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EXPÉRIENCES MYSTIQUES EN OCCIDENT

I

DES ORIGINES À LA RENAISSANCE

 

 


 

 

 

 

 

 

 

EXPÉRIENCES MYSTIQUES EN OCCIDENT

 

 

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Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit, est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par la loi.

 

 

ISBN 978.2.86681.173.0

© Les Deux Océans.  2012

19, rue du Val-de-Grâce

75005 – PARIS –

tél. 01.46.33.68.19

www.lesdeuxoceans.fr


 

 

EXPÉRIENCES MYSTIQUES EN OCCIDENT

I

DES ORIGINES À LA RENAISSANCE

 

Dominique Tronc

 

Les Deux Océans

Paris

 

 

 

Remerciements

Ce travail sur la tradition mystique en terres chrétiennes n’aurait pu être mené à bien sans l’aide de quelques érudits et amis de bon conseil : le P. André Derville, S.J. dont les « tables générales » qui parachevèrent le Dictionnaire de Spiritualité restent à portée de main l’ouvrage le plus fréquemment ouvert ; le P. Irénée Noye, P.S.-S., mon premier conseiller dans une entreprise de restitution guyonienne, correcteur qui exerça une influence discrète sur certains de mes choix ; le P. Philippe Raguis, o.c.d., et dom Thierry Barbeau, o.s.b., qui apportèrent d’utiles précisions et leurs encouragements précieux ; comme le furent ceux prodigués par Philippe Sellier, et quelques lecteurs d’une première rédaction mise en ligne.

J’ai eu la chance d’être accueilli dans des lieux paisibles et pleins de trésors : à Chantilly du temps de l’existence de sa bibliothèque qui rassemblait les fonds jésuites, aux Archives Saint-Sulpice, aux bibliothèques franciscaine et de Solesmes, dans des carmels.

Enfin je suis très redevable à de proches lectrices dont l’expérience a précisé intuitions et rédactions. Comme lors de toutes mes publications précédentes de textes mystiques, le prénom de mon épouse Murielle est inséparable du mien : elle a contribué à de nombreuses présentations et en premier lieu à l’introduction que l’on va lire.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

PLAN DE LA SÉRIE

 

 

 

Introduction 

I. DES ORIGINES À LA RENAISSANCE

II. L’INVASION MYSTIQUE EN FRANCE DES ORDRES ANCIENS

III. ORDRES NOUVEAUX ET FIGURES SINGULIÈRES

IV. UNE ÉCOLE DU CŒUR.  ÉTOILEMENT DES MYSTIQUES

Conclusion

 

 

 

Le présent volume couvre Introduction et

I. DES ORIGINES À LA RENAISSANCE 



INTRODUCTION

 

Arpentant les allées de la mystique, j’ai regretté de ne pas trouver de guide qui m’évite de perdre du temps en lectures inutiles : voilà pourquoi, parvenu à l’âge mûr, je publie ce travail destiné aux amateurs - ceux qui aiment - attirés par des beaux textes disséminés au sein d’une immense littérature spirituelle. Beaucoup ne disposent pas de carte, ne savent pas par où commencer, quelles éditions choisir, et surtout quels sont les textes essentiels.

Je me suis attelé à opérer un choix sévère de personnes et d’œuvres puis à les présenter en suivant le fil historique. Je me suis  concentré sur deux points essentiels : ne citer que les témoignages d’expérience du divin en évitant toute littérature dérivée ; mettre en valeur les influences personnelles exercées par des « aînés » expérimentés sur leur entourage constitué de « cadets » : les mystiques ne se forment pas tout seuls, même en lisant d’excellents livres !

Le lecteur est en droit de demander des précisions sur ce que recouvre à nos yeux le domaine « mystique ».  Nous donnerons notre perception « de la mystique », que nous ferons suivre des « opinions de quelques-uns ». Cette introduction s’achèvera sur un aperçu du contenu des quatre volumes de l’ouvrage qui couvriront la vie de personnes mystiques ayant vécu en terres chrétiennes occidentales.

De la Mystique

    On ne trouvera pas ici une réflexion sur la mystique puisque notre but est de laisser place à des témoignages qui font pressentir un au-delà inexpliqué du psychisme humain. Soulignons leur originalité et  le respect qui leur est dû : lorsqu’un alpiniste éprouvé raconte son ascension de l’Éverest, il ne vient guère à l’esprit de remettre en cause son vécu. Écoutons de même un « aîné » tenter d’en rendre compte, même si nous sommes déroutés lorsqu’il s’appuie sur des expériences non partagées, en s’exprimant à travers des symboles ou des croyances qui ne sont plus les nôtres.

Jamais le terme « mystique » n’a été plus galvaudé qu’à notre époque, comme le montre tout sondage effectué sur le net ou en feuilletant certaines revues : dérivé du grec mustes « initié », il en est arrivé à désigner toutes sortes de phénomènes incompréhensibles, bizarres voire pathologiques (délire mystique). On y mêle les transes chamaniques ou les expériences dues aux substances hallucinogènes. On le confond souvent avec le paranormal ou avec le miraculeux, domaine de tout ce qui contredit les lois habituelles de la matière ou du biologique. Rien de tout cela n’a intéressé les auteurs que nous allons présenter.

Comme en témoignent des récits venus du monde entier, l’expérience qualifiée de « mystique », c’est-à-dire cachée - parce qu’elle ne se prête qu’à des descriptions indirectes et qu’elle n’est confirmée que par ses effets -, est spécifique. Elle est définie dans toutes les traditions comme l’expérience humaine de ce qui sous-tend l’univers, qu’on l’appelle Dieu, Grâce divine, Énergie…

Loin de n’être qu’un sentiment décrit comme « océanique », il est confrontation au Vide ou au Plein situé au-delà des expériences instantanées, des sentiments, des imaginations, de l’intellect. « Dès que les cavernes de l’entendement et de l’imagination sont vacantes, l’essence divine se révèle [1] » et l’homme s’incline du plus profond de son être devant l’irruption de ce qu’il perçoit comme au-delà de son corps et de son psychisme mais dont il ne sait rendre compte. Le don reçu satisfait l’aspiration de celui qu’il remplit et donne un sens à sa vie.

Si son intensité est très forte, il peut conduire, de façon le plus souvent transitoire, à des manifestations liées à notre faiblesse, qui ne sont pas l’expérience ultime. Ces phénomènes ont trop souvent détourné de l’essentiel l’attention des observateurs. Connaissances médicales, observations ethnologiques, pratiques psychanalytiques nous permettent d’identifier à des intoxications, à des phases hystériques ou délirantes beaucoup de « phénomènes » et bizarreries (sensations physiques, visions, etc.) : ils appartiennent au registre de la maladie ou de la projection individuelle. Même si certains en étaient affligés, les grands mystiques les ont toujours rejetés et s’en méfiaient, appelant à dépasser le particulier de l’individu humain pour aller à l’Un. Nous avons donc délibérément écarté ce domaine pour aller vers les témoignages d’expériences profondes dont nous donnerons de nombreux extraits.

La mystique n’est pas non plus le simple prolongement des expériences humaines les plus hautes comme le sont l’amour, la perception de la beauté de la musique ou de la nature, les compréhensions fulgurantes, la ferveur religieuse. Elle n’est pas non plus présente dans les méditations de « pleine conscience » qui font tant de bien par la paix qu’elles apportent, mais qui appartiennent au développement personnel, corporel et psychologique : il y a là un repos parfait de toutes les facultés, mais c’est en soi que l’on repose, dans sa propre nature.

    Le domaine mystique fait partie de ce qu’on appelle le « spirituel », il en est même le cœur qui anime tout. La spiritualité est à la fois plus large et beaucoup plus vague : elle englobe tous les écrits où l’on s’oriente vers « Dieu ». L’intellect, l’imaginaire, le sentiment tournent autour du divin : on est trop souvent dans une rêverie autour de…, dans une réflexion sur… Dans le meilleur des cas, il s’agit d’un élan, d’une tension vers Dieu, qui prépare l’être à être attentif à l’événement inouï qui peut se produire.

Face à l’immensité du champ spirituel, nous nous sommes efforcés d’éliminer les discours sur le divin pour nous concentrer sur les témoignages d’expérience. Les textes mystiques racontent l’irruption dans l’humain d’une dimension verticale, d’une autre nature, que les hommes sont forcés d’appeler « divine » car elle ne peut être fabriquée par les facultés humaines : l’Énergie qui sous-tend l’univers se manifeste à l’homme.

C’est ce face à face entre l’humain minuscule et « Dieu », qui forme le domaine propre à la mystique : l’homme rencontre sa source et la source de toutes choses. Des hommes et des femmes ont vécu cette irruption du divin en eux depuis l’aube de l’humanité, et cette expérience est universelle. Ils attestent la présence au centre d’eux-mêmes d’une Réalité expérimentée au-delà du corps, du psychologique, de l’intellect ou de l’imaginaire, qui existe au-delà de l’humain mais qui l’inclut et peut l’envahir intensément.

     Cette expérience est ressentie au centre, au « cœur » de l’être : c’est pourquoi elle est souvent appelée « intériorité ». Une fois vécue, on ne peut plus la nier quelles que soient les contraintes extérieures ou les doutes d’origine intellectuelle. On ne peut que s’incliner devant elle, la vénérer et l’aimer. Une mystique contemporaine raconte joliment : « Et plus ça allait, plus je m’abandonnais à cette « chose » qui avait pris jour en moi, qui a pris pouvoir sur tout. J’en suis tombée folle amoureuse. Tout le reste est passé au second plan. » [2].

Cette Présence comble le vide de la nature humaine. En comparaison, tout ce qui a été vécu avant n’est rien que du transitoire, de l’illusoire : le capucin Benoît de Canfield (1562-1610) parlera du Tout de Dieu et du rien de la créature. Pour Pascal, cette expérience est si importante qu’il la transcrit sur un papier qu’il garde toujours sur sa poitrine : « Joie, pleurs de joie ».

    Ces manifestations du début sont diverses, mais universelles : vibration du cœur, coulées d’amour, de béatitude, de silence, de paix, qui envahissent la personne et l’émerveillent. Le mystique les recherche, les attend, les favorise ; il les pleure lors de sécheresses, de « nuits », lorsque la Présence semble disparaître. Même si elle est recherchée volontairement, cette Présence se manifeste librement : c’est pourquoi bien des textes l’appellent la « grâce ». Si les préparatifs qui veulent faire remonter vers Dieu par l’effort humain, peuvent servir à apaiser ou favoriser cette expérience, ils sont bien entendu sans commune mesure avec cette liberté : « L’Esprit souffle où il veut », dit l’apôtre Jean [3].

    Cette présence peut au début recevoir des qualificatifs : paix, amour… Mais selon leurs destins individuels, certains mystiques sont amenés à prendre conscience que ce ne sont que des effets de cette Présence et ils désirent davantage. Un double mouvement s’opère : par amour, dans un abandon total, le mystique se donne au divin pour qu’il fasse ce qu’Il veut ; en réponse, le divin l’envahit de plus en plus et nettoie tout ce qui n’est pas Lui. Le mystique perd alors toute projection vers l’objet-Dieu. Un grand retournement s’opère où le divin prend la place au cœur de l’homme, où se réalise l’union entre Dieu et l’homme :

[L’âme] « ouvre la capacité de tout son esprit pour engloutir cet abîme, mais au contraire s’en trouve être heureusement absorbée et engloutie…[4].

Ceci au prix d’un profond dénuement et d’une grande obscurité car le divin est incompréhensible aux facultés humaines [5] : c’est le « Nuage d’inconnaissance », titre d’un texte anglais du XIVe  siècle sur lequel nous reviendrons. Ruusbroec déclare :

Là toutes nos puissances défaillent, et nous sommes précipités dans ce qui s’ouvre à notre regard, et tous nous devenons un, et un seul  tout, dans l’embrassement d’amour de l’Unité des Trois.

[…] nous sommes un même être, une même vie, une même béatitude avec Dieu ;  là toutes choses sont accomplies, et toutes choses se renouvellent. [6].

Saint Paul s’écrie : « Je vis, non plus moi, mais Jésus-Christ vit en moi »[7]. La vie humaine parvient là à son accomplissement parfait où le mystique participe au grand courant de la Vie universelle.

Il ne reste plus que « le Rien », qui n’est pas vide car y vibre l’Amour éternel :

[l’âme] demeure comme suspendue en une immense vacuité …, sans pouvoir voir ni appréhender chose aucune, ni même elle-même ; laquelle infinie vacuité … ressemble à la sérénité du ciel …, et est une déiforme lumière. Or en cette  lumière est aussi l’amour (non autre chose) qui doucement enflamme, brûle et allume l’âme, et ce si secrètement, simplement et intimement qu’elle ne cause nul mouvement ou motion de l’âme qui puisse empêcher cette sérénité, mais au contraire, elle en est si subtilement agitée et si doucement éprise qu’elle se fond, liquéfie et s’évanouit davantage, et est sa tranquillité et sérénité augmentée.[8].

Si ce vécu s’exprime souvent en termes religieux, il n’est pas le produit de la religion : l’expérience mystique est première.  Les religions sont les expressions particulières à chaque civilisation d’une expérience universelle : à partir de l’expérience de Jésus, du Bouddha, de François d’Assise, s’organise une communauté qui espère recréer les conditions où elle peut se manifester (croyances, prières, règles, méditations, ascèse…).

L’organisation nécessaire pour le grand nombre fossilise l’élan créateur : naissent les règles et la théologie. Cependant comme le christianisme était la première grille de lecture et la principale issue pour des êtres attirés par la mystique jusqu’au XXe siècle, certains entrent dans les Ordres et y trouvent parfois leur épanouissement : Benoît de Canfield, Jean de la Croix, François de Sales… C’est leur expérience qui revivifie la vie chrétienne et lui redonne son sens. Beaucoup de nos textes se situeront donc dans le champ religieux.

Ces mystiques écrivent pour tenter de mener leurs lecteurs vers l’indicible qu’ils ont vécu mais qui dépasse infiniment la foi religieuse. Ils ont souvent été persécutés par des contemporains qui entendaient les ramener vers des croyances communes et compréhensibles, se proclamant juges d’une expérience qu’ils n’avaient pas : on brûla Marguerite Porete, on censura Jean de la Croix et Benoît de Canfield, on persécuta madame Guyon… Puis la peur de ne pas être dans les normes entraîna le tarissement de la littérature mystique catholique depuis le début du XVIIIe siècle.

Les textes mystiques ne font pas partie du champ intellectuel, n’élaborent pas de champs conceptuel ou de problématique : ils tentent péniblement de suggérer l’indicible avec des mots. Nous laisserons Benoît de Canfield exprimer cette impuissance [9] :

Cette essence ne peut être comprise, sinon comme elle-même se donne à comprendre, ni [ne se peut] entendre, sinon comme elle-même se donne à entendre ; ni [ne peut être] vue, sinon comme elle-même se donne à contempler, ni goûtée, ni connue, ni possédée, sinon comme elle veut être goûtée, connue et possédée. Elle se laisse comprendre quand, comment et à qui il lui plaît ; elle se donne à entendre, goûter et être possédée quand, comment et à qui il lui semble bon, et de nous, nous n’y pouvons rien.[10].

Opinions de quelques-uns.

Quiconque, en effet, s’est uni à la Vérité  […] a pleine conscience de ne pas être le fou que prétendent les autres et il sait que la possession de la vérité simple, perpétuelle, immuable, l’a délivré tout au contraire de la fluctuation instable et mobile à travers les multiples variations de l’erreur.[11].

C’est d’une expérience individuelle qu’il faut partir ; et il se pourrait que même une étude exhaustive des vocabulaires, des traditions, enfin des faits mystiques eux-mêmes ne fût jamais aussi féconde que la directe analyse d’un devenir mystique déterminé. La mystique, en tant que vie, aboutit à des individus, et à eux seuls. Toute classification des états serait vaine, si elle ne nous conduisait à la brûlante expérience d’un être.[12].

« La mystique ». Quelle mystique ? L’emploi tardif substantivé est peu heureux car il réifie l’action de la grâce divine en donnant l’apparence d’un contenu, voire d’un acquis, à ce qui est seulement signe d’un flux vivant qui prend place « dans le Vide » [13].

S’il nous faut répondre à une demande fondée de clarification, nous pouvons citer les noms de « douze compagnons » présentés dans ce volume [14]. Ces  « chevaliers accomplis mystiques » veillèrent cinq siècles­ : Guillaume de Saint-Thierry (-1148), François d’Assise (-1226), Hadewijch I & II (~1230 & ~1280), Angèle de Foligno (-1309), Maître Eckhart (-1328), Tauler (-1361), l’auteur inconnu du Nuage d’Inconnaissance (~1370), Ruusbroec (-1381), Julian of Norwich (-apr.1416), Catherine de Gênes (-1510), Thérèse d’Avila (-1582), Jean de la Croix (-1591). Un tableau où figurent leurs noms et dates complètes, des œuvres et  des sources traduites choisies, précède la Table des matières. Ils privilégient tous une vie intérieure sobre qui dépasse les phénomènes (reconnaissant cependant ceux qui leur ont ouvert l’entrée en vie mystique tel que l’épisode des « cris » rapporté par le « frère copiste » d’Angèle).

Nous partageons une position exprimée par le philosophe Bergson (elle ne transparaîtra que rarement puisque nous nous effaçons devant les témoignages mystiques, mais il se doit déclarer dans cette introduction ce qui influe nécessairement sur nos choix textuels [15]) : la vie mystique ne dépend pas de la pratique religieuse, même si le vécu de ses meilleurs membres s’est inscrit historiquement dans son cadre. Nous faisons donc nôtre cette déclaration de Bergson :

Nous nous représentons donc la religion comme la cristallisation, opérée par un refroidissement savant, de ce que le mysticisme vint déposer, brûlant, dan l’âme de l’humanité [16].

Le cadre moderne diffère profondément de celui du XVIIe siècle ! La croyance en Dieu et dans un « au-delà » de salut ou de condamnation a disparu chez beaucoup (mais si l’on en croit Lucien Febvre, il en était de même dans le vécu de la majorité des hommes du XVIe siècle). Pourtant l’expérience mystique se renouvelle, mais la diversité des modes d’expression voile dorénavant sa permanence.

Au traditionnel mot Dieu, substituer (par exemple) le mot Énergie semble respecter aux yeux de nos contemporains, tout particulièrement chez les scientifiques, le caractère dynamique d’une circulation perçue au sein d’un univers dont le mystique est un grain. Cela permettrait d’éviter un rejet au nom du modèle évolutif reconnu actuellement mais ne laisse pas de place à l’expérience d’un amour ressenti personnellement[17]. Notons simplement que la représentation acquise du monde physico-biologique, celle d’un immense devenir dynamique, demeure compatible avec l’expérience d’un Centre actif  mais ne peut évidemment éclairer une expérience individuelle.

Finalement, sont mystiques …ceux qui s’appellent tels entre eux ! Pour Leszek Kolakowski, le mysticisme serait une « doctrine » selon laquelle…

…l’âme humaine communique au moyen d’une expérience (non sensible, mais analogue par son caractère direct à celle qui se produit dans le contact des sens humains avec leurs objets) avec la réalité spirituelle qui conserve la primauté … par rapport à toute autre réalité ; on admet en même temps que cette communication, liée à une intense affection d’amour … est … le bien suprême auquel l’homme peut accéder dans sa vie terrestre.[18].

 L’approche de phénomènes ou expériences est assez bien couverte par la définition qui vient d’être citée. Elle sera élargie selon la voie servie s’il s’agit d’une « doctrine ». Doctrine ou voie ont une certaine utilité : ils permettent de vérifier l’expérience lorsqu’elle est invoquée (car un « délire » n’est jamais à exclure). Mais demeure que seul l’individu peut vivre un dépassement par rapport à l’identité collective religieuse et dépasser son propre donné individuel pour développer une vie toute autre, donnée par grâce.

Ainsi le vécut Pierre Poiret (1646-1719), l’actif éditeur de très nombreux textes mystiques et disciple apprécié de Madame Guyon, que nous citons ci-dessous pour éviter le regrettable péché d’anachronisme historique ! Il est invoqué conjointement par Kolakowski qui ne semble pas conscient d’un déplacement du sens entre son texte et sa citation. Car Poiret ne s’intéresse pas tant aux événements qu’au travail de la grâce divine que ces derniers manifestent. Au sein d’une théologie paulinienne, il insiste sur le côté positif du travail de la grâce, optimisme qui compense l’impuissance de l’homme réduit à sa volonté propre, le grand thème du siècle de Pascal :

Tous les auteurs mystiques conviennent en ceci : Que Dieu nous a créés pour être unis à Lui, transformés à Sa ressemblance, et afin que Lui-même devienne et soit tout en nous selon les termes de l’Écriture même. Que ceci ne pouvant se faire que par l’Esprit du Seigneur (selon la même Écriture) dès que l’homme s’est voulu servir de son propre esprit et de sa propre volonté pour se perfectionner lui-même, il s’est ruiné et perdu, lui et toute sa race. …

Que Dieu seul peut le délivrer et le vider parfaitement de tous ces maux là, et refaire son ouvrage défait, qui est cet homme même perdu et ruiné. Que Dieu [19] pour cet effet se présente à lui avec Ses divines opérations ; que c’est à l’homme d’y consentir, à les accepter, à y coopérer - et à s’y abandonner ; et que moyennant cela Dieu le travaille, le purge, l’éclaire, le dispose à Son union, l’unit enfin lors qu’il est convenable, de la manière qu’Il trouve bonne et le transforme selon Son bon plaisir à Son image, l’avançant par son Esprit de clarté en clarté, comme parle saint Paul. Et enfin, que l’union et la perfection … consistent en une identification, pour ainsi dire, de volonté avec celle de Dieu, en laquelle celle de l’homme soit tellement transformée que Dieu fasse désormais de lui tout ce qu’il Lui plaît sans aucune résistance de sa part … Voilà un raccourci de toute la Substance de la Théologie Mystique, et c’est dans le fond la même chose qu’enseignent tous les auteurs éclairés qui ont écrit de cette science des saints.[20].

Les mystiques accomplis perdent tout intérêt envers les phénomènes  et les états temporaires, soulignant simplement que leur état est devenu stable et permanent ­­: ainsi Marie de l’Incarnation du Canada (1599-1672) entre sa première (1633) et sa seconde Relation (1654). Madame Guyon (1648-1717), abondante sur certaines circonstances prosaïques de la vie ordinaire, est fort sobre dès qu’il s’agit de son expérience mystique et ne peut qu’affirmer un état final « constant ».

Outre la grande fresque de Bremond [21], quelques ouvrages permettent de ne pas se perdre dans des aspects secondaires ou particuliers : le précis encore utile établi par A. Tanquerey propose en ouverture une « liste chronologique et méthodique des principaux auteurs… »­ : le plan suit les trois voies mise en honneur depuis Balma ; ce qui est sage, plutôt que de tenter une définition à priori de l’ascèse et de la mystique [22]. Le « guide de vie » établi par Max Huot de Longchamp commente un large choix de textes mystiques en présentant leurs auteurs [23]. Des aspects historiques et thématiques sont développés avec précision par P. Agaësse, A. Deblaere et d’autres collaborateurs du Dictionnaire de spiritualité [24],[25]. Finalement on observe un bon accord et la permanence d’un choix d’auteurs canoniques retenus par les auteurs chrétiens de toutes époques[26].

Ces auteurs précèdent des dérives postérieures substituant apparitions, miracles… au vécu mystique devenu discret après la condamnation de 1699 (bref Cum alias). Un « matérialisme spirituel » comparable se manifesta plus récemment par des descriptions extérieures de phénomènes physiques, approches qui se voulaient scientifiques et sont en fait scientistes (Leuba, etc.).

Ces manifestations de la faiblesse humaine se prêtent souvent à de justes réductions aux couches psychologiques, développées par Janet, par Freud et leurs successeurs[27]. Une botanique de telles manifestations fut proposée avec grand succès par le P. Poulain dans un ouvrage qui eut une large diffusion[28] parce qu’il était adapté aux récits d’apparitions qui occupèrent la place laissée vide à la suite du Crépuscule des mystiques et de leur condamnation.

Des milieux protestants anglo-saxons se détachent les ouvrages de grandes figures : W. James, E. Underhill, von Hügel…[29]. Enfin l’Orient orthodoxe, attaché aux grands Grecs cappadociens, fournit une « contre-épreuve » à l’Occident latin[30].

Nous écarterons de notre volume les très nombreux auteurs de textes introductifs. Ils souffrent souvent d’une tendance ascétisante en vue de préparer à recevoir la grâce, ou tentent d’occuper et de consoler ceux qui l’attendent. Ils peuvent être l’œuvre d’authentiques mystiques car ceux-ci ne choisissent pas d’écrire mais répondent à la demande ou à l’injonction de ceux qui les entourent. Un immense champ religieux sera finalement laissé de côté pour que puissent émerger des auteurs qui répondaient à des demandes qui  supposent le chemin intérieur engagé.

Contenu des quatre volumes

Le contact avec « ce qui peut se manifester en nous de plus grand que nous » est vécu à travers les âges dans le monde entier : on aborde ici une fraction, celui du monde occidental qui fait surtout appel aux formulations chrétiennes, et en son sein on privilégie la France où la rencontre des influences provoque un essor remarquable au début du XVIIe siècle. Sainte-Beuve, dans son Port-Royal puis l’abbé Bremond dans son Histoire littéraire du sentiment religieux en France (1916-1933) ont mis en lumière la variété des spiritualités du Grand Siècle[31]. L’ensemble couvre quatre volumes. Chacun comporte quatre chapitres  d’importances égales mais d’extensions variables :

I. Des Origines à la Renaissance s’attache aux principales figures qui marqueront les mystiques à partir du XVIIe siècle. Cette ouverture peut être utilisée indépendamment comme un guide introduisant à la Tradition mystique occidentale.

Le premier chapitre présente un panorama des grandes influences qui déterminèrent son expression chrétienne. Il rappelle l’existence de mystiques qui vécurent en terres d’islam ou de religion juive, car il y eut de nombreuses influences croisées entre les religions du Livre. 

Cette « ouverture de l’ouverture » est suivie d’un panorama précis couvrant l’Europe occidentale voisine de la France : l’est de la France d’aujourd’hui, la vallée du Rhin, les Flandres et l’Angleterre font l’objet du second chapitre, l’Italie et l’Espagne du suivant.

Le quatrième et dernier chapitre couvre le XVIe siècle qui va assurer une transmission de la tradition mystique facilitée par des réformes qui prennent place dans le monde catholique ; il rend compte d’influences entre le nord et le sud de l’Europe rendues possibles par l’apparition de l’unité politique qui assura la puissance d’un Charles-Quint.

Nous abordons ensuite le cœur de cette exploration qui devient beaucoup plus fouillée. Il était difficile de trouver des éléments communs permettant de classer la variété des expériences vécues. Nous avons retenu la façon dont l’existence concrète est encadrée : vie réglée en clôture ou vie dans le monde - toutefois  conscients que ce critère distinctif n’affecte que des formes extérieures, tandis que le vécu mystique est comparable pour tous.

II. L’Invasion mystique des Ordres anciens souligne la vitalité méconnue issue d’ordres traditionnels au sein desquels surgissent des réformes qui manifestent la vie, telles des branches d’arbres, ici mystiques. Son premier chapitre décrit le jeu des influences et s’attache à restituer une vue d’ensemble sur la population des mystiques du Grand Siècle à l’aide de listes et de leur analyse, ce qui est tout à fait neuf. Le second chapitre traite un cas particulier important mais sous-estimé dans l’historiographie moderne : celui des missionnaires franciscains, principalement capucins. Nous reprendrons souvent en deux chapitres consécutifs un tel balancement entre synthèse générale et cas particulier. La vie réglée en clôture couvre le chapitre troisième consacré aux traditions monastiques et aux réformes. Le quatrième chapitre analyse précisément le cas particulier du carmel « déchaussé ».

III. Ordres nouveaux et figures singulières s’ouvre sur un bref chapitre situant la vie mystique dans son nouveau contexte culturel, politique et religieux : car l’époque moderne commence en fait au milieu du siècle, lorsque la prise de conscience du rôle de l’expérience, couplée à la découverte de l’immensité du monde, se généralise.

Puis nous présentons des figures – que l’on présente d’habitude isolées --, au sein de structures réglées mais de création nouvelle ; enfin hors de toute clôture et n’ayant pas à suivre une Règle portant sur le déroulement de la vie journalière. Cette contraction en deux chapitres de nombreuses figures masculines, souvent agrégées en une « école française », est facilitée parce que le très vaste ensemble de la dévotion méditative se situe hors de notre domaine[32]. Le dernier chapitre qui ferme ce troisième volume aborde l’autre moitié du genre humain par quatre figures féminines illustrant des conditions de vie très diverses.

IV. Une école du cœur couvre un réseau demeuré suspect trop longtemps. La quiétude naît en Espagne, arrive en France par l’Italie, se développe dans le cercle normand et à Paris. Rapidement la seconde génération de ce réseau associant laïcs et religieux se heurte à la méfiance générale qui s’est développée vis-à-vis des mystiques. Le cercle de Montmartre sera repris par Madame Guyon, grande figure mystique qui trouve enfin ici sa juste place. On sait que son apparition chronologiquement tardive empêcha qu’elle ne figure, sinon en filigrane, dans les histoires inachevées de Bremond et de Cognet disparus trop tôt. Son influence sera déterminante sur des proches et sur le siècle suivant.

Étoilement des mystiques du même volume achève l’entreprise.  Nous doutons de la réalité de tout Crépuscule des mystiques, titre suggestif de l’ouvrage de Louis Cognet centré sur la figure de Madame Guyon, devenu trop fameux[33]. Il s’agit plutôt de l’effet « pervers » d’une diversification dans les expressions de l’expérience, liée à la disparition d’une langue technique commune adoptée du début du XIIe jusqu’à la fin du XVIIe siècle, celle d’une théologie mystique tributaire d’une représentation caduque du monde.

Une trentaine de figures de ces trois derniers siècles sont remarquables par  leur diversité ; certaines surprendront des lecteurs par leur éloignement vis-à-vis de toute attache religieuse. Elles témoignent de la permanence de premiers contacts mystiques dont les manifestations ne se réduisent pas au domaine psychologique[34].

Le champ théorique d’une théologie mystique au sens réduit depuis le XVe siècle n’est pas abordé. L’investigation s’attache aux données biographiques et aux influences qui s’exercèrent entre des personnes. Aucun modèle d’école n’écrase leur diversité concrète.

§

Je m’incline devant ces textes très profonds avec le respect qui leur est dû. Le lecteur exercera son propre jugement.


Avertissement.

Le texte ne fait pas l’économie de précisions biographiques indispensables pour établir des filiations entre individus. Quelques développements reportés en notes allègent le texte courant dès que se dessinent « étoilements » et chemins de traverse.

Nous groupons parfois plusieurs références autour d’un thème commun. La bibliographie distribuée au fil de l’ouvrage ne sera pas reprise, sinon sous forme d’un choix, puisqu’elle n’est ni exhaustive ni soucieuse de privilégier les publications les plus récentes : elle est le fruit d’un parti-pris revendiqué.

Le texte courant inclut les citations d’études modernes.  Les citations de textes ou dits des mystiques et de leurs témoins directs sont différenciées par leur retrait marginal et un corps légèrement condensé.  Quelques sigles signalent­­­­­ : incertitude sur la datation (~), relation d’implication ou de filiation (>), relation d’échange ou d’équivalence (=).

Des lecteurs pardonneront quelques rappels évidents à leurs yeux, et leur simplicité,  en songeant au grand écart qui existe entre ancienne et jeune génération. La connaissance de données textuelles semble à cette dernière d’une importance relative : on « trouve tout sur le web » sauf une culture traditionnelle hiérarchisée.

Nous avons donc besoin d’une boussole -- ce projet --  pour naviguer sur l’océan de la noosphère informatisée. Les textes quant à eux sont disponibles puisque ayant allègrement franchi la barre des soixante-dix ans [35].

 


 


I. DES ORIGINES À LA RENAISSANCE

 


 


1.   L’antiquitÉ et le haut moyen Âge

Les rappels qui suivront tout au long de ce premier chapitre peuvent paraître évidents et schématiques. Ils s’adressent aux lecteurs qui n’ont pas été en contact avec l’histoire des principales Traditions : le lecteur cultivé pardonnera ce travail « à la serpe » qui doit explorer en quelques paragraphes dix siècles et trois cultures pour rappeler des bases premières.

Quatre grandes influences déterminèrent l’expression d’une mystique qui prend un nouvel élan en Europe à partir du XIIe siècle : le legs religieux d’Israël et l’influence qui perdure de sa diaspora, le legs antique des civilisations grecque et romaine, auquel succède au bas Moyen Âge l’apport de moines vivant au sein de l’empire byzantin, enfin le contact avec les civilisations avancées de pays islamisés. Ces facteurs contribuent chacun par leur couleur particulière à l’expression d’une expérience universelle issue d’une même Source.

Israël

Israël exerce son influence par son Écriture ou Ancien Testament,  et aussi à travers les Évangiles et les Épîtres du Nouveau Testament, rédigés entre ~50  et ~120. Des « païens au seuil » de la diaspora sont attirés par le message judaïque. Leur adhésion est facilitée au sein de la nouvelle secte juive lorsque Paul estime caduques des pratiques contraignantes. S’ensuivent disputes, opposition entre les deux camps qui se définissent au second siècle, enfin séparation. Deux religions – celle traditionnelle d’un peuple élu et la nouvelle à l’ambition universelle - ne peuvent partager un Messie dont ils n’attendent d’ailleurs pas le salut sous une forme commune. De nombreux convertis cherchent une confirmation de leur foi en Jésus-Christ dans l’adhésion improbable d’une Synagogue qui possède l’Écriture. Lorsque, de minorité combattue les chrétiens deviennent majoritaires à la fin du quatrième siècle, ils  persécutent les juifs perçus comme « négationnistes » de la nouvelle religion d’État. Pourtant, beaucoup plus tard, après l’an mille,  les marranes contribuent à la renaissance de la mystique chrétienne en Espagne ; enfin, à la Renaissance, l’influence de la mystique juive s’exerce directement en Italie dans le milieu des kabbalistes chrétiens. 

L’Ancien Testament

L’Écriture est le nom juif de l’Ancien Testament repris dans l’actuelle traduction œcuménique chrétienne ou TOB. Elle contient les dits de prophètes qui ont rencontré l’Absolu et qui furent pour certains d’entre eux mystiques, comme le « second Isaïe ». Le prophétisme est l’expression de la vie intérieure à une époque où la personne humaine, qui ne disposait d’aucun moyen d’écrire dans l’intimité, et demeurait par ailleurs étroitement dépendante de son milieu clanique, ne pouvait que difficilement laisser trace de sa conscience intérieure autonome.  Ce modèle précède celui de la sainteté individuelle manifestée sous la forme héroïque de moines du désert, inspirés peut-être par la communauté juive des Thérapeutes,  en tout cas par des précédents égyptiens [36]. Puis ceux-ci inspirèrent (partiellement) le « dernier des prophètes » Mohammed, respectueux de ses prédécesseurs.  Le prophétisme sera encore au XVIIIe siècle repris par des réformés protestants qui s’inspiraient étroitement de l’Écriture pour remplacer la médiation cléricale. Ce qui posa problème : ainsi une madame Guyon fut défavorable aux annonces prophétiques de jeunes exilés camisards faites en Ecosse. De même le réformateur méthodiste Wesley fera face à des enthousiastes.

Le livre d’Isaïe est une bibliothèque couvrant plus de deux siècles. Le premier Isaïe est un personnage extraordinaire qui a prophétisé à un âge relativement jeune, vers -740, et son activité s’est étendue sur une période d’au moins quarante ans : il s’oppose aux injustices et annonce la colère divine. Le second Isaïe se situe deux siècles plus tard, vers -540, au milieu de ses frères exilés. Il est suivi d’un troisième Isaïe qui aurait exercé son ministère à Jérusalem dans les deux premières décennies qui suivirent le retour d’exil. Les versets 52, 13 à 53, 12 constituent le sommet du second Isaïe, ainsi rendus dans la Traduction Œcuménique de la Bible :

 Il était méprisé, laissé de côté par les hommes, homme de douleurs, familier de la souffrance, tel celui devant qui l’on cache son visage ; oui, méprisé, nous ne l’estimions nullement. En fait, ce sont nos souffrances qu’il a portées, ce sont nos douleurs qu’il a supportées, et nous, nous l’estimions touché, frappé par Dieu et humilié. Mais lui, il était déshonoré à cause de nos révoltes, broyé à cause de nos perversités : la sanction, gage de paix pour nous, était sur lui et dans ses plaies se trouvait notre guérison. ... Brutalisé, il subit ; il n’ouvre pas la bouche, comme un agneau traîné à l’abattoir...

Le thème du serviteur souffrant, juste qui plaide pour son peuple, a aidé les chrétiens à comprendre la figure de Jésus et à se comprendre eux-mêmes, placés face à des promesses de renouveau qui ne se réalisaient pas concrètement. Cette évocation d’une Écriture laisse de côté d’autres textes plus récents, qui sortent de la ligne prophétique, dont se détachent Job et le Cantique des cantiques. On en retrouve les thèmes abondamment commentés par tous les spirituels, en particulier par Rashi (Chelomo Ben Yits’hak, 1040-1105) puis lors de la collaboration autour du Cantique entre Bernard de Clairvaux et Guillaume de Saint-Thierry  (~1138).

Le Nouveau Testament

Le Nouveau Testament comporte, outre l’Apocalypse, deux ensembles textuels qui ont sensiblement le même volume : d’une part les quatre Évangiles, d’autre part l’ensemble formé par les Actes des apôtres composés par un disciple de Paul et associé aux Épîtres de ce dernier. Ces Épîtres précédèrent la fixation du texte des Évangiles.

Les mystiques reprendront très souvent des versets de saint Jean, des Épîtres de Paul que l’on peut considérer comme un des leurs. Ainsi du verset qui sera cité très fréquemment :

…et je vis, mais non plus moi-même : c’est Jésus-Christ qui vit en moi : et en ce que je vis maintenant dans la chair, je vis dans la foi du Fils de Dieu, qui m’a aimé, et qui s’est livré lui-même pour moi [37].

Par exemple madame Guyon (1648-1717) en donnera l’explication suivante [38] :

Nous ne sommes plus à nous-mêmes sitôt que nous sommes désappropriés, que nous avons perdu notre propre âme en Dieu. Nous sommes transformés en l’image de Dieu [2 Co 3, 18] c’est-à-dire, transformés en Jésus-Christ, qui est l’image du Père, de sorte, dit-il ailleurs, que je ne vis plus, moi, mais Jésus-Christ vit seul en moi. Je Lui ai cédé par une entière désappropriation la place que je tenais en moi et que j’avais usurpée. Lorsque les mystiques parlent de l’incarnation mystique, c’est la même chose dont parle saint Paul par le terme de formation de Jésus-Christ en nous [Ga 4, 19], qu’il appelle aussi révélation de Jésus-Christ [Ga 1, 16].

Le premier siècle appelle une redéfinition du judaïsme au regard de la domination gréco-romaine qui ne permet plus l’isolement culturel. Jésus parfait le message prophétique ; il n’a plus besoin de la médiation externe des prêtres mais il enseigne avec autorité et monte à grand risque au Temple de Jérusalem pour la Pâque. Ensuite,

Paul et la première génération chrétienne, à la suite même de Jésus, opèrent un singulier retournement des valeurs, où ce qu’il y a de plus faible et méprisable l’emporte ... Ce retournement historique est à la base de la pensée et de la pratique chrétiennes, ou du moins devrait l’être. Il s’exprime, entre autres, dans une ancienne hymne judéo-chrétienne, reprise et aménagée par Paul : « Lui (Jésus) qui appartient à la réalité divine n’a pas considéré comme une proie à saisir d’être à l’égal de Dieu ; au contraire, il s’est lui-même vidé, assumant (en lui) la réalité de l’esclave en devenant semblable aux hommes ; puis ... il s’abaissa lui-même, en devenant obéissant jusqu’à la mort, et la mort de la croix.[39].

Paul, scandalisé comme le devait être un juif pratiquant par le rôle de médiateur direct qu’assume Jésus, qui ne baptise plus dans l’eau, comprendra que le judaïsme doit être vécu de l’intérieur ; ce qui ôte dès lors toute importance aux prescriptions minutieuses de la Loi juive, incluant la circoncision. À ses yeux le comportement éthique ne trouve plus son fondement dans la Loi mais procède spontanément de la foi vive, c’est-à-dire d’une expérience mystique.

L’apport judaïque

L’apport du judaïsme est constant depuis l’établissement de ses communautés, en particulier dans le sud de l’Europe : on le verra en Espagne lorsque nous évoquerons les sources d’un trop bref siècle d’or mystique. Ces communautés ont joué un rôle d’intermédiaire entre les deux grandes religions (de par le nombre de leurs adeptes) chrétienne et musulmane, en partie filles de l’Écriture. Ce rôle d’échange est illustré de façon exemplaire à Tolède par les interprètes traducteurs des textes qui vont féconder les premières universités occidentales.

Puis les persécutions qui prennent de l’ampleur à partir de la fin du XIIe siècle[40] entraînent des conversions douloureuses et ambiguës  favorisant le développement du christianisme : les conversos de la fin du XVe siècle se retrouvent nombreux dans les ordres religieux espagnols, comme l’illustre saint Jean d’Avila (1499-1569), défenseur de Teresa, elle-même d’ascendance juive du côté de son grand-père paternel. Enfin lorsque l’on entreprend l’étude approfondie des sources de la Vulgate latine, on a recours à la connaissance des convertis de langue hébraïque : c’est le cas pour la bible polyglotte d’Alcala (1514-1517) [41].

Cette histoire de l’alternance des coopérations et des persécutions est trop complexe pour qu’il soit possible ici d’en cerner les contours, sinon en les évoquant succinctement à l’aide d’une table présentée à la fin de ce chapitre. La succession de leurs localisations géographiques souligne l’imbrication difficile des communautés juives dispersées au sein des majorités tantôt chrétiennes, tantôt musulmanes : elles préservent leur foi par leur contrainte mobilité [42].

La Kabbale chrétienne constitue un lieu de rencontre marqué par la mystique propre à la grande tradition remontant au Zohar (~1280) [43]. Mais elle est négligée par les juifs et rejetée par les chrétiens : ils y voient un affadissement ou un danger. Au sein du judaïsme, la tradition mystique n’a retrouvé droit de cité que récemment. Elle apparaissait comme un obscurantisme s’opposant à l’intégration tentée depuis le siècle des Lumières, dont témoigne la vie de Moses Mendelssohn (1729-1786)[44]. Récemment, la redécouverte de cette tradition a été l’œuvre de trois générations marquées respectivement par Buber, Scholem, Idel [45]. La mystique juive n’a jamais été largement diffusée, sinon peut-être de manière voilée, et par des relais très indirects. On note au XVIIe  siècle le rôle de Spinoza, trop longtemps considéré seulement comme l’archétype de l’athée par les juifs comme par les chrétiens.



Le monde gréco-romain

Au cours des trois derniers siècles de l’empire romain, cinq tendances reflètent la vitalité de traditions issues d’une grande civilisation passée de la sagesse grecque à la foi chrétienne non sans apports de l’une à l’autre. Nous les suggèrerons en quelques touches :

Le stoïcisme et Épictète (vers 130)

Les stoïciens [46] proposent une « philosophie du bonheur », tout comme les épicuriens. L’apatheia (absence de passions) est reprise par des chrétiens grecs (Évagre [47], Climaque). L’influence de Cicéron sera importante mais elle s’exerce au niveau de l’ascèse plutôt que sur les mystiques [48]. Celle de Sénèque sera considérable chez tous et à toute époque : « On n’est pas sage, on le devient » et son exhortation, rédigée lorsque le péril le menace, émeut. L’influence d’Épictète, mineure sur les Pères du désert contrairement à ce qui a été avancé, s’exerce dans l’Occident chrétien  lorsque les milieux platoniciens de Florence, le prenant pour un disciple de Platon, assurent sa traduction latine par Politien (1497) [49]. François de Sales et Pascal l’apprécient, avec des réserves.

Le néoplatonisme de Plotin ( ? - 270) à Proclus (412-485)

L’œuvre de Plotin [50] fut très influente dès le Moyen Âge, ne serait-ce que par l’intermédiaire d’Origène (~185 ~254), que l’on a cru être son condisciple à Alexandrie auprès d’un maître commun, père du néoplatonisme, Ammonios Saccas. Si cette thèse séduisante reste incertaine, - l’Origène disciple d’Ammonios (avec Herennios) pouvant avoir été confondu à tort avec l’Origène chrétien, - elle traduit bien l’importance et une certaine confiance accordée à Plotin [51]. Au XIe siècle, Guillaume de Saint-Thierry connaît bien Origène, « le plus lu de tous les anciens auteurs grecs » [52].

Le néoplatonisme ne s’arrête pas à l’œuvre de Plotin : la permanence de l’école néo-platonicienne malgré la montée en puissance du christianisme et une vie « en famille » probablement de nature spirituelle propre au milieu de l’École d’Athènes est heureusement évoquée en introduction à la Théologie platonicienne de Proclus (412-485) :

« La tradition de la philosophie platonicienne, devenue le dernier rempart de la religion païenne [...] s’est conservée à l’intérieur de ‘familles d’universitaires’ comme une foi que l’on se transmettait de père en fils. » [53].

L’apport des païens a été sous-estimé par suite de la destruction systématique des sources écrites, combiné au désir d’attribuer une valeur incomparable à une fraction des écrits chrétiens. Parmi les rares textes antiques qui nous sont parvenus, à l’Hymne à Zeus stoïcien [54] répond sept siècles plus tard l’Hymne à la transcendance de Dieu de Proclus, attribué à Denys, qui témoigne de la piété personnelle des derniers philosophes païens [55] :

Seul, Tu es inconnaissable puisque tout ce qui est connu vient de Toi.

Tout ce qui parle et qui ne parle pas Te proclame d’une voix claire,

Tout ce qui connaît et qui ne connaît pas Te rend des honneurs,

Car tous les désirs et toutes les nostalgies de toutes choses

Se portent vers Toi ; tous les êtres T’adressent une prière,

Et tout ce qui connaît Ton chiffre Te dit un hymne silencieux.

En Toi seul tout demeure ; vers Toi tout ensemble s’élance,

Tu es la fin de tout, Tu es l’unique, le tout, le rien,

Tu es non-un, non-tout. Innommé, comment Te nommerait-on,

Toi, le seul innommable ?

Plotin aurait touché quatre fois mystiquement « le Premier » [56]. Rappelons l’universalité de sa voie « apophatique ». Damascius d’Alexandrie, le dernier des maîtres « païens », célèbre l’Ineffable, « inaccessible à tous », peu avant la fermeture en 529 de l’École d’Athènes. Cette voie semble moins vivante chez les intermédiaires Porphyre (-305) et Jamblique. Mais on la retrouve chez Proclus (-484) comme nous venons de le lire.

Elle  influença  Denys [57] et, par ce supposé disciple de Jésus, exerça d’innombrables influences indirectes. Le néoplatonisme exerça aussi une grande influence par une autre voie, celle des commentaires de Proclus aux dialogues de Platon repris au Moyen Âge, puis à la Renaissance par l’Académie platonicienne de Florence illustrée par Ficin (-1499), enfin au XVIIe siècle par les platoniciens de Cambridge.

Le commentaire sur le Parménide rassemble ainsi les thèmes de la supériorité de l’amour et des conditions nécessaires à la contemplation de l’Unique :

…la beauté convertit toutes choses vers elle-même, les met en mouvement, fait qu’elles soient possédées du divin et les rappelle à elle par l’intermédiaire de l’amour, elle est ce qui inspire l’amour ... il ne faut pas rechercher le bien à la manière d’une connaissance, c’est-à-dire d’une manière imparfaite, mais en s’abandonnant à la lumière divine et en fermant les yeux ... car ce genre de foi est supérieur à l’opération de connaissance ... c’est par elle que tous les dieux sont unis et rassemblent autour d’un centre unique selon une seule forme toutes leurs puissances et leurs processions [58].

Enfin l’influence antique d’origine païenne s’exerce par l’intermédiaire de Denys l’Aréopagite auquel nous consacrons ci-dessous une section.

Grégoire de Nysse (~331 – apr. 394) et les Pères grecs

La patristique grecque est restée influente en Orient. Elle ne peut être négligée sous le prétexte d’une présence très diffuse dans l’Occident latin médiéval, car elle fut relayée tardivement par l’intermédiaire de Byzantins émigrés [59]. Nous évoquerons par la suite Clément d’Alexandrie (- av. 215), figure très importante aux yeux d’un Fénelon émerveillé de trouver un frère en expérience mystique dans un passé si proche du Christ[60].

Antoine (-356) a une grande influence sur le monachisme occidental ; Basile de Césarée (-379) parle de l’Esprit « incirconscriptible », qui n’est pas l’esprit opposé au corps mais l’Esprit indépendant de nos catégories temporelles et spatiales : « l’Esprit ... émet suffisamment pour tous la grâce en plénitude ». L’humilité est le remède et le moyen du salut. L’initiative est divine, conformément à l’expérience de tous les mystiques :

Ce n’est pas toi qui as connu Dieu par ta propre justice, mais Dieu qui t’a connu par bonté ... Ce n’est pas toi qui as saisi le Christ par vertu, mais le Christ qui t’a saisi par son avènement.

Faut-il lui reconnaître une première division devenue classique « des trois voies » en voie purgative, voie illuminative, voie unitive ?

Par lui [l’Esprit] s’opère la montée des cœurs. Il conduit par la main les faibles et rends parfaits les progressants. Illuminant ceux qui sont purifiés de toute souillure, il les rend spirituels en se les unissant[61].

Parmi les écrits des Pères grecs, La vie de Moïse ou traité de la perfection en matière de vertu de Grégoire de Nysse[62] présente « une doctrine toute centrée sur la perfection conçue comme progrès indéfini », selon J. Danielou qui résume la doctrine : « Le but de la vie spirituelle est de rendre l’âme à sa vraie nature. C’est l’idée commune à toute la pensée antique, ... idée platonicienne, d’une divinité immanente à l’âme que l’âme retrouve par un retour en elle-même. Mais cette idée paraît difficilement conciliable avec la conception chrétienne de la gratuité de la communication que Dieu fait de lui-même. ... L’essence de l’âme est ... une « participation » toujours croissante, mais jamais achevée, à Dieu. » [63].

Grégoire de Nysse présente le sens spirituel du récit de l’Exode.  Il souligne la transcendance divine :

Ce que Moïse, à la lumière de la théophanie, me paraît avoir compris alors, c’est précisément qu’aucune des choses qui tombent sous les sens ou qui sont contemplées par l’intelligence ne subsistent réellement, mais seulement l’être transcendant et créateur de l’univers à qui tout est suspendu. Quels que soient en effet, en dehors de lui, les êtres vers lesquels l’intelligence se tourne, elle ne trouve pas en eux cette suffisance qui leur permettrait d’exister en dehors de la participation à l’être.[64].

La « nuée » de la grâce est notre guide dans la quête du bien :

Chaque fois que quelqu’un fuit l’Égyptien et que, parvenu hors des frontières, il s’effraie des attaques des tentations, son guide lui apprend à attendre d’en haut le secours inespéré, lorsque l’ennemi, cernant les fuyards avec son armée, l’oblige à se frayer un chemin dans la mer ; dans cette traversée il a pour guide la "nuée" : ce mot, qui désigne le guide, a été interprété à juste titre, par nos devanciers, [comme] de la grâce du Saint Esprit, qui dirige les justes vers le bien. [65].

Entretenir sans cesse la disposition amoureuse est la condition requise pour contempler une beauté qui se découvre sans limite :

Il [Moïse] fait disparaître l’idole. Il apaise Dieu. Il rétablit la loi ... Il rayonne de gloire – et s’étant élevé par de telles élévations, il brûle encore de désir ... Ressentir cela me semble d’une âme animée d’une disposition amoureuse à l’égard de la beauté essentielle, que l’espérance ne cesse d’entraîner de la beauté qu’il a vue à celle qui est au-delà et qui enflamme continuellement son désir de ce qui reste encore caché par ce qu’elle découvre sans cesse.  ... Car c’est en cela que consiste la véritable vision de Dieu, dans le fait que celui qui lève les yeux vers lui ne cesse jamais de le désirer.[66].

Saint Augustin (~354 - 430) et les Pères latins

Saint Augustin est le plus influent des Pères latins. Dans la droite ligne de saint Paul, il a été marqué par Cicéron, Mani, Plotin, Ambroise. Dans son œuvre très ample, outre les célèbres Confessions, la seconde partie de La Trinité traite du Mystère défini ainsi : « Et voici trois choses : celui qui aime, ce qui est aimé, et l’amour même ». La transformation de l’âme sous l’influence de la grâce permet de retrouver le Créateur à l’intérieur du cœur [67]. 

Pourquoi aller et courir au plus haut des cieux, au plus profond de la terre, à la recherche de celui qui est tout près de nous, si nous voulons être tout près de lui ? / Que personne ne dise : je ne sais quoi aimer. Il connaît mieux en effet l’amour dont il aime, que son frère qu’il aime. Et voilà dès lors que Dieu lui est mieux connu que son frère…

Denys l’Aréopagite (~500)

Denys l’Aréopagite qui fut considéré comme un disciple de saint Paul (d’où l’appellation à l’effet pervers de « pseudo-Denys »), est la plus influente des sources de l’Antiquité tardive reconnue par les mystiques chrétiens. Il faut attendre le XIXe siècle pour établir la date approximative d’apparition du corpus dionysien, postérieur à 482, antérieur aux auteurs qui le citent au début du VIe siècle[68]. L’auteur est probablement un moine d’origine syrienne, au confluent du courant chrétien et du courant néo-platonicien ; il aurait suivi les cours de Damascius [69] à Athènes peu avant que l’Académie ne soit fermée. Son œuvre complète est d’accès facile, vu sa relative brièveté [70]. On y retrouve le thème, partagé avec Proclus, du Beau qui attire à lui l’âme dans le recueillement :

C’est cette Beauté qui produit toute convenance, toute amitié, toute communion, c’est cette Beauté qui produit toute unité et qui est principe universel, parce qu’elle produit et qu’elle meut tous les êtres ... [L’âme] se meut d’un mouvement circulaire lorsque, rentrant en soi-même, elle se détourne du monde extérieur, lorsqu’elle rassemble en les unifiant ses puissances d’intellection dans une concentration qui les garde de tout égarement, lorsqu’elle se détache de la multiplicité des objets extérieurs pour se recueillir d’abord en soi-même, puis, ayant atteint à l’unité intérieure, ayant unifié de façon parfaitement une l’unité de ses propres puissances, elle est conduite alors à ce Beau et Bien, qui transcende tout être, qui est sans principe et sans fin.[71].

La puissance créatrice divine est la cause agissante cachée qui demeure hors du domaine parcouru par le mouvement circulaire (parfait) de l’âme, en quelque sorte un attracteur [72] de l’âme :

C’est par surabondance de bonté que la Cause universelle désire amoureusement tout être, opère en chacun, parachève toute perfection, conserve et tourne à soi toute réalité, que ce désir amoureux est en Dieu parfaite Bonté d’un Être bon, qui se réalise à travers le Bien même. Faiseur de Bien en toute chose, cet amoureux désir, préexistant de façon surabondante au cœur même du Bien, ne lui aurait pas permis de demeurer stérile et de se replier sur soi-même, mais il le met tout au contraire en branle pour qu’il agisse selon cette puissance surabondante d’universel engendrement.[73].

En conférant la ressemblance divine aux créatures, Elle les ordonne selon une hiérarchie qui répand la lumière céleste :

Et il convient ... que les illuminateurs, intelligences plus transparentes que les autres et capables par elles-mêmes tout ensemble de participer à la lumière et de retransmettre cette participation, dans la bienheureuse splendeur d’une sainte plénitude, répandent cette lumière de toutes parts débordante sur ceux qui en sont dignes.[74].

Cette vision hiérarchique est reprise chez certains mystiques pour rendre compte de la communication de la grâce dans la prière. Le modèle néo-platonicien des processions ou émanations s’accorde assez bien à l’expérience intime propre aux grandes religions monothéistes.

Elles l’adoptent sous la condition que soit préservé le dynamisme d’une circulation de la grâce ou énergie issue d’un Centre divin. Le modèle peut être présenté analogiquement à l’aide de belles images empruntées à l’optique, telle celle d’un cercle de miroirs reflétant les uns aux autres la lumière unique issue d’une flamme (divine) située en son centre.[75].

L’influence de Denys est immense jusqu’à la fin du XVIIe siècle ; Mme Guyon, sensible à cette vision hiérarchique du monde, empruntant l’analogie « par transmission », déclare :

Si nous étions sans action, sans retour, sans réflexion et que nous fussions toujours ainsi exposés à Dieu en pure et nue foi, nous deviendrions des Séraphins. Les hommes de cette sorte ... consumés par la Divinité dont ils sont plus proches que les autres esprits bienheureux ... sont comme ces miroirs ardents [lentilles] qui, pénétrés des rayons du soleil, brûlent ce qui est au-dessous d’eux.[76].


Le Moyen Âge en terres chrétiennes

Moines du désert et leurs Apophtegmes

En Orient, le christianisme, devenu religion d’état à Constantinople, s’illustre par les très nombreux moines, depuis les Pères du désert du IIIe siècle jusqu’à ceux du début du XVe siècle. Le premier d’entre eux en importance, sinon en date, est le rénovateur de la connaissance de Dieu : Syméon le Nouveau Théologien (949 - 1022). Son lointain prédécesseur Jean Climaque (~575 ~650)  est influent à toutes les époques par son Échelle sainte, appréciée en Espagne au XVIe siècle, puis en France dès le début du XVIIe siècle. Ces deux figures, le mystique Syméon et le médecin des âmes Climaque, illustrent deux modes d’expression du vécu anachorète, plus lyrique chez le premier, plus analytique chez le second, partagés par une myriade d’auteurs orientaux. Une immense littérature traduit l’expérience marquée par l’ascèse. Elle est consignée de façon anonyme dans des Apophtegmes [77] et dans des Centuries, qui inspirèrent Cassien (- ~435) et tout le monachisme d’Occident [78]. Enfin on n’oubliera pas le grand mystique Jean de Dalyatha (VIIe siècle) d’une église nestorienne aujourd’hui disparue.

Jean Climaque (~575 ~650) et la Philocalie

Jean Climaque vécut près du Mont Sinaï pendant quarante ans dans une grotte, au milieu d’une colonie d’anachorètes, mais fit cependant au moins un voyage en Égypte, pour être finalement élu higoumène du monastère de la sainte Montagne. Il aurait composé son Échelle sainte, suivie d’une intéressante Lettre au Pasteur (ou directeur d’âme), à un âge avancé. Les trente degrés de cette « échelle du Paradis » font parcourir des étapes : rupture avec le monde, acquisition des vertus fondamentales, lutte contre les passions, couronnement de la « vie pratique » (simplicité, humilité, discernement), union à Dieu[79]. Son influence s’exerça par l’intermédiaire de très nombreux manuscrits. Ainsi, découvert par Syméon le Nouveau Théologien (949-1022) dans la bibliothèque de son père, l’ouvrage fut aussi le principal inspirateur du grand spirituel russe Nil Sorskij (1433-1508), qui ramena une « bibliothèque » grecque d’auteurs spirituels en Russie. En Occident, l’Échelle figure dans les bibliothèques des franciscains, des chartreux, etc. Elle est traduite en Espagne dès 1504, en France par Gaultier dès 1603, puis à Port-Royal (nombreuses éditions à partir de 1652).

Elle propose une progression à l’usage des ascètes du désert en recherche de Dieu, comme le souligne son traducteur moderne : « Jean est un moine qui a fait l’expérience à la fois du terme de la vie spirituelle : la déification de l’homme par la lumière incréée, et de la voie qui y achemine. C’est cette voie qu’il nous trace, d’une manière essentiellement pratique. L’unique moyen d’en acquérir une intelligence véritable est de s’y engager soi-même [… comme] disciple qui, ayant fait une fois pour toutes le choix décisif, se met à l’écoute d’un maître, laisse parler son œuvre, ou plutôt s’efforce de percevoir ce que Dieu lui dit à travers elle au secret de son cœur, et s’applique à en suivre les directives avec la même attention et le même sérieux que le mode d’emploi d’un instrument précis et complexe. » [80].

Jean met en garde contre une interprétation trop littérale de ce qui fut écrit pour des hommes menant une vie rude :

L’ascèse corporelle, l’obéissance et l’amour des humiliations n’ont d’autre fonction que de nous préparer à cette illumination de la lumière divine en nous faisant signifier et réaliser, sous la motion de la grâce, la mort de notre individualité opaque, de notre volonté propre, unique obstacle à notre communion personnelle avec Dieu.[81].

Ce texte assez bref n’est cependant pas sec : il reprend des histoires très vivantes, telle celle de la confession devant tous les frères d’un auteur de beaucoup de « choses qu’il ne convient ni d’entendre, ni d’écrire ... pour délivrer le pénitent lui-même de la honte future par la honte présente »[82]. On apprécie la justesse de ses observations :

Il me semble que nous devrions nous taire dans toutes les occasions d’humiliation qui nous sont offertes, car c’est l’heure du gain. Mais dans les circonstances où un tiers est en cause, nous devons rétablir la vérité, pour garder indissoluble le lien de l’amour et de la paix.[83].

Il aborde sans détour tous les problèmes qui se posent dans une société d’hommes jeunes et fait ailleurs appel aux images issues de l’expérience humaine, car :

Il n’y a rien d’inconvenant à emprunter aux choses humaines des images pour représenter le désir, la crainte, l’ardeur, la jalousie, le service et l’amour passionné de Dieu. Bienheureux celui qui a obtenu un désir de Dieu semblable à celui d’un amant passionné pour celle qu’il aime.[84].

Car la réorientation des tendances humaines est préférable à leur rejet :

J’ai vu des âmes, qui se livraient avec fureur à l’amour charnel ... C’est pourquoi le Seigneur, parlant de cette chaste pécheresse, ne dit pas qu’elle a craint, mais qu’elle a beaucoup aimé, et qu’elle a pu facilement chasser l’amour par l’amour.[85].

 L’optimisme est finalement toujours présent, car « l’homme de foi n’est pas celui-ci qui croit que Dieu peut tout, mais celui-ci qui croit pouvoir tout obtenir [86]. » En effet « rien n’égale ni ne surpasse la miséricorde de Dieu. C’est pourquoi celui qui désespère est son propre meurtrier [87]. » La foi est confirmée dans la contemplation : « La certitude intime que toutes nos demandes sont exaucées nous est donnée clairement dans la prière. » [88].

Inspiré par les auteurs de Centuries, le livre abonde en brèves définitions, qui réorientent vers Dieu : « Le discernement est et se définit : la perception certaine de la volonté de Dieu en toute occasion, en tout lieu et en toute circonstance » [89]. Les définitions remontent souvent des manifestations qu’elles évoquent immédiatement à leurs causes : « La charité est avant tout le rejet de toute pensée d’inimitié » [90].

L’ascèse, omniprésente dans le monde particulier du désert où l’auteur vécut, est une garde du cœur ; il en modère l’exercice par l’importance donnée à la sincérité et la transpose en sobriété dans l’exercice de la prière :

N’attend pas de visite [spirituelle] et ne t’y prépare pas à l’avance, car l’hésychia est un état de parfaite simplicité et liberté.[91].

  Durant la prière, n’admets aucune imagination sensible, de peur de tomber dans l’égarement.[92].

Enfin il rend témoignage sans ambiguïté à l’efficace d’une prière orientée envers autrui :

Celui qui s’est vraiment rendu Dieu propice peut soulager ceux qui souffrent sans qu’ils le sentent et en secret ; il en résulte deux grands biens : il se préserve de la gloire humaine comme de la rouille, et il induit ceux qui ont été l’objet de sa miséricorde à ne rendre grâce qu’à Dieu seul.[93].

Jean Climaque est une figure que nous venons de mettre en valeur parmi beaucoup d’autres spirituellement comparables, auteurs de Philocalies : le mot grec signifie « amour de la beauté » et il est repris par les orthodoxes pour désigner une anthologie de textes mystiques, dont la dernière et la plus célèbre, publiée à Venise en 1782, exerce aujourd’hui encore une forte influence [94]. De trente-sept auteurs représentés se détachent les cinq figures de Maxime le confesseur, Syméon le Nouveau Théologien et Nicétas Stéthatos, Grégoire le Sinaïte et Grégoire Palamas : leurs écrits occupent plus du tiers de l’ensemble qui constitue une encyclopédie portant sur l’ascèse pratique mise au service d’une vie orientée vers la contemplation de la lumière divine.

Jean de Dalyatha (~690 ~780)

Originaire d’un village du nord de l’Iraq, au pied des montagnes du Kurdistan, Jean entra dans un monastère du sud de la Turquie actuelle puis s’établit dans la solitude au sein des montagnes de Dalyatha avant que des moines ne se groupent autour de lui. Il est le grand ermite nestorien, condamné puis réhabilité par son Église, dont les homélies et les lettres, joyaux de la mystique syriaque, révèle une vie mystique conçue comme une « résurrection anticipée » fondée directement sur l’expérience. Il a été redécouvert par un carme missionnaire enseignant en 1956 au Séminaire Chaldéen de Bagdad. Celui-ci le situe « au niveau d’un Jean de la Croix » et nous partageons son éblouissement [95] :

Il n’y a pour moi en dehors de lui [le Créateur] ni stabilité, ni mouvement, ni vie, ni perception. Et lorsque je suis absorbé par l’émerveillement, je les vois [la Trinité] (comme) une lampe unique, et comme celle-ci je resplendis. Aussi je m’émerveille de moi-même et me réjouis spirituellement : en moi se trouve la Source de la Vie, cette Source qui est la fin du monde incorporel. Il n’est possible à aucun sage de fournir à ceci une explication : gloire à Celui qui rend sage les siens par ce qui est sien et révèle sa beauté pour la délectation de ceux qui l’aiment !

Syméon le Nouveau Théologien (949 - 1022)

Encore jeune, Syméon fut envoyé à Constantinople chez son oncle paternel pour y achever son instruction et pour être introduit à la cour impériale. Après la mort inattendue de l’oncle, il se proposa d’entrer au monastère de Studios, auprès de son père spirituel, Siméon le pieux ; le projet n’eut pas de suite et il mena un temps « une vie dissipée ». Enfin à vingt-huit ans, il entra au Studios et fut confié à son vénéré maître. En 980, il devint l’higoumène du monastère, travailla à le réformer et devint le père spirituel d’un grand nombre, rayonnant au dehors de sa communauté. Une filiation mystique passe de Siméon le Pieux, à Syméon le Nouveau Théologien, puis à Nicétas Stétathos. Après de nombreuses épreuves, dont une révolte de moines et deux condamnations à l’exil, il s’installa dans un oratoire en ruine, dédié à sainte Marine, sur la rive asiatique du Bosphore, près du moderne Scutari, Usküdar. C’est là qu’il écrivit nombre de ses œuvres.

Une grande joie émane de ses écrits[96]. Ils célèbrent une rencontre jamais achevée, dans la lumière sans limite. À l’influence néo-platonicienne transmise par Denys, il ajoute le dynamisme de sa vie mystique et une relation d’amour. Les thèmes qui reviennent le plus souvent portent sur sa connaissance acquise personnellement dans sa vie contemplative[97]. Il traduit son expérience dans des hymnes :

Il [le moine] Le voit et en est vu, L’aime et en est aimé,

Et devient lumière, parce qu’éclairé de manière ineffable ;

Glorifié, il se voit toujours plus pauvre :

Intime, Il est comme un étranger

- Ô merveille totalement étrange et inexprimable !

À cause de ma richesse infinie je suis un indigent

Et pense ne rien avoir, quand je possède tellement,

Et je dis : « J’ai soif », par surabondance des eaux ... [98].

L’action vertueuse mais intéressée ne donne pas « la lumière [incréée] » :

... Les femmes qui tissent, les fondeurs d’or et les orfèvres

Veillent plus que la plupart des moines

Et voilà pourquoi nous disons que rien

De toutes ces actions vertueuses ne s’appelle la lumière.[99].

Mais tout est donné gratuitement, dont la lumière divine resplendissante :

... Et qui donc s’approcherait de Lui ? ...

Tandis que j’y réfléchis, Il se découvre Lui-même en moi,

Resplendissant à l’intérieur de mon misérable cœur ...

Il se donne tout entier à moi, l’indigne,

Et je suis rempli de Son amour et de Sa beauté ... [100].

Le terme est la « déification », chère aux orthodoxes, thème qui deviendra souvent suspect (peut-être l’était-il déjà à son époque mais les indices manquent). Il provoquera l’amendement de certains écrits trop explicites lorsque l’auteur quitte le mode lyrique en commentant son poème. Dieu est célébré ainsi par Syméon :

 ... Tu es tout entier immobile et tout entier toujours en mouvement,

Tout entier en dehors de la création et tout entier en toute créature,

Tu emplis entièrement tout, Toi qui es tout entier en dehors de tout,

Au dessus de tout.

... Tu es la simplicité, et Tu es toute variété,

Et notre esprit est totalement incapable de sonder

La variété de Ta gloire et la splendeur de Ta beauté […]

Demeurant ce que nous sommes, nous devenons par Ta grâce

Fils, semblable à toi, et dieux, voyant Dieu.[101].

La splendeur de ces hymnes précède celle des odes de Rûmî (1207-1273), poète iranien réfugié en Anatolie qui assura la continuité entre la tradition sufi de Nichapour (la grande capitale détruite par Gengis khan, dont ne demeure que quelques traces à l’est de l’Iran actuel) et les derviches d’une principauté musulmane proto-turque récemment fondée sur une terre byzantine, assez proche de la rive asiatique du Bosphore. Le milieu s’était islamisé, deux siècles et demi s’étaient écoulés depuis Syméon. La forme hymnique de louanges à Dieu ou célébration de ses exploits demeure cependant commune à tout le Moyen Orient[102].

Syméon souligne la nécessité d’être guidé par un père spirituel. Sa biographie montre les difficultés auxquelles il se heurta par sa fidélité à son vénéré maître Siméon le pieux (celui de Rûmî fut tué !). Le problème de la validité de la hiérarchie ecclésiale se pose et un passage autobiographique témoigne d’attaques violentes [103] :

Arrête, disent-ils, dévoyé et orgueilleux que tu es ! Qui donc actuellement est devenu tel que furent les saints Pères ? Qui donc a vu Dieu ou est capable de le voir si peu que ce soit ? ... Arrête si tu ne veux pas que nous te fassions accabler de pierres.

Il y répond par l’expérience de la « vie en Esprit » :

Si c’était par les lettres et les études que la découverte de la vraie sagesse et de la connaissance de Dieu devait nous être donnée ... quel besoin avions-nous de la foi ... Aucun certainement [104]. 

Elaborant un thème classique depuis Augustin, il évoque par une belle analogie la « plongée » mystique :

Debout sur le rivage de la mer, l’homme voit l’océan infini des eaux ; il n’en peut cependant saisir la fin et n’en aperçoit qu’une partie. Ainsi celui qui a été jugé digne de fixer son regard par la contemplation sur l’océan infini de la gloire de Dieu et de Le voir intérieurement ne Le voit pas aussi grand qu’Il est, mais aussi grand que cela est possible aux yeux intérieurs de son âme ... Dès qu’il commence à entrer dans l’eau et qu’il s’y enfonce ... il perd aussi la vue de ce qui est au dehors [105].  

Il affirme nettement la réalité d’un état déifié vécu dès ici-bas :

Avant la mort se produit une mort et avant la résurrection des corps une résurrection des âmes en œuvre, en puissance, en expérience et en vérité [106].

L’influence de Syméon se fera sentir d’abord sur son disciple et biographe Nicétas Stétathos, puis après un long oubli, sur Grégoire Palamas (-1359). Nicodème l’Hagiorite (1749-1809), qui collabora avec Macaire de Corinthe à l’édition de la Philocalie (Venise, 1782), l’appelle « le troisième théologien, après l’apôtre Jean et Grégoire de Naziance » (-390). En Occident, le carme Honoré de Sainte-Marie ne l’ignore pas : il lui consacre sa plus longue notice relative aux spirituels du XIe siècle, dans sa Tradition des Pères et des Auteurs Ecclésiastiques sur la Contemplation…, 1708.


Le Moyen Âge en pays islamisés

Nous venons de citer Rûmî en le rapprochant de Syméon, suggérant un cadre commun d’expression littéraire. Les pays rapidement recouverts au VIIe siècle par la conquête arabe appartenaient à l’empire byzantin successeur de Rome, du moins sur le pourtour du « lac Méditerranée » si favorable à des échanges autant qu’aux invasions.

Les influences furent donc intimes, d’abord de la culture chrétienne des cités conquises du Moyen-Orient sur les conquérants nomades ; ensuite en sens inverse, les pays chrétiens du nord plus frustes recevant l’influence des civilisations musulmanes, en Espagne et par la Sicile, et lors des croisades.

Par la suite, les  catastrophes répétées depuis le XIIIe siècle, invasions mongoles puis domination turque, ouverture de nouvelles voies maritimes isolant les pays continentaux, enfin colonisations, rendent compte de la stagnation observée en terres d’Islam sur les six derniers siècles.

Les invasions de Gengis Khan (~1220) qui entraînèrent la destruction de Nichapour et l’exil de Rûmî, puis celles de Tamerlan (~1400), s’ajoutèrent à l’effet de grandes pestes dans des civilisations urbaines (le déficit de celle de 1358 fut plus rapidement compensé dans une Europe paysanne moins fragile).

Ensuite la domination étrangère turque créa une coupure entre les peuples soumis et une caste militaire conquérante, bloquant ainsi l’émergence d’une classe moyenne « bourgeoise » au profit d’un fonctionnariat soumis à l’arbitraire sans frein et à la terreur.

Une telle stagnation  n’eut pas lieu en Europe où se mit en place progressivement un cadre légal, héritage romain : les procès injustes sont enregistrés. Autre legs de Rome, la confusion des pouvoirs religieux et civils s’avère présenter une face positive : freiner utilement le changement de pouvoir au moyen de la seule force brute [107].

Puis la domination des puissances chrétiennes maritimes étouffèrent par isolement les empires terrestres du Grand Soufi en Perse, et des Moghols en Inde dont la domination, étrangère aux cultures indiennes, était instable : ces deux empires se disloquèrent au XVIIe siècle. Des régions devenues misérables furent alors colonisées et perdirent toute initiative économique et culturelle.

Il est toujours risqué de postuler des influences diffuses sans preuves matérielles, mais certaines influences sur le monde chrétien ont fait l’objet d’inventaires : venant d’Andalousie, sur l’amour courtois et sur Dante[108] ; venant par l’intermédiaire de l’école des traducteurs de Tolède, intimement mêlées à des influences juives car ces derniers servaient d’interprètes[109] ; thèmes rapportées par les Croisés, comme l’illustre l’histoire devenue « universelle » de Râb’iâ (-801) qui veut mettre le feu au paradis et éteindre l’enfer. Le récit est repris par Joinville (1225-1317), comme par Aflâkî, rédigeant en 1353 la biographie des fondateurs de l’ordre fondé par Rûmî :

Un jour, une compagnie de mystiques virent Râbi’a ‘Adawiyya prendre dans une main un brandon allumé, et de l’autre une cruche d’eau, et courir avec rapidité. On l’interrogea : « O dame du monde futur, où vas-tu, et qu’as-tu à faire ? » Elle répondit : « Je vais mettre le feu au paradis et éteindre l’enfer, afin de faire disparaître ces deux voiles qui nous coupent la route [vers Dieu] ; afin que le but soit désigné, et que les serviteurs de Dieu le servent sans motifs d’espérance ou de crainte…[110].

Divers auteurs reprennent Joinville jusqu’à l’époque de la querelle du « pur amour » au XVIIe siècle :

Il est remarqué dans la Vie de saint Louis, écrite par M. de Joinville, que saint Louis étant allé dans la Terre Sainte, ils trouvèrent dans la ville d’Acre une femme qui tenant un flambeau dans une main, et une cruche d’eau dans l’autre, allait par la ville de cette sorte. Un bon Ecclésiastique qui la vit lui demanda ce qu’elle voulait faire de cette eau et de ce feu ? C’est, dit-elle, pour brûler le Paradis et éteindre l’Enfer, afin qu’il n’y ait jamais plus ni Paradis ni Enfer. ... parce que je ne veux plus qu’aucun fasse jamais de bien en ce monde pour  en avoir le Paradis comme récompense, ni aussi qu’on ne se garde plus de pécher par la crainte de l’enfer ; mais bien le doit-on faire pour l’entier et parfait amour que nous devons avoir à notre Dieu créateur, qui est le bien souverain.[111].

On discerne trois tendances parmi les spirituels vivant en terre d’Islam [112] :

- les soufis : Ils sont attestés à Koufa puis à Bagdad, dans l’actuel Irak, par des figures marquantes telle que Râb’iâ. Ils sont liés à la religion musulmane même si certains traits sont inspirés du monachisme syrien ou indien. Ils se distinguent le plus souvent par leur mode de vie retiré ou communautaire, en contraste avec l’existence laïque de milieux urbains fortement socialisés. Certains s’attachent aux états spirituels et à des pratiques favorisant l’apparition de transes, ou mieux, le partage d’états avec ceux de leur maître. Ainsi repérables par leurs vêtements, leurs règles, leurs monastères, pratiquant l’ascèse, le terme « soufi » devint synonyme de « mystique » en terre musulmane [113].

Ils n’ont guère besoin des docteurs de la loi. Par leur pratique parfois inspirée des prophètes, au point de mettre en question le rôle totalisant du dernier d’entre eux, Mohammad, ils font facilement l’objet de persécutions : Hallâj (-922), Hamadâni (-1131), Sarmad (-1661) et beaucoup d’autres sont les figures emblématiques martyrisées en pays arabe, iranien, indien. Ils furent tous trois influencés par le modèle présenté par l’avant-dernier prophète Jésus.

- Les gens du blâme ou malâmatîya apparurent à Nichapour dans le Khorassan, province du nord-est de l’Iran. Le premier d’entre eux serait Hamdun al-Qassâr (-884). Ils se réclament de Bistâmî (-849) et sont attestés par des figures telles que Sulamî (-1021) leur premier historien, suivi d’Hujwîrî (-1074), auteur d’un célèbre traité soufi. Le très simple et très direct Khâraqânî (-1033) fut le premier au sein des directeurs mystiques : le « pôle » de son époque. Tous demeurent cachés, se méfient des états et rejettent les pratiques, « blâmant » leur moi jusqu’à son effacement complet. Ils ne sont pas à confondre avec certains qalandarîya et d’autres excentriques [114].

- Les théosophes : une tendance théosophique (au sens premier du terme, à rapprocher de la théologie mystique telle qu’elle fut pratiquée par des spirituels chrétiens comme Syméon) s’illustre chez Sohravardî (-1191), Ibn ‘Arabî (-1240), Shabestarî (-1340). Elle est particulière en Iran chiite, reprenant des éléments de la tradition sassanide tels que des symboles propres au jeu lumière / ténèbres, les émanations propres au néo-platonisme supposant un monde intermédiaire. Elle s’illustre chez Molla Sadra (-1640) pour devenir un chemin intellectuel (peut-être sous influence de docteurs du judaïsme médiéval ?).

En fait on ne doit pas cloisonner les mystiques en terre d’islam en plusieurs voies car elles fonctionnent comme des tendances qui peuvent s’associer chez le même individu : ainsi Abû Sa’id (-1049) apparaît-il à la fois soufi et homme du blâme. Le « premier des philosophes » Abû Hamid al-Ghâzalî (-1111) est devenu soufi : il est l’auteur du bref Al-Munqid, « Erreur et délivrance », autobiographie spirituelle et témoignage du grand philosophe éveillé à la mystique [115]. Son frère Ahmad  fut toute sa vie un soufi éminent  (et probablement à l’origine de la conversion du philosophe). Ibn ‘Arabî est le « premier des soufis », né en Andalousie, mort à Damas, dont l’influence fut immense[116].

Thèmes et influence

L’effacement devant la toute-puissance divine est commun à tous ces spirituels ; ce thème aux références innombrables est  mis en relief par la religion musulmane. Mais c’est aussi une clé mystique universelle, présente aussi bien dans le judaïsme et dans le christianisme de manière moins apparente. Un exemple chrétien de cet effacement sera fourni dans les descriptions par Madame Guyon de l’état « apostolique », où le divin est devenu le maître libre d’agir parce que toute volonté propre a disparu. Condition pour être autonome et libéré par dépossession intime, il peut être vécu au sein d’une société politiquement et religieusement très totalisante, l’umma des croyants – mais de façon cachée : les danses et les transes « soufies » voilent l’essentiel.

Dans son Erreur et délivrance Al-Ghâzalî définit clairement et pour la première fois dans l’histoire de la pensée, les domaines distincts de la science, de l’expérience, de la foi, tout en demeurant critique des intellections ou des visions. Finalement…

…Je quittai donc Bagdad, après avoir distribué mon argent, ne gardant que le strict nécessaire pour nourrir mes enfants. ... Je me rendis à Damas, où je passai près de deux ans, consacré à la retraite et à la solitude ... Je séjournai quelque temps dans la Mosquée de Damas : je passais la journée en haut du minaret ...

Que dire d’une Voie où la purification consiste, avant tout, à nettoyer le cœur de tout ce qui n’est pas Dieu ; qui débute par la fusion du cœur dans la mention de Dieu ; et qui s’achève par le total anéantissement en Dieu ? Et encore cet anéantissement n’est-il qu’un début par rapport au libre-arbitre et aux connaissances acquises. En fait, c’est le commencement de la Voie, dont ce qui précède n’est que l’antichambre…[117].


Figures

Les figures regroupées en tableaux et listes appartiennent aux trois grands courants des religions du Livre. Nous voulons souligner ainsi l’étendue du paysage mystique, sans même y inclure des traditions asiatiques. Ces tableaux et listes servent de repères sur lesquels viendront facilement s’adjoindre la foule des figures qui, à défaut d’être aussi connues, ont partagé la même qualité d’expérience.

Une Liste des principaux courants mystiques et des spirituels juifs du Xe au XVIIe siècle rappelle l’apport incessant du judaïsme post-biblique, en terres d’Islam comme chrétiennes[118]. Nous la reportons en ANNEXE I : COURANTS & MYSTIQUES JUIFS.

Un Tableau chronologique de figures du début du christianisme [119] suivi d’une  Liste des principaux mystiques chrétiens du Xe au XVe siècle regroupés en dix groupes constitue un bref aperçu chrétien (largement complété par les nombreux tableaux répartis dans les chapitres suivants) . TABLEAU ET LISTE  propre au « pré carré » chrétien, suivent immédiatement cette page.

Deux Tables (chronologique et géographique) des mystiques en terre d’Islam montrent l’étendue considérable dans le temps et dans l’espace de la dernière religion reliée au tronc commun biblique, s’épanouissant dès le IXe siècle. Nous les reportons en ANNEXE II : MYSTIQUES EN TERRES D’ISLAM [120].

 

Tables et listes de spirituels et mystiques chrétiens

Les deux tables chronologiques de spirituels proches des origines puis du haut Moyen Âge se raccordent avec la liste de mystiques chrétiens débutant au XIe siècle et donnée à la suite ; cette dernière liste particulièrement sélective, chronologique dans la succession de ses groupes, peut servir de première armature et, mémorisée, elle évite tout grossier anachronisme.


TABLE CHRONOLOGIQUE DE SPIRITUELS PROCHES DES ORIGINES

100     150     200     250    300     350     400     450

      ~145 ~215 CLÉMENT

            ~155 >220 Tertullien

                ~185 ~253 ORIGÈNE

                        210-276 Mani

                               252-356 ANTOINE (les Kellia)

                                        292 ~347 PACHOME 306

                                             330-378 Basile (Cappadoce)

                                              338-379 GREG. NYSSE

                                                  345 ~399 Évagre

                                                    347 ~419 JEROME

                                                     ~360~430 CASSIEN

                                                      ~360~400 MACAIRE

                                                      ~360-430 AUGUSTIN

                                                       ~362~425 MARTIN

                                                           ~373 Éphrem

  100     150     200     250    300     350     400     450


 

TABLE CHRONOLOGIQUE DE SPIRITUELS DU HAUT MOYEN ÂGE

 

400   500  600  700  800  900  1000  1100  1200

      ~500 DENYS 

         ~540-604 GRÉGOIRE LE GD

           ~563-615 Colomban    

          575-650 CLIMAQUE

                      ~690 ~780 J. DALYATHA

                             ~750-821 Benoît d’Aniane

                                           949-1022 SYMÉON                                                                            ~1101 BRUNO

                                         1085-1148 GUILLAUME

       1091-1153 BERNARD

400   500  600  700  800  900  1000  1100  1200  

 


LISTE DE MYSTIQUES CHRÉTIENS DU XIE AU XVIIE  SIÈCLE dont les quatre volumes vont traiter.

Cette liste constitue une chronologie pouvant servir de première armature à une histoire qui s’avère complexe. Les neuf premiers titres  regroupent au total une quarantaine de figures selon des étapes inscrites dans un développement chronologique. Elles éclairent tout à tour l’apport d’une famille spirituelle et elles sont groupées selon une (large) localisation géographique.  Une telle liste veut prévenir les plus grossiers anachronismes.

 

1. Fondation (~1140) :

Guillaume de Saint Thierry (1085-1148)

Bernard de Clairvaux (1091-1153)

2. Franciscains « d’origine » (~1220) :

François d’Assise (1182-1226)

Claire d’Assise (1193-1252)

3. Spirituels, Observants, Conventuels (~1300) :

Jacopone da Todi (1233 ? – 1306)

Angèle de Foligno (1248-1309)

4. Rhéno-flamands « d’origine »

(~1270 ~1370) :

Hadewijch I ~1230, Hadewijch II ~1280

Marguerite Porete (1250?-1310)

Eckhart (1260-1328)

Ruusbroec (1293-1381)

Tauler (1300-1361)

Suso (1300 ?-1366)

 

5. Anglais (~1340 ~1400)

       Rolle (1295-1349)

       L’auteur du Nuage d’Inconnaissance (~1370)

            Julian of Norwich (1343-1413)

6. Rhéno-flamands « de la Vie commune et de la Dévotion moderne »

(~1370 ~1470)  

       Geert Grote (1340-1384)

       Gerlac Peters (1378-1411)

       Thomas a Kempis (1379-1471)

       Hendrik van Herp ou Harphius (1400-1477)

       Denys le Chartreux (1402-1471)

7. L’est et l’Italie (~1500 ~1580)

Catherine de Gênes (1447-1510)

L’auteur de la Perle évangélique (1535)

Maria van Hout et la chartreuse de Cologne (~1520 et  ~1550)

Le Breve Compendio d’Isabelle Bellinzaga et de Gagliardi (~1580)

Philippe Néri (1515-1595)

    8. Le siècle d’or espagnol (~1500~1590)

Garcia J. de Cisneros (Montserrat) et François de Cisneros (La Salceda) (~1500)

Bernardino de Laredo (~1482~1540)

Thérèse de Jésus (1515-1582)

Jean de la Croix (1542-1591)

 

9. Le siècle français (~1600~1700) [121]

       Benoît de Canfield (1562-1610)

      Jean de Saint-Samson (1571-1636)

      Jeanne de Chantal (1572-1641)

       Constantin de Barbanson (1582-1631)

       Marie de l’Incarnation (du Canada) (1599-1672)

       Jean de Bernières (1602-1659)

       Laurent de la Résurrection (1614-1691)

       Jeanne-Marie Guyon (1648-1717)

 

 

 

10. Les « byzantins » [122].

Ils forment une “branche parallèle” le plus souvent ignorée des chrétiens occidentaux figurant dans la liste principale. On retiendra les noms de Maxime le confesseur, du Pseudo-Macaire, de Jean Climaque ~650 (Sinaï), de Syméon le pieux (Stoudios) -949, de Syméon le nouveau théologien -1022, d’Arsène (hésychasme de l’Athos), de Grégoire le Sinaïte -1346, de Théolepte -1315 ?, de Grégoire Palamas -1359, de Nicolas Cabasilas…

 

 

 



2. Le nord de l’Europe du XIIe au XVe  siÈcle

Le nord de l’Europe englobe l’est de la France d’aujourd’hui, la vallée du Rhin, les Flandres et l’Angleterre. Nous présentons les courants et les figures mystiques en suivant cet ordre géographique globalement orienté du sud au nord qui est aussi celui d’un développement continu sur deux siècles. L’essor débute au milieu du XIIe siècle lorsque Guillaume de Saint-Thierry adresse en 1144 sa Lettre d’or à des chartreux ardennais, puis atteint sa plénitude au milieu du XIVe siècle lorsque Ruusbroec rédige à Bruxelles (avant 1343 donc avant la grande peste noire de 1357) ses Noces spirituelles, enfin se prolonge en Angleterre, région relativement à l’abri des troubles et de la guerre dite « de cent ans ».

Le courant de réforme cistercien et chartreux (la Lettre d’or est destinée aux frères chartreux du Mont-Dieu) associant Guillaume de Saint-Thierry à Bernard de Clairvaux, naît dans l’est de la France ; il inspire très probablement le milieu des moniales et des béguines dont se détachent les figures des deux Hadewijch puis de Marguerite Porete ; celles-ci influent à leur tour les maîtres rhénans Eckhart puis Tauler, dont les contacts sont profonds avec le milieu féminin constitué de très nombreuses béguines et religieuses dominicaines.

Les béguines sont également influentes sur le fondateur flamand Ruusbroec. Celui-ci connaît les chartreux de Hérinnes et rédige plusieurs ouvrages pour une clarisse amie. Tout ceci souligne l’existence d’échanges libres entre des groupes assez divers.

 Enfin cette propagation de la flamme mystique atteint l’Angleterre, dont l’auteur du Nuage d’Inconnaissance est probablement chartreux, tandis que le port actif de Norwich qui fait face et est en relation avec le continent, abrite Julian, l’auteur des Revelations of divine love. Ces influences entrecroisées sont facilitées par l’intense circulation des idées et des textes dans le monde fluvial et maritime liant le Rhin à l’Angleterre en traversant les Flandres.

Mais la grande catastrophe de la peste noire traverse l’Europe et brise cet élan au milieu du XIVe siècle : une nouvelle époque moins originale commence, que nous n’évoquerons pas dans ce chapitre. La joie et l’ambition cèderont le pas à la crainte du Jugement et à la primauté de l’ascèse, préservant quand même la flamme mystique au sein des mouvements de la Vie commune et de la Dévotion moderne.

Ainsi nous prenons pour lieu de départ de notre approche des mystiques  la riche région des plaines centrales de l’Europe proches du Rhin. Le choix d’une date est plus hasardeux car la vie mystique remonte aux temps les plus anciens même si elle est confinée à des monastères pendant les troubles des invasions, dont les Vikings mènent la dernière vague destructrice tout au long du IXe siècle. Nous adoptons pour point de départ symbolique les conversations entre Guillaume de Saint-Thierry et Bernard de Clairvaux, qui eurent lieu peu après 1135, et dont naquirent deux chefs-d’œuvre : les Sermons sur le Cantique de Bernard et l’Exposé sur le Cantique de Guillaume.

Sur cette fameuse rencontre entre deux moines, événement dont la portée sera considérable, nous avons le récit dans la Vie de S.Bernard rédigée par Guillaume : ce dernier raconte comment, immobilisés à l’infirmerie  du monastère, les deux amis purent échapper à la règle du silence et s’entretenir à longueur de journée de « spiritualité ». Guillaume, très humble, déclare que Bernard lui découvrit de ces choses « qu’on ne sait qu’en les éprouvant soi-même », ce qui lui aurait fait percevoir ce qui manquait à son amour. Les deux amis posèrent ainsi les fondements d’une approche plus intériorisée : cette date peut être considérée comme le début d’une histoire de la mystique occidentale couvrant la période du second Moyen Âge à l’époque moderne.[123]  

Guillaume apportait au débat une pénétrante analyse des divers « états » de la vie intérieure, nous dit son « découvreur » moderne bénédictin, J.-M. Déchanet, dans sa préface à l’Exposé[124]. La grandeur de cette figure mystique, dont les œuvres  ont longtemps été confondues avec celles de Bernard, est aujourd’hui bien servie par l’édition et par les traductions.

Guillaume de Saint-Thierry (~1085-1148)

Après la rénovation opérée à Cluny, se manifeste à la fin du XIe siècle un courant tendant à réformer la vie monastique par un retour à la vie ascétique et sous l’autorité des Pères du désert, de Cassien, témoignages antiques connus à l’époque. Les deux principaux groupes religieux issus de ce courant sont les chartreux et les cisterciens : la grande Chartreuse est fondée en 1084, Cîteaux en 1098.

L’héritage lointain de saint Benoît (~480 ~547) et du pape Grégoire (~540 ~604), - qui promeut la règle bénédictine en envoyant une quarantaine de moines dans le lointain et petit royaume de Kent, dans la nation des Angles, « reléguée dans un coin du monde, demeurée jusqu’ici attachée au culte du bois et des pierres[125] », - est vivant et très divers. Les trois noms de Cluny, de Cîteaux, et bientôt de Clairvaux, ne doivent pas occulter le foisonnement largement antérieur  de monastères et d’ordres : ainsi dans la période relativement paisible allant de 768 à 855 apparaissent 471 établissements monastiques ! Les ermites réapparaissent massivement dès que les conditions d’une relative sécurité existent, soit après l’an mil : leur grande figure est Pierre Damien (-1072). Plus tard, Cluny a de nombreux émules…[126]. 

Au XIIe siècle, ceux qui cherchaient Dieu avec un cœur sincère, tournaient leur regard vers la « lumière de l’Orient » décrite par Guillaume de Saint-Thierry qui débute ainsi sa Lettre d’or :

Vers les frères du Mont-Dieu, par qui la lumière de l’Orient et l’antique ferveur religieuse des monastères égyptiens - le modèle de la vie solitaire, le type de la vie céleste - se répandent dans les ténèbres occidentales et dans les froidures des Gaules...[127].

Né à Liège autour de 1085, Guillaume de Saint-Thierry rencontre Pierre Abélard lorsqu’il se met à l’école d’Anselme (-1117)  à Laon. Cet Anselme est distinct mais contemporain d’Anselme de Cantorbéry (-1109), l’auteur de la célèbre « preuve ». Guillaume est moine à Reims en 1113 et devient abbé du monastère de Saint-Thierry en 1119. Le premier de ses opuscules est un traité sur La nature et dignité de l’amour qui demeurera son thème préféré.

Il devient ami de Bernard de Clairvaux (1090-1153), ce qui explique que l’on ait souvent confondu les œuvres de ces deux auteurs au bénéfice du célèbre fondateur, politique autant que spirituel. En 1135, Guillaume reçoit l’habit cistercien à l’abbaye de Signy, une fondation ardennaise toute récente. Vers 1138, il commente pour son propre compte le Cantique. La Lettre d’or ou Lettre aux frères du Mont-Dieu, dont nous venons de citer l’ouverture, voit le jour à l’occasion d’un voyage fait vers 1144 dans une chartreuse récemment fondée, dont les frères sont en butte à la critique. Guillaume meurt en 1148.

Il doit beaucoup à Origène (~185 ~254) dont nous avons évoqué la possible fréquentation de Plotin (-270) à Alexandrie auprès d’Ammonios, le père du néoplatonisme. Le lien est ainsi très fort avec l’Antiquité, facilement accessible par des manuscrits abondants à Clairvaux et à Signy.  « L’ombre d’un certain Plotin plane sur l’œuvre de Guillaume ... Pour les deux auteurs l’amour est une seconde puissance de l’âme, une sorte d’intellect qui lui permet d’atteindre et de voir (Guillaume préfère le mot « sentir ») ce qui est au-dessus d’elle, comme l’intellect lui permet de connaître ce qui est de même nature qu’elle »[128]. Guillaume bénéficie d’une solide formation qui lui permet de se confronter avec Abélard (1079-1142), en  s’opposant à une recherche dialectique de la vérité. Il ne peut se contenter d’une connaissance rationnelle qui empêche la connaissance intime et personnelle du mystère divin [129] : 

On atteint pourtant cette Vie plus sûrement par le sens de l’amour illuminé et humble que par n’importe quelles réflexions de la raison ; toujours meilleur qu’on ne le pense, on le pense cependant mieux qu’on ne l’exprime.[130].

C’est par l’amour, comme par un sens, que le Créateur est perçu par la créature, c’est lui qui, comme un intellect, donne l’intelligence de Dieu.[131].

Guillaume se heurte déjà au problème de la prédestination, promis à un bel avenir. Il suggère que la réponse est à trouver dans une expérience intime :

La prescience de Dieu à ton sujet, c’est sa bonté envers toi ; la prédestination, sa bonté dès ce moment à l’œuvre en toi ; le choix, l’œuvre elle-même ;  la connaissance, le sceau de la grâce.[132].

 « Dieu n’aime rien d’autre que Lui-même en nous », et l’amour qui vient de Lui peut alors circuler, liant les hommes entre eux comme avec Dieu, ce qui suggère une grande unité, loin d’une dualité désespérante plaçant le pécheur face à son Juge :

De même que Dieu n’aime rien d’autre que Lui-même en nous, et que nous, nous avons appris à n’aimer que Dieu seul ; de même aussi commencerons-nous à aimer le prochain comme nous-mêmes, puisqu’en lui, c’est Dieu seul que nous aimons, comme nous-mêmes.[133].

L’union est possible, elle vient par ressemblance, grâce à l’initiative amoureuse divine qui provoque la transformation de l’être, dont toute la nature fournit l’analogue :

L’amour de Dieu, l’Esprit Saint vient planer sur l’esprit des pauvres ... Et de même que le soleil se joue à la surface des eaux, les réchauffe, les éclaire, et puis les attire à soi, par sa chaleur, comme par une force naturelle, pour les rendre ensuite à la terre altérée, sous forme de pluie, au temps et lieu de la miséricorde divine, ainsi l’amour de Dieu se joue sur l’amour de ses fidèles, le pénètre de son souffle, le comble de ses bienfaits ; puis il ravit cet amour, qui le cherche par une sorte d’appétit naturel, et qui tend naturellement à s’élever comme le feu. Il l’unit alors à soi et l’esprit de l’homme croyant, possédé par Dieu, devient avec lui un seul esprit.[134].

On retrouve le « lieu » indéterminé commun aux mystiques.[135].

Cisterciens, victorins, chartreux

Les cisterciens et Bernard de Clairvaux (1091-1153)

Les cisterciens, comme nous venons de le voir chez Guillaume, devenu l’un d’entre eux, mettent l’amour et la charité à la première place. Mais un certain relâchement de la vie mystique se manifeste dès ~1250 lorsque les moines quittent leurs retraites pour peupler les universités naissantes où se développe l’influence scolastique. Ce sont les cisterciennes, telle Béatrice de Nazareth (-1268), qui transmettront alors la flamme mystique. Elles ont été malheureusement assez peu étudiées [136].

Bernard de Clairvaux, auquel on a attribué longtemps les œuvres de Guillaume de Saint-Thierry et aussi celles du chartreux Guigues II, demeure la grande figure de la réforme de Cîteaux [137]. Cette réforme est issue de la tradition bénédictine et conserve des liens avec elle (l’abbé Robert, après avoir fondé Cîteaux en 1098, retourne à l’abbaye bénédictine de Molesmes).

Le rayonnement de Bernard se manifeste très tôt. À vingt-et-un ans, il entre à Cîteaux qui est une jeune fondation relativement pauvre et d’observance stricte, avec son oncle, quatre de ses frères et plus de vingt de ses amis. À vingt-cinq ans, il est envoyé par son abbé à la tête d’un groupe de douze moines pour fonder un monastère à Clairvaux. Les fondations se succèdent, qui demandent des voyages incessants, alors que sa santé sera toujours médiocre. Il est à la fois rigoureux et bienveillant, consolant la famille du novice Geoffroy de la manière suivante :

Je remplacerai auprès de lui son père et sa mère, son frère et sa sœur ... je le conduirai avec tant d’égards et de ménagements que son âme fera des progrès dans la vertu sans que son corps succombe sous le poids des macérations ; en un mot, il trouvera beaucoup de charme et de douceur dans le service  de Dieu.[138].

Son activité réformatrice s’étend parfois de façon discutable. Il favorise les deux premières croisades, il lutte contre les hérétiques sans aucun ménagement, contre Abélard (à l’instigation de son ami Guillaume), et même contre Pierre le Vénérable, le sage abbé de Cluny. Il dirige l’ancien moine de Clairvaux devenu le pape Eugène III.

Cette intransigeance dans la vie publique au service de la « vraie foi » offre un contraste avec une vie intérieure orientée vers l’amour de Dieu et la charité, cette dernière étant à ses yeux la substance divine même. On retrouve là le même contenu vécu par les deux amis, mais les formes d’expression sont très différentes. Chez Bernard, le moine s’adressant à de larges publics fait appel à l’éloquence propre à la langue latine ; ce qui devient un écueil pour le lecteur moderne dont la sensibilité est bien différente de celle des auditeurs de sermons. Par contre, la méditation que partage avec nous Guillaume le solitaire facilite le partage de son intuition mystique.

Quelques courts extraits de Bernard livrent le chemin de l’amour qui vient de Dieu et retourne vers Lui.

Le salut ne dépend pas du mérite :

Quoi ? Penserais-tu par hasard que tu es l’auteur de tes mérites, que tu pourrais être sauvé par l’effet de ta justice, toi qui ne peux même pas prononcer le nom du Seigneur sans [le secours du] Saint-Esprit ? [139].

Mais de l’amour de Dieu seul :

 Vous voulez donc que je vous dise pourquoi et comment il faut aimer Dieu ? Et moi, je vous répondrai : la raison d’aimer Dieu, c’est Dieu. La mesure de l’aimer, c’est de l’aimer sans mesure. ... La raison pour laquelle nous devons aimer Dieu, c’est de l’aimer pour lui-même.[140].

Cet amour vient de Lui, ce que nous éprouvons sans pouvoir en douter :

 Par où donc est-il entré ? ... En effet, il ne s’identifie avec aucune des choses qui sont au dehors. Cependant, il n’est pas venu du dedans de moi, puisqu’il est le bien ... quand mon cœur se réchauffe ... alors c’est pour moi l’indice de son retour.[141].

L’amour est réciproque :

Toute déférence tombe devant le parfait amour ... ainsi maintenant s’établit ... comme entre deux amis intimes, un dialogue tout à fait familier. Il n’y a pas lieu de s’étonner : leur amour provient de la même source, il est donc réciproque.[142].

La charité sans aucun vouloir d’intérêt propre s’identifie à la motion divine :

 Or, voici pourquoi je dis, de la charité, qu’elle est sans tache : c’est qu’elle a l’habitude de ne rien retenir pour elle de ce qui lui appartient. Mais celui qui n’a rien en propre tient, de Dieu, tout ce qu’il possède, et ce qui est à Dieu ne peut être souillé ... la charité est la substance divine elle-même et je n’avance là rien qui soit nouveau ou insolite, car Jean dit : Dieu est charité.[143].

Concluons par cet hymne :

Qu’y a-t-il de plus agréable que cette conformité, de plus désirable que cette charité qui fait que ton âme ne se contente pas des enseignements qu’elle reçoit des hommes, mais s’approche avec confiance du Verbe, adhère sans cesse à Lui, l’interroge familièrement, le consulte en tout, la capacité de ton intelligence devenant la mesure de la hardiesse de tes désirs. Voilà vraiment le contrat d’un mariage spirituel et saint ... C’est trop peu dire : ce n’est pas un contrat : c’est un embrassement, oui, un embrassement, puisque la liaison parfaite de leurs volontés fait, des deux, un seul esprit. Il ne faut pas craindre que l’inégalité des personnes fasse boiter en quelque point cette union de volonté.

De la charité on passe à l’amour :

L’amour a par lui-même sa plénitude. Lorsqu’il se fixe dans une âme, il absorbe en lui toutes les affections. C’est pourquoi celle qui aime, aime et ne sait rien d’autre ... Mais je lis que Dieu est charité [I Jean, 4, 16] ; je ne le lis pas qu’il soit l’honneur ou la dignité. ... L’amour est la seule tendance parmi tous les mouvements, les sentiments et [154] les affections, qui permet à la créature de répondre à son auteur, bien qu’inégalement ... Lorsque le Dieu aime, Il ne demande pas autre chose que d’être aimé, parce qu’Il n’aime qu’afin d’être aimé, sachant que ceux qu’Il aime seront rendus heureux par cet amour même. ... [155] Car, bien que la créature aime moins le créateur qu’elle n’en est aimée, cependant, si elle aime autant qu’elle le peut, il ne manquera rien à son amour, qui sera tout ce qu’il peut être.[144].

Les victorins

Le réveil d’une pensée chrétienne proche des influences scolastiques n’exclut pas toute vie mystique, ce dont témoigne l’heureuse synthèse qui prit place dans l’abbaye de chanoines réguliers de Saint-Victor de Paris. Hugues de Saint-Victor (-1141) fut un contemplatif. Sa grande influence, renforcée par son successeur Richard (-1173), plus célèbre encore, ne peut être passée sous silence dans un panorama du nord de l’Europe (ici quelque peu étendu au centre).

La vie d’Hugues ne présente aucun relief extérieur et il ne figure pas dans la liste des prieurs de l’abbaye  parisienne. L’infirmier de Saint-Victor a laissé un récit émouvant de sa mort sereine. On venait en pèlerinage sur son tombeau, malgré une certaine hostilité manifestant la lutte d’un rigorisme spirituel contre l’humanisme et l’union de science et de sagesse dont il est un représentant (on évoqua une apparition où il aurait révélé qu’il souffrait dans le Purgatoire à cause de son amour pour la science !). En effet, parlant et écrivant latin, il goûtait Virgile – et il connaissait probablement l’hébreu, adoptant parfois des interprétations propres à l’école juive du nord de la France : rappelons que Rashi (-1105), le grand commentateur juif du Moyen Âge, résidait à Troyes.

Hugues et Richard défendent, comme Guillaume et Bernard (et Rashi), le primat de l’amour qui introduit à la contemplation. Celle-ci a pour objet la vérité, qu’elle soit naturelle ou surnaturelle, « mais à l’encontre de la scolastique dont leur époque voyait apparaître les premiers essais, ils n’atteignent la vérité ni par induction ni surtout par déduction, mais par la méditation et la contemplation. » [145].

Le De arrha animae est un livret adressé par Hugues à ses anciens confrères de Saxe (il serait lui-même d’origine probablement saxonne, peut-être flamande) où un échange entre l’Homme (Hugues) et l’Âme décrit le chemin qui mène à la beauté du Dieu d’amour[146]. Il tente de rendre compte de la dynamique de l’ascension :

L’HOMME. - ... Regarde le monde et tout ce qu’il contient. Tu y découvriras quantité de formes gracieuses et séduisantes qui enlacent les affections humaines et allument le désir de leur jouissance ... tu as fait connaissance avec toutes ces séductions, à peu près toutes, tu les as considérées, et pour la plus grande part, tu les as éprouvées. ... Dis-moi donc, je t’en supplie, ce dont parmi tout cela tu as fait ton unique objet, celui que seul tu voudrais étreindre, celui dont tu voudrais jouir toujours. ...

L’ÂME. - Comme je ne peux aimer ce que je n’ai jamais vu, ainsi, de tout ce qui s’offre à la vue, il n’est rien jusqu’ici que j’aie pu ne pas aimer, et cependant, parmi tout cela, l’objet qu’il faut aimer par-dessus tout, je ne l’ai pas encore trouvé. ...  incertaine parmi les désirs, je ne puis être sans amour et le véritable amour, je ne le trouve pas.

Il s’agit alors d’opérer par comparaison :

L’HOMME. - Mais tu possèdes un sérieux principe de salut : ton amour. Tu as appris à le modifier en un meilleur ; tu pourras donc être arrachée à l’amour de tout ce qui passe, si tu te vois proposer une beauté plus insigne, une beauté plus délicieuse à atteindre.

L’homme se heurte à une objection - comment  aimer sans voir ? On la rencontre à toutes les époques :

L’ÂME. - Comment pourra-t-on me montrer ce qui ne peut se voir ? Et ce qui ne peut se voir, comment l’aimer ? ... Il te faut donc ou approuver l’amour du visible, ou si tu me l’enlèves, montrer quelque autre chose dont l’amour soit plus salutaire et plus agréable.

L’HOMME. - ... Tu as un fiancé et tu l’ignores. C’est le plus beau de tous, mais tu n’as pas vu son visage. Lui, il t’a vue, sans quoi il ne t’aimerait pas. Il n’a pas voulu jusqu’ici se présenter lui-même, mais il t’a envoyé des présents, il t’offre le cadeau des fiançailles, un gage d’amour, une marque de sa dilection. Si tu pouvais le connaître, voir ses traits, tu ne douterais plus de sa beauté.

La dynamique se poursuit : c’est tout l’intérêt de ce dialogue que nous sommes obligés de couper :

... Le monde entier t’est subordonné, et toi, tu n’as pas honte d’admettre dans l’intimité de ton amour, je ne dis pas le monde entier, mais je ne sais quelle infime portion du monde… Ah ! Du moins si tu aimes ces créatures, aime-les comme des inférieures, aime-les comme des suivantes, aime-les comme des dons, comme le cadeau de ton fiancé, comme les présents d’un ami, comme les largesses d’un seigneur ; mais que ces affections ne t’enlèvent pas cependant le souvenir de ce que tu lui dois. Aime ces créatures, non pas au lieu de lui ; ni elles avec lui, mais elles pour lui ; et lui pour elles, lui au-dessus d’elles ...

Cette marche en avant est aidée par l’appel divin pressenti qui vient à son secours :

L’ÂME. - Voudrais-tu agréer que je te pose une dernière question ? Quelle est donc cette douceur qui parfois, lorsque je songe à lui, me touche et m’attache avec tant de véhémence et de suavité ? C’est comme si j’allais m’être enlevée à moi-­même pour être ravie je ne sais où. Soudain je me trouve nouvelle et toute transformée, et je ne saurais exprimer comme je suis bien. Ma conscience est ensoleillée, j’oublie la peine de toutes mes misères passées, mon esprit exulte, mon intelligence s’éclaire, mon cœur s’illumine, mes désirs s’égaient, je vois que je suis ailleurs, je ne sais où ; il y a là, à l’intérieur, quelque chose que mon amour tient embrassé, et je ne sais ce que c’est, et cependant je voudrais de toutes mes forces le retenir et ne le perdre jamais ...

C’est le don de grâce, la visite du Bien-aimé qui conclut le dialogue :

L’HOMME. - En vérité, c’est lui, c’est ton bien-aimé qui te visite. Mais il vient invisible, il vient caché, il vient insaisissable. Il vient pour te toucher non pour que tu le voies ; il vient pour t’avertir non pour que tu le saisisses ; il vient non pour s’infuser tout entier, mais pour se laisser goûter, non pour remplir ton désir, mais pour attirer tes affections. ... puisses-tu ne reconnaître que lui, n’aimer que lui, ne suivre que lui, pour l’atteindre et le posséder lui seul ! [147].

Richard présentera quatre degrés de l’amour ardent envers Dieu : premier degré de la suavité intime, second degré de la contemplation, troisième degré où « l’âme oublie tout, jusqu’à perdre conscience d’elle-même » puis s’embrase du fer froid au fer rouge, quatrième degré de l’humilité où elle peut dire : « Ce n’est pas moi qui vis mais c’est Jésus-Christ qui vit en moi. »[148]. Alors « l’âme à ce degré devient immortelle et impassible ». En résumé, « au premier et au second degré elle s’élève, au troisième et au quatrième elle se transforme. »[149]

Les chartreux

Le fondateur est Bruno (~1030-1101), chanoine à Cologne, chancelier de Reims, opposant courageux en 1077 d’un prélat simoniaque, un parent du roi de France qui lui fait perdre charge et biens. Il se retire en 1084 avec six compagnons dans le massif de la Chartreuse près de Grenoble, mais est appelé à Rome en 1090. Finalement il rejoint avec des compagnons une solitude en Calabre où il meurt après dix années, « entouré de trente-deux de ses fils ».

On note l’influence probable sur le mode de vie chartreux du monachisme érémitique byzantin déjà présent dans le sud de l’Italie. Celui-ci est intermédiaire entre la solitude érémitique et la vie commune cénobitique. La liturgie est simplifiée en conformité avec l’esprit propre au désert :

Nous chantons rarement la messe, car notre but premier, notre soin principal, c’est la solitude et le silence…[150].

Le chartreux « compte surtout atteindre les âmes à travers l’union divine, qui est à la fois le foyer unique de convergence de son activité et le centre de rayonnement surnaturel de sa vie. » [151].

La vie cartusienne se caractérise par un sens d’union intime avec Dieu et de séparation de tout ce qui peut distraire de lui, ce que l’auteur d’un article consacré aux chartreux nomme « esprit de virginité », apportant ainsi une interprétation profonde au thème virginal ; un esprit de simplicité écarte tout ce qui est factice, extraordinaire et exagéré, et favorise la sincérité et la droiture [152]. L’esprit d’effacement qui s’ensuit ferme toutes les voies de l’amour-propre. L’ascèse et l’isolement sont sources de paix : « l’horreur d’une si vaste solitude n’ôte point la joie aux religieux qui l’habitent », écrira Dom Martène au début du XVIIIe siècle [153].

Les chartreux exercent en effet une influence discrète mais continue à travers les siècles, en conservant inchangé leur mode de vie caché. Nous avons souligné leurs rapports élargis à d’autres malgré leur interdiction de se déplacer : ils provoquent la visite de Guillaume de Saint-Thierry à la chartreuse du Mont-Dieu vers 1145, et en 1362 celle de Ruusbroec l’Admirable, parvenu à la fin de sa vie, séjournant à la chartreuse d’Hérinnes durant trois jours.

Au XVIe siècle, les chartreux de Cologne publient l’abondant Denys le Chartreux, ainsi que van Herp (Harphius). Ils assurent la transmission de l’esprit et des œuvres de Ruusbroec, traduites en latin par Surius, ainsi que de celles de Tauler et d’autres spirituels (incluant des textes d’Eckhart).

Au début du XVIIe siècle, les chartreux de Paris, conduits par Beaucousin, traduisent Surius en un français précis, rendant ainsi possible l’influence de la mystique du nord sur tous les spirituels français.

Enfin une influence discrète continue de s’exercer de nos jours : nous allons bientôt citer les belles traductions des béguines Hadewijch I et II  faites par le chartreux J.-B. P[orion] (-1987).

Des figures influentes du Moyen Âge vont éclairer l’exercice contemplatif tel qu’il est pratiqué au sein des chartreuses à travers tous les siècles sans changement notable (ce qui nous autorise exceptionnellement à effectuer une rapide traversée couvrant plusieurs siècles) :

Trois Guigues

Le premier chartreux du nom de Guigues (1083-1136) est tenu pour un « rare génie » par ses contemporains Pierre le Vénérable (-1156) et Bernard [154]. Le second Guigues (-1188) a influencé l’ermite anglais Rolle et s’accorde avec l’auteur du Nuage d’Inconnaissance, qui est lui-même très probablement un chartreux [155]. Il existe enfin un intéressant Guigues du Pont (-1297) [156].

Dans son Échelle, le second Guigues distingue quatre degrés : lecture, méditation, prière, contemplation. À ses yeux aucun maître spirituel ne remplace la lecture, mais l’exposition des degrés indique la profondeur de son expérience. Une voie « individuelle » est possible, si la grâce le permet, car le quatrième degré de contemplation n’est en rien dépendant des précédents. Le caractère d’un pur don propre à ce degré n’est toutefois pas souligné dans la récapitulation de la voie, dont se dégage un optimisme résolu, assez fréquent en ce premier Moyen Âge, plus rare après les ravages des grandes pestes [157]. Mais le Maître divin de la contemplation est exigeant :

Il est venu pour ta consolation, il se retire par prudence, pour que la grandeur de la consolation ne t’enorgueillisse pas [158]. ... Cet Époux est un Époux jaloux : s’il t’arrive d’admettre un autre amour, ou de t’appliquer à plaire davantage à un autre, aussitôt il s’éloigne de toi ... S’il voit en toi une tache ou une ride, il détourne aussitôt son regard, car il ne peut supporter aucune impureté.[159].

 Aussi faut-il demander avec une vigueur qui en quelque sorte soit comparable à cette exigence ; c’est le combat spirituel de Jacob, bien au-delà de l’ascèse des sens :

…mon âme : une terre déserte et vide, invisible et informe ... Pourtant ... l’abîme inférieur et obscur appelle l’abîme supérieur.[160].

Demandez et vous recevrez ... le royaume de Dieu souffre violence, et ce sont les violents qui s’en emparent.[161].

S’ouvre alors la paix par et dans l’amour, seul « moyen » autorisé dans la voie mystique :

 Car ton intelligence a travaillé en vain, si tu n’aimes pas ce que tu as compris : la sagesse, en effet, est dans l’amour ... Là, dans l’amour, réside toute la force de l’âme, là se rassemble toute la nourriture vitale, et c’est de là que la vie est diffusée par tous les membres que sont les vertus.[162].

Hugues de Balma (~1300)

L’auteur d’une Théologie mystique (souvent nommée par son début : Viae Sion lugent…) est prieur de la chartreuse de Meyriat, en Bresse, de 1289 à 1304. On ne possède pas d’autres renseignements sur lui [163]. Son œuvre sera très influente en Espagne comme en France, car il allie l’élan à l’inconnaissance, thème qui sera repris par l’auteur anglais du Nuage. Cette doctrine de l’amour sans connaissance s’appuie sur Denys l’Aréopagite dont il veut être un fidèle commentateur, tandis que la pratique de fréquents élans affectifs développe le conseil donné par Guigues I. Denys et Guigues s’accordent sur l’élan car « la ténèbre contemplée par la théologie mystique n’est pas un néant abstrait et vide de tout, mais la suprême Réalité divine, débarrassée des brouillards créés dont notre procédé cognitif naturel l’enveloppe habituellement. Elle n’est ténèbre qu’à cause de nos yeux de hibou… » [164].

  Nous exposons la progression proposée par la Théologie mystique de Balma. Parce qu’elle fut attribuée à saint Bonaventure, elle sera souvent reprise au cours des siècles au point de devenir le modèle « standard » de la voie mystique.

En premier lieu, les âmes aimantes ne doivent pas se contenter de lire des “quaternions” !

[Vol. I, 125] § 1. Viae Sion lugent ... Les chemins de Sion pleurent ... Sont en effet appelés « voies » les désirs des âmes aimantes. Elles habitent encore un corps mortel et ces désirs les soulèvent en direction de Dieu et de la cité céleste, Jérusalem, au-dessus de toute raison et de tout intellect. ... [127] Dieu n’a pas créé l’âme pour qu’en sens contraire de sa propre générosité elle se rassasie d’une multitude de quaternions en peau de mouton, mais pour qu’elle soit le siège de la sagesse.

Hugues de Balma est le premier à exposer très clairement la « triple voie » reprise par la suite au point de devenir  un « canon » d’exposition du chemin mystique:

 [131] § 5. Cette voie vers Dieu est donc triple : voie purgative, qui dispose l’esprit à apprendre la vraie sagesse ; voie illuminative, qui par la réflexion éclaire l’esprit en vue de l’embrasement de l’amour ; voie unitive enfin, par laquelle l’esprit, par Dieu seul qui l’élève, est dirigé au-dessus de toute raison, de tout intellect, de toute intelligence.

[171] § 12. Il faut prier de toutes ses forces la clémence du Créateur non seulement pour lui-même ou pour ses proches, mais pour tous ... afin que, de même qu’il les a tous créés et rachetés, il daigne subvenir avec miséricorde à tous sans distinction.

Après un très bref exposé de la voie purgative, la voie illuminative fait l’objet de belles analogies :

 [133] § 6. …« Nuit, mon illumination dans les délices. » L’âme s’élève ensuite à un degré et à un état beaucoup plus éminent en lequel chaque fois qu’elle le veut, sans aucune connaissance réflexive préalable, elle est immédiatement charmée en Dieu. Cela, nulle industrie humaine ne peut l’enseigner parfaitement.

 [179] § 1. …le vrai soleil de la justice éternelle de la cité céleste, dont le soleil matériel est la similitude ou l’image obscure, n’attend rien d’autre, immobile à la porte du cœur, si ce n’est que par un essuyage purificateur un accès lui soit préparé pour se reposer heureusement en l’esprit comme dans un lit, enseignant l’âme, sa fiancée, par les irradiations des splendeurs spirituelles : ainsi de la part de celui qui accueille et de la part de celui qui se répand, l’irradiation spirituelle suit la purification.

Par le don de la Sagesse éternelle, l’âme renaît et est assurée d’une vie éternelle :

[223] § 26. De même en effet que l’âme est la vie des corps, de même l’amour est la vie des esprits. ... Cette vie ne durera pas un moment du temps comme celle du corps ; elle s’étendra sur toute la durée des jours, toujours et à jamais. L’amour dont en vivant l’âme commence à aimer totalement l’époux ne cessera pas en effet à l’avenir.

[239] § 32. « Je vous referai », moi, non un autre, moi qui suis la Sagesse éternelle, née d’en haut ; je vous donnerai non seulement plus tard, mais maintenant même les consolations divines qui apaisent vos désirs ... Cela ne l’attendez pas de la spéculation…

La voie unitive fait l’objet du large développement propre au second volume de l’édition bilingue des “Sources chrétiennes” :

[Vol. II, 23] « Le roi m’a introduit dans le cellier à vin »  ...

[91] § 56. ... Parce qu’il ne s’attribue pas en effet les choses qu’il possède, mais les fait toutes tourner à la louange du dispensateur de toutes choses, il creuse en soi une concavité en luttant contre soi-même avec plus de vérité. Par elle, l’abondante pluie des grâces divines, franchissant monts et collines, s’introduit dans les endroits moins élevés, de telle sorte que plus grande aura été la concavité de l’humilité, plus elle sera capable de recevoir une grâce plus abondante.

Élévation spontanée par un amour sans cause humaine, dans l’ignorance des facultés où « l’œil de l’intellect » est absolument détruit :

 [133] § 83. Cette élévation dite « par  ignorance » n’est rien autre qu’être mû immédiatement par l’ardeur de l’amour, sans miroir d’aucune créature, sans réflexion préalable, sans même un mouvement concomitant de l’intelligence.

 [159] § 98.  …puisque toute appréhension dont on a déjà parlé est en dehors de l’élévation mystique, il faut cependant qu’en celle-ci il y ait ignorance, c’est-à-dire qu’il faut détruire absolument l’œil de l’intellect qui veut toujours en cette élévation appréhender ce vers quoi tend l’affectivité.

L’ouvrage s’achève par  des réponses à des objections ou « questions difficiles ». Le point précédent, mystique « éloge  de l’ignorance », est repris ainsi :

 [233] § 48.  … Je considère le mouvement de la pierre qui par son poids descend naturellement vers son centre. De même, disposée par le poids de l’amour, l’affectivité s’élève vers Dieu sans aucune connaissance réflexive ou délibération, comme si elle se tendait vers son centre et, par ces mouvements, elle s’élève en un continuel désir ; elle atteindra dans la béatitude éternelle l’accomplissement de celui-ci…

Denys le chartreux (1402-1471)

Il entra à la chartreuse de Zelem, le monastère du frère Gérard (-1377) qui décrivit la visite de Ruusbroec à Hérinnes, puis fut inscrit à l’université de Cologne. Quatre ans plus tard, fixé à la chartreuse de Ruremonde, il composa de très nombreux ouvrages : l’édition latine moderne couvre 44 volumes [165]. Le livre II du De vita et fine solitarii est un « véritable petit traité de contemplation » qui sera cité par Fénelon plusieurs fois [166] :

En cette transformation de l’esprit en Dieu, l’esprit même […] est plongé et enfoncé, fondu et liquéfié, absorbé et abîmé dans cet abîme sur-ineffable, très simple et interminable, et aussi en cette obscurité inscrutable et inaccessible, et afin de comprendre tout ensemble, il est anéanti et perdu, mais il vit en Dieu et étant avec lui nu, pur et libre de toute propriété , mélange et affection, il est fait une chose, un esprit, une âme, un être, une félicité, car il reçoit et n’admet autre chose. Parce qu’il a passé en la simplicité déiforme, l’influence de Dieu le tirant intérieurement, et le contact le surélevant, aliène l’âme de soi et la transporte comme en un être nouveau, non pas qu’en tout ceci la nature et l’existence de la créature soit changée ou cesse d’être, mais parce que la façon est exaltée et la qualité déifiée. 

La théologie mystique de ce deuxième Denys associe les deux notions du pur amour et du nuage d’inconnaissance :

C’est par l’ignorance actuelle de toutes choses et par un amour très ardent, qu’on atteint à la vision mystique.[167].

C’est en contemplant et en aimant Dieu que nous nous rendons semblables à Lui. C’est pourquoi les contemplatifs sont appelés divins.

Le principal travail du solitaire, est de se maintenir dans une union aussi actuelle et aussi continue que possible avec Dieu ... de telle sorte que le souvenir de Dieu lui soit tellement fortement et amoureusement imprimé dans le cœur, qu’en aucune occupation, aucun lieu, aucun temps, il ne L’oublie, mais que toujours, qu’il mange, qu’il boive ou fasse autre chose, son esprit soit dirigé vers Dieu.[168].



Béguines et Moniales

Un nouveau mode de vie

Tant d’abbayes de moniales cisterciennes ont été fondées au XIIIe siècle dans les Flandres que l’on a comparé cet exode de femmes fuyant le monde au mouvement qui a attiré les hommes dans les croisades. On construit dix abbayes dans la première génération suivant 1201, date de la fondation de l’abbaye de la Cambre. Tandis que beaucoup de cisterciens subissent l’attirance de l’érudition universitaire et perdent souvent leur vocation contemplative, les moniales restent fidèles à la spiritualité de Cîteaux. Aussi cinquante abbayes de cisterciennes fondées durant la première moitié du siècle en Flandres ne peuvent accueillir l’afflux toujours croissant de nouvelles vocations, ce qui encourage une forme mitigée de vie cloîtrée.

De nombreuses femmes s’installent à l’intérieur ou à proximité d’un hôpital ou d’une léproserie pour y travailler et prier dans la solitude, telle la première Hadewijch dont on suppose qu’elle acheva ses jours au service d’un hôpital. Naissent ainsi les « béguines », du terme néerlandais begijn dérivé du français beige, couleur de la laine naturelle de leurs vêtements non teints. La solution est originale et s’harmonise au développement d’une bourgeoisie urbaine : ces femmes contribuent par le tissage ou la broderie à la richesse des cités. Les béguines resteront cependant étroitement liées aux moniales cisterciennes : ainsi la béguine Ide de Nivelle était amie de Béatrice de Nazareth (1200-1268)[169].

Pour Paul Verdeyen, biographe moderne de Ruusbroec : « Les premières béguines ont été des femmes indépendantes, habitant seules, qui eurent l’audace de se jeter dans l’aventure d’une consécration personnelle et exclusive à l’amour divin et qui choisirent pour cela la vocation du célibat chrétien, sans émettre des vœux ni habiter des béguinages clôturés, ni entretenir des liens spéciaux avec la hiérarchie. Elles ont vécu comme des femmes pieuses, « religieuses » dans le contexte normal de la vie en société. Les évêques et les curés ont alors mis en œuvre tous les moyens en leur pouvoir pour réunir ces indépendantes à l’intérieur d’enceintes bien murées et pour les soumettre à leur autorité et à leur juridiction. Et à l’aide de décrets, comme ceux du concile de Vienne (1312), ils y ont parfaitement réussi. » [170].

Le mouvement des béguines dura cependant jusqu’au XVIIe siècle, non sans avoir une histoire marquée par les résistances de la « Dame » (élue qui représentait leurs intérêts) à plusieurs pressions : celle de l’Église, qui tente de régulariser ce corps « informe » en le convertissant en ordre religieux soumis à des règles et contrôlé par des confesseurs ; celle de la bourgeoisie dont les béguines sont issues et qui souhaite une symbiose et une soumission étroite ; celle d’artisans auxquels elles font concurrence en filant et en brodant (outre les béguinages célèbres de Bruges et d’Amsterdam, on peut toujours visiter leur paisible quartier enclos de Louvain, délimité par deux rivières, car l’eau est nécessaire au travail du lin).

Certaines de ces femmes se laissaient emmurer à proximité d’une église ou d’un couvent pour y mener la vie érémitique. Un tel ermitage avait le plus souvent trois fenêtres : la première donnait sur le chœur d’un sanctuaire et rendait ainsi possible l’assistance aux offices, la seconde permettait d’avoir sur le monde extérieur des contacts assez fréquents, dont des entretiens spirituels, la troisième avait vue sur un petit jardin. En Italie, sainte Claire avait une cellule semblable près de San Damiano. La vie de ces recluses sera précisée au début d’une section consacrée à l’Angleterre.

Une abondante littérature spirituelle et mystique se prolonge jusqu’au XVIIsiècle, dont on a seulement exploré les textes primitifs. Se détachent les figures d’Ivette de Huy (1157-1228) qui se retira dans une pauvre léproserie avant de se faire emmurer dans une cellule attenante à sa chapelle, de Marie d’Oignies, des deux Hadewijch, de Marguerite Porete…[171]. Nous laissons ici de côté les témoignages d’un milieu plus large où les femmes occupent une place importante aux côtés des hommes. Se détache la belle et profonde « idylle mystique » entre le dominicain suédois Pierre de Dacie et la simple paysanne westphalienne Christine :

…serviable et contemplative, tu es semblable à Marthe et Marie.

Même nature, jeunesse, condition égale,

Parole bienveillante, consolation vraie.

Merveilleux mystère : avec les tourments vient la guérison.

Attachée à ceux qui te révèrent, par eux tu es aimée, même si te flétrissent

Les ignorants qui ne veulent croire qu’à ce qu’ils connaissent.

Union, confession, mœurs et communion l’enrichissent :

L’union la consume, la confession la purifie, ses mœurs

Font son ornement, et elle communie dans la joie.[172].

Deux Hadewijch

La première Hadewijch (la critique a établi l’existence de deux béguines du même nom), active avant 1240, femme de grande culture, a lu Guillaume de Saint-Thierry et Richard de Saint-Victor. Elle connait les troubadours et la littérature courtoise.

L’intuition qui chez Guillaume prenait le relais de la raison, et dont nous avons rapporté un exemple, celui d’une solution apportée au problème de la prédestination, laisse place à la célébration sans réserve du « noble amour », dont dérive l’amour courtois. L’amour (minne), thème central de ses poèmes, est une source vivante [173].

L’emploi du moyen néerlandais succède ici à la prose latine utilisée jusque là par Bernard et Guillaume de Saint-Thierry, Richard de Saint-Victor, comme tous les clercs qui s’adressaient à leurs semblables. Bel exemple du rôle linguistique éminent de mystiques qui, confrontés à la difficulté d’exprimer leur vécu auprès de tous, et donc souvent dans des dialectes dédaignés des savants, les font accéder à l’expression littéraire : les deux Hadewijch, suivies bientôt par Ruusbroec, établissent le moyen néerlandais ; le rhénan Eckhart contribue à la même époque à forger la langue allemande ; Jean de la Croix apportera sa contribution à l’espagnol par ses poèmes. 

Les poèmes du noble amour des deux Hadewijch bénéficient d’une traduction française magnifique, œuvre déjà signalée du chartreux Dom Porion. Aussi nous en donnons quelques extraits conséquents qui expriment l’amour donné à celui qui se donne :

Ce que vraiment nous devons faire,

nous le savons dans un éclair

lorsque Vérité nous révèle

combien nous manquons à l’amour :

la douleur comme une tempête

assaille alors un noble cœur.

Après cette prise de conscience permise par irruption de la Grâce divine vient le don et sa réponse, à l’image de la Samaritaine :

Qui donne tout à l’Amour

en éprouve grande merveille;

l’âme adhère dans l’unité

au clair Objet qu’elle contemple,

puisant par l’artère secrète

à cette fontaine où l’Amour

enivre les cœurs étonnés

de Sa divine violence. [174].

L’hymne à l’Amour marque la reconnaissance de celle qui a reçu le don :

Ce que l’Amour a de plus doux, ce sont Ses violences;

Son abîme insondable est sa forme la plus belle ;

se perdre en Lui, c’est atteindre le but ;

être affamé de Lui c’est se nourrir et se délecter ;

l’inquiétude d’amour est un état sûr ; [...]

s’Il nous prend tout, quel bénéfice ! [...]

ne rien avoir, c’est Sa richesse inépuisable. [...]

Le témoignage est authentifié par Hadewijch au nom de ses compagnes bénéficiaires des merveilles de l’Amour :

Voilà le témoignage que moi-même et bien d’autres

nous pouvons porter à toute heure,

à qui l’amour a souvent montré

des merveilles, dont nous reçûmes dérision,

ayant cru tenir ce qu’Il gardait pour Lui.

Merveilles, appât, jeu de l’Amour, sont maintenant bien reconnus par expériences répétées :

Depuis qu’Il m’a joué ces tours

et que j’ai appris à connaître ses façons,

je me comporte tout autrement avec Lui :

Ses menaces, Ses promesses,

tout cela ne me trompe plus:

je le veux tel qu’Il est, peu importe

qu’Il soit doux ou cruel, ce m’est tout un.[175].

Dans ses Lettres [176] la poésie laisse place à ce qui sera développé par Ruusbroec comme « fond » de Dieu : 

L’homme qui a dépouillé l’humanité terrestre, Dieu l’exalte avec Lui-même et l’attire en Soi : Il a fruition de cette âme dans la non-élévation. Ah Dieu ! quelle merveille survient alors, lorsque si grande dissemblance atteint l’égalité, atteint l’unité sans élévation. Hélas ! je n’en puis écrire davantage : c’est sur le plus haut secret que je dois garder le plus profond silence.

La Lettre XII est particulièrement belle dans son expression et originale par son interprétation biblique mystique :

…que le feu occupe tellement votre être et votre agir, que rien ne vous soit plus rien, sinon Dieu seul : ni plaisir ni peine, ni faveur ni labeur. Lorsque vous serez constamment ainsi, la Maison de Jacob sera le feu dont Abdias a parlé. … Comme Joseph fut sauveur et juge de son peuple et de ses frères, ainsi vous-même et toute âme identifiée à Joseph doit être protectrice et guide des autres, qui n’ont pas atteint cet état, qui souffrent encore famine parmi les douleurs étrangères à l’amour. Par le feu de la vie unifiée, vous les allumerez à leur tour… Ah ! vraiment aidez-nous… Hâtez-vous d’aimer ! [177].

La seconde Hadewijch a vécu probablement près de Bruges. Active vers 1280, elle décrit la nudité d’esprit [178]. L’âme doit s’abîmer dans un non-savoir sans fond :

Si je désire quelque chose, je l’ignore, car dans une ignorance sans fond je me suis perdue moi-même.

Ruusbroec reprend cette citation et s’en inspire lorsqu’il décrit la vision sans intermédiaire, consistant à être absorbé dans un simple regard.  Ruusbroec et le “bon cuisinier” Jan van Leeuwen, ont tenu cette Hadewijch en très grande estime : « Les livres de Ruusbroec ne comportent pour ainsi dire aucune citation d’auteurs ; seules l’Écriture et Hadewijch sont citées fort souvent et littéralement » [179].

Ah mon Dieu quelle aventure

de ne plus entendre, de ne plus voir

ce que nous suivons, ce que nous fuyons,

ce que nous aimons, ce que nous craignons.

Nous avons cru jadis posséder quelque chose,

mais c’est du tout au rien que nous chasse l’amour.[180].

Et :

L’unité de la vérité nue,

abolissant toutes les raisons,

me tient en cette vacuité

et m’adapte à la nature simple

de l’Éternité de l’éternelle Essence.

Ici de toutes raisons je suis dépouillée;

Ceux qui n’ont jamais compris l’Écriture,

ne sauraient en raisonnant expliquer

ce que j’ai trouvé en moi-même - sans milieu, sans voile - au-dessus des paroles.[181].

Hadewijch II influence aussi une troisième béguine, au sort plus malheureux encore que celui de la première Hadewijch qui disparut en prenant peut-être refuge au service d’une léproserie ou d’un hôpital[182]. Il s’agit de la figure de Marguerite Porete, qui fut considérée longtemps comme une hérétique, et dont la fin fut dramatique :

Marguerite Porete

Marguerite Porete (~1250-1310) naît peut-être à Valenciennes. Son Miroir des simples âmes anéanties apparaît en ~1290 avec trois approbations qui figurent en tête de versions latines et anglaises. L’évêque de Cambrai condamne cependant l’ouvrage en 1300, le faisant brûler publiquement à Valenciennes. En 1306-1307, Marguerite Porete adresse des exemplaires à différents notables, notamment à l’évêque de Châlons-sur-Marne. De nouvelles dénonciations provoquent un nouveau procès diocésain.

L’évêque de Cambrai n’est autre que Philippe de Marigny, l’âme damnée de Philippe le Bel. Marguerite est conduite devant l’Inquisition de Haute-Lorraine, et de là devant l’Inquisition de Paris, aux mains de Guillaume de Paris, parfaitement compromis lui aussi par Philippe le Bel dans la lutte contre les Templiers. C’est face à ces bourreaux qu’il faut évaluer l’attitude de la prisonnière : refus de prêter un serment de loyauté préalable à l’instruction du procès,  puis refus de recevoir l’absolution pour des fautes qu’elle soutenait ne point avoir commises.

Excommuniée, elle est déclarée relapse le 30 mai 1310 et consignée le lendemain au bras séculier pour être publiquement brûlée avec son ouvrage : l’exécution intervient dès le premier juin 1310 sur la place de Grève ; son compte-rendu évoque la dignité de la victime tandis que le grand succès du Miroir explique la mise en scène impressionnante de son procès auquel toutes les autorités de la Sorbonne participèrent.

Le texte du Miroir se présente comme un dialogue entre Raison, Amour, l’âme[183]. Il vaut la peine de surmonter une forme littéraire étrangère aux habitudes du lecteur moderne [184]. Nous donnons un extrait du cinquième chapitre qui propose un plan en neuf points. Nous éclairons ce beau programme, d’expression très dense, par quelques extraits de l’auto-commentaire placés entre crochets à la suite de chaque point abordé [185] :

Amour : Mais il y a une autre vie, que nous appelons « paix de charité en vie anéantie » [...] demandant que l’on puisse trouver

I  une âme,

[Elle ne veut plus rien qui vienne par un intermédiaire, ... elle ne cherche pas la science divine parmi les maîtres de ce siècle mais en mépris véritable du monde et d’elle-même.]

II qui se sauve par la foi et sans œuvres,

[C’est-à-dire que cette âme anéantie a en elle-même si grande connaissance par la vertu de foi, et qu’elle est en elle-même si occupée à entretenir ce que Foi lui administre ... que rien de créé ne peut demeurer en sa mémoire sans passer brièvement du fait de cette autre occupation qui a investi son entendement. Cette âme ne peut plus faire d’œuvres ; aussi est-elle certainement assez excusée et justifiée, en croyant sans œuvrer que Dieu est bon sans mesure].

III qui soit seulement en Amour,

[Une telle âme ne mendie ni ne demande rien aux créatures.]

IV qui ne fasse rien à cause de Dieu,

[C’est-à-dire que Dieu n’a que faire de son œuvre, et que cette âme n’a que faire de rien, sinon de ce dont Dieu a à faire. Elle ne se soucie pas d’elle-même; que Dieu s’en soucie, lui qui l’aime plus qu’elle ne s’aime elle-même !]  

V qui ne délaisse rien à cause de Dieu,

VI à qui l’on ne puisse rien apprendre,

VII à qui l’on ne puisse rien enlever,

VIII ni donner,

IX et qui n’ait point de volonté,

[Tout ce que cette âme veut en y consentant, c’est ce que Dieu veut qu’elle veuille, et elle le veut pour accomplir la volonté de Dieu et non la sienne]. 

Marguerite, flamande, utilise une belle image marine pour indiquer comment l’esprit limité ne peut décrire l’infini divin :

Je sais en vérité que, pas plus que l’on pourrait compter les vagues de la mer par grand vent, personne ne peut décrire ou dire ce que saisit l’esprit, si peu et si petitement qu’il saisisse quelque chose de Dieu.[186].

 La « bonté de Dieu », c’est-à-dire l’Amour, peut opérer simultanément - car il ne saurait être un simple moyen - l’anéantissement de la volonté humaine et l’envahissement libérateur par la vie divine :

Je me repose en paix complètement, seule, réduite à rien, toute à la courtoisie de la seule bonté de Dieu, sans qu’un seul vouloir me fasse bouger, quelle qu’en soit la richesse. L’accomplissement de mon œuvre, c’est de toujours ne rien vouloir. Car pour autant que je ne veux rien, je suis seule en Lui, sans moi, et toute libérée ; alors qu’en voulant quelque chose, je suis avec moi, et je perds ainsi ma liberté.[187].

La « perte en Dieu » s’ensuit :

Le sixième état, c’est que l’âme ne se voie point elle-même, quelque abîme d’humilité qu’elle ait en elle, ni ne voie Dieu, quelque bonté très haute qui soit la sienne. Mais Dieu se voit alors en elle, par sa majesté divine qui illumine cette âme de Lui-même, si bien qu’elle ne voit rien qui puisse être hors de Dieu même…[188].

L’influence cachée de Marguerite Porete s’étendrait jusqu’à Catherine de Gênes, malgré la destruction de nombreux manuscrits.[189]

Monachisme féminin

Fondés dès le début du XII siècle,  les monastères abritant des femmes cherchent « à s’agréger aux ordres naissants, cisterciens et chartreux, puis aux congrégations bénédictines ; mais l’incorporation ne se fait pas sans résistance des moines qui hésitent à prendre en charge des maisons féminines ; une certaine autonomie leur est d’ailleurs laissée sous l’autorité de l’abbesse ou de la prieure. » Ces monastères abritent des écoles de filles et sont les foyers de la culture féminine du Moyen Âge [190].

Parmi leurs nombreuses moniales, la plus célèbre de nos jours, grâce à ses dons musicaux et littéraires, est Hildegarde de Bingen (1098-1179), bénédictine allemande. Elle eut été fort surprise de l’écho qu’elle suscite aujourd’hui ! Elle « n’est pas à proprement parler une mystique » car « ses écrits majeurs s’inscrivent dans le genre prophétique » [191]. D’autres figures de moniales appartiennent au genre visionnaire...

Du point de vue mystique se détachent trois Ida et deux Mechtildes :

-- Ida de Nivelle (-1231) amie de Béatrice de Nazareth, Ida de Louvain, Ida de Leeuw (~ -1260). Elles n’ont pas laissé d’écrits mais leurs Vitae, rédigées par des cisterciens proches, exposent leur vécu et leur relation avec le monde « dans un climat d’humilité et de charité. » [192].

-- Mechtilde de Magdebourg (~1212-1282/94) [193]  fut béguine puis moniale :

[l’âme] s’est écoulée une première fois du cœur de Dieu et doit à nouveau retourner en ce lieu.

C’est la nature de l’amour de s’épancher d’abord en douceur ; ensuite il devient riche par la connaissance, et en troisième lieu, il devient avide et désireux de déréliction.

-- Mechtilde de Hackeborn (1241-1299) [194] était la supérieure du couvent d’Helfta et l’amie de la « grande Gertrude » :

Gertrude d’Helfta

Simple moniale dans le monastère « noble » d’Helfta, sainte Gertrude (1256-1301) travailla à la copie de manuscrits du scriptorium. Elle est à peu près étrangère aux tendances abstraites des mouvements spirituels rhénans.[195].

Au bout de quelques jours, recueillie en elle-même, elle constata que son âme brillait encore de cette même blancheur dont elle avait eu alors conscience et se prit à redouter que cette vue d'une telle intégrité intérieure fût l'effet d'une illusion ; car elle pensait à part soi que cette grande pureté précédemment révélée, même si elle était réelle alors, devait maintenant ne plus paraître tout à fait sans ombre, du fait de ces cons­tantes fautes de négligence et de légèreté où la faiblesse humaine ne laisse pas de glisser. Le Seigneur consola avec bonté sa peine par ces mots : « Ne me suis-je pas réservé une puissance plus grande que celle que j'ai accordée à mes créatures? Or, le soleil créé a reçu un tel pouvoir que, si un linge blanc se souille de quelque tache, aussitôt, sous l'effet des chauds rayons, cette tache faite à sa pureté disparaît et sa blancheur première lui est rendue, même plus éclatante. À plus forte raison, moi qui suis le créateur du soleil, puis-je conserver pure de toute marque du péché et des imperfec­tions l'âme sur laquelle je dirige le regard de ma miséri­corde, effaçant en elle toute tache par l'ardente vertu de mon amour. »[196].

Elle dit au Seigneur : « Alors que votre généreuse tendresse, Seigneur, me favorise de cette grâce si incroyablement douce, que donnerez-vous aussi à ceux qui, se trouvant appliqués actuellement aux tra­vaux extérieurs, ne jouissent guère de grâces semblables? » -- Et le Seigneur : « Je les oins de baume bien qu'ils soient comme endormis. » Réfléchissant à la vertu du baume, elle admira grandement que le fruit en soit le même, que les âmes s'adonnent à la vie spirituelle ou non, puisque l'effet du baume est de préserver de la corruption les corps qui en sont oints, important peu que cette onction soit faite pendant le sommeil ou en état de veille. En outre, il lui vint en exemple une analogie plus éclairante encore, à savoir que, lorsque l'homme mange, c'est tout son corps dans cha­cun de ses membres qui en est réconforté, bien que la bouche seule jouisse de la saveur de la nourriture ; ainsi lorsque certaines âmes reçoivent des grâces spéciales, la tendresse infinie de Dieu accorde à tous les membres, spécialement à l'intérieur d'une même communauté, un accroissement de mérite, à l'exception de ceux qui s'en privent par jalousie et mauvaise volonté. [197].

Un jour, sa méditation lui fit prendre conscience de sa misère un tel mépris d'elle-même que, anxieuse et troublée, elle se demandait comment il lui serait possible de plaire à Dieu à qui voyait en elle toutes ses souillures, car là où elle ne découvrait qu'une tache, le divin et pénétrant regard en apercevait une infinité. La consolation lui fut donnée de cette réponse divine : « L'amour rend l'aimé aimable. » Elle comprit par là que, si sur terre, parmi les hommes, l'amour a tant de force que la laideur elle-même plaît à l'amant à cause de l'amour qu'il lui porte, et parfois jusqu'à lui faire désirer, par amour, de ressembler à l'aimé, comment douter que celui qui est Dieu-Charité, ne puisse, par la vertu de son amour, rendre aimables ceux qu'il aime? [198].


L’essor dans la vallée du Rhin

Les influences exercées sur le milieu rhénan par la cistercienne Béatrice de Nazareth (-1268) et par la première béguine Hadewijch (active avant 1240) furent décisives [199]. Cette dernière combinait la mystique de l’amour, typique des cisterciens, à des thèmes qui annoncent Eckhart : nous ne sommes pas encore devenus ce que nous sommes, l’amour pourtant peut rendre éternel et sans cause [200]. Elle entretenait des relations très élargies avec une recluse de Saxe ainsi qu’avec de pieuses femmes de Cologne. Les deux Hadewijch, aussi influentes sur les rhénans que sur les flamands, ont cependant toujours vécu dans le pays flamand et écrit dans le dialecte brabançon du moyen-néerlandais.

Maître Eckhart (~1260-1328)

Eckhart (~1260-1328) est né près de Gotha en Thuringe et se forme dans le sillage d’Albert le Grand, au studium generale de Cologne. Il est présent à Paris lorsque Marguerite Porete est brûlée vive. Chargé de fonctions délicates en Saxe et en Bohême au sein de l’ordre dominicain, il développe à partir de 1313 une activité intense à Strasbourg auprès de nombreux monastères de dominicaines, ainsi qu’à Cologne après ~1324, où il est probablement responsable du studium. Le célèbre procès qui lui est intenté naît de rivalités entre séculiers et réguliers ; il meurt à Avignon en 1329, avant la condamnation par l’irascible Jean XXII de vingt-huit articles tirés de son enseignement.

Laissant de côté une œuvre latine importante liée à un enseignement de nature technique, nous sommes aujourd’hui sensibles à son Liber « Benedictus » (Le livre de la consolation divine ; De l’homme noble), ainsi qu’à ses Sermons, dont une soixantaine en latin nous sont parvenus « de sa main », et dont environ cent soixante en allemand ont été préservés par des notes d’auditeurs :

Avant tout : n’accepte rien pour toi ! Abandonne-toi entièrement et laisse Dieu agir pour toi et en toi comme il veut. À lui est cette œuvre, à lui cette parole, à lui cette naissance et tout ce que tu es par ailleurs ! Car tu as renoncé à toi-même et es sorti de tes puissances et de leur activité et de la propriété personnelle de ton essence; c’est pourquoi il faut absolument que Dieu entre dans ton essence et dans tes puissances : parce que tu t’es dépouillé de tout ce qui t’est propre, t’es déserté -- comme il est écrit: « La voix crie dans le désert. » Laisse cette voix éternelle crier en toi comme il lui plaît, et sois un désert de toi-même et de toutes choses [201].

...là où l’homme va chercher et trouver Dieu du dehors, il n’est pas dans le vrai. On ne doit pas chercher ou se figurer Dieu en dehors de soi, mais le prendre comme il est mon bien propre et en moi ! Nous ne devons pas non plus servir Dieu ni accomplir nos œuvres pour un pourquoi quelconque: non pas pour Dieu, ni pour l’honneur de Dieu ni pour quoi que ce soit qui serait en dehors de nous, mais seulement pour ce qui est en nous, comme notre être, notre vie propre [202].

Un homme bon devrait avoir en Dieu une si grande confiance et une si ferme assurance et le tenir pour si bon que comptant dans sa bonté et dans son amour, il regarde comme impossible qu’un malheur lui arrive à moins qu’il ne veuille par là, ou bien lui épargner un malheur plus grand, ou bien déjà sur terre le dédommager largement, ou bien produire par ce moyen quelque chose d’incomparablement plus précieux qui ne fasse que rendre sa renommée d’autant plus magnifique. ...  Dieu - dit saint Paul - ne connaît et n’aime et ne veut en toutes choses que soi, pour l’amour de soi-même. Et Notre Seigneur: c’est la vie éternelle de connaître Dieu seul ! Dans le même esprit, les maîtres affirment que les saints au ciel connaissent les créatures non au moyen de leurs images particulières mais dans le prototype unique qu’est Dieu et dans lequel Dieu connaît tout ensemble et  aime et veut soi-même et le monde [203].

Eckhart accorde une place importante à la pensée comme mode pouvant rendre compte d’une remise totale à un Dieu qui se donne Lui-même : « Celui qui pense l’unité infinie ne peut être pensé lui-même en dehors d’elle »[204]. La conception intellectuelle maîtresse d’Eckhart est approchée par Gilson : « Puisque l’âme tient par son fond le plus intime à la Déité, elle ne peut assurément jamais être hors de Dieu, mais elle peut, ou bien s’attacher à elle-même et s’éloigner de Lui, ou bien au contraire s’attacher à ce qu’il y a en elle de plus profond et se réunir à Lui. » Ceci éviterait tout dualisme anthropomorphe : « Pour y parvenir l’homme doit s’efforcer de retrouver Dieu par delà les créatures, et la première condition pour y réussir est de comprendre qu’en elles-mêmes, c’est-à-dire indépendamment de ce qu’elles ont d’être divin, les créatures ne sont qu’un pur néant. »[205].

Dieu est néant, dit Denys. Par là on peut comprendre la même chose que ce qu’Augustin exprime ainsi : « Dieu est tout. » Cela veut dire: «  en lui il n’y a rien ! Et quand Denys dit: « Dieu est néant », ceci signifie : il n’y a pas en lui de choses quelconques.[206].

Cependant il ne faut pas « imaginer faussement que Dieu aurait projeté ou créé les créatures hors de Lui dans quelque chose d’infini ou de vide », car la création se continue à tout instant. Aussi « la créature reçoit-elle sans cesse son être du jaillissement éternel de l’Être incréé ... Le retour en Dieu se réalise dans une participation à la vie intime de Dieu, grâce à une union de l’âme avec Dieu. Cette divinisation suppose du côté de Dieu une action qui se caractérise comme une filiation. »[207].

Le quatorzième siècle voit s’opérer une scission entre le nominalisme universitaire « où la raison commence à connaître les lois naturelles des choses [de la nature], mais où la foi renvoie à la puissance absolue d’un Dieu ». Le mysticisme des couvents « va directement à Dieu sans passer par la nature, et ne retrouve ensuite la nature que toute pénétrée de Dieu et en quelque sorte résorbée en Lui ». Les mystiques sont bien éloignés de pratiquer une théologie mystique répondant au souhait exprimé par Gerson (1363-1429), chancelier de l’Université, d’être « intelligence [compréhension] claire et savoureuse des choses qui sont crues d’après l’Évangile. »[208].

L’usage du mode intellectuel est à priori aussi acceptable qu’une description d’un état, d’une révélation, de toute expérience particulière. Mais comme la dépendance vis-à-vis de la grâce disparaît dans l’exercice intellectuel pur, exercice propre à des philosophes qui admirent la puissance de pensée du témoin Eckhart, le risque d’effacer son témoignage, en ne s’attachant qu’au moyen « dialectique » utilisé pour en rendre compte, est grand. Le culte des écrits d’Eckhart est donc ambigu dès que l’on veut en déduire « une manière de », alors que c’est « sans manière et sans pourquoi » que s’accomplit l’accès à un être éternel[209].

Eckhart a-t-il vécu mystiquement au niveau de son génie intuitif ? L’historien bénédictin dom Vandenbroucke pense qu’il a rendu compte spéculativement d’expériences dont il fut témoin, en particulier chez des dominicaines et des béguines, et l’oppose au mystique anglais Rolle[210]. On rapprochera la fascination exercée par Eckhart de celle qu’exercera Silesius, et qui fera l’objet d’un même doute, venant cette fois de l’érudit laïc moderne Jean Orcibal.

Gérard Grote, disciple de Ruusbroec, mettait déjà en garde contre sa pensée comme le fit aussi violemment un autre de ses disciples, le « bon cuisinier » de Groenendael Jan van Leeuwen. En effet peu d’auditeurs sont conscients de son point de vue a-temporel (et a-spatial) qui explique certains « dits » extrêmes : « Son message est l’éternité. Jean Tauler l’avait bien remarqué : faisant allusion tout ensemble aux discours d’Eckhart et à leur interprétation erronée par ses auditeurs, il énonçait catégoriquement les affirmations suivantes : l’union de l’homme avec Dieu est un processus qui doit être compris « comme un agir hors du temps dans l’éternité, hors du créé dans l’incréé, hors de la multiplicité dans l’unité »[211] :

Cela rend Dieu plus proche que la prière (extérieure) : là ne peuvent absolument pas accéder ceux qui ont grandi selon leur raison naturelle, ceux qui se sont élevés dans leur propre mortalité et ont vécu selon leurs sens. C’est cela qu’enseignait et disait pour vous un maître bien-aimé, mais vous ne l’avez pas compris. Il parlait du point de vue de l’éternité, mais vous l’avez entendu selon la temporalité.[212].

Pour Eckart, l’éternité est une dimension qui fait irruption dans l’instant lui-même, « être-un » avec Dieu ressenti dans un mouvement de conversion décisif, irruption dans le fond : ce que l’homme est, il l’est par un don, il ne peut rien par lui-même : « Comment en tant que néant de créature, pourrait-il posséder une capacité autonome d’expérience, en laquelle Dieu serait saisi comme un objet ? Eckhart exige au contraire de l’homme un renoncement sans limite à toute possession ... l’exclusion de tout avoir au plan spirituel ...  aux antipodes d’une réalisation de l’homme par lui-même » [213] :

Dieu accomplit dans l’âme sa naissance, engendre en elle sa parole ; et l’âme la reçoit seulement, puis l’offre aux puissances de diverses façons : tantôt comme désir, tantôt comme bon propos, tantôt comme œuvre de charité, tantôt comme sentiment de gratitude, ou quelque autre forme qu’il revête pour venir à toi.[214].

Il ôte à son auditeur toute possibilité d’un « entre-deux » :

Certaines gens simples s’imaginent qu’ils devraient voir Dieu comme s’il se tenait là et eux aussi. Cela n’existe pas ! Dieu et moi nous sommes un dans la connaissance. Et de même, si je tire Dieu en moi dans l’amour, ainsi j’entre en Dieu ! [215].

Finalement ne demeure que Dieu seul :

Dieu n’aime rien en nous que sa bonté qu’Il nous manifeste. Comme le dit un saint : Dieu ne couronne rien que son propre ouvrage qu’il opère en nous ! Mais personne n’a besoin de s’effrayer si je dis que Dieu n’aime rien que soi-même : c’est là ce qu’il y a de meilleur en nous, il a en vue par là notre plus grande béatitude ! Il veut par là nous attirer en lui afin que nous nous purifiions et qu’il puisse nous transformer en lui : en sorte qu’il puisse nous aimer en lui et s’aimer en nous. Il a lui-même un tel besoin de notre amour, qu’il nous attire en lui avec tout ce qui est propre en quelque manière à nous y faire entrer, que ce soient des choses agréables ou pénibles.[216].

Tauler et Suso sont ses disciples dominicains ; Gérard Grote, lui rendit probablement souvent visite ; une rencontre avec Tauler est attestée [217]. Puis le nom même d’Eckhart sera oublié, mais son influence demeurera par l’intermédiaire de quelques sermons inclus dans les Institutions pseudo-taulériennes de 1548, si influentes sur les spirituels du XVIIe siècle français. Sa redécouverte par von Baader a lieu au XIXe siècle et sera suivie d’un véritable culte célébré par les philosophes en Allemagne ; sa renommée atteindra la France où les milieux universitaires le prennent pour le mystique du nord de l’Europe.

Suso (~1295-1366)

Il rentre dès treize ans au couvent des dominicains à Constance. Sujet d’élite envoyé au Studium generale de Cologne, il rencontre Eckhart qui tire le jeune religieux d’un scrupule touchant sa vocation. Suso le défendra dans son Livret de la Vérité composé entre sa mort et la condamnation :

La Vérité : … Remarque-le : éternellement en Dieu, toutes les créatures sont Dieu ; elles n'ont eu là aucune distinction foncière, sinon comme il a été dit. Elles sont la même vie, essence et puissance, pour autant qu'elles sont en Dieu, et elles sont l'Un même, rien de moins. Mais après l'éclosion [la création] où elles prennent leur être propre, alors chacune a son essence séparée, sa forme propre, qui lui donne sa réalité de nature [218].

 

Le disciple : L'éternel  Néant dont on pense ici, et en toute droite raison, qu'il est Néant, non parce qu'il est non-être, mais plutôt pour sa transcendante réalité, ce Néant n'a pas en lui-même la moindre distinction, mais, de lui, en tant qu'il est fécond, provient toute distinction ordonnée de toutes choses [219].

Connaître puis aimer lui demandent de longues années de retraites et de pénitence avant de devenir le guide éclairé de moniales ferventes et cultivées : « Les enseignements de Suso se réfèrent à une expérience, ils s’autorisent du témoignage d’une vie qui lui valut la réputation d’un Saint François de Souabe » [220]. Il n’échappe pas à l’affrontement du siècle entre les empereurs allemands et la papauté : peut-être est-il le « prieur de Constance » déposé par le chapitre de Lyon en 1348, alors que son innocence n’avait pas encore été reconnue. Ses dernières années semblent baignées d’une lumière sereine [221].

Le comportement de l’homme juste réside dans son abandon :

Tu dois avoir un insondable abandon. Comment, insondable ? S'il y avait une pierre et qu'elle tombât dans une eau sans fond, il faudrait qu'elle tombât toujours, car elle n'aurait pas le fond. Ainsi, l'homme devrait insondablement s'enfoncer et tomber en Dieu, qui est insondable ; et être fondé en lui, si dure chose ou quelque épreuve qui tombât sur lui, souffrance intérieure ou extérieure, ou propres fautes, que Dieu laisse peser souvent pour ton grand. bien. Tout cela devrait enfoncer l'homme d'autant plus profondément en Dieu, et il ne devrait jamais s'apercevoir de son propre fond, ni le toucher et troubler, ni se chercher, ni se viser lui-même. Il doit chercher Dieu seul, en qui il est abîmé. Qui cherche quelque chose ne cherche pas Dieu.[222].

Un homme juste se tient, en sa condition d'être créé [ou : en tant qu’il est devenu tel], plus soumis que les autres hommes, car il comprend à fond, du dedans, ce qui convient du dehors à chacun et prend toutes choses ainsi ; mais qu'il n'ait pas de lien [d’attache], cela vient de ce que lui-même opère par abandon ce que le commun opère par contrainte.[223].

L’épisode du « guenillon » qui illustre cet abandon est resté célèbre :

Il était assis, triste, dans sa cellule ... il était glacé, car c’était l’hiver ; alors une voix dit en lui : « Ouvre la fenêtre de la cellule, regarde et apprends. » Il ouvrit et regarda : il vit un chien, courant au milieu du cloître, et portant dans sa gueule un tapis râpé, et faisant avec ce tapis des gestes étonnants : il le jetait en l’air, le traînait par terre et y faisait des trous. / Alors le Serviteur leva les yeux et soupira intimement ; et il lui fut dit au-dedans : « Tout ainsi seras-tu dans la bouche de tes frères ... Il descendit prendre le tapis qu’il conserva de nombreuses années ... lorsqu’il allait éclater d’impatience il le prenait pour s’y reconnaître [224].

Elle sera plusieurs fois reprise. Madame Guyon, par exemple, dans une lettre écrite après 1710 qu’elle adresse à « l’intellectuel » baron de Metternich, la cite avec l’explication : « …Dieu lui fit comprendre que c’était ainsi qu’il [Suso] devait être en Sa main. »

Tauler (~1300-1361)

Né autour de l’an 1300 d’une famille aisée de Strasbourg, il entre vers quinze ans au couvent des Dominicains. Il étudie dans les couvents d’Allemagne du sud, achevant sa formation dans sa ville natale.

Cette période est troublée, ce qui perturbe la vie communautaire : tandis que certains frères connaissent l’abondance, d’autres souffrent de la faim. Des troubles politiques liés à l’excommunication de l’empereur poussent la majorité des frères à trouver refuge à Bâle, ville où la présence de Tauler est attestée en 1339. Les dominicains ne retrouvent leur couvent de Strasbourg qu’en 1343. Tauler est actif dans le cercle des « Amis de  Dieu ». Il se rend à Cologne en 1346 ; il ressent, lors de la peste noire de 1347, « les coups de la main de Dieu  qui anéantit tant de milliers d’hommes par une mort soudaine. » Il est devenu le père spirituel de Rulman Merswin, banquier converti qui vivait à Strasbourg dans l’Ile Verte.

L’énigmatique figure de « L’ami de Dieu de l’Oberland » serait une fiction littéraire créée par ce dernier ou par son secrétaire. À cet « ami » était attribué un ensemble de seize traités, dont un fameux récit, probablement imaginaire, de la conversion de Tauler et vingt-deux lettres [225].

Tauler exerce son apostolat à Strasbourg dans les sept couvents de dominicaines et la soixantaine de communautés de béguines (chacune comprenant une à deux douzaines de femmes). Un voyage à Paris devrait se placer après 1350, tandis qu’une visite rendue à Ruusbroec aurait pu avoir lieu au cours de la décade suivante. Il est sûr que ce dernier a fait parvenir aux Amis de Dieu de Rhénanie en 1350 un exemplaire de L’ornement des Noces spirituelles. Tauler meurt le 16 juin 1361, date gravée sur la pierre de son tombeau conservée dans le cloître de l’église protestante du Temple-Neuf, l’ancienne église des dominicains.

Son œuvre a exercée une grande influence, sur Silesius et même sur Luther aussi bien que dans le monde catholique, alors que les autres rhéno-flamands (dont Eckhart, condamné), tombaient dans un relatif oubli. Le corpus tenu pour authentique comprend au moins quatre-vingts sermons.

Leurs analyses « supposent une structure familiale de la communauté : la prieure est la mère, l’aumônier est le père spirituel, les membres de la communauté sont sœurs, filles, enfants ». Le public était composé essentiellement de religieuses ou de béguines. Tauler se désigne comme « maître de vie ». Ses emprunts à Eckhart et d’autres sont transformés de façon très personnelle.

Les trois étapes de la jubilation, de la nuit, du dépassement, débouchent dans une expérience d’unité avec Dieu dans le gemuet ou mens ou esprit, en rapport avec le grunt ou noble fond [226].

Dieu ne désire dans le monde entier qu’une seule chose, la seule dont il ait besoin, mais il la désire d’une façon si extraordinairement forte qu’il lui donne tous ses soins. Voici cette seule chose : c’est de trouver vide et préparé le noble fond qu’il a mis dans le noble esprit de l’homme, afin de pouvoir y accomplir son œuvre noble et divine. [227].

Aussi l’homme prisonnier doit tendre à son terme divin et pour cela le percevoir. Tauler utilise une analogie visuelle : il utilise l’image de la fente ou d’un treillis, premier plan qu’il faut oublier, pour accommoder sur le but lointain :

L’homme devrait tendre à Dieu avec tant d’application, qu’il n’ait plus d’attention pour toutes ces choses, qui se greffent de droite ou de gauche sur l’une ou l’autre grâces reçues. C’est tout comme quelqu’un qui, de toutes ses forces, regarderait très attentivement un objet à travers une fente étroite ou un treillis serré ; tant qu’il considère avidement, de toutes ses forces, l’objet ainsi regardé, l’intermédiaire ne l’empêche pas de voir ; mais dès qu’il dirige son attention sur cet intermédiaire et qu’il se met à l’examiner, alors cet objet interposé, si petit et si mince soit-il, lui cache l’objet qu’il voulait regarder. [228]

L’analogie profonde existe aussi dans d’autres traditions en lui ôtant tout caractère dualiste, où le ciel remplace l’objet visé par l’archer au travers d’une fente :

…comparons le Bhairava à un ciel vaste, lumineux et sans limite, qui ne serait perceptible qu’à travers un fin réseau de découpures bariolées, variées à l’infini et de surcroît constamment agitées n’ayant jamais vu le ciel autrement qu’à travers cet écran, on le confondrait avec la multitude de découpures tangibles et mouvantes, alors qu’en fait le ciel – à l’image de la pure conscience – reste intact en son essence inaltérable  indivise [229]

Voir ne suffit pas, il faut sortir de nous-mêmes dans la nudité, c’est-à-dire sans désir ni représentation :

Si nous voulons maintenant sortir de nous, bien plus nous élever en dehors et au-dessus de nous-mêmes, alors nous devons renoncer à tout vouloir, désir et agir propres. Il ne doit rester en nous qu’une simple et pure recherche de Dieu sans plus aucun désir d’avoir rien qui nous soit propre, et en quelque manière que ce soit, sans aucun désir d’être, de devenir ou d’obtenir quelque chose qui nous soit propre, mais avec la seule volonté d’être à lui, de lui faire place de la façon la plus élevée, la plus intime avec lui pour qu’il puisse accomplir son œuvre et naître en nous, sans que nous y mettions obstacle.

En effet …

…pour que l’œil puisse percevoir les images qui sont sur ce mur, ou tout autre objet, il doit n’avoir en lui aucune autre image. N’eût-il même qu’une image d’une couleur quelconque, jamais il ne pourrait en percevoir d’autre, de même l’oreille qui est pleine d’un bruit ne peut en percevoir un autre. Ainsi donc tout ce qui doit recevoir, doit être pur, net et vide.[230].

L’élan est « extraordinaire » car il est donné par Dieu :

Quand la nature a fait ainsi ce qu’elle doit faire et ne peut pas aller plus loin, étant arrivé au plus haut degré, le divin abîme vient et fait jaillir ses étincelles dans l’esprit. Par la vertu de ce secours surnaturel, l’esprit transfiguré et purifié est tiré hors de lui-même et jeté dans une recherche et un désir de Dieu, dont l’élan extraordinaire, purifié ne saurait s’exprimer. ... cela dépasse toute mesure, puisque cela provient de l’immensité divine.

Expérience du « calme silence » et de perte de conscience dans la « plongée » mystique qui assure l’unification et l’engloutissement de l’esprit :

Dans cet état, l’esprit, purifié et transfiguré, se plonge dans les divines ténèbres, dans un calme silence et dans une inconcevable et inexprimable unification. En cet engloutissement se perd toute convenance et toute disconvenance ; en cet abîme, l’esprit perd conscience de lui-même, et ne sait plus rien ni de Dieu, ni de lui-même, ni de la disconvenance, plus rien de rien, car il s’est abîmé dans l’unité de Dieu et a perdu le sentiment de toute distinction.[231].

La contemplation n’est cependant pas le terme de la vie mystique mais un viatique préparant l’homme à supporter une longue purification ; le pèlerin passe par des chemins déserts :

Voici maintenant le second degré. Quand Dieu a entraîné l’homme bien loin de toutes choses, qu’il n’est plus un enfant, quand il l’a fortifié par le rafraîchissement de la douceur, il donne alors en vérité du pain de seigle bien dur à celui qui est maintenant devenu homme et parvenu à l’âge de la maturité. ... Quand Notre Seigneur a ainsi bien préparé l’homme, par cette insupportable oppression (car cela le prépare mieux que toutes les pratiques que pourraient accomplir tous les hommes), alors le Seigneur vient et porte cette âme au troisième degré....

Ce « troisième degré » de divinisation est ressenti comme  perte dans l’être tout simple :

Dieu fait alors passer l’homme d’un mode encore humain de vie à un mode tout divin, de la détresse la plus complète à une sécurité divine. À ce degré, l’homme est tellement divinisé que tout ce qu’il est et opère, c’est Dieu qui l’est et l’opère en lui. Il est si élevé au-dessus du mode d’être naturel, qu’il devient réellement par grâce ce qu’est Dieu essentiellement par nature. Ici, l’homme a l’impression et le sentiment qu’il est comme perdu ; il ne sait, il n’éprouve, il ne sent plus rien de lui-même. Il n’a plus conscience que d’un être tout simple.[232]

Ce qui importe c’est de s’enfoncer en Dieu :

Mes enfants, en deux mots : tout ce en quoi l’homme recherche son repos et qui n’est pas uniquement Dieu, sans mélange, tout cela est vermoulu. ... Ce qui importe est de s’enfoncer, purement et simplement dans ce bien pur, simple, inconnaissable, ineffable et mystérieux qu’est Dieu, en se renonçant à soi-même et à tout ce qui peut se dévoiler en lui.[233].

La transformation passe par la nudité, néant dans le néant :

L’homme à ce moment s’abîme si profondément dans son insondable néant, il devient tellement petit, si réduit à rien, qu’il en perd tout ce qu’il a jamais reçu de Dieu ; il renvoie purement tout ce bien à Dieu qui en est l’auteur ; il le rejette comme s’il ne l’avait nullement acquis, et il se trouve ainsi anéanti et nu autant que ce qui n’est rien et n’a jamais rien acquis. C’est ainsi que le néant créé s’enfonce dans le néant incréé.

Tauler déploie son humour en décrivant cet homme noyé mais qui est cependant dans la meilleure situation possible :

… Là l’esprit s’est perdu dans l’esprit de Dieu, il s’est noyé dans la mer sans fond.

Et cependant, mes enfants, ces hommes sont en meilleure situation qu’on ne peut le comprendre et le concevoir. Cet homme devient alors un homme si profondément humain, si dégagé d’individualisme, si vertueux, si bon, d’une conduite si pleine de charité, familier et affable avec tout le monde, [et] cependant, l’on ne peut voir ou découvrir en lui aucun défaut.[234].

Quel est le chemin le plus direct ?

Bien chères enfants, celui qui parviendrait seulement à atteindre le fond de l’aveu de son propre néant, celui-là serait parvenu au chemin le plus aimable, le plus direct et le plus court, le plus rapide, le plus sûr menant à la vérité la plus haute et la plus profonde qu’on puisse atteindre en ce siècle. Pour cela, personne n’est trop vieux, ni trop faible, ni trop inexpérimenté, ni trop jeune, ni trop pauvre ni trop riche. Ce chemin c’est : « Je ne suis pas » Ah ! Quelle valeur ineffable est enfermée dans cette parole : « Je ne suis pas.» …toujours nous voulons être quelque chose, oui, Dieu nous le pardonne : nous sommes et nous voulons et voudrions toujours « être ».[235].

Au terme du chemin mystique personnel, la prière au service de la communauté des hommes devient alors pleinement efficace :

…ils s’occupent de leurs amis, des pécheurs, des âmes du purgatoire, ils pourvoient en toute charité aux besoins de chaque homme en toute la sainte chrétienté, non pas en priant individuellement pour dame Mathilde ou Cunégonde, mais d’une manière toute simplifiée et essentielle. De même que d’un seul regard, je vous contemple tous ici, assis devant moi, ainsi embrassent-ils tout d’un seul regard, comme le font les contemplatifs. Puis ils reportent leurs regards dans l’abîme de l’amour, dans la fournaise d’amour, et s’y reposent.

L’efficace de la prière est affirmé :

Alors cette ardente flamme d’amour retombe comme une rosée, sur tous ceux qui, dans la sainte chrétienté, sont dans le besoin, pour, de là, retourner bientôt dans l’abîme divin, à l’aimable repos des silencieuses ténèbres. C’est ainsi qu’ils entrent et sortent et demeurent cependant toujours dans l’aimable et silencieux abîme où est leur être, leur vie, où est aussi tout leur agir et tout leur mouvement. Où qu’on les rencontre, on ne trouve jamais en eux qu’une vie divine.[236].

Tout un chemin a été ainsi tracé, de la contemplation à l’élan, de la purification à la perte de soi dans le divin, condition du service de tous par la prière devenue efficace.


Institutions pseudo-taulériennes­ & Imitation de la vie pauvre de N.S.J.C.

Tauler et son école sont devenus très influents dans les « trois mondes » chrétiens : monde catholique de la contre-réforme (Canisius est jésuite, Surius est chartreux), monde des grandes confessions protestantes (Luther, Silesius avant sa conversion), enfin monde infiniment varié des hétérodoxes et des piétistes (J. Böhme, S. Franck…).

À cause du rayonnement unique de cette œuvre composite dans l’histoire occidentale, ajoutons quelques détails sur l’historique des éditions des œuvres dites « de Tauler ». Une petite moitié provient de sa main, soit quatre-vingt-trois sermons, et une grande moitié provient du milieu qui l’environnait, soit soixante-dix sermons, les Institutions, etc. Cette dernière et large partie du corpus qui ne sort pas directement de la plume de Tauler est souvent de très grande qualité.

La première édition de quatre-vingt-quatre sermons de Tauler parut en 1498 à Leipzig. En 1521 à Bâle, une édition en ajoute quarante, provenant d’auteurs non déclarés, dont Eckhart. En 1543, à Cologne, paraît l’édition de Canisius, qui, outre les sermons de Tauler, ajoute vingt-cinq pièces qui ne sont pas de Tauler : lettres, Göttliche Lehre… (compilation de textes d’Eckhart, de Suso, de Ruusbroec, d’extraits de Tauler), Livre des neuf états de vie de son ami Rulman Merswin, légende d’Eckhart, textes de préparation à la mort… En 1548, toujours à Cologne, Surius édite les célèbres Institutiones, traduction latine de Canisius, avec quelques additions. Toutes les éditions qui suivent, dont les traductions françaises de 1614 puis de 1665 (par Chardon), dépendent de Surius. Lui-même n’attribue le titre d’Institutiones qu’aux trente-neuf chapitres de la  Göttliche Lehre…, mais l’habitude a été prise d’utiliser le titre pour l’ensemble comprenant cent-cinquante trois sermons. On dispose aujourd’hui en français de deux traductions modernes, qui se complètent  heureusement [237].

Se limiter aux sermons « de Tauler » serait se priver de sources  de grande richesse intérieure. On ne possède qu’un seul manuscrit de sermons, « peut-être corrigé par Tauler » [238]. Ceci ne doit pas exclure, pour des raisons de style ou de forme, certaines pièces traduisant son influence. À partir d’une notation sèche de sermons, certains auditeurs retravailleront leurs schémas au risque d’y introduire leurs styles et leurs orientations mais sans affecter trop grandement le contenu : faut-il éliminer pour cela leurs textes ?

La situation est comparable à celle du corpus eckhartien  qui nous a fait préférer l’édition traditionnelle de F. Pfeiffer à l’impitoyable sélection de l’édition critique dirigée par J. Quint. Cette situation se reproduira au XVIe siècle en France dont la majorité des textes qui nous sont parvenus ont fait l’objet de profonds remaniements : traités construits à partir de lettres, réécritures. C’est par exemple le cas des « écrits » de Jean de Saint-Samson, grand mystique aveugle dictant son œuvre, et de ceux de M. de Bernières, assemblage de lettres « amélioré » par  son éditeur qui s’adapte à l’esprit de l’époque, devenu peut-être pour cette raison un succès de librairie sous le titre du livre Le Chrétien intérieur tout en conservant l’onction. Faudrait-il pour raison « d’authenticité » éliminer ces « œuvres » ?[239]

Le dernier volume des Œuvres complètes de J. T. s’intitule L’Imitation de la vie pauvre de N.S.J.C. Ce chef d’œuvre a souffert probablement d’une date peu propice pour l’édition de sa traduction française[240]  et certainement de son caractère d’apocryphe supposé. Il était cependant considéré au milieu du XIXe siècle, par l’érudit notable Ch. Schmidt, comme le « meilleur des ouvrages de Tauler, son œuvre principale » [241]. Il apparaît comme très radical, insistant sur la pauvreté absolue, intérieure et matérielle, traduisant peut-être les vues de groupes hétérodoxes, ce qui a pu nuire à son appréciation. Son contenu est plus mystique que celui d’une grande partie de la célèbre Imitation de Thomas a Kempis, marquée par l’ascèse.

L’introduction de l’édition citée de L’Imitation de la vie pauvre défend la thèse de l’attribution à Tauler et explique les circonstances particulières de la parution de cet ouvrage traduit directement de l’allemand (et non plus du latin de Surius) par l’anonyme chanoine traducteur[242].

Le texte de L’Imitation de la vie pauvre… est divisé en deux parties : « I, Nature de la vraie pauvreté ou de la perfection » : la pauvreté d’esprit nous rend semblable à Dieu dans son indépendance, sa liberté, son acte pur ; opérations de la nature, de la grâce. « II, Moyens pour arriver à la vraie pauvreté… » : Les obstacles rencontrés, quatre moyens à mettre en œuvre, quatre chemins, conclusion. Nous ne pouvons ici qu’inciter à découvrir cette œuvre très dense :

86. Dieu ne peut pas donner à la volonté qui l’aime, un amour inférieur à celui qu’il reçoit, et celui qu’il reçoit n’est pas autre chose que la mesure comble qu’il donne, en se donnant Lui-même ; et c’est ainsi que la volonté, en cherchant de plus en plus à embrasser Dieu dans une étreinte amoureuse, se trouve devant un bien toujours plus grand à saisir et à embrasser encore et ce qu'il lui reste à posséder de ce bien la réjouit plus que ce que, déjà, elle a le bonheur d'avoir. [243].

99. La renaissance intérieure a lieu quand l'âme éclairée de la lumière divine pénètre dans le sein paternel de Dieu et lui fait don de toutes ses puissances, de son cœur, de toutes ses facultés, les lui abandonnant comme une pâture. Elle se perd toute entière en Lui ; elle n'a plus de cœur, plus de force, plus de volonté. Et Dieu lui donne en retour son cœur, sa volonté, sa force. Le cœur de l'homme devient ainsi un cœur divin…[244].

Achevons sur les Explications et Conclusions qui terminent cet ouvrage méconnu aujourd’hui mais fort lu en son temps :

§ 3. Dieu infiniment simple demande la simplicité et l'unité.

126. Ainsi donc, voulez-vous ne pas être trompé? N'occupez pas votre esprit à la multiplicité des choses extérieures. Il y a trop d'illusions. Retirez-vous dans votre intérieur et visez l'unité de la vie spirituelle. Dans cette unité et cette pureté vous ne pouvez pas vous tromper. N'allez pas vous égarer dans le domaine de l'imagination où toutes les erreurs sont possibles, car vous seriez exposé à prendre pour autant de vérités des images vaines ou curieuses. […] Dieu est invisible, élevé au-dessus de toutes les images et de toutes les représentations des sens. Ce qu'il opère et communique est tellement simple que personne ne peut le représenter par des images, que dis-je ? personne ne peut en parler. Celui-là seul qui en a fait l'expérience connaît la vérité pure : il sait qu'il en est ainsi et il ne veut rien savoir des visions ou révélations qui se produisent, surtout à notre époque. […]

127. Bien plus, il peut arriver qu'une âme simple et pure, unie à Jésus-Christ par l'amour le plus parfait, soit obligée de renoncer à toute représentation par figure qu'elle s'est faite de la Vérité divine, si elle veut rester dans toute sa pureté et sa simplicité et ne pas mettre obstacle à l'opération divine en elle, car (ne l'oublions pas) l'action immédiate de Dieu est au dessus de toute représentation par figures et par images. Sans doute, tel homme parfait sera peut-être mis en demeure de se faire intellectuellement une représentation, une idée de la Vérité, afin de pouvoir la transmettre à son prochain d'une manière claire et intelligible. Mais, ce devoir de charité une fois rempli, la représentation de cet objet devra disparaltre de nouveau de son esprit […]

128. Cet amour si ardent et si fort est appelé l'amour agissant, parce qu'il opère aussi longtemps qu'il y a dans I'homme une imperfection à détruire. Quand toutes les inégalités, tous les défauts ont disparu, quand tous les obstacles ont été éloignés, quand la victoire est complète, alors le cœur est envahi par la paix la plus douce, par l'amour le plus suave. C'est l'amour patient, l'amour qui souffre Dieu. Ce n’est plus lui qui agit, c'est Dieu qui agit et l'âme qui subit l'action divine. Cette âme pénètre en Dieu, dans son éternité, et Dieu l'attire par lui-même, en Lui-même, et de la sorte, il se fait que l'amour de Dieu et l’amour de l'âme ne sont plus qu'un seul et même amour. […]

  129. C'est dans le fond très simple et très pur de notre âme que se produit cet amour divin très simple et très pur. Cet amour fait désormais les délices et la joie la plus vraie du cœur ; joie sans aucune illusion, délices véritables, parce qu'elles sont surnaturelles, vraiment divines. Impossible d'y trouver la moindre opposition avec la Vérité qui est Dieu même. Non seulement cette joie divine n'est pas sujette à la moindre illusion ou erreur, mais elle fait disparaître toutes les joies naturelles qui seraient contraires à Dieu. Cependant cette souveraine douceur de l'esprit ne doit pas être regardée comme la fin suprême de l'âme. Ce n'est pas à cause de cette joie que l'âme doit aimer Dieu, que dis-je ? elle doit être prête à y renoncer. Dieu veut être aimé pour Lui-même. […][245].

 

 

 


Jan van Ruusbroec (1293-1381)

Un siècle de troubles

Le siècle où vécut Ruusbroec est une période de luttes civiles entre les artisans et les patriciens peuplant les grandes villes. Elles n’ont rien à envier aux célèbres luttes intestines qui affligèrent les cités italiennes. S’y ajoutent, contrepoint aux luttes qui opposèrent au sud la Papauté et l’Empire, des guerres entre bourgeois et noblesse locale renforcée par les chevaliers français venus par deux fois à leur secours ; finalement une compétition féroce entre Flamands du nord et Brabançons de la région de Bruxelles entraînera l’écrasement des communes et sera suivie d’une longue servitude commune aux deux provinces.

A. Wautier d’Aygaliers livre une description très vivante de ces luttes sociales qui marquèrent le siècle de Ruusbroec [246] : « En 1280, il s’agit d’une véritable révolution, qui jette les artisans coalisés contre les patriciens. Elle court, comme une flamme, de ville en ville, soutenue en Flandre par le comte Gui de Dampierre, humilié de se sentir sous l’autorité croissante des gildes. » La lutte dure vingt ans et le patriciat demande l’aide de Philippe le Bel, mais « armés de piques, de masses ferrées, de terribles bâtons hérissés de pointes, les artisans se rallient dans la plaine de Courtrai» et livrent la célèbre bataille de 1302 : « au soir, les cadavres des beaux chevaliers jonchaient la plaine, étoilée de milliers d’éperons d’or. ».

Les luttes se poursuivent alternant succès et défaites des métiers. En 1305, les métiers s’emparent de la maison commune et réorganisent l’échevinage. Mais le duc de Brabant taille en pièces les métiers, quelques semaines après, dans la plaine de Vilvorde. En outre, pour assurer par l’effroi une absolue obéissance, il fait enterrer vif les meneurs du mouvement. Inversement en 1327, règnera « une véritable terreur rouge » sous la direction de Jacques Peit, jusqu’au moment où les révoltés, à bout de souffle, sont écrasés à Cassel par Philippe de Valois. Ce dernier fait décréter en 1336 la cessation du commerce avec l’Angleterre, ce qui entraîne la ruine et la famine pour la Flandre laborieuse. La révolte s’ensuit : « c’est un patricien maintenant qui prend en main la cause des appauvris : Jacques van Artevelde. Il n’hésite pas à appeler à son aide Édouard III, et réussit, par cette alliance, à rouvrir les marchés anglais. ».  

Appelé contre les révoltés, le roi de France consomme l’écrasement des communes. Cet écrasement final suivi du terrible massacre de Gand aura lieu en 1382, l’année qui suit la mort de Ruusbroec. Ils sont décrits d’un point de vue tout opposé à celui de Wautier d’Aygaliers, par le royaliste De Barante au début de son Histoire des ducs de Bourgogne, attachant chef-d’œuvre romantique[247] : on y évoque cependant bien des horreurs et comment, après les massacres de bourgeois, les chevaliers bretons emportèrent sur leurs chariots les richesses des Flandres…

La vie et les œuvres

Le biographe moderne de Ruusbroec commence ainsi son Ruusbroec l’Admirable [248] : « Ses œuvres ont toujours trouvé de paisibles lecteurs et admirateurs ; avec application, des copistes les ont maintes fois retranscrites sur parchemin ou sur papier : plus de deux cents manuscrits en font foi. Mais pour la vie de Ruusbroec, nous ne disposons que d’un récit biographique dont de nombreux éléments sont sujets à caution… » Il s’agit d’un court écrit latin rédigé vers 1420 par un chanoine de Groenendael connu sous son nom latinisé d’Henricus Pomerius (-1469), qui suit le stéréotype médiéval des vies des saints [249].

 Cependant, contrairement aux habitudes des hagiographes, Pomerius omet tout éloge des parents et quelques détails donnés involontairement sur la mère font question. En effet, vers sa onzième année Ruusbroec est accueilli par le chanoine Jean Hinckaert tandis que sa mère se fixe au béguinage de Bruxelles.

Il fait les études qui préparaient normalement à être prêtre et il est cultivé, contrairement à une légende. Ordonné en 1317, il est chapelain de Sainte-Gudule à Bruxelles jusqu’en 1343 ; c’est « l’unique fait que nous connaissions avec certitude quant au séjour de Ruusbroec dans la capitale du duché de Brabant ». Ses cinq premiers traités ont été entièrement rédigés à Bruxelles : Le Royaume des Amants de Dieu, Les Noces spirituelles, La Pierre brillante, Les Quatre Tentations, De la foi chrétienne ; avant de partir à Groenendael, « la vallée verte », Ruusbroec a également rédigé la première partie de son traité le plus long, Le livre du Tabernacle spirituel. « Ruusbroec expérimenta les sommets de l’expérience mystique tandis qu’il exerçait l’apostolat d’un simple prêtre, au milieu de l’intense activité de la ville… »  [250].

Nous disposons d’un unique témoignage sur sa vie en ville, dont on devine que Pomerius l’entendit raconter de vive voix par Ruusbroec, car on y retrouve l’accent confiant de ce dernier :

Il était toujours paisible, silencieux, peu soucieux de son vêtement ... Deux séculiers considérant la simplicité de son habit, l’un d’eux se mit à dire : Plût à Dieu que je fusse doué d’une sainteté de vie aussi grande que celle de ce prêtre ! À quoi l’autre répondit : Pour tout l’or du monde, je ne voudrais certes pas être à sa place ; car alors, je n’aurais pas un seul jour de bonheur ! Ce que le saint homme entendant par hasard, pensait au fond de son âme : Ah ! tu connais peu de quelle suavité sont pénétrés ceux qui ont goûté l’esprit de Dieu ! [251].

À l’époque, les chanoines animent les écoles des villes en même temps qu’ils assurent des fonctions liturgiques. Mais certains recherchent une vie semi cloîtrée « auprès des églises pour lesquelles ils ont été ordonnés, [ayant] table commune et dortoir commun », mettant en commun « tous les biens qui leur viennent de l’Église», selon une adresse aux évêques de France rédigée un peu avant 1059 [252]. Au XIVe siècle, l’apogée du  grand mouvement de réforme est déjà passée : l’extension des ordres franciscains et dominicains qui ont un contact plus direct avec le peuple d’une part, et celui des universités qui diminuent le rôle des écoles cathédrales d’autre part, font progressivement disparaître les chanoines en tant que membres de communautés actives et le titre seul perdurera. Seule la « dévotion moderne » échappera à ce déclin.

À l’âge de cinquante ans, Ruusbroec décide, avec Hinckaert (-1350) et Frank de Coudenberg (-1386), de former  une congrégation de chanoines réguliers. « Le départ vers Groenendael ne fut pas décidé précipitamment, ni à la légère : c’est avant avril 1339 que Frank de Coudenberg avait renoncé à sa prébende et à son titre de chanoine » [253]. Les trois fondateurs s’établissent durant la semaine de Pâques de 1343 dans la « vallée verte » en forêt de Soignes, à une trentaine de kilomètres au sud de Bruxelles ; aujourd’hui une inscription marque l’emplacement, fort humide, de leur ermitage, qui devint un grand monastère, détruit aujourd’hui.

Ils cherchent simplement une retraite et ils vivent durant les premières années sans règle ni supérieur. « Frank de Coudenberg fut nommé curé par l’évêque Guy de Cambrai : cela signifie qu’il avait la charge spirituelle du petit groupe (et des sangliers et des cerfs de la forêt !) Les nouveaux habitants de Groenendael construisirent une petite chapelle… » [254].

On note l’absence de toute institution fortement structurée : « Ruusbroec et ses compagnons ne sont pas entrés chez les chartreux, alors qu’ils connaissent l’existence de la chartreuse de Hérinnes (fondée en 1315). Ils ne sont pas entrés dans un couvent existant et ils n’ont pas davantage désiré en 1343 fonder un couvent nouveau […] ils se sont laissés porter par le désir intense de découvrir par eux-mêmes le mode de vie qui convenait le mieux à leur vocation intérieure. Les trois compagnons bruxellois ne partirent pas à Groenendaal pour y vivre selon un modèle déjà fixé. Ils sont restés pendant sept ans ce qu’ils étaient déjà à Bruxelles : des prêtres séculiers vivant en communauté.  » [255].

On devine la pression des institutions : « Au début de mars 1350, Frank de Coudenberg se mit en route pour Cambrai afin de prendre conseil auprès de l’évêque au sujet de bruits qui circulaient […] l’évêque décida de faire le voyage à Groenendael. Le 10 mars 1350, Frank de Coudenberg et Jean de Ruusbroec reçurent de ses mains l’habit des chanoines réguliers suivant la règle de Saint Augustin. Le lendemain, Frank de Coudenberg fut nommé premier prévôt du nouveau prieuré, et reçut plein pouvoir d’accueillir dans la communauté de nouveaux frères. Ainsi la chapellenie devint-elle prieuré. » Tel est le rapport concis de Sayman de Wijc, archiviste de Groenendael [256].

Ruusbroec n’est pas un isolé, il visite certainement des franciscaines clarisses et des cisterciens voisins. Dès 1350 ses œuvres diffusent à Strasbourg, Bâle, Cologne, et la « Vallée verte » rayonne sur une constellation de fondations. Selon Pomerius [257] :

Quand ses confrères ou des visiteurs lui demandaient un mot d’édification, il se faisait le plus souvent un plaisir s’accéder à leur requête. Les mots lui coulaient alors de la bouche avec une telle abondance et une telle facilité, qu’une image se représentait à l’esprit, celle d’un tonneau rempli de nouveau vin ... D’autres fois, aucune parole ne jaillissait de ses lèvres, même lorsque les visiteurs étaient des personnes célèbres et haut placées. C’était alors comme s’il n’avait jamais reçu aucune lumière de l’Esprit Saint. Quand cela lui arrivait, il prenait sa tête dans les mains pour retrouver la lumière intérieure. Mais si elle ne lui était pas donnée, il disait sans honte : « Mes enfants, ne le prenez pas en mauvaise part, ce ne sera pas pour cette fois-ci. » 

Entre 1346 et 1361, Ruusbroec écrit quatre ouvrages pour une simple clarisse, sœur Marguerite de Meerbeke : une Lettre très personnelle, Les sept clôtures, le Miroir du salut éternel [258], Les sept degrés de l’échelle d’amour spirituel. Ses dernières œuvres sont : Le livre de la plus haute vérité, expliquant son tout premier traité ; Les Douze Béguines, long mais bel ouvrage, peut-être une compilation d’écrits inédits par ses confrères ; une collection de sept Lettres. Il meurt, âgé de 88 ans, en 1381.

L’œuvre de Ruusbroec peut être lue entièrement car elle n’est pas très volumineuse. L’édition critique est très recommandée pour ses introductions, ses glossaires permettant une approche directe du brabançon en s’aidant de la remarquable quasi-translittération anglaise, sans oublier la bonne adaptation latine de Surius. En français, la traduction récente par Dom Louf a pris heureusement le relais de celle des bénédictins de Saint-Paul de Wisques. Cependant elle ne fait pas oublier l’Introduction et la traduction structurée et inspirée des Noces par  J.-A. Bizet [259]. Nous donnons en note les titres en quatre langues des œuvres en suivant l’ordre de composition probable afin de faciliter une lecture suivant l’ordre chronologique [260].

On ne sait pas dans quelle mesure l’œuvre fut retravaillée, tout comme l’on doute de certains faits avancés par l’hagiographe Pomerius. Jean Orcibal souligne « l’invraisemblance de l’épisode de l’hérétique Bloemardinne », ainsi que l’influence certaine de Guillaume de Saint-Thierry [261]. Le « Bon Cuisinier » Jean de Leeuwen (~1300-1378) nous confirmera bientôt l’influence d’Hadewijch II.

Le Royaume des amants, premier des écrits, présente déjà la racine unique d’une arborescence des thèmes incessamment repris dans les écrits qui suivront, mêlant les représentations et croyances médiévales du chanoine (parfois déconcertantes) à l’ouverture de la voie par le mystique accompli (peu métaphysicien ; on se situe à l’inverse d’Eckhart). Cette racine est le thème fondamental de l’amour, et de l’amour sous toutes ses formes, reprenant le terme Minne dominant chez Hadewijch II.

Cette base qui supporte toute l’œuvre est omniprésente dans le Miroir de la vie éternelle destiné à une sœur Marguerite et plus simplement écrit. « Unité d’amour », « nu-amour », « enivrement », l’étude de ces divers aspects reste à faire. Ruusbroec apparaît dès son premier écrit comme le chantre de l’amour comme tous les mystiques, mais lui sait tout rattacher à cette origine et fin. Il s’agit d’un élan dynamique menant à l’unité et conjoint avec elle.

Le thème de l’amour est quasiment absent de présentations modernes assez complexes. Ainsi dom Louf, son traducteur le plus récent, ne lui accorde aucune place dans son introduction au Royaume des amants et ne consacre au terme minne qu’une très modeste définition dans son glossaire répété à la fin de chaque volume. Peut-être à cause de l’omniprésence même du thème, jugé donc comme constituant une enveloppe trop vaste, le français ne disposant que d’un seul mot ambigu ?

Présentons les Noces spirituelles, ouvrage dont la structure est soulignée par l’heureux découpage du traducteur Bizet.

Les Noces spirituelles : Thèmes. Incertitude des traductions. Aperçu.

Intérieurement, Ruusbroec, avec l’heureux optimisme médiéval d’avant la peste noire qu’il a traversée adulte, met en avant la grandeur de notre vocation mystique et affirme la possibilité de son  aboutissement : « Avec l’aide de la raison illuminée, le mystique peut connaître Dieu par Dieu. … L’amour, en effet, nous arme de ses dons et illumine notre raison … Ruusbroec ne propose pas sa spiritualité à des âmes timides, mais bien à des amants intrépides, désirant mettre tous leurs talents au service du Bien-Aimé. Enfin la spiritualité de Ruusbroec possède un optimisme et un dynamisme extraordinaires. La nuit obscure de la vocation mystique n’est certes pas passée sous silence, mais cette nuit paraît courte en comparaison du jour rayonnant de soleil et de lumière. » [262].

Cet aboutissement permet le service d’autrui mais sa spiritualité sans clôture n’oriente pas l’homme vers une vie exclusivement contemplative. Le but n’est pas la contemplation divine, mais l’activité unifiée d’un homme adonné à la vie commune : il rentre en lui-même dans la prière à Dieu et sort vers le dehors pour le service du prochain, selon ce qui se présente. Ruusbroec décrit cet idéal en quelques images très simples :

L’esprit de Dieu nous pousse au dehors, pour l’amour et les œuvres de vertu, et il nous aspire et nous ramène en lui pour nous faire reposer et jouir, et cela est vie éternelle. C’est de même que nous expirons l’air qui est en nous et aspirons un air nouveau... Ainsi donc, entrer dans une jouissance oisive, sortir dans les bonnes œuvres et demeurer toujours uni à l’Esprit de Dieu, c’est là ce que je veux dire. De même que nous ouvrons nos yeux de chair pour voir et les refermons si vite que nous ne le sentons même pas, ainsi nous expirons en Dieu, nous vivons de Dieu et nous demeurons toujours un avec Dieu [263].

L’aventure du retour de l’âme à Dieu par « les degrés que sont la découverte de la ressemblance, de l’union et de l’unité sans distinction [264] » forme le sujet des Noces spirituelles. Pour ce texte du Die Geestelike Brulocht accessible aux siècles passés par l’intermédiaire de la traduction latine De ornatu spiritalium nuptiarum par Surius, on dispose d’une traduction en anglais moderne, The Spiritual Espousals, qui fait face à l’original moyen néerlandais en le suivant de très près [265].

Pour exemple, pour inciter à la prudence vis-à-vis de toute adaptation faite à partir d’une langue étrangère, comparons cinq traductions d’un très court fragment emprunté à la conclusion des Noces : elles montrent la diversité des perceptions d’un passage essentiel, il est vrai assez obscur, alors même que tous les traducteurs cités veillent avec soin à éviter tout contresens.

Nous soulignons quelques termes qui peuvent être équivoques : gouffre ou abîme ne rendent pas compte de la dynamique traduite par tourbillon, whirlpool, wiel ; on relève des variations entre engloutir ou inclure ou embrasser…; ou bien entre céder ou se résorber… ; il existe un grand écart entre la paisible perte amoureuse ou la force et l’élan traduits par flot de l’amour ou loving transport. Les traductions  précèdent l’original brabançon :

For in this fathomless whirlpool of simplicity, all things are encompassed in enjoyable blessedness, whereas the ground itself remains totally uncomprehended, unless it be by essential unity. The persons and everything that is living in God must yield before this, for here there exists nothing but an eternal rest in an enjoyable embrace of loving transport.[266].

Dans ce gouffre sans fond de la simplicité toutes choses sont englouties en béatitude fruitive ; mais le fond lui-même demeure totalement incompris, si ce n’est de l’unité essentielle. Les personnes et tout ce qui vit en Dieu doivent céder devant cette unité ; car il n’y a ici autre chose qu’un repos éternel en un embrassement de jouissance où l’on se perd amoureusement.[267].

Or dans ce gouffre sans fond de la Simplicité sont incluses toutes choses dans la béatitude fruitive, le fond y échappe toutefois, sauf dans l’unité essentielle. À cet endroit les personnes doivent se résorber, ainsi que tout ce qui vit en Dieu, car il n’y a ici qu’un éternel repos dans l’embrassement exaltant où tout s’écoule dans l’amour.[268].

Car dans le tourbillon sans fond de la simplicité, toute chose est étreinte dans la béatitude de la fruition, le fond échappant tout entier à notre saisie, sinon par le truchement de l’unité essentielle. Face à cette unité, les Personnes doivent céder et, avec elles, tout ce qui vit en Dieu. Car rien d’autre n’existe ici qu’un repos éternel, dans l’étreinte fruitive de l’écoulement d’amour. [269].

Want in desen grondelosen [fathomless] wiele [whirlpool]  der simpelheit [simplicity] werden [become] alle dinc [thing] bevaen [encompass] in ghebrukelijcker [enjoyable] salicheit [blessedness], ende [end] die gront [ground]  blivet [remain] selve al ombegrepen [unapprehended, uncomprehended], het en si met [with (whom)] weselijker [essential] eenicheit [oneness]. Hier vore [before, heterofore] moeten die persone wiken [yield], ende al dat in gode [Dieu]  levet [live], want hier en es anders [autre] niet dan een eewich [éternel] rasten [rest]  in eenen ghebrukelijcken omvanghe [caress, embrace] minlijcker [loving]  ontvlotentheit [transport].[270].

Maintenant que le lecteur a perçu la difficulté d’accéder au texte original, voici un aperçu de l’ensemble des Noces[271] dans la traduction par Bizet. Une montée revit comme en spirale par trois fois la citation évangélique extraite de la parabole des vierges folles et sages : « Voyez... sortez... ».

« Voyez, l’époux vient, sortez au-devant de lui : » Ce que nous exposons selon trois niveaux : vie active des commençants, vie intérieure dans le désir de Dieu, vie de contemplation divine.

Le premier niveau de la vie active est celui où l’initiative divine et ses dons conduisent à l’abandon de notre volonté propre et à une extrême humilité.

« Voyez : » …survient une lumière plus haute de la grâce divine, pareille à un rayon de soleil versé dans l’âme sans mérite de sa part et sans désir adéquat ... de la grâce de Dieu et de la libre conversion de la volonté éclairée par la grâce, jaillit la charité, c’est-à-dire l’amour divin; et de l’amour divin résulte le troisième point, à savoir la purification de la conscience [272].

« L’Époux vient : » Dans le premier [avènement] Il s’est fait homme pour l’amour de l’homme, par charité. Le second avènement a lieu quotidiennement et se renouvelle fréquemment de maintes manières dans chaque cœur aimant, apportant de nouvelles grâces, de nouveaux dons, selon que chacun est capable d’en recevoir. Dans le troisième on considère sa venue pour le jugement ou à l’heure de la mort.[273].

« Sortez : » Par l’abdication de la volonté propre en tout ce qu’on peut faire ou laisser faire, ou même souffrir, on ôte à l’orgueil toute matière et occasion de s’exercer et on porte l’humilité à son plus haut degré [274]. 

L’engendrement se poursuit de l’abandon à la patience, douceur, bonté, compassion, libéralité.

Celui qui est libéral … ressemble à Dieu, car il ne vit en lui-même, il ne sent, que pour se répandre et donner [275].

« À sa rencontre : » Il faut se garder de poursuivre une double fin par l’intention, c’est-à-dire d’avoir Dieu en vue et quelque chose en outre [276].

Alors vient le second niveau, celui du désir où nous sommes orientés vers Dieu, qui est tout intérieur :

« Voyez : » La troisième unité, et la plus haute, est au-dessus de notre entendement et de tout ce que nous pouvons comprendre, et pourtant elle existe essentiellement en nous [277].  ... C’est ainsi que l’homme doit rapporter à Dieu toutes ses œuvres et toute sa vie, avec une intention simple et élevée, puis reposer au-dessus de toute intention, de lui-même et de toutes choses, dans l’unité sublime où Dieu et l’esprit aimant sont unis sans intermédiaire [278]. ... Dieu nous est plus intérieur que nous ne le sommes à nous-mêmes, et son activité ou la motion qu’Il exerce en nous, naturellement ou surnaturellement, nous est plus proche et plus intime que notre propre activité.[279].

Viennent les épreuves, la détresse et un « demi doute » à la limite du désespoir, mais des rivières de grâces conduisent à la possession par l’Amour.

« L’Époux vient, sortez : »

[Premier avènement] Ils sont un objet de dédain et de rebut pour tout leur entourage. Il arrive qu’ils tombent dans la maladie et différents maux. Certains sont en proie à des tentations d’ordre charnel ou spirituel, ce qui dépasse tout. De cette détresse résulte la crainte de la chute et du même coup un demi doute. C’est là le point extrême où l’on puisse s’arrêter sans verser dans le désespoir…[280].

[Second avènement] Moyennant le premier ruisseau, qui consiste en une lumière simple, la mémoire est élevée au-dessus des suggestions des sens, placée et établie dans l’unité de l’esprit. Moyennant le second ruisseau, qui consiste en une clarté infuse, l’entendement et la raison sont illuminés pour connaître différents modes de vertus, différents exercices et le sens caché des Écritures d’une façon distincte. Moyennant le troisième ruisseau, qui consiste en une chaleur diffusée dans l’esprit, la volonté supérieure est enflammée d’un amour silencieux et dotée de dons abondants. C’est ainsi qu’on devient un homme d’esprit illuminé. [281].

[Troisième avènement] Dans cette tempête d’amour … L’homme est alors possédé par l’amour, au point d’être obligé de perdre le souvenir de lui-même et de Dieu, et de ne plus rien savoir en dehors de son amour.[282].

« À sa rencontre : »

[La base de toute union] …à la façon d’un miroir sans tache où l’image reflétée se conserverait toujours, et chaque fois que le regard s’y porte, c’est pour la connaissance, le principe d’un renouvellement perpétuel, à la lumière de nouvelles clartés. Cette unité essentielle de notre esprit avec Dieu ne subsiste pas par elle-même, mais elle demeure en Dieu, elle émane de Dieu, elle dépend de Dieu et elle revient à Dieu comme à son principe éternel.[283].

[L’union avec intermédiaire] I. Par toute œuvre rapportée à Dieu seul par intention simple avec amour, II. dans la crainte de Dieu, III. l’esprit de générosité, IV. le discernement, V. la force, VI. l’intelligence, VII. l’unité de jouissance où tout mode s’abolit, qui donne la sagesse par motion divine.[284].

L’unité émane de Dieu dont nous devenons un miroir, entrant dans le repos tout en aidant les créatures :

[L’union sans intermédiaire]. Et dans cette lumière l’esprit s’évanouit à lui-même dans un repos de pure jouissance, car ce repos est sans mode et sans fond, et on ne peut le connaître que par lui-même, c’est-à-dire en s’y livrant. Si nous pouvions en effet le connaître et le comprendre, il se prêterait à quelque mode et quelque mesure: ainsi il ne saurait nous satisfaire, ce ne serait plus la quiétude mais une perpétuelle inquiétude.[285]. ... (a) L’homme devient immobile intérieurement, impuissant en lui-même et dans toutes ses œuvres et il ne sait et ne sent rien d’autre au fond le plus intime de son être, dans son âme et dans son corps, qu’une clarté singulière avec un bien-être sensible et un goût pénétrant [286]. (b) Par touche et œuvres d’amour, (c) Selon la justice. C’est ainsi que l’homme vit selon la justice : il va vers Dieu avec un amour fervent, par une activité qui est éternelle, et en Dieu, par l’inclination à la jouissance, il entre dans un éternel repos ; et il demeure en Dieu, encore qu’il sorte pour se porter vers toutes les créatures, avec un amour commun, dans la vertu et la justice.[287].

Enfin, au troisième et dernier niveau (« Troisième livre : la vie dans la contemplation de Dieu »), Dieu s’engendre Lui-même dans le silence « où se perdent les amants » :

Nul n’y peut parvenir par son industrie ou par sa subtilité, non plus que par aucun exercice, c’est seulement celui que Dieu veut unir à son esprit et transfigurer par le don de Lui-même, qui peut accéder à la contemplation divine et nul autre . … Car comprendre et entendre Dieu au-dessus de toutes les figures, tel qu’Il est en Lui-même, c’est être dieu de par Dieu, sans intermédiaire ou quelque différence capable de s’interposer comme obstacle … celui qui veut comprendre doit être mort à lui-même et vivre en Dieu. [288]

« Voyez : » En premier lieu il doit être bien ordonné extérieurement dans la pratique de toutes les vertus, intérieurement ne buter contre aucun obstacle, et ainsi être aussi dégagé de toute activité extérieure que s’il n’en exerçait aucune. Car s’il se préoccupe intérieurement de telle ou telle œuvre de vertu, son esprit est envahi d’images, et aussi longtemps que durent ses préoccupations, il est incapable de contempler. En second lieu il doit adhérer à Dieu intérieurement, y appliquant son intention et son amour, comme enflammé d’une ardeur qui ne peut jamais s’éteindre. Dès l’instant qu’il sent en lui-même de telles dispositions, il est capable de contempler. En troisième lieu il doit se perdre lui-même dans l’indétermination sans modes, dans une ténèbre où tous les hommes adonnés à la contemplation s’égarent dans la jouissance, sans pouvoir jamais plus se retrouver eux-mêmes selon le mode des créatures.[289].

« L’Époux vient : » …Toutes les opérations d’ordre créé et toutes les pratiques de vertu doivent ici se résorber, car ici Dieu s’engendre Lui-même.[290].

« Sortez à sa rencontre : » …À cet endroit les personnes doivent se résorber, ainsi que tout ce qui vit en Dieu, car il n’y a ici qu’un éternel repos dans l’embrassement exultant où tout s’écoule dans l’amour. Et cela se passe dans l’Essence sans mode où, au-dessus de toutes choses, les esprits intérieurs ont élu leur séjour. C’est là que règne un ténébreux silence au sein duquel vont se perdre tous les amants. [291].


L’influence de Ruusbroec

Le cercle des proches.

Jean de Leeuwen (~1300-1378), le « bon cuisinier », avait exercé plusieurs métiers avant d’entrer comme frère lai dans l’ermitage de Groenendael, sous la conduite de Ruusbroec. Il y remplira jusqu’à la fin de sa vie l’humble fonction qui est attachée à son surnom, mais sera entre temps devenu l’auteur de nombreux traités spirituels de valeur :

L’homme doit sans cesse monter et descendre de la haute liberté de Dieu à l’humble connaissance de sa petitesse, entrer par la Trinité dans l’Un éternel, qui est l’Essence divine, pour s’épancher ensuite en œuvre de charité envers le prochain [292].

L’influence du « bon cuisinier » est visible sur Gerlach Peters ; on en trouve des réminiscences chez Gérard Grote et d’autres. Il nous renseigne sur ce que ressentent les membres de sa communauté. Critique d’Eckhart dans son Livret sur la doctrine de Maître Eckhart, « doctrine dans laquelle il erra », il admire par contre profondément la doctrine d’amour de la béguine Hadewijch II[293].

L’amour de Dieu surpasse tout. Ainsi s’exprime aussi une sainte et glorieuse femme, appelée Hadewijch et qui sait enseigner ... pour ma part je considère la doctrine d’Hadewijch comme aussi véridique que celle de saint Paul [294].

 En 1362 Ruusbroec, qui approchait de soixante-dix ans, visita les chartreux d’Hérinnes durant trois jours car on sait qu’il n’était pas permis à ceux-ci de sortir de la clôture. La chartreuse est pourtant à quelque trente kilomètres - à vol d’oiseau - de Groenendael.  Le frère Gérard ( ?-1377) rédigera le rapport le plus précis que nous possédions sur cette circonstance particulière de la vie du robuste mystique. Des liens étroits se nouèrent aussi avec différentes chartreuses, dont le couvent Sainte-Barbe à Cologne [295].

Gérard Grote et la « Vie commune ». La congrégation de Windesheim 

Ruusbroec rencontra et influença Gérard Grote (1340-1384), qui traduisit en latin certaines de ses œuvres. Grâce à l’autorité de Grote, les écrits de la Dévotion Moderne [296] vulgariseront la doctrine de Ruusbroec, mais ce co-fondateur des Sœurs et Frères de la vie commune  est ascète plutôt que mystique [297]

Ses parents moururent de la peste noire lorsqu’il avait dix ans et Grote traduisit dans ses écrits l’angoisse qui couvrit une Europe dont la population diminua brutalement : ses arguments habituels étaient la justice de Dieu et les peines de l’Enfer ; le point de départ comme le point d’arrivée de la vie spirituelle sont pour lui le salut de l’âme [298]. Converti autour de sa trente-quatrième année, il renonça à ses titres ecclésiastiques, fit donation de sa maison paternelle à un groupe de pieuses femmes, à l’origine des Sœurs de la Vie commune, se retira dans une chartreuse pendant quelques années,  enfin se fit ordonner diacre pour pouvoir prêcher. Une carrière de missionnaire ambulant fut freinée en 1383 par une décision épiscopale ; aussi « Grote a nourri à l’égard des couvents de son temps la même méfiance que celle exprimée par Ruusbroec dans ses ouvrages. Pour ce motif il a décidé que les Sœurs et Frères ne prononceraient aucun vœu : ils s’affiliaient librement à l’une ou l’autre communauté et avaient la faculté de la quitter librement. La communauté leur offrait seulement un cadre favorable pour apprendre à vivre dans la ‘dévotion’ sous la poussée d’une inspiration intérieur [299]. Son disciple Florent Radewijns (~1350 ~1400) [300], dont l’orientation est également ascétique, forme les premiers groupes des Frères de la Vie commune, puis fonde la congrégation des chanoines réguliers de Windesheim [301].

 En 1412, après un retard lié au schisme d’Avignon, le chapitre de Groenendael, comportant cinq fondations, rejoint la famille canoniale constituée dès 1387 autour des chanoines réguliers de Windesheim du diocèse d’Utrecht, qui en comportait déjà onze. L’essor de la congrégation de Windesheim ainsi élargie est rapide : de seize couvents en 1412 on passe à quatre-vingt-dix-sept en 1500, dont treize de femmes [302].

De la congrégation élargie de Windesheim au nouvel ordre jésuite

Thomas a Kempis (1380-1471), disciple de Radewijns et auteur de l’Imitation de Jésus-Christ est un chanoine régulier de cette congrégation, au sein de laquelle on copie et recopie les œuvres de « Jean Rusbroche ».

Gérard Zerbolt (1367-1398), mort à trente et un ans de la peste, rassemble en un système raisonné et logique les principes spirituels du même Radewijns. On glisse de la vie mystique à l’ascèse. Le travail sur soi ne peut être accompli par une personne seule : « c’est la ‘vie commune’ et non la ‘vie solitaire’ qui forme le cadre approprié au renouvellement de la vie chrétienne. » [303].

Jean Mombaer (~1460-1501) de Bruxelles est le dernier écrivain notable de l’école, pour qui « la méthode envahit tout le champ de la spiritualité » [304]. Né à Bruxelles, il fait ses études à l’école des Frères de la vie commune située à Utrecht. La soif de lecture et d’étude le surmène, ce qui le rend malade. Il devient l’ami d’Érasme (1467-1536). En 1496, il est envoyé avec six chanoines pour réformer l’abbaye de Château-Landon, exil dont les épreuves « défient l’imagination ». En 1501 il devient abbé de Ligny, lieu  humide et malsain. Il meurt la même année [305].

Mombaer propose l’usage de l’imagination qu’il met au service de la méditation, ce qui évoque déjà les Exercices d’Ignace de Loyola. Dans son Rosetum, les diverses parties de la main figurent une sorte de carte géographique des actes et devoirs du religieux. « En effet contrairement à ce que beaucoup croient, ce n’est pas en méditant d’une manière déjà très spirituelle et abstraite qu’on se prépare le mieux à l’ ’abstraction’ de la contemplation : le méditant reste habituellement très attaché aux concepts et c’est des scènes imaginées qu’il se laisse plus facilement abstraire, c’est-à-dire passivement dénuder, parce qu’il se les fabrique et sait leur caractère provisoire, ce qui permet de n’y pas attacher trop d’importance. »[306]

 L’influence déborde le champ de la méditation : la peinture des « Primitifs flamands » s’inspire de cette dévotion qui fait appel à une imagination conjointe au réalisme. Rogier van der Weyden (1400-1464), « charitable aux pauvres, généreux envers les institutions religieuses, soucieux des intérêts communaux et rempli de sollicitude pour sa femme et ses enfants[307] » traduit picturalement une vie intérieure profonde.

On touche ici aux méthodes de méditation, déjà très préférables aux actes extérieurs de la prière vocale où l’on occupait les moines par d’interminables liturgies, austérités, jeûnes prolongés, si épuisants qu’ils compromettaient la vie intérieure. Mombaer fit d’ailleurs des essais infructueux de réforme à Saint-Victor à Paris puis à Livry, en vue d’introduire des moments d’intériorité méditative. 

Finalement s’achèvera, assez loin de l’orientation mystique propre à Ruusbroec, qui certes ne peut convenir à tous, le rôle utile de la congrégation née à Windesheim : « L’auteur des Exercices spirituels [Loyola] n’avait certes pas lu les Ascensions de Gérard Zerbolt, mais entre ces deux œuvres les ressemblances d’esprit et de méthode sont telles qu’on ne peut nier une dépendance indirecte du premier à l’égard du second. Méthodes d’oraison fondées en psychologie, sujets gradués, des vérités fondamentales aux épisodes de la vie du Christ, examens de conscience particuliers, le tout en vue d’un but proposé nettement. La filière semble bien s’établir par le Rosetum de Mombaer et l’Ejercitatorio de la Vida espiritual publié par Garcia Jimenes de Cisneros, abbé de Montserrat, en 1500 »[308]. Les chemins bifurquent ainsi entre d’un côté une branche mystique, reprise par les chartreux de Cologne, éditeurs de Ruusbroec et de Tauler, et d’un autre une branche marquée par l’ascétisme, celle de la grande majorité des Frères et sœurs de la Vie commune, reprise par l’ordre des jésuites.

Avant de quitter les frères, présentons trois grandes figures, outre celle de Denys le chartreux (1402-1471) que nous avons préféré évoquer, malgré son caractère tardif, lors de la présentation de son ordre (sa stabilité de chartreux le place hors de l’évolution historique !). Denys passa par la chartreuse visitée antérieurement par Ruusbroec et qui conservait son œuvre. Ses écrits, d’une grande influence au XVIIe siècle, constituent un relai important.

Gerlac Peters et Thomas a Kempis, presque contemporains, sont suivis à moins d’une génération par van Herp (Harphius). Ce dernier est - avec Denys le Chartreux - un grand passeur de Ruusbroec, son « héraut ».

Gerlac Peters (1378-1411)

Gerlac Peters (1378-1411)  échappa à la tendance ascétique qui régnait au sein des Frères de la Vie commune.  Il était presque aveugle, ce qui retarda sa profession comme chanoine régulier du monastère de Windesheim. Ses dernières années furent marquées par de terribles souffrances dues à la maladie de la pierre, dont il mourut à l’âge de trente-trois ans.

Il notait ses pensées en petits fragments, comme Pascal. Son ami Jean Scutken les rassembla en un témoignage admirable, le Soliloquium ou Monologue de l’âme avec Dieu, peu connu. Aussi nous citons largement. Peters aborde le premier un thème qui reviendra particulièrement au XVIIe siècle sous le terme de désappropriation : Dieu se manifeste au plus profond de l’âme, et la croissance spirituelle consiste en ce qu’Il chasse tout ce qui est illusoire :

Ce regard a tant de force et de puissance, que le cœur de l’homme et le corps lui-même en sont merveilleusement émus et impressionnés, et qu'ils défaillent à cette vue, qu'ils ne peuvent soutenir. Bientôt tout nuage se dissipe devant le regard intérieur, et l’âme devient conforme, selon son mode, à Celui qu’elle voit ; de sorte que tout ce qui est vain, tout ce qui est étranger à Dieu, tout ce qui n’est pas selon le divin modèle disparaît et s’évanouit comme  la fumée devant un vent violent.[309].

Oh ! alors ce me serait une grande consolation et un allégement de cœur, si d'âme et de corps je pouvais me prosterner, m'humilier, m'abaisser au-dessous de tout le créé. Cette lumière de la vérité me réduit presque au néant, quand je me considère moi-même et tout ce qui n'est pas elle ou en elle; elle me montre que tout ce qui n'est pas uni au Seigneur n'est rien. / Et après que je me suis ainsi réduit à rien, elle s'empare de ce regard que je fixe sur elle de toute l'ardeur de mon être, et, l'attirant à soi, elle l'unit étroitement à son propre regard, pour qu'ils ne fassent plus qu'un, et, qu'à l'abri de toute distraction, et dans la mesure du possible, je considère en elle et avec elle tout ce qui est ou peut être, comme elle-même le considère. / Par là, je perds toute préoccupation inutile de moi-même, et, d'avance, je me trouve consolé de tout ce qui peut m'advenir. Tout ce que l'immuable Vérité permet à mon égard, tout ce qui vient de la disposition éternelle de mon Seigneur, à qui j'ai résigné ma vie et ma mort, tout ce que je suis et tout ce que je puis être, pour le temps et pour l'éternité, j'y acquiesce et je m'y soumets, sans présomption téméraire et sans recherche aucune de mes commodités.[310].

Le mystique atteint et aime toute créature :

Et nous serons remplis d'une telle abondance, d'une opulence tellement débordante, qu'avec Jésus, nous nous répandrons sur toute la création, de sorte que Dieu soit tout en tout. Nous désirerons que tous participent à la même richesse, parce que, du fond du cœur, et comme Dieu lui-même, nous devons désirer et souhaiter tout bien à tous; de sorte que les biens que nous recevons de lui, nous désirions qu'ils deviennent le bien propre de chacun, ce qui est aisé et tout spontané à ceux qui aiment, parce que partout où est l'amour véritable, il n'est pas possible que cet amour ne se répande pas au dehors dans son besoin d'aimer. Rien, en effet, n'est plus conforme, plus propre à ce qui porte la ressemblance divine que de se répandre incessamment et de se communiquer à tous.[311].

Ainsi, malgré ses épreuves physiques, le mystique cherchera à vivre dans la paix et la dilatation intérieure, car « tout ce qui inquiète et oppresse l’âme, aussi bon qu’il paraisse, est signe qu’on ne vit pas dans la volonté de Dieu. Si l’esprit ne sait pas continuellement respirer […] c’est parce que le moi a construit autour de lui une étroite cellule et s’est isolé de l’espace divin. […] Parce que le moi aspire à jouir de cette liberté promise, il sera tenté de réaliser lui-même cette désappropriation : c’est l’illusion la plus subtile et la plus fréquente. » [312]. À l’opposé, Gerlac exprime la vraie façon de prier :

Il n'est aucun indice, aucun signe de l'union avec le Verbe plus évident que de vivre ainsi sans anxiété et dans la dilatation intérieure avec le Verbe, dans un amour commun donnant tout, remplissant tout, avec Jésus, de façon qu'il n'y ait rien qui ne reçoive ce qu'il peut attendre. C'est ainsi, autant qu'il est en nous, que nous pouvons remplir le ciel et la terre et tout ce qu'ils contiennent, par notre amour, qui est Dieu.

Vivant en Jésus, nous avons en lui tous les élus rassemblés, nous les présentons et les offrons, d'un cœur sincère et généreux, au regard du Père, comme une famille de choix, exposant les misères et les tribulations de tous en général, et de quelques-uns, selon les occasions, en particulier. Enfin, de tout cœur, et dans l'intensité de nos désirs, nous l'offrons lui-même en esprit, en tout lieu, comme il s'est lui-même offert à son Père. Et là, entre la divinité et l'humanité, l'esprit comme plongé dans cet intérieur de Jésus, nous trouvons paix sur paix et cet amour chaste qui nous fait attirer en nous tous les hommes et Jésus, et là nous les embrassons dans la simple vérité.[313].

Gerlac livre son expérience, ce qui est très exceptionnel :

Quelque rares qu'aient été les occasions où il s'est révélé à mon esprit avide de le contempler, j'avoue qu'alors tout ce qui lui est étranger s'évanouit, et que même tout ce qu'il y a de plus intime dans l'homme intérieur se fond et s'écoule dans l'amour. Et cet amour est si fort et si véhément qu'il ne me reste presque plus rien de moi-même, et je ne me sens plus qu'indigence et pauvreté ; car il exige de moi tant et de si grandes choses que j'aurais beau donner tout ce que j'ai et tout ce que je puis, je paraîtrais cependant n'avoir rien donné.

Mais dans cette extrême pauvreté, que dis-je, dans ces sublimes richesses, je ne trouve rien de plus salutaire et de plus agréable à Dieu que de me résigner pleinement en tout ce qui peut m'arriver. Il acquittera à ma place ce qu'il me demande. Pour moi je n'aurai plus de recherche personnelle. Uni à Dieu, je ne m'aimerai moi- même et toutes choses qu'en lui, par lui et à cause de lui. Dieu veut que je m'aime moi-même de la même manière qu'il m'aime lui-même, et non d'une autre façon, c'est-à-dire que je devienne tout à fait sien et tout à fait transformé en lui. Et lorsque je m'aimerai moi-même et toutes choses de cette sorte, je n'aimerai plus rien en moi ni de moi que mon Dieu.[314].

Gerlac porte un regard très sobre direct en Dieu et par Lui :

Aussi, dès à présent et à jamais, nous ne connaissons ni ne voulons connaître ni rien ni personne selon le caprice de la sensibilité ; parce que, arrêtant nos regards sur le ciel et la terre, sur tout ce qui s'y trouve et sur tout ce qui s'y fait, nous ne pouvons plus être séduits par l'amour de quoi que ce soit, ni troublés par aucune crainte. Et cela, parce que le Verbe de Dieu lui-même, suprême, éternelle et immuable vérité, suprême sagesse et suprême rectitude, dominant dans notre âme, dissipe les ténèbres, illumine l'intelligence et se l'unit de telle sorte que le regard simple de l'esprit se fixe sur Dieu sans pouvoir s'en détacher, et que, dans cette union et dans cette rencontre de son regard et du nôtre, d'une certaine façon du moins, il n'y a plus d'intermédiaire.

Dans cette union, nous voyons par lui toutes choses et lui-même, comme dans cette même union il se voit lui-même, et jouit de lui-même par nous, étant lui-même tout à la fois la vision, et ce qui est vu, et celui qui voit. Et ainsi il se fait qu'en ces instants aucun objet étranger n'est plus capable d'obscurcir la mémoire ou la pensée devenue toute simple et comme recueillie en elle-même, ni de porter le trouble dans la volonté ou l'affection.

Quand nous présentons ainsi à Dieu son image, pure de tout ce qui pourrait la ternir, alors nous cessons d'opérer nous-mêmes, et il ne reste plus rien en nous qui nous soit propre. Là, il nous fait amour, de son amour ; vérité, de sa vérité ; sagesse, de sa sagesse ; en un mot, il nous fait bons du Bien qu'il est lui-même. Là nous naissons fils adoptifs, dans le Fils unique du Père, auquel nous sommes devenus conformes, pour le dedans comme pour le dehors, dans la mesure de notre infirmité.[315].

C'est pourquoi, pour tout ce qui se présente à nous au dedans ou au dehors, nous avons besoin par-dessus tout de l'œil simple et de l'intention pure : l'œil simple, qui perçoit avec maturité ce que chaque chose est selon la droite vérité, laquelle discerne ce qui a du prix de ce qui n'en a pas; l'intention pure qui, suivant l'œil simple qui aperçoit la vérité en toutes choses, nous vide tout à fait de toute propriété et nous console de tout ce qui peut nous arriver; elle nous fait accomplir d'un cœur libre, dégagé de toute entrave, et sans hésitation tout ce qui est de la vraie vertu, devant Dieu et devant les hommes, et agir intérieurement et extérieurement sans aucun autre motif et aucune autre considération que Dieu lui-même. Cette intention pure nous délivre de toute vaine anxiété, de la crainte de l'enfer et du démon, de l'appréhension des événements, de la malveillance des méchants, de ce que l'on pourrait dire de nous, enfin de tout ce qui pourrait nous donner de l'anxiété, quels que soient les maux prévus.[316].

L’Imitation de Jésus-Christ (~1408 ?)

On ne peut guère parler d’influence de Ruusbroec sur ce livre de Thomas a Kempis, rédigé en langue latine, car il est marqué par l’ascèse des Frères de la Vie commune. Il a été l’ouvrage le plus lu en chrétienté, en dehors de la Bible, donc aussi par les mystiques. Il fit l’objet de plus de quatre mille éditions et de nombreuses traductions célèbres dont, en français, celles de Corneille, de Le Maistre de Sacy, de Lamennais. Attribué à Thomas a Kempis, il est issu de quatre traités rédigés par un seul auteur, dont le style s’affermit de livre en livre ; se détache le troisième, traitant de la vie intérieure.

L’homme doit combattre les requêtes de la nature humaine déchue pour se laisser imprégner des sentiments attribués à Jésus-Christ. Jésus est l’Ami fidèle, par lequel on trouve repos, consolation et paix du cœur. Le livre est « écrit en vue de la pratique et de l’expérience ; celles-ci sont conçues comme une montée progressive vers l’union avec Dieu. L’auteur de l’Imitation est de ceux qui estiment que le sens profond de la vie ne se trouve que dans l’intériorité ». [317].

La conformité est requise avant tout, même si l’ascèse est toujours présente :

…disposez absolument de moi en toutes choses. Je suis dans votre main, tournez-moi et retournez-moi en tous sens à votre gré.[318].

…si je m’abaisse, si je m’anéantis, et si je me dépouille de toute estime pour moi-même, et que je rentre dans la poussière dont j’ai été formé, votre grâce s’approchera de moi et votre lumière sera près de mon cœur ; alors tout sentiment d’estime, même le plus léger, que je pourrais concevoir de moi disparaîtra pour jamais dans l’abîme de mon néant. Là vous me montrez à moi-même, vous me faites voir ce que je suis, ce que j’ai été, jusqu’où je suis descendu : car je ne suis rien, et je ne le savais pas.[319].

Henri van Herp (Harphius)(1400-1477)

Le « héraut de Ruusbroec » réside chez les frères à Delft en 1445. On lui offre une maison à Gouda dont il devient le premier recteur, organisant avec succès des conférences spirituelles et faisant bâtir quelques cellules pour les frères et les hôtes.  En 1450, frappé par le renouveau franciscain lors d’un voyage à Rome, il se fait frère mineur et sera actif à Malines, près de Bruxelles, et à Anvers : la province s’accroît de trois ou quatre nouveaux couvents. Il meurt gardien du couvent de Malines.

Sa doctrine spirituelle serait en retrait par rapport à celle de Ruusbroec si l’on suit l’édition postérieure à la censure romaine : il semblerait abandonner l’opinion de Ruusbroec selon laquelle, lorsque dans la vie suressentielle « l’union sans différence est atteinte, l’âme demeure habituellement dans la Divinité, et en sort pour agir d’une manière parallèle à celle des Personnes divines. » [320].

Son œuvre maîtresse, Le Miroir [Spieghel] de la Perfection, fut traduite du moyen néerlandais en latin par un chartreux de Cologne en 1536 et récemment en italien [321] ; la Theologia mystica est un recueil d’œuvres rassemblées par ses disciples, dont la troisième partie, l’Eden, est une intéressante préparation du Spieghel. Sa belle traduction française du début du XVIIe siècle mériterait d’être rendue à nouveau lisible [322]. Il traite magnifiquement de l’amour de conformation :  

[656] La flamme de la charité ne veut laisser aucun entre-deux entre soi et l’aimé. [683] Le conformé donc imitant jalousement son conformant, s’approfondit en Dieu par chacun moment, et étant fait un avec Dieu, habite toujours en unité. ...

Il semble néanmoins à quelques-uns ... qu’ils n’aiment point Dieu, et ne se reposent en Lui : mais l’amour est cause de cette apparence ; car quand ils désirent aimer plus intensivement, qu’il ne leur est permis par leurs propres forces, et qu’ils viennent à défaillir à leur amour, ils se plaignent de ne point aimer.  Secondement [ensuite] par l’envoi des rayons de ce don [d’amour], notre esprit est illuminé intellectuellement et nous enseigne à considérer notre noblesse ...

[685] Dieu opère en nous premièrement devant tous autres dons, et toutefois, est le dernier de tous, connu et senti de nous en sa propre nature. Car après être devenus simples d’esprit, chômant d’action, dénués de toutes images, immobiles, libres, morts à nous-mêmes, vivants à Dieu, nous avons ainsi cherché Dieu ... nous sentons la descente des grâces ... en ce renouvellement d’attouchement, l’esprit humain tombe en famine…

Selon Herp, l’affection amoureuse est plus importante que l’entendement. L’accès à la vie mystique est préparé par l’oraison aspirative, prière courte et intense, selon quatre pas : s’offrir à Dieu totalement, requérir la volonté divine de se manifester afin que l’âme se connaisse, se conformer lorsque le feu de l’amour s’allume dans le cœur et consume les défectuosités, s’unir à la volonté divine en y déversant la sienne[323].

Il évoque avec lyrisme l’union mystique, traite  De la très heureuse déification de l’âme amoureuse et parcours huit échelons de l’échelle d’amour :

 [715] l’esprit et l’âme ne sont qu’une même substance ... l’esprit humain est quelquefois tant soustrait du corps, et de l’âme […] qu’il oublie tout ce qui est extérieur et pareillement ignore ce qui se fait ... par mémoire ou entendement…

[720] Amy, montez plus haut.  Le monter est le progrès en l’amour divin, qui est un abîme sans borne…

Son influence fut très large. Elle s’exerce par l’intermédiaire de La Perle évangélique (~1520), texte sur lequel nous reviendrons. En Espagne il influence Osuña, franciscain comme lui, il est lu par Teresa. Au XVIIe siècle, il est apprécié par Constantin de Barbanson et  Benoît de Canfield, des chartreux, des capucins, le carme Jean de Saint-Samson ; plus tard le pasteur Poiret fait connaître Herp par sa Bibliotheca mysticorum (1708) qui eut une grande influence sur des Écossais et des piétistes allemands, et déclarera : « Personne  n’a pénétré comme lui  dans la profondeur des états intérieurs d’une âme abandonnée à Dieu. » [324].


L’Angleterre

L’Angleterre accueille les influences des mystiques du nord car elle est en rapport constant avec le continent pour livrer la laine traitée par les ateliers des Flandres. Dans ce microcosme - comparé à l’échelle du continent - « les mystiques anglais se complètent les uns les autres. La Règle des recluses trace les lois générales de l’ascèse qui prépare la contemplation. Richard Rolle rappelle les principes et montre le but dans toute sa splendeur : il s’agit d’inaugurer dès ici-bas la vie du ciel. Le Nuage d’Inconnaissance conduit l’âme aux degrés les plus élevés de l’union. L’Échelle de la perfection de Walter Hilton enseigne la correspondance à l’œuvre contemplative : Julienne de Norwich indique les résultats auxquels aboutit la vie décrite dans les traités précédents. Margerie Kempe apporte la première autobiographie intime d’une laïque dévote et mystique. Baker, venu plus tard, [...] en développe les applications… » [325].

Nous allons présenter successivement ces œuvres, réservant pour le volume prochain celle de Baker, auteur du XVIIe siècle qui vécut sur le continent.

Ermites et recluses, l’Ancren Riwle) (~1240 ?).

Les solitaires étaient nombreux en Angleterre et ils ont laissé un groupe d’écrits d’un cachet très particulier. La Règle des recluses (Ancren Riwle)[326], datée du second quart du XIIIe siècle, permet de cerner le mode de vie de Julian de Norwich, d’approcher celui de Rolle, ermite, ainsi que celui de l’auteur chartreux du Nuage. Certains points montrent les similitudes au niveau du vécu avec les béguines rhéno-flamandes. 

L’Introduction de sœur A.M. Reynolds composée à l’occasion de sa traduction de l’œuvre de l’ermite Julian (ou Julienne) de Norwich présente un tableau très vivant d’une existence partagée durant des siècles par des centaines de milliers de femmes béguines [327].

Malgré plusieurs regulae dont l’une attribuée à saint Colomba et l’existence même du texte de la Riwle, ce mode de vie particulier constitue l’un des aspects peu connus d’un Moyen Âge diversifié, où vivent côte à côte des ermites, des reclus et des recluses, des chanoines, des moines, des frères franciscains ou dominicains… Nous allons citer largement l’exposé de la sœur Reynolds qui décrit les conditions de vie de ses devancières sur le chemin du salut.

L’Ancren Riwle avertit les recluses de ne paraître que rarement à leur fenêtre : « Aimez le moins possible votre fenêtre. Qu’elles soient toutes petites, celle du parloir plus petite et plus étroite encore. Ayez des rideaux faits de deux sortes de tissu, un fond noir avec une croix blanche visible à la fois de l’intérieur et de l’extérieur. » Les cellules de reclus(e)s contiguës à une église avaient deux fenêtres, l’une qui s’ouvrait dans l’église pour participer aux offices, l’autre communiquant avec le monde extérieur, une autre encore pour donner de la lumière. Parfois aussi, un petit jardin faisait partie de la clôture, permettant de se détendre en cultivant quelques légumes ou tout simplement de prendre l’air.

« Bien que, ordinairement, l’ermite fût un solitaire au sens strict, à l’occasion, cependant, plusieurs personnes pouvaient habiter en solitaires le même bâtiment, comme ce fut le cas pour le petit groupe auquel était destinée primitivement l’Ancren Riwle. Même quand une recluse occupait seule sa cellule, elle devait être pourvue tout au moins d’une personne externe qui puisse veiller à son bien-être temporel. La servante de Julienne [de Norwich], Sarah, ainsi qu’une autre qui l’avait précédée, Alice, sont mentionnées avec Julienne elle-même sur des testaments contemporains ».

L’Ancren Riwle « recommande qu’on ait deux femmes, « l’une restant à la maison, l’autre sortant quand c’est nécessaire », et elle donne des instructions minutieuses sur la manière de les traiter et sur la conduite qu’elles doivent avoir : « Autant qu’il vous sera possible, dit-on à la recluse, soyez généreuse avec elles pour la nourriture et le vêtement et pour tout ce qu’exigent les besoins corporels, même si vous êtes stricte et austère pour vous-même. »

« La cérémonie officielle d’installation en clôture était assez symbolique et impressionnante pour faire ressortir la signification de la démarche accomplie par la candidate … la postulante assistait à la Messe le jour de son entrée en clôture ; quelquefois une Messe de Requiem était prescrite; d’autres fois, le choix était laissé à l’officiant. L’habit de recluse était béni et, à un moment donné de la cérémonie, soit durant la Messe soit aussitôt après, la candidate lisait la formule de sa profession. ... Puis on invitait la postulante à entrer, la porte était assujettie, et la procession repartait pour l’église où l’on disait des prières pour la nouvelle ensevelie. Dans le rite d’Exeter, toute la cérémonie ressemblait fortement à un véritable service de funérailles : on chantait l’In Paradisum pendant que la postulante pénétrait dans la récluserie, et l’on disait les prières pour la recommandation de l’âme sur le corps prosterné de la nouvelle cloîtrée ; enfin l’évêque, après le départ des assistants, ordonnait à la recluse, par la sainte obéissance, de se relever et de passer dans l’obéissance le temps qui lui restait à vivre… »

Comment vivre intérieurement  intensément ? L’Ancren Riwle « fournit une réponse exhaustive. La première des huit parties, ou « Livres », est constituée de directives minutieuses sur la prière, liturgique et privée, à laquelle la recluse devait se consacrer avant tout. La deuxième partie traite de la garde du cœur ; elle se divise en cinq chapitres, correspondant aux cinq sens qui « gardent le cœur comme des veilleurs ». La troisième partie commente le verset : « Je suis devenu comme un pélican dans le désert… »

La recluse devait garder le silence. « Le vendredi et plusieurs jours par semaine dans les temps de pénitence, ce silence devait être absolu. Mais cela ne signifiait pas, bien sûr, que les instructions indispensables ne pouvaient être données à la servante, encore moins qu’un étranger en quête de « conseil spirituel » devait être renvoyé inconsolé, car donner cette consolation spirituelle était un devoir capital de la recluse médiévale. » Le travail manuel était requis.

« L’Âge d’or des reclus en Angleterre a, dit-on, coïncidé en gros avec la période 1225-1400. Le déclin semble avoir commencé avec le deuxième quart du XVe siècle, bien que de nombreux ermitages, y compris celui de Saint-Julien [l’ermitage de Julienne], aient continué de voir les reclus se succéder jusque bien avant dans le XVIe siècle. »

Le paysage sera « simplifié » par une Réforme qui fait disparaître en rendant à la vie civile tous ces clercs et ces nonnes ou pieuses femmes suivant l’exemple de Luther, puis par la Contre Réforme dont le concile de Trente resserre le contrôle sur les troupes consacrées mais dispersées, ne laissant place qu’à des ordres. Cependant nous rencontrerons encore au XVIIe siècle une grande mystique, Jeanne de Cambry, recluse dans le nord de la France, tandis que vivent encore à Louvain les dernières béguines ; une littérature féminine couvrant quatre siècles resterait à explorer.

Richard Rolle (~1295 ? -1349)

On ne sait presque rien de la vie de Richard Rolle [328]. À dix-neuf ans, il commence sa vie d’ermite et se sépare des règles anciennes : « Par le fait qu’il embrasse la vie érémitique, Rolle se met en marge de tout groupe social. Il ne demeure même pas, comme tant d’autres solitaires, dans le voisinage d’un monastère, et il n’éprouve pas le besoin d’une regula approuvée. Il n’a plus désormais de cadre de vie bien définie, et il se voit privé des avantages de la vie en société. Il erre çà et là. Il ne se livre à aucun travail rémunéré. Il vit de la charité d’autrui, connaît la faim, le froid, la nudité. Il est réduit à la mendicité : les solitaires ‘demeurent mendiants, à la porte [des riches] et ceux-ci leur font porter leurs miettes’ [329]. » Il change souvent d’ermitage, puis entre en relation étroite avec une recluse d’Anderby, Marguerite Kirkby, avant de se fixer à Hampole où il entretient des relations avec un couvent de cisterciennes. La date de sa mort correspond à celle où la grande peste atteignit l’Angleterre.

L’Incendium Amoris est son œuvre la plus connue. Le Melos Amoris ou Chant d’Amour, écrit lorsque Rolle avait une « bonne trentaine d’années », se présente comme un poème en prose qui chante la pauvreté spirituelle, conséquence de la vie contemplative plutôt qu’un préambule. À l’opposé de spirituels dominicains germaniques qui enseignent des communautés, Rolle témoigne directement de sa propre expérience, son but étant d’y attirer les autres, comme le montre la belle ouverture du Chant :

L’amour rend l’âme audacieuse. Il l’extirpe du gouffre, dès lors que le feu du Créateur éternel l’embrase comme une bien-aimée. Puis il l’accueille sur des sommets qui dépassent la sagesse du monde, et alors tout lui devient indifférent, sauf la sainteté. Or, elle me presse à tel point, cette violence d’amour, que j’ose prendre la parole. Je veux instruire les autres et leur montrer la grandeur de ceux qui aiment avec feu, la justice de ceux qui jubilent en Jésus, l’amour de ceux qui chantent en harmonie avec le ciel, et enfin la clarté de ceux qui peuvent capter dans leur conscience l’ardeur incréée et la jouissance sans déclin.

Le jeune Richard poursuit en se livrant quelque peu :

Dès lors, voyant comment le Créateur a conduit le jeune homme (que je suis) jusqu’à l’éclosion de la vraie Justice, nul ne pourra désormais nier que Dieu ne donne sa douceur aux hommes dès cette vie, ne les glorifie, aujourd’hui encore, de la richesse de sa mélodie d’une saveur de miel, ainsi qu’il avait coutume de le faire pour les saints de jadis.[330].

Sur un mode objectif et comparatif, il insiste sans cesse sur l’expérience :

Sans un amour brûlant, sans l’expérience de la grâce qui soulève les saints et fait bondir les purs hors du péché, qui donc pourrait avoir, dès cette vie, la certitude de l’élection et du salut éternel ? Bien plus, supposez qu’un homme s’abstienne de toute haine et colère, ... si pourtant il est privé du chant qui purifie et ennoblit, le seul bien spirituel qu’il puisse espérer c’est d’être délivré des filets au jour de la terreur ...

La crainte de l’Enfer assez universelle à l’époque, précédant pourtant la peste noire (dont Richard est peut-être mort), laisse place à l’amour du « bon pèlerin » :

Sans cesse il lui faut se préoccuper de son salut et se tenir en garde ... Voici par contre celui qui visiblement a jeté au vent l’antique vanité. L’ennemi avec son astuce n’est plus sur sa route. La ferveur céleste, envahissante et savoureuse, s’allume en son âme, l’amour divin répand douceur et grâce en son cœur fidèle. Il avance à grands pas triomphants, participe gratuitement à la gloire, reçoit du ciel la joyeuse jubilation et devient le compagnon des chantres de l’amour [331]

Son appel à la conversion se présente coloré (et vigoureux) comme un tableau flamand de la fin du Moyen Âge :

Nous avons anéanti la Vipère venimeuse en rejetant tout ce qui est vil aux yeux de qui aime véritablement. C’est ainsi que survient le charme que nous convoitons, et que l’amour fait irruption dans le cœur de ceux qui chantent en accord avec les élus aimés de Dieu. Leur clarté s’affermit, leur conscience ne sombre pas dans le brouillard, mais s’éclaire de plus en plus jusqu’à ce que, bien-aimée de Dieu, l’âme soit transportée dans la demeure où il ne faudra plus apprendre, et contemple la Sagesse éternelle qui illumine tout ...

Un Richard combatif fustige les excès du temps dont ses “prélats pervers” :

Les orgueilleux et les pécheurs se verront abaisser dans leurs vices, affreusement tristes, et lorsqu’ils découvriront la nuit horrible que ne peuvent éclairer les rayons des étoiles [Sagesse, 17, 5.] et qu’une opacité sans limite les enveloppera, tous les cupides seront confondus avec les charnels qui étaient captifs de leurs convoitises. Ils tomberont dans la prison de brouillard et le chaos catastrophique. Les prélats pervers et tous les pécheurs pourris brûleront sans arrêt [332]

Au-delà de la lutte, c’est l’action divine qui seule peut embraser le cœur :

« Mon cœur est pareil à la cire, il fond au milieu de mes entrailles [Psaume 21, 15]. » Exposée au feu, nous voyons la cire fondre et s’écouler en une sorte de pâte amollie par la chaleur. Le cœur, lui aussi, réconforté par la consolation de l’amour, mieux encore, saisi par son feu, brûle d’ardeur et aspire à entendre l’harmonie angélique. Oui, comme la cire subit l’action du feu, de même, soudain liquéfié, le cœur se sent embrasé jusqu’en ses plus secrètes profondeurs et, tel un joueur de cithare, enlevé jusqu’au ciel.[333].

Rolle parle pour tous les ermites cachés dont l’ardeur fait fi des maisons confortables :

Tous alors vivraient dans la jubilation. Ils deviendraient justes. Ils brûleraient d’amour pour l’Auteur de l’univers. Ainsi les uns n’auraient-ils aucune part au châtiment du Charlatan détestable et les autres échapperaient-elles aux filets des séducteurs qui se lamenteront et pleureront d’avoir ri. Mais j’en suis convaincu : ces parfaits se cachent aux yeux des hommes et ne s’affichent pas comme font les autres. Leur existence est toute différente de celle qu’on mène pour l’ordinaire dans une maison de conven­tuels.

La vie mystique est un prélude, ou même un commencement,  une « inchoation » de la vie céleste :

Ils sont enflammés de façon singulière par le goût de la divine Sagesse. Ils brûlent, dans l’intime de l’âme, d’un amour sans limite qui les assimile aux Séraphins. Leur comportement extérieur, lui aussi, est supérieur à celui du commun et apparaît, à qui l’observe, supra­naturel et même impossible. Mais en réalité, si grande, si débordante, est pour ces amants l’allégresse de la jubilation et de la mélodie céleste, que cette vie leur devient facile et délectable alors que les autres la qualifient de dure et même d’intolérable. C’est ainsi que leurs mérites seront pour le monde un rempart sans prix, et que leurs prières pour la patrie apaiseront le Tout Puissant.[334].

Il insiste sur la possibilité de libérations offerte ici et maintenant, ce dont il témoigne personnellement :

L’entrée est libre, la porte s’ouvre, et elle est ensuite gardée contre toute incursion étrangère. O amour si bienfaisant ! O bienfait si aimable ! Il nous procure tous les biens et sans lui nous n’en possé­dons aucun pour notre salut. Il est le soutien de ma session, la joie de mon silence, le baume de ma pénitence, l’élan de ma prière, la douceur de ma méditation, l’aliment de ma contemplation, l’onction de mon chant, l’inspiration de mes écrits. Pas de faux pas pour qui l’aime ! Le chemin est droit pour qui le garde.[335].

Walter Hilton ( ? -1396)

Clerc devenu ermite, l’auteur de l’Échelle de perfection propose un manuel de la vie spirituelle, ce qui rend à prime abord le texte moins attirant que le Chant de Rolle ou que l’élan traduit dans le Nuage. Cependant « son langage rejoint fréquemment celui de Tauler. Il esquisse les degrés, qui seront familiers aux lecteurs de saint Jean de la Croix et des autres mystiques espagnols : la nuit active du retrait de tout ce qui peut satisfaire les sens, l’ardent désir de voir le Dieu invisible qui consume comme en un feu les imperfections de l’âme, les ténèbres de l’esprit, le rayon de lumière céleste qui dissipe ces ténèbres lorsque l’âme est « une vraie épouse de Jésus », et l’adhésion finale à « quelque chose des secrets de la sainte Trinité ». Hilton répète, avec tous les grands mystiques, que le progrès dans la contemplation est un libre don de Dieu, une grâce spéciale, « la même grâce que la première grâce » qui porte l’âme vers Dieu, car «la grâce progresse avec l’âme et l’âme avec la grâce. » [336].

Il vous faut savoir que tout ce que Jésus cherche, en s’occupant d’une âme, est d’en faire son épouse véritable et parfaite sur les hauteurs de l’amour ; mais cela n’est pas l’œuvre d’un moment. Aussi Jésus, qui est amour et de tous les amants le plus sage, l’y achemine par des épreuves et des moyens d’une discrétion exquise.[337].

Dieu est tout et il fait tout… Tu n’es rien sinon un instrument doté de raison sur lequel il travaille… car Dieu travaille en nous tous, à la fois il nous donne la bonne volonté et l’efficacité du travail.[338].

L’auteur du Nuage d’Inconnaissance et son œuvre (~1370).

L’auteur serait peut-être Adam Horsley de la chartreuse de Beauvale dans le South Nottinghamshire. On ne sait rien de plus [339]. Son œuvre comporte cinq titres : The Cloud of Unknowing, le plus célèbre et le plus long ; The Epistle of prayer ; Dionysius mystical Teaching ; Benjamen, une traduction libre de Richard de Saint Victor ; The Epistle of Discretion in the Stirrings of the Soul ; The Treatise of the discerning of Spirits [340]. 

Le titre du Nuage d’Inconnaissance est tiré du début du texte : « Here bygynnith a book of contemplacyon, the whiche is clepyd the clowde of unknowyng, in the whiche a soule is onyd with god ». On ne saurait surestimer l’importance de ce texte court qui forme, avec les Noces de Ruusbroec et les chefs-d’œuvre de Jean de la Croix (Cantique A, Vive flamme…), la trilogie à laquelle se réfèrent les mystiques d’Occident plus récents.

 Un choix de citations commentées par Lilian Silburn nous introduit au cœur de l’œuvre [341] :

« La vie spécifiquement mystique ne consiste pas pour l’auteur de ce petit livre en une claire considération de quelque objet qui se situerait au-dessous de Dieu, quelque savant et favorable qu’il soit, comme la méditation sur les perfections divines, les dons de Dieu, les saints ou les béatitudes. Elle ne consiste pas non plus en un mouvement aigu de l’intelligence ni en curiosité d’esprit ou en imagination parce que tout ce à quoi tu penses, cela est au-dessus de toi pendant ce temps, et entre toi et ton Dieu [342]. Par contre plus valable en soi et plus plaisant à Dieu est cet aveugle élan d’amour vers Dieu en lui-même et un tel et secret empressement en ce nuage d’inconnaissance [343]. La raison en est que l’amour peut en cette vie atteindre Dieu mais la science point [344]. Il est donc possible selon l’auteur [d’être] sans vue, ni lumière, ni connaissance, en un élan d’amour que sans cesse Dieu suscite dans notre volonté […] seule fois à ma connaissance qu’un mystique insiste autant sur la brièveté  et l’instantanéité de l’œuvre c’est-à-dire de ce très court élan qui mène vers Dieu. Ce n’est pas une prière qui dure et s’alanguit mais un élan dont l’intensité s’accroît sans cesse parce qu’il reprend et se renouvelle. Comme le dit si bien l’auteur du Nuage : Ce n’est pas un long temps que réclame cette œuvre pour son réel achèvement. » […]

En effet pour que cette œuvre s’accomplisse, nous dit l’auteur, un rien de temps suffit. Ce n’est qu’un brusque mouvement et comme inattendu qui s’élance vivement vers Dieu, de même qu’une étincelle de charbon. Et merveilleux est-il de compter les mouvements en une heure se faire dans une âme qui a été disposée à ce travail. Et pourtant il suffit d’un seul mouvement entre tous ceux-là pour qu’elle ait soudain et complètement oublié toutes choses créées[345][…]

« Cet élan suffit pour unir à Dieu. Mais à certains il convient de l’avoir comme plié et empaqueté dans un mot [346] afin de mieux s’y tenir et ce mot doit être bref, Dieu, amour par exemples ; c’est avec ce mot qu’il nous est conseillé de frapper à coups redoublés sur le nuage d’inconnaissance et de rabattre toute manière de pensée sous le nuage d’oubli car à côté de ce nuage obscur qui se trouve entre l’âme et Dieu, l’auteur distingue un autre nuage qui serait cette fois-ci non plus au-dessus de l’âme mais au-dessous d’elle [347] ; nous avons là le nuage d’oubli qui s’interpose entre elle et les créatures.  Ainsi le nuage est le symbole original dans lequel s’exprime l’espérience vécue du moine en sa double nudité : nudité intérieure totale à l’égard de la connaissance de Dieu, ce Dieu immense et profond de saint Jean de la Croix qu’aucune vision ou révélation ne peut traduire et dénuement intégral de toute chose, oubli parfait et de soi-même et des autres.

« Le travail et l’effort qui reviennent à l’âme sont en effet de fouler aux pieds le souvenir de tout ce qui n’est pas Dieu et de perdre toute idée et tout sentiment de son être propre. Bien avant saint Jean de la Croix, ce moine anonyme du XIVe siècle décrit encore un autre aspect de l’obscurité qui rappelle la nuit obscure du saint. Il la nomme l’affliction parfaite qui sert à purifier l’âme.

Tu dois prendre en dégoût tout ce qui se fait en ton intelligence et en ta volonté, à moins qu’il n’y soit que Dieu seul. Parce que tout ce qui est autre, assurément, quoi que ce soit, cela est entre toi et ton Dieu. Rien d’étonnant que tu le détestes et cesse de penser à toi-même quand il te faut toujours avoir sentiment du péché, cet horrible et puant bloc massif de tu ne sais pas quoi, lequel est entre toi et ton Dieu, cette masse pesante qui n’est point autre chose que toi-même.[348].

« Cette œuvre qui paraît si ardue au début deviendra facile parce que par la suite c’est Dieu qui voudra travailler seul, mais alors qu’on laisse cette œuvre agir en nous-même et nous conduire où elle voudra, sans nous y mêler par crainte de tout embrouiller. Qu’on devienne aveugle durant ce temps en rejetant tout désir de connaissance qui serait plus un obstacle qu’une aide :

…qu’il te suffise pour toi de te sentir mû et poussé par cette chose que tu ne sais pas quoi et dont tu ne sais rien sinon que dans ce tien mouvement tu n’as aucune pensée particulière pour aucune chose au-dessous de Dieu et que cet élan nu est directement dirigé vers Dieu [349].

« Comme saint Jean de la Croix, l’auteur du Nuage d’inconnaissance dit nettement que l’œuvre de Dieu en nous est passive et surnaturelle et que l’initiative de l’âme, active et naturelle, amènerait à éteindre l’esprit. Mais nous n’en saurons pas plus sur cette œuvre divine ni sur l’illumination qui perce parfois le nuage d’inconnaissance ni sur l’embrasement d’amour qui en résulte, l’auteur ne pouvant ni ne voulant en parler car sa tâche se limite à décrire l’œuvre propre de l’homme qui est attiré et aidé par la grâce.

« La façon toute savoureuse, vivante et ingénue dont l’auteur fait part de ses conseils et de ses expériences est admirable par sa simplicité et sa nudité ; le lecteur n’y trouvera exposées et discutées que des choses essentielles, indispensables et suffisantes qui témoignent précisément de sa grande expérience spirituelle. »

Julian de Norwich (~1343 – apr. 1416)

Norwich était un centre ecclésiastique important à l’époque – et un port largement ouvert aux influences d’outre-Manche. L’époque de Julian « fut celle de Crécy, Poitiers et Azincourt, de la Peste Noire, de la Révolte des Paysans, de la montée des Lollards. [...] Les splendeurs du style flamboyant, telles qu’on peut les voir dans la cathédrale d’Exeter, certaines parties de la cathédrale d’York, des cathédrales de Lincoln et d’Ely, ont dû lui être familières ; et il est bien possible que des échos des disputes philosophiques et théologiques des scholastiques du XIVe siècle soient parvenus jusqu’à la solitude de l’ermitage de Saint-Julien, à Conisford, Norwich »[350]. Julian influence de nombreuses personnes avant même que ses Revelations of Divine Love soient connues. L’archevêque de Canterbury lui fait un legs testamentaire en 1416 ; Margery Kempe, étrange figure que nous allons bientôt évoquer, la rencontre[351]. Au XVIIe siècle, Julienne sera introduite en France par l’intermédiaire du bénédictin mystique Augustin Baker.

Ses écrits ont une qualité unique de transparence, de fraîcheur et de joie. « Elle avait été formée par une littérature écrite en grande partie pour des laïques ignorant le latin et souvent illettrés [...] On leur parlait, avec un réalisme parfois macabre, des souffrances et de la mort du Christ. Mais, à mesure que nous lisons Julienne, nous voyons que ses descriptions n’ont rien de commun avec des méditations stéréotypées et que ses « seize révélations » constituent un document spirituel unique. » [352].

Elle a connu les œuvres anglaises de son temps : celles de Rolle, le Nuage, le Benjamin Minor de Richard de Saint-Victor traduit par l’auteur du Nuage, l’Échelle de la Perfection, la Théologie Mystique de Denys, et elle est fortement influencée par la Riwle. « On trouve plus surprenant, à première vue, que certaines parties de la Version Longue [des Révélations] présentent des affinités avec les œuvres de quelques auteurs du continent, notamment le grand dominicain Eckhart. Mais si l’on pense à l’influence qu’exerçaient alors les dominicains à Norwich, et aux relations commerciales intenses qui existaient entre Norwich et le continent, on comprend que des idées religieuses courantes à l’étranger aient pu aisément atteindre les oreilles même d’une recluse » [353]. Ruusbroec peut être ajouté à la liste de ces influences. Elle a peut-être lu la Bible en traduction française et utilise les paroles de la Sagesse dans sa belle ouverture aux révélations [354] :

Il me montra une petite chose de la grosseur d’une noisette, au creux de ma main, et, pour autant que je pouvais voir, ronde comme une boule. Je la regardai et me dis : qu’est-ce que cela peut bien être ? Et je reçus cette réponse : c’est tout ce qui est créé. Je fus stupéfaite que cela puisse subsister, car la chose me paraissait si petite qu’elle aurait pu disparaître soudain entièrement. Et dans mon entendement je reçu cette réponse : elle subsiste et toujours subsistera, parce que Dieu l’aime. Et c’est ainsi que tout ce qui existe reçoit l’être de l’amour de Dieu.[355].

Les extraits qui suivent montrent la confiance, la liberté et la joie des Révélations qui contrastent avec beaucoup de textes de l’époque (que l’on pense à l’Imitation !), en particulier sur l’importance relative accordée au péché :

… Je voyais vraiment que Dieu fait toute chose, si petite soit-elle, que rien n’arrive par pur hasard, mais par l’éternelle providence de la sagesse de Dieu; c’est pourquoi il me fallait admettre que tout ce qui est fait est bien fait. De plus j’étais certaine que Dieu n’a pas fait le péché, aussi me sembla-t-il que le péché est un néant.[356].

Mais je ne vis pas le péché, car je savais par la foi qu’il n’a en aucune façon de substance ni de participation à l’être, et qu’on ne peut le connaître que par la souffrance dont il est la cause. Et cette souffrance, c’est quelque chose qui subsiste, à mon avis, tant qu’il dure, car elle nous purifie, et fait que nous nous connaissions nous-même et demandions pardon.[357].

Car la grande méconnaissance de l’Amour-Dieu est la source de nos souffrances et constitue le vrai scandale :

La raison pour laquelle nous sommes accablés par nos souffrances, c’est que nous méconnaissons l’Amour. ... Car beaucoup d’hommes et de femmes croient que Dieu est Toute-Puissance et peut tout faire ; et qu’Il est Toute-Sagesse et sait tout faire ; mais qu’Il soit Tout-Amour et veuille tout faire - là il s’arrêtent court.[358].

The book of Margery Kempe (~1373 ~1440)

Il faut ajouter à la liste « canonique » qui débutait cette section anglaise, le texte extraordinaire,  retrouvé en 1934 : il faut accepter un effort d’accommodation pour aborder un texte si concret et détaillé qu’il se prête difficilement aux citations [359].  Cette femme, issue du milieu citadin aisé du Norfolk, tenait une brasserie. Elle surmonta une folie greffée sur la peur, vécut quatorze grossesses, rencontra la dérision de beaucoup, mais aussi l’aide de clercs et d’ermites – dont Julian de Norwich qui la rassura – et affronta le risque d’être brûlée comme hérétique.

Certaines pages concernent aussi la vie intime dans le mariage, et l’on pense déjà à ceux de Mme Guyon dans la Vie par elle-même :

Un jeune homme fasciné par le visage et le comportement de ladite créature, et poussé par l’Esprit-Saint, vint la trouver tout seul, dès qu’il le put, avec le fervent désir de connaître la cause de ses pleurs … Avec la douceur et l’humilité qu’elle jugeait souhaitable, c’est avec joie qu’elle le félicita de son projet [de conversion] en lui révélant partiellement que ses pleurs et ses sanglots étaient dus à son manque d’amour [d’elle-même] pour son créateur; ce qui bien souvent était une offense à Sa bonté.[360].

     Elle conserva l’amitié de son mari, entreprit des pèlerinages qui la menèrent en Terre Sainte, à Compostelle, en Pologne… et dicta finalement la première biographie spirituelle féminine anglaise connue, qui reste unique par sa franchise et son abondance de détails intimistes (ils prouvent qu’elle fut indubitablement mystique). On trouve, malgré la différence des environnements et des époques, des parallèles avec des témoignages appartenant au XVIIe siècle. Comme dans la Relation de Québec sur Marie de Vallées, ils portent sur la peur de se tromper :

Notre-Seigneur lui dit alors intérieurement … Et si dans tes paroles ou tes larmes tu ne sens plus Ma grâce, n’aie pas peur, c’est que je te la retire parfois, car je suis en toi un Dieu caché pour que tu n’éprouves pas de vaine gloriole et que tu comprennes bien que tes pleurs et de tels entretiens ne te sont accordés que si Dieu le veut ; ils sont les fruits de Ses dons gratuits sans aucun mérite de ta part.[361].


3. Le sud de l’Europe aux XIIe – XVe siÈcles

Quittons les brumes du Nord et de l’Angleterre et tournons-nous maintenant vers quelques-unes des illustres figures mystiques italiennes. Nous mettrons en valeur les « premiers cercles » qui, formés autour d’elles, assurèrent leur influence. Chaque figure principale exemplifie un thème particulier : celui de la pauvreté pour François d’Assise ; Catherine de Gênes fut la « grande dame du pur amour » ; Philippe de Néri vécut une spontanéité dans la joie. Enfin l’influence de l’Italie sur la France s’est appuyée sur le tardif Breve compendio d’Isabelle Bellinzaga, peut-être inspiré par des spirituels issus du cercle formé autour de Catherine de Gênes.

Les franciscains sont très présents à cause d’une vitalité spirituelle qui donna naissance à de nombreuses branches dont on ne réalise pas toujours l’origine commune : ce courant marqué par le thème de la pauvreté matérielle et spirituelle pourrait, sous la réserve d’une étude approfondissant ses influences, servir de lien commun et caché aux mystiques évoqués dans cette section. Catherine de Gênes fut tertiaire franciscaine et Isabelle Bellinzaga  connut des spirituels issus de son cercle. Philippe de Néri fut influencé par l’humble fondateur des franciscains capucins.


Les mouvements spirituels italiens de ~1000 à ~1200

Tout commence par la naissance et l’expansion progressive du phénomène urbain aux XIe et XIIe siècles. Il s’accompagne au plan religieux d’une participation active de toutes les couches de la société qui échappe souvent au contrôle des autorités.

La renaissance des cités concerne une population très variée, sociologiquement mêlée, mais unie et solidaire du point de vue religieux, s’intéressant passionnément aux valeurs religieuses. Ce changement résulte « du processus même de la formation politique et juridique des cités, les comuni (communes), qui se constituent à la suite d’une série d’oppositions et de conflits avec les autorités politiques et ecclésiastiques, surtout avec les évêques. » S’élabore une spiritualité distincte de celle de la hiérarchie. Un « réveil évangélique » se produit avec l’aggravation du phénomène de paupérisation qui s’étend de la campagne à la ville [362].

L’origine et l’élaboration de cette spiritualité nouvelle sont principalement l’œuvre des laïcs et, dans le clergé, de groupes rigoristes et réformateurs. « Elle prend un aspect dynamique de lutte, de ferment, tantôt révolutionnaire et politique, tantôt réformateur et religieux ; la réforme religieuse peut s’orienter tout aussi bien dans un sens orthodoxe et rigoriste que dans un sens révolutionnaire et hérétique. Tous ces courants ont donc une source unique ; s’ils s’orientent vers des directions en apparence opposées, c’est beaucoup moins par l’effet d’une dialectique interne qu’en raison de circonstances extérieures. » [363].

C’est dans ce milieu en fermentation qu’apparaît l’extraordinaire développement franciscain, juste après la mort en 1202 de Joachim de Flore. Il a été précédé par les mouvements réprimés des « pauvres lombards », des cathares dualistes d’Italie, des vaudois (qui trouvèrent refuge en France puis en Suisse), des « humiliés » condamnés en 1184 [364]. Ils se recrutaient dans les classes modestes. Le genre de prédication présente un trait caractéristique dont s’inspirera saint François hors des schèmes habituels de la prédication ecclésiastique connus : « En partant d’un passage de l’Évangile, on évitait les développements théologiques pour se limiter à une exhortation à la pénitence, la prière, la vie de sainteté. Quand cette prédication populaire sortait des réunions privées du groupe pour se faire entendre sur les places, elle visait à traduire la réalité concrète de la vie sociale, en s’éle­vant contre des commerçants malhonnêtes, des usuriers, des maîtres abusifs, ou contre les dissensions civiles, avec le souci d’une impartialité chrétienne. » [365].

Enfin l’expansion des frères prêcheurs dominicains accompagne le développement des franciscains et l’on connaît la légende, avancée pour éviter une concurrence trop âpre entre les membres des deux ordres, selon laquelle François et Dominique se rencontrèrent et fraternisèrent.



François d’Assise (1182-1226)

François d’Assise imite dans sa vie son maître Jésus et suit à la lettre ses injonctions. Il se consume d’amour pour Dieu et cette vie brûlante inspirera tous les mystiques après lui. Son rôle est fondamental : onze siècles après le Christ, il redonne l’impulsion au christianisme intérieur.

Les belles approches modernes abondent, dont se détachent celles de P. Sabatier, de J. Green, d’A. Vauchez. Mais il vaut mieux recourir aux sources ; nous suggérons les suivantes : des écrits de François[366], le « manuscrit de Pérouse » nommé aujourd’hui « compilation d’Assise » qui fut redécouvert tardivement [367], les « Actes du bienheureux François » qui débordent et précèdent leur traduction en célèbres Fioretti [368].

On  peut diviser les quarante-quatre années de sa vie en trois parties. Jeunesse généreuse, de la naissance en 1182 jusqu’en 1205, l’année où il est touché par la grâce, peu après son épreuve de l’emprisonnement à Pérouse. Suivent cinq années charnières où la transformation intérieure accomplie aboutit à sa mise en pratique visible : il devient le « nouvel évangéliste » incarnant « la pauvreté elle-même au-dedans et au dehors » ; en 1209 deux compagnons se joignent à lui.  Puis pendant les dix-sept années qui lui restent à vivre il tente de guider une foule rapidement croissante des disciples, en donnant l’exemple de la véritable pauvreté ; s’en détache la désappropriation acceptée de toute fonction au sein de l’ordre naissant pour laisser génialement place à l’exemplarité personnelle. Sa santé est détruite et devenant aveugle, il compose Il cantico di Frate Sole, premier des laudi, genre littéraire qui se développera sur deux siècles (nous reviendrons sur cette forme poétique en évoquant la figure de Jacopone da Todi). François d’Assise meurt en 1226 après des soins médicaux impuissants. 

Précisons les faits couvrant la période charnière  de cette vie [369] où se produisit le changement radical mystique précédé des rêves qui signalent un travail préparatoire en cours : 

« La guerre éclata entre Assise et Pérouse. François s’enrôla parmi les chevaliers, Assise fut battue et François emmené prisonnier. « Libéré à prix d’argent en 1203 par son père, François, après une longue convalescence, décida de se rendre dans les Pouilles, où la lutte entre Innocent III et l’Empire se poursuivait. La veille du départ, au début de 1205, il donna sa tenue de luxe à un soldat pauvre. La nuit suivante, le Seigneur, l’appelant par son nom, l’introduisit dans un palais de rêve où se trouvait une belle dame et des armes marquées du signe de la croix. Il lui fut révélé que ce castel lui était réservé s’il voulait assumer avec constance l’étendard de la croix. »

 François quitte Assise, espérant devenir un illustre chevalier, mais la grâce réitère son appel en éclairant le sens des précédents rêves :

« À Spolète, il eut une seconde vision : « Retourne au pays de ta naissance; ta vision se réalisera par moi tout spirituellement ». Le saint rentra, dans l’attente du vouloir de Dieu. Il dut assister à une dernière soirée ; soudain, il expérimenta la présence de l’Esprit au point de ne pouvoir ni parler ni marcher : ‘À quoi penses-tu, à prendre femme ? - Oui, la plus noble, la plus riche, la plus belle qui se soit jamais vue.’ »

François, tout en poursuivant une vie libre, se rend souvent dans une grotte près de la ville pour y prier.

« Un jour il rencontre un lépreux et l’embrasse. Le lépreux mystérieux, Christ décrit par Isaïe[370], disparaît aussitôt. Ce geste où il vainc ses répugnances détermine sa vocation. … Il entend parfaitement la loi évangélique du renoncement total et s’adonne à l’exercice des vertus fondamentales de l’esprit séraphique : pauvreté, humilité, amour débordant de piété ; il se met au service des lépreux à l’hôpital Saint-Lazare. »

 Tout ceci ne passe pas inaperçu. Cité par l’évêque, François rend à son père tout ce qu’il avait, jusqu’à son vêtement.

« Le 16 avril 1207, dans sa loque signée d’une croix, il se proclame ‘le héraut du grand Roi’. Après s’être rendu chez les moines de Valfabricca puis à Gubbio, il revint à San Damiano en maçon mendiant. C’est alors que commence son « dialogue » avec sainte Claire.

« La reconstruction de San Damiano achevée, François y demeurait d’ordinaire. Le 24 février 1209 probablement, - on célébrait la messe des Apôtres -, il entendit lire les paroles du Christ aux disciples[371]. Il eut l’intelligence du texte par l’onction de l’Esprit : le véritable disciple « ne devait posséder ni or, ni argent »; il devait « prêcher le royaume de Dieu, la pénitence » et la paix. »

Revêtu d’une tenue conforme à la pauvreté parfaite,

« Dans l’exultation de cette révélation, dénouement de sa vocation, « ­l’apôtre des temps nouveaux » annonce partout l’Évangile.  Bernard de Quintavalle et Pierre de Cattani le suivent. Ouvrant l’Évangile par trois fois[372], François découvre une seconde fois l’Évangile de la pauvreté. C’était le 15 avril 1209 ».

Commence ensuite la « vie publique » par l’arrivée de trop nombreux frères pour laisser la spontanéité fidèle à la grâce guider la communauté. Le combat de François pour conserver au moins l’esprit de pauvreté dans l’ordre naissant conduira à l’usure prématurée de sa santé. Une maladie de la vue (un trachome ?) contractée lors de son voyage en Orient précipita probablement le délabrement physique.

On peut demeurer sceptique devant les récits hagiographiques rassemblés dans des témoignages contemporains[373]. Toutefois des mises en place soigneuses du cadre de vie précisent des points de la vie de François, dont les circonstances de sa sortie d’Italie à la rencontre de l’Islam, des contradictions et des épreuves en fin de vie[374]. Le manuscrit de Pérouse (aujourd’hui dénommé compilation d’Assise), issu des souvenirs du frère Léon, rend un accent unique d’authenticité.

Vertu de « pauvreté » et écrits

Liée à une imitation très concrète de son maître tant aimé, Jésus, dans un désir de suivre l’Évangile à la lettre, la « vertu de pauvreté » est un appel qui s’adresse aux franciscains de cœur comme de bure. L’amour brûlant de François a traversé les siècles :

…nous n’avons plus rien d’autre à faire que nous appliquer à suivre la volonté du Seigneur et à lui plaire.[375].

Seigneur, je t’en prie, que la force brûlante et douce de ton amour prenne possession de mon âme et l’arrache à tout ce qui est sous le ciel  afin que je meure par amour de ton amour, comme tu as daigné mourir par amour de mon amour.[376].

     Par la force spirituelle qui émane des lieux, la visite d’Assise reste marquante pour les pèlerins à toutes époques : si une Angèle de Foligno terrassée d’amour ne put se maîtriser dans la basilique, une Simone Weil, qui pratiquera une très excessive ascèse de pauvreté, apporte un témoignage moderne qui prend place parmi de nombreux autres :

Je me suis éprise de saint François dès que j’ai eu connaissance de lui. J’ai toujours cru et espéré que le sort me pousserait un jour par contrainte dans cet état de vagabondage et de mendicité où il est entré librement ... En 1937 j’ai passé à Assise deux jours merveilleux. Là, étant seule dans la petite chapelle romane du XIIe siècle de Santa Maria degli Angeli, incomparable merveille de pureté, où saint François a prié bien souvent, quelque chose de plus fort que moi m’a obligée, pour la première fois de ma vie, à me mettre à genoux.[377].

Les « écrits de saint François » sont brefs : vingt-huit Admonitions aux frères encore peu nombreux, première et seconde rédaction des Règles, deux passages de la règle des sœurs de sainte Claire, le Testament, treize Lettres, quelques Prières incluant le célèbre Cantique. Le tout tient en cent pages [378] ; si l’on tient compte de nombreuses influences exercées sur ces écrits de circonstances, nous pouvons avancer qu’il ne nous reste presque rien « de François » sinon un style particulier : « sa phrase est une petite franciscaine qui, pauvrement vêtue, va son chemin en priant. » [379].

Des Lettres se détache celle à un frère en position de ministre responsable [380] :

À propos de ton âme, je te dis, comme je le puis, que ce qui t’empêche d’aimer le Seigneur Dieu, et quiconque serait pour toi un empêchement, des frères ou d’autres, même s’ils te rouaient de coups, tu dois tout tenir pour une grâce. …je sais fermement que telle est l’obéissance véritable. …

Et aime-les en cela et ne veuille pas qu’ils soient meilleurs chrétiens. Et que ce soit pour toi plus que l’ermitage. …qu’il n’y ait au monde aucun frère qui ait péché autant qu’il aura pu pécher et qui, après avoir vu tes yeux, ne s’en aille jamais sans ta miséricorde, s’il demande miséricorde.

Le Cantique est le seul texte de François d’Assise dont nous possédions le texte en langue d’époque, transmis par le Speculum Perfectionis, authentifié  par les Vitae de Thomas de Celano. François était cultivé : il connaissait la langue française de par sa mère d’origine peut-être picarde, et était formé à la poésie lyrique du stil nuovo. En un très beau poème, d’autant plus émouvant qu’il est en train de devenir aveugle, François exprime sa reconnaissance envers le monde créé, expression du divin. Sans avoir appris l’italien, il suffit de le « lire » des lèvres pour retrouver les mots correspondants de notre langue :

Il cantico delle creature [381].

Altissimo, onnipotente, bon Signore,

tue sole laude, la gloria e l’onore e onne benedizione.

A te solo, Altissimo, se confano

e nullo omo è digno te mentovare.

Cantique de frère soleil ou des créatures. Très haut, tout puissant bon Seigneur, / à toi sont les louanges, / la gloire et l’honneur, / et toute bénédiction. À toi seul, Très-Haut, ils conviennent, / et nul homme n’est digne de te nommer [382].

Laudato sie, mi Signore, cun tutte le tue creature,

spezialmente messer lo frate Sole,

lo quale è iorno, e allumini noi per lui.

Ed ello è bello e radiante con grande splendore :

de te, Altissimo, porta significazione.

Loué sois-tu, mon Seigneur, avec toutes tes créatures, spécialement messire le frère Soleil, lequel est jour, et tu nous illumines par lui. / Et lui, il est beau, et rayonnant avec grande splendeur : de toi, Très-Haut, il porte  signification.

Laudato si, mi Signore, per sora Luna e le Stelle :

in cielo l’hai formate clarite e preziose e belle.

Laudato si, mi Signore, per frate Vento,

e per Aere e Nubilo e Sereno e onne tempo,

per lo quale a le tue creature dai sustentamento.

Laudato si, mi Signore, per sor Aqua,

la quale è molto utile e umile e preziosa e casta.

Laudato si, mi Signore, per frate Foco,

per lo quale enn’allumini la nocte :

ed ello è bello e iocondo e robustoso e forte.

Loué soit-tu, mon Seigneur, par [383] sœur Lune et les étoiles : dans le ciel tu les as formées, claires, précieuses et belles. / Loué sois-tu, mon Seigneur, par frère Vent, et par l’air et le nuage, et le ciel serein et tout temps, par lesquels à tes créatures tu donnes sustentation. / Loué sois-tu, mon Seigneur, par sœur Eau, laquelle est très utile et humble et précieuse et chaste. / Loué sois-tu, mon Seigneur, par frère Feu par lequel tu nous illumine la nuit ; et lui, il est beau et joyeux et robuste et fort.

Laudato si, mi Signore, per sora nostra matre Terra,

la quale ne sostenta e governa,

e produce diversi fructi con coloriti fiori ed erba.

Laudato si, mi Signore, per quelli che perdonano

per lo tuo amore

e sostengo infirmitate e tribulazione.

Beati quelli che’l sosterrano in pace,

ca da te, Altissimo, sirano incoronati.

Loué sois-tu, mon Seigneur, par notre sœur mère Terre, laquelle nous sustente et gouverne[384] et produit divers fruits avec les fleurs colorées et l’herbe. / Loué sois-tu, mon Seigneur, par ceux qui pardonnent par ton amour et soutiennent maladies et tribulations. / Bienheureux ceux qui les supporteront en paix, car par toi, Très Haut, ils seront couronnés.

Laudato si, mi Signore, per sora nostra Morte corporale,

da la quale nullo omo vivente po’ scampare.

Guai a quelli che morranno ne le peccala mortali !

Beati quelli che troverà ne le tue sanctissime voluntati,

ca la morte seconda no li farrà male.

Laudate e benedicite mi Signore,

e rengraziate e serviteli cun grande umiltate.

Loué sois-tu, mon Seigneur, par notre sœur Mort corporelle, à laquelle nul homme vivant ne peut échapper. / Malheur à ceux qui mourront dans les péchés mortels ! / Bienheureux ceux qu’elle trouvera en tes très saintes volontés, car la mort seconde[385] ne leur fera pas mal. /Louez et bénissez mon Seigneur et rendez grâce et servez-le avec grande humilité.

Au Cantique nous associons en contrepoint le discours que François tint à frère Léon sur la route de Pérouse, portant sur la « vraie joie », suivant la version rugueuse propre à un manuscrit de la bibliothèque nationale de Florence [386] :

… - Mais quelle est la vraie joie ? / …  Je reviens de Pérouse et, par une nuit profonde, je viens ici et c’est le temps de l’hiver, boueux et à ce point froid que des pendeloques d’eau froide congelée se forment aux extrémités de ma tunique et me frappent sans cesse les jambes, et du sang coule de ces blessures. Et tout en boue et froid et glace, je viens à la porte, et après que j’ai longuement frappé et appelé, un frère vient et demande : « Qui est-ce ? » Moi je réponds : « Frère François. »

Le refus est deux fois répété pour souligner l’épreuve angoissante qui doit être surmontée :

Et lui dit : « Va-t-en ! Ce n’est pas une heure décente pour circuler ; tu n’entreras pas. » Et à moi qui insiste, à nouveau il répondrait : « Va-t-en ! Tu n’es qu’un simple et un illettré. En tout cas tu ne viens pas chez nous ; nous sommes tant et tels que nous n’avons pas besoin de toi. » Et moi je me tiens à nouveau debout devant la porte et je dis : « Par l’amour de Dieu, recueillez-moi cette nuit ! » Et lui répondrait : « Je ne le ferai pas. Va au lieu des Croisiers [hôpital pour les lépreux situé non loin de Rivo Torto] et demande là-bas. » Je te dis que si je garde patience et ne suis pas ébranlé, en cela est la vraie joie et la vraie vertu et le salut de l’âme.

 On est ici face à un récit sévère, reflétant « une situation de détresse physique et de lutte intérieure … expérience fondamentale dans la vie de François [387] ». Les souffrances sont surmontées grâce à l’état mystique profond, la paix intérieure inaltérable où François ne peut être atteint.

On rapprochera ce récit au « Portrait du vrai frère mineur » :

 Supposons qu'à la suite de ce sermon ils réfléchissent et s'élèvent contre moi en disant : « Nous ne voulons plus que tu règnes sur nous ; tu n'as aucune éloquence, tu es trop simple, et nous rougissons d'avoir pour supérieur un rustre et un illet­tré ; désormais, n'aie plus la prétention de te dire notre supé­rieur ! » Ils me conspuent et me chassent... Eh bien! je ne me considérerais pas comme un Frère mineur si je n'étais aussi joyeux quand ils me vilipendent, me rejettent honteusement, m'enlèvent ma charge, que lorsqu'ils m'honorent et me vénè­rent, pourvu que dans les deux cas le profit soit le même pour eux. Car si je me réjouis de leur profit et de leur dévotion quand ils m'exaltent et m'honorent (alors que mon âme peut ainsi courir un danger) combien plus dois-je me réjouir du profit et du salut de mon âme quand ils me vitupèrent en me rejetant honteusement, puisque c'est là pour moi un gain véritable ! » [388].

On pourrait enfin évoquer un nombre de beaux appels à vivre intimement une parfaite pauvreté, tels le récit symbolique suivant « des trois pièces d’or » :

‘Seigneur, je suis tout à toi et je n’ai rien que les caleçons, la corde et la tunique ; et ils sont semblablement à toi. Que pourrais-je offrir ?’ … Alors Dieu m’a dit : ‘Mets ta main dans ta poche et offre-moi ce que tu trouveras.’ L’ayant fait, j’ai trouvé une pièce d’or si grande, si brillante et belle que jamais on n’en a vu de pareille …

Prière et don se répètent trois fois pour souligner leur importance ; François explique ensuite à frère Léon qui l’avait surpris priant ainsi la nuit dans la forêt :

 …de même que … je sortais et rendais ces pièces à Dieu lui-même qui les y avait déposées, de même Dieu m’a donné dans l’âme le pouvoir de toujours le louer et le magnifier de bouche et de cœur pour tous les biens qu’il m’a concédés…[389].

Mais avant tout la grande attention à tous ses proches est illustrée par de nombreux récits, tel celui de la délivrance du frère Richer où l’on voit que François ressentait à distance l’angoisse de ses enfants spirituels :

Tombé au fond de la désolation et du désespoir, il songea en son cœur, disant : ‘Je me lèverai et irai auprès de mon père François et, s’il se montre familier avec moi, je crois que Dieu me sera propice ; sinon ce sera le signe que je suis abandonné de Dieu.’ … Or saint François, très gravement malade, était alité au palais de l’évêque d’Assise … il dit : ‘Allez rapidement à la rencontre de mon fils, frère Richer, et, en l’embrassant et le saluant de ma part, dites-lui qu’entre tous les frères qui sont dans le monde, je l’aime particulièrement.’ [390].

 

 



L’influence franciscaine

Claire d’Assise et les clarisses

Claire d’Assise (1193/4-1253) se rend à la Portioncule le lendemain des Rameaux 1211. Fille de la noblesse d’Assise, elle se fait couper les cheveux  et remettre l’habit par François, le fils du marchand Bernardone. « Figure déterminée, combative, persévérante », l’abbesse de Saint-Damien à partir de 1214/5 restera l’énergique interprète de la pauvreté totale franciscaine.

Elle est « la première femme dans l’histoire à composer une Règle pour les femmes », ses sœurs de l’Ordre des Sœur Pauvres [391]. Comme toujours, deux Règles se succèdent ! Celle de la sainte (1252) - qui meurt le 11 août 1253 tenant en sa main la bulle d’approbation papale – suivie d’une mitigation (1263).

Les quatre Lettres qui nous sont parvenues montrent son rôle de mère spirituelle. Elle insiste dans la première lettre à la princesse fondatrice Agnès de Prague sur la nécessaire pauvreté :

…lorsqu’on aime une chose temporelle, on perd le fruit de la charité … Et un homme vêtu ne peut lutter contre quelqu’un de nu, parce que celui qui donne prise est plus vite jeté à terre [392].

À l’introduction soutenue par l’Écriture de sa quatrième et dernière lettre à la même Agnès…

Claire indigne servante du Christ et servante inutile des servantes du Christ … adresse ses salutations et souhaite le bonheur de chanter un cantique nouveau­  [393] … Mère, fille et épouse du Roi des siècles … ne va surtout pas croire que l’amour brûlant de ta mère pour toi risque de s’éteindre en mon cœur … Aujourd’hui que se présente l’occasion de t’écrire, j’en suis toute heureuse pour toi, dans la joie de l’Esprit Saint…

…succcède un hymne au « miroir sans tache » où « resplendit la bienheureuse pauvreté ». Le miroir où l’on contemple l’exemplarité christique fut finalement « posé sur le bois de la croix » [394].

Puis le ton devient personnel et affectueux :

Au milieu de cette contemplation, souviens-toi de ta pauvre mère, et dis-toi bien que j’ai gravé ton doux souvenir, de façon indélébile, au plus profond de mon cœur, car tu m’es chère entre toutes. Que te dire de plus ? La langue du corps est impuissante à exprimer l’affection que j’ai pour toi ; c’est celle de l’esprit qui doit l’exprimer et parler. … Adieu, très chère fille, adieu à toi et à tes sœurs en attendant le trône de gloire du Très-haut  [395].

L’homme est « la plus digne des créatures ». Sur son lit de mort elle bénit Dieu de l’avoir créée [396] et ses sœurs,  enfin leur rappelle le devoir de s’aimer elles-mêmes et entre elles :

Je vous bénis durant ma vie et après ma mort … un père et une mère spirituelle a béni et bénira ses fils et filles spirituelles …Soyez toujours des amantes de vos âmes et de toutes vos sœurs…[397].

Au XIVe siècle l’idéal des clarisses s’estompe mais sœur Colette (1381-1447), une picarde, mena une vie très active de « refondatrice » [398]. L’ordre des clarisses a depuis conservé un attachement à la plus discrète pauvreté : une intellectuelle, traductrice d’Eckhart, en livre un touchant témoignage oculaire après sa présentation de Claire, de Colette et de l’histoire de l’ordre [399].

Les débuts de l’ordre franciscain

Le chapitre « des nattes », en 1219, rassemblait déjà quelque cinq mille frères. La regula prima ou « première règle » est promulguée en 1221, puis sanctionnée par le pape. Suit une nouvelle rédaction acceptée par François, en 1223. Cette regula bullata ou « deuxième règle » est, de par son caractère juridique accentué, fort différente de la première. Elle deviendra la grande charte du premier ordre franciscain. « Il [François] en confia, nous dit saint Bonaventure, le manuscrit à son vicaire, Frère Élie, qui, peu de temps après, affirma l’avoir perdu par incurie ; le Saint la reconstitua aussitôt… » [400].

Dans son testament, François ne mâchait pas ses mots : « J’interdis fermement, par obéissance, à tous les frères, où qu’ils soient, d’oser demander aucune lettre à la curie romaine par eux-mêmes ou par personne interposée, ni pour une église, ni pour un autre lieu, ni sous prétexte de prédication, ni en raison de la persécution de leurs corps… » [401]. Ce testament est invalidé par bulle papale [402].

Après la mort de François en 1226, apparaissent très naturellement deux tendances, celle des « Spirituels » qui veulent maintenir l’idéal de perfection du fondateur, et celle de la « Communauté » qui n’observe plus littéralement sa Règle et son Testament, favorise la fondation de grands couvents, assouplit la pratique de la pauvreté. Bien des problèmes pratiques s’opposaient en effet à la stricte pauvreté matérielle, sans compter la sirène attirante de l’étude intellectuelle, à l’imitation des dominicains. Le règne « efficace » du frère Élie, de 1232 à 1239, n’arrangea rien [403]. Celui, sensé, de saint Bonaventure, de 1257 à 1274, ne put récupérer une situation tendue.

En 1282 on relève plus de quarante mille religieux répartis en près de mille six cents maisons, ce qui n’est plus compatible avec l’idéal des débuts et conduit à une organisation rigide. L’affrontement entre « idéalistes » et « réalistes » fut  finalement tranché en faveur de la « Communauté » par Jean XXII, le pape autoritaire responsable du procès d’Eckhart ; la situation pouvait être réglée pacifiquement par une division de l’ordre, ce qui se produira beaucoup plus tard, permettant ainsi une renaissance des franciscains. Entre-temps, la société européenne est troublée par l’arrivée de la peste noire et par le schisme avignonnais : l’ordre connaît une décadence [404].

Les Spirituels

 « Les merveilles des premiers temps » ne pouvaient que s’affadir ou être noyées dans la marée humaine provoquée par l’appel de François : ce problème fut  nécessairement réglé par des mitigations de la radicalité et de la simplicité primitive. Les Spirituels avaient « le fervent désir de vivre la Règle, de préférence dans des ermitages, sans compromis ni accommodements, en s’inspirant du séraphique fondateur. »  [405].

« Une scission se produisit à la suite du concile de Lyon de 1274, dont les Spirituels n’acceptèrent pas les décisions. Trois groupes se formèrent : un dans les Marches avec Ange Clareno, un autre en Provence, dont le représentant le plus autorisé fut le docte et vertueux Pierre de Jean Olivi, le troisième en Toscane soutenu par Ubertin de Casale. »

L’histoire est compliquée et balance entre approbations et condamnations, selon les autorités qui se succèdent :

« Les Spirituels eurent l’espérance de vivre leur idéal sous le généralat de Raymond Godefroy (1289-1295) et surtout avec le bienveillant accueil de Célestin V[406]. Mais l’énergique attitude de Boniface VIII (1295-1303) détruisit leurs plans et ils opposèrent une vigoureuse résistance aux interprétations pontificales de la vie franciscaine. Ils mirent leur espérance dans l’élection de Clément V (1305-1314) ;  ils eurent en effet l’occasion de préciser leurs idées au concile de Vienne, mais la bulle Exivi de paradiso (6 mai 1312), qui concluait le débat, approuva la conduite et l’action de la Com­munauté.

Les Spirituels résistèrent : leurs chefs de file sont excommuniés ou incarcérés lorsque l’on peut les saisir. On nous explique que :

« Les autorités de l’Église et de l’ordre s’efforcèrent d’éviter un schisme. Jean XXII convoqua Ubertin de Casale et Ange Clareno avec quelques disciples. En vain. Avant d’en venir à un procès, le pape classa l’affaire par la bulle Quorumdam exigit (7 octobre 1317) et réserva aux seuls supérieurs la faculté d’établir les normes d’interprétation de la pauvreté. Les Spirituels n’acceptèrent ni la solution proposée ni les sanctions et ils cessèrent d’appartenir à l’ordre. » [407].

Ils avaient résisté pendant près d’un siècle. Des récalcitrants « montèrent bravement sur le bûcher », lesquels bûchers sont attestés de 1337 à 1449. On les nomme alors « fraticelles » [408] ; leur idéal contribuera plus tard à l’éclosion de la famille franciscaine de l’« Observance » [409].

Il est intéressant de suivre plus précisément le cas exemplaire du groupe des zélateurs de la Marche d’Ancône [410], découragés par les tracasseries de toutes sortes et poursuivis après un premier exil en Arménie. Constitués à leur retour en Italie en famille autonome des Pauvres Ermites avec le consentement du pape Célestin V, sous la direction de Pierre de Macerata et d’Ange Clareno, ils sont finalement réprimés par l’Inquisition : « Hostile, le pape Boniface VIII décréta la dissolution de la jeune congrégation ; Pierre et ses compagnons s’enfuirent en Achaïe (1295) puis en Thessalie (1297), où ils encoururent successivement les censures d’archevêques et du patriarche de Constantinople alerté par le pape… » [411]. On les poursuit jusqu’aux confins du monde chrétien. L’autorité doit-elle l’emporter sur l’exercice de la pauvreté ? On ne remet plus guère en cause aujourd’hui « la pure spiritualité » d’un Pierre-Jean Olivi, d’un Ubertin de Casale, d’un Ange Clareno.

Pour Olivi ou Olieu (1248-1298), « écrivain spirituel profond et personnel », auteur d’opuscules ascético-mystiques traduits en langue provençale [412], « l’identité de l’Évangile et de la [première] Règle signifie ainsi que cette dernière possède une légimité intrinsèque, qui ne découle pas de sa confirmation par l’autorité pontificale. » [413].

Ubertin de Casale (1259 - après 1328) est né dans le diocèse de Verceil ;  il poursuit ses études en Toscane, entre en contact avec un cercle laïc animé d’une intense dévotion et avec Olieu ; rencontre encore plus intéressante, il fait la connaissance d’Angèle de Foligno et « se reprend spirituellement ». Il compose en 1304 l’Arbor vitae, dans une période de retraite à l’Alverne. En 1309/1310 il se transporte à Avignon où il lutte pour la cause des Spirituels. Il est à Rome en 1328. La date et les circonstances de sa mort sont obscures : il aurait été assassiné [414]. 

Ange Clareno ou Pierre de Fossombrone (~1255-1337), accompagné de Pierre de Macerata et d’une quarantaine de compagnons, se réfugie en Grèce dans une petite île du golfe de Corinthe. Leur séjour dure un peu plus de trois ans avant d’être à nouveau pourchassés. Clareno avait mis à profit son séjour en Grèce pour se familiariser avec la littérature mystique des Pères d’Orient [415]. Après une existence nomade et tourmentée, il est protégé seize ans par le puissant abbé de Subiaco puis, après une dernière fuite, il termine sa vie dans l’extrême sud de l’Italie.

Il avait été entouré de la vénération de personnalités telles celles du cardinal Jacques Colonna, du bienheureux Simon Fidati de Cascia (-1348), sans oublier celle de ses disciples et du peuple [416].  Il « ne cessa de recommander la modération, le respect de l’autorité et la patience. Pourquoi ne pas laisser à Dieu le soin de châtier le pape… » [417]. En vain.

Jacopone da Todi (~1236 - 1306)

Jacopone, procureur légal et notarial, pénitent après la mort brutale de sa jeune femme, franciscain proche des Spirituels, excommunié, emprisonné, retiré près d’un couvent de clarisses, est enfin et surtout l’auteur admiré de Laudes, forme poétique toscane en honneur durant plus de deux siècles.

Il appartient, du côté de son père, à une famille noble. Après avoir étudié le droit, il exerce la profession d’homme de loi ou de notaire dans sa ville natale. Marié à l’âge de trente et un ans environ à Vanna di Bernadino di Guidone de la famille des comtes de Coldimezzo, il perd deux ou trois ans plus tard sa jeune épouse lors de l’écroulement d’un plancher pendant une fête. Un cilice trouvé  sur le corps de Vanna l’aurait converti : il mène alors pendant dix ans une vie d’errance, de pénitence, de mendicité et d’humiliations volontaires.

Au terme de cette période, durant laquelle il porte le long capuchon du Tiers Ordre pénitent franciscain, il est admis parmi les Frères Mineurs. Attaché au courant des Spirituels il approuve l’envoi à l’ermite Pierre da Morrone, devenu le pape Célestin V, d’une délégation visant à obtenir l’autonomie de ce courant à l’intérieur de l’ordre.

Mais le pape abdique et redevient ermite l’année même de son élévation. La congrégation des Pauperes heremitae domini Celestini sera aussitôt dissoute par Boniface, son successeur. « Or Jacopone connaissait bien ce dernier, qui, n’ayant pas encore  reçu l’ordination, s’était fait octroyer par le chapitre de la ville de Todi un bien confortable canonicat. Il lui consacre l’une de ses laudes les plus polémiques, O pape Boniface, tu as beaucoup trop joué en ce monde… Plus encore, il va jusqu’à souscrire au fameux manifeste de Longhezza (10 mai 1297) : s’inspirant de la thèse des cardinaux Jacopo et Piero Colonna, ce document met directement en cause la validité de l’élection… »

Suit une excommunication des deux cardinaux ainsi que leurs défenseurs et Boniface assiège leur place forte, Palestrina. La forteresse tombe après avoir résisté un an et demi. Jacopone est incarcéré dans les souterrains d’un couvent de Frères Mineurs hostiles aux Spirituels. Libéré et absous par Benoît XI, il mourra trois ans plus tard, la nuit de Noël de l’année 1306, dans le couvent des clarisses de Collazzone, près de Todi [418].

Les Laudes fleurissent au XIIIe siècle. Ils dérivent de cantiques, chantés en latin par l’assemblée des fidèles dans les exercices de piété d’associations laïques, les laudési. La plus ancienne laude qui nous soit parvenue n’est autre que le Cantique des créatures de François.  Puis frère Pacifique brilla parmi ses contemporains par des compositions (perdues), tout comme il avait été célèbre avant sa conversion sous le nom de Rex Versuum. De Bonaventure, il nous reste l’Angélus. On composera des laudes jusqu’à Savonarole. La Contre-Réforme supprimera ces dévotions en langue vulgaire au profit du latin. Jacopone est reconnu aujourd’hui comme l’un des grands poètes du Moyen Âge grâce à l’évolution de notre goût qui accepte de s’écarter de la forme littéraire achevée d’un Pétrarque [419]. Jacopone est le chantre de la pauvreté par amour qui donne la liberté :

O amor de povertate

Renno de tranquillitate !

[…]

Povertat’è null’avere

E nulla casa poi volere

E onne cosa possedere

En spirito de libertate. 

O amour de pauvreté, / Royaume de tranquillité ! […] Est pauvreté ne  rien avoir / Et nulle chose ne vouloir, / Toutes choses posséder / En esprit de liberté. [420].

L’union se réalise, lorsque l’homme, vidé par la grâce de ses puissances se livre à Dieu qui le « forme » à nouveau [421].  L’esprit qui anime Jacopone est proche de celui qui animait Angèle de Foligno, sa contemporaine. Elle avait peut-être entendu ses Laudes car elle meurt trois ans après lui. L’esprit sera repris par Catherine de Gênes qui vit deux siècles plus tard : les Laudes 36 et 39 sont cités et commentés dans la Vita de Catherine et Jacopone se trouve être le seul auteur largement présent de ce témoignage[422]. Nous en reprenons deux brefs passages dont le premier est commenté par Catherine [423] :

Cio che tte paria non ène,

Tanto è ‘n alto quel ched ène ;

La Superbia en celo s’ène

E dànnase l’Umilitate.

[…]

Là ‘v’è Cristo ensetato

Tutto ‘l vecchio ènne mozzato,

L’uno en l’altro trasformato

En mirabele unitate.[424].

Ce qui se voit n’est pas, / Tant est grand ce qui est ; / La superbe est au ciel / Et l’humilité se damne. […] / Là où le Christ est greffé, / Tout l’ancien est décapité, / L’un dans l’autre est transformé / En merveilleuse unité.

Catherine de Gênes, au chapitre 14 de la Vita, commentera ainsi:

Ce qui se voit, c’est-à-dire toutes les choses visibles qui sont créées ne sont pas, elles n’ont pas l’être véritable, tant est grand Celui qui est, Dieu, en qui est tout être vrai. La superbe est au ciel, c’est-à-dire la vraie grandeur est au ciel ; et sur terre, l’humilité se damne, c’est-à-dire l’affection placée en ces choses créées qui sont basses et viles, n’ayant pas en soi l’être véritable.

Jacopone conclut :

Clama lengua e core : Amore, amore, amore !

Chi tace el to dolzore Lo cor li sia crepato.

E credo che crepasse Lo cor che te assaiasse ;

S’Amore non clamasse, Crepàrase affocato. 

Clame langue et clame cœur : Amour, amour, en profondeur ! / Celui qui tait ta douceur, Que son cœur soit crevé ! /Et je crois bien qu’en crèverait, Cœur qui de toi goûterait ; /Si Amour il ne clamait, il en mourrait suffoqué. [425].

Angèle de Foligno (1248 -1309)

Femme amie du monde et du plaisir, esprit cultivé (tout en ne sachant pas écrire) et ouvert, riche de biens, ayant mari et plusieurs fils, elle commence à l’âge de trente-sept ans à éprouver le remord de confessions incomplètes et de communions peut-être sacrilèges à ses yeux.

Elle dictera le récit de sa vie à frère Arnaud, un fidèle moine  franciscain, selon des « pas » ou étapes intérieures. Ils couvrent deux périodes séparées par une expérience très forte d’amour divin survenue lors d’un voyage à Assise en 1291, suivie de son entrée dans le Tiers Ordre franciscain. Les six années « ascétiques » qui précédèrent l’évènement, de 1285 à 1291, l’approchèrent de la pauvreté intérieure et matérielle en dix-neuf « pas ».  Elle vend ses biens après la mort de tous les siens. Le récit d’Arnaud couvre les cinq années suivantes, de 1291 à 1296, en sept autres « pas ».

Angèle vivra encore quatorze années. Nous devinons un cercle de disciples d’après le récit d’Arnaud (qui malheureusement meurt en 1300, donc neuf ans avant Angèle) complété par des documents postérieurs ; quatre lettres nous sont parvenues. De très nombreuses éditions de son « œuvre » sont éditées en latin dès 1502 et en diverses langues dont le français, par Poiret en 1696, puis par Hello en 1868. Malheureusement ces mosaïques textuelles ne respectent pas l’ordre chronologique et affaiblissent les termes (malgré le style emphatique propre à Hello). Il faut recourir à une édition respectueuse de l’ordre d’un bon manuscrit, respectant aussi la sobriété de l’original latin, pour retrouver la force et surtout la dynamique vécue, rendue par les « pas » successifs [426] qui la mènent des manifestations du début à la mystique pure.

On ne trouve nulle part ailleurs un témoignage aussi intense de l’amour divin, auquel elle  sut correspondre de façon absolue. Elle répond ainsi à deux mystères majeurs :

Question, comment l’amour divin intense qui nous est accordé, peut-être une seule fois dans l’existence, mais son souvenir est toujours efficient, peut-il s’accorder à notre indignité ? 

Réponse, parce que Lui seul existe.

De même pour le « problème du mal » : le « bon » seul existe.

Nous avons donc la chance d’avoir accès à une autobiographie mystique suivie chronologiquement, sous la forme des dix-neuf pas de sa vie dictés au frère et disciple copiste, qui correspondent aux six années « ascétiques » précédant l’expérience d’amour de l’an 1291. Puis suivent sept pas, définis par ce frère ; très honnêtement, il reconnaît la difficulté d’en déterminer alors leur nombre (Angèle avait évoqué trente pas).

Un tel témoignage est unique pour une époque qui ne pratique guère de « confession » intime (on trouve parfois des relations d’événements personnels, toutefois sans progression soulignée, telles les relations de Julian de Norwich ou de Margery Kempe). Nous le devons à l’insistance du « frère copiste », devenu disciple, qui rapporte avec grand souci de fidélité « cette expérience et cette science de l’expérience »[427].

Nous résumons les pas d’une échelle spirituelle à l’aide d’un choix de fragments très courts. Les trois premiers pas sont une préparation : crainte, douleur, pénitence ; Angèle « commence à être illuminée » aux deux suivants, où elle reconnaît la miséricorde de Dieu et Le prie « de me rendre vivante. Alors il me semblait que toutes les créatures me prenaient en pitié, en compassion. » Les quatre pas suivants sont marqués par la vision et la connaissance de la croix.

Au neuvième pas,

Il me fut inspiré que … je devais me dépouiller pour être plus légère, et aller nue … c’est-à-dire pardonner à tous ceux qui m’auraient offensée, me dépouiller de toutes choses terrestres. … Vers cette époque … ma mère … vint à mourir … et en peu de temps, mon mari, tous mes fils. [428].

Au douzième pas,

Je résolus de tout abandonner … Dieu répandit miséricordieusement dans mon cœur une grande lumière, Il me donna en même temps une certaine fermeté … que je crois encore ne devoir jamais perdre.[429].

Au dix-septième pas, elle rapporte de beaux songes qui annoncent peut-être la rencontre à Assise. L’un est précis ; elle note la demande faite avant le sommeil et la réponse donnée en rêve :

Je me trouvai une fois dans la prison où je m’étais enfermée pour le grand carême. Je goûtais, je méditais un mot de l’Évangile … j’eus soif de voir le mot écrit ; craignant d’agir par amour-propre, je me contins, je me fis violence pour empêcher mes mains d’ouvrir le volume sous l’effet de mon trop grand désir et amour ; sur ce je m’assoupis, je m’endormis dans mon désir. Aussitôt je fus induite en vision et il me fut dit : « L’intelligence de l’Épître est chose si délectable que celui qui la comprendrait bien oublierait toutes les choses du monde. »

Mon guide reprit : L’intelligence de l’Évangile est tellement plus délectable encore, que si quelqu’un le comprenait, il n’oublierait pas seulement toutes les choses du monde ; il s’oublierai absolument lui-même …[malheureusement] on ne prêche rien de la délectation de Dieu.[430].

Aux pas suivants, elle ressent l’Amour et la douceur divine :

 … si l’on me parlait de Dieu, je poussais des cris … ceci m’arriva pour la première fois lorsque je vendis ma maison de campagne pour en donner le prix aux pauvres. C’était la meilleure de mes terres … [Éprouvant] la douceur de Dieu … je tombai à terre je perdis la parole … Après cela, je me rendis à Saint-François à Assise.[431].

Le frère copiste témoigne de cette visite à Assise, de la honte qu’il ressent devant le comportement incontrôlé de sa compagne, terrassée par la violence d’une expérience mystique. Il l’interprète comme « haut mal » (hystérie, épilepsie ?), avant de comprendre sa réelle origine à la suite de sa propre expérience intérieure :

Elle avait beaucoup crié … J’en fus tout couvert de honte … je lui dis de n’oser jamais revenir à Assise puisque ce mal la prenait … Je lui conseillai de tout me dire, je l’y contraignis… Ayant éprouvé en moi-même une grâce de Dieu spirituelle, sans exemple dans ma vie, j’écrivais tout rempli de crainte et de respect.[432].

Elle lui décrit cet état d’amour dont l’achèvement l’a remplie de douleur :

Je lui dis : « Que vis-tu ? » Elle répondit : « Je vis une chose pleine, une Majesté immense, que je ne saurais exprimer ; mais il me sembla que c’était le souverain bien. Elle me dit beaucoup de douces paroles en s’éloignant ; elle s’éloigna lentement avec une suavité immense, sans secousse. Aussitôt après son départ, je commençai à pousser de hauts cris, à vociférer. Je criais sans aucune honte, disant et redisant : « Amour inconnu ! Pourquoi m’abandonnes-tu ? »

Cet état très fort est suivi d’une douceur profonde :

…je revins d’Assise avec cette extrême douceur, et je rentrai chez moi par la route. Tout le long du chemin, je par­lais de Dieu, j’avais grand peine à me taire ; cependant je me contenais de mon mieux à cause de mes compagnons. … Rentrée dans ma maison, je sentis une douceur paisible, et cependant très grande, que je ne sais exprimer.[433].

Cette mémorable expérience est suivie de certaines prises de conscience :

 Expliquant ensuite cette parole : que Dieu est l’amour de l’âme, elle me dit : Dieu aime l’âme, il est lui-même l’amour de l’âme.[434].

Elle me dit encore à moi, frère copiste, qu’une fois Dieu lui dit et lui montra péremptoirement et en détail qu’elle n’était rien, qu’elle était faite d’une matière vile, qu’il ne trouvait en elle aucune bonté, que cependant Dieu l’aimait, que ce Dieu qu’elle-même peut aimer est chose si grande et si parfaite que la pensée de l’amour qu’il lui porte ne peut lui causer aucun orgueil…[435].

Angèle traite profondément du mystère du « néant aimé » c’est-à-dire des rapports entre l’âme et sa Source divine :

 Et je voyais en moi deux parties, comme si on eût tracé en moi une route. D’un côté je ne voyais qu’amour et tout bien, venant de Dieu et non de moi ; de l’autre, je me voyais aride, je voyais qu’il ne venait de moi aucun bien. Par là, je vis que ce n’était pas moi qui aimais, bien que je fusse toute transformée en amour, mais que cela ne venait que de Dieu. Puis les deux parties se réunirent, et leur union me donna un amour beaucoup plus grand, beaucoup plus ardent. J’avais le désir d’aller à cet amour.[436].

Tout est grâce :

L’âme veut Dieu, et ce vouloir lui est donné par la grâce. Quand donc il est dit à l’âme : « Que veux-tu ? » Elle répond : « Je veux Dieu. » Et Dieu lui dit : « Et moi j’accomplirai en toi cette volonté. » Car jusque-là, elle ne voulait pas Dieu vraiment et de tout soi. Ce vouloir lui est donné par la grâce, et par ce vouloir elle connaît que Dieu réside en elle, qu’il entre en société avec elle.[437].

La seconde partie du manuscrit provient d’autres copistes, certainement moins proches de la mystique mais heureux témoins des années postérieures :

Voici le signe de l’amour vrai : celui qui aime ne transforme pas une partie de soi-même, mais tout soi en l’Aimé. Comme cette transformation n’est pas continue, comme elle ne dure point, l’âme est prise par le désir de chercher tous les modes qui lui permettront de se transformer en la volonté de l’Aimé afin de retrouver à nouveau la vision. Elle cherche ce qu’a aimé Celui qu’elle aime.

Ce qui est développé selon la belle comparaison classique :

De même que le fer embrasé reçoit en lui la forme, la couleur, la chaleur, la vertu, la valeur du feu, et devient comme du feu ; de même qu’il se livre au feu tout entier, et non partiellement, et ne subsiste qu’en étant embrasé dans l’intime de sa substance ; ainsi, l’âme, unie à Dieu et avec Dieu par le feu parfait de l’amour divin, se donne et se place tout entière en Dieu, et transformée en Dieu sans avoir perdu sa substance propre, elle transforme sa vie tout entière dans le Dieu amour et l’amour la rend quasi toute divine.

Transformation permise par le seul don de grâce :

Il faut donc que la connaissance précède, et qu’ensuite l’amour suive, pour transformer l’aimé en l’amant, c’est-à-dire pour transformer l’âme qui connaît en vérité et qui aime avec ferveur dans le bien qu’elle connaît et qu’elle aime avec ferveur. Or cette connaissance ne peut venir à l’âme ni d’elle, ni d’aucune créature; elle ne peut lui venir que de la lumière divine; c’est un don spécial de la grâce de Dieu.[438].

C’est la source de l’amour efficace :

…voyant son néant et voyant Dieu humilié et abaissé pour un si vil néant et même unir son néant, l’âme s’embrase d’amour, et embrasée d’amour elle se transforme en Dieu. Une fois transformée en Dieu quelle est la créature qu’elle n’aimera selon son pouvoir ? [439].

 L’Amour est explicité comme suit :

L’amour parfait, sans défaut, est celui de l’âme admise à voir l’être de Dieu. Quand l’âme est ainsi guidée et conduite à la vision de l’être de Dieu, elle voit comment toute créature tire son être de celui qui est l’Être suprême, comment toute chose, comment tout ce qui existe tient son être de l’Être suprême; elle voit qu’il n’est point d’autre être, et que rien ne possède l’être que par lui.

L’âme puise dans cette vision une sagesse admi­rable, une sagesse pleine de gravité, une sagesse pleine de matu­rité. L’âme tire de cette vision le plus grand des biens, elle ne peut contredire, parce qu’elle voit en vérité que toutes les œuvres de Dieu sont bonnes ; le mal vient de nous qui les détruisons. Cette vision de l’Essence divine excite l’âme à l’aimer. Elle nous apprend à aimer tout ce qui a reçu d’elle l’existence.[440].

Peu avant sa mort, elle s’écria :

Mes petits enfants, efforcez-vous de vous faire petits ! » Puis elle cria : «  O néant inconnu ! O néant inconnu ! On ne peut avoir en ce monde de science plus utile que celle de son néant, ne rien faire de mieux que de s’emprisonner dans son néant. Parler de Dieu, faire de grandes pénitences, comprendre les Écritures, avoir son cœur presque constamment occupé des choses divines, toutes ces vanités spirituelles sont plus trompeuses que les vanités temporelles.[441].

Tout est dit ! [442].


Catherine de Gênes (1447-1510) et son cercle

La Vita

Celle que l’on put surnommer la Grande Dame du pur amour née en 1447est mariée à seize ans. À l’âge de vingt-six ans, après dix années de désolation intérieure, survient l’expérience de l’Amour divin.  Suivent quatre années de pénitences sévères puis vingt-deux années d’une vie mystique active : elle dirige la section des femmes d’un hôpital à partir de 1490, puis s’occupe de son mari, qui meurt en 1497. À partir de 1499 elle accepte le confesseur Marabotto, probablement pour permettre à un groupe de fidèles de se former autour d’elle. Elle meurt en 1510, âgée de soixante-trois ans.

Ce qui nous est parvenu groupe les « dits » recueillis par ses proches et transcrit par Marabotto. Elle-même n’a rien écrit. Cependant son influence fut considérable : la Vita est un des textes biographiques célèbres au XVIIe siècle. Jeanne Guyon, qui fut mariée à seize ans, qui sortit de la nuit intérieure à vingt-huit ans, et qui vécut soixante-neuf ans, mènera près de deux  siècles plus tard une vie assez comparable à celle de Catherine. Connaissant très bien la Vita et y retrouvant de nombreux parallèles avec sa propre vie, elle s’en inspire dans sa Vie par elle-même tandis que son propre Traité du Purgatoire imite celui de Catherine.

Toutes ces vies féminines s’écartent assez peu du « modèle » imposé généralement aux femmes qui demeurent « dans le monde ». Elles subissent un mariage précoce dicté par les familles, avant que le veuvage ne leur donne la possibilité d’acquérir tardivement quelque liberté.  Leurs activités sont alors circonscrites aux œuvres hospitalières et à une influence plus ou moins discrète sur un cercle de proches disciples – à moins que rentrant dans les ordres, elles ne soient ensuite connues surtout sous leur deuxième identité (c’est le cas de madame Acarie, première Marie de l’Incarnation, de la baronne de Chantal devenue la mère fondatrice des visitandines, et de nombreuses figures moins célèbres).

Pour parler de Catherine de Gênes, nous alternerons un résumé de l’introduction biographique par P. Debongnies avec des citations (en italiques) de sa belle traduction de la Vita [443] :

Les Fieschi étaient au XVe siècle la famille la plus notable du parti guelfe et s’enorgueillissait d’avoir donné à l’Église deux papes, Innocent IV et Adrien V, des cardinaux, des évêques, et des doges à la cité.

« Catherine naquit dans les premiers mois de 1447, sans qu’on puisse préciser la date. Elle ne connut pas son père. Sa sœur Limbania était entrée chez les chanoinesses de Santa Maria delle Grazie ; la cadette sentit l’inspiration de la suivre. À treize ans elle fit sa demande, mais elle ne fut pas agréée, très probablement par suite de l’opposition de la famille qui l’avait déjà promise en mariage, comme il appert d’un acte du 27 août 1456 (donation des Doria en vue de ce mariage). À des fins de politique familiale et citadine, elle fut en janvier 1463 donnée pour femme à Julien Adorno, d’une grande famille gibeline, notablement plus âgé qu’elle. Déjà signalé par ses avatars politiques, Julien ne l’était pas moins par son inconduite ; dès avant son mariage il avait eu cinq enfants. Cette union ne fut pas heureuse. »

Les cinq premières années, il la tint si étroitement qu’elle ne savait ce que sont les choses du monde. Les cinq années suivantes, pour secouer ces grands chagrins que lui donnait son mari, elle se mit à rechercher la conversation des autres dames, à s’adonner aux choses du monde, comme faisaient les autres[444].

 De conduite dissolue, le mari dissipe tout ce qu’elle avait. Au bout de dix ans,

…dans les trois mois qui précédèrent sa conversion, il lui survint une très grande tristesse d’esprit, un dégoût profond de toutes les choses de ce monde, qui lui faisait fuir la compagnie. Elle éprouvait une si profonde tristesse qu’elle était insupportable à elle-même, ne sachant ce qu’elle voulait.

Son désespoir est total :

Quoiqu’elle cherchât maintenant des distractions extérieures, cette tristesse du cœur, loin de diminuer, ne faisait qu’augmenter, tant lui était insupportable la conduite de son mari. Ce fut au point que se trouvant un jour dans l’église Saint-Benoît c’était précisément la veille de la fête du saint - elle lui dit, dans l’extrémité de sa douleur : « Saint Benoît, priez Dieu qu’il me tienne trois mois au lit, malade ». Elle parlait ainsi comme une désespérée, ne sachant plus que faire, dans le tourment d’esprit et de cœur où elle se trouvait.[445]. 

Mais l’amour divin fait irruption soudainement :

 Le jour après la fête de saint Benoît [le 22 mars 1473], dame Catherine sur les instances de sa sœur moniale, alla pour se confesser … Tout d’un coup à peine agenouillée devant lui [le confesseur], elle reçut au cœur la blessure d’un immense amour de Dieu, avec une si claire vue de ses misères et de ses défauts, et aussi de la bonté divine, qu’elle en fut pour tomber à terre. Ensuite de ce sentiment de l’immense amour de Dieu et des offenses qu’elle avait faites à ce Dieu de douceur, elle fut tirée avec tant de force hors des misères du monde, par un mouvement tout purifié de son cœur, qu’elle resta comme hors d’elle-même. Sous cette impression elle criait en son cœur avec un amour enflammé : « Plus de monde ! Plus de péché ! [446].

« Catherine a toujours présenté cette conversion comme subite et totale. Elle fut instantanément et tout à la fois purgée, illuminée et transformée, - ce qui n’empêche de distinguer plusieurs étapes dans la suite de sa vie. Il y eut d’abord quatre années de pénitences sévères, de renoncements énergiques. Peu de mois après la conversion, Julien, ruiné par ses désordres, revient à Dieu et à sa femme ; ils s’établissent dans une dépendance de l’hôpital de Pammatone,  se consacrant l’un et l’autre au service des malades. Elle se confesse fréquemment, communie tous les jours avec une faim inexprimable. En 1476, elle commence, par inspiration intérieure, des carêmes et des avents dans un jeûne absolu et forcé. »

La conversion de son mari eut lieu la même année. Catherine n’eut pas d’enfants.

« La deuxième période va de 1477 à 1499. Toutes les pénitences lui sont alors tirées de l’esprit ; elle est dirigée uniquement par l’inspiration intérieure, sans direction sacerdotale » :

Elle disait encore que si elle eût vu toute la Cour céleste vêtue de même manière de sorte qu’il n’y eût pas de différence de vêtement entre Dieu et les anges, néanmoins l’amour qu’elle avait au cœur aurait reconnu Dieu comme le chien reconnaît son maître, et même bien plus vite et avec moins de peine, parce que l’amour qui est Dieu même, instantanément et sans intermédiaire découvre sa fin et son repos suprême.[447]

Un tel élan est couronné :

 Au terme de ces quatre années dont il a été question, il lui fut donné un esprit net, libre et rempli de Dieu, à ce point qu’il était fermé à toute autre chose. Quand elle assistait aux prédications ou à la messe, elle était tellement occupée de ce sentiment intérieur qu’elle ne voyait ni entendait ce qui se disait ou se faisait hors d’elle.[448]

Elle va directement au but, sans s’embarrasser d’intermédiaire ni de méthode, ce qui transparaît dans les « dits » rapportés par Marabotto :

L’Amour lui dit un jour à l’esprit : « Ma fille, observe les trois règles que voici : ne jamais dire : je veux, je ne veux pas. - Ne jamais dire : mien ; tu diras toujours: nôtre. - Ne jamais t’excuser, sois prompte à t’accuser. » Il lui dit encore : « Quand tu réciteras le Pater, prends pour fondement le fiat voluntas tua, c’est-à-dire, ta volonté se fasse en toute chose, dans l’âme, le corps, les fils, parents, amis, les biens et toute autre chose qui puisse te toucher, et en bien et en mal. …

Du reste de l’Écriture prends pour ton soutien ce mot : Amour. Avec lui tu iras toujours droite, nette, légère, attentive et soigneuse, toujours prête, illuminée, sans erreur et sans guide ni aide d’autre créature, parce que l’amour n’a pas besoin d’aide, il suffit pour accomplir toute chose sans peur et sans effort.[449]

« Elle continue d’ailleurs, avec un zèle et un à-propos que ses ravissements ne troublent pas, son œuvre auprès des malades. [...] C’est gratuitement toujours qu’elle s’applique au service des malades, et spécialement des pestiférés durant la terrible épidémie qui dévaste Gênes en 1493. Alors elle opère des prodiges de charité, la Vita nous a rapporté qu’ayant baisé une tertiaire de saint François atteinte de la peste, Catherine gagna la contagion et faillit mourir (chap. 8). En 1489, elle fut par les protecteurs de l’hôpital, élue directrice pour la partie des femmes, charge qui comportait la surveillance, la direction du personnel infirmier, la direction des enfants trouvés et exposés, la tenue des comptes, etc. » [450].

Il paraissait impossible, en effet, qu’une personne si occupée à des affaires extérieures pût ressentir sans interruption un tel goût divin dans son intérieur, comme d’un autre côté, qu’une personne engloutie à ce point dans le feu de l’amour divin se pût occuper d’affaires, avoir la tête à tout sans défaillance, au point de n’oublier jamais rien de ce qu’elle avait à faire. Chose non moins admirable : elle eut pendant de nombreuses années la charge des dépenses et mania des sommes considérables appartenant à l’hôpital ; jamais cependant il ne manqua un denier aux comptes qu’elle rendait.[451].

Plus tard, son mari se fit membre du Tiers Ordre de saint François ; finalement il fut visité par Dieu qui l’affligea d’une grande maladie. C’était une pénible infirmité des voies urinaires, qui lui dura longtemps. À cause de quoi, il tomba dans une grande impatience, au point qu’arrivé à la fin de sa vie, toujours sujet à cette impatience, il craignit de perdre son âme. Alors cette bienheureuse se retira dans une chambre, et cria pour son salut aux oreilles de son doux Amour avec larmes et soupirs. Elle répétait uniquement ceci : « Amour, je te demande cette âme ; je te prie de me la donner parce que tu peux me la donner. » Elle continua ainsi l’espace d’environ une demi-heure avec beaucoup de gémissements. Elle fut enfin assurée intérieurement qu’elle était exaucée. Retournée à la chambre de son mari, elle le trouva tout changé, tout apaisé, montrant clairement en paroles et par signes qu’il était content de la divine volonté.[452]

« Une troisième période, à partir de 1499, se caractérise extérieurement par deux changements notables : ses jeûnes extraordinaires cessent et elle accepte une direction spirituelle. ... Un groupe de fidèles se forme autour d’elle ; on y distingue, avec Marabotto, Tommasina Fieschi, lointaine cousine (~1448-1534), qui entre au couvent et rédige des traités spirituels … C’est l’époque du « purgatoire », des grandes épreuves mystiques qui la consument et la dessèchent. Viennent aussi les maladies, du moins à partir de 1506 ou 1507. »

L’an 1507, tandis qu’elle assistait à des offices des morts, il lui vint un désir de mourir. C’était l’âme qui avait ce désir, pour sortir de ce corps et s’unir à Dieu ; le corps avait aussi ce désir pour sortir du grand tourment que lui donnait le feu d’amour qui brûlait dans l’âme. La volonté n’y correspondait pas, c’était des désirs purement de nature. Mais parce que son Amour la voulait purifier en tout et éteindre tout désir en ce cœur pour s’y faire une demeure agréable, il lui donnait du remords de ce désir. ... plus tard, comme croissait dans son cœur purifié l’union avec son doux Amour, ce désir s’éteignit peu à peu entièrement.[453]

Parce que ce qui arrive à l’improviste donne une peur plus vive, Dieu ne voulut pas qu’il lui arrivât rien d’imprévu et il lui montra en un instant toute la suite de son œuvre en elle : comment elle devait mourir d’un grand martyre, et toute la suite de ce martyre jusqu’à sa mort lui fut mise sous les yeux. Quand son humanité eut connaissance de ces choses, elle subit un tel assaut d’anxiété qu’elle paraissait hors d’elle-même ; elle se tordait comme un ver sur son lit et défaillait ; il semblait que l’âme dût sortir du corps ; elle ne pouvait proférer un seul mot.[454]

« Elle éprouve de brusques sautes de santé. Les médecins n’y comprennent rien ; après plusieurs essais de traitement, ils déclarent la maladie surnaturelle. Il est difficile aujourd’hui de ne pas y reconnaître des dérangements nerveux ; on pourrait aussi diagnostiquer un cancer à la région gastrique. Sa nature se consume à la fois sous la violence et la concentration de l’amour et sous l’action destructive de son mal ; des lésions organiques, du délire se déclarent. Rongée, exténuée de faim et de soif, elle meurt en silence le 15 septembre 1510. »

La « doctrine »

On ne peut proprement parler de doctrine, puisque tout revient à l’Amour. L’influence franciscaine est claire ; nous avons déjà souligné celle de Jacopone da Todi : il est cité aux chapitres 14 (« …tout l’ancien est décapité. »), et 33 (« S’il ne criait Amour, il en serait brûlé ») de la Vita.  La poésie italienne est connue de Catherine, et Pétrarque est l’autre auteur cité nommément au chapitre 7 : « La mort est le terme d’une obscure prison… ») On trouve l’essentiel mystique répété tour à tour, sans ordre.

Ses « dits » recueillis par un cercle mystique, rédigés par son confesseur Marabotto, nous sont parvenus sous plusieurs manuscrits qui servirent à l’édition de 1551, sur laquelle toutes les traductions, dont celle que nous venons d’utiliser, sont basées. L’édition s’avère être une amplification, toutefois fidèle.

Des trois manuscrits principaux, publiés en colonnes parallèles par Umile Bonzi en 1962 (postérieurement à la traduction que nous venons d’utiliser), le manuscrit « D » apparaît remarquable [455]. Pour son caractère court et plus sobrement abrupt, il mériterait d’être traduit.

Le début de la Vita répond au titre, mais dès le chapitre 9 commence la description « intérieure », liant les « dits » reçus de l’Amour et donnés par Catherine. Il faut attendre les derniers chapitres 45 à 52 pour reprendre le récit de sa vie avec un mari « bizarre », puis celui de sa maladie et de son agonie (longuement décrite, comme c’est la norme jusqu’au dix-huitième siècle ; mais ici on s’écarte des conventions, en livrant tous les détails d’une agonie probablement d’origine cancéreuse, détails qui ne sont pas forcément hagiographiques). Il nous paraît vain sur cette seule source de vouloir distinguer une voie purgative suivie d’une voie illuminative, de décrire des états mystiques, de sonder les faiblesses de nature, etc., comme le font les auteurs de l’article consacré à Catherine dans le DS. Cette démarche « anatomique » ne convient pas du tout ici, où tout reste lié. 

La vie mystique de Catherine commence par une illumination décisive donnée par l’Amour, répétition de ce qui arriva à Angèle : Dieu désire le premier. La rencontre entraîne le violent désir de ne plus en être séparé. Mais ce désir ne peut être satisfait sinon par l’Amour divin lui-même. Ceci  relativise la voie purgative, qui est un effet plutôt qu’un moyen (les observateurs ne peuvent que difficilement déterminer le sens dans lequel s’inscrit la purgation, effet ou cause). La longue histoire de l’Unité en gestation s’accompagne de la certitude quant à son accomplissement lorsque la pureté parfaite sera atteinte : on pense à l’analogie optique du miroir qui est parfait quand la sensation liée à sa présence disparaît complètement.

L’Amour fait tout, si on le laisse faire ; il est rigoureux, non par quelque volonté sadique mais de par sa nature, parce que, tout comme en orfèvrerie, la moindre impureté empêche l’alliage ; la conception du purgatoire chrétien acquiert ainsi chez Catherine une grande profondeur. Le moi de l’homme disparaît finalement comme la goutte d’eau dans l’océan, dont on sait que la forme est limitation régie par une tension superficielle qui ne fait pas partie de sa substance. 

La Vita comporte trois cercles concentriques : quelques rares passages « centraux » sont annoncés comme les « dits » de l’Amour ; nous les donnons en italiques. Ensuite viennent les « dits » de Catherine, et enfin l’apport du rédacteur qui traduit les sentiments du cercle constitué autour d’elle.

« Dits » de l’Amour 

Tu me commandes d’aimer mon prochain, et moi je ne puis aimer que toi, ni n’admettre aucun mélange avec toi. Comment ferai-je donc ? À quoi il lui fut répondu intérieurement : « Celui qui m’aime, aime encore tout ce que j’aime. Il suffit que pour le salut du prochain tu sois prête à lui faire à l’âme et au corps tout ce qui serait nécessaire. Cet amour est sûr parce qu’il est dégagé de la sensibilité puisque le prochain est aimé non en lui, mais en Dieu. »[456].

Quand fut passé ce violent excès, on lui demanda ce qu’elle avait vu. Elle répondit qu’elle avait vu son esprit nu de toutes choses créées et d’elle-même, dans une nudité semblable à celle où Dieu le créa, et comme il doit être pour s’unir à lui. L’esprit disait à l’humanité : « Mieux vaudrait pour toi d’être dans une fournaise ardente que dans l’attente de cette sorte de nudité que je veux faire à ton âme. »[457].

« Dits » de Catherine :

 Je ne veux pas d’un amour qui soit pour Dieu ni en Dieu ; je ne puis souffrir ce mot de pour, ni celui d’en, parce qu’ils indiquent à mes yeux quelque chose qui pourrait être intermédiaire entre Dieu et moi.[458].

…l’espérance est morte, parce qu’il me semble avoir et tenir avec assurance ce qu’autrefois je croyais et espérais. Je ne vois plus d’union, parce que je ne sais et ne puis plus rien voir que Dieu seul, lui seul, sans moi.[459]

 Je vois les portes du paradis ouvertes de la part de Dieu à qui veut entrer. Dieu est la souveraine miséricorde, il se tient les bras ouverts pour nous recevoir en sa compagnie. Mais je vois clairement qu’en cette divine essence, il y a une telle netteté et une telle pureté qu’il est impossible de l’imaginer si peu que ce soit. En conséquence, un homme qui aurait en soi une imperfection pas plus grande qu’une patte de mouche se jetterait en mille enfers plutôt que de paraître devant Dieu avec cette imperfection.[460]. 

Le cercle génois ; influences reçues et exercées

Le cercle des disciples se constitue autour des activités de Catherine auprès des malades et des pauvres. L’hôpital des Incurables est fondé en 1499 - premier de ce genre en Italie : Catherine en est l’inspiratrice alors que l’hôpital n’avait pas encore adopté une forme juridique et que des disciples recueillaient chez eux les malades. Une congrégation qui secourait les pauvres à domicile est réformée [461].

Les disciples sont nombreux et très divers : C. Marabotto (-1528), son confesseur et rédacteur de la Vita ; G. Carenzio (-1513) qui assista Catherine pendant son agonie (les protecteurs de l’hôpital lui concédèrent, sa vie durant, l’usage de la chambre de Catherine) ; T. Doria qui s’occupa d’enfants abandonnés ; le  Bx Angelo Carletti da Chivasso, franciscain de l’observance ; le Bx Bernardin de Feltre ; Tommasina Fieschi (-1534), « auteur de valeur »[462] ; Ettore Vernazza (~1470-1524) noble et notaire, qui mena une vie de charité et fonda de multiples institutions : un hôpital pour les incurables et une confrérie pour l’assistance des condamnés à mort à Naples, une charité pour les incurables à Rome avec Gaëtan de Thiene (1480-1547) - ici on découvre un lien avec l’Oratoire et Philippe de Néri -, un lazaret à Gênes. Vernazza mourut comme infirmier durant la peste ; la Vble Battistina Vernazza (1497-1587) est sa fille, plusieurs fois prieure de son couvent et auteur spirituel notable.

Le parloir du couvent où se trouvait la sœur de Catherine avec Battistina Vernazza fut fréquenté par Nicolo Doria, (qui deviendra le terrible supérieur des carmes déchaussés espagnols), et par des jésuites, dont Gagliardi. Ce dernier examina les écrits de Battistina, « qui rendent à peu près le même son que la Vita »[463], et il sera l’examinateur et au moins le correcteur du Breve compendio analysé à la fin de cette section italienne.

Catherine de Gênes aurait connu les spirituels du nord par Hadewijch II et par le Miroir de M. Porete [464]. Elle appartint très probablement au Tiers Ordre franciscain (comme son mari), elle fut en relations étroites avec les frères mineurs dont elle cite Jacopone et elle exprime intensément le message d’amour et de pauvreté de François.  Elle exerça à son tour une grande influence par la Vita et, indirectement, par le Breve Compendio, texte important pour la spiritualité française du Grand Siècle par l’intermédiaire de son adaptateur Bérulle qui le reprendra sous le nom de Brief discours.

Se dessine ainsi un courant dont se détachent les figures suivantes d’une filiation possible : François  (-1226) > frère Léon et les Spirituels, Angèle de Foligno >  Jacopone (-1306) > franciscains de l’ « observance » > ? > Catherine de Gênes (-1510) > Breve Compendio (~1580) > début du XVIIe siècle français (Brief discours 1597 et Vita traduite en français en 1598).

L’influence de Catherine de Gênes est dominante au XVIIe siècle français grâce à la traduction de 1598 par les chartreux de Bourg-Fontaine. La mystique Jeanne de Cambry s’inspire de Catherine dans son œuvre publiée en 1645. Madame Guyon utilise la traduction de Desmarets de Saint-Sorlin de 1661 et Catherine est l’un des trois auteurs principaux cités dans ses Justifications de 1695 (avec Jean de la Croix et Jean de Saint-Samson). Poiret modernise la traduction des chartreux, dans la Théologie de l’amour publiée à Amsterdam en 1691 [465]. Cet exposé rapide des influences illustre  - sur le seul cas présent dans le cadre italien, alors que nous développerons largement les réseaux français - la complexité de toute histoire mystique.


Les origines en Espagne

L’histoire très complexe de l’Espagne de la Reconquête a été renouvelée par Melchiades Andres  qui a mis en valeur un courant principal franciscain [466]. Auparavant on s’intéressait de préférence aux déviations particulières propres à la péninsule plutôt qu’aux sources chrétiennes d’origine étrangère. L’ouvrage classique de Menendez Pelayo sur les hétérodoxes[467] illustre la « difficulté » rencontrée par des historiens espagnols pour reconnaître les influences d’origines italienne, française, flamande.

Melchiades Andres reproche à des approches brillantes - influence des rhéno-flamands (étudiée par Orcibal), d’Érasme (étudiée par Bataillon), de l’islam (étudiée par Asin Palacios) - de  défendre des points de vue particuliers à partir de sources étroites : « Erasmisme et alumbradisme sont les deux manifestations […] les plus étudiées jusqu’à maintenant mais non les plus importantes […] les schématisations des historiens antérieurs m’apparurent rapidement inutiles et presque nocives […] classifications générales et universalisations basées sur la lecture d’un ou de très peu d’écrivains… » [468].

La section suivante consacrée aux origines de la mystique espagnole présentera de manière séparée les influences principales (nous les recombinons ensuite en une séquence chronologique). Une telle dissociation permet de jeter quelque clarté dans l’extraordinaire complexité des influences qui se rencontrent dans la péninsule à la jonction du christianisme sous ses diverses formes (déjà bien établies ailleurs), de l’islam sufi, et du judaïsme.

Pour comprendre la difficulté de cerner les identités et l’importance relative des divers facteurs, il suffit d’en citer l’énumération « incroyable » donnée dans le Dictionnaire de Spiritualité[469] : l’érasmisme étudié par Bataillon en 1937, le courant biblique où le rôle de l’université d’Alcala prédomine, l’italianisme, l’illuminisme (mal connu car ses sources sont semble-t-il détruites ; Jean de Valdès, « authentique génie » pour Bataillon, paraît en être la figure importante), le socratisme chrétien, le « sénéquisme », …sans oublier le courant arabe souligné par Asin Palacios, les influences juives de l’Espagne où naquit le Zohar, enfin la diversité des courants spirituels au sein des ordres religieux.

Les influences

1. Influences antiques (relayées par des membres d’ordres traditionnels)

On ne peut sous-estimer la culture spirituelle du haut Moyen Âge : l’influence écrite latine est importante dans toute l’Europe, même si elle est cantonnée souvent aux monastères qui possèdent un scriptorium. Les moines puis les chanoines, enfin les membres des ordres dit « mendiants » connaissent la Bible, Augustin, Denys, Sénèque ; viennent s’ajouter les influences prépondérantes de Bernard de Clairvaux auquel on attribua longtemps les œuvres de Guillaume de Saint-Thierry (~1085-1148), et les influences de Bonaventure (1221-1274) auquel on attribua la Théologie mystique du chartreux Hugues de Balma (actif autour de 1300).

2. Les franciscains d’origine italienne

Le courant déterminant pour une renaissance mystique en Espagne viendra de cet ordre mendiant ; s’y ajoutera comme indiqué au paragraphe précédent la contribution de certains ordres réguliers tels que bénédictins et camaldules[470]. La présence franciscaine est en effet ancienne en Catalogne, l’état chrétien alors le plus important en Espagne. Proche des origines de l’ordre mendiant, elle remonte au tertiaire franciscain Ramon Llull (1232-131)[471] et à l’arrivée de nombreux Spirituels réfugiés de Provence et d’Italie.

La première école moderne naît peu après 1400 ; elle est nettement discernable chez Lope de Salazar y Salinas (-1463). Le grand mouvement de réforme prend place à partir de 1494 (date de l’autorisation papale), sous l’impulsion de Garcia de Cisneros (1455-1510)[472], auteur bénédictin de l’Ejercitario.

Les franciscains visent « la réintégration progressive de l’homme intelligent dans l’unité de Dieu par l’amour et pour l’amour »[473]. Certains évêchés, monastères et les lieux de retraites ou recolectorios, « déserts » franciscains, pratiquent une vie d’oraison intense : mais, hors de ces derniers, environ sept heures sont consacrées à l’oraison vocale et aux offices, pour une heure à l’oraison mentale ! La méditation de la Passion est essentielle (elle se reflète dans la peinture)[474]. Au chapitre général franciscain de 1502, s’institutionnalisent des maisons de retraite où se pratique le recogimiento (nous lui consacrons une section du même nom) ; en ces lieux, l’on prie jusqu’à douze ou treize heures par jour. Laredo (~1482-1540), Osuña (~1492-1540), franciscains qui croisent les alumbrados[475], vécurent et écrivirent dans ces conditions.

Il s’agit d’un grand mouvement européen et unitaire, précédant la réforme luthérienne. Cette unité précède également une structuration issue de la Contre-Réforme de Trente : « Entre 1470-1500 n’apparaissent pas de traces littéraires d’écoles spirituelles différentes, mais des hommes divers qui cherchent leur union avec Dieu »[476] ; la « coïncidence entre ordres religieux et écoles de spiritualité n’est pas une réalité en Espagne avant 1559 »[477]. Le mouvement déborde des ordres religieux vers les laïcs grâce au développement de l’imprimerie qui est le facteur principal de la révolution en cours dans toute l’Europe : l’action à distance en est facilitée.

3. Les rhéno-flamands

À l’influence de l’Italie liée à la réforme des ordres religieux, succède celle propre à la mystique du Nord : car sous Charles Quint (1500-1558) les Flandres sont rattachées à l’Empire espagnol et l’université de Salamanque accueille des enseignants originaires de ces régions. La mystique du nord accompagne la devotio moderna rendue célèbre par l’Imitation (~1408), relayée jusqu’à Mombaer (~1460-1501), l’auteur du Rosetum influent sur les Exercices d’Ignace.  Elle occupe la première place dans l’œuvre d’Harphius ou van Herp (1400-1477), à la fois franciscain et « héraut de Ruusbroec », dans sa Théologie mystique, et dans celle de Blosius ou Louis de Blois (-1556), important « passeur » auquel nous consacrerons une section. Son Institution spirituelle s’accorde au desengaño baroque :

Ce que nous voyons en ce monde sensible, n’est en quelque sorte, à l’égard de ce qui est véritablement, que symboles et signes destinés à s’effacer et à disparaître avec le temps…[478]

4. L’humanisme et la Réforme

Viendront s’adjoindre plus tardivement l’influence de l’humanisme dont celle d’Érasme (1466/9-1536), et même celle de la Réforme en son début, sans que l’on puisse donner plus d’importance à l’une d’entre elles dans l’état de nos connaissances limitées, peut-être pour toujours, de nombreux témoignages ayant disparu. Il n’est pas nécessaire de s’étendre sur ces influences largement mises en valeur par Bataillon [479]. 

5. L’influence des juifs convertis

Près de deux cent mille conversos vivront une intégration difficile. Très présents, y compris dans les ordres (Jean d’Avila, Teresa par son grand-père paternel, etc.), ils conservent une aversion pour le christianisme cérémoniel, pour ses aspects populaires (processions pénitentielles, superstitions…) ; ils acceptent difficilement la divinité de Jésus qu’ils interprètent à la lumière de leurs prophètes de l’Écriture. La Kabbale spirituelle, qui prit un grand essor dans la communauté de Gérone où fut rédigé le Zohar (~1270), ainsi que les œuvres d’Abulafia (-1300), présentaient une similitude avec le christianisme au niveau de méthodes qui incluent une contemplation d’union mystique.

Mais dans la vie pratique, « leur intégration religieuse et sociale fut difficile, de par le mépris des uns, la superbe des autres et la première mise en œuvre du Saint Office. Le converti vivait en grande solitude et angoisse, sous la pression ambiante, isolé des siens qui le considéraient comme infidèle, et des chrétiens, qui le recevaient avec méfiance et mépris. … [Tout ceci] augmentait son inclinaison vers l’intériorité, non contrebalancé d’une profonde connaissance du dogme. La lecture de la Bible, le groupe restreint, parfois isolé et l’enfermement en eux-mêmes constituait la défense de sa solitude et insécurité ; quand ils entraient dans les couvents, ils s’entendaient facilement avec les plus spirituels ou formaient des groupes de vision particulière et indépendante. » [480].

6. Les alumbrados

On ne peut ici proprement parler d’une influence mais de cercles spirituels proches de ceux qui évitent la condamnation, tels les franciscains Laredo et Osuña [481]. Les alumbrados condamnés en 1525 surgissent dans un milieu fondamentalement converso d’origine juive. Le terme alumbrados n’est péjoratif et ne devient nominal qu’après 1515. Très mal définis, ces illuminés se caractériseraient par « une affirmation personnelle indiscutable de la présence d’une lumière particulière de la sagesse divine pour comprendre la parole de Dieu et d’une motion particulière de la volonté pour la pratiquer ». Ils « rejettent toute autorité hiérarchique … dirigés par des « mères spirituelles » telle Isabel de la Cruz, tandis qu’Alcaraz apparaît comme « el dogmatizador primordial. » [482].

Selon le P. Ros, « ils se partagent en deux groupes : a) les uns s’adonnent à l’oraison de recueillement, sorte de concentration intense où l’on contemple Dieu sans images sensibles ni distractions ; telle est la méthode communément reçue et pratiquée dans les cloîtres franciscains. b) Une autre école, ayant pour chefs Alcaraz et Isabelle de la Croix, préfère la théorie du dejamiento ou de l’abandon. Le dejado en prière, ne doit rien vouloir ni demander pour lui-même ; il s’abandonne entièrement entre les mains de Dieu ». Ils n’ont « en fait ni unité de doctrine, ni ombre d’organisation », mais « les centres d’alumbrados sont tous en rapport avec un monastère de Frères Mineurs … Isabelle de la Croix  est une tertiaire de saint François … un certain père Sahagun n’envoie-t-il pas chez elle ses religieux, parfois jusqu’à douze ensemble… » [483]. Des « servantes de Dieu font de véritable cures spirituelles, dont le secret semble résider dans la simplicité familière avec laquelle elles enseignent l’amour de Dieu » [484]. De fait, rien dans les observations d’auteurs pourtant restés sur la réserve, qu’il s’agisse de l’intellectuel Bataillon ou du franciscain Roz qui relève la description par Ortiz de l’oraison comme « rigidité de poteaux figés, bonne pour le temps du sommeil », ne permet de mettre en doute l’authenticité de la vie intérieure de ces groupes d’alumbrados.

Un sort terrible leur sera réservé, sans distinction faite entre figures obscures ou puissantes : l’archevêque de Tolède Carranza passera seize ans en prison. On décèle souvent une forme d’obscurantisme et de jalousie des moines contre des intellectuels novateurs perçus comme privilégiés. Deux crises inquisitoriales plus larges se succèdent en 1533 puis à partir de 1558 [485]. Nous ne pouvons approfondir ici l’étude de ces groupes, entreprise depuis l’ouverture de milliers de pages d’archives inquisitoriales [486].

7. L’apport de l’ancienne  culture musulmane

Des influences musulmanes persistent après la chute de Grenade en 1492. Mais la grande période de culture du califat de Cordoue est lointaine : en effet si les Xe et XIe siècles sont dominés par les musulmans, les XIIe et XIIIe siècles l’auront été par les juifs (puis ils sont persécutés et tués dès la fin du XIVe siècle lors de la matanza de 1391 et leur influence diminue), tandis que les chrétiens prennent le dessus, bénéficiant des institutions « de masse », par exemple universitaires. L’obscurité demeure sur ce qu’il advint des musulmans peu cultivés « de la campagne » qui résistèrent longtemps à la conversion après 1492, en groupes isolés andalous, d’où l’hypothèse plausible d’une influence sur, ou au moins d’une interaction avec Jean de la Croix [487].

Les procès faits aux « vieux chrétiens » restent majoritaires entre deux pics de procès de judaïsants ; ceux-ci ont cependant eu l’honneur des débuts puis, leur argent confisqué, il fallut trouver d’autres gibiers. Les morisques furent quelque peu protégés par leur obscurité de simples cultivateurs et par leur utilité de serfs au service de propriétaires terriens. L’histoire de la petite ville d’Hornachos qui devait se regrouper à Salé au Maroc et former une redoutable république corsaire est pleine de saveur [488].

Le demi-siècle « des origines » 

Recombinons ce demi-siècle sous la forme d’une séquence chronologique. La période d’union politique et de réformes religieuses est un tournant de l’histoire espagnole, avant que cette histoire ne se fige, laissant l’avenir à celles d’autres peuples. Elle se déroule sur un demi-siècle centré sur l’an 1500 :

Chronologie de l’union politique et des réformes :

1479 Unification politique par les Rois Catholiques de l’Aragon et de la Castille. La paix civile est établie, ce qui provoque un essor malgré les expulsions de juifs et de morisques.

1481 Début de l’activité de l’Inquisition en Castille. 

1485 On brûle publiquement en sept autodafés des judaïsants et relapses ou tornadizos : il s’agit de conversos, apparents convertis qui avaient cru pouvoir demeurer dans le royaume à ce prix.

1492 Conquête de Grenade.

1494 Réforme des ordres religieux acceptée et encouragée par la hiérarchie espagnole : chaque ordre est scindé en conventuels et en observants afin de faciliter la transition.

1500 Aux environs de cette date, s’exerce l’influence du cardinal Garcia Jimenez (1455-1510), puissant réformateur qui fit imprimer de nombreux textes spirituels dont l’Échelle de Climaque, Hugues de Balma (sous le nom de Bonaventure), Denys le chartreux. François Ximenes de Cisneros (1436-1517) est un autre cardinal influent.

1517 Propositions de Luther.

1525 Condamnation des alumbrados, dont beaucoup sont des fils de conversos (il s’agit donc de la génération suivante).

Les procès de l’Inquisition furent fréquents mais assez tardifs : la grande majorité prend place après 1530, toutes causes confondues [489]. Seuls les judaïsants furent affectés dès 1481. Durant toute la durée de cette première période, dont le bouillonnement n’est pas encore bridé par l’Inquisition, sont publiées de nombreuses œuvres en langue vernaculaire. Leur liste chronologique concerne plus de cent auteurs (espagnols et étrangers traduits) [490]. S’en détachent Hernando de Talavera (1428-1507), le confesseur des Rois Catholiques et le premier archevêque de Grenade, un humaniste, ainsi que Gomez Garcia, clerc de Tolède, dont le Carro de dos vidas, vies active et contemplative, « constitue un magnifique point de départ pour apprécier le développement » de cette littérature à partir de 1500.

Le recueillement  

Nous traitons séparément cette influence parce qu’elle est la plus importante et directe : Le Recogimiento [491] fonde les pratiques de méditation dont on supposera qu’elles puissent faciliter la contemplation.

L’idéal du moine reclus et silencieux se profile dès l’époque du roi Juan de Castille (1379-1390). La Péninsule se peuple peu à peu d’ermitages. Déjà la Dévotio moderna issue de la congrégation de Windesheim répandait l’usage de deux méditations journalières, « l’une discursive visant au mépris de soi-même, l’autre affective, centrée sur les mystères de la vie et de la passion du Christ. » Dans cette dernière, « la considération amoureuse du Christ » s’impose et s’enracine fermement à La Salceda, fondée en 1395 par Pedro de Villacreces, et dans la Congrégation de saint Benoît de Valladolid (1417), « dont le fruit majeur est l’Ejercitatorio de Gar­cia de Cisneros », ouvrage qui exerça une très grande influence. Cette spiritualité du Recogimiento commença probablement vers 1480, car son premier grand théoricien, Francisco de Osuña, nous dit en 1527 que son maître depuis « plus de 40 ans » la pratiquait, et un autre ‘Ancien’, à qui il se confessait, depuis « plus de 50 ans ».

« On passe d’une spiritualité marquée par l’ascèse et par des exercices répétés en vue de déraciner les vices et d’acquérir les vertus, à une autre centrée sur la transformation en Dieu par l’amour. Le frère lai Ber­nabé de Palma[492] se fait l’écho, avant 1531, de cette nouvelle orientation :

On ensei­gne... à faire pénitence et choses semblables pour acquérir les vertus... Je ne veux pas enseigner ce che­min, mais travailler d’abord à recoger los pensamien­tos.[493].

« Puis vient la période de la première systématisation avec Osuña, Palma et Laredo, jusqu’à l’Index de Valdés en 1559. La seconde grande période s’étend de 1580 à 1625 avec Juan de los Angeles, A. Sobrino et les grands mystiques du Carmel. Ensuite, jusque vers 1690, l’accent est plutôt à la systématisation doctrinale des grands maîtres avec des auteurs comme F. Pizano de Leon, J. Palafox, A. Panes ou Thomas de Vallgor­nera qui fait dans sa Mystica theologia une ingénieuse mosaïque de textes empruntés à d’autres. » [494].

Le Recogimiento est une méthode, un art, un « moyen court ». L’esprit de l’homme est davantage là où il aime que là où il agit ; qu’il s’agisse du ciel et de la terre, le recueillement pour aimer est une force qui transforme en ce en quoi il se recueille ... Dans son aspect négatif, le recueillement est comme « une serpe qui, en émondant, donne plus de fruits » (Osuña, Quinto Abe­cedario). L’aspect positif du recueillement « consiste en l’intégration de l’homme en lui-même et en Dieu. L’image de Dieu constitue son centre le plus intime » (se référant aux Confessions d’Augustin).

 Les auteurs du Recogimiento utilisent la terminologie dionysienne des étapes purgative, illuminative et unitive, mais ils connaissent aussi la division thomiste en enfance, adolescence et âge adulte et celle, plus ancienne, des commençants, progressants et parfaits.

À l’étape illuminative, le Recogimiento incorpore la tradition de la dévotion à l’humanité du Christ ; il s’agit de méditer sa vie pour le suivre en tout : des pieds à la tête, de l’exté­rieur à l’intérieur, « en marchant et en volant », c’est-à­-dire dans son humanité et sa divinité. « Nous connais­sons Dieu visiblement pour qu’il nous élève à l’amour de l’invisible ». La considération de ses Mystères fait le passage entre la connaissance de notre misère et les sommets de la contemplation de quiétude. C’est sans doute sur ce point que les recogidos suivent de plus près la Devotio moderna, en particulier le Rosetum de Mombaer pour répartir selon les jours de la semaine la considération des Mystères.

À l’étape unitive, celui qui va vers Dieu par amour vole comme sur les ailes de l’aigle (contemplation), entrant en son fond ou montant au-dessus de lui-même. On distingue d’abord le recueillement général : une vigilance continuelle pour tenir le cœur apaisé et libre ; enfin le recueillement surnaturel, quand l’amour descend de Dieu, entraîne l’âme et l’unifie [495].

 Selon l’enseignement d’Osuña, le Recogimiento mène à trois silences de l’âme :

La première manière est quand cessent dans l’âme les phantasmes, images et espèces des choses visibles, et ainsi se taisent les cho­ses créées. Le deuxième silence est quand l’âme, très quiète en elle-même, est dans une sorte de repos spiri­tuel, comme Marie aux pieds de Jésus... Le troisième silence... se fait en Dieu quand l’âme entière se trans­forme en lui et goûte abondamment sa suavité.[496].

L’amour transforme et déi­fie. « L’amour de l’âme croît dans le silence comme une source d’eau vive et s’élève vers Dieu ; les angoisses cessent, comme les pensées et les paroles ; arrive le moment de la communication. L’amour veille, l’entendement dort, la volonté repose. La saveur de Dieu descend sur l’âme comme un fleuve de paix. » [497].

4. L’EFFERVESCENCE DU XVIE SIÈCLE

Nous regroupons dans ce dernier chapitre ce que nous avons séparé géographiquement -- Nord puis Sud -- en deux chapitres précédents. Nous rassemblons en un « faisceau » les influences qui vont converger sur la France du Grand Siècle couverte prochainement sur deux volumes. L’unité est temporelle : la durée relativement brève d’un siècle chaotique par suite des divisions religieuses. Son histoire mystique reste à faire.

Figures du Nord

Theologia Deutsch, Livre de la Vie Parfaite (~1370 ?)

Issu du cercle d’Eckhart et de Tauler, l’opuscule aurait été rédigé par un chevalier teutonique resté anonyme à Francfort. Le manuscrit trouvé par Luther fut édité partiellement en 1516 puis intégralement en 1518 : Luther, renonçant à l’idée de mérite, avait compris que Dieu donne Sa grâce alors que tous les moyens extérieurs de salut sont sans valeur.

L’ouvrage a joué un rôle important, en particulier dans le « christianisme intérieur » piétiste du XVIIIe siècle, grâce à l’éditeur et traducteur Pierre Poiret. Son appréciation s’élargit aujourd’hui au monde catholique [498], mais l’œuvre demeura longtemps marquée par une transmission compromettante aux yeux des catholiques.

Son contenu a été défini ainsi : « À partir de la détermination néo-platonicienne de la création conçue comme émanation de Dieu ... la Theologia Deutsch considère tout le créé comme participation au divin.  L’homme doit faire valoir cette réalité ontologique dans sa vie en reconnaissant que tout ce qui est bon en lui n’est pas sien mais appartient essentiellement à Dieu. De là découlent les vertus d’humilité et de pauvreté spirituelle » [499]. À une telle définition cérébrale nous préférons l’aphorisme qui résume plus simplement l’opuscule : « Tout est à Dieu et rien n’est à l’homme » [500]

Le contraste entre la grande exigence requise et la lumière consolatrice d’un salut toujours possible baigne l’ensemble de l’opuscule. De tels contraires, recto et verso d’un même feuillet, peuvent-ils être simultanément visibles ?

L’amour seul sauve l’homme :

Qu’un homme ait beaucoup de connaissance de Dieu et de ce qui lui est propre, … s’il n’a pas l’amour, il ne deviendra jamais divin ou déifié ... C’est cet amour-là qui unit Dieu avec l’homme de telle façon qu’il n’en sera plus jamais séparé.[501].

La nécessaire passiveté ne doit pas être confondue avec la passivité au sens banal car Dieu agit parfois sans ménagement :

En cette réparation et ce retour [suivant la chute d’Adam], je ne peux ni ne veux ni ne dois rien faire que demeurer totalement passif : laisser Dieu seul agir et opérer, et simplement subir son œuvre et sa volonté. Que je ne veuille pas Le laisser faire – mais seulement « mon », « je », « mien » et « me » - c’est cela qui empêche Dieu d’agir seul et sans obstacle.[502].

Voici une constatation mystique sans compromis :

Lorsque je m’attribue un bien, c’est que je m’imagine qu’il est à moi ou que je suis moi-même ce bien  /… / Ah, pauvre fou ! Je m’imaginais que c’était moi, alors que c’était – alors que c’est - vraiment Dieu ![503].

Plusieurs observations sont aigües mais consolantes :

Quand nous sentons en nous douceur, plaisir et agrément, il nous semble que tout est bien et que nous aimons Dieu. / Mais quand nous en sommes privés, nous sommes accablés : nous oublions Dieu, et déjà nous nous croyons perdus.[504].

Quand l’homme s’examine et se scrute lui-même, il se trouve mauvais et indigne de tout le bien et de toute la consolation qui peuvent lui venir de Dieu ou des créatures…

Mais Dieu, lui, n’abandonne pas l’homme dans cet enfer.  Quand [l’homme] est dans l’enfer, rien ne peut le consoler… Quand il est dans le Royaume céleste rien ne peut le troubler … l’un ou l’autre de ces deux états, cela est bon pour lui. Il peut être en sécurité dans l’enfer aussi bien que dans le Royaume.[505].

Quand la créature et l’homme abandonnent et quittent ce qui leur est propre – leur moi et leur amour-propre – Dieu y entre avec ce qui lui est propre, c’est-à-dire son Bonheur.[506].

L’union vient par la sortie de nous-mêmes :

Tout ce que les hommes – ou les autres créatures – peuvent, savent, font ou ne font pas, ce n’est pas de cela que dépend l’union. / Être purement, entièrement, simplement un avec la simple et éternelle volonté de Dieu. Rien d’autre.[507].

Dieu, en tant que Dieu, doit se connaître, s’aimer et se manifester Soi-même en Soi-même – tout cela en Dieu, en tant qu’essence et non en tant qu’action … [là] apparaît la distinction des personnes divines.[508]. 

Tant que l’homme cherche ce qui est « son » meilleur, il ne cherche pas le Meilleur et ne le trouvera pas ; Car le meilleur pour l’homme serait – et est – de ne chercher et ne considérer ni soi-même ni le sien.[509].

Enfin voici un recentrement sur l’ « amour pur » :

On vient de méditer sur la lumière. Mais il faut savoir que la lumière ou la connaissance n’est ni ne vaut rien sans l’Amour. … Il exista aussi un amour qui est faux : on aime quelque chose pour une récompense. … en ce vrai amour, il ne demeure ni « je », ni « mien », ni « me », ni « tu », « ton », etc. [510].

La Perle évangélique (~1520 ? éd. 1535)

L’ouvrage connu sous ce titre  fut largement diffusé en plusieurs langues, sous quatre formes dont aucune ne transmet le texte intégral [511]. On dispose d’une belle traduction française par les chartreux parisiens d’une forme latine issue elle-même d’un original néerlandais [512] : elle assura sa grande influence en France.

Le nom, les lieux de naissance et de résidence de l’auteur restent inconnus ; on sait qu’elle naquit en 1463 et mourut en 1540, qu’elle était d’origine noble ou patricienne, qu’elle vécut dans le monde sans entrer en religion. Elle se retira « avec quelques jeunes filles dans une maison communautaire », suivant l’exemple des premières béguines. « Sans chercher refuge dans un béguinage, elle pourvoit à sa subsistance par des travaux manuels » :

Sachez ... qu’il ne me reste rien de ma vie intérieure. Le désir de vivre en recluse et beaucoup d’autres choses m’ont été enlevés et ... je commence une vie nouvelle … Je ne trouve plus aucun goût aux plaisirs de l’esprit ..., mais bien à me sentir totalement au service des autres conformément à sa Volonté et à mener une vie de parfaite disponibilité.[513].

En fait l’auteur de la Perle  (et du Tempel, autre texte important qui ne rencontra pas le même écho) serait « une mère et amie chérie » de Mariavan Hout (-1547). Elle « cite nommément une douzaine d’auteurs, cependant que Ruusbroec, jamais cité, est sa source principale ».

P. Mommaers résume son expérience, renvoyant au ms. flamand : « Si donc Dieu est expérimenté comme un rien, ce n’est pas qu’il reste absent et, encore moins, que lui-même ne soit rien. Il est au contraire pour la conscience mystique si réel qu’il n’est rien de tout ce que nous saisissons comme quelque chose. Et si l’âme est expérimentée comme un rien, c’est pour une raison semblable : la réalité de son fond est au-delà de tout ce qui peut recevoir un nom. En sa réalité profonde, l’homme est non pas sans être, mais bien sans fond : il est un abîme qui n’apprend à se connaître comme tel que dans la rencontre d’un Autre, lui-même Fond inépuisable » [514].

La saveur de la Perle réside dans l’atmosphère d’impalpable optimisme et de droiture qui ne peuvent être aisément rendus par des citations courtes : c’est ce qui explique l’apparente « pauvreté » que lui attribuent divers lecteurs, dont Louis Cognet. Le « sentiment du cœur » ne peut trouver de justification objective : on est ici en présence d’un cas exemplaire illustrant la difficulté de choisir des dits dans certains textes amples de la littérature mystique. Évoquons par une « suite » en plusieurs mouvements le paisible « parfum » du début de la Perle [515] :

(f° 9) Tout ainsi qu’un vaisseau de cristal (dans lequel y a enclose une chandelle allumée) illuminent tous ceux qui s’en approchent : ainsi la clarté divine et vérité éternelle illumine et enflambe le fond nu de l’essence intérieure de notre âme, en telle abondance, que de là toutes les forces en sont illuminées, nourries et renforcées : car la mémoire devient pure et tranquille, l’entendement est illuminé et simplifié, et la volonté en est rendue fervente en amour. En cette manière Dieu se donne soi-même en l’union des forces supérieures et unit dedans soi notre esprit, le faisant habiter en une certaine déifique liberté et opulence de charité.

Quel est ce Dieu qui se donne si délicieusement ?

(f° 13) il faut savoir que Dieu est une simple essence, qui s’est unie soi-même en l’essence de notre âme. ... Par sa simplicité il repose en nous ... et nous fait être par grâce ce que nous ne sommes point par nature, jusqu’à ce que intérieurement et extérieurement le puissions suivre en la manière qu’Il nous a précédés. Et ce sont les délices et la joie de notre Seigneur en nous, savoir est, que nous sommes faits semblables à Lui.

« Rien n’est rien et tout cela n’est rien ! » [516] :

(f° 74v) Que si je veux parvenir à ce noble néant, et être fait rien, il est nécessaire que ce rien, c’est-à-dire mon âme, avec rien, qui est Dieu, soit faite rien : car Dieu lui-même n’est rien de toutes les choses que nous pouvons dire de Lui. ... (f° 78v) Si quelqu’un veut être vraiment sage en Dieu, il faut que premièrement il soit totalement fol à lui-même. Car si tu veux sauver ton âme, il faut qu’auparavant que cela puisse être, tu te perdes totalement.

Après ce vrai vécu mystique, on peut s’occuper des proches :

(f° 84) Quand nous nous déterminons à vouloir prier pour nos prochains, il faut qu’en premier lieu nous nous unissions intérieurement avec Dieu dedans le Saint des Saints le plus secret, auquel nul ne peut entrer que le souverain prêtre, c’est-à-dire autre que l’esprit qui est la suprême partie de l’âme. Et en cette union nous devons nous offrir nous-mêmes totalement à Dieu ... pour être brûlé du feu de son amour, en sorte qu’en nous-mêmes nous soyons du tout anéantis et éloignés de tout ce qui n’est point Dieu, à ce qu’ainsi le même Dieu tout puissant, puisse sans empêchement user de nous, en la même manière qu’il en pouvait user lorsque même nous n’étions pas encore créés.

Louis de Blois (Blosius) (1506-1566)

Page à la cour du futur Charles-Quint, il n’y demeure pas et rentre très jeune à l’abbaye bénédictine de Liessies (Nord). Il étudiera à Louvain et connaîtra le latin, le grec, l’hébreu. À vingt-quatre ans, il a la lourde charge de succéder à son abbé et entreprend une courageuse réforme. En 1537 les dangers de la guerre entre François Ier et Charles Quint l’obligent à se réfugier avec trois religieux dans la petite ville d’Ath ; il mène en leur compagnie une vie régulière. Il revient à Liessies, à l’appel de ses moines, et réforme cette communauté qui acquiert une réputation de sainteté (ses Statuta seront publiés en 1539). L’œuvre, abondante, aura une influence considérable, dont en France sur Beaucousin et François de Sales [517].

L’Institution spirituelle, son œuvre principale, paraîtra en 1551 la même année que la Vita de Catherine de Gênes ! On peut y voir un « moyen court » préparant ceux qui fleuriront à la fin du siècle suivant[518]. L’homme devrait aspirer à la perfection et union divine qui, une fois touchée, l’éclaire…

…d’en haut par la lumière de l’éternelle vérité ; sa foi est rendue certaine, son espérance est renforcée, sa charité s’enflamme. C’est pourquoi, si tous les sages du monde – mais étrangers à l’union mystique – lui disaient : ’Malheureux ! Tu es dans l’erreur, et ta foi n’est pas authentique !’, il leur répondrait sans le moindre doute : ‘C’est bien plutôt vous tous qui êtes dans l’erreur’… ayant en son cœur un infaillible fondement, non pas tant grâce à l’enquête de la raison, que grâce à l’union d’amour.[519].

Qu’il pense … n’être rien par lui-même, ne rien posséder et ne rien pouvoir. … Une vie authentique et joyeuse se cache sous une mortification authentique et complète.[520].

…qu’il habite en Lui [Dieu] comme dans une pièce fermée ou comme au ciel. Qu’il se réjouisse et exulte de pouvoir Le trouver si facilement en lui-même, et d’avoir en lui-même un trésor aussi inestimable.[521].

Mais :

Certains se croient perdus quand ils sont privés de consolation sensible, et inversement ils se croient saints et très agréables à Dieu quand ils en reçoivent … ils se trompent et s’égarent. Généralement, en effet, Dieu est le plus présent par sa grâce, là où il est le moins senti ; et l’aridité du cœur est souvent meilleure à l’homme que l’abondance débordante de la douceur. Car l’homme connaît plus clairement dans l’aridité et la stérilité qu’il ne peut rien par lui-même.[522].

Car :

Toute perfection qui, dans les créatures, se trouve éparpillée, en Lui se trouve unifiée… Nous étions en Dieu de toute éternité … je veux dire que nous avons été et nous sommes encore incréés en Lui…[523].

Louis de Blois, en « passeur » de ses aînés, intègre une belle analogie musicale qu’il emprunte aux Institutions Taulériennes :

L’âme vraiment pure et abandonnée, s’envole pour le palais du royaume céleste à peine sort-elle du corps. Un certain ami de Dieu a dit ceci : « Lorsqu’une personne ressent quelque affliction ou douleur, s’abandonne à Dieu humblement et avec persévérance, cet abandon est devant le Seigneur comme une cithare mélodieuse, dont l’Esprit Saint fait chanter les cordes, charmant les oreilles du Père de quelque mélodie secrète et intérieure. Les cordes les plus grosses de cette cithare, c’est-à-dire les facultés extérieures de l’homme, tout occupées par la douleur, rendent un son grave et lugubre ; mais les cordes les plus fines, c’est-à-dire les facultés de l’homme intérieur, qui demeurent, par une absolue dévotion, en abandon volontaire et patient, rendent un son aigu et joyeux. La nature sensible crucifiée gémit, mais la nature supérieure et douée de raison reste tranquille.

Et à coup sûr, l’âme est rendue épouse préférée de l’Époux éternel et reine choisie, par d’ardentes afflictions pleines de feu, détruisant jusqu’à la moelle de ses os. Elles la préparent comme le feu prépare la cire, pour qu’elle puisse recevoir la forme que l’artiste veut lui imprimer. Il est clair que si le suprême artiste doit imprimer en l’âme l’image très noble de son essence éternelle, il est nécessaire que l’âme, après avoir perdu sa forme ancienne, soit changée et transformée surnaturellement. En effet, une chose ne peut pas revêtir la forme d’une autre chose, si d’abord elle ne quitte et perd la sienne propre. C’est à cette heureuse mutation et transformation que le Dieu tout-puissant prépare l’âme par d’intenses adversités. Car pour celui qu’il a décidé d’embellir de dons exceptionnels et de transformer de façon sublime, son habitude n’est pas de le laver avec précaution et mollesse, mais bien de le plonger tout entier dans un océan d’amertume. » Voilà ce qu’il dit. [524].

Il faudrait citer en entier le dernier chapitre XII. Finalement les facultés de l’âme…

…se mettent à luire comme des étoiles, et elles se trouvent propres à contempler l’abîme divin d’un regard simple et joyeux, sans que s’y mêle quoi que ce soit d’imaginaire ou d’intellectuel. … Elle apprend désormais d’expérience que Dieu dépasse de loin toutes les images corporelles, spirituelles et divines, et tout ce qui peut être saisi par l’intelligence, tout ce qui peut être dit ou écrit sur Dieu… elle repose en ce seul Dieu aimable, nu, simple et ignoré.[525].

…rares sont ceux qui ont connu le suprême affectus, l’intelligence simple et la pointe de l’esprit, ainsi que le fond caché de l’âme. Mais en revanche, on peut montrer à presque tous que ce fond est  en nous. … Là se trouvent une suprême tranquillité et un suprême silence, parce que jamais aucune image ne peut parvenir jusque là. Nous sommes déiformes selon ce fond … qui se révèle être une sorte d’abîme, est appelé ciel de l’esprit, car en lui se trouve le royaume de Dieu … ce fond nu et sans images … au-delà de tout lieu, demeurant en Dieu, … est cependant essentiellement en nous, parce qu’il est l’abîme de l’âme et son intime essence.[526].

L’Institution sera complétée en 1558 par le Miroir de l’âme : l’âme devient une avec Dieu, « comme le fer jeté dans le feu devient comme du feu sans pour cela cesser d’être fer » ; et « l’âme ne fait plus avec Dieu qu’un seul esprit », elle devient « déicolore, déiforme. » (Miroir, XI).

 


Évolutions franciscaines

Conventuels et observants, capucins, tertiaires…

 La division de l’ordre franciscain entre conventuels et observants va faciliter des réformes qui permettront une renaissance, puis l’apparition de figures que nous rencontrerons en France au début du XVIIe siècle : des capucins avec Benoît de Canfield, Constantin de Barbanson ; un religieux du Tiers Ordre Régulier, Chrysostome de Saint-Lô ; des récollets… Il en est de même chez les carmes et les carmélites, où l’on assiste aussi, non sans difficultés et épreuves pour les réformateurs, à une renaissance dans l’Espagne du XVIe siècle.

Le conventualisme est le terme qui désigne la branche de ceux qui adaptent l’idéal de pauvreté aux contingences, ce qui permet l’organisation de la « communauté » franciscaine - au prix d’un risque de voir la structure seule subsister, vidée de son orientation intérieure. Vont s’y opposer les observants, qui « s’unissent pour restaurer l’ordre dans son observance primitive et sa splendeur », avec des méthodes diverses, en « donnant la préférence aux couvents pauvres et écartés ».

Le mouvement des observants naît en Ombrie à Foligno, peu après 1400 (Angèle de Foligno les précède un siècle plus tôt ce qui laisse place à l’hypothèse d’une influence issue de son cercle). En 1451, le mouvement compte deux cents religieux répartis en trente-quatre maisons, donc formant de nombreuses mais petites communautés. En France, du côté féminin, chez les clarisses, un mouvement de réforme est en rapide développement sous l’impulsion de sainte Colette (-1448). En Espagne l’institution des couvents de recoleccion manifeste un renouvellement dans la contemplation, la pénitence et une stricte pauvreté[527] : elle donne naissance aux récollets qui pénètrent bientôt en France. En Espagne toujours, l’un des foyers animé par Juan de Guadalupe ( ?-1506) sera à l’origine des franciscains « déchaux » aux tendances érémitiques et pénitentielles.

En 1517, veille de l’expansion luthérienne, on compte pour l’Europe environ 25 000 conventuels et 32 000 observants, formant deux immenses familles autonomes. À la fin du processus de diversification, on distingue six familles franciscaines [528]

Les trois premières familles dérivent des observants et naissent en Espagne sous les conditions décrites au chapitre précédent, où, après les influences de spirituels d’Italie ou du Languedoc, en particulier d’Ubertin de Casale, succédèrent celles de franciscains du nord, tel que celle de Herp (Harphius), le « passeur » de Ruusbroec[529] : les déchaux s’organisent autour de diverses figures dont Pierre d’Alcantara (-1562) - nous reviendrons sur ce mystique ascète qui influera grandement sur Teresa et par elle sur la réforme des carmes et carmélites ; les « réformés » sont liés aux « déserts » ou maisons de solitude ; les récollets prospèrent en France où nous les retrouverons, en Belgique et en Allemagne.

À ces familles d’origines espagnoles et dérivées des observants s’ajoutent deux branches : les conventuels qui perdent progressivement de leur importance car, nombreux en Allemagne et en Europe centrale, ils furent touchés par la réforme luthérienne ; la famille autonome des capucins née en Italie autour de 1520, postérieurement à la première grande division entre observants et conventuels : ils seront 3300 répartis en 300 couvents avant même de franchir les Alpes en 1574, puis de s’illustrer en France. Il existe un croisement d’influences avec Philippe Néri et l’Oratoire romain. En Rhénanie et en Flandre, l’essor capucin culminera dans la grande figure de Constantin de Barbanson ; en France il s’étendra sur plusieurs générations dont se détachent  les figures mystiques de Benoît de Canfield, Martial d’Étampes, etc.

Enfin les tertiaires mènent une vie à part chez les laïcs, où ils jouent un rôle souvent méconnu. Ils sont libres d’adapter leurs modes de vie à de nouvelles conditions sociales, du fait des règles souples préférées par des esprits indépendants. Certains d’entre eux sont à l’origine de nouvelles pousses qui ne sont plus alors directement « franciscaines ». Ainsi la mystique Catherine de Gênes (1447-1510), autour de laquelle se formera un cercle à vaste influence, et la fondatrice des ursulines Angèle Mérici (~1474-1540) sont des tertiaires franciscaines.

Certains tertiaires rentrés au sein du monde ecclésiastique sont membres du Tiers Ordre Régulier ou tiercelins [530]. Chrysostome de Saint-Lô, très actif en milieu laïque auprès de monsieur de Bernières et d’autres mystiques que nous retrouverons en France au XVIIe siècle, illustreront cette branche peu nombreuse mais qui concentrera la moitié des mystiques franciscains du siècle.

Une « seconde » Angèle

Nous allons nous attacher maintenant à la tertiaire fondatrice des ursulines parce que ces dernières se développèrent largement en France en influençant d’autres formes religieuses, dont les visitandines. C’est aussi « un cas d’école » qui souligne les limites imposées par la réforme tridentine aux activités hors clôtures de figures féminines. Le récit assez long qui suit est nécessaire si l’on veut rendre compte de l’enchaînement d’aménagements successifs visant à une ultime normalisation. Enfin cette « histoire italienne » équilibre ce que nous avons développé concernant l’Espagne.

La tertiaire Angèle Mérici (~1474 - 1540) fonde la compagnie de sainte Ursule en 1535. Cette période est très féconde en Italie qui voit apparaître les théatins en 1524, les barnabites en 1530, les jésuites en 1540, toutes créations stimulées sinon provoquées par les mouvements protestants.  

La lecture de la regola d’Angèle ne laisse apparaître rien de très attachant, mais révèle seulement son estime pour la virginité ou du moins pour une continence (confinant à l’obsession), ainsi qu’une ascèse doloriste. Mais nous ne disposons d’aucun témoignage personnel direct portant sur ces points, comme c’était le cas pour la « première » Angèle (de Foligno) grâce au « frère copiste ». La lecture des legato, dispositions testamentaires, corrige l’impression négative issue d’une règle dont on ne sait trop sous quelle influence elle fut rédigée (même si l’on ne tient compte que de la regola primitive) : une grande douceur s’y exprime à l’égard des disciples.

Une étude objective des sources a mis à mal toute l’hagiographie traditionnelle [531] : plus de lévitation « mystique » ! Ni même d’activité admirablement charitable dans des fondations religieuses. Par contre se révèle une activité inlassable et libre de conseil auprès de laïcs de toutes origines (d’un fils de Ludovic le More au plus simple des criminels…). Ils sont sensibles à la paix qui se dégage d’elle, ce qui permet à Angèle Mérici de mettre fin à des affrontements dont on sait qu’ils furent souvent très cruels dans les villes italiennes.

Angèle tente parallèlement de créer une forme assez originale (on songe aux béguines) de vie religieuse féminine, sans clôture ni habit, ne dépendant pas de dons mais du travail de chacune, et n’obéissant pas à des clercs. Le rôle de ceux-ci est strictement limité à celui de conseillers, tandis que les décisions sont prises par un collectif constitué par quatre compagnes élues :

Voyant que de nombreuses jeunes filles, appelées par Dieu … ne pouvaient pas entrer dans un monastère faute de dot ou de santé, ou bien qu’elles n’avaient pas le courage de se soumettre à la clôture, elle fut inspirée de fonder une congrégation de vierges séculières, vivant dans leurs propres maisons … exemptes des obligations inhérentes à la vie monastique et ne manquant, malgré cela, d’aucun des secours spirituels et corporels…[532].

Il s’agit d’une « expérience toute centrée sur le renouvellement intérieur et modelée sur la vie des Apôtres et sur celle des vierges de l’Église primitive… » :

Hommes et femmes, grands et petits, jeunes et vieux, venez ; venez, vous les veuves avec votre chasteté, vous les gens mariés avec votre continence, vous les pécheurs avec votre conversion. Que vienne toute créature qui aime à diriger ses pas vers le ciel ; car, plus nous serons nombreux, plus grande sera notre allégresse. Et Jésus-Christ notre Seigneur sera davantage encore au milieu de nous. Et sa vertu ne s’en manifestera que davantage ainsi que sa puissance.[533].

Il n’est donc pas surprenant que le caractère à la fois enthousiaste et original de cette forme de vie libre (quoique liée par un vœu de chasteté) soit modifié sous l’influence de la Contre-Réforme, particulièrement de par l’intervention du cardinal Borromée, sévère en tous domaines. Autour d’Angèle Mérici s’étaient rassemblées des compagnes. Il fallut, dans les dernières années de sa vie, les protéger en les situant par une règle acceptable, ce qui n’empêcha pas des troubles. Ces disputes, allant jusqu’à la scission, par exemple sur le port imposé d’une ceinture - marque extérieure vestimentaire, premier pas vers l’uniforme - sont mal connues, tous les documents de cette période critique ayant disparu. Cozzano, fidèle disciple, décrit ainsi la situation qui suivit la mort d’Angèle :

L’un empoisonne les esprits sous le prétexte fallacieux qu’il est bien de se tourner vers une vie plus parfaite comme est celle des monastères. L’autre attaque en paroles : ... « Elle mérite bien d’être vitupérée, cette sœur Angèle, elle qui a poussé tant de vierges à promettre la virginité, sans considérer qu’elle les laissait au milieu des périls du monde » … il n’est point de gentilshommes, ni de nobles dames … qui désirent ou veuillent que leurs filles entrent dans cette Compagnie où il n’y a que des filles de basse condition, des servantes et des pauvres. [534].

Finalement Charles Borromée « inversera » la règle donnée par Angèle en rétablissant le contrôle par les clercs ! Il fit notifier ses décrets et ordonnances à Caterina Chizzola et aux autres « matrones gouvernantes » par acte notarié du 11 octobre 1581.

Sa règle «  fut légalement intimée à la Mère générale presque un an plus tard ... en supplantant la véritable Règle d’Angèle Mérici. La place prioritaire qui revenait de droit à cette dernière dans la littérature méricienne ne lui fut même pas rendue par la découverte, à l’époque des Procès de béatification, du manuscrit [...] ni par celle de l’édition Turlino. Règle manuscrite et Règle imprimée se sont perdues après les procès [...] la règle imprimée du XVIe  siècle [édition Turlino] fut retrouvée aux environs de 1930. »[535]

 L’histoire de la Compagnie de  Sainte-Ursule, durant les dix années qui suivent la bulle de Paul III, faisant de la Compagnie une institution de droit pontifical en 1546,  six ans après la mort d’Angèle, « a toujours été jusqu’à présent enveloppée de silence. Les documents d’archives [...] sont, de fait, introuvables [...] Dans un climat de polémique, d’antagonismes et de revendications, la Compagnie [...] du moment charismatique, parvenait à la phase institutionnelle en passant par le creuset de l’épreuve »[536]. Une génération plus tard, en 1573, l’institutionnalisation du gouvernement est achevée par des règlements détaillés ; il comprend « le père général et la mère générale, les quatre gouverneurs, les quatre agents dont l’un sera chancelier, sept matrones… » La hiérarchie méricienne est bien inversée. 

Puis, lorsque les ursulines s’implanteront en France et de là dans d’autres pays, une vie communautaire en clôture sera imposée. Plus rien ne subsistera alors de la forme propre à la Compagnie de sainte Ursule de 1535. Le texte de la règle donnée par la fondatrice sera d’ailleurs « perdu » jusqu’au milieu du siècle dernier.

La Compagnie s’implante dans l’enclave pontificale, à Avignon, où deux prêtres allaient guider les premières ursulines, César de Bus, fondateur des Doctrinaires, et Jean-Baptiste Romillon :

Ayant jugé aussi bien que d’autres grands personnages, que la vie des mêmes filles était périlleuse tant qu’elles demeureraient parmi le monde, ils portèrent la sœur Françoise de Bermond [tête du premier groupe d’Avignon] à assembler ses sœurs en communauté ; ce qu’elle fit très volontiers l’an 1596. [537].

 « Ainsi donc, petit à petit, on était passé de la Compagnie de Sainte-Ursule dont les membres vivaient en famille, à une forme d’association élémentaire, puis à une première forme congrégée avec un minimum de structures pour aider la vie en commun, et, finalement, [...] à la vie communautaire de congrégation à vœux simples. [...] Par la suite Paul V n’hésitera pas à mettre les Ursulines congrégées face à l’alternative : ou devenir des moniales cloîtrées à vœux solennels ou retourner à l’état de Compagnie séculière, sans rien qui ressemble à une institution religieuse. Les Ursulines congrégées optèrent pour la première solution ; à condition, pourtant, de pouvoir continuer l’exercice de leur mission d’éducatrices… » [538]. C’est ainsi que l’ordre fonctionnera jusqu’à récemment en France grâce à deux clôtures, afin de permettre à des petites filles de pénétrer dans une zone intermédiaire située entre le monde extérieur et le domaine des sœurs, et d’être ainsi en contact avec elles[539].

Franciscains espagnols, Laredo (1482 ~1540)

En Espagne, Francisco de Osuña, Miguel de Medina, Alonso de Madrid, Bernardino de Laredo, se distinguent parmi les anciens mystiques franciscains[540].

Francisco de Osuña (~1492-1540) apparaît dans sa rédaction de la Ley de amor santo (ou 4e abecedario) comme un auteur prolixe[541]. Sa renommée serait renforcée par la conjonction de trois causes : une production quantitativement importante pendant la période charnière entourant la date de la condamnation des alumbrados, la lecture du Tercer abecedario par la jeune Teresa, une structure théologique qui reste ferme [542].

Pour Miguel de Medina (1489-1578), « Dieu n’a besoin de recourir à quiconque » [543] - et tout est dit !

Alonso de Madrid (~1535) est un auteur très attachant dans son Arte para servir a Dios [544] qui souligne l’amour « de Dieu, qui est un feu voulu par Dieu, qui toujours brûle sur son autel qui est notre âme[545]», et celui du prochain, qu’il faut aimer comme « adopter un enfant aimé de son père »[546].

Bernardino de Laredo (1482 ~1540) célèbre comme tous le chant de l’amour pur, particulièrement dans la troisième partie de la Subida del Monte Sion, version revue de 1538[547]. Mais, outre la difficulté posée par une langue assez primitive, sa rédaction ne présente aucune  formule remarquable se prêtant à quelques belles citations ; par contre sa lecture induit lentement l’état de paix et un accord entier. Un chapitre entier, ce qui ne peut trouver place ici, permettrait de l’apprécier. Rappelons que la lecture du chapitre vingt-septième de la troisième partie de la Subida tira Teresa de sa perplexité quant à l’absence de toute pensée dans l’oraison de quiétude. En effet, pour Bernardino, « Dieu lui-même impose le repos à nos facultés. Bien plus, l’auteur soutient la possibilité de l’amour sans nulle connaissance ni antécédents… » [548].

Ceci est probablement lié à son origine et à sa carrière : de petite noblesse, Laredo fut d’abord page, puis fit des études variées ; il entre à vingt-huit ans chez les franciscains ; ayant publié deux ouvrages en tant que médecin, il restera frère lai, attaché à un couvent situé à une trentaine de kilomètres au nord de Séville. Chargé de fonctions d’infirmier pour toute la province, sa réputation médicale lui valut d’être appelé plusieurs fois à la cour du Portugal[549].

Il fait partie des mystiques « professionnels de la santé » particulièrement attachants, après Hadewijch I, Catherine de Gênes, et avant le jeune infirmier Jean de la Croix. Plus tard, deux autres frères lais seront illustres : le grand carme aveugle Jean de Saint-Samson, puis le déchaux frère Laurent, les grands mystiques français des deux réformes carmélitaines.  

Laredo aurait connu Osuña et il a utilisé son Tercer abecedario de 1527. Son écriture est très simple, directe, un peu comme celle de Pierre d’Alcantara. Ros a supposé dans sa belle évocation une « école » associant Osuña, Laredo, Alcantara, Ortiz [550].

La contemplation est amour qui se perd dans l’infini divin :

...la facilité de la contemplation demeure en : aimer sans condition et fondre notre amour dans Celui qui est infini ; je veux dire que l’amant se perd ainsi lui-même, qu’il ne reste rien de lui par l’infinité de l’amour en qui il fait infusion. Ainsi dit Herp [Harphius] : « que l’esprit dans cet espace cesse de vivre à lui-même, parce que tout vit à Dieu » … Et ainsi nous pouvons dire que l’amour de notre Dieu entre dans nos âmes comme le soleil dans le cristal, qu’il éclaire et pénètre et se montre en lui ; et il nous transforme en son amour, comme le fer en feu.[551].

Elle  est sans intermédiaire et subite, selon la belle comparaison de la lumière qui pénètre instantanément toute ouverture :

…je dis que c’est une imperfection de s’exercer longtemps à penser à des qualités particulières aux créatures, voulant chercher en elles des raisons d’aimer Qui déborde d’amour infiniment aimable. Mais surmontant le créé et sortant de lui, l’âme va à Dieu par une élévation d’esprit subite et momentanée ; elle ne demeure en chemin pas plus longtemps que la paupière de l’œil ne prend de temps à bouger ou à cligner - à la façon d’un rayon du soleil, lequel à l’instant qu’il naît à l’orient arrive en occident. Ainsi doit  faire l’âme qui en un instant élève l’esprit par la voie de l’aspiration, laquelle est plus légère et momentanée que le rayon même du soleil.[552].

La pratique de la contemplation est encore rare dans  l’Espagne de son temps, même dans les « déserts » franciscains :

Je regrette que dans les écoles du Christ on n’étudie avec une très grande vigilance comment et de quelles manières nous connaissons notre Dieu et Seigneur par une notion amoureuse et particulière. Laquelle connaissance ne s’acquiert jamais sans que le Seigneur lui-même ne l’enseigne par la théologie mystique, laquelle s’apprend dans la contemplation. Par elle nous pouvons demeurer et persévérer, attachés dans les plus pures, les plus intérieures et les plus délicates parties de notre intérieur ; parce que le cœur prend toujours de là les sentiments qui continuellement l’éveillent à marcher vivement dans l’amour ; dans lequel, qui plus longtemps se nourrit, plus longtemps persévérera à aimer et à donner du temps à la prière.[553].

La conformité nue est le seul moyen :

On doit comprendre que lorsque le contemplatif cherche la perfection, il ne pose guère l’œil sur son gain, ou sur sa dévotion, ou sur son utilité – parce que toute son étude est de demeurer en conformité nue simple et entière avec la volonté de Dieu.[554].

Pierre d’Alcantara (1499-1562), ascète mystique

Il entre chez les conventuels franciscains à seize ans après avoir déjà eu le temps d’étudier à Salamanque les arts libéraux, la philosophie et le droit canon. Il remplit diverses fonctions chez les franciscains devenus observants déchaussés, et fonde des couvents ; il voyage à Nice et au Portugal. On le considère comme le rénovateur des déchaussés qui sous sa réforme furent bientôt sept mille et se répandirent hors d’Espagne. L’exemple fut suivi chez les carmes et d’autres ordres. Son rôle est déterminant sur la réforme du Carmel par Thérèse. « Cherchant à atteindre les gens pauvres en moyens et en temps », il écrit « dans un style sobre et concis » [555].

L’âme se nettoie de ses péchés avec l’oraison, la charité se fortifie ... l’esprit se réjouit, l’intérieur se fonde, le cœur se purifie, la vérité se découvre ... La tristesse est bannie, les sens se renouvellent ... [par les] vives étincelles des désirs du ciel qui rejaillissent sans cesse du brasier de l’amour divin.[556].

L’oraison est parfaite quand celui qui prie ne se souvient pas qu’il est en oraison.[557].


La réforme du Carmel espagnol

Cette réforme succède à des renouveaux qui prirent place au sein de l’ancien ordre du mont Carmel. L’histoire de l’ordre débute en effet à l’arrivée de Croisés qui permirent l’établissement d’ermites grecs et latins « auprès de la fontaine d’Élie, habitant dans leurs roches de petites cellules et, tels que des abeilles du Seigneur, faisant du miel d’une douceur toute spirituelle. » : ainsi parle Jacques de Vitry, évêque de Saint Jean d’Acre situé au pied du mont. Ils y demeurèrent un siècle environ, avant de prendre difficilement refuge en Europe, déjà couverte par les ordres religieux et mendiants.  

Un premier renouveau qui précéda celle de la réforme en Espagne par Teresa, fut celui du couvent de Mantoue « peut-être amené à une vie fervente par Thomas Connecte, un carme breton, et ses compagnons. » Thomas avait fondé en 1425 un couvent  en Suisse, dans une stricte observance. « Voulant réformer jusqu’au pape et aux cardinaux, il se rendit à Rome [...] on fit croire qu’il était hérétique et on le fit brûler comme tel, vers la fin de 1433. Plusieurs de ses compagnons poursuivirent cependant son œuvre »[558]. La congrégation allait se maintenir jusqu’en 1783. La réforme d’Albi, surgeon de la congrégation de Mantoue, fut adoptée place Maubert à Paris, mais cette nouvelle congrégation érigée en 1513 fut supprimée en 1599, les guerres de religion l’ayant décimée.

Suivent les réformes de Montolivet, couvent fondé en 1516, agrégé à la province lombarde en 1599, puis celle dite de Touraine, où Thibault prieur de Rennes en 1609 fera venir le mystique Jean de Saint-Samson (1571-1636). Ce dernier devint l’âme de la réforme par ses disciples, dont Maur de l’Enfant-Jésus en relation avec la jeune Madame Guyon. Nous reviendrons sur cette réforme des Grands carmes de France.

Parallèlement l’ordre connut des généraux éminents : Jean Soreth (~1395-1471) s’occupa lui-même des fondations effectuées aux Pays-Bas et en Bretagne (avec la duchesse Françoise d’Amboise), voyageant le plus souvent à pied, si bien qu’il « était hâlé comme un éthiopien, devenant la risée d’hommes pervers ». Nicolas Audet (1481-1562), chypriote d’ascendance française, fut suivi en 1562 d’une autre remarquable figure, Jean-Baptiste Rossi (-1578) : nous allons retrouver ce dernier sous le nom de Rubeo car il soutiendra vigoureusement la réforme de Teresa.

Cette dernière réforme, promise à un grand avenir, est un compromis entre l’érémitisme (à la manière des ermites du Mont Carmel, en privilégiant le silence, la solitude, les « ermitages » au sein des couvents) et le cénobitisme (à la façon occidentale, en proposant une « famille »[559] dont les membres s’entraident et s’aiment, réglée par une constitution originalement simple, qui associe à deux heures d’oraison des récréations communautaires). 

À la brève séquence chronologique de l’union politique et des réformes qui couvrait l’explosion spirituelle espagnole naissante à la fin du XVe siècle puis s’achevant par des procès inquisitoriaux au début du siècle suivant[560], nous ajoutons ici une séquence plus précise, autour du cas particulier du carmel réformé couvrant la seconde moitié du XVIe siècle. Elle est un peu plus longue et plus complexe car aucune réforme ne s’implante facilement. Celle-ci aboutira à une scission entre l’ordre ancien et le nouveau.

Pour plus de clarté et afin de résumer l’histoire des débuts de la réforme, voici une base chronologique qui éclaire des événements parfois violents. Le contexte ou certains événements influents, de nature plus ou moins « politique », y sont soulignés par l’emploi d’italiques [561] :

Chronologie du Carmel espagnol 

1515 Naissance de Teresa de Ahumada, la future « grande Thérèse ».

1542 Naissance de Jean de Yepes, le  futur Jean de la Croix.

1554 « Conversion » de Teresa (v. Smet, op. cit., 47).

1556 Charles Quint laisse le pouvoir à Philippe II qui le conservera jusqu’à sa mort en 1598.

1555-1558 Teresa réside dans la maison de son amie Guiomar de Ulloa.

1559 Autodafe ; Carranza, archevêque de Tolède est dénoncé ; vision de l’enfer par Teresa.

1562 Pierre d’Alcantara meurt. Avec Maria de Jesus (Yepes) il a eu une influence déterminante sur Teresa qui fonde le petit couvent de Saint Joseph, rendant vie à la règle « primitive » de 1247. Grand tumulte à ce sujet dans Avila (58).

1564 Chapitre Général à Rome entamant la réforme de l’ordre du Carmel dans l’esprit du Concile de Trente. Rossi (« Rubio ») est vicaire général. Il mourra en 1578 (14).

1564-1568 Jean de Yepes est un brillant étudiant carme à l’université de Salamanque.

1565 Début de la rédaction de la Vida de Teresa et de celle du Chemin de perfection (65). Le Château intérieur achèvera en 1577  l’œuvre écrite. Cette profonde description de la vie mystique est destinée aux nouvelles carmélites.

1566 Rossi en Espagne où il y a 48 couvents et 550 religieux de l’ordre ancien. « Remise en ordre » tumultueuse en Andalousie (25).

1567 Rossi (« Rubio ») visite le grand monastère de l’Incarnation à Avila ; il revient dans cette ville pour connaître la nouvelle et modeste fondation de Teresa. Il enverra (de Barcelone) la patente permettant à Teresa d’entreprendre d’autres fondations (70). Il la renouvellera en 1571 et soutiendra toujours « notre vice-régente pour fonder des monastères de moniales » (87). Entre 1567 et 1571, Teresa peut ainsi fonder sept monastères.

1568 Fondation du premier monastère masculin à Duruelo par Jean de la Croix et deux  compagnons.

1569 Fondation du second monastère masculin à Pastraña par Mariano Azaro et un compagnon. Il devient le noviciat des frères déchaux (92).

1572 Jean de la Croix est confesseur de l’Incarnation d’Avila dirigée maintenant par Teresa.

1574 Teresa rencontre Graciàn (1545-1614) (114).

1574/82  Fondation de neuf monastères féminins.

1576 Tostado (1523-1582), « la bête noire de la réforme », est nommé visiteur par Rossi. Chapitre illégal d’Almodovar. Graciàn fonde la province séparée des déchaux.

1577 Lutte inégale de Graciàn contre « el Tostado » (142). Deuxième tumulte d’Avila (146).

1577/8  Jean de la Croix est enlevé et séquestré à Tolède du 2 décembre 1577 au 17 août 1578. Première destruction de ses écrits.

1581 Chapitre d’Alcala (grâce à l’appui de Philippe II) : élection de Graciàn (171).

1581/5 Graciàn, provincial, entreprend une politique d’expansion (179).

1585/8 Doria (1539-1594), de retour de Gênes, devient provincial et impose un retour à l’observance rigoureuse. Graciàn se rendra-t-il à Mexico ? (184).

1582 Mort de Teresa le 4 octobre (le 15 octobre selon le nouveau calendrier).

1588 Doria devient le premier vicaire général de la nouvelle Congrégation des déchaussés. Il met en place une Consulte de six membres (Jean de la Croix en fait encore partie). (195). Graciàn part à Lisbonne. (203). Anne de Jésus (1545-1621) fait éditer les Constitutions du chapitre d’Alcala de 1581.

1590 Anne de Jésus obtient du pape un bref condamnant les modifications des Constitutions incluant l’imposition d’un confesseur aux moniales. L’archevêque de Bragance et Louis de Leon, ami d’Anne, devaient réunir un Chapitre et élire un commissaire général.

Doria réunit un Chapitre extraordinaire fixant de nouvelles Constitutions incluant le gouvernement intérieur des carmélites par les carmes déchaussés, puis il fait pression sur le roi pour que ce dernier abandonne la cause d’Anne de Jésus. Il peut à cet effet citer la sœur converse Anne de Saint Barthélémy restée fidèle au parti de l’ordre. Trois papes se succèdent à Rome. Doria est vainqueur.

1591 Nouvelle Consulta de neuf membres (Jean de la Croix n’en fait plus partie). Graciàn est emprisonné, jugé et chassé de l’ordre. Anne de Jésus est interdite de visites et de la communion quotidienne.

Diego Évangéliste, élu à trente et un ans à la Consulta, pense que Jean de la Croix, impliqué comme Graciàn dans la direction intérieure des moniales, est une « autre piste ». Enquête (221). 14 décembre : mort douloureuse de Jean de la Croix.

1594 Doria meurt. Élias de San Martin devient le premier général des carmes déchaux.

1596 Anne de Jésus est élue prieure de Salamanque, aux « hurlements » [sic] du P. Élias de San Martin. Graciàn, libéré de Tunis, entre avec tous les honneurs chez … les carmes chaussés (31).

1604 Anne de Jésus, Anne de Saint-Barthélémy et quatre autres religieuses partent pour les fondations en France. Elles se rendront dans les Flandres espagnoles pour fonder d’autres carmels (en 1607 pour Anne de Jésus, rejointe en 1611 par Anne de Saint-Barthélémy).


Thérèse de Jésus (1515-1582)

Ces rappels portant sur la Madre et sur la réforme du Carmel seront brefs car l’une et l’autre bénéficient de belles et très nombreuses études [562].

Jeu d’influences

Thérèse d’Avila (1515-1582) inspirée par le franciscain Pierre d’Alcantara (1499-1562) et peut-être par la religieuse Maria de Jesus (Yepes), précède d’une génération Jean de la Croix (1542-1591) : ces âmes attirées par une réforme à la fois sobre et extrême se sont rencontrées.

Teresa est liée à des confesseurs jésuites et semble proche de Graciàn tout en reconnaissant la grandeur de Jean de la Croix. En fait il est impossible de situer avec précision par les textes les influences et l’intensité de leurs liens : on a seulement soixante-six « lettres », parfois réduites à une citation, de la correspondance de Jean de la Croix qui a été pratiquement détruite (tandis que 473 lettres de la correspondance de Thérèse d’Avila nous sont heureusement parvenues).

Née en 1515 de la seconde femme d’un fils de converso à la famille nombreuse - « nous étions trois sœurs et neuf frères » - Teresa de Ahumada a été marqué par le procès de noblesse par lequel son père surmonte l’obstacle de l’ascendance juive du grand-père, évitant « l’impureté du sang » mais subissant l’humiliation de voir procureur, accusateurs, témoins et juges installés « presque à la porte de sa maison » : Teresa est alors une petite fille âgée de quatre à huit ans [563]. Les coûts du procès ruinent la famille. Tous les frères choisiront les armes, partant pour l’Amérique (deux y mourront) ou, pour l’un d’entre eux, en Italie. Elle perd sa mère à quatorze ans et ressent une grande solitude, tenant la maison auprès de son vieux père et d’une très jeune sœur.

 À l’âge de seize ans elle est confiée à des sœurs augustines. Son père s’oppose à sa vocation ; elle fuit à vingt ans et prend l’habit des carmélites à l’Encarnaciòn, l’année suivante ; son père se résigne et, bien dotée, elle jouit d’une cellule personnelle. Malgré ces débuts favorables, la jeune nonne est malade d’angoisse. À vingt-quatre ans, elle sort du couvent et, retirée chez son oncle dans un ermitage, lit providentiellement El tercer abecedario d’Osuña. Un traitement sauvage d’une maladie par une guérisseuse, échoue : on croit qu’elle a la rage et elle tombe en coma quatre jours (août 1539). Elle demeure « plus de huit mois » totalement paralysée [564]. Trois ans plus tard, âgée de vingt-huit ans, elle ne marchait pas encore. Ces troubles d’origine nerveuse coïncident avec une grande crise intérieure qui se dénoue seulement à l’âge, avancé pour l’époque, de trente-neuf ans [565]. Elle passe entre les mains de divers clercs qui tantôt la considèrent comme possédée et tantôt la rassurent.  Teresa a su surmonter de grandes difficultés.

Finalement, à quarante et un ans, elle éprouve la parole du Seigneur : « Ya no quiero que tengas conversaciòn con hombres, sino con angeles – Je ne veux pas que tu parles avec les hommes mais avec les anges ». Quatre ans plus tard l’ermite Pierre d’Alcantara, que nous avons rencontré précédemment, l’encourage. Elle décide d’entreprendre une fondation comparable aux siennes. Le ballet de clercs opposés ou favorables commence. Finalement la première fondation regroupe deux religieuses et quatre postulantes à Avila en 1562, non sans provoquer un scandale public. Cinq ans plus tard - elle a cinquante-deux ans - l’approbation du général de l’ordre du Carmel Rossi (Rubio) déclenche le tourbillon de ses fondations : Medina del Campo, Malagon, Tolède… Elle meurt usée en 1582, âgée de soixante-sept ans.

Trois points sont à relever : l’Avila jeune, active et industrielle de l’époque, est bien différente de la ville qui s’endormira dans la bureaucratie au XVIIe siècle ; le judaïsme caché de la famille de Thérèse conduit à la ruine familiale par l’achat de titres de noblesse protecteurs[566] ; la vie pieuse des jeunes filles, fréquente à l’époque de Teresa, est inimaginable aujourd’hui.

La vie d’une jeune fille espagnole pieuse

L’existence que Teresa et ses filles carmélites partageaient dans leurs années de formation explique en partie la rigueur de la règle carmélitaine. Pour la décrire,  nous traduisons, à la place de toute glose biographique - rien ne pouvant remplacer le début et la fin de la Vida, des Fondations et la Correspondance - un document étonnant sur la jeunesse de dona Juana Dantisco, mère du jeune carme Graciàn qui deviendra si proche de Teresa. Il s’agit d’une lettre écrite de Valladolid au père de Juana, rendu dans la Pologne lointaine. La lettre, datée de 1538, décrit la journée de la jeune fille :

Comme je pense que tu en seras heureux, je t’indique les exercices qui occupent pendant la journée ta fille aux côtés de ma mère.

Le matin, dès qu’elle se réveille ou est réveillée par ma mère avec qui elle dort (c’est-à-dire vers six heures), elle se lève du lit, et à genoux devant l’autel qu’ils ont dans la maison, elles rendent grâce à Dieu pour les dons qu’Il leur a concédés, récitant quelques prières vocales. Ensuite, une fois que ma mère l’a peignée et arrangée, commence la récitation de l’office de la sainte Vierge dans le Livre des Heures, jusqu’au moment où, selon la coutume, sonnent les cloches, annonçant la célébration de la messe. Ma mère et elle vont alors à l’église pour participer aux saints mystères, dont ils attendent la poursuite d’une journée heureuse. 

De retour à la maison, elles déjeunent, font ensuite les travaux domestiques, ou cousent, ou brodent, quoique ma mère se permette peu cette occupation, parce que ses yeux clairs voient peu et ne peuvent poursuivre longtemps. L’heure du repas arrivée, elle s’assied à la table avec ma mère et ma petite sœur et mange modérément et de façon frugale, comme c’est la coutume entre les veuves honnêtes ... Après déjeuner, elle se distrait avec ma petite sœur par quelque jeu honnête, pour continuer avec elle sa formation religieuse ; c’est de son âge ... À trois heures de l’après-midi, les deux se réunissent pour étudier, et sous la direction d’un jeune cousin consacrent une ou deux heures à l’étude.  Elles lisent quelques livres d’auteurs sérieux et très conformes à la morale, comme par exemple : le De l’Institution de la femme chrétienne de Vivès, les Lettres de saint Jérôme traduites en espagnol, et d’autres livres semblables, ou bien elles écrivent, tâchant d’imiter mes lettres.  Quand elles auront progressé sur ce point, tu pourras en juger par toi-même par des lettres autographes ... Elle prend ensuite la toile pour [faire] les vêtements de bébé, et voit avec ma petite sœur qui terminera la première le travail, en chantant quelques chansons espagnoles, afin de le rendre plus facile et moins pesant.

Après dîner, ma mère leur demande, tantôt à elle tantôt à ma sœur, de lire alternativement quelque texte des Évangiles ou des Vies des saints Pères, jusqu’à l’heure de se coucher. Alors dans la maison, à nouveau devant l’autel, avec les bougies allumées, elles récitent quelques prières particulières au Christ et aux saints. Ensuite elle se couche, entre ma mère et ma sœur, et dans le lit, précédée de ma mère, récite quelques fois oralement le Notre Père et l’Ave Maria, jusqu’à ce qu’elle soit peu à peu emportée par le sommeil, et ainsi toutes dorment tranquillement jusqu’au réveil. De cette façon ta fille est instruite et formée au côté de ma mère, femme honnête et prudente à l’extrême, qui selon ce que dit Homère, « est attentive au présent, au futur et au passé », et qui est une femme très ferme.[567].

Sept demeures de l’âme 

Nous nous limiterons à un résumé de son œuvre majeure rédigée à l’âge mûr [568] : les Moradas del Castillo Interior, traduit en français par Château de l’âme ou livre des Demeures. Il fut composé en 1577, bien après la Vie dont la première écriture date de 1562 (la Vie que nous lisons date de 1565).

La rédaction des œuvres commence en effet en 1560, l’année qui suit la mise au bûcher des meilleurs ouvrages de sa bibliothèque, à la suite de l’Index de 1559 : aussi ne peut-elle « rien écrire qui ne soit passé par son expérience », et ne veut-elle « rien écrire qui ne serve à provoquer l’expérience » de ses filles[569]

Nous plaçons entre crochets les références de chapitres à la suite des phrases de notre résumé qui reprend des éléments textuels ; les tildes séparent le résumé (ou paraphrase) de quelques brèves citations. Par la sécheresse d’un tel aperçu, nous voulons faire apparaître la grandeur de la structure du Château qui se cache sous un texte alerte : la Madre propose à ses filles un témoignage sans concession et cependant aisé à lire.

§

Prologue : Thérèse se plaint d’un bruit continu dans la tête et d’une grande faiblesse. Elle date le commencement de sa rédaction en 1577.

Premières demeures : L’âme est un château de diamant comportant de nombreuses demeures, paradis chez le juste, beauté créée à l’image de Dieu, à découvrir par la prière, donnant ainsi une vision positive de notre réalité profonde divine [1.1]. Au centre de l’âme se trouve la fontaine de vie ou soleil divin. Laissons à l’âme la liberté de découvrir les demeures tout comme l’abeille doit sortir pour récolter le miel des fleurs. C’est en contemplant la grandeur divine que l’on peut cultiver l’humilité et non pas en demeurant dans la crainte et la seule vue du limon de nos misères [1.2].

Secondes demeures : L’âme entend les appels plus proches du Dieu qui réside au centre du château et elle craint moins les « reptiles venimeux ». Toute oraison revient à nous conformer à la volonté de Dieu pour recevoir plus. Il n’y a aucun autre mystère à connaître. Il suffit d’entrer en nous-même, de se recueillir, de jouir de la paix [2].

Troisièmes demeures : Ce sont celles de la sécurité avec les bienheureux, même si David ou si Salomon nous montrent que la chute reste possible. L’humilité peut être un remède à la sécheresse ; c’est aussi un don de cette dernière, qui ne doit pas laisser naître l’inquiétude. Ne demandons pas de faveurs divines [3.1].  L’humilité est aussi un remède à nos plaies ; ne marchons pas à pas comptés ; n’ayons aucune peur ; exerçons une obéissance immédiate, sans illusion sur le monde [3.2].

Quatrièmes demeures : Ici commence le surnaturel qui chasse les bêtes venimeuses. Les contentements naissent de l’action vertueuse, ils sont naturels comme les larmes de joie ou de purification et se terminent en Dieu, laissant place aux goûts. Il ne faut pas abandonner les sentiments de contentement pour achever une méditation : l’important n’est pas de penser beaucoup mais d’aimer beaucoup, non par consolation mais par résolution. Et laissons aller le traquet de moulin des pensées importunes [4.1].

L’eau amenée avec bruit par les aqueducs qui traduisent notre effort correspond au contentement, celle qui est reçue directement et silencieusement de source divine correspond au goût de l’oraison de quiétude ~ cette eau coule de notre fond le plus intime, avec une paix, une tranquillité, une douceur extrêmes. Mais d’où jaillit-elle et de quelle manière, c’est ce que j’ignore.  … ce plaisir ne naît pas du cœur, mais d’un endroit encore plus intérieur … Je pense que ce doit être le centre de l’âme. ~

Ici on ne peut s’illusionner : nos puissances ne pourraient l’acquérir car elles ne sont pas dans l’union divine mais enivrées et surprises  ~ Cette eau n’étant pas amenée par des canaux comme la précédente, si la source se refuse à la donner, nous nous fatiguerons en vain. Je veux dire que nous aurons beau multiplier nos méditations, nous pressurer le cœur et verser des larmes, tout sera inutile [4.2] ~.

L’oraison de recueillement est un état bref et de joie qui prépare l’oraison de quiétude. ~ Sans aucune violence, sans bruit, qu’elle tente d’empêcher l’entendement de discourir, mais qu’elle n’essaie pas de le suspendre, pas plus que l’imagination, car il est bon de considérer que l’on est en présence de Dieu et de réfléchir à ce qu’Il est. Que si l’entendement se trouve absorbé par ce qu’il éprouve en lui-même, très bien ; mais qu’il ne cherche pas à comprendre ce dont il jouit, parce que c’est à la volonté que le don s’adresse.[570] ~ [4.3.8].

Cinquièmes demeures : L’âme n’en conserve pas le souvenir et se demande si ce fut un sommeil ou un don de Dieu. Elle ne doute cependant pas de cette faveur qui sera confirmée par des effets. ~ Vous me direz : Comment a-t-elle vu et entendu qu’elle a été en Dieu, puisqu’en cet état elle ne voit ni n’entend ? … par une conviction qui lui reste et que Dieu seul peut donner … ayant demandé à l’un de ces demi docteurs dont j’ai parlé de quelle manière Dieu était en nous, lui, qui n’en savait pas plus qu’elle avant cette révélation, eut beau l’assurer que Dieu n’était en nous que par la grâce, elle ne put le croire, tant elle était sûre du contraire [5.1] ~.

La grandeur de Dieu donne valeur à ce que nous retranchons et donnons de nous-mêmes, comme la soie que file le ver. Difforme, il meurt, et sort un papillon blanc très gracieux. L’âme ne sait d’où a pu lui venir un si grand bien, elle est animée d’une sollicitude pleine d’angoisse tout comme le papillon qui vole et ne sait où se poser [5.2]. Si nous n’avons pas de volonté sinon de s’attacher à celle de Dieu, ne cherchons pas ailleurs la grâce de l’union, la paix est donnée en cette vie.

La volonté de Dieu ? ~ Que nous soyons parfaites … le Seigneur ne demande  que deux choses : l’amour de Dieu et l’amour du  prochain … en récompense de celui que nous avons pour le prochain Il fait croître de mille manières celui que nous avons pour Lui-même ~ C’est l’union et non pas ~ alguna suspencioncilla en la oracion de quietud  ~ [5.3] Allons toujours au-delà ~ jamais l’amour ne demeure inactif - el amor jamàs està ocioso ~ [5.4] [571].

Sixièmes demeures : Les épreuves par louanges, maladies, crainte d’illusion ~ la grâce … est alors tellement cachée, que l’âme n’aperçoit pas alors en elle la plus petite étincelle d’amour de Dieu … Ce n’est plus à ses yeux qu’un rêve et une chimère [6.1] ~. Mais Dieu réveille l’âme par des étincelles d’amour qui viennent directement de lui, à la différence des ivresses des goûts spirituels [6.2]. Paroles de Dieu  qui confèrent certitude et paix [6.3]. Ravissements, vue des grandeurs de Dieu [6.4]. Vol d’esprit, une vague puissante qui arrive de la source des eaux, lumière et connaissance, vision [6.5]. Peine d’exil du papillon impuissant à voler où il voudrait ; désir dont il faut faire diversion ; jubilation éprouvée par François et par Pierre d’Alcantara [6.6].

L’âme comprend la grandeur divine et regrette son ingratitude ; s’occuper des choses divines et fuir les corporelles est un égarement : la méditation de l’humanité de Jésus est nécessaire ; l’âme désire aimer et ne le peut [6.7]. Vision intellectuelle qui dure plusieurs jours et même parfois plus d’un an, bien différente des visions imaginaires fugaces : c’est la présence et proximité divine (ou d’un saint, sans paroles), dont la certitude est beaucoup plus grande que celle des sens. La paix et l’humilité prouvent qu’il ne s’agit pas d’une illusion. Conseils sur le choix d’un confesseur et sur la discrétion [6.8]. La véritable vision imaginaire est soudaine et imprévue, et génère et la paix et la certitude ; il ne faut jamais la demander [6.9]. Vision intellectuelle laissant une forte empreinte, où on découvre comment toutes les créatures se voient en Dieu qui les renferme toutes. [6.10]. Solitude extrême de la séparation d’avec Dieu – ne dure que quelques heures tout au plus car le danger de mort est grand ; elle se manifeste par des cris et le corps demeure brisé. L’âme ne redoute ensuite plus rien.

Septièmes demeures : ~De même que Dieu a dans le ciel son séjour, de même il a dans l’âme une résidence, où Il habite seul. C’est, si vous voulez, un second ciel ; il est très important pour nous, mes sœurs, de ne pas nous représenter notre âme comme quelque chose de ténébreux. ... Pourvu qu’elle ne soit pas infidèle à Dieu, jamais, à mon sens, Il ne manquera de lui donner cette vue si claire de Sa présence [7.1] ~. Dans le mariage spirituel, l’esprit de l’âme est devenu une même chose avec Dieu, comme deux cierges unis d’une même lumière, une eau du ciel mêlée à une source, un filet d’eau dans la mer, une lumière provenant de deux fenêtres et mêlées dans une pièce [7.2]. ~ La transformation qui s’est opérée en elle est si grande, qu’elle ne se reconnaît plus. Elle ne songe ni au ciel qui l’attend, ni à la vie, ni à l’honneur... l’âme n’a plus de ravissements ~ les troubles ont entièrement disparus, la colombe trouve le rameau d’olivier [7.3].

On est vraiment spirituel quand on se fait l’esclave de Dieu. Soyez l’esclave de toutes vos sœurs. Cherchez le repos à l’intérieur, non plus à l’extérieur ; la vigueur rejaillit de la cave mystique au faible corps. ~ Ne visez pas à faire du bien au monde entier, contentez-vous d’en faire aux personnes dans la société desquelles vous vivez [7.4] ~. Humilité ! Que ce soit une consolation de vous délecter dans ce château intérieur sans avoir besoin d’en demander permission à vos supérieurs. Vous trouverez le repos en tout car vous garderez l’espoir d’y retourner.

Terminons par quelques extraits de ces demeures de l’âme :

Premières demeures :

Nous pouvons considérer notre âme comme un château, fait d'un seul diamant ou d'un cristal parfaitement limpide, et dans lequel il y a beaucoup d'appartements, comme dans le ciel il y a bien des demeures. […] Pour moi, je ne vois rien à quoi l'on puisse comparer l'excellente beauté d'une âme et son immense capacité.[572].

Sixièmes demeures :

C'est bien différent de tout ce que nous pouvons obtenir ici-bas par nos efforts, bien différent même des goûts spirituels dont nous avons parlé. Souvent lorsqu'on y pense le moins et qu'on n'a pas l'esprit occupé de Dieu, Sa Majesté réveille l'âme tout à coup : on dirait une étoile filante ou un coup de tonnerre. On n'entend cependant aucun bruit, mais l'âme comprend parfaitement que Dieu l'a appelée. Elle le comprend même si bien, que parfois, surtout au début, elle tremble, elle gémit, sans souffrir aucun mal. Elle sent qu'elle vient de recevoir une délicieuse blessure.[573].

Cette peine la pénètre jusqu'aux entrailles, et qu'on les lui arrache, semble-t-il, quand le divin Archer retire la flèche dont il l'a percée, tant est vif le sentiment de l'amour qu'elle lui porte. Voici une pensée qui m'est venue. Ne serait-ce pas que du sein de ce brasier enflammé qui est mon Dieu une étincelle a jailli et est venue toucher l'âme, lui faisant sentir l'ardeur de cet incendie ? [574].

Elle ne croyait pas que les iniquités d'aucune créature puissent égaler les siennes, parce qu'elle ne pouvait se persuader qu'il y en ait une seule que Dieu ait aussi longtemps supportée, ni qu'il ait comblée de tant de faveurs.[575].

Il est des âmes — et beaucoup s'en sont ouvertes à moi — qui, une fois élevées par Notre-Seigneur à la contemplation parfaite, voudraient toujours y demeurer, mais cela n'est pas possible. Toutefois, il est certain qu'après cette faveur de Dieu, elles se trouvent dans l'impuissance de discourir comme auparavant sur les mystères de la passion et de la vie de Jésus-Christ. La cause, je l'ignore, mais le fait est que communément l'esprit se trouve ensuite peu capable de méditation. Voici peut-être d'où cela provient. Dans la méditation, tout consiste à chercher Dieu ; une fois qu'il est trouvé et que l'âme a pris l'habitude de ne plus le chercher que par les actes de la volonté, elle ne veut plus se fatiguer en faisant agir l'entendement. Je crois aussi qu'une fois la volonté enflammée, cette généreuse puissance voudrait, si c'était possible, se passer du secours de l'entendement.[576].

Septièmes demeures :

On peut comparer l'union à deux cierges de cire si rapprochés qu'ils ne donnent qu'une seule lumière, ou encore à la mèche, à la flamme et à la cire du cierge, qui ne font qu'un. Néanmoins, on peut séparer les deux cierges, de sorte qu'ils subsistent séparément ; on peut aussi diviser la mèche d'avec la cire. Ici, on dirait l'eau du ciel qui tombe dans une rivière ou une fontaine et se confond tellement avec elle, qu'on ne peut plus ni les diviser ni distinguer quelle est l'eau de la rivière et quelle est l'eau du ciel. Ou bien c'est un petit ruisselet qui se jette dans la mer et qu'il est impossible d'en séparer ; ou bien encore, une grande lumière qui pénètre dans une pièce par deux fenêtres, et, quoique divisée au moment où elle y arrive, ne forme plus ensuite qu'une seule lumière.[577].

Le premier [effet de la nouvelle vie en Dieu] est un oubli de soi si complet, qu'il semble véritablement que cette âme n'ait plus d'être. La transformation qui s'est opérée en elle est si grande, qu'elle ne se reconnaît plus. Elle ne songe ni au ciel qui l'attend, ni à la vie, ni à l'honneur, parce qu'elle est tout entière appliquée à procurer la gloire de Dieu.[578].

Ce qui distingue cette Demeure, c'est, encore une fois, qu'il ne s'y rencontre presque jamais de sécheresse, ni de ces troubles intérieurs qui se produisent à certains moments dans toutes les autres. L'âme y est presque toujours dans le repos, elle n'a aucune crainte…[579].

 

 

 


Jean de la Croix (1542-1591)

Nous serons très brefs par respect, remplaçant l’abondance par la précision apportée sur quelques points choisis (comme nous venons de le faire pour la Madre). Par contre, les notes seront longues car elles peuvent orienter utilement sur quelques lieux et sur les écrits. Car il s’agit d’aborder sans perdre de temps le plus universellement reconnu des mystiques chrétiens - négligeant peut-être de très intéressantes études disséminées dans la masse immense des parutions. Il suffit surtout d’oublier les « Nuits » décrites à distance sans sobriété et même avec emphase par certains auteurs. De même on fait souvent porter un masque sévère par Jean de la Croix.

Le fondateur des carmes réformés

Juan de Yepes naît en 1542 près d’Avila [580]. Son père meurt d’une maladie douloureuse (un cancer ?) lorsqu’il a deux ans et la misère s’installe au foyer. Il vit à Medina del Campo à partir de l’âge de neuf ans avec sa mère et son frère Francisco, son aîné de douze ans. Il est instruit au Colegio de la Doctrina, fait office d’infirmier dans une institution pour pauvres contagieux, l’Hospital de las bubas [581], et collecte des aumônes. À l’âge de dix-sept ans, il étudie dans l’excellent Colegio de la Compañia.

À vingt-et-un ans, il prend l’habit du Carmel, communauté réduite fondée trois ans auparavant : « fray Juan de Santo Matia » suit les cours de l’Université de Salamanque de 1565 à 1568. Avant même la fin de ses études, il rencontre en 1567 Teresa, âgée de cinquante-deux ans, la retrouve à son retour à Medina et l’accompagne dans sa fondation de Valladolid.

Dès 1568 est fondé à Duruelo le premier couvent de carmes de la règle primitive avec Antonio de Jesus et José de Cristo. Juan a vingt-six ans. Son frère Francisco est venu. Leur dure vie est décrite par Teresa[582]. Deux années plus tard, ils s’intallent à Mancera. Jean accomplit diverses missions dont celle de recteur du collège déchaussé d’Alcala de Henares.

Pendant ce temps Teresa, nommée supérieure de son ancien couvent, réussit à retourner les carmélites en sa faveur et obtient la nomination de Jean comme confesseur en 1572. Il a trente ans. Les relations entre carmes se détériorent ; au début de l’année 1576 a lieu une première arrestation brève à Medina. Devant les protestations de la ville d’Avila suivie de l’injonction du nonce, il est libéré - mais sera enlevé la nuit du 2 décembre 1577. Ses écrits subissent alors une première destruction. Il a trente-cinq ans.

Jean sera pendant neuf mois en isolement dans une cellule obscure : « J’entendis de nombreuses fois dire par les religieux qui parlaient en dehors [de sa cellule sans fenêtre] : « Pourquoi gardons-nous cet homme ? Jetons-le dans un puits, personne ne saura rien de lui[583] ». Sa santé sera gravement atteinte [584]. Il peut finalement fuir avant qu’il ne soit trop tard et trouve provisoirement refuge dans un couvent de carmélites réformées puis dans un hôpital de Tolède.

Les douze dernières années de sa vie que nous ne résumons pas ici (mais qui forme plus de la moitié de la biographie par Crisogono admirablement appuyée par des extraits de dépositions dans l’édition espagnole) porte sur son rectorat de Baeza, ses voyages en Castille, son activité en Andalousie ; en particulier à l’ermitage del Calvario d’où il va assister les sœurs de Beas, à une petite journée de marche : « Toutes … l’entendant, demeuraient les cœurs brûlant de l’amour de Dieu [585] » ; il passe ensuite plusieurs années comme prieur du couvent de Los Màrtires [586], « maestro de espiritus en Granada » [587]. Il est en déplacements incessants « por los caminos de Andalucia » comme visiteur de sa province et pour des fondations, montant à Madrid pour les chapitres généraux. Il meurt épuisé, âgé de quarante-neuf ans, en 1591.

Son influence mystique s’exerça sur Teresa, « muy su hija [588] ». La sœur Magdalena del Espiritu Santo déclarera : « Mon intérieur était rempli d’une grande lumière qui causait quiétude et paix » en  sa présence [589] ; « …l’entendant, les cœurs restaient brûlants de l’amour de Dieu » [590]. Il lit dans les cœurs [591]. Il soulage des angoisses de la nuit spirituelle : « …riendose, me respondio : ‘Ande, bobo, que es nada’ [592] ».

Les études sur Jean de la Croix sont innombrables [593].

Les traces écrites

Adonde no hay amor, ponga amor, y sacarà amor  -  Là où il n’y a pas d’amour, mettez de l’amour, et vous recueillerez de l’amour.[594].

Les traités sont rédigés de 1579 à 1586, soit, cités par ordre chronologique : Cantique spirituel A ; Montée du Carmel [595] et Nuit obscure ; Vive flamme A et B. L’espagnol en est très accessible dans sa beauté classique [596]. À défaut, nous apprécions l’édition qui reprend le travail de Marie du Saint Sacrement. Cette carmélite « adapta » plutôt que « traduisit » - avec une juste sensibilité issue de son expérience intérieure - les textes de Thérèse de Jésus et de Jean de la Croix[597]. Nous préférons de même l’ancienne traduction « malhabile » de 1621 par Gaultier à celle, fort belle, de Cyprien de la Nativité, faite vingt années plus tard et déjà influencée par l’esprit, faux mystiquement, de Port-Royal [598].

Les éditions du Cantique fournissent un exemple caractéristique des difficultés que l’on rencontre pour retrouver l’élan initial d’une œuvre qui, posant problème aux contemporains, fut modifiée. Nous disposons de deux formes : le jet initial (A) considéré longtemps comme un « brouillon », en 39 couplets ; la mise en forme « finale » (B), en 40 couplets, augmente d’un tiers le volume du texte et l’ordre des couplets diffère [599]. La forme (A) fut la plus proche d’un original aujourd’hui perdu [600]. Des érudits pensent qu’il y eut des retouches faites après la mort de Jean, conduisant à (B) – peut-être à partir d’une version longue acceptée par l’auteur ? Dans ce cas les deux formes se compléteraient, même si l’orientation a été ensuite modifiée pour la forme « finale », le mariage spirituel devenant une « béatitude réservée à l’au-delà » [601]. Tout ceci donna lieu à une célèbre querelle [602]. 

Les autres écrits, tel ceux de la Vive flamme, ne posent pas de problèmes. Mais, situation irrécupérable, de nombreux écrits ont été perdus, dont la correspondance, brûlée dans l’affolement provoqué par l’enquête du colérique Diego Evangelista. Selon Louis Cognet, Jean de la Croix « a beaucoup écrit […] ses œuvres occupent tout juste quelques centaines de pages : leur seul volume permet de penser qu’elles ne constituent que des épaves de sa production » [603]. Jean Orcibal constate avec humour : « C’est donc peut-être une loi des plus grands textes religieux que de se présenter à la postérité comme le produit d’une collaboration entre l’auteur et son milieu. » [604].

Le mont Carmel

Un dessin de la Montée du mont Carmel résume la voie ou sentier mystique. Il est accompagné voire partiellement constitué  par un court texte bien adapté à une brève présentation. La copie notariale d’un autographe de Jean de la Croix dédié à la carmélite Madeleine du Saint-Esprit fait en effet reposer le mont « sur » un poème qui se présente ainsi comme un guide d’ascension. Nous ne le reproduisons pas car on le trouve aisément dans les éditions de l’œuvre [605]. On peut supposer que l’idée d’une telle montagne nue a pu naître en voyant de loin le piton de profil très particulier, arasé en son sommet, sur lequel est bâti une petite cité d’origine musulmane [606] proche de Villanueva.

Nous distinguons sur le dessin plusieurs domaines délimités par les tracés à la plume, la partie « supérieure » du mont étant constituée de tout ce qui se situe à l’intérieur du trait en fer à cheval. La représentation est un survol en vue perspective, présentant une carte autant que le symbole emprunté à la nature : le sommet du mont est situé au centre d’un domaine intérieur, évoquant ainsi une topologie du vécu mystique. Le bas est un socle dense, support du mont : ses trois colonnes séparent les strophes d’un poème qui est le guide permettant d’entreprendre la montée par le sentier central né en son sein. On est devant une carte à but pédagogique se prêtant à une reproduction aisée : de nombreux dessins du monte furent donnés par le directeur spirituel des carmélites.

Un tel « mandala » exprimerait « des choses qui furent, sont, et seront » tout à la fois.  Car, à la racine de son expérience l’âme est « unie à l’intelligence pure qui n’est pas dans le temps ». Aussi le langage est-il mal approprié car soumis à des contraintes extrêmes puisque le signifiant dans une langue étant de nature auditive, il se déroule dans le temps seul [607]. À l’inverse, le graphisme « peut montrer, dans un même espace, la graine la fleur et le fruit par exemple, alors qu’en parlant ou en écrivant on est obligé de les énumérer successivement. » Jean de la Croix utilise donc les possibilités du graphisme, associées à l’écriture qui vient en complément, ce qui nous incite à « lire » lentement (et selon diverses orientations) son abrégé textuel de la voie mystique [608]. Cela va bien au-delà de l’usage habituel d’images, usuel chez les jésuites, ou rencontrées dans les livres d’emblèmes [609].

Cette «  œuvre » d’un type mixte, dessin associant traits et mots, est une combinaison devenue aujourd’hui en faveur chez des poètes. La traduction du texte distribué dans la figure et commenté dans la Montée par le poème qui en forme la base, est accompagnée d’une description topologique :

La partie haute du Monte que l’on peut supposer aplani est représentée selon une vision plongeante par le cœur du dessin où figure en espagnol :

Seuls habitent en ce mont - Honneur et gloire de Dieu.

 Elle est délimitée par un cercle (le centre d’un soleil eucharistique) à l’aide d’une citation latine adaptée de Jérémie 2, 7 :

Je vous ai introduits dans la terre du Carmel pour que vous vous rassasiez de ses fruits et de ses biens.

 Le terme « Sagesse » relie cette citation à l’inscription de la partie supérieure du dessin :

Il n’y a plus de chemin par ici, parce qu’il n’y a pas de loi pour le juste. 

Les flancs du Monte sont émaillés de « fleurs » ou qualités. À gauche / à droite :

 Plus rien ne me donne joie / plus rien ne me donne peine

Paix joie allégresse délice / piété charité force justice 

Depuis que je le veux plus j’ai tout sans le chercher / moins je le veux plus j’ai tout sans le chercher.

À l’extérieur du Monte délimité par le tracé en fer à cheval, une mince mais essentielle colonne centrale relie les strophes du poème ou socle terrestre au cercle ou soleil de sa partie haute :

 Sentier du mont Carmel. Esprit de perfection. Rien rien rien rien rien rien. Et même en la montagne rien. 

À gauche et à droite de cette mince colonne centrale :       

 Ni ceci ni ceci ni ceci ni ceci ni ceci : gloire du ciel jouissance savoir consolation repos / Ni cela ni cela ni cela ni cela ni cela : possession de la terre jouissance savoir consolation repos.

Plus je les ai cherchés avec moins je me suis trouvé / Plus j’ai voulu les chercher avec d’autant moins je me suis trouvé.

Entre les strophes du poème, outre l’implantation de la colonne centrale « Sentier du mont… », figurent à gauche et à droite deux colonnes :

Chemin de l’esprit d’imperfection gloire du ciel…  / Chemin de l’esprit d’imperfection possession de la terre…

Le poème comporte quatre strophes écrites transversalement entre les trois colonnes précédentes :   

Pour venir à goûter tout - Ne veuillez avoir de goût en rien.

Pour venir à savoir tout - Ne veuillez savoir quelque chose en rien.

Pour venir à posséder tout - Ne veuillez posséder quelque chose en rien.

Pour venir à être tout - Ne veuillez être quelque chose en rien.

 

Pour venir à ce que vous ne goûtez - Allez par où vous ne goûtez.

Pour venir à ce que vous ne savez - Allez par où vous ne savez.

Pour venir à ce que vous ne possédez - Allez par où vous ne possédez.

Pour venir à ce que vous n’êtes - Allez par où vous n’êtes.

 

Quand vous vous arrêtez en quelque chose - Vous cessez de vous jeter au tout.

Car pour venir du tout au tout - Vous devez vous laisser du tout au tout.

Et quand une fois vous aurez tout - Vous devez le tenir sans rien vouloir.

Cette représentation du mont par Jean de la Croix eut une grande fortune et au fil du temps conduisit à de nombreuses variations fort étrangères au dessein de son auteur. Les évolutions d’une forme comportant des ajouts trahissent une perte d’une perception de son thème profond même si le cadre visuel - montagne et chemin - reste présent.

Le monte est déjà transformé et en quelque sorte « fossilisé », en façade du monument très géométrique du codice de Grenade, qui abandonne le thème emprunté à la nature[610]. Puis la gravure de l’édition de la traduction française de Cyprien de la Nativité, parue en 1641, montre une transformation plus subtile, en même temps plus radicale, même si la nature réapparaît (montagne et chemin prenant la place de la mer dangereuse ou du lac d’indifférence de la carte du Tendre) : la Sagesse divine - elle deviendra au siècle des Lumières déesse Raison ! - est assise sur une montagne. La montagne nue devient un trône feuillu. L’image traduit graphiquement une transformation vers une religion où la mystique de la foi nue ne trouve plus de place…

Le poème du Monte est repris dans la Montée du Carmel, livre I, chapitre XIII, en deux passages. Texte largement connu de tous, disponible en carte postale, il est malheureusement la source d’une incompréhension voire d’un rejet de son auteur parce qu’on ne le replace pas dans son commentaire textuel. Car il s’agit du début du chemin de la voie purgative, placé au premier livre d’une Montée qui en comporte trois, elle-même suivie de la Nuit obscure en deux livres. Des commentaires encourageants concluent déjà les poèmes au chapitre XIII :

... Et il faut qu’il embrasse ces œuvres [rechercher le meilleur des choses temporelles] de bon cœur et tâche d’y réduire la volonté. Car s’il les exerce avec cœur, en peu de temps il trouvera en elles un grand délice et consolation, opérant avec ordre et discrétion.

... Car si vous voulez avoir quelque chose en tout, vous ne tenez pas purement en Dieu votre trésor. En cette nudité, l’esprit trouve sa quiétude et son repos parce que, ne convoitant rien, rien ne le fatigue vers le haut et rien ne l’opprime vers le bas…

Vide et unité

Quand Thérèse va rendre visite à Jean, elle s’inquiète :

À mon entrée dans la chapelle, je fus saisie d’admiration … Mais aussi, il y avait là tant de croix ! Tant de têtes de morts ! [611].

Peut-être l’insistance sur le rôle de la volonté et la longue liste des difficultés que peuvent rencontrer les pèlerins spirituels effraye un lecteur qui prend généralement contact avec Jean de la Croix par La montée du mont Carmel, qui ouvre toutes les éditions. Elle signale les obstacles de part et d’autre d’un chemin mystique « vide » car on ne peut en rien le décrire (songeons aux multiples indications qui bordent nos routes, danger ici, croisement là, la route elle-même étant heureusement vide !). Jean de la Croix dresse en fait dans cette première œuvre le catalogue de toutes les difficultés possibles, et elles sont multiples, à l’image de la diversité de ses novices. Mais c’est le prix à payer pour approcher le Royaume.

 La montée est transcendée dans le Cantique par la « redécouverte en Dieu des créatures [612] » et dans la Vive flamme en particulier dans les avis donnés en commentaire à la troisième strophe.

Ceux qui guident de telles âmes … que tout leur soin aille donc à la dégager, à la mettre en solitude et en oisiveté, sans lui permettre ni de s’attacher aux connaissances particulières, qu’elles viennent d’en haut ou d’en bas, ni de désirer les goûts sensibles, ni de s’appliquer à un objet intérieur quel qu’il soit. L’âme doit demeurer vide, en négation de tout le créé, en vraie pauvreté spirituelle.

Le vide n’effraye plus puisqu’il est un tremplin, comme la route mène au but :

Lorsque l’âme renonce ainsi à toutes choses, qu’elle arrive à en être vide et désappropriée – et nous l’avons dit, c’est tout ce que pour sa part elle peut faire – il est impossible que Dieu de son côté ne se communique pas à elle, au moins en secret et silencieusement. Cela est plus impossible qu’il ne l’est aux rayons du soleil de ne pas donner sur un endroit bien découvert [613].

En effet, pour devenir divine, l’âme doit traverser un vide spirituel total : la force divine qui l’envahit totalement pour la ressusciter,

…brise et défait de telle façon la substance spirituelle, l’absorbant en une profonde et abyssale obscurité, que l’âme se sent consommer et fondre à la vue de ses misères par une cruelle mort d’esprit ; de même que si, une bête l’ayant avalée, elle se sentait digérée dans son ventre ténébreux - souffrant les mêmes angoisses que Jonas dans le ventre de cette bête marine. Car il faut qu’elle soit dans ce tombeau de mort obscure pour la résurrection spirituelle qu’elle attend ... Ce que cette âme dolente ressent le plus ici, c’est qu’il lui semble clairement que Dieu l’a rejetée et, l’ayant en horreur, l’a précipitée dans les ténèbres - ce qui est pour elle un grand tourment et une peine lamentable, de croire que Dieu l’ait abandonnée [614].

Il exprime sa souffrance d’amour dans un poème :

… En moi, non, je ne vis plus,

Et sans mon Dieu, vivre je ne puis.

Car sans Lui, ni sans moi demeurer,

Qu’est-ce qu’une telle vie ?

Mille morts elle vaudrait :

Je languis pour ma vie elle-même

Quand je meurs pour ce que je ne meurs…[615].

Pour Orcibal, « les dernières strophes du Cantique spirituel et la Vive Flamme ne considèrent la dualité que comme une étape provisoire avant une sorte de fusion amoureuse avec Dieu où la créature retrouve paradoxalement son sens et sa réalité. » Le même érudit observe que chez Jean de la Croix, « ses nombreux emprunts aux auteurs du Nord [...] lui semblaient rendre compte de son expérience propre » [616] d’union avec le divin :

Effectivement l’âme ne peut donner autrement qu’elle ne reçoit. … l’âme devenue l’ombre de Dieu, fait en Dieu pour Dieu ce que Dieu fait en elle pour Lui-même, et de la manière dont Il le fait, parce que leurs deux volontés ne font qu’un [617].

« ... De la brûlure de la privation jaillit le désir de la possession jusqu’à ce qu’il soit assez violent pour briser, dans un ultime élan, l’écran de la dernière toile ... l’âme ne se plaint plus mais chante les délices brûlants de la Vive Flamme [618] » :

I

O flamme vive d'amour

Qui navres avec tendresse

De mon âme le centre le plus profond

N'ayant plus nulle rigueur,

Achève, si tu le veux,

Brise la toile de ce rencontre heureux.

 

O cautère délectable,

O caressante blessure,

O flatteuse main, ô touche délicate

Qui sens la vie éternelle

Et qui payes toute dette,

En tuant, de la mort tu as fait la vie.

 

Nous terminons par cet admirable poème :

 

J’entrai, mais point ne sus où j’entrais,

Et je restai sans savoir,

Transcendant toute science.

 

J’ignorai tout du lieu où j’entrais,

Mais lorsque je me vis là,

Sans connaître le lieu où j’étais

J’entendis de grandes choses.

Point ne dirai ce que je sentis,

Car je demeurai sans rien savoir

Transcendant toute science.

 

De la paix, de la bonté aussi,

C’était science parfaite,

Dans une profonde solitude –

Le droit chemin vu bien clair.

Pourtant c’était chose tant secrète,

Que je demeurais balbutiant,

Transcendant toute science.

 

J’en étais à ce point imprégné,

SECONDE MOITIE DU TEXTE OMISE pour des raisons de droits.

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