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RUYSBROEC LES NOCES SPIRITUELLES

(Ruysbroeck, Œuvres choisies, trad. J.-A. BIZET, Aubier, 1946)

 

TABLE

 

 

RUYSBROEC LES NOCES SPIRITUELLES. 1

PRÉFACE : DES NOCES SPIRITUELLES ENTRE DIEU ET NOTRE NATURE.. 3

*. 4

LIVRE PREMIER : LA VIE ACTIVE.. 4

PREMIÈRE PARTIE : “VOYEZ.” DES TROIS CONDITIONS REQUISES POUR VOIR.. 4

A. DE LA VUE PAR LES YEUX DU CORPS. 4

B. COMMENCEMENT DE LA VIE ACTIVE MOYENNANT UNE VISION SURNATURELLE.. 4

a. COMMENT LA GRACE DE DIEU EST OFFERTE A TOUS LES HOMMES EN COMMUN.. 4

b. COMMENT DIEU AGIT EN TOUS LES HOMMES MOYENNANT LA GRACE PRÉVENANTE.. 5

c. DE LA GRACE QUI NOUS REND AGRÉABLE A DIEU ET NOUS UNIT A LUI. 6

*. 6

DEUXIÈME PARTIE : “L'ÉPOUX VIENT”. LES TROIS MANIÈRES SELON LESQUELLES NOUS DEVONS CONSIDÉRER L'AVÈNEMENT DU CHRIST.. 6

A. LE PREMIER AVÈNEMENT DANS L'INCARNATION.. 7

a. POURQUOI DIEU A FAIT TOUTES SES OEUVRES. 7

b. COMMENT NOUS DEVONS CONSIDÉRER DANS LE CHRIST TROIS SORTES DE VERTUS. 7

1. LE PREMIER MODE C'EST L'HUMILITÉ SELON LA DIVINITÉ ET SELON L'HUMANITÉ.. 8

2. LE SECOND MODE EST LA CHARITÉ ORNÉE DE TOUTES LES VERTUS. 8

3. LE TROISIÈME MODE CONCERNE LA PATIENCE DANS LES SOUFFRANCES ENDURÉES JUSQU'A LA MORT   8

B. LE SECOND AVÈNEMENT PAR LEQUEL DIEU VIENT EN NOUS CHAQUE JOUR AVEC DE NOUVELLES GRACES  9

a. LES RAISONS, LA MANIÈRE ET LES EFFETS DE CET AVÈNEMENT, ILLUSTRÉS PAR L’IMAGE DU SOLEIL DANS LA VALLÉE.. 10

b. CONFIRMATION ET STABILISATION DES MÊMES EFFETS PAR L'AVÈNEMENT DANS LES SACREMENTS  10

C. DU TROISIÈME AVÈNEMENT DE NOTRE SEIGNEUR DANS LE JUGEMENT.. 11

a. LES RAISONS DE CET AVÈNEMENT.. 11

b. COMMENT LE CHRIST PROCÉDERA AU JUGEMENT.. 11

c. DES CINQ CATÉGORIES D'HOMMES QUI DOIVENT COMPARAÎTRE AU JUGEMENT.. 11

*. 12

TROISIÉME PARTIE : “SORTEZ” D'UNE SORTIE SPIRITUELLE EN TOUTES LES VERTUS. 12

A. L'HUMILITE BASE ET MÈRE DE TOUTES LES VERTUS. 13

a. L'HUMILITÉ ENGENDRE L'OBÉISSANCE.. 13

b. L'OBÉISSANCE ENGENDRE L'ABANDON.. 14

c. L'ABANDON ENGENDRE LA PATIENCE.. 14

d. LA PATIENCE ENGENDRE LA DOUCEUR.. 14

e. LA DOUCEUR ENGENDRE LA BONTÉ.. 15

f. LA BONTÉ ENGENDRE LA COMPASSION.. 15

g. LA COMPASSION ENGENDRE LA LIBÉRALITÉ.. 16

h. LA LIBÉRALITÉ ENGENDRE LE ZÈLE POUR LA VERTU.. 16

i. LE ZÈLE POUR LA VERTU ENGENDRE LA MODÉRATION ET LA SOBRIÉTÉ.. 17

j. LA SOBRIÉTÉ ENGENDRE LA PURETÉ.. 17

B. LA JUSTICE, UNE ARME DANS LA PRATIQUE DE LA VERTU.. 18

C. COMMENT GOUVERNER LE ROYAUME DE L'AME.. 19

*. 20

QUATRIÈME PARTIE : “A SA RENCONTRE”. D'UNE RENCONTRE SPIRITUELLE ENTRE DIEU  ET NOUS  20

A. PREMIÈRE VOIE : LA PURETÉ D'INTENTION EN TOUT CE QUI CONCERNE LA BEATITUDE.. 20

B. SECONDE VOIE : DE L'EXCLUSION DE TOUTE INTENTION OU AFFECTION RELATIVE A LA CRÉATURE A COTÉ DE DIEU OU AU-DESSUS DE LUI. 21

C. TROISIÈME VOIE : DU REPOS EN DIEU AU-DESSUS DE TOUTES LES CRÉATURES, DE TOUTES LES VERTUS, DES CONSOLATIONS SENSIBLES OU SPIRITUELLES. 21

D. DU DÉSIR DE CONNAITRE L'ÉPOUX DANS SA NATURE.. 21

*. 23

DEUXIÈME LIVRE : LA VIE DANS LE DÉSIR DE DIEU.. 23

PREMIÈRE PARTIE : “VOYEZ”. LES FONDEMENTS DE LA VIE DANS LE DÉSIR DE DIEU.. 23

A. DE TROIS CONDITIONS REQUISES POUR VOIR.. 23

B. D'UNE TRIPLE UNITÉ QUI EST EN NOUS PAR NATURE.. 23

a. LES TROIS UNITÉS, COMMENT ON LES POSSÈDE SELON LA NATURE.. 24

b. DES TROIS UNITÉS ET DE LEUR POSSESSION SURNATURELLE DANS LA VIE ACTIVE.. 24

c. LA PRÉPARATION A LA POSSESSION SURNATURELLE DANS LA VIE QU'ANIME LE DÉSIR DE DIEU . 25

C. L'ILLUMINATION DANS L'UNITÉ SUPÉRIEURE.. 25

D. LES CONDITIONS REQUISES POUR OBTENIR L'ILLUMINATION.. 25

*. 26

DEUXIÈME ET TROISIÈME PARTIE : “L'ÉPOUX VIENT, SORTEZ”. DU TRIPLE AVÈNEMENT DU CHRIST ET DE LA MANIÈRE D'Y RÉPONDRE.. 26

A. LE PREMIER AVÈNEMENT LEQUEL SE FAIT DANS LE COEUR.. 27

a. L’IMAGE DU SOLEIL SUR LES HAUTES TERRES. 27

b. DEUXIÈME MODE. SURABONDANCE DES CONSOLATIONS. 29

c. TROISIÈME MODE. PUISSANT ATTRAIT VERS DIEU.. 31

d. QUATRIEME MODE. DE LA DÉRÉLICTION.. 35

B. LE SECOND AVENEMENT DANS LES PUISSANCES SUPÉRIEURES L'IMAGE DE LA SOURCE  ET DES TROIS RUISSEAUX   40

PREMIER RUISSEAU : COMMENT IL FAIT L'ORNEMENT DE LA MÉMOIRE.. 41

DEUXIÈME RUISSEAU : COMMENT IL ÉCLAIRE L'ENTENDEMENT.. 41

TROISIÈME RUISSEAU : COMMENT IL CONFIRME LA VOLONTÉ EN TOUTE PERFECTION.. 43

C. TROISIÈME AVÈNEMENT LA TOUCHE RESSENTIE DANS L'UNITÉ DE L'ESPRIT. COMMENT DIEU DE PAR SON UNITÉ AMÈNE L'AME A L'UNITÉ. DE L'UNITÉ DE LA NATURE DIVINE DANS LA TRINITÉ DES PERSONNES  48

COMMENT L’HOMME DOIT ÊTRE ORNÉ POUR ACCÉDER AUX EXERCICES LES PLUS INTIMES. 49

DU TROISIÈME AVÈNEMENT DU CHRIST QUI NOUS CONDUIT A LA PERFECTION DANS LES EXERCICES INTIMES  49

D'UNE SORTIE DE L'ESPRIT EN SON FOND INTIME SOUS L'ACTION DE LA DIVINE TOUCHE.. 50

QUATRIÈME PARTIE : « A SA RENCONTRE » COMMENT NOUS DEVONS RENCONTRER DIEU EN ESPRIT, AVEC INTERMÉDIAIRE ET SANS INTERMÉDIAIRE.. 52

A. LA BASE DE TOUTE UNION AVEC DIEU.. 52

a. D'UNE RENCONTRE ESSENTiELLE DE Dieu SELON LA SEULE NATURE ET SANS INTERMÉDIAIRE   52

b. DE LA RESSEMBLANCE QU'ON POSSÈDE AVEC DIEU PAR LA GRÂCE ET QU’ON PERD PAR LE PÉCHÉ MORTEL   53

c. COMMENT ON POSSÈDE DIEU PAR LE REPOS DANS L'UNITÉ, AU-DESSUS DE TOUTE RESSEMBLANCE DE GRACE   54

d. COMMENT NOUS AVONS BESOIN DE LA GRACE DE DIEU QUI NOUS CONFÈRE LA RESSEMBLANCE ET SANS INTERMÉDIAIRE NOUS CONDUIT A DIEU.. 54

DE LA VISITATION DE DIEU ET DE NOTRE ESPRIT , DANS L'UNITÉ ET LA RESSEMBLANCE.. 55

B. L'UNION AVEC INTERMÉDIAIRE.. 55

a. COMMENT NOUS DEVONS RENCONTRER Dieu DANS TOUTES NOS OEUVRES. 55

b. COMMENT s'ORDONNENT TOUTES LES VERTUS AUX SEPT DONS DU SAINT-ESPRIT . 56

______manquent pp 316-317_________. 57

C. L'UNION « SANS INTERMÉDIAIRE » ET SES TROIS MODES. 61

a. LE PREMIER DES TROIS MODES. 62

b. LE SECOND MODE, D'UN DEGRÉ PLUS ÉLEVÉ.. 62

c. LE TROISIÈME MODE, QUI CONDUIT L'HOMME A LA PERFECTION DE LA JUSTICE.. 63

d. COMMENT D'AUCUNS MÈNENT UNE VIE CONTRAIRE A CES TROIS MODES. 64

D'AUTRES HOMMES QUI CONDUISENT LEUR ACTIVITÉ EN OPPOSITION AVEC LE DEUXIÈME MODE . 65

D'AUTRES ENCORE QUI MENENT UNE VIE CONTRAIRE AUX TROIS MODES ET A TOUTE VERTU.. 66

D'UNE DERNIÈRE SORTE D'HOMMES PERVERS. 67

*. 69

TROISIÈME LIVRE : LA VIE DANS LA CONTEMPLATION DE DIEU.. 69

________manque fin p350 et p.351_______________. 70

PREMIERE PARTIE : “VOYEZ” . LES CONDITIONS REQUISES POUR VOIR.. 70

COMMENT ON PARVIENT A VIVRE DANS LA CONTEMPLATION DIVINE MOYENNANT TROIS CONDITIONS  70

DEUXIÈME PARTIE : “L'EPOUX VIENT” . COMMENT LA GÉNÉRATION DIVINE SE RENOUVELLE SANS CESSE EN LA PARTIE NOBLE DE L'ESPRIT.. 71

TROISIEME PARTIE : “SORTEZ”. COMMENT NOTRE ESPRIT EST SOLLICITÉ DE SORTIR DANS LA CONTEMPLATION ET LA JOUISSANCE.. 71

COMMENT IL NOUS EST DONNÉ DE SORTIR ÉTERNELLEMENT DANS LA GÉNÉRATION DU FILS. 72

QUATRIEME PARTIE : « A SA RENCONTRE »  D'UNE RENCONTRE DIVINE QUI SE PRÉSENTE DANS LE SECRET DE NOTRE ESPRIT.. 73

 

PRÉFACE : DES NOCES SPIRITUELLES ENTRE DIEU ET NOTRE NATURE

« Voyez, l'époux vient : sortez à sa rencontre[1] » Ces paroles nous sont rapportées par Saint Mathieu l'évangéliste. Et le Christ les a prononcées pour ses disciples et pour tous les hommes dans une parabole qui est lue à l'office des vierges. Cet époux, c'est le Christ et la nature humaine, c'est l'épouse que Dieu a faite à l'image et à la ressemblance de Lui-même. Et Il l'avait placée au commencement au lieu le plus haut, au plus beau, au plus opulent, au plus délicieux de la terre, à savoir au Paradis. Il lui avait soumis toutes les créatures ; Il l'avait ornée de grâces et lui avait donné un commandement pour que par l'obéissance elle pût mériter d'accéder à la stabilité et d'être confirmée dans une fidélité éternelle envers son Epoux, sans jamais tomber dans quelque grief ou dans quelque péché. Survint alors le malin, l'ennemi infernal, qui s'en montra envieux ; il prit la forme d'un serpent qui était plein de ruses, et il trompa la femme ; puis à eux deux ils trompèrent l'homme en qui la nature existait dans sa plénitude.

Et par ses conseils perfides il spolia la nature, épouse de Dieu. Elle fut exilée dans un pays étranger, pauvre et misérable, captive de ses ennemis, opprimée et investie par eux, comme si elle n'avait dû jamais regagner la patrie et obtenir son pardon. Mais quand Dieu jugea que le temps était venu, et que les souffrances (182) de sa bien-aimée émurent sa miséricorde. Il envoya son Fils unique sur la terre dans un riche palais, dans un temple glorieux : c'était le sein de la Vierge Marie. Là Il épousa cette fiancée, notre nature, l'unissant à sa personne dans son corps formé du sang le plus pur de la noble Vierge[2].

Le prêtre qui maria cette épouse, ce fut le Saint Esprit. L'ange Gabriel en fit l'annonce. La Vierge glorieuse donna son consentement. C'est ainsi que le Christ, notre Epoux fidèle, s'est uni à notre nature, venant nous visiter sur la terre étrangère et nous instruire par ses moeurs toutes célestes, avec une fidélité parfaite. Et Il a travaillé et combattu comme un champion contre nos ennemis ; Il a forcé notre prison et gagné la bataille, anéantissant notre mort par sa mort; Il nous a rachetés par son sang, et délivrés par le baptême de son eau[3] ; Il nous a enrichis de ses sacrements et de ses dons, afin que nous sortions, comme Il dit, par la pratique de toutes les vertus, en nous portant à sa rencontre dans le palais de gloire pour jouir de Lui sans fin dans l'éternité.

Or le Christ, Maître de vérité, dit : « Voyez, l'Epoux vient, sortez au-devant de Lui. » Dans ces mots le Christ notre amant nous enseigne quatre choses. D'abord Il nous donne un ordre en disant  « Voyez ». Ceux qui restent aveugles et négligent cet ordre, ils seront tous condamnés. Par la seconde (183) parole Il nous montre ce que nous devons voir : l'avènement de cet Epoux. En troisième lieu Il nous apprend et nous commande ce que nous devons faire, en disant : Sortez. Par la quatrième parole, en disant : au-devant de Lui, Il nous révèle le profit et le fruit de toutes nos oeuvres et de toute notre vie, à savoir la rencontre d'amour avec notre Epoux.

Ces paroles nous allons les exposer et expliquer de trois manières. En premier lieu de la façon commune, les appliquant à une vie commençante qui s'appelle la vie active et qui est nécessaire à tous les hommes qui veulent être sauvés. En second lieu nous expliquerons ces mêmes paroles en les appliquant à une vie intérieure, élevée par le désir de Dieu, à laquelle beaucoup parviennent moyennant leurs vertus et la grâce divine. En troisième lieu nous les interpréterons au point de vue d'une vie contemplative superessentielle, à laquelle un petit nombre seulement peut accéder de cette façon, en goûter la saveur, si grande est son élévation et sa noblesse.

*

LIVRE PREMIER : LA VIE ACTIVE

PREMIÈRE PARTIE : “VOYEZ.” DES TROIS CONDITIONS REQUISES POUR VOIR

Et d'abord le Christ, Sagesse du Père, prononce une parole qu'il a déjà prononcée, intérieurement selon sa divinité, depuis le temps d'Adam s'adressant à tous les hommes : « Voyez. » Car il est nécessaire de voir ; mais remarquez bien que pour voir, soit par les yeux du corps, soit par ceux de l'esprit, trois choses sont requises.

A. DE LA VUE PAR LES YEUX DU CORPS

En premier lieu pour que l'homme puisse voir par les yeux du corps les choses extérieures, il faut qu'il ait la lumière extérieure du ciel, ou une autre lumière matérielle, afin que soit éclairé le milieu à travers lequel il doit voir, à savoir l'air. Ensuite par un acte de sa volonté libre il doit, pour les voir, laisser les objets projeter leur image dans ses yeux. En troisième lieu il faut que les instruments, les yeux, soient sains et sans tache, de sorte que les objets matériels grossiers s'y puissent reproduire en une image subtile. Si l'une de ces trois conditions vient à manquer, le sens physique de la vue fait défaut à l'homme. Ce n'est pas de cette vue toutefois (186) que nous voulons parler, mais d'une vision spirituelle, surnaturelle, en laquelle consiste toute notre béatitude.

B. COMMENCEMENT DE LA VIE ACTIVE MOYENNANT UNE VISION SURNATURELLE

Pour parvenir à cette vision surnaturelle, trois points sont requis : la lumière de la grâce divine, une volonté libre tournée vers Dieu, une conscience que ne souille aucun péché mortel.

a. COMMENT LA GRACE DE DIEU EST OFFERTE A TOUS LES HOMMES EN COMMUN

Maintenant remarquez ceci : Puisque Dieu est un bien commun et que son amour insondable est commun[4], Il donne sa grâce de deux manières : la grâce prévenante, et la grâce dans laquelle on mérite la vie éternelle.

La grâce prévenante, tous les hommes l'ont en commun, les païens et les Juifs, les bons et les méchants. Dans l'amour commun que Dieu a pour tous les hommes, Il a voulu que son nom et la rédemption de l'humaine nature fussent prêchés et révélés à toutes les extrémités de la terre. Qui veut se tourner vers Lui, a le pouvoir de se convertir. Tous les sacrements, le baptême avec tous les autres sont préparés pour tous les hommes qui veulent les recevoir, chacun selon ses besoins. Car Dieu veut conserver[5] pour Lui tous les hommes et n'en perdre aucun. Et au jour du jugement nul ne (187) pourra se plaindre qu'il n'ait pas été fait assez pour lui, s'il avait voulu se convertir. Aussi Dieu est-Il une clarté commune, une lumière commune qui éclaire le ciel et la terre, et chacun selon ses besoins et sa dignité.

Dieu est commun à tous, comme le soleil brille sur tous les arbres en commun ; pourtant bien des arbres restent sans fruits, et tels autres portent des fruits sauvages qui sont pour l'homme d'un mince profit. C'est pourquoi on a coutume de tailler les arbres et d'y greffer des rameaux d'espèces productives, pour qu'ils portent de bons fruits, savoureux et profitables à l'homme. Il est un rameau productif, lequel provient du vivant paradis sis au royaume éternel, c'est la lumière de la grâce divine. Aucune oeuvre ne peut avoir de saveur ni être de quelque profit pour l'homme, si elle croît à l'écart de ce rameau. Ce rameau de la grâce divine qui rend l'homme agréable à Dieu, et par la vertu duquel on mérite la vie éternelle, est offert à tous les hommes, mais il n'est pas enté chez tous. Car ils ne veulent pas émonder leurs branches sauvages, c'est-à-dire l'infidélité, ou une volonté perverse qui n'obéit pas aux commandements de Dieu.

Mais pour que ce rameau de la grâce divine soit enté dans notre âme, trois choses sont nécessairement requises : la grâce prévenante de Dieu, une volonté libre tournée vers Dieu, une conscience nette. La grâce prévenante touche tous les hommes, car c'est Dieu qui la donne. Mais tous les hommes ne présentent pas la volonté de se toumer librement vers Dieu, ni une conscience nette : c'est pour cette raison que leur fait défaut la grâce divine dans laquelle ils devaient vivre éternellement. (188)

b. COMMENT DIEU AGIT EN TOUS LES HOMMES MOYENNANT LA GRACE PRÉVENANTE

La grâce prévenante touche l'homme soit du dehors soit du dedans. Du dehors dans les maladies, la perte des biens extérieurs, des proches ou des amis ; ou encore par les affronts publics ; il arrive aussi qu'il soit touché par un sermon, par les bons exemples que donnent les saints ou les hommes justes, par leurs paroles ou leurs oeuvres, de sorte que l'homme est amené à se connaîtra lui-même. C'est ainsi que Dieu le touche du dehors. Il arrive parfois que l'homme soit aussi touché du dedans, par la méditation des souffrances endurées par Notre-Seigneur, par celle du bien que Dieu lui a fait ainsi qu'à tous les hommes ; ou bien par la considération de ses péchés, de la brièveté de la vie, la crainte de la mort et celle de l'enfer, la pensée des joies éternelles du ciel, de la miséricorde de Dieu qui l'a épargné dans ses péchés et qui attend sa conversion, ou bien il observe les merveilles que Dieu a créées au ciel et sur la terre en toutes les créatures. Ce sont là les effets de la grâce prévenante qui émeuvent l'homme du dehors ou du dedans de maintes manières. Et aussi l'homme possède naturellement une inclination fondamentale vers Dieu, qui se manifeste par l'étincelle de l'âme et la raison supérieure[6] : elle désire tou,iours le bien et déteste le mal. A cet endroit Dieu touche tous les hommes de la façon qui leur convient, chacun selon ses besoins, de sorte que l'homme s'en trouve frappé, qu'il s'accuse, tremble, s'établisse dans la crainte, et demeurant en lui-même, persiste à s'observer. Tout cela n'est encore que grâce prévenante et non grâce de mérite.

Ainsi la grâce prévenante crée une disposition à recevoir l'autre grâce dans laquelle on mérite la vie éternelle. Quand donc l'âme est affranchie de la volonté mauvaise et des oeuvres mauvaises, qu'elle s'accuse et, saisie de crainte, s'interroge sur ce qu'elle doit faire, considérant Dieu, puis elle-même et ses actions mauvaises, il en résulte un repentir naturel du péché et une bonne volonté naturelle. C'est le degré suprême de la grâce prévenante.

c. DE LA GRACE QUI NOUS REND AGRÉABLE A DIEU ET NOUS UNIT A LUI

Quand l'homme fait de son côté ce qui est en son pouvoir, et ne peut plus aller plus loin du fait de sa propre faiblesse, il appartient à la bonté insondable de Dieu de parfaire l'oeuvre.

C'est ainsi que survient une lumière plus haute de la grâce divine, pareille à un rayon de soleil versé dans l'âme sans mérite de sa part et sans désir adéquat. Car dans cette lumière Dieu se donne par bonté et libéralité toutes gratuites, Lui qu'aucune créature ne peut mériter avant de Le posséder. Et c'est là une intervention mystérieuse de Dieu dans l'âme, au-dessus du temps, et qui meut l'âme avec toutes ses puissances. Ici prend fin la grâce prévenante et commence l'autre, c'est-à-dire la lumière surnaturelle. Cette lumière constitue un premier point, et de là résulte le second, lequel a trait à ce qui vient de l'âme : il s'agit d'une libre conversion de la volonté vers Dieu, laquelle s'effectue en un moment du temps; c'est alors que naît la charité dans l'union de Dieu et de l'âme. Ces deux points dépendent si étroitement l'un de l'autre que l'un ne peut s'effectuer sans l'autre. Lorsque Dieu et l'âme s'unissent dans l'unité de l'amour, alors Dieu donne sa lumière de grâce au-dessus du temps ; et l'âme se tourne librement vers Lui, fortifiée par la grâce, en un bref moment du temps ; c'est, alors que naît (190) la charité dans l'âme, de Dieu et de l'âme elle-même ; car la charité est un lien d'amour entre Dieu et l'âme aimante. De ces deux points, à savoir de la grâce de Dieu et de la libre conversion de la volonté éclairée par la grâce, jaillit la charité, c'est-à-dire l'amour divin ; et de l'amour divin résulte le troisième point, à savoir la purification de la conscience. Ces trois points sont tellement liés ensemble que l'un ne peut tenir sans l'autre durant un certain temps ; car celui qui a l'amour de Dieu a un parfait repentir de ses péchés. On peut toutefois saisir en l'occurrence l'ordre des rapports entre Dieu et la créature, comme il est montré ici : Dieu donne sa lumière, et moyennant cette lumière l'homme se tourne vers Lui, volontairement et sans réserve : de ces deux facteurs provient l'amour parfait envers Dieu, et de l'amour résulte le parfait repentir et la purification de la conscience, laquelle s'opère en abaissant les yeux sur les méfaits et sur les taches qui souillent l'âme. Du fait qu'on aime Dieu, on prend un déplaisir de soi-même et de toutes ses oeuvres. C'est là l'ordre selon lequel s'accomplit la conversion. De la charité procèdent un regret sincère, le parfait repentir de tout ce qu'on a fait de mal, et une volonté ardente de ne jamais plus commettre de péchés et de servir Dieu désormais avec une humble obéissance; une confession sincère, sans réticences, sans feinte ou duplicité; une satisfaction parfaite selon le conseil d'un prêtre éclairé ; enfin la résolution de se livrer à la pratique des vertus et de toutes oeuvres bonnes.

Ces trois points donc, comme vous l'avez entendu, sont requis pour voir divinement. Une fois que vous avez acquis ces trois points, le Christ dit en vous : Voyez, et véritablement vous devenez voyants.

C'est là le premier chef des quatre principaux, selon que le Christ a dit : Voyez.

*

DEUXIÈME PARTIE : “L'ÉPOUX VIENT”. LES TROIS MANIÈRES SELON LESQUELLES NOUS DEVONS CONSIDÉRER L'AVÈNEMENT DU CHRIST

Il montre ensuite ce qu'on doit voir quand Il dit : L'époux vient. Le Christ notre époux prononce cette parole qui se dit en latin : venit. Ce mot enferme en lui deux temps : le temps qui est passé, et le temps qui est maintenant présent; et en outre Il entend Lui le temps à venir. Pour cette raison nous devons distinguer trois avènements de notre époux. Dans le premier Il s'est fait homme pour l'amour de l'homme, par charité. Le second avènement a lieu quotidiennement et se renouvelle fréquemment de maintes manières dans chaque coeur aimant, apportant de nouvelles grâces, de nouveaux dons, selon que chacun est capable d'en recevoir. Dans le troisième on considère sa venue pour le jugement ou à l'heure de la mort[7].

 En chacun de ces avènements de Notre Seigneur et dans toutes ses oeuvres, trois choses sont à considérer : la cause et le pourquoi ; le mode intérieur et les oeuvres extérieures. (192)

A. LE PREMIER AVÈNEMENT DANS L'INCARNATION

a. POURQUOI DIEU A FAIT TOUTES SES OEUVRES

Le pourquoi de la création des anges et des hommes, ce fut la bonté infinie de Dieu et sa noblesse qu'Il voulut montrer pour que la béatitude et la richesse qu'Il est en Lui-même fussent manifestées à la créature raisonnable, afin qu'elle en prît le goût dans le temps et la jouissance au-dessus du temps, dans l'éternité[8]. La raison pour laquelle Dieu s'est fait homme, ce fut son incompréhensible amour et la misère de tous les hommes, car ils s'étaient perdus par la chute originelle et ne pouvaient devenir meilleurs. Quant aux raisons pour lesquelles le Christ, selon sa divinité et aussi selon son humanité, a accompli toutes ses oeuvres sur la terre, elles sont au nombre de quatre : son amour divin qui est immense ; puis l'amour créé, appelé charité, qu'Il avait en son âme par l'union avec le Verbe éternel et la possession des dons parfaits de son Père ; ensuite la grande misère de l'humaine nature ; enfin l'honneur de son Père. Ce sont là les raisons de l'avènement du Christ notre époux et celles de toutes ses oeuvres extérieures et intérieures.

b. COMMENT NOUS DEVONS CONSIDÉRER DANS LE CHRIST TROIS SORTES DE VERTUS

Il convient maintenant que nous considérions chez le Christ, notre époux, pour vouloir Le suivre dans la pratique des vertus, selon notre pouvoir, le mode qu'Il observa du dedans et les oeuvres qu'Il accomplit au dehçrs, à savoir les vertus et actions vertueuses.

Le mode qu'Il observa selon sa divinité nous est inaccessible et incompréhensible, car il s'agit du fait qu'Il est engendré sans cesse par le Père et que le Père en Lui et par Lui connaît, crée, ordonne et gouverne toutes choses au ciel et sur la terre. Il est en effet la Sagesse du Père. Et ils spirent un Esprit, c'est-à-dire un amour qui est un lien de l'un à l'autre, comme entre tous les saints et tous les justes au ciel et sur la terre. De ce mode nous ne parlerons plus, mais nous considérerons les modes qu'il observait de par les dons divins et selon son humanité créée. Ces modes sont particulièrement nombreux ; car autant le Christ avait de vertus diverses en Lui-même, autant le Christ avait de modes intérieurs.

Car chaque vertu a son mode particulier. De vertus et de modes il y avait dans l'âme du Christ un nombre qui dépasse ce que peuvent comprendre et concevoir toutes les créatures. Mais nous n'en retiendrons que trois : son humilité, sa charité, sa patience[9] pour supporter les afflictions intérieures et extérieures. Ce sont là trois racines principales, l'origine de toute vertu et de toute perfection.

1. LE PREMIER MODE C'EST L'HUMILITÉ SELON LA DIVINITÉ ET SELON L'HUMANITÉ

Maintenant comprenez bien. On trouve deux sortes d'humilité dans le Christ selon sa divinité. La première, c'est qu'Il a voulu se faire homme, et cette nature qui était bannie et, sous le poids de la malédiction, précipitée au iond de l'enfer, Il s'en est emparé et a voulu ne faire qu'un avec elle dans l'unité de sa personne, de sorte que tout homme, (194) bon ou mauvais, peut dire : le Christ, Fils de Dieu, est mon frère. L'autre humilité, selon la divinité, c'est qu'Il a choisi pour Mère une pauvre Vierge, non la fille d'un roi ; de sorte que la pauvre Vierge devînt Mère de Dieu qui est le Seigneur du ciel, de la terre et de toutes les créatures. On peut ajouter que tous les actes d'humilité que le Christ a jamais accomplis, c'est Dieu qui les a faits.

Mais considérons maintenant l'humilité qui fut dans le Christ selon son humanité, sous l'action de la grâce et des dons divins. Or son âme avec toutes ses puissances s'inclinait avec respect et révérence devant la haute puissance du Père. Mais un coeur incliné est un coeur humble. C'est pour cela qu'il fit toutes ses oeuvres pour l'honneur et la louange de son Père, et ne chercha sa propre gloire en aucune chose selon son humanité. Il était humble et soumis à l'ancienne loi et aux commandements, ainsi que parfois aux coutumes quand c'était de quelque utilité. Et c'est pour cela qu'Il a été circoncis, et porté au Temple, et racheté selon l'usage ; comme les autres Juifs il paya le cens à César. Et Il fut humble et soumis envers sa Mère et messire Joseph. Aussi les servait-Il avec une déférence sincère en tous leurs besoins. Il choisit de pauvres gens méprisés pour en faire sa compagnie, cheminer avec eux et convertir le monde : ce furent les apôtres ; et Il fut humble et modeste parmi eux et parmi tous les hommes. C'est ainsi qu'Il était secourable à tous les hommes, en quelque nécessité qu'ils fussent, intérieure ou extérieure, comme s'Il s'était fait le serviteur de tout le monde. C'est là le premier point de l'humilité qui était dans le Christ notre Epoux.

2. LE SECOND MODE EST LA CHARITÉ ORNÉE DE TOUTES LES VERTUS

Second point. Le second point ce fut la charité, principe et origine de toutes les vertus. Cette charité tenait les puissances supérieures de l'âme dans le silence et la jouissance de la même béatitude que celle dont Il jouit maintenant. Et cette même charité le tenait sans cesse en élévation vers son Père, avec révérence et amour, Le louant, L'honorant, priant avec ferveur pour les besoins de tous les hommes, offrant toutes ses oeuvres pour l'honneur de son Père. Cette même charité incitait le Christ à laisser se répandre les faveurs de sa fidélité adorable vers les bas-fonds de toutes les misères humaines, corporelles et spirituelles ; aussi donna-t-Il par toute sa vie un exemple à tous les hommes, selon lequel ils devaient vivre. Il nourrit tous les hommes, spirituellement par ses enseignements véridiques s'adressant intérieurement à ceux qui étaient capables de les recevoir ; puis par des miracles et des prodiges s'adressant extérieurement aux sens. Il arrivait qu'Il les nourrît même d'aliments corporels, quand ils Le suivaient au désert et qu'ils ne pouvaient se passer de nourriture. Il faisait entendre les sourds, voir les aveugles, parler les muets, Il chassait l'ennemi des possédés ; Il faisait vivre les morts et marcher droit les estropiés, ce qui doit s'entendre du corps et de l'âme.

Le Christ, notre amant, a peiné pour nous extérieurement et intérieurement avec une constante fidélité : sa charité, nous ne pouvons en saisir le fond, car elle jaillissait de Ia source insondable du Saint-Esprit, au-dessus de toutes les créatures qui éprouvèrent jamais de la charité, car Il était Dieu et homme en une seule personne. C'est là le second point, relatif à la charité. (196)

3. LE TROISIÈME MODE CONCERNE LA PATIENCE DANS LES SOUFFRANCES ENDURÉES JUSQU'A LA MORT

Le troisième point est de souffrir avec patience. Ce point nous devons le considérer avec attention, car il fait l'ornement du Christ notre époux dans toute sa vie. C'est qu'Il commença tôt à souffrir : dès qu’il fut né Il connut la pauvreté et le froid. Il fut circoncis et versa son sang. Il fut contraint de fuir en des terres étrangères. Il servit messire Joseph et sa Mère. Il souffrit de la faim et de la soif, de l'opprobre et du mépris, des paroles et des traitements indignes des Juifs. Il jeûna, Il veilla et Il fut tenté par l'ennemi. Il fut soumis à tous les hommes, Il alla de pays en pays et de ville en ville, avec de grands labeurs et un grand zèle, pour prêcher l'évangile. En dernier lieu Il fut capturé par les Juifs qui étaient ses ennemis, et lui eleur ami. Il fut trahi, raillé et injurié, flagellé et frappé, condamné sur de faux témoignages. Il porta sa croix à grnd ahan jusqu’au lieu le plus haut du monde. Il fut dénudé comme un enfant qui vient de naître. Jamais on ne vit corps aussi beau, ni femme aussi défaite, il souffrit affronts, tourments, froidure pour tout le monde. Il était nu et il faisait froid, et ses cheveux flottaient dans ses plaies. Il fut cloué au bois de la croix avec de gros clous, ses membres furent étirés, que ses veines se rompirent. Il fut dressé en croix, puis rejefé de haut en has, que ses blessures saignèrent. Sa tête fut couronnée d'épines ; ses oreilles entendirent les Juifs cruels crier : « Crucifiez-le, crucifiez-le » et tant d'autres paroles indignes ; ses yeux virent l’obstination et la malice des Juifs et la détresse de sa Mère et ils s'obscurcirent dans l'amertume de la douleur et de la mort ; son nez sentait les ordures qu'ils crachaient à sa face de leurs bouches immondes ; sa bouche et son palais furent abreuvés de vinaigre et de fiel ; tout son épiderme sensible fut meurtri par les fouets : le Christ, notre Epoux, Le voici blessé à mort délaissé par Dieu et par toutes les créatures, mourint sur la croix, suspendu comme un bâton auquel nul ne prend garde si ce n'est Marie sa Mère qui ne peut Lui être d'aucun secours. Et le Christ souffrit encore moralement dans son âme de l'endurcissement des Juifs au coeur de pierre, et de ceux qui Le mettaient à mort ; car malgré les signes et les prodiges qu'ils voyaient, ils restaient dans leur méchanceté. Et Il souffrit de leur perte et du châtiment qu'appelait sa mort, car Dieu devait les châtier dans leur âme et dans leur chair. Il souffrit encore de l'affliction et de la détresse de sa Mère et de ses disciples qui étaient dans une grande consternation. Et Il souffrait de ce que sa mort devait être inutile pour tant d'êtres humains, et des jurements impies qui devaient être si souvent proférés, accablant de dérision et d'opprobre Celui qui pour nous mourut d'amour. Or sa nature et sa raison inférieure souffraient de ce que Dieu leur retirait l'influx de ses dons et consolations, les laissant livrées à elles-mêmes dans une pareille détresse ; c'est de quoi le Christ se plaignit en Lui disant : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'avezvous abandonné[10]» Mais toutes ces souffrances, notre amant les faisait taire et criait à son Père : « Père pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu'ils font[11]. » Le Christ fut entendu de son Père pour sa révérence[12], car ceux qui agissaient par ignorance furent probablement par la suite amenés à se convertir.

Telles furent les souffrances intérieures du Christ, son humilité, sa charité et sa patience dans ses souffrances. Ces trois vertus, le Christ notre Epoux (198) les a gardées toute sa vie et Il est mort à cause d'elles ; Il a payé notre dette selon la justice[13], et par son côté ouvert Il a laissé s'échapper ses largesses : des flots de délices s'en répandirent avec les sacrements du salut. Et Il est dans sa toute-puissance monté au ciel ; Il siège à la droite de son Père et règne dans l'éternité.

Tel est le premier avènement de notre époux, lequel est entièrement passé.

B. LE SECOND AVÈNEMENT PAR LEQUEL DIEU VIENT EN NOUS CHAQUE JOUR AVEC DE NOUVELLES GRACES

Le second avènement du Christ notre Epoux a lieu quotidiennement chez les hommes justes, fréquemment et de maintes façons, avec des grâces et avec de nouveaux dons pour tous ceux qui s'y prêtent selon leur pouvoir. Nous ne voulons pas parler ici de la première conversion chez l'homme, ni de la grâce première qui lui fut donnée quand il se convertit du péché à la vertu. Mais nous voulons parler d'une croissance dans de nouveaux dons et de nouvelles vertus qui se fait de jour en jour, et d'un avènement actuel du Christ notre Epoux qui s'accomplit chaque jour dans notre âme. Or nous avons à considérer la cause et le pourquoi, le mode et les effets de cet avènement.

a. LES RAISONS, LA MANIÈRE ET LES EFFETS DE CET AVÈNEMENT, ILLUSTRÉS PAR L’IMAGE DU SOLEIL DANS LA VALLÉE

Les raisons sont au nombre de quatre. La miséricorde de Dieu et notre nécessité, la libéralité de Dieu et l'étendue de nos désirs. Ce sont là les quatre causes qui nous font grandir en vertu et en noblesse. Maintenant comprenez bien : quand le soleil darde ses rayons et envoie sa lumière dans une vallée profonde entre deux hautes montagnes et qu'il se trouve alors au plus haut point du firmament, de sorte qu'il peut éclairer le sol jusqu'au fond de la vallée, il se passe alors trois choses. La vallée s'éciaire davantage, reflétant la lumière des montagnes, et elle s'échauffe davantage ; aussi devient-elle plus fertile qu'un pays plat tout uni. De la même façon quand un homme juste se tient en sa petitesse au plus bas de lui-même et reconnaît qu'il n'a rien, qu'il n'est rien et qu'il ne peut rien de lui-même, ni rester stable, ni progresser. dans la vertu, et aussi qu'il manque souvent de faire le bien ou de pratiquer la vertu, alors il reconnaît sa pauvreté et sa misère : ainsi il creuse une vallée d'humilité. Et parce qu'il est humble et dans le besoin, et reconnaît sa détresse, il montre sa misère et en gémit devant la bonté et la miséricorde de Dieu. Alors il considère la hauteur de Dieu et sa propre bassesse, et c'est ainsi qu'il est une basse vallée. Or le Christ est le soleil de justice et aussi de miséricorde, qui se tient au plus haut point du firmament, c'est-à-dire à la droite de son Père, et Il envoie sa lumière au fond des coeurs humbles ; car le Christ se laisse toujours émouvoir par la misère quand on en gémit et qu'on la montre avec humilité. Alors se dressent là deux montagnes, à savoir un double désir : l'un qui est de servir Dieu et de le louer dignement, l'autre qui est d'acquérir la vertu et d'y exceller. Ces deux montagnes sont plus hautes que les cieux, car ces deux désirs touchent Dieu sans intermédiaire et font appel aux largesses de sa'libéralité. Alors la libéralité divine ne peut se contenir, il lui faut se répandre, car l'âme devient capable de recevoir plus de dons. Ce sont là les raisons d'un avènement nouveau avec de nouvelles vertus. Alors cette vallée, le coeur humble, reçoit trois (200) choses : il devient davantage éclairé, illuminé par la grâce, davantage échauffé par la charité, plus fertile en vertus parfaites et en oeuvres bonnes.

Telles sont les causes, le mode et les effets de cet avènement.

b. CONFIRMATION ET STABILISATION DES MÊMES EFFETS PAR L'AVÈNEMENT DANS LES SACREMENTS

Il est un autre avènement du Christ notre Epoux qui s'accomplit chaque jour dans l'accroissement des grâces et par des dons nouveaux : c'est lorsque l'homme reçoit quelque sacrement, d'un coeur humble, sans rien en lui qui contrarie les effets du sacrement ; alors il reçoit de nouveaux dons et plus de grâces à cause de son humilité et par l'opération mystérieuse du Christ dans les sacrements. Les obstacles aux effets des sacrements, c'est le manque de foi pour le baptême, de contrition dans la confession, l'état de péché mortel ou une volonté perverse quand on reçoit le Sacrement de l'autel, et ainsi de suite pour les autres sacrements. Ceux qui se présentent dans de telles conditions ne reçoivent pas de nouvelles grâces, mais pèchent davantage.

C'est là un autre avènement du Christ notre Epoux, qui s'accomplit actuellement, chaque jour, pour nous. Nous devons le considérer avec un coeur plein de désirs pour qu'il s'accomplisse en nous-mêmes : il le faut nécessairement si nous voulons rester stables ou progresser en vue de la vie éternelle.

C. DU TROISIÈME AVÈNEMENT DE NOTRE SEIGNEUR DANS LE JUGEMENT

a. LES RAISONS DE CET AVÈNEMENT

Le troisième avènement qui est encore à venir, c'est pour le jugement, ou à l'heure de la mort. Les raisons de cet avènement ce sont : l'opportunité du moment, la convenance des causes, la justice du juge. Le moment opportun de cet avènement, c'est l'heure de la mort et celle du dernier jugement de tous les hommes. Quand Dieu a créé l'âme de rien et l'a unie au corps, Il lui assigna un jour déterminé et une certaine heure qui n'est connue que de Lui seul, pour quitter le temps et, dans l'éternité, comparaître en sa présence. La convenance des causes se manifeste dans l'obligation où l'âme se trouve de rendre raison et de répondre devant l'éternelle vérité des paroles et de tous les actes qu'elle a pu faire. La justice du juge est évidente, car c'est au Christ qu'appartient le jugement, c'est à Lui qu'il revient de rendre la sentence, puisqu'Il est le Fils de l'homme et la Sagesse du Père, et qu'à cette Sagesse appartient tout jugement[14] : tous les coeurs en effet sont clairs et ouverts pour Elle, au ciel, sur terre et aux enfers. C'est pour cela que ces trois points sont cause de l'avènement universel au jugement dernier, comme aussi de l'avènement particulier que chaque homme verra à l'heure de sa mort.

b. COMMENT LE CHRIST PROCÉDERA AU JUGEMENT

Le mode que le Christ, notre Epoux et notre Juge, observe dans ce jugement, c'est la dispensation équitable des récompenses et des châtiments, car Il rétribuera chacun selon ses mérites. Il donnera aux justes pour chaque bonne action faite en vue de Dieu, ce salaire infini qu'Il est Lui-même et qu'aucune créature ne peut mériter. Mais comme Il coopère aux oeuvres des créatures, en vertu de son concours, elles méritent de Le recevoir Lui-même en récompense, comme il convient à sa justice[15]. Il livre les damnés (202) à des tourments et châtiments éternels, car ils ont dédaigné et rejeté un bien éternel pour des biens périssables, et ils se sont librement détournés de Dieu, à l'encontre de son honneur et de sa volonté, et se sont tournés vers les créatures. Et ils seront damnés en toute justice. Ceux qui seront appelés à rendre témoignage lors de ce jugement, ce sont les anges et la conscience de chacun. Et l'accusateur c'est l'ennemi infernal. Le juge sera le Christ que personne ne peut tromper.

c. DES CINQ CATÉGORIES D'HOMMES QUI DOIVENT COMPARAÎTRE AU JUGEMENT

Cinq catégories de personnes[16] doivent comparaître devant ce Juge.  La première catégorie et la plus mauvaise, ce sont les chrétiens qui meurent en état de péché mortel et sans repentir : ils ont en effet méprisé la mort du Christ et ses sacrements, ou ils ont reçu vainement et indignement les sacrements. Et ils n'ont pas pratiqué, dans la charité, les oeuvres de miséricorde envers leur prochain selon le précepte divin ; pour cette raison ils sont damnés au plus profond de l'enfer. Les autres, ce sont les infidèles, païens ou Juifs. Ils doivent tous comparaître devant le Christ. Cependant durant toute leur vie ils ont déjà été condamnés, n'ayant ni la grâce, ni la charité divine, ils sont pour cette même raison établis à jamais dans la mort éternelle de la damnation[17]. Mais ils doivent endurer de moindres tourments que les mauvais chrétiens, parce qu'ils reçurent de Dieu de moindres dons et qu'ils sont tenus à une moindre fidélité envers Lui. La troisième catégorie ce sont les bons chrétiens qui sont parfois tombés dans le péché et se sont relevés par le repentir et l'expiation de la pénitence, sans avoir achevé pleinement d'expier comme il convient à la justice. Ceux-ci ont leur place dans le purgatoire. La quatrième catégorie, ce sont les hommes qui ont observé les commandements de Dieu; ou, s'ils y ont manqué, ils se sont de nouveau tournés vers Dieu par le repentir, la pénitence et les oeuvres de charité et de miséricorde ; el ils ont accompli leur pénitence de telle sorte que, sans passer par le purgatoire, leur âme s'exhale de leur bouche pour aller au ciel. La cinquième catégorie ce sont ceux qui, au-dessus de toutes les oeuvres extérieures de charité, ont leur conversation dans le ciel, sont unis à Dieu et abîmés en Lui et Dieu en eux, de sorte qu'il ne s'interpose entre Dieu et eux d'autre obstacle que le temps et la condition de cette vie mortelle. Quand ceux-ci sont dégagés des liens du corps, à l'instant même ils jouissent de leur éternelle béatitude. Et ils ne sont pas jugés, mais au dernier jour ils rendront la justice avec le Christ sur les autres hommes. Et  alors toute vie mortelle et toute peine temporelle prendront fin sur terre et aussi au purgatoire. Et tous les damnés iront sombrer et s'abîmer au fond de l'enfer, dans la perdition et l'horreur éternelle, sans fin, avec l'ennemi et sa compagnie. Cependant les bénis seront en un clin d'oeil dans l'éternelle gloire, avec le Christ, leur Epoux, et ils contempleront, goûteront l'insondable richesse de l'essence divine et en jouiront à jamais dans l'éternité. Telle est le troisième avènement du Christ que nous attendons tous et qui est encore à venir.

Le premier avènement, dans lequel Dieu s'est fait homme, vivant dans l'humilité et mourant d'amour pour notre salut, nous devons nous y conformer extérieurement par des moeurs parfaitement (204) vertueuses, et intérieurement par la charité et une véritable humilité. Le second avènement qui est toujours actuel, celui par lequel Il vient avec ses grâces en chaque coeur aimant, nous devons le désirer et le demander chaque jour, afin de rester stables et de croître en de nouvelles vertus. Le troisième avènement est celui où Il viendra pour le jugement ou à l'heure de notre mort : nous devons l'attendre avec désir, avec confiance et révérence pour être délivrés de cet exil et parvenir au palais de gloire.

Cet avènement du Christ, selon ces trois manières, constitue le second des quatre points principaux.

*

TROISIÉME PARTIE : “SORTEZ” D'UNE SORTIE SPIRITUELLE EN TOUTES LES VERTUS

Maintenant comprenez bien. Le Christ a dit au commencement de ces paroles : « voyez » ; il faut entendre au moyen de la charité et d’une conscience pure, comme vous l'avez appris précédemment. Puis Il nous a montré ce que nous devons voir, c'est-à-dire ses trois avènements. Ensuite voici qu'il nous commande ce que nous devons faire et il dit : « Sortez. » Si vous avez acquis le premier point, étant devenus voyants dans la grâce et la charité, et si vous avez observé comme il convient votre modèle, le Christ, et ses sorties, alors naît en vous, de la charité et de la contemplation amoureuse de votre Epoux, un zèle pour la justice qui vous donne le désir de Le suivre par la pratique des vertus. C'est l'instant où le Christ dit en vous : « Sortez. »

Cette sortie doit s'effectuer de trois manières. Nous devons sortir pour aller vers Dieu, vers nous-mêmes et vers notre prochain, et ce doit être avec charité et selon la justice. La charité en effet tend toujours à s'élever vers le royaume de Dieu, lequel est Dieu Lui-même, car Il est la source d'où elle s’écoule sans intermédiaire et à laquelle, par l'union, elle demeure immanente. La justice, qui naît de ta charité, veut porter à la perfection les moeurs et les vertus dans leur ensemble, lesquelles conviennent à la gloire du royaume de Dieu, à savoir de l’âme elle-même. Ces deux choses, la charité et la justice, jettent les bases du royaume de l'âme, dans lequel (205) Dieu doit demeurer, et cette fondation c'est l'humilité. Ces trois vertus  portent tout le poids de l'édifice de toutes les vertus et de toute noblesse. Car la charité tient l'homme en tout temps en présence de l'insondable bonté de Dieu d'où elle émane, afin que par sa vie il Lui fasse honneur, reste stable et croisse dans toutes les vertus et dans une juste humilité. Et la justice tient l'homme en présence de l'éternelle vérité de Dieu, afin que devant elle il se présente à découvert, s'en trouve éclairé et accomplisse sans errement toutes les oeuvres de vertu. Quant à l'humilité, elle tient l'homme en tout temps devant la toute-puissance de Dieu, afin qu'il reste toujours humble et petit, qu'il s'abandonne à Dieu et ne fasse aucun cas de lui-même. Telle est la manière dont l'homme doit se tenir devant Dieu pour croître toujours en de nouvelles vertus.

A. L'HUMILITE BASE ET MÈRE DE TOUTES LES VERTUS[18]

Maintenant comprenez bien. Puisque nous avons pris l'humilité pour base, nous allons parler de l'humilité au commencement. L'humilité est une disposition basse et profonde de l'âme ; c'est, en dedans, le coeur, l'esprit qui se penchent et inclinent devant la haute majesté de Dieu. Il y a là une exigence, un précepte de justice ; et, du fait de sa charité, un coeur aimant ne peut s'y refuser, Quand l'homme humble et aimant constate que Dieu l'a servi avec une telle humilité, une telle charité, une telle fidélité, et que Dieu possède une telle puissance, une telle noblesse, une telle majesté, alors que l'homme est si pauvre, si petit et si bas, il conçoit dans l'humilité de son coeur un grand respect et une grande révérence envers Dieu ; car rendre gloire à Dieu par toutes ses actions, intérieures et extérieures, c'est l'ouvrage le plus délectable, et le premier que l'humilité commande, le plus savoureux que dicte la charité, le plus convenable selon la justice. Un coeur humble en effet, un coeur aimant, ne saurait assez rendre gloire à Dieu, jusque dans sa noble humanité, ni se placer lui-même assez bas pour ountenter son désir. Aussi semble-t-il aux humbles qu'ils sont toujours défaillants quand il s'agit de procurer la gloire de Dieu et de Le servir en toute humilité. L'homme ainsi disposé est humble et il a de la révérence envers la sainte Eglise et envers les sacrements ; il est sobre dans la nourriture et la boisson, en paroles et en oeuvres, dans ses réponses à chacun, ses démarches, ses vêtements, dans les bas offices, dans sa mine humble, sans feinte ni artifice. Il pratique l'humilité dans les oeuvres extérieures et intérieures, devant Dieu et devant tous les hommes, en sorte que personne ne se choque à cause de lui. Et ainsi il vient à bout de l'orgueil et s'en débarrasse, car c'est la cause et le principe de tous les péchés. Par l'humilité sont rompus les liens de l'ennemi, du péché et du monde ; l'homme est ordonné en lui-même et établi dans un état propre à la pratique de la vertu ; pour lui le ciel s'ouvre, et Dieu est enclin à entendre sa prière ; il se remplit de grâce, et le Christ, le roc inébranlable, est son appui. Celui qui sur cette base construit dans l'humilité l'édifice de la vertu, est sûr de ne pouvoir s'égarer.

a. L'HUMILITÉ ENGENDRE L'OBÉISSANCE

De cette humilité provient l'obéissance, car personne ne peut être obéissant au for intérieur, sans (208) pratiquer l'humilité, l'obéissance, c'est le fait d'une âme humble, soumise et souple et d'une volonté toujours prête à faire le bien. L'obéissance rend l'homme soumis aux commandements, aux interdictions et à la volonté de Dieu. Elle rend les sens et les puissances animales soumis à la raison supérieure, en sorte que l'homme mène une vie convenable et raisonnable. Elle rend l'homme soumis et obéissant envers la sainte Eglise et ses sacrements, les prélats et leurs enseignements, conseils ou commandements, comme aussi envers toutes les bonnes coutumes observées dans la chrétienté. Elle rend aussi l'homme souple et empressé à se plier aux façons de tous les hommes, en conseils et en actes, par toutes sortes de services, matériels et spirituels, selon les besoins de chacun et avec une juste discrétion. Elle chasse la désobéissance qui est fille de l'orgueil et qu'il faut fuir plus que tout venin ou poison. L'obéissance, celle de la volonté et celle qui se manifeste en actions, orne l'homme et le dilate, et elle rend manifeste son humilité. Elle assure la paix des communautés ; quand elle existe chez les supérieurs, de la façon qui leur est convenable, elle entraîne ceux qui leur sont assujettis ; elle maintient la paix et la tranquillité entre égaux, et celui qui la garde se fait aimer de ceux qui lui commandent et sont au-dessus de lui, tandis que Dieu l'élève et l'enrichit de ses dons qui sont éternels.

b. L'OBÉISSANCE ENGENDRE L'ABANDON

De cette obéissance vient l'abdication de la volonté propre et de l'opinion personnelle. Car nul ne peut abdiquer en toutes choses sa volonté entre les mains d'un autre sans s'être exercé à l'obéissance, encore qu'on puisse exécuter les oeuvres extérieures tout en gardant sa volonté propre. L'abdication de la volonté propre fait que l'on vit sans porter son choix sur une chose ou une autre, qu'il s'agisse d'agir ou de s'abstenir, évitant toute bizarrerie comme tout ce qui éloigne des enseignements des saints et de leurs exemples ; mais on recherche toujours la gloire de Dieu et ses commandements, la volonté de ses supérieurs, la bonne entente au sein de son entourage, en se réglant d'après une sage discrétion. Par l'abdication de la volonté propre en tout ce qu'on peut faire ou laisser faire, ou même souffrir, on ôte à l'orgueil toute matière et occasion de s'exercer et on porte l'humilité à son plus haut degré. Alors on est assujetti à Dieu, selon toute l'étendue de sa volonté ; la volonté de l'homme est si bien unie à la volonté de Dieu qu'elle ne peut rien vouloir ni désirer par ailleurs, on a dépouillé le vieil homme et revêtu l'homme nouveau qui est renouvelé et créé selon l'adorable volonté de Dieu. C'est de tels hommes que le Christ a dit : « Bienheureux sont les pauvres en esprit », c'est-à-dire ceux qui ont renoncé à leur volonté propre, « car le royaume des cieux est à eux[19].

c. L'ABANDON ENGENDRE LA PATIENCE

De l'abandon de la volonté vient la patience. Car personne ne peut être parfaitement patient en toutes choses sans avoir abdiqué sa volonté propre, se soumettant à la volonté de Dieu et à celle de tous les hommes en tout ce qui est utile ou convenable. La patience consiste à supporter tranquillement tout ce qui peut vous arriver de la part de Dieu ou de toutes les créatures. L'homme patient ne se laisse troubler par aucune chose, ni par la perte des biens terrestres, ni par celle des amis ou des proches, ni par la maladie, ni par les affronts, ni par la mort, ni par la vie, ni par le purgatoire, le démon ou (210) l'enfer. Car on s'abandonne à la volonté de Dieu comme l'exige la charité. N'ayant pas de péchés mortels à se reprocher, on trouve léger à porter tout ce que Dieu ordonne à votre sujet dans le temps et dans l'éternité. Par cette patience l'homme est orné et armé contre le courroux et la colère brutale, contre le refus d'accepter la souffrance, par où si souvent il tombe dans le trouble, intérieur et extérieur, et s'expose à maintes tentations.

d. LA PATIENCE ENGENDRE LA DOUCEUR

De cette patience viennent la douceur et la bonté. Car nul ne peut être doux dans la mauvaise fortune sans avoir acquis la patience. La douceur procure à l'homme paix et tranquillité en toutes choses. L'homme doux est capable de supporter les mauvaises paroles, les mauvais procédés, les gestes ou les actes menaçants, et toute espèce d'injustice, contre lui ou contre ses amis, en demeurant en paix, car la douceur consiste à tout supporter en paix. Grâce à la douceur la puissance irascible demeure en repos ; la puissance concupiscible s'oriente vers les hauteurs de la vertu; la puissance rationnelle qui le reconnaît, s'en réjouit ; la conscience qui en savoure le goût, demeure en paix. La douceur en effet chasse le second des péchés capitaux, l'ire, encore appelée courroux ou colère ; car l'esprit de Dieu repose en l'homme humble et doux, selon que le Christ a dit : « Bienheureux sont les doux, car ils posséderont la terre[20]», c'est-à-dire leur propre nature et les choses de la terre en toute tranquillité[21].

e. LA DOUCEUR ENGENDRE LA BONTÉ

De ce même fond de douceur jaillit la bonté. Car nul ne peut être bon sans acquérir la douceur. Cette bonté donne à l'homme des manières avenantes, elle lui inspire des propos affables et toute espèce de bons procédés envers ceux que la colère égare, dans l'espoir de les amener à rentrer en eux-mêmes et à s'amender. Du fait de la bonté et de l'affabilité, la charité reste vivante et féconde dans le coeur humain. Car le coeur qui est plein de bonté, ressemble à une lampe emplie d'une huile de choix : l'huile de la bonté, en effet, éclaire par de bons exemples le pécheur égaré, elle sauve et guérit ceux qui ont le coeur meurtri, qui cèdent à la tristesse ou à l'irritation, par des paroles, des actes qui consolent. Elle enflamme et illumine du feu de la charité ceux qui s'adonnent à la vertu, et il n'est de défaveur ou de mauvais procédé qui soit capable d'y porter atteinte.

f. LA BONTÉ ENGENDRE LA COMPASSION

De la bonté vient la compassion, une certaine disposition à souffrir en commun avec tous les hommes. Car nul ne peut souffrir avec tous les hommes s'il ne possède la bonté. Cette compassion, c'est un mouvement intime du coeur qui s'apitoie sur les nécessités de tous les hommes, corporelles ou spirituelles. La compassion incite l'homme à pâtir et à souffrir avec le Christ dans sa passion, en considérant les causes de ses tourments, leur mode, et sa résignation, son amour, ses plaies, sa délicatesse, ses douleurs, sa honte et sa noblesse, sa détresse, les opprobres, l'abjection, la couronne dérisoire, les clous, sa bonté, son supplice et sa mort dans la patience. Ces tourments inouïs, multiples, du Christ notre Sauveur et notre Epoux, incitent à la compassion l'homme bon, l'invitent à s'apitoyer sur le Christ. La compassion amène l'homme à faire retour sur lui-même et à considérer ses fautes et ses défaillances dans la pratique de la vertu et la (212) recherche de la gloire de Dieu, sa tiédeur, sa nonchalance, toutes les variétés de ses manquements, les pertes de temps, t'insuffisance actuelle de ses progrès en vertu et en perfection. Et cela fait que l'homme se prend lui-même en pitié selon une juste compassion. En outre la compassion fait ouvrir les yeux sur les errements et égarements des hommes, leur oubli de Dieu et de leur béatitude éternelle, leur ingratitude pour tout le bien que Dieu a fait et tous les tourments qu'Il a soufferts pour eux ; et puis qu'ils soient si étrangers à la vertu, qu'ils l'ignorent et s'abstiennent de la pratiquer, si habiles au contraire et si malins en toute perversité et injustice, si exacts à supputer tes gains et les pertes dans l'ordre des choses terrestres, si négligents et si insouciants à l'endroit de Dieu, des choses de l'éternité et de leur béatitude éternelle : ces considérations amènent l'homme bon à une grande compassion en lui donnant le souci du bonheur éternel de tous les hommes. On doit aussi considérer avec miséricorde les nécessités corporelles de son prochain et les multiples souffrances de la nature. A considérer comment les hommes doivent supporter ta faim et la soif, le froid, la nudité, la maladie, la pauvreté, le mépris, les diverses formes d’oppression auxquelles sont assujettis les pauvres, la tristesse causée par la perte de parents, d'amis, ou par celle des biens, de l'honneur, du repos, les afflictions sans nombre qui pèsent sur la nature humaine, l'homme bon est ému de compassion et il accepte de souffrir avec tous les hommes. Mais sa plus grande soutïrance, c'est de voir les hommes manquer de patience et perdre ainsi leur salaire, souvent même mériter l'enfer. Telle est l'oeuvre de la compassion et de la miséricorde. Cette oeuvre de la compassion et d'une charité commune vient à bout du troisième péché capital et le chasse, à savoir l’envie ou la haine. La compassion est en effet une meurtrissure du coeur qui fait aimer en commun tous les hommes et qui ne peut guérir tant qu'il subsiste quelque souffrance chez un être humain, or c'est à elle seulement, de préférence à toutes les vertus, que Dieu a prescrit de gémir et de souffrir. C'est pourquoi le Christ a dit : « Bienheureux sont les affligés, car ils seront consolés[22]. » Et ce sera quand ils récolteront dans la joie ce qu'ils sèment par la pitié et la compassion.

g. LA COMPASSION ENGENDRE LA LIBÉRALITÉ

De cette miséricorde vient la libéralité. Car nul ne peut être libéral, dans l'ordre surnaturel, s'acquittant fidèlement et avec inclination de ses devoirs envers tous, sans être enclin à la compassion ; encore qu'on puisse secourir, et même libéralement, certaines personnes par pure faveur, sans charité et sans générosité surnaturelles. La libéralité c'est un large débordement du coeur quand la charité ou la miséricorde l'émeuvent. Quand on considère avec compassion les souffrances du Christ dans sa passion, il en résulte un mouvement de générosité qui incite à rendre au Christ louanges, grâces, honneur et gloire, à cause de ses tourments et de sa charité, ainsi qu’une allègre et humble soumission de corps et d'âme, dans le temps et dans l'éternité. Quand on fait retour sur soi-même avec compassion, et qu'on en vient à se prendre en pitié, considérant le bien que Dieu vous a fait et ses propres manquements, on ne peut que s'abandonner à la libéralité de Dieu, à sa grâce, à sa fidélité, s'en remettant à Lui, avec la volonté entière et libre de Le servir à jamais. L'homme libéral qui considère les errements et égarements des hommes, leur injustice, demande et implore de Dieu avec une profonde confiance, qu'Il laisse se répandre ses dons divins et use de (214) libéralités envers tous les hommes, afin qu'ils Le connaissent et se tournent vers la vérité. Cet homme libéral considère aussi avec compassion les besoins .l, matériels de tous les hommes : il sert, il donne, il prête, il console chacun selon ses besoins, selon ses propres moyens aussi, et avec une juste discrétion. Par cette libéralité-là on se livre à la pratique des sept oeuvres de miséricorde, les riches au moyen de leurs services et de leurs biens, les pauvres de leur bonne volonté, avec une juste propension à en faire autant s'ils le pouvaient. C'est ainsi qu'on pratique à la perfection la vertu de libéralité. Quand la libéralité devient une disposition foncière, toutes les vertus s'en trouvent multipliées et toutes les puissances de l'âme ornées ; car l'homme libéral a toujours l'esprit allègre, le coeur libre de soucis, il déborde de désirs et se dévoue communément à tous les hommes en des oeuvres vertueuses. Celui qui est libéral, en effet, et qui ne s'attache pas aux choses de la terre, si pauvre qu'il soit, il ressemble à Dieu, car il ne vit en lui-même, il ne sent, que pour se répandre et donner. Et c'est ainsi qu'il chasse le quatrième péché capital, l'avarice ou cupidité. De ces hommes-là le Christ a dit : « Bienheureux sont les miséricordieux, car ils trouveront eux-mêmes miséricorde[23], le jour où ils entendront cette voix ; « Venez les bénis de mon Père, prenez possession du royaume qui vous est préparé, à cause de votre miséricorde, depuis le commencement du monde[24] »

h. LA LIBÉRALITÉ ENGENDRE LE ZÈLE POUR LA VERTU

De cette libéralité naît un zèle surnaturel, une application à toutes les vertus et à tout ce qui est convenable. Nul ne peut éprouver ce zèle sans se montrer libéral et diligent. C'est une impulsion intérieure et pressante à pratiquer toutes les vertus et à ressembler au Christ et à ses saints. Animé par ce zèle on désire appliquer à la gloire et à la louange de Dieu son coeur et son esprit, son âme et son corps, avec tout ce qu'on est, tout ce qu'on a, tout ce qu'on peut obtenir. Ce zèle incite l'homme à veiller avec sa raison et sa discrétion, et à pratiquer la vertu, en son corps et en son âme, selon la justice. Par ce zèle surnaturel toutes les puissances de l'âme s'ouvrent à l'action de Dieu et se disposent à pratiquer toutes les vertus. La conscience se réjouit et la grâce de Dieu s'accroît ; la pratique de la vertu devient plaisante et allègre, les oeuvres extérieures en reçoivent leur ornement. Celui qui obtient de Dieu ce zèle vivant, en lui se trouve chassé le cinquième péché capital, à savoir la paresse spirituelle et la répugnance à pratiquer les vertus indispensables, Parfois aussi ce zèle vivant chasse la lourdeur et la paresse de la nature corporelle. De ces hommes zélés, le Christ a dit : « Bienheureux ceux qui ont faim et soif de justice, car ils seront rassasiés[25] », à savoir quand se manifestera à eux la gloire de Dieu, remplissant chacun à la mesure de sa charité et de sa justice.

i. LE ZÈLE POUR LA VERTU ENGENDRE LA MODÉRATION ET LA SOBRIÉTÉ

De ce zèle vient la modération et sobriété intérieure et extérieure. Car nul ne peut garder une juste mesure dans l'ordre de la sobriété, s'il ne s'applique avec un zèle particulier à se maintenir corps et âme dans la jqstice. La sobriété préserve les puissances supérieures et les puissances (216) animales de la démesure et de toute sorte d'excès. La sobriété ne cherche ni à goûter ni à connaître les choses qui ne sont pas permises. La nature incompréhensible de Dieu dépasse toutes les créatures au ciel et sur la terre. Car tout ce que la créature comprend est de l'ordre de la créature. Dieu est au-dessus de toutes les créatures, il est extérieur et intérieur a toutes les créatures. Tout entendement créé est trop étroit pour Le comprendre. Mais pour que la créature conçoive Dieu, Le comprenne et Le goûte, il faut qu'elle soit attirée au-dessus d'elle-même en Dieu, de manière à comprendre Dieu par Dieu. Qui voudrait alors savoir ce qu'est Dieu et pousser en ce sens son étude, ferait là chose non permise : il y perdrait le sens. Ainsi, voyez-vous, toute lumière créée se montre défaillante quand il s'agit de savoir ce qu'est Dieu. La quiddité de Dieu[26] dépasse toutes les créatures. Mais qu'Il soit, la nature, les Ecritures, toutes les créatures l'attestent. Les articles de foi, on doit y croire et ne pas chercher à savoir, vu que c'est chose impossible tant que nous sommes ici-bas. C'est là une manière de sobriété. La doctrine cachée et subtile des Ecritures que le Saint-Esprit a inspirées, on ne doit l'expliquer et entendre en un sens qui ne s'accorde pas à la vie du Christ et de ses saints. La nature, l'Ecriture, toutes les créatures, l'homme doit les considérer et en faire son profit, sans aller plus loin : c'est là ce qu'on peut appeler la sobriété de l'esprit.

L'homme doit observer la sobriété dans ses sens, il doit, par la raison, dominer les puissances animales, en sorte que le plaisir bestial ne donne lieu à des débordements au sujet de la bonne chère et de la boisson ; il convient au contraire que l'homme prenne aliments et boissons comme le malade ses potions : à cause de la nécessité où il est de garder ses forces et de les employer au service de Dieu. L'homme doit garder la mesure, avec la manière qui convient, dans ses propos et ses oeuvres, dans le silence et la conversation, dans la nourriture et la boisson, dans ce qu'il fait et dans ce qu'il laisse, selon la coutume de la sainte Eglise et l'exemple des saints.

Par la mesure et la sobriété de l'esprit au dedans, l'homme conserve la fermeté et solidité de sa foi, la netteté de l'entendement, le calme de la raison qui permet de comprendre la vérité, la docilité à la volonté de Dieu pour pratiquer toutes les vertus, la paix du coeur et la sérénité de la conscience : par là il possède une paix stable avec Dieu et avec lui-même. Par la mesure et la sobriété des sens corporels au dehors l'homme conserve souvent la santé et tranquillité de sa nature charnelle, l'honnêteté de ses rapports avec autrui et l'honorabilité de son nom. Et ainsi il a la paix en lui-même et avec son prochain, car il attire et contente tous les hommes de bonne volonté par la modération et la sobriété. Il chasse le sixième péché capital, à savoir l'intempérance, gourmandise et gloutonnerie. De ce genre d'hommes le Christ a dit : « Bienheureux sont les pacifiques, car ils seront appelés enfants de Dieu[27] » ; ils ressemblent en effet au Fils qui a établi la paix chez toutes les créatures qui en ont le désir : à ceux qui par la modération et la sobriété font régner la paix, Il donnera leur part de l'héritage de son Père qu'ils doivent posséder avec Lui dans l'éternité.

j. LA SOBRIÉTÉ ENGENDRE LA PURETÉ

De cette sobriété vient la pureté de l'âme et du coirps. Car nul ne peut être parfaitement pur, en son corps et en son âme, sans garder la sobriété du corps et celle de l'âme. La pureté consiste à n'adhé- (218) rer à aucune créature par une inclination sensible, mais à Dieu seul. Car on doit tirer profit de toutes les créatures, mais jouir de Dieu seulement[28]. La pureté de l'esprit fait adhérer l'homme à Dieu au-dessus de l'intelligence, au-dessus du sentiment et au-dessus de tous les dons que Dieu peut répandre dans l'âme. Car tout ce que la créature reçoit dans son intelligence et dans son sentiment, elle s'y prête passivement et ne cherche qu'en Dieu son repos. On ne doit pas s'approcher du Sacrement de l'autel par goût, ni par désir, ni par plaisir, ni pour y chercher la paix, le contentement, la douceur, ni rien si ce n'est la gloire de Dieu et le progrès dans toutes les vertus. En cela consiste la pureté de l'esprit.

La pureté du coeur consiste, en toute tentation charnelle ou mouvement de la nature, à se tourner vers Dieu, en gardant sa volonté libre, avec une assurance nouvelle, sans hésitation, avec une confiance nouvelle et le ferme propos de demeurer toujours davantage avec Dieu. Car donner son consentement au péché ou à la délectation que la nature charnelle désire comme une bête, c'est là se séparer de Dieu.

La pureté du corps consiste à s'abstenir et se garder d'oeuvres impures, de quelque espèce qu'elles soient, quand la conscience témoigne et met en garde contre l'impudicité et le danger d'enfreindre le commandement de Dieu, d'offenser son honneur et sa volonté. Par ces trois sortes de pureté est vaincu et chasse le septième péché capital, lequel consiste à se détourner en esprit de Dieu pour chercher hors de Lui sa jouissance en quelque chose de créé, à se livrer aux oeuvres impudiques de la chair en dehors de ce que permet la sainte Eglise, à laisser le coeur placer en quelque créature que ce soit ses appétits de jouissance selon la chair. Il n'est pas question toutefois des mouvements rapides d'attachement ou de désir dont nul ne peut se garder.

Or il vous faut savoir que la pureté d'esprit conserve l'homme dans une certaine ressemblance de Dieu, libre de tout souci du côté des créatures, penchant vers Dieu et uni à Lui. La pureté du corps est comparable à la blancheur du lis et à la candeur des anges; quand elle résiste à la tentation, elle évoque la pourpre des roses et la noblesse des martyrs ; quand elle s'inspire de l'amour de Dieu et du soin de sa gloire, elle atteint la perfection et ressemble aux grandes fleurs de soleil, car c'est là un des plus grands ornements de la nature. La pureté du coeur renouvelle et accroît la grâce de Dieu. La pureté du coeur suscite le propos, la pratique, la sauvegarde de toutes les vertus. Elle protège et défend les sens des atteintes du dehors ; elle dompte et enchaîne les instincts bestiaux au dedans ; elle fait l'ornement de toute la vie intérieure ; elle est pour le coeur une clôture qui le ferme aux choses de la terre et à toute duperie, l'ouvrant par contre aux choses du ciel et à toute vérité. C'est pour cela que le Christ a dit : « Bienheureux sont ceux qui sont purs de coeur, parce qu'ils verront Dieu[29]» Dans cette vision consiste pour nous la joie éternelle, c'est là tout notre salaire et l'accès à notre béatitude. Aussi l'homme doit-il être sobre et garder la mesure en toutes choses, évitant toutes les démarches et toutes les occasions dont la pureté de l'âme ou celle du corps pourrait recevoir quelque souillure.

B. LA JUSTICE, UNE ARME DANS LA PRATIQUE DE LA VERTU

Or si nous voulons acquérir ces vertus et chasser les vices qui leur sont contraires, il nous faut (220) posséder la justice, il nous faut la pratiquer et la conserver jusqu'à la mort dans la pureté du coeur. Car nous avons trois puissants adversaires qui nous tentent et nous attaquent en tout temps et en tous lieux et de maintes manières. Si nous faisons la paix avec l'un ou l'autre de ces trois ennemis, le suivant docilement ensuite, nous sommes vaincus, car ils sont toujours d'accord dans tous les dérèglements. Ces trois adversaires ce sont : l'ennemi infernal, le monde et notre propre chair, laquelle nous serre de plus près et se montre souvent plus rusée et plus nuisible que les autres. Nos convoitises bestiales sont en effet les armes avec lesquelles nos ennemis combattent contre nous. Le désoeuvrement et le manque d'empressement pour la vertu et pour la gloire de Dieu, sont la cause et l'occasion du combat ; toutefois la faiblesse de la nature, la négligence à se tenir sur ses gardes et l'ignorance de la vérité, c'est l'épée dont nos ennemis quelquefois nous blessent, voire même nous vainquent. Pour cette raison nous devons faire en nous-mêmes le partage nécessaire, nous devons nous diviser en nous-mêmes et la partie la plus basse de nous-mêmes, qui tient de la bête, qui nous est contraire à l'endroit de la vertu, qui veut se séparer de Dieu, nous devons la détester, la poursuivre et la tourmenter par la pénitence et par l'austérité de la vie, de sorte qu'elle demeure toujours réduite à l'obéissance et soumise à la raison, et que la justice, avec la pureté du coeur gardent la haute main dans toutes les oeuvres de vertu. Et toutes les souffrances, tribulations et persécutions que Dieu a décrétées sur nous et qui nous viennent de tous ceux qui sont contraires à la vertu, nous devons les supporter de bon gré pour la gloire de Dieu, pour l'honneur de la vertu, pour obtenir la justice et posséder la pureté du coeur. Car le Christ a dit : « Bienheureux sont ceux qui souffrent persécution pour la justice, car le royaume des cieux est à eux. » En effet garder la justice dans la vertu et les oeuvres de vertu, c'est posséder un denier dont le poids contre-balance le royaume de Dieu et qui permet d'acquérir la vie éternelle.

Par toutes ces vertus l'homme effectue sa sortie vers Dieu, vers lui-même et vers son prochain, par l'honnêteté des moeurs, la vertu et la justice.

C. COMMENT GOUVERNER LE ROYAUME DE L'AME

Qui veut acquérir ces vertus et les garder, a le devoir d'orner son âme, de la tenir en son pouvoir et de la gouverner comme un royaume. Le libre arbitre est dans l'âme le roi, étant libre par nature et plus lihre encore par grâce. Il doit ceindre une couronne qui a nom charité. Cette couronne et ce royaume, on les tient, on les possède, on les gouverne et on les garde de par l'Empereur qui est le Seigneur et maître, le Roi des rois. Ce roi, le libre arbitre, doit résider en la ville la plus haute du royjume, à savoir la puissance appétitive de l'âme[30]. Il doit porter pour ornement et pour vêtement une robe bipartite : la partie droite avec le don divin qui est dit de force, afin qu'il soit fort et puissant pour venir à bout de tout obstacle et avoir sa conversation dans les cieux, au palais de l'Empereur souverain, inclinant avec amour sa tête couronnée devant le souverain Roi, dans son empressement à le servir : c'est là l'oeuvre propre de la charité ; par là on reçoit la couronne, on en fait l'ornement, on garde le royaume et on le possède dans l'éternité. Le côté gauche de la robe doit être une vertu (222) cardinale qui a nom force morale. Par elle le libre arbitre, ce roi, doit vaincre toute immoralité, accomplir toute vertu et tenir jusqu'à la mort le royaume en sa puissance. Ce roi doit choisir des conseillers sur ses terres, les plus sages du pays. Ces fonctions reviennent à deux divines vertus qui sont Science et Discrétion, éclairées par la lumière de la grâce de Dieu. Celles-ci doivent habiter tout près du roi dans un palais nommé la puissance rationnelle de l'âme. Et elles doivent porter pour vêtement et ornement une vertu morale qui a nom tempérance, en sorte que toujours le roi fasse et laisse faire toutes choses à bon escient. Par la Science, on doit purifier la conscience de toutes fautes et l'orner de toutes vertus ; par la Discrétion on doit apprendre à donner et à prendre, à intervenir et à s'abstenir, à se taire et à parler, à jeûner et à manger, à écouter et à répondre, à faire toutes choses avec Science et Discrétion, prenant pour vêtement une vertu morale appelée tempérance ou modération.

Ce roi, le libre arbitre, doit aussi établir dans son royaume un juge, et ce doit être la Justice. C'est une vertu divine Pour autant qu'elle procède de la charité, et c'est aussi la plus haute vertu morale. Ce juge doit résider dans le coeur, au centre même du royaume, en la puissance irascible. Il doit avoir pour ornement une vertu morale appelée prudence, car la Justice ne peut arriver à sa perfection sans la prudence. Ce juge, la Justice, doit parcourir le royaume avec la puissance et l'autorité du roi, avec la sagesse de ses bons conseillers et sa prudence propre. Et il lui appartient de mettre en place et de déposer, de juger et de condamner, de mettre à mort ou de laisser en vie, d'amputer, d'aveugler ou de rendre la vue, d'élever et d'abaisser et de disposer toutes choses selon le droit, de fustiger, de châtier et de détruire tout désordre moral.

Les petites gens de ce royaume, c'est-à-dire toutes les puissances de l'âme, doivent être établies sur le fonds de l'humilité et de la crainte de Dieu, soumises à Dieu et à toutes les vertus, chaque puissance selon ce qui lui appartient.

Celui qui de cette façon possède le royaume de son âme, le garde et le gouverne, a effectué par la charité et toutes les vertus sa sortie vers Dieu, vers luimême et vers son prochain. C'est là le troisième des quatre principaux points.

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QUATRIÈME PARTIE : “A SA RENCONTRE”. D'UNE RENCONTRE SPIRITUELLE ENTRE DIEU  ET NOUS

Quand l'homme est devenu voyant par la grâce de Dieu, qu'il a la conscience pure, qu'il a observé les trois avènements du Christ notre Epoux et qu'il a effectué sa sortie par la vertu, alors s'ensuit la rencontre de l'Epoux, et c'est là le quatrième point et le dernier. En cette rencontre gît toute notre félicité, elle est le commencement et la fin de toutes les vérités, et sans cette rencontre aucun acte de vertu ne se fait jamais.

Qui veut donc rencontrer le Christ comme son Epoux bien-aimé, et posséder en Lui et avec Lui la vie éternelle, doit dès ce temps rencontrer le Christ en trois moments ou trois manières. Le premier point est l'obligation d'avoir Dieu en vue en toutes choses par lesquelles on doit mériter la vie éternelle. Le second point est, ce faisant, de ne rien se proposer de poursuivre ou d'aimer au-dessus de Dieu ou à l'égal de Dieu. Le troisième point est de se reposer en Dieu, avec toute son application, au-dessus de toutes les créatures, au-dessus de tous les dons divins, au-dessus de toutes les oeuvres de vertu et au-dessus de toutes les impressions sensibles que Dieu peut répandre dans l'âme et dans le corps. (224)

A. PREMIÈRE VOIE : LA PURETÉ D'INTENTION EN TOUT CE QUI CONCERNE LA BEATITUDE

Maintenant entendez bien. Qui veut diriger son intention à poursuivre Dieu, doit avoir Dieu présent sous une raison divine, c'est-à-dire n'avoir en vue que Dieu seul, qui est le Seigneur du ciel et de la terre et de toutes les créatures, qui est mort pour lui et qui peut et veut donner l'éternelle béatitude. De quelque manière ou sous quelque nom qu'il se représente Dieu comme Seigneur de toutes les créatures, il est toujours dans le bon chemin. Qu'il considère l'une ou l'autre des trois Personnes dans le fond et la puissance de la nature divine, il est dans le bon chemin. Qu'il considère en Dieu le Conservateur, le Sauveur, le Créateur, le Maître qui oummande, la Béatitude, la Puissance, la Sagesse, la Vérité, la Bonté, tout cela sous l'aspect d'infini qui convient à la nature divine, il est dans le bon chemin. Bien qu'ils soient nombreux tous les noms que nous attribuons à Dieu, la nature de Dieu est simple unité, nulle créature ne saurait la nommer. Mais du fait de son incompréhensible noblesse et majesté, nous Lui donnons tous ces noms, parce que nous ne pouvons ni Le nommer ni L'exprimer tout à fait[31]. Telle est la manière par laquelle nous pouvons connaître Dieu pour nous Le rendre présent dans notre intention. Car poursuivre Dieu en intention c'est voir Dieu en esprit. Cette intention implique aussi un amour, une charité. Connaître Dieu ou Le voir sans amour, ne procure ni goût, ni aide, ni progrès. Aussi l'homme doit-il toujours amoureusement tourner vers Dieu son inclination, dans toutes ses oeuvres, s'il L'aime et Le poursuit par dessus toutes choses. C'est là rencontrer Dieu par l'intention et l'amour. Si le pécheur veut se convertir de ses péchés par une pénitence convenable, il lui faut rencontrer Dieu par le repentir, en se tournant librement vers Lui, avec l'intention sincère de servir Dieu toujours et de ne plus commettre le péché. Alors il reçoit dans cette rencontre de la miséricorde divine une confiance assurée en la béatitude éternelle et le pardon de ses péchés. Il reçoit en outre le fondement de toutes les vertus : la foi, l'espérance et la charité, la bonne volonté de pratiquer toutes les vertus. Pour progresser à la lumière de la foi, ounsidérant tous les travaux du Christ, tout ce qu'Il a souffert, tout ce qu'Il a fait pour nous, tout ce qu'Il nous a promis et tout ce qu'Il doit nous faire au jour du jugement et dans l'éternité, il convient, si on veut tirer profit de ces considérations pour son bonheur éternel, de se préparer à une seconde renountre du Christ en se Le rendant présent par des louanges, des actions de grâces, avec la révérence qui convient, en évoquant tous ses dons, tout ce qu'Il a fait et tout ce qu'Il doit faire dans l'éternité. La foi alors s'affermit et une impulsion plus profonde et plus forte incite à toutes les vertus. Et pour avancer alors dans les oeuvres de vertu, il faut encore rencontrer le Christ par l'anéantissement de soi-même, de manière à ne jamais se chercher et à n'obéir à aucun motif étranger, mais à accomplir tous ses ouvrages avec discrétion, ayant Dieu en vue en toutes choses, sa louange et sa gloire, et persévérant ainsi jusqu'à la mort. Alors la raison s'illumine, la charité s'accroît, la dévotion augmente avec un empressement plus grand pour toutes les vertus.(226)

B. SECONDE VOIE : DE L'EXCLUSION DE TOUTE INTENTION OU AFFECTION RELATIVE A LA CRÉATURE A COTÉ DE DIEU OU AU-DESSUS DE LUI

On doit avoir Dieu en vue dans toute oeuvre bonne ; dans les oeuvres mauvaises on ne saurait le faire. Il faut se garder de poursuivre une double fin par l'intention, c'est-à-dire d'avoir Dieu en vue et quelque chose en outre ; mais tout ce qu'on poursuit à côté doit être mis au-dessous de Dieu, ne pas Lui être contraire, mais se subordonner à sa gloire, comme un secours et un adjuvant pour arriver plus vite à Dieu : alors on est dans le bon chemin.

C. TROISIÈME VOIE : DU REPOS EN DIEU AU-DESSUS DE TOUTES LES CRÉATURES, DE TOUTES LES VERTUS, DES CONSOLATIONS SENSIBLES OU SPIRITUELLES

On doit aussi chercher à se reposer sur Celui et en Celui vers qui se porte et l'intention et l'amour, plus que sur tous les messagers qu'Il envoie et qui sont ses dons. L'âme doit reposer en Dieu de préférence à toutes les parures et tous les présents qu'elle peut elle-même envoyer par ses messagers. Les messagers de l'âme ce sont l'intention, l'amour et le désir ; ceux-ci vont porter à Dieu toutes les bonnes actions et toutes les pratiques vertueuses. Au-dessus de tout cela l'âme doit se reposer en son Bien-aimé, au delà de toute diversité.

Telle est la manière et le mode par lesquels nous devons rencontrer le Christ dans toute notre vie et dans toutes nos oeuvres et dans toutes nos vertus, avec une intention sincère, afin de pouvoir Le rencontrer à l'heure de notre mort dans la lumière de gloire. Ce mode et cette manière, tels qu'ils vous ont été exposés, s'appellent la vie active. Celle-ci est nécessaire à tous les hommes, tout au moins ne doivent-ils pas vivre à l'encontre d'aucune vertu, encore qu'ils n'aient pas toutes les vertus à ce degré de perfection, Vivre à l'encontre de la vertu, c'est en effet vivre dans le péché, selon que le Christ a dit : « Qui n'est pas avec moi, est contre moi[32] » Celui qui n'est pas humble, est orgueilleux, celui qui est orgueilleux et non pas humble, n'appartient pas à Dieu. Et il en va de même pour tous les péchés et toutes les vertus : on doit toujours posséder la vertu et être en état de grâce, ou bien alors son contraire et vivre dans le péché, Que chacun s'examine lui-même et vive comme il est montré ici.

D. DU DÉSIR DE CONNAITRE L'ÉPOUX DANS SA NATURE[33]

L'homme qui vit de la sorte au degré de perfection ici décrit, s'efforçant de rapporter toute sa vie et toutes ses oeuvres à la gloire de Dieu et à sa louange, poursuivant Dieu par l'intention et l'amour au-dessus de toutes choses, est souvent saisi dans son désir de voir, de savoir, de connaître comment est cet Epoux, le Christ qui s'est fait homme pour l'amour de lui et a supporté toute peine avec amour jusqu'à la mort ; qui a chassé ses péchés et le diable ; qui s'est donné en personne, avec sa grâce et les sacrements qu'Il a laissés ; qui a promis son royaume et s'est promis Lui-même en récompense éternelle, accordant le soutien du corps, la consolation (228) et suavité intérieures et des dons sans nombre, de toutes les manières qu'exigent nos besoins. Quand cet homme s'arrête à ces considérations il éprouve un désir extrême de voir le Christ son Epoux et de Le connaître tel qu'Il est en Lui-même ; quand encore il Le connaîttrait dans ses oeuvres, cela ne lui semble pas suffisant. Il doit faire alors comme fit Zachée le publicain qui désirait voir Jésus tel qu'Il était. Il doit prendre les devants sur toute la foule, à savoir la multiplicité des créatures, lesquelles nous rendent petits et courts, si bien que nous ne pouvons voir Dieu. Et il doit grimper sur l'arbre de la foi, qui pousse de haut en bis car il a ses racines dans la divinité. Cet arbre a douze branches, ce sont les douze articles. Les plus basses parlent de l'humanité de Dieu et des points qui touchent notre béatitude, tant pour le corps que pour l'âme. La cime de cet arbre parle de la divinité, de la trinité des personnes et de l'unité de la nature divine. C'est sur cette unité, comme sur la cime de l'arbre, que l'homme doit se tenir, car c'est là que le Christ doit passer avec tous ses dons.

Voici Jésus qui vient, Il voit cet homme et lui parle dans la lumière de la foi : Il lui dit qu'Il est, selon sa divinité, immense et incompréhensible, inaccessible, insondable, et transcendant à toute lumière créée et toute compréhension mesurée. C'est là la plus haute connaissance de Dieu que l'homme peut avoir dans la vie active, à savoir qu'il connaisse à la lumière de la foi que Dieu est incompréhensible et inconnaissable.

Dans cette lumière, le Christ dit, s'adressant au désir de l'homme : « hâte-toi de descendre car il me faut aujourd'hui demeurer dans ta maison[34] » Cette prompte descente ne consiste en rien d'autre qu'à se précipiter par le désir et l'amour dans l'abîme de la divinité, où ne peut atteindre nul entendement qui requiert une lumière créée. Mais là où l'intelligence reste à la porte, le désir et l'amour peuvent entrer[35]. Lorsque l'âme s'incline de la sorte, par 'l'amour et l'intention, vers Dieu, au-dessus de tout ce qu'elle peut comprendre, elle trouve par là en Dieu son repos, elle demeure en Dieu et Dieu en elle. Lorsque l'âme s'élève par le désir au-dessus de la diversité des créatures et au-dessus des opérations des sens, et au-dessus de la lumière naturelle, alors elle rencontre le Christ à la lumière de Ia foi. Elle s'en trouve illuminée, et elle connaît que Dieu est inconnaissable et incompréhensible. Lorsque par le désir elle s'incline vers le Dieu incompréhensible, alors elle rencontre le Christ et elle est comblée de ses dons. Lorsqu'elle aime et repose au-dessus de tous les dons, au-dessus d'elle-même et au-dessus de toutes les créatures, alors elle habite en Dieu et Dieu en elle. C'est ainsi que nous devons rencontrer le Christ au sommet de la vie active.

Une fois que vous avez établi comme fondement la justice dans la charité, ainsi que l'humilité, et construit sur cette base une maison, à savoir les vertus dont il est traité ici, et puis que vous avez rencontré le Christ par la foi, par l'intention et par l'amour, alors vous demeurez en Dieu et Dieu demeure en vous, et vous êtes en possession d'une vie active : c'est la première dont nous voulions parler.

 

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DEUXIÈME LIVRE : LA VIE DANS LE DÉSIR DE DIEU

La vierge sage, c'est-à-dire l'âme pure qui s'est détachée des choses de la terre et vit pour Dieu dans la vertu, a pris dans le vase de son coeur l'huile de la charité et des oeuvres vertueuses, avec la lampe d'une conscience sans tache. Mais quand le Christ, l'Epoux, se fait attendre avec ses dons et son nouvel influx de grâce, l'âme devient somnolente, endormie, indolente. Au milieu de la nuit, c'est-à-dire quand on y pense et compte le moins, un appel spirituel retentit dans l'âme : « Voyez, l'Epoux vient, sortez à sa rencontre. »

De cette vision, de cet avènement intérieur du Christ et d'une sortie spirituelle de l'homme à la rencontre du Christ, nous allons maintenant parler, exposer et expliquer ces quatre points, en les rapportant à un exercice intérieur que le désir anime et auquel beaucoup peuvent atteindre par la pratique des vertus morales et le zèle intérieur.

Par les paroles qu'Il prononce ici, le Christ nous enseigne quatre choses. En premier lieu Il veut que notre entendement soit illuminé d'une clarté surnaturelle. C'est ce que nous allons considérer dans ce mot qu'Il prononce : « Voyez, » Ensuite Il montre ce qu'il nous faut voir, c'est-à-dire l'avènlment intérieur de notre Epoux, la Vérité éternelle. C'est ce que nous entendons par ces mots qu'Il prononce : (232) « L'Epoux vient. » En troisième lieu Il nous commande de sortir comme il convient par des exercices intérieurs, et c'est pourquoi Il dit : « Sortez. » Par le quatrième point, Il nous montre la fin et le motif de toute cette oeuvre, à savoir la rencontre du Christ, notre Epoux, dans l'union de simple jouissance avec la divinité.

 

PREMIÈRE PARTIE : “VOYEZ”. LES FONDEMENTS DE LA VIE DANS LE DÉSIR DE DIEU

A. DE TROIS CONDITIONS REQUISES POUR VOIR

Le Christ dit donc d'abord : « Voyez. » Pour atteindre à cette vision surnaturelle par des exercices intérieurs, trois choses sont nécessairement requises. La première est la lumière de la grâce divine sous un mode plus élevé que ce qu'on en peut éprouver dans la vie active et extérieure dépourvue de zèle intime. La seconde est le dépouillement des images étrangères et de tout ce qui peut retenir le coeur, afin de se rendre libre, de se dégager de toute image, de toute préoccupation, de tout souci du côté de toutes les créatures. Le troisième point est une libre conversion de la volonté, toutes les puissances se recueillant celles du corps comme celles de l'âme pour s'affranchir de toute affection déréglée, et refluer au sein de l'unité de Dieu et de l'unité de l'esprit, afin que la créature raisonnable puisse atteindre le sommet de l'unité divine et la posséder surnaturellement. C'est pour cela que Dieu a créé le ciel et la terre et toutes choses, et c'est pour cela qu'Il s'est fait homme, nous laissant sa doctrine et sa vie, et se faisant Lui-même la voie de l'Unité Il est mort, lié par l'amour, Il est monté au ciel et nius a ouvert l'accès à cette même Unité, par laquelle nous pouvons posséder la béatitude éternelle (234)

B. D'UNE TRIPLE UNITÉ QUI EST EN NOUS PAR NATURE

Or faites bien attention : il est une triple unité qu'on trouve chez tous les hommes, dans l'ordre naturel, et chez les justes en outre dans l'ordre surnaturel.

a. LES TROIS UNITÉS, COMMENT ON LES POSSÈDE SELON LA NATURE

La première et la plus haute unité est en Dieu. Or toutes les créatures sont suspendues à cette unité, par leur être, leur vie et leur conservation[36] ; et si à cet égard elles viennent à se séparer de Dieu, elles tombent dans le néant et se réduisent à néant. Cette unité nous la possédons essentiellement par nature, que nous soyons bons ou mauvais, et sans notre coopération elle ne peut nous élever ni à la sainteté, ni à la béatitude, Cette unité nous la possédons en nous-mêmes, et pourtant au-dessus de nous-mêmes, car c'est le principe de notre existence et de notre vie, et c'en est le soutien. Il est en nous aussi, de par la nature, une autre union ou unité, c'est l'unité des puissances supérieures, d'où elles tirent leur origine naturelle en exerçant leur activité, et c'est l'unité même de l'esprit parfois appelé mens, C'est la même unité qui est suspendue à Dieu, mais ici nous la considérons dans son activité et là dans son essence[37], encore que l'esprit soit tout entier dans chacune selon la totalité de sa substance. Cette unité nous la possédons en nous-mêmes au-dessus de l'activité des sens ; c'est d'elle que dérivent la mémoire, l'entendement et la volonté, toutes nos facultés d'activité spirituelle. Dans cette unité l'âme est appelée esprit. La troisième unité qui est en nous de par la nature, ce sont les puissances d'ordre charnel que nous possédons dans l'unité du coeur, principe et origine de la vie de la chair. Cette unité, l'âme la possède dans le corps, dans la vitalité du coeur, et toutes les opérations du corps, spécialement celles des cinq sens, en émanent, Aussi l'âme s'appelle t-elle âme, parce qu'elle est la forme du corps, qu'elle anime tout notre être de chair, lui donnant la vie et le maintenant en vie. Ces trois unités se trouvent naturellement dans l'homme, constituant une seule vie et un seul royaume. Dans la plus basse nous sommes assujettis à la sensibilité, à l'animalité ; dans l'unité intermédiaire nous sommes doués de raison et capables de vie spirituelle ; dans la troisième nous avons notre soutien essentiel. Et tout cela se trouve naturellement chez tous les hommes.

b. DES TROIS UNITÉS ET DE LEUR POSSESSION SURNATURELLE DANS LA VIE ACTIVE

Or ces trois unités, comme un royaume et une demeure éternelle, on les orne surnaturellement et on les possède par la pratique des vertus morales dans la charité et les exercices de la vie active. Par les exercices intérieurs vient s'ajouter un ornement supérieur et une prise en possession plus glorieuse de ce royaume, en comparaison de ce qui a lieu dans la vie active. Toutefois l'ornement le plus glorieux et le plus heureux est celui qu'il reçoit dans la vie de contemplation surnaturelle. (236)

La plus humble unité, qui est d'ordre charnel s'orne et se possède par des exercices extérieurs, commandés par des moeurs parfaites, à l'imitation du Christ et de ses saints ; il s'agit de porter la croix avec le Christ, de soumettre la nature aux commandements de la sainte Eglise et aux enseignements des saints, selon qu'elle peut le supporter, et avec discrétion. La seconde unité, qui réside dans l'esprit et qui est toute spirituelle, s'orne et se possède surnaturellement par les trois vertus théologales : foi, espérance et charité, avec l'infusion des grâces et des dons de Dieu, et l'empressement à toutes les vertus selon l'exemple du Christ et de la sainte chrétienté. La troisième unité, et la plus haute, est au-dessus de notre entendement et de tout ce que nous pouvons comprendre, et pourtant elle existe essentiellement en nous. Nous la possédons surnaturellement quand dans toutes nos oeuvres de vertu nous avons en vue la louange de Dieu et sa gloire, et reposons en Lui au-dessus de, toute intention, au-dessus de nous-mêmes et de toutes choses. C'est là l'unité de laquelle nous sommes issus en tant que créatures, au sein de laquelle nous demeurons essentiellement, et à laquelle, par la charité, un mouvement d'amour nous ramène. Ce sont là les vertus qui ornent ces trois unités dans la vie active.

c. LA PRÉPARATION A LA POSSESSION SURNATURELLE DANS LA VIE QU'ANIME LE DÉSIR DE DIEU .

Nous continuerons maintenant à exposer comment ces trois unités sont susceptibles d'ornements plus relevés et d'une possession plus glorieuse, par des exercices intérieurs, en comparaison de la vie active.

Quand l'homme par la charité et l'élévation de ses vues rapporte toutes ses oeuvres et toute sa vie à la gloire de Dieu et à sa louange, et qu'il cherche son repos en Dieu au-dessus de toutes choses, il lui faut humblement, patiemment, dans l'abandon de soi-même, et avec une ferme assurance, attendre de nouvelles richesses et de nouveaux dons, sans s'inquiéter jamais si Dieu les accordera ou ne les accordera pas. Ainsi on se prépare et dispose à recevoir une vie intérieure mue par le désir. Quand la coupe est prête, on y verse une liqueur généreuse. Il n'est de coupe plus noble que l'âme aimante, ni de breuvage plus précieux que la grâce de Dieu. C'est ainsi que l'homme doit rapporter à Dieu toutes ses oeuvres et toute sa vie, avec une intention simple et élevée, puis reposer au-dessus de toute intention, de luimême et de toutes choses, dans l'unité sublime où Dieu et l'esprit aimant sont unis sans intermédiaire.

C. L'ILLUMINATION DANS L'UNITÉ SUPÉRIEURE

De cette unité où l'esprit est uni à Dieu sans intermédiaire, découlent la grâce et tous les dons. C'est du fond de cette même unité, où l'esprit repose au-dessus de lui-même en Dieu, que le Christ, l'éternelle vérité, dit : “Voyez, l'Epoux vient, sortez à sa rencontre.”

Le Christ, qui est la lumière de vérité, dit : « Voyez. » Car c'est par Lui que nous devenons voyants : Il est la lumière du Père et sans Lui il n'est aucune lumière, ni au ciel, ni sur la terre. Cette parole du Christ en nous n'est rien d'autre qu'une infusion de sa lumière et de sa grâce. Cette grâce tombe en nous dans l'unité de nos puissances supérieures et de notre esprit, de laquelle procèdent les puissances supérieures en exerçant leur activité dans la pratique de toutes les vertus moyennant la puissance de la grâce, pour faire retour à cette même unité à laquelle les rattache le lien de l'amour. En (238) cette unité réside la puissance, le principe et la fin de toute activité chez la créature, dans l’ordre naturel et surnaturel, dans la mesure où elle s'exerce selon le mode créé, moyennant la grâce, les dons divins et la puissance propre de la créature. Et pour cette raison Dieu impartit sa grâce dans l'unité des puissances supérieures, afin que l’homme pratique toujours la vertu moyennant la puissance, la richesse, l'impulsion de la grâce. Car Il donne sa grace en vue de l'action, et Il se donne Lui-même au-dessus de toute grâce en vue de la jouissance et du repos. L'unité de notre esprit, c'est notre habitation dans la paix divine et dans les richesses de la charité ; la multiplicité des vertus s'y rassemble pour vivre dans la simplicité de l'esprit. Or la grâce de Dieu, qui émane de Dieu, est une motion intérieure, une impulsion du Saint-Esprit qui meut notre esprit du dedans et l'incite à toutes les vertus. Cette grâce émane du dedans, non du dehors, car Dieu nous est plus intérieur que nous ne le sommes à nous-mêmes, et son activité ou la motion qu'Il exerce en nous, naturellement ou surnaturellement, nous est plus proche et plus intime que notre propre activité; c'est pourquoi l'action de Dieu s'exerce en nous du dedans vers le dehors, et celle des créatures du dehors vers le dedans, Et c'est pourquoi la grâce et tous les dons ou inspirations de Dieu, procèdent du dedans, dans l'unité de notre esprit, non du dehors, dans l'imagination, par images sensibles.

D. LES CONDITIONS REQUISES POUR OBTENIR L'ILLUMINATION

Or le Christ prononce spirituellement dans l'homme appliqué à l'entendre, cette parole : « Voyez. ».

Trois choses, comme j'ai dit précédemment, rendent l'homme voyant dans les exercices intérieurs. La première c'est l'illumination de la grâce divine. La grâce de Dieu dans l'âme est semblable à la chandelle dans la lanterne ou dans un vase de verre, car elle réchauffe, elle éclaire et pénètre de sa lumière le vase, c'est-à-dire l'homme juste. Et elle se manifeste à l'homme qui la possède au dedans de lui-même, pour peu qu'il s'observe intérieurement. Elle se manifeste aussi aux autres hommes à travers lui, dans ses vertus et ses bons exemples. L'irradiation de la grâce de Dieu touche et meut promptement du dedans l'homme intérieur, et cette prompte motion est la première chose qui nous rend voyants.

De cette prompte motion par Dieu procède la seconde condition, laquelle vient de l'homme, c'est le recueillement de toutes les puissances, du dedans et du dehors, dans l'unité de l'esprit, sous le lien de l'amour.

Le troisième facteur est la liberté qui permet à l'homme de rentrer en lui-même dégagé de toute image et de tout obstacle, aussi souvent qu'il le veut, pour concentrer ses pensées sur son Dieu. Il importe par conséquent que l'homme soit affranchi de toute considération de plaisir ou de peine, de gain ou de perte, d'élévation ou d'abaissement, de tout souci étranger, de toute joie et de toute crainte, que nulle créature ne le retienne.

Ces trois facteurs rendent l'homme voyant dans les exercices intérieurs. S'ils sont acquis pour vous, vous possédez la base et le principe des exercices intérieurs et de la vie intérieure.

*

DEUXIÈME ET TROISIÈME PARTIE : “L'ÉPOUX VIENT, SORTEZ”. DU TRIPLE AVÈNEMENT DU CHRIST ET DE LA MANIÈRE D'Y RÉPONDRE

Quand même les yeux seraient clairs et la vue subtile, si l'objet aimable et délectable fait défaut, la claire vue et l'application ne servent de rien ou n'avancent guère. C'est pour cela que le Christ montre aux yeux éclairés de l'intelligence ce qu'ils doivent voir, c'est-à-dire l’avènement intérieur du Christ son Epoux.

L'avènement particulier du Christ se présente de trois manières chez les hommes qui s'exercent dévotement à la vie intérieure. Et chacun de ces trois avènements élève l'homme à une existence plus haute et à des exercices plus profonds. Le premier avènement du Christ dans les exercices intérieurs, opère du dedans une motion et impulsion sensibles, il attire l'homme avec toutes ses puissances en haut, vers le ciel, et le presse de se tenir en union avec Dieu. Cette impulsion et attraction on la ressent dans le coeur et dans l'unité de toutes les puissances charnelles, en particulier dans la concupiscible. Car cet avènement émeut chez l'homme la partie inférieure et y agit ; il faut en effet qu'elle soit purifiée, ornée, enflammée et entraînée vers le dedans. Cette impulsion intérieure de Dieu, prend en même temps qu'elle donne, elle rend à la fois riche et pauvre, bienheureux et malheureux, elle fait espérer et désespérer, elle réchauffe et glace. Les dons et actions qui s'exercent ici en sens contraire, sont ineffables en (242) toute langue. Cet avènement avec les exercices qui s'y rapportent, se divise en quatre modes, les uns plus élevés que les autres, comme nous montrerons par la suite. Et c'est par là qu'est ornée la partie inférieure de l'homme dans la vie intérieure. La seconde manière selon laquelle se présente l'avènement intérieur du Christ, est d'un ordre plus relevé. Il s'y montre plus hautement semblable à ce qu'Il est en Lui-même, Il y accorde des dons plus hauts et des lumières plus vives, Elle s'effectue dans le reflux au sein des puissances supérieures de l'âme, parmi l'abondance des dons divins qui affermissent, illuminent et enrichissent l'esprit de multiples manières. Pour autant que Dieu se répand, Il exige de l'âme qu'elle s'écoule et puis reflue avec toutes ses richesses vers le même fond d'où provient l'épanchement. Et dans cet épanchement Dieu accorde, Il montre des dons merveilleux. Mais Il exige en retour de l'âme qu'elle Lui rende tous ses dons, démultipliés, au delà de tout ce que la créature peut faire. Cet exercice, ce degré d'existence est plus élevé, il atteint à une plus haute ressemblance avec Dieu que le premier, et c'est par là que les trois puissances supérieures de l'âme reçoivent leur ornement.

La troisième manière, selon laquelle se présente l'avènement intérieur de Notre-Seigneur, consiste en une motion ou une touche intérieure ressentie dans l'unité de l'esprit, au sein de laquelle les puissances supérieures de l'âme ont leur existence, d'où elles émanent, où elles font retour, y demeurant toujours unies par le lien de l'amour, et du fait de l'unité de l'esprit dans l'ordre naturel. Cet avènement porte au degré d'existence le plus haut et le plus profond qui soit dans la vie intérieure, C'est par là que, de maintes façons, l'unité de l'esprit reçoit son ornement.

Or le Christ exige dans chaque avènement une sortie particulière de nous-mêmes, notre vie se conformant à la manière de son avènement. C'est pourquoi il prononce spirituellement cette parole dans notre coeur, lors de chaque avènement : “Sortez par vos exercices et toute votre vie, selon la manière dont ma grâce et mes dons vous y incitent.” Car d'après la manière dont l'esprit de Dieu nous pousse, nous meut, nous attire, exerce en nous son influence, sa touche même, il nous faut sortir et marcher dans la pratique des exercices intérieurs, si nous voulons parvenir à la perfection. Mais si nous résistons à l'esprit de Dieu par les dissonances de notre vie, nous perdons l'impulsion intérieure et fatalement nous restons à court de vertu.

Ce sont là trois avènements du Christ dans les exercices intérieurs. Nous allons maintenant exposer et expliquer chaque avènement en particulier. Mais appliquez votre zèle à y bien faire attention, car celui qui n'a pas éprouvé ces choses-là ne pourra guère comprendre.

A. LE PREMIER AVÈNEMENT LEQUEL SE FAIT DANS LE COEUR

Le premier avènement du Christ dans les exercices que le désir inspire, est une motion intérieure et sensible du Saint Esprit qui nous pousse et incite à toutes les vertus.

a. L’IMAGE DU SOLEIL SUR LES HAUTES TERRES.

Cet avènement nous le comparerons à l'éclat et à la force du soleil qui en un instant, dès qu'il se lève, éclaire le inonde, le pénètre de sa lumière et de sa chaleur. C'est de la même façon que le Christ, soleil de l'éternité, dont la demeure est dans les hautes régions de l'esprit, jette ses rayons, sa clarté, sa lumière ; Il illumine et enflamme les plus basses parties dans l'homme, à savoir son coeur de chair et ses puissances sensibles ; et ceci se produit en moins d'un instant, car l'oeuvre de Dieu est vite faite. Mais celui (244) qui doit en bénéficier, doit être intérieurement par les yeux de l'intelligence, un voyant. Le soleil qui brille sur les hautes terres, au midi de ce monde[38], donnant contre les montagnes, produit un été plus précoce, fait mûrir des fruits meilleurs, donne des vins plus forts, et il répand la joie dans le pays. C'est le même soleil qui donne sa lumière dans le bas-pays, à l'extrémité de la terre. La contrée est plus froide, la force de la chaleur est moindre; cependant il y produit nombre de bons fruits, encore qu'on n'y trouve guère de vin. Les hommes qui se tiennent dans la plus basse partie d'eux-mêmes, tout près des sens extérieurs, dès l'instant qu'avec une intention droite ils pratiquent les vertus morales, s'adonnent aux exercices extérieurs, et se montrent dociles à la grâce divine, ils produiront nombre de bons fruits de plus d'une façon. Mais au vin des joies intérieures et des consolations spirituelles, ils ne goûtent guère. L'homme qui veut maintenant sentir l'éclat du soleil intérieur qu'est le Christ lui-même, doit être voyant et établir sa demeure sur les montagnes, dans le haut-pays, dans le recueillement de toutes ses puissances, et en s'élevant de tout son coeur vers Dieu, libre et dégagé de tout souci du côté des joies et des peines, à l'endroit de toutes les créatures. La brille le Christ, soleil de justice, dans la libre élévation du coeur : telles sont les montagnes dont je voulais parler.

Le Christ, Soleil de gloire et Clarté divine, dans son avènement intérieur, éclaire le coeur libre et toutes les puissances de l'âme, Il les pénètre de ses rayons et les enflamme par la vertu de son Esprit. Et c'est là le premier effet de l'avènement intérieur dans l'exercice que le désir commande. De la même manièe que le feu, par sa nature et sa vertu, enflamme toute matière prête à s'enflammer, le Christ enflamme les coeurs préparés, libres et élevés, par l'ardeur intime de son avènement intérieur. Et Il dit dans cet avènement : « Sortez par des oeuvres conformes au mode de cet avènement. »

De cette ardeur provient l'unité du coeur. Nous ne pouvons en effet parvenir à la véritable unité que si l'Esprit de Dieu allume ses feux dans notre coeur. Car le feu rend un, et semblable à lui-même ; et il en va ainsi pour tout ce qu'il peut envelopper et transformer. L'unité consiste à se sentir recueilli intérieurement, avec toutes ses puissances, dans l'unité du coeur. L'unité donne la paix intérieure et le repos du coeur. L'unité du coeur est un lien qui attire ensemble et qui enlace le corps et l'âme, le coeur, les sens et t'outes les puissances dans l'unité de l'amour.

De cette unité vient la ferveur intime. Car nul ne peut être fervent s'il n'est en lui-même recueilli et uni. La ferveur intime consiste à se tenir au-dedans de soi-même tourné vers son propre coeur, de manière à comprendre et sentir l'opération de Dieu dans l'âme et son allqcution intérieure. La ferveur est un feu d'amour qui se'sent, que l'Esprit de Dieu allume et attise. La ferveur consume, elle pousse et excite l'homme du dedans ; et il ne sait d'où cela vient ni ce qui lui arrive.

De la ferveur vient un amour sensible qui pénètre le coeur et la puissance concupiscible de l'âme. Cet amour de désir dont la saveur se fait sentir au coeur, nul ne peut le posséder s'il n'a l'âme fervente. Cette charité, cet amour sensible consiste dans le désir le goût et comme la faim qu'on éprouve à l'endroit de Dieu, vu qu'Il est le Dieu éternel en qui se résument tous les biens. L'amour sensible donne congé à toutes les créatures, par le refus d'en jouir, sinon toutefois de s'en servir. L'amour fervent ressent (246) intérieurement la touche de l'amour éternel qu'il doit cultiver toujours. Il abandonne et méprise facilement toutes choses afin de pouvoir atteindre à ce qu'il désire.

De cet amour sensible vient la dévotion envers Dieu et sa gloire, car nul ne peut en son coeur avoir une dévotion animée de désir que l’homme qui voue à Dieu sa charité et un amour sensible. La dévotion existe quand le jeu de l'amour et de la charité lance vers le ciel sa flamme de désir. La dévotion meut et excite l'nomme extérieurement et intérieurement au service de Dieu. La dévotion épanouit le corps et l'âme dans l'honneur et le respect à l'égard de Dieu et de tous les hommes. La dévotion, Dieu la réclame de nous dans tout le culte que nous devons Lui rendre. Elle purifie le corps et l'âme de tout ce qui peut leur être une entrave ou un obstacle. Elle met sur le droit chemin de la béatitude.

 De cet.te dévotion fervente procède l'action de grâces. Car nul ne peut rendre à Dieu louanges et grâces aussi bien que l'homme dévot. Il est juste que nous rendions à Dieu grâces et louanges, car Il nous a appelés à l'existence,de créatures raisonnables, et selon ses disposi.tions, le ciel, la terre, les anges, sont ordonnés à notre service ; à cause de nos péchés, Il s'est fait homme; Il nous a donné son enseignement, sa vie et ses exemples ; Il nous a servis sous une humble forme, et pour nous Il souffrit une mort ignominieuse ; son royaume éternel, ainsi que le don de Lui-même, c'est là ce qu'Il a promis pour nous récompenser et encore nous servir. Et Il nous a épargnés dans nos péchés, prêt encore à pardonner, comme Il a pardonné. Il a répandu sa grâce et son amour dans nos âmes. Il veut demeurer en nous et avec nous pour l'éternité. Tout au long de notre vie Il veut nous visiter dans ses augustes sacrements, comme Il nous a déjà visités, en vue de pourvoir à tous nos besoins. Il nous a laissé son corps pour nourriture et son sang pour breuvage, au gré de l'appétit, du désir de chacun. Il nous a mis sous les yeux et la nature et l'Ecriture, ainsi que toutes les créatures, comme miroir et exemplaire, afin que nous considérions et apprenions la façon de faire tourner tnutes nos oeuvres en actes de vertu. C'est Lui Qui nous confère la santé, la force, la puissance, parfois aussi la maladie, pour notre utilité ; qui suscité en nous la paix et la tranquillité intérieures comme les nécessités extérieures. Nous Lui devons de norter le nom de Chrétiens et d'êtres nés Chrétiens. Voilà de quoi Il nous faut rendre grâces à Dieu ici-bas, afin de le faire là-haut éternellement.

Nous devons aussi louer Dieu par tout ce que nous Pouvons faire. Ijouer Dieu, c'est, de la part de l'homme, rendre gloire à la Toute-puissance divine, l'honorer et révérer par toute sa vie. Louer Dieu, c'est une tâche sans fin, car c'est notre béatitude même, et c'est à juste titre que nous Le louerons dans l'éternité. La ferveur des louanges et actions de grâce engendre une double souffrance dans le coeur, une double peine sensible. On éprouve une première douleur de ne pas suffire à rendre à Dieu grâces, louanges, gloire, tout le culte qui Lui est dû. On en éprouve une autre à ne pas progresser autant qu'on le désire dans la charité, les vertus, la fidélité, la perfection des moeurs, de manière à se rendre digne de rendre à Dieu louanges et grâces et de Le servir comme il convient, C'est là une autre peine, et toutes deux sont les racines et le fruit, le principe et la fin de toutes les vertus intérieures. La douleur intérieure, les tourments qu'on éprouve de ses défaillances dans la vertu et dans la louange de Dieu, constituent l'oeuvre suprême de ce premier mode des exercices intérieurs, ils en sont l'achévement.

LA COMPARAISON AVEC L’EAU QUI BOUT. Or faites attention à une comparaison qui montre ce que (248) doivent être ces exercices. Quand le feu naturel, par sa chaleur et sa vertu a porté l'eau ou tout autre liquide à l'ébullition[39] il exerce son action suprême ; l'eau bouillonne et retombe vers le fond, puis elle est chassée de nouveau en l'air pour le même effet, lequel tient à la vertu du feu : de sorte que le feu continue à chasser l'eau et que l'eau demeure en ébullition. Il en va de même de l'opération de ce feu intérieur qu'est le Saint-Esprit : Il pousse, Il excite, Il stimule le coeur et toutes les puissances de l'âme, les portant à l'ébullition, c'est-à-dire à rendre à Dieu grâces et louanges de la façon dont j'ai parlé auparavant. Ensuite on retombe sur le même fond où l'Esprit de Dieu est là qui brûle : de sorte que le feu d'amour demeure ardent et que le coeur de l'homme persévère dans ses louanges et actions de grâces, en paroles et en oeuvres, tout en se maintenant dans l'humilité ; de sorte qu'on fait grand cas de ce qu'on devrait faire et ferait volontiers, et peu de cas de ce qu'on Pratique, lorsque vient l'été et que le soleil s'élève, il tire l'humidité de la terre à travers les racines et le tronc même de l'arbre jusque dans les rameaux ; et c'est de là que viennent feuilles, fleurs et fruits[40]. De la même façon, quand le Christ, Soleil éternel, se lève et monte dans notre coeur, y faisant naître l'été dans la parure des vertus, Il donne sa lumière et sa chaleur à nos désirs et Il détourne le coeur de toute la multiplicité des choses de la terre, faisant régner l'unité et la ferveur ; Il fait croître le coeur, Il y fait pousser les feuilles de l'amour fervent et les fleurs de la dévotion et du désir, Il lui fait porter les fruits de l'action de grâces et de la louange dans l'humilité et la douleur qui naissent d'un sentiment continuel d'insuffisance.

Ici prend fin le premier mode des exercices intérieurs, parmi les quatre principaux qui font l'ornement de la partie inférieure chez l'homme.

b. DEUXIÈME MODE. SURABONDANCE DES CONSOLATIONS

Or puisque nous comparons ces quatre modes de l'avènement du Christ à la lumière et à la puissance du soleil, nous pouvons trouver encore telle vertu et telle opération du soleil qui hâte fort les fruits et les multiplie.

Quand le soleil monte très haut et entre dans le signe des Gémeaux, c'est-à-dire du couple formé par deux êtres de même nature, à savoir au milieu de Mai, à ce moment le soleil exerce une puissance redoublée sur les arbres, les plantes, et tout ce qui pousse sur la terre. Si les planètes qui régissent la nature se présentent alors selon l'ordre que requiert la saison, le soleil répand ses rayons sur la terre et attire l'humidité dans l'air. De là vient la rosée et la pluie, et les fruits croissent et deviennent très nombreux. D'une manière semblable quand ce clair Soleil qu'est le Christ s'élève dans notre coeur audessus de toutes choses et que les exigences de la nature charnelle qui sont contraires à l'esprit, sont bien dominées et réglées avec discrétion, tandis que les vertus sont alors acquises de la manière exprsée dans le mode précédent, et que par l'ardeur de la charité tout le goût et tout le repos que l'on peut trouver dans la vertu sont rapportés à Dieu en offrande d'actions de grâces et de louanges, il s'ensuit parfois une douce pluie de nouvelles consolations intérieures, une rosée céleste de suavité divine. Cela fait croître et redoubler les vertus, quand tout se passe comme il convient.  (250)

Il s'agit là d'une nouvelle opération particulière du Christ lors de son nouvel avènement dans le coeur aimant, et l'homme s'en trouve élevé à un mode supérieur à celui où il se tenait auparavant. Parmi cette suavité se fait entendre une parole du Christ : « Sortez selon le mode de cet avènement. » De cette même suavité vient la délectation du coeur et de toutes les puissances charnelles, de sorte que l'homme se croit enserré du dedans par l'étreinte divine de l'amour. Cette délectation et cette consolation comptent davantage, pour l'âme comme pour le corps, elles leur sont plus savoureuses que tout ce que le monde entier pourrait donner de plaisir, même en supposant qu'on pût être seul à en jouir. Parmi cette délectation Dieu se laisse descendre dans le coeur par le moyen de ses dons, avec tant de consolations savoureuses et de joies, que le coeur déborde intérieurement. A cette occasion on constate combien sont misérables ceux qui se tiennent en dehors de l'amour. Ce bonheur fait que le coeur se répand sans qu'on puisse le retenir, vu l'abondance des joies intérieures.

De cette félicité vient l'ivresse spirituelle. L'ivresse spirituelle consiste à recevoir une surabondance de bonheur et de délectations sensibles qui excèdent ce que le coeur de l'homme ou son appétit peuvent désirer et contenir. Les effets de l'ivresse spirituelle sont chez l'homme multiples et étranges. Les uns, elle les fait chanter et louer Dieu de l'abondance du plaisir. A d'autres elle fait verser de grosses larmes à cause du bonheur que le coeur éprouve. Il en est chez lesquels elle provoque une telle impatience dans tous leurs membres, qu'ils ne peuvent s'empêcher de courir, de sauter, de danser. Il en est que cette ivresse excite si fort qu'ils ne peuvent s'empêcher de battre des mains comme pour applaudir. Il en est qui crient à pleine voix et manifestent la surabondance qu'ils ressentent intérieurement. Il en est qui ne peuvent que garder le silence, pour fondre de bonheur dans tous leurs sens. Il semble parfois que le monde entier ressent ce qu'on éprouve soi-même, d'autres fois que personne ne goûte la saveur de ce qui vous émeut. Souvent il vous paraîtra qu'on ne peut ni ne doit perdre ce bonheur; quelquefois on s'étonnera de ce que tous les hommes ne deviennent pas divins, Il arrive qu'on s'imagine que Dieu vont appartient tout entier à vous seul, et qu'Il n'est à personne autant qu'à vous.

D'autres fois on se demande avec étonnement ce que cette félicité peut être, ou bien d'où elle vient, voire même ce qui vous arrive, C'est là, du point de vue de la sensibilité charnelle, la vie la plus heureuse, à laquelle quelques-uns peuvent atteindre sur terre. Quelquefois le bonheur est si grand qu'on s'imagine que le coeur va se rompre parmi cette multiplicité de dons et d'opérations merveilleuses, L'homme doit donc honorer et louer d'un coeur humble le Seigneur qui peut faire tout ceIa, il doit Lui rendre grâces avec une dévotion fervente de ce qu'Il veut bien le faire; et toujours il doit considérer en son coeur, et dire par la bouche en toute sincérité : “Seigneur, je ne suis pas digne de cela, mais j'ai grand besoin de votre bonté infinie et de votre soutien.” Avec ces humbles dispositions il pourra croître et progresser en de plus hautes vertus. Or cet avènement, selon le mode ici décrit, est accordé à des hommes ainsi disposés dès leurs débuts, quand ils se détournent du monde, c'est-à-dire quand ils opèrent une conversion totale et renoncent à toutes les consolations du monde afin d'être tout à Dieu et de ne vivre que pour Lui bien qu'ils soient encore fragiles et qu'ils aient besoin de lait et de douceurs, non de fortes nourritures[41], de grandes tentations et du sentiment d'être (252) délaissés de Dieu. A cette époque la gelée blanche et le brouillard gênent souvent ceux qui en sont à cet état, car ils sont au beau milieu du mois de Mai dans le cours de leur vie intérieure. La gelée blanche, c'est la volonté ou l'illusion d'être quelque chose, c'est le cas que l'on fait de soi-même ou la conviction qu'on a mérité les consolations et qu'on en est digne. C'est là une gelée blanche qui est capable de détruire les fleurs et les fruits de toutes les vertus. Le brouillard c'est le désir de se reposer sur les consolations et suavités intérieures : l'atmosphère de la raison s'en trouve assombrie, et les puissances sur le point de se déployer, de fleurir et de porter des fruits, semblent se rétracter. Aussi en vient-on à perdre la connaissance de la vérité. On pourra toutefois garder à l'occasion de trompeuses douceurs : c'est l'ennemi qui les donne, quand il finit par vous égarer.

DE LA COMPARAISON AVEC L’ABEILLE[42]. Je vais vous proposer une modeste comparaison afin que vous ne vous égariez pas, mais que vous sachiez vous gouverner dans cet état. Or il vous faut observer l'abeille et imiter sa sagesse. Elle vit en union avec l'assemblée de ses pareilles, et elle sort, non pas sous la tempête, mais quand le temps est calme et serein et que le soleil donne, se posant sur toutes les fleurs dans lesquelles se trouve quelque suave nectar. Elle ne prend son repos sur aucune fleur, ni sur rien qui la délecte par sa beauté ou suavité ; mais elle butine le miel et la cire, c'est-à-dire la douceur et la matière dont s'alimente la claire flamme ; ensuite elle revient à l'unité de l'essaim rassemblé, afin de devenir féconde et de tirer parti de son butin. Le coeur épanoui où resplendit le Christ, soleil de l'éternité, croît sous ses rayons, fleurit et se répand, avec toutes les puissances intérieures, en joie et en douceurs. Or l'homme doit imiter les façons de l'abeille, il doit voler par l'observation, la raison, la discrétion, sur tous les dons et sur toutes les douceurs qu'il lui a jamais été donné de goûter, et sur tous les biens que Dieu a jamais faits, et avec le dard de la charité et du discernement intérieur, il doit faire l'épreuve de toute la diversité des consolations et des biens, sans se reposer sur aucune fleur, à savoir en aucun don ; mais, tout chargé d'actions de grâces et de louanges, il doit reprendre son essor vers l'unité au sein de laquelle il veut prendre avec Dieu son repos et sa demeure pour l'éternité.

C'est là le second mode des exercices intérieurs qui ornent la partie inférieure chez l'homme de multiples façons.

c. TROISIÈME MODE. PUISSANT ATTRAIT VERS DIEU

Quand au ciel le soleil arrive au point le plus haut où il puisse s'élever, à savoir quand il entre dans le signe du Cancer, il ne peut en effet monter plus haut et ensuite il commence à redescendre, alors la chaleur est la plus forte de toute l'année, le soleil attire l'humidité, la terre se dessèche et les fruits atteignent leur plus complète maturité. De la même manière quand le Christ, Soleil divin, s'élève au point le plus haut de notre coeur, c'està-dire au-dessus de tous les dons, consolations et douceurs que nous pouvons recevoir de Lui, de sorte que nous ne nous reposons sur aucun goût que Dieu peut répandre en notre âme, si fort soit-il, parce que nous sommes maîtres de nous-mêmes, mais que toujours nous faisons retour, comme il a été dit (254) auparavant, par d'humbles louanges et de ferventes actions de grâces, vers le même fond, d'où découlent tous les dons selon le besoin des créatures et leur dignité : alors le Christ a atteint le point le plus élevé de notre coeur et veut attirer à Lui toutes choses, c'est-à-dire toutes les puissances. Quand il n'est de goûts ni de consolations capables de triompher du coeur aimant ou de l'entraver, mais que celui-ci veut dépasser tous les dons et consolations afin de trouver Celui qu'il aime, alors commence le troisième mode des exercices intérieurs par lesquels l'homme s'élève et s'orne selon son affectivité, en la partie la pIus basse de lui-même.

La première opération du Christ, le début même de ce mode, c'est l'attraction que Dieu exerce sur le coeur, sur les désirs, sur toutes les puissances de l'âme ; Il les attire en haut vers le ciel, Il leur commande de s'unir à Lui, et au fond du coeur Il dit spirituellement : “Sortez hors de vous-mêmes, pour venir à moi, de la même manière dont je vous attire et vous appelle”. Cette attraction, cet appel, je ne puis guère l'exposer à des hommes grossiers et insensibles. Toutefois il s'agit là d'une sollicitation et intimation intérieures qui péessent le coeur de se porter à sa plus haute unité. Cette pression intérieure est pour le coeur aimant plus suave que tout ce qu'il a pu goûter auparavant, car c'est à partir de ce point que commencent un mode nouveau et des exercices plus élevés.

Ici le coeur s'épanouit d'aise et de désir, toutes les veines se dilatent et toutes les puissances de l'âme se tiennent prêtes dans leur désir de satisfaire aux exigences de Dieu, de l'union avec Lui. Cette intimation est une irradiation du Christ, Soleil éternel, et elle produit dans le coeur une joie si délectable, elle l'épanouit si largement, qu'il est difficile de le fermer ensuite.

L'homme en garde intérieurement une blessure au coeur et ressent la navrure d'amour[43]. Etre blessé d'amour, c'est la sensation la plus suave et le tourment le plus cuisant qu'on puisse supporter. Etre blessé d'amour est un signe certain de guérison future. Cette blessure spirituelle vous remplit d'aise et vous fait mal en même temps. Le Christ, Soleil véritable, se mire et reflète dans le coeur blessé qui demeure ouvert, et de nouveau Il appelle à l'union. Cela renouvelle la blessure et toutes les meurtrissures.

Cet appel intérieur, cette intimation, l'empressement de la créature à se lever et à s'offrir avec tous les moyens en son pouvoir, encore qu'elle ne puisse atteindre et obtenir l'unité, tout cela produit une langueur spirituelle, de sorte que le fond le plus intime du coeur, à la source même de la vie, est blessé d'amour, et qu'on est incapable d'obtenir ce qu'on désire par dessus tout, alors qu'il vous faut demeurer toujours où il ne vous convient pas : de cette double cause provient la langueur. Ici le Christ s'est élevé au point culminant de l'esprit et darde ses rayons divins dans l'avidité du désir, au vif du coeur affamé ; et ils brûlent, ces rayons, ils dessèchent et absorbent toute l'humidité, c'est-à-dire les puissances et énergies naturelles. L'avidité du coeur ouvert et l'irradiation des rayons divins produisent un tourment incessant.

Lorsqu'on ne peut atteindre Dieu, ni prendre sur soi de se passer de Lui, de ces deux choses résulte chez quelques-uns un transport d'impatience, au dehors et au dedans. Tant que l'homme éprouve ce transport il ne place son bien dans aucune créature, en aucune il ne trouve son repos ni quelque agrément, au ciel ou sur la terre. Il arrive en ce transport qu'on perçoive des paroles sublimes et profitables suggérées, prononcées intérieurement, quelque enseignement particulier, quelque doctrine de (256) sagesse. Dans ce transport intérieur on est prêt à endurer tout ce qu'on peut souffrir, afin de pouvoir obtenir ce qu'on aime. Le transport d'amour, c'est une impatience intérieure qui entend difficilement raison, tant qu'on n'obtient pas ce qu'on aime. Le transport intérieur dévore le coeur de l'homme et lui boit son sang. Ici l'ardeur du sentiment intérieur est la plus forte qu'il soit donné de connaître dans une vie d'homme ; la nature charnelle de l'homme en éprouve une meurtrissure secrète, elle s'en trouve épuisée, sans labeur extérieur. Cependant le fruit de la vertu arrive à maturité, avec une précocité plus grande que dans aucun des modes auparavant décrits.

A cette saison de l'année le soleil visible entre dans le signe du Lion, lequel a un naturel violent, du fait qu'il est le maître parmi tous les animaux. De la même façon quand l'homme entre dans cet état, le Christ, le clair Soleil, se trouve dans le signe du Lion. C'est que les rayons de sa chaleur sont alors si ardents que l'homme dans son transport sent bouillir le sang de son coeur. Et ce mode impétueux, une fois qu'il domine, l'emporte sur tous les autres, et les exclut même, car il tend à l'effacement de tout mode, c'est-à-dire de toute manière. Dans cet emportement, on se prend parfois à désirer, à souhaiter impatiemment d'être délivré de la prison du corps, pour s'unir à Celui qu'on aime. On lève alors les yeux de l'âme pour contempler le palais des cieux, plein de gloire et de joie, avec au dedans le Bienaimé qui porte la couronne, et se répand en ses saints dans l'abondance de ses largesses, tandis que soi-même on est réduit à s'en passer. D'aucuns ne peuvent alors empêcher de vraies larmes de couler, il naît en eux un grand désir. Ensuite on abaisse le regard pour considérer la terre d'exil où l'on çst emprisonné et d'où il n'est pas possible de fuir : alors s'échappent des larmes d'accablement et de détresse. Ces larmes naturelles apaisent l'âme et la rafraîchissent; elles sont profitables à la nature charnelle, lui conservant force et énergie, et l'aidant à supporter jusqu'au bout ses transports. Il est profitable, dans cet état d'impétuosité, de s'adonner à des considérations multiples, de pratiquer des exercices comportant certains modes, de manière à garder ses forces et à vivre longtemps dans la vertu.

De ces transports et de cette impatience certains sont parfois tirés, élevés en esprit au-dessus des sens ; et ils perçoivent par des paroles qui leur sont adressées, par des images ou figures sensibles qui leur sont montrées, quelque vérité qu'il leur est nécessaire de connaître, à eux-mêmes ou à d'autres hommes, ou bien l'annonce de choses à venir. C'est là ce qui s'appelle révélations ou visions. Lorsqu'il s'agit d'images sensibles, elles sont reçues dans, l'imagination ; elles peuvent être l'oeuvre d'un ange, lequel agit chez l'homme moyennant la puissance de Dieu[44]. Lorsqu'il s'agit d'une vérité d'ordre intelligible ou de quelque figure spirituelle dans lesquelles Dieu se montre insondable, elles sont reçues par l'entendement ; elles se laissent d'ailleurs formuler en paroles, dans la mesure où les mots peuvent les exprimer[45].

Parfois l'homme peut être élevé au-dessus de lui-même et au-dessus de l'esprit, sans être cependant absolument tiré hors de lui-même, et plongé dans un bien incompréhensible qu'il ne saurait exprimer ou décjire d'une manière adéquate à ce qu'il a vu ou entendu ; car voir et entendre n'est qu'une seule(258) et même chose dans cette opération toute simple, cette simple vision. Et nul autre que Dieu seul ne peut provoquer chez l'homme cette opération, sans intermédiaire, sans la coopération de quelque créature. C'est là ce qui s'appelle le ravissement, par où il faut entendre que l'homme est enlevé à lui-même, emporté au-dessus de lui-même[46].

Parfois Dieu donne à certains de brèves lueurs dans l'esprit, quelque chose comme les éclairs dans le ciel. C'est ainsi qu'apparaît une courte lueur d'une singulière clarté, laquelle jaillit du sein de la toute simple nudité[47]. En un instant l'esprit est alors élevé au-dessus de lui-même, et aussitôt la lumière s'évanouit et l'homme revient à soi. Dieu exerce Lui-même cette action, et c'est là chose très noble, car ceux qui la subissent en deviennent souvent des hommes éclairés.

Ces hommes qui vivent dans le transport d'amour se comportent parfois d'une autre manière; il arrive en effet que brille en eux une certaine lumière que Dieu produit par intermédiaire. Dans cette lumière le coeur, ainsi que la puissance concupiscible s'élèvent vers la lumière. Or dans la rencontre de la lumière le désir et l'assouvissement sont tels que le coeur ne les peut supporter et qu'il éclate de joie et s'exprime par la voix : c'est là ce qui s'appelle jubiler et cette jubilation est une joie qu'on ne saurait rendre par des mots. On ne saurait d'ailleurs contenir pareille émotion ; si l'on veut se porter vers la lumière, le coeur haut et large ouvert, alors la voix échappe à toute contrainte aussi longtemps que durent cet exercice et ce mode. Tels hommes intérieurs reçoivent parfois en songe par l'intermédiaire de leur ange ou bien d'autres anges, maints enseignements au sujet de choses qu'il leur est nécessaire de connaître.

Il se trouve aussi tels hommes qui ont fréquemment des inspirations, à qui sont suggérées intérieurement certaines paroles ou pensées, tout en demeurant assujettis aux sens extérieurs ; ils font des rêves merveilleux, mais ils ne savent rien du transport d'amour; car ils se répandent en soins multiples et ignorent la blessure d'amour : ces songes peuvent être l'effet de la nature, ou bien être produits par le démon, ou aussi par de bons anges, Aussi peut-on y prendre garde, pour autant qu'ils s'accordent avec la Sainte Ecriture et la vérité, et non pas davantage ; si l'on veut en faire plus grand cas, on se laisse facilement tromper[48] .

OBSTACLES. Je voudrais Maintenant vous montrer les obstacles auxquels se heurtent les hommes qui marchent dans un tel transport et les dommages qu'ils encourent. A cette époque de l'année, comme nous l'avons dit, le soleil entre dans le signe du Lion, et c'est la saison la plus malsaine de toutes, encore qu'elle soit profitable ; alors en effet commence la canicule laquelle apporte bien des maux. Il arrive dans cette période que la chaleur soit si anormale et si forte que dans certains pays les plantes et les arbres sèchent sur pied et que dans certaines eaux il se trouve des poissons qui languissent et meurent, comme aussi sur la terre il se trouve des hommes qui dépérissent et meurent. Et la cause de ces maux n'est pas seulement le soleil, car il en serait de même dans tous les pays en général, dans toutes les eaux et pour tous les hommes : mais quelquefois la cause doit être cherchée dans quelque désordre ou quelque perturbation survenue dans la matière soumise à l'action du soleil. D'une manière semblable quand l'homme entre dans cet état d'impatience, il tombe dans une véritable canicule. Et l'éclat des rayons divins est si ardent et si brûlant, tombant de là-haut, le coeur aimant, déjà blessé, s'enflamme si bien du dedans quand s'allument à ce point l'ardeur de ses affections et l'impatience du désir, que l'on cesse de se contenir, pour verser dans l'agitation, tout comme une femme en travail d'enfant qui ne peut voir le terme de ses souffrances. Si l'on veut alors regarder sans cesse dans son propre coeur blessé et vers Celui qu’on aime, la douleur ne fait que s'accroître. Le mal va augmentant jusqu'à ce qu'on se desséche en sa nature de chair, à l'instar de l'arbre dans les pays chauds ; on meurt ainsi dans le transport d'amour et on va au ciel sans purgatoire. Sans doute il a une belle mort celui qui meurt d'amour, mais tant que l'arbre peut porter de bons fruits, mieux vaut ne pas le laisser périr. Quelquefois Dieu se répand avec grande suavité dans le coeur ainsi transporté. Le coeur nage alors dans la félicité comme le poisson dans l'eau, et le fond le plus intime du coeur brûle d'ardeur et de cbarité du fait qu'il nage avec délices dans les dons de Dieu et qu'il éprouve une bienheureuse impatience dans la ferveur de son amour. Demeurer longtemps dans cet état ravage la nature de chair. Tous ceux qui sont sujets à ces transports doivent se consumer dans cet état ; mais ils ne meurent pas tous s'ils savent bien s'y gouverner.

Je voudrais encore vous mettre en garde contre une chose qui peut causer de grands dommages. Parfois en ce temps chaud tombe une sorte de rosée de miel : elle est d'une fausse douceur et tache le fruit, ou même le gâte complètement ; elle tombe volontiers au milieu du jour, par un clair soleil, en grosses gouttes qu'il est difficile de distinguer de la pluie. De la même façon il se trouve des hommes qui peuvent être privés de leurs sens extérieurs au moyen d'une certaine lumière que le démon produit ; et cette lumière vous environne et vous enveloppe et il peut se faire que différentes images vous y soient montrées, mensonges et vérité, ou bien qu'on y perçoive des paroles, prononcées de maintes façons. Ces choses-là sont perçues et accueillies avec satisfaction. C'est en ce point que tombent parfois des gouttes de miel d'une douceur trompeuse, parmi lesquelles on se complaît. Celui qui veut en faire grand cas, elles lui viennent en abondance : c'est ainsi que l'homme contracte facilement des souillures. Car si l'on veut tenir pour vrai des choses étrangères à la vérité parce qu'elles vous ont été montrées ou annoncées, on tombe dans l'erreur et on est frustré du fruit de la vertu. Mais ceux qui ont gravi les chemins précédemment décrits fussent-ils tentés par un tel esprit et une telle lumière, ils n'en subiraient aucun dommage.

 DE LA COMPARAISON DES FOURMIS. Je vais donner une brève comparaison pour ceux qui vivent dans de tels transports, pour qu'ils se comportent noblement et convenablement dans cet état et parviennent à de plus hautes vertus. Il existe un petit insecte qu'on appelle la fourmi. Elle est forte et sage et a la vie dure. Elle se tient volontiers dans la compagnie de ses semblables, en terrain chaud et sec. Elle travaille l'été et amasse de la nourriture et du grain pour l'hiver, fendant chacun des grains en deux de peur qu'ils ne se gâtent et ne se perdent, et en vue de s'en servir quand on ne trouve plus rien à ramasser (262). Elle évite les chemins inconnus mais toutes suivent le même chemin. Et quand elle atteint le temps voulu, elle est capable de voler. Les hommes en cet état doivent faire de même : ils doivent être forts dans l'attente de l'avènement du Christ : sages à l'endroit des visions et inspirations provoquées par le démon. Ils ne doivent pas choisir de mourir, mais de rechercher toujours la louange de Dieu et d'acquérir pour eux-mêmes de nouvelles vertus. Ils doivent demeurer dans le recueillement de leur coeur et de toutes leurs puissances, et suivre l'appel et l'attraction de l'unité divine. Ils doivent habiter un pays chaud et sec, c'est-à-dire parmi la violence des transports d'amour et de grandes impatiences ; ils doivent travailler durant l'été de ce temps et amasser des fruits de vertu pour l'éternité, sans manquer de les fendre en deux : la première part, c'est qu'ils doivent désirer toujours la haute unité de jouissance, l'autre, c'est qu'ils doivent se dominer eux-mêmes par la raison, autant qu'il leur est possible, et attendre le terme que Dieu a fixé : ainsi le fruit de la vertu se garde pour l'éternité. Ils ne doivent non plus s'engager sur des voies étrangères ou suivre des modes particuliers, mais marcher sur le chemin de l'amour, à travers toutes les tempêtes, vers le but où l'amour les conduit. Et quand on sait attendre le terme, en persévérant dans toutes les vertus, on devient capable de contempler et de voler dans les secrets de Dieu.

d. QUATRIEME MODE. DE LA DÉRÉLICTION

Nous allons maintenant continuer en parlant d'un quatrième mode d'avènement du Christ qui élève l'homme et le conduit à la nerfection par des exercices intérieurs, dans ce qui concerne sa partie inférieure. Or ayant comparé l'avènement intérieur sous ses différents modes à l'éclat du soleil et à sa puissance, selon la progression de l'année, nous continuerons à parler d'autres modes et d'autres opérations du soleil, en suivant le cours des saisons.

Le soleil dans le signe de la Vierge. Quand le soleil commence fort à descendre, du faîte de sa course au point le plus bas, il entre dans un signe qui est dit de la Vierge parce que cette saison, à l'instar d'une pucelle, ne porte pas de fruits. C'est à cette époque que la glorieuse Vierge Marie, Mère du Christ, est montée au ciel, pleine de joies et riche de toutes les vertus. C'est à cette époque que les chaleurs commencent à diminuer et que viennent à maturité des fruits qui se conservent et qu'on peut employer et consommer longtemps après, tels que les grains et le raisin et d'autres fruits durables, lesquels ont attendu la saison où l'on a coutume de les recueillir en vue d'une longue année. Ensuite sur ces mêmes grains on a coutume de prélever la semence, pour qu'ils se multiplient au bénéfice de l'homme, A cette époque se consomme et s'achève tout l'ouvrage que le soleil accomplit durant l'année entière. De la même façon quand le Soleil de gloire, le Christ, après être monté au point le plus élevé du coeur humain comme je l'ai enseigné dans le troisième mode, commence ensuite à descendre, à retirer l'éclat de ses rayons divins et à quitter l'homme la chaleur et l'impatience de l'amour commencent à diminuer.

Le Christ se cache. Que le Christ se cache ainsi et retire l'éclat intérieur de sa lumière et de sa chaleur, c'est la première opération et un nouvel avènement selon ce mode. Alors le Christ dit en esprit au dedans de l'homme : « Sortez selon le mode que maintenant je vous montre. »

Alors l'homme sort et se trouve pauvre, misérable, délaissé. Ici toute tempête, tout transport et toute impatience d'amour s'apaisent ; l'été brûlant se transforme en automne et toute opulence en grande pauvreté, Aussi l'homme commence-t-il à se (264) lamenter, s'apitoyant sur lui-même : où sont parties la chaleur de l'amour, la ferveur, les louanges et actions de grâce dont l'âme se délectait; les consolations intérieures, la joie intérieure, la suavité sensible, comment voit-il lui échapper tout cela ; les violents transports d'amour, et tous les dons qu'il a jamais ressentis, comment a-t-il pu les voir s'évanouir ?

Aussi est-il maintenant comme un homme qui aurait tout désappris et perdu sa nourriture et le fruit de son travail. Il arrive souvent que la nature s'alarme de telles pertes. Parfois ces pauvres gens se voient ravir leurs biens terrestres, leurs amis et leurs proches ; toutes les créatures les délaissent ; ce qu'ils ont acquis de sainteté est méconnu et méprisé ; toute leur vie et toutes leurs oeuvres sont tournées en imperfections. Ils sont un objet de dédain et de rebut pour tout leur entourage. Il arrive qu'ils tombent dans la maladie et différents maux. Certains sont en proie à des tentations d'ordre charnel ou spirituel, ce qui dépasse tout.

De cette détresse résulte la crainte de la chute et du même coup un demi-doute. C'est là le point extrême où l'on puisse s'arrêter sans verser dans le désespoir. Dans cet état on recherche volontiers des hommes de bien, on se plaint auprès d'eux, on leur montre sa misère, on demande le secours et les prières de la sainte Eglise et des saints, comme de tous les justes.

Dans cet état il faut constater avec un coeur humble, qu'on n'a par soi-même rien qu'indigence ; et il faut redire, en toute patience et résignation, les paroles du saint homme Job : « Dieu a donné, Dieu a repris ; il a été fait selon qu'il a plu au Seigneur, que le nom du Seigneur soit béni[49] ». Il faut se renoncer soi-même en toutes choses, disant et pensant du fond du coeur : “Seigneur, je veux aussi volontiers être pauvre de tout ce qui m'a été ravi, que riche ; Seigneur, qu'il en soit selon votre volonté et votre gloire. Seigneur, ce n'est pas ma volonté selon la naturel mais votre volonté et ma volonté selon l'esprit qui doivent s'accomplir, Seigneur, car je vous appartiens en propre et je veux aller aussi volontiers en enfer qu'au ciel, si c'est pour votre louange. Seigneur, faites de moi ce qui, par toutes les vertus, peut servir à votre gloire.” Et de toute déréliction l’homme doit se faire une joie intérieure, se remettre. entre les mains de Dieu et se réjouir de pouvoir souffrir pour la gloire de Dieu. S'il se comporte bien dans cet état, il ne goûtera jamais joie plus profonde ; car rien n'est plus délectable pour qui aime Dieu que de sentir qu'il appartient en propre à son Bien-aimé. S'il a gravi comme il convient le chemin de la vertu jusqu'à acquérir ces dispositions, même s'il n'a pas connu tous les modes précédemment décrits, il peut s'en trouver dispensé, dès l'instant qu'il sent en lui-même la base de toute vertu, à savoir l'humble obéissance quand il faut agir et une patiente résignation quand vient l'heure de souffrir. Avec ces deux choses-là ce mode s'exerce dans une absolue sécurité.

A cette époque de l'année le soleil entre au firmament dans le signe de la Balance, car le jour et la nuit sont alors d'égale durée et le soleil fait part égale à la lumière et aux ténèbres. De la même façon le Christ est, pour l'homme résigné, dans la Balance. Qu'il envoie douceurs ou amertume, ténèbres ou lumière, quoi qu'il impose dans le plateau, l'homme rétablit l'équilibre. Toutes les choses lui sont indifférentes, hormis le péché qui doit être totalement exclu.

Quand ces hommes résignés sont ainsi privés de toute consolation et qu'ils s'estiment dépourvus de toute vertu et délaissés de Dieu comme de toutes les créatures, s'ils savent bien tout recueillir, la saison (266) est venue où toutes sortes de fruits, grains et raisins, achèvent de mûrir à point, il n'y a pas à s'y tromper. Tout ce que le corps peut endurer, de quelque façon que ce soit, on doit volontiers l'offrir à Dieu, librement, sans contradiction de la volonté supérieure. Toutes les vertus extérieures ou intérieures qu'on a pu jamais pratiquer avec entrain dans l'ardeur de l'amour, on doit maintenant, selon ce qu'on en sait et pour autant qu'on peut, les pratiquer à grand labeur et de bon coeur, et les offrir à Dieu : ainsi jamais elles n'eurent tant de prix au regard de Dieu ; jamais elles n'eurent non plus tant de noblesse ni tant de beauté. De toutes les consolations que Dieu a jamais accordées, on doit volontiers se passer et rester détaché de tout, s'il y va de la gloire de Dieu. C'est cela la récolte des grains et de toutes sortes de fruits arrivés à maturité, sur lesquels il nous faudra vivre dans l'éternité et qui feront devant Dieu notre richesse, C'est ainsi que les vertus arrivent à la perfection et la désolation produit un vin éternel. De ces hommes, de leur vie, de leur patience, tous ceux qui les connaissent et les approchent s'inspirent pour s'amender et s'instruire, C'est ainsi que le grain de leurs vertus sa sème et se multiplie pour le profit de tous les hommes de bien.

Tel est le quatrième mode qui orne l'homme selon ses puissances charnelles et selon la partie inférieure de lui-même, et le conduit à la perfection par des exercices intérieurs. Non pas toufefois qu'il ne puisse croître encore, sans aucun relâche, et atteindre la perfertion : mais du fait que ces hommes-là sont assujettis à de rudes épreuves, tribulations, tentations et combats, de la part de Dieu, de toutes les créatures, comme aussi d'eux-mêmes, pour cette raison la vertu de résignation est pour eux une perfection d'une grandeur singulière, quoique l'abandon et le renoncement à toute volonté propre pour se soumettre à la volonté divine, soient absolument nécessaires à tous ceux qui veulent être comptés parmi les élus.

Comme à cette époque de l'année se produit l'équinoxe, le soleil baisse encore et la température se refroidit. Aussi se trouve-t-il des hommes sans précaution qui se chargent d'humeurs mauvaises, lesquelles s'accumulent dans l'estomac et provoquent des indispositions et toutes sortes de maladies ; elles font perdre l'appétit et le goût de toute bonne nourriture ; il arrive qu'elles conduuisent d'aucuns à la mort. Du fait de ces humeurs mauvaises certains dépérissent, se chargent d'eau et de ce fait s'épuisent lentement; quelques-uns même en meurent. Ces humeurs profuses engendrent de graves affections et des fièvres; beaucoup s'en trouvent épuisés ei parfois meurent. De la même façon tous les hommes qui sont de bonne volonté ou bien qui ont jamais goûté aux choses de Dieu, lorsqu'ils viennent ensuite à déchoir et à s'éloigner de Dieu et de la vérité, ils dépérissent au point de vue des progrès véritables, parfois ils meurent à la vertu ou de la mort éternelle, par suite de l'une de ces maladies, voire de toutes à la fois. Or spécialement dans cette déréliction l'homme a besoin de grandes forces, il lui faut s'exercer selon le mode précédemment décrit : de la sorte il ne tombe pas dans l'erreur.

Or l'homme qui manque de sag.esse et se gouverne mal, tombe facilement dans cette maladie ; la température en effet s'est en lui refroidie. Pour cette raison la nature devient paresseuse à l'endroit de la vertu et des oeuvres bonnes ; elle désire les aises et les satisfactions du corps, quelquefois sans discernement et au delà de toute nécessité. D'aucuns accueilleraient volontiers les consolations divines, si elles leur pouvaient venir sans qu'il leur en coûtât, sans effort de leur part ; d'autres cherchent un soulagement auprès des créatures, d'où s'ensuit fréquemment grand dommage. Il en est qui se croient (268) malades, affaiblis, épuisés et ils tiennent pour nécessaire tout ce qu'ils peuvent se procurer ou tout ce qu'ils peuvent accorder à leur corps en fait de repos et de commodités. Quand l'homme se penche ainsi pour rechercher sans discernement les choses du corps, les aises du corps, ce sont là toutes sortes d'humeurs mauvaises qui s'accumulent dans l'estomac, c'est-à-dire le coeur humain et ôtent le goût et l'appétit de toute bonne nourriture, c'est-à-dire de toute vertu.

Quand l'homme tombe ainsi dans certaines indispositions et dans le refroidissement, il se gonfle parfois d'eau. Il s'agit ici de l'inclination à posséder des biens terrestres. Plus ces hommes reçoivent, plus ils convoitent, du fait qu'ils se gonflent d'eau. Leur corps, c'est-à-dire leur appétit et leur faim, devient énorme, et la soit ne diminue pas. Cependant la face de la conscience et du discernement s'amenuise et amincit ; ils opposent en effet quelque obstacle et intermédiaire aux influences de la grâce divine. S'il arrive que chez eux l'eau des cupidités terrestres s'accumule près du coeur, c'est-à-dire s'ils y prennent leur repos par un attachement de jouissance, ils sont incapables de marcher en pratiquant des oeuvres de charité, du fait de leur faiblesse. Le souffle intérieur, la respiration, sont courts, c'est-à-dire que la grâce de Dieu et la charité intérieure leur manquent. Aussi ne peuvent-ils se débarrasser de l'eau des richesses terrestres; le coeur en est comme enserré et il arrive souvent qu'ils dépérissent jusqu'à la mort éternelle. Toutefois ceux chez lesquels l'eau des choses terrestres s'accumule loin au-dessous du coeur, de telle sorte qu'ils disposent en maîtres de leurs biens et qu'ils sont en état de s'en défaire s'il est nécessaire, bien que languissant dans une inclination déréglée, ils sont cependant susceptibles de guérison.

 Il est quatre sortes de fièvres dans lesquelles tombent quelquefois ces hommes gonflés d'humeurs mauvaises, c'est-à-dire de penchants déréglés pour les aises du corps et des consolations particulières qu’ils cherchent auprès des créatures. La première est dite quotidienne : c'est la multiplicité des affections du coeur. Ces hommes-là veulent en effet être renseignés sur toutes choses et dire leur mot sur toutes choses, ils veulent tout reprendre et tout corriger : quant à eux-mêmes, ils s'oublient souvent. Nombreux sont les soucis étrangers dont ils se préoccupent ; souvent il leur faut entendre ce qu'ils ne voudraient pas entendre ; la moindre occasion suffit à les troubler, Multiples sont leurs tourments : tantôt une chose, tantôt une autre ; tantôt ici, tantôt là : c'est comme le vent qui saute, C'est là une fièvre quotidienne, car leurs soins les préoccupent, les accaparent, les dispersent du matin au soir et parfois la nuit même, qu'ils dorment ou qu'ils veillent. Quoique cet état n'exclue pas la grâce de Dieu et n'entraîne pas le péché mortel, il empêche pourtant la ferveur et les exercices intérieurs, il ôte le goût de Dieu et de toutes les vertus, et c'est un éternel dommage.

L'autre fièvre survient un jour sur deux, elle se nomme l'inconstance. Bien qu'elle se fasse attendre plus longtemps, elle est souvent plus inquiétante. Cette fièvre se présente sous deux formes : l'une vient d'une chaleur excessive, l'autre du froid. Celle qui vient d'une chaleur immodérée, certains hommes justes peuvent l'avoir. Car lorsqu'ils ressentent l'attouchement de Dieu, ou quand ils l'ont ressenti et sont ensuite délaissés par Dieu, il peut arriver qu'ils tombent dans l'inconstance, de sorte qu'ils choisissent un jour une manière et le lendemain une autre, et il en va longtemps ainsi. En de certains moments ils se tairont, en d'autres ils parleront ; tantôt ils veulent entrer dans un ordre, tantôt dans un autre ; parfois ils donneraient tous leurs biens (270) pour l'amour de Dieu, d'autres fois ils préfèrent les garder ; il leur arrivera de vouloir voir du pays, ensuite de s'enfermer dans un ermitage ; ils se prendront à recevoir souvent la communion, puis peu après ils n'en feront guère de cas ; certains jours ils réciteront de très longues prières et peu de temps après ils préléreront garder un très long silence. Tout cela n'est que manie du changement et inconstance qui embarrassent l'homme, l'empêche de comprendre la vérité profonde, lui ôte la base et les exercices de toute vie fervente. Comprenez maintenant d'où vient cette inconstance chez des hommes justes. Quand l'homme applique son intention et son activité intérieure plutôt à la vertu et aux modes extérieurs qu'à Dieu et à l'union divine : quoiqu'il demeure dans la grâce de Dieu, car c'est bien Dieu qu'il recherche dans la vertu, sa vie est cependant inconstante, car il ne se sent pas reposer en Dieu au-dessus de toute vertu. Et pour cette raison il possède Celui dont il ne sait rien. Car Celui qu'il cherche dans les vertus et selon des modes multiples, il Le possède en lui-même, au-dessus de toute intention, de toute vertu et de tous les modes. Aussi doit-il, pour venir à bout de cette inconstance, apprendre à reposer, au-dessus de toute vertu, en Dieu et dans la très-haute unité divine. De l'autre fièvre d'inconstance, celle qui vient du froid, souffrent tous ceux qui recherchent Dieu et se proposent en même temps de chercher et viser quelque chose d'une manière déréglée, Cette fièvre vient du froid, car l'ardeur de la charité est bien faible quand des considérations étrangères provoquent et suscitent les oeuvres de vertu. Ces gens-là ont le coeur inconstant, car, en tout ce qu'ils font, la nature recherche secrètement sa part, souvent d'ailleurs à son insu, car ils se connaissent mal. De telles personnes choisissent tantôt un mode, tantôt un autre, pour y renoncer tout aussitôt. Un jour ils voudront se confesser à un tel et lui demander conseil au sujet de toute leur vie, le lendemain ils s'adresseront à un autre. En toute occasion ils veulent prendre conseil, et rarement faire ce qui leur est conseillé, on peut les blâmer ou leur faire affront, ils sont prêts à trouver des excuses. De belles paroles, ils en disent beaucoup, mais on n'en tire que peu de chose. Souvent ils aimeraient tirer gloire de leur vertu, mais à peu de frais quant aux oeuvres. Ils désirent que leurs vertus soient publiées et c'est pour cela qu'elles sont vaines et qu'elles n'ont de saveur ni pour Dieu ni pour eux-mêmes. Ils voudraient en remontrer aux autres, et ils ne se laissent instruire ou reprendre qu'à contre-coeur. Une complaisance naturelle pour eux-mênles et un orgueil secret les rendent inconstants. Ces gens-là vont jusqu'au bord de l'enfer : il suffit d'un faux pas pour qu'ils y tombent.

De cette fièvre d'inconstance naît chez d'aucuns la fièvre quarte, laquelle vous rend étranger à Dieu et à soi-même, à la vérité et à toute vertu, Par là l'homme tombe dans un tel égarement qu'il ne sait pas où il en est ni ce qu'il devrait faire, Cette maladie est plus inquiétante qu'aucune des autres.

De cet égarement on tombe parfois dans une fièvre qui est dite double-quarte, et qui consiste dans la négligence. Alors la fièvre quarte est doublée, et il n'y a plus guère de chances de guérir, car on devient insouciant et négligent de tout ce qui est nécessaire pour la vie éternelle. Ainsi on peut tomber dans le péché tout comme ceux qui n'ont jamais rien su de Dieu. Si cela peut arriver à ceux qui se gouvernent mal dans ce mode du délaissement, combien doivent être sur leurs gardes ceux qui n'ont jamais rien su de Dieu ni de la vie intérieure, ni de ce goût intérieur que connaissent les justes dans leurs exercices. (272)

IL EST MONTRÉ PAR UN EXEMPLE COMMENT NOUS TROUVONS DANS LE CHRIST CES QUATRE MODES PORTÉS A LEUR PERFECTION

 Nous devons marcher dans la lumière, afin de ne pas nous égarer, et considérer le Christ qui nous a enseigné ces quatre modes et frayé la voie. Le Christ, ce clair soleil, est monté au ciel de la très-haute Trinité se levant à l'aurore de sa glorieuse Mère la Vierge Marie, laquelle fut et demeure l'aurore et le commencement du jour de toute grâce dans lequel nous devons goûter d'éternelles joies. Or remarquez-le bien, le Christ possédait et possède encore assurément le premier mode, étant le Fils unique, uni à la divinité. En Lui étaient, sont encore rassemblées et réunies toutes les vertus qui furent et qui seront jamais pratiquées, ainsi que toutes les créatures qui ont accompli ou qui accompliront des oeuvres de vertu. Il fut ainsi, le Fils unique du Père, uni à la nature humaine. Il possédait la ferveur, car Il apporta sur la terre le feu qui a enflammé tous les saints et tous les justes, et Il portait une affection sensible et toute sa foi à son Père et à tous ceux qui doivent jouir de Lui éternellement. Sa dévotion, l'amour dont s'exaltait son coeur, se répandirent toute sa vie devant son Père en désirs brûlants pour subvenir aux nécessités de tous les hommes ; et toutes ses oeuvres, extérieures, et intérieures, ainsi que toutes ses parolesi ne furent que louanges et grâces à la gloire de son Père, C'est là le premier mode.

Cet aimable Soleil, le Christ, brillait d'un éclat plus vif et plus ardent, car Il détenait et détient toujours la plénitude de toutes les grâces et de tous les dons. C'est pour cela que le Christ se répandit, avec tout son coeur, toutes ses façons, toutes ses dénmarches, tous ses services, en bonté et douceur, en humilité et libéralité, Il était si gracieux et si aimable que son attitude et tout son être attiraient tous les hommes de bon naturel. Il était le lis immatulé et la fleur des champs qui s'offre communément à tous, où les hommes justes puisent le miel d'éternelle douceur et d'éternelle consolation. De tous les dons qui furent jamais impartis à son humanité, le Christ, selon sa nature humaine, remerciait et louait son Père éternel, qui est le Père de tous les dons et de tous les bienfaits, Et Il se reposait, selon les puissances supérieures de son âme, au-dessus de tous les dons, au sein de la très-haute unité divine, d'où tous les dons découlent. C'est ainsi qu'Il Possédait le deuxième mode.

Le Christ, Soleil glorieux, brilla plus haut encore, d'un éclat plus vif et plus ardent, car durant toute sa vie ses puissances corporelles, sa sensibilité, son coeur, ses sens, furent appelés et sollicités par le Père de s'élever à cette hauteur de gloire et de félicité dont Il goûte maintenant, selon les puissances inférieures, la jouissance sensible ; d'ailleurs il y était enclin Lui-même par toutes ses affections, naturelles et surnaturelles. Cependant Il voulut attendre en cet exil le temps que le Père avait prévu et ordonné de toute éternité. C'est ainsi qu'Il possédait le troisième mode. Quand vint le temps oportun où le Christ voulut emporter et rassembler dans son royaume éternel les fruits de toutes les vertus qui furent ou qui devaient être jamais pratiquées, alors le Soleil éternel commença à descendre. Le Christ s'abaissa en effet et livra sa vie charnelle entre les mains de ses ennemis, et Il fut ignoré et abandonné par ses amis dans une telle détresse. Sa nature fut privée de toute consolation extérieure et intérieure, elle fut accablée de misères, de tourments, d'opprobres, Chargée d'un lourd fardeau, la rançon de tous les Péchés qu'Il devait payer selon la justice. Il porta cette charge avec une humble patience. Et dans cette déréliction Il accomplit de hauts faits d'amour : (274) à ce prix Il obtint de racheter notre droit à l'héritage éternel. C'est ainsi qu'Il fut orné dans la partie inférieure de sa noble humanité, car Il y a supporté tout ce labeur pour nos péchés. C'est pour cela qu'Il est appelé le Sauveur du mondc, qu'Il possède la clarté et la gloire, qu'Il a été exalté pour siéger à la droite du Père et régner dans sa puissance. Et toute créature plie le genou, au ciel, sur la terre et aux enfers, devant son Nom très-haut dans l'étemité.

Comment le premier avènement prépare le second. L'homme qui vit dans la pratique des vertus morales en obéissant comme il convient aux commandements de Dieu, et qui s'exerce en outre dans les vertus intérieures selon le mode et l'instigation du Saint-Esprit, en suivant comme il convient son attraction et ses inspirations, sans se chercher soi-même dans le temps ni dans l'éternité, prêt à tenir la balance égale en supportant avec toute la patience convenable l'obscurité, l'accablement et toutes sortes de misères, à rendre graces à Dieu de toutes choses, et à s'offrir soi-même avec un humble abandon : cet homme-là a reçu le Christ dans son premier avènement selon le mode des exercices intérieurs. Par sa vie intérieure il est sorti et s'est acquis pour ornement la richesse par des vertus et des dons, l'ardeur d'un coeur vivant et l'unité de la sensibilité selon la chair.

Une fois que l'homme est bien purifié, pacifié et rentré en lui-même selon sa partie inférieure, il est en état d'être éclairé intérieurement quand Dieu juge que le temps est venu et qu'Il en donne l'ordre. Il peut fort bien aussi recevoir cette illumination au début de sa conversion, pourvu qu'il se livre entièrement à la volonté de Dieu, et renonce à toute considération d'intérêt personnel : car tout est là. Mais il lui faut ensuite gravir les voies et les modes qui ont été précédemment exposés, aussi bien dans sa vie extérieure que dans sa vie intérieure, ce qui devrait lui être plus facile qu'à un autre qui commence tout en bas son ascension : il a reçu en effet plus de lumières que les autres hommes.

 

B. LE SECOND AVENEMENT DANS LES PUISSANCES SUPÉRIEURES L'IMAGE DE LA SOURCE  ET DES TROIS RUISSEAUX

Nous poursuivrons en parlant du second mode de l'avènement du Christ dans les exercices intérieurs, par où l'homme reçoit ornement, clarté et richesse dans les puissances supérieures de l'âme. Cet avènement nous le comparerons à une source vive, avec trois ruisseaux. La source d'où s'écoulent ces ruisseaux, c’est la plénitude de la grâce divine dans l'unité de notre esprit (1). La grâce y demeure essentiellement, selon qu'elle y a son siège, aussi est-elle comparable à une fontaine débordante; elle s'y exerce en acte selon qu'elle se répand par des ruisseaux dans chacune des puissances de l'âme à la demande de leurs besoins. Ces ruisseaux ce sont les manières particulières dont Dieu influe et agit sur les puissances supérieures, où par le moyen de la grâce son action s'exerce de maintes façons.

PREMIER RUISSEAU : COMMENT IL FAIT L'ORNEMENT DE LA MÉMOIRE

Le premier ruisseau de la grâce divine que Dieu fait couler dans cet avènement, c'est une pure simplicité qui brille dans l'esprit à l'exclusion de toute distinction. Ce ruisseau prend son origine à la source qui jaillit dans l'unité de l'esprit, il coule vers le bas et irrigue toutes les puissances de l'âme, les plus

(1) V. supra, p. 54

hautes comme les inférieures, et les élève au-dessus de toute multiplicité qui les occupe encore ; il produit dans l'homme la simplicité, il lui montre et lui procure un lien intérieur dans l'unité de son esprit. C'est ainsi que l'homme est élevé selon la mémoire et délivré de toute suggestion étrangère et de son instabilité. Or le Christ dans cette lumière presse de sortir, selon le mode de cette lumière et de cet avènement.

Ainsi l'homme sort, et constate que, moyennant cette simple lumière répandue en lui, il se trouve ordonné, apaisé, pénétré et fixé dans l'unité de son esprit et de sa mémoire. Ici l'homme est élevé et établi dans un état nouveau, il rentre en lui-même et dispose sa mémoire au dépouillement total, au-dessus de toute intrusion d'images sensibles et au-dessus de toute multiplicité. Ici l'homme possède essentiellement et surnaturellement l'unité de son esprit et s'y installe comme en sa demeure propre, et dans l'héritage qui de toute éternité lui revient en personne. Toujours il garde une inclination naturelle et surnaturelle vers cette même unité, laquelle doit avoir à son tour, moyennant les dons de Dieu et la simplicité de l'intention, une éternelle inclination d'amour vers cette très-haute unité où le Père et le Fils, dans le lien de l'Esprit saint, sont unis avec tous les saints. Le premier ruisseau, qui appelle à l'unité, ne saurait aller au delà.

DEUXIÈME RUISSEAU : COMMENT IL ÉCLAIRE L'ENTENDEMENT

Par le moyen de la charité intérieure, de l'inclination amoureuse, et aussi de la fidélité divine, jaillit le second ruisseau de la plénitude de la grâce dans l'unité de l'esprit, et c'est là une clarté spirituelle qui se répand dans l'entendement et l'illumine, avec appréhension de notions distinctes, de diverses manières. Car cette lumière fait voir et donne en vérité des notions distinctes en toutes les vertus. Mais tout cela n'est pas en notre pouvoir. En effet quoique nous possédions toujours cette lumière dans notre âme, Dieu fait qu'elle se tait ou qu'elle parle, Il peut la montrer ou la cacher, la donner et l’enlever, selon le moment et selon le lieu, puisque cette lumière est à Lui: Et c'est pour cela qu’il opère dans cette luniière comme Il veut, quand Il veut, pour qui il veut et ce qu'il veut. Les hommes qui la reçoivent n'ont pas absolument besoin que quelque révélation leur soit faite ou qu'ils soient attirés au-dessus des sens et au-dessus de toute sensibilité, car leur vie, leur habitation, leur conversation, leur être même est dans l'esprit, au-dessus des sens et de toute sensibilité ; et c'est là que Dieu leur montre ce qu'Il veut et ce dont ils ont besoin, eux-mêmes ou d'autres hommes. Cependant Dieu pourrait, s'Il le voulait, priver ces hommes de leurs sens extérieurs et leur montrer intérieurement quelque image inconnue ou des choses à venir, d'une manière ou d'une autre. Or le Christ veut qu'on sorte et marche dans cette lumière, selon le mode de cette lumière.

Or cet homme illuminé doit ensuite sortir et considérer son état et sa vie intérieure et extérieure, se demandant s'il porte la ressemblance parfaite du Christ selon son humanité et aussi selon la divinité. Car nous avons été créés à l'image et à la ressemblance de Dieu. Et il doit lever ses yeux illuminés, pour s'attacher à la vérité intelligible par la raison éclairée, puis considérer et contempler, selon le mode des créatures (1), la très haute nature de Dieu et les propriétés infinies qui sont en Dieu. Car à une nature infinie conviennent des vertus et des oeuvres infinies.

(1) A ce degré qui est celui du désir, l'âme continue d'observer, de considérer, de raisonner sur des images ou des notions distinctes. Ce n'est que dans la vie contemplative, telle que l'entend Ruysbroeck, qu'elle accède à la contemplation selon le mode divin.

La très haute nature de la divinité est considérée et contemplée du point de vue de son unité et de sa simplicité, de sa hauteur inaccessible et de sa profondeur abyssale; de sa largeur incompréhensible et de sa longueur sans fin ; on y découvre un silence obscur et un désert farouche ; tous les saints y trouvent leur repos pour l'éternité ; jouissant d'elle-même, elle est pour l'éternité la jouissance commune de tous les saints (1). Et l'on pourrait encore considérer bien des merveilles dans cette mer sans fond de la Divinité. Nous devons sans doute nous servir d'images sensibles, vu la grossièreté de nos sens, pour les exprimer, mais ce qu'en vérité on peut considérer et contempler, c'est un bien sans fond et sans mode. Toutefois quand il faut l'exprimer pour autrui, on lui prête des modes et des ressemblances, selon les lumières données à celui qui l'exprime et le présente. L'homme ainsi illuminé doit aussi considérer et contempler ce qui s'approprie au Père dans la Divinité, comment Il est la Force et la Toute-Puissance, le Créateur, le Conservateur, le Moteur, le Commencement et la Fin : de toutes les créatures la Cause et le Principe. C'est là ce que les ruisseaux de la grâce montrent à la raison illuminée dans la clarté. Ils montrent aussi ce qui s'approprie au Verbe éternel ; la Sagesse et la Vérité insondables, l'Exemplaire et la Vie de toutes les créatures ; la Règle éternelle et qui ne varie pas ; un Regard qui fixe et pénètre toutes choses à découvert ; la Lumière qui inonde et illumine tous les saints au ciel et sur la terre selon leur dignité. Or comme ce ruisseau de lumière fait distinguer des modes multiples, il montre aussi à la raison éclairée ce qui s'approprie au Saint-Esprit : la Charité et Libéralité incompréhensibles, la Miséricorde et Bénignité, la Fidélité et la Bienveillance sans fin, une inconcevable Grandeur, une Richesse débordante, une Bonté sans fond qui se répand à travers tous les esprits célestes pour leur félicité, une Flamme ardente qui consume toutes choses et les réduit à l'unité, une Source jaillissante riche de toutes les saveurs pour répondre au désir de chacun; la Préparation et l'Introduction de tous les saints dans leur béatitude éternelle ; l'Embrassement et l'Envahissement des âmes par le Père, le Fils et tous les saints dans l'unité de jouissance.

Tout cela est considéré et contemplé sans division et sans partage dans la nature simple de la Divinité. Et pourtant ces propriétés, à la manière dont elles conviennent aux trois Personnes, s'offrent à notre considération, selon de multiples distinctions ; car puissance, bonté, libéralité, vérité, entre tous ces attributs il exister de notre point de vue, de grandes différences. Cependant ils existent dans l'unité et l'indivis au sein de la très-haute nature de Dieu. De plus les relations qui constituent les propriétés des trois Personnes, subsistent éternellement distinctes ; car le seul nom de Père engendre une distinction. Or le Père engendre sans cesse son Fils, et Lui-même n'est pas engendré. Le Fils est engendré et Il ne peut engendrer, Ainsi le Père a toujours un Fils, de toute Eternité, et le Fils un Père : et ce sont là les relations du Père au Fils et du Fils au Père. Ensuite le Père et le Fils spirent un Esprit (2), à savoir la

(1) Les mystiques allemands ont si nettement opposé la divinité à Dieu que certains historiens leur ont prêté la doctrine d'un devenir divin, étrangère à leur position volontairement orthodoxe. Selon Eckhart Dieu agit, la divinité n'agit pas (Ed. Pf., p. 181). Eckhart se réfère au texte connu de l'épître aux Ephésiens, III, 18, pour évoquer en termes semblables la hauteur, la largeur, la longueur, la profondeur du mystère divin.

(2) Sur ces points de doctrine Ruisbroeck use de vocables identiques à ceux dont se servait Eckhart.

volonté ou l'amour communs à tous deux. Et cet Esprit n'engendre pas, et Il n'est pas engendré, Il doit seulement, jaillissant de l'Un et de l'Autre, être éternellement spiré. Ces trois Personnes ne sont qu'un seul Dieu et un seul esprit. Et tous les attributs avec les oeuvres qui en émanent, appartiennent en commun à toutes les Personnes, car Elles agissent par la vertu de leur nature simple.

La richesse inconcevable, la majesté, la communauté généreuse et débordante de la nature divine, attirent l'homme et le jettent dans l'admiration. Il admire particulièrement la communauté de Dieu et son penchant à se répandre sur toutes choses : il voit en effet que l'Essence incompréhensible est la jouissance commune de Dieu et de tous les saints. Et il voit les Personnes divines se répandre communément pour agir dans la grâce et dans la gloire, dans la nature et au-dessus de la nature, en tous temps et en tous lieux, chez les saints et chez les simples mortels, au ciel et sur la terre, en toutes les créatures, raisonnables ou dépourvues de raison, voire même matérielles, selon la dignité, les besoins et la capacité de chacune. Et il voit comment le ciel et la terre, le soleil et la lune et les quatre éléments avec toutes les créatures et le cours des astres ont été créés pour tous en commun. Dieu appartient communément à tous avec tous ses dons. Les anges appartiennent communément à tous. L'âme se répand communément dans toutes ses puissances, dans tout le corps et dans tous les membres; elle est tout entière en chaque membre car on ne peut la diviser, sinon par une vue de la raison. Les puissances supérieures et les inférieures, l'esprit'et l'âme se disting.uent en effet pour la raison, tout en ne faisant qu'un selon la nature. Ainsi Dieu appartient totalement à chacun en particulier, et pourtant Il se donne en commun à toutes les créatures ; car c'est par Lui que toutes choses existent, c'est en Lui et à Lui que sont suspendus le ciel et la terre et toute la nature.

Quand l'homme considère ainsi l'étonnante richesse et la majesté de la nature divine, ainsi que la diversité des dons que Dieu répand et offre à ses créatures, il sent grandir en lui l'admiration d'une richesse aussi diverse, d'une telle majesté, de la fidélité sans bornes qu'Il garde à ses créatures. Il en résulte dans l'esprit une singulière joie intérieure et une haute confiance en Dieu. Et cette joie intérieure embrasse et pénètre toutes les puissances de l'âme ainsi que l'unité de l'esprit.

TROISIÈME RUISSEAU : COMMENT IL CONFIRME LA VOLONTÉ EN TOUTE PERFECTION

Moyennant cette joie, l'abondance de la grâce et la fidélité divine, jaillit et s'écoule le troisième ruisseau dans cette même unité de l'esprit. Ce ruisseau enflamme la volonté à l'instar du feu, il dévore et consume toutes choses, les réduisant à l'unité, puis inonde et envahit toutes les puissances de l'âme, leur conférant l'abondance de ses dons et vue singulière noblesse ; il produit enfin dans la volonté un amour spirituel et subtil qui exclut tout effort (1). Or le Christ dit intérieurement dans l'esprit moyennant ce ruisseau brûlant : « Sortez par les exercices conformes au mode de ces dons et de cet avènement, »

Moyennant le premier ruisseau, qui consiste en une lumière simple, la mémoire est élevée au-dessus des suggestions des sens, placée et établie dans l'unité de l'esprit. Moyennant le second ruisseau, qui

(1) Le premier avènement provoquait un amour encore sensible dont l'ardeur produit dans l'âme une sorte d'ébullition. A ce degré plus élevé l'amour s'épure et s'apaise.

consiste en une clarté infuse, l'entendement et la raison sont illuminés pour connaître différents modes de vertus, différents exercices et le sens caché des Ecritures d'une façon distincte. Moyennant le troisième ruisseau, qui consiste en une chaleur diffusée dans l'esprit, la volonté supérieure est enflammée d'un amour silencieux et dotée de dons abondants. C'est ainsi qu'on devient un homme d'esprit illuminé. Car la grâce de Dieu se présente comme une source dans l'unité de l'esprit, et les ruisseaux qui en découlent produisent dans les puissances un débordement de toutes les vertus. Or la source de la grâce commande toujours un reflux vers le même fond d'où le flot s'échappe.

L'homme, une fois affermi dans le lien de l'amour, doit établir son séjour dans l'unité de son esprit ; et il doit sortir avec sa raison illuminée et une charité débordante, au ciel et sur la terre, puis considérer toutes choses avec un clair discernement, et enrichir toutes choses avec une juste libéralité et selon l'abondance des dons de Dieu.

Ces hommes illuminés sont sollicités et inclinés à sortir de quatre façons. La première les porte vers Dieu et vers tous les saints. La seconde vers les pécheurs et tous les hommes pervertis. La troisième vers le purgatoire. Et la quatrième vers eux-m.êmes et tous les justes.

Or entendez bien, l'homme doit sortir et considérer Dieu dans sa gloire avec tous les saints; il doit contempler comment Dieu se répand avec abondance et libéralité, dans l'éclat de sa gloire, se donnant Lui-même parmi d'inconcevables délices au bénéfice de tous les saints, selon le désir de chaque esprit. Puis comment ils refluent eux-mêmes avec tout ce qu'ils ont reçu et tout ce qu'ils peuvent faire au sein de cette même Unité surabondante d'où provient toute félicité. Dieu, en se répandant ainsi, réclame toujours un mouvement de retour, car Dieu est une mer qui a son flot montant et son reflux : sans cesse Il se répand sur tous ceux qu'Il aime, selon les besoins et la dignité de chacun. Puis Il reflue, ramenant tous ceux qu'au ciel et sur la terre Il a comblés de ses dons, avec tout ce qu'ils possèdent et tous ce qu'ils peuvent faire. Il en est auxquels Il demande plus qu'ils ne peuvent donner ; car Il se montre Lui-même si riche et si libéral, si infiniment bon, qu'en se découvrant ainsi Il exige l'amour et la gloire dus à sa dignité. Dieu veut en effet être aimé de nous selon sa noblesse ; sur ce point tous les esprits se montrent défaillants et c'est ainsi que l'amour devient sans mode et sans manière, du fait qu'ils ne savent pas comment donner et produire ce qui leur est demandé, l'amour de tout esprit étant mesuré. Pour cette raison l'amour reprend toujours depuis le commencement, pour que Dieu soit aimé selon qu'Il l'exige et qu'eux-mêmes le désirent.

A cette fin tous les esprits se rassemblent sans cesse et font une flamme brûlante d'amour, de manière à accomplir cette oeuvre que Dieu soit aimé selon sa grandeur. La raison montre clairement que c'est là chose impossible aux créatures. Mais l'amour veut toujours achever l'oeuvre de l'amour, ou bien se fondre et consumer, s'anéantir dans sa défaillance. Et cependant Dieu n'est pas encore aimé de toutes les créatures selon qu'Il en est digne. C'est pour la raison illuminée une grande joie, une grande félicité, que son Amour et son Dieu soit si haut et si riche, Qu'Il défie par sa grandeur toutes les puissances créées et qu'Il ne soit aimé de personne selon sa dignité, si ce n'est de Lui-même, Cet homme comblé et illuminé donne à son tour à tous les choeurs et esprits, à chacun en particulier selon sa dignité, ce qu'il a reçu des largesses de Dieu, selon la générosité de son propre fond, lequel est éclairé et inondé de merveilles. Il va, s'adressant à tous les choeurs, toutes les hiérarchies, tous les êtres, considérant comment Dieu habite en eux selon la noblesse de chacun. Cet homme illuminé se transporte rapidement en esprit parmi toutes les phalanges célestes, riche et débordant de charité, rendant toute l'armée des cieux riche et débordante d'une nouvelle gloire ; et tout cela émane des richesses débordantes de la trinité et de l'unité de la nature divine, Telle est la première sortie, celle qui se porte vers Dieu et ses saints.

Cet homme doit parfois descendre vers les pécheurs avec une grande compassion, avec générosité et miséricorde, et les présenter à Dieu avec une dévotion fervente et d'ardentes prières ; il doit rappeler à Dieu tout le bien qu'Il est, qu'Il peut faire, qu'Il nous a fait et promis, tout comme s'Il l'avait oublié. Car Il veut être prié, et la charité veut avoir tout ce qu'elle désire ; pourtant elle ne veut pas être exigeante et opiniâtre, mais elle s'en remet de toutes choses à la bonté surabondante et à la libéralité de Dieu. Dieu en effet aime sans mesure. C'est en cela que celui qui aime trouve le contentement suprême. Or comme cet homme nourrit un amour commun, il demande dans ses prières que Dieu laisse se répandre son amour et sa miséricorde sur les païens, sur les Juifs, sur tous les infidèles, afin qu'Il soit aimé, connu et loué dans le royaume des cieux et que notre gloire, notre joie, notre paix aillent s'accroissant jusqu'aux extrémités de la terre. Telle est la seconde sortie, celle qui se porte vers les pécheurs.

Parfois l'homme doit contempler ses amis dans le purgatoire, et considérer leur misère, leur attente et leur lourde peine. Alors il doit prier et invoquer la clémence, la miséricorde et la libéralité de Dieu, montrant leur bonne volonté et leur grande détresse, ainsi que ce qu'ils attendent de la bonté débordante de Dieu. Il doit faire valoir qu'ils sont morts dans la charité et que toute leur confiance est placée dans sa Passion et dans sa clémence. Or entendez bien, il pourrait parfois se faire que cet homme illuminé soit porté par l'esprit de Dieu à prier spécialement à une intention, pour un pécheur, pour une âme, ou en vue de quelque intérêt spirituel, de telle sorte que cet homme constate à certaines preuves que ce soit là l'oeuvre du Saint-Esprit, et non pas obstination ou entêtement, ni suggestion de la nature. Ainsi on est parfois pris d'une telle ferveur et tellement embrasé dans sa prière qu'on reçoit en esprit une réponse, faisant connaître que la prière est exaucée, et sur ce même signe l'impulsion àe l'esprit et la prière elle-même s'arrêtent.

Enfin l'homme doit en venir à lui-même et à tous les hommes de bonne volonté, goûter et considérer l'union et la concorde qu'ils possèdent dans la charité ; il doit demander à Dieu dans ses prières qu'Il laisse se répandre ses dons ordinaires, pour qu'ils demeurent stables dans son amour et dans sa gloire éternelle. Cet homme illuminé doit instruire et enseigner, reprendre et servir, avec fidélité et discrétion, tous les hommes; il porte à tous en effet un amour commun. Pour cette raison il est un médiateur entre Dieu et tous les hommes. Ensuite il doit opérer une conversion totale vers le dedans, en union avec tous les saints et tous les justes, et posséder en paix l'unité de son esprit ainsi que la très haute unité de Dieu au sein de laquelle tous les esprits reposent. C'est là une vie véritablement spirituelle, car tous les modes et toutes les vertus, intérieurs et extérieurs, ainsi que les puissances supérieures de l'âme y trquvent leur ornement surnaturel, selon une juste convenance.

Comment reconnaître ceux qui s’offusquent de l’amour commun. Il est une sorte d'hommes qui sont fort subtils en paroles et habiles à démontrer des choses élevées, quoiqu'ils n'aient aucune part au mode de l'illumination et à l'amour commun joint à la libéralité. Pour que ces hommes-là apprennent à se connaître eux-mêmes et soient aussi connus des autres, je voudrais vous les présenter à trois points de vue. Au premier point ils pourront se connaître eux-mêmes. Aux deux autres tout homme intelligent pourra les connaître. Pour ce qui est du premier point, alors que l'homme illuminé est simple, stable, et détaché de toute considération particulière, moyennant la lumière divine, ils sont eux divers, instables, abondent en recherches et considérations multiples; ils ne connaissent la saveur d'aucune unité intérieure, ni celle du repos de l'esprit qu'aucune image ne trouble. C'est en cela qu'ils pourront se reconnaître euxmêmes. Le second point est le suivant : alors que l'homme illuminé possède une sagesse que Dieu lui infuse, dans laquelle il connait la vérité distinctement et sans effort, cet homme-là est sujet à des suggestions subtiles sur lesquelles il échafaude ses imaginations, ses conceptions et considérations ingénieuses. Mais il n'a pas une certaine richesse foncière et manque de largeur dans l'exposé de ses doctrines ; ses enseignements sont multiples, encombrés d'étrangetés, subtils, propres à troubler les hommes intérieurs, à les embarrasser et inquiéter. Ils n'enseignent pas en effet à se conduire sur le chemin de l'unité, ils apprennent seulement à abonder en considérations ingénieuses dans la diversité. Ces gens-là sont obstinés à défendre leurs doctrines et leurs opinions, bien qu'une autre opinion soit aussi bonne que la leur. Et ils se gardent de pratiquer toutes les vertus, voire même de s'en préoccuper. Leur orgueil spirituel se manifeste dans tout leur être. C'est là le second point. Et voici le troisième : alors que l'homme illuminé et aimant se répand pour le bien commun, en oeuvres que la charité inspire, au ciel et sur la terre, comme il a été dit, cet homme-là est particulier en toutes choses. Il s'imagine qu'il est le plus sage et le meilleur. Il veut qu'on fasse grand cas de lui-même et de ses doctrines. Tout ce qu'il n'enseigne pas ou ne conseille pas, tous ceux qui n'imitent pas ses manières et ne se règlent pas sur lui, lui semblent assurément dans l'erreur. Il est large et même laxe quand la nécessité le presse, et de petites défaillances ne pèsent pas lourd pour lui. Cet homme n'est ni juste, ni hniuble, ni généreux, ni secourable pour les pauvres, ni fervent, ni zélé, ni sensible à l'amour divin ; il ne sait rien de Dieu ni de lui-même quand il s'agit de pratiquer la vertu comme il convient. C'est là le troisième point.

Voilà ce que vous devez considérer, professer, éviter en vous-mêmes et chez tous les hommes quand vous le constatez. Mais n'allez pas préjuger de telles choses chez personne, si vous ne pouvez en découvrir les effets, car ce serait pour vous une grave souillure qui vous empêcherait de connaître la vérité divine.

L'exemple du Christ. Pour posséder ce mode commun et le désirer au-dessus de tous les modes dont nous avons parlé, puisqu'il est le plus élevé, nous prendrons le Christ comme exemple, car Il s'est donné sans réserve pour tous en commun, Il le fait encore et le fera éternellement, En effet c'est pour tous en commun qu'Il a été envoyé sur la terre, au bénéfice de tous les hommes qui consentent à le tourner vers Lui. Sans doute Il dit Lui-même qu'Il n'a été envoyé que pour les brebis perdues de la maison d'Israël et personne d'autre. Or les Juifs ont méprisé l'Evangile et les païens entrèrent et le reçurent, et c'est ainsi qu'Israël tout entier a été sauvé, à savoir tous ceux qui ont été élus de toute éternité.

Or considérez comment le Christ s'est donné Luimême en commun, avec une fidélité sans reproche. Sa prière, fervente et sublime, se répandait devant son Père, au bénéfice commun de tous ceux qui veulent être sauvés. Le Christ se donnait à tous en commun, par son amour, ses enseignements, ses reproches, quand Il consolait avec douceur, quand Il donnait avec libéralité, quand Il pardonnait avec bonté et miséricorde. Son âme et son corps, sa vie et sa mort, tous ses services furent offerts pour tous en commun et le sont encore. Ses sacrements et ses dons sont un bien commun. Le Christ n'a jamais pris quelque nourriture, ni rien pour satisfaire aux besoins de son corps, sans penser à l'utilité commune de tous les hommes qui doivent être sauvés jusqu'au dernier jour. Le Christ ne possédait rien en propre, rien à Lui; mais tout en commun: son corps et son âme, sa Mère et ses disciples, son manteau et sa tunique. S'Il mangeait et buvait, c'était pour notre utilité : Il a vécu et Il est mort pour notre utilité. Ses tourments, ses souffrances, toute sa détresse lui appartenaient en propre, étaient un bien à Lui : mais le bénéfice et l'utilité qui en reviennent, constituent un patrimoine commun, comme la gloire de ses mérites demeure pour l'éternité un bien commun.

Or le Christ nous a légué sur la terre son trésor et ses rentes, à savoir les sept sacrements et le bien extérieur de la sainte Eglise qu'il a acquis par sa mort et qui devrait constituer un bien commun. Et ses serviteurs qui vivent sur ce patrimoine, devraient se donner à tous en commun. Tous ceux qui vivent d'aumônes, et qui sont dans l'étit ecclésiastique devraient être communs, au moins par leurs prières, les gens d'Eglise et tous ceux qui vivent dans les cloîtres et les ermitages. Au commencement de la sainte Eglise et de notre foi, papes, évêques et prêtres, appartenaient à tous en commun, convertissant le peuple, jetant les fondations de la sainte Eglise et de notre foi, qu'ils scellaient par leur mort, et de leur sang. C'étaient des hommes simples et sans détours, ils possédaient une paix stable dans l'unité de l'esprit, et ils étaient illuminés par la sagesse divine, riches et débordants en toute fidélité et charité, envers Dieu et tous les hommes. Mais maintenant c'est tout le contraire. Car ceux qui possèdent aujourd'hui l'héritage et les rentes, remis à leurs devanciers par amour et pour leur sainteté, sont foncièrement inconstants, agités et dispersés. Ils se tournent en effet entièrement au dehors, vers le monde, et ne vont pas au fond des affaires et des choses qu'ils ont entre les mains. C'est pour cela qu'ils prient des lèvres, sans que leur coeur goûte la teneur de leurs prières, à savoir les merveilles secrètes qui se cachent dans l'Ecriture, dans les sacrements et dans leurs offices : cela ils ne le sentent pas. Aussi sont-ils grossiers et lourds, fermés aux lumières de la vérité divine. Ils ne se privent pas de rechercher bons repas et beuveries, ils ne font pas de façons pour se donner leurs aises, et plût à Dieu qu'ils fussent purs en leur corps. Aussi longtemps qu'ils mèneront cette vie, ils ne seront jamais des hommes éclairés. Et autant les anciens étaient larges et débordants de charité, ne gardant rien pour eux, autant eux se montrent parfois rapaces et cupides, si bien qu'il n'est rien qui leur échappe. Tout cela ne ressemble en lien à l'attitude des saints et à leur manière de tout mettre en commun, telle que nous l'avons exposée, c'en est même le contraire. Je parle ici de ce qui se passe généralement ; que chacun s'examine lui-même, s'édifie et se corrige lui-même, s'il se trouve que besoin lui en est. S'il n'en a nul besoin, qu'il trouve sa joie, son repos, sa paix dans Sa bonne conscience, servant et louant Dieu et se rendant utile à lui-même et à tous les hommes pour la gloire de Dieu.

Voulant tout spécialement vanter et exalter ce mode commun, je découvre encore un singulier joyau que le Christ a légué dans la sainte Eglise au bénéfice de tous les justes en commun. Au repas du soir précédant la grande fête de Pâques où le Christ devait passer de cet exil vers son Père, ayant mangé l'agneau pascal avec ses disciples et accompli l'ancienne loi, à la fin de ce repas et de cette fête, il voulut leur servir un Dessert qui avait fait longtemps l'objet de son désir ; par là Il voulait mettre fin à l'ancienne loi et inaugurer la nouvelle. Il prit du pain dans ses mains très dignes et adorables et consacra son propre corps, puis son saint sang; ensuite Il les donna à ses disciples en commun, et les livra en commun à tous les justes pour leur utilité éternelle. Ce don, ce Dessert, est la réjouissance et l'ornement de toutes les grandes fêtes et de tous les festins, au ciel et sur la terre.

En ce don le Christ se donne Lui-même de trois manières. Il nous donne sa chair et son sang et la vie de son corps, glorifiés dans l'abondance des joies et des douceurs. Il nous donne son esprit, avec ses puissances supérieures, pleines de gloire et de dons, de vérité et de justice. Et Il nous donne sa propre personnalité avec sa divine clarté, laquelle élève son esprit et tous les esprits illuminés à la haute unité de jouissance.

Or le Christ veut que nous évoquions sa mémoire toutes les fois que nous devons consacrer, offrir et recevoir son corps. Mais considérez bien comment nous devons le faire en mémoire de Lui. Nous devons considérer et contempler comment le Christ se penche vers nous, avec une affection amoureuse, avec grand désir, avec toute la faim qu'Il ressent en sa nature de chair, et pour laisser son coeur se répandre dans notre propre nature de chair, Car Il nous donne ce qu'Il a reçu de notre humanité, à savoir son corps, son sang, et sa nature charnelle, Nous devons aussi considérer et contempler ce corps précieux martyrisé, transpercé, meurtri par amour et par fidélité pour nous. Tel est notre ornement et notre aliment selon la partie inférieure de notre humanité, la glorieuse humanité du Christ. Il nous donne aussi, par le don sublime du Sacrement, son esprit plein de gloire, de riches dons et vertus, d'ineffables prodiges de charité et de noblesse. C'est là ce qui fait notre aliment et notre ornement, ce qui nous illumine dans l'unité de notre esprit et dans nos puissances supérieures, par l'inhabitation du Christ avec toutes ses richesses. Enfin Il nous donne dans le Sacrement de l'autel sa haute personnalité dans une incompréhensible lumière. C'est là ce qui nous unit et nous transporte jusqu'auprès du Père. Et le Père accueille son fils d'adoption avec son Fils par nature. Ainsi nous parvenons à notre héritage, la Divinité elle-même, dans l'éternelle félicité.

Quand l'homme s'est remémoré toutes ces choses et qu'il les a considérées comme il convient, il doit rencontrer le Christ selon chacun des modes par lesquels le Christ vient à Lui. Il convient qu'il s'élève, afin de rencontrer le Christ avec son coeur, son désir, son amour sensible, Dar toutes ses puissances avec l'ardeur de sa faim. Car c'est ainsi que le Christ s'est reçu Lui-même. Et cette faim ne saurait être trop grande, car notre nature reçoit sa nature, à savoir l'humanité du Christ, glorifiée, pleine de Joie et de majesté. C'est pourquoi je veux que l'homme en cette rencontre fonde et s'écoule en lui-même, de désir, de joie et de félicité. En effet il reçoit Celui qui est le plus beau, le plus gracieux, le plus aimable entre tous les enfants des hommes, et il s'unit à lui. Dans cette attente de tous nos désirs, dans cette fringale, l'homme se voir souvent accorder de grandes faveurs, bien des choses mvstérieuses, des merveilles cachées lui sont révélées à découvert, du fait des richesses de la bonté divine. Quand en recevant le corns précieux du Christ, on se remémore le martyre et toutes les souffrances qu'il a endurés, on tombe parfois dans une dévotion si tendre, dans une telle compassion sensible, qu'on voudrait se faire clouer avec le Christ sur la croix et qu'on brûle de verser tout le sang de son coeur pour l'honneur du Christ. Alors on s'enfonce dans les plaies du Christ notre Sauveur, et dans son coeur ouvert. Dans cet exercice on se voit souvent accorder de grandes révélations et d'insignes faveurs. Cet amour sensible, mêlé de compassion, l'application intense de l'imagination à considérer avec ferveur les plaies du Christ, peuvent aller si loin qu'on croirait ressentir les plaies, les meurtrissures du Christ eu son coeur et dans tous ses membres. Si quelqu'un est disposé à recevoir effectivement les stigmates des plaies de Notre-Seigneur de quelque façon, c'est bien dans ces sentiments-là. C'est ainsi que nous répondrons à ce que le Christ attend de nous selon la partie inférieure de son humanité. Nous devons aussi nous tenir dans l'unité de notre esprit et nous répandre avec une charité débordante au ciel et sur la terre, tout en gardant un clair discernement. De la sorte nous portons l’image du Christ selon l'Esprit, et Lui donnons satisfaction. Nous devons encore, moyennant la personnalité du Christ, nous dépasser nous-mêmes ainsi que la nature créée du Christ, avec une intention simple, dans la jouissance de l'amour, et nous reposer au sein de notre Héritage, à savoir l'Essence divine, pour l'éternité.

C'est là ce que le Christ veut toujours nous donner selon l'esprit, toutes les fois que nous nous livrons à un tel exercice, en nous préparant à L'accueillir en nous. Il veut que nous Le recevions dans le sacrement et en esprit, comme il est convenable, équitable et raisonnable. Même si on n'éprouve pas de tels sentiments et de tels désirs, pourvu qu'on recherche la louange de Dieu et sa gloire, ainsi que son propre avancement et son bonheur personnel, on peut s'approcher librement de la table du Seigneur, à condition d'avoir la conscience nette de tout péché mortel.

C. TROISIÈME AVÈNEMENT LA TOUCHE RESSENTIE DANS L'UNITÉ DE L'ESPRIT. COMMENT DIEU DE PAR SON UNITÉ AMÈNE L'AME A L'UNITÉ. DE L'UNITÉ DE LA NATURE DIVINE DANS LA TRINITÉ DES PERSONNES

La très haute unité superessentielle de la nature divine, au sein de laquelle le Père et le Fils possèdent leur nature en l'unité du Saint-Esprit, au delà de ce que toutes nos puissances peuvent entendre et saisir dans l'essence nue de notre esprit, règne dans le silence des hautes régions, où Dieu échappe à toute créature éclairée seulement par une lumière créée. Cette haute unité de la divine nature est toutefois vivante et féconde. C'est en effet du sein de cette même unité que le Verbe éternel est engendré par le Père, sans aucune cesse ; et par cette génération le Père connaît le Fils et toutes choses dans le Fils. Et le Fils connaît le Père et toutes choses dans le Père, car ils ne sont qu'une seule et simple nature. De cette mutuelle contemplation du Père et du Fils, dans la clarté de la lumière éternelle, émane une comulaisance éternelle, un amour infini, et c'est le Saint-Esprit. Et par le Saint-Esprit et l'Eternelle Sagesse, Dieu se penche sur chaque créature nettement distinguée, l'enrichit de ses dons, l'enflamme de son amour, chacune selon sa noblesse et selon l’état où elle a été établie par manière d'élection, du fait de ses vertus et de l'étemelle providence divine. C'est là le principe du mouvement qui anime tous les bons esprits au ciel et sur la terre, selon la vertu et la justice. Or faites bien attention, je vais vous montrer par une comparaison de quoi il s'agit.

D'une comparaison qui montre comment Dieu possède l'âme et la meut naturellement et surnaturellement. Dieu a créé le ciel supérieur comme une pure et simple clarté, enveloppant et entourant tous les cieux ainsi que tout ce que Dieu a créé de corporel et de matériel. Il constitue en effet l'habitation extérieure et le royaume de Dieu et de ses saints, rempli de gloire et d'étemelles joies, or ce ciel étant fait d'une éternelle clarté, pure de tout mélange, il n'y existe ni temps ni lieu, ni mouvement ni changement, car il est stable et immuable, au-dessus de toutes choses. La sphère la plus proche du ciel empyrée est dite premier mobile. C'est là l'origine de tout mouvement, à partir du ciel supérieur, moyennant la puissance de Dieu. Ce mouvement engendre le cours du firmament et de toutes les planètes, et c'est là pour toutes les créatures le principe de leur vie et de leur croissance, chacune selon son espèce.

Or entendez bien, tout pareillement l'essence de l'âme est le royaume spirituel de Dieu, rempli d'une clarté divine, dépassant toutes nos puissances, si ce n'est selon un mode où elles deviennent simples, ce dont je ne veux rien dire encore. Voyez, au-dessous de l'essence de l'âme, où règne Dieu, se trouve l'unité de notre esprit, comparable au premier mobile, car en cette unité l'esprit est mû d'en haut en vertu de la puissance divine, naturellement et surnaturellement. Et cette motion divine, quand elle est surnaturelle, constitue la cause première et principale de toutes les vertus. or c'est dans cette motion divine que sont donnés à certaines personnes illuminées les sept dons du Saint-Esprit, comparables à sept planétes qui éclairent et fécondent toute la vie de l'homme.

Telle est la manière selon laquelle Dieu possède l'unité essentielle de notre esprit comme son royaume, agit et laisse déborder ses dons dans l'unité qui est le principe de toutes nos puissances, et dans toutes nos puissances elles-mêmes.

COMMENT L’HOMME DOIT ÊTRE ORNÉ POUR ACCÉDER AUX EXERCICES LES PLUS INTIMES

Or considérez avec attention comment nous pouvons poursuivre et posséder l'exercice le plus intime de notre esprit à la clarté de la lumière créée. L'homme qui est orné comme il convient par les vertus morales dans la vie extérieure et s'est élevé en noblesse par des exercices intimes, jusqu'à jouir de la paix divine, possède l'unité de son esprit, illuminé par une sagesse surnaturelle, laissant généreusement déborder sa charité au ciel et sur la terre ; il remonte et reflue, rendant gloire à Dieu avec révérence, vers le même fond, au sein de la haute unité de Dieu, d'où vient toute effusion ; car chaque créature, selon qu'elle a reçu de Dieu des dons plus ou moins élevés, est plus ou moins disposée à remonter par l'amour et à se porter avec ferveur vers son origine. Car Dieu, par tous ses dons, nous presse de revenir en Lui, tandis que par la charité et la vertu, par notre ressemblance divine, s'affirme notre volonté de faire retour en Lui.

DU TROISIÈME AVÈNEMENT DU CHRIST QUI NOUS CONDUIT A LA PERFECTION DANS LES EXERCICES INTIMES

Moyennant l'inclination amoureuse de Dieu et son action intime au plus intime de notre esprit, moyennant d'autre part notre amour brûlant et l'immersion totale de toutes nos puissances en cette même unité où Dieu demeure, se produit le troisième avènement du Christ dans les exercices intimes. Et c'est une touche intérieure, une motion du Christ dans sa clarté divine au plus intime de notre esprit. Le second avènement dont nous avons parlé, nous l'avons comparé à une source vive à trois ruisseaux. Cet avènement, nous le comparerons à la veine d'eau dans la source, car de tels ruisseaux n'existent pas sans lasource, ni la source sans une veine d'eau vive. C'est d'une façon semblable que la grâce de Dieu se répand en ruisseaux dans les puissances supérieures, enflammant l'homme et l'incitant à toutes les vertus. Et elle se trouve dans l'unité de notre esprit comme une source ; elle jaillit au sein de cette même unité où elle prend naissance, comme une veine d'eau vive jaillissant du fond des richesses diilines qui bouillonne de vie et où ne peuvent manquer jamais ni la. fidélité ni la grâce. Telle est la touche dont je veux parler. Et cette touche, la créature la subit passivement, car alors s'accomplit l'union des puissances supérieures dans l'unité de l'esprit, au-dessus de la multiplicité de toutes les vertus. En l'occurrence nul autre n'agit que Dieu seul, par une libre initiative de sa bouté, laquelle est la cause de toutes nos vertus et de toute notre félicité. Dans l'unité de l'esprit où jaillit cette veine, on se tient au-dessus de toute opération et de tout raisonnement, sans toutefois que la raison s'efface (1), car la raison illuminée, et particulièrement la puissance aimante, ressentent la touche, mais la raison ne peut comprendre ni saisir quelque mode ou manière, le

(i) Selon les théoriciens de la mystique la raison ne s'efface qu'à un degré supérieur quand elle devient inadéquate à la Vérité contemplée. Cent. S, Thomas, Sum. theol., IIa Ilae, q, 180, a, 4, ad, tert, Richard de Saint-Victor, que cite saint Thomas, distingue deux phases successives: supra rationem, quando ex divina revelatione cognoscimus quae humana ratione comprehendi nqn possunt., supra rationem et praeter rationem, quando scilicet ex divina illuminatione cognoscimus ea quae humanae rationi repugnare videntur. De gratia contemplationis, 1, 6.

comment et l'origine de cet attouchement. Car c'est là une opération divine, la source d'où proviennent toutes les grâces et tous les dons, le dernier intermédiaire entre Dieu et la créature. Et au-dessus de cette touche dans l'essence de l'esprit où règne le silence, luit une clarté incompréhensible; et c'est la très-haute Trinité d'où provient l'attouchement. C'est là que Dieu vit et règne dans l'esprit et l'esprit en Dieu.

D'UNE SORTIE DE L'ESPRIT EN SON FOND INTIME SOUS L'ACTION DE LA DIVINE TOUCHE

Or le Christ moyennant cette touche fait entendre intérieurement dans l'esprit cette parole : « Sortez par des exercices conformes au mode de l'attouchement », car cette touche profonde attire notre esprit et l'incite aux exercices les plus intimes que la créature puisse pratiquuer, selon le mode des créatures, s'éclairant d'une lumière créée.

Ici l'esprit s'élève, Dar la puissance aimante, audessus de toute opération, dans l'unité où se fait sentir la touche, pareille à une source jaillissante. Et cette touche presse l'entendement de connaître Dieu dans sa clarté, elle attire et presse la puissance aimante à jouir de Dieu sans intermédiaire. or c'est là ce que désire l'esprit aimant au-dessus de toute chose, naturellement et surnaturellement.

 Par la raison éclairée l'esnrit s'élève dans une intime considération, sa contemplation et ses considérations se tournent vers le tréfonds de lui-même où se fait sentir cette touche vivante. Ici la raison et toute lumière créée refusent d'aller nlus avant, car la divine clarté qui luit d'eu-haut et provoque cette touche, aveugle Dar sa présence toute vision créée, du fait Qu'elle est infinie. Et tout entendement qui s'éclaire d'une lumière créée se comporte ici comme l'oeil de la chauve-souris à la clarté du soleil (1). Néanmoins l'esprit se sent toujours stimulé et pressé à de nouvelles reprises, par Dieu et par lui-même, de scruter cette motion profonde, et de connaître ce qu'est nieu et ce qu'est cette touche. Et la raison illuminée recommence toujours à se demander d'où cela vient, à prospecter dans ses profondeurs cette veine de miel. Mais si peu qu'elle en sût le premier jour, elle n'en saura jamais davantage. C'est pourquoi la raison et toute considération reconnaissent : « Je ne sais pas ce que c'est. » La clarté divine qui brille d'en haut, repousse et aveugle tout entendement par sa seule présence. C'est ainsi que Dieu se tient dans sa clarté au-dessus de tous les esprits au ciel et sur la terre. Et ceux qui ont affouillé le fond de leur âme, par la vertu et les exercices intérieurs, jusqu'à la source originelle, c'est-à-dire jusqu'au seuil de la vie éternelle, ceux-là sont capables de ressentir la touche. Ici la clarté de Dieu resplendit d'un tel éclat, que la raison et tout entendement refusent de pousser plus avant, ils doivent se résigner à la passivité et céder à cette incompréhensible et divine lumière.

Quant à l'esprit qui sent cela en son fond, quand bien même la raison et l'entendement se montrent défaillants en présence de la clarté divine et restent dehors devant la porte, la puissance aimante s'efforce toutefois d'aller plus loin, car elle se sent pressée, attirée, autant que l'entendement ; or elle est aveugle et veut jouir. Cependant la jouissance consiste plutôt à savourer et à sentir qu'à comprendre. C'est pour cela que l'amour veut aller plus avant alors que l'entendement reste dehors.

Alors commence une faim éternelle que rien n'apaisera jamais. C'est une avidité et voracité de la puissance aimante et de l'esprit créé à l'endroit d'un bien incréé. Comme l'esprit veut jouir et qu'il

(1) L'image de la chauve-souris, empruntée à Aristote se retrouve chez les scolastiques.

y est pressé et poussé par Dieu, il s'efforce d'y réussir toujours. C'est là le commencement d'une avidité éternelle, d'une aspiration insatiable pour un objet qui se dérobe indéfiniment. Ceux qui l'éprouvent sont les plus malheureux des hommes, car ils sont avides et voraces, ils sont atteints de boulimie. Quoi qu'ils mangent et boivent, ils ne peuvent de cette façon jamais se rassasier : cette faim est en effet éternelle. Un vase créé ne saurait contenir un bien incréé. C'est pourquoi une éternelle fringale se fait sentir et Dieu est comme un flot débordant qui se dérobe toujours, il y a là une grande abondance de mets et de breuvages, dont nul ne connaît la saveur s'il n'y a goûté, Toutefois un seul plat fait défaut ; la jouissance offerte à pleine satiété. C'est pour cela que sans cesse la faim se renouvelle, bien que dans cette touche coulent des ruisseaux du miel le plus délectable. L'esprit savoure ce goût délectable, selon toutes les variétés pour lui concevables et imaginables ; mais tout cela ne sort pas de l'ordre des modes créés, reste donc au-dessous de Dieu et c'est pour cela que la faim, l'impatience se font éternellement sentir. Quand encore Uieu accorderait à ces hommes-là tous les dons que tous les saints possèdent et tout ce qu'Il peut leur conférer sans toutefois se donner Lui-même, l'appétit dévorant de l'esprit ne s'en trouverait pas rassasié. La touche, la motion intérieure de Dieu, excite en nous la faim et le désir car l'Esprit de Dieu pourchasse notre esprit. Plus la touche est véhémente, plus la faim, le désir se font sentir. Et c'est là une vie d'amour dans ses manifestations les plus hautes, au-dessus de la raison et de l'entendement ; la raison en effet est incapable de rien donner ni enlever à l'amour, du fait que notre amour subit l’attouchement de l'amour divin. Dès lors à mon sens il ne saurait jamais plus être question de se séparer de Dieu. La touche divine en nous, pour autant qu'elle nous est sensible, et aussi l'avidité amoureuse sont l'une et l'autre d'ordre créé et ressortissent à la créature : aussi sont-elles susceptibles de croître en intensité aussi longtemps que nous sommes en vie.

Dans cette tempête d'amour deux esprits sont en lutte, l'Esprit de Dieu et notre esprit. Dieu, par le Saint-Esprit, s'incline jusqu'en nous et de la sorte nous incite, par son attouchement, à l'amour. Et notre esprit, moyennant l'action divine et la puissance aimante plonge et s'immerge en Dieu, et c'est ainsi que Dieu se laisse toucher. De ce contact mutuel naît la lutte d'amour : au point le plus profond de leur rencontre, au moment le plus intime et le plus décisif de leur visite, chaque esprit est blessé d'amour. Ces deux esprits, à savoir notre esprit et l'esprit de Dieu, deviennent lumineux l'un pour l'autre, et chacun montre à l'autre son visage Cela incite les esprits à se porter l'un vers l'autre comme des époux, avec l'ardeur de leur amour. Chacun réclame de l'autre tout ce qu'il est, et chacun offre à l'autre et le presse d'accepter ce qu'il est. De là résulte l'effusion d'amour, la touche de Dieu"et ses dons, notre avidité amoureuse et ce que nous Lui donnons en retour, c'est là ce qui entretient la stabilité de l'amour. Ce flux et ce reflux fout déborder la fontaine d'amour. Et ainsi l'attouchement de Dieu et notre avidité amoureuse ne forment qu'un seul et simple amour. L'homme est alors possédé par l'amour, au point d'être obligé de perdre le souvenir de lui-même et de Dieu, et de ne plus rien savoir en dehors de son amour. L'esprit se consume ainsi au feu de l'amour et il plonge en de telles profondeurs sous l'attouchement de Dieu, qu'il se laisse vaincre dans tous ses désirs, réduire à néant dans toutes ses opérations ; il cesse d'être actif, devient lui-même amour au-dessus de tout effort d'application, et possède le fond le plus intime de tout son être créé, au-delà de toute vertu, là où toutes les opérations de sa nature créée ont leur commencemeut et leur fin. Tel est l'amour en lui-même, base et principe de toutes les vertus.

Or notre esprit, et cet amour lui-même, sont vivants et féconds en vertus. C'est pourquoi les puissances ne peuvent demeurer dans l'unité de l'esprit. L'incompréhensible clarté de Dieu et son amour infini se tiennent au-dessus de l'esprit et exercent leur attouchement sur la puissance aimante. Alors l'esprit retombe dans son activité, avec une ardeur plus haute et plus fervente que jamais auparavant, Et plus il est fervent et noble, plus il est prompt à se dégager de toute activité pour se réduire à néant dans l'amour ; ensuite il retombe dans une nouvelle activité, Or c'est là une vie céleste. Toujours l'esprit avide s'imagine qu'il dévore Dieu et L'absorbe, mais sous la touche divine, c'est lui-même qui continue de se laisser absorber : il tombe dans l'incapacité d'exercer aucune de ses activités, devenant lui-même amour au-dessus de toute activité. Car dans l'unité de l'esprit se fait l'union des puissances supérieures. La grâce et l'amour y résident essentiellement, au-dessus de toute activité : là se trouve en effet l'origine de la charité et de toutes les vertus. Il se fait là une effusion éternelle dans la Charité et les autres vertus, ainsi qu'un éternel retour commandé par une faim intime, le désir de goûter Dieu, enfin un éternel séjour dans la simplicité de l'amour.

Or tout cela s'effectue selon le mode créé et au-dessous de Dieu. Tels sont les exercices les plus intimes qu’on puisse pratiquer à la clarté d'une lumière crééé, au Ciel et sur la terre. Au-dessus il n'existe plus que la vie dans la contemplation de Dieu, sous une lumière divine et selon le mode divin, ans cet exercice on ne saurait errer ou se laisser tromper ; il commence ici-bas dans la grâce et doit durer éternellement dans la gloire.

QUATRIÈME PARTIE : « A SA RENCONTRE » COMMENT NOUS DEVONS RENCONTRER DIEU EN ESPRIT, AVEC INTERMÉDIAIRE ET SANS INTERMÉDIAIRE

Je vous ai donc montré jusqu'ici comment l'homme affranchi et élevé, moyennant la grâce de Dieu, devient voyant dans les exercices intérieurs, Et c'est le premier point que nous considérons, avec ce que le Christ demande et exige de nous quand Il dit : « Voyez. » Pour ce qui est du deuxième et du troisième point, quand Il dit : « L'époux vient, sortez », je vous ai exposé trois manières selon lesquelles s'effectue l'avènement intérieur du Christ, le premier avènement comportant quatre modes ; je vous ai enseigné ensuite comment nous devons sortir par des exercices, selon les différents modes dont Dieu nous enflamme intérieurement, nous instruit et nous meut, en son avènement. Il convient maintenant de considérer le quatrième et dernier point, à savoir la rencontre du Christ notre époux. Car toute notre contemplation intérieure et spirituelle, dans la grâce ou dans la gloire, et toutes les sorties que nous pouvons effectuer dans la pratique des vertus, par quelque exercice que ce soit, tout cela ne tend qu'à une rencontre et une union avec le Christ notre Epoux, car Il est notre Repos éternel, la Fin et le Salaire de tous nos labeurs.

Vous savez bien que toute rencontre consiste dans le rapprochement de deux personnes venant de lieux différents, opposés et séparés l'un de l'autre. Or le Christ vient de Là-Haut, comme un Seigneur, un Bienfaiteur libéral et tout-puissant. Quant à nous, nous venons d'en-bas comme pauvres valets, ne pouvant rien par nous-mêmes, ayant besoin de tout. Le Christ vient en nous de l'intérieur vers l'extérieur, et nous venons à Lui de l'extérieur vers l'intérieur. C'est pour cette raison que doit se faire ici une rencontre spirituelle.

Cet avènement, cette rencontre du Christ avec nous, s'effectue de deux manières, à savoir avec intermédiaire et sans intermédiaire.

A. LA BASE DE TOUTE UNION AVEC DIEU

a. D'UNE RENCONTRE ESSENTiELLE DE Dieu SELON LA SEULE NATURE ET SANS INTERMÉDIAIRE

Or soyez attentifs à bien entendre ces considérations. L'unité de notre esprit peut être envisagée de deux manières, selon l'essence et selon l'acte. Vous devez savoir que l'esprit, selon son existence essentielle, reçoit le Christ en son avènement, simplement selon la nature, sans intermédiaire et sans interruption. Car l'essence et la vie que nous avons en Dieu dans notre Image éternelle, que nous avons, que nous sommes en nous-mêmes selon notre exis tence essentielle, excluent tout intermédiaire comme toute séparation. C'est pourquoi l'esprit, en sa partie la plus intime et la plus élevée, reçoit selon la simple nature, l'impression de son Image éternelle et de la Clarté divine, sans aucune cesse ; il est pour l'éternité une demeure de Dieu, que Dieu possède en y résidant éternellement, qu'Il visite sans cesse, renouvelant son avènement, l'illuminant toujours de nouvelles lumières dans le rayonnement de la génération éternelle. Car partout où Il vient, on peut dire qu'Il est, et partout où Il est, Il ne cesse de venir ; mais là oit Il ne fut jamais, Il ne viendra jamais car il n'est en Lui ni accident, ni variation ; ce en quoi Il habite, demeure en Lui, car Il ne saurait sortir de Lui-même.

Pour cette raison l'esprit possède Dieu essentiellement, selon la simple nature, et Dieu possède l'esprit, du fait qu'il vit en Dieu et Dieu en lui. Et il est capable, eu sa partie la plus haute, de recevoir sans intermédiaire la clarté de Dieu et tout ce que Dieu peut apporter. Du fait de la clarté de son Image éternelle, qui brille essentiellement et personnellement en lui, l'esprit se sent défaillir en lui même, selon les plus élevées de ses forces vives, il s'immerge dans l'Essence divine, au sein de laquelle il possède d'une façon permanente sa félicité éternelle ensuite il se répand de nouveau au dehors avec toutes les créatures, du fait de la génération éternelle du Fils ; il est établi dans son être créé par la libre volonté de la sainte Trinité. Alors il porte la ressemblance de cette image du Très-Haut, à la fois un et trine, d'après laquelle il est fait, or selon son être créé, il reçoit passivement l'impression de son Image éternelle, sans aucune cesse, à la façon d'un miroir sans tache où l'image reflétée se conserverait toujours, et chaque fois que le regard s'y porte, c'est pour la connaissance, le principe d'un renouvellement perpét.uel, à la lumière de nouvelles clartés. Cette unité essentielle de notre esprit avec Dieu ne subsiste pas par elle-même, mais elle demeure en Dieu, elle émane de Dieu, elle dépend de Dieu et elle revient à Dieu comme à son principe éternel ; elle ne se sépare pas de Dieu, elle ne saurait jamais en être séparée quand elle se présente de cette manière. Or cette unité existe en nous, selon notre simple nature. Et si la créature se séparait de Dieu, elle tomberait dans le pur néant. Cette unité est d'autre part au-dessus du temps et de l'espace, et toujours elle demeure agissante, sans relâche, à la manière de Dieu ; toutefois elle reçoit passivement l'impression de son Image éternelle, pour autant qu'elle porte la ressemblance divine, tout en étant par elle-même simple créature.

Telle est la noblesse que nous possédons par nature dans l'unité essentielle de notre esprit, où se fait naturellement son union à Dieu. Cela ne nous rend ni saints ni bienheureux, car tous les hommes, bons ou mauvais, possèdent pareille chose en eux ; mais c'est là sans doute le principe de toute sainteté et de toute béatitude. Voilà en quoi consiste la rencontre et l'union de notre esprit avec Dieu selon la simple nature.

b. DE LA RESSEMBLANCE QU'ON POSSÈDE AVEC DIEU PAR LA GRÂCE ET QU’ON PERD PAR LE PÉCHÉ MORTEL

Or faites bien attention au sens de mes paroles, car si vous comprenez bien ce que je vais vous dire, et ce que je vous ai dit jusqu'ici, vous devrez comprendre toute la vérité divine, que quelque créature que ce soit pourrait vous enseigner, et aller même bien au delà.

D'une autre manière notre esprit se présente en acte dans cette même unité, et subsiste en lui-même comme en son être créé personnel : c'est là le fond originel des puissances supérieures. Et c'est là le commencement et la fin de toute activité créée, s'exerçant selon le mode créé, aussi bien dans l'ordre de la nature que dans l'ordre surnaturel. Toutefois l'unité n'agit pas en tant qu'elle est unité, mais toutes les puissances de l'âme, de quelque manière qu'elles agissent, tiennent toute leur efficacité et toute leur vigueur de leur fond originel, c'est-à-dire de l'unité de l'esprit, là où l'esprit subsiste en son être personnel.

En cette unité l'esprit doit garder toujours la ressemblance divine, moyennant la grâce et les vertus, ou bien alors la perdre par suite du péché mortel. Car si l’homme est fait à la ressemblance de Dieu, il est disposé à recevoir sa grâce, laquelle est en effet une lumière déiforme qui nous pénètre de ses rayons et produit en nous la ressemblance divine : sans cette lumière qui produit en nous la ressemblance divine nous ne pouvons parvenir à l'union dans l'ordre surnaturel. Alors même que nous ne pouvons perdre l'image imprimée en nous, ni l'union naturelle avec Dieu, s'il arrive que nous perdions la ressemblance, c'est-à-dire la Grâce divine, nous sommes voués à la damnation.

Pour cette raison, toutes les fois que Dieu trouve en nous quelque disposition à recevoir sa grâce, de par sa bonté gratuite Il veut nous rendre vivants et semblables à Lui moyennant ses dons. C'est ce qui a lieu toutes les fois que nous nous tournons vers Lui de tout notre vouloir. Au même instant en effet, le Christ vient vers nous, en nous, avec intermédiaire et sans intermédiaire, c'est-à-dire par ses dons et au-dessus de tous les dons. Et nous venons aussi à Lui et en Lui, avec intermédiaire et sans intermédiaire, c'est-à-dire par la vertu et au-dessus de toutes les vertus. Et Il imprime son image et sa ressemblance en nous, c'est-à-dire Lui-même et ses dons ; Il nous délivre de nos péchés et nous rend libres et semblables à Lui-même.

Or dans cette même opération par laquelle Dieu nous délivre de nos péchés, et nous rend semblables à Lui et libres dans la charité, l'esprit se sent défaillir en Lui-même et s'immerge dans l'amour de simple jouissance. Alors s'accomplit une rencontre et une union qui est sans intermédiaire, et surnaturelle, en laquelle consiste notre suprême félicité.

S'il est naturel à Dieu de donner par amour et par bonté gratuite, pour nous et de notre point de vue, ses dons sont accidentels et d'ordre surnaturel. Nous étions en effet auparavant étrangers et dissemblables, et nous obtenons ensuite la ressemblance et l'unité avec Dieu.

c. COMMENT ON POSSÈDE DIEU PAR LE REPOS DANS L'UNITÉ, AU-DESSUS DE TOUTE RESSEMBLANCE DE GRACE

Cette rencontre et cette unité que l'esprit aimant obtient et possède sans intermédiaire, elle doit s'effectuer dans une étreinte essentielle, dont le secret est impénétrable à tout notre entendement, si ce n'est dans cette appréhension essentielle par un acte simple de l'intelligence. Dans cette unité de jouissance nous devons toujours avoir notre repos, au-dessus de nous-mêmes et au-dessus de toutes choses. C'est de cette unité qu'émanent tous les dons, naturels et surnaturels; cependant l'esprit aimant trouve son repos dans cette unité au-dessus de tous les dons. Et ici il n'y a rien que Dieu et l'esprit uni sans intermédiaire à Dieu. Dans cette unité nous sommes reçus par le Saint-Esprit et nous recevons le Saint-Esprit et le Père et le Fils et la nature divine tout à la fois, car on ne saurait diviser Dieu. Et l'esprit dans son inclination à la jouissance, cherchant le repos en Dieu au-dessus de toute ressemblance, atteint et possède surnaturellement, en son être essentiel, tout ce qu'il y a jamais reçu dans l'ordre naturel.

C'est là ce que tous les justes possèdent. Mais comment cela se fait, c'est ce qui leur reste caché toute leur vie, à moins qu'ils ne soient intérieurs et détachés de toutes les créatures.

Au même instant où l'homme se détourne du péché, il est accueilli par Dieu dans l'unité essentielle de lui-même, au sommet de son esprit, afin qu'il trouve en Dieu son repos, maintenant et à jamais. Et il reçoit la grâce de Dieu et sa ressemblance dans le fond originel de ses puissances, de sorte qu'il puisse croître toujours et grandir en de nouvelles vertus. Aussi longtemps que subsiste la ressemblance dans la charité et la vertu, l'unité demeure dans le repos, et on ne saurait la perdre, si ce n'est par le péché mortel.

d. COMMENT NOUS AVONS BESOIN DE LA GRACE DE DIEU QUI NOUS CONFÈRE LA RESSEMBLANCE ET SANS INTERMÉDIAIRE NOUS CONDUIT A DIEU

Or toute sainteté et toute béatitude consistent en ce que l'esprit, du fait de sa ressemblance divine, et par le moyen de la grâce ou celui de la gloire, est introduit dans le repos au sein de l'unité essentielle. Car la grâce de Dieu est le chemin qu'il nous faut toujours suivre, si nous voulons parvenir à l'essence pure et nue où Dieu se donne sans intermédiaire dans toute sa richesse. C'est pour cela que les pécheurs et les esprits damnés sont plongés dans les téqèbres : la grâce de Dieu qui devait les éclairer, les instruire et les conduire à l'unité de jouissance, leur fait défaut. Cependant l'être essentiel de l'esprit est si noble, que les réprouvés ne peuvent pas vouloir être réduits à néant ; le péché toulefois interpose un tel obstacle entre les puissances et l'essence où Dieu vit, de telles ténèbres, une telle dissemblance, qùe l'esprit ne peut parvenir à l'union en sa propre essence, laquelle, sans le Péché, serait son domaine propre et son repos éter net: Car celui qui vit sans péché, vit dans la ressemblance de Dieu et dans la grâce, et Dieu est son propre domaine. Aussi avons-nous besoin de la grâce qui chasse le péché, prépare la voie, et féconde toute notre vie.

C'est pour cela que le Christ vient toujours en nous par intermédiaire, c'est-à-dire par ses grâces et la diversité de ses dons, Et nous aussi nous allons à Lui par des intermédiaires, à savoir par la vertu et différents exercices. Et à mesure que les dons qu’il accorde sont plus intimes, que la motion qu'il exerce est plus subtile, notre esprit se livre à des exercices plus profonds et plus savoureux, comme il vous a été exposé à propos de tous les modes précédemment décrits. Et c'est là une chose qui se renouvelle toujours. Car Dieu accorde des dons toujours nouveaux, et notre esprit revient toujours à l'unité intérieure, selon la manière dont Dieu le sollicite et le comble de ses dons ; et dans cette rencontre il reçoit des dons nouveaux qui sont toujours plus élevés. C'est ainsi qu'on grandit sans cesse, en vue d'atteindre à une vie plus haute.

Or cette rencontre actuelle se fait toujours par intermédiaire. Car les dons de Dieu et nos propres vertus, ainsi que toute l'activité de notre esprit constituent cet intermédiaire. Et cet intermédiaire est nécessaire chez tous les hommes et pour tous les esprits, car sans l'intermédiaire de la grâce de Dieu et de la conversion amoureuse librement effectuée, nul ne saurait être sauvé.

DE LA VISITATION DE DIEU ET DE NOTRE ESPRIT , DANS L'UNITÉ ET LA RESSEMBLANCE

Or Dieu regarde la demeure, le lieu de repos, qu'Il s'est fait en nous et avec nous, à savoir l'unité et la ressemblance. Cette unité Il veut toujours la visiter, sans aucune cesse, à chaque avènement nouveau qui résulte de sa génération sublime et par l'effusion débordante de son amour infini, car il veut vivre parmi les délices dans l'esprit aimant, il veut aussi visiter et combler de ses dons la ressemblance de notre esprit, afin que nous devenions plus ressemblants encore et plus rayonnants de vertus.

Le Christ veut toutefois que nous établissions dans l'unité essentielle de notre esprit notre demeure et notre perpétuel séjour, riches par Lui au-dessus de toute activité de la créature et au-dessus de toute vertu, et que nous demeurions actuellement en cette même unité, riches et débordants de vertus et de dons célestes. Il veut que nous visitions l'unité et la ressemblance, sans aucune cesse, en chacune des oeuvres que nous exécutons. Car en chaque instant nouveau Dieu naît en nous, et de cette nativité sublime procède le Saint-Esprit avec tous ses dons. Or nous devons rencontrer les dons de Dieu en nous conformant à sa ressemblance, et cette nativité sublime en nous tenant dans l'unité.

B. L'UNION AVEC INTERMÉDIAIRE

a. COMMENT NOUS DEVONS RENCONTRER Dieu DANS TOUTES NOS OEUVRES

Or entendez bien comment nous devons rencontrer Dieu en chacune de nos oeuvres, croître en Lui devenant plus ressemblant et posséder d'une manière plus noble l'unité de simple jouissance.

Toute oeuvre bonne, si infime soit-elle, qui est rapportée à Dieu avec amour, une intention élevée et simple, mérite un surcroît de ressemblance et de vie éternelle en Dieu. L'intention simple amène les puissances dispersées à se rassembler dans l'unité de l'esprit et assujettit l'esprit à Dieu. L'intention simple est le principe et la fin et l'ornement de toute vertu. L'intention simple rend à Dieu louanges et gloire, elle Lui fait hommage de toute vertu ; elle se dépasse elle-même, elle pénètre les cieux et toutes choses, et découvre Dieu dans le fond simple d'elle-même. L'intention est simple quand elle n'a en vue que Dieu et toutes choses par rapport à Dieu. L'intention simple chasse toute feinte et duplicité, et il convient de la garder et pratiquer dans toutes ses oeuvres, par-dessus toute chose. Car elle vous tient en présence de Dieu, donnant la clarté à l'entendement, le zèle à la vertu, elle délivre de toute crainte inopportune, tant ici-bas qu'au jour du jugement, L'intention simple, c'est cet oeil simple dont parle le Christ, qui garde le corps, c'est-à-dire toute l'activité et toute la vie de l'homme, dans la lumière et la pureté à l'endroit du péché, L'intention simple, c'est l'inclination intérieure de l'esprit, laquelle se règle sur la lumière et sur l'amour. C'est la base de toute spiritualité. Elle inclut en elle-même la foi, l’espérance et la charité, car elle met sa confiance en Dieu et Lui garde sa foi. Elle foule aux pieds la nature. Elle procure la paix et chasse de l'esprit tout murmure ; elle conserve toutes les vertus bien vivantes et donne la paix, l'espérance, l'assurance en Dieu, aussi bien ici-bas qu'au jour du jugement.

Ainsi nous devons habiter dans l'unité de notre esprit, avec la grâce et la ressemblance divine, et toujours rencontrer Dieu par l'intermédiaire des vertus, Lui offrant toutes nos vertus et toute notre vie et toutes nos oeuvres avec une intention simple : ainsi nous Lui deviendrons chaque instant plus ressemblants, en chacune de nos oeuvres. Par le fond de l'intention simple nous nous dépassons nous-mêmes et rencontrons Dieu sans intermédiaire et reposons avec Lui au fond de la simplicité : c'est là que nous possédons l'Héritage qui nous est préparé de toute éternité.

La vie de tous les esprits et leur activité vertueuse consistent dans la ressemblance divine jointe à la simplicité d'intention ; et tout leur repos suprême consiste dans la simplicité au-dessus de toute ressemblance. Cependant chaque esprit peut surpasser un autre en vertu et ressemblance, et chacun possède en lui-même son essence propre selon sa noblesse. Dieu suffit à chacun en particulier, et chacun cherche Dieu au fond de l'esprit selon la mesure de son amour, tant ici-bas que dans l'éternité.

b. COMMENT s'ORDONNENT TOUTES LES VERTUS AUX SEPT DONS DU SAINT-ESPRIT .

Or considérez l'ordre et la gradation de toutes vertus et de toute sainteté, ainsi que la façon dont nous devons rencontrer Dieu dans la ressemblance afin de pouvoir reposer avec Lui dans l'unité.

I. Quand l'homme vit dans la crainte de Dieu, pratiquant les vertus morales et les exercices extérieurs, se montrant obéissant et soumis à la sainte Eglise et aux commandements de Dieu, empressé à faire le bien avec une intention simple, alors il porte la ressemblance divine du fait de sa fidélité et de l'accord de sa volonté avec la volonté divine, qu'il s'agisse d'agir ou de s'abstenir ; et il repose en Dieu au-dessus de toute ressemblance. Car moyennant la fidélité et la simplicité d'intention, l'homme accomplit la volonté de Dieu, plus ou moins, selon le degré de sa ressemblance ; et moyennant la charité il repose en son Bien-aimé au-dessus de la ressemblance.

II. Et s'il s'exerce bien en ce qu'il a reçu de Dieu, alors Dieu lui donne l'esprit de piété et de générosité (2). Ainsi il devient large de coeur, doux et miséricordieux, il atteint un plus haut degré de vie et de ressemblance.  Et il sent qu'il repose davantage en Dieu, qu'il acquiert plus de largeur et de profondeur qu'auparavant dans la vertu ; la ressem

(2) Rappelons que, suivant de plus près saint Bonaventure que saint Thomas sur ce point, Ruysbroeck rapporte le don de piété à l'amour du prochain plutôt qu'à la pratique des devoirs envers Dieu.

blance et le repos ont pour lui d'autant plus de saveur qu'il devient plus ressemblant.

III. S'il s'exerce bien sur ce point avec zèle et simplicité d'intention, luttant contre tout ce qui est contraire à la vertu, il obtient le troisième don à savoir la science et le discernement : ainsi devient-il raisonnable, il sait ce qu'il doit faire et laisser faire, quand il doit donner et quand il doit prendre ; Moyennant la simplicité d'intention et la charité divine, cet homme-là repose en Dieu au-dessus deb lui-même dans l'unité. Il se possède lui-même dans sa ressemblance divine, et pratique toutes ses oeuvres avec une plus grande délectation. Il fait preuve en effet d'obéissance et de soumission envers le Père, de raison et de discernement à l'endroit du Fils, de libéralité et de piété au regard du Saint-Esprit. Et ainsi il porte la ressemblance de la Trinité sainte. Et il repose en Dieu par la charité et la simplicité de son intention. C'est en cela que consiste toute la vie active.

Ainsi l'homme doit s'exercer avec beaucoup de zèle et suivre son intention simple avec discernement. Il doit se garder de tout ce qui est contraire à la vertu et se tenir toujours prosterné aux pieds du Christ, dans une attitude de soumission et d'humilité : ainsi il croît chaque instant en vertu et en ressemblance. Et s'il se comporte ainsi il ne peut s'égarer, Cependant il demeure toujours de cette manière dans la vie active, du fait que l'homme s'applique et s'exerce à des choses qui occupent le coeur et à des oeuvres multiples, plutôt qu'à la recherche de ce qui est la cause et le pourquoi de toute activité. De même s'il s'attache davantage par ses exercices aux pratiques sacramentelles, aux signes et aux usages extérieurs, plutôt qu'à ce qui en est la cause, à la vérité signifiée, il reste toujours un homme extérieur, faisant toutefois son salut par ses bonnes oeuvres, accomplies avec une intention simple.

Pour cette raison, si l'homme veut s'approcher de Dieu et s'élever dans ses exercices et dans toute sa vie, il doit trouver l'entrée qui le conduira des oeuvres à leur pourquoi, des signes à la vérité. Ainsi il deviendra maître de ses oeuvres et connaîtra la vérité, il entrera dans la vie intérieure.

IV. Et Dieu lui accorde alors le quatrième don, à savoir l'esprit de force. Il peut ainsi dominer joies et peines, profits et pertes, espoirs et soucis relatifs aux choses terrestres, toutes sortes d'obstacles et toute multiplicité. De la sorte l'homme devient libre et détaché de toutes les créatures.

Quand l'homme cesse de s'embarrasser d'images, il est maître de lui-même ; il devient facilement, sans effort, uni et intérieur et il se tourne librement et sans obstacle vers Dieu par une dévotion fervente, des désirs élevés, avec louanges et grâces, dans la simplicité de son intention. Il trouve une nouvelle saveur dans toutes ses oeuvres et dans toute sa vie, intérieure et extérieure, car il se tient devant le trône de la sainte Trinité, et souvent il reçoit de Dieu douceurs et consolations intérieures. Celui en effet qui Sert à cette table avec louanges et grâces et révérence intérieure, boit souvent du vin et goûte aux reliefs et aux miettes qui tombent de la table du Seigneur, et toujours il a la paix intérieure du fait de la simplicité de son intention.

S'il se trouve qu'il veuille rester ferme devant Dieu, rendant louanges et grâces et gardant son intention élevee, l'esprit de force redouble en lui. Il ne se laisse pas glisser en lui-même dans les affections charnelles et le désir des douceurs et consolations, d'aucun des dons de Dieu, du repos ou de la paix du

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gné par Dieu et par toutes les créatures. S'il a auparavant renoncé à lui-même et à sa volonté propre avec amour et joie, de manière à ne chercher rien pour soi, mais la volonté adorable de Dieu, il lui est facile de s'oublier lui-même dans les afflictions et la détresse, de manière encore à ne chercher rien pour soi, mais toujours la gloire de Dieu. Celui qui a la volonté de faire de grandes choses, a la volonté de souffrir de grands tourments, mais souffrir et endurer avec abandon est plus noble, a plus de valeur au regard de Dieu, procure à notre esprit plus de satisfaction, que d'accomplir de grandes oeuvres avec le même abandon, ce qui est en effet plus contraire à notre nature. Aussi l'esprit est-il élevé plus haut et la nature réduite plus bas par de lourdes afflictions que par de grandes oeuvres, à égalité d'amour.

Si l'homme demeure dans cet abandon, sans autre choix, comme quelqu'un qui ne voudrait et ne saurait rien d'autre, il possède doublement l'esprit de conseil, car il a satisfait à la volonté et au conseil de Dieu par ce qu'il fait comme par ce qu'il souffre, par l'abandon de lui-même et Dar son obéissance soumise. La nature reçoit alors son ornement suprême et l'homme est capable d'être illuminé selon l'esprit.

VI. C'est pour cela que Dieu accorde alors le sixième don, à savoir l'esprit d'intelligence.

Ce don nous l'avons précédemment comparé à une source avec trois ruisseaux.  Car il établit notre esprit dans l'unité, il révèle la vérité et il produit un amour qui se donne largement à la communauté. Ce don est comparable aussi à la lumière du soleil, car le soleil par son éclat emplit l'air d'une simple clarté, il éclaire toute forme et fait paraître la distinction de toutes les couleurs : et par là il fait connaître sa propre puissance, et sa chaleur se répand en commun sur le monde entier pour l'utilité et la fécondité de tous les êtres.

De la même façon la première irradiation du don d'intelligence produit dans l'esprit la simplicité, et celle simplicité est pénétrée des rayons d'une singulière clarté, tout comme l'air, dans le ciel, de la lumière du soleil. Car la grâce de Dieu, qui est la base de tous les dons, habite essentiellement comme une lumière simple notre intellect possible. Et moyennant cette lumière simple notre esprit est stabilisé, simplifié, illuminé, plein de grâces et de dons divins, Ici il porte la ressemblance de Dieu par le moyen de la grâce et de l'amour divin.

Et du fait qu'il porte la ressemblance divine, que son intention et son amour se tournent vers Dieu avec simplicité, au-dessus de tous les dons, il ne se tient pour satisfait ni par la ressemblance ni par une telle lumière créée : il a en effet une inclination fondanlentale, à la fois naturelle et surnaturelle, qui le porte vers l'Essence infinie d'où il est issu. Or l'unité de l'Essence divine exerce une attraction éternelle sur tout ce qui porte sa ressemblance pour l'amener à son unité. C'est pourquoi l'esprit s'évanouit à lui-même dans la jouissance, et il s'écoule en Dieu comme en son éternel repos. Car la grâce de Dieu se comporte vis-à-vis de Dieu comme la lumière vis-à-vis du soleil, et c'est l'intermédiaire et la voie qui nous conduit à Lui ; aussi brille-t-elle en nous d'une clarté simple, et elle nous imprime une marque divine, c'est-à-dire la ressemblance de Dieu. Dr cette ressemblance s'évanouit chaque instant à elle-même, pour mourir en Dieu et devenir un avec Dieu, rester et demeurer dans l'unité ; car la charité nous fait agir en union avec Dieu, elle nous fait rester et habiter dans l'unité. Néanmoins nous gardons éternellement la ressemblance dans la lumière de grâce et aussi dans celle de gloire, où nous nous possédons nous-mêmes, quant à notre activité, dans la charité et la vertu. Et nous gardons l'unité avec Dieu au-dessus de toute notre activité dans la nudité de notre esprit, plongés dans la lumière divine où nous possédons Dieu au-dessus de toute vertu, dans le repos. Car dans la ressemblance la charité doit éternellement être active, et dans l'amour de jouissance l'unité avec Dieu doit toujours trouver le repos. Et c'est là s'adonner à l'amour.

Car en un même temps, en un même instant, l'amour agit et se repose en son bien-aimé, les deux choses se renforçant mutuellement. Car plus l'amour est haut, plus profond est le repos ; et plus le repos est profond, plus l'amour est fervent : une chose en effet est impliquée dans l'autre, et celui qui n'aime pas ne trouve pas le repos, comme celui qui n'a pas de repos ne connaît pas l'amour. Cependant il semble parfois au juste qu'il ne trouve en Dieu ni l'amour ni le repos : ce sentiment vient de l'amour ; en effet, désirant aimer plus qu'il n'en est capable, il éprouve un sentiment d'insuffisance. Dr dans cette opération il goûte à la fois l'amour et le repos, car nul ne peut comprendre comment on aime dans l'ac[ion et trouve le repos dans la jquissaùce, si ce n'est l'homme abandonné, détaché et éclairé.

Néanmoins tout amant est un avec Dieu, et plongé dans le repos, il porte en même temps la ressemblance divine dans l'activité que l'amour commande; car Dieu dans sa très haute nature dont nous portons la ressemblance, se tient quant à la jouissance dans un éternel repos selon son unité essentielle, et quant à l'activité dans une opération éternelle selon la Trinité : l'un est le complément de l'autre, car le repos réside dans l'unité, et l'activité dans la Trinité, l'un et l'autre subsistant dans l'éternité. Aussi est-il nécessaire d'aimer pour savourer le goût de Dieu, et qui veut aimer est capable de goûter. Mais si l'on se contente d'autres choses, on est incapable de goûter ce qu'est Dieu. C'est pourquoi nous devons nous posséder nous-mêmes avec simplicité dans la vertu et la ressemblance, et posséder Dieu au-dessus de nous-mêmes, moyennant l'amour, dans le repos et l'unité. C'est là le premier point dans la manière dont l'homme « commun » acquiert la stabilité.

Quand l'air est illuminé par la clarté du soleil, alors se manifeste la beauté et la richesse du monde entier, les yeux de l'homme sont éclairés et il prend plaisir à distinguer la multiplicité des couleurs. De la même façon quand nous sommes simples en nous-mêmes et que notre intellect possible est éclairé et illuminé par l'esprit d'intelligence, nous pouvons connaître les attributs sublimes qui sont en Dieu, causes de toutes les oeuvres qui émanent de Dieu. Bien que tous les hommes puissent comprendre ces oeuvres, et Dieu au moyen de ses oeuvres, nul ne peut cependant comprendre les attributs d'où les oeuvres de Dieu découlent, avoir une intelligence savoureuse et adéquate de ce qu'ils sont en leur fond, si ce n'est moyennant ce don. Il nous apprend en effet à considérer et connaître notre propre noblesse. Il nous rend aptes à discerner dans la pratique des vertus et dans tous nos exercices, comment nous devons vivre sans nous égarer, selon la vérité éternelle. Et celui qu'Il éclaire, il peut marcher selon l'esprit, et par sa raison illuminée observer et comprendre toutes choses comme il convient, au ciel et sur la terre. Aussi dirige-t-il ses pas dans les cieux, considérant et contemplant avec tous les saints la noblesse de son Amani : sa hauteur incompré hensible et son insondable profondeur, sa longueur et sa largeur, sa sagesse et sa vérité, sa bonté et son ineffable libéralité, tous les autres attributs semblables, infiniment dignes d'amour, qui sont en Dieu, notre Amant, innombrables et infinis dans sa nature sublime, puisque Lui-même ne s'en distingue pas.

Alors l'homme illuminé baisse les yeux pour faire retour sur lui-même et sur toutes les créatures ; il considère comment Dieu les a toutes créées par un effet de sa bonté gratuite et enrichies de ses dons dans la nature, de multiples façons ; comment Il veut les doter et enrichir au-dessus de la nature en se donnant Lui-même, pourvu qu'elles aient la volonté et le désir de rechercher pareille faveur. Toutes ces considérations de la raison; par voie de distinctions multiples, sur les richesses de Dieu, font la joie de notre esprit, dès l'instant que moyennant l'amour divin nous sommes morts à nous- mêmes en Dieu, que nous vivons et marchons selon l'esprit et goûtons la saveur des choses qui sont éternelles.

Ce don d'intelligence nous montre l'unité que nous avons et possédons en Dieu par l'amour fruitif qui nous ravit à nous-iuêmes, ainsi que la ressemblance divine que nous portons en nous-mêmes moyennant la charité et la vertu. Il nous donne lumière et clarté pour que nous puissions y marcher selon l'esprit, avec discernement, contempler Dieu et le connaître à travers des figures spirituelles, nousconsidérer et nous connaître nous-mêmes ainsi que toutes choses selon le mode et la mesure de la lumière, selon la volonté de Dieu et la noblesse de notre entendement. C'est là le second point relatif à la manière dont l'homme commun devient illuminé.

Selon la mesure dont l'air est illuminé par la clarté du soleil, la chaleur est plus ou moins grande et répand plus ou moins communément la fertilité. Lorsque notre raison et notre entendement sont ainsi éclairés pour connaître distinctement la vérité divine, alors la volonté, c'est-à-dire la puissance aimante, s'échauffe jusqu'à s'écouler largement dans sa fidélité et son amour pour la communauté des êtres et des choses ; car ce don suscite en nous un amour large et commun, moyennant la connaissance de la vérité que nous obtenons dans le rayonnement de sa bimière.

Les hommes les plus simples, ce sont les plus tranquilles, ceux qui sont le mieux en paix avec eux-mêmes ; et ils sont profondément immergés en Dieu, ils ont l'intelligence éminemment claire, déploient leur activité dans les oeuvres bonnes les plus diverses, et laissent déborder leur amour dans l'intérêt le plus largement commun. Ils rencontrent moins d'obstacles que d'autres, parce qu'ils portent davantage la ressemblance divine. Dieu est en effet simplicité dans son essence, clarté dans son intelligence; amour commun et débordant dans son activité. Et plus nous ressemblons à Dieu à ce triple point de vue, plus nous Lui sommes unis. C'est pourquoi nous devons rester simples en notre fond, considérer toutes choses à la lumière de la raison éclairée, et imprégner toutes choses d'un amour commun. De la même façon le soleil au ciel demeure en lui-même ce qu'il est, simple et immuable, bien que sa clarté et. sa chaleur se répandent communément sur le monde entier.

Or entendez bien comment nous devons marcher selon la raison éclairée, dans l'amour commun. Le Père est le principe de la Divinité tout entière selon l'essence et selon les personnes. Aussi devons-nous nous prosterner en esprit avec humilité et révérence devant la majesté du Père ; c'est ainsi que nous possédons l'humilité qui est la base de toutes les vertus. Nous devons adorer avec ferveur la puissance du Père, c'est-à-dire lui rendre honneur et gloire, c'est ainsi que nous serons élevés en esprit, car dans Sa toute-puissance il tire toutes choses du néant et les maintient dans l'existence. Nous devons rendre louanges et grâces à la fidélité et à l'amour de Dieu, et les servir éternellement, car nous leur devons d'avoir été délivrés des chaînes de l'ennemi et de la mort éternelle ; c'est ainsi que nous devenons libres. Nous devons représenter à la sagesse de Dieu l'aveuglement et l'ignorance de la nature humaine et les déplorer, demander  que tous les hommes soient éclairés et obtiennent la connaissance de la vérité ; c'est ainsi que Dieu sera connu par eux et honoré. Nous devons implorer la miséricorde de Dieu pour les pécheurs, afin qu'ils se convertissent et progressent dans la vertu ; c'est ainsi que Dieu sera par eux désiré et aimé. Nous devons donner largement à tous ceux qui sont dans le besoin, puisant dans les richesses de la bonté divine, afin que tous soient comblés et refluent vers Dieu ; c'est ainsi que tous ils posséderont Dieu. Nous devons offrir au Père avec honneur et révérence tout ce que le Christ, dans son humanité,.a fait pour le servir avec amour : ainsi toutes nos prières seront exaucées. Nous devons aussi offrir au Père dans le Christ Jésus l'empressement fervent des anges et des saints et de tous les justes, ainsi nous nous unissons à eux tous dans la gloire de Dieu. En outre nous présenterons an Père le service de la sainte Eglise, et le sacrifice auguste offert par tous les prêtres, ainsi que tout ce que nous pouvons comprendre et pratiquer 'au nom du Christ, afin de rencontrer Dieu par l'intermédiaire du Christ, de Lui ressembler par l'amour commun, et de dépasser par la simplicité toute ressemblance, nous unissant à Lui dans l'unité essentielle. Toujours nous devons rester dans l'unité avec Dieu, nous répandre éternellement avec Dieu et tous les saints dans l'amour commun, revenir toujours au sein de l'unité par les louanges et actions de grâces, et par l'amour fruitif nous évanouir à nous-mêmes dans un repos essentiel. Telle est la vie la plus riche que je connaisse, et c'est par là que nous possédons le don d'intelligence.

VII. Or entendez bien, l'unité de jouissance qui est en Dieu, se présente dans le mouvement qui nous y ramène, comme une ténèbre où tout mode s'abolit, comme une pure incompréhensibilité. Moyennant l'amour et la simplicité d'intention, l'esprit fait retour en son sein, activement par l'offrande de toutes ses vertus, et fruitivement par l'offrande de lui-même au-dessus de toutes les vertus.

De cette considération amoureuse résulte le septième don, à savoir l'esprit de sagesse savoureuse : il pénètre la simplicité de notre esprit, notre âme et notre corps de sagesse et de goût spirituel. C'est une touche ou motion divine dans l'unité de notre esprit, fondement et origine de toutes les grâces, de tous les dons, de toutes les vertus. Et dans cet attouchenlent divin chacun goûte la saveur de ses exercices et de toute sa vie, selon la véhémence de cette touche et la mesure de son amour. Or cette motion divine est l'intermédiaire la plus intime entre Dieu et nous, entre le repos et l'action, entre les modes déterminés et l'indétermination pure, entre le temps et l'éternité.

Cette brûlure spirituelle, Dieu la produit en nous, de prime abord, avant aucun don, quoique à vrai dire nous n'en ayons connaissance et n'en fassions l'expérience savoureuse qu'en tout dernier lieu. Car lorsque nous avons cherché Dieu avec amour dans tous nos exercices, jusqu'au fond le plus intime de notre âme, alors nous éprouvons l'irruption de toutes les grâces et de tous les dons divins. Cet attouchement nous le sentons dans l'unité de nos puissances supérieures, au-dessus de la raison mais non en dehors d'elle, car nous percevons une touche qui nous meut.

Toutefois si nous voulons savoir ce que c'est ou d'où cela vient, notre raison se montre défaillante, comme toute considération d'ordre créé. Car l'air peut être éclairé par la lumière du soleil, nos yeux peuvent être subtils et sains ; si nous voulons suivre les rayons qui apportent la clarté et considérer le disque du soleil, les yeux cessent d'être en état de faire leur oeuvre, ils se contentent de recevoir passivement la lumière des rayons. De la même façon le reflet de la lumière incompréhensible est si intense, tel qu'il se présente à l'unité de nos puissances supérieures, que toute opération d'ordre créé, procédant par distinction, se trouve nécessairement défaillante.

Ici notre activité doit se résoudre à subir passivement l'action de Dieu en nous et c'est là l'origine de tous les dons. Car si nous étions capables de saisir Dieu par notre seule appréhension, Il se donnerait Lui-même à nous sans intermédiaire; cela nous est impossible, car nous sommes trop étroits et trop infimes pour le saisir. C'est pourquoi Il verse en nous ses dons selon la mesure de notre capacité et selon la noblesse de nos exercices.

L'unité féconde de Dieu se tient en effet au-dessus de l'unité de nos puissances et nous sollicite toujours à porter la ressemblance divine dans l'amour et la vertu. Aussi nous sentons-nous à chaque instant incités par une touche nouvelle à nous rénover davantage et à devenir plus ressemblants à Dieu dans la vertu. Du fait de cette touche qui se renouvelle, l'esprit est saisi de faim et de soif : il veut épuiser la saveur de cet abîme sans fond, dans la tempête de l'amour le parcourir de bout en bout, pour pouvoir se rassasier. Il en résulte, sous l'empire de cette faim, un acharnement éternel à passer outre à une insuffisance éternelle ; car tous les esprits qui aiment tendent vers Dieu leurs efforts et leurs désirs, chacun selon le degré de sa noblesse, et selon l'attouchement divin qui se fait sentir en lui. Et pourtant Dieu demeure éternellement insaisissable au gré de nos désirs et des initiatives de notre activité. C'est pour cela qu'il subsiste en nous une faim éternelle et l'éternel désir de rentrer avec tous les saints dans l'unité.

Or dans la rencontre de Dieu la clarté et la chaleur sont si intenses et si démesurées, que tout esprit se montre inapte à poursuivre ses opérations, fond et s'évanouit dans l'amour qu'il ressent en son unité. Il doit alors subir passivement l'action de Dieu en lui en tant que pure et simple créature, de sorte que notre esprit, avec la grâce de Dieu et toutes nos vertus, se réduit à n'être plus qu'un amour sensible, dans l'inaction ; notre esprit est en effet arrivé au terme de son activité et il n'est plus lui-même qu'amour. Ici il est devenu simple, apte à recevoir tous les dons et capable de pratiquer toutes les vertus.

En ce fond de l'amour ressenti jaillit la veine d'eau vive, c'est-à-dire l'illumination ou l'action intérieure de Dieu, qui à chaque instant nous meut, nous stimule, nous attire et nous amène à nous répandre en nouvelles oeuvres de vertu.

Ainsi je vous ai montré le fond et le mode de toutes les vertus.

C. L'UNION « SANS INTERMÉDIAIRE » ET SES TROIS MODES

Or entendez bien, l'illumination de Dieu, sans mesure et d'une clarté incompréhensible, cause de tous les dons et de toutes les vertus, cette lumière incompréhensible, transforme l'inclination fruitive de notre esprit et l'imprègne d'une même clarté incompréhensible dans laquelle tout mode s'efface. Et dans cette lumière l'esprit s'évanouit à lui-même dans un repos de pure jouissance, car ce repos est sans mode et sans fond, et on ne peut le connaître que par lui-même, c'est-à-dire en s'y livrant. Si nous pouvions en effet le connaître et le comprendre, il se prêterait à quelque mode et quelque mesure : ainsi il ne saurait nous satisfaire, ce ne serait plus la quiétude mais une perpétuelle inquiétude. C'est pourquoi la simple inclination amoureuse de notre esprit, en cette évanescence, produit en nous un amour fruitif, lequel est insondable.

Or l'abîme de Dieu appelle l'abîme, à savoir tous ceux qui sont unis à l'esprit de Dieu par l'amour de fruition. Cet appel, c'est l'inondation d'une clarté essentielle. Et cette clarté essentielle, nous enveloppant d'un amour insondable, nous amène à nous perdre nous-mêmes et à nous écouler dans la ténèbre farouche de la Divinité. Et ainsi unis, sans intermédiaire ne faisant qu'un avec l'esprit de Dieu, nous sommes à même de rencontrer Dieu avec l'aide de Dieu, et de posséder avec Lui et en Lui d'une manière durable notre éternelle félicité.

Cette vie très intime s'exerce de trois manières.

a. LE PREMIER DES TROIS MODES

Parfois l'homme intérieur rentre en lui-même, d'une manière simple, selon l'inclination fruitive, au-dessus de toute activité et de toute vertu, par un simple regard plongeant dans l'amour de fruition. C'est ici qu'il rencontre Dieu sans intermédiaire. De l'unité divine rayonne en lui une simple lumière, et ce que cette lumière lui révèle n'est que ténèbre, nudité, néant. De cette ténèbre il est comme enveloppé : tout mode pour lui s'abolit, comme s'il versait dans l'égarement. Dans cette nudité il pert la faculté de considérer distinctement les choses et se laisse transformer et imprégner de la toute simple clarté. Dans le néant il se sent défaillir en toutes ses oeuvres car l'activité de l'amour infini de Dieu l'emporte sur la sienne.

Or, par l'inclination fruitive de son esprit, il triomphe de Dieu et ne fait plus qu'un esprit avec Lui. Par cette union dans l'esprit de Dieu, il lui est donné de goûter une saveur délectable, il possède l'essence divine. Abîmé en lui-même dans son existence essentielle, il est comblé d'une félicité infinie, des richesses même de Dieu. Et de ces richesses se répand dans l'unité des puissances supérieures la plénitude enveloppante de l'amour ressenti. De cette plénitude de l'amour ressenti se répand dans le coeur et dans les puissances charnelles un goût sensible et pénétrant. Du fait de ce flot débordant l'homme devient immobile intérieurement, impuissant en lui-même et dans toutes ses oeuvres et il ne sait et ne sent rien d'autre au fond le plus intime de son être, dans son âme et dans son corps, qu'une clarté singulière avec un bien-être sensible et un goût pénétrant.

C'est là le premier mode, lequel implique une complète disponibilité. Il détourne l'homme en eflet de toute préoccupation à l'endroit des choses et l'élève au-dessus de toute activité et de toute vertu, il l'unit à Dieu et assure la stabilité des exercices les plus intimes qu'on puisse pratiquer. Aussi chaque fois que l'homme juste s'embarrasse de quelque préoccupation ou de quelque pratique vertueuse pour s'arrêter à des images, au lieu de rentrer en lui-même comme il le désire, il se heurte dans ce mode à un obstacle. Ce mode consiste en effet à s'élever, au-dessus de toutes choses à une entière disponibilité. Voilà ce qu'il y avait à dire sur la première manière des exercices les plus intimes.

b. LE SECOND MODE, D'UN DEGRÉ PLUS ÉLEVÉ

Il arrive parfois que cet homme intérieur se tourne vers Dieu par le désir et par l'action, en vue de rendre à Dieu honneur et gloire, de s'offrir lui-même, avec tout ce qu'il peut faire, et de se consumer dans l'amour de Dieu : ici il rencontre Dieu par intermédiaire. Cet intermédiaire c'est le don de sagesse savoureuse qui est la base et l'origine de toute vertu, incitant et animant tout homme juste à la vertu selon la mesure de son amour ; quant à l'homme intérieur, il le touche et l'embrase parfois d'un amour tel que tous les dons de Dieu, tout ce que Dieu peut donner en dehors de Lui-même, lui semble trop peu et ne saurait lui suffire, ne faisant au contraire qu'accroître son impatience : il possède en effet la faculté de percevoir ou de sentir au fond de son âme, où toutes les vertus ont leur principe et leur fin, où par tous ses voeux il fait offrande à Dieu de toute vertu, où l'amour enfin demeure vivant. Pour cette raison la faim, la soif d'amour deviennent si grandes qu'à tout instant il s'abandonne, renonçant à toute activité qui se trouve défaillante, s'anéantissant dans l'amour. Il a faim et soif dans son désir de connaître le goût de Dieu. Chaque fois qua brille en lui le regard de Dieu, il se sent saisi par Dieu et c'est alors seulement que se renouvelle la touche d'amour. De la sorte, quoique vivant il meurt et quoique mourant il revient à la vie. Et c'est ainsi que la faim et la soif d'amour se renouvellent en lui à chaque instant, attisant son désir.

C'est là le second mode : il est de l'ordre du désir, lorsque l'amour s'appuie sur la ressemblance et aspire de tous ses voeux à l'union avec Dieu.

Ce mode est pour nous d'un plus grand profit et d'un plus grand honneur que le premier, car il est la cause du premier. Personne en effet ne peut parvenir au repos qui se situe au-dessus de toute activité, s'il n'a aimé auparavant et en désir et en action. C'est pourquoi la grâce de Dieu et notre amour actif doivent précéder et suivre, c'est-à-dire qu'il faut s'y exercer avant et après. Car sans les oeuvres d'amour nous ne pouvons ni mériter ni atteindre Dieu, non plus que conserver ce que nous avons acquis par les oeuvres d'amour. Aussi nul ne doit-il se croire quitte de toute activité tant qu'il reste maître de lui-même et en état de se livrer aux oeuvres de l'amour. Ainsi quand l'homme juste s'attarde tant soit peu à quelque don divin ou quelque créature, il rencontre un empêchement dans cet exercice de la vie la plus intime; cet exercice consiste en effet dans une faim que rien ne peut rassasier si ce n'est Dieu.

c. LE TROISIÈME MODE, QUI CONDUIT L'HOMME A LA PERFECTION DE LA JUSTICE

De ces deux modes résulte le troisième, à savoir une vie intérieure selon la justice. Or entendez bien, Dieu vient sans cesse en nous avec intermédiaire ou sans intermédiaire, il nous presse de jouir et d'agir, et de telle sorte qu'une attitude ne soit pas empêchée par l'autre mais plutôt renforcée toujours. C'est pourquoi l'homme intérieur possède sa vie selon ces deux modes, à savoir le repos et l'action.

Or en chacun d'eux il est tout entier et sans partage, car il est tout entier en Dieu où il repose dans la jouissance, et il est tout entier en lui-même où il aime dans l'action. Et à tout instant il lui vient de Dieu l'exhortation, l'intimation de renouveler une attitude et l'autre, le repos et l'action. Et la justice que l'esprit observe, veut payer à tout instant ce que Dieu réclame d'elle. C'est pourquoi à chaque regard que Dieu fait luire en lui, l'esprit rentre en lui-même, agissant et jouissant ; ainsi il se renouvelle en toute vertu et s'immerge plus profondément dans le repos de jouissance. Or Dieu par un même effet de sa largesse, se donne Lui-même «vec tous ses dons, et l'esprit, chaque fois qu'il se recueillu, se donne lui-même avec tous ses dons, et l’esprit, chaque fois qu’il se recueille, se donne lui-même avec toutes ses œuvres.

Mais moyennant la lumière simple que Dieu fait luire au dedans, l'inclination à la jouissance et l'écoulement amoureux, l'esprit accède à l'union divine, et sans cesse il se trouve transporté dans le repos.  Moyennant les dons d'intelligence et de sagesse savoureuse, il subit une touche qui l'incite à l'action, et à tout instant il est illuminé et embrasé d'amour. Et il lui est montré, d'une façon toute spirituelle, et représenté tout ce qu'un homme peut désirer. Il éprouve une faim et une soif à la vue d'un aliment dont se nourrissent les anges et d'un breuvage tout céleste. Il peine fort par amour, car il aperçoit son repos; il est pèlerin et il aperçoit le pays ; il combat par amour pour remporter la victoire, car déjà il voit sa couronne. La consolation, la paix, la joie, avec la beauté et la richesse, tout ce qui peut rendre heureux, est montré, apparaît en Dieu sans mesure à la raison éclairée, sous des figures spirituelles. A cette vue et sous la touche divine l'amour demeure actif. Un homme juste de cette espèce a organisé en son esprit une vie véritable qui consiste et dans le repos et dans l'action, propre à durer éternellement ; toutefois au terme de la vie présente, elle sera transformée, portée à un état plus haut.

C'est ainsi que l'homme vit selon la justice : il va vers Dieu avec un amour fervent, par une activité qui est éternelle, et en Dieu, par l'inclination à la jouissance, il entre dans un éternel repos ; et il demeure en Dieu, encore qu'il sorte pour se porter vers toutes les créatures, avec un amour commun, dans la vertu et la justice.

Or c'est là le sommet de la vie intérieure. Tous ceux qui ne trouvent pas en un seul et même exercice et le repos et l'action, ne sont pas parvenus à cette justice. Le juste ainsi disposé, quand il se recueille en Dieu, ne saurait trouver d'obstacles car il se recueille intérieurement et par la jouissance et par l'action. Mais l'homme est semblable à un miroir double, reflétant des images sur ses deux faces. En sa partie supérieure il reçoit en effet Dieu avec tous ses dons, et en sa partie inférieure il reçoit des sens les images corporelles. Or il peut se recueillir en Dieu quand il veut et pratiquer la justice sans empêchement. L'homme toutefois est changeant en cette vie et pour cette raison il arrive souvent qu'il se tourne vers le dehors et s'exerce selon les sens, sans nécessité et sans en recevoir l'ordre de la raison éclairée ; c'est ainsi qu'il tombe dans les fautes quotidiennes. Mais toutes les fautes quotidiennes sont sans le recueillement amoureux de l'homme juste, comme une goutte d'eau dans une fournaise ardente.

Ici je termine ce qui concerne la vie intérieure.

d. COMMENT D'AUCUNS MÈNENT UNE VIE CONTRAIRE A CES TROIS MODES

Il se trouve des hommes qui paraissent bons et mènent pourtant une vie contraire à ces trois modes et à toutes les vertus. Que chacun donc s'examine et s'éprouve lui-même. Tout homme qui n'est pas attiré ni éclairé par Dieu, ne ressent pas la touche d'amour et n'a ni la dévotion active qui se nourrit de désirs, ni l'inclination simple et amoureuse qui porte vers le repos dans la jouissance. Pour cette raison il ne peut accéder à l'union avec Dieu. Car tous ceux qui vivent sans amour surnaturel, se replient sur eux-mêmes et cherchent le repos en des choses étrangères. Toutes les créatures inclinent en effet à chercher le repos et c'est pour cela que les bons comme les mauvais cherchent à se reposer de tant de façons diverses.

Or faites bien attention, une fois que 1'homme est parvenu à se dépouiller et abstraire de toute image à l'endroit des sens, qu il s'est dégagé de toute activité à l'endroit des puissances supérieures, du seul fait de la nature il parvient au repos. Et ce repos tous les hommes peuvent le trouver et le posséder en eux-mêmes du seul fait de la nature, sans la grâce de Dieu, dès l’instant qu'ils peuvent se dégager de toute image el de toute activité. Mais l'homme aimant ne saurait trouver ici le repos, car la charité et la motion intime de la grâce divine n'en sont pas apaisées. C'est pourquoi l'homme intérieur ne peut durer longtemps dans le repos naturel qu'il trouve en lui-même.

Or considérez de quelle manière on se livre à ce repos naturel. Il suffit de rester tranquillement sur sa chaise sans s'adonner à aucun exercice, intérieur ou extérieur, libre de toute occupation, de manière à trouver le repos sans que rien empêche d'y demeurer. Mais le repos pratiqué de cette façon n'est pas chose permise, car il engendre chez l'homme l'aveuglement dans l'ignorance, il le fait s'affaisser en lui-même dans l’inaction. Or ce repos n est autre chose qu'un désoeuvrement dans lequel on tombe en sombrant dans l'oubli de soi-même, de Dieu et de toutes choses par manière d'acte unique. Ce repos est contraire au repos surnaturel qu'on possède en Dieu, lequel consiste en effet à s’écouler amoureusement avec un simple regard dans l’incompréhensible Clarté. Ce repos en Dieu, qu'il faut chercher toujours activement, par de fervents désirs, qu'on trouve dans l'inclination à la suprême jouissance, qu'on possède éternellement dans l’écoulement d'amour, et une fois qu'on le possède, qui doit néanmoins être cherché toujours, il dépasse par son élévation le repos de la nature, d'aussi haut que Dieu est élevé au-dessus de toutes les créatures.

Aussi se trompent-ils tous ceux qui pensent s'évanouir à eux-mêmes en s'enfonçant dans un repos purement naturel, sans chercher Dieu par le désir ni le trouver par l'amour de fruition. Le repos qu'ils possèdent consiste à se sentir délivré de soi-même, ce à quoi ils sont portés par la nature et l'habitude. Or dans ce repos naturel on ne peut trouver Dieu. Il conduit seulement à un état de loisir auquel Juifs et païens peuvent accéder, ainsi que tous les hommes, si mauvais soient-ils, pourvu qu'ils vivent dans leurs péchés sans remords de conscience, et soient à même de se dégager de toute image et de toute activité.

Dans cet état de loisir, le repos est agréable et profond. Ce repos n'est pas en soi un péché, car tous les hommes y sont portés par nature, dès qu'ils peuvent se dégager de toute occupation. Mais dès l'instant qu'on veut le pratiquer et le posséder sans faire oeuvre de vertu, on tombe dans l'orgueil spirituel et dans un contentement de soi-même dont on, guérit difficilement. On s'imagine volontiers qu'on possède ou qu'on est ce à quoi on ne parvient jamais.

Quand l'homme possède ainsi ce repos dans l'affranchissement de toute préoccupation et tient pour un obstacle toute application amoureuse, il reste replié sur lui-même pour demeurer en repos et mène une vie contraire au premier mode qui permet d'accéder à l'union avec Dieu. C'est le principe de tous les égarements de l'esprit.

Or considérez la comparaison suivante : Les anges qui se sont tournés vers Dieu amoureusement et fruitivement, avec tout ce qu'ils avaient reçu de Lui, trouvèrent la félicité et le repos éternel. Mais ceux qui se sont repliés sur eux-mêmes et cherchèrent le repos en se complaisant en eux-mêmes, dans une lumière seulement naturelle,  pour eux le repos fut bref et la licence vite ôtée : ils furent frappés d'aveuglement et séparés de la Lumière éternelle, ils tombèrent dans les ténèbres et dans des tourments éternels.

Telle est la première erreur contraire, dans laquelle on donne en cherchant le repos dans une fausse oisiveté.

D'AUTRES HOMMES QUI CONDUISENT LEUR ACTIVITÉ EN OPPOSITION AVEC LE DEUXIÈME MODE .

Or entendez bien, quand l'homme veut posséder quelque repos dans l'oisiveté, sans avoir pour Dieu une dévotion fervente et affamée, il est prêt à donner dans toutes les erreurs. Car il s'est détourné de Dieu pour se porter vers lui-même avec un amour naturel, il cherche et désire consolations et suavités et toute délectation. Il ressemble ainsi à un marchand : dans toutes ses oeuvres en effet, il se replie sur lui-même, cherchant et poursuivant son repos et son bénéfice plus que la gloire de Dieu. Cet homme qui vit ainsi dans un amour purement naturel, s'enferme dans son esprit propre, sans parvenir à aucun détachement.

D'aucuns mènent une rude vie, se livrant à la pratique de pénitences, pour se faire connaître et avoir un renom de grande sainteté, pour mériter aussi grande récompense. Car tout amour naturel se complaît en lui-même et aime recevoir la gloire dans le temps et une grande récompense dans l'éternité.

Il s'en trouve d'autres qui ont de nombreuses préférences, demandant et désirant bien des choses extraordinaires de la part de Dieu : il arrive souvent qu'ils soient trompés. Ils voient quelquefois leur arriver, du fait de l'ennemi, les choses qu'ils désirent ; alors ils en rapportent l'effet à leur sainteté et s'imaginent qu'ils sont dignes de toutes ces faveurs. Car ils sont orgueilleux, sans recevoir de Dieu quelque motion ou illumination : c'est pour cette raison qu'ils s'enferment en eux-mêmes. Une petite consolation est pour eux un grand sujet de joie, car ils ne savent pas ce qui leur fait défaut. Ils sont portés tout à la fois, quant à leurs appétits, à goûter les joies intérieures et à connaître les délectations spirituelles qui tiennent à la seule nature. C'est là ce qui se nomme luxure spirituelle, car c'est une inclination désordonnée, commandée par un amour naturel, qui fait toujours retour sur luimême et cherche en toutes choses sa propre satisfaction. Ces hommes sont aussi toujours orgueilleux et opiniâtres au point de vue spirituel et pour cette raison leur désir et leur appétit se portent parfois si vivement sur les choses qu'ils s'efforcent d'obtenir de Dieu, qu'ils sont trompés et que quelques-uns tombent dans la possession du démon.

Ces hommes mènent une vie en tout point contraire à la charité et au recueillement amoureux dans lequel l'homme s'offre lui-même avec tout ce qu'il peut faire pour l'honneur et l’amour de Dieu et dans lequel on ne saurait se contenter de goûter aucune satisfaction, si ce n'est un bien incompréhensible qui ne peut être que Dieu. La charité est en effet un lien d'amour qui nous transporte et dans lequel nous nous renonçons nous-mêmes et nous unissons à Dieu et Dieu à nous. Mais l'amour naturel fait retour sur lui-même et sur ses propres plaisirs, il demeure toujours seul. Cependant l'amour naturel ressemble autant à la charité dans les oeuvres extérieures qu'un cheveu à un autre sur une même tête. Mais leur intention est dissemblable. Car l'homme juste cherche, poursuit et désire toujours d'un coeur haut la gloire de Dieu. Au contraire dans l'amour naturel l'homme ne recherche toujours que lui-même et son profit.

Lors donc que l'amour naturel l'emporte sur la charité en s'y opposant, l'homme tombe dans quatre péchés, à savoir : l'orgueil, la cupidité, la gourmandise et la luxure dans l'ordre spirituel. C'est ainsi qu'Adam tomba au paradis et toute la nature humaine avec lui. Car il s'aima lui-même d'un amour naturel et d'une façon déréglée ; c'est pourquoi il se détourna de Dieu et, dans son orgueil, méprisa le commandement divin. Il désira la science et la sagesse avec cupidité, il chercha à goûter le plaisir avec gourmandise, et ensuite il fut incité à la luxure. Par contre Marie fut un vivant paradis. Elle trouva la grâce qu'Adam avait perdue et bien davantage encore, car elle est Mère de l'amour. Elle se tourna vers Dieu activement par la charité, elle reçut et conçut le Christ avec humilité, et elle l’offrit au Père ainsi que toutes ses souffrances avec générosité.  Or elle ne goûta jamais ni consolation ni la douceur de quelque don avec gourmandise. Et  toute sa vie s'écoula dans la pureté. Celui qui la suit surmonte tous les obstacles à la vertu et parvient au royaume où elle règne avec son Fils dans l'éternité.

D'AUTRES ENCORE QUI MENENT UNE VIE CONTRAIRE AUX TROIS MODES ET A TOUTE VERTU

Lors donc que l'homme possède le repos naturel en se dégageant de toute occupation, et dans toute son activité se recherche lui-même et reste obstinément attaché à son esprit propre, il ne peut s'unir à Dieu, car il vit en dehors de la charité et de la ressemblance divine. Ici commence le troisième obstacle qui est le plus nuisible de tous, et c'est une vie contraire à la justice, pleine d'erreurs spirituelles et de toutes perversités. 0r prenez soin de bien faire attention de manière à m'entendre. Ces hommes-là sont, à ce qu'il leur semble, de grands contemplatifs, et ils s’imaginent être les plus saints qui soient en vie. Cependant ils vivent en opposition et dissemblance avec Dieu, tous les saints et tous les justes. Or notez bien cette remarque de manière à pouvoir les reconnaître à la fois dans leurs paroles et dans leurs oeuvres.

Du fait du repos naturel qu'ils sentent et possèdent en eux-mêmes dans leur désoeuvrement, ils se tiennent pour libres, unis à Dieu sans intermédiaire, élevés au-dessus de toutes les pratiques de la sainte Eglise, au-dessus des commandements de Dieu, au-dessus de la loi, au-dessus de toutes les œuvres vertueuses auxquelles on puisse s’adonner de quelque façon. Il leur semble en effet que cet affranchissement est chose si grande, qu'on ne y faire obstacle par aucune oeuvre si bonne soit-elle : un tel affranchissement est en effet plus noble que toute vertu. Aussi se tiennent-ils dans une passivité, sans se livrer à une oeuvre quelconque, ni en haut ni en bas, tout comme l'outil qui de lui-même reste inactif et dans l'attente du moment où son maître voudra travailler. S'ils se livraient à quelque travail, Dieu en serait gêné dans son action. C'est pourquoi ils sont affranchis de toute vertu, tellement affranchis qu'ils se gardent de vouloir louer Dieu ou Lui rendre grâces ; ils n'ont ni connaissance, ni amour, ni volonté, ni prière, ni désir. Car tout ce qu'ils pourraient demander ou désirer, à ce qu’il leur semble, ils le possèdent déjà. Et c'est ainsi qu'ils sont pauvres d'esprit, car ils sont sans volonté, ils se sont détachés de tout et vivent sans se réserver en propre quelque préférence, car il leur semble qu'ils sont dégagés de toutes choses, qu'ils se sont élevés au-dessus de toutes choses, et qu'ils possèdent ce en vue de quoi toutes les pratiques de la sainte Eglise sont ordonnées et instituées. Et, à ce qu'ils disent, personne ne peut rien leur donner, ni rien leur prendre, fût-ce Dieu Lui-même ; car dans leur imagination ils ont dépassé toutes les pratiques et toutes vertus. Ils sont parvenus à un état de pure disponibilité et sont devenus quittes de toutes les vertus. Pour y atteindre il faut se donner plus de peine, disent-ils, pour être quitte de la vertu dans une totale disponibilité, que pour acquérir la vertu.

C'est pourquoi ils veulent être libres et n'obéir à personne, ni au pape, ni à l'évêque, ni au curé. Quoi qu'ils manifestent au dehors en apparence, ils ne sont intérieurement soumis à personne, ni par leur volonté, ni par leurs oeuvres, car ils sont affranchis de tout cela dans la mesure où la sainte Eglise en fait l'objet de quelque prescription, Aussi disent-ils : aussi longtemps que l'homme poursuit la vertu et qu'il désire faire l'adorable volonté de Dieu, c'est encore un homme imparfait. Car il est encore en quête de vertus et ne sait rien de cette pauvreté spirituelle, ni de cette disponibilité. Toutefois dans leur imagination ils sont élevés au-dessus de tous les choeurs des saints et des anges, et au-dessus de toute récompense qu'on puisse mériter de quelque façon. Aussi disent-ils qu'ils ne sauraient jamais croître en vertu, ni mériter une plus grande récompense, non plus que commettre jamais aucun péché.

Or ils prétendent qu'ils vivent sans volonté et qu'ils ont abandonné à Dieu leur esprit dans le repos et la disponibilité totale, qu'ils ne font qu'un avec Dieu et qu'ils sont réduits à néant en eux-mêmes. Aussi quelles que soient les convoitises de la nature charnelle, ils peuvent faire librement tout ce qu'elle désire, parce qu'ils sont parvenus à un état d'innocence et qu'aucune loi n'a été portée pour eux. Pour cette raison si la nature a sujet de se porter vers une chose ou une autre dont elle a envie, de crainte que la disponibilité de l'esprit en subisse quelque empêchement ou entrave, ils donnent satisfaction à la nature selon ses convoitises, afin que la disponibilité de l'esprit demeure sans obstacle. Dès lors ils ne font aucun cas des jeûnes, des fêtes, ni d'aucun commandement, ou ne les observent tant soit peu qu'à cause des gens ; ils vivent en effet sans se faire en quoi que ce soit le moindre scrupule de conscience.

J'espère que de ces hommes-là on n'en trouve pas beaucoup, mais ceux qui sont de cette sorte sont les plus mauvais et les plus nuisibles qui existent et il est difficile qu'ils puissent jamais se convertir. Parfois même ils sont possédés du démon, et alors ils sont si rusés qu'on a bien du mal, par le raisonnement, à en venir à bout. Mais en ayant recours à l'Ecriture sainte, à l'enseignement du Christ et aux dogmes de notre foi on finit bien par constater qu'ils sont dans l'erreur.

D'UNE DERNIÈRE SORTE D'HOMMES PERVERS

On trouve encore une autre sorte d'hommes pervers, qui sont en opposition avec les précédents sur quelques points. Ceux-ci considèrent également qu'ils sont affranchis de toute action et qu'ils ne sont rien d'autre qu'un instrument dont Dieu se sert pour faire ce qu'Il veut et comme Il veut. C'est pourquoi ils disent qu'ils sont dans une pure passivité, sans aucune activité, et que les oeuvres que Dieu opère par eux sont plus nobles et de plus de mérite que celui auquel peut parvenir tout autre qui fait lui-même ses oeuvres dans la grâce de Dieu. Ainsi disent-ils qu'ils se contentent de subir l'action divine, qu'ils ne font rien par eux-mêmes, mais que Dieu opère toutes leurs oeuvres. Ils disent aussi qu’ils ne peuvent faire aucun péché, parce que c'est Dieu qui fait leurs oeuvres et qu'ils sont affranchis de tout : tout ce que Dieu veut se fait par eux et il n'en va pas autrement. Ces hommes-là se sont abandonnés intérieurement, renonçant à toute activité, s'établissant dans une totale disponibilité, et ils vivent sans préférence d'aucune sorte. Ils ont une manière abandonnée et humble, et peuvent fort bien subir et souffrir tout ce qui leur arrive d'une âme égale, car il leur semble qu'ils sont un instrument par lequel Dieu agit à sa guise. A bien des égards et en bien des oeuvres ils se comportent d'une manière qui ressemble à celle des justes ; en d'autres occurrences ils font tout le contraire des hommes de bien, car toutes les choses vers lesquelles ils se sentent portés intérieurement, qu'elles soient licites ou illicites, ils tiennent qu'elles viennent toutes du Saint-Esprit. C'est sur ce point et sur d'autres semblables qu'ils se trompent. Car l'Esprit de Dieu ne saurait vouloir, conseiller ou opérer chez personne des choses contraires à l'enseignement du Christ et de l'Eglise.

Ces hommes-là il est difficile de les reconnaître, à moins d'être éclairé et d'avoir le discernement des esprits et de la vérité divine. Certains sont en effet subtils, et fort capables de se déguiser en affectant des opinions contraires ; or ils sont si opiniâtres et s'enferment si bien dans leur esprit propre, qu'ils mourraient plutôt que de céder sur quelque point auquel ils se sont arrêtés. Car ils se tiennent eux-mêmes pour les plus saints et les plus éclairés qui existent. Ils s'opposent aux précédents en ce qu'ils disent qu'ils peuvent croître et mériter, alors que les précédents considèrent qu'ils ne peuvent plus acquérir de mérites, car ils se possèdent eux-mêmes dans l'unité et la disponibilité, et dans cet état on ne saurait s'élever plus haut puiqu’on ne s'y livre plus à aucun exercice.

Tous ils sont des hommes pervers et les plus mauvais qui existent : il faut les fuir comme les démons de l'enfer. Mais si vous avez bien compris la doctrine que je vous ai exposée en détail, il vous sera aisé de constater qu'ils sont dans l'erreur, car ils mènent une vie contraire à Dieu et à la justice, en opposition avec celle de tous les saints. Or tous ils sont des précurseurs de l'Antéchrist, qui lui préparent la voie en vue de ruiner la foi. Ils veulent en effet être libres, sans obéir aux commandements de Dieu et sans pratiquer la vertu, ils veulent être affranchis de tout et unis à Dieu sans amour et sans charité. Ils veulent être des contemplatifs sans fixer sur Dieu le regard de l'amour. Ils veulent être les plus saints des hommes, sans se livrer aux oeuvres de la sainteté. Ils disent qu'ils se reposent en Celui qu'ils n'aiment pas. Ils dirent qu'ils sont élevés en Celui vers qui ne se tournent ni leur volonté ni leur désir. Ils disent qu'ils sont affranchis de toute vertu et de toute dévotion, de manière à ne pas faire obstacle à Dieu dans son action. Ils confessent bien que Dieu est le Créateur et le Seigneur de toutes les créatures, pourtant ils ne veulent Lui adresser ni louanges ni actions de grâces.

Tout en affirmant que sa puissance et sa richesse n'ont pas de bornes, ils soutiennent qu'Il ne peut rien leur donner ni rien leur prendre, comme ils ne peuvent d'ailleurs ni croître ni mériter. Certains sont d'une opinion contraire et disent qu'ils peuvent mériter une plus grande récompense que d'autres hommes, car c'est Dieu qui opère leurs oeuvres et dans leur état de disponibilité ils subissent passivement l'action divine, se regardant eux-mêmes comme mus par Dieu. Et, à ce qu'ils disent, c'est en cela que consiste le plus haut mérite.

Tout cela n'est qu'un amas d'erreurs et d'impossibilités, car l'activité de Dieu en Lui-même est éternelle et immuable : son activité se termine en effet à Lui-même et à rien d'autre que Lui. Et dans cette activité il ne saurait y avoir place pour la croissance ou le mérite d'aucune créature, puisqu'ici il n'y a rien que Dieu, qui ne peut ni s'élever ni s'abaisser. Pour ce qui est des créatures, elles ont leur activité propre moyennant la puissance de Dieu, dans la nature et dans la grâce, et aussi dans la gloire. Et tandis que toutes les activités se terminent ici-bas dans la grâce, elles durent éternellement dans la gloire. Or s'il était possible - mais c'est une chose qui ne peut être - que la créature s'anéantît au point de vue de son activité, de manière à devenir  aussi disponible qu'elle l'était avant d'exister, c'est-à-dire de manière à ne faire qu'un avec Dieu à tout égard comme c'était le cas alors, elle ne pourrait pas davantage mériter qu'elle ne le pouvait alors ; et d'ailleurs elle ne serait pas plus sainte ni bienheureuse que ne l'est une pierre ou un morceau de bois, car sans activité propre, sans l'amour et la connaissance de Dieu, nous ne pouvons atteindre à la béatitude ; Dieu toutefois serait bienheureux comme Il l'est de toute éternité et cela ne nous donnerait rien de plus.

Aussi n'est-ce rien que duperie tout ce qu'ils nomment disponibilité. Car ils veulent déguiser toutes leurs malices et toutes leurs perversités, les exalter comme plus nobles et plus hautes que quelque vertu ; les pires malices ils les enveloppent de subtilités, de manière à les faire passer pour tout ce qu'il y a de mieux. Ces hommes-là sont en opposition avec Dieu et tous ses saints. Par contre on peut les comparer aux esprits damnés qui sont en enfer, car les esprits damnés sont sans amour et sans connaissance et ils sont quittes de toutes louanges et actions de grâces, comme de toute dévotion amoureuse ; c'est même la raison de ce qu'ils demeurent éternellement damnés. A ces hommes-là il ne manque d'ailleurs plus que le temps qu’ils ont à vivre tombe dans l'éternité, et qu'alors la justice se manifeste dans ses œuvres.

Mais le Christ, Fils de Dieu, qui est dans son humanité le Régulateur et le Chef de tous les hommes de bien, leur montrant comment ils doivent vivre, fut et demeure à jamais avec tous ses membres, c'est-à-dire avec tous les saints, rempli d'amour et de désir, de louanges et d'actions de grâces à l'adresse de son Père céleste. Et cependant son âme était, elle est encore unie à l'essence divine et bienheureuse en son sein. Mais à cette prétendue disponibilité Il ne songea jamais à parvenir et n'y parviendra jamais, car son âme glorieuse et tous ceux qui arrivent à la béatitude, gardent éternellement une dévotion qui se manifeste dans l'amour, tout comme ceux que tourmentent la faim et la soif, et qui après avoir goûté la saveur de Dieu, ne peuvent jamais s'en rassasier. Cependant cette même âme du Christ jouit de Dieu, et tous les saints aussi, au delà de tout désir, là où il n'y a plus rien que l'un, à savoir la béatitude éternelle de Dieu et de tous ses élus.

Ainsi jouir et agir, telle est la félicité du Christ et de tous ses saints ; telle est aussi la vie de tous les justes, chacun à la mesure de son amour. Et c'est là une justice qui ne passera jamais. Aussi devons-nous nous orner extérieurement et intérieurement de vertus et de moeurs bonnes, comme ont fait les saints. Et nous devons nous présenter sous le regard de Dieu amoureusement, humblement avec toutes nos oeuvres : ainsi nous rencontrerons Dieu par l'intermédiaire de tous ses dons, puis nous éprouverons la touche de l'amour sensible et nous serons remplis d'un dévouement commun. De la sorte nous connaîtrons le débordement et le reflux d'une juste charité, nous serons établis et confirmés dans la simplicité et la paix, dans la ressemblance avec Dieu. Moyennant cette ressemblance, l'amour de simple jouissance et la clarté divine, nous nous écoulons nous-mêmes dans l'unité et rencontrons Dieu avec l'aide de Dieu, sans intermédiaire, dans le repos et la jouissance. Et c'est ainsi qu'éternellement nous demeurerons en Dieu, débordant toujours au dehors et rentrant sans cesse au dedans. C'est par là que nous possédons véritablement la vie intérieure dans toute sa perfection. Pour que cela nous arrive, veuille Dieu nous aider. Amen.

*

TROISIÈME LIVRE : LA VIE DANS LA CONTEMPLATION DE DIEU

Celui qui aime Dieu d'un amour fervent et Le possède dans le repos de jouissance, comme il se possède lui-même dans un amour actif et diligent, menant une vie vertueuse selon la justice, moyennant ces trois choses et la révélation secrète de Dieu, l'homme intérieur en un mot, parvient à une vie adonnée à la contemplation divine. Il est certain que cet amant, homme intérieur et juste, Dieu l'a librement élu pour l'élever à une contemplation superessentielle dans la lumière divine et selon un mode divin. Cette contemplation nous établit dans un état de pureté et de netteté qui dépasse tout notre entendement, car il s'agit d'un, ornement particulier, d'une couronne céleste, et en outre d'une récompense éternelle de toutes nos vertus et de toute notre vie. Nul n'y peut parvenir par son industrie ou par sa subtilité, non plus que par aucun exercice, c'est seulement celui que Dieu veut unir à son esprit et transfigurer par le don de Lui-même, qui peut accéder à la contemplation divine et nul autre.

La nature cachée de Dieu contemple et aime éternellement d'une manière active selon les personnes, et toujours elle jouit dans l'embrassement des personnes selon l'unité de l'essence. Dans cet embrassement qui s'accomplit dans l'unité essentielle de Dieu, tous les esprits intérieurs ne font qu'un avec Dieu en qui ils s'écoulent amoureusement, ils sont cette même unité qu'est l'Essence Elle-même, en Elle-même, selon le mode de la béatitude. Or dans cette unité sublime de la nature divine le Père céleste est la source et le principe de toute activité qui s'accomplit au ciel et sur la terre. Et Il dit dans le mystère où notre esprit s'abîme : « Voyez, l'Epoux vient, sortez à sa rencontre. », Ce sont ces paroles que nous allons maintenant expliquer et élucider, du point de vue d'une contemplation superessentielle qui est la base de toute sainteté et de toute vie à laquelle on puisse accéder.

A cette contemplation divine il en est fort peu qui puissent parvenir, du fait d'une incapacité ou d'une inaptitude qui tient à eux-mêmes, comme aussi à cause du mystère où se cache la lumière dans laquelle on contemple. C'est pourquoi personne ne comprendra vraiment à fond ces explications par les seules ressources de quelques connaissances acquises ou les subtilités de réflexions personnelles. Car toutes les paroles, tout ce qu'il est possible d'apprendre et de comprendre à la manière des créatures, demeure hors de propos, loin en deçà de la vérité dont je veux parler. Mais celui qui est uni à Dieu et éclairé dans cette vérité, est en mesure de comprendre la vérité par elle-même. Car comprendre et entendre Dieu au-dessus de toutes les figures, tel qu'II est en Lui-même, c'est être dieu de par Dieu, sans intermédiaire ou quelque différence capable de s'interposer comme obstacle. Aussi je demande de quiconque ne comprend pas cela et ne le ressent pas dans l'unité fruitive de son esprit, qu'il ne s'en scandalise pas et laisse les choses être ce qu'elles sont. Car ce que je vais dire est vrai, et le Christ, la Vérité éternelle, l’a dit Lui-même dans ses enseignenvents à plusieurs reprises pour autant du moins que nous sommes capables de le découvrir et mettre en lumière. Pour cette raison celui qui veut comprendre doit être mort à lui-même et vivre en Dieu, il doit tourner son visage vers la Lumière éternelle, tout au fond de son esprit où la vérité éternelle se révèle sans intermédiaire,

________manque fin p350 et p.351_______________

PREMIERE PARTIE : “VOYEZ” . LES CONDITIONS REQUISES POUR VOIR

Or le Père céleste veut que nous soyons des voyants, car Il est le Père des lumières. C'est pourquoi Il prononce de toute éternité, sans cesse et sans intermédiaire, dans le mystère de notre esprit, une Parole unique et insondable, à l'exclusion de toute autre. Et dans cette Parole Il s'exprime lui-même et toutes choses et ce qu'Il dit par cette Parole, c'est uniquement : « Voyez. » Et c'est ainsi que s'effectue la procession et génération du Fils, la Lumière éternelle, dans laquelle on connaît, on voit toute félicité.

COMMENT ON PARVIENT A VIVRE DANS LA CONTEMPLATION DIVINE MOYENNANT TROIS CONDITIONS

Pour que l'esprit contemple Dieu avec l'aide de Dieu, sans intermédiaire, dans cette lumière divine, l’homme doit nécessairement satisfaire à trois conditions. En premier lieu il doit être bien ordonné extérieurement dans la pratique de toutes les vertus, intérieurement ne butter contre aucun obstacle, et ainsi être aussi dégagé de toute activité extérieure que s'il n'en exerçait aucune. Car s'il se préoccupe intérieurement de telle ou telle oeuvre de vertu, son esprit est envahi d'images, et aussi longtemps que durent ses préoccupations, il est incapable de contempler. En second lieu il doit adhérer à Dieu intérieurement, y appliquant son intention et son amour, comme enflammé d'une ardeur qui ne peut jamais s'éteindre. Dès l'instant qu'il sent en lui-même de telles dispositions, il est capable de contempler. En troisième lieu il doit se perdre lui-même dans l'indétermination sans modes, dans une ténèbre où tous les hommes adonnés à la contemplation s'égarent dans la jouissance, sans pouvoir jamais plus se retrouver eux-mêmes selon le mode des créatures.

Dans les profondeurs insondables de cette ténèbre où l'esprit aimant est mort à lui-même, commencent la révélation de Dieù et la vie éternelle. Car au sein de cette ténèbre s'engendre et luit une Lumière incompréhensible, à savoir le Fils de Dieu, dans laquelle on contemple la vie éternelle. Et c'est dans cette lumière qu'on devient voyant. Cette lumière divine est donnée à l'esprit dans la simplicité de son être, où il reçoit la clarté qu'est Dieu Lui-même, au-dessus de tous les dons et de toute activité créée, dans le vide qui s'ouvre dans un esprit dégagé de tout, et où lui-même se perd moyennant l'amour de fruition, et reçoit sans intermédiaire la clarté divine. Il devient sans cesse cette même clarté qu'il reçoit.

Voyez, cette clarté secrète dans laquelle où contemple tout ce qu'on désire, une fois que l'esprit s'est détaché de tout, elle est si grande que l'amant qui commencent la révélation de Dieu et la vie éternelle où il se repose, rien qu'une lumière incompréhensible. Dans la simple nudité qui s'étend à toutes choses il a le sentiment de se trouver lui-même cette lumière à l'aide de laquelle il voit, et rien d'autre.

Tel est donc le premier point où il est montré comment on devient un voyant dans la lumière divine. Heureux sont les yeux qui voient de cette façon-là, car ils possèdent la vie éternelle.

DEUXIÈME PARTIE : “L'EPOUX VIENT” . COMMENT LA GÉNÉRATION DIVINE SE RENOUVELLE SANS CESSE EN LA PARTIE NOBLE DE L'ESPRIT

Une fois que nous sommes ainsi devenus voyants nous pouvons contempler avec joie l'avènement éternel de notre Epoux. C'est là le second point dont nous allons maintenant parler.

Quel est donc l'avènement de notre Epoux qui puisse être éternel ? C'est une génération nouvelle, une illumination nouvelle qui s'accomplit sans cesse. En effet le fond d'où jaillit la clarté et qui est cette clarté même, est plein de vie et de fécondité. Aussi la révélation de la lumière éternelle se renouvelle t-elle sans cesse dans le secret de l'esprit. Voyez, toutes les opérations d'ordre créé et toutes les pratiques de vertu doivent ici se résorber, car ici Dieu s'engendre Lui-même en la plus noble cime de l'esprit. Et il n'y a de place ici pour rien d'autre qu'une éternelle contemplation où l'on fixe la Lumière à l'aide de la Lumière et dans la Lumière. Et l'avènement de l'Epoux est si prompt qu'à vrai dire Il est toujours là, demeurant avec ses richesses infinies, et qu'Il est toujours en train de venir, personnellement, sans cesse ni relâche, d'une venue nouvelle parmi d'aussi nouvelles clartés, tout comme s'Il n'était jamais venu auparavant. Car son avènement tient, hors du temps, dans un instant éternel qu'on saisit toujours avec un nouveau plaisir et de nouvelles joies.

Voyez, les délectations et les joies que cet Epoux apporte en son avènement, sont infinies, immenses, car c'est Lui-même. Aussi les yeux de l'esprit, par lesquels il contemple et fixe son Epoux, sont-ils si largements ouverts qu'ils ne peuvent jamais plus se fermer. La contemplation de l'esprit qui plonge son regard dans la révélation secrète de Dieu, dure en effet pour l'éternité, et pour saisir l'Epoux dans son avènement il s'ouvre si largement, que l'esprit devient lui-même l'Immensité qu'il appréhende.

C'est ainsi que Dieu avec l'aide de Dieu peut être saisi et vu, ce en quoi consiste toute notre béatitude.

Tel est le second point, où il est montré comment nous recevons sans cesse notre Epoux dans son avènement éternel, en notre esprit.

 

TROISIEME PARTIE : “SORTEZ”. COMMENT NOTRE ESPRIT EST SOLLICITÉ DE SORTIR DANS LA CONTEMPLATION ET LA JOUISSANCE

Or l'Esprit de Dieu prononce dans l'écoulement secret de notre esprit, cette parole : « Sortez pour vous adonner à une contemplation et une jouissance éternelle selon un mode divin. »

Toutes les richesses qui sont en Dieu par nature, nous les possédons par l'amour en Dieu, et Dieu les possède en nous par l'Amour infini qui est le Saint Esprit. Car dans l'Amour on goûte la saveur de tout ce qu'on peut souhaiter. C'est pourquoi du fait de cet Amour nous sommes morts à nous-mêmes, sortis hors de nous-mêmes en nous écoulant amoureusement dans un gouffre où tout mode s'évanouit, au sein de la ténèbre. Alors dans l'embrassement de la Trinité sainte l'esprit demeure pour l'éternité dans l'unité superessentielle, dans le repos et la jouissance. Et c'est dans cette même unité, selon qu'elle est féconde, que le Père est dans le Fils, et le Fils dans le Père, et toutes les créatures en eux. Cela dépasse la distinction des personnes, car ici les notions de paternité, de filiation sont de simples acceptions de la raison, dans la fécondité vivante de la nature.

C'est ici l'origine et le principe d'une sortie éternelle, d'une activité éternelle sans commencement. Car c'est ici un Commencement sans commencement, selon que le Père tout-puissant se saisit Lui-même parfaitement dans le fond de sa fécondité, le Fils, Verbe éternel du Père, sort en constituant une autre personne dans la divinité. Et du fait de cette génération éternelle, toutes les créatures sortent éternellement, avant d'être créées dans le temps. Ainsi Dieu les contemple et les connaît en Lui-même, non pas distinctes cependant à tous égards, car tout ce qui est en Dieu est Dieu.

Cette sortie éternelle, cette vie éternelle que nous avons en Dieu éternellement et qui nous constitue dans ce que nous sommes, en dehors de nous-mêmes, c'est le principe de notre être créé dans le temps. Et notre être créé est suspendu au sein de l'Etre éternel et ne fait qu'un avec Lui selon son existence essentielle. Cet être éternel, cette vie éternelle que nous avons et que nous sommes dans l'éternelle Sagesse de Dieu, s'identifie à Dieu, car elle subsiste éternellement, sans distinction, dans l'essence divine, et moyennant la génération du Verbe elle déborde éternellement pour constituer une entité différente, avec distinction selon la raison éternelle. Moyennant ces deux considérations il est si semblable à Dieu que Dieu se reconnaît et se reflète sans cesse dans cette ressemblance, quant à l'essence et quant aux personnes. Car quoiqu'il y ait ici distinction et différence selon la raison, cette ressemblance ne fait pourtant qu'un avec l'image même de la sainte Trinité, la Sagesse divine dans laquelle Dieu se contemple Lui-même ainsi que toutes choses dans un instant éternel où rien ne précède et rien ne Suit. D'un simple regard Il se contemple Lui-même ainsi que toutes choses : et c'est là l'Image de Dieu, la ressemblance de Dieu, en même temps que notre propre image et notre ressemblance ; ici en effet Dieu se reflète avec toutes choses. Dans cette Image divine toutes les créatures ont une vie éternelle en dehors d'elles-mêmes, comme dans leur exemplaire éternel. C'est à cette image et à cette ressemblance que nous a faits la sainte Trinité.

 

COMMENT IL NOUS EST DONNÉ DE SORTIR ÉTERNELLEMENT DANS LA GÉNÉRATION DU FILS

Aussi Dieu veut-Il que nous sortions de nous-mêmes dans cette Lumière divine, que nous poursuivions surnaturellement l'Image qui est notre propre vie et que nous la possédions avec Lui, par l'action et la jouissance, dans l'éternelle béatitude. Car nous en venons à découvrir que le sein du Père est notre propre fond et notre origine, c'est là que notre vie et notre être ont leur principe. Et de notre propre fond, c'est-à-dire du Père, et de tout ce qui vit en Lui, jaillit l'éclat d'une clarté éternelle, à savoir la génération du Fils. Or dans cette clarté, c'est-à-dire dans le Fils, le Père se révèle à Lui-même et tout ce qui vit en Lui. Car tout ce qu'Il est et tout ce qu'Il a, Il le donne au Fils, excepté la qualité de paternité qui Lui reste à Lui-même. C'est pourquoi tout ce qui vit dans le Père, encore caché dans l'unité, vit aussi dans le Fils et se manifeste en s'écoulant au dehors. De la sorte le fond simple de notre image éternelle demeure dans les ténèbres, échappant à tout mode. Mais la clarté immense qui en jaillit, révèle et manifeste le mystère de Dieu selon certains modes. Tous les hommes qui sont élevés au-dessus de leur condition de créatures à une vie contemplative ne font qu'un avec cette divine clarté, ils sont cette clarté même. Ils voient, ils sentent, ils découvrent, moyennant cette lumière divine, qu'ils sont eux-mêmes ce même fond simple, selon ce qu'il y a chez eux d'incréé, d'où cette clarté jaillit sans mesure selon un mode divin, tandis que selon la simplicité de l'essence elle demeure éternellement au sein de l'unité où elle échappe à tout mode comme à toute diversité.

Pour cette raison les hommes intérieurs qui s'adonnent à la contemplation, doivent sortir, selon le mode de cette contemplation, au-dessus de la raison et au-dessus de toute distinction, au-dessus même de leur être créé, plongeant éternellement du regard, au sein de l'unité, moyennant la Lumière qui s'y engendre : ils sont ainsi transformés au point de ne plus faire qu'un avec cette même Lumière qu'ils voient et grâce à laquelle ils voient. C'est ainsi que les hommes adonnés à la contemplation poursuivent leur image éternelle, sur le modèle de laquelle ils sont faits, et qu'ils contemplent Dieu et toutes choses, sans distinction, d'un simple regard dans la divine clarté. C'est ici la forme de contemplation la plus noble et la plus utile à laquelle on puisse parvenir en cette vie. Dans cette contemplation l'homme reste en effet parfaitement maître de soi et libre, il est capable de croître, quant à l'élévation de sa vie, chaque fois qu'amoureusement il rentre au sein de l'unité au-dessus de tout ce qu'on peut comprendre. Car il reste libre et maître de lui dans sa vie intérieure et dans la pratique des vertus. Le regard qu'il plonge dans la lumière divine le tient au-dessus de tout exercice intérieur, au-dessus de toute vertu et au-dessus de tout mérite, car c'est la couronne et la récompense à laquelle nous aspirons et qu'alors nous avons et possédons de quelque façon : la vie contemplative c'est en effet une vie céleste. Si nous étions délivrés du présent exil, nous serions plus capables selon notre être créé, de recevoir la clarté, et la gloire de Dieu pourrait mieux nous pénétrer de ses rayons, d'une manière plus noble, et à tous égards.

Tel est le mode au-dessus de tous les modes, selon lequel on sort pour s'adonner à la contemplation divine et plonger du regard dans l'éternité ; c'est ainsi qu'en parvient à se transformer au sein de la divine clarté.

Cette sortie de l'homme adonné à la contemplation, se fait aussi selon l'amour. Car moyennant l'amour de fruition il dépasse son être créé pour découvrir et goûter la félicité que Dieu est en lui-même et qu'Il verse sans cesse dans le secret de l'esprit, où l'homme s'assimile à la noblesse de Dieu.

  QUATRIEME PARTIE : « A SA RENCONTRE »  D'UNE RENCONTRE DIVINE QUI SE PRÉSENTE DANS LE SECRET DE NOTRE ESPRIT

Quand l'homme intérieur adonné à la contemplation a poursuivi ainsi son image éternelle, et dans cette pureté, moyennant le Fils, possède le sein du Père, il est illuminé par la vérité divine. Il reçoit la génération éternelle, renouvelée à chaque instant, et il sort, selon le mode de la Lumière, pour se livrer à la contemplation divine. Ici commence le quatrième et dernier point, à savoir une rencontre amoureuse qui, au-dessus de tout, fait notre félicité.

Vous devez savoir que le Père céleste, comme un fond vivant, se tourne, avec tout ce qui vit en Lui, activement vers son Fils comme vers sa propre Sagesse éternelle ; et cette même Sagesse et tout ce qui vit en Elle, fait retour activement vers le Père, vers ce même fond d'où Elle vient. Et de cette rencontre résulte la troisième personne entre et le Fils, à savoir le Saint-Esprit, leur Amour mutuel, qui ne fait qu'un avec eux dans une même nature. Et cet Amour embrasse et pénètre activement et fruitivement le Père et le Fils et tout ce qui vit en eux avec tant de largesse et d'allégresse que là-dessus toute créature est réduite à garder éternellement le silence. Car le prodige incompréhensible qui gît en cet amour, dépasse éternellement l’entendement des créatures. Mais quand on comprend, quand on savoure cette merveille sans étonnement, alors l'esprit s'est élevé au-dessus de lui-même et ne fait qu'un avec l'Esprit de Dieu, il savoure et il voit, comme Dieu, sans mesure, la richesse que Dieu est en Lui-même dans l'unité du fond vivant où Il se possède selon ce qu'il y a chez Lui d'incréé.

Or cette rencontre exaltante, selon le mode divin, se renouvelle sans cesse en nous activement. Car le Père se donne dans le Fils, et le Fils dans le Père en une complaisance éternelle et un amoureux embrassement. Et cela se renouvelle à tout instant dans le lien de l'Amour. De la même façon en effet que le Père sans cesse ni relâche contemple à nouveau toutes choses dans la génération du Fils, de même toutes choses deviennent pour le Père et pour le Fils, à nouveau objets d'amour dans la procession du Saint-Esprit.

Telle est la rencontre active du Père et du Fils dans laquelle, moyennant le Saint-Esprit, nous recevons l'embrassement de l'Amour éternel. Or cette rencontre active et cet embrassement amoureux sont en leur fond d'ordre fruitif, échappant à toute détermination modale. Car l'abîme sans mode qu'est Dieu, est si ténébreux, si indéterminé, qu'il renferme en soi tous les modes divins, les opérations et les pro- priétés des personnes : l'unité essentielle les embrasse parmi toutes ses richesses ; c'est là le principe de jouissances divines en cet abîme de l’Etre sans nom. L'esprit trépasse ici dans la jouissance, il s'écoule pour se jeter dans la nudité où tous les noms divins, tous les modes, les idées ou raisons vivantes qui se reflètent dans le miroir de la Vérité divine, tombent sans exception dans la Simplicité sans nom, dans l'indétermination où nulle raison n'a prise. Or dans  ce gouffre sans fond de la Simplicité sont incluses toutes choses dans la béatitude fruitive, le fond y échappe toutefois, sauf dans l'Unité essentielle. A cet endroit les personnes doivent se résorber, ainsi que tout ce qui vit en Dieu, car il n'y a ici qu'un éternel repos dans l'embrassement exultant où tout s'écoule dans l'amour. Et cela se passe dans l'Essence sans mode où, au-dessus de toutes choses, les esprits intérieurs ont élu leur séjour. C'est là que règne un ténébreux silence au sein duquel vont se perdre tous les amants.

Si toutefois par la pratique des vertus, nous pouvions atteindre ce degré de préparation, il nous faudrait bientôt quitter notre corps comme un vêtement, et nous laisser emporter par les vagues furieuses de cet océan ; jamais créature ne pourrait nous ramener.

Pour posséder dans la jouissance l'Unité essentielle, contempler clairement l'unité dans la Trinité, demandons à l'amour divin qu'il nous l'accorde : il ne rebute aucun mendiant.

AMEN. AMEN.

 

 

TABLE :

 

LES NOCES SPIRITUELLES............................................................................................................................................. 1

*........................................................................................................................................................................................... 1

PRÉFACE : DES NOCES SPIRITUELLES ENTRE DIEU ET NOTRE NATURE........................................... 1

*............................................................................................................................................................................................... 2

LIVRE PREMIER : LA VIE ACTIVE........................................................................................................................... 2

PREMIÈRE PARTIE : “VOYEZ.” DES TROIS CONDITIONS REQUISES POUR VOIR................................ 2

A. DE LA VUE PAR LES YEUX DU CORPS.............................................................................................................. 2

B. COMMENCEMENT DE LA VIE ACTIVE MOYENNANT UNE VISION SURNATURELLE................... 2

a. COMMENT LA GRACE DE DIEU EST OFFERTE A TOUS LES HOMMES EN COMMUN..................... 2

b. COMMENT DIEU AGIT EN TOUS LES HOMMES MOYENNANT LA GRACE PRÉVENANTE............ 3

c. DE LA GRACE QUI NOUS REND AGRÉABLE A DIEU ET NOUS UNIT A LUI.......................................... 4

*........................................................................................................................................................................................... 4

DEUXIÈME PARTIE : “L'ÉPOUX VIENT”. LES TROIS MANIÈRES SELON LESQUELLES NOUS DEVONS CONSIDÉRER L'AVÈNEMENT DU CHRIST....................................................................................................................................... 4

A. LE PREMIER AVÈNEMENT DANS L'INCARNATION.................................................................................... 5

a. POURQUOI DIEU A FAIT TOUTES SES OEUVRES.......................................................................................... 5

b. COMMENT NOUS DEVONS CONSIDÉRER DANS LE CHRIST TROIS SORTES DE VERTUS............. 5

1. LE PREMIER MODE C'EST L'HUMILITÉ SELON LA DIVINITÉ ET SELON L'HUMANITÉ................. 6

2. LE SECOND MODE EST LA CHARITÉ ORNÉE DE TOUTES LES VERTUS.............................................. 6

3. LE TROISIÈME MODE CONCERNE LA PATIENCE DANS LES SOUFFRANCES ENDURÉES JUSQU'A LA MORT 7

B. LE SECOND AVÈNEMENT PAR LEQUEL DIEU VIENT EN NOUS CHAQUE JOUR AVEC DE NOUVELLES GRACES          8

a. LES RAISONS, LA MANIÈRE ET LES EFFETS DE CET AVÈNEMENT, ILLUSTRÉS PAR L’IMAGE DU SOLEIL DANS LA VALLÉE............................................................................................................................................................................ 8

b. CONFIRMATION ET STABILISATION DES MÊMES EFFETS PAR L'AVÈNEMENT DANS LES SACREMENTS     8

C. DU TROISIÈME AVÈNEMENT DE NOTRE SEIGNEUR DANS LE JUGEMENT....................................... 9

a. LES RAISONS DE CET AVÈNEMENT.................................................................................................................. 9

b. COMMENT LE CHRIST PROCÉDERA AU JUGEMENT.................................................................................. 9

c. DES CINQ CATÉGORIES D'HOMMES QUI DOIVENT COMPARAÎTRE AU JUGEMENT...................... 9

*........................................................................................................................................................................................ 10

TROISIÉME PARTIE : “SORTEZ” D'UNE SORTIE SPIRITUELLE EN TOUTES LES VERTUS............... 10

A. L'HUMILITE BASE ET MÈRE DE TOUTES LES VERTUS........................................................................... 11

a. L'HUMILITÉ ENGENDRE L'OBÉISSANCE...................................................................................................... 11

b. L'OBÉISSANCE ENGENDRE L'ABANDON....................................................................................................... 12

c. L'ABANDON ENGENDRE LA PATIENCE.......................................................................................................... 12

d. LA PATIENCE ENGENDRE LA DOUCEUR...................................................................................................... 12

e. LA DOUCEUR ENGENDRE LA BONTÉ............................................................................................................. 13

f. LA BONTÉ ENGENDRE LA COMPASSION....................................................................................................... 13

g. LA COMPASSION ENGENDRE LA LIBÉRALITÉ........................................................................................... 14

h. LA LIBÉRALITÉ ENGENDRE LE ZÈLE POUR LA VERTU.......................................................................... 14

i. LE ZÈLE POUR LA VERTU ENGENDRE LA MODÉRATION ET LA SOBRIÉTÉ..................................... 15

j. LA SOBRIÉTÉ ENGENDRE LA PURETÉ............................................................................................................ 16

B. LA JUSTICE, UNE ARME DANS LA PRATIQUE DE LA VERTU................................................................ 16

C. COMMENT GOUVERNER LE ROYAUME DE L'AME.................................................................................. 17

*........................................................................................................................................................................................ 18

QUATRIÈME PARTIE : “A SA RENCONTRE”. D'UNE RENCONTRE SPIRITUELLE ENTRE DIEU  ET NOUS              18

A. PREMIÈRE VOIE : LA PURETÉ D'INTENTION EN TOUT CE QUI CONCERNE LA BEATITUDE... 18

B. SECONDE VOIE : DE L'EXCLUSION DE TOUTE INTENTION OU AFFECTION RELATIVE A LA CRÉATURE A COTÉ DE DIEU OU AU-DESSUS DE LUI.................................................................................................................................. 19

C. TROISIÈME VOIE : DU REPOS EN DIEU AU-DESSUS DE TOUTES LES CRÉATURES, DE TOUTES LES VERTUS, DES CONSOLATIONS SENSIBLES OU SPIRITUELLES............................................................................................. 19

D. DU DÉSIR DE CONNAITRE L'ÉPOUX DANS SA NATURE.......................................................................... 20

*............................................................................................................................................................................................. 21

DEUXIÈME LIVRE : LA VIE DANS LE DÉSIR DE DIEU................................................................................... 21

PREMIÈRE PARTIE : “VOYEZ”. LES FONDEMENTS DE LA VIE DANS LE DÉSIR DE DIEU............... 21

A. DE TROIS CONDITIONS REQUISES POUR VOIR......................................................................................... 21

B. D'UNE TRIPLE UNITÉ QUI EST EN NOUS PAR NATURE........................................................................... 22

a. LES TROIS UNITÉS, COMMENT ON LES POSSÈDE SELON LA NATURE.............................................. 22

b. DES TROIS UNITÉS ET DE LEUR POSSESSION SURNATURELLE DANS LA VIE ACTIVE.............. 22

c. LA PRÉPARATION A LA POSSESSION SURNATURELLE DANS LA VIE QU'ANIME LE DÉSIR DE DIEU .              23

C. L'ILLUMINATION DANS L'UNITÉ SUPÉRIEURE......................................................................................... 23

D. LES CONDITIONS REQUISES POUR OBTENIR L'ILLUMINATION........................................................ 24

*........................................................................................................................................................................................ 24

DEUXIÈME ET TROISIÈME PARTIE : “L'ÉPOUX VIENT, SORTEZ”. DU TRIPLE AVÈNEMENT DU CHRIST ET DE LA MANIÈRE D'Y RÉPONDRE....................................................................................................................................... 24

A. LE PREMIER AVÈNEMENT LEQUEL SE FAIT DANS LE COEUR............................................................ 25

a. L’IMAGE DU SOLEIL SUR LES HAUTES TERRES........................................................................................ 25

b. DEUXIÈME MODE. SURABONDANCE DES CONSOLATIONS.................................................................. 28

c. TROISIÈME MODE. PUISSANT ATTRAIT VERS DIEU................................................................................ 29

d. QUATRIEME MODE. DE LA DÉRÉLICTION................................................................................................... 33

B. LE SECOND AVENEMENT DANS LES PUISSANCES SUPÉRIEURES L'IMAGE DE LA SOURCE  ET DES TROIS RUISSEAUX........................................................................................................................................................................................... 38

PREMIER RUISSEAU : COMMENT IL FAIT L'ORNEMENT DE LA MÉMOIRE........................................ 39

DEUXIÈME RUISSEAU : COMMENT IL ÉCLAIRE L'ENTENDEMENT....................................................... 39

TROISIÈME RUISSEAU : COMMENT IL CONFIRME LA VOLONTÉ EN TOUTE PERFECTION.......... 41

C. TROISIÈME AVÈNEMENT LA TOUCHE RESSENTIE DANS L'UNITÉ DE L'ESPRIT. COMMENT DIEU DE PAR SON UNITÉ AMÈNE L'AME A L'UNITÉ. DE L'UNITÉ DE LA NATURE DIVINE DANS LA TRINITÉ DES PERSONNES    46

COMMENT L’HOMME DOIT ÊTRE ORNÉ POUR ACCÉDER AUX EXERCICES LES PLUS INTIMES 47

DU TROISIÈME AVÈNEMENT DU CHRIST QUI NOUS CONDUIT A LA PERFECTION DANS LES EXERCICES INTIMES    47

D'UNE SORTIE DE L'ESPRIT EN SON FOND INTIME SOUS L'ACTION DE LA DIVINE TOUCHE....... 48

QUATRIÈME PARTIE : « A SA RENCONTRE » COMMENT NOUS DEVONS RENCONTRER DIEU EN ESPRIT, AVEC INTERMÉDIAIRE ET SANS INTERMÉDIAIRE.................................................................................................. 50

A. LA BASE DE TOUTE UNION AVEC DIEU........................................................................................................ 50

a. D'UNE RENCONTRE ESSENTiELLE DE Dieu SELON LA SEULE NATURE ET SANS INTERMÉDIAIRE   50

b. DE LA RESSEMBLANCE QU'ON POSSÈDE AVEC DIEU PAR LA GRÂCE ET QU’ON PERD PAR LE PÉCHÉ MORTEL        51

c. COMMENT ON POSSÈDE DIEU PAR LE REPOS DANS L'UNITÉ, AU-DESSUS DE TOUTE RESSEMBLANCE DE GRACE   52

d. COMMENT NOUS AVONS BESOIN DE LA GRACE DE DIEU QUI NOUS CONFÈRE LA RESSEMBLANCE ET SANS INTERMÉDIAIRE NOUS CONDUIT A DIEU........................................................................................................ 52

DE LA VISITATION DE DIEU ET DE NOTRE ESPRIT , DANS L'UNITÉ ET LA RESSEMBLANCE....... 53

B. L'UNION AVEC INTERMÉDIAIRE.................................................................................................................... 53

a. COMMENT NOUS DEVONS RENCONTRER Dieu DANS TOUTES NOS OEUVRES............................... 53

b. COMMENT s'ORDONNENT TOUTES LES VERTUS AUX SEPT DONS DU SAINT-ESPRIT ................ 54

______manquent pp 316-317_________............................................................................................................... 55

C. L'UNION « SANS INTERMÉDIAIRE » ET SES TROIS MODES................................................................... 59

a. LE PREMIER DES TROIS MODES...................................................................................................................... 60

b. LE SECOND MODE, D'UN DEGRÉ PLUS ÉLEVÉ............................................................................................ 60

c. LE TROISIÈME MODE, QUI CONDUIT L'HOMME A LA PERFECTION DE LA JUSTICE.................. 61

d. COMMENT D'AUCUNS MÈNENT UNE VIE CONTRAIRE A CES TROIS MODES................................ 62

D'AUTRES HOMMES QUI CONDUISENT LEUR ACTIVITÉ EN OPPOSITION AVEC LE DEUXIÈME MODE .             63

D'AUTRES ENCORE QUI MENENT UNE VIE CONTRAIRE AUX TROIS MODES ET A TOUTE VERTU 64

D'UNE DERNIÈRE SORTE D'HOMMES PERVERS............................................................................................. 65

*............................................................................................................................................................................................. 67

TROISIÈME LIVRE : LA VIE DANS LA CONTEMPLATION DE DIEU........................................................ 67

________manque fin p350 et p.351_______________...................................................................................... 68

PREMIERE PARTIE : “VOYEZ” . LES CONDITIONS REQUISES POUR VOIR........................................... 68

COMMENT ON PARVIENT A VIVRE DANS LA CONTEMPLATION DIVINE MOYENNANT TROIS CONDITIONS   68

DEUXIÈME PARTIE : “L'EPOUX VIENT” . COMMENT LA GÉNÉRATION DIVINE SE RENOUVELLE SANS CESSE EN LA PARTIE NOBLE DE L'ESPRIT.................................................................................................................................. 69

TROISIEME PARTIE : “SORTEZ”. COMMENT NOTRE ESPRIT EST SOLLICITÉ DE SORTIR DANS LA CONTEMPLATION ET LA JOUISSANCE.......................................................................................................................................................... 69

COMMENT IL NOUS EST DONNÉ DE SORTIR ÉTERNELLEMENT DANS LA GÉNÉRATION DU FILS 70

QUATRIEME PARTIE : « A SA RENCONTRE »  D'UNE RENCONTRE DIVINE QUI SE PRÉSENTE DANS LE SECRET DE NOTRE ESPRIT............................................................................................................................................................................ 71

 

 



[1]  Matth. XXIX, 5.

 

[2]  Opinion qui se rencontre chez saint Grégoire le Grand (Hom. 38 in Evang.) et qui fut reprise tant par les scolastiques que par les mystiques, notamment dans l'école allemande, Cf. S. Thomas, IIIa, q. 31, a. s : .,.semen feminae non est materia, quae necessario requiratur ad generationem, nec luit in conceptione Christi, sed sanguis virtute Spiritus sancti luit adunatus et iormatus in prolem, Comp. Eckhart, Commentaire sur l'Ecclésiastique, publié par le P. Denifle in ... ; et Suso, édit. Bihlmeyer, p. 333.

 

[3] Allusion au sang et à l'eau échappés du flanc ouvert de Jésus en croix, dans lesquels la tradition vit l'image de la rédemption et du baptême

[4] V. supra, p. 68, Comp, S. Thomas, IIIa, q. 46, a. 2 : Deus est supremum et commune bonum totius universi.

 

[5] behouden avec le double sens du latin servare: conserver et sauver.

 

[6] V. supra, pp. 61-129, note 1.

 

[7] Eckhart, prêchant sur le texte de Math. XXI, 5 : Dites à la fille de Sion : Voici que ton roi vient à toi, distingue également trois avènements de Dieu dans l'âme : le premier par la grâce qui donne le goût de la vertu et la détourne des obstacles qui lui viendraient des créatures, le second par la connaissance qui permet à l'homme de se cqnnaître et de se disposer à faire la volonté divine, le troisième par la liberté qu'il lui apporte, la dégageant de ses préoccupations charnelles, (Ed. Pf. pp. 348-349.)

 

[8] nn.: intuition d’une création progressive dont la vie terrestre est une étape intermédiaire d’apprentissage

[9] Les PP. Bénédictins rapprochent le développement ainsi annoncé d'un passage de saint Bernard dont Ruysbroeck semble s'être inspiré: In hac igitur passione, fratres, tria specialiter convenit intueri: opus, modum, causam. Nam in opere quidem patientia, in modo humilitas, in causa charitas conimendatur, Serm. in fer. IV. hebd. sanctae.

 

[10] Marc 15, 34

[11] Luc 23, 34

[12] Cf. Hebr. V, 7: cum clamore valido et lacrymis preces supplicationesque offerens, exauditus est pro sua reverentia

[13] nn.: justice, règle supérieure qui ne peut être transgressée que par amour

[14] Joh. 5, 27

[15] Nous suivons ici la leçon retenue dans l'édition de la Ruusbroec-Genootshap, rattachant met behooylijcker gherechticheit à la phrase précédeote, séparée de la suivante par une coupure tranchée.

[16] Cf. S. Greg. Magn.. Moral. 1. XXVI, c. 27, n. SQ: Duae quippe sunt partes, electorum scilicet, atque reprobatorum, sed bini ordines eisdem singulis partibus continentur. Alii namque judicantur et pereunt; alii non judicantur et pereunt. Alii judicantur et regnant; alii non judicantur et regnant.

 

[17] Cf. Joh. III, 17-19.

[18] Saint Thomas écrit à propos de la charité : ...sicut ordinata virtutum congregatio per quamdam similitudinem aedificio camparatur, ita etiam id quod est primum in acquisitione virtutum, fundamento comparatur, quod primum in aedificio jacitur, Sum. theol., IIa IIae, q. 161, a. 5., ad soc.

[19] Matth. 5, 3

[20] Matth. 5, 4

[21] nn.: retrouve la disposition des facultés

[22] Matth. 5, 5

[23] Matth. 5, 7

[24] Matth. 25, 34

[25] Matth. 5, 6

[26] die watheit Gods

[27] Matth. 5, 9

[28] Cf. De imitatione, III, 16 : Sint temporalia in usu, aeterna in desiderio.

 

[29] Matth. 5, 8

[30] Dans le Royaume des amants, Ruysbroeck présente le libre arbitre comme une puissance particulière. Il apparait qu'il se rapproche ici de l'opinion des scolastiques, V. Supra p.96 n.1. Sur les notions élémentaires de la psychologie de Ruysbroeck, cf. pp. 53 sq et 94 sq.

 

[31] nn.: unité vu sous divers angles

[32] Luc 11, 23

[33] Cet exposé marque le passage de la vie active à celle que Ruysbroeck nomme “vie de désir”.

[34] Luc, XIX, 5. Même allusion chez Eckhart à la visite de Jésus au publicain de Jéricho, éd. Pf., pp. 123 et 479

[35] Comp. Hugues de Saint-Victor : Plus diligitur quam intelligitur, et intrat dilectio et appropinquat, ubi scientia taris est. Exp. in Hier.Cael., 1. VI, MIGNE, P.L., t. 175. Col. 1038. ...et saint Thomas de même : ubi desinit cognitio, scilicet in ipsa re quae per aliam cognoscitur, ibi statim dilectio incipere potest. IIa IIae, q. 27a. 4.

 

[36] Commentant le mot de saint Paul : in ipso vivimus et movemur et sumus, saint Thomas explique que tout en existant dans leur nature propre les créatures existent aussi en Dieu, pour autant que la puissance divine les contient et les conserve, Cf. Sum. theol., la, q.18 a.4

[37] Cette distinction est celle que les scolastiques établissent entre la nature et l'essence : Nomen naturae significat essentiam rei secundum quod habet ordinem vel ordinationem ad propriam operationom rei. S. Thom., De ente et essentia, c. I.

[38] Die sonne die schijnl in overlant, in midden der werelt.., exactement au milieu du monde. Overlant s'oppose ici à Nederlant, PaysBas, et désigne très vaguement les contrées montagneuses situées au Sud des pays de plaine qui constituaient l'horizon familier de Ruysbroeck.

 

[39] Cf. Richard de Saint-Victor : Benjamin major, 1. V, c. VIII Migne, P-L-, t. 196, col. 176) : Satis novimus quid ignis iste corpo reus in vasisj quamvis mqdico liquore perfusis, operari soleat.., incipit liquorem ad superiora attollere... Sic sane animus humanus divino igne succensus...

[40] Eckhart écrivait que le Christ en croix brûlait d'une ardeur comparable à celle du soleil qui attire vers le ciel la vapeur de la terre. Ed. Pf., p.220.

[41] Allusion à I Cor. III, 2: Je vous ai donné du lait à boire, non une nourriture solide, car vous n'en étiez pas capables..

 

[42] Quelle que soit la part qu'il convient de laisser à l'observation personnelle, Ruysbroeck semble s'inspirer ici, comme plus loin pour la description des fourmis, du Naturen Bloeme de Jacob van Maerlant, lequel ne fait souvent que transposer le De naturis rerum de Thomas de Cantimpré. Cf. Melline d'Asbeck., La mystique de Ruysbroeck l'Admirable, pp. 108-109.

 

[43] ii) V. supra, p. 116, note 1.

 

[44] Selon Saint Bernard la visio Dei se fait au moyen d'images ou “similitudes spirituelles” évoquées par les anges. In Cant. Serm. XVIII, 6 et XLI, 3.

[45] Suso tient que l'âme peut s'ouvrir dans l'extase à l'intelligence des mystères de Dieu et vérifier par l'expérience une doctrine reçue; toutefois en revenant aux conditions de la connaissance normale, elle oublie presque la vérité entrevue pour revenir ad consueta fidei documenta. Horologium Sapienliae, 1. II, c. IV.

[46] Les deux degrés que Ruysbroeck distingue ici cor.respondent sensiblement à ceux que saint Thomas caractérise respectivement par la contemplation de “similitudes imaginaires” et par celle de la vérité divine à travers des effets d'ordre intelligible;le troisième, proprement appelé raptus consistant dans la contemplation de l'essence divine.

[47] Les théoriciens de la mystique veulent que l'impressio luminis, qui comporte la possibilité de développements progressifs, ne soit pas confqndue avec l'impression des images ou espèces infuses. La lumière infuse devient dans l'âme un principe de transformation qui la simplifie et l'élève au-dessus des conditions normales de la connaissance. V. supra, p. 144, note 1.

C'est en matérialisant abusivement les termes dont usent les contemplatifs, et dans l'ignorance des problèmes théoriques qu'ils soulèvent, qu'un psychologue contemporain y cherche le symptôme des phénomènes de photisme observés par les psychiatres. Cf. J.-H. Leuba, Psychologie du mysticisme religieux, trad. Herr. p93.

 

[48] Les mystiques allemands mettent volontiers en garde les hommes intérieurs contre les visions où leur imagination s'égare. Comp. notamment Eckhart, éd. Pf., p. 240.

 

[49] Job 1, 21

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