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HISTOIRE IIb Carmels et Franciscains

3. Le carmel « dÉchaussÉ » 3

Joseph de Jésus Maria [Quiroga] (1562-1628), carme défenseur de Jean de la Croix 5

L’implantation de la réforme carmélitaine en France 10

Jean de Brétigny [de Quintanadueñas] (1556-1634) et ses voyages. 11

Madame Acarie, (première) Marie de l’Incarnation. 18

Le cercle de madame Acarie 34

« Le » voyage d’Espagne 36

L’arrivée des carmes déchaux en France 38

Constitutions et confesseurs. 39

Isabelle des Anges (1565-1644), espagnole ou française ? 42

Une « filiation » ? 43

Madeleine de Saint-Joseph et sa communauté 46

Madeleine de Saint-Joseph (1578-1637) : une vie cachée. 46

La direction spirituelle. 49

Novices et fondations 56

Sœur Catherine de Jésus (1589-1623) 57

Marguerite du Saint-Sacrement [Acarie] (1590-1660) 58

Marie de Jésus [de Bréauté] (1579-1652). 59

Agnès de Jésus Maria de Bellefonds (1611-1691). 63

Involutions spirituelles ? 65

Marguerite du Saint-Sacrement de Beaune 65

Une vie mystique en péril 67

Grands Carmes de la fin du Siècle 70

Laurent de la Résurrection (1614-1691), frère convers 70

Honoré de Sainte-Marie (1651-1729), historien 77

Rayonnement des deux Carmels 84

Tableau III : Carmels et milieux associés 85

4. franciscains 88

Capucins, récollets, Tiers Ordre Régulier 88

Benoît de Canfield (1562-1610), capucin anglais 90

Deux capucins nés en France 138

Martial d’Étampes (1575-1635) 138

Jean-François de Reims ( ?-1660). 145

Franciscains récollets 149

Séverin Rubéric ( ? – après 1625) 149

Victorin Aubertin (1604-1669) 154

Éloy Hardouin de S. Jacques (1612 ?-1661) 160

Archange Enguerrand (1631-1699), le « bon franciscain » 167

Tertiaires Réguliers et Laïcs 184

La Règle commentée par Denys le chartreux et Vincent Mussart 187

Billets de Noël 190

Jean-Chrysostome de Saint-Lô (1594-1646) du Tiers Ordre Régulier 192

Une anthologie spirituelle 194

Tableau IV: Esquisse de réseaux franciscains 205

quatorze  mystiques 208

 

 


3. Le carmel « dÉchaussÉ »

 

Si les réformes ont été réalisées « sur place » par les bénédictin[e]s et grands carmes, Bremond utilisa le terme d’invasion mystique pour parler de l’implantation du Carmel réformé espagnol en France : le mot est évocateur mais quelque peu excessif. En réalité, c’est Jean de Brétigny qui, fasciné par sa rencontre à Séville de la prieure Maria de San José, disciple de Thérèse d’Avila, eut l’idée de faire venir des carmélites espagnoles en France pour qu’elles puissent transmettre l’expérience mystique issue de Jean de la Croix et de Thérèse. Il communiqua son enthousiasme au cercle animé par madame Acarie. L’arrivée des sœurs espagnoles fut donc voulue avec une grande persévérance par les mystiques français. Les Espagnoles ont beaucoup hésité avant de venir dans ce royaume ennemi alors jugé peu sûr, mais n’ont pas pu résister à cette demande pressante d’apporter aux Français, peuple ennemi à l’époque, la spiritualité du Carmel réformé.

Cette évocation nous permettra de rendre justice à des figures dont certaines furent considérées comme secondaires : Ana de San Bartolome [Anne de Saint Barthélémy], Jean de Brétigny, madame Acarie ; à la génération suivante, Madeleine de Saint-Joseph et son amie Marie de Jésus [de Bréauté], puis leurs dirigées et successeurs. Ces personnalités, majoritairement féminines, ont été cachées le plus souvent par l’ombre du triumvirat masculin qui les dirigeait.

Autrement dit, nous privilégierons les véritables mystiques qui vécurent « au carmel », plutôt que ceux qui les administrèrent. Le cadre formel des règles et des conflits juridictionnels a été d’ailleurs excellemment couvert par des études qui démêlent l’écheveau compliqué des querelles d’autorité[1].

Le grand thème carmélitain est celui de l’humilité, comme celui des franciscains est celui de la pauvreté - les deux ne s’excluant guère dans la pratique. Il faut souligner le rôle exceptionnel tenu par des sœurs converses, dites du voile blanc : Anne de Saint-Barthélémy et madame Acarie qui deviendra la (première) Marie de l’Incarnation[2]. Du côté des hommes, on croisera l’humble frère Laurent à la fin du siècle.

C’est cette humilité que voulut souligner Anne de Jésus, lorsque, le jour de la prise de voile des premières carmélites françaises, elle fit passer en premier, lors de l’entrée très solennelle de la cérémonie, l’ex-servante Andrée Levoix aux côtés de sa maîtresse madame Acarie, arrêtant un instant les autres postulantes par quelque inspiration bienvenue.

 À l’humilité s’adjoint la vérité. Elle se traduit par une limpide et ferme rectitude des extraits que l’on va lire.

Nous ouvrons ce chapitre avec un carme espagnol, Joseph de Jésus-Maria [Quiroga]. Nous le plaçons ici pour des raisons de chronologie. Il complète les quatre grandes figures de la réforme présentées à la fin du tome précédent : Teresa de Jesus et Juan de la Cruz, Ana de Jesus et Ana de San Bartolome. Ce mystique pleinement accompli, disciple et défenseur de Juan, reste encore méconnu. Et, contrairement à ceux de Jean de la Croix, ses écrits n’ont pas été mutilés :


Joseph de Jésus Maria [Quiroga] (1562-1628), carme défenseur de Jean de la Croix

Neveu du cardinal de Tolède Quiroga, Joseph de Jésus Maria reçut une formation littéraire et juridique soignée avant d’entreprendre une carrière ecclésiastique. Mais il l’abandonna pour entrer chez les carmes déchaux de Madrid à l’âge de trente-trois ans, très peu de temps après la disparition en 1591 de Jean de la Croix. Deux ans plus tard il reçut la fonction d’historien de l’ordre qu’il conservera de 1597 à 1625. Mystique lui-même, il prit vigoureusement la défense de Jean de la Croix dont les œuvres demeuraient suspectes[3] : « puni durement », il fut assigné à résidence au couvent de Cuenca le 13 décembre 1628. Il ne sera pleinement reconnu qu’en 1912 lorsque l’on publiera une de ses œuvres dans l’édition critique des œuvres de Jean[4].

Car l’historien s’était mué en apologiste déterminé de Jean de la Croix dont les œuvres ne furent éditées qu’à partir de 1618, après un « traitement douteux ». Quiroga se déplaçait d’un couvent à l’autre pour ses recherches, rencontrait les carmes formés par Jean, ce qui lui permit d’écrire une Histoire de la Vie et des Vertus de Jean de la Croix[5], parue sans la permission de l’ordre, et qui demeure la première et la meilleure approche de Jean si l’on veut pénétrer l’esprit qui animait ce dernier comme maître des novices (il faut évidemment y joindre la biographie récente du P. Crisogono satisfaisant aux critères modernes de la recherche historique[6]).

Il est aussi l’auteur d’une importante œuvre mystique[7]. Son Apologie mystique[8] est un « traité fulgurant … qu’il faut placer  au soir de sa vie » nous rappelle le P. de Longchamp.

Le disciple de Jean de la Croix commence par retirer tout appui mental qui « doublerait » la grâce divine :

Cette manière de représenter Dieu sur un mode connu, quelque universel qu’en soit le concept, on la concède aux nouveaux contemplatifs pour commencer à les sevrer des similitudes matérielles  […] Nous avons à nous unir de façon ineffable et inconnue aux réalités ineffables et inconnues de nous […] par la lumière de la foi au-dessus de la raison et de la connaissance naturelle […] Tout cela fait défaut en cette contemplation formée où l’entendement ne contemple pas Dieu au-dessus de toutes les choses ; mais où il est appuyé sur elles, prenant en elles ce concept connu. […] la vue directe vise son objet en lui-même, alors que la vue réflexe le vise dans son propre acte formé grâce à quelque ressemblance de chose créée et connue.[9]

Il défend la pratique d’une attention simple et amoureuse à Dieu ou quiétude, contre la méditation discursive à la recherche de grâces en vue de l’acquisition des vertus chrétiennes, telle que le proposent les Exercices d’Ignace de Loyola dans leur interprétation courante : l’opposant auquel répond l’Apologie… aurait été un « bon père » jésuite.

 Dieu est une vertu infinie, présente partout de façon invisible et non connue de nous, sinon par la foi, et présente nulle part de façon visible et connue ; aussi n’avons-nous pas à nous comporter dans l’oraison comme qui l’attirerait à soi, puisque l’âme le possède en elle-même, mais comme qui se livre à Lui comme à son principe. (Chap. 15, §5).

Il s’oppose également à tout travail spéculatif qui se référerait à l’obscurité de Denys tout en laissant vivre l’entendement. Car concrètement c’est la « démangeaison » d’un exercice, permettant subtilement de conserver un appui, qu’il faut réduire :

La contemplation est parfaite, elle s'exerce non seulement au-dessus de la raison, mais aussi sans appui sur elle, lorsque l'entendement connaît par la lumière divine les choses que n'atteint aucune raison humaine ... Beaucoup de contemplatifs pratiquent le premier point, c'est-à-dire abandonner tous les actes de la raison, se dépouiller de toutes les similitudes de la connaissance naturelle, et entrer sans tout cela en l'obscurité de la foi comme Moïse dans la nuée qui recouvrait le sommet de la montagne ; mais se reposer là comme lui en totale quiétude d'esprit, bien rares sont ceux qui s'y adonnent : au contraire, en cette obscurité, l'intention de leur esprit est appliquée à la connaissance, leur entendement cherchant à toujours reconnaître son propre acte, quand même serait-ce en cette obscurité de foi. Et cette démangeaison et ce mouvement qui consiste à vouloir reconnaître toujours son propre acte en y inclinant l'intention de l'esprit, s'opposent à ce que nous avons vu par ailleurs de la doctrine de saint Denys : non seulement l'entendement doit abandonner toutes les choses créées et leurs similitudes, mais il doit aussi s'abandonner lui-même en se mettant en quiétude quant à toute son opération active, aussi élevée soit-elle, afin d'être mû par Dieu sans attache ni résistance de sa part.[10]

Il s’agit de rétablir la disposition contemplative, science d’amour sans connaissance dans la ligne du chartreux Hugues de Balma et de franciscains, contemplation provoquée par l’irruption de la grâce, agréée par la volonté, non sensible, différente de toute contemplation intellectuelle ; il est en effet impossible de s’élever vers Dieu par un discours, qu’il soit affirmatif (« la théologie scolastique ») ou négatif (« la théologie négative ») :

Saint Thomas disait que celui qui considère actuellement quelque chose, parle à lui-même ... Et aussi longtemps qu’il s’y arrête et ne se tourne pas vers un autre, il ne parle pas à cet autre ... il ne prie pas encore. En revanche, lorsqu’il veut présenter à Dieu ce désir accompagné de la connaissance de sa nécessité  ... il soumet alors son désir et son concept à Dieu.[11]

 Toute activité dans la méditation est ainsi inutile, ce qui n’exclut évidemment pas l’exercice actif de la bonté et d’autres qualités dans la vie active. L’irruption de la grâce ne dépend d’aucun mérite, ce qui pourrait paraître scandaleux si elle ne provoquait par la suite un intense travail auquel le mystique participe pour que devienne « naturel » l’exercice de telles qualités. 

Quiroga complète son maître et termine une époque, car bientôt, nous dit Krynen, la contemplation mystique cessera

« … d’être la connaissance simple que la foi surnaturelle communique à l’intelligence pure, dans le silence intérieur des puissances spirituelles […] Dans les premières décades du XVIIe siècle, on verra les Carmes de la Réforme eux-mêmes lui substituer une contemplation dite acquise, variété de spéculation négative…[12] ».

Cette distinction entre deux « contemplations », alors qu’il n’existe que la contemplation donnée par grâce, donnera lieu à d’inutiles confusions :

« Quiroga a fait mieux que de démarquer la mystique de Saint Jean de la Croix … Il n’est pas exagéré de penser que si l’Apologie avait vu le jour autour des années 1618-1620, la polémique déclenchée à propos du quiétisme entre Bossuet et Fénelon eût été vidée heureusement de son contenu[13]. »

À cet effet, remarquons qu’il se rencontre communément, chez ceux qui font l’oraison mentale, deux obstacles qui les empêchent d’être mus et illuminés de Dieu tandis qu’ils la font. Le premier provient des images distinctes et particulières de l’imagination, au milieu desquelles la raison est en mouvement dans ses discours, et nous avons déjà traité de cet obstacle. Le second, moins connu encore de ceux qui se croient grands contemplatifs […] consiste à n’avoir pas le courage de détacher de la raison le concept universel de Dieu sous lequel on se présente devant la Grandeur divine dans la contemplation. Ces contemplatifs ne peuvent se décider à envisager Dieu d’un regard direct, en tant qu’objet présent, dans l’obscurité de la foi, mais ils l’envisagent sous un concept formé et distinctement connu. En un mot, ne pouvant comprendre Dieu, ils veulent du moins comprendre le concept sous lequel ils le contemplent[14].

La grandeur de Quiroga se révèle, au-delà de la défense de son maître et de la vraie contemplation dont nous venons de fournir quelques extraits, par ses compléments apportés à des textes de Jean de la Croix qui nous sont parvenus incomplets. Mais la Montée de l’âme[15] fut critiquée et l’imprimé amendé attend une édition qui  tiendrait compte des manuscrits livrant sa forme originale ; la Subida del alma a Dios de Quiroga fut dénoncée à l’Inquisition espagnole par le jésuite Casani et condamnée en 1750 (condamnation levée en 1771 soit quatre années après l’expulsion des jésuites d’Espagne)[16]. Il est probable que le problème fut soulevé par l’affirmation hardie d’une déification supposée possible dès ici-bas ? Voici la conclusion de l’imprimé :

Chapitre 12 de la Troisième partie. Du règne de Dieu, où l'âme transformée en Lui jouit à en son intérieur avec paix de béatitude.

… La Justice qui est la perfection de la vie introduit l'âme dans ce Royaume et ses fruits sont la paix et la jouissance. Après que ce Royaume de Dieu commence avec la Béatitude, l'âme contemplative transformée en Dieu commence à jouir, depuis que l'Époux Divin a ouvert l'entrée aux puissances dans la maison de la Sagesse […] Après que la forme Divine se saisit de l'âme pour la transformer en elle et la revêt des [512] propriétés de Dieu […] comme en cette union habituelle l'âme est pleine de Dieu, comme elle est très étroitement unie avec lui, sa grande capacité est satisfaite par cette possession du bien suprême, son appétit est déjà si apaisé qu'elle n'aime pas autre chose que ce qu'elle a, et elle a tout ce qu'elle aime, selon ce qui peut être [réalisé]en cette vie ; avec laquelle commence une paix si heureuse qu'elle jouit déjà d'une certaine façon de l'amour pacifique des bienheureux…

Chapitre 13 [et dernier, 518]. De la contemplation éminente que les transformés en Dieu exercent en participation de la vie céleste…

 L’implantation de la réforme carmélitaine en France

 

L’introduction à Paris de la réforme carmélitaine espagnole fut l’œuvre conjointe de Jean de Brétigny et d’un grand nombre de religieux et laïcs rassemblés autour de la mystique Madame Acarie. Avant de raconter l’arrivée des carmélites espagnoles en France, présentons les deux principaux acteurs de ce transfert.

 

Jean de Brétigny [de Quintanadueñas] (1556-1634) et ses voyages.

Jean de Brétigny fut la figure la plus active et la plus compétente de par sa connaissance approfondie de la langue dans l’acculturation du Carmel espagnol en France et en Flandre. Ce mystique extrêmement humble ne reçut que tardivement la prêtrise et disparut à l’ombre de Bérulle : il fut donc méconnu jusqu’à l’étude fine de Sérouet (dont l’intérêt va au-delà de Jean car il retrace l’histoire de l’arrivée en France des carmélites espagnoles[17]). Prototype du laïc pieux de l’époque, Brétigny fut le préféré des moniales parmi les très nombreux ecclésiastiques qui en assurèrent de gré ou de force la direction. Mystique lui-même - quelques traits discrets suggèrent l’efficacité de sa prière - il était si apprécié par Anne de Jésus et Anne de Saint-Barthélémy qu’il les accompagna en France puis à Bruxelles.

Son intelligence était concrète. Il tirait une efficacité certaine de son origine, liée au milieu marchand international de Séville et de Rouen : sa double culture espagnole et française s’avéra très utile. Il s’y prit trop tôt pour pouvoir implanter la réforme dans une France plongée encore dans l’affrontement des deux religions catholique et réformée, mais c’est sa constance qui assura le succès de l’équipée prise en main par Bérulle. Il ne cherchait par contre aucunement à s’adapter à l’habileté de puissants ecclésiastiques ou politiques, ce qui fut un handicap certain lors des négociations précédant immédiatement la venue en France des premières carmélites espagnoles : c’est pourquoi  Bérulle put s’emparer de l’affaire et manifester son talent diplomatique.

La vie de Brétigny fut celle d’un « missionnaire intérieur » allant et venant entre deux royaumes ennemis. Rouen était à l’époque la deuxième ville du royaume.  Le milieu de marchands espagnols immigrés, marranes (juifs convertis) pour la majorité, contrôlait le commerce maritime entre Rouen et Séville. Sa famille l’envoya donc à Séville à l’âge de six ans seulement[18] et il  y demeura huit ans (il lit alors la vie de François d'Assise). Revenu à quatorze ans à la maison natale de Rouen, fils aîné suivi de deux filles, il fut initié aux affaires commerciales. Il ne semble pas avoir eu des dons intellectuels remarquables, mais compensait ce handicap par une grande détermination : « Si Jean n'avait pas de mémoire, il suppléait à cette déficience trop réelle par une extrême minutie et notait par écrit tout ce qu'il avait fait comme tout ce qu'il devait faire.[19] » De plus il lui était difficile de faire des concessions, ce qui est bien nécessaire dans le commerce, car il « aimait singulièrement la vérité, en sorte que jamais, quoi qu'il fût arrivé, il n'usait d'aucune dissimulation...[20] »

Il soulageait les miséreux, refusa de se marier. Il partit de nouveau en Espagne l’été 1581 : il s'occupa efficacement de neuf religieuses flamandes réfugiées, rencontra Philippe II au Portugal, revint probablement à Séville en décembre de l’année suivante, juste après l'installation des religieuses à Lisbonne, s'occupa des affaires familiales…

Son « coup de foudre » mystique se produisit lors de son premier entretien avec Maria de San José, prieure du couvent déchaussé de Séville durant neuf ans : appréciée de Thérèse d’Avila, cette religieuse fondera le carmel de Lisbonne en 1584 puis en sera prieure, avant de mourir en 1603. Jean rencontra aussi le confesseur de Thérèse, le père Gratien (Graciàn) à qui il dut plaire puisque celui-ci « lui fit suivre quelques mois les exercices du noviciat, ce qui était une faveur assez extraordinaire[21]. »  C’est au moment de ces rencontres qu’il conçoit le projet d’amener des carmélites espagnoles déchaussées en France pour qu’elles y transmettent leur spiritualité.

On nous raconte comment Jean de Brétigny entreprit la conversion de pécheresses (suivant l’exemple donné par Graciàn, le confesseur de Teresa[22]). Il eut le bonheur de rencontrer Jean de la Croix.  Bien que laïc, il reçut la permission d’assister au chapitre des carmes déchaussés : « Enfin, tous les problèmes importants ainsi réglés, on fit comparaître ce curieux jeune homme qui avait la bourse si bien garnie et le cœur si généreux. Jean de Brétigny plaida avec ferveur la cause de sa patrie…[23]». Il obtint l’accord du chapitre pour la fondation de couvents de carmélites en France – à la condition qu’un couvent de carmes précède leur établissement, l’état de la France apparaissant peu sûr. Jean rentra en France en octobre 1586 après être passé par Madrid, avoir rencontré Anne de Jésus et financé partiellement une édition des Fondations de Thérèse d’Avila. Ainsi le « fils prodigue […] n’avait fréquenté que les prostituées et les carmélites » ! Mais la situation politique troublée – les rois se succèdent : Henri III, Charles X, Henri IV - ne permit pas de faire avancer le projet du transfert de religieuses espagnoles.

Il repartit en Espagne en 1593 et 1594. Les carmes, tombés sous la coupe de Doria après la mort de Jean de la Croix en 1591, refusèrent de laisser partir des carmélites « en France, où l’on veille à soutenir la foi catholique plus avec les armes qu’avec l’observance régulière de deux ou trois moniales étrangères ; elles ne savent pas la langue et ce n’est pas leur profession de prêcher ni de disputer contre les hérétiques […] il faudrait faire accompagner ces religieuses d’une demi-douzaine des pères les plus graves de l’Ordre…[24] ». Brétigny tint bon. Il forma une sorte de petite communauté à Madrid avec Étienne Fouquet, prêtre, et Romain Le Doux, serviteur : on y lisait à trois l’excellent Art d’aimer Dieu d’Alonso de Madrid ; on pratiquait deux heures d’oraison journalière.

Après de nouvelles tentatives pour instaurer un couvent en France, il reçut le sacerdoce en 1598, formé par « un jeune curé savant et pieux, Jacques Gallemant ». Ce dernier lui ordonne-t-il de faire le sermon à sa place ? Il se contente de réciter posément le Notre Père, « ce qui toucha plus les cœurs que le beau sermon de Gallemant. » Il traduisit fidèlement Thérèse : cette première édition française de 1601 demeurera longtemps la seule[25]. Il assura aussi la délicate réforme du couvent de bénédictines de Montivilliers (qui sera attribuée à Gallemant par les historiens).

Il rencontra enfin en 1602 madame Acarie, qui voulait connaître le premier traducteur de Teresa. Des réunions eurent lieu chez elle à Paris, ainsi que dans la cellule de dom Beaucousin et dans la chapelle publique de la chartreuse de Vauvert : Brétigny venait en compagnie du Père vicaire, Gallemant, Duval, Bérulle (cousin de Mme Acarie), occasionnellement les pères capucins Pacifique et Archange y participaient ; et même François de Sales, devenu le confesseur de madame Acarie : « [Brétigny] laissait discuter tous ces grands personnages … quand on avait besoin d’un renseignement pratique, il était seul à pouvoir le fournir, le seul qui connut vraiment le sujet…[26] ». Finalement l’affaire fut prise en main par un « triumvirat d’ecclésiastiques, Messieurs Gallemant, Duval, Bérulle … on se défiait de lui ».

« Jean de Brétigny reprit sa correspondance avec les carmes espagnols. Ce n’était pas chose facile de leur expliquer qu’on allait fonder des monastères de carmélites en se passant d’eux : on leur demandait des sujets de valeur pour ces fondations, dont on serait bien reconnaissant de ne plus s’occuper par la suite. » On réquisitionna le terrain du prieuré bénédictin à Saint-Germain des Prés pour construire le nouveau monastère, mais il « n’aimait pas négocier en menaçant l’autre partie des foudres royales ou papales »[27].

Le voyage d’Espagne qui amena les carmélites eut enfin lieu en 1603-1604. Jean parti en premier fit montre d’une apparente inaction : elle fait suite à une lettre comminatoire de Bérulle :

« Contentez-vous, s’il vous plaît, de mettre le pied dans le pays … sans vous adresser ni au roi, ni à la reine, ni à monsieur le nonce, ni à monsieur l’ambassadeur, ni même aux pères de l’Ordre… »[28].

Quand Bérulle et Gaultier arrivèrent :

« …notre bienheureux Père de Quintanadoine eut un grand champ pour exercer sa patience et charité en ce pays, car n’y ayant que lui et mademoiselle du Pucheuil qui y fussent connus, tout tombait sur lui, il fallait qu’il répondît et rendît raison de tout … y introduire Monsieur de Bérulle et Monsieur Gaultier, qui faisaient toutes les affaires. »[29].

La famille de Jean se porta caution d’une forte somme pour financer le retour des Mères espagnoles dans le cas où il se produirait avant deux années. À quarante-huit ans, Jean voyait enfin son rêve exaucé. Mais il sera encore actif pendant trente ans ! Furent fondés le carmel de France à Paris (1604), et celui de Pontoise.

Il s’entendait bien avec Anne de Saint-Barthélémy qui écrit  en février 1605 quand elle est persécutée par Bérulle :

Je ne sais comment il se fait que l’on vous laisse si longtemps là-bas. Ce doit être pour nous mortifier […] Que ceci soit pour vous seul, parce que, si l’on pense que nous le désirons, ce sera pis.

Il escorta les trois religieuses espagnoles (on n’est pas mécontent de les voir quitter Paris)  pour la fondation de Dijon, car il avait toute leur confiance. C’est à ce moment qu’il traversa la « nuit spirituelle la plus noire », tout en étant le confident de la mère Isabelle des Anges[30], la seule qui demeurera en France et qui vit comme lui un « ténébreux passage ».

Il fit un séjour préparatoire pour la fondation du carmel de Bruxelles en 1606, car il connaissait l’Infante Isabelle : il alla ensuite à Dijon porter la lettre de l’Infante à Anne de Jésus. S’ensuivit le départ de sœurs pour la Flandre. Bérulle et Duval voulaient Gallemant comme accompagnateur d’Anne de Jésus, mais ce dernier passa outre à leur souhait en inscrivant le nom de Jean sur le bref… 

Confesseur des carmels des Pays-Bas (1607-1610), il prit part aux trois fondations de Bruxelles, Louvain et Mons, sans oublier de fonder le carmel de Rouen (1609).

À l’époque de sa nuit, il avait la tentation de partir comme missionnaire au Congo : « considérant ma tiédeur … Il me ferait [ainsi] la grâce de me pardonner mes péchés. » Mais on avait besoin de lui : il demeura en Bourgogne à Dole de 1614 à 1622, car cette ville dépendait de l’Espagne tout en étant près de Dijon. Les voyages entre Rouen et la Bourgogne furent fréquents même si la tentation du Congo revenait. À soixante-cinq ans, son activité était toujours inlassable :

Ce sont mes folies, mais, comme elles sont faites par amour, elles sont dignes de pardon[31].

Il s’effaça au moment de la « crise des années 1620 », qui était un conflit lié aux règles, mais resta au service des carmélites de 1622 jusqu’à sa mort en 1634.


Madame Acarie, (première) Marie de l’Incarnation.

 

Cette grande mystique a détruit quasiment tous ses écrits, mais heureusement nous disposons des témoignages très nombreux recueillis lors d’un procès de canonisation qui ne put aboutir par suite des querelles qui affligèrent le Carmel réformé français[32]. Il en existe également de moins directs[33].

Barbe Avrillot est née en 1566 à Paris pendant les guerres de religion, elle  a six ans lors des massacres de la Saint-Barthélemy.  Elle voulut être religieuse à l’Hôtel-Dieu mais on la maria à seize ans et demi à Pierre Acarie, âgé de vingt-deux ou vingt-trois ans. Sa vie était agréable : ils étaient tombés amoureux l'un de l'autre, et la belle-mère chérissait sa belle-fille. Barbe eut six enfants entre dix-huit et vingt-six ans, dont elle s'occupa très bien conjointement avec sa servante Andrée Levoix, puisqu'ils restèrent tous vivants ! Mais ils furent élevés très strictement, apprenant très tôt à donner et haïssant le mensonge. La « belle Acarie » aimait les fêtes, lisait Amadis de Gaule, éprouvait beaucoup de déplaisir à rencontrer plus belle qu'elle.

À vingt-et-un ou vingt-deux ans, elle lit la maxime célèbre car souvent reprise : « Trop est avare à qui Dieu ne suffit ».  Le choc qu’elle ressent la fait basculer dans l'intériorité.

 Jusqu'à sa mort, elle sera sujette à des états mystiques profonds où elle pense « mourir de douceur ». Bien qu'elle ait honte de montrer ces états, elle ne peut les cacher et elle reste sans mots, « hors des sens ». Au début, les médecins ne savent qu'en penser et prescrivent des saignées qui l'anéantissent. Elle craint beaucoup de se tromper, d'autant plus qu'à cette époque la peur du diable est répandue. En témoignent les crises et les conversions non dénuées de crainte de contemporains : le jeune François de Sales, Benoît de Canfield, Augustin Baker, Marie des Vallées … Heureusement elle est « expertisée » par le père Benoît qui reconnaît en elle la présence de la grâce.

À l'époque du siège de Paris par Henri IV, elle se dévoue pour soigner les blessés et les malades comme pour nourrir les affamés. Puis surviennent de nombreuses épreuves qu'elle assume avec grand courage : son mari dévot choisit la Ligue et il est retenu prisonnier en 1594 lorsque Henri IV entre à Paris. Leur maison est saisie, Barbe et ses six enfants se retrouvent sans ressources : elle montre alors une extrême patience dans l’adversité. Sa fille, la future carmélite Marguerite du Saint-Sacrement, raconte comment sa mère fut obligée de demander de l'argent à une relation[34] :

Elle se mit à genoux, lui supplie lui faire la faveur lui prêter au moins cinq sols pour lui avoir du pain, lui remontrant sa nécessité et la charge de ses enfants, lui pensant amollir le cœur ; au contraire avec paroles piquantes lui fait refus et lui dit qu’elle ne mettait ses enfants en métier chez quelque cordonnier ou savetier - l’aîné de tous avait environ huit à neuf ans - et la renvoya de la sorte sans lui bailler un sol.

La même Marguerite témoigne du calme de sa mère dans l’épreuve[35] :

Et un jour pendant qu’elle prenait sa réfection les sergents entrèrent en sa maison qui saisirent tout même les plats qui étaient sur la table jusqu’à l’assiette qui était devant elle sans qu’elle s’en émut aucunement. Et nous a dit qu’elle ressentit une joie très grande de se voir réduite à cet état de pauvreté…

Elle a un très grave accident : au retour d’une visite à son mari, autorisé à se rapprocher de Paris, elle est désarçonnée et trainée longuement par son cheval ce qui provoque la rupture du fémur en trois endroits. Elle marchera dorénavant avec des béquilles. Deux autres chutes la rendront définitivement infirme.

En 1599 elle obtient d’Henri IV la grâce de son mari et l'hôtel de la rue des Juifs leur est restitué. Il devient un centre de la spiritualité catholique fréquenté en particulier par Bérulle et par François de Sales. Ce dernier confia au P. Jean de Saint-François :

…quand il approchait de cette sainte âme [il s’agit de Barbe], elle imprimait en la sienne un si grand respect à sa vertu [au sens latin de virtus], qu’il n’eut jamais la hardiesse de l’interroger de chose qui se passait en elle…

À trente-deux ans Madame Acarie demeure toujours belle, gaie et agréable. Elle déploie une grande activité, par exemple en faveur de prostituées.

Son premier contact, à trente-cinq ans, avec l’œuvre traduite en 1601 de Thérèse d’Avila ne l’emballe pas : trop de visions ! Mais la sainte se manifeste intérieurement par deux « visions » espacées de sept à huit mois - Barbe n’utilise pas un tel terme mais celui de « vues de l’esprit »[36] - et le projet d’introduire le Carmel réformé féminin en France prend forme : les futures jeunes carmélites françaises se placent sous sa direction, réunies à l’hôtel de la rue des Juifs. Les travaux du premier monastère de Paris commencent en 1603, dirigés et financés par Barbe (et par Marillac). Les sœurs espagnoles arrivent enfin le 15 octobre 1604 après l’équipée célèbre de Madrid à Paris (que nous raconterons un peu plus loin). Le second monastère est ouvert à Pontoise dès janvier 1605. Barbe est liée aux nombreuses fondations suivantes.

Pierre Acarie meurt en novembre 1613. Barbe peut entrer au carmel d’Amiens à l’âge de quarante-huit ans comme sœur converse, en février 1614, sous le nom de Marie de l’Incarnation. Elle aide à la cuisine.  On la rapprochera du frère Laurent de la Résurrection : « Tous deux sont affectés à des travaux dits abjects à cette époque, ... avec un handicap physique lourd : Laurent avait une jambe de bois et madame Acarie des « potences » pour suppléer à l’infirmité de ses jambes[37]. »

Elle ne peut être prieure comme le désireraient les carmélites : la nouvelle prieure imposée, qui gouverne « à la Turque », lui interdit de guider les autres sœurs, mais sans les prévenir de cette interdiction ! Marie est finalement transférée à Pontoise en décembre 1616 où elle peut enfin donner conseil aux novices : tout est paix. Mais elle est fondamentalement opposée à toute idée de servitude, et le conflit à propos d’un vœu à Jésus et Marie exigé des religieuses par Bérulle lui est particulièrement pénible[38].

Elle est très malade et là encore sa patience est  totale. Sa fille raconte :

En ses maladies sa vertu paraissait en elle par-dessus tout autre temps. Jamais je ne l’ai ouï plaindre par mouvement d’impatience et comme j’étais toujours en sa chambre et y couchais, je l’entendais la nuit se lever seule et chanter des Hymnes à Dieu pour ne se laisser aller à donner plaintes pour les grandes douleurs qu’elle souffrait de sa jambe rompue[39].

 Lors de sa dernière maladie, Agnès de Jésus [des Lyons]…

… a remarqué qu'Icelle Sr Marie de l'Incarnation fût vingt-deux jours et vingt-deux nuits sans reposer aucunement et néanmoins demeura si tranquille et unie à Dieu qu'elle disait quelquefois la nuit : « Mon Dieu je n'en peux plus, pouvez pour moi. »[40]

Barbe Acarie, devenue la converse Marie de l’Incarnation, meurt le mercredi de Pâques 1618. Elle aurait détruit ses écrits. On ne possède que quinze lettres ou extraits de lettres, un petit opuscule des Vrais exercices…, enfin des dits rapportés dans les témoignages, en particulier par le P. Coton, André Duval, etc.  

Madame Acarie connaissait à la fois le Château de l'âme de Thérèse dont la traduction était récente[41], et la tradition rhéno-flamande. On sait que son conseiller spirituel dom Beaucousin et ses compagnons chartreux ont traduit Ruusbroec et la Perle évangélique. Madame Acarie recevait aussi le frère minime Antoine Étienne qui traduisait Tauler. On est donc dans une tradition d'absolue nudité dans l’offrande de soi au divin.  Une religieuse raconte[42] :

Je demandais une fois à cette Bienheureuse la manière et exercice de l’actuelle présence de Dieu. Elle me répondit qu’elle n’en savait pratique que par une continuelle vue et conversion à Dieu et confusion de soi-même Et qu’elle estimait l’actuelle présence de Dieu être l’état des bienheureux au ciel qui sans cesse sont toujours unis et appliqués à Dieu sans nul détour et que l’homme en sa première justice originelle avait cette droiture [...]  que le remède est aussi une continuelle conversion à Dieu et détour de nous-mêmes par humiliation et propre confusion..

Mais Dieu seul a l'initiative :

Hélas ! Mon Bien-aimé, si vous voulez que je vous regarde, regardez-moi, premièrement[43].

…rapporte le père Duval. Elle n'a laissé aucune description de ses états, et ce que nous en savons provient des témoins qui l'ont vu en oraison :

Son visage était lumineux et si plein de beauté qu'il donnait en même temps de la dévotion et du respect[44].

La place où j'étais au chœur durant l'office et l'oraison était tout proche d'elle ; j'avoue que son seul aspect me mettait en recueillement. Elle était toujours comme immobile et cela les heures toutes entières. Elle avait très souvent la face belle et fort enflammée […][45]

Elle devenait totalement inconsciente de son entourage :

Un jour après la Sainte Communion étant en oraison à la grille de l'infirmerie devant le précieux Corps de Notre Seigneur je l'appelai par deux fois et voyant qu'elle ne me répondait point je me mis à la tirer pour lui faire prendre quelque chose à cause de son infirmité. Elle ne m'entendit non plus que si elle eut été morte, la voyant ainsi je pris la hardiesse de la considérer. Elle était d'une façon si modeste et anéantie les yeux et la bouche fermés, les mains jointes dessous son scapulaire. Ce qu'elle continua par l'espace d'une heure sans souffler ni remuer[46].

[…] bien souvent il est arrivé que la déposante allant aider à déshabiller et coucher ladite Sr Marie de l'Incarnation, comme la déposante ayant allumé le feu pour la chauffer, et lui ayant ôté son voile pour la déshabiller, ladite Sr Marie de l'Incarnation tombait en extase et ravissement qui lui durait bien souvent jusques sur le minuit, ores [alors]qu'il ne fût que dix heures lorsqu'on l'allait coucher, si bien que la déposante était contrainte de lui remettre son voile, et éteindre le feu jusques à ce qu'elle fût revenue en elle.  Pendant lesquelles extases la déposante a remarqué qu'icelle Sr Marie de l'Incarnation avait le visage beaucoup plus beau qu'à l'accoutumé, et était son visage tout enflambé [enflammé]… [47].

Et pourtant elle avait honte que ses états se voient et elle les dissimulait le plus possible :

Elle se frottait les mains et les bras pour mettre empêchement à ses abstractions et ravissements auxquels elle eût été quasi continuellement si elle n’y eut apporté ses artifices[48].

Elle … était si fort pressée des visites et des assauts de Dieu, qu’elle jetait parfois de grands cris comme si le cœur lui eut voulu crever, puis pour couvrir cela elle s'en prenait à une cuisse, disant que c'était sa cuisse qui de temps en temps lui donnait des douleurs extrêmement aigues et fort sensibles[49].

En fait ces « états » deviennent une unité vécue où contemplation et vie ordinaire sont fondues l’une dans l’autre :

En ce même temps et longues années depuis elle voyait sans voir, écoutait sans écouter et répondait sans apercevoir ses réponses, faisant toutes ces choses tellement en Dieu et avec Dieu qu'elle n'en eut su rendre compte après pour ce qu'elles étaient faites sans réflexion ni détour de la vue actuelle et action de Dieu. Et ce néanmoins étaient telles qu'on n'y eut su remarquer aucune défectuosité ni presque apercevoir la différence de sa conversation avec les autres si ce n'est en la suavité d'esprit, modestie, composition du visage qui respirait sainteté et en l'efficace et secrète énergie de ses paroles qui perçaient les cœurs et illuminaient les entendements de ceux qui lui parlaient d'une manière du tout admirable. Cette disposition Intérieure de l'âme avec Dieu faisait qu'elle était en extase sans y être[50].

La grâce la faisait parler pour le bien des gens et elle n’avait aucun souvenir de ses paroles :

…elle me disait souvent qu’elle était fort étonnée de ce qu’on faisait tant d'état de ses paroles vu que bien souvent elle ne savait ce qu’elle disait, au moins n’y avait-elle pas pensé. (Déposition du Père Étienne Binet[51])

Une fois elle me dit que quand Dieu lui donnait de telles lumières qu'après les avoir dites à ceux à qui elles touchaient elle en perdait la souvenance entièrement. (Père Pierre Coton)

La raison en était qu'elle ne parlait ou agissait que sous l'impulsion de la grâce :

Je l’ai vue en plusieurs occasions ou affaires qu’elle n’entreprenait rien et même en ses paroles ne disait rien si elle ne se sentait mue de Dieu. Je lui ai demandé sur divers sujets d’importance et prié de me dire ce qu’elle en pensait et jugeait. Elle me répondit : « Ma mère, en telle et telle chose que vous me demandez, je ne vous puis rien dire ; Dieu ne me donne rien pour cela, et je n’en dois pas parler par moi-même. » (Marie de Saint-Joseph [Fournier])

En communauté, elle restait donc très silencieuse :

Elle ne parlait jamais en la communauté des choses de Dieu mais écoutait seulement sans s'avancer d'en rien dire. Et quelquefois notre Mère lui en demandant son avis, elle répondait : « Nous avons ouï dire ceci ou cela sur ce sujet », ne faisant rien paraître d'elle, et encore le disait en trois ou quatre mots dont nous étions grandement édifiées, son humble silence nous instruisant beaucoup plus que n'eut fait sa parole et ne pouvions converser avec elle sans rentrer en nous-mêmes. » (Marie de Saint-Joseph [Castellet][52]

En réponse à la grandeur de Dieu et à Ses dons, l'humilité est la marque propre de Madame Acarie, qui n'est pas une simple vertu morale, mais une conséquence de l'expérience mystique : la nature humaine est nue devant la Face divine, et le seul désir du mystique est qu'elle disparaisse pour laisser place à Dieu :

Ai ouï dire que pour peu qu'il y eût de l'impur en l'union de l'âme avec Dieu, elle demeurait ternie comme la glace d'un miroir par le souffle et que cela se sentait aussitôt. (Père Pierre Coton)

Une image forte fait le point de la situation :

 Elle disait que si un Roi mettait en un chaudron force richesses et pierreries et que puis après il les fit ôter, le chaudron n’en serait pas plus [ou moins] riche. Et qu’ainsi était de nous. (Marie du St Sacrement [de St Leu])

Elle appelait ses compagnes à l’humilité en réponse à la grandeur divine, mais radicalement distincte d'une pusillanimité qui rendrait lâche ou craintif[53] :

Une fois, nous étions dans sa cellule avec elle. Elle en vint à nous parler de l’humilité : comme elle retient toujours l’âme en son devoir, lui fait sentir son néant, sa petitesse (qu’elle ne peut rien, qu’elle n’est rien et choses semblables). Elle était si fort plongée dans le sentiment de ce qu’elle disait qu’en parlant de cet abaissement profond où est l’âme qui se connaît en vérité, elle se baissait aussi extérieurement et son visage était fort pâle. Je la regardais attentivement, étant ainsi debout devant elle, sans lui dire un seul mot. Je pensais en moi-même, avec quelque sentiment de dégoût de ce qu’elle nous disait : « Mais celui qui serait toujours ainsi n’aurait point de courage, il n’entreprendrait rien ! » À peine avais-je achevé de penser cela, ... qu’elle se leva comme en sursaut de dessus son siège et, étant droite avec un visage beau et vermeil, elle dit, dans une grande ferveur, en me regardant : « Oh ! l’âme humble est toujours vigoureuse, toujours courageuse, toujours prête à entreprendre de grandes choses, mais c’est en la vue de Dieu et non de soi, car de soi-même elle n’attend rien, mais tout de Dieu. La confiance qu’elle a de Dieu lui fait faire de grandes choses[54].

Elle attachait plus d’importance à la lucidité implacable envers soi-même qu’aux états si merveilleux fussent-ils :

Un jour il y avait une personne religieuse qui […] lui parla de ce qui se passait en elle des dispositions de son âme de son oraison ; quand notre bienheureuse eut tout entendu ce que cette personne lui disait en des termes que notre bienheureuse n'aimait point, elle lui dit qu'elle n'entendait point tout ce qu'elle lui disait, qu'elle n'avait pas la capacité d'entendre ses termes et dit : « Or sus parlons de l'intérieur puisque vous voulez que nous en parlions. Pour moi mon intérieur est de voir le fond de mon orgueil et les passions mal mortifiées qui sont en moi ». (Marie de Saint-Joseph [Fournier])

…surtout elle avait une pratique d’humilité admirable qui faisait que voyant quelques âmes qui avaient reçu quelque grande grâce et n’en ayant point la fidélité à pratiquer l’humilité, elle ne pouvait quasi supporter que l’on dît ces âmes avoir reçu telles grâces et sur cela on pouvait bien dire des particularités. (Jacques Gallemant)

Cette clairvoyance conduisait à un juste réalisme :

 Un jour je lui parlais d'une âme qui d'ordinaire mettait une partie de ses fautes sur la tentation et avait plus de discours que d'œuvres ... elle me dit seulement : « Que voulez-vous, ma mère ... pour y avoir un grain d'amour de Dieu il leur en faut laisser huit d'amour d'eux-mêmes » (Marie de Saint-Joseph [Fournier]).

Cette lucidité allait de pair avec une extrême droiture :

Cette bienheureuse avait une si grande pureté et droiture vers Dieu qu’elle n’eût pas voulu faire la plus petite action qu’elle eût pensé ne lui pas être agréable et dirigeait tellement ses intentions qu’elle semblait ne pouvoir rien faire sans une particulière vue de Dieu. (Marie du St Sacrement [de St Leu])

Elle ne supportait pas la plus petite pensée dirigée vers elle-même :

Une fois qu'un des serviteurs de sa maison tombe malade, il lui vint en pensée qu'il en fallait avoir du soin parce qu'il était fort utile au bien de sa maison ; en lui donnant un bouillon elle se sentit intérieurement reprise d'avoir prêté l'oreille à cette pensée, voulant mêler les intérêts de sa maison avec les offices de charité desquels elle se dépouillait entièrement. Cela la toucha si fort qu'elle en pleura fort amèrement… (Marie de Saint-Joseph [Castellet]) 

Cette rectitude s'appliqua aussi à l'éducation de ses enfants faite

…ne nous parlant jamais de religion. Entre les fautes qu’elle avait le plus d’aversion, c’était le mensonge quoique léger, et ne nous en pardonnait jamais aucun pour le plus petit sujet que ce fût ; elle nous disait souvent à tous ses enfants : « Quand vous auriez perdu et renversé toute la maison l’avouant lorsqu’on vous le demandera je vous le pardonnerai de bon cœur. Mais je ne vous pardonnerai jamais la plus petite menterie […] » (Marguerite du Saint Sacrement, sa fille)

Cette constante plongée dans la grâce alliée à une lucidité parfaite lui permit d'assurer la direction de ses sœurs. Les sœurs  parlent beaucoup de sa clairvoyance :

Elle avait une si claire lumière pour connaître l'intérieur des personnes et discerner l'esprit dont on était mu en ses actions que souvent on demeurait sans lui pouvoir répondre autre chose sinon : « Il est vrai » et avouer tout ce qu'elle disait. Une fois, elle était entrée en ce couvent avant qu'elle fût religieuse et comme je parlais à elle en particulier elle me dit : « Je parlais une fois à une personne et lui disais telle et telle chose », et par cette manière me fit voir beaucoup de fautes que je connaissais point et quoiqu'elle parlât toujours d'une autre personne, je répondais de bouche et de cœur : « Il est vrai, il est vrai... » (Anne de Saint Laurent [de St Lieu])

Tout comme le pratiquait Jean de la Croix,

Elle écrivait des passages des Évangiles et Épîtres de Saint Paul sur des petits papiers qu'elle donnait comme remèdes et instructions des besoins qu'elle voyait dans les âmes. (Seguier)

Elle répondait ainsi aux besoins spirituels d'une façon qui paraissait quasi miraculeuse :

Il arriva aussi à notre Sœur Magdeleine de la Croix défunte et qui a été la première professe de ce Couvent que ne se pouvant supporter elle-même à cause d'un extraordinaire délaissement intérieur dans lequel il lui semblait que sa conscience fut morte, et que Dieu l'eut abandonnée, et soustrait toutes ses grâces, elle crut que notre Bienheureuse Sœur la pouvait soulager en ses peines et s'en allant la chercher en sa cellule elle la trouva qu'elle écrivait et quand elle eut achevé d'écrire sans attendre que notre Sœur Magdeleine de la Croix eut ouvert la bouche pour lui parler, elle lui mit en main le billet qu'elle venait d'écrire dans lequel notre susdite sœur Magdeleine trouva représenté bien au net l'état de son intérieur, et ce qu'elle devait faire pour se tirer de ses peines dont elle et toutes nous autres qui avons vu ce billet demeurâmes fort étonnées […] (Marie de Saint-Ursule [Amiens])

Partout où elle allait, elle assurait la direction des âmes, mais sans le vouloir, et tout en pratiquant la plus extrême obéissance envers ses supérieures. À Amiens, la sœur Marie de Saint-Ursule raconte qu'à l’infirmerie, le soir où Madame Acarie était en extase,

[…] arriva Notre Mère Prieure qui était pour lors la Mère Isabelle de Jésus-Christ qui la reprit  bien fort de ce qu'elle n'avait pas pris un bouillon, la force de l'obéissance la fit promptement revenir à soi du ravissement qui l'avait reprise et se levant en hâte de sa chaire, prenant ses potences et venant au-devant de notre Mère d'une façon si humble qu'il semblait une pauvre criminelle qui demanda pardon, et prit en cet acte son bouillon et comme notre Mère l'interrogeait de ce qui s'était passé en son intérieur elle lui fit réponse : « Hélas ma mère je suis une pauvre créature. » Notre Mère lui répliqua : « Comment dites-vous cela, cette sœur vous a vue, vous a appelée et tirée et vous ne lui avez pas répondu. » (Marie de Saint-Ursule [Amiens])

C’était une direction joyeuse et bien ancrée dans la réalité :

Elle en chargeait fort particulièrement aux novices et le disait aussi aux autres sœurs de faire chaque chose parfaitement en son temps et se bien accoutumer à bien chanter au chœur quand elles y étaient, d'être bien ferventes à l'oraison, bien manger quand elles étaient au réfectoire, d'être gaies et se bien réjouir […] quand elle en voyait quelqu'une qui ne paraissait pas assez gaie à la récréation elle la regardait doucement et s'adressait à lui dire quelque parole gracieusement. (Marie de Saint-Joseph [Fournier])

Elle combattait toute mélancolie et tout manque d’espérance :

Il me souvient qu'une fois cette Bienheureuse me rencontrant en la sacristie du Monastère de l'Incarnation à Paris et me voyant triste et fort abattu, elle me tira à part et me dit : « Il me semble que je vous vois d'une façon fort contraire à la vie des âmes qui sont à Dieu comme vous désirez d'être. » […] Elle me dit plusieurs autres choses à ce propos avec tant de grâce et avec un si grand efficace que dès lors cette tristesse s'évanouit. Et depuis je ne pense pas être tombé en une semblable mélancolie. (Jean-Baptiste)

Elle préférait la spontanéité :

Elle disait qu'elle n'aimait pas quand on met son principal soin à ne point faire des fautes extérieures que cela souvent procède d'orgueil, qu'il vaut mieux marcher avec une sainte liberté, joie, ouverture de cœur et rondeur parce qu'encore que quelquefois on fit des fautes extérieures, après cela sert beaucoup à humilier l'âme et la rend plus docile et affable. (Marie de Saint-Joseph [Fournier])

Elle était optimiste et dynamique :

Elle dit plusieurs fois que les fautes que nous faisons doivent servir beaucoup pour réveiller l'âme, et que ce lui doit être un coup d'éperon pour la faire courir plus vite […] Elle nous disait que les fautes doivent servir à l'âme ce que le fumier sert à la terre qui est à l'engraisser et la rendre plus féconde. (Seguier)

Elle était très sensible à la beauté de la nature comme signe de Dieu :

[…] je dirai que toutes choses portaient cette bienheureuse à Dieu : quand elle allait au jardin, les fleurs, les feuilles, tout ce qu'elle y voyait lui servaient à cet effet, elle prenait une feuille et la montrait en admirant la puissance de Dieu, elle s'entretenait quelquefois toute une récréation sur cette feuille et toutes les autres à l'écouter comme si c'eût été un ange qui leur parlait, Elle avait d'ordinaire des feuilles, des fleurs et des feuilles d'arbres dans ses livres et les considérait de temps en temps […] (Marie de Saint-Joseph [Fournier])

Le dernier jour de notre voyage, sur les neuf heures du matin, il se leva un très beau soleil de sorte qu’il semblait être au printemps ; lors cette bienheureuse commence si fort à s’enflammer à la considération d’iceluy qu’elle se mit à parler de telle ferveur du grand soleil de justice qu’illumine tous les hommes et des grands effets qu’il cause dans les âmes qui sont en grâce et qu’il illumine. (Marie du Saint Sacrement [de St Leu]) 

Ce qui a frappé aussi les contemporains était son continuel va-et-vient entre oraison et charité car en réalité les deux ne faisaient qu’un :

…à l'Église si ravie et absorbée en Dieu qu'elle n'avait que son chapelet en la main pour contenance, n'usant d'aucune prière vocale, étant quasi toujours et partout abstraite en son intérieur, et n’y avait que la charité qui la peut rappeler à soi, vertu si éminente en elle qu'elle a converti pendant ce temps là plus de dix mille âmes. Se rendant débitrice à tous ceux qui l'employaient, sa porte n'étant jamais fermée à personne ni à heure que ce fût elle touchait si vivement les cœurs par son exemple et remontrances, que j'admirais ses cochers et laquais bref toute sa famille mieux convertie que s'ils eussent demeuré dix ans en religion… (René Gaultier)

Sa bonté rayonnait sur les humbles qu’elle traitait comme des égaux :

La première fois que je fus chez elle pour lui parler du désir que j'avais d'être religieuse, encore que je ne fusse qu'une pauvre fille de basse condition, elle me reçut avec autant d'amour et de charité que si j'eusse été quelque chose ; me donnant autant de temps qu'il en fut besoin avec autant de tranquillité que si elle n'eût eu que moi à satisfaire. Il me semble même qu'il y avait lors des personnes de qualité. Et ne vis point qu'elle leur satisfit premier que moi. (Anne de Saint Laurent [de St Lieu])

Je m’appelle Marguerin Goubelet, tailleur de pierre […] Elle était lors fort incommodée de sa personne et marchait aux potences avec beaucoup de peine, mais elle portait une si grande suavité sur son visage qu’il paraissait bien que son mal lui était bien précieux. J’étais extrêmement consolé quand je lui pouvais parler parce que quoiqu’elle parlât de bâtiment et d’autres semblables choses elle assaisonnait tellement toutes choses de l’esprit de dévotion que tout ce qu’elle disait servait d’édification. » (Goubelet)

Envers Dieu, nous devons nous considérer comme les pauvres qui attendent le travail que va donner leur maître :

…quand elle allait voir les ouvriers, elle était quelquefois qu'elle s'arrêtait de parler puis elle disait : « Je regarde ces pauvres gens qui sont attentifs à leurs ouvrages. Les voilà comme tremblants devant leur maître. Ils se rendent diligents à lui obéir et à lui agréer pour ce qu'ils dépendent de lui pour gagner leur vie […] Elle nous a dit que cela lui a beaucoup servi dès que l'on faisait le bâtiment de Notre Dame des Champs de Paris que quelquefois, y allant du matin avec une personne signalée qui passait par une place qu'elle nommait où sont les gens qui vont pour gagner leur journée, qu'elle les voyait les uns avec un outil, les autres avec un autre, que ces gens sortaient de leurs maisons sans savoir qui les emploierait ni à quoi ils seraient employés. (Marie de Saint-Joseph [Fournier])

Elle voulait vivre comme les pauvres : 

En sa dernière maladie elle buvait dans un biberon de verre, quelqu'une dit qu'un de terre serait plus aisé. Je dis qu'il n'était pas si propre, que je ne les aimais point, que j'en avais vu à l'Hôtel-Dieu aux pauvres de même. Quand elle entendit que les pauvres en avaient de semblables, elle me pria instamment qu'elle eût celui-là et qu'elle était pauvre. Elle s'en servit durant toute sa maladie pour ce qu'il était pauvre. (Marie de Saint-Joseph [Fournier])

Elle s’occupait des prostituées comme le bon Brétigny à Séville :

Elle s'employait fort heureusement à la conversion des filles débauchées et les assistait jusques à les retirer en sa maison et les touchait tellement qu’elles menaient une vie exemplaire de vertu […] (Père Jean Sublet de la Guichonnière)

Et avec les malades, son exigence de  perfection dans l’amour des autres a frappé son entourage d’admiration :

Une fois étant à la cuisine elle faisait un bouillon pour une personne malade avec une telle ferveur et y prenait telle peine qu'elle faisait dévotion à la voir. Et après qu'elle y eût bien travaillé, il lui en fallut faire un autre parce que, quoiqu'elle y eût goûté plusieurs fois, il lui semblait toujours n'avoir point de goût. […]  Elle se remit tout aussitôt avec la même charité à en faire un autre […] (Anne de Saint Laurent [de St Leu])

Elle soigne un malade qui dégoûte tout le monde :

Aussitôt que Sœur Marie de l'Incarnation s'en aperçut elle retira ce malade à part en une chambre séparée du reste de son logis défendant à tous ceux de la maison de s'en approcher sans leur dire pourquoi c'était afin de ne les pas effrayer. Elle prit toute seule le soin de le servir. Elle faisait son lit, elle pansait cet apostume qui suppurait et jetait un pus si puant que le malade même n'en pouvait supporter l'infection. Elle lui donnait à manger et le servait avec un si grand soin et charité qu'il en fut tout guéri. (Mère Françoise, 322)

Elle exprimait ainsi l’union entre la grâce et l’activité humaine :

 […] il faut laisser à la providence divine, comme s'il n'y avait point de moyens humains et travailler et avoir soin comme s'il n'y avait point de providence divine […] (Marie de Saint-Joseph [Fournier], 99)

Madame Acarie fut une mystique complète : sa vie fut totalement unifiée en Dieu. Elle vécut plongée dans la Réalité divine et dans l’oubli de soi, allant et venant  entre l’oraison et l’action. Comme le disait le témoignage du Général des Feuillants :

[…] encore que s'occuper avec Dieu soit une action plus divine et noble et plus douce à l'ame, que s'occuper pour Dieu ; néantmoings quand il est necessaire il fault descendre, et se divertir de Dieu aux choses de ceste vie pour le service du mesme Dieu, ce qui s'appelle laisser Dieu pour Dieu. (Dom Sans de Sainte Catherine, 69)

Constamment plongée en Dieu, elle irradiait l’amour divin autour d’elle comme en témoigne le père Sans :

 […] elle allumait les cœurs, détrompait les âmes et changeait les intérieurs, de telle sorte qu’il n’y avait presque personne qui l’allât voir, qu’elle ne s’en retournât touchée extraordinairement par Dieu […] [55]

En conclusion voici quelques « dits » relevés dans les deux petits volumes qui lui ont été récemment consacrés[56] :

Je Vous offre, mon Dieu, ma volonté, que je ne veux plus faire et suivre, mais remettre totalement à la Vôtre, afin que je n’en aie plus du tout [E26].

C’est pourquoi je prendrai la hardiesse de demander non seulement vos dons et vos grâces, mais aussi Vous-même [E2.].

Je ne sais, Seigneur, que vous rendre, sinon ce que Vous m’avez donné [E81].

Pour la vertu, il suffirait que nous en ayons l’usage, sans en vouloir la possession [v64].

Il ne faut pas vouloir trouver en nous ce qui ne peut pas y être si Dieu ne l’y met pas [v81].

Ceux qui sont au faubourg entendent bien les joies de la ville mais c’est leur tourment de n’être pas dedans [son attente durant sa dernière maladie] [v99].

[Se tenir devant Dieu] comme les pauvres gens qui, sur la place, attendent d’être embauchés [v145].

Mourir et n’avoir pas aimé ! [v112]

 

 


Le cercle de madame Acarie  

Autour de madame Acarie et de Brétigny, gravitaient nombre de spirituels, laïcs et clercs - en particulier le « triumvirat » masculin que l’on chargea de la direction des carmélites. Malheureusement, c’est la personnalité la plus autoritaire du groupe, le futur cardinal de Bérulle, qui entendit prendre en main toute cette aventure : il se révéla effectivement utile dans le domaine politique puisque c’est lui qui réussit à tirer les carmélites d’Espagne. Mais si Bérulle était un spirituel, il n’était pas mystique et rendit fort malheureuses les femmes expérimentées qu’il prétendait diriger. Par contre, les deux autres directeurs, Jacques Gallemant et André Duval, étaient intérieurs et s’opposèrent autant qu’ils le purent à cet autoritarisme incompétent.  

Jacques Gallemant (1559-1630) « souple et nuancé, prudent et désintéressé, sut respecter les carmélites. Il était mystiquement dans le sillage de Benoît de Canfield[57]. Nous avons vu qu’il eut le courage de faire nommer Brétigny à sa place Supérieur en Flandres. Il était profondément spirituel :

La Mère Marie de Hannivel de la Sainte Trinité, la première carmélite professe de France[58] m’a assuré […] qu’elle était entièrement persuadée, que pas une de ses pensées, ni les plus déliés mouvements de son cœur, ne lui étaient point cachés. Il connaissait même pendant ses visites, ce que la grâce opérait dans un monastère, dès qu’il s’en approchait. […] Dieu lui mettait dans les mains en ces conjonctures [les ministères de la pénitence et de l’eucharistie] comme une balance, dont il pesait les âmes. Ce sont les termes dont il a déclaré confidemment cette haute prérogative. Il y voyait d’ordinaire les formes différentes que la grâce y prenait […] le point de Justice où elles arrivaient […] il y ressentait avec des peines horribles, les indispositions criminelles de ceux qui lui demandaient avec des consciences de démons les dons de Dieu[59].

Quant à André Duval (1564-1638), il protégea Vincent de Paul en opposition avec Bérulle. Il s’opposa au vœu de servitude que ce dernier voulait imposer aux carmélites[60]. Il fut le conseiller et le biographe de Mme Acarie qu’il soutint lors du dernier terrible affrontement à Pontoise[61]. Il approuva, comme Gallemant, la Règle de perfection de Benoît de Canfield : ainsi la fortune de l’école abstraite « s’explique en bonne partie par la protection active du « bon monsieur Duval enseignant pendant plus de quarante ans » à la Sorbonne selon Dodin. À noter que Bérulle et Condren furent ses élèves[62].

 

« Le » voyage d’Espagne

Après avoir présenté les principaux acteurs, nous pouvons revenir plus précisément sur l’histoire de l’implantation carmélitaine. Nous serons brefs, car nous n’oublions pas que tout ce déroulement n’est qu’un des moyens mis en œuvre pour faciliter l’essor de la vie mystique. Pour aller plus profond, on pourra lire le récit de Bremond et revivre par leurs propres récits les aventures et les traverses surmontées par les principales intéressées : un témoignage espagnol, celui d’Ana de San Bartolome, et un regard français, celui de madame Jourdain, devenue par la suite la vénérable Mère Louise de Jésus[63].

Tout commença par le voyage qui, après ceux de Brétigny, assura enfin le transfert de six religieuses espagnoles en France. Il fut organisé par le groupe parisien réuni autour de madame Acarie. Nous avons vue cette dernière découvrir en 1601 les récits des fondations de Teresa. À la seconde assemblée tenue à la chartreuse de Paris en 1602, « tout le monde est là » : dom Beaucousin, madame Acarie, Jacques Gallemant, André Duval (docteur de la Sorbonne), Jean de Brétigny, Pierre de Bérulle (dans toute l’énergie de la jeunesse) et François de Sales (brièvement, lors de son passage à Paris)[64].

On n’oubliera pas le rôle très important de Michel de Marillac (1560-1632), futur Garde des Sceaux au destin tragique. Il était familier de Pierre, le mari de Mme Acarie, ayant fréquenté le même collège de Navarre. Il avait eu indépendamment l’idée d’établir la réforme en France, et se joignit ainsi à madame Acarie pour l’aider à obtenir les lettres patentes du roi et la permission du pape[65], enfin faire hâter les travaux de construction du futur monastère :

Je ne sais si j’ose dire … que j’ai toujours vécu avec elle dans la plus grande et la plus entière amitié qui peut être entre deux personnes et plus de liberté et de franchise qui s’en puisse avoir. [66].

Les négociations commencèrent, compliquées par la politique de l’époque car les catholiques dévots étaient écartelés entre deux fidélités : au pays de France ou à la religion hispano-romaine ? Henri IV sera un temps excommunié et finalement assassiné par un dévot fanatique[67].

Jean de Brétigny, son compagnon serviteur Jean Navet, René Gaultier (le futur traducteur de Jean de la Croix) et son domestique Claude, madame Jourdain future Louise de Jésus (1569-1628)[68], une cousine de Brétigny et une servante, future carmélite, formèrent l’équipe qui partit de Paris à la fin septembre 1603. À l’exception de Gaultier et de son domestique, ils prirent le bateau à Nantes à la mi-octobre, arrivant au pays basque espagnol le 20 novembre après une tempête ; et leurs livres furent saisis au débarquement par l’Inquisition locale, dont Thérèse en français ! Ils voyagèrent par temps de neige pour arriver à Burgos et à Valladolid le 30.  Gaultier et Bérulle les rejoignirent trois mois plus tard.  Les négociations furent difficiles[69]. Enfin, le 15 septembre 1604, passèrent au retour à Irùn six sœurs espagnoles et non des moindres, puisqu’on y trouvait Anne de Jésus, Anne de Saint Barthélémy, Isabelle des Anges.

Les sœurs pensaient (ou désiraient ?) être martyres aux mains des protestants,  mais les Français étaient moins sauvages qu’elles ne le craignaient : un mois plus tard, le convoi arriva à Paris en sécurité.  Accueillies par les bénédictines de Montmartre, elles furent dès le lendemain installées dans le monastère de Notre-Dame des Champs en voie d’achèvement.

 

L’arrivée des carmes déchaux en France

Peu après l’arrivée des carmélites eut lieu celle de carmes déchaux. Cette implantation suivit tardivement celle qui eut lieu dès 1584 à Gênes par Nicolas de Jésus-Marie Doria, puis en 1597 à Rome. Elle achève une expansion étonnante de l’ordre dans le monde entier durant la première décade du nouveau siècle : missions en Perse, Syrie, en divers pays d’Afrique, en Pologne, dans toute l’Europe dont l’Empire espagnol qui incluait les Flandres[70].

L’intervention auprès du pape Paul V d’Anne de Jésus « qui voulait que les carmélites fussent placées sous le gouvernement des pères comme l’avait demandé la sainte Mère » Thérèse, associée à celle de l’Archiduc Albert d’Autriche et de sa femme pour la Flandre, porte ses fruits : le père Thomas de Jésus et sept religieux  sont désignés pour fonder et en Flandre et en France. Parmi eux les deux pères français du couvent de Gênes Bernard de Saint-Joseph et Denys de la Mère de Dieu érigeront le couvent Saint-Joseph à Paris en 1611. Le père Denys d’ « une vivacité d’esprit, une solidité de jugement et une vertu hors du commun » s’opposera farouchement à Pierre de Bérulle dans la question du gouvernement des carmélites[71]

Les carmes parisiens se distingueront par une production littéraire abondante dont se détachent les excellentes traductions des poèmes de Jean de la Croix par Cyprien de la Nativité [André de Compans, 1605-1680]. Nous intéressent surtout deux figures présentées à la fin de ce chapitre : le mystique convers Laurent de la Résurrection [Nicolas Herman, 1614-1691] et l’historien spirituel Honoré de Sainte-Marie [1651-1729]. Pour l’instant revenons sur la consolidation qui fait suite à l’arrivée des carmélites :

 

Constitutions et confesseurs.

L’installation en France fut mouvementée. Nous serons bref sur un sujet qui a fait l’objet de nombreuses études[72] : il est plus important de faire vivre les figures intérieures aux couvents du Carmel, directement en prise avec l’aventure mystique, que de retracer les péripéties qu’elles durent surmonter et le détail de règles diverses auxquelles elles se soumettaient volontiers dès lors qu’on leur laissait leur liberté intérieure sans exercer l’inquisition des âmes.

Les frictions entre Anne de Jésus (1545-1621) et Bérulle (1575-1629) commencèrent bientôt : Anne avait déjà dû lutter en Espagne pour préserver les Constitutions de la fondatrice, contre la volonté des carmes de régenter leur vie intérieure en s’imposant comme confesseurs ; elle a cinquante-neuf ans lorsque l’étranger Bérulle qui en a seulement vingt-neuf, veut régenter les abords d’une vie intérieure dont il méconnait la profondeur :

« Bérulle aurait pu remarquer dans les carmels thérésiens la place donnée à l’oraison, à l’humanité du Christ, au silence, à la joie des récréations … non : il souligne l’abnégation, « la mortification extrême de la nature », cet anéantissement  … renoncement à cette autonomie illusoire qui empêche la nature d’être totalement disponible dans les mains de Dieu »[73].

Se greffe le problème des Constitutions : faut-il adopter le premier texte élaboré par Thérèse entre 1562 et 1567 (il est perdu, probablement détruit en 1567), la forme approuvée en 1567 par Rubeo (Rossi), les constitutions d’Alcalà de 1581 (introduites par Graciàn donc acceptées par Thérèse : elle meurt en 1582), l’édition corrigée de 1588, la traduction castillane de l’édition latine de 1590 modifiée sous l’influence de Doria, approuvée par le pape en 1592 et qui constituera le texte législatif légal ? Nous énumérons toutes ces dates pour montrer la pression permanente subie par les carmélites.

Anne de Jésus est arrivée en France avec les Constitutions de 1588 (traduites par Brétigny vers 1590, donc accessibles aux carmélites françaises), bien décidée à défendre l’esprit de Thérèse. S’ajoute le problème du choix parmi les confesseurs imposés : carmes espagnols ou supérieurs français (le triumvirat Bérulle - Gallemant - Duval) ?

L’histoire des rapports entre Espagnoles et Français fut complexe. Des fondations multiples (Pontoise, Dijon, etc.) firent éclater le noyau des Espagnoles. Anne de Jésus partit à Dijon : elle y rencontra la baronne de Chantal[74] ; puis elle décida de quitter la France, à ses yeux hostile, pour les Pays-Bas espagnols. Une cause à première vue insignifiante, mais significative de la méfiance qui régnait entre Espagnols et Français, y contribua : « Lors de la fondation du carmel de Dijon, la mère Anne rompit entre ses doigts une des fleurs de lys qui ornaient la grille du chœur parce qu’elle gênait la vue de l’autel. Cet incident, interprété comme hostile à la France, nécessita l’intervention du Parlement[75]. » La Madre partit donc, accompagnée de deux sœurs espagnoles et de quatre sœurs françaises, pour fonder à Bruxelles.

Anne de Saint-Barthélémy paraissait plus souple – souplesse qui explique une brève incompréhension de la part d’Anne de Jésus – car elle ne fut longtemps qu’une simple converse, même si elle accompagna Thérèse sur tous les chemins d’Espagne : aussi Bérulle la fit-il changer de statut et elle devint sœur de chœur. Mais elle se rendit compte de tentatives de manipulation, et se rebiffa. Progressivement les carmélites françaises apprirent à se défier de leur prieure, à la soupçonner, à l’ignorer. « La consigne donnée aux sœurs est sévère : « Ne traitez pas de vos âmes avec la Mère, son esprit n’est pas fait pour vous. » Pierre de Bérulle refuse, malgré ses protestations, de lui trouver un autre confesseur que lui-même. L’angoisse de la pauvre prieure augmente chaque jour  ... Sa décision est prise de passer en Flandre.»[76]

Elle partit donc à son tour : d’abord à Tours en 1608, puis aux Pays-Bas en 1611. Elle témoigna de l’enfer intérieur qu’elle connut en France :

Cette première année terminée, le démon, père des zizanies, dressa contre moi le cœur des supérieurs, qui jusques là m’aimaient extrêmement…

 

  Isabelle des Anges (1565-1644), espagnole ou française ?

Isabelle des Anges fut la seule des six fondatrices espagnoles qui sut demeurer jusqu’à sa mort en France. Pendant quarante ans, - légèrement plus de la moitié d’une longue vie, - elle exerça une influence de fondatrice « discrète mais puissante » dans le sud de son nouveau pays : à Amiens, Rouen, Bordeaux, Toulouse, Limoges enfin où elle mourut en 1644. On sait que c’est au parloir de Bordeaux que le jeune Surin la rencontrant découvrit sa vocation (il choisit toutefois l’ordre actif des jésuites, ce qui ne lui convenait guère).

La Mère Isabelle ne laissa que quelques lettres. Mais voici « quelques paroles d’une belle douceur que notre vénérable Mère Isabelle des Anges a dites en diverses occasions à ses filles »[77]:

Pour l’amour de Dieu, mes filles, que chacune de vous pense au lieu d’où Dieu l’a tirée, et en celui où il l’a mise, et aux choses pour lesquelles il nous y a appelées. Nos obligations sont très grandes, et puisque nous avons trouvé, comme l’on dit, la table mise, et que nous n’avons pas à chercher ce qu’il nous faut pour être parfaites, soyons fidèles à garder notre Règle et nos Constitutions, car ce n’est pas sans grande raison que nous trouverons tout là, avec tant de douceur et de suavité, que je ne sais comment on peut dire qu’il y a de l’austérité dans notre Religion. Tout y est si doux pour les âmes qui ont un peu d’amour de Dieu, qu’encore qu’il y ait beaucoup de pénitence et de mortification, je confesse néanmoins que tous les plaisirs du monde, et tous les contentements qu’il promet à ceux qui le suivent, ne sont rien en comparaison. […]

Nous ne devons pas regarder ce qui paraît au-dehors pour aimer le prochain, car encore qu’il soit mal conditionné, il a une âme en laquelle Dieu habite, et peut-être même que celui qui nous semble le plus imparfait et négligeant est vertueux devant Dieu. Ainsi il est très dangereux de juger des actions d’autrui, et l’on s’y trompe très souvent, pensant que la vertu est vice, et que ce qui est imperfection est vertu. Pour éviter cette tromperie, il faut honorer Dieu en notre prochain, et nous jouirons de la paix des enfants de Dieu. Si je demandais à toutes mes filles si elles veulent faire la volonté de Dieu, chacune répondrait qu’elle aimerait mieux mourir que de manquer à l’accomplir, et je vous dis de sa part que c’est sa volonté que nous nous aimions les unes les autres, comme il nous a aimées. […]

Lorsque l’âme se sent si délaissée qu’il lui semble que toutes choses lui manquent, ne lui restant rien qu’une grande crainte d’offenser Dieu, et de le perdre pour jamais, cette expérience lui faisant connaître clairement qu’il n’y a que le bras de Dieu seul qui soit assez fort pour la soutenir, elle en est d’autant plus obligée de faire un total abandon d’elle-même […]

Je vous ai dit souvent, mes filles, qu’il n’est pas besoin de multiplier nos exercices, mais que l’importance est de perfectionner tous les jours nos exercices […]

 

Une « filiation » ?

Nous avons présenté, dans la section du tome I consacrée à l’Espagne, les deux carmélites espagnoles les plus proches de Jean de la Croix et de Thérèse d’Avila : Anne de Jésus (1545-1621) et Anne de Saint-Barthélémy (1549-1614). Nous venons de voir leur contribution brève mais décisive à la transplantation du Carmel en France.

Anne de Saint-Barthélémy fut chargée du noviciat du premier carmel de l’Incarnation. Elle était remarquable par sa douceur non dénuée de fermeté[78]. Dès sa nomination comme prieure, elle désigna Madeleine de Saint-Joseph (1578-1637) pour la remplacer comme maîtresse des novices ; elle gardera aussi une « estime particulière » pour Marie de Jésus [de Bréauté], intime de Madeleine, et pour Marie de la Trinité [Sevin].

Madeleine de Saint-Joseph reste la plus importante des premières carmélites françaises[79] car la majorité des fondatrices de carmels en France se formèrent sous sa direction spirituelle quand elle fut devenue supérieure du couvent de Paris.

À partir de Jean de la Croix et Thérèse d’Avila, le courant mystique est donc passé de génération en génération. Des personnalités rayonnantes transmettent la vitalité de l’expérience intérieure : l’aînée forme les cadettes qui à leur tour fondent des carmels où elles formeront les jeunes.  Mais contrairement au réseau que nous mettrons en évidence dans notre tome IV chez les pré-quiétistes normands puis parisiens, dans le cas du Carmel il est délicat de trouver des témoignages explicites, parce que tout se passe au sein de communautés réglées et fermées ne livrant que peu de traces écrites de nature personnelle (grâce au monde « ouvert » où vivaient Bernières ou plus tard madame Guyon, nous avons la chance d’avoir leurs lettres de direction).

Ne nous restent que des textes normatifs expliquant la « demeure » intérieure ou le sens mystique de l’Écriture, des lettres (assez neutres : ces dernières remplissent d’abord une fonction de contact intercommunautaire), quelques dépositions révélatrices consignées à l’occasion d’un procès de béatification même si les témoins ont en vue de souligner la sainteté plutôt que le vécu mystique (les témoignages retenus dans les procès n’incluent pas le domaine « psychologique » tandis que les miracles sont considérés comme des faits « objectifs » pouvant faire avancer la cause). Il faut recourir aux manuscrits, ce que nous avons fait aux archives de Clamart [Pontoise] « autour » de Madeleine de Saint-Joseph.

Puis ces traces disparaissent, comme c’est aussi le cas pour la génération qui suit celle des disciples connus directement de Jean de Saint-Samson, tandis que l’on observe une involution ascétisante dans les « livres » de carmélites sous l’influence janséniste (de deuxième et troisième formes). L’assèchement mystique est accompli à la fin du siècle.

Pour résumer toute cette période[80], rappelons en amont les influences de franciscains et de conversos sur Thérèse (sans compter celle des écrits des « mystiques du Nord » sur Jean de la Croix et Jean de Saint-Samson). Puis le courant mystique passe de Pierre d’Alcantara à Thérèse d’Avila, qui forme Anne de Saint Barthélémy ; Jean de la Croix forme Anne de Jésus… Ces influences de personne à personne passent donc d’Espagne en France, où elles convergent sur Madeleine de Saint-Joseph - sans préjudice d’influences « externes », en particulier de madame Acarie co-fondatrice du Carmel français, de Gallemant… Elles irriguent les fondations religieuses de Jeanne de Chantal et de la Mère Mectilde du Saint Sacrement. 

Parallèlement (sans contact bien reconnu) Jean de Saint-Samson, le carme convers de la réforme dite de Touraine (réforme française indépendante de celle de Jean de la Croix) initie des disciples dont se détachent Dominique de Saint-Albert et Maur de l’Enfant-Jésus. Ce dernier comme plus tard la Mectilde du Saint Sacrement seront en relation avec madame Guyon : celle-ci sera au centre de convergence de ces courants mystiques et leur donnera un nouvel élan.

 

Madeleine de Saint-Joseph et sa communauté

Madeleine de Saint-Joseph (1578-1637) : une vie cachée.

Notre connaissance de la vie en clôture de cette religieuse est par chance excellente, grâce à de très nombreuses sources[81]. Les « brouillons » des carmélites qui déposèrent en vue du procès de béatification donnent de précieuses informations et restent à exploiter car les plus intéressantes d’un point de vue intérieur ne sont pas retenues dans les dépositions d’un procès exigeant des faits objectifs : le summarium du procès présente donc peu d’intérêt[82]. La belle biographie par Louise de Jésus, à compléter par des études particulières, demeure incontournable[83]. De nombreux écrits de Madeleine nous sont parvenus grâce aux sources manuscrites, aux citations de ses biographes, aux publications faites au XVIIe siècle à l’intention des carmels nouvellement fondés[84].

Née à Paris en mai 1578, elle habita en Touraine et fit la connaissance de Bérulle au cours de l’hiver 1603-1604 : ce dernier travaillait alors à introduire les carmélites en France. Madeleine décida de se joindre à la fondation et fit profession le 12 novembre 1605, soit treize mois après l’arrivée des six sœurs espagnoles ;  immédiatement chargée des novices, elle prit effectivement cet emploi au printemps 1606. Son père désira fonder un couvent à Tours sous la direction d’Anne de Saint-Barthélemy qui s’y rendit. Madeleine de Saint Joseph fut alors élue prieure du premier couvent de Paris en avril 1608, puis réélue en 1611. Déchargée en 1614, elle fonda en 1616 le carmel de Lyon. Elle fut rappelée en 1617 pour établir le deuxième couvent de Paris, rue Chapon, dont elle fut prieure pendant six ans.

Sa vie intérieure se voit dans quelques notes « échappées à son humilité destructrice »[85]. Elle peint ainsi l’anéantissement devant Dieu :

…la vérité qui est en elle lui montre que se faire quelque chose, c’est dérober à Dieu. Et lors l’âme dit : Je ne dois pas Seigneur, me trouver en quelque lieu, puisque je ne suis pas.[86].

Son destin lui est montré :

Le 15e janvier 1622, il me fut montré que le degré de gloire que je devais posséder dans l’éternité était arrêté, et qu’au moment de ma mort, il me serait appliqué une grâce conforme à ce degré de gloire, sans égard à la longueur ou à la brièveté de ma vie. Je vis aussi que je mourais à moi-même dès ce moment, que ma vie serait désormais pour les  autres et non plus pour moi-même[87].

Sa biographe ne doute pas d’une filiation spirituelle dont les chaînons principaux sont Jean de la Croix, Anne de Jésus, Madeleine de Saint-Joseph[88] et Marie-Madeleine de Jésus [de Bréauté][89].

En 1624 Madeleine fut de nouveau élue prieure du premier couvent, qu’elle gouverna pendant onze ans. Elle ne nous apparaît pas du tout comme une créature soumise aux cardinaux de Bérulle et Richelieu : elle est estimée de ce dernier[90], et ne manque pas de courage politique[91].

Elle fut longuement malade :

Ses douleurs atteignaient parfois une telle acuité, « qu’elle se trouvait obligée de s’écrier … « Mon Dieu, patience ! » … Son esprit était dans une aussi grande paix, et sa conversation avec les sœurs aussi libre que si elle n’eût rien souffert[92].

Le premier médecin de la reine lui ayant demandé quelque chose sur ses maladies, lui offrant de la traiter, elle se contenta de sourire et lui répondit qu’elle savait un bon remède qui était la résurrection, détournant ainsi l’entretien … elle en faisait de même à nos sœurs … si je meurs de ce mal, je ne mourrai pas d’un autre[93].

À son agonie en avril 1637 :

Chacun était attentif non à pleurer, mais à prier et à admirer la consommation de l'œuvre de Dieu sur cette grande âme. Ce ne fut pas seulement les religieuses et les ecclésiastiques qui se trouvaient dans ce sentiment, car les médecins ayant encore demandé à rentrer pour voir s'ils ne pourraient pas sinon allonger sa vie au moins lui apporter quelque petit soulagement, lorsqu'ils furent arrivés en l'infirmerie ils se mirent à genoux pour prier comme les autres[94].

Cette vie en communauté sous la clôture, et donc sans trace  d’événements particulièrement originaux, cache en réalité une action très profonde qui assura le développement et l’unité future des carmels, puisque les carmélites que Madeleine forma à la vie intérieure, devinrent à leur tour fondatrices.

La direction spirituelle.

Une « élévation » ou courte homélie faite par Madeleine à ses religieuses, ainsi qu’une « instruction » ou méditation proposée pour la semaine, constituent des témoignages intéressants sur la spiritualité des carmélites en général. Le caractère de joie qui en est la marque mystique, disparaîtra malheureusement dès la fin du siècle sous l’influence du (second puis du troisième) jansénisme.

Voici un extrait de l’« Élévation » proposée par Madeleine de Saint-Joseph à ses religieuses à l’occasion de la fête de saint Jean l’Évangéliste :

Nous devons faire ce que vous commandez, rien de plus, sans nous mettre en peine de ce que votre sainte volonté ordonne à l’égard des autres, n’étant point à nous à entrer dans vos secrets ; votre disciple bien-aimé nous en a donné l’exemple, n’ayant pas voulu pénétrer votre dessein sur lui, s’y abandonnant sans le connaître, il a eu le privilège de reposer sur votre sein en la Cène, c’est là où il a puisé les vérités si relevées qu’il nous a laissées par écrit, ce qui nous fait voir que ce sera par un humble repos en vous, dans l’Eucharistie, que nous connaissons bien mieux les vérités saintes, que par toute autre étude […] ce repos de saint Jean sur votre sein est l’image du repos que tous les chrétiens doivent trouver en vous et le modèle du silence intérieur où ils doivent se tenir, pour vous écouter parler, que de parler eux-mêmes extérieurement aux hommes ; car on peut dire, que comme la vie du Ciel est un amour tranquille dans la vue et connaissance que les esprits bienheureux ont de vous, celle du Chrétien sur la terre doit être dans un amour et repos en vous. Je vous adore au Très saint Sacrement comme mon repos, faites-moi la grâce que je ne le cherche qu’en vous seul, et que je trouve toutes mes délices dans l’union intérieure avec vous […] Exaucez-moi, Seigneur, puisque votre miséricorde est si prête à faire du bien et tournez vos regards sur moi selon la grandeur de vos miséricordes. [Ps. 68, 20][95].

D’autres « Élévations » montrent une orientation de tout l’être vers Dieu, sans concession, et affirment une unité possible :

 […] aller en haute mer, cela marque l’état de perfection […] [les âmes] doivent toujours chercher ce qui est plus parfait […] vous voulez entrer en mon âme comme vous entrâtes en la barque de saint Pierre et vous me recommandez comme à lui de m’éloigner de la terre[96].

Quoi que je ne sois que poudre et cendre, j’oserai dire, appuyée sur l’autorité de l’Écriture Sainte, que je ne suis qu’un seul esprit avec Vous, pourvu que je sois attachée à Vous. Ainsi que l’est un de ceux qui demeurent en Votre  amour, c’est-à-dire en Vous-même, comme Vous demeurez en eux […] celui qui est uni à Dieu n’est qu’un seul esprit avec Lui. Si donc vous disez [sic], mon Seigneur, « Je suis dans mon Père et mon Père est dans moi », l’homme a l’avantage de pouvoir dire aussi, « Je suis en vous mon Dieu et vous êtes en moi, et nous ne sommes qu’un seul esprit[97].

Sa direction journalière demeurait toujours en référence directe à la grâce divine et traduisait un recours à Dieu dans un élan renouvelé[98]. Dans la déposition suivante, on voit qu’elle demandait la grâce pour ses filles et que sa prière était libératrice :

Ce qui se sentait continuellement, étant avec notre  bonne mère Madeleine, c’est qu’elle était dans un respect continuel devant la majesté de Dieu ce qui s’imprimait dans celles qui l’approchaient et les élevait à Dieu. [694] Ce qu’elle disait aux âmes était si profond et si efficace qu’il semblait que ce fût Dieu qui parlât Lui-même par sa langue et que Sa puissance divine portât ses paroles dans les âmes et dans les cœurs pour les incliner du côté qu’Il voulait […]   En mes commencements dans la vie religieuse, Dieu [699] permettait que je fusse travaillée de tentations qui augmentaient la répugnance que j’avais par ma nature imparfaite à me rendre aux pratiques de vertu que Dieu demandait de moi. Quelquefois notre bonne mère me faisait mettre auprès d’elle et s’élevait à Dieu pour moi et de temps en temps me demandait : “ Comment êtes-vous ? ” et ne me renvoyait point que je ne fusse libre de tentation[99].

Éprouvant toujours plus son impuissance […] [elle] recourait aussi toujours plus à Dieu […] elle consacrait ses journées presque entières à l’oraison […] ne faisait point d’action  […] qu’elle n’eût été faire prière au chœur.

 À propos d’une personne qui  disait : « Ma voie est de cette sorte… », elle déclare, toute de simplicité et de réalisme :

J’ai déjà cinquante ans, et je ne pourrais parler de moi avec cette assurance […] Rien ne m’appartient […] nous allons à Dieu comme nous pouvons […] cette voie n’est pas circonscrite si exactement […] que Dieu n’y puisse renfermer d’autres sentiers […] Que peuvent savoir ces âmes parmi les ténèbres de ce monde, qu’elles puissent dire avec assurance : telle est ma voie ? Peut-être le disent-elles au moment même où cette voie leur est ôtée.

L’on passe la vie comme l’on peut ; l’on tombe, l’on se relève ! Le propre de la terre c’est l’inconstance et la diversité. Dieu, qui voit cela, excuse la faiblesse de sa créature. Il faut vivre en liberté d’esprit, nonobstant la vue et l’expérience de ces choses, et se confier en la divine bonté. […] Oh que si les âmes pouvaient voir combien Dieu les aime et est prêt de les aider et leur faire miséricorde, elles marcheraient bien d’un autre pas qu’elles ne font ! […] Mes enfants, or sus ! Ne nous lassons jamais de commencer, et novices et professes ! Il faut toujours commencer jusqu’à la mort[100].

Son gouvernement de 1624 à 1635 montre une grande autorité jointe à la douceur et au souci de prêter toute son attention à autrui[101]. Elle diffusait la grâce autour d’elle :

 [Elle avait une] grâce toute extraordinaire […] pour assister ses filles en ce dernier passage […] Elle dit à plusieurs de nous sur la mort d’une de nos sœurs, que comme nous ne sommes toutes qu’unes [sic] en Jésus-Christ, nous devions regarder notre sœur comme quelque chose de nous qui était allé à Dieu. Continuant ce discours, elle disait : Nous devons […] nous appliquer beaucoup à Dieu pour elle, afin de lui aider à faire son chemin […] Les âmes qui sont  séparées du corps languissent de ne pas voir Dieu, de telle sorte que cela ne se peut comprendre […] Aussitôt qu’une autre de mes sœurs eut rendu l’esprit, cette servante de Dieu dit tout haut dans l’infirmerie : maintenant cette âme est dans un parfait amour et une parfaite souffrance !

Je n’ai jamais vu [la mère] en émotion d’esprit ni de corps. Si elle reprenait, c’était avec tant de douceur, des termes si charitables et une façon si affable qu’elle donnait grande humiliation […] Elle le faisait à voix basse […] après […] il ne lui en restait plus rien ; elle était tout de même vers la personne qu’elle avait reprise […] et lui parlait avec plus de tendresse et de charité […] Elle agissait en ce sujet, selon ce que j’en ai pu reconnaître, tout à fait divinement

Notre Mère Madeleine portait Dieu en soi et le répandait avec efficace dans les âmes qui s’en voulaient rendre dignes […] je sentais, lorsque j’approchais d’elle, qu’elle répandait dans mon âme je ne sais quoi de divin […] ses paroles […] ont fait en un instant en moi ce qu’elle voulait de moi.

Elle sépare l’Essentiel de l’accessoire :

 Ayant été élue prieure au loin, cette religieuse vint, avant son départ, passer quelque temps auprès de la Mère Madeleine pour profiter de ses conseils. Or la mère l’entretenait souvent, mais toujours de sa sanctification personnelle…  « Je lui fis paraître quelque petit étonnement de ce qu’elle ne me disait rien du tout de la charge où l’on me mettait […] - Ma fille, rien n’est important que d’être à Dieu, je veux que vous y soyez. La charge n’est qu’un accident ; et en vérité quand vous serez à Dieu par état, vous verrez que ce n’est rien d’aller ici ou là. Ne vous en occupez point. » [102].

Enfin un « exercice de retraite » montre comment la méditation de la Passion propre à la tradition du Carmel espagnol est revêtue de douceur tourangelle dans la Petite Instruction … à faire l’Oraison[103] :

L’ordre des points que l’on prendra pour la méditation de la Passion de notre Seigneur Jésus Christ chaque jour de la semaine :

[…] Et voyons seulement la préparation [de l’oraison mentale]. Voir et se représenter que l’on est devant cette Majesté Divine qui est ce grand Tout que nous pouvons seulement adorer et aimer, et que les anges mêmes ne pouvant comprendre, tous ravis de sa gloire, ne peuvent plus dire que cette parole : « Saint, saint, saint est le Seigneur. » Ainsi l’âme demeure Angélique par la présence de son Dieu, L’admire, Le révère et se remplit tout de Lui, ne pouvant plus parler[104].

[…] Et puis si l’âme pénètre dans cet amour divin qui fait pâtir et qui fait désirer souffrir encore davantage à ce Seigneur impassible, et que l’amour de nos âmes tient ici si patient. Sur ces sujets donc, qui sont sans nombre, l’âme un peu désireuse de son Époux trouvera bien de quoi s’occuper et s’en approcher, lui rendant grâce et donnant mille bénédictions pour ses infinies miséricordes. […]

Mais pour ce que les dispositions de l’esprit sont diverses, ceux qui auront moins de facilité à ce que nous venons de dire, soit par la faiblesse ou incommodité du corps, ou sécheresse, pourront se servir d’un moyen bien aisé à l’âme qui a quelque fidélité et amour vers notre Seigneur. L’âme pourra donc prendre son point sans user de discours, mais par un œil et douce inclination, et regard vers notre Seigneur, souvent elle lui ouvrira l’intime et fonds de son âme, désirant L’aimer au plus profond de soi, et se lier à Lui par l’effort doux et paisible de sa volonté, qui est seule en Sa puissance, et dont parfois même, il lui semble ne pouvoir entièrement user si l’amour n’est pas assez puissant pour l’assurer de ce que dit saint Paul : « Qui nous séparera de la charité ? » [Rom. 8, 35].

Que si l’âme parfois se trouve ne pouvant rien faire de ceci, elle peut néanmoins souffrir ses peines en sa présence, et avec Lui se résigner ainsi qu’il fit, s’humilier comme elle le voit abaissé, être patiente, et enfin exercer toutes les vertus à son exemple.

Sa grande expérience dans la conduite des âmes la fait s’ajuster au travail de la grâce :

Une des choses que je trouve plus importantes à faire dans les âmes dès le commencement, c'est de prendre un grand soin de voir ce que Dieu fait en elles et à quoi il les tire parce qu'il conduit les unes d'une façon et les autres d'une autre, et l'on doit suivre exactement ce qu'il fait sans les en détourner. […] C'est un grand secret que doivent apprendre celles que Dieu a choisies pour cet emploi que la nécessité qu'elles ont d'attendre avec patience, le temps ordonné de sa Divine Majesté pour faire ses œuvres dans les âmes : car alors on fait plus en un jour que l'on aurait fait en beaucoup d'années, et cela, je l'ai vu par expérience en plusieurs. Ce n'est pas qu'il n'y faille toujours faire quelque chose, car les âmes commençantes ont besoin qu'on s'applique beaucoup à elles […] Mais je dis que lorsqu'on ne voit pas en elles le progrès en toutes ces choses que l'on y pourrait désirer, il ne faut pour cela s'étonner ni faire violence aux âmes pour les contraindre d'entrer dans les dispositions où nous croyons qu'elles devraient être, quoique nous le fissions par grand zèle ce nous semblerait : car cette manière est fort peu utile.

Les âmes sont à Dieu ; il les lui faut commettre incessamment et nous souvenir que c'est de lui et non pas de nous et de nos forces que dépend leur avancement. Voyez avec quelle patience le Fils de Dieu supportait les faiblesses et les défauts des hommes, ne se lassant point de voir, même ses Apôtres qui étaient instruits en son école, manquer tantôt en la Foi, tantôt en la Charité et ainsi dans les autres Vertus. Ce qui nous est un merveilleux exemple de patience et nous doit apprendre à la pratiquer envers les âmes, faisant avec douceur ce qui nous est possible pour les faire entrer dans les Vertus en attendant qu'il plaise à Dieu donner bénédiction à nos travaux et les établir parfaitement dans la grâce de leur vocation.[105].

Réaliste et modeste, elle écrit dans ses dernières années :

Je suis tout étonnée de ce que les âmes parlent ainsi de leur voie car j’ai tantôt soixante ans et si je ne pourrais pas dire cela ; quand mon supérieur m’obligerait et même mon bon ange à dire quelle est ma voie, je ne le pourrais pas faire car je n’ai rien et ne sais que c’est de parler ainsi. L’on va à Dieu comme l’on  peut. Ce n’est pas que les âmes n’aient une voie, par où elles vont à Dieu, ni qu’elles n’en puissent avoir quelque petite connaissance, tant par la lumière que Dieu leur en donne immédiatement par lui-même que par la personne qui les conduise, mais cette voie n’est pas tellement limitée à une certaine disposition qu’elle n’en enferme beaucoup d’autres selon le vouloir de Dieu qui fait à ses créatures ce qu’il lui plaît, ni l’âme ne se doit tellement approprier sa voie et s’en assurer qu’elle ne pense que Dieu la changera quand il lui plaira : et que peuvent savoir ces âmes dans les ténèbres de la terre, quand ils disent si assurément : « ma voie » ? Peut- être que leur voie est déjà changée quand ils parlent ainsi et les inégalités que nous expérimentons tous les jours dans ce qui se passe en nous nous empêchent bien, ce me semble, de pouvoir parler de cette sorte, car un jour Dieu élève l’âme et lors elle est dans une voie d’élévation par laquelle il faut qu’elle cherche, le lendemain il lui ôte tout et la laisse dans sa petitesse et sa misère et lors c’est une voie d’humiliation et de patience[106].

Tout repose sur la foi :

La foi est un don que Dieu fait à Sa créature, par lequel elle croit et adore cette puissance souveraine et lui rend l'honneur qui lui est dû : et comme cette foi est au-dessus de toutes les choses que nous pouvons sentir en la terre, l'âme s'y doit attacher aussi, au-dessus de tout ce qu'elle voit et de ce qu'elle sent. C'est un don très pur, que l'âme doit suivre avec une grande et haute pureté, se séparant même de tous les sentiments intérieurs, ou ne s'en servant qu'autant qu'ils la peuvent fortifier ; encore faut-il qu'elle se fonde toujours sur la foi, quelque lumière qu'elle reçoive d'ailleurs, et qu'elle reconnaisse que c'est [407] un guide, sous la conduite duquel elle ne peut s'égarer ; mais parce que la tentation, et l'obscurité qu'elle produit, nous empêche quelquefois de faire usage de cette vertu, et diminue en nous la liberté de nous élever à Dieu par elle, il faut souffrir avec patience cet empêchement, et ne pas croire que pour en avoir perdu l'usage sensible, nous en ayons perdu l'habitude ; car le don de la foi ne sera jamais ôté quelque chose qui arrive, si nous-mêmes n'y renonçons volontairement ; Dieu sera toujours ce qu'Il nous a enseigné qu'Il est, et Il nous aimera en toute éternité, si nous Le servons, Sa grâce sera toujours présente, jusqu'à la mort, et il faut que l'âme soit fidèle à rendre hommage à son Dieu par cette croyance[107].

Une religieuse témoignera de l’efficience spirituelle de la Mère Madeleine depuis sa mort :

Elle m’est demeurée fort présente, depuis ce jour-là, et je la sens toujours proche de moi, avec plus de certitude que si je la voyais en la terre ; elle me met dans une continuelle présence de Dieu […] Je la ressens vers moi comme une Mère […] Je la vois comme une guide, que Dieu m’a donnée pour aller à lui […][108].

 

Novices et fondations

La mère Madeleine quitte Paris en juillet 1615 pour aider avec discrétion deux professes du couvent de Paris, prieure et sous-prieure nouvellement élues au couvent de Tours[109]. Un « petit essaim de carmélites » quitte Paris fin août 1616 sous sa direction pour fonder à Lyon[110]. Elle devient la prieure du deuxième monastère de Paris fondé en 1617 et qui, pour faire face au nombre croissant de novices, s’installe rue Chapon en octobre 1619[111]. Les tableaux de la Généalogie des couvents témoignent de l’explosion des fondations[112]. Madeleine retournera « au milieu de ses filles » du premier couvent en 1624 et poursuivra leur formation :

Le nombre des religieuses reçues ou instruites par [elle] est très considérable. J’en ai connu plusieurs […] toutes ont été admises dans l’Ordre ou formées par la Mère Madeleine […] elles avaient un tel soin de se remplir de son esprit et d’adopter ses pratiques, que celui qui voyait un seul des monastères de l’Ordre pouvait juger de tous les autres[113].

Il y avait une telle liaison de tous avec la Révérende Mère Madeleine et avec le couvent de l’Incarnation, dont elle était prieure, qu’il semblait que, dans toute la France, il n’y eût qu’un couvent […][114].

 

Sœur Catherine de Jésus (1589-1623)

C’est Madeleine de Saint-Joseph qui écrivit la vie de cette jeune religieuse dont elle avait été maîtresse des novices et prieure[115]. Catherine de Jésus (1589-1623) est une figure attachante, typique des vies brèves et « sans histoire » de carmélites : Madeleine la propose intentionnellement comme modèle. Voici des « dits » qui situent l’esprit qui anime cette « mystique carmélite exemplaire » :

Je me jette en Dieu comme dans un abîme profond pour faire de moi des choses qui semblent n’avoir point de limites ni de fin. ... il me suffit que Dieu est suffisant à Lui-même[116].

Il est en tout ce que vous portez ; c’est Lui qui vous soutient ; encore que vous ne Le voyiez ni ne Le sentiez pas. Nous en savons par sa grâce de bonnes nouvelles que je ne vous écris pas, parce qu’Il ne veut pas. Entrez […] dans la voie inconnue […] J’ai eu quelque vue que votre âme se doit perdre toute dans l’amour pur […] Je dis donc que cette perte nous fait retrouver en Dieu et que c’est une très heureuse perte, mais qu’elle doit être persévérante ; elle ne doit avoir fin qu’avec notre vie […] C’est un travail sur lequel on trouve peu à dire, mais beaucoup à faire[117].

Dieu me montra […] quelle netteté et simplicité il me faut avoir pour être transformée en cet amour[118].

Elle témoigne dans sa dix-neuvième lettre d’un rapport étroit avec Madeleine de Saint-Joseph :

[…] il y a eu plusieurs choses […] auxquelles Dieu s’est servi de notre mère Prieure, pour m’y assister ; et elle m’y a beaucoup aidée. Ensuite il me fut présenté de me perdre en Dieu […] Je donnai mon consentement à cette perte, avec la permission de notre mère Prieure ; et depuis l’avoir donné, je me vois comme dans un abîme, où je ne puis trouver le fond ; et cela sans connaître où je vais[119].

 

Marguerite du Saint-Sacrement [Acarie] (1590-1660)

La seconde fille de Mme Acarie reçut de sa mère la lettre suivante :

Il faut que vous soyez à Dieu selon ce que vous y pouvez être, pour demeurer en la vue et en l’impuissance de vous-même sans vous y affaiblir, s’il vous ôte votre puissance ; et ce qu’à votre vue vous trouverez nécessaire de faire, portez cela puisqu’il le veut, et perdez votre âme, puisqu’il vous veut dans cet état ; car il veut que votre âme soit à lui sans acceptation et sans appui ni vue d’aucune chose, hors la puissance de son amour et de sa miséricorde pour nous sauver, afin qu’en toutes choses vous lui sacrifiez tout ce que vous êtes. Il veut vous laisser pauvre sans volonté du bien, afin de voir si vous serez fidèle, et si dans cette nudité vous vous tiendrez attachée à lui par cette nudité même[120].

Ses écrits ont été recueillis et édités[121] :

Dans l'épreuve de Dieu, qui mortifie et vivifie quand il lui plaît, il faut que votre [188] cœur se jette entre ses bras pour soutenir les croix qu'il vous envoie, afin d'augmenter votre amour et votre confiance vers lui. Suivez la conduite de l'amour de Dieu sur votre âme, par laquelle, sans vous ôter vos peines et vos misères, il vous attire doucement à la retraite intérieure, sans que vous sachiez comment. N'en cherchez point l'intelligence, mais seulement l'adhérence simple à suivre cette grâce qu'il vous fait. […] Portons gaiement tous nos rebuts et impatiences pour l'amour de Dieu : moins nous le sentons, plus il nous aime ; ayons foi et [189] espérance en lui quand nous nous trouverons dans les amertumes et angoisses de cœur, aux jours que nous voudrions l'aimer davantage. Il nous fait voir que ce n'est pas par les voies sensibles et favorables à l'amour-propre que nous le désirons […]

 

Marie de Jésus [de Bréauté] (1579-1652).

Marie de Jésus (1579-1652) fut la compagne très proche de Madeleine de Saint-Joseph[122]. Elle lui succéda.

 Mariée à dix-huit ans au marquis de Bréauté, brillant dans le métier des armes, et qui lui plut davantage qu’un prétendant prudemment éconduit, elle se trouva veuve avec un enfant de treize mois, le 5 février 1600. Elle rencontra madame Acarie et, abandonnant tout, elle rentra au carmel de Paris le 8 décembre 1604. Elle fut à l’infirmerie, puis sous-prieure en 1606. Elle fut responsable des novices en 1608, lorsque Madeleine de Saint-Joseph devint prieure. Prieure à son tour en 1615, quand Madeleine fut partie fonder Tours, Lyon puis le deuxième couvent de Paris, elle fit bâtir une infirmerie. Elle exprima l’ardent désir de ne plus accepter de charge en 1624. À la fin de la même année, son fils mourut en combat singulier : 

Je sais par expérience […] les efforts que le diable fait dans les âmes […] afin de les porter au désespoir […] lorsque Dieu nous traite plus rigoureusement[123].

Depuis 1641 sa santé était ruinée : elle disait « n’avoir pas assez de mal pour mourir et en avoir trop pour appeler cela vivre. » Elle mourut le 29 novembre 1652.

Son portrait nous est donné par ses lettres :

 Il [Dieu] ne nous donne pas toujours en nous-mêmes toute la lumière dont nous avons besoin pour notre conduite, Il la met souvent en autrui afin de nous lier les uns avec les autres d’une plus grande charité[124].

Ne sentant rien de Dieu pour assister les âmes […] [il suffit de] lui demander par ce regard que ce soit lui qui fasse votre charge, puisque vous n’êtes, et ne pouvez rien, et puis faites doucement selon votre conscience […] sans faire tant de réflexion sur vos actions pour voir comme vous avez fait, car ce n’est que perte de temps[125].

[…]l’abandon que l’âme doit faire continuellement à Dieu de tout ce qu’elle est […] nous n’avons pas le droit de lui rien demander, sinon la grâce de le bien servir […] nous ne devons faire autre chose que recevoir tout de sa main[126].

Elle dit son lien profond avec Madeleine de Saint-Joseph, qui continue à porter ses filles au-delà de la mort :

[…] Je rends grâces très humbles avec vous à notre Seigneur, de ce qu’il lui plaît vous donner pour mère au ciel, celle qui l’a été en la terre, elle ne vous y sera pas moins utile qu’elle était ici, et même il se peut dire qu’elle vous la sera davantage parce que sa condition l’enfermait entre quatre murailles dont elle ne pouvait sortir, et ne pouvait humainement savoir le besoin des âmes absentes que par lettres, ce qui était quelquefois un peu long : mais maintenant elle écoute les prières, voit les besoins, et y remédie. Grand nombre de religieuses de cet Ordre l’ont déjà éprouvé en divers endroits, et ce m’est une grande consolation que vous en soyez une[127].

Des lettres montrent son intelligence des situations tout autant que sa profondeur spirituelle. Elle n’a pas d’illusion sur le monde et sait en déjouer les pièges pour préserver les vocations :

[…] En faisant le service du roi, il est bon, Monsieur mon neveu, de conserver la vie des hommes autant qu’il se peut, ils l’ont reçue de Dieu pour chose grande, et il ne faut pas la leur faire prodiguer sans grande nécessité. Je sais bien que peu de généraux d’armée s’y appliquent pour y penser, mais quand vous seriez un peu meilleur que le commun, il n’y aura pas de mal[128].

[…] Ces personnes-là n’ont d’autre dessein que de vous amuser et gagner du temps, sachant bien que vous ne pouvez, étant privée de toute assistance, persévérer en vos bonnes intentions [de quitter le monde] si vous ne sortez promptement du lieu où vous êtes, et en cela ils ont raison. C’est pourquoi, ma très chère fille, il vous faut bien garder de prolonger le temps que vous avez donné quoique l’on vous puisse dire pour vous le persuader. Si la plupart de nous autres religieuses avions écouté quand nous quittâmes le monde, tout ce que nos amis et nos parents nous disaient, et faisaient dire par des personnes  de très grande piété et doctrine, pour nous y retenir, et cela sous de beaux et apparents prétextes, il n’y en a guères qui n’y fussent demeurées. Pour moi, j’avais un fils qui n’avait pas encore six ans, qui apparemment pouvait avoir besoin de moi, il y avait bien des choses à dire là-dessus pour m’empêcher de le quitter, et on ne manquait pas de me représenter que lorsque je l’aurais mis dans un état plus assuré, je pourrais après me faire religieuse. Mais Dieu me fit la grâce de me fortifier contre ces tentations, et d’entrer où je suis depuis quarante-cinq ans, malgré toutes leurs raisons, et je vous assure devant Dieu que je ne m’en suis jamais repentie, et que j’aimerais mieux être morte de cent mille morts, que d’y avoir manqué[129].

Ma fille, il court un bruit chez vous que la personne que vous savez a bien plus d’espérance sur votre sujet que de coutume, que vous lui avez parlé avec bien plus de douceur que par le passé, que vous commencez à changer un peu votre habillement et votre coiffure, et que vous portez maintenant des gants d’Espagne. Mais comme nous connaissons la facilité que le monde a de parler, nous ne prenons pas garde à ces discours […] Je vous prie, ma fille, de ne point croire ceux qui vous disent qu’il est nécessaire que vous voyez cette personne pour essayer de le convertir, c’est une tromperie. Jamais Dieu ne vous prendra pour faire cette œuvre-là, il n’y est pas disposé, au contraire votre vue et vos paroles entretiennent sa passion, et ne peuvent faire nul bon effet que de lui donner des espérances très préjudiciables pour vous. Votre âge ne vous permet pas de connaître le monde comme moi, c’est pourquoi je vous supplie de croire en cela mon conseil, et d’être toujours  le plus retirée et solitaire que vous pourrez, hormis la visite des Églises qui ne vous peut être qu’utile, pourvu que vous n’y entreteniez que celui que vous y allez chercher.

 Je suis bien aise que vous ayez un bon confesseur pour votre âme comme vous me mandez, mais je ne sais s’il est vrai ce que l’on m’a dit, qu’il y a un autre religieux qui vous voit tous les jours, et qui est envoyé vers vous sans que vous le sachiez par ceux qui désirent détruire vos bons desseins. Prenez-y bien garde, s’il vous plaît, il est très propre à faire ce métier-là, et très adroit pour le faire, en sorte que vous ne vous en aperceviez pas jusqu’à ce qu’il ait trouvé moyen de faire son coup. Si j’étais à votre place je diminuerais peu à peu ces communications jusques à ce qu’elles soient réduites à une fois le mois. La lecture des deux livres que je vous ai mandés vous sera bien plus utile que son entretien ; vous n’avez besoin que de fidélité à Dieu pour poursuivre ce que vous avez commencé jusques à son accomplissement […][130].

D’autres informations, dont de nombreuses précisions biographiques intéressantes, demeurent manuscrites[131], par exemple celle-ci sur l’union des âmes par-delà la mort :

Elle dit à la Mère Marie-Madeleine de Bains : « J’ai vu […] que notre union ne périra pas et qu’elle sera stable pour l’éternité, et j’ai une grande consolation de voir que ma mort n’y changera rien. C’est Dieu qui l’a faite et je l’emporte, elle ne s’évanouira pas. Oh ! Que j’en ai de joie et que c’est une grande chose que cette volonté de Dieu ! Elle conserve elle-même tout ce qui vient d’elle. »

Agnès de Jésus Maria de Bellefonds (1611-1691).

Elle fut supérieure du grand couvent de Paris durant trois périodes couvrant dix-neuf années et eut la charge de maintenir intérieurement vivante la communauté. Elle semble être la dernière grande spirituelle de la filiation. Ses réponses à la (future) sœur Anne Marie d'Épernon s'avèrent intéressantes, en particulier sur la prière :

[…] la vraie oraison est un entretien de l'âme avec Dieu et une parole intérieure par laquelle l'âme se communique à Dieu et Dieu se communique à elle, mais comme c'est chose si grande, il ne faut pas penser que nous la puissions acquérir par nous-même, quoique nous devions y employer tous nos soins ; mais il la faut demander à Dieu avec beaucoup d'humilité et de connaissance que nous ne la méritons pas, l'attendre avec patience et confiance et la recevoir avec action de grâce[132].

 


Involutions spirituelles ?

Marguerite du Saint-Sacrement de Beaune 

Nous nous sommes évidemment penchés sur le cas des deux célèbres carmélites de Beaune, Marie de la Trinité et Marguerite du Saint-Sacrement avec lesquelles un Gaston de Renty était en relation suivie. Nous y avons trouvé des manifestations de la dévotion, mais sans « dits » rapportés qui laisseraient transparaître une vie intérieure mystique et la justifieraient par une exemplarité dans les comportements concrets de la vie quotidienne. L’instrumentalisation de sœur Marguerite est particulièrement suspecte. Marie de Jésus de Bréauté se serait d’ailleurs opposée à l’impression de sa vie[133].

Le lecteur curieux de phénomènes hystériques aura recours à la Vie rédigée par Amelote[134], un prêtre de l’Oratoire par ailleurs fort savant, car il fut chargé de la réédition corrigée d’un Nouveau Testament largement distribué dans le Royaume après la révocation de l’Édit de Nantes. Nous y relevons bien des déformations et des caricatures de la « sainteté mystique ». On y adopte sans aucun sens critique des représentations propres à l’époque : diables bérulliens[135], almanach évangélique…, tandis que les « dits » rapportés sont  généralement incolores.

Le résumé qui suit couvre une étonnante anthologie. Nous le donnons parce que ces excès sont typiques des publications dévotes du siècle : il faut bien comprendre que les témoignages mystiques sobres que nous avons concentrés dans notre « florilège » sont très largement minoritaires au sein d’un surabondant genre littéraire dévot ! Par exemple, on voit ici que le pus d’un malade est léché et avalé « deux ou trois heures » [15] ! Ce topos de l’excès ascétique faisait l’admiration de tous et sera repris par Marie de l’Incarnation (du Canada) comme par la jeune madame Guyon, grandes lectrices de textes religieux ; mais leurs excès seront modérés en comparaison.

Les spectres apparaissent [20], ainsi que « la fumée d’enfer » [41], tandis que la sainte éprouve convulsion et assoupissement [43], affrontant les bataillons de malins esprits [51]. Il s’ensuit bien naturellement des convulsions traitées par un cautère sur la tête  [59], lequel est remplacé fort efficacement par le camail de Bérulle ! [65] Mais la « rage des diables » (« épilepsie » ?) perdure [67]. Une attestation médicale décrit ce que nous considérons comme une tétanisation hystérique [76].

Dans la partie consacrée aux visions, « le Fils de Dieu habitait en elle comme dans son temple » [142], elle est « enfermée  dans la croix » [163]. Aussi « dix jours pâmée de douleur, les mains et les pieds attachés l’un sur l’autre ... elle ne cessa de prier pour les Ordres Religieux… » [167]. La puanteur de l’enfer  se manifeste à nouveau [185]. Elle fait de nombreux « voyages » au jardin des Olives, pour assister à la capture du Fils de Dieu, pour rencontrer Anne ou Caïphe, etc. [p. 285 sq.]. On n’oubliera  pas « la pesanteur du péché de Judas et de celui des Juifs » [227]. Des dévotions sont organisées avec une minutie étonnante  [pages 316 sq., 350 sq., 391 sq.]. Elle obtient « les grâces sublimes » pour Renty  [383]. Suivent des questions puériles : « S’ils avaient cherché l’étable de Bethléem », etc. [pages 428-453]. On respire enfin dans les dernières pages [pages 627, 630, 716 citées ci-après].

Dans ce dernier beau passage, l’on retrouve heureusement exprimée (introduite toutefois par des « Il faut… Il veut… », et sous forme d’une injonction à son confesseur)  la grande humilité propre au Carmel :

Il faut que vous viviez selon Lui, dans une très grande pureté, simplicité et humilité de cœur […] attentif à la grâce pour le faire […] comme s’il n’y avait que Lui et vous au monde […] Il veut que vous conserviez une égalité ferme et stable, soit dans l’intérieur ou dans l’extérieur, en sorte que vous ne vous éleviez en aucun bon succès, ni ne vous laissiez emporter à la joie, et que vous ne vous abbatiez dans les disgrâces et désolations. Il faut que vous vous laissiez entre Ses mains divines, afin qu’Il dispose de vous, pour la vie et pour la mort, pour la santé et pour la maladie, pour l’estime et pour le mépris […] que vous Lui laissiez tout ce que vous êtes […] il vaut bien mieux penser à Dieu et à Ses divines perfections, qu’à nous-mêmes et à nos fautes et misères.

 

Une vie mystique en péril

À partir de la fin du siècle et culminant dans la première moitié du XVIIIe siècle, des influences tarissent la vie mystique : nous ressentons l’angoisse de religieuses soumises à une prédication que l’on peut résumer ainsi : « Vous qui avez reçu tant de grâces, vous devrez en rendre compte au Jugement de Dieu… » 

Les carmélites portaient sur elles des « livres », où elles transcrivaient leurs textes mystiques préférés (Bernières et Milley dans l’exemplaire que nous avons analysé) : ces livres très personnels se transmettaient entre carmélites, des aînées aux cadettes.  De même que les notes de leurs retraites annuelles de dix jours, ils montrent comment la mystique vivante du premier demi-siècle a laissé place à la « vertu de crainte ». Une monographie analysant les centaines de feuillets écrits dans ces livres intimes, par des mains anonymes qui se sont succédé surtout entre les années 1650 et 1750, et dont certaines sont admirables, éclairerait l’involution de la spiritualité carmélitaine. Les sources « externes » imprimées demeurent en comparaison bien pâle[136]. Le vécu conserve une grande intensité, mais le rendu mystique laisse place au compte-rendu d’angoisses. Cette involution est parallèle au développement d’une censure qui étouffa les mystiques après la condamnation du quiétisme : tout le monde avait peur !

Voici un terrible témoignage tiré de l’un des recueils du Grand carmel de Pari[137]. Il est annoncé comme « 3e point » de « Méditations sur les peines de l’enfer ». Il traduit la crainte inscrite au cœur de malheureuses femmes soumises à de mauvais directeurs. On touche à la source de l’assèchement mystique qui atteindra les carmels à la fin du siècle et au début du XVIIIe siècle :

Un ver immortel : Ce ver n’est autre chose qu’un souvenir fixe et funeste des grâces et des moyens de salut qu’on aura eus durant la vie, et un reproche rongeur de l’abus qu’on en aura fait par sa négligence et par ses crimes, c’est proprement le supplice des chrétiens et des religieux. L’enfer de l’enfer, dit le chrétien intérieur[138], c’est d’avoir pu si aisément éviter l’enfer et de ne l’avoir pas voulu faire. Qu’est-ce qu’il faut pour me délivrer de cet abîme de douleur, revenir à Dieu par une sincère et prompte pénitence ... Que vois-je ici de tous côtés sur moi, une pluie de sang, ou des ruisseaux de feu, l’un et l’autre tout ensemble, c’est le sang de Jésus-Christ qui coule de toutes ses plaies transformé en des torrents de flammes et de colère.

La situation fut redressée à Paris en 1748 [139] mais peu avant les effets dévastateurs de la grande Révolution en ce qui concerne les communautés sous clôtures.

Pour ne pas terminer sur cette involution spirituelle qui suit l’élan initial du Carmel féminin, citons la belle élévation  rapportée par une main inconnue (de telles mains se succèdent dans ces cahiers de prière transmis des aînées aux cadettes):

[…] son esprit ne souffrant rien de sombre, ni de mélancolie […][427] dès le premier regard elle va au pur amour […] Voilà pourquoi l’esprit de l’Ordre est d’une exactitude si sévère et si étendue. Parce qu’il porte le cœur droit au souverain bien et qu’il n’a pour but que de plaire à Dieu, il ne modifie rien, il ne se dispense de rien, il ne peut supporter de mitigation, il n’accorde rien à la nature, il ne capitule point avec l’amour-propre. Charmé de la noblesse de l’amour divin, il ne trouve rien de difficile. L’Amour lui fait goûter des douceurs dans les plus grandes austérités. […] Permettez-moi de vous dire à vous et à toutes vos chères sœurs qu’il faut que la grâce maintienne en vous trois dispositions. Premièrement l’amour de la retraite afin que vous puissiez être admise dans le cabinet de Jésus, et y entendre les secrètes paroles qu’il dit aux [433] vrais solitaires. Secondement la perpétuelle ferveur de l’amour, qui ne se contente de rien de médiocre, s’efforçant par une vigilance fidèle de tendre toujours au plus grand bien de la grâce, troisièmement une affectation particulière pour la vie pénitente de sorte que vous y trouviez non seulement la vigueur de votre esprit mais encore vos délices[140].

 


Grands Carmes de la fin du Siècle

Laurent de la Résurrection (1614-1691), frère convers

Ce convers très attachant fut beaucoup lu par le cercle de Madame Guyon. Partager l’expérience de la présence de Dieu forme le sujet des conversations de Laurent et de ses lettres. Leur regroupement moderne ne couvre qu’une centaine de pages[141]. Nous avons peut-être perdu une grande partie de ses écrits. Madame Guyon s’en plaint : « On a supprimé tous les livres du frère Laurent, et il n’y en a plus que six dans tout Paris, possédés par des particuliers. […] ils en ont fait imprimer un autre en la place, pour surprendre, qui n’a rien de ce qu’avait l’autre. »[142]. Les Entretiens sont un « composite Laurent - Beaufort » et la Pratique un « condensé de la doctrine du frère Laurent » nous dit Conrad de Meester, son éditeur récent[143]. On ne peut que regretter leur brièveté.

Insister sur la pratique proposée pour accéder à cette expérience rend bien compte de l’apport de Laurent de la Résurrection. Son second éditeur, Pierre Poiret, souligne justement dans le titre de l’essai qu’il donne à la suite des œuvres de Laurent, « l’importance et les avantages de la pratique de la présence de Dieu[144]. » Il s’agit d’aimer sans perdre de temps, par le « moyen court » de cette mise en présence.

Nicolas Herman naquit à Hériménil, village proche de Lunéville, en 1614.

Je vis le Frère Laurent pour la première fois; il me dit que Dieu lui avait fait une grâce singulière dans sa conversion, étant encore dans le monde, âgé de dix-huit ans. Qu'un jour en hiver, regardant un arbre dépouillé de ses feuilles, et considérant que quelque temps après ces feuilles paraîtraient de nouveau, puis des fleurs et des fruits, il reçut une haute vue de la providence et de la puissance de Dieu, qui ne s'est jamais effacée de son âme ; que cette vue le détacha entièrement du monde, et lui donna un tel amour pour Dieu qu'il ne pouvait pas dire s'il était augmenté, depuis plus de quarante ans qu'il avait reçu cette grâce [145].

Il fut engagé comme soldat et « la Lorraine l’ayant engagé dans le malheur de ses troubles », et des troupes allemandes l’ayant fait prisonnier, il fut pris et traité comme un espion car « les chefs s’écrivaient de quartiers à quartiers […] on y employait ordinairement des paysans ou des soldats sans armes, portant à la main un bâton creux, dans lequel ils introduisaient les missives dont ils étaient chargés. »[146][…] « On le menaça de le faire pendre ; mais lui, sans s’effrayer, répondit qu’il n’était pas tel […] que sa conscience ne lui reprochant aucun crime, il regardait la mort avec indifférence […] Les Suédois ayant fait une incursion dans la Lorraine et attaqué en passant la petite ville de Rambervilliers, notre jeune soldat y fut blessé en 1635. » [147]. Finalement la petite cité tomba entre les mains du duc Charles IV[148].

À la suite de quoi, Herman suivit les traces d’un oncle carme et devint pendant une période indéterminée ermite, conseillé par un gentilhomme. Il hésitait à prendre un engagement perpétuel mais finalement vint à Paris[149]. À vingt-six ans, il se décida à devenir convers de l’ordre des carmes déchaussés au couvent de la rue de Vaugirard, en 1640, et fit profession le 14 août 1642 [150]. Il semble avoir traversé une période de purification de 1640 à 1651 environ, soit sur plus de dix années, dont les quatre dernières furent très intenses[151] :

Qu'il avait eu une très grande peine d'esprit, croyant certainement qu'il était damné ; que tous les hommes du monde ne lui auraient pu ôter cette opinion ; mais qu'il avait sur cela raisonné en cette manière : « Je ne suis venu en religion que pour l'amour de Dieu, je n'ai tâché à agir que pour lui ; que je sois damné ou sauvé, je veux toujours continuer à agir purement pour l'amour de Dieu; j'aurai du moins cela de bon que, jusqu'à la mort, je ferai ce qui sera en moi pour l'aimer. » Que cette peine lui avait duré quatre ans pendant lesquels il avait beaucoup souffert.

 Que depuis il ne songeait ni à paradis ni à enfer; que toute sa vie n'était qu'un libertinage et une réjouissance continuelle ; qu'il mettait ses péchés entre Dieu et lui, comme pour lui dire qu'il ne méritait pas ses grâces, mais que cela n'empêchait pas Dieu de l'en combler. Qu'il le prenait quelquefois comme par la main et le menait devant toute la cour céleste, pour faire voir le misérable auquel il prenait plaisir de faire ses grâces[152].

Comme ce  fut le cas auprès de Ruusbroec pour Jan van Leeuwen, le “bon cuisinier” de Groenendael, il fut cuisinier pendant quinze ans ; puis il trouva un emploi à la savaterie[153] :

Qu'on lui avait dit depuis peu de jours d'aller faire la provision du vin en Bourgogne, ce qui lui était fort pénible, parce qu'outre qu'il n'avait point d'adresse pour les affaires, il était estropié d'une jambe et ne pouvait marcher sur le bateau qu'en se roulant sur les tonneaux, mais qu'il ne s'en mettait point en peine, non plus que de toute son emplette de vin; qu'il disait à Dieu que c'était son affaire; après quoi il trouvait que tout se faisait, et se faisait bien. […] De même en la cuisine, qui était sa plus grande aversion naturelle, s'étant accoutumé à y tout faire pour l'amour de Dieu, et en lui demandant en toute occasion sa grâce pour faire son ouvrage, il y avait trouvé une très grande facilité pendant quinze ans qu'il y avait été occupé. / Qu'il était alors à la savaterie où étaient ses délices, mais qu'il était prêt de quitter cet emploi comme les autres, ne faisant que se réjouir partout en faisant de petites choses pour l'amour de Dieu[154].

Un grand ulcère lui survint à la jambe, qui obligea les supérieurs de l’employer à un office plus doux[155]. Son caractère était d’une grande netteté :

[…] quand ses supérieurs l’obligeaient à dire naïvement sa pensée sur les difficultés qu’on proposait dans les conférences, il répondait si juste et avec tant de netteté, que ses réponses ne souffraient aucune réplique[156].

Un autre caractère du Frère Laurent était une fermeté extraordinaire, qu’on aurait nommé intrépidité dans un autre genre de vie, et qui montrait une âme grande et élevée au-dessus de la crainte et de l’espérance de tout ce qui n’était point Dieu[157].

Fénelon qui le rencontra vers la fin de sa vie, en témoigne [158]. Laurent mourut à soixante-dix-sept ans, le 12 février 1691.

Ses Maximes spirituelles offrent une admirable anthologie de brèves injonctions à trouver un Dieu qui est d’ailleurs toujours présent, en attente :

[79] Après m’être donné […] j’ai cru n’avoir plus rien à faire […] que de vivre comme s’il n’y avait plus que Dieu et moi au monde.

[92] Toutes choses sont possibles à celui qui croit, encore plus à celui qui espère, encore plus à celui qui aime.

[94] La pratique la plus sainte, la plus commune et la plus nécessaire en la vie spirituelle est la présence de Dieu, c’est de se plaire et s’accoutumer en sa divine compagnie, parlant humblement et s’entretenant amoureusement avec lui en tous temps, à tous moments, sans règle ni mesure, surtout dans le temps des tentations, des peines, des aridités […] il faut s’appliquer continuellement à ce qu’indifféremment toutes nos actions soient une manière de petits entretiens avec Dieu, pourtant sans étude, mais comme ils viennent de la pureté et simplicité du cœur.

 [100] [Il réside] au fond et au centre de l’âme ; c’est là que l’âme parle à Dieu cœur à cœur et toujours dans une grande et profonde paix […] ce qui se passe au dehors […][est un] feu de paille qui s’éteint à mesure qu’il s’allume.

Pour acquérir la présence de Dieu. 1. Le premier moyen est une grande pureté de vie. 2. Le second, une grande fidélité à la pratique de cette présence et au regard intérieur de Dieu en soi, qui se doit toujours faire doucement, humblement et amoureusement, sans se laisser aller à aucun trouble ou inquiétude.

[104] l’âme se familiarise avec Dieu de telle manière qu’elle passe presque toute sa vie en des actes continuels […] quelquefois même elle ne devient plus qu’un seul acte qui ne passe plus.

[109] Qu'il s'était toujours gouverné par amour, sans aucun autre intérêt, sans se soucier s'il serait damné ou s'il serait sauvé. […] Qu'il était content quand il pouvait lever une paille de terre pour l'amour de Dieu […] / Que cette conduite de l'âme obligeait Dieu à lui faire des grâces infinies, mais qu'en prenant le fruit de ces grâces, c'est-à-dire l'amour qui en naît, il en fallait rejeter le goût, en disant que tout cela n'était point Dieu, puisqu'on savait par la foi qu'il était infiniment plus grand et tout autre que ce que l'on en sentait. Qu'en cette manière d'agir, il se passait entre Dieu et l'âme un merveilleux combat […]

[111] Qu'il s'adressait toujours à Dieu quand il se présentait quelque vertu à pratiquer, en lui disant : « Mon Dieu, je ne saurais faire cela si vous ne me le faites faire », et qu'on lui donnait aussitôt de la force et au-delà.

[112] Sachant qu'il fallait aimer Dieu en toutes choses et travaillant à s'acquitter de ce devoir, qu'il n'avait pas besoin de directeur […] Que dans ses peines il n'avait consulté personne ; mais qu'avec la lumière de la foi, sachant seulement que Dieu était présent, il se contentait d'agir pour Lui, arrive ce qui pourra, et qu'il se voulait bien perdre ainsi pour l'amour de Dieu, dont il s'était bien trouvé. / [116] que la bonté de Dieu l'assurait qu'il ne le quitterait point absolument et qu'il lui donnerait la force de supporter le mal qu'il permettrait lui arriver : qu'avec cela, il ne craignait rien et n'avait besoin de communiquer de son âme avec personne. Que, quand il l'avait voulu faire, il en était toujours sorti plus embarrassé, et qu'en voulant mourir et se perdre pour l'amour de Dieu, il n'avait nulle appréhension; que l'abandon entier à Dieu était la voie sûre et dans laquelle on avait toujours lumière pour se conduire. / Qu'il fallait être fidèle à agir et à se renoncer dans le commencement ; mais qu'après cela il n'y avait plus que contentements indicibles.

[112] Que toutes les pénitences et autres exercices ne servaient que pour arriver à l'union avec Dieu par amour : qu'après y avoir bien pensé, il avait trouvé qu'il était encore plus court d'y aller tout droit par un exercice continuel d'amour, en faisant tout pour l'amour de Dieu. / Qu'il fallait faire grande différence entre les actions de l'entendement et celles de la volonté ; que les premières étaient peu de chose, et les autres tout : qu'il n'y avait qu'à aimer et à se réjouir avec Dieu.

[114] Qu'il ne pensait ni à la mort, ni à ses péchés, ni au paradis, ni à l'enfer, mais seulement à faire de petites choses pour l'amour de Dieu, n'étant pas capable d'en faire de grandes ; qu'après cela il arriverait de lui tout ce qu'il plairait à Dieu, dont il n'était point en peine.

[115] Qu'il était impossible, non seulement que Dieu trompât, mais même qu'il laissât longtemps souffrir une âme tout abandonnée à lui, et résolue de tout endurer pour lui. / Que, sur cette même expérience, quand il avait quelque affaire extérieure, il n'y pensait point par avance, mais que dans le temps nécessaire à l'action, il trouvait en Dieu comme dans un clair miroir ce qu'il était nécessaire qu'il fît pour le temps présent. Que depuis quelque temps il avait agi de la sorte sans aucun soin anticipé / Qu'il n'avait aucune mémoire des choses qu'il faisait et presque point d'advertance lors même qu'il s'y occupait : qu'en sortant de table il ne savait ce qu'il avait mangé.

[118] Que notre sanctification dépendait, non du changement de nos œuvres, mais de faire pour Dieu ce que nous faisons ordinairement pour nous-mêmes.

[122] Sentant en lui continuellement un si grand trésor, il n’est plus dans l’inquiétude de le trouver, il n’est plus en peine de le chercher, il lui est entièrement découvert, et libre d’y prendre ce qu’il lui plaît. / Il se plaint souvent de notre aveuglement et il s’écrie sans cesse que nous sommes dignes de compassion de nous contenter de si peu. Dieu, dit-il, a des trésors infinis à nous donner […] [123] lorsqu’il trouve une […] foi vive, il lui verse des grâces en abondance. C’est un torrent arrêté par force contre son cours ordinaire qui, ayant trouvé une issue, se répand avec impétuosité et avec abondance. […] rentrons en nous-même, rompons cette digue, faisons jour à la grâce, réparons le temps perdu.

[133] […] comme une pierre devant un sculpteur de laquelle il veut faire une statue ; me présentant ainsi devant Dieu je le prie de former en mon âme sa parfaite image et de me rendre entièrement semblable à lui.

[140] […] penser souvent à Dieu, le jour, la nuit, en toutes vos occupations, vos exercices, même pendant vos divertissements ; il est toujours auprès de vous et avec vous, ne le laissez pas seul : vous croiriez être incivil de laisser seul un ami.

 

Honoré de Sainte-Marie (1651-1729), historien

Blaise Vauzelle, natif de Limoges, devenu carme à vingt ans, fut un intellectuel qui vécut sans qu’on nous rapporte quelque événement marquant de sa vie ; il demanda toutefois à partir en mission et séjourna à Malte pendant des années avant de revenir dans sa province d’Aquitaine et d’y exercer diverses fonctions au sein de l’ordre des déchaussés.

Dans sa Réfutation de ce que l’on impose aux mystiques…, malheureusement publié tardivement, en 1701, il défendit les mystiques contre le « terrible » Jean Chéron (1596-1673), qui avait été un temps provincial des grands carmes de Bordeaux et l’adversaire de Maur de l’Enfant-Jésus comme de Surin. Il reprit cette défense dans La Tradition des Pères et des Auteurs Ecclésiastiques sur la Contemplation…, 1708, deux volumes bientôt complétés par un troisième, Les motifs et la pratique de l’amour de Dieu… paru en 1714. Il traita de Denys l’Aréopagite, et composa une Vie de S. Jean de la Croix (1727) ; d’autres ouvrages de sa main relèvent de la critique historique ou s’opposent au jansénisme.

Une érudition d’une lucidité et étendue extraordinaire pour son temps se met au service d’une mystique combattue de toutes parts. Il ne compose pas un traité théorique de plus, mais collecte les témoignages des Pères et des spirituels, sous forme de citations précisant principes, termes, degrés, effets et pratique de la contemplation.

Auteur soucieux d’éclairer le vocabulaire utilisé dans la « science des saints », il complète les travaux de Sandaeus, l’auteur de la Pro theologia mystica clavis (1640), dictionnaire des termes utilisés par les mystiques et éclairés par un choix de citations de leurs écrits ; ceux de Civoré, qui livra Les secrets de la science des saints… (1651) ; ceux de Madame Guyon qui, aidée par Fénelon, rassembla dans ses Justifications (1694) des textes choisis chez les meilleurs mystiques, autour de soixante-sept « clés » de l’expérience intérieure.

Après eux, une période improductive s’étendra sur plusieurs siècles, jusqu’à la réhabilitation du domaine mystique, postérieure même à la querelle moderniste qui marqua le monde catholique au début du XXe siècle.  L’œuvre collective du Dictionnaire de spiritualité (1937-1992) comporte en effet de nombreux articles précisant les termes utilisés par les spirituels. Mais l’absence de tout dictionnaire depuis Sandaeus livrant une synthèse de ce vocabulaire, rend toute étude des expressions de la mystique à l’âge classique sans fondation solide, raison pour laquelle nous nous limitons à des Florilèges, n’explicitant que quelques points spirituels.

Honoré est un historien pour qui il existe une filiation mystique traversant les siècles. Cette tentative de la mettre en évidence dans les faits est unique parmi les historiens religieux, même si la vision d’une telle continuité mystique est présente chez madame Guyon et chez Fénelon. Honoré relève des passages pertinents des principaux spirituels, les situant siècle par siècle, au risque d’une procession qui peut apparaître monotone. Mais l’attrait de la nouveauté n’est pas son objet et il n’oppose jamais des nouveaux à des anciens. Il veut en fait répondre au reproche de « nouveauté » qui est faite aux mystiques de sa génération.

Donnant préséance à l’expérience vécue par une chaîne ininterrompue de témoins individuels, faisant preuve d’une très grande discrimination dans le choix de ces figures, il n’a pas d’équivalent. Une grande clarté d’exposition s’allie à la démarche originale de retrouver une filiation justifiant les mystiques vis-à-vis des structures de pouvoir[159]. Il montre comment un thème unique revit au travers de cadres divers : préchrétiens, chrétiens dès l’origine, chrétiens orientaux aussi bien qu’occidentaux. Sa culture est exceptionnelle et il n’oublie pas les figures de langue grecque. Même le byzantin « tardif » Syméon le Nouveau Théologien ne lui est pas inconnu.

L’exposé méthodique vaut par sa structure et sa clarté, par son équilibre, surtout par un souci de définir précisément les termes. Nous reproduisons en premier lieu la liste de tous les auteurs qu’il analyse siècle après siècle dans son « Tableau historique et chronologique des Auteurs Ecclésiastiques qui composent la Tradition de la Contemplation »[160]. Cette liste de mystiques montre combien nous avons peu innové depuis Honoré :

Siècle I. Philon, « Juif d’Alexandrie ... Philosophe Platonicien ».

Siècles II & III. Clément d’Alexandrie (et son Gnostique), Origène, Lactance.

IVe siècle. Antoine, Athanase, Basile, Cyrille, Grégoire de Naziance, Grégoire de Nysse, Ambroise, Macaire, Diadochus.

Ve siècle. Jean Chrysostome, Pallade, Nil, Jérôme, Augustin, Cassien, Isidore, Socrate scolastique, Cyrille, Théodoret, Julien Pomere.

VIe siècle. « L’auteur des ouvrages attribués à saint Denis l’Areopagite », Cassiodore, Isaac Syrien, Pélage, Grégoire le Grand, Jean Climaque, Jean abbé.

VIIe siècle. Hesychius, Isidore de Séville, Antiochus de Palestine, Maxime, Thalasius, Isaïe abbé, l’auteur de l’Exposition Anagogique (attribué à Cyrille).

VIIIe siècle. Le V. Bede, Jean de Damas, Elie de Candie, Alcuin, Etherius et Beatus.

IXe siècle. Theodore Studite, Halitgarius de Cambrai, Angelome, Raban de Mayence, Theophane. [Honoré remplit vaillamment ces deux siècles, dans son souci de préserver la chaîne d’or de la transmission mystique].

Xe siècle. Odon de Cluny, Moïse Bar-cepha de Syrie, Radulphe, Odilon de Cluny.

XIe siècle. Pierre Damien d’Ostie, Nicetas d’Heraclée, Simeon le jeune surnommé le Théologien [longue notice, à juste titre], Anselme de Cantorbery.

XIIe siècle. Zacharie de Chrysople, Hugues de Saint Victor, Bernard  [Honoré attribue justement l’Épître aux frères du Mont-Dieu à Guillaume de Saint-Thierry], Arnaud de Bonneval, Guerric, Aelred, Richard de Saint Victor, Pierre de Celles, Guigues le chartreux, Pothon.

XIIIe siècle. Edmond de Cantorbery, Thomas d’Aquin, Bonaventure, David d’Augsbourg, Albert de Ratisbonne, Pierre Célestin.

XIVe siècle. Jean Thaulère, Jean de Rusbrok [à juste titre Honoré lui consacre une longue notice], Jean le Sage [un adversaire de Palamas].

XVe siècle. Gerson, Laurent Justinien, Harphius, Denis le chartreux.

XVIe siècle. Catherine de Gênes, Ignace de Loyola, Pierre d’Alcantara, Thérèse (« sa fille spirituelle »), Louis de Grenade, Barthélémi des Martyrs, Jean de la Croix, François de Sales, Jean de Jésus-Maria.

[Tout se termine par :] Analyse. Des trente-quatre Articles des Ordonnances des 16 et 25 Avril 1695 [les 34 articles d’Issy], « par de très savants et très sages prélats. »

Ensuite, les fondations étant bien définies, commence la « Première partie, De la Contemplation sur la durée de l’histoire humaine » définie comme :

[…] un regard simple et amoureux de Dieu et de ses mystères, par le secours de sa grâce ou des dons du Saint Esprit. Simple par la « suppression de tous les actes discursifs et empressés » ; amoureux car la volonté est impliquée ; de Dieu et de ses Mystères « c’est-à-dire l’Unité de l’Essence, la Trinité des Personnes […][161].

Il tente de répondre à l’objection de nouveauté, qui fut opposée aux quiétistes, les « nouveaux mystiques », puis relativise sagement les « phénomènes » variés qui accompagnent l’oraison :

Il est certain qu’il n’y a point de différence entre cet exercice d’oraison qui s’est pratiqué dans tous les siècles et ce qu’on appelle aujourd’hui Contemplation […] de sorte que je puis dire de la Contemplation ce que saint Augustin disait […] : « la chose signifiée par ce nom de Chrétien a été depuis le commencement du monde.  L’on doit regarder tout le reste ; par exemple les espèces infuses ou rangées surnaturellement dans l’esprit […] les lumières […] impressions d’amour […] ravissement […] [comme] seulement des suites, des circonstances et des grâces particulières que Dieu fait quand il lui plaît […] sans lesquelles elle peut subsister »[162].

Il présente des exemples de la contemplation dans l’Ancien Testament, établissant ainsi une continuité mystique sur la durée de l’histoire humaine connue de son temps, citant :

[…] Adam, Jacob, Elie, Rachel, jusqu’à Marie sœur de Marthe […][163] » [Puis l’exemple de Jésus-Christ] « lorsqu’il priait dans un profond silence ; il y avait en Jésus-Christ deux entendements, l’un divin et l’autre humain » [citant] « Ma doctrine ne vient pas de moi, mais de celui qui m’a envoyé (Jean, 7, 16) », « Il s’avançait en sagesse et en âge (Luc, 2, 40)[164] ».

Il définit ainsi la nature de Jésus :

Jésus apparaît comme le premier des mystiques, ayant connu toutes les manières de contempler[165].

Honoré passe ensuite en revue la Vierge, les Apôtres, le ravissement de Paul :

[…] le visage découvert du Seigneur imprime sa gloire, comme dans un miroir […] (II Cor, 3, 18). [Aussi] les Pères de l’Église ont reçu des Apôtres la doctrine de la Contemplation […] ils nous ont laissé des Traditions infaillibles sur la Contemplation[166].

Suit la reprise développée de la liste donnée précédemment, en remontant dans le temps depuis le XVIe siècle, dans le style des généalogies évangéliques :

Les spirituels de ce dernier siècle apprirent les secrets de la contemplation de ceux du XVe […][167] 

Les apôtres sont mystiques. Le rôle de saint Clément d’Alexandrie, si cher aux yeux de Fénelon et de Madame Guyon, et plus encore l’importance d’une filiation mystique sont soulignés :

Puis donc que la contemplation est une des principales traditions dont parle saint Clément dans les livres de ses Stromates, et qu'il déclare avoir reçu de la bouche de ses maîtres, qui les avaient apprises des apôtres saint Pierre, saint Jean, saint Jacques et saint Paul ; il faut conclure que les apôtres ont été comme une source seconde de la doctrine de la Contemplation … et qu’elle passa ensuite aux anciens Pères du désert…[168].

Enfin Honoré prend la défense de l’amour pur avec une clarté et une logique déjà typiques des écrivains du siècle des Lumières. Nous la citons en prenant de l’avance sur un prochain volume, ce qui est bien justifié par la nature récurrente des disputes quant à toute possibilité d’amour pur (affirmée très tôt au XVIIe siècle par François de Sales) :

De la pratique du pur amour

Article I. L’exercice de l’amour divin pur et chaste est possible en cette vie.

Il faut demeure d’accord après tout ce que nous avons dit jusqu’à présent, qu’il y a un amour chaste et parfait, qui consiste à aimer Dieu purement pour luy-même, indépendamment de la vue actuelle de la béatitude et de tout intérêt du salut […] Ainsi une âme excitée par les attraits de la beauté, de la grandeur et de la bonté de Dieu, peut l’aimer sans aucune vue de cette félicité qu’il a promise. (419) […] L’âme élevée à cet état ne cherche rien comme propre à elle […] Elle est comme privée de l’amour d’elle-même et tend à Dieu de toutes ses forces. (421).

Si donc l’amour d’un Ami, d’un Fils et d’une Épouse peut être quelquefois si pur, si chaste, et si désintéressé, qu’ils n’aiment l’objet aimé, un tendre Père et un Époux fidèle que pour l’amour d’eux-mêmes. Pourquoi (426) un Juste […] quand il ne serait que du nombre des commençants ou des avancés ; ne pourra-t-il pas quelquefois être touché […] sans aucun retour actuel et explicite sur sa propre félicité…

Article II. Dieu nous ordonne de l’aimer d’un amour pur et désintéressé.

‘ Vous aimerez le Seigneur ’ dit Moïse aux Israélites. Mais pour montrer que cet amour doit être sans mesure, sans bornes et sans réserve, il ajoute, ‘ de tout votre cœur, de toute votre âme, et de toutes vos forces […] (428)

Ainsi à la fin du siècle racorni, il faut rappeler des évidences… Nous ne pouvons poursuivre plus longtemps l’analyse de l’œuvre et en particulier l’approche systématique de la signification donnée aux termes mystiques. Une telle hauteur et largeur de vues resteront inégalées jusqu’à aujourd’hui mais leur défenseur est resté négligé[169]. Nous sommes heureux de terminer chronologiquement ce chapitre sur un carme convaincu du rôle d’une filiation issue du « Premier des mystiques », Jésus.


Rayonnement des deux Carmels

La rencontre de Jeanne de Chantal avec l’espagnole Anne de Jésus au carmel de Dijon aurait contribué à orienter la jeune veuve vers la mystique. Des liens se tissèrent entre carmélites et visitandines (par exemple entre Madeleine de Saint-Joseph et la mère Favre). On en trouve des traces dans les « livres » de retraites que portaient ces dernières sur elles et qu’elles se transmettaient.

La rencontre du jeune Surin avec l’espagnole Isabelle de Jésus au carmel de Bordeaux aurait déterminé sa vocation …jésuite. Dans sa longue maladie, Surin fut aidé par le grand carme Maur de l’Enfant-Jésus.

Madame Guyon eut une correspondance avec le même Maur de l’Enfant-Jésus et le rencontra à Paris ; on a conservé vingt-et-une lettres qu’il lui adressa[170]. Elle attribuait beaucoup d’importance au Carmel (parallèlement à l’influence franciscaine qui reste cependant prédominante). Si l’on ajoute les passages cités de Jean de Saint-Samson à ceux de Jean de la Croix et de Thérèse d’Avila, ainsi que ceux de quelques carmes « secondaires », l’ensemble carmélitain représente la moitié du nombre de passages mystiques cités dans l’anthologie de ses Justifications[171] (1694). Fénelon apprécia directement frère Laurent.

Tableau III : Carmels et milieux associés         

Ce tableau des Carmels et milieux associés rassemble quelques figures principales. Il comporte trois colonnes. Les deux premières portent sur la réforme d’origine espagnole et la dernière porte sur la réforme française dite de Touraine. L’ordre adopté de haut en bas est chronologique et des influences s’exercent au sein de chaque colonne ; elles s’étendent bien au-delà des carmels (colonne centrale mixte), sur les visitandines, sur les bénédictines du Saint Sacrement, sur le cercle mystique quiétiste[172]. Plusieurs de nos figures furent les premières supérieures du Grand Carmel de Paris, le couvent fondateur[173].

 

 

 

Franciscains

Pierre d’Alcantara

(1499-1562)

 

 

 

Thérèse d’Avila (1515-1582)

 

 

 

 

Jean de la Croix (1542-1591)

 

 

 Jean de Quintadanavoine

/ de Brétigny

(1556-1634)

Jacques Gallemant

(1559-1630)

André Duval

(1564-1638)

 

 

Anne de Jésus

(1545-1621)

Anne de Saint-Barthélémy

(1549-1626) 

 

 

Isabelle des Anges (1565-1644)

 

 

 

Madame Acarie

[Marie de L’Incarnation]

(1566-1618)

Madame Jourdain

[Louise de Jésus]

(1569-1628)

Pierre de Bérulle

(1575-1629)

Madeleine de Saint-Joseph 

[née de Fontaine]

(1578-1637)

Marie de Jésus

[née de Bréauté]

(1579-1652)

 

 

 

 

 

Mère de Chantal (1572-1641)  Visitandines

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Jean de Saint-Samson  (1571-1636)

Carmes de la

réforme de Touraine

 

Marie-Madeleine de Jésus

[née de Bains]

(1598-1679)

Agnès de Jésus Maria

[née de Bellefonds]

(1611-1691)

 

Laurent de la Résurrection

1614-1691

 

Jean-Joseph Surin

(1600-1665)

Jésuite

 

Mectilde Mère du St.Sacrement

(1614-1698)

Inst. Adoration Perpétuelle

 

Dominique de Saint-Albert

(1596-1634)

Maur de 

l’Enfant-Jésus

(1617/18-1690)

Honoré de Sainte-Marie

(1651-1729)

 

Carmes déchaux  et carmélites.

Madame Guyon

(1648-1717)

Fénelon

(1651-1715)

cercles quiétistes.

 

Grands Carmes



4. franciscains

Capucins, récollets, Tiers Ordre Régulier

L’ordre des capucins est apparu en Italie, fondé par un frère lai qui vivait près de Rome, vers 1520 ; s’y ajoutèrent ensuite des influences, dont celle de l’oratoire de Philippe Néri. Les capucins voulaient se conformer au programme de vie que François recommandait et pratiquait : place importante donnée à la vie de prière sous la forme d’une double méditation quotidienne, emprunts aux pratiques des ermites, pauvreté et pénitence, charité, prédication. Leur oraison était « affective » selon l’esprit d’Harphius (van Herp). Ils pratiquaient l’ascèse ; certains ouvraient leurs âmes à la vie mystique car « la pratique de la pureté d’intention dans l’exercice de l’amour divin doit y conduire. » Ils étaient très nombreux : avant même de franchir en 1574 les Alpes, plus de trois mille capucins italiens sont répartis en trois cents couvents[174].

L’apport des nombreux membres de l’ordre reste sous-estimé de nos jours car les travaux intellectuels ont été peu pratiqués dans leurs communautés, à la différence des jésuites, des oratoriens ou d’ordres réguliers tels que les bénédictins. Certaines figures capucines sont reconnues. La Pratica dell’orazione mentale de l’italien Matthias Bellintani de Salo (-1611) fut traduite dix-huit fois mais cet organisateur actif est peu mystique, du moins dans la Pratica qui répond aux premiers besoins des novices. Il en est de même pour Laurent de Paris (-1631). Archange de Pembroke (-1632) fut actif auprès de la jeune réformatrice de Port-Royal. François Nugent (1569-1635) était connu de Constantin de Barbanson et de Martial d’Étampes ; ce dernier eut pour disciple  Jean-François de Reims (-1660).

Se distinguent Eloy Hardouin de S. Jacques (-1661), Maximien de Bernezay dont on ne connaît que le Traité de la vie intérieure (1686). Le « Jean de la Croix nordique » Jean-Évangéliste de Bois-le-Duc (1588-1635) est influant  en Flandres et en Grande Bretagne. Le « père Joseph » de Paris (1577-1638) est connu pour son activité politique. Et nous n’avons cité que quelques figures célèbres[175] d’une littérature immense car tout capucin faisait imprimer son « manuel ».

Les récollets sont une branche issue des observants par l’établissement de communautés dont les membres s’adonnaient avec une plus grande intensité à l’observance régulière et à l’oraison dans les maisons de « recueillement » en Espagne. Ils pénétrèrent en Aquitaine avec Séverin Rubéric et migrèrent dans le nord de la France : nous rencontrons Victorin Aubertin à Nancy. 

Chrysostome de Saint-Lô, qui n’était pas capucin mais franciscain du Tiers Ordre Régulier, fut le directeur de M. de Bernières, de Catherine de Bar, la jeune Mectilde du Saint-Sacrement, et d’autres… Pour des raisons de chronologie, ici s’arrêtera la présentation franciscaine propre à ce volume II[176]. On se reportera en fin de chapitre au Tableau IV : Esquisse de réseaux franciscains. Le courant mystique se poursuivra dans la seconde moitié du siècle par de grandes figures capucines, auteurs de synthèses qui ont été négligées à cause de leur caractère tardif clôturant une tradition d’enseignement mystique[177]. Elles seront découvertes dans le tome III : citons Simon de Bourg-en-Bresse (-1694), Pierre de Poitiers (-1683) auteur du Jour [ou lumière] mystique, Paul de Lagny (-1694), Alexandrin de la Ciotat (1629-1706). Ces auteurs rencontrèrent une opposition croissante de contempteurs de « mystiqueries » ; aussi s’adressèrent-ils seulement à leurs novices ; ces derniers disparurent sans être remplacés par défaut de vocations ; leurs maîtres furent oubliés.

Benoît de Canfield (1562-1610), capucin anglais

Fasciné par l’ardeur de cet amoureux de Dieu, tout le XVIIe siècle mystique a lu Benoît de Canfield. Les chercheurs en sciences religieuses l’ont donc beaucoup étudié et la bibliographie qui lui est consacrée est étendue[178].

Benoît naquit dans une famille puritaine assez fortunée à Canfield, comté d’Essex, et suivit les cours universitaires à Londres. Sa jeunesse aurait été assez libre, d’après son « impitoyable autobiographie », la Véritable et miraculeuse conversion du révérend père Benoît de Canfeld, anglais capucin, qui par visions et ravissements fut converti de l'hérésie en laquelle était en Angleterre, à la vraie religion, et en même temps vendit ses biens, s'en vint en France et se fit religieux[179]. Il changea de vie à la suite de la lecture d’un livre où : « …d'un côté les insupportables tourments infernaux m’étaient si cruellement objectés et rigoureusement fulminés contre moi, et de l'autre les joies inénarrables et inexplicables du ciel m'étaient si abondamment offertes… ». Il eut aussi une vision qui lui montra une société constituée de pauvres gens et « de belle compagnie d'hommes et d'enfants tous vêtus de couleur blanche » préfigurant la communauté franciscaine à laquelle il appartiendrait[180].

La musique le portait à l’extase :

À peine pouvais-je jamais entendre telle harmonie, que les grosses larmes ne me ruisselassent des yeux étant tout hors de moi, transporté en Vous, je demeurai comme ayant perdu tout sentiment de moi et du monde … Me trouvant tout enflammé du feu de votre amour, je ne peux me contenir qu'avec les bras élevés vers le ciel, je ne criasse, disant ces paroles : ô Seigneur, qui est semblable à toi ? [181].

Ainsi s’exprimait le futur défenseur d’une mystique qui sera jugée trop « abstraite » !

Il rejoignit à Douai le groupe de catholiques émigrés de Grande-Bretagne parce qu’ils étaient persécutés par l’anglicanisme naissant. Il entra en 1585 ou 1586 chez les capucins parisiens du couvent Saint-Honoré, qu’il effrayait par des extases si profondes qu’on ne pouvait l’en sortir.

Il étudia ensuite en Italie «…où il développa par écrit ce qu'il avait appris dans des extases et enseigné d'abord à ses compagnons de noviciat (dont était Ange de Joyeuse). » Sa renommée se répandit très tôt, dès la circulation de ses premiers manuscrits[182].

Il fut nommé au couvent d'Orléans en 1592 et devint la grande autorité mystique de son temps. Sa réputation était telle qu’on l’appela pour expertiser l’état de Mme Acarie qui trouva ainsi « un guide éclairé[183] ». Nous l’avons vu aider Marie de Beauvilliers dans sa réforme de l’abbaye de Montmartre. Claire d'Abra de Raconis lui fut confiée par Bérulle qui l’avait ramenée du protestantisme. Il eut le rêve de ramener les Anglais au catholicisme et passa en Angleterre à l'été 1599 ; mais fait prisonnier pendant trois ans, il ne fut délivré que sur l’intervention d’Henri IV. Il fut nommé gardien de Meudon, puis de Rouen. Il dirigea Jeanne Absolu[184] et Judith de Pons[185] , s'occupa d'Antoinette d'Orléans[186] et de carmélites dont Marie de la Trinité d'Hannivel[187].

Son chef d’œuvre, La Règle de Perfection (The Rule of Perfection) (1609), est une synthèse de son expérience mystique[188] qui eut une influence considérable tout au long du siècle. En 1694, Mme Guyon conclut ses Justifications sur cette œuvre.

     On commença par n’imprimer que les deux premières parties. Benoît hésitait à publier la troisième intitulée De la volonté de Dieu essentielle… car il craignait qu’elle ne soit incomprise : celle-ci rassemblait en effet son expérience la plus profonde et traitait, disait-il, « de choses abstraites de haute contemplation et de l'essence de Dieu. » Ses admirateurs enthousiastes firent paraître une édition pirate en 1609 chez l’éditeur Osmont à Rouen. Ce que craignait Benoît arriva : des théologiens affluèrent au couvent des capucins pour émettre des critiques ; François de Sales s’inquiéta de la condamnation de l’intellect et de l’imaginaire dans l’expérience de Dieu. Devant ces pressions, Benoît prit la précaution d’annoncer que cette troisième partie n’était « ni propre ni convenable au commun ». Les réunions qui eurent lieu et les compromis qui en résultèrent ressemblent beaucoup à ceux qui entoureront les quiétistes à Issy à la fin du siècle : déjà « un mystique y défendit sa pensée contre des docteurs soucieux avant tout d'orthodoxie »[189].

 Cependant Benoît ne voulait pas laisser les âmes expérimentées sans conseil. Or il savait qu’en 1606 les chartreux avaient traduit Ruusbroec, qui traite précisément de la « vie suréminente ». Il se décida à publier, mais, par prudence, ajouta un Traité de la Passion  en cinq chapitres (XVII à XX) « écrits par le mystique anglais pour servir de remède à l’audacieuse abstraction de la version A » (J. Orcibal). Ils « furent jugés encore insuffisants », et Benoît dut supporter qu’un confrère ajoutât le chapitre XVI : « Qu’il faut toujours pratiquer et contempler la passion de notre Seigneur » [190], ce qui constituait une régression (peu joyeuse) dans le monde des images. Il en sortit la version éditée par Chastellain l’année de la mort de Benoît en 1610.

Nous avons cependant choisi de donner ici l’essentiel de la version Chastellain : elle est un peu plus facile à lire que la version Osmont[191]. Surtout, malgré les concessions qui affaiblissent la hardiesse du texte, c’est ce compromis qui a été lu durant tout le XVIIe siècle dans ses nombreuses rééditions. Nous nous bornons aux chapitres I à XV : ils forment un bloc cohérent[192] qui, même un peu édulcoré, s’approche de la pensée réelle de Benoît.

La troisième partie de la Règle traite de la vie superéminente, le sommet de la vie mystique puisqu’elle met en jeu la pure et nue foi contraire aux sens, qui est la partie supérieure de l’âme, là où l’on contemple Dieu sans aucun moyen ou entre-deux (II, 12). Ce grand amoureux de Dieu est exigeant : il ne supporte rien entre Dieu et lui ! Il appelle donc à passer au-delà du monde de l’imaginaire et de l’intellect, là où aucune image ne subsiste (pas même la Passion !) car l’image la plus déliée empêche le vol de l’esprit (III, 4).

Toute la vie intérieure est rassemblée en un abandon actif à la volonté de Dieu, définie comme identique à Dieu. Cette volonté, que  d’autres mystiques ont appelée « grâce », est ressentie comme « chose si délicieuse et plaisante à l’âme qu’elle l’attire, enivre, illumine, dilate, étend, élève et ravit en telle sorte qu’elle ne sent plus aucun vouloir, affection ou inclination propre, mais, totalement dépouillée d’elle-même et de toute volonté propre, intérêt et commodité, est plongée dans l’abîme de cette volonté et absorbée en l’abyssale volupté d’icelle, et ainsi est fait[e] un même esprit avec Dieu[193]».

Par amour pour elle, le mystique renonce à sa volonté propre, laisse Dieu éliminer tout ce qui n’est pas lui et devenir le principe de tous les actes humains. Comme dans la grande tradition rhéno-flamande, l’identification à la volonté divine s’opère par l’anéantissement amoureux de la créature.

Benoît distingue deux sortes d’annihilations : la première est passive quand le mystique attend l’extase due à l’initiative de la grâce. Sa langue se fait lyrique pour évoquer ces moments : « Ô quelle immense beauté reluit en cette vision où est découverte la divine face amoureusement riante sur l’âme ! » (III, 5). Mais il préfère la seconde annihilation, active, qui permet à l’homme d’aider un peu la grâce par quelques très subtiles industries. Elle est très exigeante : à tous les moments de la vie, l’homme choisit entre le Tout de Dieu et le rien de la créature devant Dieu. La nue foi consiste à vivre « continuellement avec toute constance en cet abîme de l’Être de Dieu, et en la nihilaité [néant] de toutes choses » (III, 13).

Ce qui ne signifie pas mépriser les œuvres extérieures : « …entendons qu’on les spiritualise et annihile à mesure qu’on les fait » (III, 13). Comme dans la « vie commune » chère à Ruusbroec, la vie ordinaire est toute pénétrée de Dieu : « … l’âme revêtue de Dieu, et Dieu de l’âme sans se retirer et sans aucune rétraction ou intervalle, vivent l’un dans l’autre » (III, 7). Ce qui a le plus choqué les docteurs, fut de déclarer non seulement que cette expérience est possible, mais qu’elle devient « habituelle : … cette annihilation  est si parfaite et habituelle en l’âme en ce degré ici que, toutes choses parfaitement réduites à rien, elle demeure comme suspendue en une immense vacuité ou nihilaité, sans pouvoir voir ni appréhender chose aucune, ni même elle-même ; laquelle infinie vacuité, ou nihilaité, ressemble à la sérénité du ciel sans aucun nuage, et est une déiforme lumière » (III, 7). Il prend bien soin de préciser que cette vacuité n’est pas vide car l’amour y réside : « Or en cette lumière est aussi l’amour (non autre chose) qui doucement enflamme, brûle et allume l’âme… » (III, 7).

Le style souvent pénible requiert un effort de lecture, mais le lecteur patient sera récompensé par les merveilles qu’il découvrira.

 

Troisième partie. De la volonté de Dieu Essentielle, parlant de la vie Superéminente [chapitres 1 à 15 de la version officielle][194].

1.     Que la volonté de Dieu essentielle est Dieu même ; et de la différence entre icelle et la volonté intérieure.  

Ayant achevé les deux premières parties, à savoir de la volonté extérieure et intérieure contenant la vie active et contemplative, reste maintenant que nous venions à la troisième traitant de la volonté de Dieu essentielle, et contenant la vie superéminente.

Donc cette volonté essentielle est purement esprit et vie, totalement abstraite, épurée (d'elle‑même) et dénuée de toutes formes et images des choses créées, corporelles ou spirituelles, temporelles ou éternelles, et n'est appréhendée par le sens ni par le jugement de l'homme, ni par la raison humaine, ains [mais] est hors de toute capacité et par-dessus tout entendement des hommes, pour ce [parce] qu'elle n'est autre chose que Dieu même: elle n'est chose ni séparée, ni encore jointe, ni unie avec Dieu, mais Dieu même, et son essence[195]. Car cette volonté étant en Dieu, il s'ensuit qu'elle soit Dieu, puisqu'en Dieu il n'y a que Dieu. […]

Donc tout en premier lieu, j'admoneste le lecteur qu'il n'ait à chercher ni contempler cette volonté essentielle sous quelques images, formes ou similitudes [comparaisons], tant spirituelles ou subtiles puissent‑elles être, mais au contraire bien éloignée de telles toutes images comme indignes d'icelle, voire à elle contraires ; et montant par-dessus soi‑même et tout ce qui est créé, qu'il la contemple telle qu'elle est en vérité, à savoir (comme il a été montré) l'essence de Dieu. […]

2. Qu'il n'y a nul moyen humain de parvenir à cette volonté essentielle, et les raisons pourquoi.

Maintenant donc ayant vu quelle est cette volonté, et la perfection et sublimité d'icelle, il semble nécessaire que nous montrions le moyen d'y parvenir, moyen, dis‑je, sans moyen. Car tenez pour tout assuré que nul acte, méditation, pensée, aspiration ou opération profitent ici, nul discours, exercice ou enseignement, ni nul moyen doit ici moyenner [s’insérer au milieu] entre l'âme et cette volonté essentielle ou essence de Dieu.

 Mais cette seule fin, sans aucun moyen, nous doit attirer à elle et nous élever à l'heureuse vision et contemplation d'icelle. […] il faut tout à fait retrancher la vue de l'entendement, pour ce qu'en cette consurrection[196], il veut toujours comprendre[197] ce à quoi tend l'affection. Et pour ce, le plus grand empêchement qui soit est la forte adhésion de l'intellect avec la volonté, laquelle néanmoins il faut par nécessité retrancher par grand exercice ; les causes sont ou pour ce que l'intellect tâche de comprendre par fantaisie [imagination], ou par moyen circonscrit et limité.

 Et encore : il y a autant d'impureté en cette élévation que l'entendement se mêle avec l'affection ; et tant plus que l'œil de l'entendement est totalement fermé (ce qui ne se fait que par un grand travail et exercice) et tant plus l'œil de la volonté est incomparablement, librement et éminemment élevé en ses dilatations. […]

Car cette essence, étant toute supernaturelle, ne peut être comprise de notre sens et jugement : étant incompréhensible, [elle] n'est [pas] comprise par la raison ; cette essence n'est comprise que hors de nous, mais tandis que nous faisons quelque aspiration, ou opération, nous sommes dedans nous. Elle n'est comprise sinon [que] quand on est le patient, mais quand l'âme produit quelque acte, elle est l'agente. Elle est dessus nous, mais tous nos actes sont dessous nous. […]

Toute pensée ou opération, quelle qu'elle soit, est moindre que nous, mais cette essence est plus grande que nous. […] Pour comprendre cette essence, il faut y entendre[198] uniquement, mais si nous faisons quelque discours, nous ne faisons pas ainsi. Elle n'est comprise sinon quand elle nous comprend et possède ; mais elle ne peut ainsi nous posséder quand nous sommes remplis de pensées ou empêchés d'actes et opérations propres. Elle est parfaitement simple et ne peut être comprise, sinon d'un esprit parfaitement simplifié.

Nulle contemplation spéculative peut transformer, mais l'amour seul. […] Donc par toutes ces raisons ici est manifeste qu'en cette affaire, il ne faut user de moyen humain ni penser qu'on puisse parvenir à cette essence par la raison ou discours de l’entendement ; mais, au contraire, qu'il faut retrancher comme grandement nuisibles tous tels discours et opérations, et totalement arrêter l'entendement […]

Donc, par tout ce qui est dit ci‑dessus, il est manifeste que les aspirations, méditations et discours de l'entendement ne profitent pas à cette union, vu que tout sens, jugement et raison humaine doit ici succomber à la gloire de Dieu, finalement que tout acte et opération intellectuelle doit ici être retranchée. Et pour ce, je conclus qu'il n'y a nul moyen humain ou actif d'aborder cette union ou volonté essentielle. De sorte que cette essence ne peut être comprise sinon comme elle‑même se donne à comprendre, ni entendue sinon comme elle‑même se donne à entendre, ni vue sinon comme elle-même se donne à contempler, ni goûtée, ni connue, ni possédée, sinon comme elle veut être goûtée, connue et possédée. Elle se laisse comprendre quand, comment et à qui il lui plaît ; elle se donne à entendre, goûter et être possédée quand, comment et à qui il lui semble bon. Et de nous, nous n'y pouvons rien.  

3. Premier moyen. Qu'il y a un moyen sans moyen, savoir passif, non actif, tout divin, et par-dessus tout entendement, non humain, ni par les actes de l'esprit ; et que ce moyen est de deux sortes.   

Bien que (comme est prouvé) il n'y a moyen humain de voir cette essence, il y en a toutefois un divin. Bien qu'il n'y ait moyen actif ou actuel[199], c'est-à-dire où l'homme puisse opérer ou être l'agent, il y en a toutefois un passif ou essentiel, où l'homme ne fait rien, mais est le patient ; et pour ce qu'on n'y fait rien, je l'appelle moyen sans moyen. […] Dieu seulement y opère, et l'âme ne fait que souffrir [endurer], et est immédiatement unie à Dieu sans aucun moyen […] L'élévation d'esprit qui se fait par ignorance, n'est autre chose que d'être mu immédiatement par l'ardeur d'amour, sans aucun miroir ou aide des créatures, sans l'entremise d'aucune pensée précédente, et sans aucun mouvement présent d'entendement, afin que la seule affection puisse toucher, et que la connaissance spéculative ne puisse rien connaître en cet actuel exercice d'esprit. 

Donc ce moyen, pour dire en bref et en un mot, ne sera autre que la continuation de cette volonté, en la poursuivant toujours sans l'interrompre, et suivant toujours son trait [attraction] ou cours jà [déjà] goûté et expérimenté en la volonté intérieure, jusques à tant qu'elle nous ait menés à l'essentielle. […] 

Mais cette continuation se fait en deux façons, l'une par la seule influence, suave opération et très intime  inaction de cette seule volonté, par lesquelles elle anéantit toutes les actions de l'âme, et la simplifie, et consomme [consume] en elle. L'autre se fait non par cette seule opération, mais aussi par quelques très subtiles industries de notre côté, non que telles industries soient des actes de l'âme, mais tant s'en faut qu'au contraire elles servent pour assoupir toutes actuelles opérations d'icelle et pour la rendre nue.

[…] L'un est pour ceux qui ont la ferveur et dévotion, l'autre tant pour ceux-ci que pour les autres, qui n'ont que la nue dévotion raisonnable. L'un n'est pas toujours si totalement assuré comme est l'autre. En l'un, cette volonté dispose l'âme par ses douces influences et familières caresses ; en l'autre, il semble au commencement que l'Époux se tient plus éloigné et laisse à l'âme se disposer elle‑même. En l'un, se trouve quelque dévotion sensible redondante des puissances intellectuelles, mais en l'autre, particulièrement au commencement, l'on monte par-dessus tout sens, voir et entendement, et là on voit Dieu et, par nu amour, on l'embrasse et possède. […]

4. Premier point. Quatre points principaux du premier moyen. Est l'explication du premier point.

[…] Dont le premier est une très subtile connaissance de l'imperfection de sa contemplation. Le second, un écoulement de ses fervents désirs en Dieu. Le troisième, une parfaite dénudation d'esprit. Le quatrième, une continuelle proximité et proche vision de cet objet, et heureuse fin finale.

Touchant le premier, il est à savoir qu'il n'y a contemplation si haute qui ne puisse être plus sublime, ni pensée si abstraite qui ne puisse être plus dénuée, ni lumière si grande qui ne puisse être plus éclairante, ni trait si fort qui ne puisse être plus violent, ni conversion si simple qui ne puisse être plus directe, ni finalement union si étroite qui ne puisse être plus serrée. Et que ce peut être,  et ne l'est pas, vient de nous et de notre faute, et non de Dieu, qui ne désire et ne peut qu'infiniment désirer de se communiquer. […]

Sur quoi, il faut noter que d'autant plus subtil et illuminé qu'est l'esprit, d'autant plus subtiles et secrètes aussi faut‑il que soient ses tromperies et fautes (car autrement il les connaîtrait et découvrirait). Mais en cette vie superéminente, l'esprit est grandement illuminé et subtil, et par conséquent ses fautes et tromperies très cachées et subtiles. D'où il s'ensuit que ceux-là se trompent beaucoup, qui observent en cette vie leurs imperfections et fautes en même façon et non plus subtilement qu'en la vie active, ne se souvenant qu'à mesure que l'esprit est plus subtil, la nature se cherche plus finement et secrètement. […]

Ceux donc s'abusent bien qui, en cette vie suréminente, avalent toutes ces choses ou passent légèrement dessus, comme s'ils étaient encore en la vie active, n'employant pas fidèlement leur talent, lumière et subtilité d'esprit à l'arrachement de leurs totales imperfections ; mais, y faisant comme les borgnes, et se flattant tacitement, disent que telles ne sont pas imperfections, et ainsi se donnent trop de liberté et secrètement dorlotent et accoquinent leur sensuelle nature, usant de telle grâce et subtilité d'esprit pour s'introvertir[200] pour leurs consolations, et non à la parfaite abnégation, connivant toujours avec leurs imperfections, et faisant ainsi les ambidextres et jouant des deux mains : tantôt se mettant du côté de l'esprit, tantôt du côté de la chair, voulant jouir des délices spirituelles ensemble et des sensuelles, désirant être tout esprit sans attrister la chair. […]

Donc, pour venir à propos, l'âme, bien qu'elle soit en grande lumière et haute contemplation, si est ce que [cependant] maintenant elle y découvre quelques fautes et imperfections bien secrètes, lesquelles ôtées, elle suit d’un plus haut vol et d'une plus grande vitesse et légèreté le trait de son Époux, et poursuit plus essentiellement le fil de la volonté de Dieu déjà pratiquée en la première et seconde partie. Or ces fautes sont trois : la première desquelles est un trop grand bouillonnement de désirs et ferveurs de l'âme, sentant trop l'actif, empêchant la douce paix et souëf [suave] repos de l'Époux en elle et son unique, entière et parfaite opération, absolu et total domaine et seigneurie en icelle ; et par ce moyen ne se laissait [l’âme] pas être parfaitement illuminée, et ne se levait pas aux spirituels et doux baisers et chastes embrassements, ains demeurait aucunement [en quelque façon] courbée en elle‑même.

La seconde est une secrète, subtile et inconnue image, que l'âme retient de la volonté de Dieu, qui empêche de la contempler essentiellement.

La troisième est [que] quelquefois elle ne regardait son Époux sans hésitation comme vraiment présent, et comme plus présent qu'elle-même, plus dedans elle qu’elle-même, plus elle qu'elle‑même, mais comme en Paradis, ou quelque part plus éloigné d'elle qu'elle ; d'où advenait que ni la foi n'était si vive, ni l'espérance si grande, ni l'amour si brûlant, ni les familiarités si très-admirables, comme autrement elles eussent été. […]

5. Second point. Du trop grand bouillonnement des désirs et de l'écoulement d'iceux fervents désirs et actes en Dieu, où est montrée une subtile et essentielle élévation d'esprit.

[…] Cet empêchement est le trop grand bouillonnement à savoir actif : je dis actif pour exclure le passif, qui est doux, sans bruit, sans actes, profond et déiforme ; mais au contraire, cet [empêchement est] actif, impétueux, remuant, superficiel, et sentant trop l'homme, la nature et l'opération naturelle et humaine.

Et ces deux désirs sont semblables à deux eaux dont l'une est bouillante, impétueuse, faisant grand bruit, et toutefois n'est pas creuse [profonde]; l'autre douce, sans bruit et rassise, et toutefois bien profonde[201][…] 

Ainsi que se voit au grain de froment, qui n'est pas perdu pour être jeté en terre, mais se change et multiplie, de même les désirs ne sont [pas] perdus pour être jetés en Dieu, mais se purifient, se multiplient et s'accomplissent. Et comme le grain ne produit pas le blé, qu'il ne soit consumé et amorti [rendu comme mort], ainsi les bons désirs ne produisent jamais leurs effets, à savoir l'union et la transformation, qu'ils ne soient consumés et assoupis en Dieu. C’est pourquoi Notre Seigneur dit: Si le grain de froment tombant en terre n'est mort, il demeure seul ; mais s'il est mort, il fructifie abondamment[202]. […] Et toutefois comme ce grain ne revient jamais à soi, mais demeure toujours transformé ou transmué en blé, comme en son effet, dernière fin et perfection, ainsi les désirs ne doivent jamais revenir, mais demeurer transformés en union, comme en leur effet et comble de leur perfection. […] Là où se voit comme ceux se trompent, qui pensent qu'il faille toujours opérer et produire des fervents actes ou aspirations ; et encore davantage ceux qui estiment telle façon de faire la vraie union, et condamnent le contraire comme chose quasi-injuste et oisiveté vicieuse […]

Or l'âme, ayant trouvé cette faute et empêchement en son chemin et union, y remédie par un écoulement de ses ferveurs en Dieu […] Ce mot « écoulement » contient deux choses, à savoir la mort et la vie, ou bien la perte et le gain, pour ce qu'en tant que la ferveur coule hors de l'âme, elle s'assoupit et meurt, s'évanouit et se perd ; mais en tant que cela se fait en Dieu, elle s'augmente davantage, et vit plus que jamais. Et pour ce je ne dis pas « anéantissement » comme s'ils étaient anéantis en Dieu, mais un écoulement en Dieu, comme étant en lui préservés, aussi je ne dis pas une préservation des désirs, mais « écoulement » pour montrer qu'ils ne sont plus sentis dans l'âme pour être subtilisés et pour la vive et suave opération de Dieu en elle, lequel change ainsi les désirs en la chose désirée[203].

Or ce changement contient trois choses, à savoir une claire manifestation de la chose désirée, un remplissement des désirs, et un évanouissement de ces désirs.

Touchant la première, cette manifestation de la chose désirée, qui est Dieu, ne vient pas toute à la fois, mais petit à petit et comme par degrés, selon l'accroissement de notre amour. Car au commencement Dieu est dans l'âme, mais elle ne le sait point ; après, il s'y montre, mais obscurément ; en après, plus clairement, mais sous quelque ombre ; et en fin, très clairement, sans ombre, comme en plein midi. Tous lesquels degrés nous sont montrés aux Cantiques par l'épouse. Car le premier nous est montré quand elle dit : « Je l'ai cherché, et ne l'ai pas trouvé [204] ». Là où on voit deux choses, à savoir que Dieu était en elle, et qu'elle ne le savait point : l'une desquelles est prouvée par ce mot cherché puisque, comme est clair, et selon le dire de saint Augustin, elle ne le chercherait et même ne le pourrait pas chercher sans lui ; l'autre, à savoir qu'elle ne savait pas qu'il fût en elle, est claire par ce mot pas trouvé.

Le second degré de cette manifestation nous est montré quand Dieu se montre être dans l'âme, mais obscurément, et plutôt par quelques effets, comme fervents désirs et bonnes inspirations, que non par quelque connaissance essentielle, ce qui est montré par la parole de l'épouse disant : « Je l'ai tenu et ne le lairrai[205][laisserai], tant que je l'aie introduit. »  Car parce qu'elle dit tenu, elle montre qu'elle savait qu'elle l'avait en elle, mais en ce qu'elle dit tant que je l'aie introduit, elle montre de ne le posséder ni de le voir et jouir de lui, encore si [à] plein comme elle désirait, mais que ce serait pour quand elle l'aurait introduit en la maison de sa mère. Et cette façon de manifestation est quand l'Époux commence à se montrer, non seulement comme Seigneur, mais comme Époux, non seulement par secrètes inspirations, mais par intimes et divins attouchements, et enseigne l'âme non comme maître par préceptes, mais comme Ami et Époux par douces attractions.

 Mais d'autant qu’encore cette jouissance et vision de son Époux n'est en sa perfection, elle ne cesse de crier à lui avec toute sa force, du fond de son cœur : Qui est‑ce qui te donnera à moi pour être mon frère suçant les mamelles de ma mère, à ce que je te puisse trouver seul dehors et te baiser [206] ?   Ce qu'elle obtient au troisième degré de cette manifestation, qui est plus clair et excellent que celui‑ci, et est quand l'Époux s'approche si près de l'épouse qu'elle voit son ombre vraie, à savoir une déiforme image, sous laquelle elle le connaît et contemple y faisant sa demeure, disant : Je me suis assis à l'ombre de celui que j'avais désiré[207]. Là, elle l'écoute, là elle l'adore, là elle ouït ses familiers colloques, doux propos, et paroles melliflues [où coule le miel]. […]

Ainsi le désir rempli et contenté ne peut plus désirer, car comme ainsi soit que nulle chose ne peut plus recevoir qu'elle en a la capacité […]

D'où nécessairement s'ensuit le troisième point, à savoir l'évanouissement de tels désirs, actes et opérations, pour que, quand le désir est rempli, il s'évanouit et n'est plus : quand les actes sont effectués, ou opérations consommées en leur fin, ils ne sont plus, car, comme le grain ayant produit le blé n'est plus, ainsi ces désirs, actes et opérations, ayant produit leur effet, à savoir la possession de Dieu, ne sont plus. […]

En tel évanouissement de désirs, elle demeure plongée en l'abîme de la divinité de son tant désiré et amoureux Époux. Rien de beau ne lui manque après telle manifestation, nulle douceur ne lui défaut après tel remplissement, nul empêchement d'union se rencontre après tel évanouissement. Par cette manifestation, elle voit Dieu comme à découvert, en ce remplissement le reçoit en elle et par cet évanouissement toute dénuée, se conjoint à lui. Toute beauté y est montrée aux yeux de l'épouse, laquelle la ravit en admiration ; toute suavité infuse en son intérieur, qui la confit en douceur ; tous secrets quasi lui sont découverts, qui la font étonner. Rien n'est si beau que cette vision, rien si plaisant que cette douceur, rien si étroit que cet embrassement. […]

6. Troisième point. De la parfaite dénudation d'esprit.

Dénudation d'esprit est une divine opération purifiant l'âme, et la dépouillant entièrement de toutes formes et images, des choses tant créées qu'incréées, et la rendant ainsi toute simple et nue, et la fait capable de contempler sans formes.

Premièrement, je l'appelle « divine opération » pour exclure l'humaine, pour ce que nulle telle ne peut effectuer cette dénudation. La raison est que nulle opération humaine ou acte de notre esprit peut être sans formes ou images, pour ce qu'ils sont nécessairement formés et imaginés devant qu'être produits. Aussi toute chose opère selon son naturel, mais toute opération humaine est imaginative. […]

 Tant s'en faut que plus qu'on tâcherait de ce faire, et plus on s'en trouverait éloigné, car comme celui qui marcherait sur la terre molle pour la rendre unie, la ferait plus rude par les vestiges qu'il y laisserait imprimés, de même celui qui, par propre acte, voudrait aplanir son âme et la rendre polie et dénuée d'images, l'en remplirait davantage par l'impression des vestiges de ses propres actes. Et comme l'eau, plus qu'elle se meut, et plus elle est éloignée d'être calme et recoye [tranquille], ainsi plus l'âme se meut par son propre acte et plus elle est éloignée d'être abstraite. Et comme l'eau doit cesser de sa motion pour être calme et polie, ainsi l'âme doit désister de sa propre opération pour être nue et abstraite.

Toutefois cette désistance, ou cessation d'opération, ne se peut faire utilement et en Dieu par l'âme seule ; ains l'opération de l'Esprit de Dieu y est nécessaire pour élever et suspendre ses puissances, et les faire cesser de leur naturelle opération, et comme expirer en Dieu.

Là où plusieurs âmes se trompent qui, sans être élevées et attirées de Dieu, cessant de toute opération, demeurent bien en une certaine abstraction, mais ce n'est que naturelle et en leur pur esprit, l'estimant toutefois surnaturelle, jugeant une fausse et mauvaise oisiveté être l'union avec Dieu. […]

Or cette dénudation par son premier effet de purgation, particulièrement, et sur toutes autres impuretés, purge l'âme d'une très secrète image que toujours elle retenait de la volonté de Dieu, qui est la deuxième faute occulte susdite de contemplation mentionnée au quatrième chapitre. Laquelle image était si subtile, déliée et spirituelle, qu'en la volonté intérieure jamais l'âme ne s'en apercevait, mais se persuadait que, purement et sans voile ou image, elle contemplait cette volonté en son essence […]

Cette opération d'amour divin est si interne, intrinsèque et puissante et efficace, qu'elle opère plus vivement en elle que jamais elle n'avait encore senti ; et si fort est ce trait qu'il tire l'âme encore plus hors d'elle que jamais. Si ardent est ce feu d'amour qu'il consume en elle toute impureté. Et finalement, si étroite est cette union qu'elle est toute abîmée en Dieu, où toutes ses imperfections sont noyées, consumées et anéanties.

 Et par même moyen, elle reçoit une nouvelle lumière et une autre capacité [possibilité de contenir] que toutes celles qu'encore elle a eues, et est faite capable d'opérer surnaturellement, hors et par-dessus elle-même et toute intelligence naturelle et humaine, qui est le second effet de cette dénudation, à savoir illumination. […]

Et voyant, goûtant et expérimentant comme il est plus près d'elle qu'elle-même, qu'elle est plus lui qu'elle-même, et qu'elle le possède non comme quelque chose ni comme elle‑même, mais plus que toute chose et plus qu'elle-même, selon cette lumière, elle se comporte tellement que sa joie, sa vie, sa volonté, son amour et ses regards sont plus en lui qu'en elle-même, et ce d'autant plus qu'elle connaît qu'il est meilleur et plus digne qu'elle, et qu'elle a expérimenté qu'il est plus doux et suave qu'elle, et finalement qu'elle le voit plus beau et glorieux qu'elle. Voire, ayant parfaitement connu qu'il est tout, et qu'elle n'est rien, et qu'en lui est toute beauté, bonté, et douceur, et qu'en elle n'est rien qu'amertume de malice, elle demeure, réside, et vit uniquement en lui, et rien en elle-même, d'où suit qu'elle est toute en Dieu, toute à Dieu, toute pour Dieu, et toute Dieu, et rien en elle‑même, rien à elle‑même, rien pour elle-même, rien elle‑même. Elle est toute en l'Esprit, Volonté, Lumière et Force de Dieu, et rien en son esprit, volonté, lumière et capacité propre et naturelle.

 En cette capacité, en cet Esprit et en cette Lumière, elle contemple cette Volonté essentielle, à savoir l'Essence de Dieu, comme est écrit : En ta lumière nous verrons la lumière[208]. Ici elle contemple les choses secrètes et inscrutables, ici elle a accès à la lumière inaccessible, ici elle découvre les mystères ineffables, ici elle voit les choses admirables, ici elle est remplie de toutes choses délectables, car d'autant qu'elle est unie à Dieu, elle connaît des mystères secrets et merveilles. […]

7. Quatrième point. De la proximité, ou continuelle proche vision, et assistance de la fin heureuse.

[…] Là où l'âme poursuit l'Époux avec tant de légèreté, vitesse, force et impétuosité, et court après lui avec tant d'avidité, soif et insatiabilité, lui étant conjointe par une si amoureuse inclination, et indissoluble adhésion qu'ils pourraient sembler le corps et l'ombre, l'âme suivant l'Agneau, « quelque part qu'il aille »[209], l'odeur, douceur, et beauté duquel l'ont tant fait courir après lui, l'ont tant enivrée et si violemment ravie que du plus profond de son cœur, elle s'abhorre elle‑même et s'éloigne infiniment de toutes pensées d'elle‑même et de tout sentiment de douceur, pour comprendre la totalité de cette substance, pour s'y plonger éternellement, s'y perdre irrécupérablement, et y mourir totalement, et ce pour le nu amour d'icelle Essence ; et hait à mort tout ce qui peut faire sentir quelque plaisir, ou avoir autre pensée d'elle‑même, ou qui lui donne à savoir qu'elle est une et son Époux un autre, auquel elle désire plus que sa vie avec toutes créatures d'être fondue, liquéfiée, consumée, et anéantie.

Ici elle s'étend et reçoit cette Essence en elle, non comme un vase reçoit quelque chose, mais comme la lumière de la lune celle du soleil. […] Par cette simple conversion, elle se divertit de toutes créatures, et par l'immutabilité d’icelle, elle les oublie toutes. […]

Les causes de cette continuation sont lumière et amour. Car non seulement elle trouve ici que Dieu est en elle, mais aussi qu'il n'y a rien en elle que lui. Tellement qu'elle a tant habité en l'abîme de son rien et le connaît si bien que, par même moyen, elle voit que le même est de toutes autres choses qui, pour sembler quelque chose, lui causaient ténèbres. Et avec cela cette connaissance est confirmée et pratiquée par l'amour, qui est si fervent et si attrayant qu'il ravit, liquéfie et fond l'âme en telle sorte qu'étant par icelui absorbée, engloutie et liquéfiée en Dieu, toutes les autres choses sont semblablement fondues, liquéfiées et anéanties.

D'où arrive (comme est dit) qu'elle ne peut voir autre [chose] que Dieu ; et d'autant que ces causes sont habituelles, leur effet l'est pareillement, car cette annihilation est si parfaite et habituelle en l'âme en ce degré ici que, toutes choses réduites à rien, elle demeure en l'oraison, comme suspendue en une immense vacuité ou nihilaité , sans pouvoir bien voir ni comprendre chose aucune, ni même elle‑même, quand elle y est parfaitement ; laquelle infinie vacuité, ou nihilaité, ressemble à la sérénité du ciel sans aucun nuage, et est une déiforme lumière.

Or en cette lumière est aussi l'amour (non comme une autre chose) qui doucement enflamme, brûle et allume l'âme, et ce si secrètement, simplement et intimement qu'elle ne cause nul mouvement dans l'âme qui puisse empêcher cette sérénité, ains [mais] au contraire, elle en est si subtilement agitée et si doucement éprise qu'elle se fond, liquéfie et s'évanouit davantage, et sa tranquillité et sérénité en est augmentée.

Cette vaste solitude de nihilaité est cette solitude de laquelle l'Époux dit : Je la mènerai en solitude et parlerai à son cœur[210]. Et d'autant que cette immense spaciosité de nihilaité lui est maintenant comme habituelle pour en avoir vu le fond par expérience, et pareillement cet amour pour être fondue et transformée en icelui, de là advient que leur effet est comme continuel, à savoir l'habitude d'union, ou continuelle assistance, et proche vision de cette Essence.

Et ainsi est chassée la dernière susdite faute secrète de contemplation mentionnée au quatrième chapitre, qui était que quelquefois l'âme ne regardait pas son Époux comme vraiment présent et plus présent qu'elle, plus dedans elle qu'elle‑même, plus elle qu'elle‑même, mais comme en Paradis ou en quelque lieu plus éloigné d'elle qu'elle […]

Et voilà la vraie vie active et contemplative non pas séparées comme quelques‑uns pensent, mais jointes en un même temps, pour ce que la vie active de telle personne est aussi contemplative, ses œuvres extérieures intérieures, corporelles spirituelles et temporelles éternelles, faisant ainsi de deux choses une. 

8. Second moyen. Que ce moyen n'est autre chose que la volonté de Dieu, manifestée par l’annihilation, laquelle a deux points, connaissance et pratique, et du premier point.

 […] Doncques pour être uni à cette volonté essentielle, il la faut toujours voir ; pour la toujours voir, il ne faut rien voir qu'icelle ; pour ne rien voir qu'icelle, il faut savoir qu'il n'y a rien qu'icelle et vivre selon ce savoir. […] Que cette volonté est Dieu même, a été montré au premier chapitre, et qu'il n'y a rien que Dieu ; maintenant convient à le déclarer, qui est chose si évidente que tant la raison et philosophie que les docteurs en théologie, comme aussi la sainte Écriture et les exemples nous le montrent.

Car premièrement la raison nous dit que nous ne pouvons être que rien (comparés à l'être de Dieu indépendant) puisque Dieu est infini : car si nous étions quelque chose, Dieu ne serait pas infini, car là son Être aurait fin où le nôtre commencerait. […] Et en l'Évangile il est écrit : « Je suis qui me donne témoignage de moi‑même », et : « Je suis, ne craignez point[211] ». Et en un autre endroit est écrit : « Je suis qui suis[212] ». En tous lesquels passages il y a une grande emphase en ce mot : Je suis. Saint Paul aussi, après avoir parlé de la grandeur du Fils de Dieu, vient à dire : Il s'est anéanti soi‑même, ayant pris forme de serviteur, fait à la semblance des hommes, et trouvé en figure d'homme[213]. Que si le Fils de Dieu pour s'être fait homme s'est anéanti et fait rien, donc l'homme n'est rien.

Exemples ou figures de ceci étaient montrés en l'appréhension de notre Seigneur, où incontinent qu'il dit : « Ego sum[214]» [Je suis], tous ses ennemis tombèrent par terre à la renverse, nous enseignant que, quand il est question de l'être de Dieu, tous les autres êtres tombent à la renverse, s'anéantissent et ne sont plus. […]

Si ici on me demande : « Qu'est‑ce donc la créature ? », je réponds qu'elle n'est qu'une pure dépendance de Dieu. Si derechef l'on me demande : « Qu'est‑ce que c'est que cette dépendance ? », je réponds que c'est une telle chose qui ne se peut expliquer par parole, mais par quelque similitude l'on en peut savoir quelque chose. Donc la créature est telle envers Dieu que sont les rayons envers le soleil, ou la chaleur envers le feu, car comme ces choses-là dépendent si entièrement de leur origine que sans le soutien et continuelle communication de lui, elles ne pourraient subsister, […] Et pour ce tout ainsi qu'incontinent que le soleil se cache et se retire, les rayons ne sont plus, de même, si Dieu se cachait et se retirait de la créature, elle s'évanouirait. Mais comme les rayons et chaleur (bien que tout ce qui est en eux soit soleil et feu) néanmoins ne sont pas essentiellement soleil et feu, considérés en eux‑mêmes, ains [mais] une certaine dépendance ou étincelle d'iceux, ainsi la créature, bien que tout ce qui est en elle soit Dieu, toutefois elle n'est pas Dieu, considérée en elle‑même.

Si on me dit que la créature, si elle est une dépendance de Dieu, donc elle est quelque chose, je réponds qu'elle est et qu'elle n'est pas, tout ainsi comme ces rayons et cette chaleur : car si on regarde les rayons sans voir le soleil, ou la chaleur sans voir le feu, ils sont ; mais si on regarde le soleil même ou le feu, il n'y a plus de rayon ni de chaleur, mais tout est soleil et tout feu. Ainsi si on contemple la créature sans contempler le Créateur, elle est ; mais si on contemple le Créateur, il n'y a plus de créature, car comme le soleil s'attribue et s'approprie tous ses rayons comme lustres issus et sortis de lui, et comme il les révoque à leur origine, sa grande lumière les absorbe, annihile et rédige [réduit] en rien, de même le Créateur s'attribue et s'approprie la créature, comme quelque étincelle sortie de lui et la révoque à soi comme à son centre et origine, et en son infinité l'annihile et réduit à rien. Voilà donc comme la créature est quelque chose considérée à part, mais rien considérée en l'immensité de Dieu et son être infini, auprès duquel elle n'est point. […]

9. Que l'homme est la source de tout erreur et du trop grand avancement[215] de l'être des créatures, et ce par ces ténèbres, et non par son être ; lesquelles ténèbres annihilées, tout cet erreur est aboli ; que telle annihilation ne peut être active, ains passive .

Ayant donc par le premier point trouvé qu'il n'y a rien que cette volonté essentielle, et qu'elle est tout, il faut voir par le second la pratique de ceci, à savoir comment il faut vivre en cet anéantissement, nihilaité des créatures, et continuelle contemplation de ce Tout. Car il y a beaucoup à dire entre cette connaissance et la pratique, voire tant qu'il s'en trouve beaucoup qui ont l'une, mais peu qui font l'autre, car beaucoup vous diront qu'il n'y a que Dieu, mais presque personne ne pratique ce qu'il dit.

Or je ne trouve moyen si convenable que la même Volonté, sans la laisser aucunement. Donc quiconque veut ôter tous empêchements et entre-deux entre Dieu et soi, quiconque veut continuellement demeurer en la sublime contemplation, finalement quiconque veut sans cesse adhérer uniquement à Dieu et étroitement embrasser l'Époux, qu'il mette tout en premier lieu ce stable fondement, et qu'il se fie à l'immobilité, fermeté et vérité d'icelui, à savoir qu'il n'y a rien que Dieu ; puis, qu'il en poursuive la pratique, en se tenant toujours en cet abîme, y faisant sa demeure, et le contemplant toujours ; et ceci par la mort ou annihilation de soi-même comme lui étant le seul empêchement de ceci ou la racine d'où bourgeonnent, la source d'où sourdent, et la fontaine d'où coulent tous les autres. […]

Or ce péché, ténèbres et ignorance ne savent pas s'annihiler, pour n'avoir aucune lumière, ni ne le peuvent pas faire pour n'avoir aucune puissance, ni ne le veulent faire pour n'avoir aucun amour, mais au contraire s'en vont toujours s'augmentant. L'homme aussi, auquel ils demeurent comme une même chose avec lui, ne le sait pas faire pour ce que ces ténèbres l'ont aveuglé, ni le peut pour ce que cette impuissance l'a affaibli, ni le veut pour ce que cette malice l'a endurci. Reste donc cette seule Volonté essentielle qui est Dieu même, pour faire ce chef d'œuvre d'annihilation : là est la lumière qui sait, la puissance qui peut. […]

Mais à ce que cela se puisse effectuer en nous par cette Volonté essentielle, il faut quelque disposition de notre côté, disposition, dis‑je, non remote[216], telle qu’est celle de la vie active, où on faisait le bien et chassait les tentations et imperfections en l'objet de la volonté extérieure, savoir pour ce que Dieu le veut ; mais une disposition proche, telle qu'est due en cette vie‑ci, où il le faut faire en l'objet de la Volonté essentielle, savoir est pour ce que Dieu est, ou à ce que Dieu soit, et à ce qu'il puisse être, vivre, et régner en nous, comme est de droit. Car, par là, se voit que cette disposition doit tendre au total anéantissement de soi, à ce que ce Tout puisse uniquement être. Et pour tendre à cet anéantissement, il faut anéantir et faire cesser sa passion ou affection[217] et actes imparfaits d'esprit, par et en la fixe vue de ce Tout qui les engloutit par son infinité et très vraie présence. Car cependant que l'âme demeure ainsi fichée en cette Essence, détournée de la créature et convertie à son Époux, la tentation ou passion et tous mouvements imparfaits d'esprit d'un côté se diminuent, lâchent leur prise et s'évanouissent, et de l'autre côté la bonté infinie se montre tellement à elle, la possède, vivifie, attire et conjoint à soi de telle sorte qu'elle demeure plongée en l'abîme de cet Être infini. […]

10. Des empêchements de cette annihilation, et de très subtiles et inconnues imperfections de contemplation.

La première de ces imperfections subtiles et inconnues en cette vie superessentielle est de contester ou combattre contre les pensées superflues et distractions, et la raison est pour ce que par telles contestations, les pensées s'impriment plus fort dans l'esprit. […] il ne faut pas s'émouvoir ni contester contre les pensées et distractions. Une autre raison est que d'autant plus qu'ainsi on conteste, d'autant plus y a de mouvements et actes dans l'âme, et ainsi d'autant plus est-on plus éloigné (selon notre Règle) de cette mort et annihilation, puisque d'autant plus qu'on fait, d'autant plus on est.

Le remède de cette imperfection de contestation est son contraire, à savoir mépris de telles pensées et distractions, et l'annihilation de soi-même en cet abîme de lumière et vie où [soi-même] étant anéanti, les pensées conséquemment s'évanouiront. Car le même abîme qui annihile la personne, noie aussi ces distractions. Et ne faut faire de différence entre le sentir et non-sentir de ces pensées, ains [mais] se tenir toujours ferme et assuré en son rien, et laisser combattre son Tout, à savoir cette volonté essentielle, son Dieu. […]

Une autre imperfection en cette vie est d'attacher son esprit à quelque exercice particulier, pensant qu'il soit nécessaire d'achever telle ou telle pratique devant que se laisser tirer plus haut. La raison est pour ce qu'ainsi on est propriétaire de soi-même et de son exercice, tellement qu'on n'est pas libre pour s'abandonner totalement à l'Époux et suivre son trait  ni se dénuer comme est nécessaire pour le contempler et pour le recevoir pleinement et à toute heure en soi. Bref, on est ainsi quelque chose, ce qui est contraire à l'annihilation, sans laquelle ne se peut avoir la transformation. […]

En outre, est ici imperfection de retenir quelques formes ou images, tant subtiles puissent-elles être, soit de la volonté de Dieu ou de la divinité, soit de sa puissance, sapience, ou bonté, voire soit de l'unité, Trinité ou de l'Essence divine, ou même de cette volonté superessentielle […]

Il faut donc ici se hâter de se dépêtrer de toutes autres images, tant subtiles que grosses, à celle fin que l'âme nue puisse voir Dieu son Époux nu, ce qui se fait uniquement par cette annihilation et mort, pour ce que si on est quelque chose, on a quelque image, aussi pour autant que si on vit, on agit, et tout acte a image. Or cette annihilation ne se peut faire, mais la peut-on seulement souffrir : même si on y pensait opérer et faire quelque chose, on s'en trouverait autant plus éloigné qu'on y aurait opéré, pour ce que d'autant plus qu'on opère, d'autant plus et on vit et est […]

Davantage, c'est une imperfection de désirer l'union sensible, comme font beaucoup, sans s'en apercevoir pour ne la connaître pas. Car bien qu'explicitement ils ne cherchent telle union sensible, encore implicitement ils le font, témoin de quoi est qu'ils ne sont jamais en repos qu'ils n'aient quelque sentiment d'union : d'où advient qu'ils vivent toujours en la pauvreté de leur âme, sans pouvoir atteindre à la pure et nue contemplation et, comme enfermés dans le pourpris[218] de nature et enclos et circuit du sens [sensualité], ne peuvent sortir hors d'eux-mêmes aux choses supernaturelles […]

Remède de quoi est de changer cette sensibilité en nu amour vide de tout sentiment, qui est stable, perdurable et toujours de même, sachant que Dieu n'est nullement sensible ni aucunement compris du sens, mais est un pur esprit. Car qui considère bien ceci, verra quelle folie c'est de se vouloir unir à celui la nature duquel est infiniment plus pure que celle des Anges, par le moyen du sens qui lui est commun avec la nature des bêtes : ce que quand on aura bien vu, on permettra facilement que cet Esprit et Vie amortisse [détruise] et anéantisse notre sens et mort.

Plus est une imperfection de chercher quelque assurance ou connaissance expérimentale qu'on est uni.[…] En quoi l'on fait beaucoup de fautes, car premièrement on n'a pas une ferme confiance, ains une défiance en Dieu ; secondement, on ne l'aime pas d'un nu amour, ains par le sensitif ; troisièmement, on bâtit sur le sable et se fie aux sens, et s'y arrête‑on comme sur un bon appui. Et finalement cela fait qu'on ne peut jamais sortir hors de sa terre et de soi, ni s'abandonner du tout [tout à fait] entre les mains de Dieu. […]

Sixièmement, en cette vie essentielle, est une imperfection d'élever son esprit comme voulant trouver Dieu ailleurs et plus haut que dans nous-mêmes, pour ce qu'il y a un aveuglement qui ignore que déjà l'esprit est là où il demande, à savoir en Dieu, et Dieu en lui, là où l'âme délivrée de tel aveuglement voit qu'elle est et vit plus en Dieu qu'en elle-même, et Dieu plus en elle qu'elle-même. Il ne faut donc pas faire tel acte d'élèvement d'esprit, mais demeurant en son rien et en ce Tout, et comme ayant déjà ce qu'on demande, on la doit contempler et continuellement embrasser.

Septièmement, il se faut garder d'une très subtile tromperie par le moyen d'une image très déliée qui arrive quand l'âme ayant assez bien quitté et perdu les images de toutes les choses qu'elle a jamais vues, ouïes ou connues, elle tâche à contempler Dieu comme grand, large, spacieux et étendu d'une immense extension, employant toute sa capacité à comprendre cette sorte de grandeur, et est bien aise quand elle le peut ainsi voir, et même pense que si ainsi elle ne le voit, que sa contemplation ne le vaut guère, et tâche en cette manière de voir son infinité, ne s'apercevant pas que cette sorte de grandeur est une grandeur matérielle et non pas la grandeur de Dieu, qui est spirituelle et bien éloignée de celle‑ci, laquelle n'est qu'une forme ou image composée plutôt par l'âme que par la vérité même. […]

Huitièmement, est contre la perfection de cette vie de chercher Dieu autrement que par une simple ressouvenance comme au chapitre douze sera montré. La raison est que la recherche présuppose l'absence, puisque jamais l'on ne cherche ce qu'on a déjà présent, comme cette contemplation ici présuppose avoir Dieu : cette imperfection vient à faute de foi, ne voyant [pas] qu'on a ce qu'on cherche. Et non seulement elle vient des ténèbres, mais aussi cause des ténèbres, et le même chercher fait qu'on ne peut pas trouver. […]

Neuvièmement est ici imperfection de désirer Dieu comme s'il était absent, et ce pour semblables raisons que dessus. Car ce qui est en désir n'est pas en possession ni fruition. Mais en cette vie essentielle, Dieu se donne en possession et fruition suivant notre portée, et pour ce, ne le doit-on désirer comme absent, mais en jouir comme présent. […]

Onzièmement, c'est imperfection de jeter un regard en Dieu autre que la simple ressouvenance de lui comme s'il était ailleurs et non dans l'âme, et l'âme aussi en lui, ainsi que le poisson dans la mer, et l'oiseau dans l'air, au respect duquel le regard de l'âme doit être comme le patient[219], demeurant en son rien, c'est-à-dire que ce regard de l'âme doit être tiré hors d'elle par cette divine beauté, et non envoyé de l'âme.  Car tout ainsi que le soleil frappant sur quelque corps diaphane ou transparent comme l'eau, la terre et cristal, attire une réciproque splendeur vers lui, ainsi Dieu qui jette les rayons de son regard sur l'âme[220], attire vers lui un réciproque regard. Mais comme cette réciproque splendeur de l'eau et du cristal ne vient pas d'eux seulement ni de leur vertu, mais principalement du soleil, ainsi ce regard parfait ne vient pas principalement de l'âme, ni par quelque acte sien, ains [mais] de Dieu. […]

11. De deux sortes d'annihilation : la différence de l'une et de l'autre, et comme elles servent aux deux amours.

[…] L'annihilation passive est quand la personne et toutes choses sont annihilées, assoupies et évanouies ; et l'appelons passive pour ce qu’elle pâtit cette annihilation, et de celle‑ci a été parlé jusques à maintenant avec ses empêchements et imperfections au chapitre précédent.

L'annihilation active est quand la personne et toutes choses ne sont [pas] ainsi passivement annihilées, mais bien activement, à savoir par la lumière tant naturelle que supernaturelle de l’entendement, par laquelle on découvre et sait assurément qu'elles ne sont rien, et [qu’on] s'appuie sur cette connaissance et vérité, bien que le sens contredise.

L'une est quand il n'y reste aucune image et sentiment des créatures ; l'autre est quand il y a quelque image et sentiment, mais toutefois on connaît par cette lumière qu'elles ne sont rien. L'une consiste en connaissance expérimentale, se voyant être rédigé à [réduit à] rien, comme est écrit : « Je suis réduit à rien[221] ». L'autre consiste en connaissance vraie, mais non expérimentale selon le sens, mais bien selon l'intellect.    

De ces deux annihilations, l'active est la plus parfaite pour deux causes, à savoir pour sa force et pour sa continuation. Pour sa force, d'autant qu'elle annihile toutes choses avec soi-même, non seulement quand elle est aidée de l'actuel trait de cette volonté, ou Essence divine, mais aussi, quand la personne est en stérilité, elle les annihile tout autant quand elles demeurent, que quand elles ne demeurent pas et s'évanouissent, ce qui est un point qui doit être bien remarqué. Car par ainsi elle annihile même et les choses qui demeurent et ce qui annihile, à savoir son esprit et sa connaissance, avec toute son opération, et ne permet que chose quelconque, image ou sentiment demeure, ains Dieu seul. Pour sa force aussi, d'autant que ni la multitude des affaires extérieures, ni la multiplicité des opérations intellectuelles n'est suffisante pour empêcher cette annihilation, ou distraire la personne. Troisièmement pour sa force, pour autant que non seulement elle est éloignée des sens, mais aussi contraire, tellement qu'elle annihile les choses non seulement quand l'âme est élevée par-dessus elles, mais quand elle est même parmi elles, les regardant non autrement que si elle ne les regardait point.

 D'où aussi nécessairement advient la continuation de cette annihilation, qui est la seconde perfection de cette annihilation active, lesquelles perfections de force et continuation ne sont pas si parfaitement en l'annihilation passive, qui toujours attend (comme est dit) l'actuel trait [attraction] de Dieu.

Beaucoup y a qui connaissent et pratiquent la passive, mais il y a peu qui connaissent, et moins qui s'exercent en l'active ; faute de quoi, incontinent qu'ils font quelque œuvre corporelle ou spirituelle, comme l'étude, etc., ils sont déboutés [poussés dehors], abattus, distraits et vivent ainsi toujours en pauvreté et pénurie d'Esprit. […]

12. Que la perfection de l'annihilation active consiste à s'égaler à la passive, et sa pratique en lumière et ressouvenance.

[…] Touchant la première, cette lumière est une pure, simple, nue et habituelle foi, aidée par la raison, ratifiée et confirmée par l'expérience, et n'est [pas] sujette aux sens, n’y [ni] n'a aucune société ni commerce avec iceux, voire leur est contraire, et a sa résidence « en la plus haute partie de l'âme », et contemple Dieu sans aucun moyen ou entre-deux.

Je dis qu'elle est « pure » pour exclure l'aide des sens, tellement qu'en vain cherche-t-on l'appui ou assurance d'iceux, auxquels il faut totalement renoncer, premièrement pour ce qu'on ne peut avoir toujours l'aide de sensible dévotion, mais cette foi doit être toujours ; secondement, pour ce que, quand on l’a, elle n'est [pas] assurée, ains incertaine et flottante, mais cette foi doit être stable. […]

Secondement, je l'appelle « simple » pour exclure toute multiplicité de ratiocination, comme étant fort contraire à cette pureté de foi, premièrement pour ce qu'elle la rend humaine, mais elle doit être divine ; secondement, pour ce qu'elle la fait produire des actes, et par conséquent cause l'être, non l'annihilation. Troisièmement, elle cause des entre‑deux et images entre Dieu et l'âme.

En outre, je dis « habituelle » [là] où il y a un grand point ou concept, et bien à remarquer, à savoir qu'elle doit être continuelle, sans intermission ou relâche, pour ainsi sans cesse voir cet abîme de rien et de Tout […]

Cinquièmement, je dis « confirmée par l'expérience », à savoir quand l'âme tirée et abîmée en Dieu se voit en ce gouffre être réduite à rien, car par ainsi sa lumière et foi est grandement augmentée, de sorte qu'il lui est fort facile toujours après de croire à cette annihilation, et par cette lumière de s'y enfoncer. […]

Touchant le deuxième point, cette ressouvenance est une inspiration ou un éclaircissement, un attouchement ou un élancement de la lumière divine, qui donne sur l'âme, et qui plus soudain et plus vite qu'un éclair la frappe et la réveille, et fait voir où elle est, à savoir absorbée en ce Tout, et comme entre les bras de son Époux ; et ainsi, par cette ressouvenance, l'âme se relève quand elle semble distraite quant à son actuelle vue et ressouvenance de Dieu.

Et notez premièrement que je l'appelle « ressouvenance », non introversion, pour deux causes : l'une est pour ce que l'introversion importe acte, dont cette ressouvenance n'en a quasi rien pour sa grande pureté, nudité et simplicité. L'autre est pour ce que cette introversion importe et présuppose extroversion et distraction, ce que ne fait cette ressouvenance, pour ce qu'elle annihile tout ce qui pourrait apporter distraction.

Secondement je l'appelle « ressouvenance» pour ce qu'elle n'est pas tant l'acte de l'âme, comme [que] l'opération de Dieu en elle, et ne vient pas tant d'elle-même que de lui. […]

13. Des imperfections ou empêchements  de cette annihilation active.

[…] Et premièrement est une imperfection de douter de la vérité de la vraie présence de Dieu, ou le bien de le croire à demi, ou bien de le croire d'une croyance négligente et comme endormie.

Secondement, de ne vivre selon cette croyance, c'est-à-dire s'amuser aux choses en les estimant comme quelque chose, et de ne [pas] s'éveiller à contempler et continuellement embrasser cette beauté et céleste gloire de l'Époux, lequel non seulement on reconnaît être présent, mais uniquement présent, sa présence faisant annihiler et évanouir toutes choses.

Troisièmement, de croire aux sens et les laisser dominer sur la lumière, raison et foi, ou les écouter aucunement, vu qu'ils sont mensongers, que la mort entre par eux, qu'ils sont les fenêtres d'icelle, que la vie ne peut entrer par eux, que cette vie est par-dessus eux, finalement vu qu'ils sont le parti contre lequel on combat pour les annihiler, et pour ce ne doivent être écoutés en leur cause propre, ains amortis [détruits] et anéantis.

Quatrièmement, de fuir quelque œuvre [travail] nécessaire intérieur ou extérieur, craignant la distraction. Car ici se voit l'erreur et ténèbres de telle personne, et l'imperfection de son annihilation, qui pense que tel œuvre soit de soi quelque chose, vu qu'il n'est rien […]

Cinquièmement, est une grande imperfection de tacitement différer sa simple conversion à Dieu, comme on fait souvent quand on a en main quelque œuvre extérieur ou étude, etc. […]

Sixièmement est une très secrète imperfection de s'introvertir, comme d'un lieu extérieur à un intérieur et comme si Dieu n'était pas présent, ou qu'il fût plus en un lieu qu'en un autre : ce qui est directement contre cette annihilation, icelle nous faisant être toujours introvertis par la présence de Dieu en tout lieu, et par le total absorbissement [absorption] de tout ce qui nous pourrait extrovertir ou distraire. Elle est aussi imperfection, pour ce qu'elle use d'un ordre renversé, à savoir en s'enfuyant de ce qu'elle devrait faire fuir et évanouir, à savoir toutes choses ; car quand l'âme s'introvertit, elle s'enfuit et a comme une certaine crainte des choses extérieures ; aussi d'autant plus qu'elle s'enfuit et a peur, d'autant plus leurs images s'impriment en elle. Davantage elle leur donne le lieu et la place de Dieu, qui, au lieu qu'il devrait être en tout lieu, tellement que sa vraie présence devrait faire évanouir ces choses, elle au contraire donne tant de lieu à ces choses que leur présence fait évanouir Dieu. […]

Septièmement, est une imperfection de faire différence entre le sentir et non-sentir, c'est-à-dire que, quand on sent et expérimente par lumière particulière ce Tout et ce rien, à savoir que Dieu est tout et que la créature n'est rien, il ne le faut non plus croire que quand on n'a pas telle lumière, ni moins quand on n'a pas telle particulière lumière, que quand on l'a, dont il arrive que quand, par quelque grande attraction, on est tiré profondément en Dieu, on croit très assurément qu'il est tout, pour ce qu'on le voit, et que toutes autres choses ne sont rien, pour ce qu'on les voit absorbées en cet abîme ; mais quand on est laissé en aridité sans aucun goût, on pense tout autrement. En cela donc, beaucoup faillent, faisant ainsi Dieu plus grand et plus parfait en un temps qu'en un autre. La raison est pour ce qu'ils jugent non selon la lumière de la foi et de la raison, mais selon l'appréhension des sens.

Huitièmement, est une imperfection de prendre la susdite souvenance comme acte, ou mouvement propre seulement, pour ce qu'ainsi elle empêcherait aucunement la vraie contemplation, mais la faut prendre principalement comme une opération et mouvement de Dieu  […]

Finalement est imperfection de ne pratiquer continuellement et sans cesse cet exercice, à savoir de ce Tout et de ce rien, et toutefois est chose ordinaire à beaucoup qui l'interrompent et coupent le fil de cette habituelle annihilation à tout acte, émotion, œuvre et mouvement qui se présente, et ceci pour ce qu'ils marchent selon le sens et non selon la nue foi : ils ne peuvent, dis‑je, voir ce Tout au Créateur, ni ce rien à la créature. […]

14. Qu'il ne faut pratiquer ces deux annihilations l'une au temps et lieu de l'autre, mais chacune en son propre temps et lieu. Quel est le temps et lieu de l'une et de l'autre. De   trois sortes d'opérations. De la vraie et fausse oisiveté, avec leurs différences et marques pour les connaître.

Ces deux annihilations se doivent pratiquer chacune en son temps et lieu propre, et non l'une au temps et lieu de l'autre. Or pour savoir le lieu propre de l'une et de l'autre, il faut se souvenir que (comme est touché au chapitre onzième) les deux annihilations servent aux deux amours, à savoir la passive à l'amour fruitif, c'est-à-dire à la nue contemplation, union et fruition de Dieu ; l'active à l'amour pratique, c'est-à-dire à l'extroversion vigoureuse et fidèle opération soit corporelle ou spirituelle. […]

Le propre lieu de l'annihilation active est quand il est question de l'amour pratique ; car par icelle comme par une transcendance d'esprit, (comme est montré) sont réduites à rien toutes œuvres, actes et opérations, tant du corps que de l'esprit. Tellement que, sortant ainsi sans sortir, opérant sans opérer, étant sans laisser son rien, vivant et toutefois mort, on fait de l'amour pratique l'amour fruitif, et de la vie active la vie contemplative, et jouit-on autant de Dieu selon la nue foi en l'opération et activité, comme au repos et oisiveté, ce qui est le sommet et comble de perfection[222]. Voilà les propres lieux de ces deux annihilations.

 Ceux donc font mal qui les déplacent et renversent leur ordre, usant de l'annihilation passive en assoupissant leurs actes et opérations (comme font quelques-uns) quand il faudrait fidèlement opérer par amour pratique, et se servant de l'annihilation active (comme font beaucoup) en produisant des actes quand il les faudrait assoupir et jouir de Dieu par amour fruitif. Car les premiers tombent en une fausse oisiveté, les autres en une préjudiciable activité. Les uns, par une extrémité de repos, font mal leur devoir, les autres, par une extrémité d'opérer en vain, pensent ainsi jouir de Dieu. […]

Donc l'amour pratique ou opération est de trois sortes, à savoir extérieure, intérieure, et intime : extérieure au regard des œuvres corporelles, intérieure en discours et études, intime en la rénovation d'opération en la contemplation. Touchant l'opération extérieure ou œuvres corporelles, il les faut faire quand l'obédience, l'obligation, charité ou discrétion [discernement] les exigent, le tout suivant la règle de la volonté extérieure en la première partie ; et si, suivant cette règle, elles ne sont pas nécessaires, il ne faut [pas] sortir de l'amour fruitif pour les faire. Car bien que l'annihilation active réduise à rien toutes nos opérations, toutefois [il] ne se faut donner tant de liberté, et à escient en faire des superflues. Car « qui aime le danger périra en icelui », et qui trop embrasse mal étreint. Même, il est impossible que celui qui ainsi sciemment fait des œuvres superflues, puisse pratiquer cette annihilation active : la raison est qu'il ne peut avoir cette ressouvenance, d'autant que l'affection[223] ou passion qui l'émeut [le pousse] à ainsi opérer ou parler superfluement [en vain] , étant contre la susdite règle, lui ôte telle ressouvenance et se donne ainsi des fausses libertés, et même se trompe d'autant plus dangereusement qu'il les passe ainsi légèrement sous ombre de cette annihilation.

Mais si au contraire on ne veut faire telles œuvres suivant la susdite règle, c'est une paresseuse oisiveté, d'autant plus dangereuse qu'elle est masquée du voile de contemplation, ou de s'adonner à l'Esprit.

Touchant l'opération intérieure comme est l'étude, ratiocination, etc., il en faut faire selon que la nécessité nous dictera, sans que l'on en fasse de superflues, qui ne se font jamais sans passion, affection ou négligence ; et si l'on n'y donne ordre, une grande immortification et dérèglement s'en engendrent et s'élèvent en notre cœur, s'y nourrissent et s'accroissent d'autant plus que moins on les découvre pour telles, sous prétexte de perfection ou annihilation : d'où ensuit une fausse et pernicieuse liberté d'esprit, se laissant aller à toutes sortes de pensées superflues, vaines imaginations et frivoles discours. […]

Touchant l'opération intime, comme la rénovation d'opération en la contemplation, il la faut produire alors seulement quand, à faute de secours divin ou vigueur et vivacité d'esprit, ou à cause de tépidité [tiédeur] ou endormissement de nature, l'âme s'abaisse et devient assoupie et comme endormie, et ainsi oublie cet objet béatifique. Mais tandis que par l'attraction ou inaction de l'Époux, ou par une vigueur et vivacité d'esprit, ou même par adhésion et simple ressouvenance, on peut demeurer uni avec Dieu en l'amour fruitif, il ne faut pas laisser cette annihilation passive et cet amour fruitif qui en dépend, pour sortir à l'annihilation active et amour pratique par actes, car c'est là où l'âme s'élève, se dilate, s'illumine, et s'unit à Dieu. […] Il ne faut pas (dis‑je) sortir de cette annihilation passive, et de cet amour fruitif qui en dépend, encore qu'on n'ait pas ces consolations, et que cet amour fruitif soit si nu et insensible que l'on n'ait nul sentiment, consolation, ni nulle autre assurance ou satisfaction de nature, présupposé qu'on fasse son devoir par une simple ressouvenance.

Et c'est ici la vraie et bonne oisiveté, où est l'épreuve de la fidélité, et où l'âme est constituée en la vraie pauvreté, et patience d'esprit, et parfaite résignation ; c'est ici où est le dernier épuisement[224] de tout ce qui est d'humain dans l'âme ; c'est ici où est la totale mort et la pleine victoire et où l'on rend l'esprit à Dieu, et finalement où l'homme est rendu divin ; d'autant que, par telle constance et mort, Dieu vit et règne en l'âme, y opérant toutes ses œuvres.

Par cette oisiveté et cessation d'opération, on est constitué en une parfaite abstraction et dénudation d'esprit, où l'âme chasse loin tous vices et impuretés, et où sont pratiquées toutes les vertus et perfections, bien que essentiellement et sans multiplicité d'actes particuliers. Car là y a une merveilleuse vigilance et garde de cœur, qui ne peut laisser entrer non seulement aucun consentement ni délectation, mais aussi nulle pensée ou sentiment du péché, comme étant contraire à cette oisiveté ou annihilation passive ; tellement que toutes les passions y sont apaisées, et toutes les affections mortifiées, et tous les mouvements arrêtés. Là est l'amour réglé, le désir réfréné, la joie modérée, la haine amortie, et la tristesse mitigée ; la vaine espérance y est éteinte, le désespoir rebuté, la crainte chassée, l'audace réprimée, l'ire [colère] apaisée, et en somme tout dérèglement de l'âme y est réformé, et si la moindre passion, affection ou dérèglement y est, il n'y a plus parfaite oisiveté ni annihilation passive pendant qu'ils y demeureront. […]

Ceux donc font mal, lesquels quand ils n'ont quelque union perceptible et expérimentale, se reculent de cette annihilation, mort et expiration, retournant et rentrant en eux­-mêmes, en reprenant leurs propres actes sans patienter en cette oisiveté, langueur et pauvreté d'esprit. Le plaisir de Dieu, ni son parler purement spirituel, ni son illumination suréminente et céleste, bien que seulement en icelle annihilation ou oisiveté, expiration et mort, se trouve cette vraie et éminente connaissance et pure contemplation de Dieu. Tellement que, se reculant en cet endroit et rentrant ainsi en eux-mêmes, ils s'éloignent de toute connaissance pure, vraie et céleste, et de toute union et transformation en Dieu, vivant ainsi toujours en eux-mêmes, en leur propre sens et vieil homme : ce qui est encore clairement montré par toutes les raisons mises au troisième chapitre, prouvantes que nuls actes propres ou opérations humaines peuvent produire cette transformation et union divine, ains la seule annihilation.

Mais ces personnes pour mieux satisfaire en cet endroit à la nature et sensualité, se contentent de se laisser tromper d'un prétexte de vertu, disant qu'il faut coopérer avec Dieu en cette annihilation, et qu'il ne faut être oiseux ; bien qu'en vérité on opère ainsi d'autant plus que plus on est oiseux ; et d'autant moins que moins on est oiseux, quoiqu'il ne le semble à ceux qui ne l'ont [pas] expérimenté, et d'autant que cette façon d'opérer est toute spirituelle et divine, et éloignée du sens et de l'opération ordinaire, laquelle, comme est prouvé au susmentionné chapitre troisième, ne peut immédiatement unir l'âme à Dieu. […]

Mais bien que plusieurs personnes spirituelles donnent dans cette extrémité d'activité, il y en a toutefois d'autres qui sont en l'autre extrémité d'oisiveté, prenant l'extrémité pour le moyen, et la fausse et mauvaise oisiveté pour la bonne, et pour ce, il semble ici nécessaire d'en parler, et de la différence de l'une et de l'autre.

Donc l'oisiveté fausse est un repos en la nature et non en Dieu, en laquelle on n'opère ni en la nature ni en Dieu ; et diffère de la vraie et bonne en ce que la fausse est oisiveté, mais non annihilation, nourrissant en elle un grand amour propre. La bonne oisiveté est une totale annihilation, consumant tout l'homme. […]                       

15. La manière d'opérer par les trois sortes d'opérations, extérieure, intérieure et intime ; où est montrée la réduction de la vie active et contemplative à la vie superéminente ; et la pratique des deux premières volontés à la troisième.

[…] Donc, quand il est question de l'amour pratique et opération extérieure, comme les œuvres et exercices corporels, ou de l'amour et opération intérieure comme la vertu, l'étude, la résistance au péché, tentation, passion, affection, etc., il ne les faut pas faire comme en la première volonté, à savoir avec l'objet de la volonté extérieure et pour ce que Dieu le veut, mais avec l'objet de la volonté essentielle, à savoir l'Essence divine, ou pour ce que Dieu est, ou à ce que Dieu soit, comme connaissant vraiment qu'ainsi faisant, on donne lieu à Dieu, qui ainsi reluira en l'âme, et qu'en faisant le contraire par sa propre volonté et ténèbres, on ne jouira pas de Dieu ni contemplera cette Essence. Tellement que, quand on fait quelque bon œuvre extérieur, ou qu'on embrasse quelque vertu ou résiste à quelque vice et passion, il le faut faire non pas en dressant quelque intention, mais en connaissant très assurément, très simplement et très purement qu'ainsi Dieu sera ; mais en faisant le contraire, l'homme même sera, et Dieu ne sera pas, quant à lui ni pour lui, et non seulement quant à lui, mais aussi quant à Dieu même autant qu'il a pu ; d'autant que par son péché ou propre volonté anticipant sur Dieu, il s'est levé [élevé] soi‑même, faisant ainsi son Dieu et idole de soi‑même, de son péché et de sa passion.

 Et notez que je ne dis [pas] qu'en faisant telle et telle chose, Dieu sera là, c'est-à-dire en icelle chose, ni alors, ni en tel temps ; mais je dis simplement que Dieu sera : la raison est que ce mot Essence ou Dieu abstrahit ab hic et nunc[225]. Tellement qu'il ne sera pas en un tel bon œuvre, mais tout partout, comme très bien expérimente l'âme qui, par telle pratique, se voit emportée admirablement hors d'elle en cet Être et avec lui, et, comme si toutes choses étaient fondues en icelui, semble n'être plus sur la terre. Aussi je ne dis [pas] que l'âme contemplera Dieu alors, mais simplement qu'elle le contemplera, c'est-à-dire non pas comme dès alors, mais en quelque manière comme dès le commencement.

Davantage, d'autant que toute la vie active, comme la pratique des vertus et résistance aux vices, et aussi la vie contemplative sont réduites à cette vie essentielle, et par ainsi sont pratiquées par ces deux points, Tout et rien, il faut autant soigner d'être ici toujours en ce Tout et en ce rien, comme aux autres deux vies d'être toujours en la volonté de Dieu et en notre abnégation, sachant que, quand nous perdons l'Être de Dieu et trouvons nous‑mêmes comme quelque chose, nous faisons contre la volonté divine et la perfection, et selon notre propre volonté, vice et imperfection : voilà pourquoi il ne faut [pas]  faire peu d'état de ce Tout et de ce rien, principalement quand il est question de faire quelque chose de vertu ou perfection, et de fuir quelque vice et imperfection.

 Et ne faut ici se laisser aller à ses affections et dérèglements sous prétexte de l'annihilation active, pensant en icelle les annihiler ; car il ne se peut faire, puisque la même affection, passion, dérèglement et faux être est l'absence du vrai Être ; de sorte que c'est chose autant [im]possible d'être sciemment déréglé et ensemble annihilé, que d'être et n'être point, puisqu'en ce même qu'on est passionné ou déréglé, on est, ce qui s'oppose diamétralement au non-être et annihilation. Telle annihilation n’est donc qu'en feintise [faux-semblant] et [non] en vérité, et ne sert sinon de « couvrir leur péché par excuse »[226]. […]

Par ceci donc se voit la manière de l'opération extérieure et intérieure, à savoir qu'elle se doit pratiquer non en la volonté ou suivant la volonté extérieure, mais par et en la volonté essentielle, qui est Dieu même ; non qu'il faille mépriser ou omettre les choses extérieures, mais il les faut faire avec perfection, en spiritualisant les choses corporelles, et réduisant ainsi la vie active en la contemplative, et la volonté extérieure et intérieure à l'essentielle, et ceci en remarquant le lieu ou le temps, quand et la manière comment il faut opérer, comme en ces deux derniers chapitres est montré. […]

Beaucoup de personnes font contre la règle de cette intimité d'opération, les unes toutefois plus, les autres moins. Car il y en a qui ne cessent de produire de fervents actes et opérations naturelles, s'éloignant par icelles d'autant plus de la vraie union et éminente contemplation qu'ils pensent ainsi s'en approcher ; et vivent d'autant plus en eux‑mêmes et en la nature que plus ils pensent ainsi vivre en Dieu et en son Essence, n'étant telle opération ni intime ni pure, mais extérieure et impure ; et ceux‑ci non seulement font contre la pureté et intimité d'opération, mais aussi contre son dû temps, pour ce qu'ils opèrent toujours sans donner lieu à l'amour fruitif.

D'autres y a qui opèrent avec même violence et impulsion de mouvements naturels, mais non pas toujours, ains alors qu'ils se sentent assoupis et abattus. Ceux‑ci font aussi contre l'intime pureté d'opération de cette vie, bien qu'ils observent le temps.

Finalement, il y en a qui, ainsi abattus, produisent des actes beaucoup plus subtils, mais non pas encore assez purs pour correspondre à la pure intimité ici requise, ains sentant trop le propre mouvement et force naturelle, et même le désir et satisfaction de nature.

Mais la plus pure et intime, et la plus naïve et parfaite opération en cet endroit, est une pure et simple ressouvenance de Dieu, faite et pratiquée par pure et nue foi, de laquelle est parlé au douzième chapitre, étant icelle seule le vrai moyen de ces deux susdites extrémités de fausse oisiveté et dommageable activité, et icelle étant seule l'intime opération, qui remet l'âme immédiatement à l'union et amour fruitif, et qui la jette en l'Essence de Dieu. Car, d'un côté, elle s'oppose à l'oisiveté, endormissement et assoupissement de nature, éveillant toujours l'âme et la faisant attentive à son Tout ; de l'autre côté, elle milite contre la dommageable activité, en tant qu'elle opère non tant par mouvement naturel que par vertu de la pure foi qui est surnaturelle et une vertu infuse, non tant par l'homme que par ce Tout même qui, par son lustre, inspiration et lumière, la frappe et réveille, et comme lui disant : « Me voici [227] ».

[…] comme le philosophe ne doit pas retourner en arrière à l'école et aux règles de grammaire, ains en la philosophie pratiquer la grammaire, aussi la personne spirituelle arrivée à cette vie superéminente ne doit pas descendre ou retourner en arrière aux deux premières vies, ains les doit parfaitement pratiquer en la dernière sans en sortir. Non qu'il faille mépriser ou omettre les choses extérieures (car de cette tromperie avons assez souvent parlé), mais qu'il les faut faire avec perfection, c'est-à-dire en cette troisième vie et volonté, spiritualisant ainsi les choses corporelles, et faisant la vie active quand et quand [en même temps] être contemplative ; et ceci en remarquant le lieu où, le temps quand, et la manière comment il faut opérer, comme en ces deux derniers chapitres est montré.

 

Constantin de Barbanson (1582-1631), capucin rhénan

 

Constantin de Barbanson est original parce qu’il associe une très profonde intériorité à la tentative de la traduire par un « système ». Il jugea probablement nécessaire de donner une compréhension « théorique » de l’expérience mystique à cause des suspicions qui se manifestaient déjà à l’époque envers elle. Exprimée avec vivacité à l’occasion d’une retraite de religieuses[228], cette expérience se traduisit par les Secrets sentiers de l’amour divin édités en 1623[229]. Puis le témoignage fut relayé par la théologie mystique exposée dans l’Anatomie de l’âme (avait-il entendu parler de l’exposé de la découverte d’Harvey, Exercitatio anatomica…, daté de 1628 ?) : elle ne fut publiée qu’en 1635, soit quatre années après la mort de son auteur, et ne sera jamais réimprimée[230].

 L’effort nécessaire pour surmonter un style par endroits ardu[231] est largement récompensé ! On se situe encore tôt dans le siècle, et hors de France. Constantin est remarquable par son optimisme profond, comparable à celui des grands Flamands du Moyen Âge : il est né sur leur terre. Cet optimisme le conduit à insister sur l’efficace manifestée par le mystique accompli. La « divinisation », loin d’être une illusoire possession, marque l’abandon et l’oubli total de soi-même, signes de la prise en main de tout l’être par la grâce.

Constantin expose cette vie mystique avancée, renvoyant pour le reste aux traités portant sur la méditation, par ailleurs très abondants. Il présente sans détour un « état permanent ». Il parle par contre peu des représentations de Jésus-Christ : elles soutiennent une méditation affective qu’il faut dépasser. Il tente d’harmoniser la théologie (qui se sépare à cette époque de la vie mystique) avec sa propre expérience.

Il voulait probablement répondre aux critiques venant du père Graciàn, l’ancien confesseur de Thérèse. On sait que celui-ci, à la fin d’une vie mouvementée, fut le confesseur en Flandre d’Anne de Jésus et d’Anne de Saint Barthélémy. Toujours très actif, Graciàn fut le moteur d’une querelle née de la divergence entre l’approche christocentrique thérésienne importée « du sud » et la traditionnelle approche apophatique « nordique » défendue par les capucins. La méfiance envers les mystiques « abstraits » s’était déjà manifestée dès l’arrivée des jésuites (qui contrôlent à l’époque la nouvelle université de Douai).

Ce conflit oblige Constantin à mettre de l’ordre dans son exposé mystique, mais non sans une certaine prolixité (qu’il eût probablement corrigée s’il avait vécu jusqu’à l’édition). Cette prolixité et la grande rareté de l’imprimé expliquent l’obscurité dans laquelle est tombée l’Anatomie, par ailleurs desservie par son volume : un bon millier de pages ! Car la marque d’un capucin est de s’en tenir souvent à un unique mais fort volume, le « manuel » qui résume une vie d’apostolat. Ici, l’auteur est desservi par sa localisation géographique, qui explique d’ailleurs probablement une certaine lenteur d’exposition et un style peu alerte. Tout cela ne doit pas décourager la méditation des deux traités, qui s’avèrent en fait aussi lisibles (mais plus longs !) que la Reigle si appréciée de William Fitch of  Little Canfield.

Le rhénan Constantin prend la suite de l’anglais Benoît, et par la chronologie et dans l’exposé de la vie mystique.  Il prend le relais en allant plus profondément dans l’exposé de la voie mystique, ce que nous attribuons en partie à leur différence d’âge lorsqu’ils écrivaient. Son objectif est également défini plus largement, car il ne se limite pas à un exposé portant sur la pratique de l’oraison. Aussi le carme Dominique de Saint-Albert (1596-1634), le disciple préféré du grand Jean de Saint-Samson, écrit :

En ma solitude j’ai conféré ces deux livres, celui du P. Benoît et de Barbanson. P. Benoît ne me semble que spéculatif au respect de l’autre qui a la vraie expérience des secrets mystiques [232].

Constantin de Barbanson était le troisième fils d’une veuve. Les trois frères entrèrent dans les ordres et l’un d’entre eux devint évêque de Saint-Omer. Constantin entra en 1601 chez les capucins de Bruxelles, ayant pour maître Jean de Landen. La province flamande comptait dix-sept couvents après seulement quinze ans d’existence : « Toute la province est spiritualisée : nombreux sont ceux qui éprouvent extases et rapts[233] », raconte Philippe de Cambrai. Formé par F. Nugent (1569-1635), gardien du couvent de Douai, actif auprès des capucines et des bénédictines de la même ville, il fut envoyé en Rhénanie en 1612. Il y passa la fin de sa vie comme prédicateur itinérant, instructeur de novices, gardien de divers couvents. En 1613, âgé de trente-et-un ans, il écrivit les Secrets sentiers à la demande de l’abbesse des bénédictines de Douai ; ils ne seront toutefois publiés qu’en 1623. En 1618, il présida aux destinées de la communauté de Mayence et fut élu définiteur provincial. En 1631, date de sa mort brutale due à une hémorragie cérébrale, il venait de terminer le manuscrit de l’Anatomie de l’âme. L’ouvrage sera publié en 1635.

« Tous les témoignages nous [le] montrent bon jusqu’à l’extrême limite, celle qui voisine avec la faiblesse, bon par détachement, aimé et vénéré de tous…» Il présente une « voie affective ou mystique par négation … Aussi la volonté est-elle, d’après les Secrets sentiers, la principale faculté mystique. Entendez … surtout l’amour. » [234].

Il fut influencé par la Mystica theologia du chartreux Hugues de Balma[235], attribuée à l’époque à Bonaventure et relayée par les écrits de Harphius[236] et de Canfield. Il exerça à son tour une influence sur le Cardinal Bona[237], sur le capucin allemand V. Gelen[238], sur l’anglais A. Baker[239].

Constantin commence par poser la réalité expérimentale de la vie mystique : ce n’est pas une croyance voire une superstition, ce n’est pas philosophique mais pratique :

…Car tous ces mystérieux secrets de la vie mystique, que sont-ce autre chose que venir à l'expérience et jusques aux premiers principes de vérités surnaturelles de notre foi ? En telle sorte que ce que seulement, instruit de la foi, on croyait être invisiblement, ici on le voit, expérimente et en a-t-on la connaissance pratique.[240].

Comme tous les mystiques, il pose la Source comme « intime » à nous-mêmes, dépendant de la grâce divine, embrassée dans l’unité par une adhésion amoureuse de la volonté :

La fin donc et le but auquel nous devons aspirer par tous ces chemins intérieurs de l'esprit, c'est une introversion totale au plus intime de nous-mêmes, par l'aide de la divine grâce;  laquelle nous relève tellement peu à peu à la connaissance et amour de Dieu, que finalement elle nous conduit à la vraie acquisition, jouis­sance, fruition et repos en Dieu notre souverain bien (présent intérieurement au centre et sommet de notre âme), par une conjonction de notre esprit à sa Divinité et par un embrassement d'amour, possession, tension et adhésion de volonté à son saint et divin Esprit; embrassant ce bien souverain par un lien d'amour communiqué d'en haut, si étroitement que par icelui comme par un sacré lien de mariage, de ces deux esprits si différents, tant inégaux et improportionnés, se fait un esprit, un amour et un vouloir[241].

On avance autant quand la grâce est sensible que pendant les sécheresses :

L'âme [doit] savoir une vérité de laquelle son avancement dépend beaucoup, et c'est de croire et se persuader entiè­rement que non seulement elle s'avance par les actes d'entendement et volonté qu'elle pratique quelquefois avec tant de facilité ou amoureuse inclination, - mais encore en la privation du divin concours, lorsqu'elle ne peut rien faire qui soit de vigueur ou efficace selon son estimation[242].

Il demande un abandon paisible et libre, en silence, sans rien attendre de particulier, en allant au-delà de ses habitudes :

Et partant, donc renonçant à tout son propre sembler, que pleinement, entièrement et irrévocablement [l’âme] s'abandonne toute entière sans aucune réserve entre les mains de Dieu, sans plus se lier ni [s’]attacher à rien, sans plus concevoir, attendre ou penser rien de déterminé, de particulier, ou en propre opinion, en son esprit; mais qu'en ce général abandon, elle s'immerge toute en la divine ordonnance, se contentant de tout ce qu'elle trouve en son état présent, sans arrière-pensée, sans recherche de pourquoi ni comment, contente de tout et louant Dieu en tout ; chemi­nant ainsi en toute paix et liberté, sans aucun bruit de soin ou multiplicité de pensées, afin de pouvoir, en tel solitaire contentement d'esprit, être aux écoutes et en expectation de ce qui se passera en soi-même. Car se con­tentant ainsi de tout, [elle] s'étonnera de se trouver en un abîme de joie et de mouvement d'affection en son centre, cependant que, peut-être, elle ne s'imaginait et n'attendait autrement que de trouver son désir en une autre manière.

Finalement, comme entre les choses qui pourraient empêcher, retarder et même troubler cette élévation, est la dévotion que peut-être on porterait vers quelque saint ou sainte, ou bien encore le désir et nécessité que l'on aurait de prier pour les âmes du purgatoire, ou certes pour le prochain, et autre nécessité temporelle que l'on aurait à représenter à Dieu; il faut prendre garde de réformer ces grossières façons ordinaires que l'on a tenues, de [195] penser de telles matières selon l'imagination, et apprendre cette façon qui est conforme à cette élévation spirituelle et mystique. L'accoutumance qu'avons acquise d'opérer selon nos sens et propres concepts humains tirés des phantômes, espèces et compositions des choses vues ou ouïes en ce monde, nous a tellement dépeint l'âme et préoccupé notre sens commun, que nous ne nous en pouvons pas si facilement dépêtrer, ains [mais] voulons toute chose, quoique sublime et divine, attirer à nos façons grossières.[243].

Une vacance de l’esprit n’est pas un obstacle, on peut (on doit) se laisser conduire sans réflexion ni conscience particulière de son état :

[…] il arrivera que l'âme se retrouvera assez bien recueillie, extrêmement portée à Dieu et non harassée d'autres impertinences, et néanmoins ne se sentira inclinée à produire actes d'affection, mais plutôt de légère, joyeuse et sereine façon de se trouver ; elle ne doit combattre contre telle disposition, voulant par force former le dit sentiment d'affection, mais se laisser con­duire à opérer selon la dite façon joyeuse, sereine, paci­fique et tranquille, encore que sans réflexion, ressentiment ou connaissance de ce que particulièrement on fait ; seule­ment s'efforçant de se tenir ainsi légère et agile […][244]

On découvre alors une nouvelle région de l’âme où règnent largeur et liberté, où Dieu se communique :

On dirait aussi que c'est comme une nouvelle région intérieure, étage, ou mansion[245] large, ample et étendue, sans bornes ou limites, de nouveau découverte à l'âme que cette portion supérieure, en laquelle Dieu se commu­nique et rend à l'âme toute liberté et inclination au bien ; pouvant en toute facilité et joyeusement faire ce qui autre­ment semblait difficile et bien amer[246].

Il décrit une longue période de sécheresse avec humour et bonté :

…Que si encore cela ne durait que pour quelque espace, deux, trois ou quatre mois, et puis retourner à la jouissance comme devant, la chose serait passable ; mais d'y demeurer les demi-ans et les années entières, ou peut-être davantage, sans se voir plus retourner aux grâces précédentes, cela fait quasi perdre toute l'espérance, emporte, peu s'en faut, toute la patience de cette âme.

Car si elle se veut élever à Dieu pour refuge en ses misères, il n'y a que ténèbre et obscurité dans son esprit, et voit que la porte lui est fermée de cette part. Si elle se refuse à ses actes propres pour exercer les vertus con­traires, c'est avec si peu d'efficace contre le mal, que nul ou certes petit soulagement lui peut revenir de ce côté aussi. Où donc aura son recours cette créature en ses angoisses ? [256] […] Mais de voir enfin la continuation ou plutôt augmentation de jour en jour, il lui prend fantaisie de croire assurément que c'est tout perdu, que cela est venu de quelque sienne grande faute, qui a fait que Dieu s'est retiré et l'a laissée en si pauvre état[247].

La solution est une acceptation paisible et sans tension :

[…] elle doit apprendre à se passer même de Dieu et faire de soi-même du mieux qu'elle pourra ; ne s'étonnant point pour tous ces fâcheux ni divers événements. Non pas qu'elle veuille être sans dépendance continuelle de la divine grâce; mais parce que toute aide demeure si cachée que rien de perceptible lui est commu­niqué. La raison est que, par tel accoisement [apaisement] et conten­tement en tout, le fond de l'état intérieur se pourra éclaircir, et ainsi connaître où on est ; l'imagination perdra sa force et sera comprise en la récollection de son dit état, et peu à peu l'on sera relevé en la portion supérieure, sans plus de mention de ces mauvais effets. Et, pour retenir maintenant cette paix et tranquillité, pourra grandement aider de ne se vouloir pas toujours former un tel intérieur lequel ait Dieu actuellement pour objet et présent[248].

Il ne faut pas faire à sa façon mais laisser la grâce agir :

Toutes ces règles et préceptes et si grand soin que l'on a de dire à l'âme qu'elle ait à se tenir en paix et silencieuse opération, [proviennent] de ce que désireuse de s'aider, toujours elle se voudrait former quelque chose à sa façon et selon qu'elle estimerait la chose devoir venir. Et d'autant qu'assurément la vraie divine opération efficace et infuse viendra autrement qu'elle ne pense et qu'elle ne saurait même penser (puisque ne l'ayant expérimentée, cela lui serait impossible de la bien préconcevoir) […]

Il décrit la parfaite union :

[…] L'on ne sait en cet état plus rien concevoir ou penser de Dieu en manière de haut et par élévation ; mais en façon égale et uniforme. Comme lorsque quelqu'un parvenu au sommet d'une montagne, trouve le coupeau [sommet] d'icelle être une plaine bien large et bien étendue, région uniforme et de toute égale exten­sion, perdant entièrement la façon de montée que l'on avait tandis que quelque degré restait encore à monter ; ainsi cette âme, parvenue au sommet de l'élévation à Dieu où toute entière elle habite, il n'y a plus aucune forme ou façon de montée ni élévation, mais tout est uniforme à son fond, en la même région que l'on est, comme si ce fût ici le ciel intellectuel où tout ce que l'on cherche, est[249].                                      

 Nous donnons maintenant des extraits assez amples de son œuvre de maturité, l’Anatomie de l’âme, car elle est restée pratiquement ignorée jusqu’à présent. Les affirmations de déiformité qu’elle contient sont rares car les mystiques accomplis sont prudents. Nous donnons ce texte malgré son style très lourd parce qu’il porte sur un état rarement atteint. De ce fait, la possibilité même de le vivre ici et maintenant a été mise en doute.

 [1.39][250] [Dieu] se communique […] pour être le premier principe et plus intime de notre être, et de tout ce que nous sommes et opérons selon l'état de la vie surnaturelle […) nous le devons unir avec ce que nous sommes, et le prendre par manière d'être, comme devenu notre nous-mêmes, notre moi, ou égoïté fondamentale, nous faisant déiformes et divins, au lieu de la corruption qui nous rendait difformes et dissemblables.

 [1.53][ …] Quand cet être et opérer de nature est outrepassé, et que plus outre que ce silence on trouve le nouvel être et opérer de la grâce surnaturelle et déiforme (qu'aucuns prennent pour Dieu même comme nous venons de dire), c'est alors que nous retrouvons premièrement […] un moi fondamental de participation de l'être divin, qui nous rend déiformes ; et puis un opérer [1.54] tout nouveau, qui lui est proportionné. Apprenant tous les jours de mieux en mieux à servir, louer, bénir, et honorer Dieu ; faire aussi tout ce qui est de notre vocation, selon la manière que requiert et porte en soi un tel être nouveau […]

[…] L'âme prend ce même Tout (qu'ils appellent Dieu même, ou l'essence divine) pour son propre être fondamental, habituel et stable de déiformité, que lui donne, à savoir, la participation de l'essence et volonté divine incréée. En sorte que ce divin Tout (dont ils parlent) et tout ce entièrement qui paraît dedans l'intérieur de [1.56] l'âme, et qu'on peut voir ou contempler ; tout cela n'est autre chose auprès d'une telle âme, que son propre être déiforme et supernaturel, que la participation de l'essence divine lui donne.

[1.59] […] L'âme, qui a une fois expérimenté cette lumière suprême de la divine présence et union objective, par-dessus même son être déiforme, et vu comme cela est en sa propre réalité une chose actuelle et une opération formelle, à savoir d'amour et de connaissance ; elle entend aussi d'ici en avant, qu'elle est née et régénérée en Dieu, pour être opérative et non passive, […] façon toutefois qui n'empêche aucunement qu'on ne se plonge et immerge à tout moment dans la volonté divine, comme si rien ne fut en être au ciel ou en terre qu'icelle volonté. Car comme cette même volonté divine nous est devenue pour être, c'est chose déjà toute faite et accomplie, qu'on ne peut non plus vivre sans elle, ou respirer hors de icelle, comme on ne peut vivre ou respirer sans soi-même, et pour [1.60] ce on ne peut plus avant, ni plus vite, qu'elle ne conduit.

Des erreurs d’appréciation sur ce dernier état sont possibles et Constantin a soin de souligner le long parcours qui le précède, entièrement dépendant de la volonté divine, d’un caractère tout nouveau, afin de prévenir toute illusion :

 [les doctes] ne s'aperçoivent point qu'il faut, pendant le cours de ce voyage à Dieu, venir à un grand renversement et mutation de son état fondamental, avant qu'on puisse connaître et aimer Dieu comme il faut, pour l'état de la perfection ; mais pensent y pouvoir parvenir par la seule continuation de leur propre effort, diligence, et vaillance à opérer, qu'ils ont commencé ; croissant toujours selon [123] tel effort propre aidé de la grâce ; et ainsi ils n'attendent tout au plus, sinon quelques altérations en telle façon de procéder par opérations actuelles, et non pas (comme nous disons) un changement grand et particulier de tout leur état fondamental. […] c'est-à-dire, venir au changement de son être naturel, qui opérait par effort et industrie propre et humaine (bien que prévenu et aidé de la grâce ordinaire) à un être surnaturel et déiforme, qui a la volonté de Dieu opérante et efficiente pour son principe ; au lieu de la volonté propre, qui par avant vivait en nous.

[…] Il faut donc que les hommes doctes et spéculatifs sachent que (parlant expérimentalement) on commence la vie intérieure comme si on fût encore totalement vivant en l'état de nature corrompue, sans présence ou amour de Dieu, mais en ignorance de la façon de surnaturalité et déiformité […] puisqu'un être et opérer naturel et humain n'est pas suffisant pour acquérir une fin si surnaturelle, […] il faudra aussi de nécessité qu'au progrès on trouve un changement ou renversement et une mélioration grande de son fond ou être fondamental ; et non seulement une petite altération selon sa façon d'opérer […] soyez, dit l'Apôtre, renouvelé en l'esprit de votre entendement, et soyez vêtus du nouvel homme, créé selon Dieu en justice et vraie sainteté[251], etc.

Comme donc les mystiques trouvent si réellement et clairement, que tout opérer naturel et humain se perd, et qu'on est souvent conduit à des passivetés et pures souffrances, qui ne contiennent pas des opérations actuelles ou formelles, mais plutôt un pâtir et un abandon de soi à Dieu, qui par sa volonté opérante cause tels ou tels effets en nous, pour le renversement, détachement et la mélioration de notre état fondamental, c'est pour cela que leurs documents et règles sont plutôt dressés pour enseigner l'âme à s'accommoder à une telle volonté divine, et accepter cette mutation de son état, et y correspondre, pour parvenir à la déiformité, au lieu de la corruption, que non pas de persuader à beaucoup opérer.

De sorte que comme les hommes doctes seront désabusés, quand ils connaîtront que la forme de l'état et de l'opérer humain et naturel de l'âme qui tend à la perfection, doit être changé en une autre surnaturelle et déiforme, par une participation et communication plus parfaite de la nature et volonté divine, qui s'acquiert par les préventions et secours des grâces actuelles que Dieu opère en nous, et notre fidèle coopération. Ainsi les mystiques et dévots [128] ne seront plus trompés ni arrêtés en chemin, mais iront toujours se perfectionnant, lors qu'ils croiront que cet être déiforme qu'ils expérimentent en leur intérieur, pensant avoir trouvé et posséder Dieu intimement, n'est pas l'essence ou volonté essentielle de Dieu mais seulement la participation d'icelle, solide et habituelle ; ni par conséquent notre fin. Mais le fondement et la première pièce du vrai état de la perfection […]

C'est ici le grand secret à découvrir aux âmes en cet endroit, que depuis l'état [2.99] de la privation, que l'âme mourant à soi vient à trouver Dieu, elle ne doit nullement plus procéder par vision ou contemplation, mais par l'être, unifiant avec soi tout ce qu'elle voulait contempler : en sorte que le Rien ne se doit pas occupé à contempler le Tout, mais de rien et du tout l'âme en doit faire son propre être fondamental d'une vie nouvelle. ... Concluant donc, je dirai que puisqu'il est ainsi, qu'être en Dieu et avoir Dieu habitant, vivant et opérant en nous, n'est autre chose que de l'avoir en tant que cause efficiente d'un être surnaturel en nous, il s'ensuit que ce n'est pas pour cesser de toute opération que nous sommes en Dieu : mais plutôt pour commencer à vivre avec lui de la vie de pure grâce et de déiformité [2.100] et ainsi parvenir à notre vrai fin, qui reste encore plus outre.

[2.195] […] il y a un grand chaos, l'espace d'un grand abîme entre ces deux états, de propriété et de déiformité ; tel que de celui-là on ne peut passer à celui-ci sans avoir dévoré cet abîme, qui est l'état de la privation totale, et surnagé par-dessus, et venu à port en la terre ferme des vivants ressuscités en nouveauté de vie selon Dieu. Et ce gouffre est un détroit et passage si notable, si affreux, si laborieux et difficile, que nul ne peut en façon quelconque se persuader de l'avoir (peut-être) outrepassé, qu'il ne l'ait bien aperçu […]

[3.118] Que nos âmes doivent être réunies à Dieu, comme l’effet à sa cause et derechef entées [enracinées] en lui, comme la branche en sa tige, le sarment en sa vigne ; pour être reproduites et mises en la lumière d’une vie nouvelle de participation divine. […] [3.120] Dieu n’est pas seulement un esprit très pur à la jouissance duquel nous pouvons parvenir […] Dieu peut vivre et opérer en nous […] être homme en nous […] [3.121] par forme de grâce et d’union mystique […] nous possédant, mouvant et gouvernant spécialement : non pas toutefois en sorte qu’il vive et opère seul en nos âmes à notre exclusion, mais que nous ayons aussi notre vie et opération de lui, par lui et en lui.     

[3.135][Dieu] fait aussi d'icelle, et en icelle une anatomie merveilleuse et incroyable de tous les coins, degrés, états et opérations diverses qui se peuvent trouver ... [Il] la fait tant de fois passer par toutes les demeures, étages, et par les plus secrets cachots de sa capacité interne, la culbutant, renversant et changeant de bas à haut et de haut à bas, selon qu'il daigne opérer en elle diversement ; qu'enfin il conduit aussi cette âme par un tel chemin et artifice à la vraie et réelle connaissance de soi-même, lui mettant en évidence devant ses yeux ce qu'elle est et n'est pas, ce qu'elle peut et ne peut dedans, et avec, ou hors, et sans son ordre et gouvernement divin. Ce que tout demeurait caché et inconnu à cette âme si elle persistait toujours stablement au sommet de son esprit, jouissant actuellement du divin et y adhérant fixement.

[3.145] Qu’au lieu qu’en la première élévation à Dieu on pratiquait un progrès continuel vers Dieu par un oubli et détachement de soi-même, n’arrêtant en nul degré de son propre être, mais tendant et s’écoulant toujours en Dieu; afin qu’en se négligeant, on se peut finalement perdre et immerger en Dieu au sommet de son esprit ; ici au contraire ... rien de plus dommageable à l’âme [que si]... [3.146] elle voulait par actes de son désir, encore que subtilement produits, se promouvoir et adresser à Dieu comme à un autre et distinct par dessus soi. ... Le secret consiste à bien entendre, que la relation, ou l’attention, ou l’extension que l’âme doit avoir envers Dieu, ne doit pas être comme en tant qu’il est sa fin et le terme ou l’objet de ses opérations : mais comme préalable et premier principe fondal et fontal de tout son opérer : et en tant que tel, il n’est pas alors autre et distinct, mais comme devenu radicalement et fondamentalement son moi.

Voici en conclusion l’exposé dense et très précis du renversement de perspective que traverse le pèlerin mystique : Dieu n’est plus objet de désir, mais « celui qui en notre fonds est devenu ce  que nous sommes » :

 [3.148] Pour ce que l'âme en semblable recommencement est réduite à la seule pure et nue bonne volonté, sans aucune divine entité supérieure d'esprit ou d'intelligence ; et que le désir de Dieu est en cette âme de telle sorte uni et identifié avec son fond et sa bonne volonté, qu'il semble être une [3.149] même chose avec ce qu'une telle âme est. D'autant que toute sa vie, son être, son respirer, son opérer, c'est être toujours au désir de Dieu ; et ce quasi connaturellement. Tellement qu'elle n'a plus aucun besoin de s'exciter ou exercer au désir de Dieu : car tout ce qu'elle vit, qu'elle respire et qu'elle est, c'est substantiellement, réellement et en vérité être en désir de Dieu. N'étant pas néanmoins pour cela jamais oiseuse, ou persistante en un même état : mais marchant, et profitant toujours en la voie de Dieu. Excepté que son progrès se fait ici d'une façon tout autre et diverse qu'auparavant ; attendu qu'au lieu de s'entendre et de s'écouler en Dieu comme par-dessus soi, elle est maintenant contrainte de demeurer et consister tout en soi-même ; sans pouvoir même en ce sien propre état nullement comprendre la pensée objective ou finale de son Dieu.

Si qu'une telle âme a expérimentalement la compagnie de Dieu avec soi en son plus bas fond, non pas comme fruitivement possédé, mais comme premier principe de tout son être et opérer ; comme consort [161] et participant de tout le travail qu'elle doit subir en achevant le pèlerinage de cette vie ; non pas en lui ôtant les croix, travaux et fâcheries d'icelle, mais comme ami fidèle, qui lui rend le fardeau léger, la soulageant et le portant avec elle. D'où se peut voir qu'il ne faut pas seulement penser de Dieu en ces chemins ici, comme de celui auquel finalement nous tendons, et duquel nous pouvons jouir au sommet de notre esprit ; mais encore comme de celui qui en notre fonds est devenu ce que nous sommes. Et pour ce, le portant avec nous comme notre moitié, c'est lui qui vit, opère, et fait avec nous tout ce que nous vivons et faisons ; à savoir en forme et en qualité de premier principe.


Deux capucins nés en France

Martial d’Étampes (1575-1635) 

Jean Raclardy  qui deviendra Martial d’Étampes est né le 22 juillet 1575, dans une famille de petits artisans[252]. Il entra le 20 juillet 1597 au couvent des capucins d'Orléans, où il eut la chance de recevoir l'habit des mains de Benoît de Canfield, alors maître des novices ; puis il fit profession le 29 juin 1598 entre les mains d’Honoré de Paris[253]. Il fut absorbé par la tâche de maître des novices (Meudon, Paris, Troyes, Amiens) et de confesseur de religieuses capucines à Paris, puis résida à Amiens de 1631 à sa mort. De santé fragile, il exerça sa patience dans ses infirmités. On lui attribue miracles et prémonitions. Le Nécrologe[254] en fait grand cas :

 Il était porté d'une charité si grande envers les infirmes et ceux qui étaient en quelque nécessité, qu'il eut employé sa vie et incommodé sa santé pour leur porter du soulagement, et était si compatissant aux besoins et nécessités des affligés, qu'il en pleurait de compassion.

Son enseignement est à la fois humain et élevé. Tous sont appelés. Chaque acte d’une méthode d’oraison est déjà une oraison, aussi devons-nous y entrer « comme à yeux clos, car Dieu n’a pas besoin de nos règles pour nous donner ses grâces et lumières[255] ». Il parle des « secrets sentiers de Son divin amour », en référence à Constantin de Barbanson[256].

L’Exercice des trois clous… « conduit l’âme jusqu’à la plus haute perfection … On y rencontre pour ainsi dire l’essence de la spiritualité mystique de son époque…[257] » : il s’agit, reprenant ses termes, de « plonger en Dieu comme des poissons dans l'eau. » C’est un acte de la volonté, au travers des images, qui demande simplement quelques paroles amoureuses, « sans plus d'autres inventions pour aimer que l'amour même, car rien n'est plus propre à produire un feu qu'un autre feu. » Cela suffit car « le doux, simple et amoureux souvenir de Dieu contient éminemment tous les autres actes que l'on pourrait produire, comme de dresser son intention. » Il est dans la lignée de Canfield : « Acquiescez à Sa volonté pour ne ressentir plus qu'un seul vouloir. [Car] Dieu est toujours présent, paix et repos au centre de soi-même » sans attribut particulier pour Celui qui s’annonce par : « Je suis qui suis. » La patience est requise car, « fontaine de bonté, il ne peut opérer que le bien dans le mal qu'Il permet de nous arriver. » On atteindra finalement un état où « l'on ne reconnaîtra plus que Dieu en nous, par la grâce de son opération » tandis que « nous ne verrons plus que Dieu en toutes choses. » 

On trouve l’écho de son exigeante tendresse dans des lettres :

C'est le propre des bonnes âmes, plus elles approchent du soleil, de se perdre de vue et de s'anéantir tellement, qu'elles ne voient pas seulement leur ombre, car elles n'en ont point du tout tant elles sont dans l'anéantissement et basse estime d'elles-mêmes […] Interrogez votre pauvre cœur pour savoir ce qu'il désire, et quand vous trouverez que ce n'est pas Dieu ou ce qui vous peut aider à vous élever à lui, recourez-y promptement, et vous remettez en Dieu seul. Cette remise de votre esprit en Dieu souvent pratiquée vous apportera un grand profit, et abondance de fruits, et s'ils n'ont été si grands depuis mon départ, ce n'est pas faute que je n'ai prié Dieu pour vous, et si vous ne vous avancez, c'est que mes prières ne sont exaucées pour n'être assez ferventes, priez qu'elles le soient […] Frère Martial, capucin inutile, et en parfaite santé grâce à Dieu[258].

Le Traité très facile commence par traiter de l’oraison mentale :

La dévotion n'est pas un sentiment comme plusieurs se persuadent, mais c'est un acte de la volonté par lequel on se porte promptement au service de Dieu[259].

L’expérience acquise dans son ministère lui permet de donner quelques conseils pour passer de la méditation au « silence de l’esprit » qui est la marque de l’entrée dans l’oraison dite passive :

Il faut passer au travers des images, objets, distractions, et diverses pensées qui se présenteront à notre pauvre esprit pour détourner notre vue de Dieu, et demeurer fixes en ce simple regard tant qu'il nous sera possible, sans pourtant nous forcer, ni violenter la tête, ni l'estomac ; et pour pratiquer ceci plus facilement, il faut jeter les yeux de l'esprit sur la grandeur de Dieu, sur sa majesté, sur sa bonté, puissance, sagesse, et autres perfections; mais particulièrement sur son amour, duquel Il s'aime Lui-même, nous en réjouissant et L'en congratulant, en comprenant telles perfections seulement en bloc, et sans aucune spéculation ou distinction, les admirant et contemplant simplement au plus intérieur de notre [177] âme ; puis en un instant il faut retomber sur notre néant au plus intime de notre âme. Ce regard doit être accompagné d'une grande révérence, qui causera une douceur en notre intérieur et un silence en notre esprit, dans lequel nous devons demeurer tant qu'il durera.

Dans les distractions de l’oraison, si l’annihilation active canfieldienne ne marche pas, il conseille en toute simplicité de se « plonger et jeter en Dieu comme des poissons dans l’eau » :

Quand nous voyons donc la complaisance, le chagrin ou le dégoût survenir, soit en l'opération intime, soit en l'oraison, qui est son propre lieu, ou parmi les hantises et actions du prochain, sans que nous nous amusions à combattre tels fantômes, il faut, par un acte de foi, croire fermement que toutes ces tentations, distractions, dégoûts, inquiétudes, efforts, perturbations ; et bref tout ce que les démons nous peuvent susciter, ne sont pas capables de faire que Dieu nous soit moins présent ni qu'il soit moins digne d'être notre unique objet, ni empêcher que nous ne prenions en Lui en ce temps-là même notre très parfait contentement : et si les [184] distractions nous ont possédé quelque temps, en telle sorte que durant leur violence nous n'ayons eu le loisir de recourir à l'anéantissement actif, comme il arrive souvent en l'oraison et en d'autres rencontres, nous nous devons au moins pour lors abîmer, plonger et jeter en Dieu comme des poissons dans l'eau, sitôt que nous nous apercevons du péril auquel nous sommes. C'est pourquoi il faut toujours nous tenir sur le bord du lac […] 

Il recourt à la comparaison traditionnelle illustrant le dur chemin de transformation et qui sera si souvent reprise :

[…]et qu'il faut que nous nous considérions comme le blé qui sert tant à l'entretien et à la nourriture des hommes, et qui ne peut être bon à manger s'il n'a pas passé par beaucoup de métiers, parmi lesquels il semble qu'il doive être plutôt consommé et anéanti, que pouvoir servir à aucun usage ; car le jetant premièrement en terre, qui ne dirait qu'on le veut perdre en le faisant pourrir ? Le mettant puis [188] après sous un fléau, l'écrasant entre deux meules, le jetant dans un four embrasé, qui ne dirait qu'il est entièrement perdu ? Et cependant c'est pour lors qu'il est plus propre pour nos usages[260].

L’in-action ou action divine dans l’intérieur assure une nouvelle naissance dans le silence de toutes nos puissances :

C'est là pareillement l'exercice des âmes avancées, qui sont tirés de Dieu par un mouvement particulier, ou par je ne sais quelle impuissance de ne pouvoir faire autrement, ce qui arrive par un délaissement intérieur qui les rend incapables d'une plus grande et plus actuelle occupation d'esprit, ou par une disposition corporelle qui leur donne le même empêchement : et c'est l'exercice de la seule chose nécessaire que Notre Seigneur recommandait tant à Marthe, et dont il louait si hautement Marie, qui écoutait dans le plus intime et le plus [311] profond de son cœur avec un profond silence ces divines paroles, au pied de lesquelles étaient prosternés. Ainsi les âmes séraphiques n'ayant qu'une pensée, qu'une volonté et une action en l'objet de Dieu seul, si simplement, si nuement, si paisiblement écouté, elles semblent plutôt souffrir la suave inaction de Dieu qu'agir d'elles-mêmes ...

Ce saint exercice nous a été enseigné de Jésus naissant aussi bien que de Jésus prêchant Marthe et Marie : naissant, parce qu'il naquit au temps de la minuit, que toutes choses étaient en un très profond silence, comme dit le Sage, afin que cette sienne seconde naissance temporelle répondit à l'éternelle, qui est grandement silencieuse ; que la troisième naissance qu'il prétend faire en nos âmes, fût en quelque façon semblable aux deux susdites, par la pratique d'un silence universel de toutes nos puissances, en l'objet de quoi que ce soit, excepté de Dieu : car autrement comme Dieu ne se manifesta pas à Élie dans le tourbillon ni dans la commotion, ni dans le feu, mais dans un doux [314] respir d'un très agréable zéphir […]

La garde du cœur est permanente, sans effort :

Une âme séraphique, selon cet exercice, depuis le lever du matin jusqu'au coucher du soir, ne fera donc autre chose intérieurement, à quelque action qu'elle vaque, soit profane ou sainte, que de se recueillir toute en la simple vue de Dieu seul ; à chaque [321] fois qu'elle y retourne, si elle s'aperçoit en sortir par quelques distractions, elle y rentre aussi paisiblement et confidemment, comme si elle n'en eût jamais sorti, […][327] Se portant donc ainsi avec les ailes d'un souvenir simple, et d'un amour pur vers Dieu leur unique objet, comme si elles n'avaient que cela à faire et à voir, elles y découvrent tout ce qui se passe et s'élève de tumultueux en elles-mêmes, pour le calmer aussitôt, ni plus ni moins qu'en voyant dans un miroir les tâches et les difformités de leur visage […] Cette voie de l'âme fait un bruit silencieux comme le murmure confus des eaux, et le son de Dieu sublime, parce que tout ce qu'elle voit par pensée et qu'elle reçoit de l'amour de Dieu (qui sont les deux ailes qui l'élèvent) n'est rien de distinct par autre attribut particulier ; ainsi Dieu parlant de soi-même à Moïse, ne lui dit-il pas : « Je suis qui suis », sans dire quel qu'il était. C'est aussi le même langage de l'Épouse parlant de son Époux : « mon Bien-aimé est à moi et moi à lui », sans spécifier quel est le Bien-aimé, ni quel est la Bien-aimée, pour donner à entendre qu'il est tout son bien, toute sorte  [330] de perfections […][261]

Dans L’Exercice des trois clous…, les clous sont « conformité, uniformité, et déiformité[262] », et non pas quelque dévotion imaginative comme pouvait le faire croire le titre de l’œuvre dont nous avons indiqué l’origine fortuite dans la note bibliographique. Il s’agit de l’expérience très concrète d’une transformation dans la vie, que l’on ne peut se cacher[263] :

 [195] Nous expérimenterons en nous-mêmes de si grands changements intérieurs et extérieurs, que nous ne les croirions pas, si nous ne les voyons de nos propres yeux, mais par des effets quasi inconcevables de la sainte opération de l'esprit de Dieu en nous, comme de paix sans plus d'inquiétudes […]

La fonte de la volonté dans l’amour divin donne un assouvissement total :

Notre volonté étant fondue par le feu du divin amour, elle s'écoulera tout en Dieu, pour n'avoir plus et ne ressentir plus qu'un seul vouloir, semblable à celui de Dieu et par ce moyen plus divin ; que tous nos désirs et souhaits seront accomplis, d'où nécessairement s'ensuivra la paix ; car le plus grand ennemi d'icelle, qui est notre propre volonté, étant surmonté, et lui ayant fait jeter les armes par terre, toutes les guerres viendront à cesser, tant les inquiétudes d'esprit que les perturbations de cœur, causées [214] par les dérèglements de la propre volonté en soi […]

Renoncez aussi à tous les choix et élections de vos raisons humaines et propre jugement: encore que très bonnes et très saintes, qui ne font que tyranniser votre pauvre cœur et le désunir de Dieu : c'est pourquoi anéantissez toutes les vues et lumières de votre esprit, encore que très justes et raisonnables, qui vous troublent et inquiètent, et divisent votre cœur de l'unité, pour vous rendre en tout [225] uniformes par la lumière de la foi, afin de dissiper toutes les multiplicités et de vous faire reposer non plus en votre plaisir mais seulement en celui de Dieu en l'état où vous êtes.

Puis l’abandon conduit à « voir toutes choses en Dieu », nous déiformant :

[…] Ne faisant quasi plus rien de nous-mêmes, comme si nous étions [253] dans l'impuissance : nous devons voir Dieu en toutes choses, ou plutôt toutes choses en Dieu, […] Cette fidèle pratique nous rendra toujours déiforme, c'est-à-dire qu'elle transformera nos actions humaines en divines […]

Ici notre conversion doit [317] être ferme, notre récollection stable, notre introversion continuelle, notre paix très grande, et notre tranquillité très simple : pour ce que nous commençons à entrer dans la région déiforme, sur le haut de la montagne de l'esprit, au lieu du calvaire, d'où elle ne doit plus rien respirer que l'air du paradis, et aspirer, et soupirer de vivre dans la pureté de l'esprit, en paix et silence, au-dessus de tous les troubles et inquiétudes de la nature, et là aimer Dieu sans moyen.

Il affirme nettement la possibilité d’une union divine en utilisant subtilement l’image classique du miroir :

L'union est toute spirituelle […] lui fait trouver Dieu partout, même dans les plus grandes souffrances : avec l'épouse, elle en jouit comme d'un beau lys entre les ronces des tribulations.

C'est la pratique de la déiformité, où Dieu par l'abondance de ses grâces, dissipe tous les empêchements et anéantit tous les milieux et entre-deux de l'union de notre esprit pour nous unir à Lui : car par cette pratique, ne voulant rien, ne désirant rien, ayant tout quitté, n'ayant plus nulle propriété, notre âme sera comme un très beau miroir, dans laquelle se pourra former l'image des vertus de Jésus-Christ crucifié, et surtout de la charité. Or prenez garde, que pour former l'image dans le miroir, il doit être éloigné de l'objet pour la représenter au vrai, et voilà ce que l'âme fidèle fait par l'anéantissement sous les pieds de toutes les créatures : et c'est en ce temps que ce grand [465] Dieu par un amour de bienveillance, forme en cette âme l'image de sa toute-puissance, de sa bonté et de son amour […]

L’œuvre se termine par quelques conseils pratiques et un encouragement :

 [626] […] Servez-vous des vertus et jamais ne servez les vertus […]

Chaque degré est divisé en quatre articles, […] Le quatrième article est l'opération de Dieu;  et c'est lors qu'il vous donne l'assurance, par l'expérience de sa proximité, et qu'il vous regarde ; car ce regard amoureux sur vous, dissipe par un instant tout le mal [642] qui est en vous, pour vous remplir de tout bien […]

Martial eut un disciple capucin notable, Jean-François de Reims.

 

Jean-François de Reims ( ?-1660).

On sait peu de choses de lui. Entré chez les capucins en 1615, il apprit de Martial d’Étampes à partager « le même climat de liberté intérieure, la même préoccupation d’initiation mystique… » Son expérience servit dans la conduite des monastères de religieuses et le gouvernement de maisons de sa province. On rapproche son enseignement de la « doctrine » de l’ardennais Jaspart[264]. Il aurait influencé saint Jean-Baptiste de la Salle, né également à Reims, fondateur de l’Institut des Frères des Écoles chrétiennes[265].

Jean-François est méconnu de nos jours, tout comme Martial, son inspirateur. Il est l’auteur de La vraie perfection… dans l’exercice de la présence de Dieu, ouvrage qui eut de nombreuses éditions[266] et qu’il a corrigé d’édition en édition : celle de 1660 que l’on peut considérer comme l’édition de référence (« dernière du vivant de l’auteur ») est quatre fois plus étendue que celle de 1638 !  Nos extraits proviennent de l’édition de 1646.

Il conseille l’abandon total entre les mains de la grâce :

[16] Il est en toutes choses pour leur donner l'être et la puissance d'opérer, et hors de toutes choses pour les renfermer en Soi comme dans Son sein ; Il est sans division quelconque, étant tout en toutes les parties du monde. ... Il y est par Puissance, c'est à dire, qu'il y exerce son pouvoir, en leur donnant la force et la puissance d'agir.

Vous pourrez vous mettre en la présence de Dieu en une manière encore plus parfaite. C'est qu'après l'avoir conçu présent en vous, non avec rapport aux créatures ou à vous comme dessus, ni en considérant ses perfections en particuliers, mais l'envisageant avec une vive foi dans le fond de votre âme, en gros et par une vue confuse comme un bien universel, qui est infiniment au-delà de tout ce qui se peut imaginer ou penser : après l'avoir, dis-je, l'avoir conçu de la sorte, vous devez vous donner et attacher par affection entièrement à lui, comme il est en lui-même, dans un acoisement [apaisement] et profond silence de toutes vos puissances, le laissant agir en vous beaucoup plus que [40] d'agir de votre côté […] Nous voulons toujours agir, d'autant que nous y trouvons quelque satisfaction de nature, et partant nous empêchons l'opération de Dieu en nous, lequel [41] s'il trouvait notre âme dans une parfaite mort de toutes propres recherches, la posséderait si parfaitement, qu'elle ne serait plus agie ni agissante que par lui.

[43] Ou bien demeurer simplement dans l'action où sa volonté vous voudra, et  la faire comme si vous étiez devant lui ; et ainsi vous pourrez facilement demeurer en sa présence en toutes vos actions, même dormant, car vous endormant en sa vue et dans sa volonté, vous le trouverez auprès de vous lorsque vous vous éveillerez, parce que le sommeil ne l'en a point chassé, et vous aussi auprès de lui, puisque vous êtes dans l'exécution de sa volonté.

Il évoque le désir « d’affections divines », écueil habituel après les années de « lumières » lorsqu’on entre dans la « foi nue » :

Gardez-vous bien en vos oraisons d'empêcher l'opération de Dieu présent en vous, ni par le mauvais usage des grâces sensibles ou intellectuelles, en les recevant avec trop d'avidité, ni par un désir empressé de les avoir, lorsque sa divine Providence vous en privera : car c'est une erreur commune qui retarde la plupart des esprits,  qu'on ne fait rien qui vaille dans l'oraison, quand elle est destituée de lumières et d'affections divines, qui touchent le sentiment, ou qui se ressentent en l'esprit ; et néanmoins c'est là où l'amour de nous-même trouve sa ruine, et où nous nous perfectionnons davantage. Ne cherchez donc pas en vos oraisons le goût et le repos de votre esprit,  mais le repos et le règne de l'esprit de Dieu, qui ne peut être établi en vous que par la destruction du vôtre. Si Dieu intimement en vous, vous est un Dieu caché, adorez-le dans cette obscurité, [54] et parvenez à lui par cette voie ; car ces obscurités vous seront des lumières pour arriver à lui, puisqu'elles vous feront perdre la vue de vous-même, pour ne regarder que lui dans les ténèbres de la foi.

Et de vrai, si nous voulons faire quelque progrès, et entrer dans le  cœur de Dieu, en nos oraisons, il faut que nous paraissions nus devant lui, et que nous le cherchions dans la privation de tout ce que notre appétit peut désirer, autrement nous ne le trouverons jamais pour en jouir parfaitement ; si jusque à présent il ne s'est pas communiqué à [60] nous, c'est que nous n'avons pris cette résolution. Hélas combien marchandons-nous avant que de la prendre ?  Nous nous flattons dans cette pensée, que nous ne faisons pas bonne oraison en cet état de privation, et ainsi nous nous entretenons toujours dans le désir de rentrer en l'état de consolation.

La présence de Dieu en nous se traduit par l’amour universel :

Que si vous voulez avoir une conception encore plus relevée de la présence de Dieu généralement en tous les hommes, tendance aussi à cette vertu de charité : c'est que comme toutes les personnes divines très présentes en elles-mêmes, s'aiment d'un amour infini et inséparable ; aussi cette amoureuse présence qui se retrouve généralement en un chacun de nous, tend à nous unir non seulement avec Dieu par amour, mais aussi entre nous. Et à cet effet elle nous fait découler de sa charité infinie, les vertus nécessaires pour l'entretien de cette charité fraternelle, la mansuétude, de l'humilité, la miséricorde, la tolérance des imperfections, le pardon, [167] l'oubli des injures, etc. […] Et comme cette bonté infinie qui est en nous, nous rend ses biens communs en nous les communiquant, afin de nous unir plus étroitement à soi ; aussi cette divine présence qui se retrouve en tous les hommes, fait que les biens que avons reçus de sa libéralité, sont communs à notre prochain et à nous, et qu'ils servent pour nous unir plus parfaitement avec lui par union de charité. Voilà comme cette aimable présence nous unit non seulement avec Dieu, mais aussi entre nous très parfaitement, afin qu'étant ainsi unis par union de charité, nous retournions à lui comme à la souveraine unité.

Dieu ne se contente pas de produire en l’âme cette profonde humilité dont nous venons de parler, mais à même temps il lui communique son amour, & ce ordinairement selon la grandeur de l’humilité susdite. Or pour l’établir en ce saint amour, il lui fait connaître premièrement la grandeur de sa dilection en son endroit, &  lui en donne des touches & des assurances si grandes qu’elle ne peut plus douter de ce sien amour, ce qui lui donne [450] une telle confiance en lui & de son assistance jusqu’au bout, que toutes les privations & autres croix qui lui peuvent arriver, ne lui font pas perdre cette confiance amoureuse, qui lui est demeurée de ses touches divines.

Martial a vu la mer car il vécut près d’Amiens : après une mise en garde contre les livres, il compare à l’écume ce qu’il faut abandonner pour accueillir Dieu en soi :

À quoi [460] j’ajouterai que les âmes qui y sont élevées entendent mieux ce qui se passe, leur intérieur ayant Dieu même pour guide & pour précepteur, que tout ce que les livres leur en peuvent déclarer ; & se trouvent pour l’ordinaire plutôt embrouillées par la lecture des livres qui en traitent, qu’enseignées & soulagées.

Il me reste seulement à vous dire que la cause pour laquelle cette divine présence ne produit pas en nous les degrés & effets susdits, n’est autre que notre indisposition ; car comme le soleil matériel n’imprime ses rayons [que] sur un sujet bien poli, de même ce divin soleil n’envoie ses grâces [que] sur un sujet bien disposé. Et comme la mer ne souffre rien d’impur, mais jette toute l’écume dehors, même les corps morts ; ainsi Dieu ne veut rien d’impur, & ne peut demeurer avec [461] ce qui ressent la mort & l’impureté. Il faut donc que ce Dieu de pureté ne trouve point d’obstacles en nous, mais qu’il y rencontre un cœur dépouillé et vide de toute créature, afin qu’il le puisse remplir de lui.

 

 


 Franciscains récollets

Parmi les observants, le désir d’une plus grande solitude donna lieu à l’établissement de communautés dont les membres s’adonnaient à l’oraison régulière. Elles s’organisèrent peu à peu en provinces indépendantes. En Espagne surtout, certains évêchés, monastères et les lieux de retraites ou recolectorios, « déserts » franciscains, pratiquaient cette vie d’oraison intense. Au chapitre général franciscain de 1502, s’institutionnalisèrent les maisons de retraite où se pratiquait le recogimiento : l’on priait en ces lieux jusqu’à douze heures par jour[267] ! Ceux qui retrouvèrent ainsi une vie intérieure furent à l’origine des récollets.

En France, l’origine serait sans doute à rechercher en Aquitaine. Conjoints peut-être à des migrants d’Espagne, les récollets prospérèrent et finirent par absorber partiellement les observants (entièrement en Belgique et en Allemagne, pays « dépeuplés » à la suite de nombreux retours à la vie civile qui furent permis ou imposés par les protestants)[268].

Par leur importance, ils forment le troisième groupe de nos mystiques franciscains, après les capucins et les membres des deux Tiers Ordres. Le premier d’entre eux est Séverin Rubéric, un « passeur » spirituel quelque peu isolé en Guyenne, province proche de l’Espagne.

Séverin Rubéric ( ? – après 1625)

La réforme des récollets née en Espagne s’introduisit en France à partir de 1590. Ils vivaient dans la contemplation, la pénitence, une stricte pauvreté. En 1616, la province d’Aquitaine fut fondée avec le P. Séverin Rubéric comme ministre. Il eut à défendre la réforme contre des manœuvres d’observants, adressant en 1625 une supplique au pape pour obtenir  qu’ils fussent unis aux capucins - alors dans leur première ferveur - s’ils ne pouvaient rester indépendants.

On n’en sait guère plus sur ce frère mineur, sinon qu’il a été confirmé comme gardien du couvent de Cognac en 1614, prêcha une mission à Bergerac en 1620,  intervint en 1622 dans une fondation au Dorat, et fut conseiller de la fondatrice des clarisses de Saintes. De cinq ouvrages spirituels devenus rares sinon introuvables, nous retiendrons les Exercices sacrés de l’amour de Jésus[269], dont nous citerons les avis portant sur la voie unitive[270].  Il y affirme la réalité de l’expérience mystique, et comme Canfield,  l’existence après un certain temps d’un état d’union « habituelle » avec Dieu :

La voie d’amour (1623) : Avis sur les quatre méditations de la vie unitive

1. L'amour divin purge l'âme, l'éclaire, l'unit à son principe et souverain Bien : il ne peut plei­nement éclairer s’il n’a purgé, ni ne peut intimement unir s’il n'a éclairé. ...

2. L'âme est capable de recevoir cet effet de l'amour et peut être unie même dès cette vie à son Dieu ; car elle a en soi une partie suprême laquelle est pure­ment spirituelle, appelée esprit par saint Paul écrivant aux Galates, chap. V : “Marchez en esprit”.  C’est le sommet ou pointe de l'âme où les simples vues et conceptions spirituelles et éternelles de Dieu, et des vérités et perfections divines se forment ... cette union est une action, qui, comme un lien fort étroit, serre fortement l’âme avec son Dieu.

3. Toute action que l'âme exerce envers son Dieu n'est pas union, mais seulement celle-là qui, lui mon­trant son cher Époux intimement présent au fonds de son esprit, la lie avec Lui comme un bien qu'elle pos­sède, et non qu'elle va chercher fort loin, lui montrant, dis-je, présent, non par simple foi, mais par véritables expériences et sentiments spirituels, ou par une intime et secrète communication que l'âme prend, d'une manière indicible, de la présence de son Époux.

Cette action se commence en l'entendement, mais elle se perfectionne et accomplit en la volonté, par un pur amour possédant et fruitif, qui unit la volonté avec la cime de l'âme, à la suprême et unique Bonté, et ensuite d’icelle l'entendement est encore plus uni et toutes les autres puissances inférieures sont aussi souvent attirées à cette union, autant qu'elles en sont capables, sans qu'elles en soient empêchées de leurs objets sensibles : par ainsi toute l'âme est unie à son Dieu : « Mon cœur et ma chair ont tressailli en mon Dieu »[271], dit le Roi-Prophète.

Premièrement, mon cœur, qui est ma volonté, se réjouit [251] en mon Dieu, Le possédant ; puis toutes mes autres puissances, même les sensitives, qui sont en la chair.

4. Cet amour d'union est précédé d'un acte de suprême contemplation et élévation en l'entende­ment, lequel, éclairé d'une lumière divine, surnatu­relle, montre à la volonté que Dieu comme une Vérité très simple et essentielle, et comme une Bonté unique toute savoureuse, remplissante et regorgeante, est présent à l'âme, à ce qu’elle entre en possession et jouissance suréminente et ineffable ; selon Cassien, « La vérité contemplée est l'aliment de l'amour. »

Après cet acte très simple de nue contemplation, la volonté s'embrase et s'enflamme par un amour qui lui fait jouir de ses délices, et qui la lie et serre avec son Époux. La volonté ainsi enflammée entraîne encore et ap­plique de plus en plus l'entendement [251v] à la très nue et éminente vérité de Dieu, jusqu'à ce qu'enfin l'admira­tion, suspension, ravissement et ex­tase parfois s'accomplissent en l'entendement, et adhésion en la volonté. Cette union, à raison des actes de l'entendement est effet de l'intelligence et sagesse, deux dons très excellents du Saint-Esprit ; mais à raison de ceux de la volonté, c’est une action d’une charité très parfaite et accomplie [...]

 [254] 6. L'une et l'autre de ces deux unions si admirables et intimes, qui approchent de si près celle qu’ont les bienheureux en la jouissance de Dieu ne sont pas une fiction ou imagination des âmes dévotes. Car outre l'expérience très certaine des justes et des saints, l’autorité de l'Écriture et des Pères nous certifient et assurent que Dieu fait cette grâce à Ses amis intimes, que de leur commu­niquer sa jouissance par une union intime autant qu'il est possible à l'état des voyageurs, qui tendent à la dernière et consommée jouissance. Saint Paul écrivant aux Corinthiens, en la première [épitre], chapitre 6, dit que celui qui adhère à Dieu est fait un même esprit avec lui […]

7. Cette union n'est pas continuée en l'âme, quand elle l'a une fois, pendant tout le temps de cette vie, sans aucune interruption, car les actions nécessaires de cette vie, auxquelles elle se doit occuper, ou par l'obligation de son état ou par charité la divertissent souvent, et par leur occupation lui ôtent l'attention d'entendement [255v], et de volonté qu'elle doit avoir en l'union. Au commencement avant qu'y être habituée, elle n'y peut pas pour l'ordinaire demeurer longtemps, parce que ses puissances ne peuvent pas tenir bon en l'abstraction et unité d'opération : mais retournent aussitôt à ce à quoi elles sont accoutumées, c'est-à-dire aux sens et en la multiplicité, ou diversité d'opérations, de discours, de vues et d'affections. L'âme dis-je, ne peut pas demeurer au commencement qu'elle passe en l'état d'union, que fort peu temps en cette union sacrée, et même n'y retourne pas aisément, à cause qu'elle n'est pas encore en l'état d'icelle, n'y est pas habituée, mais quand elle y a fait progrès, elle prend une habitude qui lui rend cette divine union plus facile, pour la reprendre à toutes les occasions et la continuer plus longtemps, pour lors elle est en l'état de l'oraison d'union, qui est une station d'une âme illuminée pour jouir de son Dieu par [256] fruition tant qu'il lui est permis.[…] [272]

 L'âme ayant acquis cet habitude et facilité est dite être en l'état d'union, est dite mener une vie unitive ; parce qu'elle ne vit spirituellement que de la vie d'union. Toutes ses actions intérieures et spirituelles sont union, ou pour l'union, ou de l'union sainte et sacrée : car s'il y a, en cet état et vie, une plus exacte purgation des impuretés de l'âme et illumination des vertus, tout cela se fait pour l'union et de l'union comme de sa cause […]

8. L'âme qui est en cette habitude d'union, et en l'état de la vie unitive, doit être stable en l'amortissement de tous ses sentiments, de tous ses appétits, passions et désirs. L'imagination et fantaisie doit être purifiée de toutes les images qui l'emportent tantôt d'un côté tantôt d'un autre, et doit être en telle disposition qu'elle ne soit pas facile à recevoir les impressions des objets sensibles, ni à s'attacher à quelque objet ou action de laquelle elle a reçu l'image.

L'entendement doit être simplifié de la multiplicité de ses pensées, premièrement déréglées, secondement de celles qui consistent en discours et longs raisonnements, soit des choses extérieures, soit des objets sensibles, soit des objets spirituels, et qui appartiennent aux sciences. Troisièmement, il doit être détaché de toutes spéculations, tant hautes et sublimes soient-elles ; il doit être mort à toutes propres opinions [257 v] et lumières qu'il a acquis et appris en l'étude des sciences à toutes inspirations et illustrations reçues en l'oraison, à tous propres jugements, et tout cela pour être réduit à une simple et nue pensée de l'unique vérité de Dieu existante par soi-même en toute l'éternité, voyant toutes autres vérités des créatures contenues sous cette unique essentielle vérité, et réduisant à cette unique et simple pensée de Dieu toutes ses pensées, vues, et raisonnements, qu'il est nécessaire qu'elle forme de choses qu'elle traite.

 La volonté ne doit avoir aucun désir, affection, ni attache à aucune chose que ce soit, à aucune action, soit intérieure, soit extérieure, à aucune grâce, ni disposition divine ; ne doit avoir aucune propriété, mais toutes ses affections doivent être réunies et réduites au simple amour de Dieu regardé comme présent intimement à l'âme, afin qu'en toute liberté, l'âme se puisse [258] unir à Dieu par cet amour en toutes les occupations et actions auxquelles elle se rencontre et se trouve […]

10. Quand l'âme est établie aux choses susdites, que son jugement est au-dessous de tous les jugements, principalement de son conducteur, sans aucune sienne propriété, que sa volonté est au-dessous de toutes les volontés, unie par conformité à celle de Dieu, que toute la vertu active qu'elle a pour opérer, et toute la capacité passive qu'elle a pour être émue de Dieu et recevoir ses illustrations, inspirations et élévations, est subordonnée à la disposition de la volonté divine [259v] pour agir quand elle voudra et se tenir en passiveté quand elle le disposera ; quand en toutes ces actions intérieures et extérieures, et en toutes ses paroles et discours, elle tâche, anéantissant la nature, d'attendre et suivre les mouvements de la grâce, donnant à elle toute son opération, ne faisant rien sans consulter la grâce et la demander ; quand, dis-je, l'âme est établie en toutes ces choses, et que Dieu lui donne la grâce de la mouvoir souvent à l'union sacrée, nous pouvons dire qu'elle est en l'état de la vie unitive.

11. Partant c'est une chose certaine qu'il y en a fort peu qui soient en cet état, quoique plusieurs pensent y être, s'élevant d'eux-mêmes à une vie suréminente, sans que Dieu les y fasse monter […]

L'amour divin tend bien à l'union sacrée dès le premier instant qu'il commence d'être en une âme, et la convertit à Dieu, mais c'est de loin : il ne l'exécute pas aussitôt, c'est en son temps après qu'il a purgé, éclairé et illuminé, après qu'il a détruit les imperfections, propriétés, et attaches qui contrarient à cette union et produit les excellentes vertus qui y disposent. Le feu sépare les choses dissemblables, mais il assemble, congrège[273], et unit celles qui sont de même et semblable nature. L'amour divin est un feu, qui nous trouvant en son commencement dissemblable à Dieu par nos vices et impuretés, nous éloigne de l'union avec sa bonté et par l'abaissement et anéantissement de nous-mêmes, qu'il cause en nous purgeant ; puis nous ayant rendus semblables aux perfections divines et à notre bien-aimé tout par les excellentes vertus de Jésus acquises par son illumination, nous unit à Dieu, et nous constitue en l'état, habitude et disposition de l'union sacrée.

 

Victorin Aubertin (1604-1669)

Récollet de Nancy, définiteur, « maître en théologie mystique[274] », Victorin Aubertin est associé à Jean Aumont  comme théologien de l’école de l’oraison cordiale[275]. Son vocabulaire est proche de celui de Constantin de Barbanson.

Le Chrétien uni à Jésus-Christ au fond du cœur (1667).

Leçon troisième. Diverses manières de pratiquer l'oraison.

Demande : Y a-t-il plusieurs sortes d'oraison ? Réponse : Oui. La première est une oraison de discours ...

D. : Est-il nécessaire que l'âme qui a quitté les discours et les formes, s'occupe de Dieu par une connaissance de lui au moins confuse et amoureuse ? R. : Oui. Parce que l'âme ne peut persévérer autrement en ce à quoi elle est parvenue par l'action de la puissance sensitive ou spirituelle. Par ses puissances sensitives elle discourt, elle cherche, elle opère les notices des objets, et par les spirituelles elle se réjouit en l'objet des connaissances reçues en ses puissances, sans qu'elle opère plus [120] avec travail, avec enquête ou discours. Voilà pourquoi, après avoir quitté les opérations des puissances sensitives, cette connaissance générale de Dieu est nécessaire ; autrement elle serait oisive et sans tendance vers Dieu.

D. : Cette connaissance confuse et amoureuse de Dieu, est-elle connue de l'âme contemplative ?  R. : Parfois elle est si subtile et si délicate, si pure, si simple, si spirituelle et si intérieure, que l'âme n'en a ni vue ni sentiment : comme le rayon du soleil qui entre par une fenêtre […] si ce rayon passait par une fenêtre et sortait par une autre sans rencontrer quelque corps, il serait si pur qu'il serait imperceptible. Ainsi quand la lumière surnaturelle entre dans une âme pure, simple, et dénuée de toutes les formes intelligibles qui sont des objets proportionnés à son entendement, elle ne la sent ni ne l'aperçoit ; au contraire tant plus elle est parfaite, tant plus elle lui cause de ténèbres, parce qu'elle l'éloigne des lumières ordinaires de formes et de fantômes.

Quelquefois cette lumière divine investit l'âme avec tant de brillant qu'elle ne voit ni lumières ni ténèbres. Il lui semble qu'elle ne conçoit aucune chose ; ce qui la met dans un si grand oubli, que plusieurs heures se passent en oraison,[122] pensant n'y avoir pas été un moment à cause de la pureté et simplicité de la connaissance qui l'occupait, et laquelle l'élevant au-dessus de toutes les formes et appréhensions, ne lui permet pas de réfléchir sur aucune différence de temps. L'âme pourtant n'est jamais plus occupée, parce qu'elle n'est jamais plus intelligente, et tant plus elle approche de Dieu, et tant plus cet accident lui est-il ordinaire. Saint François de Sales en parle quand il distingue l'oraison en oraison discursive et en oraison cordiale […] [276]

Leçon quatrième. De l'action ou inaction de l'âme dans l'oraison.

D. : Y a-t-il quelque état ou oraison dans la vie mystique et intérieure, où l'âme n'agisse plus et soit purement passive ? R. : […] elles n'agissent plus par des actions de poursuite, puisqu'elles possèdent ce qu'elles cherchaient, et que cette fin qui les attirait par ses influences ne les attire plus, puisqu'elles lui sont unies.

D. : Quelles sont donc les opérations de l'âme qui possède sa fin ? R. : Comme la consommation de la perfection de l'âme consiste en ses opérations en l'état de la grâce, comme dans celui de gloire, Dieu s'unissant à elle par la vive foi et l'amour très épuré de toute sorte de vue, et de toute recherche de propre intérêt, comme objet final et fin dernière, il lui donne toute la plénitude de soi-même autant que le degré de la grâce sanctifiante qui est en elle, a étendu sa capacité ; et cette communication de Dieu comme fin dernière donne à l'âme comme une espèce d'être et de subsistance surnaturelle, qui pénètre la sienne propre et l'élève à cet état qu'on peut appeler tout divin, qui a des opérations conformes à ses excellences […]

Au lieu donc de demeurer dans l'oisiveté qui serait vicieuse, Dieu veut que l'on soit toute action pour ainsi dire, afin de rentrer en lui et lui donner tout soi-même avec [142] tous les dons qu'il a faits, à dessein que l'on s'en serve pour s'abîmer avec plus d'activité dans l'océan du divin amour, et pour s'y perdre en telle sorte qu'on n'y voye et qu'on n'y sente plus rien de soi, et qu'on demeure dans sa perte, sans vouloir réfléchir sur soi pour prendre par cette réflexion assurance de son état ; car ayant abandonné tout soi-même et tous ses propres intérêts à Jésus-Christ, il est juste de vivre continuellement dans cet abandon avec cette croyance de foi, qui est beaucoup plus certaine que toutes celles de notre raison, que Jésus-Christ à qui nous avons confié toutes nos espérances est autant fidèle comme il est à Dieu, et par conséquent impossible qu'il nous manque.

D. : Pourquoi donc dit-on que l'on ne doit pas agir lorsque Dieu agit de peur de troubler son opération ? R. : Quand les mystiques parlent de la cessation d'actes en la [143] contemplation sublime, ils n'excluent pas toutes sortes d'opérations, mais seulement les opérations propres, c'est-à-dire celles qui se font par le propre travail, industrie, inquisition de discours et façon connaturelle, de peur que telles opérations n'en empêchent d'autres plus relevées et d'un ordre supérieur : car il se trouve des personnes qui pensant atteindre Dieu par des efforts naturels d'entendement ou de volonté, voudraient comme l'engloutir et comprendre en elles-mêmes prévenant ses opérations. Et c'est ce qu'il faut éviter, de peur que Dieu ne nous rebute comme présomptueux, car c'est par l'anéantissement qu'il faut se disposer à un si grand bien. […]

D. : L'appétit sensitif de l'âme est-il capable de participer à cette vie surnaturelle ? R. : Oui, puisque l'entière perfection de l'âme requiert que tout l'appétit sensible soit non seulement retenu comme esclave, sous le domaine et l'obéissance la partie supérieure, mais qu'aussi comme enfant et ami de la maison il soit participant de cette vie divine, que l'âme a reçue en son élévation à l'état d'union, et cela suivant le genre et la capacité de son être, afin [146] que désormais tout l'homme étant mû et gouverné par l'esprit de Jésus-Christ recoule incessamment en Dieu, tant selon son être corporel que selon le spirituel.

Cette participation n'est autre chose qu'une certaine vertu très secrète et très forte, qui le pénètre et qui le gagne tellement, que non seulement elle amortit cette inclination naturelle, qui résidait tant dans l'imagination que dans tout ce qui lui était inférieur pour toutes les choses sensibles, qu'elle jugeait être propre et convenable à son individu, mais en sa place elle introduit une pente et une vie qui porte tout l'homme sensible et animal à ne vouloir et ne chercher plus dans les objets qui lui sont conformes, que le seul plaisir de Dieu, étant en cela conduit et gouverné par l'âme élevée en cet état de vie surnaturelle […]

D. : Les visions et les révélations spirituelles et infuses peuvent-elles contribuer quelque chose à la parfaite union avec Dieu ? R. : Comme la solitude et la nudité de toutes choses en pureté de foi est nécessaire pour s'unir à Dieu en parfait amour, il faut tâcher avec la grâce de les évacuer toutes de l'esprit, si on veut être uni immédiatement à Dieu. […]

D. : Qu'entendez-vous par le fond et le centre de l'âme, où Dieu se communique et opère si souvent dans les sublimes états de la vie intérieure, quand il y trouve la pureté qu'il souhaite ? R. : L'âme en tant qu'elle est esprit n'a ni bas, ni profondeur, ni centre plus ou moins profond, parce que étant spirituelle elle est sans quantité corporelle, mais les mystiques appellent le centre de l'âme, où son être, où sa vertu peut atteindre, et disent que le plus profond de l'âme est le dernier terme de son effort et de son opération. […] Voilà pourquoi selon les divers degrés d'amour, elle a divers degrés de profondeur en son centre incréé, qui sont les diverses demeures que Notre seigneur dit être en la maison de son Père. De manière que si elle a un degré d'amour, elle est en Dieu ; si elle en a deux, elle entre en Dieu plus profondément et plus intimement. Enfin si elle parvient à un très haut degré d'amour, sa profondeur s'augmentera jusqu'à se perdre dans l'abîme de ce divin centre, pour y être transformé en lui comme [154] le cristal pur et net d'autant plus qu'il reçoit de degrés de lumière d'autant plus cette lumière le pénètre plus abondamment, en sorte qu'il paraît toute lumière. […]

Leçon cinquième. L’utilité des diverses sortes d’oraison.

D. : Pourquoi nous enseignez-vous tant de sortes d’oraison ? […] Pour bien entendre ces diverses façons d'oraison, il faut savoir qu'ordinairement on commence le chemin de perfection par les sensibilités, par l'amour de cœur et d'affection, dont la partie aimante est prévenue du Saint Esprit pour la conforter et faire revivre en Dieu. La raison en est que comme l'amour est le premier entre les mouvements de la volonté ou de l'appétit, c'est aussi la première et comme le centre de toutes les passions de l'âme : c'est pourquoi Dieu, voulant réduire l'homme peu à peu à l'unité de l'Esprit divin, il commence premièrement à le réduire à l'unité cordiale de son amour par ses touches sensibles et amour tendre d'affection. Cela cessé, elle procède par estime, discours et volonté [159] raisonnable ; et voilà la méditation où l'on raisonne sur un sujet.

Enfin, perdant le raisonnement, elle s'attache à Dieu par un simple acte de foi, et voilà la contemplation, laquelle pour être achevée, ce n'est pas assez qu'elle l'envisage par des simples regards de foi, mais il faut aussi qu'elle l'exprime intelligiblement par une fécondité de grâce et de lumière : et voici comment cela se fait. L'âme considérant que tout ce qu'elle peut voir et contempler en son intérieur, n'est rien autre chose que soi-même devenue déiforme par la grâce, et la charité habituelle, et la volonté de Dieu essentielle participée, infuse en elle, au lieu de son être de corruption, retirant toute vue et contemplation, et toute extension interne de regards près d'elle-même en l'unité et centre de sa puissance intelligible, qui opérait ainsi cette vue au regard interne, recueille toutes les forces de [158] cette simple intelligence relevée à opérer en cet être de déiformité en un seul point de ce qu'elle est, attendant l'ouverture de cette sienne intelligence et les principes de la grâce actuelle, nécessaire pour être rendu seconde en la production du verbe mental, de simple pensée, intelligible et connaissance actuelle de Dieu, qu'elle produit à l'instant qu'elle est informée des principes opératifs de ces merveilles.

Et l'amour fruitif procédant d'un tel verbe mental et présence objective, suit immédiatement, si bien que l'âme demeurant intimement unie à Dieu et en qualité de principe, opérant en elle toutes ses actions surnaturelles et en qualité d'objet, elle devient son image parfaite, tant par la participation de son être divin que de son opération d'amour et de connaissance, et ainsi un petit Dieu par grâce ; en sorte que qui pourrait la voir et ne saurait pas par la foi que [159] Dieu est infiniment par-dessus tout le créé, penserait que ce serait Dieu même. Cette production n'étant qu'actuelle et non point habituelle, ne dure qu'un espace de temps, la perpétuité est réservée au ciel.

Et c'est pour lors que l'âme entend qu'elle est née et régénérée en Dieu pour être opérative et non pas passive, sinon quand la volonté divine en laquelle est fondée, enracinée, et devenue la sienne, le veut ainsi, et pour cela, de là en avant elle se tient toujours en posture, forme et façon vitale, opérative et voyagère, passant à travers de tout sans s'arrêter à rien, pour arriver à Dieu par-dessus tout, en tant qu'Objet de notre amour et de connaissance. Si cela n'arrive pas sitôt, il faut s'accommoder à la volonté divine qui est devenue nôtre et avoir une humble patience, d'où il s'ensuit que l'être déiforme est composé de notre rien propre et [160] naturel et de Dieu comme notre tout, en tant que principe efficient et nous dirigeant à notre fin objective par des opérations actuelles de connaissance et d'amour. Il est appelé déiforme, parce qu'il rend l'âme une parfaite image de Dieu[277].

 


Éloy Hardouin de S. Jacques (1612 ?-1661)

On ne sait presque rien de sa vie. Beaucoup moins intellectuel que Victorin,  il est particulièrement intéressant par son expérience personnelle que l’on sent affleurer à chaque phrase.

Frère mineur récollet, lecteur en théologie et prédicateur, définiteur provincial, il gouverna plusieurs couvents, successivement à Sézanne, Rouen, Verdun, Montargis (1658-1660), ville où vivait à ce moment la toute jeune Jeanne-Marie Guyon[278]. Nous citons le dernier écrit de sa trilogie spirituelle[279] : la Conduite d’une âme dans l’oraison (1661).

Il pense avant tout aux novices : tout est extrêmement organisé et comprend même un tableau (p. 25) à divisions tripartites (oraison mentale par discours en trois parties : préparation, méditation, conclusion, chacune divisée en trois), le tout accompagné d’explications détaillées (choix du lieu, posture, recueillement) ! Les affaires intéressantes commencent lorsqu’il souligne la différence entre les commencements de la vie spirituelle et le troisième degré :  

Son emploi était de rapporter le tout à quelque pratique de dehors, faisant résolution avec les assistances de son amour Monarque de produire telles et telles actions, étant dans ce sentiment que son amour n'était grand s'il ne produisait de grandes actions au-dehors, et étant tout actif, devait être tout [127] dans l'action et l'opération ; mais ici dans ce troisième degré il faut qu'elle procède d'une façon toute opposée et qu'elle marche par une voie toute contraire, car il ne faut point qu'elle se penche au-dehors, mais qu'elle se recueille au-dedans […]

À ce niveau confirmé, il se différencie nettement de l’école « française » bérullienne  qui s’attache à considérer la grandeur divine :

Entrant en l'oraison, qu'elle conçoive Jésus-Christ non par des [154] imaginations et conceptions sublimes de son essence et de ses perfections d'Infinité, d'Éternité, d'indépendance et d'autres semblables ; mais au contraire par retranchements de telles pensées, sachant bien qu'il n'est rien de tout ce qu'elle pourrait concevoir ou imaginer, son principal soin devant être de l'aimer ; qu'elle ne le conçoive que comme une bonté infiniment aimable ; et ainsi s'élève vers lui par la vue intérieure comme vers un abîme de bonté par-dessus toute sa portée et sa capacité sans autre plus particulière connaissance, ne recherche rien plus que de pénétrer intimement jusqu'au lieu de sa demeure en soi, outrepassant tous les milieux, toutes les ténèbres et obscurités de son esprit.

Il propose [161] « une élévation en Dieu amoureuse, tranquille, sereine, joyeuse, qui est la cime de ce troisième degré d’oraison » faisant bon usage de l’état de privation [167]  « qui la dispose à ses divines grâces et lumières, lui faisant connaître et ressentir son peu de pouvoir pour le bien et comme tout doit venir de Lui et non de son industrie propre ». Dilatations ainsi que resserrements alternent. Au chapitre 4, De la contemplation infuse, commence véritablement la vie mystique : la coopération de l’âme consiste principalement à « ne penser jamais que ces grâces lui viennent par sa fidélité au service de Dieu et [313] par la diligence et industrie qu’elle ait apportées pour l’aimer, mais à rapporter le tout à la pure bonté. »

L’âme disposée à l’oraison d’union ne peut plus penser Dieu comme objet élevé mais en son fond. Elle reçoit des touches d’amour dans la volonté sans que fonctionne l’entendement. Elle reçoit une connaissance expérimentale de Dieu qui se fait ressentir non comme objet mais comme source et origine de tout amour :

Conduite d’oraison d’Union.

[…] Ce degré si sublime d'union, comme aussi celui de contemplation infuse ne sont pas des dons de Dieu de courte durée, des opérations passagères ni de simples actuelles infusions qui informent et actualisent l'âme seulement quelque temps ; mais ce sont des dons et des grâces permanentes qui informent [donnent une forme à] l'âme, [375] qui changent son fond, réformant son être et sa disposition, et étant des participations de l'être divin, lui communiquent un être ferme, stable et permanent pour vivre d'une vie divine dans des inclinations aux choses de Dieu.

L'âme dans cet état se conservant dans un simple, paisible et silencieux souvenir de Dieu en grande tranquillité et contentement sans aucun impétueux effort et soin empressé de faire [381] quelque chose, ni même se mettre en devoir de se recueillir en son intérieur, par une lumière et connaissance plus profonde sentira bientôt cette mémoire devenir seconde par l'infusion et impression de lumière très intime […] de grâces qui lui sont communiquées, qu'il ne lui semble pas qu'elle opère, mais seulement qu'elle les reçoive, les admette et y consente.

Et premièrement quant à la connaissance, elle se sent si intimement prévenue d'une impression de lumières qui lui découvre et manifeste la grandeur et immensité divine que, toute informée et [382] remplie de cette espèce représentant une immensité, grandeur, infinité sans termes, sans bornes et sans fin, sans distinction de lieu de temps et de notion, elle sent son entendement être comme une goutte d'eau jetée, plongée et abîmée dans cette mer immense de grandeur […] 

[…] bien que Dieu se communique ici à l'âme réellement et substantiellement [385] faisant sa demeure en son esprit, néanmoins ce qui informe actuellement l'âme, ce qu'elle ressent et expérimente par ses puissances n'est pas Dieu même, mais seulement l'image et l'espèce de Dieu […] ne pouvant autrement communiquer que par quelque effet qu'il produit ou par quelque opération qu'il fait en nous. Il en est de même de l'inclination d'amour et du mouvement sacré qui est en la volonté, tant celle qui sort de cette connaissance comme celle qui se fait sans connaissance précédente dont nous [386] parlerons en l'article suivant.

De la fruition d'amour par prévention de touches divines au centre de la volonté. 

Après cette opération précédente qui consiste plus en un acte de simple intelligence et de contemplation et d'amour […] Dieu vient à ôter à l'âme toutes ses lumières et la met en privation de toutes ses sublimes connaissances. Pour lors, il semble à l'âme qu'elle est déchue de ses opérations élevées et sortie de ses occupations si sublimes qu'elle avait avec Dieu […]

[…] lorsque l'âme, durant telle privation de lumières, a beaucoup de peine à suivre l'opération de Dieu, la tenant occupée dans de si obscures ténèbres, tandis qu'elle est fort empêchée à rechercher les moyens pour retourner à sa précédente élévation et retrouver cette heureuse occupation dans laquelle elle était tout en lumières divines et intelligences sublimes, tandis peut-être qu'elle est toute distraite et penchée au-dehors, occupée aux emplois [390] extérieurs[280], voici qu'elle vient à ressentir au plus intime de sa volonté un trait divin et une touche d'amour si pressante et si efficace qu'elle ressent par cette prévention son cœur tout rempli d'amour de Dieu et son affection toute embrasée et toute emportée en Lui, sans pourtant qu'il paraisse rien au-dehors par la suspension de ses puissances comme il pouvait être au degré précédent quand telle opération se faisait en elle; car bien que cette opération se passe seulement dans l'enceinte et dans le fond de la volonté, et que nulle autre puissance n'y contribue de rien, la subite prévention suppléant tout ce qui serait requis de la part des autres puissances, la touchant et la mouvant si efficacement qu'il faudrait un cœur plus dur qu'un rocher pour n'être ému, et plus rebelle que celui de pharaon pour pouvoir résister […]

Que si vous lui demandez quelle est la cause en elle d'un si ardent et excessif amour, quel motif l'a émue à se fondre ainsi toute en affection pour Dieu, elle ne peut vous répondre et vous en donner autre raison sinon de vous dire que la touche divine qu'elle a ressentie au centre de son cœur y a fait telle impression et causé telle motion que sa volonté n'a pu s'empêcher de s'emporter en amour et de coopérer à une telle et si puissante motion, et lui étant venu lorsqu'elle y pensait le moins et qu'elle était occupée même ailleurs, que c'est le Tout-puissant qui lui a jeté et imprimé ce feu jusques dans le centre de son cœur et dans la moelle de ses os […]

C'est l'expérience de cette opération si extraordinaire et de la façon en laquelle elle devient si subite qui fait assez [395] connaître la raison qu'ont eue plusieurs Pères de la vie spirituelle de dire qu'il y pouvait avoir de l'amour dans la volonté sans qu'il y eût de connaissance d'objet et considération de motifs et de raison précédente dans l'entendement…[Touche] venant dans cette volonté à la façon qu'il entra autrefois dans le cénacle où étaient les Apôtres […][400]

Or de cette opération par prévention de touche divine et motion si puissante et efficace qui est le fondement de toute la vie mystique, apprenant l’âme à marcher dans la voie de la perfection plus par actes d’amour produits par la prévention de la grâce que par considération de raisons et recherche de motifs, dérive en l’âme une connaissance expérimentale de Dieu qui se fait ressentir non [401] comme objet mais comme principe touchant, mouvant, inclinant efficacement la volonté, comme source et origine de tout amour, qui le trouve au centre du cœur et comme premier auteur de tout ce que l’âme peut avoir fait en la mouvant par sa touche et non par considération de motif et de raison. L’entendement étant ici au bout de sa course […] Dieu n’est pas ressenti en manière de hauteur comme une majesté redoutable et une infinie grandeur, mais en façon d’égal, comme embrassé, tenu, possédé au fond de l’intérieur d’une façon si intime, si secrète et divine que la parole est trop grossière pour expliquer [402] choses si subtiles. Et en effet l’amour a tellement gagné le dessus dans cette âme et la volonté s’est tellement soumise toutes les autres puissances dans le fond de son recueillement que même l’entendement qui lui servait d’œil et de vue en son intérieur pour la recherche de la présence de Dieu lui est ici soumis et compris dans le fond de son recueillement au-dessus duquel elle opère. […]     

La raison pourquoi on ne remarque point le concours de la connaissance à cet amour, est d'autant que la connaissance que l'âme reçoit en cet état sublime et par une lumière intérieure, immense, [405] sans bornes et sans limites qui ne représente rien de fixe et de limité pour être objet de l'entendement comme se fait en la connaissance que nous avons des créatures et des choses extérieures, ou bien même en la connaissance que nous avons de Dieu qui est formée de nous-mêmes ; car ici l'entendement est plutôt compris que comprenant, plutôt abîmé dans son objet que le contenant en soi.

J'avertis néanmoins l'âme désireuse de son avancement qu'elle fera mieux de suivre l'opinion [406] d'amour sans connaissance que d'amour précédé par connaissance, d'autant que s'il y en a, l'âme n'y a aucun arrêt, attention ni vue en son intérieur, mais seulement à l'amour efficace qu'elle ressent en soi déjà à demi-produit avant qu'elle s'en aperçoive de quel principe il puisse partir, ayant plutôt besoin de le réprimer, le modérer et même quelquefois s'en divertir que non pas d'y concourir et aider à l'accroître […] car l'âme en son intérieur est devenue toute amour vers Dieu et ne remarque en soi qu'inclination pour Dieu, et [407] en cet état il lui est aussi connaturel de s'incliner et de se porter vers Dieu et tout ce qui est divin, comme lorsqu'elle vivait selon la nature inférieure il lui était connaturel de se porter au-dehors vers les créatures, vers ses intérêts et ses propres commodités ; et quand je dis vers Dieu, ce n'est pas par élévation, car cette façon de s'y porter est ici absolument évanouie et détruite par le terrassement de l'entendement, mais par embrassement, et à proprement exprimer comme on le sent, c'est aimer sans voir ni savoir qui, sinon que c'est bien chose assurée qu'étant interrogée : qui ?, elle dirait que c'est Dieu ; mais néanmoins elle ne le voit pas en son intérieur et [il] n'y est point comme objet sur lequel elle ait vue, attention et arrêt ; mais ce qu'elle reçoit en sentant cet amour lui vient comme de l'intime du centre de sa volonté […]

Des diverses dispositions et façons d'être de l'âme en ce degré d'oraison. 

Car le temps déterminé de Dieu étant venu, il faudra qu'elle sorte de cet état et qu'elle descende peu à peu jusqu'aux états inférieurs ; puis derechef qu'elle s'efforce de retourner selon la grâce et la force qui lui sera donnée à son premier état, reprenant quelques opérations d'entendement, et puis après celle de la volonté ; et ainsi souvent montant et descendant selon que l'Esprit divin la conduira, elle croîtra toujours de plus en plus en amour et connaissance […]

De dire ensuite ce qui lui arrive, il n'est pas possible, et tout ce qu'on en dirait serait tenu pour sottise et rêverie. Et ne faut s'étonner si on ne peut comprendre si facilement les façons de parler dont usent les auteurs de la mystique et ces termes assez rudes et peu usités même dans la théologie scolastique [412] comme anéantissement, mort, expiration, privation, caliginosité[281] et autres ; car qui pourrait expliquer ce qui se passe dans l'âme élevée à cet état sublime, à cet heureux silence et sabbat de la suprême partie affective, vu que l'âme en cette intérieure caliginosité expire et est perdue en un état inconnu et inexplicable où elle ne peut rien voir ni savoir ni vouloir, d'autant qu'elle a laissé au-dessous de soi toutes capacités pour se réfléchir, pour voir et vouloir …

Néanmoins le temps étant venu auquel Dieu a déterminé de la priver de cet heureux état, il laisse peu à peu diminuer cette jouissance et se sépare d'elle quant à l'actuelle jouissance, la laissant retourner à la vie ordinaire des âmes privées de ces opérations sublimes, la faisant descendre jusqu'au premier degré de cette élévation, et plus avant encore jusqu'au plus bas de la nature [417] intérieure en aussi grande privation de toute grâce qu'elle avait avant cette jouissance ; avec cette différence pourtant qu'ayant eu l'expérience de cette opération jusqu'à la consommation, elle est délivrée de tant de doutes qui l'accablaient la première fois qu'elle y passa, n'y ressentant plus tant de peines et de difficultés, comme ayant trouvé le secret et fondé le fond de ces fâcheuses et rudes opérations […]

Et ainsi toujours jusqu'à la mort par vicissitude continuelle d'élévations et d'abaissements, de montée et descente, de jouissances et de [418] privations, il la fait croître en connaissance et amour ;  et ne faut pas penser qu'en ces états sublimes, ces élévations et abaissements se fassent en peu de temps et que ces opérations soient subites et passagères et de peu de durée comme au commencement et aux états premiers de la perfection ; car les années tout entières se passent […]

Des comportements de l'âme en ces diverses dispositions, comme elle y est agissante et non oisive et purement passive pour ne tomber en oisiveté.

Néanmoins pour ce il ne faut [423] pas s'imaginer qu'elle soit en pure passivité comme si elle était dans une continuelle attente de l'opération divine et qu'elle n'osât rien faire d'elle ; car bien que du commencement elle n'osât agir d'elle-même, craignant toujours de par trop s'émanciper de cette glorieuse captivité, toutefois ici, étant établie en l'état d'esprit auquel elle est élevée en ce degré, comme nous avons dit, non seulement par des opérations passagères et coulantes, mais en façon d'être et de vie, elle jouit de si grande liberté d'esprit qu'elle peut agir, parler, penser, ruminer, raisonner et s'appliquer à tout ce que bon lui semble sans perdre sa paix, son repos dans la possession de Dieu, parce que toutes ses puissances sont entièrement soumises et subordonnées à l'Esprit divin. 

Suivent des explications détaillées qui se terminent sur l’état de privation :

Quant à l'état de la vie de l'esprit dans lequel l'âme élevée au-dessus du précédent ne peut parler dans son intérieur comme elle faisait, ni dire en son cœur comme devant : « Dieu mon Dieu » ; mais sa (430) disposition n'étant que paix, sérénité, calme, joie d'esprit, d'assurance en Dieu sans pouvoir mot dire pour être toute remplie de l'Esprit divin et de son opération, produisant en elle d'une part une victoire entière de la partie inférieure, et de l'autre une attention fidèle et une tendance puissante vers la sublimité de l'esprit en la caliginosité duquel elle est plongée et abîmée sans plus de vue et sentiment d'elle-même […]

Quant à l'état de privation auquel l'âme qui a eu l'expérience (433) de ces états précédents est réduite, pendant lequel elle n'a actuellement ni le ressentiment de la touche divine et amoureuse affection, ni la tendance et élévation vers Dieu, mais seulement virtuellement, la volonté demeurant toujours bonne mais l'âme n'ayant d'effet les principes de grâce nécessaires pour former les actes de l'esprit et d'entretien en son intérieur avec Dieu, l'imagination étant en vigueur et la nature inférieure avec ses passions étant dominante, il lui reste seulement un désir de retourner derechef vers l'Esprit et de rentrer en un plus intime recueillement, désir qui lui cause une sainte inquiétude.

Et cet état bien que l'âme ne puisse rien faire pour son retour et sa relégation vers l'Esprit sinon quand Dieu lui en fournira le moyen et lui en ouvrira la porte, et que conservant sa paix intérieure et sa confiance en Dieu, elle (434) suivra sa divine volonté, néanmoins il y a beaucoup d'industrie que l'âme peut et doit y apporter, de sorte que l'oisiveté n'a non plus de lieu en cet état qu'es deux précédents. Et quelquefois elle doute si elle ne devrait pas faire plus de violence qu'elle ne fait pour agir, spécialement quand la privation est de longue durée et qu'elle est devenue toute grossière en ses façons d'agir, soit dans ses imaginations, soit dans ses ressentiments de la nature ; mais l'âme médiocrement exercée en ces voies sait pour son comportement qu'en ce temps elle doit seulement se tenir en paix, garder son calme et sa sérénité sans penser à faire de plus grands efforts ni à embrasser d'autres exercices qui la détournent de ce sien état de paisible attention à Dieu. Et si elle est attentive à elle-même, elle pourra remarquer que, quand la grâce ne nous prévient, ne nous (435) aide et ne nous élève pour agir, que nous ne pouvons rien faire pour nous y disposer sinon que d'une part faire ce que nous pouvons par aspirations, désirs, demandes et autre industries d'esprit, et de l'autre de l'attendre, et dans cette attente s'abandonner entièrement à la disposition de Dieu sans se troubler aucunement et sans s'empresser dans son intérieur […]

Mais son comportement en cet état, c'est de retenir sa paix et sa confiance en Dieu, espérant un autre état meilleur quand il lui plaira ; et tout le secret ici est, d'un esprit serein et tranquille, coopérer à son recueillement, évitant entièrement toute pesanteur, chagrin et tristesse dans son intérieur, se contentant de retenir ainsi pour le moins son intérieur dans la paix et le calme.

 

Archange Enguerrand (1631-1699), le « bon franciscain »

Une rencontre décisive

Archange Enguerrand, né en 1631, entra chez les récollets à seize ans et accomplit probablement son noviciat au couvent de Paris. Une lettre écrite à l’âge de vingt-cinq ans évoque sa première messe. Neuf ans plus tard, il partit en Italie, passa à Rome, à Sienne, séjourna jusqu’en 1668 au mont Alverne, le célèbre « désert » franciscain.

Revenant en France, âgé de trente-sept ans, il rencontra à Montargis la jeune madame Guyon âgée de vingt ans, mais qui avait déjà accompli une première recherche spirituelle ; il fut pour elle d’une importance capitale puisqu’il l’introduisit à la vie intérieure :

Il fut un grand temps sans me pouvoir parler. Je ne savais à quoi attribuer son silence. Je ne laissai pas de lui parler et de lui dire en peu de mots mes difficultés sur l’oraison. Il me répliqua aussitôt : « C'est, Madame, que vous cherchez au-dehors ce que vous avez au-dedans. Accoutumez-vous à chercher Dieu dans votre cœur et vous l'y trouverez[282]. » […] En achevant ces paroles, il me quitta. Le lendemain matin, il fut bien autrement étonné lorsque je fus le voir et que je lui dis l'effet que ses paroles avaient fait dans mon âme ; car il est vrai qu'elles furent pour moi un coup de flèche qui percèrent [sic] mon cœur  de part en part. Je sentis dans ce moment une plaie très profonde, autant délicieuse qu'amoureuse[283].

Le « bon religieux fort intérieur de l'ordre de Saint François » resta probablement quelques mois au couvent des récollets de Montargis, et il lui fit rencontrer la Mère Granger. Par la suite madame Guyon reverra Archange à Corbeil, en 1681 : au moment où elle se rendra à Gex, il lui déconseilla de s’engager dans les Nouvelles Catholiques : les événements qui suivirent près de Genève lui donnèrent raison. Enfin elle le demandera en vain comme confesseur lors de son emprisonnement, en 1696 :

En cette extrémité, je demandai un confesseur pour mourir en chrétienne. L’on me demanda qui je souhaitais ; je nommai le P. Archange Enguerrant [sic], récollet d'un grand mérite, ou bien un jésuite. Non seulement on ne voulut m'en faire venir aucun, mais on me fit un crime de cette demande[284].

Gardien du couvent de Saint-Denis (1670-1672), prédicateur assez réputé en 1677, provincial en 1683 de la province de Saint-Antoine (Artois, Hainaut et Flandre française), il fut ensuite exilé dix ans à l’autre extrémité du royaume à Saint-Jean de Luz, à la suite d’une affaire qui avait provoqué une intervention de la Cour. En 1694 il fut chargé de la communauté des sœurs visitandines « de Saint Antoine » : « C’est à quoi je ne suis plus guère propre après dix ans d’exil ». Il mourut à Paris le 23 avril 1699[285].

 Archange Enguerrand fut formé par Jean Aumont et se rattachait par lui au réseau de « l’école du cœur[286] » issu de l’Ermitage. Il fut en relation avec Le Gall du Querdu[287] et avec Mectilde, la Mère du Saint-Sacrement si estimée de madame Guyon : la réformatrice bénédictine pratiquait l’adoration perpétuelle, sujet du premier ouvrage imprimé d’Archange[288]. Au sein d’un réseau informel d’amitiés spirituelles, ces mystiques s’entendaient pour préférer une oraison du cœur sans aucune spéculation mais utilisant tous les moyens, comme ceux d’une symbolique affective dont les gravures de l’Agneau occis du « simple vigneron » étaient l’illustration. Chez eux, « le cœur purifié et vidé de l’amour propre est dans son fond le lieu de l’union à Dieu[289]. »

 Pour E. Longpré et A. Rayez[290], Enguerrand est l’une des deux personnalités marquantes des récollets[291] : « ses inédits le classent parmi les grands spirituels du siècle ». Son biographe A. Derville a transcrit une admirable direction de religieuse[292]. Nous renvoyons pour les sources textuelles[293] à ce dernier qui édite aussi des lettres à des religieuses datant de la jeunesse d’Archange, outre un échange avec Jean Aumont[294], le « pauvre villageois de Montmorency ». L’ensemble donne un aperçu précis sur la vie d’un récollet à la fin du siècle en France et en Italie, et témoigne également d’une expérience d’amour au début de sa vie mystique[295].

Un directeur spirituel averti

Rien n’ayant été édité à ce jour qui puisse témoigner d’une direction typique de la fin du siècle, nous accordons une bonne place à la série de lettres adressées à la sœur Marguerite Angélique, qui vivait très probablement à la Visitation de Saint-Denis. Moins souple et joyeuse que les directions du début du siècle, celle-ci demeure toutefois très équilibrée et humaine dans son austérité. La ressemblance avec les lettres de direction de Nicolas Barré[296] à la même époque est frappante. Enguerrand n’est pas du tout  « janséniste » contrairement à d’autres de la même époque, sans même parler du desséchement spirituel propre au siècle suivant.

Il s’adresse à une religieuse qui a dépassé les douceurs du début de la mystique et aborde le « désert » de la mort intérieure : la grâce la conduit vers la foi nue. L’intérêt est de pouvoir suivre leur échange pendant une douzaine d’années pendant lesquelles cet état va s’approfondir et devenir parfois difficile à supporter. Grâce à sa longue expérience personnelle, il sait par où il faut passer pour mourir intérieurement, avant de s’abandonner enfin à la grâce. Il ne s’étonne pas des révoltes de la sœur : il est plein d’amour et de fermeté à la fois, rempli de la paix insondable de celui qui a traversé tous ces obstacles. Même quand, submergée d’angoisse, elle l’accuse de quiétisme (ce qui le met lui-même en danger), il lui répond avec grande profondeur et clarté. Elle se débat, et il lui demande sans cesse de faire confiance, de s’abandonner à l’Esprit Saint dans ce dépouillement de tout ce qu’elle connaît : l’abandon est fondamental chez lui comme chez tous les mystiques de l’école du cœur.

Un grand plaisir pour le lecteur moderne : Enguerrand écrit dans une langue classique d’une élégance et d’une clarté parfaites. C’est la seconde série de lettres qui nous est parvenue. Elle en comporte soixante-dix datées dont les extraits suivants :

1.

Ce ne sont pas les choses extérieures qui nous nuisent par elles-mêmes, c'est l’attachement que nous y avons […]

Vous comprendrez aussi qu'une âme n'est pas dans l'oisiveté quand elle suit son attrait avec simplicité. Ces réflexions, ces méthodes, cet art étudié d'aller à Dieu, tout cela est artificiel et tient plus de l'humain que du divin ; ce ne sont pas [2] là les conduites et les actions naturelles de l'âme. Nous l'expérimentons même dans les manières ordinaires d'agir ; nous faisons toutes nos actions par de simples vues de la raison et par des mouvements de la volonté vers les objets où nous nous portons.

C'est cette manière simple, directe, que la vie de la grâce doit nous donner peu à peu dans l'intérieur ; l'âme doit aller sans tant de retours où la pente naturelle de la grâce la porte […] l'attrait fait cela par la foi et par l'amour.

2.

Il y a des chemins si perdus et des routes si peu tracées dans ce grand désert qu'il faut passer pour aller de nous à Dieu dans notre centre, qu'à moins que Jésus-Christ ne nous tienne toujours de sa main et ne soit notre guide, il est impossible de s'y pas égarer.

4.

L'opération de Jésus-Christ fait de grands dépouillements dans l'âme et la réduit à une nudité et à une simplicité inconcevable, avant qu'elle soit en état d'entrer dans cette région intime et centrale qui est comme le buisson ardent et le trône véritable de la Divinité en nous. […]

Les voies intérieures sont si fort au-delà et au-dessus de nos idées et de notre raison qu'elles nous surprennent en mille rencontres et que, si nous n'avions pour guide l'esprit de la foi, nous nous égarerions sans cesse en prenant nos propres voies pour celles de Dieu.

5. (16 juin 1679) 

L'esprit de foi est le premier ; car, comme la raison, aigrie par les violences que l'amour-propre souffre sous ses opérations, cherche naturellement une voie plus douce et plus aisée, si la foi ne l'aveugle pour tenir la volonté dans une vraie dépendance de Jésus-Christ et dans un abandonnement entier à tous ses desseins, cette raison tâchera souvent de vous donner le change [tromper] et de vous ranger sous la conduite de ses vues et de vos propres désirs. Tenez donc ferme à cet esprit de foi, dépendez de Jésus-Christ, abandonnez-vous à lui, confiez-vous en lui. [7] L'esprit de foi consiste dans ces trois choses. Premièrement, « un cheveu de votre tête ne tombera pas sans l'ordre de votre Père céleste.[297] » Deuxièmement, les moindres événements de votre vie serviront à ses desseins. Troisièmement, Jésus-Christ aura toujours les yeux ouverts sur vous comme sur une âme dont il s'est  approprié la conduite d'une façon particulière. […]

Au lieu de remplir votre esprit avec dessein par les applications forcées et par les lectures d'idées qui le soutiennent et le remplissent dans  l'oraison, consentez que Jésus-Christ le vide : c'est là le grand sacrifice de l'être et de la vie [8] […]

Il faut lire quelquefois, mais lisez des livres propres à votre état. Le Chrétien intérieur, les Lettres de M. de Bernières et du révérend père de Condren, le Trésor spirituel, ne vous brouilleront pas[298].

8. (août 1679)

Ne vous effrayez pas. Quand un gros dogue est enchaîné, plus il est retenu et plus il s'élance et s'emporte en aboyant. […]

 Souvenez-vous que je vous ai dit que dans votre [12] conduite Notre Seigneur ne prendrait plus ses mesures sur celles que nous nous donnons dans la dévotion active. […] L'on vous désespérerait en voulant exciter votre activité et vos efforts. […] Ce n'est pas qu'il ne fasse retenir autant que vous pourrez les saillies de vos passions. Mais ce que je prétends de vous, c'est que l'esprit de foi vous tourne vers Jésus-Christ, vous fasse dépendre de lui et attendre uniquement de son souverain pouvoir sur vous ce que vous devez désespérer de pouvoir vous donner vous-même.

9. (27 septembre 1679)

C'est le propre de la grâce crucifiante de ne faire distinguer son ouvrage que quand il est achevé. Chaque opération conduit l'âme à un nouveau degré de pureté dans lequel, quand cette opération est finie, Dieu se communique aussi d'une manière nouvelle. On sent une paix plus intime, on respire dans son intérieur un air plus pur et plus naturel à la grâce, l'âme se sent plus spirituelle, pour ainsi dire, et plus démêlée de cette masse de corruption à laquelle elle tient encore, elle distingue bien qu'elle est plus pénétrée de la lumière et de la présence de Dieu [13b] parce qu'elle y a été préparée dans le fourneau où elle a passé. […]

Vivez de la foi, ne cherchez pas à distinguer […] Vous voyez bien que cette voie est bien plus naturelle à la grâce et à la foi que cette autre voie où il faut tout distinguer, tout examiner, tout soumettre à l'arbitrage de la raison. [16b]

18. (8 novembre)

Ne sentez-vous pas que, pour peu que la pointe du rayon de Dieu fasse d'ouverture dans votre intérieur, l'espérance se relève, le courage se ranime, la joie se répand dans l'âme ? C'est une nouvelle vie. Si un objet créé causait tous ses mouvements dans votre cœur, ne croiriez-vous pas que vous l'aimiez et cette passion ne vous paraîtrait-t-elle pas criminelle ? […] Jugez par la loi du contraire que tous les différents mouvements de votre âme à l'égard de Dieu présent ou absent sont des effets de la charité, et dans quelque situation qu'une âme de votre degré se trouve avec Dieu, c'est la charité qui agit.

Souvenez-vous de ce petit grain de froment qui, pour germer, doit pourrir dans la terre.

Quelle machine qu'une âme chrétienne ! Quelle machine, si j'ose m'exprimer ainsi ! Elle est composée de corps et d'esprit, de nature, de grâce, de péché, de sens, de passions, de puissances spirituelles, de l'Esprit de Dieu et de l'esprit de Lucifer. Voilà de grands ressorts. L'amour-propre veut être le maître et les faire jouer tout à son gré.

Je ne prétends que vous imprimer fortement fort avant dans le cœur et dans le fond de l'âme cet esprit de foi qui vous lie et vous soumette avec une dépendance aveugle à Jésus-Christ. Cet Esprit fera le reste, car je n'attends pas même beaucoup des éclaircissements que je vous donne.

Je vous ai déjà dit comment vous devez vous comporter dans le compte que vous rendez à votre supérieure. L'on vous ordonne de vous appliquer à la connaissance de vous-même. […] « Oui, j'y ai toujours été appliquée, je fais ce que vous m'avez dit. Je me suis vue et sentie comme un monstre de corruption, de faiblesse, d'inconstance, d'égarement. Je suis toute pénétrée de cette vérité que sans Jésus-Christ je suis perdue, mais j'espère qu'il me soutiendra ». En parlant de la sorte, vous dites votre état et vous en proportionnez la déclaration à la lumière de la personne à qui vous parlez sans blesser la vérité, et vous évitez tout les tourments que vous vous attireriez de créatures par la résistance à votre attrait et à la conduite de Dieu sur vous, faute d'être comprise ni d'elle ni de vous.

26. (7 juillet 1681)

Il faut donc arracher l'âme à elle-même et l’attirer en Dieu. Tant qu’elle sera en elle-même, c’est elle-même qu'elle aimera et tous ses mouvements auront quelque chose de cet amour propre qui la tient tournée vers elle-même.

29. (14 octobre 1681)

L'âme veut vivre là où elle doit mourir. Il faut passer par là. Il n'y a pas de méthode qui puisse vous tracer la route et le sentier. […] Il est juste que votre petite bluette[299] de raison cède à la raison infinie de Dieu, qui pourrait d'un regard vous faire un séraphin, mais qui juge à propos pour la gloire de Jésus-Christ son Fils de ne vous conduire à la vie que par la tentation et par la mort.

32. (3 janvier 1682)

Vous me faites bien de la pitié, ma chère fille, car je connais l'étendue et la violence de vos peines. C'est une tempête dans la nuit, pendant laquelle Jésus-Christ dort. […] Je voudrais que vous ne vous effrayassiez pas plus que moi de cet état-là. […] Jésus-Christ se fait place dans votre âme par le vide où il la tient. S'il ne vous aimait, il laisserait tout en vous dans l'intelligence […] L'âme attachée à son fond naturel sent de loin Dieu comme source de vie ; elle voudrait tout rompre pour aller à lui et pour en remplir son vide, mais elle est retenue.

Il y aura plus d'amour que si vous vouliez l’aimer malgré lui par des emportements de propre suffisance et d’un amour fait à votre manière. J'aurai grand soin de vous recommander à sa bonté. Il vous aime. Il ne vous abandonnera pas.

33. (13 [ou 23 ?]janvier 1682)

[…] C’est présentement le temps d'arracher, de renverser, de déraciner, d'ébranler l'amour-propre par ses fondements. Une vie tranquille où l'on se compose au gré des esprits, où peu de choses choquent, où l'on est toujours à soi pour retenir par la puissance qu'on exerce sur soi les saillies des passions, où il ne paraît que peu de chose de la corruption qui est au-dedans, ce n'est pas une vie propre à ce grand [71] renversement. Il faut que l'âme soit exposée comme un but et pour cela elle doit être suspendue et en vue.

[…] Vivez, agissez, faites votre devoir dans cette confiance. Bonjour.

53. (17 janvier 1689)

Si vous vous mettez sur le pied de consulter sur vos peines des gens qui ne savent ce que c’est que tout cela, l’on vous fera voir bien du pays et vous m'exposerez moi-même à des inconvénients fâcheux. On prendra pour quiétisme, sur des apparences de termes mal pénétrés, ce qu'il faut vous dire selon votre état. […]

Nous avons deux manières d'expliquer les choses intérieures. Premièrement, quand nous parlons à des personnes savantes, nous réduisons nos expressions aux termes de l'Écriture et aux principes établis dans la science. Deuxièmement, quand nous parlons à des personnes qui s’en rapportent à nos lumières, nous leur parlons un langage d’expérience qu'elles comprennent mieux et dans lequel les vérités plus spirituelles se rendent comme sensibles à leurs yeux par ce qu'elles sentent elles-mêmes. [115] C'est par exemple une extravagance dans la science de parler de l'âme spirituelle et indivisible comme des corps, de lui donner des parties, un centre, une superficie et circonférence, une profondeur. Cependant on ne peut bien exprimer ce qui se passe au-dedans que par ce terme familier et ordinaire aux saints Pères. Mais on réduit ces termes aux principes de la science quand on parle aux savants.

56.

« Quis ut deus ? » [300] C'est un Tout-puissant qui entreprend en nous cet ouvrage. Toute-puissance lui est donnée dans le ciel et sur la terre. Nous en faut-il davantage pour une foi vive ? Il fait même servir à cet ouvrage les chutes et les égarements de l'âme, son impuissance ou impossibilité de pouvoir se soumettre et souffrir causée par la révolte continuelle de son amour-propre, qui est tout ce qu'elle est d'elle comme d'elle qui s'y oppose. [139] Dieu prétend de là qu’elle s'en humilie, qu'elle en reconnaisse mieux son médecin et son libérateur, qu'elle en dépende davantage de lui, qu'elle ait recours à lui, à sa conduite, et mette tout son appui unique en lui, sans rien attendre d’elle ni de son courage.

60.  (23 avril 1690)

Ô, que vous parlez bien quand vous dites que chacune âme a sa voie, aussi différente et plus de celle des autres âmes que le sont les traits des visages ! C'est ce qui vous fait mieux comprendre que la sanctification d'une âme n'est l’ouvrage que de Jésus-Christ, et ensuite qu'il faut peu compter tout autre chose. Il ne faut voir que lui dans ses ministres. Il faut ne s'adresser à eux que selon ses desseins. Il faut n’attendre d’eux que ce que la source veut répandre d’eau vive par des canaux de terre et d’argile. Bonjour, ma chère fille. Je suis tout amour en Jésus-Christ. [144]

64. (27 mars 1691)

Quand je repasse moi-même à sa lumière, d’une simple vue d'esprit, sur tous les événements et sur tous les différents états intérieurs par où sa Providence m’a fait passer et m’a tenu de sa main depuis que j’ai le bonheur de le servir, j'admire également et sa bonté et mes aveuglements qui m'ont souvent fait juger tout de travers des conduites cachées et impénétrables de sa grâce. Je suis frappé d'étonnement que ce qui m'apparut en certains temps devoir me perdre, était une dispensation qui veillait à me détourner de moi-même et à me faire mourir à mon amour-propre superbe, actif et présomptueux.

C'est à vous, ma chère fille, à voir s'il y a là quelque chose qui vous ressemble et dont vous puissiez faire usage. Car nous ne sommes que des canaux qui sont à sec quand la source d’en-haut ne fournit pas, des instruments qui n'ont qu'un son vague et confus si le Verbe de la parole de Dieu ne les articule pas à l'oreille du cœur. Enfin nous sommes moins qu'un zéro en arithmétique si Dieu ne nous fait valoir. Nous sommes bien dans notre néant alors, et nous devons avoir patience avec les âmes dont il veut [154] s'approprier la conduite, comme il a patience avec la nôtre.

65. (juillet 1691)

L'année a quatre saisons et la dernière est celle de la récolte des fruits. Il faut que le grain meure, que la vigne soit taillée, que ce même grain perde sa première force pour en acquérir une nouvelle et féconde son épi. C'est présentement pour vous le temps de mourir. Quels cris, si le grain de froment était sensible, ne ferait-il pas dans la terre quand il se sent dissoudre ? Quels sentiments aurait-il par la main qui l’y a jeté et qui le tire pour cela d'un grenier où il était à son aise en repos et comme en sûreté ? Laissez-vous dans la main de Jésus-Christ, comme ce grain [156] de froment a été dans celle du laboureur. Il ne s'agit pas de vivre quand il faut mourir ni de se revêtir quand il faut se dépouiller. Le crucifiement de la nature corrompue et la mort de l'amour-propre, de la propre suffisance et de la présomption de nos propres forces est un grand et long ouvrage. Il n’est l'ouvrage que de son Esprit. Il fait tout servir à cela et, comme il y rapporte même comme à l'essentiel tout l'extérieur de la religion chrétienne qui ne travaille qu'à faire des adorateurs en esprit et en vérité, il ne faut pas s'étonner que ce grand Dieu tout-puissant change la situation de l'âme à l'égard même de l'extérieur de la religion selon qu'il le juge plus convenable à son dessein principal, qu'il tourne même sur ses mesures toutes les créatures et celles qui pourraient le plus vous servir d'appui.

                      Maximien de Bernezay

 

La vie et les dates mêmes de ce récollet nous sont inconnues, mais l’exposé clair de son Traité de la vie intérieure… n’a pas vieilli !

Traités de la vie intérieure… (1686)

Ces deux Traités[301] sont divisés chacun en deux livres. Maximien de Bernezay présente clairement son but dans la préface du premier traité qu’il est rafraîchissant de lire quand on sait qu’il a été écrit à l’époque de Louis XIV et de Bossuet : 

La vie intérieure dont je vous donne ici les maximes principales est une vie aussi ancienne que l’Église. Elle a été la vie de tous les saints et c’est encore celle de toutes les grandes âmes, dont Dieu ne laisse jamais son Église dépourvue […] l’on n’a jamais distingué dans le christianisme l’homme intérieur vivant au-dedans de lui-même de l’Esprit et de la Vie de Jésus-Christ, de ce que l’on appelle l’homme chrétien. […] Mais hélas ! cette religion si sainte dans ses mystères, si grande dans ses plus petites observances, et si intérieure même dans tout ce qu’elle a d’extérieur, ne paraît à la plupart des chrétiens qu’une religion des sens, comme si elle consistait seulement dans les cérémonies d’un culte extérieur […] Et quoique toutes les Écritures nous enseignent, que tous les saints Pères nous disent, que tous les hommes Apostoliques de nos jours nous crient d’une même voix de rentrer au-dedans de nous-même et d’y chercher le royaume de Dieu que Jésus-Christ est venu y établir ; cependant tant de lumières ne dissipent pas nos ténèbres.

Le second traité nous intéresse particulièrement. Les deux derniers chapitres de son premier livre forment une sorte de conclusion spirituelle, tandis que sa suite, le second livre, fournit des avis et mises en pratique, suivant un plan assez commun (on le trouve déjà chez Séverin Rubéric, récollet du début du siècle), car la « théorie » ne doit pas être dissociée de l’exercice.

Cette conclusion spirituelle apportée à l’ensemble de l’œuvre, quelque peu cachée puisqu’elle ne figure pas en fin du second traité, se détache du reste[302] :

[…] Dieu opère quelquefois dans le fond de l'âme sans que l'entendement y puisse avoir entrée pour réfléchir sur ce qui se fait en elle. Il voudrait bien y avoir part, mais Dieu ne l'appelle pas dans cette demeure secrète et intime : il reste au-dehors dans la tête et n'a pas la liberté de descendre ni entrer dans le fond du cœur. Alors comme abandonné à lui-même et aux impressions violentes que l'imagination fait sur lui, il s'arrête à toutes sortes d'objets, il s'attache où il peut pour se soutenir et pour trouver quelque plaisir pendant que la volonté jouit du sien dans le centre du cœur. Ces distractions n'empêchent pas que l'âme ne soit unie à Dieu, étant par sa plus noble puissance, qui est sa volonté, et ensuite par sa substance même, tournée vers lui. Il y a dans le cœur une intelligence plus pure, plus simple, plus élevée que celle de la tête, une intelligence qui n'est en acte que par le rayon de la foi, une intelligence qui ne peut agir que surnaturellement, et qui est sans action quand la foi ne l'anime pas, une intelligence enfin dont les vues se font imperceptiblement, parce qu'elles n'ont pour objet que des choses purement spirituelles, et qu'elles sont simples et sans réflexion. […]

Il faut être aussi content de sortir de l'oraison vide que plein de lumières […] D'où vient que l'on croit souvent s'en retourner vide de la prière, lorsqu'on est en effet rempli de l'esprit de Dieu ? La raison de ceci est, que si l'on n'en remporte pas des lumières et des sentiments pour les objets que l'on avait dans l'esprit, du moins on en remporte une vive connaissance de son néant et une humilité très profonde, qui sont les plus grands dons du saint Esprit. […]

L'oraison passive, ou la contemplation.

[…] La méditation cherche Dieu par l'exercice propre des puissances de l'âme, la contemplation le trouve et en jouit dans un grand repos et sans grande peine. La première pratique cherche Dieu en s'élevant vers lui par des oraisons jaculatoires, par des actes distincts et réfléchis de foi, d'amour, d'espérance et autres, employant pour cet effet les puissances de l'âme, l'entendement, la mémoire et la volonté, afin de s'unir à Dieu par leur moyen. La seconde pratique ne cherche plus Dieu, d'autant qu'elle l'a trouvé en elle-même, elle en jouit paisiblement dans le fond de son cœur sans aucun effort de ses puissances qui sont unies a Dieu, et occupées uniquement et agréablement de sa divine présence. L'âme se trouve pour lors en Dieu sans savoir comment elle y est entrée, elle se sent saisie d'un attrait de grâce dominant, qui l'enlève au-dessus d'elle-même, et qui l'abîme tout en Dieu, qu'elle ne connaît en cet état que par les lumières d'une foi simple, générale, confuse, et sans distinction particulière, par une vue sans vue, une vue amoureuse de Dieu en Dieu, abstraite et sans aucune idée sensible. Voilà à peu près quelle est l'oraison infuse ou passive, que l'on appelle communément la contemplation où Dieu attire l'âme plus tôt ou plus tard, selon qu'il lui plaît.

[…] Lorsqu'elle se sentira unie à Dieu par cette délicieuse expérience de sa présence dont nous parlons, elle doit répondre à la voix de Dieu qui l'appelle à cet état, par une adhérence simple et tranquille, à ce qu'il lui plaît de faire en elle, et ne combattre jamais cet attrait intérieur de recueillement ; qu'elle se garde aussi de produire quantité d'actes, comme pour seconder l'opération de Dieu en elle ; il faut qu'elle se tienne paisible et comme inutile dans la présence de Dieu, en jouissant avec tranquillité de sa visite.

[…] Enfin, elle se trouve sous l'empire de la grâce d'une manière si facile, qu'aussitôt qu'elle s'abandonne à l'attrait de Dieu et à l'opération de son esprit, il tire sa volonté à lui, et par sa volonté toutes les puissances de l'âme qui reçoivent d'elle le mouvement : de sorte que cette volonté prévenue de cet attrait d'amour, emporte l'âme avec tant de vitesse et de tranquillité à son objet pour s'y reposer, qu'il ne lui paraît pas qu'elle agisse, parce qu'elle ne sent pas que ses puissances fassent d'efforts, qu'elles se [82] déterminent elles-mêmes, et qu'elles aient une multiplicité d'actions et de mouvements. Dieu agit en ces occasions comme la pierre d'aimant qui attire avec tant de force une aiguille, qu'elle la tient suspendue hors de son lieu naturel, sans que cette aiguille contribue autre chose à son élévation que la sympathie naturelle qu'elle a pour se laisser attirer par cette pierre et pour s'y unir […]

Une comparaison familière vous pourra faciliter l'intelligence de ces merveilles : lorsque vous voyez un objet à la lueur d'un flambeau, comme votre œil fait effort pour le regarder et pour en distinguer les traits, vous vous apercevez que votre œil agit ; mais quand vous le voyez à la lumière du soleil, l'œil le voit si aisément qu'il ne distingue pas son action, il semble qu'il ne fasse que recevoir, quoiqu'il agisse d'autant plus réellement que c'est plus parfaitement. Il en est de même de votre manière d'oraison : vous y êtes actif et passif tout ensemble, mais le mouvement de votre âme vers Dieu est si doux, si facile et si spirituel, qu'il est imperceptible ; mais toutefois la délicatesse de son opération n'en est pas moins réelle et effective […]

L'expérience fait voir que dans l'oraison passive, l'âme se trouve dans une certaine impuissance de faire ses actes selon sa coutume : elle ne peut plus croire en Dieu, aimer Dieu, et espérer en Dieu comme auparavant, elle ne trouve en elle-même qu'un grand vide de toutes choses, sans pouvoir se prendre à quoi que ce soit pour retourner et pour se conserver dans ses pratiques ordinaires : ce qui fait qu'elle entre en de grandes frayeurs, croyant avoir tout perdu et être sans amour, sans foi, et sans espérance, ainsi elle tâche de tirer d'elle-même ce que Dieu veut qu'elle trouve en lui ; et comme elle ne distingue pas assez cette opération de grâce, elle la combat comme une illusion du démon, d'autant qu'elle ne comprend pas le dessein de Dieu, qui n'est autre que de lui ôter l'appui qu'elle cherche en elle-même pour être lui-même le principe de tous ses mouvements, son soutien et sa force : d'un côté l'attrait intérieur de la grâce lui inspire de la répugnance à se porter vers Dieu d'une manière trop active ; c'est lui qui l'excite à demeurer unie à lui simplement par le fond de son être, par sa substance, et comme par état […] C'est comme si Dieu lui disait : je ne veux plus que tu m'aimes à la manière ordinaire, ton fond est trop corrompu pour pouvoir produire aucune chose qui me puisse être parfaitement agréable ; c'est pour cela que je veux te faire sortir hors de toi-même pour t'attirer en moi comme dans le centre de tous les biens, afin que n'étant plus en toi, je te puisse conduire par mon esprit et me glorifier en toi d'une manière qui ait du rapport à ma pureté et à ma grandeur.

[…] Ceci est d'un grand usage parmi les âmes conduites par un attrait particulier de Dieu et de sa grâce. Il s'en rencontre quelquefois qui sont appelées à ces états de voie passive, mais qui n'y répondent pas assez, parce qu'elles sont trop attachées à leurs pratiques actives, et qu'elles ne veulent pas se laisser aller dans ce néant d'opérations où la grâce les conduit ; elles pensent bien faire en lui résistant, mais en croyant bien faire elles se font un préjudice notable, puisqu'elles retardent par ce moyen leur mort intérieur, et les progrès qu'elles pourraient faire dans la perfection.

Voulez-vous que je vous dise nettement d'où vient leur opposition ; sachez qu'elle vient d'un certain amour-propre, fin et délié qui se mêle partout, et jusque dans les ouvrages de la grâce la plus excellente ; et voici comment : c'est que l'âme veut avoir quelque preuve sensible qu'elle fait bien; elle cherche quelque appui pour la satisfaire ; elle veut s'assurer elle-même de son propre acte, en rappelant jusqu'au sentiment une foi qui est bien plus pure et plus spirituelle quand elle est sans expérience : en un mot, c'est que l'âme veut goûter et savourer l'amour de Dieu par la production distincte expérimentale de ses actes ; de sorte que l'on peut dire qu'elle les convertit par ce moyen en amour-propre. Il faut servir Dieu en sa manière et marcher aux pas de la grâce et selon les degrés de la vie intérieure où elle vous met […]

C'est un grand abus que de prétendre entrer par soi-même dans l'état d'inaction, cette grâce dépend de la pure libéralité de Dieu, elle n'est pas pour tout le monde, il faut la recevoir avec humilité lorsqu'il la donne ; mais il y a de la présomption et de l'orgueil à s'y porter sans y être appelé. Tout ce qu'on peut faire, est de s'y disposer par la pratique des vertus, de la mortification, de la retraite, de l'oraison ; mais laissez-vous chercher et laissez-vous trouver dans l'excellence de cet état surnaturel. Si vous faites autrement, vous ne serez pas sous la conduite de Dieu, mais sous celle de votre amour-propre, vous ne ferez aucun progrès dans la vie intérieure, et plus vous voudrez vous mettre en silence, plus votre intérieur sera dans le bruit : votre esprit fera comme ces huissiers qui en commandant de se taire font plus de bruit que ceux qui parlent […]


Tertiaires Réguliers et Laïcs

« Très tôt, sans doute dès le XIIIe siècle, des membres du Tiers-Ordre franciscain (hommes et femmes) ont vécu en communauté et se sont orientés vers la vie religieuse, la vie « régulière ». Ce mouvement a donné naissance à une infinie variété de sœurs franciscaines, mais également – et c'est plus étonnant compte tenu de l'existence du premier ordre des frères mineurs – à un Tiers-Ordre régulier masculin. Celui-ci a connu une histoire complexe, marquée par diverses réformes dont celle du père Vincent Mussart au début du XVIIe siècle[303]. »

La première communauté du Tiers Ordre régulier (TOR) franciscain aurait été reconnue par le Pape en 1401. Les populaires tiercelins se propagèrent surtout en Italie : ainsi à Gênes, ils eurent en charge l’hôpital dont s’occupa la grande mystique Catherine de Gênes (1447-1510), elle-même tertiaire franciscaine laïque[304].

La réforme française est d’origine autochtone. Elle commence avec l’histoire de Vincent Mussart (ou « de Paris », 1570-1637) et de son compagnon Antoine qui recherchaient une solitude peu compatible avec les événements politiques de la fin des guerres de religion. Pendant l’été 1592 l’ermitage est dévalisé tandis que Vincent est gravement malade comme en témoigne le récit pittoresque des tribulations de nos ermites :

Ils tombèrent entre les mains des Suisses hérétiques, qui espérant une bonne rançon de quelques Parisiens qu’ils avaient pris parce que le siège [de Paris] devait être bientôt levé, étaient résolus de les laisser aller, et de prendre les deux hermites. Frère Antoine en eut avis secrètement par une Demoiselle prisonnière, le malade [Vincent] qui tremblait la fièvre quarte entendit ce triste discours, et se jetant hors de sa couche descendit l’escalier si promptement qu’il roula du haut en bas, sans néanmoins aucune blessure. L’intempérance des soldats, et l’excès du vin les avait mis en tel état, que Vincent et Antoine s’échappèrent aisément…[305].

Pierre Moracchini poursuit leur histoire - celle de la fondation du TOR français : “les deux ermites parviennent à rentrer dans Paris alors assiégé, et Vincent est transporté à l’infirmerie des capucins. Une fois guéri, il reprend sa vie d’ermite, et il est rejoint par plusieurs compagnons, dont son propre frère, François Mussart. L’ermitage change encore une fois d’emplacement avant de trouver son implantation définitive, à Franconville-sous-Bois, dans le diocèse de Beauvais. Le Seigneur du lieu, Jacques d’O, et son épouse, Anne Luillier, cousine de Madame Acarie, concèdent aux ermites une petite chapelle et un bâtiment attenant. Vincent Mussart et ses compagnons cherchent encore leur voie sur le plan spirituel. C’est alors que survient l’épisode décisif que nous relate Jean-Marie de Vernon”:

« Le Père Vincent taschant plus que jamais de découvrir la volonté de Dieu, connut par le rapport de Frère Antoine, que la manière de vivre de la Demoiselle Flamande, qui le faisoit autrefois subsister par ses aumosnes, consistoit dans la troisième Règle de saint François d’Assize. […] Ayant visité plusieurs Bibliothèques de Paris, il rencontra dans celle de M. Acarie, mary de sœur Marie de l’Incarnation, avant qu’elle entrast dans l’Ordre des Carmélites, les Commentaires du docteur extatique Denis Rikel Chartreux[306], sur la troisième Règle de saint François ».

Il y retrouve sa propre inspiration… Soulignons ici le lien de Vincent avec le couple Acarie : il se poursuivra probablement au sein du cercle qui incluait le chartreux Beaucousin, vit passer François de Sales et bien d’autres. Vincent établit le monastère de Picpus entre le Faubourg Saint Antoine et le château du bois de Vincennes ; la congrégation se développa et une bulle de 1603 ordonna qu’un Chapitre provincial fût tenu tous les deux ou trois ans. Le premier Chapitre eut lieu en 1604. Vincent de Paris étendit peu à peu sa juridiction sur d’anciens couvents tertiaires en y implantant sa réforme.

Les figures tertiaires marquantes répondent au type classique du frère mineur du XVIIe siècle, mais leur préoccupation mystique est plus prononcée. Ainsi apparaîtra à la génération suivante la figure du père Chrysostome de Saint-Lô (1594-1646), élu Provincial de France en 1634, puis, lorsque la province sera divisée en deux, élu en 1640 Provincial de la Normandie-Bretagne[307].

Son rôle sera éminent auprès du groupe mystique normand de Jean de Bernières, incluant Mectilde du Saint-Sacrement, Jean Aumont qui sera membre du Tiers Ordre laïc, et d’autres. Peut-être aussi fut-il influent auprès de Vincent de Paul et auprès de Monsieur Olier, le fondateur (mystique) de la compagnie des prêtres de Saint-Sulpice[308].

À la fin du XVIIe siècle la congrégation espagnole comptait environ 800 membres, l’italienne (incluant Flandre et Dalmatie) plus de 2250 membres. En France, avant la Révolution, la congrégation réunissait 900 religieux en 60 maisons[309].

 

La Règle commentée par Denys le chartreux et Vincent Mussart

Vincent Mussart, devenu premier Provincial du TOR, ne rédigea qu’une courte règle (elle couvre les pages 12 à 17 de ce volume de petit format), mais la fit suivre du texte de Denys trouvé à Paris qui exprimait parfaitement sa propre aspiration : les « Commentaires et enseignements moraux sur la règle de pénitence du séraphique père saint François, traduits[310] du latin du révérend père Denys le chartreux, surnommé le docteur extatique… ». Ils sont fort abondants puisque l’ensemble du volume ne comporte pas moins de 313 doubles pages[311]. Les réglementations sont nécessairement pointilleuses et sèches, car, nous rappelle Denys le chartreux, « bien que l’habit ne fasse le moine, sans lui le moine se défait ». Mais Denys les éclaire d’une lumière douce et profondément intérieure. On trouve ainsi, présentée par ce chartreux, une règle simplement expliquée à l’intention de membres souvent novices du TO. En voici quelques extraits où l’amour et la joie règnent en maîtres :

(20) Ainsi ce genre de vie enjoint par saint François guide sûrement et traverse nos âmes au vrai port de salut, sans glisser ni faire naufrage en aucun labyrinthe, et pour ce qu'il dresse salutairement les actions de la vie humaine, enseigne le chemin de justice, censure et réforme ce qui va d'un pas inégal, justement il est honoré du titre de règle, au haut et faîte de laquelle ceux qui auront courageusement monté et grimpé recevront pour gage du Tout-puissant paix en leur cœur et miséricorde.

Car qu'est-ce que (25) Dieu, abîme de toute gloire, regorgeant de libéralités, a promis et préparé à ses amis que soi-même et la béatifique vision de sa chère essence; une perpétuelle, très délicieuse jouissance et assurée possession […]

Après les bienfaits de la méditation, la grâce conduit à la contemplation :

Car l'entendement par un simple regard, et par une simple intelligence connaît Dieu ; et la (58) volonté par un grand amour lui est étroitement unie, ce qui se fait en deux façons : la première est naturelle, quand l'entendement par son discours s'élève des choses sensibles jusqu'à Dieu, où étant parvenu il l'appréhende sans discours, considérant simplement et nuement, sa bonté, sa sagesse, sa puissance, et ces autres perfections divines, dont la volonté est excitée à un amour, et à une joie, et par ce moyen est unie à Dieu. La seconde est supernaturelle, quand Dieu élève l'entendement sans aucun discours, et sans aucune coopération des facultés sensitives, et quand et quand [en même temps] unit à soi la volonté : en quoi l'âme se comporte plus passivement qu'activement, c'est-à-dire elle n'acquiert point ce bien par son travail, mais elle le reçoit gratuitement de Dieu […]

(151) Tiercement il est requis une soigneuse garde sur son cœur et y avoir une continuelle et amoureuse souvenance de Dieu à raison de quoi l'abbé Agathon disait qu'il y avait point de travail si grand que celui de bien prier […]

L’amour doit régner dans les monastères :

Sans la charité les monastères et congrégations sont des enfers, et ceux qui les habitent des diables. Avec elle, les monastères sont des paradis terrestres et ceux qui y résident sont anges. Partant, bien qu'ils se macèrent à force de jeûner, qu'ils sont au lit par la forme de leurs habits, et qu'ils portent le faix de quelques offices laborieux, si avec tout cela leur intérieur est vide de charité, ils n'ont pas encore atteint le plus bas et premier degré de religion, partant il faut (61) commencer son vol de la charité, au sommet de la perfection apostolique. Ceux dont ils sont corporellement congrégés en un ne doivent être qu'un cœur, qu'une âme et une volonté en Dieu […]

Le rappel de grands auteurs anciens ouvre un hymne à la caritas qui règne dans le monastère idéal :

Divines demeures donc, dit saint Basile, sont celles des monastères, car c'est là où toutes choses sont communes, les esprits, les pensées, les corps et toutes choses nécessaires au vivre et au vêtir. Là, il y a un Dieu commun, même trafic de piété, le salut commun, les exercices communs, les labeurs communs, les récompenses communes, et les couronnes communes : là, plusieurs sont un, et un n'est seul, mais plusieurs. / Des monastères, dit saint Chrysostome, sont du tout chassés ces deux mots qui troublent et renversent toute chose, mien et tien. Car tout y est commun, la table, la maison, le vêtement, et ce qui est plus à admirer, tous n'ont qu'un et même esprit, tous y sont nobles de même noblesse, tous serviteurs de même service, (71) tous les livres de même liberté, là n'y a qu'un plaisir, qu'une joie, qu'un désir et une espérance pour tous […]

(79) comme l'on a accoutumé de lier les vignes et les jeunes et tendres arbrisseaux […] celui qui se serre avec Dieu, lie ou serre aucunement  [en quelque façon]Dieu avec soi, et avec lui se lient aussi tous les biens et trésors […]

 (175) Et quand je lui aurai donné tout ce que je suis et tout ce que je puis, tout cela ne sera pas une petite étoile au parangon du grand et excellent soleil ; ou une goutte d'eau au regard d'une grande rivière ; une petite pierre en comparaison d'une grande montagne ; et un petit grain au rapport d'un grand amas. Que personne donc ne vive pour soi […]

     Le supérieur doit être le plus avancé :

186) Celui-là doit être réputé pour très vil qui étant le premier en honneur et le plus haut en dignité n'est pas le plus avancé en la science des lumières intellectuelles et divines […] Car comme dit saint Bernard, c'est une chose monstrueuse d'être élevé en dignité et mener une vie basse […]

Le volume quitte les explications de Denys sur un sommaire des perfections « en six ailes séraphiques » qui précède le testament de François :

(255) Sommaire et abrégé des perfections de la troisième règle du père séraphique saint François. / Les perfections de la règle consistent en six ailes séraphiques, à savoir : 1. En totale obédience. 2. En pauvreté évangélique. 3. En chasteté immaculée. 4. En humilité très profonde. 5. En simplicité pacifique. 6. En charité séraphique.

Enfin un Exercice journalier, probablement de la main de Vincent, comporte « quelques petits avis » fort importants :

 (278) Les frères, et particulièrement les novices, seront avertis que ce temps de faire l'oraison mentale n'a pas été ordonné afin qu'en iceluy seulement ils s'adonnent à la méditation, mais afin de leur y donner un accès perpétuel, et pour mieux dire, pour faire de toute leur vie une seule et perpétuelle méditation. Ils s'efforceront donc de continuer la méditation, que Dieu leur aura fait la grâce de faire, non seulement jusqu'au repos qu'ils prendront après matines, mais encore toute la journée […]

Billets de Noël

 Pour faire contrepoint au sérieux de la règle générale, nous citerons un petit volume où l’esprit de simplicité franciscaine s’exprime avec le sourire. Composé à l’intention des sœurs tertiaires de la communauté franciscaine associée au couvent de Nazareth à Paris, il comporte nombre de billets humoristiques destinés à être distribués à Noël. La coutume en était assez répandue. Madame Guyon, à la fin de sa vie, tributaire de la spiritualité du TOR, poursuivra la tradition en distribuant de semblables petits billets avec intentions à son entourage. En voici de 1619 :

Tablature Spirituelle, Des Offices & Officiers de la Couronne de Jésus, couché sur l'état Royal de la Crèche, et payés sur l'épargne de l'étable de Bethléem, réduits en petits exercices pour la consolation des âmes dévotes qui s'adonnent à l'oraison, par un Père de la Congrégation du Tiers Ordre S. François, Paris, 1619[312].

Aux vénérables religieuses de Sainte Élisabeth du tiers ordre Saint-François, du dévot monastère de Notre-Dame de Nazareth à Paris.

Voici, chères sœurs, l'accomplissement de vos désirs, ce petit mais dévot et amoureux exercice que vous pratiquez tous les ans à l'exemple de notre séraphique Père saint François, sur la naissance du Verbe Éternel dans les mazures de Bethléem […] Vous verrez les officiers de sa Couronne rangés et logés dans l'étable de Bethléem comme dans un Louvre Royal, et leurs gages assignés sur l'épargne de sa Crèche, dont les finances ne sont que paille et foin, mais de si grand prix et valeur […] Il y a peu d'offices, car il y a peu d'élus, mais aussi les gages sont grands et immenses parce que ce Roi […] donne des Royaumes éternels à ceux qui le servent, et néanmoins ces offices ne sont pas chers […] finançant seulement aux coffres de ce prince une obole de bonne volonté […] si elle n'a de quoi payer cette petite somme, elle lui est offerte gratuitement des mêmes coffres du roi, pourvu qu'elle soit demandée avec désir et humilité […] Mais n'écoutez pas Lucifer ni les démons ses confrères […] Ces esprits malicieux et intéressés ne sont pas bons conseillers en un marché où ils ont si mal fait leurs affaires, l'incarnation du Fils de Dieu étant le sujet de leur ruine […] Sortez au-devant de Lui avec vos lampes ardentes, car Il vient au milieu de la nuit[313], et ne craignez pas que la porte vous soit fermée, car Il naît en un lieu où il n'y a portes ni fenêtres […] C'est, chères âmes, à quoi vous invitent ces petits billets  que vous distribuerez entre vous […]

§85. Chasser les chiens de la crèche. Tout ainsi que le chien est chassé de la cuisine, par le moyen de l'eau chaude, ainsi le diable et le péché sont chassés de notre âme par le moyen des larmes ferventes. S. Bonaventure. Priez pour les parlements de France.

§87. Fermer les fenêtres de la crèche. La vue, l'ouïe, le goût, le toucher et l'odorat sont les saillies de l'âme par lesquelles elle sort et convoite ce qui est hors de soi ; car par ces cinq sens du corps, comme par de certaines fenêtres, l'âme regarde les choses extérieures, & les regardant les convoite. Ce qui fait dire au prophète Jérémie [9, 21], « la mort est montée par la fenêtre, elle est entrée dans nos maisons ». S. Grégoire. Priez pour les novices des ordres religieux.

§89. Housser[314]  les araignes de la crèche. L'ambition est un poison caché, la mère d'hypocrisie, la nourrice de la haine, la source des vices, la teigne des vertus, l'aveuglement des cœurs, convertissant comme l'araigne vénéneuse le miel en venin, et les remèdes en maladie. Humilité. Priez pour les courtisans.

§129. Fourier des logis de la crèche. Choisissez le lieu que vous montre votre maître, non le premier, ni le milieu, mais le dernier, après lequel il n'y en ait point d'autre plus bas. L'humilité. S. Bernard. Priez pour les prélats de l'Église.

 

Jean-Chrysostome de Saint-Lô (1594-1646) du Tiers Ordre Régulier

Cet éminent spirituel a été encore plus négligé que Constantin de Barbanson. Il fut pourtant le chaînon essentiel qui transmit la spiritualité de l’ancien monde monacal aux grands mystiques de la seconde moitié du XVIIe siècle. Le cercle spirituel qui se rassembla autour de lui à Caen, comprenait en particulier Jean de Bernières et sa sœur Jourdaine, Mectilde du Saint-Sacrement, Jean Aumont (sans doute tertiaire régulier), auxquels les historiens ajoutent Vincent de Paul et J.-J. Olier). Ils ont vécu ensemble « une doctrine d’abnégation, de “désoccupation”, de “passivité divine…[315] ». Jean-Chrysostome est la figure discrète mais centrale à laquelle se référaient ces éminentes figures qui n’auraient rien entrepris sans l’avis de leur père spirituel :

L’on a vu plusieurs personnes de celles qui suivaient ses avis, marcher à grands pas, ou, pour mieux dire, courir avec ferveur dans les voies les plus simples de la haute perfection. […] La première est feu Mr de Bernières, de Caen […] Le P. Jean-Chrysostome lui avait écrit que l’actuelle pauvreté était le centre de sa grâce, et qu’il n’aurait jamais de parfait repos qu’il n’y fût comme dans son centre [316].

      Ce que nous connaissons provient de la biographie écrite par Boudon. Les connaisseurs modernes de l’école des mystiques normands, Souriau[317] et Heurtevent[318], n’ajoutent guère à ces éléments : le premier éclaire le contexte historique ; le second ajoute qu’un de ses frères fut capucin, une de ses sœurs clarisse à Rouen : tout le milieu était donc d’inspiration franciscaine.

L’homme intérieur de Boudon couvre des centaines de pages qui nous conduisent suivant le schéma canonique « de la vie aux vertus »,  mais les faits biographiques précis sont rapportés en quelques paragraphes.

Jean-Chrysostome naquit vers 1594 dans le diocèse de Bayeux en basse Normandie, et étudia au collège des jésuites de Rouen. Agé de dix-huit ans, il prit l’habit, contre le gré paternel, le 3 juin 1612, au couvent de Picpus à Paris. Lecteur en philosophie et théologie à vingt-cinq ans, il fut définiteur de la province de France en 1622, définiteur général de son ordre et gardien de Picpus en 1625, puis de nouveau en 1631, provincial de la province de France en 1634, puis premier provincial de la nouvelle province de Saint-Yves (après que la province de France eut été séparée en deux) en 1640.

Le temps de son second Provincialat étant expiré, on le mit confesseur des religieuses de Ste Élisabeth de Paris qui fut son dernier emploi à la fin de sa troisième année [de Provincialat] […] au confessionnal dès cinq heures du matin,  il rendait service aux religieuses avec une assiduité incroyable. À peine quelquefois se donnait-il lieu de manger, ne prenant pour son dîner qu’un peu de pain et de potage, pour [y] retourner aussitôt[319].

Il alla en Espagne sur l’ordre exprès de la Reine, pour aller visiter de sa part une visionnaire, la Mère Louise de l’Ascension, du monastère de Burgos. Voyage rude et contraint car il préférait la solitude :

Libéral pour les pauvres […] il ne voulait pas autre monture qu’un âne […] dans les dernières années de sa vie il ne pouvait plus supporter l’abord des gens du monde et surtout de ceux qui y ont le plus d’éclat[320].

 Aussi, quand il fut enfin libéré de son provincialat, il éprouva une sainte joie et ne tarda pas à se retirer :

Il ne fit qu’aller dans sa cellule pour y prendre ses écrits et les mettre dans une besace dont il se chargea les épaules à son ordinaire […] passant à travers Paris […] sans voir ni parler à une seule personne de toutes celles qui prenaient ses avis[…][321].

Il enseignait

Qu’il fallait laisser les âmes dans une grande liberté, pour suivre les attraits de l’esprit de Dieu […] commencer par la vue des perfections divines […] ne regarder le prochain qu’en charité et vérité dans l’union intime avec Dieu[322].

Boudon ne nous cache aucunement que son agonie fut difficile et  qu’il traversa un dernier dépouillement intérieur :

Ayant été soulagé de la fièvre quarte il s’en alla à Saint Maur […] pour y voir la R. Mère du Saint-Sacrement [Mectilde], maintenant supérieure générale des Religieuses bénédictines du Saint Sacrement […] Elle était l’une des filles spirituelles du bon père, et en cette qualité il voulut qu’elle fût témoin de son agonie: il passa environ neuf ou dix jours à Saint Maur, proche de la bonne Mère […] au retour de Saint Maur […] il entra dans des ténèbres épouvantables […] il écrivit aux Religieuses : « Mes Chères Sœurs […] il est bien tard d’attendre à bien faire la mort et bien douloureux de n’avoir rien fait qui vaille en sa vie. Soyez plus sages que moi […] C’est une chose bien fâcheuse et bien terrible à une personne qui professait la sainte perfection de mourir avec de la paille […] » L’on remarqua que la plupart des religieux du couvent de Nazareth où il mourut [le 26 mars 1646, âgé de 52 ans], fondaient en larmes et même les deux ou trois jours qui précédèrent sa mort, et cela sans qu’ils pussent s’en empêcher[323].

Une anthologie spirituelle  

Les trois seuls exemplaires connus des ouvrages de Jean-Chrysostome relèvent de deux sources[324] : la première est constituée des Divers traités spirituels et méditatifs. Le « grand contemplatif consommé de l’amour de Dieu » y figure en habit de pénitent - belle mais sévère figure - et est qualifié dans l’avis au lecteur d’une « passion ardente pour la pauvreté, les pauvres et les affligés qu’il consolait avec une grâce sans pareille […] une intégrité inviolable […] un solide jugement […] une pleine science ... un insigne don de conseil pour des personnes de toutes conditions ».

Le  Traité premier, Le Temps, la mort et l’éternité, comporte des « Pensées d’Éternité d’un certain solitaire et d’un autre serviteur de Dieu » qui nous touchent par leur rectitude et leur grandeur. Si ce texte évoque les grandes peurs de la damnation que l’on rattache en général au Moyen Âge, il possède par contre un côté biographique tout nouveau. Jean-Chrysostome y résume très sobrement les biographies de deux amis[325] foudroyés par l’amour divin : après le coup de poing initial donné par la grâce, la vie mystique est découpée en quelques grandes périodes ponctuées de moments charnières, dans une dynamique qui couvre toute la durée de la vie. Une existence est résumée en quelques paragraphes, ce qui donne une impression saisissante de force associée à la brièveté de notre condition : 

I. Le premier, étant un jeune homme d’un naturel fort doux et d’un esprit fort pénétrant […] se retira en solitude, après une forte pensée qu’il eut de l’Éternité, en cette manière. C’est que huit jours durant, à même qu’il commençait la nuit à dormir dans son lit, (82) il entendit une voix très éclatante qui prononçait ce mot d’Éternité, et pénétrait non seulement le sens externe, mais encore le fonds de l’âme, y faisant une admirable impression.

II. Là-dessus, s’étant retiré en solitude, il lui était souvent dit à l’oraison, Je suis ton Dieu, je te veux aimer éternellement : ce qui lui faisait une grande impression de cet amour éternel.

III. Ensuite il lui semblait que toutes les créatures lui disaient sans cesse d’une commune voix éternité d’amour, et son âme en demeurait fort élevée.

IV. Il passa à un état de peine, et  demeura quelques années dans une vue du centre de l’enfer […] (84)

VI. Dieu tout bon lui fit voir un jour ce qui se passait dans le jugement particulier d’une âme qui l’avait bien servi : je voyais, disait-il, une miséricorde infinie qui comblait cette âme d’un amour éternel.

VII. Une autre fois faisant oraison, il entendit une voix qui dit, je t’ai aimé de toute Éternité : ce qui lui imprima une certaine idée de cet (85) amour divin, qui le séparait du souvenir des créatures. Et au même temps il fut tellement frappé d’amour, qu’il en demeura comme hors de soi toute sa vie[326], laquelle il finit heureusement en des actes d’amour, pour les aller continuer à toute Éternité. […]

On passe maintenant à l’autre ami de Dieu :

I. Un autre serviteur de Dieu a été conduit à une très haute perfection [86] par les vues pensées de l’Éternité. Il était de maison et façonné aux armes. Voici que environ à l’âge de vingt-trois ans, comme il banquetait avec ses camarades mondains, il entrouvrit un livre, où lisant le seul mot d’Éternité, il fut si fort pénétré d’une forte pensée de la chose, qu’il tomba par terre comme évanoui, et y demeura six heures en cet état couché sur un lit, sans dire son secret.

II. Le lendemain, ayant l’usage fort libre de ses puissances, environné néanmoins de la vue d’Éternité, il s’alla confesser à un saint Religieux avec beaucoup de larmes et lui ayant révélé son secret, il en reçut beaucoup de consolation, car il était serviteur de Dieu et homme de grande oraison, qui avait eu révélation de ce qui s’était passé, et qui en se séparant lui dit, mon frère aime Dieu un moment, et tu l’aimeras éternellement. Ces mots portés et partis d’un esprit embrasé, lui furent comme une flèche de feu, qui navra son pauvre cœur d’un certain amour divin, dont l’impression lui en demeura toute sa vie.

III. Ensuite il fut tourmenté de la vue de l’éternité de l’Enfer, environ huit ans, dans plusieurs visions […]

IV. Après cet état il demeura trois autres années dans une croyance comme certaine de sa damnation : tentation qui était aucune fois si extrême, qu’il s’en évanouissait.

V. Ensuite de cet état, il [89] demeura un an durant fort libre de toutes peines […]

VI. Après cette année, il en demeura deux dans la seule vue de la brièveté de la vie […] Ce qui lui donna un si extrême mépris des choses du monde […] [qu’il] ne pouvait comprendre comme les hommes créés pour l’éternité s’y pouvaient arrêter. [90]

VII. Ensuite […] il fut huit ans dans la continuelle vue que Dieu l’aimait de toute Éternité ; ce qui l’affligeait, avec des larmes de tendresse et d’amour, d’autant qu’il l’aimait si peu et avait commencé si tard. Il eut conjointement des vues fort particulières de la Sainte Passion.

VIII. Dans la dernière maladie il fut tourmenté d’un ardent amour envers Dieu, et d’une grande impatience d’aller à son Éternité.

Dans son Traité second : La Sainte Désoccupation de toutes les créatures, pour s’occuper en Dieu seul, Jean-Chrysostome balaye le chemin sans compromis : il faut laisser de la place et toute la place au divin qui peut alors animer la créature : la passive mystique est le terme d’un long cheminement. Jean-Chrysostome donne des indications concrètes et fournit des exemples plutôt qu’il n’expose une théorie :

 Dieu tout bon a imprimé votre âme de Sa belle image, pour vous divertir de la laideur des créatures et vous attacher à Sa pure beauté. […] Le Bienheureux frère Gilles, Religieux Mineur, enseignait que pour aller droit à la sainte perfection, il fallait que le spirituel fut un à un, c’est-à-dire seul avec Dieu seul, occupé de Dieu seul, et désoccupé de tout ce qui n’était point Dieu[327].

À chaque chose principale qu’il commençait dans la journée, il entrait dans un recueillement intérieur et il faisait résolution de la commencer, continuer et finir en la vue de Dieu seul […] désoccupation très pure, par laquelle l’âme parvient à une continuelle vue et présence de Dieu : de sorte que toutes les créatures semblent lui disparaître, et ne regarde en elle que Dieu seul, intimement présent et opérant […] L’âme parvient à ce degré […] par la fervente pratique de l’oraison et des actes du pur amour[328].

Lors […] elle est comme déiformée et comme passive en ses opérations ; car encore que la volonté concoure à aimer Dieu, néanmoins Dieu opère tellement en cette âme, qu’il semble que ce soit plutôt Lui qui produise cet amour […] l’âme demeure souvent comme liée et garrotée, sans rien penser ni agir comme d’elle-même, mais mue seulement par le Saint Esprit tant Dieu est jaloux que tout ce qu’elle fait, elle le fasse pour Lui[329].

Le  Traité troisième : les dix journées de la sainte  occupation, ou divers motifs d’aimer Dieu et s’occuper en son amour appartient aux schémas de retraites qui forment une littérature abondante propre au XVIIe siècle. Leur forme répondait au besoin des Directeurs de retraites dans les maisons religieuses (on sait qu’une retraite de dix jours est encore pratiquée annuellement par les carmélites). Le thème de l’amour pur et la joie donnée par la grâce tranchent avec bonheur sur le pessimisme et la culpabilité qui se répandront dans les retraites de la seconde moitié du siècle. L’échange d’amour et la bonté divine sont les thèmes propres à toutes les journées, depuis la première. La grâce divine qui se manifeste par Sa bonté, ne dépend pas d’une purification préalable.

Voici un aperçu très contracté de l’un de ces schémas :

Iere journée : Il veut que ses fidèles amants L’aiment […] d’un amour si pur, qu’ils ne L’aiment pas par la vue des bienfaits [190] qu’ils ont reçus, ou doivent recevoir de Lui.

IIe journée : [196] Comme Dieu le créateur a donné aux éléments leur centre, de sorte que les légers tendent rapidement en haut, et les gros et pesants se ruent fortement en bas ; ainsi le feu élémentaire gagne le haut, l’air le suit, la terre se jette en bas et s’arrête vers le centre du monde : de même il a donné à l’homme pour son centre l’amour infini de son essence et il lui donne grâce pour y tendre ; de manière que partout ailleurs il ne peut trouver aucun repos, comme étant pour lors hors de son centre.

IIIe journée : [199] Dieu tout bon nous a tellement destinés à l’amour, qu’Il nous a aimés de toute éternité, pour nous obliger à l’aimer ensuite de notre création et des grâces qu’Il nous ferait.

Ve journée : [213] L’amour divin est la vie de notre âme en ce pèlerinage et en l’éternité, de sorte que l’âme qui est ici bas et en l’éternité sans amour divin, est réputée comme morte.

VIIe journée : Dieu tout bon [227] est le vrai, seul, fidèle et l’immuable ami. Assurez-vous que toutes les créatures ne vous aiment point, mais seulement leurs passions, satisfactions ou intérêts ; d’où finalement vous ne recueillerez que de l’inquiétude et du trouble, si ce n’est que telle amitié soit réglée dans la pure vue de Dieu et fondée en Lui seul : ce qui est très rare.

IXe journée : [243] À vrai dire, tendre au pur amour de Dieu c’est l’unique vrai bien et le paradis de cette vie ; tout le reste n’est que vanité et affliction d’esprit. […] sans cet amour je deviens comme un néant […]

Xe journée : [253] Je considérais que le seul amour de Dieu donnait la vue et l’affection de la vraie perfection ; et comme il était rare, je voyais que beaucoup se méprenaient par abondance de l’esprit de nature et travaux de leur perfection […]

De la seconde source, Divers exercices…, nous retiendrons l’extrait d’une lettre peut-être écrite à une dirigée :

 Ne vous donnez point la peine de m’écrire votre état passé : je crois vous connaître beaucoup mieux que vous ne vous connaissez vous-même : allez droit à Dieu […] ne vous précipitez pas ; soumettez toujours votre perfection et votre ferveur à la volonté divine, ne voulant que l’état qu’elle agréera en vous […] Votre paix […] consiste en un certain état de l’âme dans lequel elle est tranquille en son fonds avec son maître, quelque tempête qu’il y ait au dehors ou en la partie inférieure qui sert de croix à la supérieure où Dieu réside dans la pureté de son esprit et dans la paix suprême.

 […] Tout n’est rien. Tout n’est ni pur ni parfait sinon Dieu seul […] par la grâce d’oraison, et je tiens que c’est Dieu qui se rend maître de l’âme, qui la lui donne, avec goût qu’elle seule savoure et peut dire[330].  

L’Exercice de la Sainte vertu d’Abjection, quant à lui, a été écrit pour  répondre aux besoins du groupe de l’Ermitage fondé à Caen par Jean de Bernières, son disciple. Il fait aussi partie de la littérature des exercices ou schémas de retraites qui fut abondante avant de disparaître avec leurs prédicateurs (qui étaient rarement mystiques).   Le terme abjection ne doit pas être pris au sens péjoratif d’avilissement : il désigne l’humiliation et la prosternation intérieure devant la grandeur divine (second sens selon Littré), la prise de conscience due à la grâce que l’on n’est rien devant Dieu. Quelques extraits suffiront à mieux comprendre l’extrême austérité du vécu de ces spirituels :

Premier exercice traitant de la sainte vertu d’abjection / Premier traité : de la sainte abjection. / La Société spirituelle de la sainte abjection ; / pratiquée en ce temps avec grand fruit de perfection, par quelques dévots de Jésus humilié et méprisé. / Avis. [331]

Chapitre I. Vues ou lumières surnaturelles de la superbe [orgueil] d’Adam.

Le spirituel en cet état est pénétré de certaines vues ou lumières surnaturelles, par lesquelles il entre en la connaissance [14] intime de son âme et de ses parties intellectuelles, et voit clairement que tout cet être est rempli de la superbe, de l’ambition, de l’orgueil, et de la vanité d’Adam […]

Chapitre II. Abjection dans le rien de l’être. 

Le spirituel en cet état voit par lumière surnaturelle, comme le néant ou le rien est son principe originel. Sur quoi vous remarquerez : 1. Que cette vue provient d’une grande faveur de Dieu. 2. Que par icelle l’âme se voit dans un éloignement infini de son créateur. 3. Qu’elle le voit dans une sublimité infinie. 4. Qu’elle se réjouit selon la disposition de sa pureté [16] intérieure de voir que son Dieu soit en l’infinité de l’être et de toute perfection, et elle comme en une certaine infinité du non être, c’est-à-dire du néant et du rien.

La pratique. L’exercitant ainsi disposé, 1. Se réjouira de l’infinité divine. 2. Il prendra plaisir de se voir dans l’infinité du rien respectivement à son Dieu. 3. Il considérera que Dieu l’a tiré de ce rien par sa toute puissance, pour l’élever et le faire entrer en la communion incompréhensible de son être divin et de sa vie divine, par les actes intellectuels et spirituels de l’entendement et de la volonté, par lesquels il est si hautement élevé que comme Dieu se connaît et s’aime, ainsi par alliance ineffable, il le connaît et l’aime […]

Chapitre IV. Abjection d’inutilité.

Cet état appartient particulièrement aux personnes qui sont [19] liées et attachées par obligation aux communautés, dont nous en voyons plusieurs extrêmement tourmentées de la vue de leur inutilité, desquelles aucunes le sont par une certaine bonté naturelle de voir leurs prochains surchargés à leur occasion, et les autres par un certain orgueil qui les pique et les aigrit ; le diable se mêle en ces deux dispositions et le spirituel doit prendre garde de s’en défendre. Pour donc en faire bon usage, 1. Il considérera que celui qui agrée son abjection dans son inutilité, rend souvent plus de gloire à Dieu qu’une infinité de certains utiles, suffisants, indévots et superbes […] 4. Il supportera patiemment les inutilités des autres prochains. 5. Il pensera que la créature [20] n’est autant agréable à Dieu qu’elle est passive à la conduite divine […]

Chapitre XIX. Tourment d’amour en l’abjection.

La superbe vide l’âme de toute disposition d’amour envers son divin créateur où au contraire la sainte abjection la purifie et la dispose à la pureté de cette charité divine dans les manières ineffables […] J’appelle cet état tourment d’amour, d’autant qu’en icelui les âmes sanctifiées par les humiliations sont extrêmement [53] tourmentées des saintes ardeurs, vives flammes et divin amour […]

Méditation XXIII. De la sainte abjection de Jésus dans le reniement de St Pierre.

 [108] Considérez et pesez ensuite les circonstances de l’abjection que Jésus a souffertes au reniement de Pierre. 1. C’était le plus considérable des Apôtres. 2. C’était celui qui lui avait plus témoigné de bonne volonté. 3. C’était dans une grande persécution, et lorsqu’il était délaissé de tous les siens. 4. C’était enfin en un temps auquel étant accusé d’avoir semé et prêché des fausses doctrines, il paraissait plus suspect et coupable par un tel reniement […]

Méditation XXX. De l’abjection de Jésus dans son crucifiement.

 [130] Quand vous verrez certaines personnes dévotes mourir dans la folie et même avec des circonstances étranges, extravagantes et superbes, ainsi qu’est mort le saint nommé Tauler [332] […] souvenez-vous qu’il peut arriver que Dieu accorde la mort d’abjection à certains de ses fidèles amants, pour les récompenser de leurs travaux généreux dans les voies de cette sainte vertu et pour les rendre conformes à Jésus […]

IV. Traité. Méditations d’abjection en la vue de la divinité.

Méditation I. D’abjection en la vue de l’existence divine.

Considérez que comme Dieu est le premier être de soi, qui n’a jamais été et ne peut jamais être dans le rien, de même l’amour divin n’a jamais été et ne peut jamais être dans le rien ; pensez que comme [145] Dieu a toujours été et sera toujours nécessairement, étant l’être de soi nécessaire ; ainsi il s’est toujours aimé et s’aimera toujours nécessairement. Ajoutez qu’encore que vous soyez très vil et très abject, il vous a néanmoins toujours aimé et vous aimera toujours à toute éternité, d’un amour autant adorable qu’inconcevable, pesez bien sur tout combien c’est une chose étrange et incompréhensible qu’un Dieu s’applique à aimer une créature si abjecte et si petite, qu’elle n’est de soi qu’un pur rien […] chose inconcevable, qu’un Dieu daigne vous donner de l’amour pour l’aimer […]

Méditation XI. D’abjection en la vue de l’incompréhensibilité divine.

Considérez que Dieu […] reste toujours à connaître à l’infini dans son infinité.

Enfin, des lettres remarquables éclairent sa direction spirituelle de Mectilde du Saint-Sacrement. Nous choisissons un petit traité, aux paragraphes numérotés, qui donne à la jeune religieuse quelques directives précises.  On verra combien son appréciation est sévère sur la nature humaine qui résiste à Dieu, mais il conclut sur une très belle et très concise définition de l’oraison :

Autres réponses du même Père à la même âme[333].

[…] 16. Tendez à vous rendre passive à la Providence divine, vous laissant conduire et mener par l'âme ; entrant à l'aveugle et en toute soumission dans tous les états où elle voudra vous mettre, soit qu'ils soient de lumières ou de ténèbres, de sécheresse ou de jouissance, de pauvreté, d'abjection, d'abandon, etc. Fermez les yeux à tous vos intérêts et laissez faire Dieu par cette indifférence à tout état, et cette passivité à Sa conduite vous acquerra une paix suprême qui vous établira dans la pure Oraison, et vous disposera à la conversion très simple de votre âme vers Dieu le Créateur.

19. Par la vie d'Adam nous sommes entièrement convertis à nous-mêmes et à la créature, et ne vivons que pour nous-mêmes, et pour nos intérêts de chair et de sang; cette vie nous est si intime qu'elle s'est glissée dans tout notre être naturel, n'y ayant puissance dans notre âme, ni membre en notre corps qui n'en soit infecté ; ce qui cause en nous une révolte générale de tout nous-mêmes à l'encontre de Dieu, cette vie impure formant opposition aux opérations de Sa grâce, ce qui nous rend en Sa présence comme des morts ; car nous ne vivons point à Lui, mais à nous-mêmes, à nos intérêts, à la chair et au sang […]

25. Le spirituel dans les voies de sa perfection est sujet à une infinité de peines et de combat ; tantôt il se voit dans les abandons, éloignements, sécheresses, captivités, suspensions ; tantôt dans les vues vives de réprobation et de désespoir ; tantôt dans les aversions effroyables des choses de Dieu ; tantôt dans un soulèvement général de toutes ses passions ; tantôt dans d'autres tentations très horribles et violentes ; Dieu permettant toutes ces choses pour évacuer de l'âme l'impureté de la vie d'Adam et sa propre excellence […]

27. La perfection ne consiste pas dans les lumières, mais néanmoins les lumières servent beaucoup pour nous y acheminer, et partant rendez-vous passive à celles que Dieu tout bon vous donnera, et en outre tâchez autant que vous pourrez à vous instruire des choses de la sainte perfection […]

29. Tendez à l'oraison autant que vous pourrez : c'est ce me semble uniquement pour cela que nous sommes créés ; je dis pour contempler et pour aimer ; c'est faire sur la terre ce que font les bienheureux au ciel. Aimez tout ce qui favorisera en vous l'oraison, et craignez tout ce qui lui sera opposé. Tendez à l'oraison passive, en laquelle l'âme sans violence entre doucement dans les lumières qui lui sont présentées, et se donne en proie à l'amour, pour être dévorée par ses très pures flammes, unissant les attraits et divines motions de la grâce. Ne vous tourmentez pas beaucoup de l'oraison, souvent contentez-vous d'être en la présence de Dieu, sans autre opération que cette simple tendance et désir que vous sentez de L'aimer et de Lui être agréable ; car vouloir aimer est aimer, et aimer est faire l'oraison.

Nous reviendrons sur l’influence du « bon père Chrysostome »: il est le père fondateur de la lignée mystique qui passe par monsieur de Bernières, monsieur Bertot, madame Guyon… L’exposé de cette filiation de « l’école du cœur » couvrira la plus grande partie du tome IV.


Tableau IV: Esquisse de réseaux franciscains

Cette esquisse recouvre des franciscains depuis les origines jusqu’à la fin du XVIIe siècle (et inclut donc des figures que nous présenterons aux volumes III et IV).

Les figures appartenant à une « religion » franciscaine sont soulignées. Leurs appartenances sont indiquées sous leurs noms (capucins : ca, Tiers Ordre Régulier : T, récollets : R). Suivent les dates de naissance et de décès, puis s’il y a lieu et entre parenthèses, la  date soulignée de la première édition d’une première œuvre influente. Des figures remarquables « sous influence » sont indiquées sans soulignement. Les traits verticaux ou d’égalité horizontaux marquent des influences attestées de personne à personne (les multiples relations indirectes par les œuvres ne sont pas indiquées). Les pointillés séparent des figures superposées mais qui n’ont pas eu de relation de personne à personne.

L’esquisse comporte deux volets, le premier en bonne page concerne surtout des capucins, le second au verso concerne surtout le Tiers Ordre Régulier (et ses associés laïcs) ainsi que des récollets. Le capucin Pierre de Poitiers figure dans ce second volet à cause de son rôle tardif de défenseur des mystiques (« L’auteur du Jour Mistique » sera invoqué par madame Guyon dans les Justifications).


   François d’Assise 1182-1226  

     . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

                                            Rhéno-flamands >1300

     . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

                                   H. de Balma ~1400

                                                               Harphius 1400-1477

                                   . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

François Nugent   ==  Benoît de Canfield

(ca) 1569-1635              (ca) 1562-1610 (1608)

   |                               |= Marie de l’I. [Mme Acarie]

   |                               |            1566-1618

Martial d’Étampes       Marie de Beauvilliers

(ca) 1575-1635 (1630)   1575-1657 (1631)  

   |                                    

   |             Const.de Barbanson  == dom Augustin Baker

   |             (ca) 1582-1631 (1623)            1575-1641

   |                           |

   |              Capucines de Flandres à Douai

Jean-François de Reims

(ca) -1660 (1635)    

 

……………………………………………                   

 

 

 

 

Jean-Chrysostome de S.Lô

                  (T) 1594-1646 (1651)

|                                   |

Cal Bona (-1674), V. Gelen (-1669)  |

                  ________________________

Marie de l’I. [Canada]    J. de Bernières      |

      1599-1672               1602-1659            |

                                     |          |         Jean Aumont 

                                     |          |      (T) -1689 (1660)   

Mectilde [du Saint-Sacrement]   |               Victorin Aubertin

1614-1698                                 |  (R)1604-1699)(1667)                                   Jacques Bertot       |                ……                     1620-1681             Archange Enguerrand        Pierre de Poitiers               |                       (R) 1631-1699

 (ca) -1683 (1671)                |_______________|

                                        Madame Guyon

                                            1648-1717                                         

Autres figures : Séverin Rubéric (R) - >1625,  Jean-Évangéliste de Bois-le-duc (ca) 1588-1635, Eloy Hardouin de S. Jacques (R) 1612?-1661,  Paul de Lagny (ca) -1694, Alexandrin de la Ciotat (ca) -1706,  Maximien de Bernezay (R).

Dans ce volume

Suivant l’ordre de leur présentation

 

          Naiss.

 

         Décès

Grégoire Lopez [ermite mexicain]

1542

1596

Mectilde du Saint-Sacrement /Catherine de Bar

[Bénédictine du Saint-Sacrement]

1614

1698

Jean de Saint-Samson [Grand Carme]

1571

1636

Dominique de Saint-Albert  

[Grand Carme]

1596

1634

Joseph de Jésus Maria [Quiroga]

[carme déchaux espagnol]

1562

1628

Madame Acarie

[(première) Marie de l’Incarnation]

1566

1618

Madeleine de Saint-Joseph [carmélite]

1578

1637

Laurent de la Résurrection

[carme déchaux convers]

1614

1691

Benoît de Canfield [franciscain capucin]

1562

1610

Constantin de Barbanson [franc. capucin]

1582

1631

Séverin Rubéric [franciscain récollet]

 

Apr.1625

Archange Enguerrand [franc. récollet]

1631

1699

Maximien de Bernezay [franc. récollet]

 

Apr.1686

Jean-Chrysostome de Saint-Lô

[franciscain du Tiers Ordre Régulier]

1594

1646

quatorze  mystiques



[1] Dont se détache : Morgain, Pierre de Bérulle et les carmélites de France, Cerf, 1995. – Le « triumvirat » : Bérulle, Gallemant, Duval.

[2] La seconde sera l’ursuline Marie de l’Incarnation du Canada présentée au tome III.

[3] Nous ne revenons pas sur la fin de vie douloureuse de Jean de la Croix en 1591 sous Doria. Ce dernier disparaît en 1594 mais ce décès ne met pas un terme à la méconnaissance de l’enseignement du saint, en particulier par Thomas de Jésus et ses proches (v. l’introduction de Jean Krynen à son édition de l’Apologie mystique de Quiroga, Toulouse, 1990).

[4] Éd. de Tolède : Obras del Mistico Doctor San Juan de la Cruz…, Tomo tercero, 1914, Apendice III, « Don que tuvo San Juan de la Cruz para guiar las almas a Dios », 505-576.

[5] La première édition de 1628 est aujourd’hui disponible, rééditée par Fortunato Antolin : José de Jesus Maria (Quiroga), Historia de la vida y vitudes del Venerable Padre Fray Juan de la Cruz, Junta de Castilla y Leon, 1992. Traductions (rares, nous ne les avons pas vues) d’Elisée de Saint-Bernard, Paris, 1638 & de Cyprien de la Nativité, Paris, 1642.

[6] La Vida de San Juan de la Cruz  por fray Crisogono de Jesus (1904-1945) éditée en tête de Vida y  Obras de San Juan de la Cruz, Biblioteca de Autores Cristianos, Madrid, 1974, 13-356, est traduite (mais sans l’intégralité des notes qui rendent le charme des sources) : Vie de Jean de la Croix, Cerf, 1998.

[7] DS 8.1354-1359 par F. de Jesùs Sacramentado, 1974, avec bibliogr. espagnole dont références à des manuscrits ; Quiroga avait été apprécié par la traductrice-adaptatrice inspirée de Thérèse d’Avila puis de Jean de la Croix, Marie du Saint-Sacrement. Les manuscrits de cette dernière disponibles au carmel de Pontoise [anciennement au carmel de Clamart] comprennent les traductions des deux opuscules de Quiroga reproduits dans l’éd. de Tolède des œuvres de Jean de la Croix, 1912-1914, op. cit. ; nous souhaitons pouvoir éditer : Joseph de Jesus-Marie [Quiroga], L’Oraison, selon saint Jean de la Croix, saint Thomas d’Aquin et saint Denis, traduction et adaptation par la Mère Marie du Saint Sacrement.

[8] José de Jesùs Maria Quiroga, Apologie mystique en défense de la contemplation, texte espagnol et français, éd. par Max Huot de Longchamp, F.A.C., 1990 ; J. Krynen, L’Apologie mystique de Quiroga, 1990 (complément de 1955 à sa thèse non éditée portant sur l’influence de Denys et d’auteurs médiévaux, annotée par Orcibal, Archives Saint-Sulpice, réf. gV-189).

[9] Apologie…, Chap. V, § 8 à §11.

[10] Apologie…,  Chap. VI, §1 et §6, « Où l'on expose plus à fond cette quiétude de la contemplation… ».

[11] Ibid., Chap. IX, §8.

[12] J. Krynen, op. cit., Préface,  p. X.

[13] Ibid., p. XXXVI.

[14] Respuesta a  algunas razones contrarias a la contemplación afectiva y oscura que N. santo Padre  Fr. Juan de la Cruz, guiado de  Dios, de la Escritura y de los Santos, enseño en sus escritos, extrait du Ch. XIII : « De certains contemplatifs qui ne savent pas se dégager entièrement de la raison », traduction demeurée manuscrite (Archives du Premier couvent de Paris, Carmel de Pontoise) par la mère Marie du Saint-Sacrement d’un opuscule publié en dans le Tome III des Œuvres de saint Jean de la Croix (Édition de Tolède, 1912-1914).

 

 .

[15] Quiroga, Subida del alma, 1675 (transcription de l’imprimé disponible à Solesmes ; pdf de l’imprimé disponible sous Google). Voir surtout le « Libro tercero, de la entrada en el Parayso Espiritual : donde se trata de al union habitual, y espiritual matrimonio ».

[16] DS 8.1356. « L’édition … diffère notablement des mss  autographes ».

[17] DS 12.2854/56 - P. Sérouet, Jean de Brétigny (1556-1634), Aux origines du Carmel de France, de Belgique et du Congo, Louvain, 1974 ; Lettres de Jean de Brétigny, par P. Sérouet, Louvain, 1971 ; Compagnot, La vie du Vén. Jean de Quintanadoine..., ms. (copie XVIIIe siècle), Archives de Clamart (aujourd’hui Pontoise) [souvent cité par P. Sérouet].

[18] P. Sérouet, Jean…, 4, 15.

[19] Ibid., 20.

[20] Compagnot cité, Ibid., 10.

[21] P. Sérouet, Jean…, 42.

[22] Graciàn lui avait raconté qu’avant d’entrer dans les ordres, il « allait souvent trouver ces sortes de femmes qui mettent leur honneur à prix d’argent, et leur donnait largement ce qu’elles eussent pu recevoir en faisant le mal, les obligeant à passer ce jour-là sans pécher ; et même passait souvent la nuit en leur chambre, en prières et en oraisons pour leur conversion, pendant qu’elles dormaient…. » ( !) (P. Sérouet, Jean…, 44). Brétigny s’en inspire : selon un proche, « au lieu d’un monastère de pauvres repenties qui l’appelaient leur père, comme lui reprochait sa cousine, et de cinquante enfants que lui souhaitait sa tante, Dieu avait voulu que les religieuses de plus de cinquante monastères … l’appelassent leur père… » (Ibid. citant Compagnot, 5 ; la cousine l’avait appelé « padre de putas » !).

[23] P. Sérouet, Jean…, Ibid., 60.

[24] Ibid., 98.

[25] Brétigny traduisit les Constitutions en 1586 ; il entreprit la traduction des Œuvres de Thérèse en 1598, qui fut publiée dès 1601. Même aidé en partie par un chartreux, il n’est pas aussi limité intellectuellement qu’on l’a suggéré (v. sur les traductions : Christian Renoux, « Madame Acarie ‘lit’ Thérèse… », Carmes et carmélites en France…, Colloque de Lyon (1997),  117 sq.).

[26] P. Sérouet, Jean…,   148.

[27] Ibid.,  149, 153, 157.

[28] Ibid.,  178.

[29] Ibid., Mère Marie de la Trinité, citée  181.

[30] Ibid.,  197, 205, 215, 217.

[31] Ibid., lettre cit.  325.

[32] Les témoignages du procès informatif, recueillis par et disponibles au carmel de Pontoise, sont cités ici par le nom du témoin suivi du numéro de folio ou de la page relatif au ms. correspondant. L’ensemble dépasse le millier de pages (notre fichier concaténé Témoignages.doc). Nous nous limitons dans nos choix à moderniser l’orthographe et à introduire une ponctuation conforme aux habitudes modernes.

[33] La Vie Admirable de sœur Marie de L’Incarnation, religieuse converse en l’ordre de Notre Dame du mont Carmel , et fondatrice d’iceluy en France, appelée au monde la Damoiselle Acarie, par M. André Du Val, Docteur en Théologie, l’un des supérieurs dudit ordre en France, 3e édition revue et augmentée, Paris, 1621. [Epitre, Avertissement au lecteur, Approbation, Privilège, Portrait, (1-807) La Vie [en trois parties dont biographie 1-429 à laquelle fait suite les vertus…] ; Vie de la Bienheureuse sœur Marie de L’Incarnation, … par J. B. A. Boucher, Paris, 1800. [xxviii +570 p. En préface, intéressante histoire des Vies écrites dont se détache Duval] ; DS 10.486/87. - Voir les Communications à l’Association des Amis de Madame Acarie, 55 rue Pierre Butin, 95 300 Pontoise [cité dorénavant : AAA] ; Ph. Bonnichon, Madame Acarie, Une petite voie à l’aube du grand siècle, Carmel Vivant, Toulouse, 2002 ; Madame Acarie, Écrits spirituels, présentation par Bernard Sesé, Arfuyen, 2004.

[34] Marguerite du Saint-Sacrement, 521.

[35] Ibid., 538.

[36] Sœur Anne-Thérèse, « L’amitié spirituelle de François de Sales…», Communication du 14 avril 2002 à l’Association des Amis de Madame Acarie (Pontoise), cite le P. Duval : « Pour ce qui est des visions et des révélations qui lui arrivaient pendant ses extases, on n’en a rien pu savoir, bien qu’elle en ait eu de grandes qu’elle appelait « vues de l’esprit » plutôt que « visions »… ».

[37] R. Coté, « Vivre en présence de Dieu… », Comm. du 27 avril 2003 à l’AAA. 

[38] Nous y revenons plus bas (longue note dans la section « Le cercle de madame Acarie ».)

[39] Marguerite du Saint-Sacrement, 426.

[40] Agnès de Jésus [des Lyons], 52.

[41] C. Renoux, « Madame Acarie « lit » Thérèse d’Avila… », Actes du colloque de Lyon , op. cit.

[42] Mère Marie du Saint-Sacrement [de St Leu], 217.

[43] A. Duval, La Vie admirable…, Paris, 1893,   353.

[44] Marie de Saint-Joseph [Castellet], 398.  Nombreux témoignages parallèles.

[45] Seguier, 830.

[46] Marie de Saint-Ursule [Amiens], 447.

[47] Marguerite de St Joseph, 59.

[48] Marie du St Sacrement [de St Leu], 184 ; nombreux témoignages parallèles dont celui de Marie de Saint-Joseph [Fournier], 103.

[49] Père Étienne Binet, 65. – La cuisse brisée à la suite d’une chute de cheval.

[50] Père Pierre Coton, 62.

[51] Nous donnons dorénavant les noms des déposants à la fin des témoignages, car certaines figures connues ajoutent leur autorité aux dépositions.

[52] Un témoignage parallèle illustre les « échanges d’inspiration » fréquents lors de dépositions dans des communautés, qu’il faut donc prendre avec mesure : « Elle ne parlait jamais en la Communauté en laquelle elle se plaisait grandement des choses de Dieu, mais elle écoutait seulement sans s'avancer d'en rien dire. Et si quelques fois notre Mère lui demandait son avis sur les sujets dont on traitait, ne faisant point paraître que cela vint d'elle, elle disait : « Nous avons ouï dire ou ceci ou cela, et encore c'était en trois ou quatre mots ». Ce qui servait de grande édification aux Sœurs qui l'écoutaient et son humble silence nous instruisait plus que n'eût fait sa parole, et ne pouvions converser avec elle sans rentrer en nous-mêmes et reconnaître combien nous étions éloignées de son humilité. » (Marie de Saint-Ursule [Amiens]).

[53] J.H. Houdret, « Madame Acarie, un abîme d’humilité », Comm. du 5 novembre 2000 à l’AAA.

[54] Marie du St Sacrement [de Marillac] (Pontoise) P.A. témoin 102, f° 727 cité par J.H. Houdret, op .cit. (Absent de notre fichier Témoignages.doc).

[55] Sœur Anne-Thérèse, « L’amitié spirituelle de François de Sales…», op. cit.

[56] [E] : Madame Acarie, Écrits spirituels, présentation Bernard Sesé, 2004, op.cit. - [v] : Ph. Bonnichon, Madame Acarie, Une petite voie à l’aube du grand siècle, 2002, op.cit.

[57] DS 6.75/79 (Dodin), que nous citons ; Discours de M. Gallemant… ; Toulouse, 1835 (28 pages que l’on retrouve au début du ms. de Clamart [Pontoise] 4 A 51 ainsi que dans Le Trésor du Carmel…, 1879 ; La Vie du V. prêtre de Jésus-Christ M. Jacques Gallemant… par le R. P. Placide Gallemant, Paris, 1653.

[58] Nous rencontrerons plusieurs fois Marie de la Trinité [Hannivel] (1579-1647), traductrice auprès d’Anne de Jésus, amie de Jeanne de Chantal, dirigée de Benoît de Canfield (une note lui est attachée dans la section consacrée à ce dernier) : autant de liens entre mystiques !

[59] La vie du V…, op. cit., « Section I, Ses vues lumineuses des choses cachées »,  270-271.

[60] Pierre de Bérulle découvrit en Espagne une nouvelle forme de dévotion mariale : « De même en effet, que dans les maisons des rois et des princes les esclaves attachent une grande importance à être inscrits parmi les membres de leur maison – à être couché sur l’état, selon l’expression - parce qu’ils acquièrent de ce fait nombre de biens, de privilèges et d’immunités … pourrons-nous attendre de Dieu des grâces abondantes. » - ce texte proposé aux âmes mercenaires est cité par Stéphane-Marie Morgain, Pierre de Bérulle et les Carmélites de France, op. cit., 267. Bérulle voudra l’imposer à chaque carmélite : « cette dévotion et liaison par vœu à la Très sainte Vierge sera tenue pour essentielle et primitive en l’ordre ». De plus, « absorbé par son programme d’initiation mystique » ( ! 283),  il ne dit pas un mot sur la « garde générale des Constitutions » chères aux mères fondatrices. Il place « le sommet de la vie mystique non pas dans un ‘avant-goût de la béatitude céleste’ mais dans une communion toujours plus profonde à l’anéantissement… » (286). La liberté dans la joie voulue par Teresa s’oppose ainsi au « vœu de servitude » institué pour être renouvelé « chaque jour » (287). Enfin le relativement jeune Bérulle (29 ans en 1604 contre 55 ans pour  Ana de San Bartolome et 59 ans pour Ana de Jésus),  se comporte maladroitement et parfois en brute (v. note suivante) lors de ce qui va bientôt devenir une « tempête » dans l’Ordre (titre du Ch. XI). Son idée du prêtre ‘initiateur’ « pouvait être ressentie douloureusement par les mères fondatrices » conclut doucement Morgain (481). Bérulle précède Bossuet par son autoritarisme et son incompréhension des mystiques.

[61] L’« altercation » de Bérulle à Pontoise en janvier 1618, avec madame Acarie devenue la converse Marie de l’Incarnation, proviendrait de ce que sa cousine était un « petit esprit trompé » ( !) qui « désapprouvait le vœu de servitude. Cela revenait dans l’esprit de Bérulle, à insinuer qu’elle jugeait défavorablement son ministère de visiteur des Carmélites. » (S.-M. Morgain, op. cit., 478-479). Ecartée à Amiens, où elle est mal accueillie, elle va mourir le 18 avril.

[62] DS 3.1857/62 (Dodin) ; La Vie de Mr.  André Duval, prêtre…, par Robert Duval son neveu, ms. [non daté, écriture du XVIIe s.], 196 pages.

[63] H. Bremond, Histoire du sentiment religieux…, op. cit., II « L’Invasion mystique » : chap. IV, §1. Madame Acarie…, §2. Jean de Quintanadoine…, §3. Madeleine de Saint-Joseph…,  193-330 : les trois figures clefs sont cernées avec justesse ; S.-M. Morgain, Pierre de Bérulle et les carmélites de France, Cerf, 1995 : chap. 3 « Les négociations » & chap. 4 « le voyage d’Espagne » ; Obras completas de Ana de San Bartolomé, Teresianum, Roma, 1981 & 1985 (2 tomes) : v. tomo I, « I. Escritos historico-autobiograficos » ; « Le voyage d’Espagne, écrit de la main de la Vénérable Mère Louise de Jésus [Madame Jourdain]  … », Carmel, 1960 (II, III, IV) & 1961 (I, II).

[64] Morgain, op. cit., 84. 

[65] Déposition pour procès de béatification de Marie de l’Incarnation, ms. Clamart [Pontoise], 6.

[66] Ibid., 63.

[67] Présentation particulièrement vivante du cadre par Max Huot de Longchamp : « Paris, carrefour mystique autour de 1610 », Mélanges carmélitains, vol. 2, 2004,  222-242.

[68] v. J. Roland-Gosselin, Le Carmel de Beaune, 1969, page 11 (ainsi que sur le P. Pacifique), et  page 14 (rapports avec Bérulle).

[69] Bérulle en 1603 « laisse nettement comprendre à Jean de Brétigny qu’il pouvait désormais se considérer comme déchargé d’une mission qu’il remplissait scrupuleusement depuis 1583 : « Contentez-vous, s’il vous plaît, de vous rendre droit à Valladolid …». Place nette ainsi faite, l’ aumônier du roi, secondé par un bref romain, rencontre ambassadeur, roi et nonce. Il est assisté par Gaultier et …Brétigny (qui connaît bien l’espagnol) (sur toute l’entreprise v. Morgain, op. cit., « IV Le voyage d’Espagne », 117-149). 

[70] Stéphane-Marie Morgain, « La préhistoire de l’arrivée des carmes déchaux à Paris… » in Le défi de l’intériorité, Le Carmel réformé en France 1611-2011, sous la direction de Jean-Baptiste Lecuit, Desclée de Brouwer, 2012, 19 sq. – Noter une contribution signe de vitalité spirituelle actuelle : Olivier Rousseau, « L’union à Dieu selon la tradition du Carmel », 179 sq.

[71] Morgain cite cet éloge des Annales des Carmes déchaussés de France, I, 289, et réfère à son grand œuvre : Pierre de Bérulle et les Carmélites de France, op.cit., 287 sq.

[72] Depuis le Mémoire sur la fondation, le gouvernement et l’observance des carmélites déchaussées, 2 tomes, Reims, 1894, base toujours utile résumée par Bremond, jusqu’à Morgain, op. cit.

[73] Morgain, op. cit., p. 148.

[74] « La jeune baronne de Chantal se rendrait souvent au parloir du carmel pour s’y entretenir avec la mère Anne de Jésus, à qui Marie de la Trinité [d’Hannivel] servirait d’interprète » (Morgain, op. cit., 187). Anne de Jésus arrive à Dijon le 20 septembre 1605 et à Bruxelles le 22 janvier 1607, ce qui laisse une pleine année 1606 disponible pour de tels entretiens.

[75] Morgain, op. cit.,  189.

[76] Morgain, op. cit.,  198 ; Obras I Autobiographia A,  343 sq.

[77] Voir : Françoise de Sainte-Thérèse, La vie de la vénérable Mère Isabelle des Anges, Paris, 1658 [ d’où nous tirons  ces « quelques paroles…»] ; DS 7.2055/57 (Pierre Sérouet) ; Pierre de la Croix, « Une carmélite espagnole en France : la M. Isa­belle des Anges. Lettres inédites... (1606-1614) », dans Ephemerides carmeliticae 9 (1958), 196-221. – Il existe un ronéotype de 117 de ses lettres traduites, soigneusement annotées, prêtes à être éditées (Carmel de Limoges).

[78] Morgain, op. cit., 196.

[79] Madame Acarie, figure « aînée » essentielle née le 1er février 1566, ne devint carmélite sous le nom de (première) Marie de l’Incarnation que les quatre dernières années de sa vie (12 février 1614 -18 avril 1618).

[80] Ce qui peut être fait plus analytiquement en visitant de haut en bas les trois colonnes du tableau III « Carmels et milieux associés », synthèse située à la fin de ce chapitre.

[81] G. Gibieuf, Vie de la Mère Magdelaine de S. Joseph, ms. aux Archives de Clamart [Pontoise] ; La Vie de la Mère Magdelaine de S. Joseph…, par un prêtre de l’Oratoire [les P. Gibieuf et  J.- F. Senault], Paris, veuve Jean Camusat et Pierre Le Petit, 1645 ; cette première source, reprise et augmentée devient : La vie de la Mère Magdeleine de S. Joseph, religieuse carmélite ... / Par un prêtre de l’Oratoire de Jésus-Christ N.S. [Senault], nouvelle édition revue et augmentée [par le P. Talon], Paris, chez Pierre Le Petit, 1670.

[82] Brouillons des pièces pour le procès & Dépositions des carmélites, mss. à Clamart [Pontoise] ; Summarium du procès, 1655, imprimé à Rome, 1782 & 1785. 

[83] [Louise de Jésus], La Vénérable Madeleine de Saint-Joseph, première prieure française du premier monastère des Carmélites Déchaussées en France (1578-1637), Carmel de l’Incarnation (Clamart), 1935 ; J.-B. Eriau, La Vénérable Madeleine de Saint-Joseph. Essais sur sa vie et ses écrits, Paris, 1921 [voir aussi de ce dernier : L’ancien carmel du faubourg Saint-Jacques, 1604-1792, Paris, 1929, chap. 16] ; Th. Bailloud, Sillages de foi, Blois, 1966 [sur les Dubays de Fontaines] ; DS 10.57/60, 1977 (art. « Madeleine de Saint-Joseph » par Pierre Serouet) ; Madeleine de Saint-Joseph ou l’accomplissement d’une vocation, Stéphane-Marie du Cœur de Jésus [Morgain], mémoire de licence, Univ. de Fribourg, 1987 ; « Mère Madeleine de Saint-Joseph », Vives Flammes, mai 1987 ; « Mère Madeleine … Inculturation et expansion du Carmel en France », Carmel, juin 2004.

[84] Avis de la vénérable Mère Madeleine de S. Joseph, pour la conduite des novices, suivi de Petite Instruction…, Paris, de l’Imprimerie d’Antoine Vitré, 1672 ; voir aussi  le ms. de Clamart [Pontoise] des Avis… ; Élévations au Fils de Dieu, sur toutes les Évangiles des Dimanches, Carêmes, Quatre-temps et Fêtes de l’année…, et Retraite, 1684 ; Recueil de plusieurs paroles et sentiments de piété sur les Mystères du Fils de Dieu, tirées de la Vie…, suivi de Recueil de quelques avis, suivi de Applications… sur notre bienheureuse mère [Thérèse] & d’autres textes, Aix, 1689 ; Petite instruction…, ms. Clamart, réf. : M.S.J./R n°4 [Louise de Jésus marque d’un “M” rouge ce qu’elle pense être de Madeleine].

[85] Humilité commune aux carmélites puis aux visitandines de Jeanne de Chantal.

[86] Louise de Jésus, La Vénérable Madeleine…,  citant Talon, La vie…,  204.

[87] Talon,  149 ; Louise de Jésus,  La Vénérable Madeleine…,  208.

[88] Louise de Jésus,  La Vénérable Madeleine…, 212.

[89] Ibid., 230-231. Louise de Jésus la distingue de la grande amie de Madeleine de Saint-Joseph, Marie de Jésus de Bréauté.

[90] Ibid.  290.

[91] Ibid.,  303, 328.

[92] Ibid.,  276.

[93] Ibid.,  277, citant Agnès de Jésus-Maria, dép. min. A,  85.

[94] Brouillon manuscrit de la Mère de Bains.

[95] Élévations, éd. 1684,  40-41.

[96] Ibid.,  254-255.

[97] Ibid.,  323.

[98] Citations relevées chez Louise de Jésus,  La Vénérable Madeleine…,  Chap. XVII, « …au milieu de ses filles »,  365, 369, 386.

[99] Déposition d’Agnès de Saint Michel (entrée au Carmel de l’Incarnation en 1616 puis Prieure à Angers), Procès, tome I.

[100] Atmosphère qui évoque à nos yeux les multiples lettres et écrits de circonstances de Jeanne de Chantal visitandine.

[101] Louise de Jésus,  La Vénérable Madeleine…,  Chap. XVIII,  394-395, 411, 417-418.

[102] Louise de Jésus,  La Vénérable Madeleine…,  Chap. XIX,  438, cite un « dit » de Madeleine.

[103] Cette instruction est certainement de Madeleine. Elle est contenue à la fois dans le ms. « Petite instruction… » et dans l’imprimé Élévations…, 1684. Ce dernier gomme subtilement ce qui traduit une expérience personnelle ! Nous reproduisons donc quelques extraits, pages 293- 296  tirées du manuscrit.

[104] La grandeur divine chère à Bérulle et l’école française ne constitue qu’une préparation : l’amour prend toute la place dans ce qui suit !

[105] Avis de la vénérable Mère Madeleine de S. Joseph, pour la conduite des novices, Paris, de l’Imprimerie d’Antoine Vitré, 1672 (74 pages).

[106] Madeleine de Saint-Joseph, Lettres spirituelles, op. cit., Lettre CIII, 104.

[107] La Vie de la Mère Magdelaine…, 1670, op. cit., 406/7.

[108]Ibid., 193, « Autres lettres ajoutées », « Préface sur les assistances intérieures et extérieures… ».

[109] Louise de Jésus,  La Vénérable Madeleine…,  144-147.

[110] Ibid., 147-152, 158-160.

[111] Ibid., ch. IX, 161-181.

[112] Généalogie des couvents de carmélites de la Réforme de sainte Thérèse, 1562-1962, par le carmel de Cherbourg, ronéotype hors commerce.  Quarante-cinq graphiques établissent les relations (personnalisées) entre tous les couvents de l’Ordre auxquelles s’ajoutent de précieuses notices. « Les graphiques 3 à 16 inclus traitent du Carmel de l’Incarnation de Paris et de tous ceux issus de lui à des degrés divers » dont pour les dates anciennes : Paris >> Pontoise (1605), Dijon (1605), Amiens (1606), Tours (1608), Bordeaux (1610), Lyon (1616), Paris-Chapon (1617), Metz (1623), Chaumont (1623), Poitiers (1630), Niort (1648)…

[113] Louise de Jésus, La Vénérable Madeleine…, 431-432, cite la déposition du P. Duchesne au procès, t. I, 179 ; « On ne peut actuellement préciser combien de prieures furent formées à si bonne école. La Mère Marie de Jésus parle de soixante : ‘notre très honoré Père Gibieuf ne nomme que celles-ci [soit trente et une], mais il y en avait encore beaucoup d’autres qu’il eût pu ajouter à cette liste, et le nombre s’en augmente tous les jours’ » (436).

[114] Louise de Jésus, 432, cite le chanoine Castaing, Dép. min. 7.

[115] [Madeleine de Saint-Joseph], La vie de sœur Catherine de Jésus, religieuse de l’Ordre de nostre Dame du Mont-Carmel ... décédée à Paris le dix-neuviesme fevrier 1623, Paris, chez Edme Martin, 1624 ; Toulouse, chez Jean Boude, 1625 ; Paris, 1626, 1628 ; Paris, chez Fiacre Dehors, 1631 ; Paris, chez Pierre Le Petit, 1656 ;  J.-B. Eriau, Une mystique du XVIIe siècle, sœur Catherine de Jésus, Carmélite (1589-1623), Paris, Desclée, 1929, Introduction, I-XVI, réimpression de La Vie… d’après l’édition de 1656.

[116] Eriau, Une mystique…, op. cit.,  43, « La vie ».

[117] Ibid., pages 125, 135, 152, « Recueil des pieux écrits et lettres… »

[118] Ibid., 176.

[119] Ibid., 180, « Autres lettres ajoutées… »

[120]La vie de la V.M. Marguerite Acarie, dite du S. Sacrement … Fille de la B. Sœur Marie de l’Incarnation… Écrite par M.T.D.C. [Tronson de Chenevière], Paris, Chez Louis Sevestre 1689 [cité et largement utilisé par Bremond, Histoire du sentiment religieux…, II « L’invasion mystique », 344 sq.]

[121] Conduite chrétienne et religieuse selon les sentimens de la V.M. Marguerite du S. Sacrement… avec un abrégé de sa vie, par Jean Marie de Vernon, Lyon, chez François Comba, 1687. 

[122] Carmel, 1962, II, « Aux origines du Carmel de France, Mère Marie de Jésus, marquise de Bréauté », 125-147. – Marie-Madeleine de Jésus [de Bréauté] (1579-1652) ne doit pas être confondue avec Marie-Madeleine de Jésus [de Bains] (1598-1679), qui sera prieure durant quelques vingt années.

[123] Ms. Archives de Clamart [Pontoise], « Lettres de la Révérende Mère Marie de Jésus, seconde prieure française de ce premier monastère de l’Incarnation à Paris, copiées en 1872 d’un ancien ms. des Carmes du couvent de Santa Maria della Vittoria à Rome », 163.

[124] « Lettres de la Révérende Mère Marie de Jésus, seconde prieure française… », op. cit., 6.

[125] Ibid., 65, Lettre 37.

[126] Ibid., 93, Lettre 2 à une Sous-prieure.

[127] Ibid., 95, Lettre première à une religieuse témoignant sur Madeleine de Saint-Joseph.

[128] Ibid., 148, Lettre troisième à M. le duc de Villeroy son neveu.

[129] Ibid., 177-179, Lettre troisième à Mlle de M. 

[130] Ibid., 186-187, Lettre sixième à la même. 

[131] Ms. Archives de Clamart [Pontoise], 3A2, 385. Il vaudrait d’être réédité. Au verso de la couverture : « I, Vie de la Mère Marie de Jésus de Bréauté,   II (p.180), Vie de la Mère Agnès de Jésus Maria (de Bellefonds),   III (p.195), Vie de la Mère Madeleine de Jésus de Bains ».

[132] Ms. Clamart, Lettres d'Épernon…, f°3r°, quatrième lettre.

[133] v. J. Roland-Gosselin, Le Carmel de Beaune, 1969, op. cit. : ce très beau travail apporte beaucoup d’informations débordant le cadre de ce carmel, en particulier par ses citations et dans ses notes - L’attitude « prudente » de Marie de Jésus de Bréauté est indiquée page 307.

[134] La Vie de sœur Marguerite du S. Sacrement… [par Denis Amelote], Paris, 1655  (744 pages).

[135] Bérulle fut le jeune auteur imprudent d’un Traité des énergumènes, Migne, Œuvres complètes de Bérulle, 1856, 835 sq.,  dont on peut penser qu’il favorisa la chasse aux sorciers en particulier dans le pays basque (Ch. II « Que Satan communique avec l’homme… », Ch. III « …Satan s’incorpore dedans l’homme… »).

[136] Il faudrait sauver les rares volumes anonymes qui survécurent à des tris successifs, comme celui qui eut lieu au début du siècle dernier au carmel de Clamart héritier du Grand Carmel de Paris ! Car d’une trentaine de tels « livres »  (essentiellement de retraites de dix jours), un ou deux seulement furent conservés à titre d’« exemples » (communication de sœur Thérèse).

[137] La citation qui suit provient d’une main tardive, probablement du XVIIIe siècle, parmi d’autres mains du ms. 7A1 des Archives de Clamart [Pontoise], comportant 701 pages manuscrites (à l’exception de l’Association au saint Amour qui en constitue le titre et le seul imprimé, paginé 1-34). Main des pages 530-531.

[138] Que l’on est loin du Chrétien Intérieur  de Jean de Bernières !

[139] J.-B. Eriau, L’Ancien Carmel du Faubourg Saint-Jacques 1604-1792op. cit, 389 sq.

[140] Cahier de prières « 7A1 » du fond du Grand Carmel de Paris. – Dans un autre cahier, « de principes et de règles »  : (4) s’appliquer constamment à ne suivre que les mouvements de la grâce et que c’est dans cette application proprement que consiste la vie intérieure. … (157) Soyez seulement fidèle à vous tourner simplement vers Dieu seul

[141] Éditions originales par l’abbé de Beaufort, grand vicaire du Cardinal de Noailles : Maximes spirituelles fort utiles aux âmes pieuses, pour acquérir la présence de Dieu, recueillies de quelques manuscrits du Frère Laurent de la Résurrection..., Paris, Couterot, 1692 ; Les mœurs et entretiens du Frère Laurent..., Châlons, J. Seneuze, 1694 ; suivirent deux éditions par Poiret (v. la note détaillée ci-dessous le concernant).

[142] Madame Guyon, Correspondance II Années de Combat, 2004, fin d’une des lettres de décembre 1697 adressée à la « petite duchesse [de Mortemart], v. notice sur Laurent,  906.

[143] On dispose de deux éditions modernes : Fr. Laurent de la Résurrection, L’expérience de la présence de Dieu, Seuil, 1948, avec une note liminaire et des notes historiques de S.-M. Bouchereaux, édition que nous utilisons, dénotée [B] ; Conrad de Meester, Frère Laurent de la Résurrection, Écrits et entretiens sur la Pratique de la présence de Dieu, Cerf, 1991, édition que nous citons.

[144] Les écrits de Laurent furent regroupés par P. Poiret avec le Moyen Court et le Cantique de madame Guyon dans Recueil de divers traités de théologie mystique qui entrent dans la célèbre dispute du Quiétisme qui s’agite présentement en France, 1699. Les parties consacrées à Fr. Laurent couvrent les pages 343-492. –Pierre Poiret les réédita : La Théologie de la présence de Dieu contenant la Vie, les Moeurs, les Entretiens, la Pratique et les Lettres du Frère  Laurent de la Résurrection. Avec un Traité de l’importance et des avantages de la pratique de la présence de Dieu, qu’on appuie de témoignages divins et humains, 1710 [ce dernier Traité est l’œuvre de P. Poiret].

[145] Premier entretien, le 3 août 1666, [B],  106 ; noter l’incertitude des dates : si l’on décompte 40 ans, l’on est ramené à 1626, ce qui lui donne 12 ans! La date de naissance de 1614 le fait mourir à 77 ans ; or il s’en donne presque 80 dans une lettre qui serait de 1686, ce qui le fait naître vers 1607... Cf. la discussion p. 42, note 1 ; pourrait-on supposer une erreur sur sa date de naissance retenue du Necrologium carmelitarum ?

[146] [B] 43, note 2.

[147] Éloge du frère… (par l’abbé de Beaufort), 43.

[148] [B] pages 43-44, note 3. – Charles IV « provoqua la levée en masse de ses sujets ; puis, en présence des renforts reçus par l’armée française, il se retrancha sur un plateau, au nord de Rambervilliers, qui porte encore aujourd’hui le nom de camp des Suédois. Peut-être la terreur qu’à juste titre ces troupes inspiraient aux Lorrains s’est-elle ainsi perpétuée... »  .

[149] Entretiens, 107 : « Qu’il avait été laquais de M. de Fieubet, le Trésorier de l"Epargne, et était un gros lourdaud qui cassait tout. / qu"il avait demandé d"entrer en religion... ».

[150] [B]  48, n.1.

[151] Éloge du frère…, 49-51.

[152] Entretiens, 110.

[153] [B]  55, n.1.

[154] Entretiens, pages 111-112.

[155] Éloge du frère…, 55 ;  66 : « sans parler ici d’une espèce de goutte sciatique (qui l’avait rendu boiteux) qui l’a tourmenté environ vingt-cinq ans et qui, ayant dégénéré ensuite dans un ulcère à la jambe, lui causa des douleurs très aigues, je m’arrête principalement à trois grandes maladies... »

[156] Éloge du frère…, 58.

[157] Les mœurs et entretiens du Frère Laurent..., op. cit., 82.

[158] « Le Frère Laurent est grossier par nature, et délicat par grâce ; Ce mélange est aimable, et montre Dieu en lui. Je l’ai vu, et il y a un endroit du livre, où l’auteur, sans me nommer par mon nom, raconte en deux mots une conversation que j’eus avec lui sur la mort, pendant qu’il était fort malade et fort gai. » (Lettre 677, Correspondance de Fénelon, tome X, Droz, 1989. À la comtesse de Montboron, jeudi 5 août [1700]) [l’auteur cité est Joseph de Beaufort, proche de Bossuet, v. Correspondance de Fénelon, tome VII, note 6 à la lettre 467].

[159] Le protestant piétiste Spener (1635-1705), qui prend peut-être la suite de Jean Arndt (+1621) (voir de ce dernier : Les quatre livres du vrai christianisme traduits par Samuel de Beauval, Amsterdam, 1723), partagerait une même largeur de pensée.

[160] Tradition des Pères et des Auteurs Ecclésiastiques sur la Contemplation…, 1708, tome I,  2 à 86.

[161] Ibid.,  page 2 d’une nouvelle numérotation. 

[162] Ibid., 45-46.

[163] Ibid., 47-62.

[164] Ibid., 64, 66.

[165] Ibid., 72.

[166] Ibid., 89.

[167] Ibid., 93.

[168] Ibid.,  102. Sur Clément d’Alexandrie v. Stromates I (SC30) II (SC38) V (SC278 et 279 ce dernier vol. étant le commentaire d'édition) Pédagogue I (SC70) intéressant pour la seule partie du chapitre V (et pour l'introduction correspondante) soit 22-42, 133-155.

[169] Cependant : DS 7.721/29. - On évoquera de même l’oublié historien Tillemont, auteur dans un domaine certes très différent d’une “œuvre qui brave l’obsolescence” (Dict. de Port-Royal, 2004, 647b).

[170] Éditées dans Le Directeur Mystique, 1726, les 21 lettres de Maur sont reproduites au début du premier volume de la Correspondance de Madame Guyon, Champion, 2003, ainsi que dans le corpus de l’œuvre de Maur (Écrits de la maturité 1664-1689, coll. Sources mystiques, 2007, 37-64).

[171] Nombres de passages cités par auteur dans les trois volumes des Justifications assemblés par madame Guyon aidée de Fénelon : 293 pour Jean de la Croix (qui ne sera canonisé qu’en 1726 ; ces « passages » sont souvent longs), 241 pour Jean de Saint Samson (le maître de Maur de l’Enfant-Jésus), 156 pour Catherine de Gênes (très lue au XVIIe siècle), 117 pour Thérèse d’Avila, 100 pour Denys (le garant de la tradition chrétienne la plus ancienne aux yeux de la majorité des auteurs du XVIIe siècle), etc.  : les trois principaux auteurs du Carmel représentent à eux seuls 40% de l’ensemble des passages (pour 76 auteurs cités !).

[172] Influences > et liens ^ : P. d’Alcantara > Thérèse d’Avila (très nombreuses réf. dont DS 12.1492) - Anne de Saint-Barthélémy assistait Thérèse dans ses pérégrinations - La Llama de amor viva fut dédiée à la supérieure du couvent de Grenade, Anne de Jésus - Madeleine de Saint-Joseph ^ Marie de Jésus [de Bréauté]  (v. la déposition de cette dernière, ms. des Archives du Grand couvent de Paris, carmel de Clamart [Pontoise] - Madeleine de Saint-Joseph > Marie-Madeleine de Jésus  [de Bains] (v. La Vén. Madeleine de Saint-Joseph, Carmel de l’Incarnation, 1935, 231, 505) - Marie de Jésus [de Bréauté] > Marie-Madeleine de Jésus  [de Bains] (v. La Vén. Madeleine…, appendice II, 594) - Anne de Jésus > Mère de Chantal  (au parloir de Dijon) - Isabelle des Anges > Jean-Joseph Surin (v. Surin, Poésies…, Catta, Vrin, 1957,  8) - D’autres sœurs dignes d’intérêt ne figurent pas dans ce tableau par manque de place, telles Marguerite Acarie, Anne Marie de Jésus d’Épernon (petite fille d’Henri IV), Marie de la Trinité [d’Hannivel] (l’amie de Jeanne de Chantal, v. Eriau, L’ancien carmel…, 442  et Gosselin, Carmel de Beaune… ), etc.

[173] Durées de supériorats dans le couvent fondateur parisien : Anne de Jésus et Anne de Saint-Barthélémy : 4 ans - Madeleine de Saint-Joseph : 7+11=18 ans - Marie de Jésus [de Bréauté] : 9 ans - Marie-Madeleine de Jésus [de Bains] :7+4+6+3=20 ans - Agnès de Jésus Maria [de Bellefonds] :7+6+6=19 ans - Marie du Saint Sacrement [de la Thuillerie] : 6+5=11ans - Les autres supérieures entre 1604 et 1705 ne couvrent que 16 années (soit 15%).

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[174] DS 5.1312. Voir DS 5.1268-1422, « Frères mineurs »,  article couvrant tout l’ensemble franciscain, dont les capucins.

[175] DS 5.1374/80 – Nous espérons prochainement éditer deux ouvrages couvrant ces figures dans la collection « Sources mystiques » : La vie mystique chez les Franciscains du dix-septième siècle, florilège de leurs écrits, Tome I. Introduction & Études – Figures mystiques des traditions franciscaines & Tome II. Figures mystiques de la réforme capucine. Textes rassemblés et présentés par Dominique Tronc. Avec une étude par Pierre Moracchini.  

[176] Cette présentation succède à celles du tome précédent : Expériences I, Chap. 3 (en entier) et Chap. 4 (« Evolutions franciscaines »).

[177] Il existe un déséquilibre dans l’appréciation des premiers au détriment des derniers apparus dans toute tradition : les derniers venus sont handicapés parce qu’on leur prête un manque de créativité ; parce qu’ils héritent d’une certaine complexité à la suite des développements qui les précédèrent ; enfin par suite de la disparition de leurs historiens avant le terme de quêtes entreprises chronologiquement (c’est le cas des abbés Bremond et Cognet). 

[178] Choix d’études: DS 1.1446/51, art. « Benoît de Canfeld », 1937 ; Optat de Veghel, Benoît de Canfield…, Rome, 1949 ; P. Renaudin, Un maître de la mystique française. Benoît de Canfeld, Paris, 1955 ; DS 2.1446, art. « Divinisation, V. Au 17esiècle, 1. Benoît de Canfield… » (J. Orcibal), 1957 (réédité dans J. Orcibal, Études…, 1997, p. 409) ; DS 5.913/15, art. « France, 3. Vers l’épanouissement du XVIIe siècle… 7° Benoît de Canfield… » (J. Le Brun), 1963 ; L. Cognet, La spiritualité moderne, Aubier, 1966, 244-258 ; Benoît de Canfield, La Règle de Perfection – The rule of Perfection, J. Orcibal, P.U.F., 1982, Introduction.

[179] Véritable et miraculeuse conversion …, par le sieur de Nantilly, 1608. Citation page 58.

[180] Ibid.,  intéressant récit de ces « visions » arrivées au cours d’une promenade, 65-70.

[181] Ibid., 126.

[182] DS 1.1446/7 (dont citation).

[183] DS 10.486, art. « Marie de l’Incarnation » (qui cite Beaucousin comme autre guide éclairé).

[184] Jeanne du Saint-Sauveur Absolu (1557-1637) religieuse de l’ordre de Fontevrault, auquel Benoît aurait confié son Exercice spirituel.

[185] Judith de Pons (1594-1627), abbesse réformatrice de Saint-Sauveur-d’Evreux.

[186] Antoinette d’Orléans (+1618) réforma Fontevrault puis fonda les bénédictines du Calvaire.

[187] Marie de la Trinité [d’Hannivel] (1579-1647), première professe du carmel de France, haute figure fondatrice des deux couvents de Troyes …à ne pas confondre avec Marie de la Trinité [Mignard] la maîtresse des novices de Beaune chargée de la formation de la jeune Marguerite du Saint-Sacrement (v. notre section : « Involutions spirituelles ? » ), ni avec Marie de la Trinité [Sevin], fondatrice du carmel d’Auch. (DS 10.535).

[188] DS 5.914 (immense article « France » couvrant les colonnes 5.785 à 5.1004. Pour les XVIe et XVIIe siècles se succèdent les érudits Michel de Certeau, Jean Orcibal (« Vers l’épanouissement du 17e siècle », 5.910-5.916), Jacques Le Brun – ce qui rend « l’article » incontournable. 

[189] J. Orcibal, Règle…, Introduction, 23.

[190] J. Orcibal, Règle…, 38, 25.

[191] Nous avons déjà présenté l’audacieuse version Osmont  de cette troisième partie dans ; Benoît de Canfield, La Règle de perfection, Quinze chapitres de De la Volonté de Dieu essentielle, d’après la première édition, texte établi et présenté par Murielle et Dominique Tronc, Arfuyen, 2009. Nous continuons à préférer la spontanéité de cette première édition Osmont. Nous avons photographié l’ouvrage de poche minuscule de la bibliothèque de Troyes.

[192] Ibid. Ce bloc couvre les pages 327 à 428 de la remarquable édition critique par J. Orcibal. Son « Introduction » rend compte des variations entre les éditions successives, donne de nombreux éclaircissements et extraits de sources parallèles, renvoie à un très utile glossaire. Mais le texte concaténant les versions - texte commun en romain ; texte ne relevant que de A « pirate » éditée par Osmont en gras ; texte ne relevant que de la version « officielle » éditée par Chastellain seule en italiques - présente une grande difficulté de lecture.

[193] Canfield, Exercice,  2e partie, chap. I  (rédigé autour  de 1590) in J. Orcibal, op. cit.

[194] Nous supprimons de nombreuses majuscules qui attiraient l’attention sur « Extérieure et Intérieure », sur « Essentielle », etc., ce qui donne une tonalité métaphysique à un texte issu de l’expérience. Nous modernisons  la ponctuation et indiquons entre crochets des synonymes donnés par Orcibal dans son lexique. Nous reproduisons l’édition « officielle » de  Chastellain selon un exemplaire de la Bibliothèque Franciscaine de 1622. 

[195]  Essentiel, superéminent… : supérieur (tout simplement !). Tous ces mots se réfèrent au vocabulaire de Ruusbroec et Harphius pour désigner les hauts degrés de la vie mystique où l’âme contemple l’essence du Divin dans une extase où les facultés humaines sont anéanties. Voir DS 4.1346/66 art. « Essentiel (superessentiel, suressentiel) » (A. Deblaere). Les termes se sont compliqués à plaisir pour tenter d’éviter des controverses.

[196] Du latin consurrectio : action de se lever ensemble.

[197] Au sens étymologique de « contenir ».

[198] Entend à : fait attention à.

[199] Actuel : sens de réel, effectif.

[200] S’introvertir :  entrer en soi-même.

[201] Une « explication admirable » pour madame Guyon qui cite tout le début de ce chapitre 5 (Justifications, XV. Non-désir, § 32)

[202] Jn 12, 24, commenté par  Eckhart, Tauler, la Perle Évangélique

[203] « Il faut que, lorsque l’âme est transformée en Dieu, tout se transforme en elle » (note des Justifications à l’« explication admirable » citée par Mme Guyon).

[204] Ct 3, 1.

[205] Ct 3, 4.

[206] Ct 8, 1.

[207] Ct 2, 3.

[208] Ps 35, 10.

[209] Ap 14, 4.

[210] Osée 2, 14.

[211] Jn 8, 14-18 et 18, 5 ; Mc 6, 50.

[212] Exode 3, 14.

[213] Philippiens 2, 7.

[214] Jn 18, 6.

[215] Action de se mettre en avant.

[216] remote : éloignée (anglicisme).

[217] Attache de l’âme.

[218] pourpris  : enceinte, habitation.

[219] Celui qui reçoit l’impression d’un agent.

[220] L’optique de l’époque imaginait une vue active, explorant les objets de ses rayons.

[221] Ps 72, 22.

[222] « …car quelquefois Je trouve plus grande aptitude d’opérer en toi, alors que tu es constitué en l’œuvre extérieure […] tu seras ensemblement fruitive et active, comme Moi qui opère toujours et toutefois suis immobilement en repos, et en cette manière tu M’auras toujours et en tout lieu présent. » (La Perle évangélique).

[223] Péjoratif : attache de l’âme à quelque chose.

[224] Fait de vider complètement.

[225] Arrache d’ici et maintenant.

[226] Ps 140, 4.

[227] Is 52, 6.

[228] Les Secrets sentiers de l’Esprit divin, manuscrit 2367 de la réserve de la Bibl. Franciscaine de Paris. Ce ms., signalé dans les Études Francisc. (1950, page 97, « Note sur un ms. des Secrets sentiers… ») présente une spontanéité remarquable et s’avère très différent de la version éditée. Nous espérons éditer prochainement cette première version adressée aux capucines de Douai.

[229] Les Secrets sentiers de l’Amour divin esquels est cachée la vraie sapience céleste et le royaume de Dieu en nos âmes, composés par le P. Constantin de Barbanson prédicateur capucin et gardien du couvent de Cologne, première édition en 1623 à Cologne ; deuxième édition du vivant de l’auteur en 1629 à Douai ; édition à Paris en 1634 ; traductions en latin et allemand ; réédition moderne : Les secrets sentiers de l’amour divin, par le P. Constantin de Barbanson capucin, Desclée, 1932.

[230] Anatomie de l’âme et des opérations divines en icelle, qui est une addition au livre des Secrets sentiers de l’amour divin enseignant en quoy consiste l'avancement spirituel de l'âme dévote et le vray état de la perfection… par le R. Père Constantin de Barbanson, Prédicateur Capucin, Définiteur de la province de Cologne et gardien du couvent de Bonne, à Liège, 1635. - Il en existe un bref résumé, donné en annexe à la réédition de 1932 des Secrets sentiers. Nous espérons éditer prochainement un volume d’extraits complété par une édition intégrale électronique : Constantin de Barbanson, Tome II. L’Anatomie de l’Ame, et des opérations divines en icelle.

[231] Constantin serait mort au moment où il portait un paquet manuscrit à l’Inquisition de Douai, et ses proches (ni nous-mêmes) ne purent pas remettre la main sur ce trésor. Ils éditèrent donc les « papiers » laissés lors du décès inattendu (v. la préface de l’édition de 1635). Ayant échappé aux censeurs par sa brusque disparition, par une difficulté évidente d’accès, par son excentrement vis-à-vis des centres de contrôle (Rome, Paris), Constantin demeura une autorité qui ne fut pas mise en cause dans le monde catholique, très utile donc pour justifier certaines affirmations (hardies tant qu’on les pose sur le plan d’idées toujours prêtes à être détachées de l’expérience qui les justifie, mais acceptables quand on reconnaît leur dépendance vis-à-vis de la réalité mystique dont notre auteur veut rendre compte).

[232] Tours, B.M., ms. 488, f.°274r, cité p. 188 par C. Janssen, « L’Oraison aspirative chez Jean de Saint-Samson », Carmelus, 1956, vol. III, 183 sq.

[233] « Tota provincia spiritualizata : multi patiebantur extases et raptus. »

[234] DS 2.1635 et Secrets sentiers, « Préface », v. pages X-XIV sur les capucins.

[235] Expériences I, « Hugues de Balma (~1300) », 89-92.

[236] Expériences I, « Henri van Herp (Harphius)(1400-1477), 155-158.

[237] Jean Bona (1609-1674), cistercien, cardinal, « aussi saint que savant » (DS 1.1762/66).

[238] Gelen (Victor de Trèves) (+1669) « homme d’une grande sagesse et bonté … l’eut vraisemblablement comme maître des novices » (DS 6.179/181).

[239] David Augustin Baker (1575-1641), auquel nous avons consacré une section précédemment : chapitre II, « Permanence de l’ordre bénédictin ». - On relève les séquences suivantes traduisant les influences exercées soit par les textes (>) soit directement (>>) : Hugues de Balma > Harphius > Canfield > C. de Barbanson,  J. de Landen ; F. Nugent >> C. de Barbanson > Bona, Gelen, Baker ; C. de Barbanson >> dame de Werquignoeul, première abbesse de la Paix Notre-Dame de Douai, F. Sylvius de l’Université de Douai, et C. de B. >> capucines de Flandre dont sœur Ange de Douai. Bibliographie sommaire : Histoire des capucines de Flandre ; DS 2.1634/41, clair exposé de la doctrine en 2.1636/40 ; Secrets sentiers, rééd. 1932, « Préface », p. xv-xx sur Constantin ; il n’existe pas de monographie notable sur ce dernier.

[240] Fragment du Prologue aux Secrets sentiers, rééd. 1932, 34.

[241] Secrets sentiers, rééd. 1932, Première partie, Chap. I, 46.

[242] Ibid., Chap. VI, 188.

[243] Ibid., Chap. VI, 194.

[244] Ibid., Ch. VIII « De la vraie et légitime tranquillité », 216.

[245] mansion : station, étape – terme d’astrologie : Maison.

[246] Ibid., Ch. IX « De la présence de Dieu… »

[247] Ibid., Ch. X « De l'état de privation ou déréliction… »

[248] Ibid., Ch. XI « De ce que Dieu a prétendu  de l'âme… »

[249] Ibid., Ch. XII « Du dernier état qui est de la parfaite union… »

[250] Première des trois parties de l’Anatomie, page 39.

[251] Ep 4, 23-24.

[252] DS 10.675/7 (art. « Martial d’Étampes ») [v. l’analyse des sources] - DS 5 col. 1375 (art. « Spiritualité franciscaine ») - P. Raoul de Sceaux, “Lettres inédites du P. Martial d'Étampes”, Études franciscaines, XIV, n°32, juin 64 p. 89-102 [biographie suivie de lettres] - Traité très facile pour apprendre à faire l’oraison mentale, divisé en trois parties principales... Saint-Omer, 1630 ; Paris, Thierry, 1635 & Fremiot, 1639 & Coignard, 1671, 1682, 1722 (comporte 12 traités dont l’Exercice du silence intérieur) - L'exercice des trois cloux amoureux et douloureux, pour imiter JC, attaché sur la croix au Calvaire, et pour nous unir à luy, Jean Camusat, Paris, 1635. [l’étrange référence “aux clous” s’explique par le titre canonique de “filles de la Passion” donné aux capucines d’Amiens dont il fut le confesseur les quatre dernières années de sa vie]. - La vie mystique chez les franciscains du dix-septième…,  siècle op. cit. à paraître & surtout le volume « récapitulatif » : Martial d’Étampes, Maître en oraison, Textes présentés par Joséphine Fransen & Dominique Tronc, Éd. du Carmel, 2008 (deux éditions de L’Exercice du silence intérieur et l’intégrale de L’Exercice des trois cloux).

[253] Honoré de Paris (ou de Champigny, 1566-1624) fut tour à tour provincial, définiteur, fondateur de couvents, réformateur de communautés féminines, prédicateur, directeur spirituel réputé et gardien du couvent. Ministre provincial de la province de Paris pour la troisième fois en 1621, il mourut en odeur de sainteté le 26 septembre 1624 au couvent de Chaumont.

[254] Nécrologe [liste des capucins disparus de la province de Paris], ms. au château du Titre, f°71-85 : l’importance accordée à notre auteur dans ce ms. est exceptionnelle, reflétant l’appréciation de ses confrères.

[255] Exercice des trois clous…, 25.

[256] Ibid., 50.

[257] DS 5.1375.

[258] P. Raoul de Sceaux,  Lettres inédites…, op. cit., Lettre 8.

[259] Traité très facile … divisé… [en 12 traités], op. cit., « Traité second : De L’oraison mentale, De la division générale de l'oraison mentale », 68. – Pour les citations suivantes du « Traité sixième : De l’oraison mentale, en faveur des âmes religieuses qui sont tirées à Dieu par quelque trait d'oraison extraordinaire », nous donnons les paginations entre crochets.

[260] Traité très facile …, « Traité sixième : De l’oraison mentale, en faveur des âmes religieuses qui sont tirées à Dieu par quelque trait d'oraison extraordinaire », 176, 183, 187. Comparaison classique prise dans Jean 12, 24, « Si le grain ne meurt… », reprise par Canfield, par madame Guyon (Torrents, chap. IX ; Discours 1.17, 2.36), etc.

[261] « Traité onzième : De l’exercice du silence que le Religieux doit garder de pensée, de parole et d'œuvre pour être tout uni et absorbé en Dieu seul », 305 à 337.

[262] Exercice, 641.

[263] Toutes les citations qui suivent sont extraites de cet Exercice des trois clous.

[264] Hubert Jaspart (1582-1655) auquel nous avons consacré une section : Chap. II, « Ermites ».

[265] DS 8.831/34, « J.-F. de Reims ». A. Rayez  analyse la Vraye perfection. Notre citation : 8.833.- Sur J.-B. de la Salle (1651-1719) : DS 8.802/821.

[266] L A     V R A I E  P e r f e c t i o n / D E  C E T T E   V I E / D a n s  L 'E X E R C I C E / de la présence de Dieu.  / Pratique qui instruit familièrement l'âme dévote, comme elle doit s'entretenir en la Divine Présence dans toutes ses actions ; et qui la fait monter par degrés à une perfection non moins solide que facile ; avec l'éclaircissement des principales difficultés qui arrivent ordinairement en la vie spirituelle. / Par le P. JEAN  FRANCOIS de Reims, Capucin. Seconde édition  revue,  corrigée et  augmentée par l'auteur. À Paris Chez la veuve NICOLAS  BYON, rue Saint Jacques à l'image Saint Claude près les Mathurins. / M. DC. XLVI, édition précédée par celles de Paris 1635, 1638, 1640, Reims, 1638. - Comparer La vraye perfection…, Reims, 1638, in-12, 2e éd., p. liminaire, 564 (petites) pages et table, à La vraie perfection…, Paris, in-4°, 5e éd., 1660, 2 parties, 431+ 510 (grandes) pages.

[267] Melchiades Andres, La teologia espanola en el siglo XVI, tomo II, Biblioteca de Autores Cristianos (B.A.C.), capitulo 8, 396-398. - L. Iriarte, Histoire du Franciscanisme, trad. Paris, 2004, « Les maisons de récollection », 216 sq. – Il y eut aussi un développement propre à l’Italie.

[268] DS 5.1311.

[269] Exercices sacrés de l’amour de Jésus, consacrés à luy mesmes, par le R.P. Severin Ruberic Provincial des Recollets de Guiene, Paris, 1623, folios numérotés 1 à 357, soit 714 pages (petites et en gros corps). - Le texte réédité par M.-M. Saeyeys, La voie d'amour. Exercices sacrés..., Paris, 1927, ne montre guère de respect pour l’original. Mais sa préface par M. Lekeux, complétée par DS 13.1104/6, art. « Rubéric », donne quelques renseignements biographiques. – La Conduite des âmes fidèles depuis leur conversion du péché à la grâce iusques au sommet de la perfection enseignée par le Saint-Esprit au Cantique des cantiques, Paris, 1631, 614 pages en petit corps de moindre intérêt.

[270] L’ouvrage est classiquement divisé en trois parties : vie purgative, vie illuminative, vie unitive. Les parties comportent des méditations (pour la vie unitive : deux fondamentales et quatre pratiques) précédées d’avis (pour la vie unitive : folios 249 à 266) que nous reprenons. Notre titre reprend celui du bandeau d’en-tête.

[271] Ps 83, 2.

[272] Rubéric se réfère ensuite à saint Bernard, Lettre aux Frères du Mont-Dieu (œuvre restituée de nos jours à Guillaume de Saint-Thierry).

[273] Congréger : réunir en masse.

[274] Selon le Nécrologe, DS 5.1642.

[275] H. Bremond, VII, [357, 364]. Bremond s’intéresse au contre-ascétisme propre à la pratique de l’oraison cordiale commune à Aumont et aux membres du groupe normand : « Faites du milieu de votre cœur un oratoire… ».

[276] R. P. Victorin, Le Chrétien uni à Jésus-Christ au fond du cœur pour l’y adorer en esprit de foi et d’amour, Paris, 1667, 118-122.

[277] R. P. Victorin, Le Chrétien uni à Jésus-Christ…, 158-160 (158-159 sont répétées par erreur).

[278] Elle a treize ans à la mort de Hardouin, mais le relais par l’intermédiaire d’Enguerrand est probable, tout comme la lecture de la Conduite d’une âme, toutefois pas citée dans les Justifications à la différence de l’Auteur du Jour mystique.

[279] L’œuvre est analysée favorablement par Rayez, DS 7.75/77 : « bases nettes et sûres … ouvre largement la porte à la mystique », influences d’Hugues de Balma, d’Harphius, de Canfield, etc. - Outre la Conduite d’une âme…, nous avons consulté  L’Empire de Jésus-Christ souffrant dans les cœurs dans toute son étendue, menant en triomphe à l’union avec Dieu… seconde partie  [de la trilogie] par le P. Eloy Hardouin de saint Jacques, prédicateur Récollet…, Paris, 1655, 1695.

[280] On sent bien que ceci lui est arrivé personnellement.

[281] Caligineux : de la nature du brouillard.

[282] Jean Aumont, Agneau occis…, [558] : « Et partant, toujours chercher Dieu et ne le point trouver, c'est toujours semer et ne point recueillir ; et cela parce qu'on le cherche mal en le cherchant  au-dehors, et c'est au-dedans qu'il se donne.. »

[283] Vie 1.8.6-7.

[284] Vie  4.1 (notre éd. critique) [3.20.6. dans anciennes éd.].

[285] Voir André Derville, S.J., « Un Récollet Français méconnu : Archange Enguerrand », Archivum Franciscanum Historicum, 1997, 177-203.

[286] Nom donné par Bremond, op.cit., VII [321 sq.].

[287] Maurice Le Gall de Querdu (1633-1694), auteur attachant : son Oratoire du cœur ou méthode très facile pour faire oraison avec J.C. dans le fond du cœur utilise des images naïves et symboliques, proches des images utilisées par Vincent Huby et de nombreux missionnaires en Bretagne ; DS 9.529.

[288] Instruction pour les personnes qui se sont unies à l'esprit et au dessein de la dévotion de l'adoration perpétuelle du Saint-Sacrement établie dans la congrégation des religieuses bénédictines... qui est de faire réparation d'honneur et amende honorable à Jésus-Christ, Paris, 1673 (la 4e édition, 1702, est augmentée d'une « Pratique de piété pour honorer et adorer le Saint-Sacrement... »).

[289] A. Derville, op. cit., 184.

[290] Auteurs de la revue des frères mineurs que l’on apprécie dans : « B. Observants, récollets, tiercelins », DS 5.1639-1640 (qui constitue la suite de la colonne 1380 du même tome 5 !).

[291] L’autre est Pascal Rapine, savant auteur d’un « immense discours sur l’histoire universelle » « esprit très original… un véritable érudit » (Bremond I, 238, note 2).

[292] En deux cahiers manuscrits qu’il nous a offerts et dont nous avons préparé une édition intégrale (elle sera probablement électronique).

[293] Description fouillée par A. Derville, op. cit., 179-181. Outre l’Instruction… et une oraison funèbre de la reine de France prononcée à Arras (Arras, 1683 ; Paris, 1684), l’œuvre manuscrite est conservée à la Mazarine de Paris, ms. 1213 (2262) et 1224 (2298), à Lyon (anciennement à Chantilly), ms. 214 et 259 [transcrits par A. Derville], à Vitry-le-François, ms. 104, ce dernier à comparer au ms. 2120 de la bibl. de l’Arsenal de Paris.

[294] Il répond à Enguerrand : « La contrition ne consiste pas seulement à beaucoup pleurer ses péchés […) C’est une joyeuse tristesse, une consolation … un paradis … C’est pourquoi il ne faut point de précepteur au Saint Esprit. Tous les langages des hommes ne vous peuvent pas beaucoup profiter suivant la conduite de Dieu sur vous. » (ms. 214, [454] A. Derville, op. cit., 191).

[295] « …un si grand amour que volontiers, durant vingt-quatre heures que cela me dura, je n’eusse vaqué à autre chose … [par la suite] j’appréhendais la consolation sensible de peur d’être trompé. … je demeurai six jours dans cet amour… » (A. Derville, op. cit., 187-188). Autre point intéressant sur la prière : « Mais les esprits, quoiqu’éloignés, sont capables de s’unir. », etc. (ibid., 194).

[296] Nicolas Barré (1621-1686), minime, poète et mystique, sera présenté au tome III.

[297] Luc 21, 18.

[298] Le Chrétien intérieur (1660, etc.) et les Œuvres spirituelles (Maximes et Lettres) de Bernières sont très lus avant sa condamnation post-mortem en 1687 ; le Thrésor spirituel, Bruxelles 1632, Mons 1633 (augmenté), etc., ouvrage de Jean-Hugues Quarré (1590 – 1656). – Nous présenterons l’oratorien Charles de Condren (1588-1641) dans notre prochain tome.

[299] Bluette : petite étincelle.

[300] « Qui est comme Dieu ? » : question posée par l’archange St Michel  à Satan. Deviendra une devise familière à Mme Guyon dans ses lettres.

[301] Traité de la vie Intérieure contenant les principaux moyens pour vivre de cette Vie, [Préface, Livre premier en 14 chapitres, 1-128 (« Principaux moyens pour vivre de cette vie »), Livre second en 12 chapitres, 129-231 (« Conduite pour bien faire l'oraison mentale »)] ; suivi du Traité de la vie Intérieure où l’on donne une Conduite, pour bien faire l’oraison mentale ... Seconde partie. [Livre premier en 11 chap., 1-96, Livre second en 6 chap., 97-141, suivi de « Méditations sur les principaux mystères de la Passion », chap. 7 à 13, 142-189], par le P. Maximien de Bernezay, récollet de la Province de Sainte Marie Magdelaine, Orléans, 1686. – Deux traités reliés en un vol., Bibl. franciscaine.

[302] Elle avait été déjà remarquée par le rédacteur de la notice sur Maximien : DS 10.856/8.

[303] Pierre Moracchini, « Un Grand Siècle franciscain à Paris (1574-1689), 3) La réforme du Tiers-Ordre régulier », à paraître dans La vie mystique chez les franciscains du dix-septième siècle…, op. cit.  - v. aussi le numéro spécial des Analecta TOR, 23, n° 152, 1992 (318 pages).

[304] Histoire Générale et particulière du Tiers Ordre de S. François d’Assize, par le R.P. Jean Marie de Vernon, Religieux pénitent du tiers ordre de saint François, Paris, 1667, tome troisième,  76. – L’histoire de la création du TOR, où Mussart joue un rôle prédominant, figure aux pages 114-125.  Citation du § qui suit : tome troisième, 118.

[305] Pierre Moracchini, « Un Grand Siècle franciscain à Paris (1574-1689), 3.1. Vincent Mussart (1570-1637)», op. cit.

[306] Denys le chartreux (1402/3-1471)

[307] Histoire Générale…, 141. Voir DS 5. 1644 sq. pour les figures de tiercelins notables du siècle.

[308] Vincent de Paul (1581-1660) et Jean-Jacques Olier (1608-1657) seront présentés au tome suivant Expériences… III.

[309] DS 5.1313. – sur l’histoire du TOR : Histoire générale…, op. cit. ; Analecta TOR, vol. XXIII, 152, 1992, dont Raffaelle Pazzelli, “Bibliografia del Terz'Ordine Regolare di San Francisco in Francia”, 67 sq. (utiles notices sur les principaux membres français du TOR) - Gabriele Andreozzi, “Il Terzo Ordine Regolare Francisco in Francia e la sua legislazione”, 89 sq.

[310] L’abondante production latine de Denys le Chartreux est restée pour sa plus grande partie non traduite. Pourtant ce commentaire est traduit en français pour que tous puissent le lire : ce  sera très utile, en particulier pour le futur TO laïc.

[311] La règle de pénitence du père séraphique saint François pour les religieux de son troisième ordre, avec la déclaration des souverains pontifes et les expositions de Denis Rikel dit le chartreux [Dionisius Carthusianis Doctor extaticus] et autres Pères de l'ordre, Paris, chez Nicolas du Fossé, 1606. (Le volume absent de la B.N.F. existe à la bibliothèque franciscaine. Sa pagination figure au recto de chaque feuillet.  À la double page 307 figure en latin l’attestation, datée d’août 1606, du frère Vincent Mussart indiquant qu’il traduit du latin et annote « le vénérable docteur extatique Denys le chartreux »).

[312] Tablature…, À Paris chez Denis Moreau, rue Saint Jacques, « à la Salemandre », Bibl. Franciscaine, réf. « 17e s. / 3.23 ». Chaque § est un billet détachable.

[313] Allusion à la parabole des dix vierges (Mt 25, 6) : « Voici l’époux qui vient … ».

[314] Cacher par une housse ?

[315] DS 5.1645 (art. « Spiritualité franciscaine »).

[316] Henri-Marie Boudon, L’homme intérieur ou la vie du vénérable père Jean Chrysostome, religieux pénitent du troisième ordre de S.François, à Paris chez Estienne Michallet, 1684,  337 sq. (Migne, Œuvres complètes de Boudon, col.1310/12).

[317] Souriau, Deux mystiques normands au XVIIe siècle, M. de Renty et Jean de Bernières, Paris, 1913. 

[318] DS 2.881 sq. (art. “Chrysostome de Saint-Lô”) ; Heurtevent, L’œuvre spirituelle de Jean de Bernières, Beauchesne, 1938 .

[319] Boudon, L’homme intérieur…, op. cit.,  88.

[320] Ibid., 178, 198.

[321] Ibid., 200.

[322] Ibid., 284, 316.

[323] Ibid., 372 à 378.

[324] Nous avons repéré sept exemplaires des écrits « composés par un Religieux d’une vertu éminente et de grande expérience en la direction des âmes » [le P. Chrysostome] : un des trois exemplaires de la B. M. de Valognes comporte son portrait gravé (réf. C4837) ; un ex. est à la B.N.F. ; trois ex., consultés à Chantilly, sont actuellement à Lyon. Ils se ramènent - l’ordre des matières peut varier - à deux titres : Divers traités spirituels et méditatifs à Paris, 1651 ; Divers exercices de piété et de perfection, composés par un religieux d’une vertu éminente et de grande expérience en la direction des âmes, à la plus grande gloire de Dieu et de N.S.J.C., à Paris, 1655. De nombreux autres titres, que nous n’avons pu localiser, sont donnés par Boudon, Œuvres II, Migne, colonnes 1320 sq.

[325] Le second « de maison et façonné aux armes » (citation ci-dessous) est Antoine le Clerc, le conseiller de jeunesse de Jean-Chrysostome : « À vingt ans il prit les armes, où il vécut à la mode des autres guerriers, dans un grand libertinage. La guerre étant finie, il entra dans les études… » (« La vie d’Antoine le Clerc, sieur de la Forest » rapportée par Jean-Marie de Vernon, Histoire Générale…, op. cit., 527). – Nous reviendrons sur cette intéressante figure au tome IV.

[326] Cf. Jean de la Croix : « Chez le basilic, c’est la force du poison qui tue. Lorsqu’il s’agit de Dieu, c’est l’immensité du bonheur et de la gloire qui donne la mort. » (Cantique Spirituel B, 11, 7) ; v. aussi Vive flamme A, 1, 24 : « Ces personnes meurent … au milieu des assauts délicieux que leur livre l’amour. »

[327] Divers traités…, 108, 130.  Voir Gilles d’Assise ( ?-1262) : « Il n’a plus ni foi ni espérance, car il connaît et aime. »  (DS 6.379).

[328]  Ibid., 140/1, 178/9.  

[329]  Ibid., 179/180.   

[330] Divers exercices…, partie paginée 1 à 136 : « …diversités spirituelles… »,  56 sq.

[331] Divers exercices…, partie paginée 1 à 212.

[332] Selon le récit légendaire de la fin de vie du maître assisté par un mystérieux laïque (E.-P. Noël, Œuvres complètes de Jean Tauler, tome I, 1911, 16).

[333] Ms. P 160, 242 sq. (transcription des sœurs du couvent des bénédictines du Saint-Sacrement de Rouen.)


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