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HISTOIRE IIa Traditions et Réformes

 

Remerciements

Le premier volet de ce volume est consacré aux ordres monastiques. Il a bénéficié de conseils et de corrections proposés par dom Thierry Barbeau ainsi que de la fréquentation annuelle de la grande bibliothèque de Solesmes lors de visites à cet ami. Les bénédictines du Saint-Sacrement de Rouen nous ont pour leur part accueilli et ouvert libéralement  leur fond manuscrit. Nous remercions les grands carmes de Nantes et d’Angers pour leur accueil. Nous avons bénéficié de facilités offertes aux Archives départementales de Rennes pour la saisie photographique de milliers de pages manuscrites dictées par l’aveugle Jean de Saint Samson.

Nous avons fréquenté le carmel de Clamart durant près de dix années avant sa fermeture : il y régnait une paix toute particulière. Le volet central du présent volume HISTOIRE IIb dans sa partie féminine est en quelque sorte le testament de sœur Thérèse, dernière archiviste du fond hérité du Grand Carmel de Paris, qui nous a progressivement guidé vers les manuscrits et les éditions rares qu’elle jugeait essentiels.

Enfin ce volume a bénéficié, plus encore que pour le précédent, de la collaboration de mon épouse Murielle : nos deux sensibilités s’épaulent et se complètent.

1. des textes et des hommes 8

Le jeu des influences de 1381 à 1594. 8

1. La voie passant par la chartreuse de Cologne. 9

2. La voie anglaise. 10

3. La voie italienne. 10

4. La voie espagnole. 10

Troubles, chartreux et traducteurs. 11

Une tradition chartreuse 11

Les textes essentiels des siècles précédents 12

Émigration mystique, fécondité et décadence 15

Tableau I : Principales influences exercées sur les mystiques français du XVIIe siècle. 16

2. Traditions et rÉformes monastiques 16

Ermites. 17

La vie des ermites et des recluses. 17

Grégoire Lopez (1542-1596), ermite mystique au Mexique. 18

Jeanne de Cambry (1581-1639), ermite à Tournai. 20

Hubert Jaspart (1582 ~1655), prêtre ermite de Mons. 24

Maintien de la règle de saint Augustin 27

La vie canoniale. 27

Antoinette de Jésus (1612-1678) 27

Épiphane Louys (1614-1682), prémontré. 29

Permanence de l’ordre bénédictin 31

La Tradition. Congrégations de Saint-Vanne et de Saint-Maur 31

Dom Augustin Baker (1575-1641) 33

Dom Simplicien Gody (1600-1662) 36

Dom Claude Martin (1619-1696). 37

Une succession de bénédictines réformatrices 39

Une histoire mouvementée : Marie de Beauvilliers (1574-1657) et la réforme à Montmartre 40

Exercice divin, ou pratique de la conformité de notre volonté à celle de  Dieu (1631). 42

Marguerite d’Arbouze (1580-1626) 48

Louise de Ballon (1591-1668) 50

Trois bénédictines à Montargis 52

Marie Granger (1598-1636), Mère de l’Assomption 52

Louise Boussard (1613-1643), Mère de Sainte Gertrude 52

Geneviève Granger (1600-1674), Mère de Saint Benoît 53

Charlotte Le Sergent (1604-1677). 55

La Mère du Saint-Sacrement et ses bénédictines 58

Mectilde du Saint-Sacrement (1614-1698),  Mère fondatrice 58

Élisabeth de Brême (1609-1668), Benoite de la Passion 61

Jacqueline Bouette de Blémur (1618-1696) 63

Tableau II : Lieux, Bénédictines & Spirituels associés 64

La réforme de l’abbaye cistercienne de Port-Royal par la mère Angélique (1591-1661) 66

La Réforme du carmel français par Jean de Saint-Samson (1571-1636) et ses disciples 68

Multiples réformes. 68

La vie d’un frère convers aveugle. 69

Les « dits » de l’amour divin. 71

Disciples et Directoire spirituel. 74

Dominique de Saint-Albert (1596-1634) 77

Maur de l’Enfant-Jésus (1617/8 -1690) 80

Michel de Saint-Augustin (1621-1684) 83

Maria Petyt (1623-1677) 84

 


Nous avons présenté dans notre précédent ouvrage les grandes figures mystiques reconnues qui vont inspirer l’essor d’expression française au début du XVIIe siècle­[1]. Une synthèse chronologique distribuée géographiquement les assemblait, qui a préparé l’étude entreprise ici.

Celle-ci est plus localisée dans le temps et l’espace. Trois volumes couvriront une durée brève en privilégiant l’espace géographique d’expression française. Un tel changement de résolution ou « grossissement » va révéler des figures moins célèbres dont certaines furent même oubliées au sein de dictionnaires érudits. Chaque nom bénéficie d’une section propre quand nous lui reconnaissons une valeur comparable à celle des figures précédentes dans la qualité du vécu mystique. Car si leurs facilités d’écriture littéraire sont parfois limitées, – c’est le cas à l’est pour le profond franco-flamand Constantin de Barbanson ou à l’ouest pour l’humble bretonne Armelle Nicolas, -- il ne s’agit jamais de figures mystiquement « mineures ».

La densité propre au Grand Siècle en Europe catholique est en effet extraordinaire : là où l’on pouvait raisonnablement s’attendre à ne relever que deux ou trois noms de grande valeur, notre récolte se monte à plus de dix figures originales de tout premier ordre réparties seulement sur quelques dizaines d’années[2].

La France a été peu présente jusqu’ici, si l’on excepte l’impulsion assurée par les grands moines du XIIe siècle : Bernard de Clairvaux et son ami Guillaume de Saint-Thierry, les « intemporels » chartreux… Elle va prendre maintenant une place centrale, après les éclipses successives causées par la Guerre dite de cent ans puis par des luttes religieuses. Cette émergence accompagne la montée en puissance politique. Le royaume devient la principale puissance européenne après avoir desserré l’étau de l’empire de Charles-Quint. Le Siècle classique français succède au Siècle d’or espagnol. 

À « l’invasion mystique » - expression chère à Bremond que nous croyons toujours globalement justifiée[3] -, va succéder l’irrigation d’une société par ses sources internes. Celle-ci vit en effet un printemps spirituel par des renaissances qui ont lieu au sein du royaume, surtout dans ses ordres religieux. Elles s’appuient sur des textes étrangers, adaptés par une armée de traducteurs. L’invasion des textes prépare ainsi l’accueil favorable de franciscains italiens et anglais expatriés, puis de carmélites espagnoles.

Une présentation entièrement chronologique ne s’impose pas à propos d’une durée si brève concernant les relations entre trois générations. Se croisent et se heurtent hommes ou femmes de deux mondes : l’un est relié encore à une représentation médiévale hiérarchisée dans la structure matérielle de l’univers comme dans les royaumes de l’outre-tombe[4]; l’autre prend progressivement conscience d’un univers qui se découvre sans limites, dépourvu de centre, autonome dans ses mouvements depuis Galilée, incluant des vides depuis Pascal. Parallèlement à une cosmologie bouleversée, une brisure est accomplie depuis peu au sein du christianisme : les Réformes rencontrent la Contre-Réforme catholique. Enfin des civilisations lointaines mais évoluées sont découvertes.

L’ancien monde perdure plutôt au sein des ordres religieux traditionnels tandis que le nouveau monde demande des rénovations capables de répondre aux défis posés. Celles-ci prennent la forme de fondations adaptées aux exigences culturelles ou aux découvertes maritimes : l’humanisme est pris en compte au sein du royaume par les jésuites comme par leurs opposants jansénistes, tandis qu’au-delà des mers sont envoyées des entreprises missionnaires au Canada et en Extrême Orient.

Nous avons réservé le tome II aux ordres religieux « anciens » qui vont retrouver une vitalité inattendue. Le tome suivant III prendra en compte les fondations nouvelles. Le dernier tome IV s’attachera à l’émergence d’une mystique de la quiétude plus dégagée de contraintes ecclésiales et par là restée marquée et mal comprise.

Ce volume II comporte quatre parties :

1. Des textes et des hommes précède l’étude des premiers mystiques de France par un court rappel des influences[5] et du rôle des traductions qui assurèrent en français la mise à disposition de l’essentiel de la tradition mystique[6]. Nous suggèrerons (tome III) un vaste « paysage mystique » et spirituel en donnant la liste chronologique de figures qui connurent le Grand Siècle, précisant aussi leur appartenance et leur importance à nos yeux. Elle comporte plus de cent noms, patiemment évalués en « arpentant les allées de la mystique » : sur un siècle et demi[7], une soixantaine nous a semblé avoir une expérience mystique.

2. Traditions monastiques et réformes rappelle la permanence de l’érémitisme, puis couvre de multiples réformes : celles-ci sont multiformes chez les bénédictines, également augustiniennes, célèbre à Port-Royal. La rénovation des grands carmes est menée par l’aveugle convers Jean de Saint-Samson et par ses disciples. Ce qui nous conduira à évoquer de façon détaillée une rénovation cette fois féminine et de large influence jusqu’à nos jours :

3. Le Carmel déchaussé expose l’aventureuse implantation en France de l’héritage venu d’Espagne, le pays ennemi de l’époque.   Le récit haut en couleur a été déjà conté, mais ses suites internes à la vie mystique carmélitaine n’ont jamais fait l’objet d’une synthèse. Nous nous attacherons à mettre en valeur les actives « ouvrières » religieuses et non les autorités masculines dont elles dépendaient : il s’agit de madame Acarie devenue converse sous le nom de (première) Marie de l’Incarnation, d’Isabelle des Anges, la seule Espagnole demeurée en France, de Madeleine de Saint-Joseph restée injustement dans l’ombre de Bérulle, de ses compagnes et dirigées… En conclusion de ce parcours féminin, nous rendons justice aux carmes grâce à deux grandes figures tardives : le convers mystique Laurent de la Résurrection et l’historien de la Tradition Honoré de Sainte-Marie.

4. Les Franciscains constituent la partie la plus neuve de notre étude et l’oubli d’une synthèse relevant les nombreux spirituels franciscains, déploré par Bremond, est ainsi réparé. Benoît de Canfield est reconnu parce qu’il fait partie de la « première génération » capucine et qu’il exerça une forte influence sur son siècle : nous mettrons sa Reigle en valeur.  Bien d’autres capucins sont de valeur égale, dont Constantin de Barbanson, Martial d’Étampes et Jean-François de Reims. Quatre récollets les accompagnent, de Séverin Rubéric à Maximien de Bernezay. Surtout se détachent par une fécondité sans commune mesure avec leur faible nombre des tertiaires réguliers ou laïcs emmenés par la grande figure de Jean-Chrysostome de Saint-Lô : ils achèvent notre revue des ordres « anciens ». Parce qu’ils ont toujours été liés aux laïcs, les réguliers nous conduisent vers un monde nouveau, celui des mystiques normands animés par M. de Bernières et celui de ses successeurs de l’école du Cœur. Les uns et les autres seront abordés dans les prochains volumes.

Avertissement

Notre but n’est pas historique même si nous avons médité pour chacun des volumes une présentation solidement structurée chronologiquement au sein de diverses localisations ou états de vie. Nous voulons avant tout faire apprécier des textes qui peuvent répondre à l’intuition mystique.

Dorénavant la nature anthologique de notre entreprise se révèlera plus largement et nous n’hésiterons pas à citer quelques textes de façon suivie (ici pour la bénédictine Marie de Beauvilliers puis pour le capucin Benoît de Canfield). Car les textes mystiques « sans idées » sont rarement rendus accessibles : ils seront souvent réimprimés ici pour la première fois depuis leur apparition...

Il nous est possible de le faire sans limitation à dix lignes par citation parce que nous ne dépendons pas de rééditions récentes très généralement absentes (ou fautives). Nous avons eu recours à l’édition dernière du vivant de l’auteur ou à la première édition établie peu après sa disparition (mais souvent non sans une large intervention d’un écrivain tiers, suivant en cela la pratique habituelle de l’époque). Nous modernisons l’orthographe et la ponctuation et signalons nos coupures.

Notre rôle consiste à attirer le lecteur vers de beaux textes. De nombreuses citations sont extraites de versions longues, voire intégrales, disponibles sur notre site web « cheminsmystiques.fr »[8]. Certains livres existent dans les bibliothèques électroniques, en particulier pour ceux disponibles en versions anciennes, ce qui ne présente guère d’inconvénient[9].

Les citations sont données en italiques lorsqu’il s’agit de textes mystiques d’époque. Elles sont données en romain lorsqu’il s’agit plus rarement de reprises d’études modernes.

Les références sont très nombreuses. Nous avons tenu à donner les informations qui seront utiles à celui qui, recherchant un essentiel disséminé au sein d’une immense littérature spirituelle, attiré par une ou deux de nos citations, veut approfondir tel ou tel auteur. Et nous avons suggéré de nombreux chemins de traverses qui mériteraient de plus amples explorations.

Le lecteur trouvera un Index regroupant noms et thèmes propres au XVIIe siècle à la fin du prochain tome III. La Table des matières en tient lieu pour les figures du présent tome.


1. des textes et des hommes

Nous commencerons par une approche synthétique afin de préparer aux explorations individuelles réparties dans les chapitres suivants. Ceci nous permettra de rendre compte d’influences qui se jouent sur deux siècles en les organisant géographiquement. Puis nous rappellerons l’importance de la transmission d’une tradition mystique écrite.

Le jeu des influences de 1381 à 1594.

Plus de deux cents ans séparent la mort de Ruusbroec de la fin des guerres de religion en France. La première date clôt l’activité d’une trinité mystique : Tauler meurt en 1360, l’anonyme auteur anglais du Nuage d’Inconnaissance est actif autour de 1370, Ruusbroec meurt en 1381. La dernière date correspond au réveil du pays le plus peuplé d’Europe : le début du règne d’Henri IV voit la paix revenir en France, calme grâce auquel une « invasion mystique » s’amorce par des traductions, bientôt suivie de l’arrivée de spirituels étrangers par le nord et par le sud du royaume. Ils vont contribuer à un vaste essor religieux.

L’histoire des développements sur la durée de ces deux-cent treize années est complexe et demeure mal cernée.  On constate globalement un tassement dans la continuité pour la tradition flamande tandis que des développements neufs prennent place en Italie et en Espagne. Cependant la tradition nordique reste dominante en France jusqu’à l’arrivée physique des carmélites espagnoles, puis elle s’atténuera sous l’influence des agents de la Contre-Réforme au service du Roi Très Chrétien[10].

Plus précisément Denys le chartreux (1402-1471), Henri van Herp (Harphius) (1400-1477), puis La Perle évangélique (~1520 ? éditée en 1535), enfin les Institutions Taulériennes (1548 pour l’édition latine par Surius) transmettent dans le monde catholique le message issu de Ruusbroec et de Tauler, sans oublier l’Institution spirituelle de Louis de Blois (-1566). Dans le monde protestant, la Théologie germanique prolonge l’influence d’Eckhart (dont le nom demeure inconnu) et celle de Tauler : elle est éditée par Luther en 1516 puis en 1518.

On ne trouverait après le XIVe siècle qu’un écho affaibli de l’élan mystique ? Une complexité croissante est peut-être à mettre en cause associée à un effort d’exploration moins grand qui affecte une période où la théologie et plus largement la représentation du monde demeurent stables après un développement rapide d’une culture européenne autonome au cours des deux siècles précédents.

Cet affaissement est-il réel et dû à l’effet dévastateur de pestes récurrentes[11] ? Elles assombrissent en tout cas la vision spirituelle chez tous. Faut-il invoquer la guerre dite de cent ans[12]? Faut-il souligner l’effet dévastateur de la division de la papauté[13], puis celui des luttes liées aux affrontements entre réformés et catholiques après 1517 ?

 Mais aucune période historique n’est calme : suivront, pendant la période que nous allons étudier, - mais surtout hors de France - les terribles guerres « de trente ans » culminant vers 1630, qui scelleront l’opposition irréductible entre deux mondes religieux campant sur des frontières enfin stabilisées, puis celle « de quarante ans » à partir de 1672, qui voit l’affrontement entre deux mondes politiques,  Louis XIV s’opposant  à  une Europe coalisée financée par la Hollande.

La mystique reste bien vécue par des figures de la devotio moderna ou par celles d’inspiration franciscaine. Simplement il ne leur est pas nécessaire d’inventer de nouveaux modèles : la fraîcheur manque.

Pour éclairer cette période de transition, il resterait à éclaircir le maillage dense des relations entre « écoles » mystiques. Celle, initialement dominante, dite « du nord », étend ses influences vers le sud. Après la Réforme, la disparition du monde catholique nordique accélère le processus par migration.

Des influences sont passées par quatre voies géographiquement distinctes dont les plus déterminantes s’exercèrent de personne à personne :

1. La voie passant par la chartreuse de Cologne.

L’activité intellectuelle de cette chartreuse[14] est remarquable et met à profit l’arrivée de l’imprimerie : le corpus taulérien dont nous avons précédemment vu la richesse est édité, et transmet ainsi des influences qui passeront par le bénédictin Louis de Blois[15], les carmes Jean de la Croix et Jean de Saint-Samson, le capucin Benoit de Canfield, et « de l’autre côté » par des luthériens dont Arndt et Gerhardt.

Plus précisément, des relations étroites lient Maria van Hout ( ?-1547), qui a pour amie l’auteur de la Perle évangélique et du Tempel, avec Gérard Kalckbrenner (1494-1566), chartreux, son fils spirituel depuis 1530, compilateur des Institutions pseudo-Taulériennes (en allemand) : textes admirables auquel on attache malheureusement le péjoratif « pseudo » parce qu’ils rassemblent, outre des textes de Tauler, des contributions provenant d’Eckhart et d’autres spirituels.

L’entreprise est menée à la chartreuse de Cologne en liaison avec Pierre Canisius (1521-1597) : ce jésuite qui connaît également personnellement Maria van Hout[16], est l’éditeur-traducteur en latin de la compilation de ses amis chartreux. Sa traduction va couvrir la France[17].  La Perle évangélique (~1520 ? éditée en 1535) et l’Institution spirituelle de Louis de Blois (1506-1566) concourent à cette conquête des spirituels[18]. Blosius appartient à la famille française des comtes de Blois et de Champagne par son père et à la noblesse des Pays-Bas par sa mère Catherine de Barbançon.

En Flandre espagnole, la « façon nordique » se heurtera à l’incompréhension de Graciàn, le bouillant (et attachant) confesseur de Teresa, avant de devenir celui d’Anne de Jésus arrivée à Bruxelles en 1607. Mais l’influence parvint auparavant en France par l’intermédiaire du capucin Benoît de Canfield qui lui emprunta « les deux formes d’annihilation mystique, l’active et la passive[19] ».

Il faut enfin signaler le rôle du prêtre Pelgrim Pullen qui rencontre la mystique Claesinne van Nieuwlant en 1587 à Gand :

« L’expérience du non-être dont Claesinne et Pullen s’entretiennent n’est pas tant une préparation ou une condition préalable à l’union avec Dieu qu’un de ses aspects : c’est l’intensité de la présence du Tout Autre qui est la cause de l’anéantissement. », explique Mommaers, qui cite Pullen :

Lorsque l’homme connaît quelque chose de Dieu, il se connaît lui-même et il ne connaît pas Dieu […] Lorsque rien n’est connu, c’est alors que Dieu est connu. Cela veut dire : lorsque l’homme se voit privé de tout, au point de ne plus rien avoir et de ne plus rien connaître. Une telle connaissance ne peut entrer ni dans l’intelligence ni dans l’entendement … S’abaisser sous Dieu voilà ce qu’est une telle connaissance ; elle est cela et rien d’autre que cela. […] [20]

2. La voie anglaise.

La mystique du Nuage d’Inconnaissance et celle de Julian de Norwich est influente grâce à des émigrés : à Paris William Fitch of Little Canfield (Benoît de Canfield) et Archange de Pembrocke, puis plus tard à Douai Augustin Baker. Ce dernier centre est important car une université catholique y fut fondée par les jésuites et mise en concurrence avec la vénérable université de Louvain (on en retrouve un signe révélateur dans l’opposition que rencontrera Jansénius pour des raisons que l’on doit qualifier de politiques, par exemple l’esprit d’indépendance de Flamands même catholiques vis-à-vis du pouvoir espagnol).

Nous livrons longuement en dernière partie du volume des extraits de la Règle de Benoît. Son compagnon Archange de Pembrocke est le directeur de Port-Royal à ses débuts, entre 1609 et 1620 mais n’aurait pas laissé d’écrits.

Quant à dom Augustin Baker (1575-1641), il prend l’habit bénédictin en 1605. En 1624, à Cambrai, il aide le nouveau couvent de bénédictines anglaises. Il est renvoyé en 1633 à Douai où il mène une vie retirée. Il  traduit en plusieurs volumes des œuvres réputées de Tauler, fait connaître le Nuage ainsi que The Scale of perfection de Hilton.  Sa Sancta Sophia est un précis soigné de ses écrits et une œuvre remarquablement claire[21].

3. La voie italienne.

Elle passe par Catherine de Gênes, partiellement tributaire des deux Hadewijch : elle influence Isabelle Bellinzaga, l’auteur du Breve Compendio que reprendra Bérulle. Cette voie serait-elle secondaire ? Elle est surtout mal connue et ne se limite pas aux transmissions des textes, si l’on considère les proches qui entouraient Catherine et leurs successeurs[22].

L’arrivée de membres des ordres italiens en France suit immédiatement la fin des guerres de religion : se distinguent les capucins, le Tiers Ordre Régulier franciscain auquel appartient Chrysostome de Saint-Lô, les ursulines, des jésuites dont le père Coton, confesseur d’Henri IV, qui apporte le Breve Compendio après son séjour milanais. Enfin les échanges avec Rome, centre de la religion catholique, sont permanents.

4. La voie espagnole.

L’arrivée du Carmel féminin en France est capitale : les disciples de Jean de la Croix apportent leur expérience et forment les mystiques françaises. Nous y consacrerons tout un chapitre.

Les Espagnols ne s’opposent pas profondément à la mystique du nord avec laquelle Jean de la Croix a été en contact lors de ses études à Salamanque (ce qui s’explique aisément car la Flandre faisait partie de l’empire de Charles Quint)[23]. Mais nous avons déjà noté l’opinion prudente d’Anne de Jésus arrivant en Flandre à Bruxelles[24].

Évoquons maintenant l’arrivée des textes mystiques étrangers en France car elle est contemporaine de l’influence entre personnes. Elle s’est faite dans un contexte très complexe.

Troubles, chartreux et traducteurs.

La seconde moitié du XVIe siècle couvre en France une période de troubles qui voit la destruction et la décadence de très nombreux monastères. Le sommet des luttes civiles se situe peu avant 1572, date du massacre de la Saint Barthélémy. Elle se termine grâce à la modération d’Henri IV et à son talent  militaire qui lui permettent de reconquérir lentement le royaume.

On peut situer la renaissance de la paix civile en 1594 qui voit son entrée à Paris suivie de son abjuration à Saint-Denis. Absous par le pape (peut-être conseillé par le mystique Philippe de Néri), Henri IV doit encore soumettre les dernières places ligueuses : la date de l’Édit de tolérance de Nantes en 1598 serait une date charnière pour la renaissance religieuse du royaume[25]. Une intense activité souligne alors le réveil religieux qui suit la paix.

Une tradition chartreuse

Une tradition s’était toujours maintenue chez les chartreux. Déjà au début de la Renaissance, Lefèvre d’Etaples venait à la chartreuse parisienne de Vauvert « puiser dans ‘les coffres pleins de manuscrits des œuvres mystiques que les religieux communiquaient libéralement’ et dont les mystiques rhénans constituent le fond le plus précieux[26] ». Les coffres ont disparu…

À la même chartreuse, on publiait Harphius dès 1491 et Denys en 1538. À celle de Cologne, on éditait la Perle en 1545, Tauler (et d’autres rhénans dans les Institutions taulériennes) en 1548, Ruusbroec en 1549… Les chartreux restent ainsi fidèles à leurs Coutumes :

Nous voulons que les livres qui sont la nourriture éternelle de nos âmes soient conservés avec la plus grande précaution et confectionnés avec la plus grande application, afin que ne pouvant prêcher par les lèvres la parole de Dieu, nous la prêchions par les mains[27]

Ils ne se contentent pas d’éditer pour transmettre les richesses du passé mais, conscients des exemples offerts en leur temps ou presque, ils les traduisent. Une première traduction de Catherine de Gênes voit le jour à la chartreuse de Bourg-Fontaine en 1598. Elle est suivie de celle des œuvres de sainte Thérèse en 1601, par le prêtre Jean de Brétigny (de Quintanadueñas) et le prieur chartreux de Bourg-Fontaine[28]. Richard Beaucousin, vicaire de Vauvert en 1593, anime l’équipe qui traduit la Perle évangélique  publiée en 1602 (puis en 1609) et L’Ornement des Noces de Ruusbroec en 1606.

Richard Beaucousin (1561-1610)[29] fut avocat avant de rentrer à l’âge de trente ans à la chartreuse de Paris. Outre son entreprise de traductions, il contribua à l’introduction en France du Carmel réformé espagnol. La cellule de « l’œil des contemplatifs » fut en effet fréquentée par tout ce que Paris rassemblait d’esprits tournés vers la mystique : un autre futur traducteur, René Gaultier, madame Acarie, le jeune Bérulle, François de Sales, ainsi que Philippe Thibault (à l’origine de la réforme parallèle purement française dite de Touraine) :

« Il aura sur les milieux spirituels de la capitale une influence extraordinaire. La foule des visiteurs qui assiégeaient sa chambre claustrale troublaient le silence de la chartreuse, si bien que dès 1598, ses supérieurs songèrent à l’éloigner de Paris et le nommèrent prieur de Nantes. Le nombre des protestations fut si grand dans la ville que la nomination fut rapportée. Mais en 1602 il est envoyé comme prieur à Cahors, où il meurt le 8 août 1610 avec la réputation d’un grand serviteur de Dieu.[30] »

Richard aida aussi à la publication du Bref discours de Bérulle (qui reprend le Compendio de la « Dame milanaise » Isabelle Bellinzaga), et surtout à la défense de la Règle de Benoît de Canfield (1608).

Le XVIIe siècle verra par la suite un très grand nombre d’œuvres produites par des chartreux dont le nombre réduit est sans rapport avec leur influence, qui est décisive[31]. Cette tradition de mise à disposition de textes mystiques se poursuivra jusqu’à nos jours avec un dom Porion traduisant et présentant les poèmes et les lettres des deux Hadewijch et de Béatrice de Nazareth[32] (outre des écrits personnels non signés)[33].

Les textes essentiels des siècles précédents

Une intense activité de traduction se produit donc à la charnière de deux siècles et marque sur le plan des écrits la convergence en France des influences provenant des Flandres espagnoles, de l’Espagne et de l’Italie.

En premier lieu, la Perle évangélique fut un relais essentiel entre Ruusbroec et le siècle nouveau grâce à la mise à disposition du texte flamand en français et à son onction. Son influence fut comparable à celle des Institutions Taulériennes écrites en latin, et à celle de l’Institution spirituelle également latine de Louis de Blois[34]. Ces trois textes furent d’une importance capitale : tous les mystiques du siècle se sont appuyés sur eux pour justifier leur expérience.

Rappelons par un extrait la profondeur de la Perle : elle appelle au retour intérieur qui, s’il est poursuivi « l’espace d’un an entier », ne saurait rester ignoré de Dieu :

Si l'homme se convertissant soi-même, en soi-même prenait garde à l'inaction divine, il trouverait d'admirables œuvres de Dieu en soi, voire qui surpassent même tous sens et entendement naturels. Que si par l'espace d'un an entier il ne faisait autre chose que seulement prendre garde et être attentif aux œuvres divines que Dieu opère en lui, jamais n'aurait mieux employé année, ni aurait oncques [jamais] fait œuvre si bonne que cette-ci ne la surpassât en bonté, et ne fût beaucoup meilleure. Que si voire [vraiment] à la fin de l'année, quelque chose de cet œuvre interne et occulte [caché], qui se fait au fond de l'âme, lui était révélée, voire non révélée, il aurait néanmoins mieux employé cette année-là, que tous ceux-là qui avec soi-même auraient cependant fait certaines grandes œuvres. Pour-autant [pour cette raison] qu'avec Dieu rien ne peut être négligé.

Car sans doute Dieu tout-puissant est plus noble que toutes les créatures. Et cet homme ici délaissant [quittant] toutes les œuvres extérieures a assez à quoi s'occuper intérieurement. Et c'est ici que se trouve la vraie part. Ce que toutefois fort peu veulent croire, c'est à savoir qu'une œuvre si divine se fasse en ce fond-là. Et c'est pourquoi un si grand erreur[35] occupe et enveloppe les séculiers, et religieux aussi, pour-autant qu'ils sont déchus et se sont éloignés [331r°] et égarés de ce fond spirituel, dans lequel Dieu habite. Car ne voulant croire que Dieu soit dedans eux, certainement ils ont délaissé la vive [vivante] veine inconnue à tous pécheurs.

Finalement il y en a plusieurs qui, persistant en leur nature et propre sens, opèrent selon leur raison propre, et veulent premièrement se perfectionner en la vie active et puis après és [dans les] autres deux. Mais hélas, ils défaillent en cela, pour-autant que demeurant en l'inférieur et sensuel homme, jamais ne deviennent spirituels et divins. La raison est qu'ils ne s'introvertissent en cet essentiel fond spirituel, là où ils devaient se réjouir totalement à Dieu, afin qu'il opérât avec eux. Au moyen de quoi toutes leurs œuvres seraient rendues spirituelles et divines, en quoi la vie active est parfaite.

Car quand l'homme, avec tout son entendement et ses forces, s'applique intérieurement et extérieurement à son Dieu, ainsi que fait le disciple à son maître, et qu'il laisse totalement tout son sens, son entendement et ses forces en Dieu, alors Dieu tirant et prenant cet homme à soi, opère toutes ses œuvres, porte toutes ses charges et le garde en tout lieu de tous périls. C'est pourquoi quelqu'un dit : O homme, ou te gardes toi-même, et pratiques avec grand labeur les vertus, et toutefois tu n'adviendras jamais à un bon état. Ou, te résignant [t’abandonnant] toi-même, accomplis toutes les vertus, et sans labeur, et tu parviendras à un très haut état et degré[36].

Quant à l’influence espagnole, elle se propagea par l’intermédiaire de René Gaultier (~1560-1638) : ce visiteur de la cellule de Beaucousin fut un grand traducteur des Espagnols. Conseiller d’État et avocat, il vécut à Paris et eut au moins cinq enfants de Péronne de Laurent (-1656), épouse considérée comme un « vrai miroir de perfection ». Il traduisit Pierre d’Alcantara (le franciscain qui eut une influence décisive sur Teresa), et Jean de la Croix (déjà !), mais aussi Louis Du Pont[37], Jean Climaque[38]… Ses traductions sont exactes et surtout mystiquement « sensibles »[39]

En ce début de siècle, tous respectent les contenus mystiques qu’ils adaptent par une compréhension que l’on devine intime : ainsi pour le Cantico A de Jean de la Croix rendu par Gaultier. Il faudra attendre Marie du Saint-Sacrement (1861-1939) pour retrouver une telle qualité de compréhension grâce au partage implicite d’une expérience mystique commune[40].

Ces spirituels qui sont en même temps traducteurs, ne se contentent pas de travaux en cabinet : de Brétigny et Gaultier partiront chercher des carmélites en Espagne, non sans aventures. Tous sont très discrets sur leur vie personnelle : ils s’effacent devant ce qu’ils transmettent.

Dès le début du siècle, donnant ses racines au mouvement mystique, ils rendent donc disponible ce que nous appellerions une « base de données », à savoir les textes essentiels des siècles précédents qui serviront à conforter et défendre s’il y a lieu, une vie vraiment mystique : ceci très directement (Ruusbroec, Catherine de Gênes, Teresa et Jean de la Croix bien avant qu’il ne soit pleinement reconnu), ou par le relais d’un spirituel qui sert d’intermédiaire expérimenté (Harphius et l’auteur de la Perle évangélique).

En particulier, les Noces spirituelles (1606) de Ruusbroec sont traduites en français par un chartreux et tous les mystiques du royaume de France peuvent s’abreuver à sa joie :

Mais je vous prie, quel est cet avènement perpétuel de notre Époux ? Certainement, c’est la génération nouvelle et l’illumination laquelle Dieu fait sans cesse en nous. Car ce fond où reluit cette clarté, [185v°] voire et même qui est cette clarté même, est fécond et vigoureux, et pour ce, la manifestation de la lumière éternelle est continuellement renouvelée au plus profond de l’esprit. Et il faut certes, qu’ici cède et succombe tout ce qui est des actions créées. […] Et l’avènement de l’Époux céleste est si soudain et si léger que toujours il vient, et demeure toujours au-dedans, et ce avec richesses infinies, et qu’il revient toujours encore de nouveau et sans cesse, en propre personne, avec clarté infinie, comme s’il n’était jamais venu. Car son avènement sans temps, consiste en quelque maintenant éternel, et est toujours reçu avec désir nouveau et joie nouvelle[41].

Quelques années plus tard, les minimes de Rouen publient les Institutions [Taulériennes] avec la Vie … et Epistres et quelques excellents sermons…  en 1614.

Puis la Théologie Mystique de Harphius (Herp), le « héraut » de Ruusbroec,  paraît à Paris en 1616 dans une belle traduction offerte par J.-B. de Machault, conseiller du roi :

Que s'ils renonçaient à toute propriété en toutes œuvres, ils passeraient toutes choses par un esprit nu et pur ; en laquelle pureté ils seraient agis sans moyen par l'Esprit divin, en prenant quelque certitude qu'ils sont enfants de Dieu ; « parce que ceux qui sont agis et poussés de l'Esprit de Dieu, sont enfants de Dieu. »

En sixième lieu, aucuns sont qui embrassent cette limitation, comme enfants secrets de Dieu ; lesquels doivent nécessairement, non seulement vivre de vertus, et y veiller ; mais aussi par-dessus toutes vertus mourir, et être ensevelis en Dieu pour renaître plus heureusement en lui. Sur quoi faut savoir, combien que les hommes, quand ils naissent du saint Esprit, sont alors enfants de grâce, et que leur vie est ornée des vertus, et qu'ils surmontent toutes choses contraires à Dieu, selon ce dire de saint Jean [I Jean, 5] : « Tout ce qui naît de Dieu surmonte le monde ». Toutefois ceux-là sont ici appelés serviteurs ; parce qu'ils ne se sentent encore bien établis en Dieu, ni certifiés de la vie éternelle ;

Mais quand nous montons en excès par-dessus nous-mêmes, et qu'en notre monter à Dieu nous sommes faits si simples, que l'amour pur et nu nous peut arrêter en sa sublimité, où il exerce soi-même par-dessus tout exercice des vertus, savoir en notre origine, et où nous naissons spirituellement. Là même nous sommes transformés, et mourons à Dieu, à nous-mêmes, et à toute propriété, et sommes faits secrets enfants de Dieu, en trouvant une noble vie en nous, selon ce dire de l'Apôtre [Colossiens, 3]: « Vous êtes morts, et votre vie est cachée avec Jésus-Christ en Dieu. » [42]

Enfin paraît tardivement, en 1622 [43], la traduction par Gaultier du Cantique de Jean de la Croix, apporté en France par Anne de Jésus à qui il était dédié (un manuscrit aujourd’hui perdu du Cantique A) :

Mais vous [le Père Archange, capucin] qui avez déjà pris goût aux écrits du Révérend Père Jean de la Croix, je m’assure que vous verrez d’aussi bon œil ce sien posthume qui n’a point encore été mis sous la presse, où il se rend fort facile et familier pour la matière qu’il traite. Ceux qui n’ont point expérimenté les grâces et unions mystiques dont il parle, n’en sauraient juger, ce qui fermera la bouche à beaucoup de gens qui s’entremettent le plus de ce qu’ils entendent le moins. Ayant déjà prêté ma plume à la version des œuvres de ce religieux tant estimé de la sainte Mère Thérèse, je n’ai pu lui dénier ce dernier labeur, pour communiquer aux Français les trésors de sa rare doctrine[44].

Les œuvres mystiques européennes essentielles – si l’on excepte Denys le chartreux dont l’œuvre latine est d’extension considérable, et les mystiques anglais qui attendront le milieu du siècle – sont ainsi toutes disponibles en français au tournant du siècle.  Fait essentiel : on n’a plus besoin de recourir au latin, langue des clercs, ce qui ouvre accès aux femmes, qui sauront en faire bon usage.

Ces traductions ne privilégient pas l’élégance, - la langue française est encore rugueuse, - mais leur précision rend compte fidèlement de l’intériorité exprimée dans le texte, vécue par ces premiers traducteurs qui ressentent une obligation apostolique. Leur travail qui s’approche du mot à mot nous les fait préférer aux « belles infidèles » nées plus tard sous l’influence de l’école des traducteurs issue de Port-Royal[45] : celle-ci recommande de repenser le texte pour le restituer, voulant tirer le meilleur parti d’une langue française jugée désormais l’égale du latin. Mais repenser un texte mystique en respectant l’intention de l’auteur n’est pas possible parce que l’« onction » spirituelle passe à côté du sens obvie (le  problème est bien reconnu dans le champ poétique) ; les traducteurs ont rarement l’expérience mystique suffisante. L’idéal est de disposer d’une édition originale et de pouvoir y remonter, ce qui était le cas vers 1620 où l’espagnol, première langue d’Europe en avance littérairement, - son Siècle d’Or est achevé, - était connu de nombreux lecteurs, dont des femmes.

Émigration mystique, fécondité et décadence

Parallèlement à cette disponibilité des textes, des catholiques émigrent et trouvent refuge en France, tel Benoît de Canfield. Beaucoup d’autres vivent hors des frontières du royaume, mais sont suffisamment proches pour que la langue française soit pratiquée à côté du latin : à Mayence, le capucin Constantin de Barbanson écrit en français, après une période passée auprès des bénédictines de Douai, ville universitaire des Pays-Bas espagnols où œuvre (mais en latin) son contemporain bénédictin Augustin Baker.

Les pays plus extérieurs « du nord » et de l’est, Angleterre, Pays-Bas, Allemagne, sont devenus protestants. Leurs nouvelles Églises s’opposent à ce qui leur paraît être des reliquats du Moyen Âge : les approches de type mystique et la médiation assurée par le corps des moines et des clercs « papistes ». Des communautés réformées prennent leur place, en s’appuyant sur leur interprétation littérale de l’Écriture, pour assurer une autorité laissée vacante. Ceci ne laisse guère de place à l’intériorité, sinon celle dominée par une conscience morale propre aux puritains anglais et bien plus tard reprise par Kant. Quelques très belles figures mystiques existent cependant dans l’Europe non catholique : souvent il s’agit de poètes (anglais…), de quakers, de piétistes, de « chrétiens sans église ». Nous en évoquerons quelques-uns dans le prochain tome.

Après la fécondité du XVIe siècle, les pays du sud, Espagne et Italie, vont entrer en décadence. C’est l’effet retard de contrôles stricts par leurs Inquisitions. Il est vrai qu’elles ne brûlaient leurs victimes que « modérément » au XVIIe siècle, seulement pour maintenir une peur jugée utile au salut et à l’ordre public[46] : on sait comment la mise en scène d’un Autodafe impressionna si fort la jeune Teresa qu’il se transforma en vision de l’enfer[47]. Nous présenterons au tome IV le récit du « spectacle » de l’abjuration de Molinos à Rome qui dura une journée entière. De telles mises en scènes interdisaient efficacement toute expression d’une liberté créatrice. Elle n’est en effet que rarement exercée car les martyrs volontaires sont rares… La décadence des imprimeurs accompagna celle de la pensée libre : ils disparaissent en Espagne et en Italie, ne se maintiennent que les presses d’Anvers dont témoigne le musée Plantin. La Hollande est le pays le plus peuplé d’Europe : elle monte en puissance et ne subit pas encore de joug despotique. Dans ce refuge de la pensée libre, on publiera des ouvrages par  dizaines de milliers au cours du Grand Siècle.

 

 

 

Flandres &  Angleterre

 

Vallée

du Rhin

 

Italie &

Espagne

1400

Denys chartreux (1402-1471)

Herp (Harphius)

(1400-1477)

 

 

 

 

 

Catherine de Gênes  

(1447-1510)

1500

 

 

 

 

Louis de Blois (1506-1566)

 

P. Pullen & Claesinne van Nieuwlant (~1587)

à Gand

Luther imprime la

Théologie Germanique

en 1516/18

Chartreuse de Cologne

La Perle évangélique

(~1520, éd. 1535)

M.van Hout (+1547)

Institutions Taulériennes

(Surius traducteur 1548 & G.Kalckbrunner & P.Canisius) 

Réforme capucine

(~1520)

Réforme carmélitaine

Thérèse d’Avila

(1515-1582)

Jean de la Croix

(1542-1591)

Breve Compendio

(~1580)

Ph. Neri (-1595)

fonde l’Oratoire

1600

Benoît de Canfield (1562-1610)

Augustin Baker(1571-1641) traduit le Nuage.

Dom Beaucousin et ses chartreux traduisent la Perle (1602)

A. de Jesus 

(1545-1621)

A. de San Bartolome

(1549-1626)

Constantin de B.

Chrysost. de St-Lô          

 Tableau I : Principales influences exercées sur les mystiques français du XVIIe siècle.

2. Traditions et rÉformes monastiques

 

Se retirer du monde a toujours été recherché par les membres d’une minorité spirituelle et de tout temps ce souhait n’a été réalisé que par quelques-uns. La « première renaissance » chrétienne du XIIe siècle qui vit un grand nombre de vocations monastiques et béguines demeure exceptionnelle.

L’influence d’une petite fraction serait-elle d’autant plus réduite qu’elle s’isole ?  Mais la sauvegarde des traditions comme la qualité des textes produits par quelques-uns assurent à leur témoignage une importance sans commune mesure avec leur nombre réduit. La continuité sans histoire des ordres est toutefois rarement évoquée par les biographes, sinon par accident, par exemple à propos d’une figure influencée par un « monde de moines » qui lui demeurera par la suite étranger, cas fréquent d’un fondateur d’ordre.

On imagine une décadence des ordres anciens achevée au XVIe siècle alors qu’elle ne se produira qu’à l’époque des Lumières. Il y a bien dès la Renaissance une destruction du monde monacal et une appréciation négative de ce legs médiéval par les réformés mais on ne peut généraliser. Les terres catholiques, donc la France, restèrent favorables à la vie mystique en leur sein malgré les Inquisitions, grâce à l’abri des clôtures préservées avec leurs bâtiments conventuels.

Nous considérerons dans ce chapitre : L’action discrète d’ermites disséminés dans les provinces ; l’action de congrégations bénédictines ou suivant la règle de saint Augustin ; diverses réformes entreprises par des bénédictines : elles méritent que nous leur réservions une grande place ; la réforme chez les cisterciennes à Port-Royal ; enfin la réforme du Carmel autochtone français masculin : elle est souvent négligée parce que celle, féminine et d’origine espagnole, perdure aujourd’hui plus largement. Cette dernière constitue un cas « particulier », mais si important que nous lui consacrerons le chapitre suivant pour le traiter profondément.

  Ermites.

La vie des ermites et des recluses.

Cette ancienne forme de vie naquit en Orient. Elle pénètre quelque peu en Occident qui restera cependant toujours mieux adapté au cénobitisme, compte tenu de son climat dur et d’un environnement humainement risqué (il existe peu de zones désertiques et montagneuses qui puissent offrir des refuges assez sûrs, mais une immense forêt couvre l’Europe des plaines), et par suite de l’influence romaine tournée vers l’organisation collective.

 L’érémitisme marque les camaldules[48] et les chartreux ; il est présent chez les premiers cisterciens, les augustins ; il prend une forme bien particulière, quelque peu gyrovague, chez des Anglais dont Richard Rolle. C’est aussi une tendance que l’on retrouve chez les recluses ou certaines béguines : ces deux modes de vie étaient accessibles aux femmes car elles ne pouvaient guère vivre en ermites isolées (nous les avons évoqués avant de présenter Julienne de Norwich[49]).

Au XVIIe siècle, les petites communautés d’ermites recrutent d’humbles gens souvent écartés de l’état régulier : « le nombre ne s’en peut exprimer et n’en pourra être su des justes qu’au jour de l’ire du Seigneur. »[50]

Le réformateur Michel de Sainte-Sabine (~1570~1650), l’Ermitage de Caen, Lormont près de Bordeaux  où se retira Maur de l’Enfant-Jésus[51], témoignent du maintien ou au moins de l’attraction qu’exerce cette forme extrême de vie, dure mais indépendante, dont s’inspireront les Solitaires de Port-Royal.  La volonté d’indépendance vis-à-vis de toute forme de contrôle collectif sur l’intime est à l’origine d’une renaissance de l’érémitisme masculin ou féminin.

En premier lieu nous évoquerons la  figure exotique d’un ermite mexicain : « relais » posé entre le Moyen Âge et le XVIIe siècle, il fut digne des grands anciens. Bénéficiant de plusieurs traductions, le témoignage de sa Vida fut  largement apprécié dans toute l’Europe.

 

Grégoire Lopez (1542-1596), ermite mystique au Mexique.

Grégoire Lopez se rattache par une vie mystique fort indépendante à l’antique tradition des ermites et des Pères du désert aux célèbres pratiques ascétiques. Il fut l’une des figures préférées de ceux qui, à une époque travaillée par le désir d’un retour aux sources primitives,  reconnurent sa grandeur solitaire.

Sa Vida écrite par son disciple ami, le prêtre François Losa, fut rééditée et traduite avant même d’être mise en valeur par Arnauld d’Andilly, l’infatigable traducteur de Port-Royal[52]. Elle sera invoquée dans des controverses à l’époque de la querelle quiétiste, puis appréciée en 1717 par Pierre Poiret (1646-1719), en 1733 par le piétiste et théologien mystique Gerhart Tersteegen (1697-1769), enfin en 1747 par le fondateur du méthodisme John Wesley (1703-1791) : trois figures éminentes que nous retrouverons[53].

Cette Vie mérite d’être lue pour son charme, mais surtout pour la profondeur de ses dits.  Elle enflamma l’imagination de générations de lecteurs à la recherche d’une figure moderne qui puisse être comparée à celles des anciens Pères du désert.

Le récit de Losa s’articule selon cinq périodes correspondant aux lieux de résidence de l’ermite itinérant. Nous soulignerons par des italiques les dits de Lopez cités au fil du texte[54].

1542-1562 : peut-être né au Portugal, Grégoire vécut probablement à la Cour de Philippe II, ce qui explique une culture inhabituelle chez un ermite qui mènera une vie sauvage. Agé de vingt ans, il s’embarqua pour le Mexique dont la  conquête était récente : la chute de Tenochtitlan-Mexico avait eu lieu en 1521. Arrivé à Vera Cruz, « il distribua aux pauvres des  étoffes ». Il se rendit à « Zacatecas, ville peuplée près de mines d'or ... [où] s'étant trouvé dans la place de la ville lors que les chariots partaient pour porter de l'argent à Mexico ... [il vit] naître tant de contestations de disputes et de querelles, que deux Espagnols en étant venus jusques à mettre la main à l'épée, ils se tuèrent tous deux ». Il quitta ce Far-West mexicain en se rendant chez les Indiens « à huit lieues de là, dans la vallée d'Amajac habitée par les Chichimèques que leur humeur farouche et cruelle rendait alors redoutables aux Espagnols. » [15-17].

1562-1567 : Grégoire se fixa à sept lieues de Zacatecas, accueilli dans la métairie d'un capitaine : Pedro Carillo, le fils de ce dernier, enfant de six à sept ans à qui l'ermite apprit à lire, se souvenait de lui comme d'un jeune homme imberbe, vêtu d'un sac serré avec une corde, sans chaussures, sans chemise ni chapeau. Pendant les trois ou quatre années qu'il vécut chez Pedro, il n'assistait que rarement à la messe et ne fré­quentait les sacrements que de loin en loin, quand passait quelque prêtre. Il lisait et écrivait une bonne partie du jour. On commença à médire de lui « parce qu'on ne voyait ni rosaire, ni image pieuse dans son ermitage ».

Il bâtit de ses mains une petite cellule. « Les Indiens l'y aidèrent ». Il répétait la prière très courte suivante : « Votre volonté soit faite en la terre comme au ciel. Amen. Jésus. » Ceci dura « trois ans qu'il ne respirait presque point sans les dire mentalement ... ayant demandé s'il était possible que toutes les fois qu'il se réveillait elles lui fussent présentes, il me répondit ‘que oui, et qu'ainsi après être éveillé il ne respirait jamais une seconde fois sans qu'elles lui vinssent en la mémoire’[31-32] ». Après trois années il fut envahi par un ardent amour qui ne le quittera plus.

1567-1573 : après avoir demeuré trois ou quatre ans dans sa cellule, il s’installa dans un village puis séjourna près de deux ans chez Sébastien Mexia, un converti qui ne portait plus que des habits de bure, comme notre ermite. Il retourna à Mexico où les dominicains étaient prêts à le recevoir dans leur ordre. « Ces bons religieux lui ayant dit que la contrée de Guasteca [Huaxteca] était fort spacieuse et peu habitée, et que la terre en étant fertile en fruits sauvages il pourrait trouver de quoi se nourrir, il résolut de s'y en aller pour vivre dans la solitude. » [51]

Son biographe Losa fait sa connaissance, ayant appris « qu'il y avait à Guasteca un homme que l'on soupçonnait d'être luthérien parce qu'il n'avait point de chapelet... » [61]. Il sera témoin d’une vie réglée : 

« Il se levait tôt et, après avoir lu, durant un quart d'heure, un passage de la Bible, il se recueillait, jusque vers onze heures, en un exercice dont on ne savait s'il était prière, méditation ou contemplation. Il sortait alors de son recueillement et man­geait avec Losa ou ses hôtes. […] Quand fut interdite [par l’Inquisition] la lecture de la Bible en langue castillane, il la lut en latin : pendant quatre ans, il consacra à cette lecture quatre heures chaque jour, arrivant à la savoir presque toute de mémoire. Il reconnaissait avoir lu beaucoup […] et il ressentait une très vive consola­tion à lire, décrites par Tauler et Ruysbroeck, les motions spi­rituelles que Dieu lui communiquait. »[55]

 1573-1580 : malade, il fut recueilli par Jean de Mesa et passa quatre ans à Guasteca, puis se rendit « à Atrico par un mouvement du Saint Esprit ... qui le portait à faire de semblable changements. » [63]. Jean Perez Romero lui donna une chambre ; il y demeura deux ans mais des religieux se scandalisèrent « d’une vertu et d'une science si admirables dans un homme qui n'avait point étudié et ne portait point l'habit d'aucune religion. » [65]. Il s'installa à Testuco (aujourd’hui Huastepec, État de Oaxaca) pour deux ans, où il écrivit un livre de médecine, ce qui montre qu’il prit soin de malades en bon anatomiste et excellent herboriste. Un cercle laïc se forma. L’enquête d'un jésuite, faite pour le compte de l'archevêque de Mexico, lui fut favorable.

1580-1589 : En compagnie de Losa, il s’installe à l'hôpital de Guastepec en 1580 et assiste ceux qui l'entourent. Losa témoigne : « Un seigneur se renseigne sur l’hôpital auquel on dit que Lopez passe son temps à prier dans sa chambre : ‘Je lui ferai de bon cœur donner deux cents coups de fouet’ » ! Lopez répond avec humour :

Il a raison. Car un fainéant mérite bien deux cents coups de fouet ; et ces Seigneurs qui sont si occupés des choses extérieures ne comprennent pas ce que c’est qu’un exercice intérieur. [237]

Affirmant aussi bien :

Je ne suis rien : je ne suis bon à rien. [240].

Sa spiritualité fait fi des méthodes. Il refusait de donner des règles pour faire oraison, renvoyant au Pater :

Pour ne vous pas donner sujet de vous plaindre que je vous refuse,  je vous dirai que vous n’aurez pour cela qu’à dire ce peu de paroles dont le sens est d’une si grande étendue : «  Seigneur mon Dieu éclairez mon âme afin que je vous connaisse et que je vous aime de tout mon cœur. » Ce bon frère communiqua cette prière aux autres frères de cet hôpital. [205]

Il est l’objet d’une nouvelle enquête approfondie menée par un dominicain [84] :

Il répondit sincèrement que toute son occupation était d’aimer Dieu et le prochain. À quoi [Dominique de Salazar] lui ayant réparti : ‘Vous me dites la même chose à Amajac il y a vingt-cinq ans, et ne vous êtes-vous donc occupé qu’à cela seul ?’ – « J’ai toujours fait la même chose quoy que mes actions ayent été différentes. » [192]

1589-1596 : malade, il s'installe finalement dans un bourg nommé Sainte-Foy [Santa-Fe], toujours en compagnie de Losa, et « choisit une petite maison séparée du bourg », car : Seigneur je viens ici seul pour vous servir et m’oublier moi-même. «  Il entra dans cette solitude le 22 mai 1589 et y passa le reste de sa vie. » [93]. Losa le rejoint à Noël et demeure avec lui jusqu'à sa mort [97].

Il lui donna [à Losa] pour exercice d’oraison ces paroles : ‘Votre volonté soit faite en la terre comme au ciel, amen Jésus’… doctrine la plus sublime et la plus difficile … [qui est] la conformité de notre volonté. [254]

Lui disant qu’il ne prenait aucun repos : … « Il est vrai que je ne saurais prendre de repos tandis que mes frères se trouveront engagés dans tant de travaux et tant de périls, parce qu’il n’est pas juste que je pense à me reposer pendant qu’ils y seront exposés. Dieu me garde de faire une telle lâcheté. Il suffit que l’un d’eux soit en danger pour faire que je continue toujours de prier pour lui. » [246]

Je lui dis de chercher quelque péché … il me répondit « que par la miséricorde de Dieu sa conscience ne lui reprochait aucun péché. » [267]

L’ermite donna des normes pour la bonne marche de l'Église au Mexique[56] : « La charité est la source, l’origine et la mère de toutes les autres vertus. »

Grégoire Lopez étant toujours dans cet acte continuel du pur amour de Dieu et du prochain, Dieu lui communiquait sans cesse toutes ces vertus afin qu’il les communiquât aux autres et enrichît leur pauvreté par son abondance. Comme cet acte d’amour était continuel je lui demandai s’il avait quelques heures réglées […] [il répondit que] nulles choses créées n’était capable de le divertir ni de le ralentir dans ce continuel acte d’amour de Dieu et du prochain qui lui était devenu comme naturel et que tant s’en faut qu’il reculât dans cette union que Dieu lui communiquait, il y avançait toujours, référant à Dieu par cet acte d’un pur amour toutes les grâces que sa Majesté lui faisait sans s’en rien appliquer, et que cette union était la source et l’origine de tout ce qu’il savait ; qu’ainsi c’était Dieu qui lui avait servi lui-même de maître et non pas les livres, quoique ce lui fut une grande satisfaction de lire ce que Taulere et Rusbroche ont écrit des choses purement intérieures qu’il plaît à Dieu de communiquer. Il me dit aussi […] quelle était cette union, par l’exemple de celle qui se rencontre entre la lumière et l’air […] deux choses distinctes tellement unies que Dieu seul est capable de les distinguer. [258]

Sa vie se partage entre recueillement et les visites du puissant vice-roi  ou d’une simple indienne que l’on retrouve à son chevet à la fin de vie.

« Il ne leur parlait jamais de Dieu ni de choses spirituelles et morales s’ils ne lui en parlaient en premier … [il donnait ses réponses] dans des termes très simples parce qu’il en retranchait tout ce qui aurait été superflu … Ses lettres avaient cinq ou six lignes ou moins … [car] il vaut mieux parler à Dieu que parler de Dieu. » [230-233] 

Il assure un rôle apostolique par la prière :

 « […] l’âme en cet état est comme passive […] ne fait que recevoir de Dieu […] n’agit pas tant comme recherchant son bonheur que comme le possédant, puisqu’elle ne désire pas tant qu’elle possède et jouit. […] Mais quinze ans avant sa mort s’étant vu en cet état et le connaissant fort bien, il crut qu’il lui était meilleur d’agir et de travailler jour et nuit de tout son pouvoir à témoigner son amour pour Dieu et le prochain. À quoi il ajoutait qu’il croyait que Dieu lui avait donné cet exercice comme étant le meilleur... » [267]

 Quand on le prie de se souvenir d’une personne, il le fait comme un homme qui se trouve chargé d’un grand poids : « Oui je le fais et porte ce poids sur mes épaules. » [272]. Considéré comme un saint, il meurt le 20 juillet 1596, non sans montrer une grande attention aux humbles. Une indienne dont il ne connaît pas la langue vient le voir trois ou quatre jours avant sa mort ?

Écoutez-la … Car peut-être me veut-elle donner quelque bon avis : ce qui montre quel était son humilité… À l’heure de sa mort, lors que lui demandant s’il voulait que je lui donnasse un cierge pour voir plus clair, il me répondit : Tout est clair. Il n’y a plus rien de caché : c’est un plein midi pour moi. [203]

Traversons maintenant l’Atlantique pour aller en Flandre visiter sa jeune contemporaine.

 

Jeanne de Cambry (1581-1639), ermite à Tournai.

Jeanne de Cambry mérite une place égale aux grands mystiques du siècle. Mais son éclat fut voilé parce qu’elle vécut à l’écart des principaux centres urbains et adopta le mode de vie érémitique en voie de relative disparition dans les cités du XVIIe siècle catholique post-tridentin : on le jugeait trop indépendant.

De fait, si son frère n’avait édité ses œuvres, cette figure aurait totalement disparu à notre vue, selon la règle propre au vivier des mystiques : on en repêche seulement quelques-uns grâce à quelque heureux hasard ou au contemporain qui a jugé le texte important. Ainsi Marie de l’Incarnation (du Canada) furent sauvée par son fils dom Claude Martin, madame Guyon fut éditée par Pierre Poiret…

Jeanne de Cambry est  représentative d’un érémitisme citadin proche d’une vie béguinale qui s’étiole mais n’a pas encore disparu. Née à Douai en 1581, elle entre aux Augustines de Tournai à vingt-trois ans ; nous la retrouvons prieure de l’hôpital de Menin à quarante ans ; à quarante-quatre ans elle entre dans une récluserie contigüe à l’église St André située dans un faubourg de Lille. Elle y meurt en 1639 âgée de cinquante-huit ans[57].

Ayant formé autour d’elle un cercle de « chères âmes[58] », elle s’adresse à des laïcs[59] comme à des ermites[60], et n’hésite pas à conseiller les directeurs[61]. Elle a lu Ruusbroec et Catherine de Gênes, outre des auteurs plus anciens. Un abrégé de sa vie fut écrit par son frère[62].

Ses ouvrages, que l’on trouve rassemblés en un fort volume rare paru à Tournai[63], mériteraient d’être partiellement réédités. Elle exprime de façon fine et très personnelle une vie mystique qui conduit à l’amour divin. L’onction qui s’en dégage s’accompagne d’une grande clarté et génère une grande paix. Des citations ne peuvent que trahir une œuvre dense et riche en aperçus très originaux. En voici pourtant quelques extraits :

Dans le Petit exercice pour pouvoir acquérir l’amour de Dieu, elle pose Dieu présent en tout, et cette présence est la source de l’élan d’amour vers autrui :

Nous devons toujours penser que Dieu est partout, comme de vrai il est. Car il n’y a nulle créature, tant raisonnable qu’irraisonnable et insensible, que Dieu ne soit en chacune ... soit que nous regardions en haut, soit que nous regardions en bas, soit que nous parlions à quelqu’un, nous devons toujours considérer comment Dieu est en telle créature : et quelquefois en tirer une affection d’amour, voyant que Dieu est ainsi toujours avec nous… [12]

La recluse, qui écoute les offices de l’église Saint André, propose une belle analogie musicale sur l’unité harmonique dans la diversité des parties instrumentales :

Si  c’est quelque musique, on peut considérer ... la diversité des parties ... des instruments ... il semble qu’il y ait tant de différence les uns aux autres ; néanmoins tous font un si bel accord, qu’il semble que ce ne soit qu’un. Ce que nous peut représenter la gloire des bienheureux. [13]

L’union est assurée par l’exercice de l’amour :

Car l’amour de Dieu est Dieu même [...] [16] et lors notre Dieu par sa bonté reçoit notre volonté avec la sienne et les unit tellement par un lien d’amour et de grâce, que nous pouvons dire avec joie et extrême contentement : ‘Je ne puis plus faire ma volonté mais celle de mon Dieu, parce que je n’en ai plus’. [...] [17] Afin de ne nous figurer une totale union avec le divin, qui ne serait cependant qu’imaginaire et une semence de notre propre complaisance [...] toujours avec une allégresse d’esprit nous convient reconnaître notre pauvreté devant Dieu...

On retrouve l’insistance d’un Ruusbroec sur le contentement, l’allégresse, la joie et la liberté. Faisons tout avec « joie d’esprit ; car c’est cette joie qui nous est très nécessaire. »

Le Traité de la ruine de l’amour-propre[64] insiste dans son premier livre sur le tout faire par et en Dieu, et contre tout amour-propre :

Notre intention doit être si droite que ne devons rien faire pour quelque respect  [39] que ce soit [...] seulement  pour l’amour de Dieu, parce que Dieu le mérite.

Elle en arrive à une « supposition impossible » que l’on verra chez François de Sales ou madame Guyon :

Et même faut que notre intention soit que si Dieu nous mettait en enfer et qu’en cela Dieu fût glorifié, nous soyons plus content en ce que Dieu soit glorifié en notre punition [anéantissement] qu’en notre bien. [39]

L’anéantissement à la vue du Dieu seul n’est pas un vide au sens moderne :

Il n’y a contemplation si haute, que l’âme ne voit clairement son néant. Car tant plus elle voit Dieu, tant plus elle voit son rien. Et en cette vue, n’y a nulle opération active. [76]

Une intéressante précision est apportée quant à la façon de prier pour autrui :

…en la présence de Dieu, devons laisser toute forme et image corporelle de la personne pour qui nous prions, ni même réserver en notre imagination ou mémoire la diversité des personnes [...] [78] On peut en un moment prier avec telle efficace pour tout le monde, ne recevant en soi aucune impression pour la multiplicité des personnes mais comme étant tous en Dieu. [77]

Le « contentement sans pareil » de l’âme cheminant en affliction correspond à une expérience mystique précise vivement éprouvée en oraison d’un retournement du sens : « en ce rien Celui qui est tout est glorifié. »

Telle âme cheminant ainsi en vérité, ignore ce qu’elle fait. [...] Connaissant que d’elle-même elle ne peut opérer une seule bonne action. Mais que Dieu le fait en elle et par elle. Je dis donc que telle âme, soit qu’elle soit martelée, comme sur une enclume, par toutes sortes d’afflictions ; que quant à l’intérieur elle n’ait une seule minute de repos [...] se tient tellement serrée avec son Dieu [...][qui] lui parle plus familièrement que ne font deux amants [...] Elle l’écoute [...] voit au fond de son esprit [...] la vérité de son néant en la vérité de Celui qui est tout. En quoi l’âme reçoit un contentement non pareil, de voir qu’elle n’est rien, qu’elle ne peut rien et qu’en ce rien Celui qui est tout est glorifié. [79]

Suivent de fines discriminations sur les lumières et sur la soumission ou sur le comportement souhaitable pour éviter des difficultés à l’âme dirigée. Elle définit ensuite  la foi nue du chrétien intérieur :

Quant à la foi nue, elle ne consiste pas seulement à croire tout ce que dessus [ les enseignements de l’Église]. Mais encore à croire avec grand amour, tout ce qu’il nous advient. [105]

Laissant de côté les subtiles distinctions elle conclut sur

…une extrême accointance entre ces trois, oraison, contemplation et amour. De sorte qu’à grand peine, se peut-il dire quelque chose de la contemplation qui ne convienne de même à l’amour et à l’oraison. [112]   

Le second livre du Traité reflète probablement ses propos oraux commentant mystiquement des passages du Cantique des cantiques :

 ‘Lève-toi, hâte-toi...’ Dieu le créateur invite l’âme fidèle à s’élever par dessus soi et ne plus s’arrêter aux vertus morales mais de s’élever aux vertus surnaturelles ... Car jusqu’à présent elle a coopéré ... Mais désormais, Dieu veut Lui seul opérer et agir. [156-158]

‘Prenez-nous les petits renards...’ [65] [...] en la divine contemplation [...] elle y découvre [162] aussi, jusqu’à la plus petite tache, de ses péchés et imperfections naturelles. Il n’y a  si petite macule en son âme, qu’elle n’aperçoive en cette pure lumière.

‘Je trouvai celui que mon âme aime.’ [...] ceci se fait par une nudité et délaissement de toutes ses propres opérations et recherches [...] lors au moment que l’âme et ses puissances sont anéanties [170], par cette abyssale humilité, cet esprit, partie suprême de l’âme, vient à s’envoler plus vite qu’un éclair, ou plus vite que le rayon du soleil, jetant sa brillante lumière en quelque lieu, lors que les obstacles en sont ôtés[...] retournant à lui comme à son centre ; car Dieu est vraiment le centre de notre âme.

Au livre suivant, après une longue description de la nuit mystique, elle indique comment Dieu donne des forces pour supporter sa nuit ou l’amour divin…

Si l’âme n’était immortelle, elle ne pourrait subsister en être durant ces angoisses surnaturelles qu’elle endure par la privation de la présence  de son Dieu …

Une similitude le fera entendre. Si l’on versait de l’eau fort chaude dans un verre, il se briserait soudain en pièces. De même l’amour divin, qui est plus chaud et brûlant que toute chaleur terrestre, étant bien engravé au cœur de l’homme, qui est mortel : s’il n’était secouru des grâces surnaturelles, il se briserait plus promptement que ne fait le verre […] [240]

Deux sortes d’anéantissements, l’un vers Dieu, l’autre vers les hommes. Envers Dieu, se reconnaissant un rien, qui ne peut faire une bonne œuvre sans la grâce [...] Envers les créatures [242] […] avec cette croyance d’être indigne de servir.

Le dernier livre traite de l’union et de la transformation en partant de l’Évangile ou du Cantique :

 ‘Mon bien-aimé est descendu en son jardin...’ [255] Il ne faut pas penser, chères âmes, que le repos dont jouissent ceux qui sont parvenus à cet état dernier de perfection, soit un sentiment intérieur de quelque douceur en l’oraison, ou autres opérations esquelles la nature s’arrête et se complaît [...] [mais] pureté de conscience, où l’âme voit par une lumière intérieure que notre Dieu lui donne, que tout ce qu’elle a passé au chemin précédent, si étrange et inconnu qu’il lui semblait être abandonnée de Dieu, était pour sa perfection. Elle connaît maintenant la vérité de tout et comment notre Dieu lui a envoyé ces calamités par un grand amour.

‘… les pauvres d’esprit, pour ce que le royaume de Dieu est à eux’ [66] […] [257] Ceux-là sont pauvres d’esprit, qui sont tellement mortifiés et anéantis, qu’en toutes leurs actions, ils ne cherchent, ni ne veuillent rien plus opérer qu’en Dieu et pour Dieu ; tant ils sont aliénés de ce qui n’est pas Dieu, et d’eux [...] [quoique] que ces âmes soient pour le présent privées de la claire vision de Dieu, propre aux bienheureux ; si est-ce qu’en leur intérieur ils ont une lumière continuelle, qui les guide en toutes leurs actions et opérations. … ils ont plus Dieu en eux-mêmes qu’ils ne sont en eux-mêmes.

 ‘…celle qui apparaît comme l’aube du jour, belle comme la lune...’ [67][263] sa lumière paraît seulement la nuit. Et l’âme parfaite reluit entre toutes les autres ; mais en la nuit de ce monde.

Exprimé en termes rares, l’achèvement de la purification permet d’aller, allégé, dans un grand élan…

[…] plus vite que la pierre qui [...] vient à descendre en bas, rompt et foudroie tout ce qu’elle rencontre pour retourner à son propre centre. Je dis plus, que jamais oiseau ne peut voler si vistement[68], ni trait d’arbalète se porter si roidement à son but, que l’âme étant détachée de soi-même retourne à son Dieu. [268]

Du zèle dont ces âmes sont embrasées […] De tant plus que le soleil vient à jeter ses clairs rayons brillants sur quelque terre cristalline, icelle recevant sur soi ses lumineux traits, vient par même correspondance et sympathie à produire de ce cristal quelque rayon qui semble regarder et rejaillir vers le soleil. Ce que néanmoins n’est autre chose que les mêmes rayons du clair soleil [...]

Mais quels sont ces rayons, sinon la charité qui vient de Dieu en l’âme et par une même correspondance de l’âme à Dieu ? [295]

Le mariage mystique, dégagé de toute connotation humaine, supérieur aux « amants de ce monde »,  prend son vrai sens de force et persévérance gravées au plus profond de l’humilité même :

Si aux amants de ce monde, une heure, une nuit leur semble encore trop courte [...] que ne saurions parler bouche à bouche cinq à six heures à notre Dieu ? [307]

Quel est l’anneau […] signe de cette alliance ? C’est une intime force que Dieu grave au fond de cette âme, par laquelle elle demeure constante en une persévérance éternelle […] comme l’anneau d’épousaille est rond sans fin […]

Non qu’elle demeure impeccable, mais […] demeurant aux limites de son néant et humilité par laquelle elle s’est disposée à cette alliance […] car l’humilité, c’est le fond, le milieu et la fin sans laquelle on ne peut rien acquérir. [310] [69]

Le Flambeau mystique[70] fournit une description d’étapes de la voie spirituelle tout en insistant sur la variété des âmes et de leurs chemins :

Lorsqu’il plaît à Dieu de retirer l’âme de cette voie de soustraction, pour la mettre en un état de nouvelle union de paix et repos avec son Dieu. Cela se fait tout à coup par la seule opération divine, en sorte que l’âme voit lors que ç’a été Dieu, qui l’a de sa seule volonté laissée en ces horribles ténèbres [22] […] Elle sera jouissant quelques années de cette parfaite union. Le père directeur se doit autrement comporter en la conduite de son disciple en cette seconde voie illuminative, qu’en la première [...] [encourager] une profonde humilité, pour la disposer toujours à de nouvelles grâces, dont le propre est de rendre l’âme humble. [23]

La Lamentation de l’âme captive ferme l’œuvre publiée sur ce qui s’apparente à une confidence :

Ce grand Dieu immortel est tellement transporté de l’amour d’une âme qu’il l’aime de tout son cœur [...] l’embrassant dans son sein miséricordieux [...] Il lui dit [...] ‘ Toutes ces grandeurs sont tiennes, toutes ces délices te sont préparées pour une éternité [...] soyez toute à moi, je suis toute à toi ’ : paroles de Dieu si pénétrantes, que l’âme lui ouvrant son cœur lui offre sa vie, se déclare être toute à lui, en sorte qu’il semble que le cœur se fonde de joie, de liesse et d’amour. Et de fait il advient quelques fois dans ces accès d’amour si violents, dans ces caresses de son Dieu, qu’elle en a le cœur blessé et en sent une douleur incroyable.

L’âme voudrait bien lors [...] faire quelque présent [...) mais elle se voit si pauvre [...] qu’elle ne sait que [...] lui présenter son amour [...] il faut qu’elle cache ces secrets [...] et voilà encore un effet de notre servitude en cette vie, que le cœur souffrant la blessure de l’amour divin, a besoin de se dilater, la charité qu’elle a au prochain, [40] voulant se communiquer, elle ne trouve personne, ou du moins peu qui l’entendent, mais beaucoup attribuant et comparant son amour vers Dieu à l’amour charnel, d’où l’on prend mille sujets de mocquerie ; et par ainsi il faut que ces âmes tiennent ces flammes cachées dans leur cœur par contrainte et violence, pour [à cause de] l’incapacité des créatures...

 

Hubert Jaspart (1582 ~1655), prêtre ermite de Mons.

Né à Mons, ordonné prêtre, Hubert Jaspart commença à mener la vie érémitique avant 1632, au bois du Tilleul près de Maubeuge. Puis il obtint en 1643 la collation de l'ermitage Saint-Barthélemy, près de sa ville natale. Il y vivait encore vers 1655 ; un successeur apparaît au même ermitage en 1658.

L’analyse par A. Derville[71] du court traité de la Solitude intérieure[72] convient à d’autres spirituels « abstraits » et associe avec justesse les thèmes d'unité, d'humilité, de conformité, d'anéantissement :

« La doctrine de Jaspart est une spiritualité du retour de l'âme à l'unité de l'essence divine à laquelle participe ontologiquement le fond de l'âme ; elle s'appuie fré­quemment sur la théologie négative. Ce retour de l'âme à l'unité de l'essence divine est vécu ... en un « regard conti­nuel » vers la seule volonté de Dieu ; ce regard est «  intérieur », dirigé vers le fond de l'âme où est Dieu ; il est parfaitement compatible avec les activités exté­rieures et les occupations intérieures.

« Mais l'homme ne peut acquérir ce regard et s'y maintenir que dans l'humilité radicale, laquelle s'origine dans la connaissance du néant de l'homme, et dans la conformité à la volonté de Dieu par l'anéantissement de la volonté propre. Alors est possible ce regard intérieur simple, fixé sur Dieu seul simple en son essence.

« Jaspart prend soin de préciser que ce regard doit être, autant que possible, exempt de toute idée, conception ou imagination des choses transitoires, même des plus saintes et des plus élevées sur ce qu'est Dieu, «car Dieu est tellement simple en son essence [...] que l'âme [...] ne doit retenir ou se servir de quelques pensées, conceptions [...] de Dieu [...] ou de sa volonté, puissance, unité ou trinité, etc., parce que toutes ces images, pour déiformes qu'elles soient, ne sont pas Dieu même » [82-83]. Le regard n'est vraiment simple que lorsqu'il n'est plus le regard de l'âme, lorsqu'il n'est plus « sien, ny envoyé d'elle […] mais tiré hors d'elle par un regard que Dieu tient sur elle et en elle. Dieu est dans notre âme et est plus notre âme que notre âme même. » [85]

 Le spirituel  est décrit comme

… se revêtant de la volonté de Dieu [...] la sienne […] ne se réservant ni esprit, ni désir, ni volonté pour sainte qu’elle soit [...] les laissant écouler dans celle de Dieu, et se glisser, perdre et anéantir elles-mêmes de bon gré dans cet abîme, comme une goutte d’eau dans la mer. [73] Vivant dans cet abîme d’anéantissement de soi-même, de tout ce qui les touche [...] et de tout ce qui est dans l’univers, comme dedans Dieu même.

Se formant dans ce mutuel regard, une unité ou ressemblance de choses entre l’âme et Dieu, par cette étroite et amoureuse unité d’esprit et de volonté, Dieu et l’âme étant faite une même chose.[ ...] Vivant de Dieu et avec Dieu, comme le charbon vit au feu, du feu et [77] avec le feu[…] ne trouvant plus rien en soi, à soi-même, pour le donner à Dieu, se trouvant soi-même dedans Dieu et à Dieu […] ne paraissant non plus que la clarté des étoiles dans la lumière du soleil.

De même l’âme est

… exempte non pas seulement des vues conceptions et imaginations des choses transitoires, mais aussi des plus saintes et spirituelles, qui ne sont pas Dieu. Car Dieu est tellement simple en son Essence, et éloigné de toutes formes et images que l’âme dans la pratique de son regard en Dieu seul, ne doit retenir ou se [83] servir de quelques pensées, conceptions, images ou formes de Dieu tant subtiles et célestes qu’elles puissent être […] L’infinie essence de Dieu ne reçoit pas de grandeur ni de petitesse […]

Ni encore moins penser à Dieu ou le désirer comme étant absent, ailleurs, ou plus haut que dans elle […] c’est une imperfection qui empêche la simplicité de ce regard intérieur, qui provient de son peu de foi, ne croyant pas qu’elle a en soi ce qu’elle cherche hors de soi […] Donc le remède pour dissiper ces ténèbres qui empêchent la pureté et simplicité de ce regard de l’âme en Dieu seul, c’est le [85] même regard de l’âme en Dieu dans une très simple et très intime croyance qu’elle est en Dieu et Dieu en elle, regardant Dieu par le même regard que Dieu la regarde. Son regard n’étant pas sien […] Dieu est dans notre âme et est plus notre âme que notre âme même […]

 Alors que le sensible deviendra dans les siècles suivants la pierre de touche de l’expérience mystique, il s’en écarte nettement : 

Sec et aride que nous soyons [...] nous pouvons toujours former un acte de conformité de notre volonté à la sienne, encore [...] que nous ne la sentions point. [104]

Elle [l’âme] n’a besoin que d’amour et de fidélité pour se résoudre de ne jamais rien dire ni rien faire sinon ce qu’elle croira être la volonté de Dieu […] et par cet anéantissement de soi-même elle entrera plus avant dans la lumière, connaissance et jouissance de ce Regard intérieur et de Dieu même […] ne vous arrêtez pas en cette petite pratique jusqu’à ce que toutes vos volontés, désirs et intentions, toutes vos œuvres et actions, toutes vos peines et souffrances corporelles et spirituelles soient changées en la volonté de Dieu, et que vous ne sentiez plus ni vos volontés, ni vos œuvres ni vos peines et vos travaux comme vôtres mais comme la volonté de Dieu, la vôtre étant faite de celle de Dieu [147] en toutes choses, laquelle est si charmante à l’âme qui la peut regarder et bien goûter, qu’elle la ravit et l’enivre de son esprit […] comme si Dieu occupait son être et sa vie […] laquelle l’âme peut bien regarder, sentir et goûter, mais non pas s’arrêter en ce goût ni se reposer en ce sentiment, et [148] contentement mais en la seule volonté de Dieu. Au contraire se trouvant sans goût et sans cœur pour parler à Dieu, encore moins pour se donner à lui, s’imaginant qu’elle ne fait que mentir en disant : Non pas ma volonté etc. Elle ne doit point pour cela ni pour toute autre raison, quitter sa pratique […] le goût n’y est pas nécessaire.

 


 Maintien de la règle de saint Augustin

La vie canoniale.

Les « chanoines réguliers » désignent des groupements de prêtres consacrés au service d’églises particulières, liés par la règle souple de saint Augustin. L’apostolat franciscain et dominicain, en contact plus intime avec le peuple, précipita leur déclin, de même que le développement d’universités rendait inutiles les écoles qu’ils animaient. Il y eut cependant de brillantes exceptions : la communauté de Ruusbroec et de la congrégation de Windesheim, dont l’effet demeure vivant jusqu’à J. Monbaer (1460-1501), avant d’être relayé par la chartreuse de Cologne et par les jésuites ; le renouvellement en France de la vie canoniale par saint Pierre Fourier (1565-1640), par Alain de Solminihac (1593-1659) dans le sud-ouest, par Charles Faure (1594-1644) ; enfin le foyer constitué par l’abbaye de Saint-Victor à Paris. Ces exemples montrent qu’une place était utilement remplie par les chanoines entre le monachisme traditionnel et les ordres nouveaux ouverts sur la société civile[73].

Des liens existaient avec les ordres ayant une vocation similaire d’apostolat, liés par la même règle augustinienne, tels les chanoines de saint Norbert ou prémontrés qui voulaient restaurer l’idéal de vie canoniale[74], les ermites de Saint-Augustin ou augustins, illustrés par Luis de Leon, le théologien qui défendit Thérèse[75].

Nous choisirons deux figures attirantes : une augustine, un prémontré.

Antoinette de Jésus (1612-1678)

Antoinette Journel fut mariée à quatorze ans. Elle pratiquait de grandes austérités, mais surtout une grande charité. Bremond, ébloui, nous expose le cas inhabituel suivant : un soldat qui avait volé son capitaine fut attaché à la queue du cheval de ce dernier et ses mains enflèrent ; puis il fut suspendu au plus haut d’un râtelier et on le laissa ainsi passer toute la nuit avec défense à tous ceux de la maison (de notre héroïne) de l’aller délier. Celle-ci « se coula adroitement dans l’écurie, où se courbant contre terre elle invitait ce misérable à poser ses pieds sur son dos … on la trouva enfin dans ce lieu » et dans cette posture, entreprenant la conversion du malheureux…. Devenue veuve, Antoinette entra à vingt-cinq ans chez les augustines. Des écrits qui ont échappé à la destruction ordonnée par la supérieure nous révèlent une âme limpide et libre[76] :

Je reconnus bien mon appel et ma vocation … par un effet plus clair que le jour, qui me faisait ressentir que les desseins de Jésus sur moi étaient de me donner part à la vie intérieure, qui est son esprit, qui semble devoir prendre tout usage de moi-même, et y être comme principe de ma vie, me tenant en unité avec Jésus, et que cette opération ne dépendait pas de la Croix, étant un effet d'esprit pur. Enfin je voyais que Jésus ne m'appelait pas à ses amertumes intérieures et extérieures, mais à la pureté de son esprit, qui est essentiel à lui-même, pour être en unité avec lui. Jamais je n'avais vu telle chose, cela ne s'occuperait pas parler lumières extraordinaires, mais comme une vérité qui s'imprimait dans mon âme, et qui enlevait tous les doutes et soupçons que j'avais de ma disposition. […]

La première journée de nos exercices s'est passée dans une paix intérieure et des sens si profonde, qu'il semblait que la paix était fondue en moi, sans qu'aucune chose l'altérât un tant soit peu, me trouvant dans un vide de tout, et sans aucune application ni discernement particulière d'aucune chose de Dieu ni de la mienne, mais seulement perdue dans un océan de paix, je demeurais dans un profond silence, sans vue ni discernement. […]

La deuxième journée s'est passée dans la même disposition de paix et de silence intérieur, qui ne put être interrompu d'aucun acte ni opération de l'âme, et semble que toute capacité me soit ôtée, me trouvant sans amour et sans discernement ; [371] bref il me semble que tout soit cessé, et il ne me reste plus qu'un abîme de paix, dans laquelle je suis toute perdue et rassasiée, et passerais la journée dans ce silence, qui me possède toute, sans discernement et aucune opération.

Le troisième jour […] Les effets semblent opérer sur le corps aussi bien que sur l'esprit, […] Jusques à la moelle des os, pour sanctifier toute la substance, d'où procède une grande pureté dans la sensibilité naturelle qui reste toute nette et épurée. […]

Le quatrième jour je me suis trouvée intérieurement et extérieurement dans un océan de paix incroyable, et l'occupation intérieure si grande qu'elle possédait tout, si simple qu'elle m'ôtait tout discernement, ne voyant ni Dieu ni moi-même[77].

Elle se livre ainsi vingt années plus tard :

Plusieurs années se sont passées en cet état, qui semblait à force de m'avoir plongé en Lui actuellement, avoir formé une habitude de vie en Lui en unité d'esprit. Je pensais y passer ma vie, lorsque par l'ordre et la conduite du père Marin […] Il m'ordonna de sortir de ce bel être et de ce saint adorable, pour me plonger dans mon néant, plus propre et convenable à mon état de pécheresse ; tout au même temps sans peine et répugnance, je me laissais fondre dans cet abîme, et par une étrange métamorphose l'obéissance me retira du sein de Dieu pour me plonger dans le sein du néant, où j'ai demeuré abîmée plus de trois années, […] Ce fut un coup de mort pour moi, puisqu'il me chassait de ma vie : mais à présent les longues années de privations que j'en porte, m'ont fait dans [381] la suite des temps voir que c'est un coup de Dieu, qui m'a mis dans le néant pour régner en moi plus purement. […] Depuis un an ma disposition a changé dans nos exercices ; je me suis sentie tirée à perdre la vue de mon néant, pour entrer dans le pur regard de Dieu, par une opération forte qui ruine tout en moi, pour faire place au règne de Dieu,[…] sans mélange […] tout étant anéanti pour moi […] [382]

Je ne puis pas vous exprimer le fond de paix que Dieu établit dans mon âme depuis plus de vingt ans ; il est vrai qu'autrefois elle souffrait quelque altération par de certaines petites craintes scrupuleuses, [385] mais depuis sept ou huit ans la paix ainsi puissamment établie dans les sens, que tout est paix, et que rien n'altère ; quelque fâcheux événement qu'il arrive, je regarde Dieu plus que l'effet, et la peine se dissipe, et Dieu seul demeure, ne m' étant pas permis de raisonner ni écouter la sagesse et la prudence humaine, et je souffre sans dire mot les choses fâcheuses auxquelles je ne puis remédier, sans en dire mes sentiments à personne, me contentant que Dieu voit tout, et que sa lumière et sa conduite est bien éloignée des nôtres ; et ainsi quelque chose qu'il arrive dans la vie qui soit choquant pour les sens et la raison même, mes sens et ma raison périssent devant Dieu, et je demeure toujours ainsi dans la paix, sans raisonner où je n'ai que faire, souffrant doucement et en silence. […]

Cette sainte liberté tient mon esprit élevé au-dessus de toute chose, et me laisse en pouvoir de tout dire dans une simplicité si sainte que je n'y réfléchis point. Ah ! [386] sainte liberté, heureux ceux qui vous possèdent!

Je me sens l'esprit net, dégagé, et qui ne tient ce semble ni au ciel ni à la terre, qui ne veut ni ne peut vouloir que Dieu seul ; plus de créatures, plus rien de créé pour moi, lui seul me suffit d'une manière que lui seul connaît. Pour ce qui est de mon intérieur, je n'ai rapport à personne, et depuis que Dieu m'a déchargée de la conduite des créatures, je me suis jetée à Lui seul (c'est qu'elle avait été quinze ans de suite maîtresse des novices,) dans la séparation de tout, m'appliquant seulement aux emplois que la sainte religion me donne. Celle du Tour [78] où je suis depuis si longtemps, est une des plus extérieures et divertissantes, n'ayant pas un moment dont je puisse disposer, et toujours en action ; et cependant je reçois des secours de Dieu si puissant, que quelque occupation pressante que j'y ai, le dedans de mon âme et aussi paisible et calme dans mon divertissement, que si j'étais seule […]

Enfin Dieu est Dieu, et seul mérite tout ; le temps qui est pas employé à son service, est perdu. Je voudrais ne soustraire aucun moment ; attendons de [397] sa miséricorde le reste ; il faut lui sacrifier tout, jusqu'aux désirs de notre cœur, qui semblent les plus purs et désintéressés. Il demande un prodigieux vide, puisque la pureté de son amour ne peut souffrir le moindre de nos mouvements, non pas même ceux qui semblent aller à lui, et que plusieurs croient être de la grâce. […][79]

Épiphane Louys (1614-1682), prémontré.

Nicolas Louys entre à dix-sept ans chez les prémontrés de Verdun, puis à partir de vingt-quatre ans enseigne la théologie à Falaise en Normandie (il cite souvent les « mystiques de l’ouest » : Bernières, Renty, Jean de Saint-Samson), puis cinq ans plus tard on le trouve à Genlis près de Dijon. Il « commence à jouer un rôle important dans le gouvernement des prémontrés de l’Antique Rigueur réformés par Servais de Lairuelz », fait des séjours à Rome, enfin après diverses charges est élu prieur d’étival en 1663 (on le désigne souvent sous ce nom).

Il aide à l’établissement des bénédictines de Toul, entre en relation étroite avec Mectilde du Saint-Sacrement /Catherine de Bar et compose pratiquement la totalité de son œuvre pour les religieuses de ses fondations. Il cite, outre les figures déjà nommées, les « anciens » Harphius et Ruusbroec, le récent Jean de la Croix, mais aussi Malaval, ce qui le fit critiquer par Nicole[80].

Dans ses Conférences mystiques[81], il explique nettement à ses dirigées la nature de la contemplation du simple regard, sujet qui sera abordé également par dom Claude Martin (fils de Marie de l’Incarnation du Canada ; nous lui consacrons une section prochainement). Épiphane montre comment se réconcilient passiveté et activité car l’âme agie par Dieu est active et efficace dans la vie pratique.

La contemplation [...] consiste à nous rendre Dieu présent par un acte de foi. Il est en nous-mêmes, Il est hors de nous, Il est en tout lieu, Il est hors de tout lieu, c'est le Centre de tous les êtres. Après avoir fait cet acte de foi notre esprit se plonge dans un profond silence [...] [13] C'est ici où cessent tous les raisonnements, il faut demeurer dans ce simple regard autant de temps qu'il sera possible sans rien penser, sans rien désirer, puisqu'ayant Dieu, nous avons tout. [...] [16] ce n'est enfin ni tendresse, ni douceur, ni sensibilité, mais une vue simple et amoureuse de Dieu, appuyée sur la foi, qu'il est partout, et qu'il est tout.

 Il faut excepter la contemplation surnaturelle et infuse [...] L'on appelle le simple regard, l'œil simple, parce que l'âme se voit comme un ciel extrêmement net, et qui n'est embarrassé d'aucun nuage dans un plein midi, lorsqu'ayant effacé toutes les images et les différences des choses créées, elle est inondée d'une clarté très pure et uniforme. Les autres disent que ce simple regard est un admirable et saint loisir de l'âme, parce qu'alors elle est unie à Dieu ; et faisant cesser toutes les productions de la fantaisie, de l'entendement, et même de la volonté sur tous les objets qui ne sont pas Dieu, elle s'abîme par la foi dans cet être infini qui est le centre et [20] la félicité de tous les êtres, qu'elle croit lui être intimement présent. Il y en a qui disent que c'est le repos mystique de l'âme, parce que le repos est un désistement ou une cessation d'un ouvrage, ou de quelque mouvement qui nous travaillait, ou qui nous tenait dans l'inquiétude. L'âme s'étant retirée de l'affection à toutes les créatures, adhère intimement en son fond et en sa volonté à Dieu seul, dans lequel et avec lequel elle trouve toute la quiétude et la joie qu'elle désire. Jusqu'à tant que l'âme ait trouvé son repos en se plaçant de la sorte en Dieu, elle est dans une agitation continuelle.

Vous ne faites pas cette aspiration pour parler à Dieu, mais pour vous mettre dans un recueillement qui vous donne le moyen d'entendre ce qu'Il voudra vous dire. [34]

L'on ne goûte rien, l'on est sans rien, et l'on ne sait où l'on est. L'esprit ne se cherche pas, et il est content de demeurer dans l'ignorance de la manière de se trouver, et de l'usage de se mettre en peine pour en apprendre des nouvelles : toutes les puissances, les opérations, les applications sont noyées dans la profondeur impénétrable de l'amour divin, comme qui seraient submergés au fond de l'eau dans la mer, sans pouvoir de quelque côté que ce soit ni toucher, ni voir, ni sentir autre chose que l'eau. [370]

 Les plus saintes images font un milieu entre Dieu et l'âme, et empêchent la parfaite union ; et partant l'homme qui souhaite cette union, dès qu'il se sent élevé par un grand feu qui l'enflamme de l'amour de son bien-aimé, il doit effacer toutes les images et les figures pour entrer promptement dans le Saint des Saints, et dans le silence intérieur où l'âme ne parle ni n'opère, et où il n'y a que Dieu seul qui agisse ; l'on y voit que l’opération de Dieu, et l'homme ne fait que se prêter pour souffrir ce que Dieu y veut faire. [373]

 Une grande mystique de notre siècle, c'est la Mère Anne Rosset de la Visitation (en la lettre circulaire sur sa mort) : « mon attrait et mon instinct intérieur, si j'en ai, ou si j'en sais connaître, me porte plutôt à n'avoir rien, à ne rien faire, même à ne pas regarder si je puis ou si je dois faire quelque chose ; mais à marcher à l'aveugle, et à me perdre tellement en Dieu, que même je ne m'amuse pas à voir que je me perds, et comme je me perds, ou [376] comme Dieu même me perd. Aussi ai-je mes puissances si liées que je ne m'en puis servir en aucun temps, pour faire des actes intérieurs ; et je ne suis jamais en plus grande paix en ma position supérieure, et je ne suis jamais mieux dans mon centre, que quand je me laisse pleinement à la merci de cet attrait de ne rien faire, et de ne m'effrayer de rien faire. Il m'est avis que quand une chose est perdue, celui qui l'a perdue ne la voit plus et ne s'en sert plus ; de même quand l'âme s'est absolument abandonnée et donnée à Dieu, s'abîmant en Lui sans réserve.

Ces personnes (des doctes) croient qu'elles (des religieuses) ne font aucune chose étant en l'oraison que de faire cesser leurs actes, et par conséquent qu'elles sont oisives. Mais si elles leur disaient : Dieu opère en mon âme, et afin de donner lieu à Son opération, je veux me tenir en repos, de peur de la troubler par ma trop grande activité, soit d'entendement ou de volonté, on n'aurait pas de peine à comprendre comment on n'y est pas oisif. [386]

 Nous avons tant d'habiles mystiques qui disent qu'il faut y porter tout le monde [à l'oraison du simple regard], même les commençants, parce que comme il n'y a rien de plus élevé que de se tenir continuellement en la présence de Dieu en nudité de foi, et dans un détachement général de tout le sensible et même des actes intérieurs, aussi il n'y a rien de plus sûr ; c'est pourquoi ils veulent que par charité et par justice on doit convier tous les hommes à entrer dans un chemin qui va très certainement à Dieu, et avec plus d'assurance qu'aucun autre. [421]

 Enfin l'âme se réduit par cet exercice à une admirable simplicité et nudité, évacuant tout ce qui est du sens, des fantômes, des images, de toutes sortes d'opérations, non seulement de la raison humaine, mais encore de celle qui est éclairée de la foi, comme aussi les productions de la volonté ; et cette simplicité, cette nudité, c'est ce que nous appelons mort et anéantissement. [453]

Comme une affaire se présente, on la commence sous la bénédiction de Dieu, on y emploie [461] l'attention et le temps que la chose requiert. Quand elle est faite, la même espèce en représente une autre, laquelle on fait dans les mêmes circonstances sans que le souvenir inutile de la première revienne en faisant la seconde, et on continue de cette sorte tout le jour. N'est-il pas bien juste de croire cela de la bonté infinie de Dieu : Il a promis que qui perdrait son âme la trouverait.


Permanence de l’ordre bénédictin

La Tradition. Congrégations de Saint-Vanne et de Saint-Maur

Tout commença avec Benoît (~480 ~547), auteur d’une Règle qui établissait un régime très supportable si on la compare aux pratiques orientales des ascètes du désert[82]. Elle répartit l’emploi du temps  des moines de façon équilibrée : plus de huit heures de sommeil ininterrompu (moyenne, compte tenu de la durée variable des heures latines), quatre heures au plus d’offices, quatre heures d’étude incluant la lectio divina[83], six heures au travail[84]. Rien d’austère, car « la vie monastique doit être accessible à quiconque veut chercher Dieu. » Par contre, le moine mènera une vie communautaire où « tout sera réglé par le menu, il n’y aura qu’à se laisser porter par la grâce divine, à se laisser régir par l’Esprit d’amour ». Ce qui rend l’exercice supportable et conduit à la paix, est un fort sentiment de la proximité divine, celui de l’appartenance de tous à un Corps mystique - les hôtes sont reçus comme le Christ en personne.   L’action souveraine de la grâce induit une dépendance envers la bonté divine[85].

L’invasion des Lombards, vers 581, ruine la fondation du mont Cassin ; catastrophe qui s’avère fructueuse puisqu’elle donne l’occasion à Grégoire (~540-604), chercheur de la « lumière incirconscrite[86] » devenu pape, de faire rayonner l’esprit et la règle en Angleterre à partir de 596. Elle reviendra par la suite sur le continent et, encouragée en 802 sous l’autorité de Charlemagne, elle conduira à la réforme de Cluny à partir de 910. Offices et psalmodie se multiplient. Deux mille monastères sont affiliés à l’époque d’Hugues (1049-1109), mais la décadence de cette grande machine centralisée est rapide[87], tandis que Bernard (1090-1153) entre à vingt-et-un ans à Cîteaux avec une vingtaine de compagnons et établit l’école cistercienne, illustrée par son ami Guillaume de Saint-Thierry.

Les bénédictins connaissent l’alternance de déclins et de réformes propre à tous les ordres. La réforme est entreprise en Europe du sud à Subiaco en 1364, à Valladolid en 1390, à Montserrat, monastère agrégé en 1492, où Garcia Ximenez compose l’Exercitatorio de la vida spiritual. Elle se manifeste en Europe du nord à Bursfeld à partir de 1434 ; ce monastère entretient des rapports avec  la congrégation de Windesheim et avec des chartreux, puis influe sur des communautés allemandes[88].

La Réforme casse le monde cloîtré dans toute l’Europe du nord. Certains bénédictins  émigrent, tel l’anglais dom Baker (1575-1641) que nous allons mettre en valeur. La Contre-Réforme  facilite l’émergence de la congrégation lorraine de Saint-Vanne (approuvée en 1604), dont il faudrait évoquer les figures spirituelles : dom Philippe François, surtout dom Simplicien Gody, enfin dom Benoît Dard.

 De la congrégation de Saint-Vanne sort en 1618 celle de Saint-Maur (approuvée en 1621), qui groupera 191 monastères à la veille de la Révolution. Dom Tarisse en est le premier supérieur, puis s’illustrent les noms de Claude Martin (1619-1696), Jean Mabillon (1632-1707), François Lamy (1636-1711), Jean-Paul du Sault (1650-1724). Si dom Tarisse est un ascète qui crée une ferveur - l’office divin, solennel, durait de six à sept heures –, si une « certaine âpreté fait pressentir le jansénisme », Claude Martin et peut-être François Lamy, proche de Fénelon lors de la querelle du pur amour, sont des mystiques (la notice mettant en valeur dom Claude suivra celle de dom Baker).

La restauration aura lieu dans la continuité, à Solesmes, fondé en 1833 par le prêtre Dom Guéranger. Il estimait « que l’ordre de saint Benoît … n’est pas une milice active, mais une école de vie contemplative […] afin d’habiter avec Dieu. »[89]. Dame Cécile Bruyère, fondatrice en 1866 de l’abbaye jumelle de sainte Cécile, était sensible à la mystique, et son ouvrage, La vie spirituelle et l’oraison d’après la sainte Écriture et la Tradition monastique (1899), utile au sein des cloîtres, mérite appréciation.

Cet excursus sur l’histoire bénédictine voulait illustrer la permanence d’un témoignage spirituel basé sur un mode de vie qui a prouvé un équilibre quasi-intemporel, car il est adapté à une minorité de chercheurs de Dieu qui se sont renouvelés d’âge en âge. Cette constance relativise, au niveau du vécu intime mystique, des particularités que l’on attache à tel ou tel siècle.

Évoquons maintenant trois figures de la mystique bénédictine.


Dom Augustin Baker (1575-1641)

 

Dom Augustin Baker fit ses études à Oxford puis à Londres et devint homme de loi[90]. Converti en 1603, il prit l’habit bénédictin en 1605. Il cacha cette  identité à cause de la persécution des catholiques, et fit « valoir de hauts talents de légiste et d’antiquaire » ! En 1624 il est à Cambrai, aide le nouveau couvent de bénédictines anglaises. À la suite d’une controverse, il est envoyé en 1633 à Douai où il mène une vie retirée. Il rencontre de nouvelles traverses, rentre en Angleterre et « passe ses dernières années dans un isolement complet. »  

Baker  traduisit en plusieurs volumes des œuvres réputées de Tauler. Il fit connaître en France The Cloud of Unknowing et The Scale of perfection de Hilton, ainsi que les Révélations de Julienne de Norwich. Le meilleur manuscrit de la version longue des Révélations, qui se trouve aujourd’hui à la Bibliothèque nationale, a été publié en 1670 par Cressy, autre bénédictin. Ce dernier est le continuateur de l’œuvre de Baker qu’il rassembla et publia auprès de moniales anglaises de Douai, elles-mêmes copistes de manuscrits de Julienne de Norwich, lesquels passèrent peut-être auparavant par les mains de Benoît de Canfield[91].

Baker lui-même fut très influencé par Constantin de Barbanson : le capucin d’origine rhénane fut quelque temps auparavant en relation avec l’abbesse de la Paix de Notre-Dame de Douai ainsi qu’avec les capucins de Flandre.

Se dessine ainsi un réseau anglo-rhéno-flamand : il reproduit celui, plus ancien, qui existait aux XIVe et XVe siècles, ce qui est bien normal compte tenu des liaisons permanentes par voies fluviales et maritimes entre la vallée du Rhin (incluant les Flandres) et la vallée de la Tamise. Cette relation naturelle surmonte même la division apparue entre catholiques et protestants dès lors que les Espagnols sont tenus à l’écart ; on retrouvera de nouveau, près d’un siècle plus tard, le chemin allant d’Écosse ou de Londres en France, passant par la Hollande : il sera parcouru par les disciples guyoniens et par leurs livres.

On n’oubliera pas l’influence de l’espagnol Antonio de Rojas, prêtre madrilène qui n’est connu que par ses livres, dont la Vida del espiritu… : « L’âme ainsi anéantie n’empêche point Dieu de faire tout ce qui lui plaira en elle. Qu’étions-nous, et où étions-nous avant que Dieu nous eût créés ? » Il fut traduit en français par Cyprien de la Nativité dès 1646 - et condamné en 1689 [92]. Il fut à la source d’un « quiétisme » qui imprégnait dom Baker et qui lui sera reproché :

« Baker stood accused of a form of quietism … this is undoubtedly a serious weakness in his thought … but he is, after all, writing for enclosed nuns … For him the spiritual life is a movement of love … he goes so far as to say that God cannot help but love us[93]. »

La Sancta Sophia de Baker, publiée à Douai en 1657, est traduite en français[94]. Il s’agit d’un manuel assemblé à partir d’opuscules, précis soigné de ses écrits, œuvre remarquablement claire et sans marque d’époque. Il se concentre sur la prière, et donc ne présente pas l’ensemble de la vie mystique en harmonie avec l’activité ordinaire. Baker propose des « exercices » - dont un fort beau, le premier -, dans son souci de donner des instructions s’adressant à toutes ses religieuses.

Il apparaît ainsi comme un représentant avisé de ce qu’il appelle le « second cercle », tandis que le premier cercle est au cœur de la vie mystique, où la transmission de la grâce divine se fait sans action de notre part, sinon d’acquiescement, et ne suppose pas l’aide de manuels (d’où la rareté de ses traces écrites). Le troisième cercle, celui de la méditation, bénéficie d’une littérature si abondante que tout ajout de sa part est jugé inutile. Il y range des auteurs connus (que nous n’abordons pas parce qu’ils sont plutôt spirituels que mystiques) :

Les auteurs qui n'enseignent et ne connaissent pas d'exer­cice plus élevé que la méditation divisent aussi toute la carrière spirituelle en ces trois voies : purgative, illuminative et unitive. Pourtant la perfection de leur doctrine et de leur pratique ne vise pas plus haut que la vie active qu'ils professent ; comme on peut le constater d'après les ouvrages de du Pont, Rodriguez, etc. Nous pouvons y joindre aussi Louis de Grenade. [77]

Baker laisse le soin des divisions raffinées à d’autres mystiques quand il s’agit d’état « plus relevés » se situant hors de son souci premier de directeur de moniales ; il les aborde cependant rapidement :

Aussi le R. P. Constantin de Barbanson, l'auteur si savant et si expérimenté de l'ouvrage intitulé : Les secrets sentiers de l'Amour divin, divise-­t-il tout le progrès de la vie spirituelle contemplative selon le progrès de la prière. Celui-ci (dit-il) comprend les degrés suivants 1° les exercices de l'intelligence dans la méditation ; 2° les exercices de la volonté et des affections sans méditation (exercices très impar­faits au début) ; 3° ensuite l'âme arrive à une perception expéri­mentale de la présence divine en elle ; 4° puis vient la grande déso­lation ; 5° à celle-ci succède une manifestation sublime de Dieu au sommet de l'esprit ; 6° de là, après de nombreuses alternatives de montées et de chutes (rencontrées aussi à tous les degrés), l'âme entre dans les voies divines, mais très secrètes, de la perfection. C'est cet ordre, plus naturel, plus conforme à la raison et à l'expérience, qui sera suivi dans son ensemble. Cependant le­s quatre derniers degrés seront réunis en un seul, et nous ne distinguerons que trois degrés de prière. [68-69]

Le second volume de La sainte Sapience passe subtilement de l’élévation de l’esprit vers Dieu, aux aspirations qui mettent en jeu la volonté, pour conduire par l’oubli d’elle-même et du monde extérieur au « pur vide » de la « divine union passive ».  Il cite le  « sublime » Nuage d’Inconnaissance, montrant une grande discrimination dans son choix de mystiques anglais.

La prière peut se définir une éléva­tion de l'esprit vers Dieu, ou, plus précisément : C'est une mise en acte [actuation] de l'affectivité d'une âme intellectuelle à l'égard de Dieu, exprimant, ou du moins impliquant, une entière dépen­dance de Lui, comme Auteur et Source de tout bien. [12]

Pour rendre compte de ce qu'elles conçoivent quand elles fixent sur Dieu leur pensée, elles diraient seulement : Dieu n'est rien de tout ce que je puis exprimer ou penser, mais un Être infiniment supérieur à ces con­ceptions de l'esprit et absolument incompréhensible à une intelli­gence créée. Il est ce qu'Il est, et ce que Lui-même seul connaît parfaitement. Pour moi, je crois qu'Il est. Comme tel, je L'adore et je L'aime uniquement. [187]

Les affaires extérieures empêchent moins les aspirations que la méditation ou les actes immédiats, car, dans les aspirations, l'in­telligence n'est guère employée et, par conséquent, peut s'occuper assez facilement d'un autre objet. De plus, la volonté riche, débor­dante même d'amour divin, ne s'attache pas à ces occupations et, par conséquent, n'est pas distraite par elles. [190]

Maintenant, l'âme perd tout souvenir d'elle-même et de tous les objets créés. Elle ne garde de Dieu que le souvenir de son incom­préhensibilité absolue. Dans l'éloignement de toutes les créatures, le refus d'accepter toute image particulière et distincte de Dieu, il demeure dans l'âme et dans l'esprit un rien, un pur vide, pour ainsi dire. Ce rien a plus de valeur que toutes les créatures, car il est tout ce que nous pouvons connaître de Dieu en cette vie. Ce rien est le riche héritage des âmes parfaites, car elles perçoivent clairement combien Dieu est tout à fait différent de ce que nous pouvons saisir par nos sens ou par notre intelligence. L'état de ces âmes mérite d'être appelé « le nuage de l'inconnaissance » ou le « nuage de l'oubli » par l'auteur du sublime traité ainsi nommé. [193]

De nombreuses années, passées dans la mortification et les autres exercices intérieurs, ne purifient pas autant que quelques minutes de cette divine union passive. Ici, vraiment, l'âme sent parfaite­ment son propre néant et le tout de Dieu, et, par là, progresse étran­gement dans l'humilité et l'amour divin. Elle est unie à Dieu d'une manière immédiate, éclairée de sa lumière céleste, enflam­mée de son amour, au point de considérer toutes les créatures (et elle-même surtout), comme si elles n'étaient pas, et même comme des objets tout à fait odieux. En outre, il existe dans une âme bien des défauts secrets, si subtils, si intimes, qu'ils ne peuvent être ni guéris, ni même découverts, sans l'union passive. [210]

Quel est le but de ces grâces ? Il n'est pas assurément de procu­rer à l'âme un repos définitif dans la jouissance, ni simplement de la torturer par la désolation. Notre bonheur suprême n'est pas de recevoir, mais d'aimer. [217]

Les principales œuvres de Baker, dont les Directions…, assemblées par  son disciple Dom Cressy (1605-1674) sous le nom de Sancta Sophia, ont été assez récemment rendues accessibles en anglais dans leur édition critique[95].

 


Dom Simplicien Gody (1600-1662)

 

Dom Gody fit profession dans la congrégation de Saint-Vanne et mena une « vie sans histoire apparente », partagée entre Besançon, la région de Dole, Paris[96]. Ame sensible, poète, il est également un spirituel qui se manifeste indirectement, car tout bon moine se retranche discrètement derrière de nombreux auteurs : ici, Gody cite les mystiques anciens de Climaque à Blosius, puis Thérèse, Jean de la Croix, François de Sales, Condren… Nous citons le second traité qui conclut la Pratique de l’Oraison mentale, ouvrage rédigée à la fin de sa vie[97] :

C’est l’Attribut divin que nous appelons Immensité, sur qui se fonde cette sorte de Contemplation dont nous traitons à présent. C’est la foi de la présence divine partout qui nous en ouvre la porte, qui nous y entretient, et qui nous y fait acquérir une merveilleuse paix, nonobstant toute l’obscurité qui s’y rencontre. [...] Et véritablement cette Foi, pour brune[98] et obscure qu’elle soit, ne laisse pas d’être belle à merveilles, et pleine de lumière toute ravissante. (137)

Il se réfère à deux lettres du Père de Condren[99] :

...Dieu veut vous tirer dans l’esprit de la Foi, et vous faire sortir de vos propres sentiments et pensées. De là vient qu’il vous semble que tout se perde, Dieu même, ce vous semble, parce que vos pensées se perdent. Votre âme doit dire lors « que vous voulez adorer Dieu dans son Esprit hors du vôtre. » Nos pensées ne sont rien... (139)

Il est bon que cette lumière trompeuse [de notre propre esprit] cesse en nous, et que nous soyons en ténèbres pour son regard, afin qu’à yeux clos nous nous donnions à Dieu dans sa lumière invisible et inconnue, et qu’avec patience nous le cherchions par la pure Foi et simple Charité dans sa propre vérité. Nous ne devons, pour conclusion, désirer ni ténèbres, ni lumières, mais Dieu ; et le chercher par la voie qu’il nous ouvrira sans satisfaction, et sans impatience. (140)

Dans la contemplation de Foi :

On y exerce l’amour fondé en cette Foi ; aussi fait-on dans les autres [espèces de contemplations précédemment abordées]. On n’y discourt que le moins qu’on peut, et on y admire, et on aime le plus qu’on peut : aussi fait-on dans l’exercice des autres. Qui a-t-il donc ici de plus ? Il y a plus parce qu’il y a moins. Je veux dire, que le concept de l’entendement, et toute son opération y étant plus simple, aussi l’opération contemplative en est ordinairement plus facile, plus pure, et plus élevée. Es [Dans les] Contemplations des Attributs dont nous avons parlé en la section précédente, l’on regarde la Présence de Dieu : Ici on ne regarde que la Divinité présente très simplement. Es autres on aime la Bonté, la Beauté, la Miséricorde de Dieu : Ici on ne regarde que le Divinité présente très simplement. […] O Dieu très secret et très présent ! […](141)

 


Dom Claude Martin (1619-1696).

 

Fils de Marie de l’Incarnation (du Canada), il en est séparé à l’âge de douze ans quand elle décide d’entrer chez les ursulines de Tours: c’est une tragédie pour l’enfant, qui fugue et est retrouvé à Blois. Dom Claude en rapportera plus tard la cause, « une mélancolie profonde … il voyait que ses proches, qui avaient connaissance du dessein de sa mère, le regardaient fixement d’un œil de pitié, sans lui rien dire ; puis, se retournant, ils conféraient ensemble à voix basse de cette affaire… »[100].

Après une période « d’incertitudes et d’indécisions sur son avenir », novice à vingt-deux ans, il prononce ses vœux le 3 février 1642 à l’abbaye de Vendôme[101]. Il occupe de nombreux emplois en des lieux très divers : abbayes de Tiron, de Jumièges, de Sées, villes de Rouen, Vendôme, Meulan, Paris, Meulan de nouveau, Compiègne, Angers, Rouen de nouveau. Enfin il demeure à Paris à partir de 1668, où il remplit la charge d’assistant du supérieur général des bénédictins de Saint-Maur, en particulier par deux fois auprès de Vincent Marsolle (1616-1681).

Il travaille au rétablissement des études qui se fait au sein de la congrégation, contribue à l’édition des œuvres de saint Augustin, organise le travail sur les éditions de saint Jérôme et de saint Hilaire, mais surtout rassemble et publie les écrits de sa mère, nous donnant ainsi accès à l’intimité de la grande mystique. Lui-même, après une conduite très austère, se met à l’école de Bernières comme sa mère[102] : il connaît donc la vie mystique de l’intérieur, ce dont témoigne le caractère précis de certaines de ses « additions » aux écrits maternels[103], et les Conférences ascétiques, fruit de son enseignement à de futurs prêtres. Celles-ci sont rédigées définitivement après 1690, lorsque, « choisi, de fait, comme supérieur général en 1687, il se heurte au veto royal » et passe ses dernières années au pays natal, comme prieur de l’abbaye de Marmoutier-les-Tours[104] :

Or cette union ou perfection pratique se fait par une vue de Dieu toute pure, toute simple, sans espèces, sans formes, sans images, sans raisonnements, mais fondée sur une foi parfaite de ce que Dieu est en Lui-même, et surtout de ce qu'Il nous est présent par Son immensité. Et quant à la volonté, cette union se fait par l'amour, savoir activement ou passivement. Activement, lorsque, par un certain penchant du cœur et par une inclinaison amoureuse, l'âme tend à l'objet qui lui est proposé ; et c'est ce mouvement ou inclination de cœur que les mystiques appellent activité, disposition active, amour actif. Il peut encore se pratiquer passivement, comme quand l'âme ne se porte point à Dieu par des actes ou des mouvements d'amour, mais qu'elle s'abandonne simplement à Dieu, et qu'elle s'expose à toutes Ses dispositions pour y opérer ce qu'il Lui plaira : c'est ce qu'on appelle passiveté, disposition passive, amour passif. ... La contemplation passive est celle à laquelle  Dieu nous attire par une grâce si forte, qu'il semble que nous soyons plutôt agis que nous n'agissons…

On reconnaît là son style très simple, à lire lentement, car précis et très juste dans le choix des termes : le spirituel bénédictin n’invente rien, mais tente simplement d’éclairer son prochain en s’appuyant sur la tradition monastique. En effet, comme le dit dom Jean Leclercq :

 « L’expérience est une forme d’amour intime qui s’échange entre Dieu et l’âme ; en ce qu’elle a de personnel et d’incommunicable, elle tend au silence. Mais […] le mystique … doit communiquer aux autres ce qu’il sait de Dieu. »[105]

Dom Claude a eu une longue vie de sorte qu’il a connu les controverses qui ont entouré madame Guyon et son cercle. Le vieil homme courageux entreprit de justifier ses contemporains mystiques accablés par le pouvoir, dont  l’auteur du Moyen court, mais sa prise de position est restée manuscrite et très longtemps inconnue car non publiée. Nous y reviendrons lors de l’analyse de la querelle à propos de la voie de quiétude[106].

L’objet de controverses, « l’oraison de simple regard », est simple, car non divisée (de même « comprendre » n’est pas nécessairement « expliquer » par des causes, mais souvent acquérir une vue d’ensemble par intuition globale[107]). Elle est regard de l’Amour vers nous, qui attire en réponse le nôtre, « en ligne droite », sans détour, sans appel au levier des moyens :

Cette oraison de quiétude ou de simple regard, qu'on croit si mystérieuse et à laquelle on trouve tant à redire, n'est qu'une simple mais affective pensée de Dieu ; qu'une vue douce et amoureuse de Dieu ;  qu'une attention de l'esprit à Dieu avec un penchant de cœur qui l'accompagne et la soutient, mais de manière imperceptible. […]

Ainsi quand on parle de l'oraison de simple regard, il ne faut pas s'imaginer que ce regard soit simple absolument. Il est simple, parce qu'il est sans raisonnement, sans recherche, sans multiplication d'idées; mais il n'est pas simple, parce qu'il est accompagné d'un très pur et très parfait amour de Dieu ; en sorte que cette pensée de Dieu, cette vue ou regard de Dieu, cette application de l'esprit à Dieu présent est comme le matériel de cette oraison ; et cet amour, ce penchant du cœur, cette inclination amoureuse [6r] en est comme le formel. […] Si les mystiques avaient expliqué de la sorte la quiétude, l'oraison de simple regard, il ne fût jamais venu dans la pensée que c'est un crime et une source d'hérésies des plus noires qui aient jamais affecté l'Église. Car enfin il n'y a rien que de surnaturel. Le simple regard est une vue de foi, ou de sagesse, ou d'intelligence, selon que le rayon de la contemplation s'éclaircit. Et cette inclination amoureuse qui accompagne et soutient le regard est [6v] l'ouvrage d'une très pure charité[108].


Une succession de bénédictines réformatrices

Au Moyen Âge, les grandes  abbesses bénédictines dirigèrent des couvents qui furent des foyers d’une culture féminine bien représentée par l’intellectuelle Hildegarde de Bingen (1098-1179). Ces couvents abritèrent aussi des visionnaires, dont sainte Gertrude d’Helfta (1256-1291) : une puissance d’imagination exubérante propre au Moyen Âge explique la forme de ces témoignages[109], dont nous trouverons une résurgence chez Marie des Vallées ( ?-1656). Mais Gertrude fut aussi une profonde mystique qui rendait grâce à l’amour reçu sans mérite :

La suave bonté – innée et essentielle à votre nature – sous la motion intime de la douce charité – par laquelle non seulement vous aimez, mais êtes l’Amour même … vous a incliné vers la dernière des créatures humaines, la plus démunie de tout ce qui est fortuit et gratuit[110].

Au XVIIe siècle, des femmes prennent dignement la suite de leurs illustres aînées. Le rôle de la vénérable abbaye bénédictine de Montmartre, fondée en 1133, proche du pèlerinage à saint Denis -- le nom se réfère au Denys des mystiques que la légende fait venir à Paris[111] -- fut central après sa réforme mouvementée conduite au début du siècle par Marie de Beauvilliers (1574-1657). Cela se passait juste avant 1600.

Cette abbaye exercera un rayonnement exceptionnel en d’autres lieux puis abritera par la suite la grande mystique cachée Charlotte Le Sergent (1604-1677). On lira Bremond qui utilise les Éloges de la mère de Blémur : augmenté de nombreux épisodes de la vie des grandes religieuses bénédictines, le récit couvre une grande partie de L’Invasion mystique. Son chapitre VI décrit « les grandes abbesses » de l’abbaye de Montmartre et d’autres couvents.

Se détachent les deux sœurs Marie et Geneviève Granger (1600-1674). Geneviève « eut sous sa conduite la très attachante, très haute et très inquiétante personne qui, sous le nom de Madame Guyon, doit faire un jour tant de bruit[112] ». Elle fut en effet le soutien « maternel » de la jeune femme en prise avec un vieux mari et une belle-mère difficile, guida et inspira la jeune mystique à partir de 1668. Nous évoquerons précisément cette direction dans notre approche de l’école du cœur  au volume IV : la « Mère Granger »  savait joindre la prudence, l’encouragement très concret, l’incitation au retour intérieur, l’engagement, le dépassement. Nous regrouperons ici trois bénédictines de Montargis qui se succédèrent au cours du siècle : Marie Granger, Louise Boussard Mère de Sainte Gertrude, Geneviève Granger.

Marguerite d’Arbouze (1580-1626) fut l’une des nombreuses bénédictines en liaison avec une Marie de Beauvilliers qui « donna le voile à deux cent-vingt-sept filles[113] », tandis qu’en Savoie la bernardine cistercienne Louise de Ballon (1591-1668) entreprit la réforme de son couvent sous l’inspiration de Madame de Chantal et de François de Sales.

Mectilde du Saint-Sacrement (1620-1698), issue de l’ordre franciscain des Annonciades, fonda la congrégation des bénédictines Adoratrices du Saint-Sacrement. Elle fut très liée au cercle des mystiques normands animés par le père Chrysostome de Saint-Lô et le laïc Jean de Bernières. Cette congrégation s’illustre par les belles figures d’Élisabeth de Brême (1609-1668) et de la Mère de Blémur (1618-1696), l’historienne des grandes bénédictines. Ce qu’elle rapporte témoigne indirectement de sa propre expérience. Nous regroupons ces trois bénédictines du saint Sacrement.

Nous nous concentrerons sur les mystiques, laissant de côté les cas illustres de réformes imposées par la seule application de règles dans un esprit ascétique[114]. Le Tableau II des bénédictines en fin de chapitre présente les principales figures retenues ainsi que celles de spirituels en rapport avec elles.

Une histoire mouvementée : Marie de Beauvilliers (1574-1657) et la réforme à Montmartre

Marie de Beauvilliers, née mademoiselle de Saint Aignan, n’eut pas tout de suite la vocation religieuse, ce que la mère de Blémur rapporte avec grand charme littéraire[115] :

Elle rencontra malheureusement un Gentilhomme, qui la voyant si belle, regretta que tant de charmes fussent cachés dans un cloître : il ne manqua pas de lui représenter son portrait peint des plus vives couleurs, et de lui dire qu'une fille de sa qualité, et qui avait autant d'avantage, était sans doute destinée pour un prince. C'était le souffle empoisonné du serpent, qui pensa flétrir cette fleur délicate. Elle revint à [l’abbaye de] Beaumont fort mélancolique, et demeura assez longtemps tentée contre sa vocation...[116]

Elle fit profession à seize ans en 1590 ayant pour compagne et modèle sa cousine germaine Madame de Sourdis[117]. « Elle vivait bien contente sous la direction de Madame l’Abbesse de Beaumont, lorsque Monsieur de Fresne son beau-frère demanda et obtint pour elle le Brevet de l’Abbaye de Montmartre ». Elle entra en 1598 dans cette « maison scandaleuse, dont l’entrée même était défendue aux gens de bien » et qu’elle décida de réformer. Elle dut résister à un mauvais confesseur : « La jeune abbesse, qui était belle, et qui avait un merveilleux agrément, donna dans les yeux de cet homme[118]. »

Puis vint le plus dur, l’opposition de trente-trois religieuses face à la jeune abbesse aidée de deux compagnes. Certaines tentèrent le plus grand moyen :

Elle était malade et elles lui firent prendre du poison caché dans un remède, dont l’opération fut si prompte qu’au moment qu’elle l’eut avalé, sa tête devin prodigieusement enflée et son visage si changé qu’elle n’était pas reconnaissable, souffrant de cruelles douleurs. Les Médecins connurent aussitôt la cause du mal, qu’ils jugèrent incurable ; mais ce qui est impossible aux hommes ne l’est pas à Dieu […]

On fut d’avis d’employer le fer pour exécuter ce que le poison avait épargné. La nuit du meurtre fut arrêté et les assassins bien instruits de ce qu’ils devaient faire : c’était une chose ordinaire de voir les amis des religieuses passer une partie de la nuit avec elles […] [mais la grâce] toucha le cœur d’un des complices […] elle fut encore empoisonnée quelque temps après par un orge mondé  qu’une sœur converse lui apporta, dont elle s’aperçut bien tôt […]

Ces périls continuels furent cause que ceux qui avaient l’administration de l’Abbaye la firent sortir du dortoir commun et la logèrent dans une chambre où il y  avait double porte, et commandèrent à deux sœurs converses de probité d’apprêter ce qui serait nécessaire pour sa nourriture, avec défense aux autres d’entrer à la cuisine[119].

Le Cardinal de Sourdis, de sa famille, lui vint en aide :

Il lui adressa le Père Benoist de Canfeld Capucin, qui était un homme d’une rare piété, qui fut depuis emprisonné pour la Foi, afin d’être son directeur, et qu’elle pût conférer avec lui dans toutes ses peines. Alors elle eut la révélation de son songe, et connut que c’était le même personnage qui l’avait soutenue sur le bord de l’abîme où elle était proche de la perdition ; de sorte que se confiant à lui des plus secrètes pensées de son âme, il l’assista notablement … mais son travail n’était pas tant pour remédier aux désordres extérieurs que pour former l’intérieur à supporter les croix avec soumission aux ordres de Dieu ; il composa un Exercice de la Divine volonté qui fut très utile à Madame de Montmartre parce qu’elle en entreprit la pratique avec une merveilleuse ferveur […][120].

Benoît la conseilla et lorsqu’il retourna en Angleterre (où « emprisonné pour la foi » il faillit être exécuté), « il procura le retour de Père Ange de Joyeuse dans son Ordre et l’obligea au même temps de servir de Protecteur à Madame de Montmartre ; ce qu’il exécuta avec beaucoup de soin. Elle eut aussi des conférences avec le Père Honoré de Champigny[121] ». Tous les spirituels capucins du temps unirent leurs efforts ! Enfin après bien des contrariétés, « saint François de Sales pour lors Évêque de Genève, Messieurs du Val et de Gamache, et Mademoiselle Acarie, commencèrent à visiter Madame et les Religieuses de son parti ; ce qui les mit en réputation et personne ne rougissait plus d’être liées d’amitié avec elles[122] ». On retrouvera au prochain chapitre les membres de ce cercle qui ne limitaient pas donc leurs efforts à l’arrivée en France de la réforme carmélitaine espagnole.

Plus tard, « lorsqu’on lui donna Madame de Guise pour être Coadjutrice de Montmartre, elle en eut d’abord une grande appréhension, fondée sur sa qualité de Princesse, craignant qu’elle n’eût conservé quelque sentiment de l’élévation de sa naissance[123] ». Heureusement, la profonde Madame de Guise (1629-1682), amie de Monsieur Bertot (1620-1671), se révèlera d’une grande aide et lui succédera comme abbesse. La grande réformatrice mourut en 1657 - non sans montrer une dernière fois sa grande détermination :

Voyant que ses religieuses témoignaient beaucoup de crainte de sa perte et qu’elles priaient incessamment pour sa conservation, elle en avait de la peine. « Hélas, mes Filles, (leur disait-elle) que fais-je en ce monde ? Ne m’empêchez point d’aller à Dieu ». Elle avait demandé de ne point communier dans son lit, par respect au très saint Sacrement, et elle l’obtint, étant allée à l’Église deux jours avant sa mort, quoi qu’elle fut dans une si grande faiblesse qu’on croyait qu’elle expirerait en chemin[124].

Outre des Conférences spirituelles, l’opuscule qu’elle composa pour ses religieuses traite de l’Exercice divin, ou pratique de la conformité à Dieu[125] : elle voulait leur transmettre l’essentiel de la Règle de Benoit de Canfield dans un vocabulaire plus simple et sans métaphysique. Elle y déploie la doctrine classique de l’anéantissement, terme cher au siècle, souvent mal compris de nos jours[126], qui ouvre à la vie réelle divine par la grâce. Elle affirme sans détour l’union avec Dieu dès cette vie, en une volonté commune, au prix du sacrifice de la volonté propre.

Nous livrons l’essentiel de cet opuscule parce qu’il traduit avec simplicité la spiritualité de Canfield et prépare la lecture de ce dernier au chapitre consacré aux franciscains. Contre les excès ascétiques qui marquaient la vie de certaines communautés, il livre un témoignage d’équilibre malgré une réforme que l’on pourrait croire excessive à la vue des résistances qu’elle rencontra : par exemple son chapitre XIV s’oppose à bien des témoignages d’ascétisme outrancier[127].

L’Exercice divin présente une règle de vie communautaire toute orientée vers sa fin divine, sans aucune pratique extraordinaire, prévenant ainsi tout orgueil. Nous sommes loin de la tentation d’imiter la vie mythique des Pères du désert et l’on ne ressent aucunement la tension qui régnait en d’autres lieux réformés, tel à Port-Royal-des-Champs.

Cette « façon de vivre », plutôt que règle de vie, dans sa simplicité, voire dans sa pauvreté d’expression, est en son fond ainsi rendue accessible à toutes les sœurs de la communauté ; et sa forme, le choix d’un gros corps imprimé dans un volume de format réduit, exprime l’attention donnée à la mauvaise vue des aînées. Ce texte traduit le soubassement paisible de l’amour rigoureux qui régit la vie mystique. L’Exercice divin corrige s’il est nécessaire certaines abstractions rencontrées dans d’autres textes de notre anthologie. Plein d’onction et de douceur, d’expérience et d’amour, il met la spiritualité de Canfield à la portée de tous :

Exercice divin, ou pratique de la conformité de notre volonté à celle de  Dieu (1631).  

 [Épître] À nos très chères Filles les religieuses de l’Abbaye de Montmartre, Prieuré de Notre Dame de Grace, de la Ville l’Évêque, et des saints martyrs.

 Mes très chères et bien aimées Filles en N. Seigneur.   

Il y a plusieurs années que j’ai le désir de recueillir quelques pratiques tendantes à se tenir dans la vue [4] de la présence divine, par le moyen très efficace de la soumission et conformité de notre volonté à celle de Dieu ; et ce désir a encore augmenté sur l’expérience que j’ai eue du profit que l’âme retire de cette pratique, d’autant que ç’a été un très saint et excellent personnage [Benoît de C.] qui m’en a donné les premiers traits, qui en a connu le profit qui en arriverait aux âmes : j’ai eu encore plus d’assurance et d’affection de rédiger le tout [5] en un petit livret, propre à nous accompagner en tous lieux, et nous servir par sa lecture et pratique aux occasions et rencontres de cette vie pleine d’orages et de combats. Je vous avoue ingénuement, mes très chères sœurs, que j’ai fait la résolution d’accomplir ce désir depuis les sujets qui se sont passés. […] Car qui ne sait combien la plupart [6] des esprits, quoi qu’ils soient de bonne volonté, sont flottants comme sur une mer orageuse, sans pouvoir venir au port assuré.

Je [10] dirai davantage que quiconque par la voie de cette sainte pratique [suivre la volonté divine] tant plus elle s’y exercera, plus elle retrouvera en soi de force, d’esprit, de tranquillité et repos en l’âme, et même de santé et force corporelle, d’autant que cette pratique n’est point pour employer l’esprit en de grandes spéculations : au contraire, pour faire fidèlement cette pratique, il est nécessaire de simplifier son esprit, et faire une cessation de toutes [11] sortes de pensées et de discours pour se soumettre à Dieu, par un acte de volonté pour se laisser conduire à Dieu et ne vouloir que l’accomplissement de sa volonté. […]   

Chapitre I. Que le bonheur en cette vie consiste en l’union de l’âme avec Dieu. […] Il est certain que l’âme étant créée de Dieu et venant de Dieu, elle désire et veut toujours retourner à Lui, comme à son principe ; et bien qu’elle soit enchâssée dans un corps terrestre, matériel et mortel, elle est immortelle, impassible, et du tout éloignée du terrestre et temporel. […]

Ch. II. Que l’obéissance est la vraie voie pour s’unir à Dieu.

[…] L’homme ayant été créé à l’image et semblance de Dieu, pour lui faire reconnaître la dépendance [24] qu’il devait avoir de sa puissance, Dieu lui fit un seul commandement, l’assurant qu’en la même heure qu’il le transgresserait, il mourrait[128] […] le corps [d’Adam] avec tous ses sentiments était sujet à l’âme, et se conformait à toutes ses volontés sans aucune peine et difficulté ; mais par sa désobéissance il a encouru la perte de cette seigneurie absolue et sans contradiction, ayant depuis toujours sa partie inférieure rebelle et désobéissante. En outre [26] il a perdu le pouvoir et la domination qu’il avait sur toutes les créatures, lesquelles il ne s’assujettit à son pouvoir que par une extrême violence […]

Ch. IV. Que S. Benoît et tous les saints ont mérité la gloire par l’obéissance.

 […] [35] Car il faut poser cette maxime certaine, que d’autant plus que l’homme quitte du sien, s’anéantit devant Dieu, et qu’en cet anéantissement il se rend totalement rien devant [36] Dieu et croit n’être ni ne pouvoir aucune chose sans la grâce de Dieu, et en cette grâce il agit et opère par la volonté de Dieu, il peut dire lors que ce n’est plus lui par sa propre volonté qui agit et opère, mais que c’est celle de Dieu qui agit et opère en lui, et lors il peut vraiment dire : « Je ne vis plus en moi, et je vis en Dieu » [129].

Ch. V. Des moyens que nous acquiert l’obéissance.

 […] [43] la personne aura la grâce de Dieu, laquelle se tiendra dans l’état et vocation (séculière ou religieuse) où Dieu l’aura appelée, chacune étant destinée de Dieu en une particulière grâce et état qu’il faut suivre.

Et  ce qui cause mille malheurs et mille disgrâces de Dieu, c’est que l’âme ne se tient ni se [44] porte à ce que Dieu veut et [qu’elle] a déterminé qu’elle doit être résistante à Dieu, dans l’état où elle se doit tenir, comme au contraire c’est le bonheur et la félicité de l’âme de demeurer, se tenir et adhérer en tout et partout à la volonté de Dieu dans l’état de sa vocation. 

Ch. VI. De la pratique de la présence de Dieu.

L’âme qui se veut tenir ferme en la volonté de Dieu doit se maintenir autant qu’il est possible dans la vue de sa présence, non par discours de l’entendement ni par une vue imaginaire, mais par la créance de la foi, sans image ni espèce des sens trompeurs, [46] sujets à mille et mille illusions, sans discours de l’esprit ; et en cette créance, elle doit faire toutes ses actions depuis le matin jusque au soir, dressant son intention et offrant toutes ses actions à Dieu, pour les faire toutes en sa divine présence et conformément à sa sainte volonté. 

Elle peut aussi se maintenir en la vue de la présence divine, par l’exercice de divers actes de [47] ressouvenance, concevant parfois une crainte filiale et une profonde révérence de Dieu, se voyant si près de lui éclairée de sa lumière et de toutes parts frappée des rayons d’icelle [celle-ci]. Quelquefois, elle fera des actes d’humilité et abaissement de soi-même, voyant sa misère honorée de sa divine présence et son indignité être assistée de son divin secours. Autre fois, par une grande admiration, [48] voyant que Dieu opère si familièrement avec elle en toutes ses œuvres. En après, par une extrême joie et liesse de se voir faite le temple de Dieu vivant. Parfois aussi par une douceur de cœur aimant son époux, voyant sa grande débonnaireté et clémence. En outre, par une intime jubilation de cœur, se sentant délivrée de la servitude d’elle-même et de sa propre volonté. Davantage par un [49] total abandonnement de soi entre les mains de son Époux, pour plus pleinement jouir de lui, comme aussi par des actes de perpétuelle résolution de vivre dans l’abnégation de soi-même, ayant connu par expérience la parfaite consolation et secours qu’elle retire de cet abandon de soi entre les mains de Dieu. Bref, elle se maintiendra en la présence de Dieu par un vrai anéantissement de [50] soi-même sous la puissance et grandeur de l’être infini, se soumettant parfaitement à ses mouvements, avec résolution de ne s’en séparer jamais. […]

Ch. VIII. Des fruits qui se recueillent en cet exercice.

L’application d’intention opère la vue et le regard de la présence de Dieu, parce que la volonté de Dieu [55] est Lui-même, tellement que quand nous nous accoutumons de la voir en toutes choses, nous voyons aussi Dieu en icelles [elles]. […] [56] Dieu demeurant continuellement avec l’âme par sa volonté, elle le connaît et se voit soi-même en Lui, elle voit les perfections divines, et en elle ses imperfections : la lumière de cette connaissance divine chasse ces ténèbres par sa clarté, son ignorance par sa sapience. […]

La volonté de Dieu étant en elle comme un soleil qui chasse toutes les obscurités, et comme le feu et l’eau ne sauraient demeurer ensemble en un vase, aussi la volonté de Dieu et la volonté propre de l’homme ne [58] peuvent demeurer dans une même âme, d’où vient que l’âme abîmant sa volonté en celle de Dieu, elle commence à vivre en Dieu, et n’opérant qu’en Dieu, pour Dieu et avec Dieu, on peut vraiment dire qu’elle n’est plus active, mais passive, c'est-à-dire qu’elle ne fait plus rien de soi-même, mais que c’est Dieu qui fait tout en elle. Ce n’est pas pourtant que l’âme demeure oisive sans rien [59] faire : au contraire, elle agit parfaitement par les actes qu’elle produit dans cette volonté divine, qui sont si parfaits qu'elle n'en a pas de ressentiment et ne s’aperçoit point de ce qu’elle fait, d’autant qu’elle opère en Dieu spirituellement et non sensiblement. Elle opère sans volonté propre, laquelle d’ordinaire est impétueuse, turbulente et pénible : au contraire, la volonté de Dieu est paisible, [60] tranquille et plaisante, qui fait que vraiment elle demeure suspendue et aliénée d’elle-même, et se tient ferme et constante en Dieu.

Ch. IX. Du transport et transformation qui se fait en cet exercice.

La volonté divine par cette voie ici porte l’âme, en un transport d’elle-même, en Sa [61] divine Majesté. Par un ardent et fervent amour, qu’elle demeure du tout absorbée en l’immense mer de la divinité, en sorte que, de quel côté qu’elle soit, elle regarde Dieu et ne peut rien peser, imaginer, apprendre ni comprendre que Lui seul, dans lequel elle voit, comprend et apprend toutes choses, se perd à soi-même pour se trouver parfaitement en Dieu, et arrive à une union parfaite avec Lui, parce [62] qu’en faisant sa volonté, elle est un même esprit avec Lui, si bien que la volonté de Dieu étant Dieu même, qui a cette volonté il possède Dieu.

Et par cette union de l’âme avec Dieu, s’ensuit la transformation, parce que l’âme se dépouillant de sa propre volonté pour recevoir et avoir celle de Dieu, elle se dépouille de ce qui est de l’homme, se revêtant de Dieu. Et sa sainte volonté remplit tellement [63] son cœur qu’elle pénètre jusqu’aux plus profondes et intimes parties d’icelui, lui communiquant une suavité et parfait goût de sa douceur, en sorte qu’elle demeure toute en lui défaillante à elle-même : elle ne vit plus qu’en Dieu, comme dit l’Apôtre[130].

Bref, nous dirons que cet exercice, qui est la vraie lumière de Dieu, nous montre des choses merveilleuses, et qu’il [64] contient tous les chemins qui ont été tracés de la perfection, retranchant tous les travaux, hasards et difficultés qui se rencontrent en la voie du salut.

Ch. X. De la connaissance des secrets de Dieu.

Si c’est une chose tant désirée en ce monde que de savoir les secrets de l’homme, [65] combien désirable doit être la connaissance des secrets de Dieu ? Et s’il est si plaisant et agréable d’entrer dans le secret de notre intime ami, qu’est-ce d’entrer dans le secret et le plus caché du cœur de Dieu ?  Et c’est ce que fait et à quoi arrive l’âme par l’exercice continuel de la conformité de sa volonté à celle de Dieu, car en faisant la volonté de Dieu, l’âme la connaît. Et comme [66] Dieu, qui est incompréhensible de sa nature, se faisant homme, s’est rendu compréhensible à nous, et d’invisible qu’il était, il s’est fait visible, et ainsi sa divine volonté qui est son esprit et lui-même : devant [avant] qu’elle soit en la nôtre, elle est cachée et inconnue, mais y étant conjointe, elle se manifeste et se rend visible. Et tout ainsi que, devant l’Incarnation, il était seulement Dieu, mais après [67] l’union, avec l’humanité, il a été fait Dieu et homme, et ainsi la volonté qui était seulement divine, après l’union avec la nôtre est divine et humaine. Et comme cet homme-là pouvait dire : « Je suis Dieu », aussi cette volonté de l’homme peut dire : « Je suis la volonté de Dieu ». […]

Ch. XII. De l’excellence de l’intention de faire nos œuvres pour la volonté de Dieu.

[…] que tout cela soit fait avec ce seul motif, pour ce que Dieu le veut, tous autres intérêts propres et profits particuliers, et toutes autres fins, quelles qu’elles soient, retranchées. Et d’autant plus fidèlement que nous pratiquons cet exercice [80], d’autant opérerons-nous plus efficacement ; et la joie et le contentement qui se retrouve en cette pratique fera puissamment surmonter tous obstacles qui pourront survenir à cette fin […]

Ch. XIII. Que la pratique de cette intention perfectionne nos œuvres qui ont une fin honnête.

Il est à remarquer que toute autre fin que la volonté de Dieu a en soi toujours quelque affection, passion ou sensualité, ou autre imperfection secrète et cachée, comme les pénitences, prières, aumônes ou [82] autres bonnes œuvres, qui se font pour éviter l’enfer ; et bien que ces intentions soient bonnes et honnêtes, elles ne portent point pourtant l’âme droit à Dieu, ni ne la retirent pas tout d’un coup de l’amour de soi-même et des autres regards humains, comme fera le but, la fin et l’intention pure et simple de faire la volonté de Dieu. […]

Ch. XIV. Que cette intention se doit retrouver ès [dans les] œuvres naturelles.

Les actions naturelles, comme sont celles-ci de manger, boire, dormir, et toutes les autres choses nécessaires à la vie humaine étant faites pour cette seule fin et intention d’accomplir la volonté de Dieu, lui [87] sont grandement agréables et méritoires devant Sa divine Majesté, et comme dit un certain docteur, une âme méritera plus en faisant les dites actions naturelles pour cette fin que si elle jeûnait et se disciplinait et faisait autre pénitence par un autre moyen, quoique bonne. […] 

Ch. XVI. Que cette intention nous délivre des peines de la partie inférieure. 

[…] Dieu qui est juste et bon ne demande de nous que ce qui est possible, et [98] non pas l’impossible […]

Ch. XVII. Du temps auquel on doit dresser son intention.

Pour faire ces actions avec la perfection qui est requise en cet exercice, il faut appliquer son esprit avec présence actuelle à l’action soit spirituelle ou temporelle, pour voir toutes les conditions qui sont requises, pour être dite parfaite, sans [101] que l’esprit s’arrête ni distraye à autre chose qu’à cette action qui se fait, ni qu’il s’applique à penser même actuellement en Dieu, l’âme ne pouvant pas en ce monde avoir deux objets tout ensemble sans manquer à la perfection de l’un et de l’autre : cette attention actuelle est entée [enracinée] dans l’intention que l’âme a dressée devant [avant] que de s’appliquer à l’action. Il est important de remarquer [102] qu’il n’est pas nécessaire à chaque œuvre de dresser son intention, mais qu’il suffit de le faire lorsque l’on se trouve distrait et éloigné de la pensée de cette intention. Il faut prendre garde de ne se dégoûter ou décourager […]

Les sécheresses et aridités ne doivent point [104] empêcher l’exercice de ses œuvres pour cette fin : car l’âme qui les souffre a autant de mérite comme si elle sentait de la suavité et du plaisir en opérant, puisqu’elle cherche Dieu seulement et non elle-même […]

Ch. XVIII. De la mortification des passions qui provient de cet exercice. 

[…] la grâce divine lui donnera une joie et consolation, qui suit immédiatement et accompagne inséparablement [111] à l’âme ce que la règle matérielle sert à régler la ligne, car si on tire la ligne de sa vie par cette règle de la volonté de Dieu, elle sera toujours fort droite, mais si l’âme se laisse emporter d’un côté ou de l’autre, la ligne se courbera et se rendra tortue […]

Ch. XIX. Dénombrement des passions et remèdes pour les mortifier.  

Afin que l’âme connaisse mieux ses passions, nous les mettons ici au nombre d’onze en tout, savoir six qui appartiennent à la partie concupiscible : amour, désir et joie, qui regardent [112] le bien ; la haine, la fuite et la tristesse qui regardent le mal. Cinq qui appartiennent à l’appétit irascible, savoir : espérance, désespoir, crainte, audace, et l’ire [colère]. Quelques-uns les réduisent toutes à quatre, savoir vaine joie, vaine crainte, vaine espérance et vaine tristesse.

On pourrait apporter le remède qui est enseigné en beaucoup de livres, opposant le contraire, comme à la vraie joie, la [113] vaine tristesse de nos péchés : […] il est bien inférieur et moins efficace que celui de la volonté de Dieu, lequel travaille incessamment à [114] chasser et bannir les passions et imperfections de l’âme.

Lorsque l’âme se verra combattue des dites passions, elle doit incontinent dresser son intention et penser que pour faire la volonté de Dieu, elle renonce à cette passion, s’en retire […]

Ch. XX. De la parfaite imitation de la Passion de Jésus-Christ qui s’acquiert en cet exercice.

[…] Deux choses se sont rencontrées en la Passion de Notre Seigneur fort [122] considérables, savoir ses souffrances et le but et intention qu’il a eus de faire la volonté de son Père […] cette intention est infiniment plus noble et plus divine que la souffrance. […]

Ch. XXII. Du plaisir qu’il y a de se laisser conduire à la volonté de Dieu.

Nous voyons ordinairement en l’amour humain que la personne qui aime, se trouve si hors d’elle-même qu’elle va selon le mouvement et le sentiment de l’amour qu’elle a, et de là vient que sa volonté va et se donne sans [130] difficulté à cet amour pour agir perpétuellement selon icelui [celui-ci], tant ce lui est chose plaisante et agréable de se laisser aller et emporter aux mouvements du sujet aimé.

Considérons l’amour d’un fils qui aime tendrement et passionnément son Père, il met tellement sa confiance et tout son soin à la providence de ce Père, qu’il ne pense, ne dit et ne fait rien que par sa volonté, il se tient en assurance sur l’affection qu’il a pour son Père, et sur celle que son Père a pour lui. […]

   Je m’en vais là pour faire la volonté de Dieu, je reviens pour faire la volonté de Dieu. Mais puisque la [133] fin de cet exercice n’est autre que de porter l’âme à une quiétude et tranquillité, et cessation du travail de l’esprit pour le faire reposer en celui de Dieu, l’âme doit prendre garde à ne se gêner point par des craintes et des scrupules, et chasser bien loin ces anxieuses sollicitudes qu’elle pourrait avoir, si actuellement elle a la pensée de faire la volonté de Dieu : car, par l’intention qu’elle aura dressée, [134] par exemple le matin, elle persistera dans la perfection de son œuvre, pourvu qu’elle n’ait pas une intention mauvaise ou sinistre actuellement, qui la détruise ou la désavoue.

Ch. XXIII. Des moyens de vaincre les difficultés qui se rencontrent en cet exercice.

Parce qu’en cette vie il ne se trouve [135] rien qui n’ait ses inconvénients et difficultés, laissant à part celles qui pourront naître en la pratique de cet exercice, pour les résoudre de vive voix, selon les occurrences, nous nous contenterons d’en examiner deux en ce chapitre.

La première est qu’il se trouvera beaucoup d’âmes qui auront une vue et un désir de la vie contemplative qu’elles se représenteront selon leur désir [136], et souventes fois selon leurs inclinations ; ces âmes, dis-je, étant portées au repos et tranquillité naturellement, croiront que tout le bon plaisir de Dieu est qu’elles se retirent extérieurement, et penseront que toute leur perfection consiste à fuir les actions de la vie active.

La seconde difficulté est qu’il y a des âmes qui verront au contraire si clairement et parfaitement [137] la perfection et le mérite de la vie active, et qui, étant portées par une inclination naturelle, voudront toujours y être employées, et y établissant leur perfection, négligeront les exercices qui portent au repos et tranquillité de la vie contemplative.

Pour vaincre ces difficultés, l’âme religieuse doit savoir que la fin de ce saint exercice est de la conduire à la perfection, [138] et que la perfection ne se retrouve qu’en la conjonction de ces deux vies contemplative et active, et qu’elles se pratiqueront toutes deux ensemble en l’observance des règles de cet exercice.

Or nous appelons la vie active non seulement ce qui est des actions extérieures, mais encore tout ce qui touche l’extirpation des vices pour y planter les vertus, le règlement des passions […]

Ch. XXIV. Que la perfection religieuse consiste en la pratique des vertus.

C'est ici la pierre d'achoppement de  plusieurs âmes, qui sans avoir cultivé l'âme et sans l'avoir fondée dans la vertu, elles veulent voler à la contemplation, s'exerçant aux hautes considérations et souvent fois curieuses recherches des grandeurs et perfections de Dieu, ayant méprisé l'exercice continuel de la connaissance d'elles-mêmes, et n'ayant point acquis l'humilité ni les autres vertus, non plus que la mortification des trois facultés de l'âme, ni de leurs sentiments, désirs et passions, elles tombent le nez en terre, et souvent Dieu le permet pour les châtier de leurs présomptions, elles ont des illusions qu'elles [142] croient vraies visions, [...] elles viennent à s’élever en elles-mêmes et à mépriser les autres. […]

Ch. XXV. Que l’opération de la volonté est plus requise en cet exercice que la spéculation de l’entendement.

Nous avons montré ci-devant que ce saint exercice porte l’âme à Dieu par l’amour et continuelle adhésion à sa sainte volonté, dont nous recueillons que la personne [148] religieuse s’abuserait bien fort, qui penserait s’unir à Dieu par des spéculations et beaux discours de l’entendement.

Les spéculations de l’entendement n’arrivent point à la connaissance de Dieu pour le posséder en toute son étendue, mais l’affection de la volonté l’étreint et le possède. L’entendement proportionne Dieu à sa petite capacité, la volonté se forme et proportionne à [149] Dieu selon sa grandeur. L’entendement rend Dieu semblable à soi, mais la volonté se rend semblable à Dieu. L’entendement fait descendre Dieu à l’homme, mais la volonté fait monter l’homme à Dieu. L’entendement travaille au-dessous de soi, mais la volonté opère par-dessus soi-même. La spéculation et le discours fait que nous demeurons en nous-mêmes, mais l’amour de la volonté [150] nous fait sortir hors de nous-mêmes. Et pour fin, le discours est chose humaine, mais l’amour est chose divine, et bien souvent le discours de l'entendement n'est pas la perfection ni la vraie contemplation et quelquefois il est contraire et préjudiciable à la perfection. Saint Denys conseille à son disciple Timothée de retrancher et suspendre l'opération de l'entendement ; aussi en la voie de Dieu il ne faut pas tant s'appliquer à la considération et aux discours comme à la fervente affection de cœur. [...]

Ch. XXVI. De l’oraison et des différentes manières de la faire.

Il y a trois façons de faire l'oraison selon ce saint exercice, lesquelles dépendront de la connaissance de la portée de chacun, et du trait [attraction] de Dieu, ou pour le dire plus clairement, selon la grâce que Dieu donnera à l’âme. [153]

La première est la méditation ; la seconde, les aspirations, et la dernière, cette seule volonté de Dieu, qui sans aucune comparaison est le plus sublime moyen.

Le premier de la méditation vient à celui de l’aspiration, et celui de l’aspiration parvient à celui de la volonté ; et les uns et les autres peuvent et doivent toujours être tenus pour cette seule fin d'accomplir la volonté de Dieu. [154]

L’âme religieuse doit observer en ces trois manières d'oraisons que la volonté de Dieu se présente à elle pour seul objet, en sorte qu'elle ne permette à sa volonté d'avoir aucun désir d'être consolée, mais seulement qu'elle ait la vue de faire chose agréable à Dieu.

Que si l'âme peut gagner sur soi-même cette pure intention, elle sera infailliblement consolée et obtiendra tout ce qu'elle [155] désirera de Dieu : elle se verra illuminée et éclairée par sa sagesse, elle trouvera grâce devant lui, par la résignation à sa sainte volonté, elle sera en assurance d'être hors de toutes difficultés ; et étant attachée à Dieu par cet exercice continuel, elle aura du contentement aussi bien en la désolation qu’en la consolation, demeurant toujours ferme, constante et tranquille en son unique bien.

Ch. XXVII. Des marques de la bonne intention pour faire la volonté de Dieu.

Pour reconnaître si la volonté de Dieu a été notre seule et unique intention, il ne faut qu’avoir la considération de quatre points très importants.

Le premier est l'actuelle ressouvenance de cette volontaire rectification [157] d’intention selon la volonté de Dieu, qui chasse de l’esprit l'oubliance d’elle-même.

Le second est que la volonté de Dieu doit être seule et uniquement notre but, ce qui exclut toutes les autres fins et intentions bonnes ou mauvaises.

Le troisième est que cette intention de faire la volonté de Dieu doit être accompagnée d'assurance et de foi vive, croyant [158] qu'après avoir dressé ainsi son intention qu'on fait la volonté de Dieu, et que l'œuvre faite est l'œuvre de Dieu, et que cette volonté est Dieu même. Cette foi et cette assurance chasse toutes les vacillations et hésitations, lesquelles ordinairement empêchent de cueillir les fruits de nos œuvres, nous privent du soulagement de nos travaux, de la joie du Saint-Esprit, accroissement de lumière, [159] présence, assistance, familiarité et jouissance de Dieu.

L’âme religieuse remarquera que cette hésitation dont nous parlons arrive le plus souvent aux choses indifférentes par une très grande curiosité de savoir si l’œuvre est selon la volonté de Dieu ou non, et par l'ignorance, ne sachant pas que nos œuvres ne sont agréables ou désagréables à Dieu, que par l’intention [160] avec laquelle elles sont faites.

Les âmes grossières se persuadent aussi quelquefois que Dieu ne regarde pas aux choses basses, viles et corporelles ; et en ce point elles s’abusent grandement, puisque l'intention que nous savons de faire les actions les plus basses du monde pour ce seul respect de lui plaire et d'accomplir sa sainte volonté, les élève à un degré très haut et les rend [161] agréables à Dieu. Et puisque nous ne pouvons faire sans Dieu  et qu'il opère toutes choses en nous, si nous rapportons toutes les actions à sa gloire, pour si petites et basses qu'elles soient, il ne peut, tant il est bon, qu'il ne les agrée et les adouée[131].

Il y a aussi un doute qui travaille les personnes qui ne sont pas encore grandement spirituelles sur les choses plaisantes [162] et sensibles : elles estiment qu'on ne peut pas les faire avec cette rectification d'attention, et pensent que ce soit moquerie de croire que ces actions puissent être agréables à Dieu. L'apôtre saint Paul découvre cette tromperie, disant que tout ce que nous ferons doit être rapporté à la gloire de Dieu.

Le quatrième et dernier point est la continuation de cette intention [163] de faire la volonté de Dieu en toutes nos œuvres, autant que notre fragilité le peut permettre. Or cette continuation s'oppose à la discontinuation et interruption de cette pure intention par d'autres affections, qui surviennent en faisant ces œuvres, ou de quelques passions contraires.[…]

Ch. XXIX. Des marques de la bonne action pour faire la volonté de Dieu.

Au matin, la première chose que doit faire une âme chrétienne et religieuse est d'élever son esprit à Dieu, lui rendant grâce de ce qui a plu à Sa divine Majesté la conserver et préserver la nuit de tant d'accidents en [179] quoi elle pouvait tomber.

Elle lui offrira son cœur, ses désirs, ses affections et tout soi-même pour la journée honorer, adorer, référer et servir fidèlement Sa Majesté.

Elle se proposera de passer la journée en tout ce qui est de son devoir, regardant toujours Dieu présent qui la voit et regarde, et de conformer entièrement sa volonté à [180] celle de Dieu, et fera les trois actes suivants : premièrement de foi, reconnaissant et proposant qu'elle croit tout ce que la sainte Église croit et tient, et qu'elle veut vivre et mourir en la foi et créance que l'Église catholique, apostolique et romaine croit et tient.

Secondement, elle fera un acte d'espérance, protestant qu'elle ne veut espérer ni se confier qu'en Dieu seul, et croire et tenir [181] de Dieu tout ce qu'elle recevra de bien en ce monde, comme venant de sa bonté, et comme tenant Dieu pour Père, qui lui donne tous les aides et secours nécessaires pour acquérir son salut.

Tiercement, elle fera un acte d'amour, protestant qu'elle aime et veut aimer Dieu de tout son cœur, de toute son âme et de toutes ses forces et puissances, tant intérieures qu'extérieures, et [182] proteste de ne vouloir aimer aucune créature ni aucune chose qu'en Dieu et pour l’amour de Dieu.

Ces trois actes faits, elle demeurera en une ferme résolution d'employer la journée en tout ce qui sera de sa vocation, et se tiendra le plus qu'elle pourra recueillie en elle-même, pour faire toutes ses actions selon la volonté de Dieu, par les règles et enseignements qui sont couchés dans ce saint [183] exercice, auquel elle profitera selon la fidélité qu'elle aura en la pratique d'iceluy.

Enseignements ou préceptes de S. Denys appliqués aux Filles des Saints Martyrs.

1/ Aimons surtout la vérité, tant en nous qu’aux autres, et ne souffrons pas que la passion prenne place de la raison.

2/ Il faut plutôt souffrir toutes sortes de malheurs que de violer la vérité, il faut que nos cœurs et nos langues soient une même chose, jouant à même ressort.

3/ Le seul objet de nos pensées et de nos vies doit être Jésus-Christ […]

4/ Dieu est bien présent à tous les hommes, mais tous les hommes ne sont pas présents à Dieu. La marque d’une âme qui est présente à Dieu, c’est quand elle parle volontiers à la sainte bonté, qu’elle est en tranquillité […]

5/ Commencez tout ce que vous faites en invoquant Jésus-Christ, non pour faire qu’il vous écoute et qu’il vous regarde, car de sa grâce il le fait toujours […]

6/ Les choses les plus sublimes jetteront dans votre cœur tant de lumières resplendissantes qu’il n’y aura rien que vous ne soyez capables de comprendre, si vous avez le cœur simple et désintéressé. […]

16/  Celui-là seul est bien savant qui fait ce qu’il sait […]

17/ Vaut bien mieux que nous soyons à Dieu qu’à nous-mêmes […]

18/ La sagesse du monde est folle tout ce qui se peut, et la portée de nos esprits est fort raccourcie : ne mesurez pas vos bras ni vos pensées quand vous voulez servir Dieu, mais dépendez tout entièrement de la grâce de Dieu […]

19/ Soyez tout à fait hors de vous-mêmes et de vos intérêts et soyez tout dans Dieu et dans ses intérêts, si vous voulez faire quelque chose de grand […]

20/ [Éloge du grand martyr Denis, protecteur de Paris, ville fortunée…]

 

Marguerite d’Arbouze (1580-1626)

Marguerite de Vény d’Arbouze reçut l’habit bénédictin à douze ans et fit profession à dix-neuf ans. Ayant eu connaissance de la réforme introduite à Montmartre, elle finit par obtenir d’être reçue dans ce monastère où elle recommença humblement son noviciat et renouvela sa profession à l’âge de trente-deux ans. Marie de Beauvilliers lui confia la direction d’un noviciat fondé près du faubourg Saint-Honoré. Puis Marguerite devint abbesse du Val-de-Grâce en 1619, enfin elle désira redevenir simple religieuse – mais pour peu de temps : l’année de sa mort.

Son biographe et confesseur a pu l’appeler non seulement « restauratrice des religieuses, mais même des religieux » [132]. Quelques extraits (que nous citons d’abord en orthographe ancienne puis modernisée) de son bref Traité de l’Oraison mentale[133] montrent une orientation toute mystique :

Que l’Oraison est un don de Dieu que son Esprit divin donne à celuy qu’il luy plaist, quand il luy plaist, et en la manière qu’il luy plaist […] l’Oraison estant, comme disent tous les Pères, une élévation de l’âme au dessus d’elle-mesme, et de toutes les choses créées pour s’unir à Dieu, il faut que luy-mesme nous esleve en luy par luy-mesme. [1]

Dieu mesme nous dit : Vous estes des Dieux et les Fils du très-haut. […] Il se communique tout à nous par grâce, nous engendrant continuellement par cette voye ineffable, comme éternellement il engendre son Verbe, et l’engendrera éternellement. Le saint Prophète demande à Dieu qu’il fasse en lui une nouvelle génération et création. Créez en moi, Seigneur, un cœur nouveau, dit-il dans les excez de ses désirs. On dit que le Phénix animal unique en son espèce, se renouvelle et perpétue sa vie par une [5] manière admirable. Il va au haut d’une montagne fort élevée, et sur laquelle le soleil bat sans obstacle, et là ayant amassé quantité de buchettes […] lors que les flammes sont ardentes il se jette dedans, et estant tout consommé par ce feu, les cendres auxquelles il est réduit produisent un ver de sa propre substance ; et de ce ver sort un autre Phénix. Ainsi le Phénix se reproduit luy mesme en cette sorte, et trouve en sa mort une nouvelle vie. Il ne se peut rien de plus clair pour nous enseigner la voie sacrée de l’oraison […]

Cette présence de Dieu nous est donnée par la Foy, qui opère ce premier acte, nous enseignant que Dieu est partout par présence, par essence et par puissance, estant infini et sans bornes, en telle manière que remplissant et comprenant tout, il ne peut être compris que de soy-mesme. [7] […) nous regardant en luy comme une partie en son tout, et une goutte d’eau dans l’abysme de la mer. [14]

Au moment mesme que l’Épouse sacrée est noire[134] à ses propres yeux, et qu’elle connoist sa déformité, elle devient belle aux yeux de son Époux […] [16]

Si le Phénix choisissait un lieu où se trouvât une seule nuée entre le soleil et lui, ce serait un empêchement essentiel pour arriver à sa fin. Il faut chercher Dieu en Dieu, sans milieu. Il faut venir à lui pour lui, et selon sa sainte volonté. Le soleil qui éclaire et qui échauffe tout le monde, ne pénètre que les corps transparents qui sont les plus épurés : il ne perce point les murailles ; il faut des fenêtres aux maisons pour avoir sa lumière. Mais d'ailleurs nos yeux ne sauraient le regarder fixement, leur faculté naturelle est trop faible pour supporter son éclat et n'en point être ébloui. Il faut pour le bien voir, nous servir d'une glace de cristal, qui nous le représente autant ou moins parfaitement, qu'elle est plus ou moins pure. [17]

Cet amour divin prend le feu pour symbole : et c'est sous cette forme qu'il descend sur les Apôtres, qui n'avaient auparavant que peu profité en l'école de la Sagesse Éternelle, qui leur enseignait par œuvres et par paroles le chemin de la vie. Sitôt que ce feu divin fut descendu sur eux, ils n'apportèrent plus d'obstacles à la Grâce. Aussi est-ce le propre de cet [23] élément de ne trouver point de résistance et de tout convertir en lui. […] C'est ainsi que cette âme comme un Phénix, est entièrement consumée dans les flammes pour y prendre une nouvelle vie. Et c'est ce qui lui fait aimer les douleurs puissantes du feu : elle ne voudrait pas ne les point souffrir pensant à l'avantage qu'elle en reçoit.

Gardons-nous vivant en l'exercice de l'Oraison, de nos vieilles habitudes, et de prendre l'essor dans l'air de notre amour-propre, comme le Phénix. Mais plus sages faisons comme la Salamandre, qui prend naissance dans le feu, se nourrit dans les flammes, et se conserve dans les cendres. Vivons donc dans cet élément qui vivifie nos cœurs, et nous ne nous en séparons jamais ; je dis de cet amour divin. Il y faut non seulement commencer de vivre en Dieu, mais par ces flammes nourrir en nous cette vie de Dieu, la conservant par l'humilité, qui est la cendre produite de l'amour, et qui conserve l'amour, lequel autrement serait éteint en nous par le vent de la superbe [l’orgueil]. [25]

Ainsi assurons-nous, ma fille, que la voie est très sûre à l'âme qui dans les sécheresses et aridités, conserve la fidélité, souffrant, aimant et recevant toutes les voies par lesquelles son époux bien-aimé la conduit, et se communique à elle : mais étant ce lui semble sans résolution au bien, et sans aucun pouvoir d'en faire, elle pense être en tout inutile, et son [32] oraison sans fruit. C'est lors qu'elle doit par cette impuissance sacrifier sa vie, s'abandonnant entre les bras de son Époux, sans voir ni vouloir voir ce qu'elle doit faire pour lui plaire, se contentant que par-dessus tous sentiments, la partie suprême de l'âme s'écoule dans son Dieu, contente de se perdre et toutes ses facultés, pour laisser opérer en soi la seule volonté de Dieu auquel elle veut adhérer.

 

Louise de Ballon (1591-1668)

Confiée à la direction spirituelle de son cousin François de Sales dès 1607 ou 1608, elle prit ses vœux à 16 ans en Savoie. Elle reçut une nouvelle impulsion en 1617 lors d'une retraite au monastère de la Visitation d'Annecy dirigé par Mme de Chantal. Elle fonda le monastère de Rumilly pour des moniales cisterciennes réformées en 1622. Puis elle passa la fin de sa vie dans d'autres fondations. Elle mourut simple moniale à 78 ans.

La place qu'elle réserve à l'oraison est centrale : « celles d'entre nous qui ne seront pas filles d'oraison n'auront pas l'esprit de notre institut. Car c'est la pierre fondamentale sur laquelle il a été bâti. » Intériorité comme nécessité d'aller au cœur des choses en leur vérité. Humilité qui a la force d'attirer Dieu. Simplicité de l'homme qui cherche Dieu en toute chose et uniquement[135].

Il nous faut donc avoir sur toutes choses, ce soin d'animer toutes nos actions, lequel est une espèce d'oraison continuelle. Car tout doit être esprit. [103].

Je L'ai regardé en cela et Il m'a assistée. Plus on Lui rend ses biens, plus Il en donne. Et je ne sais quelquefois que faire pour me trouver bien en peine de Lui rendre tout. Car je ne veux rien retenir du sien en moi : mais n'ayant de bon que ce qui me vient de Lui, je le Lui veux rapporter. C'est ici l'un de mes exercices particuliers, de ne voir point de bien qu'en Dieu, et de n'en voir nul en moi. Il y a de grands trésors de grâce dans cet exercice et l'âme qui s'y adonnera le pourra expérimenter. [108]

Quoique j’aie pris notre Seigneur pour mon ami particulier […] J'ai aussi de semblables amis parmi les créatures. Je nomme les uns, mes amis de bienveillance et de confiance, et j'appelle les autres, mes amis de croix et de souffrance. [127]

Mon vouloir, c'est Dieu. Je Le trouverai là, comme ici ; cela me suffit. Cette sœur visitée de ce prince céleste, se lève de l'oraison, elle s'en va aux exercices de la communauté où sa charge l'appelle, elle soutient Dieu et elle s'abstient de Dieu. Elle le soutient, dis-je, en ne perdant pas de vue sa présence. [141] […] Elle s'abstient de Dieu, en ce qu'elle ne s'arrête pas à ces douceurs, à ces caresses, à ces consolations spirituelles dont Il la favorise ; en telle sorte qu'on ne remarque rien de plus relevé en ses manières ; au contraire, on y voit la bassesse même. Il ne paraît rien en elle que d'humble et de simple […] Elle se tient donc, cette âme, aux effets que la grâce lui fait opérer. Et quels sont-ils ces effets ? Charité, paix, joie, support du prochain. [143]

C'est une grande fadaise de vouloir connaître si on a de l'esprit. Notre esprit ne vaut rien du tout sans celui de Dieu, et il n'en veut point d'autre en nous que le sien même. [153]

L'oraison assidue nous a attiré de votre miséricorde le bonheur de cette réforme. Non ce n'a pas été l'oraison d'un jour, ni même d'un an : [159] mais de plusieurs années, qui nous l'a acquis. Et en vérité, puisque la fête est maintenant si grande, il était bien juste qu'elle fût précédée d'une veille et d'un jeûne accompagnés de beaucoup de mortifications, de pénitences, de larmes, de faim […]

Comme j'y passais souvent plusieurs heures [devant le Saint-Sacrement], j'étais contrainte de temps en temps de prendre un peu de repos quand le sommeil me pressait. Pour cela, je me couchais à terre, en attendant que l'heure de matines vînt. Alors, je me levais pour les sonner. Mais j'ai trouvé quelquefois la lampe éteinte. Si bien qu'il me fallait aller prendre du feu à la cuisine assez éloignée de l'église [...] [162]

Je fis une fois cette convention avec notre Seigneur, qu'une semaine je ferais sa volonté, et que l'autre, il ferait la mienne. Quand c'était à mon tour d'obéir, je tâchais d'être plus fidèle à ses attraits. Et quand c'était à lui à me satisfaire, je le sommais de me donner ce que je lui demandais, et il l'a fait très souvent. Mais enfin, il a fallu qu'il ait gagné, et que je me sois arrêtée à sa seule volonté, en m'y soumettant et m'y abandonnant entièrement. Ainsi ce n'est plus mon tour, mais c'est toujours le sien de vouloir.

Auprès du poêle commun où l'on se chauffait, en attendant que la communauté fût entrée au réfectoire pour le souper et qu'on le servît, là j'eus tout à coup une présence de Dieu toute extraordinaire, comme s'il y eût été pour m'unir à Lui. En effet, Il me fit entendre qu'Il voulait entrer en alliance avec moi : à quoi je consentis de toute ma volonté. Mais en même temps, Il me fit voir qu'il me fallait entièrement quitter et m'oublier moi-même, pour ne plus penser qu'à Lui ; et que Lui, en échange, prendrait de son côté un soin particulier de moi. Je demeurai ensuite quelques jours dans un très grand recueillement, comme s'Il eût voulu m'apprendre dès lors cette leçon, que je ne devais plus demeurer en moi, mais en Lui-même et en Lui seul, par une confiance filiale et respectueuse. [183] […] Maintenant je ne puis rien prévoir touchant ce que j'ai ou à dire ou à faire ; parce que je vois que la [187] vraie préparation à tout, c'est Dieu même : c'est-à-dire que c'est de recourir à lui et de le prendre pour la préparation que nous ferions. […] Aussi a ce souvent été une de mes plus grandes consolations, de voir et de considérer que Dieu peut tout et que je ne puis rien. [188]


Trois bénédictines à Montargis

Trois religieuses remarquables se succédèrent au couvent de Montargis. La dernière d’entre elles aura une influence déterminante sur une jeune femme, épouse éprouvée habitant la même ville, en l’aidant dans ses premiers pas sur le chemin mystique, avant de la confier à monsieur Bertot, son rigoureux confesseur. Puis madame Guyon reprendra par la suite la direction spirituelle du cercle mystique « quiétiste » fondé par Bertot.

 

Marie Granger (1598-1636), Mère de l’Assomption

La sœur aînée de deux ans de Geneviève fut formée par Marie de Beauvilliers à Montmartre[136]. De santé délicate, malade deux années, éprouvée intérieurement dans les Exercices, puis par un mauvais confesseur qui l’accusait de sorcellerie, ce dont elle fut disculpée après examen par deux Docteurs en Théologie, elle devint Maîtresse des novices[137] à Montmartre, remarquable par son humilité et sa pratique « de la réconciliation évangélique ».

En 1630, elle fut établie supérieure de la fondation de Montargis et, accompagnée de sept religieuses, établit le nouveau monastère. Elle se remarqua par sa libéralité envers les pauvres (vertu exercée malgré son frère). « On condamna toutes ses grâces extraordinaires » (mais son confesseur vante cependant à la Reine de passage un effet tout mystique selon lui « d’élévation de deux côtes ») :

Ce qui me travaille le plus c’est que lorsque je suis dans cet abandon, mon esprit devient si obscurci, que toutes les grâces précédentes me paraissent comme des songes ; ma pauvreté est si grande, que je ne trouve pas un terme pour parler de Dieu ; et bien moins pour lui adresser mes vœux… (212)

On rapporte ses ravissements :

« Sans donner nul signe de vie, on essaya plusieurs fois de la faire revenir par des remèdes violents […] quoi qu’elle fît tout son possible pour cacher sa grâce, en effet on l’a trouvée ravie au coin d’un jardin […] On n’a pu savoir précisément ce qu’elle voyait […] Elle avait exigé un tel secret de ses directeurs  que même après sa mort ils n’ont osé déclarer… » (220-221)

 « J’ai remarqué que les grâces […] ne m’arrivent pas seulement en oraison, mais en tout autre temps, et lors que je m’y attends le moins […] et plus je veux me distraire et me retenir à cause des lieux différents où je me trouve, c’est pour lors que ma volonté devient plus enflammée, de sorte que je ne sais en quelle posture me mettre […] je fais tout ce que je puis pour me cacher » (223)

 « Je suis persuadée qu’on ne me souffre que par charité. »

 

Louise Boussard (1613-1643), Mère de Sainte Gertrude

Cette « Mère des pauvres » prend place entre les sœurs Granger[138] :

[…] je ne perds point la vue de Dieu. Les occupations extérieures ne m’en privent pas ordinairement, je suis indifférente à la consolation ou à la sécheresse… [368]

Sa douceur n’était pas lâche, mais forte dans le besoin ; elle ne pouvait souffrir la paresse de certaines créatures qui ne se réveillent jamais de leur léthargie spirituelle. [371]

Depuis quelque temps je n’ai que la seule vue de Dieu et celle de ma misère, je sens mon âme dans une telle union que le jour ne me semble pas assez long pour m’occuper de cette vue sans rien faire que de regarder Dieu. Il n’y a rien, ce me semble, entre lui et moi ; et cet objet divin qui fait la béatitude des saints dans le ciel, fait aussi la mienne sur la terre, avec cette différence que je vois ma misère. Autrefois elle m’était insupportable, parce que je la voyais dans un esprit de péché qui me séparait de Dieu, à présent elle me sert d’un moyen pour l’adorer en esprit et vérité. [380]

Vous avez fait, mon Dieu, une loi nouvelle pour moi, et dont jamais on n’entendit parler ; vous me voulez sauver sans que je fasse pénitence. [382] [139]

 

Geneviève Granger (1600-1674), Mère de Saint Benoît

Elle fut religieuse dans la maison de Hautebrières pendant dix-neuf ans[140] avant d’être demandée à Madame de Fontevrault son abbesse pour assister sa sœur à Montargis :

Elle eut bien des combats à rendre quand il fallut sortir de la maison de profession, pour venir à Montargis assister Madame sa sœur … la Révérende Mère Supérieure et fondatrice des bénédictines de Montargis, étant allée pour lui faire la révérence, elle [Mme  de Fontevrault] s’écria : « N’approchez pas, ma Mère, vous m’avez fait un tort irréparable, enlevant de Hautebrières la Mère de Saint-Benoist. [421]

Elle fit alors un nouveau noviciat d’un an avant d’être sous-prieure et maîtresse des novices pendant 6 ans jusqu’à la mort de sa sœur.

 [424] À peine eut-elle fermé les yeux de Madame sa sœur, qu’elle vit que tous les suffrages [...] étaient réunis pour la nommer prieure [...] elle usa de mille artifices pour éloigner les sœurs, ce n’était plus la charitable Mère de Saint Benoist, c’était une Mère rebutante [...] elle jetait feu et flammes [...] mais ses précautions ne servirent de rien [...]On procéda donc à l’élection, qui fut si uniforme, qu’il ne lui manqua que sa voix.[ ...] elle mit la Mère de saint Alexis sa sœur sous la maîtresse des novices.

Elle se considérait comme la dernière des dernières :

[425] [Déplacée] à l’abbaye de Ville Chasson, pour aider à y mettre la réforme, la répugnance fut terrible de son côté [...] [elle] eut le plaisir de pratiquer une obéissance aveugle, et le temps qu’elle demeura dans ce monastère, elle ne fit jamais paraître qu’elle fut supérieure, étant soumise à l’Abbesse comme une novice...

      Monsieur Bertot la soutint :  

Un grand serviteur de Dieu et fort élevé dans les voies intérieures fit savoir à notre bonne Mère que Dieu avait des desseins de miséricorde sur sa Communauté ; qu’il leur avait donné l’Esprit d’oraison et qu’il y serait conservé pourvu qu’on ne sortît point de l’état humble, simple et anéanti, et que l’on eut de l’amour pour la vie cachée ; que ses dispositions seraient des canaux par où il ferait couler les eaux de sa grâce dans les âmes pour les rendre fertiles en bonnes œuvres.

On reconnaît son style abrupt dans la lettre qu’il lui écrivit :

[428] Je crois assurément que le Seigneur vous a pardonné vos fautes passées, il est satisfait de votre diligence, parce qu’il connaît que vous avez fait tout ce que vous avez pu pour établir le bien dans le monastère ; mais je vous dis de sa part que vous verrez bientôt les effets de sa justice sur celles qui se sont opposées à la perfection de leurs sœurs. Je vous assure une seconde fois que vous le verrez avant que de mourir. 

La prophétie s’accomplit effectivement : la Mère Granger fut un « canal » où coulaient « les eaux de la grâce ».

Elle préférait de beaucoup l’amour aux sanctions :

[429] Je résolus [...] de me relâcher sur ce point (l’accueil de postulantes) et sur d’autres, étant persuadée que la charité est préférable à tout.

La Mère de Blémur remarque :

Notre Seigneur n’a jamais favorisé les choses qui étaient contre son sentiment ; elle ne laissait pas de le céder bien souvent, quand elle le pouvait sans intéresser son autorité ; elle avait de la force pour corriger le vice, mais elle n’avait pas moins de bonté pour supporter les faiblesses ; elle connaissait par un don de Dieu très particulier la capacité de chaque esprit et ensuite elle l’aidait selon sa grâce et ce que Dieu demandait d’elle.

     Sa seule présence avait une efficacité spirituelle dont profitera madame Guyon :

[437] Elle avait reçu de Dieu une lumière surnaturelle pour connaître l’intérieur de ses filles [...] elles n’avaient point la peine de lui déclarer leur état [...] en approchant d’elle leurs nuages étaient dissipés [141] [...] elle demandait à Dieu de faire son ouvrage lui-même dans les âmes afin [...] qu’elle n’y eut point de part.

Douce aux autres, elle vivait dans le dépouillement et la discrétion :

[432] [...] Elle avait défendu aux infirmières de rendre certains offices aux malades, qui sont les plus répugnants à des filles propres, parce qu’elle s’était réservé cet exercice [...] c’est bientôt dit, mais la pratique en est bien difficile.

[...] après sa mort ses amis ayant demandé quelque chose à garder pour l’amour d’elle, on fut contraint de les refuser, son thrésor ne renfermait que deux choses, un pauvre crucifix et un chapelet…

…elle se levait la nuit sans chandelle [...] faisant toutes choses dans l’obscurité…

Elle était attentive à tous sans souci du rang :

 [434] aux pauvres gens qui venaient au tour du monastère, elle avait des respects [...] prenait plus de plaisir à converser avec eux qu’avec les grands du monde, elle ne pouvait souffrir qu’une religieuse parlât de sa naissance [...] elle se regardait comme une cloche qui avertit les autres d’aller à Dieu [...] avait en horreur sa propre excellence, disant qu’il n’y avait rien qui éloignât davantage les âmes de la perfection que l’estime secrète[ ...]

Elle conseillait un don total à la grâce :

[436] Elle voulait que l’on fît des actions ordinaires d’une façon surnaturelle, et qu’on reçût avec soumission toutes les rencontres qui arrivent contre notre inclination...

Des paroles rapportées montrent une rigoureuse remise de soi en Dieu :

[439] Elle arriva au point de cette bienheureuse indifférence, où l’âme laisse agir Dieu purement, sans rien voir ni connaître [...] Elle disait : ‘je souffre comme un voleur qui est pris sur le fait [...] je suis incapable d’amour de Dieu, je n’ai rien.’ 

La pureté [440] de Dieu l’appauvrissait de tout, lui ôtant jusqu’à la vue de son dénuement ; elle ignorait son état et l’usage très saint qu’elle en faisait ; tout passait dans son intérieur sans qu’elle y prit garde, elle ne croyait pas faire oraison ni avoir de présence de Dieu, les ténèbres lui cachaient la voie intérieure et lui servaient à se perdre toute en Dieu[ ...] Dans sa dernière maladie, le peu de temps qu’elle fut en liberté, elle répétait souvent ces paroles : ‘Je n’ai rien, je ne suis rien, je n’ai pas même la consolation de voir la beauté de la souffrance ; mais, mon Dieu, mettez-moi en l’état qu’il vous plaira, votre sainte volonté me tient lieu de toutes choses...

Au mois de juillet de l’année 1670, on lui dit à l’oreille du cœur qu’elle n’avait pas encore la sainte liberté d’esprit en Dieu ; on lui marqua en particulier ce qui retardait son avancement, on lui interdit toutes les pratiques ordinaires, jusqu’aux pensées, aux désirs, aux aspirations, excepté les prières du matin et du soir, qu’on lui prescrivit, encore très courtes ; dans cette nudité elle se moquait d’elle-même, disant agréablement à une personne de confiance : ‘Avez-vous jamais vu [441] quelque chose de pareil, on ne me permet pas seulement de penser aux saints, sinon en tant qu’ils sont cachés en Dieu’. Quelque temps après, elle confessa de bonne foi à la même personne, qu’après avoir passé bien des jours sans faire autre chose que de perdre tout en Dieu, elle avait éprouvé un avancement notable, et qu’assurément il fait tout dans l’âme qui ne veut rien faire d’elle-même, par adhérence à sa conduite, et qu’un moment de l’opération divine vaut mieux que l’ouvrage de toute la vie d’une créature. Elle disait quelquefois qu’elle avait eu une peine extrême à se rendre et qu’elle ne pensait pas qu’il y eut jamais eu d’âme plus opiniâtre que la sienne pour la faire entrer dans la voie intérieure ; ce sont ses propres paroles.

Cet abandon à Dieu lui permit d’exercer une fécondité mystique, dans la netteté et la simplicité :

[442] Elle avait trouvé le secret de pacifier les âmes les plus travaillées de peines intérieures, ce que des personnes séculières ont attesté pour en avoir fait l’expérience ; on trouvait le calme en l’approchant et on se sentait recueilli en sa présence.

[443] Elle avait encore une qualité des plus rares dans le sexe [féminin], qui était de faire mourir l’esprit humain et raisonnable de la créature au lieu de la satisfaire [...] elle disait hautement : Cela n’est pas permis, vous vous trompez, Dieu ne souffre pas qu’on se moque de lui [...] Elle haïssait la contrainte et les cérémonies qu’elle jugeait opposées à la véritable charité [...] bien souvent les sœurs lui disaient qu’elle était trop bonne et qu’elle ne tenait pas assez sa gravité. J’en suis persuadée, disait-elle en souriant, mais je ne suis point née pour faire la Madame.

 On a trouvé dans ses écrits les résolutions suivantes :

[450] ‘je dois tout commettre à Dieu, me reposant sur sa divine providence, sans empressement ni trouble [...] si je veux mériter les miséricordes de Dieu, je dois être très simple en sa présence, sans m’appuyer sur la sagesse humaine ni sur les maximes du monde, que j’aie l’âme outrée de voir qu’on met Dieu le dernier [...] [451] Je ne m’attacherai personne que pour les unir à Dieu [...] je ne m’inquiéterai jamais des fautes des autres, attendant avec confiance leur amendement et le mien.’

À l’extérieur du monastère : [452] Sans parler du blé que l’on donne à l’hôpital de la ville, elle en faisait distribuer une telle quantité aux autres nécessiteux que si l’on n’eut mis quelques bornes à sa libéralité, elle eut  donné plus que la maison n’avait de revenu : il fallut que [...] l’archevêque de Sens lui lia les mains...’

Son influence est louée par sa biographe : [454] L’état où elle laisse le Monastère est la justification de son soin. Peut-on mettre sans beaucoup prier et sans un rare exemple une grande Communauté dans l’esprit d’oraison, de silence, de simplicité et de mortification ; peut-on voir des filles plus unies, plus éloignées du monde et de ses maximes, plus pauvres et qui se plaisent davantage dans leur pauvreté ?[ ...] Ce qui est plus admirable, c’est d’avoir trouvé le secret de contenter les gens au milieu d’une telle nudité...

 

Charlotte Le Sergent (1604-1677).

Cette religieuse bénédictine eut elle aussi un grand rayonnement en particulier sur le cercle normand : On la consultait de tous côtés […] Monsieur de Bernières […] la sœur Antoinette de Jésus […] la Révérende Mère du Saint-Sacrement [Mectilde] et plusieurs autres[142]. Elle fut attirée par le Carmel et après « quinze ou seize ans » d’instruction « d’une infinité de merveilles[143] », elle connut une nuit dont elle fut délivrée ainsi :

[...] voulant obéir, elle essayait de multiplier les actes et Dieu de son côté lui faisait voir la beauté d’une âme qui ne veut être autre chose qu’une pure capacité de sa divine opération [...] Après six mois d’exercices interrompus par la vivacité de son esprit naturel accoutumé à vouloir connaître toutes choses, elle résolut enfin d’anéantir tout ce qu’il y avait de contraire à l’attrait de Sa grâce. Quand j’en devrais mourir, dit-elle, je le ferai pour Dieu. Cette résolution prise, il lui sembla ressentir au plus intime de son âme une approche de Dieu très secrète et très certaine et elle entendit cette parole intérieure [...] ‘J’agirai à ma mode : vous irez par un chemin que vous ne connaissez pas’ [...] Cette âme demeura lors dans un profond respect devant une si grande Majesté et toute confuse du passé elle répandit quantité de larmes. Cette occupation intérieure dura cinq heures ou environ, pendant laquelle il lui parut que Dieu fit un vide dans son âme, comme quand on prend un balai, et que l’on pousse les ordures hors d’une chambre : en effet, elle se trouva si déchargée, qu’elle respirait à son aise et sans nulle peine : elle allait à l’oraison comme au festin de noces, et l’espace d’un an elle ne manqua guère d’y employer quatre ou cinq heures chaque jour, ne portant avec elle que la nudité d’esprit et la cessation de tout acte. Elle voyait Dieu présent par une foi simple[144]

Dix-huit ans avant sa mort, elle cessa d’écrire ses dispositions, « parce que Dieu produisait en son âme des abîmes si impénétrables qu’elle les adorait sans les pouvoir ni vouloir comprendre ». Madame de Beauvilliers  lui donna « un pouvoir absolu pour la direction de la Communauté ; elle a été trente-deux ans prieure en différentes nominations.[145] »

Quand on lui demande son avis sur une religieuse « extraordinaire », elle répond avec humour en évoquant son vécu « ordinaire » de « bête en la Maison du Seigneur » :

Que pouvez-vous espérer d’une créature qui est dans un abîme de ténèbres et qui marche à l’aveugle dans sa petite voie ? […] L’entende qui pourra, c’est une vérité que l’âme est comme perdue sans savoir où elle est, ni ce qui se passe en elle. Elle n’ose pas même remuer, il faut qu’elle demeure ainsi anéantie sans nulle réflexion.

Mais pour vous dire ma pensée sur la personne dont vous me parlez [...]  elle réfléchit un peu trop sur ce qui se passe en elle […] Mais enfin Dieu ne conduit pas toutes les âmes par un même sentier : elles ne sont pas toutes appelées pour être des bêtes en la Maison du Seigneur. Il y a des personnes auxquelles on ne peut donner de lois ; il les faut abandonner aux règles de l’amour, et le laisser prendre tel empire qu’il lui plaît sur elles. Il faut seulement les tenir fort petites et humiliées et ne jamais leur faire valoir leurs opérations…[146]

Elle encouragea Mectilde du Saint-Sacrement :

Vous n’avez rien à craindre, ce je ne sais quoi qui vous va séparant de toute douceur  est ce que j’estime le plus simple et le plus sûr  en votre voie. Vous n’avez qu’à vous abandonner totalement, élevez-vous à la suprême vérité qui est Dieu, laissez tout le reste pour ce qu’il est […] Je vous dis ce que l’on me met en l’esprit sans le comprendre, étant dans un état où je n’ai rien, rien, rien, sinon une certaine volonté qui veut ce que Dieu veut et qui est disposée à tout.

 J’ai vu tout votre être absorbé dans une lumière, devant laquelle la vôtre est disparue, et  je voyais en cette région lumineuse, un jour sans ténèbres où la créature n’était plus rien, Dieu étant tout. L’âme demeure entre les bras de son Seigneur sans le connaître et sans même s’en apercevoir[147].

Elle dirigea Bernières dont elle discerna l’excès d’activité et une compréhension imparfaite de « notre toute aimable abjection »[148]  : 

Il m’a semblé que votre âme se rabaissait par trop en réfléchissant sur elle-même et sur les opérations divines en son intérieur : elle doit, à mon avis être plus simple, et s’attacher uniquement à l’Auteur de cet ouvrage et non pas à ses effets […] Vous me parlez, mon cher Frère, d’un état de déréliction et d’abandon aux égarements d’esprit. Je crois vous avoir déjà dit qu’il faut s’élever en Dieu par la partie suprême de l’âme, et s’y tenir fixe, négligeant beaucoup ce qui se passe dans la partie inférieure […]  C’est alors qu’il faut faire usage d’une foi nue et élevée au-dessus des sens, cette vertu ayant le pouvoir d’arrêter l’âme en Dieu, pendant le tintamarre qui se fait en bas, et que la Sagesse divine permet afin que chacun connaisse quelle serait sa faiblesse s’il était abandonné à lui-même […]

 On croit quelquefois que tout est perdu, parce que l’on ne sait pas quel est le prix de la nudité d’esprit […] si l’âme veut agir par elle-même, elle oppose son opération basse et ravalée, à celle de Dieu. Cette inclination d’agir est un reste des activités passées qu’il faut anéantir et écouler en Dieu, pour lui laisser l’âme abandonnée…[149]

Elle lui adressa une longue lettre le dissuadant de pratiquer la pauvreté matérielle extérieure : Bernières était en effet écartelé entre son désir d’être délivré du souci des biens et le recours que l’on faisait à ses capacités gestionnaires. Il ne fut pas question pour lui d’accompagner Marie de l’Incarnation au Canada ! Charlotte l’incita à pratiquer une pauvreté toute intérieure :

Votre esprit naturel est agissant et actif, Dieu le veut faire mourir [ ...] Ne faites aucune élection pour l’intérieur ni pour l’extérieur : tout exercice vous doit sembler bon : consolation, désolation, tentation […] C’est en ce point que consiste la pauvreté d’esprit dans ce vide et dans ce dénuement de toute propre élection, dans le détachement des goûts, des consolations et du repos intérieur [...] Pour l’extérieur, tout emploi vous doit être aussi très indifférent, et votre nouvel état d’oraison, de repos et de silence le demande, puis que son fondement est plus dans la mort de l’esprit et de ses propres opérations, que dans une retraite extérieure. Je sais que celle-ci est bonne quand elle vient de Dieu ; mais il la faut posséder sans attache. L’âme ne doit être liée qu’au seul bon plaisir de l’amour ; qu’il nous mette en l’état qu’il lui plaira, il n’importe. Celui du sacré silence convient fort à l’oraison, il est vrai, mais la soumission aux attraits de l’amour vaut beaucoup mieux [...] tout est aimable quand il vient de ce noble principe[150].

 


La Mère du Saint-Sacrement et ses bénédictines

Mectilde du Saint-Sacrement (1614-1698),  Mère fondatrice

Mectilde du Saint-Sacrement[151] naquit le dernier jour de l’année 1614 à Saint-Dié[152]. Elle fit profession en 1633 chez les franciscaines annonciades[153]. Nommée supérieure, elle fuit avec ses religieuses l’entrée des Français en Lorraine et trouva refuge au monastère des bénédictines de Rambervilliers, puis à l’abbaye de Montmartre où elle passa l’année 1641. En Normandie, elle rencontra Jean de Bernières et le groupe qui l’entourait, dont saint Jean Eudes et Marie des Vallées.

En août 1643, elle reconstitua sa communauté près de Paris à Saint-Maur-des-Fossés : elle se confiait au P. Jean-Chrysostome de Saint­-Lô qui « trou­vait plus de spiritualité dans le petit hospice de Saint­-Maur que dans tout Paris ». Le 21 juin 1647, Mectilde fut nommée prieure du monastère du Bon-Secours à Caen, puis retourna à Rambervilliers en août 1650. La guerre la chassa de nouveau ; on la retrouve en mars 1651 en pleine Fronde à Paris où elle rejoignit ses sœurs  de Saint-Maur réfugiées rue du Bac.

Elle reçoit quelques secours de son amie la comtesse de Chateau­vieux et s'ouvre pour la première fois de son dessein de fonder un ordre religieux destiné à l'ado­ration perpétuelle du Saint-Sacrement, ce qui est accompli en 1654. La communauté s'accrut rapidement et en 1659 Mectilde prit possession de son premier monas­tère, rue Cassette, puis commença ses fonda­tions : en 1664, Toul avec l'appui d'Épiphane Louys, son confesseur mystique ; en 1666, c’est l’agrégation du monastère de Rambervilliers et en 1669 de celui de Notre-Dame de Consolation de Nancy. Les fondations se poursuivront jusqu'à sa mort à Paris le 6 avril 1698 [154].

Elle laisse comme testament les deux seuls mots adhérer-adorer : « adorer Dieu dans le temple de notre âme, dans notre prochain, dans tout événement, et adhérer à cette ‘volonté de Dieu qui est Dieu même’ ». Ayant vécu à Montmartre, elle se situe tout à fait dans la ligne de Madame de Beauvilliers et de Canfield. De nombreux textes donnent le parfum des « conférences » adressées par la « sainte mère » à ses religieuses :

Pour moi, je ne veux que la sainteté, je veux tout donner pour l'acquérir. Vous me direz peut-être qu'elle est trop rigou­reuse et trop difficile à contenter. Hélas, qu'est-ce donc que ces sacrifices qu'elle exige de nous ? Que nous lui donnions de l'humain pour le divin, y a-t-il à balancer ? […] Laissez à cette divine sainteté la liberté d'opérer en vous, et elle vous divinisera, et je vous puis dire comme saint Paul que vous verrez et éprouverez ce que la langue ne peut expliquer, ce que l'esprit ne peut concevoir, ce que la volonté et le cœur ne peuvent espérer ni oser désirer. Mais personne ne veut des opérations de cette adorable sainteté. Presque toutes les âmes s'y opposent. Dès qu'elles se trouvent dans quelque état de sécheresse ou de ténèbres, elles crient, elles se plaignent, elles s'imaginent que Dieu les oublie ou les abandonne.

Ah ! Quelque désir que vous ayez de votre perfection, Dieu en a un désir infiniment plus grand, plus vif et plus ardent. Sa divine volonté ne peut souffrir vos imperfections. Sacrifiez-les donc toutes à toute heure et à tout moment, et vous deviendrez toute lumineuse. Mais l'on veut se donner la liberté d'aller partout, [91] de tout dire, tout voir, tout entendre, tout censurer, juger celle-ci, contrarier celle-là : ainsi l'on s'attire bien des sujets de distraction et de dissipation dont on ne se défait point si facilement. On sort de son intérieur, on ne veut point de captivité, point de recueillement. […] Transportez-vous dans le Paradis, mes sœurs, je vous le permets…

Il n'y a pas de plus ou de moins en Dieu, cela n'est que selon notre manière de voir les choses, mais pour parler notre langa­ge, on peut dire que la sainteté de Dieu est la plus abstraite de ses adorables perfections. Elle est toute retirée en elle-même. Si nous n'avons pas de grandes lumières, des pénétrations extraordinaires et que nous ne soyons même pas capables de ces grâces éminentes, aimons notre petitesse et demeurons au moins dans l'anéantissement, sans retour sur nous-mêmes pour le temps et pour l'éternité. Ce n'est pas moi qui vous parle, je ne le fais pas en mon nom, je ne suis rien, et je suis moins que personne, mais je le fais de la part de mon Maître qui m'a mise dans la place où je suis. Finissons ; je ne sais pas ce que je vous dis. Priez Notre-Seigneur pour moi[155].

Une autre conférence, datée de l’année 1694, livre l’intimité mystique vécue à la fin d’une longue vie riche en épreuves :

Il n'est pas nécessaire pour adorer toujours de dire : ‘Mon Dieu, je vous adore’, il suffit que nous ayons une certaine tendance intérieure à Dieu présent, un respect profond par hommage à sa grandeur, le croyant en nous comme il y est en vérité … C'est donc dans l'intime de votre [98] âme, où ce Dieu de majesté réside, que vous devez l'adorer continuellement. Mettez de fois à autre la main sur votre cœur, vous disant à vous-même : « Dieu est en moi. Il y est non seule­ment pour soutenir mon être, comme dans les créatures inani­mées, mais il y est agissant, opérant, et pour m'élever à la plus haute perfection, si je ne mets point d'obstacle à sa grâce[156].

Une très belle lettre de 1667 - sur plus de deux mille lettres qui nous sont parvenues - éclaire une sœur scrupuleuse :

À la mère Marie de saint François de Paule [Charbonnier] : Ayant appris que vous continuez d'être dans la douleur, j'ai cru que je devais vous dire ce que Notre Seigneur me donne sur vos dispo­sitions.

Premièrement, je trouve que vous êtes tombée imperceptiblement dans une très grande réflexion et application à vous-même […] Je vous dis de la part de Dieu que vous êtes trop occupée de vos misères de vos péchés, de vos malices, de vos sacrilèges, de votre damnation, de votre enfer et de la perte que vous faites de Dieu. Je vois qu'au lieu d'aller à la mort de tout, vous avez réfléchi sur votre vide, et vous vous en êtes effrayée. Vous avez voulu y apporter remède par vos industries inté­rieures et, au lieu de trouver du secours, vous avez trouvé le trouble dans l'impuissance et l'enfer dans la pauvreté. Vous avez été abîmée dans la douleur, vous n'avez plus observé de règle, ni de mesure. Vous avez pris des assurances de votre perte éternelle, bref tout est perdu, sans miséricorde, et il n'y a pas lieu d'espérer aucun retour. Ajoutez, si vous voulez, à tout ceci tout ce que votre esprit vous peut suggérer de vice et de péché. J'accorde tout. Soyez, si vous voulez, pis que tous les diables. Cela ne m'effraye et ne m'étonne pas. Vous n'avez de tout cela qu'un péché, c'est d'avoir quitté le néant pour quelque chose, d'avoir quitté l'état de mort pour prendre vie, d'avoir voulu être quelque chose en Dieu et dans la grâce, et vous n'êtes qu'un malheureux néant, qui doit être non seulement oublié de tout le monde mais de Dieu même, vous croyant indigne de son souvenir.

Si j'étais auprès de vous, je vous convaincrais des vérités que je vous dis, mais, ne le pouvant, je vous prie de prêter croyance à ce que ma plume vous dit. Et commencez [286] au moment que vous aurez vu ce que dessus à vous mettre à genoux, disant de cœur et de bouche : ‘Mon Dieu et mon sauveur Jésus-Christ, je vous demande pardon d'avoir voulu être, et d'avoir empêché votre grâce de m'anéantir ; je reçois toutes mes misères en pénitence, et renouvelle en votre Esprit mon vœu de victime qui me destine à la mort et qui me prive de tous les droits que mon amour propre a prétendu avoir sur moi et de tous mes intérêts de grâce, de temps et d'éternité. Je vous rends tout sans réserve, et ne retiens pour moi qu'un néant en tout et partout pour jamais, pour vous laisser être et opérer en moi tout ce qu'il vous plaira’. Après cet acte, cessez vos examens, vos retours, vos réflexions, vos craintes, vos résistances à l'obéissance et à la communion. Nous vous ordonnons de la part de Dieu de vous tenir comme une bête dans la perte de tout et même de votre salut et perfection. Il n'est plus question de tout cela, mais seule­ment de vous tenir dans ce simple abandon avec tant de fermeté que, si vous voyiez l'enfer ouvert pour vous engloutir, vous ne feriez pas un détour de votre pur abandon pour vous en préserver.

Voilà jusqu'où il faut mourir, et où vous ne voulez pas passer. Volon­tiers je vous gronderais de résister comme vous faites à la conduite miséricordieuse de Dieu ; ne permettez pas à votre esprit humain, ni à votre raison de répliquer ni raisonner sur ce que nous vous ordonnons de faire. Marchez tête baissée sous la loi du Seigneur, il vous fait trop de grâce ; ne soyez pas si misérable que de le rejeter sous prétexte que vous l'offensez. Je vous défends de vous amuser à penser à vos péchés, ni de regarder vos communions comme des sacrilèges. Perdez et abî­mez tous ces retours et réflexions dans l'abandon simple comme je vous le propose. Ne prenez aucune part en rien de ce qui se passe en vous ; soit bien, soit mal, laissez tout cela sans le discuter. Dieu en jugera et en fera ce qu'il lui plaira. Et vous, tenez-vous dans un néant éternel, qui ne voit plus, qui n'entend plus et qui ne parle plus pour soi­-même, ni pour autre. Mais je vous répète encore une fois, demeurez comme un mort à votre égard et même à l'égard de Dieu, comme ce qui n'est plus et qui ne doit plus être. Et si vous êtes fidèle à suivre la règle que je vous donne de la part de Dieu, vous trouverez ce que vous ne pouvez-vous imaginer et que je ne dois point présentement vous expli­quer. Allez aveuglément où je vous mène, et croyez que par la grâce de Dieu je sais ce que je vous dis. Marchez sûrement dans l'obéissance, et ne laissez pas de prier Dieu pour celle qui est en Jésus toute à vous. Souvenez-vous donc de demeurer comme une bête en la présence du Seigneur, sans pensée, sans acte et sans force ; le néant n'a rien de tout cela.

Lorsque vous serez dans la croyance que vous êtes damnée, laissez tout ce jugement à Dieu, croyant qu'il fera justice s'il vous met en enfer. N'en soyez pas plus inquiétée, laissez tout pour vous tenir encore au-dessous de tout l'enfer et des démons. Le rien n'est rien de tout cela…[157]

Elle dirige et encourage avec amour une religieuse de Toul : 

 Ma chère Fille, […] Je veux votre sainteté ; vous êtes une petite paysanne que l'on mène à la cour. On en veut faire une dame, on lui ôte ses vieux haillons et ses petites guenilles. Elle ne le peut souffrir, ne voulant point de robe plus belle ni plus riche, et s'y trouvant emprun­tée. Elle dit : ‘Ôtez-moi cela, donnez-moi mes hardes, j'aime mieux ma liberté que toutes ces belles choses’. Voilà votre portrait tout fait. Quand Dieu vous aura dépouillée, quelle perte ferez-vous ? Il veut vous ôter vos guenilles pour vous revêtir de Lui-même […] ‘Dieu sera votre force et votre soutien’. -- ‘Oui, mais je ne le vois pas, je n'en sens rien, pourquoi le croirai-je ?’. Eh ! Nous nous confions bien à une personne que nous savons nous aimer et parce que nos sens ne voient point Dieu, nous avons peine à croire en lui et en sa parole ! Un peu de foi et de confiance en Sa bonté fera merveille…

Pourquoi pensez-vous que le Saint Esprit ait descendu sur les Apôtres avec un grand vent et du feu ? C'est que le vent renverse tout, mais étant cessé, les choses se peuvent relever. Il n'en est pas de même du feu, il consomme tout et ne fait aucune réserve. Donnez-vous au pouvoir du Saint Esprit, et vous trouverez un exterminateur qui n'é­pargne rien : il met le feu partout. […] Vous avez trop de compassion sur vous-même ; oubliez-vous une bonne fois, et laissez toutes vos pensées et raisonnements à la porte, sans amuser à contester avec cette marmaille qui vous nuira si vous n'y prenez garde. […] Toutes ces réflexions et tendresses de nature, et de compassion de vos propres intérêts, ne sont que des jeux de petits enfants qui crient devant les portes. Laissez-les crier tant qu'ils voudront. ‘Mais quel moyen de vivre ? J'aimerais mieux perdre toutes créatures que de perdre le goût de Dieu’. C'est l'amour propre qui crie ainsi. […] Demeurez en paix[158].

De très nombreux passages montrent l’élan qu’elle tente de transmettre à ses religieuses[159] :

Rien ne charme Dieu comme une personne humble. Il se précipite dans cette âme avec la même vitesse comme vous voyez l’éclair qui précède le tonnerre ou un trait d’arbalète […][160]

Les saints ne sont remplis de Dieu qu’autant qu’ils se sont vidés d’eux-mêmes. Hélas ! Si l’on nous pressait et que l’on nous réduisit en liqueur, l’on ne verrait qu’amour de nous-même[161].

Si la croix vous fait trop peur et que vous préfériez l’amour, aimez[162].

Vous m’avez quelquefois demandé comment il faut prier pour le prochain. […] Quelquefois Dieu donne mouvement à l’âme de prier pour les misères d’autrui et, quand vous sentez en vous cette disposition, vous devez prier en la manière qu’on vous donne le mouvement. La plus ordinaire façon […] c’est en foi, par un simple regard vers Dieu qui connaît les besoins de ses créatures ; vous le priez qu’Il les sanctifie toutes […][163]

Dieu est de soi, indépendant de toutes les créatures, et la créature n’est rien de soi et ne doit rien être pour soi. Dieu est, et vous n’êtes point[164].

N'ayez point de répugnance d'être en la présence de Dieu sans rien faire, puisqu'il ne veut rien de vous que le silence et l'anéantissement, vous ferez toujours beaucoup lorsque vous vous laisserez et abandonnerez sans réserve à sa toute-puissance[165].

L'oraison du cœur n'est autre chose que de croire Dieu dans son cœur, de l'y adorer et de se laisser amoureusement à lui. Cette oraison ne demande point d'autre instruction que les inventions que le Saint Esprit inspire à l'âme. C'est l'amour divin qui en est le maître et le directeur, et voilà le secret ; les créatures ne doivent point s'ingérer de faire son office[166].

Mais, me direz-vous, je me chagrine parce que je crois que ma sécheresse vient à cause de mes infidélités et qu'elles sont la marque de la disgrâce de Notre Sei­gneur. Ces raisons-là ne sont qu'amour-propre. Si c'est vos infidélités qui vous les ont attirées, vous les devez souffrir comme une pénitence que vous avez méri­tée. Il ne faut pas tant se réfléchir, il faut s'abandonner […] ne pensons qu'à l'aimer, qu'à le contenter. Voilà l'unique nécessaire, tout le reste n'est rien[167].

Car si, au dedans, il semble que les organes de l'âme soient obscurcis et comme impuissants de s'élever pour trouver Dieu, la vérité le fait posséder en foi puisqu'il est vrai qu'il nous envi­ronne, qu'il est tout notre être plus nous que nous-même. Et si l'âme dit : ‘Je ne puis être unie à Dieu à cause de mes impuretés’, je lui réponds qu'elle est en Dieu, qu'elle vit en Lui […] Si on savait le bien que l'âme reçoit de cette présence quand elle s'y exerce en foi à toute heure ! Elle se trouve investie de Dieu jusqu'à des pénétrations inexplicables. Tout notre mal est que nous ne voulons pas nous captiver sous cette loi d'amour et de simple application à Dieu présent[168].

 

Élisabeth de Brême (1609-1668), Benoite de la Passion

C’est à elle que la Mère de Blémur consacre sa plus longue notice[169]. Née à Salzbourg, elle fut envoyée à Nancy « afin qu’elle y apprît la langue française » [6]  Elle voulut entrer aux Annonciades (le premier couvent de Catherine) mais fut mariée à dix-sept ans. Veuve à vingt ans, elle entre à Rambervilliers trois années plus tard et en deviendra la supérieure. Elle fut peut-être formée par le Père Jean-Chrysostome de Saint-Lô qui témoigne :

[108]  L’état de cette âme est vrai, tout ce qui est dans l’esprit est de Dieu, et opération divine dans ses Puissances, qui peu à peu les simplifie, pour les approcher et ainsi les perdre en Dieu, et de cette sorte le faire trouver dans ce fond et capacité intime de l’âme ; qu’elle reçoive donc passivement ces divins et bénis effets, qui sont les messagers du cher retour des puissances dans leur origine ; qu’elle les reçoivent, les laissant écouler à mesure qu’ils s’évanouiront, demeurant ainsi passive après leur départ, et de la sorte elle trouvera Dieu ; car tout ceci tend à ce bonheur. Je crois que si l’âme est généralement passive, soit à l’abondance soit à la pauvreté, qu’elle pourra trouver quelque chose qu’elle ne sait pas, et qu’elle recevra grande bénédiction. Il faut donc qu’elle soit bien fidèle à cet état contemplatif où Dieu l’attire et qu’elle reçoive bien passivement toutes ses miséricordes ; de manière pourtant que si elles se tarissent, elle les laisse aussi tarir passivement.

Elle-même déclare dans l’esprit qui anime Bertot :

[15] Il n’appartient qu’à Dieu de faire son ouvrage et d’opérer sa gloire et son pur amour dans les âmes, mais il est certain que c’est au dépens des sens et de la nature jusqu’à la mort totale de ce qui reste de la créature. Alors Dieu fait un effet de sa Résurrection, par son esprit et par sa vie très pure, et cela d’une manière imperceptible et au-dessus de la connaissance de l’âme. […] il y a de certaines personnes que Notre Seigneur attire dans un abîme d’amour, de silence et d’anéantissement, à l’exclusion de toutes les créatures.

[21] Lorsque je m’applique à lui (Jésus-Christ crucifié), ce n’est point pour charmer mes douleurs mais par devoir d’amour ; et cependant à parler franchement, il me semble que je suis sans amour, sans foi, sans espérance, et que je n’en désire point. Il ne me reste qu’une impression qui consiste en ces mots : perte, abyme, mort. [...] je me trouve dans un grand silence et dans une profonde paix [...] il ne reste rien à la créature qu’une idée très nue et très simple de l’immensité de Dieu...

Dans un autre écrit : [22] Il ne me reste qu’une foi nue et très dégagée [...] si on me demandait la raison pourquoi on souffre, on répondrait : ce n’est pas que j’ai de mauvaises pensées, je n’en ai ni de bonnes ni de mauvaises, mais il me semble que je suis dans une séparation éternelle de l’objet de mon amour qui est mon Dieu ; cette sorte de peine m’est ordinaire à présent et elle m’arrive presque toujours du grand matin.

Dans une lettre à une supérieure : [24] Je vous ai déjà fait savoir que Notre Seigneur me conduit sans lumières et sans connaissances et il m’ôte le désir de savoir et de connaître ce qu’il opère. Un des jours passés, après que la sainte Messe fut achevée, qui ne dura qu’un moment à mon gré, je me trouvai dans une tranquillité qui ne m’est pas ordinaire ; je ne puis m’exprimer là-dessus sinon que je crois que c’est quelque avant-goût de l’autre vie. Je crois encore que si je vivais cent millions d’années, je n’arriverai pas à ce point par tout mon travail ; c’est une grâce qui se donne, mais qui ne se peut acquérir ; il n’y a rien du nôtre ; ce repos n’était que le commencement d’une longue et profonde occupation ; mais comme la Communauté sorti du Chœur pour aller au travail, j’y allai aussi ; cet attrait me continua le long du jour, etc.

Il ne m’est pas possible de considérer les Mystères de la Passion, quoi que j’aie de puissants attraits vers  ce douloureux état de Notre Seigneur. Au moment que je tourne ma vue sur le Dieu d’amour crucifié, mon cœur est transporté, l’entendement éclairé et l’âme occupée d’une manière ineffable ; je ne peux dire que ces mots : ‘Excès d’amour infini et incompréhensible à tout esprit’. L’âme demeure ensuite humiliée et anéantie.

[28] Son attrait était le regard simple de Dieu, en nudité de foi, sans nul discours ; c’était un état passif dans lequel elle attendait que Dieu fit en elle ce qu’il aurait agréable.

[31] Il arrive quelquefois, selon qu’il plaît à Dieu, d’emprisonner les puissances de l’âme dans une solitude et dans un silence très dur à la nature et aux sens […] l’état d’emprisonnement n’est pas renfermé au temps de l’oraison, mais encore quand il est passé ; il est vrai que cela ne dure pas ordinairement plus de deux ou trois jours […]

[33] Je n’ai plus d’intention ni de vouloir, ni de pouvoir dans toutes mes actions, pour saintes qu’elles soient ; mon oraison est presque sans commencement et sans fin, je veux dire que j’en sors comme j’y suis entrée, dans la simplicité d’esprit, toutes les voies et les sentiers me sont fermés, et le seront encore plus dans la suite, Dieu seul connaîtra le chemin par où Il me fera marcher […] je serai réduite dans une entière perte de moi-même […] qu’importe, il me suffit de savoir que Dieu est en moi, sans moi, mais un temps viendra que je serai dans un abîme hors de ma connaissance.

[54] on m’arrache, mais doucement et agréablement, de tout ce qui est sous le ciel ; on me tire dans un abîme, c’est-à-dire dans la profondeur de mon néant ; c’est là où je trouve la véritable paix, tout le reste n’est rien ; dans cette profondeur de silence, on apprend une doctrine sans connaissance ni lumière, tout est dans l’obscurité ; il ne reste plus d’ambition à l’âme, que de perdre ses propres intérêts et de se perdre elle-même pour gagner uniquement Jésus-Christ.

[66-67] Le transport d’une douce fureur […] paisible et calme comme le feu qui semble dormir sous la cendre, puis il vient un moment favorable qui rallume ce brasier par le souffle du divin Esprit […] Sur quoi elle entendit ces paroles en l’intérieur de son âme, « par trop d’amour il faut mourir, et revivre d’un élément qui n’est que pure flamme ». […] Il me semble que cette vie est si précieuse que je n’ai qu’un moment pour adhérer à Dieu et que le reste se doit faire en passant[170].

[102] La sainte agonisante […] chanta son Cantique ordinaire : ‘Par trop d’amour il faut mourir’, etc. Étant un peu revenue elle se reprit disant : Je me trompe de dire que par trop d’amour il faut mourir, c’est plutôt faute d’amour. L’on ouvrit sa poitrine pour en tirer son cœur, contre sa défense expresse. Ceux qui virent ce cœur assurent qu’il n’était pas fait comme les autres : il était gros et souple, ouvert au-dessus avec des veines toutes navrées [blessées], plusieurs personnes sont d’opinion qu’elle est morte d’amour, quoi qu’elle s’imaginait toujours qu’elle n’aimait pas assez ; c’était sa plainte ordinaire […]

 

Jacqueline Bouette de Blémur (1618-1696)

Religieuse de l’abbaye de la Trinité de Caen dont elle fut maîtresse des novices puis prieure, connaissant parfaitement le latin, elle écrivit la vie des saints bénédictins des siècles passés puis s’attacha à trente-huit figures illustres de son siècle par ses Éloges[171] que nous venons de si largement utiliser :

Je pretens encore que cet ouvrage fera connaître que le bras de Dieu n’est point racourcy, qu’il forme des saints en tous les siècles ; et quoi que ceux dont j’écris les actions ne tiennent pas ce rang [de saints] dans l’Église, ils ne laissent pas de nous laisser les exemples d’une vertu solide, et dont l’imitation nous conduira infailliblement au bonheur dont ils jouissent. Je prie Dieu de nous en faire la grâce.

Elle entra dans la congrégation fondée par Mectilde du Saint-Sacrement et eut l’humilité d’y faire un nouveau noviciat à l’âge de soixante ans et d’y renouveler sa profession. Elle mourut à Paris dans le premier monastère fondé par Mectilde[172]. Bien qu’auteur de plusieurs ouvrages, elle sut demeurer cachée. On la devine proche en esprit de ces figures, telles celles de Geneviève Granger ou de Charlotte le Sergent, sinon elle n’aurait sans doute pas su nous rapporter leur rare valeur spirituelle : Que ne m’est-il permis de dire là-dessus ce que je sens et ce que je sais ? Peut-être le faudrait-il pour votre gloire ; mais la Mère [du Saint-Sacrement, Mectilde] et les Filles m’ont fermé la bouche et j’obéis. Recevez ce sacrifice, ô mon divin Maître […][173]


Tableau II : Lieux, Bénédictines & Spirituels associés

Les notes de la page suivante précisent des relations entre spirituels associés et bénédictines (ainsi qu’entre spirituels).

Lieux.

Bénédictines.

Spirituels associés.

Savoie

Louise de Ballon

1591-1668

François de Sales (1)

1567-1622

Paris (Montmartre)

Marie de Beauvilliers

1574-1657

Marguerite d’Arbouze

1580-1626

Charlotte Le Sergent

1604-1677

Jacqueline Bouette de Blémur 

1618-1696

Benoît de Canfield (2)

1562-1610

Ange de Joyeuse (3)

1563-1608

 

Lorraine (Rambervillers)

Caen

Paris (rue Cassette)

Mectilde de Bar

1614-1698

Élisabeth de Breme

1609-1668

Jean-Chrysostome de Saint-Lô (4)          

1594-1646

Jean de Bernières (5)

1602-1659

Jacques Bertot (6)

1622-1681

Épiphane Louys (7)  

1614-1682

Montargis

Marie Granger

1598-1636

Geneviève Granger

1600-1674

 

 

Jeanne-Marie Guyon (8)

1648-1717

 


(1)   Louise de Ballon est confiée à la direction spirituelle de son cousin François de Sales. Elle reçoit une nouvelle impulsion lors d'une retraite au monastère de la Visitation d'Annecy dirigé par Mme de Chantal. Tous sont savoyards.

(2)   Benoît  de Canfield aide (au moins par son soutien spirituel) Marie de Beauvilliers dans sa difficile réforme.

(3)   Ange de Joyeuse prend le relais lorsque son ami Benoît part en Angleterre.

(4)   Jean-Chrysostome de Saint-Lô, inspirateur et confesseur de Bernières, est « Notre bon Père » pour Mectilde et Bertot.

(5)   Jean de Bernières dirige Bertot et conseille Mectilde.

(6)   Monsieur Bertot dirige madame Guyon. Il connaît Mectilde et Élisabeth de Brême.

(7)   Épiphane Louys, prieur d’Étival, est le confesseur ami de Mectilde.

(8)   Madame Guyon est dirigée par Geneviève Granger puis par monsieur Bertot. Elle apprécie Mectilde, « la sainte Mère du Saint-Sacrement ».

 

 


La réforme de l’abbaye cistercienne de Port-Royal par la mère Angélique (1591-1661)

Tout commence par la réforme difficile d’une abbaye cistercienne vénérable fondée en 1204. Elle fut l’œuvre d’une jeune fille ardente et tourmentée. L’érudit Louis Cognet consacre deux ouvrages d’agréable lecture à cette courageuse refondatrice[174] :

« En 1599, l’abbesse, cédant à des recommandations, prend pour coadjutrice une enfant de sept ans, Jacqueline-Marie Arnauld, la future mère Angélique […] L’imprévu, ce fut une radicale conversion de la jeune fille en 1608 et sa décision de ramener son abbaye à une pratique stricte de la vie cistercienne, ce qu’elle réussit entre 1609 et 1614. Elle réforma ensuite plusieurs monastères […] l’on compta bientôt quatre-vingts religieuses. Du fait des ravages du paludisme […] celles-ci s’établirent à Paris en 1625… »[175].

 Rien ne préparait la jeune bénéficiaire, devenue abbesse avant l’âge de onze ans, à être touchée au cœur par la grâce dès le jeune âge de seize ans et demi, puis à entreprendre cette réforme qui ouvrait des luttes familiales et domestiques, quand elle ferma à son (terrible) père l’entrée dans la clôture lors du célèbre épisode de la journée du Guichet[176] du vendredi 25 septembre 1609. Elle pratiqua une très grande pauvreté personnelle, abandonnant son logis abbatial et couchant « dans une chambre qui servait de passage […] de sorte qu’on ouvrait et fermait les portes des vingt et trente fois en une nuit ». Elle devint une  infirmière bénévole qui apprit à saigner…

Elle lutta par la suite avec l’ancienne abbesse déposée Madame d’Estrées, « vieillie dans ses désordres et ses vices », afin de réformer la maison de Maubuisson. Elle créa à Port-Royal une atmosphère de ferveur chez ses novices. Il faudrait également évoquer l’aide de l’abbesse Agnès (1593-1671), âme mystique, sœur d’Angélique[177].

Angélique rencontra François de Sales et lui fit part de ses scrupules de conscience : « Je lui ouvris mon cœur par lettres sur une peine que j’avais bien grande, qui était que je n’avais jamais rencontré personne auquel je puisse prendre une confiance entière et ensuite y avoir une vraie soumission… » Mais leur relation fut malheureusement interrompue par la mort de l’évêque de Genève.

Elle se défiait des états mystiques et de toute oraison  extraordinaire, mais cela ne l’empêchait pas d’estimer les sœurs carmélites espagnoles et la mère Madeleine de Saint-Joseph que nous allons bientôt retrouver au cœur du Carmel français[178]. Amie de Jeanne de Chantal, Angélique ne put jamais réaliser son vœu de la retrouver à la Visitation d’Annecy. Elle se plaça sous la conduite de Monsieur de Saint-Cyran, beaucoup plus ascétique que François de Sales et plus intellectuel.

Saint-Cyran (1581-1643) avait étudié avec Jansénius à la faculté de Louvain. Retirés près de Bayonne, ils se livrèrent ensemble à un travail considérable d’approche de la Bible à la lumière des Pères.  Figure fondatrice  du (premier) jansénisme, c’est « un homme d’action accédant peu à peu à une spiritualité élevée et à un statut de directeur spirituel hors de pair. » L’homme d’action se heurta à Richelieu. La prison accrut son rayonnement[179].

Marqué par Bérulle et par François de Sales, il partageait avec eux un sens aigu de la transcendance. Il orienta les premiers Messieurs de Port-Royal vers les travaux de traductions qui contribuèrent à faire évoluer les mentalités françaises vers des recherches critiques. Il rapprocha la spiritualité du laïc de celle du clerc : « Tous les chrétiens sont prêtres » même si le sacerdoce ministériel demeure tout à fait à part.

Port-Royal, entré dans l’histoire avec la réforme de l’antique abbaye par la mère Angélique, poursuivit son développement. Après la période de refondation qui s’étend de 1608 à 1638 environ, s’ouvrit une seconde époque où le rayonnement des Solitaires de Port-Royal s’associa à la vie le plus souvent paisible des moniales :

« Inoccupé, le site de la vallée de Chevreuse accueillit à partir de 1638 des hommes décidés à se retirer du monde : les fameux Solitaires de Port-Royal. Grâce à leur travail, les zones humides furent assainies par drainage. […] Autour des moniales ne tarda pas à graviter toute une constellation de parents et d’amis […] Les premiers Solitaires avaient pris en charge l’éducation de jeunes enfants, issus souvent de familles amies. De 1637 à 1660, ces Petites Écoles formèrent environ cent vingt élèves : parmi eux figurent Racine… »[180]

      Cinq années d’épreuves suivirent, dues à l’opposition royale (1664-1669). Suivra un « âge d’or » qui se terminera en 1679.

Nous reviendrons au prochain volume III. Ordres nouveaux et figures singulières sur le grand mouvement rénovateur rayonnant largement au-delà des clôtures et qualifié de « jansénisme ». Il eut plusieurs formes par suite des pressions imposées de l’extérieur et qui culminèrent avec la destruction en 1710-1711 du monastère[181]. Cependant, nous estimons globalement hors de notre sujet les acteurs des divers « jansénismes » -  tout en exceptant la Mère Agnès, le bon docteur Hamon, Pascal[182]


La Réforme du carmel français par Jean de Saint-Samson (1571-1636) et ses disciples

Multiples réformes.

Le Carmel a connu de nombreuses réformes tout au long de son histoire[183]. En France, à la sortie des guerres de religion, la plupart des couvents ont besoin d'être réformés. Deux réformes prennent place simultanément, l’une détachée de l’ancien courant carme tandis que l’autre tente de prendre place en son sein.

La première, féminine, sur laquelle nous reviendrons au chapitre suivant, mise en place sous l’impulsion de Madame Acarie (la future Marie de l’Incarnation), est issue de la réforme espagnole par l’intermédiaire d’Anne de Saint Barthélémy (la sœur converse qui accompagnait Thérèse dans ses voyages) et d’Anne de Jésus, la dédicataire du Cantique spirituel de Jean de la Croix. Le bref séjour de ces mères espagnoles sera fructueux : l’intériorité reconquise par la réforme espagnole sera transmise en France en particulier grâce à Madeleine de Saint-Joseph (1578-1637), maîtresse profondément intérieure de novices qui assurèrent par la suite de nombreuses fondations.

La seconde, masculine, simultanée, naît en Bretagne, où Philippe Thibault, que nous avons rencontré comme visiteur auprès du chartreux Beaucousin, réforme le couvent de Rennes, rattaché à la province de Touraine. Le renouveau s’étend mais ne se sépare pas de l’ancien Carmel malgré des tensions à Angers, Ploërmel, etc. D’origine française, cette seconde réforme est indépendante, même si une influence des déchaux est prouvée en ce qui concerne les pratiques[184]. Nous commencerons par elle.

C’est Philippe Thibault qui fait venir la future « âme de la réforme de Touraine », Jean de Saint-Samson (1571-1636). Ce très grand mystique forme les novices qui continueront son œuvre, toute intérieure, dans certains couvents carmes. Il apparaît ainsi comme le symétrique masculin de Madeleine de Saint-Joseph chez les femmes.

Puis on oubliera ce maître spirituel pour plusieurs raisons. Tout d’abord, dès les années 1640, naît une méfiance qui provoquera le « crépuscule des mystiques » à la fin du dix-septième siècle : on soupçonne par exemple son disciple Maur de l’Enfant-Jésus, qui dirigea un temps la jeune Madame Guyon, d’être quiétiste. Un affadissement de l’élan intérieur accompagne la fusion de la réforme dans le corps des « grands carmes » ; enfin ces derniers  disparaissent de France à la fin du dix-huitième siècle.

Par chance, de très nombreux manuscrits ont survécu. La renaissance de l’intérêt pour la mystique d’expression française depuis Bremond s’est accompagnée de la redécouverte de Jean de Saint-Samson[185], puis d’éditions critiques partielles commentées de l’important corpus de « dictées » à ses disciples et/ou de leurs éditions d’époque[186]. Ce que Jean a dicté n’est pas d’une lecture facile, mais « le plus profond des mystiques français[187] » mérite l’effort requis.

La vie d’un frère convers aveugle.

Jean du Moulin, fils d’un contrôleur des tailles, fut baptisé le 30 décembre 1571. Une intervention malheureuse  causa sa cécité, suite à une variole contractée à l’âge de trois ans. Aussi « on lui fit apprendre la musique et le jeu des instruments en perfection, spécialement celui de l'orgue, qu'il touchait fort adroitement dès l'âge de douze ans. Il fit quelques années cet office en l'église de saint Dominique de Sens et était toujours appelé aux concerts de musique qui se faisaient aux solennités extraordinaires »[188]

Quittant Sens pour Paris, en 1593 ou 1594, il alla demeu­rer chez son frère marié Jean‑Baptiste pendant quatre ou cinq ans, près de Saint Eustache. Mais après la mort de ses proches vint la misère : « Le serviteur de Dieu demeurait cependant dans une église toujours à genoux, et en oraison devant le très Saint Sacrement de l'autel, et souffrait beaucoup de faim, de soif et autres incommodités[189] ». On dispose d’une abondance de faits très vivants illustrant la dureté de la vie de l’infirme[190].

L’église de Saint Eustache était attachée au grand couvent des carmes de la place Maubert : à la fête de sainte Agnès en 1604, Jean demanda la permission au jeune frère Mathieu Pinault « de tou­cher l’orgue » à la grand’messe. Cette rencontre fut le début d’une amitié profonde et durable.

Depuis je le conviais de venir à l’orgue avec moi toutes les fois que je jouais de l’orgue. En devisant avec moi il me demandait si j’avais des livres spirituels, et lui ayant dit qu’entre autres j’avais les œuvres de Nervèze, il me persuada de les quitter et m’en rendit d’autres comme Arias, Grenade[191], et me pria de lui donner quelque temps pour lui lire des livres qu’il m’apportait comme les divines Institutions de Thaulere, la Théologie mystique de Harphius, Rubroche [Ruusbroec], la Perle évangélique, le Jardin spirituel des contemplatifs de Mr. Deschamps[192].

 On voit dans ce choix des plus grands textes du Nord les affinités spirituelles de Jean : il les comprenait de l’intérieur, ils exprimaient sa propre expérience. Sa profonde intériorité rayonnant sur son entourage, la lecture journalière devint très vite une rencontre de prière et d’oraison, et un cercle spirituel bouillonnant se constitua au couvent de la place Maubert. Jean et ses amis voulant ramener les carmes à la mystique, cette impulsion déclencha la réforme au mépris de certaines résistances :

[Jean] exhorta lors pareillement le père Philippe Thibault religieux de la même province à se mettre de la partie [en vue d’établir la réforme] ; l'assurant qu'il y pouvait beaucoup […] Il lui dit ces paroles avec tant d'énergie et d'efficace, qu'elles frappèrent au cœur du père Thibault comme un coup de foudre, et y demeurèrent désormais très profondément gravées, comme il a depuis souvent avisé au père Mathieu [Pinault][193].

Finalement, en 1606, alors que Jean parlait avec Mathieu Pinault des desseins de celui‑ci, il lui dit au dépourvu : « Dieu m’appelle efficacement pour être religieux en votre convent de Dol. » [194]

Jean de Saint‑Samson commença par faire profession le 26 juin 1607. Philippe Thibault et Mathieu Pinault, les deux réformateurs, dès leur arrivée définitive à Rennes en novembre 1608, essayèrent d’obtenir du Père Provincial le transfert du frère Jean à leur couvent, mais il leur fallut attendre quatre années, la communauté de Dol s’y opposant. « Les supérieurs de Rennes[195] s’efforcèrent d’inventer de rudes épreuves pour mesurer la trempe de son âme et découvrir le fond de son cœur » : devant tenir compte de démêlés avec le général Sylvius et le provincial Le Roy, Thibault avait été obligé d’imposer la méditation méthodique telle qu’il l’avait pratiquée chez les jésuites et les chartreux. Finalement, Jean fut accepté malgré ses trente-cinq ans et sa cécité, mais dans la situation la plus humble de frère lai.

La vie était rude et Jean souvent malade. Le bâtiment était fort misérable et délabré, il n’y avait pas d’infirmerie, les cloisons des cellules du dortoir n’étaient faites que « d’ais fort mal assemblez, où les vents entraient de toutes parts. »

Jean aimait la solitude et le recueillement de la prière : « dans l’hiver on l’a vu souvent à l’abri de quelque muraille, et aux rayons du Soleil, trembler sa fièvre assis sur un buis du jardin. » Il avait appris une prière pour guérir les fiévreux,  ce qui suscita une enquête de l’évêque de Dol : celui-ci en sortit tout acquis à la cause du frère et le fréquenta régulièrement jusqu’à la fin de sa vie[196]. Le disciple Donatien témoignera d’un événement qui révèle en effet la pleine grandeur de Jean :

« La ville de Dol et le couvent des Carmes furent atteints de la peste. Un carme mourut en peu de jours et un novice fut atteint par la contagion. Pris de panique, la communauté entière et le prieur s’enfuirent hors du couvent. Le soin du malade fut confié au jeune frère Olivier et à un séculier. Jean de Saint­-Samson s’était déterminé à tenir ferme et à s’engager pour si peu que cela lui serait possible. Malgré son infirmité et son peu d’expérience, il se mit à leur service pour soigner le malade. Un jour, celui‑ci fut atteint d’un accès de folie furieuse et voulut se précipiter par la fenêtre du dortoir. Alerté par un pressentiment, ou par une lumière divine selon l’interprétation du Père Dona­tien, Jean « sort à même temps de sa chambre, va directement vers ce frénétique au lieu du précipice, le saisit, et l’empêche de se jeter. Le tenant, il appelle les deux autres, qui pour la crainte du mal s’écartaient au bas du jardin, fit remettre ce pauvre malade en son lit, et demeura toujours auprès de lui, sans aucune  appréhension de la maladie, priant Dieu qu’il lui rendit son bon sens, afin de pouvoir mourir dans les dispositions de sa grâce. Notre Seigneur octroya l’un et l’autre à ses prières. Car au même instant l’usage de la raison lui revint... » Jean de Saint-Samson finit par contracter lui‑même la maladie à laquelle il s’était exposé volontairement pour l’amour de ses frères malades et agonisants. Les conséquences en demeurèrent limitées, quoiqu’il ait été transféré pendant quelque temps « au champ saint Jammes, lieu destiné pour la retraite et pour le défairement des pestiférés. » Jean y continuait sans relâche ses œuvres charitables. Ces expériences péni­bles face à un mal impitoyable, à la défaillance totale de la médecine et à la peur obsédante de la contagion, l’amenèrent à un dépouillement entier de son intérêt propre et à une disponibilité sans réserve.[197] »

L’influence de Jean fut capitale : bien que frère lai, il fut considéré comme le maître spirituel auquel se référaient tous les moines qui avaient soif de passer au-delà des exercices de méditation discursive :

« ... Jean ne pouvait littéralement plus suivre les prescriptions de la méditation méthodique [...] Philippe l’invita à exposer par écrit son exercice d’entière élévation d’esprit. [...] Étant donné que le contenu de ces quelques pages, de l’avis de tous, était bon et admirable, les chefs de file de la réforme n’hésitèrent plus à destiner le simple frère au rôle important de maître spirituel de plusieurs générations de jeunes carmes [...] Mathieu Pinault, le maître des novices [...] prit l’initiative quelque peu curieuse d’envoyer chez lui les jeunes gens les plus doués pour une courte visite.[198] » 

Il portait sûrement  les moines dans sa prière. Mais surtout on venait le voir pour profiter d’une présence divine en lui qui enflammait les visiteurs d’amour et de ferveur. Uni au divin, étant depuis longtemps bien au-delà de la méditation discursive des débutants, il essayait de les entraîner vers un contact direct avec Dieu par l’appel de l’oraison aspirative où le mystique s’élance amoureusement vers Dieu de tout son être en oubliant tout[199] :

C'est en ce continuel et affectif entretien avec Dieu que consiste principalement l'esprit de notre saint Ordre, suivant ce qui nous est commandé en notre règle : de méditer jour et nuit en la loi du Seigneur. D'autant que ce mot de méditer ne veut pas dire que nous soyons continuellement occupés à considérer et à approfondir les choses de Dieu ; car cela est impossible à l'infirmité de l'esprit humain; mais il le faut entendre de l'affection du cœur, et de l'ardeur de la volonté, laquelle non seulement ne se fatigue pas et ne se lasse jamais d'aimer, comme l'esprit se lasse de spéculer, mais au contraire, tant plus elle aime, et plus elle a d'attrait, de plaisir et de force pour aimer de plus en plus.

Pourquoi n'enverrions-nous pas souvent au trône de sa Majesté de fervents souhaits, et des désirs de l'aimer d'un amour fort et continuel ? Et n'aurions-nous pas honte d'avoir moins d'ardeur pour Lui que n'en ont les hommes du siècle pour les fausses divinités de la terre ? [200]

Jean demeura à Rennes jusqu’à sa mort à un âge assez avancé[201] :

« Pendant ces longues années, il n’aimait guère franchir le seuil du couvent, à moins que ce ne fût pour rendre visite à une personne malade ou agonisante.  ... À la fin de sa vie, il demanda même son transfert ... pour y être en solitude totale. Il tenait pourtant sa fenêtre grande ouverte pour les oiseaux qui passaient la nuit dans sa chambre. ... Il ne voulut jamais admettre que sa paillasse soit remplacée par un matelas ... Il mourut le dimanche 14 septembre [1636], en la fête de l’Exaltation de la Croix. Ce jour était l’anniversaire de la mort de Catherine de Gênes, la mystique italienne fort estimée de Jean de Saint‑Samson à cause de la ressem­blance de leur expérience mystique.[202] »

Les « dits » de l’amour divin.

Étant aveugle, Jean n’a rien écrit lui-même, mais nous avons ses « dits », que ses novices ont saisis au vol ou qu’il a dictés, et qui forment un corpus considérable : de ce joyau mystique parfois difficile à lire, nous ne pourrons saisir que quelques facettes admirables. Elles ont  été mises au clair par son disciple le P. Donatien qui disposait de ces dictées parfois presque incompréhensibles et n’a pas hésité à couper et recomposer. 

Le parcours du sentier dure de nombreuses années car il est la vie même. Trouver son entrée, puis le suivre, suppose de perdre ses certitudes pour se laisser conduire, ce qui répugne à l’homme :

L’homme […] ne se sert de sa raison que pour les choses sensibles  […] S’il monte plus haut que les sens, il ne veut concevoir les choses divines que par voie d’entendement, et croit que toute sa sainteté doit consister en la forte élévation et dans le lustre de son entendement illuminé de Dieu pour le connaître et le goûter. […] Il ne veut point aller là où il ne sait pas, ni s’exposer à se perdre et s’abandonner à la conduite de Dieu[203].

Si on lui ôte un objet sensible, elle [la nature] a recours à un objet de l’esprit. Si on lui ôte ceux de l’esprit, elle cherchera sa propre satisfaction en Dieu même R 64C

Nos voies doivent être si perdues que personne n’en voit ni trace ni sentier R 755E.

Aimer sans amour, aimer au-dessus de l’amour [sensible] P 92.

On traverse une alternance entre amour divin :

Combien de fois, ô mon amour, ai-je eu sujet dans l'abondance de vos communications divines, de vous prier de vous enfuir hâtivement de moi si vous ne vouliez me voir mourir de joie et d'amour, présentement à vos yeux ? P 6.

…et cheminement obscur :

Notre Seigneur lui voulant faire goûter l'amertume de Sa croix, le priva de toutes ces grâces sensibles. Et afin d'éprouver, épurer et affermir sa vertu et sa fidélité, le mit en un état très nu, très délaissé, très obscur et très misérable selon le sens, qui lui dura même plusieurs années sans autre consolation. De sorte qu'il lui semblait pendant tout ce temps-là être abandonné et réprouvé de Dieu P 8.

Seul compte l’élan de tout l’être vers Dieu :

Il n’avait souvent rien autre chose à dire en confession, sinon « qu’il n’avait pas tendu à Dieu à l’infini et de toutes ses forces en son attention », donnant pour précision : « L’infini […] c’est l’arrêt et fermeté de toutes les puissances recueillies, fondues, réduites et entièrement perdues en l’unité divine, par-dessus tout esprit et fond. » P 126.

 Par une continuelle et attentive mort de lui-même, le mystique doit plonger de plus en plus en son fond, « ‘sans grand effort du sens’, seulement du plus profond du cœur et du plus intime de l’espritR 62b.

En fait, plus le sujet « s’abîme et se perd au total de son infinie vastité [vasteté], tant moins il s’aperçoit de cette opération simple et cachéeR 762a.

Il ne lui reste qu’à [] s’armer de force de patience et de constance pour ne varier jamais ni à droite ni à gauche [...] se sentir toute vide et destitué de lui et totalement insipide en ses sentiments. C’est en ceci que consiste la fidélité [...] et non dans les grandes connaissances [...] visions et ravissements de l’entendement humain. [ ...] Cela n’arrive qu’afin que les âmes ne se satisfassent point elles-mêmes d’un désir glouton et affamé de posséder Dieu plus pour elles que pour Lui-mêmeR 79 A.

Voilà comment on monte l’escalier d’amour divin, car « celui qui a tout reçu doit toujours tout, à chaque moment R 773e. Ses voies sont la solitude, être totalement impuissant à sa délivrance, mais aussi satisfaire pleinement à Dieu avec joie, en abhorrant la tristesse.

Tout cela est aisé à dire, malaisé à faire, difficile à endurer, très difficile à surmonter. Car il faut demeurer stable, ferme et immobile au dedans de l’esprit, en simple repos, par-dessus l’action et l’intention […] et cela éternellement, parce que l’on croit ne devoir jamais vivre autrement et que cet aimable époux ne doit jamais retourner […] C’est ici que l’industrie humaine est épuisée R 79 a.

Pour un abandon  véritable nous devons être « totalement reçus et fondus P 498 » :

Être entièrement enseveli comme mort, c’est encore un tout autre état, et puis être pourri et corrompu, et de la pourriture être rédigé [réduit] en cendre[204], ce sont encore d’autres états plus proches du rien. Mais le même rien n’est rien. Il faut que le Mystique avise soigneusement lequel de tous ces états lui convient, afin que sans s’arrêter, il tende toujours à plus, non selon la pure spéculation, ce qui serait tôt fait, mais en véritable pratique dans les occasions, qui ne lui manqueront jamais, et avec ordre et discrétion. C’est un œuvre d’un siècle, à dire la vérité R50 D.

[Soyons] « circonspects à ne se point chercher finement, en faisant sa proie de la mort du sens. [L’âme] doit vivre là toute perdue à elle-même, sans science ni vue de ce que nous sommes R 78a.

[La] « subtile et perdue théorie et pratique des mystiques est inconnue à tout autre qu’à eux-mêmes et cependant ils voient tout, du fond de leur abîme R 759E

Pour arriver heureusement à cette transfusion en Dieu, il faut que toute la créature soit perdue à son vivre, à son sentir, à son savoir, à son pouvoir, et à son mourir […] il n'y a plus en cet état d'acte de réflexion, et l'âme est hors de puissance de le faire. Toutefois le franc arbitre demeure en sa pleine et entière vigueur. En ceci il y a infiniment de quoi s'émerveiller et admirer la force de l'amoureuse activité de Dieu à fondre et convertir totalement en soi, ceux qui lui ont voulu, sans réserve, répondre de tout soi, tant en la vie qu'en la mort R71D.

Au reste dans cet abîme on ne voit ni fond ni déité : tout y est englouti sans ressource et il ravit incessamment tout l’homme sans distinction ni différence. C’est ici qu’il n’y a ni amour, ni vertu, ni charité. Et toutefois c’est d’ici que la charité, l’amour et les vertus sortent à leurs effets quand et autant qu’il le faut, sans perception ni distinction. Ce qui n’est point ne peut avoir de nom ; non par privation d’être, mais parce qu’on est englouti dans l’unique et suréminent être qui va remplissant tout être du sien R 760A

Les vertus ne doivent jamais être distinguées ni séparées de l’amour. Il s’agit de parvenir au feu de l’amour divin, lequel les dévorera et les engloutira, pour les transformer en soi :

L’amour et l’humilité leur ôtent [aux mystiques] toute réflexion, les occupant et les perdant toujours de plus en plus en Dieu, où ils sont et vivent sans distinction ni discernement de ce qu’ils font ou ne font pas. Ainsi ils vaquent incessamment au devoir de l’amour réciproque, sans croire ni penser qu’ils y satisfassent, sinon de fort loin et chétivement R 74b.

Le divin soleil de justice ne manque point de produire les effets de Son amour dans les hommes, aux uns plus tard et aux autres plus tôt et en un différent degré, selon qu’Il trouve la terre de leur cœur diversement disposé à cela par la grâce ; la saveur et l’expérience que nous avons de cette vérité, nous est très délicieuse ; en cette manière nous pénétrons tous les effets de cet amour produit dans les hommes, leur découvrant sa beauté et ses vives splendeurs afin de les rendre parfaitement amoureux de Lui-même R 75C

Là où il y a de la raison pour aimer, l’amour n’est point : d’autant que l’amour est suffisant de soi-même pour tirer et ravir en unité d’esprit tout le sujet qu’il anime R 78B

Jean souligne que nous voyons dans Son tout notre rien R 83e ; que cet exercice d’amour unit souverainement et de plus en plus à l’objet très simple et infini ; éclairant ceux avec qui les âmes ont à traiter, agissant, pâtissant et se comportant comme un flambeau lumineux enfermé en un corps transparent pour l’illumination d’autrui R87A, R91c.  Il s’agit de tenir ce cœur ardemment et continuellement brûlant au feu du même amour, afin que tous les manquements et défauts, qui sont de pure infirmité, soient en un moment consommés et réduits à rien. Ainsi le seul amour demeurera maître de la place R 309b.

Cet état consiste en une élévation d’esprit par-dessus tout objet sensible et créé ; par laquelle on est fixement arrêté au dedans de soi, regardant stablement Dieu, qui tire l’âme en simple unité et nudité d’esprit [...] La constitution de celui qui est en cet état, est simple, nue, obscure et sans science de Dieu même [...] Car là, tout ce qui est sensible, spécifique, et créé est fondu en unité d’esprit, ou plutôt en simplicité [...]Alors les puissances sont fixement arrêtées au dedans, toutes attentives à fixement regarder Dieu[ ...] Et plus cela est ignoré du patient, tant mieux pour la profondeur et l’excellence de cet état. [...] ni créé ni créature, ni science ni ignorance, ni tout ni rien, ni terme ni nom ... ni différence de temps [...] tout cela est perdu et fondu en cet obscur brouillard, lequel Dieu fait lui-même, se complaisant ainsi dans les âmes [...] Là elle doit continuellement être attentive à ne se point laisser occuper des objets naturels et spirituels, qui sourdent presque continuellement, quoique très simplement, de la puissance raisonnable : et à n’écouter point la nature, qui la sollicite continuellement à connaître et à sentir son état et à réfléchir sur ce qu’elle voit et ce qu’elle est. Car la nature veut toujours secrètement avoir quelque objet à quoi elle s’attache [...] qu’elle réponde uniquement et toujours  [...] par la simple et totale attention, en l’essence abyssale de Dieu P 495-497. 

Plus que Dieu, au-delà de Dieu etc. paraissent des expressions rudes. Mais parce qu’on ne voit ni terme, ni nom pour répondre à ce dont on se sent et on se voit tout embrasé, on se réduit et on s’exprime comme on peut P 510.

Celui qui à force de mourir et fluer continuellement en Dieu est devenu simple, demeure comme impuissant à réfléchir. Il demeure stable et arrêté en son repos, ne désirant sortir de là sinon lorsque Dieu l’en tire. Et lors il sort sans sortir, pratiquant ce qu’il doit faire, libre et sans empêchement, afin de rentrer selon son total au plus profond de son désert solitaire.  Ces personnes sont vues comme fleuve regorgeant d’amour, de lumière, de saveur et de délices ineffables R 683c, R 683B

 Les formes et le vocable même d’amour s’anéantissent. Car alors le sujet se trouve heureusement transformé au feu de Dieu R 754a

 Rien de ceci ne rejaillit plus dans les sens ; et il est de nécessité que l’âme soit établie et confirmée en une très grande et très simple force d’esprit, qui l’arrête et constitue fermement et immobilement en son objet ; afin que Dieu vive en elle comme sans elle R 767c.

Alors l’amour n’a plus d’être, de vie, ni d’opération comme pour elle, mais désormais son infini objet qui est Dieu, vit, agit, et pâtit en elle en tout sens et manière, et en tous événements. L’âme dis-je, en cet état ne vit que de la vie, et en la propre vie de Dieu. Elle a atteint sa similitude avec Dieu par-dessus la même similitude ; elle a atteint son image et son exemplaire en son propre fond originaire, et elle est entièrement transfuse en son immense amplitude, par-dessus toute démonstration possible. [...] Pour donc faire vivre Dieu en nous, il faut que nous mourions totalement ; et comme cela ne doit et ne peut être naturellement devant le temps de notre dissolution, il faut que nous mourions en la foi et la créance du rien de toutes choses, et de nous-mêmes au respect de Dieu R 145a

[...] Celui donc qui affecte seulement les formes et intelligences du haut et du profond, si mystique qu’il puisse être, n’est pas capable de notre présent flux et écoulement et ne sait ce que nous disons R 147C.

Un bel extrait d’un important manuscrit demeuré inédit[205] donnera une idée de la difficulté à comprendre les notes prises par certains moines quand elles n’ont pas été éclaircies par Donatien : 

[…] le flux de la créature en Dieu procède de son industrie pure plus ou moins vivement touchée de Dieu, pour pouvoir appréhender Dieu petit à petit et le connaître en ses effets, tant en la créature que dehors d’elle aux autres.[…] la créature se sent outrée et ponctuée des vifs attraits de Dieu, à la suite desquels elle sort par divers degrés et par diverse succession d’ordre et de temps d’elle-même et des choses créées et entre par amour et dépouillement de soi plus ou moins avant en Dieu. […] Mais il est tout au contraire de ceux qui tirent Dieu à eux à la manière des écoliers, lesquels par efforts de spéculation naturelle l’accommodent à leurs sens et leurs goûts, duquel se sentant sensiblement et naturellement délectés, il leur semble par cela s’approcher grandement de Lui, et avoir sous grande connaissance et grand goût de Lui, ce qui n’est qu’affection et sentiment purement naturel. Lesquels se trouvant doctes par la science acquise, ils étendent le discours et leurs voies en cela le plus largement et le plus loin qu’ils peuvent, de sorte que leur ponctuation n’est que pure théologie d’école, étudiée [f°2v°] plus ou moins facilement digérée par spéculation, purement humaine. Et comme ils ont lu quelques mystiques, ils en mêlent quelquefois des mots en leur digestion ; si qu’à cette occasion on peut dire que leurs discours en délivre plus ou moins appuyé, mélangée et ornée de quelques petits filets d’or, ou si on veut, frotté d’un peu de miel…

[Au contraire] la sapience est infuse de Dieu dans les cœurs simples qui s’occupent simplement en des sujets affectueux, laquelle les unit et les recueille en vérité par dessus toutes multiplicités de recherches d’école, les pénétrant d’une saveur divine qui ne convient qu’à Dieu qui la verse expressément pour rendre semblables [les] âmes amoureuses de lui par l’infusion de ses lumières et de ses goûts. À quoi l’âme étant fidèle, elle continue de poursuivre Dieu par son attrayant rayon délicieux par dessus tout ce qui se peut penser, quoique cela se fasse par diversités de voies en toutes lesquelles Dieu tient nécessairement cet ordre. [f. 3] Ce que se continuant ainsi, les âmes font progrès en la connaissance de Dieu, d’elles-mêmes, […] elles en deviennent doctes en l’art de la science d’aimer Dieu, auquel le très saint Esprit les instruit d’une ineffable manière pour étendre, pour pénétrer et pour surpasser toutes choses créées en elles-mêmes. Tels sont les vrais et solides effets de la divine sapience abondamment infuse aux âmes assez saintes. C’est pourquoi toutes leurs études et leurs soins, n’est que de se rendre de plus en plus simples et uniques en leur occupation continuelle autour de Dieu.

Là le vide est tout plein R 169D

Disciples et Directoire spirituel.

Le rayonnement de Jean fut très important car il laissa après lui une génération de disciples ardent : Bernard de Sainte-Magdeleine (1589-1669), Dominique de Saint-Albert (1596-1634), Marc de la Nativité (1617-1696),  Maur de l’Enfant-Jésus (1617/8-1690). Nous allons revenir bientôt sur les plus mystiques, Dominique et Maur.

Ils voulurent transmettre par écrit ce renouveau spirituel et rédigèrent le Directoire de l’Ordre constitué de quatre volumes de la Conduite spirituelle des novices, qui parurent en 1650/1[206] . Ceux-ci combinent les apports successifs de Dominique, de Bernard qui notait ses enseignements aux novices dans l’intention (non réalisée) de les publier ; de Marc, renommé pour les thèses de théologie mystique qu'il venait de soutenir au chapitre de Poi­tiers, maître des novices chargé par le chapitre de 1647 de leur rédaction - il y consacra deux ans dans la solitude du couvent d’Aulnay - ; enfin du jeune Maur qui sortit de l’obscurité à cette occasion : le chapitre l’adjoignit à Marc pour mettre au point les règles que le père Bernard pré­parait depuis treize ans[207].

On est en effet à une époque de consolidation ; le mystique Jean n’est plus là, il faut s’adapter car les novices à former sont nombreux : la méditation méthodique refait son apparition car tous n’ont pas accès immédiat à l’oraison aspirative. Mais le Directoire sera tout imprégné du feu mystique de Jean. En particulier dans le quatrième volume, intitulé « Méthode claire et facile pour bien faire oraison mentale… », les derniers chapitres de la première partie vibrent de sa ferveur. Ils décrivent et donnent des moyens pour pratiquer, dans la liberté, l’oraison aspirative chère à Jean : « prière brève, qui part d’un cœur brûlant dans un élan très intense […] préparation à […] une prière sans forme et sans paroles dans la contemplation de Dieu et l’union avec lui. »[208]. Ils différencient nettement la mystique de la sainteté : il ne s’agit pas d’atteindre la perfection donnée par l’application des règles, mais d’avoir l’expérience de Dieu. Ils ont soif d’une « élévation de l’esprit en Dieu […] comme une étincelle qui sort du brasier ardent de l’amour de Dieu », où « le but de ces aspirations est d’avancer, et non seulement de nous maintenir dans le chemin de la perfection. »

Cette œuvre majeure des grands carmes tranche heureusement avec toute une littérature spirituelle didactique dévote : une dynamique qui traduit l’élan mystique de ses rédacteurs, anime et oriente un texte par ailleurs solidement charpenté[209]. Un traité très structuré est consacré en fin d’ouvrage à la prière aspirative vers laquelle convergent les autres formes : il met l’accent sur la présence divine.

Voici un extrait suivi qui montre ce qui était proposé à de jeunes novices méditants d’origines diverses :

Les différentes manières de pratiquer la présence de Dieu.

Les saints Pères qui ont traité de la vie spirituelle distinguent trois sortes de présence de Dieu : l'une est imaginaire, l'autre intellectuelle, et l'autre affective.

Qu'est-ce que la présence de Dieu imaginaire ?

La présence de Dieu est imaginaire, lorsque nous nous représentons l'humanité sacrée de Notre Sauveur, et que nous faisons toutes nos actions en sa présence, comme si nous Le voyons des yeux corporels, tâchant de les accomplir avec la même perfection qu'Il les ferait Lui-même, s'Il vivait encore sur la terre. Ou bien encore, c'est lorsque nous nous représentons Dieu, sous une forme corporelle, vastement étendue dans le monde, remplissant le ciel et la terre de son immensité, tout ainsi que la lumière du soleil remplit l'air. C'est aussi lorsque nous Le considérons vivifiant toutes choses par son intime habitation, et donnant l'action à toutes les créatures, ainsi que l'âme vivifie et donne l'action à tous les membres du corps. C'est enfin, lorsque nous Le concevons comme environnant, pénétrant et inondant tout l'univers, ainsi qu'une vaste mer, dans laquelle nous sommes, nous vivons et nous nous mouvons, comme les poissons dans la mer matérielle.

Car, tout ainsi que les poissons trouvent toujours l'eau en quelque part qu'ils aillent, de même nous ne pouvons aller en aucun lieu, tant secret ou retiré qu'il soit, que Dieu n'y soit présent [paraphrase de Ps. 138, 7-11] : Seigneur, disait le Psalmiste, si je veux monter au ciel, Vous y êtes, et si je veux descendre jusqu'au plus profond des abîmes, je Vous y trouverai.  Si je pense m'échapper de Vous, partant de grand matin, pour me retirer aux confins de la mer, Vous me trouverez là ; et je n'y saurais pas même aller si votre main toute-puissante ne m'y conduisait. Si je veux me couvrir des ténèbres de la nuit, je ne me cacherai pas toutefois de vos yeux très pénétrants, car Vous voyez aussi clair la nuit que durant le jour, et ce qui se fait dans les ténèbres ne Vous est pas plus caché que ce qui se fait à la face du soleil.

Qu'est-ce que la présence de Dieu intellectuelle ?

La présence de Dieu est intellectuelle lorsque, sans image ni représentation corpo­relle, mais par un simple acte de foi, nous considérons Dieu, ou bien comme irrité par nos péchés, ou bien comme méritant infini­ment d'être servi de nous ; ou bien disposant toutes choses en ce monde par son admirable Providence ; ou bien enfin, plus généra­lement, lorsque nous nous servons de quelques vérités ou maximes spirituelles pour tenir notre esprit recueilli en les ruminant, et pour nous élever à sa divine Majesté. Celui, par exemple, qui a une vive foi et ferme créance actuelle que rien ne se fait au monde sans la volonté ou permission de Dieu, et que rien ne lui arrive en son particulier sans que sa divine Providence ne le lui envoie, celui-là, dis-je, a une présence de Dieu intellectuelle, et dans toutes les occasions qui lui arriveront de faire ou de souffrir quelque chose, il ne manquera pas de rapporter le tout à la volonté de Dieu, comme à sa première cause.

Qu'est-ce que la présence affective ?

La présence de Dieu est affective lorsque par un sentiment actuel, lumineusement et savoureusement goûté, l'âme demeure dans une certaine incli­nation actuelle vers Dieu, qu'on peut appeler état d'adhésion ; d'autant qu'en cet état, l'âme a non seulement Dieu présent, mais de plus elle Lui est conjointe. On peut encore dire, plus généra­lement, que cette présence de Dieu est affective, lorsque l'amour de Dieu est si ardent en notre âme que, comme d'un brasier vivement allumé, il en sort continuellement des étincelles, c'est­-à-dire des aspirations embrasées. Si bien que nous savons très parfaitement combien Dieu est aimable, non pour l'avoir lu, ou entendu, mais pour l'avoir expérimenté [210].


Dominique de Saint-Albert (1596-1634)

Le carme le plus proche de l’esprit qui animait Jean fut son disciple bien-aimé Dominique de Saint-Albert, malheureusement disparu précocement à l’âge de trente-sept ans[211]. Brûlant d’amour, il définissait les mystiques comme ceux « qui sentent en eux un incendie d’amour éternel qui ne s’éteint ni jour ni nuit ». Nous venons de voir qu’il fut chargé, dès l’âge de vingt-et-un ans, de rédiger l’ouvrage pour la formation des jeunes carmes. Dominique meurt le 24 janvier 1634, après avoir été maître des novices à Angers, lecteur en théologie, régent d’études, vicaire provincial et prieur à Nantes.

Il existe une intéressante correspondance entre lui et son maître Jean de Saint-Samson qui souligne l’âpreté du temps et l’intensité qui animait Dominique[212]. Ce dernier semble avoir eu au début quelques difficultés liées à un intellect trop actif, puis la grâce le combla au point qu’il se plaignait de sa force :

Lettre 1. Il me semble que je suis un homme double, tout à la spéculation et tout hors d'icelle, tout hors quant à l'affection, et tout dedans quant à l'obédience qui m'y applique. Je ne sais quelquefois si jamais j'ai fait oraison, d'autant que je me trouve tout absorbé en questions et spéculations ; mais là-dessous je demeure stable et tranquille, faisant qu'au fond tout cela ne m'est rien. Je ne puis quasi retourner à moi-même, car je suis tellement hors de moi que je ne sais, quant au sens, s'il y a un Dieu  […] Pour moi, je pense être lors que je ne suis plus ; même souvent, quand je me retrouve encore avoir de l'existence, je me sens crier à notre Seigneur : « Hé quoi, mon Dieu, suis-je encore ? » Je reconnais que nous ne jouissons pas encore à pleine voile de cette divine face, en ce que nous ne pouvons nous manifester les uns aux autres tels que nous sommes. Je désirerais me manifester à vous tout tel que je suis. Vous savez que jamais je ne vous ai rien celé de ce qui se passait en moi ; je crois que notre Seigneur, si c'est pour mon bien, vous fera plus clairement connaître ce qui est de l'état de mon intérieur et de ma pauvre misère. Mon frère, je suis délaissé pour maintenant, quoi que quelquefois notre Seigneur me donne des assurances de ma stabilité en Lui, par-dessus  toutes mes spéculations et occupations. […]

4. […] De vous dire les grâces que notre Seigneur me fait et la façon dont Il me traite, les paroles n'en peuvent rien exprimer ; une chose me fait trembler, c'est le peu de fidélité que je porte à y correspondre ; car notre Seigneur vient à moi, ce me semble, avec toute sa divinité. […] Mon âme ne désire être sinon un miroir transparent par lequel le soleil éternel passe de part en part, se retrouvant toujours dedans Soi-même. Je ne veux que rien de Lui demeure en moi, et qu'Il ait son perpétuel flux et reflux sans me rien laisser. Mon frère,  vous goûtez ce que c'est. Infidèle que je suis, si notre Seigneur n'a pitié de moi ! Je vous prie de prier sa divine Majesté ou de ne plus venir si fort, ou qu'il me donne la grâce de le suivre, ou pour le moins de me laisser traverser de part en part à Lui. Hélas ! En cette divine lumière, je vois dans moi tant d'ordures ! […] Pour vous, vous allez rapidement comme un gros fleuve vous rendre dans cet abîme d'amour ; mais moi je vais tardivement et petitement ; encore faut-il pourtant amare amorem aeternaliter nos amantem [aimer l’amour qui nous aime éternellement]. Dieu nous en fasse la grâce. C'est ce que je désire. Votre pauvre frère Dominique. Ce 31 décembre 1625. D'Angers.

5. […] Nous nous connaissons mieux l'un l'autre en l'unité d'esprit en laquelle nous nous rencontrons à l'embouchure de cet océan infini d'amour que non pas quand nous sommes séparés de la source d'où nous fluons et où nous refluons. […] Je vous écris d'autant plus librement que le Père prieur est capable de nos sentiments. […] Ce 24 juin 1626. De Ploërmel.

8. [De Jean de Saint Samson :] J'ai grande pitié de vous, votre science vous coûte cher ; mais Dieu en qui vous mourez d'une mort si vive et si mortelle l'a prévue sans vous, et l'ordonne et le fait en lui et en vous, comme sans vous. […] Mais si nous croyons que Dieu fait cela, comme il le faut croire, il le faut soutenir avec allégresse et patience, autant que faire se pourra, en attendant que sa Majesté en dispose autrement par quelque autre événement. […] De Rennes, 20 novembre 1629.

9. […] Je ne désire pas connaître et savoir, mais aimer à l'infini. […] Ce 6 février 1630.

11. [De Jean de Saint Samson :] […] C'est cela qui vous approfondit tant mieux et tant plus en son infinie suressentielle vastité, sans que vous en ayez la perception autrement que par la très simple et très nue foi qui, vous étant une très simple lumière, vous montre et vous dit par elle-même que cela est ainsi. […] Rennes, ce 26 mars 1630.

12. [De Jean de Saint Samson :] Je me réjouis grandement en notre Seigneur de ce que vous ne théologisiez plus spéculativement ni scolastiquement, mais mystiquement, simplement et largement, conformément à la simplicité et à la suréminence de votre simple fond. […] Faites donc votre mieux en tous sens et manière, pour vous conserver en pleine santé, afin que vous soyez l'instrument vif de Dieu, pour éternellement faire de vous et en vous à son bon plaisir, tant en vous que dans les créatures. […] Rennes, ce 14 mai 1630.

13. […] Mon frère, que c'est d'aimer, je ne sais que c'est et ne désire autre chose. Nous nous voyons en notre centre, où nous nous reposons et agissons en des manières que nous ne pouvons expliquer par paroles. […] Mon frère, si j'avais quelque désir en ce monde, ce serait de la solitude, mais je trouve aussi bien la mort en l'occupation que dans le silence. Nous sommes à Dieu qui est en nous et nous en Lui, par-dessus les vicissitudes. […] Ce 26 mars 1631.

14. […] Mon cher frère, nous nous entrevoyons tous les jours en notre Seigneur. Vous m'avez encore mieux connu, comme je crois, à cette dernière vue l'un de l'autre à Rennes. […] C'est pitié de tendre à l'infini et ne pouvoir comprendre [citation latine], autant insatiable à désirer que Dieu est infini à se communiquer. Mon frère je me recommande à vos prières, vous savez quomodo unum sumus [comment nous sommes un] : cette unité peut être goûtée mais non pas expliquée. C'est à l'embouchure de l'océan où nous nous rencontrons tous les jours et nous perdons, et notre bien gît à être englouti de cet amour abyssal qui perpétuellement nous dévore sans nous consommer, car vous savez comment nous sommes ceux desquels il est dit : mors depascet eos [Ps. 48,14 : la mort les dévorera], enfin amare amorem nos aeternaliter amantem. C'est tout le désir de / votre pauvre frère Dominique. Ce 26 avril 1631.

18. […] Je ne saurais dire combien la charge où je suis m'est dure, après avoir goûté quelques jours les douceurs de la solitude en laquelle, quoiqu'il y ait des croix, elles sont comme prévenues, et on les attend comme de pied coi [calme, tranquille] ; mais en charge on est en continuelle tempête et bourrasque […] Ce 6 avril 1633.

19. […] J'aimerais mieux, s'il était en mon option, épouser une prison perpétuelle que d'être supérieur. Si nous n'avons point de charité, ne ressentirons pas les fautes contre Dieu comme nous faisons ; mais aimant Dieu, tout ce qui le touche nous touche […] Sous tout cela, je demeure comme l'enclume sous le marteau, non sans grande angoisse. Mon frère, qui a quelque degré d'amour meurt misérablement dans une charge. […] Ce 5 août 1633.

21. […] La mort corporelle n'est rien, mais la continuation des poignantes douleurs[213] demande une étendue d'esprit indéficiente pour demeurer en une égalité avec sérénité de visage. C'est être supérieur aux douleurs que de les souffrir avec joie, et sentant un enfer au-dedans, vivre au dehors plein d'allégresse […] Je ne crois pas que la volonté de souffrir puisse égaler la souffrance réelle ; un acte d'amour ne contient pas la perfection de ceux qu'on fait toute la vie, ni la volonté de souffrir les souffrances qui demandent le redoublement d'autant d'actes qu'il y a de moments en la durée des grandes douleurs. Je vous laisse à penser ce que c'est de souffrir nu comme sans réfléchir sur chose aucune ; de sorte que si l'amour prévaut en nous, pour nous faire soutenir patiemment, voir joyeusement, cela ne diminue point la douleur. […] Ce 9 novembre 1633.

Citons de Dominique le Traicté tres exquis et mistique de l’oraison mentale[214] :

Dès qu’on commence à faire oraison, il est très important de voir clairement l’objectif d’un exercice aussi saint. Il ne faut pas le pratiquer simplement comme les autres exercices qui visent la mort à soi-même et l’acquisition des vertus, ni comme un moyen d’être agréable à Dieu. Mais il faut l’entreprendre comme le tout de notre vie […] l’exercice de sa présence en nous. […] En effet, celui qui ne désire pas faire de l’oraison le tout de sa vie mais seulement l’utiliser comme un simple moyen pour mieux servir Dieu et agir plus parfaitement, ne parviendra jamais au but de l’oraison véritable. Ce but est l’union intime et continuelle avec l’esprit incréé, car nous n’existons, ne subsistons, ne vivons que pour acquérir cette union par les actes intérieurs de connaissance et d’amour. Cette action intérieure doit être notre activité principale, et tout ce que nous faisons d’autre doit s’y référer[215].

[…] vous devez commencer à courir après Dieu. […]Vous percevrez uniquement par la foi qu’il réside en tout et qu’il est plus intime à vous-même que vous-même. Ainsi, vous ne penserez pas que vous êtes dans le ciel plutôt que sur la terre, mais que vous êtes en vous plus proche [de lui] que vous ne l’êtes de vous-même. […]

Dieu nous regarde avec attention comme si nous étions la seule personne au monde à devoir être écoutée et entourée, et ce même Dieu désire passionnément demeurer toujours avec nous, nous aimer et nous appeler. Son bonheur est de se communiquer à nous, de faire sentir intérieurement à une personne qui le recherche sa douceur et sa suavité. Quand vous aurez profondément imprimé cette vérité dans votre cœur, l’oraison consistera à vous animer d’un amour réciproque […]

L’âme] doit peu à peu s’abandonner à Dieu et supprimer même les paroles essentielles qu’elle s’efforçait de proférer, et rester dans la nudité du désir de Dieu.

L’amour et le désir de Dieu sont si directs qu’il ne s’agit pas de la vision de Dieu, mais de Dieu en lui-même et pour lui-même […] ayant investi notre désir, c’est lui qui le meut, l’étend, le dilate, l’enfonce en lui-même, et à mesure qu’il le comble, le rend plus capable et ainsi, le rend plus pauvre. Dans cette situation, l’intelligence n’agit que par la foi nue. Celle-ci a montré à la volonté que Dieu est incompréhensible, qu’il dépasse tout sentiment et toute intelligence.  […] comme c’est un esprit pur, qu’on ne voit pas et qu’on ne sent pas, mais en qui l’on croit seulement, il faut, pour être vraiment uni à lui, emprunter un moyen inconnu et ineffable et que nous le connaissions non par des moyens discursifs mais seulement de manière directe[216].

Il faut bien comprendre que Dieu s’unit à quelqu’un beaucoup mieux et plus intimement quand l’âme est passive sous son action et ne fait rien[217].

Nous devons surtout rechercher la science des saints qui produit l’amour en nos cœurs, et nous ne devons désirer prêcher, étudier, etc., que pour nous unir davantage à Dieu par amour. […] Continuons à penser que nous devons faire des études pour aimer Dieu davantage et non pour acquérir plus de connaissances sur lui […] En étant ainsi contraint de meubler son intelligence par de multiples images créées, c’est bien l’enfer le plus dur que peut souffrir un cœur amoureux qui cherche le visage de Dieu  dans la nudité et la simplicité […][218]

Cassien rapporte une sentence d’Antoine[219] : si quelqu’un, après l’oraison, se souvient de ce qu’il a prié, son oraison n’est pas parfaite. Celui qui est en train de méditer sait ce qu’il a fait, de même celui qui pratique les colloques, les paroles familières et les conversations amoureuses, peut savoir ce qu’il a dit à Dieu, de même celui qui aspire à lui par des conversations essentielles. On peut donc penser que saint Antoine trouvait que, pour faire une oraison parfaite, il fallait être uni à Dieu et adhérer à lui d’une manière inconnue, par-delà des paroles bien composées et construites et tout autre moyen créé par l’action de Dieu. C’est lui qui nous inspire et continue à agir en nous, et nous collaborons avec lui non seulement vitalement, mais librement et d’une façon digne d’éloges. […]

Est-ce que ce n’est pas une extase continuelle de ne pas agir selon notre nature mais d’être revêtu d’une action toute divine et surnaturelle qui n’est autre qu’une participation de l’amour incréé dont Dieu s’aime lui-même, grâce à laquelle nous vivons de la vie même de Dieu ? [220]

 

Maur de l’Enfant-Jésus (1617/8 -1690)

Maur Le Man naquit probablement au Mans[221].  On peut supposer qu’il fréquenta le collège jésuite de la Flèche. Il entra chez les carmes de l'Observance à Rennes le 21 février 1633 et fit profession l’année suivante, prenant le nom de Maur de l'Enfant-Jésus. Le choix de ce nom pourrait traduire l’influence de son maître des novices, Bernard de Sainte Magdeleine : lorsque celui-ci était sous-prieur en 1615 à Angers, on rapporte que le définiteur, opposé à la réforme alors naissante, voulait imposer un prieur de son choix ; la communauté mit une statue de l’Enfant-Jésus à la place que celui-ci devait occuper au chœur, avec l’inscription : Prior noster [notre prieur][222]. On retrouve dans cette anecdote l’influence du réformateur des grands carmes, Philippe Thibault (1572-1638), qui partageait la dévotion bérul­lienne à l'Enfant-Jésus, insistait sur la pauvreté de Jésus et désirait voir réaliser chaque année une crèche de Noël par ses carmes ; le premier ouvrage de Maur aura pour titre : La crèche de l’Enfant-Jésus.  Il retiendra de toute cette dévotion le thème important de la pauvreté spirituelle, qui sera repris par la suite chez ses dirigé(e)s, en particulier la jeune Mme Guyon[223].

Il poursuivit le cursus de formation propre aux grands carmes, consistant en deux années de séminaire suivies de quatre années de théologie. Selon Marc de la Nativité, Maur fut aimé par Jean de Saint-Samson pour sa « piété singulière »[224]. Avant même l’achèvement de la rédaction conjointe du Directoire de l’Ordre, il fut envoyé en 1648 dans la province de Gascogne pour y introduire la réforme[225]. Nommé maître des novi­ces au couvent de Bordeaux (1650), il demeurera désormais dans cette province jusqu’à sa mort, à l’exception de brefs déplacements vers le nord, à Rennes où se situait le centre du rayonnement réformateur, et plus rarement à Paris.

Toute réforme qui tente de se faire au sein d’un ordre ancien (à la différence de la réforme espagnole des déchaussés qui « sortit » de l’ordre), rencontre des difficultés : du temps du fondateur Thibault, des tensions étaient apparues avec les non-réformés de Ploërmel[226]. À Bordeaux, c’est la forte personnalité du père Jean Chéron (1596-1673) qui va donner bien du souci à Maur et aux partisans de la réforme.

Maur ne fut en effet nommé provincial qu’au bout de cinq ans mouvementés : le père Chéron qui avait été prisonnier des Turcs, voulait récupérer sa charge et lutta pied à pied. Enfin nommé, Maur « rétablit pourtant le calme et l'unité dans sa province. Cet homme paisible et tout habité de Dieu s'imposait à tous.[227] »

La décade 1655-1665 fut en effet plus calme, mais Chéron continua la polémique, cette fois en se plaçant sur le terrain théologique. Il publia en 1657 son  Examen de la Théologie mystique, qui fait voir la différence des lumières divines de celles qui ne le sont pas, et du vrai, assuré et catholique chemin de la perfection de celui qui est parsemé de dangers et infecté d'illusions ; et qui montre qu'il n'est pas convenable de donner aux affections, passions, délectations et goûts spirituels la conduite de l'âme, l'ôtant à la raison et à la doctrine : tout son programme anti-mystique était ainsi esquissé ! Outre l’intervention du déchaussé P. Honoré de Sainte-Marie[228], historien remarquable dont nous reparlerons, celle du jésuite Jean-Joseph Surin (1600-1665) contribua à défendre la cause de l’oraison par sa Guide spirituelle[229] : lui et Maur étaient en effet devenus amis après la douloureuse expérience de Surin à Loudun. L’analyse du débat qui met en cause Maur (non nommé, pas plus que son maître Jean de Saint-Samson), ainsi que le carme Nicolas de Jésus-Marie (ce dernier directement nommé[230]), ne présente guère d’intérêt, compte tenu du caractère excessif de l’attaque par Chéron. Michel de Certeau nous dit que « Maur eut la sagesse de ne pas répondre. Il ne se préoccupait que d'instruire ceux et celles qui, en nombre croissant, sollicitaient sa direction spirituelle. Il continuait d'écrire, mais pour eux, pour répondre à leurs besoins, pour apaiser leurs craintes et leur ouvrir la voie de la pauvreté spirituelle et de l'union à Dieu. »

Certeau parle ensuite de la collaboration étroite qui s’établit entre Maur et Surin : « ... Cette période est aussi marquée par ses relations avec le Père Surin qui, rentré à Bordeaux en 1632, retrouvait lente­ment, autour des années 1656-1658, la santé qu'il avait perdue pendant les exorcismes de Loudun. Le jésuite se remettait à circuler dans la ville et à prêcher dans les couvents, tout parti­culièrement dans celui des Carmélites de la rue Permentade où étaient entrées sa sœur et sa mère, et où le Père Maur se rendait lui-même fréquemment. Il se lia d'amitié avec le Carme [...] ses voyages [vers la Bretagne, centre de la réforme], attestés par la correspondance de Surin, permettaient à celui-ci de communi­quer plus facilement avec ses filles spirituelles et de les confier à un ami sûr »[231].

En 1671, à l’occasion de la res­tauration de l'ermitage de Lormont, situé sur la Garonne près de Bordeaux, Maur, qui recherchait la paix, demanda à vivre « au désert » : on sait le rôle important de ces lieux de retraite dans la vie carmélitaine. On le lui permit : il y passa donc la fin de sa vie en compagnie de deux autres ermites et fit construire, un peu plus haut que l'ermitage, une petite annexe où il logea Messire Charles de Brion[232] venu là en pénitent, vers 1679-1680, après de brillants débuts à la Cour de Louis XIV. Il vivait dans une grande pauvreté[233].  On retiendra la liste des huit livres figurant dans l’inventaire de sa « bibliothèque »  privée : s’en détachent les œuvres de son maître Jean de Saint-Samson (dans la grande édition in-folio de Rennes), de Pères latins (Léon le Grand, etc.), de Jean de la Croix, de Tauler (les Institutions), de Ruusbroec, et la Summa de Thomas d’Aquin[234].

Son influence ne s’interrompit pas car il continuait à écrire à ses dirigées, à rendre visite aux couvents de Bordeaux, aux visitandines, aux feuillants, aux carmélites. C’est dans le « saint désert » qu'il mourut en 1690[235] .

Son œuvre s’échelonne depuis 1650, date de la publication du Directoire auquel il contribua, jusqu’aux dernières lettres à une religieuse de 1689. Sur ces quatre décades, la structure s’affermit et la doctrine s’approfondit. En 1652, des opuscules sont rassemblés sous le titre de L’entrée à la divine sagesse… En 1664, apparaît l’ouvrage de la maturité, le Royaume intérieur de Jésus-Christ dans les âmes…dont le titre suit en quelque sorte naturellement le précédent. En 1673, est achevé le plus important de deux brefs mais beaux Traités de la vie intérieure, restés manuscrits. D’une même grande paix et simplicité témoignent aussi les Lettres de direction spirituelle adressées à Mme Guyon (~1670 à ~1675) ; puis, au terme d’une longue vie, les belles Lettres adressées à une religieuse (~1680 à ~1689)[236]. 

Dans les vingt-et-une lettres adressées à Mme Guyon, Maur soutient une mystique qu’il respecte et dont il devine le potentiel[237]. Il donne la quintessence de son expérience pour aider celle qui l’appelle au secours car elle ne comprend rien à ce qui lui arrive. Il a vécu ce qu’elle traverse et le lui explique pour l’orienter vers son destin, qui est grand. Il s’exprime d’égal à égale, lui décrivant simplement les choses telles qu’elles sont pour l’aider à supporter ce qui est inéluctable. La voie présentée est rigoureuse car l’interlocutrice est favorisée par la grâce et ne doit pas s’arrêter en chemin. Une dynamique de la transformation de l’âme se dégage : elle consiste à faire passer l’homme de son existence propre au règne de Dieu en lui. Un dépouillement rigoureux est incontournable, mais il est possible d’aider ce travail de la grâce divine par un seul moyen : en s’y abandonnant complètement dans la perte de tout repère. Les constats sont radicaux :

 … chacun fait son petit établissement spirituel selon lequel on veut passer la vie, les uns en oraison, les autres en beaucoup d’austérités, d’autres en bonnes œuvres extérieures, mais il  faut mourir et tout abandonner. (2e  lettre de Maur)

Aucune méthode ne fait l’affaire, il faut abandonner tout ce qu’on a lu sur le sujet :

Il ne faut point chercher ni passiveté, ni repos, ni aucun de tous les états et manières dont il est parlé dans les livres. Il ne faut que se laisser dans l’abîme de la volonté de Dieu. (12e lettre)

On peut quand même orienter la volonté :

… regardez Sa volonté en toutes choses, tâchant que la vôtre passe tellement en celle de Dieu qu’elle devienne comme une même chose avec elle. (2e lettre)

La créature raisonnable ne saurait rentrer parfaitement en Dieu, qui est son centre et le principe d’où elle est sortie, qu’elle ne se perde totalement à elle-même. (19e lettre)

Il faut perdre tout appui :

C’est ce qu’Il a commencé à faire, vous jetant dans ce désert intérieur dans lequel vous dites qu’Il vous a mise. Il faudra y entrer plus avant et le traverser, si vous voulez atteindre à la jouissance du Bien souverain qui vous a touché le cœur dès votre enfance. N’y pensez pas trouver de route, ni des sentiers où vous puissiez avoir quelque assurance de votre voie. (1ère lettre)

Mme Guyon se croit égarée et séparée de Dieu, mais il lui confirme, en partageant sa propre expérience, que c’est bien là ce qu’il faut traverser :

Dieu [...] la dépouille si entièrement de toutes les lumières et de tous les bons désirs qu’elle avait pour cela, et la réduit dans un tel état de sécheresse et d’obscurité, et même d’impuissance de s’aider elle-même en quoi que ce soit, qu’il lui semble que tout est perdu pour elle, et que tout ce qu’elle a vu et éprouvé autrefois de la part de Dieu, sont des illusions. (20e lettre)

Un tel dépouillement est nécessaire car :

[…] pour se dénuder si nuement et se perdre dans un si profond abîme, il faut que l’opération de Dieu absorbe celle de la créature. (1ère lettre)

[…] Il faut se perdre et s’abandonner totalement à l’opération divine, qui exécute son dessein en nous sans que nous sachions comment, sinon que nous souffrons et que notre esprit semble se diviser de l’âme, et que nous sommes pénétrés jusqu’à la moelle des os. (13e lettre)

Quoi qu’il en soit, la consigne reste :

Marchez devant vous quoique vous ne sachiez où vous êtes ! (20e lettre) 

Il l’appelle à passer au-delà de tout état :

[…] l’on ne voit plus ni perte, ni abandon, ni dépouillement, ni ravissement, ni extase, ni présent, ni éternité, mais la créature expérimente que tout est Dieu. (1ère lettre)

 […] L’abandon et le néant ne nous paraissent plus, lorsque nous y sommes consommés et abîmés. Nous y vivons et demeurons comme nous voyons les poissons vivre et se mouvoir en l’eau. (4e lettre)

Alors le vide peut être rempli :

Il est devenu le principe et la cause principale de tous ses mouvements, de ses actions. (3e lettre)

[…] Dieu par Sa grâce Se faisant un autre nous-même, gouverne tout l’intérieur: c’est pourquoi Il détruit et anéantit ce nous-même. (11e lettre)

Dans sa dernière lettre, Maur lui lance cette injonction qui résume tout :

Hé bien ! Ne vous accrochez donc plus à rien. (21e et dernière lettre)

 

Michel de Saint-Augustin (1621-1684)

Professeur de philosophie à Gand dès l’âge de vingt-cinq ans, il devint le directeur de la célèbre béguine Maria Petyt (1623-1677). Il occupa de nombreuses fonctions dans l’ordre et favorisa l’introduction de la réforme « de Touraine » aux Pays-Bas espagnols.

A. Deblaere nous dit qu’il unit « l’esprit fondamental du carmel et la richesse de la tradition contemplative des Flandres [le citant] : « L’âme véritablement extatique est celle qui ne s’appuie sur, ni n’est aidée par aucune expérience sensible ou illumination intérieure, mais tend à Dieu par foi nue et amour simple, abstrait et aliéné des sens. » Elle prépare à l’union essentielle où cette âme n’adhère à Dieu pour aucun de ses dons ou de ses attributs, mais simplement parce que c’est Lui. » A. Deblaere explicite aussi, avec grande clarté, ce qui nuisit à l’appréciation du grand carme - et fausse encore trop souvent de nos jours la lecture des mystiques :

« Les théologiens qui s’attachèrent à faire triompher la réforme thérésienne du carmel lisaient ces écrits selon une grille de significations philosophico-théologiques qui en faussait le sens : l’abstraction dont parle Michel et qu’il faut entendre au sens d’abstrahere (détourner l’attention des objets extérieurs vers l’intérieur) était comprise par eux au sens figuré de concepts intellectuels abstraits, et tendant donc à exclure l’humanité du Christ ; de même l’union essentielle leur apparaît non comme un terme situant le lieu de l’expérience spirituelle, mais comme un concept panthéiste : et ainsi de suite[238] ».

L’œuvre latine abondante du carme a heureusement été traduite récemment, mais en partie seulement[239] :

Puisque l’âme trouve nécessairement son repos, soit en Dieu, soit dans le monde créé, la pauvreté d’esprit mettant le monde créé en quarantaine, l’âme ne peut que se tourner vers Dieu. En outre, cette pauvreté abolissant tout obstacle entre Dieu et l’âme, il en découle qu’elle s’unit en essence avec Dieu et qu’elle ne fait plus qu’un seul esprit avec Dieu. Quand rien ne s’interpose entre deux masses d’eau quelconques, immédiatement elles se réunissent […] (214)

Quand nous concentrons notre regard sur une mouche ou un brin de paille suspendu en l’air, nous ne pouvons voir le ciel directement […] si nous n’y concentrons pas notre vue, alors nous regardons le ciel sans écran : de même aussi, quelque infime que soit tel ou tel objet […] il fait écran entre Dieu et notre âme. (219) […] la vision directe de l’essence franche et stricte de Dieu, tout comme l’amour qu’on lui porte, modelé sur Lui-même, transcendent en excellence toute la réflexion […] pour les perfections de Dieu… (220)

Ne te laisse pas entraîner et abuser en écoutant la foule de ceux qui prennent la mouche au seul mot de théologie mystique qu’ils ne peuvent supporter, sous prétexte qu’elle induirait les hommes à viser trop haut […] [elle] n’est rien d’autre […] que la science pratique de Dieu et des choses divines […] savoir l’exercice de la foi en la présence divine partout et en toute chose créée, et la mise en conformité de notre volonté avec celle de Dieu. Sont-ce là des questions si raffinées que cela et difficiles à comprendre ? (342-343)

Que l’âme […] laisse comme un courant tout emporter à Dieu à qui tout remettre dans la simplicité de son cœur ; et pour s’y maintenir, elle s’efforce de brider l’importunité de tout bouillonnement et des impulsions naturelles, pour pouvoir vaquer à Dieu directement, sans entrave et plonger en lui, devenue absolument déiforme dans tout ce qu’elle fait. (421-422)

[…] tout doit être surnaturel et divin […] l’âme ne peut prendre aucune part, ne peut rien comprendre ni rien dire exactement sur ce que Dieu opère sur elle […] Cela s’explique du fait que Dieu y accomplit ces opérations sans mettre en jeu l’imagination ou quelque faculté des sens, mais en esprit, loin de tout sens physique et que, donc, l’âme, encore unie au corps […] est incapable de les percevoir […] sauf peut-être […] en s’appuyant sur les effets ou les états qu’elles entraînent. (480)

 

Maria Petyt (1623-1677)

Issue d’une famille aisée des Pays-Bas espagnols, elle suivit sa « voix intérieure » dans divers états de vie. Michel de Saint-Augustin la délivra de multiples observances ascétiques et l’assura dans son oraison de simplicité ; seize mois plus tard il quittait Gand, mais il accepta de continuer sa direction par lettres. En 1657 à Malines, Maria sera rejointe par d’autres béguines et formera une communauté qui vécut d’une manière retirée[240].

Elle écrivit un remarquable récit de sa vie sur l’ordre de Michel ainsi que des comptes-rendus sur sa vie spirituelle. Nous reviendrons au tome III sur cette autobiographie. Liant en une tresse événements personnels prosaïques et événements de vie intérieure mystique, elle annonce par son intimité, la Vie par elle-même de Mme  Guyon.

 



[1] Expériences mystiques en Occident  I Des origines à la Renaissance, Les Deux Océans, 2012. [Expériences  I].

 [2] De telles concentrations statistiquement anormales sur de courtes durées et des localisations étroites se produisent  par quelque alchimie discrète  dans de nombreux domaines : philosophes du  ~IVe siècle AC à Athènes, spirituels en terres d’islam au ~XIIe siècle (Ibn ‘Arabî, Ghazâli, Rûmî…), spirituels rhéno-flamands au ~XIVe siècle (Eckhart, Tauler, Ruusbroec…) ; dans un tout autre domaine l’on peut citer au XXsiècle les dizaines de scientifiques nobélisés pour la seule petite ville de Cambridge.

[3] Henri Bremond, Histoire littéraire du sentiment religieux en France, tome II. L’Invasion mystique. Cette expression promise à un succès qui dépassa probablement la visée de son auteur a été discutée (Sophie Houdard, Les invasions mystiques, Paris, 2008).

[4] Dante présente cette représentation d’un « outre-tombe » (v. Masseron, La Divine Comédie, Paris, 1973, « carte » de la page 27) ; à ce monde ancien  convient  la procession dionysienne.

[5] Elles ont été présentées à la fin du volume I. Des origines à la Renaissance sous la forme d’un tableau : « Synthèse des filiations et influences du XIIe au XVIIe siècle », 320 sq. Nous nous limiterons ici  aux deux derniers siècles couvrant  « le jeu des influences de 1381 à 1594 ».

[6] « Troubles, Tradition et traducteurs  » : cette section met particulièrement en valeur l’activité des chartreux (qui ne seront donc plus présentés par la suite).

[7] Des figures qui « connurent » le XVIIe siècle naquirent avant ou moururent après lui : on dépasse ainsi sa durée d’une demi-génération précédant puis succédant au siècle.

[8] Les entrées par noms d’auteurs sont attachées à une présentation chronologique élargie à d’autres traditions.

[9] La possibilité d’accéder aux éditions anciennes (via Google books par exemple) interdira probablement des éditions critiques dans le proche futur : « Pourquoi imprimer puisque l’on trouve tout sur internet ? » disent déjà certains.

Le problème se pose en premier lieu au niveau de la forme. Les érudits sont habitués à la lecture de fontes, orthographes, ponctuations anciennes. Mais les « amateurs », ceux qui aiment, seront-ils rebutés ? Heureusement l’étrangeté apparente  (fontes anciennes, confusion des f et des s, etc.) ne résiste pas à quelques heures de pratique ; et une lecture ralentie est très favorable à l’abord des témoignages mystiques.

[10] Le Roi de France « Très Chrétien » résiste au Roi « Très Catholique  » d’Espagne, avant de le dominer : résumé de l’évolution politique des deux premiers tiers du XVIIe siècle.

[11] La première « Grande Peste » se produit en 1348, la seconde en 1362 : la population est alors réduite à sa moitié ; les effets des épidémies suivantes seront moins dramatiques, mais elles se reproduiront jusqu’à 1720, dernière manifestation à Marseille, où elle provoque la mort du dévoué mystique François-Claude Milley (1668-1720) auquel nous consacrerons ultérieurement une section.

[12] Débuts vers 1338 ; 1346 Crécy ; 1453 reconquête du Bordelais.

[13] Grégoire XII (1406-1416) à Rome, Benoit XIII (1394-1423) à Avignon.

[14] « Cologne entre 1530 et 1580 connut sans doute l’une des plus fortes concentrations de talents spirituels et littéraires de l’histoire de l’Église catholique, dans les années même où son archevêque adhérait à la Réforme ! » (Louis de Blois, Institution spirituelle, édition bilingue, Éd. du Carmel – Centre Saint-Jean-de-la-Croix,  2004, Introduction, 13 note).

[15] Expériences I, « Institutions… », 124 sq., « Louis de Blois (Blosius) », 239 sq.

[16] v. DS 12.1519/25.

[17] Jean-Marie Gueullette, Eckhart en France, La lecture des Institutions spirituelles attribuées à Tauler, 1548-1699, Jérôme Millon, 2012 (outre l’étude très attendue, l’ouvrage contient la bonne traduction par le P. Noël des Institutions  parue  en 1913 comme tome VIII des Œuvres complètes de Tauler, Tralin, Paris). – Signalons ici la toute récente réédition de l’Imitations de la vie pauvre de N.S.J.C. (présentée dans notre précédent tome : Expériences I, 125 sq.) sous le titre : Jean Tauler, Le Livre de la pauvreté spirituelle, Arfuyen, septembre 2012.

[18] Institution spirituelle, éd. bilingue, 2004, op. cit. ; La Perle évangélique, traduction de 1602 par des chartreux, Millon, Grenoble, 1997.

[19] DS 12.735. – On les retrouvera largement exposées dans nos extraits de sa Reigle.

[20] DS 12.738/9 : Paul Mommaers éclaire (entre guillemets) puis traduit (italiques) l’ouvrage rédigé en flamand de Pelgrim Pullen.

[21] Nous consacrons bientôt une section  à dom Augustin Baker en « 2. Traditions…, Permanence  de l’Ordre bénédictin. »

[22] Expériences I, « Le cercle génois ; influences… », 218 sq.

[23] J. Orcibal, La rencontre du Carmel thérésien avec les mystiques du Nord, 1959.

[24] Expériences I, « Anne de Jésus », 295-296.

[25] Histoire du Christianisme, tome 8, « Le temps des Confessions », 432 sq. ; D. Crouzet, Les Guerriers de Dieu, 2 tomes, Champ Vallon, 1990, illustre par de nombreux textes d’époque les horreurs perpétrées par nos ancêtres intégristes.

[26] DS 5.899.

[27] Coutumes, Chapitre 28, n°3/4, v. DS 2.753.

[28] DS 2.758. Sur les éditions et traductions de Thérèse, v. C. Renoux, “Madame Acarie ‘lit’ Thérèse d’Avila…”, Carmes et carmélites en France…, Actes du colloque de Lyon en 1997, 117 sq.

[29] DS 1.1314/5.

[30] DS 1.1314/5 (art. Beaucousin par l’érudit M. Viller).

[31] Les références des œuvres de chartreux français, allemands, espagnols, italiens, couvrent  environ quatre  colonnes pour le XVIIe siècle, pour environ sept  pour les autres siècles (sans compter les anonymes), dans « III. Travaux  des chartreux sur la spiritualité », DS 2.760 sq.

[32] Hadewijch d’Anvers, Écrits mystiques des béguines  [poèmes d’Hadewijch I et d’Hadewijch II], Seuil, 1954  (réédité); Hadewijch Lettres spirituelles, Béatrice de Nazareth Sept degrés de l’Amour, Ad Solem, 1972.

[33] Un chartreux, Écoles de silence, Parole et Silence, 2001 ;  Le fil à plomb du monde, Aspects du taoïsme primitif (non publié) ; Dom Jean-Baptiste Porion, Amour et Silence et autres textes, documents inédits rassemblés et présentés par Nathalie Nabert, Paris, Beauchesne, 2012.

[34] Il se publie au total un même nombre d’ouvrages en latin et en français au XVIIe siècle, la proportion s’inversant  progressivement au fil du temps en faveur du français. –  Sur ces deux Institutions  (à prendre au sens de fondements de la vie spirituelle) v. Expériences I,  124 (I. Taulériennes) & 239 (Louis de Blois).

[35] Erreur est au masculin au XVIIe siècle.  

[36] La Perle évangélique, 1602, Édition établie et présentée par Daniel Vidal, Jérôme Millon, 1997, 587/8 (330v°-331r°).

[37] Luis de la Puente (1554-1624), jésuite castillan, théologien plutôt que mystique, auteur de Méditations sur les Mystères de  notre sainte foi, ouvrage qui fut très largement lu.

[38] DS 6. 145/6.  Traduction en 1602 de Pierre d’Alcantara, franciscain très influent sur Teresa, des principales œuvres de Jean de la Croix en 1621 (suivant de peu l’édition d’Alcala de 1618), du Cantique (A) en 1622 quelques mois après la mort d’Anne de Jésus,  de l’Echelle de Jean Climaque en 1621…

[39] Les traductions de l’ensemble de l’œuvre de Jean de la Croix  par Cyprien de la Nativité, éditées en 1641, seront certes plus belles, en particulier pour la traduction des poèmes (des vers « de mirliton » ont nui à l’appréciation du sensible travail de Gaultier). Mais Cyprien est déjà influencé par l’école de Port-Royal sinon par un esprit janséniste qui fait appel aux mérites d’où quelques contresens de sa traduction. Plus tard, en 1680, le « Général des chartreux » dom Le Masson installera certes une imprimerie à la Grande Chartreuse reconstruite après un incendie,  mais à part les ouvrages ascétiques ou de controverses de ce dernier, « on n’y imprima guère que les Statuts de l’ordre, le Directoire des Novices et les livres liturgiques ». 

[40] Réédition : Jean de la Croix, Œuvres complètes, Cerf, 2000 – Ce partage devient parfois explicite quand elle ajoute un membre de phrase précisant le sens, mais absent de l’original espagnol.

[41] Ruusbroec l’Admirable, L’Ornement des Noces spirituelles, Traduction de 1606 par un chartreux de Paris, in : « La Pierre brillante, Traduction et commentaire par Max Huot de Longchamp, Sources mystiques », Centre Saint Jean-de-la-Croix / Éditions du Carmel, 2010, 276/7.

[42] Harphius, Théologie mystique…, traduction [sur l’édition postérieure à la censure romaine] par J.-B. de Machault, Paris, 1616 (dont le « Livre troisième intitulé … Paradis des Contemplatifs » [l’Eden], 622-847). Citation : 631.

[43] Date tardive par discrétion envers Anne de Jésus morte en 1621 ; en 1627 le Cantico paraît enfin à Bruxelles  - il ne figurait pas dans la première édition d’œuvres de Jean de la Croix (Alcalà, 1618). On lira cette belle traduction, reflet précieux de la version A, dans Saint Jean de la Croix, Cantique d’Amour divin traduit par René Gaultier (1622), texte établi et présenté par M. Huot de Longchamp, Centre Saint-Jean-de-la-Croix, 1998.

[44] Saint Jean de la Croix, Cantique d’Amour … (1622), op. cit., 15 : traduction dédiée « Au Révérend Père Archange, Gardien du couvent des pères capucins de Saint-Honoré, Près Paris. » Le manuscrit apporté par Anne de Jésus circulait donc ! Gaultier avait déjà traduit l’édition espagnole de 1618 (qui ne contenait pas le Cantique).   Les critiques envers les mystiques étaient déjà fort vives, comme en témoignent les péripéties d’éditions de la Reigle de Benoit de Canfield (1608 pour sa troisième partie) qui s’abstiendra de toute édition d’écrits postérieurs…

[45] L’importance du fond précède celle de  la forme quand il s’agit de mystique. En fait, très peu de pratique suffit pour apprécier une langue rocailleuse mais savoureuse, riche et par là précise. Un glossaire est toutefois utile, tel que ceux fournis par J. Orcibal pour la Reigle de Benoît de Canfield, ou par D. Vidal pour  la Perle. Le Lexique de l’Ancien Français de F. Godefroy, réédition Champion Classiques (poche), 2003, s’avère très utile.

[46] « Quinze procès par an en moyenne entre 1615 et 1700 à Saragosse, contre soixante-quinze de 1560 à 1615. Vingt-trois contre quarante-deux à Tolède ». Trente-deux mille «  brûlés »  sur un grand total de trois cent quarante mille condamnations «  sérieuses » en Espagne de 1481 à 1808 ? (B. Bennassar, L’Inquisition espagnole, XVe-XIXe siècles, Hachette, 2001, cit. page 29 &  relevé page 15)  - Sur le théâtre et le rôle de la terreur, voir  l’ouvrage célèbre de M. Bataillon, Erasme et l’Espagne, 745, 753, 770 sq.

[47] Vida, ch. 32, 1-3, « vision » du début du mois de septembre 1560. – Les grands autos de Valladolid et de Séville ont lieu en  1559 et 1561 - Le thème de l’enfer se présente 84 fois dans ses écrits (Diccionario de Santa Teresa de Jesus, Monte Carmelo, 2000, 801).

[48] Ordre fondé à Camaldoli en Toscane par le « patriarche des ermites » saint Romuald vers 1012 ;  inclut la congrégation fondée en 1520 par Paul Giustiniani. (DS 2.50 sq.).

[49] Expériences I, « L’Angleterre, Ermites et recluses, l’Ancreen Riwle (~1240 ?) ».

[50] François Colletet, Apologie de le Solitude sacrée, 1662, cité en DS 4.971. V. les longs articles sur les érémitismes en DS 4.936/982, dont 4.971/976 traitent du XVIIe siècle.

[51] v. l’intéressante et concrète monographie par F. Lemoing, Ermites et reclus du diocèse de Bordeaux, Bordeaux, 1953, utilisée par Michel de Certeau, dont le sujet principal est Maur de l’Enfant-Jésus : ce grand carme devenu ermite sera présenté au chapitre suivant.

[52] Vida que el siervo de Dios Gregorio Lopez hizo en algunos lugares de la Nueva España…, Mexico 1613, Lisbonne 1615 ; Séville et Madrid 1618 à 1727 ; cette Vida fut traduite en français par le jésuite Conart (1644 et 1656), puis figure dans les Œuvres diverses de Monsieur Arnauld d’Andilly, Paris, chez Pierre le Petit, 1675, en trois in-folios (sur huit prévus !) : le tome I contient « La Vie du Bienheureux Grégoire Lopez » (153-301).

[53] Poiret réédite la traduction d’Arnauld d’Andilly (Le saint solitaire des Indes ou la vie de G.L., 1717), Tersteegen la remanie en allemand, Wesley l’abrège en anglais ; traduction italienne en 1740.

[54] Traduction par Arnauld d’Andilly, 1675, op. cit. Paginations données entre crochets.

[55] DS 9.997. - Ruysbroeck (et parfois Rusbroche !) pour Ruusbroec : nous respectons l’ancienne orthographe.

[56] DS 9.997/8.

[57] DS  2.61/2, article « Cambry » (P. Droulers) ; H. de Boissieu, Une recluse au XVIIe siècle, Paris et Gembloux, 1934.

[58] Le Flambeau mystique...,  95. On sait que les recluses conservaient souvent de nombreux contacts avec le monde extérieur, par le biais de leur activité de conseil spirituel (v. les recluses anglaises dont Julian de Norwich).

[59] Ce dont témoigne son Traité de la réforme du mariage.

[60] Auxquels s’adresse son Traité de l’excellence de la solitude à la sollicitation de quelques saints ermites

[61] Tout le début du Flambeau mystique  est destiné aux  « Pères directeurs ».

[62] Pierre de Cambry, Abbrégé [sic] de la vie de Dame Jeanne de Cambry... Anvers, 1659 ; 2e Éd. augmentée, Abrégé..., Tournai 1663.

[63] Les œuvres spirituelles de sœur Ienne Marie de la présentation, premièrement dame Ienne de Cambry, religieuse de l’ordre des chanoinesses régulières de St Augustin et en après recluse, décédée en son ermitage l’an 1639 dédiées à ... Madame Marie Ferdinande de Croy … par P. de Cambry prêtre … à Tournay, imprimerie Adrien Quinque, 1665 [contient : Frontispice : portrait ; lettre dédicatoire ; lettre du vicaire générale de l’évêque de Tournai ; Petit exercice pour pouvoir acquérir l’amour de Dieu... (1-17) ; Traité de la ruine de l’amour-propre et bâtiment de l’amour divin divisé en quatre livres... (1-328 et table) ; Le flambeau mystique (1-104 et table) ; Traité de la réforme du mariage (1-79 et table) ; Traité de l’excellence de la solitude à la sollicitation de quelques saints ermites... (1-20 et table) ; Lamentation de l’âme captive... (1-51 et table)].

[64] « Traité de la ruine de l’amour-propre et bâtiment de l’amour divin divisé en quatre livres... », inclus dans les Œuvres spirituelles…, op. cit.  La préface donne son plan : livre I : De la ruine de l’amour propre. Partie première, le vif portrait de l’amour propre... II : Mortifications et consolations, III : Imperfections secrètes anéanties, IV : Union et transformation.

[65] Voir Cantique 2, 15 : « Prenez-vous les petits renards qui détruisent les vignes… »

[66] Mt  5, 3.

[67] Ct 6, 9.

[68] Vistè  : vélocité, rapidité  (Godefroy, Lexique de l’ancien français)

[69] Le traité se termine ainsi (311-328) par un long développement sur l’amour qui est tout.

[70] Le flambeau mystique ou adresse des âmes pieuses ès secrets et cachés sentiers de la vie intérieure, composé par Sœur Jenne Marie de la Présentation, recluse les Lille [sic], avec approbations par des docteurs de Douai et Gand en 1631, inclut dans les Œuvres spirituelles « [...] des matières [...] [du] livre de la ruine de l’amour propre; sur le sujet desquelles ayant été par ses directeurs examinée l’espace de huit ans [...] ».

[71] DS 8.172/3 : A. Derville, qui met souvent en valeur des figures mystiques importante mal traitées ailleurs, renvoie à DS 4.976 (Erémitisme en Occident), à M. Viller sur “l'influence possible de l'Abrégé de la perfection  (DS 6.57/60) sur l'opposition et la relation entre le Tout de Dieu et le rien de la créature que développe la Solitude (RAM, t. 13, 1932,  46-47).”

[72]  [H. Jaspart], Solitude intérieure dans laquelle le solitaire fidèle, comme aussi tout chrétien, par l’usage d’un simple et continuel regard, dans la seule volonté divine, trouvera le moyen, d’être, vivre, mourir et opérer en Dieu, par un prêtre solitaire, Mons, 1643, Paris 1678, 1685, 1698 (après les citations de Derville nous utiliserons l’édition de 1685). – Réédition due à Mectilde du Saint Sacrement, peut-être sous l’inspiration de F. Guilloré ou d’Épiphane Louys.

[73] DS 2.463/477, art. « Chanoines réguliers ». – Introduction à Ruusbroec (Expériences…, I), évoquant la recherche d’une vie semi-cloîtrée par les chanoines vivant en milieu urbain.

[74] DS 11.412/424, art.  « Norbert »

[75] DS 4.983/4.1018, art. « Ermites de Saint-Augustin ».

[76] H. Bremond, Histoire du sentiment religieux…, op. cit., VI, « Turba magna », 341-342. [v. les pages 339 à 373 consacrées à Antoinette] ; La vie de la mère Antoinette de Jésus, religieuse chanoinesse de l’ordre de S.Augustin... avec un abrégé de ses lettres..., Paris, 1685.

[77] Le 20 juin 1649 au Père Paris, minime, son directeur, La vie … lettres, 369.

[78] Tour : on fait passer les objets de part et d’autre de la clôture par rotation d’une boite ouverte : par extension le parloir d’un monastère.

[79] « Lettre à feu M. Cauvel environ en 1670 », La vie … lettres, 378 sq.

[80] DS 9.1088/1091 art. Louys [son auteur J.M. Vaillant, fait référence à son préquiétisme ou mystique abstraite. La doctrine spirituelle du P. E. Louys, Université Grégorienne, thèse, 1973].

[81] Conférences mystiques sur le recueillement de l’âme, Pour arriver à la contemplation du simple regard de Dieu par les lumières de la Foi, Paris, 1676, 1684 (l’éd. citée ici), 1690. Ce titre définit bien l’objet de l’ouvrage.

[82] DS 1.1410/38 ; Dom J. Leclercq, L’amour des lettres et le désir de Dieu, Cerf, 1957 ; Dom J. Leclercq, Dom F. Vandenbroucke, L. Bouyer, La spiritualité du Moyen Âge, Aubier, 1961.

[83] Lecture des textes divins : on écoute Dieu qui parle par les Saintes Ecritures. Avec le travail manuel et la liturgie, un des piliers de la vie monastique.

[84] DS 1.1382.

[85] DS 1.1390/95.

[86] Dom J. Leclercq…, La spiritualité…, op. cit., « La doctrine de saint Grégoire », 22.

[87] DS 1.1410/20.

[88] DS 1.1426/30.

[89] DS 1.1433.

[90] That mysterious man, Essays on Augustine Baker…, Analecta Cartusiana, 2001 ; Gordon Mursell, English spirituality from Earliest Times to 1700, SPCK, London-Leiden, 2001, 348/355 [v. aussi les références et leurs notes des pages 482/484].

[91]  DS 8.1610.

[92]  DS 13.879/885.

[93] Mursell, op. cit., 352-353.

[94] La sainte Sapience ou les voies de la prière contemplative, 2 vol., Plon, 1954 [v. la préface pour la biographie].  Nous citons le volume II.

[95] Fr. Augustine Baker, Collections I-III & The twelve mortifications of Harphius, ed. by John Clark, Analecta Cartusiana, Salzburg, 2004 ; Secretum, Ibid., 2003 ; The life and death of Dame Gertrude More..., 2002  ; Spirituall treatise... .A.B.C, 2001; Directions for contemplation : books A, D, E, F, G, 1999-2002.

[96] DS 6.570/72 ; Jean Godefroy, La vie de dom Simplicien Gody, poète et écrivain mystique, Abbaye Saint-Martin de Ligugé, 1931.

[97] Pratique de l’Oraison mentale  divisée en deux Traités, Par Dom Simplicien Gody, Religieux Bénédictin de la Congrégation de saint Vanne et saint Hyduplhe, Dole, 1658 [ouvrage rare  de 464+174 pages, A.S.-S., cote 3H56, copie Solesmes]. Nous  citons le Second traité : L’Essay de la Théologie mystique, où il est traité de la Contemplation divine, dans sa troisième (et dernière) partie.

[98] Brun : allusion à Ct 1, 4 : «  Je suis noire, mais je suis belle, ô filles de Jerusalem … »

[99] Charles de Condren (1588-1641), mystique oratorien abordé au tome III.

[100] Bremond, Histoire du sentiment religieux…, op. cit., VI, 54. – V. « La mère et le fils », 49-71. Compte tenu de l’utilité pratique de sa mère, les proches ne firent rien pour atténuer le coup, « certains croyaient pouvoir se servir de lui pour faire pression sur sa mère » et la contraindre à changer d’avis avant la prise d’habit. » Claude vient pleurer au parloir puis l’assaut du monastère est entrepris par les enfants de sa classe.  (Dom G. Oury, Marie de  l’Incarnation, Univ. Laval / Solesmes, 1972, 174 sq.).

[101] Dom Claude Martin, Les voies de la prière contemplative, textes réunis et présentés par dom Thierry Barbeau, Solesmes, 2005, remplace DS 10.695-701 et Dom G.-M. Oury, Dom Claude Martin…, Solesmes, 1983 - Voir aussi : L’ordre de Saint-Benoît et Port-Royal, Chroniques de Port-Royal, Paris, 2003, Dom Thierry Barbeau, « Port-Royal et le mysticisme…  », 177-194. - Le Dict. de Port-Royal, 2004, ne propose qu’une caricature dans son article « Martin, Claude ».

[102] A. Rayez, « Le Traité de la contemplation de dom Claude Martin », Revue d’Ascétique et de Mystique, t. 29, 1953, n. 3, 208.

[103] Dom Claude Martin, La Vie de la V. Mère Marie de l’Incarnation, 1677, 1981. V. les « additions » sur l’oraison de quiétude, 683 sq., sur l’oraison d’union, 687 sq., sur le mariage spirituel, 693 sq.

[104] Dom Claude Martin, Conférences ascétiques, par dom R.-J. Hesbert, Alsatia, Paris, 1956, 2 tomes [le terme ascétique n’est pas à prendre au sens négatif qu’on lui prête généralement aujourd’hui] - Voir les Conférences VIII-XIV du tome I. Voir les pages 171 sq. traitant de la difficulté causée par Thérèse qui dit que c'est un abus de rejeter toute image, et la page 205 comparant la méditation à la vision d’un tableau. Nous citons ici un extrait de la Conférence VIII, page 122. Cette conférence « de la parfaite oraison » mérite grande attention, tandis que les suivantes en détaillent les divers aspects : préparation et conclusion, empêchements, difficultés… - On retrouvera les meilleurs passages de dom Claude dans les textes réunis par  dom Thierry Barbeau, op. cit., 2005 (pages 167/8, 179, 184 à 186, 249, 251, 271…).

[105] Dom Jean Leclercq, L’amour des lettres et le désir de Dieu, Cerf, 1957, 249.

[106] A. Rayez, « Le Traité de la contemplation… », op. cit., couvre les pages 206-249. – « Mon dessein est seulement de sauver l'oraison dont il s'agit de la manière dont je l'ai expliquée, et de faire voir que le Chemin court n'enferme point les hérésies dont l'auteur de la réfutation [Réfutation des principales erreurs des quiétistes, imprimé à Paris en 1695, œuvre d’un La Bruyère vieillissant qui se met au service du pouvoir] le flétrit avec un peu trop de témérité. » (248)  - « Il est clair que l'auteur du Chemin court, que je ne connais point, est un homme [il s’agit bien du Moyen court de Mme Guyon ! note Rayez, 229] de bien, qui n'a que de bonnes intentions. » (249) – « J'ai seulement vu [des textes condamnés] l'Analysis du père de la Combe [confesseur de Mme Guyon]. Je l'ai lu plus d'une fois et je n'y ai rien remarqué que d'édifiant ; le style en est pur et la manière dévote et onctueuse, aussi l'auteur de la réfutation n'y touche pas. […] il est assez surprenant qu'un homme de probité comme il était noircisse des personnes de vertu… » (247).

[107] Dom J. Leclercq, op. cit., 205.

[108] A.Rayez, « Le Traité de la contemplation… », op. cit., 224.

[109] Nous avons brièvement abordé ces visionnaires  en Expériences…I, Le Nord de l’Europe…, Monachisme féminin, 106. Voir les figures d’Hildegarde de Bingen (1098-1179), d’Élisabeth de Schönau (1129-1164). – Sur le rôle de l’imagination propre au Moyen Âge, v. Dom Leclercq, L’amour des lettres…, op. cit., 1957, 74.

[110] Gertrude d’Helfta, Le Héraut, SC, Livre II [autobiographique, rédigé en 1282 par elle-même], chap. VIII, §3 (toutes les qualités qui s’ajoutent à la nue nature humaine sont accidentelles).

[111] Répertoire Topo-bibliographique des abbayes et prieurés, L. H. Cottineau, Macon, 1937. 

[112] Bremond, Histoire du sentiment religieux…, op. cit., II, 467 : rédigée tôt, en 1916. Bremond changera d’avis : il se proposait de consacrer le dernier volume de son grand œuvre à madame Guyon, avant de disparaître prématurément en 1933 (v. Emile Goichot, Henri Bremond historien du sentiment religieux, Ophrys, 1982). 

[113] Mère de Blémur, Éloges de plusieurs personnes illustres en piété de l’ordre de St Benoist décédées en ces derniers siècles, Paris, 1679, tome I, 184. [Ouvrage couvrant plus de mille grandes pages en deux tomes, dorénavant cité Éloges…].

[114] Ainsi Antoinette d’Orléans, fondatrice de la Congrégation du Calvaire, explique « que la religieuse se peut définir la meurtrière des voluptés » (Éloges…, 100). Elle pratiqua en sa jeunesse « une Oratoire au haut du château, qu’elle fit peindre de têtes de mort et de larmes » ! (104).

[115] Éloges…, II, « Éloge de feu Madame Marie de Beauvilliers, abbesse de Montmartre », 143-184. – Bremond, Histoire du sentiment religieux…, op. cit., vol. II L’invasion mystique, Ch. VI « Les grandes abbesses ».

[116] Éloges…, II, 145.

[117] La Mère de Blémur consacre un chapitre à Madame de Sourdis : Éloges…, I, 498 sq.

[118] Éloges…, II,  citations pages 147, 149, 152.

[119] Éloges…, II,  154 & 155.

[120] Éloges…, II,  155-156. – « L’Exercice composé par le R.P. Benoist capucin, Abrégé de toute la vie spirituelle en trois parties … réduites en un seul point qui est la volonté de Dieu » précède (pages 47-97) la Règle de Perfection  (pages 98-476) dans Benoît de Canfeld, La règle de perfection, Paris, P.U.F., 1982.

[121] «  Son Directeur ayant été d’avis qu’elle déposât la Prieure et les autres Officières qui ne voulaient point la Réforme, elle tint le Chapitre pour cet effet ... Toutes les Anciennes se levèrent avec un grand bruit ... la chargèrent d’injures ... lui mettant le poing contre le visage en sorte qu’elle crut qu’elles allaient frapper  » (Ibid., 156-157).

[122] Éloges…, II,  162.

[123] Éloges…, II,  182.

[124] Éloges…, II,  184.

[125] Exercice divin, ou pratique de la conformité de notre volonté à celle de Dieu, par R[évérende] M[ère] M[arie] D[e] B[eauvilliers]. A Paris, chez Fiacre Dehors, 1631, chapitre X, page 65 ; J. Orcibal, Benoît de Canfield, La règle de perfection, op. cit., souligne page 16 la reprise par Marie de Beauvilliers du contenu de l’Abrégé de la Règle.

[126] Anéantissement identifié au vertige du néant (Morali), voire à une perversion dans une joie suppliciante (Bataille) !

[127] Le fils de Marie de l’Incarnation du Canada est admiratif d’une compagne de sa mère car on lui trouve sur la tête une « calotte armée de pointes de fer ». « Elle portait encore deux chaînes de fer à ses deux pieds. Les disciplines dont elle se servait étaient aussi des chaînes de fer » (dom Claude Martin, La vie de la Vénérable Mère Marie de L’Incarnation, op. cit., 263 et 268). Un exemple célèbre d’ascèse, raconté par Rodriguez, lu par de très nombreux spirituels du siècle, est fourni par François-Xavier dans les hôpitaux de Venise : pour vaincre la répugnance qu’il avait à donner les soins réclamés par un malade, il porte à sa bouche le pus d’un ulcère et « toute la nuit suivante il lui semblait avoir encore ce pus dans la gorge sans pouvoir arriver à s’en débarrasser, tant avait été forte la violence qu’il avait dû faire à tous ses instincts. »  (Art. appréciatif ! « Ascèse », J. de Guibert, DS 1.997 sq.). - L’appréciation très réservée portée sur ce sujet par Benoît de Canfield annonce la modération de sa dirigée : «  Plusieurs saints et saintes … qui baisaient et léchaient les plaies et ulcères des pauvres … pourront au moins servir pour la condamnation de la délicatesse. » (La Règle de Perfection, op. cit., 242) ; v. les longues notes attenantes d’Orcibal sur François, sur les deux Catherine (de Sienne et de Gênes), sur Élisabeth de Hongrie…

[128] Gn 2, 17 : Mais ne mangez point du fruit de l’arbre de la science du bien et du mal… (Sacy).

[129] Gal 2, 20.

[130] Gal. 2, 20 : Et je vis, mais non plus moi-même : c’est Jésus-Christ qui vit en moi… (Amelote)

[131] Adouée : accouplement. Adouer : 1. doter, 2. accoupler (Godefroy)

[132] DS 1.837/839. –- Marguerite d’Arbouze, abbesse du Val-de-Grâce, par H. M. Delsart, Paris / Maredsous, 1923.

[133] Traité de l’Oraison mentale, Abbaye de Maredsous, 1934.

[134] Allusion à Ct 1, 4 : « Je suis noire, mais je suis belle… »

[135] Louise de Ballon 1591-1668, Écrits spirituels, Réimpression anastatique des « Œuvres de piété » recueillies par le Père Jean Grossi, Paris, Nicolas Couterot, 1700, Introduction par la Père Edmont Mikkers, Monastère Notre-Dame de Géronde, 3960 Sierre, 1979 ;  DS 1.1208/1209 ; Remarquable étude de sa vie : Myriam de G., Louyse de Ballon, Desclée de Brouwer, Paris, 1935.

[136] Éloges…, I, « Éloge de la Vénérable Mère Marie Granger de l’Assomption… », 184 sq.

[137] Éloges…, I, 195

[138] Un chapitre lui est consacré : Éloges, I, 345 sq.

[139] Éloges…, I : citations 368, 371, 380, 382.

[140] Éloges…, II, « Éloge de feue la révérende mère Geneviève Granger de Saint Benoist, supérieure du monastère des Bénédictines de Montargis », 417 sq. - Bremond, Histoire du sentiment religieux…, op. cit., II « L’Invasion mystique », 463-467 , note qu’elle “était mystique” et “conduite par une voie d’inaction et de ténèbres apparentes qui devait paraître singulièrement rude à cette âme claire, vive et décidée.”

[141] Il en sera ainsi pour madame Guyon.

[142] Vie de la Vénérable Mère de S.Jean l’Évangéliste, religieuse de l’Abbaye royale de Montmartre. Par la Mère Jacqueline Bouette de Blémur, religieuse bénédictine de l’Abbaye de la Ste Trinité de Caen. À Paris, chez Nicolas Le Clerc, 1689, 108. – Cette Vie cite (puis résume) les compositions suivantes de sa main : un “Abrégé des voies mystiques réimprimé plus d’une fois … des Méditations et une Explication de la règle de St Benoît, la Vie du Père Claude Le Sergent, son très cher frère, auquel elle servit longtemps de directrice.” (151-152).

[143] Vie de la Vénérable Mère…, 56.

[144] Ibid., 73-76.

[145] Ibid., 105.

[146] Ibid., 109-111.

[147] Ibid., 117 & 127.

[148] Ibid., 142.

[149] Ibid., 138-141.

[150] Ibid., 146-148. - Cette longue lettre couvre les pages 143-149.

[151] Parmi les nombreuses graphies qui ont été utilisées (Mectilde, Mectilde, Catherine de Bar, la Mère du Saint-Sacrement,  leurs combinaisons…), nous adoptons Mectilde du Saint-Sacrement.

[152] Documents historiques, par les bénédictines du Saint-Sacrement, Rouen, 1973 ; DS 10.885/888 ; Daoust, Catherine de Bar…, Paris, Téqui, 1979 ; Véronique Andral, osb. ap., C. de Bar / Mère Mectilde du Saint-Sacrement 1614-1698, Itinéraire spirituel, 2e éd. Revue et amplifiée, 1997, Monastère  des Bénédictines, Rouen, [grande valeur intérieure et érudite] ; Catherine de Bar 1614-1698, une âme offerte…, Téqui, 1998 [bonne revue bibliogr. par Dom J. Letellier, 11-96]. – Écrits : Documents historiques, op. cit.Lettres inédites, Rouen, 1976 ; Fondation de Rouen, Rouen, 1977 ; Une amitié … Lettres à Marie de Châteauvieux, Téqui, 1989 ; À l’écoute de saint Benoît, Téqui, 1988  [beau choix de dits] ; Adorer et adhérer, Cerf, 1994 ; il existe encore de nombreuses lettres non éditées entre C. de Bar, J. de Bernières, le  P. Chrysostome de Saint-Lô…

[153] Guide pour l’histoire des Ordres et Congrégations religieuses, France XVIe–XXe siècles, dir. Daniel-Odon Hurel, Brepols,  « L’Annonciade », 166 sq.

[154] DS 10.885/6.

[155] Daoust, Catherine de Bar…, op. cit., « Conférence sur l’appel à la sainteté », 90-91. 

[156] Ibid., 97-98.

[157] C. de Bar, Lettres inédites, op. cit.,  285-286. 

[158] C. de Bar, Lettres inédites, op. cit.,  378-379.

[159] Citations suivantes : À l’écoute de saint Benoît, op. cit

[160] Conférence n°659,  34.

[161] Conférence n°1075, 39.

[162] Entretiens familiers, n°2401, 40.

[163] À la comtesse de Châteauvieux, n°33, 55.

[164]  n°340, juillet 1662, 84.

[165] n°1746,  À Mère Marie de Jésus Chopinel, Caen, 24 mai 1649, 104.

[166] À la comtesse de Châteauvieux, no2032, 105.

[167] À une Religieuse en particulier, n°2548, 107.

[168] Chapitre, n°592  107.

[169] Éloges…, II, 1-112 (pagination reprise en tête des citations qui suivent).

[170] Bien d’autres citations signalées par des guillemets marginaux mériteraient d’être reprises : pages 34-35, 36, 48-49 (lettre à la Mère du Saint Sacrement qu’elle encourage) ; 66-67 (mon exercice est un regard de l’âme, actuel, fixe et arrêté en Dieu...) ; 69 (chose terrible de quitter Dieu ... la sainte liberté des enfants de Dieu) ; 74 (acte d’abandon à Magdelaine ; sera repris par Madame Guyon) ; 83 (révélation de la gloire du Père Jean Chrysostome de sainte mémoire, d’une vertueuse fille de Normandie [Marie des Vallées] et d’autres...).

[171] Éloges…, I & II, soit  1250 grandes pages ! (hors Epitre, Avertissement, tables…). La citation « Je pretens… » conclut le bref « Avertissement » qui ouvre le tome I.

[172] DS 1.1723/4 brève biographie et bibliographie ; DS 12.1829 où elle retouche le style d’un ouvrage de l’érudit jésuite François Poiré (1584-1637), auteur d’une Science des saints.

[173] Éloges…, II, Élévation à Jésus-Christ.

[174] L. Cognet, La réforme de Port-Royal 1591-1618, Sulliver, 1950 ; La Mère Angélique et saint François de Sales, 1618-1626. Paris, 1951.

[175] Ph. Sellier, « Un lieu de mémoire, Port-Royal des Champs », Chroniques de Port-Royal,  Paris, 2004, 7.

[176] Sainte-Beuve, Port-Royal, Livre premier, VI. On compensera la brièveté de notre approche orientée mystique par la lecture de ce chef-d’œuvre réédité récemment (collection « Bouquins », Robert Laffont, 2004), en prêtant une attention particulière à la présentation de Philippe Sellier « Le Port-Royal : une méditation sur le Christianisme ».

[177] Puis souligner le rôle de la Mère Angélique de Saint-Jean (1624-1684), elle aussi abbesse à la fin de sa vie.

[178] Voir Louise de Jésus, La Vénérable Madeleine de Saint-Joseph, op. cit., 241-244 : « …tous les gens de bien admiraient le zèle intrépide de la jeune abbesse, la prudence qu’elle avait montrée dans la réforme de Port-Royal, puis de Maubuisson… ».

[179] J. Orcibal : Saint-Cyran, “Maîtres spirituels”, Seuil, 1961. Et ses grandes études sur le même ; DS 14.140/150 (B. Chédozeau ; citation : DS 14.143).

[180] Ph. Sellier,  « Un lieu de mémoire… », op. cit., 8.

[181] De l’immense littérature autour des « jansénismes » se détachent les œuvres de Sainte-Beuve, Cognet, Orcibal, Sellier ; les Chroniques de Port-Royal  (plus de 60 volumes publiés annuellement  autour de thèmes approfondis) ; le Dictionnaire de Port-Royal, Honoré Champion, 2004 ; et l’ensemble  d’ouvrages considérables du Grand Siècle (nous avons déjà eu recours à la traduction d’Arnauld d’Andilly rapportant les dits de l’ermite  mexicain  Grégoire Lopez ; nous utilisons la Bible dite de Sacy…).

[182] Une belle ouverture sur notre sujet  «  mystique » a été proposée par Philippe Sellier dans Port-Royal et la littérature II, «  Littérature et théologie, I. Le ressourcement mystique », Honoré Champion, 2000, 12 sq. (section reprise comme « Introduction II » au Dictionnaire de Port-Royal, 2004).

[183] A.-E. Steinmann, La nuit et la flamme, chemins du Carmel, Paris-Fribourg, 1982 ; J. Smet, I Carmelitani (trad. disponible de l’original anglais), 4 vol., Roma, 1989.

[184] C. Janssen, Les origines de la réforme des Carmes en France au XVIIe siècle, Martinus Nijhoff, s’Gravenhage, 1963, 225, souligne l’influence des déchaux sur les pratiques ; S.-M. Morgain, Pierre de Bérulle et les Carmélites de France, Cerf, 1995, 69, souligne le rôle du chartreux dom Beaucousin en relation avec les deux groupes réformateurs.

[185] H. Bremond, Histoire du sentiment religieux…, op. cit., II L’Invasion mystique [chap. V sur Jean], 1930 ; S.-M. Bouchereaux, La réforme des Carmes en France et Jean de Saint-Samson, Vrin, 1950 ; H. Blommestijn, Jean de Saint-Samson, L’éguillon, les flammes, les flèches et le miroir de l’amour de Dieu…, Pontificiae Universitatis Gregorianae, Rome, 1987 [l’étude sur Jean couvre en fait les deux tiers du volume].

[186]  Manuscrits aux Archives d’Ille-et-Vilaine à Rennes,  liasses 9H39 à 9H44 [deux mille folios dont le quart bénéficie d’éditions récentes – notre base photographique est disponible]; Œuvres spirituelles et mystiques du divin contemplatif f. Iean de S.Samson ... avec un abrégé de sa vie, recueilly et composé par le P. Donatien de S.Nicolas, Pierre Coupard, Rennes, 1658-1659 [totum incontournable malgré les recompositions opérées par Donatien] ; Jean de Saint-Samson, Œuvres mystiques, texte établi et présenté par H. Blommestijn et M. Huot de Longchamp, Paris, O.E.I.L., 1984 ; Jean de Saint-Samson, La pratique essentielle de l’amour, Coll. « Sagesses chrétiennes », Cerf, 1989 ; Jean de Saint-Samson, Le vrai esprit du Carmel, Œuvre spirituelle et mystique assemblée par le P. Donatien de S. Nicolas. Sources manuscrites. Édition critique présentée par Dominique Tronc, étude par le P. Max Huot de Longchamp, Coll. « Sources mystiques », Centre Saint Jean-de-la-Croix, 2012.

[187] L.Reypens S.J.,  art. « Âme », DS 1.462.

[188] Œuvres spirituelles et mystiques du divin contemplatif …, op. cit., « La Vie, les Maximes…»,  3.

[189] Ibid., 9, 10.

[190] H. Blommestijn, op. cit., « 4. La vie de Jean de Saint-Samson », 69-87.

[191] Arias (-1605) et Louis de Grenade (1504-1588) dont les Traités spirituels peuvent « remplacer les ouvrages très médiocres de Nervèze » (Blommestijn, op. cit., 99).

[192] Le Jardin des contemplatifs (1605) est une compilation didactique et pratique.

[193] La Vie, les Maximes…, op. cit., 17.

[194] Blommestijn, op. cit., 78. Les citations sont extraites du ms. du P. Pinault et de la Vie de Donatien ; nous en modernisons le style.

[195] v.  C. Janssen, Les origines…, 158 et 160 sq.

[196] Blommestijn, op. cit., 79-80.

[197] Ibid., p. 81-82 ; en italiques  les reprises de : Donatien, La Vie, les maximes…, op. cit., 27, 28.

[198] Blommestijn, op. cit., 83.

[199] Voir C. Janssen, L’oraison aspirative chez Jean de Saint-Samson, Carmelus, 1956, vol. II, 211. Janssen présente en parallèle des textes de Harphius /Herp et de Jean « quatre manières d’exercices ; qui sont comme quatre marteaux, avec lesquels on heurte fortement à la porte de Dieu, afin de pouvoir entrer en Lui selon son total. …La première [manière] est d’offrir à Dieu soi-même et tout le créé… La seconde de demander ses dons en Lui et pour Lui-même. La troisième est de se conformer à Lui par une pleine et entière conformité de tout soi, très haute, très parfaite et très amoureuse… La quatrième est [de] s’unir … ».

[200] Traité de la conduite spirituelle des novices, Méthode claire et facile pour bien faire l’oraison, quatrième volume, Ch. XXVIII, De l'oraison aspirative. Quel usage nous devons faire de l'exercice des aspirations.

[201] À l’exception d’une année à Dol.

[202] Blommestijn, op. cit., 86-87.

[203] Œuvres spirituelles et mystiques du divin contemplatif …, op. cit., p. 60, repère B de cet in-folio en deux colonnes : ce que nous abrégeons par « R[ennes] 60B ». Par la suite nous mettons ces références R (ou rarement P pour Donatien, La Vie, les Maximes et partie des œuvres, Paris, 1651) en exposant en fin de citation, ce qui évite de trop fréquentes notes.

[204] Le thème du passage par la pourriture puis la cendre est repris par Madame Guyon dans ses Torrents

[205] Archives d’Ille-et-Vilaine, 9H42, folio 2 sq.

[206] K. J. Healy, Les méthodes de prière du directoire de la réforme de Touraine chez les Carmes, Abbaye de Bellefontaine, 2011 [traduction de Methods of prayer in the Directory of the Carmelite reform of Touraine, Institutum Carmelitanum, Rome, 1956 ]. Cette étude présente aussi Jean et ses disciples.

[207] M. de Certeau, « Le Père Maur de l’Enfant-Jésus, Textes inédits », Revue d’Ascétique et de Mystique, n°139, 1959, 266 sq.,  268.

[208] C. Janssen, « L’oraison aspirative chez Herp … chez Jean de Saint-Samson », Carmelus, 1956, vol. III, p.19 à 216, (cit. p.21).

[209] Les quatre volumes des Directoires des novices (Paris, Cottereau, 1650-1651) ont intéressé des carmes des deux réformes. Etude par K. J. Healy, Les méthodes de prière… /Methods of prayer… , op.cit. ; réédition par P. Innocent de Marie Immaculée, du dernier volume, Méthode claire et facile pour bien faire l’oraison mentale et pour s’exercer avec fruit en la présence de Dieu, éd. Beyaert, Bruges, 1962. [V. tout particulièrement, les chapitres 28 et 29 (début), p. 195-207, 30 et 31 (début), p. 211-224, 33 (début), p. 269-277]. – Enfin il existe un cinquième volume (non compris sous le Directoire), Traité de la componction. - Voir aussi DS 10.284/7 car l’art. « Marc de la Nativité de la Vierge » est consacré en grande partie au Directoire.

[210] Quatrième volume du Traité de la conduite spirituelle des novices, « Méthode claire et facile pour bien faire l’oraison et pour s'exercer avec fruit en la présence de Dieu », Deuxième partie : Présence de Dieu, Chapitre XXX. De la présence de Dieu laquelle est nécessairement conjointe à l’Oraison aspirative.

[211] S.M. Bouchereaux, « Dominique de Saint-Albert » 3-167, 307-334 [contient la Vie du Père Dominique… par Donatien de Saint-Nicolas, ainsi qu’un échange de lettres], Analecta Ordinis Carmelitarum, vol. II, Nova series, / vol. XV, 1950, Fasc. I. ; K. J. Healy, Les méthodes de prières…, op.cit., « II. Le vénérable Dominique de Saint-Albert », 245-261 ; DS 3.1542/3.

[212]S.M. Bouchereaux, op.cit. ,  [échange de 21 lettres entre Dominique et Jean].

[213] Dominique souffrit beaucoup ses derniers mois d’un “ulcère [cancer?] avecq de grandes doulleurs dans le fondement” (lettre d’Isaac de Sainte Thérèse, Bouchereaux, op.cit., 142).

[214] Nous remercions le Frère Klaus (Couvent des Grands Carmes, 8 rue Vauvert, 49100 Angers) qui nous l’a communiqué. Il prépare l’édition des œuvres de Dominique de Saint-Albert, dont un admirable Exercice mistique [sic] … et un Traité de l’Oraison infuse et des dispositions nécessaires… ; voir aussi du même Dominique : « Théologie mystique… », Etudes carmélitaines 22,  avril 1937,  258-269.

[215] Ch. I. « L’occupation la plus importante pour un chrétien, c’est de faire oraison ».

[216] Ch. II. « Des moyens à utiliser pour avancer dans l’oraison d’union ».

[217] Ch. III. « Comment on doit affronter lumières et ténèbres dans l’oraison ».

[218] Ch. V. « En quoi consiste la vraie contemplation en cette vie ? ».

[219] Jean Cassien (+ entre 430 et 435) et saint Antoine (+356), moines.

[220] Ch. IX. « Sur tous ces chemins mystiques et dans tous ces états perdus… »

[221] M. de Certeau, « Le Père Maur de l’Enfant-Jésus…, op. cit. ; Thèse (qui fut dirigée par L. Cognet) de D. Di  Domizio, « Maur de l’Enfant-Jésus (+1690), A study of his life and works », Institut Catholique, réf. 9099, Th. 254. – Nous avons publié l’intégralité de l’œuvre de Maur, quelque peu sévère mais profonde et très structurée : Maur de l’Enfant-Jésus, Écrits de la maturité 1664-1689Entrée à la Divine Sagesse, Sources Mystiques, Éditions du Carmel, 2007 & 2008.

[222] Di Domizio, op. cit., p. 3.

[223] Les cheveux de Mme Guyon qui servirent à la confection d’une crèche et de ses personnages lors de son emprisonnement à la Bastille, sont conservés à la B.N.F., papiers La Reynie, ms. N. Acq. Française 5250.

[224] Di Domizio, op. cit., p.3 qui traduit sa source : Arch. Ord., II, 42, f°70.

[225] Di Domizio, op. cit., p. 16 ; v. p. 21, note 26.

[226] C. Janssen, Les origines de la réforme des carmes en France au XVIIe siècle, Martinus Nijhoff, s’Gravenhage, 1963, chapitre IV, pages 166, 180.

[227] M. de Certeau, op. cit., p. 269 où il donne un résumé savoureux de l’affaire.

[228] S.-M. Bouchereaux, La réforme des carmes en France et Jean de Saint-Samson, Vrin, 1950, p.449/50.

[229] J.-J. Surin, Guide Spirituel, Desclée de Brouwer, 1963. Voir sur la « campagne » de Chéron, l’Introduction par M. de Certeau, p. 1-61.

[230] Nicolas de Jésus-Marie avait édité la Phrasium mysticae theologiae R.P.F. Joannis a Cruce elucidatio (Cologne, 1639), traduit par le Père Cyprien de la Nativité et publiée en appendice aux Œuvres spirituelles du B. Père Jean de la Croix, Paris, 1641.

[231] M. de Certeau, op. cit., 272. - À propos de la célèbre Jeanne des Anges, il nous informe que « le Père Maur se montre un sage : il n'a pas l'air d'apprécier beaucoup les révé­lations que Jeanne prétendait tenir de son Ange gardien et qui lui permettaient de donner des consultations sur les questions les plus diverses. Le Carme fait ici preuve de plus de prudence que Surin. Il était bon juge en matière de spiritualité ; aussi la Mère de Saint-Eli, carmélite de Bordeaux, lui fait-elle lire les Questions importantes à la vie spirituelle sur l'Amour de Dieu, ouvrage que Surin venait d'écrire et qu'il prêtait à ses Philo­thées. » On se reportera au grand œuvre de M. de Certeau : J.-J. Surin, Correspondance, Desclée de Brouwer, 1966, 945 (brève notice élogieuse sur Maur).

[232] L’abbé de Brion ( ? -1728) ne semble pas avoir su poursuivre l’apostolat spirituel de Maur, même si ses écrits sont nombreux et abondants.

[233] L’inventaire de sa cellule ne comportait qu’une « petite couchette à tresteaux, deux chaises à bras, une méchante table de sapin couverte d'un treillis bled ».

[234] M. de Certeau, op. cit., 10-11, établit les éditions du XVIIe siècle qui constituaient probablement cette modeste « bibliothèque ».

[235] M. de Certeau, op. cit., p. 274.

[236] Opus complet : Maur de l’Enfant-Jésus, Écrits de la maturité 1664-1689Entrée à la Divine Sagesse, op. cit. (Coll. Sources Mystiques, Éditions du Carmel, 2007 & 2008).

[237] Outre Écrits de la maturité, op. cit., v. Madame Guyon, Correspondance I Directions spirituelles, Champion, 2003, 50-74. Sur son “inspiration” par Maur et Jean de Saint-Samson, v. aussi Pourrat, La spiritualité chrétienne, IV, 181-182, repris par Bouchereaux, La réforme…, op. cit., 448.

[238] DS 10.1187/91 (A. Deblaere). Nos extraits : 10.1189, 10.1190/91.

[239] Michel de Saint-Augustin, Introduction à la vie intérieure, Parole et Silence, 2005.

[240] DS 12.1227/9 (A.Derville) ; Albert Deblaere ,S.J. (1916-1994) Essays..., Essais sur la littérature mystique, Saggi..., with contributions... [de ses élèves] Edited by Rob Faesen, Leuven univ. - Peeters, 2004, "Maria Petyt, écrivain et mystique flamande (1979)" 223-290.


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