François d’Assise et ses disciples

 

 

Quelques « pages » de François

Du commencement de l’Ordre

Légende des trois compagnons

Compilation d’Assise anciennement dénommée Légende de Pérouse

Actes du bienheureux François

 

 

 

 

Une reprise de textes de l’Edition du VIIIe Centenaire

A l’usage de Dominique Tronc et d’Amis   



 

 

 

 

 

Présentation


 


 

L’édition du VIIIe centenaire publiée en deux volumes au Cerf en 2010 dans la collection « Sources Franciscaines » comporte 3418 pages… Mon dossier propose le cinquième de ce dernier « Totum » de sources proches de François (manuscrits du XIIIe & XIVe siècles).

L’essentiel consiste en deux sources longues, la « Compilation d’Assise » et les « Actes ». Elles livrent l’esprit de François et son influence directe plus profondément que ne le permirent des écrits officiels requis pour l’Ordre.

Six restitutions :

1. Le choix de quelques « pages » de François.

2. Frère Jean, compagnon de Gilles, est l’auteur « Du commencement de l’Ordre », source primaire sobre et originale écrite moins de quinze ans après la mort de François.

3. La « Légende des trois compagnons » fut proposée par Léon, Rufin et Ange, en complément de la première biographie par Thomas de Celano. Elle fournit des informations uniques sur la période « laïque » de la vie de François (~1181 à 1206) dont la durée est supérieure à celle de la période fondatrice (1206 à 1226).

4. Frère Léon est à la source de la « Compilation d’Assise », anciennement nommée « Légende de Pérouse ». Il s’agit du meilleur des « évangiles franciscains ». Je restitue l’ensemble annoté en incluant au fil du texte les passages repris de Celano (ils sont séparés dans l’édition du VIIIe Centenaire au profit de ce dernier).

5. Les « Actes du Bienheureux François » sont la source latine traduite partiellement dans les célèbres « Fioretti ». Ils constituent des « Actes des Apôtres » franciscains rendus enfin disponibles.

6. Suivent quelques extraits d’autres sources et une brève introduction à François.

 

Les notes généreuses mais indispensables de l’édition du VIIIe centenaire rendent caduques de très nombreuses biographies colorées par l’esprit de leurs auteurs. Je les restitue en petit corps au fil du texte courant[1].

Ce « compagnon » commode, d’accès limité à mes amis, livre un François mystique sans glose autre que les notes issues de l’état récent des recherches qui ont permis le nouveau « Totum » franciscain[2].

 

 

 


 

CHRONOLOGIE DE LA VIE DE FRANÇOIS

 

Âge date      

0      1181/2  naissance à Assise

       

        ……..

 

        1201

20   1202     prison à Pérouse

        1203

        1204

        1205      vers les Pouilles, renonce à Spolète

25   1206      renonce tous biens, Saint-Damien, lépreux

        1207

        1208      Bernard, Pierre de Cattaneo, Gilles

        1209      (12 frères) Rome

        1210     Portioncule

        1211

30   1212      Claire à Saint-Damien

        1213

        1214

        1215

        1216      + Innocent III

        1217      (~1000 frères)

        1218

38   1219      Damiette, al-Malik al-Kamil, Terre sainte

        1220     Chapitre, renoncement à la direction

        1221      (~3000 frères)

fr. Élie succède à Pierre de Cattaneo

Règle non bullata

        1222

        1223/4  Règle bullata

        1224      Alverne (La Verna)

1225      maladie des yeux, cautérisation 

45   1226     + le 3 octobre.


 


 

RELATIONS ENTRE QQ. SOURCES

Pour la chronologie, la généalogie des mss., les concordances, voir pp. 3173sq. « éd. » VIIIe centenaire. Sources retenues soulignées.   

  __________  (1226) mort de François _______

1C (1228)

               Thomas de Celano Vita prima p.429

 _______________ (1239) Élie est déposé ________________

                          Première « récolte » des écrits de François !

 

 AP (1240/41)                                                         Léon (<1246)

 Jean Du commencement de l’Ordre p.971      fiches p.29

|                                                                        écrits  p.1163

        |(p.976)                                                                     |

LG-3S (1244/46)                                                            |      

L. de Greccio - Légende 3 compagnons p.1045                                                          |             |                                          

 2C (1246/47)                          

                       Celano Vita secunda p.1459                   |

                                      |                            __________ |

                       LM (1257/63)                                            |

Bonaventure p.2203                                      

                                                                                                                                                 ________(1276) Ordre de  recueillir les écrits de François !_____

 

 3S (1276…)                      (1276...) SPm Miroir de  perf. minor.

2e recension                                                                                      

        |____                                                                 ___|  

                                                                             CA (1310/11)                                                   Compilation d’Assise p.1185

 

3S 3e recension (1317)        SP Miroir de perf. major. p.2675       

                                                                                            |

Actus (1327/37) p.2713

I Fioretti (trad. partielle des Actus) in éd. FF

LISTE DE QQ. SIGLES

Écrits de François.

Adm Admonitions

BLéon Bénédiction à frère Léon

CSoI                  Cantique de frère Soleil

ExhLD Exhortation à la louange de Dieu

1L fid                Lettre aux fidèles I (manuscrit de Volterra)

2Lfid                 Lettre aux fidèles II

Lléon                Lettre à frère Léon

LOrd                 Lettre à tout l'Ordre

1Reg                 Règle non bullata

2Reg                 Règle bullata

Test                  Testament

Légendes et témoignages.

Actus               Actes du bienheureux François

AP Du commencement de l'Ordre de frère Jean (Anonyme de Pérouse)

1C  Vita prima de Thomas de Celano

2C  Vita secunda de Thomas de Celano

3C  Traité des miracles de Thomas de Celano

CU Compilation d' Uppsala

EncEl                Lettre encyclique d' Élie

ER  Exposition de la Règle d'Ange Clareno

FF   Fonte Franciscane

Fio Fioretti

JG  Chronique de Jourdain de Giano

LMM                Miracles de la Légende majeure de Bonaventure

LO  Légende ombrienne de Thomas de Celano

LP  Légende de Pérouse (ancienne dénomination de la Compilation d'Assise)

ML   Manuscrit Little

SC    Commerce sacré de saint François avec dame Pauvreté

SPm  Miroir de perfection mineur (dans manuscrit Sant'Isidoro 1/73)

VF  Paroles de saint François (dans manuscrit Sant'Isidoro 1/73)


 

 

 

 

Quelques « pages » de François


 

 

 


 

LOUANGES DE DIEU

104 [3]

1 Tu es saint, Seigneur, seul Dieu, qui fait des merveilles 1 [4].

2 Tu es fort, tu es grand, tu es très haut,

3 tu es tout-puissant, toi, Père saint, roi du ciel et

4 de la terre 2. Tu es trine et un, Seigneur, Dieu

5 des dieux. Tu es le bien, tout bien, le souverain bien,

6 Seigneur Dieu vivant et vrai 3. Tu es amour 4, charité.

7 Tu es sagesse. Tu es humilité 5. Tu es patience 6.

8 Tu es beauté. Tu es sécurité. Tu es quiétude.

9 Tu es joie et allégresse. Tu es notre espérance. Tu es justice

10 et tempérance. Tu es tout, notre 7 richesse à suffisance.

11 Tu es beauté. Tu es mansuétude.

12 Tu es protecteur. Tu es gardien et défenseur.

13 Tu es force. Tu es refuge 8. Tu es notre espérance.

14 Tu es notre foi. Tu es notre charité.

15 Tu es toute notre douceur. Tu es

16 notre vie éternelle, grand et admirable Seigneur,

17 Dieu tout-puissant, miséricordieux Sauveur.

 

 

1. Voir Ps 76 (77) 15. La numérotation est celle des lignes de l'autographe.

2. Voir Ps 85 (86) 10 ; Jn 17 11 ; Mt 11 25.

3. Voir Ps 135 (136) 2 ; 1Th 1 9.

4. Le mot « amour » est écrit au-dessus de « charité »

5. Léon a ajouté le « h » oublié par François.

6. Ps 70 (71) 5.

7. Les mots « tout » et « notre » sont écrits au-dessus de « richesse ».

8. Voir Ps 30 (31) 5, 42 (43) 2.

99 [5]

Présentation par Jean-François Godet-Calogeras (extrait) :      

« Les Louanges de Dieu se présentent comme une incantation, une succession de « tu es » et de noms de Dieu. Cette litanie, qui semble être composée de trente-trois unités, n'est pas sans rappeler un type de prière traditionnel dans le monde musulman, l'invocation des quatre-vingt-dix-neuf noms d'Allah. Pour cette prière, les musulmans utilisent un chapelet de trente-trois grains. Quand on se rappelle le séjour de François en Orient et sa rencontre avec le sultan al-Malik al-Kâmil, la coïncidence est singulière. Il y a plus. Sur le côté qui contient la Bénédiction se trouve un étrange dessin : certains y voient une tête d'homme barbu coiffé de ce qui ressemble à un turban. Il est vrai que l'analogie avec la tête du sultan dans la fresque de Giotto dans la basilique supérieure d'Assise est frappante. François aurait-il dessiné la tête de son hôte musulman ? Dans le dessin, un grand Tau, signe des élus, sort de la bouche du crâne et est surmonté de la bénédiction bien connue. De telles observations ont conduit certains historiens à penser que la croisade contre les musulmans — qui continuait en Orient — et le souvenir du sultan qui l'avait reçu et dont la foi l'avait 100 impressionné sont peut-être au cœur de la prière de François, une prière souffrante en quête de paix. »

 

EXHORTATION A LA LOUANGE DE DIEU

111

1 Craignez le Seigneur et donnez-lui honneur 1.

2 Digne est le Seigneur de recevoir louange et honneur 2.

3 Vous tous, qui craignez le Seigneur, louez-le 3.

4 Salut, Marie, pleine de grâce, le Seigneur est avec toi 4.

5 Louez Dieu, cieux et terre 5.

6 Tous les fleuves, louez le Seigneur 6.

 

1. Ap 14 7.

2. Voir Ap 4 11.

3. Ps 21 (22) 24.

4. Le 128.

5. Voir Ps 68 (69) 35 (R) : Le Moyen Âge a connu deux versions latines du Psautier. La première, appelée Psautier romain (= R), est une traduction ancienne, faite d'après la Bible des Septante et légèrement retravaillée par saint Jérôme avant 384. La seconde a pour auteur le même saint Jérôme ; elle fut réalisée aux environs de 392 sur la base des Hexapla d' Origène et se répandit d'abord en Gaule, ce qui lui valut le nom de Psautier gallican (= G). À l'époque de François, il n'y a plus guère que la curie romaine à utiliser le Psautier romain. Le Psautier gallican est de loin le plus répandu. C'est sans doute la raison pour laquelle François et les Frères mineurs, tout en adoptant l'ordo de l'Église romaine, conservèrent la plupart du temps l'usage du Psautier gallican. À propos de la réforme de la liturgie romaine au xn . siècle et de sa propagation par les Frères mineurs, voir les travaux fondamentaux de S. J. P. Van Dijk, dont on trouvera une bonne synthèse dans S. J. P. VAN DIJK, « Ursprung und Inhalt der franziskanischen Liturgie des 13. Jahrhunderts », Franziskanische Studien, 51, 1969, p. 86-116 et 192-217. Voir aussi P. SALMON, L'Office divin au Moyen Âge, Paris, coll. « Lex orandi », ne 43, 1967.

6. Voir Dn 3 78.

 

7 Fils de Dieu, bénissez le Seigneur 1.

8 Voici le jour que fit le Seigneur : exultons et réjouissons-nous en lui 2.

Alléluia, alléluia, alléluia, roi d'Israël 3 !

9 Que tout esprit loue le Seigneur 4.

10 Louez le Seigneur, car il est bon 5 ; vous tous qui lisez ceci, bénissez le Seigneur 6.

11 Toutes les créatures, bénissez le Seigneur 7.

12 Tous les oiseaux du ciel, louez le Seigneur 8.

13 Tous les enfants, louez le Seigneur 9.

14 Jeunes hommes et jeunes filles 10, louez le Seigneur 11.

15 Digne est l'Agneau qui a été immolé de recevoir louange, gloire et honneur 12.

16 Bénie soit la sainte Trinité et l'indivise Unité 13.

17 Saint Michel archange, défends-nous dans le combat 14.

 

1. Voir Dn 3 82.

2. Ps 117 (118) 24 (R).

3. Jn 12 13.

4. Ps 150 6.

5. Ps 146 (147) 1.

6. Voir Ps 102 (103) 21 (R).

7. Voir Ps 102 (103) 22 (R).

8. Dn 3 80. Voir Ps 148 7-10.

9. Voir Ps 112-113 1.

10. En latin « virgines » (« vierges »).

11. Ps 148 12.

12. Voir Ap 5 12.

13. Missel romain, fête de la sainte Trinité, Introït.

14. Missel romain, fête de la saint Michel, verset Alleluia.

 

CANTIQUE DE FRERE SOLEIL

173

1 Très-Haut, tout-puissant bon Seigneur,

à toi sont les louanges, la gloire et l'honneur, et toute bénédiction.

À toi seul, Très-Haut, ils conviennent,

et nul homme n'est digne de te nommer 1.

 

5 Loué sois-tu, mon Seigneur, avec toutes tes créatures,

spécialement messire le frère Soleil,

lequel est jour, et tu nous illumines par lui.

Et lui, il est beau et rayonnant avec grande splendeur :

de toi, Très-Haut, il porte signification.

 

10 Loué sois-tu, mon Seigneur, par 2 soeur Lune et les étoiles : dans le ciel tu les as formées claires et précieuses et belles.

 

Loué sois-tu, mon Seigneur, par frère Vent 3,

et par l'air et le nuage et le ciel serein et tout temps,

par lesquels à tes créatures tu donnes sustentation.

 

1. Voir également É. LECLERC, Le Cantique des créatures ou les symboles de l'union, Paris, 1970 ; 1D., Le Chant des sources, Paris, 1976 ; H. LOUETTE, Le Cantique des créatures, Paris, 1978 ; C. PAOLAZZI, Il Cantico di frate Sole, Gênes, 1992.

1. L'ombrien « mentovare » pourrait se traduire par « faire mention de », mais signifie aussi « nommer ». François insiste sur le fait que nul ne peut nommer le Très-Haut ; voir 1Reg 23 5.

2. Nous avons opté pour le sens instrumental de la préposition « per -. C'est également ainsi qu'il faut comprendre le « car: » (« avec ») du vers 5. Voir 1. BALDELLI, « 11 Cantico di Francesco », p. 79.

3. Si François avait parlé de l'air, comme on aurait pu s'y attendre dans la cosmogonie médiévale des quatre éléments, il aurait brisé l'alternance masculin / féminin, puisque « aria » est féminin en italien, A la différence d'« aer » en latin ; voir J. DALARUN, Francois d'Assise : un passage. Femmes et féminité dans les écrits et les légendes franciscaines, Arles, 1997, p. 46-47. Par ailleurs, le « vent » ajoute une idée de mouvement.

 

15 Loué sois-tu, mon Seigneur, par soeur Eau,

laquelle est très utile et humble et précieuse et chaste.

 

Loué sois-tu, mon Seigneur, par frère Feu,

par lequel tu nous illumines la nuit ;

et lui, il est beau et joyeux et robuste et fort.

 

20 Loué sois-tu, mon Seigneur, par notre soeur mère Terre 1

laquelle nous sustente et gouverne 2

et produit divers fruits avec les fleurs colorées et l'herbe.

 

Loué sois-tu, mon Seigneur,

par ceux qui pardonnent par ton amour

et soutiennent maladies et tribulations.

25 Bienheureux ceux qui les supporteront en paix,

car par toi, Très-Haut, ils seront couronnés.

 

Loué sois-tu, mon Seigneur, par notre soeur Mort corporelle,

à laquelle nul homme vivant ne peut échapper.

Malheur à ceux qui mourront dans les péchés mortels !

30 Bienheureux ceux qu'elle trouvera en tes très saintes volontés,

car la mort seconde 3 ne leur fera pas mal.

 

Louez et bénissez mon Seigneur et rendez grâces

33 et servez-le avec grande humilité.

 

1. On notera que seule la Terre, à la fois élément de la matière et planète nourricière, est conjointement « soeur » et « mère ».

2. « Governa » aujourd'hui encore en italien moderne, particulièrement dans les régions agricoles, le verbe « governare » est utilisé au sens de « prendre soin de », « donner à manger à » ; voir la remarquable étude de C. GARZENA, Terra .fidelis manet. Humilitas e servitium nel « Cantico di fraie Sole », Florence, coll. « Saggi di Lettere italiane », n° 50, 1997.

3. Voir Ap 2 11. La mort seconde est la mort corporelle à laquelle nul ne peut échapper ; la mort première est celle du moi égoïste.

 

170

 « …alors qu'il était malade et séjournait à Saint-Damien, François reçut de Dieu la promesse de son Royaume. François chante les louanges de la création nouvelle. Les trois corps célestes -- le soleil, la lune et les étoiles -- et les quatre éléments -- vent, eau, feu et terre -- sont transfigurés dans un hymne de louange et deviennent les signes de la création nouvelle. Quelle est la signification de ce nombre sept ?

Le nombre sept rappelle les jours de la Création dans la Genèse, proclamant que Dieu créa toutes choses et ordonna la Création, et assurant que la Création est bonne. Pour exprimer cela, le Cantique utilise les symboles les plus inclusifs possible : les trois cercles de la sphère céleste et les quatre éléments terrestres donnent ensemble un nombre total de sept, le chiffre de la perfection. D'une part, le soleil, la lune et les étoiles représentent tout ce qui était connu du firmament : les saisons, la nuit, le jour ainsi que l'astrologie dépendaient de ces cercles célestes ; leur rythme crée le temps. D'autre part, les quatre éléments désignent symboliquement tout ce qui existe sur terre. Tout corps solide (terre), liquide (eau), gazeux (vent) et leur transformation de l'un à l'autre sous l'action de la chaleur (feu) représentent l'interconnexion complexe de la Création. L'harmonie de ces quatre éléments crée l'espace physique. De fait, la vision de la création nouvelle de François inclut tout le temps et tout l'espace, qui finalement renvoient à Dieu, leur Créateur éternel et infini. Cette imagerie exprime la nouvelle compréhension que François a de Dieu et de la Création comme inextricablement entrelacés dans une grande réalité où tous les niveaux d'existence sont interconnectés. L'imagerie de François est inclusive, rien n'en est exclu. Les vers ajoutés ensuite (23-31) fournissent des exemples concrets de ce que comporte la création nouvelle : paix sur la terre et vie éternelle au ciel. La doxologie finale du Cantique transforme toute relation en vision mystique de la création nouvelle.

[…] Pour François, les créatures sont les instruments de la louange de Dieu parce qu'elles sont le reflet de la grandeur, de la puissance et de la bonté de Dieu. C'est aussi par les créatures que s'opère l'union mystique entre Dieu, le Très-Haut, et l'humble être humain, qui permet à François d'appeler Dieu « mi’ signore » (« mon Seigneur ») et d'exprimer cette nouvelle relation dans une langue nouvelle, passant du latin à l'ombrien.

La création nouvelle est une fraternité universelle […] »

(Jay M. Hammond).

 

EXPOSITION DU « NOTRE PÈRE »

116

1 Ô très saint, notre Père 1 : notre créateur, rédempteur, consolateur et sauveur.

2 Qui es aux cieux 2 : dans les anges et dans les saints, les illuminant pour la connaissance, car toi, Seigneur, tu es lumière ; les enflammant à l'amour, car toi, Seigneur, tu es amour ; habitant en eux et les comblant jusqu'à la béatitude, car toi, Seigneur, tu es souverain bien, éternel bien, de qui vient tout bien, sans qui n'est nul bien 3.

3 Que soit sanctifié ton nom 4 : que devienne claire en nous la connaissance de toi, pour que nous connaissions quelle est la largeur de tes bienfaits, la longueur de tes promesses, la hauteur de ta majesté et la profondeur de tes jugements 5.

4 Qu'advienne ton Règne 6 : que tu règnes en nous par grâce et que tu nous fasses venir à ton Règne, où est manifeste la vision de toi, parfaite la dilection de toi, heureuse la compagnie de toi, éternelle la jouissance de toi 7.

5 Que soit faite ta volonté, comme au ciel, aussi sur la terre 8 : que

1. Mt 69.         2. Ibid.     

3. Voir lin 1 5 et 4 8, 16.                 

4. Mt 69.        

5. Voir Ep 3 18.               

6. Mt 6 10.    

7. Voir Lc 23 42.             

8. Mt 610.

nous t'aimions de tout notre cœur en pensant toujours à toi, de toute notre âme en te désirant toujours, de tout notre esprit en dirigeant vers toi toutes nos intentions, en cherchant en tout ton honneur, et de toutes nos forces, en dépensant toutes nos forces et les sens de l'âme et du corps au service de ton amour et de rien d'autre ; et que nous aimions nos proches comme nous-mêmes en tirant tous les hommes à ton amour selon nos forces, en nous réjouissant des biens des autres comme des nôtres et en compatissant à leurs maux et en ne faisant aucune offense à personne 1.

6 Notre pain de chaque jour donne-le-nous aujourd'hui 2 : ton Fils bien-aimé, notre Seigneur Jésus Christ, donne-le-nous aujourd'hui : en mémoire et intelligence et révérence de l'amour qu'il a eu pour nous et de ce que pour nous il a dit, fait et supporté.

7 Et remets-nous nos dettes 3 : par ta miséricorde 4 ineffable, par la vertu de la passion de ton Fils bien-aimé, notre Seigneur, et par les mérites et l'intercession de la très bienheureuse Marie Vierge et de tous tes élus 5.

8 Comme nous aussi remettons à nos débiteurs 6 : et ce que nous ne remettons pas pleinement, toi, Seigneur, fais que nous le remettions pleinement, pour que nous aimions vraiment nos ennemis à cause de toi et que, pour eux, nous intercédions dévotement auprès de toi, ne rendant à personne le mal pour le mal 7, et qu'en toi nous nous appliquions à être utiles en tout.

1. Voir Lc 10 27 ; 2Co 6 3.

2. Mt 6 11.     3. Mt 6 12.

4. Pour le sens et l'usage de « miséricorde », voir Test 2.

5. Rituel romain de l'absolution des péchés.

6. Mt 6 12.

7. Voir 1 Th 5 15.

118

9 Et ne nous inclues pas en tentation 1: occulte ou manifeste, soudaine ou importune.

10 Mais délivre-nous du mal 2 : passé, présent et futur 3. Amen.

11 Gloire au Père et au Fils et au Saint-Esprit, [comme il était au commencement et maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles]. Amen.

1. Mt 6 13.     2. ibid.

3. Missel romain, Ordinaire de la Messe, prière suivant le Notre Père

 

 

LETTRE À FRÈRE LÉON

1 Frère Léon, salut et paix de ton frère François.

2 Je te dis ainsi, mon fils, comme mère, que toutes les paroles que nous avons dites en chemin, je les dispose et conseille brièvement en ce 1 mot -- et il ne faut pas venir à 2 moi pour 3 un conseil, car je te conseille ainsi -- : 3 de quelque manière qu'il te semble meilleur de plaire au Seigneur Dieu 4 et de suivre ses traces 5 et sa pauvreté, faites-le 6 avec la bénédiction du Seigneur Dieu et mon obéissance 7.

4 Et s'il t'est nécessaire que ton âme revienne à moi pour une autre consolation, et si tu veux, viens.

1. Léon a ajouté le « h » oublié par François dans le pronom latin « hoc ».

2. Léon a corrigé le « a » écrit par François (italianisme) en « ad » (latin correct).

3. François avait écrit « proter » ; Léon a corrigé en « propter ».

4. Voir 1Co 7 32 ; 1Reg 22 9 : « Mais maintenant, après que nous avons quitté le monde, nous n'avons rien d'autre à faire si ce n'est d'être soucieux de suivre la volonté du Seigneur et de lui plaire. »

5. Voir 1P 2 21. Les termes indiqués en italique sont empruntés à la Bible.

6. Le passage du singulier « il te semble » au pluriel « faites-le » avait déjà étonné L. WADDING dans son editio princeps des écrits de François, B. P. Francisci Assisiatis Opuscula..., p. 66. Pour P. SABATIER, Vie de saint François d'Assise, p. 301, n. 1, le pluriel « montre bien que frère Léon avait parlé au nom d'un groupe ». J. Dalarun rapproche ce passage du singulier au pluriel de la formule, récurrente dans les écrits de Léon, « in persona omnium fratrum » : un frère représentant tous les autres frères ; voir CA 22, 50 et 102.

7. « Avec la bénédiction de Dieu » renvoie les frères à leur propre jugement et initiative. Le mot « obéissance » pourrait également être traduit « obédience », c'est-à-dire l'accord du ministre.

 

BÉNÉDICTION À FRÈRE LÉON

106

LE 1 BIENHEUREUX FRANÇOIS, DEUX ANS AVANT SA MORT 2, FIT UN CARÊME AU LIEU DE L'ALVERNE 3, EN L'HONNEUR DE LA BIENHEUREUSE VIERGE MÈRE DE DIEU ET DU BIENHEUREUX ARCHANGE MICHEL, DEPUIS LA FÊTE DE L'ASSOMPTION DE LA SAIN'T'E VIERGE MARIE JUSQU'À LA FÊTE DE SAINT MICHEL DE SEPTEMBRE 4. ET LA MAIN DU SEIGNEUR SE FIT SUR LUI 5. APRÈS LA VISION ET L'ALLOCUTION DU SÉRAPHIN ET L'IMPRESSION DES STIGMATES DU CHRIST DANS SON CORPS 6, IL FIT CES LOUANGES ÉCRITES DE L'AUTRE CÔTÉ DE CETTE PETITE FEUILLE ; ET IL LES ÉCRIVIT DE SA MAIN, RENDANT GRÂCES À DIEU DU BIENFAIT QUI LUI AVAIT ÉTÉ CONFÉRÉ  7.

1 Que le Seigneur te bénisse et te garde ; qu'il te montre sa face et soit miséricordieux pour toi. 2 Qu'il tourne son visage vers toi 8 et te donne la paix 9.

1. En petites capitales, les rubriques de frère Léon.

2. En 1224.

3. La Verna, sur les pentes du mont Penna, province d'Arezzo, Toscane.

4. Du 15 août au 29 septembre. Ce carême n'est pas attesté dans les écrits de François.

5. Ez 1 3.

6. Voir Ga 6 17.

7. Ce texte contient en fait de nets parallèles successivement avec CA 118 et ML 154 ; voir J. DALARUN, « The Great Secret of Francis », dans M. F. CUSATO, J. DALARUN et C. SALVATI, The Stigmata of Francis of Assisi : New Studies, New Perspectives, St. Bonaventure (NY), 2006, p. 9-26.

8. Léon a corrigé ici une faute de François. Voir A. BARTOLI LANGELI, Gli Autograf i... , p. 38-39.

9. Nb 6 24-26. Cette bénédiction figure dans le rituel romain de l'ordination des clercs. Telle est probablement la source de François. Voir S. J. P. VAN DIJK, « Saint Francis' Blessing of Brother Leo », Archivum franciscanum historicum, 47, 1954, p. 199-201.

106

LE BIENHEUREUX FRANÇOIS ÉCRIVIT DE SA MAIN CETTE BÉNÉDICTION POUR MOI FRÈRE LÉON : [signe du Tau : « T »]

DE LA MÊME FAÇON, IL FIT CE SIGNE TAU 1 AVEC UNE TÊTE, DE SA MAIN.

3 Que le Seigneur te bénisse 2, frère Léon 3.

1. Le Tau, dernière lettre de l'alphabet hébreu (et aussi lettre de l'alphabet grec), devint rapidement le signe des élus de Dieu en référence à Ez 9 4-6. Innocent Ill y fit écho dans son sermon d'ouverture du concile de Latran IV, le  1 novembre 1215 (dans PL, vol. 217, col. 673-680). Signe de conversion et de pénitence, le Tau avait aussi, au Moyen Âge, valeur de protection et d'exorcisme. François en fit sa signature : voir LCIe ; 2C 106 ; 3C 3 et 159 ; LM 4 9 ; Lm 2 9. Voir D. Vorreux, Un symbole franciscain : le Tau.

2. Voir Nb 6 27b.

3. Pour être conforme à la chartula, le verset 3 — carré magique — devrait être présenté ainsi :

Seigneur         bien

F. Léon te       dise

Voir A. BARTOLI LANGELI, « Le radici culturali della "popolaritâ" francescana », p. 51-53 ; R. RuscoNI, « Cultura e scrittura in Francesco d' Assisi ... », p. 55-56.

 

RÈGLE ET VIE DES FRÈRES (1 Reg)

196 

[…]

V 13 Et qu'aucun frère ne fasse du mal ou ne dise du mal à un autre. 14 Bien plus, par la charité de l'esprit, qu'ils se servent volontiers et s'obéissent les uns aux autres. 15 Et telle est la véritable et sainte obéissance de notre Seigneur Jésus Christ.

 […]  VII 3 Et que les frères qui savent travailler travaillent et exercent le même métier qu'ils ont appris, s'il n'est pas contraire au salut de leur âme et s'il peut être pratiqué honnêtement. 4 Car le Prophète dit : Tu mangeras du travail de tes mains 4 ; bienheureux es-tu et cela te sera bons. 5 Et l'Apôtre : Que celui qui ne veut pas oeuvrer ne mange pas 6. Et : Que chacun demeure dans le métier et l'office où il se trouvait quand il a été appelé. 7 Et pour leur trail, qu'ils puissent recevoir tout ce qui est nécessaire, excepté l'argent 8.  Et quand ce sera nécessaire, qu'ils aillent à l'aumône comme les autres frères 9.  […]

4. Littéralement, « les travaux de tes fruits », selon la version du Psautier romain. Mais au lieu de «fructuum » (« de tes fruits »), la majorité des manuscrits donne la leçon « manuum » (« de tes mains »), suivant en cela le Psautier gallican. A propos du Psautier, voir PsM.

5. Ps 127 (128) 2 (R).

6. 2Th 3 10.

7. Voir 1 Co 7 24.

8. Traduit le latin « pecunia » : 1Reg 2 6 et 7, 8 1, 3, 7-8, 11, 14 1 ; 2Reg 4 1 et 3, 5 4 ; Adm 18 2. 11 s'agit de l'argent au sens de numéraire, espèce monétaire.

9. Telle est la leçon de la grande majorité des manuscrits, à savoir : comme les frères qui n'ont pas de métier. Elle présente un élément important de l'économie des frères de la première génération. Un très petit nombre de manuscrits ont la leçon « comme les autres pauvres », leçon choisie par Kajetan Esser à cause du parallèle avec 2Reg 5 et 6, et Test 20-22.

 

LA VRAIE JOIE  

392

1 Le même [frère Léonard 1] rapporta au même endroit qu'un jour, à Sainte-Marie 2, le bienheureux François appela frère Léon et dit :

-- Frère Léon, écris.

2 Et lui répondit :

-- Voilà, je suis prêt.

3 -- Écris, dit-il, quelle est la vraie joie. 4 Un messager vient et dit que tous les maîtres de Paris sont venus à l'Ordre 3 ; écris : ce n'est pas la vraie joie. 5 De même, tous les prélats d'outre-monts, archevêques et évêques ; de même, le roi de France et le roi d'Angleterre 4 ; écris : ce n'est pas la vraie joie. 6 De même, mes frères sont allés chez les infidèles et les ont tous convertis à la foi 5 ; de même, j'ai de Dieu une telle grâce que je guéris les malades et fais beaucoup de miracles : je te dis qu'en tout cela n'est pas la vraie joie.

7 -- Mais quelle est la vraie joie ?

1. Léonard d'Assise accompagnait François au retour d'Orient (2C 31) et témoigna devant Grégoire IX et les cardinaux lors du procès de canonisation de François ; voir CA 72.

2. Sainte-Marie-de-la-Portioncule, dans la plaine en contrebas d'Assise.

3. Dès 1223, les Frères mineurs avaient à Paris une communauté de trente frères.

4. Cela situe ce récit clairement après l'arrivée des frères en France (1219) et en Angleterre (1224).

5. Allusion à 1 Reg 16 et 2Reg 12.

8 — Je reviens de Pérouse 1 et, par une nuit profonde, je viens ici et c'est le temps de l'hiver, boueux et à ce point froid que des pendeloques 2 d'eau froide congelée se forment aux extrémités de ma tunique et me frappent sans cesse les jambes, et du sang coule de ces blessures. 9 Et tout en boue et froid et glace, je viens à la porte, et après que j'ai longtemps frappé et appelé, un frère vient et demande : « Qui est-ce ? » Moi je réponds : « Frère François. » 10 Et lui dit : « Va-t'en ! Ce n'est pas une heure décente pour circuler ; tu n'entreras pas. » 11 Et à moi qui insiste, à nouveau il répondrait : « Va-t'en ! Tu n'es qu'un simple et un illettré 3. En tout cas, tu ne viens pas chez nous ; nous sommes tant et tels que nous n'avons pas besoin de toi. » 12 Et moi je me tiens à nouveau debout devant la porte et je dis : « Par amour de Dieu, recueillez-moi cette nuit ! » 13 Et lui répondrait : « Je ne le ferai pas. 14 Va au lieu des Croisiers 4 et demande là-bas. » 15 Je te dis que si je garde patience et ne suis pas ébranlé, en cela est la vraie joie et la vraie vertu et le salut de l'âme[6].

1. Pérouse, Ombrie.

2. « Pendeloque » traduit le latin « dondolus », mot forgé sur l'italien « dondolo ».

3. « Illettré » traduit le mot « idiota » qu'on retrouve en Test 19 et LOrd 39.

4. Les Croisiers furent institués comme Ordre militaire hospitalier en Italie par Alexandre III en 1 169. À l'époque de François, ils tenaient un hôpital pour les lépreux, situé non loin de Rivo Torto, entre Assise et la Portioncule. C'est là que se situe l'épisode de la guérison par François du croisier Morico, qui se fera ensuite frère mineur. Chose rare, cet épisode n'est connu que par Bonaventure, LM 4 8. Voir A. FORTIN', Nova vita di san Francesco, vol. 2, Assise, 1959, p. 264.

 

 

TESTAMENT DE SIENNE

396

Le bienheureux François fit appeler frère Benoît de Prato 1, qui célébrait pour lui — car, bien qu'il fût malade, il voulait toujours, avec plaisir, entendre la messe quand il le pouvait 2 —, et il lui dit 3 :

v.1 Écris comment je bénis tous mes frères, ceux qui sont dans la religion et ceux qui y viendront jusqu'à la fin du monde. Et le bienheureux François lui dit : v.2 Puisque, à cause de la maladie, je ne suis pas en mesure de parler, je fais connaître brièvement ma volonté à mes frères en ces trois paroles : v.3 qu'en signe de mémoire de ma bénédiction et du mystère 4, ils s'aiment les uns les autres 5 ; v.4 qu'ils aiment et observent toujours notre dame sainte Pauvreté 6 ; v.5 et qu'ils se montrent toujours fidèles et soumis aux prélats et à tous les clercs de la sainte mère Église 7.

 

1. Prato, Toscane. Ce passage est le seul, de toutes les sources franciscaines, où ce frère est nommé.

2. C'est probablement parce que frère Léon, le compagnon, prêtre et confesseur habituel de François, était absent que, durant ce séjour à Sienne, Benoît de Prato célébrait la messe pour François. Sur le désir de François d'entendre la messe quotidiennement, voir le témoignage de Léon en TM 29.

3. Nous reportons en caractères interlettrés le contexte de la légende qui sertit le logion de François.

4. Au lieu de « du mystère », les autres versions ont « de mon testament » ou « du testament », d'où l'appellation traditionnelle de « Testament de Sienne ». Par « du mystère », on peut entendre « du sacrement », voire « de la doctrine » en général, mais plus précisément « de l'eucharistie » et « de l'Incarnation ».

5. Voir in 13 34, 15 12, 17.

6. Voir SalV 2.

7. Voir Adm 1 9, 18 ; LCus 6-7 ; LOrd 14-34 LCle ; Test 6-11.

 

 


 

 

 

 


 

Du Commencement de l’Ordre

 

 


 

 


 

987 [7]

DU COMMENCEMENT OU DU FONDEMENT DE L'ORDRE ET DES ACTES DES FRÈRES MINEURS QUI FURENT LES PREMIERS EN RELIGION 1 ET LES COMPAGNONS DU BIENHEUREUX FRANÇOIS 2

PROLOGUE

3 Les serviteurs du Seigneur ne doivent pas ignorer la voie et la doctrine des saints hommes

4 par quoi ils peuvent parvenir à Dieu. C'est pourquoi, en l'honneur de Dieu, pour l'édification des lecteurs et des auditeurs, moi qui ai vu leurs actes, qui

1. La copie du manuscrit de Pérouse (par Tebaldi puis Rinaldi) donne la leçon : « qui furent les premiers dans l'Ordre ».

2. Ce titre, recomposé à partir des manuscrits subsistants et de l'édition espagnole ancienne, met l'accent sur l'Ordre et sur les compagnons plus que sur François lui-même. Par « premiers en religion » ou « compagnons », il faut entendre, au sens strict, les frères qui avaient rejoint François avant le voyage à Rome conté au chapitre vii (AP 31-36). On notera d'ailleurs que le récit de ce voyage intervient au début de la seconde moitié du récit (chapitre vu sur douze chapitres). Toute la première moitié couvre donc la seule période 1206-1209 (de la conversion de François au voyage à Rome), tandis que la seconde survole la période 1209-1228 : pour l'auteur, l'essentiel est joué du moment où le groupe initial de pénitents a rencontré Innocent III et obtenu son approbation.

3. L'édition latine de référence, celle de Lorenzo Di Fonzo, commence par le paragraphe 2, à la suite de l'élimination, justifiée, d'un proto-prologue présent dans l'édition antérieure de François Van Ortroy.

4. Il s'agit des premiers compagnons.

988 [8] ai entendu leurs paroles, dont j'ai même été le disciple 1, j'ai raconté et compilé, autant que mon esprit en a été instruit par inspiration divine, quelques-uns des actes de notre très bienheureux père François et de quelques frères qui vinrent au commencement de la religion 2.

1. On identifie cet auteur au frère Jean cité par la Lettre de Greccio ; 3S 1 : « [...] frère Jean, compagnon du vénérable père frère Gilles, qui a tenu nombre de ces informations du même saint frère Gilles et de frère Bernard de sainte mémoire, premier compagnon du bienheureux François. »

2. Par « religio », il faut entendre un mouvement religieux, un mode de vie religieux commun qui n'a pas (encore) atteint le degré d'institutionnalisation d'un Ordre.

 

CHAPITRE I COMMENT LE BIENHEUREUX FRANÇOIS COMMENÇA À SERVIR DIEU

3a  988 Après que furent révolus mille deux cent sept ans depuis l'incarnation du Seigneur, au mois d'avril, le xvie jour des calendes de mai 3, Dieu vit que son peuple, qu'il avait racheté par le sang précieux de son Fils unique, avait oublié ses commandements et était sans gratitude pour ses bienfaits. Bien que son peuple ait mérité la mort, Dieu avait eu bien longtemps pitié de lui. Ne voulant cependant toujours pas la mort du pécheur, mais qu'il se convertisse et vive 4, mû par sa très bienveillante miséricorde, il voulut envoyer des ouvriers à sa moisson 5.

3. Le 16 avril 1208, parfois abusivement retenu comme date de la fondation de l'Ordre des Frères mineurs. Cette date désigne non pas la conversion personnelle de François (qui serait advenue en 1206), mais le début de la fraternité, marqué par les conversions de Bernard et Pierre.

4. Voir Ez 33 11.

5. Voir Mt 9 38.

3b Et il illumina un homme qui était en la cité d'Assise, François de nom et marchand de son métier 1, très vain gestionnaire de la richesse de ce monde.

4a Un jour, dans la boutique où il avait l'habitude de vendre des étoffes, il réfléchissait avec préoccupation à des affaires de cette sorte. Apparut un pauvre, qui lui demanda de lui donner l'aumône au nom du Seigneur. Entraîné par la pensée des richesses et le souci des affaires en question, lui donnant congé, François lui refusa l'aumône. Alors que le pauvre se retirait, François, sondé par la grâce divine, commença à se reprocher son geste comme preuve de grande rustrerie 2, en se disant : « Si ce pauvre avait demandé au nom de quelque comte ou grand baron, tu aurais accédé à ses demandes. Combien plus aurais-tu dû le faire au nom du Roi des rois et du Seigneur universel 3 ! »

4b Aussi se proposa-t-il dès lors en son cœur de ne plus jamais refuser à personne des demandes faites au nom d'un si grand Seigneur. Et appelant le pauvre, il lui fit une généreuse aumône 4.

4c Ô cœur, dis-je, plein de toute grâce, fécond et illuminé ! O ferme et saint projet 5, auquel succède, merveilleuse et inespérée, une singulière illumination de ce qui allait advenir ! Certes, il n'y a rien là d'étonnant, puisque Isaïe proférait d'une voix dictée par l'Esprit saint : Lorsque tu auras versé ton âme à l'affamé et que tu auras rassasié l'âme affligée, ta lumière se lèvera dans les ténèbres et tes ténèbres seront comme le plein

1. Le « mercator » n'est pas un simple boutiquier, mais un marchand pratiquant le commerce à grande échelle.

2. La « rusticitas » désigne les manières des rustres par opposition aux manières courtoises.

3. Voir Ap 17 14.

4. Le verbe « largiri » implique  l'idée de largesse, une des vertus nobles par excellence.

5. Le terme « propositum » désigne en particulier un projet de vie religieuse.

990 jour 1 . Et encore : Lorsque tu auras rompu ton pain pour l'affamé, alors ta lumière poindra comme l'aurore et ta justice précédera ta face 2.

5a Le temps passant, il arriva à ce bienheureux homme une chose étonnante qu'il serait à mon sens indigne de passer sous silence. Une nuit donc qu'il dormait dans son lit, lui apparut quelqu'un qui, l'appelant par son nom 3, le conduisit dans un palais d'un charme et d'une beauté indicibles, plein d'armes chevaleresques 4, y compris de resplendissants boucliers marqués de la croix 5 pendant aux murs tout autour.

5b Comme il demandait à qui étaient ces armes étincelant d'un tel éclat et ce palais si charmant, il reçut cette réponse de celui qui le guidait : « Toutes ces armes et le palais sont à toi et à tes chevaliers. »

5c À son réveil, il se mit à réfléchir en homme de ce monde, comme quelqu'un qui n'avait pas encore pleinement goûté l'Esprit de Dieu, et à déduire qu'il devait devenir un prince magnifique. Pensant et repensant la chose, il résolut de se faire chevalier afin qu'une fois chevalier, lui soit offert un tel principat. S'étant donc fait préparer des vêtements d'étoffes aussi précieuses qu'il put, il se disposa à partir pour la Pouille 6 auprès d'un noble comte 7 pour être fait par lui chevalier.

1. Is 58 10.

2. Is 58 7-8.

3. Voir Gn 4 17.

4. Dans le lexique médiéval, le terme « miles » et ses dérivés s'appliquent non pas au simple soldat, mais au chevalier.

5. Le participe « cruciatus », apport inédit d'AP, évoque les croisés et leurs armes.

6. Pouille, région d'Italie méridionale longeant la mer Adriatique.

7. « Ad comitem gentilem » : il ne s'agit probablement pas d'un nom propre, mais de l'expression « gentil comte », courante dans les chansons de geste (« gentil » vient de « gens », qui désigne la famille large en général et la noble lignée en particulier). Dans la bouche des trouvères et troubadours qui parcouraient l'Italie au temps de la jeunesse de François, l'expression « gentil comte » était devenue le surnom du comte Gauthier de Brienne : la magnificence de sa cour et ses exploits guerriers en Pouille (1201-1205), à la tête des milices d'Innocent III, en avaient fait le type même du « gentil » chevalier. Comme aux croisés, le pape lui avait octroyé le privilège de pouvoir arborer la croix sur ses armes.

991 [§] 5d Rendu par cela plus allègre qu'à l'ordinaire, il était regardé par tous avec étonnement. Et à ceux qui l'interrogeaient sur la raison de cette nouvelle allégresse, il répondait : « Je sais que je vais devenir un grand prince. »

6a Après avoir engagé un écuyer, montant sur son cheval 1, il chevauchait vers la Pouille.

6b Or il était parvenu à Spolète 2, préoccupé de son voyage ; et à la nuit tombée, il avait mis pied à terre pour dormir. Il entendit alors dans son demi-sommeil une voix qui lui demandait où il voulait aller. Point par point, il lui révéla tout son projet. Et la voix de nouveau : « Qui peut te faire plus de bien, le seigneur ou le serviteur ? » Il répondit : « Le seigneur. » — « Pourquoi donc délaisses-tu le seigneur pour le serviteur et le prince pour le vassal ? » François lui demanda : « Seigneur, que veux-tu que je fasse 3 ? » — « Retourne, dit la voix, dans ton pays 4 pour faire ce que le Seigneur te révélera 5. »

6c Soudain, lui semblait-il, il fut changé en un autre homme par la grâce divine.

7a Le matin venu, il retourne donc chez lui comme il lui avait été commandé.

1. L'écuyer et le cheval sont deux attributs indispensables du chevalier.

2. Spolète, province de Pérouse, Ombrie.

3. Ac 96.

4. Gn 32 9.

5. Ce dialogue, apport inédit d'AP, joue sur les deux acceptions de « dominus » : le seigneur dans le système vassalique et Dieu.

992 7b Chemin faisant, comme il était parvenu à Foligno 1, il vendit le cheval qu'il montait et les vêtements dont il s'était paré pour aller en Pouille, endossant des vêtements plus vils.

7c Cela fait, il prit l'argent obtenu pour ses biens et retourna de Foligno vers Assise. Passant à proximité d'une église construite en l'honneur de saint Damien 2 et trouvant un pauvre prêtre du nom de Pierre 3 qui résidait là, il lui remit l'argent en garde. Mais le prêtre refusa de conserver cet argent, car il n'avait pas d'endroit où il puisse le placer à sa guise. Entendant cela, l'homme de Dieu François lança avec mépris cet argent dans une fenêtre de l'église.

7d Guidé par l'Esprit de Dieu, voyant que la pauvre église menaçait ruine, il se proposa d'en étayer le gros oeuvre grâce à cet argent et d'habiter là, dans le dessein de la libérer et de la relever de sa pauvreté. Cette tâche aussi, le temps passant, guidé par la volonté de Dieu, il l'accomplit en oeuvre 4.

1. Foligno, province de Pérouse, Ombrie.

2. II s'agit du médecin martyr en Orient : Damien, compagnon de Côme. Hors les murs, sur les contreforts de la colline d'Assise, l'église avait été bâtie en 1103 par une alliance de familles nobles ; à l'époque de François, elle dépendait de l'évêque d'Assise. En 1253, les deux neveux de François, Picard et Giovannino, fils de son frère Ange, partagèrent l'héritage de leur père ; en 1261, Giovannino fit son testament. De ces deux documents, il ressort qu'Ange possédait, entre autres, deux pièces de terrain dans la plaine, aux lieux-dits Litorto et Bassano. Ces deux pièces de terrain faisaient vraisemblablement partie des propriétés de Pierre de Bernardone. François les visita sans doute plus d'une fois, et le chemin qui permettait d'y parvenir depuis Assise passe devant Saint-Damien : il connaissait donc bien cette petite église. Dans le voisinage de ces deux pièces de terre se trouvait une chapelle San Pietro della Spina qui pourrait aussi être cette église Saint-Pierre que François répara aussi. Voir A. FoRTINl, Nova vita di S. Francesco, vol. 3, Assise, 1959, p. 648 et 651 ; vol. 2, p. 111.

3. Seul AP donne ce nom.

4. L'expression « opere adimplere » revient à de nombreuses reprises en AP pour marquer la mise en oeuvre et l'accomplissement d'un dessein, ce qui résume bien l'intrigue générale du récit.

8a En entendant cela, son père, qui le chérissait charnellement 1 et qui était assoiffé de cet argent, commença à se mettre en fureur contre lui ; et harcelant François de divers reproches, il lui réclamait l'argent.

8b Et lui, devant l'évêque d'Assise 2, rendit promptement à son père cet argent et les vêtements dont il était couvert, restant nu sous la pelisse de l'évêque qui le prit nu dans ses bras.

8c Désormais libre des affaires de ce monde, revêtu d'un habit très vil et méprisé, il retourna vers l'église pour y demeurer 3. Le Seigneur le fit riche, lui qui était pauvre et méprisé ; l'emplissant de son Esprit saint, il mit en sa bouche le verbe de vie pour qu'il prêche et annonce parmi les nations le jugement et la miséricorde, le châtiment et la gloire 4, et pour qu'elles rappellent à leur mémoire les commandements de Dieu qu'elles avaient abandonnés à l'oubli. Le Seigneur le constitua prince sur la multitude des nations 5 qu'à travers lui, du monde entier, Dieu assembla en une seule.

8d Le Seigneur le guida par une voie droite 6 et étroite, puisqu'il ne voulut posséder ni or, ni argent, ni monnaie, ni quoi que ce soit 7. Mais il suivit le Seigneur dans l'humilité, la pauvreté et la simplicité de son cœur.

9a Marchant pieds nus, il était revêtu d'un habit méprisable et ceint aussi d'une très vile ceinture.

1. L'adverbe « carnaliter » s'oppose implicitement à « spiritualiter » : amour charnel contre amour spirituel.

2. Certainement Gui I", évêque d'Assise, auquel, entre 1208 et 1212, succède Gui II qui reste évêque jusqu'à sa mort en 1228.

3. Saint-Damien.

4. Voir 1 Reg 21 2-9 ; 2Reg 9 4.

5. Voir Gn 17 4 ; Si 44 20. Le présage d'un avenir princier, mentionné en AP 5c, s'est donc accompli, mais détourné de son sens premier.

6. Voir Sg 10 10.

7. Voir Mt 10 9.

994 9b Partout où son père le trouvait, rempli d'un violent ressentiment, il le maudissait. Mais le bienheureux homme prenait un pauvre vieillard du nom d'Albert 1, lui demandant sa bénédiction.

9c Bien d'autres aussi se moquaient de lui, lui disaient des paroles injurieuses ; et il était tenu pour fou par presque tous. Or lui n'en avait cure et ne leur répondait même pas. Mais il s'efforçait de tout son soin d'accomplir en œuvre ce que Dieu lui montrait. Et il ne marchait pas dans les doctes paroles de la sagesse humaine, mais dans la manifestation et la vertu de l'Esprit 2.

1. Seul AP donne ce nom.

2. 1Co213.

CHAPITRE II DES DEUX PREMIERS FRÈRES QUI SUIVIRENT LE BIENHEUREUX FRANÇOIS

10a Or voyant et entendant cela, deux hommes de la cité, inspirés par la visite de la grâce divine, se présentèrent humblement à François. L'un d'entre eux fut frère Bernard 3 et l'autre frère Pierre 4. Ils lui dirent simplement : « Dorénavant, nous voulons être avec toi et faire ce que tu fais. Dis-nous donc ce que nous devons faire de nos biens ! » Exultant du fait de leur venue et de leur désir, il leur répondit avec bienveillance : « Allons demander conseil au Seigneur ! »

3. Bernard de Quintavalle, qui mourut entre 1241 et août 1246. Il est enterré près de la tombe de François dans la basilique d'Assise.

4. Il pourrait s'agir de Pierre de Cattaneo, juriste, qui accompagna François en Orient et fut brièvement son vicaire de 1220 à sa mort, qui advint à la Portioncule, le 10 mars 1221, d'après l'épitaphe inscrite dans l'église même. Il est enterré près de la tombe de François dans la basilique d'Assise.

10b Ils s'en furent donc à une église de la cité 1, y entrèrent, s'agenouillèrent et dirent humblement en prière : « Seigneur Dieu, Père de gloire, nous te prions pour que, par ta miséricorde, tu nous montres ce que nous devons faire. » Leur prière achevée, ils dirent au prêtre de cette église qui se trouvait là : « Seigneur, montre --nous l'Évangile de notre Seigneur Jésus Christ ! »

11a Comme le prêtre avait ouvert le livre 2 -- car eux-mêmes ne savaient pas encore bien lire 3 --, ils trouvèrent aussitôt le lieu où il était écrit : Si tu veux être parfait, va, vends tout ce que tu as, donne-le aux pauvres et tu auras un trésor dans le ciel 4. Tournant à nouveau les pages, ils trouvèrent : Qui veut venir à ma suite, etc. 5. Et tournant encore, ils découvrirent : N'emportez rien en chemin, etc. 6. Entendant cela, ils furent transportés d'une grande joie' et dirent : « Voilà ce que nous désirions, voilà ce que nous cherchions. » Et le bienheureux François dit : « Telle sera notre règle 8. » Puis il dit aux deux autres : « Allez et faites selon le conseil du Seigneur que vous venez d'entendre ! »

11b S'en fut donc frère Bernard et, comme il était riche, il retira beaucoup d'argent de la vente de toutes ses possessions. Quant à frère Pierre, il avait été pauvre en biens temporels, mais il était désormais devenu riche en biens spirituels. Lui aussi fait donc comme il avait reçu conseil du Seigneur. Et assemblant les

1. Saint-Nicolas sur la place de la cité d'Assise, d'après 3S 28.

2. Il s'agit du recours aux sortes biblicae, soit une triple ouverture au hasard de la Bible, censée livrer la volonté divine.

3. Ce détail rendrait improbable l'identification du frère Pierre avec Pierre de Cattaneo qui, d'après JG 11, était formé en droit ; mais il s'agit d'une scène profondément recomposée.

4. Mc 19 21.

5. Mt 16 24 ; Lc 9 23.

6. Lc 9 3.

7. Mt 2 10.

8. Voir 1Reg Prol 2, 1 2, 1 3, 2 4, 14 1 ; 2Reg 1 1, 2 5, 12 4 ; Test 14.

pauvres de la cité, ils leur distribuaient l'argent qu'ils avaient tiré de la vente de leurs biens.

12a Pendant qu'ils faisaient cela en présence du bienheureux François, vint un prêtre du nom de Sylvestre I. Le bienheureux François lui avait acheté des pierres pour la restauration de l'église Saint-Damien, auprès de laquelle il demeurait encore avant d'avoir des frères pour compagnons 2.

12b Ce prêtre donc, les voyant dépenser ainsi l'argent, suffoquait sous les feux de l'avarice 3. Il désira avidement 4 qu'on lui donne de cet argent et se mit à grommeler, en disant : « François, tu ne m'as pas correctement réglé pour les pierres que tu m'as achetées. » L'entendant grommeler à tort, le bienheureux François, qui avait rejeté toute forme d'avarice, s'approcha de frère Bernard : et mettant la main dans le manteau de Bernard, où était l'argent. il en retira une pleine poignée de deniers qu'iI donna au prêtre. Mettant de nouveau la main dans le manteau, il en retira des deniers comme il l'avait déjà fait la première fois ; et de nouveau, il les donna au prêtre en lui disant : « As-tu maintenant pleinement ton compte ? » — « Pleinement », dit le prêtre. Cela fait, il retourne allègre à sa maison.

13a Quelques jours plus tard, inspiré par le Seigneur, ce même prêtre se mit à réfléchir sur ce qu'avait fait le bienheureux François, en se disant : « Ne suis-je pas un misérable ? Alors que je suis vieux, je désire avidement et recherche ces biens temporels, tandis que ce jeune, par amour de Dieu, les méprise et les abhorre. »

13b Et voici que, la nuit suivante, il vit en songe une croix gigantesque dont le sommet touchait les cieux et le pied se

1. Cet épisode apparaît pour la première fois en AP.

2. Voir AP 7-8.

3. L'avarice est le vice opposé à la générosité, vertu noble par excellence.

4. Nous traduisons ainsi le latin « concupivit ».

tenait 1 dans la bouche du bienheureux François. Quant aux bras de la croix, ils s'étendaient d'une extrémité du monde à l'autre.

13c En s'éveillant, ce prêtre crut donc que le bienheureux François était vraiment ami de Dieu et que la religion qu'il avait débutée allait s'étendre sur le monde entier. Dès lors, il se mit à craindre Dieu et à faire pénitence en sa maison 2. Peu de temps après, il entra dans l'Ordre des frères 3 : il vécut bien et finit glorieusement 4.

1. Voir Gn 28 12.

2. « Paenitentiam agere in domo sua » : expression consacrée pour désigner la pénitence à domicile, un mode de vie religieuse qui, d'ordinaire pratiqué par des laïcs, est attesté depuis les premiers siècles du christianisme et connaît un regain au début du xnr siècle.

3. L'auteur évite ici de dire que François est le fondateur de l'Ordre : il y a d'un côté la « religio » (le mode de vie religieuse) que François « avait débutée » (« coeperat ») et de l'autre le «fratrum Ordo » (« l'Ordre des frères »).

4. Selon la tradition, Sylvestre mourut à Assise, le 4 mars 1240, ce qui donne un indice sur le terminus post quem de la rédaction d'AP. Il est enterré près de la tombe de François dans la basilique d'Assise.

CHAPITRE III DU PREMIER LIEU OÙ ILS DEMEURÈRENT ET DE LA PERSÉCUTION QU'ILS SUBIRENT DE LEURS PARENTS

14a Après avoir distribué aux pauvres, comme nous l'avons dit, le prix qu'ils avaient tiré de la vente de leurs biens 5, frère Bernard et frère Pierre se vêtirent comme était vêtu l'homme de Dieu, le bienheureux François, et ils s'associèrent à lui.

14b Mais n'ayant pas de gîte où demeurer, ils se mirent en route et trouvèrent une pauvre petite église, presque abandonnée, qu'on

5. Voir Lc 18 12.

998 appelait Sainte-Marie-de-la-Portioncule 1. Ils firent là une petite maison, où ils demeuraient ensemble 2.

14c Huit jours plus tard vint encore à eux un autre homme du nom de Gilles 3, de la même cité, un homme très dévot et très fidèle à qui le Seigneur donna la grâce en abondance. Avec grande dévotion et révérence, il se mit à genoux et demanda 4 au bienheureux François qu'il daigne le recevoir dans sa compagnie 5. Entendant et voyant cela, le bienheureux François est rempli d'allégresse ; et il le reçut avec entrain et de grand cœur. Tous quatre en eurent une immense allégresse et une très grande joie spirituelle 6.

15a Après quoi le bienheureux François prit frère Gilles et l'emmena avec lui dans la Marche d'Ancône 7 ; les deux autres restèrent sur place. En route, ils exultaient grandement dans le Seigneur. L'homme de Dieu François exulta d'une voix très claire, chantant sans discontinuer en français 8, louant et bénissant le Seigneur 9.

1. La « Porziuncola », ou « petite portion », sans doute du fait de la petitesse de l'édifice ou de son terrain. Cette minuscule église, aussi appelée Sainte-Marie-des-Anges, est attestée en 1045, mais le bâtiment restauré par François date du xe siècle. L'église dépendait des Bénédictins du mont Subasio.

2. Ce premier séjour à la Portioncule apparaît pour la première fois en AP.

3. Voir Vie du bienheureux frère Gilles, 1, éd. R. B. Brooke, Scripta Leonis, Rufini et Angeli, sociorum S. Francisci..., p. 318-320. Selon ce texte, frère Gilles fut reçu en la fête de saint Georges, c'est-à-dire le 23 avril, peu après frère Bernard et deux ans après la conversion de François. Il est mort le 22 avril 1262.

4. Voir Mc 10 17.

5. « In societatem suam » : François et ceux qui s'associent à lui forment une société, une compagnie.

6. Voir Mt 2 10.

7. Marche d' Ancône, région d'Italie centrale longeant la mer Adriatique.

8. François, qui a été frotté de culture courtoise dans la compagnie des jeunes chevaliers d'Assise, use du français, langue littéraire des milieux laïques, pour exprimer sa joie et chanter les louanges de Dieu.

9. Voir Lc 24 53.

15b Vraiment, ils débordaient d'allégresse, comme s'ils avaient acquis le plus grand des trésors. Et ils pouvaient bien se réjouir, puisqu'ils avaient abandonné de nombreux biens et les avaient traités comme du fumier, ces biens qui d'ordinaire plongent les hommes dans la tristesse. Car ils voyaient bien les amertumes dont souffrent les amateurs de ce monde dans leurs affections pour les biens de ce monde, amertumes dans lesquelles on trouve à foison malheur et tristesse.

15c Or le bienheureux François dit à son compagnon, frère Gilles : « Elle sera semblable, notre religion, à un pêcheur qui lance à l'eau ses filets et prend une grande multitude de poissons. Voyant cette multitude de poissons, il choisit les gros pour les mettre dans ses seaux, rejetant à l'eau les petits 1. » Gilles s'étonna fort de la prophétie que le saint proféra de sa bouche, car il savait que le nombre des frères était faible.

15d L'homme de Dieu ne prêchait pas encore au peuple 2. Cependant, quand ils traversaient cités et places fortes 3, il exhortait hommes et femmes à craindre et aimer le Créateur du ciel et de la terre, et à faire pénitence de leurs péchés 4. Quant à frère Gilles, il lui donnait la réplique en disant : « Il dit fort bien. Croyez-le ! »

16a Ceux qui les entendaient se disaient les uns aux autres: « Qui sont ceux-là ? Et que disent-ils ? »

16b Certains d'entre eux disaient qu'ils semblaient fous ou ivres. Mais d'autres disaient : « Ce ne sont pas des propos de fous qu'ils profèrent de leurs bouches. » L'un d'eux répliqua :

1. Voir Mt 13 47-49.

2. L'auteur prend soin de souligner que François ne se met pas en tort vis-à-vis de la loi ecclésiastique, qui n'autorisait pas la prédication d'un laïc sans licence spéciale. D'où la distinction qui suit entre prédication et exhortation.

3. Voir Mt935;Lc81.

4. Voir 1Reg 21 2-3.

1000 « Pour atteindre la plus haute perfection, ils ont adhéré au Seigneur ; ou alors ils sont devenus insensés, car la vie de leurs corps semble sans espoir : ils marchent pieds nus, portent de vils vêtements et prennent peu de nourriture. » Cependant, on ne les suivait pas encore. Les voyant au loin, les jouvencelles fuyaient, de peur qu'ils ne soient éventuellement pris de folie 1. Mais bien que les gens ne prennent nullement leur suite, ils n'en restaient pas moins impressionnés d'avoir vu la forme de leur sainte conduite, par quoi ils semblaient marqués au service du Seigneur.

16c Après avoir parcouru cette province 2, ils revinrent au lieu de Sainte-Marie-de-la-Portioncule.

17a Quelques jours plus tard, trois autres hommes de la cité d'Assise vinrent à eux : frère Sabbatino, frère Jean et frère Morico le Petit 3, suppliant humblement le bienheureux François qu'il les reçoive dans sa compagnie. Et il les accueillit avec bienveillance et entrain 4.

17b Quand ils allaient demander des aumônes par la cité, c'est à peine si quelqu'un voulait leur donner. Mais on leur disait : « Vous avez dilapidé vos biens et vous voulez manger ceux des autres ! » Aussi souffraient-ils d'une très grande pénurie. Même leurs parents et leurs familles les persécutaient. Et les autres habitants de cette cité, petits et grands, hommes et femmes, les méprisaient et se moquaient d'eux comme des insensés et des sots, à l'exception de l'évêque de la cité, auprès de qui le bienheureux François allait fréquemment demander conseil 5.

1. Cette troupe mâle peut en effet paraître un danger.

2. La Marche d' Ancône.

3. Première mention de ces trois frères dans les légendes franciscaines. 3S apprend que ce frère Jean est Jean de La Chapelle. Morico est enterré près de la tombe de François dans la basilique d'Assise.

4. Voir 1 Reg 2 3.

5. Certainement Gui 1er. L'auteur d'AP tient à indiquer que l'évêque ne se joint pas à la réprobation générale et que François agit sous son contrôle.

17c Si leurs parents et leurs familles les persécutaient et que les autres se moquaient d'eux, c'est parce qu'en ce temps-là il ne s'était jamais rencontré personne qui abandonne tous ses biens pour aller demander des aumônes de porte en porte 1 .

17d Un jour que le bienheureux François était allé chez l'évêque 2, l'évêque lui dit : « Elle me semble vraiment dure et âpre, votre vie : ne rien posséder ni ne rien avoir en ce monde. » Le saint de Dieu lui répondit ainsi : « Seigneur, si nous avions quelques possessions, des armes nous seraient nécessaires pour les protéger, car elles sont sources de multiples problèmes et querelles, et par suite est d'ordinaire entravé l'amour de Dieu et du prochain. Voilà pourquoi nous ne voulons posséder aucun bien temporel en ce monde. »

17e Elle plut beaucoup à l'évêque, cette réponse.

1. Voir Test 22.

2. Cette entrevue apparaît pour la première fois en AP.

 

CHAPITRE IV COMMENT IL EXHORTA SES FRÈRES ET LES ENVOYA PAR LE MONDE

18a Saint François, plein désormais de la grâce de l'Esprit saint 3, annonça à ses frères ce qui allait arriver 4. Appelant à lui les six frères qu'il avait, dans le bois voisin de l'église SainteMarie-de-la-Portioncule où ils allaient fréquemment prier, il leur dit : « Considérons, frères très chers, notre vocation : dans sa miséricorde, Dieu nous a appelés non seulement pour notre

3. Voir Ac 6 5.

4. Le récit qui suit (AP 18a-c) est également présent dans le Liber exernplorum fratrurn minorum saeculi xIti, 110, p. 203-286, en particulier p. 258, où il est précisément attribué à frère Jean, compagnon de frère Gilles.

1002 propre profit, mais pour le profit et même pour le salut d'un grand nombre. Allons donc par le monde ; exhortons et instruisons hommes et femmes, par la parole et l'exemple, à faire pénitence de leurs péchés et à se rappeler les commandements du Seigneur qu'ils ont si longtemps livrés à l'oubli. »

18b De nouveau il leur dit : « Ne craignez pas, petit troupeau 1, mais ayez confiance dans le Seigneur ! Et ne dites pas entre vous : "Ignorants et illettrés que nous sommes, comment prêcherons-nous ?" Mais rappelez-vous les paroles que le Seigneur adressa à ses disciples : En fait, ce n'est pas vous qui parlez, mais l'Esprit de votre Père qui parle en vous 2. C'est en effet le Seigneur lui-même qui vous donnera l'esprit et la science 3 pour exhorter et prêcher aux hommes et aux femmes la voie et la pratique de ses commandements. Vous rencontrerez des gens fidèles, doux, humbles et bons qui vous recevront, vous et vos paroles, avec joie et amour. Vous en trouverez d' autres infidèles, orgueilleux et blasphémateurs 4 qui vous résisteront et vous dénigreront, vous et vos paroles. Disposez donc vos cœurs à supporter tout cela avec patience et humilité 5. »

18c Lorsqu'ils eurent entendu ces paroles, les frères prirent peur. Voyant leur crainte, le bienheureux François leur dit : « Ne vous effrayez pas 6, car sachez que d'ici peu de temps viendront à nous des savants, des sages et des nobles en grand nombre 7, et ils seront avec nous. Ils prêcheront aux nations et aux peuples, aux rois et aux princes, et beaucoup se convertiront au Seigneur. Et par le monde entier, le Seigneur fera se multiplier et augmenter sa famille. »

18d Et quand il eut achevé tout ce discours, il les bénit et ils se mirent en route.

1. Le 1232.

2. Mt 10 20.

3. Voir Lc 21 15.

4. Voir 2Tm 3 2.

5. Voir 1 Reg 16 10-21 ; 2Reg 10 10-11.

6. Voir Mc 16 6.

7. Voir 1 Co 1 26.

CHAPITRE V DES PERSÉCUTIONS QU'ENDURÈRENT LES FRÈRES EN ALLANT PAR LE MONDE

19a Lorsque ces très dévots serviteurs du Seigneur marchaient sur la route et rencontraient une église habitable ou abandonnée, ou encore une croix au bord de la route, ils s'inclinaient avec grande dévotion vers elles pour prier en disant : « Nous t'adorons, Christ, et nous te bénissons, et à toutes tes églises qui sont dans le monde entier, car par ta sainte croix tu as racheté le monde 1. » Ils croyaient et pensaient trouver là le lieu du Seigneur.

19b Tous ceux qui les voyaient s'étonnaient en disant : « Jamais nous n' avons vu de tels religieux ainsi vêtus. » Effectivement, différents de tous les autres par leur habit et leur vie, ils avaient l'air d'hommes des bois. Quand ils entraient dans une cité, une place forte ou une maison, ils annonçaient la paix 2. Et partout où ils trouvaient hommes ou femmes, dans les rues ou sur les places, ils les encourageaient à craindre et à aimer le Créateur du ciel et de la terre, à se rappeler les commandements de Dieu qu'ils avaient livrés à l'oubli et à s'efforcer de les accomplir dorénavant en oeuvre 3.

19c Certains de ces gens les écoutaient volontiers et avec joie. D'autres, au contraire, se moquaient. Beaucoup les harcelaient de questions ; et il leur était bien pénible de répondre à tant et

1. Test 5.

2. Voir Lc 8 1, 10 5 ; 1 Reg 14 2 ; 2Reg 3 13 ; Test 23.

3. Voir 1 Reg 21 2-9.

1004 tant d'interrogations, car c'est très souvent des nouveautés que naissent de nouvelles questions. Certains leur demandaient en effet : « D'où êtes-vous ? » D'autres disaient : « De quel Ordre êtes-vous ? » Eux répondaient simplement : « Nous sommes des pénitents et nous sommes nés dans la cité d'Assise 1. » Car la religion des frères n'était pas encore nommée Ordre 2.

20a Beaucoup de ceux qui les voyaient et les entendaient les tenaient pour des imposteurs ou des fous. Et certains d'entre eux disaient : « Je ne veux pas les recevoir dans ma maison, de peur que d'aventure ils ne volent mes biens. » Pour cela, en de nombreux lieux on leur infligeait de nombreuses avanies. C'est pourquoi, bien souvent, ils s'hébergeaient sous les porches des églises ou des maisons.

20b À cette même époque, il y avait deux frères dans la cité de Florence 3, qui allaient par la cité en cherchant un hébergement qu'ils ne pouvaient absolument pas trouver. Arrivant donc à une maison qui avait un porche par-devant et, dans le porche, un four, ils se dirent l'un à l'autre : « Nous pourrions nous héberger ici. » Ils demandèrent donc à la dame de cette maison de daigner les recevoir dans sa maison. Et comme aussitôt elle refusait de le faire, ils la prièrent alors de leur permettre au moins de s'héberger cette nuit-là près du four.

20c Ce qu'elle leur concéda. Mais quand son mari rentra et qu'il vit les frères sous le porche près du four, il lui dit : « Pourquoi as-tu hébergé ces ribauds ? » Elle répondit : « Je n'ai pas voulu les héberger dans la maison, mais je leur ai permis de

1. Par cette réponse, les compagnons indiquent leur statut canonique précis : ils se sont faits pénitents et, tous originaires de la même cité, dépendent à ce titre de l'évêque d'Assise.

2. Voir AP Titre, 2 et 13.

3. Florence, Toscane. Il s'agirait des frères Bernard de Quintavalle et Gilles. Il est fort probable que l'auteur d'AP, frère Jean, qui a été très proche de ces deux compagnons, a recueilli d'eux ce récit très précisément circonstancié.

coucher dehors sous le porche : là ils ne pourraient rien nous voler, à part peut-être du bois. » Et à cause de ce soupçon, ils ne voulurent rien prêter aux frères pour se couvrir, malgré le grand froid qui régnait en cette saison.

20d Cette nuit-là, les frères se levèrent à matines 1 et se rendirent à l'église la plus proche 2.

21a Le matin venu, la femme alla à l'église pour entendre la messe et elle les vit plongés en prière avec dévotion et humilité. Elle se dit en elle-même : « Si ces hommes étaient des malfaiteurs comme le disait mon mari, ils ne s'adonneraient pas à la prière avec une telle révérence. »

21b Comme la femme se faisait cette réflexion, voici qu'un homme du nom de Gui allait par l'église et distribuait des aumônes aux pauvres qu'il trouvait là. Il s'était approché des frères et voulut leur donner, comme aux autres, un denier à chacun. Mais ils refusèrent d'accepter. Il leur dit alors : « Pourquoi n'acceptez-vous pas les deniers comme les autres pauvres, alors que je vous vois si dépourvus et indigents ? » L'un d'entre eux, du nom de frère Bernard, lui répondit : « A coup sûr il est vrai que nous sommes pauvres. Mais notre pauvreté n'est pas aussi lourde que celle des autres pauvres. Car c'est par la grâce de Dieu et pour mettre en application son conseil que nous sommes devenus pauvres. »

22a S'étonnant de leur cas, l'homme leur demanda s'ils avaient eu précédemment quelque bien en ce monde. Ils répondirent qu'en effet ils avaient eu des biens, mais qu'ils les avaient distribués aux pauvres par amour de Dieu.

1. La première des heures canoniques, aux deux tiers de la nuit.

2. Précisément pour entendre l'office de matines.

1006 22b La femme, de son côté. voyant que les frères avaient refusé les deniers, s'approcha d'eux et leur dit : « Chrétiens 1, si vous voulez revenir à mon gîte, je vous recevrai volontiers à l'intérieur de la maison. » Les frères lui répondirent humblement : « Que le Seigneur te récompense 2 ! » Comme l'homme, pour sa part, avait vu que les frères n'avaient pu trouver d'hébergement, les prenant avec lui, il les emmena à sa maison et leur dit : « Voilà l'hébergement que le Seigneur vous a préparé. Restez-y autant qu'il vous plaira ! » Quant à eux, ils rendirent grâce à Dieu de les avoir pris en sa miséricorde 3 et d'avoir exaucé la supplication des pauvres. Ils restèrent quelques jours chez lui. Et grâce aux paroles qu'il entendit d'eux et aux bons exemples qu'il vit, il fut par la suite très généreux pour les pauvres.

23a Mais bien qu'ils aient été traités avec bienveillance par cet homme, les frères, à cette époque, avaient en général une si mauvaise réputation auprès des autres que beaucoup, petits et grands, se conduisaient avec eux et leur parlaient comme des seigneurs à leurs serviteurs 4. Et même s'ils avaient des vêtements très vils et pauvres 5, plusieurs cependant ne se privaient pas de les en dépouiller. Ils restaient ainsi tout nus, car ils n'avaient qu'une tunique 6. Pourtant, ils continuaient à observer la forme de l'Évangile, ne réclamant pas la tunique à ceux qui les en avaient dépouillés 7. Si toutefois ces derniers, émus de pitié, voulaient leur restituer, ils la recevaient volontiers.

1. Par ce terme, la femme peut indiquer qu'elle ne doute plus de l'orthodoxie et de la bonne conduite des compagnons. Mais on appelait aussi « chrétiens » les lépreux ; voir CA 64.

2. Voir 2S 2 6.

3. Voir Lc 1 72. L'expression « fecit misericordiam suam cum illis » (littéralement « il fit sa miséricorde avec eux ») rappelle Test 2, où François dit à propos des lépreux : « feci misericordiam cum illis ».

4. Voir 2Reg 10 5.

5. Voir 1 Reg 2 14 ; 2Reg 2 16.

6. Voir Mt 10 10.

7. Voir Lc 6 29-30 ; repris en 1 Reg 14 6.

23b À certains frères, on jetait de la boue à la tête. À l'un d'eux, on mit même en main des dés, en l'invitant à jouer s'il voulait. Un autre frère fut porté par quelqu'un derrière son dos, suspendu par le capuchon tant qu'il plut au porteur. On leur jouait ces mauvais tours et bien d'autres que nous taisons pour ne pas trop allonger notre propos. Car ils avaient une si mauvaise réputation qu'on pouvait en toute tranquillité les maltraiter hardiment comme s'ils étaient des malfaiteurs. En outre, ils enduraient de nombreuses tribulations et tourments dus à la faim, à la soif, au froid et à la nudité 1 .

23c Tout cela, ils le supportaient avec constance et patience, comme le leur avait recommandé le bienheureux François. Ils ne s'en attristaient ni ne s'en troublaient. Mais ils exultaient et se réjouissaient dans les tribulations, comme des gens mis en position d'en tirer un grand profit. Et ils s'appliquaient à prier Dieu pour leurs persécuteurs 2.

24a Les gens les voyaient donc exulter dans leurs tribulations et les supporter patiemment pour le Seigneur 3, ne pas cesser leur très dévote prière 4, de même ne pas recevoir et ne pas emporter d'argent 5, comme le faisaient les autres indigents, et avoir un grand amour les uns pour les autres, ce en quoi on reconnaissait qu'ils étaient disciples du Seigneur 6 : par la bienveillance du Seigneur, beaucoup furent touchés au cœur et, venant à eux, ils leur demandaient pardon des offenses commises contre eux. Et eux, leur pardonnant de tout cœur, répondaient avec entrain : « Que le Seigneur ne vous en tienne pas compte ! » Et ainsi les gens les écoutaient-ils volontiers par la suite.

1. Voir 2Co 11 27.

2. Voir Mt 5 44 ; 2Reg 10 10-12.

3. Voir 1 Reg 17 8.

4. Voir 1 Reg 22 29 ; 2Reg 10 9.

5. Voir l Reg 8 3, 8 ; 2Reg 4 1.

6. Voir J11 13 35 ; 1Reg 11 5-6.

1008 24b Certains leur demandaient de daigner les recevoir dans leur compagnie et ils reçurent plusieurs d'entre eux. Car en ce temps-là, étant donné le petit nombre des frères, chacun tenait du bienheureux François le pouvoir de recevoir ceux qu'ils voulaient 1. Au terme qui leur avait été fixé, ils revinrent à Sainte-Marie-de-la-Portioncule.

1. Cette situation ne dura pas : voir 1 Reg 2 2 ; 2Reg 2 1.

CHAPITRE VI DE LA CONDUITE DES FRÈRES ET DE L'AFFECTION QU'ILS AVAIENT L'UN POUR L'AUTRE

25a Quand ils se revoyaient, ils étaient remplis de tant de plaisir et de joie spirituelle 2 qu'ils ne se rappelaient rien de l'adversité et de la très grande pauvreté qu'ils enduraient.

25b Chaque jour, ils s'appliquaient avec zèle à la prière et au travail de leurs mains 3, afin d'éloigner absolument d'eux toute oisiveté, ennemie de l'âme 4. Quant aux nuits, ils s'appliquaient pareillement à se lever au milieu de la nuit, selon la parole du prophète : Au milieu de la nuit, je me levais pour te célébrer 5. Ils priaient avec une grande dévotion, fréquemment accompagnée de larmes.

25c Ils se chérissaient mutuellement d'un profond amour : chacun aussi servait et nourrissait l'autre, comme la mère sert et nourrit son fils 6. En eux brûlait un si grand feu de charité qu'il

2. Voir 1 Reg 7 15-16.

3. Voir 1 Co 4 12.

4. Voir 1 Reg 7 10-12 ; 2Reg 5 1-2 ; Test 20-21.

5. Ps 118 (119) 62.

6. Voir l Reg 5 13-14, 9 11, 11 5 ; 2Reg 6 8.

1009 leur semblait facile de livrer leurs corps non seulement pour le nom de notre Seigneur Jésus Christ 1, mais aussi l'un pour l'autre et de grand cœur.

26a Un jour, en effet, que deux frères passaient par une route, ils rencontrèrent un fou qui leur jetait des pierres. L'un de ces frères, voyant que les pierres étaient jetées sur son frère, accourut et fit écran aux impacts des pierres : il préféra être frappé plutôt que son frère, du fait de leur ardente charité mutuelle. Ils faisaient bien souvent de telles actions et d'autres semblables.

26b Ils étaient enracinés et fondés dans la charité et l'humilité 2, et l'un révérait l'autre comme s'il était son seigneur. Quiconque parmi eux avait préséance par l'office ou la grâce semblait plus humble et plus vil que les autres 3.

26c Tous d'ailleurs se livraient tout entiers à l'obéissance : quand on ouvrait la bouche pour leur donner un ordre, ils tenaient aussitôt leurs pieds prêts à marcher et leurs mains à oeuvrer. Quoi qu'on leur ordonne, ils estimaient que l'ordre reçu était conforme à la volonté du Seigneur. Dès lors, il leur était doux et facile de tout exécuter 4.

26d Ils s'abstenaient des désirs charnels 5 et, pour ne pas être jugés, ils se jugeaient scrupuleusement eux-mêmes 6.

27a Si par hasard l'un disait à l'autre un mot qui pouvait éventuellement lui déplaire, sa conscience lui en faisait un si grand reproche qu'il ne pouvait trouver le repos jusqu'à ce qu'il ait

1. Voir 1 Reg 16 10-11.

2. Voir Ep 3 17.

3. Voir 1Reg 5 12.

4. Voir Adm 3.

5.1P211.

6. Voir 1 Reg 11 1 1-12.

1010 déclaré sa faute et que, se prosternant à terre, il se soit fait poser sur la bouche le pied de l'autre, qui agissait à contrecœur. Si ce dernier ne voulait absolument pas le faire et que celui qui avait dit le mot déplaisant était un responsable 1, il lui ordonnait de le faire ; sans quoi, il le faisait ordonner par un responsable. Ils agissaient ainsi pour chasser loin d'eux la méchanceté et pour toujours garder entre eux une entière affection. Ainsi s'efforçaient-ils d'opposer à chaque vice la vertu correspondante 2.

27b Tout ce qu'ils avaient, livre ou tunique, ils en usaient en commun et nul ne disait que quelque chose était sien 3, comme on faisait dans la primitive Église des apôtres.

27c Bien qu'abondât en eux une extrême pauvreté 4, ils étaient pourtant toujours généreux et ils partageaient volontiers les aumônes qui leur avaient été données avec tous ceux qui leur demandaient pour l'amour de Dieu 5.

28a Quand ils allaient par la route et rencontraient des pauvres qui leur demandaient l'aumône, certains d'entre eux, n'ayant rien d'autre à offrir, leur remettaient quelque chose de leurs vêtements. De fait, l'un d'eux sépara de la tunique son capuchon et l'attribua au pauvre qui lui demandait l'aumône 6. Un autre arracha même une manche et la donna. D'autres encore donnaient quelque autre morceau de leur tunique, pour observer cette parole de l'Évangile : Donne à tous ceux qui te demandent 7 !

1. Nous rendons ainsi le terme latin de « prelatus ». Son usage est ici étonnant, puisque la societas ne s'est encore dotée d'aucune organisation et ne bénéficie d'aucune reconnaissance officielle.

2. Voir Adm 27 ; Sa1V 9-14.

3. Ac 4 32.

4. L'auteur joue de l'oxymore : « paupertas nimia abundaret ».

5. Voir AP 4b.

6. I1 s'agit de frère Gilles d'après sa Vie ; C24, p. 76.

7.Lc630; 1Reg146.

1011 28b Un jour vint un pauvre à l'église Sainte-Marie-de-laPortioncule où les frères demeuraient et il leur demanda l'aumône. Or il y avait là un manteau qu'un d'eux avait eu quand il était encore dans le monde. Le bienheureux François dit au frère à qui avait été le manteau de le remettre au pauvre. Le frère le lui donna volontiers et sur-le-champ 1. Grâce à la révérence et à la dévotion qu'avait manifestées le frère en faisant ce don, il sembla aussitôt au bienheureux François que cette aumône montait au ciel  2 et il se sentit soudain rempli d'un esprit nouveau.

29a Quand des riches de ce monde faisaient un détour vers eux, ils les recevaient avec entrain et bienveillance. Ils les invitaient pour les faire revenir du mal et les inciter à faire pénitence.

29b En ce temps-là, les frères demandaient instamment qu'on ne les envoie pas dans les contrées dont ils étaient originaires, afin de fuir la fréquentation et la familiarité de leurs parents et d'observer la parole du Prophète : Je suis devenu un étranger pour mes frères et un voyageur errant pour les fils de ma mère 3.

29c Ils se réjouissaient beaucoup dans la pauvreté, car ils ne convoitaient d'autres richesses que les richesses éternelles. L'or et l'argent, ils n'en possédaient jamais. Ils méprisaient toutes les richesses de ce monde, mais par-dessus tout, ils foulaient la monnaie aux pieds 4.

1. De nouveau frère Gilles d'après sa Vie (C24, p. 76, où il s'agit cependant d'une pauvre femme) et SP 36. Cela confirme le lien privilégié entre frère Gilles et l'auteur d'AP.

2. Voir 1 Reg 9 9 ; 2LFid 30-31.

3. Ps 68 (69) 9.

4. Voir 1Reg 8 6. L'enseignement se concentre contre la « pecunia », que nous rendons ici par « monnaie ».

1012 30a Un jour, alors que les frères demeuraient près de Sainte-Marie-de-la-Portioncule. vinrent des hommes qui entrèrent dans I’église et à l'insu des frères, posèrent des deniers sur l'autel. Or un frère, entrant dans l'église, trouva les deniers, les prit et les posa sur l'appui d'une fenêtre de cette même église. Un autre frère, trouvant cette monnaie là où le premier frère l'avait posée, en référa à saint François.

30b Ayant entendu cela, le bienheureux François fit enquêter avec diligence pour savoir qui des frères avait posé là la monnaie. L'ayant trouvé, il lui ordonna de venir à lui et dit :

Pourquoi as-tu fait cela 1 ? Ne savais-tu pas que je veux non seulement que les frères n'usent pas de monnaie, mais même qu'ils ne la touchent pas ? » Ayant entendu cela, le frère s'inclina et, s'étant agenouillé, dit sa faute en demandant au bienheureux François de lui donner une pénitence. Celui-ci lui ordonna d'emporter cette monnaie hors de l'église dans sa bouche jusqu'à ce qu'il trouve du crottin d'âne et qu'il pose alors sur lui la monnaie, toujours avec la bouche. Ce que le frère accomplit scrupuleusement. Le bienheureux François en profita pour exhorter les frères à vilipender la monnaie et à la tenir pour rien partout où ils en trouveraient 2.

30c Ainsi se réjouissaient-ils donc continuellement, puisqu'ils n'avaient rien qui puisse les troubler. Car plus ils étaient séparés du monde. plus ils étaient unis à Dieu. Ces hommes s'engagèrent dans la voie étroite 3, ils raccourcirent la route et en conservèrent l'âpreté. Ils fendirent les rocs, foulèrent aux pieds les épines. Et c'est ainsi qu'à nous, leurs successeurs, ils ont laissé une route plane.

1.Gn3 13.

2. Voir 1 Reg 2 6, 8 3, 6-8, 11 ; 2Reg 4 1, 3, 5 3.

3. Voir Mt 7 14 ; t Reg 11 3 ; AP 8d.

CHAPITRE VII COMMENT ILS ALLÈRENT À ROME OÙ LE SEIGNEUR PAPE LEUR CONCÉDA UNE RÈGLE ET LA PRÉDICATION 1

1013 31a Voyant que la grâce du Sauveur augmentait ses frères en nombre et en mérite, le bienheureux François leur dit : « Je vois, frères, que le Seigneur veut faire de nous une grande congrégation. Allons donc à notre mère l'Église romaine, informons le souverain pontife de ce que le Seigneur fait par nous et menons à bien, par sa volonté et son ordre, ce que nous avons entrepris ! » Comme ce qu'il avait dit leur avait plu, il prit avec lui les douze frères 2 et ils allèrent à Rome.

31b Comme ils étaient en route, il leur dit : « Faisons d'un de nous notre guide et tenons-le nous comme vicaire de Jésus Christ 3 ! Où il lui plaira de faire un détour, faisons le détour et, quand il voudra faire halte pour s'héberger. faisons halte pour nous héberger ! » Ils élurent frère Bernard 4, qui avait été reçu le

1. Le manuscrit de Brunswick se contente d'indiquer : « De la confirmation de la règle. »

2. On ne peut savoir s'il faut entendre « douze frères » ou « les douze frères ». À propos du nombre des frères qui accompagnèrent François à Rome, la tradition a hésité. IC 32 ne précise pas de chiffre, mais le décompte des conversions prouve que le groupe comptait onze frères en plus de François. A sa suite, VJS 21 et 3S 46 déclarent que les compagnons étaient au nombre de onze ou que le groupe comptait douze frères, François compris. AP paraît ici les contredire. L'enjeu est évidemment de savoir si François symbolise un des apôtres ou le Christ.

3. « Vicaritts Christi » était le titre donné au pape à cette époque. Il s'agit bien, de la part du petit groupe des frères, d'une sorte de réinvention de l'Église primitive.

4. « Elegerunt » ne désigne pas forcément une élection résultant d'un vote, mais toute forme de désignation.

1014 premier par le bienheureux François 1, et ils accomplirent en oeuvre ce qu'il avait dit.

31c Ils allaient joyeux et parlaient avec les paroles du Seigneur. Aucun d'eux n'osait rien dire d'autre que ce qui avait trait à la louange et à la gloire du Seigneur et qui était utile à leurs âmes. Ou alors, ils vaquaient à la prière. Le Seigneur leur procurait hébergement et nourriture au moment où ils en avaient besoin.

32a Comme ils étaient arrivés à Rome, ils rencontrèrent l'évêque de la cité d'Assise qui demeurait à Rome à ce moment-là. Les voyant, il les reçut avec une immense joie 2.

32b Or l'évêque était connu d'un cardinal, qu'on appelait le seigneur Jean de Saint-Paul 3. C'était un homme bon et religieux, qui chérissait beaucoup les serviteurs du Seigneur. L'évêque lui avait exposé le projet et la vie du bienheureux François et de ses frères. Sur la foi de ce rapport, le cardinal désirait vivement voir le bienheureux François et quelques-uns de ses frères. Quand il eut entendu qu'ils étaient dans la Ville, il leur envoya un messager et les fit venir à lui. Les voyant, il les accueillit avec dévotion et amour.

1. Cette élection est une innovation d'AP. On en voit bien la logique : dans le fil de la tradition bénédictine, le choix des premiers frères est conforme au rang d'entrée dans la fraternité. Le but de cette chronique est de glorifier le groupe des plus anciens compagnons ; on peut donc aussi y lire une opposition à frère Élie, qui avait été préféré aux compagnons pour devenir vicaire en 1221 et était revenu à la tête de l'Ordre comme ministre général de 1232 à 1239, date à laquelle il venait d'être brutalement démis.

2. Les sentiments de l'évêque étaient plus mêlés en 1C 32.

3. Jean Colonna, d'abord moine à l'abbaye bénédictine de Saint-Paul-hors-les-Murs près de la porte d'Ostie, fut cardinal de Sainte-Prisque de 1193 à 1205, puis cardinal évêque de Sabine de 1205 à sa mort en 1215. II fut également légat pontifical en Italie et en France et membre du tribunal de la curie.

1015 33a Quand ils eurent demeuré peu de jours avec lui, comme il voyait briller en oeuvre ce qu'il avait entendu d'eux en paroles, il les chérissait de tout cœur. Et il dit au bienheureux François : « Je me recommande à vos prières et je veux que, dorénavant, vous me teniez pour un de vos frères. Dites-moi donc, pourquoi êtes-vous venus ? » Alors le bienheureux François lui révéla tout son projet et lui dit qu'il voulait parler au seigneur apostolique 1, pour poursuivre ce qu'il faisait par sa volonté et son ordre 2. Le cardinal lui répondit : « Moi, je veux être votre procureur à la curie du seigneur pape. »

33b Se rendant ainsi à la curie, il dit au seigneur pape Innocent III 3 : « J'ai rencontré un homme d'une haute perfection, qui veut vivre selon la forme du saint Évangile et observer la perfection évangélique 4. Par lui, je crois que le Seigneur veut rénover toute son Église par le monde entier. » Après avoir entendu cela, le seigneur pape s'étonna et dit au cardinal : « Amène-le-moi ! »

34a Le lendemain, il l'amena donc au pape. Le bienheureux François exposa tout son projet au seigneur pape, comme il l'avait dit auparavant au cardinal.

34b Le seigneur pape lui répondit : « Elle est trop dure et âpre, votre vie, si vous voulez à la fois faire une congrégation et ne rien posséder en ce monde 5. Car d'où vous viendra le nécessaire ? » Le bienheureux François répondit : « Seigneur, j'ai confiance en mon seigneur Jésus Christ. Car celui qui promet de

1. Voir AP 36a.

2. L'auteur d' AP dévoile ici assez naïvement que François veut essentiellement en faire à sa tête, mais avec l'approbation du pontife.

3. Lothaire de Segni, élu pape sous le nom d'Innocent III, le 8 janvier 1198, mort à Pérouse, le 16 juillet 1216. La rencontre doit se situer début mai 1209. Voir A. CACCIO'rrl et M. MELLI (éd.), Francesco a Roma dal signor Papa, Milan, 2008.

4. Voir 1 Reg Prol 2, 1 1, 5 17 ; 2Reg 1 1, 12 4 ; Test 14.

5. Voir 2Reg 6 6 ; AP 17d.

1016 nous donner au ciel vie et gloire ne nous retirera pas ce qui est nécessaire au corps sur cette terre en temps opportun. » Le pape répondit : « C'est vrai, fils, ce que tu dis. Cependant, la nature humaine est fragile et ne demeure jamais dans le même état 1. Mais va et prie de tout cœur le Seigneur qu'il daigne te montrer de meilleurs desseins, plus utiles à vos âmes! Puis reviens m'en faire part et moi, ensuite, je les concéderai.»

35a François s'en fut alors prier et il pria le Seigneur d'un cœur pur qu'il daigne lui montrer cela par son ineffable piété. Comme il était resté longtemps en prière et avait relié tout son cœur au Seigneur, le Verbe du Seigneur advint en son cœur et lui dit par métaphore 2 : « Il était dans le royaume d'un grand roi une femme, toute pauvrette, mais belle, qui plut aux yeux du roi ; et il engendra d'elle de nombreux fils. Mais un jour, cette femme se mit à réfléchir, se disant en elle-même : "Que ferai-je, moi pauvrette, à qui sont nés tant de fils, alors que je n'ai pas de possessions qui leur permettraient de vivre ?" Comme elle tournait de telles idées en son cœur et que son visage s'attristait sous l'afflux de ces pensées, le roi apparut et lui dit : "Qu'as-tu donc, que je te vois pensive et triste ?" Et elle lui dit toutes les pensées qui agitaient son esprit. Le roi lui répondit : "Ne t'inquiète pas 3 de ton extrême pauvreté, ni des fils qui te sont nés et des nombreux qui sont à naître ! Car alors qu'une foule de mercenaires se rassasie de pains dans ma maison, moi je ne veux pas que mes fils meurent de faim 4, mais je veux les rassasier plus que les autres 5." »

1. Jb 14 2. Avant de devenir le pape Innocent III, Lothaire de Segni avait rédigé un traité intitulé De la misère de la condition humaine.

2. « Per similitudinem » : dans le langage évangélique, on parlerait d'une parabole ; en cette période du Moyen Âge, d'un exemplum, c'est-à-dire le récit d'une anecdote exemplaire.

3. Voir Tb423; Lc 12 32 ; Mt 1427.

4. Voir Lc 15 17.

5. C'est la première apparition de cette parabole dans les légendes franciscaines. Elle est toutefois attestée dans le recueil d'exempla du clerc anglais Eudes de Cheriton ; voir TM 17.

1017 35b L'homme de Dieu François comprit aussitôt qu'il était désigné par cette femme pauvrette 1. C'est pourquoi l'homme de Dieu consolida donc son projet d'observer dorénavant la très sainte pauvreté 2.

36a Se levant à l'instant même, il alla chez le seigneur apostolique 3 et lui indiqua ce que le Seigneur lui avait révélé.

36b Entendant cela, le seigneur pape fut stupéfait que le Seigneur ait révélé sa volonté à un homme si simple. Et il sut que François ne marchait pas selon la sagesse des hommes, mais selon la révélation et la vertu de l'Esprit 4 .

36c Ensuite, le bienheureux François s'inclina et promit au seigneur pape obéissance et révérence avec humilité et dévotion. Et puisque les autres frères n'avaient pas encore promis obéissance, selon l'ordre du seigneur pape c'est au bienheureux François qu'ils promirent pareillement obéissance et révérence 5.

36d Le Seigneur pape lui concéda alors une règle, ainsi qu' ses frères présents et futurs 6. Il lui donna également autorité de prêcher en tous lieux, comme la grâce de l'Esprit saint le lui dispenserait. Et il accorda que puissent aussi prêcher les autres frères, à qui l'office de prédication serait concédé par le bienheureux François 7.

1. Le diminutif même de « paupercula » annonce en effet le terme de « poverello » pour désigner François. Lui-même, lorsqu'il s'adresse à Claire et à ses soeurs, les appelle « poverelle » ; voir EP 1.

2. Voir 2Reg 6 4-6, 12 4.

3. Le pape est désigné comme 1'0 Apostolicus », comme pour souligner la profonde cohérence entre le Siège apostolique et l'expérience apostolique de François.

4. 1 Co 2 4. Voir AP 9c.

5. Voir 1 Reg Prol 34 ; 2Reg 1 2-3.

6. Voir 1 Reg Prol 2 ; Test 14-15.

7. Voir 1 Reg 17 1 : 2Reg 9 2.

1018 36e Dès lors, le bienheureux François se mit à prêcher au peuple par les cités et les places fortes 1, comme l'Esprit du Seigneur lui révélait. Et le Seigneur mit en sa bouche des paroles si honnêtes, si suaves et si douces qu'on ne pouvait pratiquement pas se lasser de l'entendre.

36f Quant au cardinal Jean de Saint-Paul, à cause de la dévotion qu'il avait pour le Frère 2, il fit donner la tonsure à l'ensemble des douze frères 3.

36g Après cela, le bienheureux François ordonna qu'on tienne chapitre deux fois l'an : à la Pentecôte et à la fête de saint Michel, au mois de septembre 4.

1. Voir Lc81.

2. Cette manière d'appeler François (« le Frère » par excellence) est attestée en JG 17.

3. C'est la première légende à signaler ce point de grande importance canonique : en recevant la tonsure, tous les frères seraient en effet devenus des clercs, ce qui atténuerait l'audace de leur avoir confié une mission de prédication.

4. Le 29 septembre. Voir 1 Reg 18.

CHAPITRE VIII COMMENT IL ORDONNA QU'ON TIENNE CHAPITRE ET DES POINTS QU'ON TRAITAIT EN CHAPITRE

37a À la Pentecôte, tous les frères venaient se réunir au chapitre près de l'église Sainte-Marie-de-la-Portioncule 5. Dans ce chapitre, ils examinaient comment ils pourraient mieux observer la règle. Ils désignaient des frères dans chaque province pour prêcher au peuple et pour implanter d'autres frères dans leur province­ 6­­.

5. Voir 1 Reg 18 2.

6. Voir 1 Reg 4 2. Les frères chargés de la prédication, désignés par le chapitre (prototypes des ministres provinciaux), auraient donc à leur tour réparti les autres frères dans une région donnée. En fait, voulant décrire les institutions embryonnaires de la communauté avant la création des provinces et des ministres, l'auteur d'AP ne peut s'empêcher de surimprimer au passé la réalité qu'il connaît en son temps. Le terme même de province est ambigu, puisqu'il peut désigner une région en général ou une subdivision territoriale de l'Ordre des Frères mineurs en particulier.

1019 37b Saint François faisait aux frères des admonitions 1, des réprimandes et leur donnait des ordres, comme il lui semblait bon après avoir consulté le Seigneur. Mais tout ce qu'il leur disait en paroles, avec affection et sollicitude il le leur montrait d'abord en oeuvre.

37c Il vénérait les prélats et les prêtres de la sainte Église 2. Il révérait également les anciens 3 ; il honorait les nobles et les riches 4 ; il chérissait aussi les pauvres de tout son cœur et avait de la compassion pour eux. À tous enfin, il se montrait soumis 5.

37d Alors qu'il était plus élevé que tous les frères, il désignait pourtant un des frères qui demeuraient avec lui comme son gardien et seigneur ; et il lui obéissait avec humilité et dévotion pour chasser de lui toute occasion d'orgueil 6. Ce saint s'humiliait parmi les hommes en abaissant sa tête jusqu'à terre et c'est pourquoi le Seigneur l'a élevé dans les cieux 7 parmi ses saints et ses élus.

1. Le terme évoque les Admonitions de François, dont des passages sont remployés dans les paragraphes qui suivent.

2. Voir Test 6-10.

3. Le verbe « revereri » et les mots qui en découlent reviennent à six reprises dans ce seul chapitre vin.

4. La notation est singulière ; AP intègre à l'humilité franciscaine la soumission aux hiérarchies sociales. Voir cependant 2Reg 2 17, repris en AP 38.

5. Voir 1 Reg 7 2, 16 6 ; Test 19.

6. Voir Test 27-28.

7. Voir Lc 14 11.

1020 37e Il exhortait les frères à observer avec sollicitude le saitn Evangile et la règles qu'ils avaient  professé 1. Il les exhortait surtout à révérer les offices et les ordinations ecclésiastiques 2, à entendre la messe et à voir le corps de notre Seigneur Jésus Christ avec sollicitude et dévotion 3, à tenir en révérence les prêtres qui administrent ces vénérables et très hauts sacrements 4  et, en quelque lieu qu'ils les rencontrent, à fléchir le chef devant eux et à leur baiser la main. Et si les frères les rencontraient quand ils allaient à cheval, François les exhortait à leur (aire révérence et à baiser non seulement leur main, mais aussi les lieds des chevaux qu'ils montaient, par révérence pour leur pouvoir.

38a II les exhortait aussi à ne juger ni mépriser personne, pas même ceux qui boivent, mangent et s'habillent avec raffinement, comme il est inscrit dans la règle même 5. « Car notre Seigneur est leur Seigneur ; lui qui nous a appelés peut les appeler et lui qui a voulu faire de nous des justes peut aussi faire d'eux des justes 6. »

38b Il ajoutait : « Et moi, je veux les révérer comme mes frères et seigneurs. Ils sont mes frères, puisque nous provenons tous d'un unique Créateur 7. Ils sont mes seigneurs, puisqu'ils nous aident à faire pénitence en nous donnant ce qui est nécessaire au corps. » Il leur disait aussi : « Ayez une telle conduite parmi les gens que quiconque vous aura vus ou entendus glorifie et loue notre Père qui est aux cieux 8 ! »

I. Voir I Reg 5 17,24 1-4;2Reg 124.

2. Voir I Reg 19 3 ; 2Reg 12 4.

3. Voir 1.Ord 26-27 ; Adin 1 14-21.

4. Voir "lest 6-11 ; 1 L}'id 33.

5. Voir IReg 11 7-12 ; 2Reg 2 17.

6. Voir Rm 8 30.

7, Voir 1 Reg 22 33-34.

8. Voir Mt 5 16.

1021 38c Car son grand désir était que lui-même et ses frères fassent toujours des œuvres pour lesquelles le Seigneur soit loué. Et il leur disait : « La paix que vos bouches annoncent, ayez-la plus encore en vos cœurs, afin que nul ne soit provoqué par vous à la colère ou au scandale, mais que, par votre paix et votre mansuétude, tous soient rappelés à la paix et la bonté ! Car nous avons été appelés à cela : guérir les blessés, réduire les fractures 1 et rappeler les égarés. Nombreux sont ceux qui vous semblent des suppôts du diable, alors qu'ils seront un jour des disciples du Christ. »

39a D'autre part, il reprochait aux frères les nombreuses austérités qu'ils imposaient à leurs corps. Car en ce temps-là, ils s'exténuaient à force de jeûnes, de veilles 2 et d'exercices corporels pour réprimer en eux toutes les ardeurs de la chair. Ils s'imposaient à eux-mêmes une si grande affliction que chacun semblait se tenir lui-même en haine 3. Entendant et voyant cela, le bienheureux François le leur reprochait, comme nous l'avons dit, et leur enjoignait de ne pas en faire tant. Il était si plein de la grâce et de la sagesse du Sauveur qu'il admonestait avec dévotion, corrigeait avec raison et commandait avec douceur.

39b Parmi les frères qui venaient se réunir au chapitre, aucun d'eux n'osait engager la conversation sur les affaires de ce monde 4. Mais ils s'entretenaient des Vies des saints Pères 5, de la perfection de tel ou tel frère, ou de la manière de mieux accéder à la grâce de notre Seigneur 6.

I. Voir Ez 34 4.

2. Voir 2Co 11 27.

3. Voir 1 Reg 22 5 ; 1 LFid 37, 40.

4. Voir AP 31.

5. Les Vies des Pères des déserts de l'Orient (Antoine, Pacôme, Paul de Thèbes...) connurent un grand succès en Occident. Dans la vie monastique, elles constituaient souvent la lecture de table au réfectoire.

6. Voir 1 Reg 18 1.

1022 39c Si certains des frères venant se réunir au chapitre ressentaient quelque tentation de la chair ou du monde 1, ou quelque autre tribulation, en entendant le bienheureux François parler avec ferveur et douceur, en voyant sa présence, ces tentations se retiraient d'eux 2. Car c'est avec compassion qu'il leur parlait, non comme un juge, mais comme un père à ses fils, comme un médecin au malade, afin que s'accomplisse en lui la parole de l'Apôtre : Qui tombe malade sans que je tombe aussi malade ? Qui se scandalise sans que je me sente aussi brûler 3 ?

1. Voir 1 Jn 2 16.

2. Tout ce chapitre est un subtil démarquage entre ce que François reprend de la tradition monastique (référence à une règle, tenue de chapitres, lectures des Vies des Pères...) et ce qu'il en rejette (austérités jugées excessives, aveu des fautes et punitions en chapitre).

3. 2Co 11 29.

CHAPITRE IX QUAND LES MINISTRES 4 FURENT ENVOYÉS PAR TOUTES LES PROVINCES DU MONDE

1022 40a Or le chapitre terminé, il bénissait tous les frères en chapitre et assignait chacun à la province qu'il voulait 5. Tous ceux d'entre eux qui avaient l'Esprit de Dieu et la faconde 6 pour prêcher, clercs ou laïcs 7, il leur donnait le droit et le devoir

4. La copie du manuscrit de Pérouse et l'édition des Bollandistes donnent « les ministres ». L'éditeur propose de corriger en « les frères », car la création des ministres ne vient qu'en AP 44a. Une fois de plus, l'auteur d'AP confond son présent de l'Ordre et le passé de la fraternité.

5. On voit ici que François, en contradiction avec AP 37a, semble être seul à décider de l'affectation des frères.

6. La « loquentia » (la « faconde ») est une forme populaire (mineure, somme toute) de la noble « eloquentia ».

7. En dépit de l'épisode de la tonsure en AP 36f, on voit que s'est maintenue la distinction entre clercs et laïcs, même si elle n'influe pas sur la distribution des fonctions.

1023 de prêcher. Ceux-là recevaient sa bénédiction avec une grande allégresse et une grande joie dans le Seigneur Jésus Christ. Puis ils s'en allaient par le monde, comme des étrangers et des pèlerins 1, n'emportant rien en route 2, si ce n'est les livres dans lesquels ils puissent dire leurs heures 3.

40b En quelque lieu qu'ils rencontraient un prêtre, pauvre ou riche, s'inclinant ils lui faisaient révérence comme le bienheureux François leur avait enseigné 4.

40e Quand arrivait l'heure de chercher un hébergement, ils s'hébergeaient plus volontiers chez des prêtres que chez d'autres séculiers.

41a Et quand ils ne pouvaient être hébergés chez des prêtres, ils demandaient qui, dans cette contrée, était homme spirituel et craignant Dieu, chez qui ils puissent être hébergés en toute honnêteté. D'ailleurs peu de temps après, le Seigneur inspira à un de ses fidèles, dans chaque cité et place forte où ils auraient à se rendre, de leur préparer des hébergements ; jusqu'au moment où, finalement, ils édifièrent eux-mêmes leurs lieux d'habitation 5 dans les villes et les bourgs fortifiés 6.

41b Le Seigneur leur donna la parole et l'esprit selon le besoin du moment pour proférer des paroles très acérées qui pénétraient les cœurs de nombreux auditeurs, plus encore des jeunes que des vieux. Délaissant père et mère 7 et tous leurs biens, ces gens se mettaient à la suite des frères en prenant l'habit de

1. Voir 1P 2 11 ; 2Reg 6 2 ; Test 24.

2. Voir 1 Reg 14 1.

3. Il s'agit des bréviaires qui permettaient aux frères de réciter chaque jour les heures canoniques de l'office divin. Voir 1Reg 3 7 ; 2Reg 3 2.

4. Voir AP 37e.

5. On distingue ici les « hospitia », lieux d'hébergement provisoires, des « loca » des frères, maisons édifiées à leur usage exclusif.

6. Voir Lc 10 1.

7. Voir Mt 19 29.

1024 sainte religion. Et en ce temps-là, c'est surtout dans cette religion que fut accomplie la parole du Seigneur disant dans l'Évangile : Je ne suis pas venu apporter la paix sur terre, mais le glaive. Car je suis venu opposer le fils à son père et la fille à sa mère 1. Et ceux que les frères recevaient, ils les menaient au bienheureux François pour qu'ils reçoivent de lui l'habit 2.

41c De même, de nombreuses femmes, vierges ou sans homme, entendant leur prédication, venaient-elles à eux touchées au cœur en disant : « Et nous, que devons-nous faire 3 ? Nous ne pouvons pas être avec vous 4. Dites-nous donc comment nous pouvons sauver nos âmes ! » Pour répondre à cette attente, en chaque cité où ils le purent, les frères instituèrent des monastères cloîtrés 5 pour faire pénitence. Ils constituèrent même un des frères pour être visiteur et correcteur de ces femmes 6.

41d De même des hommes ayant épouse disaient aussi : « Nous avons des épouses, qui ne souffrent pas d'être quittées. Enseignez-nous donc quelle voie nous pouvons prendre pour notre salut ! » Les frères les instituèrent en un Ordre, qui est

1. Mt 10 34-35.

2. Voir 1 Reg 2 2, 8 ; 2Reg 2 1.

3. Voir Ac 2 37.

4. Dans ce passage, les femmes semblent renoncer d'elles-mêmes, comme une évidence, à l'idée de partager la vie des frères. Nous avons pourtant des témoignages de forme de vie religieuse mixte dans les tout débuts de la fraternité : ainsi Jacques de Vitry en 1216 ; voir TM 3a.

5. « Monasteria reclusa » : l'expression de « moniales recluses » désigne les soeurs de l'Ordre de Saint-Damien, entre autres dans les bulles Quo elongati de Grégoire IX, en 1230, et Ordinem vestrum d'Innocent IV, en 1245 ; voir 2Bul et 4Bul.

6. Voir AP 47b. La fonction de visiteur est d'origine cistercienne. Le premier visiteur des Pauvres Dames fut d'ailleurs le moine cistercien Ambroise en 1218-1219, suivi par le frère mineur Philippe le Long, auquel il doit être fait allusion ici. JG 13 indique que Philippe le Long exerçait la charge de visiteur contre la volonté de François.

appelé Ordre des pénitents 1, et ils le firent confirmer par le souverain pontife 2.

1. Selon AP, ce sont donc les frères — et non François — qui ont institué les deuxième et tiers Ordres.

2. La confirmation officielle du tiers Ordre ne viendra qu'en 1289 avec la bulle Supra montem de Nicolas IV.

 

CHAPITRE X QUAND LES CARDINAUX DEVENUS BIENVEILLANTS ENVERS LES FRÈRES SE MIRENT À PRENDRE SOIN D'EUX ET À LEUR PRÊTER ASSISTANCE

42a Or le vénérable père, le seigneur cardinal Jean de Saint-Paul, qui dispensait très fréquemment conseil et protection au bienheureux François, recommandait ses mérites et ses actes et ceux de tous ses frères à tous les autres cardinaux 3. Après avoir entendu cela, leurs cœurs furent émus 4 et incités à chérir les frères. Chacun d'eux désirait avoir quelques-uns des frères en sa curie, non pour recevoir d'eux quelque service 5, mais en raison de la dévotion et de l'amour qu'ils portaient aux frères en abondance.

42b Un jour que le bienheureux François était venu à la curie, chacun des cardinaux lui demanda des frères. Et il leur concéda avec bonté qu'il soit fait selon leur volonté.

42c Mais le seigneur Jean mourut et il reposa en paix, lui qui chérit les pauvres saints 6.

3. Voir AP 32-34 et 36.

4. Voir 1R 3 26.

5. Voir 1 Reg 7 1-2.

6. Le cardinal Jean de Saint-Paul mourut en 1214 ou 1215, quelques mois avant l'ouverture du concile de Latran IV (11 novembre 1215).

1026 43a Après quoi le Seigneur inspira un des cardinaux du nom d'Hugolin, évêque d'Ostie 1, qui chérissait le bienheureux François et ses frères de tout cœur, non tant comme un ami, mais plutôt comme un père. Ayant entendu sa renommée, le bienheureux François vint à lui. Le voyant, le cardinal l'accueillit avec joie en lui disant : « Je m'offre moi-même à vous pour conseil, aide et protection 2 selon votre gré et je veux que vous me recommandiez dans vos prières. »

43b Le bienheureux François rendit grâce au Très-Haut d'avoir inspiré au cœur du cardinal de leur donner conseil, aide et protection. Et il lui dit : « Je veux de tout cœur vous avoir, moi et tous mes frères, pour père et seigneur ; et je veux que tous les frères soient tenus de prier pour vous le Seigneur. » Ensuite, il le pria de daigner venir au chapitre des frères à la Pentecôte. Le cardinal accepta et, par la suite, il venait chaque année.

43c Or quand il venait, tous les frères réunis en chapitre sortaient en procession à sa rencontre. Mais lui, à la venue des frères, descendait de cheval et allait à pied avec eux jusqu'à l'église 3 en raison de la dévotion qu'il avait à leur égard. Puis il leur faisait un sermon et célébrait la messe, tandis que le bienheureux François chantait l'évangile 4.

1. Hugolin, issu de la famille des comtes de Segni, fut créé cardinal diacre de Saint-Eustache en 1198, puis évêque d'Ostie et de Velletri en 1206.

2. « Consilium », « auxilium » et « protectio » résument les devoirs du seigneur envers son vassal.

3. Sainte-Marie-de-la-Portioncule.

4. Rôle réservé aux prêtres ou aux diacres. Voir 1C 86.

CHAPITRE XI COMMENT L'ÉGLISE LES PROTÉGEA DES MAINS DE LEURS PERSÉCUTEURS

1027 44a Onze ans révolus depuis le commencement de la religion 1, le nombre des frères s'était multiplié ; on élut des ministres et on les envoya avec bon nombre de frères dans presque toutes les provinces du monde où était implantée la foi catholique 2.

44b Dans certaines provinces, on les recevait, mais on s'opposait formellement à ce qu'ils y édifient des habitations. D'autres provinces, on les expulsait, car les gens craignaient que les frères ne soient pas de fidèles chrétiens 3 puisqu'ils n'avaient pas encore une règle confirmée par le pape, mais seulement concédée 4. À cause de cela, ayant souffert de nombreuses tribulations de la part des clercs et des laïcs, dépouillés par les voleurs, ils revinrent au bienheureux François grandement perturbés et affligés. Ces tribulations leur furent infligées en Hongrie, en Allemagne et dans d'autres provinces au-delà des Alpes 5.

44c Les frères portèrent cela à la connaissance du seigneur cardinal d'Ostie. Ayant appelé à lui le bienheureux François, il le mena au seigneur pape Honorius -- puisque le seigneur

1. C'est-à-dire la rupture entre François et son père en 1206.

2. On retient 1217 comme date de l'institution des provinces et des ministres.

3. Ils redoutent que les frères soient des hérétiques.

4. L'auteur souligne ici la différence, essentielle en effet, entre une confirmation écrite et une concession orale.

5. Voir JG 5-6.

1028 Innocent était déjà décédé 1 --, il se fit écrire et confirmer une autre Règle et la fit consolider par la garantie du sceau du pape 2.

44d Dans cette Règle, il espaça la tenue des chapitres, pour éviter de la fatigue aux frères qui demeuraient dans des régions lointaines 3.

45a Le bienheureux François demanda au seigneur pape un des cardinaux pour être le gouverneur, protecteur et correcteur de cette religion, comme il est inscrit dans la Règle même 4. Le pape leur concéda le seigneur d'Ostie 5.

45b Après quoi, ayant reçu mandat du seigneur pape, étendant sa main pour protéger les frères, le seigneur d'Ostie envoya des lettres 6 à de nombreux prélats chez qui les frères avaient souffert des tribulations, afin qu'ils ne soient pas opposés aux frères, mais qu'ils leur donnent plutôt conseil et aide pour prêcher et habiter dans leurs provinces, comme à des hommes bons et religieux approuvés par l'Église. Parmi les autres cardinaux, plusieurs envoyèrent pareillement des lettres en ce même sens.

45c Et c'est ainsi qu'en un autre chapitre 7, le bienheureux François donna aux ministres licence de recevoir les frères dans l'Ordre  8; des frères furent de nouveau envoyés dans les

1. Innocent III mourut à Pérouse, le 16 juillet 1216. Honorius III fut élu pape le 18.

2. Il s'agit certainement de la bulle Solet annuere du 29 novembre 1223, qui confirme 2Reg.

3. Voir 2Reg 8 3. 1 Reg 18 2 avait déjà autorisé les ministres d'outre-monts et d'outre-mer à ne participer que tous les trois ans au chapitre de Pentecôte.

4. Voir 2Reg 12 3 ; Test 33.

5. Hugolin était protecteur des frères au moins depuis le retour de François d'Orient en 1220 ; voir JG 14. L'auteur d'AP semble préférer lier cette désignation à l'existence d'une règle officiellement approuvée.

6. Il peut s'agir d'une allusion aux bulles Cuin dilecti et Pro dilectis d'Honorius Ill, respectivement envoyées en 1219 et 1220.

7. Probablement le chapitre de la Pentecôte 1224.

8. Voir 2Reg 2 1. Déjà en 1 Reg 2 2, 8.

1029 provinces, porteurs de la Règle confirmée 1 et des lettres du cardinal que nous avons mentionnées. Voyant donc que la Règle était confirmée par le souverain pontife, sur la foi du bon témoignage que le seigneur d'Ostie et les autres cardinaux délivraient sur les frères, les prélats leur concédèrent d'édifier, d'habiter et de prêcher dans leurs provinces.

45d Cela fait, les frères se mirent à y habiter et prêcher. Observant leur humble conduite, ainsi que leurs moeurs honnêtes et leurs très douces paroles 2, beaucoup vinrent aux frères et prirent l'habit de sainte religion.

45e Or le bienheureux François, voyant la confiance et l'affection que le seigneur d'Ostie avait pour les frères, le chérissait du fond du cœur. Et quand il lui écrivait des lettres, il les adressait ainsi : « Au vénérable père dans le Christ, évêque du monde entier. »

45f D' ailleurs peu de temps après, conformément à la prophétie du bienheureux François, le seigneur d'Ostie fut élu au Siège apostolique et appelé le pape Grégoire IX 3.

1. Il s'agit forcément de 2Reg, approuvée par la bulle Solet annuere du 29 novembre 1223.

2. Voir iReg 7 16, 11 9 ; 2Reg 3 11.

3. Honorius III mourut le 18 mars 1227. Le cardinal Hugolin fut élu pape le 19, cinq mois et demi après la mort de François, et il mourut à Rome le 22 août 1241. Ce passage semble indiquer qu'il est encore en vie au moment de la rédaction d'AP.

CHAPITRE XII DU TRÉPAS DU BIENHEUREUX FRANÇOIS, DE SES MIRACLES ET DE SA CANONISATION

1030 46a Vingt ans révolus après que le bienheureux François eut adhéré à la perfection évangélique 1, Dieu miséricordieux voulut qu'il se repose de ses labeurs 2. Car il peina beaucoup en veilles, en prières et en jeûnes, en supplications, en prédications, en voyages, en sollicitudes 3, en compassion des prochains. Il offrit en effet tout son cœur à Dieu, son Créateur, et de tout son cœur il le chérit, de toute son âme et de toutes ses entrailles 4. Car il portait Dieu dans le cœur, le louait par la bouche, le glorifiait en ses oeuvres. Et si quelqu'un nommait Dieu, il disait : « Le ciel et la terre devraient s'incliner à ce nom 5. »

46b Mais voulant montrer l'affection qu'il avait pour lui, le Seigneur déposa en ses membres et son côté les stigmates de son Fils bien-aimé 6. Et puisque le familier de Dieu François désirait venir en sa maison et au lieu d'habitation de sa gloire 7, le Seigneur l'appela à lui ; et c'est ainsi qu'il migra glorieusement vers le Seigneur 8.

46c Après cela apparurent de nombreux signes et miracles dans le peuple. Grâce à eux, les cœurs de bien des hommes, qui

1. En 1226, vingt ans après la conversion de 1206.

2. Voir Ap 14 3.

3. Voir 2Co 6 5, 11 26-28.

4. VoirMt2237; 1Reg 23 8.

5. Voir Ph210.

6. On note la brièveté de la mention : ni date, ni lieu pour la stigmatisation, pas de description des stigmates.

7. Voir Ps 25 (26) 8.

8. Le manuscrit de Brunswick ajoute, en probable référence à IC : « comme il est consigné plus complètement en sa Légende ».

1031 résistaient à croire en ce que le Seigneur avait daigné montrer en son familier, furent attendris. Et ils disaient 1: Insensés que nous étions, sa vie nous paraissait folle et sa fin sans honneur. Et voilà comment il fut compté parmi les fils de Dieu et partage le sort des saints 2.

47a Le vénérable seigneur et père, le seigneur pape Grégoire, vénéra aussi après la mort le saint qu'il chérit en vie. Venant avec les cardinaux au lieu où le corps du saint avait été enseveli, il l'inscrivit au catalogue des saints 3.

47b Nombreux à cause de cela furent les hommes grands et nobles qui, abandonnant tous leurs biens, se convertirent au Seigneur avec leurs épouses, leurs fils et leurs filles et toute leur famille. Les épouses et les filles furent recluses dans un monastère 4, tandis que les maris et les fils prenaient l'habit des Frères mineurs.

47c Et ainsi s'accomplit cette parole que François avait jadis prédite aux frères : « Bientôt viendront à nous des savants, des sages et des nobles en grand nombre 5 et ils habiteront avec nous 6. »

1. La copie du manuscrit de Pérouse et l'édition des Bollandistes donnent cette leçon : « [...] les cœurs de bien des hommes, qui résistaient et se refusaient (erant duri et increduli) à croire que le bienheureux François faisait du bien (benefaceret), furent changés. Et ils purent bien dire cette parole : "La leçon qu'il donne est plus rude et plus simple".

2. Sg 5 4-5.

3. Le 16 juillet 1228.

4. La copie du manuscrit de Pérouse et l'édition des Bollandistes donnent cette leçon : « Les épouses et les filles entraient dans des monastères cloîtrés (reclusa monasteria). »

5. Voir 1 Co 1 26.

6. Voir AP 18c.

EPILOGUE

1032 48 Je vous prie, frères bien-aimés, de méditer attentivement, de correctement comprendre et de vous efforcer d'accomplir en oeuvre ce que nous avons consigné de nos pères et frères très chers 1, de sorte que nous méritions de partager avec eux la gloire céleste. Et que vers elle nous conduise notre Seigneur Jésus-Christ !

1.  Voir 1Reg 24 1-2 ; Test 39 ; LOrd 47.

Introduction et traduction par Jacques DALARUN (extraits) :

INTRODUCTION

En quête du texte, de son auteur, de sa date.

[…] « Frère Jean, homme de grande sainteté qui avait été le compagnon attitré et le confesseur de frère Gilles jusqu'à sa mort, te rapporte que frère Gilles, qui avait été quatrième frère de l'Ordre, lui rapportait ce qui suit... 

[…]

976 D'un frère Jean compagnon de Gilles, il est une autre trace dans la Lettre de Grecc ici, adressée au ministre général Crescent de Jesi par les frères Léon, Rufin et Ange en date du 11 août 1246. Se présentant comme témoins directs de la vie de François, les trois signataires ajoutent avoir également recueilli ce qu'ils ont « pu connaître par d'autres saints frères ; et spécialement par frère Philippe, visiteur des Pauvres Dames, frère Illuminé de Arce, frère Massée de Marignano et frère Jean, compagnon du vénérable père frère Gilles. qui a tenu nombre de ces informations du même saint frère Gilles et de frère Bernard de sainte mémoire, premier compagnon du bienheureux François. »

On observe que frère Jean bénéficie ici d'un traitement de faveur, justifié par le fait que son récit a été une des sources majeures de la Légende des trois compagnons. […]

977 La date de rédaction du texte Du commencement de l'Ordre peut être située avec grande précision. […]  978 [dans] une fourchette mars 1240-août 1241. […] Si l'on peut discerner dans le Du commencement de l'Ordre une nette influence de la première source |Thomas de Celano, Vie du bienheureux François] et quelque réminiscence de la troisième [Vie  de Julien  de Spire], frère Jean s'en démarque toutefois par une réelle originalité d'information, de composition et de style ; sans doute une part de son projet fut-elle même de corriger les inexactitudes de la première légende de Thomas de Celano. Quant à la Légende ombrienne, si tant est que frère Jean en ait eu la moindre connaissance, sur le fond il en est aux antipodes. En revanche, frère Jean cite abondamment les écrits de François, en particulier les deux Règles et les Admonitions. Pour le reste, il est évident qu'il fonde son récit sur des informateurs qui ont connu personnellement François et les débuts de l'Ordre, spécialement les frères Gilles et Bernard. L'oeuvre, écrite à moins de quinze ans de la mort de François, est donc à considérer comme une source primaire, particulièrement originale dans le flot des légendes franciscaines.

La légende-chronique de frère Jean.

[…] Notons d'abord que seuls le premier et le dernier chapitre, plus exclusivement dédiés à François, répondent à la typologie d'une légende hagiographique, tandis que les dix chapitres centraux présentent un caractère beaucoup plus communautaire. Mais le plus frappant, dans cette structure, est que les six premiers chapitres sont dédiés à la seule période 1206-1209, tandis que les six derniers survolent la période 1209-1228 -- et ce en conformité avec le titre et le prologue de l' oeuvre qui prétendent traiter d'un « commencement » : il semble bien que, pour l'auteur, la constitution du groupe originel de compagnons, ceux qui rejoignirent François avant le voyage à Rome et l'entrevue avec Innocent III, soit aussi importante que l'institution de l'Ordre. Ou plus exactement le plan, résolument chronologique, présente une évolution sans heurt de l'escouade primitive des pénitents vers un Ordre dûment reconnu par les plus hautes autorités de l'Église. La métamorphose est en germe dans ce passage du chapitre v : « Certains leur demandaient en effet : « D'où êtes-vous ? » D'autres disaient : « De quel Ordre êtes-vous ? » Eux répondaient simplement : « Nous sommes des pénitents et nous sommes nés dans la cité 983 d'Assise.» Car la religion des frères n'etaait pas encore nommée Ordre.

[…] Un peu légende, beaucoup chronique, le Du commencement de l'Ordre est à coup sûr une source de grande valeur historique sur les débuts des Frères mineurs : outre tel ou tel détail que nous signalons en note de la traduction, elle est la première à conter le songe de Spolète, la triple ouverture de l'Évangile, la conversion de Sylvestre, à faire état d'un premier séjour des frères à la Portioncule, à détailler l'incompréhension et les quolibets dont les compagnons furent l'objet, à indiquer une entrevue de François avec l'évêque d'Assise, à relater les mésaventures de deux frères à Florence, l'élection de Bernard au moment du départ pour Rome, la tonsure accordée aux frères par le cardinal Jean de Saint-Paul, à évoquer si longuement la tenue des premiers chapitres... Elle est aussi exhortation morale à destination des frères, les incitant à supporter les adversités dans la certitude que viendra la récompense, à partager une vie communautaire ascétique assez proche de l'idéal monastique traditionnel et à pratiquer des vertus franciscaines telles que la pauvreté, avant tout conçue comme une répulsion pour les espèces monétaires, en évitant néanmoins tout conflit avec les puissances du siècle. Elle est sous-tendue par une réflexion sur le rapport entre plan divin et oeuvres humaines. Elle ne prend néanmoins tout son sens qu'au regard de la situation historique qui la vit naître.

[…] Datable de 1240-1241, le texte de frère Jean fut très probablement rédigé au lendemain de la déposition de frère Élie lors du chapitre général tenu à Rome le 15 mai 1239 sous la présidence de Grégoire IX. Rappelons qu' Élie avait été choisi par François comme son vicaire en 1221, que Jean Parenti lui fut préféré comme ministre général en 1227, qu' Élie tenta en vain de revenir à la tête de l'Ordre en 1230 et y réussit en 1232. Dès lors, il focalisa d'une part la réprobation de certains compagnons à cause de la dispendieuse construction de la basilique Saint-François à Assise, sur laquelle il eut la haute main, et du fait des privilèges qu'il accepta, voire suscita de la part du Siège romain (contre les admonitions de François) ; d'autre part, l'hostilité des clercs lettrés et surtout des prêtres universitaires du studium parisien à cause de la parité qu'il tenta de maintenir 984 entre frères laïques et prêtres (et ce en fidélité à la volonté du fondateur) ; pour finir, il s'attira l'animosité du plus grand nombre par sa brutalité et son autocratie, négligeant de réunir le chapitre général, nommant de manière arbitraire à toutes les charges, multipliant les inspections soupçonneuses de ses visiteurs. Du moment où il perdit le soutien de Grégoire IX, sa déposition en 1239 fut clairement l'oeuvre des prêtres universitaires parisiens menés par Aymon de Faversham.

Le Du commencement de l'Ordre, dans son latin archaïque et élémentaire, ne provient certainement pas de cette faction lettrée. Le prêtre Jean fut inspiré par son mentor, frère Gilles, dont on sait la détestation pour les études en général et pour Paris en particulier, responsable selon lui d'avoir tué l'Ordre de saint François. Mais Gilles était aussi hostile à Élie et, tout particulièrement, à la construction de la basilique d'Assise. Son retrait à Monteripido correspond au retour d' Élie au pouvoir. Le manifeste de frère Jean ne fut certainement pas commandé par les frères universitaires, qui ne devaient guère priser, au demeurant, son style rustique.

985 […] Contre Élie le tard-venu, Élie qui ne faisait pas partie du groupe originel des vrais compagnons assemblés par François avant 1209, le bien nommé Du commencement de l'Ordre rappelle les droits de la primogéniture -- et on peut se demander s'il n'appelle pas implicitement à une direction collégiale de l'Ordre par les premiers compagnons. […] Thomas avait relaté avec une abondance de détails et d'éloges la bénédiction très spéciale qu' Élie avait reçue du saint à l'agonie 4, contre la règle de primogéniture, comme Jacob avait préféré, parmi ses petits-fils, le cadet Éphraïm à l'aîné Manassé. En opposition à cette subversion des rôles, frère Jean défend le droit d'aînesse. Mais l'histoire -- cette histoire dans laquelle le 986 compagnon de frère Gilles lisait sereinement la volonté divine présidant au Commencement de l'Ordre -- avait déjà pris une autre direction, irrémédiablement.

Jacques DALARUN.

 

 


 

 

 

Légende des trois compagnons

 


 


 

La lettre de Greccio 3

VOICI QUELQUES SOUVENIRS ÉCRITS PAR TROIS COMPAGNONS DU BIENHEUREUX FRANÇOIS SUR SA VIE ET SA CONDUITE QUAND IL ÉTAIT DANS LE SIÈCLE 1 SUR SA MERVEILLEUSE ET PARFAITE CONVERSION ET SUR LA PERFECTION DE L'ORIGINE ET DU FONDEMENTDE L' ORDRE EN LUI ET DANS LES PREMIERS FRÈRES 2

1 Au révérend père dans le Christ frère Crescent, par la grâce de Dieu ministre général 4, frère Léon 5, frère Rufin 6 et frère Ange 7, jadis compagnons, quoiqu’indignes, du très bienheureux

1. « In habitu saeculari » : littéralement, « en habit séculier », mais l'« habitus » désigne un statut, un état, un comportement autant qu'un habit.

2. Cette rubrique, dont les termes rappellent le titre d'AP, est absente des manuscrits de Barcelone, Fribourg, Sarnano et d'une partie des manuscrits de la famille méridionale. Dans les autres témoins, elle enserre donc dans un même ensemble textuel la Lettre de Greccio et 3S ; elle attribue la légende à « trois compagnons » par contamination avec la lettre qui la précède.

3. Cette lettre précède 3S dans tous les témoins manuscrits de la légende, sauf ceux de Sarnano (acéphale), Barcelone et le manuscrit 382 de la Biblioteca Corsiniana de Rome (également acéphale).

4. Élu ministre général au chapitre de Gênes en 1244, Crescent de Jesi fut déposé par le chapitre de Lyon, le 13 juillet 1247.

5. Léon entra dans la fraternité vers 1215, après le voyage à Rome. Ordonné prêtre, il devint le confesseur, le secrétaire et le très proche compagnon de François. Il est enterré près de la tombe de François dans la basilique d' Assise.

6. Originaire d'Assise, cousin de Claire, comme elle de noble extraction, Rufin entra dans l'Ordre à une date inconnue et mourut en 1270 à l'ermitage des Carceri. Il est enterré près de la tombe de François dans la basilique d'Assise.

7. Ange Tancrède, chevalier, un des douze premiers compagnons de François. Il est enterré près de la tombe de François dans la basilique d'Assise. On discute pour savoir s'il faut le confondre avec Ange de Rieti, présent dans le procès de canonisation de Claire d'Assise.

1080 père François, présentent la révérence qu'ils lui doivent et lui vouent dans le Seigneur.

Puisque, par mandat du tout dernier chapitre général 1 et par le vôtre, les frères sont tenus d'adresser à votre paternité les signes et les prodiges du très bienheureux père François qu'ils peuvent connaître ou repérer, il nous a semblé bon, à nous qui, quoique indignes, avons vécu plus longtemps avec lui, de faire part à votre sainteté, avec la vérité comme guide 2, de quelques-unes de ses nombreuses actions que nous avons vues par nous-mêmes 3 ou que nous avons pu connaître par d'autres saints frères ; et spécialement par frère Philippe, visiteur des Pauvres Dames 4, frère Illuminé de Arce 5, frère Massée de Marignane 6 et frère Jean 7, compagnon du vénérable père frère Gilles 8, qui a tenu nombre de ces informations du même saint

1. Le chapitre de Gênes, où Crescent de Jesi fut élu ministre général pour succéder à Aymon de Faversham.

2. Voir 1C Prol 1 : « gardant toujours la vérité comme guide et maîtresse ».

3. Voir Lc 1 2-3.

4. Philippe fut le sixième frère à rejoindre François, selon 1C 25. Il fut visiteur des Pauvres Dames en 1219-1220, puis de 1228 à 1246 ; voir AP 41c et JG 13. Il mourut vers 1259. Il est enterré près de la tombe de François dans la basilique d'Assise.

5. Originaire d'Arce près d'Assise, entré dans la fraternité vers 1210, Illuminé accompagna François en Orient ; voir 1C 57. Il mourut vers 1266.

6. Originaire de Marignano près d'Assise, chevalier à Pérouse, Massée rejoignit François en 1210. Il mourut en 1280, presque nonagénaire. Il est enterré près de la tombe de François dans la basilique d'Assise.

7. Jean, compagnon de frère Gilles, est l'auteur d' AP.

8. Frère Gilles aurait été reçu dans la fraternité en la fête de saint Georges, c'est-à-dire le 23 avril, peu après frère Bernard et deux ans après la conversion de François. Il mourut le 22 avril 1262. I1 est enterré à Pérouse.

frère Gilles et de frère Bernard 1 de sainte mémoire 2, premier compagnon du bienheureux François 3.

Nous ne nous contentons pas de conter seulement des miracles, qui ne font pas la sainteté, mais la montrent 4 ; mais nous désirons aussi montrer les traits remarquables de sa sainte conduite et le dessein de son pieux projet, pour la louange et la gloire du Dieu souverain 5 et de ce père très saint, ainsi que pour l'édification de ceux qui veulent imiter son exemple. Et pourtant, nous n'avons pas écrit cela en manière de légende 6, étant donné que, sur sa vie et les miracles que le Seigneur a opérés par lui, des légendes ont été récemment élaborées 7. Mais comme dans une charmante prairie, nous avons cueilli quelques

1. Bernard de Quintavalle.

2. Bernard est donc mort au moment de la rédaction de cette lettre en août 1246. Il est enterré près de la tombe de François dans la basilique d' Assise.

3. Voir 1C 24 et AP 10. Au lieu de préciser que Jean « a tenu nombre de ces informations du même saint frère Gilles et de frère Bernard de sainte mémoire, premier compagnon du bienheureux François », le manuscrit de Fribourg indique qu'il « a tenu du même frère Gilles et de frère Bernard de bienheureuse mémoire au sujet du [en fait a qu'il faut sans doute redresser en de] bienheureux François bien des faits le regardant ». Pierre de Cattaneo et Bernard de Quintavalle étant morts, Gilles reste alors le plus ancien des compagnons selon l'ordre d'entrée dans la fraternité.

4. Voir 1C 70 : « Toutefois, parce que nous avons décidé d'expliquer non pas ses miracles -- qui ne font pas la sainteté, mais la manifestent --, mais plutôt l'excellence de sa vie et le modèle très pur de sa conduite, laissons de côté ces miracles, puisqu'ils sont en trop grand nombre, et remettons-nous à tisser ses oeuvres de salut éternel. »

5. Voir Ph 11 1.

6. Cette phrase ne peut s'appliquer à la Légende des trois compagnons telle que nous la connaissons, puisqu'elle se présente bel et bien « en manière de légende ». Elle se comprend soit si 3S n'avait pas, en 1246, la forme aboutie que nous lui connaissons dans ses deux recensions conservées ; soit -- ce que nous croyons plus probable -- si elle s'applique à l'ensemble du paquet adressé à Crescent de Jesi par les trois compagnons.

7. On peut penser à 1C, LC et LO, qui comprennent en effet vie et miracles de François. Les miracles sont moins présents en VJS.

1082 fleurs, plus belles à notre goût 1 ; nous ne suivons pas une histoire continue et nous laissons de côté, à dessein, de nombreux faits 2 qui ont été déposés dans ces légendes d'un style aussi véridique que brillant.

Ce peu de faits que nous écrivons, vous pourrez les faire insérer dans ces légendes, si cela semble juste à votre discernement 3. Car nous croyons que, s'ils avaient été connus des hommes vénérables qui ont produit ces légendes 4, ceux-ci ne les auraient nullement omis et les auraient bien plutôt, au moins en partie, décorés de leur éloquence et laissés en mémoire à la postérité.

Que votre sainte paternité se porte toujours parfaitement bien dans le Seigneur Jésus Christ 5, en qui nous, vos fils dévoués, nous recommandons avec humilité et dévotion à votre sainteté.

FAIT DANS LE LIEU DE GRECCIO 6 LE TROISIÈME JOUR DES IDES D'AOÛT 7 DE L'ANNÉE DU SEIGNEUR 1246

1. C'est l'idée même du florilège.

2. Le manuscrit de Fribourg omet la fin de cette phrase.

3. Ce qui advint en effet dans le Mémorial du désir de l'âme compilé par Thomas de Celano, qui comprend 2C et 3C.

4. Les auteurs ont sans doute à l'esprit Thomas de Celano et Julien de Spire.

5. Le manuscrit de Fribourg omet la fin de cette phrase.

6. L'ermitage des frères qui s'élève à proximité de ce petit bourg fortifié de Sabine, province de Rieti, dans le Latium.

7. Le 11 août, fête de saint Rufin, évêque et martyr, patron d'Assise, saint patron d'un des trois auteurs de la lettre.


 

La Légende

CHAPITRE I [note] 1 SA NAISSANCE, SA VANITÉ, SON GOÛT DES BIZARRERIES 2 ET SA PRODIGALITÉ. COMMENT DE LÀ IL PARVINT À LA LARGESSE ET À LA CHARITÉ ENVERS LES PAUVRES

[§] 2 François, originaire de la cité d'Assise qui est située dans le territoire de la vallée de Spolète 3, fut d'abord appelé Jean par sa mère. Mais peu après, son père, en l'absence de qui il était né, revenant alors de France 4, le nomma François 5.

1. La division en chapitres est commune à tous les témoins manuscrits. Les titres de ces chapitres sont identiques dans tous les manuscrits de la famille traditionnelle. En revanche, le manuscrit de Sarnano ne porte pas d'intertitres, par oubli du rubricateur ; les manuscrits de Barcelone et Fribourg en portent, qui diffèrent entre eux, tout en étant globalement moins détaillés et plus frustes que ceux de la famille traditionnelle.

2. Nous rendons ainsi le terme « curiositas ».

3. Spolète, province de Pérouse, Ombrie. La vallée de Spolète, ancien duché lombard, correspond à peu près à l'actuelle région d' Ombrie.

4. Les manuscrits de Barcelone et Fribourg précisent : « où il était allé pour faire du négoce ».

5. Dans cet épisode inédit, l'auteur joue de l'opposition entre une appellation provisoire par la mère, qui a pu précéder le baptême, et une nomination définitive par le père. 2C 3 présentera Jean comme le nom de baptême de François. Ce nom de Jean (Baptiste) connote d'emblée la vocation prophétique de François. Sa mère est revalorisée, du fait qu'elle est implicitement identifiée à sainte Élisabeth.

1084 Devenu adulte et d'une subtile intelligence, il exerça le métier de son père, le négoce 1, mais d'une manière très différente, car il était plus rieur et plus libéral que lui 2. Adonné aux jeux et aux chansons, il parcourait la cité d'Assise jour et nuit en compagnie de ses semblables ; et il était si large en dépenses que tout ce qu'il pouvait avoir 3 et gagner, il le consumait 4 en banquets ou en autres choses 5.

À cause de cela, ses parents le reprenaient très souvent, lui disant qu'il faisait de si grandes dépenses pour lui et pour les autres qu'on le prendrait non pour leur fils, mais pour celui d'un grand prince 6. Toutefois, puisqu'ils étaient riches et le chérissaient très tendrement, ils le soutenaient dans de tels excès, ne voulant pas le contrarier 7. Et comme des voisins critiquaient sa prodigalité, sa mère répondait même : « Que pensez-vous de mon fils ? Il sera toujours fils de Dieu par la grâce 8. »

Quant à lui, non seulement il était généreux dans ses dépenses, ou plutôt prodigue, mais pour ses vêtements aussi, il multipliait les excès, se faisant faire des tenues plus chères qu'il ne lui serait convenu d'avoir. Il était même si vain dans son goût des bizarreries que parfois, dans le même vêtement, il faisait coudre ensemble un tissu très cher et un autre très vil 9.

1. Il s'agit d'un commerce à grande échelle, comme le prouve le voyage du père en France.

2. Fils de marchand, François ne respecte pas son rang social et les valeurs de son milieu en dépensant avec la largesse d'un chevalier, voire d'un prince.

3. Voir Tb 1 3.

4. Les manuscrits de Barcelone et Fribourg précisent : « en le donnant généreusement à ses compagnons ».

5. Les manuscrits de Barcelone et Fribourg précisent : « en autres choses qu'il achetait quand il allait faire du négoce ».

6. La libéralité de François prend des teintes positives, puisqu'elle l'anoblit de facto.

7. L'opposition entre François et ses parents (son père surtout), frappante en l C, est ici singulièrement édulcorée.

8. Cette prophétie est un apport inédit de 3S.

9. On songe aux habits bicolores ou rayés des jongleurs. Il semble ici qu'à la transgression s'ajoute une volonté de dérision. puisque la bipartition porte non pas sur la couleur, mais sur la valeur du tissu.

§ 3 Pourtant, il était comme naturellement courtois en moeurs et en paroles : selon le projet de son cœur, il ne disait à personne de mot injurieux ou grossier ; mieux encore, comme il était un jeune ainsi enjoué et folâtre, il décida de ne rien répondre à ceux qui lui diraient des grossièretés. Par suite de quoi sa renommée se répandit par presque toute la province 1, au point que beaucoup de ceux qui le connaissaient disaient qu'il deviendrait quelque chose de grand.

Des degrés de ces vertus naturelles 2, il progressa vers une telle grâce que, rentrant en lui-même, il se disait : « Vu que tu es généreux et courtois auprès d'hommes de qui tu ne reçois rien qu'une faveur transitoire et vaine, il est juste que, pour Dieu qui est le plus généreux dans la récompense 3, tu sois courtois et généreux pour les pauvres. » À partir de ce moment-là, il voyait donc volontiers les pauvres, leur distribuant des aumônes en abondance. Et bien qu'il soit un marchand 4, il était le très vain dispensateur de la richesse de ce monde.

Or comme un jour il se tenait dans la boutique où il vendait des étoffes, préoccupé d'affaires de cette sorte, vint à lui un pauvre qui demandait l'aumône pour l'amour de Dieu. Et comme, pris par la cupidité des richesses et le soin du négoce, il lui avait refusé l'aumône, sondé par la grâce divine, il se reprocha sa grande rustrerie 5 en se disant : « Si ce pauvre t'avait demandé quelque chose au nom de quelque grand comte ou

1. Voir Lc 4 37.

2. Comme l'exprime le titre de ce chapitre, François progresse de la vaine prodigalité à l'aristocratique largesse, qu'il lui faut encore convertir en charité chrétienne.

3. Les manuscrits de Barcelone et Fribourg précisent : « dans ce monde et dans le futur ».

4. Il aurait donc dû être économe et non dépensier.

5. La « rusticitas » désigne les manières des rustres par opposition aux manières courtoises.

1086 baron, à coup sûr tu lui aurais donné ce qu'il demandait. Combien plus aurais-tu donc dû le faire au nom du Roi des rois et du Seigneur universel 1 ! » Aussi se proposa-t-il dès lors en son cœur de ne plus refuser désormais des demandes faites au nom d’un si grand Seigneur.

 

CHAPITRE II COMMENT IL FUT CAPTIF À PÉROUSE ET DEUX VISIONS QU'IL EUT EN VOULANT DEVENIR CHEVALIER

§4 En un temps où la guerre sévissait entre Pérouse et Assise 2, François fut pris avec nombre de ses concitoyens et mis en captivité à Pérouse. Cependant, comme il était noble de moeurs, il fut mis en captivité avec les chevaliers 3.

Or un jour où ses camarades de captivité s'attristaient, lui, qui était d'un naturel rieur et joyeux, ne semblait pas s'attrister, mais se réjouir en quelque sorte. Aussi un de ses compagnons lui reprocha-t-il sa folie, vu qu'il se réjouissait alors qu'il était consigné en prison. À quoi François répondit avec vivacité : « Que pensez-vous de moi ? Par la suite, je serai adoré par le

1. Voir Ap 17   14.

2. Entrecoupee de trêves la guerre entre Pérouse et Assise dura de 1202 à 1209. L'aristocratie d'Assise (les maiores), contestée par les « populaires » de la cité (les minores, dont la famille de François faisait partie), demanda secours à la commune de Pérouse. La bataille dont il est ici question eut lieu entre Collestrada et Ponte San Giovanni en 1202. Cet épisode militaire est un apport inédit de 3S.

3. On observe toujours le même mouvement de transgression sociale : le fils de marchand est intégré au groupe des chevaliers. François dut passer environ un an en prison.

monde entier 1. » Et comme un des chevaliers auxquels il avait été adjoint avait porté tort à un de leurs camarades de captivité et qu'à cause de cela tous les autres voulaient le mettre en quarantaine, seul François ne lui refuse pas sa compagnie, mais exhorte aussi les autres à en faire autant.

Un an plus tard, la paix ayant été rétablie entre les deux cités 2, François revint à Assise avec ses camarades de captivité.

§5 Quelques années plus tard, un noble de la cité d'Assise s'équipe d'armes chevaleresques 3 pour aller en Pouille 4 y gagner plus d'argent ou d'honneur. Ayant entendu cela, François 5 aspire à aller avec lui et, dans l'espoir d'être fait chevalier par un comte du nom de Gentil 6, il prépare des vêtements aussi précieux que possible, plus pauvre que son concitoyen en richesses, mais plus généreux en largesse 7.

Une nuit donc, tandis qu'il délibérait du moyen d'accomplir tout cela et qu'il était agité par le désir de prendre la route, il est visité du Seigneur qui, par une vision, l'attire et l'élève au faîte de la gloire, lui qui de gloire était avide. Cette nuit-là, en effet, comme il dormait, quelqu'un lui apparut, l'appelant par son nom 8 et le conduisant dans le charmant palais d'une belle épouse, plein

1. Étrange propos dans la bouche de François. L'hagiographe cherche à multiplier les signes érigeant le saint en prophète.

2. Une paix fragile fut conclue entre Assise et Pérouse, le 31 août 1205, mais les prisonniers furent probablement libérés plus tôt.

3. Dans le lexique médiéval, le terme « miles » et ses dérivés s'appliquent non pas au simple soldat, mais au chevalier.

4. Pouille, région d'Italie méridionale longeant la mer Adriatique.

5. Le manuscrit de Barcelone précise : « car il n'était pas peu audacieux ».

6. L'auteur de 3S ne comprend pas son modèle (en l'occurrence AP 5 : « ad comitem gentileni ») et fait du « gentil comte » « un comte du nom de Gentil » ; en réalité, il s'agit certainement du comte Gauthier de Brienne.

7. Renversement de valeurs : le fils de marchand brille par une largesse tout aristocratique et non par l'argent.

8. Voir Gn 4 17.

1088 d'armes chevaleresques, boucliers resplendissants 1 et autres équipements pendant au mur, reflétant le lustre de la chevalerie. Comme, tout en se réjouissant beaucoup, il s'interrogeait en silence sur ce dont il s'agissait, il demanda à qui étaient ces armes étincelant d'un si grand éclat et ce palais si charmant. Et on lui répondit que tout cela, le palais compris, était à lui et à ses chevaliers.

Aussi, le matin à son réveil, se leva-t-il l'esprit en joie, réfléchissant en homme de ce monde, comme quelqu'un qui n'avait pas encore pleinement goûté l'Esprit du Seigneur, et déduisant de cela qu'il devait devenir un prince magnifique. Et tenant cette vision pour un présage de grande prospérité, il résout de se mettre en route pour la Pouille pour être fait chevalier par le comte dont nous avons parlé plus haut. Or il devint tellement plus allègre qu'à l'ordinaire qu'à plusieurs qui s'en étonnaient et lui demandaient d'où lui venait une si grande allégresse, il répondait : « Je sais que je vais devenir un grand prince. »

§6 Cependant, le jour précédant immédiatement la vision, s'était d'abord manifesté en lui un signe de grande courtoisie et noblesse, signe dont on croit qu'il ne constitua pas la moindre raison de cette vision.

En effet, tout son habillement bizarre et cher qu'il s'était fait faire à neuf, ce jour-là il l'avait donné à un pauvre chevalier. S'étant donc mis en route, il était arrivé jusqu'à Spolète pour poursuivre vers la Pouille, mais il commença à être un peu malade. Préoccupé néanmoins de son voyage, il s'était abandonné au sommeil ; il entendit dans son demi-sommeil quelqu'un qui lui demandait où il désirait se diriger. Et lorsque François lui eut révélé tout son projet, son interlocuteur ajouta : « Qui peut te faire plus de bien, le seigneur ou le serviteur ? » François lui répondit : « Le seigneur. » Son interlocuteur lui dit de nouveau : « Pourquoi donc délaisses-tu le seigneur pour le

1. En accord avec AP 5, le manuscrit de Barcelone précise : « marqués du signe de la croix ».

serviteur et le prince pour le vassal ? » François dit : « Que veux-tu que je fasse, Seigneur 1 ? » — « Retourne, dit-il, dans ton pays 2 et on te dira ce que tu dois faire 3. Car cette vision que tu as eue, il te faut la comprendre autrement 4. »

En se réveillant, il se mit donc à réfléchir très attentivement à cette vision. Et tandis que, dans la première vision, le désir de la prospérité temporelle l'avait presque tout entier jeté hors de lui-même sous l'effet d'une grande allégresse, cette fois au contraire, il se recueillit tout entier en lui-même, admirant et considérant si attentivement la force de cette vision que, cette nuit-là, il ne put dormir davantage.

Aussi au matin retourna-t-il en hâte vers Assise, plein d'allégresse et de joie, attendant la volonté du Seigneur qui lui avait montré tout cela et espérant qu'il lui donne un conseil pour son salut. Désormais transformé en esprit, il renonce à aller en Pouille et désire se conformer à la volonté divine.

1. Ac 96.

2. Gn 32 9.

3. Ac 97.

4. Les manuscrits de Barcelone et Sarnano précisent qu'il s'agit de la vision du palais et des armes, et qu'il faut en chercher un sens plus élevé.

CHAPITRE III COMMENT LE SEIGNEUR VISITA D'ABORD SON CŒUR AVEC UNE ADMIRABLE DOUCEUR GRÂCE À QUOI IL COMMENÇA À PROGRESSER DANS LE MÉPRIS DE SOI ET DE TOUTES LES VANITÉS DANS LA PRIÈRE, LES AUMÔNES ET L'AMOUR DE LA PAUVRETÉ

§7 Peu de jours après son retour à Assise, un soir ses compagnons l'élurent comme seigneur pour qu'il fasse les dépenses à 1090 son gré 1. Comme il l'avait déjà fait bien souvent, il fit donc préparer un somptueux banquet.

Une fois restaurés, ils étaient sortis de la maison et les compagnons, en groupe, le précédaient, allant par la cité en chantant. Lui, portant en main le bâton comme seigneur, allait un peu en arrière d'eux sans chanter, mais absorbé dans sa méditation. Et voici qu'il est soudain visité par le Seigneur et son cœur est rempli d'une si grande douceur qu'il ne pouvait ni parler ni bouger et rien ressentir ou entendre d'autre que cette douceur : elle l'avait à ce point rendu étranger à toute sensation charnelle que, comme lui-même le dit par la suite, même si on l'avait alors coupé en morceaux, il aurait été incapable de changer de place.

Mais comme ses compagnons regardaient en arrière et le voyaient ainsi éloigné d'eux, ils revinrent à lui et, avec effroi, le virent comme déjà changé en un autre homme 2. Ils l'interrogent en disant : « À quoi pensais-tu que tu en oubliais de nous suivre ? Pensais-tu d'aventure à prendre une épouse 3 ? » Il leur

1. Cette mention de l'élection de François à la tête de la jeunesse d'Assise est un apport inédit de 3S. A. FORTINI, Nova vita di San Francesco, vol. 2, Assise, 1959, p. 1 15-129, a retrouvé dans les archives communales d'Assise des documents qui attestent l'existence dans la cité, jusqu'aux xve xvie siècles, d'une compagnie de jeunes dont les membres se réunissaient pour manger, boire et chanter. Le chef — ou podestat — de cette compagnie était élu et portait un bâton comme insigne de son pouvoir ; ce pour quoi la compagnie s'appelait d'ailleurs « Compagnie du bâton ». Le chef avait le pouvoir de condamner un des convives à payer tous les frais du banquet, mais, pour que ce droit ne devienne pas source d'excès, les statuts de la commune avaient déterminé que la dépense ne devrait pas dépasser dix sous, sous peine d'une amende de vingt-cinq livres. Il semble bien qu'en élisant François comme « seigneur » (« dominus ») de la Compagnie, ses compagnons aient eu l'intention de lui faire assumer leurs dépenses : on peut y voir une sorte de taxe d'entrée pour ce fils de marchand voulant s'immiscer dans la société chevaleresque.

2. Voir 1S 106.

3. Les manuscrits de Barcelone, Fribourg et Sarnano précisent : « dirent-ils en plaisantant ».

répondit avec vivacité : « Vous avez dit vrai, car je pensais à prendre une promise 1 plus noble, plus riche et plus belle que vous avez jamais vue. » Ils se moquèrent de lui 2. Pourtant il n'avait pas dit cela de son propre chef, mais inspiré par Dieu : cette promise, ce fut en effet la vraie religion qu'il assuma, plus noble, plus riche et plus belle que les autres en pauvreté 3.

§8 À partir de ce moment, il commença à se tenir pour vil et à mépriser ce qu'il avait eu auparavant en amour ; pas encore pleinement cependant, car il n'était pas encore entièrement délié de la vanité de ce monde. Se retirant momentanément du tumulte de ce monde, il s'efforçait d'enfouir Jésus Christ en l'homme intérieur, ainsi que la perle qu'il désirait acheter après avoir tout vendu 4. Se dérobant aux yeux des railleurs, il allait souvent, presque chaque jour, prier en secret ; il y était, en quelque sorte, pressé par l'avant-goût de cette douceur qui, le visitant très souvent, le poussait de la place ou des autres lieux publics vers la prière 5.

Bien que depuis longtemps déjà il soit devenu bienfaiteur des pauvres, à partir de ce moment pourtant, il décida plus fermement en son cœur 6 de ne plus refuser désormais l'aumône à aucun pauvre la demandant au nom de Dieu, mais de lui faire au contraire des aumônes plus généreuses et plus abondantes qu'à

1. Les compagnons parlaient d'une épouse (« uxor ») ; François change de registre en parlant d'une promise (« sponsa ») : c'est le terme employé pour l'épouse du Cantique des cantiques et pour dame Pauvreté en SC.

2. Mt 9 24 ; Lc 16 14, 23 35. Les manuscrits de Barcelone, Fribourg et Sarnano précisent : « disant qu'il était fou et qu'il ne savait pas ce qu'il disait ».

3. L'auteur joue de l'oxymore en évoquant la noblesse, la beauté et la richesse de la pauvreté. Par « religio », il faut entendre un mouvement religieux, un mode de vie religieux commun : l'auteur évoque ainsi les débuts de l'Ordre des Frères mineurs dont François va assumer la charge.

4. La pauvreté ?

5. L'opposition entre intérieur et extérieur est la clé de lecture principale du récit de la conversion de François.

6. Voir Ps 13 (14) 1 ; Ac 5 4.

1092 l'ordinaire 1. Quel que soit donc le pauvre qui lui demandait l'aumône hors de la maison, il le pourvoyait toujours de deniers s'il le pouvait. S'il manquait de deniers, il lui donnait son bonnet ou sa ceinture, pour ne pas renvoyer le pauvre les mains vides 2. S'il manquait même de cela, il allait dans un endroit caché et, ôtant sa chemise, il l'envoyait en secret à ce pauvre, afin qu'il la prenne pour lui par amour de Dieu. Il achetait aussi 3 des objets destinés à l'ornement des églises et les transmettait en grand secret à de pauvres prêtres.

§9 Quand il restait à la maison en l'absence de son père, même s'il mangeait seul à la maison avec sa mère 4, il couvrait la table de pains comme s'il la préparait pour toute une famille 5. De ce fait, comme sa mère lui demandait pourquoi il avait placé tant de pains sur la table, il répondit qu'il l'avait fait pour donner des aumônes 6 aux pauvres, vu qu'il avait décidé de faire généreusement l'aumône à toute personne demandant 7 au nom de Dieu 8. Quant à sa mère, parce qu'elle le chérissait plus que ses autres fils 9, elle le laissait faire de tels gestes, observant ses actions et s'en étonnant beaucoup en son cœur.

I. Voir 3S 3.

2. Voir Si 29 12.

3. Les manuscrits de Barcelone, Fribourg et Sarnano précisent : « avec une particulière libéralité ».

4. Les manuscrits de Barcelone et Sarnano précisent : « au déjeuner ou au dîner ».

5. Cette anecdote sur la table est un apport inédit de 3S. La « familia », famille au sens large, peut inclure des parents, des alliés, des clients, des serviteurs.

6. Voir Lc 12 33.

7. Voir Lc 6 30.

8. Voir 3S 3 et 8.

9. Le seul frère de François qu'on connaisse, par des documents notariés, est Ange. L'expression « prae ceteris fuis » peut être une expression convenue, fondée sur une réminiscence biblique (Gn 37 3). 3S est la seule source franciscaine à évoquer cette préférence pour François de la part de sa mère, donnée par ailleurs classique dans l'hagiographique latine.

Auparavant, il mettait en effet tout son cœur à suivre ses compagnons dès qu'ils l'appelaient et il était tellement attiré par leur compagnie qu'il se levait très souvent de table même s'il avait à peine mangé, laissant ses parents affligés d'un départ aussi désordonné ; et c'est de la même manière que, maintenant, il s'appliquait de tout son cœur à voir ou à entendre des pauvres pour leur donner généreusement des aumônes.

§10 Ainsi donc transformé par la grâce divine, bien qu'il soit encore dans le siècle 1, il désirait se trouver dans une cité où, incognito 2, il ôterait ses vêtements, revêtirait les habits d'un pauvre reçus en échange et s'essaierait à demander des aumônes pour l'amour de Dieu 3.

Or il arriva à cette époque qu'il se rende à Rome pour cause de pèlerinage 4. Entrant dans l'église Saint-Pierre, il considéra les offrandes de certains, qui étaient modiques, et se dit en lui-même : « Alors que le prince des apôtres devrait être honoré avec magnificence, pourquoi ces gens-là font-ils de si petites offrandes dans l'église où repose son corps 5? » Aussi, avec une grande ferveur, mit-il la main à la bourse et la retira-t-il pleine de deniers ; les projetant par la fenestrelle de l'autel 6, il fit tant de bruit que tous ceux qui étaient là s'étonnèrent grandement de si magnifiques offrandes.

1. « In habitu saeculari » ; voir l'intitulé en tête de la Lettre de Greccio et de 3S.

2. Le thème du bienfait caché est omniprésent dans ce chapitre où François est encore dans l'entre-deux qui sépare vie mondaine et conversion.

3. Le changement d'habit, qui exprime toujours un changement de statut dans la culture médiévale, est largement utilisé par l'hagiographe pour marquer les diverses étapes de la conversion de François.

4. La mention de ce pèlerinage est un apport inédit de 3S.

5. Saint-Pierre-du-Vatican.

6. Les autels sous lesquels était placé un saint corps étaient fréquemment percés d'une ouverture permettant de le toucher ou d'y déposer des offrandes.

 

1094 Sortant devant le porche de l'église où beaucoup de pauvres se tenaient pour demander des aumônes 1, secrètement il reçut en échange les hardes d'un pauvre homme et, ôtant les siennes, il revêtit celles du pauvre. Puis se tenant sur les marches de l'église avec les autres pauvres, il demandait l'aumône en français, car c'est volontiers qu'il parlait en langue française, bien qu'il ne sût pas correctement la parler 2.

Mais après cela, ôtant ces hardes et reprenant ses vêtements, il revint à Assise et commença à prier le Seigneur de diriger sa route 3. Car à personne il ne dévoilait son secret et, sur ce point, il n'usait des avis de personne, si ce n'est du seul Dieu qui avait commencé à diriger sa route et, quelquefois, de l'évêque d'Assise 4. À cette époque en effet, il n'y avait chez personne la vraie pauvreté qu'il désirait plus que tout au monde, voulant en elle vivre et mourir.

1. Voir Ac 3 2. Les manuscrits de Barcelone et Sarnano précisent : « aux gens qui entraient ou sortaient ».

2. La maîtrise de la langue française, langue des romans et des chansons, est la preuve par excellence de la courtoisie, ces manières de cour dont s'enorgueillissent les nobles. Une telle remarque sur les limites linguistiques de François vient certainement d'un homme qui, quant à lui, peut se targuer de parfaitement parler le français.

3. Voir Gn 24 40.

4. Certainement Gui Ier, évêque d'Assise, auquel, entre 1208 et 1212, succède Gui II qui reste évêque jusqu'à sa mort en 1228.


CHAPITRE IV COMMENT IL COMMENÇA À SE VAINCRE LUI-MÊME PAR SA RENCONTRE AVEC LES LÉPREUX ET À SENTIR DE LA DOUCEUR DANS CE QUI LUI ÉTAIT AUPARAVANT AMER

§11 Un jour qu’il priait le Seigneur avec ferveur, il obtint cette réponse : « François, tout ce que tu as charnellement chéri et désiré avoir, il te faut le mépriser et le haïr si tu veux connaître ma volonté. Après que tu auras commencé à faire cela, ce qui auparavant te semblait suave et doux te sera insupportable et amer 1 ; en ce qui te faisait horreur auparavant, tu puiseras une grande douceur et une immense suavité. »

Réjoui donc par ces paroles et conforté dans le Seigneur, comme il chevauchait près d'Assise, il rencontra un lépreux sur sa route. Comme il avait d'ordinaire une grande horreur des lépreux, se faisant violence, il descendit de cheval et lui offrit un denier en lui baisant la main 2. Ayant reçu de lui un baiser de paix 3, il remonta à cheval et poursuivit son chemin. À partir de ce moment, il se mit à se mépriser de plus en plus, jusqu'à parvenir à une parfaite victoire sur lui-même par la grâce de Dieu.

Quelques jours plus tard, prenant beaucoup d'argent, il se rendit à l'hôpital des lépreux et, les réunissant tous ensemble, il donna une aumône à chacun en lui baisant la main. À son retour, il est vrai que ce qui lui était auparavant amer -- c'est-à-dire de voir et de toucher des lépreux -- fut changé en douceur 4. Comme il le dit, elle lui avait en effet été à ce point amère, la vision des lépreux, qu'il refusait non seulement de les voir, mais même de s'approcher de leurs habitations. Et s'il lui arrivait parfois de passer le long de leurs maisons ou de les voir, bien que la pitié le pousse à leur faire l'aumône par personne interposée, pourtant il détournait toujours le visage et se bouchait le nez de ses propres mains. Mais par la grâce de Dieu 5, il devint à ce point familier et ami des lépreux que,

1. Construit par inversion de Test 3 pour ouvrir la voie à la transformation qui suit.

2. Ce geste, apport inédit de 3S, est un signe d'allégeance : celui de l'hommage du vassal à son seigneur.

3. Le baiser au lépreux est présent en 1C 17 ; l'idée du « baiser de paix » est ajoutée par 3S.

4. Voir Test 1-3.

5. Les manuscrits de Barcelone et Sarnano précisent que la grâce de Dieu le conforta dans ce qui lui avait été dit : « qu'il chérirait ce qu'il avait auparavant en horreur et qu'il aurait en horreur ce qu'il avait chéri à tort ».

1096 comme il atteste en son Testament 1, il séjournait parmi eux et les servait humblement.

§12 Transformé en bien après la visite aux lépreux, il emmena avec lui vers des lieux écartés un de ses compagnons 2 qu'il avait beaucoup chéri : il lui disait qu'il avait découvert un grand et précieux trésor. L'homme est transporté d'une grande joie et va volontiers avec lui chaque fois qu'il l'appelle. François le conduisait souvent à une grotte prés d'Assise ; y entrant seul et laissant à l'extérieur son compagnon préoccupé du trésor à avoir, envahi d'un esprit neuf et singulier, il priait le Père en cachette 3. Il désirait que personne ne sache ce qu'il faisait à l'intérieur, excepté Dieu seul qu'il consultait assidûment au sujet du trésor céleste à avoir.

Remarquant cela, l'Ennemi du genre humain s'efforce de le faire régresser par rapport à ce bon début, en lui inspirant de la crainte et de l'horreur. Il y avait en effet à Assise une femme horriblement bossue 4 ; le démon, apparaissant à l'homme de Dieu, la lui remettait en mémoire et le menaçait de lui infliger la bosse de cette femme 5 s'il ne renonçait pas au projet qu'il avait conçu. Mais le très courageux chevalier 6 du Christ, méprisant les menaces du diable, priait à l'intérieur de la grotte avec dévotion pour que Dieu dirige sa route 7.

1. Voir Test 3.

2. Les manuscrits de Barcelone et Sarnano précisent : « un Assisiate de son âge ».

3. Voir Mt 66.

4. Ce personnage de la femme bossue est un apport inédit de 3S.

5. Les manuscrits de Barcelone et Sarnano précisent que la femme serait libérée de sa bosse, qui serait en revanche injectée à François.

6. Voir 2Tm 2 3. Les manuscrits de Barcelone et Sarnano préfèrent parler d'un apprenti (« tiro .v) plutôt que d'un chevalier (« miles »).

7. Voir Gn 24 40.

Il endurait une très grande douleur et angoisse d'esprit : ne pouvant se reposer jusqu'à ce qu'il ait accompli en oeuvre ce qu'il avait conçu en esprit, il était très durement perturbé par la succession importune de pensées contradictoires. Au-dedans, il brûlait en effet d'un feu divin, ne pouvant cacher au-dehors l'embrasement de son esprit. Il se repentait d'avoir si gravement péché ; les maux passés ou présents ne lui causaient désormais plus de plaisir et pourtant il n'avait pas encore reçu l'assurance de s'abstenir des maux futurs. À cause de cela, lorsqu'il sortait de la grotte, il semblait à son compagnon changé en un autre homme 1.

1. Voir 1S 10 6.

 

CHAPITRE V LA PREMIÈRE ALLOCUTION QUE LUI FIT LE CRUCIFIÉ 2 ET COMMENT À PARTIR DE CE MOMENT IL PORTA EN SON CŒUR LA PASSION DU CHRIST JUSQU'À LA MORT

§13 Un jour qu'il implorait avec plus de ferveur la miséricorde du Seigneur, celui-ci lui montra qu'on lui dirait prochainement ce qu'il lui faudrait faire 3. À partir de ce moment, il fut rempli d'une si grande joie 4 que, ne se tenant plus d'allégresse, il répandait malgré lui aux oreilles des hommes quelque chose de ses secrets. Il en parlait pourtant avec prudence et par énigme, disant qu'il ne voulait pas aller en Pouille, mais faire dans sa patrie de nobles et hauts faits.

2. Le même mot (« crucifixus ») désigne en latin le Crucifié et le crucifix. Nous donnerons aussi souvent que possible priorité à la personne sur l'objet.

3. Voir Test 14 : « Et après que le Seigneur m'eut donné des frères, personne ne me montrait ce que je devais faire, mais le Très-Haut lui-même me révéla que je devais vivre selon la forme du saint Évangile. »

4. Voir Ps 125 (126) 2.

1098 Comme ses compagnons le voyaient ainsi changé, désormais éloigné d'eux mentalement même s'il lui arrivait encore de se joindre parfois à eux corporellement, ils l'interrogent à nouveau comme en plaisantant : « Ne veux-tu pas prendre une épouse, François ? » Et lui leur répondit par énigme, comme il a été dit plus haut 1.

Quelques jours plus tard, comme il passait près de l'église Saint-Damien 2, il lui fut dit en esprit d'y entrer pour prier. Une fois entré, il commença à prier avec ferveur devant une image du Crucifié 3, qui parla avec piété et bienveillance en lui disant : « François, ne vois-tu pas que ma maison tombe en ruines ? Va donc et répare-la-moi ! » Tremblant et stupéfait, il dit : « Je le ferai volontiers, Seigneur 4. » Il comprit en effet qu'on lui parlait

1. Voir 3S 7. Les manuscrits de Barcelone et Sarnano développent la réponse de François : « Je prendrai une promise plus noble, plus riche et plus belle que vous avez jamais vue. »

2. Il s'agit du médecin martyr en Orient : Damien, compagnon de Côme. Hors les murs, sur les contreforts de la colline d'Assise, l'église avait été bâtie en 1103 par une alliance de familles nobles ; à l'époque de François, elle dépendait de l'évêque d'Assise. En 1253, les deux neveux de François, Picard et Giovannino, fils de son frère Ange, partagèrent l'héritage de leur père ; en 1261, Giovannino fit son testament. De ces deux documents, il ressort qu'Ange possédait, entre autres, deux pièces de terrain dans la plaine, aux lieux-dits Litorto et Bassano. Ces deux pièces de terrain faisaient vraisemblablement partie des propriétés de Pierre de Bernardone. François les visita sans doute plus d'une fois et le chemin qui permettait d'y parvenir depuis Assise passe devant Saint-Damien : il connaissait donc bien cette petite église. C'est également dans le voisinage de ces deux pièces de terre que se trouvait une chapelle San Pietro della Spina qui pourrait être cette église Saint-Pierre que François répara aussi. Voir A. FORTINI, Nova vita di S. Francesco, vol. 3, Assise, 1959, p. 648 et 651 ; vol. 2, p. 111.

3. Le manuscrit de Barcelone insère ici la prière prêtée à François en italien, en précisant qu'il la dit trois fois : « Dieu haut et glorieux, illumine les ténèbres de mon cœur et donne-moi la foi droite, l'espérance certaine et la charité parfaite, le sens et la connaissance, Seigneur, pour que, moi, je fasse ton saint et véridique commandement. » Voir PCru.

4. Ce dialogue entre François et le Crucifié de Saint-Damien est un apport inédit de 3S.

de cette église-là 1 que sa trop grande vétusté menaçait d'un écroulement prochain 2. Cette allocution le remplit d'une si grande joie et l'éclaira d'une si grande lumière qu'il perçut vraiment en son âme que c'était le Christ crucifié 3 qui lui avait parlé.

Sortant de l'église, il rencontra un prêtre assis près d'elle. Mettant la main à la bourse, il lui offrit une certaine quantité d'argent en disant : « Je te prie, seigneur, d'acheter de l'huile et de faire continuellement brûler une lampe devant ce crucifix. Quand cet argent aura été dépensé pour ce faire, je t'en offrirai de nouveau autant qu'il sera nécessaire. »

§14 Et ainsi, à partir de cette heure, son cœur fut à ce point blessé 4 et liquéfié au souvenir de la passion du Seigneur que, tout au long de sa vie, il porta en son cœur les stigmates du Seigneur Jésus 5, comme il apparut à l'évidence par la suite, par le renouvellement en son corps de ces mêmes stigmates, advenus par miracle et très clairement manifestés 6.

En suite de quoi il s'affligea d'une si grande macération de la chair que, bien portant 7 ou malade, se montrant d'une extrême austérité pour son corps, ce n'est que rarement, pour ne pas dire jamais, qu'il fit preuve d'indulgence pour lui-même. C'est la raison pour laquelle, à l'approche du jour de sa mort, il confessa qu'il avait beaucoup péché contre frère Corps.

1. Le manuscrit de Sarnano précise : « anciennement construite ».

2. Mais c'est évidemment l'Église majuscule que François devra restaurer.

3. Les manuscrits de Barcelone et Sarnano préfèrent parler du « Seigneur stigmatisé ».

4. Voir Ct 4 9.

5. Ga 6 17.

6. Pour l'auteur, les stigmates de François sont donc la manifestation sensible d'une plus ancienne blessure intérieure, causée par la remémoration de la Passion du Christ.

7. Les manuscrits de Barcelone et Sarnano précisent que, même bien portant, François fut toujours de faible constitution.

1100 Une fois 1, il allait seul près de l'église Sainte-Marie-de-la-Portioncule, pleurant et se lamentant à haute voix 2. L'entendant, un homme spirituel 3 pensa qu'il souffrait de quelque maladie ou de quelque douleur et, ému de pitié à     son égard, il lui demanda pourquoi il pleurait. Et François dit : « Je pleure la passion de mon Seigneur, pour lequel je ne devrais pas avoir honte d'aller par le monde entier en pleurant à haute voix. » Et l'homme se mit à pareillement pleurer à haute voix avec lui.

Souvent même, au sortir de la prière, ses yeux semblaient pleins de sang tant il avait pleuré amèrement. Il ne s'affligeait d'ailleurs pas seulement par ses larmes, mais aussi par l'abstinence de nourriture et de boisson, en mémoire de la passion du Seigneur.

15 4 Parfois, quand il s'asseyait pour manger avec des séculiers et qu'on lui donnait des mets délectables pour son corps, il y goûtait à peine, invoquant quelque excuse pour ne pas sembler les avoir refusés par abstinence. Et quand il mangeait avec des frères, il mettait souvent de la cendre dans la nourriture qu'il mangeait, disant aux frères pour voiler son abstinence : « Frère Cendre est chaste 5. »

Une fois, comme il s'asseyait pour manger, un frère lui dit que la bienheureuse Vierge avait été d'une telle pauvreté à l'heure du repas qu'elle n'avait pas de quoi donner à manger à son Fils. Entendant cela, l'homme de Dieu poussa un profond

1. La fin de 3S 14 est absente des manuscrits de Barcelone, Fribourg et Sarnano. Elle est en revanche présente non seulement dans les témoins de la famille traditionnelle, mais aussi en CA 78 et SP 92. 11 est possible que les souvenirs de Léon se soient ici infiltrés en 3S lors de la recension qui donna naissance à la famille traditionnelle.

2. Voir Ez 27 30 ; Mc 5 38.

3. Une périphrase de ce genre désigne souvent frère Léon.

4. Tout 3S 15 est absent des manuscrits de Barcelone et Fribourg.

5. « Cinis » (« la cendre ») est un nom masculin en latin.

soupir de douleur et, abandonnant la table, il mangea son pain sur la terre nue 1.

Bien souvent, quand il s'asseyait pour manger, peu après le début du repas il restait sans manger ni boire, ravi dans des méditations célestes. Alors il ne voulait être dérangé par aucune parole ; exhalant de bruyants soupirs du fond du cœur, il disait aussi à ses frères de louer Dieu et de prier fidèlement pour lui chaque fois qu'ils l'entendraient soupirer de cette façon.

Nous avons incidemment parlé de ses larmes et de son abstinence pour montrer qu'après cette vision et allocution de l'image du Crucifié, il fut jusqu'à la mort toujours conforme à la passion du Christ.

CHAPITRE VI COMMENT IL FUIT D'ABORD LES PERSÉCUTIONS DE SON PÈRE ET DE SES PROCHES RESTANT AVEC LE PRÊTRE DE SAINT-DAMIEN DANS LA FENÊTRE DUQUEL IL AVAIT JETÉ L'ARGENT

§16 Suite donc à cette vision et allocution du Crucifié, il se leva joyeux, se fortifiant d'un signe de croix. Montant à cheval en prenant avec lui des tissus de diverses couleurs, il parvint à la cité qu'on appelle Foligno 2. Et ayant vendu là le cheval et tout ce qu'il avait emporté, il retourna sur-le-champ à l'église Saint-Damien.

1. La fin de 3S 15 est également absente du manuscrit de Sarnano, qui porte cependant en marge cette mention : « Ici une lacune ; remonter sept feuillets en arrière à ce même signe. » Malheureusement, le manuscrit étant mutilé de son début, on ne peut connaître la teneur de ce renvoi.

2. Foligno, province de Pérouse, Ombrie.

1102 Il y trouva un pauvre prêtre ; lui baisant les mains avec grande foi et dévotion 1, il lui offrit l'argent qu'il portait et lui exposa en bon ordre son projet. Stupéfait et s'étonnant de cette subite conversion, le prêtre se refusait à y croire et, pensant qu'on se jouait de lui, il ne voulut pas garder cet argent chez lui 2. Mais François, insistant obstinément, s'efforçait de donner foi en ses paroles et il priait de toutes ses forces le prêtre qu'il lui permît de demeurer avec lui.

Finalement, le prêtre consentit à ce qu'il demeure, mais, par crainte des parents, il n'accepta pas l'argent. C'est pourquoi François, qui méprisait vraiment l'argent, le jetant dans une fenêtre, le traita aussi bas que poussière.

Tandis que François demeurait donc en ce lieu, son père s'appliquait à explorer les alentours, cherchant à savoir ce qui était advenu de son fils. Comme il avait entendu dire qu'ainsi transformé il vivait de cette manière dans le lieu dont nous avons déjà parlé 3, touché au fond du cœur par la douleur 4 et troublé par le cours imprévu des événements, il convoqua en grande hâte amis et voisins 5, et courut à lui.

Mais puisqu'il était un nouveau chevalier 6 du Christ 7, quand il entendit les menaces de ses poursuivants et eut vent de leur

1. Voir Adm 1 et Lord 22 26 à propos des prêtres ; 3S 11 à propos du lépreux.

2. Le manuscrit de Sarnano précise : « car il l'avait vu, la veille pour ainsi dire, vivre joyeusement en compagnie de ses parents et connaissances ».

3. Saint-Damien.

4. Voir Gn 6 6.

5. Voir Lc 15 6. L'opprobre touche en effet tout le clan de Pierre de Bernardone.

6. Les manuscrits de Barcelone et Sarnano préfèrent parler d'un athlète (« athleta ») plutôt que d'un chevalier (« miles »).

7. Voir 2Tm 2 3.

arrivée, François céda le terrain à la colère 1 paternelle 2; se rendant dans une cavité secrète qu'il s'était préparée pour une telle éventualité, il y demeura caché pendant un mois entier 3. Cette cavité, un seul membre de la maison de son père la connaissait 4 ; François y mangeait en cachette la nourriture qu'on lui apportait de temps à autre et, inondé d'une pluie de larmes, il priait sans cesse que le Seigneur le délivre de cette dangereuse persécution et que, par sa bienveillante faveur, il exauce ses voeux pieux.

§17 Comme, ainsi immergé dans le jeûne et les pleurs 5, il priait le Seigneur avec ferveur et assiduité, se défiant de son courage et de son activité, il projeta totalement son espoir dans le Seigneur 6 qui avait répandu en lui, bien qu'il restât encore dans les ténèbres, une ineffable allégresse et qui l'avait illuminé d'une merveilleuse clarté.

Et tout enflammé assurément de cette clarté, il abandonna la fosse et se mit en route vers Assise, rapide, impatient et allègre. Armé de la confiance du Christ, brûlant de la chaleur divine, s'accusant lui-même de paresse et de vaine crainte, il s'exposa ouvertement aux mains et aux coups de ses poursuivants.

En le voyant, ceux qui l'avaient connu auparavant lui lançaient des reproches lamentables ; le proclamant fou et dément, ils lui jetaient de la boue du caniveau et des pierres 7. Le découvrant en effet à ce point changé par rapport à sa conduite antérieure et épuisé par la macération de la chair, tout ce qu'il

1. Voir Rm 12 19.

2. Il faut donc comprendre que le nouveau chevalier n'est pas encore assez aguerri.

3. Le manuscrit de Sarnano précise : « sortant tout juste pour satisfaire aux nécessités humaines ».

4. Comme la «familia », la « domus » désigne la maisonnée au sens large.

5. Voir JI 2 12.

6. Voir Ps 54 (55) 23, 36 (37) 5.

7. Voir Ps 17 (18) 43 ; Jn 8 59.

1104 faisait, ils l'imputaient à l'inanition et à la démence. Mais traversant tout cela comme un sourd qu'aucune injure ne pourrait abattre ou changer, le chevalier du Christ 1 rendait grâce à Dieu.

Comme une telle rumeur se propageait à son sujet par les places et les rues de la cité 2, finalement elle parvient aux oreilles de son père. Entendant dire que ses concitoyens traitaient son fils de la sorte, il bondit aussitôt à sa recherche, non pour le libérer, mais plutôt pour le perdre. Ne gardant aucune mesure, il court en effet comme le loup après la brebis et, le fixant d'un oeil torve, la face hirsute, il mit sans pitié la main sur lui. Le traînant à la maison et l'enfermant pendant plusieurs jours dans un cachot ténébreux, il s'efforçait, par des discours et des coups, de fléchir son esprit vers la vanité du monde.

§18 Mais François, ni ému par les discours ni atteint par les chaînes ou les coups, supportant tout avec patience, s'en trouvait plus résolu et plus encouragé à poursuivre son saint projet.

Son père s'absenta de la maison pour une affaire urgente. Restée seule avec François, sa mère, qui n'approuvait pas l'attitude de son mari, sermonna tendrement son fils. Comme elle ne pouvait le détourner de son saint projet, émue pour lui jusqu'aux entrailles 3, elle brisa ses chaînes et lui permit de s'en aller librement. Rendant grâce à Dieu tout-puissant, François retourne au lieu où il avait été auparavant 4. Jouissant d'une plus grande liberté comme quelqu'un qui a été éprouvé par les tentations des démons et qui en a compris les enseignements, l'esprit trempé par les injures, il s'avançait plus libre et plus magnanime.

1. Voir 2Tm 23.

2. Voir Ct 3 2.

3. Voir 1R 3 26.

4. Saint-Damien.

Sur ces entrefaites, le père revient et, ne trouvant pas son fils, accumulant péché sur péché, il accable sa femme d'invectives.

§19 Puis il courut au palais de la commune 1 porter plainte contre son fils devant les consuls de la cité 2 en demandant qu'ils lui fassent rendre l'argent qu'il avait emporté après avoir dépouillé la maison 3. Le voyant à ce point contrarié, les consuls citent François à comparaître devant eux et le convoquent même par héraut. Répondant au héraut, François dit que, par la grâce de Dieu, il était désormais fait libre et ne dépendait plus des consuls, vu qu'il était serviteur du seul Dieu très haut. Les consuls, ne voulant pas user de la force envers lui, dirent au père : « Du fait qu'il est entré au service de Dieu, il est sorti de notre pouvoir 4. »

Voyant donc qu'il n'obtiendrait rien devant les consuls, le père déposa la même plainte devant l'évêque de la cité 5. Plein de discernement et de sagesse, l'évêque appela François, en bonne et due forme, à comparaître pour répondre à la plainte de son père. François répondit au messager en disant : « Je viendrai au seigneur évêque, car il est père et seigneur des âmes 6. »

Il vint donc à l'évêque et fut reçu par lui avec grande joie. L'évêque lui dit : « Ton père est contrarié contre toi et très scandalisé. C'est pourquoi, si tu veux servir Dieu, rends-lui l'argent

1. 3S 19-20 prouve que l'auteur est particulièrement au fait du droit civil et du droit canon, ainsi que des institutions communales, bien plus que Thomas de Celano en 1C 14-15 ou frère Jean en AP 8.

2. Les magistrats, à l'époque où la commune était aux mains des familles aristocratiques.

3. Voir 3S 16 : François a en effet vendu à Foligno les étoffes et le cheval qui appartenaient à l'affaire de son père.

4. Conflit de juridiction : du moment où il s'est converti, s'est fait pénitent et est sorti du siècle, François considère qu'il dépend des tribunaux ecclésiastiques, ce que les consuls admettent.

5. Certainement Gui I.

6. François oppose la puissance spirituelle de l'évêque à la puissance temporelle de la commune.

1106 que tu as ; puisqu'il est peut-être mal acquis, Dieu ne veut pas que tu le dépenses pour l'oeuvre de l'église 1, à cause des péchés de ton père dont la fureur s'apaisera quand il l'aura récupéré. Aie donc, fils, confiance en Dieu et agis comme un homme ; ne crains pas 2, car il sera ton aide et, pour l'oeuvre de son église, il te fournira en abondance le nécessaire. »

§20 Il se leva donc, l'homme de Dieu, allègre et conforté par les paroles de l'évêque ; et portant l'argent devant lui, il lui dit :

Seigneur. ce n'est pas seulement cet argent, qui provient de ses affaires 3, que je veux rendre à mon père l'esprit joyeux, mais aussi les vêtements. » Et entrant dans la chambre de l'évêque, il retira tous ses vêtements 4. Posant l'argent dessus, devant l'évêque, son père et les autres assistants 5, il sortit nu au-dehors et dit : « Écoutez tous et comprenez 6 ! Jusqu'à cet instant, c'est Pierre de Bernardone que j'ai appelé mon père. Mais puisque je me suis proposé de servir Dieu, je lui rends l'argent pour lequel il se tourmentait et tous les vêtements que j'ai reçus de ses biens, car dorénavant je veux dire : Notre Père qui est aux cieux 7, et non plus "père Pierre de Bernardone" 8. » On découvrit alors que, sous ses vêtements colorés 9, l'homme de Dieu portait un cilice à même la chair 10.

Se levant donc, brûlant d'un excès de ressentiment et de fureur, le père prit les deniers et tous les vêtements. Pendant qu'il les portait à la maison, ceux qui avaient assisté à cette scène s'indignèrent contre lui, car il n'avait rien laissé à son fils

1. Le chantier de reconstruction de Saint-Damien.

2. Voir Dt 31 6.

3. Voir 3S 16.

4. Le manuscrit de Barcelone précise : « et même ses caleçons ».

5. Le manuscrit de Barcelone précise : « comme ivre d'esprit ».

6. Voir Is 6 9.

7. Mt 69.

8. Après avoir changé de juridiction, François change sa filiation.

9. Voir 3S 2.

10. 3S est la première légende à mentionner ce cilice.

de ses vêtements. Et mus de pitié, ils commencèrent à pleurer sur François à grosses larmes.

Quant à l'évêque, frappé par la force d'âme de l'homme de Dieu et admirant sans réserve sa ferveur et sa constance, il le recueillit dans ses bras en le couvrant de son manteau 1. Il comprenait en effet clairement que François avait agi sous le conseil divin et il saisissait que ce qu'il avait vu cachait un grand mystère. Aussi se fit-il son aide 2 dès cet instant, l'exhortant, l'encourageant, le dirigeant et l'entourant d'une profonde charité.

1. Par ce geste symbolique à valeur juridique, l'évêque garantit sa protection à François.

2. Voir Ps 29 (30) 11.

 

CHAPITRE VII SON TRÈS GRAND LABEUR ET SON TOURMENT POUR LA RÉPARATION DE L'ÉGLISE SAINT-DAMIEN ET COMMENT IL COMMENÇA À SE VAINCRE LUI-MÊME EN ALLANT DEMANDER L'AUMÔNE

§21 Le serviteur de Dieu François, dénudé donc de tout ce qui est du monde 3, consacre son temps à la justice divine et, méprisant sa propre vie, se soumet 4 au service divin de toutes les manières qu'il peut. Revenant à l'église Saint-Damien, plein de joie et de ferveur, il se fit une espèce d'habit d'ermites 5 et

3. Voir 1 Co 7 33.

4. Le terme employé ici (et qui est répété au début de 3S 22), « mancipare », est un ternie juridique précis qui signifie : « céder en toute propriété ». Il est employé à propos des serfs, d'où son contraire « emancipare » (« émanciper », « rendre libre »).

5. De l'état de pénitent, François semble alors passer à celui plus précis d'ermite. L'attention de l'auteur aux variations du statut religieux de François (signifié par son « habitus ») prouve sa sensibilité juridique.

1108 conforta le prêtre de cette église par le même discours par lequel lui-même avait été conforté par l'évêque.

Ensuite, se mettant en marche et entrant dans la cité 1, il commença à louer le Seigneur par les places et les rues, comme ivre d'esprit. Une fois finie une telle action de louange, il se met à acquérir des pierres pour la réparation de l'église en disant : « Qui m'aura donné une pierre aura une récompense. Mais qui m'en aura donné deux aura deux récompenses. Et qui m'en aura donné trois, aura pareillement trois récompenses. »

C'est ainsi et avec beaucoup d'autres paroles simples qu'il parlait dans la ferveur d'esprit. Car ignorant 2 et simple 3, élu de Dieu, avec tous il se comportait non avec les doctes paroles de la sagesse humaine 4, mais avec simplicité. Beaucoup se moquaient de lui, pensant qu'il était fou. Mais d'autres, mus de pitié, étaient émus aux larmes en le voyant si rapidement passer d'une si grande légèreté et vanité de ce monde à une si grande ivresse de l'amour divin. Mais lui, méprisant les moqueurs, rendait grâce à Dieu dans la ferveur de l'esprit.

Combien il aura peiné sur ce chantier, il serait long et difficile de le raconter ! Car lui qui avait été si délicat dans la maison paternelle portait des pierres sur ses épaules et s'épuisait de multiples manières au service de Dieu.

§22 Voyant le labeur par lequel — avec une immense ferveur, certes, mais au-delà de ses forces — François s'astreignait au

1. Voir Ct 3 2.

2. L'idiota n'est pas un sot, mais une personne sans instruction, un « illettré » ; il est quasi synonyme de « simplex » (« le simple »). L'illettré, au Moyen Âge, est celui qui ne possède pas la science du latin, une langue dont François avait une connaissance élémentaire, comme le prouvent ses autographes, mais dont il ne maîtrisait pas les subtilités.

3. Voir Test 29.

4. 1 Co 2 13.

service divin, le prêtre 1, malgré sa pauvreté, veillait à ce qu'on lui prépare une nourriture un peu spéciale, car il savait bien qu'il avait vécu avec raffinement dans le monde. De fait, comme l'homme de Dieu confessa par la suite, il bénéficiait fréquemment de morceaux de choix et de plats élaborés, s'abstenant des nourritures grossières 2.

Un jour, ayant remarqué ce que ce prêtre faisait pour lui, revenu en lui-même, il se dit : « Partout où tu iras, trouveras-tu ce prêtre pour te manifester tant d'humanité ? Ce n'est pas là cette vie d'homme pauvre que tu as voulu élire. Comme un pauvre allant de porte en porte tient en main une écuelle et, forcé par la nécessité, y mélange divers aliments : c'est ainsi qu'il te faut volontairement vivre, par amour de Celui qui naquit pauvre, vécut très pauvre en ce monde, resta nu et pauvre sur la croix, et fut enseveli dans le tombeau d'un autre.»

Un jour donc, se mettant en marche, il prit une écuelle et, entré dans la cité, il alla demander l'aumône de porte en porte. Comme il mettait divers aliments dans son écuelle, beaucoup s'étonnaient, eux qui savaient dans quel raffinement il avait vécu, de le voir ainsi merveilleusement converti à un si grand mépris de soi. Mais quand il voulut manger cette mixture de divers aliments, il fut d'abord pris d'horreur, car il n'avait l'habitude ni de manger de telles choses, ni même de vouloir les regarder. Enfin, par une victoire sur lui-même, il se mit à manger et il lui sembla que, même en mangeant quelque morceau de choix, il ne s'était jamais ainsi délecté.

Ensuite son cœur exulta tant dans le Seigneur que sa chair, si faible et épuisée soit-elle, reçut la force de supporter avec allégresse, pour le Seigneur, toutes choses pénibles et amères. Par-dessus tout, il rendit grâce à Dieu de ce qu'il lui avait

1. Les manuscrits de Barcelone et Sarnano ajoutent : « mû de pitié à son égard ».

2. Tout cet épisode entre François et le prêtre est un apport inédit de 3S.

1110 transformé l'amer en doux 1 et l'avait conforté de tant de façons. Il dit donc au prêtre de ne plus faire désormais de plats pour lui, ni de veiller à ce qu'on le fasse.

§23 Son père, le voyant placé dans une si basse condition, était rempli d'une extrême douleur. Car parce qu'il l'avait beaucoup chéri, il était pris d'une telle honte et d'une telle douleur à son sujet, voyant sa chair comme morte sous l'excès des tourments et du froid, qu'il le maudissait partout où il le rencontrait.

L'homme de Dieu, en réaction aux malédictions de son père, se prit un homme pauvre et méprisé comme père 2 et lui dit : « Viens avec moi et je te donnerai une part des aumônes qu'on me donnera. Quand tu auras vu mon père me maudire et que, moi, je t'aurai dit : "Bénis-moi, père" 3, alors tu me signeras et me béniras à sa place. » Lorsque ce pauvre le bénissait donc ainsi, l'homme de Dieu disait à son père : « Ne crois-tu pas que Dieu peut me donner un père qui me bénisse pour annuler tes malédictions ? »

De plus, beaucoup de ceux qui se moquaient de lui, le voyant ainsi moqué et supportant pourtant tout avec patience, étaient au comble de la stupéfaction. Un matin d'hiver, comme il s'adonnait à la prière vêtu de pauvres hardes, son frère charnel 4, passant près de lui, dit ironiquement à un de ses concitoyens : « Dis à François de te vendre au moins un sou de sueur ! » Entendant cela, l'homme de Dieu fut envahi d'une joie salutaire et il répondit en français 5 dans la ferveur d'esprit: « Moi, dit-il, je vendrai cher cette sueur à mon Seigneur. »

1. Voir Test 3 ; 3S 11.

2. Nommé Albert d'après AP 9.

3. Gn 27 34.

4. La mention du frère est un apport inédit de 3S Ange est le seul frère que nous connaissions à François.

5. On notera que l'usage du français est toujours lié à la joie ou à la quête.

§24 Or comme il travaillait assidûment au chantier de l'église dont nous avons parlé 1 , voulant que des lampes y soient allumées sans interruption, il allait mendier de l'huile par la cité 2. Mais comme il était arrivé près d'une maison, y voyant des hommes réunis pour jouer, il fut pris de honte à l'idée de demander l'aumône devant eux et il battit en retraite. Étant revenu en lui-même, il s'accusa d'avoir péché et, courant au lieu où l'on jouait, il dit sa faute devant tous les assistants : qu'il avait été pris de honte, à cause d'eux, de demander l'aumône. Et entrant l'esprit fervent dans cette maison, il demanda en français 3, pour l'amour de Dieu, de l'huile pour les lampes de l'église.

Tandis qu'il continuait à travailler avec d' autres au chantier, l'esprit en joie, il s'adressait à haute voix à ceux qui habitaient et passaient près de l'église, leur criant en français 4 : « Venez et aidez-moi au chantier de l'église Saint-Damien, qui deviendra un monastère de dames dont la renommée et la vie glorifieront dans toute l'Église notre Père céleste 5 ! » Voilà comment, rempli de l'esprit de prophétie 6, il prédit vraiment ce qui allait

1. Saint-Damien.

2. Cet épisode de la quête de l'huile est un apport inédit de 3S.

3. Quêter en français, c'est sublimer la mendicité en quête romanesque.

4. P. RAJNA, « S. Francesco e gli spiriti cavallereschi », Nuova antologia, 61, fasc. 1310, Rome, 16 octobre 1926, vol. 249, ser. 7', p. 385-395, pensait retrouver une trace du texte français proclamé par François dans les rimes « Damien », « dames », « fame » (du latin «fama 0, « la renommée ») et « celestien ».

5. Voir Mt 5 16. Les manuscrits de Barcelone, Fribourg et Sarnano préfèrent cette injonction : « Venez et aidez-moi au chantier du monastère Saint-Damien, où il y aura des servantes du Seigneur Christ dont la renommée et les oeuvres glorifieront par toute l'Église notre Père céleste ! » Une des quatre rimes (« dames ») devinées par Pio Rajna dans la famille traditionnelle est donc absente de cette version plus ancienne. L'épisode de la restauration de Saint-Damien et l'appel de François en français sont également consignés dans le Testament de Claire d'Assise.

6. Voir Ap 19 10.

1112 arriver 1. Là est en effet le lieu sacré où, à peine six ans révolus depuis la conversion de François 2, une glorieuse religion et un très excellent Ordre de pauvres dames et de vierges sacrées prit son heureux envol sous l'impulsion de ce même bienheureux François 3: leur vie merveilleuse et leur glorieuse institution furent pleinement confirmées de l'autorité du Siège apostolique par le seigneur pape Grégoire IX de sainte mémoire 4, à cette époque évêque d' Ostie 5.

1. 3S a la primeur de cette prophétie de François à Saint-Damien, relative à l'essor des Pauvres Dames. D'une manière générale, la légende multiplie les occasions où François brille par sa prescience du futur.

2. En 1212 par conséquent, six ans après la conversion de François en 1206.

3. 3S reconnaît donc le rôle de François dans la fondation du monastère féminin de Saint-Damien et, au-delà, de l'Ordre de même nom.

4. Grégoire IX est mort le 22 août 1241, cinq ans avant la rédaction de la Lettre de Greccio.

5. François Van Ortroy voyait dans cette phrase un anachronisme, arguant que la confirmation définitive de l'Ordre de Saint-Damien et de la Règle de Claire n'avait été donnée qu'en 1253 par Innocent IV. Mais P. SABATIER, « De l'authenticité de la Légende de saint François dite des trois compagnons », Revue historique, 75, 1901, p. 3-43, en particulier p. 21, réfuta cette allégation. Entre autres arguments, il notait que, dès le 13 novembre 1245, dans la bulle Solet annuere adressée aux abbesses et aux soeurs de l'Ordre de Saint-Damien, Innocent IV emploie la même phrase que 3S pour rappeler l'approbation de Grégoire IX. Plus simplement, l'allusion concerne certainement les Constitutions dites « hugoliennes », que le cardinal Hugolin écrivit pour les monastères de l'Ordre de Saint-Damien en 1218-1219 et qu'il confirma lui-même, devenu Grégoire IX, par la bulle Cum a nobis du 31 mars 1228.

CHAPITRE VIII COMMENT APRÈS AVOIR ENTENDU ET COMPRIS LES CONSEILS DU CHRIST DANS L'ÉVANGILE IL CHANGEA AUSSITÔT SON HABIT EXTÉRIEUR 1 ET REVÊTIT UN NOUVEL HABIT DE PERFECTION À L'INTÉRIEUR ET À L'EXTÉRIEUR

§25 Après avoir mené à bien le chantier de l'église Saint-Damien, le bienheureux François portait donc un habit d'ermite : il s'avançait tenant un bâton à la main, les pieds chaussés et portant une ceinture. Un jour, durant la célébration de la messe 2, il entendit ce que le Christ dit à ses disciples en les envoyant prêcher : qu'ils n'emportent en chemin ni or ou argent, ni bourse ou besace, ni pain ni bâton, et qu'ils n'aient ni chaussures ni deux tuniques 3. Comprenant ensuite plus clairement ces paroles grâce à l'explication du prêtre 4, il fut rempli d'une indicible joie : « Voilà, dit-il, ce que je désire accomplir de toutes mes forces. »

Ayant confié à sa mémoire tout ce qu'il avait entendu 5, il se fixe donc d' accomplir ce programme dans l'allégresse. Il se défait sans délai de tout ce qu'il a en double et n'utilise plus

1. Voir l'intitulé qui précède la Lettre de Greccio.

2. La messe est un des lieux où les laïcs pouvaient, au Moyen Âge, saisir des bribes de l'Écriture.

3. Voir Mt 10 9-10 ; Lc 10 4. Cette dernière péricope fait partie des évangiles utilisés au Moyen Âge pour certaines fêtes solennelles, en particulier celles d'apôtres ou d'évangélistes.

4. Dans la prédication ou en aparté ? En tout état de cause, un simple comme François a besoin de l'aide du prêtre pour comprendre les péricopes scripturaires lues en latin pendant la messe.

5. Les simples compensent souvent la difficulté d'accès au texte écrit par une mémoire prodigieuse.

1114 désormais bâton, souliers, bourse ou besace 1 . Il se fait une tunique tout à fait méprisable et grossière, retire sa ceinture et la remplace par une corde 2. Mettant aussi toute la sollicitude de son cœur à chercher comment il pourrait accomplir en oeuvre ces mots de la nouvelle alliance, il commença, par impulsion divine, à s'ériger en annonciateur de la perfection évangélique et à prêcher simplement la pénitence 3 en public. Ses paroles n'étaient ni creuses ni ridicules, mais pleines de la force de l'Esprit saint 4, pénétrant au plus profond du cœur, au point de jeter ses auditeurs dans une violente stupeur.

§26 Comme il en témoigna lui-même par la suite 5, il avait appris par révélation divine ce mode de salutation : Que le Seigneur te donne la paix 6 ! C'est pourquoi dans chacune de ses prédications, c'est en annonçant la paix qu'il saluait le peuple au début de sa prédication.

Il est certes admirable -- et on ne peut l'admettre sans un miracle -- que, pour annoncer cette salutation, il ait eu, avant sa conversion, un précurseur qui allait fréquemment par Assise en saluant de cette manière : « Paix et bien ! Paix et bien 7! » De même que Jean annonçait le Christ et, quand le Christ commença à prêcher, cessa de le faire, de même croit-on fermement que cet homme-là aussi, comme un autre Jean, précéda le bienheureux François dans l'annonce de paix, mais, après son arrivée, n'apparut plus comme auparavant 8.

1. Voir Mt 10 9-10.

2. Il importe pour l'auteur de présenter ce prototype de l'habit des Frères mineurs comme une innovation de François.

3. Voir Mc 6 12 ; Lc 24 47.

4. Voir Lc4 1 ; Ac65.

5. Voir Test 23.

6.Nb626;2Th3 16. 1Reg 142; 2Reg3 13.

7. Voir Is 52 7.

8. Ce précurseur, dont l'apparition souligne la conformité de François au Christ, est un apport inédit de 3S.

Soudain donc, envahi de l'esprit des prophètes et conformément au discours prophétique, aussitôt après son précurseur l'homme de Dieu François annonçait la paix et prêchait le salut 1. Et par ses admonitions salutaires, bien des gens qui, séparés du Christ, s'étaient tenus éloignés du salut, étaient liés par un vrai traité de paix.

§27 Beaucoup commençaient à reconnaître la vérité tant de la simple doctrine que de la vie du bienheureux François ; aussi, deux ans après sa conversion, quelques hommes commencèrent-ils, à son exemple, à se tourner vers la pénitence. Ayant tout rejeté, eux-mêmes s'associèrent à son état 2 et à sa vie : le premier d'entre eux fut frère Bernard de sainte mémoire 3.

Il avait remarqué la constance et la ferveur du bienheureux François dans le service divin : comment il réparait à grand-peine des églises détruites et quelle vie rude il menait, alors que Bernard savait qu'il avait mené une vie raffinée dans le monde. Bernard résolut alors en son cœur de distribuer tout ce qu'il avait aux pauvres et de s'attacher fermement à François de vie et d'état 4.

Un jour donc, en secret, il vint à l'homme de Dieu, lui révéla son projet et convint avec lui qu'il le rejoindrait tel soir. Le bienheureux François, rendant grâce à Dieu, car il n'avait jusque-là aucun compagnon, se réjouit beaucoup, d'autant plus que le seigneur Bernard était un homme d'une grande édification.

1. Voir Is 52 7.

2. « Habitu vitaque coniungi » : sur l’ « habitus », voir l'intitulé qui précède la Lettre de Greccio.

3. Même expression qu'en 3S 1 (la Lettre de Greccio) pour désigner Bernard de Quintavalle.

4. De nouveau, « vita et habitu ».

1116 §28 Au soir fixé, le bienheureux François vint donc à la maison de Bernard, le cœur en grande liesse, et resta avec lui toute cette nuit-là. Entre autres choses, le seigneur Bernard lui dit : « Si quelqu'un tenait de son seigneur de plus ou moins grands biens qu'il avait détenus durant de nombreuses années et s'il ne voulait pas les retenir plus longtemps, quel meilleur usage pourrait-il en faire ? » Le bienheureux François répondit qu'il devrait les rendre à son seigneur 1 dont il les avait reçus 2. Le seigneur Bernard dit : « Eh bien, frère, tous mes biens temporels, je veux les distribuer pour l'amour de mon Seigneur 3 qui me les a attribués, de la manière qui te semblera convenir le mieux. » Le saint lui répondit : « Demain à la première heure, nous irons à l'église et nous saurons par le livre des Évangiles comment le Seigneur enseigna ses disciples. »

Le matin donc, ils se levèrent et, avec un autre du nom de Pierre qui lui aussi désirait devenir frère 4, ils vinrent à l'église Saint-Nicolas, le long de la place de la cité d'Assise 5. Ils entrèrent pour prier et, parce qu'ils étaient simples et ne savaient pas trouver la parole de l'Évangile sur la renonciation au monde 6, ils demandaient au Seigneur avec dévotion qu'il daigne leur montrer sa volonté à la première ouverture du livre 7.

1. Voir Ps 115 (116) 18.

2. On constate maintenant la connaissance qu'a l'auteur du droit féodovassalique.

3. L'amour du seigneur (« amor Domini ») est un ressort essentiel de la vassalité et même de l'amour courtois. Bernard transpose évidemment cet amour du seigneur terrestre au Seigneur céleste.

4. Il pourrait s'agir de Pierre de Cattaneo, juriste, qui accompagna François en Orient et fut brièvement son vicaire de 1220 à sa mort, laquelle advint à la Portioncule, le 10 mars 1221, d'après l'épitaphe inscrite dans l'église même. 11 est enterré près de la tombe de François dans la basilique d'Assise.

5. La maison de la famille de François était voisine de cette église, qui se dressait à l'extrémité occidentale de la Piazza del Comune. Les vestiges du forum romain enfouis sous la Piazza del Comune s'ouvrent par une crypte Saint-Nicolas.

6. C'est donc qu'ils recherchaient néanmoins ce passage précis.

7. Le recours au sortes hiblicoe (ouverture au hasard de l'Écriture qui est censée indiquer la volonté divine) est plus nettement assumé qu'en AP 10-11, mais l'auteur de 3S le justifie par l'ignorance des frères.

§29 Leur prière finie, le bienheureux François prit le livre fermé et, agenouillé devant l'autel, il l'ouvrit 1. À sa première ouverture, il tomba sur ce conseil du Seigneur : Si tu veux être parfait, va, vends tout ce que tu as, donne-le aux pauvres et tu auras un trésor dans le ciel 2.

À cette découverte, le bienheureux François fut transporté de joie et rendit grâces à Dieu. Mais comme c'était un vrai dévot de la Trinité, il voulut avoir confirmation par un triple témoignage 3. Une deuxième et une troisième fois, il ouvrit le livre. À la deuxième ouverture, il tomba sur le verset : N'emportez rien en chemin, etc. 4 ; et à la troisième : Qui veut venir à ma suite doit renoncer à lui-même, etc. 5.

À chaque ouverture du livre, le bienheureux François rendit donc grâce à Dieu pour la confirmation de son projet et d'un désir depuis longtemps conçu, une confirmation qui lui était divinement manifestée et accordée par trois fois. Puis il dit à ces hommes, à savoir Bernard et Pierre : « Frères, telle est notre vie et notre règle 6, et celle de tous ceux qui voudront se joindre à notre compagnie. Allez donc et accomplissez ce que vous avez entendu ! »

S'en fut donc frère Bernard, qui était très riche ; ayant vendu tout ce qu'il avait possédé, il réunit beaucoup d'argent et il distribua tout aux pauvres de la cité. Pierre aussi accomplit le conseil divin comme il put 7.

1. En AP 11, c'est un prêtre qui ouvre le volume.

2. Mt 19 21.

3. L'auteur de 3S justifie ainsi une triple ouverture qui ressortit plus au rite magique qu'à la dévotion trinitaire.

4. Le 93.

5. Mt 16 24 ; Lc 9 23.

6. Voir 1 Reg Prol 2, 1 2, 1 3, 2 4, 14 1 ; 2Reg 1 1, 2 5, 12 4 ; Test 14.

7. Pierre était pauvre selon AP I I.

1118 Détachés de tout, tous deux reçurent pareillement l'habit que le saint avait pris peu de temps auparavant, après avoir abandonné l'habit érémitique 1. À partir de cette heure, ensemble ils vécurent avec lui selon la forme 2 du saint Évangile que le Seigneur leur avait montrée. Et c'est pourquoi le bienheureux François dit en son Testament : « Le Seigneur lui-même m'a révélé que je devais vivre selon la forme du saint Évangile 3. »

1. Voir 3S 25.

2. Par « forma », il faut comprendre ce à quoi l'on se conforme, ce qui donne forme à la vie, donc l'inspiration essentielle d'une règle de vie.

3. Test 14.

CHAPITRE IX LA VOCATION DE FRÈRE SYLVESTRE ET LA VISION QU'IL EUT AVANT D'ENTRER DANS L'ORDRE

§30 Au moment où, comme on a dit, le seigneur Bernard donnait avec largesse ses biens aux pauvres, le bienheureux François était là, observant l'action efficace du Seigneur, glorifiant et louant ce même Seigneur en son cœur. Or vint un prêtre du nom de Sylvestre, auquel le bienheureux François avait acheté des pierres pour la réparation de l'église Saint-Damien 4. Voyant tout l'argent à dépenser sur le conseil de l'homme de Dieu, enflammé par le feu de la cupidité, il lui dit : « François, tu ne m'as pas correctement réglé pour les pierres que tu m'as achetées. » L'entendant donc grommeler à tort, cet homme qui méprisait l'avarice s'approcha du seigneur Bernard ; et mettant la main dans le manteau de Bernard, où était l'argent, avec une grande ferveur d'esprit il la retira pleine de deniers qu'il donna au prêtre qui grommelait. De nouveau, emplissant une seconde fois la main d'argent, il lui dit : « As-tu maintenant pleinement

4. Voir 3S 21.

ton compte, seigneur prêtre ? » Ce dernier répondit : « Je l'ai pleinement, frère. » Et, allègre, il retourne à sa maison avec l'argent ainsi reçu.

§31 Mais quelques jours plus tard, inspiré par le Seigneur, ce même prêtre se mit à réfléchir sur ce qu'avait fait le bienheureux François. Et il se disait en lui-même : « Ne suis-je pas un misérable ? Alors que je suis vieux, je désire avidement et recherche ces biens temporels, tandis que ce jeune, par amour de Dieu, les méprise et les abhorre. »

Et voici que, la nuit suivante, il vit en songe une croix immense, dont le sommet touchait les cieux et le pied se tenait 1 fiché dans la bouche de François. Et les bras de la croix s'étendaient d'une extrémité du monde à l'autre.

S'éveillant, ce prêtre sut et crut donc fermement que François était vraiment ami et serviteur du Christ, et que la religion qu'il avait débutée allait s'étendre sans limites sur le monde entier. Ainsi se mit-il à craindre Dieu et à faire pénitence en sa maison 2. Et finalement, après quelque temps, il entra dans l'Ordre désormais lancé, dans lequel il vécut excellemment et finit glorieusement 3.

§32 L'homme de Dieu François, associé, comme on a dit, à deux frères, n'avait pas de gîte où demeurer avec eux ; tous ensemble, ils se transportèrent vers une pauvre église abandonnée, qu'on appelait Sainte-Marie-de-la-Portioncule 4, et ils

1. Voir Gn 28 12.

2. « In domo sua poenitentiam agere » : expression consacrée pour désigner la pénitence à domicile.

3. Selon la tradition, il mourut à Assise le 4 mars 1240. Il est enterré près de la tombe de François dans la basilique d'Assise.

4. La « Porziuncola », ou « petite portion », sans doute du fait de la petitesse de l'édifice ou de son terrain. Cette minuscule église, aussi appelée Sainte-Marie-des-Anges, est attestée en 1045, mais le bâtiment restauré par François date du Xe siècle. L'église dépendait des Bénédictins du mont Subasio.

1120 firent là une petite maison dans laquelle demeurer ensemble quelque temps.

Quelques jours plus tard, un Assisiate du nom de Gilles vint à eux. Avec grande révérence et dévotion, il se mit à genoux et demanda 1 à l'homme de Dieu de le recevoir dans sa compagnie 2. En le voyant très fidèle et dévoué, en voyant qu'il pouvait obtenir de Dieu beaucoup de grâce -- ce qui se vérifia effectivement par la suite --, l'homme de Dieu le reçut de grand cœur. Mais une fois ces quatre-là réunis, avec une immense allégresse et la joie de l'Esprit saint 3, pour un plus grand profit ils se divisèrent de la manière suivante.

§33 Prenant frère Gilles, le bienheureux François alla avec lui vers la Marche d'Ancône 4, tandis que les deux autres se dirigèrent vers une autre région 5. En route donc vers la Marche, ils exultaient avec force dans le Seigneur. Quant au saint homme, chantant en français à haute et claire voix les louanges du Seigneur, il bénissait et glorifiait la bonté du Très-Haut 6. Il y avait en eux autant d'allégresse que s'ils avaient trouvé un grand trésor dans le domaine évangélique de dame Pauvreté, pour l'amour de laquelle, noblement et de bon cœur, ils méprisaient comme du fumier tous les biens temporels.

Or le saint dit à frère Gilles : « Notre religion sera semblable à un pêcheur qui lance à l'eau ses filets et prend une grande multitude de poissons. Rejetant à l'eau les petits, il choisit les

1. Voir Mc 10 17.

2. « In suam societatem » : François et ceux qui s'associent à lui forment une société, une compagnie.

3. Voir Mt 2 10.

4. Marche d'Ancône, région d'Italie centrale longeant la mer Adriatique.

5. Selon les manuscrits de Barcelone et Sarnano, en accord avec AP 15, les deux autres seraient « restés dans une autre région ».

6. Voir Lc 24 53.

gros pour les mettre dans ses seaux 1. » Ainsi prophétisa-t-il l'essor de l'Ordre.

L'homme de Dieu ne prêchait pas encore vraiment au peuple 2 ; pourtant, quand il traversait cités et places fortes 3, il exhortait tous les habitants à aimer et craindre Dieu, ainsi qu'à faire pénitence de leurs péchés 4. Quant à frère Gilles, il exhortait les auditeurs à le croire puisqu'il leur donnait d'excellents conseils.

§34 Ceux qui les entendaient disaient : « Qui sont ceux-là ? Et qu'est-ce donc qu'ils disent ? » À cette époque en effet, l'amour et la crainte de Dieu étaient presque partout éteints et la voie de la pénitence était totalement ignorée ; bien plus, elle était tenue pour folie. Car les séductions de la chair, la cupidité du monde et l'orgueil de la vie 5 avaient à ce point prévalu que le monde entier semblait résider en ces trois maux.

Il y avait donc diversité d'opinions à propos de ces hommes évangéliques. Les uns disaient en effet qu'ils étaient fous ou ivres ; mais d'autres soutenaient que de telles paroles ne pouvaient procéder de la folie. Un des auditeurs dit : « Soit, pour atteindre la plus haute perfection, ils ont adhéré au Seigneur ; soit, certes, ils sont insensés, car leur vie semble sans espoir : ils prennent peu de nourriture, marchent pieds nus et portent de très vils vêtements. »

Pourtant, durant ce temps, bien que certains éprouvent une crainte respectueuse d'avoir vu la forme de leur sainte conduite, personne ne les suivait encore. Mais les voyant au loin, les jouvencelles fuyaient, de peur qu'ils ne soient éventuellement

1. Voir Mt 13 47-48.

2. 11 n'en avait pas encore reçu l'autorisation.

3. Voir Mt 9 35 ; Lc 8 1.

4. Voir 1Reg 21 2-3. À la suite d'AP 15, l'auteur prend soin de distinguer la prédication, interdite aux laïcs, de la simple exhortation.

5. Voir lin 2 16.

1122 guidés par la folie ou la démence 1. Après avoir parcouru cette province 2, ils revinrent au lieu de Sainte-Marie 3.

§35 Quelques jours plus tard vinrent à eux trois autres hommes d'Assise : Sabbatino, Morico et Jean de La Chapelle 4, suppliant le bienheureux François qu'il les reçoive parmi les frères. Et il les accueillit avec humilité et bienveillance 5.

Quand ils demandaient des aumônes par la cité, c'est à peine si quelqu'un leur donnait. Mais on les désapprouvait en leur disant qu'ils avaient dilapidé leurs biens pour manger ceux des autres. Aussi souffraient-ils d'une très grande pénurie. Même leurs parents et leurs familles les persécutaient. Et les autres habitants de la cité se moquaient d'eux comme des insensés et des sots. car, en ce temps-là, personne n'abandonnait ses biens pour demander des aumônes de porte en porte 6.

L'évêque de la cité d'Assise 7, auprès de qui l'homme de Dieu allait fréquemment prendre conseil, le recevant avec bienveillance, lui dit : « Elle me semble vraiment dure et âpre, votre vie, qui consiste à ne rien posséder en ce monde. » Le saint lui dit : « Seigneur. si nous avions quelques possessions, des armes nous seraient nécessaires pour notre protection, car elles sont sources de problèmes et de querelles, et de là est d'ordinaire entravé de multiples manières l'amour de Dieu et du prochain. Voilà pourquoi nous ne voulons posséder aucun bien temporel en ce monde. » Elle plut beaucoup à l'évêque, cette réponse de

1. Cette troupe mâle peut en effet paraître un danger.

2. La Marche d' Ancône.

3. La Portioncule.

4. Les manuscrits de Barcelone et Sarnano omettent ces noms, pourtant déjà cités en AP 17 : les autres manuscrits de 3S sont les seuls à préciser que le frère Jean cité en AP 17 est Jean de La Chapelle. Sur ce dernier, qui fit sécession pour se consacrer aux lépreux et est censé s'être pendu comme Judas, voir JG 13 et Actus 1.

5. Voir 1Reg 2 1, 3.

6. Voir Test 22.

7. Certainement Gui Ier

l'homme de Dieu qui méprisa tous les biens transitoires et surtout l'argent ; à tel point que, dans toutes ses règles, il recommande par-dessus tout la pauvreté et rend tous les frères attentifs à éviter l'argent 1 .

Car il a fait plusieurs règles 2 et les a expérimentées avant de faire celle qu'il laissa finalement aux frères 3. Aussi dit-il en une d'elles 4 pour faire détester l'argent : « Prenons garde, nous qui avons tout abandonné, à ne pas perdre le Royaume des cieux pour si peu. Et si nous trouvons de l'argent en quelque lieu, ne nous en préoccupons pas davantage que de la poussière que nous foulons 5. »

1. Voir 1 Reg 2 6-7, 7 7, 8, 14 1 ; 2Reg 4, 5 3.

2. Nous avons ainsi la preuve que I Reg est en fait le résultat d'un long processus d'écriture réglementaire par étapes successives.

3. 2 Reg.

4. 1 Reg 8 5-6.

5. En parallèle avec AP 30, les manuscrits de Barcelone et Sarnano ajoutent cet épisode : « Quelque temps plus tard, comme un séculier avait posé de l'argent près du crucifix dans l'église Sainte-Marie-de-la-Portioncule et qu'un frère l'avait simplement pris dans ses mains et envoyé sur l'appui d'une fenêtre, l'homme de Dieu, entendant par la confession de ce frère qu'il avait touché l'argent, lui ordonna que, le prenant de la fenêtre dans sa bouche, il le transporte hors de l'église et le pose sur le premier crottin d'âne qu'il aurait trouvé. » Sur la confession entre frères (François, en effet, n'est pas prêtre), voir 1 Reg 20 3.

CHAPITRE X COMMENT IL PRÉDIT TOUT CE QUI ARRIVERAIT À SES SIX COMPAGNONS QUI ALLAIENT PAR LE MONDE LES EXHORTANT À LA PATIENCE

§36 Saint François, désormais plein de la grâce de l'Esprit saint 6, appelant à lui ces six frères, leur prédit ce qui allait arriver 1.

6. Voir Ac 6 5.

Considérons, dit-il, frères très chers, notre vocation par laquelle. dans sa miséricorde, Dieu nous a appelés non seulement pour notre salut, mais pour le salut d'un grand nombre : aller par le monde en exhortant tous les hommes, plus par l’exemple que par la parole, à faire pénitence de leurs péchés et à avoir en mémoire les commandements de Dieu. Ne craignez pas parce que vous paraissez chétifs 2 et ignorants. Mais sans souci, annoncez simplement la pénitence, confiants dans le Seigneur qui a vaincu le monde 3 : par son esprit, il parle à travers vous et en vous 4, pour exhorter tous les gens 5 à se convertir à lui et à observer ses commandements.

Vous rencontrerez des gens fidèles, doux et bons qui vous recevront avec joie. vous et vos paroles. Vous en trouverez d'autres en grand nombre, infidèles, orgueilleux et blasphémateurs 6, qui vous dénigrant, vous résisteront, à vous et ce que vous direz. Disposez donc en vos cœurs de supporter tout cela avec patience et humilité 7. »

Lorsqu'ils eurent entendu cela. les frères furent pris de crainte. Mais le saint leur dit               Ne craignez pas 8, car d'ici peu de temps viendront à nous des savants et des nobles en grand nombre 9 : et ils seront avec nous pour prêcher aux rois, aux princes et à de nombreux peuples. Beaucoup se convertiront au

1.En accord avec AP 18, les manuscrits de Barcelone, Fribourg et Sarnano précisent que François convoqua les frères « dans une forêt où ils avaient l'habitude d'aller pour prier » : les manuscrits de Barcelone et Sarnano indiquent que cette forêt se trouvait « près de Sainte-Marie-de-la-Portioncule ».

2.voir Lc 12 32

3. Voir Jn 16 33.

4. Voir Mt 10 20.

5. En accord avec AP 18, les manuscrits de Barcelone. Fribourg et Sarnano précisent : « hommes et femmes ».

6. Voir 2 Tm 3 2.

7 Voir 1Reg. 16 10-21 ;  2Reg 10 10-11.

8 Voir Mc 16 6.

9 voir 1 Co 1 26.

Seigneur qui, par le monde entier, multipliera et augmentera sa famille. »

§37 Après que François leur eut dit cela et les eut bénis, les hommes de Dieu se mirent en route en observant avec dévotion ses admonitions 1. Quand ils rencontraient une église ou une croix, ils s'inclinaient pour prier et disaient avec dévotion : « Nous t'adorons, Christ, et nous te bénissons pour toutes tes églises qui sont dans le monde entier, car par ta sainte croix tu as racheté le monde 2. » Ils croyaient en effet toujours trouver le lieu de Dieu partout où ils avaient rencontré une croix ou une église.

Tous ceux qui les voyaient s'étonnaient beaucoup du fait que, par l'habit et la vie, ils étaient différents de tous et qu'ils avaient l'air d'hommes des bois. Partout où ils entraient, cité ou place forte, ferme ou maison 3, ils annonçaient la paix 4 et encourageaient chacun à craindre et à aimer le Créateur du ciel et de la terre, et à observer ses commandements.

Certains les écoutaient volontiers. D'autres, au contraire, se moquaient. La plupart les fatiguaient de questions. Certains disaient : « D'où êtes-vous ? » D'autres demandaient quel était leur Ordre. Bien que ce soit pénible de répondre à tant de questions, ils confessaient pourtant simplement qu'ils étaient des

I. Le terme évoque évidemment le recueil d'écrits de François connu sous ce titre d'Admonitions.

2. Test 5.

3. Les termes de cette énumération ( « civitas » : cité où réside un évêque ; « castrum » ou « castellum » : site d'habitat groupé perché et fortifié , « villa » : exploitation agricole : « domus » : habitation) sont très caractéristiques des structures de peuplement à cette époque ; voir P. TOUBERT, Les Structures du Latium médiéval. Le Latium méridional et la Sabine du IXe siècle à la fin du XIIe siècle, Rome, 1973, réimpr. 1993, p. 314, note 1.

4. Voir Lc 8 1. 10 5 : 1 Reg 14 2 ; 2Reg 3 13 : Test 23.

1126 hommes pénitents originaires de la cité d'Assise 1. Car leur Ordre n'était pas encore appelé une religion 2.

§38 Beaucoup les considéraient comme des imposteurs ou des fous et ne voulaient pas les recevoir dans leurs maisons, de peur que, comme des voleurs, ils n'emportent leurs biens à la dérobée. Pour cela, en de nombreux lieux, après avoir supporté de nombreuses avanies, ils s'hébergeaient sous les porches des églises ou des maisons.

À cette même époque, il y avait deux d'entre eux à Florence 3, qui, mendiant par la cité, ne pouvaient trouver d'hébergement. Or arrivant à une maison qui avait un porche et, dans le porche, un four, ils se dirent l'un à l'autre : « Nous pourrions nous héberger ici. » Ils demandèrent donc à la dame de cette maison de les recevoir à l'intérieur de la maison. Et comme elle refusait de le faire, ils lui demandèrent humblement de leur permettre au moins de se reposer cette nuit-là près du four.

Après qu'elle leur eut concédé cela, son mari rentra et les trouva sous le porche. Appelant sa femme, il lui dit : « Pourquoi as-tu permis à ces ribauds de s'héberger sous notre porche ? » Elle répondit qu'elle n'avait pas voulu les recevoir dans la maison, mais qu'elle leur avait permis de coucher dehors

1. Par cette réponse, les compagnons indiquent leur statut canonique précis : ils se sont faits pénitents et, tous originaires de la même cité, dépendent à ce titre de l'évêque d'Assise.

2. En AP 19, source immédiate de ce passage, il est écrit : « Adhuc enim religio fratrum non nominabatur Ordo » (« Car la religion des frères n'était pas encore nommée Ordre »). Le passage s'interprète facilement : le groupe des frères était déjà une « religio » puisqu'ils partageaient un même mode de vie religieux, mais ce n'était pas encore un « Ordo » puisqu'il n'avait pas encore de règle solennellement approuvée par la papauté. L' auteur de 3S, qui connaît la réalité d'un Ordre dûment institutionnalisé, ne comprend plus cette distinction et intervertit les deux termes : « Nondum enim Ordo eorum dicebatur religio ».

3. Florence, Toscane. Il s'agirait des frères Bernard de Quintavalle et Gilles.

sous le porche, où ils ne pouvaient rien voler à part du bois. Le mari ne voulut donc pas qu'on leur donne de quoi se couvrir, malgré le grand froid qui régnait alors, puisqu'il pensait qu'ils étaient des ribauds et des voleurs.

Cette nuit-là, ils se reposèrent auprès du four d'un sommeil assez fruste, réchauffés par la seule chaleur divine et protégés par la couverture de dame Pauvreté, jusqu'à matines 1 où ils allèrent à l'église la plus proche pour entendre l'office de matines 2.

§39 Le matin venu, la femme alla à cette même église. Voyant là les frères s'adonner à la prière avec dévotion, elle se dit en elle-même : « Si ces hommes étaient des ribauds et des voleurs comme le disait mon mari, ils ne s'adonneraient pas à la prière avec une telle révérence. » Comme elle se faisait ces réflexions, voici qu'un homme du nom de Gui distribuait l'aumône aux pauvres se trouvant dans l'église.

II était arrivé aux frères et voulut donner à chacun d'eux de l'argent, comme il donnait aux autres. Mais ils lui refusèrent l'argent et ne voulurent pas l'accepter. Il leur dit : « Pourquoi vous, alors que vous êtes pauvres, n'acceptez-vous pas les deniers comme les autres ? » Frère Bernard répondit : « Il est vrai que nous sommes pauvres. Mais la pauvreté ne nous est pas aussi lourde qu'aux autres pauvres. Car c'est par la grâce de Dieu, dont nous avons suivi le conseil, que nous sommes volontairement devenus pauvres. » S'étonnant de leur cas et leur demandant s'ils avaient jamais possédé quelque bien, l'homme s'entendit répondre qu'ils avaient possédé beaucoup de biens, mais qu'ils les avaient tous donnés aux pauvres par amour de Dieu. Celui qui répondit ainsi, ce fut de fait ce frère Bernard, second après le bienheureux François et qu'aujourd'hui nous

1. Aux deux tiers de la nuit.

2. La première des heures canoniques.

1128  tenons vraiment pour un très saint père 1. C'est lui qui, embrassant le premier la mission de paix et de pénitence, se précipita à la suite du saint de Dieu : il vendit tous les biens qu'il avait et les distribua aux pauvres 2 selon le conseil de perfection évangélique, persévérant jusqu'à la fin dans la très sainte pauvreté 3.

La femme, voyant donc que les frères n'avaient pas voulu des deniers, s'approcha d'eux et leur dit qu'elle les recevrait volontiers à l'intérieur de sa maison s'ils voulaient venir là pour s'héberger. Les frères lui répondirent humblement : « Que le Seigneur te récompense 4 pour ta bonne volonté ! » Entendant que les frères n'avaient pu trouver d'hébergement, l'homme les emmena à sa maison en disant : « Voici l'hébergement que le Seigneur vous a préparé. Restez-y autant qu'il vous plaira ! » Quant à eux, rendant grâce à Dieu, ils restèrent chez lui quelques jours, l'édifiant dans la crainte de Dieu tant par l'exemple que par la parole, si bien que, par la suite, il distribua beaucoup aux pauvres.

40 Mais bien qu'ils aient été traités avec bienveillance par cet homme, auprès des autres cependant, ils étaient tenus pour si vils que beaucoup, petits et grands, les blâmaient ou les injuriaient, allant même parfois jusqu'à les dépouiller des très vils vêtements qu'ils avaient 5. Les serviteurs de Dieu restaient nus, car, selon la forme de l'Évangile, ils ne portaient qu'une tunique 6 : ils ne réclamaient pas qu'on leur restitue les habits dont ils avaient été

1. Cette louange de frère Bernard est ajoutée par rapport au passage équivalent d'AP 22 : Bernard est en effet mort entre-temps.

2. Voir Lc 18 22 ; 3S 27 et 29-30.

3. Les manuscrits de Barcelone et Sarnano précisent : « jusqu'à la fin de sa vie, où il rendit son bienheureux esprit à Dieu près du lieu du très saint père » (à savoir près de Saint-François d'Assise).

4. Voir 2S 2 6.

5. Voir l Reg 2 14 ; 2Reg 2 16.

6. Voir Mt 10 10.

dépouillés 1. Si certains, toutefois, émus de pitié, voulaient les leur rendre, ils les recevaient volontiers.

Certains jetaient de la boue sur eux ; d'autres, leur mettant des dés en main, les invitaient à jouer s'ils voulaient ; d'autres encore, prenant leurs capuchons par-derrière, les portaient ainsi suspendus sur leurs dos 2.

On leur jouait ces mauvais tours et d'autres semblables, car ils avaient une si mauvaise réputation qu'on pouvait les maltraiter hardiment comme on voulait. En outre, ils enduraient de très grandes tribulations et de très grands tourments dus à la faim, à la soif, au froid et à la nudité 3. Supportant tout cela avec constance et patience, comme le leur avait recommandé le bienheureux François, ils ne s'en attristaient pas, ne s'en troublaient pas et ne maudissaient pas ceux qui leur infligeaient ces maux. Mais comme des hommes parfaitement évangéliques et mis en position d'en tirer un grand profit, ils exultaient avec force dans le Seigneur, estimant que c'était toute joie quand ils tombaient en de telles tentations 4 et tribulations. Et selon la parole évangélique, ils priaient pour leurs persécuteurs 5 avec sollicitude et ferveur.

1. Voir Lc 6 29-30 ; repris en 1 Reg 14 6.

2. Il s'agirait de Gilles.

3. Voir 2Co 11 27.

4. Voir Je 1 2.

5. Voir Mt 5 44 ; 2Reg 10 10-12.

CHAPITRE XI LA RÉCEPTION DE QUATRE AUTRES FRÈRES. LA TRÈS ARDENTE CHARITÉ QUE SE PORTAIENT LES PREMIERS FRÈRES, LEUR APPLICATION AU TRAVAIL ET À LA PRIÈRE ET LEUR PARFAITE OBÉISSANCE

41 En voyant donc que les frères exultaient dans leurs tribulations 1, qu'ils s'adonnaient à la prière avec sollicitude et dévotion 2, qu'ils ne recevaient pas d'argent ni n'en emportaient 3, et en voyant la très grande charité qu'ils avaient les uns pour les autres, par quoi on reconnaissait qu'ils étaient vraiment disciples du Seigneur 4, beaucoup d'hommes, touchés au cœur, venaient à eux leur demander pardon des offenses qu'ils leur avaient faites. Et eux leur pardonnaient de tout cœur en disant : « Que le Seigneur ne vous en tienne pas compte ! » Et ils les admonestaient utilement à propos de leur salut.

Certains demandaient aux frères de les recevoir dans leur compagnie. Et puisque, à cause du petit nombre des frères, tous les six tenaient du bienheureux François l'autorité de recevoir dans l'Ordre 5, ils en reçurent quelques-uns dans leur compagnie ; et avec ces nouveaux admis, au terme fixé, ils revinrent tous à Sainte-Marie-de-la-Portioncule. Quand ils se revoyaient les uns les autres, ils étaient remplis de tant de plaisir et de joie spirituelle 6 qu'on aurait dit qu'ils ne se rappelaient rien des maux qu'ils avaient endurés de la part des méchants.

1. Voir 1 Reg 17 8.

2. Voir 1 Reg 22 29 ; 2Reg 10 9.

3. Voir 1 Reg 8 3, 8 ; 2Reg 4 1. En accord avec AP 24, les manuscrits de Barcelone et Sarnano précisent : « comme en recevaient les autres pauvres ».

4. Voir in 13 35 ; 1Reg 11 5-6.

5. Cette situation ne dura pas : voir 1 Reg 2 2 ; 2Reg 2 1.

6. Voir 1 Reg 7 15-16.

Chaque jour, ils s'appliquaient avec zèle à prier et à travailler de leurs mains 1, afin d'éloigner absolument d'eux toute oisiveté, ennemie de l'âme 2. Ils s'appliquaient à se lever au milieu de la nuit et priaient avec grande dévotion, accompagnée de torrents de larmes et de soupirs. Ils se chérissaient mutuellement d'un profond amour : chacun servait l'autre et le nourrissait comme une mère sert et nourrit son fils unique et chéri 3. La charité brûlait tant en eux qu'il leur semblait facile de livrer leurs corps à la mort, non seulement pour l'amour du Christ 4, mais aussi pour le salut de l'âme ou du corps de leurs confrères.

42 Un jour, par exemple, que deux de ces frères allaient ensemble, ils rencontrèrent un fou qui se mit à leur jeter des pierres. L'un d'eux, voyant donc que les pierres étaient jetées sur l'autre, fit aussitôt écran aux impacts des pierres, préférant être frappé plutôt que son frère, du fait de la charité mutuelle dont ils brûlaient : ainsi étaient-ils prêts à donner leurs vies l'un pour l' autre 5.

Ils étaient en effet à ce point fondés et enracinés dans l'humilité et la charité 6 que l'un révérait l'autre comme s'il était son père et seigneur, et que ceux qui avaient préséance par l'office de supérieur ou par quelque grâce semblaient plus humbles et plus vils que les autres 7. Tous d'ailleurs se livraient tout entiers à l'obéissance, se tenant constamment prêts à exécuter la volonté de qui leur donnerait un ordre. Ils ne distinguaient pas entre ordre juste et injuste, car, quoi qu'on leur ordonne, ils estimaient que l'ordre reçu était conforme à la volonté du Seigneur. Dès lors, il leur était

1. Voir 1 Co 4 12.

2. Voir 1 Reg 7 10-12 ; 2Reg 5 1-2 ; Test 20-21.

3. Voir 1 Reg 5 13-14, 9 11, 11 5 ; 2Reg 6 8.

4. Voir 1 Reg 16 10-11.

5. Voir lJn 3 16. En accord avec AP 26, les manuscrits de Barcelone, Fribourg et Sarnano préfèrent ce commentaire : « Ils faisaient bien souvent de telles actions et d'autres semblables. »

6. Voir Ep 3 17.

7. Voir 1 Reg 5 12.

1132 facile et doux d'exécuter des ordres 1. Ils s'abstenaient des désirs charnels 2, se jugeant scrupuleusement eux-mêmes 3, se défiant d'eux-mêmes et prenant garde à ce que l'un n'offense l'autre d'aucune manière.

43 S'il arrivait que l'un dise à l'autre un mot qui puisse le contrarier, sa conscience le tourmentait tant qu'il ne pouvait trouver le repos jusqu'à ce qu'il ait déclaré sa faute, se prosternant humblement à terre pour se faire poser sur la bouche le pied du frère contrarié. Si ce dernier ne voulait pas poser le pied sur la bouche de l'autre et que celui qui avait contrarié l'autre était un responsable 4, il lui ordonnait de poser le pied sur sa bouche. Mais s'il était un subordonné, il le lui faisait ordonner par un responsable. Ainsi s'appliquaient-ils à chasser loin d'eux toute rancœur et méchanceté, et à toujours conserver entre eux une parfaite affection, s'efforçant autant que possible d'opposer à chaque vice la vertu correspondante 5 sous la conduite et avec l'aide de la grâce de Jésus Christ 6.

1. Voir Adm 3.

2. 1P 2 11.

3. Voir 1 Reg 11 11-12.

4. Le terme de « prelatus » en latin est d'autant plus étonnant que la societas ne s'est encore dotée d'aucune organisation et ne bénéficie d'aucune reconnaissance officielle.

5. Voir Adm 27 ; SaIV 9-14.

6. Nous rendons ainsi les notions de grâce « prévenante et coadjuvante ». Les manuscrits de Barcelone, Fribourg et Sarnano ajoutent ici un épisode inédit qu'on retrouve en 2C 155 : « Il advint une fois dans la cité de Limassol à Chypre que, devant un noble citoyen de ce pays, un certain frère Barbaro dise à un autre frère un mot qui le contrarie. Voyant son frère contrarié, frère Barbaro trouva aussitôt un crottin d'âne qu'il mastiquait dans sa bouche en disant : "Qu'elle endure punition et honte, la bouche qui dit de quoi troubler mon frère !" Le noble en fut si édifié que, de ce moment, il se plaça lui et ses biens sous le bon vouloir et le commandement des frères. » La scène se déroule dans la cité chypriote de Acre,; (Limassol). Conquise en 11                   91 par Richard Cœur de Lion, roi d'Angleterre (1189-1199), l'île de Chypre, au large de la Syrie et de la Turquie, est dès lors transformée en royaume latin de Chypre, souvent associé à celui de Jérusalem. À l'époque de François, il fut détenu par Hugues Ier de Lusignan (1205-1218) et son fils Henri  (1218-1253).

En outre, ils ne revendiquaient pour eux rien en propre, mais ils se servaient en commun des livres ou des autres choses qui leur étaient données, selon la forme transmise et conservée depuis les apôtres 1. Quoiqu'en eux et entre eux régnât la vraie pauvreté, ils étaient cependant libéraux et généreux de tout ce qui leur était attribué au nom de Dieu : par amour de lui, ils donnaient volontiers les aumônes qui leur avaient été données à tous ceux qui demandaient et surtout aux pauvres.

44 Quand ils allaient par la route et rencontraient des pauvres leur demandant quelque chose pour l'amour de Dieu, comme ils n'avaient rien d'autre à offrir, ils donnaient un morceau de leurs vêtements, si vils soient-ils. Tantôt ils donnaient en effet le capuchon en le séparant de la tunique, tantôt une manche, tantôt un autre morceau qu'ils décousaient de leur tunique pour accomplir cette parole de l'Évangile : Donne à tous ceux qui te demandent 2! Un jour vint un pauvre à l'église Sainte-Marie-de-la-Portioncule, près de laquelle les frères demeuraient parfois, et il demanda l'aumône. Or il y avait là un manteau qu'un frère avait eu quand il était dans le monde 3. Le bienheureux François lui dit donc qu'il le donne au pauvre : il le lui donna volontiers et sur-le-champ. Grâce à la révérence et à la dévotion qu'avait manifestées ce frère en donnant son manteau au pauvre, il sembla aussitôt au bienheureux François que cette aumône montait au ciel 4 et il se sentit baigné d'une joie nouvelle.

45 Quand des riches de ce monde faisaient un détour vers eux, ils les recevaient avec entrain et bienveillance, s'efforçant de les faire revenir du mal et de les inciter à la pénitence. Ils demandaient aussi instamment qu'on ne les envoie pas dans les contrées dont ils

1. Voir Ac 2 4, 4 32. Ces textes ont toujours été considérés comme le fondement des règles monastiques, ce qui justifie la traduction « transmise et conservée depuis les apôtres ». Mais on pourrait aussi traduire, avec une signification un peu différente, « transmise et conservée par les apôtres ».

2. Lc 6 30 ; 1 Reg 14 6.

3. Il s'agirait de frère Gilles.

4. Voir 1Reg 9 9 ; 2LFid 30-31.

1134 étaient originaires, afin de fuir la familiarité et la fréquentation de leurs parents et d'observer la parole du Prophète : Je suis devenu un étranger pour mes frères et un voyageur errant pour les fils de ma mère 1.

Ils se réjouissaient beaucoup dans la pauvreté, car ils ne convoitaient pas de richesses, méprisant tous les biens transitoires 2 qui peuvent être convoités par les amateurs de ce monde. Mais par-dessus tout, ils foulaient aux pieds comme poussière la monnaie 3 : comme le saint le leur avait enseigné, ils l'évaluaient au même prix et poids que le crottin d'âne.

Ils se réjouissaient continuellement dans le Seigneur, n'ayant rien entre eux ou en eux qui puisse en quoi que ce soit les attrister. Car plus ils étaient séparés du monde, plus ils étaient unis à Dieu. S'avançant dans la voie de la croix et les sentiers de la justice, ils ôtaient les obstacles sur la voie étroite de la pénitence et de l'observance évangélique, de telle sorte que le chemin soit aplani et rendu sûr pour les suivants.

1. Ps 68 (69) 9. Les manuscrits de Fribourg et Sarnano omettent toute la fin de 3S 45.

2. Voir 3S 35.

3. Voir 1Reg 8 6 ; 3S 16, 35.

CHAPITRE XII COMMENT LE BIENHEUREUX FRANÇOIS AVEC SES ONZE COMPAGNONS ALLA À LA CURIE DU PAPE POUR LUI FAIRE CONNAÎTRE SON PROJET ET FAIRE CONFIRMER LA RÈGLE QU'IL AVAIT ÉCRITE

46 Voyant que le Seigneur augmentait ses frères en nombre et en mérite, le bienheureux François, comme ils étaient déjà douze hommes très parfaits partageant les mêmes idées, leur dit aux onze, lui le douzième 1, leur guide et leur père : « Je vois, frères, que le Seigneur dans sa miséricorde veut augmenter notre congrégation. Allons donc à notre mère la sainte Église romaine et informons le souverain pontife de ce que le Seigneur a commencé à faire par nous, pour mener à bien, par sa volonté et son ordre, ce que nous avons entrepris.»

Comme ce qu'avait dit le père avait plu aux autres frères et qu'ils avaient pris la route vers la curie en sa compagnie, il leur dit : « Faisons d'un de nous notre guide et tenons-le comme vicaire de Jésus Christ 2, de telle sorte que, où il lui plaira de faire un détour, nous faisions le détour et, quand il voudra faire halte pour s'héberger, nous faisions halte pour nous héberger. » Ils élurent frère Bernard 3, le premier à suivre le bienheureux François, et ils observèrent ce que le père avait dit.

Ils allaient donc joyeux et parlaient avec les paroles du Seigneur, n'osant rien dire d'autre que ce qui avait trait à la louange et à la gloire de Dieu et qui était utile à leurs âmes. Ils vaquaient fréquemment à la prière. Le Seigneur leur préparait toujours un hébergement, leur procurant ce qui leur était nécessaire.

1. Cette précision, absente du manuscrit de Sarnano, est destinée à écarter toute assimilation de François au Christ : François est un des douze, non le treizième. Que l'auteur (ou un des recenseurs) ait jugé bon d'insister à ce point montre que le thème de la conformité de la vie de François à celle du Christ faisait déjà son chemin dans les esprits.

2. « Vicarius Christi » était le titre donné au pape à cette époque. Il s'agit bien, de la part du petit groupe des frères, d'une sorte de réinvention de l'Église primitive.

3. « Elegerunt » ne désigne pas forcément une élection résultant d'un vote, mais toute forme de choix et de désignation.

1136 47 Comme ils étaient arrivés à Rome, ils y rencontrèrent l'évêque de la cité d'Assise 1. Il les reçut avec une immense joie 2, car il vénérait le bienheureux François et tous les frères d'une spéciale affection. Ignorant cependant la cause de leur venue, il commença à s'inquiéter, craignant qu'ils ne veuillent abandonner leur patrie dans laquelle le Seigneur avait commencé à opérer par eux des merveilles. Car il se réjouissait vivement d'avoir dans son diocèse de tels hommes, dont la vie et les moeurs laissaient présager le meilleur. Mais après avoir entendu la raison et avoir compris leur projet, il se réjouit beaucoup, leur promettant pour ce faire conseil et assistance3.

Or cet évêque était connu d'un cardinal, évêque de Sabine, qu'on appelait le seigneur Jean de Saint-Paul 4, vraiment plein de la grâce de Dieu, qui chérissait beaucoup les serviteurs de Dieu. L'évêque lui avait exposé la vie du bienheureux François et de ses frères, c'est pourquoi le cardinal désirait voir l'homme de Dieu et quelques-uns de ses frères 5. Entendant qu'ils étaient dans la Ville, il leur envoya un messager et les accueillit avec grande révérence et amour.

48 Demeurant peu de jours avec lui, ils l'édifièrent tellement par leurs saints entretiens et leurs exemples que, voyant briller en oeuvre ce qu'il avait entendu d'eux, il se recommanda à leurs prières avec humilité et dévotion, et demanda même, par grâce spéciale, d'être tenu dorénavant pour un des frères. Interrogeant

1. Les manuscrits de Barcelone et Sarnano précisent : « qui avait appris d'eux la cause de leur venue ».

2. La suite de ce paragraphe, développant les pensées de l'évêque d'Assise, est absente des manuscrits de Barcelone et Sarnano.

3. Le conseil et l'aide sont deux devoirs réciproques entre le seigneur et son vassal.

4. Jean, moine de l'abbaye bénédictine Saint-Paul-hors-les-Murs à Rome, à l'époque cardinal évêque de Sabine, après avoir été légat pontifical en Italie et en France et membre du tribunal de la curie.

5. Les deux phrases suivantes sont absentes des manuscrits de Barcelone et Sarnano.

ensuite le bienheureux François pour savoir pourquoi il était venu et entendant de lui tout son projet et son intention, il offrit d'être son procureur en curie.

Le cardinal se rendit donc à la curie et dit au seigneur pape Innocent III 1 : « J'ai rencontré un homme d'une haute perfection, qui veut vivre selon la forme du saint Évangile et observer en tout la perfection évangélique 2. Par lui, je crois que le Seigneur veut réformer la foi de la sainte Église dans le monde entier. » Entendant cela, le seigneur pape s'étonna beaucoup et ordonna au cardinal de lui amener le bienheureux François.

49 Le lendemain, l'homme de Dieu fut donc introduit par le cardinal devant le souverain pontife, à qui il exposa tout son saint projet. Or ce pontife, comme il était doué d'un éminent discernement, donna son assentiment en bonne et due forme 3 aux voeux du saint ; et les exhortant sur de nombreux sujets, lui et ses frères, il les bénit en disant : « Allez avec le Seigneur, frères ; comme il daignera vous inspirer, prêchez à tous la pénitence. Lorsque Dieu tout-puissant vous aura multipliés en nombre et en grâce, dites-le-nous : nous vous concéderons plus que cela et nous vous confierons plus tranquillement de plus grandes choses. »

Mais voulant savoir si ce qu'il avait concédé et ce qu'il concéderait était conforme à la volonté du Seigneur, avant que le saint ne se retire de sa présence, le seigneur pape lui dit ainsi qu'aux compagnons : « Vous qui êtes nos petits enfants, votre vie nous semble trop dure et âpre 4. Certes, nous croyons que vous êtes d'une si grande ferveur qu'il n'y a pas lieu de douter de vous, mais nous devons cependant bien y réfléchir pour ceux qui vous

1. Lothaire de Segni, élu pape sous le nom d'Innocent III, le 8 janvier 1198, mort à Pérouse, le 16 juillet 1216. La rencontre doit se situer début mai 1209. Voir A. CACCIOTTI et M. MELLI (éd.), Francesco a Roma dal signor Papa, Milan, 2008.

2. Voir 1 Reg Prol 2, 1 1, 5 17 ; 2Reg 1 1, 12 4 ; Test 14.

3. On note toujours le souci juridique de l'auteur.

4. Voir 3S 35.

1138 suivront, de peur que cette voie ne leur paraisse trop âpre. » Comme il voyait que la constance de leur foi et la solidité de leur espérance étaient si fermement ancrées dans le Christ qu'ils refusaient de se détourner de leur ferveur, il dit au bienheureux François : « Fils, va et prie Dieu de te révéler si ce que vous cherchez procède de sa volonté, de sorte que, connaissant la volonté du Seigneur, nous puissions approuver tes désirs. »

50 Comme le seigneur pape le lui avait suggéré, le saint de Dieu pria et le Seigneur lui parla en esprit par métaphore en disant : « Il était dans un désert une femme pauvre et belle ; admirant sa beauté, un grand roi désira la prendre comme épouse, car il pensait engendrer d'elle de beaux fils.

Une fois le mariage contracté et consommé 1, de nombreux fils furent engendrés et grandirent, à qui la mère parla ainsi : "Fils, n'ayez pas honte, car vous êtes fils du roi. Allez donc à sa cour et c'est lui qui vous procurera tout le nécessaire." Comme ils étaient donc parvenus au roi, le roi s'étonna de leur beauté et, voyant en eux sa ressemblance, il leur dit : "De qui êtes-vous les fils ?"

Comme ils lui avaient répondu qu'ils étaient fils de la femme pauvrette demeurant au désert, le roi les embrassa avec grande joie et leur dit : "Ne craignez pas 2, puisque vous êtes mes fils. Car si des étrangers sont nourris à ma table, à plus forte raison vous qui êtes mes fils légitimes." Aussi le roi adressa-t-il l'ordre à la femme qu'elle envoie tous les fils conçus de lui à sa cour pour les nourrir. »

Voilà donc ce qui fut montré à la vue du bienheureux François en prière et le saint homme comprit que c'était lui qui était désigné par cette femme pauvrette 3.

1. « Le mariage contracté et consommé » : encore une notation juridique. absente du passage équivalent en AP 35.

2. Voir Tb 423;Le 12 32 ; Mt 1427.

3. Le diminutif de « paupercula » annonce en effet le terme de « poverello » pour désigner François. Lui-même, lorsqu'il s'adresse à Claire et à ses soeurs, les appelle « poverelle » ; voir EP 1.

 

51 Sa prière terminée, il se présenta de nouveau au souverain pontife et lui raconta dans l'ordre l' exemplum 1 que le Seigneur lui avait montré. Et il dit : « C'est donc moi, seigneur, cette femme pauvrette que le Seigneur, en l'aimant, a décorée par sa miséricorde et de qui il lui a plu d'engendrer des fils légitimes. Il m'a dit, le Roi des rois, qu'il nourrirait tous les fils qu'il engendrera de moi, car, s'il nourrit des étrangers, il doit bien nourrir ses fils légitimes. Si Dieu donne en effet aux pécheurs 2 des biens temporels par amour des fils qu'il a à nourrir, à bien plus forte raison les donnera-t-il généreusement aux hommes évangéliques qui les doivent à leur mérite. »

Après avoir entendu cela, le seigneur pape fut stupéfait, d'autant plus qu'avant l'arrivée du bienheureux François, il avait eu la vision que l'église Saint-Jean-de-Latran 3 menaçait ruine et qu'un homme religieux, de petite taille et d'allure méprisable 4, la soutenait en l'étayant sur son dos 5. Se réveillant stupéfait et atterré, en homme de discernement et de sagesse, il réfléchissait à ce que voulait lui dire cette vision. Et voici que, quelques jours plus tard, le bienheureux François était venu à lui, lui avait révélé son projet, comme on l'a dit, et lui avait demandé de lui confirmer une règle qu'il avait écrite avec

1. Nous laissons en latin ce terme au sens technique précis : l'exemplum est un récit à caractère édifiant, une anecdote, réelle ou imaginaire, dont on peut tirer une morale ; il était particulièrement utilisé par les prédicateurs. Cette parabole se trouve d'ailleurs dans un recueil d'exempla, celui d'Eudes de Cheriton ; TM 17.

2. Les manuscrits de Barcelone et Sarnano précisent : « et aux indignes ».

3. Église cathédrale de l'évêque de Rome.

4. Voir Is 16 14, 53 3.

5. Première apparition de cette vision dans l'hagiographie franciscaine : elle est probablement empruntée à la légende de saint Dominique rédigée par Constantin Médicis d'Orvieto en 1244-1246, postérieure donc à AP qui l'ignore, mais antérieure à 3S qui s'en inspire. Saint-Jean-de-Latran, église et demeure pontificales par excellence, est le symbole de l'Église romaine.

1140 des mots simples 1, se servant des termes du saint Évangile à la perfection duquel il aspirait totalement. Le voyant si fervent au service de Dieu, rapprochant sa propre vision et l'exemplum montré à l'homme de Dieu, le seigneur pape commença à se dire en lui-même : « C'est vraiment lui, cet homme religieux et saint par qui l'Église de Dieu sera soulevée et soutenue. »

Aussi l'embrassa-t-il et approuva-t-il la règle qu'il avait écrite 2. Il lui donna également licence de prêcher la pénitence en tous lieux ainsi qu'à ses frères, pourvu cependant que ceux qui prêcheraient obtiennent licence du bienheureux François 3. Et cela même, il l'approuva par la suite en consistoire 4.

52 Après avoir donc reçu ces concessions, le bienheureux François rendit grâce à Dieu 5 et, s'étant mis à genoux, il promit obéissance et révérence au seigneur pape avec humilité et dévotion 6. Quant aux autres frères, selon le précepte du seigneur pape, c'est au bienheureux François qu'ils promirent pareillement obéissance et révérence 7. Ils reçurent la bénédiction du souverain pontife et visitèrent les tombeaux des apôtres ; le bienheureux François et les onze autres frères reçurent la tonsure que le cardinal leur avait obtenue, car il voulait que tous les douze soient clercs 8.

1. Voir Test 15.

2. Voir 1 Reg Prol 2 ; Test 14-15.

3. Voir 1 Reg 17 1 ; 2Reg 9 2.

4. Au « consistorium » (le consistoire qui réunit les cardinaux autour du pape), les manuscrits de Barcelone et Sarnano préfèrent le « consilium » ou « concilium », ce qui peut évoquer aussi bien un simple conseil qu'un concile.

5. Voir Ac 27 35.

6. Voir 1 Reg Prol 3.

7. Voir 1 Reg Pro! 4.

8. En recevant la tonsure, tous les frères devenaient des clercs, ce qui atténuait l'audace de leur avoir confié une mission de prédication.

53 En quittant la Ville, l'homme de Dieu s'en alla par le vaste monde 1 avec les frères ; il s'étonnait fort de voir son désir si facilement accompli et croissait chaque jour dans l'espoir et la confiance envers le Sauveur, qui lui avait montré à l'avance par ses saintes révélations les événements qui s'étaient ensuite produits. En effet, avant d'obtenir ces concessions, une nuit, comme il s'était abandonné au sommeil, il lui avait semblé qu'il s'avançait sur une route au bord de laquelle s'élevait un arbre de haute taille, beau, fort 2 et épais. Comme il s'approchait de lui et que, se tenant sous lui, il en admirait la grandeur et la beauté 3, le saint s'éleva soudain lui-même à une si grande altitude qu'il touchait la cime de l'arbre et l'inclinait très facilement jusqu'à terre. Et c'est vraiment ce qui advint lorsque le seigneur Innocent, arbre le plus haut, le plus beau et le plus fort au monde, s'inclina avec tant de bienveillance à sa demande et à sa volonté.

1. L'auteur joue sur le couple « Urbem » («la Ville ») et « orbem » (« le monde »).

2. Voir Dn 4 8.

3. Voir Jdt 10 14.

CHAPITRE XIII L'EFFICACITE DE SA PRÉDICATION ET LE PREMIER LIEU QU'IL EUT. COMMENT LES FRÈRES Y DEMEURAIENT ET COMMENT ILS EN PARTIRENT

54 Par la suite, parcourant cités 4 et bourgs fortifiés, le bienheureux François commença à prêcher en tous lieux plus amplement et plus parfaitement, non par les persuasives paroles de la science humaine, mais par la doctrine et la vertu de l'Esprit saint 5, annonçant avec confiance le Royaume de Dieu. C'était en effet un prédicateur de vérité, conforté par l'autorité apostolique,

4. Voir Mt 9 35.

5. Voir 1 Co 2 4.

1142 qui n'usait pas de flatteries et rejetait les caresses des mots ; car le conseil qu'il donnait aux autres en parole, il se l'était d'abord donné à lui-même en le mettant en oeuvre, pour pouvoir dire la vérité avec une très grande assurance. Même les lettrés et les doctes s'émerveillaient de la force et de la vérité de ses sermons, qui ne lui venaient pas de l'enseignement d'un homme ; et beaucoup accouraient pour le voir et l'entendre comme l'homme d'un autre siècle. Dès lors, nombreux furent ceux dans le peuple -- nobles et non nobles, clercs et laïcs -- qui, interpellés par l'inspiration divine, se mirent à s'attacher aux traces du bienheureux François et à vivre sous sa discipline après avoir rejeté les soucis et les pompes du monde.

55 Or jusque-là, l'heureux père et ses fils vivaient encore en un lieu proche d'Assise qu'on appelle Rivo Torto 1, où il y avait une cabane abandonnée de tous. Ce lieu était si étroit qu'ils pouvaient à peine s'y asseoir ou s'y reposer. Là, bien souvent même, manquant de pain, ils ne mangeaient que des raves qu'ils mendiaient de-ci de-là en cas de pénurie. L'homme de Dieu écrivait les noms des frères sur les poutres de la cabane, pour que chacun, s'il voulait se reposer ou prier, connaisse son emplacement et que, dans ce petit espace confiné, un bruit insolite ne vienne pas perturber le silence de l'esprit.

Un jour que les frères se trouvaient en ce lieu, il advint qu'un paysan arrive avec son âne, voulant s'héberger dans la cabane avec l'âne. Et de peur d'être repoussé par les frères, entrant avec son âne, il lui dit : « Entre, entre, car nous ferons du bien à ce lieu 2. » Entendant les paroles du paysan et saisissant son intention, le saint père fut irrité contre lui, surtout à cause du vacarme

1. Rivo Torto, ainsi appelé du nom de la rivière qui descend du mont Subasio sur les contreforts duquel est bâtie la cité d'Assise.

2. Cette phrase énigmatique est éclairée par le retour à l C 44 : comme le paysan, François craint que les frères ne s'installent dans cette cabane, l'agrandissent, en ajoutent d'autres : il se réjouit donc de la voir ainsi rendue à sa première destination.

qu'il avait fait avec son âne, troublant tous les frères qui s'adonnaient alors au silence et à la prière. L'homme de Dieu dit donc aux frères : « Je sais, frères, que Dieu ne nous a pas appelés pour préparer l'hébergement d'un âne, ni pour avoir un commerce fréquent avec les hommes, mais afin que, prêchant de temps en temps aux hommes la voie du salut et leur montrant des conseils salutaires, nous ayons principalement à nous adonner aux prières et aux actions de grâce 1. »

Ils abandonnèrent donc cette cabane à l'usage des pauvres lépreux 2, se transférant à Sainte-Marie-de-la-Portioncule, auprès de laquelle ils avaient parfois demeuré dans une petite maison avant d'obtenir l'église elle-même 3.

56 Après quoi, guidé par la volonté et l'inspiration de Dieu, le bienheureux François acquit' humblement cette église de l'abbé de Saint-Benoît du mont Subasio près d'Assise. Et le saint la recommanda avec une affectueuse insistance au ministre général 5 et à tous les frères comme un lieu chéri de la glorieuse Vierge plus que tous les lieux et églises de ce monde.

Une vision 6 fut pour beaucoup dans la recommandation et l'affection dont ce lieu bénéficia : c'est la vision qu'eut un frère alors qu'il était encore dans le monde, un frère que le bienheureux François chérit d'une singulière affection aussi longtemps qu'il

1. Cette réflexion de François est un ajout par rapport à 1 C 44 ; en contradiction avec le message franciscain, elle affirme la primauté de la vie contemplative sur la vie active.

2. Cette notation signifie peut-être que la cabane de Rivo Torto était une dépendance d'une léproserie voisine (la plus proche était celle de San Rufino d'Arce).

3. Voir 3S 32, 41 et 44.

4. « Acquisivir » en latin.

5. Probablement frère Élie. Voir CA 56.

6. Cette vision est un apport inédit de 3S. Il semble que l'auteur de 3S ait reçu cette confidence du frère en question, à moins qu'il ne s'agisse de l'auteur lui-même, qui insérerait là, anonymement, un épisode autobiographique.

1144 fut avec lui, en lui montrant une particulière familiarité. Ce frère donc, désirant servir Dieu comme par la suite il le servit fidèlement en religion, percevait en vision que tous les hommes de ce monde étaient aveugles et qu'ils se tenaient agenouillés autour de Sainte-Marie-de-la-Portioncule ; les mains jointes et levées au ciel ainsi que le visage, d'une voix forte et pleine de larmes, ils priaient le Seigneur qu'il daigne tous les illuminer dans sa miséricorde. Tandis qu'ils priaient, il semblait qu'une grande splendeur sortait du ciel et que, descendant sur eux, elle les illuminait tous de la lumière du salut.

S'éveillant, il décida plus fermement de servir Dieu et, peu après, ayant abandonné complètement ce monde mauvais et ses pompes, il entra en religion où il resta avec humilité et dévotion au service de Dieu.

CHAPITRE XIV LE CHAPITRE QUI SE TENAIT DEUX FOIS L'AN DANS LE LIEU DE SAINTE-MARIE-DE-LA-PORTIONCULE

57 Après avoir obtenu 1 le lieu de Sainte-Marie de l'abbé de Saint-Benoît, le bienheureux François ordonna qu'on y tienne chapitre deux fois l'an : à la Pentecôte et à la dédicace de saint Michel 2. À la Pentecôte, tous les frères venaient se réunir près de Sainte-Marie ; ils examinaient comment ils pourraient mieux observer la règle ; ils désignaient des frères dans les diverses provinces pour prêcher au peuple et pour implanter d'autres frères dans leurs provinces 3. Saint François faisait des admonitions 4,

1. « Obtentum » en latin.

2. Le 29 septembre. Voir l Reg 18. Dans les chapitres xiv-xv en particulier, les manuscrits de Barcelone, Fribourg et Sarnano se tiennent plus près des passages parallèles en AP 36-43.

3. Voir 1 Reg 4 2.

4. Le terme rappelle le recueil dont François est l'auteur et qui porte le titre d'Admonitions.

des réprimandes et donnait des ordres, comme il lui semblait conforme à l'avis du Seigneur. Mais tout ce qu'il leur disait en paroles, avec affection et sollicitude il le leur montrait en oeuvres. Il vénérait les prélats et les prêtres de la sainte Église ; il honorait les anciens, les nobles et les riches ; il chérissait aussi les pauvres de tout cœur, ayant pour eux une profonde compassion, et à tous il se montrait soumis 1. Alors qu'il était plus élevé que tous les frères, il désignait pourtant un des frères qui demeuraient avec lui comme son gardien et seigneur ; et pour chasser de lui toute occasion d'orgueil, il lui obéissait avec humilité et dévotion 2. Il s'humiliait en effet parmi les hommes en abaissant sa tête jusqu'à terre, pour mériter un jour d'être exalté 3 parmi les saints et les élus de Dieu sous le regard divin.

Avec sollicitude, il exhortait les frères à observer fermement le saint Évangile et la règle qu'ils avaient professé 4. Il les exhortait surtout à révérer avec dévotion les offices divins et les ordinations ecclésiastiques 5, en entendant dévotement la messe et en adorant plus dévotement encore le corps du Seigneur 6. Quant aux prêtres qui administrent de vénérables et très hauts sacrements, il voulut qu'ils soient spécialement honorés par les frères 7 : que, partout où ils les rencontrent, fléchissant le chef devant eux, ils leur baisent les mains. Et si les frères les rencontraient quand ils allaient à cheval, François voulait qu'ils baisent non seulement leurs mains, mais aussi les pieds des chevaux qu'ils montaient, par révérence pour leur pouvoir.

58 Il exhortait aussi les frères à ne juger personne ni à mépriser ceux qui vivent avec raffinement et s'habillent de manière bizarre et excessive : car Dieu est notre Seigneur et le

1. Voir 1 Reg 7 2, 16 6 ; Test 19.

2. Voir Test 27-28.

3. Voir Lc 14 11.

4. Voir 1 Reg 5 17, 24 1-4 ; 2Reg 12 4.

5. Voir 1Reg 193; 2Reg 124.

6. Voir LOrd 26-27 ; Adm 1 14-21.

7. Voir Test 6-11 ; 1 LFid 33.

1146 leur ; il peut les appeler à lui et, les ayant appelés, faire d'eux des justes 1. Il disait même qu'il voulait que les frères révèrent de tels hommes comme leurs frères et seigneurs ; car ils sont frères en tant que créés par un unique Créateur 2 ; ils sont seigneurs en tant qu'ils aident les bons à faire pénitence en leur administrant ce qui est nécessaire au corps. Il ajoutait aussi : « Telle devrait être parmi les gens la conduite des frères que quiconque les entendrait ou les verrait glorifierait le Père céleste 3 et le louerait avec dévotion. »

Car son grand désir était que tant lui-même que ses frères fassent en abondance des oeuvres telles que le Seigneur en soit loué. Et il leur disait : « La paix que vos bouches annoncent, ayez-la plus encore en vos cœurs ! Que nul ne soit provoqué par vous à la colère ou au scandale, mais que, par votre mansuétude, tous soient provoqués à la paix, à la bonté et à la concorde ! Car nous avons été appelés à cela : soigner les blessés, réduire les fractures 4 et rappeler les égarés. Nombreux sont en effet ceux qui nous semblent des suppôts du diable, alors qu'ils seront un jour des disciples du Christ 5. »

59 En outre, le pieux père adressait des reproches à ses frères qui étaient d'une austérité excessive envers eux-mêmes, s'exténuant à force de veilles, de jeûnes 6 et d'exercices corporels. Car certains s'affligeaient si gravement, pour réprimer en eux toutes les ardeurs de la chair, que chacun semblait se tenir lui-même en haine 7. L'homme de Dieu le leur prohibait, les admonestant avec bonté, les corrigeant avec raison et pansant leurs blessures par les liens de préceptes salutaires.

1. Voir Rm 8 30 ; 1 Reg 11 7-12 ; 2Reg 2 17.

2. Voir 1Reg 22 33-34.

3. Voir Mt516.

4. Voir Ez 34 4.

5. Ici s'arrête définitivement le manuscrit de Fribourg.

6. Voir 2Co 11 27.

7. Voir l Reg 22 5 ; 1 LFid 37, 40.

Parmi les frères qui venaient au chapitre, nul n'osait engager la conversation sur les affaires de ce monde 1. Mais ils s'entretenaient des Vies des saints Pères 2 et de la manière de plus parfaitement trouver la grâce du Seigneur Jésus Christ 3. Si certains des frères qui étaient venus au chapitre ressentaient quelque tentation ou tribulation, en entendant le bienheureux François parler ainsi avec douceur et ferveur, en voyant sa pénitence, ils étaient libérés des tentations et merveilleusement soulagés des tribulations. Car c'est avec compassion qu'il leur parlait,  non comme un juge, mais comme un père miséricordieux à ses fils, comme un bon médecin aux malades, sachant être malade avec les malades  4 et affligé avec les tourmentés. Il réprimandait néanmoins tous les délinquants comme il se doit et il réprimait par des blâmes mérités les récalcitrants et les rebelles.

Or une fois le chapitre terminé, il bénissait tous les frères et assignait chacun aux différentes provinces 5. Quiconque parmi eux avait l'Esprit de Dieu et l'éloquence nécessaire pour prêcher, qu'il soit clerc ou laïc, il lui donnait le droit de prêcher. Ceux-ci, recevant sa bénédiction avec une grande joie de l'esprit, comme des pèlerins et des étrangers 6 s'en allaient par le monde, n'emportant rien en route 7, si ce n'est les livres dans lesquels ils puissent dire leurs heures 8. En quelque lieu qu'ils rencontraient un prêtre, riche ou pauvre, bon ou mauvais, s'inclinant ils lui faisaient humblement révérence. Quand arrivait

1. Voir 3S 46.

2. Les Vies des pères des déserts de l'Orient (Antoine, Pacôme, Paul de Thèbes...) connurent un grand succès en Occident. Dans la vie monastique, elles constituaient souvent la lecture de table au réfectoire.

3. Voir 1 Reg 18 1.

4. Voir 2Co 11 29.

5. François semble être seul à décider de l'affectation des frères.

6. Voir 1P 2 11 : 2Reg 6 2 ; Test 24.

7. Voir 1 Reg 14 1.

8. 11 s'agit des bréviaires qui permettaient aux frères de dire chaque jour les heures canoniques de l'office divin. Voir 1 Reg 3 7 ; 2Reg 3 2.

1148 l'heure de chercher un hébergement, ils allaient plus volontiers chez des prêtres que chez des laïcs séculiers.

60 Mais quand ils ne pouvaient être hébergés chez des prêtres, ils se mettaient plutôt en quête d'hommes spirituels et craignant Dieu, chez qui ils puissent être hébergés en toute honnêteté ; jusqu'au moment où, dans chaque cité et bourg fortifié que les frères voulaient visiter, le Seigneur inspira de leur préparer des hébergements ; finalement, des lieux d'habitation 1 furent édifiés pour eux dans les villes et les bourgs fortifiés 2.

Le Seigneur leur donna la parole et l'esprit selon le besoin du moment pour proférer des paroles très acérées qui pénétraient les cœurs des jeunes et des vieux. Délaissant père et mère 3 et tout ce qu'ils avaient, ces gens se mettaient à la suite des frères en prenant l'habit de leur religion. Alors fut vraiment envoyé sur terre le glaive 4 de séparation, quand des jeunes venaient à la religion en abandonnant leurs parents dans la lie des péchés. Ceux pourtant que les frères recevaient dans l'Ordre 5, ils les menaient au bienheureux François pour qu'ils reçoivent de lui l'habit de religion avec humilité et dévotion 6.

Il n'y avait pas seulement des hommes qui se convertissaient ainsi à l'Ordre : mais de nombreuses vierges et veuves, touchées par la prédication des frères, s'enfermaient aussi pour faire pénitence, suivant leur conseil, dans des monastères institués dans

1. On distingue ici les « hospitia », lieux d'hébergement provisoires, des « loca » des frères, maisons édifiées à leur usage exclusif.

2. Voir Le 10 1.

3. Voir Mt 1929.

4. Voir Mt 10 34.

5. On voit que l'auteur continue à confondre K religio » et « Ordo » comme en 3S 37.

6. Voir 1 Reg 2 2, 8 ; 2 Reg 2 1. Les manuscrits de Barcelone et Sarnano précisent : « quoique auparavant, quand ils n'étaient que six avec lui, avec sa permission comme il a été dit, les (nouveaux] avaient pu être reçus par certains [oie par n'importe lequel) d'entre eux ».

les cités et les bourgs fortifiés. Un des frères fut constitué visiteur et correcteur de ces femmes 1 . De même, des hommes ayant épouse et des femmes ayant mari, ne pouvant se soustraire à la loi du mariage, sur le salutaire conseil des frères, se livraient aussi à une plus stricte pénitence dans leurs propres maisons 2. Et c'est ainsi que, par le bienheureux François 3, parfait dévot de la sainte Trinité 4, l'Église de Dieu est rénovée en trois Ordres, comme le préfigura la réparation de trois églises 5. Chacun de ces Ordres fut, en son temps, confirmé par le souverain pontife 6.

1. Le premier visiteur des Pauvres Darnes fut le moine cistercien Ambroise en 1218-1219, suivi par le frère mineur Philippe le Long, auquel il doit être ici fait allusion.

2. L'expression « in dominus propriis arctiori poenitentiae commitebant » évoque le Menloriale propositi fratruni et sororum de poenitentia in donimbus propriis existantes, statut commun adopté en 1221 par les fraternités de pénitents de Romagne.

3. À la différence de ce qui est suggéré en AP 41, c'est bien François qui est ici présenté comme initiateur des trois Ordres (frères, moniales recluses et pénitents).

4. L'argument trinitaire a déjà été utilisé en 3S 29.

5. En 3S 21-24, il n'a été question que de la restauration de Saint-Damien. Sans doute la légende fait-elle ici également allusion à la restauration d'une église dédiée à saint Pierre et à celle de Sainte-Marie-de-la-Portioncule.

6. La confirmation officielle du tiers Ordre ne viendra qu'en 1289 avec la bulle Supra montenm de Nicolas IV.

CHAPITRE XV LA MORT DU SEIGNEUR JEAN, PREMIER PROTECTEUR, ET LE CHOIX DU SEIGNEUR HUGOLIN D'OSTIE COMME PÈRE ET PROTECTEUR DE L'ORDRE

61 Or le vénérable père, le seigneur cardinal Jean de Saint-Paul, qui dispensait très souvent conseil et protection au bienheureux François, recommandait la vie et les actes de ce saint et de ses frères à tous les autres cardinaux. Leurs esprits furent 1150 émus 1 et incités à chérir l'homme de Dieu ainsi que ses frères 2, au point que chacun d'eux désirait avoir en sa curie quelques-uns de ces frères, non pour recevoir d'eux quelque service 3, mais en raison de la sainteté des frères et de la dévotion dont ils brûlaient à leur égard.

Mais après la mort du seigneur Jean de Saint-Paul 4, le Seigneur inspira à un des cardinaux du nom d'Hugolin, alors 5 évêque d'Ostie, qu'il chérisse le bienheureux François et ses frères de tout cœur, qu'il les protège et les choie. Effectivement, il se conduisit très chaleureusement envers eux, comme s'il était leur père à tous. Et même, plus que l'affection d'un père charnel ne s'étend naturellement sur ses fils charnels, un tel amour débordait spirituellement pour chérir dans le Seigneur et choyer l'homme de Dieu ainsi que ses frères. Entendant sa glorieuse renommée — car il était fameux parmi les autres cardinaux —, l'homme de Dieu vint à lui avec ses frères. Les accueillant avec joie, le cardinal leur dit : « Je m'offre moi-même à vous, prêt à dispenser aide, conseil et protection 6 selon votre bon gré et je veux que, pour Dieu, vous me recommandiez dans vos prières. »

Alors le bienheureux François, rendant grâce à Dieu, dit au seigneur cardinal : « Je veux de tout cœur, seigneur, vous avoir pour père et protecteur de notre religion ; et je veux que tous les frères vous recommandent toujours dans leurs prières. » Après quoi le bienheureux François le pria de daigner, à la Pentecôte, participer au chapitre des frères. Le cardinal acquiesça aussitôt

1. Voir 1R 3 26.

2. Les manuscrits de Barcelone et Sarnano précisent : « par le témoignage d'Hugolin ».

3. Voir 1 Reg 7 1-2.

4. Le cardinal Jean de Saint-Paul mourut en 1214 ou 1215, quelques mois avant l'ouverture du concile de Latran IV (1 1 novembre 1215).

5. 3S ajoute « tunc » (« alors ») à AP 43.

6. « Auxiliura. », « consilium » et « protectio » résument les devoirs du seigneur envers son vassal.

avec bonté et, par la suite, il participa à leur chapitre chaque année.

Et quand il venait au chapitre, tous les frères réunis sortaient en procession à sa rencontre. Or lui, à la venue des frères, descendait de cheval et allait à pied avec eux jusqu'à l'église Sainte-Marie. Puis il leur faisait un sermon et célébrait la messe, au cours de laquelle l'homme de Dieu François chantait l'évangile 1.

1. Rôle réservé aux prêtres ou aux diacres. Voir 1C 86.

CHAPITRE XVI L'ÉLECTION DES PREMIERS MINISTRES ET COMMENT ILS FURENT ENVOYÉS PAR LE MONDE

62 Ainsi, onze ans révolus depuis le commencement de la religion 2, les frères s'étaient-ils multipliés en nombre et en mérite ; on élut des ministres et on les envoya avec un certain nombre de frères dans presque toutes les régions du monde où la foi catholique est implantée et observée 3. On les recevait dans certaines provinces, mais on ne leur permettait pas de construire des habitations. D'autres provinces, on les expulsait, de peur qu'ils soient peut-être des infidèles 4, car bien que le seigneur Innocent III ait approuvé leur Ordre et leur règle, il n'avait cependant pas confirmé cela par ses lettres 5. À cause de quoi les frères endurèrent de très nombreuses tribulations de la part des clercs et des laïcs. Par suite, les frères furent forcés de fuir de diverses provinces et, ainsi perturbés et affligés, dépouillés par

2. C'est-à-dire la rupture entre François et son père en 1206.

3. On retient 1217 comme date de la création des provinces et des ministres

4. Ils redoutent que les frères ne soient des hérétiques.

5. À la suite d'AP 44, l'auteur souligne ici la différence entre une confirmation écrite et une approbation orale.

1152 les voleurs et battus, ils revinrent au bienheureux François plein d'amertume. Ils subirent en effet ce traitement dans presque toutes les régions au-delà des Alpes, comme l'Allemagne, la Hongrie et plusieurs autres 1.

Lorsque cela eut été porté à la connaissance du seigneur cardinal, il appela à lui le bienheureux François et le mena au seigneur pape Honorius -- le seigneur Innocent étant déjà décédé 2. Et il fit solennellement confirmer par ce même seigneur Honorius, avec bulle pendante 3, une autre règle composée par le bienheureux François selon l'enseignement du Christ 4. Dans cette règle, la tenue des chapitres fut espacée, pour éviter de la fatigue aux frères qui demeuraient dans des régions lointaines 5.

63 Le bienheureux François se proposa de demander au seigneur pape Honorius un des cardinaux de l'Église romaine en quelque sorte comme pape de son Ordre -- le seigneur d'Ostie, bien sûr -- auquel les frères puissent recourir pour leurs affaires 6.

Le bienheureux François avait en effet eu une vision qui pouvait l'avoir incité à demander un cardinal et à recommander l'Ordre à l'Église romaine 7. Car il avait vu une poule, petite et

1. Voir JG 5-6.

2. Innocent III mourut à Pérouse, le 16 juillet 1216. Honorius III fut élu pape le 18.

3. Sceau pontifical le plus solennel. S'agit-il de la bulle Solet annuere du 29 novembre 1223, qui approuve la Règle définitive, ou de la bulle Cum dilecti du 11 juin 1219, qui approuve déjà la vie de François et des Frères mineurs ? Ce point a été l'objet d'un débat entre François Van Ortroy et Paul Sabatier. Il semble difficile de ne pas y voir une allusion à la bulle Solet annuere.

4. Les manuscrits de Barcelone et Sarnano précisent : « dont la teneur avait été approuvée par le seigneur Innocent ».

5. Voir 2 Reg 8 3. 1 Reg 18 2 avait déjà autorisé les ministres d'outre-monts et d'outre-mer à ne participer que tous les trois ans au chapitre de Pentecôte.

6. Hugolin était protecteur des frères au moins depuis le retour de François d'Orient en 1220 ; voir Jg 14.

7. Cet épisode et le suivant (la poule noire, puis la prédication de François devant la curie et son dialogue avec Honorius III) sont des apports inédits de 3S

noire, ayant des plumes sur les cuisses, avec des pattes semblables à celles d'une colombe domestique. Elle avait tant de poussins qu'elle ne pouvait les assembler sous ses ailes 2, mais ils tournaient en restant à l'extérieur d'elle.

Sortant du sommeil, il se mit à réfléchir à cette vision. Aussitôt, il sut par l'Esprit saint que c'était lui qui était symboliquement figuré par cette poule et il dit : « Cette poule, c'est moi, tout petit de stature et noir de nature 3 : je dois être simple comme une colombe et voler au ciel sur l'élan ailé des vertus 4. C'est à moi que le Seigneur, par sa miséricorde, a donné et donnera de nombreux fils que je ne pourrai protéger par ma seule force ; c'est pourquoi il faut que je les recommande à la sainte Église pour qu'à l'ombre de ses ailes elle les protège 5 et les gouverne. »

64 Peu d'années après cette vision, il vint donc à Rome et rendit visite au seigneur d'Ostie. Celui-ci imposa au bienheureux François d'aller avec lui le lendemain matin à la curie, car il voulait qu'il prêche devant le seigneur pape et les cardinaux, et qu'il leur recommande sa religion avec dévotion et affection. Le bienheureux François eut beau s'en récuser en disant qu'il était simple et ignorant, il lui fallut cependant aller avec le cardinal à la curie.

Lorsque le bienheureux François se présenta devant le seigneur pape et les cardinaux, il fut accueilli par eux avec une immense joie. Se levant, il leur prêcha comme s'il avait été inspiré par la seule onction de l'Esprit saint. Une fois sa

1. Selon les manuscrits de Barcelone et Sarnano : « ayant des cuisses noires et des plumes sur les pattes ».

2. Voir Mt 23 37.

3. Voir la description physique de François en 1C 83.

4. Ici s'interrompt le manuscrit mutilé de Sarnano.

5. Voir Ps 16 (17) 8.

                                                                                                                                            1154  prédication finie, il recommanda sa religion au seigneur pape et à l'ensemble des cardinaux. Par sa prédication, le seigneur pape et les seigneurs cardinaux furent encore plus édifiés et ils furent incités de tout cœur 1 à aimer plus affectueusement sa religion.

65 Ensuite, le bienheureux François dit au souverain pontife : « Seigneur, je compatis à votre souci et au labeur continuel par quoi il vous faut veiller sur l'Église de Dieu, et je suis confus que vous ayez tant de soin et de sollicitude pour nous, frères mineurs. Alors que beaucoup de nobles et de riches et plus encore de religieux ne peuvent parvenir jusqu'à vous, grandes doivent en effet être notre crainte et notre confusion, nous qui sommes plus pauvres et méprisés que les autres religieux, non seulement d'accéder à vous, mais même de nous tenir devant votre porte et d'oser sonner à ce tabernacle de la vertu des chrétiens. C'est pourquoi je supplie votre Sainteté avec humilité et dévotion de daigner nous concéder comme pape le seigneur d'Ostie : en cas de nécessité 2, c'est à lui que les frères pourront recourir, en sauvegardant néanmoins toujours la dignité de votre prééminence 3. »

Cette demande plut au seigneur pape et il concéda au bienheureux François le seigneur d'Ostie, en l'instituant comme très digne protecteur de sa religion 4.

66 Ayant reçu mandat du seigneur pape, comme un bon protecteur le cardinal étendit la main pour défendre les frères, en écrivant à de nombreux prélats qui avaient persécuté les frères, afin qu'ils ne leur soient plus opposés, mais qu'ils leur donnent plutôt conseil et aide 5 pour prêcher et habiter dans leurs

1. Voir IR 326.

2. Voir Si812.

3. La précision devait être faite. car François vient de demander Hugolin comme pape ».

4. Voir 2Reg 123; Test 33.

5. « Consilium » et « au_xiliiun ». soit le devoir du seigneur envers son fidèle.

provinces, comme à de bons et saints religieux approuvés par l'autorité du Siège apostolique 1. Pareillement, d'autres cardinaux en grand nombre envoyèrent aussi des lettres dans le même sens.

Dans un chapitre suivant 2, ayant donné aux ministres licence de recevoir les frères dans l'Ordre 3, le bienheureux François les envoya donc dans les provinces, porteurs des lettres des cardinaux ainsi que de la Règle confirmée par bulle apostolique 4. Voyant tout cela et ayant pris connaissance des témoignages en faveur des frères, les prélats en question leur concédèrent libéralement d'édifier, d'habiter et de prêcher dans leurs provinces. C'est pourquoi les frères se mirent ainsi à demeurer et à prêcher dans ces provinces. Voyant leur humble et sainte conduite, entendant leurs très douces paroles 5 qui émouvaient les esprits et les enflammaient pour l'amour de Dieu et pour faire pénitence, beaucoup vinrent à eux et reçurent avec ferveur et humilité l'habit de sainte religion.

67 Or le bienheureux François, voyant la confiance et l'affection que le seigneur d'Ostie avait pour les frères, le chérissait très affectueusement du fond du cœur. Et puisque, guidé par une révélation de Dieu, il savait qu'il serait souverain pontife, il le lui annonçait toujours dans les lettres qu'il lui écrivait en l'appelant « père du monde entier ». Car il lui écrivait ainsi : « Au vénérable père du monde entier dans le Christ, etc. »

1. Il peut s'agir d'une allusion à la bulle Cura dilecti et à la bulle Pro dilectis d' Honorius III, respectivement envoyées en 1219 et 1220.

2. Le latin « In sequenti capitulo » ne permet pas de trancher entre « Dans le chapitre suivant » ou « Dans un chapitre suivant » ; d'autant qu'en accord avec AP 45 le manuscrit de Barcelone donne « in alio capitulo » (« en un autre chapitre »). Au vu des détails qui suivent, il s'agit probablement du chapitre de la Pentecôte 1224.

3. Voir 2Reg 2 1. Déjà en lReg 2 2, 8.

4. II s'agit forcément de 2Reg, approuvée par la bulle Solet annuere du 29 novembre 1223.

5. Voir l Reg 7 16, 11 9 ; 2Reg 3 11.

De fait, après peu de temps, le seigneur pape Honorius III mourut et c'est le seigneur d'Ostie qui fut élu souverain pontife 1 et appelé le pape Grégoire IX 2. Jusqu'à la fin de sa vie 3, il s'érigea en principal bienfaiteur et défenseur tant des frères que des autres religieux et surtout des pauvres du Christ 4. C'est pourquoi, à bon droit, on croit qu'il est maintenant associé au collège des saints 5.

1. En accord avec AP 45, le manuscrit de Barcelone précise : « selon la prophétie du bienheureux François ».

2. Honorius Ill mourut le 18 mars 1227. Le cardinal Hugolin fut élu pape le 19, cinq mois et demi après la mort de François, et il mourut le 22 août 1241.

3. La rédaction de 3S se situe donc après la mort de Grégoire IX.

4. L'expression « pauperes Christi » désigne les personnes engagées dans des expériences évangéliques.

5. Le manuscrit de Barcelone préfère : « [...] on croit qu'après son heureux trépas, il a brillé par des miracles. Ici se termine le manuscrit de Barcelone et, avec lui, toute trace de la version dite « de Sarnano ».

CHAPITRE XVII LA TRÈS SAINTE MORT DU BIENHEUREUX FRANÇOIS ET COMMENT DEUX ANS AUPARAVANT IL AVAIT REÇU LES STIGMATES DE NOTRE SEIGNEUR JÉSUS CHRIST

68 Vingt ans après qu'il eut adhéré très parfaitement au Christ en suivant la vie et les traces 6 des apôtres, l'an de l'incarnation du Seigneur 1226, le quatre des nones d'octobre 7, un dimanche, l'homme apostolique François migra très heureusement vers le Christ : après bien des labeurs 8, il atteignit le repos éternel et fut digne d'être présenté aux regards de son Seigneur.

6. Voir 1P221.

7. Le 4 octobre.

8. Voir Ap 14 3.

Un de ses disciples fameux par sa sainteté 1 vit, semblable à une étoile ayant l'immensité de la lune et rayonnant de la clarté du soleil, son âme soulevée au-dessus de l'abondance des eaux 2 par une blanche nuée 3, qui montait tout droit au ciel 4.

François avait en effet beaucoup travaillé dans la vigne du Seigneur, zélé et fervent en prières, en jeûnes, en veilles, en prédications et en voyages salutaires 5, en souci et compassion des prochains et en abjection de soi-même ; et ce du début de sa conversion jusqu'à sa transmigration vers le Christ qu'il avait chéri de tout cœur 6, ayant sans cesse mémoire de lui à l'esprit, le louant par la bouche et le glorifiant par des oeuvres fécondes. Car il chérissait Dieu avec une telle ferveur et un tel élan du cœur que, l'entendant nommé, il fondait tout entier intérieurement et se répandait extérieurement en disant que le ciel et la terre devraient s'incliner au nom du Seigneur 7.

69 Voulant montrer au monde entier la ferveur de l'affection et la mémoire vive de la passion du Christ qu'il portait dans le cœur, le Seigneur lui-même le décora merveilleusement, alors qu'il vivait encore dans la chair, de la merveilleuse faveur d'un singulier privilège.

Élevé en effet en Dieu par les séraphiques ardeurs de ses désirs 8 et transformé par une douce compassion en celui qui

1. BERNARD DE BESSE, Liber de laudibus, 1, dans Chronica XXIV generalium Ordinis minorum curn pluribus appendicibus inter quas excellit hucusque ineditus Liber de laudibus S. Francisci fr. Bernardi a Bessa, Quaracchi, coll. « Analecta franciscana », n° 3, 1897, p. 668 (BB I), précise que ce frère était Jacques d'Assise.

2. Voir Ps 28 (29) 3.

3. Voir Ap 14 14.

4. Voir Jos 8 20.

5. Voir 2Co 6 5, 11 26-28. Il faut sans doute entendre « salutaribus itineribus » au sens où il portait ainsi le salut à autrui.

6. Voir Mt 22 37 ; 1 Reg 23 8.

7. Voir Ph210.

8. Les « ardeurs de ses désirs », l' « excès de charité », l' « ardeur d'amour »

1158 voulut être crucifié par excès de charité, un matin aux alentours de la fête de l'Exaltation de la sainte Croix 1, comme il priait sur le flanc du mont qu'on appelle l' Alverne 2 deux ans avant sa mort 3, voici que lui apparut un séraphin : il avait six ailes 4 et, entre les ailes, il portait l'image d'un très bel homme crucifié, ayant les mains et les pieds étendus en forme de croix et présentant très clairement l'effigie du Seigneur Jésus. De deux ailes, en effet, il voilait sa tête et de deux autres le reste du corps jusqu'aux pieds, tandis que les deux dernières étaient étendues pour voler 5.

Lorsque la vision disparut, c'est une merveilleuse ardeur d'amour qui resta en son âme, mais en sa chair apparut l'empreinte plus merveilleuse encore des stigmates du Seigneur Jésus Christ 6. L'homme de Dieu les cacha autant qu'il put jusqu'à la mort, refusant de divulguer le secret du Seigneur, bien qu'il n'ait pu entièrement les dissimuler sans qu'au moins ses proches compagnons s'en soient aperçus 7.

70 Mais après son très heureux trépas, tous les frères présents et des laïcs en plus grand nombre virent très clairement son corps décoré des stigmates du Christ. Dans ses mains et ses pieds, ils voyaient en effet non pas les piqûres des clous, mais les clous eux-mêmes formés de sa chair et nés dans sa chair même, qui présentaient aussi la noirceur du fer. Son côté droit, sont autant d'expression qui se relient au séraphin, symbole du feu de l'amour.

1. Le 14 septembre. 3S livre la première mention de ce repère liturgique et chronologique.

2. La Verna, sur les pentes du mont Penna, province d'Arezzo, Toscane.

3. Donc vers la fin de l'été ou le début de l'automne 1224.

4. Voir Is 6 2.

5. Voir ibid.

6. Voir Ga 6 17.

7. Voir 1C 95 : « Mais heureux Élie qui a mérité de la voir en quelque manière tant que le saint vivait ; mais non moins heureux Rufin qui l'a touchée de ses propres mains. »

comme transpercé d'une lance, était recouvert de la cicatrice rouge d'une blessure absolument véritable et manifeste qui, tant qu'il vécut, répandait aussi très souvent un sang sacré 1.

Vraiment, non seulement l'irréfutable vérité de ces stigmates apparut nettement durant sa vie et lors de sa mort par l'évidence de la vue et du toucher 2, mais après sa mort, le Seigneur manifesta encore plus clairement cette vérité par les nombreux miracles produits en diverses régions du monde. Par ces miracles aussi, les cœurs de bien des gens qui n'avaient pas jugé correctement de l'homme de Dieu et avaient douté de ses stigmates furent convertis à une telle certitude de foi que ceux-là mêmes qui avaient d' abord été ses détracteurs, poussés par la bonté de Dieu et forcés par la vérité même, s'érigèrent en ses très fidèles promoteurs 3.

1. Voir Jn 19 34.

2. De nouveau, voir 1C 95.

3. « Ipsius laudatores et praedicatores » : littéralement, « ses laudateurs et prédicateurs ».

CHAPITRE XVIII SA CANONISATION

71 Dans diverses régions du monde, il resplendissait donc désormais de la nouvelle lumière des miracles et de partout accouraient vers son saint corps ceux qui, par ses mérites, avaient éprouvé de très grands et singuliers bienfaits du Seigneur : sur le conseil des cardinaux et d'autres prélats en plus grand nombre, après que furent lus et approuvés les miracles que le Seigneur avait opérés par lui, le seigneur pape Grégoire l'inscrivit au catalogue des saints en commandant de solennellement célébrer sa fête au jour anniversaire de son trépas 4.

4. Le 4 octobre.

1160 Ces faits advinrent dans la cité d'Assise en présence de nombreux prélats, d'une très grande multitude de princes et de barons, et de peuples innombrables venus des diverses régions du monde ; le seigneur pape les avait fait convoquer à cette solennité l'an du Seigneur 1228  1, seconde année de son pontificat.

72 Ce saint qu'il avait chéri au plus haut point de son vivant, non seulement le souverain pontife l'honora prodigieusement en le canonisant, mais l'église construite en son honneur 2, dans la fondation de laquelle le seigneur pape posa la première pierre 3, il la dota aussi de saints dons et de très précieux ornements. C'est vers elle que, deux ans après sa canonisation 4, son très saint corps fut transporté en grand honneur du lieu où il avait d'abord été enseveli 5.

Le pape envoya aussi à cette église une croix d'or ornée de pierres précieuses, dans laquelle était inclus du bois de la croix du Seigneur, ainsi que des ornements, des vases et un grand nombre d'objets destinés au ministère de l'autel, avec beaucoup de précieux vêtements liturgiques.

Exemptant cette même église de toute juridiction inférieure, par autorité apostolique il l'institua tête et mère de tout l'Ordre des Frères mineurs, comme le prouve un privilège public muni d'une bulle que les cardinaux souscrivirent en commun 6.

1. Le 16 juillet.

2. La basilique Saint-François d'Assise.

3. Certainement lors de la canonisation en juillet 1228, comme l'indique la bulle Speravimus hactenus de Grégoire IX, en date du 16 juin 1230.

4. Le 25 mai 1230, date connue par VJS 76.

5. De l'église Saint-Georges à la basilique Saint-François. Comme en témoigne la bulle Recolentes qualiter de Grégoire IX, en date du 29 avril 1228, la construction de cette dernière église avait été projetée peu de temps avant le procès de canonisation. En 1230, elle venait d'être menée à bien sous la conduite de frère Élie.

6. La bulle Is qui Ecclesiam de Grégoire IX en date du 12 avril 1230.

73 Il est vrai qu'honorer le saint de Dieu par des objets matériels serait peu de chose si par lui, mort corporellement mais vivant spirituellement dans la gloire, le Seigneur ne convertissait et ne guérissait un grand nombre de gens. Après son trépas, non seulement des personnes indifféremment de l'un et l'autre sexe furent converties au Seigneur par ses mérites, mais encore de nombreux grands et nobles reçurent avec leurs fils l'habit de son Ordre, tandis que leurs épouses et leurs filles s'enfermaient dans des monastères de Pauvres Dames.

Pareillement de nombreux hommes savants et très lettrés, tant laïcs que clercs prébendés 1, se mirent aussi à mépriser les charmes de la chair ainsi qu'à renoncer complètement à l'impiété et aux désirs du monde 2 pour entrer dans l'Ordre des Mineurs, se conformant en tout, selon la mesure de la grâce divine, à la pauvreté et aux exemples 3 du Christ et de son serviteur le très bienheureux François.

C'est pourquoi on peut à juste titre dire de lui, qui à coup sûr vit pour toujours une vie de gloire, ce qui est écrit de Samson, à savoir qu'il en a tué beaucoup plus en mourant qu'il n'en avait auparavant occis de son vivant 4. Que nous conduise à cette gloire, par les mérites de notre très saint père François, Celui qui vit et règne dans les siècles des siècles ! Amen 5.

1. Des clercs — en général des chanoines — bénéficiant d'un revenu attaché à leur charge.

2. Voir Tt 2 12.

3. « Vestigia », que nous traduisons ici par « exemples », évoque les traces, en particulier les traces de pas qu'on s'efforce de suivre.

4. Jg 16 30. Cette comparaison finale peut paraître extravagante. Néanmoins, si l'on se rappelle que la bulle de canonisation de François, la bulle Mira circa nos de 1228, développe justement un long parallèle entre François et Samson, elle devient plutôt une allusion, peut-être maladroite, par laquelle l'auteur entend se relier à une tradition hagiographique bien établie.

5. Ap 106, 11 15.

 


 

 

 

 

Compilation d’Assise


 

 

Introduction par François Delmas-Goyon (extrait) :

1187 […] L' introduction aux écrits de frère Léon a mis en évidence la complexité et la richesse de la tradition léonine. Comme il a été vu, la collection de textes figurant dans le manuscrit 1046 de la Biblioteca comunale Augusta de Pérouse, désormais appelée Compilation d'Assise (CA), doit être retenue comme témoin privilégié des souvenirs de Léon. Celle-ci constitue, en effet, le recueil le plus complet en notre possession des fiches rédigées par le confesseur et confident de François.

Ce manuscrit était connu dès la fin du XIXe siècle, mais c'est à Ferdinand Delorme que revient le mérite d'avoir attiré l'attention sur son élément le plus remarquable : la Compilation d'Assise, qu'il a éditée en 1922. Quatre ans plus tard, le même Ferdinand Delorme a tenté de restituer le contenu des « rouleaux » de Léon en publiant une nouvelle édition de ce 1188 texte, qui en bouleversait l'agencement et excluait les paragraphes empruntés à d'autres sources. C'est sur cette seconde version qu'a été fondée la traduction livrée par les précédentes éditions de Saint François d'Assise. Documents, écrits et premières biographies [premier « Totum »]. Elle présente toutefois un caractère hypothétique et réducteur. C'est pourquoi les éditeurs du présent volume ont préféré renouer avec l'ordre originel du texte, en adoptant la numérotation de l'édition latine critique, publiée par Marino Bigaroni en 1975 et révisée en 1992. […]

[voir aussi les pages 1203-1204 du « Totum »  sur le contexte de production et sur la date]

[Trois paragraphes sont empruntés à la Vita secunda de Thomas de Celano :] [9]

1646

§1 [2C 153][10] CHAPITRE CXIII IL NE FAUT PAS ORDONNER AVEC LÉGÈRETÉ AU NOM DE L'OBÉISSANCE

153 Il estima qu'il faut rarement donner un ordre au nom de l'obéissance et ne pas fulminer d'abord un trait qu'on devrait envoyer en dernier. « À l'épée, dit-il, on ne doit pas vite mettre la main. Quant à celui qui ne se hâte pas d'obéir à un commandement au nom de l'obéissance, il ne craint pas plus Dieu qu'il ne respecte l'homme 1. » Rien de plus vrai que ces paroles. Car chez quelqu'un qui ordonne à la légère, qu'est-ce que l'autorité du commandement sinon une épée dans la main d'un furieux ? Et qu'y a-t-il de plus désespéré qu'un religieux qui méprise l' obéissance ?

1. Voir Lc 18 4.

 

§2 [2C 157b]. {156 [omis], 157a [donné entre accolades]} CERTAINS QUI DONNENT UN MAUVAIS EXEMPLE… IL LE SUPPORTAIT MAL

{156} 157 {« Les frères les meilleurs, disait-il, sont couverts de confusion par les actions des mauvais frères ; lorsqu'ils n'ont pas péché eux-mêmes, l'exemple des dépravés leur en fait supporter le jugement 3. Aussi me transpercent-ils d'une dure épée et la repassent-ils par mes entrailles tout le jour4. » C'est pour cette raison qu'il se retirait de la compagnie des frères, pour qu'il ne lui arrive pas d'entendre quelque chose de funeste

3. Voir Lam 5 7.

4. Voir Ps 43 (44) 9, 16, etc.

1652 au sujet de qui que ce soit, ce qui aurait renouvelé sa douleur. Il disait : « Le temps viendra où la religion chérie de Dieu sera diffamée à cause des mauvais exemples, à tel point qu'on aura honte de sortir en public. Ceux qui viendront à cette époque pour soutenir l'Ordre seront conduits par la seule opération de l'Esprit saint ; la chair et le sang n'infligeront aucune tache en eux 1 et ils seront vraiment bénis du Seigneur 2.}

Il se peut qu'il n'y ait point en eux d'actions méritoires, en raison du refroidissement de la charité 3, vertu qui fait que les saints agissent avec ferveur ; mais d'immenses tentations leur viendront et ceux dont on trouvera qu'ils ont fait leurs preuves en ce temps-là seront meilleurs que leurs prédécesseurs. Toutefois, malheur à ceux qui s'applaudissent sur la seule apparence d'un comportement religieux, mais tiédissent dans l'inaction et ne résistent pas avec constance aux tentations, destinées à mettre les élus à l'épreuve ; en effet, seuls ceux qui auront fait leurs preuves recevront la couronne de vie 4, eux qu'entre-temps éprouve la méchanceté des réprouvés. »

1. Voir Mt 16 17 ; Si 11 33.

2. Voir Ps 113 (114) 15.

3. Voir Mt 24 12.

4. Voir Je 1 12.

                                                                                                                            

§3 [2C 159b] 1654    CONTRE L'OISIVETÉ ET LES OISIFS CHAPITRE CXVIII LA RÉVÉLATION QUI LUI FUT FAITE : QUAND ON EST UN SERVITEUR DE DIEU ET QUAND ON NE L'EST PAS

159 Dès que cet homme, après avoir rejeté tout ce qui est périssable, commença à s'attacher au Seigneur 1, il permit à peine qu'une petite partie de son temps s'envole vide. En vérité, alors qu'il avait déjà versé dans les trésors du Seigneur 2 de grandes quantités de mérites, toujours neuf, toujours plus prompt aux exercices spirituels, il tenait que ne pas faire quelque chose de bon 3 était une grave offense ; il jugeait que ne pas avancer toujours c'était reculer4. Une fois, en effet, qu'il demeurait dans une cellule à Sienne 5, une nuit il appela à lui des compagnons qui dormaient, disant : « J'ai demandé au Seigneur 6, frères, qu'il daigne me montrer quand je suis son serviteur 7 et quand je ne suis pas son serviteur. Car je ne voudrais, dit-il, rien d'autre qu'être son serviteur. Or le Seigneur très bon a daigné me répondre maintenant : "Sache que tu es vraiment mon serviteur 8 au moment où tu penses, dis, accomplis de saintes choses." Si je vous ai appelés, frères, c'est parce que je veux rougir devant vous s'il m'arrive de ne réaliser aucune de ces trois choses. »

1. Voir Za1317.                

2. Voir Dn 1 2.                 

3. Voir Rm 9 11.             

4. Voir 1S 2 26 ; 2C 94.

5. Sienne, Toscane.      

6. Voir 2Co 12 8.            

7. Voir Ps 118 (119) 125, etc. ; Is 41 8-9, 42 1-2 ; Rm 6 22, etc.

8. Voir Ps 88 (89) 21 ; Jb 1 8, etc.

[Edition de la Compilation d’Assise :]

[Prédiction que le corps de François sera honoré après sa mort] [11]

§4 [LP 98 [12]] Un jour que le bienheureux 3 François gisait malade dans le palais épiscopal d'Assise 4, un frère, homme spirituel et

1. Le texte latin original ne comporte pas d'intertitres, ceux-ci constituent des ajouts éditoriaux ; c'est la raison pour laquelle Ils sont indiqués entre crochets et en petits caractères.

2. Dans le manuscrit 1046 de la Biblioteca comunale Augusta de Pérouse, il manque un cahier entre les Miracles de la Légende majeure, inachevés, et la Compilation d'Assise, qui débute par ces sept mots. Dans ce cahier disparu, le début de CA suivait certainement la fin de LMM.

3. L'expression « le bienheureux » ne figure pas en SPm 8.

4. Cet épisode doit se situer entre la fin août et la mi-septembre 1226 (voir CA 99 et la note consacrée à la datation de ce séjour) dans le palais épiscopal qui jouxte l'ancienne cathédrale Sainte-Marie-Majeure. La Compilation d'Assise et les autres textes issus des souvenirs de frère Léon sont certainement les sources qui accordent le plus de place aux maladies de François ; celles-ci servent de cadre à pas moins de trente et un paragraphes sur un total de cent vingt (CA 4-8, 12, 22, 44, 50-51, 59, 66, 70-71, 79-81, 83-86, 90-91, 95-96, 99-100, 106, 117 et 119-120).

1210 saint, lui dit par manière de jeu et de plaisanterie : « Comme tu vendras cher toutes tes hardes en toile de sac 1 au Seigneur ! De nombreux baldaquins seront disposés au-dessus de ton corps 2 et des étoffes de soie viendront le couvrir, ce corps qui n'est vêtu que de toile de sac. » De fait, saint François avait alors, à cause de la maladie, un bonnet de fourrure qui avait été recouvert de toile de sac et une tunique en toile de sac 3. Le bienheureux François -- non pas lui, mais le Saint-Esprit par lui -- répondit avec grande ferveur d'esprit et allégresse, en disant : « Tu dis vrai, car il en sera ainsi 4. 

[Transfert de François à la Portioncule et bénédiction de la cité d'Assise]

§5 [LP 99] Pendant qu'il demeurait dans ce palais, voyant que sa maladie s'aggravait de jour en jour, le bienheureux François 5 se fit porter en civière à l'église Sainte-Marie-de-la-Portioncule 6, car il ne pouvait chevaucher à cause de la contrainte de sa très grave maladie. Comme ceux qui le portaient passaient sur la route à hauteur de l'hôpital 7, il leur dit de poser la civière à terre. Et puisqu'il ne pouvait presque pas voir à cause de sa très grande et

1. L'expression « hardes en toile de sac » traduit le mot latin « saccos ». Au sens propre, « saccus » signifie « sac », mais, au Moyen Âge, ce terme en est venu à désigner génériquement tout type de tissu grossier, destiné à de vils usages.

2. Au lieu de « corpus » (« corps »), SPm 8 et SP 109 ont « corpusculum » (« pauvre petit corps »).

3. Au lieu de « saint François », SPm 8 a « le bienheureux François » et ne donne pas : « et une tunique en toile de sac ».

4. SP 109 ajoute : « pour la louange et la gloire de mon Seigneur ». De semblables réponses sont données, par exemple, en 3S 2 et 5.

5. SP 124 insère ici : « déjà assuré, tant par l'Esprit saint que par la parole des médecins, de sa mort prochaine ».

6. Sur ce lieu central dans la Compilation d'Assise, voir CA 11, 18, 56, 60, 63, 64, 74 et 78. SP 124 ajoute : « pour qu'il y finisse la vie du corps et que ce soit là qu'il commence à expérimenter la lumière et la vie de l'âme ».

7. Ii s'agit de l'hôpital tenu par les Croisiers, situé à mi-chemin entre Assise et la Portioncule. Mentionnée dans un document daté de 1195, cette léproserie est une des plus anciennes de la région d'Assise. Il en reste encore quelques vestiges, encastrés dans les murs de la Casa Gualdi.

longue maladie des yeux, il fit tourner la civière de façon à orienter son visage vers la cité d'Assise. Se redressant un peu sur la civière, il bénit la cité d'Assise en disant : « Seigneur, je crois que cette cité fut jadis le lieu et le séjour d'hommes méchants et injustes, de mauvaise réputation dans toutes ces provinces ; je vois pourtant que par ton abondante miséricorde, au moment où il t'a plu, tu as manifesté en elle ton inépuisable compassion 1, au point qu'elle est devenue le lieu et le séjour de ceux qui veulent te connaître, rendre gloire à ton nom 2 et donner à tout le peuple chrétien un parfum de bonne vie, de doctrine et de bonne réputation 3. Je te prie donc, Seigneur Jésus Christ, père des miséricordes 4, de ne pas considérer notre ingratitude, mais de te rappeler toujours l'abondante miséricorde que tu as manifestée envers cette cité, afin qu'elle soit toujours le lieu et l'habitation de ceux qui veulent te connaître et glorifier ton nom béni et glorieux dans les siècles des siècles 5. Amen. » Après ces paroles, on le porta à Sainte-Marie-de-la-Portioncule 6.

1. Voir Si 36 1.

2. Voir Ps 113 (112) 1.

3. SP 124 ajoute : « et de perfection évangélique ».

4. 2Co 1 3, où cette formule s'applique au « Père de notre Seigneur Jésus Christ » et non au Christ lui-même.

5. Dn 3 26.

6. SP 124 ajoute : « où, après avoir achevé quarante années de son âge et accompli vingt années de parfaite pénitence, le 4 octobre de l'an du Seigneur 1226, il migra vers le Seigneur Jésus Christ, qu'il aima de tout son cœur, de tout son esprit, de toute son âme [voir Mt 22 37 ; Dt 6 5], de toutes ses forces, d'un très ardent désir et d'une très pleine affection, le suivant très parfaitement, courant derrière lui très rapidement et, enfin, parvenant très glorieusement à lui, qui vit et règne avec le Père et le Saint-Esprit dans les siècles des siècles. Amen. » Ces lignes précèdent immédiatement la mention qui clôt SP.

[À l'annonce de sa mort prochaine, François ajoute au Cantique de frère Soleil la strophe sur la mort]

1212 §6 [LP 100a] Du moment de sa conversion jusqu'au jour de sa mort, le bienheureux François fut toujours soucieux, bien portant ou malade, de connaître et de suivre la volonté du Seigneur.

§7 [LP 100b] Un jour, un frère 1 dit au bienheureux François: « Père, ta vie et ta conduite furent et sont une lumière et un miroir non seulement pour tes frères, mais pour toute l'Église de Dieu et il en sera de même de ta mort. Car quoique, pour tes frères et d'innombrables autres, ta mort soit une douleur et une grande tristesse, pour toi cependant, elle sera une très grande consolation et une joie infinie. Tu passeras, en effet, d'une grande peine à un très grand repos, de nombreuses douleurs et tentations à la joie infinie 2, de ta grande pauvreté 3, que tu as toujours chérie et supportée volontairement du début de ta conversion 4 jusqu'au jour de ta mort 5, à de très grandes, véritables et infinies richesses, de la mort temporelle à la vie éternelle, où tu verras toujours face à face le Seigneur ton Dieu 6, que tu as contemplé en ce monde avec tant de ferveur, de désir et d'amour. » Après ces paroles, il lui dit ouvertement : « Père, sache en vérité que, si le Seigneur n'envoie du ciel son remède pour ton corps 7, ta maladie est incurable et tu n'en as plus pour longtemps à vivre, comme les médecins aussi l'ont déjà dit. Je t'ai dit cela pour le réconfort de ton esprit, afin

1. La ressemblance entre CA 7 et CA 99, où Élie est explicitement nommé, incite à identifier ce personnage à frère Élie, le vicaire de François.

2. SP 123 remplace « à la joie infinie » par « à la paix éternelle ».

3. SP 123 remplace « de ta grande pauvreté » par « de la pauvreté temporelle ».

4. SPm 10 et ML 156 donnent : « ta conversion au Christ ».

5. Au lieu de « et supportée [...] au jour de ta mort », SP 123 a « et parfaitement servie ».

6. Voir Gn 32 31 (Gn 32 30 selon le découpage de la Vulgate) ; 1 Co 13 12.

7. SPm 10 offre une version légèrement différente : « Père, sache que si Dieu en vérité n'envoie pas du ciel son remède pour ton corps ».

1213 que tu te réjouisses dans le Seigneur 1 toujours plus intérieurement et plus extérieurement, surtout afin que tes frères et les autres qui viennent te rendre visite te trouvent en train de te réjouir dans le Seigneur, puisqu'ils savent et croient que tu vas bientôt mourir ; ainsi, pour ceux qui la verront et les autres qui l'entendront raconter après qu'elle sera advenue, ta mort sera-t-elle un exemple à se remémorer 2, comme furent pour tous 3 ta vie et ta conduite. » Le bienheureux François, quoique très accablé par les maladies 4, loua le Seigneur avec grande ferveur d'esprit et allégresse spirituelle et corporelle 5 ; et il dit à ce frère : « Si je dois donc bientôt mourir, appelez à moi frère Ange 6 et frère Léon 7, pour qu'ils me chantent soeur Mort. » Ces frères allèrent se placer devant lui 8 et,

1. Voir Ph 4 4. L'expression « dans le Seigneur » ne figure pas en SPm 10.

2. Littéralement, « ta mort soit en mémorial (in memoriale) ». SP 123 donne : « ta mort soit en mémorial perpétuel » ; et ML 156 : « ta mort soit en mémorial et un exemple ». C'est le même terme de « mémorial » que Thomas de Celano choisit comme titre pour 2C et 3C.

3. Au lieu de « pour tous », SP 123 a « et seront toujours ».

4. SP 123 insère ici le passage : « sembla cependant, à ces paroles, revêtir une nouvelle allégresse d'esprit en apprenant que soeur Mort était toute proche de s'abattre sur lui ».

5. Littéralement, « avec grande ferveur d'esprit et allégresse de l'un et l'autre homme », ce qui renvoie à la distinction de saint Paul entre « homme intérieur » (spirituel) et « homme extérieur » (charnel) ; voir, par exemple, 2Co 4 16.

6. Les sources primitives mentionnent au moins trois frères portant ce prénom : Ange Tancrède, qui était originaire d'Assise et possédait le titre de chevalier, Ange de Rieti et Ange de Borgo San Sepolcro. Les deux premiers ont souvent été confondus et il est en effet fort possible qu'il s'agisse d'un seul et même frère. Quoi qu'il en soit, ici le contexte manifeste que nous avons affaire à Ange de Rieti, car plusieurs témoins indiquent que ce proche compagnon de François était présent à 1'Alverne lorsque ce dernier fut stigmatisé — ce qui manifeste son intimité avec lui — et à Assise — précisément — lorsqu' il mourut.

7. Tel qu'il est rapporté, cet appel des frères Ange et Léon par François juste avant sa mort confère aux deux intéressés un statut privilégié, mais moindre que celui de Bernard de Quintavalle, dont le saint rappelle qu'il fut son premier compagnon et qu'il n'hésite pas à présenter aux frères comme un autre lui-même, dans la bénédiction qu'il prononce sur lui ; voir CA 12.

8. SP 123 ajoute : « pleins de tristesse et de douleur ».

1214 avec beaucoup de larmes, chantèrent le Cantique de frère Soleil 1 et des autres créatures du Seigneur, que le saint 2 avait lui-même fait dans sa maladie à la louange de Dieu et pour la consolation de son âme et de celle des autres. À ce chant, avant la dernière strophe, il ajouta la strophe sur soeur la Mort :

Loué sois-tu, mon Seigneur,

Par 3 notre soeur Mort corporelle,

à laquelle nul homme vivant ne peut échapper.

Malheur a ceux qui mourront dans les péchés mortels !

Heureux ceux qu'elle trouvera en tes très saintes volontés,

car la mort seconde ne leur fera pas mal 4.

[Dernière visite de « frère Jacqueline »]

§8 [LP 101] Un jour, le bienheureux François appela à lui ses compagnons 5 : « Vous-mêmes savez combien dame Jacqueline de ‘Settesoli fut et est très fidèle et dévouée à moi et à notre religion 6. Aussi je crois que, si vous l'informiez de mon état,

1. Au lieu de « Cantique », SPm 10 a « Chant ».

2. Le mot « saint » ne figure pas en SPm 10.

3. La préposition « per » signifie également « pour ».

4. Concernant les circonstances de composition de CSo1, voir CA 83. Ici comme dans le texte original de CSoI, cette strophe est rédigée en ombrien et non en latin.

5. SP 112 donne : « Comme il était dans le lieu de Sainte-Marie-des-Anges, malade de sa dernière maladie, c'est-à-dire de celle dont il mourut, il appela un jour ses compagnons en disant ». Sur cet épisode, voir également TM 28a, qui cite frère Léon comme informateur.

6. Le terme « religio » peut désigner l'état de vie consacrée ou bien, comme ici, une forme de vie religieuse spécifique (voir 1Reg Prol 3), plus structurée qu'une simple fraternité, mais moins qu'un Ordre. De lui-même, François d'Assise n'emploie jamais le terme « Ordre » pour désigner la communauté qu'il a fondée, mais les termes « fraternité » et surtout « religion ». Ce mot plaide donc en faveur de l'authenticité des paroles attribuées à François dans cet épisode et dans les autres où il apparaît, qui ont de bonnes chances d'être des transcriptions fidèles de souvenirs personnels de frère Léon.

1215 ce serait pour elle une grande grâce et consolation. Et en particulier, faites-lui savoir 1 qu'elle vous 2 envoie du drap pour une tunique 3, de ce drap religieux qui ressemble à la couleur de la cendre, comme celui que fabriquent les moines cisterciens dans les régions transalpines 4. Qu'elle envoie aussi de ce mets qu'elle m'a bien souvent fait quand je fus dans la Ville 5. » Ce mets, qui est fait d'amandes, de sucre ou de miel et d'autres ingrédients, les Romains l'appellent « mostacciolo ». Cette femme spirituelle était en effet une veuve sainte et dévouée à Dieu, issue d'une des plus nobles et plus riches familles de toute la Ville 6 ; elle avait reçu de Dieu tant de grâce par les mérites et la prédication du bienheureux François qu'elle semblait comme une autre Madeleine 7, toujours pleine de larmes et de dévotion pour l'amour de Dieu.

1. Les mots « faites-lui savoir » ne figurent ni en SPm 11 ni en ML 157.

2. Au lieu de « vous », SPm 11 a « nous ».

3. En latin « pro una tunica » : la présence de l'adjectif numérique est un italianisme qui va également dans le sens de l'authenticité des paroles de François.

4. CA et SPm 11 ont « ultramarinis » (« d'outre-mer »), auquel nous substituons : « ultramontanis » (« d'outre-monts », « transalpines »), attesté en

ML 157 et beaucoup plus vraisemblable. Les moines de Cîteaux adoptèrent pour habit une tunique de laine écrue dès la première décennie du xne siècle. Cet habit non teint était réputé blanc, mais était en fait d'un gris sale, ce qui a valu aux Cisterciens d'être fréquemment surnommés les « moines gris ».

5. « La Ville » désigne ici Rome, comme dans toutes les occurrences qui suivent.

6. Le mot « spirituelle » est à entendre au sens fort de « habitée par l'Esprit saint ». Par son père, Jacqueline de ‘Settesoli descendait des chevaliers normands ayant conquis la Sicile. Son mari, Graziano Anicio Frangipani, était comte de Marino et, selon la tradition, descendait de ce Flavius Anicius qui, en l'an 717, sauva la population romaine de la famine en lui distribuant du pain — d'où le surnom de « Frangipani » (de « frangens panera » : « qui rompt le pain ») donné à sa famille. Le terme « Settesoli » (« sept soleils ») constitue une déformation de « Septizonium », qui était le nom d'une propriété acquise en 1145 par la famille Frangipani. On ignore les dates de naissance et de mort de Jacqueline, mais on sait qu'elle eut deux fils de son mari : Jean et Gratien (ou Jacques ?), et qu'elle devint veuve fort jeune, au plus tard en 1217. Elle se retira à Assise peu après 1230 et est enterrée dans l'église inférieure de la basilique Saint-François, près de la tombe du Poverello.

7. Le passage allant de « elle avait reçu » à « Madeleine » figure dans la marge du manuscrit 1046 de Pérouse et non dans le corps du texte comme en SPm 11 et SP 112. Le fait de présenter Jacqueline de' Settesoli comme une autre Madeleine suggère que François est un autre Christ, ou du moins une image vivante du Sauveur.

1216 Une fois la lettre écrite comme l'avait dit le saint père, un frère s’occupait de trouver un autre frère pour le porter, quand soudain on frappa à la porte 1. Et comme un frère ouvrait la porte, il vit dame Jacqueline qui était venue en hâte de la Ville pour rendre visite 2 au bienheureux François. Aussitôt 3, avec grande allégresse, un frère alla annoncer au bienheureux François que dame Jacqueline était venue pour lui rendre visite, avec son fils et beaucoup d'autres gens : et il dit : «  Que faisons-nous, père ? Lui permettrons-nous d'entrer et de venir à toi ? » En effet, par la volonté du bienheureux François. en ce lieu avait été institué longtemps auparavant que, pour l'honnêteté et la vocation de ce lieu, aucune femme ne devait en franchir la clôture 4. Le bienheureux François répondit : « Cette disposition n'a pas à être observée dans le cas de cette dame, qu'une si grande foi et dévotion ont fait venir de lointaines contrées jusqu'ici. » Et ainsi fut-elle introduite auprès du bienheureux François, versant devant lui d'abondantes larmes. Et merveille ! Elle apportait avec elle le drap mortuaire, couleur de cendre. destiné à la tunique, et tout ce qui avait été écrit dans la lettre pour qu'elle l'envoie. Les frères s'émerveillèrent donc grandement en considérant la sainteté du bienheureux François. Bien plus, ladite dame Jacqueline leur dit : « Frères, il me fut dit en esprit alors que je priais : "Va rendre visite à ton père, le bienheureux François : hâte-toi et ne tarde pas, car, si tu tardes trop, tu ne le trouveras pas vivant. En outre, tu porteras tel type de drap pour sa tunique et tels ingrédients pour lui confectionner tel mets.

1. SPm 11 et ML 157 donnent : « la porte des frères » ; SP 1 12 : « la porte du lieu ».

2. Voir Lc 1 39.

3. SP 112 remplace « Aussitôt » par « Lorsqu'il l'eut reconnue ».

4.11 existait certainement des statut` propres au lieu de Sainte-Mariede-la-Portioncule, édictés par François, dont on trouve à nouveau trace en CA 56 et 107.

1217 De même, apporte aussi avec toi de la cire en grande quantité pour ses luminaires et pareillement de l'encens." » Or le bienheureux François n'avait pas fait mention d'encens 1 dans la lettre 2. Mais le Seigneur voulut inspirer cette dame pour récompenser et consoler son âme et afin que nous connaissions mieux de quelle sainteté était ce saint, ce pauvre que le Père céleste voulut honorer de tant d'honneur aux jours de sa mort. Celui qui inspira aux rois d'aller 3 avec des présents pour honorer 4 l'enfant, son Fils bien-aimé, aux jours de sa nativité et de sa pauvreté 5, voulut inspirer à cette noble dame, en des contrées lointaines, d' aller avec des présents pour vénérer et honorer le glorieux et saint corps de son saint serviteur qui, avec tant d'amour et de ferveur, chérit et suivit dans la vie et dans la mort la pauvreté de son Fils bien aimé 6.

Cette dame prépara un jour au saint père le mets qu'il avait désiré manger. Mais il en mangea peu, car chaque jour son corps déclinait à cause de sa très grande maladie 7 et il approchait de la

1. ML 157 donne : « de cire ni d'encens ».

2. Au lieu de cette phrase, SPm 11 a « comme le bienheureux François a fait écrire dans la lettre ».

3. ML 157 remplace « d'aller » par « de venir de régions éloignées ».

4. SPm 11 donne : « pour vénérer et honorer ».

5. Pour François, l'Incarnation et la pauvreté ne font qu'un puisque Dieu se dépouille ainsi de sa puissance pour partager la condition humaine.

6. Au lieu de « pour vénérer et honorer [...] son Fils bien-aimé », SP 1 12 a « pour honorer son serviteur bien-aimé aux jours de sa mort, ou plutôt aux jours de sa vraie naissance ». Après avoir comparé Jacqueline de' Settesoli à Madeleine, l'auteur de la Compilation d'Assise la compare aux rois mages. Ce faisant, il renforce le parallèle entre François d'Assise et Jésus. François est présenté comme un disciple du Christ -- il suit le chemin de pauvreté emprunté par celui-ci -- tellement fidèle et fervent qu'il en vient à constituer une véritable icône de son maître et que son corps a droit à des honneurs particuliers. On notera que, malgré un contexte s'y prêtant, il n'est fait ici aucune allusion directe aux stigmates du Poverello.

7. SPm 11 donne : « du fait de ses très grandes maladies » ; SP 112 porte simplement : « Mais il en mangea peu, car il ne cessait de décliner. »

1218 mort. De même fit-elle faire beaucoup de cierges destinés à brûler devant son saint 1 corps après son trépas 2. Et avec le drap qu'elle avait apporté pour sa tunique, les frères lui firent une tunique avec laquelle il fut enseveli. Et lui-même ordonna aux frères de coudre de la toile de sac par-dessus sa tunique, en signe et exemple de très sainte humilité et 3 pauvreté. Et comme il plut à Dieu, il advint qu'en cette semaine où dame Jacqueline vint, le bienheureux François 4 s'en fut vers le Seigneur.

[L'humilité et la pauvreté, fondements de la religion des Frères mineurs 5]

§9 [LP 102] Dès le commencement de sa conversion, avec l'aide du Seigneur, le bienheureux François, comme un sage, fonda et lui-même et sa maison, c'est-à-dire la religion, sur le roc solide 6, c'est-à-dire sur la très grande humilité et la très grande pauvreté du Fils de Dieu, l'appelant « religion des Frères mineurs » 7. Sur la très grande humilité : c'est pourquoi au début de la religion, après que les frères commencèrent à se multiplier, il voulut que les

1. SP 112 remplace « saint » par « très saint ».

2. Littéralement, « après sa migration ».

3. SP 1 l 2 insère ici le mot « domine », ce qui donne : « et de dame Pauvreté ».

4. SP 112 donne ici : « notre très saint père ».

5. Les paragraphes CA 9-11, qui sont centrés sur l'humilité de François et rapportent des faits pouvant remonter aux premières années de la religion mineure, interrompent le récit des derniers jours du Poverello, qui reprend en CA 12.

6. Voir Mt 7 24.

7. Voir 1 Reg 7 2. Ici encore, CA et les récits parallèles de SPm 12 et SP 44 conservent le vocabulaire de François et utilisent le terme « religion », là où 1C 38 l'abandonne et emploie le mot « Ordre ».

1219 frères demeurent 1 dans les hôpitaux des lépreux pour les servir 2 ; c'est pourquoi, en ce temps où venaient à la religion nobles et non nobles, entre autres choses qui leur étaient annoncées, on leur disait qu'il leur faudrait servir les lépreux et demeurer en leurs maisons 3. Sur la très grande pauvreté : comme il est dit dans la Règle que les frères demeurent dans des maisons où ils résident comme des étrangers et des pèlerins 4, qu'ils ne veuillent rien avoir sous le ciel 5, si ce n'est la sainte pauvreté 6, par laquelle, en ce monde, ils sont nourris par le Seigneur d'aliments corporels et de vertus 7 et, dans le monde futur, ils obtiendront l'héritage céleste. Il se fonda lui-mêmes sur la très grande pauvreté et la très grande humilité : en effet, bien qu'il fût un grand prélat 9 dans l'Église de Dieu, il voulut et choisit d'être abject non seulement dans l'Église de Dieu, mais parmi ses frères 10.

1. Le texte latin et la concordance française des temps exigeraient ici l'imparfait du subjonctif (« demeurassent ») au lieu du présent. Nous y avons renoncé, car son emploi conférerait au texte une tournure précieuse, totalement absente de l'original latin. Il en va de même en de nombreux autres passages de cette traduction.

2. SP 44 ajoute : « et ils en firent le fondement de la sainte humilité ».

3. Voir 1Reg 9 2.

4. Voir 1P 2 11 ; 2Reg 6 2 (CA inverse les termes « étrangers » et « pèlerins »). SP 44 remplace tout le début de cette phrase par « comme il est contenu dans la première Règle », qu'il lie à la phrase précédente.

5. Voir 2Reg 6 6.

6. Avoir la pauvreté : l'auteur joue classiquement de l'oxymore.

7. Au lieu de « et de vertus », SP 44 a « et spirituels ».

8. SP 44 insère ici les mots : « pour lui et pour les autres ».

9. Au Moyen Âge, l'adjectif latin « praelatus » continue d'exprimer l'idée de prééminence, conformément à son sens originel, mais est surtout employé sous forme substantivée pour désigner les dignitaires ecclésiastiques, en particulier les abbés et les évêques.

10. SP 44 ajoute le passage : « bien que cette abjection dans son opinion et son désir soit sa très grande exaltation au regard de Dieu et des hommes ».

[Humilité de François devant l’évêque de Terni ; il rapporte à Dieu tout le mérite de sa sainteté]

1220 §10 [LP 103] Une fois qu'il prêchait au peuple de Terni 1 sur la place devant l'évêché, l'évêque de cette cité 2, homme doué de discernement et spirituel, assistait à cette prédication. Quand la prédication fut terminée, l'évêque se leva et, parmi les autres paroles de lieu qu'il leur adressa, il dit aussi : « Depuis le moment où il a commencé à planter et édifier son Église 3, le Seigneur l'a toujours illustrée 4 par des hommes saints, pour qu'ils la fassent s'épanouir par la parole et par l'exemple. Or maintenant, en cette toute dernière heure 5, il l'a illustrée par ce petit homme pauvre, insignifiant et illettré 6 -- et il désignait du doigt le bienheureux François à tout le peuple -- ; en vertu de quoi vous êtes donc tenus d'aimer et d'honorer le Seigneur et de vous garder des péchés, car il n'en a pas fait autant pour toutes les nations 7. » Une fois la prédication finie, comme il était descendu du lieu où il avait prêché 8, le seigneur évêque et le bienheureux François entrèrent dans l'église de l'évêché. Alors 9 le bienheureux François s'inclina devant le seigneur évêque et se jeta à ses pieds 10 en

1. Terni, Ombrie. L'épisode a dû se produire en 1218.

2. Il s'agit de Rainier, qui fut évêque de Terni de 1218 à 1253.

3. Voir Mt 16 18.

4. Au lieu de « illustrée », SPm 13 a « illuminée ».

5. Voir lin 218.

6. En latin « pauperculo et despecto et illitterato ». Ces trois adjectifs ont manifestement été choisis avec soin, car ils recouvrent les trois sphères fondamentales de la vie sociale que sont l'avoir, le pouvoir (par le biais de la considération et de la notoriété) et le savoir. Comme dans les autres passages des sources franciscaines où l'adjectif « illitteratus » est appliqué à François d'Assise, il signifie non pas « illettré » au sens actuel de ce terme, mais sans instruction supérieure, sans connaissance approfondie du latin.

7. Ps 147 20.

8. SPm 13 donne : « où ils avaient prêché ».

9. SP 45 remplace « Alors » par « S'approchant de lui ».            

10. Voir Mc 5 22.

disant : « En vérité je vous le dis 1, seigneur évêque : jusqu'ici aucun homme ne m'a fait autant d'honneur en ce monde que tu ne m'en as fait aujourd'hui. En effet, les autres hommes disent : "Celui-ci est un saint homme", attribuant la gloire et la sainteté à la créature et non au Créateur. Mais toi, en homme de discernement, tu as séparé ce qui est précieux de ce qui est vil 2. »

[LP 104] Souvent en effet, lorsque le bienheureux François était honoré et qu'on disait de lui qu'il était un saint homme, il répondait à de telles assertions en disant : « Je ne suis pas encore sûr de ne jamais avoir de fils ni de filles ! » Et il ajoutait : « En effet, à n'importe quel moment où le Seigneur voudrait m'enlever son trésor qu'il m'a prêté 3, que me resterait-il d'autre en dehors du corps et de l'âme, qu'ont même les infidèles ? Au contraire, je dois croire que, si le Seigneur avait conféré autant de biens à un brigand et même à un infidèle qu'à moi, ils seraient plus fidèles au Seigneur que moi. » Il disait encore : « Dans un tableau du Seigneur et de la bienheureuse Vierge peint sur bois, c'est Dieu et la bienheureuse Vierge qui sont honorés et ce sont eux qu'on a en mémoire ; et pourtant, le bois ou la peinture ne s'attribuent rien à eux-mêmes, parce qu'ils ne sont que bois ou peinture 4. De même, le serviteur de Dieu est un tableau, en ce sens qu'il est une créature de Dieu, en qui Dieu est honoré à cause de ses bienfaits ; mais comme le bois ou la peinture, il ne doit rien s'attribuer à lui-même 5, mais c'est à Dieu seul qu'il faut rendre l'honneur et la gloire 6 et ne s'attribuer à soi, tant qu'on vit, que la honte et la tribulation ; car 1222 tant qu'on vit 1, la chair est toujours opposée aux bienfaits de Dieu.2 »

1. Jn 6 47, 10 1-7. SPm 13 donne : « En vérité je te le dis ».

2. Jr 15 19.     3. Allusion à la parabole des talents (Mt 25 14-30).

4. François dénie ainsi le pouvoir apotropaïque des images pieuses, censées détourner le mauvais sort de ceux qui les prient.

5. SP 45 insère ici : « car au regard de Dieu, il est moins que le bois et la peinture : il est même un pur néant. »        6. Voir 1Tm 1 17.

1. SP 45 ajoute : « au milieu des misères de ce monde ».

2. Cet enseignement est également exposé avec vigueur en Adm 5 et 10.

[Par humilité, François renonce à gouverner les Frères mineurs ; il demande un gardien au ministre général]

1222 §11 [LP 105] Parmi ses frères, le bienheureux François voulut être humble et, pour conserver 3 une plus grande humilité, peu d'années après sa conversion, il résigna l'office de prélature 4 devant tous les  frères, lors d'un chapitre tenu à Sainte-Marie-de-Ia-Portioncule 5, en disant : « Dorénavant, je suis mort pour vous. Mais voici frère Pierre de Cattaneo 6 à qui, moi comme vous, nous obéirons tous. » Alors tous les frères se mirent à pleurer à voix haute et à verser d'abondantes larmes. Et le

3. SPm 14 donne : « puisque, pour suivre et conserver ».

4. L'expression « office de prélature » désigne la fonction de chef de la religion des Frères mineurs. Si la Règle non hullata (1221) ne donne à celui-ci aucun nom particulier, la Règle hullata (1223) lui décerne le titre de

ministre général » ; voir 2Reg 8. Toutefois, certaines sources présentent plus volontiers Pierre de Cattaneo et Élie, durant le temps où ils ont gouverné la fraternité mineure du vivant du Poverello (1220-1226), comme les

vicaires » de François et non comme les « ministres généraux » de la religion. En ce qui concerne les raisons de la résignation de François, 2C 143 retient le motif de l'humilité, mais ajoute celui de la maladie, ce que confirme CA 112. Surtout, CA 109 et 111-112 laissent clairement entendre que, pour François. cette démission n'a pas été aussi facile ni paisible qu'il est dit ici.

5. Le chapitre général tenu à la fin du mois de septembre 1220, peu après le retour d'Orient de François.

6. Pierre de Cattaneo (et non « de Catane », car il n'était pas sicilien, mais probablement originaire de Gualdo Cattaneo, à côté de Montefalco) est habituellement identifié au frère Pierre dont il est question en AP 1u-11 et 3S 28-29, qui fut le deuxième compagnon de François. Il mourut le 10 mars 1121 à la Portioncule, quelques mois seulement après sa nomination à la tête de la religion mineure.

1223 bienheureux François, s'inclinant devant frère Pierre, promit obéissance et révérence 1. Dès lors et jusqu'à sa mort 2, il demeura sujet comme un des autres frères.

[LP 106] Bien plus, il voulut être soumis non seulement au ministre général 3 et aux ministres provinciaux -- car dans chacune des provinces où il demeurait ou allait pour prêcher, il obéissait au ministre de cette province --, mais encore, pour une plus grande perfection et une plus grande humilité, il dit une fois, longtemps avant sa mort, au ministre général 4 : « Je veux que tu confies à un de mes compagnons de tenir constamment ta place à mon égard, à qui j'obéirai en tes lieu et place. Car pour le bon exemple 5 et la vertu d'obéissance, je veux toujours que, dans la vie et dans la mort, tu restes avec moi. » Dès lors et jusqu'à sa mort 6, il eut toujours un de ses compagnons pour gardien 7, auquel il obéissait en lieu et place du ministre général. Un jour même, il dit à ses compagnons : « Entre autres grâces, le Très-Haut m'a conféré celle d'obéir avec autant d'empressement à un novice 8 qui

1. SP 39, qui constitue une reprise presque mot pour mot de 2C 143, ajoute ici un passage dans lequel François déclare que, du fait de ses maladies, il remet sa « famille » entre les mains des ministres et que ceux-ci auront à rendre compte de leurs éventuels mauvais exemples, négligences ou excès de sévérité au jour du Jugement.

2. Voir Ph 28.

3. Dans ce passage, l'auteur de CA, quant à lui, considère que la résignation de François fut complète et que ses successeurs furent donc ministres généraux et non de simples vicaires.

4. 2C 151, qui relate cet épisode en des termes différents, ne comporte pas l'expression « ministre général », mais le nom de l'intéressé : Pierre de Cattaneo.

5. Le mot « exemple » ne figure ni en CA ni en SPm 15 et est restitué d'après ML 158.

6. Voir Ph 28.

7. Le terme « gardien » désigne ici une autorité nominale, attachée à un individu. C'est seulement plus tard que la fonction de gardien désignera le responsable d'une communauté locale de frères et sera attachée à un lieu. Voir Test 27 : « Et je veux fermement obéir au ministre général de cette fraternité et à l'autre gardien qu'il lui aura plu de me donner. »

8. Le noviciat a été institué par la bulle Cum secundum consilium d'Honorius 11I, en date du 22 septembre 1220, et introduit en I Reg 2 8-9.

1224 entrerait aujourd'hui dans la religion, s'il était mon gardien, qu'à celui qui serait le premier et le plus ancien dans la vie et dans la religion des frères. Car le sujet doit considérer comme son prélat non pas l'homme, mais Dieu, pour l'amour de qui il lui est soumis. » Il disait pareillement : « Il n'y a pas de prélat dans le monde entier pour être autant craint de ses sujets et frères que Dieu me ferait craindre de mes frères, si je voulais. Mais le Très-Haut m'a conféré cette grâce de vouloir me satisfaire de tous, comme celui qui est plus petit 1 dans la religion 2. »

Et nous qui avons été avec lui. nous avons vu cela de nos yeux 3 bien souvent, comme lui-même en témoigne 4 : bien souvent, quand certains frères n'apportaient pas satisfaction à ses besoins ou lui disaient quelque parole qui amène d'ordinaire l'homme à se scandaliser 5, il partait aussitôt prier et, à son retour, il ne voulait pas le rappeler en disant : « Tel frère ne m'a

1. « Plus petit » traduit le comparatif latin « minor », qui signifie aussi « mineur ».

2.11 n'empêche, une telle confidence trahit l'extrême tension qui régnait dans l'esprit de François.

3. Avec de légères variations (ici « cum illo », ailleurs « cum ipso » ou « cum beato Francisco »), la formule « nous qui avons été avec lui », inspirée de 2P 1 18, survient dix-sept fois dans la Compilation d'Assise : en CA 11, 14, 50, 56, 57, 67, 78, 82, 84, 86, 88, 89, 93, 101, 106, 111 et 117. I1 faut lui adjoindre les citations de Jn 19 35 (« celui qui a écrit cela a vu et en a rendu témoignage »), qui viennent clore CA 64 et 96 et dont la seconde partie apparaît en CA 14 et 50, et de lin 1 1 (« nous avons vu de nos yeux »), qui apparaît ici, en CA 84 et en CA 93. Ces trois expressions tendent à imposer un sceau d'authenticité sur les épisodes de la vie de François dont elles veulent souligner l'importance et la véracité ; ce point a été analysé par R. MANSELLI, Nos qui cum eo fuimus. Contributo alla questione francescana, Rome, 1980.

4. SPm 15 donne : « comme le saint père l'attestait » ; et ML 158 : « comme le saint père l'atteste ». ML 158 ajoute ces quelques lignes : « Il voulut être un petit pauvre. Ainsi, du moment où il commença à avoir des frères jusqu'au jour de sa mort, voulut-il ne rien avoir ni rien porter en ce monde, si ce n'est seulement une tunique, parfois rapiécée à l'intérieur et à l'extérieur, une corde et des braies », qu'il fait suivre du passage cité deux notes plus loin.

5. Voir Adm 14.

1225 pas apporté satisfaction » ; ou : « Il m'a dit telle parole. » Plus 1 il approchait de la mort, plus il était attentif, en toute perfection, à considérer comment il pourrait vivre et mourir 2 en toute humilité et pauvreté 3.

1. SPm 16 fait précéder cette phrase du passage suivant -- absent de CA 11, mais fort proche de 2C 144 (repris en CA 40) et SP 40 --, qui figure aussi en ML 158 : « Bien plus, au temps de sa maladie, pour une plus grande perfection et pauvreté, il rendit tous ses compagnons au ministre général en disant : "Je ne veux pas avoir de compagnon spécial, mais, pour l'amour du Seigneur Dieu, de lieu en lieu les frères me pourvoiront et se joindront à moi comme le Seigneur leur inspirera." Et il dit : "J'ai vu tout à l'heure un aveugle qui n'avait qu'une petite chienne pour guider son chemin." »

2. Les mots « et mourir » ne figurent pas en SPm 16 ; ML 158 donne : « vivre et mourir dans le Seigneur ».

3. SP 124 ajoute : « et dans toutes les vertus ».

[Bénédiction de frère Bernard ; sainteté et mort de frère Bernard] [13]

§12 [LP 107] Le jour où dame Jacqueline prépara ce mets pour le bienheureux François, le père se souvint de Bernard 4 et il dit à ses compagnons : « Ce mets est apprécié de frère Bernard 5. » Et appelant à lui un de ses compagnons, il lui dit : « Va dire à frère Bernard de venir immédiatement à moi. » Ce frère alla aussitôt 6 et le conduisit au bienheureux François. S'asseyant au pied du lit où gisait le bienheureux François, frère Bernard dit : « Père, je te prie de me bénir et de me montrer ton affection ; car si tu me montres ton affection avec une tendresse paternelle, je crois que Dieu lui-même et les autres frères de la religion m'aimeront davantage 7. » Le bienheureux François ne

4. SPm 17 donne : « frère Bernard » ; et SP 107 : « frère Bernard, qui fut le premier frère qu'il eut ».

5. Littéralement, « Ce mets est bon pour frère Bernard. »

6. SPm 17 est plus précis : « Ce frère alla aussitôt à Assise, où était Bernard. »

7. « Affection » traduit « dilectio » et « tendresse » traduit « affectio ». Cette demande de Bernard ne peut être pleinement comprise que si l'on a présent à l'esprit le sens très fort que la Bible et les hommes du Moyen Âge accordent aux bénédictions et aux malédictions. Le modèle biblique du présent paragraphe est l'épisode où Jacob bénit ses petits-fils en Gn 48 (le parallèle entre François et le patriarche est rendu encore plus net par le fait que Jacob a mauvaise vue et qu'ils sont, l'un comme l'autre, sur le point de mourir). Le récit de CA s'inscrit en faux — ou, à tout le moins, se présente comme un complément — du récit de 1C 108 et LO 4, où c'est frère Élie qui bénéficie d'une bénédiction appuyée de François.

1226 pouvait pas le voir, car il y avait de nombreux jours que la lumière de ses yeux l'avait quitté. Mais étendant la main droite, il la posa sur la tête 1 de frère Gilles, qui fut le troisième des premiers frères à l'avoir rejoint et se trouvait alors assis à côté de frère Bernard, croyant la poser sur la tête de frère Bernard. Mais en touchant la tête de frère Gilles, comme le fait un aveugle, par l'Esprit saint il reconnut aussitôt sa méprise et dit : « Ce n'est pas la tête de mon frère Bernard. » Aussitôt frère Bernard s'approcha davantage de lui. Le bienheureux François, posant sa main sur la tête 2 de celui-ci, le bénit. Il dit en outre à un de ses compagnons : « Écris comme je te dis. Le premier frère que me donna le Seigneur fut frère Bernard et c'est lui qui, d'abord, commença et accomplit très parfaitement 3 la perfection du saint Évangile, en distribuant tous ses biens aux pauvres. À cause de cela et de ses nombreuses autres prééminences, je suis tenu de le chérir plus que quelque autre frère de toute la religion. Je veux donc et j'ordonne, comme je peux, que quiconque sera ministre général le chérisse et l'honore comme moi-même et qu'aussi les ministres provinciaux et les frères de toute la religion le considèrent comme tenant ma place. » Et frère Bernard fut abondamment consolé, ainsi que les autres frères qui virent cela.

1. Gn 48 14. C'est, avec Jg 1 13, 3 9 et Mt 25 45, un des rares versets de la Bible latine où l'expression « frater minor » - « frère cadet » ou « frère plus petit », mais aussi « frère mineur » -- figure telle quelle.

2. Voir Gn 48 14.

3. Voir Lc 14 29-30.

1227 [LP 108] Un jour 1, considérant l'extrême perfection de frère Bernard, le bienheureux François prophétisa à son sujet devant des frères, en disant : « Je vous le dis : à frère Bernard ont été donnés, pour l'éprouver, de grands et très subtils démons, qui lanceront contre lui de nombreuses tribulations et tentations. Mais le Seigneur miséricordieux le délivrera, à l'approche de sa mort, de toute tribulation et de toute tentation intérieure et extérieure. Et il disposera son esprit et son corps dans une si grande paix, un si grand repos et une si grande consolation que tous les frères qui verront ou entendront cela en seront grandement émerveillés et le tiendront pour un grand miracle. Et c'est dans cette paix, ce repos et cette consolation spirituelle et corporelle 2 qu'il passera de ce monde au Seigneur. »

Les frères qui avaient entendu ces paroles du bienheureux François en furent grandement émerveillés, car ce qu'il avait prédit au sujet de Bernard par l'Esprit saint se vérifia à la lettre, point par point. En effet, dans la maladie le conduisant à la mort 3, frère Bernard était plein d'une si grande paix et quiétude d'esprit qu'il ne voulait pas se coucher. Et s'il se couchait, il se tenait presque assis, afin que pas même la plus légère vapeur d'humeurs, en lui montant à la tête, ne l'induise dans une imagination ou un songe qui le détournerait de penser à Dieu. Et quand cela arrivait, aussitôt il se levait et se frappait en disant : « Qu'était cela ? Pourquoi ai-je pensé ainsi ? » De plus, alors qu'il mettait avec plaisir de l'eau de rose à ses narines pour se réconforter, lorsqu'il approcha davantage de la mort, il ne

1. Ici déjà, mais surtout à partir de CA 50, l'expression « quodam tempore » apparaît très fréquemment : si l'événement rapporté est un fait ponctuel, nous avons traduit par « un jour » ; si « quodam tempore » renvoie à une période passée, nous avons traduit par « à une époque » ; enfin, dans les cas où ni l'un ni l'autre ne convient (habituellement parce que le mot « jour », « nuit » ou « époque » apparaît dans les lignes qui suivent), nous avons traduit par « une fois ».

2. Littéralement, « de l'un et l'autre homme », c'est-à-dire de l'homme intérieur et de l'homme extérieur.

3. Initialement supposée à Assise en juillet 1241, la mort de Bernard est désormais plus volontiers située entre 1243 et 1245, probablement à Sienne.

1228 voulait plus en mettre 1 en raison de sa continuelle méditation de Dieu. Aussi 2 disait-il à qui lui en offrait : « Ne me dérange pas 3 ! » Pour pouvoir mourir plus librement, plus paisiblement et plus calmement, il se désappropria 4 des fonctions du corps entre les mains d'un frère qui était médecin et l'assistait, en lui disant : « Je veux ne plus avoir aucun souci du manger ni du boire, mais je t'en confie le soin. Si tu donnes, je prendrai ; sinon, non 5. » Du jour où il commença d'être malade, il voulut avoir toujours à ses côtés, jusqu'à l'heure de sa mort, un frère prêtre. Et quand se présentait en son esprit quelque grief 6 que lui reprochait sa conscience, aussitôt il le confessait et déclarait

1. Au lieu de « en mettre ». SPm 17 a « en appliquer de ses mains ».

2. SP 107 remplace le passage allant de « De plus, alors qu'il mettait » à « Aussi » par « I1 ne voulait aussi recevoir aucun médicament, mais ».

3. Littéralement, « Ne m'empêche pas ! »

4. Littéralement. « il s'expropria ».

5. SPm 17 inclut ici le passage suivant : « Il demanda que lui soit donnée l'extrême-onction et, comme les frères étaient venus préparer cela et avaient commencé à vouloir l'oindre, le vase où était l'huile sainte fut immédiatement brisé. Alors frère Pérégrin de la Marche, homme spirituel et saint, qui était alors son compagnon, dit à voix basse en riant : "Voici que le vase d'albâtre a déjà été brisé [voir Mc 14 3] ; bientôt d'abondantes grâces descendront et seront répandues." Au beau milieu de l'onction, frère Bernard ne put se retenir et versa d'abondantes larmes, lui qui s'était montré jusque-là très secret. Il fit immédiatement venir les frères, se jeta à terre à genoux [voir Mt 17 14] et confessa toutes ses fautes, en disant : "Je n'ai pas été [un frère mineur], excepté dans les tentations ; en celles-ci le Seigneur m'a aidé." Et il demanda aux frères de prier pour lui avec dévotion. "Mais [je vous adresse] surtout cette prière : qu'en me considérant, vous vous considériez." Le vendredi, un panier de cerises fut apporté et il dit à ses frères, qui étaient avec lui, et au frère médecin : "Donnez-moi des cerises et permettez que j'en mange, car je n'en mangerai plus. Je vous demande aussi de manger avec moi et de faire la Pâque avec moi." Et en mangeant, il ne pouvait retenir ses larmes. Aussi les frères se mirent-ils à dire : "Vraiment ce saint n'a pas été reconnu [voir Gn 42 8] !" Les frères pleuraient et le regardaient comme un saint du Seigneur. » La formule « qu'en me considérant, vous vous considériez » signifie : « qu'en considérant ma mort, vous considériez la vôtre » ; l'épisode du partage des cerises renvoie à celui du partage du pain par François en CA 22 (SPm 34).

6. SPm 17 inclut : « ou qu'il se souvenait de quelque chose ».

1229 donc sa faute. Après sa mort, sa chair devint blanche et douce, et il paraissait sourire, si bien qu'il paraissait plus beau après sa mort qu'avant 1 . Ceux qui posaient le regard sur lui avaient davantage plaisir à le voir que lorsqu'il était en vie, car il apparaissait comme un saint qui sourit.

1. Le corps de Bernard est ainsi assimilé au corps de François, tel qu'en EncEl 6, 1C 113 ou LO 7.

[François prédit à soeur Claire qu'elle le reverra avant de mourir ; transport de sa dépouille mortelle à Saint-Damien]

§13 [LP 109] Dans la semaine où trépassa 2 le bienheureux François, dame Claire, première petite plante de l'Ordre des soeurs 3, abbesse des Soeurs pauvres du monastère de Saint-Damien d' Assise, émule de saint 4 François dans sa détermination à toujours conserver la pauvreté du Fils de Dieu 5, était alors gravement malade et craignait de mourir avant le bienheureux François ; elle pleurait donc d'un cœur amer 6 et ne pouvait se consoler de ne pas être en mesure de voir, avant son décès, son unique père après Dieu, à savoir le bienheureux François, le consolateur de son âme et de son corps 7 et aussi son premier

2. Le mot « migravit » ne figure pas en CA et est restitué d'après SPm 18, SP 108 et un autre manuscrit.

3. L'usage de l'expression « dame Claire », plutôt que « sainte Claire », peut être un indice du fait que cet épisode a été consigné avant la canonisation de Claire, c'est-à-dire avant 1255. On note l'emploi de l'expression « Ordre des soeurs » pour désigner l'Ordre des Pauvres Dames ou Ordre de Saint-Damien, rebaptisé « Ordre de sainte Claire » en 1263, par le pape Urbain IV. Au terme originel de « soeur », le terme de « dame », qui établit une relation plus distante, a rapidement été préféré. Le rédacteur de CA peut être ici le conservatoire du temps des origines.

4. SPm 18 donne : « émule du bienheureux » ; et SP 108 : « principale émule du bienheureux ».

5. SP 108 remplace « la pauvreté du Fils de Dieu » par « la perfection évangélique ».

6. Voir 2S 17 8.               

7. Littéralement, « son consolateur de l'un et l'autre homme ».

1230 fondateur dans la grâce de Dieu 1. Pour cette raison, par un frère elle le fit savoir au bienheureux François. En entendant cela, le bienheureux François fut ému de compassion 2, car il chérissait Claire et ses soeurs d'une tendresse paternelle à cause de leur sainte forme de vie, d'autant que, peu d'années après qu'il eut commencé d'avoir des frères, avec l'aide du Seigneur elle s'était convertie au Seigneur par ses conseils 3. Au vu de cette conversion, non seulement la religion des frères, mais aussi toute l'Église de Dieu avaient été grandement édifiées. Mais considérant que le désir qu'elle avait de le voir ne pouvait être alors exaucé, puisque tous deux étaient gravement malades, le bienheureux François, pour la consoler 4, lui écrivit par lettre sa bénédiction et lui donna aussi l'absolution de tout manquement --si tant est qu'elle en eût commis -- à 5 ses ordres et volontés et aux ordres et volontés du Fils de Dieu. De plus, pour qu'elle dépose toute tristesse et soit consolée dans le Seigneur, il dit -- non pas lui, mais l'Esprit saint parlant en lui -- ces paroles au frère qu'elle avait envoyé : « Va porter cette lettre à dame Claire et dis-lui de déposer toute douleur et toute tristesse dues au fait qu'elle ne peut me voir maintenant. Mais qu'elle sache en vérité qu'avant son décès, aussi bien elle que ses soeurs me verront et recevront de moi une très grande consolation. »

Or il advint que, peu après, le bienheureux François trépassa durant la nuit et, au matin donc, tout le peuple de la cité d'Assise, hommes et femmes, avec tout le clergé, allèrent prendre le saint corps dans le lieu où François était décédé ; puis avec des hymnes et des louanges, chacun tenant des rameaux

I. SPm 18 inclut : « que lui avait conférée le Seigneur glorieux avant sa conversion et dans sa sainte forme de vie ».

2. L'expression « ému de compassion » traduit la locution « motus ad pietatem », qu'on rencontre plusieurs fois en CA. En latin ecclésiastique, le mot « pietas » possède de nombreux sens : piété, vénération, orthodoxie, justice, pitié et compassion ; c'est le dernier qui est ici mis en oeuvre.

3. C'est ce qu'attestent quatre témoins au procès de canonisation de Claire en 1253 ; voir également CA 85.

4. SP 108 donne : « pour sa consolation et celle de ses soeurs ».

5. Le passage allant du mot « bénédiction » à « à » manque en SPm 18.

d'arbres, ils le portèrent selon la volonté du Seigneur à Saint-Damien, afin que fût accomplie la parole que le Seigneur avait énoncée par son saint 1 pour la consolation de ses filles et servantes 2. Une fois retirée la grille de fer de la fenêtre par laquelle les servantes du Christ ont coutume 3 de communier et parfois d'écouter la parole de Dieu, les frères soulevèrent de la civière le saint corps et le tinrent à la fenêtre, dans leurs bras, pendant une bonne heure, jusqu'à ce que dame Claire et ses soeurs aient reçu de lui une très grande consolation ; et pourtant, elles versaient d'abondantes larmes et étaient affligées d'une grande douleur, car, après Dieu, il était leur unique consolation en ce monde 4.

[Des alouettes survolent la maison où gît François ; l'alouette, modèle du bon religieux]

§14 [LP 110] Le soir du samedi après vêpres, avant la nuit où le bienheureux François s'en fut vers le Seigneur 5, de nombreux oiseaux qu'on nomme « alouettes » volaient assez bas et tournoyaient en cercle au-dessus du toit de la maison où gisait le bienheureux François, en chantant 6.

1. SP 108 donne : « par le bienheureux François ».

2. Sans doute Claire espérait-elle revoir François en vie et non pas son corps mort.

3. Comme on sait que SP, qui utilise l'imparfait (« avaient coutume »), a été rédigé après le déplacement des soeurs de Claire à l'intérieur des murs de la cité d'Assise, en 1260, on est en droit de penser que ce paragraphe de CA, qui utilise le présent (« ont coutume »), a été rédigé alors qu'elles résidaient encore à Saint-Damien.

4. Au lieu de « car, après Dieu, il était leur unique consolation en ce monde », SP 108 a « en se voyant privées des consolations et admonitions d'un tel père ».

5. Le 3 octobre 1226.

6. SP 113 donne : « et, chantant doucement, paraissaient louer le Seigneur ».

1232 Nous qui avons été avec le bienheureux François et qui avons écrit cela à son sujet, nous rendons témoignage 1 que, bien souvent, nous l'avons entendu dire : « S'il m'arrive un jour de parler à l'empereur, je le supplierai, pour l'amour de Dieu et à l'intercession de ma prière, de publier par écrit un décret défendant à tout homme de capturer les soeurs alouettes ou de leur faire quelque mal. De même, que tous les podestats des cités et les seigneurs des bourgs fortifiés et des villages 2 soient tenus chaque année, à la nativité du Seigneur, d'obliger les gens à jeter du blé et d'autres grains 3 par les chemins en dehors des cités et des places fortes, pour que les soeurs alouettes, surtout, et les autres oiseaux aient à manger en un jour d'une si grande solennité. Et par révérence envers le Fils de Dieu, que la bienheureuse Vierge sa mère a couché cette nuit-là dans une mangeoire 4 entre un boeuf et un âne 5, que tout homme en cette nuit ait le devoir de donner suffisamment de nourriture aux frères boeufs et ânes ; de même, que tous les pauvres en la nativité du Seigneur soient nourris à satiété par les riches. » Le bienheureux François avait en effet plus de révérence envers la nativité du Seigneur qu'envers toute autre solennité du Seigneur. car, bien que dans ses autres solennités le Seigneur ait opéré notre salut, pourtant du moment où il nous est ne, comme le disait le bienheureux François, il fallait que nous soyons sauvés 7. Aussi voulait-il qu'en un tel jour, tout chrétien

1. Jn 21 24 ; voir Jn 19 35. L'expression « nous qui avons été avec » est inspirée de 2P 1 18.

2. François (ou l'auteur) distingue justement les cités soumises à l'autorité des magistrats communaux (ici, le podestat) des agglomérations rurales, soumises à des seigneurs féodaux.

3. Le mot « grains » ne figure ni en CA ni dans le manuscrit Vat. lat. 4354 de la Bibliothèque apostolique vaticane (V, l'exemplaire le plus connu de la Compilation d'Avignon) ; il est restitué d'après SPm 19.

4. Voir Le 27.

5. Les mots « entre un boeuf et un âne » ne figurent pas en SPm 19.

6. Voir Is 9 6.

7. La Nativité contient donc en puissance la Passion, la Résurrection, l'Ascension...

exulte dans le Seigneur et que, pour l'amour de lui qui s'est donné lui-même à nous 1, tout homme soit généreux, avec gaieté, non seulement envers les pauvres, mais aussi envers les animaux et les oiseaux.

Le 2 bienheureux François disait de l'alouette : « Soeur Alouette a un capuchon comme les religieux et c'est un oiseau humble, qui va volontiers par les chemins pour trouver quelques grains de blé. Et même si elle en trouve parmi le crottin des animaux, pourtant elle les retire et les mange. Tout en volant, elle loue le Seigneur 3, comme les bons religieux qui méprisent les choses terrestres et dont la vie est toujours dans le ciel 4. En outre son vêtement — c'est-à-dire son plumage — est couleur de terre ; elle donne ainsi un exemple aux religieux, qui doivent avoir des vêtements non pas colorés et délicats, mais pour ainsi dire ternes 5 comme la terre 6. » Et ainsi, parce que le bienheureux François considérait ce qui vient d'être dit dans les soeurs alouettes, les aimait-il beaucoup et les voyait-il avec plaisir 7.

1. Voir Tt 2 14.

2. SP 113 fait précéder cet alinéa du passage suivant : « Tout entier absorbé dans l'amour de Dieu, le bienheureux François distinguait parfaitement la bonté de Dieu non seulement en son âme, déjà ornée de toute la perfection des vertus, mais en n'importe quelle créature. Pour cette raison, il avait une affection singulière et viscérale pour les créatures, surtout pour celles en lesquelles figurait quelque chose de Dieu ou quelque chose se rapportant à la religion. Ainsi plus que tous les oiseaux aimait-il un petit oiseau qu'on appelle "alouette", et qu'on nomme en langue vulgaire "cochevis" (lodola capelluta). »

3. Un probable jeu de mots sous-tend tout ce passage : l' « alouette » (« lauda ») évoque le fait de « louer » (« laudat »).

4. Voir Ph 3 20. SP 113 insère : « et dont l'intention est toujours orient6e vers la louange de Dieu ».

5. Littéralement, « mais pour ainsi dire morts ».

6. Voir 1 Reg 2 14 ; 2Reg 2 16-17.

7. SP 1 1 3 ajoute : « C'est pourquoi il plut au Seigneur que ces mêmes petits oiseaux montrent quelque signe de leur affection envers lui à l'heure de sa mort. »

[Mendier plus de nourriture que ce qui est nécessaire vole les autres pauvres 1]

1234 §15 [LP 111 ] 2 Le bienheureux François disait fréquemment ces paroles aux frères : « Je n'ai jamais été un voleur, je veux dire pour ce qui est des aumônes, qui sont l'héritage des pauvres 3 ; j'en ai toujours accepté moins qu'il ne me fallait, afin que les autres pauvres ne soient pas frustrés de leur part, car faire autre ment serait un vol 4. » 

1. CA 15-18, 21 et 46 appartiennent à la collection des Paroles de saint François (VF), qu'on trouve dans le seul manuscrit 1/73 du Collegio Sant'Isidoro de Rome, précédée d'une rubrique : « Un compagnon du bienheureux François, à savoir frère Léon, qui fut un homme d'une vraie simplicité et sainteté, a écrit ces paroles, qui exposent parfaitement et manifestent sincèrement et fidèlement l'intention et le sens de la Règle même. » VF est cité et attribué à Léon dans l'Arbre de la vie crucifiée de Jésus d'Ubertin de Casale et dans l'Exposition de la Règle des Frères mineurs d'Ange Clareno. Cette sélection d'épisodes tirée des écrits de frère Léon révèle les intérêts du courant des Spirituels : elle est centrée sur l'affirmation par François et par le Christ de leur volonté commune que les frères observent la Règle à la lettre, vivent une pauvreté radicale et rejettent fermement toutes les formes de privilèges. L'absence de parallèles avec la Vita secunda de Thomas de Celano laisse penser que ces épisodes correspondent à des souvenirs tardifs de Léon, postérieurs à 1246.

2. VF 1 débute par les mots « De même », ce qui signale que la collection des Paroles de saint François a été extraite d'une collection plus importante.

3. SP 12 donne : « Je n'ai pas été un voleur d'aumônes, en les acquérant ou en usant d'elles au-delà de la nécessité » ; et ML 86 : « Je n'ai pas été un voleur en acquérant des aumônes ou en usant d'elles au-delà de la nécessité, car »

4. À peine quelques années après la mort de François, la subsistance des frères avait cessé d'être principalement assurée par leur travail manuel pour reposer presque exclusivement sur la mendicité. Il faut avoir ce fait présent à l'esprit pour mesurer toute la portée critique de ces quelques lignes.

[Le Christ promet de pourvoir aux besoins des frères s'ils demeurent fidèles à la pauvreté]

1235 §16 [LP 112] Comme les frères ministres le pressaient de concéder 1 d'avoir quelque chose au moins en commun, afin qu'une si grande multitude ait à quoi recourir, saint François en appela au Christ dans la prière et le consulta sur ce point. Celui-ci répondit aussitôt qu'il 2 leur enlèverait tous les biens possédés 3 individuellement et en commun, en ajoutant que c'était sa famille, pour laquelle il était toujours prêt à pourvoir autant qu'elle s'accroisse et qu'il prendrait soin d'elle aussi longtemps qu'elle espérerait en lui.

1. SP 13 et ML 87 insèrent : « aux frères ».

2. ML 87 donne : « Lequel Christ lui répondit qu'il voulait avoir lui-même soin d'eux ».

3. Le mot « possédés » ne figure pas en CA et a été ajouté par le traducteur.

[Le Christ répond aux ministres qui veulent faire adoucir la Règle]

§17 [LP 113] Comme le bienheureux François était sur une montagne 4 avec frère Léon d'Assise et frère Bonizo de Bologne pour composer la Règle 5 -- car la première, qu'il avait fait écrire selon l'enseignement du Christ, avait été perdue 6 --, de

4. Cette « montagne » est le mont Rainerio, situé non loin de Rieti, sur lequel est implanté l'ermitage de Fonte Colombo, où François d'Assise a effectué plusieurs séjours et a rédigé la Règle bullata.

5. On ignore presque tout de Bonizo de Bologne ; voir cependant TE 91. Une règle religieuse était un texte canonique et l'université de Bologne possédait au x[ui° siècle la faculté de droit la plus réputée du monde latin : il ne serait pas étonnant que ce frère soit un juriste, voire un canoniste. La règle dont il s'agit est la Règle bullata, que le pape Honorius III a officiellement approuvée par la bulle Solet annuere du 29 novembre 1223 ; voir 2Reg.

6. VF 4 donne : « car celle qu'il avait fait écrire selon l'enseignement du Christ était perdue ». SP 1 débute ainsi : « Après que fut perdue la deuxième Règle qu'avait faite le bienheureux François, il monta sur une montagne avec frère Léon d'Assise et frère Bonizo de Bologne pour faire une autre règle, qu'il fit écrire selon l'enseignement du Christ. » En qualifiant la règle perdue non par l'adjectif « prima » (« première »), mais par l'adjectif « secunda » (« deuxième »), SP suit l'enseignement du prologue de IR (voir CA 101, où celui-ci est cité en note) en laissant clairement entendre que François aurait, en tout, rédigé trois règles : la première serait celle approuvée oralement par Innocent III en 1209, dont le progressif enrichissement a abouti à la Règle non bullata de 1221 ; la deuxième, la règle prétendument perdue (cette affirmation, qui découle des querelles internes à l'Ordre, n'a guère de chances d'être historiquement vraie) ; la troisième, la Règle bullata, dont il est ici question.

1236 nombreux ministres se réunirent autour de frère Elle, qui était vicaire du bienheureux François 1, et lui dirent : « Nous avons appris que ce frère François fait une nouvelle règle ; nous craignons qu'il la fasse si dure que nous ne puissions l'observer. Nous voulons que tu ailles le voir et lui dises que nous ne voulons pas être astreints à cette règle. Qu'il la fasse pour lui-même et non pour nous ! » Frère Élie leur répondit qu'il ne voulait pas y aller, car il craignait les reproches de frère François 2. Comme ils insistaient pour qu'il y aille, il dit qu'il ne voulait pas y aller sans eux. Et ainsi y allèrent-ils tous. Lorsque frère Élie, avec lesdits ministres, fut près du lieu où se tenait le bienheureux François, il l'appela. Le bienheureux François lui répondit et, voyant les ministres, demanda : « Que veulent ces frères ? » Frère Élie répondit : « Ce sont des ministres, qui ont appris que tu fais une nouvelle règle et qui, craignant que tu la fasses trop dure, disent et protestent qu'ils ne veulent pas y être astreints. Fais-la pour toi et non pour eux. » Alors le bienheureux François tourna son visage vers le ciel et ainsi parlait-il au Christ : « Seigneur, ne t'avais-je pas bien dit qu'ils n'auraient pas confiance en toi 3 ? » On entendit alors dans les airs la voix du Christ répondre : « François, il n'y a rien dans la Règle qui vienne de toi, mais tout ce qui s'y trouve

1. En contradiction avec CA 11, qui considérait les successeurs de François comme des ministres généraux. Sept ans après la destitution de 1239, Léon n'hésite pas à citer Élie (le plus souvent de manière neutre, voire favorable) en CA 17, 86 et 99.

2. Frère Élie n'est nullement présenté comme l'âme de la conspiration contre la volonté de François, mais comme un faible manipulé par les ministres provinciaux.

3. Au lieu de « en toi », SP 1 et ER ont « en moi ».

1237 est entièrement de moi. Et je veux que la Règle soit observée ainsi : à la lettre, à la lettre, à la lettre et sans glose, sans glose, sans glose 1 ! » Et il ajouta : « Moi, je sais combien peut la faiblesse 2 humaine et combien je veux les aider. Que ceux qui ne veulent pas l'observer sortent de l'Ordre 3 ! » Alors le bienheureux François se tourna vers ces frères et leur dit : « Avez-vous entendu ? Avez-vous entendu ? Voulez-vous que je vous le fasse répéter 4 ? » Alors ces ministres, tout confus 5 et confessant leur faute, se retirèrent.  

1. Avec la triple répétition de ces deux formules (inspirées de Test 38-39), on est au cœur du conflit opposant les Spirituels aux frères de la Communauté. En effet, si la polémique entre les deux partis tournait principalement autour de la manière dont les Frères mineurs devaient user des biens à leur disposition, l'interprétation de la Règle constituait le point névralgique et la clé du problème posé. À peine quelques années après la mort du Poverello, les papes avaient commencé à promulguer des textes adoucissant la rigueur de la pauvreté voulue par François et contournant les dispositions les plus contraignantes de la Règle bullata ; voir 2Bul, 4Bul et 5Bul.

2. Le mot « faiblesse » traduit le terme latin « infirmitas » ; à la place, ER a « fragilitas » (« fragilité »).                        

3. Ici, c'est bien le mot « ordo » (« Ordre ») qui est mis dans la bouche du Christ, et non le mot « religio » (« religion ») : confirmation lexicale de la date tardive de ces souvenirs de Léon.                          

4. Sur le fait que François n'aime pas répéter un ordre à ses frères, voir CA 68, SPm 34 et ML 187.                          

[Au « chapitre des nattes », François répond au cardinal Hugolin en refusant les règles religieuses existantes]      

§18 [LP 114] Comme le bienheureux François était au chapitre général à Sainte-Marie-de-la-Portioncule -- celui 6 qu'on a appelé « chapitre des nattes » et auquel prirent part cinq mille frères 8 --, un certain nombre de frères sages et instruits en                                    

5. SP 1 ajoute : « et terrifiés ».                       

6. VF 5 ajoute : « qui fut célébré à Assise et ».                                

7. SP 68 ajoute : « car il n'y avait là que de pauvres petites demeures faites de nattes ».                          

8. Le chapitre des nattes semble être le dernier chapitre général auquel aient participé tous les Frères mineurs sans distinction. Son appellation vient de ce que les frères se retrouvèrent si nombreux que la plupart d'entre eux durent construire des huttes de branchages en guise d'abris pour la nuit. 1221 ou 1222 sont les années généralement admises pour ce chapitre ; voir cependant L. DI FoNZO, « II famoso capitolo delle stuoie O. Min. nel 1223 », Miscellanea francescana, 98, 1998, p. 367-390. JG 16 évalue le nombre des frères à trois mille.               

1238 science allèrent trouver le seigneur cardinal, qui devint par la suite le pape Grégoire, lequel était présent au chapitre 1 ; et ils lui dirent de persuader le bienheureux François de suivre les conseils de ces mêmes frères sages et de se laisser quelquefois guider par eux ; et ils alléguaient la Règle du bienheureux Benoît, celles du bienheureux Augustin et du bienheureux Bernard 2, qui enseignent à vivre de telle et telle façon, de manière ordonnée. Alors le bienheureux François, après avoir entendu la recommandation du cardinal sur ce sujet, le prit par la main et le conduisit aux frères réunis en chapitre 3 ; et il leur parla ainsi 4 : « Mes frères, mes frères, Dieu m'a appelé par la voie de la simplicité et m'a montré la voie de la simplicité 5. Je ne veux pas que vous me parliez de quelque règle que ce soit, ni celle de saint Augustin, ni de saint Bernard, ni de saint Benoît 6.

1. Le cardinal Hugolin d'Ostie, futur pape Grégoire IX de 1227 à 1241.

2. La Règle bénédictine dictait la vie de la grande majorité des moines d'Occident ; elle avait été complétée à Cîteaux par des coutumes qui sont ici attribuées, à tort, à Bernard de Clairvaux, figure la plus éminente de l'Ordre cistercien. La Règle dite d'Augustin réglait la vie des chanoines réguliers ; à l'époque de François, elle fut adoptée par les Frères prêcheurs, fondés par saint Dominique.

3. Ce n'est donc pas au cours d'un débat capitulaire, mais lors d'une conversation privée qu'Hugolin a adressé cette recommandation à François, puisque celui-ci a réagi en le menant par la main devant l'assemblée des frères.

4. SP 68 ajoute : « dans la ferveur et la force de l'Esprit saint ».

5. SP 68 donne : « Mes frères, mes frères, Dieu m'a appelé par la voie de la simplicité et de l'humilité, et il m'a montré cette voie en vérité pour moi et pour ceux qui veulent me croire et m'imiter. C'est pourquoi je ne veux pas ».

6. SP 68 ajoute : « ni de quelque voie et forme de vie, excepté celle qui m'a été montrée miséricordieusement et donnée par le Seigneur ». Un même refus de voir ses intuitions amoindries ou dénaturées est manifesté par François en Test 34-39. Mais en refusant les Règles existantes, François se mettait en contravention avec le concile de Latran IV qui, en 1215, avait interdit toute nouvelle fondation d' Ordre religieux.

Et le Seigneur m'a dit qu'il voulait que je sois, moi, un nouveau fou 1 dans le monde. Et Dieu n'a pas voulu nous conduire par une autre voie que par cette science. Mais par votre science et votre sagesse, Dieu vous confondra. Et moi, je fais confiance aux sergents 2 du Seigneur : par eux il vous punira, jusqu'à ce que vous reveniez à votre état, pour votre blâme, que vous le vouliez ou non. » Alors le cardinal fut stupéfait et ne répondit rien ; et tous les frères furent saisis de crainte 3.

1. Cette phrase et les deux suivantes sont inspirées par 1 Co 1 18-25. Le texte de la Compilation d'Assise introduit ici un triple italianisme (« unus » avec valeur d'article, « novellus » au lieu de « novus », « pazzus » pour « pazzo » au lieu de « stultus »), ce qui donne à penser que CA 18 -- qui, contrairement aux deux épisodes précédents, ne fait mention d'aucune intervention merveilleuse du Christ -- pourrait être directement dû à la plume de frère Léon.

2. Le mot « sergents » traduit le latin « castaldis » (« intendants », « régisseurs »). CA 117 et 2C 120 montrent clairement que, lorsque François emploie l'expression « sergents du Seigneur », ce sont les démons qu'il désigne.

3. La violence manifestée par François dans cet épisode est en effet impressionnante.

[§ emprunté à la Vita secunda de Thomas de Celano :]

CHAPITRE CVIII LA SOUMISSION QU'IL VOULAIT QUE LES FRÈRES AIENT ENVERS LES CLERCS ET POUR QUELLE RAISON 

§19 [2C 146]  146 Même s'il voulait que les fils soient en paix avec tous les hommes 1 et se montrent de tout petits auprès de tous 2, cependant il leur apprit par ses paroles à être humbles surtout avec les clercs 3 et il le leur montra par l'exemple. Il disait en effet : « Nous avons été envoyés afin de venir en aide 4 aux clercs pour le salut des âmes 5, en sorte que nous suppléions à ce qu'on trouve de moins en eux. Chacun recevra sa récompense, non pas selon son autorité, mais selon son labeur 6. Sachez, dit-il, mes frères, que le bénéfice des âmes 7 plaît extrêmement à Dieu et que vous pouvez mieux l'atteindre par la paix que par la discorde avec les clercs. Si eux-mêmes empêchent le salut des peuples, la vengeance en revient à Dieu et lui-même les rétribuera en son temps 8. Aussi soyez soumis aux prélats 9, afin qu'aucune jalousie ne naisse 10 pour autant que cela dépend de vous. Si vous êtes des fils de la paix 11, vous gagnerez le clergé et le peuple au Seigneur, ce que le Seigneur juge plus agréable 12 que de gagner le peuple seul après avoir scandalisé le clergé. Couvrez, dit-il, leurs chutes, compensez leurs défauts multiples et, une fois que vous aurez agi ainsi 13, soyez-en plus humble 14.

1. Voir Rm 12 18.

2. Voir Mt 18 3.

3. Voir 1 Reg 20 4 ; Test 6-10.

4. Voir Ps 69 (70) 2 ; Dn 10 13.

5. Voir 1 P 1 9.

6. Voir I Co 3 8.

7. Voir Sg 3 13.

8. Voir Dt 32 35.

9. Voir 1P 2 13.

10. Voir 1 Co 3 3.

11. Voir Lc 106.

12. Voir 1P 2 5.

13. Voir Lc 17 10.

14. François veut ainsi éviter l'attitude de certains réformateurs, tels les Patarins de Milan au temps de la réforme grégorienne : faire porter l'essentiel de leur critique sur les manquements du clergé séculier. Pour François, le renouveau de l'Église doit se faire en profond accord avec la hiérarchie ecclésiastique.

[reprise Compilation Assise :]

[François refuse tout privilège pour les Frères mineurs]

§20 [LP 115] De même 4 certains frères dirent-ils au bienheureux François : « Père, ne vois-tu pas que parfois les évêques ne nous laissent pas prêcher 5 et que, durant de nombreux jours,

4. Au lieu de « De même », SPm 44 a « Parfois ».

5. Le verbe « predicare » ne vise pas ici la simple exhortation à la pénitence abondamment pratiquée par François et les premiers frères, tant laïcs que prêtres ; voir !Reg 21 1-9 et AP 15. I1 s'agit du ministère pastoral de (prédication et d'enseignement du peuple de Dieu, réservé aux clercs ordonnés et dont les Frères prêcheurs et mineurs sont rapidement devenus les spécialistes incontestés. Cette activité pastorale relevait de la responsabilité des évêques diocésains et, à moins de bénéficier d'un privilège pontifical d'exemption, aucun prédicateur ne pouvait exercer son art sans avoir préalablement obtenu une autorisation expresse de l'ordinaire du lieu.

1240 ils nous laissent rester inactifs dans une contrée, avant que nous puissions prêcher au peuple 1 ? Il serait mieux que tu obtiennes que les frères aient un privilège du seigneur pape 2 - ce serait pour le salut des âmes ! » Il leur répondit en les reprenant sévèrement 3 : « Vous, Frères mineurs. vous ne connaissez pas la volonté de Dieu et vous ne me laissez pas convertir 4 le monde entier  comme Dieu le veut 5 ! Car 6, moi, je veux convertir d'abord les prélats par l'humilité et la révérence ; et lorsqu'ils verront votre vie sainte 7 et votre révérence 8 envers eux, ils vous demanderont eux-mêmes de prêcher et de convertir le peuple. Et ils vous amèneront 9 celui-ci mieux que les privilèges que vous désirez 10, qui vous conduiront à l'orgueil. Et si vous êtes

1. SP 50 remplace « prêcher au peuple » par « annoncer la parole du Seigneur ».

2. ER donne : « que les frères aient du pape le privilège de prêcher librement ». Cette interdiction de François est déjà présente en Test 25.

3. Les mots « en les reprenant sévèrement » ne figurent pas en SPm 44.

4. ER ajoute : « et édifier ».

5. Dans cette apostrophe, l'irritation de François contre ses frères est telle qu'il se retranche du nombre des Frères mineurs.

6. Au lieu de « Car », ER a « Puisque telle est la volonté de Dieu ».

7. ER apporte cette précision, absente de CA : « et humilitalem et subiectionem » ; ce qui donne : « Et lorsqu'ils verront notre vie sainte, notre humilité, notre soumission et notre révérence envers eux ». Cette précision témoigne d'une très juste compréhension des écrits et de la spiritualité de François, puisque l'humilité et la soumission à toute créature constituent les deux piliers de l'attitude de minorité (voir 1 Reg 7 2 et 16 6), qui est probablement le trait le plus caractéristique du franciscanisme (voir 1C 38 et CA 101).

8. SPm 44 donne : « notre vie sainte et notre révérence ».

9. Littéralement, « Et ils vous appelleront ». SP 50 ajoute : « à la prédication » ; ML 105 : « et vous réuniront ».

10. Les privilèges ecclésiastiques soustraient les frères au pouvoir du clergé diocésain ; ils s'opposent donc directement à la minorité, qui leur enjoint d'être soumis à tous. Cela explique la véhémence de ce paragraphe.

1241 éloignés de toute convoitise 1 et incitez le peuple à rendre aux églises leur dû 2, ils vous demanderont eux-mêmes d'entendre en confession leur peuple — bien que vous ne deviez pas vous soucier de cela, car, s'ils se convertissent, ils trouveront bien des confesseurs. Moi pour ma part, le privilège que je veux tenir du Seigneur, c'est de n'avoir aucun privilège qui vienne de l'homme, si ce n'est 3 de faire révérence à tous et, par obéissance 4 à la sainte Règle, de les convertir tous par l'exemple plus que par la parole. »

1. Le mot « convoitise » traduit le terme latin « avaritia ». ER insère « et superbia », ce qui donne : « de toute convoitise et de tout orgueil ».

2. Les revenus des diocèses et des paroisses sont en effet menacés par les Ordres mendiants. ER insère : « à révérer et honorer les prélats et le clergé ».

3. ER insère : « d'être soumis à tous ».

4. ER donne : « par l'observance et l'obéissance ».

[Les trois plaintes du Christ à frère Léon  [14]

1242 §21 [LP 116] Le Seigneur Jésus Christ dit une fois à frère Léon, compagnon du bienheureux François 5 : « Moi, je me lamente au sujet des frères. » Frère Léon lui répondit : « Sur quoi, Seigneur ? » Et le Seigneur dit : « Sur trois points : parce qu'ils ne reconnaissent pas mes bienfaits que, comme tu sais, je répands quotidiennement sur eux avec largesse, puisqu'ils ne sèment ni ne moissonnent 6 ; parce que, toute la journée, ils murmurent et sont oisifs 7 ; parce que, souvent, ils se provoquent mutuellement à la colère, ne reviennent pas à l'amour et ne pardonnent pas l'injure qu'ils reçoivent. »

5. Le fait que Léon soit cité à la troisième personne suggère que ce passage très polémique pourrait correspondre à un témoignage oral recueilli par un tiers. Mais on sait par ailleurs que Léon n'hésitait pas à parler de lui de la sorte.

6. Lc 12 24.

7. Voir Mt 20 6.

[François bénit les frères qui l'entourent ; paraliturgie de la Cène]

§22 [LP 117] Une nuit, le bienheureux François fut tellement accablé par les douleurs de ses maladies que, cette nuit-là, c'est à peine s'il put 1 se reposer et dormir. Au matin, comme la douleur s'était quelque peu calmée, il fit appeler tous les frères résidant en ce lieu 2 et, quand ils furent assis devant lui, il les considéra et les regarda comme représentant la totalité des frères 3. Et commençant par un frère, il les bénit en posant sa main droite sur la tête de chacun d'eux 4. Il bénit tous ceux qui étaient dans la religion 5 et tous ceux qui devaient y venir jusqu'à la fin du monde 6. Et il paraissait avoir compassion de lui-même, d'autant qu'il ne pouvait voir ses fils et frères avant sa mort. Ensuite 7, il ordonna qu'on apporte devant lui des pains et les bénit 8. Et parce qu'il ne pouvait les rompre à cause de sa maladie, il les fit rompre par un frère en de nombreux morceaux. Et les prenant, il offrit un morceau à chacun des

I . ML 186 donne : « si lui et aussi son compagnon purent ».

2. SPm 34 donne simplement : « tous les frères présents ». Par « lieu », il faut entendre toute demeure des frères, ermitage ou couvent.

3. Littéralement. « il les considéra et les vit dans les personnes de tous les frères ». Ce thème du petit groupe représentant la totalité des Frères mineurs apparaît également en CA 50. 11 exprime la prétention de la Compilation d'Assise à faire de Léon et de certains proches compagnons de François les dépositaires d'un enseignement et les témoins d'un exemple de François qui aient valeur de norme pour tout l'Ordre des Frères mineurs.

4. Voir Gn 48 17. Voir également CA 12, où le premier frère à être béni est Bernard de Quintavalle ; et IC 108, LO 4 et 2C 216, où le premier béni est frère Élie, le vicaire de François.

5. SP 88 remplace « la religion » par « l'Ordre » . SP procède de même en de nombreux autres cas, ce qui témoigne de l'éloignement du Miroir de perfection majeur par rapport au lexique des origines.

6. ML 186 insère le passage : « Les frères se mirent à verser d'abondantes larmes et se lamentaient d'autant plus qu'ils savaient que sa mort approchait. Et comme il bénissait tous les frères, il paraissait ».

7. SP 88 remplace « Ensuite » par « Voulant imiter dans sa mort son Seigneur et maître, qu'il avait parfaitement imité dans sa vie ».

8. Voir Mt 26 26.

1243 frères, en recommandant de le manger tout entier 1. Comme le Seigneur, le jeudi, voulut 2 manger avec les apôtres avant sa mort, il sembla à ces frères que le bienheureux François, en quelque façon, voulut les bénir avant sa mort et, en eux, bénir tous les autres frères, et voulut qu'ils mangent ce pain béni presque comme si, en quelque façon, ils le mangeaient avec leurs 3 autres frères. Et nous pouvons considérer cela comme avéré, car, bien que ce jour ne fût pas un jeudi, il dit aux frères qu'il croyait 4 que c'était un jeudi 5. Un de ces frères 6 conserva un morceau de ce pain et, après la mort du bienheureux François, ceux qui en goûtèrent furent aussitôt délivrés de leurs maladies 7.

1. Voir Mc 14 22 ; 1Co 11 24.

2. SP 88 ajoute : « en signe d'affection ».

3. On pourrait aussi traduire : « avec ses ».

4. SP 88 remplace le passage allant de « il sembla à ces frères » à « qu'il croyait » par « ainsi son parfait imitateur, le bienheureux François, voulut montrer le même signe d'affection à ses frères. Et qu'il ait voulu faire cela à la ressemblance du Christ est manifestement visible, car il demanda ensuite si l'on était alors un jeudi ; et comme on était alors un autre jour, il dit qu'il pensait ».

5. On voit ici la capacité de l'auteur (et peut-être bien de François lui-même en amont) à forcer la réalité matérielle pour dévoiler une vérité spirituelle, qui fait du Christ le modèle de François.

6. Le passage « qu'il croyait que c'était un jeudi. Un de ces frères » manque en SPm 34.

7. SPm 34 inclut la phrase : « Le bienheureux François disait à ses compagnons, quand il n'était pas obéi sur-le-champ : "Mes frères ! Vous ne devriez pas me faire répéter la même chose autant de fois." »

 

[Vingt-sept paragraphes de la Vita secunda :   

PAUVRETÉ DES MAISONS CHAPITRE XXVI

§23 [2C 56]. 1540   56 Il instruisait les siens à faire de pauvres petites habitations en bois, non en pierres, et à les élever en petites cabanes selon un plan rudimentaire. Souvent, faisant un sermon sur la pauvreté, il citait aux frères cette parole de l'Évangile : Les renards ont des terriers et les oiseaux du ciel ont des nids, mais le Fils de Dieu n 'a pas eu où reposer sa tête 1 .

1. Mt 8 20 ; Lc 9 58. Noter la substitution de « Fils de Dieu » à « Fils de l'homme » des textes évangéliques.

PAUVRETÉ DES MAISONS CHAPITRE XXIX LA CELLULE FAITE EN SON NOM DANS LAQUELLE IL NE VOULUT PAS ENTRER

§23 [2C 59a] 1542    59 Il ne voulait pas que les frères habitent quelque petit endroit que ce soit, à moins qu'il n'y ait un patron précis de qui en relevait la propriété 5. En effet, il rechercha toujours en ses fils les lois des pèlerins 6, c'est-à-dire le fait de se recueillir sous le toit d'autrui, de passer pacifiquement, d'aspirer à la patrie 7. De fait, même dans l'ermitage de Sarteano 8, alors qu'un frère demandait à un autre d'où il venait et que celui-ci lui avait répondu : « De la cellule de frère François », le saint, entendant cela, répondit : « Dès lors qu'il a attribué à la cellule le nom de François, me la donnant en propriété, qu'elle se cherche un autre habitant, car pour ma part je n'y séjournerai plus à l'avenir. Le Seigneur, dit-il, quand il se tint en prison, lorsqu'il pria et jeûna pendant quarante jours 9, ne se fit pas faire une

5. Ce « patron » correspond aux amis spirituels qui doivent pourvoir aux nécessités des frères ; voir 2Reg 4 2.

6. Voir Ex 12 49 ; 2Reg 6 2.                                7. Voir He 13 14 ; 2Co 5 1-9.

8. Sarteano, près de Chiusi, province de Sienne, Toscane.

9. VoirMt4 1-2;Mc1 12-13;Lc42.

PAUVRETÉ DU MOBILIER CHAPITRE XXX

§24 [2C 60].                   60 Cet homme ne haïssait pas seulement l'arrogance des maisons, mais il avait aussi en horreur au plus haut point le mobilier domestique nombreux ou sophistiqué. Il aimait qu'il n'y ait rien dans les tables, rien dans la vaisselle qui rappelle le monde, pour que tout chante le pèlerinage, tout chante l'exil 2.

2. Voir Ps 118 (119) 54.

 

PAUVRETÉ DU MOBILIER CHAPITRE XXXII CONTRE LA CURIOSITÉ ENVERS LES LIVRES    

§25 [2C 62].               1545      62 Dans les livres, il enseignait à chercher le témoignage du Seigneur 1, non le prix ; l'édification, non la beauté. Il voulait cependant qu'on en ait un petit nombre 2 et qu'ils soient disponibles pour le besoin des frères dans l'indigence. Aussi, comme un ministre demandait son autorisation pour conserver des livres ambitieux et d'une grande valeur 3, s'entendit-il répondre : « Je ne veux pas perdre pour tes livres le livre de l'Évangile que j'ai promis. Toi, fais ce que tu veux 4 ; mon autorisation ne te sera pas un piège 5. »

PAUVRETÉ DE LA LITERIE CHAPITRE XXXIII EXEMPLE DU SEIGNEUR D'OSTIE ET SON ÉLOGE

§26 [2C 63].    63 En couches et en lits enfin, la pauvreté copieuse était si abondante que celui qui avait par-dessus la paille des petits bouts de tissu à moitié sains tenait cela pour une chambre à coucher. Aussi arriva-t-il qu'à l'époque où se tenait le chapitre à Sainte-Marie-de-la-Portioncule 6, le seigneur d' Ostie 7 se rendit là avec une foule de chevaliers et de clercs pour faire visite aux

1. Voir Ps 18 (19) 8.

2. Voir 1 Reg 3 7-9 ; 8 3.

3. Cet épisode prend le contre-pied des Constitutions de 1239, qui permettaient de détenir des livres de prix ; voir C. CENCI et R. G. MAILLEUX, Constitutiones generales..., p. 9-10, n° 36-37.

4. 2S 24 12.

5. Voir Ps 68 (69) 23 ; Lam 3 47.

6. Voir 1Reg 18 2.

7. Le cardinal Hugolin, futur pape Grégoire IX.

1546 frères. Voyant comment les frères gisaient sur la terre 1 et considérant leurs lits, qu'on aurait dit des tanières de bêtes sauvages, il pleura très amèrement et dit devant tous : « C'est donc ici que dorment les frères ! » Il ajouta : « Qu'adviendra-t-il de nous, malheureux, qui abusons d'un tel superflu ? » Tous ceux qui étaient présents 2, touchés par la componction jusqu'aux larmes, se retirèrent édifiés au plus haut point. Ce fut lui, ce seigneur d'Ostie, qui, devenu pour finir la porte la plus grande 3 dans l'Église 4, résista toujours à ses ennemis jusqu'à ce qu'il reverse au ciel en hostie sacrée cette âme bienheureuse 5. Oh, le cœur tendre ! Oh, les entrailles charitables ! Placé en hauteur, il s' affligeait de n' avoir pas de hauts mérites, alors qu'en réalité il était plus sublime par la vertu que par le Siège 6 !

1. Voir Jdt 14 16.

2. Voir Lc 23 48, 17 17.

3. Voir 1 Co 16 9, avec un jeu de mots sur la ville d'Ostie (« Ostia ») et la porte (« ostium »), plus loin complété par deux autres jeux de mots entre « porte » et « ennemis » (« hostibus » au datif, au génitif « hostium ») — et peut-être aussi « résista » (« obstitit », probablement prononcé « ostitit ») —, puis entre « Ostie » et « hostie » (« hostia »).

4. Allusion à son accession au pontificat le 19 mars 1227.

5. Allusion à sa mort le 22 août 1241.

6. Entendons le Siège apostolique.               

EXEMPLES CONTRE L'ARGENT CHAPITRE XXXV DURE CORRECTION D'UN FRÈRE QUI TOUCHA DE L'ARGENT DE SES MAINS

1548 §27 [2C 65ab].       65 Si toutefois l'ami de Dieu méprisait extrêmement tout ce qui appartenait au monde 1, plus que tout cependant il exécrait l'argent. Aussi, dès le commencement de sa conversion, le tint-il pour spécialement vil et conseilla-t-il toujours à ceux qui le suivaient de le fuir comme si c'était le diable en personne. Telle était la sagacité qu'il avait donnée aux siens qu'ils prisaient d'un même amour l'argent et son poids en excrément 2. Il arriva donc, un jour qu'un homme du siècle entrait dans l'église Sainte-Marie-de-la-Portioncule pour prier, qu'à titre d'offrande il y déposa de l'argent à côté de la croix. Comme il se retirait, un frère, touchant simplement cet argent de la main, le jeta dans l'embrasure de la fenêtre 3. Le saint vint à connaître ce qu'avait fait le frère. Se voyant pris en faute, celui-ci court se faire pardonner et, prosterné à terre, il s'offre aux coups. Le saint le réprimande et lui fait les plus durs reproches à propos de l'argent qu'il avait touché. Il lui ordonne d'enlever l'argent de la fenêtre avec sa propre bouche et de le déposer hors de la clôture du lieu, sur un crottin d'âne. Tandis que ce frère exécutait l'ordre avec reconnaissance, la crainte remplit les cœurs de tous ceux qui écoutaient. Tous désormais méprisent davantage ce qui est ainsi comparé à un excrément et sont chaque jour animés à le mépriser par de nouveaux exemples.

Qu'ils l'entendent, ceux qui préparent des coussins de chaque côté' pour que, partout où ils tombent, ils se reçoivent douillettement. Le diable suit volontiers l'opulence des biens ; il se tient avec joie auprès des lits précieux, surtout quand la nécessité n'y contraint pas et que la profession religieuse s'y oppose. L'antique serpent' ne fuit pas moins l'homme nu, soit qu'il dédaigne de partager la chambre du pauvre, soit qu'il redoute la profondeur de la pauvreté. Si un frère prête attention au fait que le diable se tient sous les plumes, sa tête se contentera de paille.

1. Voir 1Co 7 33-34.

2. Voir Ph 38.

3. À l'exemple de François peu avant sa conversion ; voir 1C 9.

PAUVRETÉ DES VÊTEMENTS CHAPITRE XXXIX COMMENT LE SAINT RÉPRIMANDE PAR LA PAROLE ET PAR L'EXEMPLE CEUX QUI S'HABILLENT DE VÊTEMENTS DOUILLETS ET DÉLICATS 4

§28-30 [2C 69].         69 Cet homme, revêtu de la vertu d'en haut 5, était plus réchauffé au-dedans par le feu divin qu'au-dehors par ce dont il couvrait son corps. Il avait en détestation ceux qui s'habillaient d'un habit à triple épaisseur 6 et qui, à l'intérieur de l'Ordre, se servaient de

4. Cette réprimande ne peut s'adresser qu'aux frères ; voir en effet 2Reg 2 17.

5. Voir Lc 24 49.

6. Voir Pr 31 21.

1554 vêtements douillets sans nécessité. Quant à la nécessité que présente aux regards non pas la raison mais le plaisir, il affirmait que c'est le signe d'un esprit éteint 1. « Quand l'esprit, dit-il, est tiède et qu'il se refroidit peu à peu loin de la grâce, il est nécessaire que la chair et le sang cherchent ce qui leur appartient 2. Car, dit-il, que reste-t-il, quand l'âme ne trouve pas ses délices, si ce n'est que la chair se tourne vers les siennes ? Alors l'appétit animal met en avant l'argument de la nécessité ; alors le sens charnel 3 forme la conscience. » Et ajoutait-il : « Qu'une nécessité véritable soit présente à mon frère, qu'une indigence quelconque l'atteigne, s'il se hâte d'y satisfaire et de la repousser loin de lui, que recevra-t-il en récompense" 4 ? Une occasion de mérite lui survient, mais il a soigneusement prouvé qu'elle lui avait déplu. » Par ces propos et d'autres semblables, il transperçait ceux qui ignorent les nécessités, puisque ne pas les supporter patiemment n'est rien d'autre que de chercher à retourner en Égypte 5.

Enfin il veut qu'en aucune occasion les frères n'aient plus de deux tuniques ; cependant il permet qu'on les reprise en y cousant des pièces 6. Il ordonne d'avoir en horreur les tissus recherchés et, devant tous, blâme très vivement ceux qui font le contraire ; pour confondre de telles personnes par son exemple, au-dessus de sa propre tunique il coud un sac grossier ; même lors de sa mort, il demanda qu'on le couvre, en guise de tunique de funérailles, d'un vil sac. Mais aux frères que pressait la maladie ou une autre nécessité, il concédait de porter au-dessous une tunique douillette sur la chair, de telle sorte que le caractère grossier et vil de l'habit soit toutefois conservé

1. Voir 1Th 5 19.

2. Voir Ph 2 21.

3. Voir Co 2 18.

4. Gn 29 15.

5. Comme les Hébreux dans le désert, qui regrettaient leur pitance d'esclaves ; voir Nb 14 2-4. L'austérité franciscaine est ainsi présentée comme une libération et un passage par le désert en direction de la Terre promise, c'est-à-dire la Jérusalem céleste.

6. Voir 1 Reg 2 13-14 ; 2Reg 2 14 et 16.

1555  au-dehors 1. Il disait en effet : « La rigueur se relâchera encore et la tiédeur dominera à tel point que les fils d'un père pauvre n'auront aucune honte à porter jusqu'à des tissus d'écarlate 2, en changeant seulement la couleur. » Sur ce point, père, nous ne te mentons pas à toi, nous qui sommes devenus les fils d'un autre 3; mais c'est plutôt notre iniquité qui se ment à elle-même 4. Car voici qu'elle se fait connaître plus clairement que la lumière et croît de jour en jour [15].

1. Cette phrase, qui exprime une exception, pourrait bien être un ajout introduit dans un second temps, car elle provoque de ce fait une petite anacoluthe de sens, aisément réparée si l'on admet qu'à l'origine, la phrase qui suit (« Il disait en effet [...] ») se rattachait immédiatement à la phrase qui précède (« Il ordonne d'avoir en horreur les tissus recherchés [...] »). En outre, l'incise est en contradiction avec 2C 130.

2. Rappelons qu'en 1C 8, ce sont des tissus d'écarlate que le jeune François part vendre à Foligno ; voir aussi 1C 16.

3. Voir Ps 17 (18) 46.

4. Voir Ps 26 (27) 12.    

CHAPITRE LIII UN MANTEAU DONNÉ À UNE PETITE VIEILLE À CELANO

§31-34 [2C 86-89].  1572      86 À Celano 4, dans la saison d'hiver, il arriva que saint François avait en guise de manteau une étoffe pliée qu'un habitant de Tivoli 5, ami des frères, lui avait prêtée. Comme il était au palais de l'évêque de la Marsica 6, vint à sa rencontre une petite vieille qui demandait l'aumône7. Aussitôt il détache l'étoffe de son cou et, bien qu'elle ne lui appartienne pas, il la donne à la pauvre petite vieille en disant : « Va, fais-toi une tunique, car tu en as bien besoin ! » La petite vieille éclate de rire et, stupéfaite -- de crainte ou de joie, je ne sais --, elle lui prend l'étoffe des mains. Elle court bien vite et, pour éviter en tardant de s'exposer au danger qu'on la lui redemande, elle la coupe avec des ciseaux. Mais comme elle trouvait que l'étoffe ainsi coupée ne suffisait pas pour une tunique, ayant fait

1. Voir Ct 1 12.                

2. Voir Ps 83 (84) 10.    

3. Is 53 3.

4. Celano, province de L'Aquila, Abruzzes : c'est le lieu d'origine de l'auteur.          

5. Tivoli, province de Rome, Latium.            

6. La Marsica (ou diocèse des Marses), région interne à la province de L'Aquila, Abruzzes. Celano fait partie de la Marsica ; même si la cité n'en était pas l'évêché, l'évêque y avait une résidence. Le nom de celui-ci est inconnu.        

7. Voir Ac 32.                   

l'expérience d'une première bonté, elle revient vers le saint, signalant le manque d'étoffe. Le saint tourne les yeux vers son compagnon qui portait autant d'étoffe sur le dos : « Tu entends, dit-il, frère, ce que dit cette pauvrette ? Pour l'amour de Dieu, supportons le froid et donne l'étoffe à cette pauvrette pour qu'elle complète sa tunique. » Lui-même avait donné, le compagnon donne aussi et tous deux demeurent nus 1 pour que la petite vieille soit vêtue 2.

CHAPITRE LIV UN AUTRE PAUVRE À QUI IL DONNA UN AUTRE MANTEAU

87 Une autre fois, comme il s'en retournait de Sienne 3, il vit venir un pauvre à sa rencontre ; le saint dit à son compagnon : « Il faut, frère, que nous rendions son manteau au petit pauvre à qui il appartient. Nous l' avons emprunté 4 jusqu'à ce qu'il nous arrive d'en rencontrer un plus pauvre. » Le compagnon, considérant le besoin du pieux père, s'opposait obstinément à ce qu'il pourvoie à un autre en se négligeant lui-même. Le saint lui dit : « Je ne veux pas, moi, être un voleur 5 ; on nous imputerait un vol si nous ne donnions pas à qui a plus besoin que nous 6. » L'autre céda et lui-même remit le manteau.

1. Voir Mc 14 52.

2. Voir Tb 4 17.               

3. Sienne, Toscane.

4. Voir Lc 6 34 ; Pr 22 7.

5. Voir Jn 12 6.

6. Voir Je215; lJn317.

CHAPITRE LV IL FIT DE MÊME ENVERS UN AUTRE PAUVRE

1574      88 La même chose arriva aux Celles de Cortone 1. Le bienheureux François portait un manteau neuf, que les frères avaient mis leur zèle à demander pour lui. Un pauvre vient au lieu, pleurant sa femme morte et sa pauvre petite famille abandonnée 2. Le saint lui dit : « Pour l'amour de Dieu, je te remets ce manteau, à cette condition que tu ne le rendes à personne à moins qu'on ne le paye un bon prix. » Aussitôt accoururent les frères pour ôter le manteau et empêcher ce don. Mais le pauvre, prenant de l'audace 3 dans l'expression du visage du saint père, le défendait bec et ongles comme si c'était son bien propre. Pour finir 4, les frères rachetèrent le manteau ; le pauvre, ayant reçu son prix, s'en alla.

1. Cortone, province d'Arezzo, Toscane.

2. Voir Ps 10 (11) 14, dans la traduction latine faite à partir de l'hébreu.

3. Voir 2Ch 17 6.

4. Voir 2M 55.

CHAPITRE LVI COMMENT IL DONNA UN MANTEAU À QUELQU'UN POUR QU'IL NE HAÏSSE PAS SON SEIGNEUR

89 Une fois, à Collestrada 5 dans le comté de Pérouse, saint François trouva un petit pauvre qu'il avait connu autrefois dans le siècle 6; il lui dit : « Frère, comment te portes-tu ? » Mais l'autre commença, l'esprit mauvais, à accumuler les médisances contre son seigneur, qui lui avait enlevé tous ses biens : « Grâce à mon seigneur, dit-il, -- que le Seigneur tout-puissant le

5. Collestrada, province de Pérouse, Ombrie.

6. Voir Tt212.

maudisse 1! -- je ne me porte que mal 2. » Prenant pitié de son âme plus que de son corps puisqu'il s'obstinait dans une haine mortelle, le bienheureux François lui dit : « Frère, pour l'amour de Dieu, pardonne à ton seigneur pour libérer ton âme 3 et il pourra se faire qu'il te restitue ce qu'il t'a retiré 4. Sinon, tu as perdu tes biens et tu vas perdre ton âme 5. » L'autre dit : « Je ne peux absolument pas lui pardonner, à moins qu'il ne me rende d'abord ce qu'il m'a enlevé. » Le bienheureux François avait un manteau sur le dos ; il lui dit : « Voilà, je te donne ce manteau et te prie de pardonner à ton seigneur pour l'amour du Seigneur Dieu 6. » L' autre s'adoucit 7 et, stimulé par le bienfait, il prit le présent et pardonna les injustices.

1. Ap 1 8 ; Gn 5 29.

2. Voir Mt 4 24.

3. Voir Est 4 13.

4. Voir Ex 22 12.

5. Voir Lc 9 24.

6. Voir Is 42 5.

7. Voir Pr 27 9 (seule occurrence de « dulcoratus » dans toute la Bible).

CHAPITRE LVII COMMENT IL DONNA À UN PAUVRE LA POCHE D'UNE TUNIQUE

90 Une fois, tandis qu'un pauvre le sollicitait et qu'il n'avait rien entre les mains, il décousit la poche de sa propre tunique et en fit don au pauvre. Quelquefois même, pour une action semblable, il retira ses caleçons. Telles étaient les entrailles de pitiés dont il débordait envers les pauvres, tels étaient les sentiments par lesquels il suivait les traces du Christ 9 pauvre.

8. Voir Col 3 12.

9. Voir 1P 221.

L’INTELLIGENCE DU SAINT DANS LES LETTRES SACRÉES ET LA PUISSANCE  DE SES PAROLES 

CHAPITRE LXIX LA PAROLE PROPHÉTIQUE QU'IL EXPLIQUA  SUR LES PRIÈRES D'UN FRÈRE PRÊCHEUR

§35-36 [2C 103].      103 Comme il séjournait à Sienne 8, il advint qu'un frère de l'Ordre des Prêcheurs arriva là ; c'était un homme spirituel 9 et docteur en théologie sacrée. Il rendit donc visite au bienheureux

8. Sienne, Toscane.

9. Voir Os 97.

François : lui-même et le saint jouissent longtemps du plus doux entretien sur les paroles du Seigneur 1. Or le maître dont nous parlons l'interrogea sur cette parole d'Ézéchiel : Si tu n'annonces pas à l'impie son impiété, je réclamerai son âme de ta main 2. Il lui dit en effet : « Bon père, j'en connais un grand nombre que je sais être dans le péché mortel, sans que je leur annonce toujours leur impiété. Est-ce qu'on réclamera de ma main l' âme de telles personnes ? » Comme le bienheureux François se disait un illettré et affirmait que, pour cette raison, c'est lui qui devrait être instruit par l'autre plutôt que de répondre à sa question sur une phrase de l'Écriture, cet humble maître ajouta : « Frère, bien que j'aie entendu le commentaire de cette parole par quelques sages, cependant j'aimerais recevoir ton interprétation de ce passage 3. » Le bienheureux François lui dit : « Si la parole doit être comprise en général, je la reçois de la façon suivante : le serviteur de Dieu 4 doit être si ardent en lui-même, par sa vie et sa sainteté, que, par la lumière 5 de son exemple et la langue de son comportement 6, il fasse reproche à tous les impies. C'est ainsi, dis-je, que la splendeur de sa vie et l'odeur de sa renommée annonceront à tous leur iniquité 7. » Cet homme fut donc édifié au plus haut point et, en se retirant, il dit aux compagnons du bienheureux François : « Mes frères, la théologie de cet homme, appuyée sur 1592 la pureté et la contemplation, est un aigle qui vole 1; quant à notre science, elle rampe avec son ventre sur la terre2.»

1.Voir Jn 3 34.

2. Ez 3 18-20.

3. On se souvient que Pierre Abélard, à en croire son Histoire de mes calamités, fut ainsi interrogé sur une obscure prophétie d'Ézéchiel. Le récit autobiographique d'Abélard a néanmoins pour rôle de célébrer son habileté intellectuelle, tandis que le récit de Thomas de Celano montre un François inspiré par la contemplation.

4. Voir Dn 6 20.

5. VoirMt5 14;Jn535.

6. Voir 1 Tm 4 12.

7. Voir Ez 3 19.

 

1. VoirJb926.

2. Gn 1 24, 3 14 ; Lv 11 20. Le compliment est d'autant plus fort qu'il vient d'un docteur en théologie, membre de l'Ordre concurrent des Frères prêcheurs, plus systématiquement adonnés à l'étude que les Frères mineurs.

 

CONTRE LA FAMILIARITÉ AVEC LES FEMMES

CHAPITRE LXXIX ÉNIGME CONTRE LE FAIT DE REGARDER LES FEMMES

§37 [2C 113-114].    113 Il avait l'habitude de transpercer par une telle énigme 3 les yeux qui ne sont pas chastes : « Un roi très puissant envoya successivement deux messagers à une reine. Le premier revient et rapporte seulement les paroles de la reine par les siennes. De fait, il avait eu sur sa tête les yeux du sage 4 et ceux-ci ne s'étaient pas élancés n'importe où. L'autre revient et, après les paroles brèves qu'il rapporte, il brossa une longue description de la beauté de la dame : "Vraiment, seigneur, j'ai vu la plus belle des femmes. Heureux qui peut en jouir !" Mais l'autre déclare : "Toi, serviteur [passage blanc]                dit : "Serviteur   mauvais 5, tu as posé des yeux impudiques sur mon épouse ! Il est clair que tu aurais aimé acheter un objet que tu as considéré si minutieusement." Il ordonne de rappeler le premier et dit : "Que te semble-t-il de la reine ?" L'autre répond : "Le plus grand bien assurément, car elle a écouté en silence et a répondu avec sagacité." — "Et, dit-il, n'a-t-elle point belle apparence ?"

1. Voir Nb 21 8.                                   2. Voir Est 15 17.

3. Voir l Co 13 12 ; Ps 118 (119) 120.

4. Voir Qo214.                                     5. Voir Mt 18 32.

-- "C'est à toi, mon seigneur, reprit l'autre, qu'il revient d'observer ce point ; ma tâche consistait à transmettre ses paroles." Le roi prononce sa sentence : "Toi, dit-il, qui as les yeux chastes, sois à l'avenir dans ma chambre, plus chaste par le corps ! Quant à celui-ci, qu'il sorte de ma maison, pour qu'il ne souille pas ma chambre nuptiale !" » Le bienheureux père disait : « Trop de sûreté fait qu'on se garde moins de l'Ennemi. Si le diable parvient à s'approprier un cheveu en l'homme, il le fait vite grandir jusqu'à ce qu'il devienne une poutre. Si, pendant plusieurs années, il n'a pas pu abattre celui qu'il a tenté, il ne se plaint pas du retard, du moment que l'autre lui cède à la fin. Car c'est là son ouvrage et il ne s'inquiète de rien d'autre jour et nuit. »

CHAPITRE LXXX EXEMPLE DU SAINT CONTRE UNE FAMILIARITÉ EXCESSIVE

114 Il arriva une fois, tandis que saint François se rendait à Bevagna 1, qu'il fut incapable de parvenir au bourg fortifié par suite de la faiblesse où l'avait mis le jeûne. Par un messager envoyé à une dame spirituelle 2, son compagnon demanda humblement du pain et du vin pour le saint. Quand elle entendit cela, elle courut trouver le saint avec sa fille, une vierge vouée à Dieu 3, portant ce qui était nécessaire. Une fois restauré et quelque peu revigoré, le saint paya la mère et la fille de retour 4 en les restaurant de la parole de Dieu 5 . Alors qu'il leur avait prêché, il ne regarda aucune d'elles au visage 6. Quand elles se retirèrent, son compagnon lui dit : « Pourquoi, frère, n'as-tu pas regardé la vierge sainte qui est venue te trouver avec une si

1. Bevagna, province de Pérouse, Ombrie.

2. Entendons une personne de haute naissance menant une vie spirituelle.

3. La jeune fille semble vivre sa vie consacrée au domicile de sa mère.

4. Voir Est 9 1.

5. Voir Lc 4 4.

6. Voir Ps 83 (84) 10.

1606 grande dévotion ? » Le père lui répondit : « Qui ne devrait craindre de poser son regard sur l'épouse du Christ ' ? Si l'on prêche par les yeux et le visage, qu'elle me voie, mais moi je ne la verrai point. » Maintes fois, parlant de ce sujet, il affirmait que toute conversation avec une femme est frivole, exceptée la confession seule. ou bien, suivant l'usage, une exhortation très brève. Il disait en effet : « Quelles sont les affaires qu'un frère mineur devrait traiter avec une femme, sinon quand, par une religieuse demande, elle réclame la sainte pénitence ou un conseil en vue d'une vie meilleure 2 ? »

1. Voir une des antiennes des vêpres pour le commun des vierges. L'expression est d'autant plus pertinente si la vierge est consacrée à Dieu.

2. Voir 1 Reg 12 3.

LA VÉRITABLE ALLEGRESSE DE L’ESPRIT

CHAPITRE XC TRANSPORTÉ DE JOIE, LE SAINT CHANTAIT EN FRANÇAIS

§38 [2C 127].             127 Quelquefois, il agissait de la façon suivante. Bouillant au-dedans de lui-même en une très douce mélodie de l'esprit, il rendait au-dehors un son français : la veine du chuchotement divin que son oreille recevait furtivement, il la faisait jaillir en une jubilation en français 1. Parfois, comme je l'ai vu de mes yeux 2, il ramassait une branche par terre et, la plaçant sur son bras gauche, il tenait dans la main droite un archet recourbé par un fil, qu'il tirait en travers de la branche comme sur une vielle ; mimant en outre les gestes appropriés, il chantait en français au sujet du Seigneur 3. Toutes ces danses 4 se terminaient fréquemment dans les larmes et cette jubilation se dénouait dans la compassion à la passion du Christ. Ensuite, ce saint poussait des soupirs continuels et, redoublant de gémissements, il oubliait les réalités inférieures qui étaient sous sa main et se tenait suspendu au ciel.

1. Sur l'usage du français de la part de François, voir 1C 16 et 2C 13.

2. L'informateur de Thomas de Celano (probablement Léon ; voir CA 38) et non Thomas lui-même.

3. Voir Ps 12 (13) 6, etc.

4. Poésie, chant, instruments et danse participent tous de la musique.

 

L’HUMILITÉ

CHAPITRE CIV COMMENT IL RÉSIGNA SA PRÉLATURE EN CHAPITRE ET UNE PRIÈRE

§39-40 [2C 143].       143 Pour conserver la vertu d'une sainte humilité, quelques années s'étant écoulées depuis sa conversion, il résigna l'office de prélature dans un chapitre 3 en présence de tous les frères de la religion, en disant : « De ce moment je suis mort pour vous. Mais voici, dit-il, Pierre de Cattaneo 4, à qui moi ainsi que vous tous nous devons obéir. 5 » S'inclinant aussitôt devant lui, il lui promit obéissance et révérence. Les frères pleuraient donc et la douleur leur arrachait de profonds gémissements, lorsqu'ils voyaient que, d'une certaine façon, ils devenaient orphelins d'un père si grand. Se levant, le bienheureux François dit, les mains jointes et les yeux levés au ciel : « Seigneur, je te recommande la famille que tu m'as confiée jusqu'ici. Maintenant, n'étant plus capable d'en prendre soin' en raison des maladies que tu sais, très doux Seigneur, je la recommande aux ministres 6. Qu'ils soient tenus de rendre compte devant toi, Seigneur,

3. Probablement au chapitre tenu en septembre 1220 à la Portioncule, au retour de François d'Orient.

4. Sur Pierre de Cattaneo, voir aussi 2C 67, 91, 151 et 182.

5. Voir Lc 10 35.

6. François, qui vient de désigner Pierre de Cattaneo comme son successeur, considère toutefois ici, non sans une certaine défiance, que l'Ordre est sous la responsabilité collective des ministres (provinciaux).

1636 au jour du jugement 1, si un frère périt par leur négligence, leur exemple ou même leur rude correction. » Dès lors, il demeura soumis jusqu'à la mort, se conduisant plus humblement qu'aucun des autres.

1. Voir Mt 12 36.

 

CHAPITRE CV COMMENT IL RÉSIGNA SES COMPAGNONS

[2C 143-144]. 144 Une autre fois, il résigna tous les compagnons à son vicaire 2 en disant : « Je ne veux pas sembler me singulariser par cette liberté privilégiée, mais que les frères me donnent des compagnons d'un lieu à l'autre, de la façon dont le Seigneur le leur aura inspiré 3. » II ajouta : « Je viens de voir un aveugle 4 qui avait pour guide sur son chemin une petite chienne. » Sa gloire consistait donc en ceci que, comme il avait banni toute apparence de singularité et de vantardise, la vertu du Christ habitait en lui 5.

2. On voit le flottement lexical et institutionnel : si François a résigné sa charge, comment peut-il encore avoir un vicaire ? S'agit-il toujours de Pierre de Cattaneo ou déjà d'Élie ? On ne sait.

3. On comprend mieux ce qu'était le groupe des compagnons : une escorte qui suivait François en tous lieux, sa communauté itinérante.

4. François aussi est frappé de quasi-cécité aux dernières années de sa vie.

5. Voir 2Co 12 9.

SUR CEUX QUI OFFRENT UN BON OU UN MAUVAIS EXEMPLE

 CHAPITRE CXV EXEMPLE D'UN BON FRÈRE ET LA COUTUME DES ANCIENS FRÈRES

§41 [2C 155].             155 II affirmait que, si le Seigneur avait envoyé 1 les Frères mineurs aux tout derniers temps 2, c'était pour qu'à ceux qui sont enveloppés de l'obscurité des péchés 3 ils montrent des exemples de lumière 4. Il se disait rempli des odeurs les plus suaves 5 et oint de la vertu d'un onguent précieux 6 lorsqu'il entendait les hauts faits 7des saints frères dispersés à travers la terre. Il arriva qu'un frère du nom de Barbaro 8, devant un homme noble de l'île de Chypre 9, lança une fois contre un autre frère une parole 10 d'outrage. Comme il voyait que la querelle de

1. Voir Jn 1 6.

2. Voir Jude 18.

3. Voir Pr 7 9.

4. Voir Mt 5 15-16 ; Ep 5 8-9.

5. Voir Ex 29 18 ; Jn 12 3.

6. Voir Mt 26 7.

7. Voir Ac211.

8. Barbaro peut avoir été des premiers compagnons de François ; voir 1C 31. L'épisode conté ici figure dans les trois manuscrits de la plus ancienne recension de la Légende des trois compagnons ; voir 3S 43.

9. Conquise en 1 191 par Richard Cœur de Lion, roi d'Angleterre (1189-1199), l'île de Chypre, au large de la Syrie et de la Turquie, est dès lors transformée en royaume latin de Chypre, souvent associé à celui de Jérusalem. À l'époque de François, il fut détenu par Hugues I" de Lusignan (1205-1218) et son fils Henri Ie` (1218-1253). Certains commentateurs pensent que « insola Cypri » doit être compris « insola Scipii », à savoir Limisiano près d'Assise, localité citée en CA 69. Les manuscrits de la plus ancienne recension 3S, sans doute plus fiable que 2C, donnent : « Limiso Cypri civitate », ce qui peut correspondre à la cité chypriote de [grec] (Limassol).

10. Voir Jb 18 2.

mots avait quelque peu blessé le frère, il prend de l'excrément d'âne et, enflammé de vengeance contre lui-même, il l'introduit dans sa propre bouche en disant : « Qu'elle mâche de l'excrément, la langue qui a répandu le venin 1 de la colère contre mon frère. » Observant cela, frappé de stupeur, le chevalier s'en alla excessivement édifié et, dès lors, il s'exposa généreusement, lui et ses biens, à la volonté des frères.

Tous les frères gardaient infailliblement cette coutume : s'il arrivait une fois qu'un d'eux porte contre un autre une parole de trouble, aussitôt, prosterné à terre 2 il caressait de bienheureux baisers le pied de celui qu'il avait blessé, fût-ce contre son gré. Le saint exultait à de tels récits, quand il entendait que ses fils tiraient de lui des exemples de sainteté ; et il comblait des bénédictions les plus dignes de tout agrément 3 ces frères qui incitaient par la parole et par l'action 4 les pécheurs à l'amour du Christ. Avec le zèle pour les âmes dont il était parfaitement rempli 5, il voulait que les fils lui répondent par une vraie ressemblance.

1. Voir Pr 23 32.

2. Voir 2M 10 4.

3. Voir ITm 1 15.

4. Voir Col 3 17.

5. Voir Ac 5 17.

DESCRIPTION DU MINISTRE GÉNÉRAL ET DES AUTRES MINISTRES

CHAPITRE CXXXIX COMMENT ON DOIT ÊTRE AVEC SES COMPAGNONS

§42-43 [2C  184-186].            184 Vers la fin de son appel 4 vers le Seigneur 5, un frère toujours soucieux des choses divines, animé de piété envers l'Ordre, lui posa la question : « Père, tu passeras et la famille qui t'a suivie sera laissée dans la vallée de larmes 6. Indique-nous si tu connais quelqu'un dans l'Ordre sur qui ton esprit se repose 7, à qui l'on puisse imposer en toute sécurité le poids de ministre général. » Saint François répondit, habillant toutes ses paroles de soupirs : « Comme guide d'une armée si multiforme, comme pasteur d'un si vaste troupeau, je n'en vois aucun, mon fils, qui suffise à la tâche 8. Mais je veux vous en dépeindre un -- ou, selon le proverbe, en faire un à main levée -- en qui resplendisse quel doit être le père de cette famille. »

4. Voir Ph 314.

5. À l'approche de sa mort.

6. Voir Ps 83 (84) 7.

7. Voir 2R 2 15.

8. Le jugement est sévère pour les successeurs de François, à commencer par frère Élie.

185 « Ce doit être un homme, dit-il, d'une vie très austère, d'un grand discernement, d'une réputation louable. Un homme qui n'ait pas d'affection privée, de peur qu'en chérissant plus d'un côté, il n'engendre le scandale dans le tout. Un homme à qui l'ardeur à la sainte prière soit une amie, qui consacre certaines heures à son âme, d'autres au troupeau qui lui a été confié. Au point du jour 1, il doit en effet placer en premier les sacrements de la messe et, par une longue dévotion, se recommander lui-même et recommander le troupeau à la protection divine. Après la prière, dit-il, qu'il décide de se faire plumer par tous en public, de répondre à tous, de pourvoir à tous avec douceur. Ce doit être un homme qui ne crée pas un recoin sordide au favoritisme  2, auprès de qui le soin des plus petits 3 et des simples n'ait pas moins de force que celui des sages et des grands. Un homme qui, même s'il lui est concédé d'exceller sur les autres par le don des lettres, doit cependant porter davantage l'image d'une pieuse simplicité dans les moeurs et choyer la vertu 4. Un homme qui exècre l'argent, corruption principale de notre profession et perfection, et qui soit la tête de la pauvre religion, qui s'offre en imitation à tous les autres et n'abuse jamais de recoins secrets 5. Pour son usage, dit-il, l'habit et un livret doivent lui suffire ; pour celui des frères, un plumier et un sceau 6. Qu'il ne soit pas un collectionneur de livres et ne s'adonne pas beaucoup à la lecture, pour ne pas ôter à sa

1. Voir Mt 20 1.

2. Voir Rm 2 11.

3. De nouveau, jeu de mots sur « minores » (« les plus petits », « les Mineurs »).

4. Pour François ou, plus probablement, pour Léon qui inspire ce passage à Thomas de Celano (voir CA 42-44), le degré d'instruction n'est donc pas déterminant pour le choix du ministre.

5. Voir 2C 80, 82 et 140.

6. Le sceau qui permet au ministre d'authentifier ses actes écrits ; voir 2C 173.

1685 fonction ce qu'il préférerait attribuer à l'étude I. Un homme qui console les affligés, étant le dernier refuge pour ceux qui sont dans la tribulation 2, pour éviter que, si auprès de lui les remèdes manquent à la guérison, la maladie du désespoir ne l'emporte chez les malades. Qu'il fléchisse les arrogants vers la douceur, qu'il se prosterne lui-même et relâche un peu de son droit pour gagner une âme au Christ 3. Envers ceux qui ont fui l'Ordre comme envers des brebis qui s'étaient perdues 4, qu'il ne ferme pas ses entrailles 5 pitoyables, sachant que les tentations sont bien fortes qui peuvent pousser à une telle chute 6. »

186 « Je voudrais que tous l'honorent à la place du Christ et qu'eux-mêmes pourvoient avec une bienveillance totale à tous ses besoins. Il faudrait cependant qu'il ne sourie pas aux honneurs et n'ait pas plus de goût aux faveurs qu'aux outrages. S'il arrive que, faible ou fatigué, il ait besoin de davantage de nourriture, qu'il la prenne non pas dans des endroits cachés, mais en public, pour ôter aux autres la honte de pourvoir à des corps faibles 7. Il lui revient tout spécialement de pratiquer le discernement dans le secret des consciences, de tirer la vérité à partir de filons cachés et de ne pas prêter l'oreille aux bavards. Enfin, il doit être tel qu'il ne porte en rien atteinte à la forme virile de la justice par souci avide de conserver son honneur et qu'il sente qu'une telle fonction lui est plus un fardeau qu'un honneur 8. Qu'une douceur excessive ne donne cependant pas

1. En possible réaction contre les Constitutions de 1239 ; voir C. CENCI et R. G. MAILLEUX, Constitutiones generales..., p. 9-10, n° 36-37.

2. Voir Ps 31 (32) 7. 45 (46) 2.

3. Voir Ph 3 8 ; Mt 1626.

4. Voir Lc 15 4 6.

5. Voir l Jn 3 17.

6. Ce portrait idéal s'inspire du modèle évangélique du bon Pasteur et recoupe le message de LMin.

7. Voir 2C 175.

8. De nouveau, jeu de mots entre « honori » (« honneur ») et « oneri » (« fardeau »).

naissance à la torpeur, ni une indulgence relâchée à la dissolution de la discipline, mais qu'en se faisant aimer de tous, il ne se fasse pas moins redouter de ceux qui accomplissent le mal  1 Je voudrais qu'il ait des compagnons doués d'honnêteté qui s'offrent, comme lui-même, en exemple de tous biens 2 : stricts contre les voluptés, vaillants contre les angoisses et affables avec tant d'à-propos qu'ils accueillent tous ceux qui viennent avec une sainte gaieté. Voilà, dit-il, comment devrait être le ministre général de l'Ordre. »

1. Voir Pr 10 29.

2. Voir Tt 2 7.

 

DESCRIPTION DU MINISTRE GÉNÉRAL…

CHAPITRE CXLI CE QUE LE SAINT RÉPONDIT À UNE QUESTION SUR LES MINISTRES

§44 [2C 188].     1686             188 Une fois, un frère lui demanda pourquoi, après avoir rejeté tous les frères de ses soins, il les avait livrés en des mains étrangères, comme s'ils n'avaient aucun rapport avec lui ; il répondit : « Mon fils, j'aime les frères comme je peux ; mais s'ils suivaient mes traces 1, assurément je les aimerais plus et je ne me rendrais pas étranger à eux 2. Car il y en a certains, au nombre des responsables, qui les entraînent vers d'autres voies, leur présentant les exemples des anciens 3 et ne se souciant guère de mes recommandations. Mais ce qu'ils font, on le verra à la fin. » Peu après, alors qu'il était accablé par les excès d'une maladie, dans la véhémence de l'esprit' il se redressa dans son petit lit et dit : « Qui sont ceux-ci qui m'ont arraché des mains 5 ma religion et celle des frères ? Si je viens au chapitre général 6, alors je leur montrerai quelle est ma volonté 7. » Ce frère ajouta : « Est-ce que tu ne changeras pas ces ministres provinciaux qui ont si longtemps abusé de leur liberté ? » En gémissant, le père répondit par cette parole terrible : « Qu'ils vivent à leur guise : la perte d'un petit nombre est moins grave que celle d'un grand nombre ! » Il ne disait pas cela à cause de tous, mais à cause de

1. Voir IP 2 21.

2. Voir Ps 68 (69) 9.

3. Certainement l'exemple des anciennes règles monastiques dont François avait précisément voulu se démarquer ; voir CA 18.

4. Voir Ps 47 (48) 8.

5. Voir Jn 1029.

6. « Si ad generale capitulur venero » : on peut interpréter « Si je vis jusqu'au chapitre... » ; ou plus simplement comprendre « Si je parviens à me rendre au chapitre... »

7. Le propos est étrange de la part d'un homme qui a renoncé à ses responsabilités. Mais sous l'emprise de la maladie et d'une fièvre de l'esprit, François livre là son dilemme : il a renoncé au pouvoir par humilité, mais il voudrait encore user de son autorité charismatique pour ramener l'Ordre dans la direction qui lui semble la bonne.

certains qui, par une durée trop longue, paraissaient s'être attribué leur responsabilité par droit héréditaire 1. En toute espèce de responsables réguliers 2, il louait ceci de préférence: ne changer les coutumes que pour les améliorer, ne pas chercher les faveurs qu'ils s'étaient conciliées, ne pas exercer un pouvoir, mais remplir une fonction 3.

1. Même si rien n'en réglait précisément l'application, le caractère temporaire des fonctions de direction était un des traits saillants de l'institution mineure, en opposition à la tradition monastique où la fonction d'abbé, par exemple, était viagère.

2. 11 faut entendre tous les responsables d'institutions vivant sous une règle : le propos de François excède donc ici l'Ordre des Frères mineurs.

3. Superbe définition d'un gouvernement de service !

SA CHARITÉ

CHAPITRE CXXXIII SA COMPASSION POUR LES MALADES

§45 [2C 175.      1674             175 Il avait envers les malades une grande compassion, une grande sollicitude pour leurs besoins. S'il arrivait que la piété des séculiers lui envoie des électuaires 2, alors qu'il en avait plus besoin que les autres il les donnait à tous les autres malades. Il assumait les sentiments de tous ceux qui étaient souffrants, leur offrant des paroles de compassion lorsqu'il ne pouvait leur en offrir de secours. Lui-même mangeait aux jours de jeûne, pour que les malades n'aient pas honte de manger ; il ne rougissait pas de quêter à travers les lieux publics des cités de la viande pour un frère malade. Pourtant, il encourageait les personnes souffrantes à supporter avec patience leurs maux, à ne pas se scandaliser 3 si tout n'allait pas pour elles de façon satisfaisante. Aussi, dans une règle 4, fit-il écrire ces paroles : « Je demande à tous mes frères malades que, dans leurs maladies, ils ne se mettent pas en colère et ne se troublent pas contre Dieu ou contre les frères. Qu'ils ne se soucient pas trop de demander des remèdes, qu'ils ne désirent pas de façon excessive la délivrance d'une chair destinée à mourir bientôt, qui est l'ennemie

2. Fortifiant à base de miel ou de sirop.

3. Voir Ps 105 (106) 36.

4. Le texte qui suit correspond en substance à 1 Reg 10 3-4 ; mais le début du passage est exactement semblable aux rédactions de la Règle contenues dans le commentaire d'Hugues de Digne ou le manuscrit de Worcester ; voir FragHug 21 et FragWo 72.

de l'âme. Qu'ils rendent grâces de tout 1, qu'ils désirent être tels que Dieu les veut. Car ceux que Dieu a d'avance ordonnés à la vie éternelle 2, il les instruit par les aiguillons des fléaux et des maladies, comme il l'a dit lui-même : Moi, ceux que j'aime, je les corrige et les châtie 3. »

1. Voir 1Th 5 18.

2. Voir Ac 13 48.

3. Ap 3 19.

ÉLOGE DE LA RÈGLE DES FRÈRES

CHAPITRE CLVIII ÉLOGE DE LA RÈGLE DU BIENHEUREUX FRANÇOIS. LE FRÈRE QUI LA PORTAIT AVEC LUI

§46 [2C 208].             208 Il avait pour la profession commune et pour la Règle un zèle très ardent et il accorda à ceux qui avaient du zèle 4 envers elle une bénédiction particulière 5. Il disait en effet qu'elle était

4. Voir Lc614.

5. Voir Test 40.

pour les siens le livre de la vie 1, l'espoir du salut 2, la moelle de l'Évangile, la voie de la perfection, la clé du paradis, le traité de l'alliance éternelle 3. Il voulait que tous l'aient,               [blanc]                 que tous la connaissent 4, que partout elle s'entretienne avec l'homme intérieur 5 pour l'exhorter contre l'ennui 6 et lui rappeler le serment juré. Il enseigna à la porter toujours devant les yeux en avertissement sur la façon de mener sa vie et, qui plus est, à devoir mourir avec elle.

Se rappelant ce précepte, un frère laïque, dont nous croyons qu'il doit être honoré au nombre des martyrs, obtint la palme d'une glorieuse victoire. En effet, comme les Sarrasins le cherchaient pour le martyriser, tenant la Règle bien haut dans ses mains, il se mit humblement à genoux et parla ainsi à son compagnon : « De tout ce que j'ai fait contre cette sainte Règle, frère très cher, je me proclame coupable devant les yeux de la Majesté 7 et devant toi. » À cette brève confession succéda l'épée, qui acheva sa vie par le martyre et, peu après, il s'illustra par des signes et des prodiges 8. Cet homme était entré si jeunot dans l'Ordre qu'il pouvait à peine supporter le jeûne régulier, alors que, petit enfant qu'il était, il portait une cuirasse contre la peau 9. Heureux enfant, qui a commencé heureusement afin d' achever plus heureusement 10 !

1. Voir Si 24 32 ; Ap 3 5, 20 12, 15, etc.

2. Voir 1 Th 5 8.

3. Voir Gn 17 13.

4. Le copiste de M commet une fois encore un saut du même au même (« ab omnibus »).

5. Voir Rm 7 22 ; Ep 3 16.

6. Voir Sg 8 9.

7. Voir Is 3 8.

8. Voir 2Co 12 12.

9. Par sa rudesse pour la peau, la cuirasse fait partie de l'équipement de l'ascète qui désire mortifier sa chair et aguerrir ses sens pour le combat spirituel.

10. Voir Si 18 6. Il s'agit de frère Électus, tué avant l'année 1246, probablement à Tunis et du vivant de saint François.

LA SIMPLICITÉ

CHAPITRE CXLVII COMMENT IL VOULAIT QU'ILS SE METTENT À L'ÉCOLE ET COMMENT IL APPARUT À UN COMPAGNON QUI S'APPLIQUAIT À LA PRÉDICATION

§47 [2C 195].   1696     195 Il était peiné si l'on cherchait la science en négligeant la vertu, surtout si l'on ne demeurait pas dans la vocation en laquelle on avait été appelé 1 dès le commencement. « Mes frères, dit-il, qui sont conduits par un esprit de curiosité, au jour de la rétribution 2 trouveront leurs mains vides. Je voudrais plutôt qu'ils se renforcent par les vertus pour que, lorsque viendront les temps de la tribulation 3, dans leur angoisse ils aient le Seigneur 4. Car viendra même, dit-il, une tribulation 5 dans laquelle les livres, ne servant à rien, seront jetés par les fenêtres et dans des cachettes. » Il ne disait pas cela parce que les études sur l'Écriture 6 lui déplaisaient, mais pour retenir tous les frères du souci superflu d'étudier et parce qu'il aimait mieux que chacun soit bon par charité qu'un peu savant par curiosité 7. Il sentait à l'avance que des temps viendraient sous peu où il savait que la science serait une occasion de chute, tandis que s'être appliqué aux choses spirituelles serait un soutien de l'esprit 8. À un frère laïque qui voulait avoir un psautier et lui en demandait l'autorisation, il offrit de la cendre à la place du psautier. Un des compagnons s'appliquait une fois à la prédication ; lui apparaissant dans une vision après sa mort, il le lui interdit et lui ordonna de marcher dans le chemin de la

1. Voir 1 Co 7 20, 24.

2. Voir Os97; Lc4 19; Si 356.

3. Voir Ps 36 (37) 39.

4. Voir 2Ch 15 4.

5. Voir Ps 21 (22) 12 ; Pr 1 27.

6. « Les études sur l'Écriture » désignent en particulier les études théologiques, qui ont pour fin principale l'intelligence des Livres saints.

7. Voir Adm 7 2-3.

8. François est ainsi érigé en prophète du présent de la rédaction.

simplicité. Dieu lui en est témoin 1 : après la vision, il ressentit une si grande douceur que, pendant plusieurs jours, il lui semblait recevoir goutte à goutte dans ses oreilles la rosée des paroles du père comme s'il était présent.

1. Voir Rm19.

CONTRE L’OISIVETÉ…

CHAPITRE CXX COMMENT AU TRAVAIL IL AVAIT EN HAINE LES OISIFS

§48 [2C 161].             161 Quant aux tièdes qui ne s'appliquent intimement dans aucune affaire, il disait qu'ils doivent être vite vomis de la bouche du Seigneur 5 . Aucune personne oisive ne pouvait se présenter devant lui sans qu'il la réprimande d'une dent mordante. De fait, étant lui-même un exemple de toute perfection, il travaillait et agissait de ses mains 6, ne permettant pas que rien ne s'envole du don excellent qu'est le temps. Il dit une fois : « Je veux que tous mes frères travaillent et s'exercent et

5. Voir Ap 3 16.

6. Voir Test 20.               

1656 que ceux qui n'en connaissent pas apprennent des métiers 1. » Et s'expliquant sur cette parole : « C'est, dit-il, pour que nous soyons moins à charge aux hommes et pour que le loisir n'incite pas le cœur ou la langue à divaguer en actions interdites. » Quant au gain ou à la récompense du travail, il ne le confiait pas au jugement de ceux qui travaillaient, mais à celui du gardien ou de la famille 2.

1. Voir Test 21 ; l Reg 7 ; 2Reg 5.

2. Le terme «familia », qui désigne d'ordinaire l'Ordre dans son ensemble, s'applique ici â la fraternité locale.

L’HUMILITÉ

CHAPITRE CIX SON HUMILITÉ ENVERS SAINT DOMINIQUE ET VICE VERSA ET LEUR CHARITÉ MUTUELLE

§49 [2C 148].     1640     148  À Rome, avec le seigneur d'Ostie qui fut par la suite souverain pontife 1, se trouvaient ces deux clairs luminaires du monde 2, saint Dominique et saint François 3. Comme ils proféraient 4 tour à tour sur le Seigneur des propos doux comme miel, à la fin l'évêque leur dit : « Dans l'Église primitive, les pasteurs de l'Église étaient pauvres et c'étaient des hommes qui brûlaient de charité, non de cupidité. Pourquoi, dit-il, ne faisons-nous pas de vos frères des évêques et des prélats qui l'emportent sur tous les autres par l'enseignement et par l'exemple 5 ? » Il se produit entre les saints un débat 6 pour faire la réponse : ils ne s'arrachaient pas la parole, mais se l'offraient, bien plus ils se forçaient mutuellement à répondre. De fait, chacun devançait l'autre, puisque chacun était dévoué à l'autre. À la fin, l'humilité l'emporta sur François, de sorte qu'il ne se mit pas en avant ; elle l'emporta aussi sur Dominique, en ce qu'en répondant en premier, il obéit humblement. Répondant donc, le bienheureux Dominique dit à l'évêque : « Seigneur, mes frères ont été élevés à un bon degré, s'ils le reconnaissent, et de tout mon pouvoir je ne permettrai pas qu'ils atteignent une autre sorte de dignité. » Il achève donc ainsi son discours ; le bienheureux François, s'inclinant devant l'évêque, dit : « Seigneur, mes

1. Le futur Grégoire IX, alors cardinal Hugolin, évêque d'Ostie.

2. Voir Gn 1 16.

3. Cette rencontre devrait se situer entre l'été 1217, où François obtint à Florence que le cardinal Hugolin devienne le protecteur particulier de l'Ordre des Frères mineurs, et le 6 août 1221, où Dominique mourut. Dans cet intervalle, la cour pontificale résida à Rome du 2 octobre 1217 au 1" juin 1219, ce qui réduit encore le laps de temps. Notons, toutefois, que cette rencontre n'a pas d'autre source que les souvenirs de Léon (voir CA 49 et SP 43).

4. Voir Ps 144 (145) 7.

5. VoirTt27.

6. Voir Lc 22 24.

frères ont été appelés Mineurs pour qu'ils n'aient pas la présomption de se faire plus grands 1. Leur vocation instruit à demeurer au niveau du sol et à suivre les traces de l'humilité du Christ 2 ; au point que finalement, si l'on regarde les saints 3, ils sont plus exaltés que les autres. Si vous voulez, dit-il, qu'ils portent du fruit 4 dans l'Église de Dieu 5, maintenez-les et conservez-les dans l'état de leur vocation 6 et ramenez-les, même contre leur gré, au niveau du sol. Je vous en prie donc, père, pour qu'ils ne soient pas d'autant plus orgueilleux qu'ils sont plus pauvres et ne deviennent pas insolents envers tous les autres, ne leur permettez à aucun prix de s'élever à la prélature. » Telle fut la réponse des bienheureux 7.

1. Voir Mt 20 26 ; Mc 10 43. Jeu de mots sur le nom de « Mineurs », qui veut dire « plus petits » (« minores »), en opposition aux « plus grands » (« maiores »).

2. Voir 1P 2 21.

3. Voir Sg 3 13.

4. Voir Jn 15 2, 8.

5. Voir Ph 36.

6. Voir 1Co 7 20.

7. Alimenté par les fiches de Léon (voir CA 9-11, 39-40, 109, 19, 58 et 49), le chapitre sur l'humilité a basculé de la vertu personnelle de François à un programme pour l'Ordre, structuré par Thomas de Celano : François a résigné sa prélature sur les frères (2C 143) ; il fustige ceux qui convoitent les charges dans l'Ordre (2C 145) ; il veut que ses frères soient soumis au clergé séculier et ne prêchent pas sans l'autorisation des ordinaires (2C 146-147) ; il n'en refuse pas moins, de concert avec Dominique, que ses frères soient le vivier d'un épiscopat oeuvrant à la réforme de l'Église et dévoué à la papauté (2C 148). La question n'était pas théorique puisque, en 1241, Léon de Perego, premier des Frères mineurs à accéder à l'épiscopat, était devenu archevêque de Milan.

CHAPITRE CX COMMENT CHACUN SE CONFIA À L'AUTRE

[2C 150].     150 Une fois achevées, comme nous l'avons dit plus haut 7, les réponses des serviteurs de Dieu, le seigneur d' Ostie, grandement édifié des propos de l'un et l'autre, rendit à Dieu d'immenses grâces 8. Comme chacun prenait de là le départ, le bienheureux Dominique demanda à saint François qu'il daigne lui accorder la corde qu'il portait comme ceinture 9. Saint François fut lent à le faire, refusant par une humilité identique à la charité avec laquelle l'autre l'en priait. Cependant, l’heureuse

7. Voir 2C 148. Après sa diatribe, Thomas de Celano reprend son récit.

8. Voir Ac 27 35.

9. La corde en guise de ceinture était un trait caractéristique de l'habit franciscain.

1644 dévotion du demandeur l'emporta et, avec la plus grande dévotion, il ceignit sous sa tunique de dessous la corde qui lui était concédée. À la fin, les mains se joignent aux mains et les plus douces recommandations sont faites de part et d'autre. Le saint dit au saint : « Je voudrais, frère François, qu'il n'y ait qu'une religion de la tienne et de la mienne et que nous vivions en l'Église sous une même forme 1. » Quand enfin ils se séparèrent l'un de l'autre 2, saint Dominique dit à plusieurs qui étaient alors présents : « En vérité, je vous le dis 3, tous les autres religieux devraient suivre ce saint homme François, tant est grande la perfection de sa sainteté. »

1. Entendons sous une même règle.

2. Voir Ac 15 39.

3. Voir Lc 4 25.

[Reprise CA :]

[François restaure un frère qui « meurt de faim » ; rigueur de la vie des premiers frères et attention de François aux autres 1]

§50 [LP 1] Une fois, dans les premiers temps, à savoir à l'époque où le bienheureux François commença à avoir des frères, il demeurait avec eux à Rivo Torto 2. Une nuit, aux environs de minuit, alors que tous dormaient dans leurs lits, un des frères se

1. Le paragraphe débute par une initiale filigranée de grande taille (six lignes de réglure au lieu de deux pour les autres initiales). C'est un des principaux indices sur lesquels s'est appuyé Ferdinand Delorme pour effectuer le redécoupage de la Compilation d'Assise auquel il s'est livré en 1926 (voir l'introduction ci-dessus).

2. SP 27 précise : « à Rivo Torto. près d'Assise ». La localisation exacte de Rivo Torto dans la plaine d'Assise n'est pas aisée à déterminer. Marino Bigaroni indique qu'il s'agissait d'une cabane située à proximité de la léproserie Saint-1 _atare — rebaptisée par la suite léproserie Sainte-Marie-Madeleine ». en raison de la proximité d'une petite chapelle dédiée à cette sainte — où François et ses premiers compagnons servaient les lépreux. Les frères y ont résidé jusqu'à ce que les Bénédictins du mont Suhasio leur cèdent la petite e'_~li•e' Sainte-Marie-de-la-Portioncule, auprès de laquelle ils vinrent alors s'établir, probablement en 1210 : voir CA 56.

mit à crier : « Je meurs ! Je meurs ! » Stupéfaits et effrayés, tous les frères se réveillèrent. Se levant, le bienheureux François dit : « Levez-vous, frères, et allumez une torche ! » Et après qu'une torche eut été allumée, le bienheureux François demanda : « Quel est celui qui a dit : "Je meurs" ? » Le frère en question dit : « C'est moi. » Le bienheureux François lui dit : « Qu'as-tu, frère ? De quoi meurs-tu ? » Et il répondit : « Je meurs de faim. » Pour que ce frère n'éprouve pas de honte à manger seul, le bienheureux François, en homme plein de charité et de discernement, fit aussitôt dresser la table et tous mangèrent pareillement avec lui. En effet, ce frère et les autres étaient nouvellement convertis au Seigneur et ils mortifiaient leurs corps outre mesure.

Après le repas, le bienheureux François dit aux autres frères 1 : « Mes frères, je vous le dis 2, que chacun considère sa nature. Car même si l'un de vous peut se contenter de moins de nourriture qu'un autre, pourtant je ne veux pas que celui qui a besoin d'une nourriture plus abondante s'efforce 3 de l'imiter en cela. Mais considérant sa nature. qu'il offre à son corps ce qui lui est nécessaire 4. Si, dans les repas, nous sommes en effet tenus d'éviter les nourritures superflues qui nuisent au corps et à l'âme. nous devons plus encore éviter une trop grande abstinence, car le Seigneur vent la miséricorde et non le sacrifice 5. » Et il dit : « Très chers frères, une grande nécessité et la charité m'ont poussé à faire ce que j'ai fait : par charité pour notre frère, nous avons mangé pareillement avec lui, afin qu'il n'éprouve pas de honte à manger seul. Mais je vous dis que je ne veux plus faire ainsi, car ce ne serait ni religieux ni honnête. Mais 6 je veux et je vous commande que chacun, conformément

1. Tout le premier alinéa est absent de SPm 24, qui débute par « Le bienheureux François disait ».

2. SPm 24 donne : «  Pour cette raison, mes frères. je vous dis ».

3. Au lieu de « s'efforce « , ML 160 a « soit tenu ».

4. SP 27 ajoute : pour suffire à servir l'esprit ». 5.Os66:N1t913.127.

6. Le passage allant de „ Très chers frères » à Mais » ne figure pas en SPm 24.

1246 à notre pauvreté, accorde à son corps ce qui lui est nécessaire 1. »

[LP 2] De fait, les premiers frères et ceux qui vinrent après eux, pendant longtemps 2, mortifiaient leurs corps outre mesure, non seulement par l'abstinence dans le manger et le boire, mais aussi par les veilles, le froid 3 et le travail de leurs mains 4. Ainsi ceux qui pouvaient en avoir portaient-ils à même la chair des cercles de fer et des cuirasses et des cilices les plus rudes qu'ils pouvaient aussi avoir. C'est pourquoi le saint père, considérant qu'à cette occasion les frères pouvaient tomber malades -- et en peu de temps, certains étaient déjà tombés malades --, défendit lors d'un chapitre qu'aucun frère porte à même la chair autre chose que sa tunique 5.

Nous qui avons été avec lui, nous rendons témoignage 6 de ce qu'à partir du moment où il commença à avoir des frères et aussi pendant toute la durée de sa vie, il fit preuve de discernement envers les frères, du moins tant que ceux-ci ne s'écartaient pas, pour la nourriture et les objets, du mode de pauvreté et d'honnêteté de notre religion que les anciens frères avaient pratiquées. Toutefois, avant même qu'il eût des frères, dès le commencement de sa conversion et pendant toute la durée de sa vie, il fut austère à l'égard de son corps, alors même que, depuis sa jeunesse, il était un homme fragile et faible de nature et que, dans le monde, il ne pouvait vivre autrement que de manière délicate. Ainsi un jour, considérant que les frères transgressaient déjà le mode de pauvreté et d'honnêteté dans la nourriture et les objets, dans une prédication qu'il avait faite à

1. Même enseignement en JG 12.

2. Littéralement, « jusqu'à un grand temps ».

3. Voir 2Co 11 27. SP 27 ajoute : « la rugosité du vêtement ».

4. Voir Ps 127 (128) 2.

5, En refusant (pour les frères plus que pour lui) les jeûnes trop rudes et une :tsL'`C excessive. François se démarque de la tradition monastique.

6. Jn 21 24 ; voir Jn 19 35. L'expression « nous qui avons été avec lui » est inspirée de 2P I 18.

7, SP 27 ajoute : « tut de tempérance ».

certains frères représentant la totalité des frères 1, il dit : « Les frères ne pensent-ils pas qu'un régime de faveur 2 serait nécessaire à mon corps ? Mais parce qu'il faut que je sois un modèle 3 et un exemple pour tous les frères, je veux user d'aliments et d'objets très pauvres et grossiers et m'en contenter. »

[François convainc ses premiers frères d'aller demander l'aumône]

§51 [LP 3] Quand le bienheureux François eut commencé d'avoir des frères, il se réjouit tant de leur conversion et de ce que le Seigneur lui ait donné une bonne compagnie ; et il les chérissait et les vénérait tant qu'il ne leur disait pas d'aller à l'aumône, d'autant qu'il lui semblait qu'ils éprouveraient de la honte à y aller. Aussi, leur épargnant cette honte, allait-il lui-même seul, chaque jour, à l'aumône. Mais c'était trop de fatigue pour son corps, d'autant qu'il avait été, dans le monde, un homme délicat et faible de nature et qu'il s'était encore affaibli, à cause d'une excessive abstinence et des mortifications qu'il avait endurées depuis qu'il avait quitté le monde. C'est pourquoi, considérant qu'il ne pouvait supporter une si grande peine et parce que c'est à cela que les frères étaient appelés, bien qu'ils en éprouvent de la honte, et parce qu'ils ne comprenaient pas pleinement et n'avaient pas encore assez de discernement

1. Littéralement, « dans la personne de tous les frères » ; voir CA 22 et 102.

2. Dans la tradition monastique occidentale, la « pitantia » désignait au sens strict le « plat de charité », c'est-à-dire le plat supplémentaire, à forte teneur en protéines animales (oeufs, poisson ou viande), qu'on ajoutait à l'ordinaire — habituellement végétarien — des frères malades ou faibles lorsque ceux-ci avaient besoin de reprendre des forces. Au fil du temps, ce terme a acquis le sens large de « régime de faveur ». Ce thème revient en CA 80-82.

3. Le mot « modèle » traduit le terme latin « forma » (cette note vaut pour toutes les occurrences du mot « modèle » dans la suite de cette traduction).

4. SP 27 donne : « je veux user et me contenter de peu d'aliments très pauvres, user de toutes les autres choses selon la pauvreté et me détourner totalement de celles somptueuses et délicates. »

1248 pour lui dire : « Nous voulons aller à l'aumône », il leur dit : « Très chers frères, mes petits enfants, n'éprouvez pas de honte à aller à l'aumône. car « le Seigneur s'est fait pauvre pour nous en ce monde 1 » C'est pourquoi, à son exemple et à celui de sa très sainte Mère, nous avons choisi la voie de la très véritable pauvreté 2. Tel est notre héritage, que le Seigneur Jésus Christ nous a acquis et laissé, à nous et à tous ceux qui, à son exemple, veulent vivre dans la sainte pauvreté 3. » Et il ajouta : « En vérité, je vous le dis 4 : beaucoup parmi les plus nobles et les plus savants de ce monde viendront à cette congrégation et tiendront pour un grand honneur d'aller à l'aumône. Allez donc à l'aumône avec confiance et l'esprit joyeux, avec la bénédiction du Seigneur Dieu. Et vous devez y aller plus volontiers et d'un esprit plus joyeux que celui qui, en échange d'une piécette, offrirait cent deniers, puisque vous offrirez l'amour de Dieu à ceux à qui vous demanderez l'aumône, en disant : "Faites-nous des aumônes pour l'amour du Seigneur Dieu, en comparaison de qui la terre et le ciel ne sont rien 5." » Parce qu'ils étaient encore peu nombreux, il ne pouvait les envoyer deux par deux 6 ; il les envoya donc chacun séparément par les places fortes et les villages. Et il advint que, lorsqu'ils revinrent 7, chacun montrait au bienheureux François les aumônes qu'il avait collectées, en se disant l'un à l'autre : « J'ai récolté une

1. 2Reg 6 3.

2. Voir l LFid 5 ; UVoI 1.

3. Voir 1 Reg 9 8.

4. Jn 6 47, 10 1-7. Comme en CA 10, CA 51 met dans la bouche de François la formule favorite du Christ lorsqu'il enseigne dans l'Évangile de Jean.

5. On peut aussi considérer que la proposition « en comparaison de qui la terre et le ciel ne sont rien » n'est pas partie intégrante de la formule que François enseigne aux frères pour demander l'aumône, mais constitue un commentaire de ladite formule. CA 96 reprend presque à l'identique cette

parabole de l'aumône pour l'amour de Dieu ».

6. Voir Lc101.

7. Au lieu de ce qui précède depuis le début du paragraphe, SPm 25 a simplement « Dans les premiers temps, parce que les frères étaient peu nombreux, ils allaient seuls à l'aumône et, lorsqu'ils revenaient ».

plus grande aumône que toi ! » Et le bienheureux François se réjouit en les voyant aussi gais et joyeux. Dès lors, chacun demandait plus volontiers la permission d'aller à l'aumône.

[François refuse que les frères se soucient du lendemain]

§52 [LP 4] A la même époque, quand le bienheureux François était avec les frères qu'il avait alors, il était d'une si grande pureté qu'à partir du moment où le Seigneur lui révéla que lui et ses frères devaient vivre selon la forme du saint Évangile 1, il voulut et s'appliqua à observer celui-ci à la lettre durant tout le temps de sa vie 2. Pour cette raison, il défendit au frère qui faisait la cuisine pour les frères, lorsqu'il voulait donner à manger aux frères des légumes secs 3, de les mettre à l'avance dans de l'eau chaude le soir pour le lendemain, comme c'est la coutume, afin que les frères observent cette parole du saint Évangile : Ne vous souciez pas du lendemain 4. Et ainsi ce frère les mettait-il à ramollir après que les frères avaient dit matines 5. C'est aussi pourquoi, pendant longtemps, beaucoup de frères, dans de nombreux lieux où ils s'étaient établis et surtout dans les cités, observèrent cela, se refusant à collecter ou accepter plus d'aumônes que ce qui leur suffisait pour une journée.

1. Voir 1Reg Prol 2 ; 2Reg 1 1 ; Test 14.

2. Au lieu de « durant tout le temps de sa vie », SP 19 a « en toutes choses et par tous les moyens ».

3. Au Moyen Âge, on distinguait cinq types de végétaux comestibles : les fruits, les céréales (blé, orge, seigle, avoine, épeautre...), les « racines » (qui incluaient tout ce qui pousse sous terre : tubercules, raves, carottes...), les « herbes » (qui comprenaient tous les légumes verts) et les « fèves » (tous les types de légumes secs : pois, haricots, lentilles...). Les « legumina » dont il est ici question désignent manifestement les légumes secs, c'est-à-dire les « fèves ».

4. Mt 6 34.

5. C'est-à-dire aux deux tiers de la nuit, et non la veille au soir.

[François emmène un frère malade manger du raisin]

1250 §53 [LP 5] Une fois, alors que le bienheureux François était dans le même lieu 1, demeurait là un frère, homme spirituel et ancien dans la religion, qui était très faible et malade. En le considérant, le bienheureux François fut donc ému de compassion envers lui 2. Or les frères, tant malades qu'en bonne santé, usaient alors avec gaieté et patience de la pauvreté 3 comme si elle était abondance ; et dans leurs maladies, ils n'usaient pas de remèdes 4, mais s'ingéniaient à faire ce qui était plus contraire à leur corps ; le bienheureux François se dit donc en lui-même : « Si, de bon matin, ce frère mangeait des raisins mûrs 5, je crois que cela lui ferait du bien. » Et un jour, il se leva donc de bon matin en secret, appela ce frère et le conduisit dans une vigne qui est proche de la même église 6. Là, il choisit un cep où les raisins étaient bons et sains à manger. S'asseyant avec ce frère à côté du cep, il se mit à manger des raisins, afin que l'autre 7

1. SPm 26, qui contient également le récit de cet épisode, donne : « à Rivo Torto », établissant ainsi une continuité entre ce paragraphe et les trois qui précèdent. Mais puisque le frère bénéficiant de l'attention de François est

ancien dans la religion » comme en CA 55, ces deux épisodes doivent être chronologiquement postérieurs à ceux relatés en CA 50-52. De plus, CA 54 débute exactement par la même formule que CA 53 et décrit un fait ayant eu lieu à la Portioncule. Les trois épisodes relatés en CA 53-55 constituent donc un bloc, dont l'unité est assurée par leur unité de temps et de lieu (telle doit être la raison de l'insertion de CA 54, qu'omettent plusieurs autres sources léonines et dont la thématique est différente de celle de CA 53 et 55).

2. Au lieu de cette phrase, SPm 26 a « envers qui le père fut ému de compassion ».

3. La formule « les frères [... ] usaient f... ] avec gaieté et patience de la pauvreté » est loin d'être anodine, puisqu'on y reconnaît en filigrane le thème de l' "usage pauvre ", qui constituait le cheval de bataille du parti des Spirituels.

4. SP 28 ajoute : « ni n'en réclamaient ».

5. Le mot « mûrs » ne figure pas en SPm 26.

6. Au lieu de « qui est proche de la même église », SPm 26 et SP 28 ont « qui était proche du lieu ».

7. Le mot « l'autre » a été ajouté par le traducteur ; SPm 26 donne : « afin que ce frère ».n'éprouve pas de honte à manger seul. En les mangeant, ce frère loua le Seigneur Dieu 1 et, tout le temps qu'il vécut, avec grande dévotion et effusion de larmes, il rappela souvent parmi les frères cette miséricorde que lui fit le saint père.

[Sanction d'une indiscrétion de l'évêque d'Assise]

§54 [LP 6] Une fois, alors que le bienheureux François était dans le même lieu 2, il demeurait pour prier dans une cellule située à l'arrière de la maison. Un jour qu'il s'y trouvait, voici que l'évêque d'Assise 3 vint le voir. Et il advint qu'en entrant dans la maison, il frappa à la porte pour accéder au bienheureux François. Comme la porte lui avait été ouverte 4, il entra aussitôt dans la cellule, dans laquelle il y avait une autre petite cellule faite de nattes où se tenait le bienheureux François. Et parce qu'il savait que le saint père lui témoignait de la familiarité et de l'affection, il s'avança avec assurance et s'ouvrit la natte de la petite cellule pour le voir. Mais à peine avait-il passé la tête à l'intérieur de la petite cellule que soudain, bon gré mal gré, il fut repoussé de force au-dehors par la volonté du Seigneur, car il n'était pas digne de le voir. Marchant à reculons, il sortit aussitôt hors de la cellule, tremblant et stupéfait ; devant les 1252               frères. il confessa alors sa faute et se repentit d'être venu en cet endroit ce jour-là.

1. SP 28 donne : « ce frère fut délivré et ils louèrent ensemble le Seigneur ».

2. L'événement relaté dans ce paragraphe a dû avoir lieu à la Portioncule ; à Rivo Torto en effet, aucun frère n'avait de cellule individuelle, tandis qu'à la Portioncule, François disposait d'une cellule personnelle ; voir CA 105.

3. Il s'agit de Gui II, évêque d'Assise de 1208/1212 à 1228. On voit que l'évêque est ici présenté de manière très négative, à la différence de son prédécesseur Gui Ier , celui devant lequel François se dépouille de ses habits, toujours bien traité dans les sources franciscaines.

4. Le texte latin n'indique pas qui a ouvert la porte. Dans la mesure où Gui a frappé, il serait logique qu'elle ait été ouverte par le frère jouant le rôle de « mère », conformément à la forme franciscaine de vie en ermitage ; voir RegErm. Mais si ce frère était absent, c'est Gui lui-même qui l'aura ouverte.

[François délivre un frère de suggestions diaboliques]

§55 [LP 7] II y avait un frère, homme spirituel, ancien dans la religion et familier du bienheureux François 1. Or il advint qu'à une époque, durant de nombreux jours, il fut en proie à de très graves et très cruelles suggestions du diable, de sorte que cette situation l'avait comme plongé dans un profond désespoir. Chaque jour même, il était si souvent tourmenté qu'il avait honte de s'en confesser aussi fréquemment. Et à cause de cela, il se mortifiait d'une manière excessive par l'abstinence, les veilles, les larmes et les pénitences corporelles 2. Comme il était tourmenté chaque jour et depuis tant de jours, voici que, selon un dessein divin, le bienheureux François vint en ce lieu. Et un jour que le bienheureux François se promenait à proximité de ce lieu avec un frère et avec celui qui était ainsi tourmenté, le bienheureux François s'écarta un peu du premier frère et se joignit au frère qui était ainsi tenté ; et il lui dit : « Frère très cher, je veux et je déclare que, dorénavant, tu ne sois plus tenu de confesser à quiconque ces suggestions et ces instigations du diable. Et ne crains pas 3 : elles n'ont fait aucun tort à ton âme. Mais avec ma permission, dis sept Notre Père toutes les fois que tu seras tourmenté par ces suggestions. » Ce frère se réjouit des paroles que lui dit le bienheureux François, qui le dispensaient de confesser cela, d'autant que, comme il lui fallait le confesser chaque jour, il en éprouvait une extrême confusion -- et c'était la principale cause de sa souffrance. Ce frère admira la sainteté du saint père et comment, par l'Esprit saint, il

1. Il est impossible d'identifier ce frère avec certitude.

2. Le mot « disciplinis », qui est au pluriel, doit être entendu non pas au sens d'obéissance », mais de « pénitences corporelles », voire de « flagellations ». Dans les milieux monastiques et conventuels, un instrument d'auto-flagellation porte précisément le nom de « discipline ».

avait connu ses tentations, d'autant plus que lui-même ne s'en était confessé à personne d'autre qu'à des prêtres. Il avait même souvent changé de prêtre, à cause de la honte qu'il éprouvait qu'un unique prêtre sache toute son infirmité et sa tentation. Aussitôt, dès l'instant où le bienheureux François lui parla, il fut délivré de ce grand tourment intérieur et extérieur qu'il avait enduré si longtemps. Et par la grâce de Dieu, il fut établi dans une grande quiétude et une grande paix de l'âme et du corps par les mérites du bienheureux François

[Acquisition par les frères de l'église de la Portioncule ; la Portioncule, modèle et exemple des lieux de la religion mineure]

§56 [LP 8] Voyant que le Seigneur voulait multiplier le nombre des frères 2, le bienheureux François leur dit : « Très chers frères, mes petits enfants, je vois que le Seigneur veut nous multiplier. C'est pourquoi il me semble bon et religieux d'acquérir 3 de l'évêque, des chanoines de Saint-Rufin ou de l'abbé du monastère Saint-Benoît une église petite et pauvre, où les frères soient en mesure de dire leurs heures' et de n'avoir à côté d'elle qu'une habitation petite et pauvre 5, construite de boue et de branchages 6, où les frères puissent dormir et pourvoir à leurs besoins. En effet, ce lieu n'est pas convenable' et cette maison est trop petite pour que les frères y demeurent, puisqu'il plaît au Seigneur

1. SP 106 ajoute : « Et parce que le saint espérait cela, pour cette raison il en reçut tranquillement l'absolution par la confession. »

2. Voir Ac 6 7.

3. Au lieu d' « acquerire » (« acquérir »), également attesté en SP 55, ML 140 et V ont « accipere » (« recevoir »).

4. Les heures canoniques de l'office divin.

5. Symétrie volontaire des formules décrivant l'église et l'habitat des frères : « aliquam parvarn et pauperculam ecclesiam » ; « aliquam parvam et paupercularn domum ».

6. Autrement dit, une maison en torchis.

7. Ici et dans la suite du texte, « convenable » traduit l'adjectif latin « honestus ». Puisque les frères ne sont pas encore installés à la Portioncule, le lieu dont il est ici question ne peut être que Rivo Torto. La méfiance envers le clergé séculier que manifeste cette phrase montre qu'elle n'a pas été prononcée par François, niais constitue une interpolation due à Léon ou à un rédacteur postérieur.

1254 de les multiplier, d'autant qu'ici, nous n'avons pas d'église où les frères puissent dire leurs heures ; et si quelqu'un mourait, il ne serait pas convenable qu'il soit enterré ici ou dans une église des clercs séculiers. » Et ce discours plut 1 aux autres frères. Le bienheureux François se leva donc et alla trouver l'évêque d'Assise ; et il adressa à l'évêque les mêmes paroles qu'il avait adressées aux fières. L'évêque lui répondit en disant : « Frère, je n'ai aucune église que je sois en mesure de vous donner. » Il alla trouver les chanoines de Saint-Rufin 2 et il leur adressa les mêmes paroles. Mais ils lui répondirent de la même manière que l'évêque.

Il alla donc au monastère Saint-Benoît du mont Subasio 3 et adressa à l'abbé les mêmes paroles qu'il avait adressées à l'évêque et aux chanoines, en précisant comment l'évêque et les chanoines lui avaient répondu. L'abbé, ému de compassion, tint conseil à ce sujet avec ses frères et, comme telle était la volonté de Dieu, ils concédèrent au bienheureux François et à ses frères l'église Sainte-Marie-de-la-Portioncule. comme la plus pauvre petite église qu'ils avaient 4. Elle était, de fait, plus petite et pauvre que toute autre église aux alentours de la cité d'Assise : c'est ce que le bienheureux François avait longtemps désiré. Et l'abbé déclara au bienheureux François : « Frère, nous avons exaucé ta demande. Mais nous voulons que, si le Seigneur multiplie votre congrégation. ce lieu soit la tête de tous vos lieux 5. » Et ce

1. Voir Ac 65.

2. L'église Saint-Rutin est la cathédrale d'Assise : elle abritait le chapitre cathédral, composé de chanoines, qui avait un temporel distinct de celui de l'évêque.

3. Au lieu de « Subasio », également attesté en SPm 27 et SP 55, ML 140

et « sub          » (« au-dessous d'Assise »).

4. N'ayant pas vocation pastorale, les moines bénédictins se trouvent dans une moindre situation de concurrence, à l'égard des Frères mineurs, que l'évêque ou les chanoines.

5. Rappelons que, par « lieu », il faut entendre tout établissement des frères, du couvent à l'ermitage. Dans la bulle Is qui Ecclesiam du 22 avril 1230, le pape Grégoire IX avait proclamé la basilique Saint-François, dont la construction avait débuté en 1228 à la périphérie d'Assise, « tête et mère de l'Ordre des Frères mineurs ». Les paroles, apparemment anodines, mises dans la bouche de l'abbé du monastère bénédictin du mont Subasio, constituent, en fait, un trait polémique dirigé contre l'abandon de la pauvreté et la perte de l'esprit de minorité des premiers temps, dont le signe le plus manifeste est l'édification de la vaste et splendide basilique dédiée au Poverello. On comprend, dès lors, l'importance de CA 56 et les raisons de sa longueur, puisqu'il s'agit de rien moins que d'opposer deux compréhensions et deux visions symboliques de la religion mineure : d'un côté, un Ordre puissant et admiré, dont la tête et le miroir est la splendide basilique Saint-François, fleuron de l'architecture italienne du XIIIe siècle ; de l'autre, une fraternité composée de petits pauvres, vivant à l'écart des cités, dont la tête et le miroir est la minuscule église Sainte-Marie-de-la-Portioncule, la plus pauvre et la plus petite de toute la plaine d'Assise.

discours plut 1 au bienheureux François et à ses autres frères. Le bienheureux François se réjouit donc beaucoup de ce lieu concédé aux frères, surtout en raison du nom de l'église de la Mère du Christ, de ce qu'elle était une pauvre petite église et du surnom qu'elle avait : elle était en effet surnommée « de la Portioncule », en quoi était préfiguré qu'elle deviendrait la mère et la tête des pauvres Frères mineurs. Elle était nommée « Portioncule » à cause du territoire où était construite cette église qui. depuis les temps anciens, fut appelé « Portioncule 2 ». Et le bienheureux François disait : « À cause de cela, le Seigneur a voulu qu'aucune autre église ne soit concédée aux frères et qu'alors les premiers

1. Voir Ac 65.

2. « Portiuncula » (« porziuncola » en italien) signifie littéralement « petite portion », « petite part ». Au lieu de ce qui précède, depuis le début du paragraphe, SPm 27 a simplement « L'abbé de Saint-Benoît du mont Subasio concéda au bienheureux François et à ses frères l'église Sainte-Mariede-la-Portioncule comme la plus pauvre église qu'il avait et il voulut que, si le Seigneur multipliait les frères, elle soit la tête de toute la religion, ce que concéda le bienheureux François. Et il se réjouit de ce lieu concédé aux frères, de ce qu'elle était appelée ainsi, de ce que c'était la plus pauvre église du territoire d'Assise et de son surnom : elle était en effet surnommée "Portioncule" par la contrée [et] était appelée ainsi auparavant. en quoi était préfiguré qu'elle deviendrait la mère et la tête des pauvres Frères mineurs. »

1256 frères ne construisent ni n'aient d'autre église que celle-ci 1 ; car elle a été une prophétie qui s'est accomplie avec la venue des Frères mineurs. » Et bien qu'elle fût petite et pauvre et, depuis longtemps, déjà presque détruite, les habitants de la cité d'Assise et de cette contrée ont toujours eu pour cette église une grande dévotion, qui n'a fait que croître jusqu'à aujourd'hui 2. Ainsi, sitôt que les frères vinrent y demeurer, le Seigneur multiplia-t-il presque quotidiennement leur nombre 3 et la nouvelle s'en répandit, de même que leur renommée, à travers toute la vallée de Spolète 4. Depuis les temps anciens, elle fut appelée « Sainte-Marie-des-Anges » 5 et dite « Sainte-Marie-de-la-Portioncule » par les gens de la région. Aussi, après que les frères eurent commencé à la réparer, les hommes et les femmes de cette région disaient-ils : « Allons à Sainte-Marie-des-Anges 6 ! »

Bien que l'abbé et les moines aient concédé sans restriction cette église au bienheureux François et à ses frères, sans aucun paiement ni cens annuel, pourtant le bienheureux François, en maître bon et avisé qui a voulu édifier sa maison sur un roc 7 solide -- c'est-à-dire sa congrégation 8 sur la grande pauvreté 9 -,

1. L'insistance du texte sur la primauté de l'église de la Portioncule et sur le fait que cette primauté a été voulue et annoncée par Dieu lui-même confirme l'analyse précédente.

2. SP 55 ajoute : « et qui augmente chaque jour ». À l'attaque voilée contre la basilique Saint-François se mêle ici un autre problème pour le narrateur : il doit faire accepter que François a acquis un bien, quel qu'il soit : d'où l'insistance sur la pauvreté, la petitesse du lieu, sa dédicace à la Vierge, la volonté divine...

3. Voir Ac 6 7.

4. Spolète, province de Pérouse, Ombrie. SP 55 donne : « et l'odeur de leur renommée se répandit merveilleusement à travers toute la vallée de Spolète et à travers de nombreuses parties du monde ».

5. SP 55 ajoute : « car, comme on dit, on y entend très souvent les chants angéliques ».

6. La fin de cet alinéa — de « qui n'a fait que croître » jusqu'à « Allons à Sainte-Marie-des-Anges » — est absent de SPm 27.

7. Voir Lc 6 48.

8. Au lieu de « sa congrégation », SP 55 a « sa religion ».

9. SPm 27 inclut : « et humilité ».

envoyait chaque année une petite corbeille pleine de petits poissons appelés « loches » ; il le faisait en signe d'une plus grande humilité et pauvreté 1, pour que les frères n'aient en propre aucun lieu 2 ni ne demeurent en aucun lieu qui ne soit sous la domination d'autrui et qu'ainsi les frères n'aient en aucune manière le pouvoir de le vendre ou de l'aliéner 3. Et chaque année, quand les frères portaient les petits poissons aux moines, ceux-ci, en raison de l'humilité du bienheureux François qui faisait cela de sa propre initiative, donnaient à lui et à ses frères un vase plein d'huile 4.

[LP 9] Nous qui avons été avec le bienheureux François, nous rendons témoignage 5 qu'il affirmait avec conviction de cette église -- à cause de la grande préférence 6 que le Seigneur manifestait là et parce qu'en ce lieu il lui fut révélé 7 -- qu'entre toutes les autres églises de ce monde que la bienheureuse Vierge chérit, elle chérissait particulièrement cette église. C'est pourquoi, durant tout le temps de sa vie, il eut la plus grande

1. Les mots « il le faisait en signe d'une plus grande humilité et pauvreté » sont absents de SPm 27, mais figurent en SP 55.

2. Au lieu de « pour que les frères n'aient en propre aucun lieu », attesté en CA et SP 55, SPm 27 a « pour qu'en aucun temps les frères n'aient un lieu en propre ».

3. Le cens est une redevance annuelle payée en échange de l'usufruit d'un terrain, d'un bâtiment ou d'un bien ; il ne donne en effet pas au tenancier le droit de disposer de ce bien. Le paiement de ce cens plus symbolique que réel (ce qu'on appelle un « cens recognitif ») est présenté par la Compilation d'Assise comme signe de l'humilité et de la pauvreté de François, se gardant bien de détenir propriété ou domination sur la terre et l'édifice. En fait, cette insistance cache un malaise : François a bel et bien accepté de s'insérer dans le système juridico-économique en vigueur.

4. Cet ultime détail détruit la notion même de cens recognitif, puisqu'il n'y a plus qu'un courtois échange de cadeaux.

5. Voir Jn 21 24, 19 35. L'expression « nous qui avons été avec » est inspirée de 2P 1 18.

6. « A cause de la grande préférence » traduit l'expression latine « propter multam prerogativam » ; SP 55 et un autre récit parallèle mettent cette expression au pluriel, ce qui donne : « à cause des nombreuses prérogatives ».

7. SPm 27 donne : « par la grande préférence que le Seigneur manifestait là, il lui avait été révélé ».

1258 révérence et dévotion envers elle. Et pour que les frères en conservent toujours la mémoire en leurs cœurs, à l'approche de sa mort il voulut que soit écrit dans son testament que les frères fassent de même 1. En effet, à l'approche de sa mort, il dit devant le ministre général 2 et d'autres frères : « Je veux prendre des dispositions concernant le lieu de Sainte-Mariede-la-Portioncule et le laisser aux frères en testament, pour qu'il soit toujours tenu 3 en très grande révérence et dévotion par les frères. C'est ce qu'ont aussi fait nos anciens frères : en effet, bien que ce lieu soit saint 4, ils en conservaient la sainteté 5 par une prière continuelle, de jour comme de nuit, et un silence constant. Et si parfois ils parlaient après le moment fixé pour l'entrée en silence, c'est qu'ils s'entretenaient avec une très grande dévotion et honnêteté de sujets relatifs à la louange de Dieu et au salut des âmes. S'il arrivait, ce qui était rare, que quelqu'un commence à prononcer des paroles vaines ou oiseuses, aussitôt il était repris par un autre 6. Ils mortifiaient la chair 7 non seulement par le jeûne, mais aussi par de nombreuses veilles, le froid et la nudité 8, et par le travail de leurs mains 9.

1. Cette assertion est à première vue surprenante, car le Testament de François ne contient pas la moindre allusion à ce sujet. En revanche, elle est tout à fait compréhensible si l'on applique le mot « testament » au discours qui est rapporté dans la suite de ce paragraphe, voire en CA 57-58. Les deux dernières phrases - de « C'est pourquoi » jusqu'à « fassent de même » - sont absentes de SPm 27.

2. Frère Élie, qui fut vicaire de François de 1221 à 1227 ; sur le titre de ministre général ou de vicaire, voir CA 11 et 17.

3. SPm 27 donne simplement : « Et à l'approche de sa mort, il laissa cette église aux frères en testament, pour qu'elle soit toujours tenue ».

4. SP 55 insère : « et préféré et choisi d'avance par le Christ et la Vierge glorieuse ».

5. Au lieu de « C'est ce qu'ont aussi fait [...] la sainteté », SPm 27 a « Ils conservaient ainsi la sainteté du lieu ».

6. Cette pratique a même fait l'objet d'un règlement détaillé, comme le montre CA 107.

7. SPm 27 donne : « Les frères qui demeuraient là jadis exauçaient (servabant) vraiment la volonté du père ; ils mortifiaient, en effet, leur chair ».

8. Voir 2Co 11 27.

9. Voir Ps 127 (128) 2. Cette description vient en écho de celle de CA 50.

Bien souvent en effet, pour ne pas rester oisifs 1, ils allaient aider les pauvres gens dans leurs champs, et ceux-ci, parfois, leur donnaient en retour du pain pour l'amour de Dieu. Par ces vertus et par d'autres encore, ils se sanctifiaient eux-mêmes et sanctifiaient le lieu ; et pendant longtemps, ceux qui vinrent après eux firent de même, bien que dans une moindre mesure. Mais ensuite, il advint que beaucoup de frères et d'autres 2, en plus grand nombre que d'habitude, confluèrent en ce lieu, d' autant que tous les frères de la religion devaient y recourir 3, tout comme devaient s'y rendre ceux qui voulaient entrer dans la religion 4 ; en outre, comme les frères sont devenus plus tièdes 5 dans la prière et les autres bonnes oeuvres, plus enclins à proférer des paroles oiseuses et vaines, et même à échanger des nouvelles de ce monde, qu'ils n'avaient coutume auparavant, il s'ensuit que ce lieu n'est pas tenu par les frères qui y demeurent et par les autres religieux en aussi grande révérence et dévotion qu'il convient et que je le voudrais 6.

[LP 10] Je veux donc que ce lieu soit toujours sous la puissance du ministre général 7, afin que, de ce fait, celui-ci veille sur lui avec

1. Si plusieurs passages de ce long paragraphe semblent être la transcription de souvenirs vécus, cette incise témoigne qu'un tri, ou une réécriture, des paroles mises dans la bouche de François a été opéré(e). Dans ses écrits, en effet, le Poverello attribue en premier lieu au travail manuel une fonction nutritive et une valeur d'exemple ; c'est seulement en second lieu qu'il indique qu'il constitue aussi un remède contre l'oisiveté (voir 1 Reg 7 3-12 ; Test 20-22).

2. SP 55 remplace « d'autres » par « des séculiers ».

3. À l'occasion des chapitres généraux, qui, du vivant de François, se tinrent tous à la Portioncule ; voir AP 37 et 3S 57-59.

4. C'est à la Portioncule, en effet, qu'étaient reçus tous les postulants, jusqu'à ce que soit donné aux ministres provinciaux le pouvoir de les accueillir ; voir 3S 66.

5. ML 164 insère : « dans notre Ordre ».

6. Le passage allant de « et pendant longtemps » jusqu'à « que je le voudrais » ne figure pas en SPm 27. Ce discours de François n'est pas sans évoquer le discours de Pauvreté, dans le Commerce sacré, sur le thème de l'établissement des frères ; voir SC 38-52.

7. SP 55 donne : « soit toujours immédiatement sous la puissance du ministre et serviteur général ».

1260 un très grand soin et une très grande sollicitude, spécialement en y plaçant une bonne et sainte communauté de frères 1. Que les clercs soient choisis parmi les frères les plus saints, les plus honnêtes 2 et qui savent le mieux dire l'office qui soient dans toute la religion, afin que non seulement les autres 3, mais aussi les frères, avec grande dévotion, les écoutent volontiers. Et que, parmi les saints frères laïques aussi, hommes doués de discernement et honnêtes, soient choisis ceux qui les serviront 4. Je veux aussi qu'aucun frère ni aucune autre personne n'entre en ce lieu 5, excepté le ministre général et les frères qui les servent. Et qu'ils ne parlent avec personne, excepté avec les frères qui les servent et avec le ministre, quand il les visite 6. Je veux de même que les frères laïques qui les servent soient tenus de ne leur rapporter aucune parole ou nouvelle de ce monde qu'ils auront entendue, qui

1. Par « communauté », nous rendons le terme « fainilia ».

2. ML 164 insère : « de tout l'Ordre ».

3. SP 55 remplace « les autres » par « les séculiers ».

4. Comme le confirme la suite du texte, avec l'insistance sur la clôture et la rupture avec le monde, la forme de vie ici décrite est directement inspirée de la RegErm. Cependant, cette dernière n'envisageait aucune différence de statut, mais seulement de fonction et d'activité : d'un côté, les frères jouant le rôle de Marie, qui mènent une vie de contemplation ; de l'autre, ceux jouant le rôle de Marthe, qui sont à leur service et prennent en charge toutes les tâches matérielles -- et elle spécifiait que les frères devaient régulièrement échanger leurs rôles. En rattachant cette différence de fonction à la différence de statut existant entre clercs et laïcs, ce passage établit deux catégories de frères : ceux qui se font servir (les clercs) et ceux qui les servent (les laïcs), ce qui est en totale contradiction avec le projet de vie exposé en RegErm et dans les autres textes fondateurs de la religion mineure. Cette étonnante interprétation témoigne de la rapide mutation de la religion mineure, devenue en quelques décennies un Ordre de prédicateurs dominé par les clercs ; il est évident que cette phrase, au moins, n'est pas de François. Au lieu du passage allant de « Je veux donc que ce lieu » jusqu'à « qui les serviront », SPm 27 donne : « et il voulut qu'il soit sous le mandat (ordinatio) du général, qui y placerait toujours une sainte communauté, les frères clercs et les laïcs qui les serviraient ; et il voulut que ce lieu soit spécialement conservé pur et saint dans les hymnes et les louanges du Seigneur. »

5. On a vu en CA 8 que cet interdit valait particulièrement pour les femmes.

6. Cette règle de silence est développée en CA 107.

ne soit pas utile à l'âme. Et pour cette raison, je veux en particulier que personne n'entre en ce lieu, afin qu'ils en conservent mieux la pureté et la sainteté, et qu'en ce lieu aucune parole vaine et inutile à l'âme ne soit proférée, mais qu'il soit tout entier conservé et maintenu pur et saint dans les hymnes et les louanges au Seigneur. Et lorsqu'un de ces frères 1 [aura trépassé, que le ministre général fasse venir là un autre saint frère, où qu'il demeure, à la place de celui qui sera mort 2. Parce que, si les frères et les lieux où ils résident s'écartent un jour de la pureté, de la sainteté 3 et de l'honnêteté qui conviennent, je veux que ce lieu soit un miroir et un bon exemple pour toute la religion ; qu'il soit un candélabre devant le trône de Dieu 4 et devant la bienheureuse Vierge, par lequel le Seigneur pardonne les défaillances et les fautes des frères, et préserve toujours et protège la religion, sa petite plante 5. »

1. Il y a, à partir de ce mot, une lacune dans le manuscrit 1046 de la Biblioteca communale Augusta de Pérouse, qui omet tout le passage compris entre « aura trépassé » et « le tumulte que faisaient les frères qui », au dernier alinéa de CA 56. La partie manquante est restituée entre crochets, en se fondant sur CU 6-7 pour l'extrait allant d'« aura trépassé » jusqu'à « s'il était nécessaire » et sur ML 165 pour l'extrait allant de « À une autre époque » jusqu'à « le tumulte que faisaient les frères qui ».

2. Le nombre des frères restera donc toujours le même. Tout le passage qui précède constitue des statuts propres de la Portioncule, présentés en deux temps : la coutume des premiers frères ; la restauration opérée par François à la veille de sa mort. En fait, une troisième strate s'y mêle certainement, constituée de modifications introduites après la mort de François. On peut imaginer que la première strate était conforme à RegErm, la deuxième à RegErm modifiée par Test ; la troisième aurait introduit, en autres, la distinction rigide entre clercs et frères laïques. Le passage allant de « Je veux aussi. qu'aucun frère » jusqu'à « celui qui sera mort » est absent de SPm 27, qui introduit la suite de cet alinéa par « Et il disait ».

3. Les mots « de la sainteté » ne figurent pas en SPm 27.

4. Voir Ap 4 5.

5. C'est ici que s'achèvent SPm 27 et SP 55. Alors que plusieurs passages importants manquent en SPm 27 et que les éléments qui y figurent sont agencés dans un ordre différent de celui de CA 56, SP 55 suit exactement -- et avec une réelle fidélité -- CA 56 ; en outre, les preuves lexicales abondent de ce que SP 55 s'inspire de CA 56 et non de SPm 27. V clôt cet alinéa par la formule : « dans les siècles des siècles. Amen ». Comme l'a montré Raoul Manselli, ce discours consacré à la Portioncule doit être rapproché de la bénédiction de frère Bernard en CA 12. Dans un cas, en effet, Bernard est le premier frère qui a rejoint François, il est présenté par le Poverello comme un autre lui-même, c'est-à-dire comme un miroir de François, et comme un témoin vivant de la vie mineure authentique ; dans l'autre cas, Sainte-Mariede-la-Portioncule est la première église de la religion mineure et le lieu attenant est institué par François comme un miroir et un témoin vivant -- tel est exactement, ici, le sens du mot « exemplum » -- de la vie mineure authentique.

[François s'oppose à ce qu'on construise « en dur » à la Portioncule]

1262 [LP 11 ] 1 A une époque, alors que le chapitre devait se tenir prochainement -- en ces temps-là, il se tenait tous les ans à Sainte-Marie-de-la-Portioncule --, le peuple d'Assise constata que, par la grâce de Dieu, les frères s'étaient déjà multipliés et se multipliaient chaque jour, et que, surtout lorsque tous s'y réunissaient en chapitre, ils n'avaient rien d'autre qu'une pauvre petite cabane couverte de paille, dont les parois étaient faites de branchages et de boue, comme les frères l'avaient faite quand ils étaient venus là pour y demeurer : après avoir tenu une assemblée générale 3, ils firent donc là en quelques jours, avec empressement et grande dévotion, une grande maison aux murs faits de pierres et de chaux, sans le consentement du bienheureux François et en son absence 4. Lorsque le bienheureux François s'en retourna de la province où il se trouvait et vint au chapitre et qu'il vit cette maison construite là, il en fut étonné. Puis il considéra que, tirant prétexte de cette maison, les frères, dans les lieux où ils demeuraient et dans ceux où ils allaient demeurer, édifieraient ou feraient édifier de grandes maisons ; aussi, d'autant qu'il voulait que ce lieu soit toujours le modèle et l'exemple de tous les lieux des frères, avant que le chapitre ne finisse, se leva-t-il un jour et monta-t-il sur le toit de

1. Ici, CU 7 comporte une lettre capitale, signe d'un nouveau paragraphe.

2. Voir 1 Reg 18 2.

3. Le conseil communal large.

4. Sur les matériaux de construction, sujet récurrent en CA, voir J. DALARUN, « Les maisons des frères : matériaux et symbolique des premiers couvents franciscains », dans L. FELLER, P. MANE et F. PIPONNIER (éd.), Le Village médiéval et son environnement. Études offertes à Jean-Marie Pesez, Paris, coll. « Histoire ancienne et médiévale », n° 48, 1998, p. 75-95, réimpr. dans Les Espaces sociaux de l'Italie urbaine (xtt°-xvv siècle). Recueil d'articles, Paris, coll. « Réimpressions », n° 8, 2005, p. 245-265.

cette maison et commanda-t-il aux frères d'y monter. Alors, voulant détruire la maison 1, il commença de concert avec les frères à projeter à terre les tuiles dont elle était couverte. Des chevaliers et d'autres habitants d'Assise avaient été postés là par la commune de la cité 2 pour protéger ce lieu des séculiers et des étrangers qui, venus de toutes parts pour voir le chapitre des frères, s'étaient assemblés en très grand nombre à l'entour du lieu ; or voyant que le bienheureux François et les autres frères voulaient démolir cette maison, ils s'avancèrent aussitôt vers eux et dirent au bienheureux François : « Frère, cette maison est à la commune d'Assise et nous sommes là pour le compte de cette même commune ; c'est pourquoi nous te disons de ne pas détruire notre maison 3. » Le bienheureux François répondit : « Si donc cette maison est à vous, je ne veux pas y toucher. » Et aussitôt il descendit de la maison, et les autres frères qui étaient avec lui descendirent également. C'est pourquoi, pendant longtemps, le peuple de la cité d'Assise prit la décision que chaque année son podestat 4, quel qu'il fût, serait tenu de la faire couvrir et réparer s'il était nécessaire 5.

1. SP 7 ajoute : « jusqu'aux fondements ».

2. On voit le rôle prééminent des chevaliers dans la vie communale.

3. Voir le témoignage de Martin de Barton en TE 39 : « Il raconta que, lors du chapitre général où saint François ordonna de détruire la maison qui avait été édifiée pour le chapitre, il y eut cinq mille frères. Son frère selon la chair était sénéchal du chapitre et il défendit la maison de la part de la commune. »

4. Sur les podestats, voir CA 67.

5. Par le présent récit, la Compilation d'Assise ne fait pas que relater une anecdote historique. En focalisant l'attention sur François et sur les motivations de son action, elle dénonce l'usage de demeures construites « en dur » comme contraire à la volonté du Poverello et à l'esprit de minorité. C'est seulement par respect du bien d'autrui et sous la contrainte d'un impératif juridique que François renonce à démolir la maison. Mais ce faisant, il accepte néanmoins qu'une entité extérieure soit propriétaire d'un bien dont les frères ont l'usage, ce qui n'est pas si éloigné de la résolution prônée par Grégoire IX dans la bulle Quo elongati ; voir 2Bul. Cet alinéa -- qui débute par « A une époque, alors que le chapitre » et s'achève par « s'il était nécessaire » -- est absent de SPm ; SP 7 ajoute la phrase : « Et chaque année, jusque loin dans le temps, ce statut fut appliqué. »

1264 [LP 12] À une autre époque, le ministre général 1 voulait faire là une petite maison pour les frères de ce lieu 2, où ils puissent dormir et dire leurs heures ; et ce d'autant qu'en ces temps-là, tous les frères de la religion y recouraient et ceux qui venaient à la religion y venaient 3, avec pour conséquence que, presque chaque jour, ces frères étaient exténués. De surcroît, à cause de la multitude de frères qui s'assemblaient en ce lieu, ils n'avaient pas d'endroit où ils puissent dormir et dire leurs heures, puisqu'il leur fallait donner à ceux-là les endroits où ils couchaient. Et à cause de cela, ils enduraient bien souvent de nombreuses tribulations, car, après avoir beaucoup travaillé, ils ne pouvaient guère satisfaire à la nécessité du corps ni pourvoir au bénéfice de l'âme. Comme cette maison était déjà presque édifiée, voici que le bienheureux François retourna en ce lieu ; une nuit, pendant qu'il dormait dans une petite cellule, il entendit au matin le tumulte que faisaient les frères qui] 4 travaillaient là et il se mit à se demander avec étonnement ce que cela pouvait être. Il interrogea donc son compagnon en disant : « Quel est ce tumulte 5 ? À quoi oeuvrent ces frères ? » Son compagnon lui raconta toute l'affaire comme elle était. Il fit aussitôt appeler 6 le ministre 7 et lui dit : « Frère, ce lieu est le modèle et l'exemple 8 de toute la religion. C'est pourquoi je veux d'autant

1. Au lieu de « le ministre général », SP 8 a « le vicaire du bienheureux François ».

2. Nous avons appris en CA 56 que le lieu était placé sous la puissance du ministre général.

3. Voir CA 5.

4. Fin de la lacune de CA dans le manuscrit 1046 de la Biblioteca cornunale Augusta de Pérouse.

5. Voir 1S 414.

6. Au lieu du passage allant de « À une autre époque, le ministre général » jusqu'à « appeler », SPm 28 a « Comme, dans les temps anciens, le général

avait commencé à faire édifier à Sainte-Marie-de-la-Portioncule une petite maison pour les frères, qui enduraient une grande nécessité à cause des visiteurs auxquels il fallait qu'ils cèdent le pas, le bienheureux François, revenant et entendant travailler dans la maison, appela ».

7. Au lieu de « le ministre », SP 8 a « son vicaire ».

8. On trouve exactement les deux mêmes mots — «forma » et « exemplum » - qu'en CA 50 et 56 pour désigner la fonction exemplaire dévolue tant à François qu'au lieu et à la fraternité de la Portioncule.

plus que les frères de ce lieu supportent tribulations et nécessités pour l'amour du Seigneur Dieu, plutôt que d'avoir des satisfacfions et des consolations, afin que les frères de toute la religion qui viennent ici rapportent un bon exemple de pauvreté dans leurs lieux ; sans quoi les autres frères de la religion se saisiraient de cet exemple pour édifier dans leurs lieux en disant : "A Sainte-Mariede-la-Portioncule, qui est le premier lieu des frères, on a édifié beau et grand ; nous pouvons bien édifier dans nos lieux, car nous n'avons pas d'endroit convenable où demeurer 1." »

1. Les mots « car nous n'avons pas d'endroit convenable où demeurer » n'apparaissent ni en SPm 28, ni en CU 7, ni en SP 8, ni en ML 165. On voit dans cette tirade que, bien que démissionnaire et soumis en principe au ministre général, François ne se prive pas de lui signifier ses volontés.

[François ne veut pas d'une cellule qui a été appelée sienne]

§57 [LP 13] Un frère, homme spirituel avec qui le bienheureux François était très intime, demeurait dans un ermitage 2. Considérant que si, à un moment donné, le bienheureux François y venait, il n'aurait pas d'endroit convenable où demeurer 3, il fit élever dans un endroit isolé, proche du lieu des frères, une petite cellule où le bienheureux François puisse prier quand il y viendrait 4. Et peu de jours après, il se trouva que le bienheureux François vint. Comme ce frère le conduisait pour la voir, le bienheureux François lui dit : « Cette petite cellule me paraît trop belle. Aussi, si tu veux que j'y demeure pour quelques jours, fais-la revêtir intérieurement et extérieurement de fougères et de branchages. » Or cette cellule était

2. En 2C 59, il est précisé que cet ermitage est celui de Sarteano, province de Sienne, Toscane.

3. Les mots « il n'aurait pas d'endroit convenable où demeurer » ne figurent pas en CA et sont restitués d'après SPm 29.

4. Les mots « quand il y viendrait » ne figurent pas en CA et sont restitués d'après SPm 29 et CU 8 (SP 9 propose une formule équivalente).

1266 faite non pas de pierres, mais de planches. Mais parce que les planches étaient lisses, taillées à la hache et à la doloire, elles paraissaient trop belles au bienheureux François 1. Aussitôt ce frère la fit arranger comme avait dit le bienheureux François. En effet, plus les cellules et les maisons des frères étaient petites, pauvres et religieuses, plus il prenait plaisir à les voir et à y séjourner comme hôte. Alors que le bienheureux François demeurait et priait dans cette cellule pendant quelques jours, un jour qu'il en était sorti et se trouvait à côté du lieu des frères, voici qu'un frère qui était en ce lieu vint là où demeurait le bienheureux François. Le bienheureux François lui demanda : « D'où viens-tu, frère ? » Celui-ci lui répondit : « Je viens de ta cellule. » Le bienheureux François lui répondit : « Puisque tu as dit qu'elle était à moi, désormais c'est un autre qui y logera, et pas moi ! »

Nous qui avons été avec lui, bien souvent nous l'avons entendu dire cette parole du saint Évangile : Les renards ont des tanières et les oiseaux du ciel ont des nids, mais le Fils de l'homme n'a pas où reposer sa tête 2. Et il disait : « Quand le Seigneur se tint dans la solitude, où il pria et jeûna quarante jours et quarante nuits 3, il ne s'y fit faire ni cellule ni quelque maison, mais il demeura sous un rocher de la montagne 4. » Et pour cette raison, à son exemple 5, il ne voulut avoir en ce monde ni maison ni cellule 6 et il ne s'en fit

1. François accepte le bois grossier mêlé à la boue dans le torchis, mais pas des planches bien équarries et assemblées.

2. Mt 8 20 ; Lc 9 58 ; 2C 56. L'expression « nous qui avons été avec lui » est inspirée de 2P 1 18.

3. Voir Mt 4 1-2. Le mot « solitude » traduit le latin « carcere », qui signifie littéralement « prison ». Aux xne et xrv° siècles, le terme « carter » servait aussi à désigner les lieux de vie des reclus et il a donné son nom au célèbre ermitage franciscain des Carceri, à proximité d'Assise.

4. Le passage allant de « Alors que le bienheureux François demeurait et priait », à l'alinéa précédent, jusqu'à « de la montagne » est absent de SPm 29.

5. SPm 29 donne : « Bien au contraire, à l'exemple de Dieu ».

6. SP 9 remplace « il ne voulut avoir en ce monde ni maison ni cellule » par « il ne voulut avoir ni maison ni cellule qui soit appelée sienne ».

pas faire. Bien plus, s'il lui arrivait à l'occasion de dire aux frères : « Préparez de telle manière cette cellule », il ne voulait plus, par la suite, y demeurer à cause de cette parole du saint Évangile : Ne soyez pas inquiets 2 ! Ainsi, à l'approche de sa mort, voulut-il que soit écrit dans son testament que toutes les cellules et les maisons des frères devaient être construites uniquement de boue et de bois, pour mieux conserver la pauvreté et l'humilité 3.

[François explique comment doivent être édifiés les lieux des frères ; les frères doivent respecter et vénérer le clergé]

§58 [LP 14] À une époque, comme il était à Sienne' pour soigner sa maladie des yeux et qu'il demeurait dans une cellule où, après sa mort, on édifia un oratoire par révérence envers lui 5, le seigneur Bonaventure, qui avait donné aux frères le terrain 6 où avait été édifié le lieu des frères, lui dit : « Que penses-tu de ce lieu' ? » Le bienheureux François lui répondit : « Veux-tu que je te dise comment les lieux des frères devraient être édifiés ? » Il répondit : « Père, je le veux. » Et il lui dit : « Lorsque les frères vont dans une cité où ils n'ont pas de lieu et qu'ils trouvent quelqu'un qui veut leur donner suffisamment de terrain pour qu'ils

1. L'adjectif « saint » est absent de SPm 29.

2. Lc 12 22. Voir Mt 6 31.34.

3. Voir Test 24, qui parle bien de la pauvreté des constructions, mais est beaucoup moins précis que CA 57 sur ce point. La raison de ce manque est donnée en CA 106. Le mot « lignis », qui est ici traduit par « bois », peut aussi bien désigner des planches que des branchages. La phrase allant de « Ainsi, à l'approche de sa mort » jusqu'à « et l'humilité » est absente de SPm 29 ; en ML 166, elle figure au début du paragraphe suivant.

4. Sienne, Toscane.

5. François se serait arrêté deux fois à Sienne durant les années 1225 et 1226.

6. Le mot « terrain » ne figure pas en CA, qui comporte à la place un espace libre, et est restitué d'après SPm 30, CU 9, SP 10 et ML 166.

7. Toujours au sens de « maison des frères ».

1268 soient en mesure d'édifier un lieu et d'avoir un jardin ainsi que ce qui leur est nécessaire, ils doivent d'abord juger combien de terrain leur suffit, en considérant toujours la sainte pauvreté que nous avons promise et le bon exemple que nous sommes tenus d'offrir aux autres en tout. »

Le saint père parlait ainsi parce qu'il voulait ne donner aucune occasion aux frères, dans les maisons ou les églises, dans les jardins ou les autres biens dont ils avaient l'usage, de dépasser la mesure de la pauvreté ; il voulait aussi qu'ils ne possèdent aucun lieu par droit de propriété, mais qu'ils y demeurent toujours comme des pèlerins et des étrangers' . Et pour cette raison, il voulait que les frères ne soient pas établis en grand nombre dans les lieux, car il lui paraissait difficile, lorsqu'on est en grand nombre, d'observer la pauvreté. Telle fut sa volonté, à partir du début de sa conversion et jusque dans sa mort : que la sainte pauvreté soit pleinement observée.

[LP 151 « Ensuite 2, ils devraient aller trouver l'évêque de cette cité et lui dire : "Seigneur, un tel, pour l'amour du Seigneur Dieu et le salut de son âme, veut nous donner assez de terrain pour que nous puissions y édifier un lieu. Aussi nous tournons-nous d'abord vers vous, parce que vraiment vous êtes le père et le seigneur des âmes de tout le troupeau qui vous a été confié, ainsi que des nôtres et de celles des autres frères qui demeureront dans ce lieu. Nous voulons donc, avec la bénédiction du Seigneur Dieu et la vôtre, édifier ici 3." »

Le saint disait cela parce que le bien des âmes 4 que les frères veulent produire 5 dans le peuple, ils l'accomplissent mieux en étant

1. Voir 1P 2 11 ; 2Reg 6 2 ; Test 24. Le passage allant de « il voulait aussi » jusqu'à « et des étrangers » est absent de SPm 30.

2. Un instant interrompu, le discours de François reprend. SP 10 remplace « Ensuite » par « Ayant donc considéré la terre nécessaire aux frères pour le lieu »

3. Au lieu de « ici », SPm 30 a « dessus ». L'auteur fait jouer le double sens du mot « édifier » : bâtir et toucher les esprits.

4. Littéralement, « le fruit des âmes ».

5. Au lieu d'« exercere » (« exercer », « pratiquer », d'où « produire ») V a « expetere » (« désirer vivement », « rechercher ») et SP 10 «facere » (« faire »).

en paix avec les prélats et les clercs, en les gagnant eux et le peuple, qu'en indisposant les prélats et les clercs, même s'ils gagnent le peuple. Et il disait : « Le Seigneur nous a appelés en renfort de sa foi et des prélats et des clercs de notre sainte mère l'Église. C'est pourquoi nous sommes tenus, autant que nous pouvons, de toujours les chérir, les honorer et les vénérer 1. Ils sont en effet appelé "Frères mineurs" 2 pour cette raison que, par l'exemple et les oeuvres aussi bien que par le nom, ils doivent être humbles 3 à l'égard de tous les autres hommes de ce monde. Car depuis le début de ma conversion, quand je me suis séparé du monde et de mon père selon la chair 4, le Seigneur a mis sa parole dans la bouche 5 de l'évêque d'Assise pour qu'il me conseille bien dans le service du Christ et qu'il me réconforte 6. À cause de cela et des nombreux autres traits excellents que je considère dans les prélats 7, je veux chérir et vénérer non seulement les évêques, mais aussi les pauvres prêtres, et les tenir pour mes seigneurs 8.

[LP 16] 9 Ensuite, après avoir reçu la bénédiction de l'évêque, qu'ils aillent faire creuser un grand fossé 10 autour du terrain

1. Au lieu du passage allant de « parce que le bien des âmes » jusqu'à « et les vénérer », SPm 30 a simplement « parce qu'il voulait toujours que les frères honorent et vénèrent les prélats ».

2. Voir 1Reg63; 1C38;CA 101.

3. Au lieu de l'adjectif « humiles » (« humbles »), aussi attesté en SP 10, SPm 30 a le comparatif « humiliores », ce qui donne : « ils doivent être plus humbles que tous les autres hommes de ce monde ».

4. Voir 1C 13-15.                                 5. Voir Is 51 16.

6. Il s'agit de Gui I", celui qui entretint de bonnes relations avec François.

7. SPm 30 et ML 166 donnent : « dans les prélats et les clercs ».

8. Voir Adm 26 ; 2LFid 33 ; Test 6-10, etc.

9. Plusieurs indices — le fait que les frères ne bâtissent pas eux-mêmes leurs lieux, mais les font bâtir et reçoivent des aumônes pour cela ; le témoignage que déjà, en certains endroits, ils ont déménagé pour un meilleur lieu — indiquent que les paroles mises dans la bouche de François dans la suite de ce récit ne sont pas du Poverello et ont été rédigées assez tardivement.

10. Le mot « fossé » traduit le latin « carbonariam ». Le sens premier de« carbonaria » est « charbonnière », mais, au Moyen Âge, ce terme était aussi employé pour désigner divers types de fossés d'enceinte, en particulier le fossé entourant les murs d'une cité.

1270 qu'ils ont reçu pour édifier le lieu, et qu'ils y plantent une bonne haie en guise de mur, en signe de sainte pauvreté et humilité 1. Ensuite, qu'ils fassent faire de pauvres petites maisons, construites de boue et de bois, et quelques petites cellules où les frères puissent parfois prier et où, pour une plus grande honnêteté de leur part et aussi pour se protéger des paroles oiseuses 2, ils soient en mesure de travailler. Qu'ils fassent aussi faire des églises 3. Mais les frères ne doivent pas faire faire de grandes églises sous prétexte 4 d'y prêcher au peuple, ni sous un autre prétexte ; car il est d'une plus grande humilité et c'est un meilleur exemple que les frères aillent prêcher dans d'autres églises, observant ainsi la sainte pauvreté et leur propre humilité et honnêteté. Et si, parfois, des prélats et des clercs, religieux ou séculiers, font un détour vers leurs lieux, les pauvres petites maisons, les petites cellules et les églises de ceux qui habitent en ce lieu 6 seront pour eux une prédication et ainsi les édifieront'. » Et il ajouta : « Bien souvent, en effet, les frères font faire de grands édifices, qui brisent notre sainte pauvreté, suscitent la récriminations et donnent un mauvais exemple

1. Toujours le choix des matériaux les plus simples.

2. Voir Mt 12 36. SP 10 donne : « et pour éviter l'oisiveté ».

3. SPm 30, SP 10 et V précisent : « de petites églises ».

4. Ici et dans la suite de CA, l'expression « sous prétexte » traduit le terme latin « occasione ».

5. SPm 30 donne : « car il sera d'une plus grande humilité et ce sera ».

6. SPm 30 donne : « les petites cellules, leurs églises et aussi les vertus (honestates) sans prédication des frères qui habitent en ce lieu ». Pour bien comprendre cette phrase et de nombreux autres passages de CA, il importe d'avoir toujours présent à l'esprit qu'un « lieu » désigne en sa totalité l'endroit, ou le terrain, habité par une communauté de frères. II inclut donc la bâtisse où dorment et mangent ceux-ci, mais aussi la chapelle ou l'église dans laquelle ils prient et les cellules dans lesquelles se retirent ceux qui mènent temporairement une vie d'ermitage.

7. SP 10 ajoute : « plus que des paroles ».

8. CA donne ici « infirmationem » (« l'infirmité ») ; nous suivons la leçon de SPm 30, CU 9, SP 10, ML 166 et V, qui proposent tous « murmurationem » (« la récrimination »).

au prochain. Et ensuite, sous prétexte de trouver un lieu meilleur ou plus saint 1, ils abandonnent ces lieux et ces édifices, si bien que ceux qui ont donné leurs aumônes pour ce lieu et les autres, qui voient et entendent cela, sont de ce fait fortement indisposés et troublés. Aussi est-il mieux que les frères fassent faire des lieux et des édifices petits et pauvres, en observant leur profession et en donnant le bon exemple aux prochains, plutôt que d'agir contre leur profession et d'offrir aux autres un mauvais exemple. En effet, s'il arrivait d'aventure que les frères abandonnent leurs petits lieux et leurs pauvres petits édifices en faveur d'un lieu plus coté, le mauvais exemple et le scandale qui s'ensuivrait seraient moindres 2. »

[François, au plus mal, bénit les frères et dicte le Testament de Sienne] [16]

§59 [LP 17] En ces jours-là et dans la cellule même où le bienheureux François avait dit ces paroles au seigneur Bonaventure 3, un soir, à cause de sa maladie d'estomac, il eut envie de vomir ; il advint qu'il s'infligea alors un effort si violent en essayant de vomir qu'il vomit du sang ; et il vomit ainsi durant

1. Alors que CA, SP 10 et V ont « sanctioris » (« plus saint »), SPm 30 et ML 166 ont « sanioris » (« plus sain »). L'exposé des motifs de ces change-

ments de lieux donné par l'auteur de SP 10 éclaire bien le sens qu'il faut conférer à ce « sanctioris » : « et parfois, sous prétexte de trouver un lieu meilleur et plus saint ou d'atteindre un plus grand concours de peuple, par concupiscence et convoitise, ils abandonnent ces lieux et ces édifices, ou bien ils les détruisent et en font d'autres, grands et excessifs. »

2. Au lieu de « minus » (« moins », « assez peu », d'où « moindres »), attesté en CA, SP 10, ML 166 et V, SPm 30 a « nimis » (« extrêmement », d'où « extrêmes »).

3. Voir CA 58.

1272 toute la nuit jusqu'à l'heure de matines 1. Quand ses compagnons le virent presque déjà mort en raison de sa faiblesse et des douleurs de sa maladie, ils lui dirent avec beaucoup de chagrin et dans un flot de larmes : « Père, qu'allons-nous faire 2 ? Bénis-nous, ainsi que tes autres frères. Laisse en outre à tes frères un mémorial de ta volonté 3, afin que, si le Seigneur veut te rappeler hors de ce monde, tes frères soient toujours en mesure d'avoir en mémoire et de dire : "A sa mort, notre père a laissé ces paroles à ses fils et frères." » Il leur dit alors 4 : « Appelez-moi frère Benoît de Prato 5. » C'était un frère prêtre, doué de discernement, saint et ancien dans la religion, qui célébrait parfois dans cette cellule pour le bienheureux François ; car bien qu'il fût malade, celui-ci voulait toujours, avec plaisir et dévotion, entendre la messe quand il le pouvait 6. Et lorsque ce frère fut venu auprès de lui, le bienheureux François lui dit 7 :

1. Trois diagnostics différents ont été avancés pour expliquer cette crise : un ulcère à l'estomac, aggravé par la malnutrition et l'angoisse ; une tumeur maligne, d'origine vraisemblablement cancéreuse ; une attaque de la malaria, qui aurait atteint le stade de la cachexie. Le recoupement avec 1C 105 permet de dater l'épisode du mois d'avril 1226.

2. SP 87 ajoute : « sans toi », puis insère entre cette phrase et la suivante un long développement inédit. La traduction de l'ensemble de ce discours des frères figure dans la partie consacrée aux textes originaux de SP.

3. Sur l'usage de « memoriale », voir CA 20.

4. SP 87 donne : « Alors le père très pieux, dirigeant ses yeux paternels vers ses fils, leur dit ».

5. Prato, Toscane. SPm 30 et SP 87 donnent respectivement « Prato » et « Pirato », au lieu de « Piratro », qui est attesté en CA et CV 10 ; dans un autre manuscrit, on trouve « Piratio ». Ce passage est le seul, de toutes les sources franciscaines, où ce frère est nommé.

6. C'est probablement parce que frère Léon, le compagnon, prêtre et confesseur habituel de François, était absent que, durant ce séjour à Sienne, Benoît de Prato célébrait la messe pour François.

7. Au lieu du passage allant de « un soir, à cause de sa maladie d'estomac » jusqu'à « le bienheureux François lui dit », SPm 30 a simplement « à cause d'un vomissement de sang, un soir il atteignit presque la mort. Aussi, craignant qu'il ne meure, les frères lui dirent-ils : "Bénis-nous, père, et les autres frères de l'Ordre, et laisse-nous quelque mémorial, auquel nous recourrions après ta mort." Le bienheureux François fit appeler frère Bernard de Prato, qui célébrait pour lui, car, bien qu'il fût malade, il voulait toujours, avec plaisir, entendre la messe quand il le pouvait, et il lui dit ».

« Écris comment je bénis tous mes frères, ceux qui sont dans la religion et ceux qui y viendront jusqu'à la fin du monde. » Le bienheureux François avait en effet coutume, dans les chapitres des frères, quand les frères étaient tous réunis, de toujours bénir et absoudre 1 à la fm du chapitre tous les frères présents et les autres qui étaient dans la religion ; et il bénissait aussi tous ceux qui viendraient à cette religion. Et ce n'était pas seulement dans les chapitres, mais bien souvent qu'il bénissait tous les frères qui étaient dans la religion et ceux qui y viendraient 2. Et le bienheureux François lui dit : « Puisque, à cause de la faiblesse et des douleurs de la maladie 3, je ne suis pas en mesure de parler, je fais connaître brièvement ma volonté à mes frères 4 en ces trois paroles : qu'en signe et souvenir de ma bénédiction et de mon testaments, ils s'aiment toujours les uns les autres 6 ; qu' ils aiment et observent toujours notre dame sainte Pauvreté ; et qu'ils se montrent toujours fidèles et soumis aux prélats et à tous les clercs de la sainte mère Église 7. »

Il exhortait aussi les frères à craindre le mauvais exemple et à s'en garder. Il maudissait en outre tous ceux qui, par leurs

1. Il ne peut s'agir d'une absolution sacramentelle, puisque François n'était pas prêtre ; en conséquence, cette absolution devait avoir pour objet non pas les péchés des frères, mais leurs manquements à la Règle des Frères mineurs.

2. Le passage allant de « En effet, le bienheureux François » jusqu'à « y viendraient », si lourd de redondances, ne figure pas en SPm 30 ; on le trouve, légèrement résumé, en SP 87, mais déplacé vers la fin du paragraphe.

3. SPm 30 donne simplement : « à cause de la maladie ».

4. SP 87 remplace « à mes frères » par « et mon intention à tous les frères présents et futurs ».

5. Au lieu de « de mon testament », SPm 30 a « du mystère » (entendre « du sacrement », voire « de la doctrine »). Sur la relation de ce terme à l'Incarnation et à l'eucharistie, voir J. DALARUN, « Le mystère de Sienne. Un logion de François d'Assise », Études franciscaines, n. s., 2, 2009, p. 227-251.

6. Voir Jn 13 34. L'adverbe « toujours » ne figure pas en SPm 30 ; SP ajoute : « comme je les ai aimés et les aime ».

7. Les spécialistes des écrits de François d'Assise considèrent ce passage comme un texte authentiquement dicté par le Poverello, c'est pourquoi il figure également dans la collection des écrits du saint, sous le nom de Testament de Sienne ; voir TestS.                                                                            

1274 exemples dévoyés et mauvais, incitaient les gens à blasphémer la religion, la vie des frères et les saints et bons frères, qui en éprouvaient de la honte et s'en affligeaient 1.                                           

1. Ce court alinéa, de « Il exhortait aussi » à « s'en affligeaient », est absent de SPm 30.

[Souci de François que les églises soient propres]         

§60 [LP 18] À l'époque où le bienheureux François demeurait à l'église Sainte-Marie-de-la-Portioncule et où les frères étaient encore peu nombreux, le bienheureux François 2 allait parfois par les villages et les églises qui sont autour de la cité d'Assise, annonçant et prêchant aux gens de faire pénitence. Il emportait alors un balai pour balayer les églises. Le bienheureux François était en effet très affligé quand il entrait dans une église et voyait que celle-ci n'était pas nettoyée. Pour cette raison, après avoir prêché au peuple, une fois la prédication finie, il faisait toujours s'assembler dans un endroit retiré tous les prêtres qui étaient présents, pour ne pas être entendu des séculiers ; il leur prêchait alors au sujet du salut des âmes et il insistait pour qu'ils aient le soin et le souci de garder propres les églises, les autels et tout ce qui a trait à la célébration des mystères divins 3.                                

2. SPm 31 donne simplement : « Quand le bienheureux François demeurait à Sainte-Marie-de-la-Portioncule, il ».                  

3. À rapprocher de Test 4-12 et des canons du concile de Latran IV (1215).                                 

[François accueille dans la religion frère Jean le Simple]

§61 [LP 19] Un jour que le bienheureux François se rendait à l'église d'un village de la cité d'Assise 4, il se mit à la balayer 5 ; aussitôt la nouvelle s'en répandit dans le village, d'autant plus                             

4. L'expression « un village de la cité d'Assise » désigne un village situé sur le contado (territoire) de la commune d'Assise et dépendant politiquement et économiquement de celle-ci.                                                                                         

5. SPm 31 donne : « Un jour que le bienheureux François balayait l'église d'un village ». SP 57 ajoute à CA : « humblement et à la nettoyer ».

vite que les habitants avaient plaisir à le voir et à l'écouter. Or quand il entendit cela, un individu du nom de Jean 1, homme d'une merveilleuse simplicité qui labourait son champ à côté de cette église, vint aussitôt à lui ; le trouvant en train de balayer l'église 2, il lui dit : « Frère, donne-moi ce balai, car je veux t'aider. » Et lui prenant le balai, il balaya ce qui restait. Comme tous deux s'asseyaient, il dit au bienheureux François : « Frère, cela fait déjà longtemps que j'ai la volonté de servir Dieu et plus encore depuis que j'ai entendu la rumeur à ton sujet et au sujet de tes frères ; mais je ne savais pas comment venir à toi. Mais désormais qu'il a plu au Seigneur que je te voie, je veux faire tout ce qu'il te plaira. » Considérant sa ferveur, le bienheureux François exulta dans le Seigneur, d'autant qu'il n'avait alors que peu de frères et qu'il lui semblait que, du fait de sa pure simplicité 3, il devrait être un bon religieux 4 . Et il lui dit : « Frère, si tu veux partager notre vie et 5 notre compagnie, il faut que tu te désappropries 6 de tous ceux de tes biens dont tu peux disposer sans scandale et que tu les donnes aux pauvres selon le conseil du saint Évangile 7 ; car cela, mes frères qui le purent l'ont fait. »                 

Aussitôt qu'il entendit cela, il se rendit dans le champ où il avait laissé ses boeufs, il les détela et en amena un devant le

1. Selon certains historiens, la conversion de cet homme — passé à la postérité sous le nom de frère Jean le Simple — serait survenue dans les années 1215-1216, mais peut-être faut-il avancer un peu cette date, car il est dit plus loin que les frères étaient encore peu nombreux. Jean le Simple serait mort à la Portioncule et y aurait été enterré.                           

2. SP 57 ajoute : « humblement et avec dévotion ».                    

3. François prisait particulièrement la vertu de simplicité ; en SalV 1, il présente « sainte pure Simplicité » comme la soeur de « reine Sagesse » ; voir aussi CA 103. SP 57 donne : « du fait de sa simplicité et de sa pureté ».                      

4. On peut se demander si un tel épisode, par ailleurs très certainement historique, ne s'inscrit pas aussi en faux contre les Constitutions qui, depuis 1239, avaient rendu impossible le recrutement des illettrés ; voir C. CENCI et R. G. MAILLEUX, Constitutiones generales Ordinis fratrum minorum. I (saeculum xlrt), Grottaferrata, 2007, p. 10, n° 41.                             

5. Les mots « notre vie et » sont absents de SPm 31.                   

6. Littéralement, « il faut que tu t'expropries » ; voir CA 12 et 61-62

7. Voir Mt 19 21.                               

1276 bienheureux François en lui disant : « Frère. voilà tant d'années que je sers mon père 1 et tous ceux de ma maison. Bien que ce soit une petite partie de mon héritage 2, je veux recevoir ce boeuf pour ma part et le donner aux pauvres, comme il te semblera meilleur selon Dieu. » Mais voyant qu'il voulait les quitter, ses parents et ses frères, qui étaient encore petits, et tous ceux de la maisonnée se mirent à pleurer si fort et à se lamenter à voix si haute 3 que le bienheureux François en fut ému de compassion, d'autant que cette famille était nombreuse et faible 4. Le bienheureux François leur dit alors : « Préparez et faites 5 un repas pour que nous mangions tous ensemble et ne vous lamentez pas, car je vais vous rendre heureux. » Ils le préparèrent aussitôt et tous mangèrent avec beaucoup d'allégresse. Après le repas, le bienheureux François 6 leur dit : « Votre fils que voici veut servir Dieu, ce dont vous ne devez pas vous attrister, mais vous réjouir'. Et non seulement selon Dieu, mais aussi selon le monde, cela s'inscrit à votre honneur et à l'avantage de vos âmes et de vos corps, car Dieu est honoré par votre chair et tous nos frères seront vos fils et frères. Et parce qu'il est une créature de Dieu et qu'il veut servir son Créateur 8, et que servir celui-ci

1. Voir Lc 15 29.

2. En n'incluant pas le démonstratif « hec » (« licet parva sit portio hereditatis mee »), SPm 31 donne à cette proposition un sens différent : « bien que ma part d'héritage soit petite ». Jean n'était pas émancipé de son père, pour le compte duquel il travaillait au sein de la cellule familiale. Mais il estimait que ce boeuf lui revenait, à la fois sans doute comme part de son héritage et comme rémunération de son travail.

3. Les mots « et à se lamenter à voix si haute » ne figurent pas en SPm 31.

4.  Dans ce contexte, l'adjectif « imbecillis » (« faible ») exprime aussi bien la pauvreté matérielle que l'insignifiance et la vulnérabilité sociales. Les mots « d'autant que cette famille était nombreuse et faible » sont absents de SPm 31. Jean semble en fait être le soutien de toute la famille, entre des parents âgés et de jeunes frères.

5. Les mots « et faites » ne figurent ni en SPm 31 ni en SP 57.

6. Au lieu de « le bienheureux François », SPm 31 a « le saint ».

7. SPm 31 donne simplement : « ce dont vous devez vous réjouir ».

8. SPm 31 donne : « le Créateur très-haut ».

c'est régner 1, je ne peux ni ne dois vous le rendre. Mais pour que vous receviez et ayez de lui une consolation, je veux que lui-même se désapproprie 2 de ce boeuf en votre faveur, du fait que vous êtes pauvres, bien que, selon le conseil du saint Évangile, il devrait être donné à d'autres pauvres 3. » Ils furent tous consolés par les paroles du bienheureux François et ils se réjouirent surtout de ce que le boeuf leur fût rendu 4, car c'étaient des pauvres.

Parce que le bienheureux François chérissait à l'extrême la pure et sainte simplicité et qu'elle lui plaisait toujours chez lui et chez les autres, sitôt qu'il le revêtit de l'habit de la religion, il le prit pour compagnon. Cet homme, en effet, était tellement simple qu'il se croyait tenu de faire tout ce que faisait le bienheureux François. Aussi, quand le bienheureux François se tenait dans une église ou dans un autre lieu isolé pour prier 5, lui-même voulait-il le voir et l'observer, pour se conformer à tous ses gestes. Si donc le bienheureux François s'agenouillait ou levait au ciel ses mains jointes 6, s'il crachait ou s'il toussait, il faisait de même. Très amusé, le bienheureux François se mit à le réprimander pour de tels témoignages de simplicité. Mais il lui répondit : « Frère, moi, j'ai promis de faire tout ce que tu fais ; aussi je veux faire tout ce que tu fais. » Et le bienheureux François s'en émerveilla et se réjouit' en le voyant dans une si grande pureté et simplicité. De fait, il se mit à être si parfait dans toutes les vertus et les bonnes

1. Cette idée se trouve exprimée en de nombreux textes liturgiques et théologiques, par exemple : Pontifical, monition de l'évêque aux futurs sous- diacres ; Missel romain, postcommunion de la messe pour la paix; Glose interlinéaire de Rm 1 1 ; Lettre à Démétriade, attribuée à Léon le Grand, dans PL, vol. 55, col. 165.

2. Littéralement, « je veux que lui-même s'exproprie » ; voir CA 12 et 62.

3. Voir Mt 19 21. Pour la pauvre famille de Jean le Simple, François se montre autrement indulgent qu'il ne va l'être pour l'homme en CA 62.

4. Au lieu de « Ils furent tous consolés [...] leur fût rendu », SPm 31 a « Ils furent consolés par les paroles et par le boeuf ».

5. SPm 31 donne simplement : « se tenait en prière dans quelque lieu ».

6. Voir Dt 32 40.

7. Au lieu de « se réjouit » (« letabatur »), SPm 31 a « se délecta » (« delectabatur »).

1278 moeurs que le bienheureux François et les autres frères s'émerveillaient beaucoup de sa perfection. Peu de temps après, il mourut dans cette sainte perfection. Aussi le bienheureux François, avec beaucoup d'allégresse spirituelle et corporelle racontait-il sa conduite parmi les frères et l'appelait-il non pas « frère Jean », mais « saint Jean » 2.

[François refuse un postulant qui avait distribué ses biens à sa parenté]

§62 [LP 20] À une époque, le bienheureux François parcourait en prêchant la province de la Marche 3. Or un jour, alors qu'il avait prêché aux habitants d'un bourg fortifié, un homme vint à lui et lui dit : « Frère, je veux abandonner le monde et entrer dans ta religion. » Le bienheureux François lui répondit : « Frère, si tu veux entrer dans la religion des frères, il faut d'abord que tu distribues tous tes biens aux pauvres, selon la perfection du saint Évangile, et ensuite que tu renonces à ta volonté sur toutes choses. » Ayant entendu ces paroles, il s'en alla en hâte et, guidé par un amour charnel et non spirituel, distribua tous ses biens aux membres de sa parenté. Il retourna alors auprès du bienheureux François et lui dit : « Frère, c'est fait : je me suis désapproprié 4 de tous mes biens ! » Le bienheureux François lui demanda : « Comment as-tu fait ? » Il lui dit : « Frère, j'ai distribué tous mes biens à certains de mes parents qui en avaient besoin. » Aussitôt instruit par l'Esprit saint que cet homme était charnel 5, le bienheureux François lui dit :

1. Littéralement, « avec beaucoup de joie de l'un et l'autre homme ».

2. Au lieu du passage allant de « Peu de temps après » jusqu'à « saint Jean », SPm 31 a « dans laquelle il mourut ; aussi, après sa mort, saint François l'appela-t-il "saint Jean", en racontant parmi les frères sa conduite ».

3. La Marche d'Ancône se situe entre l'Ombrie et la mer Adriatique.

4. Littéralement, « voilà que je me suis exproprié de tous mes biens » ; voir CA 12 et 61.

5. L'expression « homme charnel » est d'origine paulinienne ; voir par exemple 1 Co 3 2-3.

« Passe ton chemin, frère Mouche 1, car tu as distribué tes biens à tes parents et tu veux vivre d’aumônes parmi les frères ! » Et celui-ci, refusant de distribuer ses biens à d’autres pauvres, passa aussitôt son chemin.

1. Voir 2C 75, 77, 81 et 97.

[François surmonte une longue et grave tentation de l'esprit]

§63 [LP 21] À la même époque, tandis que le bienheureux François demeurait dans le même lieu de Sainte-Marie 2, il advint que, pour le profit de son âme, il lui fut envoyé une si grave tentation de l'esprit qu'il fut fortement tourmenté intérieurement et extérieurement, en son esprit et en son corps. Il lui en arrivait même parfois de se soustraire à la compagnie des frères, d'autant que, du fait de cette tentation, il n'était pas capable de leur montrer un visage joyeux, comme il en avait eu l'habitude. Il s'infligeait non seulement une abstinence de nourriture, mais aussi de paroles. Il allait souvent prier dans le bois qui était proche de l'église, afin d'exprimer davantage sa douleur et de pouvoir verser des larmes plus abondantes devant le Seigneur, pour que, dans son si grand tourment, le Seigneur qui peut tout daigne lui envoyer du ciel un remède 3. Pendant plus de deux

2. À la Portioncule.

3. Il est peu vraisemblable que cet épisode soit survenu avant le séjour de François en Orient (1219-1220) ou après sa stigmatisation sur le mont Alverne (septembre 1224) ; une période semble donc s'imposer : les années 1220-1224. Les diverses péripéties de cette tentation intérieure et la victoire finale du Poverello sur celle-ci ont été magistralement racontées par É. LECLERC, Sagesse d'un pauvre, Paris, réimpr. 2007. A l'instar de ce dernier, tous les spécialistes s'accordent à admettre que la cause de cette crise personnelle est l'évolution de la religion mineure, provoquée par la croissance exponentielle du nombre des frères, qui a entraîné leur éloignement progressif du mode de vie des premiers temps et l'incompréhension, chez beaucoup de nouveaux venus, du sens profond de la minorité et de la vie fraternelle. De toutes les sources franciscaines, CA et SP sont celles qui accordent le plus de place à cette crise intérieure de François et à son combat pour conserver ses

1280 ans, jour et nuit, il avait ainsi été tourmenté par cette tentation ; mais un jour, alors qu'il se tenait en prière dans l'église Sainte-Marie, il advint que cette parole du saint Évangile lui fut dite en esprit : « Si tu avais de la foi comme un grain de sénevé et que tu dises à cette montagne de se transporter hors de son lieu et d'aller dans un autre lieu 1, il en serait ainsi. » Saint François répondit : « Quelle est cette montagne ? » Et il lui fut répondu : « Cette montagne, c'est ta tentation. » Le bienheureux François dit : « Alors, Seigneur, qu'il me soit fait comme tu as dit 2. » Et aussitôt il fut délivré, de telle manière qu'il lui sembla ne jamais avoir eu cette tentation.

[François s'impose comme pénitence de manger dans l'écuelle d'un lépreux]

§64 [LP 22] À une époque, un jour où le bienheureux François était revenu à l'église Sainte-Marie-de-la-Portioncule, il y trouva frère Jacques le Simple 3 accompagné d'un lépreux couvert d'ulcères qui y était venu le même jour ; or le saint père lui 4 avait instamment recommandé ce lépreux et tous les autres lépreux qui étaient très fortement atteints. En ces jours-là en effet, les frères demeuraient dans les hôpitaux des lépreux 5 ; mais ce frère Jacques était comme le médecin de ceux qui étaient très atteints et il touchait, changeait 6 et soignait

frères sur la voie de la minorité. Voir en particulier CA 101-106 (Intention de la Règle), 109, 111 et 112.

l.. Voir Mt 17 19.

2. Voir Lc 1 38.

3. On ignore tout de ce frère Jacques le Simple qui, dans les sources franciscaines, n'est nommé que dans cet épisode.

4. ML 169 remplace « lui » par « aux frères ».

5. Voir CA 9 : « C'est pourquoi au début de la religion, après que les frères commencèrent à se multiplier, il voulut que les frères demeurent dans les hôpitaux des lépreux pour les servir. »

6. Au lieu de « changeait », attesté en CA, ML 169 a « lavait » et V a « nettoyait ».

volontiers leurs plaies. Le bienheureux François dit à frère Jacques 1, en manière de réprimande : « Tu ne devrais pas emmener ainsi les frères chrétiens, car cela n'est convenable ni pour toi ni pour eux. » Le bienheureux François appelait en effet les lépreux « frères chrétiens » 2. Le saint père dit cela, car, bien qu'il lui plût que frère Jacques les assiste et les serve, il ne voulait cependant pas qu'il emmène hors de l'hôpital ceux qui étaient très atteints -- et ce d' autant que ce frère Jacques était très simple et allait souvent à l'église Sainte-Marie accompagné d'un lépreux 3, et parce que, d'habitude, les gens ont en horreur les lépreux qui sont très atteints 4.

Ayant dit ces mots, le bienheureux François s'en blâma aussitôt et dit donc sa faute à frère Pierre de Cattaneo, qui était

1. Au lieu du passage allant de « À une époque » jusqu'à « frère Jacques », SPm 32 a « Frère Jacques le Simple, à qui le saint avait instamment recommandé les lépreux fortement atteints, qui était comme leur médecin, nettoyant (tergendo), changeant et soignant leurs plaies — en ces temps-là, en effet, les frères demeuraient dans les maisons des lépreux ou les hôpitaux —, conduisit un lépreux couvert d'ulcères à Sainte-Marie-de-la-Portioncule. Le bienheureux François lui dit ».

2. « Chrétien » était un des termes couramment utilisés au Moyen Âge — avec « ladre », « mésel », « cagot », « gézitain », etc. — pour désigner les lépreux. Un des plus anciens témoins que nous possédions de cet usage du mot « chrétien » est un cartulaire de l'abbaye de Lucq-de-Béarn, qui date des environs de l'an mil. On trouve de multiples occurrences de ce terme dans les archives datant des xiir-xvr siècles, sans compter les emplois de « crestiennerie » et de « crestientad » pour signifier « léproserie ». L'usage du mot « chrétien » pour désigner les lépreux n'a donc rien d'original. L'apport propre de François est de l'employer comme adjectif — et non comme substantif — et de toujours le faire précéder du mot « frère ». Ainsi le lépreux est-il fondamentalement et d'abord considéré comme un frère, et seulement accidentellement et en second lieu comme étant atteint de la maladie de la lèpre.

3. SP 58 donne : « et ce frère Jacques était si simple qu'il allait avec eux de l'hôpital jusqu'à l'église Sainte-Marie comme s'il allait avec des frères ».

4. Dans le texte latin, tous les verbes de cette phrase sont au passé ; nous avons choisi de les traduire au présent pour ne pas conférer au récit une tournure précieuse, absente de l'original latin. Au lieu du passage allant de « et ce d'autant » jusqu'à « très atteints », SPm 32 donne simplement « car les gens ont horreur de ceux-ci ».

1282 alors ministre général 1, d'autant qu'en blâmant frère Jacques, le bienheureux François crut avoir provoqué la honte du lépreux. C'est pour cela qu'il dit sa faute, afin de donner par là satisfaction à Dieu et au lépreux. Le bienheureux François dit alors à frère Pierre : « La pénitence que je veux donc faire, je te demande de me la confirmer et de ne t'opposer à moi en aucune façon. » Frère Pierre lui répondit : « Frère, fais comme il te plaira. » Frère Pierre, en effet, vénérait et craignait tant le bienheureux François et il était si obéissant envers lui qu'il n'osait pas changer son ordre, bien qu'en cette occasion et comme bien souvent il en était contrarié intérieurement et extérieurement 2. Le bienheureux François dit : « Que ma pénitence soit de manger en même temps dans le même plat que le frère chrétien ! » Et de fait, tandis que le bienheureux François était assis à table avec le lépreux et les autres frères, on posa une écuelle entre eux deux. Or le lépreux était tout couvert de plaies et d'ulcères, et de plus ses doigts, avec lesquels il mangeait, étaient rongés et sanguinolents, si bien que, quand il les mettait dans l'écuelle, du sang dégouttait toujours dans celle-ci. Voyant cela, frère Pierre et les autres frères étaient fort attristés, mais ils n'osaient rien dire par crainte du saint père. Celui qui a écrit ces lignes a vu et en a rendu témoignage 3.

1. Voir CA 11. On sait que Pierre de Cattaneo a gouverné la religion des Frères mineurs de la fin septembre 1220 au 10 mars 1221 (date de sa mort). On notera la discordance entre cette datation et la mention, en début de paragraphe, qu' « en ces jours-là, les frères demeuraient dans les hôpitaux des lépreux », qui évoque plutôt les dix premières années d'existence de la religion mineure. Au lieu de « ministre général », SPm 32 a « là ». Il est donc possible que François ait alors été en compagnie de Pierre de Cattaneo, sans que celui-ci ait déjà été ministre général.

2. La résignation de François, si elle a eu lieu, n'a en rien diminué son pouvoir sur ses compagnons. Les mots « bien qu'en cette occasion et comme bien souvent il en était contrarié intérieurement et extérieurement » sont absents de SPm 32.

3. Voir Jn 19 35, 21 24. Cette ultime notation peut désigner frère Léon.

 


 

[Dans l'église de Bovara, François est attaqué par des démons ; vision de frère Pacifique dans cette même église]

§65 [LP 23] 1 À une époque, le bienheureux François parcourait la vallée de Spolète et il était accompagné de frère Pacifique, qui était de la Marche d'Ancône et était appelé dans le monde le « roi des poètes », un maître de chant noble et courtois 2. Ils reçurent l'hospitalité dans l'hôpital des lépreux de Trevi 3. Le bienheureux François dit à frère Pacifique : « Allons à l'église Saint-Pierre de Bovara 4, car je veux y passer la nuit. » Cette église, en effet, n'était pas très éloignée de l'hôpital et nul n'y demeurait, d'autant qu'en ces temps-là, le bourg fortifié de Trevi avait été détruit 5, si bien que nul ne demeurait dans le bourg même ou dans un village à l'entour. Il advint qu'en chemin, le bienheureux François dit à frère Pacifique :

1. SPm 33 offre une version extrêmement condensée de ce paragraphe : « Comme, une nuit, le bienheureux François était demeuré seul à prier dans l'église Saint-Pierre de Bovara, à côté de l'hôpital des lépreux de Trevi, et qu'il avait senti une suggestion diabolique, il se leva et dit en se signant : "Démons, de la part de Dieu tout-puissant je vous le dis : tout ce qui vous a été dit par Dieu, mettez-le en oeuvre en mon corps." Et dans l'église, frère Pacifique, son compagnon, vit le siège qui fut celui de Lucifer et il lui fut répondu qu'il était réservé au bienheureux François. »

2. La conversion de frère Pacifique est relatée en 2C 106. Outre sa qualité de poète, qui lui valut d'être prié par François d'ajuster le rythme du Cantique de frère Soleil, il fut responsable du groupe de frères envoyé en France en 1217 et devint le premier ministre de cette nouvelle province. Revenu en Italie en 1223, il repartit par la suite en France et y mourut en 1236, au couvent de La Cordelle (Vézelay) qu'il avait fondé. Voir J.-B. AUBERGER, « Le bienheureux Frère Pacifique, Rex versuum et compagnon de saint François », Archivum franciscanum historicum, 92, 1999, p. 59-93.

3. Trevi, province de Pérouse, Ombrie.

4. Bovara, commune de Trevi, province de Pérouse, Ombrie.

5. Trevi fut détruite par Diebold de Sweinspeunt, duc de Spolète, en septembre 1213 ; cédée à Foligno en 1215, la petite cité fut alors reconstruite. Le présent épisode se situe donc entre ces deux dates. SP 59, qui a dû être rédigé à une époque où le souvenir de la destruction de Trevi par Diebold de Sweinspeunt s'était perdu, ne mentionne pas ce fait et explique que, si François demande à Pacifique de retourner à l'hôpital des lépreux de Trevi, c'est parce que l'église Saint-Pierre de Bovara « était à l'abandon ».

1284 « Retourne à l'hôpital, car cette nuit je veux demeurer seul ici ; viens me retrouver demain de bon matin. » Or comme le bienheureux François était demeuré seul et avait dit complies 1 et d'autres prières, il voulut se reposer et dormir, mais il ne le put ; et son esprit fut saisi de crainte 2 et commença à ressentir des suggestions diaboliques. Aussitôt il se leva, sortit hors de la maison et se signa en disant : « Démons, de la part de Dieu tout-puissant je vous le dis : mettez en oeuvre tout ce qui vous a été concédé par notre Seigneur Jésus Christ pour faire souffrir mon corps ; je suis prêt à tout supporter, car le plus grand ennemi que j'aie, c'est mon corps. Ainsi me vengerez-vous de mon adversaire' et de mon ennemi. » Et aussitôt, ces suggestions cessèrent. Il retourna alors à l'endroit où il s'était couché et il se reposa et dormit en paix.

Et aussitôt il entendit une voix lui dire : « Ce siège fut celui de Lucifer et c'est le bienheureux François qui s'y assiéra à sa place. » Dès qu'il fut revenu en lui-même, le bienheureux François sortit du choeur et le rejoignit. Aussitôt il se jeta aux pieds du bienheureux François, les bras en croix, le regardant comme s'il était déjà au ciel, à cause de la vision qu'il avait eue de lui, en lui disant : « Père, pardonne-moi mes péchés et prie le Seigneur de me pardonner et d'avoir pitié de moi ! »  1 Étendant la main, le bienheureux François le releva et il comprit qu'il avait vu quelque chose dans la prière 2. Il paraissait tout bouleversé et parlait au bienheureux François non comme à quelqu'un vivant dans la chair, mais comme à quelqu'un régnant déjà dans le ciel. Ensuite, comme à propos d'autre chose -- car il ne voulait pas dire sa vision au bienheureux François --, frère Pacifique interrogea le bienheureux François en lui disant : « Que penses-tu de toi, frère ? » Le bienheureux François lui répondit en disant : « Il me semble être un plus grand pécheur que quiconque en ce monde. » Et aussitôt il fut dit à frère Pacifique en son cœur : « À cela tu peux savoir que la vision que tu as eue est véridique. Car de même que Lucifer a été précipité de ce siège du fait de son orgueil, de même le bienheureux François méritera d'être exalté et de s'y asseoir du fait de son humilité. »             

Au matin, frère Pacifique vint le retrouver. Le bienheureux François se tenait en prière devant l'autel, à l'intérieur du choeur ; frère Pacifique se tenait à l'attendre à l'extérieur du choeur, devant le crucifix 4, tout en priant le Seigneur. Lorsque frère Pacifique commença à prier, il fut ravi en extase 5 -- dans son corps ou hors de son corps, Dieu le sait 6 -- et il vit de nombreux sièges dans le ciel, parmi lesquels il en vit un qui était plus élevé que les autres, glorieux, étincelant et orné de toutes sortes de pierres précieuses'. Admirant sa beauté, il se mit à se demander en lui-même de quelle sorte était ce siège et à qui 8.                                   

1. Dernière prière collective de la journée, après les vêpres.   

2. SP 59 insère : « son corps se mit à trembler ».                           

3. Lc 18 3 (dans ce verset évangélique, le verbe « vindicare » a le sens de « rendre justice », alors qu'en CA 65, il a celui de « se venger », « châtier »).                           

4. Dans l'église de Bovara est encore conservé aujourd'hui un crucifix en bois datant du xii° siècle ; au xni' siècle, d'après le texte, ce crucifix devait se trouver en haut de la nef.                                                        

5. Au lieu de « il fut ravi en extase 0, SP 60 a « il fut élevé et ravi dans le ciel »

6. 2Co 12 2.                                         

7. Ap 21 19.                                         

8.11 faut certainement voir ici un écho du thème du « siège périlleux » réservé à Galaad dans La Quête du saint Graal, qu'un poète tel que frère Pacifique connaissait à l'évidence fort bien. Voir La Quête du saint Graal. Roman en prose du XIIIe siècle, éd. F. Bogdanow, trad. A. Berne, Paris, 2006, p. 88-102 ; J. DALARUN, « François d'Assise et la quête du Graal », Romania, 127, 2009, p. 147-167.                                

[François est réconforté par le son d'une cithare dans la maison de Tabald, à Rieti]

§66 [LP 24] À l'époque où le bienheureux François était à Rieti et demeurait pendant quelques jours dans une chambre chez 

1. SP 60 donne : « le regardant comme s'il demeurait déjà au ciel sur ce siège, et il lui dit : "Père, pardonne-moi et prie le Seigneur d'avoir pitié de moi et de me remettre mes péchés." »               

2. Voir Lc 1 22.                

3. Rieti, Latium.                                                                         

1286 Tabald le Sarrasin pour sa maladie des yeux 1, un jour, il dit à un de ses compagnons qui, dans le monde, avait appris à jouer de la cithare 2 : « Frère, les fils de ce monde 3 ne comprennent pas les réalités divines ; car les instruments de musique, à savoir cithares, psaltérions à dix cordes 4 et autres instruments dont se servaient autrefois les saints hommes pour la louange de Dieu et la consolation des âmes 5, ils s'en servent pour la vanité et le péché contre la volonté du Seigneur 6. Je voudrais donc que tu obtiennes en secret d'un homme honorable une cithare, avec laquelle tu me jouerais une mélodie qui convienne, sur laquelle nous dirions des paroles et les Louanges du Seigneur, d'autant que mon corps est affligé d'une grave maladie et d'une grande douleur. Ainsi je voudrais amener par ce moyen la douleur de mon corps à se changer en allégresse de l'esprit et en consolation. » Effectivement, durant sa maladie, le bienheureux François avait fait des Louanges du Seigneur 7, qu'il faisait parfois dire à ses compagnons pour la louange du Seigneur, en

1. Des documents d'archives attestent qu'il existait bien à Rieti, à cette époque, un chanoine nommé « Teobaldo Saraceno ».

2. Le terme latin est « cytharizare » : il s'agit à coup sûr de jouer d'un instrument à cordes accompagnant le chant, mais il n'est pas évident de savoir quel instrument précis ce terme désigne ; sans doute une sorte de luth. Quant au frère, on peut supposer qu'il s'agit de Pacifique. En effet, le « Roi des poètes » était sans nul doute un excellent musicien et les récits contenus en CA 65 et CA 66 sont si différents que le seul motif de les accoler réside dans le fait qu'ils mettent en scène le même frère aux côtés de François.

3. Voir Lc 168.

4. Instrument à doubles cordes sur une caisse de résonance plate, de forme triangulaire ou trapézoïdale.

5. Les paroles mises dans la bouche de François se réfèrent manifestement à l'Écriture sainte. Pour la louange de Dieu, voir, par exemple, le Ps 150 ; pour la consolation des âmes, voir 1S 16 23.

6. Cette idée constituait, à l'époque, un thème courant de prédication et même d'iconographie.

7. Comme en témoigne clairement CA 83, ces « Laudes Domini » ne désignent ni les Louanges de Dieu adressées à frère Léon, ni les Louanges pour les heures, mais le Cantique de frère Soleil que François se faisait souvent chanter au cours des deux dernières années de son existence ; voir SPm 4 ; CA 83-84 et 99 ; SP 121.

vue de la consolation de son âme et aussi pour l'édification du prochain. Le frère lui répondit en disant : « Père, j'aurais honte de l'acquérir, d'autant que les gens de cette cité savent que, dans le monde, je savais jouer de la cithare. Je crains qu'ils me suspectent d'être tenté de me remettre à jouer de la cithare 1. » Le bienheureux François lui répondit : « Alors, frère, n'en parlons plus. »

La nuit suivante, vers le milieu de la nuit, le bienheureux François veillait ; et voici qu'aux alentours de la maison où il couchait, il entendit une cithare jouant la mélodie la plus belle et la plus délectable qu'il eût jamais entendue de sa vie. Le joueur de cithare s'éloignait aussi loin qu'il était possible de l'entendre et revenait ensuite, jouant toujours de la cithare. Et ainsi fit-il pendant une bonne heure. Le bienheureux François, considérant que c'était l' oeuvre de Dieu et non de l'homme, fut donc rempli de joie au plus haut point et, le cœur exultant, il loua de toute son émotion le Seigneur, qui avait daigné le consoler par une si belle et si grande consolation. En se levant le matin, il dit à son compagnon : « Je t'ai prié, frère, et tu ne m'as pas donné satisfaction ; mais le Seigneur, qui dans la tribulation console 2 ses amis, a daigné me consoler cette nuit. » Et il lui raconta alors tout ce qui était arrivé. Les frères s'en émerveillèrent, considérant que c'était un grand miracle. Et ils eurent la certitude que cela avait été une oeuvre de Dieu pour la consolation du bienheureux François, d'autant que non seulement au milieu de la nuit, mais même après le troisième coup de cloche, à cause d'un statut ordonné par le podestat 3, nul n'osait parcourir la cité -- et parce que, comme le dit le bienheureux

1. Depuis l'Antiquité (voir saint AUGUSTIN, Confessions, I, xui ; III, u ; VI, vu-viii), l'Église latine tenait en discrédit les spectacles de divertissement, ainsi que les métiers d'acteur et de saltimbanque.

2. Voir 2Co 1 4.

3. Durant la première moitié du xitr siècle, les cités d'Italie septentrionale et centrale étaient pratiquement toutes érigées en communes et gouvernées par un podestat ; voir CA 84. La cloche dont il est question est celle du campanile municipal — concurrente de celle de la cathédrale —, qui marquait les temps forts de la vie politique de la cité.

1288 François, c'était en silence, sans voix ni bruit de bouche 1, comme une oeuvre de Dieu, que le joueur de cithare allait et venait pendant une bonne heure pour consoler son esprit.

[Restauration miraculeuse de la vigne du prêtre de Saint-Fabien]

§67 [LP 25] À la même époque, le bienheureux François demeura pour sa maladie des yeux à l'église Saint-Fabien, qui est proche de cette même cité 2, dans laquelle vivait un pauvre prêtre séculier. Or à cette époque, le seigneur pape Honorius était avec d'autres cardinaux dans cette même cité 3. De ce fait, nombre de cardinaux et d'autres grands clercs, en raison de la révérence et de la dévotion qu'ils avaient envers le saint père, lui rendaient visite presque chaque jour. Cette église avait une petite vigne, qui jouxtait la maison où demeurait le bienheureux François ; cette maison avait une porte qui donnait sur la vigne, par laquelle passaient presque tous ceux qui lui rendaient visite, d'autant qu'à cette époque les raisins étaient mûrs 4 et que l'endroit était agréable pour se reposer. Par suite de ces circonstances, il advint que la vigne fut presque entièrement saccagée. De fait, certains cueillaient des raisins et les mangeaient sur place, d'autres en cueillaient et les emportaient, d'autres les foulaient aux pieds. Pour cette raison, le prêtre fut irrité et perturbé ; et il disait : « Cette année, j'ai perdu ma vigne. Bien qu'elle soit certes petite, j'en récoltais assez de vin pour subvenir à mes besoins. »

Ayant entendu cela, le bienheureux François le fit appeler devant lui et lui dit : « Cesse de te troubler et de t'irriter, car

1. Au Moyen Âge, les instruments étaient d'ordinaire utilisés pour accompagner le chant ; François a été frappé et ravi par cette musique purement instrumentale.

2. Il s'agit toujours de Rieti.

3. Le pape Honorius III et une partie de la curie pontificale ont effectivement séjourné à Rieti du 23 juin 1225 au 31 janvier 1226. Parmi les membres de la curie figurait le cardinal Hugolin ; voir IC 99.

4. Cette indication permet de situer l'épisode début septembre 1225.

nous ne pouvons rien y changer. Mais aie confiance dans le Seigneur 1, car, pour moi son petit serviteur, il peut réparer le dommage 2 que tu as subi. Mais dis-moi, combien de mesures de vin as-tu eues quand tu as eu le plus de ta vigne ? » Le prêtre lui répondit en disant : « Treize mesures, père. » Le bienheureux François lui dit : « Désormais tu ne dois plus t'apitoyer sur toi-même, ni proférer à quiconque aucune parole injurieuse, ni te plaindre auprès de quiconque ; aie foi dans le Seigneur et en mes paroles, et si tu dois avoir moins de vingt mesures de vin, moi, je te ferai verser la différence. » Dès lors, le prêtre se tranquillisa et fit silence. Et il advint, par dispensation divine, qu'il eut pas moins de vingt mesures, comme lui avait dit le bienheureux François. Ce prêtre donc s'en émerveilla grandement, comme tous ceux qui entendirent cela ; ils considéraient que c'était un grand miracle, dû aux mérites du bienheureux François, d'autant que non seulement la vigne était dévastée, mais, même si elle avait été pleine de raisins et que personne ne l'avait entamée, il semblait impossible à ce prêtre et aux autres d'avoir d'elle vingt mesures de vin. Aussi, nous qui avons été avec lui, rendons-nous témoignage 3 de ce que lorsqu'il disait : « Il en est, ou il en sera ainsi », il en advenait toujours ainsi. Et nous avons vu beaucoup de ses prédictions réalisées, alors qu'il était en vie et pareillement après sa mort 4.

1. Voir Ps 10 (11) 2.

2. Les mots « le dommage » sont restitués d'après CU 17 et SP 104 ; SP 104 donne : « réparer intégralement ».

3. Voir Jn 21 24, 19 35. L'expression « nous qui avons été avec lui » est inspirée de 2P 1 18.

4. SP 104 remplace le passage allant de « lorsqu'il disait » à « après sa mort » par « cela et tout ce qu'il a prédit s'est toujours réalisé à la lettre de sa parole ».

[Le Seigneur pourvoit à un repas où les frères avaient invité le médecin soignant les yeux de François]

1290 §68 [LP 26] A cette même époque, le bienheureux François demeura pour sa maladie des yeux à l'ermitage des frères de Fonte Colombo 1, prés de Rieti. Un jour que le médecin des yeux de cette cité 2 lui rendait visite et demeurait avec lui quelque temps comme il avait souvent eu coutume de le faire, au moment où il se disposait à s'en aller, le bienheureux François dit à un de ses compagnons : « Allez donner à très bien manger au médecin ! » Son compagnon lui répondit en disant : « Père, nous le disons avec honte : nous sommes tellement pauvres en ce moment que nous avons honte de l'inviter et de lui donner à manger à l'instant. » Le bienheureux François dit à ses compagnons : « Hommes de peu de foi 3, ne me faites pas répéter 4 ! » Le médecin dit au bienheureux François et à ses compagnons : « Frère, je veux d'autant plus volontiers manger avec les frères qu'ils sont si pauvres. » Ce médecin était très riche et, quoique le bienheureux François et ses compagnons l'aient souvent invité, il n'avait jamais voulu rester à manger.

1. Fonte Colombo, province de Rieti, Latium. À en croire CA 83 et 86, ce séjour à Fonte Colombo aurait eu lieu durant les derniers jours du printemps et l'été 1225. François venait de Saint-Damien et, après ce séjour à Fonte Colombo, il alla loger près de l'église Saint-Fabien ; voir CA 66-67.

2. L'expression « medicus oculorum eiusdem civitatis » est fort instructive, mais ne peut être prise au pied de la lettre. En effet, l'ophtalmologie n'est devenue une spécialité médicale autonome qu'à la fin du XIIIe siècle. Ce « médecin des yeux » doit donc être un « généraliste » ayant la réputation de soigner habilement les yeux, ce que confirme cette formule de CA 86 : « un médecin de Rieti qui savait traiter les maladies des yeux ». En ce qui concerne l'identité de ce médecin, le texte livre deux indications : c'est un habitant de Rieti (ce qui exclut l'hypothèse d'un praticien attaché à la cour pontificale) ; il est très riche (il s'agit donc d'un notable). Son identification au « maître Nicolas médecin », dont le nom apparaît à maintes reprises dans des documents des archives municipales de Rieti datant des années 1203-1233, est donc fort vraisemblable.

3. Mt 826, 1431.

4. Sur le fait que François n'aime pas répéter un ordre à ses frères, voir CA 17, SPm 34 et ML 187.

Les frères allèrent donc dresser la table et, avec honte, y placèrent le peu de pain et de vin qu'ils avaient, ainsi que les quelques légumes 1 qu'ils avaient faits pour eux-mêmes. S'asseyant à table, ils avaient encore à peine commencé à manger lorsqu'on frappa à la porte de l'ermitage. Un des frères se leva et alla ouvrir la porte. C'était une femme qui apportait un grand panier plein de beau pain, de poissons, de pâtés d'écrevisses 2, de miel et de raisins qui paraissaient tout frais cueillis, qu'avait envoyé au bienheureux François une dame d'un bourg fortifié distant d'environ sept milles de l'ermitage. Ayant vu cela, les frères et le médecin s'émerveillèrent grandement en considérant la sainteté du bienheureux François 3. Et le médecin dit aux frères : « Mes frères, ni vous -- comme vous le devriez -- ni nous ne connaissons la sainteté de ce saint 4. »

[François prédit la conversion du mari d'une dame de Lisciano]

§69 [LP 27] Un jour où le bienheureux François allait aux Celles de Cortone 5, alors qu'il suivait la route qui passe au pied d'un bourg fortifié qu'on appelle Lisciano 6, à côté du lieu des frères de Preggio 7, il advint qu'une noble dame de ce bourg accourut en grande hâte pour parler au bienheureux François. Comme un des compagnons du bienheureux François s'était retourné et

1. Le mot « oleria » signifie « légumes », « plantes potagères ». I1 désigne ici les « herbes » (légumes verts) et éventuellement les « racines » (carottes, navets...), que le Moyen Âge tenait en piètre estime ; voir CA 52.

2. Nous remplaçons le « mastillis gymmarorum » de CA, qui est manifestement une faute de copie, par « pastillis gammarorum » (« de pâtés d'écrevisses »), attesté en SP 110. Il existe, de fait, des témoignages que les lacs des environs de Rieti étaient riches en écrevisses.

3. SP 110 insère : « et tout ce qui s'ajoute à ses mérites ».

4. On songe à 1C 54 : « C'est par un juste jugement que nous t'avons perdu, toi que nous n'avons pas pris soin de connaître quand nous t'avions. »

5. Cortone, province d'Arezzo, Toscane.

6. Lisciano Niccone, province de Pérouse, Ombrie, non loin du lac Trasimène.

7. Preggio, commune d'Umbertide, province de Pérouse, Ombrie.

1292 avait aperçu cette dame, très fatiguée 1 par le trajet, qui venait en grande hâte, il courut dire au bienheureux François : « Père, pour l'amour de Dieu, attendons cette dame qui vient derrière nous et qui est très fatiguée à cause de son désir de nous 2 parler. »

Le bienheureux François, en homme plein de charité et de compassion, l'attendit. Lorsqu'il la vit, fatiguée et venant avec une grande ferveur d'esprit et une grande dévotion, il lui dit :

« Que désires-tu, dame ? »

La femme lui répondit en disant :

« Père, je te prie de me bénir 3. »

Le bienheureux François lui demanda :

« Es-tu liée à un homme ou bien es-tu libre ? »

 « Père, dit-elle, il y a longtemps que le Seigneur m'a donné le bon dessein de le servir. J'ai eu et j'ai un grand désir de sauver mon âme ; mais j'ai un mari si cruel qu'il est, pour moi et pour lui, un obstacle dans le service du Christ. À cause de cela, mon âme est affligée jusqu'à la mort 4 d'une grande douleur et d'une grande angoisse. »

 Le bienheureux François, considérant le fervent esprit qui l'animait et d'autant qu'elle était une femme toute jeune et délicate selon la chair, ému de compassion pour elle, la bénit et lui dit :

« Va, tu trouveras ton mari à la maison et tu lui diras de ma part que je vous prie, lui et toi, pour l'amour de ce Seigneur qui, pour nous sauver, a enduré la souffrance de la croix, de sauver vos âmes dans votre maison. »

Elle s'en retourna et, quand elle entra dans sa maison, elle y trouva son mari, comme le lui avait dit le bienheureux François. Son mari lui demanda :

« D'où viens-tu ? »

 « Je viens de voir le bienheureux François, répondit-elle ; il m'a bénie et ses paroles ont consolé et réjoui mon âme dans le Seigneur. En

1. Le mot « fatigatam » (« fatiguée ») est absent de CA, mais il est attesté en CU 19.

2. Nous corrigeons le « vous » de CA et CU 19 en « nous ».

3. Voir Gn 27 38. La demande de cette femme est mot pour mot identique (« Pater, rogo ut michi benedicas ») à celle de frère Bernard en CA 12 ; tout comme celle de Bernard, elle ne peut être pleinement comprise que si l'on a présent à l'esprit le sens très fort que le Moyen Âge accordait aux bénédictions.

4. Voir Mc 14 34.

outre, il m'a dit aussi de te demander et de te supplier, de sa part, que nous sauvions nos âmes dans notre maison. »

Sitôt que ces paroles furent dites, la grâce de Dieu descendit sur lui par les mérites du bienheureux François. Si soudain transformé à neuf par le Seigneur, il lui répondit avec beaucoup de bienveillance et de mansuétude :

« Dame, dorénavant, comme il te plaira, mettons-nous au service du Christ et sauvons nos âmes comme a dit le bienheureux François. »

Et son épouse lui déclara :

« Seigneur, il me semble bon que nous vivions dans la chasteté, car cela plaît beaucoup au Seigneur et c'est une vertu qui procure une grande récompense. »

Son mari lui répondit :

« Dame, puisque cela te plaît, cela me plaît. Car en cela et dans les autres bonnes oeuvres, je veux unir ma volonté à ta volonté 1. »

À partir de ce moment et durant de nombreuses années, ils vécurent dans la chasteté, faisant de nombreuses aumônes aux frères et aux autres pauvres -- de sorte que non seulement les séculiers, mais aussi les religieux s'émerveillaient de leur sainteté, d'autant que cet homme avait été très mondain avant de devenir si soudainement spirituel. Persévérant jusqu'à la fin 2 en cela et dans toutes les autres oeuvres, tous deux moururent à peu de jours d'intervalle. Ils furent beaucoup pleurés à cause du parfum de bonne vie qu'ils avaient exhalé durant tout le temps de leur vie en louant et bénissant le Seigneur 3, qui leur avait donné, entre autres grâces, l'innocence et la concorde dans la vie menée à son service. Même dans la mort, ils ne furent pas séparés 4, car l'un mourut juste après l'autre. Ainsi, jusqu'au jour d'aujourd'hui, leur mémoire est-elle évoquée par ceux qui les ont connus à la manière de celle des saints.

1. Le mode de vie proposé par François à la dame et assumé par le couple préfigure celui des tertiaires, sorte de pénitents à domicile : les couples vivent dans la chasteté en multipliant les prières et les bonnes oeuvres.

2. Voir Mt 10 22.

3. Voir Lc 24 53.

4. 2S 1 23.

[François refuse d'admettre un jeune noble dans la religion mineure]

1294 §70 [LP 28] À l'époque où nul n'était reçu dans la vie des frères 1 sans la permission du bienheureux François 2, le fils d'un noble 3 selon le monde, originaire de Lucques 4, avec d' autres qui voulaient entrer dans la religion, vint au bienheureux François qui était alors malade et demeurait dans le palais de l'évêque d'Assise. Lorsque les frères les présentèrent devant le bienheureux François, le fils du noble s'inclina devant le bienheureux François et se mit à pleurer abondamment en le suppliant de le recevoir. Posant le regard sur lui 5, le bienheureux François lui dit : « O homme misérable et charnel ! Pourquoi mens-tu à l'Esprit saint et à moi 6 ? C'est selon la chair et non pas selon l'esprit que tu pleures ! » Sitôt ces paroles dites, ses parents vinrent à cheval à l'extérieur du palais, voulant se saisir de lui pour le reconduire à sa maison. Quand il entendit le vacarme des chevaux et qu'il regarda par une fenêtre du palais, il vit ses parents ; il se leva aussitôt, vint les trouver à

1. SP 103 remplace « dans la vie des frères » par « dans l'Ordre ».

2. Cette précision donne à penser que l'épisode se situe entre le début des années 1210 et l'an 1219. D'un côté, en effet, François a commencé par donner à tous les frères le pouvoir d'accueillir des postulants (voir AP 24), mais cette pratique a disparu au tout début des années 1210. De l'autre, 2Reg 2 1 (1223) affirme que les ministres provinciaux ont seuls et exclusivement le pouvoir d'admettre de nouvelles recrues. Or, François ayant séjourné en Égypte et en Terre sainte en 1219-1220, puis ayant abandonné le gouvernement des frères à son retour, fin 1220, il n'a pu exercer effectivement la fonction d'accueil des postulants que jusqu'en 1219. Comme les séjours de François malade dans le palais de l'évêque d'Assise ont principalement eu lieu dans les dernières années de sa vie, l'hypothèse d'un regroupement de données chronologiquement disparates est, cependant, envisageable.

3. CU 20 donne : « noble et riche ».             

4. Lucques, Toscane.   

5. Comme le regard posé par Jésus sur l'homme riche (voir Mc 10 21), celui que pose François sur ce jeune noble atteint les profondeurs de son cœur                  

6. Voir Ac53.

l'extérieur 1 et retourna au monde avec eux, comme le bienheureux François l'avait su par l'Esprit saint. Les frères et les autres qui étaient là s'émerveillèrent et ils magnifièrent et louèrent Dieu dans son saint 2.

[François, très malade, désire manger du brochet et le Seigneur lui en procure]

§71 [LP 29] À une époque où il demeurait dans le même palais 3, très malade, les frères le priaient de manger et l'y incitaient. Or il leur répondit : « Mes frères, je n'ai pas envie de manger ; mais si j'avais de ce poisson qu'on appelle "brochet", j'en mangerais peut-être. » Après ces paroles, voici que quelqu'un apporta un panier dans lequel il y avait trois grands brochets bien préparés et des plats d'écrevisses dont le saint père mangeait 4 volontiers, que lui envoyait frère Gérard 5, ministre de Rieti. Les frères s'émerveillèrent grandement en considérant sa sainteté 6 et ils louèrent le Seigneur qui avait satisfait son serviteur avec des mets qu'il leur était alors impossible de lui procurer, surtout parce que c'était l'hiver et qu'on ne pouvait avoir de telles choses dans cette contrée.

1. Voir Jn 18 29.

2. Voir Ps 150 1.

3. S'appuyant sur le fait que frère Gérard était ministre de Rieti, Marino Bigaroni en a déduit que ce palais épiscopal devait être celui de Rieti et non celui d'Assise ; mais cela pose alors le problème de l'enchaînement entre CA 70 et 71.

4. Au « comederat » (« avait mangé ») de CA, nous préférons le « comedebat » (« mangeait ») de CU 21 et SP 111.

5. Les sources franciscaines ne disent rien d'autre de ce frère Gérard.

6. Au lieu de « en considérant sa sainteté », SP 111 a « de la divine providence ».

[François connaît les pensées d'un frère qui récrimine]

1296 §72 [LP 30] Un jour, le bienheureux François allait avec un frère 1, homme spirituel originaire d'Assise, qui était d'un grand et puissant lignage. Le bienheureux François, parce qu'il était un homme faible et malade, chevauchait un âne. Fatigué par le trajet 2, ce frère se mit à ruminer 3 : « Ses parents ne pouvaient être comparés aux miens ; et voici qu'à présent c'est lui qui chevauche et c'est moi qui vais derrière lui, fatigué, en aiguillonnant la bête. » À peine eut-il pensé cela que le bienheureux François descendit de l'âne en lui disant : « Frère, il n'est ni juste ni convenable que, moi, je chevauche, alors que, toi, tu vas à pied, car tu as été plus noble et plus puissant que moi dans le monde 4. » Stupéfait et honteux, le frère se jeta en larmes à ses pieds 5, confessa sa pensée et avoua donc sa faute. Et il s'émerveilla grandement de la sainteté du bienheureux François, car il avait immédiatement connu sa pensée. Aussi, quand, à Assise, les frères prièrent le seigneur pape Grégoire et les cardinaux de canoniser le bienheureux François 6, témoigna-t-il de ce fait devant le seigneur pape et les cardinaux 7.

1.2C 31, qui contient un récit parallèle à celui-ci, donne le nom de l'intéressé : frère Léonard d'Assise.

2. Voir Jn 4 6.                   3. Voir Lc 11 38.

4. Il est certain qu'aller à cheval est un signe distinctif de la chevalerie, à laquelle Léonard appartenait certainement. Mais que cette pensée lui vienne à propos d'un âne, animal évangélique par excellence, ne fait que souligner le côté dérisoire des prétentions sociales.

5. Voir Est 8 3.

6. C'est la seule mention — fort précieuse, par conséquent — que nous ayons d'une initiative des frères en faveur d'un procès de canonisation. En 1C 121-126, tout le mérite en revient au seul Grégoire IX.

7. Cette ultime mention ne se trouve pas en 2C 31. Elle est pourtant très importante, car nous savons peu de chose sur le procès de canonisation de 1228. Or d'une part, contrairement à ce qui a parfois été affirmé, c'est la preuve que des compagnons n'ont pas hésité à témoigner au procès ; d'autre part, c'est un des très rares indices de témoignages portant sur la vie de François et pas seulement sur ses miracles posthumes.

[François connaît à distance le désir d'un frère venu demander sa bénédiction]

§73 [LP 31] Un frère 1, homme spirituel et ami de Dieu, demeurait dans le lieu des frères de Rieti. Un jour, il se leva et s'en vint avec grande dévotion à l'ermitage des frères de Greccio 2, où le bienheureux François demeurait alors, poussé par le désir de le voir et de recevoir sa bénédiction. Le bienheureux François avait déjà mangé et était retourné à la cellule où il priait et dormait. Or parce que c'était carême, il ne descendait de la cellule qu'à l'heure du repas et il retournait aussitôt à la cellule. Ce frère fut très attristé de ne pas le trouver, imputant cela à son péché, d'autant qu'il devait s'en retourner à son lieu le jour même. Quand les compagnons du bienheureux François l'eurent consolé et qu'il se fut éloigné du lieu de Greccio d'un jet de pierre 3 pour s'en retourner à son lieu, par la volonté du Seigneur le bienheureux François sortit de la cellule et appela un de ses compagnons, qui l'accompagnait jusqu'à Fonte del Lago 4 ; il lui dit : « Dis à ce frère de tourner le regard vers moi ! » Lorsqu'il tourna son visage vers le bienheureux François, celui-ci fit un signe de croix et le bénit. Ce frère, plein d' allégresse spirituelle et corporelle 5, loua le Seigneur qui avait exaucé son désir ; et il fut d'autant plus consolé qu'il considéra que ce fut la volonté de Dieu qu'il l'ait béni sans qu'il lui ait demandé ni que quiconque lui ait parlé. Les compagnons du bienheureux François et les autres frères du lieu furent donc dans l'admiration ; ils considérèrent que c'était un grand miracle, étant donné que personne n'avait parlé au bienheureux François de l'arrivée de ce frère, puisque ni les compagnons du bienheureux François ni aucun autre frère n'osaient aller le

1. L'identité de ce frère et la date de cet épisode sont impossibles à déterminer avec certitude.

2. Greccio, province de Rieti, Latium.          

3. Voir Lc 22 41.

4. S'agit-il d'un lieu-dit ou bien d'une simple référence à « la source (ou la fontaine) du lac » ?

5. Littéralement, « avec la joie de l'un et l'autre homme ».      

trouver s'il ne les appelait pas. Et non seulement là, mais partout où il demeurait pour prier, le bienheureux François voulait rester si isolé que nul ne devait aller à lui s'il ne l'appelait pas.

[François donne une leçon de pauvreté aux frères de Greccio ; une visite du cardinal Hugolin à la Portioncule ; éloge des habitants de Greccio]

1298 §74 [LP 32] A une époque, un ministre des frères vint trouver le bienheureux François, qui demeurait alors dans le même lieu 1, pour célébrer avec lui la fête de la nativité du Seigneur 2. Il advint que, le jour même de la Nativité, comme les frères du lieu dressaient la table avec faste en l'honneur de ce ministre 3, la couvrant de belles et blanches nappes qu'ils avaient acquises et de verres pour boire, le bienheureux François descendait de la cellule pour manger. Quand il vit la table disposée en hauteur et dressée avec une telle recherche, il alla en secret prendre le chapeau d'un pauvre homme qui était arrivé là ce même jour et

1. Les récits parallèles de l'épisode (2C 61 ; CU 22 ; LA 15) confirment que cet événement eut lieu à Greccio, à l'exception de SP 20 et ML 91 (ajout marginal), qui le situent à Rieti.

2. CU 22, SP 20 et ML 91 confirment que cette fête est celle de la Nativité, alors que 2C 61 et LM 7 9 déclarent qu'il s'agit de celle de Pâques. Marino Bigaroni a montré que cet épisode a bien eu lieu à Noël et que cet hiatus s'explique par le fait qu'au Moyen Age, la fête de Noël était souvent appelée « Pascha Nativitatis » (« Pâques de la Nativité »), ce qui a engendré la méprise de Thomas de Celano, reproduite par Bonaventure.

3. L'emploi des expressions « minister fratrum » et « ministri illius » pour désigner ce ministre, ainsi que la volonté affichée des frères de Greccio de l'honorer laissent penser qu'il pourrait s'agir non d'un simple ministre provincial, mais du ministre général de la religion mineure. Si cette hypothèse est exacte, l'événement se situe entre 1220 et 1225 ; la date la plus probable est 1223, année où il est avéré que François a séjourné dans cet ermitage pour Noël et y a mis en scène la crèche de Greccio ; le ministre serait alors frère Élie.

4. Cette expression doit d'abord être entendue au sens physique : alors qu'habituellement les frères mangeaient à même le sol (ou sur une table basse), ils ont dressé des tréteaux pour former une table élevée.

le bâton qu'il avait tenu en main. Puis il appela à voix basse un de ses compagnons et sortit à l'extérieur de la porte de l'ermitage 1, à l'insu des autres frères de la maison. Pendant ce temps, les frères se mirent à table, d'autant que le saint père avait parfois l'habitude de ne pas arriver immédiatement à l'heure du repas quand les frères voulaient manger ; et il voulait qu'en ce cas, les frères se mettent à table pour manger 2. Son compagnon ferma la porte et demeura près d'elle, à l'intérieur. Le bienheureux François frappa à la porte et il lui ouvrit aussitôt ; il entra en tenant le chapeau derrière le dos et le bâton en main, comme un pèlerin. Arrivé devant la porte de la maison où mangeaient les frères, il cria comme un pauvre, en disant aux frères : « Pour l'amour du Seigneur Dieu, faites l'aumône à ce pèlerin pauvre et malade 3 ! »

Le ministre et les autres frères le reconnurent aussitôt. Le ministre lui répondit : « Frère, nous sommes pauvres pareillement et, comme nous sommes nombreux, les aumônes que nous mangeons nous sont nécessaires ; mais pour l'amour de ce Seigneur que tu as invoqué, entre dans la maison et nous te donnerons des aumônes que le Seigneur nous a données. » Il entra et, quand il se tint devant la table des frères, le ministre lui donna l'écuelle dans laquelle il mangeait et aussi du pain. Il les prit et s'assit par terre à côté du feu, devant les frères qui étaient assis à la table en hauteur ; et il dit aux frères en soupirant : « Quand j'ai vu cette table dressée avec faste et recherche, j'ai considéré que ce n'était pas la table de pauvres religieux, qui vont chaque jour de porte en porte. Il nous faut en effet, en

1. Au vu de ce passage, il faut supposer que l'ermitage de Greccio comportait au moins deux portes : celle de la maison, où les frères prenaient leurs repas et où la majorité d'entre eux résidaient, et celle de l'enceinte extérieure du lieu qui, outre cette maison, incluait la chapelle et les cellules où se retiraient les frères s'adonnant à la vie érémitique.

2. SP 20 dit de manière plus directe : « en effet, le bienheureux François avait ordonné que les frères ne l'attendent pas quand il n'arrivait pas immédiatement à l'heure du repas. »

3. Voir 1C 17, où François décide de ne jamais refuser une aumône demandée « pour l'amour de Dieu ».

1300 toutes choses, davantage suivre l'exemple de l'humilité et de la pauvreté que les autres religieux, car c'est à cela que nous sommes appelés et c'est cela que nous avons professé devant Dieu et devant les hommes. C'est pourquoi, maintenant, il me semble que je suis assis comme doit l'être un frère 1. » Les frères furent remplis de honte en se rendant compte que le bienheureux François disait la vérité ; certains d'entre eux se mirent à pleurer abondamment en considérant comment il était assis par terre et la manière si sainte et si juste dont il avait voulu les corriger 2.

[LP 33] Il disait que les frères devaient avoir des tables humbles et convenables, telles que les séculiers puissent en être édifiés et que, si un pauvre était invité par les frères, il puisse s'asseoir à côté d'eux -- et non pas le pauvre par terre et les frères en hauteur. Ainsi le seigneur pape Grégoire, au temps où il était évêque d'Ostie et venait au lieu des frères 3 à SainteMarie-de-la-Portioncule, entra-t-il dans la maison des frères et alla-t-il voir leur dortoir, qui était dans la même maison, avec de nombreux chevaliers, moines et autres clercs qui l'accompagnaient 4. Quand il vit que les frères couchaient par terre et n'avaient rien sous eux qu'un peu de paille, pas d'oreillers et quelques pauvres couvertures, presque toutes déchirées et en lambeaux, il se mit à pleurer abondamment devant tous en s'exclamant : « Voici où dorment les frères ! Et nous, misérables, nous usons en tout de tant de superflu ! Qu'adviendra-t-il donc de nous 5 ? » Lui-même et les autres en furent grandement édifiés. Il ne vit là aucune table, car les frères mangeaient par terre. Bien que ce lieu, dès le moment où il fut

1. SP 20 donne : « un frère mineur » ; puis clôt le discours de François par la phrase : « En effet, les fêtes du Seigneur et des autres saints sont plus honorées avec la pénurie et la pauvreté, par lesquelles ces saints ont gagné le ciel, qu'avec la recherche et le superflu, par lesquels l'âme s'éloigne du ciel. »

2. SP 20 ajoute : « et les enseigner ».

3. Au lieu de « et venait au lieu des frères », CU 22 et SP 21 ont « lorsqu'il était venu au chapitre des frères ».

4. C'est ce genre d'intrusion que François tente de limiter en CA 56.

5. Mt 19 27.

édifié et durant longtemps, ait été davantage fréquenté par les frères de la religion entière que n'importe quel autre lieu des frères -- car c'est là que tous ceux qui venaient à la religion prenaient l'habit 1 --, les frères de ce lieu mangeaient toujours par terre, qu'ils soient peu ou nombreux. Et tant que vécut le saint père, à son exemple et selon sa volonté, les frères de ce lieu s'asseyaient par terre pour manger.

[LP 34] Voyant en effet que le lieu des frères de Greccio était convenable et pauvre et que les gens de ce bourg, bien que pauvrets et simples, lui plaisaient davantage que les autres habitants de cette province, le bienheureux François se reposait donc et demeurait souvent en ce lieu, d'autant qu'il y avait là une pauvre petite cellule, très isolée, dans laquelle demeurait le saint père. Ainsi, par son exemple et par sa prédication et celle de ses frères, avec la grâce de Dieu beaucoup d'entre eux entrèrent-ils dans la religion ; beaucoup de femmes conservaient leur virginité, tout en demeurant dans leurs maisons, revêtues de l'habit de la religion 2. Et bien que chacune restât dans sa maison, elles vivaient convenablement la vie commune et mortifiaient leurs corps par le jeûne et la prière, si bien qu'il semblait aux gens et aux frères que leur mode de vie n'était pas celui des séculiers et celui de leurs parents, mais celui de personnes saintes et religieuses qui s'étaient depuis longtemps vouées au service du Seigneur, alors même qu'elles étaient jeunes et très

1. Voir CA 56.

2. L'expression « beaucoup d'entre eux entrèrent dans la religion » peut avoir deux significations, selon le sens que l'on donne au mot « religion » d'une part, elle peut vouloir dire qu'un certain nombre d'hommes de Greccio sont devenus frères mineurs ; d'autre part, qu'une fraction significative de la population de ce bourg, hommes et femmes, est entrée dans l'Ordre -- ou la religion -- de la pénitence (nom primitif du tiers Ordre franciscain). Au vu de l'ensemble de l'épisode, il faut privilégier la seconde interprétation. Quant à ces femmes qui ont fait choix de la virginité et ont revêtu l'habit de la religion, elles constituent la frange la plus radicale de l'Ordre de la pénitence, dont la naissance est décrite en 3S 60 ; les explications données dans la suite du texte montrent que leur mode de vie était proche de celui mené dans les béguinages.

1302 simples. C'est pourquoi le bienheureux François disait souvent aux frères avec allégresse, à propos des hommes et des femmes de ce bourg fortifié : « II n'y a pas une grande cité où tant de gens se soient convertis à la pénitence qu'à Greccio, qui n'est pourtant qu'un petit bourg fortifié ! » Souvent en effet, quand le soir les frères de ce lieu chantaient les louanges du Seigneur comme les frères avaient coutume de le faire en de nombreux lieux à cette époque, les gens de ce bourg fortifié, petits et grands, sortaient dehors pour se tenir sur la route, devant le bourg fortifié, et répondre aux frères à voix haute : « Loué soit le Seigneur Dieu 1 ! » Si bien que même les enfants sachant à peine parler, quand ils voyaient les frères, louaient le Seigneur comme ils le pouvaient.

Or en ce temps-là, ils enduraient un très grand tourment, qu'ils eurent à souffrir durant de nombreuses années : de grands 2 loups dévoraient les gens et, tous les ans, la grêle dévastait leurs champs et leurs vignes. Aussi le bienheureux François, un jour qu'il prêchait, leur dit-il : « Je vous annonce, pour l'honneur et la gloire de Dieu, que, si chacun de vous se corrige de ses péchés et se tourne vers Dieu de tout cœur avec la résolution et la volonté de persévérer, j'ai confiance dans le Seigneur 3 Jésus Christ que, par sa miséricorde, il chassera désormais loin de vous ce fléau des loups et de la grêle que vous avez si longtemps eu à souffrir et qu'il vous fera croître et multiplier 4 dans les biens spirituels et temporels. Je vous annonce également que, si vous retournez à votre vomissement — ce qu'à Dieu ne plaise ! —, cette plaie et ce fléau reviendront sur vous, accompagnés de beaucoup d'autres plus grands tourments. »

1. Il s'agit très probablement de CSoI, où chaque strophe débute par une invitation à la louange. Sur le fait que François faisait fréquemment réciter ce texte, voir CA 66, 83, 99 et 107.

2. Au lieu de « magni » (« grands »), CU 22 a raali » (« mauvais », « méchants »).

3. Voir Ps 10 (11) 2.

4. Voir Gn 1 28, 8 17, 9 1.

5. VoirPr26 Il ;2P222.

Il advint que, par la providence divine et les mérites du saint père, ce tourment cessa sur l'heure. En outre, ce qui est un grand miracle, quand la grêle venait dévaster les champs de leurs voisins, elle ne touchait pas leurs champs qui en étaient tout proches. Ils se mirent alors à multiplier et abonder dans les biens spirituels et temporels pendant seize à vingt ans. Par la suite, ils se mirent à s'enorgueillir de leur graisse 1, à se prendre en haine les uns les autres et à se frapper par l'épée jusqu'à la mort 2, à tuer des animaux en secret 3, à piller et voler de nuit et à perpétrer bien d'autres forfaits. Quand le Seigneur vit que leurs oeuvres étaient mauvaises 4 et qu'ils n'observaient pas ce qui leur avait été annoncé par son serviteur, [sa colère s'emporta contre eux, la main de sa miséricorde 5 s'éloigna d'eux, la plaie de la grêle et des loups revint 6] sur eux, comme le leur avait dit le saint père, et bien d'autres tourments pires que les premiers fondirent sur eux. Le bourg tout entier fut en effet détruit par le feu et, ayant perdu tout ce qu'ils avaient, eux seuls en réchappèrent '. Ainsi les frères et les autres qui avaient entendu les paroles par lesquelles le saint père leur avait prédit la prospérité et 1' adversité admirèrent-ils sa sainteté en voyant toutes ses paroles accomplies à la lettre.

1. Voir Ps 16 (17) 10.

2. Voir Dt1911.

3. Cette dernière formule vise presque certainement des abattages clandestins de bétail appartenant à des voisins, perpétrés par malveillance ou vengeance.

4. Voir Gn 6 5.

5. Le Moyen Âge a hérité du judaïsme et de la théologie patristique l'image de Dieu tenant dans une main la justice (et donc le châtiment) et dans l'autre la miséricorde (et donc le pardon).

6. Le passage entre crochets ne figure pas en CA et est restitué à partir de CU 22.

7. Voir Jb 1 15.

[François prédit la sédition qui va ravager Pérouse à des chevaliers qui perturbent sa prédication]

1304 §75 [LP 35] Un jour que le bienheureux François prêchait sur la place de Pérouse 1 à un peuple nombreux assemblé là 2, voici que, par mode de jeu, des chevaliers de Pérouse se mirent à lancer leurs chevaux à travers la place, armes à la main, entravant ainsi la prédication 3. Malgré les réprimandes des hommes et des femmes qui tentaient d'écouter la prédication, ils ne cessaient pas pour autant. Se tournant vers eux, le bienheureux François dit avec ferveur d'esprit : « Écoutez et comprenez ce que le Seigneur vous annonce par moi, son serviteur ; et ne dites pas : "C'est un homme d'Assise." » Le bienheureux François dit cela, car il y avait 4 une haine ancienne entre les gens d'Assise et ceux de Pérouse 5. Il poursuivit donc : « Le Seigneur vous a exaltés et magnifiés 6 au-dessus de tous vos voisins ; c'est pourquoi vous devez d'autant plus reconnaître votre Créateur et vous devez vous humilier davantage non seulement devant Dieu tout-puissant, mais aussi devant vos voisins. Mais votre cœur est gonflé d'arrogance, de votre orgueil et d'audace 7, et vous dévastez vos voisins et tuez beaucoup d'entre eux. Aussi je vous le dis : si, rapidement, vous ne vous tournez pas vers lui 8 et n'offrez pas réparation à ceux que vous avez offensés, le

1. Pérouse, Ombrie.

2. Voir Ne 8 1.

3. 11 semble s'agir d'un tournoi comme il s'en disputait sur les places des cités. Mais vu le contexte — durant le premier quart du xttr siècle, Pérouse et Assise se sont plusieurs fois affrontées pour le contrôle du territoire et des villages situés entre elles — et la réplique de François, il semble bien que ce jeu guerrier ait eu pour motivation de saboter la prédication d'un Assisiate sur la grande place de Pérouse.

4. SP 105 ajoute : « et il y a encore ».

5. Voir 3S 4, où François se retrouve en prison à la suite d'une bataille entre Pérouse et Assise.

6. Voir Si 33 10.

7. Voir Dt 17 20 ; Ez 28 2-5 ; Dn 5 20 ; 1M 14.

8. Au lieu de eum » (« lui »), CU 23 et SP 105 ont « Deum » (« Dieu »).

Seigneur qui ne laisse rien impuni 1, afin de vous infliger une vengeance, une punition et un affront plus grands, vous fera vous dresser les uns contre les autres ; et une fois que la sédition et la guerre civile auront éclaté, vous endurerez un tourment plus grand que celui que vos voisins pourraient vous infliger 2. »

De fait, dans sa prédication, le bienheureux François ne taisait pas les vices du peuple, par lesquels ils offensaient publiquement Dieu et le prochain 3. Mais le Seigneur lui avait donné une si grande grâce que quiconque le voyait ou l'entendait, petit ou grand 4, le craignait et le vénérait à cause de l'abondante grâce qu'il avait reçue de Dieu ; à tel point que, si fortement qu'il les réprimandait, même s'ils devaient en avoir honte, chacun en était édifié ; bien plus, parfois à cette occasion et afin qu'il prie plus instamment le Seigneur pour eux, ils se tournaient vers le Seigneur 5.

Il advint par permission divine que, peu de jours après, un conflit éclata entre les chevaliers et le peuple, si bien que le

1. Voir Jb 24 12. CA donne ici « reliquit » (« a laissé ») ; nous lui avons substitué « relinquit » (« laisse »), qui est attesté en CU 23 et SP 105.

2. Cet épisode a toutes chances de se situer en 1221-1222. Pérouse, en effet, avait déjà connu de graves désordres intérieurs en 1214 et 1217-1218, mais en 1222-1223 cette cité fut déchirée par une véritable guerre civile et c'est certainement à celle-ci que se réfère CA 75 pour signifier l'accomplissement de la prédiction de François. Assise a mis à profit ces diverses périodes de trouble pour affermir son contrôle de plusieurs localités qu'elle disputait à sa puissante voisine (Postignano, Bettonia) et étendre son influence vers l'ouest. D'où la haine tenace que, durant tout le mir siècle, les Pérugins n'ont cessé de porter aux Assisiates.

3. Le rédacteur éprouve ici le besoin de justifier la dureté des paroles de François, où se ressent peut-être aussi l'animosité de l'Assisiate contre les Pérugins. SP 105 remplace « par lesquels ils offensaient publiquement Dieu et le prochain » par « mais il les dénonçait tous publiquement et énergiquement (viriliter) ».

4. SP 105 donne : « que tous ceux qui le voyaient et l'entendaient, quels que soient leur statut et leur condition ».

5. CU 23 donne : « ils se convertissaient au Seigneur » ; SP 105 remplace le passage allant de « même s'ils devaient » jusqu'à « vers le Seigneur » par « ils étaient toujours édifiés par ses paroles et ils se convertissaient au Seigneur ou étaient intérieurement touchés de componction ».

1306 peuple chassa les chevaliers hors de la cité. Les chevaliers, avec l'aide de l'Église 1, dévastèrent de nombreux champs, vignes et vergers du peuple et lui infligèrent tous les autres maux qu'ils pouvaient lui infliger ; de même le peuple dévasta-t-il les champs, les vignes et les vergers des chevaliers. Ainsi ce peuple fut-il puni d'une plus grande punition que celle qu'auraient pu lui infliger tous ses voisins qu'il avait offensés. C'est ainsi que fut accompli à la lettre ce que le bienheureux François avait prédit à leur sujet 2.

1. Il s'agit d'un conflit entre les chevaliers et les clercs d'une part, les « populaires » de l'autre, c'est-à-dire non pas tout le reste des habitants, mais les citoyens aisés non nobles tentant de prendre part au pouvoir communal.

2. SP 105 donne : « Et ainsi, suivant les paroles du bienheureux François, le peuple et les chevaliers furent-ils punis. »

[François prie pour un abbé, qui en ressent immédiatement le bienfait]

§76 [LP 36] Tandis que le bienheureux François parcourait une province, il rencontra l'abbé d'un monastère 3, qui le vénérait d'un amour extrême. L'abbé descendit de cheval et parla avec lui du salut de son âme pendant quelque temps. Au moment où ils décidèrent de se séparer, l'abbé demanda au bienheureux François, avec une totale dévotion, de prier le Seigneur pour son âme. Le bienheureux François lui répondit : « Je le ferai volontiers. » Alors que l'abbé s'éloignait un peu du bienheureux François, celui-ci dit à son compagnon : « Frère, attendons un peu, car je veux prier pour cet abbé, comme je l'ai promis. » Et il pria pour lui. C'était en effet l'habitude du bienheureux François, lorsque par dévotion quelqu'un lui demandait de prier le Seigneur pour son âme, d'effectuer une prière pour lui le plus

3. Le récit parallèle de 2C 101 indique qu'il s'agit de l'abbé du monastère de Saint-Justin, situé sur la route menant de Pérouse à Gubbio (San Giustino, commune de Farneto, province de Pérouse, Ombrie). L'épisode a pu advenir en 1218, lorsque l'abbé donna aux Frères mineurs le terrain sur lequel ils édifièrent leur lieu.

vite qu'il pouvait, pour ne pas la laisser tomber dans l'oubli par la suite. L'abbé continuait sa route, encore peu éloigné du bienheureux François, quand soudain le Seigneur lui rendit visite en son cœur ; une douce chaleur envahit son visage et il fut ravi en extase 1, mais durant un bref moment. Revenu en lui-même, il comprit aussitôt que le bienheureux François avait prié pour lui. Il se mit à louer Dieu et à en avoir une allégresse spirituelle et corporelle 2. Dès lors, il eut une dévotion encore plus grande envers le saint père, jugeant en lui-même la grandeur de sa sainteté. Tant qu'il vécut, il tint en lui ce fait pour un grand miracle et il fit bien souvent savoir aux frères et à d'autres comment cela lui était arrivé 3.

[L'amour du Christ fait se détourner François de ses propres souffrances]

§77 [LP 37a] Le bienheureux François avait eu pendant longtemps et eut jusqu'au jour de sa mort des maux de foie, de rate et d'estomac ; de plus, du moment où il fut dans les régions d'outre-mer pour prêcher au sultan de Babylone et d'Égypte 4, il

1. L'expression « il fut ravi en extase » traduit le latin « elevatus est in excelsum mentis ».

2. Littéralement, « et à avoir l'allégresse de l'un et l'autre homme ».

3. L'auteur désigne ainsi son informateur.

4. Le séjour de François en Orient a duré de juin 1219 à l'été 1220 (en incluant les voyages aller et retour). Après avoir rejoint l'armée croisée en Égypte et assisté au désastre de Damiette le 29 août 1219, le Poverello, accompagné de frère Illuminé, a franchi les lignes musulmanes et a rencontré al-Malik al-Kâmil, sultan d'Égypte de 1218 à 1238, puis il a séjourné dans les États latins de Terre sainte. Alerté des difficultés que connaissait la religion mineure en Europe, il est rentré en Italie au cours de l'été 1220, accompagné entre autres des frères Élie, Pierre de Cattaneo et Césaire de Spire. S'il est avéré que François s'est entretenu avec le sultan d'Égypte, il n'est pas sûr qu'il lui ait prêché la foi chrétienne ; voir G. JEUSSET, Saint François et le sultan, Paris, 2006 (titre originel : Rencontre sur l'autre rive, 1990), et J. TOLAN, Le Saint chez le sultan. La rencontre de François d'Assise et de l'islam. Huit siècles d'interprétation, Paris, 2007.

1308 eut une très grave maladie 1 des yeux causée par les peines dues à un voyage épuisant, car il endura de fortes chaleurs à l'aller et au retour. Pourtant, à cause de la ferveur d'esprit qu'il eut depuis le début de sa conversion au Christ, il ne voulut donc pas avoir le souci de se faire soigner pour aucun de ces maux, bien qu'il en eût alors été prié par ses frères et par beaucoup de gens, émus de pitié et de compassion envers lui. Car en raison de la grande douceur et compassion qu'il retirait chaque jour de l'humilité et des traces du Fils de Dieu 2, ce qui était amer pour la chair, il le prenait et le tenait pour doux 3. De fait, il souffrait tant chaque jour des douleurs et des amertumes que le Christ a endurées pour nous, et il s'en mortifiait tant intérieurement et extérieurement qu'il ne se souciait pas des siennes propres.

[Un homme spirituel rencontre François pleurant sur la passion du Christ]

§78 [LP 37b] Peu d'années après sa conversion, un jour qu'il cheminait seul sur la route non loin de l'église Sainte-Mariede-la-Portioncule, il allait donc en se lamentant et en gémissant à voix haute. Comme il cheminait de la sorte, vint à lui un homme spirituel, que nous avons connu et de qui nous avons appris ce fait -- un homme qui lui avait beaucoup fait miséricorde et donné beaucoup de consolation, avant qu'il n'eût le moindre frère tout comme par la suite 4. Ému de compassion à son encontre, l'homme lui demanda : « Qu'as-tu, frère ? »

Il pensait en effet qu'il souffrait de quelque maladie. Mais François répondit :

« Je devrais aller ainsi par le monde entier en me lamentant et en gémissant, sans honte, sur la passion de mon Seigneur !»

Alors, s'unissant à lui, cet homme se mit à se lamenter et à pleurer avec force.

1. SP 91 donne : « continuellement de très grandes douleurs ».

2. Voir lP221 ; 1Reg1 1 ;2LFid 11-13.

3. Voir Test 3. SP 91 donne : « En effet, ce père très saint tenait toujours pour doux ce qui était amer pour la chair, car il retirait continuellement une immense douceur de l'humilité et des traces du Fils de Dieu. »

4. On pense à l'ami évoqué en 1C 6-7 et 10. SP 92 a : « qui fit aussi beaucoup de consolation et de miséricorde au bienheureux François et à nous, ses compagnons ».

[Réponse de François à un frère qui l'invite à se faire lire les Écritures]

§79 [LP 38] Une autre fois, à l'époque de sa maladie des yeux, il était donc affligé de telles douleurs qu'un jour un ministre 1 lui dit : « Frère, pourquoi ne te fais-tu pas lire par ton compagnon des passages des prophètes et d'autres Écritures ? Ainsi ton esprit exultera-t-il dans 2 le Seigneur et en recevras-tu une très grande consolation. » Le ministre savait en effet qu'il éprouvait beaucoup de joie dans le Seigneur quand il écoutait lire les divines Écritures. Mais il lui répondit : « Frère, je trouve chaque jour tant de douceur et de consolation dans ma mémoire par la méditation de l'humilité des traces du Fils de Dieu 3 que, même si je vivais jusqu'à la fin des siècles, il ne me serait guère nécessaire d'écouter ou de méditer d'autres Écritures. » Souvent donc il se remémorait et disait ensuite aux frères cette parole de David : Mon âme a refusé d'être consolée 4. Pour cette raison, comme bien souvent il disait aux frères qu'il lui fallait être un

1. Le lieu où s'est déroulé cet épisode et l'identité de ce ministre sont inconnus. Au moment où la maladie des yeux de François est devenue très douloureuse (1224-1226), les diverses fonctions d'autorité en vigueur à l'intérieur de la religion mineure étaient clairement définies et les titres qui leur correspondaient stabilisés. Ainsi le terme de « ministre » n'était-il plus employé que pour désigner le ministre général et les ministres provinciaux.

2. Voir Lc 1 47.

3. Voir 1P 2 21 ; 1Reg 1 1 ; 2LFid 11-13. CA 77-79 comporte plusieurs passages où il est question de « la grande douceur et compassion » que François « retirait chaque jour de l'humilité et des traces du Fils de Dieu ». Cette répétition témoigne à la fois de la profonde unité des épisodes et de ce que la méditation par François de la passion du Christ constitue, en CA, la principale clé de compréhension de la vie et de la sainteté du Poverello.

4. Ps 76 (77) 3.

1310 modèle et un exemple pour tous les frères 1, pour cela il se refusait à prendre non seulement les médicaments, mais aussi les aliments qui lui étaient nécessaires dans ses maladies 2. C'est parce qu'il observait attentivement ce qui vient d'être dit qu'il était sévère à l'égard de son corps, non seulement quand il paraissait être en bonne santé -- encore qu'il ait toujours été faible et malade --, mais aussi dans ses maladies3.

1. Voir CA 50 et 79, où cette formule est aussi employée par François à son propre sujet, et CA 56, où elle concerne le lieu de Sainte-Marie-de-la-Portioncule.

2. On a le sentiment que le rédacteur lui-même hésite entre deux interprétations de l'épisode : François connaissait si bien les Écritures de mémoire qu'il n'avait pas besoin qu'on les lui lise ; ou alors, François refuse toute forme de consolation, de l'âme comme du corps.

3. Voir CA 50.

[François confesse en public avoir mangé gras durant une maladie]

§80 [LP 39] À une époque où il s'était un peu remis d'une très grave maladie, il réfléchit et il lui sembla qu'il avait bénéficié d'un certain régime de faveur 4 durant cette maladie ; pourtant, il avait peu mangé, puisque, à cause de ses nombreuses, diverses et longues maladies, il ne pouvait guère manger. Se levant un jour, alors qu'il n'était pas guéri de la fièvre quarte 5, il fit convoquer le peuple d'Assise sur la place 6 pour une prédication. Quand il eut achevé la prédication, il commanda que personne ne s'en aille tant qu'il ne serait pas revenu auprès d'eux. Il entra

4. Voir CA 50 et 81-82.

5. Au Moyen Âge, on désignait sous le nom de « fièvre quarte » une forme de malaria dont les symptômes se manifestaient tous les quatre jours. Pour une étude détaillée des maladies dont a souffert François au cours de ses dernières années, voir O. SCHMUCKI, « Le Malattie di Francesco durante gli ultimi anni della sua vita », dans Francesco d'Assisi e il francescanesimo dal 1216 al 1226, Assise, 1977, p. 315-362.

6. Au vu de la suite du texte, il est clair qu'il ne peut s'agir que de la place Saint-Rufin, située devant la cathédrale du même nom.

dans l'église 1 Saint-Rufin et descendit dans la confession 2 avec frère Pierre de Cattaneo, qui avait été choisi par lui comme premier ministre général 3, et quelques autres frères4; là il commanda 5 à frère Pierre que, quoi qu'il décide de dire de lui-même et de faire, il lui obéisse et ne le contredise pas 6. Et frère Pierre lui répondit : « Frère, je ne peux ni ne dois vouloir rien d'autre que ce qui te plaît, en ce qui nous concerne toi et moi. » Se dépouillant de sa tunique, le bienheureux François commanda à frère Pierre de le conduire avec sa corde au cou, nu, devant le peuple. Il commanda à un autre frère de prendre une écuelle pleine de cendres, de monter à l'endroit où il avait prêché et de projeter et répandre cette cendre sur sa tête 7. Mais ce frère, ému de pitié et de compassion envers lui, ne lui obéit pas 8. Frère Pierre se leva et le conduisit 9 comme il le lui avait

1. SP 61 donne : « l'église de l'évêché ». Voir CA 10.

2. Une « confession » désigne une crypte, habituellement située sous le maître-autel, où est conservé et vénéré le corps — ou, à défaut, des reliques — du saint patron ou de la sainte patronne d'une église. À Assise, la construction d'une nouvelle cathédrale, destinée à remplacer la vieille église du xr siècle, avait débuté en 1140. En 1220-1221, l'essentiel de la construction était achevée, mais la façade se trouvait encore en pleins travaux. C'est en 1212 qu'eut lieu la translation dans ce nouvel édifice du corps de saint Rufin, l'évêque martyr qui fonda l'église d'Assise au ilr siècle. Le maître-autel fut consacré par le pape Grégoire IX en 1228 et l'ensemble de la cathédrale par le pape Innocent IV en 1253.

3. Cette incise et le dialogue qui lui fait suite, où François s'adresse à Pierre seul, laissent clairement entendre qu'au moment où se déroulent les faits, Pierre de Cattaneo exerce effectivement la charge de ministre général — et donc que cet épisode est à situer fin 1220 ou début 1221.

4. SP 61 donne : « avec beaucoup de frères et frère Pierre de Cattaneo, qui avait été chanoine de cette église et avait été choisi par le bienheureux François comme premier ministre général ».

5. SP 61 ajoute : « par obéissance ».

6. Comme déjà en CA 64, François, démissionnaire, commande à tin ministre général fort soumis.

7. Voir un usage semblable de la cendre en CA 104 et 2C 207.

8. Ne serait-ce pas le témoin et rédacteur de l'épisode, frère Léon ?

9. SP 61 donne : « Mais frère Pierre, prenant la corde liée à son cou, le traîna derrière lui. »

1312 commandé, en se lamentant avec force et les autres frères avec lui 1.

Par suite, lorsqu'il fut revenu, ainsi nu, devant le peuple à l'endroit où il avait prêché, il déclara : « Vous croyez que je suis un saint homme, tout comme d'autres qui, à mon exemple, quittent le monde, entrent dans la religion et embrassent la vie des frères. Mais je confesse à Dieu et à vous que, durant ma maladie, j'ai mangé de la viande et un bouillon à base de viande. » Ils se mirent presque tous à se lamenter, émus de pitié et de compassion pour lui, d'autant qu'il faisait alors un grand froid et un temps d'hiver et qu'il n'était pas encore guéri de sa fièvre quarte. Ils se frappaient la poitrine en s'accusant eux-mêmes et disaient : « Si ce saint s'accuse avec une si grande honte pour une juste et manifeste nécessité du corps 2 -- lui dont nous connaissons la vie, que nous voyons vivant dans une chair déjà presque morte à cause de l'excès d'abstinence et d'austérité qu'il a eu contre son corps depuis le début de sa conversion au Christ --, que ferons-nous, misérables que nous sommes, nous qui, tout le temps de notre vie, avons vécu et voulons vivre selon la volonté et les désirs de la chair 3 ? »

1. SP 61 ajoute : « versaient des larmes de très grande compassion et amertume ».

2. Littéralement, « avec une si grande honte du corps pour une juste et manifesic nouveauté » ; dans notre traduction, le ternie « nouveauté » est corrigé en « nécessité », attesté en SP 61, et le génitif « du corps » est transféré de « honte » à « nécessité ».

3. Voir Ep 2 3 ; Ga 5 16

[François se refuse à toute hypocrisie dans le vêtement et la nourriture]

§81 [LP 40] De même, à l'époque où il demeura dans un ermitage pour le carême de la Saint-Martin 4, les frères, à cause de sa

4. La Saint-Martin (de Tours) est fêtée le 11 novembre. Il s'agit en fait du carême qui s'étend de la Toussaint à Noël, imposé en 1 Reg 3 5 et 2Reg 3 11. Le récit parallèle de 2C 131 précise que l'ermitage dont il est question était

maladie, accommodaient-ils au lard les aliments qu'ils lui donnaient à manger, d'autant que l'huile était très contre-indiquée pour ses maladies ; or une fois le carême achevé, comme il prêchait à un peuple nombreux assemblé 1 non loin de l'ermitage, il leur dit dans les premiers mots de sa prédication : « Vous êtes venus à moi avec grande dévotion et vous croyez que je suis un saint homme, mais je confesse à Dieu et à vous que, durant ce carême, en cet ermitage, j'ai mangé des aliments accommodés au lard. »

De plus, il arrivait aussi à l'occasion 2 que, si les frères ou les amis des frères, quand il mangeait avec eux, lui avaient parfois confectionné un régime de faveur 3 à cause de ses maladies ou de la nécessité manifeste de son corps 4, aussitôt, dans la maison ou quand il sortait de la maison, il déclarait ouvertement devant les frères et même les séculiers qui ignoraient ce fait : « J'ai mangé tels aliments » ; car il ne voulait pas cacher aux hommes ce qui est connu de Dieu. De plus, qu'importe l'endroit où il était ou ceux devant qui il était, religieux ou séculiers : s'il arrivait que son esprit incline vers la vaine gloire, l'orgueil ou quelque autre vice, il s'en confessait aussitôt devant eux, ouvertement et sans voile. Ainsi dit-il un jour à ses compagnons : « Je veux vivre auprès de Dieu, dans les ermitages et les autres lieux où je séjourne, exactement comme si les hommes m'observaient et me voyaient, car, s'ils me croient un saint homme et si je ne menais pas la vie qui convient à un saint, je serais un hypocrite. »

Ainsi un jour d'hiver, à cause de sa maladie de la rate et du froid de son estomac, un des compagnons, qui était son celui de Poggio Bustone et il situe la scène vers Noël, terme du carême en question.

1. Voir Ne 8 1.

2. La locution adverbiale « à l'occasion » traduit la formule latine « raro umquam », attestée en CA et CU 27.

3. Voir CA 50 et 82.

4. SP 62 donne : « De plus aussi, presque toujours, quand il mangeait chez quelques séculiers ou que les frères lui avaient confectionné quelque consolation corporelle à cause de ses maladies ».

1314 gardien 1, acquit-il une peau de renard et le pria-t-il de lui permettre de la coudre sous sa tunique au niveau de la rate et de l'estomac, d'autant qu'il régnait alors un grand froid. Or du moment où il commença à servir le Christ jusqu'au jour de sa mort, quel que soit le temps 2, il ne voulut porter ni avoir rien qu'une seule tunique, rapiécée quand il voulait la rapiécer 3. Le bienheureux François lui répondit : « Si tu veux que j'aie cette fourrure à l'intérieur de ma tunique, fais-moi poser et coudre une petite pièce de cette fourrure à l'extérieur de la tunique, pour témoigner aux hommes que, moi, j'ai une fourrure à l'intérieur. » Et il en fut ainsi. Mais il ne la porta pas beaucoup, bien qu'elle lui fût nécessaire à cause de ses maladies.

1. Voir CA 11. Il peut s'agir d'Ange, probable informateur pour cet épisode.

2. Si la signification première de « tempus » (« temps ») est temporelle, ce terme possède, à titre secondaire, un sens climatique.

3. Voir 1 Reg 2 14 ; 2Reg 2 16 ; Test 16.

[François confesse sa vanité après avoir donné son manteau à une vieille femme]

§82 [LP 41] Une autre fois, il parcourait la cité d'Assise et beaucoup de gens l'accompagnaient. Une pauvre petite vieille lui demanda l'aumône pour l'amour de Dieu 4. Aussitôt, il lui donna le manteau qu'il avait sur le dos. Et tout aussitôt, il confessa devant ceux qui l'accompagnaient qu'il en avait eu de la vaine gloire. Nous qui avons été avec lui 5, nous avons vu et entendu de nombreux autres exemples 6 semblables à ceux-ci, mais nous ne pouvons pas les dire, car il serait trop long de les écrire et de les expliquer 7.

En cela, le bienheureux François eut pour suprême et principal souci de ne pas être hypocrite devant Dieu. Bien qu'à

4. Voir 1C 17 ; CA 74.

5. Voir 2Pl18.

6. SP 63 ajoute : « de sa très haute humilité ».

7. En latin, « scribere et enarrare » ; ce dernier verbe n'implique pas seule- ment une narration, mais un commentaire. C'est ce but que se sont fixé les témoins qui parlent à la première personne du pluriel, même s'ils doivent ici y renoncer.

cause de sa maladie, un régime de faveur 1 fût nécessaire à son corps, pourtant il considérait donc qu'il se devait de toujours offrir le bon exemple aux frères et aux autres hommes, afin de leur enlever toute occasion de récriminer et tout mauvais exemple ; car il préférait endurer patiemment et volontairement les nécessités de son corps 2 -- et il les endura jusqu'au jour de sa mort -- plutôt que d'y satisfaire, quand bien même il aurait pu le faire sans manquer à Dieu ni au bon exemple.

1. Voir CA 50 et 81.

2. SP 63 remplace « les nécessités de son corps » par « toute indigence».

[Le cardinal Hugolin et frère Élie enjoignent à François de faire soigner ses yeux ; à Saint-Damien, il compose le Cantique de frère Soleil]

§83 [LP 42] Voyant que le bienheureux François se montrait toujours aussi sévère à l'égard de son corps qu'il l'avait été et d'autant qu'il avait déjà commencé à perdre la lumière de ses yeux et refusait de s'en faire soigner, l'évêque d' Ostie, qui plus tard devint pape 3, lui adressa cette recommandation avec beaucoup de tendresse et de compassion envers lui, en lui disant :

« Frère, tu n'agis pas bien en ne te faisant pas assister pour ta maladie des yeux, car ta santé et ta vie sont très utiles à toi et aux autres 4. Car si, pour tes frères malades, tu compatis et es toujours aussi miséricordieux que tu l'as été, tu ne devrais pas être cruel envers toi-même dans une nécessité et une maladie si extrêmes et manifestes. C'est pourquoi je te commande de te faire assister et soigner ! »

3. Littéralement, « qui plus tard fut apostolique », c'est-à-dire : qui plus tard occupa le Siège apostolique. Il s'agit évidemment du cardinal Hugolin, futur Grégoire IX.

4. SP 91 donne : « aux frères, aux séculiers et à toute l'Église ».

1316 De même, deux ans avant son décès 1, alors qu'il était déjà gravement malade, en particulier de sa maladie des yeux, et qu'il demeurait à Saint-Damien dans une petite cellule faite de nattes, le ministre général 2, considérant et voyant combien il était tourmenté par sa maladie des yeux, lui commanda de se faire assister et de se laisser soigner 3. En outre, il lui dit qu'il voulait être présent quand le médecin commencerait à le soigner, afin de veiller surtout à ce qu'il se fasse plus sûrement soigner et pour le réconforter, car il en souffrait beaucoup. Mais il régnait alors un grand froid et le temps n'était pas favorable pour appliquer ces soins.

[LP 43] Le bienheureux François coucha là 4 jusqu'à cinquante jours et plus, durant lesquels il ne pouvait voir, de jour, la lumière du jour ni, de nuit, la lumière du feu ; mais dans la maison et dans cette cellule, il demeurait toujours dans l'obscurité. De plus, il avait de jour et de nuit de grandes douleurs des yeux, si bien que, de nuit, il ne pouvait presque pas se reposer ni dormir, ce qui était fort néfaste et ajoutait un grand poids à sa maladie des yeux et à ses autres maladies 5. En outre, même si parfois il voulait se reposer et dormir, dans la maison et dans la petite cellule où il gisait, qui était faite de nattes et se dressait dans une partie de la maison 6, il y avait tant de souris

1. En fait, ce séjour à Saint-Damien s'est déroulé du mois de mars au mois de mai ou juin 1225. C'est de Saint-Damien que — selon CA 66-68 et surtout CA 86 — François est parti pour Fonte Colombo et la vallée de Rieti, afin de faire soigner ses yeux.

2. Frère Élie.

3. Voir 1C 98.

4. À Saint-Damien.

5. François semble avoir souffert d'un trachome ou d'une forme aiguë de conjonctivite granuleuse, ayant pour caractéristiques d'abondantes sécrétions lacrymales, une affection progressive des cornées, une ultra-sensibilité à la lumière et, par voie de conséquence, d'importants troubles de la vue. Dans le cas particulier du Poverello, ces symptômes se trouvaient aggravés par sa malnutrition chronique, l'épuisement de son corps et ses fréquentes crises de malaria.

6. SP 100 remplace le début de cette phrase par « 11 advint, par permission divine, que, pour augmenter son tourment et son mérite ».

qui se déplaçaient en courant sur lui et autour de lui qu'elles ne le laissaient pas dormir. De même l'entravaient-elles beaucoup durant les temps de prière. Et non seulement de nuit, mais aussi de jour, elles le tourmentaient énormément, au point de monter sur sa table même quand il mangeait, si bien que ses compagnons et lui-même considéraient qu'il s'agissait d'une tentation diabolique, ce qui était le cas. Aussi une nuit, voyant qu'il avait tant de tribulations, le bienheureux François fut-il ému de pitié envers lui-même et se dit-il intérieurement :

« Seigneur, viens vite ci mon secours 1 dans mes maladies, pour que je sois capable de les supporter avec patience ! »

Et soudain il lui fut dit en esprit :

« Dis-moi, frère : si quelqu'un, en échange de tes maladies et de tes tribulations, te donnait un trésor si grand et précieux que, si toute la terre était de l'or pur, toutes les pierres des pierres précieuses et toute l'eau du baume, pourtant tu ne compterais et ne tiendrais toutes ces choses pour rien, comme si elles n'étaient que ces matières, de la terre, des pierres et de l'eau, en comparaison du grand et précieux trésor qui te serait donné 2, ne te réjouirais-tu pas beaucoup ? »

Le bienheureux François répondit :

« Seigneur, ce trésor serait grand et inestimable 3, très précieux et immensément aimable et désirable. »

Et il lui fut dit :

« Eh bien, frère, réjouis-toi bien et exulte dans tes maladies et tes tribulations, car désormais tu dois te sentir en sécurité, comme si tu étais déjà dans mon Royaume. »

Se levant le matin, il dit à ses compagnons :

« Si l'empereur donnait à un de ses serviteurs un royaume entier, celui-ci ne devrait-il pas beaucoup se réjouir ? Mais s'il lui donnait tout l'empire, ne se réjouirait-il pas encore bien davantage ? »

 Il leur dit alors :

« Je dois donc beaucoup me réjouir, dorénavant, dans mes maladies et mes tribulations 4, puiser mon réconfort dans le Seigneur 5 et toujours rendre

1.Ps70(71) 12.

2. Voir Sg 7 9 ; Ps 18 (19) 11.

3. L'adjectif latin « investigabilis » possède deux significations : « insondable », d'où « inestimable » (sens qui a été retenu ici) ; « qui peut être recherché », « qui vaut d'être recherché ».

4. Voir 2Co 12 10.

5. Voir Ep610.

1318 grâces à Dieu le Père, à son Fils unique notre Seigneur Jésus Christ 1 et à l'Esprit saint de m'avoir accordé tant de grâce et de bénédiction ; car alors que je suis encore vivant dans la chair, par sa miséricorde il m'a jugé digne, moi son indigne petit serviteur, de recevoir la certitude d'avoir part au Royaume. Aussi, en vue de sa louange, de notre consolation et de l'édification du prochain, je veux faire une nouvelle 2 louange du Seigneur sur ses créatures dont nous usons chaque jour, sans lesquelles nous ne pouvons vivre et en lesquelles le genre humain offense beaucoup le Créateur. Chaque jour nous sommes ingrats face à tant de grâce, car nous n'en louons pas comme nous le devrions notre Créateur et dispensateur de tous biens. »

S'asseyant, il se mit à méditer, puis à dire :

« Très haut, tout-puissant, bon Seigneur 3. »

Il fit un chant sur ces paroles et l'enseigna à ses compagnons pour qu'ils le disent 4. Son esprit, en effet, était alors plongé dans une si grande douceur et une si grande consolation qu'il voulait envoyer chercher frère Pacifique, qui dans le monde était appelé le « roi des poètes » et fut un très courtois maître de chant 5, et lui donner quelques frères bons et spirituels, pour qu'ils aillent par le monde en prêchant et louant Dieu. Il voulait en effet et demandait que, d'abord, un de ceux qui savaient prêcher prêche au peuple et, après sa prédication, que tous chantent les Louanges du Seigneur comme des

1. Voir Ep 5 20.

2. Cet adjectif fait manifestement référence aux autres louanges du Seigneur antérieurement composées par François : d'une part, l'Exhortation à

la louange de Dieu, les Louanges de Dieu destinées à frère Léon et les Louanges pour les heures, rédigées en latin ; d'autre part, l'exhortation Écoutez pauvrettes adressée à Claire et ses soeurs, composée en ombrien.

3. On reconnaît les premiers mots du Cantique de frère Soleil, cités ici aussi en ombrien et non en latin. CA 7 a exposé les circonstances dans

lesquelles a été ajoutée la dernière strophe, consacrée à la mort, et CA 84 relate celles qui ont présidé à l'ajout de l'avant-dernière strophe, dédiée au pardon.

4. Par « chant », il faut sans doute entendre musique et paroles.

5. Concernant les dons de poète et la vocation religieuse de frère Pacifique, ainsi que le désir de François de lui confier l'harmonisation et la tâche de chanter le Cantique de frère Soleil, voir CA 65-66.

jongleurs du Seigneur. Une fois les Louanges achevées, il voulait que le prédicateur dise au peuple :

« Nous sommes les jongleurs du Seigneur et la rémunération que nous voulons recevoir de vous, c'est que vous teniez bon dans une vraie pénitence. »

Et il ajoutait :

 « Que sont en effet les serviteurs de Dieu sinon, en quelque sorte, ses jongleurs, qui doivent émouvoir le cœur des hommes et les élever à l'allégresse spirituelle 1 ? »

Et ce faisant, il parlait spécialement des Frères mineurs, qui avaient été donnés au peuple pour son salut.

Les Louanges du Seigneur qu'il fit, à savoir « Très haut, tout-puissant, bon Seigneur », il leur donna le nom de Cantique de frère Soleil, lequel est plus beau que toutes les autres créatures et peut davantage être comparé à Dieu 2. Aussi 3 disait-il :

« Le matin, au lever du soleil, tout homme devrait louer Dieu qui l'a créé, car par lui, de jour, les yeux sont éclairés. Le soir, à la tombée de la nuit, tout homme devrait louer Dieu pour cette autre créature qu'est frère Feu, car par lui, de nuit, nos yeux sont éclairés. »

Et il ajoutait :

« Nous sommes tous comme des aveugles et c'est par ces deux créatures 4 que le Seigneur éclaire nos yeux 5. Aussi, pour celles-ci et pour toutes ses autres créatures dont nous usons chaque jour 6, devons-nous toujours louer

1. Voir Adm 20 2.

2. Au lieu de cette phrase, SP 119 a : « Il considérait et disait que le soleil est plus beau que les autres créatures et peut davantage être comparé à Dieu — de plus, dans l'Écriture, le Seigneur est appelé soleil de justice [voir Ml 3 20 ; 4 2 selon le découpage de la Vulgate] — ; c'est pourquoi donnant un nom à ces louanges qu'il fit des créatures du Seigneur, quand le Seigneur lui donna la certitude d'avoir part à son Royaume, il les appela Cantique de frère Soleil. »

3. SP 119 débute par ce passage, qu'il fait précéder de la phrase : « Plus que toutes les créatures dénuées de raison, il chérissait plus tendrement (affectuosius) le soleil et le feu. »

4. SP 119 remplace « créatures » par « frères ».

5. En fait, nous venons d'apprendre que François est presque aveugle et n'est plus éclairé par le soleil ou le feu, ce qui a pu déterminer son intention de les louer.

6. On reconnaît le thème cher à François que Dieu est le Bien suprême, le

1320 particulièrement le glorieux Créateur lui-même. »

Qu'il soit en bonne santé ou malade, lui-même le fit et continua de le faire avec joie et il exhortait volontiers les autres à louer le Seigneur. De plus, lorsqu'il était terrassé par la maladie, lui-même entonnait les Louanges du Seigneur et les faisait ensuite chanter par ses compagnons, afin de pouvoir oublier, dans la méditation de la louange du Seigneur, l'âpreté de ses douleurs et de ses maladies. Et ainsi fit-il jusqu'au jour de sa mort.

[François ajoute au Cantique de frère Soleil une strophe sur le pardon et amène l'évêque et le podestat d'Assise à faire la paix]

84 [LP 44] A la même époque, comme il gisait malade -- les Louanges susdites étaient déjà composées --, celui qui était alors évêque de la cité d'Assise 1 excommunia le podestat d'Assise 2. En retour, enflammé d'indignation contre lui, celui qui était podestat fit proclamer haut et fort un ordre inhabituel par toute la cité d'Assise, interdisant que quiconque vende ou achète rien à l'évêque, ni ne passe de contrat avec lui ; ainsi se haïssaient-ils violemment l'un l'autre. Le bienheureux François, bien que malade, fut ému de compassion envers eux, d'autant qu'aucun religieux ni séculier ne s'entremettait pour rétablir entre eux la paix et la concorde. Il dit à ses compagnons :

Créateur de tous biens et que tout bien vient de lui ; voir en particulier Adm 7 4, 8 3 ; 1Reg 17 17-18, 23 8-9 ; Pat 2 ; Sa1M 3 ; LH 11 ; LD 3.

1. Gui II ; voir CA 54.

2. L'organisation institutionnelle des communes italiennes a évolué au fil du temps. Dans ses premiers temps, on distingue schématiquement la période consulaire, où le pouvoir est exercé par des consuls locaux, de la période « podestarile », où les communes se dotent d'un podestat, en général un magistrat étranger à la cité, en gage de neutralité par rapport aux factions locales, en charge pour une brève période (six mois ou un an). Il est difficile de déterminer l'identité du podestat dont il est ici question, car la cité d'Assise a vu plusieurs titulaires de cette fonction se succéder entre 1220 et 1226. Le nom le plus probable est celui d'Oportulo, podestat du ler mai 1225 au l mai 1226.

« C'est une grande honte pour vous 1, serviteurs de Dieu, que l'évêque et le podestat se haïssent ainsi l'un l'autre et que personne ne s'entremette pour rétablir entre eux la paix et la concorde. » C'est ainsi qu'en cette occasion, il ajouta à ces Louanges une nouvelle strophe, à savoir :

Loué sois-tu, mon Seigneur,

pour ceux qui pardonnent pour l'amour de toi

et supportent maladies et tribulations.

 Heureux ceux qui les supporteront en paix,

car par toi, Très-Haut, ils seront couronnés 2.

Il appela ensuite un de ses compagnons en lui disant : « Va et dis de ma part au podestat de venir à l'évêché avec les magnats et les autres gens de la cité qu'il peut amener avec lui. » Et lorsqu'il partait, il dit à deux autres de ses compagnons : « Allez et, devant l'évêque, le podestat et les autres qui sont avec eux, chantez le Cantique de frère Soleil. Et j'ai confiance dans le Seigneur 3 qu'il ouvrira leurs cœurs à l'humilité et qu'ils feront la paix l'un avec l'autre et reviendront à leur ancienne amitié et affection. » Une fois tout le monde assemblé sur la place de l'enclos de l'évêché, les deux frères se levèrent et l'un d'eux dit : « Le bienheureux François, dans sa maladie, a fait les Louanges du Seigneur sur ses créatures pour sa louange et l'édification du prochain. C'est pourquoi il vous prie de les écouter avec grande dévotion. » Et ainsi se mirent-ils à chanter et à les leur dire. Aussitôt le podestat se leva et, bras et mains jointes, avec grande dévotion comme si c'était l'Évangile du Seigneur et même avec

1. Au lieu de « pour vous », SP 101 et V ont « pour nous ». Le « pour vous » de CA pourrait bien résulter d'une faute de copie, car la formule « C'est une grande honte pour nous, serviteurs de Dieu » apparaît également en Adm 6 3. Cette formule semble donc caractéristique de François, ce qui constitue un argument fort en faveur de l'authenticité du témoignage et des paroles rapportées dans cet épisode et celui qui le précède.

2. De même que toutes les autres citations de CSoI présentes en CA, cette strophe -- l'avant-dernière du poème -- est livrée en ombrien.

3. Ps 10 (11) 2.

1322 des larmes, il écouta attentivement. Il avait en effet une grande foi et une grande dévotion dans le bienheureux François 1.

Une fois finies les Louanges du Seigneur, le podestat dit devant tous :

« En vérité je vous le dis 2, non seulement je pardonne au seigneur évêque, que je dois tenir pour mon seigneur, mais si quelqu'un avait tué mon frère ou mon fils, je lui pardonnerais aussi. »

Et il se jeta alors aux pieds du seigneur évêque en lui disant:

« Eh bien, je suis prêt à vous donner satisfaction pour tout, comme il vous plaira, pour l'amour de notre Seigneur Jésus Christ et de son serviteur, le bienheureux François. »

Le prenant dans ses mains, l'évêque le releva et lui dit :

« Du fait de mon office, il conviendrait que je sois humble, mais je suis par nature enclin à la colère, c'est pourquoi il faut que tu me pardonnes. »

Et avec beaucoup de bienveillance et d'affection, ils s'étreignirent et s'embrassèrent l'un l'autre. Les frères s'émerveillèrent grandement en considérant la sainteté du bienheureux François 3, puisque se vérifia à la lettre ce qu'il avait prédit concernant la paix et la concorde entre eux. Et tous les autres qui étaient présents et qui avaient entendu tinrent pour un grand miracle -- qu'ils attribuèrent aux mérites du bienheureux François -- le fait que le Seigneur les avait visités aussi rapidement et que, sans remâcher aucune des paroles dites, d'un si grand conflit ils étaient revenus à une si grande concorde.

C'est pourquoi, nous qui avons été avec le bienheureux François, nous rendons témoignage 4 de ce que toujours, quand il prédisait : « Quelque chose est ou sera ainsi », cela se

1. On voit que, tant dans le déclenchement du conflit que dans sa résolution, le podestat a plus beau rôle que l'évêque, ce qui rejoint la défiance pour l'évêque exprimée en CA 54.

2. in 6 47, 10 1-7. Nous avons déjà rencontré cette formule johannique en CA 10 et 51 dans la bouche du Poverello.

3. La formule « Les frères s'émerveillèrent grandement en considérant la sainteté du bienheureux François » apparaissait déjà à la lettre en CA 8 et 68.

4. Voir Jn 21 24, 19 35. L'expression « nous qui avons été avec lui » est inspirée de 213 1 18.

produisait presque à la lettre. Et ce que nous avons vu de nos yeux 1 serait trop long à écrire ou à expliquer 2.

1.  1 Jn 1 1.

2. Voir CA 82.

[François compose l'Écoutez, pauvrettes pour la consolation de Claire et de ses soeurs]

§85 [LP 45] Durant ces mêmes jours et dans le même lieu, après avoir composé les Louanges du Seigneur sur les créatures, le bienheureux François fit aussi de saintes paroles, accompagnées d'un chant, pour la plus grande consolation des Pauvres Dames du monastère de Saint-Damien, d'autant qu'il savait qu'elles étaient très affectées par sa maladie. Comme il ne pouvait les consoler et les visiter en personne à cause de sa maladie, il voulut leur communiquer ces paroles par ses compagnons. En elles, il voulut leur faire connaître en peu de mots sa volonté, alors et pour toujours : comment elles devaient ne faire qu'une seule âme 3 et vivre dans la charité 4, car c'est grâce à son exemple et à sa prédication, lorsque les frères étaient encore peu nombreux, qu'elles s'étaient converties au Christ 5. Leur conversion et leur conduite sont la gloire et l'édification non seulement de la religion des frères, dont elles sont la petite plante 6, mais aussi de toute l'Église de Dieu 7. Aussi, comme le bienheureux

3. Voir Ac 4 32.

4. Littéralement, « comment elles devaient, dans la charité, être unanimes et se comporter en réciprocité ».

5. Ce dont témoignent quatre témoins au procès de canonisation de Claire en 1253 ; voir également CA 14.

6. V a « paupertas » (« pauvreté ») au lieu de « plantula » (« petite plante »), ce qui est une erreur de copie. Claire est traditionnellement dite « la petite plante » de François ; mais ici, le rédacteur établit un lien de même nature entre la communauté féminine et la masculine. On sait que frère Léon était familier de Saint-Damien.

7. Cette phrase coupe le rythme du récit et possède un verbe au présent, alors que les verbes du contexte sont au passé. Elle est très proche d'une phrase de CA 13, dont elle est peut-être inspirée. Une phrase de même veine figure en SP 90, mais avec ses verbes à l'imparfait : « Il voyait, en effet, que leur forme de vie et leur sainte conduite étaient non seulement la gloire de la religion des frères, mais aussi une très grande édification pour toute l'Église. »

1324 François savait que, dés le commencement de leur conversion, elles avaient mené et menaient encore une vie extrêmement austère et pauvre, par volonté et par nécessité, son esprit était-il toujours mû d'affection envers elles. Dans ces mêmes paroles, il les priait, puisque le Seigneur les avait assemblées de nombreuses régions pour les unir dans la sainte charité, la sainte pauvreté et la sainte obéissance, de s'employer à toujours vivre ainsi et mourir en celles-ci. Et il les avertissait 1 spécialement de pourvoir avec discernement aux besoins de leurs corps, en usant 2 avec joie et action de grâces des aumônes que le Seigneur leur donnerait, et surtout de se montrer patientes : les bien-portantes, dans les fatigues qu'elles supportaient au service de leurs soeurs malades, et les malades, dans leurs maladies et dans les nécessités qu'elles enduraient 3.

1. Le verbe « il avertissait » ne figure pas en CA et est restitué d'après SP 90.

2. Les locutions « aux besoins de » et « en usant » ne figurent pas dans la phrase latine et ont été ajoutées par le traducteur.

3. Tel est bien, globalement, le contenu de l'exhortation Écoutez, pauvrettes, rédigée en ombrien, qui est ici visée. Simplement, alors que l'exhortation comporte quatre injonctions, CA n'en mentionne que trois (« Ne regardez pas à la vie du dehors, car celle de l'esprit est meilleure » est ignoré ; voir EP). Les adverbes « spécialement » et « surtout » ne figurent pas dans le texte originel, retrouvé par Giovanni Boccali et publié en 1978, et constituent des ajouts propres à CA 85 et SP 90 (qui comporte les mêmes termes). CA et SP introduisent ainsi une hiérarchisation des injonctions de François, qui ne sont que juxtaposées dans l'Écoutez, pauvrettes.

[François se fait soigner les yeux à Fonte Colombo ; la courtoisie de frère Feu envers lui ; sa révérence envers frère Feu]

§86 [LP 46] Comme approchait le moment favorable pour soigner sa maladie des yeux 4, il advint que le bienheureux

4. Comme CA 83 a expliqué que le froid de l'hiver faisait obstacle au commencement du traitement de François, ce moment favorable doit correspondre à la seconde moitié du printemps.

François quitta ce lieu 1, bien qu'il fût gravement malade des yeux. Il avait sur la tête un grand capuchon que les frères lui avaient fait et, devant les yeux, un pan de laine et de lin cousu au capuchon, car il ne pouvait regarder ni voir la lumière du jour en raison des grandes douleurs provenant de sa maladie des yeux. Ses compagnons le conduisirent à cheval à l'ermitage de Fonte Colombo près de Rieti, pour prendre conseil d'un médecin de Rieti qui savait traiter les maladies des yeux 2. Lorsque ce médecin y vint, il dit au bienheureux François qu'il voulait faire une cautérisation au-dessus de la mâchoire, jusqu'au sourcil de l'oeil qui était le plus malade. Mais le bienheureux François ne voulait pas commencer le traitement avant l'arrivée de frère Élie 3. Comme il l'attendait et que celui-ci n'arrivait pas — car il ne put venir en raison des nombreux empêchements qu'il eut —, le bienheureux François hésitait à commencer le traitement. Mais contraint par la nécessité et surtout par obéissance au seigneur évêque d'Ostie 4 et au ministre général, il décida de leur obéir, bien qu'il lui fût fort difficile d'accepter de tels soins pour lui-même — et pour cette raison, il voulait que ce soit son ministre qui prenne la décision.

[LP 47] Plus tard, une nuit où il ne pouvait dormir en raison des douleurs de ses maladies, pris de pitié et de compassion

1. Saint-Damien.

2. Ce médecin sachant traiter les yeux est celui dont il est question en CA 68. François est demeuré jusque fin mai ou début juin 1225 à Saint-Damien ; le présent paragraphe précise qu'il a quitté Saint-Damien à destination de Fonte Colombo — et non de Saint-Fabien comme le laisse entendre Actus 21. Selon CA, son séjour à Fonte Colombo a duré environ trois mois (de son arrivée début juin à début septembre 1225, date de son départ pour Saint-Fabien) et a été entrecoupé de deux déplacements de quelques jours dans la cité de Rieti : l'un où il a résidé chez Tabald Saraceno (voir CA 66), l'autre dans le palais de l'évêque (voir CA 95).

3. Comme le rappelle SP 115, frère Élie avait exprimé sa volonté d'être présent lorsque commencerait le traitement de François ; voir CA 83.

4. Le cardinal Hugolin.

1326 pour lui-même, il dit à ses compagnons 1 : « Très chers frères, mes petits enfants 2, qu'il ne vous lasse ni ne vous pèse de souffrir pour ma maladie, car le Seigneur vous restituera pour moi, son pauvre petit serviteur, en ce monde et en celui à venir, tout le fruit des oeuvres que vous n'êtes pas en mesure d'accomplir en raison de votre sollicitude pour ma maladie. Vous en obtiendrez même un plus grand gain que ceux qui aident la religion tout entière et la vie des frères 3. Aussi devriez-vous même me dire : "C'est pour toi que nous effectuons nos dépenses et c'est le Seigneur qui, au lieu de toi, sera notre débiteur !" » Le saint père disait cela, car il voulait les aider à surmonter le découragement et la faiblesse de leur esprit 4, de crainte qu'ils ne soient parfois tentés de dire, à l'occasion de ce labeur : « Nous ne sommes plus capables de prier, ni de supporter un si grand labeur » et qu'ils ne soient rendus las et découragés et ne perdent ainsi le fruit de leur labeur.

[LP 48] Le jour arriva où le médecin vint en apportant le fer avec lequel il effectuait les cautérisations pour la maladie des yeux ; il avait fait allumer un feu pour chauffer le fer et, une fois le feu allumé, il y mit le fer. Pour réconforter son esprit afin qu'il ne s'effraie pas, le bienheureux François dit au feu : « Mon frère Feu, noble et utile parmi les autres créatures qu'a créées le

I. SP 89 donne : « Comme, à cause des douleurs de ses maladies, il ne pouvait se reposer et que, de ce fait, il voyait les frères être très distraits et beaucoup se fatiguer pour lui — car il chérissait encore plus les âmes des frères que son propre corps —, il se mit à craindre que, du fait de la peine excessive qu'il leur occasionnait, les frères ne commettent aussi une très petite offense à Dieu par quelque impatience. Aussi dit-il une fois avec pitié et compassion à ses compagnons ».

2. Cette expression, qui apparaît aussi en CA 51 et 56, semble avoir constitué une des formules favorites de François pour s'adresser à ses compagnons de vie.

3. Au lieu de « que ceux qui aident la religion tout entière et la vie des frères », CU 33 a « car ceux qui m'aident aident la religion tout entière et la vie des frères » et SP 89 « que si vous peiniez pour vous, car celui qui m'aide aide la religion tout entière et la vie des frères ».

4. SP 89 ajoute : « à cause du très grand zèle qu'il avait pour la perfection des âmes ».

Très-Haut, sois courtois avec moi en cette heure, car je t'ai chéri par le passé 1 et je te chérirai encore à l'avenir, pour l'amour du Seigneur qui t'a créé. Aussi je prie notre Créateur qui t'a créé 2 de tempérer ta chaleur de sorte que je sois capable de l'endurer. » Et une fois sa prière achevée, il traça le signe de croix sur le feu.

Nous qui étions avec lui 3, nous nous enfuîmes tous, pris de pitié et de compassion 4 envers lui, et seul le médecin demeura avec lui. Une fois la cautérisation effectuée, nous revînmes auprès de lui. Il nous dit : « Peureux ! Hommes de peu de foi 5 ! Pourquoi vous êtes-vous enfuis ? En vérité, je vous le dis 6, je n'ai ressenti aucune douleur ni la chaleur du feu. Au contraire, si ce n'est pas bien cuit, qu'on cuise encore mieux 7 ! »

Le médecin s'en étonna beaucoup et tint cela pour un grand miracle, car il 8 n'avait pas même bougé. Le médecin dit alors : « Mes frères, je vous le dis : non seulement de lui, qui est faible et malade, mais également de celui qui serait fort et sain de corps, je craindrais qu'il ne puisse endurer une si grande cautérisation, ce dont j'ai déjà fait l'expérience chez certains. » De fait, la cautérisation fut longue, s'étendant de l'oreille jusqu'au sourcil de l'oeil, à cause de l'abondante humeur qui, chaque jour et depuis des années, coulait jour et nuit en ses yeux. C'est pourquoi, selon l'avis de ce médecin, il fallait inciser toutes les veines de l'oreille jusqu'au sourcil, bien que, selon l'avis

1. Voir CSo1 17-19.

2. SP 115 donne : « qui nous a créés ».

3. Voir 2P 1 18.

4. CA donne « passione », que nous avons corrigé en « compassione » d'après CU 33 et SP 115 ; le mot « pris » est absent de CA et a été ajouté par le traducteur.

5. Mt 826.

6. Jn 6 47, 10 1 et 7.

7. Cette phrase est une réminiscence des paroles prêtées au saint martyr Laurent lorsque, subissant le supplice du gril, il dit à ses bourreaux qu'il était suffisamment rôti de ce côté et qu'il était temps de le retourner pour achever de le cuire.

8. François, bien sûr.

1328 d'autres médecins, cela lui serait tout à fait néfaste -- ce qui s'avéra, car cela ne lui profita en rien. De même un autre médecin lui perfora-t-il les deux oreilles, mais cela ne lui profita en rien.

[LP 49] Il n'est pas étonnant que le feu et les autres créatures lui aient parfois témoigné de la révérence. Comme nous qui avons été avec lui 1 l'avons vu, il les chérissait en effet et les révérait d'un si grand amour de charité 2, il trouvait en elles tant de plaisir et son esprit était ému de tant de pitié et de compassion envers elles que, quand quelqu'un ne les traitait pas convenablement, il en était troublé 3 ». Il leur parlait aussi, avec une allégresse intérieure et extérieure, comme si elles sentaient, comprenaient et exprimaient quelque chose de Dieu 4, de sorte que souvent, en une telle occasion, il était ravi dans la contemplation de Dieu.

Ainsi 5, un jour qu'il était assis 6 à côté d'un feu, à son insu le feu prit-il à ses caleçons de lin près de la jambe. Quand il sentit

1. Voir 2P 1 18.

2. L'expression « amour de charité » traduit le latin « affectione caritatis ». L'amour de charité, qui est le fruit de la grâce divine et constitue une vertu

théologale, s'oppose à l'amour de concupiscence et à l'amour de bénéfice, qui sont les fruits du désir humain égoïste de jouissance et de domination. Le principal trait de l'amour de charité que nourrit François pour les créatures est qu'il les voit toujours comme sortant des mains du Créateur, dans leur bonté originelle.

3. Le verbe « il était troublé » ne figure pas en CA et a été restitué d'après CU 33.

4. SP 115 donne : « comme si elles étaient douées de raison ».

5. SP 116 fait précéder ce passage par la phrase : « Entre toutes les créatures inférieures et dénuées de sensibilité, il affectionnait particulièrement le feu à cause de sa beauté et de son utilité ; en raison de quoi il ne voulait jamais empêcher son office. »

6. CA donne ici « descenderet » (« descendait »), ce qui constitue manifestement une erreur de copie ; c'est pourquoi nous l'avons remplacé par « sederet » (« était assis »), attesté en CU 33 et SP 116.

7. Littéralement, « ses pièces de lin ». Dans la mesure où François ne portait qu'une tunique et des caleçons, et où la première était toujours de drap ou de laine écrue, ces « pièces de lin » ne peuvent désigner que ses caleçons, qui étaient effectivement souvent en lin. SP 116 le confirme : « le feu prit à ses pièces de lin, ou caleçons, près du genou. »

la chaleur du feu et que son compagnon vit que le feu consumait ses caleçons, ce dernier s'élança en voulant l'éteindre. Mais il lui dit : « Très cher frère, ne fais pas de mal à frère Feu ! » Et ainsi ne lui permit-il en aucune façon de l'éteindre 1. L'autre alla aussitôt trouver le frère qui était son gardien 2 et le conduisit au bienheureux François ; et ainsi, contre son gré, se mit-il à l'éteindre.

De fait, il ne voulait pas qu'on éteigne chandelle, lampe ou feu, comme il est d'usage quand c'est nécessaire, tant il était ému de piété et d'affection envers le feu. Il ne voulait pas non plus qu'un frère jette au loin les tisons ou les braises 3, comme il est bien souvent d'usage, mais il voulait qu'il les pose simplement par terre, par révérence envers Celui dont le feu est la créature 4.

1. Nous employons communément l'expression « combattre le feu » ; or, pour François, une créature de Dieu ne se combat pas, mais s'accueille comme un frère ou une soeur.

2. Il peut s'agir d'Ange, probable informateur pour cet épisode.

3. Littéralement, « le feu ou le bois fumant ».

4. Au lieu de « créature », CU 33 a « clarté »

[François refuse de combattre un feu qui consume sa cellule et de conserver une peau qu'il a soustraite au feu]

87 [LP 50] Une autre fois, quand il fit un carême sur le mont Alverne 5, un jour, alors que son compagnon allumait un feu à l'heure du repas dans la cellule où il mangeait, une fois le feu allumé, il vint trouver le bienheureux François à la cellule où

5. La Verna, sur les pentes du mont Penna, province d'Arezzo, Toscane. Selon un acte tardif, le lieu aurait été donné à François et à ses frères par le comte Roland de Chiusi en 1213 pour en faire un ermitage ; voir CSti 1, qui offre un récit détaillé de cette donation, mais la date différemment. Sur les débuts de la présence mineure en ces lieux — un dossier encombré de faux —, voir L. PELLEGRINI, « Note sulla documentazione della Verna. A proposito del primo insediamento », Studi francescani, 97, 2000, p. 57[261]-90[294]. Le carême évoqué ici est probablement celui dont il est question en CA 118 ; cet épisode se situerait donc en août ou septembre 1224, au cours de la retraite qui vit François recevoir les stigmates.

1330 celui-ci priait et couchait habituellement 1 pour lui lire le saint évangile qui était dit à la messe du jour. Car quand il ne pouvait entendre la messe, le bienheureux François voulait toujours entendre l'évangile du jour 2 avant de manger. Comme le bienheureux François venait pour manger dans la cellule où le feu avait été allumé, la flamme du feu montait déjà jusqu'au faîte de la cellule et le consumait ; son compagnon se mit à l'éteindre comme il pouvait, mais il ne le pouvait seul. Or le bienheureux François ne voulait pas l'aider, mais il prit une peau dont il se couvrait la nuit et alla dans la forêt. Les frères du lieu, bien que demeurant loin de la cellule -- car celle-ci était éloignée du lieu des frères --, quand ils s'aperçurent que la cellule brûlait, vinrent et l'éteignirent. Le bienheureux François revint ensuite pour manger. Après le repas, il dit à son compagnon : « Je ne veux plus, désormais, avoir sur moi cette peau, car, à cause de mon avarice, je n'ai pas voulu que frère Feu la mange. »

1. SP 117 ajoute : « en portant avec lui le missel ».

2. Ce fait est attesté par une note manuscrite de frère Léon, en marge d'un bréviaire utilisé par François et conservé au monastère Sainte-Claire d'Assise ; voir TM 29.

[Amour et révérence de François pour toutes les créatures]

88 [LP 51] De même 3, quand il se lavait les mains, choisissait-il un endroit tel qu'après l'ablution, il ne foule pas l'eau des pieds. Quand il lui fallait marcher sur des pierres, il le faisait avec crainte et révérence, par amour de celui qui est appelé « Pierre » 4. Aussi, quand il disait le verset du psaume où il est dit : Sur la pierre, tu m'as élevé 5, déclarait-il par grande révérence et dévotion : « Sous les pieds de la pierre, tu m'as élevé. »

3. Au lieu de « De même », SP 118 a « Après le feu, il chérissait particulièrement l'eau, par laquelle sont figurées la sainte pénitence et la tribulation, grâce auxquelles les souillures de l'âme sont lavées, et parce que la première purification (ablutio) de l'âme se fait par l'eau du baptême. C'est pourquoi ».

4. Voir Mt 16 18 ; mais aussi 1 Co 10 4.

5. Ps 60 (61) 3 ; voir Ps 26 (27) 5.

Au frère qui préparait le bois pour le feu, il disait de ne pas couper tout l'arbre, mais de le couper de telle façon qu'une partie demeure et qu'une autre soit coupée 1 -- et il l'ordonna aussi à un frère qui demeurait dans le même lieu que lui. Au frère qui faisait le jardin, il disait aussi de ne pas cultiver tout le terrain du jardin seulement pour les plantes comestibles, mais de laisser une partie du terrain pour qu'elle produise des plantes sauvages qui, en leur temps, produiraient ses soeurs les fleurs 2. Il disait en outre que le frère jardinier devait faire d' une partie du jardin un beau jardinet, en y mettant et plantant toutes sortes de plantes grimpantes 3 et toutes sortes de plantes qui produisent de belles fleurs, pour qu'en leur temps, elles invitent à la louange de Dieu tous ceux qui les verraient, car toute créature dit et proclame : « Dieu m'a faite pour toi, ô homme ! »

Nous qui avons été avec lui 4, nous l'avons donc tant vu se réjouir toujours, intérieurement et extérieurement, en à peu près toutes les créatures, les toucher et les regarder avec plaisir, que son esprit paraissait non pas sur terre, mais dans le ciel. Cela est manifeste et vrai, car, en raison des nombreuses consolations qu'il eut et qu'il avait dans les créatures de Dieu, peu avant son décès il composa et fit des Louanges du Seigneur 5 sur ses 1332 créatures en vue d'inciter le cœur de leurs auditeurs à la louange de Dieu, afin que le Seigneur soit loué par tous en ses créatures 6.

1. SP 118 remplace « qu'une partie demeure et qu'une autre soit coupée » par « que demeure toujours quelque partie intacte, pour l'amour de Celui qui a voulu opérer notre salut sur le bois de la croix ».

2. En latin, «flos » est un nom masculin ; c'est pourquoi le texte dit littéralement : « ses frères les fleurs ». SP 118 ajoute : « pour l'amour de Celui qui est dit la fleur du champ et le lys des vallées [Ct 2 1] ».

3. Alors que CA donne « oborifederis » (« grimpantes »), CU 35 et SP 118 ont « odoriferis » (« odoriférantes »). Le terme de CA constitue une lectio difficilior, a priori plus authentique, qui semble avoir été banalisée par SP et CU. Dans les jardins médiévaux, en effet, les fleurs qu'on plantait étaient habituellement grimpantes et montaient le long des plessis (haies de branches tressées qui protègent les jardins).

4. Voir 2P 1 18.

5. Ces Louanges du Seigneur désignent le Cantique de frère Soleil ; voir CA 83.

6. CA donne simplement : « suis creaturis », ce qui peut signifier aussi bien « pour ses créatures » que « par ses créatures », ou « en ses créatures ». En faisant précéder cet ablatif de la préposition « in », CU 35 et SP 118 optent pour « en ses créatures ».

[À Rieti, François donne son manteau à une femme souffrant d'une maladie des yeux]

§89 [LP 52] À la même époque, une pauvre petite femme de Machilone 2 vint à Rieti pour une maladie des yeux. Un jour que le médecin venait voir le bienheureux François, il lui dit : «Frère, une femme malade des yeux est venue me trouver, mais elle est tellement pauvrette qu'il me faut l'aider pour l'amour de Dieu 3 et pourvoir à ses dépenses. » En entendant cela, le bienheureux François fut ému de pitié pour elle ; appelant à lui un des compagnons qui était son gardien 4, il lui dit : « Frère gardien, il nous faut rendre ce qui est à autrui. » Celui-ci dit : « De quoi s'agit-il, frère?» Et il répondit : « Ce manteau que nous avons reçu en prêt de cette pauvre petite femme malade des yeux, il nous faut le lui rendre 5 ! » Son gardien lui dit :

2. Machilone, aujourd'hui Posta, province de Rieti, Latium.

3. C'est-à-dire : la soigner gratuitement.

4. Concernant la volonté de François d'avoir pour gardien personnel un de ses compagnons, voir CA 11. Il peut s'agir d'Ange, probable informateur pour cet épisode.

5. Ce paragraphe éclaire la conception qu'a François de la propriété. Pour lui, tout bien vient de Dieu et, parce qu'il est leur Créateur, le Très-Haut est le seul véritable possesseur de tous les biens ; voir F. DELMAS-GOYON, François d'Assise le frère de toute créature, Paris, 2008, p. 209-213 et 225-239. C'est pourquoi l'être humain n'est jamais réellement propriétaire des biens de ce monde, dont il n'est que dépositaire et usufruitier. Cette vision de la propriété circulait depuis longtemps déjà dans certains milieux chrétiens, monastiques en particulier, et constituait le fondement du droit que de nombreux auteurs reconnaissaient au pauvre de voler, en cas de nécessité, la nourriture nécessaire à sa survie. Mais François la pousse jusqu'en ses ultimes conséquences, puisque ce paragraphe nous le montre transmettant ipso facto la jouissance d'un bien à la personne qui en a le plus besoin.

« Frère, fais-en ce qui te semblera le meilleur. » Le bienheureux François appela avec joie un homme spirituel qui lui était très intime et lui dit : « Prends ce manteau et avec lui douze pains, va trouver cette pauvre petite femme malade que te montrera le médecin qui la soigne et dis-lui de la sorte : "Le pauvre homme à qui tu as confié ce manteau te remercie du prêt de manteau que tu lui as fait. Prends ce qui est à toi 1 ." » Il alla donc et lui répéta tout ce que lui avait dit le bienheureux François. Celle-ci, pensant qu'il se moquait d'elle, lui dit avec crainte et honte : « Laisse-moi en paix 2, car je ne sais pas ce que tu veux dire 3. » Il lui mit alors le manteau et douze pains dans les mains 4. Se rendant compte qu'il disait vrai, la femme l'accepta en tremblant et le cœur exultant 5; puis, craignant que cela ne lui soit repris, elle se leva secrètement durant la nuit et retourna joyeusement en sa maison. En outre, le bienheureux François avait aussi dit à son gardien de pourvoir chaque jour à ses dépenses, pour l'amour de Dieu, tant qu'elle demeurerait là.

De fait, nous qui avons été avec le bienheureux François, nous rendons témoignage 6 à son sujet de ce qu'en bonne santé ou malade 7, il était d'une si grande charité et pitié non seulement à l'égard de ses frères, mais aussi à l'égard des pauvres, bien portants et malades, qu'il offrait aux autres avec beaucoup

1. Voir Mt 20 14. Ici, comme dans les autres épisodes relatant le don d'un manteau, il convient d'avoir présent à l'esprit le partage par saint Martin de son manteau avec un pauvre.

2. Voir 1S 20 13.

3. Mt 2670.

4. CA donne : « et .XII. panibus eius », que nous avons corrigé en « et panes in manibus eius », attesté en CU 36 et SP 33.

5. Au lieu de « l'accepta en tremblant (cum tremore) et le cœur exultant », SP 33 a « les accepta avec crainte (cum timore) et révérence, en se réjouissant et en louant le Seigneur ».

6. Voir Jn 21 24, 19 35. L'expression « nous qui avons été avec » est inspirée de 2P 1 18.

7. Les mots « ou malade » ne figurent pas en CA et sont ajoutés d'après CU 36.

1334 d'allégresse intérieure et extérieure les biens nécessaires à son corps, que les frères 1 se procuraient parfois avec beaucoup de sollicitude et de dévotion, après nous avoir amadoués pour que nous n'en soyons pas troublés ; et il en privait son corps, même s'ils lui étaient fort nécessaires.

À cause de cela, le ministre général et son gardien 2 lui avaient commandé de ne donner sa tunique à aucun frère sans leur permission. Car des frères, en raison de la dévotion qu'ils avaient pour lui, la lui demandaient parfois et il la leur donnait aussitôt. Ou bien lui-même, quand il voyait quelque frère en mauvaise santé ou mal vêtu, tantôt lui donnait parfois sa tunique et tantôt la partageait, donnant une partie et conservant l'autre, car il ne portait et ne voulait avoir qu'une seule tunique 3.

1. L'auteur passe de la troisième personne du pluriel (« les frères ») à la première du pluriel : le témoignage vient bien du petit groupe de compagnons spécialement chargés de veiller sur François.

2. Presque certainement frère Élie — lequel, plus autoritaire que Pierre de Cattaneo (voir CA 80), osait donner des ordres à François — et frère Ange, possible informateur pour cet épisode.

3. Les Règles en prévoient deux ; voir l Reg 2 13 ; 2Reg 2 14.


 

[Facilité et détachement avec lesquels François offrait sa tunique]

§90 (LP 53] Ainsi, un jour qu'il parcourait une province en prêchant, advint-il que deux frères français le rencontrèrent et reçurent de lui une très grande consolation. À la fin, par dévotion, ils lui demandèrent sa tunique « pour l'amour de Dieu » 4. Aussitôt qu'il entendit « amour de Dieu », il se dépouilla de sa tunique, restant nu pendant quelque temps. C'était en effet l'habitude du bienheureux François, lorsque quelqu'un lui disait : « Pour l'amour de Dieu, donne-moi ta tunique ou ta corde » ou quelque chose qu'il avait, de la donner aussitôt, par révérence

4. En TE 6, Thomas d'Eccleston indique qu'avant de venir en Angleterre, frère Laurent de Beauvais avait connu François et, une fois, avait reçu de lui sa tunique. II est possible que ce soit l'un des deux frères français en question.

pour ce Seigneur qui est appelé « amour » 1. De plus, cela lui déplaisait beaucoup et il réprimandait pour cela 2 les frères lorsqu'il les entendait invoquer « l'amour de Dieu » pour n'importe quel sujet. Il disait en effet : « L'amour de Dieu est si immensément haut qu'il ne doit être invoqué que rarement, seulement en cas de grande nécessité et avec beaucoup de révérence. » Alors un des frères se dépouilla de sa tunique et la lui donna 3.

Bien souvent, en effet, quand il donnait à quelqu'un sa tunique ou une partie de celle-ci, il endurait pour cela une grande nécessité et de grands tourments, car il ne pouvait de sitôt en retrouver ou en faire faire une autre, d'autant qu'il voulait toujours avoir et porter une pauvre petite tunique, faite de pièces d'étoffe -- et parfois il la voulait rapiécée à l'intérieur et à l'extérieur 4. Car il voulait rarement, voire jamais, avoir ou porter une tunique d'étoffe neuve, mais il acquérait de quelque frère la tunique qu'il avait portée durant de nombreux jours et, quelquefois même, il recevait d'un frère une partie de sa tunique et d'un autre le reste. À l'intérieur, il est vrai, à cause de ses nombreuses maladies et des froidures 5, il la rapiéçait parfois avec de l'étoffe neuve.

Il s'en tint à ce degré de pauvreté dans ses vêtements et l'observa jusqu'à l'année où il migra 6 vers le Seigneur. Ce n'est que peu de jours avant son décès, parce qu'il était hydropique, presque entièrement déshydraté 7 et en raison des nombreuses1336 autres maladies qu'il avait, que les frères lui firent plusieurs tuniques afin de le changer de tunique, de nuit comme de jour, quand c’était nécessaire.

1. Voir Un 4 8 et 16. Concernant cette habitude de François, voir I C 17; 3S 3

2. Nous corrigeons le « in me » de CA, qui est clairement une erreur de copie, en « inde », attesté en CU 37.

3. Il faut considérer que la généralité qui précède (« C'était en effet l'habitude [...] avec beaucoup de révérence ») est une incise dans le récit. Ici, le narrateur renoue avec le début de l'épisode : l'un des deux frères français donne donc sa tunique à François en échange de celle qu'ils ont reçue.

4. Une tunique de François conservée à Assise est effectivement rapiécée de toutes parts.

5. SP 34 ajoute : « de l'estomac et de la rate ».

6. Voir CA 8 et 13.

7. Concernant les maladies dont souffrait François durant les dernières années de sa vie, voir O. SCHMUCK!, « Le matante di Francesco... ».

[François découd une pièce d’étoffe de sa tunique pour la donner à un pauvre]

§91 [LP 54] Une antre fois, un petit pauvre avec de pauvres petits vêtements vint a un ermitage des frères et, pour l'amour de Dieu, demanda aux frères quelque pauvre petite pièce d'étoffe. Le bienheureux François dit à un frère de chercher par la maison s'il ne trouverait pas quelque morceau ou pièce d'étoffe pour lui donner. Le frère parcourut la maison et dit qu'il n'en avait pas trouvé. Afin que le pauvre ne retourne pas les mains vides 1, le bienheureux François alla en secret -- à cause de son gardien, pour qu'il ne lui interdise pas -- prendre un couteau et, s'asseyant en un lieu secret, il se mit a ôter une pièce de sa tunique, qui était cousue à l'intérieur de la tunique 2, voulant la donner en secret au pauvre. Mais sitôt que son gardien comprit ce qu'il voulait faire 3, il alla le trouver et lui interdit de rien donner, d'autant qu'il faisait alors grand froid et qu'il était très malade et frigorifié. Mais le bienheureux François lui dit : « Si tu veux que je ne lui donne pas, il faut absolument que tu fasses donner quelque pièce d'étoffe au frère pauvre ! » Et ainsi, à l'instigation du bienheureux François, les frères lui donnèrent-ils un morceau de leurs vêtements.

Quand les frères lui attribuaient quelque manteau, soit qu'il aille par le monde en prêchant à pied ou à dos d'âne -- en effet,

1. Voir Si 2912.

2. lI ne s'agit donc pas d'un morceau originel de la tunique portée par François, niais d'une pièce ajoutée pour rendre celle-ci plus chaude ou pour la renforcer.

orcer.

3. Il peut s'agir d'Ange, probable informateur pour cet épisode.

4. Les mots « h pied ou à dos d'âne » ne figurent ni en CA ni en CU 38 et sont ajoutés d'après SP 35.

après qu'il fut tombé malade, il n'était plus capable d'aller à pied et, pour cette raison, il lui fallait parfois aller à dos d'âne, car il ne voulait monter à cheval qu'en cas de stricte et très grande nécessité 1, et cela peu avant sa mort, une fois qu'il devint très malade --, soit qu'il reste en quelque lieu, il ne voulait l'accepter qu'à la condition que, si quelque pauvre petit homme croisait son chemin ou venait le trouver, il puisse lui donner ce manteau, lorsque son esprit lui rendait témoignage 2 que ce manteau lui était manifestement nécessaire.

1. Le cheval est une monture noble, par opposition à l'âne, animal christique. François est en conformité avec 1 Reg 15 et 2Reg 3 12. En CA 86 et 119-120 néanmoins, en raison de ses graves maladies, François monte un cheval.

2. Voir Jn 1 7, 19 35.

[À Rivo Torto, François demande au troisième frère de donner son manteau à un pauvre]

§92 [LP 55] A une époque. au tout début de la religion, alors qu'il demeurait à Rivo Torto avec les deux frères qu'il avait alors, voici qu'un homme 3, qui fut le troisième frère, quitta le monde pour partager sa vie 4. Comme il demeurait ainsi pendant quelques jours, vêtu des habits qu'il avait apportés du monde 5, il advint qu'un petit pauvre vint en ce lieu et demanda l'aumône au bienheureux François. Le bienheureux François dit à celui qui fut le troisième frère : « Donne ton manteau au frère

3. SP 36 ajoute : « du nom de Gilles ».

4. Littéralement, « vint du siècle pour recevoir sa vie ». Les sources franciscaines s'accordent à considérer que le troisième compagnon de François fut Gilles d'Assise. La localisation de cet épisode pose toutefois problème, car CA. CU 39 et SP 36 indiquent que c'est à Rivo Torto que Gilles a rejoint François, Bernard et Pierre. alors que la Vie du bienheureux frère Gilles (chap. I, éd. R. BROOKE. Seripta Leonis..., p. 318 et 320), peut-être due à frère Léon, situe la scène à Sainte-Marie-des-Anges.

5. Cette précision donne à penser que ce récit s'appuie sur un témoignage oculaire, peut-être celui de Gilles lui-même.

1338 pauvre ! » Et aussitôt, avec grande allégresse, il le retira de son dos et le lui donna. Et il lui sembla qu'à cette occasion, le Seigneur avait aussitôt infusé en son cœur une grâce nouvelle, lui qui avait donné avec joie 1 son manteau à un pauvre 2.

1. Voir 2Co97.

2. SP 36 ajoute ici la phrase : « Et ayant été ainsi reçu par le bienheureux François, il progressa toujours en vertu jusqu'à une très grande perfection.

[À la Portioncule. François fait donner le Nouveau Testament avec lequel prient les frères à la pauvre mère de deux frères]

§93 [LP 56] A une autre époque, comme il demeurait à l'église Sainte-Marie-de-la-Portioncule, une pauvre petite vieille femme qui avait deux fils dans la religion des frères vint en ce lieu et demanda quelque aumône au bienheureux François, d'autant que, cette année-là, elle n'avait pas de quoi pouvoir vivre. Le bienheureux François dit à frère Pierre de Cattaneo, qui était alors ministre général 3 : « N'avons-nous pas quelque chose que nous puissions donner à notre mère ? » Car il disait que la mère d'un frère était sa mère et celle de tous les autres frères de la religion. Frère Pierre lui répondit : « Dans la maison, nous n'avons rien que nous puissions lui donner, surtout qu'elle voudrait une aumône telle qu'elle puisse en avoir ce qui est nécessaire à son corps. Dans l'église nous avons seulement un Nouveau Testament, dans lequel nous lisons les lectures à matines. » De fait, à cette époque, les frères n'avaient pas de bréviaires ni beaucoup de psautiers 4. Alors le bienheureux François lui dit : « Donne le Nouveau Testament à notre mère : qu'elle le vende pour pourvoir à sa nécessité. Je crois

3. Pierre de Cattaneo a exercé la fonction de ministre général du 30 septembre 1220 au 10 mars 1221. Sur le titre de ministre général ou de vicaire, voir en particulier CA 11, 17 et 56.

4. Les trois nocturnes de l'office de matines incluent des lectures. Faute d'avoir un bréviaire, un psautier ou un lectionnaire, les frères tirent les lectures directement du Nouveau Testament : voilà qui peut expliquer, entre autres, l'extraordinaire imprégnation évangélique de François.

fermement que cela plaira davantage au Seigneur et à la bienheureuse Vierge sa mère 1 que si vous lisiez dedans. » Et ainsi le lui donna-t-il.

On peut, en effet, dire et écrire du bienheureux François ce qui est dit et lu du bienheureux Job : La compassion est sortie du sein de ma mère et a grandi avec moi 2. C'est pourquoi, pour nous qui avons été avec lui 3, il serait long d'écrire et de conter non seulement ce que nous avons appris par d'autres de sa charité et de sa pitié envers les pauvres 4, mais même ce que nous avons vu de nos yeux 5.

[Du bétail est guéri par de l'eau ayant lavé les mains et les pieds de François]

§94 [LP 57] À la même époque, alors que le bienheureux François demeurait à l'ermitage Saint-François 6 de Fonte Colombo, il advint qu'une maladie bovine, qui est communément appelée « basabove » 7, dont nulle bête ne réchappe d'ordinaire, s'abattit sur les bovins de Saint-Élie 8 qui est situé à proximité de cet ermitage, si bien que tous tombèrent malades et commencèrent à mourir.

Or une nuit, il fut dit en vision à un homme spirituel de ce village : « Va à l'ermitage où demeure le bienheureux François, procure-toi de l'eau ayant lavé ses mains et ses pieds, et

1. En 2C 67, François préfère dépouiller l'autel de la Vierge plutôt que de conserver des biens des novices.

2.Jb 31 18.

3. Voir 2P 1 18.

4. Le mot « pietate », que nous traduisons par « pitié », signifie également « piété ».

5. 1 Jn 1 1.

6. L'anachronisme est manifeste, car un tel titre n'a pu être donné qu'après la mort et la canonisation du Poverello.

7. Ont été émises les hypothèses d'une peste bovine ou de la « maladie de la vache couchée ».

8. Piani Sant'Elia, commune de Rieti, Latium.

1340 asperges-en tous les boeufs : ils seront aussitôt délivrés.» L'homme se leva de bon matin, alla à l'ermitage et dit tout cela aux compagnons du bienheureux François. Ceux-ci, à l'heure du repas, recueillirent dans un vase l'eau ayant lavé ses mains; le soir aussi, ils lui demandèrent de se laisser laver les pieds, sans lui dire un mot sur le sujet. Et ainsi donnèrent-ils ensuite à cet homme l'eau ayant lavé les mains et les pieds du bienheureux François. Celui-ci l'emporta et il aspergea comme avec de l'eau bénite les boeufs qui gisaient presque morts et tous les autres. Et aussitôt, par la grâce du Seigneur et les mérites du bienheureux François, tous furent délivrés -- à cette époque, le bienheureux François avait des cicatrices aux mains, aux pieds et au côté 1.

1. Le narrateur met implicitement en relation les cicatrices et le pouvoir miraculeux de l'eau qui a lavé les mains et les pieds de François. Ces cicatrices sont, bien sûr, les stigmates, que François a reçus sur le mont Alveme au mois de septembre 1224, d'après IC 94 et 3S 60. La remarque est intéressante : sans pouvoir (ou vouloir) témoigner de l'origine des stigmates, Léon savait que François porta ces cicatrices â un moment de sa vie. Puisque le Poverello réside à Fonte Colombo, ce miracle de guérison bovine serait survenu durant le séjour qu'il y a effectué entre juin et septembre 1225, pour faire soigner ses yeux ; voir CA 86. Contrairement à ce que laisse penser le « À la même époque » initial, le présent épisode est donc postérieur de plusieurs années à celui relaté en CA 93.

[À Rieti, un signe de croix tracé par François guérit le clerc Gédéon]

§95 [LP 58] En ces mêmes temps, comme le bienheureux François était malade d'une maladie des yeux et demeurait pour quelques jours dans le palais de l'évêque de Rieti 2, un clerc du

2. Cet épisode se situe durant le séjour que François a effectué dans la vallée de Rieti pour soigner sa maladie des yeux, du mois de juin à la fin de l'année 1225. Comme le pape Honorius III et la cour pontificale ont résidé à Rieti du 23 juin 1225 au 31 janvier 1226, il est peu probable que François ait séjourné dans le palais épiscopal durant cette période — il ne devait guère y avoir de place disponible — et l'on peut supposer que ce miracle se serait produit avant leur arrivée.

diocèse de Rieti nommé Gédéon 1, homme très mondain, était resté couché pendant de nombreux jours, malade d'une très grave maladie et de très grandes douleurs aux reins 2, de sorte qu'il ne pouvait se mouvoir ni se retourner dans son lit sans assistance ; il ne pouvait se lever et marcher que porté par plusieurs personnes et, quand on le portait, il allait courbé et presque recroquevillé à cause de ses douleurs aux reins, car il ne pouvait se redresser totalement. Un jour qu'il se faisait porter devant le bienheureux François, il se jeta à ses pieds en le priant avec beaucoup de larmes de faire sur lui le signe de croix. Le bienheureux François lui dit : « Comment te signerai je, alors que, depuis longtemps, tu as toujours vécu selon les désirs de la chair 3, sans considérer ni craindre les jugements de Dieu 4 ? » Mais en le voyant ainsi affligé par cette grave maladie et ces grandes douleurs, il fut ému de pitié envers lui et lui dit : « Moi, je te signe au nom du Seigneur. Mais s'il plaît au Seigneur de te délivrer, toi, prends garde de ne pas retourner à ton vomissement 5. Car en vérité je te le dis 6, Si tu retournes à ton vomissement, des maux pires que les premiers 7 s'abattront sur toi et tu encourras un jugement très dur à cause de tes péchés, de tes ingratitudes et de tes ignorances de la bienveillance du Seigneur. » Et sitôt que le bienheureux François eut tracé sur lui le signe de croix, il 8 se redressa et se leva, intérieurement

1. 2C 41 est plus précis et indique que Gédéon était chanoine, titre attesté par plusieurs documents d'archives datant des années 1210-1230. Le plus ancien texte connu mentionnant ce personnage date de 1201, le plus récent de 1236 ; Gédéon aurait administré le patrimoine foncier du diocèse de Rieti de 1213 à 1216 et serait mort entre 1236 et 1240.

2. En latin comme en français, l'expression « douleurs aux reins » désigne habituellement des maux de dos d'origine osseuse ; tel est le cas ici, comme en témoigne la formule « les os de ses reins » à la fin de l'alinéa suivant.

3. Voir Ga 5 16.

4. Voir Si 17 24.

5. Voir Pr 26 11 ; 2P 2 22.

6. Jn 3 3.

7. Voir Mt 12 45.

8. Gédéon, bien sûr.

1342 délivré. Quand il se redressa, les os de ses reins retentirent comme si quelqu'un brisait du bois sec avec ses mains.

Quelques années plus tard, comme il retournait à son vomissement et n'observait pas ce que le Seigneur lui avait dit par son serviteur François, il arriva qu'un jour, alors [qu'il dînait dans la maison d'un autre chanoine son confrère et que, cette nuit-là, il dormait au même endroit 2, soudain le toit de la maison s'écroula sur tout le monde. Tandis que tous échappèrent à la mort, seul le malheureux fut atteint et tué.

[François enseigne à des chevaliers d'Assise à demander l'aumône ; il prise tant la pratique de l'aumône pour l'amour de Dieu qu'il refuse d'y renoncer lorsqu'il est invité]       

§96 [LP 59] Après son retour de Sienne et des Celles de Cortone 3, le bienheureux François vint à l'église Sainte-Mariede-la-Portioncule et alla ensuite, pour y séjourner, au lieu de Bagnara, au-dessus de la cité de Nocera 4 : là, une maison pour les frères avait été récemment construite, où des frères résidaient. Il y demeura durant de nombreux jours 5. Et parce que ses pieds et même ses jambes s'étaient déjà mis à enfler à cause de la maladie d'hydropisie, il y tomba très malade. Quand les gens d'Assise apprirent qu'il y était malade, quelques chevaliers d'Assise vinrent en hâte en ce lieu pour l'emmener à Assise, de                

1. CA 95 s'interrompt brutalement ici ; le passage entre crochets est restitué d'après 2C 41.                                             

2. Est-ce en cela que Gédéon a « toujours vécu selon les désirs de la chair » '?      

3. CA 58-59 faisait déjà état d'un séjour du Poverello à Sienne. Dans la mesure où François est ici très gravement malade et où sa venue à Sienne est suivie par un passage aux Celles de Cortone, la méprise est impossible : il ne peut s'agir que du séjour au cours duquel il a rédigé le Testament de Sienne, aux alentours d'avril 1226.              

4. Nocera Umbra, province de Pérouse, Ombrie.                          

5. Bagnara se situe dans une zone montagneuse, en altitude. François y aurait séjourné de fin juin ou début juillet à fin août 1226 pour se préserver de la chaleur qui, en plein été, frappe l'Italie centrale.                                                

crainte qu'il n'y meure et que d'autres n'aient son très saint corps 1. Tandis qu'ils l'emmenaient malade, il advint qu'ils firent halte dans un bourg fortifié du contado d'Assise 2, voulant y prendre le repas. Le bienheureux François, avec ses compagnons, s'arrêta dans la maison d'un homme qui l'accueillit avec beaucoup de joie et de charité. Les chevaliers, de fait, parcoururent le bourg fortifié pour s'acheter les biens nécessaires à leur corps, mais ils n'en trouvèrent pas. Revenus auprès du bienheureux François, ils lui dirent presque en plaisantant : « Frère, il faut que vous nous donniez de vos aumônes, car nous ne pouvons rien trouver à acheter ! » Le bienheureux François leur dit avec une grande ferveur d'esprit: « C'est parce que vous mettez votre confiance en vos mouches 3, c'est-à-dire en vos deniers, et non en Dieu 4 que vous n'avez rien trouvé. Mais retournez aux maisons par lesquelles vous êtes allés en demandant à acheter ; et n'ayez pas honte, mais demandez-leur des aumônes pour l'amour de Dieu et l'Esprit saint les inspirera et vous trouverez en abondance. » Ils allèrent donc demander des aumônes, comme le saint père le leur avait dit, et, avec une très grande joie, ces hommes et ces femmes leur offrirent en abondance de ce qu'ils avaient. Tout joyeux, ils revinrent trouver le bienheureux François en lui racontant ce qui leur était arrivé 5. Aussi tinrent-ils cela pour un grand miracle, en constatant que ce qu'il leur avait prédit s'était vérifié à la lettre.

[LP 60] 6 Le bienheureux François tenait en effet cela pour une très grande noblesse, dignité et courtoisie selon Dieu et aussi

1. Cette réaction des habitants d'Assise s'explique par la grande puissance qu'accordait la dévotion médiévale aux reliques des saints et la vénération qu'on leur portait.

2. 2C 77 donne le nom de cette localité : Satriano, que Thomas de Celano qualifie de « village extrêmement pauvre ». Concernant le territoire (contado) de la cité d'Assise et le statut des bourgades qui s'y trouvaient, voir CA 61.

3. Voir CA 62 et 97 sur « frère Mouche ».

4. Voir Mt 6 24 ; Lc 16 13.

5. Au lieu de « en lui racontant ce qui leur était arrivé » , SP 22 a « en louant le Seigneur ».

6. Le bloc de texte constitué de la fin de CA 96 et de CA 97-98(= LP 60-63) est entièrement consacré à la conception qu'avait François de l'aumône et a été inséré ici parce que la première partie de CA 96 (= LP 59) traite de ce même thème. La preuve en est que CA 99 — dont la première phrase mentionne le retour de François de Bagnara — fait naturellement suite à l'alinéa qui précède cet appel de note. En tous ces passages, il s'agit de réflexions a posteriori de frère Léon, repérables à l'emploi du futur pour désigner les frères ayant honte d'aller aux aumônes.                      

1344 selon le monde, à savoir demander des aumônes pour l'amour du Seigneur Dieu, puisque, après le péché, tous les biens que le Père céleste a créés pour l'usage de l'homme sont concédés gratuitement, à titre d'aumône, aux dignes et aux indignes 1, en raison de l'amour de son Fils bien-aimé. Aussi le bienheureux François disait-il que 2 le serviteur de Dieu doit demander des aumônes pour l'amour du Seigneur Dieu plus volontiers et avec plus de joie que celui qui, en raison de sa courtoisie et de sa largesse 3 , quand il veut acheter quelque chose, irait dire : « Quiconque me donnera une piécette, je lui donnerai cent marcs d'argent 4, voire mille fois plus. » Car le serviteur de Dieu offre l'amour de Dieu, que mérite l'homme qui fait les aumônes, en comparaison duquel toutes les choses qui sont en ce monde et même celles qui sont dans le ciel ne sont rien 5.                

I. Voir Mt 5 45.                                   

2. SPm 1 donne Je discours qui suit au style direct.                      

3. La courtoisie et la générosité constituaient, avec la loyauté et le courage, les vertus cardinales de la chevalerie. Ainsi, Raoul de Houdenc (vers 1170-1230)  enseignait-il dans son Roman des ailes, qui est comme un catéchisme de la chevalerie, que nul ne pourra « en haut prix monter » si sa prouesse ne possède ces deux ailes : à droite l'aile de Largesse ; à gauche l'aile de Courtoisie.                  

4. Pour donner un ordre d'idées, au xrir siècle, en Angleterre, un marc d'argent valait douze sols et quatre deniers, soit cent quarante-huit deniers. SP 22 accentue encore la dissymétrie, puisque François y est dit promettre mille marcs d'or en échange d'un denier. Cette même « parabole de l'aumône pour l'amour de Dieu » apparaissait déjà en CA 51 (où l'offre d'une piécette était récompensée par le don de cent). La reprise de cette comparaison et la diversité des sommes d'argent évoquées indiquent qu'il s'agit d'un thème cher à François.        

5. Voir Sg 7 8. Ce passage est inspiré de Lc 16 9-13 et doit être mis en parallèle avec CA 89, qu'il complète et dont il éclaire les fondements spirituels (et idéologiques). Pour François d'Assise, on ne peut considérer droitement les biens matériels qu'en les rapportant au Créateur de tous biens et en évaluant leur usage à cette lumière. Ainsi celui qui fait l'aumône ne perd-il pas les biens qu'il donne : il les investit de la meilleure manière possible, en acquérant grâce à eux le seul bien suprême et véritable, à savoir l'amour de Dieu. Toutefois, l'idée qu'une bonne action puisse mériter l'amour divin n'apparaît dans aucun écrit de François et constitue manifestement un ajout rédactionnel.                           

Ainsi, avant que les frères se fussent multipliés et également après qu'ils se furent multipliés 1, quand le bienheureux François parcourait le monde en prêchant, lorsqu'un homme noble et riche l'invitait avec dévotion à manger dans sa maison et à loger chez lui -- car en ce temps-là, dans nombre de cités et de bourgs fortifiés où il allait prêcher, il n'y avait pas de lieux des frères --, il allait à l'aumône à l'heure du repas 2 ; bien qu'il sût que celui qui l'invitait avait préparé en abondance, pour l'amour du Seigneur Dieu, tout ce qui était nécessaire à son corps, il faisait cependant ainsi pour donner le bon exemple aux frères et pour la noblesse et la dignité de dame Pauvreté. Il disait parfois à celui qui l'avait invité : « Moi, je ne veux pas abandonner ma dignité royale, mon héritage 3, ma vocation, ma profession et celle des Frères mineurs, à savoir aller à l'aumône, même si je ne rapportais pas plus de trois aumônes, car je veux exercer mon office. » Et malgré son hôte 4, il allait ainsi aux aumônes et celui qui l'avait invité allait avec lui et, recueillant les aumônes que recevait le bienheureux François, il les conservait comme reliques, par dévotion pour lui. Celui qui a écrit a vu cela bien souvent et en a rendu témoignage 5.         

1. Les mots « et également après qu'ils se furent multipliés » ne figurent pas en CA et sont restitués d'après SPm 1, CU 41 et SP 22.

2. SP 22 ajoute : « avant de se rendre en cette maison ».

3. Voir 2Reg 6 4. Les mots « mon héritage » sont absents de SPm 1.

4. Alors que CA donne « Et sic nolente », SPm 1 a « Et sic ipso volente » (« Et le voulant ainsi ») ; nous complétons le « nolente » de CA par l'« ipso » de SPm 1.

5. Voir Jn 19 35, 21 24.

[Invité chez le cardinal Hugolin, François va quêter son repas; il chasse un « frère Mouche » de Rivo Torto)

1346 §97 JLP 61] Un jour en outre, comme il rendait visite au seigneur évêque d'Ostie qui fut ensuite pape 1, à l'heure du repas il alla aux aumônes, presque à la dérobée à cause du seigneur évêque. Quand il revint. le seigneur évêque était assis à table et mangeait, d'autant qu'il avait alors invité à manger des chevaliers, ses parents 2. Le bienheureux François posa ses aumônes sur la table du seigneur évêque et vint à table à côté de lui, car le seigneur évêque voulait toujours que, lorsque le bienheureux François était chez lui à l'heure du repas, il soit assis à côté de lui. Le seigneur évêque fut donc quelque peu honteux de ce que François soit allé à l'aumône, mais il ne lui dit rien, surtout à cause des convives. Après que le bienheureux François eut quelque peu mangé, il prit de ses aumônes et, de la part du Seigneur Dieu, en remit un peu à chacun des chevaliers et chapelains du seigneur évêque 3. Ceux-ci en reçurent tous à égalité avec grande dévotion ; les uns mangèrent l'aumône, les autres la mirent de côté par dévotion pour lui. De plus, en recevant ces aumônes, ils retiraient leurs coiffes 4 par dévotion à

1. Le cardinal Hugolin, futur Grégoire IX.

2. SPm 2 donne : « certains de ses chevaliers et parents ».

3. L'attitude de François reproduit celle de Jésus lors de la Cène (voir, par exemple, Mt 26 26) et cette ressemblance invite le lecteur à interpréter les actes et l'enseignement du Poverello comme inspirés par le Christ.

4. Le mot « coiffes » traduit le latin « infulas ». La portée symbolique de ce texte est extrêmement forte, puisque CA 97 -- tout comme SPm 2 et SP 23 -- met en scène la reconnaissance par l'institution ecclésiastique, personnifiée par les chapelains qui se découvrent, de la supériorité de l'autorité spirituelle et charismatique de François sur la sienne propre. Cette supériorité de l'autorité de François est renforcée par le parallèle (intentionnel) entre les expressions « du Seigneur Dieu » et « du seigneur évêque » de la phrase précédente ; le fait que le repas soit pris dans le palais du cardinal Hugolin, dont l'auteur souligne qu'il « fut ensuite pape », manifeste qu'elle s'exerce même à l'égard de la papauté. En affirmant la supériorité de l'autorité du Poverello sur celle de l'institution ecclésiastique, ce récit affirme indirectement la supériorité de la Règle et du Testament de François sur les bulles pontificales et les textes législatifs cherchant à en amoindrir la radicalité et à en atténuer la portée.

saint François. Et le seigneur évêque se réjouit donc de leur dévotion, d'autant que ces aumônes n'étaient pas de pain de froment 1.

Après le repas, le seigneur évêque se leva et entra dans sa chambre, en emmenant avec lui le bienheureux François. Levant les bras, il embrassa le bienheureux François avec une joie et exultation extrêmes, en lui disant : « Pourquoi, mon frère tout simple 2, m'as-tu fait honte, du fait que dans ma maison, qui est la maison de tes frères 3, tu sois allé aux aumônes ? » Le bienheureux François lui répondit : « Au contraire, seigneur, je vous ai témoigné un grand honneur 4 ; car quand un sujet exerce et accomplit son office et son obéissance envers son seigneur, il fait honneur à son seigneur et à son prélat. » Et il lui dit : « Il me faut être un modèle et un exemple pour vos pauvres 5, d'autant que je sais que, dans la vie et dans la religion des frères, il y a et il y aura des frères mineurs par le nom et par les actes qui, par amour du Seigneur Dieu et par l'onction de l'Esprit saint 6, qui les instruit et les instruira de toutes choses 7, s'humilieront jusqu'à toute humilité 8, soumission et service 9 de leurs frères. Il

1. Au Moyen Âge et jusqu'à une époque récente, c'est le pain blanc, à base de froment, qui représentait un aliment noble, et le pain noir, à base de seigle ou d'orge, qui constituait un aliment vulgaire.

2. La formule « mon frère tout simple » traduit l'expression «frater mi simplizone », qui est un mélange de latin («frater ») et d'ombrien (« mi simplizone »).

3. SPm 2 donne : « qui est ta maison et celle de tes frères ».

4. Hugolin tutoie François, mais celui-ci le vouvoie.

5. Concernant l'expression « il me faut être un modèle et un exemple (formam et exemplum) », voir CA 50, 56, 79, 108 et 111. En tant que cardinal protecteur de l'Ordre des Frères mineurs, Hugolin était « seigneur, protecteur et correcteur de toute la fraternité » (Test 33 ; voir 2Reg 12 3) et les frères étaient placés sous sa juridiction ; c'est pourquoi le texte emploie l'expression vos pauvres » pour désigner les Frères mineurs.

6. Voir 1 Jn 2 20 et 27.

7. Voir Jn 14 26.

8. SPm 2 et CU 42 donnent : « s'humilient et s'humilieront ».

9. Au lieu de « service », SPm 2 a « servitude ».

1348 y en a et il y en aura aussi parmi eux qui, retenus par la honte et par le mauvais usage 1, dédaignent et dédaigneront de s'humilier, de s'abaisser à aller aux aumônes et de faire ce type d'oeuvres serviles. C'est pourquoi il me faut instruire en actes ceux qui sont et seront dans la religion pour qu'ils soient inexcusables 2 devant Dieu. en ce monde et dans le monde futur. Aussi, quand je me trouve cher vous, qui êtes notre seigneur et pape 3, et chez des magnats et riches selon le monde qui, par amour du Seigneur Dieu, avec beaucoup de dévotion, non seulement me reçoivent dans leurs maisons, mais même m'y forcent, je ne veux pas avoir honte d'aller aux aumônes. Bien plus, je veux avoir et tenir cela selon Dieu pour une grande noblesse, une dignité royale et un honneur de ce souverain roi, lui qui, bien qu'il soit le maître de tout 4, a voulu devenir pour nous le serviteur de tous 5 et, bien qu'il fût riche 6 et glorieux dans sa majesté, pauvre et méprisé, est venu dans notre humanité 7. Je

1. CU 42 donne : « le mauvais exemple », qui est la formule attendue ; niais le mot << usage » est attesté en CA, SPm 2 et SP 23, peut-être en écho de l'importance attachée par les Spirituels au thème de 1'. usage pauvre » des biens (voir CA 53).

2. Voir Rnn l 20.

3. Le mot « pape » traduit le substantif latin « apostolicus » (voir CA 83). François attribue ce titre au cardinal Hugolin non par prescience, mais parce qu'à ses yeux, de même que son gardien lui tient lieu de ministre général (voir CA 1 l ). de même le cardinal protecteur de l'Ordre tient lieu de pape aux Frères mineurs (voir 2C 25).

4. Voir Ga 4 1.

5. Voir Ph 27.

6. Voir 2Co 8 9.

7. Cette phrase constitue une hymne rimée : « Qui cum sit Dominus omnium / pro nobis fieri voluit servus omnium, / et cum esset dives et gloriosus / in naaiestate sua / venit pauper et despectus / in humanitate nostra ». Cette hymne a été forgée à partir de citations de saint Paul, qu'on rencontre également dans les écrits de François et Claire (voir 2LFid 5 et CLAIRE D'ASSISE, « Première lettre à Agnès de Prague », 19-20, dans EAD.,Écrits, Paris, coll. « Sources chrétiennes », n° 325, 1985, p. 86-89), et a vraisemblablement une origine liturgique. Elle apparaît aussi en CU 42, SPm 2 et SP 23, mais SPm 2 l'ampute de son deuxième membre (« pro nobis fieri voluit serous orllnlllnt »). tandis que SP 23 donne « in liwnilitate nostra » (« dans notre humilité ») au lieu de « in humanitate nostra » (« dans notre humanité »).

veux donc que les frères qui sont et seront sachent que je tiens pour une plus grande consolation de l'âme et du corps de m'asseoir à une pauvre petite table des frères et de voir devant moi de pauvres petites aumônes recueillies de porte en porte pour l'amour du Seigneur Dieu, que de m'asseoir à votre table et à celle d'autres seigneurs, abondamment parée de toutes les nourritures, bien qu'elles me soient offertes avec beaucoup de dévotion. Car le pain de l'aumône est un pain saint, que sanctifient la louange et l'amour de Dieu. puisque, quand un frère va à l'aumône, il doit commencer par dire : "Loué et béni soit le Seigneur Dieu 1 !" ; et ensuite il doit dire : "Faites-nous des aumônes pour l'amour du Seigneur Dieu 2 !" » Le seigneur évêque fut très édifié par l'allocution , du saint père et il lui dit : « Fils, ce qui est bon à tes yeux, fais-le 3, car le Seigneur est avec toi 4 et toi avec lui. »

[LP 62] La volonté du bienheureux François était en effet -- et il le dit bien souvent -- qu'un frère ne devait pas rester longtemps sans aller à l'aumône. pour ne pas avoir honte d'y aller par la suite. Mieux : plus un frère avait été noble et grand dans le monde, plus il en était édifié et se réjouissait quand celui-ci allait à l'aumône et faisait ce type d'oeuvres serviles pour le bon exemple. C'est ainsi qu'on faisait dans le temps ancien 5.

Ainsi, au tout début de la religion, quand les frères demeuraient à Rivo Torto, y avait-il parmi eux un frère qui priait peu, ne travaillait pas et ne voulait pas aller à l'aumône, car il avait honte, mais qui mangeait bien. C'est pourquoi, considérant cela, le bienheureux François fut instruit par l'Esprit saint que c'était

1. Voir Lc 1 68.

2. L'expression « par l'allocution » traduit le latin « de collatione verborum ».

3. Voir IS 3 18, 14 36.

4. Voir Jos 19;2S73;Le 128.

5. Cette dernière phrase manifeste que nous avons affaire aux pensées de Léon, écrivant probablement vers 1246 en réponse à l'appel de Crescent de Jesi, et non à ses souvenirs pris sur le vif.

1350 un homme charnel 1 ; aussi lui dit-il : « Va ton chemin, frère Mouche 2, car tu veux manger le travail de tes frères et tu veux être oisif clans l'oeuvre de Dieu 3 comme frère Bourdon, qui ne veut pas récolter ni travailler et qui mange le travail et la récolte des bonnes abeilles. » Il alla ainsi son chemin et, parce qu'il était charnel, il n'implora pas miséricorde.

[François honore un frère qui revient joyeux de l'aumône]

§98 (LP 63] Une autre fois, un homme spirituel revenait un jour d'Assise à l'église Sainte-Marie-de-la-Portioncule avec des aumônes, alors que le bienheureux François était là. Comme il arrivait par le chemin près de l'église, il se mit à louer Dieu à haute voix, avec beaucoup de gaieté. En l'entendant, le bienheureux François sortit aussitôt pour aller vers lui sur la route ; il se porta à sa rencontre et, avec grande allégresse, baisa l'épaule sur laquelle il portait la besace avec les aumônes. Prenant la besace de son épaule, il la plaça sur son épaule et la porta dans la maison des frères ; et il dit devant les frères : « C'est ainsi que je veux que mon frère aille à l'aumône et en revienne : dans l'allégresse et joyeux ! »

1. Voir  1Co210,32.

2. Tant le discernement qu'opère François par l'Esprit saint, qui lui révèle qu'il a affaire à un homme vivant selon la chair, clue l'usage de l'expression lire Mouche » apparaissaient déjà en CA 62.

3, Voir 1Co 15 58.

[À l'approche de la mort, François manifeste une grande joie ; rappel d'une vision de frère Élie à Foligno]

§99 [LP 64] Comme le bienheureux François gisait très malade dans le palais de l'évêché d'Assise 4 dans les jours qui suivirent son retour du lieu de Bagnara 5, le peuple d'Assise, craignant que,

4. Voir CA 10 et 80.

5. Comme en témoigne cette mention du retour de Bagnara, CA 99 s'inscrit dans le prolongement de la première partie de CA 96 (= LP 59). Le transfert de François du palais de l'évêché d'Assise à Sainte-Marie-de-la-Portioncule, décrit en CA 5, n'a guère pu survenir après la mi-septembre 1226 (vu la dégradation de son état de santé, le Poverello devait être intransportable passé cette date) ; c'est pourquoi cet épisode est à situer entre la fin août (voir CA 96) et la mi-septembre 1226. Au lieu de « dans les jours qui suivirent son retour du lieu de Bagnara », SP 121 a : « et que la main du Seigneur semblait s'appesantir plus habituellement sur lui [voir IS 5 6] ».

si le saint mourait de nuit, les frères n'emportent en secret, à son insu, le saint corps et l'ensevelissent dans une autre cité, décida qu'il serait étroitement gardé de nuit par des hommes qui feraient la ronde autour du mur du palais. Le bienheureux François, bien qu'il fût très malade 1, afin de consoler pourtant son esprit de peur que, parfois, il ne défaille en raison de ses grandes et multiples maladies, faisait souvent chanter de jour, par ses compagnons, les Louanges du Seigneur 2 qu'il avait lui-même faites longtemps auparavant, dans sa maladie 3. De même les faisait-il aussi chanter 4 de nuit, surtout pour l'édification des gardes 5 qui veillaient de nuit à l'extérieur du palais à cause de lui.

Comme frère Élie constatait que le bienheureux François, soumis à une si grave maladie, se réconfortait et se réjouissait ainsi dans le Seigneur, il lui dit un jour : « Très cher frère 6, je suis bien consolé et édifié par toute la joie que tu manifestes pour toi et tes compagnons dans une si grande affliction et maladie. Mais bien que les gens de cette cité te vénèrent comme un saint dans la vie et dans la mort, pourtant. parce qu'ils croient fermement qu'à cause de ta grande et incurable maladie tu es tout proche de mourir, en entendant de la sorte chanter les Louanges, ils pourraient penser et se dire en eux-mêmes :

1. Le passage allant de « dans les jours qui suivirent son retour » à « très malade » ne figure pas en SPm 4.

2. Certainement CSol, comme l'indique la notation suivante. Les mots « les Louanges du Seigneur » ne figurent pas en SPm 4.

3. Voir CA 66.

4. Les mots « les faisait-il chanter » ne figurent pas dans le texte et ont été ajoutés par le traducteur.

5. SP 121 donne : « pour l'édification et la consolation des séculiers ».

6. Au lieu de « frère », SPm 4 et ML 148 ont « père ».

1352 "Comment se fait-il qu'il montre une si grande joie, lui qui est proche de la mort ? Il devrait, en effet, penser à la mort." » Le bienheureux François lui dit : « Te souviens-tu de la vision que tu as vue à Foligno 1 et que tu m'as rapportée : quelqu'un te disait que je ne devais vivre que deux ans ? Avant que tu voies cette vision, par la grâce du Saint-Esprit qui inspire dans le cœur 2 et met dans la bouche 3 de ses fidèles tout bien, souvent de jour et de nuit, je considérais ma fin 4. Mais à partir du moment où tu as eu la vision, chaque jour j'ai eu davantage le souci de considérer le jour de ma mort. » Et il dit avec grande ferveur d'esprit : « Frère, laisse-moi me réjouir dans le Seigneur 5 et dans ses louanges, dans mes maladies 6 ; car avec l'aide de la grâce du Saint-Esprit, je suis à ce point uni et conjoint à mon Seigneur que, par sa miséricorde, je puis bien me réjouir dans le Très-Haut lui-même ! »

1. Cette vision de frère Elle est relatée en 1C 109.

2. Voir Jn 1426.

3. Voir Is 59 21.

4. Voir Ps 38 (39) 5.

5. Voir Ph 4 4.

6. SPm 4 donne : « dans le Seigneur, ses louanges et mes maladies ».

[Ayant confirmation qu'il va bientôt mourir, François s'écrie : « Bienvenue, ma soeur Mort ! »]

§100 [LP 65] Une autre fois en ces jours-là, un médecin nommé Bonjean de la cité d'Arezzo, qui était connu et familier du bienheureux François, lui rendit visite dans ce même palais. Le bienheureux François l'interrogea sur sa maladie, en disant: « Que penses-tu, frère Jean 7, de ma maladie d'hydropisie 8 ? »

7. L'expression « frère Jean » traduit l'énigmatique « Finiatu » de CA, CU 45 et SP 122, qui, comme l'a montré Marino Bigaroni, est une corruption de « frater lohanni », attesté en SPm 5 ; ML 149 donne : « Fin Ioh'i ». Sur cette faute, voir E. MENESTb, « La "Questione francescana" come problema filologico », dans Francesco d'Assisi e il primo secolo di storia francescana, Turin, « Biblioteca Einaudi », n° 1, 1997, p. 138-141.

8. L'hydropisie se caractérise par une accumulation anormale de liquide dans les tissus de l'organisme ou dans une cavité du corps, en particulier dans l'abdomen ; au Moyen Âge, ce mot possédait déjà ce sens et était réservé aux seules affections abdominales.

Le bienheureux François, en effet, ne voulait pas nommer quiconque était appelé « Bon », par révérence pour le Seigneur qui a dit : Nul n'est bon que Dieu seul 1. De même, [il ne voulait nommer personne « père » ou « maître »2] ni l'écrire dans les lettres 3, par révérence pour le Seigneur qui a dit : N'appelez personne sur terre votre « père » et ne vous faites pas appeler « maître » 4, etc. Le médecin lui dit : « Frère, par la grâce du Seigneur, tout ira bien 5 pour toi. » Il ne voulait pas dire, en effet, qu'il devait mourir d'ici peu. Le bienheureux François lui dit derechef : « Dis-moi la vérité : que t'en semble-t-il ? Ne crains pas, car, par la grâce de Dieu, je ne suis pas un couard pour craindre la mort, car, avec l'aide du Seigneur, par sa miséricorde et sa grâce je suis à ce point conjoint et uni à mon Seigneur que je suis aussi content de mourir que de vivre et inversement 6. » Le médecin lui dit alors clairement : « Père, selon notre médecine, ta maladie est incurable et tu mourras ou bien à la fin du mois de septembre 7 ou bien le quatrième jour avant les nones d'octobre. » Le bienheureux François, comme il gisait malade au lit, dit avec une très grande dévotion et révérence, les bras et les mains tendus vers le Seigneur 8 avec une 1354 grande allégresse spirituelle et corporelle 1 : « Bienvenue, ma soeur Mort 2 ! »

1. Lc 18 19. Dans sa Chronique, Salimbene raconte que, lors de son entrée dans l'Ordre des Frères mineurs en 1238, il a dû pour la même raison changer son nom d' « Ognibene » (« Tout-Bien ») en « Salimbene » ; SALIMBENE DE ADAM, Cronica, éd. G. SCALIA, Turnhout, coll. « CCCM », n° 125-125A, 1998-1999, p. 53 de l'édition de 1966.

2. Les mots entre crochets ne figurent pas en CA et sont restitués d'après SPm 5 et CU 45.

3. SPm 5, CU 45, SP 122 et ML 149 donnent : « dans ses lettres ».

4. Mt 23 9-10.

5. Voir Si 1 13.

6.11 y a un parallèle manifeste entre cette phrase et la dernière de CA 99.

7. SPm 5 donne : « à la fin de ce mois », ce qui permet de dater le présent épisode du mois de septembre 1226.

8. Voir 1 Esd 9 5.

 

1. Littéralement, « de l'un et l'autre homme ».

2. On pourrait aussi traduire « soror mea mors » par « soeur ma mort »

[François expose sa volonté à frère Richer ;  le sens de l'appellation « Frères mineurs » ; les frères délaissent les préceptes de pauvreté que François a inscrits dans la Règle 3]

§101 [LP 66] 4 Frère Richer 5 de la Marche d'Ancône, noble par la parenté, mais plus noble par la sainteté, que le bienheureux François chérissait d'une grande affection, rendit un jour visite au bienheureux François en ce même palais 6. Entre autres paroles sur la religion et l'observance de la Règle dont il parla

3. CA 101-106 constituent 1'Intentio Regulae (« Intention de la Règle »), une collection de récits mettant en scène la volonté de François que les frères vivent une pauvreté radicale, principalement pour ce qui est des livres et des constructions. Cette collection forme une unité textuelle distincte dans le manuscrit 1/73 du Collegio Sant'Isidoro de Rome et est intégralement citée dans l'Arbre de la vie crucifiée de Jésus d'Ubertin de Casale et dans l'Exposition de la Règle des Frères mineurs d'Ange Clareno, en étant à chaque fois attribuée à frère Léon.

4. IR est précédé d'une rubrique : « Intention de la Règle de notre très saint père François, le vrai exposé de celle-ci qu'écrivit frère Léon, son compagnon. Et note que le bienheureux François fit trois règles : celle que lui confirma sans bulle le pape Innocent ; ensuite une autre plus brève : celle-ci fut perdue ; ensuite, il fit celle que le pape Honorius confirma avec bulle, Règle dont beaucoup de choses furent extraites par les ministres contre la volonté du bienheureux François, comme il est contenu plus loin. » Concernant le fait de savoir si François a écrit deux ou trois règles, voir CA 17 et le début de SP 1, qui y est cité en note.

5. Frère Richer, originaire de la Marche d'Ancône, appartenait à une famille noble. Il fut étudiant à Bologne et entra dans la religion mineure après avoir entendu François y prêcher (voir Actus 30). Il devint un proche compagnon du Poverello (voir CA l 01) et exerça longtemps la fonction de ministre provincial de la Marche d'Ancône. Il mourut aux alentours de 1236.

6. IR l donne : « alors que celui-ci gisait dans le palais de l'évêque d'Assise » ; SP 2 donne également : « dans le palais de l'évêque d'Assise ».

avec le bienheureux François, il l'interrogea aussi sur ce qui suit, en disant 1 : « Dis-moi, père, l'intention que tu as eue au début, quand tu as commencé à avoir des frères, et l'intention que tu as aujourd'hui et que tu crois avoir jusqu'au jour de ta mort, pour que je puisse être assuré 2 de ton intention et de ta volonté première et dernière : est-ce que nous, frères clercs, qui avons tant de livres 3, pouvons les avoir, bien que nous disions qu'ils appartiennent à la religion ? » Le bienheureux François lui dit : « Je te dis, frère, que telle fut et est ma première et dernière intention et volonté : si les frères m'avaient cru, tout frère ne devrait rien avoir que l'habit, comme notre Règle nous le concède, avec la ceinture et les caleçons 4 . »

[LP 67] Aussi dit-il un jour 5 : « La religion et la vie des Frères mineurs est un petit troupeau 6 que le Fils de Dieu, en cette toute dernière heure 7, a demandé à son Père céleste en disant: "Père, je voudrais que tu fasses et me donnes un peuple nouveau et humble en cette toute dernière heure 8, qui serait différent en humilité et pauvreté de tous les autres qui ont précédé et qui se

1. AV remplace le début de ce paragraphe par : « Quelle a été l'intention de François concernant l'observance de la pauvreté, lui-même le montra quand à frère Richer de la Marche, homme noble et très chéri par le bienheureux père, qui s'enquérait de la pauvreté, le saint père répondit, alors qu'il gisait dans la maison de l'évêque d'Assise, affaibli par la maladie dont il mourut, ces paroles que je transcris ici avec son latin, comme le saint père frère Léon, compagnon du bienheureux François pendant une longue période, le consigna de sa main. Frère Richer l'interrogea ainsi au sujet de l'observance de la Règle, à propos de l'article de la pauvreté. »

2. On pourrait aussi traduire « ut valeam certificari » par : « pour que je puisse rendre compte ».

3. La question de Richer — particulièrement cette incise — évoque davantage la situation de l'Ordre des Frères mineurs à partir des années 1240 que du vivant de François.

4. Voir 1 Reg 2 13 ; 2Reg 2 9.

5. Au lieu de « Aussi dit-il un jour », AV a : « Telle est sa réponse. Le saint frère Léon dit ensuite que le bienheureux François avait dit, comme par une révélation qu'il avait reçue, que ».

6. Voir Lc 12 32.

7. Voir lJn 2 18.

8. Voir ibid.

1356 contenterait de n'avoir que moi seul." Et le Père répondit à son Fils bien-aimé : "Fils, ce que tu as demandé est fait."»

Aussi le bienheureux François disait-il que, pour cette raison, le Seigneur a voulu 1 qu'ils soient appelés « Frères mineurs », car c'est le peuple 2 que le Fils de Dieu a demandé à son Père. Le Fils de Dieu lui-même dit d'eux dans l'Évangile : Ne craignez pas, petit troupeau, car il a plu à votre Père de vous donner le Royaume 3. Et encore : Ce que vous avez fait à un de ces plus petits de mes frères, c'est à moi que vous l'avez fait 4. Car bien qu'on comprenne que le Seigneur avait dit 5 cela de tous les pauvres spirituels, toutefois il a surtout prédit ainsi la religion des Frères mineurs qui devait venir dans son Église 6. Aussi, comme il avait été révélé au bienheureux François qu'elle devait être appelée « religion des Frères mineurs », ainsi fit-il écrire dans la première Règle lorsqu'il la porta devant le seigneur pape Innocent III 8 ; et celui-ci l'approuva, la lui concéda et l'annonça ensuite à tous en conseil 9.

1. SP 26 ajoute : « et lui a révélé ». AV donne : « Aussi le bienheureux François disait-il, comme par une révélation qu'il avait reçue, que, pour cette raison, il a voulu ».

2. SP 26 ajoute : « pauvre et humble ».

3. Lc 12 32. Au lieu de « placuit Patri vestro » (« il a plu à votre Père de »), IR 1 a « complacuit Patri nostro » (« notre Père s'est complu à »).

4. Mt 25 40. CA transforme le « uni ex his fratribus meis minimis » (« à l'un de ces tout petits d'entre mes frères ») de l'Évangile en « uni ex his minoribus fratribus meis », qui signifie aussi : « à l'un de mes frères mineurs » ; IR 1 conserve « minimis », mais omet le terme «fratribus », ce qui donne : « à l'un de ces tout petits d'entre les miens ». On peut ajouter que, dans la Vulgate, Mt 25 45 comporte : « uni de minoribus his » (« à l'un de ces plus petits »).

5. IR 1 donne : « bien que le Seigneur ait dit ».

6. Le Christ prophète de l'Ordre : le propos ne manque pas d'audace !

7. Voir 1 Reg 7 2. L'adjectif « première » ne figure pas en IR 1.

8. Voir Test 14-15. Il y a là un anachronisme, car François et ses premiers compagnons ont soumis leur forme de vie à Innocent III en 1209 et c'est seulement vers 1215 qu'a été définitivement adopté le nom de « Frères mineurs ».

9. CA a « in consilio » ; IR l et ER « in concilio » ; SP 26, corroboré par 3S 51, « in consistorio » (« en consistoire »). Si le mot « consilio » est à entendre au sens de « concile », comme le veut Ange Clareno (voir ER Prol 14, 4 44), le concile en question serait celui de Latran IV (1215) — le seul à avoir été tenu sous Innocent III — et il faudrait en conclure que le pape aurait officiellement informé l'assemblée conciliaire de son approbation de la Règle franciscaine primitive. Si le mot « consilio » est à entendre au sens de « conseil », les deux traditions manuscrites se rejoignent pour signifier qu'Innocent III a simplement annoncé aux membres du consistoire, c'est-à-dire aux cardinaux, son approbation de la forme de vie des frères.

De même, le Seigneur lui révéla aussi la salutation que devaient faire les frères, comme il 1 fit écrire dans son Testament 2 en disant : « Comme salutation, le Seigneur me révéla que je devais dire : "Que le Seigneur te donne la paix !"3 » Aussi, au tout début de la religion, alors que le bienheureux François allait avec un frère qui fut un des douze premiers, ce frère saluait hommes et femmes sur la route et ceux qui étaient dans les champs en disant : « Que le Seigneur vous donne la paix 4 ! » Et parce que les gens n'avaient jusque-là entendu faire une telle salutation par aucun religieux, ils s'en étonnaient fort. Bien plus, comme avec indignation, certaines personnes leur disaient : « Que veut dire pareille salutation 5 ? » De sorte que ce frère se mit à en éprouver beaucoup de honte. Aussi demanda-t-il au bienheureux François : « Frère, laisse-moi dire une autre salutation. » Le bienheureux François lui dit : « Laisse-les dire, car ils ne perçoivent pas les choses qui sont de Dieu 6. Mais n'en éprouve pas de honte, car je te dis, frère, qu'un jour des nobles et des princes de ce monde manifesteront de la révérence à toi et

1. SPm 6 débute par : « Le Seigneur révéla au bienheureux François la salutation qu'il devait faire, comme lui-même ». Rien de ce qui, en CA 101, précède cette phrase ne figure en SPm.

2. Ce « fit écrire dans son Testament » — qu'on rencontre également en CA 106 — témoigne que François n'a pas rédigé le Testament de sa main, mais l'a dicté. On notera l'importance que l'Intention de Règle accorde au Testament, qui est cité ici en CA 103 et, deux fois, en CA 106.

3. Test 23 ; voir Nb 6 26 ; 2Th 3 16.

4. Ibid. L'identité de ce frère est impossible à déterminer avec certitude ; peut-être s'agit-il de frère Gilles, que François choisissait volontiers comme compagnon de route ; voir AP 15-16.

5. Voir Lc 1 29.

6. 1 Co 2 14 ; voir Mt 22 21.

1358 aux autres frères pour cette sorte de salutation 1. » Et le bienheureux François dit : « N'est-ce pas une grande chose si le Seigneur veut avoir tin pauvre petit peuple parmi tous les autres qui ont pr6cédé, qui se contenterait de n'avoir que lui seul, très haut et glorieux ? »

[LP 68] 2 Si quelque frère voulait demander pourquoi le bienheureux François, en son temps, n'a pas fait observer aux frères une pauvreté aussi stricte qu'il a dite à frère Richer et n'a pas ordonné qu'elle doive être observée, nous qui avons été avec lui 3 répondrions à cela comme nous avons entendu de sa bouche 4 ; car lui-même dit aux frères cela et de très nombreuses autres choses, et il a aussi fait écrire dans la Règle beaucoup de choses que, dans la prière assidue et la méditation, il demandait au Seigneur pour le bénéfice de la religion, affirmant qu'elle était entièrement la volonté du Seigneur. Mais comme il leur montrait ces choses, elles leur paraissaient après cela pesantes et insupportables 5, car ils ignoraient alors ce qui allait survenir clans la religion après sa mort. Et parce qu'il craignait beaucoup le scandale chez lui ou chez les frères 6, il ne voulait pas s'opposer â eux, mais il accédait -- bien malgré lui -- à leur volonté et s'excusait devant le Seigneur. Mais pour que ne retourne pas vide au Seigneur la parole acte Celui-ci mettait dans sa bouche 7 pour l'utilité des frères, il voulait l'accomplir en lui, peur en obtenir une récompense du Seigneur 1 ; et finalement, il trouvait la paix en cela et son esprit était consolé.

1. SPm 6 s’achève ici : rien de ce qui, en CA 101, suit cet appel de note ne figure en SPm. Tout le passade consacré à la salutation, de « De même le Seigneur lui révéla » jusqu'à « cette sorte de salutation », est absent de  1 R 1 et AV.

2. AV insère : « Ensuite, frère Léon écarte une question en disant ».

3. Voir 2P 1 18.

4. Il est frappant de voir que l'auteur prend position, dans un débat en cours al1 temps de la rédaction de ses souvenirs, non pas en argumentant, irais en se NhI.tft tUX souvenirs dent il est le dépositaire.

5. Voir Mt 23 4.

6. Voir Adm 11 1-3.

7. Voir Is 55 1 1.

 

1. François ne veut pas imposer aux frères les exigences exprimées dans la Règle, de crainte qu'ils ne regimbent, mais il se les applique, témoignant par là que telle est bien sa volonté.

[L'opposition des ministres à François concernant la possession des livres et la pratique de la pauvreté]

§102 [LP 69] À l'époque donc où il revint des régions d'outre-mer 2, un ministre parlait avec lui du chapitre de la pauvreté, voulant connaître sa volonté et sa pensée 3, d'autant qu'il était alors écrit dans la Règle un chapitre sur les prohibitions du saint Évangile : N'emportez rien en chemin 4, etc. Le bienheureux François répondit : « Moi, je veux comprendre ainsi : que les frères ne devraient rien avoir si ce n'est l'habit avec la corde et les caleçons, comme il est contenu dans la Règle 5, et ceux qui sont contraints par la nécessité, des chaussures 6. » Et le ministre lui dit : « Que ferai-je, moi, puisque j'ai tant de livres, qui valent plus de cinquante livres 7?» Or il dit cela, car il voulait les avoir avec bonne conscience, d'autant qu'il se faisait reproche d'avoir 8 tant de

2. Cet épisode se situe donc fin 1220 ou début 1221.

3. Le mot « pensée » traduit le latin « intellectum ».

4. Lc 9 3 ; voir 1 Reg 14. La Règle dont il s'agit est la Règle non bullata, qui n'a cessé de s'enrichir de nouveaux développements entre 1209 et 1221.

5. Voir 1 Reg 2 13.

6. IR 2 donne : « qu'ils puissent porter des chaussures ».

7. Le mot latin traduit ici par « livres » est « libris » (masc. : artefacts destinés à la lecture) ; IR 2 a, de manière beaucoup plus pertinente : « Que ferai-je, moi qui ai tant de livres (libros, masc.), qui valent plus de cinquante livres (libras, fém. : unité monétaire) ». Le xrtr siècle latin a hérité du système monétaire carolingien, fondé sur la livre, le sou et le denier, la livre valant vingt sous et le sou, douze deniers. À l'époque de François, une livre permettait d'acheter environ soixante-dix kilogrammes de grains. On peut se demander si cet épisode ne s'inscrit pas en faux contre les Constitutions de 1239, gui autorisaient de fait la possession des livres de prix ; voir C. CENCI et R. G. MAILLEUX constitutiones generales..., p. 9-10, n° 36-37.

8. Le verbe « avoir » ne figure pas en CA et est restitué d'après IR 2, SP 3 et AV, qui donnent : « d'autant que c'est avec un reproche de conscience qu'il avait ».

1360 livres, alors qu'il savait que le bienheureux François comprenait si strictement le chapitre de la pauvreté. Le bienheureux François lui dit : « Frère, je ne peux ni ne dois aller contre ma conscience et la profession du saint Évangile, que nous avons professé. » En entendant cela, le ministre devint triste 1. Voyant qu'il était ainsi troublé, le bienheureux François lui dit avec ferveur d'esprit, comme s'il représentait la totalité des frères 2 : « Vous, Frères mineurs, vous voulez être vus et appelés observateurs du saint Évangile par tous 3 et, par vos oeuvres, vous voulez avoir 4 un magot 5! »

Bien que les ministres sachent que, selon la Règle des frères 6, ils étaient tenus d'observer le saint Évangile, croyant néanmoins ne pas être tenus d'observer la perfection du saint Évangile 7, ils firent pourtant retirer de la Règle le chapitre où il est dit : N'emportez rien en route 8, etc. C'est pourquoi le bienheureux François, connaissant cela par l'Esprit saint, dit devant certains frères : « Les frères ministres pensent tromper Dieu et me

1. Allusion au jeune homme riche de Mt 19 22.

2. Littéralement, « dans la personne de tous les frères » ; voir CA 22 et 50.

3. Voir Mt 235 et 7.

4. IR 2 donne : « vous avez ».

5. Voir Jn 12 6. Dans les écrits de François, le mot « loculi » (« magot ») est connoté très négativement : qu'il s'agisse d'argent (1Reg 8 7) ou de pouvoir (Adm 4 3), avoir un magot, c'est s'approprier égoïstement un bien qui n'appartient qu'à Dieu et doit être mis au service des autres. C'est pourquoi François traite le détenteur d'un magot de « faux frère » et souligne qu'il met son âme en danger. Si les attaques répétées de l'Intention de la Règle contre les ministres doivent être reçues avec prudence, la présence d'un terme aussi caractéristique du vocabulaire de François milite en faveur de l'authenticité de cette parole du Poverello.

6. Au lieu du génitif « fratrum », IR 2 a le nominatif «fratres », ce qui donne : « Bien que les ministres sachent que, selon la Règle, les frères étaient tenus » ; AV suit IR 2, mais met le mot « ministre » au singulier.

7. Le débat sous-jacent est de savoir si les frères doivent observer seulement les préceptes évangéliques ou aussi les conseils évangéliques, ce qui serait alors « observer la perfection du saint Évangile », c'est-à-dire la totalité de ses enseignements, obligatoires ou facultatifs.

8. Lc 9 3 ; voir 1 Reg 14.

tromper. » Et il dit : « Eh bien, pour que tous les frères sachent et connaissent qu'ils sont tenus d'observer la perfection du saint Évangile, je veux que soit écrit au commencement et à la fin de la Règle que les frères sont tenus d'observer le saint Évangile de notre Seigneur Jésus Christ 1 ! Et pour que les frères soient toujours inexcusables 2 devant Dieu, ce que le Seigneur a mis dans ma bouche pour le salut et l'utilité de mon âme et de celles des frères, dès lors que je le leur ai annoncé et que je le leur annonce, je veux le leur montrer par des oeuvres et, avec l'aide du Seigneur, l'observer à jamais 3. » Aussi observa-t-il à la lettre le saint Évangile, du moment où il commença d'avoir des frères jusqu'au jour de sa mort 4.

1. Voir effectivement 2Reg 1 1.

2. Voir Rm 1 20.

3. Au lieu de « à jamais », IR 2 a « jusqu'à la fin ».

4. François s'inscrit ainsi en faux, par avance, contre les commentaires pontificaux de la Règle ; voir 2Bul 4 ; 4Bul 3.

[Un novice qui désirait avoir un psautier ; la science et les livres ne doivent pas faire perdre la prière ni l'humilité]

§103 [LP 70] De même 5, à une époque, y eut-il un frère novice 6 qui savait lire le psautier, mais pas bien. Et parce qu'il aimait le lire, il demanda au ministre général 7 la permission d'avoir un psautier et le ministre la lui concéda 8. Mais il ne voulait pas l'avoir sans avoir d'abord la permission du bienheureux François, d'autant qu'il avait entendu dire que le bienheureux

5. AV insère les mots : « frère Léon dit » et omet le passage allant de « à une époque, il y eut un frère novice » jusqu'à « d'autant qu'il avait entendu dire ».

6. IR 2 donne : « un novice dans la religion ».

7. Le noviciat avait été institué par la bulle Curn secundum consilium d'Honorius III en date du 22 septembre 1220 : cette scène n'a pu se produire qu'un certain temps après cette date ; le ministre général doit donc être frère Élie.

8. Le psautier est le livre dans lequel on apprenait à lire le latin au Moyen Âge. Le frère veut donc parfaire son apprentissage de la lecture et devenir ainsi un « lettré », quelqu'un qui sait le latin. Cette très longue histoire du psautier s'inscrit donc en faux à la fois contre les Constitutions de 1239 qui permettaient la possession des livres et contre celles qui excluaient des illettrés du recrutement ; voir C. CENCI et R. G. MAILLEUX, Constitutiones generales..., p. 9-10, n° 36-37 et 41.

1362 François 1 ne voulait pas que ses frères soient avides de science et de livres, mais qu'il voulait et prêchait aux frères de s'appliquer à avoir et imiter la pure et sainte simplicité, la sainte prière et darne Pauvreté 2, sur lesquelles édifièrent les saints et premiers frères 3 ; et qu'il croyait que celle-ci était un chemin plus sûr pour le salut de l'âme 4.

Ce n'est pas qu'il condamnait et méprisait la sainte science. Au contraire, il vénérait avec une extrême affection ceux qui étaient savants dans la religion 5 et tous les savants, comme lui-même en a témoigné dans son Testament en disant : « Tous les théologiens 6 et ceux qui administrent les paroles divines, nous devons les honorer et les vénérer comme ceux qui nous administrent l'esprit et la vie 7. » Mais prévoyant l'avenir, il connaissait par l'Esprit saint

1. De « le bienheureux François » jusqu'à « ce qu'il enseignait à ses frères » (fin de LP 71) a été inséré un passage opposant la simplicité, la prière et la pauvreté, qui constituent la vocation des Frères mineurs, au désir orgueilleux et désordonné de science, déjà fustigé par les Pères de l'Église et les auteurs monastiques.

2. Voir Sa1V 1-2 et 10-11 ; l'expression « dame Pauvreté » apparaît aussi à l'alinéa suivant en CA 59 (TestS 4) et en CA 96. Cette personnification de la vertu de pauvreté est inspirée par le roman chevaleresque et la poésie courtoise, dont un des thèmes favoris est celui de la dame, pour l'honneur de laquelle combat le chevalier et dont le troubadour célèbre la beauté ; elle trouve son expression la plus remarquable dans le Commerce sacré de saint François avec dame Pauvreté.

3. On pourrait aussi traduire : « les saints et les premiers frères ».

4. SP 72 donne : « pour le salut personnel et l'édification d'autrui ; puisque le Christ, à l'imitation duquel nous sommes appelés, nous a montré et enseigné par la parole et également par l'exemple celle-ci seule ».

5. On pourrait aussi comprendre : « ceux qui étaient savants en religion 0.

6. IR 2 et AV donnent : « Les saints théologiens ».

7. Test 13 ; voir Jn 6 64. Alors que le Testament fait mention des « très saintes paroles divines », CA a seulement « les paroles divines ». SP 72 omet le passage allant de « Non pas qu'il condamnât » jusqu'à « et la vie ».

-- et il dit aussi maintes fois aux frères -- que beaucoup de frères, sous prétexte d'édifier les autres, abandonneraient leur vocation, à savoir la pure et sainte simplicité, la sainte prière et notre dame Pauvreté 1. Il leur arrivera que, du fait qu'ils se seront crus davantage pénétrés de dévotion et enflammés pour l'amour de Dieu 2 en raison de leur intelligence de l'Écriture, par la même occasion, ils en demeureront intérieurement froids et comme vides. Et ainsi ne pourront-ils retourner à la vocation primitive, d'autant qu'ils auront manqué 3 le temps de vivre suivant leur vocation. « Et je 4 crains que ce qu'ils paraissaient avoir ne leur soit enlevé 5, puisqu'ils auront abandonné leur vocation 6. »

[LP 71] Et il disait : « Nombreux sont ceux qui, jour et nuit, placent tout leur effort et leur attention dans la science, abandonnant leur sainte vocation et la prière fervente 7. À peine ont-ils prêché à quelques-uns ou au peuple 8 et qu'ils voient ou apprennent que certains en sont édifiés ou convertis à la pénitence, ils sont enflés d'orgueil 9 ou se vantent des oeuvres et du profit d'autrui 10 ; car ceux qu'ils croient avoir édifiés ou

1. Voir SalV 1-2 et 10-11.

2. SP 72 donne : « enflammés d'amour et illuminés par la connaissance de Dieu ».

3. SP 72 ajoute : « dans une vaine et fausse étude ».

4. L'emploi du pronom « je » est surprenant, car on ne voit pas pourquoi le narrateur prendrait tout à coup la parole à la première personne ; en fait, l'ensemble de ce passage constituait certainement un discours de François au style direct, que le rédacteur a transposé au style indirect, à l'exception de cette dernière phrase.

5. Voir Mt 13 12, 25 29.

6. SP 72 donne : « car ce qui leur était donné, à savoir de tenir et d'imiter leur vocation, ils l'ont entièrement négligé ».

7. SP 72 remplace « et la prière fervente » par « en dehors du chemin de l'humilité et de l'esprit de la sainte prière, au gré des caprices du corps ».

8. IR 2 donne : « à quelques-uns du peuple ».

9. Les mots « d'orgueil » ne figurent pas en CA et ont été ajoutés par le traducteur.

10. SP 72 insère : « alors pourtant qu'ils auront plus prêché pour leur condamnation et jugement, et qu'ils n'y auront en rien oeuvré selon la vérité, si ce n'est comme instruments de ceux par lesquels, de la sorte, le Seigneur a vraiment acquis du fruit ».

1364 convertis à la pénitence par leurs paroles 1, c'est le Seigneur qui les édifie et les convertit par les prières des saints frères 2, bien qu'eux-mêmes l'ignorent ; car telle est la volonté de Dieu : qu'ils n'en soient pas avertis et qu'ainsi ils ne s'en enorgueillissent pas. Ces frères sont mes chevaliers de la Table ronde 3, qui se cachent dans les déserts et dans les lieux retirés 4 pour s'adonner plus diligemment à la prière et à la méditation, pleurant leurs péchés et ceux des autres 5, eux dont la sainteté est connue de Dieu, parfois ignorée des frères et des gens 6. Et quand leurs âmes seront présentées au Seigneur par les anges, alors le Seigneur leur montrera le fruit et la récompense de leurs peine 7, à savoir les nombreuses âmes qui ont été sauvées par leurs prières 8, en leur disant : "Fils, voici que ces âmes ont été sauvées par vos prières 9 ; et parce que vous avez été fidèles en peu de choses, je vous établirai sur beaucoup 10." »

1. SP 72 remplace « par leurs paroles » par « par leur science et leur prédication ».

2. SP 72 donne : « par les prières et les larmes des saints, pauvres, humbles et simples frères ».

3. Cette mention des chevaliers de la Table ronde est à rapprocher des deux mentions de dame Pauvreté qui précèdent et de celle de Charlemagne, Roland et Olivier qui suit. Toutes quatre ressortissent à la littérature et au vocabulaire chevaleresques, dont on sait qu'ils ont fortement marqué l'imagination de François ; voir L. BATTAIS, « La courtoisie de François d'Assise. Influence de la littérature épique et courtoise sur la première génération franciscaine », Mélanges de l'École française de Rome. Moyen Âge, 109, 1997, p. 131-160 ; J. DALARUN, « François d'Assise et la quête du Graal ».

4. Cette mention des déserts et des lieux retirés fait allusion aux ermitages dans lesquels vivaient frères Léon et les premiers compagnons de François, par opposition aux couvents citadins, qui ont commencé de proliférer dans les années 1220.

5. SP 72 insère : « vivant simplement et se conduisant humblement ».

6. François développe ici une économie du salut proche de la conception monastique : les prières des contemplatifs participent activement au salut de tous.

7. Voir Sg 10 17.

8. SP 72 donne : « par leurs exemples, leurs prières et leurs larmes ».

9. SP 72 ajoute : « vos larmes et vos exemples ».

10. Mt 25 21. Après cette phrase, SP 72 insère un développement inédit, dont la traduction est donnée dans la partie consacrée aux textes originaux de SP.

Aussi, pour cette raison, le bienheureux François expliquait-il cette parole : Alors que la femme stérile a enfanté de nombreux enfants, celle qui avait beaucoup de fils dépérit 1: la femme stérile, disait-il, est le bon religieux 2 qui, par de saintes prières et vertus, s'édifie lui-même et les autres 3. Il disait souvent ces paroles devant les frères dans l'allocution qu'il leur adressait 4 et, surtout, au chapitre des frères à l'église Sainte-Marie-de-la-Portioncule, devant les ministres et les autres frères.

Aussi instruisait-il tous les frères, tant les ministres que les prédicateurs, en vue des oeuvres, en leur disant qu'à cause de la prélature, de l'office 6 et du souci de la prédication, ils ne devaient en aucune manière 7 abandonner la sainte et dévote prière, le fait d'aller aux aumônes et de travailler de leurs mains 8 comme les autres frères, pour le bon exemple et le profit de leur âme et de celle des autres. Et il disait : « Les frères qui sont sujets sont très édifiés quand leurs ministres et les prédicateurs aiment à

1. 1S 25.

2. SP 72 ajoute : « simple, humble, pauvre et méprisé, vil et abject ».

3. SP 72 donne : « édifie continuellement les autres et enfante avec des gémissements douloureux [voir Rm 8 22 et 26] ».

4. Littéralement, « dans l'allocution de ses paroles » ; voir CA 97. Ce n'est que durant la seconde moitié du xIII' siècle que le terme « collatio » en est venu à désigner des prédications ou conférences universitaires (voir, par exemple, les célèbres Collationes in Hexaëmeron de saint Bonaventure) ; à l'époque de François, il conservait le sens monastique traditionnel d'allocution spirituelle prononcée devant les membres d'une communauté religieuse. Le Poverello semble avoir régulièrement adressé des « collationes » à ses frères, dont les Admonitions constituent une transcription.

5. SPm 7 débute par « Le bienheureux François instruisait » ; rien de ce qui précède, depuis le commencement du paragraphe, n'y figure. AV donne : « Ensuite, le même frère Léon dit qu'il instruisait ».

6. IR 2 donne : « à cause de l'office de prédicateur ».

7. Les mots « en aucune manière » ne figurent ni en SPm 7, ni en SP 73, ni en AV.

8. Voir Test 20-22. SP 73 donne : « le fait d'aller aux aumônes, de travailler parfois de leurs mains et de faire d'autres oeuvres d'humilité ».

1366 s'adonner à la prière, s'abaissent et s'humilient 1. » Aussi pratiqua-t-il en lui, en fidèle zélateur 2 du Christ, ce qu'il enseignait à ses frères tant qu'il fut sain de corps 3.

[LP 72] Comme le frère novice dont il a été question plus haut 4 séjournait dans un ermitage, il arriva que le bienheureux François y vienne un jour. Ce frère lui parla ainsi, en lui disant : « Père, ce serait pour moi une grande consolation d'avoir un psautier ; mais bien que le ministre général veuille nie le concéder, je veux cependant l'avoir avec ton consentement 5. » Le bienheureux François lui donna cette réponse, en disant : « L'empereur Charles, Roland, Olivier, tous les paladins et les hommes vaillants qui furent puissants au combat, poursuivant avec beaucoup de sueur et de peine les infidèles jusqu'à la mort, eurent sur eux une victoire glorieuse et mémorable et, pour finir, sont morts en saints martyrs 6 au combat pour la foi du Christ. Nombreux sont ceux qui veulent recevoir honneur et louange humaine par le seul récit de ce qu'ils ont fait. » Et à cause de cela, il écrivit la signification de ces paroles dans ses Admonitions, en disant : « Les saints ont fait des oeuvres et nous, en les racontant et en les prêchant, nous voulons en recevoir honneur et gloire 1. » -- Comme s'il disait 2 : La science enfle, mais la charité édifie 3.

I . Le passage allant de « Et il disait » jusqu'à « s'humilient » est absent de IR 2 et AV. Au lieu de « s'abaissent et s'humilient », SPm 7 a « et les sujets sont inclinés à l'humilité quand ils voient les prélats et les supérieurs (majores) aider à leurs oeuvres et à leurs labeurs ». SP 73 remplace « et s'humilient » par « aux oeuvres d'humilité et se soumettent à la bassesse ».

2. IR 2 et ML 119 ajoutent : « et imitateur ».

3. SPm 7 s'achève ici.

4. Voir le début de CA 103. Tout le développement intermédiaire a certainement été inséré a posteriori dans le récit concernant ce novice.

5. Littéralement, « l'avoir de ta conscience ».

6. On pourrait également traduire : « ces saints martyrs sont morts ». IR 3 remplace l'adjectif « sancti » par le participe passé «facti », ce qui donne : « ils sont morts ayant été faits martyrs ». La raison pour laquelle François attribue le titre de « martyrs » à Charlemagne et à ses paladins est que, comme tous ses contemporains, il assimilait ceux-ci à des croisés. De fait, dans la Chanson de Roland, l'évêque Turpin déclare avant la bataille : « Si vous mourez, vous serez de saints martyrs. »

 

1. Adm 6 3. Par rapport au texte original, CA ajoute la formule « et en les prêchant » et intervertit les mots « gloire » et « honneur ». SP 4 remplace le passage allant de « Et à cause » jusqu'à « honneur et gloire » par « Ainsi, et parmi nous, il y en a beaucoup qui, seulement en racontant et en prêchant les oeuvres que les saints ont faites, veulent recevoir honneur et louange. »

2. SP 4 insère : « il ne faut pas se soucier des livres et de la science, mais des oeuvres vertueuses, car ».

3. 1 Co 8 1. Le passage allant de « Et à cause de cela » jusqu'à « la charité édifie » ne figure pas en IR 3.

[Suite du récit du novice qui désirait avoir un psautier]

§104 [LP 73] Une autre fois, comme le bienheureux François était assis près du feu et se chauffait 4, il 5 parla à nouveau du psautier. Et le bienheureux François lui dit : « Après que tu auras eu un psautier, tu convoiteras 6 et voudras avoir un bréviaire ; après que tu auras eu un bréviaire, tu t'assiéras dans une chaire comme un grand prélat 7, en disant à ton frère : "Apporte-moi le bréviaire 8 !" » Et disant ces mots, avec une grande ferveur d'esprit il prit de la cendre avec la main et la mit sur sa tête, en se passant [la main en rond sur la tête, comme

4. Le verbe « chauffait » ne figure pas en CA et est restitué d'après IR 4, ML 151 et V.                               

5. Toujours le même novice.

6. En latin : « concupisces ». Durant tout le Moyen Âge, sous l'influence de saint Augustin, le mot « concupiscentia » a été connoté très négativement : c'est par lui qu'était désigné le désir orgueilleux et égoïste habitant le cœur de l'homme, qui est le fruit du péché originel et incline l'individu au péché.

7. Nous corrigeons le fautif « il s'assiéra » de CA 104 en « tu t'assiéras », attesté en IR 4 et SP 104. Au lieu de « comme un grand prélat », V a « à la manière des magistrats et des prélats ».

8. S'il devient lettré, le novice deviendra certainement clerc (lisant donc le bréviaire, comme prévu en 2Reg 3 2) et il croira ainsi dominer ses frères laïques, qui se contentent de dire des prières selon 1 Reg 3 4-10 et 2Reg 3 3. En fait, tout ce passage sur le novice, le psautier et le bréviaire apparaît comme une élucidation de la Règle.

1368 quelqu'un qui se lave la tête, en disant ainsi ] à lui-même 1 : « Moi, le bréviaire ! Moi, le bréviaire ! » Et disant ainsi, il répéta maintes fois ce geste de 2 la main sur sa tête. Le frère en fut stupéfait et honteux. Après quoi le bienheureux François lui dit 3 : « Frère, moi aussi j'ai été tenté d'avoir des livres ; mais pour connaître à cet égard la volonté du Seigneur, j'ai pris le livre où étaient écrits les Évangiles du Seigneur et j'ai prié le Seigneur de daigner me montrer, à la première ouverture du livre, sa volonté à cet égard 4. Une fois la prière finie, à la première ouverture du livre s'est présentée à moi cette parole du saint Évangile : À vous, il a été donné de connaître le mystère du Royaume de Dieu, mais aux autres, c'est en paraboles 5. » Et il ajouta : « Si nombreux sont ceux qui aiment s'élever vers la science que bienheureux sera celui qui se fera stérile pour l'amour du Seigneur Dieu. »

1. Le passage entre crochets ne figure pas en CA et est restitué d'après IR 4 et ML 151 ; il est attesté, avec de légères divergences, par SP 104 et d'autres manuscrits. Voir un usage semblable de la cendre en CA 80 et 2C 207.

2. IR 4 donne : « il répéta maintes fois cette parole : "Moi, le bréviaire !" en passant ».

3. AV passe sous silence tous les épisodes précédents mettant en scène ce novice, se contentant d'introduire ainsi ce qui suit : « Après ces paroles, frère Léon dit que deux fois en deux lieux, d'une manière admirable que j'omets, il refusa à un novice la permission de détenir un psautier, bien que ce novice dise que le ministre général voulait le lui concéder ; mais lui, dévot, ne voulait l'avoir que de la permission du saint, car il l'avait obtenu de l'office du gouvernement de l'Ordre à cause du relâchement qu'il voyait naître. La seconde fois, il dit à ce novice ».

4. Un tel usage des sortes biblicae (ouverture au hasard de la Bible pour connaître la volonté divine) est attesté en 1C 93 et 110 ; AP 11 ; 3S 28.

5. Mc 4 11.

[Fin du récit du novice qui désirait avoir un psautier]

§I05 [LP 741 Comme de nombreux mois s'étaient ensuite écoulés et que le bienheureux François était à l'église Sainte-Marie-de-la-Portioncule, près de la cellule derrière la maison, sur le chemin, ce frère lui parla à nouveau du psautier ; le bienheureux François lui dit 1 : « Va et fais donc comme t'a dit ton ministre. » Ayant entendu cela, le frère se mit à repartir par le chemin d'où il était venu 2. Or restant sur le chemin, le bienheureux François se mit à considérer ce qu'il avait dit à ce frère. Aussitôt, il appela à grands cris derrière lui en disant : « Attends-moi, frère, attends ! » Et il alla ainsi jusqu'à lui en lui disant : « Reviens avec moi, frère, et montre-moi l'endroit où je t'ai dit de faire pour le psautier comme te dirait ton ministre 3. » Et parvenus à l'endroit où il lui avait dit cette parole, le bienheureux François s'inclina devant le frère et, se tenant à genoux, déclara : « Mea culpa, frère, mea culpa, car quiconque veut être frère mineur ne doit avoir que des tuniques 4, comme la Règle le lui concède, une corde 5 et des caleçons et, pour ceux qui sont contraints par une nécessité manifeste ou par la maladie 6 des chaussures 7. »

Aussi, chaque fois que les frères venaient à lui pour avoir de lui un conseil de cette sorte, leur présentait-il cette réponse. C'est pour cela qu'il disait : « On ne connaît de science qu'à la mesure de ses oeuvres ; et le religieux n'est bon orateur qu'à la 1370 mesure de ses oeuvres » -- comme s'il disait : on ne connaît le bon arbre à rien d'autre qu'à son fruit 1.

1. Le codex C.9.2878 de la Biblioteca nazionale de Florence donne : « vaincu par son entêtement, le saint dit ».

2. Dans leur interprétation de la visitation des mages, les Pères de l'Église et les docteurs médiévaux ont accordé une valeur symbolique au fait que ceux-ci sont repartis par un autre chemin (voir Mt 2 12). S'en retourner par un autre chemin est le signe qu'on a vécu une conversion intérieure ; au contraire, s'en retourner par le même chemin signifie qu'emmuré dans ses certitudes ou ses peurs, on est demeuré fermé au travail de la grâce.

3. Sur un semblable repentir de François, voir BLéon.

4. SP 4 donne : « qu'une tunique ».

5. Les mots « une corde » sont absents de IR 5.

6. Les mots « ou par la maladie » sont absents de IR 5 et de SP 4.

7. Voir IReg 2 13 ; 2Reg 2 9. IR 5 donne : « des chaussures qu'ils puissent porter ». Cette « profession de pauvreté » constitue un leitmotiv de l'Intention de la Règle, car elle apparaissait déjà, avec des variantes (ici deux tuniques, ailleurs un habit, en deux occasions la clause concernant les chaussures), en CA 101 et 102.

 

1. Voir Mt 12 33 ; Lc 6 44.

[François explique à un frère pourquoi il a cessé de s'opposer aux abus ; sa résolution de témoigner par l'exemple ; sa volonté que les maisons des frères soient pauvres et humbles ; l'opposition des frères et sa crainte du scandale]

§106 [LP 75] Derechef, comme le bienheureux François demeurait dans le même palais 2, là un jour, un de ses compagnons lui dit : « Père, pardonne-moi, car ce que je veux te dire, beaucoup 3 l'ont déjà observé. » Et il dit : « Toi, tu sais comment jadis, par la grâce de Dieu, toute la religion s'est épanouie dans la pureté de la perfection, c'est-à-dire comment la totalité des frères, avec ferveur et zèle, observait la sainte pauvreté en toutes choses : dans les édifices petits et pauvres, dans les meubles petits et pauvres, dans les livres petits et pauvres et dans les pauvres petits vêtements 4. Et de même qu'en cela comme dans les autres choses extérieures, ils étaient, d'une volonté unanime, soucieux d'observer tout ce qui relève de notre profession 5 et vocation et du bon exemple, de même étaient-ils unanimes dans l'amour de Dieu et du prochain 6. Maintenant donc, depuis peu de temps, cette pureté et perfection a commencé de s'altérer, bien que les frères disent beaucoup, pour s'excuser 7, qu'à cause du grand nombre, cela ne peut être observé

2. Ce paragraphe s'inscrit dans le prolongement de CA 99-101 ; il s'agit donc du palais de l'évêché d'Assise et cet épisode doit lui aussi se situer entre fin août et mi-septembre 1226. AV donne : « De même, le même frère Léon raconte que, comme le saint père gisait malade dans le palais susdit ».

3. IR 6 donne : « beaucoup de frères ».

4. Autant de contrepoints aux Constitutions de 1239.

5. Au lieu de « professionem » (« profession »), IR 6 et AV ont « perfectionem » (« perfection »).

6. SP 71 ajoute : « comme des hommes vraiment apostoliques et évangéliques ».

7. ML 184 et AV donnent : « bien que beaucoup de frères s'excusent en disant » ; tandis que IR 6 donne : « bien que beaucoup de frères disent pour s'excuser ».

par les frères. Mieux : beaucoup de frères 1 croient que le peuple est davantage édifié 2 par cela que par les usages susdits et il leur semble 3 que les gens vivent et se conduisent plus honnêtement en raison de cela. Aussi tiennent-ils 4 pour presque rien la voie de la simplicité et d' une telle pauvreté 5, qui furent le commencement et le fondement de notre religion. C'est pourquoi, considérant ces évolutions 6, nous croyons qu'elles te déplaisent ; mais nous nous étonnons beaucoup, si elles te déplaisent, que tu les supportes et ne les corriges pas 7. »

[LP 76] Le bienheureux François lui dit : « Que le Seigneur te pardonne, frère, de vouloir m'être contraire et t'opposer à moi, et de m'entraîner dans ce qui ne relève pas de mon office. » Et il dit : « Tant que j'ai eu l'office des frères 8 et que les frères demeurèrent dans leur vocation et profession, bien que j'aie toujours été malade depuis le début de ma conversion au Christ, je n'avais que peu de souci pour les satisfaire par l'exemple et la prédication. Mais je me suis rendu compte que le Seigneur multipliait chaque jour le nombre des frères 9 et qu'eux, par tiédeur 10 et manque d'esprit, commençaient à se

1. SP 71 insère : « sont parvenus à une si grande cécité qu'ils ».

2. SP 71 ajoute : « et converti à la dévotion ».

3. Au lieu de « il leur semble... plus honnêtement », V a « il leur semble plus honorable ».

4. SP 71 remplace « Aussi tiennent-ils » par « en méprisant et en tenant ».

5. V donne : « la voie de la simplicité, de l'humilité et de la pauvreté ».

6. Le mot « évolutions » ne figure pas en CA et a été ajouté par le traducteur.

7. Le discours est maladroit dans sa syntaxe, mais le sens global est tout à fait compréhensible.

8. L'expression « office des frères » a un sens identique à celui de l'expression « office de prélature » (voir CA 11) et vise la charge de ministre général ; SP 71 emploie la formule : « office de prélature sur les frères ».

9. L'analyse du compagnon et celle de François concordent sur ce point : c'est la multiplication des frères qui a créé le problème.

10. Au lieu de « tiédeur », AV a « cupidité ».

1372 détourner de la voie droite et sûre par laquelle ils avaient coutume de marcher pour avancer par une voie plus large 1, comme tu l'as dit, sans prêter attention à leur profession et vocation ni au bon exemple ; et je me suis rendu compte que, malgré ma prédication et mon exemple 2, ils n'abandonnaient pas le chemin 3 qu'ils avaient désormais entamé ; alors j'ai confié la religion 4 au Seigneur et aux ministres des frères. De fait, bien qu'à l'époque où j'ai renoncé et ai abandonné l'office des frères 5, je me sois excusé devant les frères en chapitre général de ce qu'à cause de ma maladie, je ne puisse prendre soin ni avoir souci d'eux, pourtant à présent, si les frères marchaient et avaient marché selon ma volonté, pour leur consolation je ne voudrais pas qu'ils aient un autre ministre que moi jusqu'au jour de ma mort. Du moment, en effet, où un sujet fidèle et bon connaît et observe la volonté de son prélat, le prélat n'a que peu de souci à se faire pour lui. Bien plus, je me réjouirais tant de la bonté des frères et je serais tellement consolé en raison de mon profit et de leur profit 6 que, même si je gisais malade au lit, cela ne me pèserait pas de les satisfaire. »

Et il dit : « Mon office -- c'est-à-dire la prélature sur les frères -- est spirituel, car je dois dompter les vices et les corriger. Aussi, si je ne peux dompter les vices ni les corriger par la prédication et par l'exemple 7, je ne veux pas devenir un bourreau pour frapper et flageller, comme le pouvoir séculier 8. Car j'ai confiance dans le Seigneur 9 de ce que, toujours, les

1. SP 71 ajoute : « qui conduit à la mort ».

2. SP 71 donne : « malgré la prédication, mon avertissement et mon exemple, que je leur ai continuellement montré ».

3. SP 71 ajoute : « dangereux et mortifère ».

4. SP 71 précise : « la prélature et la direction de la religion ».

5. Voir CA 11.

6. ML 184 et AV donnent : « et de leur salut ».

7. ML 184 donne : « par la prédication, par l'exemple et par la Règle qui les enseigne ».

8. Littéralement, « le pouvoir de ce siècle » ; en mettant le mot « potestas » au pluriel, IR 6 et V donnent : « comme les puissances de ce monde ».

9. Voir Ps 10 (11) 2.

ennemis invisibles -- qui sont les sergents du Seigneur 1 pour punir, en ce monde et en celui à venir, ceux qui transgressent les commandements de Dieu 2 -- tireront vengeance d'eux en les faisant corriger par les hommes de ce monde, pour leur blâme et leur honte ; ainsi retourneront-ils à leur profession et vocation. Toutefois, jusqu'au jour de ma mort, par l'exemple et par les actes, je ne cesserai d'enseigner aux frères à marcher par la voie que le Seigneur m'a montrée 3 ; et moi, je la leur ai montrée et je les ai instruits pour qu'ils soient inexcusables' devant le Seigneur et que, moi, devant Dieu, je ne sois pas tenu de rendre compte plus tard d'eux et de moi. »

[LP 77] Aussi fit-il alors écrire dans son Testament 5 que toutes les maisons des frères devaient être construites de boue et de bois, en signe de sainte pauvreté et humilité 6, et que les églises construites pour les frères soient petites. Bien plus, il voulut que cela commence à être réformé, surtout en ce qui concerne les maisons construites de boue et de bois et tous les autres bons exemples, dans le lieu de Sainte-Marie-de-la-Portioncule, qui fut le premier lieu où, après que les frères s'établirent, le

1. Voir CA 18, où ce titre est clairement attribué aux démons.

2. SP 71 ajoute : « et le voeu de leur profession ».

3. Voir 1R 8 36. Cette affirmation est remarquable, car elle livre la clé de la stratégie adoptée par François à l'égard de la religion mineure dans les dernières années de son existence. En abandonnant le gouvernement des frères, le Poverello n'a renoncé qu'à une forme d'autorité : l'autorité institutionnelle. Mais CA 106 et de nombreux autres paragraphes de la Compilation d'Assise témoignent qu'il n'a jamais renoncé à une autre forme d'autorité : son autorité charismatique de fondateur de la religion mineure, en cherchant jusqu'au bout à faire de sa vie un modèle et un exemple de ce qu'est l'authentique vocation de frère mineur.

4. Voir Rm 1 20.

5. SP 11, qui débute par cet alinéa, donne : « Comme le bienheureux François avait établi ».

6. Une formule très proche de celle-ci figure déjà à la fin de CA 57. Remarquons que le Testament ne comporte aucune notation de cette sorte ; on en comprend la raison en lisant la suite du passage.

1374  Seigneur commença à multiplier les frères 1, afin que ce soit peur toujours un mémorial pour les autres frères qui sont et qui viendront à la religion 2. Mais certains lui dirent 3 qu'il ne leur paraissait pas bon que les maisons des frères doivent être construites de houe et de bois. puisque, en de nombreux lieux et provinces, le bois est plus cher que les pierres 4. Le bienheureux François ne voulait pas lutter contre eux, parce qu'il était très malade et qu'il était proche de la mort -- car il vécut peu par la suite. Aussi écrivit-il par la suite dans son Testament : « Que les frères prennent garde de ne recevoir absolument églises, demeures 5 et tout ce qu'on construit pour eux, si cela n'est pas conforme à la sainte pauvreté que nous avons promise dans la Règle, logeant toujours là comme des étrangers et des pèlerins 6. »

Nous qui 7 avons été avec lui quand il écrivit la Règle et presque tous ses autres écrits, nous rendons témoignage qu'il fit écrire 8 de nombreux points dans la Règle et ses autres écrits, sur lesquels certains 9 frères s'opposèrent à lui -- et surtout les prélats 10. Or, il se trouve que ces points sur lesquels les frères s'opposèrent au bienheureux François durant sa vie seraient très

1. SP 11 remplace « qui fut le premier lieu [...] à multiplier les frères » par « parce que c'était le premier et principal lieu de tout l'Ordre ».

2. La Portioncule est, en soi, un testament ; voir CA 56.

3. SP 11 donne : « Certains frères s'opposèrent à lui sur ce point, en disant ».

4. Le milieu du xuv siècle est précisément l'époque où la déforestation produit une hausse notable du prix du bois en Italie centrale.

5. ML 185 précise : « demeures parfaitement petites et pauvres ».

6. Test 24.

7. En ER, Ange Clareno fait précéder ce passage de la mention : « Frère Léon, dans ce qu'il a écrit au sujet de saint François, dit ainsi [...] Et il ajoute : Nous qui [...1. » On sait que frère Léon fut en effet souvent le secrétaire de François.

8. IR 6 et ML 185 donnent : « qu'il écrivit ».

9. Au lieu de « certains », AV et SP II ont « de nombreux ».

10. SP I 1 ajoute : « et nos savants (sapientes) ».

utiles pour toute la religion, maintenant qu'il est mort 1. Mais parce qu'il craignait beaucoup le scandale, il admettait, bien malgré lui 2, les volontés des frères 3. Mais il disait souvent cette parole : « Malheur aux frères qui s'opposent à moi sur ce que je sais être la volonté de Dieu pour la plus grande utilité de la religion, quoique j'admette contre mon gré leur volonté ! »

Aussi disait-il souvent à ses compagnons 4 : « En cela est ma douleur et mon affliction : ce qu'avec beaucoup de labeur de prière et de méditation, j'obtiens de Dieu par sa miséricorde pour l'utilité présente et future de toute la religion -- et j'ai reçu de lui l'assurance qu'elles sont conformes à sa volonté --, certains frères, par l'autorité et le secours 5 de leur science, l'évacuent et s'opposent à moi en disant : "Ceci est à tenir et observer, et cela non !" » Mais parce que, comme il a été dit, il craignait tant le scandale, il permettait qu'adviennent beaucoup de choses et il admettait beaucoup de leurs volontés, qui n'étaient pas conformes à sa volonté 6.

1. Léon dévoile ici le sens de son témoignage : rappeler les volontés de François pour réformer le temps présent. Mais on sent qu'il admet difficilement que François lui-même ait renoncé à défendre, voire imposer, son point de vue.

2. Les mots « bien malgré lui » ne figurent ni en AV, ni en ML 185.

3. Des formules presque identiques à celle-ci figurent à la fin de CA 101 et de CA 106.

4. SP 11 donne : « à nous, ses compagnons ».

5. Littéralement, « par l'autorité et la providence » ; IR 6 donne : « par la subtilité et le secours ».

6. En AV, ce paragraphe s'achève par la mention : « Telles sont les paroles de saint Léon. »

[À la Portioncule, François édicte un règlement contre les paroles oiseuses]

§107 [LP 78] Comme, à une époque, notre très saint père François séjournait à l'église Sainte-Marie-de-la-Portioncule, il avait coutume, chaque jour après le repas, de travailler avec ses 1376 frères à quelque tâche 1 pour combattre le vice d'oisiveté, considérant qu'il n'était pas bon pour lui et ses frères qu'après la prière, par des paroles vaines ou oiseuses, ils puissent perdre ce qu'ils gagnaient, avec l'aide du Seigneur, pendant le temps de prière ; pour éviter de tomber dans des paroles vaines ou oiseuses, il ordonna ce qui suit et commanda aux frères de l'observer 2 : « Si un frère, qu'il soit désoeuvré ou occupé à quelque oeuvre parmi les frères, prononce quelque parole vaine ou oiseuse, qu'il soit tenu de dire une fois le Notre Père, en louant Dieu au commencement et à la fin de sa prière 3, à la condition suivante : si d'aventure, se sentant coupable, il s'accuse d'abord de ce qu'il a commis, qu'il dise ce Notre Père pour son âme avec les Louanges de Dieu comme il a été dit 4. S'il a d'abord été réprimandé par un autre frère, qu'il soit tenu de dire le Notre Père de la manière susdite pour l'âme de ce frère qui l'a réprimandé. Si d'aventure, après avoir vraiment été réprimandé, en s'excusant, il néglige de 5 dire ce Notre Père, qu'il soit tenu de dire de la même manière deux Notre Père pour l'âme du même frère qui l'a réprimandé, par le témoignage duquel -- ou peut-être d'un autre frère -- il s'avère qu'il a vraiment dit ladite parole oiseuse ou vaine. Qu'il récite aussi lesdites Louanges de Dieu, comme il a été dit, au commencement et à la fin de sa prière, assez haut et clair pour pouvoir être compris et entendu par les frères demeurant là ; que ces frères, pendant qu'il dit cela, se taisent et écoutent. Si l'un d'eux, contrevenant à cela, le tait 6, qu'il soit tenu de dire un

1. Bien que le texte latin ne qualifie pas cette tâche, c'est à l'évidence de travail manuel dont il s'agit ; voir Test 20.

2. Sur les statuts propres à la Portioncule, voir CA 8 et 56.

3. La fin du paragraphe montre que cette louange consiste dans la récitation de la Louange pour les heures.

4. C'est-à-dire « en louant Dieu au commencement et à la fin de sa prière ».

5. Nous avons corrigé le « contennerit » de CA en « conternpserit » ; SPm 35 donne : « se contenderet » (« s'opposait à », d'où « se refusait à ») ; et ML 188 : « se contenderit » (« se refuse à »).

6. 11 faut comprendre : « Si l'un d'eux, contrevenant à cette prescription, tait la faute dont il a été témoin » ; SP 82 donne : « Si l'un d'eux, entendant le frère dire la parole oiseuse, se tait et ne le réprimande pas ».

Notre Père de la même manière avec les Louanges de Dieu pour l'âme du frère ayant parlé 1. Et 2 tout frère, quand il entre dans une cellule, une maison ou n'importe quel lieu, en trouvant là ou ailleurs un frère ou des frères, qu'il doive toujours louer et bénir Dieu avec empressement. » La coutume du très saint père était de dire toujours ces Louanges et, avec une volonté et un désir très ardents, il voulait que les autres frères aussi mettent tout autant de soin et de zèle à les dire 3.

1. SPm 35 offre une version très synthétique de tout ce qui précède : « Comme le bienheureux François avait ordonné que, dans le lieu de Sainte-Marie, pour toute parole oiseuse il devait être dit un Notre Père en louant Dieu au commencement et à la fin de celui-ci, il voulut que, si le frère accusé, en s'excusant de cela, se refusait à dire le Notre Père, il soit tenu de dire deux Notre Père. Et qu'il soit tenu de dire lesdites Louanges assez haut pour pouvoir être entendu et compris par les frères demeurant là ; que ces frères, pendant qu'il louait, soient tenus d'écouter ; et que le contrevenant soit tenu de dire un Notre Père avec les Louanges de Dieu pour l'âme de celui ayant parlé. »

2. Au lieu de « Et », SPm 35 a « Il ordonna aussi que ».

3. SPm 35 donne : « Le même très saint père avait l'habitude de dire ces Louanges avec une volonté et un désir très ardents. Et il voulait rendre les autres frères empressés et attentifs à les dire. » SP 82 donne: « il enseignait et incitait les autres frères à dire ces mêmes Louanges avec soin et zèle ».

[François décide de partir pour la France ; sa dévotion à l'eucharistie ; il envoie Sylvestre chasser les démons d'Arezzo ; le cardinal Hugolin l'arrête à Florence]

108 [LP 79] A l'époque de ce chapitre, célébré dans le même lieu 4, où les frères furent envoyés pour la première fois dans certaines provinces transalpines 5, une fois le chapitre fini, le

4. Les mots « célébré dans le même lieu » ne figurent pas en SPm 37.

5. Nous corrigeons le « ultramarinas » (« d'outre-mer »), présent en CA, CU 46 et SP 65, par le plus logique « ultrarnontanas » (« d'outre-monts », transalpines »), attesté en SPin 37 et ML 189. Le chapitre en question est celui de la Pentecôte 1217. qui s'est tenu à la Portioncule.

1378 bienheureux François. demeurant dans le lieu susdit avec certains frères, leur dit : « Très chers frères, il me faut être un modèle et un exemple pour tous les frères Si donc j'ai envoyé mes frères dans des contrées lointaines, pour endurer la fatigue et la honte, la faim et de nombreuses autres nécessités, il est juste et bon, me semble-t-il 3, que, moi, j'aille de même en quelque province lointaine, d'autant que les frères seront capables d'endurer plus patiemment leurs nécessités et tribulations 4 lorsqu'ils sauront que je supporte la même chose. » Et il leur dit : « Allez donc et priez le Seigneur pour qu'il me donne de choisir la province qui soit la plus propice 5 à la louange du Seigneur, au profit et au salut des âmes et au bon exemple de notre religion. » C'était en effet l'habitude du très saint père, non seulement quand il allait prêcher dans une province lointaine, mais aussi quand il parcourait des provinces proches, de prier le Seigneur et d'envoyer des frères prier, pour que partout oit il était meilleur selon Dieu. le Seigneur dirige son cœur afin qu'il s'y rende. Les frères allèrent donc en prière et, une fois la prière finie, ils revinrent auprès de lui. Il leur dit 6: « Au nom de notre Seigneur Jésus Christ 7, de sa mère la Vierge glorieuse et de tous les saints 8, je choisis la province de France, dans

l . Les mots « qui était demeuré dans le lieu susdit avec certains frères, leur » sont absents de SPm 37.

2. Cette affirmation constitue une des principales insistances de la Compilation d'Assise ; voir également CA 50, 79, 97, 106, 111 et 112.

3. SP 65 donne : « il est juste et la sainte humilité requiert ».

4. SPm 37 donne : « supporteront plus patiemment leurs tribulations ».

5. L'adjectif « propice » ne figure pas dans le texte latin et a été ajouté par le traducteur.

O. SP 65 ajoute : « aussitôt avec joie ». Le passage allant de « Et il leur dit : "Allez donc" » jusqu'au présent appel de note est absent de SPin 37, qui donne simplement : « Et la prière faite, comme c'était son habitude d'agir en toutes choses, il dit ».

7. Voir Ac 3 6.

8. SPm 37 donne : « Au nom du Seigneur, de sa mère et de tous les saints ».

laquelle le peuple est catholique 1, d'autant que, parmi les autres catholiques de la sainte Église, ils manifestent une grande révérence au corps du Christ 2, ce qui me plaît beaucoup. Pour cette raison, je demeurerai plus volontiers avec eux. »

[LP 80] 3 De fait, le bienheureux François avait une si grande révérence et dévotion envers le corps du Christ qu'il voulut que soit écrit dans la Règle que les frères, dans les provinces où ils séjournaient, en prennent soin et en aient souci, et qu'ils en avertissent les clercs et les prêtres et leur prêchent 4 de placer le corps du Christ en un lieu bon et honnête. Et s'ils ne le faisaient pas, il voulait que les frères s'en chargent 5. Bien plus, à une époque, il voulut envoyer des frères avec des ciboires dans toutes les provinces et, partout où ils trouveraient le corps du Christ placé de manière illicite, qu'ils le placent dans ceux-ci avec honneur 6.

De fait, par révérence pour le très saint corps et sang du Seigneur Jésus Christ, il voulut de même que soit mis dans la

1. Les mots « dans laquelle le peuple est catholique » sont absents de SPm 37.

2. Trois séries de motifs expliquent cette réputation du royaume de France : liturgiques, littéraires et miraculeux. Liturgiques : à la fin du XII' siècle se généralise en France l'usage de placer une lampe devant la sainte réserve ; des décrets synodaux d'Eudes de Sully, évêque de Paris de 1197 à 1208, instaurent l'élévation et l'ostension de l'hostie durant la célébration de la messe. Littéraires : la fin du xii' et le début du xiir siècle sont le théâtre d'une floraison de traités consacrés au corps et au sang du Christ, principalement en latin, mais aussi en français. Miraculeux (et ce furent peut-être les plus influents) : le miracle eucharistique de Saint-Yved de Braine (diocèse de Soissons) survient en 1153 et est suivi par plusieurs autres au cours des décennies ultérieures.

3. Les deux alinéas qui suivent (= LP 80) forment un bloc consacré à la dévotion de François pour le corps et le sang du Christ ; ils ont été insérés à cet endroit parce que l'alinéa précédent évoque ce même thème.

4. SPm 36 donne : « et qu'ils prennent soin et aient souci, le prêchent au peuple et avertissent les clercs et les prêtres ».

5. Cette volonté n'est pas expressément affirmée dans les Règles non bullata et bullata, mais elle l'est en Test 11-12, LCIe 4-11 et LCus 2-4, en conformité avec les canons du concile de Latran IV (1215).

6. SP 65 transfère cette dernière phrase à la tin de l'alinéa suivant, juste avant « II voulut aussi envoyer ».

1380 Règle que, « partout où les frères trouveraient écrits les paroles » et les mots du Seigneur 1 par lesquels est produit le très saint sacrement « pas bien conservés, ou s'ils gisent épars en quelque lieu de manière déshonnête, ils les recueillent et les conservent, honorant le Seigneur dans les paroles qu'il a prononcées 2. Beaucoup de choses, en effet, sont sanctifiées par les paroles de Dieu 3 et c'est en vertu des paroles du Christ qu'est produit le sacrement de l'autel 4. » Bien qu'il ne l'ait pas écrit dans la Règle, surtout parce qu'il ne semblait pas bon aux frères ministres que les frères aient cela comme commandement 5, le saint père voulut cependant laisser aux frères, dans son Testament et ses autres écrits, sa volonté à ce sujet 6. Il voulut aussi envoyer d'autres frères par la totalité des provinces avec de bons et beaux fers à hosties, pour confectionner des hosties.

Comme 7 le bienheureux François choisissait ceux des frères qu'il voulait emmener avec lui 8, il leur dit : « Au nom du Seigneur, allez deux par deux 9 par le chemin, honnêtement et surtout en silence du matin jusqu'après tierce 10, priant le Seigneur en vos cœurs 11. Et qu'aucune parole oiseuse 12 ou

1. Voir LOrd 35.

2. Voir 1R 2 4. 3.lTrn45.

4. LOrd 36-37.

5. Peut-être parce qu'une telle prescription aurait inévitablement créé des frictions avec le clergé séculier.

6. Le passage allant de « De fait, par révérence » jusqu'à « à ce sujet » est absent de SPm.

7. Après la digression des deux alinéas précédents, le récit du départ du Poverello pour la France reprend son cours.

8. Au lieu de « choisissait ceux des frères qu'il voulait emmener avec lui », SPm 37 a « pour prêcher envoyait les frères par les provinces pour prêcher la pénitence ».

9. Voir Mc 6 7 ; Le 10 1.

10. C'est-à-dire durant la première moitié de la matinée.

11. Voir Col 3 16.

12. Voir Mt 1236.

inutile ne soit prononcée parmi vous 1. Car bien que vous voyagiez, que votre conduite soit toutefois aussi honnête que si vous demeuriez dans un ermitage ou dans une cellule ; de fait, où que nous soyons et voyagions, nous avons une cellule avec nous. Frère Corps 2 est en effet notre cellule et l'âme est l'ermite qui séjourne à l'intérieur de la cellule pour prier Dieu et méditer. C'est pourquoi, si l'âme ne demeure pas en repos et solitude dans sa cellule, une cellule faite de main d'homme est de peu d'utilité au religieux. »

[LP 81] 3 Alors qu'ils parvenaient à Arezzo 4, il y avait un très grand scandale et une guerre par presque toute la cité, jour et nuit, du fait de deux factions qui se haïssaient l'une l'autre depuis longtemps. Voyant cela et entendant une si grande rumeur et clameur de jour et de nuit, le bienheureux François, comme il était hébergé dans un hôpital, dans le bourg à l'extérieur de la cité, eut l'impression 5 que les démons exultaient de la situation et incitaient 6 tous les gens à détruire la cité par le feu et d'autres fléaux. Aussi, ému de compassion envers cette cité, dit-il à frère Sylvestre, prêtre, homme de Dieu, d'une grande foi, d'une admirable simplicité et pureté, que le saint père vénérait comme un saint : « Va devant la porte de la cité et, à voix haute, ordonne à tous les démons de tous sortir de cette cité 7. » Frère Sylvestre se leva et alla devant la porte de

1. Voir Ep 5 3.

2. Au lieu de «frater corpus » (« frère Corps »), ML 189 a «fratris corpus » (« le corps du frère »). L'expression « frère Corps » est caractéristique de François et sa présence milite en faveur de l'authenticité des paroles que lui prête la Compilation d'Assise.

3. Les deux alinéas qui suivent (= LP 81) sont absents de SPm 37 et SP 65. SPm 37 en transcrit deux phrases (voir les notes ci-dessous) : l'une totalement hors contexte, l'autre rattachée à la dernière partie de ce paragraphe (= LP 82).

4. Arezzo, Toscane.

5. Il y a, à cet endroit, une rupture de construction dans la phrase latine.

6. Les mots « et incitaient » sont absents de CA et sont restitués d'après CU 46 et ML 189.

7. Concernant Sylvestre, voir AP 12-13 ; 3S 29 et 31. Pourquoi François n'a-t-il pas accompli lui-même la mission qu'il a confiée à Sylvestre '?

1382 la cité en s'écriant d'une voix forte : « Loué et béni soit le Seigneur Jésus Christ. De la part de Dieu tout-puissant et en vertu de la sainte obéissance à notre très saint père François, j'ordonne à tous les démons de tous sortir de cette cité ! » Et par la divine miséricorde et la prière du bienheureux François, il advint que, sans aucune prédication 1, ils revinrent peu après à la paix et à l'unité.

Et parce qu'il n'avait alors pu leur prêcher, le bienheureux François, comme il leur prêchait une fois par la suite, leur dit dans le premier sermon de la prédication : « Moi, je vous parle comme à des gens enchaînés par les démons, puisque vous vous êtes vous-mêmes liés et vendus comme des animaux au marché, pour votre malheur, et que vous vous êtes livrés aux mains des démons, à savoir quand vous vous exposez à la volonté de ceux qui ont causé et qui causent leur ruine et la vôtre, et qui veulent la ruine de toute la cité 2. Mais vous, vous êtes des gens misérables et ignorants, puisque vous n'avez pas de gratitude des bienfaits de Dieu qui, bien que certains d'entre vous l'ignorent, a autrefois libéré cette cité par les mérites d'un très saint frère, Sylvestre. »

[LP 82] 3 Comme le bienheureux François était parvenu à Florence 4, il y rencontra le seigneur Hugolin, évêque d'Ostie, qui par la suite fut pape 5 ; celui-ci avait été envoyé par le pape

L'insistance du texte sur la présence des démons et sur le fait que Sylvestre est prêtre laisse penser que ce dernier a pratiqué un exorcisme, acte réservé aux seuls évêques et prêtres.

1. Cette remarque constitue une critique voilée de l'engagement massif, à partir des années 1220, de l'Ordre des Frères mineurs dans la prédication.

2. SPm 37 donne : « Comme un jour le bienheureux François prêchait, il leur disait : "Je vous parle comme à des gens enchaînés par les démons, puisque vous vous liez et vous vendez vous-mêmes comme l'animal au marché, pour votre malheur, puisque vous vous exposez à la volonté de ceux qui ont causé et qui causent leur ruine, et qui veulent la ruine de toute la cité." »

3. SPm 37 fait précéder ce récit de la phrase : « Il prit pour compagnon, parmi d'autres, frère Sylvestre, prêtre, homme de Dieu, d'une grande foi, de beaucoup de simplicité et pureté, que le saint père vénérait comme un saint. »

4. Florence, Toscane.

5. SP 65 donne : « le pape Grégoire ». Selon CA et SP 65, cette rencontre entre François et Hugolin est fortuite et c'est le Poverello qui informe le cardinal de son projet. Selon SPm 37, au contraire, Hugolin est au courant du projet de François avant qu'ils ne se rencontrent. Une majorité d'historiens privilégie la seconde version et considère que c'est précisément parce qu'il veut stopper François qu'Hugolin se porte à sa rencontre et le rejoint à Florence.

Honorius 1 en légation pour le duché, la Toscane, la Lombardie et la Marche de Trévise jusqu'à la Vénétie 2. Le seigneur évêque se réjouit fort de son arrivée. Or quand il apprit du bienheureux François qu'il voulait aller en France, il lui défendit d'y aller en lui disant : « Frère, je ne veux pas que tu ailles outre-monts, car il y a dans la curie romaine beaucoup de prélats et d'autres qui voudraient nuire à ta religion 3. Or moi et les autres cardinaux qui chérissons ta religion, nous la protégeons et l'aidons plus facilement si tu demeures à proximité de cette province  4.» Mais le bienheureux François lui dit 5 : « Seigneur, c'est pour moi grande honte, alors que j'ai envoyé mes frères en des provinces éloignées et lointaines, de demeurer dans ces provinces-ci 6. » Or le seigneur évêque lui dit, comme pour le réprimander : « Pourquoi as-tu envoyé tes frères si loin pour mourir de faim et pour subir tant d'autres tribulations ? » Le bienheureux François lui répondit

1. Honorius III, pape de 1216 à 1227.

2. Cette phrase est absente de SPm 37 et SP 65, mais figure en ML 189. Le mot « duché » désigne ici le duché de Spolète. Le cardinal Hugolin fut nommé légat pontifical le 23 janvier 1217, afin de réconcilier les cités et préparer la croisade. Du fait de cette légation, qui l'instituait le lieutenant — au sens fort — du pape en Italie septentrionale et centrale, le cardinal Hugolin occupait une position de premier plan au sein de la curie romaine, dont il fut le membre le plus influent sous le pontificat d' Honorius III.

3. Littéralement, « empêcher les biens de ta religion ».

4. A proximité de la Toscane, donc en Italie centrale.

5. SPm 37 offre une version très synthétique du début de ce récit : « Comme le bienheureux François était parvenu à Florence, il y rencontra le seigneur cardinal Hugolin, évêque d'Ostie, qui plus tard fut pape ; celui-ci se réjouit au sujet du saint et, sachant où il allait, il ne voulut pas qu'il aille. Aussi le saint père lui dit-il ».

6. SP 65 donne : « si je demeure dans ces provinces-ci et ne prends pas part aux tribulations qu'eux, à cause du Seigneur, ont endurées ».

1384 avec grande ferveur d'esprit et l'esprit de prophétie 1 : « Seigneur, pensez-vous ou croyez-vous que le Seigneur a envoyé les frères seulement pour ces provinces-ci ? Mais en vérité je vous le dis 2 : le Seigneur a choisi et envoyé les frères pour le profit et le salut des âmes de tous les hommes du monde entier ; et ils seront reçus non seulement dans la terre des fidèles, mais aussi des infidèles 3. Et pourvu qu'ils observent ce qu'ils ont promis au Seigneur, alors le Seigneur leur fournira le nécessaire dans la terre des infidèles comme dans la terre des fidèles 4. » Le seigneur évêque s'émerveilla de ses paroles, en reconnaissant qu'il disait vrai. Et ainsi le seigneur évêque ne le laissa-t-il pas aller en France, mais le bienheureux François y envoya frère Pacifique avec d'autres frères 5 ; et lui-même retourna dans la vallée de Spolète.

1. Voir Ap 19 10.

2. Jn 6 47, 10 1 et 7.

3. Voir 1 Reg 16 ; 2Reg 12. SP 65 ajoute : « et ils gagneront beaucoup

d' âmes ».

4. De même que l'évêque d'Assise a sans doute tenté de bloquer la démarche de François auprès d'Innocent III (voir 1C 32), le cardinal Hugolin bloque ici le désir de François de passer en France. L'idée d'un François « instrumentalisé » par la hiérarchie ecclésiastique ne résiste pas à la lecture de tels passages : ce sont au contraire les prélats qui doivent calmer le zèle missionnaire de François.

5. Cette mission fut un succès. Le premier lieu fondé par les frères fut celui de La Cordelle, près de Vézelay, en 1217. Comme les vocations affluaient, les frères essaimèrent rapidement et, dès 1219, leur présence est attestée à Paris.

[François explique qu'il ne serait pas un frère mineur s'il n'acceptait pas joyeusement d'être rejeté par les frères]

§109 [LP 83] À une époque, comme approchait le chapitre des frères qui devait avoir lieu à l'église Sainte-Marie-de-la-Portioncule 6, le bienheureux François dit à son compagnon 7: « Il ne

6. SPm 38 donne : « Comme on tenait une fois le chapitre des frères à Sainte-Marie ». Le chapitre en question a presque sûrement eu lieu entre 1220 et 1224, mais sa date précise est inconnue.

7. Aucune source ne nomme ce compagnon, mais c'est vraisemblablement de frère Léon qu'il s'agit. Le récit qui va suivre est fort proche, quant à son inspiration, de celui de La Vraie Joie ; voir VJ.

me semblerait pas que je sois un frère mineur si je n'étais dans l'état que je vais te dire. » Et il dit : « Voici que les frères, avec grande dévotion et vénération, viennent à moi et m'invitent au chapitre ; ému par leur dévotion, je vais au chapitre avec eux. Étant réunis, ils me demandent d'annoncer la parole de Dieu parmi eux ; et me levant, je leur prêche comme me l'aura enseigné l'Esprit saint 1. Une fois la prédication finie, supposons qu'ils réfléchissent et disent contre moi : "Nous ne voulons pas que tu règnes sur nous 2, car tu n'es pas éloquent et tu es trop simple 3 ; et nous avons trop honte d'avoir un prélat aussi simple et méprisable au-dessus de nous. Aussi, désormais, n'aie plus la présomption de t'appeler notre prélat." Et ainsi me chassent-ils en me conspuant. Eh bien, il ne me semblerait pas que je sois un frère mineur si je ne me réjouissais pas de la même façon quand ils me conspuent et quand ils me chassent avec honte, en refusant que je sois leur prélat, que quand ils m'honorent et me vénèrent, s'ils en tirent un profit égal dans les deux cas. Car si je me réjouis de leur profit et de leur dévotion quand ils m'exaltent et m'honorent, là où il peut y avoir un danger pour l'âme, je dois d'autant plus 4 être dans l'allégresse et me réjouir de mon profit et du salut de l'âme quand ils me conspuent en me chassant avec honte, ce en quoi il y a un gain pour l'âme 5. »

1. Voir Lc 12 12.

2. Lc 19 14.

3. SP 64 ajoute : « et sans instruction ».

4. Littéralement, « il convient plus que je doive ».

5. SPm 38 offre une version très synthétique du récit de François : « Voici que les frères, avec dévotion et vénération, m'invitent au chapitre ; ému par leur dévotion, j'y vais et, à leur demande, je leur prêche comme me l'a enseigné l'Esprit saint. Une fois la prédication finie, supposons qu'ils disent contre moi : "Nous ne voulons pas que tu règnes sur nous, car tu n'es pas éloquent et nous avons trop honte d'avoir un prélat aussi simple et méprisable au-dessus de nous ; aussi, désormais, n'aie plus la prétention de te dire notre prélat." Et ainsi me chassent-ils en me conspuant. Eh bien, il ne me semblerait pas que je sois un frère mineur si je ne me réjouissais pas de la même façon quand ils me conspuent que quand ils m'honorent, s'ils en tirent un profit égal dans les deux cas. Car, si je me réjouis de leur profit et de leur dévotion quand ils m'honorent, là où il peut y avoir un danger pour l'âme, je dois d'autant plus être dans l'allégresse et me réjouir de mon profit et du salut de l'âme quand ils me conspuent en me chassant avec honte, là où il y a un gain pour l'âme et le salut. »

[François est consolé par le chant d'une cigale qu'il a apprivoisée]

1386 §110 [LP 84] À une époque en été, comme le bienheureux François était dans le même lieu 1 et demeurait dans la dernière cellule â côté de la haie du jardin derrière la maison 2, où après sa mort demeurait frère Rainier, le jardinier 3, il arriva qu'un jour, comme il était descendu de cette petite cellule, il y avait une cigale sur une branche du figuier qui était à côté de cette même cellule, de sorte qu'il pouvait la toucher. Aussi, étendant sa main, lui dit-il : « Viens à moi, soeur Cigale ! » Et aussitôt, elle monta sur les doigts de sa main 4 et, avec un doigt de l'autre main, il se mit à toucher la cigale en lui disant : « Chante, ma soeur Cigale ! » Et aussitôt, elle lui obéit et se mit à chanter ; le bienheureux François en fut fort consolé et il loua Dieu. Il la tint ainsi dans la main pendant un grand moment, après quoi il la reposa sur la branche du figuier où il l'avait prise. Et ainsi pendant huit jours d'affilée, quand il descendait de la cellule, la trouvait-il au même endroit et, chaque jour, il la recevait dans la main. Et aussitôt, quand il lui disait de chanter en la touchant, elle chantait. Au bout de huit jours, il dit à ses compagnons : « Donnons la permission 5  à soeur Cigale de s'en aller où elle voudra, car elle nous a suffisamment consolés ;

1. Sainte-Marie-de-la-Portioncule.                                    2. Voir CA 54.

3. À de tels détails, on voit la qualité d'information du témoin.

4. François ne se saisit pas de la cigale : c'est elle qui, librement, monte sur sa main.

5. En latin, le mot « Iicella([l signifie aussi « liberté ».

de fait, la chair pourrait en tirer une vaine gloire  1. » Et sitôt que la permission lui fut donnée, elle s'en alla et n'apparut plus jamais là. Ses compagnons s'émerveillèrent de ce qu'elle lui obéissait ainsi et lui était ainsi docile. De fait, le bienheureux François se réjouissait tant dans les créatures, par amour du Créateur, que le Seigneur, pour sa consolation spirituelle et corporelle 2, rendait dociles à son égard celles qui sont sauvages avec les hommes.

1. On croit comprendre que François craint qu'on puisse penser qu'il domine une autre créature, fût-elle un insecte.

2. Littéralement. « pour la consolation de son un et autre homme ».

[François endure le froid afin d'être un modèle et un exemple pour les frères]

§111 [LP 85] A une époque, le bienheureux François demeurait à l'ermitage Saint-Éleuthère 3, à côté d'un bourg fortifié du nom de Contigliano 4  de la contrée de Rieti 5. Comme il ne portait qu'une seule tunique, un jour, en raison du grand froid et d'une grande nécessité, il rapiéça intérieurement sa tunique et la tunique de son compagnon avec des pièces, de sorte que son corps commença à en être quelque peu réconforté. Peu après 6, comme il revenait un jour de la prière, il déclara avec grande allégresse à son compagnon : « Il me faut être un modèle et un exemple pour tous les frères, car, bien qu'il soit nécessaire à mon corps d'avoir une tunique rapiécée, il me faut cependant considérer mes frères à qui la même chose est nécessaire, mais qu'ils n'ont peut-être pas ni ne peuvent avoir. Aussi me faut-il m'adapter à eux et me faut-il également endurer les mêmes

3. Cet ermitage se situe sur le territoire de l'actuelle commune de Sant'Oliviero, sur la route de Rieti à Cottanello.

4. Les mots « à côté d'un bourg fortifié du nom de Contigliano » ne figurent ni en SP 16 ni en ML 89.

5. Contigliano, province de Rieti, Latium.

6. Tout le début de ce paragraphe, jusqu'à cette note. est absent de SPm 39.

1388 nécessités qu'ils endurent, afin que, voyant cela, ils soient en mesure de les supporter plus patiemment 1. »

Nous qui avons été avec lui 2, nous ne pourrions en effet dire 3 combien étaient nombreuses et grandes les nécessités qu'il a refusées à son corps dans la nourriture et le vêtement 4, pour donner aux frères le bon exemple et pour que, dans une plus grande patience, ils endurent leurs nécessités 5. Et en cela, le bienheureux François eut toujours pour plus grande et principale préoccupation -- surtout après que les frères commencèrent à se multiplier et que lui-même abandonna l'office de prélature 6 -- d'enseigner aux frères, par les oeuvres plus que par les paroles, ce qu'ils devaient faire et ce qu'ils devaient éviter 7.

1. ML 89 ajoute : « pour qu'ainsi les frères soient édifiés ». L'objectif de cet alinéa est de montrer que François voulait toujours être un modèle et un exemple pour les frères, fût-ce au prix de sa santé. En s'arrêtant ici, l'auteur laisse au lecteur le soin de conclure par lui-même que François a renoncé à porter une tunique renforcée par des pièces d'étoffe.

2. Voir 2P 1 18.

3. SP 16 donne : « nous ne pouvons expliquer par des paroles ou par des lettres ».

4. Les mots « dans la nourriture et le vêtement » ne figurent ni en SP 16, ni en ML 89.

5. SP 16 et ML 89 remplacent « leurs nécessités » par « leurs indigences ».

6. Voir CA 106. L'expression « office de prélature » désigne la fonction de ministre général (voir CA 11). Les mots « et que lui-même abandonna l'office de prélature » ne figurent ni en SP 16, ni en ML 89.

7. ML 89 donne : « ou éviter, pour qu'ainsi les frères soient édifiés ».

 [Le Christ est le véritable fondateur de la religion mineure ; la tâche de François est de donner l'exemple aux frères]

§112 [LP 86] C'est pourquoi à une époque, considérant et apprenant 8 que certains frères donnaient le mauvais exemple dans la religion et aussi que les frères se détournaient du très haut

8. Au lieu de « A une époque, observant et apprenant », SP 81 a « Puisque, suivant la mesure du zèle qu'il avait continuellement pour la perfection de la religion, il fallait qu'il y ait en lui de la tristesse quand il apprenait ou voyait quelque imperfection en elle, lorsqu'il eut commencé à comprendre ».

sommet de leur profession, touché de douleur jusqu'au fond du cœur 1, il dit une fois au Seigneur dans la prière : « Seigneur, je te recommande la famille que tu m'as donnée 2. » Et il lui fut dit 3 par le Seigneur : « Dis-moi 4 : pourquoi t'attristes-tu tant quand quelque frère sort de la religion et quand les frères 5 ne marchent pas par la voie que je t'ai montrée 6 ? Dis-moi encore: qui a planté la religion des frères ? Qui fait se convertir un homme pour qu'il fasse pénitence en elle ? Qui donne la force de persévérer en elle ? N'est-ce pas moi ? » Et il lui fut dit en esprit : « Moi, je ne t'ai pas choisi comme un homme lettré et éloquent au-dessus de ma famille 7, mais je t'ai choisi 8 simple 9, pour que tu sois à même de savoir -- tant toi que les autres -- que c'est moi qui veillerai sur 10 mon troupeau. Mais je t'ai posé en signe 11 parmi eux, pour que les oeuvres que, moi, j'opère en toi, ils doivent les reconnaître en toi et les 12 accomplir. Ceux qui marchent par ma voie 13, ils m'ont et m'auront en abondance 14 ; mais ceux qui ne veulent pas marcher par ma voie 15, ce qu'ils paraissent avoir leur sera enlevé 16. C'est pourquoi, je te le dis, ne t'attriste pas tant, mais fais ce que tu as à faire, accomplis ce

1. Gn 6 6.

2. En remettant de cette manière ses frères à Dieu, François exprime son désengagement à leur égard.

3. SPm 40 donne : « il lui fut dit en esprit ».

4. SP 81 ajoute : « ô pauvre petit homme simple et sans instruction ».

5. On pourrait aussi traduire : « quand des frères ».

6. Voir 1R 8 36.

7. Voir Le 12 42. SP 81 ajoute : « car je veux que ni toi, ni ceux qui seront de vrais frères et de vrais observateurs de la Règle que je t'ai donnée ne marchent par la voie de la science et de l'éloquence ».

8. Voir Ag 2 23 (Ag 2 24 selon la numérotation de la Vulgate).

9. SP 81 ajoute : « et sans instruction ».

10. Voir Jr 1 12.

11. Voir Ag 2 23 (Ag 2 24 selon la numérotation de la Vulgate) ; Ct 8 6.

12. Les mots « les reconnaître » et « et les » sont absents de CA et SP 81, et sont restitués d'après SPm 40, CU 48 et ML 186.

13. Voir 1R 8 36.

14. Voir Jn 10 10.

15. SP 81 donne : « qui auront voulu marcher par une autre voie ». 16.Mt13 12,2529;Lc8 18.

1390 que tu as à accomplir, car j'ai planté la religion des frères dans une charité éternelle 1. Aussi sache que je la chéris tant que, si l'un des frères, retourné à son vomissement 2, mourait hors de la religion, je remettrais un autre dans la religion pour qu'il ait sa couronne à sa place. Et à supposer qu'il ne soit pas né, je le ferai naître. Et pour que tu saches que je chéris naturellement la vie et religion des frères, à supposer que dans toute la vie et religion des frères ne restent que trois frères 3, pour l'éternité je ne l'abandonnerai pas 4. »

[LP 87] Parlant à son esprit, le bienheureux François fut réconforté par ces paroles, d'autant qu'il s'attristait excessivement quand il apprenait quelque mauvais exemple de la part des frères. Et bien qu'il ne pût totalement s'empêcher de s'attrister quand il apprenait quelque mal 5, cependant, après qu'il fut ainsi réconforté par le Seigneur, il rappelait ce réconfort à sa mémoire et en parlait avec ses compagnons 6. Aussi le bienheureux François disait-il souvent aux frères dans les chapitres et aussi dans l'allocution qu'il leur adressait 7 : « Moi, j'ai juré et

1. Voir Jr 31 3.

2. Voir 2P 222; Pr 2611.

3. Voir Gn 18 23-32. SP 81 insère : « elle continuera d'être ma religion ».

4. SPm 40 donne : « je ne la détruirai pas ». Ce dialogue entre François et le Seigneur est d'une grande intensité et traduit si intimement le dilemme de François qu'on peut penser que Léon l'a recueilli de sa bouche.

5. Au lieu de « quand il apprenait quelque mal », SPm 40 a : « de cela ».

6. SP 81 remplace le passage allant de « Parlant à son esprit » jusqu'à « ses compagnons » par « Ayant entendu cela, son esprit resta merveilleusement réconforté. Et bien qu'en raison du zèle excessif qu'il avait toujours pour la perfection de la religion, il ne pouvait tout à fait s'empêcher de s'attrister violemment quand il apprenait quelque imperfection commise par les frères, d'où sortait le mauvais exemple ou le scandale, cependant, après qu'il fut ainsi réconforté par le Seigneur, il rappelait à sa mémoire ce psaume ».

7. Littéralement, « dans l'allocution de ses paroles ». SP 81 transfère cette phrase plus loin, après « en rendre raison au Seigneur », sous la forme : « I1 se disait intérieurement ces paroles pour apaiser son cœur et il les expliquait aussi très souvent aux frères dans l'allocution qu'il leur adressait et dans les chapitres. »

décidé 1 d'observer la Règle des frères 2, et tous les frères s'y sont pareillement engagés. C'est pourquoi désormais, depuis que j'ai abandonné l'office des frères 3 à cause de mes maladies et pour la plus grande utilité de mon âme et de tous les frères 4, je ne suis tenu que 5 de manifester le bon exemple 6 aux frères. J'ai en effet appris 7 cela du Seigneur et je sais en vérité que, même si la maladie ne me donnait pas une excuse, la plus grande aide que je puisse procurer à la religion des frères, c'est de m'adonner chaque jour à prier le Seigneur pour elle, pour qu'il la gouverne, la conserve, la protège et la défende. Je me suis, en effet, engagé devant le Seigneur et devant les frères à ce que, si quelque frère périssait à cause de mon mauvais exemple, je veux être tenu d'en rendre raison au Seigneur 8. »

Aussi, bien que parfois 9 quelque frère lui dise qu'il devrait quelquefois se mêler de la marche de la religion 10, répondait-il par de telles paroles, en disant : « Les frères ont leur Règle 11 et ils ont juré dessus. Et pour qu'ils n'aient pas d'excuse, après qu'il a plu au Seigneur de m'établir pour que je sois leur prélat, je l'ai jurée pareillement devant eux et je veux l'observer

1. Voir Ps 118 (119) 106.

2. SP 81 donne : « Moi, j'ai juré et décidé de garder les justices du Seigneur et d'observer la Règle que le Seigneur lui-même a donnée à moi et à ceux qui veulent m'imiter ».

3. C'est-à-dire le gouvernement des frères ; voir CA 11 et 106.

4. SP 81 donne : « et pour d'autres causes raisonnables ».

5. SP 81 insère : « de prier pour la religion et ».

6. Voir Tt 2 7.

7. Au lieu de « J'ai en effet appris », SPm 40 a « J'ai en effet reçu ».

8. Voir Mt 12 36. De nouveau, on cerne le dilemme de François, pris entre le désir de désengagement et le sens d'une responsabilité ineffaçable.

9. Les mots « bien que parfois » sont absents de SPm 40.

10. Littéralement, « du fait de la religion » ; SP 81 donne : « de la direction de l'Ordre ».

11. Voir Lc 16 29 : .11s ont Moïse et les prophètes : qu'ils les écoutent! »

1392 jusqu'à la fin 1. Aussi, puisque les frères savent ce qu'ils doivent faire 2 ainsi que ce qu'ils doivent éviter, ne me reste-t-il qu'à les enseigner par mes oeuvres, car c'est pour cela que je leur ai été donné, pendant ma vie et après ma mort. »

1. Voir 2Reg 2 1 1. Le passage peut également faire allusion à la formule de profession telle qu'on la connaît par les Constitutions de 1260 ; voir C. CENCI et R. G. MAILLEUX, Constitutiones generales..., p. 71, n° I, 11.

2. Au lieu de «facere », attesté par les autres sources, SPm 40 a « agere ».

[La honte éprouvée par François lorsqu'il rencontrait plus pauvre que lui]

113 [LP 88] À une époque, comme le bienheureux François parcourait une province en prêchant, il arriva qu'il rencontre un pauvre petit homme. Comme il considérait sa grande pauvreté 3, il dit à son compagnon :

« La pauvreté de celui-ci nous inflige une grande honte et réprimande grandement notre pauvreté 4. »

Son compagnon répondit et lui dit :

« Comment cela, frère ? »

Et lui :

« C'est pour moi grande honte lorsque je rencontre quelqu'un qui est plus pauvre que moi, puisque j'ai choisi sainte Pauvreté pour ma dame 5 et pour mes délices et richesses spirituelles et corporelles. Et cette nouvelle 6 a retenti dans le monde entier, à savoir que j'ai professé la pauvreté devant Dieu et les hommes. Pour cette raison, je dois donc avoir honte lorsque je rencontre un homme qui est plus pauvre que moi. »

3. SPm 41 résume ainsi ce qui précède : « Comme, un jour, le bienheureux François avait rencontré un petit pauvre ».

4. Les mots « et réprimande grandement notre pauvreté » sont absents de SPm 41.

5. Concernant le choix par François de Pauvreté comme dame, au sens de la littérature chevaleresque et courtoise, voir CA 59, 96 103 et, bien sûr, le Commerce sacré de saint François avec clame Pauvreté.

6. Littéralement, « cette voix ».

[François corrige un frère qui a dit du mal d'un pauvre]

114 [LP 89] Comme le bienheureux François s'était rendu en un ermitage des frères près de Rocca di Brizio 1 à l'occasion d'une prédication aux gens de cette province, il arriva que, le jour même où il devait y prêcher, un petit homme pauvre et en mauvaise santé vint à lui. Comme il le voyait, il se mit à considérer sa pauvreté et maladie, de sorte qu'ému de pitié au vu de sa pauvreté et maladie, il se mit à parler avec son compagnon de son dénuement et de sa maladie, en compatissant envers lui 2. Et son compagnon lui dit : « Frère, il est vrai que celui-ci est fort pauvre, mais peut-être n'y a-t-il, dans toute la province, personne qui ait plus de désir d'être riche. » Le bienheureux François le reprit de n'avoir pas bien parlé, de sorte qu'il reconnut sa faute. Et le bienheureux François lui dit : « Veux-tu 3 donc faire la pénitence que je te dirai ? » Il répondit : « Volontiers. » Et il lui dit : « Va et dépouille-toi de ta tunique 4, va nu devant le pauvre, jette-toi à ses pieds 5 et dis-lui comment tu as péché envers lui, puisque tu l'as dénigré ; et dis-lui de prier pour toi que Dieu te pardonne. » Celui-ci alla donc et fit tout comme lui avait dit le bienheureux François. Cela fait, il se leva 6, mit sa tunique et revint au bienheureux François. Et le bienheureux François lui dit : « Veux-tu que je te dise comment tu as péché envers lui, bien plus, envers le

1. Peut-être Sainte-Marie de la Rocchicciola ou Rocca Sant'Angelo, localité située au nord-ouest d'Assise, où fut bâti un des premiers couvents mineurs.

2. Au lieu de ce qui précède, SPm 42 a simplement : « Une fois, un petit pauvre en mauvaise santé vint au bienheureux François qui, compatissant envers lui, parla avec un compagnon de son dénuement et de sa maladie. »

3. François n'impose pas au frère la pénitence qui va suivre : il lui demande au préalable s'il l'accepte ; voir AP 30, où c'est à la demande d'un frère qu'il lui impose une pénitence.

4. Voir Ba 5 1.

5. Voir Mt 15 30.

6. SP 37 remplace « elevavit » par « surrexit », qui signifie « il se leva », mais également « il ressuscita ».

1394 Christ ? » Et il dit : « Quand tu vois un pauvre, tu dois considérer Celui au nom de qui il vient, à savoir le Christ, qui est venu prendre sur lui notre pauvreté et infirmité. De fait, la pauvreté et la maladie de celui-ci sont pour nous un miroir 1, par lequel nous devons observer et considérer avec piété 2 la pauvreté et l'infirmité de notre Seigneur Jésus Christ, qu'il a portées dans son corps pour le salut 3 du genre humain. »

1. Rappelons que, pour les hommes du Moyen Âge, le miroir émet la lumière.

2. En latin, le mot « pietas » signifie â la fois « piété » et « pitié ».

3. Au lieu de « pour le salut », SPm 42 a « pour la rédemption ».

[La stratégie employée par François pour convertir des brigands]

§115 [LP 90] À une époque, dans un ermitage des frères au-dessus de Borgo San Sepolcro 4, des brigands venaient parfois demander du pain aux frères, du fait qu'ils se cachaient dans les grandes forêts de cette province et sortaient parfois au-dehors sur la route et sur les chemins pour détrousser les gens 5. Aussi des frères du lieu disaient-ils : « Il n'est pas bon de leur donner des aumônes, d'autant que ce sont des brigands et qu'ils infligent aux gens tant de si grands maux. » D'autres, considérant qu'ils demandaient humblement et du fait de la grande nécessité qui les poussait 6, leur donnaient parfois, en les avertissant toujours de se convertir à la pénitence.

Sur ces entrefaites, le bienheureux François survint en ce lieu ; les frères l'interrogèrent à ce sujet, à savoir s'ils devaient ou non leur donner du pain 7. Le bienheureux François leur dit: « Si vous faites comme je vous dis, j'ai confiance dans le

4. Borgo San Sepolcro, aujourd'hui Sansepolcro, province d'Arezzo, Toscane ; il s'agit de l'ermitage de Monte Casale, qui existe toujours.

5. SPm 43 donne simplement : « des brigands, qui étaient dans la forêt, venaient parfois demander du pain aux frères ».

6. Au lieu du passage allant de « considérant » jusqu'à « contraints », SP 66 a « par compassion ».

7. SP 66 remplace « du pain » par « l'aumône ». Ps 10 (11) 2.

Seigneur 1 que vous gagnerez leurs âmes. » Et il leur dit : « Allez, procurez-vous du bon pain et du bon vin, apportez-les dans la forêt où vous savez qu'ils résident, en criant et en disant : "Frères brigands ! Venez à nous, car nous sommes des frères et nous vous apportons du bon pain et du bon vin." Eux viendront aussitôt à vous ; vous, étendez une nappe par terre et posez dessus le pain et le vin ; vous les servirez humblement et avec joie pendant qu'ils mangent. Et après le repas, vous leur direz [des paroles du Seigneur et, à la fin, vous leur adresserez 2] pour l'amour de Dieu cette première demande : qu'ils vous promettent de ne frapper 3 quiconque et de ne faire aucun mal à quelque homme en sa personne 4 ; car si vous leur demandiez tout à la fois, ils ne vous exauceraient pas 5. Et eux, à cause de l'humilité et de la charité que vous leur avez témoignées, ils vous promettront aussitôt. Le lendemain, levez-vous et, en raison de la bonne promesse qu'ils vous ont faite, ajoutez au pain et au vin des oeufs et du fromage ; apportez-les-leur pareillement et servez-les pendant qu'ils mangent. Après le repas, dites-leur : "Pourquoi vous tenez-vous ici toute la journée 6 à mourir de faim, à souffrir beaucoup de maux et à commettre en volonté et en acte tant de méfaits, pour lesquels vous perdez vos âmes, à moins que vous ne vous convertissiez ? Il est meilleur, en effet, que vous serviez le Seigneur 7, et lui, en ce monde, vous fournira ce qui est nécessaire au corps et, à la fin, sauvera vos âmes 8." Et le Seigneur leur inspirera, par sa miséricorde, de

1. Ps 10 (11) 2.

2. Les mots « des paroles du Seigneur et, à la fin, vous leur adresserez » sont absents de CA et restitués d'après ML 1 13, qui est corroboré par SPm 43 et SP 66.

3. Le mot « frapper » ne figure pas en CA et est restitué d'après SPm 43, SP 66 et ML 113.

4. SPm 43 donne : « de ne frapper quiconque ni de nuire physiquement ».

5. On ne peut qu'admirer la justesse psychologique de ce récit.

6. Mt 206.

7. Voir Dt 11 13.

8. Voir Jc 1 21.

1396 se convertir grâce à votre humilité et à la charité que vous leur avez témoignée. »

Les frères se levèrent donc et firent tout comme leur avait dit le bienheureux François ; et les brigands, par la miséricorde de Dieu 1 et sa grâce qui descendit sur eux, exaucèrent et observèrent à la lettre, point par point, toutes les demandes que les frères leur adressèrent. Bien plus, à cause de l'amitié et de la charité que leur témoignèrent les frères, ils se mirent à leur porter 2 à l'ermitage du bois sur leur dos. C'est ainsi que, par la miséricorde de Dieu 3 et du fait de la charité et de l'amitié que leur témoignèrent les frères, les uns entrèrent dans la religion, les autres embrassèrent la pénitence 4, en promettant entre les mains des frères de ne plus commettre dorénavant de tels méfaits, mais de vouloir vivre du travail de leurs mains 5. Aussi les frères et les autres qui apprirent et surent cela furent-ils pleins d'admiration en considérant la sainteté du bienheureux François, la façon dont il avait prédit la conversion de ces hommes qui étaient si perfides 6 et injustes, et comment ils s'étaient si vite convertis au Seigneur.

1. Voir Rm 12 1.

2. SP 66 donne : « ils se mirent à servir humblement les frères en portant ».

3. Voir Rm 12 1.

4. 11 est possible que l'expression « embrasser la pénitence » signifie l'entrée des intéressés dans le tiers Ordre mineur. SP 66 donne : « quelques-uns d'entre eux entrèrent dans la religion ; les autres, confessant leurs péchés, firent pénitence de leurs fautes ».

5. Voir 1 Co 4 12 ; Ep 4 28.

6. SPm 43 donne : « eux qui étaient coupables (rei), perfides ».

[François dévoile l'imposture d'un frère qui passait pour saint]

§116 [LP 91] Il y eut un frère 7 d'une conduite honnête et sainte qui, jour et nuit, était soucieux de la prière. Il observait un silence si continuel que parfois, quand il se confessait à un frère prêtre, c'est

7. Le mot « frère » ne figure pas en CA et SP 102 ; il est restitué d'après 2C 28 et ML 198.

non par des paroles, mais par des signes qu'il se confessait. De fait, il paraissait tellement dévot et fervent dans l'amour de Dieu que parfois, quand il était assis avec les frères, bien qu'il ne parlât point, il avait cependant tant d'allégresse intérieurement et extérieurement, quand il entendait quelque bonne parole, qu'il entraînait tous les frères et les autres qui le voyaient dans la dévotion à Dieu. Aussi était-il volontiers considéré par les frères et les autres comme un saint. Comme il persistait depuis de nombreuses années dans ce mode de conduite, il arriva que le bienheureux François vînt au lieu où il était ; et il advint, comme il apprenait des frères sa conduite 1, qu'il dit aux frères : « Sachez en vérité 2 que c'est une tentation diabolique et une tromperie, parce qu'il ne veut pas se confesser. »

Sur ces entrefaites, le ministre général 3 se rendit là pour visiter le bienheureux François et se mit à recommander ce frère devant lui. Le bienheureux François lui dit : « Crois-moi, frère : ce frère est conduit et trompé par un esprit malin. » Le ministre général lui répondit en disant : « Il me semble étonnant et presque incroyable qu'en un homme en qui apparaissent tant de signes et d'oeuvres de sainteté, il puisse en être comme tu dis. » Le bienheureux François lui dit : « Éprouve-le en lui disant de se confesser deux fois, ou au moins une fois par semaine ; s'il ne t'écoute pas, tu sauras que ce que je t'ai dit est vrai 4. » Comme, un jour, le ministre général parlait avec ce frère, il lui dit : « Frère, je veux absolument que tu te confesses deux fois, ou au moins une fois par semaine. » Celui-ci plaça un doigt sur sa bouche 5 en hochant la tête, en montrant par des signes qu'il n'en ferait rien 6. Le ministre, craignant de le scandaliser, le laissa. Peu de jours après 7, il sortit

1. ML 198 ajoute : « et sa sainteté ».

2. Voir Mt 22 16.

3. L'épisode se situe donc après la résignation par François du gouvernement de la religion mineure ; le ministre général en question est presque certainement frère Élie.

4. Voir in 5 32.

5. Voir Jb 29 9.

6. SP 102 ajoute : « par amour du silence ».

7. Voir Lc 15 13.

1398 volontairement de la religion et retourna au monde, en portant l'habit séculier.

Or un jour, alors que deux des compagnons du bienheureux François marchaient par un chemin, il advint qu'ils le rencontrèrent, qui marchait seul comme un très pauvre pèlerin. En compatissant, ils lui dirent : « O malheureux, où sont ta sainte conduite et ton honnêteté ? Tu chérissais, en effet, tant la vie solitaire que tu ne voulais pas te montrer à tes frères ni leur parler. Et à présent tu vas discourant par le monde 1, comme un homme qui ignore Dieu et ses serviteurs.» Or lui se mit à leur parler en jurant souvent sur sa foi, comme les hommes séculiers. Et les frères lui dirent : « Malheureux homme, pourquoi dans tes paroles jures-tu sur ta foi comme les hommes séculiers, toi qui autrefois dans la religion t'abstenais non seulement des paroles oiseuses 3, mais même des bonnes ? » Lui leur répondit : « Il ne peut en être autrement. » Et ainsi le quittèrent-ils. Peu de jours après 4, il mourut ainsi. Les frères et les autres en furent émerveillés, en considérant la sainteté du bienheureux François qui leur avait prédit sa chute en un temps où il était tenu pour saint par les frères et les autres 5.

I. Le terme latin « discurrendo » peut signifier « en circulant » ou « en « discourant ».

2. Voir 1Th 4 5.

3. Voir Mt 12 36.

4. Voir Lc 15 13.

5. SP 102 donne : « Nous fûmes remplis d'admiration en voyant ainsi se vérifier à la lettre ce qu'avait prédit de lui le bienheureux François, en un temps où ce malheureux était tenu pour saint par les frères. »

[Alors qu'il est l'hôte d'un cardinal, François est battu par des démons]

§117 [LP 92] À une époque, le bienheureux François était allé à Rome pour rendre visite au seigneur Hugolin 6, évêque d'Ostie,

6. Ce séjour à Rome pourrait être assez tardif dans la vie de François, car il est souligné en CA 120 — qui fait suite à CA 117 — que François était « fort malade ».

qui plus tard devint pape. Il demeura avec lui quelques jours et, ayant reçu la permission de cet homme apostolique 1, il rendit visite au seigneur Léon, cardinal de Sainte-Croix 2. Ce cardinal était en effet un homme fort bienveillant et courtois, qui aimait voir le bienheureux François et le vénérait beaucoup. Il le pria avec une totale dévotion de demeurer avec lui quelques jours, d'autant que c'était alors l'hiver, qu'il faisait grand froid et qu'il y avait presque chaque jour un grand vent et de la pluie, comme il est habituel à cette époque. Et il lui dit: « Frère, le temps est impropre pour voyager. Je veux, s'il te plaît, que tu demeures avec moi jusqu'à ce qu'il y ait un bon temps pour voyager 3. Comme je nourris chaque jour certains pauvres dans ma maison. tu recevras de moi le vivre en tant qu'un des pauvres. » Le seigneur cardinal dit cela, car il savait que le bienheureux François, en raison de son humilité, voulait toujours être reçu comme un petit pauvre partout où il était hébergé 4; et cela bien qu'il fût d'une si grande sainteté qu'il était vénéré comme un saint par le seigneur pape, les cardinaux et tous les magnats de ce monde qui le connaissaient. De même dit-il : « Je te donnerai une bonne maison retirée où, si tu veux, tu pourras prier et manger. »

Or avec le seigneur cardinal, il y avait frère Ange Tancrède 5 un des douze premiers frères, qui dit au bienheureux François :

1. Le mot « homme » a été ajouté par le traducteur. On pourrait aussi traduire « de ce pape » ; voir CA 83 et 97.

2. Léon Brancaleone fut cardinal diacre de Sainte-Lucie de 1200 à 1202, puis cardinal prêtre de la basilique romaine Sainte-Croix-de-Jérusalem de

1202 à 1230, date de sa mort. Sa demeure se situait à proximité de la basilique Sainte-Croix, non loin du mur d'enceinte de Rome construit sous l'empereur Aurélien.

3. Cette phrase ne figure ni en CU 52, ni en SP 67.

4. Voir CA 97.

5. Ange Tancrède était originaire d'une famille noble d'Assise et, avant de devenir frère, possédait le titre de chevalier ; il entra dans la religion mineure en 1209. 11 ne vint pas à Rome avec François, niais résidait à cette époque, semble-t-il, à la cour du cardinal Léon Brancaleone.

1400 Frère, il y a près d'ici, dans le mur de la Ville, une belle tour, fort ample et spacieuse à l'intérieur ; et elle a neuf soupentes, dans lesquelles tu pourras demeurer à l'écart, comme dans un ermitage. » Le bienheureux François lui dit : « Allons la voir. » Or quand il la vit, elle lui plut. Il revint auprès du seigneur cardinal, en lui disant : « Seigneur, peut-être demeurerai-je chez vous pour quelques jours. » Et le seigneur cardinal s'en réjouit. Frère Ange alla donc et aménagea la tour, pour que le bienheureux François puisse y demeurer de jour et de nuit avec son compagnon 1. Car le bienheureux François ne voulait en descendre ni de jour ni de nuit tant qu'il demeurerait chez le seigneur cardinal. Ainsi frère Ange proposa-t-il au bienheureux François et à son compagnon de leur porter tous les jours un repas à l'extérieur, puisque ni lui ni aucun autre ne devait entrer jusqu'à lui. Le bienheureux François alla donc y demeurer avec son compagnon. Or dans la première nuit, comme il voulait dormir là, des démons vinrent et le battirent fortement. Il appela aussitôt son compagnon, qui demeurait loin de lui, en disant : « Viens à moi ! » Aussitôt celui-ci se leva et alla à lui. Le bienheureux François lui dit : « Frère, les démons m'ont durement battu ; c'est pourquoi je veux que tu demeures près de moi, car je crains de rester seul ici. » Et son compagnon demeura près de lui durant toute la nuit. De fait, le bienheureux François était tout tremblant, comme un homme qui souffre de fièvre ; et tous deux restèrent éveillés durant toute cette nuit.

Pendant ce temps, le bienheureux François parlait avec son compagnon, en disante : « Pourquoi les démons m'ont-ils battu

I. Au lieu de « et aménagea la tour [...] avec son compagnon », SP 67 a « et prépara dans la tour un lieu au bienheureux François et à son compagnon ».

2. SPm 20 offre une version très synthétique de tout le début de ce paragraphe, jusqu'à la présente note : « Quand le bienheureux François répondit favorablement. aux prières du seigneur cardinal Léon, qui l'avait invité à demeurer quelque temps avec lui dans la Ville, d'autant que c'était alors l'hiver, la première nuit des démons le battirent. Appelant son compagnon, il lui dit ».

et pourquoi le pouvoir de me faire du mal leur a-t-il été donné 1 par le Seigneur 2 ? » Et il se mit à dire : « Les démons sont les sergents 3 de notre Seigneur. De même que, quand quelqu'un commet une offense, le podestat 4 envoie son sergent pour le punir 5, de même le Seigneur corrige et châtie ceux qu'il aime 6 par ses sergents, c'est-à-dire par les démons qui sont ses ministres dans ce ministère. Bien souvent en effet, même le religieux parfait 7 pèche par ignorance 8. Aussi, quand il n'a pas conscience de son péché, est-il châtié par le diable afin que, par ce châtiment, il voie et considère avec attention, intérieurement et extérieurement, en quoi il a commis une offense ; car ceux que le Seigneur aime tendrement dans la vie présente, rien en eux ne demeure impuni. Moi vraiment, par la miséricorde et la grâce de Dieu 9, je n'ai connaissance d'avoir commis d'offense en rien que je n'ai réparée par la confession et la satisfaction 10. Et même, par sa miséricorde, Il m'a octroyé ce don de m'accorder connaissance, dans la prière, de tout ce en quoi je dois plaire ou déplaire. Mais il se peut, me semble-t-il, que le

1. Voir Ap 9 3, 13 5 et 7.

2. Selon Jb 1 12, le juste n'est éprouvé qu'avec l'accord de Dieu.

3. VoirCA 18 et 106.

4. Le magistrat d'une cité.

5. SP 67 donne : « De même, en effet, que le podestat envoie ses sergents pour punir celui qui pèche ».

6. Pr 312.; voir He 126.

7. Aux XIH et mye siècles, la vie spirituelle était couramment présentée comme comportant trois stades : celui des « commençants », celui des « progressants » et celui des « parfaits ». Cette distinction a pour origine la « triple voie » élaborée par le Pseudo-Denys l'Aréopagite : voie purgative, voie illuminative et voie unitive.

8. Au moins depuis le xir siècle, il était habituel de distinguer trois manières de pécher : par faiblesse, par ignorance et par malice. Cette doctrine, qui apparaît déjà chez Isidore de Séville, a été popularisée par Hugues de Saint-Victor.

9. Voir Rm 12 1.

10. Au XIIe siècle ont reçu une forme stable les quatre composantes du sacrement de pénitence : la contrition (repentance du mal commis) ; la confession (aveu du péché) ; l'absolution ; la satisfaction (exécution de la pénitence imposée par le confesseur).

1402 Seigneur m'ait fait châtier par ses sergents pour cette raison : bien que le seigneur cardinal me fasse volontiers miséricorde 1, qu'il soit nécessaire à mon corps de la recevoir 2 et que je puisse la recevoir de lui en confiance, mes frères, qui vont par le monde en endurant la faim et de nombreuses tribulations, et les autres frères, qui résident dans de pauvres petites maisons et les ermitages 3, pourront, en apprenant que je demeure chez le seigneur cardinal, avoir occasion de murmurer contre moi, en disant : "Nous, nous endurons tant de nécessités et, lui, il prend ses aises !" Aussi suis-je toujours tenu de leur donner le bon exemple, d'autant que c'est pour cela que je leur ai été donné. Les frères sont en effet plus édifiés quand je demeure dans de pauvres petits lieux, parmi eux, que dans d'autres lieux ; et ils supportent leurs tribulations 4 avec une plus grande patience quand ils apprennent et savent que je supporte la même chose. »

Quoique le bienheureux François eût toujours été malade -- car dans le monde, il fut un homme de constitution fragile et faible 5 -- et qu'il fût chaque jour plus malade jusqu'au jour de sa mort, il considérait pourtant qu'il devait montrer le bon exemple aux frères et leur ôter toujours l'occasion de murmurer à son sujet, de façon que les frères ne puissent dire: « Lui, il a ce qui lui est nécessaire et, nous, nous ne l'avons pas! » Car dans la santé et la maladie, jusqu'au jour de sa mort, il voulut souffrir tant de nécessités que quiconque des frères le saurait comme nous -- qui pendant quelque temps jusqu'au jour de sa mort 6 avons été avec lui 7 --, s'il voulait se le remémorer, ne

1. Voir Test 2.

2. Le pronom « la » a été ajouté par le traducteur ; SP 67 donne : « de recevoir ce temps de récupération ».

3. SPm 20 donne : « qui résident dans de pauvres petits lieux ».

4. SPm 20 donne : « et les frères supportent leurs tribulations et nécessités ».

5. Voir CA 50, 51 et 79.

6. Le passage allant d'« il voulut souffrir » jusqu'à « au jour de sa mort » est absent de SPm 20.

7. Voir 2P 1 18. On peut penser que c'est ici Léon qui s'exprime à la première personne.

pourrait retenir ses larmes et, s'il souffrait nécessités et tribulations 1, les supporterait avec une plus grande patience 2.

De bon matin 3, le bienheureux François descendit de la tour et alla trouver le seigneur cardinal, en lui racontant tout ce qui lui était arrivé et toutes les paroles qu'il avait dites avec son compagnon. En outre, il lui dit aussi : « Les gens ont une grande foi en moi et me croient un saint homme ; or voilà que les démons m'ont jeté hors de la geôle 4 ! » Car il voulait demeurer là en retraite comme dans une geôle et ne parler à personne qu'à son compagnon. Le seigneur cardinal se réjouit beaucoup de sa compagnie. Mais pourtant, puisqu'il le reconnaissait et le vénérait comme un saint, il consentit à sa volonté de ne pas demeurer là plus longtemps. Ainsi, ayant reçu sa permission 5, le bienheureux François revint-il à l'ermitage Saint-François 6 de Fonte Colombo près de Rieti 7.

1. Les mots « et tribulations » ne figurent pas en SPm 20.

2. SP 67 donne une version particulière de cet alinéa : « C'est pourquoi ce fut le très grand et continuel souci de notre père d'offrir toujours à tous le bon exemple [voir Tt 2 7] et d'ôter aux autres frères l'occasion de murmurer à son sujet. Et à cause de cela, en bonne santé ou malade, il souffrit tant et tellement que, si n'importe lesquels des frères le savaient, comme nous qui avons été avec lui jusqu'au jour de sa mort, toutes les fois qu'ils le liraient ou se le remémoreraient, ils ne pourraient retenir leurs larmes. Et ils endureraient toutes les tribulations et nécessités avec une plus grande patience et joie. »

3. Le développement précédent est clairement une incise dans le récit.

4. On pourrait aussi traduire le terme latin « carcere » par « solitude ».

5. Au lieu de « ayant reçu sa permission », SP 67 a « lui faisant ses adieux ».

6. Cet anachronisme apparaît déjà en CA 94 ; le nom « Saint-François » ne figure pas en SP 67.

7. SPm 20 donne une version différente de cet alinéa : « Venant trouver le cardinal, il lui raconta ce qui lui était arrivé et ce qu'il avait dit à son compagnon ; et il lui dit : "Les gens ont une grande foi en moi et me croient un saint homme ; or voilà que, cette nuit, les démons m'ont chassé de la geôle !" Il disait cela de la tour qui était dans le rempart de la ville, où il voulait demeurer en retraite comme dans une geôle. Et il reçut du cardinal la permission de revenir à l'ermitage Saint-François de Fonte Colombo, près de Rieti. » SP 67 suit CA 117 et non SPm 20.          

[François effectue un carême de quarante jours sur le mont Alverne]

1404 §118 [LP 93] A une époque, le bienheureux François se rendit à l'ermitage du mont Alverne 1 ; et ce lieu, parce qu'il est fort retiré, lui plut tant qu'il voulut y faire un carême en l'honneur de saint Michel 2. Il s'y était rendu avant la fête de l'assomption de la glorieuse Vierge Marie 3 ; il compta les jours de la fête de sainte Marie jusqu'à celle de Michel, qui étaient au nombre de quarante, et dit : « En l'honneur de Dieu, de la bienheureuse Vierge Marie, sa mère, et du bienheureux Michel, prince des anges et des âmes 4, je veux faire ici un carême. » Comme il était entré dans la cellule pour y demeurer continûment, il advint qu'il pria le Seigneur, dans la première nuit, de lui montrer par quelque signe qu'il puisse connaître si c'était sa volonté qu'il demeure là. Le bienheureux François, en effet, quand il s'établissait continûment en quelque lieu pour prier ou quand il allait par le monde en prêchant, fut toujours soucieux de connaître la volonté de Dieu, de manière à lui plaire davantage. Car il craignait parfois que, sous prétexte de demeurer en prière plus à l'écart, le corps ne veuille se reposer, en repoussant la fatigue d'aller par le monde pour prêcher, ce pour quoi le Christ est descendu du ciel en ce monde. Mieux : ceux qui lui paraissaient être chéris par le Seigneur, il les faisait prier le Seigneur pour qu'il leur montre sa volonté — s'il devait aller par le monde pour prêcher ou demeurer parfois en quelque lieu retiré pour prier 5.

De grand matin, à l'aurore, comme il se tenait en prière, des oiseaux de diverses espèces vinrent au-dessus de la cellule où il demeurait, non pas tous en même temps, mais d'abord il en venait

1. La Verna, province d'Arezzo, Toscane ; voir CA 87.

2. La mention de la vision du séraphin, dans la suite du texte, permet de dater cet épisode de l'année 1224.

3. Le 15 août.

4. La désignation de Michel comme « prince des anges » s'enracine dans l'Écriture : voir Dn 10 13, 12 1 ; Ap 12 7. Sa désignation comme « prince des âmes » est d'origine liturgique : voir l'offertoire de la messe pour les défunts.

5. Voir CA 108, ainsi que LM 12 2 et Actus 16.

un qui chantait son doux couplet et ensuite 1 repartait ; puis un autre venait, chantait et repartait 2 ; et ainsi firent-ils tous. Le bienheureux François en fut grandement rempli d'admiration et en reçut une très grande consolation. Mais il se mit à se demander ce que cela signifiait ; et il lui fut dit en esprit par le Seigneur : « C'est le signe que le Seigneur te fera du bien dans cette cellule et te donnera de nombreuses consolations. » Il en fut vraiment ainsi. Car parmi beaucoup d'autres consolations cachées et manifestes que le Seigneur lui octroya, il lui fut montré par le Seigneur la vision d'un séraphin 3, de laquelle il eut une grande consolation en son âme, entre lui et le Seigneur tout le temps de sa vie. Comme son compagnon lui apportait le repas ce jour-là, il advint qu'il lui raconta tout ce qui lui était arrivé 4.

Bien qu'il ait eu de nombreuses consolations dans cette cellule, de nuit les démons lui infligèrent de nombreux tourments, comme lui-même le raconta à son compagnon. Aussi dit-il une fois 5 : « Si les frères savaient combien de tourments m'infligent les démons, il n'y en a aucun qui n'aurait grande pitié et compassion pour moi 6. » Pour cette raison, comme il le dit bien souvent à ses compagnons, il ne pouvait de lui-même

1. Les mots « son doux couplet » et « ensuite » sont absents de CU 53.

2. Les mots « puis un autre venait, chantait et repartait » sont absents de CA et sont restitués d'après CU 53 et ML 159.

3. Seule la vision du séraphin est signalée en CA, qui ne fait aucune mention de la stigmatisation de François ; SP 99, au contraire, fait référence à la stigmatisation, mais passe sous silence la vision du séraphin ! Tout comme ML 154, ce passage présente des parallèles littéraux avec la rubrique de frère Léon sur la chartula d'Assise ; voir LD et BLéon ; J. DALARUN, « The Great Secret of Francis ».

4. Preuve que le compagnon — Léon, sans doute — ne fut témoin direct ni de l'apparition du séraphin ni de la stigmatisation.

5. Seules les dernières lignes de CA 118 figurent en SPm. Au lieu de « Aussi dit-il une fois », SPm 21 débute par « Le bienheureux François disait » et, à partir de là, donne mot pour mot la fin de CA 118.

6. Seules ces paroles sont reprises textuellement en SP 99, dont le dernier alinéa donne : « De même, sur le saint mont Alverne, à l'époque où il reçut en son corps les stigmates du Seigneur, il souffrit tant de tentations et de tourments de la part des démons qu'il ne pouvait se montrer joyeux comme il en avait coutume. Aussi dit-il à son compagnon : "Si les frères savaient combien de tourments et d'afflictions m'infligent les démons et de quelle grandeur, il n'y en a aucun qui ne serait ému de compassion et de pitié envers moi." »

1406 faire assez pour ses frères ni leur témoigner parfois de la familiarité comme les frères désiraient 1.     

1. Voir BLéon ; Lléon ; 1C 49-50.

[À Greccio, François est tourmenté par le diable caché dans un coussin de plumes ; sa volonté de prier dignement l'office divin]

§119 [LP 94] À une époque, le bienheureux François demeurait dans l'ermitage de Greccio 2. Or comme il demeurait en prière de jour et de nuit dans la dernière cellule, derrière la grande cellule  3, une nuit, dans le premier sommeil, il appela son compagnon 4 qui couchait près de lui dans la grande et ancienne cellule. Celui-ci se leva aussitôt et alla à lui ; et il franchit le seuil de cette cellule, près de la porte, à l'intérieur de laquelle était couché le bienheureux François. Le bienheureux François lui dit : « Frère, je n'ai pas pu dormir cette nuit ni me tenir debout 5 pour prier, car la tête me tourne et mes jambes tremblent 6 et on dirait que j'ai mangé du pain d'ivraie 7. » Son compagnon lui parlait ainsi en compatissant avec lui, lorsque le bienheureux François dit : « Moi, je crois que le diable demeurait dans ce coussin que j'ai pour la tête. » La veille, en effet, le seigneur Jean de Greccio, que le saint chérissait d'une grande affection et à qui il témoigna une grande familiarité   

2. Greccio, province de Rieti, Latium.          

3. Comme à la Portioncule, François a une situation marginale au sein de la demeure.

4. La précision des détails fournis dans cet épisode, en particulier des sentiments éprouvés par le compagnon de François, laisse à penser que celui-ci doit être frère Léon.  

5. Nous corrigeons le « rectus » (« droit ») de CA et SP 98 en « erectus » (« debout »), attesté en SPm 21 et CU 54.

6. Littéralement, « car la tête et les jambes me tremblent ».   

7. Mêlée aux céréales, l'ivraie enivrante (« lolium temulentum ») provoquait en effet ces symptômes.                

durant tout le temps de sa vie 1, avait acquis ce coussin qui était plein de plumes. De fait, après être sorti du monde, le bienheureux François ne voulut plus coucher dans un lit 2 ni avoir un coussin de plumes pour la tête, à l'occasion d'une maladie ou en quelque autre occasion. Mais en cette circonstance, les frères l'y avaient forcé contre sa volonté, à cause de sa très grave maladie des yeux.

Il jeta le coussin à son compagnon. Son compagnon se leva, le prit de la main droite et, le tenant avec la main droite, il le jeta sur son épaule du côté gauche et quitta ce seuil 3. Aussitôt il perdit la parole ; et il ne pouvait bouger de ce lieu, ni ne pouvait remuer ses bras ni ses mains, ni ne pouvait le rejeter, mais il se tenait ainsi, debout. Il lui semblait qu'il était comme un homme en dehors de lui-même, qui ne sent rien en lui-même ni dans les autres. Alors qu'il se tenait ainsi quelque temps, voici que, par la miséricorde divine, le bienheureux François l'appela. Aussitôt il retourna en lui-même 4 et abandonna le coussin derrière lui. Il retourna auprès du bienheureux François en lui racontant tout ce qui lui était arrivé. Et le bienheureux François lui dit : « Ce soir, comme je disais complies, j'ai senti quand le diable venait dans la cellule. » Après qu'il eut connaissance que c'était vraiment le diable qui l'avait empêché de pouvoir dormir ou se tenir debout pour prier, il se mit à dire à son compagnon : « Le diable est extrêmement subtil et rusé. Car du fait que, par la miséricorde de Dieu 5 et sa grâce, il ne peut me nuire dans l'âme, il veut empêcher la nécessité du corps, de sorte que je ne puisse ni dormir ni me tenir debout pour prier, afin d'empêcher la dévotion et la joie du cœur et pour que je me plaigne de la maladie 6. »

1. Ce Jean, seigneur de Greccio, a organisé la célébration du Noël de Greccio en 1223 ; voir 1C 84.

2. SP 98 donne : « ne voulut plus jamais coucher dans de la plume ».

3. Il semble que ce geste –inapproprié ? – jette un sort sur un compagnon.

4. Voir Lc 15 17.

5. Voir Rm 12 1.             

6. Après avoir donné les deux dernières phrases de CA 1 18, SPm 21 offre une version très synthétique de la première partie de CA 119, jusqu'ici : « Après être sorti du monde, le bienheureux François ne voulut plus coucher

1408  [LP 95a] Quoique, pendant de nombreuses années, il eût une très grave maladie de l'estomac, de la rate, du foie et une maladie des yeux 1, il avait en effet tant de dévotion et priait avec tant de révérence 2 que, durant le temps de la prière 3, il ne voulait pas s'appuyer au mur ou à la cloison, mais il se tenait toujours debout 4, sans capuchon sur la tête et, parfois, à genoux, en particulier quand il passait la majeure partie du jour et de la nuit à vaquer à la prière. De plus, quand il allait 5 à pied par le monde, il arrêtait toujours sa marche pour dire ses heures 6. Et s'il allait à cheval -- car il était toujours très malade 7 --, il mettait aussi pied à terre pour dire ses heures.

dans un lit ni avoir un coussin de plumes pour la tête, que ce soit à l'occasion d'une maladie ou en quelque autre occasion, si ce n'est une fois : quand il était malade des yeux et que les frères le forcèrent, contre sa volonté, à prendre pour sa tête un coussin plein de plumes qu'avait acquis le seigneur Jean de Greccio, que le saint chérissait d'une grande affection. Cette nuit-là, le saint ne put dormir ni se tenir debout pour prier, car le diable était entré dans ce coussin. Dès que le saint s'en rendit compte, il le rejeta et dit à son compagnon : "Le diable est extrêmement rusé et subtil ; puisque, par la miséricorde de Dieu et sa grâce, il ne peut me nuire dans l'âme, il veut empêcher la nécessité du corps, de sorte que je ne puisse ni dormir ni me tenir debout pour prier, afin d'empêcher la dévotion et la joie du cœur et pour que je me plaigne de la maladie." »

1. Voir, en particulier, CA 56, 67 et 68.

2. SP 94 donne : « il avait tant de dévotion et de révérence envers la prière et l'office divin ».

3. SP 94 donne : « durant le temps où il priait ou bien s'acquittait des heures canoniques ».

4. Le mot « debout » est absent de CA et est restitué d'après SPm 22, CU 54 et SP 94.

5. SPm 22 donne : « quand il allait en prêchant ».

6. Les heures canoniques de l'office divin.

7. Voir 1 Reg 15 2 ; 2Reg 3 12.

[François descend de cheval sous la pluie pour dire l'office ; les besoins du corps ne doivent pas entraver la prière ni les bonnes oeuvres ; les frères doivent toujours montrer un visage joyeux]

§120 [LP 95b] À une époque, comme il s'en retournait de la Ville 1, en l'occurrence après avoir séjourné pendant quelques jours chez le seigneur Léon 2, le jour où il sortit de la Ville il plut toute la journée. Parce qu'il était alors fort malade, il allait à cheval. Mais pour dire ses heures 3, il descendit de cheval et se tint au bord du chemin, bien qu'il pleuve et qu'il soit complètement trempé 4. Et il dit 5 : « Si c'est dans la paix et la tranquillité que le corps veut manger sa nourriture, qui tout comme le corps devient la pâture des vers, dans quelle paix et quelle tranquillité 6 l'âme devrait-elle recevoir 7 sa nourriture, qui est Dieu lui-même ! »

[LP 96] Il disait : « Alors le diable exulte, quand il peut éteindre ou empêcher dans le cœur du serviteur de Dieu la dévotion et la joie, qui provient d'une prière pure et d'autres oeuvres bonnes. Si, en effet, le diable peut avoir quelque chose à soi dans le serviteur de Dieu -- à moins que le serviteur de Dieu ne soit un sage et qu'il ne l'efface ou ne le détruise le plus vite

1 L'expression « la Ville » désigne Rome ; voir CA 8.

2. Le cardinal Léon Brancaleone ; voir CA 117. Au lieu de « chez le seigneur Léon », CU 55 et une autre source ont « chez le seigneur cardinal » ; le passage « en l'occurrence après avoir séjourné quelques jours chez le seigneur Léon » est absent de SPm 22.

3. Le présent alinéa illustre une généralité énoncée au paragraphe précédent.

4. SP 94 résume ces trois phrases : « Ainsi, à une époque, pleuvait-il fortement et lui-même, à cause de sa maladie et d'une très grande nécessité, allait à cheval. Alors qu'il était déjà complètement trempé, il descendit de cheval quand il voulut dire les heures ; et il dit l'office avec autant de ferveur, de dévotion et de révérence, en se tenant sur le chemin tandis qu'il continuait de pleuvoir sur lui, que s'il avait été dans une église ou dans une cellule. »

5. SP 94 ajoute : « à son compagnon ».

6. SP 94 ajoute : « avec quelle révérence et quelle dévotion ».

7. Au lieu de « recevoir », SPm 22 a « manger ».

1410 qu'il pourra par la contrition, la confession et les oeuvres de satisfaction 1 --, en peu de temps, d'un cheveu il fait une poutre à laquelle il ne cesse d'ajouter 2. » Et il dit 3 : « Le serviteur de Dieu, dans le manger, le dormir et les autres nécessités, doit donner satisfaction à son corps avec discernement, pour que frère Corps ne puisse murmurer en disant : "Moi, je ne peux tenir debout et persévérer dans la prière, ni me réjouir dans mes tribulations et accomplir d'autres oeuvres bonnes, du fait que tu ne me donnes pas satisfaction 4." »

Il disait encore que, si le serviteur de Dieu, avec discernement, donne correctement satisfaction à son corps, d'une manière bonne et honnête comme il pourra, et que frère Corps, dans la prière, les veilles et Ies autres oeuvres bonnes de l'âme, veuille être paresseux, négligent ou somnolent, alors il doit le châtier comme une bête de somme mauvaise et paresseuse, car il veut manger et ne veut pas travailler, ni porter sa charge. Si vraiment 5 frère Corps, malade ou bien portant, ne peut avoir ce qui lui est nécessaire par dénuement et pauvreté, alors qu'il l'a demandé honnêtement et humblement à son frère ou à son prélat

1. La contrition, la confession et la satisfaction sont trois des quatre éléments constitutifs du sacrement de pénitence ; voir CA 117. SP 95 donne : « par la vertu de la sainte prière, de la contrition, de la confession et de la satisfaction ».

2. SP 95 insère le passage suivant : « Car donc, mes frères, de la propreté du cœur et de la pureté de la prière continuelle procède cette joie spirituelle concernant ces deux choses qu'il faut s'efforcer d'acquérir et de conserver en priorité pour que cette joie, que je désire de toutes mes forces et que j'aime constater et sentir en moi et en vous, vous puissiez l'avoir intérieurement et extérieurement pour l'édification du prochain et la réprobation de l'Ennemi. En effet, à lui et à ses séides, il revient d'éprouver de la tristesse, tandis qu'à nous, il revient de toujours éprouver de l'allégresse et de la joie dans le Seigneur. »

3. Au lieu de « Et il dit », SP 97 a « Le père très saint, considérant et comprenant que le corps est créé en vue de l'âme et que les actes corporels doivent être accomplis en vue des spirituels, disait ».

4. SP 97 donne : « du fait que tu n'as pas satisfait à mon indigence ».

5. SPm 22 s'achevait, à l'alinéa précédent, par « qui ne cesse de croître ». SPm 23 débute ici et, au lieu de « Si vraiment », a « Le bienheureux François disait que si ». Le passage compris entre les deux est absent de SPm.

pour l'amour de Dieu et qu'on ne lui a pas donné, qu'il endure patiemment pour l'amour de Dieu 1 ; et cela lui sera compté comme martyre 2 par le Seigneur. Et puisqu'il a fait ce qui dépendait de lui en demandant ce qui lui est nécessaire, il est exempt de péché, même si le corps en devenait beaucoup plus malade 3.

[LP 97] Tel fut le suprême et principal soin qu'eut le bienheureux François, bien que, du début de sa conversion jusqu'au jour de sa mort, il ait beaucoup maltraité son corps : il eut toujours le souci d'avoir, intérieurement et extérieurement, et de conserver en soi la joie spirituelle 4. Mieux : il disait que, si le serviteur de Dieu s'efforce de toujours avoir et conserver la joie intérieure et extérieure, qui procède de la pureté du cœur 5, les démons ne peuvent lui nuire en rien et disent : « Puisque le serviteur de Dieu conserve la joie dans la tribulation comme dans la prospérité, nous ne sommes capables ni de trouver une entrée pour accéder jusqu'à lui ni de lui nuire. »

De fait, il reprit une fois un de ses compagnons, car il lui semblait qu'il avait de la tristesse et un visage chagrin 6. Il lui dit : « Pourquoi as-tu de la tristesse et de la douleur au sujet de tes péchés ? Traite cela entre toi et Dieu, et prie-le de te rendre, par sa miséricorde, la joie de son salut 7. Devant moi et les autres, efforce-toi toujours d'avoir de la joie, car il ne convient

1. SP 97 ajoute : « qui lui aussi a enduré et qui n'a pas trouvé de réconfort [voir Ps 69 (68) 21 ] ».

2. La signification originaire du mot « martyre » est « témoignage ».

3. SPm 23 inclut : « en ce qui concerne les veilles, la prière et les autres oeuvres bonnes ».

4. SP 95 transcrit ainsi le début de cet alinéa : « Tel fut le suprême et principal soin qu'eut toujours le bienheureux François : avoir continuellement, en dehors de la prière et de l'office divin, une joie spirituelle intérieure et extérieure ; et de même aimait-il particulièrement cela en ses frères, alors qu'au contraire il faisait très souvent des remontrances au sujet de la tristesse et acédie extérieures. »

5. SP 95 ajoute : « et s'acquiert par la dévotion à la prière ».

6. SP 96 donne simplement : « il reprit un compagnon qui présentait un visage triste ».

7. Voir Ps 50 (51) 14. SP 96 donne : « et prie-le de te préserver et de rendre à ton âme, par sa miséricorde, la joie de son salut, dont elle est privée par la faute du péché ».

1412 pas qu'un serviteur de Dieu se montre devant son frère ou un autre avec le visage abattu et tourmenté. Je sais que les démons me jalousent en raison des bienfaits que le Seigneur m'a octroyés par sa miséricorde ; comme ils ne peuvent me nuire à travers moi, ils me dressent des embûches et s'efforcent de me nuire à travers mes compagnons. Mais s'ils ne peuvent nuire à travers moi et mes compagnons, ils se retirent pleins de confusion. En revanche 1, s'il m'arrive parfois d'être tenté et abattu, lorsque je considère la joie de mon compagnon, cette joie est l'occasion de me détourner de la tentation et de l'acédie 2, et de me tourner vers la joie intérieure 3. »

l . Le passage allant de « De fait, il reprit une fois » jusqu'à « pleins de confusion » est absent de SPm 23, qui, au lieu de « En revanche », a « Il disait aussi ».

2. Dans la tradition monastique, 1' « acedia » désigne le dégoût pour la prière et les exercices spirituels, et l'abattement qui s'ensuit. Les premières générations de moines la considéraient comme le deuxième péché capital, derrière l'orgueil.

3. SPm 23 et SP 96 incluent : « et extérieure » ; après quoi SP 96 ajoute encore la phrase suivante : « À cause de cela, le père réprimandait fortement ceux qui affichaient extérieurement de la tristesse. » La Compilation d'Assise s'arrête normalement à cet endroit : il n'y a aucun indice que le texte ait été amputé.

[Fin CA, début du ms. Little :]

Introduction

Nous donnons ici, en complément à la Compilation d'Assise, la traduction de huit épisodes qui sont transmis par un unique manuscrit ayant appartenu à l'historien anglais Andrew G. Little, qui a aussi été le premier à les publier. Ces courts récits présentent les caractères authentiques d'une rédaction par frère Léon en 1246.

(Sylvain PIRON).

[Prière devant le Crucifié de Saint-Damien 1]

§125 Les paroles par lesquelles saint François pria devant l'image du Crucifié dans l'église Saint-Damien, quand il entendit la voix sortir de cette croix :

« Dieu souverain et glorieux, illumine les ténèbres de mon cœur et donne-moi la foi droite, l'espérance certaine et la charité parfaite, le sens et la connaissance, Seigneur, pour que j'accomplisse ton commandement saint et véridique. Amen. »

1. Les intertitres entre crochets sont absents du texte latin et constituent des ajouts éditoriaux ; ceux qui ne sont pas entre crochets figurent dans le texte latin. Cet épisode a un parallèle en 3S 67 dans le manuscrit de Barcelone ; voir PCru.

[Un frère voulait secrètement avoir la tunique de François  2]

§153 Un des compagnons du bienheureux François, considérant que le bienheureux François semblait approcher de la mort, alors qu'il était dans le même palais  3, pensa en son cœur et se dit : « Combien mon âme en serait consolée 4, si je pouvais avoir la tunique de mon père après sa mort ! » Et peu après, le bienheureux François l'appela et lui dit : « Prends et tiens dans tes mains les manches de cette tunique et, quoique je la porterai jusqu'à ce que j'en aie une autre, qu'elle soit dès cet instant

2. Cet épisode a un parallèle en 2C 50.

3. Ce palais est celui de l'évêque d'Assise où François demeura durant les semaines précédant sa mort. De nombreux épisodes des souvenirs de frère Léon s'y déroulent. Voir CA 4, 5, 70, 71, 99, 100, 101 et 106.

4. Voir Sg 2 1 ; Mt 16 7; Lc 127.

1418 tienne, de sorte que je ne puisse la donner à aucun autre 1. » Et ce frère fut très émerveillé en considérant sa sainteté, du fait qu'il n'avait dit cela à personne, mais l'avait seulement pensé en son cœur 2.

[Un frère voulait avoir un écrit de la main de François 3]

§154 Un compagnon 4 du bienheureux François, alors qu'il demeurait avec lui au mont Alverne quand il s'y tint dans la solitude, désirait avoir quelque chose de revigorant écrit de sa main, tiré des paroles du Seigneur, d'autant qu'il était alors tourmenté par une mauvaise et grande tentation, non de la chair, mais de l'esprit. Et le bienheureux François lui dit un jour: « Apporte-moi une feuille et de l'encre 5, car je veux écrire quelques paroles du Seigneur et ses louanges que j'ai méditées en mon cœur 6. » Et l'autre les lui donna. Le bienheureux François alla écrire ces paroles et ces louanges du Seigneur 7 et, à la fin, il lui écrivit sa bénédiction 8 en lui disant : « Prends cette feuille et observe attentivement la Règle 9 jusqu'au jour de ta mort. » Et ce frère fut très émerveillé et joyeux, d'autant que le saint père avait satisfait son désir sans requête ni parole de sa

1. Ce geste magnifique évoque un rituel de transmission des biens, dont l'acquéreur se saisit physiquement avant d'en devenir propriétaire. Thomas de Celano ne reprend pas ce détail, mais emploie le terme juridique (« trado ») qui exprime le transfert de propriété.

2. Du fait de ce caractère secret, on peut déduire avec certitude que le frère est Léon en personne. D'ailleurs, ce passage présente des parallèles littéraux avec la rubrique de la chartula d'Assise due à frère Léon ; voir BLéon ; J. DALARUN, « The Great Secret of Francis ».

3. Cet épisode a un parallèle en 2C 49.

4. Léon lui-même.

5. Voir 2Jn 12.

6. Voir Ps 76 (77) 7.

7. Il s'agit des Louanges de Dieu (LD).

8. Il s'agit de la Bénédiction à frère Léon (BLéon).

9. Dans sa réécriture de l'épisode, Thomas de Celano gomme l'allusion à l'observance de la Règle.

part, par la volonté du Seigneur. De fait, après la mort du bienheureux François, le Seigneur a opéré plusieurs grands miracles par cette lettre, en ceux dont le nom est consigné 1, dans leurs grandes maladies, avec cette feuille 2.

[Comment François se dévêtit et s'assit nu par terre devant ses compagnons 3]

§155 Un jour, le bienheureux François appela à lui ses compagnons, qui se tinrent devant lui ; et comme il était hydropisique et accablé de nombreuses autres maladies, il descendit à grand-peine de son lit pour s'asseoir sur la terre nue. Ses compagnons ignoraient pourquoi il faisait cela. Mais lui se dévêtit et, restant tout nu, il s'assit sur la terre nue, tenant sa main gauche sur sa cicatrice au côté pour qu'elle ne puisse être vue des autres 4. Et il leur dit : « Moi, j'ai fait ce que j'avais à faire 5. Vous, faites comme le Seigneur vous inspirera 6. » Et il ne parla pas davantage, afin de mieux connaître ce que le Seigneur inspirait à ce sujet aux compagnons. Le bienheureux François, en effet, du

1. Il faut sans doute comprendre « en ceux dont le nom est consigné sur cette feuille », c'est-à-dire en frère Léon lui-même, mais la tournure est mystérieuse.

2. Cette feuille de parchemin (« cartula »), écrite de la main de François, qui comporte au verso LD et au recto BLéon, est l'un des deux autographes de François qui ont été conservés. Léon l'a gardée sur lui comme une précieuse relique, avant de la léguer aux Pauvres Dames de Saint-Damien. Voir Attilio BARTOLI LANGELI, Gli autografi di frate Francesco e di frate Leone, Turnhout, 2000.

3. Source de 2C 215.

4. Il s'agit ici d'une des très rares mentions explicites des stigmates de la part de Léon, qui était pourtant un des compagnons de François durant son carême à l'Alverne pendant l'été 1224. Voir par exemple CA 94, qui emploie également le mot « cicatrices ». L'indication donnée ici confirme que François voulait garder le secret sur la plaie au côté, que Rufin toucha par accident en lavant le torse du saint père ; voir 1C 95.

5. Voir 1R 19 20.

6. Voir LLéon 3.

1420 moment de sa conversion jusqu'au jour de sa mort, bien portant ou même malade, fut toujours soucieux de connaître et de suivre la volonté du Seigneur 1 . Les compagnons, le voyant ainsi malade et nu, assis par terre, se mirent à pleurer vivement par compassion et pitié pour lui. Or l'un d'eux, qui était son gardien 2, considérant que, par la volonté du Seigneur, il voulait se désapproprier 3 même de la tunique et des caleçons que la Règle concède aux frères 4 pour être en toutes choses un vrai pauvre du Christ et son imitateur 5 dans la vie et la mort, prit la tunique et les caleçons en lui disant : « Père, je te prête 6 cette tunique et ces caleçons et, pour que tu saches bien que tu es désapproprié de toutes ces choses, je veux que tu n'aies pas le pouvoir de les donner à quiconque  7. » Le bienheureux François, levant les yeux au ciel, mains jointes, bénit le Seigneur et dit à ses compagnons : « Que le Seigneur vous récompense, car je veux mourir en une telle pauvreté. » Plus tard, il leur dit un jour : « Aussitôt que l'âme sera sortie du corps, dévêtez-moi entièrement nu comme je me suis dévêtu devant vous, posez-moi sur la terre nue et laissez-moi demeurer ainsi le temps qu'on met à marcher pendant un mille 8. »

1. Voir Rm 12 2. Cette phrase, sortie de son contexte, constitue la totalité de CA 6.

2. Frère Ange, qui remplissait la fonction de gardien de François.

3. Littéralement, « s'exproprier. »

4. Voir 1 Reg 2 13 ; 2Reg 2 14.

5. Voir l Co 4 16.

6. Le verbe employé, « accommoda », désigne une forme juridique précise de prêt gratuit.

7. Dans un autre épisode (CA 89), il est dit que le gardien de François lui interdisait de donner sa tunique comme il était souvent tenté de le faire. Ici, la même interdiction prend un sens très différent, en signifiant que le geste de donner un bien est encore le signe d'un pouvoir sur ce bien. Du moment où François n'est plus que le tenancier de ce bien, il ne peut plus en disposer à sa guise. On notera le contraste marqué avec l'épisode ML 153, où François promet au contraire, par un rituel juridique, de donner sa tunique à Léon.

8. Les mesures temporelles médiévales sont souvent calculées en temps de trajet.

[Du persil qu'il envoya chercher de nuit dans le jardin 1]

§187 Une nuit, alors qu'il était très affaibli par sa très grande maladie, le bienheureux François dit à ses compagnons:

« Je voudrais me restaurer, frères, et manger quelque chose si je pouvais. »

Ses compagnons lui dirent :

« Que veux-tu manger, père ? »

Il dit :

« Si j'avais du persil, j'en mangerais peut-être avec un peu de pain. » Ses compagnons dirent au frère qui faisait la cuisine:

« Te semble-t-il, frère, que tu puisses trouver du persil dans le jardin ? »

Le jardin était à côté du palais où François était couché 2. Le frère répondit en leur disant :

« Non seulement la nuit, mais même de jour je n'en trouve pas, d'autant que le peu que j'ai trouvé, je l'ai cueilli chaque jour. »

Le bienheureux François lui dit alors :

« Va, frère, car peut-être en trouveras-tu. »

Mais le frère lui dit :

« L'obscurité est grande et je ne peux porter de lumière, car le vent se fait fort : comment donc en trouverais-je ? Du fait de l'obscurité, je ne suis pas capable de distinguer les herbes et, même de jour, j'en trouverais difficilement. »

Le bienheureux François lui dit :

« Va, frère, et ne t'inquiète pas, mais fais seulement ceci : lorsque tu entreras dans le jardin, baisse-toi, pose la main par terre et apporte-moi les herbes que tu toucheras en premier.»

Il y alla donc, sans lumière, et, comme il entrait dans le jardin, il ne distinguait pas les herbes sauvages des cultivées ; mais uniquement pour satisfaire le bienheureux François, il se baissa et cueillit d'une main les premières herbes qui se présentèrent à lui, comme lui avait dit le bienheureux François, et il les apporta devant le bienheureux François. Et comme un frère, qui s'attendait à ce que ce soit des herbes sauvages 3, se mit à les démêler çà et là, il se fit, par dispensation divine, qu'en raison de la foi du bienheureux François, il trouva parmi ces herbes une belle et grande branche de persil. Et les frères s'en réjouirent beaucoup et s'émerveillèrent grandement en considérant la sainteté

1. Cet épisode a un parallèle en 2C 51.

2. Toujours le palais de l'évêque d'Assise.

3. Cette notation laisse à penser qu'il peut s'agir de Léon.

1422 et la foi du bienheureux François. Alors le bienheureux François dit à ses compagnons : « Frères, vous ne devez pas me faire répéter la même chose autant de fois 1. » Et comme il en avait mangé un peu, il en fut restauré.

Le bienheureux François fut en effet d'une si grande pureté et d'une si grande foi que, dans les choses intérieures et extérieures. le Seigneur opérait par sa foi, en lui et dans les autres, des miracles si grands et si nombreux -- que nous avons vus et connus, nous qui avons été avec lui ce peu de temps 2 -- qu'il nous serait bien long de les écrire et les raconter  3.

1. Sur le fait que François n'aime pas répéter un ordre à ses frères, voir CA 17 et 68. Cette phrase de François figure à la fin de SPm 34, mais hors contexte et sous la forme suivante : « Le bienheureux François disait à ses compagnons, quand il n'était pas obéi sur-le-champ : "Mes frères ! Vous ne devriez pas me faire répéter la même chose tant de fois." »

2. C'est le seul passage où la formule habituelle qui signe les souvenirs de Léon est accompagnée d'une telle indication temporelle, notant la brièveté des moments passés avec François.

3. Par cette phrase, Léon semble annoncer que, dans son florilège de 1246, il renonce à rédiger un recueil complet des miracles accomplis par François. Toutefois, certains épisodes qu'il a rapportés ont été traités par Thomas de Celano comme des miracles, à commencer par CA 8 (dame Jacqueline) en 3C 37-39.

[Comment un frère qui avait fait scandale contre son frère sortit de la religion 4]

§194 À une époque. alors qu'un frère que François chérissait d'une grande affection revenait de la Terre de Labour 5 avec un autre frère qui était plus ancien que lui dans la religion, il advint qu'en chemin, ce même frère qui était plus ancien dans la religion était poussé à faire du scandale contre son frère, injustement et sans aucune faute de la part de son frère. Ce dernier supporta tout avec patience. Alors qu'ils parvenaient tous deux

4. Cet épisode a un parallèle en 2C 39.

5. La Terre de Labour englobe la région de Naples et le Nord de la Campanie.

dans un lieu où le bienheureux François était alors malade, ce frère, parce qu'il était intime du bienheureux François, entra pour le voir et, entre autres paroles qu'il lui dit, le bienheureux François l'interrogea aussi à ce propos en disant :

« Comment ton compagnon s'est-il comporté avec toi en chemin ? » Il lui répondit :

« Bien, père. »

Mais le bienheureux François lui dit :

« Fais attention à ne pas mentir sous couvert d'humilité. Car je sais comment il s'est comporté envers toi. »

Aussi le frère fut-il très étonné de la manière dont il avait connu cela par l'Esprit saint, vu qu'il n'avait parlé ni à lui ni à quiconque. Et il arriva que, peu de jours après, le frère qui avait fait scandale contre son frère quitta la religion.

[Un frère désirait voir le bienheureux François et prendre son conseil 1]

§195 Il y eut un frère de sainte conduite et de grande application à la prière, ancien dans la religion, qui, pendant plusieurs années, fut tenté par diverses tentations mauvaises, à tel point qu'il en était tellement harcelé qu'il était bien souvent conduit jusqu'au désespoir et, pour cela, il se mortifiait beaucoup : par l'abstinence, les veilles, les larmes et les prières. Mais ni en lui-même, ni par quelque autre frère, il ne pouvait en avoir ou en trouver quelque remède ou consolation, et il désirait voir le bienheureux François pour prendre conseil de lui. Il arriva, par dispensation divine, qu'alors qu'il allait sur une route, il rencontra le bienheureux François qui parcourait cette province en prêchant. Dès qu'il le reconnut, aussitôt il courut à lui et se jeta à ses pieds 2 ; et il pleurait si fort des larmes amères qu'il ne pouvait rien lui dire. Le bienheureux François fut ému de pitié

1. Cet épisode a un parallèle en 2C 110. Le fait que le frère soit décrit comme « ancien dans la religion » interdit d'y voir Léon lui-même, qui ne se présente jamais de la sorte ; pourtant, il souffrait de tentations spirituelles et désirait voir François pour prendre conseil, comme l'exprime LLéon.

2. Voir Mt 15 30.

1424 pour lui et connut aussitôt par l'Esprit saint qu'il était tourmenté par quelque tentation très grave. Il dit : « De la part de notre Seigneur Jésus Christ, je vous l'ordonne 1, démons, cessez dorénavant de maltraiter mon frère comme vous l'avez fait jusqu'à cette heure. » Et aussitôt ce frère se leva, libéré de cette tentation au point qu'il lui sembla n'avoir jamais eu ces tentations.

1. Voir Jn 15 14.

[De la malédiction d'une truie qui tua un agneau nouveau-né 2]

§197 A une époque, le bienheureux François était hébergé une nuit au monastère de San Verecondo 3, dans l'évêché de Gubbio ; durant cette nuit, une brebis, qui était dans une maison proche de la maison où résidait le bienheureux François, donna naissance à son agnelet, que tua, au cours de la même nuit, une truie qui était dans la même maison. Lorsque les hommes de ce monastère se levèrent au matin, ils trouvèrent l'agnelet mort, comprirent que la truie l'avait tué et en parlèrent entre eux. Quand le bienheureux François apprit cela, ému de pitié pour cet agnelet, il dit devant les moines et les hommes de ce monastère : « Mon frère Agnelet 4, animal innocent et très utile aux hommes, qui toujours proclame et annonce bien 5 ! » Il dit ensuite : « Maudite soit donc la truie qui t'a tué ! Et que nul homme ou bête ou oiseau ne mange d'elle. » Et il arriva, par dispensation divine, qu'elle commença aussitôt à s'affaiblir et, après trois jours, elle mourut et fut jetée hors du monastère, dans

2. Cet épisode a un parallèle en 2C 111. TM 25 fait également allusion à cet épisode de la truie et de l'agneau. Voir F. ACCROCCA, « Ermeneutica delle fonti e storia del francescanesimo. L'agnellino et la scrofa nella rilettura di Angelo Clareno », Analecta TOR, 21, 1990, p. 509-519.

3. Le monastère de San Verecondo à Vallingegno, en Ombrie, est situé sur la route de Pérouse à Gubbio, à mi-chemin entre ces deux villes. François dut y séjourner lors d'un voyage de l'une à l'autre ville.

4. Le terme latin est un diminutif, « agnicule ».

5. Voir Jn 1 29.

le fossé 1 qui était autour du monastère. Et à la lettre, il s'avéra ce qu'avait prédit le saint père, car, pendant longtemps, elle demeura là tout entière 2. Les moines et les hommes de ce monastère en furent très admiratifs, considérant la sainteté du bienheureux François. Ils tinrent cela pour un grand miracle, si bien qu'ils l'annoncèrent comme un grand miracle aux frères et aux autres.

1. Le terme latin est « carbonaria ».

2. Sous-entendu : ni les chiens ni aucun charognard ne touchèrent à sa carcasse.

 


 

 

 

 

Actes du bienheureux François


 


 

2712 ACTES DU BIENHEUREUX FRANÇOIS ET DE SES COMPAGNONS. Introduction par Jacques DALARUN. Traduction par Armelle LE HUËROU.  Révision par Jacques DALARUN et Olivier LEGENDRE.

INTRODUCTION [17]

Qui ne connaît les Fioretti de saint François ? Fixés en toscan avant 1396  /1, conservés en une centaine de manuscrits médiévaux, ils furent imprimés pour la première fois à Vicence en 1476 /2. Depuis, leur succès ne s'est jamais démenti : avant 1500, on dénombrait déjà seize éditions incunables en Italie et les traductions françaises se comptent aujourd'hui par dizaines. Le saint d'Assise ne manqua pas de légendes, pour la plupart d'entre elles plus anciennes et historiquement plus fondées que ses tardives « petites fleurs ». Pourtant, nulle n'a atteint la notoriété du récit italien qui a fini par se confondre, dans l'esprit du plus grand nombre, avec l'image même du « petit pauvre ». La bénédiction de frère Bernard au détriment de frère Élie, le carême sur l'île du lac Trasimène, la joie parfaite exposée à frère Léon, frère Massée tourbillonnant comme une toupie avant de partir pour Sienne, le dîner avec Claire à Sainte-Marie-des-Anges, la prédication aux oiseaux, le chapitre de la Portioncule, la vigne de Rieti, le loup de Gubbio bien sûr, les tourterelles apprivoisées, la conversion du sultan, la prédication de frère Rufin nu à Assise, la rencontre de frère Gilles et de saint Louis, Claire transportée jusqu'à la basilique d'Assise pour assister aux matines et à la messe de Noël, la damnation de frère Élie, les

/1. C'est en effet la date du plus ancien témoin manuscrit daté des Fioretti, Florence, Biblioteca nazionale centrale, Palatino 144.

/2. J. DALARUN et L. LEONARDI (dir.), Biblioteca agiografica italiana (BAI). Repertorio di testi e manoscritti secoli xllt-xv, vol. 2, Florence, coll. « Archivio romanzo », n° 4, 2003, p. 275-282.

2716 prédications de saint Antoine, sans compter les extases d'une cohorte de plus obscurs frères de la Marche d' Ancône : ces scènes brèves, au rythme vif, aux intrigues élémentaires, au décor dépouillé, semblent recéler les perles les plus pures du franciscanisme primitif. Pour qui parcourt le savoureux texte italien — en toscan, il est vrai, et non pas dans l'ombrien de François —, l'impression se fait plus forte encore : c'est bien François, ses compagnons les plus chers, ses disciples les plus fidèles dont on a le sentiment d'entendre la voix inaltérée.

L'impression est trompeuse. Depuis 1902, date de la publication par Paul Sabatier de l'édition des Actes du bienheureux François et de ses compagnons, on sait que les cinquante-trois chapitres des Fioretti ne sont que la traduction italienne anonyme, sélective de surcroît, d'un original latin qui comptait nettement plus d'épisodes 1. Ce texte, plus copieux, plus authentique, n'a jamais été traduit en français : à l'original latin, on continue étrangement de préférer l'adaptation italienne, comme si la découverte de 1902, à plus d'un siècle de distance, n'avait toujours pas affleuré à la conscience collective. Depuis un siècle, la critique des philologues et des historiens s'est exercée sur les Actes, sans pour autant apporter de réponses définitives à toutes les questions qui surgissent à leur lecture. Nous nous contentons d'en donner ici une brève synthèse, renvoyant pour plus d'information à la bibliographie signalée en annexe.

Manuscrits et éditions.

[...]

Le texte des Actes est aujourd'hui conservé en vingt copies manuscrites qui ne remontent qu'au xve siècle. Comme souvent au Moyen Âge, ce texte est mouvant : le nombre des chapitres, leur ordre, voire leur rédaction varient d'un témoin à l'autre.

[...]

Aucune des deux éditions modernes des Actes du bienheureux François et de ses compagnons ne répond aux normes d'une édition critique, à savoir l'examen de tous les témoins manuscrits, leur classement généalogique et l'établissement du texte le plus proche de l'original, opérations indispensables à la fois pour approcher le texte dans sa rédaction primitive et pour suivre les aléas de sa diffusion.

[...]

Titre, auteur, origine et datation.

La bibliographie moderne nous a donné l'habitude de trouver sur chaque exemplaire d'un ouvrage son titre, le nom de l'auteur, la date de parution. La tradition manuscrite médiévale ne livre que très rarement de telles coordonnées.

[...]

 Les Actes ne sont pas une légende franciscaine au sens strict : pour héros, ils n'ont pas le seul François, mais, en continuité, le 2719 bienheureux et ses compagnons. De ces hommes remarquables, il ne s'agit pas tant — toujours à en croire le titre — de consigner les pensées, les discours ou les vertus que les faits et gestes, les actions — et ce dans la conviction très franciscaine que les actes valent plus que les mots. Enfin, ce terme d'Actes, pour un lecteur ou un auditeur médiéval, renvoie immédiatement aux Actes des apôtres : l'expérience mineure se donne ainsi à lire comme une représentation de l'Église primitive ; une représentation au sens où il convient de rendre les temps apostoliques de nouveau présents, de proclamer par ces nouveaux Actes l'actualité de l'Évangile, une bonne nouvelle toujours nouvelle, sans cesse à redécouvrir, voire à réinventer, à vivre et à prêcher par l'exemple. Quant à l'intitulé qui précède le texte lui-même (« Sont écrits ici certains faits notables sur le bienheureux François et ses compagnons ainsi que certains de leurs actes admirables »), il se termine ainsi : « qui furent omis dans ses légendes, mais qui sont fort utiles et dévots ». C'est donc la face cachée de la compagnie franciscaine que l'auteur de la compilation prétend dévoiler, non seulement par dévotion pour les grands anciens, mais aussi pour l'utilité des générations présentes et à venir.

Autre difficulté que l'identité de l'auteur. À deux reprises, la cause semble pourtant entendue : « et moi, frère Hugolin de Mont-Sainte-Marie, je me suis tenu là trois ans et j'ai vu en toute certitude ce miracle, connu tant des séculiers que des frères de toute cette custodie 1 » ; « et tout ce qui vient d'être dit, frère Jean lui-même me le rapporta à moi, Hugolin-. » Mais l'affaire se corse au vu de cet autre passage : « Cette histoire, frère Jacques de Massa la tint de la bouche de frère Léon ; et frère Hugolin de Mont-Sainte-Marie de la bouche de ce frère Jacques ; et moi qui écris, je la tiens de la bouche de frère Hugolin, homme digne de foi et bon 2. » Ici, notre Hugolin n'est

1. Actus 55. Sauf indication contraire, les numéros des chapitres sont ceux de la présente traduction.

2. Actus 58.

3. Actus 9.

2720 plus auteur, mais informateur. En d'autres occasions, le rédacteur s'exprime également à la première personne, mais sans qu'il s'agisse toujours du même homme. Il semble donc logique de considérer que l'Hugolin nommément cité à trois reprises fut le rédacteur de la première strate de l'oeuvre, mais qu'il eut au moins un continuateur parmi ses proches.

Hugolin a été identifié comme Ugolino Boniscambi da Montegiorgio, une bourgade de la Marche d'Ancône appelée auparavant Monte Santa Maria 1. Ce frère mineur est cité dans trois documents, en 1319, 1331 et 1342, et il dut mourir vers 1350. Le continuateur d' Hugolin a parfois été identifié comme le frère Ugolino da Brunforte, fils du seigneur de Sarnano 2 Rinaldo da Brunforte 3 ; cet autre Hugolin fut nommé évêque de Teramo par Célestin V, invalidé par Boniface VIII pour ses sympathies avec les Spirituels, puis devint ministre provincial des Marches de 1344 jusqu'à sa mort en 1348. Mais cette identification n'a aucune preuve en sa faveur. En revanche, la simple lecture du texte des Actes du bienheureux François et de ses compagnons indique que le premier auteur et son continuateur sont tous deux liés à la Marche d'Ancône et à la mouvance des Spirituels, ces frères mineurs partisans d'une observance stricte de la Règle et du Testament de François qui, à partir de la fin du mir siècle, entrèrent en conflit avec la direction de l'Ordre, principalement sur le thème de la pauvreté, puis, à compter du pontificat de Jean XXII (1316-1334), furent sévèrement condamnés par la papauté.

De l'ancrage dans la Marche d'Ancône témoigne le contenu de l'oeuvre. Si incertaine soit sa structure 4, on peut néanmoins y distinguer quatre sections. Une première section (chapitres 1-31)

I. Montegiorgio, province d' Ascoli Piceno, Marche d'Ancône.

2. Sarnano, province de Macerata, Marche d'Ancône.

3. Les seigneurs de Brunforte sont évoqués en Actus 54, pour avoir demandé aux frères du couvent de Soffiano de déplacer leur couvent.

4. L'ordre dans lequel se présentent les épisodes dans notre traduction reflète malheureusement plus les hésitations des éditeurs modernes que la structure originelle du recueil, qui n'a pas encore été clairement reconstituée.

porte sur la fraternité mineure des origines : les frères Gilles, Philippe le Long, Bernard de Quintavalle surtout, Rufin, Massée de Marignano, Élie, Léon, Ange, Antoine, Pérégrin, Richer, mais aussi Claire d'Assise et Jacqueline de ‘Settesoli y côtoient François et parfois l'éclipsent. Une deuxième section (chapitres 32-47), sans totalement éliminer François, fait la part encore plus belle aux compagnons : de nouveau Bernard, Gilles, Rufin, Massée, Léon, Antoine, plus Claire et Conrad d'Offida. La troisième section (chapitres 48-59) se déplace résolument dans l'espace et le temps, vers le tournant des xtue-xlve siècles et vers la Marche d'Ancône : on y trouve, entre autres, des épisodes qui mettent en scène les frères marchésans Lucide l'Ancien, Bentivoglio et Massée de San Severino, Pierre de Montecchio, Conrad d' Officia, Jean de l'Alverne, Jacques de Falerone, Mathieu l'Ancien de Monterubbiano, Humble et Pacifique, Jacques de Massa, Jean de Penna ou des frères du couvent de Soffianol. La quatrième section est plus hétéroclite, mais y reviennent encore des frères des Marches comme Pierre de Montecchio, Conrad d'Offida ou Jacques de Massa. L'introduction de la troisième section explique pourquoi l'oeuvre va désormais se centrer sur la région adriatique : « La province de la Marche d'Ancône fut comme un ciel constellé et orné de remarquables étoiles, à savoir les saints frères mineurs qui, en haut et ici-bas, devant Dieu et leur prochain, brillaient de vertus rayonnantes, eux dont la mémoire est vraiment en bénédiction divine 2. »

Dès le début des années 1240, la Marche d'Ancône, région peu peuplée, au relief cloisonné, aux petites cités isolées, à l'écart des grandes voies de circulation, semble s'être posée en conservatoire de l'idéal originel franciscain dans son acception la plus stricte. Au tournant des xiiie-xive siècles, dans un moment particulièrement tourmenté de l'histoire mineure, elle devint le refuge des Spirituels entrés en dissidence, comme Pierre de Macerata, qui prit le nom de frère Libérat, et Pierre de Fossombrone, plus

1. Soffiano, commune de Sarnano, province de Macerata, Marche d'Ancône.

2. Actus 48.

2722 connu sous le nom d'Ange Clareno. Des frères comme Conrad d'Offida, Mathieu de Monterubbiano, Lucide, Pierre de Montec-chio et Jacques de Massa sont cités à la fois dans l'Histoire des sept tribulations de l'Ordre des Mineurs, écrite par Ange Clareno vers 1316 et complétée entre 1323 et 13261, et dans les Actes du bienheureux François et de ses compagnons. Cette dernière oeuvre relève bien de la mouvance spirituelle, mais elle est exempte, pour l'essentiel, de la charge polémique si présente dans les oeuvres d'Ubertin de Casale et, plus encore, d'Ange Clareno. Les Actes ne se situent pas dans un débat intellectuel, ne se font que rarement l'écho des conflits internes à l'Ordre (et ce sont alors frère Élie 2 et Bonaventure 3 qui en font les frais), mais ils s'offrent plutôt comme le clair miroir d'une simplicité vécue du quotidien à l'extase ; miroir aux éclats érémitiques et ascétiques, reflétant l'amour de la Création dans le dénuement, la sérénité et la joie.

C'est pourtant bien au plus fort du conflit entre Spirituels et papauté, puis entre l'Ordre lui-même et le Saint-Siège qu'il convient de situer la date de l'achèvement de la rédaction : après 1327, date à laquelle fut déplacé le couvent de Soffiano 4, mais avant 1337 ou, au plus tard, avant 1341. Or en 1317, en accord avec la direction de l'Ordre, Jean XXII avait condamné les Spirituels dès lors désignés comme « Fraticelles », un terme surtout appliqué aux disciples italiens d'Ange Clareno. Mais en 1323, en déclarant hérétique l'opinion selon laquelle le Christ et les apôtres n'avaient rien possédé, le pontife heurtait de plein fouet la position officielle de l'Ordre des Frères mineurs, soutenue par son ministre général Michel de Césène qui fut finalement excommunié en 1328. Le ton relativement irénique

1. Vers 1316 pour les six premières tribulations, auxquelles fut ajoutée la septième entre 1323 et 1326, selon G. L. POTESTÀ, « La duplice redazione della Historiam septem tribulationum di Angelo Clareno », Rivista di storia e letteratura religiosa, 38, 2002, p. 1-38; voir HST.

2. Actus 3, 5, 37 et 62.

3. Actus 64.

4. Actus 54.

des Actes du bienheureux François et de ses compagnons pourrait s'expliquer du fait qu'ils surgissent en une période où tant les Spirituels que la « Communauté » — la majorité de l'Ordre —se trouvaient en butte à la vindicte pontificale. Le lieu le plus probable de composition des Actes est le couvent de Soffiano cité dans le récit 1, par la suite appelé San Liberato, dans une zone qui était alors un refuge des Spirituels dans la province de la Marche d'Ancône.

Il y a dans les Actes un parfum de nostalgie : l'utopie franciscaine est assiégée ou en fuite, tandis que sont sur le point de se rompre les derniers fils qui reliaient encore les frères à la génération de François et des compagnons. Le possible terme ante quem de la rédaction du recueil, 1337, correspond aussi à la date de la mort d'Ange Clareno : une page de l'histoire mineure se tourne à ce moment.

Sources, projet et style des Actes.

De l'influence des Spirituels témoignent les sources utilisées dans les Actes du bienheureux François et de ses compagnons : l'Exposition de la Règle des Frères mineurs d'Ange Clareno, composée entre 1321 et 1323, et son Histoire des sept tribulations sont probablement mises à contribution. Mais d'autres emprunts sont certainement faits à la Vita prima (1228-1229) et à la Vita secunda de Thomas de Celano (1246-1247), à la Légende majeure de Bonaventure (1260-1263), à la Compilation d'Assise (1310) ou au Miroir de perfection majeur (1317), aux Verba de Conrad d'Offida, tandis que le célèbre épisode de la joie parfaite 2 adapte un écrit de François en personne : La Vraie Joie 3.

Les Actes ne sont pas une simple compilation de sources antérieures, tant s'en faut. On invoque souvent la tradition orale

1. Actus 54 et 59.

2. Actus 7.

3. Ces parallèles textuels sont indiqués dans le tableau de concordances ci-dessous.

2724 quand on ne sait comment expliquer l'origine d'une information. Dans le cas des Actes, le recours à la tradition orale n'est nullement une facilité, mais un fait attesté par la source elle-même. Nous avons déjà vu un souvenir sur François conté par Léon à Jacques de Massa, qui le relata lui-même à Hugolin de Mont-Sainte-Marie, qui le transmit à son continuateur 1. Il semble que ce Jacques de Massa ait le plus souvent joué le rôle de relais entre la première génération des compagnons, qui avaient côtoyé François au plus près, et la génération des rédacteurs, à plus d'un siècle des événements 2. Le rédacteur du chapitre 64 explique même la manière dont il fut mis en contact avec Jacques de Massa : c'est frère Jean, compagnon de frère Gilles (et auteur du récit Du commencement de l'Ordre, rédigé en 1240/12413) qui lui conseilla de rencontrer Jacques au plus vite, car les frères Gilles, Marc de Montino, Genièvre et Lucide le tenaient en très haute estime. Conrad d'Offida4, compagnon de Léon, lui-même compagnon chéri de François, a pu jouer un semblable rôle de pont entre les générations.

Est-ce à dire que les Actes nous transmettent des témoignages sur François d'Assise et sur les premiers temps de la fraternité qui auraient, intacts, traversé plus d'un siècle et nous arriveraient comme des gemmes brutes serties dans le récit ? Quelques-uns — nous en verrons un exemple in fine — ont peut-être connu ce sort inespéré. Mais ériger un si heureux hasard en principe et l'étendre à tous les épisodes du recueil, ce serait négliger au moins trois transformations qui les ont presque inévitablement affectés : non seulement la consignation du rédacteur, qui a toujours des aspects de réécriture ; non seulement la déformation liée au passage de relais d'un informateur à l'autre et du dernier informateur au rédacteur ; mais plus encore, la constante relecture à laquelle la mémoire d'un témoin, dans la longue durée, soumet ses propres souvenirs, voire par la grâce de

1. Actus 9.

2. Actus 16, 55, 64 et 68.

3. Voir AP.

4. Actus 46, 48, 63 et 73.

  2725 laquelle elle lui en forge de nouveaux. L'épisode dans lequel le rédacteur explique avec force détails comment il entra en relation avec son témoin de prédilection, frère Jacques de Massa, est aussi le chapitre le plus résolument polémique du recueil. Frère Jacques dévoile en effet au rédacteur la teneur d'une de ses visions dans laquelle Bonaventure, « pourvu d'ongles en fer acérés comme des lames de rasoir », tentait de taillader son prédécesseur, l'ancien ministre général Jean de Parme '. Or ce récit stupéfiant, loin d'être un souvenir inédit, n'est autre que la reprise terme à terme d'un passage de la quatrième des Sept tribulations d'Ange Clareno ou d'une de ses sources.

Quel est donc l'apport des Actes du bienheureux François et de ses compagnons, ce qui est aussi une manière de se demander quel fut son but ? Il est au moins double.

D'une part, d'emblée et plus nettement qu'aucune autre source antérieure, l'ouvrage est placé sous le signe de la conformité entre le saint d'Assise et son modèle, le Christ : « En premier lieu, il faut savoir que notre bienheureux père François fut conforme au Christ en tous ses actes 2. » La présence de douze compagnons autour de François, comme autant d'apôtres, le fait que l'un d'eux, Jean de La Chapelle, se pendit à l'instar de Judas, soulignent le parallèle entre le stigmatisé et le Crucifié 3. Ce discours des conformités, qui sera amplement développé par Barthélemy de Pise à la fin du )(Dr siècle dans son énorme somme De la conformité de la vie du bienheureux François à la vie du Seigneur Jésus, atteint son sommet dans une expression des Actes appelée à une singulière fortune : François fut « comme un autre Christ donné au monde 4 ».

D'autre part, nous l'avons vu, les Actes débordent largement la vie du père spirituel : les compagnons sont omniprésents ; le jeu de la filiation des témoignages oraux, délibérément mis en

1. Actus 64.

2. Actus 1.

3. Actus 1.

4. Actus 6 : « quasi alter Christus datus in mundo ». Voir aussi Actus 18 27.

2726 relief par les rédacteurs, permet au récit d'embrasser l'espace d'au moins trois générations. L'importance accordée aux obscurs frères de la Marche d'Ancône qui, sur la fin du recueil, en deviennent les véritables héros, certifie au lecteur qu'entre les débuts de l'Ordre et le temps où les rédacteurs composent leur texte, il y a bien continuité dans la fidélité aux idéaux originels.

En fait, c'est le lien même entre ces deux aspects qui est le ressort intime des Actes : François est justifié par la conduite de ses lointains fils spirituels, qui sont eux-mêmes justifiés par le suprême patronage de « l'autre Christ ». Réincarnation de l'Église primitive (« les très saints compagnons de saint François furent des hommes d'une si grande sainteté que, depuis l'époque des apôtres, le monde n'en eut pas de semblables »), la communauté mineure a son « autre Christ » (François), ses autres apôtres (les compagnons), ses autres disciples (les frères de la Marche d'Ancône). Assorti de ces garanties, le message des Actes était en priorité destiné aux Frères mineurs — l'usage du latin et les multiples allusions à l'histoire interne de l'Ordre, plus d'une fois sur le mode du sous-entendu, en témoignent —comme une défense relativement paisible de la position des Spirituels, sur le mode de la légitimation historique et du discours des vertus en actes, plus que sur le ton de la polémique immédiate 2.

D'où deux absences dans les Actes, qui en font à la fois la faiblesse et la force, la limite et la beauté. L'une a été soulignée par Stefano Brufani: l'effroi devant l'histoire, voire son déni 3.

1. Actus 1.

2. L'insistance mise sur Bernard de Quintavalle — par sa projection en tête du recueil, sa position de premier-né des fils de François, l'éloge de sa sainteté, la bénédiction que lui accorda François mourant de préférence à Élie, sa désignation comme seigneur des frères (Actus 1-5) — le campe en authentique successeur de François. Mais dans le même temps, le rédacteur de ces chapitres ne pouvait pas ne pas savoir que tel n'avait pas été le cours suivi par l'histoire. De ce point de vue, les Actes ressortissent plus à la littérature de consolation qu'à la revendication.

3. S. BRUFANI, « Agiografia e santità francescana nel Piceno : gli Actus ».

L'autre absence a été exprimée par Cesare Segre pour les Fioretti, mais elle vaut massivement pour les Actes : ils « mettent entre parenthèses le mal ».

Ce projet est servi par un style. Au-delà de la pluralité des rédacteurs, au-delà de la différence sensible entre la vivacité de la partie dédiée à François et aux compagnons et le caractère plus monotone des épisodes regardant les frères de la Marche d'Ancône 2, l'écriture du recueil lui confère son unité et son charme. Le latin des Actes emploie un lexique élémentaire, sans la moindre afféterie. La syntaxe est souvent proche du rythme de l'oralité et les tournures italiennes transparaissent sous la langue cléricale. Les dialogues sont fréquents, vifs, croustillants. Les rédacteurs ne sont pas des simples : l'usage du cursus — cette manière de faire sonner, par la place des accents, les respirations des phrases et leur clausule — ne leur est pas inconnu. Mais ils font le choix de la simplicité stylistique comme ils ont fait le choix de la simplicité franciscaine. Cet accord parfait de la forme et du fond fait la cohérence de l’oeuvre.

L'autre attrait du récit est dans la structure répétitive des épisodes. La plupart d'entre eux s'ouvrent par le nom de celui qui va en être le personnage ou le témoin principal

[...]

De l'action à la contemplation.

Mais des facettes complémentaires de la vie du Christ, à laquelle donner la préférence ? Quel est le portrait de François d'Assise et, par là, l'idéal mineur selon les Actes? Brodant sur un épisode de la Légende majeure, le chapitre 16 des Actes affronte un « grand doute » du saint, qui traverse en fait tout le recueil : « devait-il s'employer à une prière continuelle ou se livrer parfois à la prédication ? » Éternel dilemme entre vie contemplative et vie active. Consultés par frère Massée, Claire et Sylvestre livrent tous deux la « réponse unique du Christ béni » : « Il veut que tu ailles prêcher, car il ne t'a pas appelé pour toi seul, mais aussi pour le salut des autres. » La résolution a évidemment d'autant plus de prix qu'elle est transmise par deux tenants de la vie contemplative, la moniale cloîtrée et le prêtre ermite.

A de nombreuses reprises, on voit donc François engagé dans la vie active, prêchant par le monde aux hommes comme aux animaux (à Montefeltre, à Sienne, à Cannara, à Bevagna, au chapitre de Sainte-Marie-des-Anges, à Bologne, ou encore nu à Assise), multipliant les conversions (celles des premiers 2729 compagnons, mais aussi celles du loup de Gubbio, du garçon aux tourterelles, de la tentatrice de l'auberge, du sultan de Babylone, du lépreux blasphémateur, du jeune noble de Borgo San Sepolcro, des trois larrons de Monte Casale, de Pérégrin et Richer...). Certains de ces épisodes sont inédits ; d'autres remploient des passages de légendes antérieures, souvent fort réinterprétés, voire distordus comme pour la rencontre avec le sultan — et on peut alors être sûr qu'ils n'ont pas stricto sensu valeur de document historique. Toutefois, l'apport résolument inédit des Actes est ailleurs. En de nombreuses autres scènes, François est absorbé dans l'oraison et la contemplation, jusqu'à l'extase et la lévitation. Des légendes antérieures aux Actes, l'équilibre entre vie active et vie contemplative s'est inversé. Le saint des Actes, littéralement, décolle de terre, dans une extraordinaire légèreté de l'être à quoi l'ont préparé sa conception et sa pratique d'une pauvreté absolue : le dénuement franciscain des Actes n'est plus tant le signe d'un engagement social d'inspiration évangélique à la semblance des plus pauvres ; sa principale fonction, dans un retour vers la tradition monastique et, plus encore, ascétique et érémitique, semble être de libérer l'âme du corps.

De François aux compagnons, puis des compagnons aux frères de la Marche d' Ancône, le déséquilibre ne va qu'en s'accentuant. Rufin ou Antoine se dédient encore à la prédication', mais les frères des Marches sont irrésistiblement attirés par la solitude et aspirés par l'extase. Jean de l'Alverne 2 est, à cet égard, comme le point culminant du recueil 3 : « Dieu l'éleva au-dessus de toute créature, en sorte que son âme fut enlevée et absorbée dans l'abysse de la divinité et de la clarté, puis ensevelie dans l'océan de l'éternité et de l'infinité divines 4. » Cette

1. Actus 34 et 44-45.

2. Actus 49-53 et 56-57.

3. C'est pourquoi nous ne pouvons partager l'opinion commune selon laquelle la partie des Actes dédiée aux frères des Marches serait le temps faible de l'oeuvre.

4. Actus 56.

2730 aspiration verticale, qui permet sans doute d'atteindre des contrées spirituelles rarement explorées 1, contracte d'autant le périmètre horizontal de l'action pastorale des frères, repliés dans des déserts uniquement peuplés de hêtres, de visions et d'anges : la vie sociale se réduit au cercle infime de quelques compagnons qui font entre eux assaut de charité et d'humilité. L'angoisse du salut personnel, l'obsession des tribulations de l'Ordre prennent le pas sur la vocation mineure originelle d'assurer en priorité « le salut des autres » — et le sien seulement par surcroît. Les Actes sont une chronique de la clandestinité plus qu'un livre de combat ; ils se résolvent dans une échappée mystique hors de l'histoire. Assiégés, désorientés, les disciples de l'« autre Christ » en oublient le départ en mission.

Ou plutôt, du fond de leur désarroi, ils en réduisent le champ et en saturent la teneur. En fait, la dimension relationnelle est omniprésente dans les Actes. Mais à la prédication de masse dans les cités se substitue l'initiation confidentielle sous le murmure des frondaisons. Dans le secret des futaies, c'est l'âme qui part en mission vers Dieu pour trouver sa consolation en lui et en lui se fondre. Ainsi pour Jean de l'Alverne : « Cette âme était absorbée dans l'océan et l'abysse de la divinité et diluée dans l'immensité de la mer comme une goutte de vin 2. » Les Actes offrent pour finir une pédagogie de la vie contemplative, un « itinéraire de l'âme vers Dieu », pour reprendre le titre du célèbre traité de Bonaventure.

Était-ce le but délibéré des rédacteurs ? On peut en discuter. Toujours est-il que le texte joua bel et bien ce rôle de manuel spirituel, une fois traduit en italien et devenu Fioretti. Car — pour en revenir à notre point de départ — le succès du recueil,

1. Voir par exemple Actus 49, qui n'est pas sans évoquer la mystique d'Angèle de Foligno. Il existe de discrets parallèles littéraux entre le Livre d'Angèle de Foligno et les Actes du bienheureux François et de ses compagnons ; D. POIREL, « La mort d'Angèle de Foligno et la naissance du Liber Angelae », dans W. ROBIN (éd.), Textual Cultures in Medieval Italy, Toronto, 2009.

2. Actus 56.

2731 passé dans une langue accessible au plus grand nombre, en respecte pour l'essentiel le contenu, mais en transmue le signe. Du xve siècle à nos jours, les innombrables lecteurs des Fioretti ont totalement perdu de vue les circonstances historiques de la rédaction des Actes latins, à savoir les déchirements de l'Ordre et de l'Église qui avaient présidé à ce chant du cygne. Mais en échange, ils peuvent lire un parcours qui prend valeur transhistorique : de Job à Etty Hillesum 1, les tribulations sont propices à la dilatation de l'âme. Le François des Fioretti est l'ouvreur d'un sentier mystique qui s'offre à chacun. Du Christ à son alter ego, du Poverello aux compagnons, des compagnons aux frères des Marches et de ces obscurs héros aux lecteurs des Fioretti se trace une ramification de sentes forestières et de chemins de traverse. L'émerveillement sensible du lecteur porte la promesse de son éblouissement.

C'est sous cet éclairage qu'il faut maintenant relire l'ascension du Poverello vers le statut aberrant que lui confèrent les Actes. Car enfin, si saint soit-il, n'est-il pas bien présomptueux de faire d'un homme un « autre Christ » ? La présomption fut celle de frères déchirés entre la fidélité à leur idéal et le cours contraire du temps, qui cherchèrent désespérément à défendre un choix de vie qu'ils voyaient mis à mal en exhaussant leur modèle au seuil de la divinité. Je ne crois pas que cette présomption fut celle du Poverello 2. Dans un de ces rares passages des Actes du bienheureux François et de ses compagnons qui, malgré les enjolivements du souvenir et de l'écriture, recèlent certainement la trace d'un dialogue authentique — à l'instar du chapitre des Actes sur la joie parfaite qui

1. E. HILLESUM, Une vie bouleversée, Paris, 1985. Voir CHRISTIANE DE L'ESPRIT, « Aider Dieu », Évangile aujourd'hui, 210, 2006, p. 28-35.

2. Voir en effet les distinctions essentielles mises en évidence par A. MARINI, « Vestigia Christi sequi o imitatio Christi. Due differenti modi di intendere la vita evangelica di Francesco d'Assisi », Collectanea franciscana, 64, 1994, p. 89-119 ; ID., « Dalla sequela alla conformitas. Una ricerca su fonti francescane », Franciscana. Bollettino della Società internazionale di studi francescani, 7, 2005, p. 69-87.

3. Actus 7.

2732 décalque La Vraie Joie de l'Assisiate —, frère Massée lance à François la question qui liante toute personne méditant sur son expérience singulière :    Pourquoi toi ? Pourquoi toi ? Pourquoi toi ? » A la demande de François, il explicite sa triple interrogation en dévoilant le fond de sa perplexité : « Que tout le monde semble venir à ta suite et tous cherchent à te voir, t'entendre et t'obéir. Tu n'es pas bel homme, tu n'as pas une grande science ni une grande sagesse ; tu n'es pas noble. Alors d'où te vient que le monde entier vient à ta suite ? »

Tombe la réponse de François, qui éclaire crûment la perception qu'il avait de son destin : « Tu veux savoir pourquoi moi ? Tu veux savoir et bien savoir d'où me vient que le monde entier vient à ma suite ? Cela me vient des yeux très saints de Dieu, qui partout contemplent les bons et les méchants. Car ses yeux bienheureux et très saints n'ont pas vu parmi les méchants de grand pécheur plus vil et plus insensé que moi ; et c'est parce qu'il n'a pas vu sur terre de créature plus vile pour faire cette œuvre admirable qu'il a l'intention de faire qu'il m'a choisi, car Dieu choisit la folie du monde pour confondre les sages et Dieu choisit les choses ignobles, méprisables et infirmes pour confondre les nobles, les puissants et les forts, en sorte que la sublimité de la vertu vienne de Dieu, non de la créature, afin qu'en sa présence ne soit pas glorifiée toute chair, mais que celui qui se glorifie soit glorifié dans le Seigneur, afin qu'à Dieu seul soient l'honneur et la gloire dans l'éternité'. » Déjà dans la compilation d'Assise — et c'est ce qui me pousse à prêter foi à cette déclaration des Actes —, François ne se réclamait pas d'un autre privilège : « Et le Seigneur m'a dit qu'il voulait que je sois, moi, un nouveau fou dans le monde. Et Dieu n'a pas voulu nous conduire par une autre voie que par cette science 2. »

L'édition latine sur laquelle s'appuie notre traduction française est celle de Jacques Cambell. Nous suivons l'auteur de l'« Introduzione » des Fontes franciscani, Enrico Menestô, pour

1. Actus 10.

2. CA 18.

2733 conserver en Appendice I les quatre chapitres ainsi repoussés en fin d'édition par Jacques Cambell, mais dont rien ne démontre l'inauthenticité (chapitres 65-68 de la présente traduction, numérotés 40, 44, 45 et 47 dans l'édition Sabatier). Avec Jacques Cambell et Enrico Menestô, nous éliminons les chapitres 66 et 67 de l'édition Sabatier, que tout désigne comme étrangers au recueil. En revanche, comme le suggère Enrico Menestô, mais comme ne le fait pas l'édition latine qui suit son « Introduzione »1, nous réinsérons en Appendice II les chapitres 61-65 et 70 de l'édition Sabatier, éliminés sans raison probante par Jacques Cambell 2.

(Jacques DALARUN).


 

Notices sur Léon

PRÉFACE (André Vauchez)               

14     

Pour comprendre François. il faut en effet à la fois découvrir ses écrits et se plonger dans la lecture des Vies et des ouvrages qui lui furent consacrés au cours du siècle qui suivit sa mort, quand le souvenir qu'il avait laissé était encore relayé par des témoins qui l'avaient personnellement connu — comme frère Léon, son secrétaire. qui avait accumulé une documentation que d'autres exploitèrent jusque dans les premières décennies du XIVe siècle — ou par la tradition orale.

34      INTRODUCTION      

 Nous avons donc regroupé en tête les autographes, ces écrits où la main de François a fixé ses propres mots, en un latin certes maladroit, mais dans une transparence exceptionnelle de sa pensée ; ils méritent d'autant plus d'être regroupés que tous trois sont adressés, d'une manière ou d'une autre, au même homme : frère Léon. […]. Au centre sont assemblés les écrits dictés, où secrétaires et collaborateurs (Léon ou Césaire de Spire, par exemple) ont pu intervenir, en améliorant le style de François, en enrichissant la broderie biblique, mais certainement sans influer sur la teneur de sa pensée, car François — volonté de fer dans un corps malade — ne fait pas vraiment partie des gens qu'on infléchit ou qu'on leurre. […] Pour la section dédiée aux témoignages, nous avons renoncé à l'appellation pourtant classique de « testimonia minora »

[…]

LA TRANSMISSION DES ÉCRITS

[…]

S'agissant de textes destinés à la lecture publique, le recueil des écrits de François dans le manuscrit 338 procéda certainement d'une commande du responsable de la communauté d'Assise, voire d'un plus haut responsable de l'Ordre des Frères mineurs. Une analyse précise et détaillée du manuscrit amène à situer une telle commande vers le milieu du mite siècle ; et on peut raisonnablement en imaginer l'occasion : la collecte du matériau destiné à informer une nouvelle biographie de François, suite à la décision du chapitre général de Gênes en octobre 1244. Certains des plus fameux compagnons de

79 François contribuèrent à cette collecte, comme l'indique la lettre envoyée de Greccio, le 11 août 1246. Parmi eux, frère Léon, dont la présence à Assise est attestée quelques années plus tard, fut particulièrement actif : ainsi se profile l'hypothèse selon laquelle la charge de recueillir les écrits du saint aurait été confiée à l'homme que François avait utilisé comme scribe et auquel il avait envoyé deux autographes à teneur très personnelle.

Si notre hypothèse se vérifie, elle explique aussi la précision du copiste sur les circonstances de la composition de deux écrits : la Lettre à tout l'Ordre, dont la rubrique précise « qu'il l'envoya aux frères en chapitre quand il était malade 2 » et les Louanges des créatures (le Cantique de frère Soleil) pour lequel est indiqué, outre la maladie de François, le lieu de composition : « à Saint-Damien 3 ». Cette dernière circonstance — rapportée par peu de manuscrits, qui dépendent dans ce cas du manuscrit 338 — se retrouve dans la Compilation d'Assise, qui rassemble les souvenirs de Léon et d'autres frères qui se trouvaient aux côtés de François dans les dernières années de sa vie 4. La mention d'une telle circonstance dans notre manuscrit est donc attribuable au compagnon et secrétaire de François. De ce point de vue, les rubriques qui introduisent les différentes parties de l'Office de la Passion sont fort éloquentes : elles transmettent, semble-t-il, les indications précises d'un témoin direct sur la scansion liturgique imprimée par le saint à ses propres journées.

En accomplissant la tâche qui lui avait été confiée, Léon procéda à une sélection parmi les diverses rédactions en circulation pour certains écrits du saint et il laissa de côté les écrits à valeur personnelle, y compris les deux autographes qui lui avaient été envoyés par François. Il avait connaissance d'autres pièces, mais ne les avait probablement pas sous la main…

[…]

930

THOMAS DE CELANO, LÉGENDE OMBRIENNE (LO)       

[…] été révélé à Élie deux ans plus tôt. François appela les frères qu'il voulait et les bénit comme le patriarche Jacob. Elle se tenait à sa gauche ; François croisa les bras et posa sa main droite sur la tête d'Élie. Il le bénit, lui qui avait pris le fardeau de François sur ses épaules et s'occupait des frères. Le saint accompagna sa bénédiction d'un long éloge. Il avertit les frères que les tribulations approchaient et que chacun devrait persévérer dans ce qu'il avait entrepris. Il ordonna qu'on le porte à la Portioncule. Peu de jours après, il fit venir à lui Ange et Léon, ses frères les plus chers, et leur ordonna de chanter des louanges au Seigneur. Il entonna un psaume, se fit lire l'Évangile de la Passion et, se tournant vers un frère qu'il aimait, il lui demanda de bénir de sa part les frères absents et présents, puis leur remit leurs fautes. Posé sur un cilice, aspergé de cendre, il s'endormit dans le Seigneur. Un de ses disciples vit son âme monter au ciel, sous forme d'une grande étoile.

[…] la Légende ombrienne n'apprend pour ainsi dire rien de neuf sur l'existence de François d'Assise. Remployant massivement la Vita prima et accessoirement la Vie due à Julien de Spire pour le récit de la translation, elle souligne la prédilection du saint pour Élie et révèle le nom des frères, laissés anonymes par la Vita prima, qui chantèrent les louanges au Seigneur : Ange et Léon.

[…] Se pose dès lors la question du sens historique de cette étrange Légende ombrienne. Comme l'avait perçu Giuseppe Abate, elle est clairement un éloge rendu à frère Élie, éloge encore plus nettement appuyé que dans la Vita prima : le vicaire général est l'authentique héritier de François. Deux autres fils sortent de l'ombre et sont dits bénéficier de l'affection du bienheureux père, Ange et Léon, tandis que Rufin est présenté comme le maladroit qui provoqua la souffrance de François en touchant la plaie de son côté 3. Si la Légende ombrienne ne contient presque aucun élément neuf et n'est, pour l'essentiel, que la récriture partielle de la Vita prima, ce remaniement prend sens autant par ce qu'il tait que par ce qu'il dit. Toutes les légendes antérieures et postérieures de François d'Assise ressortissent à la typologie de la Vie du confesseur. La Légende ombrienne, en se centrant sur les deux dernières années de l'existence terrestre de François, bascule dans la catégorie de la Passion des martyrs 4. Le choix de débuter le récit sur l' Alverne… (J. Dalarun).


 


 

Répartition des chapitres par figures (note DT)

Les « Actes du bienheureux François et de ses Compagnons » comportent 74 chapitres que je distribue par figures lorsqu’elles disposent de plus de 2 entrées (certaines sont reprises deux fois ce qui conduit à un total de 80 entrées).

Je reprend infra Bernard (le premier disciple) et Léon (secrétaire de François et source incontournable).

Pour les autres figures, on se reportera infra aux Actes.

Les Actes privilégient surtout des figures spirituelles de la Marche d’Ancône : il faudra donc compléter. Voir le « Petit dictionnaire des sources franciscaines », 3325 sq. et / ou l’ « Index des noms de lieu et de personne »,3391 sq. Sans oublier les « Concordances des vies de saint François », section « Les écrits de frère Léon » : autour de Compilation d’Assise CA puis Actes. (cette section est distincte et suit les concordances autour de 1C, LC, VJS, LO, AP, 2C, 3C, Lm, LM, LMM).

Répartition par figures :

Bernard (6) = 1à 5, 32

Claire (4) = 15, 16, 41, 42

Conrad (4) = 46, 48, 63, 73

Disciples divers (22) = 16, 18, 20, 22, 27, 28, 29, 30, 31, 44, 45, 47, 48, 54, 55, 58, 59, 61 à 64, 74

François (16) = 6, 9, 14, 17, 19 à 21, 23 à 27, 65, 69 à 71, 73

Gilles (4) = 43, 66, 67, 68

Jean de l’Alverne (7) = 49 à 53, 56, 57

Léon (7) = 7 à 9, 38, 39, 60, 72

Massée (5) = 10 à 13, 40

Rufin (5) = 33 à 37


 


 

ACTES

À la louange et à la gloire de notre Seigneur Jésus Christ et de notre très saint père François sont écrits ici certains faits notables sur le bienheureux François et ses compagnons, ainsi que certains de leurs actes admirables qui furent omis dans ses légendes, mais qui sont fort utiles et dévots.

CHAPITRE I LE PARFAIT DÉPOUILLEMENT DE SAINT FRÈRE BERNARD À LA PRÉDICATION DE NOTRE TRÈS SAINT PÈRE FRANÇOIS

En premier lieu, il faut savoir que notre bienheureux père François fut conforme au Christ en tous ses actes 3. 2 Car

1. Nous avons repris la division en chapitres et les intertitres — les uns et les autres présents dans les manuscrits — proposés dans l'édition des Actes par Jacques Cambell. La numérotation interne à chaque chapitre calque celle de cette même édition ; nous l'avons reproduite, car elle a été adoptée par la majorité des commentateurs de ce texte.

2. Ce premier chapitre des Actes est traduit en Fio 1 (« Des douze premiers compagnons de saint François ») pour Actus 1 1-9 et Fio 2 (« De frère Bernard de Quintavalle, premier compagnon de saint François ») pour Actus 1 10-46 ; cette deuxième partie trouve également un parallèle en Chro-nica generalium ministrorum Ordinis fratrum minorum (désormais C24), dans Chronica XXIV generalium Ordinis minorum cum pluribus appendi-cibus inter quas excellit hucusque ineditus Liber de laudibus S. Francisci fr. Bernardi a Bessa, Quaracchi, coll. « Analecta franciscana », n° 3, 1897, « Vie de frère Bernard de Quintavalle », p. 34-35. Actus 1 est organisé autour de données amplement abordées dans les légendes antérieures (1C 24-25 ; AP 10-13, 17 et 24 ; 3S 27-35 ; 2C 15 et 109 ; LM 3 3, 5, 7...), mais profondément remaniées et amplifiées.

3. Le thème de la conformité de François au Christ, qui émerge progressivement dans les légendes antérieures, est pleinement développé tout au long des Actus.

2736 comme le Christ béni prit avec lui au début de sa prédication douze apôtres qui abandonnèrent tout 2, ainsi le bienheureux François eut-il douze compagnons élus qui choisirent la très haute pauvreté 3. 3 Et comme un des douze apôtres se pendit avec une corde 4, ainsi un de ces douze compagnons, nommé Jean de La Chapelle, se pendit avec une corde 5. 4 Et comme les saints apôtres furent tout entiers admirables pour le monde et pleins de l'Esprit saint 6, ainsi les très saints compagnons de saint François furent des hommes d'une si grande sainteté que, depuis l'époque des apôtres, le monde n'en eut pas de semblables. 5 Car un d'entre eux fut ravi jusqu'au troisième ciel' : frère Gilles ; 6 un autre fut touché aux lèvres par un ange

1. Voir Mt 10 I ; Mc 3 14 ; Lc 6 13.

2. Mt 19 27 ; Mc 10 28.

3. Selon les sources antérieures, François eut onze compagnons et non pas douze.

4. Mt 275.

5. La mention de « Iohannes de Capella » (Jean de La Chapelle ou Jean du Chapeau ?) semble avoir seulement vocation à souligner l'extrême similitude entre François et Jésus, puisqu'il n'en sera plus question qu'au détour d'une phrase en Actus 37 10, pour rappeler sa pendaison qui aurait été prédite par François. Jean est cité parmi les compagnons en 3S 35, mais il est assimilé à un autre Judas pour la première fois par BERNARD DE BESSE, Liber de laudibus (désormais BB), 1, dans Chronica XXIV generalium Ordinis minorum..., p. 668, où l'auteur précise que tous les premiers compagnons de François étaient hommes très saints, à l'exception de cet « autre Judas ». La même information est reprise en C24, p. 4, où Arnaud de Sarrant précise en outre que Jean fut « abandonné par Dieu aux mains des démons » et se pendit, afin que François fût conforme au Christ même par un disciple aussi pervers ». Voir aussi JG 13 et ARNAUD DE SARRANT, De cognatione sancti Francisci (CSF), 6, éd. M. Michalczyk, « Une compilation parisienne des sources primitives franciscaines, Paris, Nationale, ms lat. 12707 », Archivum franciscanum historicum, 76, 1983, p. 21-22.

6. Ac 6 3.

7. 2Co 12 2. Gilles est ici comparé à saint Paul, ainsi que l'explicitent Fio 1. Sur ce frère qui rejoignit la fraternité le 23 avril 1208 et mourut en 1262, voir Actus 43 et 66-68.

avec un charbon ardent comme Isaïe : frère Philippe le Long 7 un autre parlait avec Dieu comme un ami avec son ami 2 : le très pur frère Sylvestre ; 8 un autre volait vers la lumière de la sagesse divine comme un aigle 3 : le très humble frère Bernard, qui éclaircissait les Écritures les plus profondes 4 ; 9 un autre fut sanctifié par le Seigneur et canonisé au ciel alors qu'il vivait encore en ce monde 5, comme s'il avait été sanctifié dès le ventre de sa mère : frère Rufin, noble d'Assise, homme très fidèle au Christ. Ainsi chacun s'illustra-t-il par une prérogative spéciale, comme il apparaîtra ci-dessous.

10 Parmi eux le premier et le fils premier-né tant par la priorité dans le temps que par le privilège de sainteté 6 fut frère Bernard d'Assise, qui se convertit de la manière suivante 7.

1. Allusion au récit de la vocation d'Isaïe (Is 6 6-7), déjà employée pour évoquer Philippe le Long en 1C 25 (selon laquelle il fut le sixième frère à rejoindre François) puis en BB 1. Il ne sera plus guère question de Philippe qu'en Actus 58 3-10. Visiteur des Pauvres Dames en 1219-1220, puis de 1228 à 1246 (voir AP 41c et JG 13), il mourut vers 1259.

2. Allusion à Moïse selon Ex 33 11 : « Le Seigneur parlait à Moïse face à face, comme un homme parle habituellement à son ami. » C'est la première fois dans les sources que Sylvestre, premier prêtre à rejoindre la fraternité des débuts, est comparé à Moïse. Sur frère Sylvestre, voir Actus 1 38-43 et Actus 33-37.

3. Bernard de Quintavalle est ici comparé à saint Jean, dont le symbole est l'aigle selon He 1 8. Bernard occupe une place centrale dans les Actes et, outre ce premier chapitre, fait l'objet des chapitres 2-5 et 32.

4. Proposition reprise à peu près dans les mêmes termes en Actus 32 8.

5. Voir Actus 37 9 pour une assertion identique. Rufin, cousin germain de sainte Claire, appartenait tout comme elle à une noble famille d'Assise et rejoignit François à une date inconnue. Il mourut à l'ermitage des Carceri et est enterré près de la tombe de François dans la basilique d'Assise. Il est, avec frère Léon et frère Ange, un des auteurs de la Lettre de Greccio datée de 1246, qui ouvre la quasi-totalité des manuscrits de la Légende des trois compagnons ; voir 3S 1. Les Actes lui consacrent plus loin un petit cycle de cinq chapitres : Actus 33-37.

6. Depuis « le fils premier-né » : emprunt littéral à LM 3 3. Sur le terme « primogenitus » (« fils premier-né »), voir 1C 24, AP 11, 3SS

7. Bien que plusieurs éléments de cet épisode proviennentanté-rieurs, il offre une organisation des données complètement neuve et fournit des détails absents des textes les plus anciens, comme le suggère la comparaison avec 1C 24, AP 10-11, 3S 27-29, 2C 15 et LM 3 3. Ainsi le stratagème de Bernard pour observer François à son insu et la prière nocturne de François sont-ils des ajouts des Actes. Ici le texte semble plus précisément emprunter à 3S 27-29, dont on trouve des reprises littérales.

2738      À l'époque où, bien qu'entièrement méprisé et écarté de tout espoir terrestre, saint François avait encore l'habit du siècle 1 et où il était si difforme et repoussant à force de pénitence que beaucoup le croyaient insensé, 12 alors qu'il était assaisonné du sel divin 2 autant qu'affermi et soutenu par la tranquillité de l'Esprit saint, pendant longtemps, quand il allait ainsi dans Assise, on lui jetait de la boue et des pierres, on l'accablait d'innombrables insultes, tant les siens que les étrangers ; mais lui, comme sourd et muet 3, traversait tout cela avec la plus grande patience, le visage joyeux. 13 Le seigneur Bernard d'Assise, qui était des plus nobles, des plus riches et des plus sages de la cité, aux conseils duquel tous acquiesçaient, se mit à considérer avec sagesse le si haut mépris du monde présent en saint François, sa si grande constance sous les insultes et sa si grande longanimité à les supporter, 14 telles que pendant presque deux ans, ainsi détesté et méprisé de tous, il paraissait toujours plus constant. Il dit en son coeur : « Il serait absolument impossible que ce François n'ait pas reçu une grande grâce de Dieu. »

15 Inspiré par Dieu, il invita un soir François à manger avec lui. François, y consentant humblement, mangea avec lui ce soir-là. 16 Le seigneur Bernard établit alors en son coeur la volonté d'examiner la sainteté de saint François et l'invita donc à se reposer cette nuit chez lui. 17 Saint François accepta humblement et le seigneur Bernard fit préparer un lit dans sa

1. Le latin (« Cum s. Franciscus adhuc esset in habitu seculari ») est plus riche que le français, puisqu'il peut se traduire également par « À l'époque où saint François vivait encore dans ce siècle », grâce à la polysémie du terme habitus qui désigne aussi bien l'habit (le vêtement) que la manière de vivre.

2. Voir Col 4 6.

3. Voir Ps 37 (38) 14.

propre chambre, où une lampe brillait continuellement toute la nuit. 18 Saint François, sitôt entré dans la chambre, pour cacher la grâce divine dont il bénéficiait, sitôt se jeta sur le lit en montrant qu'il voulait dormir. 19 Le seigneur Bernard décida en son coeur de l'observer en cachette pendant la nuit. Aussi usa-t-il de cette précaution : peu après s'être allongé dans son lit, il feignit d'être profondément endormi et de ronfler très fort.

20 Saint François, dissimulateur fidèle des secrets de Dieu, comme il pensait que le seigneur Bernard dormait profondément, dans le profond silence de la nuit se leva de son lit 21 et, levant le visage vers le ciel, levant les mains et les yeux vers Dieu, tout tendu et embrasé de ferveur, il disait en priant très pieusement : « Mon Dieu et mon tout. » 22 Il gémissait ces mots vers le Seigneur avec tant de larmes et répétait les mêmes dévotes paroles avec une si grande tristesse que, jusqu'au matin, il ne disait rien d'autre que : « Mon Dieu et mon tout. » 23 Saint François le disait en s'émerveillant de l'excellence de la majesté divine qui daignait s'abaisser jusqu'au monde en perdition et se préparait à pourvoir au remède du salut par lui, saint François, le petit pauvre. 24 En effet, illuminé par l'esprit prophétique, prévoyant les merveilles que Dieu allait accomplir par lui et par son Ordre et considérant, grâce à l'enseignement du même Esprit, son insuffisance et la petitesse de sa vertu, 25 il invoquait le Seigneur afin que ce qu'il ne pouvait accomplir lui-même fût accompli par Dieu, sans qui la fragilité humaine ne peut rien. C'est pourquoi il disait « Mon Dieu et mon tout. »

26 Le seigneur Bernard, qui voyait tout à la lumière de la lampe et comprenait prestement ces paroles, appréciant par son observation vigilante la dévotion du saint, intérieurement touché par l'Esprit saint au plus profond de son coeur, sitôt le matin appelle saint François et dit : 27 « Frère François, je suis entièrement disposé à abandonner le monde et à te suivre en tout ce que tu ordonneras. » A ces mots, saint François exulta en esprit et dit avec une grande joie : 28 « Seigneur Bernard, c'est là une tâche si ardue qu'il faut requérir à ce sujet le conseil de notre Seigneur 2740 Jésus Christ pour qu'il daigne indiquer son bon plaisir sur la manière dont nous devons mener cela à bien. 29 Allons donc ensemble à l'évêché 1, où se trouve un bon prêtre, et faisons dire une messe quand nous l'aurons entendue, nous prierons jusqu'à tierce 2. 30 Dans notre prière nous demanderons à notre Seigneur Jésus Christ qu'il daigne nous indiquer, au moyen de trois ouvertures du missel 3, la voie qu'il lui plaît que nous élisions. » Le seigneur Bernard dit : « Ce que tu proposes me convient. »

31  Ils allèrent donc à l'évêché et, lorsqu'ils eurent entendu la messe et prolongé la prière jusqu'à tierce, le prêtre prit le missel à la demande de saint François et du seigneur Bernard et, se fortifiant du sine de la croix, l'ouvrit au nom de notre Seigneur Jésus Christ. 32 A la première ouverture survint : Si tu veux être parfait, va, vends tout ce que tu as et donne aux pauvres 4. 33 À la deuxième ouverture survint : Vous n'emporterez rien en route 5.

34 A la troisième ouverture survint : Qui veut venir à ma suite, qu'il renonce à lui-même, porte sa croix et me suive 6. 35 Ayant vu cela, saint François dit : « Seigneur Bernard, voilà le conseil que le Seigneur nous donne. Va, accomplis ce que tu as entendu et que soit béni notre Seigneur Jésus Christ qui a daigné nous montrer sa voie évangélique. »

36 Aussitôt le seigneur Bernard vendit tous ses biens, qui étaient vraiment de grande valeur, et il donnait tout aux pauvres avec joie ; 37 la poche pleine d'argent, il distribuait abondamment et très libéralement aux veuves et aux orphelins, aux pèlerins et aux serviteurs de Dieu, tandis que saint François l'accompagnait dans toutes ses tâches et l'assistait fidèlement. 38 Or le seigneur

1. 3S 28 et LM 3 3 indiquent que François et Bernard sont allés à l'église Saint-Nicolas.

2. Troisième des heures de l'office, qui se récite au milieu de la matinée.

3. L'ouverture au hasard de l'Écriture (« sortes Biblicae ») est un des moyens, abondamment attesté au Moyen Âge, de connaître la volonté divine.

4. Mt 1921.

5. Lc 9 3.

6. Lc 9 23 ; Mt 16 24.

2741 Sylvestre 1, comme il voyait tout ce qui était distribué, guidé par l'avarice, dit à saint François : « Tu n'as pas complètement payé certaines des pierres que tu m'as achetées pour réparer les églises. » 39 Saint François, stupéfait de son avarice, refusant de disputer avec lui, donnant à quiconque lui demandait' en véritable observateur de l'Évangile, mit la main dans la poche du seigneur Bernard, 40 puis la déposa pleine d'argent dans celle du seigneur Sylvestre et dit que, s'il demandait encore plus, il lui donnerait encore plus. L'autre s'éloigna satisfait.

41 Après quoi, comme le seigneur Sylvestre était rentré chez lui et avait songé le soir à ce qu'il avait fait dans la journée en s'accusant d'avarice et en repensant à la ferveur du seigneur Bernard et à la sainteté de saint François, 42 une première, une deuxième puis une troisième nuit 3, lui apparut, sortant de la bouche de François, une croix en or dont le sommet touchait les cieux 4 et dont les bras semblaient s'étendre de part et d'autre jusqu'aux confins du monde'. 43 Ainsi touché par le Seigneur, il vendit tous ses biens et les donna aux pauvres et, par la suite, il devint frère mineur d'une si grande sainteté et grâce qu'il s'entretenait avec Dieu comme un ami avec un ami 6, ainsi que saint François en fit plusieurs fois l'expérience et ainsi qu'il apparaîtra ci-dessous 7.

1. Sylvestre intervient abruptement dans le récit, comme s'il était inutile de présenter ce prêtre à qui François avait acheté des pierres pour réparer l'église Saint-Damien ; voir AP 12, 3S 30 et 2C 109. Actus 1 38-40 semblent redevables à AP 12, 3S 30 et 2C 109, tandis qu'Actus 1 41-42 citent presque textuellement LM 3 5.

2. Voir Lc 6 30 : « Donne à quiconque te demande et, si l'on te ravit ton bien, ne le réclame pas. »

3. D'après LM 3 5, ce sont trois visions distinctes.

4. Voir Gn 28 12.

5. À partir de « sortant de la bouche » : citation de LM 3 5.

6. Voir Ex 33 11, comparaison à Moïse déjà utilisée en Actus 1 7.

7. Voir Actus 16.

2742      44 Quant au seigneur Bernard, une fois tous ses biens donnés pour le Seigneur, devenu entièrement pauvre selon l'Évangile, il mérita de Dieu une si grande grâce que souvent il était ravi auprès de Dieu 1. 45 Saint François le proclamait digne de la révérence générale et disait que c'était lui qui avait fondé l'Ordre parce que, le premier, il avait inauguré la pauvreté évangélique en distribuant tout aux pauvres, 46 sans rien se réserver du tout. mais s'offrant nu aux bras du Crucifié 2, qui est le Seigneur béni dans les siècles 3.

CHAPITRE II L'HUMILITÉ ET L'OBÉISSANCE DE SAINT FRANÇOIS ET DE FRÈRE BERNARD 4

Le très dévoué serviteur du Christ crucifié, le bienheureux François, en raison de la rigueur de sa pénitence et de ses larmes continuelles, était devenu pour ainsi dire aveugle, en sorte qu'il ne voyait que très peu. 2 C'est ainsi qu'un jour il quitta le lieu où il était et gagna celui où demeurait frère Bernard afin de s'entretenir avec lui de choses divines. Frère Bernard se tenait dans la forêt en contemplation divine, tout élevé vers le Seigneur et uni à Lui. 3 Saint François entra alors dans la forêt et appela frère Bernard : « Viens parler à l'aveugle! » Mais frère Bernard, comme il était homme de grande contemplation

1. Par exemple Actus 32 1.

2. Voir Actus 5 13.

3. Rm 9 5 ; 2Co 11 31.

4. Ce chapitre, traduit en Fio 3 et dont on trouve un parallèle en C24, « Vie de frère Bernard », p. 40-42, met en scène François et Bernard dans une situation inédite, puisque François, pour se punir, demande à Bernard de le fouler aux pieds en l'insultant. Ce détail, par ailleurs inconnu, pourrait apparaître comme une amplification et illustration de 1C 53 et LM 6 1, dans lesquels François demande à être insulté par ses compagnons qui le qualifient, comme ici, de « fils de Pierre de Bernardone » en référence à sa naissance non noble.

2743 et qu'il était alors suspendu en esprit auprès de Dieu, ne répondit pas à saint François et n'alla pas à lui. 4 Ce frère Bernard avait une grâce singulière pour parler de Dieu, ainsi que saint François en avait déjà souvent fait l'expérience, et c'est pourquoi il désirait parler avec lui. 5 Aussi, au bout d'un moment, l'appela-t-il de nouveau une deuxième puis une troisième fois, répétant les mêmes paroles : « Viens parler à l'aveugle ! » Frère Bernard ne remarqua rien à aucune reprise, en sorte qu'il n'alla pas à saint François et ne lui parla pas. 6 Saint François se retira donc quelque peu désolé, s'étonnant et comme se plaignant en lui-même de ce que frère Bernard, qu'il avait appelé trois fois, n'eût pas voulu venir.

7 En proie à ces pensées et alors qu'il s'éloignait, tout en avançant sur la route, saint François dit à son compagnon : « Attends-moi un petit peu ! » 8 Et comme il s'adonnait à la prière en un lieu solitaire, voici qu'une réponse divine lui fut faite, qui disait : « Et d'où vient que toi, pauvre petit homme, tu te troubles ? Faut-il qu'un homme doive quitter Dieu à cause d'une créature ? 9 Frère Bernard, quand tu l'appelais, se tenait uni à moi : c'est pour cette raison qu'il ne pouvait venir à toi et pas même te répondre et, pour cette raison, ne t'étonne pas de ce qu'il n'ait pu te parler, car il était si hors de lui-même qu'il n'a absolument rien remarqué de tes paroles. »

10 Comprenant cela, saint François revint aussitôt d'un pas rapide auprès de frère Bernard pour s'accuser humblement de la pensée qu'il avait eue. De son côté, frère Bernard, vraiment saint, alla aussitôt à la rencontre de saint François et se jeta à ses pieds. 11 L'humilité de saint François, la charité et la révérence de frère Bernard se rencontrèrent 1. Sitôt après lui avoir conté le blâme divin qu'il avait eu, saint François ordonna à frère Bernard de faire par obéissance tout ce qu'il lui ordonnerait. 12 Mais ce dernier, craignant qu'il ne lui imposât quelque chose d'excessif comme il en avait l'habitude, voulant y échapper selon la pieuse

1. Voir Ps 84 (85) 11.

2744 obéissance. dit : « Je suis prêt, père, à vous obéir, seulement si vous me promettez aussi obéissance à ce que j'aurai dit. » 13 Saint François répondit : « J'y consens. » Et frère Bernard dit. : « Dites, père, ce que vous voulez que je fasse. » 14 Saint François dit : « Par la sainte obéissance je t'ordonne, pour punir la présomption et l'audace de mon coeur, que, tandis que je serai couché à terre, tu me foules aux pieds, comprimant d'un pied ma gorge et de l'autre ma bouche, de façon que, foulant ainsi ma gorge et ma bouche, tu me parcoures trois fois de part en part. 15 En me passant ainsi dessus, dis-moi des injures : "Couché, rustre, fils de Pierre de Bernardone ! 1 Et tu feras pleuvoir d'autres insultes, plus nombreuses et plus graves, en disant : "D'où te vient un si grand orgueil, à toi qui es la plus vile créature ?" »

16 Entendant cela, il fut difficile à frère Bernard de le faire; cependant, à cause de l'obéissance, il l'accomplit aussi courtoisement qu'il le put. Cela fait, saint François dit : « Maintenant ordonne, frère Bernard, ce que tu veux que je fasse, car je t'ai promis obéissance. » 17 Frère Bernard dit : « Par la sainte obéissance, je t'ordonne de me corriger et de me réprimander très sévèrement sur mes défauts chaque fois que nous sommes ensemble. » 18 À ces mots, saint François fut grandement stupéfait, car frère Bernard était d'une si grande sainteté que saint François le tenait en grande révérence. 19 Aussi, par la suite, saint François prenait-il garde à ne pas rester trop longtemps avec lui de peur, à cause de ladite obéissance, d'avoir à infliger quelque correction à une âme si sainte et si divine. 20 Mais quand il désirait voir frère Bernard ou l'entendre parler de Dieu, il le quittait au plus tôt et au plus vite. 21 Et il était admirable de voir comment, chez le révérend père et chez son fils premier-né 2, frère Bernard, se heurtaient en luttant, ou plutôt se rencontraient l'obéissance et la charité 3, la patience et

1. 1C 53 et LM 6 1.

2. Sur ce terme, voir Actus 1 10.

3. Voir Ps 84 (85) 11.

l'humilité de l'un et de l'autre. À la louange et à la gloire de notre Seigneur Jésus Christ. Amen.

CHAPITRE III FRÈRE BERNARD QUAND UN ANGE TRAVERSA AVEC LUI UN FLEUVE 1

1 Au commencement de l'Ordre, quand les frères étaient peu nombreux et qu'ils n'avaient pas encore occupé des lieux 2, saint François alla visiter Saint-Jacques 3, emmenant avec lui quelques compagnons dont l'un était frère Bernard. 2 Alors qu'ils marchaient de concert, en une certaine contrée ils rencontrèrent un malade ; compatissant à son égard, saint François dit à frère Bernard : « Je veux, fils, que tu restes au service de ce malade. » 3 Celui-ci, ayant fléchi les genoux et incliné la tête,

1. Traduit en Fio 4 et parallèle en C24, « Vie de frère Bernard », p. 38-39. Contrairement à ce qu'indique le titre, ce chapitre ne se contente pas de relater l'intervention d'un ange auprès de Bernard pour l'aider à traverser un fleuve, mais, à travers les figures des frères Bernard et Élie, il met en scène l'opposition entre les deux courants qui traversent l'Ordre et vient l'ancrer, de manière assez incohérente sur le plan chronologique, dans le « commencement de l'Ordre ». En effet, l'épisode est censé se dérouler à la fois aux premiers temps de la fraternité, au retour d'Espagne de Bernard et alors qu'Élie est déjà vicaire de l'Ordre (ce qu'il fut entre 1221 et 1227). Précisons de surcroît que cette opposition entre Élie, préfigurant la Communauté, et Bernard, préfigurant les Spirituels, est propre au temps de la rédaction des Actus, mais ne correspond nullement à la réalité historique des débuts de l'Ordre du vivant de François.

2. Le terme « locus » (au pluriel « loca », « les lieux ») désigne indistinctement tout type de demeure des frères, de l'ermitage au couvent.

3. Saint-Jacques-de-Compostelle. Il est certain que François est allé en Espagne (voir 1C 56), mais très improbable qu'il soit allé à Compostelle. Relayé par la traduction des Fioretti, ce chapitre des Actes, première allusion à ce pèlerinage, a très certainement contribué à en lancer ou alimenter la légende.

2746 obéit aussitôt avec une très grande révérence au saint père. Quant à saint François, après avoir laissé frère Bernard avec ce malade, il alla à Saint-Jacques avec les autres compagnons. 4 Comme ils se tenaient dans Saint-Jacques et y priaient, il lui fut révélé par le Seigneur, dans cette église, qu'il occuperait des lieux par le monde, car son Ordre devait se dilater en une grande multitude C'est ainsi que de ce jour, selon l'ordre divin, il entreprit d'occuper des lieux de toutes parts. 5 En rentrant par le même chemin, saint François trouva frère Bernard et le malade qu'il lui avait confié en parfaite santé. Aussi saint François permit-il que frère Bernard allât l'année suivante à Saint-Jacques.

6 Entre-temps, saint François regagna la vallée de Spolète 2. Alors que lui, frère Massée 3, frère Élie et quelques autres se trouvaient dans un lieu désert et qu'un jour saint François était en prière dans la forêt, 7 ses compagnons, qui l'avaient en grande révérence, craignaient d'entraver de quelque façon sa prière à cause des merveilles que Dieu faisait pour lui dans ses prières. 8 Il arriva qu'un jeune homme très beau, ceint des vêtements d'un homme comme prêt au voyage 4, vint à la porte et frappa avec une telle hâte et si longtemps que c'en était étrange. 9 Arrivant à la porte, frère Massée ouvrit et dit au jeune homme : « Fils, je ne crois pas que tu aies déjà été à la porte des frères, car tu ne sais pas frapper avec mesure. » 10 Ce dernier

1. Thomas de Celano et Bonaventure placent cette prédiction sur l'extension de l'Ordre lorsque François n'a que six compagnons et semblent la situer à la Portioncule ; 1C 26-27 et LM 3 6.

2. Spolète, province de Pérouse, Ombrie. La vallée de Spolète correspond à l' Ombrie.

3. Originaire de Marignane près d'Assise, chevalier à Pérouse, Massée rejoignit François en 1210. Il est un des informateurs des compagnons cités dans la Lettre de Greccio. Il mourut en 1280, presque nonagénaire, et est enterré près de la tombe de François dans la basilique d'Assise. Les Actes lui consacrent plusieurs chapitres (notamment Actus 10-13, 16 et 40) et l'auteur le présente comme une de ses sources d'information orale indirecte ; Actus 16 22.

4. Il faut comprendre qu'il a revêtu la tenue de pèlerin.

répondit : « Comment faut-il faire ? » Frère Massée lui dit : « Frappe trois fois et de manière espacée, un coup après l'autre ; ensuite attends que le frère ait le temps de finir un Pater noster et de venir à toi. Et s'il n'est pas venu dans cet intervalle, frappe à nouveau. » 11 Le jeune homme répondit : « Je suis en grande hâte, c'est pourquoi je frappe ainsi, car j'ai un long voyage à faire. Je suis venu ici pour parler à saint François, mais il se trouve en ce moment en contemplation dans la forêt ; c'est pourquoi je ne veux pas le gêner. 12 Mais va, envoie-moi frère Élie car j'ai entendu dire qu'il était très sage : c'est pourquoi je veux lui poser une question. »

13 Mais quand frère Massée eut dit à frère Élie d'aller au jeune homme, il se fâcha et refusa d'y aller sous le coup de l'orgueil et de la colère. 14 Frère Massée ne savait que faire, car, s'il disait que ce dernier ne pouvait se déplacer, il mentait et, s'il disait qu'il était irrité, il craignait d'offrir au jeune homme un mauvais exemple. 15 Pendant ce temps, comme il tardait à venir, le jeune homme frappa de nouveau à la porte comme la première fois. Le frère finit par arriver à la porte et dit au jeune homme : « Tu n'as pas observé ma règle ou mon enseignement sur la manière de frapper. » 16 Ce jeune homme était un ange du Seigneur qui, anticipant la réponse de frère Massée, dit : « Frère Élie ne veut pas venir à moi, mais va à frère François et dis-lui de m'envoyer frère Élie. » 17 Alors frère Massée alla auprès de frère François qui était dans la forêt et priait, le visage levé vers le ciel, et il lui dit tout le message de ce jeune homme et la réponse de frère Élie. 18 Alors saint François, sans bouger de sa place ni détourner le visage du ciel, dit : « Va et dis à frère Élie que, par obéissance, il aille aussitôt à lui. » 19 Mais frère Élie arriva si irrité à la porte qu'en ouvrant l'huis avec

1. Frère Élie, qui fut vicaire de 1221 à 1227, puis ministre général de 1232 à 1239, apparaît dans les sources franciscaines d'inspiration spirituelle comme la figure emblématique de la trahison des idéaux originels. C'est ici la charge la plus explicite des Actes contre lui, même s'il est également malmené en Actus 5, 37 et 62.

2748 impétuosité. il fit grand fracas et grand hi mi. disant au jeune homme : « Que veux-tu ? » 20 Le jeune hoininc dit : « Attention, très cher, car tu sembles irrité et la colère empêche l'âme de pouvoir discerner le vrai. » 21 Alors frère Elie dit : « Dis ce que tu veux ! » Et lui : « Je te demande, dit-il, s'il est permis aux observateurs du saint Évangile de manger tout ce qui leur est servi, comme le Christ l'a enseigné 1 ; et je te demande s'il est permis à n'importe quel homme d'imposer aux observateurs du saint Évangile quelque chose de contraire à la liberté évangélique. » 22 Frère Élie répondit avec orgueil, disant : « Je le sais bien, mais je ne veux pas te le dire. Va t'occuper de tes affaires ! » Le jeune homme répondit : « Moi je saurais mieux répondre à cette question que toi. » 23 Mais frère Élie, furieux, ferma l'huis avec violence et se retira. Comme il pensait en lui-même à cette question, il hésitait et ne savait pas la dénouer. 24 En effet, comme il était vicaire de l'Ordre, il avait eu la présomption de prescrire au-delà de l'Évangile et de la Règle et avait déjà fait une constitution d'après laquelle aucun frère ne mangerait de viande dans l'Ordre 3, de sorte que cette question était totalement dirigée contre lui. 25 Aussi, ne sachant l'élucider lui-même, considérant la modestie de ce jeune homme et le fait qu'il avait également dit qu'il dénouerait cette question mieux que lui, il retourna à la porte, ouvrant l'huis, pour demander au jeune homme de dénouer cette question. 26 Mais une fois la porte ouverte, personne n'apparut et, en parcourant tous les alentours, on ne put trouver celui qu'on cherchait. C'était un ange du Seigneur : voilà pourquoi il s'éloigna sans l'attendre, car un esprit orgueilleux n'était pas digne de converser avec un ange.

1. Voir Le 108.

2. Voir 1Reg 3 17 ; 2Reg 3 15. On retrouve un écho à cette question de la nourriture en Actus 32 7.

3. Cette accusation contre Élie est inédite et semble résulter d'une confusion (volontaire ou non) avec l'initiative qui, selon JG 1, aurait été prise par les vicaires de l'Ordre durant le voyage en Orient effectué par François et Élie en 1219-1220.

2749      27 Cela fait, saint François, à qui tout avait été révélé, de retour de la forêt blâma sévèrement frère Élie à grands cris, disant « Tu agis mal, orgueilleux frère Élie, toi qui repousses les saints anges qui viennent nous visiter et nous instruire. 28 Je te le dis, car je crains vivement que ton orgueil ne te fasse finir hors de cet Ordre. » Et c'est ce qui lui arriva par la suite, ainsi que saint François le prédit par l'esprit de prophétie

29 Le même jour et à la même heure où l'ange s'éloigna de ce frère, il apparut sous ce même aspect à frère Bernard, qui revenait de Saint-Jacques et se tenait de l'autre côté d'un grand fleuve qu'il ne pouvait traverser ; saluant frère Bernard en sa langue 2, il dit : « Que le Seigneur te donne la paix 3, ô bon frère ! » 30 Frère Bernard, étonné par sa beauté, par le fait qu'il connaissait sa langue, par cette salutation de paix et par ce visage réjoui, l'interrogea : « D'où me viens-tu, ô bon jeune homme 4 ? » 31 Il répondit : « Je viens de ce lieu où demeure saint François et j'y suis allé pour parler avec lui ; mais je n'ai pas pu, car il se tenait en contemplation divine dans la forêt. 32 En ce lieu se tenaient avec lui frère Massée, frère Gilles et frère Élie. Frère Massée m'a appris à frapper à votre porte. 33 Mais frère Élie, comme il a dédaigné de m'entendre sur la question que je lui ai faite, quand il s'est ensuite repenti et a voulu m'entendre et me voir, ne l'a pas pu'. » 34 Cela dit, l'ange demanda à frère Bernard : « Pourquoi, très cher, tardes-tu à traverser de l'autre côté du fleuve ? » Il répondit : « Parce que je crains le danger, à cause de la profondeur de l'eau que je vois. » 35 L'ange dit : « Traversons ensemble, n'aie crainte ! » Et l'ayant pris par la main, en un clin d'oeil il déposa frère Bernard sain et sauf de l'autre côté du fleuve. 36 Voyant par cela que c'était un ange du Seigneur, frère Bernard

1. Sur cette prédiction de François, voir Actus 62 1.

2. Probablement en dialecte ombrien, alors que Bernard se trouve dans des contrées étrangères.

3. Voir Nb 6 26. Salutation révélée à François par le Seigneur : voir Test 23, 1C 23, LM 32 et 3S 26.

4. Tb 5 5.

5. Voir Lc 10 24.

2750 lui dit avec grande dévotion, révérence et allégresse : « Ô ange béni de Dieu, dis-moi quel est ton nom ? » 37 Il répondit: « Pourquoi me demandes-tu mon nom qui est merveilleux 1 ? » À ces mots, il disparut et laissa frère Bernard si consolé qu'il marcha dans la joie tout au long de la route. 38 Frère Bernard nota le jour et l'heure où l'ange lui apparut et, après qu'il fut parvenu au lieu où saint François demeurait avec lesdits compagnons, il leur raconta tout par le menu. 39 Aussi remarquèrent-ils avec une très grande certitude que c'était le même ange qui leur était apparu ce jour et à cette heure. A la louange de notre Seigneur Jésus Christ, qui est béni dans les siècles 2. Amen.

CHAPITRE IV FRÈRE BERNARD COMMENT IL ALLA À BOLOGNE 3

1 Comme notre bienheureux père François, tant lui-même que les siens, avait été appelé par Dieu de la croix et à la croix, pour cette raison, lui-même et ses bienheureux premiers compagnons paraissaient à juste titre — car ils l'étaient — des hommes du Crucifié : 2 portant la croix en matière d'habit, de nourriture et en tous leurs actes, plus désireux de connaître les opprobres du Christ que les vanités du monde et ses trompeuses flatteries, ils se

1. Jg 13 18.

2. 2Co 11 31.

3. Bologne, Émilie-Romagne. Ce chapitre, traduit en Fio 5 et dont on trouve un parallèle très abrégé en C24, « Vie de frère Bernard », p. 36-37, est le premier témoin d'un épisode par ailleurs inconnu et s'attache à faire de Bernard un double de François tel qu'il a été présenté dans le premier chapitre. La comparaison entre Actus 4 5-12 et Actus 1 11-14 est en effet particulièrement suggestive : frère Bernard, qui se livre délibérément au mépris et aux insultes des Bolognais, attire l'attention d'un juge de la cité pour des raisons analogues à celles qui le conduisirent à remarquer François et embrasser son genre de vie.

réjouissaient par conséquent des injures et s'attristaient des honneurs. 3 Ils allaient par le monde comme des pèlerins et des étrangers 1, n'emportant avec eux rien d'autre que le Christ ; ainsi partout où ils allaient, comme ils étaient les vivants rameaux de la vraie vigne, produisaient-ils de très grands fruits dans les âmes.

4 Ainsi arriva-t-il une fois, au commencement de l'Ordre, que saint François envoya frère Bernard à Bologne, afin qu'il y produisît des fruits pour Dieu selon la grâce que le Seigneur lui avait donnée. Frère Bernard, se fortifiant de la croix du Christ et accompagné de la vertu d'obéissance, gagna Bologne. 5 Quand les enfants le virent dans son habit insolite et méprisable, ils se mirent à l'abreuver d'injures. Ces injures, frère Bernard, vraiment saint, les supportait non seulement patiemment, mais même très joyeusement. 6 Car en vrai disciple du Christ qui devint l'abjection du peuple et l'opprobre des hommes 2, il s'installa délibérément sur la place de cette cité, pour y être mieux raillé par les hommes. 7 Aussi, comme il était assis là, beaucoup d'enfants se rassemblèrent-ils autour de lui ainsi que des hommes : certains tiraient sa capuche en arrière, d'autres en avant ; certains lui jetaient de la poussière, d'autres des pierres ; certains encore le poussaient violemment de-ci de-là. 8 Mais face à tous ces opprobres, frère Bernard demeurait joyeux et patient, n'opposant absolument aucune résistance ou murmure ; et même, qui plus est, pendant plusieurs jours il revenait délibérément sur cette place pour supporter de semblables opprobres. 9 Aussi nombreuses que fussent les injures dont ils l'accablaient, pourtant il montrait toujours par son visage réjoui un esprit imperturbable 3.

10 Comme la patience réalise et prouve une oeuvre parfaite, il se trouva qu'un juge sage, observant et examinant attentivement une constance si vertueuse qui tant de jours durant était

1. 2Reg 6 3, à partir de 1P 2 11.

2. Ps 21 (22) 7.

3. Cette description rappelle celle d'AP 23, qui survient juste après un épisode dont Bernard est le héros.

2752 restée absolument imperturbable, se dit en son coeur : 11 « Il est impossible que celui-ci ne soit pas un saint homme. » S'approchant de frère Bernard, il dit : « Qui es-tu et pourquoi es-tu venu ici ? » 12 Frère Bernard plongea la main dans sa poche et présenta la Règle évangélique de saint François qu'il portait en son coeur et illustrait par ses oeuvres. 13 Le juge, quand il eut achevé la lecture du si haut statut 1 de cette Règle, s'étonna vivement, car c'était un homme intelligent ; 14 et se tournant vers ses compagnons, il dit avec une très grande admiration : « C'est le statut le plus élevé dont j'ai jamais entendu parler et c'est pourquoi cet homme est avec ses compagnons parmi les plus saints hommes de ce monde. 15 Aussi font-ils un grand péché, ceux qui l'abreuvent d'injures, car il doit être exalté non par les injures, mais par les plus grands honneurs, puisqu'il est vraiment l'ami du Très-Haut. » 16 Et il lui dit : « Très cher, si l'on vous montrait un lieu qui vous convienne où vous pourriez commodément servir le Seigneur et que vous vouliez l'accepter, pour ma part je vous le donnerais très volontiers pour le salut de mon âme. » 17 Frère Bernard répondit : « Très cher seigneur, je crois que Dieu vous a inspiré cela et c'est pourquoi j'accepte volontiers votre offre en l'honneur du Christ. »

18 Alors ce juge, conduisant frère Bernard à sa maison, le reçut avec joie et grande charité ; il lui montra ensuite le lieu qu'il lui avait promis et acquitta tout parfaitement et avec dévouement à ses propres dépenses. 19 Il devint entre tous le défenseur et le père de frère Bernard et de ses compagnons. Quant à frère Bernard, en raison de sa sainte vie, il commença à être honoré par les hommes au point que s'estimaient bienheureux ceux qui pouvaient le toucher ou le voir. 20 Mais Frère Bernard, comme il était vraiment humble et disciple du Christ, de peur que l'honneur qui lui était montré là n'entravât sa tranquillité d'esprit

1. Le terme « status » désigne ici aussi bien les différents articles de la Règle (les statuts que suivent les frères) que l'état de vie religieuse qu'elle définit.

et son salut, se retira et, de retour auprès de saint François, lui dit : 21 « Un lieu a été occupé dans la cité de Bologne : envoie donc, père, des frères pour y demeurer, car moi je n'y fais plus de profit ; bien au contraire, à cause du grand honneur qui m'y est montré, je crains de perdre plus que de gagner. » 22 Le bienheureux François, apprenant par le menu tout ce que le Seigneur avait accompli par frère Bernard, se réjouissant et exultant en esprit, commença à louer le Très-Haut qui répandait ainsi les petits pauvres disciples de la croix pour le salut du peuple. 23 Prenant dès lors des compagnons, il les envoya en Lombardie 1 et, comme la dévotion des fidèles croissait, ils occupèrent de toutes parts de nombreux lieux. À la louange de notre Seigneur Jésus Christ, qui est béni dans les siècles 2. Amen.

CHAPITRE V LA MORT PLEINE DE GRÂCE DE FRÈRE BERNARD 3

1 Si grande était la sainteté de frère Bernard que saint François, de son vivant, le vénérait avec grande affection, le

1. Pendant une partie du Moyen Âge et en particulier à l'époque de François, Bologne, actuellement capitale de la région d'Émilie-Romagne, est considérée comme faisant partie de la Lombardie ; voir G. ANDENNA, Storia della Lombardia medievale, Turin, 1999, p. 1-21.

2. 2Co 11 31.

3. Une fois encore, le titre de ce chapitre — traduit en Fio 6 et dont le contenu se retrouve dans un ordre différent en C24, « Vie de frère Bernard », p. 39-45 — ne rend pas compte de son hétérogénéité. Il s'articule, en effet, en trois moments : Actus 5 1-7, prédiction de François concernant Bernard, qui apparaît comme un écho à CA 12, 2C 48, SP 107 et dont on retrouve un parallèle en C24, « Vie de frère Bernard », p. 39-40 ; Actus 5 8-16, mort de François et bénédiction de frère Bernard, dont le récit renvoie à CA 12 et surtout SP 107 en les remaniant profondément et dont on retrouve le parallèle en C24, « Vie de frère Bernard », p. 42-43 ; Actus 5 17-23, mort de frère Bernard dont on a un parallèle, plus fourni toutefois, en C24, « Vie de frère Bernard », p. 44-45.

2754 recommandait fréquemment dans ses propos et, en son absence, l’exaltait par de grands éloges. 2 Or il arriva qu'un jour où saint François se livrait avec dévotion à la prière, il lui fut révélé que frère Bernard, par la permission du Seigneur, était attaqué par des démons nombreux et très rusés. Tandisqu’il pensait avec esprit de compassion à ce fils si chéri, priant en larmes bien des jours durant, saint François recommandait frère Bernard au Seigneur Jésus Christ, afin qu'il daignât lui donner la victoire sur tant de pièges. 4 Comme, dans cette prière, saint François était très vigilant, zélé et attentif, voici que lui fut faite une réponse divine : François n'aie crainte, car toutes les tentations auxquelles frère Bernard est exposé lui ont été données pour qu'il s'exerce et soit couronné ; 5 et à la fin, il remportera avec joie la palme et la victoire sur tous ses assaillants. Ce frère Bernard est un des convives du Royaume de Dieu. » 6 A cette réponse. saint François se réjouit d'une très grande joie 1, rendant grâces sans mesure au Seigneur Jésus Christ. De ce jour, il n'eut plus ni doute ni crainte à son sujet 7 mais il ressentait pour lui une joie toujours plus grande et une affection toujours plus profonde. Il montra d'ailleurs son affection non seulement pendant sa vie, mais aussi à sa mort.

8 Ainsi à la mort de saint François 2, comme le patriarche Jacob 3 alors que ses fils étaient présents et pleuraient avec devotion le départ d'un père si aimable, saint François dit : « Où est mon premier-né 4 ? Viens, fils, que mon âme te bénisse avant de mourir 5. » 9 Alors frère Bernard dit en secret à frère Élie, qui était alors vicaire de l'Ordre 6: « Père, va à la droite du saint pour qu'il te bénisse ! » 10 Mais comme frère Élie s'était placé à sa droite et que saint François, devenu aveugle à force de

1. Mt 2 10.

2. Le 3 octobre 1226 au soir.

3. Voir Gn 49 1.

4. Voir Gn 49 3 ; terme r primogenitus (t. fils premier-né ») a déjà été utilisé en Actus 1 10 pour désigner Bernard.

5. Voir Gn 27 4.

6. De 1221 à 1227.

2755 larmes, avait posé la main droite sur la tête de frère Élie, il dit :

« Ce n'est pas la tête de mon premier-né frère Bernard ! »

Alors frère Bernard s'avança à sa gauche 1, mais saint François, changeant de main en croisant les bras, posa la main gauche sur la tête de frère Élie, la droite sur celle de frère Bernard 2, disant à frère Bernard : 12 « Que te bénisse le Père du Seigneur Jésus Christ de toutes sortes de bénédictions spirituelles dans le Christ pour le ciel 3. 13 C'est comme le premier que tu as été élu dans cet Ordre pour donner l'exemple évangélique, pour imiter le Christ dans la pauvreté évangélique : car non seulement tu as offert libéralement tes biens et les as distribués entièrement pour l'amour du Cfrist, mais tu t'es aussi offert toi-même en sacrifice d'une agréable odeur 4. 14 Sois donc béni d'éternelles bénédictions par le Seigneur Jésus Christ et par moi, son petit pauvre serviteur. en arrivant et en repartant, en veillant et en dormant, en vivant et en mourant. 15 Qui te bénira soit comblé de bénédictions et qui te maudira 5 ne sera pas impuni. Sois le seigneur de tes frères 6 et que tous se soumettent à ton empire. 16 Tous ceux que tu voudras recevoir dans cet Ordre, qu'ils soient reçus et tous ceux que tu veux renvoyer, qu'ils soient renvoyés : qu'aucun des frères n'ait pouvoir sur toi et qu'où tu voudras, tu puisses librement aller ou demeurer 7. »

1. Emprunts littéraux ponctuels à SP 107 en Actus 5 10-11.

2. Voir Gn 48 14. Sur l'évolution du traitement de l'ultime bénédiction de François dans les sources hagiographiques franciscaines. voir J. DALARUN. La Malaventure de François d'Assise. Pour un usage historique des légendes franciscaines, Paris, 2002. p. 50-65.

3. Ep 1 3.

4. Voir LN 2 9.

5. Gn 27 29.

6. lbid.

7. Si des sources telles que CA ou SP avaient déjà magnifié le rôle de Bernard dans la dernière bénédiction de François, les Actes sont cependant les premiers à poser le premier-né en maître de l'Ordre. Une telle décision ne correspond pas à la réalité historique, puisque c'est bien à Élie et non à Bernard que François avait confié la charge de l'Ordre ; elle ne correspond pas plus à la logique des deux récits bibliques sous-jacents, puisque Isaac et ensuite Jacob bénissent tous deux le cadet au détriment du premier-né.

 

2756      17 Au moment où ce fils si béni s'approchait de la mort et comme les frères, depuis la mort du bienheureux François, le vénéraient avec affection comme un père, ils vinrent de diverses contrées se réunir autour de lui. 18 Parmi eux, il y avait le céleste et divin Gilles qui, à la vue de frère Bernard, dit avec une grande joie : « Sursum corda, frère Bernard ! Sursum corda 1!» 19 Frère Bernard, quant à lui, dit en secret à un frère de préparer un lieu adapté à la contemplation d'où frère Gilles pourrait contempler les choses célestes. 20 Au moment où frère Bernard était parvenu à l'heure ultime du départ, il se fit redresser et dit aux frères présents : « Très chers frères, je ne veux pas vous dire grand-chose, mais vous devez considérer que vous êtes dans l'état où j'ai été et que vous serez aussi dans l'état où je suis. 21 Je trouve en mon âme que, pour mille mondes semblables à celui-ci, je ne voudrais pas n'avoir pas servi le Seigneur Jésus Christ et je m'accuse de toute offense que j'ai commise devant mon Sauveur, le Seigneur Jésus Christ, et devant vous. Je vous prie, mes très chers frères, de vous aimer les uns les autres 2. » 22 Après ces paroles et d'autres exhortations salutaires, comme il s'était recouché sur son lit, son visage devint extraordinairement resplendissant et heureux, non sans susciter l'admiration de tous les assistants. 23 C'est dans cette liesse que l'heureuse âme s'en alla vers les joies des bienheureux avec la victoire que lui avait jadis promise le Christ 3. À la louange et à la gloire du Seigneur.

CHAPITRE VI LE MIRACULEUX JEÛNE DE SAINT FRANÇOIS EN CARÊME

1 Puisque le très vrai serviteur de Dieu, François, fut sur certains points comme un autre Christ donné au monde 4, Dieu le Père rendit par conséquent un si heureux homme conforme en beaucoup d'autres points au Christ son Fils, 2 ainsi qu'il apparut dans le sacré collège des saints compagnons 5, dans l'admirable mystère des stigmates de la croix 6 et dans le jeûne ininterrompu du saint carême. 3 En effet, alors qu'il était sur le territoire de Pérouse 7 près du lac 8, il se trouva hébergé le jour de carême-prenant 9 chez un homme qui lui était dévoué. Saint François le pria par amour du Christ de le transporter sur une île de ce lac où nul homme n'habitait, la nuit avant le jour des Cendres afin que personne ne s'en avisât. 4 L'hôte, en raison de son grand dévouement pour lui, accomplit cela très scrupuleusement : il se leva donc la nuit, prépara l'embarcation et, le jour des Cendres, transporta saint François à cette île. 5 Saint François n'apporta rien à manger, excepté deux tout petits pains. 6 Une fois déposé sur cette île, il demanda à son passeur de ne dévoiler cela à personne et de ne venir le rechercher que le jeudi saint. 7 Après que son passeur eut quitté l'île 10, saint François resta seul et, comme il n'y avait pas d'habitation où pouvoir reposer

1. Mention tirée de la liturgie de la messe (dans le dialogue introduisant la Préface), qu'on traduit par « Élevons nos cœurs ».

2. Jn 13 34. Voir TestS.

3. Voir Actus 5 4. Traduit en Fio 7, l'épisode est par ailleurs non renseigné.

4. C'est ici que surgit la fameuse expression « alter Christus ».

5. Voir Actus 1 2-4.

6. Voir Actus 9 68-70.

7. Pérouse, Ombrie.

8. Il s'agit du lac Trasimène.

9. Mardi gras.

10. Isola Maggiore, commune de Tuoro sul Trasimeno, province de Pérouse, Ombrie.

2758 sa tête 1, il se faufila dans un taillis touffu où les ronces avaient formé comme une hutte. 8 Il y demeura sans bouger pendant tout le carême, sans rien manger ni boire. 9 Or son hôte vint rechercher le bienheureux François, comme il l'avait dit, le jeudi saint et trouva que seule la moitié d'un des deux petits pains avait été touchée. 10 Mais à ce qu'on croit, saint François aurait touché cette moitié afin de réserver au Christ béni la gloire d'un jeûne de quarante jours et de chasser avec le petit pain le venin de la vaine gloire, en sorte qu'il jeûna à l'exemple du Christ quarante jours et quarante nuits 2.

11 Au lieu où saint François célébra une pénitence si admirable se produisirent par ses mérites de nombreux miracles ; à cause de tous ceux-ci, les hommes se mirent dès lors à construire des habitations sur l'île et, en très peu de temps, s'y éleva un grand et bon bourg fortifié et aussi un lieu pour les frères qui est appelé « en l'île 3 ». 12 Aujourd'hui encore, les hommes de ce bourg montrent une grande révérence pour le lieu où saint François célébra ce carême. À la louange de notre Seigneur Jésus Christ, qui est béni dans les siècles 4. Amen.

CHAPITRE VII L'ENSEIGNEMENT DE SAINT FRANÇOIS À FRÈRE LÉON LA JOIE PARFAITE EST DANS LA SEULE CROIX 1

1 Un jour d'hiver que saint François allait avec frère Léon de Pérouse à Sainte-Marie-des-Anges 2 et que le froid le tourmentait très cruellement, 2 il appela frère Léon qui le précédait de quelques pas, disant : « Ô frère Léon, quand bien même les Frères mineurs donneraient en chaque terre un grand exemple de sainteté et de bonne édification, transcris l'exemple, c'est-à-dire note que là n'est pas la joie parfaite. » 3 Après avoir un peu marché, il l'appela encore, disant : « O frère Léon, quand bien même un frère mineur illuminerait les aveugles, redresserait les bossus, chasserait les démons, rendrait aux sourds l'ouïe, aux boiteux la marche et aux muets la parole et, qui plus est, quand il ressusciterait un mort le quatrième jour 4, écris que là n'est pas la joie parfaite. » 4 Criant de nouveau, il disait : « O frère Léon, si un frère mineur savait les langues de tous les peuples, toutes les sciences et les écritures si bien qu'il saurait même prophétiser' et révéler non seulement le futur, mais aussi les consciences des autres, écris que là n'est pas la joie parfaite. » 5 Alors qu'ils marchaient encore, il criait de

1. Voir Mt 8 20 ; Lc 9 58.

2. Voir Mt 4 2. On perçoit ici les hésitations autour du thème de François alter Christus » : François a bien égalé le Christ, niais l'a dissimulé par humilité.

3. Jacques Cambell, pensant que ce couvent avait été fondé en 1328, en faisait un des termes post quem de la rédaction des Actes. En fait, la fondation de ce couvent est certainement antérieure à 1300.

4. 2 Co 11 31.

 

1. Traduit en Fio 8, ce chapitre propose une version amplifiée de VJ et Adm 5. Léon, dont c'est la première mention dans les Actes, mais auquel sont également consacrés les chapitres 8, 9, 38, 39, 60, 71 et 72, et qui est aussi cité dans les chapitres 31, 34 et 73, fut le secrétaire et confesseur de François. À l'instar de Massée, il est présenté comme une source d'information orale indirecte de l'auteur (par exemple en Actus 9 71).

2. La Portioncule, en contrebas d'Assise.

3. Voir Mt 11 5.

4. Voir 1 Co 13 2.

2760 nouveau : « Ô frère Léon, petite brebis de Dieu, quand bien même un frère mineur parlerait la langue des anges 2, saurait le cours des étoiles et les vertus des herbes, quand bien même tous les trésors des terres lui auraient été révélés 6 et qu'il connût les vertus des oiseaux et des poissons, des animaux et des hommes, des arbres et des racines, des pierres et des eaux, écris, écris bien et note soigneusement que là n'est pas la joie parfaite. » 7 Au bout de quelques instants, il s'écria : « O frère Léon, quand bien même un frère mineur saurait prêcher assez solennellement pour convertir tous les infidèles à la foi, écris que là n'est pas la joie parfaite. »

8 Cette manière de parler dura bien deux milles. Frère Léon, vivement étonné de tout cela, dit : « Père, je te prie, de la part de Dieu, de me dire où est la joie parfaite. » 9 Saint François répondit : « Quand nous irons à Sainte-Marie-des-Anges ainsi trempés de pluie et glacés par le froid, défigurés par la boue et tenaillés par la faim et que nous frapperons à la porte du lieu, et le portier viendrait en colère, disant : 10 "Qui êtes-vous ?" Et nous dirons : "Nous sommes deux de vos frères." Lui au contraire dirait : "Vous êtes plutôt deux ribauds qui allez en parcourant le monde pour voler les aumônes des pauvres 3 !" 11 Et il ne nous ouvrirait pas, mais nous ferait rester dans la neige et l'eau, dans le froid et la faim jusqu'à la nuit. Alors, si nous supportions patiemment, sans trouble ni murmure, les insultes et les rebuffades 12 et que nous pensions humblement et charitablement que le portier nous connaît vraiment et que c'est Dieu qui excite sa langue contre nous, ô frère Léon, écris que là est la joie parfaite. 13 Et si nous nous entêtions à frapper et que le portier, comme irrité contre des importuns, sortait et nous accablait très durement de gifles, disant : "Partez d'ici, vils 2761 fainéants, et allez à l'hôpital ! Qui êtes-vous donc ? Vous ne mangerez rien du tout ici !" 14 Si nous supportons cela joyeusement et recevons les injures avec amour, de tout coeur, ô frère Léon, écris que là est la joie parfaite. 15 Si, ainsi tourmentés de toutes parts — la faim nous presse, le froid nous tourmente et, de surcroît, la nuit approche — nous frappons, crions et supplions en pleurant qu'on nous ouvre et que lui, alors excédé, dise : "Ces hommes-là sont des insolents finis et des effrontés, je vais les calmer !" 16 Et sortant avec un bâton noueux, nous prenant par la capuche, il nous jettera à terre dans la boue et la neige et nous frappera tellement avec ce bâton qu' il nous couvrira de plaies : 17 si nous supportons allégrement tant de maux, tant d'insultes et de coups en pensant que nous avons dû supporter les souffrances du Christ béni, ô frère Léon, écris que là est la joie parfaite. 18 Car écoute la conclusion, frère Léon. Entre tous les charismes du Saint-Esprit que le Christ a pu et peut concéder à ses amis, il y a se vaincre soi-même et supporter volontiers les opprobres pour le Christ et l'amour de Dieu. 19 En effet, de toutes les merveilles évoquées plus haut, nous ne pouvons nous glorifier, car elles ne sont pas de nous, mais de Dieu. Qu'as-tu en effet que tu n'aies pas reçu ? Et si vous avez reçu, pourquoi vous glorifiez-vous comme si vous n'aviez pas reçu' ? Mais nous pouvons nous glorifier de la croix de la tribulation et de l'affliction, car cela est à nous. 20 C'est pourquoi l'Apôtre dit : Loin de moi l'idée de me glorifier, si ce n'est de la croix de notre Seigneur Jésus Christ 3. » Louange soit à Lui pour les siècles des siècles. Amen.

1. « Pecorella », en italien dans le texte. François appelle ainsi frère Léon en Actus 9 54.      

2. Voir 1Co 13 1.            

3. Ce reproche fut effectivement fait aux Mendiants.

      

1. VJ précise d'aller chez les Croisiers, qui tenaient une léproserie proche d'Assise.

2. 1Co 4 7.

3. Ga 6 14.

CHAPITRE VIII LA PAROLE DE DIEU ADRESSÉE À SAINT FRANÇOIS PAR FRÈRE LÉON 1

1 Comme au commencement de l'Ordre notre bienheureux père François se tenait avec frère Léon dans un petit lieu 2 où ils n'avaient pas de livres pour dire l'office, quand ils en vinrent à matines 3, saint François dit à son compagnon : 2 « Très cher, nous n'avons pas de bréviaire 4 où nous puissions dire matines, mais, pour que nous acquittions le temps à la louange de Dieu, tu diras ce que je t'enseignerai ; et prends garde à ne pas proférer autrement ni changer mes paroles. 3 Voici ce que je dirai : "O frère François, tu as fait tant de péchés dans le siècle que tu es digne de l'enfer." Et toi, frère Léon, tu répondras : "C'est vrai que tu as mérité l'enfer le plus profond." 4 Le très pur frère Léon répondit avec la simplicité de la colombe 5 : « Volontiers, père ; commence au nom du Seigneur. » Et saint François commença à dire : « O frère François, tu as fait tant de péchés dans le siècle que tu es digne de l'enfer. » 5 Frère Léon répondit : « Dieu fera par toi tant de bien que tu iras au paradis. » 6 Saint François dit : « Ne parle pas ainsi, frère Léon, mais quand moi je dirai : "O frère François, tu as fait tant d' oeuvres iniques contre Dieu que tu es digne d'être maudit", tu dois répondre ainsi : "Tu es digne d'être compté au nombre des maudits." » Et frère Léon dit : « Volontiers, père. »

1. Traduit en Fio 9 et parallèle en C24, « Vie de frère Léon », p. 69-70.

2. Toujours au sens de « demeure des frères ».

3. Office nocturne, la première des heures canoniques.

4. Le bréviaire était nécessaire à la lecture de l'office. 1Reg 3 7 et 2Reg 3 2 en autorisaient donc la possession, mais de nombreux épisodes des légendes indiquent qu'une telle possession n'était pas sans poser problème à François.

5. Voir Mt 10 16. Voir aussi Actus 38 1 et 39 3 où Léon est évoqué en termes identiques.

2763      7 Et saint François, avec beaucoup de larmes, de soupirs, de coups sur la poitrine et dans un grand cri, disait : « O Seigneur, Dieu du ciel et de la terre, moi j'ai commis tant d'iniquités contre toi que je suis digne d'être profondément maudit. » 8 Frère Léon répondit : « O frère François, Dieu te fera tel que, parmi les bénis, tu seras particulièrement béni. » 9 Saint François, s'étonnant de ce qu'il réponde toujours le contraire, disait en le morigénant : « Pourquoi, frère Léon, ne réponds-tu pas comme je te l'enseigne ? 10 Par la sainte obéissance, je t'ordonne de répondre selon les paroles que je t'indiquerai. 11 Et je dirai ainsi "O François, galopin 1, crois-tu que Dieu aura pitié de toi, alors que tu as commis tant de péchés contre le Père des miséricordes et le Dieu de toute consolation 2 que tu es digne de ne pas trouver miséricorde ?" 12 Et toi, frère Léon, niais 3 que tu es, tu dois répondre : "En aucune manière tu n'es digne de trouver miséricorde." » Frère Léon répondit : « Dorénavant, père, je dirai comme tu as ordonné. » Saint François, le visage heureux tourné vers le ciel, les mains levées vers Dieu et les genoux fléchis, disait avec abondance de pleurs : « O frère François, grand pécheur, frère François, galopin, crois-tu que Dieu aura pitié de toi, alors que tu as commis tant de péchés contre le Père des miséricordes et le Dieu de toute consolation 4 que tu n'es pas digne de trouver miséricorde ? » Et frère Léon répondit : « Dieu le Père, dont la miséricorde infinie est plus grande que ton péché, te fera grande miséricorde et t'octroiera de surcroît de multiples grâces. »

13 Saint François, irrité avec douceur et troublé sans impatience, dit à frère Léon : « Pourquoi, frère Léon, as-tu eu la présomption d'aller contre l'obéissance et as-tu si souvent répondu le contraire de mes propositions » 14 Alors frère

1. Italianisme « cativellus » (de « cattivello »), qu'on retrouve en Actus 33 12.

2. 2Co 1 3.

3. Nouvel italianisme, « pecorone » (littéralement « grosse brebis »), repris en Actus 7 10.

4. 2Co 1 3.

2764 Léon répondit avec révérence et très humblement au saint père, disant : « Dieu seul le sait, très cher père, car moi j'ai toujours eu le projet de répondre comme tu l'avais ordonné, mais Dieu m'a fait parler selon son bon plaisir et non selon mon dessein. » 15 Étonné de cela, saint François dit à frère Léon : « Je te prie, très cher, de dire cette fois, quand je m'accuserai comme précédemment, que je ne suis pas digne de miséricorde. » Et il imposait toujours cela à frère Léon avec beaucoup de larmes. 16 Frère Léon répondit : « Dis, père, car cette fois je répondrai comme tu l'auras voulu. » Et saint François, criant en larmes, disait : « O François, galopin, penses-tu que Dieu aura pitié de toi ? » 17 Frère Léon répondit: « Oui, père, Dieu aura pitié de toi ; bien plus, tu recevras une grande gloire de Dieu, ton Sauveur : il t'exaltera et te glorifiera dans l'éternité, car toute personne qui s'humilie sera exaltée 1. Et je ne puis dire autre chose, car c'est Dieu qui parle par ma bouche. » 18 Et ils restèrent éveillés jusqu'à l'aurore dans cette humble dispute, ces larmes de componction et aussi dans cette consolation divine. À la louange de notre Seigneur Jésus Christ. Amen.

CHAPITRE IX LA DÉCOUVERTE DU MONT ALVERNE 2

1 Parce que le très fidèle serviteur et ami du Christ Jésus, François, honorait de toutes ses forces son Créateur par lui et

1. Lc 14 11.

2. Le terme latin « inventio » contient à la fois l'idée de découverte et d'invention. Ce chapitre n'a pas été retenu par Fio, mais on en trouve des parallèles dans les Considérations sur les stigmates (CSti 1 a-b, 2 c2, 3 a, b5). Innervé par plusieurs sources antérieures, qu'il assemble, amplifie et remanie pour les faire concorder (1C 94-95, LC 11, VJS 61, 3S 69, Lm 6 1-3, LM 13 1-3...), Actus 9 relate d'abord les circonstances dans lesquelles François et ses compagnons entrèrent en possession de l'Alverne, puis le carême de la Saint-Michel au cours duquel se serait produite la stigmatisation, en s'attardant moins sur la stigmatisation elle-même que sur ce qui la précède.

par les autres 1, pour cette raison notre très gracieux et très bienveillant Sauveur, le Seigneur Jésus Christ, rendait honneur à celui qui l'honorait, car qui me glorifiera, je le glorifierai, dit le Seigneur 2. 2 C'est pourquoi, partout où allait saint François, il était tenu en si grande vénération par tous que c'était comme si le monde entier venait à la rencontre d'un homme si admirable. 3 Ainsi, quand il s'approchait de quelque terre, place forte ou village, s'estimait bienheureux qui pouvait le voir ou le toucher.

4 Il arriva une fois, avant qu'il n'ait les stigmates du Sauveur, que, quittant la vallée de Spolète, le bienheureux François se dirigeât vers la Romagne 3. Au cours de ce voyage, comme il était parvenu à une place forte, Montefeltre 4, on y célébrait alors la grande solennité des nouveaux chevaliers 5. s Quand le saint père eut appris cela des habitants, il dit à frère Léon son compagnon : « Allons à eux, car, avec l'aide de Dieu, nous ferons parmi eux quelque profit. » À cette fête étaient assemblés beaucoup de nobles de diverses contrées. 6 Parmi eux, il y avait un seigneur de Toscane nommé Roland 6, fort riche et noble, qui, à cause de ce qu'il avait entendu d'admirable

1. On trouve dans cette célébration un écho de CSoI, en particulier l'idée que le Créateur est loué « per » (« par » ou « pour ») ses créatures.

2. Mt 10 32.

3. Région du nord-est de l'Italie longeant l'Adriatique, au nord de la Marche d'Ancône.

4. Un temps Montefeltro, aujourd'hui San Leo, province de Pesaro-Urbino, Marche d'Ancône, à la limite de la Romagne.

5. Le latin « militie nove magna sollempnitas » (mot à mot « la grande solennité de la nouvelle chevalerie ») présente quelque ambiguïté. À partir du mir siècle et notamment de Bernard de Clairvaux, la « nova militia » ou « nouvelle chevalerie » désigne fréquemment les Ordres militaires (Hospitaliers, Templiers...) : on aurait là une allusion à une fête en l'honneur d'un de ces Ordres. En réalité, il est plus vraisemblable que la « nouvelle chevalerie » évoquée ici désigne simplement les nouveaux chevaliers, auquel cas il faut comprendre que François arrive au moment des festivités annuelles en l'honneur de leur adoubement. On est d'autant plus porté à suivre cette interprétation qu'en CSti 1 a, il est précisé qu'au cours de cette assemblée, un des comtes de Montefeltre fut armé chevalier.

6. Orlando, comte de Chiusi.

2766 sur saint François, avait conçu pour lui une grande dévotion et désirait extrêmement le voir et l'entendre.

7 Après être entré dans cette place forte, pour se faire entendre plus commodément de la foule, saint François monta sur un mur d'où il prêcha à la foule qui se tenait là. 8 Comme thème il proposa en langue vulgaire : « Si grand est le bien que j'attends que chaque peine m'est un délice 2. » 9 Et sur ce thème, l'Esprit saint fit dévotement jaillir par sa langue des paroles d'une éloquence divine — en donnant comme preuves les souffrances des martyrs et les martyres des apôtres, les rudes pénitences des confesseurs et les nombreuses tribulations des saints et des saintes — telle que tous demeuraient l'esprit suspendu, comme s'ils écoutaient un ange. 10 Parmi eux, ledit seigneur Roland, réjoui de la présence espérée de saint François et touché par sa merveilleuse prédication, se proposa décidément de traiter du salut de son âme avec saint François.

Aussi, à l'issue de la prédication, dit-il à saint François : « Père, je voudrais traiter avec toi du salut de mon âme. » 12 Saint François, tout assaisonné du sel de la discrétion 3, dit : « Seigneur, va ce matin et honore tes amis qui t'ont invité à la fête et ensuite, après le repas, nous parlerons autant que tu voudras. » 13 Comme il en était d'accord, une fois le repas pris, il revint et traita plus à fond avec saint François du salut de son âme. A la fin, il dit : « Frère François, j'ai une montagne en Toscane très recueillie et fort solitaire, qui est appelée le mont Alverne 4, 14 fort adaptée à ceux qui désirent une vie solitaire.

1. Le thème est la citation qui ouvre un sermon et sur laquelle se développe toute la prédication.

2. En italien dans le texte : « Tanto è quel bene che aspecto / c'ogne pena m'è delecto. »

3. Voir Col 4 6. Il faut entendre ici « discretio » au sens de discernement, sagesse, modération.

4. La Verna, commune de Chiusi della Verna, province d'Arezzo, Toscane.

L' Instrumentum donationis Montis Alvernae, qui prétend relater la donation de l' Alverne faite à François « in viva vote » par le comte Roland de Chiusi le 8 mai 1213, n'aurait été consigné par les fils du donateur que le 9 juillet1274 ; Codice diplomatico della Verna e delle SS. Stirnate di S. Francesco d'Assisi nel VII° centenario del gran prodigio, éd. S. Mencherini, Florence, 1924, n° 28, p. 38-39. Mais ce dossier est encombré de faux ; L. PELLEGRINI, « Note sulla documentazione della Verna. A proposito del primo insedia-mento », Studi francescani, 97, 2000, p. 57 [261]-90 [294].

 

Si cette montagne te plaît à toi et tes compagnons, je vous la donnerais très volontiers pour le salut de mon âme. »

15 Or saint François désirait très vivement trouver des lieux solitaires où il pourrait plus commodément s'adonner à la contemplation 1 ; si bien que, quand il eut entendu cette offre, rendant d'abord louange à Dieu qui, par ses fidèles, pourvoit à ses petites brebis, puis rendant grâces à ce seigneur Roland, il répondit en ces termes : 16 « Seigneur, quand vous serez rentré chez vous dans vos contrées, je vous enverrai deux frères de mes compagnons et vous leur montrerez cette montagne ; si elle semble adaptée, j'accepte très volontiers votre offre charitable. » Ce seigneur habitait dans une sienne place forte voisine du mont Alverne 2. 17 Quand la fête fut finie et comme le seigneur rentrait chez lui, saint François envoya donc deux des compagnons à sa recherche ; 18 mais comme ces régions leur étaient inconnues, c'est au prix d'une grande difficulté qu'ils trouvèrent la place forte de ce seigneur. Quand ils furent parvenus chez ce seigneur, il les reçut charitablement et avec le plus grand bonheur comme des anges de Dieu. 19 En compagnie de près d'une cinquantaine d'hommes armés, sans doute à cause des bêtes sauvages, ils furent conduits au mont Alverne. 20 Prévoyant et cherchant où ils pourraient préparer une habitation, ils finirent par y trouver un petit plateau où ils décidèrent de séjourner au nom du Seigneur. 21 Les séculiers qui conduisaient les frères, coupant des branches d'arbres avec leurs épées, construisirent une hutte avec ces branches. 22 Une fois le lieu occupé, avec l'autorisation de ce seigneur, au nom du Seigneur Jésus Christ, les frères allèrent auprès de saint François pour l'y

1. Voir 1C 71.

2. Chiusi della Verna, à 2 km du mont Alverne.

2768 ramener, lui annonçant que ce lieu était fort à l'écart et adapté à la contemplation divine.                             

23 Saint François, apprenant cela avec joie et rendant louanges à Dieu, après avoir pris frère Léon, frère Massée et frère Ange. qui avait jadis été noble chevalier', gagna avec eux ce lieu et ce mont. 24 Alors qu'il gravissait la montagne avec ces compagnons bénis et se reposait un peu au pied d'un chêne qui se trouvait à peu de distance du lieu, une multitude d'oiseaux divers conflua vers le bienheureux François, arrivant de partout auprès de lui dans l'allégresse, les chants et les jeux d'ailes.                           

 

 

       

25 Certains se posaient sur sa tête, certains sur les épaules, d'autres sur les genoux, d'autres sur les mains du saint père. 26 A la vue de cette merveille inédite, le bienheureux François dit à ses compagnons : « Je crois, mes très chers frères, qu'il plaît à notre Seigneur Jésus Christ que nous occupions un lieu sur cette montagne solitaire, où nos frères les oiseaux 2 manifestent tant de joie à notre arrivée 3. » 27 Et se levant, tout heureux en esprit, il gagna ce lieu où il n'y avait encore rien si ce n'est la pauvre petite hutte de branches d'arbres. 28 Après y avoir prévu un lieu solitaire où il puisse prier séparé des autres, il se fit une pauvre petite cellule sur le flanc de ce mont et ordonna aux compagnons que nul ne s'approche de lui et qu'ils ne permettent à personne d'autre que frère Léon d'y aller, car il entendait faire là le carême de l'archange Michel 4. 29 Il imposa 2769 à frère Léon lui-même de ne venir à lui qu'une fois par jour, avec du pain et de l'eau, et une fois par nuit, à l'heure de matines ; 30 alors il viendrait sans rien dire, mais il dirait ou proférerait seulement cela : « Seigneur, ouvre mes lèvres 1. » Et si, de l'intérieur, le saint répondait « Et ma bouche annoncera ta louange 2», ils diraient ensemble matines. 31 En revanche, s'il ne répondait pas de l'intérieur, frère Léon s'éloignerait aussitôt. Saint François ordonna cela parce qu'il était parfois dans une si grande extase de l'esprit qu'il ne pouvait parler ni le jour ni la nuit — ainsi était-il absorbé en Dieu. Frère Léon observait très scrupuleusement ce précepte.

32 Néanmoins, tandis que frère Léon gardait fidèlement le saint silence, il épiait autant qu'il pouvait ce que faisait le saint. Il trouvait parfois le saint hors de sa cellule, élevé en l'air 3 à une si grande distance qu'il avait la possibilité de lui toucher les pieds 4 ; 33 alors il les étreignait et les embrassait avec des larmes, disant : « Dieu, sois-moi propice, à moi pécheur 5, et, par les mérites de ce très saint homme, fais-moi trouver ta très sainte miséricorde 6. » 34 Une fois, il le trouva élevé de terre jusqu'au milieu des hêtres — il y avait là beaucoup de cette espèce d'arbres d'une hauteur fort imposante. Une fois, il le trouva élevé à une si grande altitude dans l'air qu'il pouvait à peine le voir 7. 35 Alors, frère Léon s'agenouillait et s'étendait tout entier à terre, c'est-à-dire à l'endroit d'où saint François en prières avait été élevé en hauteur : frère Léon, priant au même                 

1. Frère Ange Tancrède, un des premiers compagnons de François et un des trois signataires de la Lettre de Greccio avec Léon et Rufin, dont les Actes ne font mention par la suite qu'au chapitre 16.   

2. En latin, ce sont « nos soeurs », car le terme « avis » est féminin.

3. Tout ce passage d'Actus 9 24-26 évoque CA 118 et LM 8 10 ; en CA et LM cependant, ce n'est pas pour choisir un endroit où s'installer à l'Alverne, mais en se rendant à l'ermitage de l'Alverne pour y jeûner un carême de la Saint-Michel que le saint, semblablement accueilli par les démonstrations de joie des oiseaux, comprend que Dieu l'y invite à séjourner.                                                   

4. Ce carême courait du lendemain de l'Assomption (15 août) à la veille de la Saint-Michel (29 septembre). La pratique d'un carême de la Saint-Michel par François ne commence à être mentionnée qu'en CA 118, 2C 197, LM 13 1 et dans la mention autographe de frère Léon portée sur BLéon ; il se serait agi d'un des carêmes spéciaux que François suivait à titre personnel, puisqu'il n'en est fait mention dans aucune règle. Selon LM 9 3, François aurait également consacré quarante jours à la prière et au jeûne avant la Saint-Pierre-et-Saint-Paul.  

 

1. Ps 50 (51) 17 : verset d’invocation de l’office de matines.    

2. Ibid.

3. Voir Actus 38 3 et 39 5-3.

4. Voir Actus 39 5.

5. Lc 18 13.   

6. Voir Actus 39 6.         

7. Voir Actus 39 5.         

2770 endroit ci, comme dit plus haut, se recommandant au Seigneur par les mérites du saint père, se sentait visité surabondamment par la grâce divine. 36 En raison de ces faits que frère Léon avait souvent remarqués à propos du saint, il avait pour lui tant de dévotion que bien souvent, la nuit, il scrutait avec une sainte ruse les occupations secrètes de saint François.

37 Ainsi arriva-t-il que, pendant le susdit carême, frère Léon alla à matines pour s'enquérir de saint François comme à l'accoutumée. 38 Étant entré dans la cellule du saint et ayant dit : « Seigneur, ouvre mes lèvres 1 », comme le saint le lui avait ordonné auparavant, et saint François n'ayant pas répondu, il se rendit compte à la lumière de la lune, dont l'éclat entrait par la porte, que le saint n'était pas dans la cellule. 39 Pensant qu'il priait à l'extérieur et regardant ici et là par la forêt, il l'entendit parler. S'approchant pour entendre ce qu'il disait, à la lumière de la lune qui l'éclairait, il vit le saint agenouillé, le visage tourné vers le ciel et les mains levées vers Dieu et qui disait ces mots : 40 « Qu'es-tu, mon Dieu très doux, et que suis-je, moi qui suis un misérable vermisseau 2 et ton petit serviteur ? » Et il répétait cela souvent, sans rien dire d'autre. 41 Comme il regardait, frère Léon vit une flamme de feu 3 très belle, fort resplendissante et délectable pour les yeux, descendre des sommets des cieux jusque sur la tête de saint François. 42 Et de la flamme une voix sortait et parlait avec saint François et saint François répondait à celui qui lui parlait.

 

43 Mais frère Léon, plein de crainte, battit en retraite afin de ne pas gêner le saint dans de si admirables secrets, si bien qu'il ne pouvait entendre les paroles que François était en train de dire. 44 11 vit cependant saint François tendre la main trois fois vers cette flamme. Mais comme la flamme reculait, frère Léon se mit à reculer doucement, doucement, afin de n'être pas aperçu 2771 par le saint. 45 Mais entendant le bruit de ses pieds à cause d'un quelconque morceau de bois de la forêt, saint François dit « Je t'ordonne, quoi que tu sois, par la vertu du Seigneur Jésus Christ, de rester immobile et de ne pas bouger de place. » 46 A l'adjuration du saint, frère Léon s'arrêta aussitôt et dit : « C'est moi, père. » Et frère Léon a dit une fois qu'il était alors terrifié par une telle crainte que, si la terre s'était ouverte, il s'y serait très volontiers caché. 47 Il craignait en effet, s'il offensait le saint, de perdre la grâce de sa compagnie, car si grands étaient l'amour et la foi qu'il avait pour le saint qu'il était sûr de ne pouvoir en aucune façon vivre sans lui. 48 Pour cette raison, chaque fois qu'on parlait des saints, frère Léon disait : « Très chers, grands sont tous les saints, mais saint François est aussi parmi les grands à cause des merveilles que Dieu opère par lui. » Et il parlait plus volontiers en ces termes de lui que des autres, aussi n'est-ce pas étonnant qu'il ait été terrifié au son de sa voix. 49 En le reconnaissant, le saint dit : « Frère niais, dans quel but es-tu venu ici ? Ne t'ai-je pas dit bien des fois de ne pas venir m'épier ? Dis-moi, par obéissance, si tu as vu quelque chose. » 50 Il répondit : « Père, je t'ai entendu parler et dire une prière plusieurs fois avec une grande animation : "Qu'es-tu, mon Dieu très doux, et que suis-je, moi qui suis un misérable vermisseau 1 et ton petit serviteur ?" 51 Alors j'ai vu une flamme de feu 2 descendre du ciel, parler avec toi et je t'ai vu lui répondre à plusieurs reprises et tendre la main vers elle trois fois ; mais ce que vous disiez, je l'ignore. »

52 S'agenouillant, frère Léon pria le saint avec une grande révérence, disant : « Je te prie, père, de m'expliquer les mots que j'ai entendus et de m'enseigner aussi ceux que je n'ai pas entendus. » 53 Saint François, comme il chérissait beaucoup frère Léon pour sa pureté et sa mansuétude, lui dit : 54 « Ô frère petite brebis de Jésus Christ, dans ce que tu as entendu et vu m'étaient ouvertes deux lumières, l'une sur la connaissance du

1. Ps 50 (51) 17.             

2. Ps 21 (22) 7.                

3. Voir Ex 3 2 : allusion au buisson ardent.

 

1. Ps 21 (22) 7.

2. Voir Ex 3 2.

2772 Créateur et l'autre sur la connaissance de moi-même. 55 Quand en effet je disais : "Qu'es-tu, Seigneur, et que suis-je, moi ? », j'étais dans la lumière de la contemplation, dans laquelle je voyais l'abysse de l'infinie bonté divine et la profondeur lamentable de ma vilenie. 56 C'est pourquoi je disais : "Qu'es-tu, Dieu, souverainement bon, souverainement sage, souverainement clément, pour me visiter moi qui suis vil et suis un misérable vermisseau 1, abominable et méprisable?" 57 Or cette flamme était Dieu qui, sous cet aspect, me parlait comme à Moïse dans la flamme ; et entre autres choses que m'a alors dites Dieu, il m'a demandé de faire trois offrandes. 58 Je lui ai répondu : "Seigneur, je suis tout à toi et je n'ai rien que les caleçons, la corde et la tunique ; et ils sont semblablement à toi. Que pourrais-je offrir à hauteur de ce que tu donnes ? Car le ciel et la terre, le feu et l'eau et tout ce qui s'y trouve sont à toi, Seigneur. 59 Qui a quelque chose qui ne soit pas à toi ? C'est donc ce qui est à toi que nous te rendons, quand nous t'offrons quelque chose. Que pourrais-je t'offrir, Seigneur Dieu, roi du ciel et de la terre et de toute créature 3?" 60 Alors Dieu m'a dit : "Mets ta main dans ta poche et offre-moi ce que tu trouveras." 61 L'ayant fait, j'ai trouvé une pièce d'or si grande, si brillante et belle que jamais on n'en a vu pareille en ce monde et je l'ai alors offerte à Dieu. 62 Dieu a dit encore : "Offre-moi autre chose, comme auparavant." J'ai dit à Dieu : "Seigneur, je n'ai, je ne veux et je n'aime que toi et, pour l'amour de toi, j'ai méprisé l'or et tout le reste. 63 Par conséquent, si l'on trouve encore quelque chose dans ma poche, c'est toi qui l'as déposé et, à toi qui donnes tout, je le rends." J'ai fait cela trois fois et, à la troisième offrande, je me suis agenouillé et j'ai béni Dieu qui m'avait donné ce que je pouvais offrir. 64 Il m'a aussitôt été donné de comprendre que la triple offrande figurait l'obéissance qui est d'or, la très haute pauvreté et la très resplendissante chasteté, toutes choses que, par sa grâce, Dieu m'a donné d'observer          2773

1. Voir Ps 21 (22) 7.      

2. De nouveau, allusion au buisson ardent ; voir Ex 3 1-2

3. Voir Actus 7 19.         

 si parfaitement que ma conscience ne me blâme en rien. 65 Et de même que, quand je mettais la main à la poche, je sortais et rendais ces pièces à Dieu lui-même qui les y avait déposées, de même Dieu m'a donné dans l'âme le pouvoir de toujours le louer et le magnifier de bouche et de coeur pour tous les biens qu'il m'a concédés par sa très sainte bonté. 66 Voilà ce que furent les paroles que tu as entendues et les mains tendues que tu as vues 1. Mais attention à toi, frère niais : ne va plus m'épier, retourne à ta cellule avec la bénédiction de Dieu et occupe-toi de moi avec sollicitude. 67 Car, dans quelques jours, Dieu fera des merveilles si prodigieuses sur cette montagne que tout le monde sera stupéfait. Il fera des choses nouvelles qu'il ne fit jamais en ce monde à aucune créature 2. » 68 Alors frère Léon se retira fort consolé.

Pendant ce même carême sur ce même mont Alverne, aux environs de la fête de l'exaltation de la sainte Croix 3, apparut le Christ sous la forme d'un séraphin ailé et comme crucifié, imprimant tant les clous que les stigmates aux mains, aux pieds et au côté de saint François, ainsi que le dit sa légende 4. 69 Il apparut de nuit dans une telle splendeur qu'il illumina vallées et montagnes partout aux alentours plus que si la clarté du soleil avait brillé, ce dont furent témoins tous les bergers qui veillaient avec les troupeaux 5 en ces contrées. 70 En vérité, on ne sait pas encore précisément pourquoi apparurent les stigmates en saint

       1. Tout le récit relatif à la triple offrande de François et à sa signification présente un grand nombre de points communs avec un texte écrit en 1282, l'Instrumentum de stigmatibus beati Francisci, Quaracchi, coll. « Analecta franciscana », n° 3, 1897, p. 641-645, même si, dans ce dernier, les pièces d'or figurent les trois Ordres fondés par François et non, comme ici, les trois voeux.

       2. Cette annonce des stigmates insiste une fois de plus sur leur nouveauté et leur caractère inédit.

       3. Le 14 septembre. Cette date approximative de la stigmatisation apparaît en 3S 69 et est reprise en LM 13 3.

       4. Voir 1C 94, LC 11, VJS 61, LO 1, 3S 69, 3C 4, Lm 61 et LM 13 3. Le narrateur confesse ainsi qu'il n'a pas d'autre information sur ce point précis que ce qui se trouve déjà dans les légendes connues de François.

       5. Voir Lc 2 8.

2774 François, mais, ainsi que lui-même le révéla aux compagnions, cela s’est manifesté comme un grand mystère pour le futur.

71 Cette histoire, frère Jacques de Massa 1 la tint de la bouche de frère Léon ; et frère Hugolin de Mont-Sainte-Marie 2 de la bouche de ce frère Jacques : et moi qui écris, je la tiens de la bouche de frère Hugolin, homme digne de loi et. bon 3. À la louange de notre Seigneur Jésus Christ. Amen.

CHAPITRE X COMMENT FRÈRE MASSÉE SONDA L'HUMILITÉ DE SAINT FRANÇOIS 4

1 Comme saint François demeurait dans le lieu de la Portioncule avec frère Massée, homme fort saint qui jouissait de la grâce de la parole de Dieu et d'un grand discernement — ce pour quoi il était fort chéri par le saint —, 2 et comme un jour saint François revenait de la forêt où il avait été prier et se tenait déjà à la sortie de la forêt, venant à sa rencontre, frère Massée, qui voulait éprouver combien il serait humble, dit à saint François : « Pourquoi toi ? Pourquoi toi ? Pourquoi toi ? » 3 Saint François répondit : « Qu'a dit frère Massée ? » — « Que tout le monde semble venir à ta suite et tous cherchent à te voir, t'entendre et t'obéir. Tu n'es pas bel homme, tu n'as pas une 2775 grande science ni une grande sagesse ; tu n'es pas noble. Alors d'où te vient que le monde entier vient à ta suite?» 4 Entendant cela, le bienheureux François, tout égayé en esprit, le visage levé vers le ciel, demeura longtemps la pensée tournée vers Dieu ; revenant à lui, s'agenouillant, louant Dieu et lui rendant grâce, dans une grande ferveur de l'esprit il se tourna vers frère Massée et dit : 5 « Tu veux savoir pourquoi moi ? Tu veux savoir et bien savoir d'où me vient que le monde entier vient à ma suite ? Cela me vient des yeux très saints de Dieu, qui partout contemplent les bons et les méchants. 6 Car ses yeux bienheureux et très saints n'ont pas vu parmi les méchants de grand pécheur plus vil et plus insensé que moi ; 7 et c'est parce qu'il n'a pas vu sur terre de créature plus vile pour faire cette oeuvre admirable qu'il a l'intention de faire qu'il m'a choisi, car Dieu choisit la folie du monde pour confondre les sages 8 et Dieu choisit les choses ignobles, méprisables et infirmes pour confondre les nobles, les puissants et les forts, en sorte que la sublimité de la vertu vienne de Dieu, non de la créature, 9 afin qu'en sa présence ne soit pas glorifiée toute chair, mais que celui qui se glorifie soit glorifié dans le Seigneur 1, afin qu'a Dieu seul soit l'honneur et la gloire dans l'éternité 2. »

10 Alors frère Massée fut stupéfait d'une réponse si humble proférée avec tant de ferveur et il connut vraiment que le saint père avait été établi dans la véritable humilité, véritable disciple humble du Christ. Amen.

1. Cité en Actus 16, 52, 55, 64 et 68, dont il est un des plus précieux informateurs. Probablement originaire de (ou résidant à) Massa Fermana, province d'Ascoli Piceno, Marche d'Ancône.         

2. Cité comme rédacteur en Actus 55 18 et 58 21. Monte Santa Maria, à présent Montegiorgio, province d'Ascoli Piceno, Marche d'Ancône.

3. Ce chapitre n'est donc pas l'oeuvre d'Hugolin de Mont-Sainte-Marie, mais de son continuateur.    

4. Ce chapitre, traduit en Fio 10, est le seul à renseigner cet épisode et ouvre un petit cycle consacré à frère Massée, dont les sources franciscaines antérieures n'éclairent guère la figure.      

 

1. 1Co 1 27-29, 31.

2. 1Tm 1 17.

CHAPITRE XI COMMENT SAINT FRANÇOIS COMPRIT LES ARCANES DU CŒUR DE FRÈRE MASSÉE 1

1 Une fois saint François était en chemin avec frère Massée, qu'il prenait très volontiers comme compagnon pour la grâce de sa parole, le discernement remarquable et l'assistance qu'il lui fournissait quand il était ravi en extase, en satisfaisant ceux qui accouraient et en cachant le saint afin qu'il ne fût pas gêné par eux. 2 Un jour qu'ils marchaient ensemble, frère Massée précédait saint François de quelques pas sur le chemin. 3 Mais quand ils furent parvenus à un carrefour où l'on pouvait gagner soit Sienne, soit Florence, soit Arezzo 2, frère Massée dit : « Père, quelle route devons-nous prendre ? » 4 Le saint répondit : « Nous prendrons la route que voudra le Seigneur. » Frère Massée répondit : « Et comment pourrons-nous savoir la volonté du Seigneur ? » 5 Le saint répondit : « Au signe que je montrerai par toi. Aussi par le mérite de la sainte obéissance, je te commande de tournoyer en rond dans ce carrefour comme font les enfants, à l'endroit où tes pieds se trouvent, et que tu ne cesses pas de tourner avant que je ne t'arrête. »

6 Lui, en vrai obéissant, tournoya sur place si longtemps qu'à cause du vertige qu'un tel tournoiement provoque dans la tête, il tomba à plusieurs reprises ; mais comme le saint ne l'arrêtait pas et qu'il voulait fidèlement obéir, il se releva et reprit cette ronde. 7 Tandis que frère Massée tournait avec vigueur, saint François

1. Traduit en Fio 11, ce chapitre se retrouve presque textuellement en C24, « Vie de frère Massée de Marignane, homme très parfait », p. 116-117, et, comme le chapitre précédent et les suivants, est un ajout des Actes par rapport aux légendes hagiographiques antérieures.

2. Trois des principales cités de Toscane.

dit : « Arrête-toi net ! Ne bouge pas ! » Il se figea aussitôt. 8 Saint François dit : « Vers quel côté est tourné ton visage ? » Frère Massée répondit : « Vers Sienne. » Alors saint François dit : « C'est la route par laquelle Dieu veut que nous allions. » 9 Tandis qu'ils avançaient sur la route, frère Massée s'étonnait grandement de telles choses, c'est-à-dire qu'il l'ait fait tournoyer de manière aussi puérile, en particulier devant des laïcs qui passaient ; cependant par révérence, il n'osait dire quoi que ce soit au saint père. 10 Quand ils furent à proximité de Sienne et que le peuple de la cité eut appris l'arrivée du saint père, les gens vinrent à la rencontre du saint et les portèrent tant lui que son compagnon en les soulevant du sol, si bien que leurs pieds ne touchèrent pas terre jusqu'à l'évêché de Sienne.

11 À ce moment, certains Siennois combattaient les uns contre les autres, en sorte qu'il y avait déjà deux hommes morts. Le bienheureux François se leva et prêcha si divinement et si saintement aux combattants qu'il les ramena tous à la paix et à une grande concorde. 12 Pour cette oeuvre si admirable et étonnante, l'évêque invita saint François et le reçut ce jour avec grande grâce et honneur 1. 13 Mais le matin du jour suivant, saint François, vraiment humble, qui dans ses oeuvres ne recherchait rien d'autre que la gloire de Dieu, se leva très tôt avec son compagnon et, sans avoir salué l'évêque, il partit.

14  À cause de cela, frère Massée allait en murmurant à part lui en route et il disait : « Qu'est-ce donc qu'a fait ce bon homme ? Il m'a fait tournoyer comme un enfant et, à l'évêque qui l'a tant honoré, il n'a même pas dit une bonne parole ni n'a rendu grâce. » 15 Il lui semblait que tout cela avait été fort dépourvu de discernement. Mais rentrant enfin en son coeur par la volonté divine et se réprimandant très durement, il dit : « Frère Massée, tu es fort orgueilleux, toi qui méjuges les

1. Comme on ne peut situer précisément ce séjour de François à Sienne, il peut s'agir soit de l'évêque Bono (1189-1215), soit de son successeur Bonfiglio (1216-1252).

oeuvres divines, et tu es digne de l'enfer, toi qui te rebelles contre Dieu avec ton orgueilleux discernement. 16 Car sur cette route ont été faites par frère François des oeuvres si saintes que, si un ange de Dieu les avait faites, elles n'auraient pas été plus merveilleuses. 17 Aussi, s'il t'ordonnait de jeter des pierres, devrais-tu obéir. Car tout ce qu'il a accompli sur cette route 1 s'est déroulé selon un plan divin, ainsi qu'il apparaît dans l'issue parfaite qui a suivi. 18 Car s'il n'avait pas ramené à la paix les combattants, non seulement — comme cela avait commencé — le glaive aurait dévoré les corps de bien des hommes, mais pire, le gouffre infernal, par les soins du diable, aurait englouti les âmes de bien des hommes. 19 C'est pourquoi tu es très sot et orgueilleux, toi qui murmures sur ce qui est manifestement fruit de la volonté divine. »

20 Ces propos, frère Massée les disait en son coeur alors qu'il précédait de quelques pas saint François. Mais saint François, illuminé par l'Esprit divin pour qui tout ce qui est caché est à nu et ouvert, cria dans le dos de frère Massée 21 et, révélant les secrets de son coeur, il dit : « Tiens-t'en à ce que tu penses maintenant, car cela t'est bon et utile et t'a été inspiré par le Seigneur. 22 Quant à ton premier murmure, il était aveugle, mauvais et orgueilleux et t'avait été semé dans l'âme par le diable. » 23 Entendant cela avec stupeur, frère Massée saisit clairement que saint François connaissait les arcanes de son coeur et, de surcroît, il comprit avec certitude que l'esprit de sagesse divine dirigeait le saint père dans tous ses actes. A la louange de notre Seigneur et à la gloire de Jésus Christ. Amen.

1. Le texte latin (« omnia que in « que » ne peut évidemment pas « patrari » n'est pas attesté comme cette manière en référence à Fio 11     via ista patratus est ») n'est pas clair, car être le sujet de « patratus est », mais déponent. Nous traduisons néanmoins de : « cià ch'egli ha fatto in questa via ».

CHAPITRE XII COMMENT FRÈRE MASSÉE FUT ÉPROUVÉ PAR SAINT FRANÇOIS

1 Le bienheureux François voulait humilier frère Massée afin que les multiples dons que lui avait donnés le Très-Haut puissent croître de vertu en vertu ; 2 alors que ce saint père était en un lieu solitaire avec ses premiers compagnons vraiment saints, parmi lesquels demeurait aussi frère Massée 2, saint François dit alors à tous ceux qui étaient assemblés : 3 « O frère Massée, tous tes compagnons ici présents ont la grâce de la contemplation et de la prière, mais toi tu as la grâce de la parole de Dieu 3 qui satisfait les gens. 4 C'est pourquoi je veux, pour que ceux-ci puissent vaquer à la contemplation et à la prière, que tu t'occupes de la porte, de l'aumône et de la cuisine 4. 5 Quand les autres frères mangeront, toi tu mangeras au dehors du seuil de la porte, en sorte qu'avant que des arrivants frappent à la porte, tu les satisfasses de quelques bonnes paroles sans que personne doive sortir sauf toi. Fais cela par le mérite de la salutaire obéissance. »

6 Aussitôt, après avoir incliné la tête et retiré sa capuche 5, il obéit humblement et, plusieurs jours durant, s'occupa de la porte, de l'aumône et de la cuisine. 7 Mais ses compagnons, en hommes illuminés par Dieu, commencèrent à sentir en leurs coeurs un grand combat, car frère Massée était homme de grande

1. Traduit en Fio 12 et parallèle en C24, « Vie de frère Massée... », p. 115-116.

2. On croit comprendre ici que Massée ne faisait pas partie des compagnons au sens strict, soit les onze qui avaient rejoint François avant le voyage à Rome de 1209.

3. Voir Actus 10 1 et 11 1.

4. Le latin dit « que tu fasses la porte, l'aumône et la cuisine ».

5. Signe d'humilité et d'obéissance, plusieurs fois évoqué dans les Actes.

Perfection et de prière autant et plus qu'eux et, cependant, toute la charge du lieu lui était imposée.  8 Pour cette raison, ils demandèrent cordialement au saint père  qu’il daignât répartir entre eux ces offices, car ils ne pourraient aucunement souffrir en conscience que ce frère eut à subir tant de charges. 9 Ils sentaient en outre qu’ils seraient malhabiles dans les prières et disippés dans leur conscience si frère Massée n'était pas relevé de ces charges.

10 Entendant cela, le bienheureux François acquiesça à leurs avis charitables et, appelant frère Massée. dit : « Frère Massée, tes compagnons ici présents veulent une part des offices que je l'ai imposés et c'est pourquoi je veux que ces offices soient partagés. » 11 Il répondit avec humilité et patience : « Père, quoi que vous m'imposiez, tout ou partie, j'estime que tout cela est fait par Dieu. » 12 Alors saint François, voyant leur charité et l'humilité de frère Massée, fit une admirable prédication sur la très sainte humilité en les exhortant « à être d'autant plus humbles que le Très-Haut nous a conféré de plus grands dons, car sans humilité aucune vertu n'est acceptable devant Dieu ». 13 Et cela dit, il répartit avec charité les offices et les bénit tous avec la joie du Saint-Esprit. A la louange de notre Seigneur Jésus Christ. Amen.

CHAPITRE XIII COMMENT SAINT FRANÇOIS LEVA FRÈRE MASSÉE EN L'AIR AVEC SON SOUFFLE ET COMMENT SAINT PIERRE ET SAINT PAUL APPARURENT À SAINT FRANÇOIS À ROME EN L'ÉGLISE SAINT-PIERRE 1

1 L'admirable serviteur de Dieu et vrai disciple du Christ, saint François, pour se conformer en toutes choses au Christ 2, comme le Sauveur envoya ses disciples par deux dans chaque cité et lieu où lui-même devait aller 3, 2 ainsi, lorsque saint François eut réuni quelques compagnons au nombre de douze, les dispersa-t-il par deux dans le monde pour prêcher 4. 3 Pour

1. Le chapitre est traduit en Fio 13 et on en trouve un parallèle textuel en C24, « Vie de frère Massée... », p 117-118. S'il semble s'appuyer sur les données des sources antérieures (décision de François de partir avec un compagnon pour la France, vénération particulière pour les apôtres Pierre et Paul, visite à Saint-Pierre de Rome, etc.), ces dernières sont encore une fois sollicitées très librement et réinterprétées de manière inédite au service d'une présentation militante du dessein originel de François. On notera ainsi qu'en dépit de l'impression d'assemblage hétéroclite que peut laisser une première lecture rapide, le chapitre présente une grande unité thématique — notamment soulignée par des réminiscences nombreuses de SC, en particulier en Actus 13 8-13 et 23-26 — : les trois épisodes apparemment distincts dont il est constitué doivent se lire comme autant de preuves que la pauvreté est la clé de voûte de la démarche initiale de François. Plus encore, l'auteur établit in fine que la conformité de François au Christ est moins dans le choix de partir et d'envoyer en mission les frères que dans celui d'observer la pauvreté, qui est « ce que le Christ et les saints apôtres ont observé » : c'est en tout cas ainsi qu'il invite à lire la renonciation de François à partir pour la France, présentée ici comme un « oubli », et son retour dans la vallée de Spolète pour inaugurer cette « voie céleste et angélique » dont il a eu la révélation qu'elle conduisait au Royaume céleste.

2. Voir Actus 1 1 et 6 1.

3. Le 10 1.

4. Ceci va à l'encontre des informations fournies par les sources antérieures qui, à part AP 31, indiquent que François eut onze compagnons et non pas douze, et qu'il n'attendit pas qu'ils soient au complet pour envoyer les frères en mission.

 

montrer aux autres en lui l'exemple de la vraie obéissance, lui le tout premier, à l'exemple du Christ béni, il commençait par faire avant d’enseigner 1. Ainsi à un certain moment, assignant aux autres compagnons les différentes parties du monde, s'étant choisi pour compagnon frère Massée, se mit-il lui-même en chemin vers la province de France 2.

4 Alors qu'ils avançaient de concert, ils parvinrent à des habitations de fidèles où, ainsi que le dit la Règle 3, il leur fallait mendier pour le besoin du corps : 5 saint François s'avança donc dans un quartier, frère Massée dans l'autre. 6 Mais comme saint François était disgracieux et petit et que, pour cette raison, parmi les gens qui ne le connaissaient pas, il était méprisé de presque tous — car l'oeil de la folie humaine ne juge pas ce qui est au-dedans, mais seulement ce qui est au-dehors —, pour cela le saint lui-même obtint quelques bouchées de mauvais pain et des petits morceaux ; 7 mais à frère Massée, qui était grand et bel homme, on en donna davantage et de plus beaux.

8 Alors que tous deux s'étaient retrouvés hors de cette terre dans quelque lieu pour prendre ensemble leur repas, ils ne trouvaient rien que la terre nue où installer les aumônes obtenues, car cette région était complètement dépourvue de pierres. Grâce à la volonté divine, ils finirent par parvenir à une source, sur le bord de laquelle se trouvait une belle et large pierre : s'en réjouissant grandement, ils posèrent sur la pierre les petits morceaux de pain qu'ils avaient gagnés. 9 Or comme saint François avait vu que les morceaux de pain de frère Massée étaient plus beaux et plus nombreux que les siens, exultant en

1. Ac 11.

2. On situe traditionnellement la création des premières provinces franciscaines en 1217. Sans doute le rédacteur des Actes emploie-t-il par anticipation un terme devenu usuel à son époque.

3. Voir 1Reg 9 ; 2Reg 6 2.

esprit par désir de pauvreté, il dit : « Ô frère Massée, nous ne sommes pas dignes d'un si grand trésor. » 10 Et il répéta plusieurs fois cela en élevant graduellement la voix. Frère Massée répondit : « Très cher père, comment peut-on parler de trésor, quand il y a si grande pénurie ? Il n'y a ni nappe, ni couteau, ni tranchoirs, ni écuelle, ni maison, ni table, ni serviteur, ni servante. » 11 Saint François répondit : « Et moi je pense que c'est un grand trésor, là où il n'y a rien de ce que prépare l'industrie humaine. 12 Tout ce qui est là, tout cela est entièrement servi par la providence divine, comme cela se voit manifestement dans le pain gagné, dans la pierre si belle et la source si limpide. 13 C'est pourquoi je veux que nous priions Dieu de nous faire chérir de tout notre coeur le trésor si noble de la sainte pauvreté qui a Dieu pour administrateur 1. »

14 Après avoir tiré nourriture et boisson des petits morceaux de pain et de la source avec joie et avec des louanges à Dieu, ils se levèrent pour cheminer vers la France. Alors qu'ils étaient parvenus à une église, saint François dit à son compagnon : « Entrons pour entendre ici la messe du Seigneur. » Mais comme le prêtre n'était pas là, saint François se cacha derrière l'autel de l'église pour prier. 15 Là il reçut de la visite divine une si excessive ferveur, qui enflammait totalement son âme du désir de pauvreté, que son visage et l'ouverture de sa bouche semblaient émettre comme des flammes d'amour. 16 Sortant la bouche ainsi pleine de feu vers son compagnon, il disait : « Ah, ah, ah, ah, frère Massée, offre-toi à moi ! » Et il fit cela trois fois. 17 Quand saint François eut dit pour la troisième fois « Offre-toi à moi », frère Massée, stupéfait d'une si violente ferveur, se jeta tout entier dans les bras du saint père. 18 Alors saint François, avec la bouche grande ouverte et la ferveur de l'Esprit saint, en mugissant de nouveau à grands cris « Ah, ah,

1. Actus 13 8-13 paraissent démarquer SC 61-62, le banquet organisé pour dame Pauvreté par François et les frères : même repas sur l'herbe, composé uniquement de quignons de pain et d'eau, absence d'ustensiles, objections (ici frère Massée, là dame Pauvreté), joie des convives.

2784 ah, ah », leva frère Massée en l'air par son souffle et le propulsa devant lui aussi loin que la distance d'une longue haste 1. 19 Voyant cela, frère Massée fut vraiment stupéfait de la si admirable ferveur du saint père et, par la suite, il rapporta aux compagnons qu'ainsi propulsé par saint François, il ressentit une si grande douceur et une si grande consolation du Saint-Esprit que jamais de sa vie il ne se souvint d'avoir eu si grande consolation.

20 Après cela, saint François dit : « Très cher, allons à saint Pierre et saint Paul et prions-les de nous enseigner et de nous aider à posséder le trésor indicible de la très sainte pauvreté 2.» 21 Saint François dit en outre à frère Massée « Mon frère très cher et très affectionné, le trésor de la pauvreté béatifique est si suprêmement digne, si divin que nous ne sommes pas dignes de le posséder dans nos vases si suprêmement vils 3, 22 alors que c'est elle la vertu céleste par laquelle toutes les choses terrestres et transitoires sont foulées aux pieds et par laquelle tous les obstacles sont levés de la voie 4, afin que l'esprit humain se soumette librement au Seigneur éternel. 23 C'est elle qui fait vivre dans les cieux, avec les anges, l'âme qui réside encore sur terre. 24 C'est elle qui accompagne le Christ sur la croix, qui est cachée avec le Christ dans la tombe et qui resurgit avec le Christ et monte au ciel 5 ; car même en cette vie, elle concède aux âmes qui l'aiment le don d'agilité pour voler au-dessus du ciel, parce qu'elle garde les armes de l'humilité et de la charité véritables. 25 Aussi prions les très saints apôtres de Jésus Christ pour qu'eux qui aimèrent cette perle évangélique 6 nous gagnent cette grâce auprès du Seigneur Jésus Christ', 26 afin

1. Longueur d'un jet de lance.

2. Du moment où ils prennent la route de Rome vers le sud, François et Massée se détournent de la France, leur destination originelle.

3. Voir 2Co 4 7.

4. Réminiscence de SC 1 ?

5. SC 21.

6. 2C 55 passé en LM 7 1 et renvoyant à Mt 13 45.

7. Échos à SC 32.

que lui, qui observa et enseigna la très sainte pauvreté, daigne par sa très sainte miséricorde nous concéder le mérite d'être les vrais observateurs et les humbles disciples de la très précieuse, très aimable et angélique pauvreté. »

27 Comme ils étaient donc parvenus à Rome, ils entrèrent dans l'église du prince des apôtres, le très bienheureux Pierre 1; une fois qu'ils furent entrés, saint François se dirigea vers un coin de cette église, frère Massée vers un autre, afin de prier Dieu et ses saints apôtres de les instruire et de les aider à posséder le trésor de la sainte pauvreté. 28 Ils réclamaient cela avec une grande dévotion et beaucoup de larmes. Or comme ils continuaient humblement à prier, voici que le bienheureux Pierre et le bienheureux Paul apparurent dans une grande clarté à saint François, l'étreignant, l'embrassant et disant : 29 « Frère François, puisque tu demandes et désires ce que le Christ et les saints apôtres ont observé, pour cette raison nous te notifions de sa part que ton désir a été accompli. 30 Le Seigneur Jésus Christ nous a envoyés à toi pour t'annoncer que ta prière a été exaucée 2 et que le trésor de la très sainte pauvreté t'a été concédé à toi ainsi qu'à ceux qui te suivent très parfaitement 3. 31 Nous te disons de la part du Christ que quiconque suivra parfaitement ce désir à ton exemple est assuré du Royaume de la béatitude et que toi et tous ceux qui te suivent serez bénis par le Seigneur. »

32 Cela dit, ils se retirèrent, le laissant intimement consolé. Saint François, se levant de prière, alla à la rencontre de son

1. Voir 3S 10, 2C 8 et LM 1 6.

2. Voir Lc 1 13.

3. La place de l'adverbe « perfectissime » (« très parfaitement ») est ambiguë : grammaticalement, il pourrait se rapporter à « concessus est » et faire allusion à la manière dont la pauvreté a été concédée à François. La suite immédiate du texte, qui évoque « ceux qui suivront parfaitement » le désir d'observer la pauvreté, ainsi que le propos même du chapitre semblent plutôt suggérer que l'adverbe se rapporte à ceux qui suivent « très parfaitement » François.

2786 compagnon et lui demanda s'il avait quelque chose de la part du Seigneur. Il répondit qu'il n'avait rien.33 Saint François dit que le bienheureux Pierre et le bienheureux Paul lui étaient apparus et lui avaient révélé ces paroles de consolation mentionnées plus haut. 34 ils en furent tous deux remplis d'une si grande joie et allégresse qu'oubliant d'aller en France comme ils se l'étaient d'abord proposé 1, ils revinrent en hâte dans la vallée de Spolète où devait débuter cette voie céleste et angélique. A la louange de notre Seigneur Jésus Christ. Amen.

CHAPITRE XIV COMMENT, ALORS QUE SAINT FRANÇOIS PARLAIT DE DIEU AVEC LES COMPAGNONS, LE CHRIST APPARUT AU MILIEU D'EUX 2

1 Notre très saint père François, qui avait jeté toute sa pensée dans le Christ béni, disposait en lui et en ses compagnons tout le zèle, le désir et la manière de prier, de parler et de se comporter pour lui complaire quand il voulait parler de Dieu et du salut de l'âme. 2 Comme il était une fois avec ses saints et apostoliques compagnons qui s'étaient réunis en quelque lieu pour parler de Dieu, il arriva un jour au commencement de sa conversion, alors qu'ils étaient encore peu nombreux, que le pieux père, étant assis avec ses fils si bénis, ordonna dans la ferveur de l'esprit à l'un d'eux d'ouvrir la bouche au nom du Seigneur et de dire de Dieu tout ce que lui suggérait l'Esprit divin. 3 Comme celui-ci commençait sans délai avec obéissance et proférait, grâce à l'enseignement de l'Esprit saint, des paroles stupéfiantes, le saint père imposa au premier le silence et ordonna à un autre d'ouvrir la bouche au nom du Seigneur ; 4 comme ce dernier obéissait et, par la grâce de Dieu, épanchait les merveilles de Dieu, saint François intima à ce deuxième, comme au premier, le silence. Il imposa à un troisième de proférer quelque chose à la louange du Seigneur Jésus Christ sans réfléchir. 5 Le troisième, à l'exemple des premiers, se conformant à l'humble obéissance, mettait en lumière de si admirables arcanes sur les divins mystères que personne ne doutait que l'Esprit saint ne parlât par lui comme par les autres.

6 Comme donc les vases de ces saints tout simples versaient ainsi un à un le baume de la grâce divine au commandement du saint père, c'est-à-dire en parlant avec la suavité du miel des choses divines, 7 voici qu'au milieu d'eux le Seigneur Jésus le Christ béni apparut sous l'aspect d'un très beau jeune homme, les bénissant tous avec une si grande douceur de grâce que tant le saint père que tous les autres furent ravis ; et ils gisaient comme morts, ne sentant absolument plus rien de ce monde. 8 Quand ils revinrent à eux, le saint père disait : « Mes frères très affectionnés, rendez grâce au seigneur Jésus Christ, car il lui a plu de disséminer par la bouche des simples les trésors célestes : lui qui ouvre la bouche des enfants et des muets rend en effet les langues des simples très sages et éloquentes 1. » A la louange de notre Seigneur Jésus Christ, qui est béni dans les siècles 2. Amen.

1. D'après les sources antérieures, c'est le cardinal Hugolin, évêque d'Ostie et futur Grégoire IX, qui dissuada François de se rendre en France ; voir 1C 74-75, CA 108 et SP 65.             

2. Traduit en Fio 14, ce chapitre est un ajout des Actes par rapport aux légendes antérieures.              

 

1. Voir Sg 10 21.

2. 2Co 11 31.

CHAPITRE XV COMMENT SAINT FRANÇOIS ET SES COMPAGNONS FURENT RAVIS EN MÊME TEMPS QUE SAINTE CLAIRE AU LIEU DE LA PORTIONCULE 1

1 Quand François, serviteur du Dieu très haut, était à Assise, alors que la bienheureuse épouse du Christ, Claire, était encore en vie, comme il la visitait fréquemment de ses exhortations sacrées elle demanda à plusieurs reprises au bienheureux François de lui faire cette consolation qu'ils mangent une fois ensemble. 2 Mais le bienheureux François refusait toujours de le faire. Aussi arriva-t-il que les compagnons du saint père, appréciant le désir de sainte Claire, dirent au bienheureux François : 3 « Père, il nous semble que cette rigueur n'est pas selon la charité divine, de ne pas exaucer la bienheureuse Claire, vierge si sacrée et chérie de Dieu ; 4 d'autant que c'est à ta prédication qu'elle a renoncé aux pompes du siècle 3. À cause de quoi elle n'aurait même pas pu prendre une fois un repas avec toi ? Mais si elle t'avait demandé avec une si grande insistance une plus grande grâce, tu aurais dû le faire pour ta petite plante ! » 5 Le bienheureux François répondit : « Vous semble-t-il que je doive l'exaucer sur ce désir ? » Les compagnons lui

1. Fio 15. Première mention de Claire d'Assise dans les Actes, qui l'assimilent ainsi aux compagnons de François sur lesquels ils prétendent livrer de nouveaux témoignages ; voir aussi Actus 16, 21, 41, 42 et 68. Pour l'historicité de l'épisode raconté et plus particulièrement l'évolution de la présentation et de la perception du personnage de Claire dans les sources franciscaines, voir J. DALARUN, François d'Assise, un passage. Femmes et féminité dans les écrits et les légendes franciscaines, Arles, 1997, p. 240-246.

2. Cette affirmation va au rebours de 2C 207 où il est dit que ce n'est qu'à la suite des prières répétées d'Elie que François se résolut à visiter les soeurs.

3. Le dimanche des Rameaux 1212.

dirent : « Oui, père, car elle est digne 1 que tu accomplisses pour elle cette consolation. » 6 Saint François répondit : « Puisque cela vous plaît, ce me semble bon aussi, mais pour qu'elle soit plus pleinement consolée, je veux que cela ait lieu à Sainte-Marie-des-Anges. 7 Car elle est longtemps demeurée recluse à Saint-Damien 2 : elle trouvera donc quelque joie à revoir le lieu de Sainte-Marie, où elle fut tonsurée et devint l'épouse du Seigneur Jésus Christ ; nous y mangerons ensemble au nom du Seigneur. »

8 On fixa donc le jour où elle sortirait avec une compagne et, escortée des compagnons du saint père, Claire bénie vint à Sainte-Marie-des-Anges. 9 Quand ils eurent adoré avec révérence et humilité la très bienheureuse mère de Dieu et parcouru par dévotion le lieu de part en part, ce fut l'heure de manger : l'humble et divin François fit préparer la table à même la terre, comme il en avait souvent coutume ; 10 il s'assit ainsi que la très bienheureuse Claire et un des compagnons de saint François avec la compagne de sainte Claire ; et tous les autres compagnons prirent place à cette humble table. 11 Pour le premier plat, saint François commença à parler de Dieu si suavement et saintement, si noblement et divinement que saint François lui-même, sainte Claire, sa compagne et tous les autres qui étaient à cette pauvre petite table furent ravis par la si grande abondance de grâce du Très-Haut qui leur survint.

12 Alors qu'ils étaient assis ainsi ravis, les yeux et les mains tournés vers le ciel, il semblait aux hommes d'Assise, de Bettona 3 et de partout dans la contrée, que Sainte-Marie-des-Anges, tout le lieu et la forêt qui jouxtait alors le lieu, tout brûlait et qu'un grand feu couvrait tout cela, c'est-à-dire l'église, le lieu et la forêt. 13 C'est pourquoi les Assisiates, afin

1. Voir Lc 7 4.

2. Depuis août 1212, quand François a installé la communauté naissante de ce qui allait devenir les Pauvres Dames à Saint-Damien.

3. Bettona, province de Pérouse, Ombrie, à 12 km au sud-ouest d'Assise.

2790 de porter secours au lieu, accoururent en grande hâte, croyant fermement que tout était embrasé par le feu. Mais quand iIs arrivèrent sur le lieu, ils virent que tout était parfaitement indemne et intact. 14 Entrant dans la maison, ils trouvèrent le bienheureux François avec la bienheureuse Claire et tous les compagnons évoqués plus haut ravis dans le Seigneur et, autour de la table très humble, tous assis revêtus de la puissance d'en haut 1. 15 Ils surent alors avec certitude que c'était le feu divin qui, en raison de la dévotion d'hommes et de femmes si saints, enflammait ce lieu des consolations abondantes de l'amour divin. Aussi repartirent-ils fort édifiés et consolés.

16 Le bienheureux François, la bienheureuse Claire et les autres, restaurés par une si abondante consolation divine, ne se soucièrent que peu ou à peine d'autre nourriture. 17 Alors, après avoir pris une nourriture si bénie, la bienheureuse Claire retourna à Saint-Damien. Aussi, en la voyant, les soeurs se réjouirent-elles fort, car elles avaient craint que saint François ne veuille l'envoyer gouverner un autre monastère, 18 comme il avait envoyé sainte Agnès, sa soeur, comme abbesse à Florence 2 ; car à cette époque saint François envoyait pour diriger des monastères extérieurs et une fois il dit à sainte Claire : « Prépare-toi, s'il le faut, à aller où je t'enverrai. » 19 Et elle, en fille d'obéissance, disait : « Je suis prête, père, à obéir, où que tu m'envoies. » C'est pourquoi les soeurs se réjouirent quand elles la retrouvèrent et la bienheureuse Claire resta dès lors fort consolée. À la louange de notre Seigneur Jésus Christ. Amen.

1. Lc 24 49.

2. Agnès, la soeur cadette de Claire, la rejoignit rapidement puis devint la première abbesse du monastère de Monticelli près de Florence.

CHAPITRE XVI COMMENT DIEU RÉVÉLA À SAINTE CLAIRE ET À FRÈRE SYLVESTRE QUE SAINT FRANÇOIS DEVAIT PRÊCHER 1

1 À l'époque où, au commencement de sa conversion, saint François avait déjà réuni plusieurs compagnons, il dut affronter un grand doute : devait-il s'employer à une prière continuelle ou se livrer parfois à la prédication ? 2 Il désirait fort savoir ce qui plairait le plus au Seigneur Jésus Christ. La sainte humilité n'autorisait pas saint François à présumer de lui-même, c'est pourquoi il se tourna vers le refuge que constituaient les autres: grâce à leurs prières, il découvrirait le bon plaisir divin. 3 Aussi appela-t-il frère Massée 2 et lui dit-il : « Très cher, va auprès de Claire et dis-lui de ma part qu'elle supplie Dieu avec une de ses compagnes spirituelles pour qu'il m'indique si je dois parfois prêcher ou m'employer à une prière continuelle. 4 Va aussi auprès de frère Sylvestre, qui demeure au mont Subasio 3, et dis-lui la même chose. » Ce fut ce seigneur Sylvestre qui vit sortir de la bouche de saint François une croix d'or touchant les

1. Chapitre traduit en Fio 16 et qui semble s'inspirer, quoique très librement, de LM 12 1-4 dont des réminiscences lexicales apparaissent tout au long d'Actus 16. Ce chapitre suit l'organisation générale des premiers paragraphes de LM 12, en exposant d'abord (Actus 16 1-13) comment François résolut de renoncer à la vie contemplative pour s'adonner à la prédication conformément à la volonté divine, puis en enchaînant sur la prédication aux oiseaux (Actus 16 14-29), qui semble toutefois davantage se référer à 1C 58-59 qu'à LM 12 3-4. À l'intérieur de ce cadre emprunté aux sources antérieures, l'auteur modifie les détails. Enfin, les ultimes paragraphes livrent une exégèse de l'épisode qui appartient au seul auteur.

2. En LM 12 2, François envoie auprès de Sylvestre et de Claire deux frères dont les noms ne sont pas mentionnés et les engage à d'abord se rendre auprès de Sylvestre, puis auprès de Claire. On notera que Massée joue encore le rôle de messager en Actus 33 (cette fois entre François et Rufin).

3. Allusion au séjour de frère Sylvestre à l'ermitage des Carceri.

VIES

2792 cieux en hauteur et en largeur les confins du monde  1. Il était d'une si grande dévotion et grâce que tout ce qu'il demandait était aussitôt exaucé par Dieu. 5 L'Esprit saint l'avait aussi rendu singulièrement digne de la conversation divine ; pour cela, saint François l'avait en grande dévotion et avait grande foi en lui. Ce frère Sylvestre demeurait seul dans le lieu évoqué plus haut.

6 Ainsi que cela lui avait été ordonné par saint François, frère Massée assigna la mission susdite d'abord à la bienheureuse Claire, ensuite à frère Sylvestre. 7 Frère Sylvestre alla aussitôt prier et, alors qu'il priait, il eut aussitôt la réponse divine. 8 Il sortit aussitôt vers frère Massée, disant : « Dieu dit cela : "Dis à frère François que je ne l'ai pas appelé pour lui seul, mais pour qu'il fasse fructifier les âmes et qu'il en soit gagné beaucoup par lui". » 9 Après quoi frère Massée revint auprès de sainte Claire pour savoir ce qu'elle avait obtenu du Seigneur. Elle répondit que tant elle que sa compagne avaient eu du Seigneur une réponse semblable en tout point à la réponse de frère Sylvestre. 10 Frère Massée revint donc auprès de saint François. Le recevant dans la charité en lui lavant les pieds et en lui préparant à manger, le saint, une fois le repas terminé, appela frère Massée dans la forêt H et, tête nue et mains croisées 2, il s'agenouilla, l'interrogea, disant : «Qu'ordonne notre Seigneur Jésus Christ que je fasse ? » Frère Massée répondit que, tant pour frère Sylvestre que pour soeur Claire et sa compagne, il y avait une réponse unique du Christ béni : 12 « Il veut que tu ailles prêcher, car il ne t'a pas appelé pour toi seul, mais aussi pour le salut des autres. » 13 La main du Seigneur vint alors sur 3 saint François et, se levant dans la

1. Voir Actus 1 42. La référence est également présente en LM 12 2 pour évoquer Sylvestre.

2. L'expression latine « manibus cancellatis » est ambiguë : on ne sait s'il faut comprendre que François croise les bras sur la poitrine ou s'il joint les mains en croisant les doigts.

3. Voir Ez 1 3.

ferveur de l'esprit, tout enflammé de la vertu du Très-Haut, il dit : « Allons, au nom du Seigneur ! »

14 Il prit avec lui comme compagnons frère Massée et frère Ange, de saints hommes ; alors qu'il allait comme l'éclair dans l'élan de l'esprit sans prêter garde à la route ou au sentier, ils parvinrent à un bourg fortifié qui s'appelle Cannara 1 ; 15 là, il prêcha avec une si grande ferveur — et avec le miracle des hirondelles qui se turent à son ordre 2 — que tous ceux de Cannara, hommes et femmes, voulaient abandonner le bourg pour aller à sa suite. 16 Mais saint François leur dit : « Ne vous hâtez pas ! Je vous ordonnerai ce que vous devez faire pour votre salut. » Dès lors, il songea à faire le tiers Ordre, pour pourvoir universellement au salut de tous 3.

17 Les laissant fort consolés et disposés à la pénitence, il se retira de là et vint entre Cannara et Bevagna 4. 18 Traversant ce territoire dans cette même ferveur avec les mêmes compagnons, il vit le long de la route des arbres sur lesquels demeurait une si grande multitude d'oiseaux divers que jamais on ne vit semblable multitude en ces contrées. Dans le champ voisin de ces arbres, il y avait aussi une très grande multitude d'oiseaux divers. 19 Apercevant et admirant cette multitude, saint François, sous l'action de l'Esprit de Dieu, dit aux compagnons : « Tandis que, vous, vous m'attendrez ici sur la route, j'irai et je prêcherai à mes frères les petits oiseaux 5. » Et il entra dans le champ près des oiseaux qui se trouvaient à terre. 20 Dès qu'il commença à prêcher, tous les oiseaux se trouvant dans les

1. Cannara, province de Pérouse, Ombrie, à une dizaine de kilomètres au sud-ouest d'Assise.

2. Thomas de Celano et Bonaventure situent ce miracle des hirondelles à Alviano, près d'Amelia ; voir 1C 59, 3C 20-21 et LM 12 4.

3. Si François ne fut pas stricto sensu le fondateur du tiers Ordre, il est néanmoins certain qu'il réfléchit à la vie pénitentielle des laïcs.

4. Bevagna, province de Pérouse, Ombrie.

5. En latin, l'oiseau (« avis ») est un terme féminin, aussi François s'adresse-t-il à « ses soeurs ».

2794 arbres descendirent auprès de lui et, avec ceux du champ, tous ensemble restèrent immobiles, alors pourtant que saint François allait au milieu d'eux et que sa tunique on touchait plusieurs. 21 Absolument aucun d'entre eux ne bougeait, comme le raconta frère Jacques de Massa, saint homme qui tint tout ce qui vient d'être dit de la bouche de frère Massée. qui était compagnon du saint père dans ce miracle 1. 22 Saint François dit aux oiseaux « Vous êtes tenus à beaucoup envers Dieu, oiseaux mes frères 2, et vous devez toujours et partout le louer pour la liberté de voler partout que vous avez, pour votre vêtement double et triple, pour votre habit coloré et orné, 23 pour la nourriture préparée sans votre travail, pour le chant que vous a octroyé le Créateur, pour votre nombre qui s'est multiplié par la bénédiction de Dieu, pour votre semence préservée par Dieu dans l'arche de Noé 3, pour l'élément de l'air qui vous a été confié. 24 Vous ne semez pas, vous ne moissonnez pas et Dieu vous nourrit 4 ; il vous donne les fleuves et les sources pour boisson, les montagnes et les collines, les pierres et les rochers pour abri. les hauts arbres pour nid et, comme vous ne savez ni filer ni tisser, il vous offre tant à vous qu'à vos enfants le vêtement nécessaire. 25 Le Créateur vous aime donc beaucoup, qui vous a conféré tant de bienfaits. C'est pourquoi prenez garde, vous mes petits oiseaux, de n'être pas ingrats, mais de toujours avoir soin de louer Dieu. » 26 A ces paroles du très saint père, tous les oiseaux commencèrent à ouvrir le bec, déployer les ailes, tendre le cou, incliner la tête avec révérence jusqu'à terre et montrer par leurs chants et mouvements que les paroles qu'avait dites le saint père leur plaisaient à tous égards. 27 Pareillement le saint père, à cette vue, exultait merveilleusement en esprit et s'émerveillait de la si grande multitude d'oiseaux et de leur très belle variété, de leur affection et de leur

1. On retrouve une référence à la transmission des témoignages oraux identique à celle d'Actus 9 71.

2. « Fratres mei volucres » : 1C 58 et 3C 20.

3. Voir Gn 7 14.

4. Voir Lc 12 24 ; Mt 6 26.

2795 harmonieuse familiarité ; 28 c'est pourquoi il louait merveilleusement en eux le Créateur et les invitait doucement à la louange du Christ.

29 Une fois terminées la prédication et l'exhortation à la louange de Dieu, il fit à tous ces oiseaux le signe de la croix et, leur donnant congé, il les invita avec insistance à la louange de Dieu. 30 Alors tous les oiseaux s'élevèrent ensemble en altitude et firent ensemble en l'air un grand et merveilleux chant ; le chant terminé, suivant la croix faite par le saint père, ils se répartirent en formant une croix et partirent en quatre directions. 31 En s'élevant en hauteur avec un chant merveilleux, chaque groupe se dirigea vers une des quatre parties du monde : un vers l'orient, un vers l'occident, le troisième vers le midi et le quatrième vers le nord, 32 montrant que, comme il leur avait été prêché par le très saint et futur porte-enseigne 1 de la sainte Croix, ainsi se répartissaient-ils en forme de croix. En chantant, ils volaient en formant une croix dans les quatre parties du monde, 33 témoignant que la prédication de la croix, renouvelée par le très saint père, devait être portée dans le monde entier par ses frères : ceux-ci, ne possédant rien en propre sur terre à la manière des oiseaux, se confient à la providence de Dieu seul 2. 34 C'est pourquoi ils sont appelés aigles par le Christ, quand il a dit : En quelque lieu que sera le corps, là aussi s'assembleront les aigles 3. Ces saints qui espèrent dans le Seigneur déploient leurs ailes comme les aigles, ils voleront

1. Voir LO ml, m5, m32, 3C 149 et 173 pour l'évocation de François en « Christi signifer ». Le terme « signifer », qui désigne souvent le héraut, celui qui porte les enseignes de son seigneur, n'est pas anodin et est ici à entendre littéralement, car l'impression des stigmates fait de François celui qui porte (-fer) les mêmes signes que le Christ (signi-).

2. Le latin donne en effet « solius Dei providentia » ; mais Fio 16 traduit « alla sola provvidenza di Dio » (« à la seule providence de Dieu »).

3. Mt 24 28. Dans l'exégèse traditionnelle, le corps est le Christ, la nourriture des bienheureux ; les aigles sont tous les bienheureux qui voient Dieu, comme les aigles voient le soleil.

2796 vers le Seigneur et ne défailliront pas 1dans l'éternité. À la louange et à la gloire de notre Seigneur Jésus Christ. Amen.     

CHAPITRE XVII COMMENT SAINT FRANÇOIS ABHORRAIT LE NOM DE « MAÎTRE » 2        

1 L'humble imitateur du Christ, François, sachant que le nom de « maître » convenait au seul Christ par qui toutes oeuvres ont été faites 3, disait qu'il voudrait volontiers savoir les faire toutes, mais qu'il ne voudrait ni être maître ni être distingué par le nom de « maître » ; 2 mais qu'avec un tel nom, il lui semblerait agir contre la parole du Christ qui, dans l'Évangile, interdit que quiconque soit appelé « maître » 4, 3 car il est mieux d'être humble à cause de sa pauvre petite science que, si c'était possible, de faire des merveilles et de présumer de soi à l'encontre des humbles enseignements du glorieux maître. 4 Car le nom de « maître » ne convient à personne, si ce n'est au Christ béni dont les oeuvres sont parfaites. 5 C'est pourquoi il commanda que personne sur terre n'eût la présomption d'être appelé « maître », car l'unique, seul et vrai maître sans défaut est aux cieux : le Christ béni, qui est Dieu et homme, lumière et vie, fondateur du monde, digne de louanges et glorieux dans les siècles. Amen.

1. Voir Is 40 31.

2. Ce chapitre, qui n'est pas repris en Fio, semble développer une parenthèse explicative de CA 100 et SP 122, où il est toutefois précisé que François se refusait aussi à être appelé « père ».

3. Voir Jn 1 3 ; 1Co 8 6.

4. Mt 23 10 ; cité en 1Rg 22 37.

CHAPITRE XVIII COMMENT LA MORT DE SAINT FRANÇOIS FUT RÉVÉLÉE À DAME JACQUELINE DE SEITESOLI ET COMMENT FUT RÉVÉLÉE À SAINT FRANÇOIS LUI-MÊME L'ASSURANCE DU SALUT ÉTERNEL 1

1 Quand, quelques jours avant sa mort, le bienheureux François gisait malade dans le palais de l'évêque d'Assise 2, avec quelques-uns de ses compagnons il chantait fréquemment avec dévotion les louanges de Dieu 3 ; et si lui-même ne pouvait chanter à cause de la maladie, il imposait souvent aux compagnons de le faire. 2 Les Assisiates, pour leur part, craignant qu'un si cher trésor ne vînt à être possédé hors d'Assise, faisaient attentivement garder ce palais jour et nuit par de nombreux hommes en armes 4. 3 Comme cela faisait plusieurs

1. Comme le précédent, ce chapitre n'a pas été retenu par Fio, mais, à sa différence, il trouve un parallèle italien en CSti 4 r. À travers l'évocation des derniers jours du saint, il semble surtout insister sur les révélations divines à valeur prophétique dont François et ses proches compagnons sont les dépositaires et qui justifient leurs faits et gestes. Il s'articule autour de trois épisodes traités de manière distincte dans les sources antérieures : Actus 18 1-9 s'inspirent largement de CA 99 et SP 121, mais, tout en conservant le cadre du palais de l'évêque d'Assise et de la conversation entre Élie et François à propos de l'attitude de ce dernier face à la mort, ils s'en démarquent nettement ; ainsi effacent-ils, peut-être sciemment, le nom d'Élie, aussi bien comme interlocuteur de François que comme bénéficiaire de la vision divine qui guide son attitude, et s'emploient-ils à souligner que le comportement de François n'est que la réalisation de révélations antérieures ; Actus 18 10-13 offrent une nouvelle version de la bénédiction d'Assise, plus brève que celle qui est rapportée par CA 5 et SP 124 et, surtout, exclusivement prophétique ; Actus 18 14-31 sont la récriture de l'ultime entrevue entre Jacqueline de' Settesoli et François, survenue dans les conditions miraculeuses déjà évoquées par CA 8, 3C 37-38 et SP 112.

2. Le palais épiscopal flanquait l'ancienne cathédrale Sainte-Marie-Majeure.

3. D'après CA 7, il s'agirait de CSo1.

4. François, relique en puissance, pourrait être volé aux Assisiates par les habitants d'une cité voisine.

2798 jours que le saint homme gisait là dans la maladie, un des compagnons lui dit 1 : « Père, tu sais que les gens de cette cité ont en toi une grande foi et te considèrent comme un saint homme ; c'est pourquoi ils peuvent penser que, si la sainteté était en toi comme tout le monde le dit, tu devrais penser à la mort, puisque tu es si gravement malade, et pleurer plutôt que chanter. 4 Car ce chant de louanges que nous faisons ici, beaucoup l'entendent, puisque ce palais est gardé pour toi par une grande multitude d'hommes en armes, si bien qu'ils pourraient avoir un mauvais exemple. 5 Je crois donc que nous ferions bien d'en partir et de tous rentrer à Sainte-Marie-des-Anges, car nous ne sommes pas bien ici parmi les séculiers 2. » 6 Saint François répondit en lui disant ceci : « Très cher, tu sais qu'il y a déjà deux ans, lorsque nous étions à Foligno 3, le Seigneur t'a révélé le terme de ma vie 4. 7 Il m'a aussi révélé que dans quelques jours, c'est-à-dire pendant cette maladie, ce terme trouverait sa fin ; et au cours de cette révélation, Dieu m'a assuré de la rémission de tous mes péchés et de la béatitude du paradis 5. 8 Jusqu'à cette révélation, j'ai pleuré sur ma mort et sur mes péchés, mais, depuis qu'elle m'a été faite, je suis rempli d'une si grande joie que je ne puis plus pleurer, mais je demeure toujours dans le bonheur. 9 C'est pourquoi je chante et je chanterai pour Dieu qui m'a octroyé les bontés 6 de la grâce et m'a assuré des bontés de la gloire du paradis. Certes, je consens bien à partir de ce lieu, mais, vous, soyez prêts à me transporter, car, moi, à cause de la maladie je ne peux pas marcher. »

1. CA 99 et SP 121 précisent que ce compagnon est frère Élie. La suppression de son nom s'explique vraisemblablement par la suite qui présente cet honni des Spirituels en bénéficiaire de la vision dont François fait partiellement dépendre son attitude.

2. La suggestion de quitter le palais épiscopal n'est pas présente dans les sources antérieures, qui affirment toutes qu'il s'agit d'une initiative personnelle de François ; voir 1C 108, CA 5 et SP 124.

3. Foligno, province de Pérouse, Ombrie.

4. Voir également 2C 109.

5. Voir Actus 21, pour la révélation du salut éternel.

6. Ps 12 (13) 6.

2799  10 Les frères susdits le transportèrent donc dans leurs bras 1 et, avec une grande suite, ils se dirigeaient vers Sainte-Marie-des-Anges. 11 Comme ils étaient parvenus à l'hôpital qui est sur le chemin 2, saint François demanda s'il y était déjà, car, comme ses yeux s'étaient voilés à cause de la pénitence et des larmes passées, il ne pouvait voir correctement. 12 Ayant donc appris qu'il était à l'hôpital, il se fit poser à terre et dit 3 : « Tournez-moi vers Assise. » 13 Et se tenant sur la route, le visage tourné vers la cité, il la bénit de nombreuses bénédictions, disant : « Bénie sois-tu par le Seigneur, car par toi de nombreuses âmes seront sauvées, en toi habiteront de nombreux serviteurs du Très-Haut et par toi beaucoup seront élus pour le Royaume éternel. » Cela dit, il se fit porter comme avant.

14 Quand ils furent parvenus à Sainte-Marie-des-Anges et qu'il eut été déposé à l'infirmerie, il appela un des compagnons et lui dit : « Très cher, le Seigneur m'a révélé que c'est au cours de cette maladie, tel jour, que je mourrai ; et tu sais que, si dame Jacqueline de ‘Settesoli, bien chère dévote de notre Ordre, savait ma mort et qu'elle n'y assistât pas, elle en serait attristée de façon vraiment inconsolable. 15 Afin donc qu'elle ne soit pas troublée, signifions-lui que, si elle veut me voir vivant, elle vienne aussitôt à Assise. » Il répondit : « Tu parles bien, père, car, sachant la grande dévotion qu'elle a pour toi, il serait fort injuste qu'elle n'assistât pas à ta mort. » 16 Le bienheureux François dit alors : « Apporte-moi une feuille et une plume et écris-lui comme je te dirai. » Et il commença à écrire :

« À dame Jacqueline, servante du Très-Haut, frère François, petit pauvre du Christ, salut et compagnie de l'Esprit saint dans le Seigneur Jésus Christ. 17 Sache, très chère, que le Christ béni m'a, par sa grâce, révélé que le terme de ma vie est proche. C'est

1. Les légendes précédentes, dont s'inspire le passage, indiquent que François fut porté sur une civière parce qu'il n'était pas en mesure de chevaucher ; voir CA 5 et SP 124.

2. La léproserie tenue par les Croisiers, à mi-chemin entre Assise et Portioncule.

3. CA 5 et SP 124 rapportent que François fit poser la civière à terre et se redressa pour bénir Assise.

2800 pourquoi, si tu veux me trouver vivant, après avoir vu cette lettre, viens en hâte à Sainte-Marie-des-Anges. 18 Car si tu n'es pas venue avant tel jour, tu ne pourras me trouver vivant. Apporte avec toi une pièce de cilice 1 dans lequel tu envelopperas mon corps et de la cire pour la sépulture. 19 Je te prie aussi de m'apporter de ces choses à manger que tu avais coutume de me donner quand j'étais malade à Rome 2. »

20 Tandis qu'on écrivait cela, il fut montré à saint François, dans l'Esprit saint, que darne Jacqueline venait à lui et qu'emmenant avec elle toutes les choses susdites, elle les apportait. 21 Aussi dit-il aussitôt à celui qui écrivait : « N'écris plus, car ce n'est pas nécessaire, et repose cette lettre. » Tous se demandèrent pourquoi il ne permettait pas qu'on finisse la lettre. 22 Et voici qu'après un très court intervalle de temps, dame Jacqueline sonna à la porte ; comme le portier y était allé, il trouva ladite dame Jacqueline, très noble Romaine qui, avec ses deux fils sénateurs 3 et une très grande suite de chevaliers, venait à saint François. 23 Elle apportait avec elle tout ce que saint François écrivait dans la lettre. Dieu avait en effet révélé à cette dame Jacqueline, alors qu'elle priait à Rome, tant la mort prochaine de saint François que les objets qu'il réclamait dans la lettre. 24 Elle apporta en outre une si grande quantité de cire qu'elle en fournit très abondamment à tous non seulement pour l'enterrement, mais aussi pour les messes et pour placer sur le corps du saint pendant de nombreux jours.

25 Quand cette dame entra auprès de saint François encore vivant, de se voir l'un l'autre ils éprouvèrent une très grande

1. « Pannum cilicinum » : il faut comprendre que le linceul demandé par François est en poils de chèvre. Les sources antérieures précisent qu'il fait demander à Jacqueline un drap comme ceux que font les Cisterciens (CA 8), c'est-à-dire gris « couleur de cendres » (SP 112).

2. Sur ces douceurs, voir aussi CA 8, 12 et SP 107, 112 qui précisent qu'il s'agit de gâteaux aux amandes, au miel et au sucre (« mostaccioli») ; sans doute est-ce l'origine de la frangipane, en référence à la famille des Frangi-pani.

3. En 3C 39, Thomas de Celano se réclame du témoignage de Jean Frangipane, fils aîné de Jacqueline, proconsul de Rome et comte du sacré palais.

2801 consolation. 26 Tombant à ces pieds marqués au fer des signes divins, elle y reçut si grande consolation, grâce et abondance de larmes 27 que, comme Madeleine lava les pieds du Seigneur de ses larmes, elle aussi, en les étreignant avec une grande piété et en y redoublant de baisers, pressait partout ses lèvres fidèles comme sur les pieds d'un autre Christ 1 si bien que les frères ne purent l'arracher aux pieds du saint. 28 Cependant, finalement conduite à l'écart et interrogée sur la manière dont elle était ainsi venue à point nommé, elle répondit qu'alors qu'elle priait la nuit à Rome, elle entendit une voix du ciel qui disait : « Si tu veux trouver saint François vivant, va aussitôt et sans retard à Assise 29 et apporte avec toi ce que tu avais l'habitude de lui donner quand il était malade et aussi ce qui sera nécessaire à sa sépulture. »

30 Dame Jacqueline resta jusqu'à ce que saint François fût parti et elle rendit merveilleusement honneur à son corps. Peu de temps après, par dévotion pour le saint, elle vint à Assise 31 et, finissant là ses jours dans la sainte pénitence et une vie vertueuse, elle se fit ensevelir auprès de l'église Saint-François 2. Amen.

1. Voir Lc 7 44-45 ; Actus 6 1.

2. L'église Saint-François désigne la basilique inférieure d'Assise, comme en Actus 42. Jacqueline, qui mourut en 1239, y fut enterrée à côté de saint François. Ses restes furent transférés en 1932 dans la crypte du saint, où ils reposent aujourd'hui dans une urne protégée par une grille de fer. On notera que, d'après CSti 4, elle aurait voulu être enterrée à Sainte-Marie-des-Anges et l'aurait été.       

CHAPITRE XIX COMMENT LE CHRIST, LA BIENHEUREUSE VIERGE MARIE ET LES SAINTS JEAN LE BAPTISTE ET L'ÉVANGÉLISTE EN COMPAGNIE D'UNE MULTITUDE D'ANGES PARLAIENT AVEC LE BIENHEUREUX FRANÇOIS 1

1 Un garçon paré d'une pureté de colombe et d'une innocence d'ange, reçu dans l'Ordre du vivant de saint François 2, se tenait dans un petit lieu 3 où, par indigence, les frères reposaient sur des paillasses 4. 2 Comme saint François était arrivé dans ce petit lieu et le soir, complies dites, était allé au lit pour ainsi dire avant les autres afin, comme il avait souvent l'habitude de le faire, de pouvoir se lever ensuite la nuit pendant que les autres dormaient, 3 le garçon disposa en son coeur d'observer attentivement où irait le saint ou ce qu'il ferait la nuit quand il se lèverait. 4 Afin que le sommeil ne le surprît pas, il se plaça dans le lit à côté de saint François et noua sa cordelette à la corde de ce dernier pour sentir quand le saint se lèverait sans que saint François remarquât rien de ce noeud.

5 Alors que tous dormaient profondément, saint François se leva et, sentant que sa corde était retenue, il la libéra de celle du

1. Ce chapitre, traduit en Fio 17, est le premier à faire état de cette anecdote ; on notera qu'elle présente une certaine proximité avec Actus 1 15-26 : ici aussi François se couche plus tôt afin de pouvoir se lever tandis que les autres dorment et, tout comme Bernard de Quintavalle en Actus 1, le jeune disciple use d'un stratagème pour examiner les agissements du saint pendant la nuit.

2. Il serait étonnant qu'un enfant (« puer ») ait été reçu dans l'Ordre qui, en principe, refusait les oblats. Il est possible que « puer » désigne un jeune homme. Voir Actus 49.

3. Il s'agit toujours d'une demeure des frères.

4. Nous avons traduit ainsi l'italianisme « campolecti » (pour « campo-letti »), car ces « lits de camp » d'un genre particulier sont faits de terre battue ou de paille.

garçon si précautionneusement que le garçon ne le sentit absolument pas ; il s'en alla vers une colline à côté du lieu, où il y avait une très belle forêt, pour prier seul. 6 Mais le garçon, s'étant réveillé et ayant trouvé la corde du saint détachée de sa cordelette, se leva aussitôt pour observer le saint père comme il se l'était proposé. 7 Comme il avait trouvé ouverte la porte par laquelle on entrait dans la forêt, comprenant que le saint était sorti là-bas, il entra aussitôt à sa suite dans la forêt et se rendit jusqu'au sommet de cette colline où saint François s'était arrêté pour prier. Alors que le garçon se tenait à peu de distance, il commença à entendre de loin les conversations de nombreuses personnes. 8 S'approchant pour percevoir plus clairement ce qu'elles disaient, voici qu'il vit une lumière merveilleuse qui entourait le bienheureux François de tous côtés et, dans cette lumière, le Christ, la bienheureuse Vierge glorieuse, les bienheureux Jean le Baptiste et l'Évangéliste et une immense multitude d'anges qui parlaient avec le bienheureux François. 9 Regardant tout cela et tremblant en l'entendant, ravi en extase, il tomba comme mort sur la route par laquelle devait rentrer le saint.

10 À l'issue de cet entretien si admirable et si sacré, saint François regagnait le lieu et, pendant son retour, comme il faisait encore nuit, il trouva du bout des pieds ledit garçon qui gisait comme mort sur le sentier. 11 Le saint père, compatissant, le leva dans ses bras aimants comme le bon pasteur 1 et ramena sa petite brebis au lit. Apprenant par la suite de ce même garçon qu'il avait vu la vision rapportée plus haut, le saint lui ordonna de ne jamais en parler à quiconque de son vivant. 12 Le garçon observa l'ordre et grandit dans une grande grâce de Dieu et dans la dévotion à saint François et il finit bien dans l'Ordre en homme de valeur. Lui-même, après la mort de saint François, révéla cela aux frères. A la louange et à la gloire de Dieu. Amen.

1. Voir Jn 10 11.

CHAPITRE XX LA PROVISION DIVINE AU CHAPITRE GÉNÉRAL PRÈS DE SAINTE-MARIE-DES-ANGES ET COMMENT SAINT DOMINIQUE ET SEPT DE SES FRÈRES FURENT À CE CHAPITRE 1

1 Au cours d'un chapitre général que le très fidèle serviteur du Christ, François, célébra dans la plaine de Sainte-Marie-des-Anges, se rassemblèrent plus de cinq mille frères 2 ; il y avait aussi saint Dominique, chef de l'Ordre des Prêcheurs, avec sept frères de son Ordre 3. 2 Il y avait en outre le seigneur cardinal d'Ostie, fort dévoué au bienheureux François et à ses frères, à

1. Actus 20 est repris en Fio 18 et, contrairement à ce que pourrait suggérer le titre, il ne traite pas du chapitre des nattes (qui advint effectivement en 1221, 1222 ou 1223), mais, en réunissant nombre d'éléments relatifs à des chapitres indéterminés dans les sources antérieures, il est présenté comme le symbole, voire l'archétype des chapitres généraux originels. C'est aussi le moyen de célébrer la pauvreté évangélique et la primauté de François sur Dominique, de l'Ordre des Frères mineurs sur l'Ordre des Prêcheurs. La relation entre François et Dominique, centrale dans ce chapitre, repose sur un socle textuel plus solide. Actus 20 semble en effet l'amplification d'un souvenir consigné par Pierre de Jean Olivi dans son Commentaire sur Luc (PJO 3) : Raimond Barravi, chanoine régulier de Carcassonne devenu frère mineur, conta l'épisode dans deux sermons prononcés devant les novices de Béziers, dont Pierre de Jean Olivi. Ce Bernard tenait de Dominique, au temps où il étudiait la théologie à Paris, que lui et son Ordre avaient renoncé à toute possession à l'exemple de François. Se rendant en Italie auprès de la curie romaine pour faire approuver son Ordre, Dominique serait passé par Assise et aurait vu François et quelques milliers de frères assemblés en chapitre général. Il fut frappé par leur confiance dans la providence qui leur fournissait chaque jour le nécessaire par la dévotion des fidèles. Retourné auprès de ses frères, Dominique prôna donc l'absence de toute propriété.

2. TE 39, LM 4 10, CA 18 et SP 68 parlent de cinq mille frères ; JG 16 de trois mille.

3. Seul le témoignage de Pierre de Jean Olivi (PJO 3) évoque auparavant la présence de Dominique à un chapitre général près d'Assise. En revanche, 2C 148-150 et SP 43 content la rencontre des deux saints à Rome.

qui saint François avait prédit qu'il devait être pape — et il en fut ainsi 1. Comme donc la curie du seigneur pape était alors à Pérouse, ce cardinal vint avec empressement à Assise chaque jour, il venait voir saint François et les frères ; tantôt il chantait la messe, tantôt il leur faisait un sermon 2.

3 Quand il venait visiter ce sacré collège 3 et qu'il les voyait dans le champ évoqué plus haut assis par formations de soixante, cent ou trois cents, soit en colloque avec Dieu, soit en prières et en larmes, soit dans les exercices de charité et avec un si grand silence qu'il n'y avait nulle rumeur ou vacarme, 4 s'émerveillant d'une si grande multitude semblable à l'armée d'un camp en ordre de bataille 4, il disait avec des larmes et une grande dévotion : « Vraiment, c'est le camp du Seigneur 5 »

5 En effet, personne parmi eux n'osait dire des fables ou des plaisanteries 6, mais, partout où ils s'assemblaient, soit ils priaient, soit ils pleuraient, soit ils parlaient du salut de l'âme. Ils avaient dans le champ des abris distincts selon les formations, en roseaux tout autour et sur le dessus. 6 C'est donc la raison pour laquelle il fut appelé le champ des roseaux. Les lits étaient la terre ou un peu de paille ; les oreillers des pierres ou des rondins de bois. 7 En conséquence, si grande était la dévotion de tous que, de la curie proche de là, accouraient de nombreux comtes et barons, ducs et chevaliers, des cardinaux

1. Il s'agit d'Hugolin, évêque d'Ostie, cardinal protecteur de l'Ordre des Frères mineurs et ami de François, ainsi qu'il en sera fait état au chapitre suivant ; Actus 21 1. Il devint pape en 1227 sous le nom de Grégoire IX (1227-1241). La prophétie de François à son sujet est attestée dès les premières légendes hagiographiques ; voir 1C 100, AP 45 et 3S 67.

2. Remploi de AP 43 et 3S 61, où il est dit qu'Hugolin assistait chaque année au chapitre général des frères à la Portioncule et « leur faisait un sermon et célébrait la messe ».

3. C'est l'assemblée des frères qui devient un « sacré collège », à l'image de l'assemblée des cardinaux.

4. Ct 6 4.

5. Le passage semble démarquer 2C 63, CA 74 ou SP 21. On notera l'importance du lexique militaire pour décrire cette armée du Christ.

6. Écho à 3S 59.

2806 aussi en personne avec des évêques et des clercs, des nobles encore avec des gens du peuple, afin de voir une congrégation si sainte et humble que jamais le monde n'en eut de semblable, constituée de tant de saints hommes, 8 et aussi pour voir leur vénérable chef, le très saint François, qui avait ravi au monde une si belle proie et dirigeait un troupeau si dévoué vers les bienheureux pâturages du Christ.

9 Quand tous furent assemblés, le saint pasteur et vénérable guide François se leva et, dans la ferveur du Saint-Esprit, il proposa la parole de vie au bienheureux troupeau de la voix sonore et retentissante que l'onction divine lui dispensait. 10 Il proposa ce thème 1 : « Nous avons promis de grandes choses, de plus grandes ont été promises : gardons celles-ci et aspirons à celles-là. La volupté est brève, la peine perpétuelle ; la souffrance petite, la gloire infinie 2. » En prêchant avec une très grande dévotion sur ces paroles, il les exhortait tous à l'obéissance envers la sainte mère Église, à la suavité de la charité fraternelle, 12 à la prière pour tout le saint peuple de Dieu, à la patience dans l'adversité, à la pureté et à la chasteté angélique, à la paix et à la concorde avec Dieu et les hommes, à l'humilité et à la mansuétude avec tous, au mépris du monde et au zèle fervent de la pauvreté évangélique, 13 au souci et à la vigilance de la prière et de la louange divine, à rejeter tout le soin et le souci de leur âme et de leur corps dans le bon pasteur 3 et nourricier des âmes et des corps, notre Seigneur Jésus le Christ béni. 14 « Et pour mieux observer cela, je vous ordonne, frères tous ici assemblés, par le mérite de la salutaire obéissance, que nul d'entre vous n'ait soin ou souci de ce qui se mange, se boit ou est nécessaire au corps ; 15 mais efforcez-vous seulement à la prière et à la louange de Dieu en mettant tout votre soin dans le Christ,

1. Voir Actus 9 8.

2. Citation textuelle de 2C 191, où il ne s'agit toutefois pas du thème d'un sermon prononcé par François.

3. Voir Jn 10 11.

car lui-même prend un soin spécial de vous 1. » Et ainsi firent-ils tous, courant prier l'esprit allègre. 16 Saint Dominique — car il était présent à cela —, s'étonnant de l'ordre qu'avait donné saint François et considérant qu'il procédait sans discernement parce qu'il avait ordonné à une si grande multitude que nul n'ait soin des nécessités du corps, estimait que des désagréments ne manqueraient pas de se produire dans une si grande multitude 2.

17 Mais comme le Seigneur Jésus voulait montrer qu'il accordait un soin spécial à des brebis si chéries et à ses pauvres, la main du Seigneur se manifesta aussitôt sur les gens de Pérouse, de Spolète, de Foligno, de Spello 3, d'Assise et de toutes les terres alentour pour les inspirer. 18 Ils venaient avec des ânes, des mules et des chevaux et des chariots chargés de pain et de vin, de fèves et de fromage et de tous les biens dont ils pensaient qu'avaient besoin les bienheureux pauvres. 19 Ils apportaient en outre des nappes, des grands et des petits récipients ainsi que tous les ustensiles nécessaires ; s'estimait bienheureux celui qui pouvait servir avec plus de dévouement et de zèle et en toutes choses très diligemment pourvoir du nécessaire la bienheureuse multitude. 20 On voyait chevaliers et nobles servir avec un très grand dévouement la troupe des saints ; là on voyait les clercs dévoués et fidèles courir en tous sens à la manière de damoiseaux ; 21 là on voyait la jeunesse fleurie des adolescents les assister aussi avec un si grand respect qu'ils semblaient servir non les pauvres petits frères, mais les apôtres du Seigneur Jésus Christ 4.

22 Comme saint Dominique voyait tout cela et qu'il y reconnaissait vraiment la providence divine, s'accusant humblement

1. Voir 1P 5 7.

2. Dominique tient là le rôle du sceptique tenu par Innocent III dans les légendes antérieures, à commencer par AP 34 ; il s'agit d'un ajout des Actes par rapport au témoignage de Pierre de Jean Olivi.

3. Spello, province de Pérouse, Ombrie.

4. Amplification de LM 4 10.

2808 du susdit jugement de manque de discernement qu'il avait rait, s'agenouillant devant le bienheureux François, il avoua humblement sa faute et dit : 23 « Vraiment, Dieu a soin de ces saints petits pauvres et, moi, je l'ignorais. Aussi, à partir de maintenant, je promets d'observer la sainte pauvreté évangélique et je maudis de la part de Dieu tous les frères de mon Ordre qui auront la présomption d'avoir quelque chose en propre dans cet Ordre. » 24 Saint Dominique fut donc fort édifié par la foi de saint François et par l'obéissance et la pauvreté d'un collège si bien organisé et si grand, ainsi que par la providence divine et l'abondance très copieuse de toutes choses 25 Car en homme vraiment saint et sage, il reconnut en toutes les paroles de celui-ci le Dieu très fidèle qui, comme le champ fait croître les jeunes pousses et les lys et comme il nourrit les volatiles du ciel 2, fournit ainsi à ses pauvres dévots tout le nécessaire.

26 Au cours de ce chapitre, on dit à saint François que beaucoup portaient des cuirasses à même la chair et des cercles de fer 3, à cause de quoi certains étaient malades, certains mouraient et beaucoup étaient empêchés de prier. 27 Aussi, en père plein de discernement, ordonna-t-il à tous par obéissance salutaire que ceux qui avaient des cuirasses et des cercles les déposent devant lui. 28 On trouva bien cinquante cuirasses et des cercles de fer pour les bras et le ventre en si grande quantité qu'ils firent un grand tas : il les fit tous abandonner 4. 29 Après quoi le saint père, les enseignant et consolant tous et les instruisant sur la manière d'échapper au malveillant siècle présent, les 2809 renvoya avec la bénédiction de Dieu et dans l'allégresse spirituelle, tous consolés, dans les diverses provinces du monde. À la louange de notre Seigneur Jésus Christ. Amen.

CHAPITRE XXI COMMENT DIEU S'ADRESSA AU BIENHEUREUX FRANÇOIS ET COMMENT SAINT FRANÇOIS FIT CROÎTRE LE VIN DANS UNE VIGNE OÙ IL N'Y AVAIT PAS DE RAISIN 1

1 Comme saint François souffrait gravement des yeux, le seigneur Hugolin, cardinal protecteur de l'Ordre qui l'aimait profondément 2, lui envoya dire d'aller à Rieti 3 où il y avait les meilleurs médecins des yeux. 2 Le bienheureux François, quand il eut reçu la lettre du seigneur cardinal, alla d'abord à Saint-Damien où était sainte Claire, la très pieuse épouse du Christ. Il s'était en effet proposé, avant de partir, de donner consolation à sainte Claire ; ensuite seulement, il irait à Rieti.

3 Donc, alors que saint François était allé à Saint-Damien, la première nuit qui s'ensuivit il fut si gravement malade des yeux qu'il ne pouvait voir la lumière. 4 Aussi la bienheureuse Claire lui fit-elle faire une cellule de roseaux où saint François pourrait demeurer plus à l'écart ; il se tint là cinquante jours en proie à une si grande douleur des yeux et au si grand tourment d'innombrables souris envoyé par le démon que, ni le jour ni la nuit, il

1. La reconnaissance de l'oeuvre de la providence par Dominique et la décision de refuser la possession dans son Ordre dépendent bien du témoignage de Pierre de Jean Olivi. En revanche, son autoaccusation et les paroles adressées à François sont un ajout des Actes.

2. Voir Mt 6 26-28.

3. Le port de la cuirasse à même la chair, coupant les membres au moindre mouvement, était répandu dès le xic siècle dans les milieux ascétiques proches de Romuald, Pierre Damien ou Dominique « l'Encuirassé ».

4. Actus 20 26-28 sont sans doute une amplification de CA 50, SP 27 (dont on retrouve, d'ailleurs, quelques échos lexicaux en Actus 20 26) et 2C 21.

 

1. Traduit en Fio 19. En réalité, ce chapitre réunit deux épisodes distincts : en Actus 21 1-10, l'auteur évoque la promesse de vie éternelle faite à François en des termes proches de CA 83 et SP 104, mais il mentionne Claire, alors qu'elle est absente des textes antérieurs ; en Actus 21 11-20, il enchaîne immédiatement l'épisode de la vigne de Rieti, présent en CA 67 et SP 104, dont il transforme de nombreux points de détail et réoriente la signification.

2. Hugolin, évêque d'Ostie, ami de François et cardinal protecteur de l'Ordre, dont il vient d'être question en Actus 20 2.

3. Rieti, Latium.

2510 ne pouvait trouver le repos 1. 5 Alors saint François, reconnaissant le châtiment du Seigneur, se mit à rendre grâce à Dieu et à le louer de tout son coeur et sa bouche ; il criait du plus profond de ses entrailles qu'il était digne de ces maladies, de ces angoisses et d'autres bien pires. 6 Avec cela, il demandait : « Seigneur Jésus Christ, bon pasteur 2 qui, pour nous qui sommes indignes, as placé ta très digne miséricorde dans de dures angoisses, concède-moi, à moi ta petite brebis, la grâce et la vertu afin qu'en aucune tribulation, angoisse ou douleur, je ne m'éloigne de toi. »

7 Comme il avait dit cela, la voix de Dieu arriva du ciel 3, disant : « François, réponds-moi : si toute la terre était de l'or, si toutes les mers, fleuves et sources étaient des baumes et toutes les montagnes, collines et pierres étaient des pierres précieuses 8 et si tu trouvais un autre trésor plus noble que toutes ces choses — comme l'or est plus noble que la terre, le baume plus que l'eau et les pierres précieuses plus que les montagnes et les roches —, si ce trésor si cher t'était donné pour cette maladie qui est la tienne, ne devrais-tu pas beaucoup te réjouir 4 ? » 9 Saint François répondit : « Seigneur, je ne suis pas digne 5 d'un si grand trésor. » Le Seigneur lui dit: « Réjouis-toi maintenant, frère François, car c'est le trésor de la vie éternelle que je t'ai réservé et, à partir de maintenant, je t'en investis ; cette maladie et affliction sont les arrhes de ce bienheureux trésor 6. » 10 Alors saint François, rendu tout à fait heureux, appela son compagnon, disant : « Allons chez le seigneur cardinal. » Et consolant d'abord sainte Claire avec des paroles douces comme le miel et divines, puis lui faisant, comme à son habitude, un humble salut, il se mit en route pour Rieti.

1. CA 83 et SP 104 précisent que cela dura « jusqu'à cinquante jours et plus » ; quant à l'invasion des souris, seul SP 104 en fait une épreuve divine.

2. Voir Jn 10 11.

3. Voir Jn 12 28.

4. Emprunts littéraux à CA 83 et SP 100 en Actus 21 7-8.

5. Mt 8 8.

6. Voir 2C 213.

Or comme il était proche de Rieti, une si grande multitude de peuple confluait vers lui qu'à cause de cela, il ne voulut pas entrer dans la cité, mais il se détourna vers une église distante de presque deux milles de Rieti 1. 12 Mais les habitants de la cité, sachant qu'il demeurait en cette église, accouraient en si grande multitude que la vigne du prêtre de cette église, alors que c'était le temps des vendanges, fut complètement saccagée 2 et de surcroît dévorée. 13 Considérant ce dommage, le prêtre s'affligeait fort et regrettait d'avoir permis à saint François d'entrer dans son église. 14 Comprenant cela par l'Esprit saint, saint François fit appeler le seigneur prêtre et lui dit : « Très cher père, combien de mesures de vin te donne cette vigne, quand elle produit au mieux pour toi ? » Il répondit: « Douze 3. » 15 Saint François dit : « Je te prie, père, de supporter patiemment que je reste dans cette tienne église pour le repos que j'y trouve de toute façon ; permets aussi que tous prennent des raisins pour l'amour de Dieu et de moi, petit pauvre. Je te promets de la part de notre Seigneur Jésus le Christ béni que tu récolteras vingt mesures cette année. » 16 Saint François faisait cela à cause du grand salut des âmes que le Seigneur opérait à cet endroit, car il voyait que beaucoup des arrivants étaient enivrés d'amour divin et qu'oublieux du monde, ils s'étaient tournés vers les désirs célestes. 17 C'est pourquoi il jugeait plus utile que soit saccagée la vigne matérielle, plutôt que la vigne du Seigneur des armées 4ne devienne stérile en vin céleste.

1. Il s'agit de l'actuelle église Santa Maria della Foresta (autrefois San Fabiano), située à environ 5 km de Rieti. Voir A. TERZE, Memorie francescane nella Valle Reatina, Rome, 1955, p. 275-296.

2. Repris de CA 67 et SP 104 qui, toutefois, rendent responsables de la destruction de la vigne les visites de la cour papale, alors réunie à Rieti, et ne mettent pas en cause les habitants de la cité. On trouve plusieurs emprunts littéraux ponctuels à CA 67 et SP 104 tout au long d'Actus 21 12-15.

3. CA 67 et SP 104 signalent que le rendement de la vigne est de treize mesures.

4. Voir Is 5 7.

2812      18 Le prêtre donc, confiant dans les promesses du saint, laissa librement la vigne comme nourriture aux arrivants. Merveille, assurément : la vigne fut totalement saccagée et dévorée par les arrivants, si bien qu'il resta à peine quelques petites grappes. 19 Or quand vint le temps de la vendange, le prêtre, confiant dans la promesse du saint, récoltant les quelques grains de raisin et les mettant dans le pressoir habituel, selon la promesse de saint François récolta vingt mesures du meilleur vin. 20 Par ce miracle est manifestement montré que, comme la vigne dépouillée de raisins produisait plus abondamment du vin grâce aux mérites de saint François, ainsi, par l'enseignement de saint François, le peuple chrétien tiré de la stérilité du péché regorgeait-il des fruits abondants de la pénitence. A la louange de notre Seigneur Jésus Christ, qui est béni dans les siècles 1. Amen.

CHAPITRE XXII UN JEUNE FRÈRE TENTÉ QUI FUT LIBÉRÉ PAR UNE VISION MERVEILLEUSE 2

1 Un jeune homme, fort noble et délicat, vint dans l'Ordre de saint François. Mais quelques jours après avoir revêtu l'habit des frères, à l'instigation du diable, il commença à avoir l'habit qu'il portait en si grande aversion qu'il lui semblait porter un très vilain sac. 2 C'est pourquoi il détestait les manches, abhorrait la capuche et trouvait que la longueur même de la tunique et sa rugosité étaient un fardeau insupportable. 3 Aussi arriva-t-il que, comme croissait en lui le dégoût de la religion 3, il décida résolument d'abandonner l'habit et de retourner au vomissement 4 du

1. 2Co 11 31.

2. Traduite en Fio 20, l'anecdote doit être située après la mort d'Antoine de Padoue (1231) et peu après sa canonisation (1232).

3. Au sens de son état de vie religieux, de son Ordre symbolisé par son habit.

4. Voir Pr 26 11 ; 2P 2 22. 2813

siècle. 4 Or son maître, à qui ce jeune homme avait été confié au commencement, lui avait enseigné que, lorsqu'il passait devant l'autel du couvent où est conservé le corps du Christ très saint, il devait s'incliner avec grande révérence, les genoux fléchis, la tête découverte et les mains croisées 1. Ce jeune homme observait toujours cela scrupuleusement.

5 Il advint que, la nuit où il avait résolu d'abandonner l'habit et de retourner au siècle, il lui fallait passer devant l'autel où, par la force de la coutume passée et de manière habituelle, il fit une génuflexion. 6 Aussitôt il fut ravi en esprit et une merveilleuse vision lui fut montrée : il vit en effet comme une multitude infinie passer en procession devant lui. 7 Tous ceux qui marchaient par deux dans la bienheureuse procession étaient revêtus de précieux ornements diaprés ; leur visage et leurs mains et tout ce qu'on voyait de leur corps rayonnaient de manière plus resplendissante que le soleil. 8 Ils allaient en chantant très solennellement et très doucement, accompagnés par le chant de jubilation des anges ; deux parmi eux, plus nobles que les autres, marchaient entourés d'une si grande clarté qu'ils provoquaient chez ceux qui les regardaient une stupeur étonnante. 9 Presque à la fin de cette procession, il vit aussi un homme distingué par une si grande gloire qu'il semblait comme un nouveau chevalier spécialement honoré par tous.

10 Ledit jeune homme, à cette vue, s'émerveillait et ignorait ce que c'était ; il n'osait ni ne pouvait interroger ceux qui passaient, stupéfait de cette excessive douceur. 11 Mais comme la procession était passée et qu'il voyait encore les derniers, rassemblant son courage, il courut à eux et les interrogea : « Ô très chers, je vous en prie, qu'il vous plaise de dire qui sont ces gens si admirables que rassemble cette vénérable procession ? » 12 Eux, tournant vers lui leur visage très resplendissant, dirent : « Nous sommes tous des frères mineurs, qui venons actuellement de la gloire du paradis. » Lui les interrogea

1. Voir Actus 16 11.

2814 encore : « Qui sont les deux qui resplendissent si remarquablement au-dessus des autres ? » Ils répondirent : « Les deux plus radieux que les autres sont saint François et saint Antoine 1. 13 Le dernier, qui est si honoré, est un saint mort récemment comme il a vaillamment combattu contre les tentations et persévéré jusqu'à la fin en son saint projet 2, nous le menons à la gloire du Royaume éternel avec gloire et triomphe : non seulement les saints l'accompagnent, mais même les anges se réjouissent. 14 Ces vêtements diaprés, que nous portons si ornés, nous ont été donnés à cause des tuniques âpres que nous avons supportées patiemment en religion ; la clarté glorieuse que tu vois nous a été donnée par Dieu pour l'humble pénitence que nous avons faite et pour la sainte pauvreté, l'obéissance et la très pure chasteté que nous avons observées jusqu'à la fin de gaieté de coeur. 15 Aussi, fils, qu'il ne te soit pas dur de supporter le sac 3 si profitable de la religion, car dans le sac du bienheureux François, en méprisant le monde par amour de notre Seigneur Jésus Christ, en mortifiant ta chair et en luttant avec force contre le diable, tu te comporteras courageusement et tu étincelleras d'un vêtement et d'une clarté semblables aux nôtres. »

16 À ces mots, le jeune homme revint à lui et, réconforté par cette vision, il rejeta toute tentation, il reconnut sa faute devant le gardien et les frères ; il désira par la suite l'âpreté de la pénitence et du vêtement comme des délices. 17 Ainsi amendé, il finit dans une sainte vie. À la louange de notre Seigneur Jésus Christ. Amen.

1. Antoine de Padoue, auquel les Actes consacrent plus loin les chapitres 44 et 45.

2. Le « propositum » désigne en particulier le projet de vie religieuse.

3. Entendons l'habit mineur de vile toile.

CHAPITRE XXIII LE LOUP RÉDUIT PAR SAINT FRANÇOIS À UNE GRANDE DOUCEUR

1 Il advint quelque chose d'admirable et digne de célèbre mémoire dans la cité de Gubbio 2, alors que notre saint père François était encore en vie. Il y avait, en effet, dans le territoire de la cité de Gubbio un loup terrible par sa grande taille et rendu très féroce par une faim enragée : 2 non seulement il massacrait les animaux, mais il dévorait aussi hommes et femmes, en sorte qu'il tenait tous les habitants de la cité en un si grand désastre et une telle terreur que tous allaient protégés et armés quand ils sortaient sur le territoire 3, comme s'ils devaient partir pour de funestes guerres. 3 Bien qu'armés, ceux qui par malheur croisaient son chemin ne pouvaient échapper aux dents mortelles de ce loup et à sa rage cruelle. Si grande était donc la terreur qui les envahit tous que presque personne n'osait franchir la porte de la cité pour sortir.

1. Reprise en Fio 2 qui l'ont rendue célèbre l'histoire du loup de Gubbio, n'est pas attestée dans les légendes antérieures. Mais au moins deux sermons du XIIIe siècle y font référence : on notera en particulier un sermon consacré à la charité de François (Sarnano, Biblioteca comunale, E 70) qui fait allusion à cet épisode ainsi qu'à celui des tourterelles de Sienne raconté en Actus 24 ; voir aussi N. BÉRIOU, « La reportation des sermons parisiens à la fin du mn' siècle », dans Dal pulpito alla navata. La predicazione medievale nella sua recezione da parte degli ascoltatori (secc. xiii-xiv), Florence, coll. « Annuario del Dipartimento di studi sur Medioevo e il Rinascimentorécit dell'Università di Firenze », n° 3, 1989, p. 91-92 (TM 36). Le  d'Actus 23 se nourrit de surcroît de l'histoire des loups de Greccio (CA 74 et 2C 35-36), ainsi que d'une anecdote contée dans la Passion de saint Vere-condo (TM 25) et apparaît donc comme la fusion et la recomposition de traditions diverses.

2. Gubbio, province de Pérouse, Ombrie.

3. Le contado, hors les murs de la cité.

2816      4 Dieu voulut faire connaître la sainteté du bienheureux François aux habitants de cette cité : comme saint François demeurait à cet endroit, compatissant à leur égard, il se disposa à sortir à la rencontre de ce loup. 5 Les citoyens, sachant cela, lui disaient : « Frère François, attention à ne pas franchir les portes, car le loup, qui a déjà dévoré beaucoup d'hommes, te tuera à coup sûr ! » Mais saint François, espérant dans le Seigneur Jésus Christ qui commande en maître aux esprits de toute chair, sans se protéger d'un bouclier ou d'un casque, 6 mais se fortifiant du signe de la sainte Croix 1, franchit la porte avec un compagnon, jetant toute sa confiance dans le Seigneur qui fait que, sans aucune blessure, celui qui croit en lui marche sur le basilic et l'aspic et foule aux pieds non seulement le loup, mais aussi le lion et le dragon 2. 7 C'est ainsi que le très fidèle chevalier du Christ, François, sans être ceint d'une cuirasse ou d'un glaive, sans porter d'arc ou d'armes de guerre, mais muni de l'écu de la très sainte foi et du signe de la croix, commença avec constance à s'engager sur ce chemin incertain pour les autres. Alors que beaucoup observaient depuis les lieux où ils étaient montés pour regarder, voici que le terrible loup se jeta en courant sur saint François, la gueule grande ouverte. 8 Saint François lui opposa le signe de la croix et, grâce à la puissance divine, retint le loup loin à la fois de lui-même et de son compagnon, arrêta sa course et ferma sa gueule cruellement ouverte. 9 Finalement, l'appelant, il dit « Viens là, frère Loup ! De la part du Christ, je t'ordonne de ne nuire ni à moi ni à un autre. » 10 C'est merveilleux à dire : sitôt fait le signe de la croix, il ferma sa terrible gueule. Sitôt l'ordre donné, de loup qu'il était, devenu désormais agneau, il se coucha aussitôt la tête inclinée aux pieds du saint. 11 Alors qu'il gisait ainsi, saint François lui dit : « Frère Loup, tu fais beaucoup de dommages dans ces contrées et tu as perpétré d'horribles méfaits en massacrant sans miséricorde des créatures de Dieu. 12 Car non seulement tu en

1. Voir SULPICE SÉVÈRE, Vie de saint Martin, 4-5, éd. J. Fontaine, vol. 1, Paris, coll. « Sources chrétiennes », n° 133, 1967, p. 260-261.

2. Ps 90 (91) 13.

2817 massacres qui sont dénuées de raison, mais — audace plus détestable — tu occis et dévores des hommes faits à l'image de Dieu 1. Tu es donc digne d'être puni d'une horrible mort comme un brigand et un assassin des pires ; c'est pour cette raison que tous crient et murmurent à juste titre contre toi et que toute la cité t'est hostile. 13 Mais, frère Loup, moi je veux faire la paix entre toi et eux, en sorte qu'eux ne soient plus jamais lésés par toi et que, te remettant toute offense passée, ni les chiens ni les hommes ne te poursuivent plus. »

14 Le loup, par des mouvements du corps, de la queue et des oreilles ainsi que par l'inclinaison de la tête, montrait qu'il acceptait entièrement ce que disait le saint. 15 Saint François dit encore : « Frère Loup, puisqu'il te plaît de faire cette paix, je te promets que je te ferai donner des vivres en permanence par les hommes de cette cité aussi longtemps que tu vivras, 16 en sorte que jamais plus tu ne souffriras de la faim, car je sais que tout ce que tu fais de mal, tu le fais à cause d'une faim enragée 2. 17 Mais, mon frère Loup, puisque je t'obtiens une telle grâce, je veux que tu me promettes que jamais tu ne léseras ni animal ni homme et que tu n'auras pas même la présomption d'endommager des biens. Me le promets-tu ? » 18 Le loup, tête inclinée, fit le signe explicite qu'il promettait de faire ce qui lui était imposé par le saint. Saint François dit : « Frère Loup, je veux que tu m'engages ta foi 3, que je puisse croire en toute confiance ce que tu promets. » 19 Comme saint François avait tendu la main pour recevoir sa foi, le loup aussi leva sa patte antérieure droite et la posa gentiment sur la main de saint François, engageant sa foi par le signe qu'il pouvait. 20 Alors saint François dit : « Frère Loup, je t'ordonne au nom de Jésus Christ 4 de

1. Gn 1 26 et 27.

2. Si l'on transpose ce discours sur le plan social, on voit que François a conscience que c'est la misère qui pousse à la délinquance.

3. Le latin dit « dare fidem » (« donner sa foi ») : il s'agit en fait de prêter serment.

4. Ac 16 18.

2818 venir maintenant avec moi sans aucune hésitation pour que nous allions faire cette paix au nom du Seigneur. »

21 Le loup, obéissant, allait aussitôt avec saint François comme l'agneau le plus doux 1. 22 Voyant cela, ceux de la cité commencèrent à s'émerveiller grandement et la nouvelle retentit aussitôt à travers toute la cité en sorte que tous, vieux autant que jeunes, femmes autant qu'hommes, gens du peuple autant que nobles convergèrent ensemble vers la place de la cité où saint François se trouvait avec le loup. 23 Une fois la multitude du peuple assemblée, se levant, saint François leur fit une merveilleuse prédication, disant entre autres comment c'est à cause des péchés que de tels fléaux sont permis, 24 comment la flamme vorace de la Géhenne, qui doit dévorer dans l'éternité les damnés, est plus dangereuse que la rage du loup qui ne peut tuer que les corps 2 25 et combien il faut avoir peur d'être plongé dans le gouffre infernal, puisque un seul petit animal a pu maintenir une si grande multitude en si grand effroi et péril. 26 « Revenez donc, très chers, vers le Seigneur, faites digne pénitence 3 et le Seigneur vous libérera du loup dans le présent et, dans le futur, du feu du gouffre dévorant. » 27 Cela dit, il poursuivit : « Écoutez, très chers : frère Loup, qui se tient ici devant vous, m'a promis — et pour cette promesse il m'a engagé sa foi — de faire la paix avec vous 28 et de ne jamais vous léser en rien, à condition cependant que vous lui promettiez de lui fournir chaque jour les vivres nécessaires. Moi je me fais garant pour ce loup qu'il observera fermement le pacte de paix. »

29 Alors tous ceux qui étaient assemblés là promirent à grands cris de toujours nourrir le loup et, en présence de tous, saint François dit au loup : « Et toi, frère Loup, promets-tu d'observer le pacte à leur égard, à savoir que tu ne léseras ni animal ni personne ? » 30 Le loup, s'agenouillant, avec une

1. Voir Jr 11 19.

2. Voir Mt 10 28.

3. Voir Mt 32 et 8.

inclinaison de la tête, des mouvements du corps et de la queue et des caresses des oreilles montra explicitement à tous qu'il observerait les pactes promis. 31 Saint François dit : « Frère Loup, je veux que, comme tu m'as engagé ta foi lorsque j'étais à l'extérieur de cette porte, ainsi tu m'engages ta foi ici, en présence de tout le peuple, que tu observeras cela et ne me trahiras pas, moi qui me suis porté garant pour toi. » 32 Alors le loup, levant la patte droite, engagea sa foi dans la main de saint François, son garant, en présence de tous les assistants 1. 33 Cette si grande admiration se transforma en joie unanime aussi bien par dévotion au saint que pour la nouvelle 2 du miracle et de surcroît, pour la paix entre le loup et le peuple ; au point que tous crièrent vers le ciel, 34 louant et bénissant le Seigneur Jésus Christ 3 qui leur envoya saint François, par ses mérites les libéra de la bouche de la très méchante bête et les rendit, libres d'un fléau si horrible, à la paix et au repos.

35 De ce jour donc, le loup observa le pacte ordonné par saint François vis-à-vis du peuple et le peuple vis-à-vis du loup; le loup, qui vécut deux ans et mangeait de porte en porte dans la cité, sans léser personne ni être lésé par personne, fut courtoisement nourri. 36 Et ce qui est étonnant, jamais aucun chien n'aboyait contre lui. Finalement, frère Loup, vieillissant, mourut. Les citoyens s'affligèrent beaucoup de son absence, car, chaque fois qu'il traversait la cité, la patience pacifique et bienveillante de ce loup ramenait à la mémoire la vertu et la sainteté mirifiques de saint François. Grâces à Dieu. Amen.

1. Le serment s'identifie ici à un hommage.

2. Le latin « novitas », traduit par « nouvelle », est ambivalent et suggère que le caractère inédit du miracle, sa « nouveauté » doivent également être soulignés.

3. Lc 24 53.

CHAPITRE XXIV COMMENT UN JEUNE HOMME QUI AVAIT PRIS BEAUCOUP DE TOURTERELLES LES DONNA À SAINT FRANÇOIS SUR SA PRIÈRE ET COMMENT CE DERNIER LEUR FIT DES NIDS 1

1 Un garçon dans la cité de Sienne, du temps de saint François, avait pris au piège une grande quantité de tourterelles et il les portait vivantes à vendre. 2 Mais saint François, toujours plein de piété et, en particulier, merveilleusement compatissant avec les animaux paisibles 2, à la vue des tourterelles, mû par la compassion, dit : 3 « Ô bon jeune homme, je t'en prie, donne-les-moi, pour que des oiseaux si innocents, auxquels dans l'Écriture 3 sont assimilées les âmes chastes, humbles et fidèles, ne tombent pas dans la main de cruels qui les tueraient. » 4 Lui, aussitôt inspiré par Dieu, donna toutes ces tourterelles candides au bienheureux François. Lorsque le pieux père François les eut prises en son sein, il se mit à leur parler très doucement, disant : « Ô mes soeurs tourterelles, candides, innocentes et chastes, pourquoi vous être laissé prendre ? 5 Mais moi je veux vous arracher à la mort et vous faire des nids afin que vous fructifiiez et que vous accomplissiez le

1. Traduite en Fio 22, l'anecdote est également mentionnée par le sermon du XIIIe siècle qui évoque l'histoire du loup de Gubbio ; voir Actus 23. Par de nombreux aspects, elle apparaît comme une variante, aboutie et vraisemblable, de tous les enseignements des légendes antérieures sur l'amour de François pour les animaux et, en particulier, pour les oiseaux. Il semble, en effet, qu'elle fonctionne sur des échos, jamais littéraux, à l'histoire du faisan de Sienne (2C 170 et LM 8 10 : même localisation, même refus de quitter François et les frères), à celle des petits oiseaux apprivoisés par François (2C 47), à l'édit que François aurait voulu faire publier par l'empereur concernant les alouettes et les oiseaux en général afin que personne ne les prît et ne leur fît de mal (CA 14 et SP 114), etc.

2. Voir 2C 165.

3. Voir Ct 1 15, 2 12.

commandement du Créateur de vous multiplier 1. » Saint François s'éloigna et fit des nids à toutes les tourterelles.

6 Elles, prenant les nids que leur avait préparés le bienheureux François, pullulaient et croissaient devant les frères et elles montraient une si grande familiarité avec saint François et les autres frères qu'elles semblaient comme des poules que les frères auraient toujours nourries ; jamais elles ne quittèrent les frères tant que saint François ne leur en eut pas donné licence en les bénissant. 7 Quant au garçon qui avait donné les tourterelles, saint François lui dit : « Fils, toi tu seras un jour frère mineur et serviras notre gracieux Seigneur Jésus Christ. » 8 Il en fut ainsi car, comme saint François le lui avait prédit, il devint par la suite frère mineur et mena dans l'Ordre jusqu'à la fin une vie aux moeurs exemplaires et tout à fait digne de louanges, en sorte que saint François procura non seulement les consolations de la vie présente aux petits oiseaux, mais aussi les joies de la vie éternelle au jeune homme. A la louange et à la gloire, etc.

CHAPITRE XXV LA STATUE SEMBLABLE À LA STATUE DE NABUCHODONOSOR MAIS VÊTUE D'UN SAC QUI S'ENTRETINT AVEC LE BIENHEUREUX FRANÇOIS ET PARLA DES QUATRE ÉTATS DE SON ORDRE 2

1 Une fois où saint François priait avec dévotion le Très-Haut dans le lieu de Sainte-Marie-des-Anges, voici qu'apparut

1. Voir Gn 1 22.

2. Non retenue en Fio, la vision de François dont il est question est évoquée pour la première fois, fort brièvement et en termes très différents, en 2C 82 où elle démarque beaucoup moins le songe de Nabuchodonosor. C'est alors une très belle dame à la tête d'or, aux bras et à la poitrine d'argent, au ventre de cristal et aux extrémités de fer, mais couverte d'un mantelet sordide qui apparaît à François à la fin d'une longue oraison nocturne. Au matin, il en fait part à frère Pacifique qui l'interprète comme une représentation de François lui-même. Thomas de Celano poursuit alors en précisant que d'autres voient dans cette statue dame Pauvreté ou encore, ce qu'il désapprouve totalement cette fois, l'avenir de l'ordre. La même vision est ensuite reprise et amplifiée par ANGE CLARENO, Historia septem tribulationum, éd. G. Boccali, Assise, coll. « Pubblicazioni della Biblioteca francescana Chiesa Nuova — Assisi », n° 8, 1994 (HST Prol 307-334), où elle connaît forme et interprétation nouvelles. Les divers états de l'Ordre (qui sont au nombre de cinq et non de quatre, comme le dit l'intertitre) évoquent eux-mêmes les tribulations chères à Ange Clareno, qui sans doute furent d'abord six avant d'être portées au nombre de sept.

réellement à ses yeux corporels une vision fort étonnante. Apparut en effet devant lui une statue excessivement grande, semblable à la statue que le roi Nabuchodonosor avait vue en songe. 2 Elle avait une tête d'or et un très beau visage, la poitrine et les bras d'argent, le ventre et les cuisses d'airain, les jambes de fer, les pieds en partie de fer, en partie d'argile 1 et elle était vêtue d'un sac, sac dont elle paraissait avoir grande honte. 3 Le bienheureux François, examinant la statue, était grandement émerveillé de sa beauté presque indicible, de sa grandeur merveilleuse et, en outre, de la honte qu'elle paraissait avoir du vil sac dont elle était vêtue. 4 Tandis qu'il s'émerveillait ainsi et examinait attentivement sa très belle tête et son magnifique visage, cette statue s'adressa à saint François, disant : « Pourquoi t'émerveiller ? Dieu t'a envoyé cet exemple pour que tu apprennes par moi l'avenir de ton Ordre.

5 « Ainsi la tête d'or que tu me vois et le si beau visage sont le commencement de ton Ordre, situé à l'altitude de la perfection évangélique. 6 Comme sa substance est plus précieuse que les autres métaux, son visage plus magnifique que tous les autres et l'emplacement de la tête plus élevé que tous les membres, ainsi le commencement de ton Ordre sera d'un si grand prix par la ferme charité d'or, 7 d'une si grande beauté par l'honnêteté angélique et d'une si grande élévation par la pauvreté

1. Dn 2 32.

évangélique que le monde entier s'émerveillera. 8 La reine de Saba 1, c'est-à-dire la sainte mère Église, s'émerveillera et son coeur se dilatera 2 quand elle verra la beauté si grande de la sainteté du Christ et la splendeur de la sagesse spirituelle se refléter comme en des miroirs angéliques dans les premiers élus de ton Ordre. 9 Bienheureux seront ceux qui, se conformant totalement au Christ, s'appliqueront à imiter les vertus et les moeurs de ces premières pierres précieuses, ou plutôt de ces têtes d'or, en s'attachant davantage à leur beauté céleste qu'aux illusions du monde clinquant.

10 « La poitrine et les bras d'argent seront le deuxième état de ton Ordre, qui sera aussi inférieur au premier que l'argent est inférieur à l'or. 11 Comme l'argent est précieux, clair et sonore, ainsi, dans le deuxième état, les frères seront-ils précieux par les écritures divines, clairs par la lumière de la sainteté et sublimes par la sonorité de la parole de Dieu au point qu'un d'entre eux sera élevé à la papauté 3, un autre au cardinalat 4 et de très nombreux autres à l'épiscopat. 12 Parce que c'est par la poitrine et les bras que se montre la force de l'homme, à cette époque, le Seigneur suscitera dans cet Ordre qui est le tien des hommes d'argent par la science et illustres par la vertu qui, tant par la science que par les vertus, défendront ta religion et aussi l'Église universelle contre les attaques de toute sorte des démons et les assauts variés des hommes impies. 13 Mais si

1. La référence à 1R 10 1-7 pour assimiler la reine de Saba à une figure de l'Église est abondamment attestée à l'époque médiévale.

2. Voir Is 60 5.

3. Allusion à Jérôme d'Ascoli : ministre provincial de Dalmatie (1272) puis ministre général de l'Ordre (1274), devenu cardinal de Sainte-Pudentienne (1278) puis cardinal-évêque de Palestrina (1281), il fut élu pape sous le nom de Nicolas IV (1288-1292).

4. Outre Jérôme d'Ascoli évoqué ci-dessus, on peut citer Bonaventure, élevé au cardinalat en 1273. Pour une liste exhaustive, voir U. 8E171, I cardinali dell'Ordine dei Frati minori, Rome, 1963 ; R. R1TZLER, « Cardinali e papi O.F.M. Conv. », Miscellanea francescana, 71, 1971, p. 10-32.

admirable que sera cette génération, pourtant elle ne parviendra pas à l'état très parfait des premiers, mais elle sera toujours au regard du premier état comme l'argent au regard de l'or.

14 « Après eux, il y aura un troisième état dans l'Ordre, qui sera semblable au ventre d'airain et aux cuisses d'airain, car comme l'airain est estimé à moindre prix que l'argent, ainsi les frères de ce troisième état seront moindres que les premiers et les deuxièmes. 15 Même si, comme l'airain, ils se répandent en nombre et en ample latitude à la surface du monde, ils seront pourtant de ceux qui ont pour dieu leur ventre et mettent dans leur honte la gloire de leur religion, eux qui ne goûtent que les seules choses terrestres 1 . 16 Même si, en raison de la science, ils ont une langue admirable et sonore comme l'airain, comme ils seront adorateurs du ventre et des cuisses, hélas, hélas auprès de Dieu ils seront considérés, selon l'Apôtre, comme l'airain qui sonne et la cymbale qui retentit 2; 17 car c'est pour d'autres qu'ils feront résonner les paroles célestes et, pour ainsi dire, leur cuisse engendra 3 des fils spirituels et, une fois montrée à d'autres la source de vie 4, eux-mêmes, le ventre asséché de grâce, s'attacheront à la terre 5.

18 « Après ceux-ci, il y aura un quatrième état, terrible et effrayant, qui t'est maintenant montré par les jambes de fer. 19 Car comme le fer dompte 6 et détruit l'airain, l'argent et l'or, ainsi cet état sera-t-il dépravé comme le fer et d'une si grande dureté que, par la froideur, l'horrible rouille et les moeurs de fer de cette époque périlleuse, 20 seront livrés à l'oubli tous les bienfaits que la charité d'or des premiers, la vérité d'argent des deuxièmes et l'éloquence d'airain, sonore, des troisièmes

1. Ph 3 19.      pour évoquer la descendance : voir Gn 24 9,

2. 1Co 13 I.   

3. Expression biblique Ex 1 5, etc.                 

4. Voir Ps 35 (36) 10.    

5. Voir Ps 43 (44) 26.    

6. Voir Dn 2 40.              

avaient édifiés dans l'Église du Christ. 21 Néanmoins, comme les jambes soutiennent le corps, ainsi, avec une certaine force d'hypocrisie rouillée, soutiendront-ils le corps de l'Ordre et tant le ventre évoqué plus haut que ces jambes de fer seront cachés sous les vêtements, car ils seront dissimulés sous l'habit 1 de la religion : quoique ayant l'habit de piété, au-dedans ils seront des loups rapaces 2. 22 Ceux-là, esclaves de leur seul ventre, mais aussi semblables à la rouille et au fer, dissimulés au monde, mais visibles au Seigneur, parce qu'ils auront réduit presque à néant les biens les plus précieux sous le marteau de leur vie dépravée, 23 seront pour cette raison soumis comme le fer le plus dur au feu des tribulations et au marteau de terribles angoisses : aussi seront-ils calcinés par les désastres séculiers, les feux et les charbons, non seulement ceux des démons, mais aussi ceux des recteurs du siècle, afin que les puissants souffrent de puissants tourments 3. 24 Parce qu'ils auront péché par leur dureté irrévérencieuse, ils seront très durement tourmentés par les irrévérencieux. A cause de ces angoisses, ils seront menés à une si grande insensibilité que, comme le fer qui résiste à tous les métaux, ils s'opposeront à tous 25 en sorte qu'ils résisteront obstinément aux pouvoirs non seulement séculiers, mais aussi spirituels, croyant pouvoir tout écraser comme le fer : à cause de quoi ils déplairont souverainement à Dieu.

26 « Quant au cinquième état, il sera pour partie de fer, pour ce qui est des hypocrites évoqués ci-dessus, et pour partie en terre, pour ce qui est de ceux qui se mêleront totalement aux affaires séculières. 27 Comme tu as vu aux pieds que la brique, cuite à partir de la boue, et le fer apparurent ensemble alors qu'ils ne peuvent nullement être amalgamés, ainsi en sera-t-il à la tin de l'état de cet Ordre ; 28 car une division si abominable s'élèvera

1. On retrouve, ici et tout au long de ce passage, un jeu sur le terme polysémique « habitus » qui, en latin, désigne autant le vêtement que le mode de vie ; voir aussi Actus 1 11.

2. Voir Mt 7 15 (Ac 20 29).

3. Sg 6 7.

entre les hypocrites ambitieux et les hommes de brique, cuits à partir de la boue des choses temporelles et de la concupiscence de la chair, que, comme la brique et le fer, ils ne pourront s'assembler à cause de leur immense discorde. 29 Non seulement ils mépriseront l'Évangile et la Règle, mais même, sous leurs pieds de brique et de fer, c'est-à-dire leurs passions dépravées et immondes, ils écraseront toute la discipline du saint Ordre. 30 Comme la brique et le fer sont séparés l'une de l'autre, ainsi beaucoup d'entre eux seront séparés entre eux à l'intérieur et à l'extérieur : à l'intérieur, bien sûr, en vivant en conflit, mais à l'extérieur en s'attachant à des tyrans factieux et séculiers. 31 À cause de cela, ils en viendront à déplaire tellement à tous que non seulement ils pourront à peine entrer ou demeurer dans des contrées, mais à peine pourront-ils porter ouvertement l'habit. 32 Beaucoup d'entre eux seront punis et anéantis dans d'horribles tourments par les séculiers, car chaque maison et chaque sol éviteront de si abominables pieds. 33 Or tout cela leur arrivera parce qu'ils se seront totalement éloignés de la tête d'or. Mais bienheureux seront ceux qui, en ces jours périlleux, reviendront aux admonitions de la tête précieuse, parce que le Seigneur les a éprouvés comme l'or dans une fournaise et il les couronnera comme de gras holocaustes 1 et les recevra dans l'éternité.

34 « Le sac dont je parais avoir honte est la sainte pauvreté: alors qu'elle est la beauté et le miroir de tout l'Ordre, son unique sauvegarde et couronne et le fondement de toute sorte de sainteté, les fils dégénérés en rougiront pourtant, de cette très sainte pauvreté, 35 quand cesseront, comme il a été dit plus haut, tous les efforts vertueux et qu'après avoir rejeté les vils vêtements, ils en choisiront de précieux et se procureront avec peine et par la simonie de vaines chapes. 36 Mais heureux et bienheureux seront ceux qui persévéreront jusqu'à la fin 2 dans ce qu'ils ont promis au Seigneur. » Sur ces mots, la statue disparut. 37 Saint François, profondément stupéfait de tout cela,

1. Sg 3 6.

2. Mt 24 13.

comme le bon pasteur 1 recommandait à Dieu avec beaucoup de larmes ses brebis présentes et futures. Grâces à Dieu. Amen.

CHAPITRE XXVI COMMENT, ALORS QUE LE LIEU DE SAINTE-MARIE-DE-LA-PORTIONCULE ÉTAIT ASSIÉGÉ PAR LES DÉMONS, AUCUN D'ENTRE EUX NE POUVAIT ENTRER À L'INTÉRIEUR 2

1 Alors que notre saint père François vaquait à la prière au lieu de la Portioncule, il vit tout le lieu cerné et assiégé par les démons comme par une grande armée. 2 Cependant, aucun d'eux ne pouvait entrer dans le lieu, parce que les frères étaient d'une si grande sainteté qu'ils n'avaient pas d'accès pour y entrer.

3 Mais entre-temps, un frère qui demeurait là, vicieusement mû par la colère et l'impatience, élaborait accusations et vengeances contre un frère, son compagnon, à cause de quoi, comme l'huis de la vertu avait été fermé et la porte de la méchanceté ouverte, il offrit une voie d'entrée au diable. 4 Aussitôt, sous les yeux de saint François, un des démons entra dans le lieu et marcha sur ce frère comme un vainqueur sur le vaincu. 5 Le pieux père et pasteur, qui veillait très fidèlement au soin de son troupeau, comprenant que le loup était entré pour dévorer une de ses petites brebis 3 et sachant en esprit la brebis en si grand péril, fit appeler ce frère au plus vite. 6 Comme il avait accouru avec obéissance auprès du pasteur inquiet, le bienheureux père lui ordonna de dévoiler aussitôt le poison qu'il avait secrété et

1. Voir Jn 10 11.

2. Traduite en Fio 23, l'anecdote ne se trouve pas dans les sources hagiographiques antérieures.

3. Voir Jn 10 12.

2828 conservait en son coeur contre le prochain, à cause de quoi il avait été remis aux mains de l'Ennemi 1. 7 Terrifié, celui-ci dévoila la blessure, reconnut sa faute et demanda humblement pardon avec pénitence. Cela fait, sitôt qu'il eut été absous de sa faute et qu'une pénitence eut été imposée, le diable s'enfuit devant le saint père. 8 La brebis, arrachée aux mâchoires de la bête cruelle grâce à la protection du saint pasteur, rendit grâce à Dieu et au bienheureux François et, regagnant avec joie le saint collège du troupeau, instruite à éviter par la suite de tels périls, elle finit sa vie en bonne sainteté. À la louange et à la gloire de notre Seigneur Jésus Christ. Amen.

CHAPITRE XXVII COMMENT LE SULTAN DE BABYLONE FUT CONVERTI À LA FOI ET BAPTISÉ PAR LES FRÈRES ENVOYÉS PAR LE BIENHEUREUX FRANÇOIS 2

1 Notre très saint père François, mû par le zèle de la foi et la ferveur du martyre, traversa la mer avec douze très saints

1. Dn 3 32.

2. Traduit en Fio 24, ce chapitre semble s'appuyer très librement sur des données antérieures rapportées dans LM 9 7-9 (dont on retrouve d'ailleurs quelques emprunts littéraux ponctuels en Actus 27 2-6) tout en étoffant et extrapolant, sur des éléments dont l'origine n'est pas connue, l'aventure syrienne de François. On sait en effet que ce dernier, après deux tentatives manquées pour rejoindre la Terre sainte, finit par gagner Damiette en 1219 et y rencontra le sultan al-Malik al-Kâmil (+ 1238). En revanche, c'est l'auteur des Actes qui insère l'épisode de la conversion de la prostituée (cliché hagiographique récurrent dans les Vies des Pères du désert, peut-être suscité ici par l'évocation de l'épreuve par le feu proposée par François au sultan) et imagine pour la première fois la conversion du sultan par deux disciples de François envoyés par le saint après sa mort. Pour une analyse de ce chapitre et une autre traduction, voir J. TOLAN, Le Saint chez le sultan. La rencontre de François d'Assise et de l'islam. Huit siècles d'interprétation, Paris, 2007, p. 261-273. Babylone se réfère ici moins à un lieu particulier qu'au symbole de la capitale païenne par excellence.

compagnons, se proposant de se rendre tout droit auprès du sultan 2 Alors qu'ils étaient parvenus dans les contrées des païens où des hommes si cruels gardaient les routes qu'aucun chrétien passant par là ne pouvait échapper à la mort, par une disposition de Dieu ils échappèrent pourtant à la mort. 3 Faits néanmoins prisonniers, tourmentés de multiples manières et très durement enchaînés, ils furent conduits au sultan : en sa présence, saint François, instruit par l'Esprit saint, prêcha si divinement la foi catholique qu'il s'offrit à la prouver par le feu 2. 4 Voyant cela, le sultan conçut à son égard une grande dévotion, tant pour la constance de sa foi que pour son mépris du monde — il ne voulut rien recevoir de lui, alors qu'il était très pauvre — et aussi pour sa ferveur du martyre. 5 Dès lors, il l'écoutait très volontiers et le pria de venir fréquemment auprès de lui. 6 Il concéda en outre généreusement à saint François et aux compagnons de pouvoir librement prêcher partout où ils voulaient. 7 Et il leur donna un sceau : à sa vue, personne ne leur faisait de mal 3.

8 Après donc avoir obtenu cette généreuse autorisation, saint François envoya par deux ses compagnons élus ici et là dans diverses contrées des païens, 9 parmi lesquelles lui-même choisit avec son compagnon une contrée. Alors qu'il était parvenu à une auberge où il lui était nécessaire de rester pour se reposer, il y trouva une femme, certes aussi belle que possible de visage, mais très laide d'esprit, qui requit de saint François l'acte le plus infâme. 10 Il lui dit : « J'accepte ta proposition. » — « Allons donc préparer un lit », dit-elle. 11 Mais saint François dit : « Viens avec moi et je te montrerai le lit le plus beau. » Il la conduisit au très grand feu qu'il y avait alors dans cette maison. 12 Se déshabillant dans la ferveur de l'esprit, il s'installa nu dans le foyer brûlant comme dans un lit et, l'appelant, il disait :

1. Le nombre exact des compagnons de François n'est pas mentionné dans les sources antérieures.

2. L'épisode est raconté en détail en LM 9 8.

3. Le sceau donné par le sultan est un ajout des Actes.

2830 « Déshabille-toi et viens vite jouir de ce lit splendide, fleuri et remarquable, car il convient que tu sois ici si tu veux m'obéir ! » 13 Le feu ne faisait aucun mal à saint François, mais il était couché sur le foyer qui brûlait ardemment comme sur des fleurs, le visage réjoui. 14 La femme, voyant de telles merveilles, stupéfaite, détournée non seulement de la fange du péché, mais aussi des ténèbres de l'infidélité, se convertit au Seigneur Jésus Christ et devint d'une sainteté et d'une grâce si admirables qu'aidée par les mérites du saint père, elle gagna beaucoup d'âmes au Seigneur dans ces contrées.

15 Saint François, voyant par révélation du Seigneur qu'il ne pouvait ici produire de fruit, se disposa, une fois rassemblés les compagnons, à rentrer dans les contrées des fidèles ; repassant chez le sultan, il lui signifia son projet de retour. 16 Le sultan dit : « Frère François, je me convertirais volontiers à la foi du Christ, mais j'ai peur de le faire en ce moment, car ces gens me tueraient aussitôt tout comme toi et tes compagnons s'ils l'apprenaient. 17 Comme tu peux encore faire beaucoup de bien et que j'ai à traiter d'importantes affaires pour le salut de mon âme, je ne consentirais pas volontiers à provoquer ma mort et la tienne de façon aussi imprévue, mais indique-moi le moyen de me sauver et je suis prêt à obéir en tout. » 18 Saint François lui dit : « Seigneur, pour ma part je vais me retirer maintenant, mais quand je serai rentré dans mon pays et que j'aurai passé au ciel à l'appel du Seigneur, après ma mort, selon une disposition divine, je t'enverrai deux de mes frères par qui tu recevras le baptême et seras sauvé, comme me l'a révélé le Seigneur Jésus Christ. 19 Quant à toi, pendant ce temps dégage-toi de toute affaire afin que, quand la grâce de Dieu viendra, elle te trouve prêt dans la foi et la dévotion. » Acquiesçant joyeusement, le sultan obéit fidèlement. Saint François, le saluant, rentra dans les contrées des fidèles avec le vénérable collège des saints compagnons.

1. 1C 57 et LM 9 9 donnent la même raison à son retour en Italie.

20 Au bout de quelques années, ce sultan tomba malade et, attendant la promesse du saint qui avait déjà migré vers la vie bienheureuse, il plaça des espions au sortir des portes, afin que, si jamais deux frères en habit de saint François apparaissaient, ils lui fussent amenés en hâte. 21 À cette époque, le bienheureux François apparut à deux de ses frères et leur ordonna de se rendre sans retard auprès du sultan et de pourvoir avec sollicitude à son salut comme il le lui avait promis. 22 Ils accomplirent son commandement avec dévotion et, traversant la mer, ils furent conduits au sultan par les espions évoqués plus haut. 23 Quand il les vit, le sultan se réjouit fort grandement 1, disant : « Maintenant je sais vraiment que le Seigneur a envoyé 2 ses serviteurs, car, comme saint François l'a promis d'après une révélation du Seigneur, ainsi m'a-t-il gardé, les envoyant avec sollicitude pour mon salut. » 24 Le sultan, recevant de ces frères les enseignements de la foi et le saint baptême, régénéré dans sa maladie, s'en alla dans le Seigneur vers les joies éternelles et son âme fut sauvée par les mérites du saint père. A la louange et à la gloire du Seigneur.

CHAPITRE XXVIII LE LÉPREUX BLASPHÉMATEUR QUE SAINT FRANÇOIS SOIGNA D'ÂME ET DE CORPS 3

1 Alors qu'il vivait encore dans ce siècle de misères et de larmes, notre bienheureux père François, illuminé par l'Esprit saint, s'appliquait toujours de toutes ses forces à imiter les

1. Voir Mt 2 10.

2. Ac 12 11.

3. Repris en Fio 25, l'épisode, imprégné de réminiscences des sources hagiographiques antérieures (en particulier de LM) et des écrits de François, n'est pas autrement attesté. Il apparaît davantage comme le résultat de la convergence et de la fusion de diverses sources que comme une anecdote historique.

2832 traces de notre Seigneur Jésus Christ. 2 Aussi, comme le Christ jugea digne de devenir pèlerin, ainsi le bienheureux François montra-t-il que lui-même et son Ordre étaient de vrais pèlerins et il fit même écrire dans la Règle que, dans ce siècle, ils servent le Seigneur Dieu comme des pèlerins et des étrangers 1. 3 De plus, comme le Christ non seulement vint servir les lépreux en les soignant et en purifiant leur corps, mais aussi voulut mourir pour eux en les sanctifiant et en purifiant leur âme, ainsi le bienheureux François, désireux de se conformer au Christ, servait-il très affectueusement les lépreux, 4 administrant la nourriture, lavant les membres putrides, purifiant les vêtements et, en outre, se répandant avec ferveur en baisers 2. 5 Il ordonna aussi que les frères de son Ordre par les différents lieux du monde, pour l'amour du Christ qui pour nous voulut être considéré comme lépreux 3, partout où il y aurait des lépreux, se mettent à leur service avec sollicitude. Dans de nombreux lieux, les frères, en vrais fils de la sainte obéissance, le faisaient avec grand empressement 4.

6 Il arriva une fois qu'en un lieu où l'on servait les lépreux, il y avait un lépreux si puant, impatient et arrogant que personne ne doutait qu'il était poussé par un esprit malin. En effet, comme l'Esprit de Dieu pousse l'âme vers tout ce qui est salutaire, ainsi l'esprit malin la pousse-t-elle vers tout ce qui est criminel. 7 Car non seulement ce lépreux abreuvait d'horribles insultes ceux qui le servaient et leur décochait des injures, mais, ce qui est pire, il leur faisait endurer toute sorte de coups et de blessures. 8 En plus, ce qui était horrible et pire, il blasphémait le Christ béni, sa très sainte mère et d'autres saints. 9 Aussi,

1. 2Reg 6 3, à partir de 1P 2 11 (référence déjà utilisée en Actus 4 3).

2. Cette évocation de l'attitude de François à l'égard des lépreux semble démarquer LM 1 6 et surtout LM 2 6.

3. Is 53 4, référence déjà présente en LM 1 6, mais appliquée à François lui-même pour expliquer son comportement à l'égard des lépreux.

4. Présent en 1Reg 9 2 et très brièvement évoqué en 1C 39, le service aux lépreux accomplis par les premiers compagnons de François à l'instigation de celui-ci est plus amplement abordé en CA 9 et 64.

bien que, face à ces injures et ces coups, les frères se fussent efforcés autant que possible d'accroître le mérite de la patience, leur conscience, pourtant, ne pouvait-elle aucunement supporter les blasphèmes, de peur de donner l'impression de participer à un si grand crime. 10 C'est pourquoi ils décidèrent d'abandonner ce lépreux, afin de n'être pas les nourriciers d'un blasphémateur de Dieu et d'un vase du diable.

11 Mais ils ne voulurent pas faire ce qu'ils avaient décidé tant qu'ils n'auraient pas tout exposé par le menu à saint François, qui demeurait en un autre lieu. 12 Après les avoir entendus, saint François se rendit auprès de ce lépreux et, entrant chez lui, il dit : « Dieu te donne la paix 1, très cher frère.» Lui : « Quelle sorte de paix y a-t-il pour moi ? Bien au contraire, c'est Dieu qui m'a pris la paix, dit-il, car je suis complètement pourri. » 13 Saint François dit : « Aie patience, très cher, car les maux que subissent ici les corps se produisent pour le salut de l'âme, s'ils sont supportés avec équanimité. » 14 Il répondit : « Comment puis-je les supporter patiemment, quand ma peine perdure jour et nuit ? Car non seulement je suis brûlé et torturé par la maladie, mais je suis aussi violemment accablé par les frères que tu m'as donnés comme serviteurs : il n'y en a pas un qui me serve comme il faut. »

15 Saint François, sachant par l'Esprit saint qu'il était frappé par un esprit malin, sortit et supplia avec dévotion le Seigneur pour lui. À la fin de la prière, il retourna auprès du malade, disant : « Très cher, je veux te servir moi-même, puisque tu n'es pas content des autres. » 16 Il répondit : « Je veux bien, mais que pourras-tu faire de plus que les autres ? » Saint François dit : « Tout ce que tu désires, je le ferai. » Lui : «Je veux, dit-il, que tu me laves, car je pue tellement que je ne peux me supporter moi-même. » 17 Saint François fit aussitôt chauffer

1. Voir Nb 6 26. Cette salutation (déjà employée en Actus 3 29 dans un contexte différent) fut révélée à François par le Seigneur : voir Test 23,

1C 23, LM 3 2, etc.

de l'eau avec beaucoup d'herbes odoriférantes et, le déshabillant, il se mit à laver le lépreux de ses saintes mains ; un autre frère versait de l'eau dessus. 18 Comme il guérissait le corps à l'extérieur, ainsi purifiait-il l'âme à l'intérieur si bien qu'à peine le lépreux commença-t-il à être guéri qu'il se mit à pleurer très amèrement avec une profonde componction. 19 Comme l'eau lavait le corps et purifiait la lèpre, ainsi les larmes baptisaient-elles la conscience et la purifiaient-elles de toute iniquité. 20 Et comme il était complètement lavé et guéri à l'extérieur, ainsi fut-il parfaitement oint et guéri à l'intérieur ; c'est pourquoi il éclata en une si grande componction et en tant de larmes qu'il pleurait très fort 21 et criait qu'il était digne de l'enfer à cause des injures lancées aux frères, des coups et blessures qu'il leur avait faits, de son impatience et des blasphèmes contre Dieu. 22 Ainsi lui dura quinze jours cette admirable plainte qui jaillissait du plus profond de ses entrailles et sans répit il n'invoquait rien d'autre que la miséricorde de Dieu. Avec cette componction et ces larmes, il confessa à un prêtre tous ses péchés.

23 Le bienheureux François, voyant un miracle si remarquable, rendant grâce à Dieu, se retira de là et gagna des contrées très éloignées en sorte que, si ce miracle venait à être connu du peuple, tous n'accourussent pas à lui, ce que, par son humilité, ce saint faisait tout son possible pour éviter. 24 Il s'efforçait en effet, comme le serviteur fidèle et prudent 1, de rendre gloire et honneur à Dieu et, parmi les hommes, de se procurer le déshonneur et la honte. 25 Quant au lépreux, après cette guérison miraculeuse et cette componction qu'il avait eue, il tomba malade ; armé des sacrements de l'Église, il s'éteignit en quelques jours dans le Seigneur. 26 A saint François, qui priait dans une forêt en un lieu éloigné, apparut le défunt lépreux, plus resplendissant que le soleil 2, soulevé dans l'air et disant : « Tu me reconnais ? » 27 François : « Qui es-tu ? »,

1. Mt 2445.

2. Sg 7 29.

dit-il. Et lui : « Je suis, dit-il, le lépreux que le Christ béni a soigné par tes mérites et je vais aujourd'hui au bienheureux Royaume, de quoi je rends grâce à Dieu et à toi. 28 Bénis soient ton âme et ton corps, bénies soient tes paroles et tes oeuvres, car par toi beaucoup d'âmes seront et sont sauvées dans le monde. 29 Sache qu'il n'y a pas un jour dans le monde où tous les saints anges et tous les saints et saintes de Dieu ne rendent de grandes grâces à Dieu pour les saints fruits qui, par toi et par ton Ordre, sont accomplis partout dans l'univers. 30 Prends donc courage, rends grâce à Dieu et demeure avec la bénédiction de Dieu ! » Cela dit, il se rendit auprès du Seigneur et saint François resta fort consolé. À la louange de notre Seigneur Jésus Christ. Amen.

CHAPITRE XXIX LES LARRONS QUI, CONVERTIS PAR LE BIENHEUREUX FRANÇOIS, ENTRÈRENT DANS L'ORDRE ET VÉCURENT TRÈS SAINTEMENT 1

1 Notre bienheureux père François, désireux de conduire tous les gens au salut, parcourait le monde en ses diverses provinces ; partout où il allait, comme il était guidé par l'Esprit divin, il gagnait au Seigneur une nouvelle famille. 2 Aussi, en répandant le baume de la grâce comme un vase élu par le

1. Traduit en Fio 26, ce chapitre porte un titre qui ne rend que partiellement compte de son contenu. Il est en effet nettement composé en deux parties : après une introduction (Actus 29 1-2) qui n'est pas reprise en Fio 26, une première partie (Actus 29 3-29) évoque, dans un récit qui semble indirectement innervé par CA 115 ou SP 66 dont les données sont amplifiées et précisées, la conversion de trois brigands ; une seconde partie (Actus 29 30-63) met en scène la vision d'un d'entre eux, vision qui se rattache à la tradition littéraire des voyages dans l'au-delà, genre abondamment attesté à l'époque médiévale.

2836 Seigneur, gagna-t-il la Slavonie, la Marche de Trévise, la Marche d'Ancône, la Pouille, les pays des Sarrasins et de nombreuses autres provinces, multipliant partout les serviteurs de notre Seigneur Jésus Christ. 3 Ainsi, alors qu'il passait par Monte Casale, un bourg fortifié qui est dans le district de Borgo San Sepolcro y reçut-il un jeune noble dudit Borgo. 4 Alors qu'il était venu à saint François, il dit : « Père, je voudrais très volontiers devenir votre frère. » Saint François répondit : « Fils, tu es jeune, délicat et noble : peut-être ne pourras-tu pas supporter notre pauvreté et notre rudesse ? » 5 Mais il lui dit : « Père, n'êtes-vous pas des hommes comme moi ? Si donc, vous qui êtes mes semblables, vous les supportez, moi aussi, avec l'aide de Dieu, je pourrai les supporter. » 6 La réponse plut beaucoup à saint François : il le reçut aussitôt, le bénit et l'appela frère Ange. Il se comporta si gracieusement que, peu après, saint François l'institua gardien du lieu de Monte Casale 2.

7 En ces jours, il y avait trois fameux larrons qui perpétraient partout de nombreux crimes. Un jour, ils vinrent en ce lieu, demandant à frère Ange, le gardien, de leur fournir des provisions. 8 Mais le gardien, les morigénant par une sévère remontrance, dit : « Vous, des voleurs et les plus cruels des assassins, non seulement vous n'avez pas honte de piller les fruits du labeur d'autrui, mais en plus vous avez la présomption, effrontés que vous êtes, de dévorer les aumônes offertes aux serviteurs de Dieu ! 9 Alors que vous n'êtes pas dignes que la terre vous porte ! Que vous ne respectez aucun homme et méprisez Dieu, qui vous a créés ! Allez donc à vos affaires et ne revenez plus ici ! » 10 Très irrités, ils s'éloignèrent en proie à la plus grande fureur. Voici que, ce même jour, saint François

1. Monte Casale, commune de Sansepolcro, province d'Arezzo, Toscane.

2. À part ces quelques lignes, on sait peu de chose sur cet Ange de Borgo San Sepolcro, dont certaines sources franciscaines postérieures indiquent toutefois qu'il serait mort en 1228. Le gardien est le responsable d'un couvent mineur.

revint en ce lieu, apportant de la quête qu'il avait faite avec un compagnon une besace de pains et un cruchon de vin. 11 Quand frère Ange lui eut rapporté comment il les avait chassés, saint François le morigéna durement, disant qu'il avait agi en impie, car « on ramène mieux les pécheurs avec la douceur de la piété qu'avec une cruelle réprimande. 12 Notre maître le Christ, dont nous avons promis d'observer l'Évangile, dit en effet : Ce ne sont pas les bien portants qui ont besoin de médecin, mais les malades et Je ne suis pas venu appeler les justes, mais les pécheurs 1 ; c'est pour cette raison qu'il mangeait fréquemment avec les pécheurs 2. 13 Donc, puisque tu as agi contre la charité et l'exemple du Christ béni, par obéissance, je t'ordonne de prendre aussitôt toute cette besace de pains et le récipient de vin que j'avais obtenus 14 et de chercher soigneusement ces larrons par monts et par vaux jusqu'à ce que tu les trouves ; tu leur offriras tous ces pains et ce vin de ma part, ensuite de quoi, t'agenouillant devant eux, tu diras humblement ta faute à propos de ta cruauté. 15 Demande-leur de ma part qu'ils ne fassent plus de maux, mais craignent Dieu et n'offensent plus leurs prochains. S'ils font cela, moi je leur promets de toujours leur fournir le nécessaire pour leurs corps. Quand tu leur auras dit cela humblement, reviens ! »

16 Pendant ce temps, saint François priait pour eux le Seigneur d'attendrir leur coeur jusqu'à la pénitence. 17 Aussi advint-il que, comme ils mangeaient les aumônes envoyées par saint François, ils se mirent à discuter entre eux et à dire : 18 « Malheur à nous, misérables malheureux qu'attend la dure et infernale torture, nous qui vivons non seulement en pillant nos prochains et en blessant des hommes, mais même en tuant ! Et pourtant, en dépit de si horribles crimes, nous ne sommes aiguillonnés par aucune crainte de Dieu ni componction de la conscience. 19 Voici que ce saint frère qui est venu à nous s'est humblement accusé devant nous de quelques paroles parfaitement justes, dues à notre malice ; en

1. Mt 9 12-13.

2. Voir Mt 9 11.

2838 outre, avec du pain et du vin, il nous a apporté le bienfait de la charité et la promesse si généreuse du saint père de nous offrir le nécessaire. 20 Ce sont vraiment des saints de Dieu qui méritent la patrie céleste. Mais nous, fils de la perdition 1 éternelle, qui accumulons chaque jour contre nous les flammes vengeresses pour nos infâmes crimes, 21 je ne sais si nous pourrions trouver la miséricorde de Dieu pour les méfaits que nous avons commis et les coups que nous avons portés ? » Alors qu'un d'entre eux disait ces choses et de semblables, les deux autres dirent : « Que nous faut-il donc faire ? » 22 Et lui : « Allons, dit-il, à saint François et si lui nous donne l'assurance que, pour nos grands péchés, nous pourrions trouver la miséricorde de Dieu, tout ce qu'il demandera, faisons-le pour pouvoir libérer notre âme du gouffre infernal. »

23 Les trois se rangèrent unanimement à cet avis et vinrent en hâte à saint François, disant : « Père, à cause de nos crimes nombreux et méchants, nous ne sommes pas assurés de pouvoir trouver la miséricorde de Dieu ; 24 mais si tu crois en confiance que Dieu nous recevra dans sa miséricorde, voilà, nous sommes prêts à faire pénitence avec toi. » 25 Saint François, les recevant avec bienveillance et charité, les exhortant par de multiples exemples, leur donna l'assurance qu'ils trouveraient la miséricorde de Dieu ; en outre, il leur promit que lui-même leur gagnerait la miséricorde du Seigneur Jésus Christ, 26 leur enseignant aussi comment la grandeur incommensurable de la miséricorde divine surpasse tous nos péchés, fussent-ils infinis, et comment, au témoignage de l'Évangile 2 et de l'apôtre saint Paul 3, le Christ béni est venu en ce monde pour racheter les pécheurs. 27 Grâce à ces exhortations salutaires, ces trois larrons renoncèrent au monde et, reçus par le saint père, ils s'attachèrent à lui tant par l'habit que par l'esprit. Deux d'entre eux, restant peu de temps en vie après cette louable transformation, quittèrent le présent siècle à l'appel du Seigneur. 28 Mais

1. Jn 17 12.

2. Voir Mt 20 28.

3. Voir Ep 1 7 ; Col 1 14.

le troisième, qui survécut, en considération des nombreux et grands péchés qu'il avait faits, se soumit à une telle pénitence que pendant quinze ans — exception faite des carêmes ordinaires qu'il faisait avec les autres — il mangeait toujours seulement trois fois par semaine du pain et de l'eau. 29 Se contentant seulement d'une petite tunique, il marchait toujours nu-pieds et ne dormait jamais après matines. Pendant cette période de quinze ans, saint François partit de ce monde vers le Père.

30 Comme ce frère s'en était toujours tenu à cette astreinte de pénitence pendant de très nombreuses années, voici qu'une nuit, après matines, survint une si grande tentation de somnolence qu'il ne pouvait résister au sommeil par aucun moyen ni veiller comme il en avait coutume. 31 Comme il ne pouvait veiller et était incapable de prier, succombant à la tentation, il alla au lit pour dormir 1. À peine eut-il posé la tête sur son lit qu'il fut conduit en esprit sur une très haute montagne 2 où il y avait un précipice très profond et, ici et là, des rochers abrupts et diverses roches inégalement saillantes. 32 Celui qui le conduisait poussa le frère du sommet de ce précipice : glissant la tête la première dans les rochers et subissant des chocs de cailloux en cailloux, quand il parvint au fond du précipice, il lui semblait que tous ses membres étaient rompus et ses os brisés. 33 Tandis qu'il gisait ainsi durement meurtri, il est appelé à se lever par son guide, car il devrait encore faire un grand voyage. Le frère lui répondit « Tu sembles être un homme dur et sans mesure : alors que tu vois que je suis brisé de partout à en mourir, tu me dis pourtant de me lever ! » 34 Celui-ci, s'approchant et le touchant, aussitôt le guérit parfaitement de toutes les meurtrissures de ses membres. Il lui montra alors une grande plaine jonchée de pierres acérées, d'épines et de chardons 3 ainsi que de ravines pleines de boue et d'eau. Il fallait donc qu'il marche,

1. Les frères pouvaient se recoucher entre matines et laudes, mais il était évidemment plus méritoire de rester éveillé et de prier dans cet intervalle.

2. Voir Mt 17 1 ; Mc 9 2.

3. Réminiscence de Jg 8 7 ?

2840 déchaussé, et gagne la fin de cette plaine où il y avait une fournaise brûlante qu'on voyait de loin, dans laquelle il devait entrer. 35 Quand il eut traversé cette plaine au prix d'une grande angoisse et qu'il fut parvenu à cette fournaise, l'ange lui dit : « Entre dans cette fournaise, car il est nécessaire qu'il en soit ainsi. » 36 Il répondit : « Hélas, quel dur guide tu es : alors que tu vois que j'ai été péniblement tourmenté dans cette plaine si angoissante, que j'ai besoin du plus grand repos, tu me dis : "Entre dans la fournaise !" » 37 Mais comme il regardait autour de la fournaise, voici qu'il vit partout des démons avec des fourches qui, comme il tardait à entrer, le poussèrent brusquement dans la fournaise avec leurs fourches.

38 Alors qu'il était entré dans ce feu, il y trouva un de ses compères qui brûlait complètement et il s'exclama : « Ô malheureux compère, comment en es-tu arrivé là ? » Il dit : « Avance un peu dans ce feu et tu trouveras ma femme, ta commère, qui te racontera la raison de ma damnation. » Quand donc il eut un peu avancé dans le feu, voici que lui apparut sa commère en train de brûler, complètement enfoncée et coincée dans une mesure de froment. Il lui dit : « Ô malheureuse et misérable commère, pourquoi es-tu tombée dans un tel supplice ? » Elle répondit : « Parce qu'au temps de la grande famine dont le bienheureux François avait prédit la venue 1, comme mon mari et moi vendions du froment, nous avons falsifié la mesure : voilà pourquoi je me consume étranglée dans cette mesure. » Sur ces mots, l'ange le chassa hors du feu, disant : « Prépare-toi au voyage, car tu as encore une traversée horrible. » 39 Il lui disait : « Ô guide très sévère qui n'es ému par nulle compassion, tu vois que je suis comme tout consumé et tu dis : "Viens encore dans un danger horrible !" » 40 Mais l'ange le toucha et le guérit parfaitement. Il le conduisit sur un pont qui ne pouvait être franchi sans courir un immense danger, car il était très étroit et excessivement glissant. 41 Sous le pont coulait un fleuve terrible, plein de serpents et de dragons, de

1. Attestée en 2C 52, cette prédiction est à nouveau évoquée en Actus 38 9.

scorpions et de crapauds 1, ainsi que d'horribles puanteurs. L'ange dit : « Traverse ce pont, car il faut absolument que tu le passes. » 42 Mais lui répondit : « Comment pourrais-je traverser sans tomber dans un fleuve si dangereux ? » L'ange répondit : « Viens derrière moi, pose ton pied où tu verras que je pose le mien et tu traverseras sans encombre. » 43 Marchant à la suite de l'ange, posant son pied où celui qui le précédait le posait, il parvint jusqu'au milieu du pont sain et sauf.

44 Mais alors qu'ils étaient au milieu du pont, l'ange partit en volant et s'éleva en haut vers une demeure fort merveilleuse et placée dans les hauteurs extrêmes ; lui remarqua bien comment l'ange s'envola. 45 Mais comme il était resté sans guide au milieu du pont et que les terribles animaux du fleuve levaient déjà la tête pour le dévorer s'il tombait, il se tenait dans une si grande terreur qu'il ne savait nullement que faire, car il ne pouvait ni reculer ni avancer. 46 Aussi, placé dans une si grande tribulation et un si grand danger, s'inclina-t-il et embrassa-t-il le pont ; puis, voyant qu'il n'y avait d'autre refuge que Dieu, il commença à invoquer du fond du coeur le Seigneur Jésus Christ pour qu'il daignât le secourir de sa très sainte et très pieuse miséricorde. 47 Après sa prière, il lui sembla qu'il lui venait des ailes ; fort réjoui de cela, il attendit qu'elles poussent, espérant gagner en volant de l'autre côté du fleuve le lieu jusqu'où avait volé l'ange. 48 Mais comme il s'était trop hâté de s'envoler, car les ailes n'avaient pas poussé complètement, perdant son envol il tomba sur le pont et toutes les plumes tombèrent par-dessus. Vraiment terrifié, embrassant de nouveau le pont, il implorait en pleurant la miséricorde du Christ. 49 Il lui sembla de nouveau qu'il lui venait des ailes, mais, comme la première fois, dans sa hâte de voler avant l'achèvement des ailes, il tomba une deuxième fois sur le pont et les plumes tombèrent de la même manière que la première fois.

1. À la suite de certains manuscrits des Actes (voir éd. Sabatier, p. 102), nous corrigeons le latin « bubo » (« hibou ») en « bufo » (« crapaud »), plus vraisemblable en raison du contexte aquatique du passage.

2842      50 Comprenant que c'était à cause de sa hâte qu'il ne pouvait parfaitement voler, il dit en son cœur 1 : « S'il me vient une troisième fois des ailes, j'attendrai autant qu'il faut pour ne plus perdre mon envol. » 51 Il lui sembla qu'entre la première, la deuxième et la troisième pousse d'ailes, il avait attendu cent cinquante ans et plus. 52 Comme il lui semblait qu'il avait parfaitement achevé ses ailes, en cette troisième fois il s'éleva vaillamment en hauteur et gagna en volant la demeure où avait volé l'ange. 53 Alors qu'il était parvenu à la porte de cette admirable habitation, le portier lui dit : « Qui es-tu, toi qui es venu ici ? » Il répondit : « Je suis frère mineur. » — « Attends, dit l'autre, que je ramène saint François, pour savoir s'il te reconnaît. »

54 Comme ce dernier était parti chercher saint François, l'autre commença à examiner les murs de cette cité merveilleuse ; et voici, les murs étaient transpercés d'une si grande clarté qu'il voyait clairement tout ce qui se passait à l'intérieur et les choeurs merveilleux des saints qui étaient à l'intérieur. 55 Tandis qu'il examinait, voici le bienheureux François, le saint frère Bernard et frère Gilles et, à la suite de saint François, une multitude, si grande qu'elle semblait presque innombrable, de saints et de saintes de Dieu qui avaient suivi ses traces. 56 Comme saint François était venu à lui, il dit au portier : « Permets-lui d'entrer, car il est de mes frères. » Saint François le conduisit alors à l'intérieur, lui montrant beaucoup de merveilles. 57 Aussitôt qu'il y fut entré, il sentit une si grande consolation et douceur qu'il oublia toutes les tribulations qui avaient précédé, comme si jamais il n'avait été dans le monde. 58 Après quoi saint François dit : «Il faut, fils, que tu retournes dans le monde et attendes sept jours, pendant lesquels prépare-toi du mieux que tu peux, car au bout de sept jours je viendrai te chercher et tu viendras alors avec moi dans ce lieu merveilleux des bienheureux. » 59 Saint François était revêtu d'une chlamyde toute décorée de très belles étoiles et ses cinq

1. Ps 9 32.

stigmates étaient comme cinq étoiles très resplendissantes, qui brillaient de tant de lumière qu'elles semblaient illuminer de leurs rayons toute la cité. 60 Frère Bernard avait sur la tête une couronne d'étoiles 1 très belle ; frère Gilles était aussi tout décoré d'une admirable lumière. Il reconnut là dans la gloire, avec le bienheureux François, de nombreux autres saints frères mineurs qu'il n'avait jamais vus.

61 Après donc en avoir reçu l'autorisation, ce frère, quoique avec dégoût, retourna dans le monde. Alors qu'il était revenu, les frères sonnèrent prime et il ne s'était pas écoulé plus de temps qu'entre matines et l'aurore de cette même nuit 2, bien que cela lui semblât avoir duré plusieurs années. 62 Ce frère raconta en détail cette vision et le terme des sept jours à son gardien ; aussitôt, il commença à être pris de fièvre. 63 Le septième jour, saint François, venant avec une compagnie glorieuse de saints, conduisit aux joies des bienheureux l'âme du frère, qui sous la conduite de l'ange avait été purifiée dans la vision évoquée plus haut. À la louange de notre Seigneur Jésus Christ. Amen.

CHAPITRE XXX COMMENT SAINT FRANÇOIS TANDIS QU'IL PRÊCHAIT À BOLOGNE CONVERTIT DEUX NOBLES DE LA MARCHE À SAVOIR FRÈRE PÉRÉGRIN ET FRÈRE RICHER 3

À un moment où saint François allait par le monde et qu'il était parvenu à la cité de Bologne, comme le peuple avait appris

1. Voir Ap 12 1.

2. Aux matines succèdent normalement les laudes qui se célèbrent à l'aurore, très proches de l'office de prime, il est vrai.

3. Ce chapitre, écourté et fondu avec Actus 31, est repris dans la première partie de Fio 27.

2844 son arrivée, tous coururent ensemble à saint François de sorte qu'il pouvait à peine marcher par terre. 2 Tous désiraient le voir, comme une nouvelle fleur du monde et un ange du Seigneur, de sorte que c'est avec la plus grande peine qu'il put parvenir à la place de la cité. 3 Quand s'y fut assemblée une très grande foule d'hommes, de femmes et de nombreux écoliers 1, se levant au milieu d'eux, saint François prêcha sous la dictée du Saint-Esprit des choses si admirables et étonnantes qu'il semblait non un homme, mais un ange. 4 Car ses paroles célestes semblaient, telles les flèches acérées du puissant2 lancées par l'arc de la sagesse divine, pénétrer si profondément dans le coeur de tous qu'il convertit de l'état de péché aux lamentations de la pénitence une très grande foule d'hommes et de femmes.

5 Parmi eux il y avait des étudiants des plus nobles de la Marche d'Ancône, à savoir Pérégrin, qui était de la maison de Falerone 3, et Richer de Muccia 4. 6 Ces derniers, profondément touchés parmi d'autres par les paroles du saint père, vinrent au bienheureux François, disant qu'ils voulaient absolument abandonner le monde et prendre l'habit de ses frères. 7 Saint François, considérant leur ferveur, connut par l'Esprit saint qu'ils avaient été envoyés par Dieu et, en outre, il comprit à quel genre de vie chacun d'entre eux s'adonnerait. 8 Les recevant donc avec joie, il dit : « Toi, Pérégrin, suis la voie de l'humilité ; toi, Richer, sers les frères. » Il en fut ainsi. 9 Car 2845 frère Pérégrin ne voulut jamais devenir clerc, mais demeura laïc, alors qu'il était fin lettré et instruit dans les décrétales 1.  En raison de cette humilité, il parvint à la plus grande perfection des vertus, particulièrement à la grâce de la componction et de l'amour de notre Seigneur Jésus Christ. H Car embrasé de l'amour du Christ et enflammé du désir de martyre, il gagna Jérusalem pour visiter les lieux très sacrés du Sauveur, portant avec lui un livre des Évangiles 2.

12 Comme il lisait en quels lieux sacrés le Dieu et homme avait passé, qu'il les touchait de ses pieds et les voyait de ses yeux, il s'y prosternait pour prier le Seigneur, étreignait avec les bras de la foi ces lieux très saints, les embrassait avec les lèvres de l'amour et les baignait tous de larmes très pieuses, si bien qu'il excitait tous ceux qui le voyaient à la plus grande dévotion. 13 Mais sur ordre divin, il rentra en Italie et, en vrai pèlerin du monde 3 et citoyen du Royaume céleste 4, il ne visitait que très rarement ses nobles parents. 14 Il les encourageait au mépris du monde et, parlant sobrement, les incitait à l'amour divin puis les quittait rapidement et en hâte, disant que le Christ Jésus, qui ennoblit l'âme, ne se trouve pas parmi les parents et les connaissances 5.

15 C'est de ce frère Pérégrin que frère Bernard, le premier-né de notre très saint père François 6, put dire une parole tout à fait remarquable, à savoir que ce frère Pérégrin était un des frères

1. À l'époque de François, Bologne est une cité renommée pour son université. Fondée, croit-on, au xi' siècle, elle se divise au xur siècle en deux collèges spécialisés, l'un dans le droit canon (jus canonicum), l'autre dans le droit civil (jus civile). François a prêché plusieurs fois à Bologne et nous avons sur une de ses prédications le témoignage de Thomas de Split (TM 24).

2. Ps 119 (120) 4.

3. Falerone, province d'Ascoli Piceno, Marche d'Ancône. Seul ce chapitre des Actes évoque Pérégrin (« Peregrinus » en latin, qu'on pourrait traduire par « Pèlerin ») de Falerone. Il mourut en 1233 à San Severino Marche.

4. Muccia, province de Macerata, Marche d'Ancône. Sur Richer de Muccia ou de la Marche d'Ancône, voir Actus 31.

 

1. Les décrétales sont les constitutions des papes, au fondement du droit canon, et par extension désignent le droit canon lui-même. Il faut donc comprendre qu'il avait une formation de canoniste.

2. Ce pèlerinage à Jérusalem n'est pas autrement documenté.

3. Il y a en latin un jeu de mots sur le nom du personnage (« Peregrinus ») et la qualité dont il est doté (« peregrinus », « pèlerin »), repris en Actus 30 16.

4. Voir Ep 2 19.

5. Lc 2 44.

6. En latin « primogenitus », emprunté à LM 3 3 pour qualifier Bernard et employé de manière récurrente dans les Actes ; voir Actus 1 IO, 3 21, 5 8, etc.

les plus parfaits de ce monde. 16 Il fut en effet vraiment pèlerin 1, car l'amour du Christ, qui brûlait toujours dans son coeur, ne lui permettait pas de trouver le repos dans une chose créée 2 ni de fixer son affection sur quelque chose de temporel, mais de toujours tendre vers la patrie, d'aspirer à la patrie 3 et de progresser de vertu en vertu jusqu'à transformer l'amant en aimé. 17 À la fin, plein de vertus, c'est auprès du Christ, qu'il aima de tout son coeur, qu'il reposa en paix, avec de nombreux miracles avant et après sa mort. À la louange de notre Seigneur Jésus Christ. Amen.

CHAPITRE XXXI COMMENT SAINT FRANÇOIS DÉLIVRA FRÈRE RICHER D'UNE TRÈS GRANDE TENTATION 4

1 Quant à frère Richer, compagnon sur terre et maintenant concitoyen dans les cieux de ce frère Pérégrin, empruntant la voie active pendant sa vie et servant très fidèlement Dieu et son prochain, il devint très familier et très cher à saint François, 2 si bien qu'il apprit beaucoup de saint François et que, grâce à son enseignement, il comprit clairement la vérité sur de nombreux points douteux et connut la volonté du Seigneur pour mener les

1. Voir Actus 30 13.

2. Voir Ps 62 (61) 1 : « Je n'ai de repos qu'en Dieu seul. »

3. « Patria » a ici le sens de « patrie céleste », « Royaume des cieux ».

4. Ce chapitre, repris dans le deuxième volet de Fio 27, semble résulter de la fusion, réorganisation et amplification de différents éléments présents dans les sources hagiographiques antérieures. Ainsi 1C 49-50, reprise en 2C 44, évoque-t-elle bien la tentation de frère Richer et la manière dont François l'en délivra, mais, entre autres différences, Thomas de Celano ne fait pas intervenir d'intermédiaires entre Richer et le saint, pas plus qu'il ne localise la scène. Si le rédacteur des Actes la situe au palais d'Assise, c'est vraisemblablement à CA 101 ou SP 2 qu'on le doit, car Richer y est montré recueillant de François, malade à Assise, des élucidations sur la Règle (l'Intention de la Règle).

Affaires 1 ; et selon la prophétie du saint père 2, il servit les frères. 3 Il devint ministre dans la Marche d' Ancône et, en raison du zèle pour Dieu qui brûlait toujours en son coeur, il dirigeait la province dans la plus grande paix et le plus grand discernement, en suivant l'exemple du Christ qui voulut agir avant d' enseigner 3.

4 Mais au bout de quelque temps, la providence divine lui octroya pour le bénéfice de l'âme une très grave tentation, afin qu'il fût éprouvé et purifié comme l'or très pur 4. Par suite, fort anxieux et tourmenté à cause de cette tentation, il s'abîmait dans l'abstinence et les coups de discipline, les larmes et les prières, mais il ne pouvait être libéré de la tentation. 5 Il était souvent acculé au plus grand désespoir, car, à cause de la cruauté de la tentation, il se croyait abandonné de Dieu. 6 Tombé au fond de la désolation et du désespoir, il songea en son coeur, disant : « Je me lèverai et j'irai auprès de mon père 5 François et, s'il se montre familier avec moi, je crois que Dieu me sera propice ; sinon, ce sera le signe que je suis abandonné de Dieu. » 7 Se mettant en route, il se rendait auprès de saint François. Or saint François, très gravement malade, était alité au palais de l'évêque d'Assise et, alors qu'il songeait au Seigneur, la nature de la tentation, l'arrivée et le projet dudit frère lui furent révélés. 8 Appelant aussitôt ses compagnons, à savoir frère Massée et frère Léon, il dit : « Allez rapidement à la rencontre de mon fils, frère Richer, et, en l'embrassant et le saluant de ma part, dites-lui qu'entre tous les frères qui sont dans le monde, je l'aime particulièrement. » 9 Ceux-ci, en vrais fils de l'obéissance, partirent aussitôt à la rencontre de frère Richer ; le trouvant, ils remplirent si bien son âme de consolations en l'embrassant et répétant les paroles aimables du père, comme

1. Voir CA 101 et SP 2.

2. Voir Actus 30 8.

3. Voir Ac 1 L

4. Voir Ba 3 30.

5. Le 15 18.

avait dit saint François, qu'il fondit pour ainsi dire entièrement de joie. 10 Il montra alors tant d'allégresse, manifesta tant de joie et rendit tant de louanges et de grâces à Dieu — car Dieu avait rendu son voyage heureux 1 — que les mots peuvent à peine en rendre compte. 11 Ô bon Jésus, qui jamais n'abandonnes ceux qui espèrent en toi 2, mais fournis toujours avec la tentation le moyen que nous puissions la supporter 3 !

12 Que dire de plus ? Il parvint au lieu où était alité l'homme angélique et très divin, François ; bien que ce dernier fût gravement malade, il se leva et alla à sa rencontre ; l'embrassant avec la plus grande douceur, il dit : « Mon fils, frère Richer, entre tous les frères qui sont dans le monde entier, je te chéris. » 13 Lui imprimant sur le front le signe de la croix et l'embrassant très affectueusement à ce même endroit, il dit : « Mon très cher fils, cette tentation t'a été donnée pour ton plus grand bénéfice, mais si tu ne veux pas davantage de ce bénéfice, ne l'aie plus ! » 14 Merveilleux à dire! Aussitôt toute cette tentation diabolique se retira, comme si jamais en sa vie il ne l'avait éprouvée et il demeura tout à fait consolé en Dieu. À la louange de notre Seigneur Jésus Christ. Amen.

CHAPITRE XXXII LA GRÂCE DE CONTEMPLATION DE SAINT FRÈRE BERNARD 4

1 Quelle grande grâce le Père très haut montrait pour les pauvres évangéliques qui volontairement abandonnèrent tout

1. Ps 67 (68) 20.

2. Ps 16 (17) 7.

3. 1Co 10 13.

4. Traduite en Fio 28, l'anecdote, dont on trouve un parallèle en C24, « Vie de frère Bernard », p. 43-44, n'est pas présente dans les sources antérieures.

pour le Christ, c'est ce qui apparut en frère Bernard mentionné plus haut qui, après avoir pris l'habit du saint père, était très souvent ravi en Dieu par l'esprit 2. 2 Aussi arriva-t-il une fois que, tandis qu'il était présent dans une église pour entendre la messe et qu'il était suspendu de tout son esprit aux choses divines, il fut si absorbé en Dieu que, lors de l'élévation du corps du Christ, il ne se rendit compte de rien, 3 ne s'agenouilla pas quand les autres s'agenouillèrent et ne retira pas sa capuche, mais il restait les yeux fermés ; il demeura ainsi insensible du matin jusqu'après none 3. 4 Revenant à lui après none, il arriva en criant d'une voix surprise : « Ô frères, ô frères, ô frères ! Il n'y a personne dans cette contrée de si grand et si noble qu'il ne lui serait léger, contre la promesse d'un palais plein d'or, de porter un sac plein du fumier le plus répugnant pour gagner un si noble trésor. »

5 À ce trésor céleste réservé aux amants de Dieu, frère Bernard fut élevé en esprit à tel point que, pendant quinze ans, il allait souvent tant l'esprit que le visage dressés vers le ciel. 6 En raison de l'excessive élévation de sa pensée vers les lumières supracélestes et de l'excessive absorption de son affection dans les charismes divins, pendant ces quinze ans, jamais il n'assouvit sa faim corporelle à table. 7 Il mangeait cependant un petit peu de tout ce qu'on lui apportait 4 et disait qu'on ne peut dire qu'un homme s'abstient de choses qu'il n'apprécie en rien, car la vraie abstinence est de lutter contre les choses qui ont une saveur. 8 Il était également parvenu à une si grande limpidité d'intelligence que même les grands clercs recouraient à lui et il dénouait les questions ténébreuses sur tous les

1. Voir Actus 1-5.

2. Voir en particulier Actus 2.

3. Au milieu de l'après-midi.

4. Conformément à 1Reg 3 17 et 2Reg 3 15. 11 y a peut-être un écho à Actus 3 21-25, qui prolongerait l'idée que Bernard est un anti-Élie : là où Élie se révèle incapable de résoudre la question posée par l'ange sur la nourriture dans l'Évangile et la Règle, Bernard vit la Règle et est en outre en mesure de démêler les passages les plus obscurs des Écritures.

2850 passages de la Bible qu'on lui soumettait. 9 Comme son esprit était aussi profondément détaché des choses terrestres, il volait comme une hirondelle vers les sommets les plus élevés et, parfois pendant vingt jours, parfois pendant trente. il survolait seul les cimes des montagnes, contemplant seulement les choses célestes. 10 C'est pourquoi le saint frère Gilles disait que Dieu n'avait pas donné à tous ce don qui avait été donné à frère Bernard de Quintavalle de se nourrir en volant comme une hirondelle 1. 11 En raison de cette grâce si éminente qui lui avait été donnée par le Seigneur, saint François s'entretenait volontiers et souvent avec lui des jours et des nuits 2 ; aussi les trouva-t-on parfois tous deux ravis toute une nuit ensemble près du Seigneur dans la forêt, c'est-à-dire à l'endroit où ils s'étaient donné rendez-vous pour parler du Seigneur Jésus Christ, qui est béni dans les siècles 3. Amen.

CHAPITRE XXXIII LA TENTATION DE FRÈRE RUFIN ET COMMENT LE CHRIST LUI APPARUT 4

Frère Rufin, un des plus nobles hommes d'Assise, compagnon du bienheureux François, fut une fois, du vivant du bienheureux François, gravement tourmenté en son âme par le démon au sujet de la prédestination : l'antique Ennemi

1. Bernard se nourrit quand il est en extase et, par conséquent, de ses extases, comme les hirondelles se nourrissent en volant.

2. Voir Actus 2.

3. 2Co 11 31.

4. Ce chapitre ouvre un petit cycle de cinq chapitres consacrés à Rufin, le cousin germain de Claire qui a déjà été évoqué en Actus 1. Le chapitre est traduit en Fio 29 et on en trouve un parallèle en C24, « Vie de frère Rufin, cousin de sainte Claire », p. 50-52.

5. Voir Ap 12 9 où il est question de 1'« antique Serpent », qui est appelé « diable » et « Satan ».

suggérait en effet à son coeur qu'il n'était pas parmi les prédestinés à la vie 1 et qu'il perdrait tout ce qu'il ferait au service de la religion 2. 2 En raison de ce tourment qui occupa bien des jours son esprit, il était devenu complètement mélancolique et triste et craignait de parler de cette lutte à saint François ; néanmoins, il ne renonçait pas le moins du monde aux prières habituelles. 3 Mais l'antique Ennemi, voulant lui ajouter tristesse sur tristesse 3 - car elle blesse gravement les serviteurs de Dieu -, ajouta aussi à la lutte intérieure une lutte extérieure. 4 Aussi, lui apparaissant sous l'aspect du Crucifié, dit-il : « O frère Rufin, pourquoi t'affliges-tu de prières et de pénitence, alors que tu n'es pas parmi les prédestinés à la vie ? Crois-moi là-dessus, car moi je sais ceux que j'ai élus 4. 5 Ne crois pas le fils de Pierre de Bernardone 5 s'il te dit le contraire. Et ne l'interroge pas sur cette matière, car ni lui ni un autre n'en savent rien ; mais moi, qui suis le Fils de Dieu, je le sais bien. Crois-moi donc avec certitude : tu es au nombre des damnés. 6 Ce frère François, ton père, est damné et quiconque le suit est trompé. »

7 Frère Rufin était à ce point enténébré par le prince des ténèbres qu'il avait déjà perdu la foi et l'amour en saint François et ne se souciait pas de lui en parler. Mais ce que frère Rufin ne dit pas au saint père, l'Esprit du Seigneur le lui révéla. 8 Alors le pieux père, voyant en esprit le si grand péril encouru par ce frère, envoya frère Massée le chercher pour le ramener à tout prix auprès de lui. 9 Frère Rufin et frère François se tenaient en effet dans le lieu du mont Subasio, près d'Assise 6. Or frère Rufin répondit à frère Massée : « Qu'ai-je à faire avec frère François ? » 10 Frère Massée, homme tout empli de la

1. Les Actes se contentent d'écrire « la vie », qu'il faut bien sûr entendre au sens de « vie éternelle », ainsi que le précise Fio 29 : « vita eterna ».

2. Il faut sans doute entendre la forme de vie religieuse mineure.

3. Voir Ph 2 27.

4. in 13 18.

5. Sur la connotation négative de cette manière de rappeler l'origine de François, voir Actus 2 15.

6. À l'ermitage des Carceri.

2852 sagesse de Dieu, comprenant clairement la ruse de l'Ennemi malin, dit : « Ô frère Rufin, ignores-tu que saint François est comme un ange du Seigneur, lui qui a illuminé tant d'âmes dans le monde et par qui nous avons aussi reçu tant de dons de la grâce divine ? 11 Je veux donc que tu viennes à tout prix à lui, car je vois clairement que tu as été trompé par le diable. » Aussitôt frère Rufin vint à saint François.

12 Quand saint François le vit au loin, il se mit à crier : « Ô frère Rufin, galopin qui as-tu cru ? » Il lui raconta par le menu toute la tentation qu'il avait eue, intérieurement et extérieurement. 13 Le saint père l'instruisit de ce que c'était le diable qui lui avait suggéré ces pensées et non le Christ ; c'est pourquoi il ne devait aucunement adhérer à ses suggestions. « Mais, quand il te dira : "Tu es damné", toi tu répondras avec assurance : "Ouvre la bouche, que je t'y chie 2." 14 Que ceci te soit le signe que c'est le diable dès que tu auras dit ces mots, il s'enfuira aussitôt. Tu dois aussi reconnaître que c'était le diable en cela qu'il a endurci ton coeur contre tout bien, ce qui est son office propre. 15 Mais le Christ béni n'endurcit jamais le coeur d'un homme fidèle ; il dit même : Je t'enlèverai ton coeur de pierre et je te donnerai un coeur de chair 3. » Frère Rufin, comme saint François lui exposait ainsi par le menu le cours de la tentation par laquelle il avait été tourmenté intérieurement et extérieurement, se mit à pleurer très fort. 16 Adorant 4 le saint, reconnaissant humblement sa faute de lui avoir caché cela et tout réconforté dans le Seigneur par les conseils du saint père, il fut entièrement amendé. 17 Saint François, quant à lui, dit : « Va, fils, confesse-toi et ne renonce pas à l'exercice habituel de ta prière ; sache avec certitude que cette tentation te sera

1. Même italianisme qu'en Actus 8 11.

2. En italien dans le texte : « Apri la botta, mo te caco. »

3. Ez 11 19.

4. « Adorans » est ici plus proche de l'italien, moins restrictif que le français, et signifie davantage « se prosternant devant », « admirant ». ainsi que le confirment Actus 33 22.

d'une grande utilité et consolation, comme tu en auras la preuve sous peu. »

18 Frère Rufin regagna sa cellule pour prier dans la forêt et, alors qu'il se tenait en prière avec beaucoup de larmes, voici que vint l'Ennemi sous la forme du Christ, disant : « Frère Rufin, ne t'ai-je pas dit de ne pas croire le fils de Pierre de Bernardone, car tu es damné, et de ne pas t'épuiser dans les oraisons et les larmes ? 19 A quoi cela te sert-il, si tu t'affliges pendant ta vie et qu'à ta mort tu es damné ? » Frère Rutin répondit aussitôt : « Ouvre la bouche, que je t'y chie 1 » 20 Alors le diable, outragé, partit dans une si grande tempête et une si grande secousse des pierres du mont Subasio que, sur une grande étendue, une multitude de pierres dévala, à l'endroit où se voit encore à présent une effroyable chute de pierres 2. 21 En s'entrechoquant les uns les autres à travers la vallée, les rocs de cette montagne faisaient en effet jaillir quantité de feux. Aussi, à ce si horrible fracas de pierres, saint François et ses compagnons, étonnés, sortirent-ils à l'extérieur du lieu pour voir cet événement insolite. 22 Alors frère Rufin comprit clairement que l'Ennemi l'avait trompé, à la suite de quoi il retourna une seconde fois auprès de saint François et, se prosternant à terre, dit à nouveau sa faute. Réconforté par saint François, il demeura complètement apaisé.

23 Comme, après cela, il se tenait en prière avec beaucoup de larmes, voici que le Christ béni lui apparut et fit fondre toute son âme d'amour divin, disant : « Tu as bien fait, fils, de croire frère François, car celui qui t'attristait était le diable. 24 C'est moi le Christ, ton maître, et, pour que tu en sois tout à fait certain, que ceci te soit un signe tant que tu seras de ce monde, jamais plus tu ne seras triste. » 25 Le Christ bénit frère Rufin et le laissa en une joie, douceur d'esprit et élévation de pensée si grandes qu'il était jour et nuit absorbé en Dieu. 26 11 fut dès lors

1. Toujours en italien dans le texte.

2. Peut-être à assimiler au « trou du diable » (« buco del diavolo ») visible aux Carceri.

2854 conforté d'une grâce, bénédiction et certitude du salut éternel si grandes qu'il fut complètement renouvelé en un autre homme ; il fut conforté d'une élévation de pensée et patience de la prière si grandes qu'il se serait continûment tenu jour et nuit dans un tout petit cercle à contempler les choses divines, si on ne l'en avait pas empêché 1. 27 Aussi saint François disait-il de lui que frère Rufin était, de son vivant, canonisé dans le ciel par le Seigneur Jésus Christ et qu'il n'hésiterait pas, en son absence, à dire « saint Rufin », alors qu'il était encore vivant sur terre 2. A la louange de notre Seigneur Jésus Christ. Amen.

CHAPITRE XXXIV L'ADMIRABLE ET HUMBLE OBÉISSANCE DE FRÈRE RUFIN 3

1 Frère Rufin était si absorbé en Dieu en raison de l'exercice d'une contemplation continuelle que, devenu comme insensible, il parlait vraiment très rarement ; du reste, il n'était pas doué de la grâce de répandre la parole, car il n'avait ni l'audace pour parler ni l'éloquence. 2 Or un jour, saint François ordonna à frère Rufin d'aller à Assise et de prêcher au peuple ce que le Très-Haut lui inspirerait. 3 Mais frère Rufin répondit : « Révérend père, épargne-moi et ne me confie pas cette tâche, car, comme tu le sais bien, je n'ai pas la grâce de la parole et je suis même un simple et un ignorant sans instruction 4. » 4 Saint François dit : « Puisque tu ne m'as pas obéi tout de suite, pour

1. Il semble que l'expression « infra parvulum circulum » (« à l'intérieur d'un tout petit cercle ») soit ici une manière d'indiquer que Rufin aurait pu demeurer en prière dans n'importe quel petit endroit et non une allusion précise à une pratique mystique.

2. Voir Actus 37 9.

3. Traduit en Fio 30 et parallèle en C24, « Vie de frère Rufin... », p. 47-48.

4. Rufin prononce ici les qualificatifs que s'applique François lui-même en LOrd 39.

cette raison, par obéissance je t'ordonne d'aller à Assise nu, en ne conservant que tes braies ; entrant dans une église, tu prêcheras ainsi nu au peuple. »

5 Celui-ci, en homme vraiment obéissant, gagna aussitôt nu Assise et, après avoir fait sa révérence 1 dans une église, il se leva pour prêcher. Les enfants et les hommes se mirent à rire et à dire : « Voici qu'ils font si grande pénitence qu'ils deviennent fous ! » 6 Dans le même temps, saint François, songeant à la prompte obéissance de frère Rufin et au commandement si dur, se mit à s'invectiver lui-même très durement, disant : « D'où vient que toi, fils de Pierre de Bernardone 2, vil petit homme, tu ordonnes à frère Rufin, qui est des citoyens les plus nobles d'Assise, d'aller nu prêcher au peuple ? 7 Par Dieu, je te ferai éprouver par toi-même ce que tu commandes à autrui ! » Cela dit, dans la ferveur de l'Esprit saint, il se dépouilla de sa tunique et alla nu à Assise, menant avec lui frère Léon qui transportait très discrètement sa tunique et celle de frère Rufin.

8 En le voyant nu, les Assisiates se moquaient de lui comme d'un fou, pensant qu'aussi bien lui que frère Rufin perdaient l'esprit à cause de la pénitence. Le bienheureux François trouva frère Rufin qui avait déjà commencé à prêcher. 9 Il disait avec dévotion : « O très chers, fuyez le monde, renoncez au péché, rendez le bien d'autrui si vous voulez éviter l'enfer ; observez les commandements 3 en aimant Dieu et votre prochain 4 si vous voulez gagner le ciel ; et faites pénitence, car le Royaume des cieux approche 5. » 10 C'est alors que saint François monta nu en chaire et prêcha des choses si étonnantes sur le mépris du monde, la sainte pénitence, la pauvreté volontaire, le désir du

1. Il s'agit d'une génuflexion ou d'une prosternation, dont les Fioretti précisent qu'elle est faite « devant l'autel ».

2. Voir Actus 2 15. Le fils du marchand s'oppose au noble Rufin.

3. Jn 14 15.

4. Voir Lc 10 27 ; Mt 22 37-40 ; Mc 12 28-31.

5. Mt 3 2.

2856 Royaume céleste, la nudité, les opprobres et la très sainte passion de Jésus Christ crucifié 11 que tous les hommes et femmes, qui s'étaient assemblés là en grande multitude, se mirent à pleurer très fort ; avec une incroyable dévotion et componction, ils réclamaient au ciel la miséricorde du Très-Haut, en sorte que presque tous furent plongés dans une stupeur d'esprit inouïe. 12 Il y eut ce jour-là dans Assise une si grande lamentation dans le peuple présent que jamais dans cette cité on n'entendit semblable lamentation pour la passion de notre Seigneur Jésus Christ. 13 Après avoir ainsi édifié le peuple, consolé les brebis du Seigneur et béni le nom de notre Seigneur Jésus Christ à très haute voix, saint François fit se rhabiller frère Rufin et se rhabilla en même temps que lui. 14 Après avoir revêtu leurs tuniques, glorifiant et louant Dieu pour s'être vaincus eux-mêmes, avoir édifié les brebis du Seigneur et leur avoir montré combien est méprisable le monde, ils regagnèrent le lieu de la Portioncule. 15 Et ils s'estimaient bienheureux, ceux qui pouvaient toucher la frange de leur vêtement 1. À la louange de notre Seigneur Jésus Christ. Amen.

CHAPITRE XXXV FRÈRE RUFIN, COMMENT IL LIBÉRA UN DÉMONIAQUE 2

1 Le susdit frère Rufin, en raison de la grande attention de son coeur à Dieu et de la sérénité angélique de son esprit, chaque fois que quelqu'un l'appelait, répondait à ceux qui l'appelaient avec une si grande gravité, douceur et lenteur dans la voix qu'il semblait revenir d'un autre monde. 2 Ainsi, une fois qu'il avait été appelé par les compagnons à sortir chercher du pain,

1. Lc 8 44.

2. Le chapitre n'a pas été repris en Fio, mais on en trouve un parallèle, toutefois amputé d'Actus 35 1-2, en C24, « Vie de frère Rufin... », p. 48.

répondit-il en homme vraiment divin : « Mon-on frè-è-è-re, trè-è-è-ès volontiers 1. »

3 Alors donc qu'il quêtait du pain dans Assise, voici qu'on conduisait un démoniaque solidement attaché et accompagné d'un grand nombre d'hommes : il était conduit à saint François pour être libéré du démon. 4 Mais comme il avait vu frère Rufin de loin, il se mit aussitôt à crier et se démener si furieusement qu'après avoir brisé ses liens, il fila entre les mains de tous. 5 Les hommes, stupéfaits d'une attitude si insolite, le conjurèrent de dire pourquoi il était plus tourmenté que d'habitude. 6 Il répondit 2 : « Parce que ce petit pauvre frère, cet obéissant, humble et saint frère Rufin qui marche avec sa besace me brûle par ses saintes vertus et me torture par ses humbles prières ; voilà pourquoi je ne peux rester davantage dans cet homme-là. » 7 Cela dit, il sortit aussitôt. Entendant cela, comme ces hommes et aussi le malade guéri lui montraient une grande révérence, frère Rufin rendit louange au Seigneur Jésus Christ et les exhorta à glorifier Dieu et notre Sauveur, le Seigneur Jésus Christ. Amen.

CHAPITRE XXXVI COMMENT FRÈRE RUFIN VIT ET TOUCHA LA PLAIE AU CÔTÉ DE SAINT FRANÇOIS 3

Notre bienheureux père François cachait aux yeux de tous les très saintes plaies que le Christ, Fils de Dieu, avait

1. En italien dans le texte : « Fra.a.a.te mi.rni.o, mu.u.u.ultu voluntiere.»

2. C'est le démon qui parle et agit.

3. Chapitre non repris en Fio (peut-être à cause des contradictions visibles qu'il entretient avec les sources antérieures), mais dont on retrouve un parallèle en C24, « Vie de frère Rufin... », p 52-53, et en CSti 4 c, qui tous deux concilient les données contenues dans les Actes et celles des légendes antérieures (1C 95, 2C 135-138 et LM 13 8). On peut se demander si, en érigeant Rufin au rang de témoin unique, le rédacteur des Actes — ou les traditions qu'il a recueillies — ne s'efforce pas de dénier tout rôle positif dans l'histoire de François à Élie, dont les sources antérieures indiquent qu'il est le seul à avoir vu le stigmate du côté (1C 95). C'est en tout cas une interprétation que pourrait corroborer le chapitre suivant des Actes, où Élie est encore une fois malmené au détour d'une phrase.

2858 miraculeusement imprimées à ses mains, ses pieds et à son côté avec un tel zèle que presque personne ne put les examiner entièrement du vivant du saint. 2 Car, à partir de ce moment, il allait chaussé et seul le bout des doigts de ses mains était visible à ses compagnons ; il cachait ainsi ses mains avec ses manches, se souvenant de ce qui est dit par l'ange à saint Tobie : Il est bon de cacher le secret du roi 1. 3 Mais sa plaie au côté, il la cacha toujours si bien de son vivant qu'à l'exception de frère Rufin qui mérita de la voir grâce à un pieux stratagème, nul autre ne put la voir de son vivant 2. C'est par un triple témoignage que frère Rufin s'assura et assura les autres de la très sainte plaie au côté.

4 Premièrement, comme parfois, lorsqu'il devait laver les caleçons du saint père, il les trouvait abondamment ensanglantés de la partie du côté droit, il avait donc acquis la certitude que c'était du sang qui coulait d'une plaie au côté droit. 5 Mais saint François réprimandait frère Rufin quand il s'apercevait qu'il déroulait lesdits caleçons pour voir ce signe 3. 6 Dans un deuxième temps, frère Rufin, pour accroître sa certitude, une fois qu'il frictionnait le saint père, plongea un doigt de la main dans cette plaie, à cause de quoi saint François, qui éprouva une violente douleur, poussa un grand cri, disant : « Que Dieu te pardonne, frère Rufin ! Pourquoi as-tu voulu faire

1. Tb 12 7. Sur le soin de François à cacher les stigmates, voir 1C 95, 2C 135 et LM 13 8.

2. Cela va à l'encontre de 1C 95 (repris en. LO 2, 2C 138 et LM 13 8) qui indique que c'est Élie qui vit le stigmate du côté, tandis que Rufin le toucha seulement.

3. 2C 136 rapporte une scène analogue, mais le protagoniste en est un frère anonyme, tandis que LM 13 8 suggère que plusieurs frères eurent connaissance de taches de sang sur les caleçons du saint.

cela 1? » 7 Troisièmement, le même frère, désireux de voir avec les yeux du corps cette vénérable plaie, dit à saint François avec une ruse charitable : « Je te prie, père, de m'accorder une très grande consolation me donner ta tunique et prendre la mienne par charité paternelle. » 8 Frère Rufin faisait cela pour voir de ses yeux la plaie au côté, qu'il avait touchée une fois de la main, quand saint François se déshabillerait ; ainsi fut-il fait. 9 Aussi saint François, cédant à l'appel à la charité de frère Rufin, se débarrassa-t-il de sa tunique et prit-il la sienne ; comme il n'avait que cette seule tunique, en se déshabillant, il ne put se cacher assez pour que frère Rufin n'examinât pas soigneusement ladite plaie. 10 C'est ainsi que cette plaie du saint fut confirmée par les trois témoignages susdits. À la louange et à la gloire de notre Seigneur Jésus Christ. Amen.

CHAPITRE XXXVII FRÈRE RUFIN, COMMENT IL ÉTAIT UNE DES TROIS ÂMES ÉLUES 2

Comme notre Seigneur Jésus le Christ béni dit dans l'Évangile : Je connais mes brebis et mes brebis me connaissent 3, de même notre bienheureux père François, en bon pasteur 4, par la révélation du Seigneur savait tous les mérites et les vertus de ses compagnons. 2 Il connaissait en outre leurs

1. D'après 1C 95 et LO 2 (repris en 2C 138 et LM 13 8 où le nom de Rufin n'est toutefois plus mentionné), c'est malencontreusement que les doigts de Rufin glissèrent dans la blessure du saint. Quant à l'échange de tuniques qui suit, il se produit au bénéfice d'Élie selon LO 2.

2. Traduit avec une fin écourtée en Fio 31, parallèle en C24, « Vie de frère Rufin... », p. 46, pour Actus 37 3-9. L'intertitre retenu par les Actes, qui fait de Rufin le protagoniste du chapitre, ne rend pas vraiment compte de son contenu ; on lui préférera celui de Fio 31 : « Comment saint François connaissait en détail les secrets de conscience de tous ses frères. »

3. Jn 10 14.

4. Voir Jn 10 11.

2860 défauts et vices, grâce à quoi il savait procurer à tous le remède adapté, humiliant les superbes et exaltant les humbles, réprimant les vices et élevant les vertus, comme quiconque peut s'en rendre compte par les remarquables révélations qu'il avait au sujet de sa famille primitive.

3 Ainsi pour en rappeler une parmi beaucoup d'autres, une fois saint François, assis dans un petit lieu avec ses compagnons, s'exerçait avec eux à des conversations divines. 4 Frère Rufin, homme assurément distingué par sa sainteté, n'était alors pas avec eux pendant cette conversation divine, car il n'était pas encore sorti de la forêt qu'il avait gagnée pour prier. 5 Tandis que saint François progressait avec les autres compagnons dans les saintes exhortations et les entretiens divins, voici que frère Rufin, noble citoyen d'Assise, mais serviteur de Dieu plus noble encore, d'une très pure virginité, glorifié par la prérogative la plus noble qu'est la contemplation divine, 6 orné en outre des fleurs d'une vie à l'odeur agréable à Dieu et aux hommes, sortait de la forêt où il s'était tenu à méditer sur les choses célestes et passait non loin de saint François. 7 Comme le saint l'apercevait de loin, se tournant, il dit à ses compagnons : « Dites-moi, très chers, quelle est l'âme la plus sainte que Dieu ait maintenant au monde ? » Ceux-ci répondirent humblement qu'ils pensaient que c'était saint François lui-même qui était distingué par ce privilège. 8 Mais lui répondit : « Moi, très chers frères, je suis par nature l'homme le plus indigne et le plus vil que Dieu ait au monde. Mais voyez-vous ce frère Rufin, qui sort maintenant de la forêt ? Le Seigneur m'a révélé que son âme est une des trois âmes les plus saintes que Dieu ait maintenant en ce monde. 9 Je vous le dis fermement : je n'hésiterais pas à l'appeler "saint Rufin" alors qu'il est encore vivant de corps, puisque son âme a été confirmée dans la grâce, sanctifiée et canonisée au ciel par le Seigneur Jésus Christ 1. »

1. Voir Actus 33 27.

10 Saint François disait ces paroles en l'absence dudit frère. En cela il montrait que lui, le saint père, en bon pasteur 1 , connaissait ses brebis auxquelles les vertus faisaient défaut : il le montra avec frère Élie, quand il lui reprochait son orgueil 2 ; avec frère Jean de La Chapelle, quand il lui prédisait qu'il se pendrait lui-même à cause de sa malice 3 ; 11 avec le frère dont le diable tenait le cou, quand il le corrigeait pour sa désobéissance 4, et avec les frères venant de la Terre de Labour, quand il accusait un d'entre eux du méfait qu'il avait commis contre son compagnon en route 5. 12 Il connaissait en outre ses brebis qui regorgeaient de grâces, comme il apparaît avec frère Bernard, le susdit frère Rufin et beaucoup d'autres, au sujet desquels Dieu avait révélé des merveilles au bienheureux François, en tant que bon pasteur 6 . À la louange et à la gloire de notre Seigneur Jésus Christ. Amen.

CHAPITRE XXXVIII FRÈRE LÉON COMMENT LUI APPARUT LE BIENHEUREUX FRANÇOIS 7

1 Amoureux de la glorieuse innocence qui pare le corps et introduit l'âme dans la grâce et la gloire, François, en raison de la grande pureté et de l'innocence de colombe 8 qu'il discernait

1. Voir Jn 10 11.

2. Voir Actus 3 27-28.

3. Voir Actus 1 3. Cette prédiction n'est pas connue autrement que par les Actes.

4. Voir 2C 34 et LM 11 11.

5. Voir 2C 39 et LM 11 13. La Terre de Labour est le nom d'une partie de la Campanie, entre Naples et Capoue.

6. Voir Jn 10 1.

7. Ce chapitre, comme le suivant également consacré à frère Léon, n'est pas traduit en Fio. C24 offre un parallèle pour Actus 38 5-7 (« Vie de frère Léon », p. 68) et pour Actus 38 8-13 (« Vie de frère Léon », p. 70-71).

8. Voir Actus 8 4 et 39 3.

2862 en frère Léon, le prenait assez fréquemment comme compagnon et l'admettait assez souvent dans ses secrets tant le jour que la nuit. 2 C'est pourquoi, entre tous les compagnons du saint père, celui qui connut le plus ses secrets et ses miracles fut ce frère Léon. 3 Car il le vit fréquemment élevé en l'air, comme il est dit ci-dessous 1 ; il l'entendit aussi fréquemment s'entretenir avec le Christ, la bienheureuse Vierge et les anges 2. 4 Il vit en outre une lumière de feu descendre du ciel sur saint François et il entendit une voix qui provenait de cette lumière parler avec lui 3. 5 Il vit aussi, un jour qu'ils marchaient ensemble, une très belle croix devant le visage du saint père : elle le précédait et le Christ y était suspendu. 6 Il voyait que cette croix merveilleuse s'arrêtait quand saint François s'arrêtait et que, quand il avançait, elle avançait avec lui ; partout où allait saint François, elle le précédait devant son visage. 7 Cette croix était d'une si grande splendeur qu'elle illuminait et embellissait non seulement le visage du saint, mais aussi tout l'air alentour. Toutes ces manifestations, frère Léon les voyait en plein jour.

8 À ce frère Léon, non seulement saint François procura pendant sa vie des consolations merveilleuses, mais aussi il lui apparut fréquemment même après sa mort. 9 Ainsi, une fois que frère Léon veillait en prières, lui apparut-il en disant : « Ô frère Léon, te souviens-tu que, lorsque j'étais dans le monde, je prédisais que surviendrait une grande famine sur la terre entière et je disais connaître un petit pauvre pour l'amour de qui Dieu épargnait les hommes et que, tant que ce petit pauvre vivrait, la très funeste famine ne serait pas envoyée ? » 10 Frère Léon répondit : « Je m'en souviens bien, très saint père. » Le bienheureux François dit : « J'étais cette créature et ce pauvre petit homme pour l'amour de qui Dieu n'envoyait pas la famine aux hommes, mais, par humilité, je ne voulais pas me dévoiler. 11 Mais maintenant, sache avec certitude, frère

1. Actus 39 5-7. Voir aussi Actus 9 32-36.

2. Voir Actus 19 8.

3. Voir Actus 9 41-42.

Léon, que, puisque j'ai quitté le monde, viendra sur terre une famine terrible et universelle, de telle sorte que beaucoup d'hommes mourront de faim 1. » 12 Il en fut ainsi : car environ six mois après ces paroles se manifesta partout une famine si grande que les hommes mangeaient non seulement les racines des herbes 2, mais aussi les écorces des arbres ; ainsi périt de faim une immense multitude d'hommes. 13 Par ce qui précède apparaît donc clairement l'innocence de frère Léon ainsi que l'amitié divine de saint François et sa prophétie infaillible. À la louange et à la gloire de notre Seigneur Jésus Christ. Amen.

CHAPITRE XXXIX FRÈRE LÉON, QUAND IL VIT SAINT FRANÇOIS ÉLEVÉ DE TERRE 3

1 Quand notre bienheureux père François commença à sentir de nouveaux et divins charismes en son âme bénie, il s'élevait fréquemment de terre dans l'air non seulement mentalement, mais aussi corporellement. 2 Une étonnante prodigalité de Dieu se produisait à son endroit au cours de ces élévations : plus abondamment 4 il sentait les dons de la grâce divine, plus haut il s'élevait de terre, ainsi que, selon leur témoignage oculaire, plusieurs de ses compagnons le constatèrent 3 et singulièrement

1. Allusion à la famine de 1228. La prédiction, déjà évoquée en Actus 29 38, est présente dès 2C 52 qui, toutefois, n'identifie pas nommément le frère auquel François la révéla.

2. Il faut entendre des plantes à tubercule.

3. Comme le précédent, ce chapitre n'est pas traduit en Fio, mais on trouve un parallèle en C 24 pour Actus 39 5-8 (« Vie de frère Léon », p. 65-66) et pour Actus 39 8-10 (« Vie de frère Léon », p. 68).

4. L'édition Cambell porte ici par erreur « cumulatis » à la place de « cumulatius » (éd. Sabatier, p. 128).

2864 frère Léon à qui, en raison de son innocence de colombe 1 ou plutôt d'ange, saint François permettait plus fréquemment de participer à ses exercices clandestins de prière. 4 Ainsi frère Léon lui-même mérita-t-il de voir souvent le saint père élevé dans l'air, plus ou moins haut selon les degrés de la perception céleste qui, à mesure qu'il progressait de vertu en vertu, l'élevait vers Dieu.

5 Une fois en effet, ledit frère Léon vit saint François élevé de terre à une telle hauteur qu'il pouvait toucher ses pieds ; une fois, il mérita de voir ce très saint père élevé jusqu'à la cime des arbres ; une fois, il le vit soulevé à une telle altitude que la vue pouvait à peine l'atteindre 2. 6 Quand il pouvait toucher les pieds de saint François, il les étreignait et, en les embrassant avec des larmes très dévotes 3, il priait en disant : « Dieu, sois propice au pécheur que je suis 4 et, par les mérites de ce très saint homme, fais-moi trouver ta très sainte miséricorde. » 7 Quand il s'apercevait qu'il était si élevé qu'il ne pouvait le toucher, se prosternant avec dévotion en dessous de saint François, il faisait une prière semblable à la première 5. Ces élévations du saint père se produisirent au lieu de l'Alverne et en d'innombrables autres lieux.

8 C'est seulement à ce frère Léon que saint François permettait de toucher ses stigmates et de changer les pansements que, pour comprimer le sang et adoucir la douleur entre ces clous miraculeux et le reste de la chair, il renouvelait chaque jour de la semaine, 9 sauf le jeudi soir et toute la journée du vendredi pendant lesquels il ne voulait que soit apposé aucun remède : par amour du Christ, en ce jour de la Crucifixion, il voulait, vraiment crucifié, pendre avec le Christ dans les douleurs de la

1. Voir Actus 8 4 et 38 1.

2. Voir Actus 9 32 et 34.

3. Réminiscence de Le 7 38.

4. Lc 18 13.

5. Voir Actus 9 33 et 35.

croix. 10 Mais parfois saint François imposait avec assez d'ardeur ses mains, marquées du signe des stigmates si vénérables, devant le coeur de frère Léon et, à la suite de cette imposition, frère Léon sentait dans son coeur une si grande dévotion que c'était comme s'il expirait, passant des sanglots répétés à une stupeur salutaire. A la louange et à la gloire de notre Seigneur Jésus Christ. Amen 1.

CHAPITRE XL COMMENT LE SEIGNEUR JÉSUS CHRIST PARLA À FRÈRE MASSÉE 2

1 Ces saints compagnons de notre père François, assurément pauvres en biens, mais riches de Dieu, ne cherchaient pas à devenir riches en or et en argent, mais s'occupaient très soigneusement de s'enrichir en saintes vertus par lesquelles on parvient aux vraies richesses éternelles. 2 Ainsi arriva-t-il un jour que, comme frère Massée, un des compagnons élus du saint père, et les autres compagnons parlaient de Dieu, l'un d'eux dit qu'il y avait un ami de Dieu qui possédait une grande grâce pour la vie active et contemplative. 3 Avec cela, il avait un très profond abîme d'humilité, par quoi il s'estimait très grand pécheur ; cette humilité le sanctifiait, le confortait et le faisait sans cesse croître en ces dons et, mieux, elle ne lui permettait jamais de tomber loin de Dieu.

1. À la suite de ce chapitre 39 se trouve, dans plusieurs manuscrits, le chapitre Actus 65. Rejeté en appendice dans l'édition Cambell comme douteux, ce chapitre s'inscrit assez bien dans le prolongement d'Actus 39 puisqu'il traite de la postérité de la stigmatisation du saint ; il présente surtout un certain nombre de caractéristiques lexicales et stylistiques qui semblent en faire un chapitre à part entière du recueil originel des Actes ; voir Actus 65.

2. Chapitre traduit en Fio 32 et dont on trouve un parallèle en C24, « Vie de frère Massée... », p. 119.

2866      4 Lorsque frère Massée entendit ces choses remarquables et comme il comprenait que c'était le trésor de la vie et du salut éternel, il s'embrasa d'un si grand désir d'avoir ladite vertu d'humilité, très digne de l'étreinte de Dieu, 5 que, levant le visage vers le ciel dans une grande ferveur, il se lia par le voeu très ferme de ne jamais vouloir être joyeux en ce monde avant de sentir en son âme la présence de cette très brillante humilité. 6 Après avoir fait ce voeu et cette sainte promesse, il se tenait continuellement reclus dans sa cellule et s'immolait continuellement devant Dieu en d'indicibles gémissements 1 : il lui semblait, en effet, être un homme profondément digne de l'enfer 7 s'il ne parvenait pas à cette très sainte humilité par laquelle cet ami de Dieu, dont il avait entendu dire qu'il était plein de vertus, s'estimait inférieur à tous et, même, considérait qu'il était profondément digne de l'enfer.

8 Tandis que frère Massée était resté ainsi triste pendant plusieurs jours, s'immolant par la faim, la soif et de nombreuses larmes, il arriva un jour qu'il entra dans la forêt et, en la parcourant, il lançait des cris de lamentation et des soupirs pleins de larmes à cause de ce violent désir, réclamant que cette vertu lui fût donnée par Dieu. 9 Comme le Seigneur guérit ceux qui ont le coeur contrit 2 et entend les cris des humbles, une voix vint du ciel, appelant à deux reprises : « Frère Massée, frère Massée ! » Sachant par l'Esprit saint que c'était le Christ béni, il répondit : « Mon Seigneur, mon Seigneur ! » Le Seigneur à lui : « Que donnerais-tu, que donnerais-tu pour posséder cette grâce ? » 10 Frère Massée répondit : « Mon Seigneur, les yeux de ma tête. » Le Seigneur à lui : « Moi je veux que tu aies les yeux et la grâce ! » Frère Massée resta dans une si grande grâce de cette humilité qu'il avait souhaitée et dans une si grande lumière de Dieu qu'il était continuellement dans la joie.

Souvent, quand il priait, il prononçait un chant de joie monocorde et faisait d'une voix voilée, comme la colombe :

1. Voir Rm 8 26.

2. Ps 146(147) 3 ; Lc 4 18.

« ou-ou-ou » ; il se livrait à la contemplation, le visage allègre et heureux et, en outre, devenu le plus humble, il s'estimait le moindre de tous les hommes.

12 Frère Jacques de Falerone 1, de sainte mémoire, lui demanda pourquoi il ne modifiait pas le vers dans son chant de joie. Il lui répondit avec une grande allégresse : « Parce que, quand en une seule chose se trouve tout ce qui est bien, il ne convient pas de faire varier le vers. » Grâces à Dieu !

CHAPITRE XLI COMMENT SAINTE CLAIRE FUT TRANSPORTÉE LA NUIT DE NOËL DANS L'ÉGLISE SAINT-FRANÇOIS 2

1 Tandis que la très dévote épouse du Christ, claire de fait et Claire de nom 3, gravement malade de corps, demeurait Saint-Damien, elle ne pouvait aller avec les autres à l'église pour s'acquitter des heures canoniques. 2 Quand vint la solennité de la nativité de notre Seigneur Jésus le Christ béni, aux

1. Jacques de Falerone, dont on ne connaît pas grand-chose, est à nouveau évoqué, plus longuement, en Actus 50 et 52.

2. Traduit en Fio 35, ce chapitre se présente comme une amplification de ce qu'on trouve dans la Légende de sainte Claire d'Assise, 29, et dans les Actes du procès de canonisation, 3 30 et 7 9 dans D. VORREUX (éd.), Sainte Claire d'Assise. Documents, biographie, écrits, procès et bulle de canonisation, textes de chroniqueurs, textes législatifs et tables, Paris, 2002, p. 66-67, 210 et 227. Les deux textes racontent en effet que, lors de son dernier Noël sur terre (1252), la sainte, alitée seule à Saint-Damien, entendit l'office celébré en l'église Saint-François d'Assise (à 2 km à vol d'oiseau de Saint-Damien) et notamment le son des orgues. Ce miracle de vision et d'audition à distance vaut à Claire d'être patronne de la télévision depuis 1958.

3. En latin « Clara re » et « Clara nomine » : jeu étymologique présent dans l'antienne du Magnificat des premières vêpres de la fête de la sainte, en écho à la bulle de canonisation : Clara claris praeclara.

2868 matines de laquelle les soeurs avaient coutume de se rendre et de communier avec dévotion pendant la messe de la Nativité, 3 comme toutes étaient parties à la solennité, la bienheureuse Claire resta seule dans le lieu, terrassée par la maladie, mais surtout en proie à la désolation, qui n'était pas mince, de ne pouvoir participer à une si dévote solennité. 4 Mais le Seigneur Jésus Christ, ne voulant pas que sa très fidèle épouse se désolât, la fit participer personnellement en esprit dans l'église Saint-François tant à matines qu'à la messe et à toute la fête solennelle, 5 si bien qu'elle entendit distinctement tant le chant des frères que les instruments jusqu'à la fin de la messe 1 et, qui plus est, elle reçut la communion sacrée 2 et demeura tout à fait consolée.

6 Une fois l'office à Saint-Damien terminé, comme les soeurs étaient revenues auprès de sainte Claire, elles dirent : « O très chère dame Claire, quelle grande consolation nous avons eue en cette nativité du Seigneur le Sauveur ! Si seulement tu avais pu être parmi nous ! » 7 Mais elle répondit « Je rends grâce à mon Seigneur Jésus le Christ béni, mes soeurs et filles très chères, parce que je me suis trouvée consolée dans toutes les solennités de cette nuit et dans des solennités plus grandes et plus dévotes que vous. 8 Car par l'action de mon Seigneur Jésus Christ et l'intercession de mon très bienheureux père François, j'ai été présente dans l'église de mon père François et j'ai entendu avec les oreilles de mon corps et de mon esprit tous les chants et les instruments et, de surcroît, j'y ai reçu la communion sacrée. 9 Aussi réjouissez-vous de la si grande grâce qui m'a été faite et louez le Christ Jésus béni de tout votre coeur, car, tout en gisant ici malade, je ne sais comment,

1. L'office des frères dans la basilique Saint-François, a fortiori la messe de la Nativité, étaient certainement plus solennels que le simple office de matines récité par le petit groupe des soeurs à Saint-Damien.

2. Ajout des Actes. La communion des femmes, religieuses comprises, était particulièrement peu fréquente ; recevoir la communion était donc ressenti comme un privilège.

soit à l'intérieur de mon corps soit à l'extérieur de mon corps 1, j'ai participé, comme je l'ai déjà dit, à toute la solennité à Saint-François. » A la louange et à la gloire de notre Seigneur Jésus Christ. Amen.

CHAPITRE XLII COMMENT SAINTE CLAIRE IMPRIMA MIRACULEUSEMENT UNE CROIX SUR DES PAINS 2

1 Sainte Claire, la très dévote disciple de la croix et précieuse petite plante du bienheureux François, était d'une si grande sainteté que non seulement les évêques et les cardinaux, mais aussi le souverain pontife désiraient très affectueusement la voir et l'entendre et la visitaient souvent personnellement. 2 C'est ainsi qu'une fois le pape arriva au monastère de sainte Claire 3 pour entendre d'elle, qui était le sanctuaire de l'Esprit saint, des propos célestes et divins. 3 Pendant que tous deux évoquaient donc longuement le salut de l'âme et la louange divine, sainte Claire fit préparer des pains pour les soeurs sur toutes les tables, désireuse de les mettre de côté quand ils auraient été bénits par le vicaire du Christ. 4 Aussi, à l'issue de leur très saint entretien, sainte Claire, s'agenouillant avec grande révérence, pria-t-elle le souverain pontife de daigner bénir les pains posés sur les tables. Mais le pape répondit : « Très fidèle soeur Claire, je veux que ce soit toi qui bénisses ces pains et fasses sur eux la croix du Christ béni, à qui tu t'es totalement offerte en gras sacrifice. » 5 Elle

1. Voir 2 Co 12 2.

2. Traduit en Fio 33, le chapitre a deux parallèles presque textuels en C24, « Vie de sainte Claire... », p. 182-183, et « Époque de Jean de Parme », p. 274-275. Dans ce second passage, la scène, dont on ne trouve aucun• mention antérieure, est située en 1253, lors d'une visite d'Innocent IV (1243-1254) à Saint-Damien.

3. Saint-Damien, s'entend.

2870 répondit : « Très saint père, fais-m'en grâce, parce que je serais en cela vraiment excessivement répréhensible, moi qui ne suis qu'une vile petite femme, d'avoir la présomption de faire une telle bénédiction en présence du vicaire du Christ. » 6 Le pape répondit : « Pour que cela ne soit pas imputé à la présomption, mais que tu y gagnes de surcroît du mérite, je t'ordonne par la sainte obéissance de faire sur ces pains le signe de croix et de les bénir au nom du Seigneur. » 7 Elle, en vraie fille d'obéissance 1, faisant la croix sur ces pains, les bénit avec une très grande dévotion. Merveille assurément : sur tous les pains apparut aussitôt le plus beau signe de croix ! 8 Plusieurs d'entre eux furent mangés avec une grande dévotion et plusieurs mis de côté pour la postérité à cause du miracle 2. De plus, le pape, s'émerveillant grandement de la croix pleine de vertus tracée par l'épouse du Christ, rendit d'abord grâce à Dieu puis bénit ensuite en la consolant la bienheureuse Claire.

9 Demeuraient en ce monastère soeur Ortolana, la mère de sainte Claire 3, et soeur Agnès, sa soeur 4, toutes deux emplies de l'Esprit saint, ainsi que de nombreuses autres moniales et épouses du Christ, à qui saint François envoyait de nombreux malades, tantôt à l'une, tantôt à l'autre de ces soeurs, afin qu'elles fissent sur eux le signe de croix. 10 Par la vertu de la croix du Christ qu'elles honoraient de tout leur coeur, à tous ceux qu'elles marquaient de ce signe, elles rendaient la santé 5.

1. Voir I P 1 14.

2. Ils prennent valeur de reliques.

3. Ortolona rejoignit Claire à Saint-Damien.

4. 11 a déjà été brièvement question d'Agnès d'Assise en Actus 15 18; après avoir été abbesse de Monticelli près de Florence, elle revint à Assise où elle mourut peu de temps après sa soeur Claire (1 1253).

5. Amplification de la Légende de sainte Claire, 32-35, dans Sainte Claire d'Assise. Document..., p. 69-71, qui raconte que François envoyait à Claire des malades pour qu'elle les bénisse du « signe vivifiant » de la croix et donne plusieurs exemples de guérisons miraculeuses opérées par la sainte de cette manière, dont un en collaboration avec sa mère Ortolana.

À la louange et à la gloire de notre Seigneur Jésus Christ, qui est béni dans les siècles 1. Amen.

CHAPITRE XLIII LA MERVEILLEUSE RÉVÉLATION FAITE AUX CŒURS DE SAINT FRÈRE GILLES ET DE SAINT LOUIS ROI DE FRANCE 2

1 Comme saint Louis, roi de France, avait décidé de faire un pèlerinage de sanctuaire en sanctuaire pendant sept ans et qu'il avait appris par la renommée véridique la sainteté admirable de frère Gilles, il disposa en son coeur de le visiter à tout prix. 2 Ainsi, en cours de pèlerinage, fit-il un détour par Pérouse où il avait entendu dire que demeurait frère Gilles et, arrivé à la porte des frères comme un pèlerin pauvre et inconnu, entouré d'une petite compagnie, il réclama avec insistance frère Gilles sans rien révéler au portier de sa condition. 3 Le portier alla auprès de frère Gilles, disant qu'un pèlerin le réclamait à la porte. Frère Gilles vit aussitôt en esprit qu'il s'agissait du roi de France. 4 Alors qu'il sortait comme ivre de sa cellule et arrivait à la porte au terme d'une course effrénée, ils se jetèrent l'un l'autre agenouillés dans des étreintes admirables et des baisers très pieux, comme s'ils se connaissaient auparavant d'une très ancienne amitié. 5 Après ces démonstrations d'amour

1. Rm 1 25.

2. Traduit en Fio 34, le chapitre, qui trouve un parallèle en C24, « Vie de frère Gilles, homme très saint et contemplatif », p. 90-91, n'a aucun fondement historique, puisque Louis IX (1226-1270) ne se rendit pas plus en Italie qu'il n'entreprit de pèlerinage de sept ans. Si c'est ici le premier chapitre entièrement consacré à Gilles, dont il a toutefois été fait mention brièvement plusieurs fois (voir Actus 1, 3, 5, 29 et 32), tel n'est pas le cas dans la plupart des manuscrits, où l'on trouve immédiatement avant ce chapitre 43 les chapitres 66-68 dédiés à Gilles. Ils sont, sans réelle argumentation, rejetés en appendice dans l'édition Cambell que nous suivons dans notre traduction.

2872 charitable, sans que ni l'un ni l'autre se fussent adressé la parole, mais en conservant totalement le silence, ils se séparèrent. ô Comme le roi partait, un de ses compagnons, à qui les frères demandaient qui était celui qui s'était jeté dans des étreintes si charitables avec frère Gilles, répondit que c'était Louis, roi de France, qui pendant son pèlerinage voulait voir frère Gilles. Cela dit, lui et les compagnons du roi s'éloignèrent à toute allure.

7 Quant aux frères, s'affligeant de ce que frère Gilles n'avait dit aucune bonne parole à ce roi, ils disaient en se lamentant sur tous les tons : « O frère Gilles, pourquoi n'as-tu rien voulu dire à ce si grand roi, qui est venu de France te voir et entendre de toi une bonne parole ? » 8 Frère Gilles répondit : « Très chers frères, ne vous étonnez pas que ni lui ni moi n'ayons voulu nous dire quelque chose, car, sitôt que nous nous sommes étreints, la lumière de la sagesse divine m'a révélé son coeur et lui a révélé le mien. 9 Placés dans ce miroir éternel, sans le bruit des lèvres et de la langue, nous avons entendu avec une égale consolation, moi tout ce qu'il avait songé à me dire, lui tout ce que j'avais voulu lui dire, mieux que si nous parlions avec les lèvres. 10 Si nous avions voulu exprimer ce que nous ressentions par le ministère du son de la voix, à cause de l'imperfection de la langue humaine qui ne peut exprimer les secrets divins qu'avec l'énigme des figures, cet entretien nous aurait poussés à plus de désolation que de consolation. Sachez ainsi que ce roi est reparti merveilleusement consolé. » A la louange et gloire de notre Seigneur Jésus Christ, qui est béni dans les siècles 1. Amen.

1. Rm 1 25.

CHAPITRE XLIV COMMENT SAINT ANTOINE PRÊCHANT EN UNE LANGUE FUT COMPRIS PAR DES HOMMES DE DIFFÉRENTES LANGUES 1

1 L'admirable vase de l'Esprit saint, saint Antoine de Padoue, un des disciples élus du bienheureux François que saint François appelait son évêque 2, comme il prêchait devant le pape et les cardinaux dans un concile où il y avait des Grecs et des Latins, des Français et des Teutons, des Slaves et des Anglais et bien d'autres de différentes langues et d'idiomes variés, 2 inspiré par l'Esprit saint, enflammé par la langue des apôtres, épanchant la parole de Dieu douce comme le miel, réduisit à un si grand étonnement et une si grande dévotion tous ces hommes de langues si différentes réunis à ce concile — qui l'entendaient très limpidement, clairement et le comprenaient distinctement — 3 que semblait être renouvelé l'antique miracle opéré par les apôtres de ceux qui s'étonnaient et disaient : « N'est-il pas espagnol 3 ? Et comment se fait-il que nous entendons tous parler par lui notre langue maternelle 4, nous Grecs et Latins, Français et Teutons, Slaves et Anglais, Lombards et Barbares ? » 4 Le pape aussi, stupéfait par les si profondes paroles proférées par saint Antoine sur les divines

1. Le chapitre, amputé de sa conclusion, est traduit en Fio 39 et trouve un parallèle en C24, « Quelques-uns des événements de la vie et des miracles de saint Antoine de Padoue qui ne sont pas exposés intégralement ou partiellement dans sa Légende majeure », p. 121-122. L'épisode, qui démarque Ac 2 1-11, contient aussi des réminiscences de 2C 163 et de l'acte de canonisation de saint Antoine promulgué par Grégoire IX. Il a déjà été fait mention d'Antoine en Actus 22 12, où il apparaît aux côtés de saint François au cours d'une vision.

2. Voir LAnt et 2C 163.

3. Allusion à l'origine du saint, né à Lisbonne en 1195.

4. Ac 2 7-8.

2874 Écritures, dit : « C'est vraiment lui l'arche de l'alliance et la bibliothèque des écritures divines 1. »

5 Tels sont les chevaliers qu'eut notre duc, saint François, capables de repaître de la graisse onctueuse du Saint-Esprit et de munir d'armes célestes contre les pièges ennemis non seulement le troupeau du Christ, mais aussi le vicaire du Christ et son vénérable collège 2. À la louange de notre Seigneur Jésus Christ. Amen.

CHAPITRE XLV COMMENT SAINT ANTOINE PRÊCHA AUX POISSONS 3

1 Voulant montrer combien la sainteté de son très fidèle serviteur Antoine était grande et avec quelle dévotion il fallait entendre sa prédication et sa saine doctrine, notre Seigneur Jésus le Christ béni corrigea la sottise des infidèles, des insensés et des hérétiques par l'intermédiaire d'animaux privés de raison, ici des poissons, de même qu'il blâma la folie de Balaam par l'intermédiaire de l'ânesse 4. 2 Car une fois que ce bienheureux Antoine était à Rimini où vivait un grand nombre d'hérétiques 5,

1. Expressions reprises de la bulle de canonisation Cum dicat Dominus en date du 30 mai 1232. Ce pape serait-il Grégoire IX ?

2. Le pape et les cardinaux.

3. Ce second et dernier chapitre consacré à Antoine de Padoue par les Actes est traduit en Fio 40 et trouve un parallèle en C24, p. 122-123. Le contenu de ce chapitre semble redevable à JEAN RIGAUD, Vita beati Antonii de Ordine fratrum minorum seu Legenda Rigaldina, 9 24-28, dans Vite « Raymundina » e « Rigaldina », éd. V. Gamboso, Padoue, coll. « Fonti agiografiche anto-niane », 1992, p. 592-595, où le sermon aux poissons est situé près de Padoue.

4. Voir Nb 22 21-33.

5. Rimini, Émilie-Romagne, où la présence d'hérétiques est en effet attestée ; voir J. DALARUN, « Hérésie, Commune et inquisition à Rimini (fin XIIe-début XVIe siècle) Studi medievali, série 3a, 29, 1988, p. 641-683.

voulant les ramener à la lumière de la vraie foi et dans le chemin de la vérité, de nombreux jours durant il leur prêchait sur les Écritures catholiques. 3 Mais eux, dont l'obstination avait fait des pierres, non seulement n'acquiescèrent pas à ses discours, mais même dédaignèrent d'y prêter l'oreille.

4 Or saint Antoine, inspiré par le Seigneur, s'approcha un jour de l'embouchure du fleuve près de la mer ; se tenant sur la rive qui avoisinait à la fois le fleuve et la mer comme pour une prédication, il commença à appeler les poissons de la part du Seigneur, disant : « Écoutez la parole de Dieu, poissons de la mer et du fleuve, puisque les infidèles hérétiques dédaignent d'écouter ! » 5 Voici qu'arriva aussitôt devant saint Antoine une multitude de grands et petits poissons — si nombreuse que jamais on n'en vit semblable assemblée dans ces régions — et tous sortaient un peu la tête hors de l'eau. 6 On pouvait voir là de grands poissons suivre pacifiquement de plus petits, de plus petits demeurer pacifiquement sous les nageoires de plus grands. On pouvait voir là toutes les diverses espèces de poissons se presser auprès de leurs semblables et, comme un champ peint décoré d'une admirable variété de couleurs, se mettre en ordre devant le visage du saint. 7 On pouvait voir là des bataillons de grands poissons, comme l'armée d'un camp en ordre de bataille 1, s'emparer des lieux pour écouter la prédication. On pouvait voir là des poissons de taille moyenne prendre des places intermédiaires et, comme instruits par le Seigneur, rester à leur place sans aucune turbulence. 8 On pouvait voir là partout la multitude nombreuse et populeuse des tout petits poissons se hâter comme des pèlerins vers l'indulgence et s'approcher au plus près du saint père comme d'un protecteur. 9 Si bien qu'à cette prédication ordonnée par le ciel se tenaient auprès de saint Antoine premièrement les plus petits

1. Ct 6 4 et 10.

Poissons 1, deuxièmement ceux de taille moyenne, troisièmement, là où l'eau était la plus profonde, les plus grands poissons.

10 Une fois donc qu'ils furent ainsi ordonnés, saint Antoine commença à prêcher solennellement, disant 2 : « Mes frères poissons, vous êtes extrêmement tenus à rendre grâce selon votre mesure au Créateur qui vous a donné pour habitation un élément si noble que vous avez des eaux douces et salées, en fonction de ce qui vous convient. 11 Il vous a en outre conféré de multiples refuges pour éviter les désagréments de la tempête. Il vous a en outre fourni un élément diaphane et limpide, des chemins à emprunter, de la nourriture à manger afin que vous puissiez vivre. Les nourritures qui vous sont nécessaires, le Créateur bienveillant vous les prépare même dans les profonds abysses. 12 Lors de la création du monde, vous avez reçu du Seigneur l'injonction de vous multiplier avec sa bénédiction 3. Lors du déluge, alors que périssaient les autres animaux, vous avez été préservés indemnes 4. Parés de nageoires et forts de votre vigueur, vous allez partout où il vous plaît. 13 Il vous a été donné, selon le commandement du Seigneur, de préserver le prophète Jonas et de le rejeter à terre indemne au bout de trois jours 5. Vous avez fourni l'impôt pour notre Seigneur Jésus Christ quand, comme un pauvre, il n'avait pas de quoi acquitter un statère 6. 14 Vous avez été singulièrement élus comme nourriture du roi éternel, notre Seigneur Jésus le Christ béni, avant et après sa Résurrection, toutes raisons à cause de quoi vous êtes extrêmement tenus à louer et bénir le Seigneur, vous qui avez reçu plus de biens singuliers que les autres animaux. »

15 À ces paroles et à des exhortations semblables, certains poissons émettaient des sons, d'autres ouvraient la bouche et tous inclinaient la tête, louant le Très-Haut avec les signes qu'ils pouvaient. 16 À cette marque de révérence des poissons, saint Antoine, réjoui en esprit et criant à voix très haute, disait: « Béni le Dieu éternel, car les poissons aquatiques honorent davantage Dieu que les hommes hérétiques ; et les bêtes dénuées de raison entendent mieux que les hommes infidèles » 17 Plus le bienheureux Antoine prêchait, plus la multitude des poissons croissait et aucun ne quittait la place qu'il avait prise. Le peuple de la cité accourut à ce miracle et accoururent aussi les hérétiques susmentionnés ; 18 voyant une affaire si insolite et admirable — les bêtes qui prêtaient l'oreille à saint Antoine —, tous, touchés au coeur, s'assirent aux pieds de saint Antoine en lui demandant qu'il leur prêche. 19 Alors saint Antoine, ouvrant la bouche 1, prêcha si admirablement sur la foi catholique qu'il convertit tous les hérétiques qui étaient là et que les fidèles, raffermis dans la foi, restèrent avec joie et bénédiction. 20 Les poissons aussi, une fois autorisés par le saint, partirent tous joyeux et réjouis en d'étonnants ébats et hochements de tête approbateurs vers diverses provinces. 21 Après cela, prêchant à Rimini plusieurs jours durant, saint Antoine produisit beaucoup de fruit dans la conversion des hérétiques et la dévotion du clergé. À la louange et à la gloire de notre Seigneur Jésus Christ. Amen.

       1. Les plus petits poissons (les « minores ») sont évidemment les plus proches du saint.

       2. Tout ce discours transpose le sermon de François aux oiseaux en Actus 16 22-28.        

       3. Voir Gn 1 22.       

       4. Voir Gn 9 2.          

       5. Voir Jon 2 1-11.  

       6. Voir Mt 17 24-26. Le statère (quatre drachmes) réglait l'impôt pour deux personnes, en l'occurrence Jésus et Pierre.       

      

1. Voir Mt 5 2.

CHAPITRE XLVI COMMENT SAINT FRÈRE CONRAD CONVERTIT UN JEUNE HOMME ET APRÈS SA MORT LE DÉLIVRA DU PURGATOIRE 1

1 L'admirable zélateur de la Règle évangélique de notre bienheureux père François, saint frère Conrad d'Offida, eut une vie si religieuse et d'un si grand mérite auprès de Dieu que, tant dans sa vie que dans sa mort, le Seigneur Jésus Christ l'honora de plusieurs manières. 2 Car alors qu'il était encore en vie et qu'il était venu en hôte au lieu d'Offida 2, les frères lui demandèrent, pour l'amour de Dieu, de prêcher charitablement un jeune frère 3 qui se comportait de manière si déréglée et si puérile qu'il perturbait beaucoup tant les vieux que les jeunes de cette famille 3 et se souciait peu ou pas du tout des heures canoniques et autres observances régulières. 4 Aussi frère Conrad, compatissant à l'égard du jeune homme ainsi qu'à l'égard de ces frères affectés en bien des manières à cause de lui, après s'être humblement incliné devant leurs prières, l'appela-t-il à l'écart ; 5 avec une profonde charité, il lui dit des paroles si efficaces et divines qu'aussitôt la main de Dieu

1. Chapitre traduit en Fio 43, dont on retrouve également l'intégralité en C24, « Vie de frère Conrad d'Offida », p. 422 (pour Actus 46 1, qui introduit la « Vie ») et p. 423-424 (pour l'ensemble du chapitre). Conrad d'Offida (vers 1241-1306) est encore évoqué en Actus 48 12-20, 63 et 73. Il entra dans l'Ordre des Frères mineurs en 1251, connut personnellement Léon, compagnon de François, et fut dépositaire de certains de ses écrits ; il connut aussi Pierre de Jean Olivi dont il fut le correspondant, Ange Clareno et Ubertin de Casale. En 1294, il obtint de Célestin V la permission de fonder les Célestins, qui suivaient la Règle de François dans toute sa rigueur ; mais quand Boniface VIII supprima cette congrégation, il réintégra aussitôt l'Ordre des Frères mineurs. Il est une des grandes figures dont se réclament les Spirituels.

2. Offida, province d' Ascoli Piceno, Marche d' Ancône. Le « lieu » désigne évidemment le couvent.

3. « Familia » désigne ici l'ensemble des membres de la communauté.

s'abattit sur 1 ce jeune homme et il fut changé en un autre homme 2, si bien que, de jeune garçon, il devint vieillard 3 : 6 si obéissant et bienveillant, si attentionné et dévoué, si pacifique, serviable et appliqué dans toutes les oeuvres de vertu qu'autant toute la famille avait été perturbée par lui, autant par la suite tous exultaient grâce à sa complète conversion aux vertus et lui vouaient la même affection qu'à un ange.

7 Or quelques jours après cette conversion, il tomba malade et quitta le siècle, ce dont les frères s'affligèrent beaucoup. Après sa mort, comme frère Conrad, qui l'avait converti, se tenait en prières de nuit devant l'autel de ce couvent, 8 voici que vint l'âme de ce frère, saluant frère Conrad avec la même dévotion qu'un père. Ce dernier dit : « Qui donc es-tu ? » Elle répondit : « Je suis l'âme du jeune homme défunt depuis peu. » 9 Alors lui : « Ô très cher fils, qu'en est-il de toi? » Elle répondit : « Très cher père, par la grâce de Dieu et de votre enseignement, je vais bien puisque je ne suis pas damné ; néanmoins, à cause de certaines de mes fautes qui, à cause du peu de temps que j'ai eu, n'ont pas été complètement expiées, je subis les grands châtiments purgatoires. 10 Mais je t'en prie, père, comme tu m'as secouru de mon vivant par ta piété, daigne pareillement me secourir aujourd'hui dans mes tourments en disant pour moi quelques Pater noster, car ta prière est vraiment agréable à Dieu. »

11 Frère Conrad, donnant volontiers son consentement, dit une fois le Pater noster et le Requiem eternam 4 . Cela dit, l'âme dit : « Ô très cher père, comme tu m'as fait du bien ! Je t'en prie, dis-en un autre pour moi ! » 12 Comme il en avait dit un

1. Voir Ez 1 3.

2. 1S 10 6.

3. Héritée de l'Antiquité classique, l'évocation du jeune homme en vieillard (qu'on retrouve en Actus 49 3) est un topos récurrent dans la littérature médiévale (en particulier hagiographique) pour valoriser la maturité intellectuelle et morale d'un individu.

4. Voir 1Reg 3 13.

2880 autre, elle répliqua : « Saint père, quand tu pries, je suis tout allégée ; je t'en prie, ne cesse pas de prier ! » Frère Conrad, sentant que l'âme était secourue par ses prières, dit à son intention cent Pater noster. 13 Quand ils furent finis, l'âme dit: « Très cher père, de la part de notre Seigneur Jésus Christ je te rends grâce pour qu'il te rétribue de cette charité au prix du salaire éternel, car grâce à ta prière je suis délivrée de tous les châtiments et je me rends maintenant au Royaume céleste. » 14 Cela dit, elle se rendit auprès du Seigneur. Frère Conrad, pour réjouir les frères, raconta par le menu ce qui s'était passé la nuit précédente, ce dont lui et les autres furent extrêmement consolés. A la louange et à la gloire de notre Seigneur Jésus Christ. Amen.

CHAPITRE XLVII COMMENT UN GRAND TYRAN VOYANT UN DES COMPAGNONS DU BIENHEUREUX FRANÇOIS ÉLEVÉ DANS LES AIRS JUSQU'AU FAÎTE DE SON PALAIS SE CONVERTIT ET DEVINT FRÈRE MINEUR À LA PRÉDICATION DE CE FRÈRE 1

Le signe très évident que l'Ordre du bienheureux François fut fondé par Dieu fut que, dès qu'il commença à se multiplier, il parvint presque aux extrémités de la terre. 2 Ainsi saint François,

1. Le chapitre n'a pas été retenu en Fio, mais on en trouve un parallèle, partiel toutefois, en C24, p. 34-35, qui correspond à une version très abrégée d'Actus 47 4-28. L'anecdote peut faire penser à ce que Salimbene de Adam raconte de l'arrivée du prédicateur Berthold de Ratisbonne (t 1272) et d'un compagnon laïque dans un château anonyme qui se trouve être un véritable repaire d'assassins. Mais, même si tous se convertissent à la prédication de Berthold, le scénario diffère radicalement ; voir SALIMBENE DE ADAM, Cronica, éd. G. Scalia, vol. 2, Turnhout, coll. « CCCM », n° 125 A, 1999, p. 843-845.

s'appliquant à se conformer au Christ en toutes choses 1, envoyait-il ses frères par deux prêcher dans toutes les provinces 3 et le Seigneur faisait tant de merveilles par eux que, pour ainsi dire, leur retentissement parcourut toute la terre et leurs paroles les extrémités du monde 2.

4 Ainsi arriva-t-il une fois que deux des nouveaux disciples du bienheureux père, gagnant des contrées inconnues, parvinrent à un bourg fortifié plein d'hommes infâmes. 5 Il y avait même là un grand tyran, très cruel et impie, qui était comme le chef et le duc de tous ces hommes infâmes et de ces brigands. Il était cependant de noble naissance, mais infâme et ignoble de moeurs. 6 Alors que ces deux frères, accablés par la faim. le froid et l'effort, étaient parvenus un soir à ce bourg, simplement, comme des agneaux parmi les loups 3, ils demandèrent par messager interposé que le tyran, seigneur du bourg, leur accordât l'hospitalité cette nuit pour l'amour de notre Seigneur Jésus Christ. 7 Ce dernier, inspiré par Dieu, les reçut gracieusement et leur montra beaucoup de compassion et de courtoisie. Car il leur fit faire un grand feu et préparer une table à la manière des nobles.

8 Comme les frères et tous les autres étaient attablés, un des frères, qui était prêtre et qui avait la grâce singulière de parler de Dieu, vit qu'aucun des convives ne discutait ni ne parlait un peu de Dieu ou du salut de l'âme, 9 mais seulement de brigandages, de meurtres et de nombreux autres méfaits qu'ils avaient perpétrés ici et là et qu'ils se réjouissaient des infamies et impiétés qu'ils avaient partout commises. 10 Aussi, une fois terminée la réfection corporelle, ce frère, désireux de restaurer son hôte et les autres de nourriture céleste, dit-il au seigneur : « Seigneur, tu nous as montré grande courtoise et charité et nous

1. Voir Actus 1 1 et 28 3.

2. Ps 18 (19) 5. L'envoi des disciples par deux a déjà été évoqué en Actus 13 1.

3. Voir Lc 10 3.

serions donc très ingrats si nous ne nous efforcions pas de vous donner en retour des choses bonnes aux yeux de Dieu. 11 C'est pourquoi nous demandons que vous fassiez assembler toute la maison 1 afin de vous donner des bienfaits spirituels en retour des bienfaits corporels que nous avons reçus. » Consentant à leur demande, ledit seigneur fil assembler tout le monde en présence des frères.

12 Le frère commença à parler de la gloire du paradis, comment « s'y trouvent la joie éternelle, la compagnie des anges, la sécurité des bienheureux, la gloire infinie, l'abondance de trésors célestes, la vie perpétuelle, la lumière indicible, la paix imperturbable, la santé incorruptible, la présence de Dieu, tout bien et aucun mal. 13 L'homme, à cause de ses péchés et de sa misère, perd tant et de si grands biens et gagne l'enfer où il y a la douleur, la tristesse perpétuelle, la compagnie des démons, des serpents et des dragons, où il y a la misère infinie et la vie sans la vie, les ténèbres palpables et la présence de Lucifer, 14 où il y a le tumulte et la colère, le feu perpétuel et la glace, les vers et la rage, la faim et la soif, où il y a la mort sans la mort, les gémissements et les larmes, le grincement des dents 2 et l'éternité des tourments : il y a tous les maux et absence de tout bien. 15 À ce que j'ai compris, vous tous courez avec précipitation vers de si grands maux, car aucune bonne oeuvre, aucun bon propos n'apparaissent en vous. 16 Aussi je vous conseille et vous avertis, très chers : pour de viles choses du monde et les voluptés de la chair qui toutes passent comme une ombre 3, ne perdez pas les souverains et célestes biens qui durent l'éternité et ne vous précipitez pas en courant après de si grands et si amers tourments. »

17 À ces mots dits par ce frère en vertu de la puissance de l'Esprit saint, le seigneur du bourg, intérieurement touché et le coeur plein de componction, se jeta aux pieds du frère et, avec tous les autres, commença à pleurer très amèrement, priant et suppliant le frère de le diriger dans la voie du salut. 18 Une fois qu'il eut fait sa confession à ce même frère avec beaucoup de larmes et une intime componction, le frère lui dit que, pour la rédemption de ses péchés, il devait aller en pèlerinage de sanctuaire en sanctuaire, macérer dans les jeûnes, passer des nuits à prier et s'employer à de très généreuses aumônes et aux autres oeuvres de piété. 19 Mais le seigneur lui répondit : « Très cher père, je ne suis jamais sorti de cette province ; je ne sais dire ni le Pater noster ni d'autres prières, aussi impose-moi une autre pénitence. » 20 Mais le saint frère dit : « Très cher, je veux engager ma foi pour toi et, par la charité de Dieu, intercéder pour tes péchés auprès du Seigneur Jésus Christ afin que ton âme ne périsse pas. 21 Maintenant, dans l'immédiat, je ne veux pas que tu fasses d'autre pénitence que celle de m'apporter ce soir de tes propres mains de la paille où moi et mon compagnon puissions dormir. » 22 Celui-ci apporta la paille avec joie et prépara avec diligence un lit dans une chambre où brûlait une lumière 1. Voyant que le frère avait proféré de si saintes et vertueuses paroles, ce seigneur comprit que c'était un saint homme 23 et résolut en son coeur d'examiner avec diligence ce qu'il ferait cette nuit. Il vit que le frère se mettait au lit le soir, 24 mais que, comme il croyait que tout le monde dormait profondément, il se levait au milieu du silence de la nuit et, tendant les mains vers le Seigneur pour le serment qu'il avait fait et priant pour lui, réclamait l'indulgence pour ses péchés.

1. Nous traduisons ainsi le latin « familia » qui désigne ici l'ensemble des gens qui dépendent du seigneur.

2. Voir Mt 8 12.

3. Voir Sg 5 9.

 

1. Actus 47 22-28 démarquent Actus 1 : là, dans une chambre où brûle une lumière, Bernard de Quintavalle, feignant le sommeil, espionne François, le surprend en conversation divine, en conçoit pour lui une grande piété et au matin lui demande quelle voie il doit suivre, etc. ; ici, le seigneur anonyme, recourant au même stratagème, surprend également le frère en lévitation et, au matin, se propose d'entrer dans l'Ordre et agit en conséquence.

2884   25 Et voici que, pendant sa prière, le frère s'éleva en l'air jusqu'au faîte du palais et que là, en l'air, il se lamenta et pleura tant en réclamant l'indulgence pour les péchés de ce seigneur qu'on ne vit presque jamais d'homme pleurer si affectueusement ses parents chers ou ses amis défunts comme ce frère le faisait pour ses péchés. 26 Il fut élevé en l'air trois fois cette nuit-là, toujours avec une pieuse lamentation et des larmes de compassion. Le seigneur, observant tout cela en cachette, voyait et entendait sa charitable lamentation et les sanglots de ses larmes de compassion. 27 Aussi, dès le matin, se jeta-t-il aux pieds de ce frère et, avec des larmes de componction, lui demandait-il de le diriger dans la voie du salut, fermement décidé à faire tout ce qu'il lui ordonnerait. 28 Sur les conseils du saint frère, il vendit donc tout ce qu'il avait, restitua ce qui devait l'être, distribua tout le reste aux pauvres selon le saint Évangile 1; s'offrant lui-même à Dieu, il entra dans l'Ordre des Frères mineurs et, observant son propos 2 avec une persévérance louable, il finit dans une sainte vie. 29 Le reste des satellites et compagnons de ses anciennes iniquités, le coeur touché de componction, s'amenda également. C'est ainsi que fructifia la sainte simplicité de ces frères : non pas en prêchant à partir des auteurs ou d'Aristote 3, mais avec des sermons brefs sur les châtiments de l'enfer et la gloire du paradis, comme le dit la sainte Règle 4. Grâces à Dieu ! Amen.

1. Voir Lc 19 8.

2. L'expression latine « propositum set-vans » fait allusion à la persévérance du brigand converti dans son choix de suivre le projet de vie religieuse dessiné par la Règle.

3. Cette allusion à Aristote peut être interprétée comme une attaque contre les frères universitaires, dont la prédication relève de la virtuosité rhétorique et dialectique.

4. 2Reg 9 3. Ce dernier passage semble faire écho à ANGE CLARENO, HST 3 20 et 126 ou ID., Expositio super Regulam fratrum minorum (ER) 1 114, éd. G. Boccali, Assise, coll. « Pubblicazioni della Biblioteca frances-cana Chiesa nuova — Assisi », n° 7, 1994, p. 168-170.

CHAPITRE XLVIII MIRACLES DE CERTAINS FRÈRES DE LA PROVINCE DE LA MARCHE ET COMMENT LA BIENHEUREUSE VIERGE APPARUT À FRÈRE CONRAD DANS LA FORÊT DE FORANO 1

1 La province de la Marche d'Ancône fut comme un ciel constellé et orné de remarquables étoiles, à savoir les saints frères mineurs qui, en haut et ici-bas, devant Dieu et leur prochain, brillaient de vertus rayonnantes, eux dont la mémoire est vraiment en bénédiction 2 divine. 2 Parmi eux, certains furent comme des étoiles majeures, plus éclatantes que toutes les autres : frère Lucide l'Ancien, vraiment lumineux de sainteté et brûlant 3 de charité divine, dont la langue glorieuse, instruite par l'Esprit saint, faisait d'admirables fruits 4. 3 Il y eut aussi frère Bentivoglio de San Severino 5, que vit élevé en l'air à une grande distance de terre, pendant qu'il priait dans la forêt, frère Massée du même pays, miracle pour lequel il abandonna sa cure paroissiale 6 ; devenu frère mineur, il eut une vie si sainte qu'il fit de nombreux

1. Ce chapitre, qui inaugure un ensemble de chapitres dédiés aux frères de la Marche d'Ancône, est traduit en Fio 42 et trouve des parallèles en plusieurs endroits de C24. Ainsi Actus 48 2-6 se retrouvent-ils en C24, p. 409, Actus 48 7-11 en C24, p. 410, et Actus 48 12-20 en C24, « Vie de frère Conrad d'Offida », p. 422-423.

2. Si 459.

3. Voir Jn 5 35.

4. Ce frère Lucide, mentionné en HST 3 75 et 4 158, a vécu avec Bernard de Quintavalle ainsi que Jacques de Massa et Gilles. Il aurait été persécuté en 1243 comme zélateur. Il est à nouveau évoqué en Actus 52 4 et 64 1. On notera le jeu de mots étymologique « Lucklus » « lucens », que nous avons essayé de rendre par « Lucide » - « lumineux ».

5. Aujourd'hui San Severino Marche, province de Macerata, Marche d'Ancône. Bentivoglio Boni, noble de San Severino, serait mort en 1232.

6. Comme on le voit à plusieurs reprises dans les Actes, un certain nombre d'entrées dans l'Ordre des Frères mineurs était le fait de clercs déjà engagés dans d'autres formes de vie religieuse.

miracles et il repose à Morrovalle 4 Ce frère Bentivoglio, pendant qu'il demeurait seul à Pontelatrave 2 et prenait soin d'un lépreux, contraint par l'obéissance de partir et ne voulant pas abandonner le lépreux, après l'avoir chargé sur son épaule, voyagea ainsi chargé depuis ce lieu de Pontelatrave jusqu'à Monte San Vicino 3, 5 où il y avait un autre lieu 4, sur une distance de quinze milles, de la naissance de l'aurore jusqu'au lever du soleil. Or ce trajet, s'il avait été un aigle, il aurait à peine pu l'accomplir si rapidement en volant avec un si grand poids. Tous ceux qui apprirent ce miracle divin en furent extraordinairement étonnés.

6 Il y eut aussi frère Pierre de Montecchio 5, que vit s'élever en l'air frère Servadio d'Urbino 6, alors son gardien, dans le lieu ancien d'Ancône, jusqu'au pied du crucifix placé en hauteur à peut-être cinq ou six brasses 7 environ du pavement de l'église. 7 Lui aussi, comme il jeûnait avec une très grande dévotion pendant le carême de l'archange saint Michel 8 et que, le dernier jour de jeûne, il s'était transporté dans l'église pour prier, un jeune frère, soigneusement caché dans ce but sous l'autel, l'entendit parler avec le très saint archange Michel et entendit l'archange lui parler. 8 Voici quelles étaient les paroles qu'ils disaient.

1. Morovalle (« Murus » dans le texte, « Morro » en Fio), province de Macerata, Marche d'Ancône. Le frère Massée de San Severino est par ailleurs inconnu.

2. Pontelatrave (« Trabs Bonanti » dans le texte), aujourd'hui commune de Pievebovigliana, province de Macerata, Marche d'Ancône.

3. Monte San Vicino, province d'Ancône, Marche d'Ancône.

4. Entendons toujours un couvent mineur.

5. Pierre de Montecchio est de nouveau évoqué, plus longuement, en Actus 63. Sa cité natale, Montecchio, reprit en 1790 son nom romain de Treia, province de Macerata, Marche d'Ancône.

6. Urbino, province de Pesaro-Urbino, Marche d'Ancône. Ce frère Servadio est par ailleurs inconnu.

7. Longueur correspondant à l'envergure des bras.

8. Sur la pratique d'un carême à la Saint-Michel, voir Actus 9 28.

L'archange disait : « Frère Pierre, tu as fidèlement souffert et t'es affligé de multiples façons pour moi. Voici que je suis venu te consoler : demande la grâce que tu veux et je te l'obtiendrai du Seigneur. » 9 Frère Pierre répondait : « Très saint prince de la milice céleste, très fidèle zélateur de l'honneur de Dieu et très pieux protecteur des âmes, je te demande cette grâce de m'obtenir la rémission de tous mes péchés. » 10 Le très saint Michel répondit : « Demande une autre grâce, car je t'acquerrai celle-ci très facilement. » Mais frère Pierre ne demandait rien d'autre. L'archange conclut : « En raison de ta foi et de la dévotion que tu as pour moi, je te procurerai cette grâce que tu demandes et beaucoup d'autres. » 11 À la fin de cette conversation qui dura une grande partie de la nuit, il le laissa profondément consolé.

12 Il y avait en outre, au temps de ce frère Pierre vraiment saint, le frère Conrad d'Offida, mentionné plus haut Alors donc qu'ils étaient ensemble dans la famille au lieu de Forano 2 de la custodie d'Ancône 3, frère Conrad alla dans la forêt pour méditer sur les choses divines et frère Pierre s'engagea secrètement à sa suite pour voir ce qu'il lui arriverait. 13 Frère Conrad commença à prier la très bienheureuse Vierge avec des larmes très dévotes pour qu'elle lui obtînt de son Fils béni cette grâce de pouvoir ressentir un peu de la douceur qu'avait éprouvée saint Siméon au jour de la Purification, tandis qu'il portait dans ses bras le Christ, le Sauveur béni 4. 14 Or il fut exaucé par la très miséricordieuse Dame : voici la Reine de gloire avec son Fils béni et une si grande clarté de lumière que non seulement

1. Actus 46. Conrad d'Offida est à nouveau évoqué en Actus 63, toujours en compagnie de Pierre de Montecchio : tous deux se trouvent encore à Forano, mais, à la différence de ce qui se passe ici, c'est Pierre qui bénéficie d'une vision et qui en fait ensuite part à Conrad.

2. Il faut entendre la communauté du couvent de Forano, aujourd'hui dans la commune d'Appignano, province de Macerata, Marche d'Ancône.

3. La custodie est une subdivision des provinces mineures aujourd'hui supprimée. L'ancienne province de la Marche d'Ancône était divisée en sept custodies.

4. Voir Lc 2 23-35.

2888 elle mettait en fuite les ténèbres, mais elle éclipsait même toute lumière. S'approchant de frère Conrad, elle lui mit dans les bras l'enfant le plus beau des fils des hommes 1. 15 Frère Conrad, le prenant avec une très grande dévotion, imprimant ses lèvres sur les siennes et serrant sa poitrine contre la sienne, fondait tout entier en étreintes et en baisers de charité. Frère Pierre voyait tout cela dans une lumière claire et ressentait de surcroît une merveilleuse consolation. 16 Il demeurait caché dans la forêt, mais. dès que la bienheureuse Vierge Marie se fut retirée avec son fils, frère Pierre regagna en hâte le lieu. Frère Conrad, quand il fut rentré tout allègre et joyeux, fut appelé par frère Pierre : « Ô homme céleste 2, tu as eu beaucoup de consolation aujourd'hui ! » 17 Frère Conrad disait « Qu'est-ce que tu dis, frère Pierre ? Que sais-tu de ce que j'ai eu ? » Frère Pierre répondait : « Je sais bien, homme céleste, je sais bien comment la très bienheureuse Vierge et son Fils béni t'ont visité ! » 18 À ces mots, frère Conrad — parce qu'en homme vraiment humble il désirait le secret — lui demanda de ne le dire à personne. Il y avait tant d'amour entre eux deux qu'ils semblaient presque un seul coeur et une seule âme 3.

19 Ce frère Conrad, priant dans le lieu de Sirolo 4, libéra aussi une possédée du démon ; aussitôt il s'enfuit du lieu pour que la mère de la jeune fille libérée ne le rencontrât pas et que le peuple n'accourût pas. 20 Car frère Conrad avait prié toute la nuit, il était apparu à la mère de la jeune fille et avait libéré sa fille par cette apparition. À la louange et à la gloire de notre Seigneur Jésus Christ. Amen.

1. Ps 44 (45) 3.

2. Le terme latin « celibecosus » n'est pas attesté par ailleurs. Fio 42 traduit « cielico » (« céleste »).

3. Ac 4 32. Idée reprise en Actus 63 1.

4. Sirolo, province d'Ancône, Marche d'Ancône.

CHAPITRE XLIX COMMENT LE CHRIST APPARUT À SAINT FRÈRE JEAN DE L'ALVERNE ET COMMENT CE DERNIER FUT RAVI EN L'ÉTREIGNANT 1

1 Combien notre très bienheureux père François fut glorieux au regard de Dieu, cela apparaît dans les fils élus que l'Esprit saint agrégea à son Ordre, en sorte que les fils sages sont vraiment la gloire d'un père si grand. 2 Parmi eux resplendit singulièrement frère Jean de Fermo 2, autrement dit « de l'Alverne 3 », qui brille au ciel de l'Ordre comme une étoile remarquable par la splendeur de la grâce. 3 En effet, comme en son jeune âge il avait par sa sagesse un coeur de vieillard 4, il désirait de tout son coeur embrasser la voie de pénitence qui garde la pureté du corps et de l'esprit. 4 Ainsi, alors qu'il était encore tout jeune, portait-il une cuirasse et un cercle de fer à même la chair et supportait-il quotidiennement la croix de l'abstinence : 5 quand, avant d'avoir pris l'habit des Frères de saint François, il demeurait à San Pietro de Fermo avec les chanoines, tandis que ceux-ci vivaient dans la splendeur, il se refrénait par la rigueur d'une abstinence admirable et, au milieu des malices, pratiquait le martyre de l'abstinence. 6 Mais comme il souffrait

1. Traduit en Fio 49, le premier récit du long cycle consacré à Jean de l'Alverne par les Actes (Actus 49-53, 56 et 57) se retrouve, sous une forme simplifiée et structuré différemment, en C24, « Vie de frère Jean de l'Alverne », p. 439-443. Actus 49 2-22 trouvent un parallèle en C24, p. 439-440, et Actus 49 33-43 en C24, p. 442-443.

2. Fermo, Marche d'Ancône.

3. Les Fioretti précisent que cette manière de nommer Jean s'explique parce qu'il demeura longtemps à l'Alverne et y mourut.

4. Sur le cliché hagiographique du « puer-senex » (« l'enfant-vieillard »), voir Actus 46 5.

5. Sur ces pratiques, voir Actus 20 26.

2890 en bien des manières de ses compagnons hostiles à son ardeur angélique — au point qu'ils lui faisaient quitter la cuirasse et empêchaient son abstinence —, 7 inspiré par Dieu, il songea à abandonner le monde et ses amateurs et à offrir la fleur de sa jeunesse angélique aux bras du Crucifié.

8 Comme il avait pris tout enfant l'habit des Frères mineurs 1 et avait été confié à un maître pour l'enseignement des choses spirituelles, parfois, quand il entendait dire par son maître les paroles divines, 9 son coeur, comme la cire qui fond 2, était rempli dans l'homme intérieur d'une si grande douceur de la grâce que l'homme extérieur, forcé de courir de toutes parts, arpentait en courant en tous sens tantôt le jardin, tantôt la forêt, tantôt l'église, comme sa flamme intérieure l'y poussait. 10 Au fil du temps, la grâce divine haussa cet homme angélique à différents états et à des actions élevées. C'est ainsi que la grâce divine ravissait cet homme merveilleux parfois dans les splendeurs chérubiniques, parfois dans le feu séraphique, parfois dans les joies angéliques 3. 11 Qui plus est, elle l'emmenait parfois comme un ami intime vers les baisers divins et les étreintes extrêmes de l'amour du Christ, non seulement par des saveurs intérieures, mais encore par des signes extérieurs. 12 Ainsi lui arriva-t-il une fois, étant embrasé pendant au moins trois ans du feu de l'amour du Christ, de recevoir des consolations merveilleuses et d'être fréquemment ravi en Dieu par une telle ardeur.

13 Mais comme Dieu montre un souci particulier pour ses fils, tantôt en les consolant par la prospérité, tantôt en les exerçant à l'adversité, alors que ce frère Jean se trouvait dans un lieu, ce rayon et cet embrasement lui furent ôtés et il demeura sans

1. Jean avait pris « puerulus » l'habit des Frères mineurs, mais il demeurait auparavant avec les chanoines de San Pietro. L'éducation auprès d'une communauté religieuse prolongeait en fait la vieille pratique monastique des oblats, enfants confiés à une communauté.

2. Ps 21 (22) 15.

3. Voir GRÉGOIRE LE GRAND, Homiliae 34 in Evangelia, II, 7, 8, dans PL, vol. 76, col. 1249-1250.

amour ni lumière et dans un extrême chagrin. 14 Pour cette raison, comme son âme ne sentait plus la présence de l'Aimé, il était tourmenté et parcourait la forêt ; en proie au chagrin et au tourment, il cherchait l'Ami qui s'était un peu caché pour la forme, mais en aucune manière ni en aucun lieu il ne pouvait trouver les étreintes très douces du Christ Jésus béni, ni ses baisers suaves et même bienheureux, comme il en avait l'habitude 1. 15 Il supporta cette tribulation pendant bien des jours, criant, soupirant et pleurant. Mais comme il se promenait de jour dans cette forêt où il s'était lui-même frayé un chemin pour avancer et qu'ainsi affligé et désolé, il s'était assis là appuyé à un hêtre, le visage baigné de larmes levé vers le ciel, 16 voici que celui qui soigne ceux qui ont le coeur contrit et allège leurs contritions 2, le Seigneur Jésus Christ, apparut dans ce chemin, mais sans rien dire. 17 Dès que frère Jean l'eut reconnu, il se jeta à ses pieds et, en d'indicibles gémissements 3, il le priait et suppliait humblement de daigner le secourir : 18 « Car sans toi, très doux Sauveur, je reste dans les ténèbres et le chagrin ; sans toi, très doux Agneau, je reste dans les angoisses et la terreur, sans toi, très haut Fils de Dieu, je reste dans les confusions et la honte ; car sans toi, je suis privé de tous les biens ; 19 sans toi, je suis aveuglé dans les ténèbres, car tu es Jésus, vraie lumière des esprits 4; sans toi, je suis perdu et damné, car tu es la vie des âmes et la vie des vies ; sans toi, je suis stérile et aride, car tu es la source des grâces et des dons ; 20 sans toi, je suis totalement désolé, car tu es Jésus, notre rédemption, notre amour et notre désir 5, le pain inépuisable et

1. Toute cette intrigue amoureuse, scandée de rencontres et de dérélictions, est inspirée des Sermons sur le Cantique des cantiques de Bernard de Clairvaux, comme on le verra en Actus 49 47. Elle n'est pas sans évoquer la mystique d'Angèle de Foligno.

2. Ps 146 (147) 3 (même référence en Actus 40 9).

3. Rm 8 26 (même référence en Actus 40 6).

4. Hymne des laudes de la fête de saint Antoine de Padoue ; voir G. DREVES, Analecta hymnica Medii Aevi, vol. 4, n° 157 ; U. CHEVALIER, Repertorium hymnologicum, vol 1, n° 9561.

5. Hymne des vêpres de l'Ascension ; voir G. DREVES, Analecta hymnica Medii Aevi, vol. 2, n° 49 ; U. CHEVALIER, Repertorium hymnologicum, vol. 1, n° 9582.

2892 le vin qui réjouit les choeurs des anges et les coeurs de tous les saints. 21 Illumine-moi, très gracieux maître et très tendre pasteur, car je suis ta petite brebis, quoique indigne. »

22 Comme un désir différé enflamme d'un amour plus grand, le Christ béni se retira alors, empruntant le même chemin, absolument sans rien lui dire. 23 Frère Jean, voyant que le Christ béni se retirait et ne l'exauçait pas, se levant à nouveau avec une sainte obstination, comme le pauvre et l'indigent 1, courut à nouveau au Christ et, se prosternant très humblement à ses pieds, il le priait avec des larmes très dévotes, disant : 24 « O très doux Jésus, aie pitié de moi, car je suis dans la détresse 2 ! Exauce-moi dans l'immensité de ta miséricorde et dans la vérité de ton salut 3 et rends-moi la joie de ton salut 4 ; puisque la terre est pleine de ta miséricorde 5 , tu sais que je suis dans une violente détresse. Je te prie donc de vite secourir mon âme enténébrée. » 25 De nouveau, le Sauveur se retira, sans rien dire à frère Jean ni le consoler en rien. Il semblait vouloir partir, prenant le chemin indiqué plus haut, faisant comme une mère avec son petit enfant pour enflammer davantage son désir : 26 elle se soustrait à son fils qui tète et il la cherche en pleurant alors qu'elle se cache ; et lorsqu'il a pleuré, elle l'accueille en l'étreignant et l'embrassant, lui pardonne dans une douceur encore plus grande. 27 Ainsi frère Jean, suivant le Christ Jésus béni pour la troisième fois, continuait à pleurer très fort comme l'enfant allaité après sa mère, comme le petit enfant après son père et l'humble disciple après son maître miséricordieux.

28 Quand il l'eut rejoint, le Christ béni tourna son gracieux visage vers frère Jean et ouvrit ses vénérables mains à la

1. Voir Ps 69 (70)6.

2. Ps 30 (31)10.               

3. Ps 68 (69)14.               

4. Voir Ps 50 (51)14.

5. Ps 32 (33) 5, 118 (119) 64.

manière du prêtre quand il se tourne vers le peuple. 29 Alors frère Jean vit sortir de la poitrine très sacrée du Christ d'admirables rayons de lumière, qui non seulement illuminaient extérieurement toute la forêt, mais remplissaient aussi le corps et l'âme de splendeurs divines. 30 Aussi frère Jean fut-il aussitôt instruit de l'attitude humble et révérente qu'il devait observer avec le Christ, car aussitôt il se jeta à ses pieds. Le Christ béni lui offrit avec clémence ses pieds très saints 31 sur lesquels frère Jean versa tant de larmes qu'il semblait comme une autre Madeleine 1, demandant qu'il ne regardât pas à ses péchés, mais daignât ressusciter son âme dans la grâce de l'amour divin par sa très sainte passion et l'effusion de son glorieux sang : 32 « Puisque c'est ton commandement que nous t'aimions de tout notre coeur et de toutes nos forces 2, un commandement que personne ne peut accomplir sans ton aide, aide-moi donc, Jésus Christ très aimant, à t'aimer de toutes mes forces ! »

33 Tandis que frère Jean priait ainsi avec insistance, gisant aux pieds du très doux Jésus, il y reçut une si grande grâce qu'il fut tout entier renouvelé et, comme Madeleine, apaisé et consolé 3. 34 Alors frère Jean, sentant le don d'une si grande grâce, commença à rendre grâces au Seigneur et à embrasser humblement ses pieds, en se redressant afin de regarder le Sauveur dans l'action de grâces. Le Christ béni lui offrit ses mains très saintes à embrasser et les lui ouvrit. 35 Comme il les ouvrait, frère Jean, se redressant, put atteindre la poitrine du Seigneur Jésus, puis il étreignit Jésus et Jésus béni l'étreignit. 36 Frère Jean, embrassant la poitrine très sacrée du Christ, sentit une odeur divine si intense que, si tous les arômes du monde s'étaient réunis en un seul, en comparaison de cette odeur divine, on aurait pensé à une infection putride. 37 En outre, de la poitrine du Sauveur sortaient les rayons évoqués

1. Voir Lc 7 38-44 ; Jn 12 3.

2. Voir Lc 10 27 ; Dt 6 4-5.

3. Allusion probable à la pécheresse chez le Pharisien en Lc 7 36-50 ou à Marie, soeur de Lazare, en Jn 12 3-8.

plus haut, qui illuminaient intérieurement l'esprit et extérieurement tout aux alentours. 38 Dans cette étreinte, cette odeur et ces lumières, frère Jean fut ravi contre la poitrine de Jésus Christ, totalement consolé et merveilleusement illuminé. 39 Car dès cet instant, comme il avait bu à la sainte source de la poitrine du Seigneur et avait été rempli du don de la sagesse et de la grâce de la parole de Dieu, il épanchait plus fréquemment des paroles admirables et inénarrables. 40 Comme de son sein coulaient les fleuves d'eau vive 1 qu'il avait bus dans l'abysse de la poitrine de notre Seigneur Jésus Christ, pour cette raison il transformait les esprits des auditeurs et faisait d'admirables fruits. 41 De plus, l'odeur et la splendeur qu'il avait ressenties là perdurèrent plusieurs mois en son âme ; qui plus est, dans le sentier de la forêt où les pieds du Seigneur avaient passé, partout alentour sur une grande distance il sentait longtemps cette même odeur et cette même splendeur. 42 Revenant à lui après ce ravissement, alors que le Christ avait disparu, frère Jean demeura par la suite toujours consolé et illuminé.

43 Ce jour-là, ce n'est pas l'humanité du Christ qu'il trouva, comme me l'a raconté celui qui le tenait de la bouche de frère Jean 2, mais son âme, ensevelie dans l'abysse de la divinité ; cela fut prouvé par des témoignages nombreux et manifestes. 44 Car devant la curie romaine, devant les rois et les barons, devant les maîtres et les docteurs, il répandait des lumières si profondes et si hautes qu'il les plongeait tous dans un étonnement admirable. 45 Alors que ce frère Jean était un homme pour ainsi dire sans lettres, il clarifiait pourtant merveilleusement les questions les plus subtiles sur la Trinité et d'autres mystères des Écritures. 46 Ce que reçut frère Jean, comme il apparaît plus haut, d'abord aux pieds du Christ avec des larmes, puis à ses mains en rendant grâces, puis sur sa poitrine bienheureuse avec le ravissement et les rayons, ce sont de grands mystères qui ne peuvent être brièvement expliqués. 47 Mais que

1. Jn 7 38.

2. Nouvelle trace d'une transmission orale de l'information.

celui qui désire le savoir lise Bernard sur le Cantique des cantiques, qui y expose ces degrés dans l'ordre : les débutants aux pieds, ceux qui progressent aux mains et les parfaits à la bouche et à l'étreinte 1. 48 Que le Christ béni ait conféré une si grande grâce sans rien dire à frère Jean nous a enseigné qu'en excellent pasteur, il s'employait davantage à repaître intérieurement l'âme par des sensations divines qu'à faire bruisser des sons extérieurs aux oreilles de la chair, 49 car le Royaume de Dieu n'est pas dans les choses extérieures mais dans les choses intimes. En effet, toute sa gloire procède de l'intérieur, dit le Psalmiste 2. À la louange et à la gloire de notre Seigneur Jésus Christ. Amen.

CHAPITRE L COMMENT UNE RÉPONSE DIVINE FUT FAITE À FRÈRE JEAN QUI PRIAIT POUR UN FRÈRE ET COMMENT LUI APPARUT LE BIENHEUREUX LAURENT 3

Ledit frère Jean, prié par frère Jacques de Falerone 4 d'interroger Dieu sur un scrupule de conscience qui l'affligeait fort — c'est-à-dire sur certains points qui relevaient de l'office sacerdotal —, eut une réponse du Seigneur avant la fête de saint Laurent 5, comme lui-même l'a rapporté. 2 Il raconta en effet que le Seigneur lui dit : « Celui-ci est prêtre selon l'ordre de Dieu 6. » Comme sa conscience l'aiguillonnait encore, frère

1. Voir BERNARD DE CLAIRVAUX, Sermons sur le Cantique des cantiques, 2-4, éd. J. Leclercq, H. Rochais et C. H. Talbot, Paris, coll. « Sources chrétiennes », n° 414 bis, 2006, p. 79-121.

2. Ps 44 (45) 14.

3. Épisode non retenu en Fio, mais qui a un parallèle en C24, « Vie de frère Jean de l'Alverne », p. 440-441.

4. Voir Actus 40 12.

5. Le 10 août.

6. Ps 109 (110) 4.

2896 Jacques demanda de nouveau à frère Jean d'interroger le Seigneur sur ce point. 3 Aussi la veille de la Saint-Laurent, de nuit, comme il veillait et priait fidèlement le Seigneur de le rassurer sur ce scrupule par les mérites de saint Laurent, lui apparut, alors qu'il veillait et priait, le bienheureux Laurent, revêtu de vêtements blancs à la manière d'un diacre 1 ; 4 et il lui dit : « Je suis le diacre Laurent et celui pour qui tu demandes est prêtre selon l'ordre divin 2. » Dès lors, frère Jacques fut rassuré et fort consolé quant au doute qu'il avait.

5 Tandis que les frères chantaient le Salve regina le soir 3, le bienheureux Laurent apparut encore à ce même frère Jean sous la forme d'un adolescent revêtu d'une dalmatique rouge et portant un gril de fer 4, lui disant : 6 « Ce petit gril m'a comblé de grâces au ciel et l'âpreté des charbons m'a donné la plénitude de la douceur de Dieu. » Continuant, il dit : « Si tu veux avoir la gloire et la douceur de Dieu, souffre avec patience la passion et l'amertume du monde. » 7 Le bienheureux Laurent se tint ainsi visiblement avec lui jusqu'à la fin de l'antienne susdite. Les frères sortirent pour se reposer et lui resta dans le choeur avec saint Laurent. 8 Celui-ci, le rassurant et le consolant, disparut et le laissa dans un si grand amour et une si grande douceur divine qu'il ne dormit pas de toute cette nuit de fête, mais la passa tout entière avec une consolation admirable.

9 De même, une fois où le même frère Jean célébrait avec une très grande dévotion la messe, après avoir été consacrée, l'hostie disparut totalement à son regard sous forme de pain et, en un clin d'oeil, le Christ lui apparut avec une très belle barbe et revêtu d'un manteau rouge : 10 il lui donna une si grande

1. Laurent est, avec Étienne, l'archétype du diacre. Sans doute est-ce à ce titre qu'il est consulté sur une question qui concerne un ordre clérical.

2. Ps 109 (110) 4.

3. Le Salve regina se chante en effet comme antienne à complies, dernier office de la journée.

4. La dalmatique est le vêtement des diacres, le rouge la couleur liturgique du martyre et le gril rappelle le supplice de saint Laurent.

consolation de douceur que, s'il ne lui était pas resté un peu de raison, il aurait été ravi en extase. 11 Par cette vision, il fut assuré d'avoir, grâce à cette messe, plu à Dieu pour le monde entier et surtout pour ceux qui lui avaient été recommandés. À la louange du Christ. Amen.

CHAPITRE LI COMMENT FRÈRE JEAN, ALORS QU'IL CÉLÉBRAIT LA M ES SE POUR LES DÉFUNTS, VIT LES ÂMES LIBÉRÉES DU PURGATOIRE 1

1 Alors que ce frère Jean célébrait la messe pour la commémoration de tous les défunts 2, il offrit ce très haut sacrement, dont les âmes des défunts désirent plus que tout l'efficacité, avec un si grand sentiment de charité et une si pieuse compassion qu'il fondait tout entier dans la douceur de la piété et l'amour fraternel aussi doux que le miel. 2 Quand donc, au cours de cette messe, il éleva avec une si grande dévotion vers le ciel le très saint corps du Christ, l'offrant à Dieu le Père, le suppliant, par l'amour de Celui qui pendit sur la croix, de libérer miséricordieusement de leur prison les âmes par lui créées et rachetées, il vit presque une infinité d'âmes sortir du purgatoire, telle une multitude d'étincelles provenant d'une fournaise embrasée. 3 Il les vit s'envoler vers la patrie céleste grâce aux mérites du Christ qui pendit à la croix pour le salut humain et qui, dans l'hostie très sacrée, est offert quotidiennement pour les vivants et les morts, lui qui est béni dans les siècles 3. Amen.

1. Traduite en Fio 50, l'anecdote est contée de manière un peu plus succincte en C24, « Vie de frère Jean de l'Alverne », p. 441.

2. Fête instituée par Odilon, cinquième abbé de Cluny (994-1049), et célébrée le 2 novembre.

3. Rm 1 28.

CHAPITRE LII COMMENT FRÈRE JEAN VIT LE BIENHEUREUX FRANÇOIS AVEC BEAUCOUP DE SAINTS FRÈRES ET COMMENT FRÈRE JACQUES LUI PARLA APRÈS SA MORT 1

1 À l'époque où frère Jacques de Falerone 2, un saint homme, était malade dans le lieu de Mogliano 3, dans la custodie de Fermo et dans la province de la Marche, frère Jean de l'Alverne priait le Seigneur Dieu par la prière de sa pensée et le désir de ses entrailles pour ce frère Jacques gravement malade, car il le chérissait sincèrement comme un père. 2 Tandis qu'il priait ainsi assidûment, ayant été ravi en extase, il vit en l'air une armée de nombreux anges et saints qui se tenaient dans une grande clarté au-dessus de sa cellule, qui était dans la forêt. Si grande était la clarté que toute la contrée alentour resplendissait. 3 Parmi ces anges et ces saints, il vit ce malade pour lequel il priait qui s'y tenait, très beau et resplendissant dans des vêtements blancs. Il vit aussi là notre bienheureux père François, marqué par les stigmates sacrés et resplendissant d'une gloire admirable. 4 Il vit aussi et reconnut le saint frère Lucide 4 et frère Mathieu l'Ancien de Monterubbiano 5 ainsi que beaucoup

1. Traduit en Fio 51, le récit est repris en C24, « Vie de frère Jean de l'Alverne », p. 441-442, où il fait immédiatement suite au précédent.

2. Déjà mentionné en Actus 40 12 et 50 1.

3. Mogliano, province de Macerata, Marche d'Ancône.

4. Déjà mentionné en Actus 48 2.

5. Monterubbiano, province d'Ascoli Piceno, Marche d'Ancône. Mathieu l'Ancien est connu par HST 3 75 et 261, qui le présente comme un des protestataires (« zélateurs ») exilés par le ministre général Crescent de Jesi (1244-1247). On peut du reste supposer que ce sont ces derniers (dont Simon d'Assise mentionné en Actus 55) qui constituent le gros de la cohorte qui accompagne Lucide et Mathieu. La dissidence marchésane, exprimée de manière emblématique par les Actes, semble bien trouver son origine dans les conflits qui ont marqué le généralat de Crescent de Jesi.

 

d'autres frères qu'il n'avait jamais connus en cette vie, qui rayonnaient avec de nombreux saints d'une gloire semblable. 5 Tandis qu'il voyait cela, il lui fut révélé que le salut du malade était assuré et qu'au cours de cette maladie, il devait passer à Dieu ; mais il n'allait pas passer immédiatement au ciel, car il lui fallait d'abord être purifié 1 un petit moment.

6 Frère Jean, qui voyait cela, se réjouissait tellement du salut et de la gloire de ce frère qu'il appelait fréquemment frère Jacques dans la douceur de l'esprit, disant dans les arcanes de son coeur : « Frère Jacques, mon frère Jacques, mon très fidèle serviteur du Christ, frère Jacques, mon père très doux, frère Jacques, compagnon des anges, frère Jacques, confrère des bienheureux ! » 7 Ainsi rassuré sur la mort de frère Jacques et réjoui par le salut de son âme, il quitta le lieu de Massa, où il avait eu cette vision, 8 et alla le visiter à celui de Mogliano, où il trouva le malade si atteint par la maladie qu'il pouvait à peine lui parler. Frère Jean lui annonça qu'iI était en train de mourir et que, tel le lion confiant 2 et joyeux, il gagnerait la vie éternelle 3. 9 Frère Jacques, désormais assuré de son salut, tout réjoui tant d'esprit que de visage, reçut ce même frère Jean avec bonheur, avec un très beau sourire et un air joyeux, parce qu'il lui avait apporté de si joyeuses nouvelles 10 et qu'il le chérissait comme un fils ; puis, se recommandant sincèrement à lui, il indiqua qu'il était déjà libéré de son corps. Alors frère Jean lui demanda de daigner lui parler après sa mort, ce que frère Jacques promit si la bienveillance du Sauveur le permettait. 11 Cela dit, l'heure de la fin approchant, frère Jacques commença à dire avec dévotion : « Oh ! en paix, oh ! tout

1. Il doit d'abord passer par le purgatoire, ainsi que le verbe latin employé, « purgari », l'indique clairement.

2. Voir Pr 28 1.

3. Comme en Actus 33 1, le texte latin se contente d'utiliser « vita ».

aussitôt, oh ! je me couche, oh ! je m'endors! 1» Cela dit, le visage heureux et joyeux, il migra vers le Seigneur.

12 Quant à frère Jean, rentré au lieu de Massa, il attendait la promesse de frère Jacques au jour où il avait dit qu'il lui parlerait. Alors qu'il attendait, le Christ lui apparut avec une grande clarté et une suite merveilleuse d'anges et de saints. 13 Frère Jean se souvint de frère Jacques et le recommanda au Christ. Après cela, le jour suivant, alors que frère Jean priait dans la forêt de Massa, frère Jacques lui apparut tout glorieux et joyeux accompagné par les anges. 14 Frère Jean lui dit : « O père, pourquoi ne m'as-tu pas parlé au jour que tu m'avais promis ? » Il lui répondit : « Parce que je devais être purifié 2 un petit moment. 15 Mais à la même heure à laquelle t'apparut le Christ, j'apparus aussi à frère Jacques de Massa, un laïc vivant saintement et qui servait la messe 3 : à l'heure de l'élévation, il vit l'hostie sacrée se transformer en un enfant vivant et très beau. 16 Alors j'ai parlé à ce frère en disant : "Aujourd'hui je vais avec cet enfant au Royaume, car nul ne peut y aller si ce n'est par lui." Quand toi, frère Jean, tu m'as recommandé au Christ, tu as été exaucé et, à l'heure même où je parlais à frère Jacques, j'ai été libéré. » 17 Cela dit, il partit vers le Seigneur et frère Jean demeura tout à fait consolé. Quant à ce frère Jacques de Falerone, il migra lors de la vigile de l'apôtre saint Jacques dont on célèbre la fête au mois de juillet 4 et il repose à Monte Mogliano où il fit de nombreux miracles. À la louange du Christ. Amen.

CHAPITRE LIII COMMENT LE MÊME FRÈRE JEAN POSSÉDA L'ESPRIT DE RÉVÉLATION 1

1 Comme, parmi certaines personnes qui avaient des péchés terribles et dissimulés que nul ne pouvait savoir sauf par révélation divine, certains étaient morts, d'autres vivants, frère Jean, par révélation divine, dévoila aux vivants leurs péchés cachés. 2 En conséquence, ils se convertirent à la pénitence. L'un d'eux dit qu'il avait fait le péché que frère Jean avait dévoilé avant la naissance au monde de frère Jean. 3 Celui auquel c'est arrivé me l'a dit 2. Ils confessèrent qu'était vrai ce que frère Jean disait sur eux. 4 Il lui fut aussi révélé que certains de ceux qui étaient morts avaient péri de mort à la fois temporelle et éternelle et certains seulement de mort temporelle ; cela lui fut démontré avec certitude. Moi j'ai vu le frère digne de foi qui connut ces personnes 3. À la louange de notre Seigneur Jésus Christ. Amen.

1. Ps 4 9. Les « oh ! » intercalés dans le texte du psaume rendent sans doute compte de la difficulté à respirer du mourant.

2. De nouveau « purgari ».

3. Déjà mentionné en Actus 9 et 16, Jacques de Massa est un des principaux informateurs du rédacteur des Actes ; nous apprenons ici qu'il n'était ni prêtre ni même clerc, mais frère laïc.

4. Il est donc mort un 24 juillet, la Saint-Jacques étant célébrée le 25.

 

1. Ce chapitre, non repris en Fio ou C24, n'est attesté que dans un très petit nombre de manuscrits.

2. Nouvelle trace de transmission orale de l'information.

3. Cette dernière phrase, où l'auteur évoque encore un de ses informateurs, ne se trouve que dans un manuscrit.

CHAPITRE LIV LE FRÈRE QUI VIT L'ÂME DE SON FRÈRE PORTÉE PAR LES ANGES 1

1 Après la mort de notre bienheureux père François, il y avait dans l'Ordre deux frères charnels 2, frère Humble et frère Pacifique, qui étaient d'une admirable sainteté et perfection. L'un d'eux mourut à Soffiano 3 ; quant à l'autre qui se tenait dans un lieu éloigné, tandis qu'il s'adonnait à la prière en un lieu solitaire et désert, la main de Dieu se posa sur lui et, ravi en extase, il vit l'âme de son frère s'élever sans aucun délai au ciel. 2 Au bout de plusieurs années, le frère qui vivait entra dans la famille de Soffiano, où jadis son frère avait été enseveli. Mais à la demande des seigneurs de Brunforte 4, les frères échangèrent alors ce lieu de Soffiano contre un autre 5, de sorte que les frères y transportèrent les reliques de leurs saints frères. 3 Parmi celles-ci, quand ils furent arrivés à la sépulture du frère charnel

1. Traduit en Fio 46, ce chapitre, dont on trouve un parallèle en C24, « Époque de Jean Parenti », p. 213, évoque deux frères non connus par ailleurs. Avec Actus 55, il forme une digression dans le cycle consacré à Jean de l'Alverne.

2. Le terme latin employé est « germani » et non «fratres », qui laisserait l'ambiguïté entre frères charnels ou frères en religion.

3. L'ermitage de Soffiano, dont il ne reste aujourd'hui plus qu'un mur, se trouvait dans l'actuelle commune de Sarnano, province de Macerata, Marche d' Ancône. Il en sera à nouveau question en Actus 59. Il est probable que la communauté de Soffiano a été le milieu de rédaction des Actes.

4. Dans les années 1270, le seigneur de Brunforte était Rinaldo (t 1282), père d'Hugolin de Brunforte, ministre provincial de la Marche de 1344 à 1348, en qui on a parfois voulu voir, sans preuve décisive, le continuateur d'Hugolin de Mont-Sainte-Marie.

5. Transférée dans l'actuelle commune de San Ginesio, limitrophe de Sarnano, la communauté conserva sans doute un temps le nom de Soffiano, avant de prendre celui de San Liberato, du nom d'un frère marchésan, Libérat de Lauro, parfois identifié comme le malade bénéficiaire de la vision rapportée en Actus 59.

de ce frère, ce dernier prit les ossements de son frère charnel, les lava avec le meilleur vin 1, les déposa dans un linge blanc et il ne cessait de les embrasser avec une grande dévotion et des larmes.

4 Les frères s'en étonnaient et le méprisaient presque, car, alors que le frère était d'une grande sainteté, il semblait pleurer par affection sensible et à la manière séculière ; en outre, ils alléguaient que les ossements des autres frères n'étaient pas moins dignes d'honneur que ceux-là. 5 Alors lui, les satisfaisant avec humilité, leur dit : « Mes très chers frères, ne soyez pas étonnés que j'aie fait aux ossements de mon frère ce que je n'ai pas fait aux autres. Béni soit Dieu ! Ce n'est pas, comme vous le pensez, que la chair m'y ait poussé, mais j'ai fait cela parce que, quand mon frère a migré du siècle vers le Seigneur, pendant que je priais en un lieu désert et éloigné de lui, j'ai vu son âme s'élever directement au ciel de sorte que ces ossements sont saints et doivent être au paradis de Dieu ; voilà pourquoi j'ai fait ce que vous voyez. » 6 Les frères, voyant sa dévote intention, furent fort édifiés et louèrent Dieu qui fait de si grandes et merveilleuses choses dans ses saints 2. À la louange et à la gloire de notre Seigneur Jésus Christ. Amen.

1. Laver les os d'un saint avec du vin, ou arroser ses restes de vin, permettait d'obtenir un breuvage auquel on attribuait une vertu thérapeutique : c'est ce qu'on appelle la pratique du « vinage ». Par ce geste, il apparaît que Pacifique considérait Humble comme un saint, ce que confirme la suite du récit.

2. Voir Ps 67 (68) 36 ; 135 (136) 4.

CHAPITRE LV FRÈRE SIMON D'ASSISE ET SA VIE ADMIRABLE 1

1 Au commencement de notre Ordre, alors que saint François était encore en vie, vint à l'Ordre un jeune homme d'Assise qui avait été appelé frère Simon. Le Très-Haut le prévint d'une si grande grâce de bénédiction et de douceur 1 et le conduisit à une si grande contemplation et élévation d'esprit que toute sa vie était un miroir de sainteté. 2 À ce que j'ai entendu de ceux qui restèrent longtemps avec lui 3, on le voyait très rarement hors de sa cellule ; si parfois il était avec les frères, il s'employait toujours à s'exercer aux paroles divines. 3 Il n'apprit jamais la grammaire 4, mais il vivait toujours dans la forêt ; néanmoins, il parlait en termes si profonds et si élevés de Dieu et de l'amour du Christ béni que ses paroles semblaient surnaturelles. 4 Ainsi, un soir qu'il avait gagné la forêt pour parler de Dieu avec frère Jacques de Massa, comme ce dernier qui fut avec lui me le raconta 5, et qu'ils s'entretenaient avec une très grande douceur de l'amour divin, alors qu'ils se tenaient assis ensemble toute la nuit 6, il leur sembla qu'ils étaient restés assis seulement un tout petit peu.

1. Traduit en Fio 41, ce chapitre constitue l'ensemble de la « Vie de frère Simon d'Assise » donnée par C24, p. 159-161. Avec le précédent, il interrompt le cycle de chapitres consacrés à Jean de l'Alverne. HST 3 74 indique que Simon d'Assise fut exilé dans la province de la Marche pendant le généralat de Crescent de Jesi (1244-1247).

2. Ps 20 (21) 4.

3. Nouvelle trace d'une transmission orale de l'information.

4. « Grammatica » désigne ici la maîtrise de la langue latine.

5. Sur Jacques de Massa, une fois de plus informateur du rédacteur Hugolin de Mont-Sainte-Marie, voir Actus 9, 16, 52...

6. Nous avons corrigé le texte des Actes d'après C24, p. 159, et rétabli un cum » (« alors que ») pour rendre la phrase compréhensible.

 

5 Ce frère Simon jouissait d'une si grande suavité de l'Esprit saint que, quand il pressentait les illuminations divines et les visites de l'amour, il se mettait au lit comme s'il voulait dormir, car la paisible suavité du Saint-Esprit exigeait non seulement le repos de l'esprit, mais aussi celui du corps. 6 Ainsi était-il souvent ravi en Dieu lors de telles visites et rendu tout entier insensible aux choses extérieures. 7 Il arriva en effet, une fois où il avait été entraîné vers les réalités célestes et rendu tout entier insensible à l'extérieur, mais à l'intérieur tout enflammé et oint par les charismes divins, qu'un frère, pour vérifier par l'expérience s'il était vraiment tel qu'il semblait être, posa un charbon bien enflammé sur son pied nu. 8 Frère Simon ne sentit absolument pas le charbon et, qui plus est, ne souffrit d'aucune blessure, alors que ce charbon était resté sur le pied tout le temps qu'il lui fallait pour s'éteindre totalement. Quand il était assis à la table avec les frères, avant de prendre la nourriture du corps, il offrait à ses compagnons des aliments spirituels.

9 Ainsi arriva-t-il une fois que, comme il parlait de Dieu, fut converti au Seigneur un jeune homme très vain de San Seve-rino qui, dans le siècle, avait été noble, délicat et fort lascif. Le frère Simon, rangeant les vêtements qu'il avait quittés et attribuant audit jeune homme l'habit de religion, les conservait. Or ce jeune homme restait avec lui pour être formé par lui. 10 Notre adversaire le diable, qui s'efforce d'empêcher tout bien, comme le lion rugissant 2 se jeta sur le jeune homme et, de son souffle malin dont il fait rougeoyer les braises, excita en lui de si ardents aiguillons de chair que le jeune homme n'était plus du tout sûr de résister à la tentation. Aussi, se rendant auprès de frère Simon, lui dit-il : 11 « Rends-moi les vêtements que j'ai apportés du siècle, car je ne suis pas capable de soutenir davantage les angoisses de la tentation. » Frère Simon, compatissant à son égard, disait : « Assieds-toi un peu avec moi, fils. » Tandis que frère Simon distillait l'éloquence divine aux oreilles du

1. Voir Actus 48 3.

2. I P 5 8.

jeune homme, il lui ôtait toute angoisse de tentation. Cela se produisit plusieurs fois, cette réclamation des vêtements et la mise en fuite de la tentation. 12 Une nuit où la violence de la tentation le pressait plus que d'ordinaire, il alla chez frère Simon et dit : « Rends-moi à tout prix mes vêtements, car je ne puis rester plus longtemps. » Le pieux père, fort compatissant à son égard, dit : « Viens, fils, et assieds-toi un peu avec moi. » 13 Celui-ci, tout angoissé, s'approchant et s'asseyant à côté de frère Simon, inclina la tête sur la poitrine de frère Simon. Frère Simon, ayant grande pitié de lui, levant les yeux vers le ciel 1, priant avec grande dévotion et compassion pour le jeune homme, fut ravi à Dieu et aussi exaucé. 14 Pendant que frère Simon revenait de son ravissement, le jeune homme fut tout entier libéré de sa tentation, comme s'il ne l'avait jamais éprouvée ; comme l'ardeur maligne s'était muée en ardeur du Saint-Esprit, il brûlait tout entier pour Dieu, parce que, s'étant approché d'un charbon en feu, c'est-à-dire frère Simon, il était tout entier à nouveau enflammé dans le Seigneur. 15 Ainsi, comme à cette époque on avait fait prisonnier un malfaiteur auquel on devait arracher les deux yeux, dans la ferveur de l'esprit, ce jeune homme s'approcha-t-il hardiment du recteur en plein conseil 2 - et demanda-t-il avec de nombreuses larmes et prières qu'on lui fasse cette grâce de lui arracher un oeil à lui et d'en laisser un à l'autre. 16 Voyant la piété et la très fervente charité du jeune homme, ils les épargnèrent tous deux. Ce jeune homme très saint, moi je l'ai observé sur la foi de mes yeux 3.

17 De plus, un jour que le susdit frère Simon se tenait dans la forêt et éprouvait la très grande suavité du Seigneur, des oiseaux, appelés corneilles, l'importunaient de la pire manière

1. Lc 6 20 ; Jn 17 I.

2. Le magistrat qui rend la justice devant le conseil communal.

3. Cette phrase existe seulement dans la Compilation de Barcelone, dérivée des Actes.

par leur très grande rumeur et leurs cris 1. Alors, au nom du Seigneur Jésus, il ordonna à ces oiseaux de ne plus venir. 18 Merveilleux à dire ! Alors que le lieu de Brunforte 2, de la custodie de Fermo, existe depuis plus de cinquante ans, jamais on ne vit ni n'entendit de tels oiseaux dans tout le périmètre du lieu ni partout alentour ; moi, frère Hugolin de Mont-Sainte-Marie 3, je me suis tenu là trois ans et j'ai vu en toute certitude ce miracle, connu tant des séculiers que des frères de toute cette custodie 4. À la louange de notre Seigneur Jésus Christ, Amen.

CHAPITRE LVI COMMENT FRÈRE JEAN DE L'ALVERNE FUT RAVI DANS L'ABYSSE DE LA DIVINITÉ 1

1 Le susdit frère Jean de l'Alverne, comme il avait complètement renoncé aux consolations transitoires de ce monde, s'employait à n'être consolé qu'en Dieu seul. Aussi quand arrivaient les solennités principales de notre Seigneur Jésus le Christ béni, la grâce divine l'inondait-elle de consolations nouvelles et de révélations admirables. 2 Ainsi arriva-t-il qu'à l'approche de la nativité du Sauveur, alors qu'il attendait avec certitude une consolation de l'humanité du Christ béni,

1. L'épisode rappelle évidemment celui de François importuné par les hirondelles à Alviano en 1C 59.

2. Brunforte désigne ici l'ermitage de Roccabruna, dans l'actuelle commune de Sarnano.

3. Monte Santa Maria, aujourd'hui Montegiorgio, province d'Ascoli Piceno, Marche d' Ancône.

4. On suppose qu'Hugolin de Mont-Sainte-Marie demeura à Brunforte de 1324 à 1327. C'est la mention la plus complète qui permette d'attribuer à Hugolin de Mont-Sainte-Marie, ici de surcroît témoin direct de l'événement, la rédaction d'une première strate des Actes.

5. Fio 52 propose de ce chapitre une version légèrement abrégée, tandis que C24, « Vie de frère Jean de l'Alverne », p. 444 445, en donne un parallèle presque littéral.

3 l'Esprit saint qui, selon sa volonté, sait dispenser les dons en temps et en heure, ne prêtant pas attention au dessein de l'homme qui veut ou qui court, mais à la sagesse du Seigneur qui fait miséricorde 1, 4 n'offrit pas à ce frère Jean la consolation qu'il attendait de l'humanité du Christ béni, mais un amour si fervent issu de la charité du Christ qu'il lui semblait que son âme était ravie à son corps. 5 Car son coeur et son âme brûlaient cent fois plus que s'il était dans une fournaise ; en raison de cette ardeur, il était anxieux et avait le souffle coupé et, violemment affligé, il criait à haute voix, car à cause de la trop grande ferveur de l'amour et de l'élan excessif de l'Esprit saint, il ne pouvait se retenir de crier. 6 À l'heure à laquelle il sentait la si grande ardeur de l'amour, l'espérance du salut le revigorait si fortement qu'il ne croyait pas que, s'il était mort alors, il dût passer par le purgatoire. 7 Cet amour si grand dura, quoique par intermittence, une demi-année et cette ardeur dura plus d'un an, en sorte que, pendant un certain temps, il lui semblait rendre l'esprit.

8 Après cette époque, il eut d'innombrables visites et consolations, comme à plusieurs reprises je le vis moi-même sur la foi de mes yeux 2 et comme à plusieurs reprises d'autres le constatèrent fréquemment. Car, en raison de l'excès de la ferveur et de l'amour, il ne pouvait dissimuler les visites ; de fait, il fut à plusieurs reprises ravi sous mes yeux. 9 Une nuit, il fut en outre élevé à Dieu en une lumière si admirable qu'il vit dans le Créateur toutes choses créées, qu'elles soient célestes ou terrestres, et toutes distinctement ordonnées selon leurs degrés, 10 c'est-à-dire comment se disposent les choeurs des esprits bienheureux en dessous de Dieu, ainsi que le paradis terrestre et la bienheureuse humanité du Christ ; il désigna de la même manière les demeures des créatures inférieures. Il voyait et sentait que toutes choses représentaient le Créateur.

Par la suite, Dieu l'éleva au-dessus de toute créature, en sorte que son âme fut enlevée et absorbée dans l'abysse de la divinité et de la clarté, puis ensevelie dans l'océan de l'éternité et de l'infinité divines ; 12 si bien qu'il n'y avait rien de créé, rien de formé, rien d'imaginable, rien de visible, rien de compréhensible — et ainsi de suite — que son coeur puisse penser et la langue humaine dire. 13 Cette âme était absorbée dans l'océan et l'abysse de la divinité et diluée dans l'immensité de la mer comme une goutte de vin : 14 comme cette dernière ne trouve en elle rien d'autre que la mer, ainsi son âme ne voyait-elle rien d'autre que Dieu en toutes choses, au-dessus de toutes choses, à l'intérieur et à l'extérieur de toutes choses ; ainsi perçut-il qu'il y a trois personnes en un seul Dieu et un seul Dieu en trois personnes. 15 Il perçut la charité éternelle qui fit que le Fils de Dieu s'incarnât par obéissance au Père, charité par laquelle il s'incarna ; par ce chemin de l'incarnation et de la passion du Fils de Dieu, en le méditant, en portant la croix et en pleurant, il parvint à d'indicibles lumières 16 et dit qu'il n'existait pas d'autre chemin par où l'âme puisse entrer auprès de Dieu que le Christ qui est le chemin, la vérité et la vie 1.

17 Lui fut aussi montré dans cette même vision tout ce qui fut fait par le Christ depuis la chute du premier homme jusqu'à l'entrée du Christ dans la vie éternelle, lui qui est le chef et le prince de tous les élus qui furent depuis le commencement du monde, sont et seront jusqu'à la fin, ainsi qu'il est annoncé par les saints prophètes. À la louange et à la gloire de notre Seigneur Jésus Christ. Amen.

1. Voir Rm 9 16.

2. De nouveau, le rédacteur est aussi témoin oculaire du fait relaté.       

1. Jn 14 6.

CHAPITRE LVII COMMENT FRÈRE JEAN DE L'ALVERNE VIT LE CHRIST GLORIEUX DANS L'HOSTIE 1

Il arriva à ce même frère Jean une chose merveilleuse et digne d'illustre mémoire, ainsi que le rapportèrent ceux qui furent présents. 2 Comme, en effet, ce frère Jean se tenait dans le lieu de Mogliano, dans la custodie de Fermo et la province de la Marche, le premier jour après l'octave de saint Laurent, c'est-à-dire dans l'octave de l'assomption de la bienheureuse Vierge Marie 2, il se leva avant l'heure de matines 3 et, avec la grande onction de grâce dont il était prévenu par le Seigneur, il dit matines avec les frères. Matines dites, il sortit dans le jardin, 4 car il sentait l'abondance d'une douceur et d'une suavité si immenses qu'à cause de la profusion de grâce qu'il savourait en esprit à cette parole du Seigneur, à savoir Ceci est mon corps, il poussait des cris et disait en son coeur : « Ceci est mon corps 3. » 5 Illuminé par l'Esprit saint à cette parole, comme les yeux de son esprit s'étaient ouverts, il voyait le Christ béni avec la bienheureuse Marie et la multitude des anges et des saints 6 et il comprenait ce propos de l'Apôtre, c'est-à-dire comment nous sommes tous un seul corps dans le Christ et chacun membre l'un de l'autre 4 ; et celui-ci : que vous puissiez comprendre avec tous les saints ce qu'est la longueur, la largeur, la hauteur et la profondeur 7 et connaître la charité du Christ qui surpasse toute

1. Ce dernier chapitre consacré à Jean de l'Alveme par les Actes a une version abrégée en Fio 53 et un parallèle en C24, « Vie de frère Jean de l'Alverne », p. 443-444.

2. Dans la nuit du 17 au 18 août ; la fête de saint Laurent est célébrée le 10 août. Actus 50 situe également une vision de Jean de l'Alverne par rapport à la Saint-Laurent.

3. Mt 26 26 ; Mc 14 22 ; Lc 22 19 ; 1Co 11 24.

4. Rm 12 5.

science 1 , ce qui est tout entier dans ce très haut sacrement qui est accompli quand est dit « Ceci est mon corps ».

8 L'aurore levée, ainsi touché par la grâce, il entra dans l'église en proie à l'inquiétude de la ferveur de l'esprit, pensant que personne ne s'apercevrait de sa présence, alors qu'un frère se tenait dans le choeur qui entendait cela. 9 Comme dans cette inquiétude il ne pouvait se contenir à cause de la profusion de la grâce, il poussa un très grand cri. 10 Comme, donc, il s'était approché de l'autel pour célébrer la messe qu'il devait chanter, la grâce s'amplifia, cet amour grandit et il lui fut donné un sentiment ineffable de Dieu, qu'il ne pouvait aucunement décrire avec ses mots. 11 Craignant que ce sentiment et cette ferveur admirable ne grandissent au point qu'il dût interrompre la messe, il ne savait quel parti choisir : devait-il poursuivre ou attendre ? 12 Cependant, comme une fois il avait ressenti la même chose et que le Seigneur l'avait tant apaisé qu'il n'avait pas interrompu la messe à cause de cela, il croyait pouvoir poursuivre d'une manière ou d'une autre. 13 Néanmoins il craignait que n'arrivât ce qui arriva, car de telles effusions divines n'obéissent pas au pouvoir de l'homme.

14 Comme donc il avait poursuivi jusqu'à la préface de la bienheureuse Vierge 2, l'illumination et la suavité gracieuse grandirent tant qu'au moment du Pridie 3, il pouvait à peine soutenir une si grande suavité et douceur. 15 Parvenu à Ceci est mon corps, gémissant « Ceci est », « Ceci est » à de nombreuses reprises, il n'était plus capable de poursuivre, car il sentait la présence divine et la multitude des anges et des saints, 16 si bien qu'il défaillait presque à cause de la grandeur de ce qu'il sentait en son âme. Aussi le gardien du lieu, secourant son inquiétude, se tenait-il à côté de lui et un frère avec un cierge allumé derrière lui, 17 tandis que le reste des frères observait

1. Ep 3 18-19.

2. La scène se déroule, en effet, dans l'octave de l'Assomption.

3. Le Qui pridie commence la consécration.

2912 et était dans la crainte avec d'autres hommes et des femmes en grand nombre avec lesquelles il y avait quelques femmes nobles de la province : toutes, dans la crainte et l'attente, pleuraient à la manière des femmes.

18 Quant à frère Jean, comme mis hors de lui par la très bienheureuse et suave joie, il se tenait là sans aller au bout de la très sainte consécration, car il sentait le Seigneur Jésus Christ qui n'entrait pas dans l'hostie — 19 ou plutôt que l'hostie ne se transsubstantiait pas en lui — tant qu'à « Ceci est » il n'ajoutait pas « mon corps ». Incapable de supporter la si grande majesté du bienheureux chef, c'est-à-dire du Christ, après que le paradis du corps mystique du Christ lui eut été montré, il poussa un cri, disant : « mon corps ! » 20 Aussitôt, s'évanouit l'apparence du pain et lui apparut le Seigneur Jésus Christ, fils béni de Dieu, incarné et glorifié ; il lui montra l'humilité qui le fit s'incarner et le fait venir quotidiennement dans la main du prêtre. 21 Une telle humilité tenait frère Jean dans une si grande douceur, un si grand émerveillement et une si ineffable suavité qu'il ne pouvait achever les paroles de consécration. 22 L'humilité et l'attention de notre Sauveur Dieu pour nous sont si admirables que, comme frère Jean le dit, elles ne peuvent être soutenues par le coeur ni décrites par des mots ; et c'est la raison pour laquelle il ne pouvait poursuivre. 23 C'est aussi pour cette raison que, quand il eut dit : « Ceci est mon corps 1 », aussitôt merveilleusement frappé, il tomba en arrière ; mais il fut soutenu par le gardien qui se tenait à côté de lui afin qu'il ne glisse pas à terre. Alors que tous les autres, les frères comme les autres hommes et les femmes qui étaient dans l'église, accouraient, il est transporté comme mort dans la sacristie. 24 Son corps était devenu froid comme celui d'un homme mort, les doigts de ses mains étaient si fermement contractés qu'on pouvait à peine les déplier 2913 ou les bouger et il resta ainsi gisant, comme inanimé, du matin jusqu'à grande tierce — c'était en effet l'été 1.

25 Comme moi, qui fus présent à cela 2, je désirais fort savoir ce que la clémence du Sauveur avait opéré en lui, à peine fut-il revenu à lui que je m'approchai de lui, demandant pour la charité de Dieu qu'il daignât me dire ce qui a été dit plus haut. 26 Lui, comme il avait grande confiance en moi, me raconta en détail tout cela par la grâce de Dieu et, en outre, il dit que, pendant la consécration et avant aussi, son coeur avait fondu à la manière de la cire qu'on a beaucoup chauffée 27 et que sa chair lui paraissait sans os, tellement qu'il pouvait à peine lever les bras ou les mains pour faire la croix sur l'hostie, 28 ajoutant qu'il lui avait été montré avant qu'il ne devînt prêtre qu'il devait défaillir pendant une messe, mais que, comme il avait lu beaucoup de messes sans qu'advienne ce qui lui avait été prédit, il pensait qu'il avait été trompé sur cette question. 29 Mais à peu près cinquante jours avant l'assomption de la bienheureuse Vierge, où il eut cet épisode, il lui fut de nouveau montré que cela devait lui arriver aux alentours de l'Assomption, mais il avait oublié cette promesse. À la louange et à la gloire de notre Seigneur Jésus Christ. Amen.

1. L'été, les heures diurnes romaines sont plus longues, d'où sans doute cette expression de « grande tierce ».

 

1. Mt 26 26 ; Mc 14 22 ; Le 22 19; 1 Co 11 24.             

2. Le rédacteur signale de nouveau sa qualité de témoin oculaire.

CHAPITRE LVIII FRÈRE JEAN DE PENNA, ET SON ENTRETIEN ANGELIQUE 1

Quand frère Jean de Penna 2, un des luminaires de la province de la Marche, était encore petit enfant dans le monde, un très bel enfant l'appela une nuit, disant : 2 « Ô Jean, va à Santo Stefano où un de mes frères prêchera. Crois son enseignement et écoute ses paroles, car je l'ai envoyé. Quant à toi, tu as à faire une longue route, puis tu viendras à moi. » 3 Il se leva aussitôt, sentit une merveilleuse transformation en son âme et, se rendant au lieu qui avait été nommé, il y trouva une très grande multitude d'hommes et de femmes qui étaient venus de différentes contrées pour entendre la parole de Dieu. Celui qui devait prêcher s'appelait frère Philippe : se levant, il prêcha non avec de savants discours de sagesse humaine, mais avec la puissance de l'esprit 3 du Christ, annonçant le Royaume de Dieu. Ce frère Philippe était pour ainsi dire des premiers frères qui étaient venus dans la Marche d'Ancône 4 et il y avait alors peu de lieux établis dans la Marche.

4 À la fin de la prédication, ledit frère Jean alla à frère Philippe et dit : « Père, s'il te plaît de me recevoir dans l'Ordre, je voudrais volontiers faire pénitence et servir le Seigneur Jésus

1. Ce chapitre, traduit en Fio 45 et dont on a un parallèle en C24, « Époque de frère Bonaventure », p. 332-334, est le seul que les Actes consacrent à Jean de Penna. Sur ce dernier, on dispose d'éléments contradictoires. A l'encontre du témoignage des Actes (qui indique qu'il séjourna en Provence avant de rentrer en Italie), celui de JG 5 en fait un des frères qui, à la suite du chapitre général de 1219, furent envoyés en Allemagne ; d'après JG 60, il aurait été envoyé auprès de Jean de Reading pour l'accompagner en Saxe, où ce dernier avait été nommé ministre provincial. Mais il se peut qu'il ne s'agisse pas de la même personne.

2. Penna San Giovanni, province de Macerata, Marche d'Ancône.

3. 1Co 2 4, 13.

4.11 s'agit de Philippe le Long, mentionné en Actus 1 6 et mort vers 1259.

le Christ béni. » 5 Lui, comme c'était un homme saint et illuminé, voyant que le jeune homme avait une innocence merveilleuse et une prompte volonté, lui dit : « Viens à moi tel jour dans la cité de Recanati et je te ferai recevoir. » Le chapitre devait en effet y être alors célébré 2. 6 Le jeune homme, comme il était très pur, songea en son coeur, disant : « Ce sera cette longue route dont j'ai eu la révélation, que je dois faire, et puis j'irai au ciel. » Il alla donc et, aussitôt reçu dans l'Ordre, il crut aller à Dieu. 7 Or le ministre 3 dit au chapitre : « Quiconque voudrait aller dans la province de Provence 4, pour le mérite de la sainte obéissance, je l'enverrai 5. » Frère Jean, quand il entendit cela, désira partir, songeant en son coeur que c'était peut-être la longue route qu'il devait faire, mais, par modestie, il rougissait d'en parler à quelqu'un. 8 Confiant en frère Philippe qui l'avait fait recevoir, il se rendit auprès de lui, disant : « Je te prie, père, de m'obtenir cette grâce de pouvoir partir dans la province de Provence pour y demeurer. »

9 Les frères de ce temps choisissaient de partir dans des provinces étrangères afin d'être pèlerins et étrangers dans ce siècle 6 et concitoyens des saints et domestiques de Dieu 7 dans le ciel. 10 Frère Philippe, voyant sa pureté et sa sainte intention, lui obtint l'autorisation de partir dans cette province. Frère Jean croyait qu'au terme de cette route, il gagnerait le ciel. 11 Mais il demeura vingt-cinq ans dans cette province, vivant dans une

1. Recanati, province de Macerata, Marche d'Ancône.

2. Entendons le chapitre provincial.

3. Entendons le ministre provincial.

4. La province mineure de Provence, d'où était originaire Pierre de Jean Olivi, était un des autres pôles des Spirituels.

5. Le ministre provincial peut en effet décider des mutations des frères; 2Reg 12 1.

6. 2Reg 6 3, à partir de 1P 2 11 (référence déjà présente en Actus 4 2 et 28 2). Passé les premiers temps de l'Ordre, le recrutement et les carrières avaient en effet perdu en mobilité et ne sortaient plus guère du cadre provincial.

7. Ep 2 19.

2916 exemplaire et très grande sainteté chaque jour il espérait que s'accomplît ce qui lui avait été promis. 12 Mais bien qu'il eût progressé en toute honnêteté de moeurs et au faîte de la sainteté, bien que, dans toute la province, il fût aimé et chéri tant par les frères que par les séculiers, il ne put cependant voir son désir s'accomplir. 13 Un jour qu'il priait et pleurait devant le Seigneur parce que son exil, à ce qu'il lui paraissait, était excessivement prolongé 1, voici que lui apparut le Christ béni : à sa vue, son âme fondit. 14 Le Christ lui dit : « Fils, demande-moi ce que tu veux » Il répondit : « Mon Seigneur, je ne sais que dire, car je ne veux rien d'autre que toi ; mais je te prie seulement de me pardonner, de me remettre tous mes péchés et de me donner la grâce de te revoir quand j'en éprouverai plus grande nécessité. » 15 Le Seigneur lui dit : « Ta prière a été exaucée 2. » Il disparut de sa vue et l'autre resta totalement réconforté dans le Seigneur.

16 À la fin, entendant parler de sa réputation, les frères de la Marche, avec le général 3, le firent revenir dans la Marche. Or quand il eut vu l'obédience 4, il songea en son coeur, disant: « C'est la longue route au terme de laquelle j'irai à Dieu. » 17 À son retour dans la province, aucun de ses parents ne le reconnut. Jour après jour, il attendait la miséricorde de Dieu et l'accomplissement de la promesse qui lui avait été faite. Mais sa route fut encore prolongée, car il resta bien trente ans après son retour dans la Marche et, à cette époque, il eut l'office de gardien ; le Seigneur opéra par lui de nombreux miracles et il eut, entre bien d'autres dons, l'esprit de prophétie. 18 Ainsi, une fois qu'il s'éloignait du lieu, un de ses novices fut harcelé par le démon pour apostasier l'Ordre et il tomba d'accord avec

1. Voir Ps 119 (120) 5-6.

2. Ac 10 31.

3. Le ministre général de l'Ordre des Frères mineurs.

4. Le latin « obedientia », qui signifie communément « obéissance », désigne ici l'autorisation écrite donnée par un supérieur à un religieux de se déplacer ou de changer de couvent, ce que rend en français le terme « obédience ».

le tentateur sur ce pacte : sitôt que frère Jean rentrerait au lieu, il prendrait le chemin du départ. 19 Mais quand frère Jean fut rentré, il appela aussitôt à lui ce novice, disant : « Écoute-moi, fils ; je veux d'abord que tu te confesses. » Comme il s'en allait, frère Jean lui dit : « Écoute-moi d'abord, fils ! » Ce dernier lui raconta alors toute sa tentation. 20 Frère Jean dit : « Comme tu m'as attendu et que tu as refusé de t'éloigner sans ma bénédiction, Dieu t'a fait cette grâce que tu ne sortiras jamais de cet Ordre et que tu mourras dans cet Ordre avec la bénédiction du Seigneur. » 21 Alors ce novice fut confirmé dans sa bonne volonté et devint un saint frère. Tout ce qui vient d'être dit, frère Jean lui-même me le rapporta à moi, Hugolin

22 Frère Jean avait toujours l'esprit tranquille et serein et il parlait rarement. Il était aussi homme de grande prière et dévotion et, en particulier, il ne regagnait jamais sa cellule après matines 2. 23 Alors qu'une nuit après matines il se tenait en prière, l'ange de Dieu lui apparut et lui dit : « Frère Jean, c'est le terme de la route que tu as attendu si longtemps. 24 Je t'annonce donc de la part de Dieu que tu peux demander la grâce que tu désires et, en outre, choisir pour toi soit un jour ordinaire au purgatoire soit sept jours d'affliction dans ce monde 3. » 25 Comme il avait choisi sept jours d'affliction, il tomba aussitôt malade de nombreux maux, car avec les fièvres, sans compter les douleurs, la goutte aux pieds et aux mains, il était torturé par des convulsions des entrailles et des contractions des viscères ainsi que de nombreuses autres maladies. 26 Mais ce qui était pire que tout cela, un esprit malin se

1. De nouveau, Hugolin de Mont-Sainte-Marie se présente en rédacteur des Actes. Avec ses cinquante-cinq ans de vie religieuse (vingt-cinq en Provence et trente dans la Marche), Jean de Penna a fait le pont entre la génération des compagnons (ici Philippe le Long) et le temps de la rédaction des Actes. Si Jean de Penna est entré dans l'Ordre vers 1245, il a pu rencontrer Hugolin vers 1300.

2. Voir Actus 29 29-31.

3. Les théologiens médiévaux affirment que les peines du purgatoire outrepassent nettement celles qu'on peut subir dans cette vie.

trouvait devant son visage, qui tenait une grande feuille sur laquelle était écrit tous ses défauts et toutes ses fautes ; il lui disait : « A cause de ce mal que tu as pensé, dit et fait, tu es damné. » Lui, malade, oubliaitg tout le bien qu'il avait fait et ne se souvenait pas qu'il était ou avait été dans l'Ordre, mais il se croyait aussi damné que l'esprit malin le disait. 28 Aussi, quand on lui demandait comment il allait, répondait-il : « Mal, car je suis damné ! »

29 Les frères, entendant cela, envoyèrent chercher frère Mathieu l'Ancien de Monterubbiano 1, qui fut un fort saint homme et chérissait profondément frère Jean. Il vint à lui le septième jour de sa tribulation 2 et, le saluant, il dit : « Comment te sens-tu, très cher ? » 30 11 répondit : « Mal, car je suis damné ! » Mais frère Mathieu dit à frère Jean : « Ne te souviens-tu pas que tu t'es fréquemment confessé à moi et que je t'ai totalement absous ? Ne te souviens-tu pas aussi que tu as servi Dieu dans l'Ordre pendant de nombreuses années ? 31 Ne te souviens-tu pas non plus que la miséricorde divine l'emporte sur tous les péchés du monde et que le Christ, notre Sauveur béni, a payé pour nous un prix infini ? Sois donc assuré d'être sauvé et non damné ! » 32 Alors, comme était accompli le terme de la purgation, la tentation s'éloigna, la bénédiction arriva et il dit avec un grand bonheur : « Frère Mathieu, comme tu es fatigué et que c'est maintenant l'heure de se délasser, je te prie d'aller prendre du repos. » 33 Comme frère Jean était resté seul avec un serviteur, voici que le Christ lui apparut avec une très grande lumière et une odeur suave, comme il avait promis de lui réapparaître au moment opportun. 34 Mains jointes, lui rendant grâce, comme un membre élu il fut uni éternellement à son chef qu'il avait toujours aimé et toujours désiré, à son Seigneur Jésus Christ ; ainsi empli de bonheur et consolé

1. Sur Mathieu l'Ancien de Monterubbiano, voir Actus 52 4, où il apparaît à Jean de l'Alveme.

2. Le rédacteur n'a-t-il pas à l'esprit les « sept tribulations » décrites par Ange Clareno ?

passa-t-il vers le Seigneur et il repose au lieu de Penna San Giovanni. À la louange de notre Seigneur Jésus Christ. Amen.

CHAPITRE LIX COMMENT LA BIENHEUREUSE VIERGE APPARUT À UN FRÈRE MALADE DANS LE LIEU DE SOFFIANO 1

1 Dans la Marche d'Ancône, dans un lieu désert dit Soffrano 2 il y eut anciennement un frère mineur dont je ne me rappelle plus le nom 3, d'une si admirable sainteté et grâce qu'il semblait tout divin et il était souvent ravi vers Dieu. 2 Parfois, comme il se tenait tout absorbé et élevé en Dieu, car il avait la grâce d'une contemplation remarquable, divers genres d'oiseaux venaient, se posaient très familièrement sur sa tête, ses épaules, ses mains et ses bras et faisaient là de merveilleux chants. 3 Quand il revenait de sa contemplation, il arrivait avec un si grand bonheur spirituel qu'il ressemblait à un homme d'un autre monde ou plutôt à un ange, car son visage resplendissait alors merveilleusement à cause de la présence divine dans cet entretien, de sorte qu'il provoquait l'étonnement et la stupeur chez ceux qui l'apercevaient. 4 Demeurant toujours solitaire, il parlait très rarement, mais quand on lui demandait quelque chose, il répondait comme s'il était un ange du Seigneur ; il était gracieux pour tous et son propos était toujours assaisonné de sel divin 4. Il ne se détournait ni la nuit et ni le jour de la prière divine et de la contemplation et ne relâchait pas son esprit

1. Traduit en Fio 47 ; parallèle abrégé en C24, « Époque de Mathieu d'Aquasparta », p. 411-412.

2. Soffiano est en effet un ermitage ; voir Actus 54.

3. Le saint frère anonyme dont il est question a souvent été identifié à Libérat de Lauro, mais cela reste douteux puisque, dans la plupart des manuscrits, l'auteur précise qu'il a oublié le nom de ce frère. Cela dit, certains manuscrits de C24 indiquent déjà en marge cette identification.

4. Voir Col 4 6.

2920 inébranlable des méditations sur la lumière éternelle, c'est-à-dire le Christ 5 Aussi les frères. à cause de la grâce divine qui brillait en lui, le vénéraient-ils d'une très tendre affection comme un autre Moïse. Consumant le cours de sa vie vertueuse et céleste dans un zèle si louable et persévérant ardemment en Dieu. il arriva à sa fin.

6 Alors qu'il était mortellement malade de sorte qu'il ne pouvait rien prendre et qu'il ne réclamait aucun remède charnel, confiant dans le seul Jésus le Christ béni, c'est-à-dire le pain de la vie qui descend du ciel 1 et répare tout de son seul discours, grâce à la clémence divine il mérita d'être merveilleusement consolé par la très bienheureuse Vierge Marie. 7 Ainsi, un jour que, gisant seul, il se préparait de toutes ses forces à mourir, voici que la glorieuse dame, la très bienheureuse mère du Christ, lui apparut avec une grande multitude d'anges et de vierges saintes et qu'elle s'approcha dans une merveilleuse clarté de son lit de malade. 8 Quand il la vit, consolé et réjoui d'esprit et de corps, il se mit à demander à la reine de miséricorde d'obtenir de son fils que, par les mérites de sa mère, il le fit sortir de sa prison de ténébreuse chair. Comme il réclamait cela avec force larmes, la bienheureuse Vierge répondit, l'appelant par son nom et disant : « N'aie crainte, fils 2, puisque ta prière a été exaucée 3, car j'ai vu tes larmes ; mais je suis venue à toi pour te réconforter un peu avant le départ. » 9 Trois vierges saintes venaient avec la très bienheureuse Vierge, tenant dans leurs mains trois pyxides 4 d'un électuaire à l'odeur et à la suavité si merveilleuses qu'on ne peut aisément les décrire par des mots. 10 La bienheureuse Vierge prit une de ces pyxides qui, dès qu'elle l'ouvrit, emplit tout de son odeur. Prenant une cuillère dans ses glorieuses mains, elle administra au malade un

1. Voir Jn 6 3.

2. Tb 4 21.

3. Ac 10 31.

4. Ces petites boîtes contiennent souvent l'eucharistie, tandis qu'ici elles contiennent une potion.

peu de ce premier électuaire céleste. 11 Comme il l'avait goûté, il sentait une grâce et douceur si grandes qu'il ne lui semblait pas que son âme pût rester dans son corps et il disait à la bienheureuse Vierge : « Pas plus, ô très suave mère et dame bénie ; pas plus, ô guérisseuse bénie et salvatrice du genre humain ; pas plus, car je ne puis supporter plus longtemps une si grande suavité. »

12 Mais la très pieuse mère et très bienveillante consolatrice, exhortant le malade et lui administrant assez fréquemment de l' électuaire, vida toute la première pyxide. 13 Une fois la première pyxide ou boite vidée, la bienheureuse Vierge prit la deuxième. Quand le malade la vit, il dit : « Ô très bienheureuse mère de Dieu, si mon âme a pour ainsi dire complètement fondu 2 à l'odeur et à la suavité du premier électuaire, comment pourrai-je supporter le deuxième ? Je t'en prie, bénie entre tous les saints et les anges, ne m'en offrez plus ! » La bienheureuse mère et vierge lui répondit : « Goûte un peu de ce deuxième élec-tuaire, fils ! » 14 Le prenant, elle lui donna un peu du deuxième, disant : « Maintenant, tu as autant qu'il t'est nécessaire. Sois réconforté, fils, car je viendrai rapidement et te conduirai dans le Royaume de mon Fils, auquel tu as toujours aspiré et que tu as toujours désiré. » 15 Prenant congé de lui, elle disparut à ses yeux. Il resta dans une si grande douceur d'esprit à cause de la mixture apportée de l'apothicairerie du paradis et administrée par les mains de la très bienheureuse Vierge Marie qu'il fut tout illuminé intérieurement ; les yeux de son esprit s'ouvrirent à une sérénité de lumière divine si grande qu'il vit clairement dans le livre de la vie' éternelle tous ceux qui devaient être sauvés jusqu'au jour du Jugement ; et il fut rassasié d'un si grand réconfort de cet électuaire de douceur — c'était en effet un médicament non pas terrestre mais céleste — que, pendant plusieurs jours, il se trouva revigoré sans nourriture corporelle. 16 Au dernier jour

1. Le terme utilisé est « bussola », italianisme lui aussi dérivé de « pyxis ».

2. Voir Ct 5 6.

3. Ph 4 3 ; Ap 13 8, 17 8, 20 15...

de sa vie, parlant et se réjouissant avec les frères, il migra vers le Seigneur avec un grand bonheur spirituel et l'exultation du corps. À la louange et à la gloire de notre Seigneur Jésus Christ. Amen.

CHAPITRE LX LA VISION DE FRÈRE LÉON RÉVÉLÉE À SAINT FRANÇOIS 1

Un jour que saint François était gravement malade, frère Léon le servait avec grande dévotion et diligence. Une fois que frère Léon se tenait à côté de saint François et qu'il s'adonnait à la prière, entré en extase, il fut conduit à un fleuve très grand, impétueux et large. 2 Là, comme il regardait ceux qui le traversaient, il vit entrer dans ce fleuve quelques frères chargés : aussitôt ils étaient submergés et retournés par l'impétuosité du fleuve et la profondeur dévorante les absorbait. 3 Certains allaient jusqu'au tiers du fleuve et périssaient, d'autres à la moitié, d'autres jusqu'à la fin : tous, à cause des fardeaux et des charges qu'ils portaient, de manière diverse selon la diversité des fardeaux, étaient submergés par le fleuve et périssaient très cruellement et sans aucun remède. 4 Frère Léon, voyant un si grand péril, avait pitié d'eux. Soudain apparurent des frères sans aucune charge ni fardeau d'aucune sorte, en qui resplendissait seule la très sainte pauvreté : entrant dans le fleuve, ils le franchissaient sans aucun dommage.

5 Saint François sentit par l'esprit que frère Léon avait vu une vision ; quand frère Léon fut revenu à lui, il l'appela et dit: « Dis-moi ce que tu as vu. » Il raconta par le menu tout ce qu'il

1. Traduit en Fio 36, ce chapitre est aussi présent en C24, « Vie de frère Léon », p. 69, sous une forme très abrégée. Il apparaît comme le condensé des tensions internes de l'Ordre au moment où les Actes sont écrits.

avait vu. 6 Saint François lui dit : « Ce que tu as vu est vrai. Car le fleuve est ce monde, les frères qui sont absorbés par le fleuve sont ceux qui ne suivent pas la profession évangélique et la pauvreté volontaire. 7 Quant à ceux qui traversaient sans danger, ce sont les frères ayant l'esprit de Dieu, qui ne cherchent ni ne possèdent rien de terrestre ou de charnel, mais qui, s'ils ont à manger et de quoi se couvrir, s'en contentent 1, 8 suivant le Christ dénudé sur la croix, et qui embrassent quotidiennement la charge de sa croix et le joug très léger et suave 2 de son obéissance. C'est pourquoi ils passent facilement et sans danger des biens temporels aux biens éternels. À la louange de notre Seigneur Jésus Christ. Amen.

CHAPITRE LXI COMMENT LE BIENHEUREUX FRANÇOIS CONVERTIT UN JEUNE NOBLE 3

1 Une fois où le vénérable père et admirable saint François était parvenu en hôte chez un homme puissant et noble, lui et son compagnon furent reçus avec une dévotion si grande et une courtoisie si prodigue qu'il semblait à ce noble que c'était à des anges qu'il avait accordé l'hospitalité : en raison de cette courtoisie, saint François conçut pour lui une grande dévotion. 2 Ce seigneur reçut en effet saint François sur le seuil de sa maison avec une étreinte amicale et un baiser de paix ; après qu'il fut entré, il lui lava les pieds, les essuya et les embrassa humblement, fit un grand feu, prépara en très grande abondance

1. 1Tm 6 8 ; 1Reg 9 1.

2. Mt 11 30.

3. Traduit en Fio 37, cet épisode, qui n'est pas présent dans les sources antérieures, offre de nombreux échos à d'autres chapitres des Actes. Ainsi peut-on rapprocher la générosité du jeune noble anonyme de celle de Roland en Actus 9 ou son hospitalité de celle du tyran en Actus 47.

une table pleine de toutes bonnes choses et, tandis qu'ils mangeaient, avec un visage très heureux. il fit le service comme un domestique. 3 À la fin du repas, ce seigneur dit à saint François et à son compagnon : « Voici, père, que je me donne à vous, moi et mes biens ; si vous avez un jour besoin de tuniques et de manteaux. achetez-les et je vous les rembourserai. Voyez que je suis prêt à subvenir à tous vos besoins, car Dieu béni m'a donné pleine profusion de tout le nécessaire et, pour cette raison, je distribue volontiers aux pauvres et aux indigents pour l'amour de lui. »

4 C'est pourquoi saint François, après avoir vu ce qu'il avait abondamment préparé et entendu ce qu'il avait offert plus abondamment encore, conçut en son coeur tant d'amour pour lui que, comme ce dernier s'était éloigné, il disait à son compagnon : « Vraiment, il serait bon pour notre compagnie, lui qui est si gracieux pour Dieu, si amical pour le prochain, si généreux pour les pauvres et si empressé et courtois pour ses hôtes. 5 Car la courtoisie, frère très cher, est une des propriétés de Dieu qui dispense courtoisement son soleil, sa pluie et toutes choses sur les justes et les injustes 1. Courtoisie bien ordonnée est en effet soeur de la charité, extinctrice de la haine et conservatrice de l'amour 2. Comme j'ai reconnu en cet homme bon une si grande vertu divine, pour cette raison je le voudrais volontiers comme compagnon. 6 C'est pourquoi je veux qu'un jour nous revenions chez lui, au cas où le Seigneur toucherait son coeur pour qu'il veuille devenir notre compagnon afin de servir le Très-Haut avec nous. Nous demanderons au Seigneur Dieu d'envoyer dans son coeur ce désir et de lui donner la grâce de le faire suivre d'effet. »

1. Mt 5 45.    

2. On retrouve cette définition de la courtoisie chez BARTHÉLEMY DE PISE, De conformitate vitae beati Francisci ad vitam Domini lesu, Quaracchi, coll. « Analecta franciscana », n° 4, 1907, p. 631, comme provenant d'une legenda antiqua ».

7 Merveille, assurément : quelques jours plus tard, le Seigneur accorda au bienheureux François le désir de son coeur et ne le frustra pas du souhait de ses lèvres 1. Car au bout de quelques

jours, après une prière, saint François dit à son compagnon : « Allons, très cher, chez ce seigneur courtois, car je suis confiant dans le Seigneur : il se donnera avec courtoisie comme compagnon. » S'étant mis en chemin, ils arrivèrent à proximité de la maison de cet homme. 8 Mais le bienheureux François, avant d'arriver à lui, dit à son compagnon : « Attends-moi, frère, car je veux d'abord prier Dieu qu'il rende notre voyage prospère 2 : cette noble proie que nous songeons à prendre au monde, que le Christ, par la vertu de sa très sainte passion, daigne nous la concéder, à nous qui sommes petits et même infirmes, par sa gracieuse vertu ! » 9 Comme saint François se livrait à la prière en un lieu où il pouvait être clairement vu par ce seigneur courtois et alors que, par la disposition du Christ, ce seigneur regardait ici et là, il vit saint François prier en se tenant avec une très grande dévotion devant le Christ et le Christ béni se tenir devant François très gracieusement et avec une très grande clarté ; dans cette présence lumineuse, saint François était élevé à une grande distance de terre en une ascension corporelle et spirituelle. 10 Sitôt que ce seigneur eut vu tout cela clairement, la main salutaire de Dieu vint sur lui : son corps sortant du palais et son esprit méprisant le monde, il courut dans la ferveur de l'esprit jusqu'au bienheureux François ; quand il futparvenu à lui, il le trouva se tenant à terre et priant avec une trèsgrande dévotion. Aussi ce noble s'adonna-t-il aussitôt à la prière de la même manière ; et il le suppliait de daigner le rece-voirpour faire pénitence et demeurer avec lui.

Saint François, voyant tout cela et entendant qu'il réclamait ce que lui-même désirait — et il comprenait que ce changement si

1. Ps 20 (21) 3.

2. Voir Ps 67 (68) 20.    

3. Ez 1 3.

admirable avait été fait par la droite du Seigneur 1 —, se levant dans le bonheur de l'esprit, se précipita pour l'embrasser et l'étreindre avec dévotion, rendant grâces et louanges au Très-Haut qui avait fait entrer un tel chevalier dans sa chevalerie. 12 Au milieu de tout cela, cet homme disait : « Que m'ordonnes-tu de faire, père ? Voici qu'à ton commandement, je donne tout aux pauvres et, déchargé des biens temporels, je suis prêt à courir avec toi à la suite du Christ. » Ainsi fut fait, car, par les mérites et les prières de saint François, il abandonna tout et devint un frère mineur d'une vie si parfaite et d'une conduite religieuse 2 si honnête que, par une pénitence méritoire, il mourut en une fin digne d'éloge. À la louange de notre Seigneur Jésus Christ. Amen.

CHAPITRE LXII COMMENT FUT RÉVÉLÉ À SAINT FRANÇOIS QUE FRÈRE ÉLIE DEVAIT APOSTASIER L'ORDRE 3

1 Alors que saint François et frère Élie se tenaient dans un petit lieu de la famille 4, il fut révélé à saint François que frère Élie était damné et devait apostasier l'Ordre et mourir hors de l'Ordre 5. 2 Pour cette raison, saint François conçut à son égard un si grand déplaisir qu'il ne voulait ni parler ni vivre avec lui ; 3 quand il arrivait parfois que frère Élie dirigeât ses pas vers lui, aussitôt il se détournait d'un autre côté. Comme cela s'était

1. Ps 76 (77) 11, 117 (118) 16.

2. Nous traduisons ainsi « conversatio », qui désigne ici la vie religieuse.

3. Traduite en Fio 38, l'anecdote est également rapportée en C24, « Époque d'Aymon de Faversham », p. 250-251, sous une forme plus brève qui présente peu d'échos textuels avec la version des Actes. L'excommunication d'Élie est très brièvement évoquée en TE 33 ; sa tentative de réconciliation (manquée selon Ange Clareno) en HST 2 67-73.

4. Un ermitage ou un petit couvent de l'Ordre.

5. Prédiction déjà évoquée en Actus 3 27-28.

produit à de nombreuses reprises, frère Élie s'avisa de ce que saint François avait conçu quelque déplaisir à son sujet. Aussi un jour rejoignit-il saint François et, le retenant avec une violence courtoise alors qu'il s'enfuyait, il le pria avec insistance qu'il lui plût de déclarer la cause pour laquelle il fuyait sa compagnie et sa conversation. 4 Saint François lui dit: « Parce qu'il m'a été révélé qu'à cause de ton péché, tu dois apostasier l'Ordre et mourir hors de l'Ordre ; en outre, il m'a été révélé par le Seigneur que tu es damné. » 5 Frère Élie répondit : « Révérend père, je t'en prie par l'amour de Jésus Christ : ne me rejette pas pour cela, mais, comme le bon pasteur 1, cherche à l'exemple du Christ ta brebis perdue 2 et adresse pour moi tes saintes prières au Seigneur pour que, s'il se peut, il révoque la sentence de damnation, car il est écrit que "Dieu sait changer la sentence, si l'homme sait amender le crime 3". J'ai une telle foi en tes prières que, si je gisais en enfer, je serais confiant : tu prierais pour moi et je sentirais quelque allégement. Aussi je te prie encore de me recommander, moi pécheur, au Seigneur pour qu'il ne m'oublie pas à la fin, mais que, quand arrivera la fin de ma vie, lui qui est venu sauver les pécheurs daigne me recevoir en sa miséricorde. » Frère Élie disait cela avec une grande dévotion et force larmes.

6 Saint François, ébranlé par la miséricorde paternelle et la piété intérieure, s'offrit à prier pour lui ; comme il adressait des prières pour lui, il comprit qu'il avait été exaucé par le Seigneur pour la révocation de la sentence, c'est-à-dire qu'il ne serait pas damné à la fin, mais qu'il apostasierait certainement l'Ordre et finirait sa vie hors de l'Ordre. 7 C'est ce qui se produisit. Car alors que Frédéric, roi de Sicile, s'était rebellé contre l'Église et que, pour cette raison, le pape l'avait excommunié ainsi que

1. Voir Jn 10 11.14.

2. Voir Lc 15 4-7.

3. THOMAS D'AQUIN, Catena aurea in Lucam, 1, 27, dans S. THOMAE AQUI-NATIS, Catena aurea in quatuor Evangelia, vol. 2, Expositio in Lucam, éd. A. Guarienti, Turin-Rome, 1953, p. 24.

2928 tous ceux qui lui offraient aide ou conseil, frère Élie, qui était considéré comme un des hommes les plus sages du monde, fut appelé par ce roi et, comme il se rendait auprès de lui, il devint rebelle à l'Église et apostat de l'Ordre, à cause de quoi il fut excommunié par le pape et privé de l'habit de sa religion 1.

8 Or, alors qu'il demeurait ainsi excommunié, il tomba gravement malade. Quand il apprit cette maladie, son frère charnel — un frère laïque qui était resté dans cet Ordre, qui avait une bonne vie et une conduite religieuse honnête et louable — alla le visiter 9 et lui dit entres autres : « Très cher frère, je m'afflige beaucoup de ce que tu es excommunié et que tu meurs sans l'habit hors de ton Ordre. Si tu voyais de quelle manière je puis te libérer d'un si grand péril, je me chargerais volontiers de cette tâche pour toi. » Frère Élie lui dit: « Mon très cher frère, je ne vois pas d'autre manière que d'aller chez le pape 2 : prie-le que, pour l'amour du Christ et de saint François, son porte-enseigne 3, sur les avis duquel j'ai abandonné le siècle, il m'absolve de l'excommunication et me restitue l'habit de religion. » Son frère charnel répondit : « Je travaillerai volontiers pour ton salut, si je puis obtenir cette grâce. » 10 Se rendant du royaume de Sicile chez le pape, il demanda humblement la susdite grâce pour l'amour du Christ et de saint François. Il advint que, par une disposition de la grâce divine et avec l'aide de la prière de saint François, le seigneur pape concéda à ce frère que, s'il arrivait qu'il trouvât frère Élie vivant, de sa part il l'absolve de l'excommunication et lui restitue l'habit. il Ce frère, quittant la curie, entreprit en hâte son voyage vers le royaume de Sicile pour absoudre frère Élie, comme dit plus haut. Par le fait de la grâce divine et l'effet de la prière de saint

1. Frédéric II, roi de Naples et de Sicile en 1197, élu empereur en 1212, mort le 13 décembre 1250, fut excommunié en 1227, 1228 et 1239. C'est à cette dernière sentence que se réfère le texte, puisque c'est l'année où Élie fut relevé de sa charge de ministre général de l'Ordre par Grégoire IX et où il rejoignit le parti de l'empereur.

2. Innocent IV (1243-1254).

3. Sur le terme « signer », voir Actus 16 32.

François, ce frère trouva vivant frère Élie, qu'il avait laissé se débattant dans ses presque derniers moments. Quand il eut reçu l'absolution papale et que l'habit lui eut été restitué, il migra vers le Seigneur 1. Ce bienfait qui lui fut conféré à sa fin advint, croit-on, par les mérites de saint François, des prières duquel frère Élie lui-même s'était tant réjoui. À la louange de notre Seigneur Jésus Christ. Amen.

CHAPITRE LXIII COMMENT FRÈRE PIERRE ET FRÈRE CONRAD FURENT DEUX ÉTOILES ÉTINCELANTES 2

i. Le vénérable prêtre de Dieu, frère Pierre de Montecchio, et frère Conrad d'Offida, dont la vie était admirable devant Dieu et les hommes, tous deux, comme deux étoiles étincelantes de la province de la Marche, hommes célestes et anges terrestres, alors que par hasard ils demeuraient ensemble dans la custodie d' Ancône, dans le lieu de Forano 3 — qui leur plaisait beaucoup en raison du très grand amour qui les unissait l'un à l'autre par le lien du Saint-Esprit, de sorte qu'ils semblaient comme une seule âme 4 — se lièrent mutuellement par un pacte selon lequel toute consolation que la miséricorde de Dieu concéderait à l'un

1. Élie mourut le 22 avril 1253, mais d'après un manuscrit du Sacro Convento d'Assise, le procès pour son absolution n'eut lieu qu'en mai 1253.

2. Traduit en Fio 44, ce chapitre trouve un parallèle presque textuel en C24, « Époque de Matthieu d'Aquasparta », p. 410-411. Les deux personnages qui en sont les héros, Pierre de Montecchio et Conrad d'Offida, ont déjà été évoqués ensemble en Actus 48 12-20, où ils sont comptés parmi les « remarquables étoiles » qui brillent au « ciel constellé » qu'est la province de la Marche d'Ancône ; Actus 48 1. Il s'agissait alors d'une vision de Conrad surprise par Pierre et, comme ici, elle avait pour théâtre l'ermitage de Forano.

3. Voir Actus 48 12.

4. Voir Ac 4 32, référence présente de manière plus explicite en Actus 48 18, où l'amitié entre les deux frères a déjà été mentionnée.

2930 d'eux, il la révélerait à l'autre dans la charité de Dieu. 2 Une fois ce pacte scellé, alors qu'un jour ledit frère Pierre méditait avec une très grande dévotion sur la passion du Christ, sur la manière dont sa très bienheureuse mère et Jean. le disciple très bien-aimé, restaient comme crucifiés avec lui ainsi que sur la manière dont notre bienheureux père François se tenait crucifié devant le Crucifié, il désirait savoir par dévote curiosité qui d'entre eux souffrit le plus : la mère qui l'avait engendré, le disciple bien-aimé qui avait dormi sur sa poitrine ou le très dévot François qui avait été crucifié avec le Crucifié ?

3 Tandis qu'il demeurait dans cette sainte et dévote méditation avec force larmes, voici que lui apparurent la bienheureuse mère de Dieu, la Vierge Marie, le bienheureux Jean l'Évangéliste et notre bienheureux père François, revêtus des habits resplendissants de la bienheureuse gloire ; mais François paraissait habillé d'un vêtement plus resplendissant que le bienheureux Jean. 4 Comme ils se tenaient en présence de frère Pierre qui était plein de crainte, en le réconfortant le bienheureux Jean lui dit : « Ne crains pas, très cher frère dans le Seigneur, car voici que nous sommes venus pour te consoler et t'éclairer sur ton doute. 5 Sache donc que, quoique sa mère et moi ayons souffert de la passion du Christ plus que tous les autres, c'est parce qu'après nous le bienheureux François souffrit plus que tous que tu le vois dans une si grande gloire. » 6 Frère Pierre répondit : « Très saint apôtre du Christ, pourquoi le vêtement du bienheureux François semble-t-il plus glorieux que le tien ? » Le bienheureux Jean répondit : « Parce que, quand il était dans le siècle, pour l'amour du Christ il a porté de plus vils vêtements que moi. » 7 A ces mots, Jean tendit un vêtement de gloire qu'il avait en main à frère Pierre, disant : « Prends ce vêtement, car je l'ai apporté pour te l'offrir. » 8 Comme il voulait habiller de ce vêtement frère Pierre, frère Pierre, stupéfait et tombant de surprise — en effet il voyait cela non pas dans son sommeil, mais en état de veille — se mit à crier : « Frère Conrad, très cher frère Conrad, vite, accours voir des merveilles ! » Au milieu de ces paroles, la sainte vision disparut. 9 Après cela vint saint frère Conrad à qui il raconta tout par le menu, ce dont, consolés ensemble, ils rendirent grâces à Dieu. À la louange et à la gloire de notre Seigneur Jésus Christ. Amen.

CHAPITRE LXIV COMMENT DIEU OUVRIT À FRÈRE JACQUES DE MASSA LA PORTE DE SES SECRETS 1

1 À frère Jacques de Massa, Dieu ouvrit la porte de ses secrets : les frères Gilles d'Assise et Marc de Montino, avec qui frère Genièvre 2 et frère Lucide 3 partageaient le même sentiment, ne connaissaient personne de plus grand au monde ni n'estimaient cela possible ; 2 sous la direction de frère Jean, compagnon dudit frère Gilles 4, je m'efforçai de le voir 5. En

1. Traduit en Fio 48, et adapté en C24, « Époque de Jean de Parme », p. 283-285, le texte de ce chapitre correspond presque au mot près à HST 4 157-220, dans lequel c'est Ange Clareno qui parle à la première personne et semble ainsi raconter son entrevue avec Jacques de Massa. Il n'est néanmoins pas évident qu'Ange Clareno, né vers 1255, ait pu rencontrer Jacques de Massa. Actus 9 71 témoigne en revanche d'une relation directe entre Jacques de Massa et Hugolin de Mont-Sainte-Marie. Mais HST semble de rédaction antérieure aux Actes. Il est alors possible que les deux textes dépendent d'une source commune, ou qu'HST dépende de cette source antérieure et les Actes d'HST. Le témoignage invoqué de Jacques de Massa, informateur fréquent du rédacteur des Actes, place en tout cas ces divers écrits dans un même milieu et il n'est pas exclu que leurs rédactions aient été plus enchevêtrées qu'on ne le croit.

2. Un des premiers compagnons, qui assista à la mort de Claire en 1253 et mourut à Rome en 1258 ; également attesté en SP 85.

3. Voir Actus 48 et 52.

4. L'auteur de l'Anonyme de Pérouse, comme l'attestent la Lettre de Greccio et le Liber exemplorum fratrum minorum, où Jean est présenté en des termes identiques ; voir AP et TM 28c.

5. Est-ce Ange Clareno, le rédacteur des Actes ou l'auteur d'une éventuelle source antérieure qui s'exprime ici à la première personne?

2932 effet ce frère Jean, alors que je l’interrogeai sur quelques motifs d'édification, me dit : « Si tu veux être instruit dans les choses spirituelles, hâte-toi d'avoir un entretien avec frère Jacques de Massa, 3 car frère Gilles désirait être illuminé par lui 1 et il n'est pas possible d'ajouter ou retrancher quelque chose à ses propos 2. Son esprit a en effet migré vers les arcanes, ses paroles sont paroles de l'Esprit saint et il n'y a pas homme sur terre que je désirerais autant voir 3. »

4 Une fois vers le début du ministère de Jean de Parme 4, ce frère Jacques, ravi, resta trois jours insensible au point que les frères commencèrent à se demander s'il n'était pas mort. A lui, la science et l'intelligence des Écritures ainsi que la connaissance du futur furent données de source divine. 5 Moi je l'interrogeai, disant : « Si ce que j'ai entendu de toi est vrai, ne me le cache pas. J'ai entendu dire, en effet, qu'au temps où tu gisais trois jours comme mort, Dieu t'a montré entre autres ce qui allait advenir de notre religion 5. » 6 Car frère Mathieu, alors ministre de la province de la Marche, l'appela à lui après son ravissement et lui ordonna par l'obéissance de lui révéler ce qu'il avait vu. 7 Frère Mathieu était en effet un homme d'une mansuétude, d'une sainteté et d'une simplicité remarquables et il disait fréquemment aux frères au cours de ses entretiens : « Je connais un frère à qui Dieu a révélé ce qui allait advenir de la religion, et des prodiges et des secrets : si on les disait, on pourrait à peine je ne dis pas les comprendre, mais les croire. »

8 Frère Jacques m'a entre autres dévoilé et dit une chose fort étonnante : après que beaucoup de choses lui eurent été montrées

1. Rappelons que frère Gilles mourut en 1262, ce qui donne le terminus post quem du témoignage de frère Jean.

2. Voir Actus 68 2.

3. Il n'est pas évident de savoir si cette dernière phrase doit être attribuée à frère Jean ou à celui qui recueille ses confidences.

4. Jean de Parme fut ministre général de 1247 à 1257.

5. Ici et dans les lignes qui suivent, il faut entendre « religio » au sens d'« Ordre religieux ».

sur l'état de l'Église militante, 9 il vit un arbre, beau et fort grand, dont la racine était d'or, le tronc et les branches argentés et les feuilles en argent doré. Les fruits de l'arbre étaient des hommes et c'étaient tous des frères mineurs 1. Il était divisé en branches principales, en nombre égal au nombre des provinces, et chaque branche avait autant de fruits qu'il y avait de frères dans la province. 10 Il connut le nombre de frères de tout l'Ordre et de chaque province, leurs noms et leurs visages, les âges, les conditions, les offices, les grades, les dignités, les péchés et les grâces. Il vit frère Jean de Parme se tenir à l'extrémité de la branche centrale de cet arbre; il à l'extrémité des branches qui étaient autour de la branche médiane se tenaient les ministres de chaque province. 12 Après cela, il vit saint François envoyé avec deux anges par le Christ assis sur un trône immense et blanc ; il lui fut donné un calice empli de l'esprit de vie 2 et il lui fut dit : « Va, visite tes frères et abreuve-les du calice de l'esprit de vie, car l'esprit de Satan se lèvera et s'attaquera à eux ; plusieurs d'entre eux tomberont et ne parviendront pas à se relever. » 13 Saint François vint administrer l'esprit de vie à ses frères selon ce qui lui avait été ordonné.

Commençant par frère Jean, il lui donna le calice plein de l'esprit de vie, lequel Jean, dès qu'il l'eut reçu de la main de saint François, le but tout entier en hâte et avec dévotion ; 14 quand il l'eut bu, il devint tout entier aussi lumineux que le soleil. Ensuite, après lui, il donnait à tous le calice de l'esprit de vie et il y en avait fort peu qui le prenaient avec la révérence due et le buvaient tout entier. 15 Mais les quelques-uns qui l'absorbaient tout entier avec dévotion revêtaient tous une clarté solaire, alors que ceux qui renversaient tout étaient changés en ténèbres : ils devenaient obscurs et difformes, effroyables, horribles à voir et semblables à des démons. 16 Certains en buvaient une partie, mais renversaient

1. À cette époque se diffusent à la fois le besoin de dénombrer l'Ordre par des listes de provinces, de custodies, de couvents, de frères et l'idée de représenter les Ordres religieux sous forme arborescente.

2. Gn 6 17 ; Ap 11 11.

2934 le reste et, proportionnellement à ce que chacun avait pris ou renversé de l'esprit de vie que lui avait donné saint François dans le calice, il revêtait lumière ou ténèbres. 17 Plus que tous ceux qui étaient dans l'arbre, frère Jean resplendissait de lumière, lui qui, tout entier tourné vers la contemplation de l'abysse infini de la vraie lumière, comprit qu'un tourbillon tempétueux allait se lever contre l'arbre ; 18 quittant la cime de la branche sur laquelle il se tenait, laissant derrière lui toutes les branches, il se cacha à l'endroit le plus solide du tronc de l'arbre.

19 Tandis que frère Jean attendait tout inquiet pour lui-même, frère Bonaventure 1 — qui était monté à la place d'où Jean était descendu 2, qui avait bu une partie du calice qui lui avait été donné et renversé l'autre — fut pourvu d'ongles en fer acérés comme des lames de rasoir 3. 20 S'élançant avec force de sa place, il voulait s'attaquer à frère Jean. Voyant cela, frère Jean cria après le Seigneur et, au cri de frère Jean, le Christ appela saint François, 21 lui donna une pierre très acérée — qu'on appelle pierre à feu — et lui ordonna : « Va et taille sur cette pierre vive les ongles de frère Bonaventure avec lesquels il veut déchiqueter frère Jean, de façon qu'il ne puisse le blesser. » 22 Saint François vint et tailla les ongles en fer de frère Bonaventure ; et frère Jean, brillant comme le soleil, resta à sa place. 23 Après cela, un tourbillon violent se leva et se précipita sur l'arbre ; les frères tombaient de l'arbre et ceux qui avaient renversé tout l'esprit de vie tombaient de l'arbre les premiers. 24 Quant à frère Jean et à ceux qui avaient bu tout

1. Bonaventure de Bagnoregio, théologien, régent du studium mineur de Paris, fut ministre général de 1257 à 1273.

2. Jean de Parme donna en effet sa démission au chapitre général de Rome en 1257 et fut remplacé, selon ses voeux, par Bonaventure. Mais celui-ci dut instruire un procès pour hérésie contre son prédécesseur, convaincu d'adhérer aux prophéties eschatologiques de Joachim de Flore. Jean vécut alors en liberté surveillée dans divers ermitages, dont Greccio, et finit ses jours en 1289. Le passage qui suit est une transposition symbolique de l'action de Bonaventure contre Jean de Parme.

3. La description évoque celle de François en griffon en SP, Compléments, 1 ; si ce n'est que François a un rôle positif

l'esprit de vie, ils furent transférés par la puissance divine dans la région de la vie, de la lumière et de la splendeur, tandis que les enténébrés et ceux qui tombaient étaient transportés par les ministres des ténèbres dans des lieux de ténèbres et de misère.

25 Celui qui voyait cette vision comprenait dans le détail ce qu'il voyait, en sorte qu'il discernait clairement et retenait fermement les noms, les personnes, les régions, les âges et les offices des deux parties, et celle de la lumière et celle des ténèbres. 26 Ce si grand tourbillon et cette tempête cruelle, mais justement permise, durèrent jusqu'à ce que l'arbre, déraciné, tombât à terre ; puis, lorsqu'il eut été brisé et réduit en miettes par le tourbillon, la tempête, dispersée à tous les vents, s'évanouit. 27 Comme le tourbillon et la tempête cessaient, de la racine en or germa un rejeton tout en or qui produisit à la fois des fleurs, des feuilles et des fruits en or. Quant à l'épanouissement de cet arbre, à sa profondeur, à son altitude, à son odeur, à sa beauté et à sa vertu, il vaut mieux se taire qu'en parler. 28 Mais il y a une chose que disait le contemplateur de cette vision et que je n'ai pas voulu omettre, car à mes oreilles elle sonna remarquablement : « Non, dit-il, le mode de réformation ne sera pas semblable à celui de l'institution, mais en tout point dissemblable ; 29 car l'opération de l'esprit du Christ élira, sans passer par un guide, des jeunes illettrés, des simples, des personnes abjectes et méprisables, sans exemple ni docteur et même contre l'enseignement et les moeurs des professeurs, et elle les emplira de la sainte crainte et de l'amour très pur du Christ. 30 Quand elle aura, en divers lieux, multiplié en grand nombre de tels gens, alors elle leur enverra un pasteur et guide entièrement divin, entièrement saint, innocent et conforme au Christ 1» A la louange et gloire de notre Seigneur Jésus Christ. Amen.

1. Cette ultime révélation tout à la fois vibre de l'espoir d'un renversement messianique entre simples et doctes, et résonne d'échos joachimites avec l'idée de la venue d'un pasteur divin, conforme au Christ comme l'avait été François.

APPENDICE I CHAPITRE LXV UN MIRACLE RELATIF AUX STIGMATES DU BIENHEUREUX FRANÇOIS QUI SE PRODUISIT DANS UN COUVENT DE FRÈRES PRÊCHEURS 1

Combien les admirables stigmates du saint père François furent dignes de vénération, cela apparaît dans un remarquable miracle qui se manifesta ostensiblement dans un couvent de Frères prêcheurs. 2 Il y avait en effet dans le couvent un frère

1. Non traduit en Fio et absent de C24, ce chapitre est transmis par de nombreux manuscrits entre Actus 39 et 40 ; il semble qu'il n'y ait pas lieu de douter de son authenticité ni même de sa place. Pour ce chapitre comme pour les suivants, nous avons cependant renoncé à tenter de restituer l'ordre le plus attesté ou le plus logique des épisodes, car cela aurait conduit à bouleverser une fois de plus la numérotation des chapitres des Actes. Pour le contenu, le présent chapitre se rapproche d'un texte conservé par la Compilation d'Avignon qui raconte comment, à l'époque de Benoît XII (1334-1342), deux frères d'un autre Ordre arrivèrent dans un couvent de Frères mineurs. L'un d'eux remarque une peinture où saint François est représenté avec les stigmates et, scandalisé que les frères l'aient fait peindre semblable au Christ, décide de creuser les stigmates. Sortant son couteau, il s'emploie à cette tâche, mais aussitôt le sang se met à couler à flots. Son compagnon l'invite alors à se confesser de son crime: il le fait, mais le sang continue à couler de la peinture. Le criminel s'en retourne auprès de son confesseur qui l'invite à s'en remettre au pape. H révèle tout à Benoît XII qui veut voir ce prodige et, une fois au couvent, constate que le sang continue de couler abondamment. S'agenouillant devant l'image, il adresse à François une prière et promet d'instituer une fête des stigmates pour tout l'Ordre s'il pardonne au coupable. Aussitôt le sang cesse de couler. Sur ce texte, voir F. DOELLE, « De institutione festi SS. Stigmatum e Cod. Wratislaviensi narratio », Archivum franciscanum historicum, 3, 1910, p. 169-170. Pour Jacques Cambell, ce récit — et, par conséquent, la rédaction des Actes — était antérieur à 1337, date à laquelle fut instituée la fête des stigmates de saint François dans l'Ordre des Frères mineurs ; on voit que l'argument n'a rien de décisif.

 

prêcheur qui haïssait si cordialement le bienheureux François qu'il ne pouvait ni le voir en peinture, ni en entendre parler, ni croire en son coeur qu'il avait été distingué par les stigmates sacrés du Christ 1. 3 Aussi, comme ce frère, conventuel d'Outre-mont 2, demeurait en ce couvent dans le réfectoire duquel avait été peint saint François avec les stigmates sacrés 3, mû par l'absence de foi et la haine, il entra en cachette et gratta avec un couteau les stigmates sacrés de la peinture du saint père, en sorte qu'ils n'étaient plus du tout visibles. 4 Le jour suivant, alors que le même frère était assis à table, il regarda de nouveau l'image de saint François et y vit les stigmates aux endroits d'où il les avait grattés, plus récents que les premiers 3. 5 Furieux, il pensa qu'il n'avait pas parfaitement gratté la première fois et, guettant l'heure où il n'y aurait plus personne — car quiconque fait le mal, hait la lumière 5 -, il entra et, pour la deuxième fois, gratta les stigmates du saint, sans cependant détruire le ciment qui était sous la peinture 6. 6 Le troisième jour, alors que le même frère était assis à table, il regarda de nouveau l'image de saint François : voici qu'il vit les stigmates sacrés si beaux et si neufs que jamais ils n'étaient apparus si récents.

1. Voir A. VAUCHEZ, « Les stigmates de saint François et leurs détracteurs dans les derniers siècles du Moyen Âge », Mélanges d'archéologie et d'histoire, 80, 1968, p. 596-625, a bien montré que les Prêcheurs avaient été parmi les plus réfractaires à reconnaître les stigmates de François.

2. Au-delà des Alpes. Les détracteurs des stigmates furent certainement plus nombreux hors d'Italie que dans la péninsule.

3. C'est donc qu'un François stigmatisé avait bel et bien été peint dans le réfectoire d'un couvent des Frères prêcheurs, comme l'imposait depuis 1259 la bulle Quia longum esset d'Alexandre IV.

4. Il a également dû y avoir des cas où les stigmates ont été ajoutés à une peinture qui ne les comportait pas.

5. Jn 3 20.

6. Il s'agit certainement d'une fresque.

2938   7 Alors ce frère, enténébré par la méchanceté et animé par la perfidie, ajouta au deuxième péché un troisième et il dit en son coeur « Par Dieu ! Je détruirai si bien ces stigmates que dorénavant ils n'apparaîtront jamais plus. » 8 Comme à son habitude, guettant l'heure où les yeux des hommes ne le verraient pas et oubliant que, devant les yeux de Dieu, tout est nu et à découvert1, il prit le couteau dans un élan de fureur et creusa les signes des stigmates de la peinture, excavant la couleur et le ciment 2. 9 A peine eut-il fini qu'un sang vif commença à couler de ces excavations et le sang, jaillissant à grands flots, commença à ensanglanter le visage, les mains et la tunique de ce frère. Lui, terrifié, tomba comme mort. 10 Le sang, comme une rivière, coulait par le mur des stigmates sacrés qu'avait creusés le misérable. Cependant, les frères de ce couvent s'assemblèrent autour de lui qui gisait comme sans vie et, comprenant sa malice, ils s'affligèrent extrêmement. 11 Voyant de surcroît que le sang coulait à flots continus, ils bouchèrent les ouvertures avec des chiffons et du coton, mais ils ne pouvaient arrêter le flux de sang. 12 C'est pourquoi, craignant que les séculiers ne remarquent cela et d'avoir à supporter scandale et vitupération, ils songèrent à recourir avec dévotion au bienheureux François. 13 Le prieur et tous ceux du couvent 3, se dénudant devant l'image de saint François, s'infligeant la discipline et priant en larmes, demandèrent au bienheureux François que, dans sa miséricorde, il remît l'offense de ce frère et daignât arrêter le flux de sang 4.

14 Grâce à leur humilité, leur prière fut aussitôt exaucée : le sang cessa de couler et les stigmates du saint retrouvèrent leur beauté pour être vénérés par tous. Quant au frère susdit,

1. He 4 13.

2. Dans une fresque, le pigment se mêle en effet à l'enduit.

3. Le prieur est le supérieur d'un couvent des Frères prêcheurs, l'équivalent d'un gardien pour les Frères mineurs.

4. Le récit insiste ainsi sur le fait que le frère opposé aux stigmates est isolé au sein de sa propre communauté et que les laïcs sont particulièrement attachés aux stigmates.

il devint dès lors très dévot envers le saint père 15 et, comme en témoignèrent les frères du lieu de l'Alverne, ce frère se rendit au mont Alverne par dévotion, il apporta avec lui du coton ensanglanté et le donna aux frères. 16 Par dévotion, il alla de surcroît à Sainte-Marie-des-Anges et visita tous les lieux de saint François très pieusement, avec grande révérence et beaucoup de larmes. 17 Car partout où il pouvait trouver des faits et des choses de saint François, il éclatait en si dévotes larmes qu'il faisait aussi pleurer tous les autres. 18 Lui-même raconta tous les miracles susdits devant de nombreux frères mineurs à l'Alverne et à Assise, mais en l'absence de ses compagnons afin qu'ils ne considèrent pas cela comme un opprobre pour leur Ordre. 19 Grâce aux mérites de saint François, ledit frère devint même si bienveillant avec les frères de celui-ci que, de même qu'autrefois il ne pouvait les voir, de même par la suite, affermi dans la charité de Dieu, il les vénérait d'un sentiment d'amour fraternel. À la louange et à la gloire de notre Seigneur Jésus Christ. Amen.

CHAPITRE LXVI UNE PAROLE MERVEILLEUSE DITE PAR FRÈRE GILLES DE PÉROUSE 1

1 Alors que saint frère Gilles se tenait à Pérouse, dame Jacqueline de ‘Settisoli, noble romaine très dévouée aux frères,

1. Comme les deux chapitres suivants, ce récit est consacré à Gilles d'Assise dont il a déjà été question à plusieurs reprises en Actus 1, 3, 5, 29, 32, 43 et 64 ; il n'est pas repris en Fio, mais se retrouve en C24, « Vie de frère Gilles, homme très saint et contemplatif », p. 102-104. Dans la plupart cle manuscrits qui les conservent, ces trois chapitres sont situés entre Actus 42 et 43, lequel relate une (improbable) rencontre entre frère Gilles et saint Louis. Jacques Cambell les a rejetés en appendice comme douteux, mais il n'y a pas de raison particulière de réfuter leur authenticité.

était venue le voir 1. Peu après survint frère Gardien 2 de l’Ordre des Mineurs, fort spirituel 3 pour entendre de lui quelque bonne parole. 2 Donc, en présence des autres frères évoqués plus haut 4, frère Gilles dit cette parole en langue vulgaire 5 :

« À cause de ce que peut l'homme. il arrive à ce qu'il ne veut pas. » 3 Le frère Gardien, pour pousser frère Gilles à parler, dit : « Je suis surpris, frère Gilles, que tu dises que l'homme, à cause de ce qu'il peut, en arrive à ce qu'il ne veut pas, alors que l'homme ne peut rien par lui-même. 4 Cela, je peux le prouver par divers raisonnements. D'abord, parce que pouvoir (passe) présuppose être (esse); aussi l'action d'une chose est-elle telle qu'est son être (esse eius), comme le feu chauffe parce qu'il est chaud. Mais l'homme n'est rien par lui-même. 5 D'où l'Apôtre : Qui pense être quelque chose alors qu'il n'est rien se trompe lui-même 6. Or, ce qui n'est rien ne peut rien, donc l'homme ne peut rien. 6 Deuxièmement, je prouve ainsi que l'homme ne peut rien : si l'homme peut quelque chose, c'est grâce à l'âme seulement ou grâce au corps seulement, ou grâce aux deux réunis. 7 Grâce à l'âme seulement, il est certain qu'il ne peut rien, car, dégagée du corps, l'âme ne peut mériter ou démériter. De même, grâce au corps seulement, il ne peut rien, car le corps sans âme est privé de vie et de forme et, par conséquent, il ne peut rien faire, car tout acte dépend de la forme. 8 Semblablement, grâce aux deux réunis, l'homme ne peut rien, car s'il pouvait quelque chose, ce serait grâce à l'âme qui est sa forme ; mais comme déjà dit, si l'âme dégagée du corps ne peut rien, unie au corps, elle peut encore moins, puisque le

1. Sur Jacqueline de' Settesoli, voir Actus 18 14-31.

2. Sur le nom du frère, les manuscrits diffèrent et portent parfois « Geral-dinus », ou encore « Gratianus », à la place de « Gardianus

3. Il ne faut pas entendre ici « spirituel » au sens de proche de la mouvance spirituelle, mais comme « homme d'esprit », « docte ».

4. Si l'on tient compte qu'Actus 66 est transmis dans nombre de manuscrits après Actus 42, l'allusion renvoie probablement à Actus 40, où il est question de Massée et des autres compagnons de François.

5. Donnée en latin dans le texte.

6. Ga 6 3. 2941

corps corruptible alourdit l'âme 1. 9 De cela, je te fournis un exemple, frère Gilles si un âne ne peut marcher sans charge, il peut encore moins marcher avec une charge. C'est pourquoi, par cet exemple, il semble que l'âme puisse moins agir alourdie par le corps que dégagée de lui, mais, dégagée de lui, elle ne peut rien, donc pas plus une fois réunie à lui. » 10 Il donna beaucoup d'arguments semblables, bien plus que ceux évoqués ci-dessus, au nombre de douze, contre ce qu'avait dit frère Gilles afin de le pousser à parler ; et tous ceux qui étaient présents furent en admiration devant ces arguments 2.

11 Mais frère Gilles répondit : « Tu as parlé à tort, frère Gardien : avoue ta faute sur tout cela ! » Frère Gardien, souriant, avoua sa faute 3 ; par conséquent frère Gilles, voyant qu'il n'avait pas parlé selon son coeur, dit : « Cet aveu ne vaut rien, frère Gardien, et lorsque l'aveu ne vaut rien, il ne reste rien à récupérer pour l'homme. » 12 Après ces paroles, il dit encore : « Tu sais chanter, frère Gardien ? Alors, chante avec moi ! » Frère Gilles sortit de sa manche une cithare en roseau, comme les enfants ont coutume d'en fabriquer et, commençant par la première corde en paroles rythmées, puis, poursuivant avec chaque corde de la cithare, il anéantit et démontra la fausseté de l'ensemble des douze raisons de l'autre. 13 Commençant par la première, il dit : « Moi je ne parle pas de l'être de l'homme avant la Création, frère Gardien, car il est vrai qu'alors il n'est rien et qu'alors il ne peut rien faire; mais je parle de l'être de l'homme après la Création, celui à qui Dieu a donné le libre arbitre par quoi il puisse mériter en consentant au bien et démériter en le refusant. 14 C'est pourquoi tu as parlé à tort et tu m'as fait une fourberie, frère Gardien, car l'apôtre Paul ne parle ni du néant de la substance ni du néant de la puissance, mais du néant des mérites, selon ce qu'il dit ailleurs : Si je n'ai pas la

1. Sg 9 15.

2. Gardien vient d'offrir une caricature de la méthode scolastique.

3. Sans doute Gardien est-il un sophiste qui accorde plus de prix à la beauté de la démonstration qu'à son résultat.

2942 charité, je ne suis rien 1. 15 C'est pourquoi moi je n'ai pas parlé de l'âme séparée ni du corps mort, mais de l'homme vivant qui, en consentant à la grâce, peut accomplir le bien et, en se rebellant contre la grâce, accomplit le mal, ce qui n'est rien d'autre que de faillir au bien. 16 Or, quant à ce que tu as allégué, que le corps corruptible alourdit l'âme 2, l'Écriture ne dit pas ici qu'il soustrait le libre arbitre à l'âme à cette fin qu'elle ne puisse accomplir ni bien ni mal, mais elle veut dire que l'affection et l'intelligence sont empêchées, de même que la mémoire de l'âme préoccupée de choses corporelles. 17 D'où suit dans ce passage : Et l'habitation terrestre appesantit l'esprit avec de multiples pensées 3, car elles ne permettent pas que l'âme cherche librement les choses qui sont en haut, où le Christ est assis à la droite de Dieu 4, 18 parce que les forces des pouvoirs de l'âme, à cause d'occupations de toutes sortes et aussi des soucis du corps terrestre, sont entravées de multiples façons. C'est pourquoi tu as mal parlé, frère Gardien 5 ! »

19 Il anéantit semblablement toutes les autres raisons, si bien que frère Gardien avoua du fond du coeur sa faute et confessa que la créature peut quelque chose. Frère Gilles dit : « Maintenant l'aveu a une valeur ! » Il dit encore : « Tu veux que je te montre plus clairement que la créature peut quelque chose ? » 20 Montant sur une tombe, il cria d'une voix terrible 6 : « O damné, toi qui gis en enfer ! » Lui-même répondit d'une voix lugubre dans le rôle du damné' sur un ton horrible et 2943 effroyable, en sorte qu'il terrifia tout le monde en criant et en hurlant : « Hélas ! Malheur ! Hélas ! Hélas ! » 21 Frère Gilles dit : « Dis-nous pourquoi tu es allé en enfer ! » Il répondit : « Parce que je n'ai pas évité le mal que je pouvais faire et que j'ai négligé le bien que je pouvais faire. » 22 L'interrogeant, il disait : « Que voudrais-tu faire, si un temps de pénitence t'était permis, ô misérable captif damné ? » Il répondit, dans le rôle de ce dernier : « Je jetterais le monde entier peu à peu, peu à peu, peu à peu derrière moi, pour échapper à la peine éternelle, parce que cela aurait une fin ; mais ma damnation demeure pour l'éternité. » 23 Se tournant vers frère Gardien, il disait : « Tu entends, frère Gardien, que la créature peut quelque chose ? » Après cela, il dit à frère Gardien : « Dis-moi si une goutte d'eau tombant dans la mer donne son nom à la mer ou la mer son nom à la goutte 1 ? » L'autre répondit que tant la substance que le nom de la goutte sont absorbés et prennent le nom de mer. 24 Cela dit, frère Gilles fut ravi devant tous ceux qui étaient là. Il comprit en effet que la nature humaine, qui, en regard de Dieu, est comme une goutte, fut absorbée dans la grande mer, ou plutôt dans la mer infinie de la divinité, dans l'incarnation de notre Seigneur Jésus Christ qui est béni dans les siècles 2. Amen.

1. 1Co 13 3.

2. Sg 9 15.

3. Sg 9 15.

4. Col 3 1.

5. Gilles réfute la démonstration de Gardien par un retour plus attentif à l'Écriture, sur laquelle il fonde l'idée du libre arbitre.

6. Après le prélude musical, cette mise en scène évoque le théâtre tel qu'il se pratiquait sur les places des cités médiévales.

7. En latin « in persona damnati » : mot à mot, « en la personne du damné ». Mais « persona » désigne aussi le masque de l'acteur et le rôle de théâtre. Le damné parle ici par la bouche de frère Gilles qui, comme un acteur, tient tour à tour son rôle et celui de son interlocuteur d'outre-tombe.

 

1. Voir Actus 56 13.

2. Rm 1 25.

CHAPITRE LXVII COMMENT, ALORS QUE FRÈRE GILLES DISAIT « VIRGO ANTE PARTUM, VIRGO IN PARTU, VIRGO POST PARTUM », NAQUIRENT TROIS LYS 1

1 Au temps où vivait frère Gilles, il y eut un grand maître de l'Ordre des Prêcheurs 2 qui, pendant bien des années, éprouva le plus grand doute quant à la virginité de la mère du Christ béni, car il lui semblait impossible qu'on fût à la fois mère et vierge 3. 2 Néanmoins, en vrai fidèle, il s'affligeait de douter ainsi et désirait être délivré d'un tel doute par quelque homme éclairé. C'est pourquoi, quand il eut appris que frère Gilles était un homme si éclairé par Dieu qu'il était fréquemment ravi en extase, il arrêta en son coeur de se rendre auprès de lui, assuré d'être définitivement délivré de ce doute par cet homme divin. 3 Comme donc il venait à lui, frère Gilles, pressentant en esprit sa venue, son dessein et son combat, avant qu'il ne lui dise quoi que ce soit, vint à sa rencontre et, tenant un bâton en main, frappant la terre, il dit : « O frère prêcheur, virgo ante partum!» 4 Aussitôt, là où il frappa avec le bâton, naquit un très beau lys. Frappant une deuxième fois la terre, il dit : « O frère prêcheur, virgo in partu ! » Et un autre naquit. 5 Frappant une troisième fois de la même manière, il dit : « O frère prêcheur, virgo post partum ! » Et sur-le-champ naquit là un troisième lys. Cela fait,

1. Non repris en Fio, mais parallèle très proche en C24, « Vie de frère Gilles... », p. 90, sous le titre plus évocateur de « Comment il ôta un doute au coeur d'un prêcheur qui doutait de la virginité de la bienheureuse Marie ». « Virgo ante partum, virgo in partu, virgo post partum » (« vierge avant l'enfantement, vierge pendant l'enfantement, vierge après l'enfantement ») : définition de la virginité mariale progressivement répandue à l'époque médiévale (surtout à partir des environs de 1100) et reprise par la scolastique.

2. Le supérieur de tout l'Ordre des Frères prêcheurs, équivalent du ministre général chez les Frères mineurs.

3. On prêtait à Boniface VIII de semblables doutes.

il s'enfuit. 6 Ce frère prêcheur fut aussitôt délivré de toute la tentation décrite plus haut à la vue de ce miracle stupéfiant et inédit ; quand il eut appris que c'était frère Gilles, il conçut pour lui une si grande dévotion qu'il exaltait merveilleusement tant lui que l'Ordre 1. A la louange et gloire de notre Seigneur Jésus Christ, qui est béni dans les siècles 2. Amen.

CHAPITRE LXVIII D'UN MERVEILLEUX CONSEIL QUE DONNA FRÈRE GILLES À FRÈRE JACQUES DE MASSA 3

1 Frère Jacques de Massa, homme saint et laïc fort dévot 4 qui fut avec sainte Claire et beaucoup des compagnons de saint François 5, comme il avait la grâce du ravissement, voulant un conseil de frère Gilles, lui demanda de le conseiller sur la manière de se comporter dans cette grâce. 2 Celui-ci répondit: « N'ajoute rien, ne retranche rien 6et fuis la foule autant que possible ! » Frère Jacques dit : « Qu'est-ce à dire ? Explique-moi, révérend père. » 3 Il répondit « Quand l'esprit est apte à être introduit dans ces très gracieuses lumières de la bonté divine, il ne doit ni ajouter par présomption, ni retrancher par

1. L'Ordre des Frères mineurs, s'entend.

2. Rm 1 25.

3. De même que les deux chapitres précédents, ce chapitre ne se retrouve pas en Fio, mais C24, « Vie de frère Gilles... », p. 91-92, en donne le texte au mot près. Sur Jacques de Massa, un des principaux informateurs du rédacteur des Actes, voir Actus 9, 16, 52 et 55. Sur ses relations avec Gilles, voir Actus 64.

4. Sur ce statut de frère lai, voir Actus 52.

5. Après la mort de François, certains de ses plus proches compagnons retrouvèrent auprès de Claire l'esprit de la fraternité originelle.

6. Voir Actus 64 3.

2946 négligence et doit chérir la solitude autant que possible s'il veut que la grâce se conserve et grandisse. » 4 À la louange et à la gloire de notre Seigneur Jésus Christ qui est béni dans les siècles 1. Amen.

APPENDICE II CHAPITRE LXIX UNE ÉCOLE NE PLUT PAS AU BIENHEUREUX FRANÇOIS 2

1 Il y avait un frère mineur, à savoir Jean de Sciacca 3, ministre à Bologne à l'époque du bienheureux François et fort instruit, qui, sans la permission du bienheureux François, établit une école à Bologne. 2 Alors que le bienheureux François était absent, on lui annonça qu'une telle école avait été établie à Bologne. Le bienheureux François gagna immédiatement Bologne et réprimanda durement ce ministre, disant : « Tu veux détruire mon Ordre ! Je désirais et je voulais qu'à l'exemple de mon Seigneur Jésus Christ, mes frères prient plus qu'ils ne

1. Rm 1 25.

2. Chapitre non retenu par Fio et attesté seulement dans quelques manuscrits de la troisième famille des Actes. On le retrouve également dans certains manuscrits de C24 ; voir C24, « Époque de Jérôme d'Ascoli », p. 364, n. 4. Le lieu, Bologne, et la colère de François évoquent l'épisode de 2C 58 dans lequel François s'indigne qu'ait été construite dans la cité une « maison des frères », expression qui semble leur en accorder la propriété. Si le thème du rejet des études peut rapprocher ce passage d'autres chapitres des Actes, le dénouement de l'épisode, qui voit la damnation éternelle du protagoniste, est un cas isolé. Le « studium », que nous traduisons ici par « école », est le lieu de formation des frères dans les villes universitaires.

3. Sciacca, province d'Agrigente, Sicile.

lisent. » 3 Rentrant de Bologne, saint François le maudit d'une dure malédiction. Ce dernier, aussitôt après la malédiction, tomba malade. Gravement malade, il envoya des frères prier saint François de retirer la malédiction. 4 Le bienheureux François répondit : « Cette malédiction dont je l'ai maudit, le Seigneur Jésus le Christ béni l'a confirmée dans le ciel et il a été maudit. » C'est ainsi que le ministre malade gisait tristement sur son lit, fort mal consolé. 5 Et voici que soudain descendit d'en haut une goutte de feu et de soufre sur son corps, le perforant ainsi que le lit sur lequel il gisait ; ce misérable expira avec la plus grande puanteur et le diable reçut son âme.

CHAPITRE LXX COMMENT LE BIENHEUREUX FRANÇOIS INTERDIT AUX FRÈRES DE CONSERVER LES BIENS DES NOVICES PAR PIÉTÉ 1

1 Le vicaire de saint François, Pierre de Cattaneo 2, voyait une fois que Sainte-Marie-de-la-Portioncule était fréquentée par des foules de frères étrangers et que les aumônes n'étaient pas assez abondantes pour pourvoir au nécessaire ; il dit à saint François : 2 « Je ne sais, frère, ce que je dois faire 3: je n'ai pas de quoi pourvoir suffisamment au si grand nombre de frères qui convergent de tous côtés. Qu'il te plaise, je t'en prie, que l'on conserve certains biens des novices à leur entrée 4, afin qu'en les

1. Conservé dans un unique manuscrit, ce chapitre, non retenu en Fio, se présente comme un montage de l'intégralité de 2C 67 (Actus 70 1-5) et du début de 2C 70 (Actus 70 6) ; Actus 70 7 offre une lointaine correspondance thématique avec SP 72.

2. Premier vicaire de François, du 29 septembre 1220 à sa mort le 10 mars 1221.

3. Voir Jn 6 26.

4. Le noviciat fut institué le 22 septembre 1220 par la bulle Cum secundum d' Honorius III.

2948 dépensant on ait un recours pour le temps opportun 1 . » 3 Saint François répondit : « Point de cette piété, frère très cher, qui consisterait à ce que, pour quelque homme que ce soit, on agisse de façon impie contre la Règle ! » L'autre reprend : « Que ferai-je 2 donc ? » 4 Saint François répondit : « Dépouille l'autel de la Vierge et retire ses divers ornements quand tu ne pourras pas subvenir autrement à ceux qui sont dans le besoin. 5 Crois-moi, il lui sera plus agréable de voir conserver l'Évangile de son fils et dépouiller son propre autel que de voir l'autel revêtu et son fils méprisé. Le Seigneur enverra quelqu'un pour restituer à sa Mère ce qu'elle nous aura prêté. »

6 Quelquefois même, le saint répétait ces paroles : « Plus les frères se détourneront de la pauvreté, plus le monde se détournera d'eux ; et, dit-il, ils chercheront et ne trouveront pas . Mais s'ils embrassent ma dame 4, le monde les nourrira, car ils ont été donnés au monde pour le salut 5. » 7 Souvent le bienheureux François disait aux frères : « Je vous recommande ces trois choses : la simplicité, contre l'appétit désordonné de science ; la prière, que le diable s'emploie à toujours éloigner par nombre de vaines occupations, l'amour de la pauvreté et cette même sainte pauvreté. »

CHAPITRE LXXI TROIS CHOSES DÉPLURENT AU CHRIST CHEZ LES FRÈRES DU BIENHEUREUX FRANÇOIS

1 Un jour, le Christ dit à frère Léon, compagnon du bienheureux François : « Moi, je me lamente au sujet des frères. » Frère Léon lui répondit : « À propos de quoi, Seigneur?» 2 Il déclara : « À propos de trois choses : parce qu'ils ne reconnaissent pas mes bienfaits, que, comme tu le sais bien, j'ai répandu et répands quotidiennement sur eux avec largesse, puisqu'ils ne sèment ni ne moissonnent 2 ; 3 parce que, toute la journée, ils récriminent et sont oisifs 3 ; parce que souvent ils se provoquent mutuellement à la colère, ne reviennent pas à l'amour et ne pardonnent pas les injures qu'ils reçoivent. »

4 À une époque, à Sainte-Marie-de-la-Portioncule, observant que le profit de la prière, après celle-ci, se dissipait en paroles oiseuses, le bienheureux François ordonna ce remède contre la faute des paroles oiseuses, en disant : 5 « Quiconque aura prononcé une parole oiseuse' ou inutile 5, qu'il soit tenu de dire aussitôt sa faute et de dire aussi un Pater noster6 pour chaque parole oiseuse. 6 Je veux que, s'il s'est lui-même accusé d'abord de la faute commise, il prononce un Pater noster pour son âme ; si c'est un autre qui l'a d'abord pris en faute, qu'il l'offre pour l'âme de ce dernier. »

1. Voir Ps 144 (145) 15.                  

2. Voir Jn 6 26.

3. Ap 9 6 ; voir Mt 7 8 ; Lc 11 10 ; Jn 7 34.

4. 2C 70 précise ici « ma dame Pauvreté ».

5. Voir Ph 1 19.

 

1. Comme plusieurs autres chapitres des Actes, celui-ci, qui n'est pas repris en Fio et n'est conservé que par les manuscrits de Paris et de Liège, assemble deux sources antérieures : Actus 71 1-3 (dont C24, « Vie de frère Léon », p. 72, offre un parallèle) sont une reprise littérale de CA 21 ; Actus 71 4-6 de 2C 160.

2. Lc 12 24.

3. Voir Mt 20 6.

4. Voir Mt 12 35-36.

5. Voir Adm 20 3.

6. Voir Mt 6 9-13.

CHAPITRE LXXII LA VISION QUE VIT FRÈRE LÉON SUR LE JUGEMENT 1

Frère Léon eut cette vision — il voyait en effet dans son sommeil — : et voici que le Jugement était préparé, que les anges jouaient de la trompette et les gens étaient assemblés dans un grand pré 2. 2 Et voici que deux échelles avaient été posées, l'une d'un côté et l'autre de l'autre côté. L'une était rouge et l'autre blanche ; toutes deux partaient de terre pour toucher le ciel. 3 Or le Christ apparut au sommet de la rouge, comme irrité et offensé, et le bienheureux François juste en dessous de lui ; descendant un peu, il appelait ses frères à très grands cris, disant : « Venez, frères, venez ! Montez vers le Seigneur qui vous appelle ! Ayez confiance ! N'ayez pas peur' ! Venez ! » 4 Les frères affluaient nombreux au Jugement ; forts de l'appel de leur père, ils couraient et commençaient à monter vaillamment à l'échelle rouge. Alors qu'ils montaient, l'un tombait du troisième degré, un autre du quatrième, un autre du dixième, un autre du milieu de l'échelle et d'autres presque du sommet de l'échelle. 5 Mais le bienheureux François, voyant cela, ému de compassion devant un si grand désastre, suppliait le Christ juge en faveur de ses fils 4. Mais le Christ montrait au bienheureux François ses mains et son côté, où l'on voyait ses plaies 2951 renouvelées d'où coulait même tout fraîchement le sang. 6 Il disait : « Voici ce que m'ont fait tes frères ! » Comme le bienheureux François s'obstinait, demandant miséricorde pour les frères, après un bref délai il redescendait un petit peu : « Ne désespérez pas, mais ayez confiance' ! Courez à l'échelle blanche ! Courez et montez ! C'est ici que vous serez accueillis. C'est par celle-là que vous entrerez. » 7 Tandis que les frères couraient à l'échelle blanche selon l'avertissement paternel, voici que la bienheureuse Vierge Marie, mère du Christ, apparut au sommet de l'échelle et elle les recevait et ils entraient dans le Royaume sans peine.

CHAPITRE LXXIII LA TRIBULATION DE L'ORDRE 2

1 Le saint frère Conrad 3 rapporta, comme il le tint de frère Léon, que saint François priait une fois à Sainte-Marie-des-Anges derrière la tribune de l'église. Il avait les mains levées vers le ciel, disant : « Seigneur, aie pitié de ton peuple ! Épargne-le ! » 2 Le Christ lui apparut, disant : « Tu pries bien et moi je t'exauce volontiers, car cela a beaucoup de valeur pour moi et j'y ai accordé grand prix. Cependant, fais pour moi une seule chose et j'aurai pitié de tout ton peuple : que ton Ordre demeure ce qu'il est et qu'il soit seulement mien. 3 Mais un temps viendra' où il s'éloignera de moi ; et moi je soutiendrai l'Ordre

1. Parallèle en C24, « Vie de frère Léon », p. 71.

2. « Il voyait {...] et voici » (« videbat [...] et ecce ») rappelle la formulation typique de l'Apocalypse et des grands livres prophétiques : « vidi [...] et ecce » ; voir Ez 1 4, 2 9, etc. ; Ap 4 1, 5 6...

3. Voir Mc 6 50.

4. Au vu du latin (« rogabat Christum judicem pro fuis suis »), on peut également comprendre que François demandait au Christ de se faire juge en faveur de ses frères, ce qui supposerait alors que le Jugement soit rendu par le Père.

 

1. Voir Mc 6 50.

2. Ce chapitre, non repris en Fio, mais dont on a un parallèle en C24, « Vie de frère Léon », p. 70, est composé à partir de deux sources antérieures. La tribulation de l'Ordre révélée à François par le Christ fait l'objet de SP 71 et des VC 3 sous des formes très légèrement différentes, tandis qu'Actus 63 6 est une citation textuelle de 2C 157.

3. Sur Conrad d'Offida, dépositaire des souvenirs de frère Léon, voir Actus 46, 48 et 63.

4. Voir Ez 7 12.

2952 au moment voulu à cause du monde, car ce dernier a foi en eux et considère l'Ordre comme sa lueur et sa lumière Mais ensuite je donnerai mon pouvoir aux démons qui leur susciteront partout scandales et tribulations au point qu'ils seront chassés et mis en fuite à tout propos. 4 Quand un fils ira dans la maison de son père chercher du pain, celui-ci lui donnera du bâton sur la tête. Si les frères savaient la tribulation de ces jours, ils se mettraient à fuir ; et beaucoup fuiront dans les déserts. » 5 Le bienheureux François interrogea le Seigneur: « Seigneur, comment y vivront-ils ? » Le Christ lui dit : « Moi qui ai nourri les fils d'Israël au désert, je les y nourrirai d'herbes et je donnerai à ces herbes diverses saveurs comme à la manne autrefois 2 ; ensuite ceux-ci iront et rebâtiront l'Ordre dans son état premier et parfait 3. 6 Toutefois, malheur à ceux qui s'applaudissent sur la seule apparence d'un comportement religieux, mais tiédissent dans l'inaction et ne résistent pas avec constance aux tentations, destinées à mettre les élus à l'épreuve ; en effet, seuls ceux qui auront fait leurs preuves recevront la couronne de vie 4, eux qu'entre-temps éprouve la méchanceté des réprouvés 5. » A la louange de notre Seigneur Jésus Christ. Amen. Louange à Dieu le Père, etc.

1. Ici comme en plusieurs autres passages des Actes, on sent une tension entre le crédit que les fidèles accordent encore à l'Ordre et la conscience de sa décadence de la part des Spirituels. La position singulière des Actes est de dénoncer cette décadence morale interne tout en essayant de sauvegarder ce crédit pastoral externe.

2. Voir Ex 16.

3. Cette idée de régénération rejoint Actus 64 28-30.

4. Voir Jc 1 12.

5. Tout ce passage, inspiré du schéma des Béatitudes de Mt 5, est une citation textuelle de 2C 157.

CHAPITRE LXXIV COMMENT UN FRÈRE EUT UNE VISION DANS LAQUELLE IL VOYAIT CERTAINS FRÈRES ÊTRE DAMNÉS 1

1 Quelqu'un qui avait visité la province anglaise rapportait ceci : il entendit dire par le ministre de cette province, un homme de grande religion et de grande sainteté, qu'un frère, habitué au ravissement, une fois où il s'était trouvé un jour entier en ravissement, était tout entier baigné de larmes. 2 Voyant cela, le ministre dit : « Ce frère se meurt. » Et il lui dit : « Ô frère, je t'ordonne par obéissance de revenir de ton ravissement. » 3 Celui-ci revint aussitôt et il lui fit donner à manger. Après le repas, il lui dit : « Je te commande par obéissance de me dire la cause de tes larmes, puisque jamais les autres fois nous n'avons vu cela t'arriver, bien plus, puisque cela paraît contraire à la nature même du ravissement. » 4 Comme il ne pouvait taire ce qu'il fallait révéler, il dit qu'il voyait le Seigneur Jésus Christ sur un trône très haut entouré de la milice céleste pour faire justice ; 5 et alors qu'il avait vu non seulement les séculiers, mais aussi les clercs et beaucoup de religieux de différentes religions 2 être damnés, à la fin quelqu'un en habit de frère mineur fut amené, revêtu avec beaucoup de délicatesse et avec un habit fort précieux. 6 Or, interrogé sur son état ou sa condition, il protesta qu'il était frère mineur. Alors le juge dit : « Frère François, tu entends ce que dit celui-ci ? Et toi, qu'en dis-tu ? » 7 Il répondit : « Impossible, Seigneur. Mes frères sont en effet revêtus de vils vêtements et

1. Ce chapitre, qui retrace la vision d'un frère sur la damnation de frères mineurs, est thématiquement assez proche d'Actus 60 (à la suite duquel il se trouve dans la. Compilation d'Avignon), mais il n'est attesté que dans un nombre très restreint de manuscrits et n'est pas traduit en Fio.

2. « Religio » au sens d'ordre religieux.

2954 non pas de si précieux. » Aussitôt le misérable fut jeté en enfer par les démons.

8 Et voici qu'un autre grand 1, entouré de nombreuses personnes du siècle, est amené ; quand il fut interrogé, il dit qu'il était frère mineur. Le Seigneur redit au bienheureux François la même chose que la première fois. 9 Répondant, celui-ci dit : « Seigneur, mes frères, recherchant la prière et le profit spirituel, évitent les affaires des hommes du siècle. » À celui-là, il advint la même chose qu'au premier. 10 En voici un autre, chargé sous le grand poids de livres somptueux et inutiles. À lui advint la même chose qu'au premier et au deuxième. i i En voici un autre, tout inquiet et occupé à mesurer et ériger des édifices excessivement somptueux et grands : de même que pour les précédents, saint François nia qu'il fût de son Ordre 2. 12 Vint enfin quelqu'un de fort abject et d'habit et d'aspect ; interrogé sur son identité, il confessa qu'il était grand pécheur et indigne de tout bien, demandant miséricorde. 13 Le bienheureux François, l'ayant embrassé, l'introduisit avec lui dans la gloire, disant : « Lui, Seigneur, est vraiment frère mineur. » — « Cela, dit le frère à son ministre, est cause de mes larmes. »

1. « Magnus » au sens d'un magnat.

2. Le retour de l'adjectif « magnus » (« grand ») s'oppose à l'idée de frère « mineur ». Les habits précieux, la compromission avec les puissants de ce monde, la possession de livres somptueux, le souci d'édifices fastueux : nous avons ici les motifs d'un réquisitoire contre la Communauté.


 

 

 


 

 

 

 

Quelques autres sources


 

 


 

[Ecrits de François d’Assise :]

[Bréviaire dit de saint François - 29e témoignage :]

Ce petit manuscrit de parchemin de trois cent dix-huit feuillets n'est pas à proprement parler un bréviaire : il contient bien un bréviaire (f. 2-198), mais également un psautier (f. 199-251) et un évangéliaire (f. 265-320). Il permettait à François de dire l'office et de suivre les lectures évangéliques de la messe. Le bréviaire, qui suit la réforme liturgique du pape Innocent III, fut acquis par les frères Ange et Léon en 1223, quand la Règle bullata introduisit la lecture de l'office selon l'ordo de la sainte Église romaine. On y ajouta un psautier (d'une autre main) et c'est François qui fit copier à part l'évangéliaire. Les deux livres furent utilisés par les frères après la mort de François. Vers 1244, frère Léon et un autre frère ajoutèrent l'office des défunts et l'office de la Vierge. On relia ensemble les deux volumes entre 1257 et 1258, avant de

1. Mt 529.

2. Voir Lv 19 18.

confier le manuscrit à Bénédicte, abbesse du monastère Sainte-Claire d'Assise ; c'est alors qu'au verso de la page de garde, frère Léon inscrivit de sa main le texte qui suit. Dans le livre lui-même, on repère des interventions de frère Léon (corrections, ajouts d'obiit) et des mentions marginales par trois mains différentes.

A. BARTOLI LANGELI, Gli autografi di frate Francesca e di frate Leone, Turnhout, coll. « Corpus christianorum. Autographa Medii Aevi », n° 5, 2000, p. 82-89.

Le bienheureux François a acquis ce bréviaire pour ses compagnons frère Ange et frère Léon 1, parce qu'à l'époque où il était en bonne santé, il voulut toujours dire l'office comme il est contenu dans la Règle 2 ; et à l'époque de sa maladie, comme il ne pouvait pas le dire, il voulait l'entendre ; et il persévéra ainsi tant qu'il vécut. Il fit aussi copier cet évangéliaire pour, le jour où il ne pouvait entendre la messe à cause de la maladie ou de tout autre empêchement manifeste, se faire lire l'Évangile qu'on disait ce jour-là à l'église durant la messe ; et ainsi persévéra-t-il jusqu'à sa mort. Il disait en effet : « Quand je n'entends pas la messe, j'adore le corps du Christ avec les yeux de l'esprit dans la prière et je l'adore de même quand je le vois à la messe. » Après avoir écouté ou lu l'Évangile, le bienheureux François embrassait toujours l'Évangile avec la plus grande révérence pour le Seigneur. C'est pourquoi frère Ange et frère Léon supplient autant qu'ils peuvent 2 dame Bénédicte, abbesse des Pauvres Dames du monastère Sainte-Claire, et toutes les abbesses de ce monastère qui viendront après elle qu'en mémoire du saint père et par dévotion envers lui, elles conservent toujours dans le monastère Sainte-Claire ce livre dans lequel ledit père a si souvent lu.

1. LO 5 réunit déjà les deux frères, tous deux signataires de la Lettre de Greccio en compagnie de Rufin.

2. 2Reg 3 1.

3. Le manuscrit porte « sicut possum » (« autant que je peux »), mais il peut s'agir d'une erreur pour « sicut possunt » (« autant qu'ils peuvent »), d'autant que le scribe, Léon, a pu ici se laisser aller à parler à la première personne.

[Histoire des tribulations d’Ange Clareno :]

« Un très petit nombre de saints »

 [page :] 2592 [verset :]156. Le Christ fut en effet avec lui [François] aussi familier qu'un père avec son fils très cher ; il lui communiqua les desseins bienveillants de sa volonté, 157 lui révéla ce qui est utile pour le temps présent et ce qui est adapté et expédient pour la tribulation future annoncée 158 et lui montra les préparatifs disposant à un état parfait de contemplation à la fin, par lui et en lui, dans le ciel de l'Église. 159 Mais les siens ne le reçurent pas 2.

160 Ses compagnons, en effet, frère Bernard 3, frère Gilles 4, frère Ange 5, frère Massée 6 et frère Léon rapportaient que saint François leur avait une fois dit à eux cinq, en secret 161 « Frères, bien que je sois l'homme le plus vil et la plus

3. Bernard de Quintavalle, premier frère reçu par François.

4. Gilles d'Assise.

5. Ange Tancrède.

6. Massée de Marignane, présent auprès de François lors de son séjour au mont Alverne pendant l'été 1224, est celui des compagnons qui vécut le plus longtemps, puisqu'il décéda en 1280. […]

7. Léon, scribe et confesseur de François. Notons que ces cinq frères sont tous cités, comme auteurs ou comme témoins, dans la Lettre de Greccio ; voir 3S 1.

indigne des créatures de Dieu, 162 néanmoins, afin que vous croissiez dans la révérence et la foi de votre vocation et de la vie et Règle que vous avez promise et qui m'a été révélée par le Seigneur, sachez que le Christ me montre sa présence avec une si grande bienveillance et familiarité -- 163 notamment à chaque fois que j'en appelle à lui dans l'intérêt de la religion 164 et qu'il répond si pleinement et clairement à tout ce que je demande pour les frères 165 que, comme le Seigneur lui-même me l'a parfois dit, il n'a accordé une si grande abondance de sa présence qu'à un très petit nombre de saints et très rarement 1 .

1. Cette révélation n'est connue par aucune source antérieure.

Bernard

2670 580 Il fit également appeler à lui frère Bernard de Quintavalle, le premier frère 1. 581 Posant sa main droite sur sa tête 2, devant tous les frères, il le bénit avec une affection cordiale et singulière. 582 Une fois la bénédiction faite, le bienheureux François commanda à un de ses compagnons, en disant : 583 « Écris comme je te dis. Le premier frère que me donna le Seigneur fut frère Bernard et c'est lui qui, le premier, commença et accomplit très parfaitement 3 la perfection du saint Évangile, en distribuant tous ses biens aux pauvres. 584 A cause de cela et à cause des nombreuses autres prérogatives que lui donna Dieu, je suis tenu de le chérir plus qu'aucun autre frère de toute la religion. 585 Je veux donc et j'ordonne comme je peux que quiconque sera ministre général de la religion le chérisse et l'honore comme moi-même 586 et qu'aussi les ministres provinciaux et les frères de toute la religion le considèrent comme tenant ma place. »

587 Saint François prophétisa aussi au sujet de frère Bernard qu'à l'approche de sa fin, il devrait être prévenu par le Christ Jésus de nombreuses grâces et dons, 588 et passer de cette vie au Christ dans une paix et un repos du corps et de l'âme admirables, certain et rempli de l'onction du Saint-Esprit, 589 comme cela apparut ensuite, lors de son trépas, à tous les frères qui étaient présents. 590 Finalement, les frères, voyant sa confiance au Christ dans la mort et sa dévotion extrême jusqu'à son dernier souffle, ne pouvaient retenir leurs larmes, mais de joie et d'admiration ils disaient : 591 « Vraiment, ce saint ne fut pas reconnu 4. » 592 Après sa mort, ils le regardaient comme un saint de Dieu qui montre, avec un parfum admirable et une beauté singulière, une joie et un bonheur qu'il n'avait pas auparavant de son vivant. 593 Ils se délectaient à sa vue, car une certaine vertu émanait de lui, réjouissant ceux qui se tenaient là et 2671 regardaient, et les remplissait de suavité en même temps que de consolation spirituelle.

1. Le récit de la bénédiction de Bernard de Quintavalle est repris de CA 12.

2. Voir Gn 48 14.

3. Voir Lc 14 29-30.

4. Voir Gn 42 8. Cette prophétie sur frère Bernard est reprise de 2C 48.

[Miroir de perfection :]

Conrad d’Offida

2694 71 bis 1 Ce qui suit sont les paroles de frère Léon, compagnon et confesseur du bienheureux François, qu'il écrivit à frère Conrad d'Offida 2, disant les avoir eues de la bouche du ­2695 bienheureux François ; paroles que ledit frère Conrad rapporta à Saint-Damien près d'Assise 3.

1. Cet épisode est inséré à la suite du précédent sans être introduit par une rubrique. Ce fait inhabituel, de même que la date tardive de ce texte de frère Léon, ont incité le premier éditeur du texte à le rejeter comme interpolation. Ce passage est néanmoins présent dans tous les manuscrits.

2. Natif d'Offida, dans la Marche d'Ancône (province d'Ascoli Piceno), Conrad est une figure majeure du courant des Spirituels italiens à la fin du mil' siècle. Mort en 1306 après avoir passé près de cinquante ans dans l'Ordre, il fut proche de frère Léon dans les dernières années de sa vie. En 1294, il appuya la demande faite au pape Célestin V de former une congrégation distincte pour suivre plus parfaitement la Règle. L'année suivante, après la démission de Célestin V, l'élection de Boniface VIII et la suppression des Pauvres Ermites de Célestin, Pierre de Jean Olivi lui écrivit pour lui demander de faire revenir dans l'obéissance ses compagnons qui refusaient de reconnaître la démission de Célestin V et l'élection de Boniface VIII. Des récits le mettant en scène apparaissent en Actus 46, 48, 63 et 73. Sa Vie est incorporée en Chronica generalium ministrorum ordinis fratrum minorum (désormais C24), dans Chronica XXIV generalium Ordinis minorum cum pluribus appendicibus inter quas excellit hucusque ineditus Liber de laudibus S. Francisci fr. Bernardi a Bessa, Quaracchi, coll. « Analecta franciscana », n° 3, 1897, p. 422-430.

3. La collection des souvenirs et déclarations de frère Léon que Conrad nota ou reçut sous forme de lettres est connue sous le nom de Verba fratris Conradi (désormais VC) ; édition dans P. SABATIER, « Verba fratris Conradi. Extraits du ms. 1/25 de S. Isidore », dans Opuscules de critique historique, vol. 1, Paris, 1903, p. 370-392. Ce passage correspond à une version développée de la prophétie transmise, sous différentes formes, par VC 3 et VC 11. Une autre version figure en Actus 73. On sait que Léon résidait parfois auprès des Pauvres Dames de Saint-Damien. La formule veut sans doute dire que c'est là que Conrad rédigea et mit en forme ses entretiens avec Léon.

2. Le mot « chrétien » est restitué d'après VC 3 et conformément à la formule employée dans la phrase qui suit.

Dix frères parfaits

MIROIR DE PERFECTION CHAPITRE VI DE SON ZÈLE POUR LA PERFECTION DES FRÈRES

2701  185 Et d'abord, comment il leur décrivit le frère parfait 4. Le très bienheureux père, ayant en quelque sorte transformé en saints les frères par l'ardeur de l'amour et la ferveur du zèle qu'il mettait à leur perfection, réfléchissait souvent en lui-même

4. À partir de la deuxième phrase, ce paragraphe reproduit VF 8.

2702 aux qualités et aux vertus dont il conviendrait que fût orné le bon frère mineur. Et il disait que serait un bon frère mineur celui qui aurait la vie et les qualités de ces saints frères, à savoir : la foi de frère Bernard 2, qu'il avait eue à la perfection avec l'amour de la pauvreté ; la simplicité et la pureté de frère Léon, qui fut vraiment de la plus sainte pureté ; la courtoisie de frère Ange, qui fut le premier chevalier qui vint à l'Ordre et fut orné de toute courtoisie et bienveillance ; l'allure agréable et l'intelligence naturelle de frère Massée 3, avec une belle et dévote éloquence ; l'esprit élevé en contemplation que frère Gilles 4 eut jusqu'à la plus haute perfection ; la prière vertueuse et continuelle de frère Rufin 5, qui priait toujours sans interruption 6, même en dormant ou en faisant quelque activité, son esprit était toujours avec le Seigneur 7 ; la patience de frère Genièvre 8, qui parvint à un parfait état de patience, grâce à la parfaite vérité de sa propre bassesse, qu'il avait constamment sous les yeux, et à son désir suprême d'imiter le Christ par la voie de la croix ;

1. Littéralement, « aux conditions ».

2. Bernard de Quintavalle, premier frère reçu par François.

3. Massée de Marignano, mentionné comme informateur dans la Lettre de Greccio, apparaît fréquemment dans les Actus (10-13, 16 et 40) dans des épisodes dont il est lui-même la source. C'est celui des compagnons qui vécut le plus longtemps, puisqu'il mourut en 1280.

4. Frère Gilles, aussi appelé Égide (d'après le latin « Egidius »), est le troisième ou quatrième compagnon de François. Il est souvent question de lui dans les Actus (1, 3, 5, 29, 32, 43, 64 et 66). Frère Léon est l'auteur d'une de ses Vies.

5. Rufin d'Assise, cousin de Claire, est un des trois compagnons mentionnés dans la Lettre de Greccio. Il mourut vingt-deux ans avant Léon (selon la note inscrite dans le Bréviaire de François), soit le 13 novembre 1249.

6. Voir 1 Th 5 17.

7. La rupture de construction est présente en latin.

8. Genièvre, parfois appelé Junipère (d'après le latin « Juniperus »), entré dans l'Ordre en 1210, présent à la mort de Claire en 1253. Claire l'avait surnommé « le jongleur de Dieu ». Il existe une Vie de frère Genièvre en C24, p. 54-64.

2703 la vigueur corporelle et spirituelle de frère Jean des Laudes 1, qui, en ce temps, fut corporellement le plus vigoureux de tous les hommes ; la charité de frère Roger 2, dont toute la vie et la conduite résidaient dans la ferveur de la charité ; et les scrupules de frère Lucide 3, qui eut les plus grands scrupules et ne voulait guère demeurer plus d'un mois au même endroit, mais, quand il se plaisait à demeurer en un lieu, aussitôt il en partait et disait : « Nous n'avons pas ici nos demeures, mais dans le ciel 4. »

1. C'est sans doute le même frère qui est nommé Jean de Florence en 2C 182. Il est mentionné, en mauvaise part, dans la Chronique de Salimbene de Adam ; CSa1 231-232.

2. Peut-être Roger de Todi, dont Grégoire IX aurait autorisé le culte en 1237.

3. Il est mentionné en Actus 48, 52 et 64.

4. Voir He 13 14.

[Commerce sacré :]

Le  Banquet de Pauvreté

COMMERCE SACRÉ (SC) 851 […] Ne rien avoir en propre devenait le synonyme de la pauvreté : elle fut donc définie en termes juridiques comme l'absence totale de possessions, ce qui ouvrait la porte à la distinction typiquement mineure entre usage et possession.

Tous les frères n'apprécièrent pas ces changements. Les oppositions se cristallisèrent autour d'un groupe informel de compagnons de François : ceux qui avaient partagé les dernières années de sa vie dans les ermitages des vallées de Spolète ou de Rieti. Ces hommes -- Bernard de Quintavalle, Gilles, Massée, Rufin, Ange, Césaire de Spire -- s'obstinaient à vivre dans les ermitages, refusant le mouvement des couvents vers les cités et la compromission des frères avec les puissants de l'Église et de la société. La preuve que ce groupe commençait à prendre forme est fournie non tant par les conflits anecdotiques entre ces compagnons et Élie, dont la véracité est discutable, que par la série de bulles délivrées en 1237-1238, qui donnèrent au ministre général autorité pour punir les perturbateurs. C'est dans ce contexte qu'il convient de placer la rédaction du Commerce sacré. Il se présente, chronologiquement, comme la première manifestation des critiques contre la nouvelle orientation prise par l'Ordre depuis 1230, venant de la part du groupe des compagnons qui tentaient de rester fidèles à ce qu'ils croyaient être le message de François .

852                    Qu'est-ce qui est en jeu dans le Commerce sacré ? Les lecteurs voient souvent dans la figure de dame Pauvreté une charmante manière d'exprimer le coeur du charisme franciscain : la pauvreté évangélique. Pourtant, l'identification de la pauvreté absolue comme trait caractéristique de la vie des frères surgit dans un deuxième temps de la réflexion de François. En fait, la pauvreté n'est qu'un des aspects de la minorité franciscaine. François et ses premiers frères se considéraient comme « frères mineurs », désirant vivre parmi et pour la plus basse classe des hommes et des femmes de la société d'Assise : les pauvres, les méprisés, ceux qu'on appelait « vilains » ou « mineurs ». Le choix du terme « mineur » n'indique pas une disposition intérieure des frères, une fausse humilité par laquelle on se considérerait soi-même comme « moindre » que quiconque. Ce terme est d'abord un marqueur social et désigne le lieu social des frères : parmi les « mineurs » de la société. Un tel choix impliquait l'adoption du mode de vie de ceux parmi lesquels on désirait vivre et travailler, et qu'on désirait servir. En choisissant de vivre parmi les pauvres, en renonçant à tout accaparement des biens terrestres pour prôner une éthique de la Création qui conçoit les ressources de la terre comme un don de Dieu pour tous, les frères se firent, de fait, pauvres aux yeux du 853 monde. Mais le premier choix de François et de ses compagnons était, comme en témoigne la Règle, d'être « mineurs et soumis à tous » : socialement moindres et au service de tous. La pauvreté émane donc du choix plus fondamental de minorité ; elle en est la plus visible expression.

Telle est la perspective de l'auteur du Commerce sacré. La vie de François et des premiers frères est dépeinte comme la recherche de la fidélité au mode de vie personnifié par dame Pauvreté ; ce qui sous-tend cette quête, c'est bien la conscience que l'Ordre a commencé à s'éloigner des pauvres, des lépreux, des sans-nom, des sans-voix, pour se rapprocher des puissants. C'est pour cette raison que l'auteur, poussé par ses compagnons, élève le ton contre ce qui est perçu comme une trahison de la vie franciscaine, de la vie « mineure ». Tel est le sujet de la polémique.           

CHAPITRE XXX LE BANQUET DE PAUVRETÉ AVEC LES FRÈRES

908    59 Après avoir tout préparé, ils la [dame Pauvreté] pressèrent de manger avec eux 2. Mais elle déclara : « Montrez-moi d'abord l'oratoire, la salle du chapitre, le cloître, le réfectoire, la cuisine, le dortoir et l'hôtellerie, les beaux sièges, les tables polies et les bâtiments immenses 3. Car je ne vois rien de tout cela, si ce n'est que je vous aperçois riants et de bonne humeur, débordants de joie et comblés de consolation 4, comme si vous vous attendiez à ce que toutes choses vous viennent à volonté. » Et eux lui répondirent : « Notre dame et notre reine, nous, tes serviteurs,

1. Le récit du banquet de Pauvreté avec les frères, qui constitue l'essentiel de ce chapitre (SC 60-63), est d'une veine différente du reste du Commerce sacré et a peut-être été emprunté à une autre source (1C 34 ?). En effet, alors que les autres chapitres mettent en avant la valeur ascétique et salvifique de la pauvreté et effectuent un parallèle entre les formes de vie mineure et monastique, ces quatre paragraphes s'attachent exclusivement aux aspects matériels de la pauvreté et décrivent un dénuement extrême, qui correspond certainement à la vie errante de François et de ses premiers compagnons avant 1215.

2. Voir Lc 24 29.

3. Pauvreté énumère, par ordre décroissant d'importance, les éléments constitutifs d'un monastère du XIIIe siècle. L' « oratorium » (« oratoire ») désigne le lieu où les moines prient et célèbrent la liturgie ; il doit donc être identifié au choeur. Nous avons traduit « stabulum » (que quatre manuscrits de la famille x omettent) par « hôtellerie » car, si le sens premier de ce mot est « étable », dans la Vulgate et chez les Pères de l'Église, il signifie aussi « auberge », « hôtellerie » (voir Lc 10 34). Enfin, après la mention du mobilier, les « bâtiments immenses » pourraient désigner les dépendances, c'est-à-dire les écuries, étables, granges et ateliers présents dans l'enceinte du monastère. On notera que cette énumération ne mentionne ni la bibliothèque, ni le scriptorium (salle où les moines copiaient et enluminaient les manuscrits), ni les livres, ce qui pourrait signifier ou bien que l'Ordre cistercien -- moins intellectuel que l'Ordre bénédictin -- est particulièrement visé, ou bien que l'auteur du Commerce sacré -- qui connaît merveilleusement bien la Bible et possède un riche vocabulaire latin -- voit d'un oeil favorable le travail intellectuel, qu'il ne considère pas comme en soi opposé à la pauvreté.

4. 2Co 7 4.

909 sommes fatigués de ce long trajet et toi-même, en venant avec nous, t'es donné bien de la peine. Mangeons donc d'abord, si tu veux bien ; et une fois que nous aurons repris des forces, nous accomplirons tout ce que tu commanderas. » 60 « Ce que vous dites me plaît, dit-elle, mais apportez d'abord de l'eau pour nous laver les mains et des linges pour les essuyer. » Ils s'empressèrent de lui présenter un demi-vase de terre -- car il n'y en avait pas d'entier -- plein d'eau. Et tout en lui versant de l'eau sur les mains, ils regardaient ici et là, en quête d'un linge. Comme ils n'en trouvaient pas, l'un d'eux lui présenta la tunique dont il était vêtu pour qu'elle s'y essuie les mains. La recevant avec des remerciements 2, elle magnifiait Dieu en son coeur de l'avoir associée à de tels hommes. 61 Ils conduisirent ensuite Pauvreté au lieu où était dressée la table. A son arrivée, elle la balaya du regard et ne vit rien d'autre que trois ou quatre morceaux de pain d'orge ou de son posés sur l'herbe. Elle fut saisie d'une vive admiration et se dit en elle-même : « Qui a jamais vu de telles choses dans les générations passées 3 ? Béni sois-tu, Seigneur Dieu 4, qui prends soin de toutes choses 5. De fait, notre pouvoir t'est soumis et dépend de ton vouloir 6. Tu as enseigné à ton peuple à te plaire par de telles œuvres 7. » Et ils s'assirent ensemble, en rendant grâces à Dieu 8 pour tous ses dons. 62 Dame Pauvreté ordonna qu'on amène les mets bouillis dans des écuelles. Sur quoi fut apportée une seule écuelle pleine d'eau froide pour que tous y trempent leur pain -- il n'y avait là

1. Voir Jos 9 9.

2. Littéralement, « avec une action de grâces ».

3. Is 66 8, 51 9 (littéralement, « dans les générations des siècles »).

4. 1 Ch 29 10 ; voir Lc 1 68.

5. Sg 12 13.

6. Sg 12 18.

7. Sg 12 19.

8. Voir Col 3 17.

910 ni abondance d'écuelles, ni pléthore de cuisiniers. Elle demanda qu'on lui serve au moins quelques légumes crus qui aient du goût 1. Mais n'ayant pas de jardinier et ne connaissant pas de jardin, ils cueillirent dans la forêt des herbes sauvages et les posèrent devant elle.

Elle dit : « Apportez un peu de sel pour que je sale ces herbes, car elles sont amères. »

-- Attends, ô dame, répondirent-ils, que nous allions jusqu'à la cité pour t'en rapporter, s'il se trouve quelqu'un pour nous en fournir.

-- Passez-moi un couteau, dit-elle, pour que j'épluche ces herbes et que je tranche le pain, qui est particulièrement dur et rassis.

Ils lui disent alors : « Ô dame, nous n'avons pas d'ouvrier forgeron qui nous fasse des épées 2. Pour l'instant, sers-toi de tes dents en guise de couteau ; plus tard, nous y pourvoirons.

-- Et du vin, y en a-t-il un petit peu chez vous ? » dit-elle. Ils répondirent : « Notre dame, nous n'avons pas de vin 3, car le commencement de la vie de l'homme, c'est le pain et l'eau 4.

1. Littéralement, « quelques herbes odoriférantes crues ». Durant tout le Moyen Âge, manger de l'« herbe » (terme générique désignant les crudités et tous les légumes qui ne sont ni des « racines », ni des « fèves ») et des « racines » (terme générique désignant tous les légumes poussant sous terre, tels que carottes, navets, etc.) était considéré comme une mortification alimentaire. Seules les « fèves » (terme générique désignant toutes les légumineuses : pois, haricots, fèves, etc.) jouissaient d'une plus grande considération.

2. Là où l'on attendrait le mot « cultellos » (« couteaux »), le texte contient le mot « gladios » (« épées »). Il est vraisemblable que l'auteur a employé ce terme pour souligner le rejet évangélique de la violence de la part de François d'Assise et des membres de la famille mineure, dont témoigne le fait qu'au XIIIe siècle, les membres du tiers Ordre s'engageaient solennellement à ne pas porter d'armes. Peut-être cet emploi du mot « épées » est-il également une réminiscence de la réponse de François à l'évêque d'Assise, qui lui disait trouver bien difficile et bien pénible de vivre sans rien posséder en ce monde : « Seigneur, si nous avions quelques possessions, des armes nous seraient nécessaires pour notre protection... » (AP 17 ; 3S 35).

3. Voir Jn23.

4. Si 29 21 (Si 29 28 selon le texte de la Vulgate).

911 Et il n'est pas bon pour toi de boire du vin, car l'épouse du Christ doit fuir le vin comme un poison. »

63 Après s'être davantage rassasiés de la gloire d'une si grande pénurie qu'ils ne l'auraient été s'ils avaient possédé toutes choses en abondance, ils bénirent le Seigneur, aux yeux duquel ils avaient trouvé une si grande grâce, et conduisirent Pauvreté en un lieu où se reposer, parce qu'elle était fatiguée. Et ainsi s'étendit-elle nue sur la terre nue. Elle demanda aussi un oreiller pour sa tête. Ils lui apportèrent immédiatement une pierre et la placèrent sous elle. Après avoir dormi d'un sommeil très paisible et sain 1, elle se leva 2 promptement et demanda qu'on lui montrât le cloître. Ils la conduisirent sur une colline et lui montrèrent la totalité du monde 3 qu'ils pouvaient embrasser du regard, en disant : « Voici notre cloître, ô dame.» 4

1. « Sain » traduit l'adjectif latin « sobrio », dont le sens est : « qui n'a pas bu », « qui est exempt d'excès ». Le texte pose ici un problème délicat, puisque trois manuscrits de la famille x et quatre de la famille y comprennent les mots « Illa vero, quietissimo somno ac sobrio dormiens », où l'adjectif « sobrio » est au masculin et s'accorde avec « somno » (c'est la leçon que nous avons retenue) ; deux manuscrits de la famille x et un de la famille y mettent cet adjectif au féminin : « sobria » (ne pouvant être épithète de « somno », qui est un nom masculin, il faut alors le relier à « illa » « elle » et lui conférer une valeur adverbiale) ; enfin, deux manuscrits de la famille x et deux de la famille y donnent l'adverbe « sobrie » au lieu de l'adjectif « sobrius ». Dans ces deux derniers cas, la traduction française est la suivante : « Après avoir dormi avec tempérance d'un sommeil très paisible... »

2. Le verbe « surgere » a pour sens principal « se lever » mais signifie aussi « ressusciter ». L'auteur fait jouer les deux sens du mot et, en appliquant à Pauvreté l'image de la mort (symbolisée par le sommeil) et de la résurrection, laisse entendre que la pauvreté est le plus court chemin accessible à l'homme pour ressusciter à la suite du Christ.

3. Les frères montrent à Pauvreté toute l'étendue du monde (« totum orberm [terrarum] »). Cet épisode marque la différence entre les membres des Ordres monastiques, qui font voeu de stabilité dans une abbaye et vivent cloîtrés, et les Frères mineurs, qui sont des itinérants ayant le monde entier pour lieu de vie et champ d'apostolat.

4. [Notre note] Suite le « Chapitre XXXI Dame Pauvreté bénit les frères et les exhorte à persévérer dans la grâce reçue » qui achève le Commerce Sacré (SC).

Index, Fr.Léon

Léon (frère) : LLéon 1 ; BLéon 1, 3 ; VJ 1 ; 1C 10211 ; VJS 66n, 69n; LO 5 ; 3S 1 ; CA 7, 17, 21, 59n, 106n, 119n ; ML 154n, 187n ; 2C 49n-50n ; TE 78, 92 ; Lm 4/6n ; LM 4/11n, 11/9 ; BB 1 ; CSa1 281, 810 ; PJO 2, 4 ; HST Prol/2, 160, 1/138, 143, 158n, 370, 373, 388-389, 412, 420, compl. 1, 2 ; SP Pro!n, 6n, 52, 71 bis, 85, compl. 1 ; Actus 7-9, 31, 34, 38-39, 60, 71-73 ; JR 7, 80 ; CSF 1, 2 ; TM 28a, 28c, 29, 34, 47.

 

 


 

Annexe 

François d’Assise (1182-1226)[18]

François d’Assise imite dans sa vie son maître Jésus et suit à la lettre ses injonctions. Il se consume d’amour pour Dieu et cette vie brûlante inspirera tous les mystiques après lui. Son rôle est fondamental : onze siècles après le Christ, il redonne l’impulsion au christianisme intérieur.

Les belles approches modernes abondent, dont se détachent celles de P. Sabatier, de J. Green, d’A. Vauchez. Mais il vaut mieux recourir aux sources ; nous suggérons les suivantes : des écrits de François[19], le « manuscrit de Pérouse » nommé aujourd’hui « compilation d’Assise » qui fut redécouvert tardivement [20], les « Actes du bienheureux François » qui débordent et précèdent leur traduction en célèbres Fioretti [21].

On  peut diviser les quarante-quatre années de sa vie en trois parties. Jeunesse généreuse, de la naissance en 1182 jusqu’en 1205, l’année où il est touché par la grâce, peu après son épreuve de l’emprisonnement à Pérouse. Suivent cinq années charnières où la transformation intérieure accomplie aboutit à sa mise en pratique visible : il devient le « nouvel évangéliste » incarnant « la pauvreté elle-même au-dedans et au dehors » ; en 1209 deux compagnons se joignent à lui.  Puis pendant les dix-sept années qui lui restent à vivre il tente de guider une foule rapidement croissante des disciples, en donnant l’exemple de la véritable pauvreté ; s’en détache la désappropriation acceptée de toute fonction au sein de l’ordre naissant pour laisser génialement place à l’exemplarité personnelle. Sa santé est détruite et devenant aveugle, il compose Il cantico di Frate Sole, premier des laudi, genre littéraire qui se développera sur deux siècles (nous reviendrons sur cette forme poétique en évoquant la figure de Jacopone da Todi). François d’Assise meurt en 1226 après des soins médicaux impuissants. 

Précisons les faits couvrant la période charnière  de cette vie [22] où se produisit le changement radical mystique précédé des rêves qui signalent un travail préparatoire en cours : 

« La guerre éclata entre Assise et Pérouse. François s’enrôla parmi les chevaliers, Assise fut battue et François emmené prisonnier. « Libéré à prix d’argent en 1203 par son père, François, après une longue convalescence, décida de se rendre dans les Pouilles, où la lutte entre Innocent III et l’Empire se poursuivait. La veille du départ, au début de 1205, il donna sa tenue de luxe à un soldat pauvre. La nuit suivante, le Seigneur, l’appelant par son nom, l’introduisit dans un palais de rêve où se trouvait une belle dame et des armes marquées du signe de la croix. Il lui fut révélé que ce castel lui était réservé s’il voulait assumer avec constance l’étendard de la croix. »

 François quitte Assise, espérant devenir un illustre chevalier, mais la grâce réitère son appel en éclairant le sens des précédents rêves :

« À Spolète, il eut une seconde vision : « Retourne au pays de ta naissance; ta vision se réalisera par moi tout spirituellement ». Le saint rentra, dans l’attente du vouloir de Dieu. Il dut assister à une dernière soirée ; soudain, il expérimenta la présence de l’Esprit au point de ne pouvoir ni parler ni marcher : ‘À quoi penses-tu, à prendre femme ? - Oui, la plus noble, la plus riche, la plus belle qui se soit jamais vue.’ »

François, tout en poursuivant une vie libre, se rend souvent dans une grotte près de la ville pour y prier.

« Un jour il rencontre un lépreux et l’embrasse. Le lépreux mystérieux, Christ décrit par Isaïe[23], disparaît aussitôt. Ce geste où il vainc ses répugnances détermine sa vocation. … Il entend parfaitement la loi évangélique du renoncement total et s’adonne à l’exercice des vertus fondamentales de l’esprit séraphique : pauvreté, humilité, amour débordant de piété ; il se met au service des lépreux à l’hôpital Saint-Lazare. »

 Tout ceci ne passe pas inaperçu. Cité par l’évêque, François rend à son père tout ce qu’il avait, jusqu’à son vêtement.

« Le 16 avril 1207, dans sa loque signée d’une croix, il se proclame ‘le héraut du grand Roi’. Après s’être rendu chez les moines de Valfabricca puis à Gubbio, il revint à San Damiano en maçon mendiant. C’est alors que commence son « dialogue » avec sainte Claire.

« La reconstruction de San Damiano achevée, François y demeurait d’ordinaire. Le 24 février 1209 probablement, - on célébrait la messe des Apôtres -, il entendit lire les paroles du Christ aux disciples[24]. Il eut l’intelligence du texte par l’onction de l’Esprit : le véritable disciple « ne devait posséder ni or, ni argent »; il devait « prêcher le royaume de Dieu, la pénitence » et la paix. »

Revêtu d’une tenue conforme à la pauvreté parfaite,

« Dans l’exultation de cette révélation, dénouement de sa vocation, « ­l’apôtre des temps nouveaux » annonce partout l’Évangile.  Bernard de Quintavalle et Pierre de Cattani le suivent. Ouvrant l’Évangile par trois fois[25], François découvre une seconde fois l’Évangile de la pauvreté. C’était le 15 avril 1209 ».

Commence ensuite la « vie publique » par l’arrivée de trop nombreux frères pour laisser la spontanéité fidèle à la grâce guider la communauté. Le combat de François pour conserver au moins l’esprit de pauvreté dans l’ordre naissant conduira à l’usure prématurée de sa santé. Une maladie de la vue (un trachome ?) contractée lors de son voyage en Orient précipita probablement le délabrement physique.

On peut demeurer sceptique devant les récits hagiographiques rassemblés dans des témoignages contemporains[26]. Toutefois des mises en place soigneuses du cadre de vie précisent des points de la vie de François, dont les circonstances de sa sortie d’Italie à la rencontre de l’Islam, des contradictions et des épreuves en fin de vie[27]. Le manuscrit de Pérouse (aujourd’hui dénommé compilation d’Assise), issu des souvenirs du frère Léon, rend un accent unique d’authenticité.

Vertu de « pauvreté » et écrits

Liée à une imitation très concrète de son maître tant aimé, Jésus, dans un désir de suivre l’Évangile à la lettre, la « vertu de pauvreté » est un appel qui s’adresse aux franciscains de cœur comme de bure. L’amour brûlant de François a traversé les siècles :

…nous n’avons plus rien d’autre à faire que nous appliquer à suivre la volonté du Seigneur et à lui plaire.[28].

Seigneur, je t’en prie, que la force brûlante et douce de ton amour prenne possession de mon âme et l’arrache à tout ce qui est sous le ciel  afin que je meure par amour de ton amour, comme tu as daigné mourir par amour de mon amour.[29].

     Par la force spirituelle qui émane des lieux, la visite d’Assise reste marquante pour les pèlerins à toutes époques : si une Angèle de Foligno terrassée d’amour ne put se maîtriser dans la basilique, une Simone Weil, qui pratiquera une très excessive ascèse de pauvreté, apporte un témoignage moderne qui prend place parmi de nombreux autres :

Je me suis éprise de saint François dès que j’ai eu connaissance de lui. J’ai toujours cru et espéré que le sort me pousserait un jour par contrainte dans cet état de vagabondage et de mendicité où il est entré librement ... En 1937 j’ai passé à Assise deux jours merveilleux. Là, étant seule dans la petite chapelle romane du XIIe siècle de Santa Maria degli Angeli, incomparable merveille de pureté, où saint François a prié bien souvent, quelque chose de plus fort que moi m’a obligée, pour la première fois de ma vie, à me mettre à genoux.[30].

Les « écrits de saint François » sont brefs : vingt-huit Admonitions aux frères encore peu nombreux, première et seconde rédaction des Règles, deux passages de la règle des sœurs de sainte Claire, le Testament, treize Lettres, quelques Prières incluant le célèbre Cantique. Le tout tient en cent pages [31] ; si l’on tient compte de nombreuses influences exercées sur ces écrits de circonstances, nous pouvons avancer qu’il ne nous reste presque rien « de François » sinon un style particulier : « sa phrase est une petite franciscaine qui, pauvrement vêtue, va son chemin en priant. » [32].

Des Lettres se détache celle à un frère en position de ministre responsable [33] :

À propos de ton âme, je te dis, comme je le puis, que ce qui t’empêche d’aimer le Seigneur Dieu, et quiconque serait pour toi un empêchement, des frères ou d’autres, même s’ils te rouaient de coups, tu dois tout tenir pour une grâce. …je sais fermement que telle est l’obéissance véritable. …

Et aime-les en cela et ne veuille pas qu’ils soient meilleurs chrétiens. Et que ce soit pour toi plus que l’ermitage. …qu’il n’y ait au monde aucun frère qui ait péché autant qu’il aura pu pécher et qui, après avoir vu tes yeux, ne s’en aille jamais sans ta miséricorde, s’il demande miséricorde.

Le Cantique est le seul texte de François d’Assise dont nous possédions le texte en langue d’époque, transmis par le Speculum Perfectionis, authentifié  par les Vitae de Thomas de Celano. François était cultivé : il connaissait la langue française de par sa mère d’origine peut-être picarde, et était formé à la poésie lyrique du stil nuovo. En un très beau poème, d’autant plus émouvant qu’il est en train de devenir aveugle, François exprime sa reconnaissance envers le monde créé, expression du divin. Sans avoir appris l’italien, il suffit de le « lire » des lèvres pour retrouver les mots correspondants de notre langue :

Il cantico delle creature [34].

Altissimo, onnipotente, bon Signore,

tue sole laude, la gloria e l’onore e onne benedizione.

A te solo, Altissimo, se confano

e nullo omo è digno te mentovare.

Cantique de frère soleil ou des créatures. Très haut, tout puissant bon Seigneur, / à toi sont les louanges, / la gloire et l’honneur, / et toute bénédiction. À toi seul, Très-Haut, ils conviennent, / et nul homme n’est digne de te nommer [35].

Laudato sie, mi Signore, cun tutte le tue creature,

spezialmente messer lo frate Sole,

lo quale è iorno, e allumini noi per lui.

Ed ello è bello e radiante con grande splendore :

de te, Altissimo, porta significazione.

Loué sois-tu, mon Seigneur, avec toutes tes créatures, spécialement messire le frère Soleil, lequel est jour, et tu nous illumines par lui. / Et lui, il est beau, et rayonnant avec grande splendeur : de toi, Très-Haut, il porte  signification.

Laudato si, mi Signore, per sora Luna e le Stelle :

in cielo l’hai formate clarite e preziose e belle.

Laudato si, mi Signore, per frate Vento,

e per Aere e Nubilo e Sereno e onne tempo,

per lo quale a le tue creature dai sustentamento.

Laudato si, mi Signore, per sor Aqua,

la quale è molto utile e umile e preziosa e casta.

Laudato si, mi Signore, per frate Foco,

per lo quale enn’allumini la nocte :

ed ello è bello e iocondo e robustoso e forte.

Loué soit-tu, mon Seigneur, par [36] sœur Lune et les étoiles : dans le ciel tu les as formées, claires, précieuses et belles. / Loué sois-tu, mon Seigneur, par frère Vent, et par l’air et le nuage, et le ciel serein et tout temps, par lesquels à tes créatures tu donnes sustentation. / Loué sois-tu, mon Seigneur, par sœur Eau, laquelle est très utile et humble et précieuse et chaste. / Loué sois-tu, mon Seigneur, par frère Feu par lequel tu nous illumine la nuit ; et lui, il est beau et joyeux et robuste et fort.

Laudato si, mi Signore, per sora nostra matre Terra,

la quale ne sostenta e governa,

e produce diversi fructi con coloriti fiori ed erba.

Laudato si, mi Signore, per quelli che perdonano

per lo tuo amore

e sostengo infirmitate e tribulazione.

Beati quelli che’l sosterrano in pace,

ca da te, Altissimo, sirano incoronati.

Loué sois-tu, mon Seigneur, par notre sœur mère Terre, laquelle nous sustente et gouverne[37] et produit divers fruits avec les fleurs colorées et l’herbe. / Loué sois-tu, mon Seigneur, par ceux qui pardonnent par ton amour et soutiennent maladies et tribulations. / Bienheureux ceux qui les supporteront en paix, car par toi, Très Haut, ils seront couronnés.

Laudato si, mi Signore, per sora nostra Morte corporale,

da la quale nullo omo vivente po’ scampare.

Guai a quelli che morranno ne le peccala mortali !

Beati quelli che troverà ne le tue sanctissime voluntati,

ca la morte seconda no li farrà male.

Laudate e benedicite mi Signore,

e rengraziate e serviteli cun grande umiltate.

Loué sois-tu, mon Seigneur, par notre sœur Mort corporelle, à laquelle nul homme vivant ne peut échapper. / Malheur à ceux qui mourront dans les péchés mortels ! / Bienheureux ceux qu’elle trouvera en tes très saintes volontés, car la mort seconde[38] ne leur fera pas mal. /Louez et bénissez mon Seigneur et rendez grâce et servez-le avec grande humilité.

Au Cantique nous associons en contrepoint le discours que François tint à frère Léon sur la route de Pérouse, portant sur la « vraie joie », suivant la version rugueuse propre à un manuscrit de la bibliothèque nationale de Florence [39] :

… - Mais quelle est la vraie joie ? / …  Je reviens de Pérouse et, par une nuit profonde, je viens ici et c’est le temps de l’hiver, boueux et à ce point froid que des pendeloques d’eau froide congelée se forment aux extrémités de ma tunique et me frappent sans cesse les jambes, et du sang coule de ces blessures. Et tout en boue et froid et glace, je viens à la porte, et après que j’ai longuement frappé et appelé, un frère vient et demande : « Qui est-ce ? » Moi je réponds : « Frère François. »

Le refus est deux fois répété pour souligner l’épreuve angoissante qui doit être surmontée :

Et lui dit : « Va-t-en ! Ce n’est pas une heure décente pour circuler ; tu n’entreras pas. » Et à moi qui insiste, à nouveau il répondrait : « Va-t-en ! Tu n’es qu’un simple et un illettré. En tout cas tu ne viens pas chez nous ; nous sommes tant et tels que nous n’avons pas besoin de toi. » Et moi je me tiens à nouveau debout devant la porte et je dis : « Par l’amour de Dieu, recueillez-moi cette nuit ! » Et lui répondrait : « Je ne le ferai pas. Va au lieu des Croisiers [hôpital pour les lépreux situé non loin de Rivo Torto] et demande là-bas. » Je te dis que si je garde patience et ne suis pas ébranlé, en cela est la vraie joie et la vraie vertu et le salut de l’âme.

 On est ici face à un récit sévère, reflétant « une situation de détresse physique et de lutte intérieure … expérience fondamentale dans la vie de François [40] ». Les souffrances sont surmontées grâce à l’état mystique profond, la paix intérieure inaltérable où François ne peut être atteint.

On rapprochera ce récit au « Portrait du vrai frère mineur » :

 Supposons qu'à la suite de ce sermon ils réfléchissent et s'élèvent contre moi en disant : « Nous ne voulons plus que tu règnes sur nous ; tu n'as aucune éloquence, tu es trop simple, et nous rougissons d'avoir pour supérieur un rustre et un illet­tré ; désormais, n'aie plus la prétention de te dire notre supé­rieur ! » Ils me conspuent et me chassent... Eh bien! je ne me considérerais pas comme un Frère mineur si je n'étais aussi joyeux quand ils me vilipendent, me rejettent honteusement, m'enlèvent ma charge, que lorsqu'ils m'honorent et me vénè­rent, pourvu que dans les deux cas le profit soit le même pour eux. Car si je me réjouis de leur profit et de leur dévotion quand ils m'exaltent et m'honorent (alors que mon âme peut ainsi courir un danger) combien plus dois-je me réjouir du profit et du salut de mon âme quand ils me vitupèrent en me rejetant honteusement, puisque c'est là pour moi un gain véritable ! » [41].

On pourrait enfin évoquer un nombre de beaux appels à vivre intimement une parfaite pauvreté, tels le récit symbolique suivant « des trois pièces d’or » :

‘Seigneur, je suis tout à toi et je n’ai rien que les caleçons, la corde et la tunique ; et ils sont semblablement à toi. Que pourrais-je offrir ?’ … Alors Dieu m’a dit : ‘Mets ta main dans ta poche et offre-moi ce que tu trouveras.’ L’ayant fait, j’ai trouvé une pièce d’or si grande, si brillante et belle que jamais on n’en a vu de pareille …

Prière et don se répètent trois fois pour souligner leur importance ; François explique ensuite à frère Léon qui l’avait surpris priant ainsi la nuit dans la forêt :

 …de même que … je sortais et rendais ces pièces à Dieu lui-même qui les y avait déposées, de même Dieu m’a donné dans l’âme le pouvoir de toujours le louer et le magnifier de bouche et de cœur pour tous les biens qu’il m’a concédés…[42].

Mais avant tout la grande attention à tous ses proches est illustrée par de nombreux récits, tel celui de la délivrance du frère Richer où l’on voit que François ressentait à distance l’angoisse de ses enfants spirituels :

Tombé au fond de la désolation et du désespoir, il songea en son cœur, disant : ‘Je me lèverai et irai auprès de mon père François et, s’il se montre familier avec moi, je crois que Dieu me sera propice ; sinon ce sera le signe que je suis abandonné de Dieu.’ … Or saint François, très gravement malade, était alité au palais de l’évêque d’Assise … il dit : ‘Allez rapidement à la rencontre de mon fils, frère Richer, et, en l’embrassant et le saluant de ma part, dites-lui qu’entre tous les frères qui sont dans le monde, je l’aime particulièrement.’ [43].


TABLE DES MATIERES

 

Présentation 5

CHRONOLOGIE DE LA VIE DE FRANÇOIS 9

RELATIONS ENTRE QQ. SOURCES 11

LISTE DE QQ. SIGLES 12

Quelques « pages » de François 13

LOUANGES DE DIEU 15

EXHORTATION A LA LOUANGE DE DIEU 16

CANTIQUE DE FRERE SOLEIL 18

173 18

EXPOSITION DU « NOTRE PÈRE » 21

LETTRE À FRÈRE LÉON 23

BÉNÉDICTION À FRÈRE LÉON 24

RÈGLE ET VIE DES FRÈRES (1 Reg) 25

LA VRAIE JOIE 26

Du Commencement de l’Ordre 31

987  33

DU COMMENCEMENT OU DU FONDEMENT DE L'ORDRE ET DES ACTES DES FRÈRES MINEURS QUI FURENT LES PREMIERS EN RELIGION 1 ET LES COMPAGNONS DU BIENHEUREUX FRANÇOIS 2 33

PROLOGUE 33

CHAPITRE II DES DEUX PREMIERS FRÈRES QUI SUIVIRENT LE BIENHEUREUX FRANÇOIS 39

CHAPITRE III DU PREMIER LIEU OÙ ILS DEMEURÈRENT ET DE LA PERSÉCUTION QU'ILS SUBIRENT DE LEURS PARENTS 42

CHAPITRE IV COMMENT IL EXHORTA SES FRÈRES ET LES ENVOYA PAR LE MONDE 46

CHAPITRE V DES PERSÉCUTIONS QU'ENDURÈRENT LES FRÈRES EN ALLANT PAR LE MONDE 48

CHAPITRE VI DE LA CONDUITE DES FRÈRES ET DE L'AFFECTION QU'ILS AVAIENT L'UN POUR L'AUTRE 52

CHAPITRE VII COMMENT ILS ALLÈRENT À ROME OÙ LE SEIGNEUR PAPE LEUR CONCÉDA UNE RÈGLE ET LA PRÉDICATION 1 57

CHAPITRE VIII COMMENT IL ORDONNA QU'ON TIENNE CHAPITRE ET DES POINTS QU'ON TRAITAIT EN CHAPITRE 62

CHAPITRE IX QUAND LES MINISTRES 4 FURENT ENVOYÉS PAR TOUTES LES PROVINCES DU MONDE 65

CHAPITRE X QUAND LES CARDINAUX DEVENUS BIENVEILLANTS ENVERS LES FRÈRES SE MIRENT À PRENDRE SOIN D'EUX ET À LEUR PRÊTER ASSISTANCE 68

CHAPITRE XI COMMENT L'ÉGLISE LES PROTÉGEA DES MAINS DE LEURS PERSÉCUTEURS 69

CHAPITRE XII DU TRÉPAS DU BIENHEUREUX FRANÇOIS, DE SES MIRACLES ET DE SA CANONISATION 72

EPILOGUE 73

Introduction et traduction par Jacques DALARUN (extraits) : 74

Légende des trois compagnons 77

La lettre de Greccio 3 79

VOICI QUELQUES SOUVENIRS ÉCRITS PAR TROIS COMPAGNONS DU BIENHEUREUX FRANÇOIS SUR SA VIE ET SA CONDUITE QUAND IL ÉTAIT DANS LE SIÈCLE 1 SUR SA MERVEILLEUSE ET PARFAITE CONVERSION ET SUR LA PERFECTION DE L'ORIGINE ET DU FONDEMENTDE L' ORDRE EN LUI ET DANS LES PREMIERS FRÈRES 2 79

La Légende 83

CHAPITRE I [note] 1 SA NAISSANCE, SA VANITÉ, SON GOÛT DES BIZARRERIES 2 ET SA PRODIGALITÉ. COMMENT DE LÀ IL PARVINT À LA LARGESSE ET À LA CHARITÉ ENVERS LES PAUVRES 83

CHAPITRE II COMMENT IL FUT CAPTIF À PÉROUSE ET DEUX VISIONS QU'IL EUT EN VOULANT DEVENIR CHEVALIER 86

CHAPITRE III COMMENT LE SEIGNEUR VISITA D'ABORD SON CŒUR AVEC UNE ADMIRABLE DOUCEUR GRÂCE À QUOI IL COMMENÇA À PROGRESSER DANS LE MÉPRIS DE SOI ET DE TOUTES LES VANITÉS DANS LA PRIÈRE, LES AUMÔNES ET L'AMOUR DE LA PAUVRETÉ 89

CHAPITRE IV COMMENT IL COMMENÇA À SE VAINCRE LUI-MÊME PAR SA RENCONTRE AVEC LES LÉPREUX ET À SENTIR DE LA DOUCEUR DANS CE QUI LUI ÉTAIT AUPARAVANT AMER 94

CHAPITRE V LA PREMIÈRE ALLOCUTION QUE LUI FIT LE CRUCIFIÉ 2 ET COMMENT À PARTIR DE CE MOMENT IL PORTA EN SON CŒUR LA PASSION DU CHRIST JUSQU'À LA MORT 96

CHAPITRE VI COMMENT IL FUIT D'ABORD LES PERSÉCUTIONS DE SON PÈRE ET DE SES PROCHES RESTANT AVEC LE PRÊTRE DE SAINT-DAMIEN DANS LA FENÊTRE DUQUEL IL AVAIT JETÉ L'ARGENT 100

CHAPITRE VII SON TRÈS GRAND LABEUR ET SON TOURMENT POUR LA RÉPARATION DE L'ÉGLISE SAINT-DAMIEN ET COMMENT IL COMMENÇA À SE VAINCRE LUI-MÊME EN ALLANT DEMANDER L'AUMÔNE 105

CHAPITRE VIII COMMENT APRÈS AVOIR ENTENDU ET COMPRIS LES CONSEILS DU CHRIST DANS L'ÉVANGILE IL CHANGEA AUSSITÔT SON HABIT EXTÉRIEUR 1 ET REVÊTIT UN NOUVEL HABIT DE PERFECTION À L'INTÉRIEUR ET À L'EXTÉRIEUR 110

CHAPITRE IX LA VOCATION DE FRÈRE SYLVESTRE ET LA VISION QU'IL EUT AVANT D'ENTRER DANS L'ORDRE 115

CHAPITRE X COMMENT IL PRÉDIT TOUT CE QUI ARRIVERAIT À SES SIX COMPAGNONS QUI ALLAIENT PAR LE MONDE LES EXHORTANT À LA PATIENCE 120

CHAPITRE XI LA RÉCEPTION DE QUATRE AUTRES FRÈRES. LA TRÈS ARDENTE CHARITÉ QUE SE PORTAIENT LES PREMIERS FRÈRES, LEUR APPLICATION AU TRAVAIL ET À LA PRIÈRE ET LEUR PARFAITE OBÉISSANCE 126

CHAPITRE XII COMMENT LE BIENHEUREUX FRANÇOIS AVEC SES ONZE COMPAGNONS ALLA À LA CURIE DU PAPE POUR LUI FAIRE CONNAÎTRE SON PROJET ET FAIRE CONFIRMER LA RÈGLE QU'IL AVAIT ÉCRITE 130

CHAPITRE XIII L'EFFICACITE DE SA PRÉDICATION ET LE PREMIER LIEU QU'IL EUT. COMMENT LES FRÈRES Y DEMEURAIENT ET COMMENT ILS EN PARTIRENT 137

CHAPITRE XIV LE CHAPITRE QUI SE TENAIT DEUX FOIS L'AN DANS LE LIEU DE SAINTE-MARIE-DE-LA-PORTIONCULE 140

CHAPITRE XV LA MORT DU SEIGNEUR JEAN, PREMIER PROTECTEUR, ET LE CHOIX DU SEIGNEUR HUGOLIN D'OSTIE COMME PÈRE ET PROTECTEUR DE L'ORDRE 145

CHAPITRE XVI L'ÉLECTION DES PREMIERS MINISTRES ET COMMENT ILS FURENT ENVOYÉS PAR LE MONDE 146

CHAPITRE XVII LA TRÈS SAINTE MORT DU BIENHEUREUX FRANÇOIS ET COMMENT DEUX ANS AUPARAVANT IL AVAIT REÇU LES STIGMATES DE NOTRE SEIGNEUR JÉSUS CHRIST 151

CHAPITRE XVIII SA CANONISATION 154

Compilation d’Assise 157

Introduction par François Delmas-Goyon (extrait) : 158

[Trois paragraphes sont empruntés à la Vita secunda de Thomas de Celano :] 159

[Edition de la Compilation d’Assise :] 161

[Prédiction que le corps de François sera honoré après sa mort]  161

[Transfert de François à la Portioncule et bénédiction de la cité d'Assise] 162

[À l'annonce de sa mort prochaine, François ajoute au Cantique de frère Soleil la strophe sur la mort] 164

[Dernière visite de « frère Jacqueline »] 166

[L'humilité et la pauvreté, fondements de la religion des Frères mineurs 5] 170

[Humilité de François devant l’évêque de Terni ; il rapporte à Dieu tout le mérite de sa sainteté] 172

[Par humilité, François renonce à gouverner les Frères mineurs ; il demande un gardien au ministre général] 174

[Bénédiction de frère Bernard ; sainteté et mort de frère Bernard]  177

[François prédit à soeur Claire qu'elle le reverra avant de mourir ; transport de sa dépouille mortelle à Saint-Damien] 181

[Des alouettes survolent la maison où gît François ; l'alouette, modèle du bon religieux] 183

[Mendier plus de nourriture que ce qui est nécessaire vole les autres pauvres 1] 185

[Le Christ promet de pourvoir aux besoins des frères s'ils demeurent fidèles à la pauvreté] 186

[Le Christ répond aux ministres qui veulent faire adoucir la Règle] 186

[Au « chapitre des nattes », François répond au cardinal Hugolin en refusant les règles religieuses existantes] 189

[§ emprunté à la Vita secunda de Thomas de Celano :] 191

CHAPITRE CVIII LA SOUMISSION QU'IL VOULAIT QUE LES FRÈRES AIENT ENVERS LES CLERCS ET POUR QUELLE RAISON 191

[reprise Compilation Assise :] 192

[François refuse tout privilège pour les Frères mineurs] 192

[Les trois plaintes du Christ à frère Léon   194

[François bénit les frères qui l'entourent ; paraliturgie de la Cène] 194

[Vingt-sept paragraphes de la Vita secunda : 196

PAUVRETÉ DES MAISONS CHAPITRE XXVI 196

PAUVRETÉ DES MAISONS CHAPITRE XXIX LA CELLULE FAITE EN SON NOM DANS LAQUELLE IL NE VOULUT PAS ENTRER 196

PAUVRETÉ DU MOBILIER CHAPITRE XXX 197

PAUVRETÉ DU MOBILIER CHAPITRE XXXII CONTRE LA CURIOSITÉ ENVERS LES LIVRES 197

PAUVRETÉ DE LA LITERIE CHAPITRE XXXIII EXEMPLE DU SEIGNEUR D'OSTIE ET SON ÉLOGE 198

EXEMPLES CONTRE L'ARGENT CHAPITRE XXXV DURE CORRECTION D'UN FRÈRE QUI TOUCHA DE L'ARGENT DE SES MAINS 199

PAUVRETÉ DES VÊTEMENTS CHAPITRE XXXIX COMMENT LE SAINT RÉPRIMANDE PAR LA PAROLE ET PAR L'EXEMPLE CEUX QUI S'HABILLENT DE VÊTEMENTS DOUILLETS ET DÉLICATS 4 200

CHAPITRE LIII UN MANTEAU DONNÉ À UNE PETITE VIEILLE À CELANO 202

CHAPITRE LIV UN AUTRE PAUVRE À QUI IL DONNA UN AUTRE MANTEAU 203

CHAPITRE LV IL FIT DE MÊME ENVERS UN AUTRE PAUVRE 203

CHAPITRE LVI COMMENT IL DONNA UN MANTEAU À QUELQU'UN POUR QU'IL NE HAÏSSE PAS SON SEIGNEUR 204

CHAPITRE LVII COMMENT IL DONNA À UN PAUVRE LA POCHE D'UNE TUNIQUE 205

L’INTELLIGENCE DU SAINT DANS LES LETTRES SACRÉES ET LA PUISSANCE  DE SES PAROLES 205

CHAPITRE LXIX LA PAROLE PROPHÉTIQUE QU'IL EXPLIQUA  SUR LES PRIÈRES D'UN FRÈRE PRÊCHEUR 205

CONTRE LA FAMILIARITÉ AVEC LES FEMMES 207

CHAPITRE LXXIX ÉNIGME CONTRE LE FAIT DE REGARDER LES FEMMES 207

CHAPITRE LXXX EXEMPLE DU SAINT CONTRE UNE FAMILIARITÉ EXCESSIVE 208

LA VÉRITABLE ALLEGRESSE DE L’ESPRIT 209

CHAPITRE XC TRANSPORTÉ DE JOIE, LE SAINT CHANTAIT EN FRANÇAIS 209

L’HUMILITÉ 210

CHAPITRE CIV COMMENT IL RÉSIGNA SA PRÉLATURE EN CHAPITRE ET UNE PRIÈRE 210

CHAPITRE CV COMMENT IL RÉSIGNA SES COMPAGNONS 211

SUR CEUX QUI OFFRENT UN BON OU UN MAUVAIS EXEMPLE 211

CHAPITRE CXV EXEMPLE D'UN BON FRÈRE ET LA COUTUME DES ANCIENS FRÈRES 211

DESCRIPTION DU MINISTRE GÉNÉRAL ET DES AUTRES MINISTRES 213

CHAPITRE CXXXIX COMMENT ON DOIT ÊTRE AVEC SES COMPAGNONS 213

DESCRIPTION DU MINISTRE GÉNÉRAL… 216

CHAPITRE CXLI CE QUE LE SAINT RÉPONDIT À UNE QUESTION SUR LES MINISTRES 216

SA CHARITÉ 217

CHAPITRE CXXXIII SA COMPASSION POUR LES MALADES 217

ÉLOGE DE LA RÈGLE DES FRÈRES 218

CHAPITRE CLVIII ÉLOGE DE LA RÈGLE DU BIENHEUREUX FRANÇOIS. LE FRÈRE QUI LA PORTAIT AVEC LUI 218

LA SIMPLICITÉ 219

CHAPITRE CXLVII COMMENT IL VOULAIT QU'ILS SE METTENT À L'ÉCOLE ET COMMENT IL APPARUT À UN COMPAGNON QUI S'APPLIQUAIT À LA PRÉDICATION 219

CONTRE L’OISIVETÉ… 221

CHAPITRE CXX COMMENT AU TRAVAIL IL AVAIT EN HAINE LES OISIFS 221

L’HUMILITÉ 221

CHAPITRE CIX SON HUMILITÉ ENVERS SAINT DOMINIQUE ET VICE VERSA ET LEUR CHARITÉ MUTUELLE 221

CHAPITRE CX COMMENT CHACUN SE CONFIA À L'AUTRE 223

[Reprise CA :] 224

[François restaure un frère qui « meurt de faim » ; rigueur de la vie des premiers frères et attention de François aux autres 1] 224

[François convainc ses premiers frères d'aller demander l'aumône] 227

[François refuse que les frères se soucient du lendemain] 229

[François emmène un frère malade manger du raisin] 230

[Sanction d'une indiscrétion de l'évêque d'Assise] 231

[François délivre un frère de suggestions diaboliques] 232

[Acquisition par les frères de l'église de la Portioncule ; la Portioncule, modèle et exemple des lieux de la religion mineure] 233

[François s'oppose à ce qu'on construise « en dur » à la Portioncule] 242

[François ne veut pas d'une cellule qui a été appelée sienne] 245

[François explique comment doivent être édifiés les lieux des frères ; les frères doivent respecter et vénérer le clergé] 247

[François, au plus mal, bénit les frères et dicte le Testament de Sienne]  251

[Souci de François que les églises soient propres] 254

[François accueille dans la religion frère Jean le Simple] 254

[François refuse un postulant qui avait distribué ses biens à sa parenté] 258

[François surmonte une longue et grave tentation de l'esprit] 259

[François s'impose comme pénitence de manger dans l'écuelle d'un lépreux] 260

[Dans l'église de Bovara, François est attaqué par des démons ; vision de frère Pacifique dans cette même église] 263

[François est réconforté par le son d'une cithare dans la maison de Tabald, à Rieti] 265

[Restauration miraculeuse de la vigne du prêtre de Saint-Fabien] 268

[Le Seigneur pourvoit à un repas où les frères avaient invité le médecin soignant les yeux de François] 269

[François prédit la conversion du mari d'une dame de Lisciano] 271

[François refuse d'admettre un jeune noble dans la religion mineure] 274

[François, très malade, désire manger du brochet et le Seigneur lui en procure] 275

[François connaît les pensées d'un frère qui récrimine] 276

[François connaît à distance le désir d'un frère venu demander sa bénédiction] 277

[François donne une leçon de pauvreté aux frères de Greccio ; une visite du cardinal Hugolin à la Portioncule ; éloge des habitants de Greccio] 278

[François prédit la sédition qui va ravager Pérouse à des chevaliers qui perturbent sa prédication] 284

[François prie pour un abbé, qui en ressent immédiatement le bienfait] 286

[L'amour du Christ fait se détourner François de ses propres souffrances] 287

[Un homme spirituel rencontre François pleurant sur la passion du Christ] 288

[Réponse de François à un frère qui l'invite à se faire lire les Écritures] 289

[François confesse en public avoir mangé gras durant une maladie] 290

[François se refuse à toute hypocrisie dans le vêtement et la nourriture] 292

[François confesse sa vanité après avoir donné son manteau à une vieille femme] 294

[Le cardinal Hugolin et frère Élie enjoignent à François de faire soigner ses yeux ; à Saint-Damien, il compose le Cantique de frère Soleil] 295

[François ajoute au Cantique de frère Soleil une strophe sur le pardon et amène l'évêque et le podestat d'Assise à faire la paix] 300

[François compose l'Écoutez, pauvrettes pour la consolation de Claire et de ses soeurs] 303

[François se fait soigner les yeux à Fonte Colombo ; la courtoisie de frère Feu envers lui ; sa révérence envers frère Feu] 305

[François refuse de combattre un feu qui consume sa cellule et de conserver une peau qu'il a soustraite au feu] 310

[Amour et révérence de François pour toutes les créatures] 311

[À Rieti, François donne son manteau à une femme souffrant d'une maladie des yeux] 312

[Facilité et détachement avec lesquels François offrait sa tunique] 315

[François découd une pièce d’étoffe de sa tunique pour la donner à un pauvre] 316

[À Rivo Torto, François demande au troisième frère de donner son manteau à un pauvre] 317

[À la Portioncule. François fait donner le Nouveau Testament avec lequel prient les frères à la pauvre mère de deux frères] 318

[Du bétail est guéri par de l'eau ayant lavé les mains et les pieds de François] 319

[À Rieti, un signe de croix tracé par François guérit le clerc Gédéon] 321

[François enseigne à des chevaliers d'Assise à demander l'aumône ; il prise tant la pratique de l'aumône pour l'amour de Dieu qu'il refuse d'y renoncer lorsqu'il est invité] 322

[Invité chez le cardinal Hugolin, François va quêter son repas; il chasse un « frère Mouche » de Rivo Torto) 326

[François honore un frère qui revient joyeux de l'aumône] 330

[À l'approche de la mort, François manifeste une grande joie ; rappel d'une vision de frère Élie à Foligno] 331

[Ayant confirmation qu'il va bientôt mourir, François s'écrie : « Bienvenue, ma soeur Mort ! »] 333

[François expose sa volonté à frère Richer ;  le sens de l'appellation « Frères mineurs » ; les frères délaissent les préceptes de pauvreté que François a inscrits dans la Règle 3] 334

[L'opposition des ministres à François concernant la possession des livres et la pratique de la pauvreté] 339

[Un novice qui désirait avoir un psautier ; la science et les livres ne doivent pas faire perdre la prière ni l'humilité] 342

[Suite du récit du novice qui désirait avoir un psautier] 347

[Fin du récit du novice qui désirait avoir un psautier] 349

[François explique à un frère pourquoi il a cessé de s'opposer aux abus ; sa résolution de témoigner par l'exemple ; sa volonté que les maisons des frères soient pauvres et humbles ; l'opposition des frères et sa crainte du scandale] 350

[À la Portioncule, François édicte un règlement contre les paroles oiseuses] 356

[François décide de partir pour la France ; sa dévotion à l'eucharistie ; il envoie Sylvestre chasser les démons d'Arezzo ; le cardinal Hugolin l'arrête à Florence] 358

[François explique qu'il ne serait pas un frère mineur s'il n'acceptait pas joyeusement d'être rejeté par les frères] 365

[François est consolé par le chant d'une cigale qu'il a apprivoisée] 366

[François endure le froid afin d'être un modèle et un exemple pour les frères] 367

[Le Christ est le véritable fondateur de la religion mineure ; la tâche de François est de donner l'exemple aux frères] 368

[La honte éprouvée par François lorsqu'il rencontrait plus pauvre que lui] 372

[François corrige un frère qui a dit du mal d'un pauvre] 373

[La stratégie employée par François pour convertir des brigands] 374

[François dévoile l'imposture d'un frère qui passait pour saint] 377

[Alors qu'il est l'hôte d'un cardinal, François est battu par des démons] 379

[François effectue un carême de quarante jours sur le mont Alverne] 384

[À Greccio, François est tourmenté par le diable caché dans un coussin de plumes ; sa volonté de prier dignement l'office divin] 386

[François descend de cheval sous la pluie pour dire l'office ; les besoins du corps ne doivent pas entraver la prière ni les bonnes oeuvres ; les frères doivent toujours montrer un visage joyeux] 389

[Fin CA, début du ms. Little :] 393

[Prière devant le Crucifié de Saint-Damien 1] 393

[Un frère voulait secrètement avoir la tunique de François  2] 393

[Un frère voulait avoir un écrit de la main de François 3] 394

[Comment François se dévêtit et s'assit nu par terre devant ses compagnons 3] 395

[Du persil qu'il envoya chercher de nuit dans le jardin 1] 397

[Comment un frère qui avait fait scandale contre son frère sortit de la religion 4] 399

[Un frère désirait voir le bienheureux François et prendre son conseil 1] 399

[De la malédiction d'une truie qui tua un agneau nouveau-né 2] 400

Actes du bienheureux François 403

INTRODUCTION  405

Notices sur Léon 417

Répartition des chapitres par figures (note DT) 421

ACTES 423

CHAPITRE I LE PARFAIT DÉPOUILLEMENT DE SAINT FRÈRE BERNARD À LA PRÉDICATION DE NOTRE TRÈS SAINT PÈRE FRANÇOIS 423

CHAPITRE II L'HUMILITÉ ET L'OBÉISSANCE DE SAINT FRANÇOIS ET DE FRÈRE BERNARD 4 430

CHAPITRE III FRÈRE BERNARD QUAND UN ANGE TRAVERSA AVEC LUI UN FLEUVE 1 432

CHAPITRE IV FRÈRE BERNARD COMMENT IL ALLA À BOLOGNE 3 437

CHAPITRE V LA MORT PLEINE DE GRÂCE DE FRÈRE BERNARD 3 440

CHAPITRE VI LE MIRACULEUX JEÛNE DE SAINT FRANÇOIS EN CARÊME 443

CHAPITRE VII L'ENSEIGNEMENT DE SAINT FRANÇOIS À FRÈRE LÉON LA JOIE PARFAITE EST DANS LA SEULE CROIX 1 445

CHAPITRE VIII LA PAROLE DE DIEU ADRESSÉE À SAINT FRANÇOIS PAR FRÈRE LÉON 1 448

CHAPITRE IX LA DÉCOUVERTE DU MONT ALVERNE 2 450

CHAPITRE X COMMENT FRÈRE MASSÉE SONDA L'HUMILITÉ DE SAINT FRANÇOIS 4 460

CHAPITRE XI COMMENT SAINT FRANÇOIS COMPRIT LES ARCANES DU CŒUR DE FRÈRE MASSÉE 1 461

CHAPITRE XII COMMENT FRÈRE MASSÉE FUT ÉPROUVÉ PAR SAINT FRANÇOIS 464

CHAPITRE XIII COMMENT SAINT FRANÇOIS LEVA FRÈRE MASSÉE EN L'AIR AVEC SON SOUFFLE ET COMMENT SAINT PIERRE ET SAINT PAUL APPARURENT À SAINT FRANÇOIS À ROME EN L'ÉGLISE SAINT-PIERRE 1 465

CHAPITRE XIV COMMENT, ALORS QUE SAINT FRANÇOIS PARLAIT DE DIEU AVEC LES COMPAGNONS, LE CHRIST APPARUT AU MILIEU D'EUX 2 470

CHAPITRE XV COMMENT SAINT FRANÇOIS ET SES COMPAGNONS FURENT RAVIS EN MÊME TEMPS QUE SAINTE CLAIRE AU LIEU DE LA PORTIONCULE 1 472

CHAPITRE XVI COMMENT DIEU RÉVÉLA À SAINTE CLAIRE ET À FRÈRE SYLVESTRE QUE SAINT FRANÇOIS DEVAIT PRÊCHER 1 474

CHAPITRE XVII COMMENT SAINT FRANÇOIS ABHORRAIT LE NOM DE « MAÎTRE » 2 479

CHAPITRE XVIII COMMENT LA MORT DE SAINT FRANÇOIS FUT RÉVÉLÉE À DAME JACQUELINE DE SEITESOLI ET COMMENT FUT RÉVÉLÉE À SAINT FRANÇOIS LUI-MÊME L'ASSURANCE DU SALUT ÉTERNEL 1 480

CHAPITRE XIX COMMENT LE CHRIST, LA BIENHEUREUSE VIERGE MARIE ET LES SAINTS JEAN LE BAPTISTE ET L'ÉVANGÉLISTE EN COMPAGNIE D'UNE MULTITUDE D'ANGES PARLAIENT AVEC LE BIENHEUREUX FRANÇOIS 1 485

CHAPITRE XX LA PROVISION DIVINE AU CHAPITRE GÉNÉRAL PRÈS DE SAINTE-MARIE-DES-ANGES ET COMMENT SAINT DOMINIQUE ET SEPT DE SES FRÈRES FURENT À CE CHAPITRE 1 486

CHAPITRE XXI COMMENT DIEU S'ADRESSA AU BIENHEUREUX FRANÇOIS ET COMMENT SAINT FRANÇOIS FIT CROÎTRE LE VIN DANS UNE VIGNE OÙ IL N'Y AVAIT PAS DE RAISIN 1 491

CHAPITRE XXII UN JEUNE FRÈRE TENTÉ QUI FUT LIBÉRÉ PAR UNE VISION MERVEILLEUSE 2 494

CHAPITRE XXIII LE LOUP RÉDUIT PAR SAINT FRANÇOIS À UNE GRANDE DOUCEUR 497

CHAPITRE XXIV COMMENT UN JEUNE HOMME QUI AVAIT PRIS BEAUCOUP DE TOURTERELLES LES DONNA À SAINT FRANÇOIS SUR SA PRIÈRE ET COMMENT CE DERNIER LEUR FIT DES NIDS 1 501

CHAPITRE XXV LA STATUE SEMBLABLE À LA STATUE DE NABUCHODONOSOR MAIS VÊTUE D'UN SAC QUI S'ENTRETINT AVEC LE BIENHEUREUX FRANÇOIS ET PARLA DES QUATRE ÉTATS DE SON ORDRE 2 503

CHAPITRE XXVI COMMENT, ALORS QUE LE LIEU DE SAINTE-MARIE-DE-LA-PORTIONCULE ÉTAIT ASSIÉGÉ PAR LES DÉMONS, AUCUN D'ENTRE EUX NE POUVAIT ENTRER À L'INTÉRIEUR 2 508

CHAPITRE XXVII COMMENT LE SULTAN DE BABYLONE FUT CONVERTI À LA FOI ET BAPTISÉ PAR LES FRÈRES ENVOYÉS PAR LE BIENHEUREUX FRANÇOIS 2 509

CHAPITRE XXVIII LE LÉPREUX BLASPHÉMATEUR QUE SAINT FRANÇOIS SOIGNA D'ÂME ET DE CORPS 3 512

CHAPITRE XXIX LES LARRONS QUI, CONVERTIS PAR LE BIENHEUREUX FRANÇOIS, ENTRÈRENT DANS L'ORDRE ET VÉCURENT TRÈS SAINTEMENT 1 516

CHAPITRE XXX COMMENT SAINT FRANÇOIS TANDIS QU'IL PRÊCHAIT À BOLOGNE CONVERTIT DEUX NOBLES DE LA MARCHE À SAVOIR FRÈRE PÉRÉGRIN ET FRÈRE RICHER 3 524

CHAPITRE XXXI COMMENT SAINT FRANÇOIS DÉLIVRA FRÈRE RICHER D'UNE TRÈS GRANDE TENTATION 4 526

CHAPITRE XXXII LA GRÂCE DE CONTEMPLATION DE SAINT FRÈRE BERNARD 4 528

CHAPITRE XXXIII LA TENTATION DE FRÈRE RUFIN ET COMMENT LE CHRIST LUI APPARUT 4 530

CHAPITRE XXXIV L'ADMIRABLE ET HUMBLE OBÉISSANCE DE FRÈRE RUFIN 3 534

CHAPITRE XXXV FRÈRE RUFIN, COMMENT IL LIBÉRA UN DÉMONIAQUE 2 536

CHAPITRE XXXVI COMMENT FRÈRE RUFIN VIT ET TOUCHA LA PLAIE AU CÔTÉ DE SAINT FRANÇOIS 3 537

CHAPITRE XXXVII FRÈRE RUFIN, COMMENT IL ÉTAIT UNE DES TROIS ÂMES ÉLUES 2 539

CHAPITRE XXXVIII FRÈRE LÉON COMMENT LUI APPARUT LE BIENHEUREUX FRANÇOIS 7 541

CHAPITRE XXXIX FRÈRE LÉON, QUAND IL VIT SAINT FRANÇOIS ÉLEVÉ DE TERRE 3 542

CHAPITRE XL COMMENT LE SEIGNEUR JÉSUS CHRIST PARLA À FRÈRE MASSÉE 2 544

CHAPITRE XLI COMMENT SAINTE CLAIRE FUT TRANSPORTÉE LA NUIT DE NOËL DANS L'ÉGLISE SAINT-FRANÇOIS 2 546

CHAPITRE XLII COMMENT SAINTE CLAIRE IMPRIMA MIRACULEUSEMENT UNE CROIX SUR DES PAINS 2 548

CHAPITRE XLIII LA MERVEILLEUSE RÉVÉLATION FAITE AUX CŒURS DE SAINT FRÈRE GILLES ET DE SAINT LOUIS ROI DE FRANCE 2 549

CHAPITRE XLIV COMMENT SAINT ANTOINE PRÊCHANT EN UNE LANGUE FUT COMPRIS PAR DES HOMMES DE DIFFÉRENTES LANGUES 1 551

CHAPITRE XLV COMMENT SAINT ANTOINE PRÊCHA AUX POISSONS 3 552

CHAPITRE XLVI COMMENT SAINT FRÈRE CONRAD CONVERTIT UN JEUNE HOMME ET APRÈS SA MORT LE DÉLIVRA DU PURGATOIRE 1 556

CHAPITRE XLVII COMMENT UN GRAND TYRAN VOYANT UN DES COMPAGNONS DU BIENHEUREUX FRANÇOIS ÉLEVÉ DANS LES AIRS JUSQU'AU FAÎTE DE SON PALAIS SE CONVERTIT ET DEVINT FRÈRE MINEUR À LA PRÉDICATION DE CE FRÈRE 1 558

CHAPITRE XLVIII MIRACLES DE CERTAINS FRÈRES DE LA PROVINCE DE LA MARCHE ET COMMENT LA BIENHEUREUSE VIERGE APPARUT À FRÈRE CONRAD DANS LA FORÊT DE FORANO 1 562

CHAPITRE XLIX COMMENT LE CHRIST APPARUT À SAINT FRÈRE JEAN DE L'ALVERNE ET COMMENT CE DERNIER FUT RAVI EN L'ÉTREIGNANT 1 566

CHAPITRE L COMMENT UNE RÉPONSE DIVINE FUT FAITE À FRÈRE JEAN QUI PRIAIT POUR UN FRÈRE ET COMMENT LUI APPARUT LE BIENHEUREUX LAURENT 3 572

CHAPITRE LI COMMENT FRÈRE JEAN, ALORS QU'IL CÉLÉBRAIT LA M ES SE POUR LES DÉFUNTS, VIT LES ÂMES LIBÉRÉES DU PURGATOIRE 1 574

CHAPITRE LII COMMENT FRÈRE JEAN VIT LE BIENHEUREUX FRANÇOIS AVEC BEAUCOUP DE SAINTS FRÈRES ET COMMENT FRÈRE JACQUES LUI PARLA APRÈS SA MORT 1 574

CHAPITRE LIII COMMENT LE MÊME FRÈRE JEAN POSSÉDA L'ESPRIT DE RÉVÉLATION 1 577

CHAPITRE LIV LE FRÈRE QUI VIT L'ÂME DE SON FRÈRE PORTÉE PAR LES ANGES 1 578

CHAPITRE LV FRÈRE SIMON D'ASSISE ET SA VIE ADMIRABLE 1 579

CHAPITRE LVI COMMENT FRÈRE JEAN DE L'ALVERNE FUT RAVI DANS L'ABYSSE DE LA DIVINITÉ 1 582

CHAPITRE LVII COMMENT FRÈRE JEAN DE L'ALVERNE VIT LE CHRIST GLORIEUX DANS L'HOSTIE 1 585

CHAPITRE LVIII FRÈRE JEAN DE PENNA, ET SON ENTRETIEN ANGELIQUE 1 588

CHAPITRE LIX COMMENT LA BIENHEUREUSE VIERGE APPARUT À UN FRÈRE MALADE DANS LE LIEU DE SOFFIANO 1 593

CHAPITRE LX LA VISION DE FRÈRE LÉON RÉVÉLÉE À SAINT FRANÇOIS 1 596

CHAPITRE LXI COMMENT LE BIENHEUREUX FRANÇOIS CONVERTIT UN JEUNE NOBLE 3 597

CHAPITRE LXII COMMENT FUT RÉVÉLÉ À SAINT FRANÇOIS QUE FRÈRE ÉLIE DEVAIT APOSTASIER L'ORDRE 3 600

CHAPITRE LXIII COMMENT FRÈRE PIERRE ET FRÈRE CONRAD FURENT DEUX ÉTOILES ÉTINCELANTES 2 603

CHAPITRE LXIV COMMENT DIEU OUVRIT À FRÈRE JACQUES DE MASSA LA PORTE DE SES SECRETS 1 604

APPENDICE I CHAPITRE LXV UN MIRACLE RELATIF AUX STIGMATES DU BIENHEUREUX FRANÇOIS QUI SE PRODUISIT DANS UN COUVENT DE FRÈRES PRÊCHEURS 1 609

CHAPITRE LXVI UNE PAROLE MERVEILLEUSE DITE PAR FRÈRE GILLES DE PÉROUSE 1 612

CHAPITRE LXVII COMMENT, ALORS QUE FRÈRE GILLES DISAIT « VIRGO ANTE PARTUM, VIRGO IN PARTU, VIRGO POST PARTUM », NAQUIRENT TROIS LYS 1 616

CHAPITRE LXVIII D'UN MERVEILLEUX CONSEIL QUE DONNA FRÈRE GILLES À FRÈRE JACQUES DE MASSA 3 617

APPENDICE II CHAPITRE LXIX UNE ÉCOLE NE PLUT PAS AU BIENHEUREUX FRANÇOIS 2 618

CHAPITRE LXX COMMENT LE BIENHEUREUX FRANÇOIS INTERDIT AUX FRÈRES DE CONSERVER LES BIENS DES NOVICES PAR PIÉTÉ 1 619

CHAPITRE LXXI TROIS CHOSES DÉPLURENT AU CHRIST CHEZ LES FRÈRES DU BIENHEUREUX FRANÇOIS 620

CHAPITRE LXXII LA VISION QUE VIT FRÈRE LÉON SUR LE JUGEMENT 1 621

CHAPITRE LXXIII LA TRIBULATION DE L'ORDRE 2 622

CHAPITRE LXXIV COMMENT UN FRÈRE EUT UNE VISION DANS LAQUELLE IL VOYAIT CERTAINS FRÈRES ÊTRE DAMNÉS 1 624

Quelques autres sources 627

[Ecrits de François d’Assise :] 629

[Bréviaire dit de saint François - 29e témoignage :] 629

[Histoire des tribulations d’Ange Clareno :] 630

« Un très petit nombre de saints » 630

Bernard 631

[Miroir de perfection :] 632

Conrad d’Offida 632

Dix frères parfaits 633

MIROIR DE PERFECTION CHAPITRE VI DE SON ZÈLE POUR LA PERFECTION DES FRÈRES 633

[Commerce sacré :] 635

Le  Banquet de Pauvreté 635

CHAPITRE XXX LE BANQUET DE PAUVRETÉ AVEC LES FRÈRES 636

Index, Fr.Léon 640

Annexe 641

François d’Assise (1182-1226) 641

Vertu de « pauvreté » et écrits 644

fin 661

 

fin


 


 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Imprimé en ligne sous lulu.com en mars 2017



[1] Pagination du Totum ; appels de notes livrées au fil du texte principal en indentation et petit corps ; chapitres en petites majuscules.

[2] Outre l’achat recommandé de cette édition française, je suggère l’intérêt  d’acquérir les « Fonti Francescane » en « édizione tascabile » (ce qui n’est guère possible pour le Totum français couvrant deux fort volumes). Le « FF » livre de nombreux textes italiens allant de François (Cantico di Frate Sole...) aux « Fioretti » (omises dans le Totum au profit des « Actes »). C’est une « bible de voyage » de 2363 pages, €32,  volume relié solide et compact. Il comporte « en prime » les écrits de et sur sainte Claire.  Son italien est facile et très lisible...

[3] Pagination du « Totum » : François d’Assise / Ecrits, Vies / témoignages / Edition du VIIIe centenaire, Cerf, Paris, 2010.

[4] Appel de note du « Totum ». Elles figurent ici au fil du texte principal en indentation et en petit corps.

[5] Pagination du « Totum ».

[6] [note DT]. L’édition italienne des FF ouvre un nouveau § contenant la seule dernière phrase : « 15 Io ti dico che, se avro avuto patienza e non mi saro inquietato, in questo è vera letizia e vera virtù et la salvezza del-l’anima. »

Phrase de conclusion en effet fondamentale pour comprendre ce qui semble dans le récit principal un exemple « excessif » de conditions requises pour accéder à la « vrai joie ». Mais la vraie joie est mystique et toujours donnée gracieusement directement intérieurement.

Noter « l’encadrement » au récit principal : précédé de ce qui est refusé aux puissants, suivi de ce qui est donné par grâce. On retrouve souvent de telles précisions qui éclairent les paraboles franciscaines.

[7] Pagination du Totum.

[8] Nous n’ajoutons plus systématiquement un saut de ligne après la pagination lorsque le saut de page suit les notes.

[9] [note DT] voir p.1209 de l’éd. VIIIe Centenaire. Edités sous Celano page 1646 sq. dans le « Totum », ce qui décourage une lecture suivie du manuscrit de Pérouse / Assise : aussi nous intégrons.

[10] [transfert de l’éd.] « 1 Ce premier paragraphe conservé correspond certainement à 2C 153, dont il donne les sept derniers mots.

2 [2C 157b].

3 [2C 159b].

 

[11] Ces titres-résumés utiles sont ajoutés par l’éditeur du « Totum ».

[12] LP : Légende de Pérouse, suivi du n° correspondant dans LP.

[13] [note DT] Témoignage parallèle sur Bernard en fin du présent florilège.

[14] Parallèle aux témoignages sur fr.Léon livrés en fin du florilège.

[15] [note DT] On complètera par Celano (2C) par exemple « CHAPITRE L SUR UNE VISION QUI SE RAPPORTE À LA PAUVRETÉ SOUS LA MÉTAPHORE D’UNE DAME », page 1567 : « … bien que d’une beauté remarquable, la dame était couverte d’un manteau sale. Se levant au matin, le bienheureux père raconte sa vision au saint homme frère Pacifique… ».

 

[16] Donné supra dans « pages » de François.

[17] Je reproduit assez largement l’introduction compte tenu du caractère très varié des disciples (les Spirituels) et des événements.

[19] François d’Assise, Écrits, Vies témoignages, Édition du VIIIe centenaire, Sources franciscaines - Cerf, sous la direction de J. Dalarun, 2010, tome I, 61-396 (Écrits et leurs introductions).

[20] Ibid., tome I, 1209-1412.

[21] Ibid., tome II, 2735-2954. - Les deux tomes totalisant 3418 pages alternent introductions et textes, ce qui assure une « respiration » rendant l’ensemble très lisible, malgré un souci de précision scientifique assuré sans faille et la présence de textes relativement mineurs [cit. : Édition du VIIIe centenaire]. - Un « parfum » spécifique reste attaché au Saint François d’Assise, Documents, écrits et premières biographies  par T. Desbonnets et D. Vorreux, Ed. Franciscaines, Paris, 1968, qui ne compte « que » 1599 pages [cit. : Documents… ; pour les familiers  «  le « Desbonnets-Vorreux » ].  – On y associera D. Vorreux, François d’Assise dans les Lettres françaises, Bibliothèque Européenne, Desclée de Brouwer, 1988. - Nous avons également eu recours à : Gli scritti di Francesco e Chiara d’Assisi, Ed. Messagero, Padova, 1978 ;  DS  7.2141/2311, art. « Italie » ;  DS  5.1271/1303, art. « François d’Assise » par E. Longpré ;  DS  5.1167/1188, art. « Fraticelles ».

[22] Citations en corps réduit : DS  5.1271/75.

[23] Isaïe, 53, 3 : « Il était méprisé, laissé de côté par les hommes, homme de douleurs, familier de la souffrance, tel celui devant qui l’on cache son visage ; oui, méprisé, nous ne l’estimions nullement. »

[24] Matthieu 10, 7-14.

[25] Matthieu 19, 21 ; Luc 9, 23 ; Matthieu 16, 26.

[26] Ce que montrera la déconstruction de la biographie traditionnelle d’Angèle Mérici, figure pourtant plus récente de trois siècles et riche en sources écrites.

[27] André Vauchez peut ainsi établir une chronologie datée (François d’Assise, Fayard, 2009, 523-526).

[28] Saint François d’Assise, Documents…, op .cit., « Admonition », 77.

[29] Documents…, « Prière »,  174.

[30] Simone Weil, Œuvres, Quarto Gallimard, 1999, « Autobiographie spirituelle », 769, 771.

[31] Dans les Documents… ;  couvre par contre les pages 61-396 dans l’Édition du VIIIe centenaire, où les textes sont divisés en 13 sections comportant 31 entrées, ce qui assure une meilleure assimilation (commentaires extensifs au fil des écrits).

[32] Documents…, 32.

[33] Édition du VIIIe centenaire, 378.

[34] V. Branca, Il Can­tico di Frate Sole, Firen­ze, 1950.

[35] Nous adoptons la traduction de J.-F. Godet-Calogeras, Édition du VIIIe centenaire, 173-174, plus fidèle à l’italien que celle du  « Desbonnets-Vorreux  ».

[36] Noter l’usage répété de « par » au lieu de « pour » (Desbonnets-Vorreux), ce qui change le sens profond.

[37] Au sens de « prendre soin de » (extr. de la NdT).

[38] Mort corporelle, précédée de celle du moi égoïste (extr. de la NdT).

[39] Édition du VIIIe centenaire, 388, note 1 pour la réf. précise du ms. ; 393 pour le texte traduit par J.-F. Godet-Calogeras.

[40] Édition du VIIIe centenaire, « Introduction » par Michael W. Blastic, 390-391.

[41] Portrait du vrai frère mineur, in Documents…, «  Ms. de Pérouse », Ch. 83, 956.  - « Compilation d’Assise » in Édition du VIIIe centenaire, Ch. 109, 1384.  

[42] Actes du bienheureux François (Actus), 52, in Édition du VIIIe centenaire, 2772.

[43] Ibid., 2847.