Les quatre tomes d'Expériences mystiques en Occident
qui précèdent ce cinquième et dernier de la série présentaient des témoignages
offerts par les mystiques qui vécurent jusqu'au début du Siècle des Lumières.
Ils se rassemblaient le plus souvent autour d'une des branches de la famille
chrétienne, référence alors commune.
Un élargissement hors des frontières géographiques
européennes met en cause cet unique référentiel dès que l'on reconnaît la
validité d'autres cultures associées à d'autres religions : faut-il continuer
après 1700 à s'en tenir à l'occident chrétien ?
Un bouleversement culturel a été mis en marche depuis
Galilée : ne faut-il pas ouvrir le champ mystique au-delà des Traditions ?
Car nous sommes aujourd’hui en présence d'une diversité d'expressions mystiques
voilant souvent une même réalité.
Ce tome V. Expériences mystiques, des Lumières à nos
jours propose un « étoilement mystique ». Son florilège déborde le
cadre imposé aux quatre tomes précédents qui étaient consacrés aux figures
chrétiennes le plus souvent d'expression française et ayant vécu avant 1700.
L’ouvrage couvre les années 1700 à 2000. Les figures
témoignent d'une mystique vivante jusqu'à nous. Certaines se rattachent aux
Traditions tandis que d'autres s'ouvrent à la vie intérieure sans y être
conduits par une pratique religieuse et un mode d'emploi. Parfois quelques-unes
d’entre elles ignorent la fente qui est ouverte un instant au regard intérieur
et elles poursuivent leur quête.
Chaque figure ne peut bénéficier que d'une courte
section puisque leur nombre dépasse la centaine. La monotonie d'un collier dont
chaque grain serait de même taille est volontairement rompue par quelques
textes plus longs.
Tous témoignent d’une rencontre livrée souvent à
l'état naissant, car les mystiques confirmés répugnent à décrire leur
expérience. Nous ne proposons aucune notice biographique, car de multiples
sources disponibles sur le web font l’affaire. Toujours faute de place et pour
marquer une hiérarchie de valeur entre témoignage et contexte, nous ne lui
ajoutons le plus souvent qu’une note. Elle ouvre sur des sources choisies.
Un tel ensemble de textes suggère “d’y regarder de
plus près”. C'est le but d’un “jardin mystique” aux senteurs diverses.
§
Nous ne croyons pas à un crépuscule des mystiques.
Certes le
langage commun à toute théologie mystique [1] a disparu
( il avait été précisé juste à temps dans le
monde catholique au XVIIe siècle en latin puis en français par Sandaeus,
Civoré, madame Guyon, Honoré de Sainte-Marie). S'en
est suivi
l'absence d’un corps facilement reconnaissable d'auteurs-témoins
susceptible d’être triés selon un
critère théologique ou regroupés par Ordres
ou “religions”.
L’indépendance
vis-à-vis de représentations communes conduit
à un
émiettement ou plus poétiquement est
à la source d’un
“étoilement”. Il s'agit de retrouver le peuple dispersé
des
mystiques dont l’unité intérieure est
voilée sous des habits divers. Ils circulent dans de multiples
allées et ne se rencontrent guère.
Comment organiser une présentation en respectant leur
variété ? En multipliant les points de vue variant les thèmes abordés ?
Par reconnaissance de la diversité des conditions d’entrée dans la vie
intérieure ? En évoquant des diversités sociales et culturelles ? De tels
classements recouvriraient la vie intérieure sous ses habits.
On retiendra ici
en premier lieu l'appartenance à l'un ou l’autre de deux types de vécu : I.
le mystique demeure fidèle à la Tradition dans laquelle il a été élevé ou
s’est converti - II. L’expérience mystique se situe hors de cadres religieux
et culturels devenus à ses yeux caducs ou secondaires.
I.
Pour les figures qui constituent le premier de deux
ensembles, le “jardin mystique” est taillé à la française, selon une
répartition en plusieurs massifs : un par tradition religieuse.
“I. Fidèles aux Traditions” répartit ainsi des figures
sous cinq entrées. Le premier chapitre intitulé “L'école du Coeur” assure une
certaine continuité avec le tome précédent portant ce même nom. Le second
chapitre couvre plus largement le monde catholique. Le troisième chapitre
aborde quelques grands textes et cite des auteurs Orthodoxes. Le quatrième
chapitre sort du monde chrétien tout en demeurant au sein des trois religions
du Livre : il glane quelques figures mystiques juives ou ayant vécu en
terres d’Islam. Enfin le dernier chapitre souligne que la vie mystique est
universelle. Il cite quelques mystiques indiens, chinois et japonais. Au
sein de chaque chapitre, l'ordre est chronologique par dates de décès.
§
Diverses
confessions s’affrontèrent puis se replièrent sur elles-mêmes, prises au sein
des luttes qui leur firent oublier tout le reste, dont la prise de conscience
progressive de dimensions jusqu’alors ignorées. Se succèdent sur trois siècles
trois dévoilements de l’imprévisible Nature : celle de ses théâtres infimes ou
immenses, celle de son âge incommensurable à l’histoire humaine, enfin celle de
son évolution vers toujours plus de complexité et de variété. Coup sur coup
trois nouvelles prises de conscience.
La mystique perçue
comme une façon de vivre son rapport avec un Dieu et prenant place au sein
d’une tradition reçue et expérimentée disparaît de l'esprit des modernes ;
particulièrement chez des scientifiques jugés « athées » qui sont
reconnus de nos jours comme des agnostiques. Cet abandon de croyances
traditionnelles est compensé par des témoignages individuels forts. S’exprimant
diversement, les « mystiques sans Dieu » paraissent diluer une
expérience insaisissable ? Posons qu’elle ne puisse plus être ramenée à
une langue commune ou à une théologie.
II.
Pour des figures relevées surtout au cours du dernier
XXe siècle, le jardin mystique se présente “à l’anglaise” dans un
espace sauvage aux aperçus inédits.
“II. Hors cadres” présente ainsi les figures d’un
second ensemble qui n’ont pas rattaché leur rencontre “d’un plus Grand
qu’eux-mêmes” [2] à une Tradition religieuse. Leurs vies ont toutefois
été changées, c’est peut-être une marque qui leur est commune. Ces pèlerins
cheminent “hors piste” sans facilement situer ce qui leur est
arrivé [3]. Nous répartissons leurs figures comme précédemment
sous cinq entrées.
Les deux premiers chapitres présentent des figures à
la recherche de la vie mystique soit par l'exercice de leur réflexion
(“chercheurs”) soit par l'exercice de leur intuition (“poètes”). Les trois
derniers chapitres rassemblent des témoins : ceux de “l'instant mystique”, ceux
auxquels la vie mystique se révèle au sein de l'épreuve, enfin des “témoins
pour notre temps”. “Hors cadres” devrait confirmer la nature mystique de
certaines expériences, même si cela n’est guère évident à ceux-là mêmes qui les
partagent.
§
En résumé une centaine de figures sont proposées
en dix chapitres répartis entre fidèles aux traditions et chercheurs ou témoins
hors cadre [4]. Leur nombre est ainsi comparable à celui des figures
ayant connu le XVIIe siècle et qui disposaient d’une section dans
Expériences mystiques en Occident, II à IV. Les sections seront ici fort
réduites si l’on excepte les toutes premières qui assurent une transition avec
le tome IV. S’ajoutent quelques entrées couvrant soit un genre d’expression
soit une œuvre collective.
Nous regrettons de n’avoir pu équilibrer les entrées
entre de trop nombreux clercs et de trop rares laïcs pour la première partie
consacrée aux figures attachées aux Traditions. De fait les clercs bénéficient
tout à la fois d’un devoir de mémoire assez bien respecté dans les Ordres et
d’une supposée proximité avec le divin aux yeux des témoins (incluant leurs
éditeurs). Leurs entrées en religion suivent l’expérience initiatrice commune à
presque tous les mystiques et les rencontres favorables sont dès lors un peu
moins rares au sein de communautés religieuses .
§
Les témoignages sont de longueurs diverses ce qui
évite la monotonie d’un collier de perles de même taille [5].
Nous avons choisi d’être compréhensifs dans la récolte de figures “sauvages” -
leur nombre n’est ainsi guère inférieur à celui de figures “sages” mieux
tracées.
Certaines entrées se situent à la frontière du champ
mystique et paraîtront à certains en être bien distantes. Il est ici utile de
séparer le champ libre mystique d’enclos délimités par des théologies
religieuses. Le lecteur est ainsi mis au contact de sensibilités diverses
réunies autour d’une même Source.
1708 François de Laval (1623-1708) et l’Ermitage de
Québec.
1709 Alexandre Piny (1640-1709)
L’état fixe d’oraison
continuelle
1715 François La Combe (1640-1715).
1717 Jeanne-Marie Guyon (1648 - 1717)
Une oeuvre préservée et
d'influence souterraine
Un enseignement qui couvre
la carrière mystique
1719 Pierre Poiret (1646 - 1719)
1720 Claude-François Milley (1668 - 1720)
1733 James (1645-1726) et Georges Garden (1649-1733)
1751 Jean-Pierre de Caussade (1675 - 1751).
~1751
L’Abandon à la Providence divine
Le lyrique et guyonien
chapitre IX :
1769 Gerhard Tersteegen (1697 - 1769)
Thomas Kelly (1893-1941), quaker
1737 Maria-Magdalena Martinengo (1687 – 1737)
1775 Paolo [Danei] della Croce (1694-1775)
1798 Jeanne Le Royer (1731-1798)
1803 Jean-Nicolas Grou (1731 - 1803)
1820 Pierre de Clorivière (1735 - 1820)
1852 François Libermann (1802 - 1852)
1892 Charles-Louis Gay (1815-1892)
1897 Thérèse de l’Enfant-Jésus (1873-1897)
1918 Marie-Antoinette de Geuser « consummata »
(1889-1918)
1948 Vital Lehodey (1857-1948)
1955 Pierre Teilhard de Chardin (1881-1955)
1975 Maurice Zundel (1897-1975)
1979 Jeanne Schmitz-Rouly (1891-1979)
1987 Jean-Baptiste Porion (-1987)
2002 Marie-Dominique Molinié (1918-2002)
1782 La Philocalie, une bibliothèque spirituelle.
1833 Seraphim de Sarov (1759-1833)
~1840 Optino et la Paternité spirituelle en Russie.
Le staretz Macaire
(1788-1860)
Le staretz Ambroise
(1812-1891)
Le staretz Théophane le
Reclus ou de Vycha (1815-1894)
~1870 Récits d’un pèlerin [russe]
1938 Starets Silouane (1866-1938)
Interview avec le Père Lev
Gillet
1827 Dov Baer de Loubavitch (1773 - 1827)
1823 Sheikh
Al-Arabi ad-Darqawi (-1823)
1988 Sayd Bahodine Majrouh (-1988)
1950 Ramana Maharshi (1879 - 1950)
1973 Henri Le Saux / Swami Abhishtktananda (1910-1973)
Lu ‘K’uan Yü (1898 - ?) & Hsu Yun
1900 Félix Ravaisson (1813-1900)
1933 Henri Bremond (1875-1933)
1941 Henri Bergson (1859-1941)
1943 Simone Weil (1909 - 1943)
1961 Erwin Schrödinger (1887-1961).
1963 Aldous Huxley (1894-1963).
1997 François Roustang (1923-1997)
Complainte mortuaire à deux voix. (Afrique Équatoriale.
Pygmées.)
Chanson Esquimau (Alaska, Groenland)
1785
Khwaja Mir Dard (1720-1785)
1837 Giacomo Leopardi (1789 - 1837).
1843 Johann Christian Friedrich Hölderlin (1770 - 1843).
1934 Haïm Nahman Bialik (1873 - 1934)
1938 Ossip Mandelstam (1891 - 1938)
1960 Raïssa Maritain (1883-1960)
1960 Jules Supervielle (1884-1960)
1975 Patrice de la Tour du Pin (1911-1975)
1849 Edgar Allan Poe (1809-1849)
1855 Gérard de Nerval (1808-1855)
1908 Lucie Christine (1870 - 1908)
1922 Marcel Proust (1871-1922).
1948 Georges Bernanos (1888-1948)
1955 Albert Einstein (1879-1955)
1984 Henri Michaux (1899-1984)
1914 Témoignages issus des Enfers (1914-1953)
1943 Etty Hillesum (1914 - 1943).
1977 Evguénia Guinzbourg (1906-1977)
1982 Varlam Chalamov (1907 - 1982)
1983 Arthur Koestler (1905-1983).
1999 Eliane Jeannin-Garreau (1911-1999)
2008 Alexandre I. Soljenitsyne (1918-2008)
1986 Bernadette Roberts (1931- 1986)
1992 Lilian Silburn (1909 – 1992)
Outils de repérages
couvrant Expériences mystiques I à V
Listes chronologiques d’auteurs
Le Dictionnaire de Spiritualité ascétique et mystique
Figures remarquables suivant l’ordre chronologique
Caractères communs aux figures remarquables
Index général des figures, Tomes I à V.
Le lecteur ignorera
allègrement une majorité d’entrées pour approfondir quelques découvertes.
Nous limitons des
renseignements de nature identitaire que l’on retrouvera aisément sur divers
sites dédiés tel que Wikipedia.
Des notes parfois
ample en petit corps requérant peu de place livrent certaines précisions et
références.
Nous utilisons le
romain en grand corps pour les citations ou les « dits » des
figures ; le romain en corps moyen pour les citations de témoins ou
d’historiens ; l’italique pour notre « ciment » qui présente
quelques éléments de nature intérieure et mystique ; le romain petit corps
pour les notes.
Ce premier chapitre complète le tome IV portant le
même nom. Conformément au titre général su tome “V. Des Lumières à nos jours”,
ce chapitre s’ouvre en reprenant des figures déjà actives au Grand Siècle, mais
qui ont dépassé l’année 1700 [6].
S’y ajoutent des figures nées après cette date, mais
se situant dans la même lignée. Une certaine ampleur accordée aux entrées et
aux notes pour les premières figures assure une continuité avec le travail de
restitution détaillé du tome précédent, mais nous serons plus brefs pour la
suite.
Le titre “École du cœur” couvre ici non seulement des
quiétistes au sein du monde catholique, mais également des piétistes au sein du
monde protestant (Poiret et Tersteegen, …) : ils partagent tous et parfois
entre eux une même vision d’un “christianisme intérieur”.
1708
François de Laval (1623-1708) et l’Ermitage de Québec.
Promis à une brillante carrière ecclésiastique, mais
attiré par les missions, François de Laval de Montmorency vécut un temps dans
la communauté d’amis à l’origine du Séminaire des Missions étrangères de Paris [7] . Elle incluait
François Pallu et Henri-Marie Boudon [8] . En 1653 François se démet de son archidiaconé
en faveur de ce dernier. L'année suivante, il cède ses biens à son frère cadet,
renonce à ses titres familiaux, et frappe à la porte de l'Ermitage dirigé par
Jean de Bernières [9]. Voici un
témoignage presque d’époque :
M. de Laval demeura
quatre ans chez M. de Bernières , & y mena la vie la plus recueillie &
la plus austère. L'oraison, l'étude, les conférences spirituelles n'y étaient
interrompues que par les visites qu'il rendait assidûment aux malades de
l'Hôtel-Dieu. Les jeûnes, les veilles, les macérations, les pèlerinages
préparaient ce pieux Ecclésiastique, sans qu'il le sût, à la vie apostolique
qu'il a depuis menée en Canada. […] On l'a vu faire plusieurs longs pèlerinages
à pied sans argent, mendiant son pain, & cacher à dessein son nom, afin de
ne rien perdre de la confusion, du mépris, & des mauvais traitements
ordinaires dans ces occasions, & qui ne lui furent pas épargnés ; il
s'en félicitait comme les Apôtres, & remerciait Dieu d'avoir quelque chose
à souffrir pour son amour[10].
Dans une lettre adressée à son ami Lambert de la
Motte, Bernières donne des nouvelles de l'Ermitage fondé à Caen :
Notre petit
ermitage ne manque pas de prier Dieu pour vous, & pour tous vos chers
Messieurs, auxquels vous ferez, s'il vous plaît, nos très affectionnées
recommandations. M. N. [François de Laval] rend à la mort de soi-même tant
qu'il peut, il n'a encore d'inclination que pour son anéantissement, quant à
présent, mais aussi il est préparé à tout ce que Dieu voudra, soit pour la
Chine, soit pour le Canada, soit pour demeurer en France, il attend que Dieu
lui fasse connaître sa sainte volonté[11].
Une lettre de Jean de Bernières à François de Laval,
même écrite en style convenable, jette une vivre lumière sur la nature directe
et intense des relations entre maître (“le frère pauvre”) et disciple
(l’êvêque). Bernières lui écrit le 12 décembre 1658, au lendemain de sa
consécration épiscopale :
Monseigneur,
Jésus soit notre
unique vie pour le temps, & l'éternité.
Je ne vous puis
exprimer la joie que nous avons tous reçue d'apprendre par vos chères lettres
votre Sacre, qui a été fait sans doute par une providence toute particulière de
Dieu. Mais un pauvre, & chétif homme qui tend à l'anéantissement, pour
impuissant qu'il soit, est capable de tout, Dieu se mêlant de ses affaires.
Vous n'êtes pas, Monseigneur, seulement dans la tendance au néant ; je
suis persuadé que vous commencez d'y arriver, & qu'ainsi Notre Seigneur a
eu plus de soin de votre Sacre que vous-même, & que vous pouvez tout en
celui qui vous conforte. Ne quittez jamais (permettez-moi de vous parler de la
sorte) cette manière d'agir en esprit de mort, & d'anéantissement ;
quelque effort que vous fassent les prudents, & les sages, lesquels ne s'y
peuvent ajuster ; ils veulent toujours agir appuyés sur leur lumière,
& les âmes anéanties perdent la leur, pour demeurer abîmées en Dieu, qui
seul doit être leur lumière, & leur tout. Dans le grand emploi que Notre
Seigneur met sur vos épaules, & dans toute la conduite de votre vie, ne
vous comportez jamais autrement ; vous expérimenterez des secours
extraordinaires de Dieu, lequel s'il ne fait pas réussir ce que vous prétendez pour
les affaires extérieures de sa gloire [ce qui se réalisera], il avancera celles
de votre intérieur, vous jetant dans une plus grande perte de vous-même, &
un plus profond abîmement [sic] en lui, & devenu un même esprit avec lui,
vous honorerez, & glorifierez le Père Éternel, comme il l'a glorifié
lui-même ; votre âme trouvera des trésors immenses dans cette sainte
pratique d'anéantissement. Je vous l'ai déjà dit plusieurs fois, Monseigneur,
que vous avez grande vocation à cet heureux état, & qu'exécutant l'ordre de
Dieu sur vous dans la multitude des actions extérieures, où vous devez être
appliqué, vous arriverez à la perfection. Je vous tiens plus riche d'aller en
Canada, avec cette grâce, que si vous aviez tous les trésors du monde : je
craindrais pour vous, en vérité, l'abondance d'honneur & de bien temporel,
mais il ne faut rien craindre pour celui, qui ne veut rien en ce monde que se
perdre en Dieu. Nous aurions grande consolation de vous pouvoir encore voir une
fois avant que de quitter la France, afin de parler à coeur ouvert du divin
état d'anéantissement ; c'est assez néanmoins que Dieu vous parle
lui-même, je l'en remercie de tout mon coeur[12].
Cette lettre manifeste à la fois l'ascendant de
Bernières, la confiance qu'ils se portent l'un à l'autre et l'intimité de leur
relation. Il donnera une dernière marque de l'estime et de la confiance qu'il
portait envers François de Laval en lui demandant d'emmener avec lui l'un de
ses neveux, Henri, fils de son frère cadet. Ainsi,
Le petit Clergé de
Canada sera composé de quatre personnes, pauvres, abjectes, méprisées du monde,
mais pleines du désir d'être tout à fait à Dieu, puisqu'elles ne veulent
uniquement que Dieu[13].
Il prend sa tâche très au sérieux ce qui lui vaudra
une réputation d’inflexibilité. Un peu plus d'un an après l'arrivée de Mgr de
Laval au Canada, la mystique Marie de l'Incarnation écrivait le 17 septembre
1660 à son fils dom Claude Martin [14] :
Monseigneur notre
Prélat est tel que je vous l'ay mandé par mes précédentes, sçavoir très-zélé et
inflexible. Zélé pour faire observer tout ce qu'il croit devoir augmenter la
gloire de Dieu ; et inflexible pour ne point céder en ce qui y est contraire.
Je n'ay point encore veu de personnes tenir si ferme que luy en ces deux
points. C'est un autre saint Thomas de Villeneuve pour la charité et pour
l'humilité, car il se donneroit luy-même pour cela ; Il ne réserve pour sa
nécessité que le pire. Il est infatigable au travail ; c'est bien l'homme
du monde le plus austère et le plus détaché des biens de ce monde. Il donne
tout et vit en pauvre, et l'on peut dire avec vérité qu'il a l'esprit de
pauvreté. Ce ne sera pas luy qui se fera des amis pour s'avancer et pour
accroître son revenu, il est mort à tout cela. Peut-être (sans faire tort à sa
conduite) que s'il ne l'étoit pas tant, tout en iroit mieux ; car on ne
peut rien faire ici sans le secours du temporel. Mais je me puis tromper,
chacun a sa voye pour aller à Dieu. Il pratique cette pauvreté en sa maison, en
son vivre, en ses meubles, en ses domestiques ; car il n'a qu'un
Jardinier, qu'il prête aux pauvres gens quand ils en ont besoin, et un homme de
chambre [Denis Roberge] qui a servi Monsieur de Bernières. Il ne veut qu'une
maison d'emprunt, disant que quand il ne faudroit que cinq sols pour luy en
faire une, il ne les voudroit pas donner. En ce qui regarde néanmoins la
dignité et l'authorité de sa charge, il n'omet aucune circonstance. Il veut que
tout se fasse avec la majesté convenable à l'Église autant que le païs le peut
permettre. Les Pères [Jésuites] luy rendent toutes les assistances possibles,
mais il ne laisse pas de demander des Prêtres en France, afin de s'appliquer
avec plus d'assiduité aux charges et aux fonctions ecclésiastiques[15].
Tout ce que la main
de Dieu fait nous sert admirablement, quoique nous n'en voyions pas sitôt les
effets. Il y a bien des années que la Providence conduit cette Église [du
Canada], et nous par conséquent, par des voies fort pénibles et crucifiantes
tant pour le spirituel que pour le temporel. Pourvu que sa sainte volonté soit
faite, il ne nous importe. Il me semble que c'est toute ma paix, mon bonheur en
cette vie que ne [vouloir] point d'autre paradis. C'est le royaume de Dieu qui
est au dedans de l'âme qui fait notre centre et notre tout[16].
À Québec, le 15 septembre 1663, François de Laval
s'installe avec les prêtres de son Séminaire dans la maison presbytérale qu'il
avait fait édifier, en 1661-1662, près de l'église Notre-Dame. Cette modeste
bâtisse était « la maison commune de tous les Ecclésiastiques ». Mgr
de Laval voulut que ces derniers « trouvassent chez lui un asile toujours
ouvert, qu'ils y vinssent même chaque année faire une retraite, […] qu'ils y
eussent une ressource assurée, la nourriture & l'entretien jusqu'à la fin
de leurs jours, & des prières après leur mort[17] ».
Trois des cinq membres fondateurs du Séminaire étaient
d'anciens disciples de Bernières à l'Ermitage de Caen : Henri de Bernières qui
en fut le premier supérieur et occupa cette charge à quatre reprises, en tout
pendant vingt-cinq années ; Louis Ango des Maizerets qui avait accompagné
Mgr de Laval en 1663, au retour de son voyage en France, et qui fut désigné
comme premier assistant du supérieur ; et Jean Dudouyt, débarqué à Québec
au cours de l'été ou à l'automne de 1662 et nommé procureur du Séminaire en
1664. En outre Hugues Pommier, arrivé seulement à Québec en 1664, avait fait
partie de l'Assemblée des Amis de Dijon [18].
Enfin, Denis Roberge, ancien valet de chambre de Jean de Bernières passé depuis
au service de Mgr de Laval, devint le premier domestique « donné »
par ce dernier au Séminaire. Il faudrait encore citer parmi les anciens
disciples de Bernières à l'Ermitage de Caen qui prirent le bateau pour le
Canada, Augustin de Saffray de Mézy, ancien duelliste converti, qui fut le
premier gouverneur de la Nouvelle-France sous l'autorité directe du roi
(1663-1665).
Le Séminaire de Québec ne fut pas doté à sa création
d'un règlement particulier. « À cet effet, Jean de Bernières aurait donné
par écrit, avant le départ de François de Laval pour Québec, des
« Règles » pour « les frères du Canada ». La Tour les
retranscrit dans ses Mémoires, mais n'en précise malheureusement pas la source.
« S'agit-il de règles composées par Bernières lui-même et destinées
explicitement à servir de directoire spirituel à l'usage du clergé de la
Nouvelle-France, ou d'une compilation réalisée à partir des écrits du maître
par Mgr de Laval ou un des membres fondateurs du Séminaire ? »
Voici des extraits d’une “première règle du Nouveau
Monde”:
« Dieu est
notre centre & notre dernière fin. Nous sommes créés pour le posséder, non
seulement dans le ciel, mais aussi sur la terre. Tout le désir de Dieu même est
de réunir la créature au Créateur, séparée par le péché & l'affection aux
choses créées. La vie n'est qu'un passage pour arriver à cette heureuse fin.
Les Chrétiens ne doivent avoir d'autre objet que de s'écouler en Dieu, comme
les fleuves dans la mer. C'est la vérité fondamentale dont nous devons être
fortement persuadés & pénétrés d'une manière active.
Cette recherche
active par forme de méditation & de raisonnement doit se faire au
commencement de la conversion. Dans la suite il suffit de la faire par voie de
foi, qui éclaire simplement, mais puissamment, pour connaître & goûter
cette heureuse fin, & par cette connaissance & ce goût nous faire
passer de nous-mêmes en Dieu, & supporter les travaux de la vie. Cette
attention ou contemplation de foi suffit, sans autre d'oraison, à ceux qui
avancent.
Cette manière
d'oraison, plus pure & plus spirituelle, causera souvent des ténèbres, des
sécheresses, des faiblesses, des dégoûts ; il faut tout supporter avec
patience, c'est faire une bonne oraison. Dieu ne manque pas de nous aider dans
cet état pénible par des vues passagères, mais pénétrantes, qui nous font
goûter notre bonheur. Dieu est un être pur & spirituel, il ne peut être
possédé que par l'esprit.
Nos chers frères de
Canada sont tous capables de ce procédé spirituel plusieurs même y sont
avancés, ils n'ont qu'à y être fidèles ; ils feront de grands progrès,
s'il joignent aux travaux extérieurs les souffrances intérieures. […]
Quand il plaira à
Dieu d'adoucir l'amertume des souffrances par des lumières & des
consolations intérieures, ne les rejetez pas comme opposées à la mort
spirituelle, mais recevez-les comme des moyens nécessaires à votre faiblesse,
qui vous aideront à souffrir. Tout ce que la bonté de Dieu accorde doit être
reçu avec respect, humilité, reconnaissance & dépendance. Tout nous conduit
au Créateur, lumières & ténèbres ; laissez-vous en pénétrer :
Benedicite lux & tenebrae.
Lorsque l'on
éprouvera plus de facilité à raisonner ou à produire des actes intérieurs, il
faut en profiter. Ce n'est point alors un effort de l'esprit humain. Il n'y a
que ceux qui se font par manière d'étude qui nuisent ; les autres
entretiennent le goût de l'âme pour chercher Dieu.
Les oraisons
jaculatoires sont à peu près celles-ci. Comme le cerf altéré désire les sources
d'eau vive, ainsi mon âme désire Dieu. […]
La lecture des
livres spirituels, faite avec dégagement d'esprit, nous donne du secours &
de l'assurance. Un voyageur demande souvent le chemin, & l'assurance qu'on
lui en donne le tranquillise : nous sommes des voyageurs qui allons à
Dieu ; les bons livres, les gens expérimentés, nous confirment dans notre
voie. […] [19].
Mgr de Saint-Vallier avait sur le Séminaire
des vues différentes de son prédécesseur et en entreprit la refonte. À
l'automne 1689, le vieil évêque se confiait :
Vous jugerez bien,
mon cher Monsieur, que s'il y a eu jamais une croix amère pour moi, c'est
celle-ci, puisque c'est l'endroit où j'ai toujours dû être le plus sensible, je
veux dire le renversement du Séminaire, que j'ai toujours considéré, comme en
effet qu'il l'est, comme l'unique soutien de cette Église et tout le bien qui
s'y fait. […] Mais au milieu de toutes ces agitations, nous ne devons pas nous
abattre si les hommes ont du pouvoir pour détruire, la main de Notre-Seigneur
est infiniment plus puissante pour édifier. Nous n'avons qu'à lui être fidèles
et le laisser faire[20].
1709
Alexandre Piny (1640-1709)
Provençal, il
enseigne à Marseille puis à Paris à partir de 1676. Il publie des opuscules
exposant une doctrine du pur amour par acquiescement de la volonté
individuelle à la volonté divine, conduisant à l’abandon. Il considère ce
« laisser-faire » comme l’activité d’un libre vouloir :
« aussi sa méthode d’oraison commence-t-elle là où aboutit celle de saint
Ignace, un acte d’abandon total » et « Tout
devient bois au feu du Pur Amour, quand tout est pris et accepté en vue du bon
plaisir de Dieu » [21].
Piny ne publie rien après 1685, date de l’arrestation
de Molinos, mais vivra encore vingt-quatre années. Il avait pourtant pris la
précaution d’élaborer “une sorte de néo-quiétisme” par son insistance sur
l’activité d’un libre vouloir, explique son éditeur. « Après l’office de
nuit, auquel il assista régulièrement jusqu’au jour de sa mort, il demeurait en
oraison durant une heure. Ses journées se passaient dans la plus grande
activité … princes et petites gens du quartier trouvaient près de lui le même
bienveillant accueil. »
De L’Etat du Pur
Amour ou Conduite pour bientôt arriver à la Perfection par le seul Fiat dit et
réitéré en toute sorte d’occasions [22] :
Chapitre II. De
l’importance du Pur Amour pour la gloire de Dieu. §1…O que cette sainte femme ! qui
autrefois portait en l’une de ses mains du feu, & en l’autre de l’eau, pour
brûler à ce qu’elle disait le Paradis, & éteindre l’Enfer[23] :
Que cette femme, dis-je connoissait clairement cette importante vérité, &
qu’elle était fortement convaincue de l’importance du pur amour pour la gloire
du divin Maître, courant ainsi comme une folle en apparence par les rues, pour
y engager, si elle eut pû, tous les cœurs, en voulant leur ôter ce qui les fait
agir pour Dieu par intérêt, en les faisant aimer & agir par espérance ou
par crainte.
Chapitre V. De
la facilité au Pur Amour.
§2. …ce n’est point en aimant, en sorte qu’on veüille à force d’aimer sentir
& savoir que l’on aime, qu’on arrive au plus haut degré ; mais bien en
devenant si fort abandonné à ce qui plait à Dieu que nous ne veüillions pas
seulement sçavoir si nous aimons.
Chapitre VIII.
De la manière d’oraison la plus conforme au Pur Amour . §2. La manière d'oraison la plus
conforme au pur amour ... peut se faire en s'y proposant seulement d'aimer et
et adorer ... Après cet acte de foi sur la présence de Dieu, elle doit faire
encore un acte d'abandon ... afin qu'il dispose entièrement d'elle selon son
bon plaisir et son service, dans l'oraison et hors de l'oraison .... §3. Cela
fait, elle n’a plus qu’à demeurer tout le reste du temps de l’oraison en paix,
& en silence ; ne s’attachant, & ne s’occupant qu’à demeurer,
& dans ce souvenir amoureux de Dieu présent en elle, […] étant au reste
convaincue pour une bonne fois, que cette volonté qu’on a d’être là, à cette
fin d’aimer, est l’amour en effet ; & partant que quelque distraction
qu’on puisse y avoir, pourvu qu’on soit toujours dans cette volonté, &
qu’on ne la rétracte point, on ne laisse pas de toujours aimer.
Chapitre IX. De
l’occupation interieure du pur Amour.
§5. Il est donc vray qu’en quelque êtat, & en quelque lieu que nous soyons,
nous sommes dans le sein de Dieu, & dans Dieu même, qui est comme l’âme du
monde, & comme l’âme de nôtre ame, aussi bien que de nôtre corps ; que
c’est dans lui, & dans son être que nous sommes ; que c’est par lui
que nous nous mouvons ; que c’est en lui que nous vivons.
Chapitre XVII.
Vision Mysterieuse, où est manifesté l’état du pur Amour. §2. Elle fut au reste bien surprise,
quand elle prit garde qu’il n’y avait personne dans ce Temple, quoique si beau,
si ravissant, & si charmant ; si bien que s’avisant qu’il y avoit une
porte ouverte par où l’on en sortait pour entrer dans une Chapelle qui étoit
tout joignant, & désireuse de savoir pourquoy un si divin Temple était
pourtant si peu fréquenté, elle voulut se mettre en état d’en sortir pour s’en
informer, & s’en instruire ; mais son étonnement fut encore bien plus
grand, lors qu’elle vit que cette Chapelle qui étoit tout joignant le Temple,
étoit remplie d’une foule de peuple, qui étoit, & demeurait là pour offrir
des vœux, & des présents à la divine Marie, mais pour les lui offrir à
dessein seulement d’en retirer des grâces, & des faveurs […] Pourquoi pensons
nous que cette âme ne vit rien dans ce Temple, qui pût servir d’appui, & de
soutien, que pour nous faire comprendre cette vérité, qui est comme la vérité
fondamentale du pur amour ; savoir, que l’âme qui marche dans cet état,
& par cette voie, ne doit avoir autre assurance, ni autre appui pour tous
ses intérêts, que celle de n’en point avoir ; pour être ainsi, &
vouloir être à la merci du bon plaisir de Dieu, en quoi consiste le caractère
du pur amour.
Dans
une lettre à Mère Marie Madeleine Le Prince, supérieure d’un couvent
d’Annonciades [24] nous rencontrons le “résumé” suivant d’une vie
mystique accomplie :
La marque véritable
d’un coeur véritablement abandonné à la divine volonté, et véritablement
possédé du pur amour, c’est quand il ayme et qu’il veut bien aymer à ses
propres despens, qu’il vaut bien estre la joye du bon plaisir de Dieu, quand
même Dieu ne devrait point estre la sienne, qui accepte cette adorable et
tousjours paternelle volonté dans les croix comme dans les joyes et qui se
maintient dans la paix ; mais la paix, non de la nature qu’elle fuit
autant qu’elle peut tout ce qui faict peine, mais paix de la grâce qui sçait se
conserver au milieu des croix par une douce inclination que la grâce nous donne
pour les accepter. C’est donc ce que nous souhaittons encor une fois à toutes
vos bonnes soeurs, à qui nous sommes acquis de bien bon coeur, et que nous ne
manquerons point de recommander au Bon Dieu puisqu’elles le veulent bien.
Eh bien : c’est fait : je ne sais plus si j’aime,
Je ne veux plus songer à le savoir.
Dieu dans mon cœur s’aimera seul lui-même :
Il fera tout sans me le laisser voir.
Malgré un enthousiasme modéré pour les conversions
forcées, Fénelon [25] fut nommé à vingt-sept ans supérieur des Nouvelles
Catholiques. Chargé de convertir les protestants saintongeais, aidé par son
aîné Bossuet, il était promis à une brillante carrière. À trente-sept ans, en
octobre 1688, il fit la rencontre décisive de Madame Guyon. Nommé l’année
suivante précepteur du duc de Bourgogne, le succès de sa méthode éducative
ouvrit tous les espoirs au parti dévot. Mais l’affrontement avec Madame de
Maintenon et Bossuet, suivi d’un refus incompréhensible à leurs yeux d’abandonner
madame Guyon à son sort, le conduisit à une disgrâce relative : nommé
archevêque de Cambrai, il fut ainsi éloigné de la Cour. Lorsque les Maximes des
Saints furent condamnées en mars 1699 par le bref Cum alias, Fénelon s’inclina
immédiatement, mais conserva des relations avec Madame Guyon par
l’intermédiaire d’un neveu et des pèlerins étrangers qui rendaient visite à la
vieille dame de Blois. Il se
révéla un pasteur attentif aux misères de la guerre, les soulagea autant que
possible et mourut à soixante-quatre ans sans laisser ni fortune ni dettes.
Il fallut attendre 1907 et le travail d’un érudit
originaire de Lausanne, ville proche de Morges où un groupe de disciples
guyonniens perdura jusqu’en 1838, pour prouver l’authenticité de leur correspondence [26].
Elle relate au jour le jour la « mise au monde » d’un mystique par
une mystique servant de canal à la grâce[27]. Le
lecteur contemporain imprégné de psychanalyse qui interpréterait cette relation
comme traduisant un érotisme frustré réduit à un connu élémentaire ce qui le
dépasse. Madame Guyon a rencontré Fénelon le 13 septembre 1688, après qu’il lui
eut été désigné par un rêve. Leur correspondance abordée avec honnêteté
témoigne de la découverte expérimentale d’un au-delà du monde corporel et
psychologique, qu’ils ont appelé Dieu.
Le fondement de la relation de Madame Guyon avec ses
enfants spirituels était la communication de la grâce dans le silence d’un cœur
à cœur qui se poursuivait même à distance. Elle va lui faire quitter peu à peu
tous ses appuis, à commencer par le domaine de l’intellect auquel
s’accroche cet homme raisonnable et scrupuleux :
Vous raisonnez
assurément trop sur les choses [...] Je vous plains, par ce que je conçois de
la conduite de Dieu sur vous. Mais vous êtes à Lui, il ne faut pas
reculer. (Lettre 128).
Elle le ramène sans cesse à l’essentiel : “Il
faut que nous cessions d’être et d’agir afin que Dieu seul soit.” (L. 26)
On mesure les difficultés de Fénelon : dans
cette société profondément patriarcale, ce prince de l’Église à qui toute
femme devait obéissance a dû s’incliner devant l’envoyée choisie par la grâce.
Elle ne s’y trompe pas et lui dit carrément :
Il me paraît que
c’est une conduite de Dieu rapetissante et humiliante pour vous qu’Il
veuille me donner ce qui vous est propre. Cependant cela est et cela sera,
parce qu’Il l’a ainsi voulu. (L. 124).
Plus tard, elle lui écrira avec humour et
tendresse :
Recevez donc cet
esprit qui est en moi pour vous, qui n’est autre que l’esprit de mon Maître qui
S’est caché pour vous non sous la forme d’une colombe [...],mais sous celle
d’une petite femmelette. (L. 292).
Leurs deux tempéraments étaient opposés : il
était un intellectuel sec et raisonnable, un esprit analytique très fin, un
ecclésiastique rempli de scrupules ; elle était passionnée, parfois un peu trop
exaltée, et surtout elle ne pouvait rien contre les « mouvements » de
la grâce, si prompts qu’elle agissait et écrivait sans y pouvoir rien (L. 253).
Elle s’excuse souvent de ce qu’elle est :
Dieu m’a choisie
telle que je suis pour vous, afin de détruire par ma folie votre sagesse, non
en ne me faisant rien, mais en me supportant telle que je suis.
(L. 171).
On le voit peu à
peu abandonner ses préjugés et ses peurs, il la rassure : Rien ne me
scandalise en vous et je ne suis jamais importuné de vos expressions. Je suis
convaincu que Dieu vous les donne selon mes besoins et il termine en souriant
sur lui-même Rien n’égale mon attachement froid et sec pour vous. (L.
172).
Surtout il accède à l’essence même de la relation
spirituelle :
Je ne saurais
penser à vous que cette pensée ne m’enfonce davantage dans cet inconnu de Dieu,
où je veux me perdre à jamais. (L. 195).
Il règne entre eux deux un rapport complexe d’autorité
réciproque : bien qu’elle lui laisse son entière liberté, il sait bien que
sa parole est vérité et avertissement divin (L. 220). Inversement, elle le
considère comme signe de Dieu pour elle et lui affirme toujours sa soumission
en tout :
Il
n’y a rien au monde que je ne condamnasse au feu de ce qui m’appartient, sitôt
que vous me le diriez […] Comptez, monsieur, que je vous obéirai toujours en
enfant. (L. 169).
Si Madame Guyon a été source de souffrances purificatrices
pour Fénelon, il a été pour elle le support de projections psychologiques
intenses, qui elles aussi ont été détruites par la Providence. Fénelon fut
gouverneur du Dauphin de 1689 à 1695 et aurait pu devenir son Premier ministre
après la mort de Louis XIV. Madame Guyon et son entourage ont rêvé d’une France
enfin gouvernée par un prince bien entouré et imprégné de spiritualité, au
point qu’elle s’est laissée aller à des prédictions à propos de ce
prince : “Il redressera ce qui est presque détruit [...] par le vrai
esprit de la foi.” (L. 184). On sait que le Dauphin mourut en 1712.
Madame Guyon lui donnait des conseils pour diriger
certains amis, et il expérimente à son tour la communication de la grâce cœur à
cœur avec ses propres disciples :
Je me sens un très
grand goût à me taire et à causer avec Ma[28].
Il me semble que son âme entre dans la mienne et que nous ne sommes tous deux
qu’un avec vous en Dieu. Nous sommes assez souvent le soir comme des petits
enfants ensemble, et vous y êtes aussi quoique vous soyez loin de nous. (L.
266).
Ceci ne peut exister que dans son union avec elle, lui
explique Madame Guyon :
Vous ne ferez rien
sans celle qui est comme votre racine, vous enté en elle comme elle l’est
en Jésus-Christ [...] Elle est comme la sève qui vous donne la vie. (L. 289).
Comme on le voit très clairement dans les lettres aux
autres disciples, il s’est formé autour de Fénelon un cercle spirituel
équivalent à celui de Madame Guyon à Blois, au point que tous les appelaient
« père » et « mère ». Tout au long de ces années, Madame
Guyon s’émerveilla de leur union si totale en Dieu : « Vous ne
pourriez en sortir [de Dieu] sans être désuni d’avec moi, ni être désuni d’avec
moi sans sortir de Dieu. » (L. 271). Elle célèbre la liberté absolue de
cette union au-delà de l’humain « au-dessus de ce que le monde renferme de
cérémonies et de lois. » Même sa mort en janvier 1715 ne pouvait les
désunir :
Le jour qu’il tomba
malade, je me sentis pénétrée, quoiqu’assez éloignée de lui, d’une douleur
profonde, mais suave. Toute douleur cessa à sa mort et nous sommes tous, sans
exception, trouvés plus unis à lui que pendant sa vie. (L. 385 à Poiret).
L’état
fixe d’oraison continuelle
Fénelon a collaboré aux “Justifications” de madame
Guyon en présentant des auteurs latins et grecs. “La Tradition des ss. Pères du
Désert sur l’état fixe d’oraison continuelle ou Examen de la IX. et X.
Conférence de Cassien…” [29] contient la belle description suivante :
Et il [Cassien]
assure que l'Oraison et les vertus sont [336] inséparables, en sorte qu'on ne
parvient à ce genre d'Oraison perpétuelle et sublime, qu'après avoir vidé du
cœur tout ce qu'on en arrache en le purgeant et tous les débris des passions
mortes […] Il faut donc qu'il y ait une certaine disposition fixe et habituelle
de l'âme, toujours tournée vers Dieu par état, qui soit cette oraison
continuelle, et que les affaires ni même les distractions continuelles ne
puissent interrompre. Il faut qu'elle dure lors même que l'âme ne l'aperçoit
point et que l'imagination présente d'autres objets. C'est une tendance secrète
et continuelle de la volonté vers Dieu, qui n'est point un mouvement interrompu
et par secousse ; mais une pente habituelle et uniforme, qui fait que la
volonté par son état et par son fond ne veut plus que Dieu, et le laisse sans
cesse faire tout en elle.
Cette union à Dieu
ne peut être ni par effort [337] ni par excitation du coeur, ni par contention
d'esprit ni par une vue distincte. Rien de tout cela ne peut être absolument
continuel : car tout ce qui est distinct et marqué, ne l'est que par être
différent de ce qui précède et de ce qui suit ; d'où il faut conclure que
toutes ces choses distinctes ne sont que passagères. Aussi voyons-nous que ceux
qui parlent de cette Oraison sans interruption, ne veulent pas même la nommer
union mais unité, pour en exclure toute action distincte. C'est ce que dit
saint François de Sales[30]
: c'est pour cela que le même saint dit que l'Oraison, dont il parle, dure même
en dormant[31].
C'est cette présence de Dieu que l'Écriture représente comme continuelle dans certains
hommes de l'Ancien Testament[32]
: Ils marchaient en la présence de Dieu. Toute leur voie, toute leur conduite ,
toutes leurs actions communes n'étaient que présence de Dieu.
On ne pense pas
toujours à la lumière, mais on la voit toujours sans réflexion et c'est par
elle qu'on voit tout le reste. Il en est de même pour certaines âmes. Elles ne
pensent pas toujours à Dieu d'une façon distincte et aperçue : mais elles en
ont toujours une certaine occupation d'autant plus secrète et confuse, qu'elle
est plus intime et devenue plus naturelle. Ils ne font point des actes d'amour,
mais ils aiment sans penser à aimer ; comme tous les hommes aiment sans cesse à
être heureux, sans chercher distinctement [338] ni plaisir, ni intérêt, ni
bonheur. L'âme pénétrée de Dieu est de même pour lui. Voilà donc un état où
l'on fait Oraison en tout temps et en tout lieu sans intermission. C'est-à-dire
que toutes les fois que l'âme s'aperçoit elle-même, elle se trouve non pas
disposée à faire des actes ; mais dans une conversion constante, habituelle, et
fixe vers Dieu qui est une espèce d'unité avec lui. Dans le moment où l'âme
aperçoit Dieu , elle ne commence point à s'unir ; mais elle se trouve déjà tout
unie et elle sent qu’elle l'a toujours été, lors même qu'elle n'y pensait pas
actuellement.
Voilà ce que les
mystiques appellent état d'oraison continuelle.
Fénelon écrivit beaucoup pour répondre à des besoins
exprimés au gré des circonstances. De cette œuvre foisonnante sont rédigés à
fins spirituelles [33] des Opuscules, des lettres de direction, des
contributions aux Justifications. Mais la grande édition critique de la
Correspondance active et passive fut amputée des lettres que madame Guyon
adressa à son dirigé [34] tandis que les plus beaux textes de directions
spirituelles de Fénelon choisis par des disciples qui enlevèrent dates et
destinataires [35] n’ont bénéficié de cette édition critique que tout
récemment sous un titre qui ne retient guère l’attention [36].
Pourtant Fénelon analyse sans concession, avec grande finesse et complétude le
domaine intérieur demeuré caché aux plus grands moralistes du XVIIe
siècle, parce qu’il suppose un vécu mystique traversant les couches humaines
les plus profondes. Proposons quelques extraits de l’édition de 1717-1718.
Tome second de la Correspondance [37] :
Concluez, Madame,
que, pour faire tout ce que Dieu veut, il y a bien peu à faire en un certain
sens. Il est vrai qu'il y a prodigieusement à faire, parce qu'il ne faut jamais
rien réserver ni résister un seul moment à cet amour jaloux, qui va poursuivant
toujours sans relâche, dans les derniers replis de l'âme, jusques aux moindres
attachements propres, jusques aux moindres attachements dont il n'est pas
lui-même l'auteur. Mais aussi, d'un autre côté, ce n'est point la multitude des
vues ni des pratiques dures, ce n'est point la gêne et la contention qui font
le véritable avancement. Au contraire, il n'est question que de ne rien
vouloir, et de tout vouloir sans restriction et sans choix, d'aller gaiement au
jour la journée, comme la providence nous mène, de ne chercher rien, de ne
rebuter rien, de trouver tout dans le moment présent, de laisser faire celui
qui fait tout, et de laisser sa volonté sans mouvement dans la sienne. Ô qu'on
est heureux en cet état, et que le coeur est rassasié, lors même qu'il paraît
vide de tout ! [VI. Sur la dissipation et la tristesse (probablement adressé à
madame de Chevreuse) 573, 85]
Quand on est ainsi
prêt à tout, c'est dans le fond de l'abîme que l'on commence à prendre pied[38]
; on est aussi tranquille sur le passé que sur l'avenir. On suppose de soi
tout le pis qu'on en peut supposer; mais on se jette aveuglément dans les bras
de Dieu ; on s'oublie, on se perd ; et c'est la plus parfaite pénitence que cet
oubli de soi-même, car toute la conversion ne consiste qu'à se renoncer pour
s'occuper de Dieu. Cet oubli est le martyre de l'amour-propre ; on aimerait
cent fois mieux se contredire, se condamner, se tourmenter le corps et
l'esprit, que de s'oublier. Cet oubli est un anéantissement de l'amour-propre,
où il ne trouve aucune ressource. Alors le cœur s'élargit ; on est soulagé en
se déchargeant de tout le poids de soi-même dont on s'accablait ; on est étonné
de voir combien la voie est droite et simple. On croyait qu'il fallait une
contention perpétuelle et toujours quelque nouvelle action sans relâche ; au
contraire, on aperçoit qu'il y a peu à faire ; [Id. 577, 94]
Qui vous tendra la
main pour sortir du bourbier ? Sera-ce vous ? Hé ! c'est vous-même qui
vous y êtes enfoncé, et qui ne pouvez en sortir. De plus, ce bourbier c'est
vous-même ; tout le fond de votre mal est de ne pouvoir sortir de vous.
Espérez-vous d'en sortir en vous entretenant toujours avec vous-même, et en
nourrissant votre sensibilité par la vue de vos faiblesses ? Vous ne faites
que vous attendrir sur vous-même par tous vos retours. Mais le moindre regard
de Dieu calmerait bien mieux votre coeur troublé par cette occupation de
vous-même. Sa présence opère toujours la sortie de soi-même, et c'est ce qu'il
vous faut. Sortez donc de vous-même, et vous serez en paix. Mais comment en
sortir ? Il ne faut que se tourner doucement du côté de Dieu, et en former peu
à peu l'habitude par la fidélité à y revenir toutes les fois qu'on s'aperçoit
de sa distraction. Pour la tristesse naturelle qui vient de la mélancolie, elle
ne vient que des corps ; [Id. 578, 96]
Il est donc vrai
que nous sommes sans cesse inspirés, et que nous ne vivons de la vie de la
grâce qu'autant que nous avons cette inspiration intérieure. Mais, mon Dieu,
peu de chrétiens la sentent ; car il y en a bien peu qui ne l'anéantissent par
leur dissipation volontaire ou par leur résistance. Cette inspiration ne doit
point nous persuader que nous soyons semblables aux prophètes. L'inspiration
des prophètes était pleine de certitude pour les choses que Dieu leur
découvrait ou leur commandait de faire; c'était un mouvement extraordinaire, ou
pour révéler les choses futures, ou pour faire des miracles, ou pour agir avec
toute l'autorité divine. Ici, tout au contraire, l'inspiration est sans
lumière, sans certitude ; elle se borne à nous insinuer l'obéissance, la
patience, la douceur, l’humilité […] Ce n’est point un mouvement divin pour
prédire, pour changer les lois de la nature, et pour commander aux hommes de la
part de Dieu […] elle n’a par elle-même, si l’imagination des hommes n’y
ajoute rien, aucun piège de présomption ni d’illusion. [X De la parole
intérieure (à Madame de Maintenon) 591-592, 109]
On est contristé et
découragé quand le goût sensible et quand les grâces aperçues échappent ; en un
mot, c'est presque toujours de soi et non de Dieu qu'il est question.
De là vient que
toutes les vertus aperçues ont besoin d'être purifiées, parce qu'elles
nourrissent la vie naturelle en nous. La nature corrompue se fait un aliment
très subtil des grâces les plus contraires à la nature; l'amour-propre se
nourrit, non seulement d'austérités et d'humiliations, non seulement d'oraison
fervente et de renoncement à soi, mais encore de l'abandon le plus pur et des
sacrifices les plus extrêmes. C'est un soutien infini que de penser qu'on n'est
plus soutenu de rien, et qu'on ne cesse point, dans cette épreuve horrible, de
s'abandonner fidèlement et sans réserve. Pour consommer le sacrifice de
purification en nous des dons de Dieu, il faut donc achever de détruire
l'holocauste, il faut tout perdre, même l'abandon aperçu par lequel on se
voyait livré à sa perte.
On ne trouve Dieu
seul purement que dans cette perte de tous ses dons, et dans ce réel sacrifice
de tout soi-même, après avoir perdu toute ressource intérieure. La jalousie
infinie de Dieu nous pousse jusque-là, et notre amour-propre le met, pour ainsi
dire, dans cette nécessité, parce que nous ne nous perdons totalement en Dieu, que
quand tout le reste nous manque. C'est comme un homme qui tombe dans un abîme;
il n'achève de s'y laisser aller qu'après que tous les appuis du bord lui
échappent des mains. L'amour-propre, que Dieu précipite, se prend dans son
désespoir à toutes les ombres de grâce, comme un homme qui se noie se prend à
toutes les ronces qu'il trouve en tombant dans l'eau.
Il faut donc bien
comprendre la nécessité de cette soustraction qui se fait peu à peu en nous de
tous les dons divins. Il n'y a pas un seul don, si éminent qu'il soit, qui,
après avoir été un moyen d'avancement, ne devienne d'ordinaire pour la suite un
piège et un obstacle par les retours de propriété qui salissent l'âme. De là
vient que Dieu ôte ce qu'il avait donné. Mais il ne l'ôte pas pour en priver
toujours ; il l'ôte pour le mieux donner, et pour le tendre sans l'impureté de
cette appropriation maligne que nous en faisons sans nous en apercevoir. La
perte du don sert à en ôter la propriété; et, la propriété étant ôtée, le don
est rendu au centuple. Alors le don n'est plus don de Dieu; il est Dieu même à
l'âme. Ce n'est plus don de Dieu, car on ne le regarde plus comme quelque chose
de distingué de lui et que l'âme peut posséder ; c'est Dieu lui seul
immédiatement qu'on regarde, et qui, sans être possédé par l'âme, la possède
selon tous ses bons plaisirs. [XI Nécessité de la purification de l’âme
par rapport aux dons de Dieu… (adressé à Madame de Maintenon) 605-606,
171-172].
Le pur amour n'est
que dans la seule volonté[39]
; ainsi ce n'est point un amour de sentiment, car l'imagination n'y a aucune
part ; c'est un amour qui aime sans sentir, comme la pure foi croit sans
voir. Il ne faut pas craindre que cet amour soit imaginaire, car rien ne l'est
moins que la volonté détachée de toute imagination. Plus les opérations sont
purement intellectuelles et spirituelles, plus elles ont, non seulement la
réalité, mais encore la perfection que Dieu demande : l'opération en est donc
plus parfaite ; en même temps la foi s'y exerce, et l'humilité s'y conserve.
[XII Sur la prière (à Madame de Maintenon) 610, 44].
Il n'y a point de
pénitence plus amère que cet état de pure foi sans soutien sensible ; d'où je
conclus que c'est la pénitence la plus effective, la plus crucifiante, et la
plus exempte de toute illusion. Étrange tentation ! On cherche impatiemment la
consolation sensible par la crainte de n'être pas assez pénitent ! Hé ! que ne
prend-on pour pénitence le renoncement à la consolation qu'on est si tenté de
chercher ? Enfin il faut se ressouvenir de Jésus-Christ, que son Père abandonna
sur la croix; Dieu retira tout sentiment et toute réflexion pour se cacher à
Jésus-Christ; ce fut le dernier coup de la main de Dieu qui frappait l'homme de
douleur ; voilà ce qui consomma le sacrifice. Il ne faut jamais tant
s'abandonner à Dieu que quand il nous abandonne. [XII Sur la prière 612, 47].
Il n'y a point de
milieu : il faut rapporter tout à Dieu ou à nous-mêmes. Si nous rapportons tout
à nous-mêmes, nous n'avons point d'autre dieu que ce moi dont j'ai tant parlé ;
si au contraire nous rapportons tout à Dieu, nous sommes dans l'ordre ; et
alors, ne nous regardant plus que comme les autres créatures, sans intérêt
propre et par la seule vue d'accomplir la volonté de Dieu, nous entrons dans
ce renoncement à nous-mêmes que vous souhaitez de bien comprendre. [XIII Sur le
renoncement à soi-même (à Madame de Maintenon) 615, 63].
Chacun porte au
fond de son coeur un amas d'ordure, qui ferait mourir de honte si Dieu nous en
montrait tout le poison et toute l'horreur ; l'amour-propre serait dans un
supplice insupportable. Je ne parle pas ici de ceux qui ont le coeur gangrené
par des vices énormes ; je parle des âmes qui paraissent droites et pures. On
verrait une folle vanité qui n'ose se découvrir, et qui demeure toute honteuse
dans les derniers replis du cœur. … Laissons donc faire Dieu, et
contentons-nous d'être fidèles à la lumière du moment présent. Elle apporte
avec elle tout ce qu'il nous faut pour nous préparer à la lumière du moment qui
suit ; et cet enchaînement de grâces, qui entrent, comme les anneaux d'une
chaîne, les unes dans les autres, nous prépare insensiblement aux sacrifices
éloignés dont nous n'avons pas même la vue. [XIV Sur le détachement de soi-même
(à Madame de Maintenon) 627, 77].
Les découragements
intérieurs nous font aller plus vite que tout le reste, dans la voie de la
foi, pourvu qu'ils ne nous arrêtent point, et que la lâcheté involontaire de
l'âme ne la livre point à cette tristesse qui s'empare, comme par force, de
tout l'intérieur. [XX De la tristesse (à Madame de Maintenon ?) 648, 87].
Nous sommes-nous
faits nous-mêmes ? Sommes-nous à Dieu ou à nous ? Nous a-t-il fait pour nous ou
pour lui ? À qui nous devons-nous ? Est-ce pour notre béatitude propre ou pour
sa gloire que Dieu nous a créés ? Si c'est pour sa gloire, il faut donc nous
conformer à l'ordre essentiel de notre création, il faut vouloir sa gloire plus
que notre béatitude, en sorte que nous rapportions toute notre béatitude à sa
propre gloire. [XXIII Sur le pur amour (dissertation, à partir de 1697) 658,
251].
Ce n'est pas que
l'homme qui aime sans intérêt n'aime la récompense; il l'aime en tant qu'elle
est Dieu même, et non en tant qu'elle est son intérêt propre ; il la veut parce
que Dieu veut qu'il la veuille ; c'est l'ordre, et non pas son intérêt qu'il y
cherche ; il s'aime, mais il ne s'aime que pour l'amour de Dieu, comme un
étranger, et pour aimer ce que Dieu fait. [Id. 659, 253].
Je suppose que je
vais mourir; il ne me reste plus qu'un seul moment à vivre, qui doit être suivi
d'une extinction entière et éternelle. Ce moment, à quoi l'emploierai-je ? Je
conjure mon lecteur de me répondre dans la plus exacte précision. Dans ce dernier
instant, me dispenserai-je d'aimer Dieu, faute de pouvoir le regarder comme une
récompense ? Renoncerai-je à lui dès qu'il ne sera plus béatifiant pour moi ?
Abandonnerai-je la fin essentielle de ma création ? Dieu, en m'excluant de la
bienheureuse éternité, qu'il ne me devait pas, a-t-il pu se dépouiller de ce
qu'il se doit essentiellement à lui-même ? [Id. 662, 257]
Platon fait dire à
Socrate, dans son Festin[40],
« qu'il y a quelque chose de plus divin dans celui qui aime que dans celui qui
est aimé. » Voilà toute la délicatesse de l'amour le plus pur. Celui qui est
aimé, et qui veut l'être, est occupé de soi; celui qui aime sans songer à être
aimé, a ce que l'amour renferme de plus divin, je veux dire le transport,
l'oubli de soi, le désintéressement. « Le beau, dit ce philosophe, ne consiste
en aucune des choses particulières, telles que les animaux, la terre ou le
ciel... mais le beau est lui-même par lui-même, étant toujours uniforme avec
soi. Toutes les autres choses belles participent de ce beau, en sorte que si elles
naissent ou périssent, elles ne lui ôtent et ne lui ajoutent rien, et qu'il
n'en souffre aucune perte; si donc quelqu'un s'élève dans la bonne amitié, il
commence à voir le beau, il touche presque au terme[41].
»
Il est aisé de voir
que Platon parle d'un amour du beau en lui-même, sans aucun retour d'intérêt.
C'est ce beau universel qui enlève le coeur, et qui fait oublier toute beauté
particulière. Ce philosophe assure, dans le même dialogue, que l'amour divinise
l'homme, qu'il l'inspire, qu'il le transporte. [Id. 667, 265].
Pourquoi aime-t-on
mieux voir les dons de Dieu en soi qu'en autrui, si ce n'est par attachement à
soi ? Quiconque aime mieux les voir en soi que dans les autres, s'affligera
aussi de les voir dans les autres plus parfaits qu'en soi; et voilà la
jalousie. Que faut-il donc faire ? Il faut se réjouir de ce que Dieu fait sa
volonté en nous, et y règne, non pour notre bonheur, ni pour notre perfection
en tant qu'elle est la nôtre, mais pour le bon plaisir de Dieu et pour sa pure
gloire.
Remarquez là-dessus
deux choses . l'une, que tout ceci n'est point une subtilité creuse, car Dieu,
qui veut dépouiller l'âme pour la perfectionner et la poursuivre sans relâche
jusqu'au plus pur amour, la fait passer réellement par ces épreuves
d'elle-même, et ne la laisse point en repos jusqu'à ce qu'il ait ôté à son
amour tout retour et appui en soi. [XXIV L’amour désintéressé… 671, 274].
Cette vie de
lumières et de goûts sensibles, quand on s'y attache jusqu'à s'y borner, est un
piège très dangereux.
1. Quiconque n'a
d'autre appui quittera l'oraison, et avec l'oraison Dieu même, dès que cette
source de plaisir tarira. Vous savez que sainte Thérèse disait qu'un grand
nombre d'âmes quittaient l'oraison quand l'oraison commençait à être
véritable. […]
2. De l’attachement
aux goûts sensibles naissent toutes les illusions. [XXV Que la voie de la foi
nue et de la pure charité est meilleure et plus sûre… 674-675, 201-202].
C'est pourquoi il
faut moins compter sur une ferveur sensible et sur certaines mesures de
sagesse que l'on prend avec soi-même pour sa perfection, que sur une
simplicité, une petitesse, un renoncement à tout mouvement propre et une souplesse
parfaite pour se laisser aller à toutes les impressions de la grâce. Tout le
reste, en établissant des vertus éclatantes, ne ferait que nous inspirer
secrètement plus de confiance en nos propres efforts. [XXVII De la confiance en
Dieu 688, 103].
C'est donc, ô mon
Dieu, ne vous point connaître que de vous regarder hors de nous, comme un être
tout-puissant qui donne des lois à toute la nature, et qui a fait tout ce que
nous voyons. C'est ne connaître encore qu'une partie de ce que vous êtes ;
c'est ignorer ce qu'il y a de plus merveilleux et de plus touchant pour vos
créatures raisonnables. Ce qui m'enlève et qui m'attendrit, c'est que vous êtes
le Dieu de mon coeur[42].
Vous y faites tout ce qu'il vous plaît. Quand je suis bon, c'est vous qui me
rendez tel ; non seulement vous tournez mon coeur comme il vous plaît, mais
encore vous me donnez un coeur selon le vôtre. C'est vous qui vous aimez
vous-même en moi; c'est vous qui animez mon âme, comme mon âme anime mon corps
; vous m'êtes plus présent et plus intime que je ne le suis à moi-même. Ce moi,
auquel je suis si sensible et que j'ai tant aimé, me doit être étranger en
comparaison de vous : c'est vous qui me l'avez donné ; sans vous il ne serait
rien. Voilà pourquoi vous voulez que je vous aime plus que lui. [XXXII De la
nécessité de connaître et d’aimer Dieu 701, 11].
C'est une fausse
humilité, que de se croire indigne des bontés de Dieu, et de n'oser les
attendre avec confiance […] Mais Dieu n'a besoin de rien trouver en nous : il
n'y peut jamais trouver que ce qu'il y a mis lui-même par sa grâce. [40]
Presque tout ceux
qui songent à servir Dieu, n'y songent que pour eux-mêmes. Ils songent à
gagner, et point à perdre ; à se consoler et point à souffrir ; à posséder, et
non à être privé ; à croître et jamais à diminuer. Et au contraire, tout
l'ouvrage intérieur consiste à perdre, à sacrifier, à diminuer, à s'apetisser
et à se dépouiller même des dons de Dieu, pour ne tenir plus qu'à lui seul.
[147]
L'amour-propre
malade est attendri sur lui-même, il ne peut être touché sans crier les hauts
cris. [...]L'unique remède pour trouver la paix est de sortir de soi. Il faut
se renoncer, et perdre tout intérêt propre, pour n'avoir plus rien à perdre, ni
à craindre, ni à ménager. Alors on goûte la vraie paix réservée aux hommes de
bonne volonté, c'est-à-dire à ceux qui n'ont plus d'autre volonté que celle de
Dieu qui devient la leur. [165]
Lettres spirituelles (vol. 2 de 1718) :
Se livrer à la
grâce par un choix libre, c'est sans doute y coopérer de la manière la plus
réelle et la plus parfaite. Il n'y a donc point d'oisiveté, ni de cessation
d'actes dans ces moments de recueillement et de paix où vous dites, que notre
travail doit cesser. Ce sont des moments où Dieu veut bien agir par lui-même.
(Lettre 66, 124)
Ce n'est pas assez
de se détacher : il faut s'apetisser. En se détachant, on ne renonce qu'aux
choses extérieures, en s’apetissant on renonce à soi. (Lettre 85,154)
Dieu a retiré ces
dons sensibles pour vous s'en détacher [...] Tournez-vous vers l'Amour
tout-puissant et ne vous défiez jamais de son secours [...] quoiqu'il vous
semble que vous n'ayez pas la force ni le courage de mettre un pied devant
l'autre. Tant mieux que le courage humain vous manque ! [Lettre 109, 190-191]
Il me semble qu'il
ne me reste plus ni force ni haleine pour respirer dans la souffrance. La croix
me fait horreur, et ma lâcheté m'en fait aussi. Je suis entre ces deux horreurs
à charge à moi-même. Je frémis toujours par la crainte de quelque nouvelle occasion
de souffrance. [...] Il y a en moi, ce me semble, un fonds d'intérêt propre, et
une [198] légèreté dont je suis content. La moindre chose triste pour moi
m'accable. La moindre, qui me flatte un peu, me relève sans mesure. [...] Dieu
nous ouvre un étrange livre pour nous instruire quand il nous fait lire dans
notre propre coeur. [Lettre 113].
[211] Il faut
laisser tout effacer, et porter petitement toute peine qui ne s'efface pas. Ce
recueillement passif est très différent de l'actif, qu'on se procure par
travail et par industrie en se proposant certains objets distincts et arrangés.
Celui-ci [le passif] n'est qu'un repos du fond, qui est dégagé des objets
extérieurs de ce monde. Dieu est moins alors l'objet distinct de nos pensées
au-dehors, qu'il est le principe de vie qui règle nos occupations. En cet état
ont fait en paix sans empressement ni inquiétude tout ce qu'on a à faire.
L'esprit de grâce le suggère doucement. Mais cet esprit jaloux arrête et
suspend notre action dès que l'activité de l'amour-propre commence à s'y mêler.
Alors la simple non-action fait tomber ce qui est naturel, et remet l'âme avec
Dieu pour recommencer au-dehors sans activité le simple accomplissement de ses
devoirs. En cet état, l'âme est libre dans toutes les sujétions extérieures ;
parce qu'elle ne prend rien pour elle de tout ce qu'elle fait. [...][212] Le
silence que nous lui devons pour l'écouter, n'est qu'une simple fidélité à
n'agir que par dépendance, et à cesser dès qu'il nous fait sentir que cette
dépendance commence à s'altérer. Il ne faut qu'une volonté souple, docile, et
dégagée de tout, pour s'accommoder à cette impression. L'esprit de grâce nous
apprend lui-même à dépendre de lui en toute occasion. Ce n'est point une
inspiration miraculeuse, qui expose à l'illusion et au fanatisme. Ce n'est
qu'une paix du fond, pour se prêter sans cesse à l'Esprit de Dieu dans les
ténèbres de la foi, sans rien croire que les vérités révélées, et sans rien
[213] pratiquer que les commandements évangéliques. [Lettre 119].
Il faut imiter la
foi d'Abraham, et aller toujours sans savoir où. On ne s'égare que par se
proposer un but de son propre choix. Quiconque ne veut rien que la seule
volonté de Dieu, la trouve partout de quelque côté que la Providence le tourne
; et par conséquent il ne s'égare jamais. Le véritable abandon n'ayant aucun
chemin propre, ni dessein de se contenter, va toujours droit comme il plaît à
Dieu. La voie droite est de se renoncer, afin que Dieu seul soit tout et que
nous ne soyons rien. J'espère que celui qui nourrit les petits oiseaux aura
soin de vous. [Lettre 128, 224].
Soyez un vrai rien
en tout et partout ; mais il ne faut rien ajouter à ce pur rien. C'est sur le
rien qu'il n'y a aucune prise. Il ne peut rien perdre. Le vrai rien ne résiste
jamais, et il n'a point un moi dont il s'occupe. Soyez donc rien, et rien
au-delà ; et vous serez tout sans songer à l'être. Souffrez en paix,
abandonnez-vous : aller comme Abraham, sans savoir où. Recevez des hommes le
soulagement que Dieu vous donnera par eux. Ce n'est pas d'eux, mais de lui par
eux qu'il faut les recevoir. Ne mêlez rien à l'abandon non plus qu'au rien. Un
tel vin doit être bu tout pur et sans mélange : une goutte d'eau lui ôte toute
sa vertu. On perd infiniment à vouloir retenir la moindre ressource propre.
Nulle réserve, je vous conjure. [Lettre 162, 299]
Que puis-je être
auprès de vous ! Mais Dieu ne le permet pas. Que dis-je ? Dieu le fait
invisiblement, et il nous unit cent fois plus intimement en lui, centre de tous
les siens, que si nous étions sans cesse dans le même lieu. Je suis en esprit
tout auprès de vous ; je porte avec vous votre croix et toutes vos langueurs.
[Lettre 164, 305]
On serait tenté de
croire que la faiblesse et la petitesse sont incompatibles avec l'abandon,
parce qu'on se représente l'abandon comme une force de l'âme, qui fait par
générosité d'amour et par grandeur de sentiments les plus héroïques sacrifices.
Mais l'abandon véritable ne ressemble pas à cet abandon flatteur. L'abandon est
un simple délaissement dans les bras de Dieu comme celui d'un petit enfant dans
les bras de sa mère. L'abandon parfait va jusqu'à abandonner l'abandon même. On
s'abandonne sans savoir qu'on est abandonné : si on le savait, on ne le serait
plus ; car y a-t-il un plus puissant soutien qu'un abandon connu et possédé ?
L'abandon se réduit non à faire de grandes choses qu'on puisse se dire à
soi-même, mais à souffrir sa faiblesse et son impuissance ; mais à laisser
faire Dieu sans pouvoir se rendre témoignage qu'on le laisse faire.(Lettre 171,
318)
Demeurons tous dans
notre unique centre, où nous nous trouvons sans cesse, et où nous ne sommes
tous qu'une même chose. [...]Il ne faut être qu'un. Je ne veux connaître que
l'unité. Tout ce que l'on compte au-delà vient de la division et de la
propriété d'un chacun... Comme ceux qui n'ont qu'un seul amour sans propriété
ont dépouillé le moi, ils n'aiment rien qu'en Dieu et pour Dieu seul. Au
contraire, chaque homme possédé de l'amour-propre n'aime son prochain qu'en soi
et pour soi-même. Soyons donc unis pour n'être rien que dans notre centre
commun, où tout est confondu, sans ombre de distinction. C'est là que je vous
donne rendez-vous, et que nous habiterons ensemble. C'est dans ce point
indivisible que la Chine et le Canada se viennent joindre, c'est ce qui
anéantit toutes les distances. (Lettre 172, 319-320)
Votre amour propre
est au désespoir quand d'un côté vous sentez au-dedans de vous une jalousie si
vive et si indigne, et quand d'autre côté vous ne sentez que distraction, que
sécheresse, qu'ennui, que dégoût pour Dieu. Mais l'œuvre de Dieu ne se fait en
nous qu'en nous dépossédant de nous-mêmes à force d'ôter toute ressource de
confiance et de complaisance à l'amour-propre. Vous voudriez vous sentir bonne,
droite, forte et incapable de tout le mal. Si vous vous trouviez ainsi, vous
seriez d'autant plus mal que vous vous croiriez assurée d'être bien. Il faut se
voir pauvre, se sentir corrompue et injuste, ne trouver en soi que misère, en
avoir horreur, désespérer de soi, n'espérer plus qu'en Dieu, et se supporter
soi-même avec une humble patience sans se flatter. (Lettre 195, 364-365)
Terminons sur un extrait de l’Explication des Maximes
des Saints ouvrage paru en 1697 et condamné en 1699 [43] :
Article XXXV,
VRAI :
L'état de
transformation dont tant de saints anciens et nouveaux ont si souvent parlé,
n'est que l'état le plus passif, c'est-à-dire le plus exempt de toute activité
ou inquiétude intéressée. L'âme paisible et également souple à toutes les
impulsions les plus délicates de grâce, est comme un globe sur un plan qui n'a
plus de situation propre et naturelle. Il va également en tous sens, et la plus
insensible impulsion suffit pour le mouvoir. En cet état, une âme n'a plus
qu'un seul amour et elle ne sait plus qu'aimer. L'amour est sa vie, il est
comme son être et comme sa substance, parce qu'il est le seul principe de
toutes ses affections. Comme cette âme ne se donne aucun mouvement empressé,
elle ne fait plus de contretemps dans la main de Dieu qui la pousse : ainsi
elle ne sent plus qu’un seul mouvement, savoir celui qui lui est [1082]
imprimé, de même qu'une personne poussée par une autre ne sent plus que cette
impulsion, quand elle ne la déconcerte point par une agitation à contretemps. Alors
l'âme dit avec simplicité après saint Paul : Je vis, mais ce n'est pas moi,
c'est Jésus-Christ qui vit en moi. Jésus-Christ se manifeste dans sa chair
mortelle, comme l'apôtre veut qu'il se manifeste en nous tous. Alors l'image de
Dieu, obscurcie et presque effacée en nous par le péché, s'y retrace plus
parfaitement et y renouvelle une ressemblance qu'on a nommée transformation.
Alors si cette âme parle d'elle par simple conscience, elle dit comme sainte
Catherine de Gênes Je ne trouve plus de moi; il n’y a plus d'autre moi que
Dieu. Si au contraire elle se cherche par réflexion, elle se hait elle-même en
tant qu'elle est quelque chose hors de Dieu; c'est-à-dire qu'elle condamne le
moi en tant qu'il est séparé de la pure impression de l'esprit de grâce, comme
la même sainte le faisait avec horreur. Cet état n'est ni fixe ni invariable.
Il est vrai seulement qu'on ne doit pas croire que l'âme en déchoie sans aucune
infidélité, parce que les dons de Dieu sont sans repentir et que les âmes
fidèles à leur grâce n'en souffriront point de diminution. Mais enfin la
moindre hésitation ou la plus subtile complaisance peuvent rendre une âme
indigne, d'une grâce si éminente.
1715
François La Combe (1640-1715).
Nous disposons de lettres et d’opuscules [44] et
de deux études sur lui [45] . Notre première source d’informations provient
de la Vie écrite par madame Guyon qui décrit la communication en silence entre
directeur et dirigée [46].
Sa biographie montre les dons brillants d’un simple
prêtre qui ne bénéficie pas d’appuis particuliers :
né à Thonon en 1640, François La Combe reçoit l’habit des
barnabites à quinze ans; il est ordonné à vingt-trois ans, enseigne avec succès
au collège d’Annecy, prêche et collabore aux missions du Chablais. Consulteur
du Provincial à Paris à vingt-sept ans, il enseigne, de trente et un ans à
trente-quatre ans, la théologie à Bologne et à Rome. Supérieur à Thonon, de trente-sept
à quarante-trois ans, il jouit d’une excellente réputation.
Sur le plan spirituel, il devrait beaucoup à la Mère
Bon. Il devient, nommé par M. de Genève, le directeur de madame Guyon à Gex en
1681, l’année de la mort de son précédent directeur, M. Bertot. Jalousé par le
demi-frère de madame Guyon, il est arrêté à quarante-sept ans, en 1687, lors de
la première période de prison de madame Guyon. Il lui reste vingt-huit années à
vivre prisonnier, pendant les deux premières années changeant de la Bastille à
l’île d’Oléron, puis à l’île de Ré, ensuite à la citadelle d’Amiens, de 1689 à
1698 au château de Lourdes, où il est capable de reconstituer un groupe
spirituel, qu’il appelle une « petite église » (le terme
s’avérera malheureux). Il est transféré à Vincennes au moment où l’épreuve des
prisons culmine à son tour pour madame Guyon. À soixante-douze ans, fou selon
un rapport de police, ou peut-être atteint de sénilité, il est transféré à
Charenton où il meurt trois années plus tard, le 29 juin 1715.
Ce « petit prêtre » lâché par son Ordre a
probablement été traité plus durement que madame Guyon. Il sera vénéré comme un
martyr par les disciples du groupe guyonien de Lausanne.
Sa doctrine est très simple et sans originalité ;
elle n’a d’ailleurs jamais été critiquée avant la condamnation générale du
quiétisme. Les grands thèmes en sont les suivants : la contemplation est
indissociable de l’amour ; elle suppose l’abandon de la volonté
propre ; nous ne pouvons comprendre l’Immense qui nous contient,
mais nous pouvons acquiescer au bon vouloir divin, comme Moïse dans la
nuée ; l’appel de Dieu est notre seule fin et il s’adresse à tous.
Le
Traité sur l’Oraison mentale [47]
propose des expressions heureuses et précise le passage de l’oraison
mentale à la contemplation :
1. L’oraison
mentale … est ou méditative, ou affective, ou contemplative. ... L’oraison
contemplative est le regard fixe, simple et libre, porté sur Dieu ... imposant
silence aux puissances, elle s’attache à Dieu par une simple vue, l’embrasse
par un acte continuel de foi et d’amour et se repose en lui par une jouissance
tranquille...
6. ... l’oraison
moins parfaite qui avait été discursive, fait place à une plus parfaite qui est
simple, c’est-à-dire lorsque l’intelligence de celui qui pense devient la
contemplation de celui qui aime ; ce qui est sortir de la méditation par la
méditation même, et par elle passer à la contemplation.
9. ... que l’Esprit
Saint préside à l’oraison et qu’il l’inspire ... que l’homme consente qu’il
règle l’oraison selon sa volonté puisque où est l’Esprit du Seigneur, là est la
liberté.
De là découle
manifestement qu’un des plus grands obstacles à l’Oraison, surtout quand elle
est avancée, est une sorte de dureté et d’attache au propre esprit, qui
l’assujettit à certaines règles, qui le lient comme de chaînes, ou qui
l’occupent de vains scrupules, ou lui imposant des pratiques d’obligation, ou
l’engageant à se les imposer à lui-même, afin qu’il ne puisse s’élever
librement à Dieu, ou qu’il se resserre par des actes multipliés, singuliers,
imaginaires ou sensibles, dans lesquels il s’entortille et se fatigue, de
manière qu’il ne puisse point s’unir à Dieu, qui est très simple, très
tranquille et très unissant.
11. ... Embrasser
la contemplation ... monter plus haut, c’est-à-dire aux pieds de son amour ...
personne ne doit regarder cela comme une témérité ou une arrogance, ce serait
bientôt une orgueilleuse opiniâtreté de résister à l’appel de Dieu puisque nous
avons surtout été créés pour cette fin, pour jouir du souverain bien, ce qui ne
peut pas avoir lieu sans cette intime et tranquille union. ... à moins que
quelqu’un ne s’avise de soutenir qu’il est saint et fort utile de parler
toujours avec Dieu, mais qu’il est dangereux de l’écouter lui-même et de jouir
de sa présence avec amour…
[2e
cahier :]
Enfin cela arrive
par la manifestation de Dieu dans l’âme et par l’affluence immense de la divine
lumière ... qui surpassant et absorbant entièrement les forces naturelles de
l’esprit, ne peut jamais tomber sous sa conception…
16. ... l’homme
pâtit les choses divines, il est plutôt mû de Dieu qu’il ne se meut lui-même,
car immédiatement après que l’Esprit du Seigneur s’est emparé de quelqu’un, il
est changé en un autre homme accordant à l’opération divine un consentement
aussi simple que paisible ; et cependant l’amour du Créateur se joue en lui
selon son bon plaisir et fait ce dont celui qui opère a seul l’intelligence. Et
il en est de ce genre dans l’Église un plus grand nombre qu’on ne pense communément,
ce don sublime ne consistant pas seulement dans les signes merveilleux qui
frappent les yeux des mortels, mais bien plus dans la déiformité de l’esprit,
dans le plus intime de l’homme, qui le plus souvent sous l’apparence d’une
pauvreté méprisée mène une vie cachée avec Jésus-Christ en Dieu.
17. ... Il n’y a
aucun état des fidèles qui puisse exclure de la grâce de la contemplation ...
Quel dommage il arrive aux âmes par la défiance qu’elles ont presque toutes de
parvenir à la contemplation et le désespoir de pouvoir y atteindre ; si ceux-là
seulement doivent désespérer d’obtenir cette grâce qui n’ont point de cœur,
ceux au contraire dont il est bien disposé pour les choses intérieures, peuvent
certainement y arriver et même dans peu ... comme il arrive ... dans les femmes
et les filles, dans les gens doux et les humbles, dans ceux qui ont fait
pénitence, et surtout en ceux qui renoncent à leur propre volonté en toutes
choses…
19. ... Si donc la
plupart des objets naturels sont connus par la simple appréhension, pourquoi
serons-nous surpris que plusieurs objets surnaturels le soient aussi par le
simple regard ? ... simple acquiescement. …pourrait-il arriver que Celui qui
nous exhorte ... à prier sans cesse ... sachant que nous ne pouvons rien faire
sans Lui, comment nous refuserait-Il les secours nécessaires…
24. ... Les marques
de la contemplation active sont le recueillement intérieur des sens et des
facultés de l’esprit, le silence, le repos et la simplicité du cœur, le regard
tranquille des choses divines, la cessation des discours intérieurs, qui
disparaît comme dans le cœur, l’admiration qui succède à la considération ...
l’éloignement de toute recherche...
... les marques de
la contemplation passive sont un souvenir perpétuel de Dieu, l’attention
continuelle du même Dieu très présent partout et surtout dans le cœur, un état
d’oraison perpétuel indistinct, uniforme, très étendu... une fermeté d’âme
imperturbable, une véritable unité ... l’affranchissement de tout mode de tout
temps, de tout exercice, de tout lieu, de toute méthode, de tout moyen, par
lesquels on acquiesce à Dieu seul au-dessus de toute conception ... le
sentiment très intime de Dieu en toutes choses et de toutes choses en Dieu ; ce
qui fait que celui qui a pénétré ce secret s’écrie avec raison ‘toutes choses
me sont Dieu et Dieu m’est toute chose’. ... Il est surpris d’être fait une
même chose avec Dieu et cependant il ne doute point qu’il ne soit distinct de
Dieu. Il est réduit à l’anéantissement et ne se voit plus ... l’esprit humain
disparaît en quelque façon et est divinisé. ... il est recoulé comme dans son
origine, d’où il est passé en Dieu.
... Quiconque
voudra éprouver ces merveilleuses et grandes choses doit commencer par devenir
très petit et très abject à ses propres yeux et se renoncer toujours et en
toutes choses.
.... Lorsque
quelqu’un aura cherché le Seigneur son Dieu il le trouvera, si cependant il l’a
cherché dans toute l’angoisse de son âme. (Deut 4.29).
1717
Jeanne-Marie Guyon (1648 - 1717)
Seconde longue section après celle consacrée à Fénelon
! elle peut être justifiées par un travail au long cours centré sur madame
Guyon.
La timidité et le respect des conventions par la jeune
femme au début de son mariage laissent place à une volonté de fer et à un
esprit de liberté qui affrontent avec intelligence une coalition des structures
civiles et religieuses. Après la tempête, demeure chez la vieille dame une
vision ample et paisible qui associe le respect des traditions chrétiennes à
une grande liberté.
La petite fille est confiée à quatre
ans aux bons soins de religieuses. Elle sait comment éviter un simulacre de
martyre en leur objectant de manière décidée[48] :
“Il ne m'est pas permis de mourir sans la permission de mon père !” Sa
demi-sœur religieuse du côté de son père l’éveille à la vie de l’esprit, mais
la jalousie de l’autre demi-sœur religieuse et les réprimandes de confesseurs
assombrissent l’adolescence.
Elle est mariée à seize ans avec un mari âgé : “J'eus
quelque temps un faible que je ne pouvais vaincre qui était de pleurer… L’on me
tourmentait quelquefois plusieurs jours de suite sans me donner aucune relâche.
Après douze ans de mariage, son mari qu'elle assista avec constance
lui donne des avis sur ce que je devais faire après sa mort pour ne pas
dépendre des gens.”
À trente-deux ans, la riche veuve part ‘pour Genève’ :
“Je donnai dès Paris … tout l'argent que j'avais … Je n'avais ni cassette
fermant à clef, ni bourse.” À Gex, on lui propose l'engagement et la
supériorité des Nouvelles Catholiques, religieuses chargées d’élever des filles
d’origine protestante, mais elle refuse, car “certaines abjurations et certains
détours ne me plaisaient pas”.
Dépouillée de tout, sans assurance et sans aucun
papiers, sans peine et sans aucun souci de l'avenir, elle compose à Thonon les
Torrents : “Cela coulait comme du fond et ne passait point par ma tête. Je
n'étais pas encore accoutumée à cette manière d'écrire … Je passais quelquefois
les jours sans qu'il me fût possible de prononcer une parole.” Elle
découvre une autre manière de converser avec son confesseur Lacombe :
“J’apprenais son état tel que je le ressentais, puis incontinent je sentais
qu’il était rentré dans l’état où Dieu le voulait … Peu à peu je fus réduite à
ne lui parler qu'en silence.” Autre manière qui s’étend à des proches.
Suivent des séjours fructueux à Turin, capitale du
royaume de Savoie-Piémont, à Verceil (Vercelli) pendant près d’une année, puis
de retour en France, à Grenoble.
À trente-huit ans, elle arrive en juillet 1686 à
Paris, peu avant la chute du quiétiste Molinos en 1685 suivi de sa condamnation
romaine (décret de l'Index porté le 22 novembre 1689). Des jalousies entre
religieux firent entendre que le père Lacombe, d’origine italienne, était son
ami ; il est arrêté. Et de même madame Guyon, à qui l’on signifia que “l'on ne
voulait pas me donner ma fille, ni personne pour me servir ; que je serais
prisonnière, enfermée seule … au mois de juillet dans une chambre surchauffée.”
On veut en effet marier sa fille au neveu dissolu de l’archevêque de Paris.
Libérée, elle quitte le couvent-prison de la
Visitation pour habiter une petite maison éloignée du monde. Estimée par madame
de Miramion, elle est active auprès d’un cercle de disciples et à Saint-Cyr
madame de Maintenon lui marquait “beaucoup de bontés.” Le duc de Chevreuse lui
fait connaître Bossuet qui accède au manuscrit de la Vie écrite par elle-même
: il la considère comme si bonne qu'il lui écrivit qu'il y trouvait “une
onction qu'il ne trouvait point ailleurs, qu'il avait été trois jours en la
lisant sans perdre la présence de Dieu.”
Cela ne dure pas. Elle a quarante-sept ans lorsque
commence à partir de l'été 1693 une seconde et longue période d’épreuves. Son
Moyen court est saisi lors d'une visite canonique. Elle se rend spontanément au
couvent de Sainte-Marie de Meaux où elle conquiert l’estime des religieuses
tandis qu’elle est malmenée par l'évêque Bossuet, soumis lui-même aux pressions
de madame de Maintenon ; les causes du changement d’attitude de l’épouse
secrète du Grand Roi ne sont pas clairement établies : interviennent l’attitude
de Fénelon opposé à son mariage, la crainte du scandale, une jalousie
spirituelle.
Madame Guyon est saisie de corps et enfermée par
lettre de cachet à Vincennes (27 décembre 1695). Les interrogatoires se
succèdent : ils durent parfois une journée. Transférée à Vaugirard dans un
couvent-prison constitué pour l'occasion, “la gardienne venait m'insulter, me
dire des injures, me mettre le poing contre le menton, afin que je me misse en
colère.” On bascule de la contrainte à la terreur et son confesseur imposé
lui “dit un jour qu'on ne me mettait pas en justice parce qu'il n'y avait
pas de quoi me faire mourir … défendant, s'il me prenait quelque mal subit
comme apoplexie ou autre de cette nature, de me faire venir un prêtre.” Après
un chantage exercé sur ses proches sans succès, elle est embastillée.
L’archevêque de Paris s’abaisse à lui présenter une
lettre forgée attribuée au Père Lacombe tandis que le confesseur lui dit
: ‘ On vous perdra.’ On la sépare de ses filles de compagnie qui seront
maltraitées : “Il y en a encore une dans la peine [tourment] depuis dix ans ...
L’autre dont l'esprit était plus faible le perdit par l'excès et la longueur de
tant de souffrances, sans que dans sa folie on ne pût jamais tirer un mot
d'elle contre moi … elle vit présentement paisible et servant Dieu de tout son
cœur.” On les remplace par une demoiselle qui, étant de condition et sans
biens, espérait faire fortune, comme on lui avait promis, si elle pouvait
trouver quelque chose contre moi.
Un prisonnier tente de se suicider ? Elle explique:
“Il n'y a que l'amour de Dieu, l'abandon à sa volonté … sans quoi les duretés
qu'on y éprouve sans consolation jettent dans le désespoir … Quelquefois, en
descendant, on me montrait une porte, et l'on me disait que c'était là qu'on
donnait la question.”
Agée de cinquante-quatre ans, elle est libérée le 24
mai 1703. Durant ses douze dernières années à Blois, elle reste en relation
avec Fénelon et forme des disciples français et étrangers qui rapportent :
Elle vivait avec
ces Anglais [des Écossais] comme une mère avec ses enfants. … ne leur interdisait
aucun amusement permis, et quand ils s’en occupaient en sa présence et lui en
demandait son avis, elle leur répondait : “Oui mes enfants, comme vous voulez.”
… Bientôt ces jeux leur devenaient insipides, et ils se sentaient si attirés
au-dedans, que laissant tout, ils demeuraient intérieurement recueillis en la
présence de Dieu auprès d’elle.
Elle meurt en paix à l'âge de soixante-neuf ans, le 9
juin 1717.
Une oeuvre préservée et d'influence souterraine
L’intérêt des écrits mystiques de madame Guyon
provient non seulement de leur valeur intrinsèque, mais également de leur
excellente préservation. Ils furent assez largement édités de son vivant tandis
que de nombreux manuscrits furent rassemblés à l’époque du procès - les
« rencontres d’Issy » qui eurent lieu en 1694 et 1695 - puis furent
copiés par des membres du cercle qu'elle animait et enfin préservés. En fait on
possède tout ce qu’elle a écrit (à l’exception d'écrits de jeunesse
qu'elle n'a pas jugé bon de conserver et de lettres perdues), ce qui est très
exceptionnel, car un auteur mystique ne se préoccupe généralement pas de la
survie de son œuvre écrite. L'essentiel du corpus vient récemment d’être rendu
de nouveau accessible [49].
L'influence de l'oeuvre demeura souterraine pour
plusieurs raisons : l’auteur livre des informations ordinairement tenues
cachées ; il ne se soucie guère de la mise en forme par souci de ne pas
interférer avec la spontanéité de l’inspiration ; vu du monde catholique
de l’époque, le rôle des éditeurs ministres protestants Poiret puis Dutoit et
la présence parmi les proches de la fin de sa vie à Blois de nombreux Écossais,
Hollandais, Suisses - qu’elle n’incite d’ailleurs pas à se convertir - n’est-il
pas détestable ? Vu du monde protestant, demeure l’équivoque d’une femme
qui s’est occupée au début de sa vie publique de Nouvelles Catholiques
converties après la révocation de l’édit de Nantes, et qui n’a jamais rejeté la
messe ni les sacrements.
Il s’agit plus intimement de l’appréciation
difficile d’écrits qui abordent la communication en prière silencieuse et le
rôle apostolique du mystique. Des réactions compréhensibles sur ces points
délicats ne sont pas atténuées par une appartenance religieuse, comme cela
fut le cas par exemple pour Marie de l’Incarnation, l’autre grande mystique du
siècle. Car ils mettent ici en cause le rôle d'enseignement assumé par des
clercs - dont quelques-uns s'emparent parfois indûment du rôle de
médiateur réservé à Jésus-Christ.
La liste des défenseurs qui ont surmonté une certaine
« étrangeté » est cependant de qualité : on en détachera sur
trois siècles les noms de Fénelon, des éditeurs Poiret et Dutoit, des érudits
Chavannes, Masson, Brémond, du philosophe Bergson, et plus récemment, de
l'abbé Cognet, de la romancière Mallet-Joris, de madame Gondal, de nombreux
érudits.
L’expérience intime, l’enseignement qui
constitue un système cohérent, la connaissance des deux Traditions scripturaire
et mystique offrent des approches de la vie mystique qui se complètent
harmonieusement, cas très rare de compétences assurées simultanément en ces
domaines distincts.
En premier lieu, les témoignages de sa vie et de
son expérience intérieure se distinguent par une grande acuité psychologique
propre au siècle de Racine et par un fort désir de comprendre tout ce qui lui
arrive, dont elle ne trouve pas autour d’elle une explication satisfaisante. On
note, surtout dans des écrits de jeunesse, une forte volonté appliquée à ne
rien laisser sans tenter une explication, défaut dont elle se corrigera
ensuite. Elle demeurerait ensuite , dit-on, « bavarde » : en
fait cette abondance est liée à l'irruption toute moderne de la dimension
subjective psychologique. Elle influera plus particulièrement des auteurs sensibles
à cette dimension, tels Rousseau, Constant, Amiel.
En second lieu, un enseignement est mis en forme
dont témoigne tôt le Moyen court qui a atteint un large public avant sa
condamnation grâce à la simplification qui caractérise ce texte direct. Cette
simplification vient de l’affranchissement vis-à-vis de tout moyen préalable
qui apparaît trop souvent comme une condition humaine posée en préalable à
l’exercice de la grâce divine. Acquis théologiques et dogmatiques, méthodes de
prières et exercices, sélections sociales ou culturelles sont écartés ; seul
demeure le recours à l’expérience intérieure faisant appel à la médiation du
« petit maître » Jésus. Cette simplification permet une ouverture à
tous, car la liberté sauvage des torrents est préférable aux canaux faits de
mains d’hommes. Ceci pouvait faire peur aux hommes du métier. À leur décharge,
les événements vécus dans les convulsions de la Réforme et Contre-réforme
étaient encore proches et peu encourageants. Cette remise en cause par l’intérieur
de l’ordre traditionnel sera d’ailleurs appliquée au Siècle des lumières sous
une forme subversive qui conduira à des révolutions politiques et sociales.
En troisième lieu, un recours aux Traditions
confrontées avec l’expérience intérieure a conduit aux très amples Explications
de l’Écriture et du Nouveau Testament complétées dix ans plus tard par les
Justifications, large anthologie de textes mystiques assemblée autour de thèmes
annoncés par des mots-clefs et toujours actuels.
Un enseignement qui couvre la carrière
mystique
On peut distinguer chez Madame Guyon et chez ses
prédécesseurs Bertot et Bernières, comme chez la majorité des mystiques,
sans en faire le seul système possible, trois périodes s’étendant chacune sur
plusieurs années :
La découverte de l’intériorité, accompagnée
d’une simplification et d’une pacification progressive peut s’accompagner
d’événements intimes variés selon les tempéraments et l’environnement, brefs
instants ou états pouvant durer des jours. Leur caractère extraordinaire a
toujours attiré une attention exagérée au détriment de la dynamique vitale
qu’ils alimentent, de la part de scrutateurs qui ont vite fait de repérer dans
ces phénomènes divers alliages impurs de la nature à la grâce. Très utiles pour
confirmer le commençant dans sa voie, ils relativisent les jouissances, réelles
et bonnes, dont notre nature est capable. Ils substituent l’expérience réelle
directe aux croyances.
De longues années de désappropriations
correspondent au stade de purification décrit par tous. Le terme de
« purification » est ambigu dans la mesure où il risque de laisser
croire qu’elle conduirait à son terme à un « nous-mêmes » délivré de
ses défauts ! Le « nous-mêmes » ne pourra subsister. Sera-t-il
transformé ou fondu dans une « vastitude », appelant la comparaison
classique de la goutte d’eau dans l’océan ? Mais cette fusion ne voit
disparaître ni les capacités, ni les infirmités, ni la structure individuelle,
même si cette dernière s’efface à la mort ; elle permet leur mise au
service de ce qui vient prendre la place centrale au cœur de la structure,
comme l’exprime l’apôtre Paul dans le verset repris le plus fréquemment par
madame Guyon : « Et je vis, non plus moi-même ; mais c’est
Jésus-Christ qui vit en moi » [épître aux Galates, 2, 20]. Des épreuves
sont fréquentes durant cette longue période - sans lesquelles l’amour propre ne
serait jamais réduit en cendre pour laisser place à une renaissance dans le pur
amour.
Cette naissance à une vie nouvelle peut très
exceptionnellement permettre une transmission. Le terme de vie
« apostolique » souvent utilisé par Madame Guyon se réfère
directement à la description imagée des Apôtres lorsqu’ils sont compris par
tous leurs « auditeurs » après leur Pentecôte : ce n’est pas leur
discours qui compte - il ne pouvait être entendu physiquement en diverses
langues ! mais ce qui passe de cœur à cœur à travers les mots et qui peut
aussi bien être transmis en silence.
Nous suivons ici une séquence au fil d'oeuvres prises
dans l’ordre presque chronologique : Moyen court, Torrents, Vie par
elle-même, plus largement dans les Discours qui concernent la vie
intérieure rassemblant de nombreux opuscules qui circulaient à la fin de sa vie
dans le cercle des disciples, enfin dans une Correspondance longtemps demeurée
inédite. Dans ces textes, appelés par l’urgence et rédigés sans repentir, les
événements de la vie concrète, la vie intérieure à l’écoute de la grâce,
l'enseignement mystique perçus et mis au service du « petit maître »
et médiateur Jésus, forment une tresse.
Le Moyen court fut édité dès 1685 à Grenoble, avant
même le début de l'apostolat parisien, et fut un succès de librairie réédité à
Lyon, Paris, Rouen, avant d'être repris par l'éditeur protestant Pierre
Poiret - au total 7 éditions se succèdent jusqu'en 1720. Seul texte
normatif de madame Guyon publié dans le Royaume avant 1700, il lance sur le
chemin du long pèlerinage mystique. Pour les débutants, Mme Guyon suggère de
pratiquer l’oraison en s’appuyant sur une lecture :
Après s'être
mis en la présence de Dieu par un acte de foi vive, il faut lire quelque chose
de substantiel et s'arrêter doucement dessus non avec raisonnement, mais
seulement pour fixer l'esprit, observant que l'exercice principal doit être la
présence de Dieu, et que le sujet doit être plutôt pour fixer l'esprit que pour
l'exercer au raisonnement [Chapitre II].
Elle regrette qu’on n’enseigne pas l’oraison, car
Le Royaume de Dieu
est au-dedans. […] Les curés devraient apprendre à faire oraison à leurs paroissiens,
comme ils leur apprennent le catéchisme. Ils leur apprennent la fin pour
laquelle ils ont été créés et ils ne leur apprennent pas à jouir de leur fin
[Ch. III] .
Comme l’on n’est pas toujours orienté vers Dieu, elle
reconnaît la nécessité de parfois « faire des actes » :
Si je suis tourné
vers la créature, il faut que je fasse un acte pour me détourner de cette
créature et me tourner vers Dieu. […] Jusqu'à ce que je sois parfaitement
converti, j'ai besoin d'actes pour me tourner vers Dieu [Ch. XXII, §2].
Il ne s’agit donc pas de « rêver sur son
balai », comme telle pensionnaire de Saint-Cyr ! Une comparaison éclaire
le passage de l’acte « volontaire » à la coopération naturelle au travail de la
grâce :
Lorsque le vaisseau
est au port, les mariniers ont peine à l'arracher de là pour le mettre en
pleine mer. Mais ensuite ils le tournent aisément du côté qu'ils veulent aller.
Lorsque l'âme est encore dans le péché et dans les créatures, il faut, avec
bien des efforts, la tirer de là : il faut défaire les cordages qui la
tiennent liée. Puis ramant par le moyen des actes forts et vigoureux, tâcher de
l'attirer au-dedans, l'éloignant peu à peu de son propre port…
Lorsque le vaisseau
est tourné de la sorte […] plus il s'éloigne de la terre, moins il faut d'effort
pour l'attirer. Enfin, on commence à voguer très doucement et le vaisseau
s'éloigne si fort qu'il faut quitter la rame, rendue inutile. Que fait alors le
pilote ? Il se contente d'étendre les voiles et de tenir le gouvernail.
Les Torrents décrivent le parcours mystique à
l’image de la Dranse, petite rivière au cours irrégulier issue des Alpes,
qui termine sa course dans le lac Léman près de Thonon, où séjourna madame
Guyon. Facilement accessible, ce texte connu, composé relativement tôt, dès la
fin 1682, ne fut publié que tardivement par Poiret (1704, 1712, 1720). Il faut
apprécier son contenu comme traduisant une expérience encore récente - Madame
Guyon est âgée de trente-cinq ans environ lorsqu’elle rédige rapidement le
texte. Mais il est très précis malgré un style souvent lyrique. Voici des
extraits sautant loin devant sur le chemin ouvert précédemment.
La lente purification ou « mort »
mystique mène à la vie divine sans limitation visible :
Chapitre 7.
5. Ce
degré de mort est extrêmement long et dure quelquefois les vingt et trente
années à moins que Dieu n'ait des desseins particuliers sur les âmes. … 30. Ici
Dieu va chercher jusques dans le plus profond de l'âme son impureté [impureté
foncière, qui est l'effet de l'amour-propre et de la propriété que Dieu veut
détruire. Ajout de l’édition de 1720]. Il la presse et la fait sortir. Prenez
une éponge qui est pleine de saletés, lavez-la tant qu'il vous plaira : vous
nettoierez le dehors, mais vous ne la rendrez pas nette dans le fond, à moins
que vous ne pressiez l'éponge pour en exprimer toute l'ordure et alors vous la
pourriez facilement nettoyer. C'est ainsi que Dieu fait : il serre cette âme
d'une manière pénible et douloureuse, puis il en fait sortir ce qu'il y a de
plus caché.
Chapitre 9.
5. Il
faut remarquer que comme elle n'a été dépouillée que très peu à peu et par
degré, elle n'est enrichie et revivifiée que peu à peu. Plus elle se perd en
Dieu, plus sa capacité devient grande : comme plus ce torrent se perd dans la
mer, plus il est élargi et devient immense …
6.
Cette vie divine devient toute naturelle à l'âme. Comme l'âme ne se sent plus,
ne se voit plus, ne se connaît plus, elle ne voit rien de Dieu, n'en comprend
rien, n'en distingue rien. Il n'y a plus d'amour, de lumières, ni de
connaissances. Dieu ne lui paraît plus comme autrefois quelque chose de
distinct d'elle, mais elle ne sait plus rien sinon que Dieu est et qu'elle
n'est plus, ne subsiste et ne vit plus qu'en lui.
Cette autobiographie fut rédigée tout au long de
la vie, en plusieurs reprises, et parfois en prison, entre 1683 et 1709. C’est
ce qui explique des reprises, une modification progressive du style, mais
surtout l’extraordinaire qualité intuitive et vivante d'un récit toujours proche
des événements. Nous en citons ici un court passage extrait de la conclusion
rédigée par la vieille dame qui a traversé les plus grandes épreuves :
3.21. L’état simple et invariable
[dernières pages de la troisième partie de la Vie].
Dans ces derniers temps je ne puis parler
que peu ou point de mes dispositions, c’est que mon état est devenu simple et
invariable. … Le fond de cet état est un anéantissement profond, ne
trouvant rien en moi de nominable. Tout ce que je sais, c'est que Dieu est
infiniment saint, juste, bon, heureux ; qu'il renferme en soi tous les
biens, et moi toutes les misères. Je ne vois rien au-dessous de moi, ni rien de
plus indigne que moi. Je reconnais que Dieu m'a fait des grâces capables de
sauver un monde, et que peut-être j'ai tout payé d'ingratitude. Je dis
peut-être, car rien ne subsiste en moi, ni bien, ni mal. Le bien est en Dieu,
je n'ai pour partage que le rien. Que puis-je dire d'un état toujours le même,
sans vue ni variation ? Car la sécheresse, si j'en ai, est égale pour moi
à l'état le plus satisfaisant. Tout est perdu dans l'immense, et je ne puis ni
vouloir, ni penser. … [Décembre 1709].
Madame Guyon ne va pas s’arrêter sur cette perte
dans l’immense : elle va former des disciples français et étrangers,
catholiques et protestants. Des opuscules rassemblent les points communs
expérimentaux et répondent aux uns et aux autres. Parfois issus de lettres, ils
furent rassemblés sous le titre de Discours chrétiens et spirituels … qui
concernent la vie intérieure, publiés en 1716. Le titre n’est guère attirant
pour notre époque, mais les écrits qu’il recouvre sont les plus achevés de la
mystique. L’ouverture de cette collection de textes est un appel à gravir le
mont qui rassemble à son sommet tous les mystiques :
1.01 De
deux sortes d’Écrivains des choses mystiques ou intérieures[50].
… comme
une personne qui est sur une montagne élevée, voit les divers chemins qui y
conduisent, le commencement, le progrès, et la fin où tous les chemins doivent
aboutir pour arriver à cette montagne, on voit avec plaisir que ces chemins si
éloignés se rapprochant peu à peu et enfin se joignant en un seul et unique
point, comme des lignes fort éloignées se rejoignent dans un point central, se
rapprochent insensiblement. On voit aussi alors, avec douleur, une infinité
d’âmes arrêtées, les unes pour ne vouloir point quitter l’entrée de leur
chemin, d’autres pour ne vouloir pas franchir certaines barrières qui
traversent de temps en temps leur chemin...
L’amour est le « moyen » utilisé pour
connaître Dieu, dans la tradition de la mystique affective, mais non
sensible, particulièrement développé chez des franciscains, des chartreux et
des carmes. La belle image d’une balance lie notre abaissement et l’élévation
vers Dieu :
1.49 Divers effets de l’amour.
… Plus
il y a de charité dans une âme, plus il y a d’humilité - de cette humilité
profonde qui, causée par la réelle expérience de ce que nous sommes, fait que,
quand nous le voudrions, nous ne pourrions nous attribuer aucun bien. Car
l’esprit d’amour est aussi un esprit de vérité. En sorte que l’amour fait ces
deux fonctions, qui n’en sont qu’une, qui est de nous mettre en vérité sitôt
que nous sommes en charité, car l’amour est vérité. Plus l’amour devient fort,
pur, étendu, plus il nous fait approfondir notre bassesse. C’est comme une
balance : plus vous la chargez, plus elle s’abaisse et plus elle s’abaisse
d’un côté, plus elle s’élève de l’autre. Plus le poids de l’amour est grand,
plus elle s’abaisse au-dessous de tout et plus l’autre côté de la balance
s’élève vers cet amour-vérité qui fait connaître ce que Dieu est et ce qu’Il
mérite. Tout s’élève pour rendre gloire à Dieu et pour L’aimer au-dessus de
tout, à mesure que nous sommes plus rabaissés.
Cet amour est pur, net et droit, sans retour sur
soi et sans motif intéressé ; sa forme passive est proprement
« mystique », cachée par sa lumière même, parce qu’elle reçoit tout
de Dieu, dépasse tout entendement et ne peut être décrite ; c’est Dieu
lui-même qui agit :
1.53 Du repos en Dieu.
… Pour
aimer Dieu comme Il le mérite … il faut L’aimer d’un Amour pur, net, droit, qui
ne regarde que Lui-même : il faut que cet amour surpasse toutes choses et
soi-même, sans qu’il lui soit permis d’avoir d’autre regard ni retour sur aucun
objet que sur Dieu même en Lui-même, pour Lui-même. Toute autre vue ou motif
est indigne de Dieu et n’est pas le pur amour, qui est seul proportionné, sans
proportion, à ce que Dieu est. Il aime Dieu dans la totalité de ce qu’Il
est : il aime, comme dit saint Denis, le beau pour le beau[51]
… C’est ainsi qu’on aime Dieu dans le ciel, sans retour ni raison d’aimer.
L’amour est la seule raison d’aimer, l’amour est la récompense de l’amour. Et
comme la foi ne discerne rien en Dieu et croit ce qu’Il est dans Sa totalité,
l’amour ne discerne rien, mais il aime Dieu dans Sa totalité.
…
Ensuite elle devient passive, recevant les pures lumières de l’Esprit de Dieu
sans y rien ajouter, faisant cesser les lumières du propre esprit. Puis la
lumière de Dieu qui devient plus abondante, fait cesser nos propres limites,
les mettant en obscurité, comme la lumière du soleil fait disparaître celle des
étoiles. Et c’est alors que la foi pure et nue, que la lumière de vérité
s’empare de l’esprit, le fait défaillir et mourir à toute lumière et action
propre pour recevoir passivement la vérité telle qu’elle est en elle-même et non
en image. La volonté est ensuite privée de toute action propre, d’amour,
d’affections, de toute action, quelle qu’elle soit, pour recevoir purement
l’action de Dieu, soit qu’Il la purifie ou qu’Il la vivifie. Et c’est l’amour
qui fait toutes ces choses, pour être lui-même l’action de la volonté.
1.60 Différence de la sainteté
propriétaire et de la sainteté en
Dieu.
Vous me
demandez la différence de ceux qui sont saints en eux-mêmes et de ceux en qui
Dieu seul est saint. Quoique j’aie expliqué diverses fois cette différence, je
vous en dirai quelques mots. Les premiers sentent et connaissent leur sainteté,
elle leur sert d’appui et d’assurance. Leurs œuvres leur paraissent des œuvres
de justice, dont ils attendent des récompenses et des couronnes.
... Ceux en
qui Dieu est saint, ne sont pas des pierres ou médailles de relief, mais des
pierres gravées profondément, comme celle des cachets. C’est Dieu qui S’imprime
profondément en eux, qui est leur véritable sainteté. Il ne paraît au dehors de
ceux-là qu’une concavité. On n’en peut discerner la beauté qu’en les imprimant
sur la cire, c’est-à-dire qu’on ne les connaît qu’à leur souplesse et à la
perte de toute leur propriété et de tous les apanages de la volonté propre…
La voie mystique n’est pas une voie de facilité,
même si elle ne requiert pas un effort volontaire et une pratique constante des
œuvres ; elle inclut parfois la nuit achevant l’abandon par la perte de
soi-même :
1.62 De la Foi pure et passive, et de ses
effets.
Aussi
est-ce la conduite de Dieu que nous pouvons voir pas à pas. Dieu ôte à l’âme
tout appui extérieur pour la perdre dans l’intérieur. Ensuite il lui ôte la
pratique des bonnes choses extérieures pour la perdre davantage. Puis il lui
ôte l’usage des vertus pour l’arracher à elle-même. Il lui fait enfin éprouver
les plus extrêmes faiblesses et misères qui sont des coups de grâce, et par là
Il la perd en Lui. Au commencement de l’expérience des misères, l’âme se perd
dans l’abandon, dans la confiance et le sacrifice. Mais comme ce sacrifice, cet
abandon, etc., sont encore comme des fils subtils, Dieu lui ôte tout abandon
aperçu, tout espoir de salut connu, en sorte qu’elle est contrainte comme
malgré elle de se perdre. Mais où se perdre ? Encore si c’était en Dieu aperçu,
elle serait trop heureuse. C’est dans l’abîme où elle ne voit rien ni ne
connaît rien. Et après enfin elle tombe en Dieu, non pour jouir de Dieu pour
elle, mais elle pour Dieu et Dieu pour Lui-même.
Mais auparavant un long chemin aura été
parcouru, dont la mémoire est d’ailleurs utile pour ne pas abandonner lorsque
l’espoir de survie se perd ; la comparaison de la tempête et du naufrage
est menée sans concession jusqu’à son terme :
2.15 Différence de la foi obscure à la Foi
nue.
Vous
demandez la différence de la foi obscure à la foi nue. On commence par la foi
savoureuse, qui est comme voguer sur mer avec le vent en poupe, guidé par un
excellent pilote. Vous faites beaucoup de chemin avec joie et en plein jour.
Vous vous confiez au pilote, mais tout va si bien que vous n’avez nulle
occasion d’exercer votre confiance.
La nuit
vient : vous craignez de vous égarer, mais vous vous confiez à votre pilote,
qui vous dit de ne rien craindre. Ensuite les vents deviennent contraires, les
ondes s’élèvent, la mer grossit, votre crainte augmente ; cependant vous êtes
soutenus et par l’excellence du pilote et par la bonté du vaisseau. La tempête
augmente, la nuit devient plus noire. Il faut jeter les marchandises dans la
mer. On espère le jour et que la bonté du vaisseau résistera aux coups de mer ;
mais le jour ne vient point, la tempête redouble. On espère un sort favorable,
lorsque le vaisseau tout à coup se brise contre les rochers.
Quelle
transe, quel effroi ! On se sert du débris du naufrage pour arriver au
port. On commence tout de bon à s’abandonner sur une faible planche, on
n’attend plus que la mort, tout manque, l’espérance est bien faible de se
sauver sur une planche. Il vient un coup de vent qui nous sépare de la planche.
On fait de nécessité vertu, on s’abandonne, on tâche de nager, les forces
manquent, on est englouti dans les flots. On s’abandonne à une mort qu’on ne
peut éviter, on enfonce dans la mer sans ressource, sans espoir de revivre
jamais.
Mais
qu’on est surpris de trouver dans cette mer une vie infiniment plus heureuse
qu’elle n’était dans le vaisseau…
Si les hommes diffèrent, Dieu est un et Il
est toujours le premier à nous aimer, comme l’attestent les mystiques dont le
chemin a été ainsi ouvert, parfois par un contact fort : cas de François
d’Assise, d’Angèle de Foligno, de Catherine de Gênes.
2.25 Variété et uniformité des opérations de
Dieu dans les âmes.
La
conduite de Dieu sur l’âme est une conduite toujours uniforme. Et ce que nous
appelons foi est proprement une certaine connaissance obscure, secrète et
indistincte de Dieu, qui nous porte à Le laisser opérer en nous parce qu’Il a
droit de le faire.
… Son
opération est toujours la même. Dès le commencement elle consiste en un regard
d’amour sur l’homme et ce regard le consume et détruit ses impuretés. Dieu est
d’abord occupé à combattre notre activité et tous les obstacles qui empêchent
Son entière pénétration dans notre âme. … Car il faut concevoir que toutes les
opérations de Dieu en Lui-même et hors de Lui-même ne sont qu’un regard et un
amour éclairant et unissant. Ce regard brûle et détruit, comme je l’ai dit, les
obstacles.
3.11 Vie d’une âme renouvelée en Dieu et
sa conduite[52] [
Il ne faut pas croire que Dieu endurcisse le cœur de l’homme autrement que le
soleil endurcit la glace : c’est par son absence. Plus les pays sont éloignés
du soleil, plus tout y est glacé. L’homme s’éloignant de son Dieu et ne s’en
rapprochant plus, devient une glace pétrifiée qui ne peut plus se dissoudre à
moins qu’il ne retourne à son Dieu. Alors il Le retrouve au même lieu où il
L’avait laissé, toujours prêt à lui faire sentir les influences de Sa grâce ;
et plus il approche de ce soleil, plus il se fond peu à peu, en sorte que si
après tant de misères il s’approchait assez près de Dieu, il se fondrait et se
liquéfierait entièrement. Ce qui empêche sa liquéfaction parfaite, c’est la
propriété, qui congèle toujours plusieurs endroits de notre âme, laquelle dès
que sa glace est entièrement fondue et rendue toute fluide, s’écoule
nécessairement dans son être original, où tous les obstacles sont ôtés. C’est
le feu de l’Amour pur qui le fait en cette vie, et ce sera le feu du Purgatoire
qui le fera en l’autre.
Alors
il ne reste plus à cette eau aucune impression, aucune qualité propre, aucun
vestige. Alors l’âme dans son rien ne peut rien, n’est propre à rien. Il n’y a
que l’Être Créateur qui la rende propre à tout ce qu’il lui plaît, et qui
agisse sans résistance sur ce rien, qui lui a remis le caractère propre de
l’homme, qui est la liberté. Alors l’homme dans son rien, ayant remis à son
Dieu et à son Père cette liberté qu’il lui avait donnée, Dieu le crée de
nouveau : Emitte Spiritum tuum, et creabuntur ; et renovabis faciem
terræ [Ps 104, 30 : « Envoyez votre esprit et ces choses seront
créées ; et vous renouvellerez la face de la terre.]
Mais
cette recréation n’est plus au pouvoir de l’homme, ni à son usage, mais au
pouvoir de Dieu et à sa volonté...
Des lettres furent le moyen second utilisé par
Madame Guyon pour animer ses disciples : l’illustre Fénelon, le fidèle duc
de Chevreuse, plus tard l’éditeur Poiret, le baron de Metternich, les Écossais
Duplin et Lord Deskford, ainsi que des figures plus cachées telle la paysanne
qui conclura cet aperçu. Mais le moyen premier le plus efficace, qui explique
la ferme fidélité de Fénelon et d’autres sur plus de vingt années, malgré la
parenthèse du secret durant cinq ans à la Bastille, est celui de la
transmission de la grâce par communication intime de cœur à cœur dont nous
trouvons parfois l’affirmation :
À Fénelon. 21 juin (?) 1689.
… Il a
permis que je m’en allasse avec vous, pour vous apprendre qu’il y a un autre
langage, lequel Lui seul peut apprendre et opérer, [où] Il n’emplit le cœur de
l’onction pure de la grâce que pour vider l’esprit, et Il ne donne que pour
ôter : c’est une expérience qui demeure, lorsque la conviction de l’esprit est
ôtée. Je vous demande donc audience de cette sorte, de vouloir bien cesser
toute autre action et même autre prière que celle du silence. Lorsque l’on a
une fois appris ce langage (plus propre aux enfants qu’aux hommes, qui
l’ignorent d’ordinaire), on apprend à être uni en tout lieu sans espèces et
sans impureté, non seulement avec Dieu dans le profond et toujours éloquent
silence du Verbe dans l’âme, mais même avec ceux qui sont consommés en
Lui : c’est la communication des saints véritable et réelle. C’est la
prière de Jésus-Christ : qu’ils soient un comme nous sommes un [Jean, 17,
22].
Ces communications parurent extravagantes à la
fin du XVIIe siècle cartésien, mais elles sont attestées de façon voilée par de
nombreux spirituels chrétiens. On peut concevoir qu’il n’y ait point de coupure
entre ce monde visible et sa totalité : madame Guyon a recours aux hiérarchies
de Denys, l’auteur traditionnellement invoqué par les mystiques ; elle se
réfère au mystère de l’aimant pour suggérer la plausibilité de telles
circulations d’amour divin. Il s’agit de reconnaître l’efficace de la
prière :
Au duc de Chevreuse. Octobre 1693.
La main
du Seigneur n’est point raccourcie. Il me semble qu’il n’y aura pas de peine à
concevoir les communications intérieures des purs esprits si nous concevons ce
que c’est que la céleste hiérarchie où Dieu pénètre tous les anges et ces
esprits bienheureux se pénètrent les uns les autres. C’est la même lumière
divine qui les pénètre et qui, faisant une réflexion des uns sur les autres, se
communique de cette sorte. Si nos esprits étaient purs et simples, ils seraient
illuminés. Et cette illumination est telle, à cause de la pureté et
simplicité du sujet, que les cœurs bien disposés qui en approchent ressentent
cette pénétration. Combien de saints qui s’entendaient sans se parler ! Ce
n’est point une conversation de paroles successives, mais une communication
d’onction, de lumière et d’amour. Le fer frotté d’aimant attire comme l’aimant
même. Une âme désappropriée, dénuée et simple et pleine de Dieu attire les
autres âmes à Lui, comme les hommes déréglés communiquent un certain esprit de
dérèglement. C’est que sa simplicité et pureté est telle que Dieu attire par
elle les autres cœurs.
Puis madame Guyon utilise l’image souple de
l’eau pour tenter de faire comprendre à Bossuet la simplicité d’une vie
intérieure sans phénomènes extraordinaires, comme ce dernier les appréciait
chez certaines religieuses imaginatives :
À Bossuet. Vers le 10 février 1694.
... Plus les
choses sont simples, plus elles sont pures et plus elles ont d’étendue. Rien de
plus simple que l’eau, rien de plus pur ; mais cette eau a une étendue
admirable à cause de sa fluidité ; elle a aussi une qualité, que, n’ayant nulle
qualité propre, elle prend toutes sortes d’impressions : elle n’a nul goût
et elle prend tous les goûts, elle n’a nulle couleur et elle prend toutes les
couleurs. L’esprit, en cet état, et la volonté sont si purs et simples que Dieu
leur donne telle couleur et tel goût qu’il Lui plaît, comme à cette eau, qui
est tantôt rouge, tantôt bleue, enfin imprimée de telle couleur et de tel goût
que l’on veut lui donner. Il est certain que, quoique l’on donne à cette eau
les diverses couleurs que l’on veut, à cause de sa simplicité et pureté, il
n’est pourtant pas vrai de dire que l’eau en elle-même ait du goût et de la
couleur, puisqu’elle est de sa nature sans goût et sans couleur, et c’est ce
défaut de goût et de couleur qui la rend susceptible de tout goût et de toute
couleur. C’est ce que j’éprouve dans mon âme : elle n’a rien qu’elle
puisse distinguer ni connaître en elle ou comme à elle, et c’est ce qui fait sa
pureté ; mais elle a tout ce qu’on lui donne et comme l’on lui donne, sans en
rien retenir pour elle. Si vous demandiez à cette eau quelle est sa qualité,
elle vous répondrait que c’est de n’en avoir aucune.
Mais Bossuet ne comprend pas. Suivront de
longues périodes d'enfermement suivi d'un rétablissement progressif.
Dans les toutes dernières années, la vieille dame
prépare l'avenir auprès de disciples "cis" - français - et
"trans" - étrangers - auprès desquels elle doit mettre un terme à
certaines pratiques lorsqu’elles font appel à un effort de concentration opposé
à l’abandon à la providence divine :
À Milord Duplin. Vers 1714.
... Ce que
vous me dites de la violence que vous vous faites pour rendre votre esprit
abstrait n’est nullement ce que Dieu demande de vous, et ce n’est point la voie
dont il s’agit. Nous tâchons que tout se concentre dans le cœur, sans nul
effort de tête, car Dieu souvent cache ce qu’Il opère dans l’intime de l’âme
sous des distractions vagues et involontaires, afin de le dérober à la
connaissance du démon et de l’amour propre.
À Lord Deskford. 15 avril 1715.
... Ce que
j’ai prétendu, monsieur, a été de vous inspirer une oraison libre dont l’amour
soit le principe, et qui parte plus du cœur que de la tête : quelques
douces affections mêlées de silence. Car comme votre esprit est accoutumé à
agir, à philosopher et à raisonner, j’ai voulu faire tomber l’activité de
l’esprit par une foi simple de Dieu présent, que vous devez aimer, et auquel
vous devez vous unir par un amour pur et simple, conforme à la simplicité de
votre foi. Cela ne se fait pas par une tension de l’esprit qui nuit à la santé,
mais par un amour seul, excitant la volonté par une tendance de cette volonté
vers son divin Objet.
Comment prier, comment se détacher - sans pour cela
quitter le monde -, comment lâcher intellectuellement prise ? Cela était
difficile pour le baron de Metternich, protestant subtil et questionneur :
Au baron de Metternich. Vers 1715.
... Demeurez
simplement exposé à Ses yeux divins comme on s’expose aux rayons du soleil et
au feu pour se réchauffer et, quoiqu’il ne vous paraisse aucune action de votre
part que la simple exposition de vous-même devant Dieu, la chaleur divine de
Son amour ne laissera pas de vous pénétrer imperceptiblement, comme le feu
pénètre insensiblement les corps qui sont à une certaine distance, et leur
donne une chaleur qui s’insinue partout, ce qui n’est pas si sensible. Nous
sommes souples sous Sa main. Je me trouve fort unie à vous en Notre Seigneur.
... Ce que vous
devez faire le plus présentement est de vous détacher universellement de toutes
choses et de vous-même, sans quoi la solitude vous serait peu utile … Une
des raisons qui fait que je désire qu’on ne quitte point son état, quoique je
désire qu’on soit parfaitement détaché, c’est que Dieu voulant à présent et
dans les siècles à venir introduire Son Esprit intérieur dans tous les lieux,
parmi toutes les nations, dans tous états et conditions, je ne crois pas qu’on
doive facilement quitter son état à moins d’une vocation particulière...
... Vous dites que
vous voulez être abandonné à Dieu, et [cependant] vous voulez qu’à chaque pas
Il vous rende raison des lieux où Il vous mène, et pourquoi Il vous y mène.
Vous ne feriez pas ce tort à un guide que vous croiriez honnête homme :
vous vous laisseriez conduire…
Lettre [D.2.1]. Abrégé des voies de Dieu
[D.2.1 : Première lettre du deuxième volume publié par Dutoit].
Monsieur,
Soyez donc persuadé qu’il n’y a rien de violent dans la conduite de Dieu que ce
que nous y ajoutons, que Sa conduite est douce et suave : s’il y a quelque
violence, c’est ou parce que notre volonté n’est pas encore parfaitement
gagnée, ou parce que notre amour propre la cause … Lors donc que toutes
ces choses sont, la volonté meurt à soi véritablement, non d’un trépas
douloureux et sensible, mais d’un passage doux et tout naturel, qui fait que
cette volonté cessant d’être arrêtée en elle-même par ce qu’il y a même de plus
délicat, passe infailliblement et nécessairement en Dieu. C’est ce que l’on
appelle mort. Elle [la volonté] est morte quant à son propre, mais elle ne fut
jamais plus vivante : elle vit en Dieu, non de la première vie, ou d’une vie
qui lui soit propre, mais d’une vie que Dieu lui communique, qui n’est autre
que Sa propre vie et Sa volonté. … Et c’est alors qu’elle participe aux
qualités de Dieu, qui est de se communiquer aux autres, ou plutôt, c’est comme
une rivière qui, s’étant perdue dans un grand fleuve, suit sa course et n’en
suit point d’autre...
... Ceci,
loin d’être une chose forgée par l’imagination, est toute l’économie de la
Divinité hors d’Elle-même. C’est la fin et de la création, et de toutes
religions, qui n’ont été établies de Dieu que pour conduire l’homme en Dieu
même, comme les lits de chaque fleuve sont pour les perdre dans la mer. C’est
tout le travail de Dieu sur Ses créatures, c’est toute la gloire qu’Il en peut
et doit tirer. Tout ce qui n’est point cela, sont des moyens ou éloignés, ou
plus proches, mais ce n’est point ni notre fin ni notre essentielle béatitude.
Lettre [D.3.74].
On m’a lu votre
lettre, monsieur. … Il faut devenir enfant après avoir été homme. Il faut plus,
car il faut renaître de nouveau afin de devenir une nouvelle créature en
Jésus-Christ. Mais avant ce temps, il faut que tout ce qui est du vieil homme
soit détruit, savoir la propriété, l’amour de la propre excellence, enfin tout
amour propre, ce qui s’entend de tout ce qui nous concerne et qui a rapport à
nous, quel qu’il soit. Le petit enfant se laisse porter où l’on veut : si
son père le couche sur un fumier, il n’y pense pas, il n’en sait pas même faire
le discernement, il y dort comme dans son berceau, abandonné qu’il est aux
soins de son père. Abandonnez-vous donc en la main de Dieu avec un grand courage...
Une mise en garde vis-à-vis du
« sentiment » et surtout des voies extraordinaires préconisées par le
prophétisme de certains jeunes émigrés protestants, - considérés comme des
martyrs après la terrible répression qui suivit la guerre des Cévennes, et qui
firent le tour d’Angleterre et d’Écosse, inspirés par les annonces publiques
des prophètes de l’Ancien Testament -, confirme la sobriété de Madame Guyon :
Lettre [D.2.111].
Il y a deux
sortes de goûts, celui du fond et celui du sentiment. Il est de la dernière
conséquence pour vous et pour les autres que vous ne vous conduisiez pas par le
dernier. … N'allez donc jamais par ce que vous sentez ou ne sentez pas. Mais
allez par un je ne sais quoi qui, bien que sec, détermine d'abord et ne laisse
nulle hésitation. Il détermine sans goût et sans lumière de la raison parce
qu'il détermine par la vérité de Dieu. Comme vous n'êtes pas par état dans la
pure lumière de Dieu, et qu'il s'en faut bien, vous ferez souvent des fautes
là-dessus. Mais à force d'en faire, vous vous accoutumerez à la nue opération
de Dieu, non seulement pour être dépouillé, mais pour être agi. Hors de là,
tout est méprise.
Lettre [D.4.124].
… Le règne de
Dieu ne viendra point par aucun bruit extérieur, mais l’Esprit Saint,
étant répandu par tous nos cœurs, préparera par l’onction de sa grâce le règne
de Jésus-Christ. La plupart des recueillements des personnes agitées comme cela
[les jeunes cévenols] ne sont qu’un bandement et une occupation forte de la
tête et du cerveau pour contraindre leur entendement à la cessation, et ces
personnes-là ont un recueillement plutôt d’assoupissement. Ce que nous appelons
vrai recueillement n'occupe point la tête, mais c'est une tendance du cœur, ou
plutôt de la volonté vers Dieu, qui fait que la volonté étant toute occupée de
son Dieu, à L'aimer, à Le goûter, ne fait plus aucune attention à ce qui se
passe dans l'esprit et en est comme entièrement séparée.
Vous pouvez
tirer de là, mon cher frère, que toutes ces voies extraordinaires, quand même
elles seraient vraies, ne pourraient nous unir au Souverain Bien, puisqu'il est
bien éloigné de consister en ces choses. L'état de ces prophètes ne peut donner
ce qu'on appelle un véritable silence intérieur. Ce que j'appelle silence
intérieur est quelque chose de si tranquille, de si paisible, de si un, qu'il
ne peut compatir avec aucune agitation corporelle, puisqu'une personne même qui
possède ce silence intérieur dans les plus violentes douleurs ne donne aucune
marque d'agitation, et peut se plaindre comme un enfant, mais ne s'agitera
jamais. Saint Jean dit en l'Apocalypse qu'il se fit un grand silence au ciel
[Ap 3, 1]. Lorsque ce silence est fait dans l'âme, il se communique
jusqu'au-dehors. Il y a deux sortes de silence extérieur : 1° l'un, que nous faisons
nous-mêmes par pratique en nous imposant une suppression de toutes paroles. Ce
silence, quoique bon, n'est pas pareil à : 2° l'autre silence qui vient [du
silence intérieur] et qui est opéré par le silence intérieur. Dans le premier,
c'est nous qui nous taisons ; dans le second, c'est l'amour qui fait taire, et
l'âme sent bien que, lorsqu'elle veut parler, elle s'arrache à un je ne sais
quoi qui l'attire au-dedans d'elle-même…
Achevons sur un poème rédigé en prison :
Que je suis
contente,
N'étant bonne à
rien!
Je vis sans attente
En moi de nul bien,
Mais mon Sauveur
Est seul tout mon
bonheur.
[…]
Que je suis bien
Quand je suis dans
le rien !
[…]
Dieu Se voit sans
cesse
Dans cet heureux
rien :
Là, de ses
richesses,
On n'usurpe rien.
Tout est pour
Lui :
Sagesse, force,
appui.
L'esprit se promène
Dans Son vaste
sein,
Sa grâce l'entraîne
Selon Son
dessein :
Car pour le rien,
Il n'est ni mal ni
bien. [53]
[…]
La perte la plus
extrême
N'est pas trop
grande à mon gré.
Je suis défait de
moi-même
Et je vis en
liberté.
Enfin j'ai tout ce
que j'aime,
Et j'aime tout ce
que j'ai. [54].
Très cultivé, il est en relation avec le français
Gassendi comme avec le cardinal italien Bona. Il rencontre madame Guyon en 1685
et donne un avis positif sur son Moyen court. [55]. Sa
propre Pratique facile pour élever l’âme à l’oraison est mise à l’index en
1688. Rentré dans le silence, il reprend alors ses activités intellectuelles et
charitables et meurt en renom de sainteté, très apprécié de ses concitoyens. Il
« souligne fortement l'impuissance de la raison à connaître Dieu tel qu'il
est, comme celle du langage humain, y compris de l'Écriture[56] » :
Il n'y a que Dieu
qui s'explique à l'âme d'une manière ineffable, qui ne tient ni de la parole,
ni de la pensée humaine, qui, sans se faire comprendre, nous fait au moins
sentir qu'il est incompréhensible... C'est une lumière qui provient de la foi,
ou pour mieux dire, c'est la foi même qui devient lumineuse » (1ere
partie de la Pratique, n. 15).
Cette foi est pure lumière, mais ténèbre pour la
raison :
La contemplation
est une ignorance, parce que c'est une abnégation de toutes les connaissances
humaines, un silence des sens et de la raison ; mais cette ignorance est docte
parce qu'en niant tout ce que Dieu n'est pas, elle renferme tout ce qu'il est
(12e Entretien, p. 146).
Le confesseur de Catherine de Bar, Épiphane Louys, a
été influencé directement par Malaval dans ses Conférences mystiques sur le
recueillement de l'âme. Il en est de même de son disciple Michel La Ronde. Mais
l’influence de Malaval sur son contemporain Molinos ou sur sa cadette madame
Guyon demeure hypothétique[57].
1719
Pierre Poiret (1646 - 1719)
Pierre Poiret est l’éditeur grâce auquel furent
sauvées les œuvres de Bertot et en grande partie celles de Madame
Guyon dont l’ensemble forme quarante-trois volumes. Sans son labeur, le
témoignage de J.-M. Guyon serait très réduit. Il venait ainsi couronner son
entreprise éditoriale, l’ensemble représentant une excellente bibliothèque
mystique d’une centaine de volumes [58].
Issu de manuscrits, ce travail considérable a été possible par la contribution
d’une équipe : un cercle spirituel entourait Poiret dans la plus grande
discrétion.
Ce pasteur protestant est l’exact contemporain de
Jeanne Guyon, la précédant de deux ans, mourant deux ans après elle. Originaire
de Metz, orphelin de père aidé par la communauté réformée locale qui avait mis
sur pied des écoles, remarqué par un pasteur, embauché comme précepteur, il
poursuit ses études avec acharnement. Étudiant en théologie à Bâle et
Heidelberg, il est pasteur à vingt-trois ans et marié l’année suivante. Après
sa découverte de Descartes, il lit les mystiques rhénans. Gravement malade à
vingt-huit ans, il connaît le déferlement de la guerre dans le Palatinat. Il
achève son travail sur la philosophie cartésienne et vit une crise
spirituelle. Conquis par la lecture d’ouvrages d’ Antoinette Bourignon, une
mystique assez excentrique, il part pour Amsterdam âgé de trente ans.
Fidèle disciple d’ « A.B. » pendant quatre ans, jusqu’à sa mort,
il travaille pendant six ans à l’édition de ses œuvres (soit dix-neuf volumes,
dont il rédige lui-même une partie), puis à leur introduction. « Homme d’une
grande culture et formé par un sérieux ministère pastoral » [59], il
édite d’autres mystiques ainsi que des œuvres personnelles qui le rendront
estimable aux yeux d’un Leibnitz et lui laisseront une place parmi les
cartésiens du siècle. À quarante-deux ans, il s’installe à Rijnsburg,
village près de Leyde, où Spinoza vécut, et où les Collégiants,
protestants marginaux, se réunissaient. Il y vivra plus de trente ans jusqu’à
sa mort à 73 ans. « Poiret eut auprès de lui, au moins pour les quinze
dernières années de sa vie, une modeste équipe de quelques fidèles amis ... ils
tentent de vivre dans les voies intérieures ... On reçoit des nouvelles
d’autres groupes pieux, par exemple des amis qui entourent madame Guyon,
d’elle-même, de ses disciples écossais ou suisses. Ces échanges sont à la fois
édifiants et affectueux. » [60].
Là il vécut
tranquille, s’occupant de recevoir l’illumination passive et d’écrire des
livres, détestant toute charge officielle. Là il entretint un groupe de
familiers ... Cependant jamais il ne constitua une secte ni des assemblées
religieuses ; bien plus il ne sortait même pas de la maison pour se rendre au
culte divin public ou à l’office sacré. Il supportait facilement que ses
familiers suivissent la religion qu’ils pensaient devoir suivre et qu’ils
agissent selon leur volonté.[61].
Dans son agonie,
aux prises avec ... les plus pénibles angoisses de l’étouffement ... Il
répétait continuellement que Christ était « tout en tous ».[62].
Sa pensée reste toujours pondérée dans ses rapports
avec des hétérodoxes ou des illuminés :
Il y a entre
eux (les prophètes cévenols) de très bonnes gens... croyant bonnement être
inspirés de Dieu; et c’est en cela qu’ils se trompent, de même que lorsqu’ils
se jettent sur les prédictions ... sur l’extérieur et l’extraordinaire ... Il
faut bien d’autres préparations et changemens d’état intérieur pour qu’on soit
propre à être envoyé de Dieu... [63].
Changements vécus apparemment en contradiction avec
son activité intellectuelle :
Livres, idées,
études, sont idoles et objets de jalousie plus grands devant Dieu que femmes,
viandes, richesses ; plaisirs d’étude plus dangereux que ceux des sens… [64].
Il édite cependant jusqu’à sa mort - parmi d’autres
mystiques - la vie de Renty et de Mère Elisabeth sa disciple, Bernières,
Malaval, Frère Laurent de la Résurrection, La Combe...
Il est réaliste sur les possibilités d’union des
chrétiens :
… pour ce qui est
du désir de voir quelques assemblées des enfans de Dieu, c’est au Seigneur seul
à en disposer … il est à croire qu’il veut premièrement travailler les
âmes chacune en sa dispersion avant que de les réunir ensemble [65].
Selon lui,
… la raison est
malade pour s’être détournée de Dieu et s’être enflée d’orgueil. Il s’agit donc
d’arrêter l’activité de cette raison corrompue, de la tenir humble et passive
devant Dieu qui seul pourra la guérir et l’illuminer [66].
Il commença sa carrière en philosophe cartésien, puis
… il opta pour la
mystique, mais ne se jugeait pas digne d’être appelé mystique lui-même. Il est
cependant, dans sa pensée et dans sa vie entière, l’homme d’une étrange
synthèse entre ... rigueur intellectuelle et l’effort d’abandon à une vérité
qui se révèle et qu’il faut aimer [67].
Les associés de Poiret constituent un cercle intime :
il s’agit de l’avocat van Ewijk et de sa femme, des deux frères Homfeld, de
Jean-Luc Wettstein qui a voyagé à Blois auprès de Jeanne Guyon, ce qu’il
pouvait faire, car il n’était pas pasteur, mais imprimeur des ouvrages préparés
par l’équipe.
[Madame
Guyon] s’écria : “Voilà l’homme qui publiera tous mes ouvrages”, et en effet
c’est lui qui en a procuré l’édition complète en Hollande sous le nom de
Cologne. Elle n’en avait jamais ouï parler auparavant. Dès lors ils firent
connaissance. ... On sait qu’elle en faisait un cas tout particulier. Il avait
formé en Hollande une maison patriarcale [à Rijnsburg près de Leyde], et était
fort avancé. Il passait après Fénelon pour une des premières âmes
intérieures [68].
Il eut, par son activité inlassable, une influence
considérable, non seulement par ses éditions [69]
reprises en particulier par le fondateur du méthodisme Wesley (1703-1792), mais
encore par son disciple piétiste Tersteegen (1697-1769), ce dernier connu de
Kierkegaard.
Otto Homfeld (et son frère Jodocus) appartenaient au
cercle de Rijnsburg. Originaires de l’Allemagne du Nord, ils étaient déjà liés
à Poiret en 1692, quand ils signèrent de leurs initiales des poèmes latins
d’éloge, en tête de son De Eruditione [70].
Otto fut en relation avec le Dr. Keith, Anglais, et annonça l’expédition des
livres de la maison d’édition d’Amsterdam[71]. Le
témoignage suivant de Tersteegen éclaire d’une douce lumière la fin du cercle
(la bibliothèque de Poiret sera dispersée en 1748) :
Ils vivent
contents, ils travaillent eux-mêmes le jardin ... Le frère Homfeld, qui est de
Brême, est âgé de 77 ans, et le fr. Wetstein qui est natif de Bâle âgé à peu
près de même, il est frère du Wetstein Marchand Libraire à Amsterdam tant
renommé ... Le troisième frère est Israel Norraüs, il est Suédois de
naissance ... Le frère Homfeld est devenu par la vieillesse, mais plus
encore par la grâce de Jésus, un petit enfant simple et doux ... Il a été un
savant homme [le traducteur en latin de l’Oeconomie Divine de Poiret]. À
qui le questionne, il répond « je ne suis rien » [72].
1720
Claude-François Milley (1668 - 1720)
Le frère de l’historien Bremond lui a consacré une
biographie attachante, éditant une moitié de ses lettres dont se détachent
celles adressées à la mère de Siry[73].
Cette dernière figure, qui fut supérieure de la Visitation de Caen (la ville de
Bernières), reste à étudier [74]. Le
jésuite vécut en Provence, assurant les emplois ordinaires de l’enseignant, du
prêcheur et du confesseur successivement à Apt, Embrun, Aix, Nîmes. Il
rencontra à Apt la visitandine qui l’orienta mystiquement ; il devint
« messager de la voie d’abandon », en cela proche de l’esprit qui
animera J.-P. de Caussade à une époque où la réserve vis-à-vis de la mystique
“s'étendait même aux ouvrages des Saints canonisés [75]”.
Résidant à Marseille à partir de 1710, il se dévouera
lors de la grande épidémie de 1720, y laissant sa vie, seul religieux cité
nommément dans le mémorial qui rappelle l’héroïsme de quelques-uns :
« Milley, jésuite, commissaire pour la rue de l’Escale, principal foyer de
la contagion », quartier populaire qui fut interdit et barricadé pendant
cette peste.
Soyez d’une
indifférence qui aille jusqu’à vous oublier et à ne pas jeter un regard sur
vous, si ce n’est pour y voir Dieu que vous portez en vous.104
Je le demande ce
rien et je le souhaite de tout mon coeur… je ne trouve point de plus doux parti
que de fermer les yeux sur ma faiblesse et mes chutes, et de me jeter à corps
perdu dans cet abîme sans fond de la divinité.179
L’amour divin … ne
peut se sentir, quand il est bien pur. 183
Résolu de me
laisser aller à l’aventure … Je me suis jeté à corps perdu je ne sais où, je
demeurerai là…195
Ce je ne sais quoi
… c’est ce qu’on appelle la Présence de Dieu dans l’intime de l’âme. Cela n’est
pas fort sensible, mais les effets le sont … regardez ce rien perdu dans
l’immensité de Dieu d’où vous ne sauriez sortir que par les fautes
volontaires et considérables. 206
La seule pensée
qu’on n’est qu’un petit atome perdu dans cette immensité … qu’un petit rien
réuni à ce tout unique … opère plus …que toutes les pratiques … Quelle témérité
de prétendre par son opération et son travail arriver à ce terme invisible et
insensible… comme un insensé qui veut construire une échelle pour monter au
soleil. 213
Jamais nous ne
sommes assez persuadés de notre impuissance pour le bien et de
l’inutilité de tous nos efforts, c’est pour cela que nous voulons
toujours les y faire entrer pour quelque chose ; mais c’est aussi pour
cela que (268) Dieu, pour nous en faire voir l’inutilité, renverse tous nos
projets et nous laisse dans le vide 269 le pays des âmes perdues267
Aussi ne devez-vous
plus vous regarder que comme une ombre que Dieu anime, sous laquelle Il se rend
sensible… 348
C’est le néant,
c’est le rien, c’est / Milley, Jésuite. 391
1733
James (1645-1726) et Georges Garden (1649-1733)
L'oraison funèbre
de Scougal fut prononcée par George Garden, qui, avec son frère James, défendit
jusqu'en 1730 la religion intérieure qui caractérise les ouvrages de Leighton
et The Life of God. Cela n'empêcha pas les Garden, épiscopaliens et
jacobites d'Aberdeen (les deux termes étaient en Écosse à peu près synonymes),
d'accorder beaucoup d'importance à la liturgie et d'employer le Prayer-Book de
Laud. Mais rien ne les choquait plus que la dogmatique scolastique des
presbytériens dominants. James Garden l'attaqua en 1699 dans un discours
universitaire qui provoqua un bruyant scandale : Theologia Comparativa,
« sur le vrai et solide fondement de la théologie pure et pacifique ». Or, il
fut bientôt répandu dans toute l'Europe grâce aux soins de Pierre Poiret, qui,
par son immense activité d'éditeur, a fait plus que personne pour la diffusion
de la mystique hétérodoxe ou catholique. George Garden plaçait aussi très haut
saint Bernard, François de Sales, Renty et Pascal, mais, comme Pierre Poiret,
il se réclamait encore davantage d'Antoinette Bourguignon (1616-1680), qui, du
catholicisme, était passé à une espèce de quakerisme : le ministre d'Aberdeen
consacra entre 1697 et 1708 son temps et sa fortune à traduire et à distribuer
la plupart de ses oeuvres. Dans une Apology en sa faveur qui suscita de
violentes polémiques, il louait son sens du divin et son insistance sur l'amour
de Dieu, hors duquel il n'est pas de vertu. II n'approuvait pourtant pas toutes
ses bizarreries et, à partir de 1710, son admiration, comme celle de Poiret
lui-même, s'adressa surtout à madame Guyon [76].
Leur théologie commune à tous deux distingue l’amour
visant à une présence immédiate de Dieu, bien au-delà de tous les moyens et
ministères. Les frères Garden sont au centre du réseau des « Mystiques du
Nord-Est. »
[77].
L’essence de la
religion … consiste seulement dans l’amour de Dieu … parce que Dieu se suffit à
lui-même… (11).
Il existe toute
sorte de moyens pour rétablir la charité, mais quelques-uns sont nécessaires,
sûrs et infaillibles, d’autres sont nécessaires, mais ni sûrs ni infaillibles…
Au premier rang sont la foi en Jésus-Christ le médiateur … finalement le
sevrage du cœur de tout amour impur… Au second rang sont les Écritures… Au
troisième … les pasteurs, les sociétés religieuses, les églises, les sacrements…
(53)
Georges Garden, âme mystique, ami d’Henry Scougall,
fut attaché à l’église cathédrale d’Old Machar. Refusant de se cacher, il fut
emprisonné lorsque les presbytériens déposèrent des ministres épiscopaliens,
puis s’échappa en Hollande et fit des études médicales à Leyde.
Poiret réussit alors à l’intéresser à madame
Guyon : ainsi son influence atteignit la lointaine Écosse [78].
Georges se trouvera à Blois à son lit de mort. Il ne retourna en Écosse qu’en
1720. Resté célibataire, il traduira John Forbes, auteur d’un journal
spirituel. Wettstein, éditeur hollandais ami de Poiret, déclare qu’il n’a
jamais connu quelqu’un de plus doux, modeste, ayant plus de bonté fraternelle[79].
Dans un échange de lettres provoqué par l’arrivée en Écosse des prophètes
français camisards, la pensée profonde de Georges apparaît dans plusieurs
conseils adressés à un correspondant un peu trop enthousiaste de ces
derniers [80] :
6. Pour ceux qui
s’adonnent à la prière du silence, il est [pré]supposé que leurs sens, appétits
et passions sont en grande part mortifiés et soumis … sinon ils peuvent être
conduits à une fausse quiétude qui ne purifie pas le cœur, mais l’expose à
l’illusion.
7. La prière de
silence étant détournement de l’âme de la compréhension de toutes les créatures
et de toutes leurs images, et se fixer par pure Foi sur Dieu, suprême Vérité et
Bien, comme il est en Lui-même infiniment au-delà des conceptions de toute
créature, par un amour ardent de la suprême et sans limite et incompréhensible
beauté [lovelyness], la grande Fin de tout ceci doit être enracinée dans
l’espoir et l’amour divin … Celui qui prie de cette façon n’attend aucun discours,
ni mouvements, ni lumières extraordinaires, ni autres miracles. Et ne désire
aucune autre chose sinon de toujours croire en Dieu profondément et fermement,
d’espérer en lui et de l’aimer dans le temps et durant l’éternité sans
changement.
8. Mais si de
telles âmes ont à quelque moment des lumières et conditions extraordinaires sur
des choses particulières, ils ne sont pas mariés avec elles, parce qu’ils
savent que ce qui est connu, possédé et senti ici bas n’est pas Dieu…
9. L’état ordinaire
d’une âme qui est sur le point d’acquérir la prière silencieuse, est un état de
foi pure et obscure. Il ne connaît pas Dieu, il ne le sent pas. Nuages et
obscurité l’entourent. Il est placé comme dans une terre sèche et assoiffée où
il n’y a pas d’eau : et cependant il est encore plus assoiffé et affamé de
Dieu et de la prière et ses dégoûts des choses temporelles s’accroissent,
tandis qu’il lui semble n’avoir ni vertu et ne pas aimer Dieu. Et ceci est sa
vraie purification, pas simplement des images et de l’amour des choses
corporelles, mais de soi, de l’amour-propre, de la complaisance en soi-même, de
la recherche de soi-même…
1751
Jean-Pierre de Caussade (1675 - 1751).
Ce jésuite a été considéré comme le dernier grand
mystique catholique de l’époque classique et on lui a longtemps attribué
L’Abandon à la Providence divine. Cet écrit court, mais de grande
importance mystique est resté très longtemps manuscrit : nous en présentons des
extraits en entrée séparée, placés à la date de la disparition de son réviseur
afin de respecter une association traditionnelle ; mais “l’image d’un Caussade
auteur spirituel majeur, construite par le P. Ramière [au XIXe siècle]
et consolidée par le P. Olphe-Galliard [au siècle dernier]n’a pas résisté à
cette mise à plat” [81]. En fait il ne reste guère d’écrits qui puissent lui
être attribués, mais nous conservons l’entrée à son nom : seul ancrage reconnu
jusqu’à très récemment [82].
Jean-Pierre de Caussade fait son noviciat à Toulouse à
dix-huit ans et devient prêtre enseignant à vingt-neuf ans. À quarante-neuf
ans, on le retrouve missionnaire à Beauvais puis il arrive en Lorraine à l’âge
de cinquante-quatre ans : à temps pour recevoir l’influence de la Mère de
Bassompierre (1656-1734). Il dirige la soeur de Rosen (1675-1754). Déplacé deux
ans plus tard à Albi, il revient bientôt en Lorraine, froide région qu’il
quitte définitivement à soixante-quatre ans pour mourir fort âgé douze ans plus
tard.
Redécouvert au XIXe siècle par Ramières [83] puis
à notre époque par l’oeuvre de M. Olphe-Galliard [84],
nous lui attachons ici la Manière courte et facile pour faire l’oraison en foi,
opuscule fort proche du Moyen court. Influence qui s’explique par le séjour de
madame Guyon au couvent des Visitandines de Meaux en 1695 et par l’estime
étonnante dont elle avait reçu dans des conditions dramatiques les témoignages
écrits de la part de la supérieure et des religieuses. Car plus tard à Nancy :
Le P. de Caussade
est en rapport à l’automne 1729 avec la Mère Françoise-Ignace de Bassompierre,
ancienne supérieure de la Visitation de Meaux de 1718 à 1734 […] C’est par elle
que la bibliothèque du monastère nancéien s’était enrichie d’un recueil
d’opuscules spirituels manuscrits parmi lesquels Caussade retint le texte
intitulé : Manière courte et facile pour faire Oraison en foi […]
Jacques le Brun, qui en a scruté le texte, nous amène à la conviction que nous
sommes en présence d’une note émanée du milieu influencé par les écrits de
Madame Guyon, si ce n’est d’elle-même[85].
A. Rayez précède et supporte cette explication dans
son édition des Considérations... de P. de Clorivière, autre auteur jésuite qui
reprenait le Moyen court. La manière courte et facile conclut l’œuvre éditée en
1741 de Caussade ce qui indique l’importance qu’il lui attribue[86].
Nous adoptons le texte du fonds de la Visitation de Nancy [87]:
1. Il faut
s'accoutumer à nourrir son âme d'un simple et amoureux regard en Dieu, et en
Jésus-Christ, et pour cet effet la séparer doucement du raisonnement, du
discours, et de la multitude d'affection pour la tenir en simplicité et
l'approcher ainsi de plus en plus de Dieu « son souverain
bien » son premier principe et sa dernière fin.
2. La perfection de
cette vie consiste en l'union avec notre souverain bien, et tant plus la
simplicité est grande, l'union est aussi plus parfaite. C'est pourquoi la grâce
sollicite intérieurement ceux qui veulent être parfaits à se simplifier pour
être enfin rendus capables de la jouissance de l'un nécessaire, c'est-à-dire de
l'unité éternelle […]
3. La méditation
est fort bonne en son temps, et fort utile au commencement de la vie
spirituelle; mais il ne faut pas s'y arrêter, puisque l'âme par sa fidélité à
se mortifier reçoit pour l'ordinaire une oraison plus pure que l'on peut nommer
de simplicité, qui consiste dans une simple vue, regard ou attention amoureuse
en foi vers quelque objet divin, soit Dieu, ou quelqu'une de ses perfections,
soit Jésus-Christ, ou quelqu'un de ses mystères, ou quelques autres vérités
chrétiennes. L'âme quittant donc le raisonnement, se sert d'une douce
contemplation qui la tient paisible, attentive et susceptible des opérations et
impressions divines que le Saint-Esprit lui communique : elle fait peu, et
reçoit beaucoup : son travail est doux et néanmoins plus fructueux : et comme
elle approche de la source de toute lumière, de toute grâce et de toute vertu,
on lui en élargit davantage.
4. La pratique donc
de cette oraison doit commencer dès le réveil en faisant un acte de foi de la
présence de Dieu, qui est partout, et de Jésus-Christ, les regards duquel quand
nous serions abîmés au centre de la terre ne nous quittent point. Cet acte est
produit d'une manière sensible et ordinaire comme qui dirait intérieurement :
Je crois que mon Dieu est présent ; ou c'est un simple souvenir de foi qui se
passe d'une façon plus pure et plus spirituelle de Dieu présent.
5. Ensuite il ne
faut pas se multiplier à produire plusieurs autres actes ou dispositions
différents, mais demeurer simplement attentif à cette présence de Dieu, exposé
à ses divins regards, continuant ainsi cette dévote attention ou exposition
tant que Notre Seigneur nous en fera la grâce, sans s'empresser à faire
d'autres choses que ce qui nous arrive, puisque cette oraison est une oraison
avec Dieu seul, et une union qui contient en éminence toutes les autres
dispositions particulières et qui dispose l'âme à la passivité, c'est-à-dire
que Dieu devient le seul maître de son intérieur et qu'il y opère plus
particulièrement qu'à l'ordinaire : tant moins la créature travaille, tant plus
Dieu opère puissamment; et puisque l'opération de Dieu est un repos ou son même
repos, l'âme lui devient donc semblable en cette oraison, y reçoit aussi des
effets merveilleux; et comme les rayons du soleil font croître, fleurir et
fructifier les plantes, ainsi l'âme qui est attentive et exposée en
tranquillité aux rayons du Soleil de justice en reçoit mieux les divines
influences qui l'enrichissent de toutes sortes de vertus. […]
20. Il faut se
récréer dans la même disposition pour donner au corps et à l'esprit quelque
soulagement, sans se dissiper par des nouvelles curieuses, des ris immodérés,
ni aucune parole indiscrète, etc.; mais se conserver libre dans l'intérieur,
sans gêner les autres, s'unissant à Dieu fréquemment par des retours simples et
amoureux, se souvenant qu'on est en sa présence, et qu'il ne veut pas qu'on se
sépare en aucun temps de lui et de sa sainte volonté.
C'est la règle la
plus ordinaire de cet état de simplicité : c'est la disposition souveraine de
l'âme, qu'il faut faire la volonté de Dieu en toutes choses. Voir tout venir de
Dieu, et aller de tout à Dieu, c'est ce qui soutient et fortifie l'âme en
toutes sortes d'événements et d'occupations, et ce qui nous maintient même dans
la possession de la simplicité. Suivre donc toujours la volonté de Dieu, à
l'exemple de Jésus-Christ, et uni à lui comme à notre chef, c'est un excellent
moyen d'augmenter cette manière d'oraison, pour tendre par elle à la plus
solide vertu et parfaite sainteté.
21. On doit se
comporter de la même façon et avec le même esprit, et se conserver dans cette
simple et intime union avec Dieu, dans toutes ses actions […]
22. […] Cette vraie
simplicité nous fait vivre dans une continuelle mort et détachement parce
qu'elle nous fait aller à Dieu avec une parfaite droiture et sans nous arrêter
en aucune créature; mais ce n'est pas par spéculation qu'on obtient cette grâce
de simplicité, c'est par une grande mortification et mépris de soi-même; et
quiconque fuit de souffrir et de s'humilier et de mourir à soi-même n'y aura
jamais d'entrée : et c'est d'où vient qu'il y en a si peu qui s'y avancent,
parce que presque personne ne se veut quitter soi-même, faute de quoi on fait
des pertes immenses, et on se prive des biens incompréhensibles […]
23. Il ne faut pas
négliger la lecture des livres spirituels; mais il les faut lire en simplicité,
en esprit d'oraison, et non pas par une recherche curieuse : on appelle lire de
cette façon, quand on laisse imprimer dans son âme les lumières et les sentiments
que la lecture nous découvre, et que cette impression se fait plutôt par la
présence de Dieu que par notre industrie. […]
25. Il ne faut pas
oublier qu'un des plus grands secrets de la vie spirituelle est que le
Saint-Esprit nous y conduit non seulement par les lumières, douceurs,
consolations, tendresses et facilités; mais encore par les obscurités,
aveuglements, insensibilités, chagrins, tristesses et révoltes des passions et
des humeurs […]
Voici exprimé en
langage simple et direct quelques passages extraits des Lettres spirituelles[88] :
Imitons le saint
archevêque de Cambrai [Fénelon] qui dit de lui-même : « Je
porte tout au pis aller ; et c’est au fond de ce pis aller que je trouve
ma paix dans l’entier abandon. » [67]
[…] À force de
laisser tomber les pensées inutiles on parvient à une sorte d’oubli général de
toutes choses, en sorte que, durant quelque temps, on passe ses journées
entières sans penser, ce semble, à rien, comme si on était devenu stupide.
Souvent même Dieu met certaines âmes dans cet état qu’on appelle le vide de
l’esprit et de l’entendement ; cela s’appelle encore être dans le rien.
[…] Ce grand vide de l’esprit en produit souvent un autre encore plus
pénible : c’est celui de la volonté ; en sorte que l’on n’a, ce [73]
semble, nul sentiment ni pour Dieu ni pour les choses de ce monde, et qu’on se
trouve également insensible à tout. […] Seconde mort mystique qui doit précéder
l’heureuse résurrection à une vie toute nouvelle.
Bref, du moment que
pour ne penser qu’à Dieu et ne s’occuper intérieurement que de lui seul on se
décharge ainsi de tout soin temporel et même en un sens de tout soin spirituel,
on se trouve déchargé d’une infinité d’inquiétudes, de désirs, de craintes, de
pensées inutiles et affligeantes, de mille retours frivoles, bas et intéressés
sur soi-même. Et voilà ce qui s’appelle la parfaite liberté des enfants de
Dieu : le servir dans la latitude du cœur, ne se rien réserver, sacrifier
tout au pur amour. Et [77] voilà d’où vient dans les saints cette constante
égalité d’esprit qu’on admire, cette paix de l’âme qui, croissant tous les
jours, devient profonde comme les abîmes de la mer.
Vous me parlez de
l’oraison : non, vous n’en faites point, ma chère sœur, car c’est Dieu qui
la fait en vous. Eh ! Laissez-le donc faire, demeurez en repos, en
humilité et Action de grâce ; suivez son attrait en tout et partout ;
ne faites absolument que cela, toujours dans le vide, toujours dans le rien […]
en grande simplicité. [129]
Il ne faut vouloir
précisément que ce que Dieu veut, à toute heure, à tout instant, pour toutes
choses. Et voilà le plus sûr et le plus court chemin de la perfection, et j’ose
dire l’unique : tout le reste est suspect d’illusion, d’orgueil et
d’amour-propre. [177]
~1751 L’Abandon à la Providence
divine
L’Abandon à la Providence divine est largement lu par
nos contemporains, aux États-Unis comme en France. Nous sommes ici devant une
résurgence en milieu catholique, avec quelque précaution rendue nécessaire
après l’affaire du quiétisme, de la spiritualité propre à l’école de l’amour
pur.
Son réviseur, le P. de Caussade, fut un
propagateur de l’œuvre guyonienne. Le texte a été retravaillé pour lui donner
un très beau style classique. Nous avons fournis les compléments et références
utiles à l’entrée précédente. On complétera par l’Introduction du dernier
éditeur [89].
Le
lyrique et guyonien chapitre IX :
[…][90] Action de mon Dieu, vous êtes mon
livre, ma doctrine, ma science ! En vous sont mes pensées, mes paroles, mes
actions, mes croix. Ce n'est pas en consultant vos autres ouvrages que je
deviendrai ce que vous voudrez faire de moi, c'est en vous recevant en toutes
choses par cette unique voie royale, voie ancienne, voie de mes pères. Je
penserai, je serai éclairé, je parlerai comme eux. C'est en cela que je veux
tous les imiter, tous citer, tous copier. Ce n'est faute que de savoir faire
tout l'usage que l'on peut de l'action divine qu'on a recours à tant de moyens.
Cette multiplicité ne peut donner ce qu'on trouve dans l'unité d'origine, dans
laquelle chaque instrument trouve un mouvement original qui le fait agir
incomparablement. […]
L'immense action
qui, dans le commencement des siècles et jusqu'à la fin, est toujours la même
en soi, s'écoule sur tous les moments, et elle se donne dans son immensité et
identité à l'âme simple qui l'adore, l'aime et en jouit uniquement. Vous seriez
ravie, dites-vous, de trouver une occasion de mourir pour Dieu. Une action de
cette force, une vie de cette manière (144) vous seraient agréables : tout
perdre, mourir délaissée, se sacrifier pour les autres, ces idées vous charment.
[…]
Il me semble,
action divine, que vous m'avez dévoilé votre immensité, je ne fais plus de
démarches que dans votre soin infini. Tout ce qui coule aujourd'hui de vous,
coula hier. Votre fonds est le lit de torrent de grâces qui se répand incessamment
: vous les soutenez, vous les agitez. Ce n'est donc plus dans les bornes
étroites d'un livre, d'une vie de saints ou d'une idée sublime que je dois vous
chercher. Ce ne sont là que des gouttes de cette mer que je vois répandue sur
toutes les créatures. L'action divine les inonde toutes. Ce sont des atomes qui
disparaissent dans cet abîme. Je ne chercherai plus cette action dans les
pensées des personnes spirituelles, je n'irai plus demander mon pain de porte
en porte, je ne leur ferai plus la cour. […]
O Amour, faut-il
que cela soit ignoré et que vous vous jetiez pour ainsi dire à la tête de tout
le monde avec toutes vos faveurs, et qu'on vous recherche dans les coins et
recoins où l'on ne vous trouve pas ? Quelle folie de ne point respirer dans
l'air, de chercher où mettre les pieds en pleine campagne, de ne pas trouver
d'eau dans le déluge, de ne pas trouver Dieu, de ne pas le goûter, de ne pas
recevoir son onction en toutes choses ! Vous cherchez des secrets (146) d'être
à Dieu, chères âmes ? Il n'y en a point, sinon celui de se servir de tout ce
qui se présente. Tout mène à cette union, tout perfectionne, excepté ce qui est
péché et hors du devoir. Il n'y a qu'à recevoir tout et laisser faire. Tout
vous dirige, vous redresse et vous porte. Tout est bannière, litière et voiture
commode. Tout est main de Dieu, tout est terre, air, eau divine. Son action est
plus étendue, plus présente que les éléments. Il entre en vous par tous vos
sens, supposé que l'on [n'en] use que par l'ordre de Dieu, car il faut les
fermer et résister à ce tout qui n'est point de sa volonté. Il n'y a point
d'atomes qui en vous [ne] pénètrent et ne la fassent pénétrer, cette action
divine, jusqu'à la moelle de vos os. Toutes ces liqueurs sublimes qui coulent
dans vos veines, ne coulent que par le mouvement qu'elle leur donne. Toute la
différence que cela fait dans vos mouvements, la force ou la faiblesse, la
langueur ou la vivacité, la vie ou la mort, ce sont les instruments divins qui
[l’]opèrent. Tous les états corporels sont des opérations de grâce. Tous vos
sentiments, vos pensées, de quelque part que cela vienne, tout cela part de
cette main invisible. Il n'y a ni coeur ni esprit créé qui puissent vous
apprendre ce que cette action fera en vous : vous l'apprendrez par l'expérience
successive. Votre vie coule sans cesse dans cet abîme inconnu où il n'y a qu'à
toujours aimer pour le meilleur ce qui est présent, par une parfaite confiance
en cette action qui ne peut faire par soi-même que du bien. […]
Venez, âmes
simples, qui n'avez aucune teinture de dévotion, qui n'avez aucun talent, pas
même les premiers éléments d'instruction, ni méthode, et n'entendez rien aux
termes spirituels, qui êtes étonnées et admirez l'éloquence des savants, venez
! Je vous apprendrai un secret pour surpasser tous ces habiles esprits, et je
vous mettrai si au large pour la perfection que vous la trouverez toujours sous
vos pieds, sur votre tête et autour de vous. Je vous unirai à Dieu et je vous
ferai tenir par la main dès le premier (148) moment que vous pratiquerez ce que
je vous dirai. Venez ! non pour savoir la carte du pays de la spiritualité,
mais pour la posséder et vous promener à l'aise sans crainte de vous égarer.
Venez à nous ! non pour savoir l'histoire de l'action divine, mais pour en être
les objets ; non pour apprendre ce qu'elle a fait dans tous les siècles et ce
qu'elle fait encore, mais pour être les simples sujets de son opération. Vous
n'avez pas besoin de savoir les paroles qu'elle a fait[es] aux autres pour les
réciter ingénieusement, elle vous en donnera qui vous seront
propres.
C'est là l'Esprit
universel qui s'écoule dans tous les coeurs pour leur donner une vie toute
particulière. Il parle dans Isaïe, Jérémie, Ézéchiel, dans les Apôtres. Et
tous, sans étudier les écrits des uns des autres, servent d'organes à cet
Esprit pour donner au monde des ouvrages toujours nouveaux. Et si les âmes
savaient s'unir à cette action, leur vie ne serait qu'une suite des divines
Écritures qui, jusqu'à la fin du monde, la continuent, non avec de l'encre et
le papier, mais sur les coeurs. Et [c'est] de tout cela qu'est rempli ce livre
de vie qui ne sera pas, comme l'Écriture Sainte, l'histoire de l'action divine
de quelques siècles : depuis la création du monde jusqu'au jugement, toutes les
actions, pensées, paroles, souffrances des âmes saintes seront écrites, et
l'Écriture sera alors une histoire complète de l'action divine.
La suite du Nouveau
Testament s'écrit donc présentement par des actions et des souffrances. Les
âmes saintes ont succédé aux prophètes et aux Apôtres, non pour écrire des
livres canoniques, mais pour continuer l'histoire de l'action divine par leur
vie dont les moments sont autant de syllabes et de phrases par lesquelles cette
action s'exprime d'une manière vivante. Les livres que le Saint-Esprit dicte
présentement sont des livres vivants, chaque âme sainte est un volume, et cet
écrivain céleste est une véritable révélation de l'opération intérieure
s'expliquant dans tous les coeurs et se développant dans tous les moments.
L'action divine exécute dans la suite des temps les idées que la Sagesse a
formées de toutes choses. […]
Ne voit-on (150)
pas que l'unique secret de recevoir le caractère de cette idée éternelle est
d'être un sujet souple en ses mains ? que les effets, les spéculations de
l'esprit ne peuvent rien faire de cela ? que cet ouvrage ne se fait point par
voie d'adresse, d'intelligence, de subtilité d'esprit, mais par voie passive
d'abandon, à recevoir, à se prêter, comme le métal dans un moule, comme une
toile sous le pinceau ou une pierre sous la main du sculpteur ? Ne voit-on pas
que la connaissance de tous ces mystères divins que la volonté de Dieu opère et
opérera dans tous les siècles, n'est point ce qui fait que cette même volonté nous
rend conformes à l'image que le Verbe a conçue de nous ? Que c'est le cachet ou
l'impression de ce cachet mystérieux ? Et que cette impression ne se fait pas
dans l'esprit par des idées, mais dans les facultés par abandon ? […]
Insensés que nous
sommes ! Nous admirons, nous bénissons cette action divine dans les écrits qui
vantent son histoire et, lors même qu'elle veut la continuer en écrivant sur
nos coeurs non avec l'encre, nous tenons le papier dans une inquiétude
continuelle et nous l'empêchons d'agir par la curiosité de voir ce qu'il fait
en nous et ce qu'il fait ailleurs.
1769
Gerhard Tersteegen (1697 - 1769)
Gerhard Tersteegen (1697-1769), influencé par Madame
Guyon, par l’intermédiaire de Pierre Poiret dont il est disciple, devient un
véritable maître spirituel : « Son Dieu est calme, et il crée la paix dans
l’âme de ses amis. Mais il est aussi dynamique » et façonne son serviteur
qui s’abandonne totalement à lui [91].
À partir de son illumination de 1724, travaillant en
communauté avec H. Sommer comme tisserand rubanier, ce qui rendait possible une
vie quasi monacale, « de 6 h. à 11 h., ils travaillaient ;
ils consacraient ensuite une heure à la prière privée. Le travail reprenait de
13 h. à 18 h., suivi d’une autre heure de prière. Tersteegen occupait la soirée
à la lecture ou à la traduction de textes spirituels [92]. »
Il fonda une maison communautaire, fut en contact avec
les frères de Herrnut, de Zizendorf, avec des mennonites. Il rédigea des
strophes exaltant le cœur de l’homme habité par Dieu [93],
traduisit Le Chrétien intérieur de Bernières, le Soliloquium de G. Peters, Madame
Guyon. Il apprécia enfin la spiritualité carmélitaine, ce qui est original pour
un protestant. On complétera ces brèves indications par la présentation donnée
en tête de la traduction toute récente de trois Traités spirituels [94]. Ils
incitent à se mettre en route sur le chemin de la « réalisation de la
vérité », celle-ci comprise comme une vie en union à Dieu.
Nous devons
seulement aimer, nous devons seulement être reconvertis dans l’amour ; et,
tout en étant par nous-mêmes des sarments secs, nous laisser pénétrer par la
pure et divine sève et par la force du suave amour du Christ. … [par
l’amour ] il accomplit mille bonnes œuvres, sans qu’on se demande si l’on doit
en accomplir, et il ne se soucie nullement du mérite [95].
Thomas
Kelly (1893-1941), quaker
Nous rattachons les quakers à l’École du cœur.
Indépendants vis-à-vis des rites, des structures et des théologies[96], ils
suivent leur fondateur Georges Fox pour qui on ne bavarde pas sur les
paroles du Seigneur, on les met en pratique.
Des quakers s’établirent à Pyrmont, petite cité où
Friedrich von Fleischbein (1700-1774) reçut en son château l’influence de
madame Guyon par sa jeune épouse Pétronille d’Eschweiler. L’un d’entre eux
souligne comment
Aubrey de
la Mottraye, en 1727, remarque la ressemblance qui existait entre le
Quakerisme et le Quiétisme de Mme Guyon et de Fénelon (dont on trouvait,
du reste, les œuvres presque dans chaque foyer quaker, tant en Angleterre qu’en
Amérique). Enfin Bossuet clame que le Quakerisme ‘est le cœur de l’hérésie’ et
le janséniste Arnauld partage son opinion[97].
Les quakers ne tentent aucune entreprise missionnaire.
Ils sont donc peu nombreux, mais toujours bien vivants après plusieurs siècles.
Leur présence est attestée ainsi par Thomas Kelly qui décrit aussi leur
pratique[98] :
La vie qui a sa source dans le ‘centre’ est une vie de paix, de calme puissance. Elle est simple. Elle est sereine. Elle est merveilleuse. Elle est triomphale. Elle est rayonnante. Elle ne demande pas de temps, mais elle nous occupe tout le temps. Elle nous propose un nouveau programme, de nouvelles victoires. Nous n’avons pas besoin de nous affoler. Dieu est au gouvernail. Et lorsque notre brève journée touche à sa fin, nous pouvons nous coucher tranquilles, en paix, car tout est bien. […]
Lorsque nous commençons à pratiquer la prière intérieure, nous sommes persuadés que cela vient de nous, que nous créons nos habitudes par notre volonté, mais une expérience plus mûre nous donne le sentiment d’être soutenus et enseignés, purifiés et disciplinés, simplifiés et rendus dociles à sa sainte volonté, par une force qui était en nous et qui nous attendait. Car Dieu lui-même agit dans le tréfonds de notre âme et Il prend de plus en plus la direction de notre vie, au fur et à mesure que nous consentons à Le laisser accomplir son œuvre en nous.
2. Christianisme occidental
Ce chapitre regroupe les plus
nombreuses figures de toutes car les traces de mystiques reconnus ont été
préférentiellement conservées par les structures auxquelles elles se
rattachaient. On se reportera aux imposants travaux qui les regroupent [99].
1737
Maria-Magdalena Martinengo (1687 – 1737)
Née à Brescia en territoire vénitien en 1687 au sein
d’une famille cultivée, la comtesse Margherita Martinengo da Barco entre en
1697 au monastère de Santa Maria degli Angeli en éducation comme toutes les
filles nobles. Malgré l’opposition familiale, elle entre au couvent de
capucines de Santa Maria della Neve en 1705. Elle est décrite comme vraiment
belle, avec toute la fraîcheur de l’âge « vivace e disinvolto quanto
all’esteriore », portant le tempérament, l’orgueil, l’estime propre et le
sens de la dignité propres aux nobles Martinengo :
è dotata di un’intelligenza acuta … disposizione
alla speculazione … una memoria davvero prodigiosa… eccessivo controllo de se …
Non è istintivamente indulgente: sono molteo severi i giudizi che Maria
Maddalena dà del mondo claustrale femminile e dei suoi confessori, invadenti e
onnipotenti, prima e dopo l’ingresso alle cappuccine. 103-104 [100].
Quando poi lo spogliamento va' più oltre e che l'Anima si sente incapace di
far atto alcuno e se lo fa' né men si sente di farlo per la grande oscurità
dell'intelletto, anche in queste strette deve fermarsi in quell'atto di
rassegnazione in Dio, star li alla sua Divina Presenza, ancor che non la senta
né abbia gusto alcuno: non importa! I gusti di Dio non son Dio; i lumi e le
cognizioni di Dio non son Dio, ma l'esequir la sua Santissima Volontà val tanto
quanto val Dio.
Ed infatti l'Anima
l'esequisce questa adorabile Volontà mentre se ne sta all'orazione in si
profonda aridità, poi che quivi non v'è gusto [262] proprio che l'aletti, ma
solo il voler esequire la Volontà di Dio anche con violenza estrema di se
stessa. Quivi li vengono a truppe le distrazioni, né si sente generosità per
scacciarle, onde s'affligge, si conturba. (1375).
Dirà ancora quattro
parole intorno a cert'Anime che caminano strada reale e pur non ostante temono.
Queste sono quell'Anime che nell'orazione non possono far atti, ma stanno
attualmente alla Presenza di Dio con un atto di viva fede. Queste
temono di star oziose e questo non è vero, anzi a me pare non esservi tempo
tanto ben impiegato quanto in questo silenzio interno, suposto perô che l'atto
o viste semplicissima della fede non abbandoni mai l'Anima, perché, se si
consumasse questo, sottentrarebbe poi l'ozio inutile, doyen-do l'Anima stare
con una continua avertenza a Dio Presente a guisa d'uno che sta ascoltando da
un'alta torre una dolcissi ma armonia.
Questa vigilanza la vole Dio dall'Anima e perché i difetti e le proprie
passioni fanno strepito interompendo il silenzio, è d'uopo svellerle sin dalle
radici, non secondando, mai le loro sfrenate voglie. Questo silenzio interno
deriva dalla troppa abbondanza delle divine Effusioni o dalla troppa penuria di
quelle, perché nell'abbondanza l'intelletto rimane ammutolito dall'ammirazione
che li cagiona la divina Grandezza contemplata, ben che nell'oscurità della
fede e pero tanto si-cura quanto il lume di Gloria. E se non permette
all'intelletto l'inoltrarsi nel scrutinio della Divina Maestà perché
l'inquisizione di cià gliela rapisce l'ammirazione, sottentra pero la volontà,
investita da un ardore divino che la consuma e insieme imparadisa. Ma chi
chiedesse all'intelletto cosa mira ed alla volontà cosa ama, non saprebbero
rispondere, giusta quelli amorosi enigmi che l'Anima amante fa con l'Amore:
"Svelami, Amor, che stravaganze io provo. 1378 [265]
Veggio, e pur non m'illustra alcun splendore;
Amo, e pur non so chi, né sento amore;
Godo, e pur nulla stringo e nulla trovo.
Quando torno al mio Centro, io non mi movo;
Quando mi pasco più, fame ho maggiore;
Quando morta son più, vita ho migliore;
Quando a tutti son tolta, a tutti io giovo.
La povertà più nuda è mia ricchezza;
La pena più profonda è gaudio mio;
La tenebra più densa è mia chiarezza.
Perdo ivi ogni ben ove son'io;
Dov'è ' mio vacuo, ivi è la mia pienezza;
Nel tutto ho nulla e in un gran nulla ho Dio.
Perdo me stessa allor che nulla io vedo;
E se al nulla m'appoggio, in Dio risiedo.
Bellisimi enigmi, ma altretanto oscuri, né io saprà il modo di spiegarli se
non impropriamente.
Dimanda quest'Anima amante al suo Divin Amore che li spieghi le stravaganze
dello stesso suo amore che li fà provare nel suo interno, mentre vede e pure si
trova all'oscuro. Questa oscurità è quella caligine nella quale entrè il Santo
Legislatore Mosé sul Monte Sinai, la quale era tanto folta ed oscura che li
tolse di vista Lutta la terra né più vedeva dove si fusse. Cosy fa Dio con
l'Anima sua diletta sposa: la fa entrare nella caligine.
[…]
Dice poi: "Né sento amore", perché l'Anima non ha più quei
grossolani modi d'amar Dio sensibilmente, ma l'ama semplicemente senza modo né
misura e per ciô dice che non sente amore, perché tutta la parte inferiore sta
digiuna né biasse cosa alcuna e questo si chiama puro amore.
Dice che gode senza stringere né trovar cosa alcuna, perché è un godimento
che non nutrisce il senso ma è tutto puro, tutto santo ed illibato. Stringe
l'Anima il suo Dio, lo possiede ed ama a simiglianza de' Beati in Gloria con
tutta purità e limpidezza.
[…]
Siegue: "La pena più profonda è gaudio mio". La pena più intima
che soffre un'Anima viatrice si è lo ritrovarsi lontana dal Sommo Bene. Ah, che
questa li è una pena si intima e penetrante, che moite volte li uscirebbe
l'Anima per lo grande spasimo! Questa pena gli è poi gaudio a cagione della
perfettissima rassegnazione che ha all'adorabile Volontà di Dio. (1378-1380).
DELLA VERA LIBERTÀ DE' FIGLIUOLI DI
DIO
PADRE 1. Gli huomini profondamente spirituali nel loro stato deiforme e
nell'eminenza dello spirito in Dio, del loro amore e del loro lume, son
santamente liberi nelle lor parole e nelle loro operazioni, senza curarsi oltre
la ragione de’ giudicii degli huomini, perché non vivono né per gli huomini né
per se medesimi, ma in Sio e di Dio. Imperoché ov’è eminentemente lo Spirito di
Dio, ivi è ancora la suprema libertà. (1407).
1775
Paolo [Danei] della Croce (1694-1775)
Le fondateur des Passioniste Paul de la Croix a eu une
vie très active de directeur mystique[101].
Nous sont parvenues, outre un exceptionnel diario, plus de deux mille
lettere ; quelques extraits en livrent le parfum[102] :
Lettere ai
laici :
Alla sig.ra
Agnese Grazi.
Circa alla cintura tenetela voi, ma se poi per vostra divozione la volete
mettere per qualche momento a qualche altra, fatelo, ma la decenza vorrebbe che
si lavasse un poco, [114] canteremo quel dolcissimo alleluia! Che sarà mai dei
nostri cuori, del nostro spirito! Quando saremo uniti a Dio piû che non è il
ferro al fuoco, che senza lasciar d'esser ferro pare perô tutto fuoco, cosi noi
saremo talmente trasformati in Dio che l'anima sarà tutta divinizzata, oh,
quando verrà questa giorno! Quando, quando verrà la morte a rompere le mura di
questa prigione! Ah, che quello sarà il giorno del nostro sposalizio, delle
nostre nozze, in cui l'anima nostra con modo altissimo si sposerà al caro Gesû
e sederà in eterno a quel celeste banchetto.
Io mi sono allungato phi del dovere. Ecco con quanta confidenza in Dio si
dilata il mio spirito col suo, ma e non è forse dovere che il povero padre
qualche volta faccia qualche sfogo di carità con i suoi figliuoli? Amiamo Dio,
facciamoci piccoli assai che Dio ci farà grandi.
Sopra tutto osservi le solite regole per fuggire gl'inganni, e massime
l'umiltà continua, disprezzo, semplicità, silenzio, rassegnazione, con tutta la
catena d'oro.
Ori per me al solito. Gesû la benedica.
Amen.
Al sig. Francesco Antonio Appiani.
[…220] Pertanto cominci a tenere questa regola: quando trova difficoltà nel
meditare ed in figurarsi il mistero cd in discorrervi sopra, se ne stia con una
attenzione amorosa alla divina maestà in pura e santa fede, tutto abissato nel
mare immenso dell'infinita bontà d'Iddio. S'avvezzi al sacro riposo amoroso in
Dio, se ne stia in un sacro silenzio, riposandosi nel seno divino del sommo
Bene. Svegli solamente il suo spirito con qualche slancio amoroso, per esempio:
Oh bontà! Oh amore! e poi seguiti a starsene in santa pace in Dio, in silenzio
sacro. Oh, che grande orazione è questa! Dio le insegnerà. Quando poi puô
meditare, mediti pure, ma con spirito riposato, senza sforzi. […] Paolo Danei.
Al sig. Francesco Antonio Appiani. 14 agosto 1736.
[…223] Quella oscurità di mente che lei prova è segno evidente e chiaro che
Dio la vuol tirare assai per via di fede. Il giusto vive di fede. Justus enim
meus ex fade vivit. Adunque, quando si trova in queste tenebre che lei non puè
meditare se ne stia con pace in attenzione amorosa a Dio senza discorso
dell'intelletto, solamente se ne stia riposato in Dio in un sacro silenzio
d'amore, succhiando quel dolcissimo latte dalle [fonti] della infinita carità
di Dio. Porti il suo punto da meditare, ma se non puè meditare corne prima,
lasci. Una parola amorosa basta a tenere un'anima in orazione molto tempo, e
vedo che Dio la vuole tirare per questa via.
Al sig. Tommaso Fossi. 25 giugno 1768.
[…336] In quanto aile grazie straordinarie ricevute, corne mi accenna,
l'avverto che tanto in queste, corne nelle altre che S. D. M. le comunicherà,
non vi si fermi, ma le riceva in semplicità e gratitudine, senza perè fermarsi
in riflessioni sopra le medesime, ma puramente in Dio, e lasciarle passare,
corne fanno gli alberi che sono piantati alla riva delle acque correnti,
ricevono fermi l'inaffiamento delle acque e le lasciano passare, stando essi
fermi ove sono piantati, cosi l'anima deve ricevere l'impressione di quei doni,
ma senz'altra riflessione deve starsene immobile in Dio che è il sovrano
donatore, altrimenti fermandosi in riflessioni sopra i doni e le dolcezze ecc.
è in gran pericolo di illusione ecc.
Allo stesso 29. Diciembre 1768.
[…338] Or questa è quella morte mistica che io desidero in lei; e siccome
nella celebrazione dei divini sacrosanti misteri, ho tutta la fiducia che sarà
rinato in Gesù Cristo ad una nuova vita deifica, cosi bramo che muoia in Cristo
misticamente ogni giorno più e lasci sparire tante farfalle che le svolazzano
per la mente di cose da nulla nell'abisso della divinità, et vita tua
abscondita sit cum Christo in Deo.
Moti anni sono parlavo con un poverello infermo napoletano, e mi diceva:
Senti Padre mio, io penso in coppa ad una cosa sola. E che pensi? gli risposi
io. Ed egli: Penso in coppa alla morte. Fai bene, replicai, e gli diedi altri
salutari avvisi ecc.
P. Tommaso mio, pensa in coppa alla morte mistica. Chi è misticamente morto
non pensa più ad altro che a vivere una vita deiforme, non vuole altro oggetto
che Dio massimo ottimo, tronca tutti gli altri pensieri, benché siano di cose
buone, per averne uno solo, che è Dio ottimo, ed aspetta senza sollecitudine
ciè che Dio dispone di esso, troncando tutto ciô che è di fuori, affinché non
gli sia d'impedimento al lavoro divino che si fa dentro nel gabinetto intimo,
ove non si puè accostare creatura veruna, né angelica né umana, ma solo Dio
abita in quell'intimo o sia essenza, mente e santuario dell'anima, ove le
stesse potenze stanno attente al divin lavoro ed a quella divina natività che
si celebra ogni momento in chi ha la sorte d'essere morto misticamente.
1798
Jeanne Le Royer (1731-1798)
Oraison sans le faire exprès ![103]
1. Jamais personne ne m'a appris à faire oraison ; je crois qu'il n'y a eu que Dieu même. Dès ma tendre enfance, lorsque j'étais seule dans les champs à garder les vaches, je pensais, sans savoir que ce fût là faire oraison, et que cela était agréable à Dieu. Je m'entretenais, la plus grande partie des matinées, tantôt sur les mystères de la passion de Notre Seigneur, tantôt sur les jugements de Dieu, d'autres fois sur l'enfer, et sur tout ce qui me venait dans la pensée au sujet de Dieu. Je m'en laissais pénétrer comme si j'y avais été, sans savoir que ce fût une oraison ou une prière.
2. Je fus dans cette erreur jusqu'au temps que j'entrai en religion. Quand je voyais des religieuses être à genoux en silence, j'étais bien inquiète en moi-même de ce qu'elles faisaient. Je le leur demandai ; elles me répondirent qu'elles faisaient oraison. Cela ne me satisfit point ; je ne comprenais point ce que c'était que cette oraison là, et je ne savais quoi mettre dans cette oraison...
3. J'eus recours aux livres. J'en trouvai qui m'instruisirent comment il fallait faire. Je me dis en moi-même : Ô mon Dieu, je n'ai jamais fait l'oraison ; il faut travailler et m'appliquer à la faire ! Il y eut des fois que je m'appliquais par la force de mon esprit à suivre les pratiques ; enfin, l'oraison étant finie, que je n'étais pas encore venue à bout de suivre toute cette méthode d'oraison qu'on trouve dans les livres ; avec cela, un coeur sec comme des allumettes, l'esprit bandé, et toujours dans une sorte de violence. Je disais au bon Dieu, bien mécontente : c'est donc comme cela que vous voulez qu'on fasse oraison !
4. Il arrivait quelquefois que quand je me mettais à faire l'oraison, que j'invoquais le Saint Esprit, et que je me mettais en la présence de Dieu, notre divin Sauveur me rendait si sensible, qu'il attirait à lui mon esprit et mon entendement, et qu'oubliant toutes les méthodes d'oraison, je n'y pensais plus. Quand la supérieure donnait le signal pour sortir de l'oraison, qui, à ce qu'il me semblait, ne m'avait duré qu'un moment, je sortais cependant avec les autres, bien mécontente de mon sort. Ah ! Seigneur, disais-je, je n'ai point fait l'oraison ! Je retournais à mon travail, où j'avais l'habitude de parler fort peu, et je réfléchissais sur les principaux points qui m'avaient le plus touché dans la lecture que j'avais faite le matin ... Notre adorable Sauveur, voyant l'embarras et la peine où j'étais par rapport à l'oraison, m'en délivra lui-même et me fit connaître que j'eusse à laisser la méthode des livres. Il m'enseigna lui-même en me disant : « Réfléchissez et pensez dans votre coeur, quand vous êtes à l'oraison, et méditez-y de la manière que vous le faites en travaillant... Mettez-vous en ma présence avec humilité, invoquez l'assistance du Saint-Esprit ; je me charge de vous fournir et de vous marquez les matières sur lesquelles il faut faire l'oraison ! »
1803
Jean-Nicolas Grou (1731 - 1803)
Enseignant, traducteur de Platon, chassé de France
comme jésuite et réfugié en Lorraine puis à Avignon, il retourne à Paris sous
le nom de Le Clerc. Sa conversion mystique se produit en 1769 sous l’influence
de Françoise-Pélagie Lévêque, visitandine de la rue du Bac, qui sera sa
« mère spirituelle » jusqu’à son exil en 1792. Il achève sa vie en
Angleterre comme directeur des familiers de T. Weld au manoir de
Lulworth, où il compose ses principaux ouvrages. Le « plus insigne
contemplatif du 18e siècle français » selon Bremond définit la
voie intérieure passive comme « un état de tendance continuelle au pur
amour » ce qui a inquiété ses premiers éditeurs [104].
L'amour de Dieu est
une passion à sa manière, et beaucoup plus forte même que les passions
naturelles les plus violentes, puisqu'elle peut les dompter toutes. Or, le
propre des passions n'est-il pas de nous tenir toujours occupés de leur objet,
à ce point de ne vivre que pour lui, et moins en nous qu'en lui? Il en doit
être ainsi de l'amour de Dieu, il faut qu'il ramène à soi toutes nos pensées et
toutes nos affections, et que ses actes se succèdent presque sans interruption
dans notre coeur. C'est ce qu'on éprouve dans les premiers temps de la vie intérieure,
alors que tout est amour, qu'on ne respire que l'amour, et que ce sentiment
absorbe tous les autres, et cela dans les délices et de grandes douceurs. Il
serait alors impossible de compter les actes qu'on multiplie le jour et la
nuit, et qui vraiment n'en font qu'un seul par leur continuité. ...
L’amour-propre vient s’y mêler tout d’abord. C’est presque inévitable, et Dieu
le souffre pour un temps.[105].
Les âmes entre
lesquelles Dieu forme une union spirituelle, ne reçoivent pas pour elles
seules les grâces que Dieu leur fait ; elles se les communiquent, et leur
progrès dépend de leur correspondance mutuelle. Ces unions de grâces sont rares
; mais lorsqu'elles ont lieu, Dieu les fait connaître à des marques dont il
n'est pas possible, de douter. Les personnes qui en ont l'expérience
m'entendent; et comme c'est un secret que Dieu se réserve, il y aurait tout au
moins de l'imprudence à le divulguer. / Ce que j'en puis dire, c'est que ces
unions sont soumises à de saintes lois, auxquelles il faut être extrêmement
fidèle de part et d'autre. Elles se forment presque entre une âme déjà avancée
et une autre qui commence. La première se sent pressée de prier pour la seconde
: elle le fait avec une ardeur, une persévérance, et même une continuité qui
ne peut venir que de l’Esprit de Dieu. En vain, dans la crainte de
l'illusion,s’efforce-t-elle de détourner ailleurs sa pensée : elle
est ramenée sans cesse au même objet ; et cela dure jusqu’à ce que
l'âme pour qui elle prie se soit enfin rendue aux volontés de Dieu. Alors
celle-ci, par un mouvement de la grâce se met sous la direction de l’autre:
elle se sent portée à lui ouvrir son cœur avec une confiance sans réserve, à s'en
rapporter en tout à son jugement et à sa décision, et à lui obéir comme
elle ferait à Dieu même.[106].
Jésus-Christ qui
venait réformer les idées humaines, et fonder l'oeuvre de la conversion de
l'univers, non sur les richesses, ni sur la puissance. ni sur l'éloquence, ni
sur aucun moyen naturel ; mais sur la pauvreté, sur la faiblesse, sur le défaut
de science et de talents, et qui ne devait employer à l'exécution de son
dessein que des moyens surnaturels ; qui lui-même a affecté de ne montrer
dans tout son extérieur rien que de méprisable : Jésus-Christ, dis-je, ne
pouvait choisir pour ses apôtres que des hommes qui lui ressemblassent,
pauvres, sans lettres, sans crédit, dépourvus de toutes les choses qui dans le
monde attirent l'estime et la considération. Il fallait que Dieu seul parût
... / Il les prit la plupart dans une profession vile, grossiers, ignorants,
sans éducation : il exigea que, pour le suivre, ils renonçassent au peu qu'ils
possédaient et qu'ils sacrifiassent jusqu'au désir de rien acquérir. Il ne se
les attacha par aucune promesse humaine : et durant tout le temps qu'il fut
avec eux, il ne s’appliqua à rien tant qu'à étouffer dans leur coeur tout
germe d’ambition. Il ne leur annonça que des contradictions, des persécutions,
des souffrances, des opprobres de la part du monde déchaîné contre eux ; et il
commença par leur faire voir dans sa propre personne à quels traitements ils
devaient s'attendre.[107]
…Il met souvent
l'âme dans une oraison simple, où l'esprit n'a point d'autre objet qu'une vue
confuse et générale de Dieu : le cœur point d'autre sentiment qu'un goût de
Dieu doux et paisible, qui la nourrit sans effort comme le lait nourrit les
enfants. L’âme aperçoit alors si peu ses opérations, tant elles sont subtiles
et délicates, qu'il lui semble qu’elle est oisive, et plongée dans une espèce
de sommeil. Encore au bout de quelque temps ne lui permet-il pas d'y réfléchir,
ni même d'y jeter quelque regard. Enfin, Il la dégage d'une multitude de
pratiques dont elle se servait auparavant pour entretenir sa piété, mais qui,
comme autant d'entraves, ne feraient plus que la gêner et la retirer de sa
simplicité. / Voilà ce que Dieu fait de son côté pour simplifier une âme, et
l'introduire dans la sainte enfance. Ce qu'elle doit faire du sien est de se
tenir fidèlement dans l'état où Dieu la met ; de ne point laisser travailler
son esprit ; d'arrêter tout raisonnement, toute réflexion, toute pensée
inquiète ou curieuse ; de ne
s'appliquer à aucun sujet particulier, à moins que Dieu le lui présente ;
de ne point lire les livres spirituels pour les étudier, mais pour les goûter ;
de se conserver libre dans le cours de la journée, s'occupant uniquement de ses
devoirs, ne se mêlant point des affaires d'autrui, et ne se livrant point trop
aux siennes propres.[108].
1820
Pierre de Clorivière (1735 - 1820)
Auteur jésuite d’un traité sur l’oraison qui ne
présente guère d’originalité, mais qui donne une place à l’oraison de quiétude,
à une époque peu favorable très influencée par le dernier jansénisme, il
reprend le Moyen court et facile pour faire l’oraison en foi et de simple
présence de Dieu, attribué à Bossuet, en fait repris par Caussade d’une copie
rapportée de la Visitation de Meaux par madame de Bassompierre qui
« répond, en tout cas, à la spiritualité de l’abandon commune à plusieurs
courants spirituels du XVIIe siècle, de saint François de Sales à
Madame Guyon, en passant par l’ursuline Marie de l’Incarnation. » [109].
1852
François Libermann (1802 - 1852)
Le plus grand spirituel d’une époque aux témoignages
mystiques rares. Juif converti, il se consacra à « l’oeuvre des
noirs ». Profondes Lettres spirituelles qui tranchent avec
l’épanchement littéraire romantique[110].
…plus vous
travaillerez à obtenir cette union avec Dieu, plus il y aura de l’action
propre, et plus il y aura de l’action propre, moins il y aura de l’action de
l’Esprit-Saint …évitez l’effort …excepté quand vous sentez une impression qui
vous pousse et vous entraîne en quelque sorte…(15)
Si nous avions des
moyens puissants en mains, nous ne ferions pas grande chose de bon ; mais
attendu que nous ne sommes rien, que nous n’avons rien et ne valons rien, nous
pouvons former de grands projets…(295)
…quand la
sensibilité a disparu, quand on n’a plus que la foi pure, alors on devient
homme ; Dieu nous conduit par la foi. La foi pure suppose qu’il n’y a plus
rien de sensible pour appuyer sa conduite, et, par conséquent, on est disposé à
être privé de tout, même de direction. (381)
Lettre 299 à une
supérieure de communauté :
La Neuville, le 8
août 1843, Ma très honorée soeur,
Voici une règle
générale, qui renferme tout ce qui concerne la charge d'une supérieure : c'est
qu'on ne vient pas en religion pour être servi, mais pour servir les autres.
…
Notre domination
est une sainte servitude, vouée à Jésus-Christ et aux âmes qu'il nous confie.
Il nous l'a ordonné : Que celui qui est le premier, devienne comme le serviteur
de tous, a-t-il dit.
Mais comment faire
pour être servante, et pour que l'autorité de Jésus-Christ soit respectée ?
C'est de vous comporter comme il a fait lui-même. Ayez une conduite sainte,
modeste, grave, paisible, égale, uniforme, humble; renoncez à vous-même en tout
; ne paraissez jamais vous rechercher en rien ; soyez uniquement dépendante de
Dieu seul. En faisant ainsi, vous n'avez pas besoin de chercher l'estime de vos
sœurs ; il n'y faut même pas penser. Ne cherchez pas non plus à en être aimée,
mais aimez-les toutes tendrement et également; traitez-les avec douceur et avec
une fermeté suave, sans rigueur et sans dureté. Si vous faites cela, vous serez
aimée et estimée. Si, au contraire, vous y tenez, si vous cherchez à l'être,
quelque pures que soient vos vues, vous serez dépendante des hommes, vous ne
pourrez plus être dans l'unique dépendance de Dieu.
…
Notez bien que la
rigueur, la résistance directe aux âmes dans leurs mauvaises dispositions les
brisent, mais ne les guérissent presque jamais. Supportez le mal bien
longtemps; et si parfois, vous croyez qu'il ne faut plus le supporter,
supportez-le encore, et vous finirez par voir que vous aurez bien fait; tandis
que vous ne verrez presque jamais d'heureux résultats provenir de la rigueur et
de la résistance directe dont vous aurez usé.
Souvenez-vous de ce
que je vous ai dit à Paris : la plupart des âmes se perdent par le
découragement. C'est le mal universel, surtout parmi les âmes pieuses.
Soutenez, encouragez, et vous verrez que Notre-Seigneur viendra à votre
secours. Souvent on reprend, on poursuit une pauvre âme qui fait mal, sous le
prétexte d'empêcher une offense de Dieu; et souvent cela n'est pas vrai, c'est
par impatience qu'on agit. Nous sommes trop faibles et trop imparfaits pour
supporter les faiblesses et les imperfections d'autrui, et nous nous faisons
accroire que c'est par zèle; mais nous parvenons rarement à nous convaincre
tout à fait en cela. …
Lettre 320 à un
missionnaire :
La Neuville, le 8
mars 1844. Très cher frère,
Votre lettre m'a
rempli de compassion pour votre pauvre âme affligée.
…
Il n'est nullement
nécessaire que vous ayez, sensibles et palpables, cette présence de Dieu et
cette union avec lui. Votre volonté tend vers Dieu, cela seul devrait vous
suffire; mais il y a plus : votre esprit même est uni à Dieu dans les moments
où vous le croyez le moins. Soyez content de votre état réel, et ne cherchez
pas à vous mettre dans celui que vous imaginez; ce serait vous rendre coupable
que de faire des efforts pour cela. Vivez dans la paix et la confiance en la
miséricorde de Dieu. Bannissez les craintes et les contentions, car cela n'est
que du pur naturel. Ayez une grande liberté dans vos actions, comme cela doit
être dans toute votre âme, qui veut être à Dieu. Lorsque vous trouverez en vous
quelque chose de défectueux, humiliez-vous en paix.
Vous vous inquiétez
de ce que vous ne pouvez pas ouvrir votre âme à monsieur N..., et vous faites
mal. Je vous assure que j'étais bien sûr d'avance que, tôt ou tard, vous ne
pourriez plus avoir avec votre directeur toute l'ouverture que vous aviez ici.
Vous seriez encore avec moi que ce serait la même chose. Dans les
commencements, quand on est dans la voie sensible — et vous l'étiez encore au
noviciat, quoique cela fût un peu faible vers la fin, — on est encore dans une
voie d'enfance, on a besoin de la main d'autrui pour se conduire. C'est une
imperfection.
Notez bien : je ne
dis pas que la direction, l'obéissance et l'ouverture envers son directeur
soient une imperfection, mais le besoin qu'on en a. On s'appuie encore sur la
créature. Plus tard, quand la sensibilité a disparu, quand on n'a plus que la
foi pure, alors on devient homme; Dieu nous conduit par la foi. La foi pure
suppose qu'il n'y a plus rien de sensible pour appuyer sa conduite, et, par
conséquent, on est disposé à être privé de tout, même de direction. Il est
certain que vous êtes dans cet état, où le sensible est passé et où la foi pure
doit régner. Restez donc purement et simplement attaché à Dieu, et ne vous
tracassez pas si vous n'avez rien pour vous appuyer. Vous avez Dieu et Dieu seul
; il doit vous suffire. Cela coûte, c'est pénible, il semble que toute notre
vie est comme un fantôme, que l'âme est vide et qu'on n'a plus de vie
spirituelle et surnaturelle. On se trompe très fort; la vie intérieure devient
plus pure et plus simple. Je dis : Cela coûte ; mais seulement dans le
principe, et avant qu'on soit parvenu à la soumission et à l'abandon parfait de
son âme à Dieu.
…
Vous ne devez plus
rien avoir sur la terre pour vous soutenir : Dieu seul par la foi et la charité
pures, sans rien de sensible. La théologie servait à vous conserver dans un
repos sensible, mais le sensible est terminé pour vous.
…
Ne dites plus que
vous êtes sorti de votre état ; cela n'est pas, mais vous voulez en sortir ;
encore une fois, votre état n'est plus sensible. Suivez la marche que la divine
Bonté vous trace ; tenez-vous dans l'état où elle vous met maintenant, état qui
est le même que l'union, mais non plus une union sensible. …
1892
Charles-Louis Gay (1815-1892)
Nous citons un passage sur la croix, sujet le plus
souvent bien mal traité, sur le thème de la réparation etc. Mgr Gay s’en tire
remarquablement bien pour son siècle !
Le portement de
la Croix IV. La croix
depuis le péché est une institution divine. Comme l'arbre que l'on façonna pour
en faire la croix de Jésus fut d'abord pris dans une forêt, de même notre croix
de chrétiens a ses racines dans la nature. Encore que dans l'état de justice
originelle, l'homme ne dût ni souffrir, ni mourir, il en était pourtant
radicalement capable, et la seule grâce surnaturelle l'en exemptait par
privilège. Le privilège ôté, tout le monde souffre et meurt. […] La forme des
persécutions varie à l’infini ; au fond la persécution est notre lot à tous, Or
cela, c'est la croix, à savoir, comme nous le disions, une contradiction, une
traverse, une violence,une souffrance. Rien ne saurait empêcher que ce soit
chose amère, et quand, au cours de notre vie et au milieu de nos affaires,
cette croix nous est ou proposée ou imposée, on se sent d'abord et
instinctivement révolté comme Simon. Dans la mesure même où on le peut, on
s'écarte et fait résistance.
Presque toujours il
faut céder bon gré mal gré, car Dieu mène tout ici et avec un souverain empire.
Depuis Adam et par son fait la corvée est devenue une loi surnaturelle, et Dieu
qui l'a portée quoiqu'en violentant sa bonté, l'applique avec toute la rigueur
qu'exigent sa justice et son amour, plus fort encore que sa justice. Toutes ses
perfections s'emploient, si l'on peut ainsi dire, aux oeuvres de sa douce
providence ;j'ose penser qu'elles ne coopèrent à aucune avec autant d'ardeur
qu'à celle de notre sanctification par la croix.
Sans doute pour
nous comme pour Simon, une grâce est là accompagnant l'épreuve et toujours plus
grande qu'elle. L'ombre ne suit pas plus fidèlement le corps, que cette lumière
de la grâce ne suit et n'enveloppe chacune de nos tribulations. Cette grâce,
fruit de la Croix rédemptrice de Jésus, éclaire nos croix d'un jour divin, nous
en montrant l'origine, la portée et la valeur divines ; elle rend la charge
moins lourde et accroît la vigueur de celui qui la porte. Non seulement alors
on peut prendre sa croix, mais on se sent en mesure de marcher sous elle et
avec elle. Quelques-uns, il est vrai, fléchissent et tombent dans le chemin,
ainsi qu'a fait Jésus. Mais outre que le plus souvent ceux-là mêmes se relèvent
et continuent leur route, combien qui cheminent crucifiés avec une énergie, une
fierté, une joie sensible qu'ils doivent à Jésus comme tout ce qu'ils ont de
grâce, mais dont Jésus n'a pas voulu pour lui.
Cela peut bien
s'appeler déjà une croix transfigurée ; je dis néanmoins que, dans un autre
sens plus vrai encore et plus profond, cette transfiguration est la grâce
propre cachée par Dieu dans le mystère du Cyrénéen. En effet, ce partage des
accablements suprêmes de Jésus, cette association avec lui dans la douloureuse
montée du calvaire, cet allègement surtout qui lui est procuré, allègement
nécessaire et voulu de lui, encore qu'il ne l'ait point extérieurement réclamé,
tout cela environne pour nous la croix d'une splendeur qui ne lui laisse plus
presque aucun de ses aspects sévères. Envisagée ainsi, elle ne ruisselle plus
seulement de baume et d'onction, elle se remplit d'attraits infinis pour
l'amour. « Donne-moi quelqu'un qui aime, écrit saint Augustin, et il comprendra
ce que je dis [Tract. XXVI, in VI Joan.]» Car ici, vous l'entendez tous, notre
croix n'est plus notre croix ; c'est celle même du Sauveur, sa grande et belle
et sainte croix. Nous la prenons à notre compte et en chargeons nos épaules ;
il nous la prête, il nous la donne,il nous la laisse. Cette croix que, sous
peine de nous exclure nous-mêmes de son école qui est sa famille , nous devons
porter tous les jours , cette croix , c'est celle du Christ ; et parce que
c'est la sienne , il devient vrai que nous l'en déchargeons.
En la personne de
son Cyrénéen il a vu tous ceux qui lui viendraient plus tard en aide par leur
patience ; il s'en est senti soulagé. Qu'importe le temps ici? Du haut de cette
éternité qui est l'état permanent de sa nature divine, comme il a tout vu dans
l'acte de Simon , il a tout embrassé et enfermé dans l'instant où se faisait
cet acte, et tout ce qui se devait faire d'analogue a produit en son âme son
effet naturel. Comme par sa science et son immensité il a atteint alors le
point de la durée où nous sommes et où nous agissons, notre foi qui répond à sa
science parce qu'elle répond à sa parole, notre foi, dis-je, l'atteint lui-même
au point du temps où il vivait ici-bas. Le portement de nos croix n'est plus
dès lors simplement une peine ; encore moins est-ce un pur châtiment, c'est un
service que nous rendons à notre bien-aimé Sauveur et au plus fort de sa
détresse ; un service personnel dont il a réellement besoin, que son état
appelle, que son amour attend, que son humilité reçoit et que sa magnifique
gratitude nous paiera au centuple. Avions-nous tort de trouver là une
transfiguration de la Croix ? […] Quiconque croit pleinement et fermement être
le Cyrénéen de Jésus toutes les fois qu'il souffre et par cela seul qu'il
consent à souffrir, est un homme libre, fort et heureux entre tous[111].
1897
Thérèse de l’Enfant-Jésus (1873-1897)
Manuscrit C[112].
[243] …il me
semble que les ténèbres … me disent en se moquant de moi : « Tu rêves
la lumière … la possession éternelle du Créateur … réjouis-toi de la mort qui
te donnera non ce que tu espères, mais une nuit plus profonde encore, la nuit
du néant. »
[270] …cela
m’étonnait d’autant plus d’être tombée si juste. Je sentais bien que le bon
Dieu était tout près, que, sans m’en apercevoir, j’avais dit, comme un enfant,
des paroles qui ne venaient pas de moi, mais de Lui.
Le Carnet
jaune :
[1054] …nous ne
devons pas penser à ce qui peut nous arriver de douloureux dans l’avenir, car
alors c’est manquer de confiance et c’est comme se mêler de créer.
[1085] …j’admire le
ciel matériel ; l’autre m’est de plus en plus fermé. Puis aussitôt je me
dis avec une grande douceur : Oh ! mais si, c’est bien par amour que
je regarde le ciel … les mouvements, les regards, tout … c’est par amour.
[1104, note des
Cahiers verts] Elle conjure que l’on prie pour elle, par ce que, dit-elle,
« c’est à en perdre la raison ». Elle demande que l’on ne laisse pas
à sa portée les médicaments-poisons pour l’usage externe et conseille qu’on
n’en laisse jamais près des malades qui souffriraient les mêmes tortures.
[1114] Tenez,
voyez-vous là-bas le trou noir où l’on ne distingue plus rien ; c’est dans
un trou comme cela que je suis pour l’âme et pour le corps. Ah ! oui,
quelles ténèbres ! Mais j’y suis dans la paix.
[1136] Si vous
saviez dans quelle pauvreté je suis ! Je ne sais rien de ce que vous
savez ; je ne devine rien que par ce que je vois et sens. Mais mon âme,
malgré ses ténèbres est dans une paix étonnante.
1918
Marie-Antoinette de Geuser « consummata » (1889-1918)
Laïque, lorsqu’elle comprit que la maladie
s’installait définitivement en elle, elle entra dans la voie de l’abandon
…consummate, comme elle aimait dire …elle vécut sa vie spirituelles avec une
lucidité et une limpidité remarquables qui rappellent parfois Marie de
l’Incarnation l’ursuline[113].
282-283
« Mais j'aime
surtout faire sentir à ceux qui me touchent cette tendresse infinie de l'Amour
Divin en les aimant en Lui, et en le leur prouvant par ces petites attentions
de rien qui sont comme les signes sensibles de cet immense amour. Je voudrais
faire autour de moi une atmosphère très douce, et tout ramener à l'unité par
l'Amour. Et pour réaliser cela, je sens que je dois seulement demeurer en Lui
et Lui en moi et Le laisser déborder librement.
Je ne puis vous
dire toutes ces petites délicatesses de charité que mon Jésus apprend à sa
pauvre petite chose, mais il suffit de les vivre pour Lui plaire.
Parfois le cher
prochain ne comprend pas toute la tendresse dont il est l'objet... » (On croit
percevoir ici, à peine suggéré, qu'autour d'elle subsistent des
incompréhensions... la terre n'est pas le ciel !) « mais alors si on n'a pas
réussi à lui faire plaisir, on croit que la semence d'amour répandue en lui
sans qu'il le sache produit son fruit de sanctification sinon de joie. [...] Je
sens en moi des désirs immenses de sainteté, des désirs d'une intensité sans
nom. Mais je ne voudrais pas être sainte seulement dans une voie, mais dans
toutes les voies. Je voudrais surtout être un vrai apôtre... Tous mes désirs
montent à Lui comme ils me viennent de Lui ; et j'ai confiance que tout cela
n'est pas perdu.
286-287
« Il me semble donc
que je dois tout simplement demeurer 'in unum' au sein de la Trinité
bienheureuse afin de me pénétrer toujours davantage de la 'Lumière de Vie’ et
de devenir de plus en plus limpide et resplendissante. C'est ainsi que je pourrai,
avec sa grâce, rayonner la Vérité sur ceux qui m'approchent selon leurs besoins
à chacun. Je dis, selon leurs besoins, car, de même que pour rendre violet un
vêtement de couleur horizon, il faut mettre plus de rouge que de bleu, de même,
pour sanctifier les âmes dans la Vérité, il faut leur donner surtout les
nuances qui leur manquent davantage. Celui qui est l'unique Moteur de
l'Évangélisation suggère à mesure tous les petits moyens, mais il y a certains
cas pratiques qui reviennent si souvent qu'on s'y habitue comme à une règle.
J'ai remarqué, par exemple, que, dans les entretiens particuliers, il ne faut
pas présenter aux autres une perfection plus haute que celle à laquelle ils
sont appelés dans le présent, mais les aider à suivre leur vocation actuelle. À
mesure qu'ils avancent, ils voient d'eux-mêmes leurs horizons s'élargir.
292
Dans tout cela, je
ne vois que matière à louer Dieu. Son oeuvre s'accomplit en vous, et votre
coopération personnelle me paraît clairement indiquée : tendre vers l'adaptation
complète de votre volonté à la Sienne en exploitant les défaillances
inévitables. Ces défaillances ont été prévues par notre Père céleste quand II a
fait son plan pour vous, et sa miséricorde les y a fait entrer comme agents
sanctificateurs. 'Tout tourne au bien de ceux qui aiment Dieu !'
295
Vous savez ce que
c'est : faire la planche ? C'est le moyen dont se servent ceux qui ne savent
pas nager pour `surnager'. Pour y réussir, il faut n'avoir pas peur et se
laisser aller tout droit sans bouger. Eh bien ! pour l'âme, c'est tout à fait
la même chose : lorsqu'on ne sent plus aucune raison stable d"espérer', il
faut 'super-espérer'. Et c'est très simple : il faut seulement avoir une
confiance aveugle et s'abandonner sans réserve entre les bras du Père sans
s'agiter le moins du monde. Et cette foi en Celui qui mène tout admirablement,
cette confiance basée sur Lui seul avec le total abandon que, jointes à
l'amour, ces vertus engendrent, font bien plus avancer l'âme vers Dieu que les
plus douces consolations sensibles.
297-298
On ne peut s'unir à
Dieu que dans la Vérité, et la Vérité est tellement faussée dans les âmes,
qu'elles arrivent souvent à en séparer l'humilité et à opter pour leur faux
dieu, délaissant ainsi le vrai qu'elles ne voient pas. Je m'explique. On dit
par exemple : l'humilité c'est la vérité ; or je ne vois rien à me reprocher
sur ce point ou cet autre. On oublie ainsi la première vérité sur laquelle est
basée l'humilité : nous ne nous connaissons pas nous-mêmes, nous nous voyons
toujours en beau, car le péché a obscurci notre intelligence, qui ne voit pas
vrai. Alors, comment devenir humble, me direz-vous ? en disant des choses qu'on
ne pense pas ? — Non ! bien sûr ! Mais en attirant la lumière qui transformera
notre intelligence. Et comment ? — Comme se font toutes les oeuvres
surnaturelles : par la prière pour attirer la grâce, par l'exercice pour y
correspondre.
330
Et très haut,
au-dessus des relations humaines, même très pures, je me suis trouvée chez moi.
Il me disait que ma part était la meilleure et je le voyais bien... Les
horizons étaient larges comme l'Infini et j'en embrassais du regard les
moindres détails. Il n'y avait plus que Lui et son Oeuvre, et je me sentais si
libre pour Le donner. Et je sens que c'est bien là ma vocation : « consummata
»... ne plus rien être, Le laisser Seul travailler à sa Gloire : 'que tous
soient un' au sein de la Trinité bienheureuse ! Et je suis contente que vous ne
trouviez pas que ce soit mieux de chercher pour moi, même la consolation
surnaturelle, car cela me libère. J'ai besoin de ne penser qu'à Lui et à son
Oeuvre... Je ne peux que donner...
332
« Oui, je me
sens plus que jamais dans ma vocation maintenant que je ne suis plus et que Lui
seul vit en moi pour sa plus grande Gloire. Totalement affranchie de la
servitude du `moi', je donne les trésors divins que je puise à leur Source
inépuisable : je les donne à profusion et sans arrière-pensée, tellement
certaine que tout cela vient de Lui seul. De même qu'en Jésus tout était
orienté vers la Rédemption pour la Gloire du Père, de même je dois faire
converger tout ce qui est en moi vers l'apostolat auquel Il m'appelle pour sa
Gloire. En tout, je dois faire abstraction de mes attraits personnels pour ne
viser que le bien des autres.
C'est pour cela que
je veux paraître très ordinaire, 'plus imitable qu'admirable', afin d'entraîner
dans la voie sainte tous ceux qui me touchent.
[…] Avec cela, j'ai
conscience que je suis plus pauvre que personne, et que notre Grand Dieu ne
peut m'embellir que de sa propre beauté... »
337
Que ce soit à
l'intérieur ou à l'extérieur, il me semble que pour moi, tout est là.
`Consummata in unum', je n'ai plus qu'à travailler à ce que 'tous soient
consommés dans l'unité' 218. Cette vie intérieure rend la vie extérieure
admirablement belle. Chaque âme a sa place dans l'édifice de la Gloire de Dieu,
et c'est un travail splendide celui qui consiste à révéler aux autres leur
vocation spé-338-ciale et ses beautés afin de les aider à la réaliser. On sent
que rien n'est négligeable dans cette grande Œuvre…
« Pour moi,
`Consummata' est une petite chose toute perdue en Dieu, qui ne vit plus que de
Sa Vie et qui en vit de plus en plus... Elle voit tout dans la Vérité, elle
fait tout dans l'Amour, elle vit dans l'Unité ! Elle connaît et elle aime, elle
contemple et elle agit avec une spontanéité pleine d'onction. Toute sa
puissance d'amour est épanouie en acte, et la grâce demeure en action dans
toutes les fibres de son être, de sorte que ses organes contemplatifs lui
transmettent intégralement les bons plaisirs de Dieu, et que ses organes actifs
les lui font accomplir sans hésitation. Délivrée des obscurités qui lui
voilaient la Volonté Divine et des résistances qui en retardaient
l'accomplissement, elle ne vit plus que de cette Volonté Adorable en toute
liberté.
[…] Elle aime les
âmes non pas attirée par elles, mais poussée par Dieu, non pas pour elles, mais
pour Dieu. Son amour s'étend donc à tous 'sans aucune acception de personnes'
donnant à chacun sa part selon le Bon Plaisir de Dieu. Cet Amour ne va chercher
les âmes que pour les amener à l'Unique Réalité vivante qui est Dieu. Ceci
laisse entrevoir que d'être désintéressée et comme impersonnelle est une des
marques distinctives de « Consummata ». Ce que je ne peux pas expliquer, c'est
comment ce mot `Consummata in unum' représente pour moi l'idéal de l'apostolat
autant que celui de la louange, comment à lui seul il répond à ces deux besoins
de mon âme. Ma vocation à l'apostolat est née de ma vocation à la louange comme
les fruits mûrissent sur l'arbre arrivé à cette maturité qui produit sans
cesser de croître. Et maintenant ces deux vocations n'en font qu'une à laquelle
je corresponds par une vie de plus en plus `consommée en l'Unité pour une
toujours plus grande Gloire de Dieu'.
382
Adhérez à sa
Volonté... Lui fait tout en nous... l'oeuvre magnifique se fait en nous, mais
nous ne la voyons pas, il faut avoir confiance. La grâce s'accroît en nous...
correspondre à cette grâce, il n'y a que cela... ne regardons pas en bas, mais
vers Lui seul... Je vous serai très unie toujours, je vous aiderai... Vivez
pour Lui... Si vous ne sentez rien, pourtant je serai avec vous... ce sera
toujours la Vie... au ciel, je vous entendrai, je ne serai pas morte, je serai
vivante...
La première étape
est l'offrande de soi-même et. de toute la création à Dieu. Agir ainsi est la
meilleure manière de concentrer l'offrande entière sur une seule idée : tout
est à Lui, et l'on ne porte aucune attention particulière sur l'une quelconque
de ses oeuvres. Nous sommes créés pour voir Dieu, non la créature, et si l'on
voit la créature, c'est dans la mesure où elle nous permet de remonter jusqu'à
Dieu. La seconde étape est une demande de ses dons, pour que, lui qui est
capable de les donner, puisse les donner, pour que lui si riche et si puissant,
puisse répandre cette splendeur. La troisième étape consiste à se rendre
semblable à Dieu, en l'aimant avec ferveur, en désirant accueillir l'amour
qu'il nous offre et qu'il nous faut stimuler en nous. La dernière étape est
l'union parfaite avec Dieu. Cela inclut toutes les étapes précédentes, mais à
des niveaux plus élevés.
Tout cela est loin
d'être facile, par conséquent, le frère sait bien que le succès ne vient pas
d'un seul coup ; il souhaite toutefois que nous nous en donnions la peine. Peu
à peu nous réussirons. La pratique a la possibilité, si l'on peut dire, de
toujours s'intensifier pour enfin, un jour, déboucher sur quelque chose comme
une vision immédiate ou une saisie de Dieu et pour devenir familière au point
d'être considérée comme une seconde nature. Toutes les images alors
disparaissent, nous passons par-dessus tout pour atteindre immédiatement Dieu.
Seulement. nous ne devons pas pousser cela trop loin au point d'exclure
l'humanité du Christ de notre envol vers Dieu. Il est et restera notre
intercesseur et notre médiateur. [114]
Philosophe assistante de Husserl, juive convertie (en
1922), marquée par le thomisme, entrée au Carmel (en 1933), devenue
progressivement mystique, gazée à Auschwitz. Elle propose une doctrine
spirituelle distinguant dans la personne trois éléments[115].
De la Personne, Corps, âme, esprit [116] :
[22] A la vie
psychique naïve-naturelle nous opposons une vie psychique de structure
essentiellement différente, que nous appelons libérée (terme qui demande quelques éclaircissernents) :
la vie de l'âme qui n'est pas mue de l'extérieur, mais qui est conduite d'en
haut.
Le d'en haut est en même temps un de l'intérieur. Car
être élevé au royaume du Haut signifie pour l'âme qu'elle est totalement
implantée en soi. Et inversement : elle ne peut pas être solidement établie
chez soi si elle n'est pas élevée au-dessus de soi - - précisément dans le
royaume du Haut. Ainsi ramenée à soi-même et ancrée en Haut, elle est pacifiée;
délivrée des impressions glu monde, elle ne lui est plus livrée sans défense.
C'est cela que nous appelons libérée. / Le sujet psychique libéré, comme le
sujet naturel-naïf, accueille le monde avec son intelligence /Geist/. Il reçoit
aussi en son âme /Seele/ les impressions du monde. Mais l'âme n'est pas mue
immédiatement par ces impressions. Elle les accueille à partir de ce centre,
d'où elle est ancrée dans le Haut; ses prises de position partent de ce centre
et lui sont dictées d'en Haut. Tel est l'habitus spirituel des enfants de Dieu.
Leur liberté est la liberté du chrétien; ce n'est pas la liberté dont il vient
d'être question. On y est libéré du monde. Le genre d'attitude qui correspond à
cette liberté est à son tour une activité passive, mais d'une autre sorte que
celle du royaume de la nature. Les processus de la vie psychique naturelle restent
éloignés du centre, où la liberté a son lieu et l'activité sa source. Depuis ce
centre, l'âme oriente son écoute vers le haut, reçoit les messages d'en haut,
et soumise, elle se laisse conduire par eux. L'activité cesse à sa source même,
au lieu même de la liberté il n'est fait aucun usage de la liberté.
L’être fini et
l’être éternel, essai d’une atteinte du sens de l’être [117]:
La vie consciente
de l'âme relative à son fondement n'est naturellement possible que lorsqu'elle
s'éveille à la raison. Alors déjà elle porte la marque de ce qui s'est produit
auparavant en elle et avec elle: elle ne peut se saisir
dès le début de son existence et ce qu'elle était au début de son existence.
D'ailleurs sa vie naturelle se pose en s'opposant au monde et en agissant en
lui. C'est pourquoi l'orientation naturelle de sa vie c'est l'extériorisation
hors d'elle-même et ce n'est pas le retour sur soi ni le séjour prolongé en
elle-même. Elle doit être ramenée à l'intérieur
d'elle-même: ce qui se produit grâce aux exigences qui se présentent à elle et à la voie de la
conscience;
mais naturellement l'appel
vers l'extérieur sera toujours plus fort, si bien que le séjour dans
l'intériorité ne dure pas longtemps. Nous ne devons pas oublier non plus que le
Je ne rencontre pas grand-chose lorsqu'il rentre en lui-même et rompt tout lien
avec le monde extérieur: c'est-à-dire non seulement lorsqu'il ferme les portes
des sens, mais aussi lorsqu'il fait abstraction des impressions du monde conservées
dans la mémoire et de ce qu'il perçoit
en lui-même, en se considérant comme un homme dans ce monde, autrement dit le
rôle qu'il joue dans le monde, ses talents et ses aptitudes. En tant qu'objet
de la perception, de l'expérience et de l'observation intérieure, l'homme - et
l'âme autant que le corps - offre une ample matière à réflexion. Ainsi même
[439] pour beaucoup, le Je
personnel est plus
important que le reste du monde tout entier. Mais ce qui est saisi dans cette
perception et cette observation intérieures, ce sont des forces et des
capacités d'agir dans le monde et les effets d'une telle action: Il ne s'agit
point de l'intériorité proprement dite, mais d'un dépôt de la vie psychique
originelle, des croûtes qui se déposent, en augmentant continuellement, autour
de l'intériorité. Si l'on quitte tout cela pour se retirer réellement dans
l'intériorité, on ne rencontre sans doute pas le néant, mais un vide et un
silence inhabituels. Le fait d'écouter les battements de son propre cœur, c'est-à-dire l'être psychique intérieur
lui-même, ne saurait satisfaire la tendance à la vie et à l'action du Je. Il ne
s'y arrêtera pas longtemps s'il n'est pas retenu par quelque chose d'autre, si
l'intériorité de l'âme n'est pas remplie et mise en mouvement par autre chose
que le monde extérieur. C'est bien une telle expérience qu'ont fait de tout
temps ceux qui connaissent la vie intérieure: ils ont
été entraînés dans leur intériorité la plus profonde par quelque chose qui a
exercé une pression plus forte que l'ensemble du monde extérieur: là ils ont
éprouvé la présence d'une vie nouvelle, puissante, supérieure, celle de la vie
surnaturelle, divine. […]
[444] Dieu est
l'amour, c'est là le point de départ d'Augustin et c'est déjà en soi la
Trinité. En effet, font partie de l'amour un aimant, un aimé et enfin l'amour
lui-même. Lorsque l'esprit s'aime lui-même, l'aimant et l'aimé sont alors une
seule et même chose, et l'amour qui appartient aussi à l'esprit et à la volonté
ne fait qu'un avec l'aimant. Ainsi l'esprit créé, qui s'aime lui-même, devient
une image de Dieu. Cependant, pour s'aimer lui-même il doit se connaître.
L'esprit, l'amour et la connaissance sont trois et un. Ils se trouvent dans un
juste rapport lorsque l'esprit n'est ni plus ni moins aimé que ce qui lui
correspond: ni moins que le corps et ni plus que Dieu. Ils sont un, puisque la
connaissance et l'amour se trouvent dans l'esprit; ils sont trois, puisque
l'amour et la connaissance sont différents en soi et se rapportent l'un à
l'autre. Ils sont semblables à deux matières corporelles dans un mélange:
chacune se trouve dans chaque partie du tout et cependant elle est distincte de
l'autre. […]
[454] comment
parviendra-t-il à l'amour de Dieu, qu'il ne voit pas, sans être aimé d'abord
par Lui ? Toute connaissance divine naturelle venant des créatures ne
découvre certes pas son essence cachée. En dépit de toute l'analogie qui doit
unir la créature et le créateur, cette connaissance le conçoit toujours comme
l'être entièrement autre. Cette conception pourrait déjà suffire - dans la
nature corrompue -pour reconnaître qu'un amour plus grand que celui de n'importe
quelle créature revient au Créateur. Mais pour se donner à lui en l'aimant,
nous devons apprendre à Le connaître en tant qu'aimant. Ainsi Lui seul peut
s'ouvrir à nous. […] / Puisque l'âme accueille en elle-même l'esprit de Dieu,
elle mérite le nom de réceptacle spirituel. Mais le mot réceptacle ne nous
fournit qu'une image assez inexacte pour la sorte d'accueil dont il est ici
question. Un réceptacle spatial et son contenu restent extérieurs l'un à
l'autre; ils ne se fondent pas en un seul étant et lorsqu'ils sont de nouveau
séparés, chacun redevient ce qu'il était avant l'union (à moins que ce soient
des matières qui se compénètrent, mais dans ce cas le réceptacle serait
imparfait; même s'il est pénétrable, il demeure impropre en tant que réceptable).
L'union d'une matière avec sa forme - par exemple l'union entre le corps et
l'âme - est beaucoup plus intime. Ici nous nous trouvons en présence d'une
imbrication que l'on ne peut plus comprendre spatialement. […]
[456] À partir de
maintenant, nous comprenons mieux la trilogie dont nous avons déjà parlé,
corps-âme-esprit. En tant que forme du corps, l'âme occupe la place
intermédiaire entre l'esprit et la matière, qui appartient aux formes des
choses corporelles. En tant qu'esprit, elle possède son être en elle-même et
elle peut en toute liberté personnelle s'élever au-dessus d'elle-même et recevoir
en elle une vie plus haute.
La science de la
croix, passion d’amour de saint Jean de la Croix [118]:
Pour parvenir à
l'union avec Dieu, il faut « simplement croire que Dieu est, ce qui n'est
l'affaire ni de l'entendement, ni de l'imagination, ni d'un sens quelconque. En
cette vie en effet, on ne peut le connaître tel qu'Il est. Aurait-on ici-bas
les connaissances, les sentiments et les goûts les plus relevés qui soient sur
Dieu, tout cela est à une distance infinie de ce qu'il est en Lui-même et de ce
que sera pour nous sa pure possession». / […] L'âme s'appuie-t-elle encore sur
ses propres forces, elle se prépare ainsi uniquement des difficultés et des
obstacles. L'abandon de sa propre voie équivaut, en ce qui concerne son but, à
prendre la véritable voie. Au fond, «son effort vers le but, l'abandon de son
mode propre c'est déjà arriver à ce but, qui n'a pas de mode et qui est Dieu.
Car l'âme qui parvient à cet état n'a plus ni modes ni manières d'agir qui lui
soient propres. [64] Elle n'est plus liée à ses manières d'entendre, de
goûter et de sentir. Elle les possède toutes en même temps comme celui qui n'a
rien et qui cependant possède tout [Ed. Cr. I, p.108] / En franchissant ses
limites naturelles, tant intérieures qu'extérieures, «elle entre pleinement
dans le surnaturel qui ne connaît plus, lui, ni modes ni manières parce qu'il
les contient toutes en substance». Elle doit s'élever au-dessus de tout le
spirituel qu'elle peut connaître et comprendre par voie naturelle, même
au-dessus de tout le spirituel que l'on peut goûter et percevoir en cette vie
par les sens. Plus elle estime que tout cela est de grand prix, plus elle
s'éloigne du plus grand des biens. Considère-t-elle cependant: que tout cela
est de peu de valeur par rapport au Bien suprême, alors «dans l'obscurité elle
s'avance à grands pas vers l'union au moyen de la loi» [Montée, vol. II, chap.
3 (Ed. Cr. I, p.108 sv.)]. / Arrivé à cet endroit, le Bienheureux a inséré un
bref commentaire nous permettant de mieux comprendre ce qu'il entend dans
tous ces exposés, par union. Il ne s'agit pas de cette union essentielle que
Dieu possède avec toutes choses et par laquelle elles sont maintenues dans leur
être, mais d'une «union et une transformation de l'âme en Dieu par amour.
Celle-ci ne persiste pas toujours comme celle-là, mais seulement lorsque l'âme
a atteint à la ressemblance par amour». Cette union-là est naturelle, celle-ci
surnaturelle. / […] / La surnaturelle se produit lorsque la volonté de l'âme
et: la volonté de Dieu se confondent en une seule, si bien qu'il n'y a rien
dans l'une qui puisse s'opposer à l'autre. Quand l'âme «se sera dépouillée
intérieurement de ce qui répugne et n'est pas conforme à la volonté divine,
elle demeurera transformée en Dieu par amour. Ce qui doit s'entendre non
seulement de ce qui lui répugne selon l'acte, mais aussi selon l'habitude ...
Et parce qu'il n'est rien de créé qui par son action et sa capacité puisse
atteindre à l'être de Dieu ou avoir un rapport avec lui, ainsi l'âme doit-elle
se détacher de tout le créé, de toutes ses [65] actions, de tout ce dont elle
est capable ... Ainsi seulement peut s'accomplir sa transformation en Dieu». La
lumière divine habite déjà naturellement dans l'âme. Mais celle-ci ne peut
être illuminée et transformée en Dieu que lorsqu'elle se vide, selon la volonté
divine, de tout ce qui n'est pas Dieu. Et c'est ce qui s'appelle aimer !
1948
Vital Lehodey (1857-1948)
Dom Vital Lehodey prône un abandon très proche de
celui des quiétistes et sa direction forme un contrepoint moderne à celle de
madame Guyon, inspirée par François de Sales et Caussade. On note une filiation
par influences Guyon > Caussade > Ramières > Lehodey.[119].
Au fond, le manque
de confiance, et le découragement qu’il inspire, sont le grand obstacle aux
desseins de Dieu ; ils sont même l’unique danger, mais un danger
redoutable ; car ils pourraient nous précipiter dans l’abîme du désespoir.
406.
[l’âme] évite
de chercher ou même d’accepter des considérations suivies, des affections
variées et compliquées … Mais elle reçoit l’action divine avec révérence
et soumission, avec confiance et reconnaissance ; elle s’y adapte. 454.
1955
Pierre Teilhard de Chardin (1881-1955)
Mystique ? En tout cas influant sur
certains de nos amis : la carmélite Marie-Sylvie y voit la “rencontre entre
notre terre entière et Dieu?”, le bénédictin Eric nous envoie le texte complet
accessible sur le net du Milieu divin[120] : “j'ai pensé que tu trouverais peut-être quelques pages
sur la passivité dans le milieu divin de Theilhard qui pourrait intéresser...”
« Le Milieu Divin, c'est exactement moi-même », écrivait à un ami le
R. P. Teilhard de Chardin, en 1934. Il affirmait par là que cette œuvre
exprimait, aussi fidèlement que possible, sa vie intime.
Le Milieu Divin, Essai de vie intérieure :
[134] Immense comme
le Monde, et redoutable bien plus que les plus immenses énergies de l'Univers,
il possède néanmoins, à un degré suprême, la concentration et la précision qui
font le charme et la chaleur des personnes humaines.
[139] À première
vue, les profondeurs divines que nous montre saint Paul peuvent ressembler aux
milieux fascinants que déroulent à nos yeux les philosophies ou religions
monistes. Elles sont en réalité tout autres, bien plus sûres pour nos esprits,
et bien plus douces à nos coeurs. Le Panthéisme nous séduit par ses
perspectives d'union parfaite et universelle. Mais au fond il ne nous
donnerait, s'il était vrai, que fusion et inconscience, puisque, au terme de
l'évolution qu'il croit découvrir, les éléments du Monde S'évanouissent dans le
Dieu qu'ils créent ou qui les absorbe. Notre Dieu, tout au contraire, pousse à
l'extrême la différenciation des créatures qu'il concentre en lui. Au paroxysme
de leur adhésion, les élus trouvent en lui la consommation de leur achèvement
individuel.
[159] Le Royaume de
Dieu est au dedans de nous-mêmes. Quand le Christ apparaîtra sur les nuées, il
ne fera que manifester une métamorphose lentement accomplie, sous son
influence, au coeur de la masse humaine. Attachons-nous donc, pour hâter sa
venue, à mieux comprendre le processus suivant lequel naît et se développe en nous
la Sainte Présence.
[160] Un jour,
l'Homme prend conscience qu'il est devenu sensible à une certaine perception du
Divin répandu partout. Interrogez-le. Quand cet état a-t-il commencé pour
lui ? Il ne pourrait le dire. Tout ce qu'il sait, c'est qu'un esprit
nouveau a traversé sa vie.
Leurs tâtonnements
ne rencontrent souvent qu'un fantôme métaphysique ou une grossière idole. Mais
depuis quand les images et les reflets prouvent-ils [161] quelque chose contre
la réalité des objets et de la lumière ?
Cette constatation
que le milieu divin se découvre a nous comme une modification de l'être profond
des choses, permet de faire immédiatement deux remarques importantes touchant
la manière dont sa perception s'introduit et se conserve dans nos perspectives
humaines. / Tout d'abord, la manifestation du Divin ne [162] modifie pas plus
l'ordre apparent des choses que la consécration eucharistique ne modifie pour
nos yeux les saintes espèces.
La perception de
l'omniprésence divine est essentiellement une vue, un goût, c'est‑à‑dire
une sorte d'intuition, portant sur certaines qualités supérieures des choses.
Donc, elle ne peut s'obtenir directement par aucun raisonnement ni aucun
artifice humain. Comme la vie, dont elle représente sans doute la plus haute
perfection expérimentale, elle est un don. Et nous voici ramenés - au centre de
nous-mêmes - aux bords de la source mystérieuse dont nous étions descendus (au
début de la deuxième partie) observer le jaillissement. Éprouver l'attrait de
Dieu, être sensible aux charmes, à la consistance et à l'unité finale de
l'être, c'est la plus haute et, en même temps, la plus complète de nos
« passivités de croissance ». Dieu tend, par la logique de son effort
créateur, à se faire chercher et apercevoir [164] par nous : « Posuit
homines... si forte attrectent eum ».
La pureté, au grand
sens du mot, ce n'est pas seulement l'absence de fautes […166] C'est la
rectitude et l'élan que met dans nos vies l'amour de Dieu cherché en tout
par-dessus tout. / Est spirituellement impur l'être qui, s'attardant dans la
jouissance, ou se reployant dans l'égoïsme, introduit, en soi et autour de soi,
un principe de ralentissement et de division dans l'unification de l'Univers en
Dieu.
La foi, telle que
nous l'entendons ici, ce n’est pas, bien sûr, la seule adhésion intellectuelle
aux dogmes chrétiens. C'est, dans un sens beaucoup plus riche, la croyance en
Dieu chargée de tout ce que la connaissance de cet Être adorable peut susciter
en nous de confiance en sa force bienfaisante. C'est [169] la conviction
pratique que l’Univers, entre les mains du Créateur, continue a être l'argile
dont il pétrit à son gré les possibilités multiples. C'est, en un mot, la foi
évangélique, dont on peut dire qu'aucune vertu, même la charité, n'a été
recommandée plus instamment par le Sauveur. / Or, sous quels traits cette
disposition nous est-elle présentée inlassablement, dans les paroles et les
gestes du Maître ? Avant tout, par-dessus tout, comme une puissance qui
opère. Intimidés par les affirmations d'un positivisme injustifié, refroidis
d'autre part par les excès mystiques de la « Christian Science »,
nous voudrions parfois laisser dans l'ombre cette promesse gênante d'une
efficacité tangible assurée à notre prière. Et cependant, nous ne pouvons la
dissimuler sans rougir du Christ. Si nous ne croyons pas, les vagues
engloutissent, le vent souffle, la nourriture nous manque, les maladies nous
abattent ou nous tuent, la force divine est impuissante ou lointaine. Si nous
croyons au contraire, les eaux se font accueillantes et douces, le pain se
multiplie, les yeux s’ouvrent, les morts ressuscitent, la puissance de Dieu lui
est comme soutirée de force et se répand dans toute la nature. Ou bien il faut
gloser, minimiser arbitrairement l'Évangile. Ou bien nous devons admettre la
réalité de ces effets, non pas comme transitoire et passée, mais comme pérenne
et actuellement vraie. Ah ! gardons-nous bien d'étouffer cette révélation
d'une vivification possible, en Dieu, des forces de la Nature ; mais, bien
au [170] contraire, plaçons-la résolument au centre de nos perspectives du
Monde, - attentifs seulement à la bien comprendre. […] Parfois cette
sur-animation se traduit par des effets miraculeux, - quand la transfiguration
des causes les fait accéder jusqu'à la zone de leur « puissance
obédientielle » ; tantôt, et plus ordinairement, elle se manifeste
par l'intégration des événements indifférents ou défavorables dans un plan,
dans une Providence supérieurs.
[182/137] …notre
effort mystique individuel attend un complément essentiel de sa réunion avec
celui de tous les autres hommes. Un, définitivement, dans le Plérôme, le Milieu
Divin doit commencer à devenir un dès la phase terrestre de notre existence.
Le don que vous me
demandez pour ces frères, - le seul don qui soit possible à mon cœur, - ce
n’est pas la tendresse comblée de ces affections privilégiées que vous disposez
dans nos vies comme le plus puissant facteur créé de notre croissance
intérieure, c'est quelque chose de moins doux, mais d'aussi réel et de plus
fort. Entre les Hommes et moi vous voulez que, votre Eucharistie aidant, se
manifeste la fondamentale attraction (déjà obscurément pressentie par tout
amour, dès qu'il est fort) qui fait mystiquement de la myriade des [186]
créatures raisonnables une sorte de même Monade en Vous, Jésus-Christ.
Le Milieu divin.
Tientsin, novembre
1926 - mars 1927.
En mars 1955, c'est‑à‑dire le dernier mois
de sa vie parmi nous, le père Teilhard de Chardin, revenant sur Le Milieu
Divin, écrivait au début d'une ultime Profession de Foi :
Il y a longtemps
déjà que, dans La Messe sur le Monde et Le Milieu Divin, j’ai essayé, en face
de ces perspectives encore à [203] peine formées en moi, de fixer mon
admiration et mon étonnement. / Aujourd'hui, après quarante ans de continuelle
réflexion, c'est encore exactement la même vision fondamentale que je sens le
besoin de présenter et de faire partager, sous sa forme mûrie, ‑ une
dernière fois.
1975
Maurice Zundel (1897-1975)
Né à
Neuchâtel et mort à Ouchy (Lausanne), prêtre et théologien catholique suisse.
On a dit de lui qu'il se situe « au croisement des théologies protestante et
catholique, de la philosophie existentielle et du personnalisme » [121]. Il
célèbre la Vie de la vie.
Entrons… dans ce
silence infini où l'on n'est plus qu'à l'écoute du silence éternel, où l'on
s'échange avec ce Dieu caché en nous qui est la respiration de notre liberté,
pour devenir avec lui une présence. Cette présence cachée, présence
diaphane, est une présence réelle qui ne s'impose jamais, mais qui est offerte
à tous comme une invitation à découvrir cet immense secret d'amour caché au
fond de toute conscience humaine.
C'est le silence de
toute la vie, au-delà du contenu des mots, qui importe. Ce n'est pas ce que
nous disons qui importe, mais c'est ce que nous ne disons pas. Notre parole
doit aller de Dieu en nous à Dieu dans les autres.
Il y a la prière
sur les autres qui est indispensable à l'éclosion de la charité.
La prière est le
mouvement de retour vers notre origine, qui nous permettra de nous faire
nous-mêmes origine. Dès qu'on s'approche de Dieu, on lui ressemble et, au lieu
de rien subir, on devient source de tout.
Ce qu'il faut,
c'est retrouver la dimension mystique, c'est retrouver la passion de Dieu,
c'est comprendre que c'est lui qui est la Vie de la vie, que la substance de
l'homme s'effrite, que sa dignité vole en éclats si elle ne repose pas sur la
Présence infinie. Il y a la prière de Bach, de Mozart, de Beethoven, de
Michel-Ange. Il y a la prière de tous les grands artistes, de tous les géants
qui ont suscité la beauté et qui n'ont pu créer qu'en se dépassant, en se
perdant de vue. Il n'est donc pas nécessaire de passer par les prières
rituelles, tout admirables qu'elles soient.[122].
1979
Jeanne Schmitz-Rouly (1891-1979)
Mère de famille ordinaire née à Mons, morte à
Bruxelles, notes découvertes fortuitement après sa mort[123].
Description de la contemplation:
[46]
…je pensais donc à
tout autre chose. En une fois, je me suis sentie plongée dans le bonheur et je
voyais. C'est toujours du reste la même chose, et cependant elle semble
toujours nouvelle. Je voyais : "Mais quel bonheur c'est donc de pouvoir
aimer Dieu !" Et tout était bonheur en moi. Et je me rappelle que je
regardais quelques arbres d'un square, et qu'il faisait sombre ce jour-là. Et
cette idée me venait : c'est comme si je disais que ce paysage terne et
insignifiant que je vois, c'est une apothéose d'un printemps lumineux,
tellement je me sens comme transportée dans d'autres régions. Je ne sais pas si
on voit, mais on voit cependant les rues et les maisons. Mais on regarde sans
voir, et il serait impossible d'exprimer ce que l'on ressent, sinon en disant
que l'on sent qu'on (n'] existe plus. Et je crois que c'est l'unique chose que
l'on sache constater, je dirais, et qui donne, pour ma part, un surcroît de
bonheur, si cela était possible. On perçoit sans doute que la contemplation
dans laquelle on se trouve, ne vient pas le moins du monde de soi, de son
intelligence, de son entendement, de sa volonté. Rien de soi n'y contribue. […]
p.46
[47]
À l'improviste, au
moment où je prenais un paletot dans l'armoire, j'ai été terrassée par cette présence
sensible de Dieu en nous, qui est inexprimable, mais plus réelle à l'esprit que
tout ce qui existe ici-bas. Je pensais : "Ils se mirent à parler selon que
l'Esprit leur donnait de s'exprimer."[124]
Et je me sentais envahie par un bonheur que Dieu seul peut donner. Et
immédiatement je le reconnais, après que des semaines j'en ai été privée, à son
sceau. Je dirais qu'il n'y a pas moyen de [ne pas lei reconnaître, lorsqu'on
l'a éprouvé. Et je me rappelle seulement que je n'aurais plus su bouger, et que
je suis tombée à genoux, les yeux toujours fermés, et que je ne savais plus
rien. […] Notre ‘moi’ n’existant momentanément plus, nous aimons Dieu ‘en
vérité’, car nous lui donnons l’adoration de l’anéantissement devant lui. p.47
L’alternance :
[54]
[…] Ce n'est pas un
manque de résignation, qu'on sait s'efforcer d'avoir dans les obscurités et les
sécheresses, mais ici, c'est la privation, et c'est tellement atroce qu'on se
sent mourir de douleur. Et je dis ça, je sais toujours le dire : "Mon
Dieu, aie pitié de moi, donne-moi ta main !" Tout à coup, sentiment
ineffable de la Présence de Dieu ; et je suis tombée à genoux, et je disais :
"Même de connaître l'amour du Christ qui surpasse toute connaissance
!"I Et je disais : "La paix qui dépasse tout sentiment."[125]
Et j'étais plongée, le mot est juste, dans un bonheur total et parfait. Et je
me suis dit : "Quand on doit exprimer le bonheur de la Présence de Dieu,
on ne sait que dire des choses qui semblent au-delà de tout : surpasser,
dépasser ; mais qu'on n'explique pas davantage, car on ne saurait l'expliquer.
Il faut l'avoir éprouvé pour le comprendre. […] p.54
[90]
…je lui disais :
"Mais comment est-ce possible ? Je ne suis cependant pas une insensée !
Chaque fois que je souffre ces douleurs de l'esprit, je dis toujours la même
chose, et cependant je sais que chaque fois Dieu me donne l'inexprimable
bonheur de sa Présence retrouvée par après." Et alors il me disait qu'à ce
moment-là, cela doit être ainsi. On a réellement l'esprit obscurci. Car si on
était certain de retrouver ce bonheur qu'on a perdu, il est évident qu'on ne
souffrirait pas. C'est tout à fait évident. Aucune consolation de la terre ne
sait exister, car on les ignore, sachant qu'elles ne sauraient nous aider à
rien. […] p.76
[103]
"Car Il a fait en moi de grandes choses. Il a regardé la bassesse de sa servante1, et voici que je suis bienheureuse." Je me sens lavée. Je commence seulement à comprendre que je ne suis rien. Je commence seulement à me détacher de moi. Dieu me mène dans cette nuit où je croyais être et où peut-être j'étais déjà, mais où je ne sentais cependant pas rien de moi pour me soutenir. Car j'étais soutenue par des illusions sur moi, parce que je sentais comme un attachement à ce qui est bon en moi. Pas cette perception, que je sais cependant être réelle, que cela ne m'appartient nullement. Car c'est un peu dans l'esprit comme si cela vous était propre. La pauvreté de l'esprit m'était présentée, mais avec une clarté sur moi qui me montrait comme les souffrances de la nuit de l'esprit sont nécessaires. Je sens à quel degré du médiocre je descends, alors que mon âme venait de se trouver à un sommet, tellement je me trouvais plongée dans une savoureuse contemplation. Et qu'elle n'est plus capable d'un acte d'amour comme ceux qu'elle venait d'avoir. — Je vois que je ne sais plus rien dire. Et tout est effort. Et toujours la conscience de plus en plus nette de mon indignité et de mon incapacité. C'est une grâce de souffrir ainsi, car je ne l'ai jamais autant compris. Sans ces souffrances, je ne serais jamais parvenue à corn-prendre que ce n'est que lorsque par la grâce de cette nuit de l'esprit nous sentons notre totale incapacité, notre totale indignité, [quel nous arrivons en une fois à comprendre aussi notre totale pauvreté. "C'est par la grâce de Dieu que je suis ce que je suis.2 Dans cette nuit de l'esprit, rien n'arrive à vous aider, et la douleur de la privation de Dieu, et l'angoisse de le désirer de tout son être et de ne pas le trouver... Prière pour demander à Dieu de me donner le don de l'intelligence pour comprendre. Et mon confesseur me l'a dit déjà plusieurs fois avec insistance. Est-ce parce que j'ai de suite accompli de dire souvent cette prière ? Mais j'ai eu une si lumineuse compréhension de ceci : "Bienheureux les pauvres en esprit !3; Mais je comprenais en même temps : "être pauvre, car nous ne sommes que des pauvres." C'est la conscience que nous sommes (inconsciemment, peut-être, tellement nous sommes égocentriques), mais que nous sommes conscients de nos tendances vertueuses, et que nous ne savons comme plus que celles-ci viennent de Dieu. Car c'est un peu comme si néanmoins elles nous appartenaient. Nous sommes souvent contents, fiers de nos tendances, de nos jugements, et nous jugeons les autres. Nous avons perdu la conscience de la réalité : nous sommes des pauvres. Et lorsque nous sentons l'impuissance, l'obscurité, l'angoisse, la terrible souffrance de la privation de Dieu, qui, en même temps, nous le savons, est notre unique désir, nous sentons notre pauvreté. Car nous savons très bien notre incapacité totale, et aussi que personne au monde ne saurait nous aider. Mais j'ai cette fois-ci corn-pris comme jamais, que l'obstacle entre Dieu et moi, c'est que je ne suis pas pauvre de bien des attachements à moi, et que ces attachements je dois les combattre. J'ai compris que le détachement des vertus que l'on sent en soi, est une pauvreté essentielle qui vous enlève toute satisfaction de soi-même, et que c'est cela la béatitude qui dit : "Bienheureux (tout à fait heureux) les pauvres en esprit !"4 p.87-88
1 Lc 1, 48-49. 2 'Co 15, 10. 3 Mt 5, 3. 4 Mt 5, 3.
[14]
En une fois, à l'improviste, je vois cette Lumière à nulle comparable. […]. C'était son incompréhensible Présence. Et à un moment j'ai dit en moi (car j'avais peur de ce que je suis) : "Mon Dieu, pardon de ce que je suis !" Et je me sentais néant devant la majesté de Dieu, ou plutôt anéantie par la réalité de Dieu. Et alors la clarté a disparu. Mais le sentiment de néant, d'indignité face à l'infinie Réalité et Majesté de Dieu, me plongeait dans l'adoration et dans l'étonnement craintif de ce que Dieu me donne. p.108
[39]
J'attendais le tram et, tout à coup, j'ai eu en moi une telle révélation de l'amour de Dieu que cela devait être ce que dit saint Paul : "Même de connaître l'amour du Christ qui dépasse toute connaissance."1 Je me sentais, je le voyais, aimée de Dieu, et l'aimant à un point tellement inouï que j'étais dans un abîme de bonheur (Je ne l'ai jamais ressenti aussi fort). Je n'étais vraiment plus. Mais il s'y ajoutait une impression que je n'ai encore jamais eue : je sentais comme le poids du bonheur, l'étendue. C'était sans fin et sans limite. […] p.123
[44]
Cc jour-là, j'ai souffert des douleurs de la privation de Dieu. C'était la privation totale et le désespoir du néant. Et je disais : "Mon Dieu, aide-moi, car je ne sais plus !" Je sentais mon absolue solitude, totale et sans issue, semblait-il, et je pensais à mon désir du bonheur de la solitude : "Seule avec Celui qui est le Seul. " Et je me disais : "Maintenant, je suis seule, mais devant le néant." Et cette angoisse augmentait toujours, et ma douleur était le désespoir. Et je disais : "Mon Dieu, j'ai peur de ce que je sens." Et cependant, un moment donné, je me suis dit : "C'est le moment d'offrir à Dieu ce que je souffre pour la conversion des pécheurs et pour les âmes du purgatoire. Ainsi cette souffrance pourra aider et aura une utilité vis-à-vis de Dieu. Et presque aussitôt, très vite, je me sentais vidée de ma souffrance : elle n'était plus ! C'était presque stupéfiant de soudaineté. Je pensais, je voyais, ou plutôt je contemplais les ineffables paroles de Notre-Seigneur : "Votre tristesse se changera en joie[126]", car je les sentais vivre en moi. […]
Paul Agaësse offre une réflexion profonde sur notre
rapport avec Dieu à défaut de son expérience mystique [127] :
Saint Augustin,
Commentaire de la Première épître de saint Jean[128],
(43) Si Dieu prend
l'initiative du salut de l'homme, c'est qu'il appartient à l'amour de
commencer, de n'être pas déterminé par autre chose que lui-même, mais de
trouver en soi le principe de son acte. Non qu'il soit aveugle, il est au
contraire tout pénétré de sagesse, mais il est à lui-même sa propre clarté et
sa propre justification, son mérite et sa récompense, son principe et sa fin.
L'amour en Dieu n'est pas déterminé par le besoin ou le manque : il ne
trouve aucun avantage utilitaire en celui qui en est l'objet, il n'est pas
moyen pour obtenir autre chose, pour atteindre une perfection qui ne serait pas
déjà possédée. Cet amour est à lui-même sa propre raison d'être. Saint Augustin
va jusqu'à dire que cette gratuité et cette sorte d'indépendance de l'amour
expliquent que Dieu soit le vrai maître, le seul maître. Sa transcendance
suprême est celle d'un amour qui aime pour aimer, sans tirer aucun avantage de
ceux qui sont aimés : « Celui-là est le vrai maître qui ne cherche rien de
nous... Il ne cherche rien de nous, il nous a cherchés alors que nous ne le
cherchions pas ».
(45) Dieu justifie,
non parce qu'il feint de ne pas voir la faute, ni même parce qu'il l'efface en
quelque sorte négativement, mais parce qu'en nous communiquant la charité, qui
est sa Vie et son Essence, il nous rend semblables à lui…
Augustin est donc
en droit de conclure : « Si tu aimes ton frère que tu vois, par le fait même tu
verras aussi (50) Dieu, car tu verras la charité et Dieu habite en elle » (V,
7) ... Il s'agit d'une invasion transformante de Dieu en nous, d'une présence
active par laquelle Dieu, dès ici-bas, nous rend semblables à lui en nous
initiant à son propre acte d'aimer et nous prépare à la vision face à face.
Cette connaissance est encore obscure, elle est susceptible de progrès, car la
charité n'est pas parfaite en nous. Mais elle est de même nature que la vision
béatifique, puisque Dieu est la source de cet acte qui dépasse nos forces
naturelles. Elle lui est homogène, comme la grâce est homogène à la gloire,
car, même dans l'au-delà, l'homme ne verra Dieu qu'en participant à son acte
d'aimer. Dieu n'est pas comme un objet qui apparaît dans un lieu où il n'était
pas et qui commencerait alors à être connu. Non. La connaissance de Dieu est
liée à la purification et à la transformation du connaissant et la vision sera
parfaite quand la ressemblance de l'âme avec Dieu, par la croissance en elle de
la charité, sera devenue parfaite.
(52) L'homme
n'imite pas Dieu de l'extérieur, comme on copie un modèle. Il l'imite, parce
qu'il reçoit de lui l'impulsion qui le pousse à aimer. / Tirons au clair toutes
les conséquences de cette doctrine. L'homme veut aimer Dieu. Mais il ne peut
l'aimer qu'avec un amour qu'il reçoit de lui : or cet amour qu'il reçoit de
Dieu, gratuit comme celui de Dieu, c'est l'amour de ses frères. Dieu ne peut
être objet d'amour que parce qu’il en est la source : répondre à son amour,
c'est nous laisser envahir par lui, aimer avec lui et comme lui.
(53) L'homme
commence à être heureux, parce qu'il commence à devenir semblable à Dieu en
aimant comme lui, gratuitement…
“Le désir de Dieu”,
(choix de notes manuscrites en suppl. à Vie Chrétienne no 233) :
[34-35] Dire que
nous sommes créés, c'est dire: « Nous ne sommes rien par nous-mêmes. » Mais,
d'une façon corrélative et aussi catégorique, c'est dire en même temps : « Nous
avons un prix infini, puisque nous sommes faits par Dieu., Il n'y a
dans l'humilité de l'acte de foi aucune dépréciation, s'il y a dépossession.
... / Nous consentons à nous dépouiller de tout ce que nous avons, nous
reconnaissons que Dieu est le bienfaiteur et le donateur. Mais nous avons comme
le sentiment qu'il doit y avoir une sorte de « reste», un domaine qui nous
appartient en propre parce qu'il est comme notre centre, qu'il nous constitue
et s'identifie à nous-mêmes. Qu'on l'appelle le « moi », la personne ou la
liberté, peu importe. II y a toujours pour l'homme une tentation, plus ou moins
consciente, de se retrancher dans ses propres limites et de circonscrire son
propre domaine. Cela nous semble presque essentiel, ne serait-ce que pour nous
distinguer de Dieu. / Mais c'est là une illusion. Ce n'est pas nous qui nous
posons en face de Dieu, comme si nous commencions d'abord à exister sans Lui,
indépendamment de Lui. C'est Dieu qui nous pose en face de Lui. Dans l'acte
même par lequel nous nous reconnaissons autres que Dieu, il y a la
reconnaissance que cette altérité même vient de Lui. ... / Oubliant que la
grâce n'est pas quelque chose qui s'ajoute à la liberté, mais ce qui la fonde,
nous nous figurons en droit de protester : « Laisse-nous faire quelque chose !
Tu es le Tout-puissant et je veux bien Te servir. Mais je Te demande un coin
d'ombre où je sois enfin chez moi, un peu de vacances, queltiues heures de
liberté rien qu'humaine! » Or cela n'a pas de sens, parce que nous ne pouvons
pas sortir de la volonté de Dieu pour Le rejoindre par un acte qui serait
purement nôtre. L'épreuve de la foi, c'est précisément l'expérience de cette
pauvreté absolue…
[36] Mais dans
notre protestation même est impliquée la réponse. Si l'homme n'a pas le droit
de se détacher un seul instant de Dieu, d'échapper à son regard, de vouloir
quelque chose que Dieu ne voudrait pas avant lui, c'est qu'il a du prix aux
yeux de Dieu. C'est qu'il naît à chaque instant d'une pensée, d'un vouloir de
Dieu. En raison de cette dépendance fondamentale, il ne peut pas être un
étranger pour Dieu, pas plus que Dieu n'est un étranger pour lui. La pensée de
Dieu et son action entrent dans la définition de l'homme, dans tous ses gestes,
dans toutes ses décisions. L'homme ne rejoint pas Dieu de l'extérieur, jamais.
Il n'y a pas d'affrontement d'un plus fort et d'un plus faible qui se seraient
rencontré par hasard. Non, l'homme est tout entier de Dieu. Cette relation le
constitue : « Quelque chose a surgi qui s'origine au sein de la volonté
profonde, ultime et enveloppante de la divinité, là où le Père dispose de sa
Parole » (U. von Balthasar).
[36] C'est parce
que je suis néant que je puis être dans la joie. Si j'étais quelque chose par
moi-même, je
pourrais [37] désespérer :
comment rejoindre Dieu ? Mais si tout ce que je suis vient de Lui, alors ce qui
vient de Dieu et ne cesse de venir de Lui peut faire retour à son origine
“La grâce du moment
présent”, Christus, mai 1997 :
Il peut sembler
étonnant que ce que nous avons à imiter en Jésus-Christ, ce soit précisément ce
qu’il y a en lui de plus haut, de plus intime, de plus mystérieux : cette
vie de Fils de Dieu dans le détail et le quotidien d’une vie humaine. Mai c’est
[97] justement que le chrétien, par la grâce de l’incarnation, est devenu fils
de Dieu et que la vie divine l’atteint et lui est communiqué à chaque instant. ...
c’est dans le moment présent que se rejoignent l’éternel et le temps, la grâce
offerte par Dieu et l’acte libre de l’homme.... [102] Le moment présent est
donc, comme le dit encore le Père de Caussade, l’ouverture par laquelle l’abîme
de la volonté divine entre en nous.
“Gratuité”, Dict.
de Spir., vol. 6, col. 787 à 800 :
[791] Dieu nous a
aimés le premier. – “En ceci consiste son amour : ce n'est pas nous qui avons
aimé Dieu, mais c'est Lui nous a aimés le premier”, II Jean. Cette priorité
signifie d'abord que Dieu est l'auteur de tout être et de tout bien créés ... /
Pour essayer de le comprendre, reportons-nous au don initial, qui n'est pas le
plus élevé, mais qui est la condition de tous les autres : la création.
Inévitablement, quand nous parlons de don, nous distinguons entre le bienfait
et celui qui le reçoit. Or, quand il s'agit de création, cette opposition
signifie sans doute que la nature possédée est distincte du sujet quj la
possède, puisque celui-ci ne se donne pas 1’être, mais elle ne signifie pas que
le sujet préexistait à sa création. Il n'y a pas seulement don fait à
quelqu'un, mais don qui suscite et fait être ce quelqu'un. Nous ne pouvons pas
essayer de nous dépouiller de tout ce que nous avons reçu pour isoler un
reliquat, un support, si pauvre soit-il, qui ne serait pas don de Dieu. Même
notre “moi”, notre personnalité, notre liberté, bref tout ce qu'il y a en nous
de plus autonome et de plus intime est encore don de Dieu. ... L'homme se
mettrait en état de recevoir la grâce. / Mais ce serait affirmer qu'il y a de
notre part une initiative qui ne vient pas de Dieu, mettre une limite à la
gratuité de ses dons, inverser la relation de la créature au Créateur. Non
seulement l'homme ne peut pas prétendre à la grâce comme à un dû, ni la récupérer
par ses propres forces quand il l'a perdue, mais il n'est pas capable de se
préparer à la recevoir ni de la désirer. / Il n'y a pas de mouvement spirituel,
même inchoatif, qui aille de l'homme à Dieu, si ce mouvement n'est pas prévenu
et porté par la démarche de Dieu qui vient vers l'homme.
...
[796] Le plus grand
obstacle à la vie spirituelle est le refus de la grâce, la confiance exclusive
de l’homme en ses vertus et en ses mérites, la prétention d'être juste par
lui-même et de se sauver par ses seuls efforts. L'attitude de l'homme qui se
complaît dans ses vertus et celle de l'homme qui s'enferme dans sa misère,
l'orgueil et le désespoir, procèdent d'une même volonté de se suffire.
“Liberté,
libération, IV Expérience des mystiques”, Dict. de Spir., vol. 9, col. 824 à
838 :
[830] La naissance
et la consommation de la liberté humaine trouvent donc leur source dans la
transcendance de Dieu, dans ce mystère d'amour qui fait que, gratuitement, il
décide de communiquer sa propre vie aux esprits qu'il crée, de leur donner
accès à son amour et à sa sainteté. Du côté de l'homme, elles se fondent sur
son néant, autrement dit sur l'acceptation de n'être rien par soi, ce qui le
rend propre à tout recevoir de Dieu, son être initial comme le mouvement par
lequel il va vers lui : la vie divine afflue là où le vide est plus grand. De
sorte que le mystique fait l'épreuve, concrètement et continuellement, de
l'identité de la confession « Toi seul es saint » et de l'exigence
« Parce que je suis saint, tu seras saint ». / ... Le fond de
l'attitude mystique est donc passivité, consentement à laisser Dieu agir. Le
« vouloir et le faire », la capacité et l'exercice, tout procède de
la liberté divine. Néanmoins, cette dépendance fonde l'autonomie; cette
capacité et cet exercice sont réellement nôtres, l'amour reçu de Dieu devient
notre amour pour lui. Dieu fait vouloir, mais ne dispense pas de vouloir. Il
fait agir librement.
[834] Toutefois,
précisément parce que l'homme n'est pas capable d'emblée d'accéder à l'union
parfaite, cette vie comporte des seuils, et les mystiques distinguent une
purification active, par laquelle la volonté se détache du créé, et une
purification passive, où elle subit l'action de Dieu au point de n'être plus
qu'un consentement à le laisser agir. / Cette distinction surprend, puisque
l'action divine est toujours transcendante à l'action humaine, qu'elle la
suscite et la fonde. .... À travers l'appropriation [835] de biens finis, ce
que cherche l'homme pécheur, c'est sa propre indépendance, une valorisation de
son « moi », une autosuffisance, une sécurité qui repose sur ce qu'il
croit posséder ... / Le remède pour que la volonté retrouve son vrai mouvement,
qui est aspiration vers Dieu, est d'être « sevrée », de tout ce qui
nourrit l'égoïsme, de renoncer à toute complaisance en quelque bien créé que ce
soit, et par là d'établir les puissances spirituelles dans le vide.
[837] Trouver en un
autre toute sa raison d'être, être soi en sortant de soi, être saisi pour
saisir, ne donner qu'en recevant, ne recevoir que pour donner sans rien altérer
et sans rien réserver, tel est le caractère extatique de l'amour. Dieu, en se
donnant, lui qui est amour substantiel, fait que son amour pour nous devienne
amour pour lui. Il est l'origine et le terme…
1987
Jean-Baptiste Porion (-1987)
Jean-Baptiste Porion est un chartreux qui fut guidé
par dom Guillerand[129] et nous a livré la belle
traduction des béguines Hadewijch ainsi que des textes anonymes [130],
suivant une antique tradition chartreuse.
[29] Il ne
faut pas que l'âme soit agitée ; aussitôt qu'on la trouble, il faut l'essuyer
(comme le miroir) par un acte de confiance en Dieu. Une âme qui est ainsi
simple, franche, abandonnée, est vraiment comme un miroir très pur et restitue
à Dieu l'image de Sa simplicité et de Sa pureté divines. / Remarquons bien que
ce n'est pas ce que nous sommes qui importe, ce n'est pas la matière du miroir
qui fait sa valeur; c'est, au contraire, d'être tout effacé, tout uni, de
n'être rien en quelque sorte, de façon à refléter intégralement l'image qu'on
lui envoie. […] / Plus notre âme est calme et humble, plus elle est silencieuse,
mieux elle joue son rôle d'instrument de la gloire divine. Elle rend gloire à
Dieu. Remarquez cette expression elle suppose que nous recevons la gloire de
Dieu puisque nous rendons cette gloire.
[30] L'orgueil
c'est de se croire quelque chose. Pour être humble, il faut d'abord savoir
qu'on n'est rien. Mais cela ne suffit pas. Il faut aussi savoir que Dieu est
tout, c'est-à-dire que Son amour est toujours présent et tout-puissant.
[55] La charité
envers le prochain consiste à aider les autres à trouver leur but dans la vie
et à atteindre ce but.
[63] Remarquez bien
que ce manque de confiance dont nous souffrons c'est une espèce de peur. Nous
avons peur que Dieu ne nous aime pas ou ne vienne pas à notre secours. Et comme
nous avons peur de Dieu, nous avons peur de toutes choses.
[69] L'âme qui fait
des progrès dans la vie intérieure devient stable, et, en même temps, elle
devient désintéressée. Elle est heureuse de prier, de travailler, de souffrir
pour les autres, elle ne pense plus à sa propre récompense, et c'est au moment
où elle y pense le moins qu'elle la possède déjà dans son cœur.
[72] Chacun peut et
doit se dire: la place qui me convient à moi, ma place, la place où je dois
être, c'est la dernière. Pourquoi ? Parce que le « moi », le « je », tout ce
qu'il y a en nous de propre, c'est cela qui s'oppose à l'amour.
[82] C'est
l'abandon qui est la solution des situations les plus désespérées. Car jamais
nous ne sommes réduits à une telle extrémité que nous ne puissions toujours
répandre devant la divine Majesté les parfums d'une sainte soumission à sa
sainte volonté et d'une continuelle promesse de ne point L'offenser.
[94] Toute vie se
traduit par un épanouissement de beauté. La vie d'union à Notre Seigneur se
manifeste par la beauté, c'est-à-dire la noblesse spirituelle. Qu'est-ce que
c'est qu'une âme belle et noble? C'est simplement une âme qui porte sa croix en
silence et en souriant. Nous avons tous à souffrir, à souffrir des autres, et à
souffrir de nous-mêmes.
[104] La confiance
est au principe de toute la vie spirituelle. On peut dire que la plupart des
âmes manquent de confiance et de liberté avec Dieu. Il est l'amour même et nous
doutons d'être aimés par Lui... Pourtant, nous sommes séparés des hommes,
jamais de Dieu. L'âme humaine est comme un oiseau enfermé dans une prison sans
toit : il y a des murs de tous les côtés, excepté du côté du ciel.
[105] Si vous êtes
certain d'être aimé - comme vous devez l'être - et d'être aimé gratuitement
(car Dieu ne se vend pas, Il se donne) votre coeur sera rempli d'une certitude
divine, comme un vase plein d'une liqueur précieuse. / Alors, cette pensée,
cette présence de l'amour divin en vous, vous voudrez la préserver ; ce calice
de votre coeur, vous le porterez délicatement et doucement, c’est-à-dire que
vous serez recueillis et silencieux, vous serez appliqués à votre travail et
vous serez charitables.
[122] D'une façon
générale, nous devrions vivre comme si nous étions constamment en présence de
Dieu seul (et c'est la réalité!).
[123] Ce que l'on
gagne à être tourné vers Dieu seul, c'est d'abord la liberté. Car Dieu nous
demande toujours ce que nous pouvons donner tandis que le souci de plaire aux
hommes ou de les imiter nous jette nécessairement dans les plus grandes
angoisses.
[146] Je
tâche aussi de me tenir à ce point où nous laissons Dieu régner en nous et hors
de nous, tandis que nous cessons, pour ainsi dire, d'exister. C'est la seule
façon, à mon avis, de tenir en chartreuse, dans une charge ou en cellule. On
pourrait dire en somme que demeurer en chartreuse est impossible : il faut en
sortir, soit par l'extérieur, soit par l'intérieur. Malheureux dans le premier
cas, bienheureux dans le second.
2002
Marie-Dominique Molinié (1918-2002)
Dominicain atypique, excessif, mais profond et vrai.
V. www.asett.com.,
« Une interview… »
[20] Aimer, ce
n'est pas d'abord être héroïque dans le désintéressement : au contraire, cette
perfection ne vient qu'à la fin. Aimer, c'est d'abord être attiré, séduit,
captivé. Le premier acte libre et méritoire qui nous est demandé, c'est de
céder à cette séduction, à cet attrait, de se laisser prendre, de se laisser «
avoir »... de se laisser faire. ... Les efforts les plus durs que nous faisons
sont quelquefois désespérés et désespérants, parce qu'ils procèdent très peu de
l'amour, et beaucoup de la volonté de se convaincre qu'on aime : ce qui revient
à vouloir faire les œuvres de l'amour sans aimer.
[21] « Je n'ai rien
fait humainement - je n'ai rien fait surnaturellement : je suis prête pour la
Miséricorde de Dieu. »
[31] La psychanalyse enseigne qu'un homme
guéri de ses complexes débouche dans un état qu'elle aussi appelle oblatif, un
état où l'intéressé s'offre à la « réalité » sans interposer entre elle et lui
le jeu de ses pulsions et de son imagination. Seulement, pour la psychanalyse,
la réalité c'est la société. Pour nous c'est Dieu et, pour l'amour de Dieu, les
autres, donc la société : on est offert au réel quand on est offert à Dieu ; on
est réconcilié avec le réel quand on est réconcilié avec Dieu. C'est le seul équilibre
véritable, celui qui nous donne le bonheur. / Si on va jusqu'au bout de cette
oblation pour aimer Dieu par-dessus toutes choses et le prochain comme
soi-même, on accomplit la loi. La loi n'est pas cette chose extérieure que
constitue le droit positif. La loi d'un germe est de grandir, la loi de chaque
nature est de s'épanouir... la loi de la nature humaine est d'aimer Dieu et le
prochain. Cette loi n'est pas dans le code civil ni même le code sacerdotal,
c'est la loi du bonheur, en dehors de laquelle l'homme sera profondément
malheureux.
[54] Le Christ
Lui-même en tant qu'homme n'ajoute rien à Dieu : Il est un serviteur inutile,
et la Sainte Vierge aussi. Elle le proclame, elle met sa joie à le proclamer.
Elle sait que tout cela est gratuit, que c'est le luxe de Dieu... et elle le
chante dans un Magnificat éternel. ... / Cela doit nous délivrer de toute
inquiétude (Ne vous inquiétez de rien, dit S. Paul). Dans la mesure où une créature
pourrit d'inutilité, elle remplit parfaitement sa fonction de créature.
L’intérêt de notre vie c’est de ne pas en avoir : nous sommes un chant à la
gloire de Dieu et nous ne sommes que cela.
[55] La vie est
sérieuse parce qu'il ne faut pas perdre son temps : il ne faut pas oublier un
seul instant d'être insouciant. La moindre goutte de notre vie, Dieu peut en
faire quelque chose de merveilleux si nous voulons bien la Lui offrir, mais
telle qu'elle est. Pour être délivré de nos complexes, le plus simple est de
les donner tels qu'ils sont: ne pas essayer de s'en délivrer avant de se
présenter à Dieu. Ceux qui font leur toilette avant de se présenter, cela veut
dire qu'ils ne veulent pas tout donner, ils ne veulent donner que ce qui est
beau.
[62] Réjouis-toi de
mon Être comme je me réjouis de ton néant parce que je l'aime, et réjouis-toi
de ton néant comme tu te réjouis de mon Être, car c'est grâce à lui que tu
m'offres un visage nouveau…
[64] …notre
tendance naturelle est évidemment de fuir cette misère - non par un effort
constructif pour la guérir ou l'améliorer, mais par le refus, obscur et
farouche, d'en prendre conscience, d'être affronté au spectacle d'une indigence
dont la profondeur métaphysique dépasse tout ce que nous pouvons soupçonner. Il
est plus facile de reconnaître « ses péchés » - dans lesquels nous voyons au
fond des accidents - que de contempler cette indigence fondamentale…
[65] dans cette
misère même l'arme absolue qui nous donne tout pouvoir sur le coeur de Dieu -
parce que c'est cela qui Le séduit en nous et non pas les dons qu'Il nous a
déjà faits, ni aucun de ceux qu'Il est prêt a déverser en avalanche sur cette
misère qui L'attire (ce qui se comprend bien au fond si l'on songe qu'elle est
la seule chose qu'il ne puisse pas trouver en Lui, la seule par conséquent
qu'Il puisse aimer en dehors de Lui). / La réaction humaine qui consiste à «
avoir un faible pour les êtres les plus ingrats, les moins doués, les plus
malheureux, ne relève pas seulement de la psychanalyse, elle est porteuse d'une
immense vérité métaphysique et théologique : là encore, les coeurs purs
risquent d'aller plus vite que les sages et les intelligents.
[82] Il y a en
effet incompatibilité absolue entre le mouvement de recevoir et le mouvement de s'emparer - et le renoncement porte justement, non
sur le Bien convoité, mais sur la prétention de nous en emparer si peu que ce
soit : recevoir n'est pas moins actif que prendre -, mais c'est une
activité d'un autre ordre et qui, aux yeux de l'impatience humaine, ressemble
fâcheusement à de la passivité.
[83] [témoignage
« d’un Kafka » :] Ce qui est nouveau, c'est que je réalise
maintenant ce que je savais intellectuellement, à savoir que : La Porte s’ouvre
dans l’autre sens, et qu'étant toujours à presser derrière, je la force à
rester fermée ; de l'autre côté, je crois que Dieu essaie de l'ouvrir. ...
Jusqu'à présent, il a donc été toujours question de moi. / Dieu aussi était
évoqué dans la mesure où il était tout « pour moi ».
[94] Ce qui est
douloureux, dans l'agitation de certains pour « se réformer », c'est l'effort
de la créature pour substituer son initiative à la seule activité infinie qui
nous soit offerte, et qui est le silence. Il n'y a pas d'autre choix - le
silence ou l'action : savoir attendre ou ne pas savoir attendre... ... Préférer
une oeuvre humaine à une oeuvre divine, c'est renoncer à faire tout parce qu'on veut faire quelque chose. Il n'y a qu'une seule manière de faire tout : c'est de se
laisser faire complètement par Dieu. Alors notre action aura les dimensions de
la sienne, elle sera aussi vaste « que les rivages de la mer »...
[95] l.a
difficulté, même pour Dieu, c'est de trouver une liberté qui se donne vraiment.
[98] La grâce de la
conversion n'est pas d'abord une grâce de force, mais de lumière - une lumière
que nous ne pouvons pas fabriquer nous-mêmes. Dieu ne nous demande pas de la
fabriquer, mais de l'accueillir, et pour nous y disposer de l'attendre avec
désir : telle est la fidélité de ceux qui veillent en attendant la visite du
Maître. Nous obtiendrons la grâce de cette visite dans la mesure où nous
accepterons d'en avoir besoin, de plus en plus douloureusement.
[99] Extraordinaire
exemple de ce qu'on peut appeler les purifications passives. Toute conversion
est essentiellement passive: c'est une grâce qui fond sur nous, une lumière
imprévue et imprévisible par laquelle on se laisse prendre jusqu'à la division
de l'âme et de l'esprit. On est retourné…
[122] Comment faire
ce discernement' ? En recherchant le domaine où s'exerce le plus
profondément l'orgueil de la vie. Certaines fautes sont presque de pure
faiblesse en nous ... la plupart du temps elles ne le sont pas, car elles
n'impliquent pas ce vertige, cette griserie agréable ou douloureuse dans
laquelle nous sentons une certaine exaltation de notre moi, un épanouissement
et une autosatisfaction auxquels notre subconscient est férocement attaché
(c'est pourquoi cela coïncide souvent avec ce que la psychanalyse appelle nos
complexes).
[123] Bien souvent
- les psychanalystes l'ont remarqué après S. Augustin - l'orgueil de la vie
vient se fixer sur une certaine idée de nous-mêmes, un idéal que nous cherchons
à atteindre à travers l'ambition ou la vertu (peu importe), ce que Freud
appelle « l'idéal du moi ». ... Nous croyons avoir le droit et même le
devoir de nous cramponner à certaines valeurs, naturelles et surnaturelles…
[212] Cela explique
pourquoi certaines gens très simples sont imprégnés de Dieu sans s'en
apercevoir. Ils mènent leur vie tranquillement au service des autres, toujours
paisibles, toujours dans la joie. On les cite en exemple en disant « Vous voyez
bien qu'il n'y a pas besoin d'être mystique pour être un saint! » Mais
justement, ce sont des mystiques. ... Angèle de Foligno dit par exemple : «
J'ai été introduite en Dieu, et j'ai été faite le Non-Amour, ayant perdu
l'amour que je traînais jusque-là. »
[213] Quelqu'un me
disait à propos d'une souffrance physique : « Elle n'a rien de comparable
avec une souffrance connue. Avec les pires souffrances, vous pouvez encore être
un homme - tandis qu'avec ça, on ne peut plus être un homme. » Au fond, ce
qu'on appelle supporter la souffrance, c'est essayer de rester un homme sous
ses coups. C'est justement ce que les saints et le Christ n'ont pas essayé de
faire : ils n'avaient pas besoin d'essayer de rester un homme, ils n'avaient rien
à craindre - ils pouvaient tout lâcher parce qu'ils avaient l'onction du
Saint-Esprit. Moins on lutte, plus cette onction nous pénètre : elle est
stable, car c'est Dieu.
Il s’agit des mystiques ‘Orthodoxes’ vivant en terres
grecques et proche-orientales avant que le centre de gravité ne se déplace en
terres slaves, dont la Lithuanie[131] et
la Russie tandis que la chute de Constantinople (1453) s’accompagne d’une
pression turque assez lourde sur l’ensemble des communautés chrétiennes ‘du
sud’.
1782
La Philocalie, une bibliothèque spirituelle.
Publiés par Macaire de Corinthe et Nicodème du Mont
Athos, les écrits fondamentaux des Pères du désert aux Pères de l’Église du IVe
au XIVe siècle regroupent de nombreuses figures ascétiques et
mystiques : Maxime le confesseur, le Pseudo-Macaire, Jean Climaque (~650 au
monastère du mont Sinaï), Syméon le pieux (-949 du Stoudios), Arsène (de
l’Athos), Grégoire le Sinaïte (-1346), Théolepte (~1315), Grégoire Palamas
(-1359), Nicolas Cabasilas… Leur traduction française couvre près de mille six
cents pages pleines renfermant ces trésors spirituels « sauvés » par
les deux moines orthodoxes qui éditèrent ce choix à Venise aux temps assez
sombres de la fin du XVIIIe siècle[132].
Cette « bibliothèque » choisie inspira le renouveau spirituel russe
au siècle suivant et influencera de nombreux intellectuels visiteurs du
monastère d’Optino situé au sud-ouest de Moscou, dont Dostoievsky[133].
1833
Seraphim de Sarov (1759-1833)
Cet ermite, après avoir atteint l’âge avancé de
soixante-six ans, fut un père spirituel ou « staretz ». L’Entretien
avec Motovilov, « Sur la lumière du Saint-Esprit », reflète un
enseignement qu’il ne dicta jamais. Si l’interprétation littérale biblique
n’est plus de notre goût, l’appel à la prière y demeure brûlant :
Supposez que vous
m’eussiez invité chez vous, que je me fusse rendu à votre invitation … et vous,
malgré cela, auriez quand même continué à m’inviter : « Veuillez
venir chez moi ! ». J’aurais dit certainement :
« Qu’a-t-il ? Il n’est plus en possession de sa tête… » C’est la
même chose avec le Seigneur Dieu, l’Esprit-Saint.
C’est pour cela
qu’il est dit : « Effacez-vous et comprenez que je suis Dieu !
J’apparaîtrai aux peuples. J’apparaîtrai sur la terre. » Cela veut
dire : Je vais apparaître à celui qui croit en Moi, qui M’appelle, et je
vais m’entretenir avec lui…[134].
Les signes de la présence du Saint-Esprit en saint
Séraphim furent, selon ses biographes, la joie et la paix surnaturelles qu’il
répandait autour de lui. … « l’état d’âme du starets semblait couler dans
l’âme des affligés et ils s’en retournaient ranimés par sa joie » (Annales
de Divéév) … la source profonde de cette action spirituelle était un amour sans
bornes pour les humains, qui, avec la paix et la joie, lui apparaissait comme
le don essentiel du Saint-Esprit. Il a exprimé la nature de sa propre tendresse
pour ses enfants spirituels par l’exhortation adressée à un higoumène [abbé de
monastère] d’être pour les siens « non seulement comme un père, mais comme
une mère ».
[135].
La seconde partie de l’Entretien avec Motovilov [136]
témoigne de la plénitude ressentie en sa présence et décrit une transfiguration
corporelle qui n’est perçue que lorsque le témoin perçoit l’état mystique de celui
qui la porte. Il ne s’agit donc pas seulement d’un phénomène physique :
VI Différence entre
l’action de l’Esprit Saint et celle de l’ennemi. La grâce de l’Esprit Saint est
Lumière.
Je dois encore,
humble Séraphin, expliquer à votre Théophilie en quoi consiste la différence
entre l'action de l'Esprit Saint, Qui vient, en un saint mystère, habiter le
coeur de ceux qui croient au Seigneur Dieu, notre Sauveur Jésus-Christ, et
l'action de la « ténèbre du péché », ténèbre à l'instigation du diable et
enflammée par lui, agissant en nous comme une voleuse. L'Esprit de Dieu remet
constamment en notre mémoire les paroles du Seigneur Jésus-Christ avec Qui Il
agit toujours solennellement, créant la joie dans nos coeurs et dirigeant nos
pas vers le chemin de la paix. […]
Rappelez-vous Moïse
après sa conversation avec Dieu sur la montagne de Sinaï. Les hommes ne
pouvaient le regarder, tellement sa face était nimbée d'une lumière
extraordinaire; il était même obligé de n'apparaître au peuple que sous un
voile.
Rappelez-vous la
« Transfiguration » du Seigneur sur la montagne de Thabor! Une grande
lumière Le saisit, « Ses vêtements devinrent blancs comme de la neige
éclatante et Ses disciples, pris de crainte, tombèrent la face contre terre ».
Et quand Moïse et Élie apparurent baignés de la même lumière, alors il est dit:
« Un nuage » cacha le rayonnement de la Lumière divine, afin de préserver
les yeux aveuglés des disciples.
Ainsi, la Grâce du
Saint Esprit apparaît comme une ineffable Lumière à tous ceux auxquels Dieu veut
bien la manifester.
Mais, demandai-je,
petit Père Séraphim, de quelle manière puis-je reconnaître si je me trouve en
la Grâce du Saint Esprit?
- C'est fort
simple, votre Théophilie, répondit-il, puisque Dieu dit : « Tout est
simple pour celui qui acquiert la Sagesse ». Notre malheur, c'est que nous ne
la recherchions point, cette Sagesse divine qui n'est pas présomptueuse,
n'étant pas de ce monde. Cette Sagesse, remplie d'amour pour Dieu et le
prochain, recrée chaque homme pour son salut.
C'est en parlant de
cette Sagesse que le Seigneur a dit: « Dieu veut que tous soient sauvés et
parviennent à la Sagesse de la Vérité ».
En parlant du
manque de cette Sagesse, le Seigneur dit à Ses Apôtres: « Combien vous
manquez de Sagesse! N'avez-vous pourtant pas lu les Écritures pour pouvoir
comprendre cette parabole! »
Et encore, de cette
Sagesse d'esprit il est dit dans les Évangiles, en parlant des Apôtres:
« Dieu a ouvert leur intelligence » et les Apôtres savaient toujours si
l'Esprit de Dieu était avec eux ou non. Pénétrés par Lui, reconnaissant Sa
présence en eux, ils disaient affirmativement que leur cause était sainte et
agréable à Dieu.
Ceci explique
pourquoi, dans leurs Epitres, ils écrivaient: « Il a plu au Saint Esprit
et à nous... », et seulement sur ces bases proposaient leurs Épîtres comme
vérité infaillible, utile à tous les croyants, puisqu'ils reconnaissaient en
eux d'une façon qui leur était tangible là présence de l'Esprit Saint. Aussi,
votre Théophilie, voyez comme c'est simple!
VII. La manifestation
de la présence de l'Esprit Saint. — La lumière, le bien-être, le silence, la
douceur, la chaleur, l'aromate, la joie. — « Le Royaume des Cieux est la paix
et la joie en l'Esprit Saint » .
- Quand même,
répondis-je, je ne comprends pas encore comment je puis être vraiment sûr
d'être dans l'Esprit Saint ! Comment puis-je en moi-même reconnaître Sa
véritable présence ?
Petit Père Séraphim
répondit : « J'ai déjà dit, votre Théophilie, que c'était fort simple et
vous ai raconté d'une façon détaillée comment les hommes peuvent être en la
plénitude de l'Esprit Saint et comment il faut reconnaître Son apparition en
nous. Alors, petit père, que voulez-vous de plus ? ».
- Il me faut,
dis-je, pouvoir le comprendre mieux encore !
Alors Père Séraphim
me serra fortement les épaules et dit :
- Nous sommes
tous les deux en la plénitude de l'Esprit Saint ! Pourquoi ne me
regardes-tu pas ?
- Je ne le
puis, dis-je, petit Père, car des foudres jaillissent de vos yeux. Votre face
est devenue plus lumineuse que le soleil et mes yeux sont broyés de douleur !
- N'ayez pas
peur, dit saint Séraphim. Vous êtes devenu aussi lumineux que moi; vous êtes
aussi, à présent, en la plénitude de l'Esprit Saint. Autrement, vous n'auriez
pu me voir ainsi ». Et inclinant la tête vers moi, il me dit doucement à
l'oreille: « Remerciez le Seigneur de nous avoir donné Sa Grâce ineffable.
Vous avez vu que je n'ai même pas fait un signe de croix; seulement, dans mon
coeur, en pensée, j'ai prié le Seigneur Dieu et j'ai dit: « Seigneur, rends-le
digne de voir clairement avec ses yeux de chair la descente Cie l'Esprit Saint,
comme Tu l'as fait voir à Tes serviteurs élus quand Tu daignas apparaître dans
la magnificence de Ta Gloire ! ». Et voilà, petit père, Dieu exauça
immédiatement l'humble rire de l'humble Séraphim ! Comment pourrions-nous ne
pas Le remercier pour ce don inexprimable accordé à nous deux ?
Réalisez, petit
père, que ce n'est pas toujours aux grands ermites que manifeste ainsi Sa
Grâce. Telle une mère compatissante, cette Grâce de Dieu a daigné panser votre
coeur douloureux par l'intercession de la Mère de Dieu elle-même !
Alors, pourquoi ne
me regardez-vous pas dans les yeux ? Osez me regarder simplement et sans
crainte ! Dieu est avec nous !
Après ces mots, je
regardai sa face et une peur surnaturelle encore plus grande m'envahit.
Représentez-vous la face d'un homme qui vous parle au milieu d'un soleil de
midi. Vous voyez les mouvements de ses lèvres, l’expression changeante de ses
yeux, vous entendez sa voix, vous savez que quelqu'un vous serre les épaules de
ses mains, mais vous n’apercevez ni ses mains, ni son corps, ni le vôtre, mais
seulement cette éclatante lumière qui se propage à plusieurs mètres de distance
tout autour, éclairant la surface de neige recouvrant la prairie, et la neige
qui continue à nous saupoudrer, le grand Staretz et moi-même. Qui pourrait
imaginer mon état d'alors !
- Que
sentez-vous à présent ? demanda saint Séraphim.
- Je me sens
extraordinairement bien !
- Mais...
Comment cela, « bien » ? En quoi consiste ce « bien ?
- Je ressens
en mon âme un silence, une paix, tels que je ne puis l'exprimer par des
paroles...
- C'est là,
votre Théophilie, dit le petit Père Séraphim, cette paix même que le Seigneur
désignait à Ses disciples lorsqu'Il leur disait: « Je vous donne Ma paix, non
comme le monde la donne. C'est Moi qui vous la donne. Si vous étiez de ce
monde, le monde aurait aimé les siens. Je vous ai élus et le monde vous hait.
Soyez donc téméraires, car J'ai vaincu le monde ».
C'est à ces hommes,
que le monde hait, élus de Dieu, que le Seigneur donne la paix que vous
ressentez à présent - « cette paix », dit l'Apôtre, « qui dépasse tout
entendement a.
L'Apôtre désigne
ainsi cette paix parce qu'on ne peut exprimer par /aucune parole le bien-être
que ressent l'âme des _hommes dans le coeur desquels le Seigneur Dieu
l'enracine. Le Christ Sauveur 'l'appelle « Sa paix a, venant de Sa propre
générosité et non de ce monde, parce qu'aucun bonheur terrestre provisoire ne peut
donner cette paix. Elle est donnée d'En Haut par le Seigneur Dieu Lui-même,
c'est pourquoi elle se nomme : la paix du Seigneur,
Mais que
ressentez-vous en plus de la paix ? demanda saint Séraphim.
- ... une
douceur extraordinaire...
- C'est cette
douceur dont parlent les Saintes Écritures: « Ils boiront le breuvage de Ta
maison et Tu les désaltéreras par le torrent de Ta douceur ». C'est cette
douceur qui déborde dans nos coeurs et s'écoule »dans toutes nos veines en un
inexprimable délice. On dirait qu'elle fait fondre nos coeurs, les emplissant
d'une telle béatitude qu'aucune parole ne saurait la décrire. Et que
sentez-vous encore ?
- Tout mon
coeur déborde d'une joie indicible.
- Quand le
Saint Esprit, continua saint Séraphim, descend vers l'homme et le couvre de la
plénitude de Ses dons, l'âme de l'homme se remplit d'une inexprimable joie,
parce que le Saint Esprit recrée en joie tout ce qu'Il a effleuré ! C'est
de cette même joie dont parle le Seigneur dans l'Evangile: « Quand
la femme enfante, elle est dans la douleur, car son heure est arrivée. Mais,
ayant mis au monde un enfant, elle ne se souvient plus de la douleur. tant la
joie d'avoir enfanté est grande.. Vous aurez de la douleur dans le monde, mais
quand Je vous visiterai, vos coeurs se réjouiront et votre joie ne vous sera
point ravie ».
Pour autant qu'elle
soit consolation, cette joie que vous ressentez à présent dans votre coeur,
votre Théophilie, n'est rien en comparaison de celle dont le Seigneur Lui-même
a dit par la voix de Son Apôtre:
« La joie que Dieu
réserve à ceux qui l'aiment ne peut être vue, ni entendue, ni ressentie par le
coeur de l'homme dans ce monde ».
Ce ne sont que des
« acomptes » de cette joie qui nous sont à présent accordés, et si déjà nous
ressentons en nos coeurs douceur, jubilation et bien-être, que dire alors de
cette autre joie qui nous est réservée dans le ciel à nous qui pleurons
ici-bas.
~1840 Optino et la
Paternité spirituelle en Russie.
Toutes les voies
spirituelles de la Russie au déclin du XIXe siècle passent par Optino. Vladimir
Soloviev et Dostoievsky y sont venus. … La même image du "moine
russe" se présenta à l'esprit de Dostoievsky lorsqu'il voulut incarner
dans son oeuvre l'idéal de la sainteté. Il ne pouvait pas ne pas penser à sa
rencontre avec le starets Ambroise [présenté infra] en créant le
personnage du starets Zossima dans Les Frères Karamazov. Tout le
décor extérieur, la description du monastère jusqu'aux moindres détails,
l'attente des visiteurs, la scène de la réception chez le starets, font penser
à Optino. Mais le starets Zossima n'a presque rien de commun avec le Père
Ambroise. C'est une figure assez pâle, trop idéalisée pour être un portrait
peint sur le vif…[137].
Nous ne pouvons trouver mieux comme présentation de la
lignée des mystiques orthodoxes au XIXe siècle - les starsi propres
à cette section étendue seront suivis des figures présentées aux sections
suivantes - que la belle description suivante portant sur ce centre le plus vivant
de la Russie spirituelle[138] :
Le monastère
d'Optina Poustyn ["Désert", "Solitude" d’Optina] se trouve
dans la région de Kalouga, à deux kilomètres de Korelsk, sur la rive droite de
la Jizdra, rivière profonde et poissonneuse qui borde la lisière de forêts
impénétrables. Un bac desservi par les moines donnait accès au monastère. Les
abbés d'Optino n'ont jamais voulu construire un pont, soucieux de garder la
limite naturelle qui séparait leur monastère de la vie du siècle.
Les origines
d'Optino nous restent inconnues. On croit pouvoir affirmer, toutefois, que ce
monastère existait déjà au milieu du XVIe siècle. Sous le règne
"éclairé" de Catherine II, qui fut l'époque de la grande désolation
des monastères de Russie, Optino ne comptait que trois moines. Vers la fin du
XVIIIe siècle, le métropolite Platon de Moscou, de passage à Optino, frappé par
la beauté du site, prit les mesures nécessaires pour rétablir la vie
cénobitique dans ce petit monastère sylvestre. Mais l'époque de la grande
renommée d'Optino commence trente ans plus tard,après 1821, lorsque Philarète
de Kiev, qui était alors évêque de Kalouga, créa en dépendance étroite du
monastère un petit ermitage ou "skite" dédié à la Décollation de
saint Jean Baptiste. Ces quelques cellules isolées, à trois cents mètres de
l'enceinte du monastère, en plein fourré, devaient abriter les moines désireux
de se consacrer entièrement à la vie de prière et de contemplation. Pour fonder
ce nouvel ermitage, l'évêque Philarète envoya à Optino quatre moines qui
menaient depuis dix ans la vie solitaire dans les forêts de Roslavl sous la
direction des disciples de Paissi [Paissi Vélitchkovsky 1722-1794], le grand
rénovateur du monachisme russe.
Par des liens
multiples, les débuts du startchestvo à Optino se rattachent à l'oeuvre
de Paissi Velitchkovsky qui fait renaître la tradition antique de Byzance,
cette union indissoluble de la spiritualité et du savoir, de la sainteté et de
la spéculation théologique. Optino achève en Russie ce que Paissi n'a pu
terminer en Moldavie. En effet, c'est le monastère d'Optino qui entreprend,
après 1840, la publication des oeuvres ascétiques des Pères, traduites par
l'archimandrite Paissi et ses disciples. Continuant les travaux de Paissi, les
moines d'Optino vont effectuer de nouvelles traductions, encouragés dans leur
zèle patristique par le grand Philarète de Moscou. Les éditions d'Optino
n'étaient pas destinées à faire les délices de quelques érudits; ces textes
anciens, rédigés par de grands contemplatifs d'Égypte, de Syrie et de Grèce,
devaient être vécus de nouveau, ils devaient servir de guides dans la voie de
l'ascension spirituelle. La sainteté des temps passés revient à la vie, renaît
dans la sainteté moderne, sous la forme du startchestvo, à la fois si
traditionnelle et si étonnante par sa nouveauté.
Optino comptait
jusqu'à trois cents moines avant la révolution. Personne n'avait de propriété
privée. Les moines recevaient du monastère tout le nécessaire pour leur vie :
la nourriture, les vêtements, des chaussures. Chacun,même novice, avait une
cellule à lui, où il pouvait vaquer à la prière, à la lecture, aux études, ou
bien aux travaux manuels. La journée était réglée d'après les offices
ecclésiastiques qui occupaient de sept à huit heures par jour. Aucune règle
formelle n'obligeait les religieux d'assister à tous les offices, chacun était
libre de se comporter selon sa propre conscience de moine. Le même esprit de
liberté permettait aux moines et aux novices de disposer selon leur propre jugement
des heures qui n'étaient pas occupées par les travaux d' "obédience",
imposés par l'abbé. On n'avait jamais recours à la main-d'oeuvre étrangère au
monastère : tous les travaux agricoles, forestiers et autres, ainsi que les
"obédiences" de cuisine et des divers ateliers étaient exécutés par
les moines ou les novices. Aucune contrainte, aucun contrôle gênant ne se
faisait sentir dans la vie de la communauté d'Optino : la discipline fondée sur
la confiance s'exerçait spontanément. La présence des startsi habitant le
"skite" silencieux au milieu de la forêt se faisait sentir en tout;
elle créait dans la vie du monastère cette atmosphère spécifique de
recueillement et de sérénité qui pénétrait tous les pèlerins dès leur arrivée à
Optino.
Un petit chemin forestier
conduisait du monastère au "skite". L'aspect extérieur de cet
ermitage a été rendu assez fidèlement par Dostoïevsky, dans Les Frères
Karamazov. Un petit clocher en stuc rose surmontait la porte d'entrée. Des deux
côtés, en dehors de l'enceinte, les "maisonnettes", espèces de
parloirs où les startsi se rendaient pour recevoir les femmes qui n'avaient pas
le droit d'entrer dans le "skite". Un silence absolu régnait dans
l'enceinte de l'ermitage. C'était un beau jardin plein de fleurs multicolores
autour de l'église et de quelques cellules. Tel était le décor dans lequel le
startchestvo russe a produit ses meilleurs fruits spirituels pendant presque un
siècle.
Le
staretz Macaire (1788-1860)
Après le premier starets Léonide (1768-1841) et avec
le père Moïse (1782-1862) abbé d’Optino durant 37 ans et grand bâtisseur
« riche de pauvreté », car accueillant des personnes
« inutiles » (infirmes, aveugles), le starets Macaire connaît
l’ouverture d’Optino à des problèmes sociaux, politiques, culturels (mais
nous n’avons aucun détail sur la visite de Gogol) :
Pour acquérir les
dons de la grâce, il ne faut pas les chercher : ce serait méconnaître le
caractère de l'amour divin, sa gratuité. "La grâce de Dieu se donne à
tous, mais dans une mesure différente : elle nous comble de dons, selon le
degré de notre humilité. Ne cherche pas les choses suprêmes, mais laisse-toi
guider par l'humilité[139].
Le
staretz Ambroise (1812-1891)
Une jeune fille,
une étudiante de Moscou, qui n'avait jamais vu le starets, manifestait une
grande animosité à son égard, le traitant de "vieil hypocrite".
Poussée par la curiosité, elle vint un jour à Optino et se plaça près de la
porte, derrière les autres visiteurs qui attendaient. Le starets entra dans le
parloir, fit une courte prière, regarda un moment l'assistance et, s'adressant
à la jeune personne : "Ah ! mais c'est Véra, elle est venue voir le vieil
hypocrite !" Après une longue conversation en tête-à-tête avec Ambroise,
la jeune fille changea d'opinion. Elle devint plus tard religieuse au couvent
de Chamordino, fondé par le starets[140].
"Ne
discutez jamais avec moi. Je suis faible, je pourrais vous céder et ce serait
toujours nuisible pour vous." On rapporte l'histoire d'un artisan qui,
après avoir fabriqué une nouvelle iconostase pour l'église d'Optino, vint chez
le starets Ambroise pour recevoir sa bénédiction avant de rentrer chez lui, à
Kalouga, à 60 kilomètres du monastère. Les chevaux étaient déjà attelés, l'artisan
était pressé de regagner son atelier, sachant qu'une commande avantageuse
l'attendait. Mais le starets, après l'avoir retenu longtemps, l'invita à
revenir le lendemain, après la messe, prendre le thé dans sa cellule.
L'artisan, flatté par cette attention du saint homme, n'osa pas refuser. Il
espérait trouver encore son client à Kalouga en y arrivant vers la fin de
l'après-midi. Mais le starets ne voulut pas le laisser partir; il fallut que
l'artisan revienne prendre le thé dans sa cellule encore une fois, avant les
vêpres. Le soir, le Père Ambroise renouvela son invitation pour le lendemain.
L'artisan, très déçu, mais n'osant point protester, obéit Lie nouveau. Cette
manoeuvre se renouvela pendant trois jours. Le starets congédia finalement
l'artisan : "Merci, mon ami, pour m'avoir obéi; Dieu te gardera, va en
paix." Quelque temps après, l'artisan apprit que deux de ses anciens
apprentis, sachant qu'il devait rentrer d'Optino avec une somme d'argent
considérable, l'avaient guetté trois jours et trois nuits dans la forêt, près
de la grand-route de Kalouga, avec l'intention de le tuer[141].
Le staretz Théophane le Reclus ou de
Vycha (1815-1894)
Nous quitttons le lieu privilégié d’Optino qui n’est
certes pas le seul monastère vivant comme déjà indiqué par la grande figure de
Séraphim (de Sarov, ville située à l’est de Moscou).
Théophane de Vycha assura une large direction
spirituelle épistolaire depuis son monastère où il vécut après avoir quitté son
siège épiscopal[142] :
C'est le Seigneur
qui gagne le combat. Nous devons nous remettre à lui. Il fait de nous des êtres
nouveaux. Nous ne sommes pas des instruments inanimés dans sa main, mais au
contraire des êtres vivants. Il ne fait pas de nous des marionnettes, mais des
hommes nouveaux, appelés à devenir ses enfants qui respirent l'air de la
liberté, le suivent, le servent et combattent armés de sa force.
Remettez-vous au
Seigneur. Il vous montrera la voie. Ii vous éclairera de sa vérité et vous
remplira de vie. Aimez-le, et quand vous serez uni à lui dans cet amour, pensez
à lui plus souvent encore que vous n'aspirez l'air[143].
Efforce-toi de
chercher sans cesse comme un poisson sur la glace frappe autour de lui avec sa
queue. Mais tu recevras ce qu'il plaît au Seigneur de te donner et quand il lui
plaira.
Il faut chercher,
s'écrier d'un coeur contrit, avec un sentiment d'humilité extrême et la ferme
conviction que le Seigneur fera le nécessaire. Et quand nous obtenons quelque
chose, ce n'est pas notre propriété... Tout le salut est remis aux mains du
Seigneur, c'est /a voie la plus sûre, la meilleure, c'est celle qui va le plus loin.
Le plus important,
c'est de s'abandonner aux mains du Seigneur et Sauveur en s'écriant d'un coeur
contrit : sauve-moi selon tes propres jugements... Car il n'y a de salut qu'en
lui. Dans cet abandon, que soit inclut en même temps un zèle ferme, plein
d'abnégation, pour accomplir sa sainte volonté.
Quiconque ne
travaille pas spirituellement, de toutes ses forces, ne fait pas effort jusqu'à
se sentir impuissant, et ne pousse pas le cri d'appel qui viendrait de cette
impuissance, n'en acquerra pas le sentiment... Vous, agissez de même : dans le
sentiment de votre propre impuissance, appelez à l'aide et, même après avoir
accompli quelque chose, demeurez dans ce sentiment de votre impuissance[144].
Le 17 juin 1858. Tu
continues d'aspirer aux performances les plus élevées de la vie spirituelle et
à des règles qui ne sont pas encore à ta mesure. Mais tu dois simplement suivre
la voie humble, comme d'autres vivent, sans éprouver de trouble intérieur. Toi
non plus, ne te laisse pas aller au trouble intérieur quand tu as commis
quelque bévue ou quelque faute, mais descends dans la profondeur de l'humilité
et relève-toi par la pénitence; et bientôt tu retrouveras la voie droite...[145]
L’auteur des Récits d’un pèlerin russe aurait été un
familier d’Optino.
Plus près de nous, l’Higoumène Chariton de
Valamo vécut en URSS puis en exil en Finlande. Il compila en 1936 une
anthologie reprenant en particulier les conseils de nombreux staretz du siècle
précédent[146], dont celui-ci de Théophane le
Reclus :
Je me souviens que
vous m'avez écrit que vous attrapiez mal à la tête quand vous cherchiez à
soutenir votre attention. C'est ce qui arrive quand on ne travaille qu'avec la
tête ; mais si vous descendez dans le coeur, vous n'aurez plus aucune
difficulté. Votre tête se videra et vos pensées tariront. Elles sont toujours
dans la tête, se pourchassant l'une l'autre, et on ne parvient pas à les contrôler.
Mais si vous entrez dans votre coeur, et si vous êtes capable d'y rester, alors
chaque fois que les pensées vous envahiront, vous n'aurez qu'à descendre dans
votre coeur et les pensées s'envoleront. Vous vous trouverez dans un havre
réconfortant et sûr. Ne soyez pas paresseux, descendez. C'est dans le coeur que
se trouve la vie, et c'est là que vous devez vivre. Ne vous imaginez pas qu'il
s'agit là de quelque chose qui ne regarde que les parfaits. Non, cela concerne
tous ceux qui ont commencé à chercher le Seigneur.
~1870
Récits d’un pèlerin [russe]
Paru à Kazan vers 1870 d’un auteur inconnu qui aurait
été familier du monastère d’Optino : « il manquait cette note
cristalline qui en est sans doute la tonique secrète »[147].
Un matin de bonne
heure, je fus comme réveillé par la prière. Je commençais à dire mes oraisons
du matin, mais ma langue s’y embarrassait… Je suis devenu un peu bizarre. Je
n’ai souci de rien… (Premier récit, 36, 40)
Je cessai de remuer
les lèvres et j’écoutai attentivement ce que disait mon cœur … Je voyais
parfois en songe mon défunt staretz qui m’expliquait beaucoup de difficultées
et inclinai toujours plus mon âme incompréhensive à l’humilité. (Deuxième
récit, 42, 43)
En ce qui concerne
l'absence de formes c'est- à-dire le fait de ne pas user de l'imagination et de
ne pas accepter de vision pendant la contemplation, que ce soit celle d'une
lumière, d'un ange, du Christ ou de n'importe quel saint, et de se détourner de
toute rêverie , cela, bien entendu, est prescrit par les Pères expérimentés,
pour la raison suivante : la puissance de l'imagination peut facilement
incarner les représentations mentales, ou pour ainsi dire leur donner vie, de
sorte que les gens inexpérimentés pourraient être aisément attirés par ces
fictions, les prendre pour des visions de la grâce, et tomber ainsi dans
l'illusion …Que l'esprit puisse naturellement et facilement être dans un état
d' absence d' images, et s'y maintenir, tout en se rappelant la présence de
Dieu, on le voit bien puisque la force de l'imagination peut présenter une
chose de façon perceptible dans ce vide et donner une consistance à cette
représentation. Ainsi, par exemple, la représentation de l'âme, de l'air, de la
chaleur ou du froid. Quand vous avez froid, vous pouvez vous faire mentalement
une idée vivante de la chaleur, bien que la chaleur n'ait pas de contour, ne
puisse être un objet de vision, et ne soit pas mesurée par la sensation
physique de celui qui se trouve exposé au froid. De la même manière aussi la
présence spirituelle et incompréhensible de Dieu peut être connue de l'esprit
et identifiée dans le coeur dans un absolu vide de formes. (Septième récit,
111-112),
Car celui qui
veille en silence … aide au bien spirituel et au salut de ses frères. … L'homme
qui vit dans le monde et qui entend parler d'un pieux reclus, ou qui passe
devant la porte de son ermitage, ressent un appel à la vie spirituelle, se
souvient de ce que l'homme peut être sur la Terre, et qu'il lui est possible de
revenir à cet état contemplatif originel dans lequel il sortit des mains du
Créateur. Le silencieux enseigne par son silence même, et par sa vie même il
fait du bien, édifie et persuade de chercher Dieu. (Septième récit, 116-117)
…il faut observer
que le pouvoir de cette sorte de prière réside dans la vraie compassion
chrétienne pour le prochain, et qu'elle agit sur son âme dans la seule mesure
de cette compassion. Aussi, quand il nous arrive de nous souvenir du prochain,
ou au moment fixé pour le faire, il est bon d'introduire sa présence dans la
présence de Dieu, et d'offrir la prière dans les termes suivants : « Dieu très
miséricordieux, que ta volonté soit faite, qui veut que tous les hommes soient
sauvés et parviennent à la connaissance de la vérité ; sauve et secours ton
serviteur N. Prends ce désir que j'exprime comme un cri d'amour que tu as
commandé. » (Septième récit, 123-124)
Pierre Pascal découvre le récit dans une obscure revue
parue de janvier 1916 à octobre 1917 : « …je trouvais là l'éveil
religieux d'un enfant russe, son passage éphémère dans un monastère rural, ses
pèlerinages, son ministère dans l'Altaï, en Sibérie, parmi les indigènes, parmi
les forçats… » Venu à Moscou près de Lénine étudier les révolutionnaires
du XIXème siècle, il découvre la religion russe à travers les « vieux
croyants » dont il nous conte l’histoire fascinante, Avvakum[148] dont
il traduit le terrible témoignage[149],
Spiridon[150] :
Tu sais, père, cela
m'est bien pénible et bien douloureux maintenant, d'avoir changé mon Dieu
contre le vôtre, un nouveau Dieu. » À ces mots, le Bouriate se mit à pleurer.
J'eus grand pitié de lui, jusqu'à en souffrir moi-même, et en même temps de
tous ceux qui lui ressemblaient. Je compris alors tout d'un coup ce que c'est
que de voler à quelqu'un son âme, de le priver de son bien le plus précieux, de
lui arracher et de lui ravir son saint des saints, sa religion et sa
philosophie naturelles, pour ne rien lui donner en échange qu'un nouveau nom et
une croix sur la poitrine. Le Bouriate dont je parle m'apparut comme l'homme du
monde le plus pitoyable et le plus malheureux, privé de son ancienne religion
et jeté au hasard de la destinée. Depuis lors, je me promis de ne pas baptiser
les indigènes, mais de leur prêcher seulement le Christ et l'Évangile. C'est ma
conviction que convertir les gens au Christ, comme ont fait nos missionnaires
avec ce Bouriate, ce serait agir avant tout en vrai bourreau des âmes, et non
en apôtre du Christ. Je ne sais si j'ai eu raison ou tort, mais depuis ce
moment je n'ai fait que prêcher la parole de Dieu, laissant à d'autres le soin
de baptiser. (58-59)
« C'est que voilà,
mon père, dit le détenu hérétique, depuis ma plus tendre enfance je cherche
Dieu, et j'ai beau regarder, regarder, je ne le trouve nulle part ». - Je lui
dis : « Mon cher ami, si tu ne le trouves pas en toi-même, tu ne le trouveras
nulle part. C'est avant tout en soi-même qu'il faut le chercher. S'il n'y est
pas, alors il faut détruire en soi cette vie ancienne et en commencer une
autre, où Dieu ait sa place. Dieu existe en dehors de nous, mais il ne se fait
connaître qu'en dedans de nous-mêmes. Il n'y a pas d'autre moyen de connaître
Dieu ». (108)
Il y avait avec lui
encore un autre Tatar, qui me raconta comment et pourquoi il avait été
condamné. J'avais grand-pitié de lui. Il y avait en vérité en lui je ne sais
quelle spiritualité intérieure, qui m'attirait comme un aimant. J'étais ravi
jusqu'au fond du coeur. Je m'enhardis jusqu'à lui demander pourquoi il était si
sympathique, si bon. Il me répondit : « Ce matin, j'ai prié Dieu ; à
déjeuner, j'ai prié Dieu ; ce soir j'ai prié Dieu ; la nuit, j'ai prié. Dieu, y
a être devenu moi. Deux fois y en a moi voir Allah ! ». À ces mots, en se
cachant les yeux avec les mains, il se mit à pleurer. Je compris que c'était la
prière qui l'avait rendu si bon, et que deux fois dans son existence il avait
mérité la grâce de voir une sainte apparition. Je l'embrassai. Quand il quitta
le bagne, et vint me rendre visite à Tchita avec le mullah de cette ville, je
l'accueillis, Dieu m'en est témoin, comme mon propre père, et nous nous jetâmes
en même temps au cou l'un de l'autre, en nous arrosant l'un l'autre à chaudes
larmes. (131)
1938
Starets Silouane (1866-1938)
Récits d'expériences vécues[151]
[417] Mais ne
pensez pas que je sois dans une grande grâce, ou que je sois dans l'illusion.
Non, j'ai seulement connu la grâce dans sa perfection, mais je vis d'une
manière pire que le dernier et le plus ignorant des hommes. Je suis moine du
grand habit, mais je suis indigne de cet état. Je ne désire qu'une chose : être
sauvé ; quant aux efforts et aux sacrifices, je n'en fais aucun. Et pourtant,
le Seigneur m'a donné de goûter la grâce du Saint-Esprit, et c'est elle qui
fait connaître à mon âme la voie de Dieu menant au Royaume des Cieux.
Je suis attristé
parce que je vis avec négligence, mais je ne peux pas faire mieux. Je sais que
je suis peu intelligent, presque illettré et pécheur ; mais voici, le Seigneur
aime aussi de tels hommes, et c'est pourquoi mon âme aspire de toutes ses
forces à travailler pour Lui.
Oh ! que la bonté
de Dieu est grande ! Je suis un homme vraiment misérable, et pourtant le
Seigneur m'aime. C'est qu'Il est l'Amour en personne ; Il aime tous les hommes
et les appelle à Lui : « Venez à Moi, vous tous qui peinez et ployez sous le
fardeau, et Je vous soulagerai » (Matth. 11,28). Ce repos dans le Saint-Esprit,
l'âme humble le reçoit pour son repentir.
Nous sommes
maintenant les derniers moines. Mais, même maintenant, il y a encore de
nombreux ascètes que le Seigneur soustrait au regard des hommes, car ils ne
font pas de miracles visibles ; mais dans leur âme, chaque jour,
s'accomplissent de vrais miracles, seulement les gens ne peuvent pas les voir.
Voici un miracle : quand l'âme incline à l'orgueil, elle sombre dans les
ténèbres et la mélancolie ; mais lorsqu'elle s'humilie, alors viennent la joie,
l'humble attendrissement du coeur et la
lumière.
L'âme de l'humble[152]
est comme une mer; si quelqu'un jette une pierre à la mer, la surface de l'eau
est troublée pendant un instant, puis la pierre s'enfonce dans l'abîme. Ainsi
toute peine est engloutie dans le coeur de l'humble puisqu'en lui est la Force
de Dieu. Où es-tu, âme humble ? Qui habite en toi ? À qui pouvons-nous te
comparer ? Tu resplendis, claire comme le soleil, mais en brûlant, tu ne te
consumes pas; tu réchauffes tout par contre de ton ardeur. À toi appartient la
terre des doux, selon la Parole du Seigneur. Tu es semblable à un jardin de
fleurs au centre duquel se trouve une belle maison où Dieu habite.
L’humain en l’homme
est sa théandrie … l’homme est destiné à être le vase de la Divinité (150/1). [153].
L’Église du
Christ » n’est pas autre chose que l’unité des hommes en Dieu … qui se
révèle à l’amour, c’est-à-dire à une religieuse et respectueuse perception de
la nature divine en la figure humaine comme telle. (156).
Le Christ a
proclamé et manifesté non pas la religion de la loi, mais celle de la
grâce ; Il ne pouvait donc absolument rien « fonder », ni être
un « législateur ». (230)
Les anciens Pères
de l’Église comprenaient déjà qu’à tout le moins des personnalités comme
Héraclite, Socrate, Platon, étaient des « chrétiens avant le
Christ ». En ce sens toute l’humanité qui a cherché et pressenti la
vérité du Christ à toutes les époques de l’histoire humaine, est incluse dans
l’Église mystique du Christ. (232).
Moine bénédictin brillant envoyé en mission en Galicie
uniate, il rejoindra l’orthodoxie en 1928, ce qui n’ira pas sans apporter son
lot d’incompréhensions et d’épreuves. Mais en naîtra le rayonnement spirituel
qui permit par la suite à de jeunes communautés orthodoxes de langue française
de se développer à Paris - plaque tournante de l’émigration russe - et à
Beyrouth[154]. Nous choisissons de citer
Communion in the Messiah, plutôt que l’une de ses nombreuses allocutions
spirituelles et textes à fins spirituelles[155],
pour quelques passages rapprochant chrétiens et juifs[156] :
As Abelson said,
speaking of the Zohar : “Some of the cardinal doctrines of Christianity are
embedded in these ideas [of the shekinah, etc.]. It seems that the starting
point of such ideas was a spiritual experience, a deep need of a " coming
down " of God to man and of the expiation of sin by a perfect Mediator.
These inner experiences, which agreed with several passages of the Scripture,
gave birth to certain thought-tendencies, still vague. At a further stage of
development these thought-tendencies became crystallized in definite
conceptions. [97]
The Jewish book Kuzair (12th century) said that Judaism,
Christianity and Islam, are like three rings having such a close resemblance
that one can hardly distinguish one from the other. [104]
In each Thou we
address the eternal Thou. If I have both, will and grace, the tree on which I
gaze is now no longer it. [...] The Thou meets me through grace ; it is not
found by seeking.[117]
S’impose comme traduisant une grande liberté
intérieure, un témoignage fort et qui s’avérera mystique au cours d’une
progression du récit. Exceptionnellement nous n’omettons rien :
Interview
avec le Père Lev Gillet[157]
En 1972, le
père Lev Gillet accorda une interview à Edward Robinson, un « chercheur en
expérience religieuse » du collège Manchester de l'université Oxford[158].
Père Lev a 79 ans au moment de l'interview. Cette interview constitue un
document unique sur la vie intérieure du père Lev, bien qu'il comprenne aussi
de longs échanges, en apparence secs et académiques, avec le chercheur. Car le
père Lev et le chercheur ne tiennent pas le même discours : le chercheur est un
académique qui se veut scientifique, alors que le père Lev, qui comprend très
bien le milieu académique et le point de vue de son interlocuteur, est avant
tout un spirituel, un « libre croyant universaliste, évangélique et mystique »[159],
qui a une longue expérience en tant que conseiller spirituel auprès de toutes
sortes de personnes aux appartenances les plus variées. De fait, l'interview
[298] débute difficilement, sur une discussion quelque peu intellectuelle
concernant le sens et la nature de l'« expérience religieuse », et alors que la
pensée du père Lev s'oriente tout naturellement vers le concret, le vécu, le
chercheur introduit à plusieurs reprises des notions abstraites dans la discussion.
Ce sont justement ces paroles du père Lev relatant ses expériences intimes
intérieures et ses convictions personnelles au-delà de tout credo formel, qui
témoignent dans cette interview d'un grand spirituel.
Les parties en
italiques sont les questions et remarques du chercheur et celles en caractères
normaux, les réponses du père Lev.
Au point de départ on a demandé à des personnes
d'écrire un rapport de toute expérience où ils sentaient qu'ils avaient été
sous l'influence d'une puissance soit au-delà ou en partie au-delà
d'elles-mêmes et de nous raconter l'effet qu'une telle expérience avait
produite sur leur vie. Nous avons reçu un grand nombre de comptes-rendus très
variés ; ils vont de descriptions les plus sensationnelles du super-naturel et
de l'occulte, des apparitions des morts et des rencontres avec des soucoupes
volantes jusqu'à une forme plus traditionnelle d'expérience religieuse. Quelle
approche faites-vous d'un tel ensemble ?
Je pense que chaque cas doit être considéré à part, étudié et analysé très attentivement.
En faisant cela, on trouve certains traits communs.
Qu'attendez-vous de trouver qui présente un intérêt
particulier ?
Cela dépend de
votre conception d'un phénomène religieux. J'ai bien sûr, ma propre idée
là-dessus.
Pouvez-vous nous dire quels sont vos critères ?
Je pense qu'il
s'agit d'un phénomène religieux lorsque vous avez conscience, d'abord, de
quelque chose qui vous transcende : quelque chose de plus grand que vous-même,
au-delà de vos limites. Deuxièmement, bien que ce soit transcendant, cela doit
de quelque façon être immanent à vous-même, vous devez le rencontrer en vous.
Troisièmement, entre ces deux expressions d'une réalité suprême (que je ne
définirai pas pour le moment), il existe une possibilité d'échange dynamique.
Vous en recevez quelque chose et vous lui donnez quelque chose. C'est ma
conception d'un phénomène religieux. Ceci s'applique à beaucoup de cas où Dieu
n'est pas en question. Vous pouvez envisager le sexe, par exemple, comme cette
réalité à la fois transcendante et immanente. Ce pourrait être une sorte de
religion. Vous pourriez prendre la société, ou le cosmos, pris au sens
scientifique. Vous pouvez aussi la considérer comme une réalité personnelle ou
supra personnelle — Dieu.
Dans quel sens le sexe, la société ou le cosmos
peuvent-ils être transcendants ?
Prenons le cas d'un
psychologue freudien. Il peut envisager la libido comme un pouvoir qui est
transcendant et cependant immanent à tout homme et constituant la réalité
suprême : quelque chose qui correspond à l' élan vital de Bergson.
[300] Est-ce que ceci ne consiste pas à prendre ses
désirs pour des réalités ? En fait, il le projette et le considère comme
transcendant parce qu'il veut avoir quelque chose qui de fait est au-delà de
lui-même, n'est-ce pas ?
Je ne le juge pas.
Je m'intéresse seulement de savoir si pour lui cela possède une valeur
transcendante ou non.
Diriez-vous alors que tout le monde est religieux en
un certain sens ?
Je ne sais pas ; je
n'en suis pas sûr ; il peut y avoir des personnes qui ne le sont pas du tout.
Mais je suppose que la plupart des gens le sont de mille façons différentes.
Comment reconnaîtriez-vous alors une personne
non-religieuse ? Serait-ce quelqu'un pour qui l'existence n'a pas de sens ?
Oui. Ou bien
quelqu'un qui ne veut reconnaître rien au-delà de sa propre réalité physique ou
mentale. Prenez un marxiste : je ne le considère pas comme non religieux. Le
marxisme est bien une théologie. Le matérialisme dialectique, pour autant que
d'abord ce soit le matérialisme, est dogmatique et deuxièmement « dialectique
», implique cette sorte de structure cosmique, universelle.
À partir de ceci, vous pouvez dire que tous ceux qui
trouvent un quelconque sens à la vie sont religieux.
Peut-être ; mais je
pense qu'il y a pas mal de gens qui n'ont pas du tout de quête de sens ; des
gens qui n'ont pas d'intérêt, qui n'accusent pas ou qui ne reconnaissent pas un
tel besoin. Ils vivent un jour après l'autre sans se poser de questions.
Existe-t-il vraiment de telles personnes qui ne
cherchent pas du tout de sens ?
J'en ai rencontré
pas mal. D'abord, j'étais victime d'une illusion : je pensais que ces personnes
vivaient vraiment une sorte d'anxiété intérieure, mais ne savaient pas comment
l'exprimer, ou bien qu'elles n'en étaient pas conscientes. J'ai changé d'avis
maintenant que j'ai rencontré à Londres pas mal d'hommes et de femmes qui ne se
posent certainement pas la moindre question ; elles n'éprouvent aucun besoin de
chercher du sens, cela ne les intéresse pas. De toutes apparences, leur
expérience est simplement une réaction aux événements et aux circonstances au
fur et à mesure qu'ils se présentent.
Diriez-vous que cette attitude peut survivre à une
crise qui pourrait se présenter dans leur vie ? Je m'intéresse à un certain
nombre de personnes qui nous écrivent pour dire les effets de toute sorte de
crises, et comment, jusqu'au moment où elles furent confrontées à des
événements qui exigeaient un sens — le deuil et ainsi de suite — elles ne
cherchaient vraiment aucun sens. Diriez-vous que les personnes que vous
décrivez n'ont jamais eu à affronter des problèmes qui demandent quelque chose
de plus profond que l'existence quotidienne ?
Permettez-moi de
vous raconter une étrange expérience que j'ai vécue l'an passé [1971]. Au mois
de mars, [302] à cette époque, j'étais très malade. J'étais en train de mourir.
Pendant une semaine environ j'étais inconscient et je délirais. D'une part, je
disais des choses dépourvues de sens aux personnes autour de moi. Mais tout le
temps, il y avait le développement d'une sorte de dialectique à l'intérieur de
moi, dont j'étais conscient et qui tenait la route. Il s'agissait de
l'extension d'un rêve ou d'une vision, que je vais vous raconter maintenant.
Le premier jour de
ma maladie, j'avais rendu visite à une femme persane qui avait une enfant
handicapé moteur (spastique). Je lui rendais visite avec mon médecin. Je vis
cet enfant bouger sur le lit, émettant des gémissements, essayant de faire des
mouvements, mais incapable de les coordonner. Il tenait simplement une
bouteille de lait en main, gémissant et cherchant quelque chose. Ensuite,
quelques personnes sont arrivées ainsi qu'une famille persane. La situation
était plutôt drôle : la mère ennuyée, ça sautait aux yeux, aurait préféré
qu'elles partent. Soudain, l'enfant spastique semblait prendre conscience de la
situation et se leva quelque peu disant : « Maman, kawa ! » Cela voulait dire
que l'enfant savait que l'on offre du café à tout hôte ; il rappelait à sa mère
de leur présenter du café. Ce qui était frappant, profondément émouvant, était
de voir cet enfant sortir tout à coup de ses limites, sa prison d'enfant
spastique, et de manifester un intérêt altruiste pour ces personnes. J'en étais
fortement impressionné.
La nuit suivante,
je devins très malade ; je commençai à perdre conscience. Puis j'eus un rêve —
ou bien le vis-je d'une façon imaginaire ? — je ne sais. Je me vis sur une
plaine très blanche pendant une nuit noire ; j'étais couché sur le sol. Je ne
pouvais voir aucune lumière ni à droite ni à gauche, pas de maison, rien, sauf
sortant de terre, par-ci par-là, de petits êtres spastiques semblables à des
vers de terre. Certains d'entre eux prononçaient le mot « café » (kawa en
perse) ; ils portaient une très petite lumière, comme des vers luisants.
Soudain j'avais l'impression d'avoir une vision de l'univers entier : notre
univers est tel où chacun, jusqu'à un certain degré, est un enfant spastique.
Chacun se meut selon son propre spasme, qui peut être l'ambition, l'argent, le
sexe, n'importe quoi. Chacun est prisonnier de son propre spasme comme cet
enfant spastique. Mais il arrive que soudain certains d'entre eux prennent
conscience de réalités en dehors d'eux-mêmes et commencent à demander du café
pour les autres.
Pour moi, c'était
une forme de dialectique qui se développa pendant toute une semaine dans mon
inconscient alors que je délirais aux yeux des autres personnes. Il me sembla
que tout l'univers était ainsi. Le sens de tout progrès dans le monde était que
nous devrions aider toutes ces personnes spastiques autour de nous de façon à
devenir capables, à certains moments, de demander du café pour les autres. Ceci
dura toute une semaine avec des développements que je ne préciserai pas maintenant.
Il y avait une séquence dialectique dans tout ceci.
Je pense maintenant
que vous avez raison, quand vous avez dit qu'il y a des personnes qui, à moins
de faire une crise, ne sont pas conscientes de tout ceci. Ce sont en effet des
personnes spastiques, qui se meuvent [304] seulement de façon quelque peu
mécanique, jusqu'au moment où leurs yeux s'ouvrent tout à coup et ils prennent
conscience des autres.
Ceci suggère que notre état naturel n'est pas d'être
conscient du sens, et que tous nous devons sortir de cet état.
Selon ma propre
conception qui est purement individuelle et que je ne peux ni prouver ni
réfuter, je pense que l'enfant spastique ne pourrait jamais être capable de
songer à du café pour d'autres personnes si cela ne lui était pas donné ou suggéré
par quelque chose ou quelqu'un qui lui est transcendant : ce qu'un chrétien
appelle la grâce.
Quelles limites mettriez-vous à ce qu'on appelle le
transcendant ? Nous avons un grand nombre de personnes parmi nos correspondants
qui disent : « Nous avons trouvé un sens, c'est cela notre expérience
religieuse ». Nous ne pouvons approcher entièrement cette réalité sans
préconceptions, sans certaines valeurs qui nous soient propres. Nous devons
demander comment le pouvoir transcendant peut être reconnu, et comment
percevoir la bonté ou la malignité des influences de ce genre.
Je ne me posais
aucune question à ce sujet : j'en étais venu à cette interprétation du rêve
parce que j'avais déjà mes propres convictions religieuses. Celles-ci sont en
relation avec une puissance personnelle ou super-personnelle, avec qui je pense
avoir eu un contact personnel à certains moments de ma vie — aux moments
décisifs de ma vie. J'ai eu dans ma vie tout à fait personnelle et intime,
d'abord un sentiment de présence, d'une présence donnée et super personnelle.
Ce sentiment demeurait en moi une heure entière de façon très intense,
m'envahissant, me faisant pleurer sans la moindre raison, me submergeant
complètement. Ceci m'est arrivé aux bords du lac de Galilée, peut être sous l'influence
de l'environnement, le paysage et les souvenirs associés au lac de Galilée dans
l'Évangile. Mais c'était tellement saisissant que je vis soudainement que
l'intention que j'avais eue d'aller à Jérusalem était tout à fait inutile. Ce
que j'avais vu et ressenti dépassait tout ce que j'aurais pu faire à Jérusalem.
Il ne me restait qu'à retourner immédiatement en Europe et rien d'autre.
Avez-vous connu à d'autres moments cette sensation de
présence ?
Oui, beaucoup, mais
celle-ci, ainsi que le rêve des personnes spastiques, étaient les plus
frappants. L'impact de ce rêve sur moi était le suivant : si je voulais voir
les enfants spastiques sortir du sol, je ne pouvais le faire que si moi-même
j'étais couché par terre tout à fait à plat, perdant toute sensation de ma
propre importance, réalisant que tout ce que je faisais : écrire, parler aux
gens, n'avait aucune importance. La seule chose qui importait était d'être
capable de rester couché sur le sol. Alors je pouvais voir ces personnes
spastiques qui se levaient. La seule chose que je peux faire est d'aider de
telles personnes.
Comment mettriez-vous en rapport ces expériences en
rêve et le sens de présence que vous avez ressentie avec les expé- [306] riences
que d'autres personnes appelleraient purement psychiques ?
Je n'ai aucune
expérience psychique de quelque nature que ce soit. Ces choses me sont
entièrement étrangères.
Beaucoup de personnes nous écrivent en décrivant ce
qui leur semble être une véritable expérience religieuse alors qu'ils ont vu
une lumière, ou des lumières, ou leurs environnements illuminés ; ceci se
combine avec la joie et parfois de la crainte. Pourquoi est-ce si courant ?
Je pense que c'est
un phénomène courant dans toutes les religions. Moi-même, par exemple,
j'éprouve très souvent un sentiment, non d'une lumière extérieure, mais d'une
sorte d'illumination intérieure, quelque chose de radieux associé au nom de
Jésus. J'ai beaucoup pratiqué ce que les orthodoxes appellent la prière de
Jésus, qui consiste simplement dans la répétition du nom de Jésus. Cette
expérience du nom de Jésus peut devenir quelque chose qui vous imprègne et vous
donne une sorte de lumière intérieure : vous vous sentez entouré d'une lumière
intérieure que vous ne pouvez décrire.
Comment pouvez-vous défendre ceci devant la critique
du sceptique qui y verrait simplement une technique dont le contenu est sans
rapport ? N'importe quelle philosophie que vous aimez pourrait servir de
contexte à cette sorte d'expérience.
Je ne veux pas le
nier. Je pense que c'est tout à fait possible qu'il y ait une origine
psychologique. Mais je dirais en même temps que je ne dissocie pas Jésus de
Mohammed, ni de Bouddha ou de Krishna, ou de beaucoup d'autres divinités, Isis
ou Aphrodite. Je pense que beaucoup de personnes ont des contacts authentiques
avec Jésus sous d'autres noms et formes.
Et je suppose qu'elles prendraient les mêmes attitudes
que vous ?
Un Hindou
certainement.
Vous dites ne pas avoir d'expérience psychique. Mais
que diriez-vous à quelqu'un qui décrirait votre expérience comme psychique ?
Votre sens de la présence par exemple ?
Je ne dirais rien.
Sa déclaration pas plus que la mienne ne peuvent se prouver. J'en resterais là.
Un de nos grands problèmes consiste en la difficulté
de distinguer entre ce que certaines personnes écarteraient d'emblée comme
étant psychique et ce que d'autres apprécieraient comme étant de grande valeur
et appelleraient religieuses. Et le cœur même de ces expériences qui, dans
beaucoup de cas, paraît être semblable. Ce qui semble constituer l'élément
religieux est la façon dont les gens réagissent, la façon dont ils reçoivent et
répondent.
Ce sont des choses
qu'on peut partager ou pas. Si quelqu'un ne partage pas son expérience, c'est
inutile d'en parler. Dans ce domaine il n'y a pas de vérification au sens
scientifique. Là où on ne peut pas mesurer, la vérification est impossible, et
il n'y a pas de mesures à appliquer à ce genre de choses. C'est un domaine qui
relève du qualitatif sans aucune recherche possible sur le quantitatif
[308] Vous diriez alors, qu'à moins de pouvoir
présenter des résultats sous forme quantitative, votre travail n'est pas
scientifique ?
Il fut un temps
[1917-1918] où je travaillais dans le laboratoire de psychologie expérimentale
à Genève avec [Édouard] Claparède. Il avait placé ces paroles de Lord Kelvin
sur la porte de son laboratoire : « Si tu peux exprimer en chiffres ce dont tu
parles, tu en possèdes une certaine connaissance. Sinon, tu n'en connais rien
et ce que tu dis n'a guère de valeur ».
Seriez-vous encore d'accord maintenant avec ce point
de vue ?
Certainement, d'un
point de vue scientifique. Dans mon esprit je fais une distinction très nette
entre ce qui peut être analysé par la recherche scientifique et ce qui ne peut
l'être. Il n'y a pas de pont entre le quantitatif et le qualitatif.
L'un est-il plus réel que l'autre ou ne portez-vous
pas de jugement ?
Il ne m'appartient
pas de juger. D'une certaine façon, je suis un parfait agnostique et un parfait
croyant d'autre part.
N'êtes-vous pas ouvert à la compartimentation, à
penser en termes de deux mondes qui ne peuvent pas entrer en contact l'un avec
l'autre ?
Je ne dirais pas
cela. Je dis simplement que je ne me permets pas de dire que je sais, si je ne
peux pas prouver par l'expérience ce que je sais.
Alors, la seule sorte de psychologie que vous
accepteriez comme scientifique est une sorte de psychologie behavioriste ?
Non, je rejette le
behaviorisme comme je rejette la psychanalyse. En ce qui me concerne, la seule
forme de psychologie scientifique prouvée est la psycho-statistique.
On pourrait objecter à Lord Kelvin qu'en fait les
nombres n'ont d'autre signification que mythique.
Les nombres sont la
seule façon pratique d'appliquer la connaissance à la vie. Sans les nombres, il
n'y a pas de connaissance scientifique, pas de technique scientifique. Je ne
crois pas du tout dans une mystique des nombres.
Je pense que Kelvin disait aussi qu'il ne pouvait
réellement comprendre une théorie que s’il pouvait construire un modèle.
C'est de
l'imagination. Cette phrase n'a aucune valeur pour moi. Ce qui a de la valeur
est le nombre, la réalité. Le modèle n'a pas de réalité ; c'est une illusion de
l'esprit. Dans le domaine de la science, les modèles peuvent changer tous les vingt
ans, les nombres restent.
Mais un modèle est utile pour communiquer vos idées à
quelqu'un d'autre.
Oui, de façon
purement empirique.
Je pense qu'on peut soutenir que les nombres sont
aussi un simple modèle, que toute description scientifique est peut-être un
modèle dans un langage différent : un langage qui [310] est plus pratique dans
un certain sens; vous pouvez vous en servir pour contrôler ou pour prédire.
Mais c'est cependant un modèle : cela ne nous rapproche pas davantage de ce qui
est vraiment là.
Je ne comprends pas
l'idée de « ce qui est vraiment là ». J'ai été impressionné profondément par
quelque chose qui s'est passé dans un laboratoire de botanique. J'essayais de
dessiner ce que je voyais sous le microscope. Le professeur vint voir ce que
chacun faisait. Moi, je dessinais des cellules ; mais à la place de laisser des
intervalles entre elles je les dessinais tout à fait contiguës. Le professeur
me dit : « Que pensez-vous que vous êtes en train de faire ? » Je dis : «
J'essaie de dessiner ces cellules ». « Pas du tout, répondit-il, vous faites de
la métaphysique ». Ces paroles me sont restées et ont eu une énorme influence
éducative sur moi.
Que voulait-il dire ?
Il voulait dire que
j'étais en train de dessiner quelque chose qui n'était pas une réalité
physique. Les intervalles entre les cellules étaient la réalité ; mais moi,
j'étais en train de dessiner des cellules qui se touchaient, ce qui n'était
donc pas une réalité physique et par conséquent pas de la physique non plus ;
donc de la métaphysique, de la spéculation.
Voulait-il dire que vous aviez permis que votre
perception soit influencée par une théorie métaphysique ?
Je ne pense pas
qu'il soit allé aussi loin. Je pense que pour lui la métaphysique était une des
pires qualifications. Je dessinais simplement quelque chose que je ne voyais
pas.
Vous venez justement de dire maintenant que vous
n'acceptiez pas la conception de « ce qui est réellement présent là ». Mais au
début, vous parliez de l'expérience religieuse comme expérience d'une réalité
transcendante.
Veuillez m'excuser,
je déteste les mots « expérience religieuse ». Je pense qu'ils sont la cause
d'une grande confusion et j'en veux à William James [philosophe pragmatique
américain 1842-1910] d'avoir introduit pareille idée. Essayez par conséquent de
trouver d'autres mots. Il y a quelques mots que j'aimerais faire disparaître du
dictionnaire, tels que « expérience religieuse » ou le mot « mysticisme ».
Pourrais-je définir l'expérience religieuse comme
l'expérience d'un phénomène religieux, en d'autres termes, comme quelque chose
qui est l'objet propre de notre intérêt religieux ?
Le mot « phénomène
» suffit amplement — « ce qui apparaît ». Qu'y a-t-il derrière l'apparence ? Je
ne le sais ; quantitativement, scientifiquement, je ne le sais.
Mais vous avez des critères pour dire : « J'ai fait
l'expérience de ceci ; je suis maintenant dans le « domaine
religieux » ».
Je peux dire que
ceci est le domaine des expériences religieuses ; vu de l'extérieur, je pense
qu'un sociologue ou un psychologue athée seraient d'accord avec moi sur la
définition d'un phénomène religieux.
[312]Vous ne pensez pas que c'est nécessaire d'avoir
soi-même un intérêt religieux, d'être sensible à quelque chose avant qu'on
puisse reconnaître ce qui est important dans ce domaine ? Je ne pense pas qu'un
athée ait assez d'intérêt dans le domaine de la religion pour percevoir les
caractéristiques importantes d'un phénomène religieux.
Je connais des
psychologues de la religion qui sont des athées et qui s'intéressent très fort
aux phénomènes mystiques, etc.
Sont-ils qualifiés pour les interpréter correctement ?
Oui, parce qu'ils
ont un esprit scientifique. L'interprétation ne m'intéresse pas tellement, ce
qui m'intéresse, c'est la description.
Mais si vous décrivez un phénomène comme étant
religieux, ce mot a alors sûrement une valeur interprétative ?
Il a seulement un
sens conventionnel. Je déteste également les mots « religion » et « religieux
». De même que le mot « mysticisme », la « religion » ne trouve pas place dans
la Bible.
Vous finissez par adopter une position purement
phénoménologique. Vous dites : « Je ne demande pas une interprétation de ces
expériences ; tout ce que je ferai est simplement les approcher toutes ».
Oui, exactement.
[313] Ceci semble être plutôt réducteur. Ce qui est
important pour la personne qui a vécu l’expérience en est l’interprétation.
Je suis incapable
d’en donner l’interprétation. Je peux simplement essayer de tâtonner, de voir
ma voie à un moment donné.
Comment pouvez-vous alors évaluer l'expérience
d'autres personnes ?
Je n'évalue pas
l'expérience d'autres personnes.
Diriez-vous que ceci est une attitude scientifique ?
Oui, exactement. Le
mot « valeur » n'a pas sa place en science.
D'où viennent les valeurs alors ?
Je n'ai
probablement pas de valeurs.
Vous n'avez pas de valeurs ?
Je ne pense pas.
J'ai des réactions.
Vous pensez que les principes du comportement humain
sont purement relatifs au moment ?
C'est une question
d'éthique personnelle.
Oui, mais cela n'est pas en rapport avec la question
de valeur ?
Je ne sais pas. Je
hais le mot « valeur ». Je hais tous ces termes philosophiques. Je peux
peut-être parler de [314] guidance ; je sais ce que cela signifie ; je sais ce
que je ferais dans des cas particuliers. Ou même d'amour, qui est un mot
terrible.
Dites-vous que toutes ces choses sont intuitives,
qu'il ne sert à rien d'essayer d'en faire un système ?
Je ne sais pas ce
que signifie « intuitif », bien que je fusse un disciple de Bergson dans ma
jeunesse. Mais je crois qu'il peut y avoir cette conviction, qui n'a rien à
voir avec la science, qu'il y a une lumière intérieure donnée par Dieu. J'en
parle dans le sens que lui donnent les quakers.
En fin de compte, la seule guidance valable est
justement ce que tout un chacun éprouve comme sa propre expérience individuelle
?
Il n'y a pas deux
cas qui soient semblables. Il ne peut y avoir de valeurs absolues qui ont la
même force pour des personnes différentes. Bien que j'admette tout à fait qu'un
État doit avoir des lois.
Lorsque saint Jean dit : « Il faut éprouver les
esprits » (1 in 4, 1), pour voir quels sont les bons et les mauvais,
n'incluait-il pas que vous deviez avoir quelques critères de jugement ?
Oui, j'ai des
critères.
D’où viennent-ils?
Je pense qu'ils
viennent de Dieu.
Ceci ne nous amène-t-il pas à une position où chacun
peut dire : «Je possède mes propres valeurs intuitives, ma propre guidance, qui
sont aussi bonnes que les vôtres » ?
Je pense
certainement que vous avez toujours le droit de dire « ma guidance est aussi
bonne que la vôtre ». Si c'est vraiment de la guidance, elle est aussi bonne
que celle de n'importe qui. Il n'y a pas de guidance commune à deux personnes.
Mais notre connaissance de Dieu est imparfaite et
chacun de nous interprète la volonté de Dieu selon sa propre expérience. Vous
direz sûrement que certaines personnes sont plus proches de l'Esprit de Dieu
que d'autres ?
Certainement. Mais
Dieu a une façon différente d'agir selon chaque personne. Je rejetterais
absolument comme une hérésie horrible — pour autant que je sois un chasseur
d'hérésies, ce que je suis — l'idée que Dieu aime certaines personnes plus que
d'autres. Je dirais qu'il n'y a rien de quantitatif en Dieu, en lui il n'y a
pas de plus ni de moins. Ne quantifiez pas Dieu. N'évaluez pas son amour. L'amour
de Dieu est une sorte de pression atmosphérique qui porte chacun de façon
égale. La seule différence est qu'il y a des personnes qui s'ouvrent à cette
pression, tandis que d'autres se ferment. Mais c'est le même amour entier,
total, divin, absolu qui entoure chacun, qui parle à chacun, qui agit en
chacun. [317]
Et un Hitler, un Staline sont complètement fermés à
cela, pensez-vous ?
Certainement. Ils
ont été entourés par la même pression d'amour divin que n'importe quel autre
saint, mais ils se sont fermés.
Comme disciple de Bergson, pourriez-vous nous dire
comment il approchait des questions de cette sorte ? Il aurait sûrement validé
l'expérience d'autres personnes.
Oui, certainement.
Plus que vous ?
Non. J'ai le plus
grand respect pour l'expérience sincère d'autres personnes. Comme disait
Bergson, lorsque vous voulez connaître un sujet, vous allez trouver un
spécialiste. Lorsque je veux connaître la réalité des choses spirituelles je
vais directement trouver les mystiques, les saints, les personnes qui ont des
visions ou des extases. Ils connaissent des choses que moi je ne connais pas ;
je dois me renseigner auprès d'eux. Si j'ai des réparations électriques à faire
dans ma maison, je fais venir un électricien.
Vous diriez alors qu'il peut y avoir une certaine
valeur dans l'étude de l'expérience religieuse d'autres personnes ?
L'expérience
religieuse d'autres personnes peut m'ouvrir de formidables paysages, d'énormes
et nouvelles visions. Et je serai toujours reconnaissant à ceux et celles dont
les visions ont enrichi les miennes.
Ceci comprendrait William James ?
Eh bien, j'ai des
sentiments très complexes à l'égard de William James.
Beaucoup de personnes sont reconnaissantes à James
parce que par ses travaux, il a ouvert leurs esprits à la possibilité de
l'expérience religieuse.
Oui, son livre [Les
variétés de l’expérience religieuse, 1902] a eu une influence énorme. Mais je
me demande s'il n'a pas seulement soulevé un intérêt pour cette question.
A-t-il mené à une foi plus grande dans la validité de ces expériences ? D'un
point de vue scientifique, c'est très intéressant, mais pas du tout d'un point
de vue religieux. La seule question religieuse pourrait être : est-ce que le
livre de James a créé chez les personnes qui l'ont lu plus d'amour pour Dieu et
pour leur prochain ?
Il a créé chez beaucoup de personnes, j'en suis sûr,
qui auparavant n'étaient pas prêtes à regarder ces choses sérieusement, un
empressement à se demander : «Je me demande s'il y a quelque chose en tout ceci
ou non » ? Et ceci a fait tomber pas mal de personnes au bas de l'échelle
qui...
Oui, probablement.
Je pense que son influence peut avoir été très positive.
[318] Vous avez introduit beaucoup de valeurs ; vous
les avez glissées par la porte arrière : des attitudes positives, l'amour
de Dieu — pourquoi est-ce que ces choses en valent la peine ?
Oh, parce qu'on m'a
dit que cela en valait la peine, Dieu me l'a dit.
Que diriez-vous de la personne qui aurait fait
l'expérience contraire ?
Je dirais
probablement qu'elle a fait une expérience authentique et que Dieu lui a parlé
par sa conviction qui est très différente de la mienne. Mais il doit y avoir
une faille quelque part. Je pense que toute expérience qui est authentique,
immédiate, sincère est vraie. Je dirais qu'une expérience authentique conduit à
un contact authentique avec Dieu.
Il me semble que ceci conduit à une grande richesse et
en même temps à un désordre suprême.
Je ne suis pas sûr
que cet univers soit bien ordonné. Selon moi, cet univers n'est pas celui que
Dieu a fait : c'est un univers imparfait. Et ce Dieu, mon Dieu, est un Dieu qui
souffre.
Comment en arrivez-vous à ce jugement sur votre Dieu ?
Vous avez choisi votre Dieu.
Non, je n'ai pas
choisi mon Dieu. Dieu a choisi la sorte d'expérience, si vous aimez ce mot,
qu'il m'a donnée. Ce n'est pas mon choix : c'est une sorte de révélation que
Dieu m'a faite de lui-même.
Mais c'est vous qui choisissez. Vous dites que vous
allez trouver les experts qui ont l'expérience. Mais il y a beaucoup de
personnes qui vous donneraient des conseils différents, qui prétendent avoir eu
une expérience directe et authentique.
Je suis toujours
disposé à les écouter.
Et alors vous discernez pour vous ce qui est valable
ou pas.
Je pense que Dieu
me guide dans mon interprétation et mon choix.
« Dieu » semble alors être simplement un nom pour ce
que vous pensez être la réalité la plus valable.
Je suis tout à fait
d'accord d'éliminer le mot « Dieu ». Il ne signifie rien. Il ne contient rien
de précis ni d'instructif ni d'éclairant sur lui.
C'est dans la Bible, à la différence de « religion »
et « mysticisme ».
Il ne se trouve pas
dans la Bible. Dans la Bible, il a un nom très personnel, Yahvé. L'Ancien
Testament ne parle jamais de Dieu de façon abstraite. Je pense que nous avons
vidé le mot « Dieu » de toute signification. Si nous voulons vraiment que notre
prière soit authentique, nous devrons nous adresser dans tous les cas à Dieu
personnellement avec nos besoins actuels qui nous font nous adresser à lui. Il
y a des moments où je lui dirais : « Seigneur de Beauté » ; à d'autres : «
Seigneur de Vérité ». Mais pas : « Dieu », qui est simplement une abstraction.
[320]
Où trouvez-vous l'unité dans ces différents aspects de
Dieu ?
Je pense que toutes
ces qualifications que nous donnons à Dieu, toutes nos demandes pour nos
besoins, peuvent toutes se ramener à quelque chose que nous recevons de Dieu :
« Tu es aimé », les paroles mêmes adressées par l'ange au prophète Daniel (Dn
9, 23). Et ma réaction : « Je t'aime et j'aime les autres » — c'est l'Évangile.
« Que dois-je faire pour avoir la vie éternelle ? », demande l'Évangile : « Tu
aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de tout toi-même » (Mt 22,
37-40). C'est tout.
Mais ceci ne veut pas dire que vous devriez aimer tout
ce qui, pour vous, a une signification au sens le plus large.
Je pense qu'un mot
très important dans cette phrase de Jésus est « ton ». «Le Seigneur ton Dieu »
est un Dieu dont tu peux faire l'expérience comme ton Dieu.
Pourriez-vous dire quelque chose au sujet du mal ?
Le problème du mal
est insoluble pour moi si vous le séparez de l'idée d'une chute. La véritable
tragédie n'est pas apparue avec le premier homme, mais avec la première
séparation de ce que l'Évangile appelle la puissance des ténèbres, le Prince
des ténèbres. À un moment donné, il y a eu un affrontement que nous ne
connaissons pas entièrement, une séparation. Depuis lors, les créatures qui
étaient créées pour vivre en synchronisation, pour coopérer, ont commencé à se
dénaturer en se développant indépendamment. Je suis d'accord avec Teilhard de
Chardin lorsqu'il dit que l'origine du mal peut déjà se rencontrer en biologie
lorsqu'un tissu ou une cellule veut vivre une vie indépendante, ne dépendant
plus des autres. C'est à ce moment que le cancer commence. Le cancer est
vraiment un modèle du mal parce que c'est le genre de chose qui se déclare
indépendant et qui veut croître indépendamment en rompant la coopération avec
d'autres éléments. Il y eut à un certain moment, un temps de refus, lorsque
Dieu demanda un « oui » ou un « non » à certaines puissances. Certaines dirent
« non » et en disant ce « non » elles devinrent indépendantes. Et l'harmonie
entière de tout l'univers fut brisée. Alors les différentes espèces biologiques
commencèrent à se manger les unes les autres, etc. Ce n'est pas cela que Dieu
voulait.
Je pense maintenant
que Dieu est un Dieu souffrant, non un Dieu assis sur un trône, mais luttant
avec nous, parmi nous. Et durant cette lutte, il lui arrive d'être blessé, même
d'être apparemment tué dans telles ou telles âmes. Et pourtant nous croyons
qu'il sera le plus fort à la fin. Comment un Dieu tout-puissant, comme je le
crois, peut-il être en même temps un Dieu souffrant ? Être un Dieu souffrant ne
veut pas dire qu'on peut lui imposer de force la souffrance. On ne peut forcer
Dieu en rien. Mais volontairement, spontanément, il peut prendre la souffrance
humaine sur lui partager notre souffrance, parce que c'est nécessaire pour que
notre propre « oui » à son égard puisse être totalement libre.
Il veut que nous
lui disions « oui ». Si nous devons pouvoir dire « oui » valablement, nous
devons aussi être capables de dire « non ». Et si nous sommes capables de
[322] dire « non », cela ouvre la porte à
tous les reniements, les refus, les chagrins, les catastrophes et tout le
reste.
Je m'étonne combien cette harmonie qui existait jadis
et qui a été cassée est, à vos yeux, en relation avec l'expérience que beaucoup
de personnes rapportent comme étant une sorte de sentiment « océanique », un
sens d'unité cosmique, comme formant d'une certaine façon « un » avec leur
environnement — la sorte de chose que [William] Wordsworth a décrit ?
Je pense que dans
cette vie déjà cette harmonie, cette unité peut être établie par quelques
personnes privilégiées. Je pense qu'il y a des personnes, des saints par
exemple, qui peuvent obtenir un pouvoir sur le monde physique, le monde animal
et végétal.
Mais l'établissement de cette harmonie même est
peut-être quelque chose de différent de la vision momentanée que beaucoup de
personnes décrivent dans leur expérience.
Cet instant de
vision est une partie de l'harmonie originelle, je pense, une anticipation de
ce que nous aurons ou pourrons avoir.
Qu'en est-il alors de la doctrine chrétienne de la
création qui dit qu'elle est très bonne ?
Elle était très
bonne. Je pense que l'important est ce qui s'est passé dans le monde des anges.
Je crois fermement en un monde angélique qui est plus important que notre monde
humain. Je pense que de grandes décisions ont été prises dans le monde des
anges et des démons.
Je pense que la
seule représentation correcte de la grande personne du démon est la
représentation musulmane. La représentation chrétienne est une caricature. Le
Satan musulman est Iblis. Le péché d'Iblis fut un excès d'amour pour Dieu. Il
était tellement attiré par la beauté de Dieu, la splendeur de Dieu, qu'il ne
pouvait pas supporter l'idée que Dieu puisse un jour venir parmi les hommes. Il
rejeta cette idée afin de sauvegarder l'unicité de Dieu, la suprême beauté de
Dieu. C'est la conception musulmane, qui est très belle.
Mais n'est-ce pas l'élément d'indépendance que vous
trouviez être au centre de la conception chrétienne de la chute ?
Je pense que le
lien entre les deux conceptions est une certaine recherche de noblesse et de
pureté. Nous ne devons pas voir Satan dans la caricature du monde occidental.
Il est un personnage de grande noblesse, beauté et importance. Il demeure un
Prince des anges. Et les vraies tentations qui viennent de Satan ne sont pas
des tentations ignobles, comme celles qui viennent des instincts. Elles
viennent sous la plus belle forme de l'intellect, le moral, le spirituel et
l'esthétique : des créations séparées de Dieu. Elles se trouvent en toute
création artistique qui nous mène au désespoir ou qui est une expression de
désespoir. Je vais dire quelque chose qui pourrait vous scandaliser. Je
considère les œuvres de Wagner et des musiques comme la neuvième symphonie de
Beethoven et les nocturnes de Chopin comme influencées par le diable, parce
qu'elles sont souvent l'expression d'un pur désespoir, sans la moindre lueur
d'espoir du monde beau, grand, mais séparé. [324]
Est-ce que celles-ci n'expriment pas une authentique
expérience ?
Si, mais il n'y a
pas de place pour Dieu.
Mais est-ce qu'on ne trouve pas Dieu dans cette
conscience existentielle de désespoir et dans le fait d'y faire face ?
Certainement, si ce
désespoir est transformé par une lueur de lumière, Dieu y serait présent. Mais
dans le cas de Schopenhauer, par exemple, c'est diabolique.
Mais le désespoir peut de fait être un état créatif.
Beaucoup de personnes décrivent qu'elles ont seulement été capables d'atteindre
une nouvelle conscience de la vérité, résultat d'un désespoir total ; elles se
sentent au fond du panier.
Vous revenez alors
à cette image dont j'ai parlé quand j'ai moi-même fait l'expérience d'être
couché à terre incapable de descendre plus bas encore. Comme une balle qui
touche le sol et doit alors rebondir. Mais il y a des personnes qui restent à
terre et ne voient aucune lueur d'espoir.
Est-ce que je peux revenir à Bergson ? Comment
interpréteriez-vous son idée de l'élan vital en termes religieux ? Quelle
relation y a-t-il entre ceci et ce que nous appellerions l'expérience
religieuse ?
Jung a fait un lien
entre eux. Pour lui, la libido était l'élan vital. Il y a une tendance vers
quelque chose de toujours plus grand, tendant, comme dirait Teilhard de
Chardin, vers le Point Oméga.
Mais est-ce que l’élan vital est quelque chose
d'immanent ou est-ce quelque chose qui vient d'au-delà de l'homme ?
D'au-delà de
l'homme, oui. Bergson a écrit explicitement dans une phrase dont je me souviens
: « Je crois en un Dieu, libre et personnel, libre et créateur ».
Mais l'idée de la libido de Jung n'est pas aussi
transcendante que cela.
Dans les deux
dernières années de sa vie, Jung pensa cet élan comme existant vraiment. Et il
ajouta à ceci son idée des Archétypes qui agissent sur nous depuis le
commencement.
Pensez-vous que le mal puisse prendre une initiative ?
Lorsque nous parlons de guidance, je pense à des démons déguisés en anges de
lumière.
Il y a des critères
très précis pour juger la guidance. D'abord la guidance ne doit pas venir
seulement une fois ; elle doit être répétée. Deuxièmement, elle doit être
prononcée dans le style de Dieu ; c'est très important. Dieu a son langage, à
lui. Je dirai que vous pouvez reconnaître grammaticalement une phrase parlée
par Dieu. Troisièmement, vous pouvez tester une guidance en la partageant avec
d'autres personnes. Demandez à quatre ou cinq personnes qui comprennent votre
problème de prier pour trouver une solution et demander une guidance, et voyez
si les réponses convergent. Quatrièmement, celle sans équivoque : est-ce que
cette guidance vous cause de la tristesse, de l'amertume, de la [326] haine ou
bien la joie et l'amour envers Dieu et les autres ? Jugez l'arbre à son fruit.
Pourriez-vous dire quelque chose sur le style ?
Différentes personnes le décrivent de façon différente. Les variétés
d'expériences religieuses reflètent les variétés de la grammaire de Dieu.
Comment pouvez-vous dire que tel est un vrai style et un autre un faux ? Que se
passe-t-il si quelqu'un n'est pas d'accord avec vous sur le style ?
J'ai posé ces
questions à plusieurs personnes et j'ai vu qu'elles s'accordaient sur le style
de Dieu. Mais souvent, dans leurs interprétations, leurs développements des
paroles prononcées par Dieu, elles essayaient de les formuler de façon humaine
— en de longues phrases que l'on ne peut pas attribuer à Dieu. Dieu parle
toujours en de très courtes phrases. Souvent il ne dépasse pas plus de cinq ou
six mots. Ils sont prononcés d'une façon telle que je ne trouve qu'un adjectif
: IRRÉVOCABLE. Il ne laisse la porte ouverte à aucun argument, aucune
contestation, aucun questionnement. Je pense que ce sont les deux
caractéristiques : une grande brièveté et un caractère absolu.
Beaucoup de personnes qui nous écrivent disent que
leur première conscience de cette autre dimension leur vint sous forme de
doutes. Des questions s'élevèrent elles-mêmes. Ceci semble être un problème
différent du verdict final, autoritaire et définitif &la ressemble
davantage à de l'incompréhension.
C'est un autre
problème. C'est ce que j'appellerais la méthode d'infiltration par Dieu. Vous
vous rappelez l'épisode dans l'Évangile des deux disciples sur la route
d'Emmaüs. Ils discutent entre eux quand Jésus arrive (cf. Lc 24, 13-16). Dans
l'Évangile, lorsque Jésus rencontre des personnes, il leur fait face. Ceci est
le seul cas où Il s'approche d'eux par-derrière. Il les suit, les écoute, les
entend et entre dans leur conversation. Ceci n'est pas la façon de parler avec
autorité, mais la méthode d'infiltration. Il peut entrer en nous comme l'encre
peut pénétrer dans du papier buvard.
Il se peut qu'il y en ait qui ne soient conscients
d'aucune guidance au moment même, rien de transcendant, mais plus tard ils
regarderont en arrière et verront un style; ils verront que des portes furent
ouvertes et fermées.
Oui, cela arrive.
Je me demande si les idées de Michael Polanyi vous
intéressent, lorsqu'il fait la distinction entre la connaissance explicite et
tacite, et suggère que la connaissance tacite est plus fondamentale que la
connaissance explicite. Je pense que la connaissance explicite s'ajoute à la
connaissance tacite de façon continue.
Je tiens seulement
beaucoup à ne pas mélanger ce qui est science avec ce qui ne l'est pas,
c'est-à-dire, ce qui n'est pas vérifiable, mesurable.
Mais toute science ne peut pas s'exprimer en termes de
choses matérielles.
Je ne réduis pas la
réalité à des choses matérielles. Pour l'instant, je parle seulement des
critères de la connaissance scientifique. [328]
Est-ce que Bergson aurait admis que l’élan vital soit
ouvert à l’investigation scientifique ?
Non. Il insista
là-dessus.
Comment alors défendre sa philosophie contre
l’accusation de produire un deus ex machina dans cet élan vital, une sorte de
Dieu qui remplisse les lacunes dans les parties que la science ne peut
expliquer ?
C’était simple pour
Bergson : il ne s’appuya pas sur la science, mais sur l’intuition, et
l’intuition est quelque chose de tour à fait différent de l’approche
scientifique.
Et le critique dira que vous déplacez gentiment le problème
dans un monde où vous ne pouvez plus le questionner. Selon Polanyi, il n’est
pas nécessaire de prendre cette sorte d’action défensive, puisque d’après lui,
la science dépend davantage de l’intuition ; on est actuellement prêt à le
reconnaître.
Ne compliquons pas
les choses. je parle de la connaissance scientifique. Lorsque je dis que le roi
Louis XV1 fut décapité le 21 janvier 1793, ie parle de quelque chose que l'on
peut vérifier. Ceci est de la connaissance scientifique. Mais il y a beaucoup
de choses qui ne sont pas de la connaissance scientifique. Nous parlons des
lois de la nature: elles n'existent pas. Nous avons seulement les calculs des
probabilités et les statistiques. Vous ne pouvez pas, par exemple, prouver
qu’il ne peut pas y avoir une résurrection des morts. La seule chose que nous
pouvons dire est que jusqu'à maintenant, nous ne disposons pas d'un cas
vérifiable de résurrection d'un mort. Cela ne signifie pas que, parce que
quatre-vingt-dix-neuf ne sont pas ressuscités, le centième ne ressuscitera pas.
C'est une question de probabilité : il n'y a pas de lois. Les lois de la nature
sont une fiction de l'imagination. En ce qui me concerne, je ne vois pas de
conflit entre la religion et la science parce qu'elles ne se mélangent d'aucune
façon.
Vivons-nous alors dans un ordre dualiste ?
Exactement, je suis
d'accord avec vous. Du point de vue de la connaissance, nous ne pouvons jamais
mélanger ce qui est vérifiable avec ce qui ne l'est pas. Du point de vue de la
connaissance, nous vivons dans un monde dualiste. Mais je ne dis pas que la
science nous donne l'essence du monde.
1827 Dov Baer de Loubavitch (1773 - 1827)
Dov Baer a dirigé l’approche habad en faveur d’une
contemplation mentale sobre, qui prit place par son père Schnéour Zalman au
sein du mouvement hassidique créé par Israël ben Eliézer, le « Maître du
Nom » ou Ba’al Shem Tov [160].
Pour le habad, « ce n’est que du point de vue de Ses créatures que le
monde semble jouir d’une existence indépendante … Il a voilé à leurs yeux la
divine lumière afin que puissent durer les créatures…[161] ». Dieu
est ainsi transcendant par rapport à l’univers, bien qu’il n’y ait pas
d’univers sans Lui, ce qui distingue cette conception du panthéisme de Spinoza.
« L’âme divine est revêtue de l’âme naturelle à travers laquelle elle
s’exprime, tout comme l’âme naturelle est revêtue de volonté, pensée, émotions
et actes [162] ».
Nous allons citer assez longuement
l’« échelle » habad parce que, loin d’être théorie, elle traduit avec
précision une expérience mystique vécue du côté juif – égale aux plus profondes
rapportées dans ce volume du côté chrétien. Les cinq degrés de l’âme sont
présentés avec clarté par L. Jacobs : « Le plus bas est celui de
néphesh ; c'est un simple désir, pas davantage, d'être proche de Dieu ; l'homme
réfléchit sur son indignité et son grand éloignement du divin ; il souhaite
ressentir le divin, mais ne trouve aucune réponse en son âme. (C'est ce que Dov
Baer exprime par l'« entendre-du-lointain ».) Mais, comme il a reconnu qu'il
est loin de Dieu, il décide de mener une vie meilleure. Le degré de néphesh a
donc des implications dans l'action, mais sans chaleur spirituelle, même pas
dans l'action. Vient ensuite le degré de rouah qui engage les émotions. Dieu
est suffisamment proche pour que soit pris l'engagement de mener une vie selon
le bien, et la chaleur spirituelle est assez grande pour être transmise à
l'acte. Celui qui parvient à ce stade se comporte suivant l'importance du bien
qu'il accorde à la proximité de Dieu. Mais la véritable expérience du divin est
encore très faible ici. Vient ensuite le degré de neshamah : le cœur est
vraiment impliqué. Il ne s'agit plus seulement de désirer Dieu ou de vouloir
accomplir Sa volonté. L'homme jouit véritablement de Dieu. Plus haut est le
degré de hayyah où le mental, autant que le cœur, est transporté d'extase. À ce
degré, l'homme est si proche de Dieu que le divin est perçu avec une grande
plénitude. Aussi le ravissement peut-il se prolonger. Enfin, supérieur à tous,
est le degré de yehidah où il y a « simple vouloir », volonté pure de connaître
Dieu, plus haute que tout intellect et toute émotion. À ce stade, l'homme a
virtuellement accompli le dépassement de soi, et il aborde le divin par-delà
toutes les limites normales imposées par sa nature physique [163]. »
On retrouve ainsi une expérience comparable à celle des mystiques chrétiens qui
donnent la première place à la volonté, comme par ex. Canfield (qui suit une
longue tradition). Au-delà de ce bref résumé, citons Dov Baer qui précise et
donne vie aux trois derniers degrés de la vie mystique, en commençant par celui
de neshamah :
…extase essentielle
de l'âme divine. Si même elle pénètre dans le cœur avec une forte sensation,
elle n'est en rien une extase consciente. Elle est en effet si peu ressentie
par celui qui l'éprouve, que, au moment de l'extase, il ne se rend absolument
pas compte qu'il est transporté d'extase. ... Telle est la nature de toute
extase essentielle ; par exemple, de l'extase essentielle de l'âme naturelle
dans le désir physique. Nous voyons bien que lorsqu'on est transporté d'extase
à cause de quelque chose d'agréable, on est totalement inconscient de cet état
: l'extase est vécue dans le cœur, mais sans conscience de soi. Plus l'extase
essentielle est profonde (par exemple, l'amour ou la volonté, et le ravissement
d'une très grande profondeur), moins on la sent. On rencontre ce stade chez la
plupart des hommes dont l'âme divine n'est pas devenue impure et n'a pas été
fortement souillée par la contamination du corps dans le désir étranger du cœur
charnel extérieur. Comme il est écrit (Ps. 24, 4) : « Celui dont les mains sont
sans tache et le coeur pur... » L'intention de son esprit irradiant son cœur,
il est dit de lui (Ps. 119, 10) : « De tout mon cœur je Te cherche »[164].
Le degré de hayyah :
…doit, par la force
des choses, venir spontanément et sans artifice. Exactement comme survient
spontanément, par exemple, une soudaine extase de l'âme qui vous fait frapper
des mains, etc., de même ce chant pénètre de lui-même et involontairement le
cœur charnel à la manière de toute extase essentielle. Et ce spontané est la
principale caractéristique du divin … Cette concentration donc n'est autre que
celle de la véritable lumière divine en elle-même, et ne provient pas de la
compréhension ou de l'intelligence de la lumière divine. [165].
Enfin le dernier degré de yehidah est :
…l'essence
véritable qui s'élève dans le chant, chant simple essentiel [la mélodie avant
qu’elle ne soit traduite dans la suite des notes, (n. Jacobs)], et non « chant
double ». Car le « chant double » dont nous avons parlé est le ravissement
essentiel qui se produit de manière détaillée ... cela s'appelle aussi simple
vouloir essentiel, qui n'est pas ressenti et ne se morcelle pas ... le vouloir
essentiel est un. Il comprend toutes les volontés, et celles-ci lui sont
secondes. On peut en donner une illustration. Lorsqu'un homme lutte contre une
mort toute proche, toute la pointe de la volonté essentielle de l'âme s'éveille
en lui, car ce qui est enjeu est de la plus haute importance pour son essence
véritable. Toutes ses autres volontés à propos d'autres sujets qui ne
concernent pas son essence véritable, comme l'amour de la nourriture ou l'amour
pour sa femme et ses enfants, sont toutes considérées comme rien, car elles
sont toutes incluses dans sa volonté essentielle qui concerne son essence tout
entière. C'est cela « l'extase de l'essence tout entière ». En d'autres termes,
tout son être est si totalement absorbé que rien ne subsiste et qu'il n'a
aucune conscience de soi. Tel est l'amour sans limite ... Ce stade est
radicalement plus élevé que la raison et la connaissance [166].
Ce qui touche le plus chez Dov Baer, c’est son souci
de répondre à la tâche écrasante qui lui est confié auprès des
« amis » qu’il corrige et réveille du sommeil provoqué par leurs
soucis de la dure survie dans l’empire russe. En même temps est décrite avec
vivacité la pesanteur de novices qu’il doit éveiller. Car le spirituel non
accompli :
…paraît humble et
méprisable à ses propres yeux et semble être parvenu à l'« anéantissement de
soi », mais c'est en réalité le contraire : il a une haute idée de lui-même,
c'est l'orgueil dans toute son ampleur. La preuve en est que lorsqu'on le
réprimande vertement (on lui dit Shah !) , il est grandement troublé
jusqu'à tomber malade. Il désirait parvenir au stade de l'« anéantissement »,
comme si c'était bien la seule chose qui manquait en lui. De là surgissent,
chez de nombreux jeunes, les divers appétits de domination, le besoin
d'influencer les autres, et cela n'est dû qu'à l'illusion que leur but est
désintéressé. Cette maladie se rencontre fréquemment chez la majorité des «
enfants », ces hommes jeunes et fragiles qui n'ont jamais vraiment goûté la
saveur de la vraie amertume de la mélancolie naturelle [non la dépression, mais
celle du « cœur brisé » qui apprend à ne désirer rien pour lui-même],
de la « brisure », et qui aspirent à atteindre trop rapidement la divine
sagesse dans toute son ampleur. Cela est dû principalement à l'enchevêtrement
(du bien et du mal) dans l'âme naturelle qui lui a été transmise par ses
parents, - et le résultat en est qu'il est conscient de soi, et cela, comme on
le sait, est le mal de nogah [excès de conscience de soi (n. J.)]. C'est
pourquoi, dans tout ce qu'il entreprend, même à propos de sujets divins, il ne
se débarrasse jamais [de la conscience de soi].
C'est là une des
causes fondamentales. Tel homme possède peut-être une âme [parcelle de Dieu]
plus haute que d'autres, et pourtant l'âme naturelle, quant à elle, peut
provenir d'un « lieu » très bas. C'est pourquoi il possède un plus haut degré
d'extase divine essentielle, mais, dans les vêtements de nogah dans le corps,
elle est d'une grande conscience de soi. Réciproquement, tel autre aura l'âme
divine humble et éloignée de l'extase divine, par comparaison à d'autres, mais
son âme naturelle peut être très affinée, au niveau de l' « anéantissement » et
de l'absence de conscience de soi ; il n'a même pas le sens du bien qu'il fait,
ignorant être parvenu à accomplir quelque chose. Et celui dont l'âme et le
corps viennent tous deux d'un « lieu » élevé, le Seigneur est avec lui
puisqu'il est un vase prêt à recevoir toute chose.
Ceux qui sont
parvenus au degré le plus haut dans ce domaine, ce sont les plus anciens
d'entre nous qui ont reçu en leur âme chaque goutte amère à l'âme même, et cela
en rapport avec les paroles du Dieu vivant [par l’exercice du « cœur
brisé » (n. J.)]. Lorsque même ils parviennent à l'extase de l'esprit, ce
n'est pas dans l'intention d'atteindre un « degré », ni dans leur propre
intérêt, mais, au fond d'eux-mêmes, ils désirent seulement la proximité de
Dieu. Ce sont alors délices divines en intention droite. Là réside le Seigneur,
en chacun selon le degré de pureté dans les profondeurs de la concentration
divine. La preuve en est qu'ensuite, on parvient à l'humilité vraie, au « rien
» ; on n'est rien, en essence et non de ce « rien » artificiel qui vient en
considérant sa propre indignité [réfléchir à son néant serait attirer
l’attention sur son moi (n. J.)] C'est pourquoi il n'est nullement ému par une
insulte (comme ce « chut ! ») et ne la sent même pas, car il est vraiment
méprisable à ses propres yeux, puisqu'il ne possède rien en propre, et c'est là
le contraire même de l'orgueil [167].
En conclusion il affirme avec autorité un pouvoir
spirituel dont il est le canal :
Je veux également
mentionner cette indulgence que l'on s'accorde en engageant tout son cœur dans
la recherche de sa subsistance au point que tous les jours de l'homme sont
gaspillés en vain. Car telle est la cause principale de l'effondrement pour la
majorité de nos amis, grands et petits, anciens et nouveaux, jusqu'à ce que le
Seigneur répande des Hauts Lieux Son esprit sur eux, et qu'ils s'éveillent de
leur torpeur. ... Mais, ô mes frères bien-aimés ! vous dont l'âme est attachée
à la mienne, qui cherchez les paroles du Dieu vivant ... vous me croirez
lorsque je dis que toutes les paroles de ma bouche sortent en vérité de la
pointe de mon cœur, telles qu'elles sont dans mon cœur et mon âme, en ma nature
et mon être essentiels, telles que j'y ai été formé depuis ma jeunesse sous la
direction de mon Maître et père, qui m'a enseigné et instruit - bénie est sa
mémoire, jour après jour. On ne doit pas dire - Dieu nous en garde - qu'il y a
ici des secrets à ne révéler qu'au « modeste » (c'est-à-dire : aux « initiés
»), ou au contraire des choses qui ne s'adressent qu'à ceux qui n'ont pas
encore été formés à la vérité ... je jure, par ma vie, que pas même la moitié
d'un mot, dans tous les sujets que je vous ai expliqués, ne vient d'ailleurs que
de la pointe de mon cœur, et tous sont destinés à être découverts et compris
par chacun de ceux qui ont goûté la saveur de l'engagement depuis sa jeunesse
dans les paroles du Dieu vivant. Car toutes ces paroles que j'ai prononcées
sont bâties sur l'expérience que j'ai acquise depuis ma jeunesse, depuis vingt
années et plus, dans le saint temple de mon Maître et père qui m'a enseigné et
guidé, - bénie est sa mémoire -. De lui, j'ai connu dans tous leurs détails les
souffrances de nos amis, et j'ai examiné par moi-même le cœur de chacun et
l'erreur de chacun, autant que l'a permis ma compréhension. C'est pourquoi, que
celui qui le désire, obéisse. J'attends votre réponse de la main de notre
distingué ami, le messager ... Dov Baer, fils du Rabbi notre Maître et père,
qui nous a enseignés et guidés, le vrai Gaon…[168].
Le hassidisme fut très présent dans toute l’Europe
orientale. On connaît surtout ses beaux apologues [169]. Il
a été cependant décrit de première main par un ami de Kafka (entrée suivante).
La branche des « Loubavitch » a survécue à la shoah.
« Pour écrire
ce livre, mon frère Jiri dut se transporter de la réalité vivante de ce siècle
dans l'atmosphère de la mystique du Moyen Age. Et cela non seulement
métaphoriquement, sur les ailes de l'imagination, mais d'une façon bien
réaliste, en achetant un billet de chemin de fer dans une gare de Prague à destination
d'une petite ville de l'est de la Galicie. C'était très facile, car la
monarchie austro-hongroise existait encore au début du siècle, elle unissait
des nations parfois très éloignées les unes des autres géographiquement et
culturellement. C'est ainsi qu'après vingt-quatre heures de voyage ou un peu
plus, dans un train crasseux, Jiri se retrouva à cinq cents kilomètres à l'est
et, simultanément, à deux ou même cinq siècles en arrière. Un jeune homme qui
venait de la belle ville de Prague, un jeune homme appartenant à une famille
juive habituée à tout le confort dont on pouvait disposer au début du 20e
siècle, s'était installé dans une communauté de croyants qui vivait comme une
petite nation autonome, entourée par un mur intérieur, et par là d'autant plus
impénétrable, qui la séparait du temps et de l'espace environnants.
…
« Je lus tout
d'une traite. Il n'y avait rien de nébuleux ou d'incompréhensible dans le
mysticisme de ce livre : les miracles et prodiges qui en formaient la trame,
loin d'être surchargés de pathos et coupés de la réalité, étaient « taillés » à
la mesure de l'homme ; il s'en dégageait un charme émouvant. Ces légendes
parlaient de saints rabbins capables de faire des miracles et vivant une
relation d'intimité avec le Seigneur telle qu'ils pouvaient même se permettre
d'être insolents avec lui ; dans cette atmosphère, un miracle accompli par Dieu
ne semblait rien de plus qu'un simple geste d'entraide de bon voisinage. Les
histoires parlaient des hassidim, ces enfants spécialement aimés de Dieu, qui
avaient, en vertu de leur piété infinie, le rare privilège de réclamer à la
Providence, par l'intercession de leurs saints, tout ce dont ils avaient besoin
pour vivre.
…
« La beauté de
la doctrine hassidique réside principalement dans sa proclamation de la nature
spirituelle de toutes choses. Selon la conception hassidique, tout est
surnaturel, rempli des étincelles de la sainteté divine, et tout acte purement
physique de la vie humaine, comme manger et boire, se baigner et dormir, danser
et aimer, n'est pas seulement matériel, mais une action sublime accomplie pour
le service de Dieu. La légende hassidique n'est pas dépourvue d'humeurs
sombres. Mais dans l'ensemble, on peut dire que la mystique des légendes
hassidiques est lumineuse et remplie de joie, ce qui lui donne cette
extraordinaire fascination sans nuire à sa profondeur spirituelle.[170]
Sholem apprit
beaucoup du Voyant de Lublin. Par exemple, vous savez ce qu'est un kvitel :
quand un hassid va demander à un saint d'intercéder en sa faveur auprès du
Très-Haut, il écrit sur un morceau de papier appelé kvitel en yiddish, ou
kvitlach au pluriel, le nom de sa mère et l'endroit où il vit, il donne ce
papier au saint qui sait mieux que personne ce qu'il faut demander à Dieu pour
cet individu. Eh bien, ce fut le saint de Lublin qui apprit à Reb Sholem
comment lire correctement les kvitlach. Reb Sholem raconte ainsi : « Il m'a
appris à lire, dans le kvitel de chaque personne, où étaient les racines de son
âme, dans Adam, Caïn ou Abel, combien de fois son âme s'est réincarnée, quelle
transgression il a commise pour parvenir à telle ou telle réincarnation, quel
mal il a fait, quel vice a pris racine en lui et quel mérite il a acquis. Il
m'a aussi appris à reconnaître quelles constellations d'étoiles étaient
propices lorsqu'on priait pour ceci ou pour cela, et lesquelles ne l'étaient
pas. Il avait la sainte habitude de fixer longuement un kvitel apporté par un
homme bon ; mais il écartait rapidement le kvitel amené par quelqu'un de
méchant. Il ne voulait pas contempler l'ignominie des hommes. »
§
Mayerl intercéda
pour un pécheur particulièrement endurci et impudent, mais le bon Dieu, cette
fois-là, ne voulut pas pardonner. Alors Mayerl tapa du pied devant Dieu,
imaginez-vous seulement la chose ! Et le pécheur fut immédiatement pardonné. Si
vous êtes un papa ou une maman, vous le comprendrez sans difficulté :
rappelez-vous votre bonheur quand votre tout-petit tapa du pied pour la
première fois devant vous. Seulement la première fois, bien sûr, et ce devait
être la dernière.
§
Le saint Reb
Naftali avait un fils qui, quoique très doué, préférait les jeux à l'étude. Reb
Naftali lui en fit reproche :
« Sais-tu que le
saint Baal-Shem disait qu'il fallait prendre modèle sur le Tentateur ? De même
que le Tentateur ne cesse de remplir la mission que lui a confiée le Créateur,
à savoir entraîner l'homme vers le péché à tout moment, de même un homme ne
devrait pas cesser de remplir sa mission, qui est de servir assidûment son Créateur
et d'apprendre à faire le bien.
— Tout ceci est
bien beau, lui riposta son fils, mais le Tentateur a la tâche facile. Il ne lui
est pas difficile de suivre sans cesse la volonté du Créateur, car lui, le
Tentateur, n'est jamais tenté par un autre alors que moi, je suis toujours
tenté par le Tentateur. »
A une autre
occasion, Reb Naftali dit à son fils :
« Je te donnerai un
ducat si tu me dis où est Dieu.
— Papa, dit
l'enfant, je te donnerai mille ducats si tu me dis où Dieu n'est pas... »
§
« Est-ce qu'au
moins je serai heureux après ma mort ? demanda cet homme.
— Que tu es sot !
répliqua Reb Naftali. Il ne t'est pas accordé de retirer quelque satisfaction
de ce monde alors que tu te donnes tant de mal à cette fin, comment peux-tu
supposer que tu auras quelque bonheur dans l'autre monde, alors que tu ne fais
aucun effort dans ce but ?... »
§
Chaque lettre de la
Torah cache un profond mystère. Les plus sublimes mystères sont contenus dans
les voyelles et d'autres, encore plus sublimes, se trouvent dans les annotations.
Mais les plus sublimes de tous restent immergés sous l'indéfinie mer de
blancheur qui entoure les lettres de tous côtés. Personne ne peut éclaircir ce
mystère, il n'existe personne qui puisse en sonder les profondeurs. Le mystère
de la blancheur du parchemin est si immense que ce monde entier dans lequel
nous vivons est incapable de le contenir. Aucun vase n'est propre à le
recevoir. Il ne sera compris que dans le monde à venir. Alors seulement on
pourra lire, non ce qui est écrit dans la Torah, mais ce qui ne l'est pas : le
parchemin blanc.
§
Il dit un jour à
des disciples : « Chacun doit prendre conscience qu'il est unique en son genre
dans le monde, qu'il n'y a jamais eu et qu'il n'y aura jamais plus quelqu'un
comme lui. Aussi devons-nous tous faire le meilleur usage de nos qualités
morales et améliorer nos personnalités autant que possible. Ce n'est que de
cette manière que le monde s'approchera de la perfection. »
Une autre fois, il
dit : « Un homme vit un jour un objet précieux posé très haut. Voulant le
prendre, il demanda à un certain nombre de personnes de faire "une
tour", en sorte que la personne se trouvant au sommet puisse atteindre
l'objet. Supposons que l'une de ces personnes, par exemple celle se trouvant
tout en bas, se dise : ",Mais qu'est-ce que je fais ici ? Après tout, je
ne parviendrai moi jamais assez haut !" Supposons que, en disant cela,
elle saute de côté : son acte aura été complètement absurde et aura mis en
péril la vie de tous les autres. De même, nous sommes tous nécessaires les uns
aux autres, le plus "haut" comme le plus "bas". Si une
seule personne vient à faire défaut, l'ensemble ne pourra atteindre le but
désiré. »
En une autre
occasion, le saint Reb Schloïmele dit : « Dieu ne souhaite pas que nous vivions
dans un état d'extase perpétuelle, comme les anges. Au contraire, Il souhaite
que nous chutions de temps à autre, car, ensuite, lorsque nous nous sommes
repentis de notre faute, nous nous élevons, par notre repentance, à un niveau
supérieur à celui qui était le nôtre avant notre chute. Et, dans notre
mouvement vers le haut, nous entraînons le monde entier avec nous. Dieu nous
demande donc de descendre, par amour du prochain, au niveau des autres hommes.
»
§
Les hassidim de
Strelisk étaient tout aussi pauvres que leur saint Reb Urele. La raison en
était, comme vous le savez probablement déjà, qu'Urele ne priait jamais pour
obtenir à ses hassidim des biens matériels, ainsi qu'avaient coutume de le
faire les autres tsaddikim ; il priait seulement pour le bien spirituel de ses
ouailles.
Cette étrange
habitude lui fut reprochée par un autre saint qui vint lui rendre visite. Que
fit Reb Urele ? Il appela un hassid qui passait justement par là et lui dit :
« Sache que ce
moment où je suis assis avec ce tsaddik est un moment de grâce spécial. Quel
que soit le désir que tu exprimes, il sera exaucé. Même si tu demandes à être
l'homme le plus riche du monde, il sera fait selon ta volonté. »
Le hassid ne fut
pas long à se décider.
« Je souhaite que
le Seigneur m'aide à dire la prière "Que soit loué celui qui parla et ce
monde fut créé..." avec autant de ferveur que lorsque, toi, tu la dis !
— Tu vois, dit
Urele à son hôte, tu vois quel genre de richesse mes hassidim désirent. »
§
Le saint Rebe Reb
Sische
Un jour, Sische
passa devant un marchand d'oiseaux chez qui il vit une immense cage où se
trouvait un grand nombre d'oiseaux chanteurs. Que fit Sische ? Il raisonna
ainsi : David, roi d'Israël, a chanté dans ses Psaumes : « Dieu prend pitié de
toutes ses créatures. » En disant cela, Sische entra et ouvrit la cage. En un
clin d'oeil, les petits prisonniers s'échappèrent vers la liberté des créatures
du Seigneur du monde. C'est ce que fit Sische, mais l'oiseleur, lui, comment réagit-il
? Il s'empara d'un bâton et se mit à frapper Sische de belle manière.
Pensez-vous que Sische ait tant soit peu crié ? Allons donc ! Il se rompait les
côtes à force de rire !
[…]
Ces ivrognes se
rappelèrent tout d'un coup qu'il y avait un juif sur le poêle et décidèrent
qu'il devait être battu, ce paresseux. Ils se levèrent et s'emparèrent du saint
Rebe Reb Sische, commençant par lui, car il se trouvait tout au bord. Ils le
mirent sur ses pieds et lui ordonnèrent de danser pour eux. Le saint Rebe Reb
obéit et dansa devant les moujiks comme la princesse Salomé devant le roi
Hérode. Il dansa, tourna et sauta pendant que les rustres riaient et hurlaient.
Quand il se trouvait mal, ils le maintenaient sur pied avec un fouet. Ils
s'arrêtèrent seulement quand le saint Rebe Reb Sische tomba à terre, évanoui.
Mais ces moujiks
n'étaient pas dépourvus de coeur. Quand ils virent que le pauvre juif ne
bougeait plus, ils le remirent sur le poêle pour le laisser retrouver son
souffle. Un moment après, le saint Rebe Reb Sische reprit connaissance. Voyant
cela, le saint Rebe Reb Melech se pencha et lui murmura à l'oreille : « Sische,
mon frère, viens, étends-toi à ma place un instant et je m'étendrai à la
tienne. » Mais Sische ne bougea pas. Il ne voulait rien entendre. Le saint Rebe
Reb Melech se mit alors à sangloter et dit : « Crois-tu donc qu'il n'y ait que
toi qui aies droit à toute la souffrance du monde ? Tu veux toujours la boire
entièrement tout seul et ne pas laisser aux autres la moindre goutte amère. Tu
ne veux même pas m'en laisser une goutte à moi, ton propre frère. N'ai-je pas
aussi droit à un peu de souffrance pour la gloire de Dieu ? » Et le saint Rebe
Reb Melech pleurait et se lamentait...
Le saint Rebe Reb
Sische finit par se laisser attendrir par son cher frère, lui céda sa place au
bord du poêle et prit la sienne. « Maintenant, occupons-nous de l'autre juif »,
crièrent les moujiks qui, de nouveau, s'ennuyaient. Ils grimpèrent alors sur le
poêle et s'emparèrent de « l'autre ».
[…]
Durant toutes les
années qu'il passa à Mezeritz, il n'entendit pas une seule explication de la
Parole de Dieu de la bouche de son maître. Le saint Rebe Reb Ber ouvrait le
livre et commençait à lire : « Et le Seigneur dit... » et cela suffisait à
notre Sische. Une telle extase s'emparait de lui dès qu'il entendait ces quatre
mots qu'il n'était plus capable d'en écouter davantage. Et cela se reproduisait
à chaque fois. À peine entendait-il les mots « Le Seigneur a dit... », il
tombait en extase de telle sorte qu'il se mettait à crier de toutes ses forces
: « Le Seigneur a dit, le Seigneur a dit... » et il ne s'arrêtait plus, si bien
que ses condisciples se voyaient dans l'obligation de l'envoyer dans la cour
pour avoir enfin la paix. Sische n'offrait aucune résistance, il n'avait aucune
idée de ce qui se passait. L'extase qui s'emparait de lui agitait tout son
corps. Il continuait de crier dans la cour : « Le Seigneur a parlé, le Seigneur
a parlé.... » et s'agitait comme un épileptique. Il ne se calmait qu'après un
long moment. Quand il était enfin en état de revenir, son maître avait depuis
longtemps terminé son explication. Et c'est pourquoi Sische n'entendit jamais
une seule explication du saint Rebe Reb Ber.
[…]
Toute sa vie
durant, Sische ne servit Dieu que par l'Amour. Mais il lui arriva un jour de
souhaiter ardemment avoir les deux ailes et servir le Très-Haut par la Crainte
également, comme les anges de Dieu. Aussi pria-t-il Dieu de lui accorder la
grâce de sa Crainte. Le Seigneur entendit sa prière et lui emplit le coeur de crainte.
Mais n'allez pas imaginer que Sische, dès qu'il eut deux ailes, s'envola au
plus haut des cieux comme un oiseau. Tout au contraire ! Saisi d'une grande
crainte devant le Seigneur de l'Univers, il se cacha sous son lit, comme un
chien peureux, tremblant d'effroi.
« Assez, Seigneur,
assez ! s'écria-t-il depuis sa cachette comme Jonas du plus profond des eaux.
Retire de moi ta sainte Crainte ! Je ne suis pas capable de Te servir comme le
font tes anges. Je préférerais Te servir de nouveau comme simple Sische ! »
Et le Seigneur
miséricordieux exauça de nouveau la prière de Sische. L'aile fut coupée et
Sische put sortir de dessous son lit. À partir de ce jour, il servit le
Seigneur uniquement comme simple Sische, par rien d'autre que l'Amour pur.
§
…il connaissait
par coeur toutes les dissertations talmudiques les plus difficiles et c'est de
mémoire qu'il donnait toutesses leçons à ses disciples. Un jour, ce rabbin
Nathan Adler — que la paix soit sur lui ! — fit cette déclaration à Francfort «
Ces juifs polonais sont vraiment terribles, avec leur façon d'être collants.
Chaque fois que mon âme s'élève jusqu'au Ciel, j'aperçois toujours de loin ce
Sische debout devant la porte du Paradis, Dieu seul sait comment il arrive à
trouver son chemin jusque-là. Mais chaque fois que j'y arrive, il est toujours
là avant moi. Il n'y a aucun doute, ces juifs polonais sont bien collants !
répétait-il.
§
Il allait plonger
sa cuiller dans la soupe lorsque, brusquement, à l'improviste, le saint Rebe
Reb Melech se saisit de la nappe, la tira en renversant la soupe qui se
répandit sur la table. Si ce jour avait été la fête de Pourim, vous auriez pu
supposer que le saint Rebe Reb Melech nous jouait un tour. Mais le saint Rebe
Reb Melech n'était pas un homme à plaisanter et ce n'était pas le jour de
Pourim... Le saint Reb Mendele de Rimanov pâlit et, de frayeur, laissa tomber
sa cuiller. « Mais que faites-vous là ? cria-t-il au saint Rebe Reb Melech,
voulez-vous qu'on nous arrête ? — Chut, chut ! s'écria le saint Rebe Reb Melech
en essayant de tranquilliser son hôte. Ne perdons pas notre confiance dans le
Tout-Puissant ! […] À la fin de sa lettre, Arn Shiya avait ajouté ce
post-scriptum : «J'allais oublier la nouvelle la plus importante. J’ai appris
de source sûre qu'hier, à midi, le jour du shabbat, l'Empereur s'apprêtait à
signer un décret selon lequel tous nos fils devaient servir dans l'armée, ce
dont Dieu nous préserve. L'Empereur allait signer le décret, il avait déjà
plongé sa plume dans l'encrier d'or quand, de façon soudaine et inattendue, ce
dernier se renversa et le décret se noya dans l'encre. L'Empereur déclara que
c'était un mauvais présage et il refusa de signer le décret.
§
Dans les saints
livres de notre Cabale, les mystères des neuf voyelles sont complètement expliqués.
La voyelle a, ce petit trait horizontal sous une consonne, est le seuil qui
précède la Porte de la Sagesse de Dieu. Ces deux petits points côte à côte qui
dessinent la voyelle ei sont l'origine et le terme, le trône sublime du
Seigneur de qui toute âme provient et vers qui elle retourne (et devant qui les
anges tremblent de toutes leurs ailes). Les trois points en forme de coeur, e,
symbolisent l'Amour. Et ainsi de suite avec tous ces signes précieux. Mais je
n'en dirai pas plus ici. Je n'ai mentionné cela que pour éclairer mon histoire.
Le saint Rebe Reb
Melech n'écrivit aucun livre. Mais, un jour, un homme de lettres vint lui
rendre visite. Cet honorable personnage, comme la plupart de ses semblables,
n'était pas capable de parler d'un autre sujet que de ses propres écrits.
S'imaginant avoir ainsi fort agréablement entretenu le saint, il lui demanda
par pure politesse :
« Et qu'en est-il
de vous ? Travaillez-vous sur un ouvrage ?
— Oui,
répondit le saint Rebe Reb Melech. — Et comment sera-t-il intitulé ?
— Il
s'appellera Nekides Halev en hébreu ou Die Pintelech funm Harz en yiddish,
c'est-à-dire "Les Petits Points du coeur". J'ai déjà fini deux petits
points, ceux que nous prononçons ei, de sorte que la première partie est
terminée. Son titre est Eimes Halev, "La Crainte du coeur".
Maintenant, je n'ai plus qu'à ajouter un petit point et j'obtiendrai Emes
Halev, "L'Intégrité du coeur", car nous écrivons e avec trois points.
J'espère qu'avec l'aide de Dieu, je pourrai finir ce travail avant ma mort. »
§
« Seigneur de
l'Univers ! Tu sais les pensées les plus secrètes de l'homme et Tu sais combien
j'aspire à Te servir de tout mon coeur et de toute mon âme. Tu sais aussi que
je souffre quand mes pensées sont alourdies par le doute. Mais nos savants, de
sainte mémoire, nous enseignent dans le Talmud que "celui qui désire être
purifié recevra de l'aide". Évidemment, le Talmud ne précise pas que
l'aide vient de Dieu, il parle seulement de recevoir une aide. Cela signifie
que Tu aides l'homme à se purifier, non seulement Toi-même directement, mais
aussi par l'intermédiaire de tes saints, nos maîtres. Fais donc en sorte que le
saint de Lublin puisse m'aider à connaître la Vérité afin de bannir mes doutes
à jamais ! »
C'est ainsi que le
saint Yismach Moïsche pria en son coeur avant de se mettre en route vers
Lublin. À son arrivée, le saint de Lublin le regarda droit dans les yeux et lui
dit :
« Pourquoi es-tu si
triste ? Certes, nous devons toujours nous désoler de la destruction de
Jérusalem et de l'incendie du Temple, mais elle est aussi vraie, cette
salutation donnée jadis par un sage : "Laisse la joie sur ton visage et la
tristesse dans ton coeur !" Mon ancien maître, Rebe Reb Schmelke de
Nikolsburg, poursuivit le saint Voyant, avait l'habitude de l'illustrer par une
belle parabole. Il y avait une fois un roi qui fut destitué de son trône et
chassé de son royaume. Pendant longtemps, il erra de par le monde, n'ayant nul
endroit où reposer sa tête. Toutefois, ce roi infortuné gardait un ami de
jeunesse et il se réfugia finalement chez lui. Cet homme était pauvre, mais il
accueillit à bras ouverts le royal fugitif et lui offrit l'hospitalité dans sa
pauvre cabane. Il se mit en quatre pour deviner les désirs de son ami et
adoucir son triste sort. En son âme, il se désolait sur le sort du roi
infortuné, mais, à l'extérieur, il se montrait gai et amusait le roi de toutes
les façons possibles. Ce roi chassé par son propre peuple, c'est le Roi des
Rois, le Dieu miséricordieux, qu'Il soit loué ! Et nous sommes ses vieux amis.
§
Le rêve étrange du
repenti[171] :
"Absolument
pas, dit l'inconnu. Votre cas mérite d'être porté devant un tribunal juridique.
Vous êtes sommé de vous y présenter et la cour a, sans nul doute, ses raisons
pour agir ainsi." L'apparence de cet inconnu imposait tant le respect, sa
voix était si grave que je me levai de table bon gré mal gré et le suivis sans
avoir avalé la moindre bouchée. Nous entrâmes dans le bâtiment du tribunal.
Dans le hall d'entrée, un domestique alla vers nous pour me demander mon nom.
Quand je le lui eus dit, il fronça les sourcils et dit : "Oui, vous avez
été convoqué. Cependant, en ce moment, le tribunal n'a pas le temps de
s'occuper de votre cas. Retournez d'où vous venez et attendez !" Je retournai
donc à l'auberge et m'assis devant mon repas. Mais, une nouvelle fois,
l'inconnu alla vers moi et me demanda de le suivre jusqu'au tribunal.
« Je lui répondis
avec mauvaise humeur. Ne savait-il pas que le tribunal était occupé par un
autre cas et, en outre, n'étais-je pas prêt à dédommager de tout, comme je
l'avais déjà dit ? Je lui demandai de me laisser seul et de me permettre de
continuer mon repas dans la paix et la tranquillité. Mais l'homme persista dans
sa demande et je ne pus faire que ce qu'il disait, car j'étais subjugué par son
apparence remplie de dignité. Tout se déroula exactement comme la première
fois. De nouveau, le domestique revint me dire que le tribunal n'avait pas le
temps d'étudier mon cas en ce moment et que je pouvais m'en retourner et
attendre. Je retournai à l'auberge dans une colère noire et m'attablai pour
manger. J'étais cette fois réellement affamé. Pour la troisième fois, l'inconnu
alla vers moi et me demanda de le suivre. Je n'en avais nulle envie et refusai
énergiquement. Mais, de nouveau, ma résistance fut vaincue par la mystérieuse
gravité de cet homme. Cette fois, le domestique ouvrit les portes de la cour
tout grand devant moi et me cria : "Entrez ! Vous allez être jugé
maintenant."
« J'entrai dans une
pièce somptueuse au milieu de laquelle était placée une table imposante. Autour
de la table étaient assis des vieillards très dignes avec de longues barbes
blanches : c'étaient les juges. L'homme qui m'accompagnait s'avança alors
devant les juges et leur énuméra tous les péchés que j'avais commis. Il y avait
des péchés graves, si graves que les cheveux de ma tête finirent par se
hérisser d'horreur ; les autres péchés, à la fois moins nombreux et plus
graves, s'étaient effacés peu à peu, car c'étaient des péchés que je m'imaginais
avoir oubliés depuis longtemps. Le plaignant les décrivait avec tant de détails
que je me les rappelais tous. Je me tenais debout comme pétrifié d'effroi.
J'aurais voulu m'enfuir en courant, mais j'en étais incapable. Mes jambes
étaient comme en bois. Des gouttes de sueur d'agonie perlaient sur mon front.
Cette énumération semblait ne devoir jamais finir. Mes péchés s'amoncelaient
devant moi comme des monceaux hideux de rats morts et d'autres animaux impurs,
tels scorpions et rats. Finalement, le plaignant s'arrêta de parler. Il
s'ensuivit un silence de mort. Tout ce que j'entendais, c'étaient les
battements de mon propre coeur comme s'ils provenaient d'infiniment loin. Ce
furent des instants horribles, en vérité. Ils pesèrent sur moi comme une chape
de plomb et s'éloignèrent en se fondant dans la nébuleuse sans limite de
l'éternité.
«
Un des vieillards brisa enfin le silence : "Quel châtiment devons-nous lui
infliger ?
«
— Quel châtiment devons-nous lui infliger ?" répétèrent les autres comme
un choeur de fantômes. Et le silence s'installa de nouveau.
«
Cela va nécessiter beaucoup de temps pour prononcer le jugement contre lui,
déclarèrent-ils après un moment. Entre-temps, qu'il se tienne ici jusqu'à ce
que nous ayons fait le tour exhaustif de la question.
Les mystiques vivant an terres d’Islam sont moins
célèbres ces derniers siècles si on met en comparaison la richesse inépuisable
du IXe au XIIIe siècles et au delà en Perse et en Inde[172].
Que faire de la
poussière de ce corps et d'un esprit volage,
Si ma belle est
loin de ma vue que faire de mon âme?
Pourquoi partir
pour La Mecque sans vin ni amour,
Que faire de cette
vieille bicoque abandonnée par Abraham?
Dois-je briser sur
ma tête les huit enfers et les huit paradis?
Si je ne la trouve
pas, que faire des deux mondes?
Je pose mes pieds
au sommet du ciel,
Et prends la place
de l'absence : que faire de cet espace?
Si chaque fragment
de lumière n'est pas semblable au soleil,
Que faire, jusqu'à
la fin des temps, du secret caché?
Toutes choses, à
part Dieu, ô Machrab, sont étranges...
Si je tiens une
rose à la main, que faire des épines ?[173]
§
Le paradis et sa
porte, les houris et les anges,
L'eau même de
l'être je veux les vendre un sou, peut-être.
…
.
Si je crie « Je
suis la Vérité », tous diront que c'est vrai
Comme Mansour, je
veux mettre ma tête sous la potence[174].
Machrab, pour les
flammes de ton amour, le feu de l'enfer
sera de l'eau,
Aux flammes de ton
amour, je vais l'assécher.
1823 Sheikh Al-Arabi ad-Darqawi (-1823)
Un autre me dit: "Comment guérir l'âme (an-nafs)?" Je lui répondis: "Oublie-la et n'y pense guère; car ne se souvient pas de Dieu qui n'oublie pas son âme (ou: qui ne s'oublie pas lui-même)." Vous ne pouvez donc pas concevoir que c'est l'existence du monde qui nous fait oublier notre Seigneur; ce qui nous Le fait oublier, c'est l'existence de nous-mêmes, de notre égo. Rien d'autre nous Le voile que le fait de nous occuper, non de l'existence comme telle, mais de nos désirs. Si nous pouvions oublier notre propre existence, nous trouverions Celui qui est l'origine de toute existence, et nous verrions en même temps que nous n'existons pas du tout. Comment pouvez-vous concevoir que l'homme puisse perdre la conscience du monde sans perdre celle de son égo? Cela ne se produira jamais.[175] 37
… c'est à lui qu'affluent les intuitions de I'Essence divine jusqu'à ce qu'il s'éteigne en Elle, en s'affranchissant de l'illusion d'une réalité autre qu'Elle, car c'est vers cela qu'Elle conduit tous ceux qui sont continuellement fixés sur Elle. Par contre, celui qui n'aspire qu'à la science ou à l'action exclusivement, ne reçoit pas intuition sur intuition; il ne s'en réjouirait d'ailleurs pas, puisque son aspiration vise autre chose que l'Essence divine, et que Dieu (exalté soit-Il) comble son serviteur selon la mesure de son aspiration . Certes, chaque homme participe de l'Esprit, de même que l'océan a des vagues, mais l'expérience sensuelle accapare la plupart des hommes: elle a saisi leurs coeurs et leurs membres et ne les laisse pas s'ouvrir à l'Esprit, puisque la sensualité est à l'opposé de la spiritualité et que les opposés ne se rejoignent pas. /Nous voyons d'ailleurs que le but spirituel n'est pas atteint par beaucoup d'oeuvres ni par peu, mais par la seule grâce, ainsi que le dit le saint Ibn’ Atâï-Llâh (que Dieu soit satisfait de lui) dans ses Hikam: "Si tu ne devais parvenir à Lui qu'après l'extinction de tes défauts et l'effacement de tes prétentions, tu ne parviendrais jamais à Lui. Mais lorsqu'Il veut te ramener vers Lui, Il recouvre ta qualité par la Sienne et tes attributs par les Siens et te ramène ainsi vers Lui par ce qui te revient de Sa part, non pas par ce qui Lui revient de ta part." Un des effets de la bonté, grâce et générosité divines, c'est qu'on trouve le maître qui éduque spirituellement, car sans grâce divine personne ne le trouverait ni ne le reconnaîtrait… 52-53
…dans ses Hikam: "Dieu ne t'est pas voilé par quelque réalité qui coexisterait avec Lui, puisqu'il n'y a pas de réalité hormis Lui; ce qui te Le voile n'est que l'illusion qu'il y ait une réalité outre Lui." 56
Le vénérable maître, le saint Ibn al-Bannâ (que Dieu soit satisfait de lui) dit dans ses "Enquêtes" :
"Comprends, car tu es une copie de l'Existence,
Pour Dieu, de sorte que rien de l'Existence ne te fait défaut.
N'y a-t-il pas en toi le Trône et l'Escabeau
Et le monde supérieur comme le monde inférieur ?
Le cosmos n'est qu'un homme en grand,
Et toi tu es comme le cosmos en petit."
Et le vénérable maître, le saint al-Mursî (que Dieu soit satisfait de lui) dit:
« O toi qui erre dans la compréhension de ton propre secret,
Regarde, car tu trouveras en toi l’Existence en sa totalité ;
Tu es l’Infini, en tant que Voie et en tant que Vérité :
O synthèse du mystère divin dans sa totalité ! » 100-101
Si tu désires t'affranchir de ton âme passionnelle (nafs), rejette ce qu'elle essaye de te suggérer et ne t'occupes point d'elle, car certes, elle ne cessera pas de t'assaillir et ne te laissera pas en paix ; elle te dira par exemple : tu es perdu ! Que ses insinuations ne te troublent ni ne t'effrayent, quoi qu'elle dise, mais restes assis, si tu étais assis, ou debout, si tu étais debout ; continue de dormir, si tu dormais, de manger, si tu mangeais, de boire, si tu buvais, de rire, si tu riais, de prier, si tu priais, ou de réciter, si tu récitais, et ainsi de suite. Ne l'écoutes pas, sauf si elle te dit : tu fais partie des croyants, de ceux qui connaissent Dieu, ou : tu es dans la main de Dieu, et Sa grâce et Sa générosité sont immenses. Car elle ne cessera pas de te harceler avec ses insinuations, tant que tu ne restes impassible comme nous l'indiquions, tout en te conformant à la coutume (sunnah) mohammédienne. Mais si tu lui prêtes l'oreille, elle te dira d'abord: tu es en perte! Puis: tu es un malfaiteur! Et si l'incroyance n'était pas la limite même de l'épreuve,[176] elle te dirait: tu es un incroyant, puis elle augmenterait encore ses accusations...
3. Du pur amour[177]
Dieu a dit à l'un
de Ses serviteurs" : "Prétends-tu M'aimer ? Si tel est le cas, sache
que ton amour pour Moi est seulement une conséquence de Mon amour pour toi. Tu
aimes Celui qui est. Mais Je t'ai aimé, Moi, alors que tu n'étais pas !"
Il lui dit ensuite
: "Prétends-tu que tu cherches à t'approcher de Moi, et à te perdre en Moi
? Mais Je te cherche, Moi, bien plus que tu ne Me cherches ! Je t'ai cherché
afin que tu sois en Ma présence, sans nul intermédiaire, le Jour où J'ai dit
"Ne suis-je pas votre Seigneur ?" (Cor. 7 : 172)16, alors que tu
n'étais qu'esprit (n'il!). Puis tu M'as oublié, et Je t'ai cherché de nouveau,
en envoyant vers toi Mes envoyés, lorsque tu as eu un corps. Tout cela était
amour de toi pour toi et non pour Moi."
Il lui dit encore :
"Que penses-tu que tu ferais si, alors que tu te trouvais dans un état
extrême de faim, de soif et d'épuisement, Je t'appelais à Moi tout en t'offrant
Mon paradis avec ses houris, ses palais, ses fleuves, ses fruits, ses pages,
ses échansons, après t'avoir prévenu qu'auprès de Moi tu ne trouverais rien de
cela ?"
Le serviteur
répondit : "Je me réfugierais en Toi contre Toi"."
§
14. Quand le soleil
se lèvera à son couchant.
La foi ne profite
en effet qu'aussi longtemps que l'on est voilé et que l'on n'a pas obtenu
l'évidence et la vision directe. Mais le lever du soleil rend les preuves
inutiles. Lorsque ce qui était caché devient évident, que ce dont on était
seulement informé est vu directement, l'âme ne tire plus profit de ce qu'elle
croit, mais seulement de ce qu'elle contemple et voit. Les états, les
intentions, les buts qui étaient les siens dans la phase de foi sont transformés.
Cette transformation doit s'entendre comme purement intérieure. Quant à
l'extérieur de cet être, il ne se modifie pas d'un iota. Il continue de se
comporter de la manière qui est agréée par la Loi sacrée et louable selon la
coutume et la loi naturelle…
§
15. De l'identité
suprême
Dieu (al-haqq : la
Réalité suprême) — qu'Il soit exalté ! — m'a dit : "Sais-tu qui tu es
?" Je répondis : "Oui, je suis le néant" manifesté par Ta
manifestation ; je suis la ténèbre qu'illumine Ta lumière."
Il me dit alors :
"Puisque tu sais, persévère fermement [en cette connaissance] et garde-toi
de revendiquer ce qui ne t'appartient pas : car le dépôt (amâna) doit être
remis à son propriétaire, et l'emprunt restitué. Le nom d'"être
contingent" t'appartient depuis toujours et pour toujours."
Il me dit encore :
"Sais-tu qui tu es ?" Je répondis : "Oui. Je suis réellement
Dieu (al-haqq). Mais, métaphoriquement et sous le rapport de la Voie, je suis
créature (al-khalq). Je suis l'être contingent quant à ma forme, mais je ne
peux pas ne pas être l'Être nécessaire. C'est le nom divin al-haqq qui
m'appartient par droit d'origine (asp ; le nom de créature n'est qu'un nom
d'emprunt et une formule distinctive…
A…llâ …ah !
C'était comme un appel désespéré, une imploration éperdue que, du fond d'une cellule, lançait un disciple solitaire, en méditation. L'appel se répétait d'ordinaire plusieurs fois de suite, puis tout retombait dans le silence.
Des profondeurs de l'abîme
J'ai élevé ma voix vers Toi, Seigneur !
[…] Ces versets des psaumes me revenaient à la mémoire. C'était en somme la même supplication, l'appel suprême d'une âme en détresse vers la divinité.
Je ne me trompais pas, car, plus tard, lorsque je demandai au cheikh ce que signifiait ce cri qui venait encore de se faire entendre, il me répondit :
— C'est un disciple qui demande à Allah de l'aider dans sa méditation.
— Et peut-on savoir quel est l'objet de sa méditation ?
— Arriver à se réaliser en Dieu.
— Tous les disciples y parviennent-ils ?
— Rarement. Cela n'est possible qu'à un petit nombre.
— Alors, ceux qui n'y parviennent pas restent désespérés
— Non, ils s'élèvent toujours assez pour avoir au moins la paix intérieure.
La paix intérieure. C'était le point sur lequel il revenait le plus souvent. Et c'était à cela sans doute qu'était due sa grande influence. Car, quel est l'homme qui n'aspire pas, d'une manière ou d'une autre, à la paix intérieure ? 25-26
Ce qui l'étonnait le plus, c'est que je pusse vivre en pleine sérénité d'esprit avec la conviction de l'anéantissement total, car il voyait bien que j'étais profondément sincère. Fragmentairement, à intervalles variés, quand il revenait sur cette question, je lui faisais entendre que c'était là plutôt humilité et non orgueil de ma part. L'inquiétude de l'homme vient de ce qu'il veut à tout prix se survivre à lui-même. Le calme est obtenu lorsqu'on s'est complètement débarrassé de ce désir d'immortalité. Le monde existait avant moi, il existerait après, sans moi... […]
— Le corps sans doute, fit-il. Mais l'esprit ?
— En effet, il y a l'esprit. Cette conscience que nous avons de nous-même. Mais nous ne l'avions pas en naissant. Elle s'est formée lentement avec nos sensations. Elle ne nous est venue que progressivement, peu à peu, avec la connaissance. Elle s'est développée parallèlement avec notre corps, a grandi avec lui, s'est fortifiée avec lui, comme une résultante de notions acquises, et je ne parviens pas à me convaincre qu'elle puisse survivre à ce corps qui, en somme, lui a donné naissance.
Il y eut un long silence. Puis, sortant de sa méditation, le cheikh me dit :
— Voulez-vous savoir ce qui vous manque ?
— Et quoi donc ?
— Il vous manque, pour être des nôtres et percevoir la vérité, le désir d'élever votre esprit au-dessus de vous-même. Et cela est irrémédiable.
Il me considéra longuement comme s'il lisait dans ma pensée. Puis, me regardant plus loin que les yeux, il me dit lentement :
[…]
-- Il est dommage que vous refusiez de laisser votre esprit s'élever au-dessus de vous-même. Mais quoi que vous en disiez et quoi que vous en pensiez, vous êtes plus près de Dieu que vous ne croyez. 31-33
Peut-être les initiés souriront-ils en lisant certaines de mes impressions, mais ils me sauront gré d'avoir été sincère et volontairement simple. Ils remarqueront aussi qu'en aucun endroit je n'ai employé le mot : foi. Cette réserve m'a été dictée par un scrupule. Je crois avoir compris que, dans l'esprit du cheikh, la doctrine ne constituait pas un acte de foi, mais une constatation de l'évidence.
Je me souviens lui avoir dit un jour que ce qui m'empêchait de chercher, selon son expression, à élever mon esprit au-dessus de moi-même, était, sans doute, le manque de foi.
Il me répondit par ces paroles :
— La foi est nécessaire pour les religions, mais elle cesse de l'être pour ceux qui vont plus loin et parviennent à se réaliser en Dieu. Alors, on ne croit plus, on voit. Il n'est plus besoin de croire quand on voit la vérité. » 37 [178].
1988
Sayd Bahodine Majrouh (-1988)
Rien à dire d'un
état mystique.
Que l'on en parle,
et il n'y a plus d'état
mystique. Seulement
du savoir.
Kharraqâni:
(TuO, 197 [179])
§
Le misérable Shebli
chemine au désert en compagnie de ses disciples, quand ils découvrent un crâne
portant
cette inscription « Ce misérable aura perdu ce monde-ci ainsi que
l'autre. »
Ce devait être un
prophète ou un saint, quelqu'un qui a trouvé Dieu, murmure respectueusement
Shebli.
Comment cela ?
s'exclament les disciples, interloqués.
« Faute
d'abandonner aussi bien l'autre monde que celui-ci, comme l'a fait ce sage,
répond Shebli, nul ne saurait atteindre Dieu. »
(TuO, 143)
§
Nuit et jour un
ignorant ânonnait cette prière :
« Seigneur !
Ouvrez-moi une porte par où fuir ma misère. »
Rab'ia, la sainte
femme soufre, l'entendit :
« Pauvre idiot
! Cette porte n'a jamais été fermée. »
(MuT, 174)
§
Surgit la
Voix :
« O Abdul
Hassan, Je dois te donner tout ce
que tu souhaites,
sauf Mon divin pouvoir. »
— Seigneur, murmure
Kharraqânî, « don-
ner, ne pas donner
» : à quoi rime ce dis-
cours ?... Seuls
des étrangers peuvent se parler
de la sorte, et
nous ne sommes pas des étrangers.
(TuO, 188)
§
On demande à
Kharraqânî :
— Maître, les gens
disent que vous avez vu Dieu. L'avez-vous réellement vu ? Quand, et où ?
— Bien sûr : en
tout lieu et à tout instant où je ne me vois pas, je Le vois, Lui.
(TuO, 199)
§
Le déploiement
L'univers et son
mouvement, de l'inexistence vers l'être ?
— Le déploiement
même de l'amour.
Ibn Arabî
(FuH, 105)
The Master continued[180] : " But you should remember that the heart of the devotee is the abode of God. He dwells, no doubt, in an beings, but He especially manifests Himself in the heart of the devotee. A landlord may at one time or another visit all parts of his estate, but people say he is generally to be found in a particular drawing-room. The heart of the devotee is the drawing-room of God. …
" But the bhaktas accept all the states of consciousness. They take the waking state to be real also. They don't think the world to be illusory, like a dream. They say that the universe is a manifestation of God's power and glory. God has created ail these—sky, stars, moon, sun, mountains, ocean, men, animais. They constitute His glory. He is within us, in our hearts. Again, He is outside. The most advanced devotees say that He Himself has become ail this—the twenty-four cosmic principles, the universe, and all living beings. The devotee of God wants to eat sugar, not to become sugar. (All laugh.)
" Do you know how a lover of God feels ? His attitude is : O God, Thou art the Master, and I am Thy servant. Thou art the Mother, and I am Thy child.' Or again : Thou art my Father and Mother. Thou art the Whole, and I am a part.' He doesn't like to say, I am Brahman.' …
" Thus Brahman and Sakti are identical. If you accept the one, you must accept the other. It is like fire and its power to burn. If you see the fire, you must recognize its power to burn aise. You cannot think of fire without its power to burn, nor can you think of the power to burn without lire. You cannot conceive of the sun's rays without the sun, nor can you conceive of the sun without its rays. 62-64
" Once someone gave me a book of the Christians. I asked him to read it to me. It talked about nothing but sin. (To Keshab) Sin is the only thing one hears of at your Brahmo Samaj too. The wretch who constantly says, I am bound, I am bound ' only succeeds in being bound. He who says day and night, I am a sinner, I am a sinner ' verily becomes a sinner.
" One should have such burning faith in God that one can say : What ? I have repeated the name of God, and can sin still cling to me ? How can I be a sinner any more ? How can I be in bondage any more ? '
" If a man repeats the name of God, his body, mind, and everything becornes pure. Why should one talk only about sin and hen, and such things ? Say but once, O Lord, I have undoubtedly done wicked things, but I won't repeat them.' And have faith in His name." 68
A DEVOTEE : " Sir, what is the way ? "
MASTER : " Discrimination between the Real and the unreal. One should aiways discriminate to the effect that God alone is real and the world unreal. And one should gray with sincere longing."
…
ANOTHER DEVOTEE : " Sir, to see you is the same as to see God."
MASTER : " Don't ever say that again. The waves belong to the Ganges, not the Ganges to the waves.
…
DEVOTEE : " Why do we not feel intense restlessness to realize Him ? " MASTER : " A man does not feel restless for God until all his worldly desires are satisfied. He does not remember the Mother of the Universe until his share of the enjoyment of woman ' and ‘gold ' is completed. A child absorbed in play does not seek his mother. But after his play is over, he says, Mother ! I must go to my mother.' 334
" The partial knower ' limits God to one object only. He thinks that God cannot exist in anything beyond that.
" There are three classes of devotees. The lowest one says, God is up there.' That is, he points to heaven. The mediocre devotee says that God dwells in the heart as the Inner Controller '. But the highest devotee says : God alone has become everything. All that we perceive is so many forms of God.' Narendra used to make fun of me and say Yes, God has become ail ! Then a pot is God, a cup is God ! ' (Laughter.)
" All doubts disappear when one sees God. It is one thing to hear of God, but quite a different thing to see Him. A man cannot have one hundred per cent conviction through mere hearing. But if he beholds God face to face, then he is wholly convinced. 346
ACTOR : " Sir, what is the proof that the soul is separate from the body ? "
MASTER : " Proof ? God can be seen. By practising spiritual discipline one sees God, through His grace. The rishis directly realized the Self. One cannot know the truth about God through science. Science gives us information only about things perceived by the senses, as for instance : this material mixed with that material gives such and such a result, and that material mixed with this material gives such and such a result.
" For this reason a man cannot comprehend spiritual things with his ordinary intelligence. To understand them he must live in the company of holy persons. You learn to feel the pulse by living with a physician." 381
MASTER : " You see, all these sufferings are because of a piece of loincloth '(note6 : A reference to the following story, which Sri Ramakrishna often told his devotees : There was a sannyasi whose only possession was two pairs of loin-cloths. One day a mouse nibbled at one piece. So the holy man kept a cat to protect his loin-cloths from the mouse. Then he had to keep a cow to supply milk for the cat. Later he had to engage a servant to look after the cow. Gradually the number of his cows multiplied. He acquired pastures and farm land. He had to engage a number of servants. Thus he became, in course of time, a sort of landiord. And, last of all, he had to take a wife to look after his big household. One day, one of his friends, another monk, happened to visit him and was surprised to see his altered circumstances. When asked the reason, the holy man said, "It is all for the sake of a piece of loin-cloth " 388
HAZRA : " The devotee really prays to his own Self."
MASTER : " What you say is a very lofty thought. The aim of spiritual discipline, of chanting God's name and glories, is to realize just that. A man attains everything when he discovers his true Self in himself. The object ot sadhana is to realize that. That also is the purpose of assuming a human body. One needs the clay mould as long as the gold image has not been cast ; but when the image is made, the mould is thrown away. The body may be given up after the realization of God. God is not only inside us ; He is both inside and outside. 480
1950
Ramana Maharshi (1879 - 1950)
CHAPITRE III[181]
LA DISCIPLINE MENTALE
D - Comment puis-je
discipliner mon esprit ?
M — Aucun esprit
n'est à discipliner, si l'on réalise le Soi. Le Soi resplendit lorsque le
mental disparaît. Le mental d'un Réalisé peut être actif ou inactif, chez lui
le Soi existe seul. Car le mental, le corps, et le monde ne sont pas séparés du
Soi. Ils ne peuvent demeurer en dehors du Soi. Pourraient-ils être quelque
chose d'autre que le Soi ? Lorsqu'on en est conscient, lorsqu'on a compris
cette vérité, pourquoi se tourmenter de ces ombres vaines ? Comment
pourraient-elles affecter le Soi ?
D — Mais si le
mental n'est qu'une ombre, comment fera-t-on pour connaître le Soi ?
M — Le Soi, c'est
le Coeur *, qui brille de sa propre lumière. L'illumination vient du Coeur et
se rend au cerveau, siège du mental. On voit le monde avec le mental, donc par
la lumière réfléchie du Soi. Le monde se perçoit par un acte du mental. Lorsque
ce dernier est illuminé, il est conscient du monde ; lorsqu'au contraire il est
dans la nuit, il n'a connaissance de rien.
Si l'on dirige le
mental vers l'intérieur, vers la source de l'illumination, la connaissance
objective cesse et le Soi brille seul dans le Coeur.
La lune brille
parce qu'elle réfléchit la lumière du soleil. Lorsque le soleil est couché, la
lune permet de distinguer les objets grâce à la lumière qu'elle reflète.
46 Mais quant à nouveau le soleil se
lève, personne n'a plus besoin de la lune, dont le disque est pourtant visible
dans le ciel. On peut leur comparer le mental et le Coeur. Le mental nous est
utile grâce à la lumière qu'il reflète. On l'emploie pour voir les objets.
Lorsqu'on le tourne vers l'intérieur, il s'immerge dans la Source
d'illumination, laquelle brille par elle-même. Le mental est alors comme la
lune pendant le jour.
Lorsqu'il fait
sombre, on a besoin d'une lampe pour s'éclairer. Mais quand le soleil est levé,
toute lampe devient inutile, car les objets sont visibles. Pour voir le soleil,
aucune lampe n'est nécessaire, il suffit de diriger le regard vers l'astre
lumineux du jour. De même, pour voir les objets, la lumière que le mental
réfléchit est nécessaire. Pour voir le Coeur, il suffit que notre esprit se
dirige vers lui. Alors le mental ne compte plus et le Coeur brille seul, de sa
propre lumière.
D — Après avoir
quitté l'Ashram * en octobre, je me suis senti enveloppé durant une dizaine de
jours par cette paix qui règne auprès de Sri Bhagavan. À chaque instant, au
plus fort de mes activités, je sentais au fond de moi-même cette paix au sein
de l'unité ; cela ressemblait au double état de conscience qui saisit lorsqu'on
somnole au cours d'une conférence ennuyeuse. Puis, tout disparut et les bêtises
accoutumées revinrent à la place. Le travail ne nous laisse pas assez de temps
pour la méditation. Suffit-il de se souvenir constamment que « JE SUIS »
pendant que l'on travaille ?
M — (Après un court
moment de silence). Si vous renforcez votre esprit, cette paix continuera sans
interruption. Sa durée est proportionnelle à la force mentale acquise par une
pratique assidue. Un esprit trempé de la sorte arrive à suivre le courant. En
ce cas, qu'il y ait ou non activité, le courant ne se trouve ni affecté, ni
interrompu. Le travail n'est pas l'obstacle, mais bien l'idée que c'est vous
qui le faites.
D — Faut-il méditer
de propos délibéré pour rendre le mental plus fort ?
M — Non, si vous
gardez toujours à l'esprit cette idée qu'il ne s'agit pas de votre travail à
vous. Au début, il faut faire effort pour s'en souvenir constamment, mais plus
tard cela devient naturel et continu. Le travail se fait alors tout seul et
votre paix garde sa pureté.
La méditation est
votre vraie nature. Vous l'appelez en ce moment méditation, parce que des
pensées étrangères vous distraient. Mais lorsqu'elles sont expulsées, vous
demeurez seul — c'est-à-dire, dans l'état de méditation, délivré de toutes
pensées. C'est votre véritable nature, que vous essayez actuellement
d'acquérir, en éliminant d'autres pensées. Cette élimination des pensées adventices,
vous l'appelez pour lors la méditation. Mais lorsque la pratique s'établit
enfin sur des bases solides, la nature réelle se déploie, et l'on découvre
qu'elle est la vraie méditation.
§
CHAPITRE VI
LA RÉALISATION DU SOI
D — Comment puis-je
obtenir la Réalisation du Soi ?
M — La Réalisation
n'est pas quelque chose qu'il faille obtenir ; elle est déjà là. Ce qu'il faut
faire, c'est rejeter l'idée : « Je n'ai pas réalisé. »
La sérénité, ou
paix, c'est la Réalisation. Il n'y a aucun moment où le Soi n'existe pas. Tant
qu'il se présente des doutes, ou le sentiment qu'on n'a pas réalisé, il faut
s'efforcer d'extirper ces pensées. Elles sont dues à la confusion entre le Soi
et le non-Soi. Lorsque ce dernier disparaît, le Soi seul demeure. Pour faire de
la place, il suffit d'enlever l'encombrement : nul besoin d'apporter l'espace
nécessaire en le prenant ailleurs.
D — Puisque la
Réalisation n'est pas possible sans vâsanâkshaya*, comment vais-je réaliser cet
état dans lequel les vâsanâ* sont détruits d'une manière effective ?
M — Vous êtes dans
cet état en ce moment !
D — Cela
signifie-t-il qu'en m'accrochant au Soi, les
vâsanâ seront
détruits à mesure qu'ils se présentent ? M — Ils se détruiront d'eux-mêmes si
vous demeurez
tel que vous êtes.
D — Comment vais-je
atteindre le Soi ?
M — Il n'y a pas à
obtenir le Soi. S'Il était quelque chose qu'il fallût conquérir, cela
signifierait qu'il ne
se trouve pas déjà
ici, maintenant, et à jamais. Toute chose acquise sera un jour perdue, elle est
par conséquent impermanente. Ce qui ne dure pas vaut-il la peine de tant
d'efforts ? C'est pourquoi, je le déclare, le Soi ne se conquiert pas. Vous
êtes le Soi, vous êtes déjà Cela.
En réalité, vous
êtes ignorant de votre état bienheureux. Cette ignorance vous domine et tire un
voile sur le soi pur qui est béatitude. Vos efforts doivent être uniquement
dirigés vers l'élimination de ce voile qui est l'identification du Soi avec le
corps, le mental, etc. C'est elle qui doit disparaître, pour laisser place au
Soi.
La Réalisation est
donc pour tous ; elle ne fait aucune différence entre les aspirants. Les seuls
obstacles proviennent de vos doutes concernant vos capacités et de la
conviction qui vous fait dire : « Je n'ai pas réalisé. » Il faut vous débarrasser
entièrement de ces obstacles.
D — Quelle est
l'utilité du samâdhi ? La pensée y subsiste-t-elle ?
M — Le samâdhi
permet Seul de découvrir la Vérité. Les pensées jettent un voile sur la
Réalité, qu'il est ainsi impossible d'atteindre en son intégrité dans des états
autres que le samâdhi.
Dans le samâdhi, un
seul et unique sentiment surnage : « JE SUIS », à l'exclusion de toute autre
pensée. — « JE SUIS » —, c'est « DEMEURER EN PAIX »
§
D — Il est des
moments où jaillissent de brusques lumières sur une conscience dont le centre
est à l'extérieur du moi normal, et qui paraît inclure la. Totalité.
Indépendamment de tout concept philosophique, comment Bhagavan me
conseillerait-il de m'y prendre pour obtenir, retenir et accentuer ces trop
rares illuminations ? L'abhyâsa* dans de telles expériences exige-t-il la
retraite ?
M — À l'extérieur
!... Qui fait l'expérience d'un extérieur et d'un intérieur ? Ils sont
concomitants à l'existence du sujet et de l'objet. Mais qui, à nouveau, est
conscient de ces derniers ? Après mûr examen, vous découvrirez qu'ils n'ont
jamais été qu'un seul : le sujet. Cherchez alors qui peut bien être ce sujet
unique ; cette analyse finira par vous conduire à la pure conscience, au-delà
du sujet.
Ce que vous appelez
le « moi normal », c'est le mental, ou esprit. D'étroites limites enserrent ce
mental, tandis que la conscience pure est au-delà de toute limitation. On y
parvient par l'investigation telle que je l'ai déjà esquissée.
Obtenir : Le Soi
est toujours là. Vous n'avez qu'une seule chose à faire, c'est d'arracher le
voile qui vous Le cache.
Retenir : Le Soi,
dès qu'Il est réalisé, devient votre expérience directe et immédiate. On ne Le
perd jamais.
Accentuer : Il
n'est pas question d'accentuer le Soi, car I1 est toujours semblable, sans
contraction ni expansion.
Retraite : Demeurer
dans le Soi, c'est la solitude. Rien n'est étranger au Soi. La retraite
implique le passage d'un lieu ou d'un état à un autre. Or, ni l'un ni l'autre
ne peuvent être extérieurs au Soi. Tout est le Soi ; la retraite est
impossible, inconcevable.
Abhyâsa : c'est
empêcher que rien ne vienne troubler la paix inhérente. Mais vous êtes toujours
dans votre état naturel, qu'il y ait ou non pratique de l'abhyâsa. Rester tel
que vous êtes, sans questions ni doutes, c'est votre état naturel.
D
— Lorsqu'on a fait l'expérience du samâdhi, peut-on obtenir également les
siddhi* ?
M — Pour que l'on
exhibe les siddhi, il faut que d'autres les reconnaissent. Toute personne qui
montre ainsi ses pouvoirs ne peut donc être un jnâni. Par conséquent, les
siddhi ne méritent même pas l'ombre d'une pensée. jnâ'na doit être le seul but
de vos recherches.
D
— Ma Réalisation aide-t-elle les autres ?
M — Oui ; c'est le
service le plus grand que vous puissiez leur rendre. Ceux qui ont découvert de
grandes vérités y sont parvenus dans les profondeurs tranquilles du Soi. Mais
il n'y a réellement aucun « autre » que l'on doive secourir. L'être Réalisé
voit uniquement le Soi, comme l'orfèvre ne prête attention qu'à l'or des bijoux
ornés de pierres précieuses qu'on lui donne à évaluer. Lorsque vous vous
identifiez avec le corps, vous êtes fatalement conscient aussi du
nom-et-de-la-forme *. Mais lorsque vous transcendez votre corps, les « autres »
aussi disparaissent. L'être Réalisé ne voit pas que le monde diffère de
lui-même.
D
— Ne serait-il pas préférable que les saints vivent en compagnie d'autrui ?
M — Il n'existe pas
« d'autrui » avec qui on puisse vivre. Le Soi est la seule Réalité.
D
— Ne devrais-je pas tenter de porter secours au monde qui souffre ?
M — La Puissance
qui vous a créé a créé le monde aussi. Si elle prend soin de vous, elle peut
bien prendre soin du monde... Puisque Dieu a créé le monde, c'est Son affaire
de s'en occuper, pas la vôtre.
D
— Et notre devoir de patriote ?
M — Votre devoir
consiste à ETRE, et non à être ceci ou cela *. « JE SUIS CELUI QUI SUIS »,
voilà le résumé de la vérité toute entière. On en décrit la méthode par la
phrase : « DEMEURE EN PAIX ».
62 Et que signifie
la paix ? Elle veut dire : « Détruis-toi », car chaque nom et chaque forme sont
une cause de tourment. « JE-JE », c'est le Soi. « Je suis ceci », c'est l'ego.
Lorsque le « Je » demeure seul et unique, c'est le Soi. Lorsqu'il prend la
tangente et dit : « Je suis ceci ou cela, je suis comme ci ou comme cela »,
c'est l'ego.
D — Qui est Dieu
alors ?
M — Le Soi est
Dieu. « JE SUIS » est Dieu. Si Dieu était extérieur au Soi, Il serait un Dieu
dépourvu de Soi, ce qui est absurde.
Tout ce qui est
requis pour réaliser le Soi, c'est d'ETRE PAISIBLE. Que peut-il y avoir de plus
aisé ? C'est pourquoi * âtma-vidyâ est la voie la plus facile à suivre.
§
66 M — La grâce est
le Soi. Elle non plus ne s'acquiert pas : vous devez simplement savoir qu'elle
existe.
Le soleil n'est que
lumière. Il ne connaît pas l'obscurité. Pourtant, vous parlez des ténèbres qui
fuient à l'approche du soleil. De même l'ignorance du fidèle, comme les vaines
ombres, s'évanouit devant le regard du guru. Vous êtes entouré de lumière
solaire ; cependant, si vous voulez voir le soleil, vous devez vous tourner
dans sa direction et le regarder. Il en est de même pour la grâce, que vous
découvrez par une approche convenable, alors qu'elle est pourtant toujours là,
à tout instant.
D — La grâce
aide-t-elle le chercheur à mûrir plus vite ?
M — Laissez tout
cela au maître ; abandonnez-vous à lui sans réserve.
De deux choses
l'une : ou vous vous abandonnez, parce que vous avez compris votre incapacité
et senti le besoin d'un Pouvoir Supérieur qui vous aide ou vous cherchez à
comprendre la cause de vos misères, vous remontez à la Source, et vous y
trouvez le Soi. De toutes façons, vous serez délivré de vos tourments. Ni Dieu
ni guru, n'abandonnent jamais l'adorateur qui s'est abandonné tout entier.
D — Que signifie la
prosternation devant le guru ou devant Dieu ?
M — Elle signifie
la soumission de l'ego et l'union complète avec la Source. Dieu, ou guru, ne
peuvent à aucun moment s'illusionner sur les génuflexions, les saluts et les
prosternations. Ils voient si l'ego est encore là, ou s'il a disparu.
§
84
M — Pourquoi spéculer sur ce qui arrivera plus tard ? Tout le monde sait que le
« Je » existe. À quelque école qu'il appartienne, le chercheur fervent doit
trouver d'abord ce qu'est le « Je ». Il sera temps ensuite de découvrir l'Etat
final et de savoir si le « Je » s'unit à l'Être Suprême, ou s'il reste en
dehors de Lui. Ne cherchons pas à deviner la conclusion, mais gardons l'esprit
ouvert.
D — Une sorte de
compréhension de l'état final ne serait-elle pas cependant un guide efficace,
même pour l'aspirant ?
M — Essayer de
définir en ce moment ce que sera l'état final de Réalisation ne sert à rien.
Cela n'a aucune valeur intrinsèque.
D — Pourquoi donc ?
M — Parce que vous
procédez selon un principe erroné. Votre raisonnement dépend obligatoirement de
l'intellect, dont la lumière procède du Soi. L'intellect n'est-il pas
présomptueux de s'ériger en juge, de vouloir mesurer ce dont il n'est lui-même
qu'une manifestation bornée et d'où il tient le peu de lumière qu'il a ?
Comment l'intellect,
qui ne peut atteindre le Soi, serait-il compétent pour apprécier la nature de
l'état final de Réalisation et à plus forte raison pour la définir ? C'est
comme si l'on essayait de mesurer la lumière du soleil à sa source en prenant
comme étalon la lueur d'une bougie. La cire fondra bien avant que la bougie ne
parvienne au voisinage du soleil.
Au lieu de vous
complaire dans de simples spéculations, consacrez-vous dès à présent à la
recherche de la vérité qui se trouve à jamais au fond de votre cœur.
§
[quelques dits extraits de La Connaissance de l’Être :]
1.Étant donné qu’il
y a une perception de nous-mêmes et du monde, nous devons nécessairement
admettre qu’il y a un Principe unique doué du pouvoir d’apparaître comme
multiple.
7…découvrir son
propre être dans son Etre et, se retirant en Lui être un avec Lui.
33.’Je ne me
connais pas moi-même’ ou ‘Je me connais moi-même’, parler ainsi est ridicule.
Quoi ! Y at-il donc deux soi, l’un destiné à objectiver l’autre ?
Avant Propos[182]
Il y a environ deux
ans que Râm éveilla pour la première fois, dans le cœur de Râmdas, Son humble
esclave, l'ardent désir de réaliser Son amour infini. Essayer de s'approcher de
Râm et de Le comprendre, c'est se retirer du monde des formes évanescentes, car
Râm est la seule réalité. Râm est la puissance mystérieuse et subtile qui
pénètre et soutient l'univers tout entier. Il n'a ni naissance ni mort. Il est
présent dans toutes choses et dans toutes créatures, qui n'apparaissent comme
entités séparées que grâce à leurs formes toujours changeantes. Se libérer de
cette illusion des formes, c'est réaliser immédiatement l'Unité, l'Amour de
Râm. L'amour de Râm, c'est l'amour de tous les êtres, de toutes les créatures,
de toute vie, de tout ce qui est en ce monde, car Râm est en tout, tout est en
Lui, et II est tout en tous. Pour réaliser cette grande vérité, il faut nous
soumettre, nous qui, par ignorance, croyons être des personnalités séparées, à
la volonté et à l'action de cette puissance infinie, de cet amour infini qu'est
Râm, l'Un qui pénètre tout. Par une soumission entière à Sa volonté, nous
perdons cette conscience du corps qui nous retient éloignés de Lui, et nous
nous trouvons dans un état d'union complète et d'identification avec Râm qui
est en nous et tout autour de nous. Dans cet état, la haine, qui n'est que la
conscience de la diversité, prend fin, et l'amour, qui est la conscience de
l'unité, est réalisé. Nous atteignons cet amour divin lorsque notre humilité
est si complète que notre affirmation de personnalité séparée, [18] notre
égoïsme, en est complètement anéanti. Quand ce stade est atteint, nous sommes
naturellement portés par la conscience éveillée de l'unité et de l'amour, à
faire le sacrifice de tous nos intérêts matériels pour le bien de nos
compagnons et des créatures qui sont les manifestations du même Râm. Tels
furent le sacrifice de Bouddha, celui de Jésus-Christ et, de notre temps, celui
du Mahâtmâ Gandhi. Ces trois grands hommes sont les plus parfaites
manifestations de Râm, la grande Vérité, l'Amour infini. Om Shri Râm.
Luttes et
initiations
Pendant près d'une
année, Râmdâs se débattit dans un monde plein de soucis, d'anxiétés et de
peines. Ce fut, par sa propre faute, une période terrible d’inquiétude et de
tension. Dans cet état de misère désespérée, un cri jaillit du cœur de Râmdâs :
« Où trouver le soulagement ? Où trouver la paix ? » Sa plainte fut entendue,
et dans le grand vide retentit une voix : « Ne désespère pas, aie confiance en
Moi, et tu seras libéré. » C'était la voix de Râm. Cet encouragement fut comme
une planche de salut jetée au nageur en péril qui se débat dans la mer
déchaînée. Une grande assurance tomba sur le cœur meurtri du malheureux Râmdâs
comme une douce pluie sur la terre assoiffée. Dès lors, une partie du temps
occupé auparavant par les choses du monde fut consacré à méditer sur Râm qui
octroya, dans cette période, paix et soulagement véritables. Peu à peu, son
amour pour Râm, le Donneur de Paix, augmenta. Plus Râmdâs répétait le nom de
Râm et méditait sur Lui, plus il ressentait de joie et de soulagement. Les
nuits, qui étaient libres de tout devoir terrestre, furent consacrées, à part
deux heures de repos, à chanter les louanges de Râm (Râm-bhajan). Sa dévotion
pour Râm progressait par sauts et par bonds.
Le jour, alors
qu'il était envahi par l'anxiété et le souci que lui causaient des ennuis
d'argent, des soucis de toute espèce, Râm venait à son aide d'une façon
inattendue. Aussi,[19] dès qu'il pouvait se libérer, même pour peu de temps, de
ses occupations matérielles, se mettait-il à méditer en prononçant le nom de
Râm. En marchant dans la rue il répétait : Râm. Râm. Il perdait toute
attraction pour les choses de ce monde. Habits recherchés et toiles fines
furent remplacés par le grossier khaddar[183]
; une simple natte fut substituée au lit. Pour sa nourriture, il réduisit à un
seul les deux repas de la journée, et plus tard, ce repas ne consista plus
qu'en bananes et pommes de terre bouillies. Les piments et le sel furent
complètement abandonnés. Il n'avait plus de goût que pour Râm, et sa méditation
sur Râm devenait continue, englobant toutes les heures de la journée et les
prétendus devoirs sociaux.
§
—
Donnez-moi donc un conseil, dit alors le Persan, pour que je puisse éloigner de
moi tout ce qui est illusoire et délivrer mon esprit des agitations qui font
son tourment en réalisant Dieu. Je me sens enchaîné par des attaches à mes
biens, ma maison, ma femme, mon argent.
— Vous avez trouvé
le diagnostic de votre mal, répondit Râmdâs, et vous avez une saine
compréhension du remède qu'il faut y apporter. Sachez tout d'abord que le Dieu
que vous cherchez est en vous. Il est la Lumière et l'Âme de l'Univers, et
l'unique et suprême but de la vie est de L'atteindre. Tout le mal vient de ce
que vous croyez être séparé de cette universelle Vérité. C'est votre ego qui a
dressé ce mur de séparation. Ayez un désir intense de Le réaliser, c'est-à-dire
d'apprendre à savoir que votre vie forme un tout avec la vie de l'Univers.
Abandonnez votre ego par une union constante avec Lui par la prière et la
méditation, et accomplissez tous vos actes sans aucun désir d'en obtenir
quelque gain. Au fur et à mesure que vous avancerez sur cette voie, qui est
celle de la dévotion, de la connaissance et du renoncement, votre attache aux
choses irréelles de la vie s'amoindrira et toutes les illusions qui encombrent
votre mental s'évanouiront. Votre cœur se remplira de l'Amour divin et votre
vision sera purifiée et égalisée, tandis que vos actions deviendront comme le
flot spontané de votre être immortel en vous apportant la joie et la paix
véritables. Tel est le point culminant auquel peut atteindre l'effort humain,
et l'unique but de la vie. (232)
§
Il faut mentionner
en passant que Râmdâs ne voyait nulle part ni impureté ni mal, mais il se
plaisait à témoigner des cas particuliers de pureté et de grandeur d'âme qu'il
rencontrait. Sa tâche ici est simplement de rapporter ses expériences touchant
les événements de sa vie errante ou les gens qu'il a eu l'occasion d'observer.
Il ne fait que présenter les faits comme un simple témoignage des
manifestations diverses de Dieu. Car le monde est une scène sur laquelle Il se
manifeste sous des milliers de formes, dans quantité de rôles. Râmdâs considère
tout en une même et seule vision lumineuse, et son amour pour tous est
invariable ; qu'il s'agisse de saints ou de pécheurs, il ne voit aucune
différence. C'est le Seigneur qui remplit tous les rôles dans le drame
terrestre.
Un Anglais nommé
Abbot, désirant s'entretenir avec Râmdâs, l'emmena un jour en auto dans son
bungalow, où lui et sa sœur le reçurent sur la véranda. La bonne dame anglaise
parla avec enthousiasme du Christ et de son enseignement, et Râmdâs acquiesça
parfaitement aux louanges qu'elle fit du Divin Maître. Mais son enthousiasme
alla si loin qu'elle s'exprima assez dédaigneusement sur le compte de Shri
Krishna, de Bouddha, etc.
« Mère, lui
dit-il, Râmdâs ne peut être d’accord avec vous sur ce point. Râmdâs tient Shrî
Krishna et Bouddha en aussi haute estime que Jésus , si ce n’est plus. Vous
portez ce jugement sur eux parce que vous ne les comprenez pas, de mêm que
certains Hindous portent un faux jugement sur le Christ parce qu’ils ne le
connaissent pas. » (262)
§
« Mahârâj, dit-il,
je suis dégoûté de cette vie. Moi aussi, je voudrais mener la vie d'un sâdhu,
car j'ai tourné le dos à une vie pleine de soucis et de chagrins.
Considérez-moi comme votre disciple et prenez-moi sous votre
protection.
— Râmji, répliqua
Râmdâs, rien n'est mauvais en ce monde ; c'est votre esprit qui est tourmenté.
Tant que votre esprit n'a pas l'ardent désir de déchirer le voile d'illusion
qui vous cache la Vérité, une renonciation extérieure ne sert de rien. C'est
comme si vous sautiez de la poêle à frire dans le feu. Le véritable bonheur
réside dans une attitude correcte vis-à-vis de la vie et du monde, et cette
attitude dépend d'une juste vision. Or celle-ci se trouve dans la Réalisation
de la Vérité de Dieu. Ne vous laissez pas tromper. Vous ne pouvez atteindre la
libération et la paix si vous vous contentez de tourner le dos au monde.
Apprenez à connaître votre état d'esprit. La liberté et la joie sont en vous,
mais pour y arriver, il vous faut maîtriser les désirs, l'âpreté au gain, et
les emportements. Ne vous attachez pas à Râmdâs, il n'est pas un gourou ; il ne
peut que vous montrer la voie. L'effort et la lutte sont vôtres ; soyez donc un
disciple de la Vérité. » (264)
1973
Henri Le Saux / Swami Abhishtktananda (1910-1973)
Né en Bretagne en 1910, Henri Le Saux entre à dix-neuf
ans à l'Abbaye de Kergonan. Ayant commencé à apprendre le sanskrit et le
tamoul, il part pour l'Inde avec l'autorisation de ses supérieurs et fonde
l'ashram de Shantivanam avec le Père Monchanin. Il croise Ramana Maharshi
(1879-1950). Rencontre fondamentale malheureusement très brève. Comme de
nombreux ermites, Le Saux se retire un temps dans une grotte de la montagne
d’Arunachala :
Du fond du coeur,
j'entendais sourdre un autre chant, au-delà de tout élan du désir comme de
toute quiétude qui pût encore se sentir. Arunâchala est inexorable. Il sèvre de
tout, il dépouille de tout, il arrache tout point d'appui où on serait encore
tenté de s'agripper : car tel il a voulu celui qu'il a appelé, et tel il le
rendra, libre et nu en la solitude de son coeur, libre et nu de la liberté et
de la nudité du Soi.
Arunâchala, guru
impitoyable, /qui me sevras de tout ce que j'aimais jusque-là, /de tout ce que
je savourais jusque-là, /de tout sur quoi je m'appuyais jusque-là, / les
choses de ce monde comme les choses de l'autre, / et me laissais suspendu /
libre et nu…[184]
Puis il « fait le saut » et le sannyasi se
fixe dans les Himalayas. Terrassé par une crise cardiaque en juillet 1973, il
meurt le 7 décembre. Extraits de ses dernières lettres :
Mais par rapport à
tout cela [vocations de jeunes dans certains monastères], je suis comme celui
qui a des repas merveilleux à sa disposition et qui souffre de voir ses frères
réduits à juste casser la croûte, car ils ne savent pas et sont tellement
conditionnés qu’ils ne savent même pas qu’il y a « cela » ! (8
mars 1973)
Pour le moment, je
suis partout frappé par la vie de moines hindous en marge du monde des swamis.
Rencontre récemment d’un garçon de vingt ans, vivant seul dans une maison
abandonnée, dans la jungle, en silence. Puis deux autres, dont un garçon nepali
de dix-huit ans, cachés dans un creux de falaise, nus ou vêtus de sacs, vivant
de blé macéré dans de l’eau et de fruits de la jungle. Gens auxquels nul ne
prête attention et qui sont bien plus vrais que tous nos swamis à robe orange
et tous nos moines à grande coule ! / L’Esprit n’est pas à chercher dans
un souvenir ni une institution. (22 mai 1973 ?)
L’autre jour, je
rencontrai dans un ashram hindou un Malayali qui avait goûté de Kurisumala
[ashram du P. Mahieu] et Shantivanam et qui maintenant est « parti »,
va d’ashram en ashram dans un dénuement total. Tels sont les vrais moines
chrétiens de l’Inde, même s’ils ne participent plus que fort rarement au rite.
L’Esprit les a appelés au-delà de tout signe. (7 juillet 1973).
Un infarctus qui me
prit alors que j’allais prendre le bus et que des circonstances providentielles
maintiennent dans des limites guérissables. En même temps une expérience
merveilleuse de « croiser » entre mort et vie, découverte que l’on
EST[185] !
Qu’importent les situations ? Joie et sérénité qui rendirent
inoubliables les deux semaines que je passais immobile au lit. (22 septembre
1973).[186]
Lu
‘K’uan Yü (1898 - ?) & Hsu Yun
Foreword, (p.10) : The aim[187] of the Ch'an sect is to strip the mind of all feelings and passions for the purpose of disentangling it from the phenomenal so that the self-nature can return to its normal state and operate in the normal way without hindrance. With this in view, Ch'an masters rarely used those Buddhist terms found in all sutras. For men are always prone to cling to the terminology which, in their quest for more learning and wider knowledge, can only stimulate their faculties of thought and intensify their discriminations. The masters taught their disciples to refrain from seeking enlightenment and Buddhahood, for the very idea of enlightenment and Buddhahood gave rise to the twin concept of reality of ego and reality of dharma which split their undivided whole into subject and object, the cause of their illusion and suffering. This is the reason why the usual terms found in sutras are rarely found in Ch'an texts, which seem very strange and incomprehensible even to Buddhists of the other schools. Those texts are as obscure and incomprehensible as Nostradamus's Prophecies of world events and puzzled readers frequently put them aside for ever, after reading a few pages. No learned masters took the trouble of giving a clear explanation of or comprehensive commentary on the sayings of their enlightened predecessors. Even if they quoted ancient sayings when giving instruction to their own disciples, their commentaries varying from a sentence to an entire gatha or poem, were equally obscure and confusing to beginners. […] If one applies one's discriminating mind to commenting on ancient sayings, one will behold only the linger instead of the moon which is actually pointed at.
We cannot, however, blame these masters for their seemingly obscure and abstruse sayings, because as soon as they used the terminology coined by the conditioned human intelligence, their disciples would cling to it, thus straying from the normal course of training. When a monk aske Yun Men: 'What is Buddha?' the master, knew that the questioner’s mind was stirred by the empty word `Buddha' and, in order to disentangle it from the illusion of Buddha, replied : 'A toilet stick.' In this, there was no disrespect for the Enlightened One, as the reply served only to wash the deluded mind of the disciple from this impure conception, for the Buddha as conceived by a deluded mind could never be the pure Buddha, who is beyond description. This particular case should not, however, be generalized, for the reply was appropriate only for the question at that particular moment. For this reason, Yun Men forbade his disciples to record his sayings. Likewise, we cannot follow master Tan Hsia's example and burn wooden statues of Buddha. Tan Hsia realized that the moment was ripe for enlightening a deluded monk who clung to these statues and disregarded his self-natured Buddha.
I Prerequisites… (pp.19 sq.)
From the Hsu Yun Ho Shang Fa Hui. The object of Ch'an training is to realize the mind for the perception of (self-) nature, that is to wipe out the impurities which soil the mind so that the fundamental face of self-nature can really be perceived. Impurities are our false thinking and clinging (to things as real). Self-nature is the meritorious characteristic of the Tathagata wisdom which is the same in both Buddhas and living beings. If one's false thinking and grasping are cast aside, one will bear witness to the meritorious characteristic of one's Tathagata wisdom and will become a Buddha, otherwise one will remain a living being. …
The outright cognizance of this pure and clean self-nature together with complete harmony with it, without contamination from attachment (to anything) and without the least mental differentiation, while walking, standing, sitting and lying by day or night is nothing but the self-evident Buddha(hood). It does not require any application of mind or use of effort. Moreover, there is no place for either action or deed, and no use for words, speech and thought. For this reason, it is said that the attainment of Buddhahood is the most free and easy thing which relies only on oneself and does not depend on others. …
Where does its easiness lie for a beginner? It only requires a believing, a long enduring and a mindless mind. A believing mind is, firstly, belief that this mind of ours is fundamentally Buddha, not differing from all Buddhas and all living beings of the three times in the ten directions of space, and secondly, belief that all Dharmas expounded by sakyamuni Buddha can enable us to put an end to birth and death and to attain Buddhahood. …
Hua t'ou [koan jap .] This One-Mind of yours and mine is neither within nor without nor between the two. It is also within, without and between the two and is like Space which is immutable and is all-embracing.
Écrit dans sa
vieillesse, un témoignage émouvant :
Souvenirs de jeunesse[188].
[Introduction :]
En lisant ces lignes, on serait tenté de croire qu'il faut s'élever jusqu'à des
régions abstraites, sublimes, que l'homme n'atteint qu'exceptionnellement,
qu'en de rares moments de son existence. Suzuki nous fait voir avec une
simplicité qui pourrait sembler peu conforme à l'importance et à la grandeur du
sujet que l'essence de la religion ne consiste pas dans une exaltation
momentanée, mais dans notre aptitude, dans notre disposition à rechercher, à
découvrir, à libérer dans l'ordinaire de la vie, dans les choses quotidiennes,
dans ce qui se passe partout et toujours et qui occupe les hommes constamment,
les étincelles cachées du divin.
Ma famille se
compose de médecins établis depuis plusieurs générations dans la ville de
Kanazawa[189].
Mon père, mon grand-père, mon arrière-grand-père étaient médecins et, de façon
inattendue, ils sont tous morts jeunes. Bien sûr, il n'était pas rare de mourir
jeune en ce temps-là, mais dans le cas d'un médecin exerçant sous l'ancien
régime féodal, c'était une double infortune, car la pension versée à la famille
par le seigneur tutélaire était sensiblement réduite. Ma famille, bien que de
rang samouraï, était déjà frappée par la pauvreté du vivant de mon père, et
après sa mort, alors que j'avais à peine six ans, nous devînmes encore plus
pauvres à cause des dif-(36)ficultés économiques qui touchèrent la caste des
samouraïs, dès l'abolition du système féodal.
La perte d'un père
à cette époque était sans doute plus dramatique qu'aujourd'hui ; tout dépendait
de lui en tant que chef de famille, tous les pas importants dans la vie : l'instruction
puis la recherche d'une situation sociale. Tout cela, je le perdis lorsque
j'avais dix-sept ou dix-huit ans. Ces épreuves me firent penser à mon destin
(karma). Pourquoi devais-je rencontrer de telles embûches à l'aube de ma vie ?
Ma réflexion commençait
à s'orienter vers la philosophie et la religion, et comme ma famille
appartenait à la branche zen Rinzaï, il était tout naturel que je me tourne du
côté du zen pour trouver des réponses à mes problèmes. Je me souviens d'être
allé au temple zen où ma famille était inscrite — c'était le plus petit temple
de Kanazawa — pour questionner le prêtre au sujet du zen. Comme beaucoup de
prêtres officiant dans des temples ruraux, il n'était pas très instruit ; de
fait, il n'avait même pas lu le Hekiganroku[190]
. Aussi l'entretien que j'eus avec lui fut-il de courte durée.
Je pris l'habitude
de débattre de questions philosophiques et religieuses avec les étudiants de
mon âge ; je me souviens que quelque chose me rendait toujours perplexe :
qu'est-ce qui fait pleuvoir ? Pourquoi est-il nécessaire que la pluie tombe ?
Aujourd'hui, lorsque je regarde en arrière, je me dis qu'il a pu y avoir dans
mon esprit quelque chose qui rappelle l'enseignement chrétien au sujet de la
pluie qui tombe également sur le juste et l'injuste. Au fil des circonstances,
j'entrai en relation, à la même époque, avec des missionnaires chrétiens.
Lorsque j'avais quinze ans environ, il y avait à Kanazawa un missionnaire de
l'Église orthodoxe [grecque]. Je me souviens qu'il me prêta un exemplaire de la
traduction japonaise de la Genèse en me recommandant de la lire. Je la lus,
mais cela me semblait dénué de sens. Au commencement était Dieu. Mais pourquoi
Dieu devait-il créer le monde ? Voilà ce qui me préoccupait au fond.
La même année, un
de mes amis se convertit au protestantisme. Il voulait que je devienne chrétien
et m'incitait à recevoir le baptême. Mais je lui répondis que je ne pouvais pas
être baptisé avant d'être convaincu de la vérité du christianisme. J'étais
toujours suspendu à cette question : pourquoi Dieu devait-il créer le monde ?
J'allai voir un autre missionnaire, protestant celui-là, et je lui 37 posai la
question. Il me dit que toute chose devait avoir un créateur pour venir à
l'existence et que le monde devait avoir un Créateur aussi. « Alors qui a créé
Dieu ? » demandai-je. « Dieu s'est créé lui-même, répondit-il, ce n'est pas une
créature. » Sa réponse ne me satisfaisait pas, et cette interrogation est
toujours restée la pierre d'achoppement à ma conversion au christianisme.
Je me souviens
aussi que ce missionnaire avait toujours avec lui un gros trousseau de clefs.
Cela me semblait étrange, car à cette époque personne au Japon ne tenait rien
sous clef. Aussi, lorsque je le vis avec toutes ses clefs, je me demandai d'où
lui venait le besoin de mettre en sûreté tant de choses.
C'est alors qu'un
nouveau professeur fut nommé dans mon école. Il enseignait les mathématiques.
Il les enseignait si bien que je commençai à y prendre goût. Il s'intéressait
aussi beaucoup au zen. Il avait d'ailleurs été l'élève de roshi Kosen[191],
un des grands maîtres zen de ce temps. Il faisait de son mieux pour éveiller la
curiosité de ses élèves pour le zen en faisant circuler des copies de l'oeuvre
de Hakuin Zenji, Orategama[192].
De prime abord, je n'y compris pas grand-chose, mais cela m'intéressait
tellement que, pour en savoir plus, je décidai d'aller voir un maître zen,
roshi Setsumon, qui vivait dans le temple Kokutaiji dans la province d'Etchu.
Je quittai la
maison sans savoir au juste comment me rendre au temple, avec cette seule
information qu'il se trouvait près de Takaoka. Je me rappelle avoir voyagé dans
une vieille voiture à chevaux, juste assez grande pour transporter cinq à six
personnes, et que nous avons passé le col de Kurikara à travers les montagnes.
La route et la voiture étaient en piteux état, je n'arrêtais pas de me cogner
la tête contre le toit. À partir de Takaoka, je pense avoir fait le reste du
trajet à pied jusqu'au temple.
J'arrivai là-bas
sans aucune introduction. Les moines semblaient bien disposés à m'accueillir.
Ils me dirent que le roshi était sorti, mais que je pouvais pratiquer zazen
dans une pièce du temple si j'en avais envie. Ils me montrèrent comment 40
m'asseoir et comment respirer et me laissèrent seul dans une petite pièce en me
disant de continuer ainsi. Après un jour ou deux consacrés à cette pratique, le
roshi revint et on m'amena le voir. Il est clair qu'à l'époque j'ignorais tout
du zen et de l'étiquette qui s'impose en sanzen. On m'avait simplement dit de
venir voir le roshi et je me présentai à lui en apportant ma copie de l'
Orategama.
L'essentiel de l'
Orategama est écrit dans une langue assez simple. Mais il y avait là-dedans
quelques termes zen difficiles que je ne pouvais saisir. J'en demandai
l'explication au roshi. Il se tourna vers moi en colère et me dit : « Pourquoi
me posez-vous une question aussi stupide ? » Je fus renvoyé dans ma chambre
sans aucun enseignement et on me dit de rester en position assise, jambes
croisées.
Je suis resté seul.
Personne ne mç disait rien. Les moines qui m'apportaient les repas ne
m'adressaient pas la parole. C'était la première fois que j'étais loin de la maison
et j'éprouvai bientôt un sentiment de solitude et la nostalgie du foyer. Ma
mère me manquait beaucoup. Après quatre ou cinq jours, je quittai le temple et
revins chez moi. Je ne me souviens pas de la manière dont je pris congé du
roshi, mais je me souviens bien de la joie qui m'habitait en retrouvant la
maison.
Je commençai alors
à enseigner l'anglais dans le petit village de Takojima qui se dresse sur la
péninsule de Noto — péninsule qui s'avance dans la mer du Japon. Il y avait là
un temple Shin habité par un prêtre lettré qui me montra un texte de l'école
Yuishiki intitulé Hyappo Mondo (Questions-Réponses sur les cent dharmas). Mais
c'était si ancien et si abstrus qu'en dépit de ma soif d'apprendre, je n'en
saisis pour ainsi dire rien.
J'obtins une autre
affectation comme enseignant à Mikawa, une ville située à environ cinq lis
(vingt-quatre kilomètres) de notre maison à Kanazawa. Là aussi ma mère me
manquait beaucoup et tous les week-ends, je faisais le chemin à pied pour me
retrouver près d'elle. Cela me prenait environ cinq heures et m'obligeait à
quitter la maison le lundi à une heure du matin de façon à être à l'école dans
les temps. Je restais accroché à la maison jusqu'à la dernière minute pour
profiter de ma mère aussi longtemps que possible.
J'ajouterai
incidemment que l'enseignement de l'anglais que je dispensais alors était assez
particulier, tellement particulier que, lorsque j'allai pour la première fois
aux États-Unis, personne ne comprenait ce que je voulais dire. Nous avions pris
l'habitude de tout transposer littéralement et je me rappelle que j'étais très
embarrassé par la façon (42) dont on dit en anglais : « Le chien a quatre
pattes », « Le chat a une queue ». En japonais, le verbe « avoir » n'est jamais
utilisé en ce sens. Si vous dites : « J'ai deux mains », cela s'entend comme si
vous teniez deux mains étrangères dans les vôtres. Plus tard, je développai
l'idée selon laquelle l'insistance mise par la mentalité occidentale sur la
possession est le signe de la place prépondérante accordée au pouvoir, à la
dualité, à la compétition, traits qui sont absents de la sensibilité orientale.
Pendant les six
mois que je passai à Mikawa, j'arrêtai mes études sur le zen. Je déménageai à
Kobe où mon frère travaillait comme avocat, et peu après il m'envoya à Tokyo
pour y suivre des études en me versant une pension de six yens par mois.
À cette époque, le
coût d'hébergement et d'entretien d'un étudiant s'élevait à environ trois yens
et cinquante sens. Je choisis d'étudier à l'université de Waseda, mais une des
premières choses que je fis en arrivant à Tokyo fut de me rendre à Kamakura
pour étudier le zen sous la direction de roshi Kosen qui était alors abbé de
Engakuji. Je garde le souvenir d'avoir marché tout le jour de Tokyo à Kamakura,
quittant Tokyo à la tombée de la nuit pour arriver à Kamakura tôt le matin
suivants[193].
Le moine shika,
l'hospitalier, ménagea mon premier entretien avec le roshi en présentant une
offrande de dix sens d'encens enveloppés dans du papier. La scène faisait
penser aux peintures de Daruma[194]
que j'avais déjà vues ; il s'en dégageait un authentique parfum zen. Le roshi
avait soixante-seize ans lorsque je le rencontrai pour la première fois.
C'était un grand homme, à la fois par la stature et la personnalité. Il
marchait avec peine à cause d'un choc récent. Il me demanda d'où je venais et,
lorsque je lui dis que j'étais né à Kanazawa, il s'en réjouit et m'encouragea à
persévérer dans la pratique du zen. Sûrement parce que les gens de la région
d'Hohuriku, aux alentours de Kanazawa, ont la réputation d'être patients et
appliqués.
La deuxième fois
que j'eus l'occasion de le rencontrer en entretien privé, il me donna le koan[195]
Sekishu, le « claquement d'une seule main ». Je n'étais pas du tout préparé à
ce moment-là à recevoir un koan. Sur le plan du zen, mon esprit était 44 comme
une page blanche, tout pouvait y être écrit. À chaque fois que je le voyais en
sanzen, il faisait simplement le geste de sortir sa main gauche en la dirigeant
vers moi, sans un mot, ce qui me plongeait dans un état de grande perplexité.
Je me souviens que je faisais tous les efforts possibles pour apporter des réponses
rationnelles à ce koan sur le claquement d'une main, mais naturellement roshi
Kosen les refusait toutes, et après quelques expériences de sanzen je me sentis
dans une sorte d'impasse.
Un entretien avec
lui me laissa une impression forte. Il prenait son petit déjeuner sur une
véranda donnant sur un bassin, assis sur une petite chaise assez rustique. Il
mangeait du gruau de riz qu'il retirait à la louche d'un pot de terre et il en
mettait dans son assiette. Après que je me fus prosterné trois fois devant lui,
il me demanda de m'asseoir en face sur une autre chaise. Je ne me rappelle pas
ce qui a été dit à cette occasion, mais chaque geste qu'il faisait — la manière
dont il me fit bouger pour m'installer sur la chaise, celle dont il se servait
de riz dans le pot — se grava en moi de façon indélébile. « Oui, me disais-je,
c'est ainsi qu'un moine zen doit se comporter. » Tout ce qui sortait de lui
était direct, simple, rempli de sincérité et, bien sûr, traversé par quelque
chose de plus qui ne peut être dit avec des mots.
Je n'oublierai
jamais non plus le premier enseignement que je suivis. C'était un événement
tout à fait solennel, commençant par la récitation du Sutra du Coeur par les
moines et par les derniers mots de Muso Kokushi[196]
: « J'ai trois sortes de disciples... » Le roshi se prosternait devant la
statue du Bouddha et se relevait ensuite sur son siège, en face de l'autel,
comme s'il entendait s'adresser au Bouddha plutôt qu'à l'assistance. Son
assesseur lui apporta le pupitre et, à ce moment-là, les chants prirent fin. Il
put alors commencer son enseignement doctrinal.
Celui-ci portait
sur le 42e chapitre de l' Hekiganroku, celui où Ho-kojo rend visite
à Yakusan, lequel, après leur entretien, invite dix moines à l'accompagner au
bas de la montagne, à la porte du temple. Chemin faisant, l'échange suivant a
lieu : « La neige fine tombe, flocon par flocon. Chaque flocon tombe à sa juste
place. »
Il m'apparaissait
que c'était là un bien étrange sujet de conversation pour des moines zen, mais
le roshi s'en tint à la lecture du passage sans ajouter de commentaire, lisant
comme s'il était à la fois absorbé et transporté par chaque mot du texte. Je
fus tellement saisi par cette lecture qu'alors même 46 que je n'y entendais
rien, je le revois encore assis sur sa chaise, le texte devant lui, lisant : «
La neige fine tombe flocon par flocon. »
Tout ceci se
passait en 1891. Il avait soixante-seize ans. J'en avais vingt et un. Il me
revient à la mémoire que cette année encore je participai au rite Toji, au
solstice d'hiver. Les moines travaillaient le riz pour en faire des galettes et
eurent une nuit entière de récréation. La première de ces galettes était
offerte au Bouddha, la seconde au roshi. Roshi Kosen était si friand de galettes
de riz trempées dans la sauce au daikon[197]
râpé qu'il n'en était jamais rassasié. Ce jour-là, il demanda un second service
que lui refusa son moine assistant au motif qu'il ne serait pas bon pour lui de
manger autant. Le roshi répondit : « Ça ira bien si je prends un médicament
pour la digestion. »
Le 16 janvier de
l'année suivante, en 1892, le roshi mourut. J'étais présent. Je me trouvais en
compagnie de ses moines assistants dans la pièce voisine. Tout d'un coup nous
entendîmes le bruit d'une lourde chute dans la chambre du roshi. Le moine de
service bondit dans la chambre et trouva le roshi gisant, inconscient, par
terre. Il semble qu'il ait eu une crise cardiaque en sortant des toilettes et
qu'il se soit cogné la tête en tombant. On appela immédiatement le médecin,
mais lorsqu'il arriva il constata qu'il était trop tard. Le roshi était déjà
mort.
Shaku Soen[198]
succéda à roshi Kosen comme abbé d'Engakuji. À la mort de Kosen, il revenait
d'un séjour d'études à Ceylan sur le bouddhisme Theravada et c'était déjà une
personnalité montante. Très brillant intellectuellement, il avait aussi reçu
son inka shomei; ou diplôme pour être roshi, alors qu'il était encore assez
jeune, chose inhabituelle à cette époque où l'on exigeait au moins quinze ans
de pratique pour atteindre un tel état de maturité spirituelle. Titulaire de
son inka, il était allé à l'université de Keio pour étudier des sujets propres
à l'Occident, ce qui, là encore, était assez inhabituel pour un prêtre zen.
Beaucoup de gens l'avaient critiqué d'avoir franchi ce pas, roshi Kosen
compris, qui l'avait averti que toutes ses études se rapportant à des thèmes
occidentaux ne 48 lui serviraient à rien. Mais Shaku Soen ne prêtait pas
attention aux critiques des gens et faisait son propre chemin. Ce fut dans
l'ensemble une personnalité remarquable, remplie d'élans non conventionnels.
C'est lui qui
accomplit les rites funéraires de roshi Kosen. Au printemps 1892, il était
nommé nouvel abbé et je commençai à le fréquenter en sanzen.
Il me donna Mu[199]
comme nouveau koan, voyant que je ne m'en sortais pas avec le « claquement
d'une seule main » ; il pensait que je pourrais obtenir mon kensho[200]
plus vite et plus tôt avec Mu. Il ne m'apporta aucune aide pour la résolution
de ce koan et, après quelques séances de sanzen avec lui, je dus reconnaître
que je n'avais plus rien à dire.
Suivirent quatre
années d'âpre lutte, de combat mental, physique, moral, intellectuel. Je
sentais qu'il était certainement assez facile de comprendre Mu dans son
principe intellectuel, mais comment soutenir une relation vécue, sur le terrain
de l'expérience, avec une chose aussi simple ? L'explication devait se trouver
dans un livre. Je lus donc tous les livres zen sur lesquels je pouvais mettre
la main. Dans le temple de Butsunichi où je vivais alors, il y avait un
sanctuaire consacré à Hojo Tokimune[201],
et l'on conservait dans une pièce de ce sanctuaire tous les livres et documents
appartenant au temple. Je passai tout l'été à lire tous les livres que je
trouvais. Bien que ma connaissance du chinois fût encore embryonnaire et que
cela m'interdisait l'accès au sens de bon nombre de textes, je faisais de mon
mieux pour recenser tout ce qui se rapportait à Mu, intellectuellement.
Un livre
m'intéressait tout particulièrement. C'était le Zenkan Sakushin (Coups de
fouets pour vous aider à franchir les barrières zen), compilé par un maître
chinois de la dynastie Ming répondant au nom de Shenko. C'était un recueil
d'écrits sur la discipline zen et sur les conseils donnés par différents
maîtres zen sur la manière de s'y prendre avec le koan.
Il me parut évident
de suivre un des conseils de ce livre : « Lorsque tu as assez de foi, ton doute
est assez grand. Quand ton doute est assez grand, tu as 50 suffisamment de
satori. Toute la connaissance, l'expérience, les sentences merveilleuses, les
sentiments de fierté que tu as accumulés avant ton étude du zen, tout cela tu
dois le jeter par-dessus bord. Mets toute ton énergie dans la résolution du
koan. Tiens-toi assis, dos droit, sans te soucier de savoir s'il fait jour ou
nuit, le mental uni-pointé sur le koan. Lorsque tu auras pratiqué cela pendant
quelque temps, tu sentiras que tu sors du cadre espace-temps, comme un homme
mort. Arrivé à cet état, quelque chose commence à monter en toi et c'est comme
si ton crâne allait voler en éclats. L'expérience soudaine que tu fais alors ne
vient pas de l'extérieur, elle jaillit du fond intime de ton être. »
Ainsi engagé sur la
voie de l'effort moral, je pris l'habitude de passer plusieurs nuits dans une
grotte située à l'arrière du temple de Shariden[202],
où une dent du Bouddha est conservée comme relique. Mais il y avait encore en
moi une fêlure dans la volonté, de sorte que je me laissais souvent aller à
quitter la posture assise dos droit et que je cherchais de bons prétextes pour
partir, comme la présence importune des moustiques.
J'étais très pris
pendant ces quatre ans par différents écrits, notamment par la traduction en
japonais de L’Évangile du Bouddha du Dr Carus, mais le koan continuait tout le
temps à me travailler dans les couches profondes de mon esprit. C'était, sans
aucun doute, mon « souci » dominant, et je me revois assis dans un champ,
adossé à une meule de riz, me disant que si je n'arrivais pas à comprendre Mu,
la vie n'avait plus de sens pour moi. Nishita Kitaro[203]
écrit quelque part dans son journal que je parlais souvent de suicide à cette
époque, bien que, personnellement, je ne m'en souvienne pas. Dès que je
réalisai que je n'avais plus rien à dire sur Mu, je cessai d'aller voir Shaku
Soen en sanzen, sauf pour le sosan ou sanzen obligatoire pendant la sesshin[204].
Il était alors fréquent que le roshi me batte.
Il arrive souvent
qu'une espèce de crise soit nécessaire dans la vie d'un homme pour le forcer à
investir toute son énergie dans la résolution du koan. Il en existe une belle
illustration dans le livre Keilyoku Soden (Histoires de ronces et de chardons),
composé par un disciple d'Hakuin, qui relate une série d'anecdotes piquantes
sur la pratique zen. 52
Un moine venait
d'Okinawa pour étudier le zen sous la guidance de Suio, un des grands disciples
d'Hakuin, homme rugueux et au caractère trempé. C'est lui qui apprit la
peinture à Hakuin. Le moine passa trois ans auprès de Suio à travailler sur le
koan du « claquement d'une seule main ». Le temps pour lui de revenir à Okinawa
approchait à grands pas et il n'avait toujours pas résolu son koan, ce qui le
rendait très déprimé. Il alla vers Suio en larmes. Le maître le consola en
disant : « Ne t'inquiète pas. Diffère ton départ d'une semaine et reste dans la
posture assise avec toute la détermination dont tu es capable. » Sept jours
passèrent, le koan était irrésolu. Le moine revint vers Suio qui lui conseilla
de repousser son départ d'une semaine encore. Lorsque cette semaine se fut
écoulée et alors qu'il n'avait toujours pas trouvé la solution de son koan, le
maître dit : « Il y a beaucoup d'exemples chez les anciens de gens qui ont
atteint le satori au bout de trois semaines, essayez donc une troisième
semaine. » Mais la troisième semaine passa sans que le sens du koan soit
dévoilé. Alors le maître dit : « Essayez cinq jours de plus. » Les cinq jours
passèrent sans que le moine soit plus avancé dans la résolution du koan. À la
fin le maître dit : « Cette fois essayez trois jours de plus et si, après ces
trois jours, vous n'avez toujours pas trouvé la solution, vous devrez mourir. »
Alors, pour la première fois, le moine décida de consacrer le peu de vie qui
lui restait à la résolution du koan. Et au bout de trois jours il la trouva.
La morale de
l'histoire c'est que chacun doit décider de mettre tout ce qu'il a dans
l'effort. « L'extrémité de l'homme est l'occasion de Dieu. » Il arrive souvent
qu'à l'instant même où l'homme tombe dans l'abîme du désespoir et décide de
mettre fin à ses jours, le satori vienne. Je reconnais que dans beaucoup de cas
le satori aurait pu survenir alors qu'on est déjà sur le chemin de la mort.
Dans le cours de la
vie ordinaire chacun se donne des possibilités de choix ainsi que de bonnes
raisons pour se justifier à ses propres yeux. Mais pour résoudre un koan chacun
doit aller jusqu'au bout de lui-même, sans se laisser d'échappatoire. Une chose
seulement doit être faite.
Cette crise ou
situation extrême survint pour moi lorsqu'il fut finalement convenu que je
devais aller en Amérique pour aider le docteur Carus à traduire le Tao te king.
Je compris que la sesshin rohatsu[205]
du 54 prochain hiver 1896 était la dernière opportunité qui m'était offerte de
participer à une sesshin et que si je ne parvenais pas, là, à résoudre mon
koan, jamais sans doute je ne serais capable de le faire. Il me fallait mettre
toute mon énergie spirituelle dans la sesshin.
Jusqu'à ce moment
j'avais toujours eu conscience que Mu occupait une place dans mon esprit. Or
tant que j'avais conscience de Mu, cela signifiait que je me considérais comme
une entité séparée de Mu, et ce n'était pas là le vrai samadhi. Mais vers la
fin de la sesshin, aux alentours du cinquième jour, je cessai d'être conscient
de Mu. J'étais un avec Mu, le « même » que Mu, si bien qu'il ne restait plus
trace de séparation impliquée dans la conscience de Mu. C'est cela le vrai
samadhi.
Et pourtant, cette
forme de samadhi n'est pas encore complète. Il faut émerger de cet état, s'en
réveiller, et cet éveil est prajna. Cet instant d'irruption hors du samadhi et
de vision pénétrante de ce « ce qui est », voilà le satori. Lorsque je sortis
du samadhi pendant la sesshin, je dis : « Je vois, c'est ça. »
Je n'ai aucune idée
du temps que je passai en samadhi. J'en fus réveillé par un son de cloche. Je
me rendis au sanzen avec le roshi qui me posa quelques sassho ou questions
tests sur Mu. Je répondis à chacune d'elles à l'exception d'une seule sur
laquelle j'hésitai. Aussitôt il me mit dehors. Mais le matin suivant, de très
bonne heure, je me présentai en sanzen, et cette fois je pus répondre. Je me
souviens de cette nuit où je marchai du monastère vers le temple où je résidais
à Kigenin : je contemplais les arbres baignés par la lumière de la lune ; ils
me semblaient transparents. J'étais transparent aussi.
Je voudrais
souligner l'importance de la prise de conscience de ce qui a été véritablement
expérimenté. Après kensho, je n'étais pas complètement éveillé à mon
expérience. C'était encore une sorte de rêve. Un degré plus profond de
réalisation devait se révéler plus tard, aux États-Unis, lorsque j'entendis
cette sentence zen : Hiji soto ni magarazu, « Le coude ne s'ouvre pas vers
l'extérieur ». Cela devint immédiatement clair à mes yeux. « Le coude ne
s'ouvre pas vers l'extérieur : cela semble décrire un état de contrainte, mais
je vis en un instant que ce qui pouvait passer pour une restriction naturelle
était en fait l'expression de la vraie liberté, et je sentis que toute la
question du libre arbitre venait de se résoudre pour moi.
Par la suite je ne
rencontrai plus aucune difficulté pour résoudre les koans. Bien sûr d'autres
koans sont nécessaires pour rendre kensho, l'expérience initiale, transparente,
mais c'est elle qui 56 demeure primordiale. Les autres viennent pour la
compléter et rendre possible une compréhension plus profonde et plus claire de
sa nature.
1900
Félix Ravaisson (1813-1900)
Le maître de Bergson.
Ravaisson insiste
avec Aristote sur une idée d'activité de l'Etre, d'une définition de l'Etre
comme énergie. Ce qui nous permet d'approcher l'Etre, ce n'est pas le langage
mathématique, ce n'est pas la discontinuité qu'impose arbitrairement la
quantité au réel qu'elle fragmente, c'est au contraire le geste qui explique
cette continuité du réel, le geste créateur, l'énergie et l'action qui sont à
sa source. C'est ainsi seulement que l'on peut percer ce plafond que la
philosophie kantienne infligeait à la métaphysique, condamnée à la seule
croyance, puisque cette activité première peut être ressentie avec l'esprit
humain: "en approfondissant davantage le principe posé par Aristote, on
arriv[e] à comprendre pleinement que substance et énergie sont même chose, et
qui dans l'action se fait voir à l'esprit qui réfléchit sur soi-même"
(p.28) La substance invisible et inaccessible peut être appréhendée sous un
mode intuitif.[206].
1933
Henri Bremond (1875-1933)
Le maître explorateur de textes spirituels du XVIIe
siècle fut Henri Bremond (1865-1933), dont l’approche de la mystique est voilée
sous le titre, le seul recevable à son époque, d’Histoire Littéraire du
sentiment religieux [207].
Parallèlement à cette vaste enterprise qu’il ne put mener à terme, Bremond est
l’auteur de nombreux ouvrages incisifs et spirituels.
2. Ce qui le fait entrer en nous, ce n'est pas non plus tel ou tel acte de dévotion ; il est en moi sans que je l'aime, avant que je l'aime. Où donc ? Dans la zone profonde qui est le foyer de tous nos actes, qui est nous-mêmes ; il y est, présent à tout ce qu'il y a de plus moi en moi. Présence obscure, insensible, puisqu'elle précède tous nos actes, même inconscients ; présence qui ne fait pas de moi un être moral, puisqu'elle n'a été méritée par aucune prière, par aucun effort. Il est là très agissant. Il y entretient, il y forme, y crée, y soutient cette inclination à l'aimer, ce besoin de lui dont François de Sales a si bien parlé. Cette inclination constante, substantielle, c'est tout notre être, orienté nécessairement vers Dieu présent par Dieu présent : inclination qui, je le répète, ne dépend aucunement de la volonté et qui peut ne passer jamais à l'acte. Elle est, pour ainsi dire, le revers de la présence divine, l'ombre réelle et vivante de cette présence...
3. Les mystiques ne sont pas des surhommes. La plupart d'entre eux n'ont pas d'extase, pas de visions... Leur privilège est la facilité avec laquelle ils se replient vers cette zone centrale, l'aisance, l'intensité avec lesquelles s'exercent chez eux ces activités profondes. Nous sommes tous mystiques en puissance, nous le devenons en fait, dès que nous prenons une certaine conscience de Dieu en nous ; dès que nous expérimentons, en quelque sorte, sa présence ; dès que ce contact, d'ailleurs permanent et nécessaire entre lui et nous, nous paraît sensible, prend le caractère d'une rencontre, d'une étreinte, d'une prise de possession. Il se peut, du reste, et, pour moi j'en suis quasi persuadé, que, dans la plus chétive prière, plus encore, dans la moindre émotion esthétique, s'ébauche une expérience du même ordre et déjà mystique, mais imperceptible et évanescente.
4. ...À la connaissance rationnelle qui se forme des idées et qui sera d'autant plus parfaite que ces idées seront plus nettes, ils opposent l'expérience, d'ailleurs très mystérieuse, mais réelle, qui se produit au centre de l'âme, et qui unit ce centre, non pas à une idée de Dieu, mais à Dieu lui-même. Qui a bien saisi cette distinction, tient la clef de la mystique[208].
1941
Henri Bergson (1859-1941)
A la fin d’une longue vie, le philosophe des sciences
découvre le champ mystique au-delà du religieux en lisant madame Guyon. Son
dernier ouvrage aborde un champ qu’il place au plus haut dans l’évolution de la
conscience – dans la sienne comme au sein de la nature. En quatre chapitres, il
passe de l’obligation morale à la religion statique puis à la religion
dynamique pour conclure sur la mystique[209].
Une âme capable et
digne de cet effort ne se demanderait même pas si le principe avec lequel elle
se tient maintenant en contact est la cause transcendante de toute chose ou si
ce n’en est que la délégation terrestre. Il lui suffirait de sentir qu’elle se
laisse pénétrer, sans que sa personnalité s’y absorbe, par un être qui peut
immensément plus qu’elle, comme le fer par le feu qui le rougit. Son
attachement à la vie serait désormais son inséparabilité de ce principe, joie
dans la joie, amour de ce qui n’est qu’amour. À la société elle se donnerait
par surcroît, mais à une société qui serait alors l’humanité entière, aimée
dans l’amour de ce qui en est le principe. La confiance que la religion
statique apportait à l’homme s’en trouverait transfigurée: plus de souci pour
l’avenir, plue de retour inquiet sur soi-même; l’objet n’en vaudrait
matériellement plus la peine, et prendrait moralement une signification trop
haute[210].
[…]
À nos yeux,
l’aboutissement du mysticisme est une prise de contact, et par conséquent une
coïncidence partielle, avec l’effort créateur que manifeste la vie. Cet effort
est de Dieu, si ce n’est pas Dieu lui-même. Le grand mystique serait une
individualité qui franchirait les limites assignées à l’espèce par sa
matérialité, qui continuerait et prolongerait ainsi l’action divine[211].
[…]
Qu’on adhère ou non
à la religion, on arrivera toujours à se l’assimiler intellectuellement, quitte
à se représenter comme mystérieux ses mystères. Au contraire le mysticisme ne
dit rien, absolument rien, à celui qui n’en a pas éprouvé quelque chose. […]
Mais posez cette incandescence, la matière en ébullition se coulera sans peine
dans le moule d’une doctrine, ou deviendra même cette doctrine en se
solidifiant. Nous nous représentons donc la religion comme la cristallisation,
opérée par un refroidissement savant, de ce que le mysticisme vint déposer,
brûlant, dans l’âme de l’humanité. […] La religion est au mysticisme ce que la
vulgarisation est à la science.
Ce que le mystique
trouve devant lui est donc une humanité qui a été préparée à l’entendre par
d’autres mystiques, invisibles et présents dans la religion qui s’enseigne. De
cette religion son mysticisme même est d’ailleurs imprégné, puisqu’il a
commencé par elle. Sa théologie sera généralement conforme à celle des
théologiens. Son intelligence et son imagination utiliseront, pour exprimer en
mots ce qu’il éprouve et en images matérielles ce qu’il voit spirituellement,
l’enseignement des théologiens. Et cela lui sera facile, puisque la théologie a
précisément capté un courant qui a sa source dans la mysticité[212].
Dieu est amour, et
il est objet d’amour : tout l’apport du mysticisme est là. L’amour divin
n’est pas quelque chose de Dieu : c’est Dieu lui-même. […Le philosophe] pensera
par exemple à l’enthousiasme qui peut embraser une âme […] La personne coïncide
alors avec cette émotion; jamais pourtant elle ne fut à tel point elle-même:
elle est simplifiée, unifiée, intensifiée[213].
Une énergie
créatrice qui serait amour, et qui voudrait tirer d’elle-même des êtres dignes
d’être aimés, pourrait semer ainsi des mondes dont la matérialité, en tant
qu’opposée à la spiritualité divine, exprimerait simplement la distinction
entre ce qui est créé et ce qui crée, entre les notes juxtaposées de la
symphonie et l’émotion indivisible qui les a laissées tomber hors d’elle. Dans
chacun de ces mondes, élan vital et matière brute seraient les deux aspects
complémentaires de la création, la vie tenant de la matière qu’elle traverse sa
subdivision en êtres distincts, et les puissances qu’elle porte en elle restant
confondues ensemble dans la mesure où le permet la spatialité de la matière qui
les manifeste[214].
Des êtres ont été
appelés à l’existence qui étaient destinés à aimer et à être aimés, l’énergie
créatrice devant se définir par l’amour. Distincts de Dieu, qui est cette
énergie même, ils ne pouvaient surgir que dans un univers, et c’est pourquoi
l’univers a surgi. […] Sur la terre, en tout cas, l’espèce qui est la raison
d’être de toutes les autres n’est que partiellement elle-même. Elle ne
penserait même pas à le devenir tout à fait si certains de ses représentants
n’avaient réussi, par un effort individuel qui s’est surajouté au travail
général de la vie, à briser la résistance qu’opposait l’instrument, à triompher
de la matérialité, enfin à retrouver Dieu. Ces hommes sont les mystiques[215].
1943
Simone Weil (1909 - 1943)
Un génie pascalien pour traduire l’expérience de la
découverte mystique. Une vie intense, mais trop brève pour son plein
accomplissement .
LA PORTE
[…]
Attendant et
souffrant, nous voici devant la porte.
S'il le faut nous
romprons cette porte avec nos coups.
Nous pressons et
poussons, mais la barrière est trop forte .
Il faut languir,
attendre et regarder vainement.
Nous regardons la
porte; elle est close, inébranlable.
Nous y fixons nos
yeux; nous pleurons sous le tourment;
Nous la voyons
toujours; le poids du temps nous accable.
La porte est devant
nous; que nous sert-il de vouloir?
Il vaut mieux s'en
aller abandonnant l’espérance.
Nous n'entrerons
jamais. Nous sommes las de la voir…
La porte en
s'ouvrant laissa passer tant de silence[216].
*
Je sais bien qu'il
ne m'aime pas. Comment pourrait-il m'aimer? Et pourtant au fond de moi quelque
chose, un point de moi-même, ne peut pas s'empêcher de penser en tremblant de
peur que peut-être, malgré tout, Il m'aime[217].
L’âme ne se donne
pas, elle est prise[218].
Ne pas nommer Dieu
ce qui est vu et ne voit pas, mais ce qui voit et n’est pas vu / (on ne voit
pas Dieu, on se sent vu par lui)[219]
*
[…] Darling M. [
« Mime », sa mère], tu crois que j’ai quelque chose à donner. C’est
mal formulé. Mais j’ai moi aussi une espèce de certitude intérieure croissante
qu’il se trouve en moi un dépôt d'or pur qui est à transmettre. Seulement
l'expérience et l'observation de mes contemporains me persuadent de plus en
plus qu'il n'y a personne pour le recevoir.
C'est un bloc
massif. Ce qui s'y ajoute fait bloc avec le reste. À mesure que le bloc croit,
il devient plus compact. Je ne peux pas le distribuer par petits morceaux.
Pour le recevoir,
il faudrait un effort. Et un effort, c'est tellement fatigant!
Certains sentent
confusément la présence de quelque chose. Mais il leur suffit d'émettre
quelques épithètes élogieuses sur mon intelligence, et leur conscience est tout
à fait satisfaite. Après quoi, quand on m'écoute ou me lit, c'est avec la même
attention hâtive qu'on accorde à tout, en décidant intérieurement d'une manière
définitive, pour chaque petit bout d'idée à mesure qu'il apparaît : « Je suis
d'accord avec ceci », « je ne suis pas d'accord avec cela », « ceci est épatant
», « cela est complètement fou » (cette dernière antithèse est de mon patron).
On conclut : « C'est très intéressant », et on passe à autre chose. On ne s'est
pas fatigué.
Qu'attendre d'autre
? Je suis persuadée que les chrétiens les plus fervents parmi eux ne
concentrent pas beaucoup davantage leur attention quand ils prient ou lisent
l'Évangile.
Pourquoi supposer
que c'est mieux ailleurs ? J'ai déjà connu quelques-uns de ces ailleurs.
Quant à la
postérité, d'ici qu'il y ait une génération avec muscle et pensée, les imprimés
et manuscrits de notre époque auront sans doute matériellement disparu.
Cela ne me fait
aucune peine. La mine d’or est inépuisable […][220].
Baruzi a compris Jean de la Croix autant que cela est
possible intellectuellement et son ouvrage reste un des premiers à lire sur ce
maître. Il comprit aussi Fénelon et Mme Guyon plus profondément qu’aucun érudit
d’origine catholique ne pouvait le faire à son époque compte tenu de l’ombre
portée par la condamnation du quiétisme. Citons ce qui demeure une “bonne
feuille” de l’érudit s’approchant de l’inconnu mystique :
Cette intuition,
qu'on le veuille on non, est ressaisie de façon aiguë à
travers la tradition mystique catholique, par Fénelon et Mme Guyon, qu'elle
qu'ait pu être la doctrine qui s’y ajoute et dont Jean de la Croix n'est
nullement responsable. […] Mais il était indispensable de noter, à propos d'un
exemple significatif, que la mystique de Jean de la Croix, plus intimement que
toute autre expérience catholique, rejoint la vie spirituelle de ceux, à
quelque confession qu'ils appartiennent et qu'ils soient ou non attachés à un
dogmatisme déterminé, qui ont chassé de leur pensée toute représentation et
même toute notion de Dieu et se sont perdus en une Foi qui, en un autre sens
que la raison, mais aussi puissamment qu'elle, élimine les pensées médiocres,
l'anthropomorphisme grossier, les puérilités, le contenu empirique arbitraire.
Par là même, la doctrine de saint Jean de la Croix est liée, non seulement à
l'histoire de la spiritualité et de la mystique, mais à l'histoire des idées
religieuses et, plus généralement encore, à l'histoire de la pensée.
L'état théopathique
où nous serons conduits ne nous fera pas découvrir un Dieu à peine dégagé de
l'expérience humaine. Quelles que puissent être par ailleurs leurs
affirmations, ceux des mystiques qui, comme sainte Thérèse, ont eu un entretien
avec un Seigneur, maître de leur activité, ordonnateur de leur pensée, se
situent sur un autre plan et, en dépit d'eux-mêmes, sur un plan humain. Jean de
la Croix voudrait instaurer en nous une vie divine, au sens strict du mot. Il
est de ceux qui ont cru éprouver une expérience de l'infini et, selon la
remarque de Fritz de Hügel[221],
peut être compté comme l'un des plus grands parmi ceux-là. C'est cette
expérience qu'il faudrait surprendre à sa source et en nous fondant, pour
remonter jusqu'à elle, sur les textes mêmes, réfléchis en leur pureté native.
1961
Erwin Schrödinger (1887-1961).
Nous passons de littéraires érudits au
scientifique Nobel préparé par son domaine d’activité – physique quantique
débordant le sens commun – à un élargissement conceptuel. Il rend possible une
ouverture ou du moins la possible coexistence entre connaissance scientifique
et expérience mystique :
[…][222]
La grande avancée fut d'avoir l'idée que cette chose unique - esprit ou monde -
peut fort bien être capable d'autres formes d'apparence que nous ne pouvons
pas appréhender, et qui n'impliquent pas les notions d'espace et de temps. Cela
implique une libération complète de notre préjugé invétéré. Il y a
probablement d'autres ordres d'apparence qu'en forme d'espace-temps. Ce fut, je
crois, Schopenhauer qui détecta cela le premier chez Kant[223]. Cette
libération ouvre la voie à la foi, dans un sens religieux, sans aller
systématiquement contre les résultats clairs que l'expérience du monde, tel que
nous le connaissons, ainsi que la pensée pure énoncent indubitablement. Par
exemple - pour parler du cas le plus important - l'expérience telle que nous la
connaissons impose indubitablement la conviction qu'elle ne peut survivre à la
destruction du corps, avec la vie duquel (telle que nous connaissons la vie),
elle est inséparablement liée. Ne doit-il donc rien y avoir après cette vie ?
Non. Pas dans le type d'expérience dont nous savons qu'elle doit nécessairement
se dérouler dans l'espace et dans le temps. Mais, dans un ordre d'apparence
dans lequel le temps ne joue aucun rôle, la notion d' « après » est
dénuée de sens. La pure réflexion ne peut, bien sûr, nous garantir que cette
sorte de chose existe. Mais elle peut lever les obstacles apparents qui
s'opposent à ce qu'elle soit considérée comme possible. C'est cela que Kant a
fait par son analyse, et c'est cela qui, selon moi, fait son importance
philosophique.
Dans le seul domaine de la physique, la
« libération de notre préjugé invétéré » s’accentue aujourd’hui par
l’adjonction possible de dimensions permettant la diversité des résonances de
« cordes » identiques en vue de rendre compte de l’ensemble des
manifestations physiques [224].
1963
Aldous Huxley (1894-1963).
Esprit imaginatif au sein d’une lignée familiale
scientifique. Relevé de quelques passages suggestifs tendant à sortir de
dogmatismes peu britanniques [225] :
[Le roitelet]
dresse la tête, et l’espace d’une ou deux secondes, prend conscience de
lui-même, attendant, parmi l’obscurité du labyrinthe des branches, attendant
une délivrance dont il ne peut avoir la moindre notion. Mais nous, qui pouvons
atteindre, si nous le voulons, à la pleine connaissance de cette délivrance,
nous avons totalement oublié qu’il y a quoi que ce soit à attendre. […]
Les potins, les
rêves éveillés, la préoccupation de ses propres humeurs et de ses sentiments,
tout cela est funeste à la vie spirituelle. Mais entre autres choses, même la
meilleure pièce de théâtre, ou le meilleur récit, ne sont rien de plus que des
potins glorifiés et des rêves éveillés, artistiquement disciplinés. […]
La troisième chose
dont il faut se souvenir, c’est que la beauté est intrinsèquement édifiante; et
que les potins, les rêves éveillés et la simple expression du moi, sont
intrinsèquement inédifiants. Dans la plupart des oeuvres d’art, ces éléments
positifs et négatifs se neutralisent mutuellement. […]
La religion est
aussi une recherche […] au moyen de l’intuition intellectuelle pure, afin
d’explorer la réalité purement spirituelle […] Pour motiver cette recherche et
la guider (dans ses stades préliminaires) quelle sorte d’hypothèse explicative,
et en quelle quantité, nous faut-il? Aucune, disent les humanistes
sentimentaux; simplement un brin de Wordsworth, disent les gars qui prônent le
dôme bleu de la nature. Résultat: ils n’ont pas de motif qui les pousse […] À
l’autre bout de l’échelle, il y a les papistes, les juifs, les mahométans,
possédant tous des religions historiques, cent pour cent révélées. Ces gens
possèdent une hypothèse explicative au sujet de la réalité non-sensorielle, ce
qui signifie qu’ils ont un motif pour faire quelque chose afin de parvenir à
quelque connaissance de la question. Mais, parce que leurs hypothèses explicatives
sont trop soigneusement dogmatiques, la plupart d’entre eux ne découvrent que
ce qu’on leur a appris à croire. Mais ce qu’ils croient, c’est un pot-pourri de
choses bonnes, de moins bonnes et même de mauvaises. Les relations des
intuitions infaillibles des grands saints en matière de réalité spirituelle la
plus élevée sont entremêlées de relations des intuitions moins sûres et
infiniment moins précieuses de « psychiques » en matière de niveaux
inférieurs d’existence non-sensorielle; et à cela s’ajoutent de simples
imaginations, des raisonnements déductifs et des sentimentalismes projetés dans
une sorte d’objectivité secondaire, et adorés comme s’ils étaient des faits
divins. Mais à toute époque, et en dépit de la gêne imposée par ces hypothèses
explicatives excessives, quelques rares persistants passionnés poursuivent la
recherche jusqu’au point où ils prennent conscience de la Lumière Intelligible
et sont unis avec le Fondement divin.
Pour ceux d’entre
nous qui ne font congénitalement partie d’aucune Église organisée, qui ont
constaté que l’humanisme et le culte du dôme bleu ne suffisent pas, qui ne se
contentent pas de rester dans les ténèbres de l’ignorance spirituelle, dans la
malpropreté du vice, ou dans cette autre malpropreté de la simple respectabilité,
il semble que l’hypothèse explicative minima soit sensiblement comme suit:
Il y a une Divinité
ou Fondement, qui est le principe non manifesté de toute manifestation.
Le Fondement est
transcendant et immanent.
Il est possible aux
êtres humains d’aimer, de connaître, et de s’identifier, non plus
virtuellement, mais effectivement, avec le Fondement.
Atteindre à cette
connaissance unitive, réaliser cette identité suprême, tel est le but final et
l’objet de l’existence humaine[226].
Chimiste, Nobel.
[…][227]. The quote I
like best is that of Wolfgang Pauli, who said :
To us […] the only acceptable point of view appears to
be the one that recognizes both sides of reality - the quantitative and the
qualitative, the physical and the psychical - as compatible with each other,
and can embrace them simultaneously. It
would be most satisfactory if physis and psyche (i.e. matter and mind) could be
seen as the complementary aspects of the same reality.
Just realize what
Pauli is saying to us: one has as little reason to ask for the presence of
matter without its complementary aspect of mind as to ask for particles that are
not also simultaneously waves.
Although this
matter of mind embarrasses biologists, it is much easier to talk with
physicists about it because they tend to deal with mind, day in and day out.
...at the very center of modern physics is the realization that you cannot keep
yourself out of the experiment, and in fact, all scientific observations are
ultimately subjective.
There is a simple
example of the entry of consciousness into physics experiments. Any physicist
setting up an experiment on radiation, or elementary particles for that matter,
must decide beforehand which set of properties - particle or wave - they intend
to find. If a wave experiment is set up, they get a wave answer. If a particle
experiment is set up, they get a particle answer. One cannot get both answers
in one experiment.
*
[Schrödinger] asks
whether we are perhaps mistaken in thinking that there are as many minds as
there are bodies. Clearly there are many bodies, but perhaps there are many
fewer minds, perhaps only one.
*
Question : Would
any of the panel care to comment on paranormal phenomena? – Answer : What most interests me is the very
concept of a system of communication that we don’t have to pay the telephone
company for - a universal mind or a collective mentality […] What goes on in a
good mathematician’s head is close to the answer.
*
On the process
of imagination? The
degree to which we program our children is fantastic. A child is a wonderful
thing, and it lives in the whole universe. It does everything - it dances, it
sings, it paints pictures, it makes objects. Then comes the point, in our
culture at the age of eight or so, at which the family, the school, the whole
of society say to a child that it is time to stop playing […] the track
prevents the child from going anywhere else. Einstein and Bohr, the greatest
persons I have ever known, were also the most childlike in the sense of being
eager to explore just everything. Something terribly traumatic has happened to
all of us, as evidenced by our lack of memory of early childhood.
1997
François Roustang (1923-1997)
Nos analysants ou
nos patients n'ont que faire de notre amour, de notre sympathie, de notre
commisération ou de notre pitié. Ce qu'ils viennent chercher, c'est la source
de l'énergie, de la force et de la puissance, une source dont ils se sont
éloignés ou qu'ils n'ont jamais connu. Nous pouvons la leur donner dans la
mesure où, ne voulant rien de particulier pour eux, nous nous concentrons sur
nous-mêmes sans pensée, sans émotion, sans désir, et bien plus encore sans
inquiétude et sans angoisse, pour aller rejoindre l'origine de notre existence
ou plus simplement le fait de notre existence. Nous nous posons, nous nous
plaçons là devant eux ou à côté d'eux comme des arbres dont les racines vont
loin dans le sol, plantés dans la vie la plus dépouillée, à la fois esprit et
terre, en état de correspondance avec tout et avec rien, comme si nous étions
au commencement du monde, au premier matin [228].
Beaucoup plus proches de
l’expérience, en bonne compagnie de musiciens (Monteverdi, Bach) ou même de
peintres (Angelico, Rembrandt). Poètes de toutes origines[229].
Complainte
mortuaire à deux voix. (Afrique Équatoriale. Pygmées.)
L'animal court, il passe, il meurt. Et c'est le grand froid.
C'est le grand froid de la nuit, c'est le noir.
L'oiseau vole, il passe, il meurt. Et c'est le grand froid.
C'est le grand froid de la nuit, c'est le noir.
Le poisson fuit, il passe, il meurt. Et c'est le grand froid.
C'est le grand froid de la nuit, c'est le noir.
L'homme mange et dort. Il meurt. Et c'est le grand froid.
C'est le grand froid de la nuit, c'est le noir.
Et le ciel s'est éclairé, les yeux se sont éteints, l'étoile resplendit.
Le froid est en bas, la lumière en haut.
L'homme a passé, l'ombre a disparu, le prisonnier est libre.
Khmvuml Vers toi notre appel![230].
Chanson
Esquimau (Alaska, Groenland)
Purification.
Le grand flux de l'océan me met en mouvement,
il me fait flotter.
Je flotte comme l'algue à la surface des eaux.
La voûte céleste m'agite et l'air puissant
agite mon esprit
et me jette dans la poussière.
Je tremble de joie.
Mélopée.
O terre,
grande terre,
vois-tu ces monceaux
d’osssements qui blanchissent[231].
Tous ces os desséchés
se sont effrités
au souffle
de l'air puissant
de l'immense l'univers,
He, he, he !
Chanson.
Et je songe aux riens de ma vie quotidienne
en m'éloignant du rivage sur mon canot.
Dans l'idée que j'étais en danger
mes soucis infimes
me paraissent grands alors
et grand aussi me paraît le tourment
qu'imposent les besoins de chaque jour.
Et pourtant il y a une chose
qui est grande, une seule,
c'est dans la cabane au bord du chemin,
de voir venir le grand jour,
le jour naissant,
et la lumière qui emplit le monde.[232]
1785 Khwaja Mir Dard (1720-1785)
33 [233]
It's only the dawn of love, the way winds up the hill;
Weary not , ahead lie many hardships still.
The morning's caravan is ringing with the cry:
« Awake, O idlers, we are leaving, you sleep still. »[234]
Barren is this land, never grows green here the grass;
In vain you sow the seeds of desire, toil and till.
These are the wounds of love, they will never disappear
Even if you try to wash them; they are unwashable.
Time, O Mir, is jealous of Joseph's beauty;
So do not waste it, never has it returned, nor will.
86
We should have freely known the garden
Like the intimate scent of the rose;
We would have wafted then with the breeze,
And breeze itself we would have been.
Being all desire from head to foot
Has made a slave and servant of me;
Or else, had I been heart all free Of desire,
God I would have been.
What be they like, O Lord, who wish
To be admitted to bondsmanship?
I am filled with shame to think of it
That ever God I should have been.
Though such we are now that we have
A claim even on the Maker's pride,
If we had been entirely
Our own, what would we then have been?
90
The one whom we are seeking
Is present in everything;
Who therefore should we seek
And search for nothing?
An inn of selflessness
Is this universe,
Take heed and quickly come
Into your senses.
It is the capital
Of life's market place,
So bid for only the heart
And nothing else.[235]
100
It's all dust like the quicksand,
There is no water here;
The stormy sea of this world
Is nothing but a mirage.
If even you now saw
This city of the heart
You'll wonder how long it has
Remained uninhabited.
1837
Giacomo Leopardi (1789 - 1837).
L'INFINI [236]
Toujours j'aimai
cette hauteur déserte
Et cette haie qui
du plus lointain horizon
Cache au regard une
telle étendue.
Mais demeurant et
contemplant j'invente
Des espaces
interminables au-delà, de surhumains
Silences et une si
profonde
Tranquillité que
pour un peu se troublerait
Le coeur. Et
percevant
Le vent qui passe
dans ces feuilles — ce silence
Infini, je le vais
comparant
À cette voix, et me
souviens de l'éternel,
Des saisons qui
sont mortes et de celle
Qui vit encor, de
sa rumeur. Ainsi
Dans tant
d'immensité ma pensée sombre,
Et m'abîmer m'est doux en cette mer.
1843
Johann Christian Friedrich Hölderlin (1770 - 1843).
Ménon pleurant Diotima, II-III [237]
[…]
Ne suis-je donc pas
seul? Il faut que de très loin
Me soit venu un
signe, et je dois sourire, surpris,
De me sentir ainsi
comblé dans la douleur.
III
Lumière de l'amour
! éclaires-tu aussi les morts ?
Signes d'un temps
meilleur, brillez-vous dans ma nuit ?
Soyez, gracieux
jardins, et vous, montagnes empourprées,
Les bienvenus, et
vous, muets chemins des bois,
Témoins d'un tel
bonheur, et vous étoiles souveraines
Dont les regards
alors m'ont tant de fois béni !
Et vous, amants
aussi, ô beaux enfants du jour de mai,
Calmes roses, et
vous, lys, que de fois je vous loue !
Sans
doute les printemps s'en vont, une année chasse l'autre,
Alternant,
combattant, ainsi le temps passe en orages
Au-dessus
des mortels, mais non pour les yeux bienheureux,
Et aux amants une
autre vie est accordée.
Car les jours, les
ans des astres, tous étaient, Diotima
Autour de nous
éternellement réunis.
1934
Haïm Nahman Bialik (1873 - 1934)
Il est un langage
divin, silencieux et secret,
Muet et indistinct,
fait de nuances subtiles,
Ensorcelant, plein
d'images et visions de splendeur,
C'est le langage de
Dieu à ceux qu'il a choisis,
Par lequel
l'Éternel médite ses pensées,
Le Créateur exprime
les desseins de son coeur
Éclaire les rêves
ineffables ;
C'est le langage
des visions, qui se révèle
Dans une frange de
ciel bleu, dans son immensité,
Dans
la pureté des printemps d'argent, ou dans ses nuages noirs,
Dans
le frémissement de la moisson dorée, la puissance d'un cèdre majestueux
Dans le battement
de l'aile blanche d'une colombe,
Ou l'envergure des
ailes d'un aigle,
Dans
la beauté du coeur de l'homme ou dans l'éclat de son regard,
Dans la colère de
la mer, le jeu capricieux de ses vagues,
Dans la nuit
profonde, le silence des étoiles,
Le
crépitement des flammes, le mugissement de la mer de feu
Du soleil qui se
lève, du soleil qui décline
Dans ce langage,
langage suprême, la mare aussi
Me soumet son
éternelle énigme.
Là-bas,
dissimulée dans l'ombre, claire, sereine, silencieuse,
Elle
contemple le monde qui en elle se contemple, et avec lui elle change ;
Et pour moi elle
demeure la prunelle des yeux
Du prince de la
forêt aux mystérieux secrets,
Aux infinies
méditations.
Octobre 1905 [238].
1938
Ossip Mandelstam (1891 - 1938)
Pas de comparaisons
: le vivant est incomparable.
Avec quelle tendre
épouvante j'ai accepté
L'uniformité des
plaines toujours semblable,
Le cercle du ciel
devint mon infirmité.
Mais ce fut l’air,
l’air-serviteur, que j'invoquai,
J'attendais de lui
messages et dévouement,
Puis je me mis en
route et naviguai sur l’arc
Des voyages qui
n'ont pas de commencement.
J'irai content où
plus de ciel me fut donné,
Et vainement la
claire angoisse m'accompagne
Des coteaux jeunes
encore de Voronèje
Vers ceux de tous
les hommes, ceux radieux de Toscane.
(18 janvier 1937, Voronèje) poème 352.[239].
§
Non je ne suis pas
mort, je ne suis pas seul,
Tant qu’avec ma
compagne-mendiante
Je savoure
l’immensité des plaines,
Et la brume, et la
faim, et la tempête.
Dans la splendide
pauvreté, dans la somptueuse misère,
je vis seul,
satisfait et serein,
Ces jours et ces
nuits sont bénis […]
(Janvier 1937, Voronèje)[240].
§
Sur la terre vide,
rebondissant malgré soi
D’une exquise
démarche claudicante,
Elle s’avance, à
peine, à peine devançant
Sa rapide compagne,
et l’ami d’un an plus âgé.
Elle est portée par
la pesante liberté
De l’infirmité qui
donne de l’âme,
Et l’on dirait
qu’une splendide énigme,
Voudrait en sa
démarche s’attarder,
Nous enseignant que
ce temps printanier
Est l’aïeule de la
pierre tombale,
Et que tout va
commencer éternellement.
[…]
Ce qui fut démarche
va devenir inaccessible.
Les fleurs sont immortelles.
Le ciel est compact.
Et ce qui sera
n’est qu’une promesse.
(Mai 37, Voroneje)[241].
Et si tout à coup nous allions nous réveiller ? Vous, je ne sais pas où ni comment vous vous retrouveriez. Pour moi, toute cette histoire de la grande beuverie[242] et des paradis artificiels s'évanouirait dans les profondeurs du sommeil et je me réveillerais tout nu, prisonnier dans cette maison sans porte qui, juste au moment où le soleil se levait, se mettait à frémir comme un steamer qui part, à rouler et à tanguer et à m'envoyer dans tous les coins, bien réveillé cette fois, affreusement réveillé.
VI
La lumière du jour et le grand tremblement qui secouait l'édifice changeaient tout le décor. Les murs et les planchers se ramollissaient comme de la cire dans une fournaise, se plissaient, se creusaient en rigoles qui se refermaient en tuyaux mous d'où suintaient des liquides visqueux et tièdes. Je glissais et culbutais entre des masses humides qui se rétractaient comme de douleur à mon contact, une chaleur étouffante montait autour de moi, je tombais dans des trous d'eau saumâtre, je m'accrochais à des tiges flexibles que je sentais, sous mes mains, animées d'une pulsation étrangement familière.
Il arrive qu'aux moments de danger mortel l'émotion se trouve anesthésiée et l'appareil du langage paralysé. La pensée, libre des mots et de la peur, agit alors avec sa science et sa clarté propres, froidement, logiquement. C'est ce qui m'arrivait. Je reconnus vite que j'avais dégringolé jusque dans les étages inférieurs de la maison. Il y avait là de vastes chaudières sous pression, des moteurs, des systèmes compliqués de cordages et de leviers, tout cela fait de matières souples et baignant dans un lubréfiant tiède. Le combustible arrivait par un tuyau qui s'ouvrait à l'étage supérieur et à l'entrée duquel un concasseur le broyait et le malaxait. En bas, la bouillie ainsi produite passait par des alambics qui la purifiaient et en tiraient un liquide rouge. A l'étage intermédiaire, une pompe aspirait ce liquide et le refoulait vers les chaudières où il brûlait. De chaque côté de la pompe, deux grands soufflets de forge attisaient les feux. L'air entrait dans les soufflets par deux trous percés en haut, juste au-dessus du trou à combustible.
Je parvins avec difficulté à la chambre supérieure. C'était une sorte de poste de manoeuvre et d'observation. On ne pouvait regarder vers le dehors que par deux lentilles encastrées dans le mur, qui formaient comme une paire de jumelles. La chambre était encombrée de leviers, de manettes, d'appareils indicateurs et enregistreurs grâce auxquels il devait être possible de diriger tous les mouvements de la maison mobile.
Au premier essai que je fis de tourner un bouton, ma demeure fut prise d'une agitation désordonnée. Tout cognait contre tout. Je tirai sur une ficelle, il y eut une violente secousse, puis une chute brutale, un choc et tout bascula. Je continuai patiemment mes tentatives, tout à fait -détaché de ce que je faisais. Peu à peu, j'appris quels étaient les mécanismes dangereux à déclencher et ceux qu'il fallait constamment actionner pour que la maison ne s'écroulât pas. Je vis bientôt que c'était un travail quasi impossible et c'est alors qu'heureusement apparurent des serviteurs.
VII
C'étaient de grands singes anthropomorphes qui jusque-là étaient restés tapis, invisibles et silencieux, dans tous les recoins. Ils m'observaient et l'un d'eux, dès qu'il m'eut vu faire trois ou quatre fois la même manoeuvre, vint me faire signe que désormais il s'en chargerait. Les autres, tour à tour, sortirent de leurs ombres et, imitant merveilleusement mes gestes, prirent en main toutes les fonctions nécessaires au maintien et au bon ordre de l'édifice. Délivré de ces tâches, je m'installai au poste de commande, devant les jumelles et parmi mes appareils d'observation. Un réseau téléphonique me mettait en communication avec mes singes. J'appris ainsi à les commander à peu près, ce qui ne me laissait guère de repos, car souvent l'un d'eux s'assoupissait, un autre voulait en faire à sa fantaisie et il fallait les rappeler à l'ordre.
Parfois aussi une secousse inattendue me faisait tomber de mon siège jusqu'à l'étage d'en dessous où ma chute mettait le désordre ; la pompe et les soufflets commençaient à fonctionner beaucoup trop vite -- car, une fois le grand danger passé, les émotions anesthésiées se vengent -- et j'avais toutes les peines du monde à remonter.
Dresser des singes à entretenir et à mouvoir la mécanique, c'est difficile. Dresser des singes à équilibrer les impulsions et les réactions de la machine, c'est encore plus difficile. Dresser des singes à diriger le véhicule, je ne vois pas quand j'oserai même espérer y parvenir. C'est pourtant alors seulement que je serais le maître, que j'irais où je voudrais, sans attaches, sans peur, sans illusions ; mais me voici encore a rêver.
VIII
Enfin ma maison s'était lentement soulevée de terre sur deux piliers articulés. Deux grands balanciers, attachés à l'étage intermédiaire, maintenaient l'équilibre. Au bout des balanciers, des pinces semblaient agencées pour des usages très variés.
Prudemment, j'essayai de mettre ma maison en marche. Puisque je ne pouvais en sortir, eh bien, je me déplacerais non seulement avec elle, comme l'escargot, mais grâce à elle, comme l'automobiliste. Un automobiliste, justement, me disait qu'à force de conduire il finissait par sentir sa voiture comme si elle avait été son propre corps ; il se sentait alourdi par un passager supplémentaire et il percevait la dureté des graviers que les pneus chassaient sous eux. La même chose m'arriva bientôt avec ma demeure ambulante. Maintenant, quand je dis « je », c'est souvent de la maison qu'il s'agit et non de moi. Peut-être même qu'en ce moment je ne dis rien et que c'est ma maison qui parle à vos maisons ; en ce cas, plaçons ici, encore une fois, le procédé littéraire du réveil et reprenons le langage illusoire qui nous est si commode.
IX
J'achevai donc de me lever sur mes jambes, je m'étirai, dirigeai mes pas hésitants vers une armoire à glace et, par les trous de mes yeux, je regardai le reflet de mon véhicule. Toutes proportions gardées, c'était une assez bonne image de moi-même.
Je m'habillai et sortis dans la rue. Je marchai longtemps, laissant mes jambes me conduire. Que le monde était beau -- l'humanité à part ! -- Chaque chose à chaque instant accomplissait l'action nécessaire, sans discuter. L'unique unique sans s'altérer se niait indéfiniment en infinités d'unités qui reconfluaient en lui, la rivière allait mourir en mer, la mer en nue, la nue en pluie, la pluie en sève, la sève en blé, le blé en pain, le pain en homme -- mais ici, cela n'allait plus tout seul, et l'homme regardait tout cela de l'air ahuri et mécontent qui le distingue entre tous les animaux de la planète. Du haut en bas et du bas en haut, chaque chose -- à part l'humanité -- décrivait le cercle de sa transformation. Un tourbillonnement de plus en plus compact descendait jusqu'à la Terre, où le lourd protoplasme aux molécules trop grosses, ne pouvant plus descendre, se retournait et lentement remontait le courant, du bacille au cèdre, de l'infusoire à l'éléphant. Et le mouvement de ce cercle aurait été parfait de toute éternité, n'eût été l'humanité, rebelle à la transformation, qui essayait péniblement pour son compte dans la petite tumeur cancéreuse qu'elle faisait sur l'univers.
X
Comme ces pensées se déroulaient en moi, pour me confondre et me confirmer du même coup, je me trouvai nez à nez avec le vieux lui-même. En fait, il n'était pas si vieux que cela, et Totochabo n'était pas son vrai nom (c'était un sobriquet chipéway), c'était un homme ordinaire, seulement il en savait un peu plus long que nous. Je vis qu'un ancien mécanisme m'avait amené devant le café qu'il fréquentait et où nous avions perdu tellement de temps jadis à philosopher.
Il me proposa de nous asseoir un moment à la terrasse, commanda deux rince-cochons et me dit
-- Vous n'avez pas l'air encore bien remis de votre beuverie.
-- Quelle beuverie ? dis-je en sursautant.
Voyant que ma surprise était sincère, il me raconta comment, la veille, nous avions, à plusieurs camarades, fait un banquet très arrosé dans une guinguette de banlieue ; que vers la fin de la nuit j'étais tellement ivre qu'on m'avait couché sur une paillasse, dans une mansarde, et qu'on m'avait laissé là en pensant qu'après avoir cuvé mon vin je trouverais bien le chemin du retour. Ce récit éveillait quelques résonances dans ma mémoire, et je voulais bien y croire.
Alors, par questions méthodiques, il me fit raconter et mettre en ordre mes propres souvenirs de cette nuit-là ; ceux-là mêmes qui sont ci-dessus mis par écrit. Et je tentai de conclure :
-- Et c'est ainsi que j'ai vu que nous étions moins que rien, et sans espoir. Après quoi ne convient-il pas d'aller se pendre ? Il rit et dit:
-- Mais quoi de plus réconfortant que de constater que nous sommes moins que rien ? C'est donc qu'en nous retournant nous serons quelque chose. N'est-ce pas un grand réconfort pour la chenille d'apprendre qu'elle n'est qu'une larve, que son état de tube digestif semi-rampant est temporaire, et qu'après sa réclusion mortuaire dans la nymphe elle renaîtra papillon -- et cela, non pas dans un paradis imaginaire inventé par une philosophie chenillarde et consolatrice, mais ici même, dans ce jardin où elle broute laborieusement sa feuille de chou ? Or, nous sommes chenilles, et notre malheur est que, contre nature, nous nous cramponnons de toutes nos forces à cet état, à nos appétits chenillards, nos passions chenillardes, nos métaphysiques chenillardes, nos sociétés chenillardes. Seule notre apparence physique extérieure ressemble, pour un observateur atteint de myopie psychique, à celle d'un adulte ; tout le reste est obstinément larvaire. Eh bien, j'ai de fortes raisons de croire (sans quoi, en effet, il n'y aurait qu'à se suspendre) que l'homme peut atteindre l'état adulte, que quelques-uns y sont parvenus, et qu'ils n'ont pas gardé pour eux seuls les moyens d'y parvenir. Quoi de plus réconfortant ?
XI
Arrêtez un moment dis-je. Votre théorie de l'homme-chenille est ingénieuse, mais scientifiquement, permettez-moi de vous dire qu'elle ne tient pas debout. L'état adulte a pour caractéristique le pouvoir de reproduction. Or, l'homme se reproduit, et non seulement corporellement, mais aussi intellectuellement, ce que nous appelons enseigner. Donc un homme adulte est réellement un être adulte.
Je me flattais de connaître les défauts de sa cuirasse et je croyais bien, en lui envoyant ainsi, de la même volée, un argument scientifique, un syllogisme en forme et une citation de Platon, le réduire à quia. Mais je n'avais fait que lui préparer un triomphe facile, car il dit :
-- Qu'un instituteur père de famille serait un homme adulte, faudrait-il conclure ? Vouin, vouin. Mais, scientifiquement et autrement, Vous faites erreur. On a vu des larves d'insectes pondre, même sans fécondation, des oeufs viables. Mais je ne parlerai pas de ces faits accidentels. Outre l'homme, il existe un autre animal qui, dans les conditions naturelles, n'arrive jamais à l'état adulte et qui, pourtant, se reproduit régulièrement. Il s'est accommodé de son état embryonnaire et n'a pas plus que l'homme le désir d'en sortir. C'est la larve d'une espèce de salamandre que l'on trouve dans des mares et des étangs du Mexique et que nous nommons, d'après un mot du pays, axolotl. On n'était pas trop sûr de la place à lui attribuer dans les compartiments zoologiques jusqu'au jour où, ayant injecté à des axolotls des extraits de glande thyroïde, on les vit se transformer en un nouvel animal, qui, sans l'intervention de la curiosité touche-à-tout de l'homme, dite science naturelle, n'aurait peut-être nulle part existé dans notre ère quaternaire à l'état adulte.
« La différence entre l'axolotl et l'homme, c'est que, chez ce dernier, une intervention extérieure ne suffirait pas, tout nécessaire qu'elle dût être, pour déclencher sa métamorphose. Il faudrait encore, et essentiellement, qu'il renonçât à son enchenillement et voulût lui-même sa maturation. Nous passerions alors par une transformation bien plus profonde que celle de l'axolotl ; seul le changement de la figure corporelle serait moins sensible, aux yeux du moins de notre observateur atteint de myopie psychique, tandis que les formes de nos sociétés en seraient complètement refondues.
« Quant à l'enseignement, s'il n'est pas capable de provoquer ni de guider cette transformation, il reste une instruction de larve à larve. Il est fort possible, d'ailleurs, que les vieilles larves d'axolotls apprennent aux larves nouveau-nées à nager et à chercher leur nourriture.
« Autre remarque : si, comme vous avez dit justement, nous voyons ou plutôt imaginons tout à l'envers, peut-être conviendrait-il alors d'aller se pendre, mais alors, par les pieds ? »
XII
Comme il disait ces dernières paroles, d'autres habitués du café étaient arrivés, chacun portant son visage comme un panneau réclame à langue épaisse, et Johannes Kakur, qui avait pourtant conservé toute son agressivité, attaqua Totochabo :
-- Vous prétendez que nous marfons fur la tête et voyons tout à l'envers ? De quel droit? Quel est votre critérium de l'endroit et de l'envers? Répondez-nous, mais fette fois, fur un egvemple concret, et pas vavec des comparaivons vet des vanalovies vagues ! [sic]
Le vieux (conservons-lui ce grade) appela le garçon et se fit apporter un journal du matin. Il lut à haute voix ce titre :
DRAME DE LA JALOUSIE /« JE L'AIMAIS TROP », DÉCLARE LE MEURTRIER, ALORS JE L'AI TUÉE ».
puis cet autre :
AYANT TUÉ SON AMANT A COUPS DE MARTEAU, ELLE LE JETTE DANS UN PUITS AVEC SES DEUX ENFANTS
Cela suffira, dit-il pour l'exemple que j'ai choisi. La cause de ces destructions mutuelles, stupides et inutiles, nous l'appelons « amour ». Et à l'opposé, lorsque nous voulons exprimer le contraire de l'amour, que nous nommons haine, nous ne trouvons rien de plus fort ni de plus intelligent comme symbole que « l'eau et le feu » ; c'est pour nous l'image de deux ennemis irréductibles. Pourtant, l'un n'existe que par l'autre. Sans le feu, l'eau du monde serait un bloc inerte de glace, roche parmi les roches ; privée de tous les attributs du liquide, elle ne ferait jamais ni mer, ni pluie, ni rosée, ni sang. Sans l'eau, le feu serait mort de toute éternité, ayant de toute éternité tout consumé et calciné ; il ne pourrait faire ni flamme, ni astre, ni éclair, ni vue. Mais nous voyons tantôt l'eau éteindre le feu, tantôt le feu vaporiser l'eau ; et jamais nous n'avons la perception d'ensemble du parfait équilibre qui les fait exister l'un par l'autre. Quand nous voyons une plante pousser ou un nuage s'élever de la montagne, quand nous cuisons nos aliments ou nous faisons véhiculer par des machines à vapeur, nous ne savons pas que nous contemplons ni que nous utilisons les fruits de leur amour infiniment fécond. Nous continuons à dire « ennemis comme l'eau et le feu » et à appeler « amour » les suicides â deux et les meurtres passionnels.
« C'est pourquoi, et à cause de cent exemples du même genre, je maintiens que nous nous figurons tout à l'envers. Et constater cela me fait espérer ; mais ici encore cette espérance vous semblera désespoir : cette confiance que j'ai dans la puissance de l'homme vous semblera misanthropie et pessimisme. Tiens ! en disant ces mots, j'entends qu'ils résonnent maintenant dans ma tête comme des coquilles vides. Et, vous savez, je ne suis pas de ceux qui font resservir les coquilles d'escargots en les remplissant de colimaçons factices taillés dans du foie de veau. Je dois conclure là-dessus le grand discours que je vous avais promis sur la puissance des mots, car j'ai plusieurs choses urgentes à faire. »
Nous nous levâmes tous, car il y avait pour chacun de nous plusieurs choses urgentes à faire. Il y avait beaucoup de choses à faire pour vivre.
Ma mort n'est pas
la mort. Elle est la mort de tout ce que j'ai vécu sans l'aimer. La mort des
choses pour quoi je n'aurais pas su mourir.
Je suis le frère
d'un aveugle que je tiens par la main, il continue à marcher quand je m'arrête,
il commencera à courir quand je m'endormirai, il battra des ailes quand on nous
aura, lui et moi, oubliés[243].
Citations[244]
...Le moi n'est que le négatif de l'unité vivante, la soif de l'indivisible, qui se creuse avec des mirages. Fait que nous savons, n'ayant eu de joie qu'à sentir le moi se dissoudre aux lisières du temps ; et comme au large d'une source qui se fait de plus en plus exténuante et lointaine. .. Sauver son âme, ce n'est pas se sauver, mais s'abjurer. 16
Dans « Le Livre Mystique », il dit : ...Aimer la vie en elle, non en moi, lui donner une voix au lieu de parler d'elle ; atteindre à ce lyrisme d'avant l'erreur qui n'a que faire de la vérité. 26
Tout ce qui nous atteint doit être vécu de façon exemplaire. 100
Je ne mériterai pas de m'appeler poète, tant que je n'aurai pas compris c'est-à-dire devancé mon époque. J Je sais depuis longtemps que les hommes les meilleurs de ce temps sont communistes ; il m'a fallu scruter leurs passions pour connaître qu'ils le sont naturellement et que c'est à force d'être vrais et pour répondre à une exigence sentimentale qu'ils ont jeté les bases de leur doctrine. Il est venu un temps, oû tout homme au fond de sa joie, n'avait à rencontrer que son néant. Pour tant qu'elle fut pressentie en lui par une tendance éternelle, chacune de ses voluptés n'en restait pas moins un fruit du hasard. Elle était comme échappée d'un monde hostile à tout ce qui lui ressemblait. Alors tout homme bon et fort inventa le bien-être des autres en cherchant sa voie. Il ne fut que l'attente de ce bien-être alors qu'il se croyait plus enfoncé que jamais dans l'entreprise de sauver son coeur. Car il arrive un moment où le problème individuel ne comporte plus que des solutions collectives. (La tisane de sarments).
Pendant l'occupation sa chambre devient l'asile des Juifs persécutés. Benda, d'abord, puis chaque jour plus nombreux, les hommes et les femmes passent, et reprennent dans l'admirable exemple de cet homme, le courage, qui les avait abandonnés : « Tout le temps de la guerre j'avais pu garder près de moi des amis que leur naissance désignait à la haine, des morts-nés. Il avait fallu le mal qu'on me faisait pour m'apprendre que Français comme moi, ils avaient à répondre de la religion suivie par leurs parents ».
En 1942 Simone Weil qui se rend à l'abbaye d'En Calcat pour assister aux offices de la Semaine Sainte, entre dans la chambre. Rencontre importante dont une partie de la correspondance publiée nous donne la mesure. La même quête les tourmente.
Simone écrit : « Lever sa vie. Mieux tendre de toutes ses forces vers un bonheur, qui de tout ce que nous sommes nous serait une vision inépuisable. Ne mourir que lorsqu'on serait à jamais le bonheur et la gloire de la vie que l'on a vécue. On n'est soi que dans son coeur, on n'aime que ce qui nous fait de lui un asile. On n'est heureux que par la façon que l'on a d'être l'être de soi-même ». 102-103
[…] Dans la transparence du ciel violet, ce n'étaient pas les images de ma vie qui repassaient, mais comme un cortège dérisoire et déjà affecté de néant, tous les squelettes des projets qu'à chaque instant on forme sans le savoir et qui empêchent les sensations de constituer une masse confuse. Le désir d'aimer, le cadre que ma pensée prêtait à tous les retours vers la maison, tout cela se défaisait de soi-même, faisait reculer en s'évanouissant la forme qu'on prête à la vie pour n'en laisser subsister que l'instant présent qui était un peu de couleur, de la fraîcheur, du repos. Ah ! j'ai senti alors que tout ce qui en moi n'était pas s'évanouissait ; et il ne restait qu'une sensation au bas de laquelle j'étais déposé, inerte, comme un tas de chair assez lourd pour fine recouvrir, l'instant d'après, tout entier. Mon capitaine m'a parlé, je lui ai répondu avec beaucoup de calme et une indifférence qui n'était pas feinte : Il pleurait ; et je n'ai compris qu'à ce moment-là combien cet homme m'aimait : « Bousquet, m'a-t-il dit, mon petit Bousquet, on va vous guérir » - « Non, lui ai-je répondu, je suis perdu, mais cela n'a aucune espèce d'importance ». Et je me souviens que je lui ai demandé si j'avais fait tout ce qu'il attendait de moi ; et s'il était content de m'avoir eu sous ses ordres. Alors il m'a embrassé. Il m'a dit à l'oreille : « Bousquet, vous prierez pour moi ! » Il lui restait douze heures à vivre. /On m'emportait. Paralysie complète. C'était la deuxième vie qui commençait. Tu sais exactement mon état. Je ne me suis jamais levé, sauf l'été pour m'asseoir dans un fauteuil. 115 [245].
Confession spirituelle :
Je suis mécontent de moi. Je ne puis m'empêcher de lire ce qui paraît ni d'approfondir les doctrines qui nous sont proposées. C'est perdre mon temps, chaque jour m'en apporte une preuve nouvelle. Je ne peux pas renier la foi que j'ai mise dans les hommes. Je leur dois tant que mon coeur et mon espoir leur appartiennent. Quand je les vois se tromper, c'est ma plus belle chance qui naufrage. Et ils se trompent, presque tous : ils jouent avec des notions dont je sais la stérilité. Leur erreur m'a longtemps désorienté, maintenant elle me coule, je le sens et n'ai même pas assez d'air pour crier. Ce qui me reste à dire attend une présence humaine pour trouver sa voix ; et ce que j'ai déjà écrit a sa clarté dans cet échange que chaque jour rend un peu plus improbable. Chacun existe comme il peut. Bien content de ressembler à n'importe qui. Mais prendre la taille d'un homme, ce n'est pas accordé au premier venu. Je crois que je suis, mais je ne m'égalerai à moi-même que dans l'imagination bienveillante des autres. Croire en moi, c'est douter de tout et de moi-même, douter que cette croyance soit créatrice. Je n'existe que par l'assentiment des autres. Mon être est dans l'acte de foi qu'on fait à mon sujet. 116 […]Que ma direction morale soit simplifiée à l'extrême, c'est vrai. Des doctrines mineures aident l'homme à se diriger à travers ses propres absences. Sa vie est discontinue, il le sait, chacune de ses illuminations ressuscite l'à-coup de la naissance, comment l'ignorer ?
Lentement il dépouille la conscience de sa continuité illusoire. Une puissante certitude le guide. Ce n'est pas qu'il ait le privilège de se connaître. Bien loin de là ; mais il sait. qu'il n'a qu'à se connaître pour croître.
Mais se connaître est une opération difficile, presque impossible. Notre vie est tournée vers le dehors. Nous connaissons, hélas ! et cette façon de connaître nous aveugle. Elle est rassurante, nous immunise contre le vertige qui nous saisirait si nous nous regardions nous-mêmes. Nous connaissons la bonté, le courage, la charité, nous mimons assez bien ces sentiments : mais nous connaître à leur sujet c'est en sentir en nous le défaut. et il n'y a pas de plus douloureuse expérience parce qu'elle inaugure l'explosion du néant à qui nous donnons asile, nous tous, plus morts intérieurement que la mort dont nous avons fait un simulacre à la mesure de l'homme, — y projetant le froid noir qui est dans notre coeur. Nous nous réfugions dans l'image de l'homme. 120
L’esprit de la parole :
Il faut craindre les abus de la pensée : nous sommes entièrement possédés par la plus insignifiante de nos idées. La plus mince de nos raisons nous enlève le moyen de raisonner librement.
Originale ou commune, la pensée enveloppe l'homme comme une odeur, l'enfume et l'asphyxie.
Ni la mémoire, ni l'imagination ne nous envoûtent ainsi. Pas un souvenir qui ne consente à ses limites et ne s'incline au témoignage d'un souvenir plus complet. De même, l'imagination. Ce qui la borne détermine une imagination plus complète dont elle accepte de n'être que le mode mineur.
Mais la pensée se moque de la pensée : elle se prend pour un esprit. Non seulement elle confond ses limites avec celles de l'être, mais il lui semble que l'existence est son ombre. 143
1960
Raïssa Maritain (1883-1960)
Dans l'unité du cercle infini
O Dieu caché mon cœur est interdit en Ta présence
C'est l'heure de veiller avec mon ignorance
Sous l'unique et pure étoile de la Foi
C'est l'heure de veiller aux portes de moi-même
De moi comme une tour close de toute part
Dont Jésus a formé les murailles secrètes
Sans que nulle lumière ait éclairé Ses pas
Notre Dieu de pitié réparateur de nos désastres
J'ignore ce qu'Il opère
Ce qu'Il me donne, ce qu'Il obtient
Et comment Il transforme le péché en lumière
Ce visage de moi que Dieu fait en moi-même
Lui Seul le connaît puisqu'Il le veut ainsi
Des ténèbres sacrées Il couvre mon esprit
Le ciel divin ne m'est pas accessible
Qui brûle dans mon âme pour la déifier
C'est l'heure où je touche ce que la Foi recèle
Veillons aux portes éternelles
Durant la longue Nuit
Jusqu'au jour où Dieu dira à l'âme
D'entrer en soi-même et en Lui.[246].
1960
Jules Supervielle (1884-1960)
Rythmes célestes. Sous la chétive pesée de nos regards,
le ciel nocturne est là, avec ses profondeurs, creusant nuit et jour de
nouveaux abîmes, avec ses étincelants secrets, sa coupole de vertiges. Et nous
vivrions dans la terreur de milliards d'épées de Damoclès si nous ne sentions
au-dessus de nos têtes l'ordre, la beauté, le calme — et l'indifférence — d'un
invulnérable chef-d'oeuvre. L'aérienne, l'élastique architecture du ciel semble
d'autant plus faite pour nous rassurer qu'elle n'emprunte rien aux humaines
maçonneries. Celles-ci, même toutes neuves, ne songent déjà qu'à leurs ruines.
L'édifice céleste est construit pour un temps sans fin ni commencement, pour un
espace infini. Et rien n'est plus fait pour nous donner confiance que tout ce
grave cérémonial dans l'avance et le rythme des autres, cette suprême dignité,
et infaillible sens de la hiérarchie. Étoiles et planètes, gouvernées par
l'attraction universelle, gardent leurs distances dans la plus haute sérénité.
Tout ce qu'il y a de grand au monde est rythmé par le
silence : la naissance de l'amour, la descente de la grâce, la montée de la
sève, la lumière de l'aube filtrant par les volets clos dans la demeure des
hommes. Et que dire d'une page de Lucrèce, de Dante ou de d'Aubigné, du mutisme
bien ordonné de la mise en page et des caractères d'imprimerie. Tout cela ne
fait pas plus de bruit que la gravitation des galaxies ni que le double
mouvement de la Terre autour de son axe et autour du Soleil... Le silence,
c'est l'accueil, l'acceptation, le rythme parfaitement intégré. (…)[247]
Née dans une famille très cultivée et peu religieuse,
Marie Rouget resta célibataire et s’éloigna très peu d’Auxerre. Sa vie ne fut
pas lisse pour autant : amour de jeunesse déçu (et l’attente d’un grand
amour qui ne viendra jamais), mort de son jeune frère un lendemain de Noël (d’où
son pseudonyme), crises de sa foi. Femme passionnée et tourmentée,
elle n'est souvent connue que pour ses œuvres de « chanson
traditionnelle », au détriment de ses écrits plus sombres, dont la valeur
littéraire et la portée émotive sont plus fortes.
ATTENTE
J'ai vécu sans le
savoir
Comme l'herbe
pousse...
Le matin, le jour,
le soir
Tournaient sur la
mousse.
Les ans ont fui
sous mes yeux
Comme à tire
d'ailes
D'un bout à l'autre
des cieux
Fuient les
hirondelles...
Mais voici que j'ai
soudain
Une fleur éclose.
J'ai peur des
doigts qui demain
Cueilleront ma
rose.
Demain, demain,
quand l'Amour
Au brusque visage
S'abattra comme un
vautour
Sur mon coeur
sauvage.[248]
1975
Patrice de la Tour du Pin (1911-1975)
Psaume XLVII
1. Lorsqu'un enfant se sent aimé de Dieu, il se laisse faire, — parce qu'il prend son plaisir dans l'amitié de Dieu.
4. Plus tard il se demandera ce que peut signifier cette injustice, — ceux qui se sentent aimés de Dieu et ceux qui ne le sentent pas.
6. Plus tard il se dira qu'il en est indigne, — et qu'elle est imaginaire pour se maintenir ainsi en lui.
7. Plus tard il s'étonnera qu'elle ne lui ait pas réservé un plus grand rôle, — car il se jugera en-dessous de son ambition.
12. Il n'aura plus aucun scrupule de cette place d'amour, — parce qu'il saura qu'on a beaucoup donné pour lui.
13. Il remerciera, et comme il se sentira proche, — il intercédera pour que d'autres âmes entrent dans l'amitié de Dieu.
14. Pour qu'elles puissent se recueillir ensemble et remercier ensemble, — parce que c'est un secret pour chacun, mais la joie commune de tous les enfants de Dieu[249].
L’instant béni où l’expérience mystique surgit le plus
souvent de façon inopinée ne peut être reproduit volontairement. Nul retour en
arrière n’est possible qui supposerait de remonter à contre-courant à sa
Source. Pour quelques-uns le contact ne se produira qu’une seule fois au cours
de leur existence qui retrouve son cours habituel – mais depuis chargée d’une
nostalgie. D’autres deviennent les pèlerins qui entreprennent un long chemin
après l’appel.
1849
Edgar Allan Poe (1809-1849)
Prémices de l’instant :
Il existe une
certaine classe de fantaisies d'une exquise délicatesse, qui ne sont point des
pensées et auxquelles je n'ai pu jusqu'à présent adapter le langage. J'emploie
le mot ‘fantaisies’ au hasard... Elles ne surgissent dans l'âme (si rarement,
hélas!) qu'aux heures de la plus intense tranquillité... et seulement en ces
courts instants où les confins du monde éveillé se confondent avec ceux du
monde des rêves. Je n'ai la notion de ces ‘fantaisies’ qu'aux premières
approches du sommeil et quand j'ai conscience de cet état. Je me suis rendu
compte que cette condition ne se réalise que pour une inappréciable minute...
De plus, ces fantaisies s'accompagnent d'une extase délicieuse qui dépasse en
volupté tous les ravissements du monde réel ou du monde des songes... [250].
Plus loin E. A. Poë
se reconnaît capable, mais seulement quand les conditions sont propices, de
provoquer ce phénomène, et il ajoute qu'il s'est appliqué à empêcher que le
passage à partir de... l'instant de fusion entre la veille et le sommeil...,
passage au-delà des extrêmes limites de la conscience, n'allât se perdre dans
le domaine du sommeil.
1855
Gérard de Nerval (1808-1855)
Une nuit je parlais
et chantais dans une sorte d’extase.
[…] J'étais dans
une tour, si profonde du côté de la terre et si haute du côté du ciel, que
toute mon existence semblait devoir se consumer à monter et à descendre. Déjà
mes forces s'étaient épuisées, et j'allais manquer de courage, quand une porte
latérale vint à s'ouvrir ; un esprit se présente et me dit : — Viens, mon frère
!... Je ne sais pourquoi il me vint à l'idée qu'il s'appelait Saturnin. Il
avait les traits du pauvre malade, mais transfigurés et intelligents. Nous
étions dans une campagne éclairée des feux des étoiles […] Elle me dit : « —
L'épreuve à laquelle tu étais soumis est venue à son terme ; ces escaliers sans
nombre que tu te fatiguais à descendre ou à gravir, étaient les liens mêmes des
anciennes illusions qui embarrassaient ta pensée[…] La joie que ce rêve
répandit dans mon esprit me procura un réveil délicieux. Le jour commençait à
poindre. Je voulus avoir un signe matériel de l'apparition qui m'avait consolé,
et j'écrivis sur le mur ces mots : « Tu m'as visité cette nuit. »[251].
1908
Lucie Christine (1870 - 1908)
Les cahiers de cette “mystique dans le monde”
furent publiés post-mortem par Auguste Poulain [252].
24 octobre 1884. Le
plus parfait
ne peut être ni le but,
ni la pensée dominante de
ma vie, même dans ses détails. Il est comme le
balancier, que tient l'équilibriste tandis que ses yeux sont fixés sur le but [final] qu'il espère atteindre. Il est
comme le gouvernail
dans la main du pilote dont
tous les regards et les mouvements ne tendent cependant qu'au port.
9 juillet 1885. Cette lumière me démontrait, par l'état
même où mon âme se trouvait alors, qu'il n'y a que Dieu qui puisse se faire
voir ainsi à nous, ou nous faire voir en lui certaines vérités, sans aucun
intermédiaire qui nous les représente. Tandis que tout ce que nous connaissons
naturellement nous est représenté par un signe, soit image, soit parole, soit
idée ou langage intérieur.
11 mars1886. Il y a quelques jours, le dimanche des
Quarante-Heures, comme j'exposais à Dieu toute ma misère et mon extrême
ignorance du premier mot de la perfection, il me dit intérieurement :
« La sainteté, c'est moi », et dans la lumière et la paix qui
accompagnaient ces paroles, je le vis en effet comme un centre mystérieux vers
lequel rayonnaient, convergeaient toutes les âmes, par les voies qu'il leur
avait tracées, et la sainteté consistait à approcher le plus près
possible de ce Centre divin, et même à se perdre en Lui…
[…]
2 juillet 1891. La région où Dieu se montre n'est pas
séparable de Lui-même. Tout intermédiaire cesse.
1er
novembre 1891.
[Hier] je pensai avec une extrême confusion que Dieu s'était donné à mon âme
qui n'avait jamais rien fait qui put mériter cette récompense, bien assurément
; et je demandai à mon époux comment il avait pu et voulu se prodiguer ainsi à
ma misère. Il me répondit avec une grande netteté et une grande tendresse :
« L’Amour n’a d'autre raison que lui-même. »
[…]
14 mai
1895-1897. Au cours de
l'oraison de l'après-midi, mon âme, comblée de la possession divine, fut pour
un temps, sortie de cet état très simple, et se vit tout à coup comme le prisme
qui reçoit la lumière, laquelle est une, ou nous semble une, et pourtant se
décompose dans le prisme en toutes les couleurs connues, et Dieu me faisait
entendre que le rayon unique de la lumière divine engendre ainsi dans
l'âme toutes les oeuvres que Dieu veut d'elle, pour elle-même et pour les
autres…
[…]
8 février
1908 ; au milieu
de cette tourmente, de cette douloureuse crise qui déchire le cœur,
de cet accablement d'affaires, je suis touchée de voir que, sitôt que mon âme
se souvient de Dieu, elle trouve qu'il est déjà là présent, plus présent
à mon cœur que mon cœur même, de sorte que le recueillement et
l'union ne sont point à refaire, mais qu'ils subsistent à un certain degré et
en permanence, au fond de toutes les multiplicités, travaux et douleurs,
même troublants, de la vie.
Il faudrait prier
le Saint-Esprit de nous délivrer de l'illusion du temps dont nous sommes tous
victimes. Dans la douleur ou dans la joie, nous croyons que le temps est
quelque chose et il n'est rien, puisqu'il n'existe pas pour Dieu. Il ne devrait
donc pas exister pour nous. C'est lui qui nous sépare de Dieu. Si nous
obtenions cette grâce de ne jamais savoir l'heure, nous serions déjà dans
l'Éternité bienheureuse et la Souffrance, alors, serait pour nous comme une
barque rapide sur un affluent du Paradis.
Relevez donc votre
âme par la contemplation des choses qui ne se voient pas. Soyez un homme de
prière et vous serez un homme de paix, un homme vivant dans la paix. Dites-vous
bien, je vous en supplie, que tout n'est qu'apparence, que tout n'est que
symbole, même la douleur la plus déchirante. Nous sommes des dormants qui
crient dans leur sommeil.
L’épouvantable
immensité des abîmes du ciel est une illusion, un reflet extérieur de nos
propres abîmes, aperçus « dans un miroir ». Il s’agit de retrourner
notre œil en dedans et de pratiquer une astronomie sublime dans l’infini de nos
cœurs, pour lesquels Dieu a voulu mourir. (1894)
On t'a dit que tu
avais une âme immortelle qu'il s'agissait de sauver, etc. Mais nul ne t'a dit
que cette âme est un abîme où tous les mondes pourraient s'engloutir, où le
fils de Dieu lui-même, Créateur de tous les mondes, s'est englouti. (1912)
On s'est amusé à
dire que les globes célestes situés, par le calcul, à d'épouvantables distances
les uns des autres, sont, en réalité, dans la vision séraphique, une masse
compacte de corps immenses aussi serrés que les grains d'un bloc de granit. Ce
paradoxe apparent est une vérité si on l'applique au monde infini des âmes.
Seulement chacune d'elles ignore sa voisine comme les luminaires de la Voie
lactée ignorent les plus proches luminaires au milieu desquels ils sont
confondus dans l'incompréhensible harmonie de tous ces colosses de splendeur.
Tel mouvement de la
Grâce qui me sauve d'un péril grave a pu être déterminé par tel acte d'amour
accompli ce matin ou il y a cinq cents ans par un homme très obscur de qui
l'âme correspondait mystérieusement à la mienne et qui reçoit ainsi son
salaire.
Inversement, il est
loisible à chacun de provoquer des catastrophes anciennes ou présentes dans la
mesure où d'autres âmes peuvent retentir à la sienne. Ce qu'on nomme le
libre-arbitre est semblable à ces fleurs banales dont le vent emporte les
graines duvetées à des distances quelquefois énormes et dans toutes les
directions, pour ensemencer on ne sait quelles montagnes ou quelles vallées.
Je sais bien que je
suis né à telle époque, en un lieu déterminé, et que j'ai un nom parmi les
hommes. J'ai eu un père et une mère, j'ai eu des frères, des amis et des
ennemis. Tout cela est indubitable, mais j'ignore le nom de mon âme, j'ignore
d'où elle est venue, et par conséquent je ne sais absolument pas qui je suis.
Quand elle quittera mon corps, celui-ci tombera en poussière, et les chères
créatures qui me survivront en pleurant, héritières de mon ignorance, ne
pourront me désigner dans leurs prières que par le nom d'emprunt qui servit à
me séparer un peu des autres mortels. (1916.)[253].
1922
Marcel Proust (1871-1922).
Elles étaient fort
mal pavées à ce moment-là[254],
mais dès le moment où j’y entrai, je n’en fus pas moins détaché de mes pensées
par cette sensation d’une extrême douceur qu’on a quand tout d’un coup la
voiture roule plus facilement, plus doucement, sans bruit, comme quand les
grilles d’un parc s’étant ouvertes on glisse sur les allées couvertes d’un
sable fin ou de feuilles mortes. Matériellement il n’en était rien; mais je
sentis tout d’un coup la suppression des obstacles extérieurs parce qu’il n’y
avait plus pour moi en effet l’effort d’adaptation ou d’attention que nous
faisons même sans nous en rendre compte devant les choses nouvelles : les rues
par lesquelles je passais en ce moment étaient celles, oubliées depuis si
longtemps, que je prenais jadis avec Françoise pour aller aux Champs-Elysées.
Le sol de lui-même savait où il devait aller; sa résistance était vaincue. Et
comme un aviateur qui a jusque là péniblement roulé à terre,
« décollant » brusquement, je m’élevais lentement vers les hauteurs
silencieuses du souvenir.
[…]
Mais au moment où,
me remettant d’aplomb, je posai mon pied sur un pavé qui était un peu moins
élevé que le précédent, tout mon découragement s’évanouit devant la même
félicité qu’à diverses époques de ma vie m’avaient donnée la vue d’arbres que
j’avais cru reconnaître dans une promenade en voiture autour de Balbec, la vue
des clochers de Martinville, la saveur d’une madeleine trempée dans une
infusion, tant d’autres sensations dont j’ai parlé et que les dernières oeuvres
de Vinteuil m’avaient paru synthétiser. Comme au moment où je goûtais la
madeleine, toute inquiétude sur l’avenir, tout doute intellectuel étaient
dissipés. Ceux qui m’assaillaient tout à l’heure au sujet de la réalité de mes
dons littéraires, et même de la réalité de la littérature, se trouvaient levés
comme par enchantement. Sans que j’eusse fait aucun raisonnement nouveau,
trouvé aucun argument décisif, les difficultés, insolubles tout à l’heure,
avaient perdu toute importance. Mais cette fois j’étais bien décidé à ne pas me
résigner à ignorer pourquoi...
Une
absorption de la pensée non sans analogie avec celle que cherche à induire
notre sloka[255]
a été expérimentée par W. H. Hudson [Ornithologue, naturaliste et écrivain
argentin d’origine britannique] au cours de ses randonnées à travers les
déserts arides de la Patagonie, dont la grise et monotone étendue se déroule à
l'infini dans un silence parfait :
Pendant[256]
ces journées de solitude, dit-il, il était rare qu'une pensée quelconque passât
dans mon esprit... Dans le nouvel état d'esprit où je me trouvais, la pensée
était devenue impossible... Penser, c'était mettre en mouvement dans mon
cerveau un appareil bruyant ; or il y avait dans cette région quelque chose qui
m'ordonnait de demeurer tranquille, et j'étais forcé d'obéir. J'étais en
suspens et aux aguets ; cependant je ne m'attendais jamais à rencontrer une
aventure... Le changement qui s'était opéré en moi était aussi
grand et aussi surprenant que si j'avais troqué mon identité avec celle d'un
autre homme ou d'un animal ; mais à l'époque, j'étais incapable de m'en étonner
ou de faire des suppositions sur ce point ; l'état me semblait familier plutôt
qu'étrange, et bien qu'il s'accompagnât d'une forte sensation d'épanouissement
mental, je ne le savais pas — je ne sus que quelque chose s'était passé en moi
et mon intellect — que lorsque je l'eus perdu pour retourner à mon ancien moi —
à la pensée et à la vieille existence insipide.
De tels changements
en nous, si brève qu'en puisse être la durée, et dans la plupart des cas elle
est très brève, mais qui aussi longtemps qu'ils durent semblent nous affecter
jusqu'aux racines de notre être et nous arrivent comme de grandes surprises —
la révélation d'une nature ignorée et cachée sous celle dont nous avons
conscience — ne peuvent être attribués qu'au retour d'une mentalité primitive
et exclusivement sauvage. »
Si Hudson décrit
avec finesse cette transformation fondamentale, s'il analyse bien ses
composantes — plus loin il parle encore très justement de « cet état
d'intense vigilance, ou plutôt d'agilité mentale, avec suspension des facultés
intellectuelles supérieures », il se trompe sur sa nature véritable parce
que, en dépit d'une absorption réelle, l'agitation mentale n'ayant pas tout à
fait disparu en lui, il n'avait pu qu'effleurer l'état nirvikalpa.
Nous citons une défense d’un caractère spirituel voire
mystique propre à son œuvre et incluant quelques citations [257]. Bel
appel à relire l’auteur.
La considération de
la vie même de Kafka, la lecture de ses fragments auto-biographiques et enfin
les commentaires très autorisés de Max Brod ne laissent subsister aucun doute
sur le sens spirituel de l'oeuvre de Kafka. Albert Camus a justement
caractérisé celle-ci comme « l'aventure individuelle d'une âme en quête de la
grâce ». Kafka lui-même estimait que « écrire est une forme de la prière ». Et
il ne s'agit pas là d'une vague assimilation de la religion et de l'art. Kafka dépassait
les limites de la littérature et cherchait si aucun recours n'est laissé à
l'homme malheureux transcendant un Dieu personnel, car Kafka est très loin de
tout panthéisme. Il est vrai que Dieu n'apparaît pas ou apparaît à peine, et à
travers des symboles difficiles, dans les romans de Kafka. Mais cet innommé est
là, à chaque page. Il y est, comme on l'a fait remarquer, « présent par son
absence même ». D'ailleurs, le symbole devient parfois assez clair : le comte,
par exemple, dans le Château. La vie personnelle de Kafka témoigne de sa
nostalgie du Dieu vivant.
[…]
À la fin du Procès,
lorsque K. est atrocement mis à mort, deux occasions de salut lui sont
suggérées. L'une appartient à l'ordre de la justice stricte : au moment où les
deux exécuteurs, échangeant de sinistres politesses, s'offrent le couteau l'un
à l'autre, K. pourrait le saisir (il se rend compte qu'on lui en donne
l'occasion) et, s'il le plongeait dans son propre cœur, il satisferait lui-même
à l'exigence de justice et trouverait le salut. La deuxième suggestion est plus
mystérieuse et me semble appartenir à l'ordre de la grâce. Une lumière s'allume
dans la maison la plus proche. Une figure humaine, à la fenêtre, se penche et
tend les deux bras. « Qui était-il ?... Y avait-il là une aide ? » Mais K.
laisse échapper l'invitation de la grâce comme il a laissé échapper celle de la
justice.
[…]
Je voudrais citer
encore deux textes. D'abord ce passage d'une lettre de Kafka à son père :
« C'est de toi
qu'il était question dans mes oeuvres ; je ne faisais qu'y laisser libre cours
aux plaintes que je ne pouvais épancher sur ta poitrine[258] ».
Ces lignes sont
adressées au père humain dont les rapports avec son fils furent une lamentable
tragédie. Elles sont navrantes dans leur humilité, dans leur affection. Mais
j'y vois une allusion inconsciente à un autre Père sur la poitrine duquel Kafka
aurait voulu épancher ses plaintes et dont il est secrètement question dans
toute son œuvre. Ici l'autre texte :
« Qui est-ce qui te
trouble ? Qui est-ce qui ébranle ton coeur ? Qui est-ce qui tâtonne à la
poignée de ta porte ? Qui est-ce qui t'appelle sur la route sans pouvoir entrer
par la porte ouverte ? Ah, c'est précisément celui que tu troubles, celui dont
tu ébranles le coeur, celui à la porte duquel tu tâtonnes, celui que tu
appelles sur la route et par la porte duquel tu ne peux pas entrer... loin
d'ici, loin d'ici ! Ne me dis pas où tu me conduis. Où est ta main, ah ! je
puis à peine la trouver dans l'obscurité. Si seulement je tenais ta main, je
crois que tu ne me rejetterais pas alors. M'entends-tu ? Es-tu seulement dans
ma chambre ?... Pour moi, c'est une question de vie ou de mort que de décider
si, oui ou non, tu es ici[259].
»
Ce texte dont on
remarquera l'ambivalence, la réversibilité, puisque chaque phrase peut être
dite par l'âme qui cherche à l'Innommé, ou inversement - rejoint les plus
belles pages des grands mystiques. Un rapprochement avec Saint Jean de la Croix
ne serait pas déplacé.
1948
Georges Bernanos (1888-1948)
23 janvier. Il ne
s'agit pas de conformer notre volonté à la Sienne, car Sa volonté c'est la
nôtre, et lorsque nous nous révoltons contre Elle, ce n'est qu'au prix d'un
arrachement de tout l'être intérieur, d'une monstrueuse dispersion de
nous-mêmes. Notre volonté est unie à la Sienne depuis le commencement du monde.
Il a créé le monde avec nous […] Quelle douceur de penser que même en
L'offensant, nous ne cessons jamais tout à fait de désirer ce qu'Il désire au
plus profond du Sanctuaire de l'âme [260].
1955
Albert Einstein (1879-1955)
Surmontez le
côté assez doctoral du physicien deux fois Nobel « qui sait » et à
qui l’on demande un peu sur tout, pour deviner sa « belle naïve
contemplation » portée par la Nature (Spinoza). Quoi d’autre ?
[…] L'être éprouve
le néant des souhaits et des volontés humaines, découvre l'ordre et la
perfection là où le monde de la nature correspond au monde de la pensée. L'être
ressent alors son existence individuelle comme une sorte de prison et désire
éprouver la totalité de l'étant comme un tout parfaitement intelligible. Des
exemples de cette religion cosmique se remarquent aux premiers moments de
l'évolution dans certains psaumes de David ou chez quelques prophètes. À un
degré infiniment plus élevé, le bouddhisme organise les données du cosmos. […]
Or les génies religieux de tous les temps se sont distingués par cette
religiosité face au cosmos. Elle ne connaît ni dogme ni Dieu conçu à l'image de
l'homme et donc aucune Eglise n'enseigne la religion cosmique. Nous imaginons
aussi que les hérétiques de tous les temps de l'histoire humaine se
nourrissaient de cette forme supérieure de la religion. Pourtant, leurs
contemporains les suspectaient souvent d'athéisme, mais parfois, aussi, de
sainteté. Considérés ainsi, des hommes comme Démocrite, François d'Assise,
Spinoza se ressemblent profondément. […]
[Le savant]
convaincu de la loi de causalité de tout événement, déchiffre l'avenir et le passé
soumis aux mêmes règles de nécessité et de déterminisme. […] Sa religiosité
consiste à s'étonner, à s'extasier devant l'harmonie des lois de la nature
dévoilant une intelligence si supérieure que toutes les pensées humaines et
toute leur ingéniosité ne peuvent révéler, face à elle, que leur néant
dérisoire. Ce sentiment développe la règle dominante de sa vie, de son courage,
dans la mesure où il surmonte la servitude des désirs égoïstes.
Comment cette
religiosité peut-elle se communiquer d'homme à homme puisqu'elle ne peut
aboutir à aucun concept déterminé de Dieu, à aucune théologie? […]
La mer revêt une
grandeur indescriptible, particulièrement quand les rayons du soleil
l'atteignent. On se sent comme dissous dans la
nature et on se confond en elle. On perçoit alors l'insignifiance de l'homme et
cela rend heureux.
(1931,
voguant vers l'Amérique). [261].
Mon but ne dépend
pas du temps. Et pourtant je n'ai pu l'atteindre que dans les plus humbles
conditions et par un entier effet de la grâce. Ainsi un jour, étant monté à
pied avec un ami jusqu'à Ravello, je connus, sans que j'y fusse aucunement
préparé, une plénitude. Étendu à plat ventre sur les dalles de la terrasse
Cimbrone, je me laissais pénétrer par les jeux de la lumière sur les marbres.
Mon esprit se perdait dans les jeux de cette transparence, de cette résistance,
puis il se retrouvait tout entier. Il me semblait assister à ce spectacle
devant lequel s'égarent toutes les intelligences : à une naissance, la mienne.
Un autre être ? Pourquoi un autre ? Et il me semblait que je commençais alors
seulement d'exister.
Un peu plus loin, évoquant le souvenir de ces
moments exceptionnels qui vous poursuit jusque dans le « néant » quotidien, il
s'écrie :
Et
pourquoi dans un millième de seconde ne serai-je pas précipité de nouveau au
fond de cet être qui m'est plus intérieur que moi-même ?[262].
... C'était une
péritonite avec perforation [263];
le malade était désormais à l'agonie [...] Il ne me restait plus qu'à calmer
ses douleurs avec quelques piqûres de morphine et à attendre. [...] De la porte
me parvenait la plainte continue du mourant : « Jésus, aide-moi; docteur,
aide-moi » [...] comme une litanie d'angoisse [...] La mort était dans la
maison; j'aimais ces paysans, je sentais la douleur et l'humiliation de mon
impuissance. Alors pourquoi une si grande paix descendait-elle en moi?
Il me semblait être
détaché de toute chose, de tout lieu, éloigné de toute détermination, perdu
hors du temps, en un ailleurs infini. Je me sentais caché, ignoré des hommes,
comme une pousse sous l'écorce de l'arbre. Je tendais l'oreille à la nuit et il
me semblait être entré, d'un coup, dans le coeur même du monde. Un bonheur
immense, jamais éprouvé, était en moi, me remplissait tout entier, avec le
sentiment fluide d'une plénitude infinie. Vers l'aube, le malade approcha de la
fin. […] J'étais libre dans ces étendues silencieuses: je sentais encore en moi
le bonheur de la nuit. Je devais pourtant rentrer au village, mais en attendant
j'errais dans ces champs, faisant tourner allègrement mon bâton et sifflant mon
chien…
1984
Henri Michaux (1899-1984)
Grand sensible mystiquement, mais trop attaché à
comprendre et posséder en vue de construire une
« œuvre » : l’expérience tournera court.
Ineffable vide I (L'avenir de la perte de l'avoir)
Quelque chose partout, on ne sait où, rétrocède. Une impression aérienne remplace l'impression du compact. La matière a cessé d'être indiscutable.
[…]
Au lieu que les pratiques religieuses élèvent graduellement, grâce à des intermédiaires spiritualisants, ici le Spirituel d'emblée déborde.
De Lui, à partir de « lui », les croyances, sans distinction de religion, reçoivent, avec un éclairage de vérité, l'animation, la vie, l'accomplissement.
[…]
Ainsi le matériel, le personnel, le divers, en présence de l'infini, cèdent, abandonnent.
On était quelques minutes encore auparavant un possédant et, comme tout homme, un possédant constamment en voie d'acquérir et de s'approprier davantage. On était occupé à ces fonctions d'acquisition, de rétention et — ruminant mental — d'élaboration, d'intégration. Serait-ce, comme il semble, l' « Avoir qui maintient « ego », « hic et nunc », qui permet à chacun de continuer à être personnel ?
C'est cet « avoir », brusquement pompé, dans une soudaine désadhérence, qui a tout changé. On n'en a plus, on n'en refait plus. On y est complètement inintéressé.
La personne qui se maintient par renouvellement de l'avoir, qui par les multiples reprises se repersonnalisait incessamment, ne se continue plus.
Maintenant que, par abandon des prises, des retenues, des envies, maintenant qu'une maligne lyse a tout liquidé, qu'y a-t-il ? / Le Vide ?[264]
§
Une fonction
n'avait plus envie de fonctionner.
C'est tout. Je ne
voyais pas au-delà. Si j'étais défait, je l'ignorais.
[…] revint le
penser. Pas comme d'habitude. Incroyablement compréhensif. Vaste ce qu'il
découvrait, de plus en plus vaste, d'une vastitude inconnue.
[…]
Il y avait
contemplation.
Un immense
spectacle « élucidé » m'était présenté à contempler.
Vue
considérablement plus large qu'il ne m'est naturel, et avec plus d'éléments, de
plus de portée, parfaitement se répondant...
Comment cela se
faisait-il ?
J'étais au repos.
Première condition. D'abord le repos, pas un repos qui n'aurait été qu'une
absence de mobilité et qui bientôt serait devenu somnolence et tout eût été
perdu, mais un repos d'un degré au-delà, qui est abandon à la perte
d'intervention.
Plus aucun captage.
[…]
Être très éveillé
et suprêmement détaché.[…] Sans à ce moment y pouvoir le moins du monde
réfléchir, je sentais cette condition être capitale. Il y est interdit (et
impossible sans tout gâcher) de, si peu que ce soit, chercher à retenir tel ou
tel élément de pensée, à s'y arrêter un instant, à en ralentir une ; encore
moins à en prendre note, d'une façon ou d'une autre, à en rechercher
l'empreinte pour un futur souvenir.
Pas de référence
dans la contemplation. Voir, mais pas examiner. […]
À un moment, il y
eut un commencement de complaisance pour une pensée. C'était le retour, c'était
moi, cela - […] les tripotages de la curiosité qui revenait, la gourmandise
mentale, les plaisirs de l'intervention, le réveil de ce centre départageur qui
fait l'intelligent, donnant à mesure ses appréciations[265].
Et voici quelques
lignes que Billeter ne cite pas :
Domaine du calme.
J'y étais alors.
Vraiment.
Non pas en passant,
mais comme si à la manière d'une partie d'assemblage, j'avais été enclenché
dedans.
Accru, nouveau, total.
Calme fondamental. Retour à la base.
L'Inutile enfin
dissipé.
L'espace (à
contempler) et le temps (propre à contempler : plus scandé) et la respiration
ralentie (soutien du contemplateur), suffisante, égale, ces trois conjugués
propices aux vues d'ensemble étendue invitaient à la jouissance de ce qui va
avec majesté, avec souveraineté.
La grandeur était
là, incomparable.
Grandeur quand il
n'y a plus de raisonnement, et que cesse l'interception de l'intruse qui tout
le temps s'immisce partout. Grandeur, quand la restrictrice, la médiocrisante
est partie.
Ce qui alors passe
dans l'esprit, posément, non commenté, non analysé, passe contemplé[266].
1914
Témoignages issus des Enfers (1914-1953)
Ce texte comble une absence : il n’existe pas de
manuel rassemblant les témoignages extrêmes vécus dans la première moitié du
siècle passé pendant le grand chaos qui commence à la Première guerre mondiale
et qui ne deviendra moins insupportable que peu après la mort de Staline. Deux
dates séparées par légèrement moins de quarante ans, de la déclaration de
guerre d’août 1914 à la mort de Staline en 1953.
Sur cette courte période correspondant à une moitié
d’une vie humaine naturellement vécue de nos jours, s’accumule de multiples
désastres : deux “grandes guerres” et deux totalitarismes. Aussi les
témoignages abrupts qui nous sont parvenus rendent insignifiante une grande
partie de la littérature d’avant et d’aujourd’hui.
Les brûlures issues des chocs entre peuples et entre
idéologies concurrentes n’ont pas laissé toute liberté d’exprimer les
témoignages personnels en faisant peu de cas du bord auquel ils se rattachent,
afin qu’ils puissant enfin figurer à parts égales dans un « manuel de
mémoire » universel[267].
Il s’agit de ne proposer que quelques exemples au
lecteur confronté à l’océan des textes. Souvent pour un homme, un seul livre,
expérience d’une vie. Aussi ne peut-on s’en rapporter à une estimation
« d’auteurs » qui seraient reconnus par leur oeuvre. Les dates de
parution s’échelonnent sur un demi-siècle, du “roman” Le Zéro et l’infini de
Koestler au Journal de Klemperer, pour s’en tenir aux seuls messieurs K.
Bientôt ce travail ne pourra plus être assuré :
trop tôt les brûlures des chocs entre peuples et entre idéologies interdisaient
tout œcuménisme dans le choix, trop tard on perd les individus pour rejoindre
l’histoire abstraite des grands événements collectifs. La fenêtre est encore
ouverte avant la disparition des derniers survivants et celle de leurs
contemporains.
On peut distinguer deux populations de victimes :
Les combattants des deux guerres industrielles
mondiales (d’un plus grand nombre si l’on distingue théâtres d’opérations
et peuples concernés). Pour ceux-là, les témoignages des vainqueurs l’emportent
sur ceux des vaincus. Et les morts les plus nombreux sont ignorés, qu’ils
soient allemands, russes ou chinois.
Les civils, pour la première fois systématiquement et
intentionnellement “victimés”, « dégâts collatéraux », assassinats de
soudards ou accompagnant des luttes civiles incontrôlées. En premier lieu
celles de la Shoah. Pour elles le devoir de mémoire a été bien accompli par un
peuple qui connaît son importance à la suite d’une longue histoire de combat
pour sa survie et qui peut l’accomplir grâce à la culture de son élite. De même
la mémoire des victimes du Goulag et des purges ont été assez bien conservées
par les courageux dissidents, dans la grande tradition de la Maison des
Morts ; mais il faut ajouter deux cimetières oubliés, celui des
combattants pour la mauvaise cause perdus dans l’enfer de l’est ; enfin celui
d’innombrables asiatiques.
Nous regroupons géographiquement, car la nature se
moque des différences et peut-être des hommes dans La Ligne rouge de Terence
Mallick. Nous citons les traductions françaises des seuls que nous avons lus :
Topographie de
la terreur, Gestapo, SS et Office central de sécurité du Reich sur le
« Terrain Prins-Albrech »,
Documentation, Arenhövel, publié par Reinhard RÜRUP, Traduit de l’allemand par
Marcel Saché, Berlin, 1987, trad. française 2002. Remarquable par ses photos,
sa précision à faire découvrir la structure des institutions qui ont assuré
efficacement l’exercice de la terreur, ses brèves fiches biographiques des
bourreaux et des victimes.
Eliane
JEANNIN-GARREAU, Ombre parmi les ombres, Chronique d’une Résistance,
1941-1945, Muller édition, 1991, 121 pages. Un exemple
« typique » du parcours d’une résistante anonyme à Ravensbruck. Beau
témoignage d’une « paix » vécue ponctuellement dans la pire
situation, phénomène souvent rapporté (par exemple par Koestler dans son Testament
Espagnol).
Hans FALLADA, Seul
dans Berlin, Denoel Folio, 2004, « l’un des plus beaux livres sur la
résistance allemande antinazie » selon Primo Levi : celle des humbles
et des anonymes.
Imre KERTESZ, Être
sans destin, 1975, le cauchemar d’un adolescent qui deviendra grand
écrivain.
Geneviève DE GAULLE
ANTHONIOZ, La traversée de la nuit, Seuil Points. Récit de Ravensbruck,
expérience intérieure. Il n’est pas toujours nécessaire d’être long comme c’est
le cas de témoignages de 80 pages.
Primo LEVI, Si
c’est un homme, Julliard, 1990. Se questo è un uomo suivi de La
tregua est historiquement le premier très grand témoignage par un maître de
l’écriture sur la vie dans les camps puis le récit d’un retour de l’enfer
délirant.
Robert ANTELME, L’espèce
humaine, récit, Gallimard, 1957.
Victor KLEMPERER, I
shall bear witness, The diaries 1933-1941, et 1942-1945. Paru en
1995 en allemand, traduit en anglais en 1999, en français récemment. Journal
d’une très haute probité et d’une grande exactitude qui déborde largement le
cadre de la vie d’un observateur historien juif pour nous faire « vivre le
Troisième Reich » et partager son étouffement progressif. Le notable
universitaire deviendra une icône malgré lui du régime de la République
Démocratique Allemande, d’où la caractère tardif de la reconnaissance de son
chef d’œuvre – d’ailleurs jamais publié en RDA ! Il est par ailleurs
l’auteur de LTI, la langue du IIIe Reich.
[…]
Piotr GRIGORENKO, Mémoires,
Presses de la Renaissance, 1980. Pour comprendre l’humiliation russe que la
conscience d’un militaire soviétique de haut rang perdu – sauvé – par sa
droiture.
Varlam CHALAMOV, Récits
de Kolyma, La Découverte / Fayard, 1986. Réédition récente complétée.
« Le » chef-d’œuvre de toute la littérature russe
« dissidente » sur les camps. Admirables nouvelles-photographies
d’une condition qui se situe au-delà de l’humain. L’auteur s’efface totalement,
mais pour mieux nous faire sentir cette inhumanité au sens premier,
« manuel de résistance des matériaux, appliquée à l’homme » (Andrei
Siniavski). Textes d’une pureté admirable.
Iouri DOMBROVSKI, La
faculté de l’inutile, roman, Albin Michel, 1978. Panorama de l’univers
concentrationnaire – entre autres.
V.-A. KRAVCHENKO, J’ai
choisi la liberté, la vie publique et privée d’un haut fonctionnaire soviétique,
Editions Self, 1947. Ouvrage vrai. Il provoqua un célèbre procès dont l’auteur
fut finalement la victime de par son suicide. La réalité du haut fonctionnaire
et de ses amis sous la terreur – « une guerre intérieure » -
stalinienne.
Alexander DONAT, Veilleur
où en est la nuit ?, Seuil, 1967. Juif polonais résistant au
« Royaume de la mort ».
Jean-Paul SERBET, Polit-isolator,
Dix ans dans les prisons soviétiques, Laffont, 1961. Expérience unique
d’emprisonnement dans le secret d’un combattant de la guerre froide.
Vénédict EROFEIEV, Moscou-Pétouchki,
Roman, Albin Michel, 1976, 206 pages. Soliloque lyrique d’un ivrogne dans
le train (de l’histoire) : rien n’échappe à la dérision.
Joseph Martin
BAUER, Aussi loin que mes pas me portent, un fugitif en Asie soviétique,
1945-1952, Phébus, 2004. Un écrivain prête la main au récit en tout point
extraordinaire voire incroyable de l’odyssée d’un soldat allemand évadé.
Evguénia S.
GUINZBOURG, Le Vertige suivi du Le ciel de la Kolyma (Le
Vertige 2), Seuil Points, 1980. « L’autre » chef d’œuvre sur la
vie du Goulag. Étrangement vécu aussi à la Kolyma contrepoint du chef d’oeuvre
de Chalamov. Au désespoir ou plutôt au-delà de tout désespoir exprimé par ce
dernier répondent l’amour et la foi russe.
[…]
1943
Etty Hillesum (1914 - 1943).
Journal d’une libération spirituelle permettant de
servir autrui [268].
7 juillet 1942. Aujourd’hui c’est tout l’un ou tout
l’autre : ou bien on en est réduit à penser uniquement à soi-même et à sa
survie en éliminant toute autre considération, ou bien l’on doit renoncer à
tout désir personnel et s’abandonner. Pour moi cet abandon n’équivaut pas à la
résignation, à une mort lente, il consiste à apporter tout le soutien que je
pourrai là où il plaira à Dieu de me placer, au lieu de sombrer dans le chagrin
et l’amertume.
14 juillet. Quand je prie, je ne prie jamais pour
moi, toujours pour d’autres, ou bien je poursuis un dialogue extravagant,
infantile ou terriblement grave avec ce qu’il y a de plus profond en moi et que
pour plus de commodité j’appelle Dieu.
Le 15 juillet, Etty obtint un petit emploi au Conseil
juif, section « Affaires culturelles ».
20 juillet. Je suis intérieurement si légère, si
parfaitement exempte de rancœur. J’ai tant de force et d’amour en moi. […] Je
persiste à croire au sens le plus profond de cette vie ; je sais comment
vivre désormais.
23 juillet. En traversant aujourd’hui ces couloirs
bondés, j’ai été prise d’une impulsion soudaine : j’avais envie de
m’agenouiller sur le carrelage au milieu de tous ces gens. Le seul geste de
dignité humaine qui nous reste en cette période terrible : s’agenouiller
devant Dieu. Chaque jour j’apprends à mieux connaître les hommes et je vois de
plus en plus clairement qu’ils n’ont aucune aide à offrir à leurs
semblables : on est réduit à ses propres forces intérieures.
Maladie et mort de son ami. Convoquée pour le camp de
transit de Westerbork.
17 septembre. Le sentiment de la vie est si fort en
moi, si grand, si serein, si plein de gratitude, que je ne chercherai pas un
instant à l’exprimer d’un seul mot. […] C’est peut-être l’expression la plus
parfaite de mon sentiment de la vie : je me receuille en moi-même. Et ce
‘moi-même’, cette couche la plus profonde et la plus riche en moi où je me
recueille, je l’appelle ‘Dieu’. […] Ils sont en train de me parler calmement,
sans y prendre garde, et voilà que tout à coup leur détresse perce dans sa
nudité. Et j’ai devant moi une petite épave humaine, désespérée et ignorant
comment continuer à vivre. C’es là que mes difficultés commencent.
27 septembre. Quand, au terme d’une évolution longue
et pénible, poursuivie de jour en jour, on est parvenu à rejoindre en soi-même
ces sources originelles que j’ai choisi d’appeler Dieu […] alors on se retrempe
constamment à cette source et l’on n’a plus à redouter de dépenser trop de
forces.
8 octobre. Chaque fois qu’une femme, ou un enfant
affamé, éclataient en sanglots […] je m’approchais et je me tenais là […] et en
moi-même je m’adressais à cette créature tassée sur elle-même et
désemparée : ‘Allons ce n’est pas si grave, ce n’est pas si terrible’. Et
je restais là, j’offrais ma présence, que pouvait-on faire d’autre ?
Parfois je m’asseyais à côté de quelqu’un, je passai un bras autour de son
épaule, je ne parlais pas beaucoup, je regardais les visages. Rien ne m’était
étranger, aucune manifestation de souffrance humaine. Tout me semblait
familier, j’avais l’impression de tout connaître d’avance et d’avoir vécu cela
une fois dans le passé.
Lettres adressées du camp de triage de Westerbork où
elle a été transférée en novembre.
8 juin 1943. Chers amis, Il ne reste plus beaucoup
de lande ici entre les barbelés, on construit sans arrêt de nouvelles baraques.
[…] Je viens à l’instant de monter sur une caisse oubliée parmi les buissons
[…] Les wagons de marchandise étaient entièrement clos, on avait seulement ôté
çà et là quelques lattes et, par ces interstices, dépassaient des mains qui
s’agitaient comme celles de noyés. Le ciel est plein d’oiseaux, les lupins
violets s’étalent avec un calme princier, […] et sous nos yeux s’accomplit un
massacre, tout est si incompréhensible. Je vais bien. Affectueusement. Etty.
3 juillet. Un être humain ne reçoit peut-être pas
plus de souffrance à endurer qu’il ne peut – et si la limite est atteinte, il
meurt de lui-même. […] Je vais essayer de vous décrire comment je me sens, mais
je ne sais si mon image est juste. Quand une araignée tisse sa toile, elle
lance d’abord les fils principaux, puis elle y grimpe elle-même, n’est-ce
pas ? L’artère principale de ma vie s’étend déjà très loin devant moi et
atteint un autre monde. On dirait que tous les événements présents et à venir
ont déjà été pris en compte quelque part en moi…
5 juillet. Cela vous paraît sans doute étrange,
mais si l’on voulait donner une idée de la vie de ce camp, le mieux serait de
le faire sous forme de conte. La détresse, ici, a si largement dépassé les
bornes de la réalité courante qu’elle en devient irréelle. Parfois en marchant
dans le camp, je ris toute seule, en silence, de situations totalement
grotesques, il faudrait vraiment être un très grand poète pour les décrire.
8 août. …je ne cesse de faire cette expérience
intérieure : il n’existe aucun lien de causalité entre le comportement des
gens et l’amour que l’on éprouve pour eux. L’amour du prochain est comme une
prière élémentaire qui vous aide à vivre. La personne même de ce ‘prochain’ ne
fait pas grand-chose à l’affaire.
Une dernière carte jetée du train pour Auschwitz est
datée du 7 septembre 1943. Etty Hillesum meurt le 30 novembre.
1977
Evguénia Guinzbourg (1906-1977)
Pitié, fraternité, amour – dans les camps – après
l’intensité de l’arrachement à la vie humaine ordinaire. Tout le symétrique de
Chalamov qui lui succède chronologiquement, mais passa avant par les camps de
la Kolyma glacée. De l’un et de l’autre deux visions antinomiques sur
l’Archipel du Goulag.
‘Instantané’ sur le besoin le plus profond de l’homme
: “Ici vivaient des enfants” [269].
Le combinat pour
enfants, c'est aussi une zone[270].
Avec un poste de garde, un portail, des baraques et des barbelés. Mais si les
baraques sont standard, les inscriptions qu'on lit sur leurs portes sont
inattendues. « Nourrissons »... « Sevrés »... « Débrouillés »...
Pour commencer, on
me met chez les débrouillés. Cela me rend d'un seul coup une faculté perdue :
celle de pleurer. Depuis plus de trois ans, un désespoir sec me brûlait les
yeux. Et voici qu'en ce jour de juin 40, assise sur un petit banc bas dans un
coin de cet étrange local, je pleure. Je pleure comme une fontaine, avec de
grands soupirs, comme notre nourrice Fima, en hoquetant et mouchant à la
manière des femmes de la campagne. C'est le choc. Il me sort de l'hébétude des
derniers mois. Oui, sans aucun doute, je suis dans une baraque de détention.
Mais elle sent la bouillie tiède et les culottes mouillées. Quelqu'un a eu
l'idée monstrueuse de marier tous les attributs de l'univers carcéral avec ces
choses simples, humaines, d'un quotidien attendrissant, que j'ai laissé là-bas,
dans un monde à jamais inaccessible, et qu'il me semble maintenant n'avoir
connu qu'en rêve.
Courant et
clopinant avec des cris aigus, des rires et des flots de larmes, une trentaine
d'enfants de l'âge qu'avait mon petit Vassia au moment de notre séparation
parcouraient la baraque en tous sens. Chacun défendait sa place sous le soleil
de la Kolyma[271]
dans une lutte sans trêve contre les autres. Ils s'assenaient sans pitié de
grands coups sur la tête, se prenaient aux cheveux, se mordaient...
Ils éveillèrent en
moi des instincts ataviques. J'aurais voulu les rassembler tous autour de moi
et les serrer bien fort pour les défendre contre les éléments. J'aurais voulu
me lamenter tout haut sur leur sort, comme une vieille nourrice : « Oh, mes
pauvres petits poulets... Oh, mes malheureux petits lapins... »
Je fus tirée de cet
état par Ania Cholokhova, avec qui je devais travailler en tandem. Cette femme
était le bon sens et l'activité incarnés. Le nom russe de Cholokhova lui venait
de son mari. Elle-même était Allemande et anabaptiste mennonite, habituée
depuis l'enfance à la ponctualité. Le genre de gens qu'on appelle dans les
camps des « fignoleurs ».
« Écoutez-moi,
Génia », dit-elle en posant sur la table une marmite d'où s'échappait le parfum
supraterrestre d'un plat de viande, « si jamais un des chefs vous voit dans cet
état, vous êtes bonne pour repartir dès demain à l'abattage des arbres. Comme
trop nerveuse... Ici, il faut avoir des câbles à la place des nerfs.
Reprenez-vous ! Du reste, c'est l'heure de faire manger les enfants, et je ne
m'en tirerai pas toute seule. »
Ce serait péché de
prétendre qu'on les laissait mourir de faim. Non. Ils mangeaient leur content,
et si j'en crois mon jugement d'alors, la nourriture était même bonne. Mais le
fait est que tous mangeaient comme des détenus miniatures : hâtivement, d'un
air concentré, en raclant soigneusement leur écuelle de fer-blanc avec un
morceau de pain, ou simplement à coups de langue. On était frappé par la
coordination de leurs mouvements, anormalement bonne pour leur âge. Mais quand
je le dis à Ania, elle eut un geste amer :
«
Pensez-vous ! Pour manger, ça oui ! parce que c'est la lutte pour la
vie. Mais quand il s'agit de faire leurs besoins, il y en a bien peu qui
demandent le pot. On ne les y a pas dressés. Et d'une manière générale, leur
développement... Enfin, vous verrez vous-même... »
Le lendemain,
j'avais compris. Oui, de l'extérieur ils me rappelaient tous douloureusement
Vassia. Mais seulement de l'extérieur. A quatre ans, Vassia débitait par cœur
d'énormes morceaux de Tchoukovski et de Marchak[272],
reconnaissait les marques de voitures, dessinait de superbes cuirassés et une
des tours du Kremlin avec ses étoiles. Tandis que ceux-ci !
« Voyons, Ania, ils
ne parlent pas encore ? »
Seuls quelques-uns
de ces enfants qui avaient déjà quatre ans prononçaient certains mots, et
encore sans les lier entre eux. Ce qui dominait, c'était le hurlement
inarticulé, la gesticulation, la bagarre.
« Comment
parleraient-ils ? Qui a jamais essayé de leur apprendre ? Qu'ont-ils entendu
jusqu'ici ? m'expliqua Ania d'un ton neutre. Dans le groupe des nourrissons,
c'est simple, ils restent tout le temps couchés dans leurs lits. Ils peuvent
bien s'époumoner, personne ne les prend. Interdit. On doit seulement changer
les couches mouillées. Si on a assez de linge, bien entendu. Dans le groupe des
sevrés, ils sont entassés dans des parcs et se traînent à quatre pattes dans
tous les sens ; on évite qu'ils s'entre-tuent ou se crèvent les yeux les uns
aux autres, c'est tout. Et dans le troisième groupe, vous voyez vous-même. Déjà
bien beau si on arrive à les faire tous manger et passer sur le pot.
— Il
faudrait les prendre en main. Leur chanter des chansons... Leur dire des
poésies... Leur raconter des contes de fées...
—
Essayez ! Moi, le soir, j'ai tout juste la force de me traîner jusqu'à mon
châlit. Alors, les contes de fées... »
Effectivement, nous
avions du travail par-dessus la tête. Apporter de l'eau quatre fois par jour
depuis la cuisine située à l'autre bout de la zone, et parcourir le même chemin
avec les lourdes marmites pleines de nourriture. Et puis, bien entendu, faire
manger les enfants, les mettre sur le pot, les changer de culotte, les défendre
contre les énormes moustiques blanchâtres... Mais surtout, laver par terre. Un
trait caractéristique de l'administration des camps en général était en effet
l'obsession maladive de la propreté des sols. [ …] Au combinat pour enfants,
nos planchers faisaient l'objet de la même surveillance sourcilleuse. Et comme
aucune couche de peinture ne les protégeait, nous devions les gratter avec un
couteau jusqu'à ce qu'ils brillent.
Un jour, j'essayai
tout de même de mettre mon projet à exécution. Armée d'un vieux bout de crayon
et d'un morceau de papier que j'avais réussi à me procurer, je dessinai sous
les yeux des enfants la petite maison classique avec deux fenêtres et une
cheminée qui fume.
Les premiers à
réagir furent Stassik et Vérotchka, des jumeaux de quatre ans qui rappelaient
plus que tous les autres les enfants du « continent[273]
». Ania m'avait parlé de leur mère : simple délinquante et non truande,
coupable tout au plus de s'être trompée dans des additions, cette Sonia était
une femme bien, tranquille, d'âge moyen. […]
Et je m'étais
rappelé aussitôt que Stassik et Vérotchka étaient les seuls de tout le groupe à
connaître ce mot énigmatique : « maman ». Maintenant que leur mère était au
loin, ils répétaient parfois le mot d'un ton d'interrogation triste, tout en
regardant autour d'eux avec perplexité.
« Regarde », dis-je
donc à Stassik en lui montrant la maison dessinée, « qu'est-ce que c'est ?
— Une baraque »,
répondit assez distinctement le petit garçon.
En quelques coups
de crayon, j'installai un chat près de la maison. Mais personne ne le reconnut,
même pas Stassik. Jamais ils n'avaient vu un animal si rare. Alors j'entourai
la maison de l'idyllique clôture traditionnelle.
« Et ça, qu'est-ce
que c'est ?
— Une zone, une
zone! » s'écria joyeusement Vérotchka en battant des mains.
Un jour je
remarquai que le soldat du poste de garde, à l'entrée du combinat, jouait avec
deux petits chiots. Ils gigotaient sur une vieille guenille posée sans façon
sur la table de service, près du téléphone. Notre féroce gardien les grattait
tantôt derrière les oreilles, tantôt sous le cou, et son visage de paysan était
si plein de douceur et d'humour tendre, que je me décidai :
« Citoyen
factionnaire ! Donnez-les moi ! Pour les enfants... Vous savez, ils
n'ont jamais rien vu, rien, absolument rien... Nous les nourrirons... Nous
avons parfois des restes... »
Déconcerté par
cette requête inattendue, il n'eut pas le temps d'effacer son expression
d'humanité et d'appliquer sur son visage le masque habituel de la vigilance. Je
l'avais pris au dépourvu. Entrebâillant la porte du poste de garde, il me
tendit les chiots avec leur litière.
« Bon, d'accord
pour une quinzaine de jours... Le temps qu'ils grandissent un peu... Mais après
vous me les rendrez. C'est des chiens de service ! »
Dans le vestibule,
à l'entrée de la baraque des débrouillés, nous installâmes donc « un coin des
animaux ». Les enfants en tremblaient d'enthousiasme. À présent la punition la
plus terrible était : « Tu n'iras pas voir les petits chiens ! » Et le
plus fort des encouragements : « Tu viendras avec moi donner à manger aux
petits chiens ! » Même les plus agressifs et les plus gloutons parmi eux
mettaient volontiers de côté un petit morceau de leur pain blanc pour Écuelle
et Gamelle. C'est ainsi que nous avions baptisé les chiots, en prenant des mots
bien compréhensibles parce qu'ils faisaient partie de la vie quotidienne. Les
enfants avaient saisi le côté plaisant de ces noms et ri de bon coeur.
Tout cela prit fin
cinq jours plus tard. Par une grosse histoire. Le médecin-chef du combinat, une
citoyenne libre nommée Evdokia Ivanovna, se mit dans tous ses états en
découvrant notre « coin des animaux ».
Un foyer
d'infection ! Ah, on avait eu bien raison de la prévenir que cette
Cinquante-huit était capable de tout!
Elle ordonna que
les chiots fussent immédiatement rendus au gardien, et nous passâmes quelques
jours plus mortes que vives dans l'attente du châtiment : fini le travail
facile, à nous la fenaison ou l'abattage des arbres.
1982
Varlam Chalamov (1907 - 1982)
Le pin nain[274]
Dans
l'Extrême-Nord, là où la taïga rejoint la toundra, parmi les bouleaux nains,
les buissons bas des sorbiers couverts de grosses baies jaune clair et
aqueuses, parfaitement inattendues, et les mélèzes vieux de six cents ans qui
n'arrivent à maturité qu'au bout de trois cents ans, il y a un arbre spécial :
le pin nain. C'est un lointain parent du cèdre, un conifère : un arbuste à
feuilles persistantes avec un tronc plus gros que le poing et long de deux ou
trois mètres. I1 se contente de peu et pousse les racines accrochées dans la
moindre fente du versant montagneux rocailleux. I1 est vaillant et têtu comme
tous les arbres du Nord. I1 a une incroyable sensibilité.
L'automne
s'attarde, la neige et l'hiver devraient déjà être là. Des nuages bas, bleu
sombre, comme plein d'ecchymoses, défilent depuis de longues journées au bord
de l'horizon tout blanc. Et aujourd'hui, au matin, le vent pénétrant de
l'automne est devenu d'un calme menaçant. Est-ce un présage de neige? Non, il
ne neigera pas. Le pin nain ne s'est pas encore couché. Et les journées
s'écoulent, il n'y a pas de neige, les nuages vagabondent quelque part derrière
la montagne, un petit soleil pâle s'est levé dans le ciel immense et c'est
toujours l'automne...
Mais le pin nain se
recourbe. De plus en plus bas, comme sous un fardeau infini, sans cesse
grandissant. I1 égratigne la pierre de son faîte et se presse contre terre en
écartant ses pattes d'émeraude. Il s'aplatit. Il ressemble à une pieuvre avec
des plumes vertes. Et, couché, il attend un jour ou deux; le ciel blanc déverse
enfin une neige poudreuse et le pin nain s'enfonce dans son hibernation comme
un ours. La montagne blanche se couvre de grosses ampoules neigeuses : ce sont
les arbustes de pin nain couchés pour l'hiver.
Et à la fin de
l'hiver, quand la neige recouvre encore la terre sur une épaisseur de trois
mètres, quand les tempêtes ont tassé dans les gorges une neige dure qui ne peut
être entamée qu'au fer, les hommes attendent en vain les signes avant-coureurs
du printemps, bien que c'en soit déjà l'époque selon le calendrier. Mais la
journée ne se distingue en rien d'un jour d'hiver : l'air est coupant et sec et
ne diffère en rien de celui de janvier. Heureusement, les sensations de l'homme
sont trop faibles et sa perception trop simple ; d'ailleurs, il n'a pas
beaucoup de sens, il n'en a que cinq, ce qui est tout à fait insuffisant pour
la prédiction et la divination.
La nature est plus
fine que l'homme dans ses sensations. Nous en savons quelque chose. Songez aux
poissons de l'espèce des saumons qui ne viennent frayer que dans la rivière où
a été pondu l'oeuf qui leur a donné naissance. Songez aux routes mystérieuses
des migrations d'oiseaux. Les plantes et les fleurs baromètres sont pléthore.
Mais voilà que dans
la blancheur neigeuse infinie, dans l'entière désespérance, se dresse soudain
le pin nain. Il secoue la neige de sa ramure, se redresse de toute sa hauteur et
lève vers le ciel ses aiguilles vertes, givrées, à peine roussies. Il entend
l'appel du printemps qui ne nous est pas perceptible et, lui faisant confiance,
il se redresse, le premier de tous dans le Nord. L'hiver est terminé.
Il peut se produire
autre chose : un feu de camp. Le pin nain est trop confiant. Il déteste tant
l'hiver qu'il est prêt à croire en la chaleur d'un feu de camp. Si l'on en fait
brûler un en hiver à proximité d'un buisson de pin nain recourbé, tordu pour son
hibernation, il se redresse. Le feu s'éteint, et le conifère déçu se courbe à
nouveau avec des larmes de dépit et se couche au même endroit. Et la neige
l'ensevelit.
Non, il n'est pas
seulement le prophète du temps. Le pin (83) nain est l'arbre de l'espoir :
c'est l’unique arbre à feuilles persistantes de tout le Grand Nord. Dans la
neige blanche étincelante, sa ramure d'aiguilles vert mat dit le Sud, la
chaleur, la vie. L'été, il est modeste et passe inaperçu : tout fleurit aux
alentours avec vélocité pour tâcher d'atteindre un plein épanouissement pendant
le bref été du Nord. Les fleurs du printemps, de Pété et de l'automne se
chassent les unes les autres en une impétueuse floraison. Mais l'automne
approche, et tombent les petites aiguilles jaunies qui laissent les mélèzes à
nu, l'herbe des champs se pelotonne et se dessèche, la forêt se dénude et on
peut alors apercevoir sur l'herbe jaune pâle et sur la mousse grise le
flamboiement des grandes torches vertes de pin nain.
J'ai toujours
considéré le pin nain comme l'arbre russe le plus poétique, bien plus que le
saule pleureur tant vanté, que le cyprès ou les platanes Et ses bûches donnent
davantage de chaleur.
1983
Arthur Koestler (1905-1983).
Arthur Koestler livre[275] les
dures conditions qui précèdent une remarquable description d’une
« irruption mystique ». Elle est suivie d’un non moins remarquable
commentaire.
Le vécu mystique n’est pas limité par l’innocence
religieuse du sujet et ne demande aucune préparation volontaire.
L’Inopinée survient par besoin extrême :
[…] J'avais pénétré
par ruse dans le camp ennemi et j'avais fait tout ce qui était en mon pouvoir
pour nuire à sa cause. Mon état était donc la conséquence logique d'un risque
consciemment accepté ; la situation était nette, propre, équitable. […] On ne
peut même pas dire, songeais-je en arpentant la cellule 40, que le châtiment
soit hors de proportion avec le crime. Une guerre civile, comme une révolution,
a des normes plus dures que le droit international. La ruse à laquelle j'avais
eu recours à Lisbonne était particulièrement infâme. Dans L'Espagne
ensanglantée, j'avais accusé l'adversaire de certaines atrocités tout en
doutant de l'authenticité de la documentation employée; il était normal que je
fusse mis à même de contrôler mes dires par une expérience personnelle. […]
Mon journal de
prison contient cette prière faite avec un demi-sérieux : « Accorde-moi, ô
Seigneur, le droit de rouspéter, le droit de maudire mon travail, de ne pas
répondre aux lettres, et d'être un poison pour mes amis. Vais-je jurer de
devenir meilleur si ce calice s'écarte de moi? Nous savons bien tous les deux,
Seigneur, que ces promesses arrachées par la contrainte ne sont jamais tenues.
Ne me fais pas chanter, Seigneur Dieu, et n'essaye pas de faire de moi un
saint. Amen. »
Les réflexions que
j'ai notées jusqu'ici étaient toutes sur le plan rationnel. Mais, à mesure que
nous procéderons vers l'intérieur, nous en rencontrerons d'autres, de plus en
plus gênantes et difficiles à réduire en mots. En outre, ils se contrediront
l'un l'autre, car nous traversons ici des couches liées par le ciment de la
contradiction.
Le jour où je fus
arrêté, je crus trois fois mon exécution imminente : la première, dans la sala
de la villa Santa Lucia, trois revolvers dirigés vers mes côtes ; pour la
seconde, lorsque la voiture s'arrêta sur le terrain d'exécution improvisé du
camino nuevo; la troisième, quelques heures plus tard, lorsque, m'ayant annoncé
que je serais fusillé dans la nuit, on me fit sortir du poste de police au
crépuscule et monter dans un camion, avec cinq hommes derrière moi, le fusil
sur les genoux, de sorte que je crus que nous roulions vers le cimetière alors
que c'était seulement vers la prison.
Les trois fois, je
bénéficiai du phénomène bien connu de la double conscience, un détachement qui
tient du rêve et de l'étourdissement et sépare le moi conscient du moi agissant
- le premier devenant un observateur détaché, le second un automate, tandis que
l'air vous vibre aux oreilles comme au creux d'un coquillage. Cela n'est pas du
tout désagréable ; ce qui le devient, c'est la réunion des deux parties
séparées ramenant avec elle tout son poids de réalité.
Ces événements du
même jour et des trois suivants avec leurs exécutions en masse, avaient
apparemment provoqué un ébranlement et un déplacement des couches psychiques
profondes, une diminution des résistances et [126] une nouvelle disposition de
structure qui les laissa provisoirement ouvertes au nouveau type d'expériences
dont je veux parler.
Ici commence la description du vécu précédant
immédiatement l’état mystique, émerveillement indescriptible d’une libération.
Soulignons « la légère gêne tapie » qui termine provisoirement la
grande paix, surtout l’état « encore plus réel » et l’effet
« tonique » qui s’ensuit :
Je le rencontrai
pour la première fois, un jour ou deux après mon transfert à Séville. J'étais
devant la fenêtre de la cellule 40 et, avec une tige de fer arrachée au ressort
du matelas, je gravais des formules mathématiques sur le mur. Les
mathématiques, la géométrie descriptive en particulier, avaient été le
passe-temps favori de ma jeunesse, négligé par la suite pendant des années.
J'essayai de me rappeler comment l'on établit la formule de l'hyperbole, et n'y
parvins pas ; puis je recherchai celles de l'ellipse et de la parabole et, à ma
grande joie, les trouvai. Enfin, je m'appliquai à la démonstration d'Euclide
prouvant que la suite des nombres premiers est illimitée.
Les nombres
premiers sont les nombres non divisibles, tels que 3, 13, 17, etc. On pourrait
croire que, en s'élevant dans les séries numériques, les nombres premiers
deviennent plus rares, chassés par les produits de plus en plus nombreux des
petits nombres, et que l'on finirait par arriver à un nombre qui serait le
nombre premier le plus élevé, la dernière vierge numérique. La démonstration
d'Euclide prouve de façon simple et élégante qu'il n'en est rien, et que, à
quelque région astronomique que l'on accède, on trouve toujours des nombres qui
ne sont pas le produit de nombres plus petits, mais sont engendrés, pour ainsi
dire, par immaculée conception [276].
Depuis que j'avais fait connaissance à l'école avec la démonstration d'Euclide,
celle-ci m'avait toujours rempli d'une satisfaction profonde, plus esthétique
qu'intellectuelle. En retrouvant à présent la méthode et en gravant les
symboles sur le mur, j'éprouvai le même enchantement.
Et voici que je
compris soudain pour la première fois la raison de cet enchantement : les
symboles griffonnés sur le mur représentaient un des rares cas où la
description d'une qualité significative de l'infini est atteinte par des moyens
précis et finis. L'infini est une masse mystique environnée de brume :
pourtant, il était possible d'en acquérir une certaine connaissance sans
s'embourber dans des ambiguïtés louches. La signification de ceci m'envahit
comme une onde. L'onde avait son origine dans une découverte verbale articulée,
mais celle-ci s'évapora aussitôt, ne laissant dans son sillage qu'une essence
ineffable, un parfum d'éternité, un frémissement de la flèche dans l'azur. Je
dus rester ainsi quelques instants immobile, en transe, habité par une
réalisation sans parole : « C'est parfait - parfait » ; jusqu'au moment où je
m'avisai d'une légère gêne mentale tapie au fond de mon esprit, quelque détail
trivial gâtant la perfection de l'instant. Puis, je me rappelai la nature
de cette gêne irritante : j'étais en prison et pouvais être fusillé. Mais à
cela répondit aussitôt un sentiment dont la traduction en mots serait : « Et
alors? Ce n'est que ça? Tu n'as pas de préoccupation plus grave? » - réponse
aussi spontanée, vive, amusée, que si la gêne intruse avait été la perte d'un
bouton de col. Puis, je me remis à flotter dans un fleuve de paix sous des
ponts de silence. Il ne venait de nulle part et n'allait nulle part. Puis il
n'y eut plus ni fleuve ni moi. Le moi avait cessé d'exister.
Il est très
embarrassant d'écrire une telle phrase quand on a lu The Meaning of Meaning et
grignoté du positivisme logique, quand on aspire à la précision verbale et
déteste le vague et le nébuleux. Mais l'expérience « mystique », comme nous
l'appelons de façon équivoque, n'est ni nébuleuse, ni vague, ni molle - elle
ne le devient que lorsque nous l'avilissons par l'expression verbale.
Cependant, pour communiquer ce qui est incommunicable par nature, il faut bien
le traduire en mots, et l'on se trouve dans un cercle vicieux. Quand je dis : «
le moi avait cessé d'exister », je rapporte une expérience concrète aussi
incommunicable verbalement que le sentiment provoqué par un concerto de piano,
mais tout aussi réel - encore plus réel. En fait, sa marque essentielle est la
sensation que cet état est plus réel que tous ceux qu'on a éprouvés
jusqu'alors, que, pour la première fois, le voile est tombé, et qu'on est en
contact avec « la réalité réelle », l'ordre caché des choses, le tissu du monde
révélé par les rayons X et obscurci, à l'état normal, par des couches opaques.
Ce qui distingue ce
genre d'expérience du ravissement émotif causé par la musique, les paysages ou
l'amour, est que le premier a un contenu nettement intellectuel ou plutôt
nouménal. Il a un sens, bien que celui-ci ne s'exprime pas en termes de
discours. Les transcriptions verbales les plus proches sont l'unité et
l'interdépendance de tout ce qui existe, une interdépendance comme celle des
champs de gravitation ou des vases communicants. Le « moi » cesse d'exister
parce qu'il est, par une espèce d'osmose mentale, entré en communication avec
le tout universel, et a été dissous en lui. C'est cet état de dissolution et
d'expansion illimitée que l'on éprouve sous forme de « sentiment océanique »,
comme la disparition de toute tension, la sérénité absolue, la paix qui
transcende toute intelligence.
Le retour au bas
ordre de la réalité se fit pour moi peu à peu comme le réveil de l'anesthésie.
Je retrouvai l'équation de la parabole gravée sur le mur sale, le lit de fer et
la table de fer, la bande bleue de ciel andalou. Mais il ne me restait aucun
arrière-goût pénible comme dans les autres modes d'intoxication. Au contraire,
un effet tonique de sérénité, destructeur de la peur, se prolongea pendant des
heures et des jours. On eût dit qu'une dose massive de vitamines m'avait été
injectée dans les veines. Ou, pour changer de métaphore, je repris mon voyage
autour de ma cellule comme une vieille voiture dont on vient de recharger les
batteries.
Je ne sus jamais si
l'expérience même avait duré quelques minutes ou une heure. Elle se
reproduisit, au début, deux ou trois fois par semaine, puis les intervalles
devinrent plus longs. Elle ne pouvait jamais être provoquée volontairement.
Après ma libération, elle devint plus rare encore, ne revenant qu'une ou deux
fois par an. Mais, à cette époque, les fondations d'un changement de
personnalité étaient accomplies.
Je désignerai
désormais ces expériences par « les heures à la fenêtre ».
Koestler sépare ici par un espace blanc son témoignage
de son commentaire :
La conversion
religieuse du lit de mort ou de la cellule du condamné est une tentation
presque irrésistible. Cette tentation a deux côtés :
L'un joue sur la
peur nue, sur l'espoir d'un salut individuel par une capitulation sans
condition des facultés critiques à quelque forme archaïque de démonologie.
L'autre est plus subtil. Face à l'Absolu, au suprême nada, l'esprit peut
s'ouvrir à l'expérience mystique. Celle-ci peut être considérée comme « réelle
», à la manière d'un élément subjectif indiquant une réalité objective qui
échappe ipso facto à la compréhension. Mais, l'expérience étant sans expression
verbale, sans forme sensorielle, couleur ni mots, se prête à toutes sortes de
transcription, soit visions de la croix, soit déesse Kali ; celles-ci
ressemblent aux rêves d'un aveugle-né et peuvent prendre l'intensité d'une
révélation. Ainsi, une expérience mystique authentique peut amener une
conversion de bonne foi à n'importe quelle religion : christianisme,
bouddhisme ou adoration du feu.
Je livrai donc une
guerre sur deux fronts : contre la façon de penser concise, rationnelle,
matérialiste qui, en trente-deux ans d'entraînement à la netteté mentale, était
devenue une habitude et une nécessité comme l'hygiène corporelle - et contre la
tentation de céder et de rentrer dans le ventre chaud et protecteur de la foi.
Avec ces nocturnes cris étouffés de madre et socorro dans l'oreille, la seconde
solution paraissait aussi attirante et naturelle que de se mettre à couvert
d'un tir dont on est la cible.
Les « heures à la
fenêtre » qui avaient commencé par la réflexion rationnelle que les
propositions finies sur l'infini étaient possibles - et qui, en fait,
représentaient une série de ces propositions sur un plan non rationnel -
m'avaient convaincu qu'il existe un ordre plus haut de réalité qui seul donnait
un sens à la vie. J'en vins plus tard à l'appeler « la réalité du troisième
ordre ». Le monde étroit de la perception sensorielle constituait le premier
ordre ; ce monde sensoriel était enveloppé par le monde conceptuel qui
contenait des phénomènes non directement perceptibles, tels que la gravitation,
les champs électromagnétiques et l'espace courbe. Ce second ordre de réalité
comblait les lacunes et donnait un sens au décousu absurde du monde sensible.
De même, le
troisième ordre de la réalité enveloppait, pénétrait le second et lui donnait
un sens. Il contenait des phénomènes « occultes » qui ne pouvaient être
appréhendés ou expliqués ni au niveau sensoriel ni au niveau conceptuel, et
pourtant les envahissaient parfois comme des météores spirituels perçant la
voûte primitive des cieux. Tout comme le
monde conceptuel révélait les illusions et
les déformations des sens, le « troisième ordre » révélait que le temps,
l'espace et la causalité, que l'isolement, 1a séparation et les limitations
spatio-temporelles du moi n'étaient que des illusions d'optique d'un niveau
plus élevé. Si l'on s'en remettait aux illusions du premier type, le soleil se
noyait chaque soir dans la mer, et un moucheron dans l'oeil était plus grand
que la lune; si c'était l'ordre conceptuel que l'on prenait pour l'ultime
réalité, le monde devenait un conte tout aussi absurde, conté par un idiot ou
par des électrons idiots qui faisaient que des enfants étaient écrasés par des
autos et que des petits paysans andalous recevaient des balles de fusil dans le
coeur, la bouche, les yeux, sans rime ni raison. De même que l'on ne sent pas
dans sa peau l'attirance de l'aimant, de même on ne pouvait espérer enfermer
dans des termes connus la nature de la suprême réalité. C'était un texte écrit
avec de l'encre invisible; et, bien qu'on ne pût pas le lire, le fait qu'on
savait qu'il existait suffisait à altérer la texture de notre existence et à
faire se conformer nos actions au texte.
Je me plus à la
métaphore suivante : le capitaine d'un bateau s'embarque, ayant en poche des
instructions dans une enveloppe scellée qu'il n'aura le droit d'ouvrir qu'en
pleine mer. Il attend avec impatience cet instant qui mettra fin à toute
incertitude, mais, le moment venu, et l'enveloppe ouverte, il ne trouve qu'un
texte invisible qui défie tous les efforts de la chimie. Par-ci par-là, un mot
devient visible, ou le chiffre d'un méridien, puis s'efface de nouveau. Il ne
connaîtra jamais d'instructions précises; et ne saura pas s'il les a accomplies
ou bien s'il a failli à sa mission. Mais la présence des instructions dans sa
poche, même indéchiffrables, fait qu'il pense et agit différemment du capitaine
d'un bateau de plaisance ou d'un navire de pirate.
J'aimais aussi à
penser que les fondateurs de religion, prophètes, saints et mages avaient été
par moments capables de lire un fragment du texte invisible; après quoi, ils
l'avaient tellement gonflé, dramatisé, orné, qu'ils n'auraient pu dire
eux-mêmes quelles en étaient les parties authentiques.
Un testament
espagnol ne contient que quelques allusions à tout cela; en partie, comme je
l'ai dit, parce qu'à l'époque où je l'écrivais la guerre d'Espagne n'était pas
terminée, et je ne voulais pas m'abandonner à l'introspection, et en partie
parce que j'étais encore trop bouleversé pour rendre clairement compte, fût-ce
à moi-même, de ce qui s'était passé dans la cellule 40.
Quand je fus
autorisé pour la première fois, au bout de soixante-quatre jours de cellule, à
sortir pour la promenade et eus mes premiers contacts avec d'autres prisonniers,
ils étaient trois dans le patio […]
1999
Eliane Jeannin-Garreau (1911-1999)
Allongée sur le sol, ou recroquevillée sur l'intense douleur qu'elle ressentait au plexus solaire depuis quelque temps, elle n'arrivait pas toujours à dormir. C'est au retour qu'elle m'a dit (car entre nous les effusions n'étaient pas de mise) qu'elle venait chercher des forces vitales auprès de moi, et qu'elle en recevait. Je l'ai crue : il y avait réellement des échanges extraordinaires entre ces êtres que le jeûne et les souffrances amenaient à des états inhabituels. Je me souviens d'un soir, sur la route du retour, où j'ai eu soudain la sensation que, marchant silencieusement à mon côté, elle était en train de mourir. Je l'ai comme prise en charge dans mon cœur, j'ai intensément prié pour elle, et je l'ai sentie lentement revenir à la vie. Sans un mot. Sans la toucher. Et ce lien mystérieux jouait dans les deux sens : je n'ai pas été pour elle plus qu'elle n'a été pour moi. Il est un verset de l'Écriture Sainte qui dit ‘Un frère qui est aidé par son frère est comme une citadelle fortifiée’ [277].
2008
Alexandre I. Soljenitsyne (1918-2008)
[peut-être ?]
Cf dossier[278]
1986
Bernadette Roberts (1931- 1986)
Saint Jean de la
Croix propose toutes sortes de solutions, dont celle-ci : [279]
« Dieu
n'aime rien hors de Lui-même. Il n'y a aucune chose qu'Il aime d'un moindre
amour que celui dont Il S'aime Lui-même. Il n'aime pas les choses pour ce
qu'elles sont en soi, mais pour ce qu'Il est en Lui-même... D'où vient que pour
Dieu, aimer l'âme, c'est la mettre d'une certaine manière en Lui-même,
l'égalant à Lui-même. Et ainsi Il aime l'âme en Lui-même, avec Lui-même,
c'est-à-dire avec le même amour dont Il S'aime Lui-même. » (strophe 24).
Pour comprendre ce
genre d'égalité, nous devons bien voir qu'être aimé de Dieu revient à ce que
Dieu S'aime Lui-même, et que l'amour de l'âme pour Dieu n'est autre que l'amour
de Dieu. Ainsi ce n'est pas « je » qui aime Dieu ; c'est Dieu qui S'aime
Lui-même. Autrement dit, ce que Dieu aime en moi, c'est Lui-même, et « cela »
en moi qui aime Dieu, c'est aussi Lui-même. Réaliser pleinement cette vérité
revient pratiquement à se débarrasser complètement du moi, car si « je »
n'aime pas Dieu, à quoi est-ce que je sers ? En quoi suis-je utile ou
indispensable ? Le jour où l'on voit tout ce que ceci implique, on n'est plus
loin de la mort définitive du moi ; après cette mort, il n'y a plus d'union et
par conséquent plus besoin de l'égalité d'amour. Ainsi une façon de résoudre le
problème de l'égalité d'amour, c'est d'accepter qu'il n'y ait aucune égalité.
Dieu S'aimant Lui-même est la seule égalité qui soit. [102]
Le but du papillon
n'est pas de vivre pour Dieu ou le prochain, mais plutôt de vivre avec Dieu et
avec le prochain, Dieu représentant la joie et le prochain le problème. L'âme
s'avance en compagnie de Dieu pour exercer tout son être : elle ne refuse rien,
ne fuit devant rien, franchit les obstacles, supporte dignement échecs et
épreuves avec une intrépidité que rien ne peut entamer. Il faut une foi et une
perspicacité immenses pour voir que la progression consiste à exercer la vie
adulte et que l'unique but est d'être aussi totalement que possible ce pour
quoi Dieu nous a créés, d'accepter la vie courageusement telle qu'elle se
présente. Nous avons déjà appris que nous ne pouvons rien donner à Dieu qu'Il
ne possède déjà, rien faire pour Dieu qu'Il ne sache mieux faire que nous. Ce
que nous pouvons faire, cependant, c'est vivre la vie unitive au maximum de ses
possibilités. C'est facile à dire, mais en fait il n'y a rien de plus
difficile.
Dans sa maturité,
l'état unitif n'est pas un état altruiste ou une vie consacrée à autrui. Ce que
nous aimons chez les autres, les bons côtés que nous leur trouvons, c'est Dieu.
En réalité il n'y a pas d'union entre les êtres ; leur union ne peut se
réaliser que par leur union avec Dieu. Si nous pouvons nous unir entre nous,
c'est uniquement parce que nous sommes unis à Dieu. Tout autre type d'unité —
mentale, physique, émotionnelle, etc. est totalement superficiel. C'est parce
que notre unité est en Dieu que nous pouvons aimer les autres d'un amour
inconditionnel qui ne dépend pas de leur attitude, de la manière dont ils nous
traitent, de leur personnalité, etc. Il s'agit donc ici non pas exactement d'un
amour pour les autres, mais d'un amour pour Dieu en eux. Je considère cet amour
comme l'essence de la charité chrétienne, car il n'y a pas d'autre moyen «
d'aimer nos ennemis », l'ultime preuve d'amour que le Christ nous a demandée.
Trop souvent on
donne le nom d'amour à ce qui n'est rien de plus que des œuvres
extérieures ou à ce que nous faisons pour autrui. Il est important de faire la
distinction entre l'amour chrétien et les œuvres humanitaires que chacun
ici-bas, croyant ou incroyant, est tenu d'accomplir. L'obligation de nourrir
ceux qui ont faim, par exemple, est indépendante de la religion, de la race et
des opinions politiques ; elle n'a rien de spécifiquement chrétien.
Puisque l'exercice
de soi sera l'activité première de cet état, il est donc important d'avoir une
idée juste de ce que signifie « actif » dans le contexte de la vie unitive.
Comme on l'a déjà indiqué, les bonnes œuvres et l'amour du prochain ne
représentent pas le point focal ni le but. Comme tout un chacun, le
contemplatif est sensible aux besoins des autres ; mais il ne fait rien pour
obtenir quoi que ce soit, rien pour se faire plaisir. Ce qu'il fait pour autrui
lui semble sans grande importance, puisqu'il sait que tout ce qu'il peu faire
n'est que temporaire et superficiel, que cela n'a aucun effet profond, durable,
spirituel. Il ne peut donner la grâce, la lumière ou la vision intérieure ; il
ne peut sonder les profondeurs des autres ni susciter leur transformation : il
ne possède aucun pouvoir personnel. Bien que ses œuvres aient pour origine le
centre unitif — et c'est là tout leur mérite — il ne peut être Dieu pour
autrui. Et tout en priant pour être un instrument du bien, il ne peut pas le
générer et ne nourrit aucune illusion à ce sujet. La plus haute charité est
peut-être celle qui se manifeste quand nous sommes assez purs et assez parfaits
pour devenir un canal de l'amour divin, de sorte que cet amour puisse passer à
travers nous sans que nous le sachions ou sans que nous ayons conscience d'avoir
fait quoi que ce soit.
Le Christ affirmait
qu'il n'accomplissait pas ses œuvres aux moyens de son pouvoir personnel, mais
grâce au pouvoir du Père ; aussi ses œuvres n'étaient point les siennes. On
pourrait également ajouter que le Christ ne s'occupait pas d'œuvres sociales.
Aussi dur que cela puisse paraître, ses miracles avaient pour but d'amener les
autres à croire en sa mission divine et non pas simplement de guérir les maux
physiques et sociaux. Si tel avait été son objectif, il aurait pu guérir tout
le monde, refaire le monde, en fait. Mais ce n'était ni sa mission ni son
message. D'ailleurs, s'il fut rejeté c'est parce qu'il n'apportait pas de
remède miracle aux maux de la société ; son royaume n'était pas de ce monde.
Pour moi, Christ
est avant tout un mystique qui avait la vision ininterrompue de Dieu et dont la
mission était de la partager, de la donner aux autres. Rares sont ceux qui
voient les choses de cette façon ; en général, les œuvres accomplies par le
Christ servent aux gens à justifier leur vie affairée, une vie sans vision
intérieure et par conséquent sans le Christ. Comme on l'a déjà dit, accomplir
ses devoirs et assumer ses responsabilités, respecter les droits des autres,
tendre une main secourable, c'est simplement se montrer humain ; il n'y a rien
ici de spécifiquement chrétien.
Ce qu'il faut
essayer de comprendre, c'est que le papillon est quelqu'un dont les priorités
sont justes et qui voit parfaitement tout ce que la vie « active » peut avoir
de superficiel et souvent d'intéressé. Ce qu'il souhaite ardemment, c'est
d'être un instrument de la vision, une vision, il le sait, que Dieu seul peut
donner. Ce qui le fait souffrir, c'est d'être impuissant à donner cette vision.
C'est terrible de vivre intensément toute sa vie en compagnie de Dieu et d'être
incapable de Le faire sentir aux autres. Il n'y a là une angoisse qui ne peut
être apaisée dans les œuvres extérieures. En fait, l'incapacité de trouver une
expression adéquate à la vision intérieure constitue la souffrance type de cet
état, car rien, hormis le partage de la vision, ne peut apporter de
satisfaction. Et comme personne ne veut de cette vision, il faut la porter
seul, et c'est cela qui est douloureux.
L'impossibilité
d'exprimer comme il conviendrait la flamme intérieure, de la révéler ou de la
faire accepter, entraîne la manifestation de l'aspect totalement désintéressé
de cette étape. Celle-ci, tout en représentant le stade adulte du moi, n'est
cependant pas un épanouissement de la personnalité, au sens d'enrichissement, de
satisfaction ou de réussite personnels ; c'est au contraire le stade de
l'épanouissement désintéressé : en d'autres termes, il s'agit de tout donner
sans rien recevoir. Mais en fait, que peut donner le monde ? Peut-il accroître
la plénitude ? Peut-il approfondir la dimension la plus profonde de l'existence
? Comment progresser quand on en arrive à ce stade est un étrange problème ;
c'est comme si l'on cherchait un chemin dans l'espace. Et pourtant le papillon
sait qu'il doit forcément y avoir autre chose, et par la suite il découvre une
nouvelle manière de progresser.
[…]
Du fait qu'il est
capable de voler, le papillon a naturellement un point de vue différent, une
vision des choses différentes, qu'il ne peut malheureusement partager avec ceux
qui sont encore liés à la terre. Au début, il a du mal à accepter ce fait, à
accepter son originalité. Il ne peut pas comprendre ce qui l'empêche de
partager la flamme intérieure, ni pourquoi les autres sont incapables de la
recevoir. Ceci lui rappelle constamment que par lui-même il ne peut rien faire
; tout ce qu'il peut faire c'est de prier pour devenir un véhicule de la grâce
divine. C'est à force de constater son impuissance à exprimer la flamme
intérieure qu'il finit par se rendre compte que celle-ci ne lui appartient pas.
Il ne peut pas la transmettre ni lui faire éclairer le chemin d'autrui ; il ne
peut pas l'utiliser dans un but personnel, aussi louable soit-il. Alors il
commence à comprendre que cette flamme a un tout autre dessein, qui est de le
consumer entièrement au moyen précisément de son incapacité à l'exprimer. On
dirait que la flamme vient à bout du moi grâce à la perpétuelle recherche qui
anime celui-ci en vue de découvrir un moyen adéquat d'expression ou de
manifestation de la flamme ; d'où cette vie d'abnégation toujours insatisfaite.
Le moi ne se consume pas dans un labeur extérieur épuisant ; il se consume
intérieurement du fait précisément de son incapacité à s'épuiser. Ainsi la
flamme continue-t-elle de brûler… (121-123)
§
Le plus drôle,
actuellement, c'est qu'avec l'arrivée de l'Orient en Occident, les chrétiens se
précipitent sur les marchés orientaux, croyant pouvoir y trouver le secret
d'une dimension contemplative, mystique, ignorée du christianisme. Ils ne
s'imaginent guère ce qui va se passer quand la mode de la mystique orientale
sera passée et que les plus expérimentés d'entre eux commenceront à sortir des
rangs. Les racines mêmes du christianisme sont mystiques, et ses vérités vécues
dans l'expérience se sont transmises discrètement de génération en génération ;
tel un géant endormi, elles attendent le moment propice pour se réveiller. La
communauté contemplative et ses mystiques, qui demeurent dans l'anonymat durant
cet âge obscur de l'Eglise, ont été nourris sans interruption aux sources
profondes de la mystique chrétienne. Ils ont entretenu la flamme de la
plénitude de la révélation christique, qui dépasse tout ce que l'Orient a connu
jusqu'ici - et que même la plupart des chrétiens ne connaissent pas -, une
lumière dans laquelle un jour nous seront tous enveloppés.
Pour l'hindou, la
révélation c'était la réalisation de son unité subjective avec Dieu, son moi
véritable. C'était aussi le premier message que le Christ nous a adressé, parce
que c'est le point de départ de la vraie vie, sans laquelle personne ne peut le
suivre plus avant. Mais dans l'exercice de cette vie unitive, nous accompagnons
le Christ jusqu'à sa mort sur la croix, l'abandon du moi véritable, et le seul
mouvement qui puisse nous conduire jusqu'à la résurrection. La mort du moi
consiste en deux choses : la disparition ou le dépassement à la fois du moi
personnel et de son compagnon unitif, le Dieu personnel. Et ce qui disparaît ce
n'est pas seulement Dieu et le moi en tant qu'objets de conscience[280],
mais aussi, ce qui est surprenant, le moi en tant que sujet de conscience. La
résurrection du Christ dans sa gloire, c'était sa réalisation de Dieu en tant
que pure subjectivité et son identification avec tout ce qui constitue l'aspect
manifesté du Père.
§
Le message et la
grâce du Christ ne s'adressent pas à une poignée d'individus particuliers ;
pourtant les auteurs contemplatifs et les écrivains mystiques entretiennent
cette fausse impression. Méfions-nous de ces idées trompeuses, et dans la
mesure du possible ne les laissons pas se répandre.
Un autre problème
qui peut rendre difficile l'identification de l'état unitif c'est que, si la
préparation est bien menée, cet état semblera parfaitement naturel. Adam et
Ève, créés par la main de Dieu, se sentaient-ils parfaitement naturels ou
parfaitement surnaturels ? En réalité on ne connaît l'un que par rapport à
l'autre, parce que toute connaissance est relative et relationnelle. C'est
pourquoi les effets surnaturels de l'union ne peuvent être connus que dans
l'exercice de l'état unitif (et non pas simplement dans l'état unitif
lui-même), ou quand la route devient mauvaise. Mais là encore on finit par
trouver cela naturel ; c'est la raison pour laquelle les épreuves doivent
devenir de plus en plus dures (ce qui est habituellement le cas). C'est
précisément dans la mise à l'épreuve de ce lien indissoluble que le moi finit
par mourir, tandis qu'imperceptiblement Dieu remplit l'espace laissé vide.
Nous devons
comprendre que lorsque l'union est vécue comme une habitude, nous n'en sommes
plus activement conscients, parce que cette habitude s'est intégrée dans notre
mode de fonctionnement ordinaire. Quand on apprend pour la première fois à
résoudre un problème de math, on se laisse absorber dans ce travail, on est
totalement conscient de chaque détail, on vérifie sans cesse ce que l'on fait.
Mais au bout d'un certain temps, on fait les mêmes choses sans y penser.
Toutefois, si on le souhaite, on peut toujours effectuer ces opérations en
réfléchissant au processus, parce que c'est une réalité permanente de notre
vie. Cette analogie s'applique bien à la vie unitive.
Quand on a
découvert son centre véritable, on devient de plus en plus conscient de son
existence, on l'explore de fond en comble (ce qui peut prendre des années). Et
puis on se met à vivre et agir depuis ce centre, jusqu'au moment où l'on ne
connaît plus d'autre façon de vivre, où cela devient un mode de vie ordinaire,
inconscient. Toutefois, si on le désire, on peut penser consciemment à ce centre
unitif (on le fait souvent). Cela veut dire que si l'on vivait constamment dans
l'état de béatitude surnaturelle, on finirait bientôt par s'y habituer, par le
considérer comme un mode de vie tout à fait ordinaire, et même éventuellement
par le trouver profondément ennuyeux, au point de commencer à chercher autre
chose. Je suis persuadée qu'il en est ainsi pour l'éternité, car Dieu n'a pas
de fin, Il est perpétuellement nouveau, et dès que l'on est habitué à un
certain état, on se remet en marche.
Du fait que l'état
unitif devient un mode de vie habituel et inconscient, il faut une succession
d'épreuves et de difficultés pour l'amener au niveau conscient. Et plus les
épreuves sont grandes, plus on prend conscience de la force unitive, avec sa
joie profonde et son calme imperturbable. Saint Jean de la Croix a comparé
quelque part l'état unitif à un sac d'épines qu'il faut secouer périodiquement
pour en apprécier l'odeur, apprécier sa réalité et sa présence qui sans cela ne
sont qu'un simple potentiel intérieur. Ce sac d'épices représente entre autres
les vertus, les qualités, du centre unitif. Si nous ne sommes pas « secoués »
de temps en temps, celles-ci demeurent en sommeil et il est impossible de
connaître les véritables effets de l'état unitif. Par la suite, on découvre
donc que l'union avec Dieu fait partie intégrante de notre être, qu'elle est la
chose la plus naturelle du monde. Nous sommes faits pour cela ; c'est ainsi que
Dieu a toujours voulu nous voir vivre. Néanmoins, ce caractère naturel de l'état
unitif le rendra, pour certains, moins facile à identifier.
Il est important de
séparer ou distinguer les expériences qui se rattachent au stade du cocon - ou
à celui de l'apparition du papillon - des expériences unitives concernant le
papillon adulte qui a vécu depuis longtemps le processus transformant. Les
expériences du papillon en train de naître font généralement l'objet de récits
enthousiastes, car par la suite elles ne sont plus aussi spectaculaires. Si dès
la sortie du cocon on se met à divulguer les expériences transformantes, à
clamer partout la bonne nouvelle, on ne fait qu'engendrer un enthousiasme
prématuré qui repose sur le caractère nouveau de cet état. Tout cela est
trompeur, car sans le recul nécessaire, on prend la partie pour le tout. [204]
Écoutons plutôt
parler ceux qui ont vécu vingt ou cinquante ans dans cet état, et l'on entendra
peut-être un autre son de cloche. Il faut à présent parler un peu de « ce qui
s'est passé ensuite ». C'est une chose à savoir, il faut savoir ce qu'est la vie
du papillon adulte. En général, c'est assez ennuyeux.
Je connaissais un
prêtre qui était dans l'état unitif. Il avait traversé la nuit obscure de
l'esprit, mais après toutes ces merveilleuses expériences il ressentait une
certaine déception et semblait éprouver des difficultés à accepter le caractère
tout à fait « ordinaire » de cet état. C'est pourquoi il se sentait désorienté
et quelque peu abaissé. Peut-être croyait-il avoir perdu quelque chose, avoir
encore beaucoup de chemin à parcourir ; mais pour aller où ? Il lui semblait
évident qu'on ne lui avait pas accordé la grâce des saints ; autrement dit, il
avait l'humilité de l'homme déçu. Tout en portant au fond de lui le secret
unitif, il avait par ailleurs une médiocre image de lui-même. Je me souviens
toujours de lui comme de l'être le plus humble que j'aie jamais rencontré.
J'étais très jeune à l'époque - ce fut le seul père spirituel que j'aie jamais
eu - et pendant un certain temps je me suis demandé moi aussi ce qui avait pu
lui arriver. Bien des années plus tard, je me suis rendu compte que ce prêtre
m'avait offert l'exemple vivant de ce qu'était la vie unitive dans toute sa
simplicité, son humilité, sa gaieté, son discernement, sa profondeur... ; et je
dirais aujourd'hui que s'il était « ordinaire », c'était d'une manière
extraordinaire.
L'impression de
déclin ou de « traversée du désert » que l'on éprouve parfois après être sorti
du cocon correspond en fait à l'abandon de la chrysalide et à l'envol du
papillon vers l'inconnu, là où « il n'y a pas de chemin ». C'est le début d'une
vie consacrée au don de soi, mais pour le moi c'est un nouveau pas vers la
mort. C'est à ce moment que le contemplatif peut se sentir perdu et se demander
ce qu'il est advenu de toutes ses expériences précédentes, se demander
également si quelque chose n'a pas mal tourné. Il se peut aussi qu'il attende
encore les expériences des saints, voire une part de leur notoriété. Désormais,
la splendeur de la vie unitive ne peut être connue que dans son exercice
courageux, ce qui implique la totale acceptation de notre humanité et de notre
soi. Ici il faut littéralement mettre en jeu la vie unitive et notre propre
vie, comme pour mettre au défi les forces infernales de nous séparer de Dieu.
C'est là le seul moyen de progresser jusqu'au dépouillement final, jusqu'à la
perte complète du moi.
J'espère que mes
références à « l'exercice » de l'état unitif ne vont pas laisser croire qu'il
s'agit de devenir des rebelles, des risque-tout, ou de sortir de la normalité ;
il n'est pas question non plus de limiter cet exercice à un mode de vie
particulier, monastique ou autre. Où que nous soyons, quoi que nous fassions,
Dieu veillera à ce que nous soyons poussés à nos limites et en position
d'exercer la vie unitive.
Nous avons vu
jusqu'ici qu'un certain nombre de sources nous ont induits en erreur quant à la
véritable nature de la vie unitive. D'une part, nous n'avons pas compris
qu'elle constituait une étape médiane de notre développement spirituel, le
plein épanouissement du moi, du moi christique unitif, qui aboutit à la perte
définitive du moi, à la mort et à la résurrection du Christ. D'autre part, on
s'est égaré en évaluant ce que l'on pouvait attendre de la vie unitive d'après
les expériences des saints et des mystiques ; c'est ainsi qu'on a négligé
l'essentiel et le substantiel au profit du superficiel et du transitoire. On
s'est de même laissé égarer par la psychologie moderne, qui considère le soi
comme l'ultime réalisation de l'homme et qui n'a jamais exploré la véritable
dimension contemplative, dont elle ignore tout. On s'est égaré pour n'avoir pas
vu que la vie de papillon est naturelle et ordinaire, car l'état unitif est le
véritable état dans lequel Dieu souhaite que chacun puisse vivre. Enfin, on
s'est égaré pour n'avoir point vu que l'exercice courageux de la vie unitive
constitue le mécanisme de la mort du moi en Dieu, et qu'avec cette mort
commence une nouvelle transition.
En résumé, la vie
unitive est le véritable état de soi, de l'homme vivant sa vie avec Dieu, Lui
donnant tout ce qu'il possède, acceptant tout de Lui, en complète union avec Sa
volonté. Dans l'exercice de l'état unitif - l'exercice du soi - le moi meurt
progressivement, consumé, usé, à jamais incapable de se placer devant Dieu ou
devant les hommes. (202-205)
§
On pourrait
peut-être avancer[281],
pour tenter d'expliquer cette prétention à la déification personnelle, une
erreur d'identité : à cause de quelque idée préconçue on assimile son
expérience de Dieu à celle de son moi véritable, ou inversement on prend son
moi pour Dieu. Il ne faut pas oublier que les multiples expériences
contemplatives ou religieuses sont si difficiles à exprimer et à faire
comprendre, que chacun aura tendance à relier les siennes à un système de
référence existant et acceptable, emprunté à ceux qui l'ont précédé. Ainsi, par
inférence ou préjugé, la pure subjectivité peut être prise pour le moi, alors
qu'en fait la découverte du moi véritable se fait au cours d'un voyage
complètement différent.
Je soulignerai une
fois encore que la vie contemplative se compose de deux mouvements distincts et
totalement différents : un mouvement d'intégration, la découverte du moi ; et
un mouvement de désintégration, la perte du moi. Dans un contexte religieux, on
parlera d'un mouvement conduisant à l'union avec Dieu-objet, suivi par un
second mouvement conduisant à l'identité, à Dieu-sujet. Il y a de grandes
chances pour que les expériences de déification personnelle se produisent au
point culminant du premier mouvement, car plus tard le sens de l'individualité
— sur lequel repose la déification de la personne — disparaît. C'est
précisément cette expérience d'absence de moi personnel et de Dieu personnel
qui constitue le second mouvement. Ainsi écarte-t-elle toute possibilité d'une
erreur d'identité, en particulier quand tout ce que nous pensions connaître
nous est enlevé et fait place à un état de totale inconnaissance. En fait, je
ne vois vraiment pas comment quelqu'un pourrait ressortir de ce Passage en
ayant conservé intacts ses idées et ses préjugés !
De plus, l'état
d'inconnaissance survit au Passage et constitue précisément le nouveau mode de
connaissance auquel l'ancien ne pourra plus jamais se substituer, car il en a
pris la place de manière définitive et irréversible. Il n'y a pas moyen d'aller
et venir entre un mode de connaissance relatif et un mode de connaissance
non-relatif, puisque ce dernier contient absolument tout ce qu'il nous est
nécessaire de connaître.
Au moment où le
voyage s'achève, la seule possibilité est de vivre dans l'instant présent ;
l'esprit ne peut plus aller ni en avant ni en arrière, mais demeure fixé et
pleinement concentré sur le présent. Il est alors si ouvert et si transparent
qu'aucune idée préconçue ne peut s'y implanter ; aucune idée ne peut être
transférée d'un moment à un autre, et encore moins devenir une norme à laquelle
on se conforme. Il n'y a plus de voyages imaginaires, plus de système de
référence auquel se raccrocher, même s'il s'agit simplement de savoir ce qui se
passera demain. En un mot, ce qui doit être fait ou penser s'accomplit tout
seul ; il n'est pas nécessaire de réfléchir pour découvrir ce qu'il faut
penser, croire ou faire.
Dans l'instant
présent, le moi ne se manifeste jamais ; rien ne l'y sollicite. L'œil qui se
voit lui-même vit dans cet instant présent et y maintient solidement toutes
choses ; il n'y a pas besoin d'un moi. Mais même si nous conservons l'idée de
moi, une telle étiquette n'ajoute rien à la pure subjectivité ; elle ne nous
apprend rien de plus à son égard, et s'accrocher au concept ou à l'expérience
du moi constitue sans aucun doute un obstacle à une vision parfaite. (154-155)
§
Du fait que le
sentiment précède la conscience de soi, on remarquera que la simple
reconnaissance d'un moi servant d'objet à la conscience ne suffit pas à
expliquer l'existence de ce moi. Si elle n'est pas soutenue par l'impression
d'énergie ou de sentiment personnels, une telle connaissance n'est animée
d'aucune vie et totalement inutile; elle n'est alors rien de plus qu'une construction
mentale, aussi facile à dissiper que la croyance d'un enfant au père Noël. Le
moi est davantage qu'une connaissance de sa propre existence ; il est une
sensation viscérale d'énergie, de dynamisme, de puissance et de volonté qui,
lorsqu'elle est reliée aux facultés cognitives, devient la certitude objective
: « c'est moi ». Cette énergie s'infuse dans nos pensées, nos paroles et nos
actes, à tel point que nous avons fini par prendre ces impressions pour la
caractéristique distinctive de l'être humain, une croyance qui, je le vois à
présent, est une profonde erreur.
Au cours des
premières années, cette sensation d'énergie personnelle ne se distingue pas de
la simple sensation d'énergie physique, et si elle précède la connaissance
consciente « c'est moi », il me semble toutefois évident que le moi ne devient
une force qu'au moment où la conscience de soi — qui est le mécanisme réflexif
se développe au point de revendiquer cette énergie physique. Aussi, quelle que
soit la quantité d'énergie physique que l'on possède, sans ce mécanisme de
conscience réfléchie, il ne peut y avoir de sensation d'énergie personnelle.
Sans l'impression de possession, l'énergie physique est tout aussi dépourvue de
sens et de sentiment que l'air et l'eau, dont nul ne peut revendiquer les
effets visibles.
Mais quand le
mécanisme réflexif cesse de fonctionner, la sensation d'énergie physique se
sépare à nouveau de la conscience de soi, et bien qu'elle demeure, cette
énergie ne peut plus être ressentie d'une manière aussi possessive
qu'auparavant. Coupée de la conscience, l'impression d'être mû par une énergie
personnelle disparaît. Au début, cela se traduit par une sensation voisine de
l'apesanteur, un mode de connaissance inhabituel (pas vraiment une sensation
physique) qui nous accompagnera tant que l'on aura la perception ou le souvenir
d'une quelconque différence relative entre [170] l'ancienne façon de sentir la
vie et la nouvelle façon de l'appréhender. À mesure que l'on s'habitue à cette
nouvelle vie, les anciennes manières de sentir l'énergie sont vite oubliées ;
c'est en tout cas mon expérience.
Dans l'histoire du
moi, l'énergie physique vient donc en premier. Puis vient la conscience de soi,
qui se développe jusqu'au moment où l'on prend conscience de l'énergie physique
à l'intérieur du corps et qu'on la revendique. Ainsi, le mécanisme réflexif de
l'esprit, qui n'est pas le moi, lui donne néanmoins naissance ou la possibilité
de se manifester. Mais cette reconnaissance de l'énergie personnelle entraîne
une séparation entre ce qui était à l'origine énergie physique et ce que
j'appellerai maintenant « énergie de soi », volonté ou énergie psychique,
mentale ; certains pensent qu'elle n'appartient plus au plan physique, et dans
une certaine mesure c'est exact. Là où au début il n'y avait qu'énergie
physique, voici qu'apparaît maintenant une énergie mentale ; elle s'est formée
quand l'impression d'énergie personnelle a pénétré le système cognitif,
apparemment pour animer ses pensées et ses actes. Il va sans dire qu'en
elle-même la pensée n'a aucun pouvoir, aucun sens ; pour cela il faut qu'une
force, une impulsion, vienne l'animer. Sans cette force, penser se réduit à un
simple mécanisme neurologique du cerveau. En dernière analyse, donc, le moi
n'est pas le penseur ; à son niveau le plus subtil, le plus profond, il n'est
ni plus ni moins que la conscience d'une énergie personnelle ».
D'après cet
historique, il devient évident que si l'on veut dépasser le moi, il est inutile
d'essayer de modifier le système cognitif ou le système affectif. Tant que le
cerveau conserve son mécanisme réflexif automatique, il recréera toujours un
nouveau moi, en dépit de tous nos efforts pour faire disparaître ou modifier
ces deux systèmes. Ce mécanisme réflexif, quelle qu'en soit la nature, est donc
d'une importance vitale aussi bien pour la vie avec un moi que pour celle où le
moi est absent. C'est pourquoi j'ai dit que seul un agent extérieur peut
entraîner la mort du moi… [170]
§
Il me faut ici
souligner (si je ne l'ai pas encore fait) que la faculté de volonté est le cœur
du système affectif, le germe du moi, et le sentiment d'énergie personnelle qui
est à l'origine de ce système. La pensée seule est impuissante ; pour
influencer notre comportement, elle doit être mue par ce sentiment. Telle était
donc la découverte majeure à propos du moi : son noyau central est la volonté,
la faculté de volition.
On m'avait enseigné
que la volonté est une faculté cognitive et non pas affective ; mais je n'ai
jamais pu la ranger dans aucune de ces catégories — du moins au niveau de
l'expérience —, car elle est plus élevée et plus mystérieuse que ces deux
facultés. À présent, cependant, je vois que la volonté n'est pas véritablement
associée au cognitif, car les facultés ordinaires de l'esprit continuent de
fonctionner en son absence. Je vois aussi que la volonté est difficile à
cerner, du fait qu'elle est l'instigatrice et la directrice du système
affectif, ainsi que le mystérieux intermédiaire entre l'esprit et les
sentiments. La disparition du système affectif n'entraîne pas immédiatement
celle des émotions, mais paralyse la source même de leur énergie. Le résultat,
c'est que les rameaux de l'affectivité se fanent peu à peu et disparaissent
sans même que l'on s'en aperçoive.
On dit que l'union
avec Dieu est une union de la volonté, et comme la volonté est le moi, on
comprend que lorsque celui-ci disparaît définitivement dans le point-mort, tout
le système affectif se trouve déraciné, tranché, et à jamais réduit au silence.
Dans une certaine mesure, tout l'épisode du voyage repose sur l'immobilité de
la volonté, de la source de l'énergie personnelle. Aussi, de ce point de vue,
tout le passage n'est en réalité que le processus d'accoutumance à une
existence privée de cette faculté. Bien que l'on puisse sans inconvénient continuer
à considérer que la volonté est une faculté cognitive, ceux qui aspirent à
parfaire leur union avec Dieu feront mieux, je crois, d'abandonner cette idée,
car cela leur sera profitable par la suite. En tout cas, cela explique
peut-être pourquoi il n'y a point de fruits au-delà de l'arbre de vie personnel
: ni vertu, ni vice.
Quand on vit dans
l'instant présent on n'a pas besoin de se demander comment on se sent ou
comment on devrait se sentir ; il n'y a pas de conflit, pas de lutte, rien à
pratiquer, parce que dans cet instant le recul et l'avance sont impossibles,
aussi bien dans le temps que sur le continuum. Mais chaque instant contient en
lui-même l'action qu'il convient d'exécuter pour chaque minuscule épisode de la
vie, sans qu'il soit nécessaire de penser ou de ressentir. C'est sans doute
pourquoi l'état non-relatif soulève tant de questions philosophiques et
théologiques. On ne peut le comprendre du point de vue intellectuel ; il est
au-delà de la logique, de la théorie et des pratiques, dont la validité nous
semblait jadis à jamais établie. Mis à part l'expérience immédiate — si l'on
peut l'appeler ainsi — de cet état rien ne peut être connu ou observé ; même en
regardant bien on ne peut pas le voir, car il n'y a rien à voir.
Je dois dire néanmoins
que j'ai toujours trouvé l'étalon de mesure chrétien quelque peu contestable,
du fait qu'il s'appuie sur le jugement et les opinions subjectifs d'autrui,
souvent encore plus contestables que ce qui est observé. Parmi ceux qui furent
témoins des oeuvres du Christ, par exemple, certains pensaient qu'il les
accomplissait par la puissance du démon, d'autres que son comportement était
celui d'un fou. Il n'y avait pas de consensus à propos de cet homme ; à ses
fruits seuls on ne le reconnaissait pas. Il y a cependant une autre manière de
le reconnaître, une manière personnelle, secrète, de comprendre son identité
grâce à notre propre identité avec Dieu. Sans cela il nous serait impossible de
le connaître. J'irai même jusqu'à dire que pour connaître quelqu'un, je ne
ferais guère confiance à ce que la personne elle-même pourrait dire à son
sujet, parce que les mots sont aussi limités pour celui qui les exprime que
pour celui qui les interprète. Mais je suis convaincue qu'il existe une autre
façon, une meilleure façon, de connaître autrui, qui en un sens ne nécessite
pas de le connaître.
Pour comprendre
cela, il est sans doute nécessaire de dépasser notre mode de connaissance
habituel, d'accéder à un plan non-relatif où semble tout d'abord apparaître une
contradiction. Sans un moi, il n'y a pas d'autre, et donc pas de relations.
Alors comment est-il possible de connaître autrui ? Ou, pour exprimer cette
question autrement : comment faire pour aimer son prochain comme soi-même alors
qu'il n'y a pas de moi, pas de prochain et pas d'amour affectif ? Avant de
répondre, je voudrais expliquer pourquoi — du moins pour moi — il n'y eut aucun
changement d'ordre relationnel ni pendant, ni après le voyage, pourquoi cet
aspect de la vie ne fut pas modifié par le passage à un nouveau mode de
connaissance. Pour cela je dois dire tout d'abord comment autrui était
appréhendé avant le passage, car c'est en fait la seule chose qu'il importe de
savoir.
J'avais commencé à
entrevoir une manière de connaître autrui — en dehors des simples apparences
empiriques — dans ma jeunesse, en écoutant un soir une discussion autour de la
table du dîner. Mon père avait tout d'abord cité les thèses d'un jésuite sur
l'éducation des enfants. Celui-ci assimilait le nouveau-né au stade de vie
végétatif. Mais il ne put poursuivre bien loin son exposé, car ma mère
l'interrompit : « Ne me parle pas de cet homme qui n'a jamais eu d'enfants ! »
s'exclama-t-elle. La discussion tourna court, mais la conversation qui suivit
fut plus intéressante.
Il semble que maman
n'ait jamais confondu ses bébés avec des petits pois ou des carottes. Au
contraire, elle affirmait qu'elle voyait briller le Divin dans le regard
innocent de l'enfant ; un sentiment, disait-elle, qui ne vous quittait plus
lorsqu'on l'avait une seule fois éprouvé. Que ma mère puisse voir en moi ce que
je ne voyais pas moi-même me semblait relever du miracle ; et j'en conclus tout
naturellement qu'il fallait commencer par être mère avant de pouvoir ainsi
contempler Dieu en autrui. Plus tard, bien sûr, je compris que l'on ne peut
voir en autrui que ce que l'on a d'abord vu en soi-même.
Ma mère avait une
philosophie de la vie qui se fondait sur une connaissance profonde de l'être
intérieur. Si j'allais me plaindre à elle parce que je m'ennuyais, que je
n'avais aucun compagnon de jeu, ou à cause d'un de ces petits chagrins
d'enfant, elle me rappelait que je ne devais jamais dépendre d'une chose
extérieure pour être heureuse. Le bonheur, disait-elle, ne se trouve
qu'au-dedans de nous, et c'est là que nous devons le chercher, le trouver.
Celui que l'on pourrait s'imaginer avoir découvert à l'extérieur ne dure pas.
Il ne faut donc pas dépendre des autres, des possessions matérielles, ni
s’attacher à quoi que ce soit au point d'avoir le coeur brisé si cette chose
vient à nous décevoir. Elle insistait également pour que nous apprenions à
aimer la solitude et à passer du temps seuls avec nous-mêmes. Pour pouvoir
vivre ainsi, disait-elle, il faut commencer par développer nos ressources
intérieures ; ainsi, quoi qu'il arrive, nous serons en mesure de continuer
comme si rien ne s'était passé. C'est donc cette philosophie de la vie,
adaptable à toutes les circonstances, qui nous était proposée, avec de
nombreuses variantes.
À un niveau
conscient, je ne pus jamais adopter cette façon de voir. Dans une certaine
mesure, cela n'était pas nécessaire, parce qu'une bonne partie de ce que disait
ma mère se réalisait à mesure que je grandissais, personne n'avait besoin de me
dire que j'étais indépendante, que je devais me débrouiller seule dans la vie
ou pour trouver le bonheur. Mais en grandissant, je me rendais compte que ma
mère avait découvert en elle une véritable mine d'or, et que le secret de
l'indépendance consistait simplement à savoir exploiter los ressources
intérieures. Cela me permit aussi — quoiqu'inconsciemment — d'échapper au
problème relationnel ; dépendre des autres était une chose que je ne pouvais
même pas imaginer. En outre, ce que j'appris à apprécier chez les autres, c'est
précisément leur indépendance, puisque c'était la première chose que
j'appréciais pour moi-même.
Pour certains,
cependant, la principale préoccupation semble être la vie de relation ; dans
une telle optique, tout apparaît relationnel, interdépendant et nécessaire à la
survie personnelle. Cette conception accorde une grande importance au je et au
non-je, considérés comme indispensables à l'épanouissement humain.
Naturellement, la vie de relation deviendra la préoccupation essentielle et le
problème essentiel également. Comme ce point de vue m'est totalement étranger,
je n'ai pas grand-chose à en dire ; mais il semble évident que si l'on essaie
de trouver la plénitude en se tournant vers l'autre (le non-je) avant de
s'intérioriser pour découvrir le véritable « Autre », on s'engage dans une
mauvaise direction, on commet une erreur tragique.
C'est seulement en
prenant conscience de notre unité avec le véritable Autre que nous découvrons
une unité et une plénitude susceptibles de résister à l'épreuve de toutes les
rencontres avec d'autres moi. Ainsi, quelle que soit la nature de nos relations
avec le monde extérieur, nous ne nous sentons pas fragmentés, abattus, perdus,
dépendants ou accablés par des problèmes qui n'existent pas. C'est seulement
après avoir découvert l'Autre — le point-mort au centre de notre être — que
nous éprouverons ce total sentiment de sécurité et d'indépendance qui nous
permet alors d'aller vers les autres, d'être généreux, de respecter leur
liberté, d'avoir l'esprit ouvert, d'être compréhensif. Si pour une raison ou
une autre nous ne parvenons pas à trouver cette ressource intérieure, nous
n'avons plus d'autre choix que de nous retourner vers ce qui est à l'extérieur
; et c'est ce mouvement prématuré vers l'extérieur qui est à l'origine de tous
les problèmes d'ordre relationnel. Ainsi donc, le véritable problème n'est pas
la relation entre individus, mais entre l'individu et son véritable Prochain.
Mais en admettant
que nous ayons découvert notre plénitude en Dieu, que devient alors notre
relation avec autrui ? Puisque ce que nous voyons et aimons chez les autres
correspond uniquement à ce que nous voyons et aimons en nous-mêmes, il s'ensuit
qu'après avoir trouvé Dieu en nous, nous pouvons alors aimer les autres comme
nous-mêmes, aimer en eux ce même Prochain que nous avons découvert en
nous-mêmes. Et comme l'amour de Dieu est au-delà du système affectif (du moins
le pensais-je avant ce voyage), notre amour du prochain l'est également.
Dans mon enfance,
je demandai un jour à mon père pourquoi j'éprouvais davantage d'amour pour mon
chien que pour Dieu. Il répondit en riant : « Ce que tu éprouves est un
"amour de jeunesse" ; mais aimer Dieu, cela consiste à ne jamais
vouloir l'offenser ». Plus tard, en discutant de cet amour émotionnel et de
l'amour de Dieu, j'en arrivai à la conclusion que les émotions sont peut-être
un effet de l'amour, mais non l'amour en soi. L'amour du prochain se fonde 186
donc sur la volonté de ne jamais le blesser et sur le désir qu'il obtienne tout
le bien que nous souhaitons obtenir nous-mêmes. Ainsi, dès mon jeune âge
j'étais convaincue que l'amour n'est pas une émotion, et l'expérience de toute
une vie ne m'a jamais démentie sur ce point.
Que l'amour ne soit
pas d'ordre émotionnel peut sembler incompréhensible ; et pourtant, on constate
chaque jour qu'un amour fondé sur les émotions est une source de problèmes.
J'ai rencontré des gens incapables de forger une amitié durable qui ne mette en
jeu l'émotion et l'attachement. Ils veulent que l'autre reflète comme un miroir
leurs humeurs, leurs goûts, leurs idées, leur désirs ; et si celui-ci ne se
montre pas coopératif, ils s'adressent ailleurs, ils cherchent un nouveau
compagnon. Cependant, voir Dieu en son prochain ce n'est pas la même chose que
Le voir en soi-même ; car dans un cas on s'extériorise pour voir d'abord
l'individu et ensuite Dieu, tandis que dans l'autre la perception est une
intériorisation subjective immédiate. Mais chez autrui, Dieu apparaît comme
cette chose à jamais indéfinissable, intangible, impossible à s'approprier ou à
exprimer correctement.
Telle était donc ma
conception de « l'autre » et des relations humaines avant le début de voyage,
et la raison pour laquelle la disparition du système affectif n'entraîna aucune
modification dans mes relations personnelles, même s'il y eut, bien sûr, un
changement dans ma façon d'appréhender autrui. Alors qu'auparavant je voyais
d'abord l'individu puis mon véritable Prochain, à présent je vois d'abord le
Prochain. Et l'individu ? Eh bien, je ne le vois pas du tout, ou du moins pas
comme autrefois. Au lieu de voir un moi, je vois des idées, des attitudes, des
décisions, des luttes, et bien d'autres choses. Mais je ne vois point de moi,
car il est éclipsé, effacé, par ce qui est réellement présent.
Je le répète, on ne
peut voir chez les autres que ce que l'on voit en soi-même. Aussi quand il n'y
a pas de moi à l'intérieur, il n'y en a pas à l'extérieur ; c'est pourquoi, sur
un plan non-relatif, il n'y a ni autres ni relations. Empiriquement, il est
peut-être vrai que personne n'est dans une tour d'ivoire, mais au-delà de ce
niveau, la multiplicité fait place à l'Un. Au niveau empirique des différences,
les relations ne cessent pas, mais elles ne posent pas de problèmes, car là
encore on est conscient du lien intrinsèque qui relie tout ce qui existe.
Aussi, bien que voilée, l'Unicité non-relative existe à chaque niveau connu.
Mon fils aîné ne
peut souscrire à l'idée que derrière la façade des différences individuelles
nous sommes tous identiques. Pour lui, chaque individu est éternellement unique,
en dépit de son unité avec Dieu. Je comprends parfaitement que l'on ait du mal
à admettre cette notion d'identité ; cela laisse plus ou moins à penser que
Dieu est ennuyeux, statique, monotone, et que nos différences individuelles ne
comptent pour rien. Mais quand je dis qu'au-delà des limitations de la forme
empirique toutes choses sont essentiellement identiques, je veux simplement
dire que Dieu est tout ce qui existe ; je ne me réfère pas à ce que Dieu est, à
ce qu'Il fait ou à la façon dont Il opère. Prendre conscience que toutes les
formes sont faites du même argile n'implique pas la disparition de leur
diversité, de leur nature et de leur comportement individuels ; au contraire,
l'identité et la différence, l'un et le multiple, sont l'essence même de Dieu
et de tout ce qui existe.
Cela seul nous
montre clairement que le moi ne peut pas être à l'origine de notre
individualité. Il suffit d'observer la nature pour voir que les arbres, les
nuages et les animaux, s'ils n'ont pas de moi, sont pourtant l'image même de la
diversité et de la différenciation. Le moi ne constitue pas la véritable
individualité, parce que ce principe unique subsiste quand le moi a disparu.
C'est le système
affectif qui permet de dire « moi, ma vie, mon individualité », etc. ; mais
sans le moi, il n'y a pas ce sentiment de possession, cette fausse
identification. Quand on voit ce qui Est, on comprend que ce qui est différent
est aussi ce qui est identique. Quant à la crainte de perdre l'individualité de
la forme empirique, il suffit d'entrevoir une seule fois ce qui se trouve
au-delà d'elle pour comprendre ce qui nous attend : une vie encore plus vaste
et plus active, encore plus originale. Un simple aperçu de cette nouvelle vie
fait apparaître l'actuelle, en comparaison, ennuyeuse, statique et passablement
monotone. Et en voyant cela, on est prêt à aller de l'avant.
Voilà donc tout ce
que j'ai appris au sujet du moi. Pour être humain, l'homme doit avoir un moi,
parce que cela fait partie du 188 type de conscience sujet-objet nécessaire à
la survie. C'est un mécanisme protecteur contre la mort physique et un état
d'inconnaissance. Et pour un temps du moins, c'est ainsi que les choses doivent
être. Pas plus que l'eau ou l'air nous n'avons fabriqué notre condition
humaine. Nous ne nous sommes pas faits nous-mêmes. Nous ne nous sommes pas
donnés cette conscience, nous ne nous sommes pas forgé un système affectif ou
un moi. Tout bien considéré, notre part de responsabilité dans ce que nous
sommes réellement est si mince et nos choix sont si limités, que cela se réduit
à peu près à faire l'effort de ne point se heurter aux autres objets.
Je n'ai pas choisi
mes expériences d'enfance, je n'ai pas choisi de vivre aucun des deux
mouvements évoqués ici ; et je sais qu'ils se seraient déroulés quelles que
soient les circonstances extérieures. Qu'on le veuille ou non, tout est animé
par une intelligence inconnaissable, tout avance dans une direction précise et
se modifie en cours de route, sans autre but que le mouvement lui-même. Ainsi
traversons-nous de multiples existences, divers modes d'être et de
connaissance, entraînés dans le courant ininterrompu du changement ; et c'est
là notre joie, notre révélation, notre vie-même.
Dans ce passage on
rencontre bien des merveilles, mais à chaque nouveau pas on abandonne le
présent pour accueillir ce qui vient, sans s'accrocher aux choses qui passent.
On aura beau lutter contre le courant, s'accrocher à ses idées et à ses
expériences en croyant qu'elles ne seront jamais dépassées, on sera malgré tout
contraint d'aller de l'avant sans rien emporter ; car ce qui paraît essentiel à
un moment donné devient un jour accessoire, et le changement est le propre de
la vie.
Bien que la
bibliothèque, les librairies et d'autres sources d'information ne m'aient apporté
aucune lumière, je n'étais pas destinée à effectuer ce voyage en solitaire.
Après avoir remué ciel et terre, c'est dans ma propre demeure que l'aide vint à
moi. Je découvris que Lucille, ma voisine et amie, était en train elle aussi
d'accomplir ce passage. Au départ, ce qui m'avait attiré vers elle, c'était son
intelligence exceptionnelle, sa dignité, sa force de caractère, se sollicitude
envers autrui ; autant de traits caractéristiques, pour moi, de celui qui avait
atteint la plénitude. Mais c'est ce voyage qui nous donna l'occasion de nous
découvrir mutuellement. Et ce fut une surprise pour chacune des deux voyageuses
dans l'inconnu, un atout inattendu qui nous parut plus qu'une simple
coïncidence.
Un après-midi,
alors que je me rendais à la bibliothèque, je m'arrêtai chez Lucille pour voir
si elle serait disposée à faire sa promenade quotidienne dans la même
direction. Tandis qu'elle se préparait, elle demanda machinalement : « Eh bien,
quoi de neuf ? » « Je n'ai plus de moi », répondis-je. Elle me regarda avec un
sourire étonné : « Comment cela, plus de moi ? Et c'est à toi que cela
arrive ! » Puis elle fut prise d'un tel fou-rire que je dus l'aider à conserver
l'équilibre. Quand elle s'arrêta de rire, elle demanda : « Sérieusement, tu
n'as plus de moi ! Qu'est-ce que cela veut dire ? » Je lui dis que je n'en
savais rien et que si je me rendais à la bibliothèque c'était dans l'espoir de
le découvrir. Alors elle fut prise d'un nouveau fou-rire, et son rire était
contagieux. Après tout, qu'y a-t-il de plus absurde que de perdre son moi ?
Tandis que nous
marchions, je lui parlais de cet état inhabituel et de certains de ses effets.
À un moment donné elle s'arrêta et se tourna vers moi. « Figure-toi »,
dit-elle, « que je vois très bien ce que tu veux dire. Mais je me demande
comment tu sais tout cela ; tu es si jeune. Ce que tu me décris, c'est le
processus de vieillissement. C'est un changement de conscience réservé aux
dernières années de la vie. C'est la dernière étape, une préparation à une
nouvelle existence ; mais toi, tu es trop jeune ! »
Lucille avait à
l'époque quatre-vingt cinq ans, si bien qu'elle était assez déconcertée et un
peu sceptique de voir le reflet de ses expériences chez une femme qui avait
presque quarante ans de moins. Elle ne comprenait pas comment cela était
possible, et bien sûr, je ne le savais pas moi-même. Je lui fis cependant
remarquer que nul ne connaît d'avance l'heure de sa mort et que je pouvais très
bien partir avant elle ; c'est pourquoi il valait mieux me tenir prête, moi
aussi. « Tout est possible », répondit-elle, « mais ce n'est pas courant ».
Puis elle ajouta avec une sollicitude toute maternelle : « En tout cas, il
n'est pas question que tu disparaisses ! » À ces mots, nous reprîmes notre
marche en nous donnant le bras.
Dans les deux
années qui suivirent, nous fûmes à maintes reprises frappées par la similitude
de nos expériences. Si chacune le faisait en ses propres termes, nous parlions
cependant des mêmes choses ; et nous avions recours aux mêmes expédients pour faire
face à la situation : elle me montrait constamment comment je pouvais me
souvenir que je n'avais pas de mémoire. Elle me parlait de ses « compensations
», c'est-à-dire la vision de « Cela » que j'ai nommé Unicité, et des moments où
elle aussi s'était « détournée » à cause de son intensité insoutenable. Dans le
Passage, là où je me sentais au bord de la folie, elle se crut au bord de la «
sénilité ». Et là où je sentis mon esprit serré dans un étau, elle parlait
d'une résille. Comme il est impossible de relater ici toutes ses expériences,
je dirai simplement que du cheminement dont j'ai parlé, Lucille a parcouru
pratiquement chacune des étapes.
La seule différence
notable, peut-être, c'était que son « moi » avait disparu progressivement, en
un peu plus de six ans, me dit-elle et non point brutalement comme dans mon
cas. Et puis l'objet qui constituait le coeur de nos préoccupations n'était pas
le même. Je fus obsédée d'un bout à l'autre par le mystère de ce qui subsistait
en l'absence de moi ; tandis que pour Lucille, le mystère était de savoir
jusqu'à quel point elle pouvait se passer du moi et continuer à vivre. Elle
n'avait jamais douté un seul instant que lorsque tout serait parti, « envolé »,
il ne resterait que Dieu seul ; mais alors, pensait-elle, la vie cesserait. Je
n'étais pas tout à fait de cet avis ; mais la vérité, c'est qu'aucune de nous
n'avait de réponses. Cependant nous partagions notre inconnaissance et ce
partage était passionnant ; il était parfois merveilleusement beau, car nous
étions persuadées qu'il s'agissait là de l'expérience humaine la plus
importante, la plus extraordinaire. Aucune autre expérience, pas même celle de
la naissance, ne pouvait jusqu'ici rivaliser avec l'effarante et grandiose
réalité de ce voyage. En vérité, c'est là que la vie commence !
Trois ans après le
début de ce voyage et à l'époque où j'écrivais ce récit, Lucille, avec toutes
ses facultés et son sens de l'humour intact, entra dans la plénitude de la
nouvelle vie qu'elle avait découverte au cours de cette transition. Ma
rencontre avec elle, à cette époque de ma vie, revêtait une importance
capitale. Outre la joie que m'apportait sa compagnie, cette rencontre me prouva
définitivement que, contrairement à ce que j'avais tendance à croire, cette
expérience n'était pas quelque chose d'exceptionnel, de mystique, ni même de
privé. Lucille était absolument persuadée que cette expérience reflétait une
transition effectuée depuis toujours, dans le monde entier, par les anciens de
chaque génération. Tout ceci faisait donc partie de l'ordre naturel des choses.
Que j'ai entrepris ce voyage à un âge moins avancé montre simplement que par
nature la vie contemplative est toujours en avance d'une étape sur nos
préoccupations ordinaires. En fait, c'est cette continuelle course en avant qui
donne à la vie contemplative son parfum surnaturel, car la grâce, précédant la
nature, est une accélération des processus naturels ; c'est une progression, un
assaut livré au temps.
Cela explique
pourquoi le contemplatif n'a pas besoin d'attendre l'âge mûr — comme le prétend
Jung — pour trouver son moi véritable. Cette découverte est un sous-produit de
son union avec Dieu, à laquelle on peut parvenir à n'importe quel âge, même
très jeune ; et une fois centré sur Dieu, le moi est complètement intégré. Ce
voyage au-delà du moi peut donc lui aussi s'effectuer avant l'âge mûr…
1992
Lilian Silburn (1909 – 1992)
Depuis des années j'étais à la recherche d'un maître capable, par sa propre puissance spirituelle de me faire réaliser la Félicité. J'avais déjà rencontré des personnes fort éclairées appartenant à diverses sectes et écouté beaucoup de savants discours, mais ni les unes ni les autres ne pouvaient me donner la connaissance et l'expérience que je désirais.
Au cours de l'été 1937, un de mes vieux amis me présenta au Mahātma Raghubar qui allait devenir mon guru. Dès les premières visites que je lui rendis, je vis beaucoup de gens assis auprès de lui dans un état semi-conscient et je lui adressai quelques questions à ce sujet. Il me demanda quelles étaient mes conceptions et mes pratiques, et me donna un marakba [282] six jours après ma première visite, ce qui était assez rare.
Pendant ce marakba, j'eus plusieurs expériences nouvelles —lumières colorées, vibrations sonores, vagues de paix et de félicité — qui durèrent une heure environ. Ceci suffit à me convaincre de l'efficacité du système, et m'attacha à lui pour toujours. C'est en vérité une école merveilleuse, unique, de transmission et de discipline spirituelles, car je crois que l'exemple vaut mieux que l'enseignement, et l'expérience mieux encore que tous les deux.
Mon guru était un homme parfait. Exempt de sensualité, de colère, d'attachement, de vanité et de jalousie, toujours gai, plein d'amour et de compassion pour tous, offrant aide pécuniaire aux étudiants pauvres de haute ou de basse classe et nourriture aux gens qui, de près et de loin, affluaient chez lui, il menait une vie admirable, bel exemple d'abnégation librement consentie. A tous, il nous enseigna à vivre et à mourir. Des vagues de paix et de félicité irradiaient de lui sur les personnes assises alentour et celles-ci les absorbaient selon leur capacité propre et le stade atteint dans leur quête. Cela durait vingt-quatre heures sur vingt-quatre, y compris les deux seules heures du milieu de la nuit pendant lesquelles on pouvait dire que Guruji dormait. Même alors, certains s'étendaient près de son lit pour ressentir cette félicité.
Nous avions journellement la preuve qu'il pouvait connaître les pensées et les sentiments intimes de ses disciples, mais il ne les dévoilait jamais en public. Chaque fois que je venais le voir, préoccupé par tel ou tel problème, il le devinait et donnait sa réponse sans que la question eût été formulée. Il avait le pouvoir miraculeux d'enlever à ses disciples leurs difficultés et leurs souffrances. Jamais bénédiction venant de lui ne manqua de se réaliser.
Il pouvait communiquer son propre pouvoir de transmettre à autrui. Je sais que personnellement j'ai pu mettre des personnes en samādhi sans aucun effort de ma part, grâce au seul pouvoir qu'il m'avait ainsi transféré.
J'ai eu le privilège de connaître un autre homme doué d'une grande puissance spirituelle : le maître de mon guru. Puis, après la mort de ce dernier, j'ai eu comme guide son fils, disciple du même maître, qui a bien voulu m'accorder de temps à autre son tavajjuh [283] et m'aider à progresser. C'est grâce à leur rayonnement que, débarrassé de beaucoup de mes erreurs et de mes imperfections, je jouis à présent de la paix de l'esprit et de la Félicité.
Le trait distinctif de cette école consiste en ceci : le pouvoir spirituel est transmis au disciple par la grâce du maître. C'est là un don merveilleux car il permet, sans autre moyen que la grâce divine et la bénédiction du guru, non seulement de jouir soi-même de la félicité, mais de la transmettre aux autres sans effort. De nombreuses personnes en ont fait l'expérience.
Le
Vide, le rien, l'abîme[284].
L’expérience
spirituelle est bien plus une expérience de plénitude qu'une expérience de vide
; pourtant l'une n'est pas possible sans l'autre, la vie mystique étant
constituée par une alternance ininterrompue de vides et de pleins qui vont
s'approfondissant de concert.
Avant d'entrer dans
cette vie nouvelle, on ne peut imaginer ni se faire quelque idée, même
approximative, du vide mystique, car on voit seulement des reflets de surface,
jeux de lumières et d'ombres sur un écran qui n'offre qu'une illusion de
profondeur ; mais dès que l'on aborde la vie réelle, l'écran s'évanouit, une
troisième dimension se présente soudain, tout se creuse, s'approfondit,
l'espace s'ouvre à l'infini, devient ce domaine immense dans lequel vacuité et
plénitude prennent un sens parce qu'elles touchent à l'être substantiel.
Ainsi le vide donne
relief et intensité aux êtres et aux choses qu'il enveloppe, il les situe à
leur juste place et permet leur vivante interpénétration. Vide ou énergie
vacuitante, pénétration et plénitude dépendent donc les uns des autres et
engendrent une manière très nouvelle d'éprouver et de comprendre. Dès que les
cavernes de l'entendement et de l'imagination sont vacantes, l'essence divine
se révèle; mais on pourrait aussi bien dire qu'une chose indicible s'infuse
constamment dans l'intime de l'être et le vide de son contenu; trop subtile
pour être appréhendée, elle produit l'impression d'une étrange vacuité;
reconnue ensuite, elle devient plénitude; trop puissante, elle cause ivresse,
extase et ravissement. Mais à leur tour, des états qui ont d'abord fulguré
comme plénitude apparaissent comme vide une fois dépassés.
En fait le vide
mystique est d'une richesse inépuisable. […]
CONCENTRATION MENTALE ET VIDE MYSTIQUE SPONTANÉ
Le terme 'vide'
prête à équivoque. Il faut donc distinguer le vide mort et stérile de la
concentration volontaire du vide spontané, vivant, qui apporte des énergies. Le
premier vide mental acquis par un effort intense et persévérant vise à
l'inhibition ou à l'arrêt de la pensée; c'est un vide ponctiforrne où la
conscience se resserre et se rétrécit sur un point. Par contraste avec cette
vacuité rigide, figée, fermée sur soi que caractérise la contraction, le second
vide, mobile et fluide où la conscience se relâche, s'élargit, est 'ouverture',
car il n'a pas de limite.
On peut encore
préciser : si dans le vide-concentration le moi est actif et le vide immobile,
dans le vide spontané au contraire, le moi est passif et le vide dynamique.
Je fabrique le
premier, j'accueille et reçois le second.
[…]
Par contraste avec
le vide passif issu de l'activité mentale, le Vide mystique ne résulte jamais
d'un effort, on ne peut pas même le provoquer ; il s'établit soudain, sans
qu'on le cherche, sans qu'on le désire. En conséquence les maîtres des
disciplines les plus diverses, chrétiens, indiens, musulmans et autres font
dépendre ce vide de la grâce, pur don gratuit et indéterminé. En agissant, la
grâce commence par précipiter qui la reçoit dans le vide ou ce que l'on
appréhende comme tel lorsque l'agitation a pris fin. En effet la grâce est
infiniment délicate, elle pénètre [18] de façon trop intime, trop silencieuse pour
qu'on la décèle. Perçue ou conçue, elle n'aurait rien de suprême. Sens,
mémoire, imagination, pensée, intuition ne peuvent l'appréhender; mieux encore,
dès que la grâce s'infuse dans les profondeurs du Soi, ces facultés se trouvent
privées de leurs activités. N'éprouvant rien, on se croit vide :
« Si l'effort tendu
vers une tâche, un devoir à accomplir est anéanti, l'ignorant imagine que lui
aussi est réduit à rien. Il n'en est pas de même quant à la Réalité
intériorisée, siège de l'omniscience : elle ne peut jamais être anéantie,
puisqu'elle est la seule chose que l'on puisse percevoir »
(Spandakārikā, I, 15-16).
Plus tard les
effets de la grâce, devenus sensibles, se manifestent clairement. […]
VIDE ET DÉTACHEMENT DE LA QUIÉTUDE
En ce premier vide
le Soi est saisi dans son intimité apaisée; le coeur repose dans la douceur
d'un calme vide et silencieux ; les préoccupations s'évanouissent comme par
magie; on y jouit sans se lasser de la simplicité de sa nature, de l'essence
nue de son être. On y est conscient, mais sans faire acte de conscience.
[…]
À ce stade il ne
sent plus son amour, il ne le proclame plus, mais ses actes en portent
témoignage. L'amour véritable commence ici, dans l'oubli du moi et de l'autre :
plus de retour sur soi, plus d'objet séparé; identifié à l'aimé, comment
pourrait-il dire 'j'aime'? Comment pourrait-il penser à celui qui réside dans
l'intime de son être, se confond à sa substance? Alors, que l'aimé vive ou
meure, qu'importe ! Ainsi le coeur est vraiment vide, il n'a plus ni passion,
ni émotion, ni attachement. Quelque chose qui ressemble à l'amour le remplit,
ou plutôt il n'est plus qu'amour.
Sur le plan de la
volonté, il se passe une évolution parallèle à celle du coeur. La volonté n'est
plus tendue vers ses satisfactions habituelles et cesse d'osciller sans fin
entre prendre et rejeter; elle s'assouplit et se dégage, orientée vers un seul
but, obscur il est vrai. La vacuité porte ici sur l'intentionnalité, ce que
l'Inde appelle arthakrijākāritva, ou « préoccupation prévoyante» de
Heidegger, c'est-à-dire la préoccupation de l'homme pour son individualité en
tant que telle. L'ego une fois éliminé, le Je profond se dévoile, libre des
tourments vis-à-vis de soi et des autres, caractéristiques de l'ego. […]
Au sortir de la
nuit, l'âme est établie en une telle paix qu'elle est comme silencieuse et
endormie. Elle jouit de plus en plus souvent de précieuses inconsciences
échelonnées tout au long de l'itinéraire mystique et qui peuvent durer de
quelques secondes à plusieurs heures.
[…]
Grâce au vide du
dénuement, le 'je' façonné et impur (que l'Inde nomme ahamkāra), après
avoir perdu ses possessions, est détruit; puis, le 'je' naturel et profond qui
demeurait encore, meurt à son tour dans la Nuit. Néanmoins l'anéantissement
n'est pas complet tant que le mystique n'a pas obtenu la nudité essentielle en
s'immergeant dans le 'Je' universel. Pour parvenir à ce niveau cosmique, les
traces d'attachement et d'habitudes ancestrales qui subsistent dans son
inconscient doivent être détruites, à l'aide d'une vacuité nue, aveugle, qui
l'amènera au Rien.
[…]
Un problème
analogue se pose quant au souvenir : si l'âme ne se souvient plus ensuite de
ces hautes faveurs, quel profit en retire-t-elle? À cela sainte Thérèse répond
: « Bien que l'on ne puisse expliquer ces faveurs, elles demeurent parfaitement
gravées dans le plus intime de l'âme, et l'on n'en perd jamais le souvenir.
Mais, ajouterez-vous, si elles n'ont aucune image qui les représente, et si les
puissances ne peuvent les comprendre, comment peut-on s'en souvenir? Moi non
plus je ne le comprends pas. » [285].
Quant à l'effet extraordinaire de cette oraison, il consiste en un
« tel oubli de soi
que l'âme semble véritablement n'avoir plus d'être... Elle est tellement
transformée qu'elle ne se reconnaît plus. Elle ne songe plus qu'il doit y avoir
pour elle un ciel, une vie, un honneur propre, parce qu'elle est tout entière
occupée à la gloire de Dieu... Ainsi non seulement, elle ne se préoccupe pas de
ce qui peut arriver, mais elle est sous ce rapport dans un oubli tellement
étrange que, je répète, il semble qu'elle n'est et qu'elle voudrait n'être rien
en rien... » [286].
[42]
Afin de parvenir à
ce degré élevé d'oraison, l'âme selon la comparaison de Thérèse d'Avila, a dû
s'enfermer comme le ver à soie dans un cocon étroit et obscur qu'il a filé
lui-même. C'est là qu'il meurt au monde, là qu'il perd ensuite sa vie de ver
afin de renaître papillon [287] […]
L'inconscience de
ces profondes immersions permet donc l'anéantissement par lequel se parachève
le dénuement.
[ …]
Ibn'Atā'Allāh
décrit ainsi l'anéantissement (fanā’) :
« L'homme disparaît
de lui-même, il ne sent rien des apparences extérieures de ses membres, ni du
monde extérieur, ni de ce qui se passe en lui; il disparaît de tout cela, et
tout cela disparaît de lui, fuyant vers Dieu d'abord, en Dieu ensuite. » […]
CONSCIENCE REVENUE SE DÉTACHANT SUR UN FOND DE VIDE
INCONSCIENT
[…]
Bien que trente
rayons convergent au moyeu
c'est le vide
médian
qui fait marcher le
char.
L'argile est
employée à façonner des vases,
mais c'est du vide
interne
que dépend leur
usage. [52]
Il n'est chambre où
ne soient percées porte et fenêtre
c'est donc le vide
encore
qui permet
l'habitat.
L'être a des
aptitudes
que le non-être
emploie (XI).
De même un être est
efficace en tant seulement qu'il est vide, et ce vide se traduit par le
non-agir. Tchoang-tzeu déclare au sujet des anciens sages : « Ils se tenaient
sur l'abîme et se promenaient dans le néant. » [288].
Pour eux tout suit alors son cours naturel.
[…]
« L'absence de
pensée, c'est au sein de la pensée, demeurer sans pensée. » [289].
« Lorsque l'esprit n'est plus que vacuité, on est capable de voir, d'entendre,
de percevoir et de connaître, mais au milieu de toutes ces impressions, on
reste dans une vacuité et une quiétude constantes... On n'est pas lié par le
bien ou par le mal. » [290] […]
[…]
« Or l'abîme sans
chemin de la divinité est si ténébreux et si inconditionné qu'il engloutit en
lui-même tous les chemins divins, les activités et les attributs des (trois)
Personnes dans le magnifique embrassement de l'unité essentielle ; et la
fruition divine s'accomplit dans l'abîme de l'Ineffable. Ici l'esprit trépasse
dans la béatitude de fruition, il fond et s'écoule dans la nudité essentielle
où tous les noms de Dieu, toutes les conditions et toutes les images qui se
reflètent dans le miroir de la Vérité divine sombrent dans la Simplicité sans
nom de l'essence, dans le sans chemin où nulle raison n'a prise.
« Or dans cet abîme
insondable de la Simplicité, toutes choses sont embrassées dans la béatitude
fruitive. Mais l'abîme lui-même ne peut être embrassé par rien si ce n'est par
l'Unité essentielle. C'est en lui que doivent se résorber les personnes divines
et tout ce qui vit en Dieu, car il n'y a ici que repos dans l'embrassement
fruitif du flot de l'amour... C'est là le ténébreux silence dans lequel vont se
perdre tous les amants. » [291].
11-16 [292]
1
OÙ SONT PASSÉES MES
PENSÉES ?
De la béatitude
naissent tous les êtres, par la béatitude ils existent, à la béatitude ils
retournent. (Taitturîa Upanishad).
C'était au mois
d'août, en 2003. La journée avait débuté comme n'importe quelle journée d'été.
Mon fils était sorti, j'étais seule à la maison, à m'occuper de choses et
d'autres. Et puis voilà que je l'ai remarqué...
Remarqué quoi ?
C'était comme un
silence dans ma tête. Oui : un silence frappant... Où étaient passées mes
pensées ?... Il y avait cet espace, cet intervalle entre les pensées qui les
faisait passer au second plan. Comme si elles ne m'appartenaient plus ou, en
tout cas, n'avaient plus de pouvoir sur moi. Je sentais une légèreté, un
bien-être, l'impression d'être en phase, connectée avec moi-même comme je ne
l'avais jamais été. Connectée à quelque chose d'inexplicable, d'inexprimable :
ce silence...
Je me suis demandé
ce qui m'arrivait. Et j'ai commencé d'observer.
Et ?...
Ce que je
ressentais, c'était une modification de mon fonctionnement intérieur. À la
vitesse de l'éclair, quelque chose m'était tombé dessus. Quelque chose que je
n'avais pas vu arriver. Pas même s'installer. Et cette « chose » qu'aucun mot
ne peut décrire avait pris le pouvoir sur tout.
Tu n'as rien vu
arriver ?
Rien. Je n'ai pu
que constater que tout était différent... Sur le moment, c'est ce silence qui
m'a frappée. Dans les jours qui ont suivi, je me suis rendu compte que je ne
vivais plus les choses comme avant. Les mille détails qui, dans une journée,
m'agaçaient, une porte qui claque, les clefs qui disparaissent juste comme on
s'apprête à sortir, une préoccupation ou une autre, tous ces micro-événements
qui m'agaçaient en permanence sans même que je le remarque : tout ça ne me dérangeait
plus. Je constatais : tiens, la porte est mal fermée, les clés ne sont pas dans
ma poche... J'allais fermer la porte, je me mettais à chercher les clés... et
je ne trouvais rien à y redire. Les choses étaient ce qu'elles étaient. Ma
façon de les percevoir, d'y réagir, avait changé.
Tu ne réagissais
plus, en fait ?
Voilà, je ne
réagissais plus. Parce qu'il y avait ce silence, cette tranquillité qui était
là, qui m'envahissait toute, et me laissait telle qu'était la situation.
Les premiers temps,
j'ai regardé ça toute seule, au fond de moi, en me demandant ce que ça pouvait
bien être... Comme je venais de fêter mes 40 ans, je me suis dit : « c'est
formidable d'arriver à 40 ans ! je me sens enfin en phase avec moi-même ! je me
sens si légère, si bien... »
Tu as mis ça sur le
compte de la quarantaine, vraiment ? !
Oui, je me suis dit
ça au début. Mais quand j'ai commencé à évoquer ce que je vivais autour de moi,
je me suis aperçue que, même passé 40 ans, les gens ne ressentaient pas ce que
je ressentais, ils n'avaient pas ce point de vue que j'avais.
Je n'avais que des
amis très cartésiens. Tous étaient pris, comme moi, par la vie active. Pas plus
que moi ils ne s'étaient posé de questions métaphysiques ni n'avaient ouvert un
livre « spirituel » ou de développement personnel... Ils m'avaient toujours
connue très speed : à peine arrivée quelque part je voulais déjà être ailleurs.
Et là ils me voyaient posée, tranquille tout d'un coup, sereine. Alors ils se
réjouissaient pour moi. « Tant mieux, tu as l'air bien », disaient-ils. Mais
ils n'en savaient pas davantage sur ce que je vivais. Et moi non plus.
C'est là que je me
suis interrogée sur ce qui pouvait bien se passer dans l'invisible, sur ce qui
se passait à l'intérieur de soi. J'ai commencé à me renseigner, à entrer dans
des librairies, à chercher des livres qui, peut-être, m'expliqueraient un peu
ce que je vivais...
Plus tard, j'ai
cessé d'essayer de comprendre. Plus le temps passait, plus je me laissais faire
par cette « chose », me contentant d'observer, de découvrir tout ce qui se
passait, tout ce qui ne cesse de se passer, toujours plus intense, plus vivant,
plus clair. Mais au début, oui, j'ai voulu comprendre...
Et alors ?...
Et alors, très
vite, il y a eu l'accident...[293]
C'était deux mois
plus tard, fin octobre. J'étais en voyage professionnel dans le Nord de la
France. Portable muet : hors réseau. Et puis je récupère un réseau, je vois
tous ces messages qui m'attendent. « Ouaouhhh ! je me dis. Il a dû se passer
quelque chose... » Je compose un numéro. Au bout du fil, ma meilleure amie : «
Ton fils... sur la route... un accident... il est parti... »
Sur le coup, je
crois que je n'y ai pas cru. « Un accident », je comprenais. Pour la suite... «
Ce n'est pas possible : elle s'est trompée ! » Et je roulais, je roulais vers
le lieu du rendez-vous, chez une de mes soeurs. Je ne pensais pas, je roulais.
À un moment, juste, cette réflexion : « Si c'est vrai, ma vie est foutue ! »
Mais l'idée n'est pas restée. Elle s'est effondrée dans cette tranquillité que
je vivais depuis plusieurs semaines.
Arrivée à
destination, ils étaient tous là à m'attendre. Ma famille, mes amis, tous.
Alors j'ai compris que c'était vrai. Tout le monde m'a entourée pour m'annoncer
la tragédie. J'ai eu une espèce de relâchement, je me suis laissée aller...
C'est-à-dire ?
Je me suis laissée
aller... La situation était ce qu'elle était... pas de pleurs, pas de crise...
je suis montée dans une chambre, au calme. Je voyais mes proches, inquiets,
venir voir ce que je faisais. Je les voyais essayer de me parler, essayer de
savoir où j'en étais. Mais j'étais très tranquille, en fait. Les heures
passaient et c'était toujours pareil : je voyais les gens s'agiter et, au fond
de moi, comment dire ?... il n'y avait pas d'agitation, pas de révolte. Aucun
sursaut du genre « ce n'est pas possible ! Ça devrait être autrement... »
J'ai beaucoup de
mal à me rappeler ce qui s'est passé, mais ce que j'ai vu, très vite, c'est que
je ne ressentais pas la souffrance à laquelle tous s'attendaient. J'ai vu que
ce n'est pas la situation qui fait souffrir. Pour ma part, c'est dû au silence
: la situation ne fait pas souffrir quand le silence est là.
Alors au début je
n'ai rien dit à personne. Je n'ai pas joué la comédie non plus. Je suis restée
telle que j'étais : tranquille. Bien sûr, je ne sautais pas de joie, mais je
n'étais pas anéantie. J'étais dans une neutralité... Mes proches, qui
m'imaginaient détruite, se sont dit « elle n'a pas encore réalisé... » Mais ce
n'était pas ça. J'avais tout à fait réalisé, mais je percevais toujours la même
chose : ce silence, dans ma tête, qui me permettait de demeurer tranquille.
J'ai laissé les
semaines passer, l'une après l'autre, avec toute cette agitation autour. Il y a
eu l'enterrement, les condoléances, l'absence... Tout ça était vécu dans cette
tranquillité, qui demeurait. Je devais me rendre à l'évidence quelque chose au
fond de moi me permettait de vivre tout ça dans la paix. C'était incroyable,
mais c'était.
Alors je suis
tombée dans un étonnement profond. Et je me suis laissée faire, de plus en
plus, de plus en plus profondément... Au bout de quelque temps, c'était
tellement agréable que je me suis complètement, mais alors complètement laissée
prendre par cette chose. Et plus le temps avançait, plus je sentais ça au fond
de moi de manière puissante et douce et bienveillante et tout ce qu'on peut
imaginer de... d'impensable.
Les gens autour de
moi me croyaient anesthésiée. Ils s'attendaient à ce que, d'un moment à
l'autre, je prenne enfin conscience de ce qui était arrivé. Mais j'étais
parfaitement consciente ! Je savais ce qui se passait.
Tu savais et ça ne
te tirait pas de cette tranquillité ? Ou bien il y avait quand même des moments
de désespoir, peut-être une alternance des deux ?...
Ce que j'ai
remarqué, à l'époque, c'est qu'il pouvait y avoir des moments de tristesse,
mais, comment dire... je les voyais. Je les voyais arriver, je les voyais
repartir.
Comme si la
tristesse était un visiteur et non pas « je suis triste » ?
Voilà. Je sentais
l'émotion qui arrivait. Elle était là... Mais je n'avais pas le pouvoir de me
l'approprier. Alors elle continuait sa route. Elle passait.
Donc, cette
neutralité n'est pas une indifférence ?
Rien à voir avec ça
! De l'extérieur, bien sûr, on pouvait me croire anesthésiée, on pouvait croire
que je ne ressentais plus rien. Mais de l'intérieur, ce que je vivais était
très actif. Ce n'était pas mort du tout. Il y a eu des moments de tristesse, il
y a eu des moments d'abattement, mais ça passait en moi. Toujours, il y avait
cet espace inconnu, ce silence. Et plus ça allait, plus je m'abandonnais à
cette « chose » qui avait pris jour en moi, qui a pris le pouvoir sur tout.
J'en suis tombée folle amoureuse. Tout le reste est passé au second
plan.
39-40
Tu as l'impression
d'apprendre des tas de choses, mais tu ne peux pas les exprimer. C'est comme si
ce silence te les enseignait... pour toi-même, pas vraiment pour les dire. Il
t'enseigne, il te permet de te connaître profondément, de connaître tout ce qui
se passe, mais... c'est presque impossible à mettre en mots.
Parfois, quand je
suis seule et que cette intensité vient, que je suis envahie par cette
béatitude pleine de vie, pleine de sensations, des mots me viennent. Ils sont
clairs, limpides. Ils expriment dans une totale justesse ce qu'en cet
instant-là il m'est donné de percevoir. Mais lorsque, plus tard, j'essaie de
les communiquer à quelqu'un : plus rien, plus de mots. Ça ne veut pas se dire.
Comme si c'était là pour m'enseigner moi, pas pour être transmis...
Quelquefois, même en direct, quand quelqu'un est là et que je ressens ces
choses et que je voudrais les partager : impossible, pas de mots.
[…]
Au début,
j'essayais de penser. Je me disais qu'il fallait peut-être que j'agisse, que je
prévoie, que j'aie des projets, comme avant. J'ai essayé... Je n'ai pas pu. Le
silence, l'intensité empêche.
Tout comme
autrefois je n'aurais pas pu m'arrêter de penser, même si je l'avais voulu :
aujourd'hui, si je veux penser, eh bien je ne peux pas. C'est aussi simple que
ça... Tout est simple. Tout est calme. Tout est neuf et sans commentaire. Un
instant apparaît et meurt. Puis un autre. Tu te laisses complètement absorber
par l'instant.
62-65
Avec... oui, c'est
comme si tout d'un coup il n'y avait plus deux personnes.
C'est la fusion, tu
crois ?
C'est comme une
connexion qui se fait, une fusion, oui... une fusion totale. […] Car ces
extases aussi sont vécues par les deux à la fois ?
Oui, il y a
vraiment une ouverture qui se fait de l'autre côté, qui permet de ressentir ces
choses... Alors est-ce que c'est la même intensité ? Je ne sais pas. Mais, en
tout cas, c'est senti.
Puisqu'il y a ces
extases sans cause, faire l'amour a-t-il encore un sens ?
Être habitée par
ces intensités dues à cette « chose » te remplit d'une telle énergie, d'une
telle force... que tu es sans mot. Et cela, même sans aller physiquement vers
l'autre, donc même sans relation sexuelle. Alors, bien sûr il y a des moments
où tu fais l'amour, mais ça se fait dans la fluidité. Il n'y a plus cette
recherche d'aboutissement, d'acte sexuel, de plaisir, d'orgasme... Tu es dans
un vide rempli de bonnes choses et tu n'as plus besoin d'aller chercher
l'orgasme, ou de toucher l'autre. Tu es remplie par cette connexion qui se fait
et qui se passe dans l'invisible.
Donc, si
éventuellement un geste se fait, puis un autre, puis un autre qui amène à faire
l'amour, ce n'est pas « aller vers » l'acte sexuel : le geste se fait, sans direction...
C'est un peu ça ?
Voilà. Tu es
tellement dans le « voir » la situation, et après dans le senti, que tu laisses
cette fluidité agir. Tu ne peux pas faire autrement. Tu ne peux que laisser
cette fluidité agir, pour qu'elle soit juste, tellement tu sens que tout est
magique, que tout se fait... que tout se fait dans une telle fluidité que tu ne
veux même pas intervenir tellement c'est bon.
[…]
Et quand tu parles
avec quelqu'un : as-tu remarqué ces moments où la personne, soudain, lâche une
phrase étonnante. Un point de vue tout frais, spontané, qui sort directement du
silence. Un point de vue parfaitement juste et vrai, même si la personne ne
s'en rend pas forcément compte. C'est un moment très réel, ça aussi, un moment
de non-relation. Et le vrai réel, c'est ça.
En général, on ne
remarque pas ces moments d'ouverture parce que l'attention est portée sur les
autres moments, ceux où l'on est dans son histoire, dans sa pensée, dans sa «
personne ». Il n'y a pas cette porte qui s'ouvre, cet espace qui permettrait de
voir que ça vient d'ailleurs, d'un autre point de vue.
74-75
En fait, la vie
devient très simple. Tu n'as plus rien à faire, ça se fait tout seul.
[…]
Que dirais-tu à
quelqu'un qui te demanderait, comme cela ne manquera pas d'arriver : « et moi,
comment je fais pour vivre ça ? » ?
Je fais une totale
confiance à ce silence dans l'invisible. Alors la seule chose qui peut être
dite, il me semble, serait « soyez ce que vous êtes dans l'instant... et
laissez la spontanéité faire ce qu'elle a à faire. » C'est quelque chose qu'on
ne peut pas comprendre, pas apprendre, vouloir, savoir... Alors se laisser
faire — quoi d'autre ?
En fait, si ça se
présentait, si quelqu'un me posait cette question, je crois que j'aurais juste
envie de rester en silence avec cette personne, et de laisser ce silence agir.
Un mot, un geste peut venir : il est tout imbibé de silence, c'est par ce
silence qu'il est agissant, pas en lui-même. Alors, oui, partager le silence...
Cette spontanéité
qui te saisit et te fait demeurer dans cette « chose », elle règle tous les
problèmes à la base — puisqu'ils apparaissent au second plan.
120-121
Rester simplement
avec ce point d'interrogation, sans vouloir comprendre ni avoir de réponse à
cette question, en laissant tout ce qui arrive à soi être au second plan ; et
accepter tout ce qui arrive, que ce soit des moments d'extase ou de mal-être.
Avoir toute son attention posée sur cette question sans réponse, dans cet
espace de silence ; et l'accepter, surtout, cet espace ! l'accepter silencieusement,
pas mentalement. Mentalement, juste accepter que tout soit au second plan :
tout existe, tout est là, tout apparaît, mais ça apparaît dans ce silence et ce
point d'interrogation sans réponse... Vraiment l'accepter totalement, en
étant... simplement.
Beaucoup de gens
croient que la réalisation, l'illumination, c'est un truc bouleversant avec de
la lumière, une grande lumière qui se fait, des couleurs... Et si simplement
c'était ça ? Juste ces moments de totalité. Si c'était simplement ça ?... Et se
laisser faire après, tout simplement, dans ce calme, cette tranquillité, ce
silence. Découvrir au fur et à mesure la légèreté que ça te donne, de voir que
tout ça est là, bien sûr, mais c'est au second plan et ce n'est pas toi — donc
pas besoin d'en faire tout un monde...
[…]
« Simplement
», tous les grands sages le disent ! Répondez à la question Qui suis-je ? et
vous aurez tout le reste en négation... puisque tout le reste c'est ce que vous
n'êtes pas. Et ils le disent simplement, mais les gens le perçoivent de manière
tellement compliquée qu'ils n'arrivent pas à laisser place à cette simplicité
de la vie, de la réalité.
Encore faut-il que
la question Qui suis-je ? vienne spontanément !...
Mais c'est
justement le fait de laisser place à cet espace de silence, quand il se
présente, qui va permettre à l'attention de se poser là et de ne plus en
sortir. C'est tellement simple et puissant en même temps... Il n'y a plus que
ça ; tout le reste continue à apparaître et disparaître, mais il n'y a plus que
ça, avant tout le reste : l'attention est complètement transférée dans cet
espace. Du fait que c'est accepté totalement, il y a une humilité qui vient,
une vérité. Et tout d'un coup tu y vois plus clair, tout simplement, sans
chercher à vouloir comprendre.
128
Cette chose ? !
Oui, cette chose
qui est avant tout. C'est elle qui nous permet d'être ce qui est.
Vous pouvez la
nommer, la décrire ?
On peut l'appeler
silence, tranquillité, puissance, amour... On peut mettre des tas de mots
dessus : ce ne sont que des mots. Cette chose est au-delà des mots... Si
j'essaie quand même d'en parler, je peux dire, aussi, que c'est un sentiment
profond, une conviction profonde.
Vous parliez de
déconnexion. Une déconnexion de quoi ?
On voit toujours la
même chose, mais c'est comme si on découvrait qu'il existe quelque chose qui
voit tout, qui voit ce qui se passe, en soi et autour de soi, et qui voit en
même temps cet espace qui ne permet plus de croire à tout ce qu'on croyait
être.
Pour le dire
autrement : on voit toujours la même chose, mais on ne s'y identifie plus. On
en est déconnecté. C'est le début d'un processus d'éclaircissement. Dans un
premier temps, même si on ne s'identifie plus à ses pensées, si on ne les croit
plus, ne les prend plus pour réelles, on croit encore à la réalité du corps, à
celle des choses dites extérieures. Et puis le recul grandit, des espaces s'en
vont peu à peu : la personnalité... l'individualité... le corps... le réel
extérieur... Jusqu'à ce qu'il n'y ait plus rien.
Donc je dirais
qu'il y a d'abord un saisissement, dans l'instant brusquement, voir depuis un
autre endroit. Puis il y a la découverte de cette clarté qui, elle, est
progressive. Il y a cette conviction grandissante, l'expérience de la vie de
plus en plus simple...
Y avait-il eu une
sorte de préparation, en vous, avant que ça vous arrive ?
Aucune. Bien sûr,
il y avait une insatisfaction, celle de tout le monde. Je me demandais parfois
pourquoi j'avais toujours besoin de plus — plus d'activité, plus d'intensité,
plus de réussite, plus d'amour... Mais à part cette insatisfaction vague : non,
vraiment, il n'y avait rien. Ni croyance, ni foi, ni lecture, ni questionnement
spirituel : aucune préparation. Et puis, soudain : cet étonnement profond.
Ça a été subit ?
Spontané, oui. Un
silence, une clarté qui vous éclaire et vous montre qu'on était dans le faux,
que tout ce que l'on croyait être, on ne l'est pas.
Bien sûr, ensuite,
il y a une évolution dans la clarté...
Ça s'est passé
comment ?
J'étais là, dans
mon salon. J'ai vu ce silence dans ma tête. C'était si étonnant que je me suis
mise à observer. Il y avait cette légèreté, ce bien-être... C'était vraiment
très agréable à vivre !
Qu'est-ce qui vous
a d'abord frappée, quand c'est arrivé ?
En tout premier
lieu : la beauté de ce silence qui prend toute la tête, tout l'espace. Et qui
laisse place à l'intensité : cette perception du corps, de plus vaste que le
corps, vivant, mouvant, à chaque instant.
131-135
Le « je » a-t-il
encore un sens ?
Je ne sais pas...
Ressentez-vous de
la gratitude ?
Un remerciement
permanent, oui.
Comment faites-vous
vos choix, prenez-vous vos décisions ?
C'est la fluidité
qui fait mes choix. Je n'ai plus besoin de penser, puisque cela se fait tout
seul. Et ce qui se fait se fait dans la justesse. Au début, j'ai un peu essayé
de penser, de prévoir, comme avant. Je n'y arrivais pas. C'était comme si le
silence grandissait, m'emplissait la tête et la faisait taire. Maintenant, je
fais une totale confiance...
Et la volonté ?
Je n'ai plus de
volonté propre. Ce doit être très reposant !
Comme si on avait
lâché les valises : il n'y a plus qu'à se laisser faire... C'est une totale
confiance, un abandon total. J'observe ça depuis cinq ans et tout s'est si bien
passé que la confiance devient totale.
Cela a-t-il changé
votre vie pratique, votre travail, votre vie sociale ?
Dans les débuts,
environ deux ans, je suis demeurée tranquille extérieurement, pour pouvoir
observer tout ça. Je ne travaillais plus. J'observais, j'écoutais ce mouvement,
en moi, opéré par cette chose... Depuis plusieurs mois, je donne un coup de
main à une amie, dans un restaurant. À l'extérieur c'est l'activité,
l'agitation parfois ; au-dedans, c'est la même tranquillité. Retourner à la vie
active m'a permis de voir que rien ne me tirait de cette tranquillité, que tout
demeurait, toujours, au second plan par rapport à elle.
Ressentez-vous un
sentiment d'empathie pour les autres, ceux qui vous entourent ? Comment
vivez-vous les émotions ? En vivez-vous encore ?
Je dirais que je
les vis... pleinement. Le fait de les voir arriver, ce recul qui permet de tout
ressentir, mais sans s'identifier : tout cela permet de les vivre d'un bout à
l'autre, pleinement. Et puis elles passent.
La peur aussi ?
La peur peut venir,
mais, comment dire ?... elle est tellement vue comme au second plan, tellement
dépourvue d'existence réelle qu'à peine elle apparaît... tout se passe dans une
telle fluidité ! C'est difficile d'expliquer... Disons que je n'ai pas peur,
non. J'ai comme l'impression que je peux tout vivre.
Et la colère ?
Pour l'instant, je
n'ai pas vu la colère...
Auriez-vous un
conseil à donner à ceux qui n'ont pas connu ce basculement ?
De vivre
pleinement. De vivre l'instant qui se présente, le désir, l'élan qui se
présente. Non pas ce qu'il faut faire, mais ce qui vient, ce qui est là,
maintenant.
La vie a-t-elle un
but, pour vous ? un sens ?
Un but ? Non. Un
sens ?... Aucun autre, je crois, que de sentir cette puissante intensité de
l'instant.
Vous ne vous sentez
pas un peu seule ?
Non, jamais. Vous
vivez toujours quelque chose. Vous n'êtes jamais seul, dans cet espace.
[…]
C'est le filtre
égotique qui a disparu ?
Je dirais plutôt
qu'il y a eu transfert d'identification. Avant, je n'étais que mon corps et mes
pensées. Et puis il y a eu ce saisissement spontané. Il a entraîné un total
transfert d'identification qui a mis cette chose avant tout. Avant absolument
tout.
Votre relation aux
autres a-t-elle changé ?
Elle a changé comme
elle a changé avec moi-même. C'est une non-relation... même s'il y a partage.
Tout ce qui est au second plan a cessé d'être « en relation » comme il l'était
avant. C'est plus une simultanéité, une fusion.
Vous éprouvez un
sentiment d'unité ?
Oui, puisque tout
est au second plan... tout en étant là. Il y a tout en même temps.
Pour nous qui
cherchons, qui méditons, qui pratiquons depuis des années : n'y a-t-il vraiment
rien à faire ?
Faire confiance au
désir profond... C'est lui qui vous a fait entrer dans une voie spirituelle.
C'est lui qui, de manière spontanée, vous a donné le sentiment d'existence. Et
c'est lui qui, de manière tout aussi spontanée, vous donnera le sentiment de
non existence. Alors : se laisser faire. Faire confiance à ce qu'on est, tous,
au fond de nous. Vivre pleinement l'instant présent, dans l'intensité.
Vous donnez au mot
« intensité » un autre sens que nous, ou je me trompe ? Pour nous, l'intensité
est émotion, pour vous c'est ce silence...
[…]
Le basculement, ce
serait ça : rester dans ce silence que nous connaissons tous, à un moment ou un
autre, au lieu de revenir l'instant d'après à une histoire, à sa personne, ses
préoccupations, etc.
Voilà. Rester là
et, je ne sais pas comment, faire confiance à cette chose qui se manifeste, là.
Parce qu'elle a le pouvoir, elle sait à chaque instant.
Bien sûr, ce n'est
pas vraiment un conseil, mais... Voilà : c'est spontané. Ça se fait
spontanément. Donc il n'y a plus qu'à faire confiance.
Ces moments de
silence, qu'on expérimente parfois pendant la méditation, c'est bien d'eux que
vous parlez ?
Pas seulement dans
la méditation. À n'importe quel moment de la journée.
147-154
15
CE GRAND CŒUR QUI
BAT ÉTERNELLEMENT...
On fait le bien
dans la mesure non pas de ce que l'on fait, mais de ce que l'on est. (Charles
de Foucauld)
Peut-on parler de
pédagogie de l'Éveil ?
On peut en parler,
si on veut... Mais, profondément, ça ne sert à rien. Car on aura beau en parler
pendant des milliers d'années, tant qu'on ne le découvre pas par soi-même on ne
peut pas le voir, on ne peut pas l'entendre.
Moi, j'ai envie de
dire : Soyez tout simplement ce que vous connaissez actuellement. Soyez honnête
envers vous-même... Qu'aimez-vous en ce moment ? Que faites-vous ? Que
sentez-vous ? Que pensez-vous, là, maintenant ? À ce qui est là pour vous, en
cet instant, donnez-vous pleinement... Votre conscience individuelle est
universelle, donc donnez-lui votre coeur et votre esprit. Ne pensez à rien
d'autre... Quand cela se fait naturellement, sans effort, c'est le plus haut
des états. C'est « cette chose », Absolu, Réalité ultime, qui vous cherche. Et
qui vous trouvera au moment où Elle l'aura décidé.
[…]
On ne peut pas tuer
l'ego. Mais « cette chose », elle, a le pouvoir de faire en sorte que l'ego
n'ait plus le pouvoir de se reconstruire d'instant en instant. On continue à
jouer notre rôle, à vivre avec cette conscience manifestée, mais elle
n'apparaît plus qu'au second plan. Au premier plan, il y a ce silence, cette
verticalité. Alors l'horizontalité, c'est-à-dire la conscience manifestée, est.
À ceux qui
s'identifient toujours à leur « personne » et aspirent à l'extinction de l'ego,
que peux-tu dire ?
D'accord, il n'y a
pas eu la découverte de cet état, mais... Mais cet état — qui n'en est pas un —
on l'est tous déjà. L'Éveil, c'est la découverte de l'unicité. C'est voir
qu'avant d'être cette conscience manifestée, qu'elle soit individuelle ou
universelle, tu es « quelque chose » qui est « en amont ». Tous, on est
« cette chose », on est cet Absolu. Simplement, c'est recouvert par cette
conscience.
Donc, « cette chose
» est là, cette puissance est là. Et c'est elle qui va te trouver. C'est elle
qui va te saisir, te faire découvrir la réalité vraie. C'est elle qui va
t'enseigner.
Découvrir votre
vraie nature. Il n'y a que vous et, quand vous savez cela, il n'y a que
l'amour.
Avant ça...
Avant ça, si j'en
crois ma propre expérience, il s'agit d'être tout simplement ce qu'on est,
d'être honnêtement ce qu'on est. Autrement dit, de faire un avec la vie, avec
ses désirs, ses souffrances, avec tout ce qui se présente. C'est vivre
pleinement, intensément, simplement... C'est ne pas se croire plus fort que
soi-même. C'est éviter d'avoir deux ou trois voix dans sa tête — déjà, une qui
affirme que l'on est une personne, ça suffit ! C'est essayer d'accepter la vie
telle qu'elle est, du mieux qu'on peut, sans prétendre avoir la capacité d'être
autrement que l'on est, de faire autrement que l'on fait.
C'est accueillir la
vie comme elle est, sans l'éternel commentaire qu'elle devrait être autrement ?
C'est être le plus
fluide possible avec la vie. C'est ça vivre simplement. Ça ne veut pas dire
avoir une vie très intense, très mouvementée. C'est, quelle que soit ta vie,
passionnée si tu es de nature passionnée, tranquille si tu es d'un naturel
tranquille : l'accepter telle qu'elle est. Déjà, bien souvent, il y a une voix
qui murmure « je devrais m'y prendre autrement, ma vie devrait être
autrement... » Alors accepter cette voix. Ne pas compliquer les choses. Ne pas
laisser s'imposer, par exemple, une nouvelle voix qui dirait « il ne faut pas
qu'il y ait cette voix qui parle dans ma tête »...
Se laisser vivre,
simplement, la vie qui apparaît à nous.
Quand tu dis «
vivre intensément » : de quelle intensité parles-tu ?
Je fais référence à
ce que j'ai vécu. Je n'ai pas eu une vie intense, avec des passions, des choses
qui m'ont fait vibrer fort. Non... Vivre intensément, pour moi, c'est vivre
intensément l'amour de ton fils, vivre intensément l'amour de ta mère, vivre
intensément l'amour de toi-même... Tu vois, c'est ça. Peu importe si tu es une
star ou une femme de ménage. « Intensément », ça fait référence à l'amour
de la vie. Ça peut être tout aussi bien vivre intensément la fête si tu es une
fille qui fait la fête, ou la saveur du vin que tu es en train de savourer...
Intensément, c'est tout. De toute façon, la vie se charge de nous et nous
ramènera là où il faut.
Quelqu'un qui est
dépressif qui n'aime pas la vie, qui ne s'aime pas lui-même... il est à des
années lumière de cette vie spirituelle, alors ? !
Non. Car tu peux
aussi vivre intensément ces moments de crise, ces moments où les choses ne vont
pas comme tu veux... puisqu'il s'agit d'accepter la vie telle qu'elle est.
Quelle qu'elle soit dans l'instant.
Il y a des gens
dépressifs qui sont très spirituels.
Vivre intensément,
c'est ne pas se poser davantage de questions que ce qu'on se pose déjà du seul
fait de se prendre pour une personne.
C'est sentir les
choses, sentir ce qu'on est en train de faire, se donner entièrement à la
vaisselle qu'on est en train de faire, au choc émotionnel qui vient nous
perturber... plutôt que de penser ?
C'est vivre sa vie
en faisant la vaisselle et en ayant dans la tête toutes sortes de pensées qui
nous embarquent ailleurs. C'est s'accepter vraiment tel qu'on est, avec cette
petite voix dans la tête puisque c'est elle qui se présente.
[…]
Et pour ça le « oui
» à la vie est plus propice que le « non » ?
Je ne dirais pas le
oui... Une certaine neutralité, une justesse, plutôt. Parfois, on sent qu'il
faut dire non. C'est davantage une fluidité, une justesse, qu'un « oui ». Une
neutralité qui permet de ne pas totalement être là... tout en étant là. Mais
ça, cette justesse, est-ce la personne qui la « trouve » ? N'est-ce pas déjà «
cette chose » qui est en train d'agir ?
Dès le moment où
l'existence a pris le pouvoir — c'est-à-dire la conscience qu'on a de
l'existence de soi et du monde —, il faut arriver à la vivre, à vivre cette
existence, à vivre sa vie sans chercher ce sentiment d'inexistence qui pourrait
apporter, croit-on, un bien-être, une tranquillité... Ça, c'est faux. « Je » ne
peut pas trouver l'inexistence. « Je » n'a pas à la chercher. C'est
l'inexistence qui doit nous saisir.
Donc, suivre une
voie spirituelle n'a aucun sens ?
Si, elle a son
sens. Si ma vie m'amène à avancer sur une voie spirituelle, avec des techniques
de méditation, avec une progression apparente vers des états de conscience de
plus en plus subtils, il faut respecter ça. Il faut y aller, le vivre
pleinement, intensément. C'est ça aussi, accepter ma vie telle qu'elle est !
[…]
Ce basculement qui
fait qu'il n'y a plus cet aveuglement sur ce qu'on croit être — nos émotions,
nos sens, notre mental... On s'aperçoit qu'on n'est pas tout ça. On continue de
vivre avec tout ça, mais on ne l'est pas. Notre véritable nature n'est pas
cela. Notre véritable nature c'est quelque chose d'inexprimable... Découvrez,
et vous verrez...
Amour, méditation,
présence : même ça, n'est-ce pas quelque chose qui nous saisit, plutôt qu'un
acte, un choix « personnel » ?
Bien sûr. C'est justement
ça qui est beau dans l'amour : c'est que l'amour ne se pense pas. Tout d'un
coup, il te saisit. La magie, c'est qu'il a la capacité de te faire t'oublier,
de t'arracher à ta conscience individuelle pour te plonger dans la conscience
universelle. C'est pour ça qu'il y a fusion. C'est pour ça que les premiers
mois, les premières années, sont toujours exceptionnels. Mais, plus ou moins
vite, la conscience individuelle reprend le dessus... et il faut changer de
partenaire !
Que penses-tu de
l'assise, de la méditation, de toutes les « pratiques spirituelles » proposées
par les voies progressives ?
C'est aussi bien
que n'importe quoi... Mais il n'y a rien qui fait qu'on sera plus apte à être
saisi. Certains, qui ne sont jamais passés par aucune pratique spirituelle,
peuvent être saisis par « cette chose ». L'inverse également.
[…]
Donner tout son
coeur à la vie telle qu'elle est... Et ce grand coeur qui bat éternellement
viendra nous saisir. Là, on ne pourra qu'apprendre, on ne pourra que découvrir
chaque instant, à chaque instant. Parce que c'est tellement passionnant que
c'est tout le temps là. C'est placé avant toute chose, avant tout ce qu'on
croirait être. C'est ce grand livre, ouvert à l'intérieur de soi, qui nous
donne la clarté de voir la réalité...
On vit parfois des
expériences extraordinaires, dans les « voies progressives », des visions, des
clartés, des espaces infinis... des moments si intenses que la conscience « moi
je », parfois, s'efface. Quelle est la valeur de ces expériences, selon toi ?
C'est ce qu'on peut
appeler des moments d'ouverture. L'intensité y est telle qu'elle prend le
dessus. Il y a un dépassement de soi-même.
On est où, là ?
Toujours dans la conscience universelle ? Ou dans « autre chose » ?
Je serais tentée de
dire que c'est la conscience universelle qui est là, qui est très ouverte... Tu
n'es plus là en tant que personne... mais tu n'es pas non plus déconnecté.
Dans cette même
période[294],
un soir de novembre, j'étais allongé dans mon lit et je lisais « Le pouvoir du
Moment Présent » d'Eckhart Tolle. Comme beaucoup, j'apprécie cet auteur, qui
parle avec beaucoup de talent et de pédagogie du fondement de l'être. À un
moment donné, sans que je sache pourquoi ni qu'il y eût de lien direct avec ce
que j'étais en train de lire, quelque chose a basculé. Comme une évidence
implosant dans le champ de la conscience, et saisissant tout l'être. Mais qui
n'avait rien à voir avec le mental, qui était silencieux. J'étais un avec ce
que j'avais cherché toute ma vie, depuis que j'avais 17 ans. J'étais cela. Ce
que j'avais cherché au-dehors, ce que j'avais cherché dans les monastères, et
les maîtres de spiritualité, ce que j'avais cherché dans les livres, ce que
j'avais cherché dans l'art, ce que j'avais cherché dans mes prières et dans mes
méditations : j'étais cela. J'avais beau savoir que Dieu est l'intime de
l'intime, qu'il nous est plus proche que notre veine jugulaire, j'étais
finalement resté en périphérie de moi-même, identifié à la veine jugulaire. Je
n'avais pas accès au centre. Ce soir-là, c'est comme si tout mon être
traversait un plafond de verre et découvrait l'évidence. Passée la
stupéfaction, est monté un immense éclat de rire intérieur. Toutes les cellules
de mon corps étaient devenues vivantes et vibrantes au point que j'imaginais ne
jamais pouvoir m'endormir. J'avais découvert qui je suis. Mon identité avait
basculé en un instant dans un infini sans espace ni temps. Au centre de moi-même,
il n'y a rien, il y a un fond sans fond. Un vide qui pourtant n'est pas néant,
mais plénitude. Et qui est aussi l'espace d'émergence du monde. Ma pensée peut
tenter de le balbutier en mots, mais jamais d'en rendre compte, car la pensée
fait toujours déjà partie de ce qui dérive, de ce qui émerge — avec l'univers
tout entier — de cette ouverture sans limites. Je découvrais la subjectivité
absolue, ce « Je » que les traditions nomment « Je suis », ou « Soi », qui est
notre identité la plus immédiate et la plus évidente. Et qui est une avec Dieu
en tant que Première Personne. Car effectivement, il n'y a qu'un seul « Je ».
J'ai constaté qu'à
partir de cet instant, mon histoire personnelle, mon narratif, ont perdu toute
leur importance. Et que ma recherche de Dieu, qui jusque-là était mon moteur le
plus intime, avait cessé. Je n'avais plus foi en Dieu, cette notion perdant
instantanément tout son sens. En revanche, je me découvrais avoir foi à partir
de Dieu. Notamment, dans la splendeur lumineuse qui sous-tend le monde même si
celle-ci est masquée par de l'obscurité et par l'opacité de nos egos.
S'il m'a fallu
cheminer près de 50 ans pour voir cette évidence, c'est parce que je suis un
âne laborieux. Et puis sûrement aussi parce que je cherchais un feu d'artifice
mystique, alors qu'il ne s'agit de rien de tel, au contraire. Il ne s'agit que
de la transparence de l'être. Nous sommes cela, c'est pourquoi cette vision est
si immédiate, si facile. Et si difficile de ce fait même.
……..
Introduction :
Grandir
Nous pouvons
grandir. C'est le thème central de ce livre.
Nous pouvons
grandir. Je ne parle pas ici d'un accroissement de nos savoirs, de nos
possessions, de nos compétences ou de nos capacités, ni même de développement
personnel au sens usuel de ce mot. Mais d'un mouvement vertical, d'un grandir
dans l'Être. De ce mouvement qui est le mouvement même de la vie, le mouvement
de l'évolution. Il veut se réaliser et nous réaliser dans des expansions
créatives toujours plus vastes.
C'est une évidence
pour tous les parents qui assistent à l'évolution de leur enfant. Lorsqu'ils
disent de lui qu'il grandit, ils font souvent référence à la dimension physique
et visible de ce processus. Et ils ressentent bien, même sans avoir étudié de
psychologie développementale, qu'avec l'évolution de la structure physique de
l'enfant, c'est également sa structure psychique, et mentale, qui se transforme
et se déploie dans des espaces et des possibilités de plus en plus larges.
Mais, après avoir
été adolescent, vient le moment où culturellement, sociologiquement, l'enfant
est considéré adulte. « Il est grand maintenant »: on estime qu'il a fini de
grandir, que les structures de ses perceptions et de sa pensée sont dorénavant
en place. On s'attendra bien entendu à ce que le contenu de sa conscience
puisse changer, au fil de ses expériences et de sa maturation. Mais on
n'imaginera guère que la structure de sa conscience elle-même puisse continuer
à évoluer. La croissance verticale fait alors place à un développement
horizontal qui se joue dans l'espace des relations sociales et affectives, des
connaissances culturelles, des capacités professionnelles, du pouvoir et des
possessions; et finalement aux saisons de l'existence dont la mort est le
terme. « Va, petit d'homme, serre ta chance ... »
Outils de repérages couvrant Expériences
mystiques I à V
Listes
chronologiques d’auteurs
1708
François de Laval (1623-1708)
et l’Ermitage de Québec.
1709 Alexandre Piny
(1640-1709)
1711 Machrab
(1657-1711)
1715
François La Combe (1640-1715).
1717 Jeanne-Marie Guyon (1648 – 1717
1719 Malaval
(1627-1719), l’aveugle de Marseille.
1719 Pierre Poiret
(1646 - 1719)
1720
Claude-François Milley (1668 - 1720)
1733
James (1645-1726) et son frère Georges Garden (1649-1733)
1737 Maria-Magdalena Martinengo (1687 –
1737).
1751
Jean-Pierre de Caussade (1675 - 1751).
~1751 L’Abandon
à la Providence divine
1769 Gerhard Tersteegen (1697 - 1769).
1775 Paolo [Danei]
della Croce (1694-1775)
1782 La Philocalie,
une bibliothèque spirituelle Orthodoxe.
1785 Khwaja Mir
Dard (1720-1785)
1803
Jean-Nicolas Grou (1731 - 1803).
1820
Pierre de Clorivière (1735 - 1820).
1823 Sheikh
Al-Arabi ad-Darqawi (-1823)
1827
Dov Baer de Loubavitch (1773 - 1827).
1833 Seraphim de Sarov (1759 - 1833).
~1840 Optino et
la paternité spirituelle en Russie
1837 Giacomo Leopardi (1789 - 1837).
1843 Johann Christian Friedrich
Hölderlin (1770 - 1843).
1849 Edgar Allan
Poe (1809-1849
1852
François Libermann (1802 - 1852)
1855 Gérard de Nerval (1808-1855)
~1870
Récits d’un pèlerin [russe].
1883 Abd-el-Kader
(1807-1883)
1892 Charles-Louis
Gay (1815-1892)
1897
Thérèse de l’Enfant-Jésus (1873-1897)
1900
Félix Ravaisson (1813-1900)
~1906 Souvenirs
d’un moine Orthodoxe (Archimandrite Spiridon).
1908
Lucie Christine (1870 - 1908)
1914… Témoignages de l’extrême (1914-1953)
1918
Marie-Antoinette de Geuser « consummata » (1889-1918)
1922 Marcel Proust
(1871-1922).
1933
Henri Bremond (1875-1933)
1934 Ahmad
al-‘Alawî (-1934)
1934 Haïm Nahman
Bialiik (1873-1934)
1938 Starets Silouane (1866 - 1938)
1938 Ossip Mandelstam (1891 - 1938)
1941 Henri Bergson (1859-1941)
1943 Simone Weil (1909 - 1943)
1943 Etty Hillesum
(1914 - 1943).
1948 Vital Lehodey
(1857-1948)
1948 Georges Bernanos (1888-1948)
1950 Ramana Maharshi (1879 - 1950)
1953 Baruzi
(1881-1953)
1955 Albert
Einstein (1879-1955)
1955 Pierre Teilhard de Chardin (1881-1955)
1960 Raïssa Maritain (1883-1960)
1961
Erwin Schrödinger (1887-1961).
1962
Ch’an and Zen teaching by Charles Luk / Lu ‘K’uan Yü (1898 - ?).
1963 Aldous Huxley
(1894-1963).
1971 Jean Grenier
(1898-1971)
1973 Henri Le Saux
/Swami Abhishtkatananda (1910-1973)
1975 Patrice de la Tour du Pin
(1911-1975)
1977
Evguénia Guinzbourg (1906-1977)
1979 Jeanne
Schmitz-Rouly (1891-1979)
1982 Varlam Chalamov (1907 - 1982)
1983 Arthur
Koestler (1905-1983).
1984
Henri Michaux (1899-1984)
1987
Jean-Baptiste Porion ( ?-1987).
1988 Sayd Bahodine
Majrouh (-1988)
1992
Lilian Silburn (1909 – 1992)
1999
Eliane Jeannin-Garreau (1911-1999)
2002
Marie-Dominique Molinié
(1918-2002).
2008 Alexandre I.
Soljenitsyne (1918-2008)
Bernadette Roberts
(1931-
Nils Kuhn de
Chizelle
Ouvrages généraux choisis dans les notes des tomes II
& III consacrés au XVIIe siècle hors œuvres et études de figures
mystiques individuelles.
Blémur Mère de —,
Éloges de plusieurs personnes illustres en piété de l’ordre de St Benoist
décédées en ces derniers
siècles, Paris, 1679, tome I & II.
Bremond Henri —,
Histoire littéraire du sentiment religieux en France. [plusieurs éditions, dont
chez
Millon, 2006]
Crouzet D., Les
Guerriers de Dieu, 2 tomes, Champ Vallon, 1990.
Guide pour
l’histoire des Ordres et Congrégations religieuses, France XVIe–XXe
siècles, dir. Daniel-Odon
Hurel, Brepols.
Healy K. J., Les
méthodes de prière du directoire de la réforme de Touraine chez les Carmes,
Abbaye de
Bellefontaine, 2011 [traduction de Methods of prayer in the Directory of the
Carmelite reform of
Touraine, Institutum Carmelitanum, Rome, 1956].
Histoire du
christianisme, tome IX, « L’âge de raison… », Desclée, 1997.
Leclercq Dom J.,
L’amour des lettres et le désir de Dieu, Cerf, 1957 ; Leclercq,
Vandenbroucke
Dom F., Bouyer L., La spiritualité du Moyen Âge, Aubier, 1961.
Morgain, Pierre de
Bérulle et les carmélites de France, Cerf, 1995.
Mursell G., English
spirituality, 2 vol., Louisville, London, Leiden, 2001.
Nemo P., Histoire
des idées politiques…, P.U.F., 2002.
Orcibal Jean —,
Études d’Histoire et de Littérature religieuse XVIe-XVIIIe
siècles, Klincksieck, Paris,
1997.
Revues :
R.A.M ; XVIIe siècle ; Chroniques de Port-Royal ;
Carmel.
Rohou J., Le XVIIe
siècle, une révolution de la condition humaine, Seuil, 2002.
Sainte-Beuve,
Port-Royal [plusieurs éditions dont Laffont, 2004]
Sellier Philippe —,
Port-Royal et la littérature I Pascal , Honoré Champion, 1999.
Souriau, Deux
mystiques normands au XVIIe siècle, M. de Renty et Jean de
Bernières, Paris, 1913.
Steinmann A.-E., La
nuit et la flamme, chemins du Carmel, Paris-Fribourg, 1982 ; J. Smet, I
Carmelitani (trad. disponible de l’original anglais), 4 vol., Roma, 1989.
Le
Dictionnaire de Spiritualité ascétique et mystique
Compte tenu de la
valeur d’une entreprise sans égale en d’autres langues et qui demeurera
certainement sans reprise, fleuron de la meilleure intellectualité jésuite au
siècle passé, nous avons établi une liste en ne retenant que des thèmes (leurs
références sont en effet perdues au sein de la table générale du tome 17
qui ne comporte pas moins de 730 colonnes !). Cette liste est un outil de
travail permettant de consulter un dictionnaire par ailleurs facile d’accès,
car il figure en « usuel » dans la salle de lecture de nombreuses
bibliothèques.
Le « DS »
ne fournit pas seulement une poussière d’études brèves par auteurs. Ses
articles thématiques sont remarquables par leur densité et par les informations
bibliographiques associées, fils d’Ariane… Parfois leur longueur les rend
équivalents à un livre épais (la palme revient aux 450 colonnes de l’article
« Contemplation » !). Ces vastes synthèses ont été produites par
les meilleurs spécialistes, catholiques ou non, vivants entre 1937 et 1992,
époque où les religieux compétents dans le domaine mystique chrétien étaient
encore nombreux. Malheureusement un titre bref tel que ceux répertoriés ici ne
met pas en valeur son contenu (non répertorié ailleurs !) : la
lecture s’impose, elle s’avère généralement très fructueuse. La lecture suivie
du DS en 1998 débuta notre travail de recherche avant synthèse.
« Mystique 10.1889+95
Agaësse » indique que l’article « Mystique » commence au
tome 10, à la colonne 1889, et comporte 95 colonnes rédigées par
Agaësse (un jésuite mystique que nous apprécions) aidé de Sales.
Abandon 1.01+48
Abnégation,
dépouillement… 1.67+43
Adoration 1.210+12
Allemande
spiritualité - 1.314+37
Âme 1.433+36
Reypens
Amitié 1.500+29
Anglaise,
écossaise, irlandaise spir — (1.625+34
Arménienne
spir - 1.862+14
Ascèse 1.936+74
Aspirations prière
d’-1.1017+8
Béghins &
béguines 1.1341+11
Benoît et
bénédictins 1.371+67
Biographies spir.
1.624+95
Carmes et carmes
déchaux 2.156+53
(Brandsma
Chanoines
réguliers 2.463+14
Charité 2.507+184
Chartreux 2.705+71
Chine 2.846+22
Wieger
Communautaire
vie - 2.1156+28
Communions (s)
2.1188+112
Conformité 2.1441+28
Contemplation 2.1643+450
[!] Arnou (& Longpré
Coptes 2.2266+12
Guilllaumont
Cor (cœur)
2.2278+29
Démon 3.141+97
Deny, la question
dionysienne & dans (des auteurs 3.244+185 [!]
Désintéressement,
question du pur (amour 3.550+41
Devotio,
dévotion 3.702+93
Dieu connaissance
mystique de — (3.883+64
Direction spir.
3.1003+212 [!]
Discernement des
esprits 3.1222+69
Divinisation 3.1370+89
Échelle
spirituelle 4.62+24
Écriture sainte et
vie spir. 4.128+150
Églises 4.370+109
Érémitisme 4.936+46
Espagne 4.1089+114
Esprit-Saint 4.1246+87
Essentiel 4.1346+20
Deblaere
Eucharistie,
mystère eucharistique (4.1553+68
Examen de
conscience 4.1789+49
Expérience 4.2004+22
Extase 4.2045+134
France 5.785+219
[!] J. Le Brun
Frères mineurs, François d’Assise,
(spir.franciscaine 5.1268+133
Claire,
clarisses 5.1401+21
Frère
prêcheurs 5.1422+103
Gloire de
Dieu 6.421+73
Gnose,
gnosticisme 6.508+33
Grâce 6.701+62
Homme, homme
intérieur 7.617+57
Humanisme, h. et
spir. 7.947+86 J. Le (Brun
Humanité du
Christ 7.1033+75
Illumination 7.1330+37
Illuminisme 7.1367+25
Images 7.1401+135
Intérieur, intériorité, introversion
(7.1870+48 Dupuy
Italie 7.2141+170
[!]
Jansénisme 8.102+46
Jésuites 8.958+107
Jésus, J. nom de —,
J. prière à- 8.1065+85
Judaïsme 8.1487+77
Lectio divina,
lecture spir. 9.470+40
Liberté (dont
expérience des mystiques) (9.780+58 Agaësse
Lumière 9.1142+41
Méditation 10.906+28
Miséricorde et
œuvres de- 10.1313+36
Monachisme 10.1524+93
Mystique 10.1889+95
Agaësse
Paix 12.40+33
Paul 12.487+35
Pauvreté 12.613+84
Dupuy
Quiétisme 12.2756+86
Quiétude 12.2842+8
Pays-Bas 12.705+84
Piété 12.1674+69
Piétisme 12.743+15
Port-Royal 12.1931+21
Portugal,
Brésil 12.1952+43
Présence de
Dieu 12.2107+29 Dupuy
Prière 12.2196+151
[!]
Cisterciens 13.738+76
Royaume de
Dieu 13.1026+71
Russie 13.1140+50
Sagesse 14.72+60
Silence 14.829+30
Simplicité 14.892+39
Théologie 15.463+53
Trinité 15.1288+35
Union à
Dieu 16.40+21 Dupuy
Vie (s) 16.584+136
Visions 16.949+53
Vocation 16.1081+86
Figures
remarquables suivant l’ordre chronologique
L’ordre est celui des naissances. L’ensemble des
figures ayant connu le XVIIe siècle[295] couvre un siècle et demi environ.
Cette identification des principaux membres formant la communauté mystique
déborde en effet le siècle de part et d’autre, puisque certains naissent dans
la seconde moitié du XVIe siècle et d’autres connaîtront le début du
Siècle des Lumières.
Notre approche dissocie le saint du mystique, relativise
les notions d’écoles calquées sur l’appartenance à un ordre, tente de compenser
— difficilement, par suite d’un manque de sources — le déséquilibre observé
entre modèles consacrés et vie menée dans le monde laïc. Les figures d’intérêt
mystique représentent un peu plus de la moitié de l’ensemble : soit 33
présences féminines (F), 16 appartenances à l’ordre du Carmel (c), des
bénédictin (e) s (b), 9 jésuites (j), 11 capucins (cp), des
récollets (r), des membres du Tiers Ordre franciscain (t), 14 laïcs (L).
Des regroupements d’importances inégales sont indiqués
en colonne « Gr [oupe] » : 1. Parisiens actifs au début du
siècle, 2. autour de François de Sales, 3. autour de Port-Royal, 4. au nord du
royaume, 5. Parisiens actifs plus tardivement, 6. École du pur amour, 7.
normands ou en relation, 8. quiétistes, 9. étrangers. Toutes les figures ne
sont pas regroupées (vie en province, ermites…).
Apparaissent quelques noms illustres de
religieux qui ne sont pas mystiques, tels que Bossuet ou Labadie. L’on
peut parfois considérer comme des « contre-exemples », mais ils ne
furent pas indifférents aux mystiques. Enfin la présence de quelques étrangers
n’appartenant pas à la sphère d’expression française, tel Baker ou Sandaeus
(auteur d’un célèbre dictionnaire de termes mystiques), qui écrivaient en
latin, s’impose parce que la moitié des éditions du XVIIe siècle
étaient faites dans cette langue encore largement lue ; ou bien, tel
Angelus Silesius, poète silésien, ou Robert Barclay, mystique quaker, pour souligner
le débordement de frontières linguistiques ou des principales dénominations
religieuses lorsque l’on s’attache aux seuls mystiques. Dans les cas hors
catholicité, nous avons dissocié leur présentation du fil chronologique
(reportée en fin de volumes III et IV).
L’ordre chronologique est essentiel si l’on
s’interroge sur les rencontres et des influences possibles. Lorsque l’on adopte
l’ordre alphabétique, l’accès par nom est évident, mais la liste ne constitue
alors qu’un repérage, remplacé ici par les index des volumes II à IV.
NOM (PRÉNOM) |
naiss. |
décès |
âge |
Gr. |
App. |
1 Anne de Jésus |
1545 |
1621 |
76 |
9 |
c,F |
Anne de Saint-Barthélémy |
1549 |
1626 |
77 |
9 |
c,F |
Brétigny (Jean Quintanadavoine) |
1556 |
1634 |
78 |
1 |
|
Gallemant (Jacques) |
1559 |
1630 |
71 |
1 |
|
Beaucousin (Richard) |
1561 |
1610 |
49 |
1 |
|
Canfield (Benoit de —) |
1562 |
1610 |
48 |
1 |
cp |
Quiroga (Joseph de Jésus Maria) |
1562 |
1628 |
66 |
9 |
c |
Ange de Joyeuse |
1563 |
1608 |
45 |
1 |
cp |
Coton (Pierre) |
1564 |
1626 |
62 |
1 |
j |
10 Isabelle des Anges |
1565 |
1644 |
79 |
9 |
c,F |
Marie de l’Incarnation (Acarie) |
1566 |
1618 |
52 |
1 |
c,F |
François de Sales |
1567 |
1622 |
55 |
2 |
|
Saint-Samson (Jean de —) |
1571 |
1636 |
65 |
|
c |
Chantal (Jeanne de —) |
1572 |
1641 |
69 |
2 |
F |
Le Gaudier (Antoine) |
1572 |
1622 |
50 |
|
j |
Marie de Beauvilliers |
1574 |
1657 |
83 |
1 |
b, F |
Baker (David-Augustin) |
1575 |
1641 |
66 |
4 |
b |
Rubéric (Séverin) |
|
Apr.1625 |
|
|
r |
Bérulle (Pierre de —) |
1575 |
1629 |
54 |
1 |
|
20 Martial d’Étampes |
1575 |
1635 |
60 |
|
cp |
Marie de Valence (Teyssonnier) |
1576 |
1648 |
72 |
|
F |
Joseph du Tremblay (« Père J. ») |
1577 |
1638 |
61 |
1 |
cp |
Gregorio da Napoli |
1577 |
1641 |
64 |
|
|
Madeleine de Saint-Joseph (de Fontaines) |
1578 |
1637 |
59 |
1 |
c,F |
Sandaeus (Maximilien) |
1578 |
1656 |
78 |
9 |
|
Marie de Jésus (de Bréauté) |
1579 |
1652 |
73 |
1 |
c,F |
Marguerite d’Arbouze |
1580 |
1626 |
46 |
|
b, F |
Cambry (Jeanne de —) |
1581 |
1639 |
58 |
4 |
F |
Saint-Cyran (Jean-Ambroise Duvergier de H.) |
1581 |
1643 |
62 |
1 |
|
30 Vincent de Paul |
1581 |
1660 |
79 |
5 |
|
Camus (Jean-Pierre) |
1582 |
1652 |
70 |
2 |
|
Constantin de Barbanson |
1582 |
1631 |
49 |
4 |
cp |
Jaspart (Hubert) |
1582 |
1655 |
73 |
|
|
Bourgoing (François) |
1585 |
1662 |
77 |
1 |
|
Condren (Charles de —) |
1588 |
1641 |
53 |
5 |
|
Jean-Evangéliste de Bois-le-Duc |
1588 |
1635 |
47 |
9 |
cp |
Lallemant (Louis) |
1588 |
1635 |
47 |
5 |
j |
Saint-Jure (Jean-Baptiste) |
1588 |
1657 |
69 |
6 |
|
Catherine de Jésus |
1589 |
1623 |
34 |
|
c,F |
40 Marie des Vallées |
1590 |
1656 |
66 |
6 |
F |
Marillac (Louise de —) |
1591 |
1660 |
69 |
|
F |
Angélique Arnauld |
1591 |
1661 |
71 |
3 |
F |
Louise de Ballon |
1591 |
1668 |
77 |
|
b, F |
Agnès (Mère) |
1593 |
1671 |
78 |
3 |
F |
Chrysostome de Saint-Lô (Jean) |
1594 |
1646 |
52 |
6 |
t |
Chardon (Louis) |
1595 |
1651 |
56 |
|
|
Falconi (Jean) |
1596 |
1638 |
42 |
9 |
|
Rigoleuc (Jean) |
1596 |
1658 |
62 |
5 |
j |
Marie-Madeleine de Jésus (de Bains) |
1598 |
1679 |
81 |
5 |
c,F |
50 Marie de l’Incarn. (du Canada) (Guyart) |
1599 |
1672 |
73 |
|
c,F |
Granger (Geneviève) |
1600 |
1674 |
74 |
6 |
b, F |
Surin (Jean-Joseph) |
1600 |
1665 |
65 |
5 |
j |
Eudes (Jean) |
1601 |
1680 |
79 |
7 |
|
Bernières (Jean de —) |
1602 |
1659 |
57 |
6 |
L |
Victorin Aubertin |
1604 |
1669 |
65 |
|
r |
Noulleau (Jean-Baptiste) |
1604 |
1672 |
68 |
|
|
Charlotte Le Sergent |
1604 |
1677 |
73 |
|
b, F |
Cyprien de la Nativité |
1605 |
1680 |
75 |
|
c |
Cluniac (Pierre) |
1606 |
p1642 |
|
5 |
j |
60 Armelle (Nicolas) |
1606 |
1671 |
65 |
5 |
F, L |
Aumont (Jean —) (« Le vigneron ») |
1608 |
1689 |
81 |
6 |
L |
Civoré (Antoine) |
1608 |
1668 |
60 |
|
j |
Olier (Jean-Jacques) |
1608 |
1657 |
49 |
5 |
|
Amelote (Denis) |
1609 |
1679 |
70 |
5 |
j |
Neuvillette (Madeleine de —) |
1610 |
1657 |
|
5 |
F, L |
Labadie (Jean de —) |
1610 |
1674 |
64 |
|
|
Renty (Gaston de —) |
1611 |
1649 |
38 |
7 |
L |
Agnès de Jés.Maria (Bellefonds) |
1611 |
1691 |
80 |
5 |
c,F |
Hardouin de S.Jacques (Eloi) |
1612 ? |
1661 |
|
|
cp |
70 Antoinette de Jésus |
1612 |
1678 |
66 |
|
F |
Louys (Epiphane) |
1614 |
1682 |
|
|
|
Catherine /Mectilde de Bar (Mère du St-Sacrement) |
1614 |
1698 |
84 |
7 |
b, F |
Laurent de la Résurrection |
1614 |
1691 |
77 |
5 |
c |
Maur de l’Enfant-Jésus |
1615 |
1690 |
|
|
c |
Guilloré (François) |
1615 |
1684 |
69 |
|
j |
Bourignon (Antoinette) |
1616 |
1680 |
64 |
9 |
F |
Blémur (Jacqueline Bouette de —) |
1618 |
1696 |
78 |
7 |
b, F |
Moine (Claudine) |
1618 |
p1655 |
|
5 |
F, L |
Hamon (Jean) |
1618 |
1687 |
69 |
3 |
L |
80 Claude Martin (dom —) |
1619 |
1696 |
77 |
7 |
b |
Bertot (Jacques) |
1620 |
1681 |
61 |
6 |
|
Barré (Nicolas) |
1621 |
1686 |
65 |
5 |
|
Pascal (Blaise) |
1623 |
1662 |
39 |
3 |
L |
Boudon (Henri-Marie) |
1624 |
1702 |
78 |
7 |
|
Scheffler (Angelus Silesius) |
1624 |
1677 |
53 |
9 |
L |
Rancé (Armand-Jean de —) |
1626 |
1700 |
74 |
|
|
Boniface Maes |
1627 |
1706 |
79 |
9 |
|
Bossuet (Jacques-Bénigne) |
1627 |
1704 |
77 |
5 |
|
Malaval (François) |
1627 |
1719 |
92 |
8 |
|
90 Molinos (Michel de —) |
1628 |
1696 |
68 |
8 |
|
Enguerrand (Archange) |
1631 |
1699 |
68 |
6 |
r |
Le Gall de Querdu |
1633 |
1694 |
61 |
7 |
|
Bon (Marie de l’Incarnation —) |
1636 |
1680 |
44 |
8 |
F |
Petrucci (Pierre-Matthieu) |
1636 |
1701 |
65 |
8 |
|
Piny (Alexandre) |
1640 |
1709 |
69 |
5 |
|
La Combe (François) |
1640 |
1715 |
74 |
8 |
|
La Colombière (Claude de —) |
1641 |
1682 |
41 |
|
|
Hélyot (Claude et Marie) |
1644 |
1682 |
37 |
5 |
F, L |
Poiret (Pierre) |
1646 |
1719 |
73 |
9 |
L |
100 Barclay (Robert) |
1648 |
1690 |
42 |
9 |
L |
Guyon (Jeanne-Marie) |
1648 |
1717 |
69 |
6 |
F, L |
Scougal (Henry) |
1650 |
1678 |
28 |
9 |
|
Fénelon (Franç. de Salignac de —) |
1651 |
1715 |
64 |
6 |
|
Honoré de Sainte Marie (dom —) |
1651 |
1729 |
78 |
5 |
c |
Milley (François-Claude) |
1668 |
1720 |
52 |
|
|
Caussade (Jean-Pierre de —) |
1675 |
1751 |
76 |
6 |
j |
Dutoit (Jean-Philippe) |
1721 |
1793 |
72 |
6 |
|
Bellinzaga (Isab.)(« d.milan ») |
|
1624 |
|
9 |
F, L |
César de Bus |
|
1607 |
|
|
|
110 Laurent de Paris |
|
1631 |
|
|
cp |
Jean-François de Reims |
|
1660 |
|
|
cp |
Pierre de Poitiers |
|
1683 |
|
|
cp |
Bernezay (Maximien de-) |
|
Apr.1686 |
|
|
r |
Paul de Lagny |
|
1694 |
|
|
cp |
Simon de Bourg-en-Bresse |
|
1694 |
|
|
cp |
Caractères
communs aux figures remarquables
On est en premier
lieu surpris de la longévité exceptionnelle des membres de la population ainsi
assemblée, la moyenne s’établissant autour de soixante-trois ans, longévité
étonnante pour l’époque, même au sein d’une classe relativement protégée des
effets des guerres et des famines. Une longue vie donne aussi plus de chance à
la reconnaissance ultérieure, ce qui introduit un biais statistique notable.
Observons quelques données de nature statistique :
1.
La répartition des naissances par tranches de quinze ans (ce qui
représente une demi-génération) est la suivante pour les figures dont les
dates sont connues :
1540-1554 : 2
1555-1569 : 10
1570-1584 : 19
1585-1599 : 16
1600-1614 : 22
1615-1629 : 17
1630-1644 : 8
1645-1659 : 6
1660-1675 : 2
Une période
rapidement ascendante précède 1570. La distribution reste remarquablement
uniforme entre 1570 et 1630, soit seize à vingt-deux naissances par tranche de
quinze ans. Cette uniformité suggère une identification assez correcte des
figures spirituelles nées pendant cette longue durée de soixante ans. Une
décroissance rapide des naissances se produit ensuite entre 1630 et 1660 où
l’on redescend à la valeur initiale minime de deux naissances pour la dernière
tranche ! Elle ne s’explique pas par un manque d’intérêt de notre part
pour le siècle suivant, car nous avons recherché en vain des figures
mystiques nouvelles jusqu’en 1740 environ, à la suite de notre intérêt premier
pour l’époque où vivaient madame Guyon et les membres de son cercle.
2. Le cumul brut
des naissances, des morts, et leur différence s’établissent selon la table
suivante :
1570 :
12
12
1585 :
31
31
1600 :
47
47
1615 :
69
3 66
1630 :
86
17 69
1645 :
94
36 58
1660 :
100
48 52
1675 :
102
67 35
1690 :
102
81 21
Les différences
(dernière colonne) constituent une estimation du nombre de figures
spirituelles vivant au même moment. Nous avons constaté que la communication
devint fréquente entre aînés et cadets à partir de 1600 environ : il
fallait attendre la constitution d’une génération aînée de grande valeur.
On observe une
distribution de présences simultanées, dont le maximum atteint 69 autour
de 1630, ayant des valeurs supérieures à 40 entre 1600 et 1660, la moyenne
étant proche de 60. Le maximum est divisé par deux autour de 1675. Cette
décroissance confirme l’extinction progressive, en une génération, de la
mystique (visible). Elle s’explique par une suspicion générale qui commence
vers 1660 : les mystiques n’écrivent plus (condition pour leur
repérage ultérieur !) et se cachent. Diverses
explications ont été avancées : montée du despotisme et de
l’intolérance religieuse, influence de valeurs ascétiques jansénisantes, du
rationalisme, etc.
La présence
simultanée ne peut assurer des rencontres mystiquement utiles que pour la
moitié de ces valeurs, soit la moitié de la durée d’une vie (entre trente et
soixante ans d’âge pour les « aînés » ou entre quinze et quarante ans
pour les « cadets »). Ceci conduit à une moyenne de 30 spirituels
environ en potentiel de coexistence « utile » pour les 60 meilleures
années (1600-1660).
Ces mystiques,
petite fraction des spirituels, auraient donc a priori peu de chance de se
croiser dans une zone d’expression française du XVIIe siècle où l’on
estime à près de deux cent mille le nombre de clercs et de religieuses (pour
près de vingt millions d’habitants). D’où s’ensuit une grande prudence requise
quant aux réseaux d’influences construits à partir d’une si faible fraction.
Nous espérons avoir toutefois montré l’existence d’une « force
attractive » entre mystiques et surtout l’existence cachée de nombreux
intermédiaires qui furent autant de liens facilitant leurs rencontres (les
nombreux noms qui apparaissent brièvement dans le corps de notre étude ne sont
pas collectés ici).
Cette analyse
montre plus profondément que l’essor des vécus mystiques suppose des conditions
particulières rarement réalisées. Elle s’est produite dans une fenêtre
temporelle étroite — entre 1600 et 1660 — dont il demeure des traces (faibles
comparées à l’abondance du « bruit » qui tend à les recouvrir, causé
par le fonctionnement des appareils religieux et civils). Puis l’éclatement des
références religieuses et la disparition d’un langage commun entraînent la
dispersion des expressions du vécu mystique, ce qui rend le paysage ultérieur à
1700 apparemment vide : la mystique sobre, qui ne se manifeste pas par une
théâtralité (visions, apparitions, pèlerinages, etc.), n’émet qu’un faible
signal noyé par la rumeur du marché des croyances et des pouvoirs.
Index général des figures, Tomes I à V.
µ à refaire … pour ce tome 5 !
Agnès de Jésus Maria de Bellefonds (1611-1691). 202
Antoinette de Jésus (1612-1678) 62
Archange Enguerrand (1631-1699) 292
Bénédictines de la Réforme de Montmartre. 331
Benoît de Canfield (1562-1610), capucin anglais. 227
Billets de Noël franciscain 307
Blémur (Jacqueline Bouette de —) (1618-1696) 115
Capucins, Tiers ordre régulier, Récollets. 223
Catherine /Mectilde de Bar (1614-1698), bénédictines du Saint-Sacrement. 108
Catherine de Jésus (1589-1623). 197
Cercle de madame Acarie. 159
Charlotte Le Sergent (1604-1677). 105
Congrégations de Saint-Vanne et de Saint-Maur. 69
Constantin de Barbanson (1582-1631), capucin rhénan. 259
Dom Baker (1575-1641) 71
Dom Claude Martin (1619-1696). 76
Dominique de Saint-Albert 136
Écrivains spirituels ayant connu le XVIIe siècle 31
Epiphane Louys (1614-1682), prémontré. 63
Ermites. 43
Figures mystiques d’intérêt majeur pour leurs écrits du XVIIe siècle. 341
Figures mystiques présentées dans ce volume. 340
Figures par ordre chronologique des naissances. 34
Franciscains récollets. 283
Geneviève Granger (1600-1674). 102
Grégoire Lopez (1542-1596), ermite mystique au Mexique. 44
Honoré de Sainte-Marie (1651-1729), historien. 216
Hubert Jaspart (1582 ~1655), prêtre ermite de Mons. 57
Influences de 1381 à 1594. 15
Isabelle des Anges (1565-1644), espagnole ou française ? 180
Jean de Lessot. 67
Jean de Quintanadueñas de Brétigny (1556-1634) et ses voyages. 153
Jean de Saint-Samson (1571-1636) 119
Jean-Chrysostome de Saint-Lô (1594-1646), du Tiers-ordre régulier. 309
Jean-François de Reims (-1660). 279
Jeanne de Cambry (1581-1639), ermite à Tournai. 50
Joseph de Jésus Maria [Quiroga] (1562-1628). 148
Laurent de la Résurrection (1614-1691), frère convers. 209
Louise de Ballon (1591-1668) 100
Madame Acarie, (première) Marie de l’Incarnation : vécu mystique. 161
Madeleine de Saint-Joseph (1578-1637), une vie cachée. 187
Marguerite Acarie 198
Marguerite d’Arbouze (1580-1626) 98
Marguerite du Saint-Sacrement de Beaune : de la fausse mystique ! 203
Marie de Beauvilliers (1574-1657). 82
Marie de Jésus de Bréauté (1579-1652). 199
Martial d’Étampes (1575-1635). 272
Martial d’Étampes et Jean-François de Reims. 272
Maur de l’Enfant-Jésus (1617/8 -1690). 138
Maximien de Bernezay 295
Ordre bénédictin. 69
Port-Royal et la mère Angélique (1591-1661) 116
Réforme à Montmartre. 80
Règle commentée par Denys le chartreux et Vincent Mussart 303
Réseaux franciscains. 334
Séverin Rubéric (– après 1625) 283
Spirituels ayant connu le XVIIe siècle (par ordre chronologique). 328
Tertiaires réguliers et Laïcs. 301
Textes des siècles précédents. 24
Tradition chartreuse. 22
Victorin Aubertin (1604-1669) 287
Vie canoniale. 61
Voyage des carmélites d’Espagne. 177
[1] Théologie mystique mise en valeur par
Syméon « le Nouveau Théologien » ou dans la Théologie mystique
d’Hugues de Balma.
[2] Expériences mystiques en Occident,
I , 17 sq.
[3] Nous ne retenons aucun de ceux qui se
présentent sur la grand’place du marché spirituel en maîtresd proposant
quelque 'nouvel enseignement'.
[4] Choix très personnel établi par
rencontres et lectures ; donc à compléter par le lecteur.
[5] Et prend en compte la difficulté
d’accès à certains textes « hors pistes » reconnues.
[6] Date charnière au-delà d’un changement
de siècle, car précipitant un crépuscule des mystiques ou plutôt
des formes religieuses caduques qui ne renvoient plus à la vie intérieure. Les
miracles, visions, révélations et pèlerinages prennent alors toute la place
tandis que les « chétiens intérieurs » se cachent.
.Nous omettrons de
nombreux porteurs visibles de telles manifestations
« matérialistes ». L’apport de sciences humaines émergentes au XVIIIe
siècle ne peut par contre être négligé (Henri F. Ellenberger : The
discovery of the unconscious. The history and evolution of dynamic psychiatry,
1970).
Enfin rappelons que
nous consacrons par figure un espace qui sera réduit aux chapitres suivants.
[7] Pour cette entrée nous reprenons assez
largement : « Un disciple méconnu de Jean de Bernières ; le
bienheureux François de Laval… », contribution de Thierry Barbeau, o.s.b.,
parue dans Rencontres autour de Jean de Bernières, 2013, 133-172.
[8] François Pallu (1626-1684) sera choisi
avec Pierre Lambert de La Motte pour partir dans le Sud-Est asiatique.
Henri-Marie Boudon (1624-1702) a été présenté comme « familier de
l’Ermitage » au tome IV d’Expériences mystiques.
[9] Bernières (1601-1659) a été largement
présenté aux tomes III & IV d’Expériences mystiques, v.
surtout en IV, « L’école du cœur et monsieur de Bernières ».
[10] [B. de La Tour], Mémoires sur la vie
de M. de Laval, premier évêque de Québec, Cologne, Jean-Frédéric Motiens,
1761, 7-8.
[11] [Robert de Saint-Gilles], Les
Oeuvres spirituelles de Monsieur de Bernières Louvigny ou conduite assurée pour
ceux qui tendent à la perfection, Paris, Claude Cramoisy, 1670 :
Seconde partie contenant les « Lettres qui font voir la pratique des
Maximes », 217sq.
[12] Ibid., 335-337.
[13] Ibid., 21.
[14] Marie de l’Incarnation (1599-1672), v. Expériences
mystiques III, 279-324 & bibliogr. de la note 419 – Dom Claude Martin
(1619-1696), v. Expériences mystiques II, 75-78 & Dom Claude
Martin, Les voies de la prière contemplative, textes réunis par dom
Barbeau, 2005.
[15] Lettre du 17 septembre 1660 à son fils,
Marie de l'Incarnation, Correspondance, 1985, 632.
[16] Lettre du 6 novembre 1677 de François
de Laval à Henri-Marie Boudon, [B. de La Tour], Mémoires…, 207.
[17] [B. de La Tour], Mémoires…,
35-36. – Ensuite nous résumons et citons Thierry Barbeau, o.s.b.,
« Un disciple méconnu de Jean de Bernières…» in Rencontres…,
op.cit., 162sq.
[18] Voir Ferdinand Cavallera, « Aux
origines de la société des Missions étrangères. L'Aa de Paris », Bulletin
de littérature ecclésiastique, 1933, 215.
[19] [B. de La Tour], Mémoires…, op.
cit., 25-28.
[20] Lettre de l'automne 1689 de François de
Laval à l'abbé Milon, prêtre du Séminaire des Missions Étrangères de Paris, Ibid.,
452.
[21] DS 12.1779/85
(art. « Piny Alexandre » ; nos citations).
[22] Alexandre Piny, Etat du Pur Amour,
Centre Saint-Jean-de-la-Croix, 1999. [texte établi par Hervé Benoît sur
l’édition de 1682 (1ere éd. à Lyon en 1676) ; nos
citations modernisées].
[23] Une des reprises du récit de Joinville
qui, lors des croisades, entendit parler de Râbi’â, la sainte mystique qui
vivait à Basra (en Irak ) autour de l’an 800.
[24] Cet extrait daté du 26 juillet 1683
fait partie d’un recueil manuscrit qui comprend les lettres envoyées de juillet
1683 à novembre 1686 à la supérieure (57 lettres), et aux soeurs (123
lettres) d’une Maison d’Annonciades près de Paris. Le Père Piny venait de
prêcher une retraite de dix jours aux religieuses. (Vie Spirituelle,
Juillet-Août 1927).
[25] Immense bibliographie dont : DS 5.151-170, art.
par L. Cognet ; Fénelon, Œuvres I & II,
Pléiade, Gallimard, 1983 & 1997 [notices par J. Le Brun] ; Correspondance
de Fénelon dont J. Orcibal, « I. Fénelon, sa famille et ses débuts »,
1972, et « XVIII. Suppléments [dont Lettres spirituelles] » par I.
Noye, 2007 ; Nouvel état présent des travaux sur Fénelon, C.R.I.N.36,
Amsterdam-Atlanta, 2000, « Bibliographie… (1940-2000) » ; F.
Trémolières, Fénelon et le sublime, 2009 .
[26] M. Masson, Fénelon et madame Guyon.
Documents nouveaux et inédits, 1907.
[27] Nous reprenons dans ce qui suit
l’essentiel de l’étude de Murielle Tronc, « Une relation mystique »
parue in Correspondance I Directions spirituelles, op.cit.,
216 sq.
[28] La Marvalière, secrétaire du duc de
Beauvillier ?
[29] Les Justifications de Mad. J.M.B. de
la Mothe Guion écrites par elle-même […] avec un Examen de la IX. &
X. Conférence de Cassien, touchant L’état fixe de l’oraison continuelle, par
feu Monsieur De Fénelon Archevêque de Cambrai, « Vincenti », A
Cologne, Chez Jean de la Pierre, 1720, tome III, 330-368.
[30] De l’amour de Dieu. Livr.IX.
Ch.14. (note de l’édition).
[31] De l’amour de Dieu. Livr.VI.
Ch.11. (Ibid.)
[32] Gen.
5. v.22.24. Ch.6 v.8,9. Ch.48. v.15. Ps.15
v.8. IV Rois 20. v.3. etc. (Ibid.)
[33] V. Œuvres I, Pléiade, 1983,
op.cit., « Œuvres spirituelles », 553-969 ; Correspondance de
Fénelon, Tome XVIII Suppléments et corrections, 2007 ; La Tradition
secrète des mystiques ou le Gnostique de Clément d’Alexandrie, Arfuyen,
2006, qui reprend en la corrigeant parfois l’édition de Dudon, 1930 ;
pages extraites des Justifications, tome III, sur Cassien, outre la
correspondance avec madame Guyon (Madame Guyon, Correspondance I Directions
spirituelles).
[34] Correspondance de Fénelon,
établie par Jean Orcibal ; puis Jean Orcibal, Jacques Le Brun & Irénée
Noye ; Paris, Klincksieck, 1972-1976 ; puis Genève, Droz, 1987-2007. –
Cette édition contient les correspondances passives et souvent même entre des
tiers. - L’édition de référence par M. Gosselin, Fénelon, Œuvres
complètes, Paris, J. Leroux et Jouby, et Gaume et Cie, 1851-1852
livre les lettres spirituelles regroupées par correspondants, tome huitième,
439-714.
[35] Œuvres spirituelles de feu
Monseigneur François de Salignac de la Mothe-Fénelon, Archevêque-Duc de
Cambrai, etc., Volume deuxième contenant ses Lettres spirituelles, A
Anvers, Chez Henri de la Meule, 1718.
[36] Le modeste sous-titre de Suppléments et corrections
donné au dernier tome XVIII de la Correspondance voile son intérêt
exceptionnel : en effet il présente en sa deuxième partie de loin la plus
importante, 85-223, la séquence chronologique des Lettres spirituelles, en
donnant les références de celles qui furent publiées dans les dix-sept tomes
précédents à leurs dates attestées ou estimées, ce qui permet une lecture à la
fois intérieure et informée, tout en les complétant par de nombreuses lettres
ou fragments de lettres, merveilles choisies et publiées par le cercle des
disciples en 1718 sans dates ni nom de destinataires qui n’avaient donc
pas trouvé leur place dans une édition critique qui respecte la chronologie.
Fénelon, dont la plus grande partie des écrits si appréciés au XVIIIe
siècle a vieillie, demeure ici vivant par le cœur intemporel de son œuvre.
[37] Œuvres spirituelles de Messire
François de Salignac de la Mothe-Fénelon…, Anvers, 1718, t. I
« Divers sentiments chrétiens… » & Fénelon, Œuvres I,
1983, « Œuvres spirituelles », 555-969. - Nous suivons l’ordre et
donnons les titres et la pagination de l’édition critique de 1983 en les
faisant suivre de la pagination de l’édition de 1718.
[38] Sagesse, 16, 20-21.
[39] Tradition du siècle depuis Benoît de
Canfield, etc.
[40] Le Banquet, 180b.
[41] Le Banquet, 211a-b
[42] Psaume 72, 26.
[43] Explication des Maximes des Saints
(à ne pas confondre avec l’Explication des articles d’Issy, un inédit
jusqu’en 1915), v. Fénelon, Œuvres I, 1983, 999-1095 et sa notice,
1530-1549. Par suite de la condamnation papale suite à de fortes pressions (
« Le Roi a écrit au pape en représentant vivement le danger que les
propositions contenues dans le livre peuvent faire courir à ses
sujets... » ; lors de l'examen à Rome de sa traduction latine
« ...à chaque audience Bouillon expose avec vivacité l'impatience
royale... »), elle ne figure pas dans les très nombreuses éditions
de Fénelon éditées aux deux siècles suivants (sauf Œuvres de Fénelon ,
Didot, 1857, t. II, p. 1-39, édition « laïque » reproduite de
celle d’Aimé Martin de 1835). On passe directement des éditions de 1698, dont
celle de Poiret, à celle de 1911 par Cherel. Une telle anomalie n’est-elle pas
l’une des nombreuses causes de la relative obscurité qui entoura longtemps la
querelle quiétiste ?
[44] V. ses lettres dans Madame Guyon, Correspondance
II Combats, 2004 ; la “Lettre d’un serviteur de Dieu contenant une brève
instruction…”, suivie de “Maximes spirituelles”, dans J. M. Guion,, Opuscules
spirituels, Olms, 1978, 445-534 ; Orationis mentalis analysis,
“voies de la vérité à la vie ... De l’Oraison Mentale, traduction du latin du
Traité du Père La Combe de l’Oraison mentale, par mon Père [Dutoit] ”, ms TP
5140/2, dossier “Lausanne 1”, publié sous le titre Voyes de la Vérité à la
vie, 1795 conjointement avec la Guide Spirituelle de Molinos ;
Apologie, Revue Fénelon, t. I, 1910, 69-87 & 139-164 qui met à plat,
point par point, les assertions du général des chartreux Dom Le Masson.
[45] DS 9.35-42, art. “Lacombe” par J.
Orcibal ; thèse de Bianchi, Fr. La Combe, un barnabita sacrificata,
Gênes, 1972.
[46]Il serait intéressant d’étudier les
thèmes de rêve, de guérison, de communication en croix et en unité abordés dans
les passages suivants de la Vie par elle-même : 2.3.7 (guérison),
2.5.9 (rêve du père en croix), 2.6.8 (droiture), 2.7.11 (rêve de maternité
spirituelle), 2.10.1, 2.11.4 (« je voyais jusque dans le fond de son
âme »), 2.11.6 (sa voie changée en voie de foi), 2.11.8, 2.12.1, 2.12.8
(« à près de cent lieues je sentais ses dispositions », union en
croix), 2.13.3 (rêve), 2.13.4,12 (communication), 2.14.4 (guérison au bord de
la mort), 2.15.4 (union en croix), 2.15.8 (incompréhension), 2.20.4 (communication),
2.22.7 (communication en croix), 3.1.2 (union en unité), 3.8.3 (communication
de prison).
[47] Repris sur le ms. TP 5140/2, op.cit.
[48] Vie écrite par elle-même dont
nous reprenons cette citation et celles qui suivent.
Au
XVIIe siècle, éditions originales du Moyen court, de la Règle des
associés et du Cantique. (Madame Guyon sera interrogée sur le Moyen
court et sur le Cantique tandis que Bossuet exploitera une Vie manuscrite).
Au début du XVIIIe
siècle, éditions en 39 volumes (dont 20 pour les seules Explications des
deux Testaments) : Pierre Poiret et ses proches sauvent l’œuvre. Elle est
rééditée fidèlement à la fin du même siècle par le pasteur suisse Dutoit en 40
volumes (s’ajoute un dernier volume comportant la « correspondance
secrète » avec Fénelon, authentifiée en 1907).
Les Opuscules
spirituels, avec
une Introduction par J. Orcibal, G. Olms, 1978.
Madame
Guyon : la passion de croire,
choix par M.-L. Gondal, Grenoble, 1990.
Torrents et
Commentaire au Cantique,
éd. par C. Morali, Grenoble, 1992.
Le Moyen court
et autres récits, une simplicité subversive, par M.-L. Gondal, Grenoble, 1995.
La Vie par
elle-même et autres écrits biographiques, par D. Tronc, Honoré Champion, 2001. (1. Jeunesse,
2. Voyages, 3. Paris, 4. Les prisons, 5. Compléments biographiques).
Correspondances : I Directions spirituelles,
II Combats, III Thèmes mystiques, par D. Tronc, Honoré Champion,
2003, 2004, 2005 [I et II : le « dossier » de l’animatrice du
cercle quiétiste, III : lettres de direction, écrits de jeunesse,
table de ~1500 lettres et pièces].
Œuvres
mystiques, éd. par D. Tronc, Honoré Champion, coll. « Sources
Classiques », 2008, [Présentation générale, Moyen court, Torrents, Petit
Abrégé, choix d’Explications de l’Ecriture sainte, de Lettres, de Discours
spirituels, extraits de poèmes].
Les années
d’épreuves de madame Guyon, Emprisonnements et interrogatoires sous le Roi Très
Chrétien, documents
biographiques rassemblés et présentés chronologiquement par D. Tronc, Honoré
Champion, 2009.
[50] Il s’agit du premier tome, premier
discours : 1.01.
[51] Des Noms Divins, chap. 4.
[52] 3.11 : onzième discours publié au tome
cinquième des Lettres, éd. 1768, notre troisième source après les deux
tomes des Discours chrétiens et spirituels.
[53] Vol. 1, Ct 32, p. 49 : Bonheur de
l'anéantissement.
Sur l’air de : Songes
agréables.
[54] Vol. 3, Ct 141, p. 206 : Heureuse
perte en Dieu. Sur l’air de : La bergère Célimène.
[55] Monsieur de Malaval et ce bon
religieux dirent à Monsieur de Marseille [évêque] ce qu'ils pensèrent de moi,
de sorte qu'il témoigna beaucoup de déplaisir de l'insulte qu'on m'avait faite.
Je fus obligée de l'aller voir ; il me reçut avec une extrême bonté,
jusqu'à me demander excuse. Il me pria de rester à Marseille, qu'il me
protégerait, il me fit même demander où je logeais pour me venir voir.
Madame Guyon, Vie, 2.23.3.
[56] DS 10.155.
[57] DS 10.158.
[58] M. Chevallier, Pierre Poiret,
Bibliotheca Dissidentium, tome V, Koerner, Baden, 1985.
[59] Emile G. Léonard, Histoire générale
du Protestantisme, t. III, 77.
[60] M. Chevallier, Pierre Poiret
1646-1719, Du protestantisme à la mystique, Labor et Fides, 1994, [P.P.] ,
p. 77.
[61] Chronique biographique du XVIIIe
siècle citée par M. Chevallier, p. 74.
[62] Récit, 1719, [P.P.], p.111. Il reprend
ainsi l’expression Paulinienne préférée de Madame Guyon.
[63] Lettre, 1717, [P.P.], p.79.
[64] Feuillet manuscrit, [P.P.], 88.
[65] Lettre, 1717, [P.P.], 110.
[66] [P.P.], 86.
[67] [P.P.], 119.
[68] Vie, 2001, “Compléments
biographiques, Supplément à la vie”, 1010.
[69] M. Chevallier, Pierre Poiret,
Bibliotheca Dissidentium, op.cit..
[70]
[P.P.], 76.
[71]
Henderson, G. D., Mystics of the North-East, Aberdeen, printed for the
Third Spalding Club (serie of nearly vol.), 1934, [Henderson] - La
remarquable Introduction (p. 11-73) fait revivre le groupe quiétiste.
[72] Lettre du 10 novembre 1739, citée par
M. C., 118.
[73] DS 10.1226/9 ; Père Jean Brémond, Le
courant mystique au XVIII°siècle. L’abandon dans les lettres du P. Milley,
Paris 1943.
[74] DS 14.940/41, art. “Siry” (M.-P.
Burns) ; J. Bremond, “Témoins de la Mystique au XVIIIe s., les
écrits de la Mère de Siry”, RAM, t. 24, 1948, 240-68, 338-75 – On
possède de cette dernière “une soixantaine” de lettres et divers textes dont
des Maximes réparties selon les trois voies, v. Le courant mystique…,
op.cit., liste & sources, 150 & 152. – “D'une noble famille
bourguignonne, éduquée et admise à la profession religieuse par les
visitandines de Bourbon-Lancy, envoyée en Provence, dans la petite ville d'Apt,
elle y est choisie, malgré sa jeunesse, comme supérieure. La réputation de ses
vertus et de son mérite qui s'est étendue par delà les murs de son monastère
provençal, la fait élire comme supérieure par la communauté de Mamers, puis par
celle de Caen [la ville illustrée auparavant par Bernières et son
Ermitage]. De Normandie elle revient à Bourbon-Lancy. Elle y gouverne son
monastère d'origine, elle y meurt en 1745 [en 1738 selon Burns].” (RAM, 245). “Autrefois
je convertissais tout en moi, parce que je recevais tout
propriétairement ; maintenant que Dieu s'est emparé de sa pauvre créature,
qu'Il a absorbé son néant, Il a tout changé en Lui-même. Mes pensées, mes vues,
mes sentiments ne sont plus une suite de réflexions ou considérations, mais
impression, une plénitude de Dieu dans laquelle je me trouve comme dans mon
centre : si l'on me demande comment cela se fait, de quelle manière je goûte,
j'entends, je respire mon Dieu, je dirai que c'est Lui qui le fait et sans
l'industrie humaine.” (RAM, 259).
[75] « Au XVIIIe siècle, il
y eut en Espagne cinq éditions ou rééditions de Saint Jean de la Croix, sept en
Italie, une en Allemagne, aucune en France” (RAM, 245) – le royaume est
marqué par l’anti-quiétisme et l’ascétisme janséniste. « Par quelle
raison pourrait-on prouver qu'une continuelle tendance vers Dieu puisse être
suspecte et qu'elle doive être interrompue par l'attention qu'en toute autre
disposition, nous sommes obligés d'avoir sur nos actions ? Cette adhérence qui
nous rend un même esprit avec Dieu ne nous tient-elle pas lieu de toute autre
attention, qui ne pourrait nous fournir ou suggérer tout au plus que des moyens
de chercher Dieu dont on jouit actuellement dans lequel et par lequel on fait
beaucoup plus efficacement et parfaitement tout ce qu'Il nous commande et
demande de nous que par nos propres forces et industries. » (Mère de
Siry, RAM, 252).
[76] J.
Orcibal, Etudes…, 528-529.
[77] Voir
G.D. Henderson, Mystics of the North-East, op. cit., “Introduction”, p.
11-73. – Nous avons consulté : [J. Garden], Comparative Theology or
the true and solid grounds of pure and peaceable theology ... now translated
from the printed latin copy, with some few enlargement by the author, 1700.
[78] J.
Orcibal, Etudes…, 224.
[79]
[Henderson], 34.
[80]
[Henderson], « Correspondance between James Cunningham of Bairns and Dr.
Georges Garden”, 211. – notre traduction.
[81] Dominique Salin, L’Abandon…,
op.cit., Introduction, 15. – Il fallait durant ces deux derniers siècles
se protéger contre troute suspicion de quiétisme.
[82] Ibid., Introduction,
17-18 : demeure « seule une série de trente-deux lettres … aux
antipodes du lyrisme du traité. »
[83] H. Ramière, L’abandon à la
Providence divine, ouvrage posthume du P. J.-P. de Caussade de la Compagnie de
Jésus, approbation 1867, permis d’imprimer 1879.
[84] M. Olphe-Galliard, La théologie
mystique en France au XVIIIe siècle, Le Père de Caussade, Paris,
Beauchesne, 1984 ; le même édita de Caussade chez Desclée de Brouwer, coll.
“Christus” : Lettres spirituelles (2 vol., 1964), L’Abandon à la
Providence divine (1966, 1987), Traité sur l’oraison du coeur et
Instructions spirituelles (1979).
[85] Olphe-Galliard, Traité… (1979),
« Instructions spirituelles… », 361sq. avec des notes le comparant au
Moyen Court de Jeanne Guyon, & 31. - Olphe-Galliard, La
Théologie…, op.cit., chap. sixième, “Le Père de Caussade et Madame
Guyon”, 151-190.
[86] Instructions spirituelles en forme
de dialogues sur les divers états d’oraison suivant la doctrine de M. Bossuet…
par un P. de la Compagnie de Jésus [J.P. de Caussade], à Perpignan, 1741. – on
note l’attribution « fautive » - Fénelon conviendrait - et l’absence
du nom de son auteur.
[87] Les opuscules spirituels de Bossuet,
Recherche sur la tradition Nancéenne, par Jacques Le Brun, Nancy 1970
(Annales de l’Est publiées par la Faculté des Lettres et des Sciences
humaines de l’Université de Nancy, mémoire n° 38).
[88] Jean-Pierre de Caussade, Lettres
Spirituelles, II, coll. Christus, 1964. – Ces extraits ne font pas partie
des 32 lettres retenues par J. Gagey.
[89]Introduction à L’Abandon à la Providence
divine /Autrefois attribué à Jean-Pierre de Caussade, Nouvelle édition
établie et présentée par Dominique Salin, s.j., coll. « Christus »,
2005, 7-30.
[90] Choix effectués du bas de la p.142 à la
p. 151 de l’édition Salin (241 à 250 de l’édition Gagey).
La relecture de ce
texte lyrique (nous) suggère l’exposé à risque suivant (épaulé par les
précisions données à l’entrée Caussade précédente) :
L’Abandon serait issu d’une composition de madame
Guyon dictée à Meaux ou peu après sa sortie de la Visitation en juillet
1695, ce qui s’avérait encore possible compte tenu des liens étroits qui
l’unissaient à la communauté visitandine (v. « 493. De la Mère Le Picard
et de religieuses… » in Madame Guyon Corespondance II Combats,
784-785).
La dictée précède
alors de quelques mois l’incarcération et disparition que madame Guyon
prévoyait. Elle aura bien lieu et sera de longue durée (de fin décembre
1695 à juin 1703).
Il s’agirait alors
d’un « testament » jeté à la mer par la mystique qui se savait
traquée et promise au silence. En témoignent la liberté du texte, des
affirmations tout à fait exceptionnelles, voire une certaine
tension perceptible allant au-delà du lyrisme : « vous m’avez dévoilé
votre immensité… », « des atomes qui disparaîssent dans cet
abîme… », « je vous unirai à Dieu… » (allusion à une
transmission mystique), etc.
Sortie de l’enfer,
la « dame directrice » ne retrouvera certes pas l’élan lyrique
typique de ses écrits de jeunesse (avant les prisons) ou de certains
passages que nous citons. Le chapitre IX évoque certains Discours chrétiens
et spirituels et des passages des Explications (en particulier ceux
que l’on a pu qualifier de ‘millénaristes’).
Enfin une révision
très XVIIIe siècle est évidente. Elle mettra de l’ordre et
coulera en beau style le manuscrit transmis entre Visitations .
[91] C.-A. Keller et D. Müller, La
spiritualité protestante, Labor et Fides, 1998, 51.
[92] DS 15.262.
[93] DS 15.260/71.
[94] Gerhard Tersteegen, Traités
spirituels, introduits, traduits et commentés par Michel Cornuz, Labor et Fides,
Genève, 2005, [v. 10, 30, 46, 55, 57, 110, 115 sq., 122, 124, 132], & M.
Cornuz, Le protestantisme et la mystique. Entre répulsion et fascination,
2003 [p. 73-100 sur Tersteegen].
[95] DS 15.267.
[96] Nous leur donnons ici une place sans
pour autant ouvrir une « section Protestante » auprès de la
Catholique et de l’Orthodoxe. Cela eût mal convenu aux « sectes »
indépendantes des grandes dénominations. En leur sein desquelles se réfugièrent
des mystiques. Fox fut profondément influencé par les écrits de Jacob
Böhme ; il fut en liaison avec les Mennonites dont l’esprit s’avère très
proche de celui des Quakers.
[97] Henry van Etten, Georges Fox et les
Quakers, Seuil, 1966, 131.
[98] Thomas Kelly, La Présence ineffable,
Labor et Fides, Genève, 1941, cité par Henry van Etten, Georges Fox et les
Quakers, op.cit. – De ce dernier Henry van Etten, Le culte quaker
d’après les données de la mystique, 1945 : « Il n’y a pas
que l’influence de la parole, il y a l’expérience de la présence et de la
lumière que chacun irradie autour de soi. Ceux qui n’ouvrent jamais ou presque
jamais la bouche au culte ne sont pas moins indispensables pour créer cette
ambiance de recueillement et d’adoration. Nous connaissons par expérience tout
ce qu’apporte la seule présence de telle ou telle personne, homme ou femme.
Voilà une richesse qu’ignore le culte solitaire et même les cultes liturgiques,
car l’action individuelle y est nulle, les assistants n’y étant que des
figurants et non des acteurs comme dans le culte quaker ».
[99] Dont se détachent au XXe
siècle Bremond, Histoire du sentiment religieux et l’oeuvre
collective du Dictionnaire de spiritualité et de mystique.
[100] B. Maria
Maddalena Martinengo clarissa cappuccina (1687-1737), Gli Scritti, Edizione
critica, introduzione e note a cura di Franco Fusar Bassini OFMCap., vo. I
& II, Roma, 2006, Istituto storico dei cappuccini. - pages entre
parenthèses et entre crochets pages de référées par l’édition.
[101] DS
12.540/560 ; nombreuses études italiennes.
[102]Paolo della
Croce, Scritti spirituali 1 Diario spirituale. Lettere a familiari e laici,
Citta Nuova Roma, 1974. – L’édition comporte 5 volumes.
[103] Vie et révélations de la soeur de la
Nativité (= Jeanne Le Royer, 1731-1798), IV, 147ss. - Référence,
titre et reprise du texte par le Père Max Huot de Longchamp, Prier à l’école
des saints, Centre Saint-Jean-de-la-Croix, 2008, 308-309. - Accompagnée de
la présentation par Max H. de L. : « Jeanne le Royer, fille de
cultivateurs bretons, orpheline très tôt, entre à 19 ans chez les clarisses de
Fougères, d'abord comme servante, puis comme soeur converse, avant d'en être chassée
par la Révolution. Elle savait lire, mais non écrire, si bien que c'est
l'aumônier du couvent qui recueillera les récits de ses visions, prophéties et
autres souvenirs spirituels d'une touchante naïveté, le tout occupant quatre
volumes publiés après la Révolution, dont le succès fut alors
considérable. »
[104] DS 6.1059/83 ; L’école de
Jésus-Christ, 1885, L’Intérieur de Jésus et de Marie, éd. critique
en 1909, etc. ; “Toute étude devra recourir nécessairement aux manuscrits, car
la plupart des textes édités ont été remaniés” (Rayez). – éd. récente du Manuel
des âmes intérieures, coll. Sources mystiques, Centre
Saint-Jean-de-la-Croix, 2012.
[105] L’école…, 98-99 (v. aussi les
pages suivantes).
[106] Ibid., 71-72. (avec l’ajout
d’une note prudente de l’éditeur : « …Les unions spirituelles dont il
parle ici se rencontrent quelquefois dans la vie des saints, mais l’illusion
est bien facile et très dangereuse »).
[107] Ibid., 108-109.
[108] Ibid., 215.
[109] Note 2, p. 148 dans : Pierre de
Clorivière, Prière et Oraison, « Christus », Desclée de
Brouwer, 1961 (Le Moyen court… couvre les pages 149 à 155). Son éditeur,
l’érudit A. Rayez, éclaire la fausse attribution : « Clorivière attribue
à Bossuet ce « Moyen court et facile » , comme on le faisait depuis
le début du siècle. Les visitandines de Meaux, après la mort de leur illustre
évêque [Bossuet], en 1704, avaient laissé circuler ces pages anonymes, trouvées
dans leurs archives, et s’accréditer leur appartenance à Bossuet. Cette créance
fit fortune. Jean-Pierre Caussade l’entérina avec satisfaction dans ses
Instructions Spirituelles ; il reproduisit « mot à mot »,
écrit-il [nous en doutons], la copie qu’il en trouva à la Visitation de Nancy,
p. 402-413. Madame de Bassompierre, « en revenant d’être supérieure à la
Visitation de Meaux », l’avait rapportée. Le texte se lit aussi,
ajoute-t-il, « à la fin d’un petit livre intitulé Pratique de la présence
de Dieu. »
En fait,
l’attribution à Bossuet ne se soutient pas, bien qu’on ignore encore l’origine
de ce texte. Il répond, en tout cas, à la spiritualité de l’abandon… »
[fin citée en texte principal]. – Nous pensons que Madame Guyon, qui fut
particulièrement appréciée par les religieuses lors de son séjour forcé dans ce
couvent, en fut l’inspiratrice sinon la rédactrice (elle le dicta peut-être
comme elle le faisait peu de temps auparavant en préparant les Justifications).
[110] DS 9.764/80 ; Lettres spirituelles
du Vénérable Libermann, 3 tomes, Poussielgue, Paris. Citations : 3ème
éd., tome III.
[111] Entretiens sur les mystères du Saint
Rosaire par Mgr L.-Charles Gay, Paris-Poitiers, Oudin, 1914
[112] DS 15.576/611 – Thérèse de
l’Enfant-Jésus, Œuvres complètes, Cerf, 2001.
[113] DS 6.341/2 (A. Derville). Nos
extraits : Marie-Paule Vachez & Elisabeth Rimaud, Un itinéraire
mystique, De Marie-Antoinette de Geuser à Consummata, Ad Solem, Claude
Martingay, Genève, 1974.
[114]Itinéraire spirituel du Carmel, Paris, Parole et Silence, 2003,
p.134-135, cité par K.J.Healy; Les méthodes de prière du directoire de la
réforme de Touraine chez les carmes, Bellefontaine, 2011, page 240, en
note : “24. Le Père Brandsma décrit cet exercice [la prière aspirative,
« manière de vivre en présence de Dieu » selon K.J.Healy, p.238 sq.]
comme suit : [citation du texte principal].
[115] DS 14.1198/1204.
[116] De la Personne, Corps, âme, esprit,
Cerf/ Fribourg, 1992 : un essai montrant la difficulté rencontrée pour
expliciter l’expérience intérieure et non pas sa théorie – du moins la théorie
colle à l’expérience ! D’où l’intérêt de citer.
[117] Louvain/ Paris, 1972.
[118] Louvain/ Paris, 1957.
[119] DS 9.546/8 - Dom Vital Lehodey, Le
Saint Abandon, Paris, 1919.
[120] http://classiques.uqac.ca/
- Paris, Seuil, Oeuvres de Teilhard de Chardin, no 4, 1957.
[121] Wikipedia.
[122] Quelsues extraits recueillis sur le net
par Eric de Reviers, Abbaye de Kergonan.
[123] Jeanne Schmitz- Rouly, Journal
spirituel, Centre Saint-Jean-de-la-Croix, 1998. « Le mérite du travail
… revient au Père Verdeyen. » -- Père Max Huot de Longchamp, Prier
à l’école des saints, Centre Saint-Jean-de-la-Croix, 2008, 220-221, un
choix et présentation : « Née à Mons, Jeanne passera la plus grande
partie de sa vie à Bruxelles, menant la vie la plus ordinaire de la petite
bourgeoisie wallone. Après quelques difficultés dans sa foi lors de
l’adolescence, elle pense à la vie religieuse, mais y renonce devant les
réticences de sa famille. Mariée en 1919, mère de trois enfants, veuve en 1942,
il n’y aurait rien à dire d’elle si cette façade un peu terne ne cachait une
vie intérieure totalement inaperçue de son entourage dont témoigne les notes
rédigées pour ses directeurs, retrouvées fortuitement en 1995. »
[124] Actes 2, 4.
[125] Phil. 4, 7.
[126] Jn 16,20.
[127] Son œuvre méconnue mériterait la
réédition d’un choix de textes. Voici une bilbliographie des sources : L’âme
image de Dieu dans la philosophie de St Augustin, chute et purification,
(thèse, 109 pages) ; Introduction à Saint Augustin, Commentaire de la
Première épitre de saint Jean, SC 75, Cerf, 1984, 7-102 ; L’anthropologie
chrétienne selon saint Augustin, Centre Sèvres (cours 1986, 122
pages ; réédition « Médiasèvres », 2004) ; Introduction, 7-22,
et notes à : Saint Augustin, La Trinité, livres viii-xv, Bibl.
Augustinienne 1991, vol. 16 ; « Le désir de Dieu », choix de notes
manuscrites en supplément à Vie Chrétienne no. 233) ;
« La grâce du moment présent », Christus, mai 1997 ; Articles
du Dict. de Spir. : “Ecriture sainte, 4° Saint Augustin”, 4.155/8
– “Fruitio Dei, la fruitio augustinienne”, 5.1547/52 – “Gratuité”, 6.787/800 –
“Humanité du Christ, B. La contemplation de l’humanité du Christ, 3. Saint
Augustin”, 7.1049/53 – “Liberté, libération, IV Expérience des mystiques”,
9.824/38 – “Mystique, III La vie mystique chrétienne” (en collaboration avec
Michel Sales), 10.1939/84.
[128] Sources Chrétiennes 75, Cerf, 1984.
[129] Ce dernier – nous ne pouvons multiplier
les entrées - est l’auteur de Un moine, L'ermitage, Ad Solem, 1969.
Biographie par A. Ravier, Dom Augustin Guillerand, Un maître spirituel de
notre temps, Desclée de Brouwer, 1965.
[130] v. la section consacrée aux deux
Hadewijch. - Nous citons des extraits d’allocutions à la communauté de la
chartreuse de la Valsainte, Fribourg, parues dans : Un chartreux,
Ecoles de silence, Parole et silence, 2001.
[131] On ne peut trop simplifier une histoire
complexe qui voit le Grand Duché de Lithuanie s’étendre jusqu’à la mer noire en
recouvrant l’ouest de l’actuelle Ukraine - avant son rattachement à la Pologne
à la suite du développement d’une ‘Rus’ initialement primitive (Norman Davies, Vanished
Kingdoms, The History of Half-Forgotten Europe, Penguin, 2012,
« 5. Litva, A Grand Duchy with Kings (1253-1795) », 229-308.
[132] Philocalie des Pères Neptiques,
trad. de Jacques Touraille, DDB & J.-C.Lattès, 1995.
[133] On ne peut détailler ici le cheminement
d’une renaissance spirituelle : l’ancienne tradition ascético-mystique russe
est renouvelée par Païssi Velitchkovsky (1722-1794). Ce “grand staretz” né en
Russie méridionale est moine à l’Athos, puis fonde le monastère de Niametz en
Roumanie et traduit du grec en slavon la Philocalie. Cette dernière, augmentée,
est publiée en 1793 à Saint-Pétersbourg. Le foyer d’études de Niametz exerce de
multiples influences, par exemple sur des ermites forestiers dont les
fondateurs du skite d’Optino, lieu de rayonnement décrit infra. (Vladimir
Lossky et Nicolas Arseniev, La paternité spirituelle en Russie aux XVIIIe et
XIXe siècles, Abbaye de Bellefontaine, 1977, 36 sq. & 95 sq.).
[134] Seraphim de Sarov, Entretien avec
Motovilov et Instruction pastorale, Abbaye de Bellefontaine, 1973 ; nous
utilisons la trad. Mouraview citée infra ; sur la figure de
Seraphim v. Spidlik, DS 14.632/6.
[135] E. Behr-Sigel, Prière et sainteté
dans l’église russe, 1950, Abbaye de Bellefontaine, 1982, 128 ; v. le
chapitre VIII sur les starets dont les pages 118-130 sur Seraphim.
[136] Saint Séraphin de Sarov, Sur la
lumière du Saint-Esprit, entretien avec Motovilov, traduit du russe par
Madame Mouraview, (fascicule sans référence d’éditeur).
[137] Vladimir Lossky et Nicolas Arseniev, La paternité
spirituelle en Russie aux XVIIIe et XIXe siècles, Abbaye de Bellefontaine,
1977, “Deuxième partie, Les starets d’Optino” par V. Lossky, 140.
[138] La paternité spirituelle…, op.cit.,
“Deuxième partie, Les starets d’Optino” par V. Lossky, 92-94. - Cette
description ouvre quatre sections d’une séquence de starsi formant une lignée
couvrant un siècle (assez pauvre ailleurs) : Moïse, Léonide, Macaire, Ambroise.
[139] Ibid., 114 sq., cit. : 121.
[140] Ibid., 127 sq., cit. : 131.
[141] Ibid., 136.
[142] Ibid., 39.
[143] Ibid., 44.
[144] Ibid., 60.
[145] Ibid., 67.
[146] Higoumène Chariton de Valamo, L'art
de la prière, Anthologie de textes spirituels sur la prière du cœur,
Présentation par Mgr Kallistos Timothy Ware, Abbaye de
Bellefontaine, 1976. Cit. : 189.
[147] Récits d’un pèlerin russe, trad.
Jean Laloy, Seuil, 1966 [bien présenté ; consulter le bref index qui
présente les « grands noms » de la mystique orthodoxe]. Le pèlerin
russe, Trois récits inédits, Bellefontaine, 1976. Au total sept récits dont
les quatre premiers ont une fraîcheur inégalée : « le salut par
l’amour, réalisé dans la prière. ‘il n’y a pas de limite à la miséricorde de
Dieu’, et tout le problème est de savoir accueillir cette miséricorde… »
(Olivier Clément, introduction aux trois derniers récits).
[148] Pierre Pascal, Avvakum et les débuts du Raskol. La crise religieuse
en Russie au XVIIème siècle,
Cerf ;
[149] La Vie de l’Archiprêtre Avvakum
écrite par lui-même et sa dernière épître au tsar Alexis, trad. Pierre
Pascal, Gallimard, 1960 : « La Charité… Supposez un cercle marqué sur la
terre … Imaginez-vous que ce cercle est le monde, et que le milieu de ce cercle
est Dieu, et que les lignes droites qui du cercle vont vers ce milieu sont les
voies, c’est-à-dire les vies des hommes … à proportion qu’ils entrent, ils sont
plus près à la fois de Dieu et les uns des autres et, en s’approchant les uns
des autres, ils s‘approchent aussi de Dieu. Imaginez-vous de même la
séparation… »
[150] Archimandrite Spiridon, Mes missions
en Sibérie, souvenirs d’un Moine Orthodoxe Russe, Introduction et
traduction de Pierre Pascal, Cerf, 1950.
[151] Archimandrite Sophrony, Starets
Silouane Moine du Mont-Athos 1866 – 1938 Vie-Doctrine-Ecrits, traduit du
russe par le hiéromoine Syméon, éditions Présence.
[152] Silouane, Ecrits spirituels,
extraits, « Spiritualité Orientale » n°5, 38.
[153] DS 13.1187, art.
« Russie », « Le problème de la connaissance
chrétienne » - Oeuvres de S. Frank : La conscience de l’être,
1937 ; God with us, 1941 (trad. citée : Dieu est avec nous,
Aubier, 1955).
[154] Elisabeth Behr-Sigel, Lev Gillet, Un
moine de l’Eglise d’Orient / Un libre croyant universaliste, évangélique et mystique,
Cerf, 1993. Dont on recommande : 290-291, 377…
[155] La prière de Jésus, 1963, etc.
Cf. Elisabeth Behr-Sigel, Lev Gillet…, op.cit., “L’oeuvre littéraire…”,
617-623.
[156] Lev
Gillet, Communion in the Messiah / Studies in the relationship between
Judaism and Christianity, James Clarke, Cambridge, 1942, 2002.
[157] Le Pasteur de nos âmes, Lev Gillet
/ Un moine de l’Eglise d’Orient, YMCA-Press / F.X. de Guibert, Paris,
2008, « Interview avec le père Lev Gillet », 297-329.
[158] Edward Robinson, This Time-Bound Lacer
Ten Dialogues on Religious Experience, Religious Experience Research Unit, Manchester
College, Oxford, 1977.
[159] Sous-titre de la biographie par
Élisabeth Behr-Sigel, Lev Gillet, « Un moine de l'Église d'Orient », Cerf,
1993.
[160] Dov Baer de Loubavitch [1773-1827],
Tract on Ectasy, intr. et notes par L. Jacobs, 1963 ; tr.
fr. : Lettre aux Hassidim sur l’extase, Fayard, 1975 [on regrette
certaines simplifications des notes].
[161] Dov Baer… op. cit.,
« Introduction » par L. Jacobs, 10-11.
[162] Ibid.,20.
[163]
Ibid., 21.
[164]
Ibid., 101.
[165]
Ibid., 102. Importance du spontané.
[166]
Ibid., 104-105.
[167]
Ibid., 127-128. Intéressant
aperçu sur la typologie spirituelle : Tel homme possède…
[168] Ibid., 133-134.
[169] M. Buber, Contes hassidiques ;
Adin Steinsaltz, Le maître de prière, six contes de Rabbi Nahman de Braslav,
Albin Michel, 1994, (hébreu : 1981).
[170] Jiri Langer, Les Neuf Portes du Ciel,
Prague, 1937, trad. du tchèque par Jacqueline et Cécile Rastoin, et Lena
Korba-Novotna, Albin Michel, 1997, Avant-propos de Frantizek Langer.
[171] p.262 sq. : inspira Kafka,
Le Procès.
[172] Expériences mystiques…, I,
329-331 dont un tableau de trente-cinq noms « incontournables ».
[173] Machrab, Diwan : Anecdotes et
poèmes soufis par Machrab traduit de l'ouzbek et présenté par Hamid Ismaïlov
avec la collaboration de Jean-Pierre Balpe, Paris, Gallimard, 1993. Cit : 16,
126
[174] Machrab fut pendu en 1711 sur l’ordre
du roi de Balkh.
[175] Lettres d'un maître soufi/le sheikh
al-'Arabî ad-Darqawî /Traduites de l’Arabe par Titus Burckhardt, Arche
Milano, 1978.
[176] Car celui que ne croit pas à une
réalité transcendante, ne peut pas être "éprouvé" ; il se trouve à
l'aise dans son rêve terrestre. (note du traducteur).
[177] Abd el-Kader, Écrits spirituels
présentés et traduits de l'arabe par Michel Chodkiewicz, Paris, Seuil, 1982.
[Extraits du Livre des Haltes]. – sur la direction spirituelle qu’il reçut v.
p.25 et n.21bis .
[178] Récit du Dr Marcel Carret qui a soigné
le cheikh : « Rencontre avec el cheikh Al-‘Alawî », 15-37, in
Martin Lings, Un saint soufi du XXe siècle…», trad. de l’anglais, Seuil,
1990.
[179] Abbréviations utilisées au cours de
l’ouvrage de Majrouh donnant les sources (non traduites, en langues
originelles) : Majrouh, Rire avec Dieu, aphorismes et contes
soufis, texte français de Serge Sautreau, Albin Michel, coll.
« Spiritualités vivantes », 1995.
[180]The Gospel of Sri Ramakrishna, 1964, transl. Swami Nikhilananda.
[181] L'évangile de Ramana Maharshi
(Maharshi's gospel), Le Courrier du Livre, 1970.
[182] Swâmi Râmdâs, Carnet de Pèlerinage,
Albin Michel, 1953.
[183] Toile filée et tissée à la main.
[184] Henri Le Saux, Souvenirs
d’Arunachala, Paris, Epi, 1978. (Vivant témoignage sur le milieu où vivait
le Maharshi et sur la vie d’ermite dans la « sainte montagne »).
[185] « C’est uniquement en
disant : ‘Il est’ qu’on peut l’atteindre ! » Katha Up. 6,
12, citée par Le Saux, Sagesse hindoue, mystique chrétienne, 217.
[186] Henri Le Saux, Lettres d’un sannyasi
chrétien à Joseph Lemarié, Paris, Cerf.
[187] Pour ce disciple réfugié à Hong-Kong du
Vénérable « Dharma successor of all five Ch’an sects of China … his
sole ambition is « to present as many Chinese Buddhist texts as possible
so that Buddhism can be preserved at least in the West, should it be fated to
disappear in the East as it seems to be ». – on sait que la situation s’est
améliorée depuis l’édition de ses traductions-adaptations, dont il se dégage
une profonde paix, en particulier lisant le troisième et dernier volume : Chan
and Zen teaching, Translated and Explained by Lu K'uan Yu / Charles Luk,
London, Rider, 1960-1962.
[188] D.T.Suzuki, The field of Zen,
1969 ; traduction : Derniers écrits au bord du vide, Traduits
et présentés par Philippe Moulinet, Albin Michel, 2010, « I. Souvenirs de
jeunesse ».
[189] Kanazawa est la capitale de la
préfecture d'Ishikawa, au milieu de la côte ouest. La ville fut trois siècles
durant sous la juridiction du clan féodal des Maeda, à la cour duquel les
ancêtres du Dr Suzuki exercèrent comme médecins. (NDE).
[190] Le Recueil de la falaise verte, corpus
de koans de maîtres du chan chinois compilé au XII' siècle (dynastie Song), est
un des manuels majeurs du zen. Traduit par M. et M. Shibata, Albin Michel,
2000.
[191] Le roshi est le maître d'un monastère
zen. Il reçoit les disciples pour le sanzen, c'est-à-dire des entretiens
personnels, et supervise leur méditation en zazen. Roshi Imagita Kosen était le
prédécesseur de roshi Soen Shaku à Engakuji, dans la province de Kamakura, où
il est enterré. Le Dr Suzuki lui a consacré une biographie (non traduite).
[192] Orategama, « Moi, bouilloire à portée
de main », est un recueil de lettres de Hakuin Zenji (1685-1769) à ses
disciples. Traduction française : Orategama, t. I : Moi, bouilloire à portée de
main, L'Originel, 1991.
[193] Tokyo et Kamakura sont distantes de
cinquante kilomètres.
[194] Daruma est le nom japonais de
Bodhidharma (Tamo pour les Chinois), premier patriarche du zen qui arriva en
Chine depuis l'Inde en l'an 520.
[195] Un koan est un mot ou une phrase qui ne
peuvent pas être résolus par l'intellect. Il est délivré par un roshi à son
disciple pour l'aider à apercevoir la réalité, laquelle est hors de portée de
la pensée dualiste.
[196] Ces dernières paroles sont reprises par
le Dr Suzuki dans son Manuel de bouddhisme zen (Dervy, 1991).
[197] Le daikon, parfois surnommé « radis chinois
», est un gros radis blanc allongé, très populaire au Japon.
[198] Shaku Soen est plus connu en Occident,
particulièrement aux États-Unis, sous le nom de Soyen Shaku. Il est l'auteur
d'un ouvrage très connu outre-Atlantique, Sermons of a Buddhist Abbot («
Les Sermons d'un abbé bouddhiste », Chicago, 1906). Disciple favori d'Imagita
Kosen, il reçut le sceau (inka) de son maître à l'âge de vingt-quatre ans. Il
participa en 1893 au Parlement mondial des religions à Chicago avant de voyager
à travers l'Europe.
[199] Un des koans les plus connus, qui
s'énonce ainsi : « Un disciple demanda à Joshu : "Le chien a-t-il, ou non,
la nature de bouddha ?". Joshu répondit : "Mu". »
[200] Kensho : « vision de la nature
véritable », étape préliminaire au satori.
[201] Hojo Tokimune est le régent qui fonda
en 1282 Engakuji, le monastère zen situé au nord de Kamakura où le Dr Suzuki
passa de nombreuses années, résidant dans le bâtiment appelé Shoden-dan.
[202] Le Shariden est un des temples qui
composent le monastère d'Engakuji. Unique exemple encore existant de
l'architecture Song au Japon, ce petit bâtiment dépouillé a été sévèrement
endommagé par le grand tremblement de terre de 1923 ; il a depuis été restauré.
[203] Nishida Kitaro (1870-1945) est le grand
philosophe moderne du Japon. Le Dr Suzuki et lui étaient amis intimes depuis
leur tendre enfance.
[204] Session de méditation intense qui
s'étend sur une semaine.
[205] Ro désigne le mois de décembre, et
hatsu (ou hachi) le chiffre 8. Le 8 décembre est la date traditionnelle de
l'éveil du Bouddha. Chacun s'efforce, durant cette sesshin qui commence le
1" décembre pour s'achever à l'aube du 8, d'atteindre l'éveil — au point
de se priver de sommeil pendant cette semaine.
[206]Claire Marin, Introduction à La
philosophie de Pascal, de Ravaisson ; http://fr.wikipedia.org/wiki/F%C3%A9lix_Ravaisson
[207] H Bremond, Histoire Littéraire du
Sentiment Religieux en France, huit volumes parus : I L’Humanisme
dévôt, II L’Invasion mystique, III-VI La Conquête mystique : *
L’Ecole Française, ** L’Ecole de Port-Royal, *** L’Ecole du Père Lallemant,
**** Marie de l’Incarnation. Turba Magna, VII-VIII La Métaphysique des
saints : * et **. – Son biographe : E. Goichot, Henri Bremond
historien du sentiment religieux, Ophrys, 1982, p. 293 (et v. p. 306).
[208] Henri Brémond (1865-1933), Autour de
l'Humanisme, III, IV. – Repris dans Père Max Huot de Longchamp, Prier
à l’école des saints, Centre Saint-Jean-de-la-Croix, 2008, 293-294. -
Accompagnée de la présentation par Max H. de L. : « Extraite d'un
court essai sur Pascal, cette page recueille les conclusions de Brémond au
termes d'années de lecture des mystiques. Loin de tout conformisme théologique,
il nous apprend à aborder leurs textes pour eux-mêmes, comme témoignages de
l'irruption de Dieu dans les âmes, et non pour leur valeur d'édification, ou de
vérification d'un système doctrinal. Le «mystique» en effet, est quelqu'un dont
la vie spirituelle est exceptionnellement développée, mais non pas d'une autre
nature que celle de tout homme venant en ce monde. » Et sur
l’auteur : « Né à Aix-en-Provence oû il passe sa jeunesse, H. Brémond
entre à 17 ans dans la Compagnie de Jésus, suivi de deux de ses frères. Esprit
indépendant, sans renoncer au sacerdoce, il sort de la Compagnie en 1904 pour
se consacrer à ses tâches d'écrivain, entre Paris et le Béarn. Membre éminent
de l'Académie française, mêlé à tous les débats religieux et littéraires de son
temps, sa plume féconde et d'une rare élégance révèle la plus juste sensibilité
surnaturelle. Grand découvreur de textes, il restitue à sa génération
chrétienne un patrimoine spirituel qu'elle ignorait, et dont témoigne sa
célèbre et monumentale Histoire littéraire du sentiment religieux. »
[209] Henri Bergson, Les deux sources de
la morale et de la religion, in Oeuvres, PUF, 1959, 979 sq. - Nous
citons largement, en quittant le champ mystique ici ou là, car l’écrivain se
prête mal à des extraits courts : pas d’aphorisme chez Bergson !
Nous nous en tenons
à son dernier ouvrage. Les deux sources tranche sur les précédents par
son objet et par sa conclusion ce qui l’occulte aux yeux de certains
intellectuels et ne le fait pas reconnaître au sein de milieux étroitement
religieux .
L’évolution personnelle
de Bergson et son écrit hiérarchisant les trois couches
morale/religion/mystique fait penser à l’évolution et à l’autobiographie
d’Al-Ghazali. Le Munqid (1106/7), ou Erreur et délivrance
(titre de la trad. Jabre, Beyrouth, 1969), passe de l’étude du droit à la
philosophie religieuse pour aboutir à la découverte et pratique mystique.
Glanez aussi,
malgré la défense exprimée par l’auteur, dans Mélanges, PUF,
1972.
[210] Les deux sources, « Chapitre
III La religion dynamique », op.cit., 1155.
[211] Ibid., 1162.
[212] Ibid., 1177-1178.
[213] Ibid., 1189.
[214] Ibid., 1193.
[215] Ibid., 1194.
[216] Simone Weil, Pensées sans ordre
concernant l’amour de Dieu, 1962 - Repris dans : Simone Weil, Œuvres,
Quarto, Gallimard, 2001, 805, avec en exergue : « Ce monde est la
porte fermée. C'est une barrière, et en même temps c'est le passage. Simone
Weil, Cahiers [de la première édition sans additions], t. III, p.121. »,
et accompagné de la note suivante : « Revenue à la poésie au retour
de son premier voyage en Italie, Sirnone Weil composa une poignée de poèmes,
quelques-uns avant la guerre. Ce poème-ci fut composé à la fin des vendanges,
en octobre 1941. Sa forme est insolite, mais l'analyse qu'on en peut faire,
donne la clé de sa signcation. Cette porte sur laquelle il faut frapper à coups
redoublés, c'est le passage au transcendant. L'homme se sent ne pour ne pas
mourir, mais ce monde lui est une prison. Ce poème est donc bien une « porte»
qui livre l'accès au plus profond de cette pensée. »
[217] § concluant le « Prologue à la
connaissance surnaturelle /1942 » in Simone Weil, Œuvres, Quarto,
Gallimard, 2001, 807, avec la note suivante de l’éditrice : « Pour
Simone Pétrement [son amie], ce texte décrit comment Dieu vient chercher l’âme
et ensuite se retire, l’abandonne, afin qu’elle puisse le chercher à son tour
et l’aimer librement. »
[218] Cahiers II, 1972, « Cahier
VIII », 293.
[219] La connaissance surnaturelle,
1950, « Cahiers d’Amérique », 117.
[220]Simone Weil, Œuvres, op.cit.,
« Dernières lettres », 14 juillet 1943, 1227-1228.
[221] Le baron de Hügel fut au début de XXe
siècle l’auteur d’une étude extensive de la grande mystique Catherine de Gênes,
v. son tome II, 343.
[222] E. Schrodinger, L'esprit et la
matière, éditeur Bitbol, Seuil, 1990, chap. 5. « Science et religion
», 217-218.
[223] [Note de Bitbol, abrégée :] Chez Kant, la
chose en soi ne comprend par elle-même aucune détermination d'espace et de
temps, puisque ces dernières sont « inhérentes à leur rapport à la
sensibilité », et constituent la forme du phénomène. Si Schopenhauer crédite
Kant de cette découverte, il lui reproche cependant d'avoir conservé un certain
lien organique entre chose en soi et phénomène conditionné par les formes a
priori spatio-temporelles, en les unissant par une forme directe de relation
causale. Dans le système de Schopenhauer, au contraire, étant assimilée à la
volonté, « la chose en soi devient quelque chose qui diffère du tout au tout (toto
genere) de la représentation et de ses éléments. » Kant lui-même aurait
montré le chemin de cette dernière conception « lorsqu'il a représenté la
valeur morale indéniable de l'action humaine comme étant sui generis et
indépendante des lois du phénomène. » (et donc en particulier des formes a
priori spatio-temporelles).
[224] V. par ex. Brian Greene, L’Univers
élégant, Laffont, 2000 (The elegant universe, 1999), qui justifie
pour un large public une démarche peu intuitive : des dimensions cachées
pour retrouver la cohérence d’un univers où tout est énergie vibrante. Une
ouverture du modèle ponctuel (les particules) vers une dimension (les
« cordes ») se généralisera-t-elle ?
[225] A.Huxley,
L’éternité retrouvée (Time must have a stop), Plon.
[226] L’éternité
retrouvée, op.cit., 276-277.
[227]G.Wald,
« Cosmology of Life and Mind », Los Alamos Science Fellows colloquium
1988, Los Alamos Science, n°16 (pages
11, 13, 78, 7, de la revue scientifique éditée au centre de recherches de
Los Alamos dans un but « culturel »).
[228]François Roustang, Comment faire rire
un paranoïaque. Odile Jacob, 211.
[229] Très rares poèmes mystiques en
comparaison du nombre de poèmes religieux : il faut tenir le filtre très
large.
[230] Roger Caillois & Jean-Clarence
Lambert, Trésor de la poésie universelle, Collection Unesco,
Gallimard/Unesco, 1958, 44.
[231] Blancs comme la neige, la
« terre » de l’esquimau. – sur l’usage des ossements, seul matériau
disponible, v. les huttes semi-souterraines des Tchouktches sibériens, in
Jean Malaurie, Hummocks 2, Terre Humaine.
[232] Roger Caillois & Jean-Clarence
Lambert, Trésor de la poésie universelle, 509-510. (Recueilli par
K. Rasmussen, Du Groenland au Pacifique, Plon).
[233] An Anthology of Urdu poetry
selected, translated, and with an introduction by Ahmed Ali, Columbia
University press, 1973. Poems : 33 p.152, 86 p.169, 90 p.170, 100 p.173.
[234] Le thème de la caravane – celui du
pèlerinage en ce monde vers Dieu - est repris de Hafez de Chiraz par exemple.
[235] « La brièveté et la trompeuse
simplicité des ghazals sont à dépasser : dans le présent quatrain,
le cœur est le capital invisible qui sous-tend l’activité du souk. Lui seul en
est la base, non pas les biens vendus. La finance reste cachée alors qu’elle
sous-tend l’agitation du monde. De même le cœur que nous ignorons… »
(commentaire d’Ahmed Ali, 14-15).
[236] D’une Lyre à cinq cordes,
Traductions de Philippe Jaccottet, Gallimard, 1996, 31.
[237] D’une lyre cinq cordes,
Traductions de Philippe Jaccottet, Gallimard, 1996, 89.
[238] Haïm-Nahman Bialik, Un voyage
lointain, Poèmes traduits de l’Hébreu par Ariane Bendavid, Editions Stavit,
2004, 377.
[239] Ossip Mandelstam, Tristia et autres
poèmes, choisis et traduits du russe par François Kérel, Gallimard, 1975,
page 303 (Le numéro 352 est celui du poème dans l’édition des Œuvres
complètes, t. I, 1967). – Dans le dénuement d’une résidence imposée –
Voronèje – les derniers poèmes de cette grande figure russe (avec Akhmatova…)
ont été préservés par des amis qui ont accepté le risque de les conserver (v.
la Préface).
[240] Ibid., poème 354, p. 305.
[241] Ibid., poème 394, p. 333.
[242] René Daumal, La Grande Beuverie,
Gallimard, 1969, 184sq.-fin. – Texte à réduire ! µ
[243] Les Cahiers blancs. Jean Membrino, La
Poésie mystique française, Seghers, 1973, 241. – Grand blessé invalide de
la première guerre et dès lors « prisonnier vivant » Bousquet fut ami
de Simone Weil.
[244] Joë Bousquet, Trois études par
Suzanne André, Hubert Juin et Gaston Massat, un choix de textes…,
« Poètes d’aujourd’hui 62 », Seghers, 1958, 1972.
« Il est
l'homme immobile. Il est l'homme qui n'a plus de corps, mais qui vit, et qui
vit pour l'amour de la vie, et par une singulière passion qui le force d'être.
Etendu durant trente années dans cette chambre de Carcassonne, qui s'éveille à
la nuit tombante et se maintient jusqu'à l'aube au dessus de la ville endormie,
Joe Bousquet devient jusqu'au vertige l'image de notre condition. »
(Hubert Juin, 29).
à trier ! µ
[245] Lettre à Carlo Suarès du 3 mai 1936.
[246] Jean Membrino, La Poésie mystique
française, Seghers, 1973, 194. (Poèmes inédits. Desclée de Brouwer).
[247]
Poète, romancier et dramaturge français, auteur d'une poésie très personnelle,
hantée par l'angoisse de l'absence et le sens du mystère.
Né à Montevideo, en
Uruguay, issu d'une famille de grande bourgeoisie, orphelin huit mois après sa
naissance, il fut élevé par son oncle et sa tante, et partagea sa vie entre la
France et l'Amérique du Sud. Il se maria en 1904, et fut père de six enfants.
[…] (Wikipedia).
[248] Marie Noel, L’œuvre poétique, Stock,
Paris, 1956, « Les chansons et les heures », 26.
[249] Psaumes. Editions Gallimard. Jean
Membrino, La Poésie mystique française, Seghers, 1973, 265.
[250] Ce passage est donné en note par Lilian
Silburn comme une « curieuse analyse » d’un état exprimé dans une
œuvre sivaïte ancienne (Le Vijñana bhairava, E. de Boccard, 1961,
116-117), au sloka 75 : « Lorsque le sommeil n'est pas encore venu et
que (pourtant) le monde extérieur s'est effacé, au moment où cet état devient
accessible à la pensée, la Déesse suprême se révèle. » Le sloka est
expliqué ainsi par L.S. : « Durant les instants de détente où se
confondent les frontières de la veille et du sommeil, la pensée reste lucide,
mais le monde extérieur s'estompe, les sens ne fonctionnent plus et les
fluctuations mentales se trouvent momentanément suspendues […] Ainsi baignant
dans l'intimité du Soi, endormi à tout ce qui n'est pas Siva, le yogin
s'éveille soudain à la félicité, expérience incommunicable qu'il faut éprouver
par soi-même [attaché ici l’appel de note]. »
[251] Jean Membrino, La Poésie mystique
française, Seghers, 1973.
[252] Journal spirituel de Lucie Christine
(1870-1908), publié hors commerce par Aug.uste Poulain, Beauchesne, Paris,
1910. - Auguste Poulain est l’auteur des Grâces d’oraison, ouvrage
descriptif d’états mystiques qui eut un grand succès. – Le témoignage intime
s’inscrit dans la normalité propre à l’époque. L’expérience directe est voilée
par son revêtement religieux. Faut-il le conserver ? oui peut-être
comme un exemple choisi parmi cent.
.[253] Jean Membrino, La Poésie mystique
française, Seghers, 1973. Citations : pages 113, 114, 116, 118, 118
encore, 119, 120. – Il s’agit d’un témoignage mystique certes – à
« décoder » (belles intuitions) car complètement
« retravaillé » par l’écrivain. Là encore un (bon) exemple choisi
parmi d’autres et qui suffit.
[254] Proust, A la recherche du temps
perdu, « Le temps retrouvé », Bouquins, 1987, 696 puis 703.
– On pourrait citer d’autres passage où Proust tente de rendre compte de
ce qu’il voulu en vain retrouver en écrivant sa recherche à la fin de sa
vie.
[255] Il s’agit du sloka n° 60 du Vijnana
Bhairava : « Qu'on fixe le regard sur une région dépourvue
d'arbres, de montagnes, de murailles ou d'autres objets. Dans l'état mental
d'absorption on devient (un être dont) l'activité fluctuante a
disparu ». Cette traduction est expliquée par Lilian Silburn :
« Cette méditation, qui relève entièrement de la voie de Siva, porte sur
l'immensité spatiale, sur les grandes surfaces dénudées et monotones, sans
accidents susceptibles d'arrêter l'oeil. La pensée ne pouvant se fixer sur un
point défini, puisque tout support lui fait défaut, s'apaise spontanément et la
Lumière de la conscience se révèle alors dans son éclat indivis. »
[256] Ici commence le témoignage propre au
voyageur, extraits par L .S. qui cite : W. H. Hudson, Un flâneur
en Patagonie, trad. par V. Llona, Paris, 1929, pp. 217-218 et 224) en le
faisant précéder et suivre de deux fragments du commentaire le
concernant. (Vijnana Bhairava, E. de Boccard, 1961, 103-104).
[257] « Un texte oublié du ‘Moine de
l’Eglise d’Orient : « Allusion à Kafka, Dans la Cathédrale »,
[revue orthodoxe] Contacts, 2e trimestre 1993 reprenant
un article antérieurement paru dans la revue La Part du Sable, Le
Caire, juin 1954. – Sur le moine, v. en première partie supra ,
notre entrée : « 1980 Lev Gillet… ».
[258] M. Brod, Franz Kafka, trad. d'H.
Zybelberg, p.
35.
[259] Méditation, citée par R. Rochefort dans
Kafka ou l'irréductible espoir, p. 236.
[260] Dernier agenda (Tunisie, 1948). Jean
Membrino, La Poésie mystique française, Seghers, 1973.
[261]Albert Einstein, Comment
je vois le monde, p.16 puis pp.25 sq.
[262] Jean Grenier, Les Iles, suivi de
Inspirations méditerranéennes, 1947, 62-61 cité par Lilian Silburn comme
expérience analogue au « moyen » exprimé par le sloka 76 du Vijnana
Bhairava, op.cit : « Le regard doit être fixé sur une portion
d'espace qui apparaît tachetée sous le rayonnement du soleil, d'une lampe, etc.
(et) c'est là même que resplendit l'essence de son propre Soi. »
L.S. cite le
témoignage parallèle suivant de Julien Green (1900-1998) : « Julien
Green a décrit une expérience fugitive suscitée par une cause analogue ; mais,
s'arrêtant au seuil de la réalisation du Soi, il n'a fait que projeter son
impression du moment - sa tristesse en l'occurence -- sur un plan cosmique : «
Il y a eu dans ma vie un moment très court dont je n'ai jamais parlé à
personne, mais auquel je pense quelquefois et qui garde encore à mes yeux tout
son mystère. Ce devait être en 1932 ou 33, par une très belle fin d'après-midi
de mai, dans ma bibliothèque. Le soleil jetait sur le mur du fond de cette
pièce des taches lumineuses que j'observais, étendu sur un canapé. A un moment,
ces taches qui se déplaçaient très lentement atteignirent le bord d'un cadre.
Je ne sais pourquoi j'eus alors, comme dans une sorte de révélation, le
sentiment de la tristesse immense de l'univers. Quel sens ces mots
pourraient-ils avoir pour celui qui n'aurait pas éprouvé exactement ce que
j'avais éprouvé moi-même ? » (Journal, vol. V, p. 123. 8 oct. 1947).
[263] Carlo Levi, Le Christ s'est arrêté à
Eboli, trad. J. Modigliani, Gallimard, Folio, 1997, 254 sq.
[264] Jean Membrino, La Poésie mystique
française, Seghers, 1973.
[265] J. F. Billeter, Leçons sur Tchouang-tseu,
p. 86-87. L'intégralité de ce texte dans : Henri Michaux, Face à ce qui
se dérobe, Paris, Gallimard, 1975, 109-124.
[266] H. Michaux, Face à ce qui se dérobe,
op. cit., p. 117-118.
[267] Notre mémoire retient le bruit des
sirènes et avions et notre être a bien bu l’angoisse parentale. Aussi nous
avons lu de nombreux « témoignages extrêmes » qui constituent après
tri un rayon à part entière. Il ne s’agit pourtant que d’une infime fraction
sur des dizaines de milliers de témoignages justement recueillis.
[268] E. Hillesum, Une vie bouleversée…
Seuil, 1995. – Nombreuses rééditions dont l’intégrale des journaux.
[269] Evguenia S. Guinzbourg, Le Vertige,
Seuil, 1967, & Le Ciel de la Kolyma, (= tome 2 du Vertige),
Seuil, 1980, d’où provient ce “premier chapitre”.
[270] Une zone : un périmètre
strictement gardé entouré d’une enceinte.
[271] Région de camps situés dans le nord-est
sibérien et proche du pôle du froid. Mines d’or.
[272] Auteurs de contes en vers pour enfants.
[273] La kolyma est une « île »
accessible par bateau ou avion…
[274] Varlam Chalamov, Récits de Kolyma,
1986. Réédité depuis.
[275] Arthur Koestler, La quête de
l’absolu, Calmann-Lévy, Paris, 1981 124 sq.
[276] Voici cette démonstration, à
l'intention des amateurs. Supposons que P est le plus grand nombre premier;
puis supposons un nombre égal à l x 2 x 3 x 4 x … x P. Ce nombre est représenté
par le symbole P ! Ajoutons-y 1 : (P ! +1). Ce nombre n'est
évidemment pas divisible par P ni par aucun nombre plus petit que P, ceux-ci
étant tous contenus dans P ! [note de l’auteur].
[277] Eliane Jeannin-Garreau, Ombre parmi
les ombres, Chronique d’une Résistance, 1941-1945, Paris, Muller, 1991.
[278] A Life by Roger Lipsey. Univ of
Michigan Press, 738 pp., rev NYR
[279] Bernadette Roberts, Au centre de
soi-même, l’expérience unitive, Les Deux Océans, 1990.
[280] Comme je l'ai écrit par ailleurs, en
dépit de sa conscience subjective (non-dualiste) d'unité avec le Père, le
Christ parlait toujours de lui comme d'un autre, d'un objet pour lui-même. Il
répétait qu'il ne faisait rien par lui-même, parce que son pouvoir lui venait
du Père ; c'était le Père qui l'avait envoyé et dont il faisait la volonté.
Sans cesse, Christ priait le Père en somme, le Père était un objet de sa
conscience.
[281] Bernadette Roberts, Vie Unitive,
Aventure dans les Profondeurs Silencieuses de l’Inconnu, Les Deux Océans, 1990
(éd. orig. 1982, Shambala).
[282] Il s'agit d'une séance particulière de
transmission.
[283] De l'arabe lawadjoh : mise en
présence face à face.
[284] Contribution parue dans : Hermès 6,
« Le Vide, Expérience spirituelle en Occident et en Orient », imprimé
pour les Amis d’Hermès, 1969, 15-62 ; réimpr. : Hermès, Nouvelle
série n°2, Ed. des Deux Océans, 1981, 15-62.
[285] Id., p. 959.
[286] VIIe demeure, ch. III, trad., p. 1042
[287] Ve demeure, ch. II, trad., p. 904.
[288] L. Wieger, Les Pères du système
taoïste. Belles Lettres, Cathasia, ch. VII, D.
[289] Id., p. 13, note 5.
[290] Id., p. 109, note 33, T'an King.
[291] Dernières lignes des Noces.
[292] Yolande Duran-Serrano, Laurence Vidal, Le
silence guérit, Paris, Almora, 2010. (Pagination des extraits).
[293] Ce qui lui est arrivé peu de temps
avant semble avoir été un « cadeau » providentiel…
[294] Nils Kuhn de Chizelle, Le
Déploiement Évolutif ou le Livre de l'Émerveillement, non édité.
[295] La liste couvre donc le présent volume
et les deux suivants à paraître (ce qui implique la consultation de trois
index des noms pour retrouver toutes ces figures).
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