FÉNELON MYSTIQUE

Un Florilège

 

 

 

Choix établi par Dominique Tronc

 


 

 

Présentation

François de Fénelon a fait l’objet d’un très grand nombre d’études, dont un bon millier pour le seul dernier demi-siècle[1]. Mais dès que l’on veut approcher son vécu au plan spirituel en négligeant les controverses, choix de textes et études sont plus rares[2] et notre titre « Fénelon mystique » demeure original.

On l’a dépouillé de ce qui était essentiel à ses yeux pour le réduire parfois à un « homme de lettres ». Il y a de bonnes raisons à cela : la méfiance induite pendant trois siècles par les autorités religieuses catholiques ou protestantes envers une quiétude mystique ; souvent une préférence des critiques pour Bossuet, prélat à la pensée simple et facilement partagée qui occupa une large place dans le canon littéraire français au XIXe siècle, succédant à Fénelon dont le rayonnement européen n’est grand qu’au Siècle des Lumières précédent ; les défenseurs de l’archevêque ont caché les relations avec madame Guyon parce qu’elles étonnent en l’absence d’une sensibilité mystique[3] ; enfin certains des textes essentiels n’ont été rendus disponibles que fort récemment : il s’agit de la correspondance complète

avec madame Guyon[4] ainsi que de la mise en valeur des fragments de lettres assemblés par les membres du cercle mystique animé par Fénelon. Ces derniers lui ont joué un mauvais tour par un nettoyage de noms et de dates certes nécessaire pour protéger les membres des deux cercles quiétistes de  Cambrai et de Blois, mais préjudiciable  à toute mise en valeur en édition critique [5].

Le choix de « bonnes pages » par des proches[6] avait en effet sauvé l’essentiel mystique, mais  ‘trop tôt’ en omettant les dates et les noms des correspondants. Ceci a conduit à minorer leur importance au bénéfice des textes complets signés.

Les aspects visibles et multiformes ont été mis en valeur très tôt - ils intéressaient l’histoire du temps -, mais ont perdu depuis leur actualité : il s’agit de multiples opuscules rédigés en défense du quiétisme, de ceux rédigés en réaction à la seconde période janséniste, de textes éducatifs et de conseils politiques qui demeurèrent inutiles à la suite du décès du dauphin Louis.

L’image un peu molle de l’auteur du Télémaque destiné à un prince adolescent, ou bien celle de l’archevêque ferraillant contre le jansénisme a caché la grandeur et la fermeté chirurgicale nécessaire du directeur spirituel ; il nous apparaît aujourd’hui comme  le plus profond des  moralistes[7].

La trajectoire ascendante qui transforme la vie d’un jeune abbé, poulain de Bossuet promis à un brillant avenir de par ses capacités intellectuelles, conduira à la grandeur de l’archevêque combattant misères personnelles et collectives sans en tirer profit personnel ou familial. Elle n’a pas été suffisamment soulignée car la statue figée érigée au siècle de sa mort ne rend pas compte de l’homme cheminant vers son accomplissement intérieur [8].  

Nous privilégions donc ici les écrits mystiques de la fin d’une vie. Elle se déroule dans l’ombre portée par des politiques religieuses et royales contraires. L’image d’un auteur littéraire laisse place à celle du mystique sobre et sans illusion dont l’esprit subtil n’hésita pas lorsque l’essentiel à ses yeux fut mis en cause.

Le desengaño[9] parfois évoqué pour rendre compte d’un « tempérament sec » délivré de toute illusion se rattache souvent aux stades mystiques avancés. Il s’agit d’une vision des phénomènes vécus par qui a dépassé le senti et des interprétations tributaires d’époques et de croyances.

Notre florilège sera chronologique pour souligner la dynamique d’une vie consacrée puis donnée à Dieu. Tout commence par une rencontre improbable, où l’attirance naturelle n’a guère de part, entre une ‘Dame directrice’ [10] et le jeune abbé. Rencontre sans sublime ni amalgame, contrairement à l’expression malicieuse de Saint-Simon. Puis vient la découverte rendue avec élan et fraîcheur par une identification avec les premiers chrétiens d’Alexandrie conduits par saint Clément.

Ensuite, le pasteur compose des essais titrés et ferraille avec finesse, mais sans fautes dans les combats de la ‘querelle quiétiste’.  Enfin - condamnation acceptée et silence induit obligent -, le prélat se tait. Mais il s’opposera aux désunions des chrétiens en défendant l’autorité religieuse du pape tandis que sa charge d’âmes lui a fait produire des mandements qu’il juge nécessaires à leur conduite.

Plus discrètement il continua à diriger de Cambrai des âmes intérieures - membres du cercle constitué autour de « notre père » - outre la carmélite Charlotte de Saint-Cyprien dont nous reproduisons en premier l’ensemble des rares lettres qui nous sont parvenues – au moment même où madame Guyon, « notre mère », retirée sur les bords de la Loire près de Blois, agissait de même auprès de ses visiteurs. Les deux amis communiquaient par l’intermédiaire de ces derniers, en particulier par le neveu de l’archevêque.

On retiendra de ces aventures d’un passé évanoui la grandeur du moraliste qui traverse les couches superficielles des égoïsmes. Il sait révéler, au sein de ces couches intermédiaires nous séparant du cœur de nous-mêmes, reconnues aujourd’hui de psychologues et psychanalystes, tous les fils échappatoires. Il les coupe avec une lame dont la précision est illustrée par le récit de Tchoang-tseu[11]. Son seul but est de mener droitement à Dieu. En même temps son devoir de pasteur archevêque lui fait guerroyer en théologie et philosopher assez intelligemment sur l’existence de Dieu[12]. L’abondance de ces derniers textes publics a voilé l’essentiel.

Notre florilège mystique est  constitué de parties qui se succèdent chronologiquement : la rencontre mystique avec madame Guyon précède des extraits d’écrits titrés dont se détache le saint Clément. Puis une abondante correspondance de direction privilégie la période de maturité où Fénelon atteint le plein achèvement mystique.

Le florilège spirituel revivifie l’image de Fénelon, mais surtout veut être utile aujourd’hui. Aussi notre contribution dans le plein texte est-elle réduite,[13] car plutôt que de paraphraser des sources il faut laisser toute place aux témoignages personnels : seul l’individu reflète une vie mystique.

Pour la chronologie des événements, on se reportera aux chonologies établies par J. Orcibal dans la Correspondance de Fénelon[14]. Ainsi qu’à un « recueil de textes d’époque, rangés dans un ordre aussi rigoureusement chronologique que possible, reliés par une brève narration » pour approcher madame Guyon[15].

Le dossier à incidences mystiques que nous proposons demande une certaine patience envers des textes qui ne recherchaient aucune diffusion, mais s’adressaient à tel(le) correspondant(e) ciblé. Elle est encouragée par le don d’écrire manifesté par leur auteur.

Son lecteur va commencer l’exploration par un témoignage « brut de décoffrage » provenant de sa « dame directrice ». Texte qui n’était destiné qu’à un confesseur, le P. Lacombe.


 

 

Avertissement

Nous mêlons (rarement) des aspects historiques au florilège proposé afin d’établir le comportement rare de son temps chez les prélats et souvent admirable du directeur mystique.

Prouver le rôle de la « dame directrice » corrige les siècles où l’on a protégé le grand Fénelon : outre son témoignage forcément subjectif de 1688 nous reproduisons les questions-réponses par ailleurs « banales » de l’échange de mai 1710.

Les interactions entre amis furent éclairées par J. Orcibal : nous reprenons ses notes en les allégeant de leurs renvois, car le présent ouvrage ne prétend pas à érudition. Nous reprenons aussi de nombreuses notes de I. Noye. Nous omettons de nombreuses références à l’Écriture.

Notre disposition reste chronologique, mais regroupée en sections propres à chaque dirigé(e). Il s’agit des traces d’une trajectoire parfois mystique et souvent de longue durée. Une brève synthèse est portée par des citations en italiques reprises du corps plus large d’extraits de lettres.

Ce volume est la mise en forme lisible de lectures successives effectuées dans l’immensité des écrits de Fénelon. Il doit tout aux travaux de Gosselin (OC – v. pour les sigles la « Table des sources » en fin de ce volume), Orcibal et Noye (CF), Le Brun (OP). Cette distribution par destinataires permet d’apprécier le directeur de « commençants », de « pèlerins » et d’amis.

Nous pensons qu’il met en valeur la « Petite Duchesse » de Mortemart : cette cadette du ‘clan Colbert’ sut s’imposer auprès de son frère et des membres du « petit troupeau » mystique. Elle en prit direction avec Fénelon au moment des épreuves de la « Dame Directrice ». Adoucie par l’expérience, après la disparition de cette dernière et de Fénelon, elle continua leur apostolat durant la première moitié du XVIIIe siècle.


 


 

Une rencontre mystique

L’éveil à la vie mystique commence par des relations liant « aîné » à « cadet ». Nous commençons par livrer le témoignage de « l’aîné » - il s’agit ici de madame Guyon. Son témoignage n’était pas destiné à être divulgué. Il nous est rapporté hors du manuscrit dit d’Oxford, la source des éditions anciennes de la Vie par elle-même. Il s’agit de deux manuscrits repris dans notre édition critique[16].

Le témoignage de madame Guyon

 [3.9.10][17] « Quelques jours après ma sortie[18], je fus à B[eynes][19] chez M[adame] de Charost  ...[20] ayant ouï parler de M. [21], je fus tout à coup occupée de lui avec une extrême force et douceur. Il me sembla que Notre Seigneur me l’unissait très intimement et plus que nul autre. Il me fut demandé un consentement : je le donnai; alors il me parut qu’il se fit de lui à moi comme une filiation spirituelle. J’eus occasion de le voir le lendemain, je sentais intérieurement que cette première entrevue ne le satisfaisait pas, qu’il ne me goûtait point, et j’éprouvai un je ne sais quoi qui me faisait tendre à verser mon cœur dans le sien, mais je ne trouvais pas de correspondance, ce qui me faisait beaucoup souffrir. La nuit, je souffris extrêmement à son occasion. Nous fûmes trois lieues enfermées en carrosse; le matin, je le vis, nous restâmes quelque temps en silence et le nuage s’éclaircit un peu, mais il n’était pas encore comme je le souhaitais. Je souffris huit jours entiers, après quoi je me trouvai unie à lui sans obstacle; et depuis ce temps je trouve toujours que l’union augmente d’une manière pure et ineffable. Il me semble que mon âme a un rapport entier avec la sienne, et ces paroles de David pour Jonathas, que son âme était collée à celle de David, me paraissaient propres à cette union. Notre Seigneur m’a fait comprendre les grands desseins qu’il a sur cette personne et combien elle lui est chère.

 [3.10.l] […][22] « Il me semble  que depuis qu’il me fut donné à B[eynes] que je l’acceptai et que je m’offris pour le porter dans mon sein et pour souffrir pour lui tout ce qu’il plairait à l’amour, que je l’ai porté dans mon sein, je le trouvai toujours en moi. Ce fut vers la saint François du mois d’octobre 1688 [23].

« Depuis ce temps, je n’ai jamais été invitée de Dieu pour retourner dans mon fond, que je ne le trouvasse près de mon cœur; mais cela d’une manière autant pure, spirituelle que réelle, car, il n’y a rien d’imaginatif en moi, mais tout passe dans le fond en réalité. Comme je le portais de cette sorte dans mon cœur, il me semblait que toutes les grâces que Dieu lui faisait passaient par moi ; et, je n’en pouvais douter, je le sentais plus proche et plus présent que les enfants que j’ai portés dans mes entrailles, et de tous les enfants spirituels que Dieu m’a donnés, je n’en ai eu aucun qui me fût pareil à celui-là ; c’est une intimité qui ne se peut exprimer, et à moins d’être fait une même chose il ne se peut rien de plus intime. Il suffisait que je pensasse à lui pour être plus unie à Dieu, et lorsque Dieu me serrait plus fortement il me paraissait que des mêmes bras dont il me serrait, il le serrait aussi. Depuis les huit premiers jours après notre première entrevue à B[eynes], où je souffris beaucoup, car je trouvais comme un chaos entre lui et moi qui empêchait mon cœur de se verser dans le sien, mais à mesure que je souffrais, je trouvais que ce chaos se détortillait, jusqu’à ce qu’enfin étant entièrement débrouillé, je trouvais qu’avec une suavité incomparable mon cœur se versait dans le sien sans que je le visse ni que je lui parlasse; mais au commencement avec moins de largeur, ensuite toujours plus facilement, en sorte que j’éprouvais qu’il se faisait un écoulement presque continuel de Dieu dans mon âme et de mon âme dans la sienne, comme ces cascades qui tombent d’un bassin dans l’autre; cela était souvent en sorte que je ne pouvais parler et je me tirais à l’écart pour me laisser posséder à Dieu et le laisser opérer en moi pour lui tout ce qu’il voulait. Il y avait des moments où l’on me réveillait avec une promptitude extrême, et je le trouvai tout prêt à recevoir, alors il recevait ; mais quelquefois je sentais cet écoulement comme suspendu, et j’éprouvais qu’il était alors mis en sécheresse. Je ne lui disais pas cela, ne pouvant lui parler, je lui en écrivais quelque chose, mais il m’est impossible de bien exprimer ce que je sens à son égard. Dieu me fit comprendre les grands desseins qu’il avait sur cette âme et combien elle lui était chère. Je m’étonnais de ce qu’il me donnait plus pour lui seul que pour tous les autres ensembles, et l’on me faisait comprendre en cela que l’on voulait beaucoup l’avancer et qu’il ne lui serait rien donné que par ce misérable canal. Je n’osais m’expliquer de tout cela; cependant j’étais quelquefois si fort poussée que, pour ne pas résister, ne le pouvant plus malgré mes répugnances naturelles, je passais outre et j’en écrivais ; j’aspirais à une certaine liberté qui était de pouvoir agir avec lui sans gêne et qu’il put concevoir ce que je lui étais en Jésus-Christ, mais les avenues étant fermées, je ne pouvais assez m’en expliquer [24].

« Je connus que M.L. serait précepteur de M. le Duc de Bourgogne[25] et je le lui ai mandé [en] mai 89 : Dieu se servira de lui d’une manière singulière, mais il faut qu’il soit anéanti et étrangement rapetissé. Dieu travaillera surtout à détruire sa propre sagesse et sa propre raison, et il se servira de ma folie pour accomplir son œuvre en lui.

« Il me fut donné à connaître que dès 1680 que Dieu me le fit voir en songe, il me le donna et qu’il me donna à lui, mais je ne le connus qu’en 1688. Son visage me fut d’abord connu : je le cherchais partout sans le rencontrer. Notre-Seigneur me fit connaître qu’il eut dès lors quelque attrait pour l’intérieur. Je n’ai point encore eu d’âme avec laquelle la mienne eût un si entier rapport. Je songeai de lui, assez près l’un de l’autre, deux songes qui me confirmèrent dans la certitude que Dieu voulait se servir de moi et qu’il le voulait beaucoup anéantir intérieurement et le mener par sa pure volonté. Je lui écrivis ingénument le songe. À quelques jours de là, c’était proche de la St Jean 1689, il me fut fait comprendre que Dieu le voulait conduire comme un enfant par la petitesse […] Dieu me donne cette simplicité à son égard de lui écrire selon le mouvement qu’il m’en donne, quoique je sache qu’ayant autant d’esprit et de science qu’il en a, il ne peut trouver dans mes expressions et dans ce que je lui écris que des pauvretés; mais  tout cela ne me met pas en peine, je n’y peux faire d’attention et il saura discerner ce qui est de Dieu d’avec ce qui est de ma pauvreté, la petitesse qu’il exercera, me supportant, étant fort agréable à Dieu, et fait que ce qui est de Dieu a toujours son effet, quoique non toujours aperçu. Juin 89.

« Quelque union que j’aie eu pour le père La Combe j’avoue que celle que j’ai pour M. L. est encore tout d’une autre nature; et il y a quelque chose dans la nature de l’union que j’ai pour lui qui m’est entièrement nouvelle, ne l’ayant jamais éprouvée. Il en est de même pour ce que je souffre pour lui. Cette différence ne peut jamais tomber que sous l’expérience. Je crois que Dieu me l’a donné de cette sorte, pour l’exercer et le faire mourir par l’opposition de son naturel; aussi vois-je clairement qu’il ne sera point exercé par les fortes croix[26], son état étant uni et non sujet aux alternatives de douleurs et de joie. Il faut donc détruire sa propre sagesse dans tous les endroits où elle se retranche et c’est à quoi il me paraît que Dieu me destine. […]

« J’ai oublié de dire qu’après l’état ressuscité, je fus quelques années avant que d’être mise dans l’état que l’on appelle apostolique ou de mission pour aider les autres. […] Mais lorsqu’il plut à Dieu de vouloir bien m’honorer de sa mission, il me fit comprendre que le véritable père en Jésus-Christ et le pasteur apostolique devait souffrir comme lui pour les hommes, porter leurs langueurs, payer leurs dettes, se vêtir de leurs faiblesses. Mais Dieu ne fait point ces sortes de choses sans demander à l’âme son consentement; mais qu’il est bien sûr que cette âme ne lui refusera pas ce qu’il demande! Il incline lui-même le cœur à ce qu’il veut obtenir […] Si j’avais demeuré dans ma vie cachée, je n’aurais jamais souffert aucune persécution, on ne persécute que ceux qui sont employés à aider aux âmes. » Il fallut alors un consentement d’immolation pour entrer dans tous les desseins de Dieu sur les âmes qu’il se destine.

[2.] « Il me fit comprendre qu’il ne m’appelait point, comme l’on avait cru, à une propagation de l’extérieur de l’Église, qui consiste à gagner les hérétiques, mais à la propagation de son Esprit, qui n’est autre que l’esprit intérieur, et que ce serait pour cet Esprit que je souffrirais. Il ne me destine pas même pour la première conversion des pécheurs, mais bien pour faire entrer ceux qui sont touchés du désir de se convertir, dans la parfaite conversion, qui n’est autre que cet esprit intérieur. Depuis ce temps Notre Seigneur ne m’a pas chargée d’une âme qu’il ne m’ait demandé mon consentement, et qu’après avoir accepté cette âme en moi, il ne m’ait immolée à souffrir pour elle. »

Des premiers échanges :

On trouvera ici un dialogue remarquable par son recul pris vis-à-vis de manifestations dites « mystiques ». La dépendance que manifeste Fénelon vis-à-vis de son initiatrice est fondée sur l’expérience intraduisible, mais très directe de communication de cœur à cœur qu’il ne peut rejeter, malgré son aversion pour certains traits féminins. Madame Guyon ne les désavoue pas : elle se sent d’ailleurs libre vis-à-vis de ses limites, sachant qu’elle n’est rien  par elle-même, mais toute efficiente par grâce. Nous reprenons un résumé publié en présentation de ces premiers échanges[27] :

La correspondance entre Madame Guyon et Fénelon est d’un exceptionnel intérêt : elle constitue à notre connaissance le seul texte relatant au jour le jour la « mise au monde » d’un mystique par une autre mystique servant de canal à la grâce. Le lecteur contemporain imprégné de psychanalyse frémira parfois devant les dérapages sentimentaux de Madame Guyon. Mais interpréter cette relation comme traduisant un érotisme frustré réduit à un connu élémentaire ce qui le dépasse visiblement, si l’on se penche sur ces textes avec respect et honnêteté : ils témoignent de la découverte expérimentale d’un au-delà du monde corporel et psychologique, qu’ils ont appelé Dieu. Il faut donc accepter d’entrer avec eux dans le territoire inconnu dont ils portent témoignage et que Madame Guyon a exploré seule sans personne pour la guider. Elle a rencontré Fénelon le 13 septembre 1688, après qu’il lui eut été désigné par un rêve : 

Après vous avoir vu en songe, je vous cherchais dans toutes les personnes que je voyais, je ne vous trouvais point : vous ayant trouvé, j’ai été remplie de joie, parce que je vois que les yeux et le cœur de Dieu sont tout appliqués sur vous. [CG I] Lettre 154 [28].

Il fut le disciple préféré, avec qui elle se sentait en union mystique complète ; il se révéla le seul dont les potentialités fussent égales aux siennes, ce qui explique son immense joie, le soin extrême qu’elle prit à le suivre pas à pas et les analyses remarquables qu’elle lui adressa durant de nombreuses années (dont ne demeurent que le début de leur relation et quelques vestiges) :

Dieu ne veut faire  qu’un seul et unique tout de vous et de Lui : aussi n’ai-je jamais trouvé avec personne une si entière correspondance, et je suis certaine que la conduite intérieure de Dieu sur vous sera la même qu’Il a tenue sur moi, quoique l’extérieur soit infiniment différent. [CG I] Lettre 132.

Le fondement de la relation de Madame Guyon avec ses enfants spirituels était la communication de la grâce dans le silence d’un cœur à cœur qui se poursuivait même à distance. Elle eut donc à apprendre à Fénelon à aller au-delà du langage, à préférer une conversation silencieuse :

Lorsqu’on a une fois appris ce langage [...], on apprend à être uni en tout lieu sans espèce et sans impureté, non seulement avec Dieu dans le profond et toujours éloquent silence du Verbe dans l’âme, mais même avec ceux qui sont consommés en Lui : c’est la communication des saints véritable et réelle. [CG 1] L. 157.

Tout au long de ces lettres, elle tente par images d’exprimer le flux de grâce qui passe à travers elle :

Mon âme fait à présent à votre égard comme la mer qui entre dans le fleuve pour l’entraîner et comme l’inviter à se perdre en elle » (L. 276). Ou encore : « Dieu me tient incessamment devant Lui pour vous, comme une lampe qui se consume sans relâche […] Il me paraissait tantôt que je n’étais qu’un canal de communication, sans rien prendre. [CG 1] L. 114. 

Sa mission est souvent lourde à supporter :

Dieu m’a associée à votre égard à Sa paternité divine […] Il veut que je vous aide à y marcher [vers la destruction], que je vous porte même sur mes bras et dans mon cœur, que je me charge de vos langueurs et que j’en porte la plus forte charge. [CG 1] L. 154.

Elle sait combien cela paraît extraordinaire et elle insiste souvent :

Ceci n’est point imaginaire, mais très réel : il se passe dans le plus intime de mon âme, dans cette noble portion où Dieu habite seul et où rien n’est reçu que ce qu’Il porte en Lui. [CG 1] L. 146.

Avec l’autorité que donne l’expérience, elle fonde ontologiquement la paternité spirituelle dans l’importante lettre 276 :

Le père en Christ ne se sert pas seulement de la force de la parole, mais de la substance de son âme, qui n’est autre que la communication centrale du Verbe.

Cette circulation de la grâce se fonde sur le « flux et reflux » qui a lieu dans la Trinité même. Elle affirme avec force : « Tout ce qui n’est point cela n’est point sainteté. » La tâche est immense et ne souffre aucune relâche :

Je me trouve disposée à vous poursuivre partout dans tous les lieux où vous pourriez trouver refuge et, quoi qu’il m’en puisse arriver, je ne vous laisserai point que je ne vous ai conduit où je suis. [CG 1] L. 220.  

Elle va lui faire quitter peu à peu tous ses appuis, à commencer par le domaine de l’intellect  auquel s’accroche cet homme si raisonnable et scrupuleux :

Vous raisonnez assurément trop sur les choses [...] Je vous plains, par ce que je conçois de la conduite de Dieu sur vous. Mais vous êtes à Lui, il ne faut pas reculer. (L. 128).

Il rend les armes et ironise sur lui-même :

 Je ménage ma tête, j’amuse mes sens, mon oraison va fort irrégulièrement ; et quand j’y suis, je ne fais presque rêver [...] Enfin je deviens un pauvre homme et je le veux bien. (L. 149).

Elle lui fait abandonner toute ses habitudes d’ecclésiastique, son bréviaire (L. 231 sq.) et même la confession :

Il faut que (Dieu) soit votre seul appui et votre seule purification. Dans l’état où vous êtes, toute autre purification vous salirait. Ceci est fort. (L. 267).

Elle lui fait dépasser toute référence morale humaine :

Je vous prie donc que, sans vous arrêter à nulles lois, vous suiviez la loi du cœur et que vous fassiez bonnement là-dessus ce que le Seigneur vous inspirera. Ce n’est plus la vertu que nous devons envisager en quoi que ce soit - cela n’est plus pour nous -,  mais la volonté de Dieu, qui est au-dessus de toutes vertus. (L. 219).

Le but est d’atteindre l’état d’enfance où Dieu seul est le maître et où nul attachement humain n’a plus cours :

C’est cet état d’enfance qui doit être votre propre caractère : c’est lui qui vous donnera toutes grâces. Vous ne sauriez être trop petit, ni trop enfant : c’est pourquoi Dieu vous a choisi une enfant pour vous tenir compagnie et vous apprendre la route des enfants. (L. 154).

Elle le ramène sans cesse à l’essentiel :

Il faut que nous  cessions d’être et d’agir afin que Dieu seul soit. (L. 263).

On mesure facilement les difficultés de Fénelon : dans cette  société profondément patriarcale, ce prince de l’Église à qui toute femme devait obéissance a dû s’incliner devant l’envoyée choisie par la grâce. Elle ne s’y trompe pas et lui dit carrément :

Il me paraît que c’est  une conduite de Dieu rapetissante et humiliante pour vous qu’Il veuille me donner ce qui vous est propre. Cependant cela est et cela sera, parce qu’Il l’a ainsi voulu. (L. 124).

Plus tard, elle lui écrit avec humour et tendresse :

Recevez donc cet esprit qui est en moi pour vous, qui n’est autre que l’esprit de mon Maître qui S’est caché pour vous non sous la forme d’une colombe [...], mais sous celle d’une petite femmelette. (L. 292).

Leurs deux tempéraments étaient opposés : il était un intellectuel sec et raisonnable, un esprit analytique très fin, un ecclésiastique rempli de scrupules ; elle était passionnée, parfois un peu trop exaltée, et surtout elle ne pouvait rien contre les « mouvements » de la grâce, si prompts qu’elle agissait et écrivait sans y pouvoir rien (L. 253). Elle s’excuse souvent de ce qu’elle est :

Dieu m’a choisie telle que je suis pour vous, afin de détruire par ma folie votre sagesse, non en ne me faisant rien, mais en me supportant telle que je suis. (L. 171). 

Mais avec tendresse et rigueur, elle le bouscule pour lui faire lâcher ses attachements personnels et le ramener à tout prix vers l’essentiel. On le voit peu à peu abandonner ses préjugés et ses peurs, il la rassure : « Rien ne me scandalise en vous et je ne suis jamais importuné de vos expressions. Je suis convaincu que Dieu vous les donne selon mes besoins. » et il termine en souriant sur lui-même : « Rien n’égale mon attachement froid et sec pour vous. » (L. 172). Surtout il accède à l’essence même de la relation spirituelle :

Je ne saurais penser à vous que cette pensée ne m’enfonce davantage dans cet inconnu de Dieu, où je veux me perdre à jamais. (L. 195).

Il règne entre eux deux un rapport complexe d’autorité réciproque : bien qu’elle lui laisse son entière liberté, il sait bien que sa parole est vérité et avertissement divin (l . 220). Quand elle manque de mourir, il lui écrit, éperdu : « Si vous veniez à manquer, de qui prendrais-je avis ? Ou bien serais-je à l’avenir sans guide ? Vous savez ce que je ne sais point et les états où je puis passer. » (L. 249). Inversement,  elle le considère comme signe de Dieu pour elle et lui affirme toujours sa soumission en tout : « Il n’y a rien au monde que je ne condamnasse au feu de ce qui m’appartient, sitôt que vous me le diriez [...] Comptez, monsieur, que je vous obéirai toujours en enfant. » (L. 169). Avec une totale confiance et une grande estime, elle se confie à lui car elle est dans un état d’enfance, d’abandon trop profond à la volonté divine pour vouloir encore réfléchir ou décider par elle-même :

Notre Seigneur m’a fait entendre que vous êtes mon père et mon fils, et qu’en ces qualités vous me devez conduire et me faire faire ce que vous jugerez à propos, à cause de mon enfance qui ne me laisse du tout rien voir, ni bien ni mal, que ce qu’on me montre dans le moment actuel. (L. 280).

Il lui répondra toujours avec une déférence et une délicatesse extrêmes : sans oser lui donner d’ordres, il lui suggère des solutions dans des problèmes délicats ou familiaux.

Si Madame Guyon a été source de souffrances purificatrices pour Fénelon, il a été pour elle le support de projections psychologiques intenses, qui elles aussi ont été détruites par la Providence. Fénelon fut gouverneur du Dauphin de 1689 à 1695 et aurait pu devenir son Premier ministre après la mort de Louis XIV : Madame Guyon et son entourage ont rêvé d’une France enfin gouvernée par un prince bien entouré et imprégné de spiritualité, au point que Madame Guyon  s’est laissée aller à des prédictions à propos de ce prince : « Il redressera ce qui est presque détruit [...] par le vrai esprit de la foi. » (L. 184). On sait que le Dauphin mourut en 1712. De même, Madame Guyon vit en Fénelon son successeur après sa mort. En avril 1690, croyant mourir, elle lui confia sa charge spirituelle : « Je vous laisse l’Esprit directeur que Dieu m’a donné [...] Je vous fais l’héritier universel de ce que Dieu m’a confié. » (L. 248).  Malheureusement Fénelon est mort avant elle en janvier 1715.

Si  Fénelon n’a pas pu continuer  après elle, il a été d’une grande aide puisqu’il a pris en charge ceux qui se trouvaient autour de lui. Petit à petit, on voit Madame Guyon lui donner des conseils pour diriger certains amis, et il expérimente à son tour la communication de la grâce cœur à cœur avec ses propres disciples :

Je me sens un très grand goût à me taire et à causer avec Ma. Il me semble que son âme entre dans la mienne et que nous ne sommes tous deux qu’un avec vous en Dieu. Nous sommes assez souvent le soir comme des petits enfants ensemble, et vous y êtes aussi quoique vous soyez loin de nous. (L. 266).

Ceci ne peut exister que dans son union avec elle, lui explique Madame Guyon :

Vous ne ferez rien sans celle qui est comme votre racine, vous enté  en elle comme elle l’est en Jésus-Christ [...] Elle est comme la sève qui vous donne la vie. (L. 289).

Comme on le voit très clairement dans les lettres aux autres disciples,  il s’est formé autour de Fénelon un cercle spirituel équivalent à celui de Madame Guyon à Blois, au point que tous les appelaient « père » et « mère ».

Tout au long de ces années, Madame Guyon s’émerveilla de leur union si totale en Dieu : « Vous ne pourriez en sortir [de Dieu] sans être désuni d’avec moi, ni être désuni d’avec moi sans sortir de Dieu. » (L. 271). Elle célèbre la liberté absolue de cette union au-delà de l’humain « au-dessus de ce que le monde renferme de cérémonies et de lois » ;  « les enfants de l’éternité […] se sentent dégagés de tous liens bons et mauvais, leur pays est celui du parfait repos et de l’entière liberté. » (L. 271). Même la mort ne pouvait les désunir :

Le jour qu’il tomba malade, je me sentis pénétrée, quoiqu’assez éloignée de lui, d’une douleur profonde, mais suave. Toute douleur cessa à sa mort et nous sommes tous, sans exception, trouvés plus unis à lui que pendant sa vie. (L. 385 à Poiret).


 


 

Fénelon défendra madame Guyon

351. À M. TRONSON. À Versailles, 26 février [1696][29].

…Pour la personne, on veut que je la condamne avec ses écrits[30]. Quand l’Eglise fera là-dessus un formulaire, je serai le premier à le signer de mon sang et à le faire signer. Hors de là, je ne puis ni ne dois le faire. J’ai vu de près des faits certains qui m’ont infiniment édifié : pourquoi veut-on que je la condamne sur d’autres faits que je n’ai point vus, qui ne concluent rien par eux-mêmes, et sans l’entendre pour savoir ce qu’elle y répondrait ? Ai-je tort de vouloir croire le mal le plus tard que je pourrai, et de ne le dire point contre ma conscience, pour ménager la faveur ?

Pour les écrits, je déclare hautement que je me suis abstenu de les examiner, afin d’être hors de portée d’en parler ni en bien ni en mal à ceux qui voudraient malignement me faire parler. Je les suppose encore plus pernicieux qu’on ne le prétend : ne sont-ils pas assez condamnés par tant d’Ordonnances[31], qui n’ont été contredites de personne, et auxquelles les amis de la personne et la personne même se sont soumis paisiblement ? Que veut-on de plus ? Je ne suis point obligé de censurer tous les mauvais livres, surtout ceux qui sont absolument inconnus dans mon diocèse. On ne pourrait exiger de moi cette censure, que pour lever les soupçons qu’on peut former sur mes sentiments : mais j’ai d’autres moyens bien plus naturels pour lever ces soupçons, sans aller accabler[32] une pauvre personne, que tant d’autres ont déjà foudroyée, et dont j’ai été ami. Il ne me convient pas même d’aller me déclarer d’une manière affectée contre ses écrits ; car le public ne manquerait pas de croire que c’est une espèce d’abjuration qu’on m’a extorquée…

352. À Mme DE MAINTENON (1). 7 mars 1696.

Votre dernière lettre[33], qui devrait m’affliger sensiblement, Madame, me remplit de consolation ; elle me montre un fonds de bonté, qui est la seule chose dont j’étais en peine. Si j’étais capable d’approuver une personne qui enseigne un nouvel Evangile[34], j’aurais horreur de moi plus que du diable : il faudrait me déposer et me brûler, bien loin de me supporter comme vous faites. Mais je puis fort innocemment me tromper sur une personne que je crois sainte, parce que je crois qu’elle n’a jamais eu intention ni d’enseigner ni d’écrire rien de contraire à la doctrine de l’Église catholique. Si je me trompe dans ce fait, mon erreur est très innocente ; et comme je ne veux jamais ni parler ni écrire pour autoriser[35] ou excuser cette personne, mon erreur est aussi indifférente à l’Eglise, qu’innocente pour moi.

Je dois savoir les vrais sentiments de Mme G[uyon], mieux que tous ceux qui l’ont examinée pour la condamner ; car elle m’a parlé avec plus de confiance qu’à eux. Je l’ai examinée en toute rigueur, et peut-être que je suis allé trop loin pour la contredire. Je n’ai jamais eu aucun goût naturel pour elle ni pour ses écrits. Je n’ai jamais éprouvé rien d’extraordinaire en elle, qui ait pu me prévenir en sa faveur. Dans l’état le plus libre et le plus naturel, elle m’a expliqué toutes ses expériences et tous ses sentiments. Il n’est pas question des termes, que je ne défends point, et qui importent peu dans une femme, pourvu que le sens soit catholique. C’est ce qui m’a toujours paru. Elle est naturellement exagérante, et peu précautionnée dans ses expressions. Elle a même un excès de confiance pour les gens qui la questionnent. La preuve en est bien claire, puisque M. de Meaux vous a redit comme des impiétés, des choses qu’elle lui avait confiées avec un cœur soumis et en secret de confession. Je ne compte pour rien ni ses prétendues prophéties ni ses prétendues révélations ; et je ferais peu de cas d’elle, si elle les comptait pour quelque chose. Une personne qui est bien à Dieu, peut dire dans le moment ce qu’elle a eu au cœur, sans en juger et sans vouloir que les autres s’y arrêtent. Ce peut être une impression de Dieu (car ses dons ne sont point taris), mais ce peut être aussi une imagination sans fondement. La voie où l’on aime Dieu uniquement pour lui, en se renonçant pleinement soi-même, est une voie de pure foi, qui n’a aucun rapport avec les miracles et les visions. Personne n’est plus précautionné ni plus sobre que moi là-dessus.

Je n’ai jamais lu ni entendu dire à Mme G[uyon], qu’elle fût la pierre angulaire : mais, supposé qu’elle l’ait dit ou écrit, je ne suis point en peine du sens de ces paroles. Si elle veut dire qu’elle est Jésus-Christ, elle est folle, elle est impie; je la déteste, et je le signerai de mon sang. Si elle veut dire seulement qu’elle est comme la pierre du coin, qui lie les autres pierres de l’édifice, c’est-à-dire qu’elle édifie, et qu’elle unit plusieurs personnes en société qui veulent servir Dieu; elle ne dit que ce qu’on peut dire de tous ceux qui édifient le prochain ; et cela est vrai de chacun, suivant son degré. Pour la petite Église[36], elle ne signifie point dans le langage de saint Paul, d’où cette expression est tirée, une église séparée de la catholique ; c’est un membre très soumis. Je me souviens que le P. de Monchy, bien éloigné de l’esprit de schisme, ne m’écrivait jamais sans saluer notre petite église ; il voulait parler de ma famille. De telles expressions ne portent par elles-mêmes aucun mauvais sens ; il ne faut point juger par elles de la doctrine d’une personne : tout au contraire, il faut juger de ces expressions par le fond de la doctrine de la personne qui s’en sert. Je n’ai jamais ouï parler de ce grand et de ce petit lit; mais je suis assuré qu’elle n’est point assez extravagante et assez impie pour se préférer à la sainte Vierge. Je parierais ma tête que tout cela ne veut rien dire de précis, et que M. de Meaux est inexcusable de vous avoir donné comme une doctrine de Mme G[uyon], ce qui n’est qu’un songe, ou quelque expression figurée, ou quelque autre chose d’équivalent, qu’elle ne lui avait même confié que sous le secret de la confession. Quoi qu’il en soit, si elle se comparait à la sainte Vierge pour s’égaler à elle, je ne trouverais point de termes assez forts et assez rigoureux pour abhorrer une si extravagante créature. Il est vrai qu’elle a parlé quelquefois comme une mère qui a des enfants en J.-C.[37], et qu’elle leur a donné des conseils sur les voies de la perfection : mais il y a une grande différence entre la présomption d’une femme qui enseigne indépendamment de l’Église, et une femme qui aide les âmes, en leur donnant des conseils fondés sur ses expériences, et qui le fait avec soumission aux pasteurs. Toutes les supérieures de communauté doivent diriger de cette dernière façon, quand il n’est question que de consoler, d’avertir, de reprendre, de mettre les âmes dans de certaines pratiques de perfection, ou de retrancher certains soutiens de l’amour-propre. La supérieure, pleine de grâce et d’expérience, peut le faire très utilement ; mais elle doit renvoyer aux ministres de l’Église toutes les décisions qui ont rapport à la doctrine.

Si Mme G[uyon] a passé cette règle, elle est inexcusable ; si elle l’a passée seulement par zèle indiscret, elle ne mérite que d’être redressée charitablement, et cela ne doit pas empêcher qu’on ne puisse la croire bonne ; si elle y a manqué avec obstination et de mauvaise foi, cette conduite est incompatible avec la piété. Les choses avantageuses qu’elle a dites d’elle-même ne doivent pas être prises, ce me semble, dans toute la rigueur de la lettre. S. Paul dit qu’il accomplit ce qui manquait à la passion du Fils de Dieu. On voit bien que ces paroles seraient des blasphèmes, si on les prenait en toute rigueur, comme si le sacrifice de Jésus-Christ eût été imparfait, et qu’il fallût que saint Paul lui donnât le degré de perfection qui lui manquait. À Dieu ne plaise que je veuille comparer Mme G[uyon] à saint Paul ! mais saint Paul est encore plus loin du Fils de Dieu, que Mme G[uyon] ne l’est de cet apôtre. La plupart de ces expressions pleines de transport sont insoutenables, si on les prend dans toute la rigueur de la lettre. Il faut entendre la personne, et ne se point scandaliser de ces sortes d’excès, si d’ailleurs la doctrine est innocente, et la personne docile.

[…]

Permettez-moi de vous dire, Madame, qu’après avoir paru entrer dans notre opinion de l’innocence de cette femme[38], vous passâtes tout à coup dans l’opinion contraire. Dès ce moment, vous vous défiâtes de mon entêtement, vous eûtes le cœur fermé pour moi : des gens, qui voulurent avoir occasion d’entrer en commerce avec vous, et de se rendre nécessaires, vous firent entendre, par des voies détournées, que j’étais dans l’illusion, et que je deviendrais peut-être un hérésiarque. On prépara plusieurs moyens de vous ébranler : vous fûtes frappée; vous passâtes de l’excès de simplicité et de confiance à un excès d’ombrage et d’effroi. Voilà tout ce qui a fait tous nos malheurs ; vous n’osâtes suivre votre cœur ni votre lumière. Vous voulûtes (et j’en suis édifié) marcher par la voie la plus sûre, qui est celle de l’autorité. La consultation des docteurs vous a livrée à des gens qui, sans malice, ont eu leurs préventions et leur politique. Si vous m’eussiez parlé à cœur ouvert et sans défiance, j’aurais en trois jours mis en paix tous les esprits échauffés de Saint-Cyr, dans une parfaite docilité sous la conduite de leur saint évêque. J’aurais fait écrire par Mme G[uyon] les explications les plus précises de tous les endroits de ses livres, qui paraissent ou excessifs ou équivoques. Ces explications ou rétractations ( comme on voudra les appeler) étant faites par elle de son propre mouvement, en pleine liberté, auraient été bien plus utiles, pour persuader les gens qui l’estiment, que des signatures faites en prison, et que des condamnations rigoureuses faites par des gens qui n’étaient certainement pas encore instruits de la matière, lorsqu’ils vous ont promis de censurer. Après ces explications ou rétractations écrites et données au public, je vous aurais répondu que Mme G[uyon] se serait retirée bien loin de nous, et dans le lieu que vous auriez voulu, avec assurance qu’elle aurait cessé tout commerce et toute écriture de spiritualité.

Dieu n’a pas permis qu’une chose si naturelle ait pu se faire. On n’a rien trouvé contre ses mœurs, que des calomnies. On ne peut lui imputer qu’un zèle indiscret, et des manières de parler d’elle-même, qui sont trop avantageuses. Pour sa doctrine, quand elle se serait trompée de bonne foi, est-ce un crime ? Mais n’est-il pas naturel d’en croire qu’une femme, qui a écrit sans précaution avant l’éclat de Molinos, a exagéré ses expériences, et qu’elle n’a pas su la juste valeur des termes ? Je suis si persuadé qu’elle n’a rien cru de mauvais, que je répondrais encore de lui faire donner une explication très précise et très claire de toute sa doctrine pour la réduire aux justes bornes, et pour détester tout ce qui va plus loin. Cette explication servirait pour détromper ceux qu’on prétend qu’elle a infectés de ses erreurs, et pour la décréditer[39] auprès d’eux, si elle fait semblant de condamner ce qu’elle a enseigné.

Peut-être croirez-vous, Madame, que je ne fais cette offre que pour la faire mettre en liberté ? Non : je m’engage à lui faire faire cette explication précise et cette réfutation de toutes les erreurs condamnées, sans songer à la tirer de prison…

362. AU DUC DE CHEVREUSE. À Versailles, 24 juillet 1696.

…. Le moins que je puisse donner à une personne de mes amies qui est malheureuse, que j’estime toujours, et de qui je n’ai jamais reçu que de l’édification, c’est de me taire pendant que les autres la condamnent. On doit être content de mon procédé, puisque je ne la défends ni ne l’excuse, ni directement ni indirectement. J’ajoute que je condamnerais plus rigoureusement qu’aucun autre et sa personne et ses écrits, si j’étais convaincu qu’elle eût cru réellement les erreurs qu’on lui impose.

[…]

Quand l’Église jugera nécessaire de dresser un formulaire contre cette femme, pour flétrir sa personne et ses écrits, on ne me verra jamais distinguer le fait d’avec le droit[40]. Je serai le premier à signer, et à faire signer tout le clergé de mon diocèse. Personne ne surpassera ma fidélité et ma soumission aveugle : hors de là, je n’ai d’autre parti à prendre que celui d’un profond silence sur tout ce qui a rapport à elle. M. de M[eaux] n’a pas besoin d’une aussi faible approbation que la mienne. Il ne me la demande que pour montrer au public que je pense comme lui, et je lui suis bien obligé d’un soin si charitable ; mais cette approbation aurait de ma part l’air d’une abjuration déguisée qu’il aurait exigée de moi, et j’espère que Dieu ne me laissera point tomber dans cette lâcheté. ….

364. À Mme DE MAINTENON. [Septembre 1696].

…. On n’a pas manqué de me dire que je pouvais condamner les livres de Mad. G[uyon], sans diffamer sa personne, et sans me faire tort. Mais je conjure ceux qui parlent ainsi de peser devant Dieu les raisons que je vais leur représenter. Les erreurs qu’on impute à Mad. G[uyon] ne sont point excusables par l’ignorance de son sexe. Il n’y a point de villageoise grossière qui n’eût d’abord horreur de ce qu’on veut qu’elle ait enseigné.

[…]

Voilà ma sentence prononcée et signée par moi-même, à la tête du livre de Mgr de Meaux, où ce système est étalé dans toutes ses horreurs. Je soutiens que ce coup de plume donné contre ma conscience, par une lâche politique, me rendrait à jamais infâme et indigne à mon ministère. Voilà néanmoins ce que les personnes les plus sages et les plus affectionnées pour moi ont souhaité et ont préparé de loin. C’est donc pour assurer ma réputation qu’on veut que je signe que mon amie mérite évidemment d’être brûlée avec ses écrits, pour une spiritualité exécrable qui fait l’unique lien de notre amitié. …

Pendant ce temps voici un exemple édifiant de lettre à laquelle Fénelon doit faire face[41] : elle est écrite par le confesseur imposé à son amie en prison !

403. À L. A. DE NOAILLES. 8 juin 1697.

… Je connus Mad. G.[uyon] à peu près vers le temps que je vins à la cour : j’étais prévenu contre elle. Je lui demandai des explications sur sa doctrine ; elle me les donna : je les crus suffisantes pour une femme. M. Boileau fut encore plus satisfait que moi de ces mêmes explications qu’elle lui donna sur son livre intitulé Moyen court. Il voulut même qu’on les imprimât dans une nouvelle édition du livre. M. Nicole les approuva aussi, et demanda seulement quelques additions. Je n’ai vu ni pu voir bien souvent Mad. G. Mon principal commerce avec elle a été par lettres, où je la questionnais sur toutes les matières d’oraison. Je n’ai jamais rien vu que de bon dans ses réponses, et j’ai été édifié d’elle, à cause qu’il ne m’y a paru que droiture et piété. Dès qu’on a parlé contre elle, j’ai cessé de la voir, de lui écrire, et de recevoir de ses lettres, pour ôter tout sujet de peine aux personnes alarmées.

[…]

Il est vrai que j’ai été édifié de Mad. G. pour toutes les choses que j’en ai vues. Est-ce un crime qui mérite un si grand scandale ? Je ne connais aucun ouvrage d’elle que son Moyen court et son Explication du Cantique. Elle m’a toujours protesté qu’elle n’était point dans les voies de visions et d’inspirations miraculeuses, mais au contraire dans celles de pure foi, où l’on n’a point d’autre lumière que celle qui est commune à tous les fidèles. Elle m’a toujours paru craindre les autres voies, comme sujettes à de très grandes illusions. …

Toujours en l’année horribilis 1697, voici des extraits d’une série de longues lettres que Fénelon adresse à son envoyé à Rome, l’abbé de Chanterac [42], n’ayant bien sûr pas eu l’autorisation de défendre lui-même son livre :

 

454. À L’ABBÉ DE CHANTÉRAC. À Cambray, 25 septembre [1697].

… Quant à sa personne, j’en ai été très édifié, est-ce un crime : elle m’a paru soumise, ingénue, désintéressée, et même éclairée par expérience sur les choses d’oraison. Puis-je en dire le mal que je n’en sais pas ? On ne me prouvera jamais que je l’ai crue prophétesse quoiqu’elle ait des révélations. Je n’ai rien vu en elle qui ne fût d’un autre caractère. Quand même, ce qui n’est pas, j’aurais cru que c’était une sainte à révélations, fallait-il pour cela me traiter d’hérétique ? L’Église sera-t-elle en péril, quand je croirai de Madame Guion qu’on lui impute mal à propos des erreurs qu’elle m’a toujours assuré qu’elle détestait, et quand je la croirai une sainte extraordinaire, pourvu que je ne l’estime qu’autant qu’elle est soumise à la foi de l’Église. …

471. À L’ABBÉ DE CHANTÉRAC. À Cambrai 8 décembre

… Que peut-on donc craindre ? que je pense encore secrètement, avec un très petit nombre d’amis, que cette femme est une s[ain]te qu’on opprime, qu’elle a bien pensé, et qu’elle s’est mal expliquée ? Mais tout cela fait-il mal à quelqu’un ? L’Église est-elle par là en péril ?

[…]

J’ai vu cette femme d’une manière qui ne me permet pas de douter de sa sincérité, je l’ai observée ; je m’en suis défié ; j’ai été prévenu autant et peut-être plus que les autres contre elle ; j’ai voulu m’assurer de ses sentiments sur les erreurs qu’on lui impute ; je crois avoir vu clairement qu’elle les a autant en horreur que ceux qui l’en accusent. J’ai cessé de la voir dès qu’on a commencé à prendre des ombrages ; depuis ce temps-là, j’ai suspendu mon jugement sur toutes les accusations qu’on fait contre elle’. L’animosité de ceux qui les font me les rend suspects, et je ne puis me fier aux accusations faites contre Mad. G[uyon] par des gens passionnés dont j’éprouve moi-même l’injustice, quoique j’aie toujours agi et parlé avec bien plus de précautions qu’elle.

[…]

J’oubliais de vous dire qu’on ne manquera pas de faire entendre à Rome que l’unique ressource pour apaiser le Roi, pour me rapprocher de la cour, et pour lever le scandale, c’est que je fasse certains pas pour effacer les mauvaises impressions, et pour reconnaître humblement que j’ai quelque tort. Mais je déclare que je ne pense de près ni de loin à retourner à la Cour, que je ne veux que me détromper de bonne foi, si je suis dans l’erreur, et que poursuivre sans relâche avec patience et humilité ma justification, si je ne me trompe pas, et si on me calomnie touchant ma foi. La Cour de Rome voudra au moins contenter le Roi, en me faisant peur pour me réduire à un accommodement, si elle ne croit pas le devoir contenter en me condamnant. Mais, s’il plaît à D[ieu], je n’aurai aucune peur jusqu’au bout ; car, supposé même qu’on voulût effectivement me condamner, j’aime mieux finir par une condamnation rigoureuse, et reçue avec une sincère soumission, que par un accommodement qui renfermerait la moindre équivoque. …

523. À L’ABBÉ DE CHANTÉRAC. À C[ambrai], 23 mai [1698].

… Pour Mad. Guion, vous avez tous les faits écrits de ma main. Faites-les bien valoir en cas de besoin ; plaignez-vous hautement et amèrement de ces manières indirectes et malignes de me flétrir par des faits, quand on succombe pour le dogme. Quelle foi peut-on avoir en mes parties sur des faits secrets, puisqu’ils ont interprété si injustement mes paroles claires, et qu’ils en ont tronqué et altéré à la face de toute l’Église ? Par quel esprit pourraient-ils publier ces faits, supposé même qu’ils fussent véritables ? et ne doit-on pas les soupçonner de faux, puisqu’ils ne pourraient (même s’ils étaient véritables) les divulguer que par passion et par malignité ? Enfin je dis comme S. Chrysostome, moi indigne : S’ils prouvent que j’aie manqué contre la foi ou contre les mœurs, je veux que mon nom soit rayé du catalogue des évêques, je donnerai une démission ; mais aussi, que leur fera-t-on, s’ils succombent comme des calomniateurs en accusant leur frère ? …

524. À L’ABBÉ DE CHANTÉRAC. À C[ambrai], 30 mai [1698].

… À l’égard des faits sur Mad. G[uyon], promettez une histoire bien prouvée par des témoins qui sont révérés de tout le public, et qui éclaircira tout ce que M. de Paris embrouille. Je vous réponds qu’ils trouveront encore moins leur compte sur les faits que sur les dogmes. Ils ne veulent (je le vois bien) que me flétrir par les faits de Mad. G[uyon], ne pouvant le faire par la doctrine, et qu’engager le Pape à me faire signer une espèce de formulaire pour condamner Mad. G[uyon], afin de pouvoir dire qu’ils ont enfin obtenu tout ce qu’ils voulaient, en m’arrachant cette souscription contre mes sentiments cachés ; mais vous voyez l’art pour me flétrir. Ce serait me flétrir pour contenter leur passion et leur point d’honneur. …

Au même moment l’abbé de Chanterac lui écrit sur l’usage romain de l’expression « bonne amie »[43], tandis que Fénelon s’exprime sur elle en s’adressant à d’autres :

539. À L’ÉVÊQUE DE [SAINT-PONS ? [44]]. À Cambray, 4 août [1698].

… Pour la personne de Mad. Guion, il est vrai que je l’ai estimée sur de bons témoignages de sa vertu. Elle m’a toujours protesté qu’elle n’avait que de l’horreur pour la doctrine qu’on lui impute. Elle a pu dissimuler et me tromper. Il s’en faut beaucoup que je ne sache pénétrer le fond des cœurs. Je ne me suis jamais mêlé de la justifier ; je l’abandonne, comme je l’ai fait, il y a déjà longtemps, au jugement de ses supérieurs. Personne n’a plus de zèle que moi contre les erreurs qu’on lui attribue, et personne n’aura plus d’indignation contre elle, dès qu’il sera vérifié 3 qu’elle m’a trompé…

542. À L’ABBÉ DE CHANTÉRAC. À C[ambrai], 6 septembre [1698].

… Pour Mad. G[uyon], ne craignez point de dire qu’en croyant toujours ses livres censurables, ne connaissant point les visions, et ne doutant jamais sur ses mœurs, je l’ai estimée, révérée comme une sainte, et crue très expérimentée sur l’oraison. …

551. À L’ABBÉ DE CHANTÉRAC. À C[ambrai], 27 septembre [1698].

… J’ai cru Mad. G[uyon] une très sainte personne qui avait une lumière fort particulière par expérience sur la vie intérieure ; mais je n’ai aucune connaissance de curé. En général, tout homme qui a aimé les personnes de piété et d’oraison, est exposé, comme je le suis, à avoir pris pour des saints et pour des saintes des gens trompeurs. Si on recherchait de même pour d’autres, on trouverait peut-être qu’ils ont estimé ce qui ne le méritait pas[45]. Pour moi, je ne me rends pas caution de toutes les personnes dont j’ai été édifié. De plus, on fait en notre temps une grande injustice à la vie contemplative. C’est de la rendre suspecte à cause des hypocrites qui ont couvert leurs infamies de cette belle apparence. On veut chercher dans les principes des contemplatifs quelque chose de dangereux, qui mène au dérèglement. C’est par cette méthode que M. de Meaux se jette dans l’extrémité de n’admettre que l’amour d’espérance, de peur que celui de pure charité ne détache trop les hommes du désir du salut et de la crainte des peines. C’est par cette méthode que beaucoup de gens rejettent toute oraison de quiétude, toute contemplation, tout ce qui n’est pas l’oraison d’actes discursifs. S’ils osaient, ils supprimeraient tous les livres des saints mystiques. Enfin, je voudrais qu’on prît garde que la plupart de ces malheureux qui cachent des infamies sous une apparence d’oraison, sont plutôt des hypocrites qui veulent tromper les autres, et à qui la spiritualité ne sert que de prétexte, que des hommes trompés, et que la spiritualité ait jetés dans l’illusion. La mode est venue d’imputer au Quiétisme toutes les infamies que des fripons font sous prétexte de dévotion…

553. À L’ABBÉ DE CHANTÉRAC. À C[ambrai], 10 octobre [1698].

…7° Dites partout et hautement que j’ai cru Mad. Guion une vraie sainte fort expérimentée sur les choses d’oraison et de vie intérieure ; que, si elle est trompeuse comme on le dit, j’ai été fort trompé dans le fait par son hypocrisie. Comme M. de Meaux peut avoir quelque lettre que j’aie écrite avec une très particulière confiance à cette personne, il faut préparer les esprits là-dessus, pour empêcher la surprise que font ces sortes de choses, quand elles ne sont pas attendues. Du reste, je n’ai tant estimé Mad. G[uyon] qu’à force de la croire tout le contraire de ce qu’on dit qu’elle est. …

568. À L’ABBÉ DE CHANTÉRAC. À C[ambrai], 14 décembre [1698].

…. 2° J’ai composé, selon votre désir, une lettre au Pape dans les termes les plus forts contre le quiétisme, et les plus remplis de ménagement par rapport à la paix, que ma conscience m’a pu permettre. Vous verrez que j’y promets une soumission sans réserve pour le jugement de mon livre, tant sur le fait que sur le droit. Pour ceux de Mad. Guion, je montre que je les ai toujours condamnés sans distinction de fait et de droit. J’offre même au Pape de condamner jusqu’aux intentions de la personne, s’il connaît par lui-même, après l’avoir examinée, qu’elle est fanatique et hypocrite, comme on le dit. Enfin je lui promets de donner là-dessus une nouvelle déclaration faite exprès, quoiqu’un tel acte fût une espèce de formulaire et d’abjuration qui me flétrirait à jamais : je la lui promets, dis-je, par pure obéissance, contre toute la pente de mon esprit et de mon cœur, supposé qu’il veuille me flétrir ; car j’aime mieux être flétri que de manquer de soumission et de patience. …

 

Puis Fénelon s’adresse au confident ami de M. de Chartres (Godet des Marais) :

569. À PIERRE CLÉMENT         [Vers le 14 décembre 1698].

…. 1° Je ne puis parler contre les intentions personnelles ou sentiments de Mad. G[uyon], qu’en blessant ma conscience. Je n’ai rien vu de tout ce qu’on en dit. Ces choses peuvent être vraies, mais je ne les sais pas ; et si je les disais, sans les savoir avec certitude, je parlerais témérairement. Que ses supérieurs les déclarent, s’ils les ont clairement vérifiées : pour moi, il ne m’est pas permis de les déclarer sans les savoir, et il ne convient point à un évêque de les déclarer sur l’examen d’autrui, sans les avoir examinées par lui-même. …

570. À L’ABBÉ DE CHANTÉRAC. À Cambray, 19 décembre [1698].

… Voudrait-on à Rome me condamner, à moins que je ne condamne les intentions intérieures de Mad. G[uyon], que j’ai un si grand intérêt de dire que je n’ai jamais connues telles qu’on les dépeint, et que ma conscience ne me permet pas de croire si abominables, sans en avoir vu aucune preuve. …

571. À L’ABBÉ DE CHANTÉRAC. À C[ambrai], 26 décembre [1698].

… D’un côté, vous m’assurez qu’on est bien persuadé à Rome que mon livre n’est point l’apologie de Mad. G[uyon] ; de l’autre, vous me dites, de la part de l’auteur du mémoire rebuté[46], que tout est en un extrême péril, si je ne condamne encore, dans une lettre au Pape, les livres et la personne de Mad. G[uyon], sans restriction. Cela me ferait croire, ou que l’auteur du Mémoire vous pousse, étant secrètement poussé du côté de France, ou bien que Rome n’est point assurée, comme on vous le témoigne, sur l’apologie de Mad. G[uyon], et qu’on a reçu de ce côté-là quelque accusation secrète[47]. C’est pourquoi je vous conjure d’insister auprès du Pape, avec les plus vives instances, afin que, si on lui allègue quelque autre preuve secrète contre moi sur les faits, elle me soit promptement communiquée, et que je puisse réfuter la calomnie qui se cache avec une apparence de modestie, pour m’assassiner avec plus de sûreté. Pour Mad. G[uyon], je laisse au Pape le jugement de sa personne et de ses intentions, pour me conformer à ce qu’il en jugera après l’avoir examiné. Peut-on pousser plus loin la soumission, et l’éloignement de tout entêtement sur une personne ? Ce n’est pas une précaution qu’on cherche contre Mad. G[uyon] ; c’est une flétrissure qu’on veut me donner, en exigeant de moi une abjuration de cette personne….

578. À L’ABBÉ DE CHANTÉRAC. À C[ambrai], 16 janvier [1699].

…On mande de Paris que Mad. Guyon] est morte à la Bastille[48]. Je dois dire après sa mort, comme pendant sa vie, que je n’ai jamais rien connu d’elle qui ne m’ait fort édifié. Fût-elle un démon incarné, je ne pourrais dire en avoir su que ce qui m’en a paru dans le temps. Ce serait une lâcheté horrible que de parler ambigument là-dessus pour me tirer d’oppression. Je n’ai plus rien à ménager pour elle : la vérité seule me retient. …

Cette série de rapports entre Fénelon et son représentant à Rome précède la condamnation de leur cause en 1699. L’archevêque se tait alors pour tout ce qui touche le quiétisme et son amie. Cela ne l’empêchera pas de garder des contacts par l’intermédiaire des visiteurs et de son neveu le marquis de Fénelon. Faisant un grand saut dans le temps, on retrouve madame Guyon désignée par « N. » dans la lettre suivante :

1121. À LA DUCHESSE DE MORTEMART. À Cambray, 9 janvier 1707.

… Je crois vous devoir dire en secret ce qui m’est revenu par une voie digne d’attention. On prétend que Leschelle[49] entre dans la direction de sa nièce et de quelques autres personnes, indépendamment de son frère l’abbé[50], qui était d’abord leur directeur; qu’il leur donne des lectures trop avancées et au-dessus de leur portée; qu’il leur fait lire entr’autre les écrits de N., que ces personnes ne sont nullement capables d’entendre ni de lire avec fruit. Je vous dirai là-dessus que, pour me défier de ma sagesse, je crois devoir me borner à vous proposer d’écrire à l’auteur, afin qu’il examine l’usage qu’on doit faire des écrits qu’il a laissés. N’y en a-t-il point trop de copies ? ne les communique-t-on point trop facilement? chacun ne se mêle-t-il point de décider pour les communiquer comme il le juge à propos, quoiqu’il ne soit peut-être pas assez avancé pour faire cette décision? Je ne sais point ce qui se passe; ainsi je ne blâme aucun de nos amis. Mais en général je voudrais qu’ils eussent là-dessus une règle de l’auteur lui-même qui les retînt.

Il y a dans ces écrits un grand nombre de choses excellentes pour la plupart des âmes qui ont quelque intérieur; mais il y en a beaucoup, qui étant les meilleures de toutes pour les personnes d’un certain attrait et d’un certain degré, sont capables de causer de l’illusion ou du scandale en beaucoup d’autres, qui en feront une lecture prématurée. Je voudrais que la personne en question vous écrivît deux mots de ses intentions là-dessus, afin qu’ensuite nous pussions, sans la citer, faire suivre la règle qu’elle aura marquée. …

 


 

Fénelon maintiendra secrètement le contact

 Nous reste la seule longue lettre de mai 1711 qui nous soit parvenue en témoignage de leur contact épistolaire. C’est une pièce essentielle et assez longue qui montre l’importance que Fénelon attachait aux avis de Madame Guyon [51].

De FÉNELON avec les réponses de Madame GUYON. 4 ? Mai  1710.

‘Écrit de la propre main de M. l’Archevêque de Cambray que l’on a avec les réponses en marge de Madame Guion’ [52].

[Question :] Si la guerre dure nous allons être ruinés sans ressource. Les armées seront sur nos terres. D’ailleurs le moindre mauvais événement enlèvera toute cette frontière à la France. / Il faut attendre en paix la volonté du petit Maître et Le laisser Se jouer de nous.

J’ai fait réponse sur le mémoire qu’il fallait suivre votre sentiment sur les gens et les places. Peut-être Dieu aidera-t-Il ce bon prince : Dieu peut tout. Je vous avoue que je suis fort affligée que le R[oi] tournât ses armes contre lui, mais, pour tout le reste, on peut le faire si on est sûr de la paix à ses conditions. Mais croyez-vous que les ennemis la donnent de bonne foi et qu’après avoir détrôné le fils, ils ne tâchent pas de détrôner le père[53] ? / Je ne vois point qu’on se convertisse ni qu’on s’humilie. Il semble qu’on ne travaille qu’à augmenter la mesure des iniquités. J’en suis souvent affligée.[54]

[Q.] Vous avez paru avoir quelque pensée que vous ne vivrez pas longtemps. Cette pensée subsiste-t-elle encore ? En quel état est votre santé ? N’avez-vous besoin d’aucun secours pour des commodités dans votre indisposition ? Je serais ravi de vous envoyer tout ce que vous voudriez bien souffrir que je vous envoyasse.

Il est vrai que la pensée que je mourrais bientôt m’a resté quelque temps dans l’esprit, mais cela m’a été enlevé tout à coup. Tout est dans l’équilibre pour vivre ou mourir. Je vous ai écrit une lettre qu’il y a du temps que put [Dupuy] m’a mandé vous avoir envoyée par gens sûrs : vous ne m’en dites rien. C’était l’état de mon âme que je vous exposais, elle commençait benedic me pater.

[Q.] La p[etite] D[uchesse] ne m’écrit presque plus; pour moi je lui écris moitié vérité dite avec beaucoup de douceur et de ménagement, moitié raisonnant sur les nouvelles générales, et amitiés pour ne lui montrer point trop de changement, mais je vois bien que [f. 2v° col. g.] son cœur demeure malade parce qu’elle croit que tous nos bonnes gens5 ont changé et ont tort à son égard. Elle est piquée à l’égard du P. abbé [de Langeron] et de Dupuy qui ont secoué son jougb.

Il est certain que la petite d[uchesse] est fort peinée du changement universel et qu’elle ne prend point le change, que toute amitié qui ne sera point accompagnée de confiance et de dépendance ne la contentera pas. C’est une crise. J’espère que cela passera et qu’elle rentrera dans la place où elle doit être. Il est plus sûr d’obéir que de commander.

[Q.] Le petit abbé fait fort bien ici, mais il dort une sixième partie de la journée[55]. Je trouve qu’il vieillit et s’appesantit. J’en crains les suites. D’ailleurs il est bon, accommodant, gai et simple. Il fait d’excellentes instructions dans notre séminaire.

Le petit abbé ne devrait pas se laisser aller au sommeil : c’est cela qui l’appesantit et qui le vieillit. Comme je dors peu la nuit à cause de mes infirmités, quelquefois je dormirais volontiers de jour une heure, mais je ne m’y laisse point aller. Me trouvant la tête embarrassée jusqu’à en avoir la fièvre, je prie le Seigneur de vous le conserver, car il vous est utile ; je ne puis m’empêcher de déplorer le temps qu’on lui a fait perdre. Quoi, n’est-on pas éclairé là-dessus et n’en est-on point touché, et vous, cher père, comment ne vous êtes-vous pas servi de l’autorité que Dieu vous avait donnée pour le tirer de cette léthargie ?

[Q.] L’abbé de Chanterac, homme savant, expérimenté, pour toutes les matières ecclésiastiques, et d’un très bon conseil pour le gouvernement d’un diocèse, (c’est lui qui a été à Rome pour moi, et qui s’y est acquis une grande vénération) est accablé d’incommodités et, à soixante-douze ans, il voudrait fort nous quitter pour [f.3r° col. g.] aller chercher dans notre pays de Gascogne un climat plus doux dans sa vieillesse caduque[56]. Je n’ai que lui pour conseil éclairé dans les matières difficiles de droit canon. Je ne saurais compter sur les gens du pays. Lui ferais-je toujours violence pour le retenir, ou bien m’abandonnerais-je à la Providence pour m’en passer?

Je serais très fâchée que l’abbé de Ch[anterac] vous quitte. Croit-il se mieux porter ailleurs et peut-il mieux faire que de consacrer le reste de sa vie pour l’Église ? Que ne donnerais-je pas pour cette sainte Mère si déchirée, si combattue, qui porte dans Ses entrailles un millier d’Esaü pour un Jacob ? Si vous pouvez le retenir, tâchez de le faire avec votre douceur ordinaire. Je voudrais qu’il sentît une petite partie de ce que je sens pour l’Église : je ne prie que pour elle et je m’oublie absolument de tout le reste  ; je vois ici[57] un mal horrible. Vous avez pu apprendre de p[ut] [Dupuy] tout ce qui s’y passe : je le lui ai mandé afin que vous en fussiez instruit[58]. S’il veut absolument s’en aller, que faire autre chose que s’abandonner ? mais arrêtez-le si vous pouvez.

[Q.] J’ai ici M. l’abbé de Laval, homme de grande condition[59], plein d’honneur et de probité, sensible à l’amitié jusqu’à une délicatesse épineuse, assez savant, et véritablement désabusé du jansénisme dont il avait été fort prévenu. Son naturel est haut, sec, négatif, roide, âpre, critique et dédaigneux. Il ne se fait point aimer. Il sent son naturel et voudrait faire mieux, mais l’humeur le tourmente. Il a le cœur serré et ne peut l’ouvrir. Voilà bien des défauts pour l’épiscopat. Mais en comparaison de tant d’autres qui ne valent rien, voilà d’excellentes qualités. Le puis-je proposer comme un bon sujet en cas que le père confesseur du roi trouvât quelque ouverture pour le faire évêque ?

Ce qui fait qu’il y a si peu de gens qui réussissent, c’est qu’on ne connaît point la petitesse, la hauteur et le partage de ceux qui se disent honnêtes gens : il faut porter les défauts, et c’est ce qu’on trouve partout. On regarde l’humilité chrétienne comme une chose honteuse. Les gens mêmes qui en parlent et qui l’affectent en sont infiniment éloignés. Elle ne consiste pas dans les discours, mais dans une simplicité petite et naïve qui n’a rien de lâche et de pusillanime, qui est au-dessus et au-dessous de tout. Vous ne trouverez cela que dans les gens qui aiment Dieu réellement, car tant qu’on s’aime soi-même pour peu que ce soit, on n’est point parfait dans l’amour, et on veut quelque chose et être compté être bon à quelque chose. Que Dieu a peu de cœurs dont Il puisse disposer absolument. Il faut prendre les moins mauvais, et je crois que vous le pouvez proposer pour être é[vêque][60]. Ce qui m’effraye, c’est que les gens qui ont été placés parce qu’ils paraissaient opposés au Jan[sénisme], le deviennent dès qu’ils sont placés : on ne trouve que cela, les plus déréglés s’en piquent.

[Q.] L’abbé de Beaumont a un très bon esprit et une grande étendue de connaissances fort exactes avec un cœur noble, ingénu, et très pieux. Mais il est très lent, d’une exactitude excessive et amusé par ses curiosités[61]. Je ne trouve pas qu’il avance dans l’intérieur, comme je le désirerais. Il y a trop de raison en lui.

Que ne dites-vous à l’abbé de Beaumont votre pensée, car il croit vous obéir comme un enfant. Rien n’est plus nuisible à l’intérieur que la curiosité et la propre raison. Amour, vous aviez raison de dire qu’il faut devenir comme un enfant pour entrer au royaume des cieux, il faut être tel pour le royaume intérieur. Dieu ne demande pas de tous l’austérité, mais la mortification du propre esprit, qui n’est rendu souple, non plus que la volonté, que par un renoncement continuel jusqu’à ce qu’on n’ait plus rien à renoncer.

[Q.] Je suis bien embarrassé sur les jansénistes de ce pays. Tout notre clergé en est plein, et nous n’avons presque aucun bon sujet qui ne soit prévenu en faveur de la nouveauté. Si je tenais ferme pour n’admettre que les ecclésiastiques opposés à la nouvelle doctrine, je remplirais mal les places. Je n’aurais que des sujets ignorants et faibles. Le tempérament à prendre, ce me semble, est de se  servir des moins mauvais qu’on trouve, de ne mettre point dans les places principales ceux qui sont les plus entêtés, de tâcher de gagner les autres, et cependant de travailler à former des sujets dans d’autres principes opposés. Qu’en pensez-vous ?

Le mal dont vous vous plaignez est universel. Je crois qu’il faut prendre les moins entêtés, tâcher de les éclairer comme vous faites, et abandonner le reste à Dieu : c’est sa chose. J’espère beaucoup des ouvrages sur saint Augustin et sur saint Thomas, parce que cela éclaire sans combat et effarouche moins les esprits qu’une controverse[62]. J’ai été frappée de ce qu’on n’a pas admis la bulle contre M. de saint Pons : cela me fait voir qu’on protège secrètement ceux qu’on fait semblant de ne pas approuver. [f.1r°, col.droite, Guyon :] Il n’y a que Dieu qui puisse remédier à un si grand mal et si universel, mais il faut tâcher d’en former d’opposés. Le mal est que, lorsqu’on met ses  sujets qui ne sont pas Jan[sénistes] dans les mêmes places où il y en a là, en moins de rien ils sont gagnés. Travaillez infatigablement pour l’Église, et j’espère que vous en recueillerez un jour les fruits et que Dieu vous conservera malgré votre délicatesse. Le R[oi] n’a pas de plus dangereux ennemis. Ils attendent la perte et la destruction de leur patrie avec une ardeur impatiente, ils s’en expliquent même d’une manière autant hardie que honteuse.

[Q.] Si M. l’abbé de Chanterac veut absolument nous quitter, je prierai M. l’abbé de Langeron de prendre sur notre séminaire l’inspection que M. L’abbé de Chanterac y a ; / M. L’abbé de Leschelle est bon homme et bien à Dieu. Mais il a peu de fonds pour le travail ecclésiastique. Il a un neveu qui est incommodé, mais qui est de grande espérance, s’il peut rétablir sa faible santé.           

C’est bien fait de mettre M. l’abbé de L[angeron] dans la place de L. de Ch[anterac]. S’il veut absolument quitter, qu’il dorme moins et Dieu l’aidera pour le mettre à portée de vous être plus utile. / Ce que vous dites de l’abbé de Leschelle est très vrai : il le sait et le connaît bien ; il a même des défauts, mais du reste bon et docile. Je donnerais ma vie pour un sujet. Il faut espérer que Dieu en donnera à l’Église. Je connais un ecclésiastique qui a été treize ans curé d’une paroisse de mon fils[63]. Il n’a quitté qu’à cause de son dérèglement d’œil. Il a quarante-huit ans, il sait prêcher, il a fort lu et goûté vos écrits contre le Jan[sénisme]. Il n’a pas de bénéfices. S’il était plus jeune, je vous le proposerais. Il est bachelier et n’a pu se pousser da[vantage]. [f.1v°, col. d., Guyon :] est sage. Il approuve l’intérieur. Il a des défauts comme de n’avoir pas, à ce qu’on dit, tout le secret possible. Il comprend mieux qu’un autre ce qu’on lui dit et a du fonds. J’ai ouï dire à gens qui s’y connaissent mieux que moi qu’il était savant. 

[Q.] Je ne suis point intéressé, mais il y a une certaine libéralité d’abandon qui n’est pas assez journalière et unie en moi. Je ne veux rien réserver ni pour moi ni pour les miens. Je suis ravi quand je donne beaucoup aux pauvres. Je me réduirais avec joie à une vie très petite et très simple : elle me débarrasserait. Je ne crains point de me trouver pour ma personne dans une pauvreté sans secours, si la guerre, qui est à la veille de me ruiner cette campagne, me fait tous les maux qu’il est presque certain qu’elle me fasse.

Je continuerais de faire comme vous avez fait, retranchant le superflu de la table, car je crois qu’il faut éviter la magnificence trop forte comme la lésine. Je suis très persuadée que, pensant comme vous pensez, vous seriez content d’une fortune médiocre, mais Dieu vous ayant mis sur le chandelier pour éclairer, il faut y rester jusqu’à ce qu’on vous en ôte. Je crois qu’Il vous a donné exprès du revenu afin de vous faire connaître et de vous rendre utile. Je le prie d’achever en vous son œuvre. Vous savez que rien au monde ne m’est aussi cher que vous : croissez, multipliez, remplissez la terre.

 Je voudrais savoir si vous avez reçu mes deux lettres, mandez les mots à Putg , qui disent que vous les avez reçus avec un oui ou non pour la dernière. Si je dois vous faire un plus grand détail, mandez que j’écrive plus amplement. Si ce que j’ai écrit suffit, usez-en auprès de Dieu comme il vous plaira pour lier ou délier. Si vous voulez que je fasse à l’abbé Colas[64] ce que je vous ai mandé, un oui me suffira. Ne lui nuirais-je point à lui-même par là ? Commandez : vous serez obéi.

 [Q.]  Je quitterais, même en pleine paix, mon revenu, qui est grand, pour me retirer dans une solitude où je n’aurais que le nécessaire avec du repos et de la liberté.  Je ne serais en peine que pour mon neveu, qui a besoin de mon secours. Mais je crains les grosses dépenses que je fais par l’abord continuel que nous avons sur cette frontière, et par la facilité avec laquelle nous faisons les honneurs à tous, allant et venant. D’un côté, j’aime à faire honneur à l’Église par une dépense noble et bienfaisante. D’un autre côté je me reproche de n’être pas dans une certaine frugalité apostolique. Il y a en tout cela quelque chose de mélangé et de vertueux humainement. Cela n’est pas assez simple. Qu’en dites-vous ? D[ieu] seul sait ce qu’Il fait en moi pour m’unir à vous.

J’entre dans toutes vos raisons sur le mémoire qu’on ne m’a jamais exposé de la sorte, mais par le seul revers il n’y a pas à hésiter et le scrupule ne vaut rien en cette occasion. Mille fois à vous dans notre petit Maître[65].

§

À la longue lettre des questions – réponses précédente ne nous est parvenue qu’une seule autre brève lettre [66] :

De FÉNELON. fin mai 1710 ?

On [Fénelon] me charge de vous prier de croire qu’on veut être plus uni que jamais. On se trouve si dépourvu de tout fond au-dedans qu’on y aperçoit rien que la seule nature, sans aucun [don] de grâce. C’est un vide et un néant de tout ce qui est vertueux. On serait tenté de croire que l’on n’a plus aucun reste de foi, ni de trace de christianisme. Cependant on aimerait mieux mille morts que manquer à Dieu, mais tout cela est si obscurci et embrouillé, qu’on [n’]y trouve que de quoi se confondre et s’abandonner. On craint de ne pas avoir assez de foi pour transporter les montagnes, car il faudrait les transporter pour faire un si grand changement.

On fera aussi la neuvaine que vous avez demandée et on la commencera le 29 de ce mois[67]. On vous conjure de ménager votre santé et de ne mourir pas si tôt, car on a grand besoin de vous. On se trouve fort uni à P. P. [le duc de Bourgogne] et au petit abbé [de Langeron]. On aime de tout son cœur  et on embrasse votre fils, M. F[orbes][68], avec une véritable tendresse. On est à vous sans mesure.


 


 

 

État documentaire et chronologie du dialogue Fénelon-Guyon

La relation avec Fénelon constitue la plus importante série des directions spirituelles par Madame Guyon. Les deux derniers volumes sur quatre repérés sont perdus. L’histoire éditoriale est complexe mais elle a permis de mettre à jour le « dossier » des relations étroites liant la « dame directrice » au grand Fénelon :

(1) La « Correspondance secrète » de l’année 1689 » fut publiée par Dutoit en 1767-1768 et reconnue authentique tardivement par Masson en 1907. Elle couvre les quatorze premiers mois de la rencontre (octobre 1688 à décembre 1689). Elle est éditée complètement en [CG 1], 215-458 [69].

(2) « Le complément de l’année 1690 » couvre presque la même durée soit de fin décembre 1689 à la fin de l’année 1690. Cet apport du manuscrit de la B.N.F. découvert par I. Noye est éditée pour la première fois en [CG 1], 459-554.

(3) « Lettres écrites après 1703 », reprend les deux seuls témoignages sûrs qui nous sont parvenus de leur correspondance postérieure à la période des emprisonnements, dont se détache le dialogue daté de mai 1710. Le manuscrit a fait le voyage de Cambrai à Blois puis son retour, probablement porté par le marquis de Fénelon ou par Ramsay. Écrit sur deux colonnes comportant d’un côté des questions posées par l’archevêque et de l’autre les réponses de Madame Guyon il est reproduit en [CG 1], 555-563, et ici infra, de façon compréhensible, c’est-à-dire en associant les réponses aux questions correspondantes[70]. Ce précieux témoin nous éclaire sur le type de relations qui perdura jusqu’à la mort de Fénelon : il y eut un courant de lettres portées par des amis sûrs  entre Blois et Cambrai et vers l’étranger.

(4) Poésies spirituelles. Nous les omettons.

Ce qui nous a été conservé sur six trimestres (janvier 1689 – Juin 1690) présente une répartition uniforme dont la densité correspond à une lettre par jour (la correspondance issue de Fénelon y contribuant en moyenne pour une lettre tous les trois jours. On pense que des lettres de Madame Guyon furent adressées à Fénelon longtemps auparavant[71]. On sait que la correspondance continua après 1690, indirectement relayée par le duc de Chevreuse, interrompue par l’emprisonnement à la Bastille, pour reprendre ensuite : les courriers entre Cambrai et Blois étant assurés par le marquis neveu de Fénelon, Ramsay, Dupuy et d’autres.

Il est intéressant de regarder la distribution des lettres écrites par Fénelon à divers correspondants : plus de la moitié des lettres sont adressées à Madame Guyon. Madame de Maintenon vient en seconde place suivie de près par les autres dirigé(e)s de l’abbé.

Il est utile d’évoquer le cadre événementiel par une chronologie couvrant ces années de correspondance, mais nous avons peu de renseignements précis sur cette période couvrant deux années heureuses  sans histoire :

13 septembre 1688 : Madame Guyon sort de la prison de la Visitation du Faubourg Saint-Antoine, suite aux interventions de Mme de Miramion et d’une abbesse parente de Mme de Maintenon.

« Un peu avant le 3 octobre 1688 » : rencontre avec l’abbé de Fénelon au château de Beynes.

Madame Guyon est malade trois mois, avec un abcès à l’œil. Elle réside chez les dames de Mme de Miramion. Cette dernière découvre les calomnies du P. la Mothe.

2 décembre 1688 : Fénelon écrit à Mme Guyon.

Fénelon prêche successivement à des religieuses (28 novembre, 1er dimanche de l’Avent), aux Nouvelles Catholiques (12 décembre, 3e dimanche de l’Avent), à la maison professe des jésuites (1er jour de l’an 1689.)

Entre le 10 et le 14 avril 1689 : entrevue entre Fénelon et Madame Guyon.

À partir du 22 au 30 avril 1689 : séjour de Madame Guyon à la campagne.

20 juin 1689 : rencontre à Saint-Jacques de la Boucherie.

17 juillet 1689 : Fénelon écrit : « Je reviens de la campagne [Germigny ?] où j’ai demeuré cinq jours ».

24 et sans doute 28 août 1689 : Rencontres.

25 août 1689 : Armand-Jacques, le fils aîné de Madame Guyon, est blessé à l’engagement de Valcourt. Il restera estropié[72].

26 août 1689 : sa fille Jeanne-Marie épouse Louis-Nicolas Fouquet, comte de Vaux.

29 août 1689 : Fénelon, prête serment devant le roi comme précepteur du duc de Bourgogne. Il commence son enseignement le 3 septembre et réside désormais à Versailles.

Début octobre 1689 : Fénelon « n’a pas assez de foi ». Crise de novembre.

Janvier 1690 ? : Lettre de Fénelon à Mme de Maintenon, « sur ses défauts. »

Février 1690 : « Pour ma santé, elle est bien détruite… »

L’année 1690 est très mal documentée en ce qui concerne Madame Guyon : « Ayant quitté ma fille, je pris une petite maison éloignée du monde… » Longue période sans événements datés.

Jean-Baptiste Colbert, marquis de Seignelay, fils aîné du ministre, est assisté par Fénelon et meurt le 3 novembre 1690. (Les filles ont épousé les deux ducs de Beauvillier et de Chevreuse, disciples de Madame Guyon).

8 novembre 1690 : Fénelon va à Issy remettre une lettre à M. Tronson, son ancien confesseur, à la demande de Mme de Maintenon.

29 novembre 1690 : mise à l’index du Moyen court.

11 décembre 1690 : Fénelon participe à un conseil des directeurs de Saint-Cyr qui décide de la vocation de Mme de la Maisonfort.


 


 

 

Opuscules spirituels

Réfutation du Père Malebranche 

Fénelon aimera proposer une approche « philosophique » prouvant l’existence de Dieu[73], ce qu’il débute dès 1687 par une Réfutation du système du Père Malebranche sur la nature et la grâce[74] :

…Je prétends que Dieu a mis dans son ouvrage une autre marque beaucoup plus éclatante et plus universelle de sa dépendance, je veux dire l’art divin qui règne dans toute la nature. Pour l’un , il faut lire un livre ou entendre parler ceux qui l’ont lu : pour l’autre, il ne faut qu’ouvrir les yeux. (OV2-85a [75]).

…L’essence divine n’est point un être absolu et indépendant; car on ne peut la concevoir sans concevoir l’ordre, et on ne peut concevoir l’ordre sans concevoir aussi le monde existant, comme un être qui est hors de Dieu, et qui lui est pourtant nécessaire. (OF2-85b)

…Son bon plaisir, et le décret de Sa volonté. Si nous le méditons bien , nous trouverons que la plus haute idée de perfection est celle d’un être qui dans son élévation infinie au-dessus de tout, ne peut jamais trouver de règle hors de lui, ni être déterminé par l’inégalité des objets qu’il voit; mais qui voit les choses les plus inégales, égalées en quelque façon, c’est-à-dire également rien , en les comparant à sa hauteur souve­raine; et qui trouve dans sa propre volonté la dernière raison de tout ce qu’il a fait. (OV2-88b)


 

 

Mémoire sur L’État Passif

Écrit à l’occasion des Conférences d’Issy, il en est question dans une lettre adressée à Bossuet du 28 juillet 1694 : « Je vous expose simplement, et sans y prendre part, ce que je crois avoir lu dans les ouvrages de plusieurs saints… »[76]. Ce mémoire[77] précède donc de peu le Gnostique de saint Clément composé l’été 1694.

Si vous prouvez la vérité de l’amour pur d’abandon et de Sainte Indifférence, vous prouverez un état[78]. Cette Indifférence [195] n’est certainement pas une disposition passagère ni un transport de certains moments, c’est un état d’amour, [§ 2] si purifié qu’il n’admet plus que la conformité à la chose aimée. En sorte que l’âme ne s’occupe plus volontairement ni du goust quelle y peut trouver, ni de la peine quelle souffriroit si elle cessoit d’aimer, ni de la récompense attachée à l’amour, ni de son amour même, mais uniquement de son bien aimé. Cet amour si simple qui ne se regarde pas soi-même, pour ne regarder que le bien aymé, et pour vouloir tout ce qu’il veut en ne voulant jamais rien de distinct par soi-même, ne doit changer que pour se purifier davantage, et par consequent pour être de plus en plus dans l’habitude de la sainte indifférence. Si l’âme varie un peu pour de petites infidélités, il ne s’ensuit pas que cet état ne soit point permanent. L’état du Juste ordinaire qui a l’amour habituel, est sans doute permanent, quoy qu’il ne soit ni inamissible à l’esgard des pechez mortels, ni entierement invariable à cause [§ 3] des pechez veniels qui l’alterent un peu sans le détruire. L’état de la sainte indifférence est tout de même un état permanent, quoy qu’il ne soit ni inamissible dans les grands pechez ni inalterable par de petites infidelitez ou fautes passagères [196] qui altèrent la sainte indifference et qui ne la detruisent pourtant pas.

Dez qu’on a reconnu que la sainte indifférence est un état habituel, il s’ensuit que voilà un état où l’on est indifferent pour tout ce qui n’est pas Dieu même et sa volonté : on est indifferent pour toutes les choses temporelles et sensibles; on est indifférent pour tous les dons ou gousts spirituels qui ne sont pas l’amour de Dieu même. On n’est pas indifferent pour sa volonté qui est Luy même, ni par [§ 4] conséquent pour aucun des points de sa Loy et des pré­ceptes[79] de son Église; mais on n’a plus de volonté pour tout le reste, qu’à mesure que la volonté de Dieu se déclare intérieurement ou extérieurement. C’est ce qui fait la nôtre. Nous sommes en suspens pour toutes les choses où la volonté de Dieu est encore suspendue à notre égard; ensuitte nous ne voulons que ce que Dieu nous paroist precisément vouloir[80].

 [197]. Non seulement nous ne voulons point, dans cette indiffe­rence, les choses que nous ne scavons pas si Dieu veut pour nous, mais nous ne nous regardons pas nous-même, ni nostre interest; cela va jusqu’à ne regarder pas même notre amour, pour ne voir que le bien aimé; en effet l’occu­pation libre a et volontaire de notre amour pour Dieu est une reflexion et un retour sur nous [§5]-mêmes, qui nous distrait un peu volontairement de l’occupation simple et directe du bien aimé[81] ; par consequent, ce retour volon­taire seroit une petite altération de la sainte indifférence où l’âme est habituellement. Dez que vous avés admis cet état, vous le nommerez comme il vous plaira. Les mys­tiques ne disputeroient sur les noms, mais ils ne veulent point d’autre abandon ni d’autre état passif que celui-là; les actes réfléchis sur soy ne sont plus de saison : au lieu de renouveler l’amour, ils interrompent son mouve­ment simple et direct. Il est vray que tous les actes indif‑[198] ferents pour les choses communes de la vie n’interrompent point cet amour habituel et direct, parce que toutes ces choses sont dans l’ordre de cet amour et ne font point retourner l’âme volontairement sur elle-même et sur ce quelle fait.

Les distractions involontaires tout de même, par [§ 6] la raison qu’elles sont involontaires n’alterent point cette tendance simple et directe de la volonté. Il y a aussy beaucoup de retours involontaires sur soi-même, qu’il faut mettre au rang des distractions involontaires; ainsy il ne faut point s’estonner qu’une âme en cet état s’occupe de ses affaires et du commerce innocent de ses amis qui est dans l’ordre de Dieu, et qu’elle ait même beaucoup de distractions pendant qu’elle ne peut penser à son état intérieur[82]. Ces affaires se font par fidelité à l’amour sans retour[83] ; ces distractions sont involontaires. Mais l’âme ne peut faire par grace une action de piété qui est contre son attrait de grace ; elle peut bien se distraire infidellement, mais non pas réfléchir par grace contre [199] son attrait[84]. Cela posé, vous excluez tous les actes reflechis [qui estoient volontaires,] vous excluez même l’occupation que vous auriez [§ 7] de vostre amour. N’est ce pas là cette nuict de l’esprit dont parle le B. H. J. de la Croix, où l’âme s’unit à Dieu par le non sçavoir et le non vouloir, les puissances estant suspendues pour tous les actes reflechis ? [EP-194/9].

C’est un état [“l’indifférence”] qui exclut toute gratitude, tout remerciement, tout acte reflechi et apperçu; où l’âme laisse tout vouloir à Dieu pour elle à son gré, où la volonté de Dieu donne seule le contrepoids au cœur, où l’on n’a plus aucun vouloir propre, où la volonté entierement abandonnée ne perit pourtant pas tout à fait; cet amour n’oseroit se regarder soy même mais le seul bien aimé; cette volonté trespassée en celle de Dieu ne peut presque cotre nommée d’aucuns termes. Ce n’est ni consentement ni acquiescement ni union qui est l’acte d’unir, mais unité qui est un estat stable. [EP-203].

…il faut que Dieu seul donne le contrepoids au cœur, que l’âme n’ait plus aucune volonté propre; il faut que trespassée en Dieu elle se laisse porter par luy, qu’elle ne s’excite plus pour s’unir, mais qu’elle demeure dans l’unité[85]. Voila la Sainte Indifférence qui est un abandon sans reserve pour l’exterieur et pour l’interieur. [EP-206].

…l’âme en parfait equilibre ne reçoit le contrepoids que de Dieu seul, n’ayant aucun mouvement ou desir propre elle est tournée en tout sens par toutes les impressions de la grace : c’est comme une boule qui se tourne egalement de tous les costez, et que la moindre impulsion determine, parce qu’elle n’a ni situation ni determination propre[86]  — cet état n’est que la parfaite mort à soy et l’entiere docilité à l’esprit Intérieur; c’est ce qu’on voit dans tout ce que faisoient les hommes divins. [L’esprit les mene, les ramene, parle à eux, se tait en eux : ils sont livrez à la grâce, traditi gratiae dei[87], ce qui est la vraye passivité; ils n’ont d’autre regle que l’esprit Intérieur qui les conduit. Ils sont des choses contraires à toute la sagesse humaine et sont souvent privez de ce qu’on appelle les pratiques regulieres et les moyens [§ 37] exterieurs de la vertu commune; cet état est un état de mort continuelle à soy et de foi semblable à celle d’Abraham qui va conduit par l’esprit intérieur sans sçavoir où; toutes les mortifications et les austérités imaginables qu’on choisit soy-même n’ont rien de comparable à cet état de foi sans goust ni soutien appere où l’on va toujours sans estre jamais sûr de ce que l’on fera et ou l’on se laisse toujours mener par cet esprit de grace et de mort contre tout amour propre. [EP-218/9].

[§ 41] Quoy qu’il n’y soit pas accompagné de ses dons sensibles et miraculeux qui ne sont pas luy même[88] et qui luy sont infiniment inferieurs, n’est-il pas constant qu’il habite, qu’il agit, qu’il parle, qu’il demande, qu’il désire sans cesse en chacun de nous ? [Il n’est donc ques­tion suivant cette verité de notre foi, que de l’écouter, de luy faire un profond silence, de faire tomber tout mou­vement et toute pente propre pour recevoir plus librement dans le parfait équilibre toutes les impulsions les plus delicates de cet esprit qui ne cesse de demander.] Il ne cherche qu’à parler, qu’à demander, qu’à operer toutes choses en tous[89]. [L’unique obstacle vient de nos empressements, de nos preventions, de nos volontez determinées, de nos desirs auxquels nous tenons, de nos repugnances, de nos secrets retranchements, des bornes que nous donnons à cet esprit.] Si nous ne luy resistons pas directement, du moins nous le contristons par nos [§ 42] hesitations dans l’etat de foy et par nos petits melanges. Voila ce monstre de l’estat passif pour lequel on demande des preuves rigou­reuses comme contre les nouveautez des protestons; l’état passif c’est le christianisme tel qu’il est commandé dans l’Évangile, c’est le pur amour et l’abnegation entiere de soy même; c’est la conformité à toute volonté de Dieu, [222] c’est la fin essentielle pour laquelle nous avons esté créez c’est la souplesse de l’âme à toute impression de la grace en sorte que ne voulant rien de distinct par elle-même elle est toujours voulant ce qu’il plaist à Dieu de luy faire vouloir en chaque moment. [EP-221/2].

Il y a un Amour divin extatique qui ne permet point que les amants soient à eux-mêmes, mais à ce qu’ils aiment[90]. Le mot d’extatique ne doit donner aucune idée de ravissement sensible et passager. C’est un amour qui deffie lame, qui la met hors d’elle, hors de tout retour et de tout interest propre, qui est la sainte indifference, qui ne [§ 49] permet plus à l’âme d’estre sienne, et qui ne l’occupe que du bien-aimé voila dans cet état passif l’indifference voyons quelle en est la raison.

L’âme dit St Denys[91] entre dans la nuict de l’incomprehensibilité dans laquelle elle exclut toutes les apprehensions [227] scientifiques, elle s’attache entierement à ce qui ne peut estre ni touché, ni vu : elle est toute à celuy qui est au dela de tout, elle n’est ni à autruy, ni à aucune chose, ni à soy, mais avec ce qui est entierement inconnaissance incomprehensible par la cessation de toute connoissante, elle y est unie par la meilleure partie d’elle-même (qui est sans doute le fonds intime de la volonté sans reflexion) et par là même qu’elle ne connoit rien elle connoit au-dessus de toute connaissance; voila mot à mot ce que le B. H. J. de la Croix dit de l’evacuation des puissances. Ce n’est ni ravissement ni lumiere passagere. C’est l’estat d’amour [§ 50] et d’union dans la nuict de la foi et la cessation de tout acte apperçu. Il’ dit à Timothée dans la mystique contemplation : laissés les sens et les operations de l’entendement, tout ce qui est sensible et intelligible et tout ce qui est et tout ce qui n’est pas, afin que vous vous esleviez incomprehensiblement, autant qu’il est permis, à l’union [228] avec ce qui est au-dessus de toute essence et de toute sçience.

Il n’est pas permis de dire qu’il parle d’une contemplation par ravissement qui est passagere et involontaire; c’est des enseignements qu’il donne pour entrer dans cet état, c’est une contemplation libre et active qu’il propose pour les commençants; laissez, dit-il, les sens de l’entendement par un exercice fait avec attention. [EP-226/8].

…cela nous fera entendre la force des paroles de saint Augustin qui raconte sa conversation avec sainte Monique. Il faudroit rapporter le chapitre entier. Il est manifeste que saint Augustin represente une Contem­plation absolument conforme à celle dont parle saint Denys; il s’eleve vers ce qu’il appelle ailleurs idipsum : nous verrons dans son explication des Psaumes que cet idipsum selon luy est l’être immobile de Dieu, il passe de degré en degré au dessus de tout ce qui est corporel, il monte inte­rieurement encore plus haut pensant neanmoins et raison­nant encore. Nous arrivâmes[92], dit-il, à nos entendements, [232] et nous les surpassâmes (c’est ce que les mystiques appellent outrepasser) pour atteindre à la region [§ 56] d’abondance intarissable où vous nourrissez, ô Dieu, Israël de vostre eternelle venté. (r) Nous y atteignismes un peu de tout l’élancement de notre cœur (foto ictu cordis), nous soupirâmes, dit-il, et nous laissâmes là comme des marques de notre navigation sur un rivage étranger, les premices de l’esprit attachées, et nous revinmes au bruit des paroles qui ont un commencement et une fin. Nous disions ensuitte si le Tumulte de la Chair se tait etc... si l’âme se tait à elle-même, ipsa sibi anima sileat […233] Voila manifestement l’exclusion de toute image, de tout discours, de tout acte reflechi, de tout retour sur soy même et sur sa propre operation; voila une oraison de silence où lame ne parle point à Dieu, mais ecoute en silence Dieu qui luy parle de cette parole eternelle et substantielle qui est sans succession de discours; voila l’amant qui est occupé du bien aimé et point de son amour; voilà la Contemplation active que saint Denys propose à Timothée commençant. Il est vray que saint Augustin ne l’a icy que passagere, aussy n’est il alors que commençant; nous trouvons encore precisement le même chose dans l’auteur des Meditations attribuées à St Augustin 2; il veut que dans le silence de toutes les creatures et de lame même, elle se quitte et parvienne [§ 58] à Dieu pour fixer en lui seul les yeux de la foy oculos fidei figat. [EP-231/3].

Mais il n’est pas [§ 68] question de l’autorité de Cassien, il s’agit de celle de saint Anthoine patriarche des Solitaires et des Contemplateurs qui est sans doute de la plus grande autorité pour la vie interieure. Il s’agit d’une tradition constante, quoy que secrette, des plus sublimes solitaires sur une oraison qui est le but de tout leur état; qui est un état elle-même, et une immobilité de lame, une oraison perpetuelle et incorruptible sans discours, sans actes, sans images, qu’on commence selon la méthode de saint Denys par une contemplation active et toute reünie dans une seule occupation simple qui finit par un état de lame immobile et par une inspiration semblable à celle des ecrivains sacrez. Enfin remontez à saint Clement et vous trou-[239]verez dans son Gnostique toute la voye de l’oraison passive [§ 69] apprise des Disciples immediats des Apôtres. Voila sans doute une Tradition bien constante qui explique les passages mystérieux de l’ecriture sur lesquels elle est fondée. N’est il pas admirable d’entendre parler d’un costé saint Clément et saint Anthoine, et de l’autre saint Denys presque dans les mêmes termes ? [EP-238/9].


 


 

 

Le Gnostique de saint Clément

Le Gnostique, composé peu après le Mémoire sur l’Etat passif, est un opuscule de Fénelon du plus grand intérêt parce qu’il exprime avec bonheur ce que Fénelon entend par amour pur, hors de tout sentiment et ressenti. Il traduit également l’esprit qui animait le cercle quiétiste à l’époque des rencontres d’Issy, et le désir - largement partagé, il existait également à Port-Royal - de remonter aux véritables sources chrétiennes, par l’intermédiaire de saint Clément, le plus ancien des Pères. De nombreux thèmes sont repris par Fénelon et madame Guyon : les enfants, notion fondamentale chez Clément signifient jeunesse, nouveauté et non infantilisme ; le christianisme n’est pas une pure espérance, mais implique une certaine participation à la vie divine ; la bonté et l’amour de Dieu créateur sont soulignés et il vaut mieux imiter Jésus plutôt que d’être crucifié avec lui ; le thème de la  divinisation est bien présent. En voici quelques extraits[93] :

CHAPITRE III De la vraie Gnose. (170)

 [...] Je dis que c’est l’amour qui fait le comble de la gnose. Ce n’est pas que le simple juste n’ait l’amour à un certain degré ; mais l’amour pur, l’amour qui absorbe toutes les autres vertus en lui, est l’essence de la gnose parfaite. Je vais expliquer ceci dans toutes ces parties et le prouver par les paroles de notre auteur.[...]  Je dois donc montrer : 1° que la gnose n’est point le simple état du fidèle ; 2° qu’elle consiste dans la contemplation et dans la charité ; 3° que c’est une contemplation et une charité habituelle et fixe ; 4° que c’est une charité pure et désintéressée.[...]

[181] Vous voyez toujours une sorte de charité pure et permanente, qui surpasse la foi et même l’espérance, qui fait le caractère de la gnose, et qui la met infiniment au-dessus de la foi simple, animée par un amour intéressé pour la récompense telle qu’elle est dans le commun des justes. Vous voyez que la gnose, si on pouvait la séparer du salut, serait préférable au salut même, pour une âme généreuse et gnostique, qui n’a point d’autre motif, en aimant Dieu, que l’amour de Dieu même. Voilà saint Clément qui fait ces suppositions impossibles et ces précisions métaphysiques que les savants modernes regardent, dans les mystiques, comme des raffinements ridicules et des nouveautés inventées par des cerveaux creux. Les voilà dans les mêmes termes. C’est que l’amour pur est de tous les temps ; et que l’amour pur, dans la délicatesse infinie de sa jalousie, va jusqu’au dernier raffinement. […]

Mais reprenons les paroles de notre auteur [Strom. IV, 22, 137] : « Celui qui est parfait, dit-il, fait le bien, mais ce n’est point à cause de son utilité. Quand il a jugé qu’il est bon de faire une chose, il s’y porte sans relâche, non en négligeant ceci et en faisant cela ; mais, étant établi dans l’habitude de faire le bien sans discontinuer, non à cause de la gloire que les philosophes appellent bonne renommée ni pour la récompense qui vient des hommes ou de Dieu, il rend sa vie parfaite selon l’image et la ressemblance du Seigneur. » Saint Clément conclut, en cet endroit [Strom. IV, 22, 138], que celui qui est véritablement bon, et établi dans cette habitude, imite la nature du bien, c’est-à-dire « qu’il se communique et qu’il n’agit que selon sa nature, sans autre pente que celle de bien faire ».

Le gnostique, dit saint Clément [Strom. VI, 9, 73], « demeure dans une même situation et immuable, aimant gnostiquement. » [...] Mais cette contemplation est-elle une espèce d’extase, empêche-t-elle les occupations communes de la vie ? Tout au contraire, c’est une union habituelle avec Dieu, qui anime l’homme et qui facilite toutes les fonctions de la vie où la Providence nous met.

Écoutez saint Clément [Strom. VII, 7, 35]: « ce n’est point dans un lieu marqué, dans un temple choisi, ni en un certain jour de fête marqué, mais c’est pendant toute la vie, et en tout lieu, soit que le gnostique soit seul, soit qu’il se trouve avec plusieurs fidèles, qu’il honore Dieu. C’est-à-dire qu’il lui rend grâce de l’avoir établi dans la gnose. » Il ajoute encore que « le gnostique est toujours avec Dieu sans interruption ». « Toute notre vie, dit-il encore, étant un jour de fête ; persuadés que Dieu est présent partout, nous labourons en le louant, nous naviguons en chantant ses louanges. » Il prie, dit encore ce Père [Strom. VII, 7, 19], « en tous lieux et cela ne paraîtra pas à plusieurs ; il prie en se promenant, en conversant, en se reposant, en lisant, en faisant des choses raisonnables ; il prie en toutes manières » ; c’est-à-dire, quelque chose qu’il fasse.

Toutes ces expressions marquent clairement une contemplation habituelle ; sans actes réfléchis et distincts ; sans effort ni contention d’esprit, sans extase ni lumière particulière ; les différentes pensées n’y entrant point, comme l’assure notre auteur, et les images en étant exclues. C’est une contemplation d’état permanent et fixe, que nulle occupation extérieure n’interrompt, qui est du cœur, et non pas de l’esprit ; de l’amour, et non pas du raisonnement. […]

Voilà cet, amour d’abandon, duquel on fait un crime aux mystiques. Ils n’entendent, par abandon total, qu’un amour qui n’est borné à aucune épreuve. Au reste, le mot de spirituel est, dans ce langage, plus fort et plus remarquable que dans le nôtre. Car, selon le langage de saint Paul [par ex. I Cor. 2, 15 ; Gal. 6, 1], il veut dire inspiré par l’esprit de Dieu ; au lieu que parmi nous, d’ordinaire, il signifie seulement un homme éclairé sur les choses qui regardent les vertus. Vous voyez que c’est par un amour sans bornes et sans réserve qu’on devient l’homme spirituel, « et qu’on est fait une même chose avec l’esprit de Dieu ». [...] 

Voulez-vous savoir encore comment le gnostique prie ! [...] Nous l’avons déjà dit, et je le répète, n’attendez pas des actes variés. Son genre de prière est  « l’action de grâce pour le passé, le présent et le futur comme déjà présent par la foi » [Strom. VII, 12, 69]. Mais cette action de grâces comment se fait-elle ? Cette apparente multitude d’actes se réduit à se « complaire simplement dans tout ce qui arrive » [Strom. VII, 7, 45].

 [212] Ainsi ce qui est exprimé, d’une manière active et multipliée, se réduit à une disposition simple et passive. Mais rien ne nous montrera davantage la véritable pensée de saint Clément qu’une objection qu’il se fait à lui-même : « Toute union, dit-il [Strom. VI, 9, 73], avec les choses belles et excellentes se fait par désir ; comment donc peut demeurer dans l’apathie celui qui désire ce qui est beau ? » Voici sa réponse : « Ceux qui parlent ainsi ne connaissent pas ce qu’il y a de divin dans l’amour ; car l’amour n’est plus le désir de celui qui aime, mais une ferme conjonction qui établit le gnostique dans l’unité de foi. Il n’a plus besoin ni temps, ni de lieu. Celui qui est ainsi par l’amour dans les choses où il doit être, ayant reçu son espérance par la gnose, ne souhaite plus rien, puisqu’il a autant qu’il est possible ce qui est désirable. »

CHAPITRE XI : Le gnostique est déifié. [217]

Quand on entend dire aux mystiques qu’après les épreuves et la mort intérieure, l’âme est transformée, en sorte qu’elle est déiforme, cet état divinisé ou déifié parait une chimère à tous les docteurs spéculatifs. Ce n’est pourtant pas une invention moderne : saint Clément, Cassien et saint Denys ne nous permettent pas de le croire. « Celui, dit, saint Clément, qui obéit au Seigneur, qui suit l’inspiration et la prophétie donnée par Lui, devient parfaitement, selon l’image du Maître, « un Dieu conversant dans la chair » [Strom. VII, 16, 101]. « Le gnostique, dit-il ailleurs, est donc déjà divin et saint, portant Dieu et étant porté de Dieu » [Strom. VII, 13, 82]. […] « Celui, dit-il encore ailleurs, qui abandonne sa vie à la vérité devient en quelque manière dieu, d’homme qu’il était » [Strom. VII,16, 95]. « Le Verbe, dit-il ailleurs, scelle dans le gnostique une parfaite contemplation selon sa propre image, en sorte que le gnostique est une troisième image divine, semblable autant qu’il est possible, à la seconde cause et à la véritable vie par laquelle nous vivons véritablement » [Strom. VII, 3,16]. Ces passages sont si formels, et les expressions en sont si étonnantes, qu’ils n’ont besoin d’aucun commentaire, pour en sentir la force. On n’a qu’à se représenter toujours combien on serait scandalisé d’un mystique de notre temps qui oserait parler ainsi.

[…]

[222] Que si on me presse de dire, en philosophe, mes conjectures, j’avouerais que je ne vois nulle distinction réelle entre l’âme et ses trois puissances. Je ne suis pas même persuadé que le fond de la substance de l’âme soit autre chose que penser et vouloir. Dès que j’ôte penser et vouloir, je ne conçois plus rien qui reste[94]. Une union, qui se fait par contemplation amoureuse ne peut se faire que par pensée et volonté.

[…]

En veut-on un exemple ?... Je donne celui d’un homme, autant livré par l’habitude que par la nature à son amour-propre. Il s’aime toujours, sans actes formels ni réfléchis […] il ne se met jamais dans cet amour, mais il s’y trouve toujours actuellement, foncièrement [223] et invariablement établi, toutes les fois qu’il veut s’observer[95]. Il ne pense pas toujours à soi-même […] Les pensées et les affaires qui l’occupent sont des distractions, si on les considère par rapport aux actes excités et réfléchis ; puisque, dans ce temps-là, il cesse de penser formellement et distinctement à lui-même. […] Ces apparentes distractions ne peuvent distraire l’âme ; au contraire, elles sont la pratique de l’attention unique de l’âme à elle-même ; car elle rapporte tout à son intérêt et à son plaisir, dans les affaires et dans les amusements.

Changez seulement les noms ; et dites du gnostique, ou de l’homme passif, touchant l’amour de Dieu, tout ce que je viens de dire de l’homme livré à son amour-propre. Vous n’aurez plus de peine à entendre cette union substantielle, immédiate et permanente, où les formalités des actes excités et réfléchis, ni les pratiques méthodiques ne sont plus d’usage.

[…]

[232] Le gnostique, dit encore saint Clément, « devenu à Dieu, se crée et se forme lui-même ; et il forme aussi ceux qui l’écoutent » [Strom. VII, 3, 13]. Voilà le gnostique qui n’a point besoin d’être conduit, et qui conduit les autres. Voilà les auditeurs du gnostique bien marqués ; il les instruit, et sa parole met en eux l’ornement de la perfection. Saint Clément ajoute des expressions si étonnantes qu’on ne pourrait les croire, si on ne les lisait. « Le gnostique, dit-il, supplée à l’absence des apôtres; vivant avec droiture, connaissant exactement ; et, dans ceux qui lui sont proches, transportant les montagnes de son prochain et aplanissant les inégalités de leurs âmes » [Strom. VII, 12, 77]. On n’en peut plus douter, voilà le gnostique, qui, sans aucun caractère marqué, enseigne, dirige et perfectionne les âmes, avec une autorité apostolique : portant tout sur lui, comme saint Paul, et étant rempli d’une vertu efficace et miraculeuse, pour la sanctification des âmes. Dieu le fait ainsi, pour suppléer à l’absence des apôtres, laquelle doit durer jusqu’à la consommation des siècles ; ce qui suppose sûrement que Dieu donnera des gnostiques, dans tous les siècles, jusqu’à la fin. 

Mais voici une chose bien remarquable, et qui doit être prise comme une clé générale des Stromates. Le même saint Clément, qui nous assure tant de fois que le gnostique est dans une union inamissible, imperturbable, inaltérable et qu’après avoir consommé toute purification, il est entré dans l’apathie de Dieu, et qu’il ne peut plus être tenté, ni avilir besoin de vertu ; le même Père, dis-je, nous assure que le gnostique « a des tentations » ; il ajoute aussitôt : « non pour sa purification, mais pour l’utilité de son prochain » [Strom  VII, 12, 76]. Voilà le gnostique tenté comme Jésus-Christ, pour autrui. La tentation ne vient pas de son fonds, qui est dans une paix imperturbable ; elle vient d’une impulsion étrangère, c’est ce que semble exprimer cette expression. [...] C’est l’esprit de Dieu qui le mène pour être tenté, c’est un mystère de grâces. Ce qu’il a éprouvé autrefois pour lui-même, il l’éprouve de nouveau pour les enfants que Dieu donne selon la foi. Il souffre les douleurs de l’enfantement, comme l’apôtre. […] Ainsi quand saint Clément parle de la tradition des apôtres, touchant la gnose, il parle avec la plus grande autorité qu’on puisse trouver sur la terre, après celle des apôtres. Même, il touche à leur temps ; il dit que ses maîtres ont appris de Pierre, de Jacques, de Jean et de Paul.

[…]

[255] Il est suffisant à lui-même. Enfin il ne désire rien, même pour sa persévérance ; car lorsqu’on est entré dans le divin de l’amour, l’amour parfait n’est plus un désir, mais une union ou unité fixée et tranquille.

Cette lumière est stable. C’est une égale stabilité de l’esprit ; on n’en peut jamais être arraché. C’est une vertu qui ne se peut perdre ; le gnostique en cet état est dans sa disposition propre et naturelle ; il a l’être même de la bonté. Il est toujours immuable dans ce que la justice demande. L’affliction ne peut pas non plus le troubler, que le feu détruire un diamant. Sa contemplation est infuse et passive ; car elle attire le gnostique, comme l’aimant attire le fer, ou comme l’ancre, le vaisseau ; elle le contraint, elle le violente, pour être bon ; il ne l’est plus par choix, mais par nécessité. La sagesse se contemple elle-même en lui ; c’est dans la volonté du Seigneur qu’il connait la volonté du Seigneur ; et par l’esprit divin qu’il entre dans les profondeurs de l’esprit.

Il est inspiré, prophète, mais prophète par le pur amour, qui lui rend l’avenir présent ; car c’est l’onction qui lui enseigne tout ; et loin de pouvoir être enseigné, il ne peut être ni entendu, ni compris. Nul chrétien pathique et mercenaire, quand même il serait docteur, ne peut le comprendre, et encore moins le juger. Au contraire, c’est à lui à juger quels sont les fidèles dignes de son instruction sur la gnose. Il est dans l’état apostolique, et suppléant à l’absence des apôtres, non seulement, il enseigne, à ses disciples, les profondeurs des Écritures, mais encore, il transporte les montagnes et aplanit les vallées dans l’âme du prochain. Il souffre intérieurement des tentations pour purifier ses frères. Enfin il est bien heureux, suffisant à lui-mème, déiforme ou Dieu sur la terre ; vivant dans la chair, comme sans chair, arrivé à l’âge de l’homme parfait et hors du pèlerinage.


 


 

 

L’Union chez Cassien

 Tradition des ss. Pères du Désert sur l’état fixe d’oraison continuelle ou Examen de la IX. et X. Conférence de Cassien, par Feu Monsr. Fénelon, Archevêque-Duc de Cambrai.”[96]

[…]

Et il assure que l’Oraison et les vertus sont [336] inséparables, en sorte qu’on ne parvient à ce genre d’Oraison perpétuelle et sublime, qu’après avoir vidé du cœur tout ce qu’on en arrache en le purgeant et tous les débris des passions mortes [...]

Il faut donc qu’il y ait une certaine disposition fixe et habituelle de l’âme, toujours tournée vers Dieu par état, qui soit cette oraison continuelle, et que les affaires ni même les distractions continuelles ne puissent interrompre. Il faut qu’elle dure lors même que l’âme ne l’aperçoit point et que l’imagination présente d’autres objets. C’est une tendance secrète et continuelle de la volonté vers Dieu, qui n’est point un mouvement interrompu et par secousse ; mais une pente habituelle et uniforme, qui fait que la volonté par son état et par son fond ne veut plus que Dieu, et le laisse sans cesse faire tout en elle.

Cette union à Dieu ne peut être ni par effort [337] ni par excitation du cœur, ni par contention d’esprit ni par une vue distincte. Rien de tout cela ne peut être absolument continuel : car tout ce qui est distinct et marqué, ne l’est que par être différent de ce qui précède et de ce qui suit ; d’où il faut conclure que toutes ces choses distinctes ne sont que passagères. Aussi voyons-nous que ceux qui parlent de cette Oraison sans interruption, ne veulent pas même la nommer union mais unité, pour en exclure toute action distincte. C’est ce que dit saint François de Sales[97] : c’est pour cela que le même saint dit que l’Oraison, dont il parle, dure même en dormant[98]. C’est cette présence de Dieu que l’Écriture représente comme continuelle dans certains hommes de l’Ancien Testament[99] : Ils marchaient en la présence de Dieu. Toute leur voie, toute leur conduite , toutes leurs actions communes n’étaient que présence de Dieu.

On ne pense pas toujours à la lumière, mais on la voit toujours sans réflexion et c’est par elle qu’on voit tout le reste. Il en est de même pour certaines âmes .Elles ne pensent pas toujours à Dieu d’une façon distincte et aperçue : mais elles en ont toujours une certaine occupation d’autant plus secrète et confuse, qu’elle est plus intime et devenue plus naturelle. Ils ne font point des actes d’amour, mais ils aiment sans penser à aimer ; comme tous les hommes aiment sans cesse à être heureux, sans chercher distinctement [338] ni plaisir, ni intérêt, ni bonheur. L’âme pénétrée de Dieu est de même pour lui. Voilà donc un état où l’on fait Oraison en tout temps et en tout lieu sans intermission. C’est-à-dire que toutes les fois que l’âme s’aperçoit elle-même, elle se trouve non pas disposée à faire des actes ; mais dans une conversion constante, habituelle, et fixe vers Dieu qui est une espèce d’unité avec lui. Dans le moment où l’âme aperçoit Dieu , elle ne commence point à s’unir ; mais elle se trouve déjà toute unie et elle sent qu’elle l’a toujours été, lors même qu’elle n’y pensait pas actuellement.

Voilà ce que les mystiques appellent état d’oraison continuelle.


 


 

 

Instruction pastorale sur l’Explication des maximes (15sept1697)

Tout le plan de mon livre se réduit à deux points essentiels. Le premier est de reconnaître que la charité, principale vertu théologale, est un amour de Dieu indépendant du motif de la récompense, quoiqu’on désire toujours la récompense dans l’état de la charité la plus parfaite. Le second est de reconnoitre un état de charité parfaite, où cette vertu prévient, anime tous les autres, en commande les actes, et les perfectionne sans leur ôter leurs motifs propres, ni leur distinction spécifique; en sorte que les âmes de cet état n’ont plus d’ordinaire aucune affection mercenaire ou intéressée. Voilà en gros le plan de l’ouvrage; venons au détail. (OV2-287a)

… il est certain par la foi que Dieu veut le salut de chacun de nous, et qu’il veut que nous le croyions.  …on n’a qu’à lire ce que j’ai dit de la nécessité indispensable où nous sommes de nous aimer toujours nous-mêmes ; faute de quoi nous tomberions, suivant le principe des Manichéens, dans une haine impie de notre âme, en supposant une mauvaise nature, ce qui seroit le renversement de l’ordre. (OV2-295b)

Celui qui ne s’aime plus d’ordinaire que par charité , et du même amour dont il aime son prochain en Dieu et pour Dieu, ne s’en aime pas moins que celui qui s’aime encore d’un amour natu­rel et mercenaire, outre l’amour de charité. Plus on s’aime d’un amour parfait, plus on se

désire tous les vrais biens. Alors on se désire tous les biens, même temporels , dans l’ordre de la Providence , sans inquiétude ni empres­sement. À combien plus forte raison se désire ­t-on tous les biens spirituels pour le salut, qui est la consommation du plus pur amour ? L’âme la plus parfaite désire et demande donc avec l’Église tous les mêmes biens que l’âme im­parfaite désire en formant les mêmes deman­des. Toute la différence qui est entre elles n’est point du côté de l’objet, mais du côté de l’affec­tion avec laquelle la volonté le désire. Elle se réduit à ce que l’âme parfaite ne se désire d’or­dinaire tous ces biens que par un pur amour de charité, au lieu que l’imparfaite se les désire aussi d’ordinaire par un amour naturel qui la rend mercenaire, ou intéressée. (OV2-296a)

“O mon Dieu, s’écrie ailleurs ce grand saint [Anselme, De mensuratione Crucis, cap. IV] celui qui se renonce tout entier pour vous avoir, qui périt à soi-même pour vivre en vous, qui n’est plus rien à soi pour n’être quelque chose qu’en vous , celui-là, pourvu qu’il n’ait plus rien en soi, ne craint plus de rien perdre de soi. Mais il est toujours assuré que vous conservez ce qui est à vous. Si les peines de l’enfer et celles du purgatoire le menacent, il ne s’en soucie guère, parce que le voyageur sans argent chante devant le voleur. Celui qui s’est renoncé ne craint plus de se perdre…” (OV2-308b)

“L’amour, dit ailleurs ce Père [saint Bernard, Serm. 83 in Cant.], se suffit et se plaît par lui-même et pour lui-même, il est son mérite et sa récompense... j’aime parce que j’aime. J’aime pour aimer. L’amour pur n’est point mercenaire , il ne tire point de force de l’espérance.” (OV2-310b)

Cet auteur [ Denis le chartreux, De vit. et fin. solit., lib. II, art. XIV] ajoute que « ces enfans cachés sont consumés par l’amour, réduits au néant, transformés en Dieu, et unis à lui indissolublement dans cette transformation. » Dans cette transformation « l’âme sortant de soi, et s’écoulant , est plongée et engloutie dans l’abîme de la divinité, après avoir dépouillé toute propriété de soi-même et de tout le reste des créatures. » Cette propriété dont elle se dépouille est l’intérêt propre. Elle est, dit-il, fondue, anéantie, et perdue à l’égard d’elle-même. Elle n’aperçoit plus de distinction entre Dieu et elle. » « Celui, dit-il encore, qui aime Dieu de toutes ses forces, le fait sans aucune vue d’avantage, ni de récompense, ni parce que Dieu lui convient, ou qu’il en a besoin. » Il ajoute que « cette âme l’aime pour sa beauté , sa sainteté ; etc. » (OV2-312a) […] « Il nous a aimés n’espérant aucun bien de nous, car il n’a pas besoin de nos biens. Il nous a créés et régénérés pour notre salut, non pour notre justice, mais pour sa bonté très libérale; car il a fait toutes choses pour lui‑même. Ainsi, quand nous l’aimons pour sa très pure bonté, non par l’horreur des peines, ni par le désir des récompenses, nous devenons déiformes. » (OV2-312b)

Voici ce qu’elle ajoute sur les âmes de la septième Demeure [sainte Thérèse, Ch.III] : « Le premier effet du mariage spirituel est un oubli de soi, en sorte qu’il semble à l’âme , en cet état, qu’elle n’est plus, parce qu’elle est toute en telle manière qu’elle ne se connaît plus. Elle ne songe plus s’il doit y avoir pour elle un ciel, une vie, une gloire, parce qu’elle est toute occupée de celle de Dieu.... Ces personnes ne désirent point de mourir, mais au contraire de vivre plusieurs années en souffrant de très grands travaux, pourvu que le Seigneur soit tant soit peu glorifié par là. » Quand elle dit que le motif de la gloire n’encourage plus ces âmes, c’est dans le même sens auquel nous avons vu, dans saint Bernard, que le pur amour ne tire plus de forces de l’espérance. (OV2-316b)

Il ajoutait [Le frère Laurent de la Résurrection, p. 53] que « depuis il ne songeait ni à paradis; ni à enfer; que toute sa vie n’était qu’un libertinage et une réjouissance continuelle. » (OV2-321a) [et aussi (OV2-268b) après :] « cette peine lui avait duré quatre ans…»

Les suppositions impossibles de la priva­tion des biens éternels en aimant toujours Dieu, ne doivent pas être regardées comme des trans­ports aveugles et rapides qui ne signifient rien de précis. Les saints les ont faites tranquille­ment, pour exprimer leur disposition ordinaire… (OV2-323a)

Le repos en Dieu doit être une action véritable. C’est une occupation réelle de Dieu qui consiste dans sa connoissance et dans son amour. Vacate, et videte quoniam ego sum Deus. Enseignez que toute la vie intérieure ne consiste que dans des actes réels successifs et délibérés, qu’il faut renouveler le plus souvent qu’on peut, sans inquiétude ni empressement. (OV2-328a)

Sur les oppositions véritables…,

XXIV. C’est dans les endroits où saint Thomas veut distinguer précisément la charité et l’espérance qu’on peut trouver ces véritables notions sur ces deux vertus. « Il y a , dit ce saint docteur [2.2 Quaest. XVII, art.VIII puis VI], un amour parfait, et un amour imparfait. Le parfait est celui par le­quel on aime quelqu’un en lui-même, en lui voulant du bien, comme un homme aime son ami. L’amour imparfait est celui par le­quel on aime quelque chose non en elle­-même, mais afin que quelque bien nous en revienne, comme un homme aime la chose pour laquelle il a une sorte de concupiscence. / Ce premier amour appartient à la charité qui s’attache à Dieu considéré en lui-même. L’espérance appartient au deuxième amour ; car celui qui espère tend à obtenir pour soi quelque bien. »

Voilà l’espérance moins parfaite que la charité , et pourquoi? Parce qu’elle cherche Dieu en tant qu’il nous en revient un bien , c’est-à-dire, la béatitude , et que la charité s’attache à lui , en le considérant simplement en lui-même. Cette doctrine est évidemment confirmée par ces paroles du même saint docteur. « Ce qui est par soi est plus parfait que ce qui est par autrui…» (OV2-412ab)

 

 


 


 

 

Propositions des Maximes justifiées par de saints auteurs (15 déc1698)

La jouissance n’est que l’union ou repos dans le bien-aimé par le pur amour sans le motif de notre utilité. Suivant saint Thomas, plus l’âme s’occupe de cet amour sans chercher même ce qui la regarde dans la louange de Dieu, plus elle est parfaite. Cette perfection commence en ce monde. Elle est l’occupation ordinaire et principale des âmes parfaites. Le saint docteur recommande cette jouissance dans toutes nos œuvres et pour toutes nos œuvres, dans tous les dons et pour tous les dons. Rejeter cette voie, c’est être aveugle et insensé quoiqu’on soit juste, et toutes les œuvres en sont moins parfaites. (OV3-254b)

« J’ai par la grâce de Dieu un contentement sans nourriture et un amour sans crainte c’est-à-dire qui ne manque jamais. La foi me semble du tout perdue, et l’espérance morte parce qu’il me semble que je tiens et possède ce que autrefois je croyais et j’espérais. Je ne vois plus d’union, parce que je ne puis plus voir autre chose que Dieu seul sans moi. Je ne sais où je suis, et je ne cherche pas à le savoir, et je ne veux pas le savoir, ni en avoir nouvelle. » [sainte Catherine de Gênes, Vie, Ch. XXII]. (OV3-255a)

« Il faut tâcher de ne chercher en Dieu que l’amour de sa beauté, et non le plaisir qu’il y a en la beauté de son amour. »  [saint François de Sales,] Amour de Dieu, liv. IX, ch. X. (OF3-259b)

« Que l’âme fidèle sache qu’aussitôt que l’es­prit atteint à cette sagesse, quand même tous les sages du monde et tous les philosophes vien­draient disputer, et lui dire : ‘Votre foi n’est pas la foi véritable; vous vous trompez;’ l’âme ré­pondrait : ‘C’est vous-même qui vous trompez, et c’est moi qui ai la véritable foi d’une ma­nière bien plus heureuse, ayant un fondement infaillible par l’union d’amour, que je ne pourrais l’avoir par les raisonnements et par les re­cherches. » [saint Bonaventure,] Myst. Theol., Liv.III, part. I. […]« L’âme jouit, par cette union intime d’amour, d’une si grande liberté, qu’elle ne peut être conçue que par ceux qui en ont une connais­sance expérimentale. » (OV3-264a)

« Qu’est-ce que chercher son propre intérêt, soit honorable, soit délectable, soit utile, dans le royaume éternel, sinon faire entrer un ennemi dans la Jérusalem céleste? Qu’est-ce, sinon désirer de trouver dans le paradis ce qui n’y fut et n’y sera jamais, qui est la propriété ? [Le Camus, év. de Belley, ] De la souveraine fin des actions chrét. p. 27. / Si vous continuez à leur dire qu’il faut servir Dieu seulement pour Dieu ; qu’il faut renoncer à ses intérêts propres et temporels et éternels pour le seul amour, c’est-à-dire pour le seul intérêt de la gloire de Dieu ; qu’il ne faut aimer que Dieu en toutes choses, et n’aimer aucune chose qu’en Dieu ; aussitôt les plus modérés vous enverront an ciel, où ils diront que l’amour de Dieu se pratique de cette sorte, et non pas en terre : comme si le Sauveur nous avait enseigné dans l’oraison dominicale à demander à son Père une grâce d’impossible pratique ici-bas ; quand nous le prions que sa volonté soit faite par nous en la terre, comme elle est faite au ciel par ses élus. Et les moins réservés crieront aussitôt à l’extravagance, à la bizarrerie , ou peut-être à l’erreur ou à l’hérésie ; car étant nourris.... en leurs anciennes opinions et coutumes serviles ou mercenaires ils ne peuvent comprendre ce que c’est d’aimer Dieu pour lui-même : comme s’il n’avait pas assez de propre mérite pour être aimé de cette sorte , quand il n’aurait point eu sa droite les délectations des récompenses qui n’ont point de fin, ni en sa gauche le glaive des supplices. Ibid. p. 123. » (OV3-267ab)

« Ici l’homme déjà fondu recoule en Dieu son origine.... Etant transformé au-dessus des images, et n’ayant plus sa propre forme, il arrive à un certain état dénué d’images, et est tellement DÉIFIE, QUE TOUT CE QU’IL EST , ET QUE TOUT CE QU’IL FAIT, DIEU L’EST ET L’OPÈRE EN LUI; en sorte que ce que Dieu est essentiellement par sa nature, cette âme le devienne par grâce ; car encore qu’elle ne cesse point d’être créature, elle devient néanmoins toute divine et déiforme. Elle meurt étant toute consumée du feu de l’amour... C’est ici que l’homme aperçoit qu’il s’est perdu lui-même. IL NE SE CONNOÎT, IL NE SE TROUVE, IL NE SE SENT PLUS NULLE PART; CAR IL NE CONNOÎT PLUS QU’UNE SEULE TRÈS SIMPLE ESSENCE QUI EST DIEU... C’EST POURQUOI IL N’Y A PLUS LA QUE LA TRÈS-PURE DIVINITE ET L’UNIT ESSENTIELLE.... Dans cet homme, qui devient un même esprit avec Dieu , Dieu lui-même opère sans intermission. Ainsi les œuvres de cet homme sont au-dessus des œuvres de tous ceux qui ne sont pas dans cette union avec Dieu. Instit. append. I. c. 1. / Dieu partage son royaume avec cette âme, (OF3-281a), car il lui donne une très pleine puissance sur le ciel et sur la terre, et, qui plus est, sur lui-même, en sorte qu’elle soit la maîtresse de toutes les choses dont il est le maître. Mais elle ne se repose point en ces choses en y regardant sa délectation : CAR ELLE EST TELLEMENT MORTIFIÉE QU’ELLE NE CHERCEH NULLE PART SON PROPRE AVANTAGE, NULLE PART SON UTILITÉ PROPRE. Ibid. » (OV3-280b-281a)

« Ces anxiétés d’esprit, que nous avons pour AVANCER notre perfection et pour voir si nous avançons, ne sont nullement agréables à Dieu, et ne servent qu’à satisfaire l’amour propre qui est un grand tracasseur. Entret. VII. p.110. / Tenez vos yeux haut élevés, ma très chère fille, par une parfaite confiance en la bonté de Dieu. Ne vous empressez point pour lui ; car il a dit à Marthe , qu’il ne vouloit pas, ou du moins qu’il trouvoit meilleur , qu’on n’eût point d’empressement , non pas même à bien faire. Ne veuillez pas être si parfaite. Ep. XII. l.VI. p.423. » (OV3-282a)

Blosius. / « L’âme connaît Dieu mieux que ses yeux extérieurs ne connaissent le soleil visible. Elle est établie en Dieu jusqu’à un tel point qu’elle (OF3-285a) le sent plus près d’elle , qu’elle ne l’est elle­-même. De là vient que cet homme mène déjà une vie déiforme et suressentielle, devenant conforme à Jésus-Christ selon l’esprit , selon l’âme et selon le corps. Soit qu’il mange ou qu’il boive, soit qu’il veille ou qu’il dorme, Dieu, qui vit suressentiellement en lui, y opère toujours. Dieu lui-même enseigne un tel homme sur toutes choses, et lui découvre les sens spirituels et mystiques ; ... car son âme est déjà un miroir clair et sans tache , conve­nablement exposé au divin soleil. [Louis de Blois :] Inst. c. XII. § 2.

« Quoique ces hommes aimables soient abon­damment éclairés par la lumière divine dans la­quelle ils connoissoient clairement ce qu’ils doi­vent faire et ne faire pas , ils se soumettent néanmoins volontiers aux autres pour l’amour de Dieu..... Ils n’ont aucun sentiment sur eux- mêmes. Ibid. § 4. » (OV3-284b-285a)

Le frère Laurent. / « Depuis mon entrée en religion (ce sont ses paroles) je ne pense plus ni à la vertu ni à mon salut. » Or l’espace de temps dont il s’agit étoit d’environ quarante ans. P. 14. (OV3-287b)

XXVe PROPOSITION. / « On peut dire en ce sens que l’âme passive et désintéressée ne veut plus même l’amour en tant qu’il est sa perfection et son bonheur, mais seulement en tant qu’il est ce que Dieu veut de nous. » P. 226. / NOTE: / On ne retranche ici le désir de l’amour qu’en tant qu’il est notre propre perfection et notre propre béatitude, comme tout le texte du livre le répète cent fois, c’est-à-dire que je ne retranche que la propriété. Mais on les désire alors en tant que voulues de Dieu pour sa gloire, et de cette manière on ajoute le motif de la charité à celui de l’espérance. » (OV3-287b)

Vie du frère Laurent. […] Il disait que toutes les pénitences et autres exercices ne servaient que pour arriver à l’u­nion avec Dieu par amour : qu’après y avoir bien pensé, il avait trouvé qu’il étoit encore plus court d’y aller tout droit par un exercice continuel d’amour, en faisant tout pour l’a­mour de Dieu.... qu’il ne pensoit ni à la mort, ni à ses péchés, ni au paradis, ni à l’enfer, mais seulement à faire des petites choses pour l’amour de Dieu. P. 61 et 62. (OV3-292b)

Cassien. […] « Cela arrivera quand tout amour, tout désir, toute affection, tout effort, toute pensée en nous , quand tout ce que nous voyons, tout ce que nous disons, tout ce que nous espérons sera Dieu , et que l’unité qui est maintenant du Père avec le Fils, et du Fils avec le Père, sera transfuse dans nos âmes.... Telle est la fin de la perfection du solitaire… [Cassien] Conf. X, ch.VI. » (OV3-297a)

« Sur quoi son expérimenté maître spirituel, pour l’affermir en ce chemin, lui disoit : N’ayez point soin de vous-même, non plus qu’un voyageur qui est embarqué de bonne foi sur un navire, qui ne prend garde qu’à s’y tenir. [Vie de la Mère de Chantal] Part. III, Ch. IV. p. 398 et suiv. » (OV3-298b)

BLOSIUS. / « Enfin toute image ou pensées des choses passagères, même des anges et de la passion du Seigneur, ou toute pensée intellectuelle est à l’homme en cette vie un obstacle, lorsqu’il veut s’élever à l’union mystique avec Dieu qui est au-dessus de toute substance et de toute intellection. Dans cette heure-là il faut éviter et laisser ces sortes de pensées et d’images saintes (qui en d’autres temps sont reçues et conservées très utilement), parce qu’elles mettent quelque milieu entre Dieu et l’âme. C’est pourquoi que le contemplatif qui désire arriver à l’union, aussitôt qu’il se sent enflammé d’un fort amour de Dieu , et enlevé en haut, retranche les images ; qu’il se hâte d’entrer dans le sanctuaire et dans le silence éternel , où il y a une opération toute divine , et non humaine. I. App. Inst. ch. XII. p. 325. » / Le fond caché de l’âme.... est entièrement simple, essentiel et uniforme. En lui il n’y a point de multiplicité, mais l’unité ou les trois puissances supérieures n’en font qu’une. Ici règnent une tranquillité et un silence suprême, parce qu’aucune image ne peut jamais atteindre jusque là. Ibid. Ch. XII. § 4. » (OV3-301a)

 


 

 

Œuvres spirituelles :

Nous reprenons le titre utilisé dans l’édition moderne du choix fénelonien édité par J. Le Brun en Pléiade [OP]

I. Lettres et opuscules spirituels

V. Sur les fautes volontaires[100] […] Concluez, Madame, que, pour faire tout ce que Dieu veut, il y a bien peu à faire en un certain sens. Il est vrai qu’il y a prodigieusement à faire, parce qu’il ne faut jamais rien réserver, ni résister un seul moment à cet amour jaloux, qui va poursuivant toujours sans relâche, dans les derniers replis de l’âme, jusques aux moindres affections propres, jusques aux moindres attachements dont il n.’est pas lui-même l’auteur. Mais aussi, d’un autre côté, ce n’est point la multitude des vues ni des pratiques dures, ce n’est point la gêne et la contention qui font le véritable avancement. Au contraire, il n’est question que de ne rien vouloir, et de tout vouloir sans restriction et sans choix, d’aller gaiement au jour la journée, comme la providence nous mène, de ne chercher rien, de ne rebuter rien, de trouver tout dans le moment présent, de laisser faire celui qui fait tout, et de laisser sa volonté sans mouvement dans la sienne. O qu’on et heureux en cet état, et que le cœur et rassasié, lors même qu’il paraît vide de tout ! […] (OP1-573)[101].

Souvent la tristesse vient de ce que, cherchant Dieu, on ne le sent pas assez pour se contenter. Vouloir le sentir n’est pas vouloir le posséder, mais c’en vouloir s’assurer, pour l’amour de soi-même, qu’on le possède afin de se consoler. La nature abattue et découragée a impatience de[102] se voir dans la pure foi; elle fait tous ses efforts pour s’en tirer, parce que là tout appui lui manque; elle y est comme en l’air; elle voudrait sentir son avancement. À la vue de ses fautes, l’orgueil se dépite, et l’on prend ce dépit de l’orgueil pour un sentiment de pénitence. On voudrait, par amour-propre, avoir le plaisir de se voir parfait; on se gronde de ne l’être pas; on est impatient, hautain et de mauvaise humeur contre soi et contre les autres. Erreur déplorable ! Comme si l’œuvre de Dieu pou­vait s’accomplir par notre chagrin ! Comme si on pou­vait s’unir au Dieu de paix en perdant la paix inté­rieure ! Marthe, Marthe, pourquoi vous troubler sur tant de choses pour le service de Jésus-Christ ? Une seule est nécessaire[103], qui est de l’aimer et de se tenir immobile à ses pieds. (OP1-576)

Quand on est ainsi prêt à tout, c’est dans le fond de l’abîme que l’on commence à prendre pied[104] ; on est aussi tranquille sur le passé que sur l’avenir. On sup­pose de soi tout le pis qu’on en peut supposer; mais on se jette aveuglément dans les bras de Dieu ; on s’oublie, on se perd ; et c’est la plus parfaite pénitence que cet oubli de soi-même, car toute la conversion ne consiste qu’à se renoncer pour s’occuper de Dieu. Cet oubli est le martyre de l’amour-propre ; on aime­rait cent fois mieux se contredire, se condamner, se tourmenter le corps et l’esprit, que de s’oublier. Cet oubli est un anéantissement de l’amour-propre, où il ne trouve aucune ressource. Alors le cœur s’élargit ; on est soulagé en se déchargeant de tout le poids de soi-même dont on s’accablait ; on est étonné de voir combien la voie est droite et simple. On croyait qu’il fallait une contention perpétuelle et toujours quelque nouvelle action sans relâche ; au contraire, on aperçoit qu’il y a peu à faire… [OP1-577, OS1-94 [105]]

Qui vous tendra la main pour sortir du bourbier ? Sera-ce vous ? Hé ! c’est vous-même qui vous y êtes enfoncé, et qui ne pouvez en sortir. De plus, ce bour­bier c’est vous-même ; tout le fond de votre mal est de ne pouvoir sortir de vous. Espérez-vous d’en sortir en vous entretenant toujours avec vous-même, et en nourrissant votre sensibilité par la vue de vos fai­blesses ? Vous ne faites que vous attendrir sur vous-­même par tous vos retours. Mais le moindre regard de Dieu calmerait bien mieux votre cœur troublé par cette occupation de vous-même. Sa présence opère toujours la sortie de soi-même, et c’est ce qu’il vous faut. Sortez donc de vous-même, et vous serez en paix. Mais comment en sortir ? Il ne faut que se tour­ner doucement du côté de Dieu, et en former peu à peu l’habitude par la fidélité à y revenir toutes les fois qu’on s’aperçoit de sa distraction. Pour la tristesse naturelle qui vient de la mélancolie, elle ne vient que des corps…  [OP1-578, OS1-96]

…ne se comptant plus pour rien, elles aiment autant le bon plaisir de Dieu, les richesses de sa grâce, et la gloire qu’il tire de la sanctification d’autrui, que celle qu’il tire de leur propre sanctification. Tout et alors égal, parce que le moi et perdu et anéanti, le moi n’est pas plus moi qu’autrui : c’est Dieu seul qui et tout en tous; c’est lui seul qu’on aime, qu’on admire, et qui fait toute la joie du cœur dans cet amour désintéressé. [OP1-588]

Il est donc vrai que nous sommes sans cesse inspi­rés, et que nous ne vivons de la vie de la grâce qu’au­tant que nous avons cette inspiration intérieure. Mais, mon Dieu, peu de chrétiens la sentent ; car il y en a bien peu qui ne l’anéantissent par leur dissipation volontaire ou par leur résistance. Cette inspiration ne doit point nous persuader que nous soyons semblables aux prophètes. L’inspiration des prophètes était pleine de certitude pour les choses que Dieu leur découvrait ou leur commandait de faire; c’était un mouvement extraordinaire, ou pour révéler les choses futures, ou pour faire des miracles, ou pour agir avec toute l’autorité divine. Ici, tout au contraire, l’inspi­ration est sans lumière, sans certitude ; elle se borne à nous insinuer l’obéissance, la patience, la douceur, [592] l’humilité […] Ce n’est point un mouvement divin pour prédire, pour changer les lois de la nature, et pour commander aux hommes de la part de Dieu […] elle n’a par elle-même, si l’imagination des hommes n’y ajoute rien, aucun piège de présomption ni d’illusion. [X De la parole intérieure (à Mme de Maintenon) OP1-591-592, OS1-109]

Dans les premiers dépouillements, ce qui reste console de ce qu’on perd; dans les derniers, il ne reste qu’amertume, nudité et confusion. / On demandera peut-être en quoi consistent ces dépouillements; mais je ne puis le dire. Ils sont aussi différents que les hommes sont différents entre eux. Chacun souffre les siens suivant ses besoins et les desseins de Dieu. Comment peut-on savoir de quoi on sera dépouillé, si on ne sait pas de quoi on est revêtu ? Chacun tient à une infinité de choses qu’il ne devinerait jamais. Il ne sent qu’il y était attaché que quand on les lui ôte. Je ne sens mes cheveux que quand on les arrache de ma tête. Dieu nous développe peu à peu notre fond qui nous était inconnu, et nous sommes tout étonnés de découvrir, dans nos vertus mêmes, des vices dont nous nous étions toujours crus incapables. C’est comme une grotte qui paraît sèche de tous côtés, et d’où l’eau rejaillit tout à coup par les endroits dont on se défiait le moins. Ces dépouillements que Dieu nous demande ne sont point d’ordinaire ce qu’on pourrait s’imaginer. Ce qui est attendu nous trouve préparés, et n’est guère propre à nous faire mourir. Dieu nous surprend par les choses les plus imprévues. Ce sont des riens, mais des riens qui désolent, et qui font le supplice de l’amour-propre. [OP1-596]

Heureux celui qui présente hardiment toute l’étoffe dès qu’on lui demande un échantillon, et qui laisse tailler Dieu en plein drap ! Heureux celui qui, ne se comptant pour rien, ne met jamais Dieu dans la nécessité de le ména­ger. Heureux celui que tout ceci n’effraie point. / On croit que cet état est horrible, on se trompe, on se trompe ; c’est là qu’on trouve la paix, la liberté, et que le cœur, détaché de tout, s’élargit sans bornes, en sorte qu’il devient immense; rien ne le rétrécit, et, selon la promesse, il devient une même chose avec Dieu même. (OP1-602).

On est contristé et découragé quand le goût sensible et quand les grâces aperçues échappent ; en un mot, c’est presque toujours de soi et non de Dieu qu’il est ques­tion. / De là vient que toutes les vertus aperçues ont besoin d’être purifiées, parce qu’elles nourrissent la vie naturelle en nous. La nature corrompue se fait un aliment très subtil des grâces les plus contraires à la nature; l’amour-propre se nourrit, non seulement d’austérités et d’humiliations, non seulement d’orai­son fervente et de renoncement à soi, mais encore de l’abandon le plus pur et des sacrifices les plus extrêmes. C’est un soutien infini que de penser qu’on n’est plus soutenu de rien, et qu’on ne cesse point, dans cette épreuve horrible, de s’abandonner fidèle­ment et sans réserve. Pour consommer le sacrifice de purification en nous des dons de Dieu, il faut donc achever de détruire l’holocauste, il faut tout perdre, même l’abandon aperçu par lequel on se voyait livré ­à sa perte. / On ne trouve Dieu seul purement que dans cette perte de tous ses dons, et dans ce réel sacrifice de tout soi-même, après avoir perdu toute ressource inté­rieure. La jalousie infinie de Dieu nous pousse jusque-là, et notre amour-propre le met, pour ainsi dire, dans cette nécessité, parce que nous ne nous perdons totalement en Dieu, que quand tout le reste nous manques. C’est comme un homme qui tombe dans un abîme; il n’achève de s’y laisser aller qu’après que tous les appuis du bord lui échappent des mains. L’amour-propre, que Dieu précipite, se prend dans son désespoir à toutes les ombres de grâce, comme un homme qui se noie se prend à toutes les ronces qu’il trouve en tombant dans l’eau.

Il faut donc bien comprendre la nécessité de cette soustraction qui se fait peu à peu en nous de tous les dons divins. Il n’y a pas un seul don, si éminent qu’il soit, qui, après avoir été un moyen d’avancement, ne devienne d’ordinaire pour la suite un piège et un obs­tacle par les retours de propriété qui salissent l’âme. De là vient que Dieu ôte ce qu’il avait donné. Mais [P1-606] il ne l’ôte pas pour en priver toujours ; il l’ôte pour le mieux donner, et pour le tendre sans l’impureté de cette appropriation maligne que nous en faisons sans nous en apercevoir. La perte du don sert à en ôter la propriété; et, la propriété étant ôtée, le don est rendu au centuple. Alors le don n’est plus don de Dieu; il est Dieu même à l’âme. Ce n’est plus don de Dieu, car on ne le regarde plus comme quelque chose de distingué de lui et que l’âme peut posséder ; c’est Dieu lui seul immédiatement qu’on regarde, et qui, sans être possédé par l’âme, la possède selon tous ses bons plaisirs. [XI Nécessité de la purification de l’âme par rapport aux dons de Dieu… (à Mme de Maintenon) OP1-605-606, OS1-171-172]

L’amertume d’avoir perdu Dieu, qu’on avait senti si doux dans sa ferveur, est un absinthe répandu sur tout ce qu’on avait aimé parmi les créatures. On est comme un malade qui sent sa défaillance faute de nourriture, et qui a horreur de tous les aliments les plus exquis. Alors ne parlez point d’amitié; le nom même en est affligeant, et ferait venir les larmes aux yeux; tout vous surmonte, vous ne savez ce que vous voulez. Vous avez des amitiés et des peines, comme un enfant, dont vous ne sauriez dire de raison, et qui s’évanouissent comme un songe dans le moment que vous en parlez. Ce que vous dites de votre disposition vous paraît toujours un mensonge, parce qu’il cesse d’être vrai dès que vous commencez à le dire. Rien ne subsiste en vous; vous ne pouvez répondre de rien, ni vous promettre rien, ni même vous dépeindre. [OP1-607].

XII Sur la Prière. / On est tenté de croire qu’on ne prie plus Dieu dès qu’on cesse de goûter un certain plaisir dans la prière. Pour se détromper, il faudrait considérer que la par­faite prière et l’amour de Dieu sont la même chose. La prière n’est donc pas une douce sensation, ni le charme d’une imagination enflammée, ni la lumière de l’esprit qui découvre facilement en Dieu des vérités sublimes, ni même une certaine consolation dans la vue de Dieu ; toutes ces choses sont des dons exté­rieurs, sans lesquels l’amour peut subsister d’autant plus purement, qu’étant privé de toutes ces choses, qui ne sont que des dons de Dieu, on s’attachera uniquement [OP1-610] et immédiatement à lui-même. Voilà l’amour de pure foi, qui désole la nature, parce qu’il ne lui laisse aucun soutien; elle croit que tout et perdu, et c’est par là même que tout est gagné. Le pur amour n’est que dans la seule volonté[106] ; ainsi ce n’est point un amour de sentiment, car l’ima­gination n’y a aucune part ; c’est un amour qui aime sans sentir, comme la pure foi croit sans voir. Il ne faut pas craindre que cet amour soit imaginaire, car rien ne l’est moins que la volonté détachée de toute imagination. Plus les opérations sont purement intel­lectuelles et spirituelles, plus elles ont, non seulement la réalité, mais encore la perfection que Dieu demande : l’opération en est donc plus parfaite ; en même temps la foi s’y exerce, et l’humilité s’y conserve. [(à Mme de Maintenon) OP1-610, OS1-44]

C’est par une espèce d’infidélité contre l’attrait de la pure foi, qu’on veut toujours s’assurer qu’on fait bien; c’est vouloir savoir ce qu’on fait, ce qu’on ne saura jamais, et que Dieu veut qu’on ignore; c’est s’amusera dans la voie pour raisonner sur la voie même. La voie la plus sûre et la plus courte est de se renoncer, de s’oublier, de s’abandonner, et de ne plus penser à soi que par fidélités pour Dieu. Toute la religion ne consiste qu’à sortir de soi et de son amour-propre pour tendre à Dieu. (OP1-611).

Il n’y a point de pénitence plus amère que cet état de pure foi sans soutien sensible ; d’où je conclus que c’est la pénitence la plus effective, la plus crucifiante, et la plus exempte de toute illusion. Étrange tenta­tion ! On cherche impatiemment la consolation sen­sible par la crainte de n’être pas assez pénitent ! Hé ! que ne prend-on pour pénitence le renoncement à la consolation qu’on est si tenté de chercher ? Enfin il faut se ressouvenir de Jésus-Christ, que son Père abandonna sur la croix; Dieu retira tout sentiment et toute réflexion pour se cacher à Jésus-Christ; ce fut le dernier coup de la main de Dieu qui frappait l’homme de douleur ; voilà ce qui consomma le sacrifice. Il ne faut jamais tant s’abandonner à Dieu que quand il nous abandonne. [XII Sur la prière OP1-612, OS1-47]

Il n’y a point de milieu : il faut rapporter tout à Dieu ou à nous-mêmes. Si nous rapportons tout à nous-mêmes, nous n’avons point d’autre dieu que ce moi dont j’ai tant parlé ; si au contraire nous rappor­tons tout à Dieu, nous sommes dans l’ordre ; et alors, ne nous regardant plus que comme les autres créa­tures, sans intérêt propre et par la seule vue d’ac­complir la volonté de Dieu, nous entrons dans ce renoncement à nous-mêmes que vous souhaitez de bien comprendre. [XIII Sur le renoncement à soi-même (à Mme de Maintenon) OP1-615, OS1-63]

Ce qui fait qu’aucune créature ne peut nous tirer de nous-mêmes, c’est qu’il n’y en a aucune qui mérite que nous la préférions à nous. Il n’y en a aucune qui ait ni le droit de nous enlever à nous-mêmes, ni la perfection qui serait nécessaire pour nous attacher à elle sans retour sur nous, ni enfin le pouvoir de rassasier notre cœur dans cet attachement. De là vient que nous n’aimons rien hors de nous que pour le rapporter à nous : nous choisissons, ou selon nos passions grossières et brutales, si nous sommes brutaux et grossiers, ou selon le goût que notre orgueil a de la gloire, si nous avons assez de délicatesse pour ne nous contenter pas de ce qui et brutal et grossier. /, Mais Dieu fait deux choses que lui seul peut faire ; l’une de se montrer à nous avec tous ses droits sur sa créature et avec tous les charmes de sa bonté. On sent bien qu’on ne s’est pas fait soi-même, et qu’ainsi on n’est pas fait pour soi, qu’on est fait pour la gloire de celui à qui il a plu de nous faire, qu’il est trop grand pour rien faire que pour lui-même, qu’ainsi toute notre perfection et tout notre bonheur est de nous perdre en lui. Voilà ce qu’aucune créature, quelque éblouissante qu’elle soit, ne peut jamais nous faire sentir pour elle. Bien loin d’y trouver cet infini qui nous remplit et qui nous transporte en Dieu, nous trouvons toujours au contraire, dans la créature, un vide, une impuissance de remplir notre cœur, une imperfection qui nous laisse toujours retomber en nous-mêmes.

La seconde merveille que Dieu fait, est de remuer notre cœur comme il lui plaît, après avoir éclairé notre esprit. Il ne se contente pas de se montrer infiniment aimable; mais il se fait aimer en produisant par sa grâce son amour dans nos cœurs ; ainsi il exécute lui-même en nous ce qu’il nous fait voir que nous lui devons. (OP1-616).

Votre bonne volonté n’et pas moins un don de miséricorde, que l’être et la vie qui viennent de Dieu. Vivez comme à l’emprunt; tout ce qui est à vous et tout ce qui est vous-même n’est qu’un bien prêté ; servez-vous-en suivant l’intention de celui qui le prête, mais n’en dis­posez jamais comme d’un bien qui est à vous. C’est cet esprit de désappropriation et de simple usage de soi-même et de notre esprit, pour suivre les mouve­ments de Dieu, qui est le seul véritable propriétaire de sa créature, en quoi consiste le solide renoncement à nous-mêmes.

Vous me demanderez apparemment quelle doit être en détail la pratique de cette désappropriation et de ce renoncement. Mais je vous répondrai que ce senti­ment n’est pas plus tôt dans le fond de sa volonté, que Dieu mène lui-même l’âme comme par la main pour l’exercer dans ce renoncement en toutes les occa­sions de la journée.

Ce n’est point par des réflexions pénibles, et par une contention continuelle, qu’on se renonce ; c’est seulement en s’abstenant de se rechercher et de vou­loir se posséder à sa mode, qu’on se perd en Dieu.

Toutes les fois qu’on aperçoit un mouvement de hauteur, de vaine complaisance, de confiance en soi- même, de désir de suivre son inclination contre la règle, de recherche de son propre goût, d’impa­tience contre les faiblesses d’autrui ou contre les ennuis de son état, il faut laisser tomber toutes ces choses comme une pierre au fond de l’eau, se recueil­lir devant Dieu, et attendre à agir quand on sera dans la disposition où le recueillement doit mettre. (OP1-620).

 Chacun porte au fond de son cœur un amas d’ordure, qui ferait mourir de honte si Dieu nous en montrait tout le poison et toute l’horreur ; l’amour-propre serait dans un supplice insupportable. Je ne parle pas ici de ceux qui ont le cœur gangrené par des vices énormes ; je parle des âmes qui parais­sent droites et pures. On verrait une folle vanité qui n’ose se découvrir, et qui demeure toute honteuse dans les derniers replis du cœur. […] Laissons donc faire Dieu, et contentons-nous d’être fidèles à la lumière du moment présent. Elle apporte avec elle tout ce qu’il nous faut pour nous préparer à la lumière du moment qui suit ; et cet enchaînement de grâces, qui entrent, comme les anneaux d’une chaîne, les unes dans les autres, nous prépare insen­siblement aux sacrifices éloignés dont nous n’avons pas même la vue. [XIV Sur le détachement de soi-même (à Mme de Maintenon) OP1-627, OS1-77]

…sans l’amour de Dieu tout est vide, et avec lui tout est rempli : la mesure d’aimer Dieu est de l’aimer sans mesure… [OP1-635].

Les découragements inté­rieurs nous font aller plus vite que tout le reste, dans la voie de la foi, pourvu qu’ils ne nous arrêtent point, et que la lâcheté involontaire de l’âme ne la livre point à cette tristesse qui s’empare, comme par force, de tout l’intérieur. [XX De la tristesse (à Mme de Maintenon ?) OP1-648, OS1-87]

Dieu cache son opération, dans l’ordre de la grâce comme dans celui de la nature, sous une suite insen­sible d’événements. C’est par là qu’il nous tient dans les obscurités de la foi. Non seulement il fait son ouvrage peu à peu, mais il le fait par des voies qui paraissent les plus simples et les plus convenables pour y réussir, afin que les moyens paraissant propres au succès, la sagesse humaine attribue le succès aux moyens qui sont comme naturels, et qu’ainsi le doigt de Dieu y soit moins marqué, autrement tout ce que Dieu fait serait un perpétuel miracle qui renverserait l’état de foi où Dieu veut que nous vivions. [OP1-650].

Notre mal est d’être attaché aux créatures, et encore plus à nous-mêmes. Dieu prépare une suite d’événements qui nous détachent peu à peu des créatures, et qui nous arrachent enfin à nous-mêmes. […] Il ne nous prive des choses que nous aimons que pour nous les faire aimer d’un amour pur, solide et modéré, pour nous en assurer l’éternelle jouissance dans son sein, et pour nous faire cent fois plus de bien que nous ne saurions nous en désirer à nous-mêmes… [OP1-651].

Nous sommes-nous faits nous-mêmes ? Sommes-nous à Dieu ou à nous ? Nous a-t-il fait pour nous ou pour lui ? À qui nous devons-nous ? Est-ce pour notre béatitude propre ou pour sa gloire que Dieu nous a créés ? Si c’est pour sa gloire, il faut donc nous conformer à l’ordre essentiel de notre création, il faut vouloir sa gloire plus que notre béa­titude, en sorte que nous rapportions toute notre béatitude à sa propre gloire. [XXIII Sur le pur amour (dissertation, à partir de 1697) OP1-658, OS1-251]

Ce n’est pas que l’homme qui aime sans intérêt n’aime la récompense; il l’aime en tant qu’elle est Dieu même, et non en tant qu’elle est son intérêt propre ; il la veut parce que Dieu veut qu’il la veuille ; c’est l’ordre, et non pas son intérêt qu’il y cherche ; il s’aime, mais il ne s’aime que pour l’amour de Dieu, comme un étranger, et pour aimer ce que Dieu fait. [OP1-659, OS1-253]

Je suppose que je vais mourir; il ne me reste plus qu’un seul moment à vivre, qui doit être suivi d’une extinction entière et éternelle. Ce moment, à quoi l’emploierai-je ? je conjure mon lecteur de me répondre dans la plus exacte précision. Dans ce der­nier instant, me dispenserai-je d’aimer Dieu, faute de pouvoir le regarder comme une récompense ? Renon­cerai-je à lui dès qu’il ne sera plus béatifiant pour moi ? Abandonnerai-je la fin essentielle de ma création ? Dieu, en m’excluant de la bienheureuse éternité, qu’il ne me devait pas, a-t-il pu se dépouiller de ce qu’il se doit essentiellement à lui-même ? [OP1-662, OS1-257]

Platon fait dire à Socrate, dans son Festin[107], « qu’il y a quelque chose de plus divin dans celui qui aime que dans celui qui est aimé. » Voilà toute la délicatesse de l’amour le plus pur. Celui qui est aimé, et qui veut l’être, est occupé de soi; celui qui aime sans songer à être aimé, à ce que l’amour renferme de plus divin, je veux dire le transport, l’oubli de soi, le désintéresse­ment. « Le beau, dit ce philosophe, ne consiste en aucune des choses particulières, telles que les animaux, la terre ou le ciel... mais le beau est lui-même par lui-­même, étant toujours uniforme avec soi. Toutes les autres choses belles participent de ce beau, en sorte que si elles naissent ou périssent, elles ne lui ôtent et ne lui ajoutent rien, et qu’il n’en souffre aucune perte; si donc quelqu’un s’élève dans la bonne amitié, il commence à voir le beau, il touche presque au terme[108]. »

Il est aisé de voir que Platon parle d’un amour du beau en lui-même, sans aucun retour d’intérêt. C’est ce beau universel qui enlève le cœur, et qui fait oublier toute beauté particulière. Ce philosophe assure, dans le même dialogue, que l’amour divinise l’homme, qu’il l’inspire, qu’il le transporte. [OP1-667, OS1-265]

Pourquoi aime-t-on mieux voir les dons de Dieu en soi qu’en autrui, si ce n’est par attachement à soi ? quiconque aime mieux les voir en soi que dans les autres, s’affligera aussi de les voir dans les autres plus parfaits qu’en soi; et voilà la jalousie. Que faut-il donc faire ? Il faut se réjouir de ce que Dieu fait sa volonté en nous, et y règne, non pour notre bonheur, ni pour notre perfection en tant qu’elle est la nôtre, mais pour le bon plaisir de Dieu et pour sa pure gloire.

Remarquez là-dessus deux choses . l’une, que tout ceci n’est point une subtilité creuse, car Dieu, qui veut dépouiller l’âme pour la perfectionner et la poursuivre sans relâche jusqu’au plus pur amour, la fait passer réellement par ces épreuves d’elle-même, et ne la laisse point en repos jusqu’à ce qu’il ait ôté à son amour tout retour et appui en soi. [­XXIV L’amour désintéressé… OP1-671, 0S1-274]

Cette vie de lumières et de goûts sensibles, quand on s’y attache jusqu’à s’y borner, est un piège très dangereux. / 1. Quiconque n’a d’autre appui quittera l’oraison, et avec l’oraison Dieu même, dès que cette source de plaisir tarira. Vous savez que sainte Thérèse disait qu’un grand nombre d’âmes quittaient l’oraison quand l’oraison commençait à être véritable. …/ 2. De l’attachement aux goûts sensibles naissent toutes les illusions. [XXV Que la voie de la foi nue et de la pure charité est meilleure et plus sûre… OP1-674-675, OS1-201-202]

La simplicité est une droiture de l’âme qui retranche tour retour inutile sur elle-même et sur ses passions. Elle et différente de la sincérité. La sincérité et une vertu au-dessous de la simplicité. On voit beaucoup de gens qui sont sincères sans être simples ; ils ne disent rien qu’ils ne croient vrai, ils ne veulent passer que pour ce qu’ils sont, mais ils craignent sans cesse de passer pour ce qu’ils ne sont pas; ils sont toujours à s’étudier eux-mêmes, à compasser toutes leurs paroles et toutes leurs pensées et à repasser tout ce qu’ils ont fait dans la crainte d’avoir trop fait ou trop dit. Ces gens-là sont sincères, mais ils ne sont pas simples; ils ne sont point à leur aise avec les autres, et les autres ne sont point à leur aise avec eux; on n’y trouve rien d’aisé, rien de libre, rien d’ingénu, rien de naturel ; on aimerait mieux des gens moins réguliers et plus imparfaits, qui fussent moins composés. Voilà le goût des hommes, et celui de Dieu est de même : il veut des âmes qui ne soient point occupées d’elles, et comme toujours au miroir pour se composer. [OP1-677].

Dans le troisième degré, elle n’a plus ces retours inquiets sur elle-même; elle commence à regarder Dieu plus souvent qu’elle ne se regarde, et insensible­ment elle tend à s’oublier pour s’occuper de Dieu par un amour sans intérêt propre. Ainsi l’âme, qui ne pensait point autrefois à elle-même, parce qu’elle était toujours entraînée par les objets extérieurs qui exci­taient ses passions, et qui dans la suite a passé par une sagesse qui la rappelait sans cesse à elle-même, vient enfin peu à peu à un autre état, où Dieu fait sur elle ce que les objets extérieurs faisaient autrefois, c’est-à-dire qu’il l’entraîne et la désoccupe d’elle­-même, en l’occupant de lui.

 Plus l’âme est docile et souple pour se laisser entraîner sans résistance ni retardement, plus elle avance dans la simplicité. Ce n’est pas qu’elle devienne aveugle sur ses défauts, et qu’elle ne sente ses infidé­lités; elle les sent plus que jamais; elle a horreur des moindres fautes ; la lumière augmente toujours pour découvrir sa corruption, mais cette connaissance ne lui vient plus par des retours inquiets sur elle-même ; c’est par la lumière de Dieu présent qu’elle se voit contraire à la pureté infinie de Dieu. [OP1-679].

C’est pourquoi il faut moins compter sur une fer­veur sensible et sur certaines mesures de sagesse que l’on prend avec soi-même pour sa perfection, que sur une simplicité, une petitesse, un renoncement à tout mouvement propre et une souplesse parfaite pour se laisser aller à toutes les impressions de la grâce. Tout le reste, en établissant des vertus éclatantes, ne ferait que nous inspirer secrètement plus de confiance en nos propres efforts. [XXVII De la confiance en Dieu OP1-688, OS1-103]

Le défaut qui est en nous la source de tous les autres est l’amour de nous-mêmes, auquel nous rapportons tout au lieu de rapporter tout à Dieu. Quiconque travaille donc à se désoccuper de soi-même, à s’oublier, à se renoncer, suivant le précepte de Jésus-Christ, coupe d’un seul coup la racine à tous ses vices et trouve dans ce simple renoncement à soi-même le germe de toutes les vertus. / Alors on entend et on éprouve au-dedans de soi la vérité profonde de cette parole de l’Écriture : Là où est l’Esprit du Seigneur, là est la liberté. [OP1-689].

XXIX. De l’humilité. / Tous les saints sont convaincus que l’humilité sincère est le fondement de toutes les vertus; c’est parce que l’humilité est la fille de la pure charité, l’humilité n’est autre chose que la vérité. Il n’y a que deux vérités au monde, celle du tout de Dieu et du rien de la créature : afin que l’humilité soit véritable, il faut qu’elle nous fasse rendre un hommage continuel à Dieu par notre bassesse, demeurer dans notre place, qui est d’aimer et n’être rien. Jésus-Christ dit qu’il faut être doux et humble de cœur. La douceur est fille de l’humilité, comme la colère est fille de l’orgueil. Il n’y a que Jésus-Christ qui nous puisse donner cette véri­table humilité du cœur qui vient de lui : elle naît de l’onction de sa grâce ; elle ne consiste point, comme l’on s’imagine, à faire des actes extérieurs d’humilité, quoique cela soit bon, mais à demeurer à sa place. Celui qui s’estime quelque chose n’est pas véritable­ment humble ; celui qui veut quelque chose pour soi-même ne l’est pas non plus : mais celui qui s’oublie si fort soi-même qu’il ne pense jamais à soi, qui n’a pas un retour sur lui-même, qui au-dedans n’est que bas­sesse, et blessé de rien, sans affecter la patience au-dehors, qui parle de soi comme il parlerait d’un autre, qui n’affecte point de s’oublier soi-même lorsqu’il en est tout plein, qui se livre pour la charité sans faire attention si c’est humilité ou orgueil d’en user de la sorte, qui est très content de passer pour être sans humilité, enfin celui qui est plein de charité, est véri­tablement humble. [OP1-690].

Voudrait:on être traité par un fils ou même par un domestique comme on traite Dieu ? C’est qu’on ne le connaît pas, car si on le connaissait, on l’aimerait. Dieu est amour comme dit saint Jean ; celui qui ne l’aime point ne le connaît point, car comment connaître l’amour sans l’aimer ? [OP1-698].

O néant, tu veux te glorifier, tu n’es qu’à condition de n’être jamais rien à tes propres yeux : tu n’es que pour celui qui te fait être. Il se doit tout à lui-même; tu te dois toute à lui : il ne peut t’en rien relâcher; tout ce qu’il te laisserait à toi-même sortirait des règles inviolables de sa sagesse et de sa bonté ; un seul instant, un seul soupir de ta vie donné à ton intérêt propre blesserait essentiellement la fin du Créateur dans la création. Il n’a besoin de rien, mais il veut tout, parce que tout lui et dû, et que tout n’est pas trop pour lui. Il n’a besoin de rien, tant il est grand, mais cette même grandeur fait qu’il ne peut rien produire hors de lui qui ne soit tout pour lui-même : c’est son bon plaisir qu’il veut dans sa créa­ture. Il a fait pour moi le ciel et la terre, mais il ne peut souffrir que je fasse volontairement et par choix un seul pas pour autre fin que celle d’accomplir sa volonté. Avant qu’il eût produit des créatures, il n’y avait point d’autre volonté que la sienne. Croirons-nous qu’il ait créé des créatures raisonnables pour vouloir autrement que lui ? Non, non, c’est sa raison souveraine qui doit les éclairer et être leur raison. C’est sa volonté, règle de tout bien, qui doit vouloir en nous : toutes ces volontés n’en doivent faire qu’une seule par la sienne ; c’est pourquoi nous lui disons : Que votre règne vienne, que votre volonté se fasse. [OP1-700].

Pour mieux comprendre tout ceci, il faut se repré­senter que Dieu, qui nous a faits de rien, nous refait encore pour ainsi dire à chaque instant. De ce que nous étions hier, il ne s’ensuit pas que nous devions être encore aujourd’hui : nous pourrions cesser d’être, et nous retomberions effectivement dans le néant d’où nous sommes sortis, si la même main toute-puissante qui nous en a tirés ne nous empêchait d’y être replon­gés. Nous ne sommes rien par nous-mêmes : nous ne sommes que ce que Dieu nous fait être. C’est donc, ô mon Dieu, ne vous point connaître que de vous regarder hors de nous, comme un être tout-puissant qui donne des lois à toute la nature, et qui a fait tout ce que nous voyons. C’est ne connaître encore qu’une partie de ce que vous êtes ; c’est ignorer ce qu’il y a de plus merveilleux et de plus touchant pour vos créatures raisonnables. Ce qui m’enlève et qui m’attendrit, c’est que vous êtes le Dieu de mon cœur[109]. Vous y faites tout ce qu’il vous plaît. Quand je suis bon, c’est vous qui me rendez tel ; non seule­ment vous tournez mon cœur comme il vous plaît, mais encore vous me donnez un cour selon le vôtre. C’est vous qui vous aimez vous-même en moi; c’est vous qui animez mon âme, comme mon âme anime mon corps ; vous m’êtes plus présent et plus intime que je ne le suis à moi-même. Ce moi, auquel je suis si sensible et que j’ai tant aimé, me doit être étranger en comparaison de vous : c’est vous qui me l’avez donné ; sans vous il ne serait rien. Voilà pourquoi vous voulez que je vous aime plus que lui. [XXXII De la nécessité de connaître et d’aimer Dieu OP1-701, OS1-11]

Ces bonnes œuvres, qui sont vos dons, deviennent mes œuvres, mais elles sont toujours vos dons, et elles cessent d’être bonnes œuvres dès que je les regarde comme miennes et que votre don, qui en fait tout le prix, échappe à ma vue. / Vous êtes donc, et je suis ravi de le pouvoir penser, sans cesse opérant au fond de moi-même : vous y travaillez invisiblement, comme un ouvrier qui travaille aux mines dans les entrailles de la terre. Vous faites tout, et le monde ne vous voit pas; il ne vous attribue rien : moi-même je m’égarais en vous cherchant par de vains efforts bien loin de moi. Je rassemblais dans mon esprit toutes les merveilles de la nature, pour me former quelque image de votre grandeur; j’allais vous demander à toutes vos créatures, et je ne songeais pas à vous trouver au fond de mon cœur, où vous ne cessez d’être. [OP1-703].

Je me vois horrible, et je suis en paix, car je ne veux ni flatter mes vices, ni que mes vices me découragent. Je les vois donc, et je porte, sans me troubler, cet opprobre. Je suis pour vous contre moi, ô mon Dieu. Il n’y a que vous qui ayez pu me diviser ainsi d’avec moi-même. Voilà ce que vous avez fait au-dedans, et vous continuez chaque jour de le faire, pour m’ôter tous les restes de la vie maligne d’Adam, et pour achever la formation de l’homme nouveau. C’est cette seconde création de l’homme intérieur qui se renouvelle de jour en jour. Je me laisse, ô mon Dieu, dans vos mains. Tournez, retournez cette boue, donnez-lui une forme, brisez-la ensuite; elle est à vous, elle n’a rien à dire : il me suffit qu’elle serve à tous vos des- seins, et que rien ne résiste à votre bon plaisir, pour lequel je suis fait. Demandez, ordonnez, défendez que voulez-vous que je fasse ? que voulez-vous que je ne fasse pas ? Élevé, abaissé, consolé, souffrant, appliqué à vos œuvres, inutile à tout, je vous adorerai toujours également, en sacrifiant toute volonté propre à la vôtre : il ne me reste qu’à dire en tout comme Marie : Qu’il me soit fait selon votre parole. /, Mais pendant que vous faites tout ainsi au-dedans, vous n’agissez pas moins au-dehors. Je découvre partout, jusques dans les moindres atomes, cette grande main qui porte le ciel et la terre, et qui semble se jouer en conduisant tout l’univers. L’unique chose qui m’a embarrassé est de comprendre comment vous laissez tant de maux mêlés avec les biens. Vous ne pouvez faire le mal ; tout ce que vous faites et bon ; d’où vient donc que la face de la terre et: couverte de crimes et de misères ? [OP1-706].

II. Fragments spirituels

…mon cœur ne veille que pour vous dans la multitude des affaires, des devoirs et des pensées mêmes que vous m’obligez d’avoir; je réunis toute mon attention en vous, ô sou­verain et unique objet. [OP1-801].

XLII. / Quoi ! il sera dit que les amants insensés de la terre porteront jusqu’à un excès de délicatesse et d’ardeur leurs folles passions, et on ne vous aimerait que faiblement et avec mesure ! Non, non, mon Dieu, il ne faut pas que l’amour profane l’emporte sur l’amour divin. Faites voir ce que vous pouvez sur un cœur qui est tout à vous. [OP1-804].

Œuvres spirituelles…,I,  1717.

L’excellente prière n’est autre chose que l’amour de Dieu. ... Le cœur ne demande que par ses désirs. Prier est donc désirer ; mais désirer ce que Dieu veut que nous désirions.... (OS1-(1-2))[110]

L’amour caché au fond de l’âme prie sans relâche, alors même que l’esprit ne peut être dans une actuelle attention. Dieu ne cesse de regarder dans cette âme le désir qu’il y forme lui-même, et dont elle ne s’aperçoit pas toujours. (OS1-(3))

C’est une fausse humilité, que de se croire indigne des bontés de Dieu, et de n’oser les attendre avec confiance ... Mais Dieu n’a besoin de rien trouver en nous : il n’y peut jamais trouver que ce qu’il y a mis lui-même par sa grâce. (OS1-40)

Presque tous ceux qui songent à servir Dieu, n’y songent que pour eux-mêmes. Ils songent à gagner, et point à perdre ; à se consoler et point à souffrir ; à posséder, et non à être privé ; à croître et jamais à diminuer. Et au contraire, tout l’ouvrage intérieur consiste à perdre, à sacrifier, à diminuer, à s’apetisser et à se dépouiller même des dons de Dieu, pour ne tenir plus qu’à lui seul. (OS1-147)

L’amour-propre malade est attendri sur lui-même, il ne peut être touché sans crier les hauts cris. ... Voilà tous les enfants d’Adam qui se servent de supplice les uns aux autres ; voilà la moitié des hommes qui est rendue malheureuse par l’autre, et qui la rend misérable à son tour ; voilà dans toutes les nations, dans toutes les villes, dans toutes les communautés, dans toutes les familles, et jusqu’entre deux amis, le martyre de l’amour-propre. L’unique remède pour trouver la paix est de sortir de soi. Il faut se renoncer, et perdre tout intérêt propre, pour n’avoir plus rien à perdre, ni à craindre, ni à ménager. Alors on goûte la vraie paix réservée aux hommes de bonne volonté, c’est-à-dire à ceux qui n’ont plus d’autre volonté que celle de Dieu qui devient la leur. Alors les hommes ne peuvent plus rien sur nous, car ils ne peuvent plus nous prendre par nos désirs ni par nos craintes. (OS1-165)

On se donne à vous pour devenir grand ; mais on se refuse dès qu’il faut se laisser apetisser. ... Ce n’est pas vous aimer, c’est vouloir être aimé par vous. (OS1-191)

Ils ignorent l’esprit d’amour, qui rend tout léger. Ils ne savent pas que cette religion [mène] à la plus haute perfection par un sentiment de paix et d’amour, qui en adoucit tous les maux. Ceux qui sont à Dieu sans partage sont toujours heureux. Ils éprouvent que le joug[111] de Jésus-Christ est doux et léger, qu’on trouve en lui le repos de l’âme, et qu’il soulage ceux qui sont chargés et fatigués, comme il a promis lui-même. (OS1-196)


 

 

Explication des Maximes (29 janvier 1697)

Ce n’est point une indolence stupide, une inaction intérieure, une non-volonté, une suspension générale, un équilibre perpétuel de l’âme. Au contraire, c’est une détermination positive et constante de vou­loir et de ne vouloir rien, comme parle le cardinal Bonal. On ne veut rien pour soi; mais on veut tout pour Dieu : on ne veut rien pour être parfait ni bien­heureux, pour son propre intérêt; mais on veut toute perfection et toute béatitude, autant qu’il plaît à Dieu de nous faire vouloir ces choses, par l’impres­sion de sa grâce, suivant sa loi écrite, qui est toujours notre règle inviolable. En cet état on ne veut plus le salut comme salut propre, comme délivrance éter­nelle, comme récompense de nos mérites, comme le plus grand de tous nos intérêts : mais on le veut d’une volonté pleine, comme la gloire et le bon plaisir de Dieu, comme une chose qu’il veut, et qu’il veut que nous voulions pour lui. / Il y aurait une extravagance manifeste à refuser par pur amour de vouloir le bien que Dieu veut nous faire et qu’il nous commande de vouloir. L’amour le plus désintéressé doit vouloir ce que Dieu veut pour nous, comme ce qu’il veut pour autrui. La détermination absolue à ne rien vouloir ne serait plus le désintéressement, mais l’extinction de l’amour, qui est un désir et une volonté véritable… [OP1-1024].

O Dieu ! mon Dieu, pourquoi m’avez-vous abandonné ? Dans cette impression involontaire de désespoir, elle fait le sacrifice absolu de son intérêt propre pour l’éter­nité, parce que le cas impossible lui paraît possible et actuellement réel, dans le trouble et l’obscurcisse­ment où elle se trouve. Encore une fois il n’est pas question de raisonner avec elle, car elle est incapable de tout raisonnement. Il n’est question que d’une conviction qui n’est pas intime, mais qui est apparente et invincible. En cet état une âme perd toute espé­rance pour son propre intérêt, mais elle ne perd jamais dans la partie supérieure, c’est-à-dire, dans ses actes directs et intimes, l’espérance parfaite qui est le désir désintéressé des promesses. Elle aime Dieu plus purement que jamais. Loin de consentir positi­vement à le haïr, elle ne consent pas même indirecte­ment à cesser un seul instant de l’aimer, ni à diminuer en rien son amour, ni à mettre jamais à l’accroissement de cet amour aucune borne volontaire, ni à commettre aucune faute même vénielle. [OP1-1036].

Ainsi chaque âme, pour être pleine­ment fidèle à Dieu, ne peut rien faire de solide ni de méritoire que de suivre sans cesse la grâce, sans avoir besoin de la prévenir. Vouloir la prévenir, c’est vou­loir se donner ce qu’elle ne donne pas encore; c’est attendre quelque chose de soi-même et de son indus­trie ou de son propre effort […] Si on examine la chose de près, il est donc évident que tout se réduit à une coopération fidèle de pleine volonté et de toutes les forces de l’âme à la grâce de chaque moment. Tout ce qu’on pourrait ajouter à cette coopération bien prise dans toute son étendue ne serait qu’un zèle indiscret et précipité, qu’un effort empressé et inquiet d’une âme intéressée pour elle-même [OP1-1038].

ARTICLE XXVI / VRAI / Pendant les intervalles qui interrompent la pure et directe contemplation, une âme très parfaite peut exercer les vertus distinctes dans tous ses actes délibérés, avec la même paix et la même pureté ou désin­téressement d’amour, dont elle contemple pendant que l’attrait de la contemplation est actuel. Le même exercice d’amour, qui se nomme contemplation ou quiétude quand il demeure dans sa généralité et qu’il n’est appliqué à aucune fonction particulière, devient chaque vertu distincte, suivant qu’il est appliqué aux occasions particulières… / FAUX / La contemplation pure et directe est sans aucune interruption, en sorte qu’elle ne laisse aucun inter­valle à l’exercice des vertus distinctes qui sont néces­saires à chaque état… [OP1-1066].

Elles lui parlent à toute heure comme l’épouse à l’époux. Souvent elles ne voient plus que lui seul en elles. Elles portent successivement des impressions profondes de tous ses mystères et de tous les états de sa vie mortelle. Il est vrai qu’il devient quelque chose de si intime dans leur cœur qu’elles s’accoutument à le regarder moins comme un objet étranger et exté­rieur que comme le principe intérieur de leur vie. [OP1-1070].

…repos de pure union. C’est ce qui fait que saint François de Sales ne veut pas qu’on l’appelle union, de peur d’exprimer un mouvement ou action pour s’unir, mais une simple et pure unité. De là vient que les uns, comme saint François d’Assise dans son grand cantique, ont dit qu’ils ne pouvaient plus faire d’actes, et que d’autres, comme Grégoire Lopez, ont dit qu’ils faisaient un acte continuel pendant toute leur vie. Les uns et les autres par des expressions qui semblent opposées veulent dire la même chose. Ils ne font plus d’actes empressés et marqués par une secousse inquiète. Ils font des actes si paisibles et si uniformes que ces actes, quoique très réels, très successifs et même interrom­pus, leur paraissent ou un seul acte sans interruption, ou un repos continuel. De là viens qu’on a nommé cette contemplation oraison de silence ou de quiétude. De là vient encore qu’on l’a appelée passive. À Dieu ne plaise qu’on la nomme jamais ainsi pour en exclure l’action réelle, positive et méritoire du libre arbitre, ni les actes réels et successifs qu’il faut réitérer à chaque moment. Elle n’est appelée passive que pour exclure l’activité ou empressement intéressé des âmes, lorsqu’elles veulent encore s’agiter pour sentir et pour voir leur opération qui serait moins marquée si elle était plus simple et plus unie. La contemplation passive n’est que la pure contemplation : l’active est celle qui est encore mêlée d’actes empressés et discur­sifs. [OP1-1072].

…une eau tranquille devient comme la glace pure d’un miroir. Elle reçoit sans altération toutes les images des divers objets, et elle n’en garde aucune. L’âme pure et paisible est de même. Dieu y imprime son image et celle de tous les objets qu’il veut y imprimer. Tout s’imprime, tout s’efface. Cette âme n’a aucune forme propre, et elle a également toutes celles que la grâce lui donne. Il ne lui reste rien, et tout s’efface comme dans l’eau dès que Dieu veut faire des impressions nouvelles. Il n’y a que le pur amour qui donne cette paix et cette docilité parfaite. Cet état passif n’est point une contemplation toujours actuelle. La contemplation qui ne dure que des temps bornés fait seulement partie de cet état habituel. L’amour désintéressé ne doit pas être moins désintéressé, ni par conséquent moins paisible dans les actes distincts des vertus que dans les actes indis­tincts de la pure contemplation. [OP1-1075].

L’âme désintéressée, comme ce grand saint disait de la mère de Chantal (Vie de Mme de Chantal, p.246), ne se lave pas de ses fautes pour être pure et ne se pare pas des vertus pour être belle, mais pour plaire à son époux, auquel si la laideur eût été aussi agréable, elle l’eût autant aimé que la beauté. Alors on exerce toutes les vertus distinctes sans penser qu’elles sont vertus, on ne pense en chaque moment qu’à faire ce que Dieu veut… [OP1-1079].

L’âme paisible et également souple à toutes les impulsions les plus délicates de la grâce, est comme un globe sur un plan qui n’a plus de situation propre et naturelle. Il va également en tous sens, et la plus insensible impulsion suffit pour le mouvoir. En cet état, une âme n’a plus qu’un seul amour et elle ne sait plus qu’aimer. L’amour est sa vie, il est comme son être et comme sa substance, parce qu’il est le seul principe de toutes ses affections. Comme cette âme ne se donne aucun mouvement empressé, elle ne fait plus de contretemps dans la main de Dieu qui la pousse : ainsi elle ne sent plus qu’un seul mouvement, savoir celui qui lui est imprimé [P1-1082] de même qu’une personne poussée par une autre ne sent plus que cette impulsion, quand elle ne la déconcerte point par une agitation à contretemps. Alors l’âme dit avec simplicité après saint Paul : Je vis, mais ce n’ai pas moi, c’est Jésus-Christ qui vit en moi. Jésus-Christ se manifeste dans sa chair mortelle, comme l’apôtre veut qu’il se manifeste en nous tous. Alors l’image de Dieu, obscurcie et presque effacée en nous par le péché, s’y retrace plus parfaitement et renouvelle une ressemblance qu’on a nommée trans­formation. Alors si cette âme parle d’elle par simple conscience, elle dit comme sainte Catherine de Gênes : Je ne trouve plus de moi; il n’y a plus d’autre moi que Dieu. [OP1-1081/82].

CONCLUSION DE TOUS CES ARTICLES / La sainte indifférence n’est que le désintéresse­ment de l’amour. Les épreuves n’en sont que la purification. L’abandon n’est que son exercice dans les épreuves. La désappropriation des vertus n’est que le [OP1-1095] dépouillement de toute complaisance, de toute conso­lation et de tout intérêt propre dans l’exercice des vertus par le pur amour. Le retranchement de toute activité n’est que le retranchement de toute inquiétude et de tout empressement intéressé par le pur amour. La contemplation n’est que l’exercice simple de cet amour réduit à un seul motif. La contemplation pas­sive n’est que la pure contemplation sans activité ou empressement. L’état passif, soit dans les temps bor­nés de contemplation pure et directe, soit dans les intervalles où l’on ne contemple pas, n’exclut ni l’ac­tion réelle ni les actes successifs de la volonté, ni la distinction spécifique des vertus par rapport à leurs objets propres, mais seulement la simple activité ou inquiétude intéressée : c’est un exercice paisible de l’oraison et des vertus par le pur amour. La transfor­mation et l’union la plus essentielle ou immédiate n’est que l’habitude de ce pur amour qui fait lui seul toute la vie intérieure et qui devient alors l’unique principe et l’unique motif de tous les actes délibérés et méritoires ; mais cet état habituel n’est jamais ni fixe, ni invariable, ni inamissible : Verus amor recti, comme dit saint Léon, habet in se aposlolicas auctoritates et canonicas sanctiones. [OP1-1094/95].


 

 

 

 

Lettres de direction


 


 

Le volume second des Œuvres spirituelles publié en 1718 [OS] est un condensé admirable des textes spirituels de Fénelon dans lequel nous avons appris à l’aimer. Voici quelques fragments recueillis avant notre lecture complète de [OFV] dont sont extraites la quasi-totalité de cette partie consacrée aux lettres de direction :

... il me semble qu’il ne me reste plus ni force ni haleine pour respirer dans la souffrance. La croix me fait horreur, et ma lâcheté m’en fait aussi. Je suis entre ces deux horreurs à charge à moi-même. Je frémis toujours par la crainte de quelque nouvelle occasion de souffrance. ... Il y a en moi, ce me semble, un fonds d’intérêt propre, et une [198] légèreté dont je suis content. La moindre chose triste pour moi m’accable. La moindre, qui me flatte un peu, me relève sans mesure. ... Dieu nous ouvre un étrange livre pour nous instruire quand il nous fait lire dans notre propre cœur. (OS2-113).

Il faut nous accoutumer à supporter au-dehors la contradiction d’autrui, et au-dedans notre propre faiblesse.... Alors nous [200] désespérons de nous-mêmes, et nous n’attendons plus rien que de Dieu.... La révolte intérieure, loin d’empêcher le fruit de la correction, est au contraire ce qui nous en fait sentir le pressant besoin. En effet la correction ne peut se faire sentir qu’autant qu’elle coupe dans le vif. Si elle ne coupait que dans le mort, nous ne la sentirions pas. Ainsi plus nous la sentons vivement, plus il faut conclure qu’elle nous est nécessaire. (OS2-115).

 Désespérez toujours de vos propres efforts... Et n’espérez qu’en la grâce, à l’opération simple, unie et paisible de laquelle il faut s’accommoder. ... Vous n’aurez ni fidélité ni repos que quand vous consentirez pleinement [218] à éprouver toute cette vie tous les sentiments indignés et honteux qui vous occupent. ... Accoutumez-vous donc à vous voir injuste, jalouse, envieuse, inégale, ombrageuse. La paix est là : vous ne la trouverez jamais ailleurs. (OS2-123).

Après ces quelques fragments [112], nous donnons la séquence relevée dans [CF]. La récolte a été faite sur les volumes [CF-nos pairs] publiés de 1973 à 1999 puis en 2007 constituant le volume [CF-18]. On espère la mise à disposition prochaine d’un volume indexant l’admirable travail critique édité dans les volumes impairs I à XVII.

Nous avons regroupé ces extraits par destinataires[113] puisque la vie spirituelle, lorsqu’elle s’avère mystique, s’exprime très diversement en s’adaptant au caractère de chacun[114]. Toute approche « généraliste » de nature théorique ou même tous regroupements par thèmes s’avèrent mal adaptés, les mailles du filet laissant passer ce qui est mystique donc non catégorisable.

Restait à ordonner les destinataires. Nous avons préféré l’ordre chronologique par dates de décès[115]. Ceci permet de regrouper cinq correspondants dont Fénelon connut la fin de vie : Blainville, Gramont, Lamy, Chevreuse et Beauvillier ouvrent ainsi la séquence. Puis cinq succèdent de peu à Fénelon : Maintenon, Montberon, Salm ?, Risbourg, Maisonfort. Trois vécurent presque la moitié du XVIIIe siècle et assurèrent ainsi une permanence de l’esprit quiétiste : le Marquis, Charlotte, Mortemart. Suivent enfin sous quatre titres des destinataires divers ou anonymes : dame Y ou demoiselle Z, correspondants connus et inconnus.

 

 


 


 

Madame de Maintenon (1635-1719)

Enracinée dans la vie morale de par son origine protestante, amie puis ennemie de Madame Guyon et de Fénelon, épouse morganatique de Louis XIV [116].

174. À MADAME DE MAINTENON. [17 juin 1691]

  …Ce n’est point par les lèvres ni par les actions extérieures; c’est par le désir du cœur, et par un profond abaissement de tout soi-même devant Dieu, qu’ou attire en soi cet esprit de vie, sans lequel nos meilleures actions sont mortes. Dieu est si bon, qu’il n’attend que notre désir pour nous combler de ce don qui est lui-même. Le cri, dit-il dans l’Écriture, ne  sera pas encore formé dans votre bouche, et déjà, moi qui le verrai naître dans votre cœur, je l’exaucerai avant qu’il soit fait. Il nous prévient, il nous presse de le presser; il nous prie, pour ainsi dire, de le prier. Il souffre patiemment nos duretés, nos langueurs, nos lâchetés, nos ingratitudes; il nous ordonne de lui demander, tant il craint d’être réduit à ne nous donner pas. …

259. À MADAME DE MAINTENON  mai 1694

… Vous ne tenez point aux biens ni aux honneurs grossiers; mais vous tenez peut-être, sans le voir, à la bienséance, à la réputation des honnêtes gens, à l’amitié, et surtout à une certaine perfection de vertu, qu’on voudrait trouver en soi, et qui tiendrait lieu de tous les autres biens : c’est le plus grand raffinement de l’amour-propre, qui console de toute perte. Comme on ne veut rien d’extérieur pour soi, on se console aisément de perdre toutes les choses extérieures, dont la perte ne fait que nous rendre plus grands et plus parfaits.

   Quand on a du courage, voilà de quoi on se nourrit intérieurement. Alors plus on paraît parfait aux gens sans expérience, et qui ne jugent que par les actions, plus on est imparfait; car on est plein de soi-même, comme Lucifer. Son péché ne consiste que dans le plaisir de se voir parfait. Je dis, parfait pour l’amour de soi; car pour être pur dans sa perfection, il faut la regarder en soi tout comme en autrui, sans nulle complaisance que ce soit soi-même plutôt qu’un autre; ou plutôt ne la regarder jamais, allant toujours en avant d’une vue droite et simple, sans réflexion ni retour.

   Tant qu’on n’est point encore arrivé là, on sent toujours des retours inquiets, des hontes, des dépits, des sensibilités, des délicatesses. Tout cela est bon à éprouver; plus il est douloureux, plus il est utile; car cette douleur est nécessaire, comme celle des incisions pour guérir des plaies.

   Vous n’êtes point encore assez accoutumée à la fatigue sur l’avilissement intérieur où les bonnes âmes doivent passer[117]. Il faut venir jusqu’à avoir horreur de soi, et à ne trouver plus en soi ni consolation, ni ressource, ni lieu à poser le pied sur le bord de l’abîme. Dieu vous fait des grâces infinies; je souhaite seulement que vous marchiez à proportion, et que rien ne vous arrête. Il faut une mort perpétuelle en tout; mais une mort prise à contresens ne ferait que vous épuiser pour la santé, que vous dessécher intérieurement, que vous charger de pratiques gênantes, que vous livrer à votre courage naturel, et que vous faire hésiter dans les voies que Dieu vous marque.

   C’est par petitesse et par simplicité, et non par courage et par multitude de pratiques, qu’il faut que vous mouriez à votre propre esprit,  à votre goût pour les vertus naturelles, et à tout ce qui nourrit la délicatesse de votre amour-propre.


 


 

Marquis de Blainville (1663-1704)

Jules-Armand, quatrième fils de Colbert et frère de la « petite duchesse » de Mortemart, commence en 1684 une « brillante carrière militaire (‘il avait des parties de capitaine’, dit Saint-Simon). » Lieutenant général en 1702, il fut tué le 17 août 1704. Il avoua à Mme Guyon avoir vécu quinze ans « dans le désordre et l’athéisme » avant de se mettre sous la direction spirituelle de Fénelon, « qui régla ses prières et ses lectures ». [118]

  43. LSP 66. Au MARQUIS DE BLAINVILLE.[Fin de 1688]

Vous m’avez oublié, Monsieur; mais il n’est pas en mon pouvoir d’en faire autant à votre égard. Je porte au fond du cœur quelque chose qui me parle toujours de vous, et qui fait que je suis toujours empressé à demander de vos nouvelles : c’est ce que j’ai senti particulièrement pendant les périls de votre campagne. Votre oubli, bien loin de me rebuter, me touche encore davantage. Vous m’avez témoigné autrefois une sorte d’amitié dont l’impression ne s’efface jamais, et qui m’attendrit presque jusqu’aux larmes, quand je me rappelle nos conversations : j’espère que vous vous souviendrez combien elles étaient douces et cordiales. Avez-vous trouvé depuis ce temps-là quelque chose de plus doux que Dieu, quand on est digne de le sentir ? Les vérités qui vous transportaient ne sont-elles plus ? La pure lumière du Royaume de Dieu est-elle éteinte ? […]

LSP 132.*Au MARQUIS DE BLAINVILLE

Je suis toujours uni à vous et à votre chère famille du fond du cœur ; n’en doutez pas. Nous sommes bien près les uns des autres sans nous voir, au lieu que les gens qui se voient à toute heure sont bien éloignés dans la même chambre. Dieu réunit tout, et anéantit toutes les plus grandes distances à l’égard des cœurs réunis en lui. C’est dans ce centre que se touchent les hommes de la Chine avec ceux du Pérou[119]. Je ne laisse pas de sentir la privation de vous voir; mais il la faut porter en paix tant qu’il plaira à Dieu, et jusqu’à la mort s’il le veut. Renfermez-vous dans vos véritables devoirs. Du reste, soyez retiré et recueilli, appliqué à bien régler vos affaires, patient dans les croix domestiques. Pour Madame, je prie Dieu qu’elle ne regarde jamais derrière elle, et qu’elle tende toujours en avant dans la voie la plus droite. Je souhaite que Notre-Seigneur bénisse toute votre maison, et qu’elle soit la sienne.

LSP 133.*Au MARQUIS DE BLAINVILLE

Je comprends bien ce que vous me dites sur une peine qui vous paraît trop forte et trop allongée dans N...[120] sur vos fautes ; mais ce n’est point à vous à juger si cette peine va trop loin. Quand un homme, qui, comme vous, est depuis si longtemps à Dieu, duquel il a reçu des grâces capables de sanctifier cent pécheurs, tombe dans certaines infidélités, il ne faut pas s’étonner que l’esprit de grâce en soit vivement et longtemps contristé dans les personnes que la même grâce unit intimement avec lui.

Vous vous impatientez de ce que Dieu fait souffrir votre prochain pour vous ; c’est de la pénitence que vous devriez faire, que vous ne faites pas, et que N… fait dans son cœur pour vous, que vous êtes dépité contre elle. C’est au contraire ce qui devrait vous attendrir, redoubler votre confiance, votre soumission, votre docilité. Peut-être même avez-vous besoin de cette triste, forte et longue peine, afin qu’elle vous fasse sentir toute votre infidélité et tout le danger où vous êtes. Il vous faut cette petite sévérité pour faire le contrepoids de votre légèreté ; vous avez besoin, dans votre faiblesse, d’être retenu par la crainte. Je la prie néanmoins de proportionner sa tristesse à votre délicatesse excessive’. Je ne lui demande pas de la supprimer par effort et par industrie, pour vous épargner et pour flatter votre amour-propre dans vos fautes : à Dieu ne plaise ! Je la prie seulement de n’agir que par grâce, suivant le fond de son cœur, afin qu’elle ne s’attriste point de vos infidélités par une tristesse naturelle. Vous me donnez une joie incroyable en me marquant l’avancement où vous la voyez. Plus elle est avancée, plus vous devez la croire et regarder toutes ces peines à votre égard comme des impressions de la grâce qu’elle reçoit pour vous.

 Pendant qu’elle avance, vous reculez. O Mon cher ! si je pouvais vous voir, je ne vous laisserais pas respirer par amour-propre ; je ne vous laisserais échapper en rien ; je vous ferais petit malgré vous. Il n’y a que la petitesse qui soit la ressource des faibles. Un petit enfant ne peut marcher, mais il se laisse tourner et retourner, porter, emmailloter. Pour un grand homme qui est faible et se croit fort, il tombe au premier pas qu’il fait; il n’a ni ressource pour se conduire ni souplesse pour se laisser conduire par autrui. Dès que vous sentez de la répugnance à vous ouvrir et à croire, comptez que la tentation vous entraîne vers le précipice.

LSP 134.*Au MARQUIS DE BLAINVILLE

Votre lettre, Monsieur, m’a donné une très sensible consolation. Béni soit Dieu qui vous donne des lumières si utiles ! Mais notre fidélité doit être proportionnée aux lumières que nous recevons. Puisque vous connaissez que votre société avec N...[121] se tourne en piège pour vous, au lieu d’être un secours, vous devez redresser cette société. Il ne faut pas songer à la rompre, puisqu’elle est de grâce aussi bien que de nature ; mais il faut la mettre, quoi qu’il en coûte, au point où Dieu la veut. Hélas ! que sera-ce, si ceux qui sont donnés les uns aux autres pour s’aider à mourir[122], ne font que se redonner des aliments de vie secrète? Il faut que toute votre union ne tende qu’à la simplicité, qu’à l’oubli de vous-même, qu’à la perte de tous les appuis. En perdant ceux du dedans, vous en cherchez encore au-dehors. Le dedans est souvent simple et nu ; mais le dehors est composé, étudié, politique, et trouble la simplicité intérieure. Vous faites bon marché du principal, et vous chicanez le terrain sur ce qui ne regarde que le monde.

Ce n’est point là cette unité à laquelle il faut que tout homme soit réduit. Soyez tout un ou tout autre. L’intérieur abandonné à Dieu règle assez l’extérieur par l’esprit de Dieu même. Dieu fait assez faire dans cette simplicité d’abandon tout ce qu’il faut : mais si on sort de la simplicité pour le dehors par des vues humaines, cette sortie est une infidélité qui dérange tout le dedans. Ce n’est point à vous, Monsieur, à vous laisser entraîner contre votre grâce ; c’est au contraire à vous à redresser les autres qui sont encore trop humains. Vous devez borner votre docilité, à recevoir, par petitesse, les avis de tous ceux qui vous montreront que vous ne suivez pas assez votre grâce, et que vous agissez trop humainement ; mais vous laisser entraîner dans l’humain par les autres sous de beaux prétextes, c’est reculer, et leur nuire comme ils vous nuisent. Je ne manquerai pas de le dire à N..... quand il repassera[123].

Votre union ne doit faire qu’augmenter, mais pour la mort commune et totale, tant du dehors que du dedans[124]. Quand celle du dehors manque, elle manque par le dedans, qui veut encore se réserver quelque vie secrète par le dehors. Il est temps d’achever de mourir, Monsieur. En retardant le dernier coup, vous ne faites que languir et prolonger vos douleurs. Vous ne sauriez plus vivre que pour souffrir en résistant à Dieu. Mourez donc, laissez-vous mourir; le dernier coup sera le coup de grâce. Il ne faut plus vouloir rien voir; car vouloir voir, c’est vouloir posséder; et vouloir posséder, c’est vouloir vivre. Les morts ne possèdent et ne voient plus rien. Aussi bien que verriez-vous ? Vous courriez après une ombre qui échappe toujours. Mille fois tout à vous.

LSP 169.*AU MARQUIS DE BLAINVILLE

Je prends, Monsieur, une très grande part à toutes vos peines domestiques[125], et je comprends qu’elles doivent être fort grandes ; mais vous savez que la croix est faite pour nous, et nous pour elle. C’est notre place que d’y demeurer paisiblement attachés avec Jésus-Christ jusqu’au dernier soupir de la vie. Il serait glorieux d’y avoir été patiemment, si on pouvait en descendre ; mais y être cloué et y expirer, c’est ce qui est terrible. C’est seulement dans ce dernier moment qu’on peut dire, Tout est consommé.

     Je prie N...[126] de faire le moins de réflexions qu’elle pourra sur tout ce qui ne va qu’à troubler sa paix et son avancement, en la jetant dans une occupation inquiète d’elle-même, qui est une tentation véritable. Pour vous, Monsieur, prenez courage : sustine sustentationes Dei. Toute notre piété n’est qu’imagination, si nous ne sommes pas contents lorsque Dieu nous frappe, et si nous cherchons, par ragoût, des espérances dans les temps à venir de cette vie pour nous consoler. Le détachement de ce monde ne saurait être trop absolu et trop de pratique.

LSP 170.*Au MARQUIS DE BLAINVILLE

Je prie souvent Dieu qu’il vous tienne dans sa main. Le point essentiel est la petitesse. Il n’y a rien qu’elle ne raccommode, parce que la petitesse rend docile, et que la docilité redresse tout. Vous seriez plus coupable qu’un autre si vous résistiez à Dieu en ce point. D’un côté, vous avez reçu plus de lumière et de grâce qu’un autre pour vous laisser rapetisser: d’un autre côté, personne n’a plus éprouvé que vous ce qui doit rabaisser le cœur, et ôter toute confiance en soi-même. C’est le grand fruit de l’expérience de nos infirmités, que de nous rendre petits et souples. J’espère que Notre-Seigneur vous gardera, et je le lui demande avec instance.

LSP 171.*Au MARQUIS DE BLAINVILLE

Pour N... [Mortemart], je prie Notre-Seigneur de lui donner une simplicité qui soit la source de la paix pour elle. Quand nous serons fidèles à laisser tomber d’abord toute réflexion superflue et inquiète, qui vient d’un amour de nous-mêmes très différent de la charité, nous serons au large au milieu de la voie étroite ; et sans manquer ni à Dieu ni aux hommes, nous serons dans la pure liberté et dans la paix innocente des enfants de Dieu.

Je prends pour moi, Monsieur, ce que je donne aux autres, et je vois bien que je dois chercher la paix où je leur propose de la chercher. J’ai le cœur en souffrance[127]. C’est la vie à nous-mêmes qui nous fait souffrir; ce qui est mort ne sent plus. Si nous étions morts, et si notre vie était cachée avec Jésus-Christ en Dieu, comme parle l’Apôtre[128], nous n’aurions plus les peines de l’esprit que nous ressentons. Nous pourrions bien sentir des douleurs du corps, comme la fièvre, la goutte, etc. ; nous pourrions bien aussi souffrir des douleurs spirituelles, c’est-à-dire des douleurs imprimées dans l’âme, sans qu’elle y eût aucune part: mais pour les peines d’inquiétude, où l’âme ajoute à la croix imposée par la main de Dieu une agitation de résistance, et, pour ainsi dire, une non-volonté de souffrir, nous n’avons ces sortes de douleurs qu’autant que nous vivons encore à nous-mêmes. […] 

  LSP 172.*Au MARQUIS DE BLAINVILLE

[…] En quelque état que soit votre malade[129], et quelque suite que Dieu donne à son mal, elle est bienheureuse d’être si souple dans la main de Dieu. Si elle meurt, elle meurt au Seigneur; si elle vit, elle vit à lui[130]. Ou la croix, ou la mort[131].

Rien n’est au-dessus de la croix, que le parfait règne de Dieu, et encore la souffrance en amour est un règne commencé, dont il faut se contenter pendant que Dieu diffère la consommation. […]

LSP 173.*Au MARQUIS DE BLAINVILLE

Je n’ai rien à vous répondre sur ce qui vous regarde ; je ne vois rien à ajouter sur les choses que Dieu vous fait voir, et qu’il est capital de suivre sans relâche. Allez toujours mourant de plus en plus. La mort est bien plus mort quand autrui nous la donne. Demeurez dans la dépendance où Dieu vous met ; elle sert à vous décider, à vous tirer de votre sagesse, et à vous apetisser, vous dont la pente était de mener les autres. Mais ne laissez pas de dire à autrui votre simple pensée, à mesure qu’elle vous vient au cœur, sans réflexion ni mesure. […]

LSP 175.*Au MARQUIS DE BLAINVILLE (?) [1694 ?]

     O que vous me serez chers, vous et N....[132], si ce que nous avons dit ici ensemble fait de nous un cœur et une âme ! Je ne le répète point, n’en ayant pas le temps; vous le savez. Ce n’est pas à la mémoire, mais au cœur que je l’ai confié. S’il est entré dans votre cœur, vous le verserez fidèlement dans celui de N..... Non, mon cher, plus d’ambition, plus de curiosité ni de vivacité sur le monde, plus de régularité politique. Que le dehors soit simple, droit et petit, comme le dedans. Si spiritu vivimus spiritu et ambulemus.

     Soyons sages, mais de la sagesse de Dieu, et non de la nôtre. O la mauvaise sûreté, que celle qui vient d’une prudence mondaine ! Laissez tomber tout empressement, toute activité, toute dissipation : vous en avez un besoin infini. Lors même qu’on ne se recueille point par méthode, on doit laisser tomber par simple fidélité tout ce qui dissipe et distrait, tout ce qui ébranle l’imagination, qui réveille les goûts et les désirs naturels, qui trouble la paix, le silence, la petitesse, et la nudité intérieure. On parle magnifiquement de la passiveté avec une activité perpétuelle. On veut des sûretés, des lumières extraordinaires, et même des  prédictions, pour se contenter dans l’obscurité de la pure foi. C’est vouloir voir le soleil à minuit. Soyez bien petits, bien simples […]

  LSP 180.*Au MARQUIS DE BLAINVILLE

 C’est dans la peine et dans l’amertume que je vous goûte davantage. J’ai vu de la candeur et de la petitesse dans vos lettres, et j’en remercie Dieu avec attendrissement. Il faut aimer ce que Dieu aime, et je ne doute point qu’il ne nous aime davantage quand il nous rapetisse en nous rabaissant. Pendant que cette opération vous est douloureuse, comptez qu’elle vous est utile et nécessaire. Le chirurgien ne nous fait du mal, qu’autant qu’il coupe dans le vif. Le malade ne sent rien quand on ne coupe que la chair déjà morte. Si vous étiez mort aux choses dont il s’agit, leur retranchement ne vous causerait aucune douleur. Détachez-vous absolument, si vous voulez être en paix et mourir à vous-même. Ne vous contentez pas de faire certains efforts, et d’être petit par secousses : délaissez-vous sans aucune réserve à Dieu, pour mourir à vous-même dans toute l’étendue de ses desseins. Courage sans courage humain : ne perdez pas les grands fruits de cette croix. Soumettez-vous non seulement à N... [Mme de Mortemart] pour vous laisser redresser, mais encore aux plus petits qui se mêleront de vous donner des avis à propos ou hors de propos. S’ils ne sont pas bons pour ceux qui les donneront par une critique indiscrète, ils seront excellents pour vous qui les recevrez en esprit de désappropriation et de mort.

     Pour vos défauts, supportez-les avec patience, comme ceux du prochain, sans les flatter ni excuser. Il ne faut pas les vouloir garder, puisqu’ils déplaisent à Dieu : mais il faut sentir votre impuissance de les vaincre, et profiter de l’abjection qu’ils vous causent à vos propres yeux pour désespérer de vous-même. Jusqu’à ce désespoir de la nature, il n’y a rien de fait. Mais il ne faut jamais désespérer des bontés de Dieu sur nous, et ne nous défier que de nous-mêmes. Plus on désespère de soi pour n’espérer qu’en Dieu sur la correction de ses défauts, plus l’œuvre de la correction est avancée. Mais aussi il ne faut pas que l’on compte sur Dieu sans travailler fortement de notre part. La grâce ne travaille avec fruit en nous, qu’autant qu’elle nous fait travailler sans relâche avec elles. Il faut veiller, se faire violence, craindre de se flatter, écouter avec docilité les avis les plus humiliants, et ne se croire fidèle à Dieu qu’à proportion des sacrifices qu’on fait tous les jours pour mourir à soi-même.

444. Au MARQUIS DE BLAINVILLE. [été 1697?]

Je serai bien aise, mon cher typographe[133], que mon courrier n’aille point paraître à Versailles, et que vous ayez la bonté d’y faire rendre mes lettres. Vous en trouverez aussi une pour la bonne...[134], que je vous prie de lui donner. Demeurez bien uni avec elle. Quand vous ne serez pas content d’elle sur quelque chapitre, ne formez aucun jugement, et ne vous laissez point aller à votre penchant naturel de décider rigoureusement. Supportez-la même dans ses imperfections les plus grossières, et souvenez-vous de la compensation avec les vôtres. Souvent, sous l’écorce la plus dure et la plus raboteuse, il y a un tronc vif et plein de sève qui porte d’excellents fruits. […]

664. Au MARQUIS DE BLAINVILLE. À Cambray [15 juin 1700]

… Voilà, mon très cher malade, la santé que je vous souhaite dans l’esprit, avec une véritable guérison du corps. En attendant, souffrez avec humilité et patience. Dieu sait quelle joie j’aurais si je pouvais vous embrasser, et vous posséder ici. Mais j’entends l’orage qui gronde plus que jamais[135]. Il ne faut pas le renouveler par notre impatience. Attendez donc encore un peu. Dès qu’on croira que vous pourrez venir sans danger, votre présence sera une grande consolation pour moi dans mes peines. En retardant votre voyage, je prends encore plus sur moi que sur vous. Rien n’est plus sincère que la tendresse avec laquelle je vous suis tout dévoué. …

LSP 83. Au MARQUIS DE BLAINVILLE [1701-1704]

Je vous souhaite paix[136], simplicité, recueillement, mort à vos goûts spirituels et corporels, défiance de votre propre esprit et de vos pensées, avec une grande fidélité pour remplir sans relâche toute la grâce de Dieu sur vous. Vous souhaitez que Dieu vous détruise, et ce souhait est bon, puisqu’on ne veut être détruit que pour établir Dieu sur les ruines de la créature ; mais il faut le désirer pour contenter Dieu, et non pour se contenter soi-même. Il faut que ce désir soit réel et constant dans tout le détail de la vie; il faut qu’il soit modéré, et réglé par l’obéissance. Je suis, Monsieur et très cher fils, très tendrement tout à vous.

  LSP 84. Au MARQUIS DE BLAINVILLE [1701-1704]

Je ne vous écris, mon bon et cher fils, que deux mots pour vous recommander de plus en plus la franchise, et d’éviter les retours de délicatesse sur vous-même qui’ font la plupart de vos infidélités et de vos peines. Plus vous serez simple, plus vous serez souple et docile. Pour l’être véritablement, il faut l’être pour tous ceux qui nous parlent avec charité. O que cet état d’être toujours prêt à être blâmé, méprisé, corrigé, est aimable aux yeux de Dieu ! Vous m’êtes infiniment cher: Despondi enim te uni viro virginem castam exhibere Christo [137].

     Soyez bon homme sans hauteur, ni décision, ni critique, ni dédain, ni délicatesse, ni tour de passe-passe d’amour-propre[138]. Soyez vrai, ingénu, en défiance de votre propre sens. Soyez fidèle à renoncer à votre vanité et aux sensibilités de votre amour-propre dès que Dieu vous le montre intérieurement. Pendant que la lumière luit, suivez-la pour être enfant de lumière [139]. Je prie Dieu qu’il vous rende doux, simple et enfant avec Jésus né dans une crèche. Ne soyez point habile, ni décisif, ni attentif aux fautes d’autrui, ni délicat et facile à blesser, ni meilleur en apparence qu’en vérité. O que la vérité est maltraitée dans ce qui paraît le meilleur en nous !

     Retranchez toutes les curiosités qui passionnent, et soyez fidèle à ne parler jamais sans nécessité de ce que vous sauriez mieux qu’un autre. Surtout ne vous laissez point ensorceler par les attraits diaboliques de la géométrie[140]. Rien n’éteindrait tant en vous l’esprit intérieur de grâce, de recueillement et de mort à votre propre esprit.

  LSP 85. Au MARQUIS DE BLAINVILLE [1701-1704]

     Il faut se sevrer des joies les plus innocentes, quand Dieu vous les refuse. Vous m’êtes très présent en lui ; la foi a des yeux[141] qui voient mieux les amis que les yeux du corps. L’amour tendre que Dieu inspire a des bras assez longs pour les embrasser malgré la distance des lieux. Souffrez en homme qui sait le prix de la souffrance en Jésus-Christ. Ménagez votre santé ; délassez-vous l’esprit pour soulager le corps ; consolez-vous avec Dieu et avec de vrais amis pleins de lui; aimez-moi toujours, et comptez que je vous aime, comme Dieu sait faire aimer.

LSP 32.*A UN CONVERTI (O : Blainville ? v. note à LSP 34)[142]

    Vous me trouverez bien indiscret, Monsieur; mais je ne puis garder aucune mesure avec vous, quoique je n’aie point l’honneur d’en être connu. Ce qu’on m’a fait connaître de la situation de votre cœur me touche tellement, que je passe au-dessus de toutes les règles. Vos amis, qui sont les miens, vous ont déjà répondu de la sincérité de mon zèle pour votre personne. Je ne saurais sentir une plus parfaite joie, que celle de vous posséder quelques jours. En attendant, je ne puis m’empêcher de vous dire qu’il faut céder à Dieu, quand il nous invite à le laisser régner au dedans de nous. Avons-nous autant délibéré quand le monde nous a invités à nous laisser séduire par les amusements et par les passions ? avons-nous autant hésité ? avons-nous demandé autant de démonstrations ? avons-nous autant résisté au mal, que nous résistons au bien? Est-il question de s’égarer, de se corrompre, de se perdre, d’agir contre le fond le plus intime de son cœur et de sa raison, pour chercher la vanité ou le plaisir des sens ? On ne craint point d’aller trop loin ; on décide, on s’abandonne sans réserve. Est-il question de croire qu’une main toute sage et toute-puissante nous a fait, puisque nous ne nous sommes pas faits nous-mêmes ; s’agit-il de reconnaître que nous devons tout à celui de qui nous tenons tout, et qui nous a fait pour lui seul ? On commence à hésiter, à délibérer, à douter avec subtilité des choses les plus simples et les plus claires ; on craint d’être trop crédule, on se défie de son propre sentiment, on chicane le terrain, on appréhende de donner trop à celui à qui tout n’est pas trop, et à qui on n’a jamais rien donné; on a même honte de cesser d’être ingrat envers lui, et on n’ose laisser voir au monde qu’on le veut servir: en un mot, on est aussi timide, aussi tâtonnant et aussi difficile pour la vertu, qu’on a été hardi et décisif sans examen pour le dérèglement.

    Je ne vous demande, Monsieur, qu’une seule chose, qui est de suivre simplement la pente du fond de votre cœur pour le bien, comme vous avez suivi autrefois les passions mondaines pour le mal. Toutes les fois que vous voudrez examiner les fondements de la religion, vous reconnaîtrez sans peine qu’on n’y peut opposer rien de solide, et que ceux qui la combattent ne le font que pour ne se point assujettir aux règles de la vertu : ainsi ils ne refusent de suivre Dieu, que pour se contenter eux-mêmes. De bonne foi, est-il juste d’être si facile pour soi, et si retranché contre Dieu ? Faut-il tant de délibérations pour conclure qu’il ne nous a pas fait pour nous, mais pour lui ? En le servant, que hasardons-nous ? Nous ferons toutes les mêmes choses honnêtes et innocentes que nous avons faites jusqu’ici ; nous aurons à peu près les mêmes devoirs à remplir, et les mêmes peines à souffrir patiemment : mais nous y ajouterons la consolation infinie d’aimer ce qui est souverainement aimable, de travailler et de souffrir pour plaire au véritable et parfait ami, qui tient compte des moindres choses, et qui les récompense au centuple dès cette vie par la paix qu’il répand dans le cœur. Enfin nous y ajouterons l’attente d’une vie bienheureuse et éternelle, en comparaison de laquelle celle-ci n’est qu’une mort lente.

    Ne raisonnez point. Ou croyez votre propre cœur, à qui Dieu, si longtemps oublié, se fait sentir amoureusement malgré tant de longues infidélités ; ou du moins consultez vos amis, gens de bien, que vous connaissez pour sincères : demandez-leur ce qu’il leur en coûte pour servir Dieu ; sachez d’eux s’ils se repentent de s’y être engagés, et s’ils ont été ou trop crédules ou trop hardis dans leur conversion. Ils ont été dans le monde comme vous : demandez-leur s’ils regrettent de l’avoir quitté, et si l’ivresse de Babylone est plus douce que la paix de Sion. Non, Monsieur, quelque croix qu’on souffre dans la vie chrétienne, on ne perd jamais cette bienheureuse paix du cœur, dans laquelle on veut tout ce qu’on souffre, et on ne voudrait aucune des joies dont on est privé.

     Le monde en donne-t-il autant ? vous le savez. Y est-on toujours content d’avoir tout ce qu’on a, et de n’avoir aucune des choses qui manquent? Y fait-on toutes choses par amour et du fond du cœur? Que craignez-vous donc ? De quitter ce qui vous quittera bientôt, ce qui vous échappe déjà à toute heure, ce qui ne remplit jamais votre cœur, ce qui se tourne en langueur mortelle, ce qui porte avec soi un vide triste, et même un reproche secret du fond de la conscience ; enfin ce qui n’est rien dans le moment même où il éblouit ? Et que craignez-vous ? De trouver une vertu trop pure à suivre, un Dieu trop aimable à aimer, un attrait d’amour qui ne vous laissera plus à vous-même ni aux vanités d’ici-bas ? Que craignez-vous ? De devenir trop humble, trop détaché, trop pur, trop juste, trop raisonnable, trop reconnaissant pour votre Père qui est au ciel ? Ne craignez donc rien tant que cette injuste crainte, et cette folle sagesse du monde qui délibère entre Dieu et soi, entre le vice et la vertu, entre la reconnaissance et l’ingratitude, entre la vie et la mort.

     Vous savez, par une expérience sensible, ce que c’est que de languir faute d’avoir au dedans de soi une vie et une nourriture d’amour. On est inanimé et comme sans âme, dès qu’on n’a plus ce je ne sais quoi au dedans, qui soutient, qui porte, qui renouvelle à toute heure. Tout ce que les amants insensés du monde disent dans leurs folles passions est vrai en un sens à la lettre. Ne rien aimer, ce n’est pas vivre ; n’aimer que faiblement, c’est languir plutôt que vivre. Toutes les plus folles passions qui transportent les hommes ne sont que le vrai amour déplacé, qui s’est égaré loin de son centre. Dieu nous a fait pour vivre de lui et de son amour. Nous sommes nés pour être brûlés et nourris tout ensemble de cet amour, comme un flambeau pour se consumer devant celui qu’il éclaire. Voilà cette bienheureuse flamme de vie que Dieu a allumée au fond de notre cœur: toute autre vie n’est que mort. Il faut donc aimer.

     Mais qu’aimerez-vous? Ce qui ne vous aime point sincèrement, ce qui n’est point aimable, ce qui nous échappe comme une ombre qu’on voudrait saisir? Qu’aimerez-vous dans le monde? Des hommes qui seraient jaloux et rongés d’une infâme envie, si vous étiez content? Qu’aimerez-vous ? Des cœurs qui sont aussi hypocrites en probité, qu’on accuse les dévots d’être hypocrites en dévotion ? Qu’aimerez-vous ? Un nom de dignité qui vous fuira peut-être, et qui ne guérirait de rien votre cœur, si vous l’obteniez? Qu’aimerez-vous? L’estime des hommes aveugles, que vous méprisez presque tous en détail ? Qu’aimerez-vous ? Ce corps de boue qui salit notre raison, et qui assujettit l’âme aux douleurs des maladies et de la mort prochaine? Que ferez-vous donc? N’aimerez-vous rien? vivrez-vous sans vie, plutôt que d’aimer Dieu qui vous aime, qui veut que vous l’aimiez, et qui ne veut vous avoir tout à lui, que pour se donner tout entier à vous? Craignez-vous qu’avec ce trésor il puisse vous manquer quelque chose? Croyez-vous que le Dieu infini ne pourra pas remplir et rassasier votre cœur? Défiez-vous de vous-même et de toutes les créatures ensemble : ce n’est qu’un néant, qui ne saurait suffire au cœur de l’homme fait pour Dieu; mais ne vous défiez jamais de celui qui est lui seul tout bien, et qui vous dégoûte miséricordieusement de tout le reste, pour vous forcer à revenir à lui.

LSP 31*A UN CONVERTI (O : Blainville ?)

    Je suis ravi, Monsieur, de voir la bonté de cœur avec laquelle vous avez reçu la lettre que j’ai eu l’honneur de vous écrire. Dieu opère certainement en vous, puisqu’il vous donne le goût de la vérité, et le désir d’être soutenu dans vos bons projets. Je ne demande pas mieux que de vous y aider. Plus vous ferez pour Dieu, plus il fera pour vous. Chaque pas que vous ferez dans le bon chemin se tournera en paix et en consolation dans votre cœur. La perfection même que l’on craint tant, de peur qu’elle ne soit triste et gênante, n’est perfection qu’en ce qu’elle augmente la bonne volonté. Or à mesure que ce qu’on fait augmente, l’ennui et la gêne diminuent en le faisant; car on n’est point gêné en ne faisant que les choses qu’on aime à faire. Quand on fait une chose pénible avec un grand amour, ce grand amour adoucit la peine, et fait qu’on est content de la souffrir. On ne voudrait pas être soulagé en manquant à l’amour dont on est rempli ; on se fait même un plaisir de se sacrifier au bien-aimé. Ainsi plus on avance vers la perfection, plus on est content de suivre ce qu’on aime. Que voulez-vous de mieux, que d’être toujours content, et de ne souffrir jamais aucune croix qui ne vous contente plus que les plaisirs opposés ? C’est ce contentement que vous ne trouverez jamais dans votre cœur en vous livrant à vos passions, et qui ne vous manquera jamais en cherchant Dieu.

    Il est vrai que ce n’est pas toujours un contentement sensible et flatteur, comme celui des plaisirs profanes ; mais enfin c’est un contentement très réel, et fort supérieur à ceux que le monde donne, puisque les pécheurs veulent toujours ce qui leur manque, et que les âmes pleines de l’amour de Dieu ne veulent rien que ce qu’elles ont. C’est une paix quelquefois sèche et même amère, mais que l’âme aime mieux que l’ivresse des passions. C’est une paix où l’on est d’accord avec soi, une paix qui n’est jamais troublée ni altérée que par les infidélités. Ainsi moins on est infidèle, plus on jouit de cette heureuse paix. Comme le monde ne peut la donnera, il ne peut l’ôter. Si vous ne voulez pas le croire, essayez-le. Goûtez, et voyez combien le Seigneur est doux 3.

    Vous ne pouvez rien faire de mieux que de régler votre temps, en sorte que vous fassiez tous les jours une petite lecture, avec un peu d’oraison en méditation affectueuse, pour repasser sur vos faiblesses, étudier vos devoirs, recourir à Dieu, et vous accoutumer à être familièrement avec lui. Que vous serez heureux, si vous apprenez ce que c’est que l’occupation de l’amour ! Il ne faut point demander ce qu’on fait avec Dieu quand on l’aime. On n’a point de peine à s’entretenir avec son ami; on a toujours à lui ouvrir son cœur; on ne cherche jamais ce qu’on lui dira, mais on le lui dit sans réflexion : on ne peut lui rien réserver ; quand même on n’aurait rien à lui dire, on est content d’être avec lui. O que l’amour est bien plus propre à soutenir que la crainte ! La crainte captive et contraint pendant qu’elle trouble ; mais l’amour persuade, console, anime, possède toute l’âme, et fait vouloir le bien pour le bien même. Il est vrai que vous avez encore besoin de la crainte des jugements de Dieu, pour faire le contrepoids de vos passions; confige timore tuo carnes meas4: mais en commençant par la crainte qui dompte la chair, il faut se hâter de tendre à l’amour qui console l’esprit. O que vous trouverez Dieu bon et fidèle ami, quand vous voudrez entrer en amitié sincère et constante avec lui !

     Le point capital, si vous voulez bien vous donner à lui de bonne foi, c’est de vous défier de vous-même après tant d’expériences de votre fragilité, et de renoncer sans retardement à toutes les compagnies qui peuvent vous faire retomber. Si vous voulez aimer Dieu, pourquoi voulez-vous passer votre vie dans l’amitié de ceux qui ne l’aiment pas, et qui se moquent de son amour? Pourquoi ne vous contenter pas de la société de ceux qui l’aiment, et qui sont propres à vous affermir dans votre amour pour lui ?

     Je ne demande point que vous rompiez d’abord sans aucune mesure avec tous vos amis, et avec toutes les personnes vers lesquelles une véritable bienséance vous demande quelque commerce. Je demande encore moins que vous abandonniez ce qu’on appelle les devoirs, pour faire votre cour, et vous trouver dans les lieux où l’on n’a besoin que de paraître en passant ; mais il s’agit des liaisons suivies, qui contribuent beaucoup à gâter le cœur, et qui rentraînent insensiblement contre les meilleures résolutions qu’on a prises. Il s’agit de retrancher les conversations fréquentes de femmes vaines qui cherchent à plaire, et des autres compagnies qui réveillent le goût des plaisirs, qui accoutument à mépriser la piété, et qui causent une très dangereuse dissipation. C’est ce qui est très nuisible pour le salut à tous les hommes les plus confirmés dans la vertu, et par conséquent c’est ce qui est encore bien plus pernicieux pour un homme qui ne fait que les premiers pas vers le bien, et dont le naturel est si facile pour se laisser dérégler.

     De plus vous devez vous reprocher vos longues infidélités, et l’abus que vous avez fait si longtemps des grâces. Dieu vous a attendu, cherché, invité, pressé, forcé, pour ainsi dire, à revenir à lui : n’est-il pas juste que vous l’attendiez un peu à votre tour ? N’avez-vous pas besoin de mortifier vos goûts, et de réprimer vos habitudes, surtout à l’égard des choses dangereuses ? Ne faut-il pas faire une sérieuse pénitence de vos péchés ? Ne devez-vous pas appliquer votre pénitence à vous humilier et à vous ennuyer’ un peu, pour vous éloigner des compagnies contagieuses ? Celui, dit le Saint-Esprit, qui aime le péril y périra. Il faut, quoi qu’il en coûte, quitter les occasions prochaines. On est obligé, selon le commandement de Jésus-Christ, de couper son pied et sa main, et même d’arracher son œil, s’ils nous scandalisent’, c’est-à-dire s’ils sont pour nous des pièges ou sujets de chute.

     J’avoue que vous ne devez point donner au public une scène de conversion qui fasse discourir avec malignité; la vraie piété ne demande jamais ces démonstrations. Il suffit de faire deux choses : l’une est de ne donner aucun mauvais exemple ; c’est sur quoi il n’est jamais permis de rougir de Jésus-Christ et de son Évangile: l’autre chose est de faire sans affectation et sans éclat tout ce que le sincère amour de Dieu demande. Suivant la première règle, il ne faut paraître que modestement à l’église; et, dans toutes les compagnies, on ne peut ni flatter le vice, ni entrer dans les discours indécents des libertins. Suivant la seconde règle, il n’y a qu’à faire ses lectures, ses prières, ses confessions, ses communions, et ses autres bonnes œuvres en particulier. Par là vous éviterez la critique maligne 98 du monde, sans tomber dans une mauvaise honte et dans une timidité politique, qui vous rentraînerait bientôt dans le torrent de l’iniquité. La principale démarche à faire, est de vous retirer doucement de tous les amusements, qui sont encore plus à craindre pour vous que pour un autre, et de vous retrancher dans la société d’un petit nombre de personnes choisies qui pensent comme vous voulez penser toute votre vie.

  LSP 33*A UN CONVERTI (O : Blainville ?)

Quoique je n’aie point reçu de vos nouvelles, je ne puis ni vous oublier, ni perdre la liberté que vous m’avez donnée. Souffrez donc, je vous en conjure, que je vous représente combien vous seriez coupable devant Dieu, si vous résistiez à la vérité connue, et au sentiment très vif que Dieu vous en a donné : ce serait résister au Saint-Esprit même. Le voyage que vous avez pris la peine de faire se tournerait en condamnation contre vous. Vous ne pouvez douter ni de l’indignité du monde, ni de son impuissance de vous rendre heureux, ni de l’illusion de tout ce qu’il promet de flatteur. Vous connaissez les droits du Créateur sur sa créature, et combien l’ingratitude à l’égard de Dieu est encore plus inexcusable que celle où l’on tombe à l’égard des amis, qui ne sont que des hommes. Vous sentez la vérité de ce Dieu, par la sagesse qui reluit dans tous ses ouvrages, et par les vertus qu’il inspire aux hommes remplis de son amour. Qu’avez-vous à opposer à des choses si touchantes’, si ce n’est un goût de liberté et d’indocilité naturelle qui forme votre irrésolution ? On craint de porter le joug ; et c’est là le vrai levain d’une certaine incrédulité qu’on s’objecte à soi-même. On veut se persuader qu’on ne croit pas encore assez, et que, dans cet état de doute, on ne pourrait faire aucun pas vers la religion sans le faire témérairement et avec danger de reculer bientôt. Mais ce n’est pas un vrai doute sur la vérité du christianisme qui cause cette irrésolution; c’est au contraire l’irrésolution qui se sert du prétexte de ce doute, pour différer toujours d’exécuter ce que la nature craint. On se fait accroire à soi-même qu’on doute, pour se dispenser de s’exécuter soi-même, et de sacrifier une malheureuse liberté dont l’amour-propre est jaloux.

     De bonne foi, qu’avez-vous de solide et de précis à opposer aux vérités de la religion? Rien qu’une crainte d’être gêné, et de mener une vie triste et pénible; rien qu’une crainte d’être mené plus loin que vous ne voudriez vers la perfection. Ce n’est qu’à force d’estimer la religion, de sentir sa juste autorité, et de voir tous les sacrifices qu’elle inspire, que vous la craignez et que vous n’osez vous livrer à elle.

     Mais permettez-moi de vous dire que vous ne la connaissez pas encore aussi douce et aussi aimable qu’elle est. Vous voyez ce qu’elle ôte, mais vous ne voyez pas ce qu’elle donne. Vous vous exagérez ses sacrifices, sans envisager ses consolations. Non, elle ne laisse aucun vide dans le cœur. Elle ne vous fera faire que les choses que vous voudrez faire, et que vous voudrez préférer à toutes les autres qui vous ont si longtemps séduit. Si le monde ne vous demandait jamais que’ ce que votre cœur aimerait et accepterait par amour, ne serait-il pas meilleur maître qu’il ne l’est? Dieu vous ménagera, vous attendra, vous préparera, vous fera vouloir avant que de vous demander. S’il gêne vos inclinations corrompues, il vous donnera un goût de vérité et de vertu par son amour, qui sera supérieur à tous vos autres goûts déréglés. Qu’attendez-vous? Qu’il fasse des miracles pour vous convaincre? Nul miracle ne vous ôterait cette irrésolution d’un amour-propre qui craint d’être sacrifié. Que voulez-vous? Des raisonnements sans fin, pendant que vous sentez dans le fond de votre conscience ce que Dieu a droit de vous demander ? Les raisonnements ne guériront jamais la plaie de votre cœur. Vous raisonnez, non pour conclure et exécuter, mais pour douter, vous excuser, et demeurer en possession de vous-même.

     Vous mériteriez que Dieu vous laissât à vous-même, pour punition d’une si longue résistance ; mais il vous aime plus que vous ne savez vous aimer. Il vous poursuit par miséricorde, et trouble votre cœur pour le subjuguer. Rendez-vous à lui, et finissez vos dangereuses incertitudes. Cette suspension apparente entre les deux partis est un parti véritable : cette apparence de délibération, qui ne finit point, est une résolution secrète et déguisée d’un cœur que l’amour-propre tient dans l’illusion, et qui voudrait toujours fuir la règle. Vous n’avez que trop raisonné. Si vous avez encore des difficultés solides et importantes, expliquez-les nettement par écrit, et on les approfondira simplement avec vous : si au contraire vous n’avez qu’un doute confus, qui vient d’une crainte d’être trop pressé par la règle de la foi, que tardez-vous à vous soumettre ? Faites taire votre esprit. Faut-il s’étonner que l’infini surpasse nos raisonnements, qui sont si faibles et si courts ? Voulez-vous mesurer Dieu et ses mystères par vos vues ? Serait-il infini, si vous pouviez le mesurer, et sonder toutes ses profondeurs ?

     Faites-vous justice à vous-même, et vous la ferez bientôt à Dieu. Humiliez-vous, défiez-vous de vous-même, apetissez-vous3 à vos propres yeux, rabaissez-vous, sentez les ténèbres de votre esprit et la fragilité de votre cœur. Au lieu de juger Dieu, laissez-vous juger par lui et avouez que vous avez besoin qu’il vous redresse. Rien n’est grand, que cette petitesse intérieure de l’âme qui se fait justice. Rien n’est raisonnable, que ce juste désaveu de notre raison égarée. Rien n’est digne de Dieu, que cette docilité de l’homme qui sent l’impuissance de son esprit, et qui est désabusé de ses fausses lumières. O qu’une âme humble est éclairée ! O qu’elle voit de vérités, quand elle est bien convaincue de ses ténèbres, et qu’elle ne laisse plus aucune ressource à sa présomption ! Pardon, Monsieur, d’une lettre si indiscrète: je ne puis modérer le zèle que votre confiance m’a inspiré.

  À 6; OF, p. 33.                     

  1. Toucher, « frapper», en parlant des choses morales (CAYRou).

     2. Phrase obscure dans les éditions «Versailles» et «Paris » qui omettent ce mot fourni par celles de 1718 et 1719.

      3. S’apetisser, cf. supra, t. III, p. 246, la note 16 retouchée, infra, dans nos Corrections.

  LSP 34.*A UN CONVERTI (O : Blainville ?)

     Ce que vous avez le plus à craindre, Monsieur, c’est la mollesse et l’amusement. Ces deux défauts sont capables de jeter dans les plus affreux désordres les personnes même les plus résolues à pratiquer la vertu, et les plus remplies d’horreur pour le vice. La mollesse est une langueur de l’âme, qui l’engourdit, et qui lui ôte toute vie pour le bien; mais c’est une langueur traîtresse, qui la passionne secrètement pour le mal, et qui cache sous la cendre un feu toujours prêt à tout embraser. Il faut donc une foi mâle et vigoureuse, qui gourmande cette mollesse sans l’écouter jamais. Sitôt qu’on l’écoute et qu’on marchande avec elle, tout est perdu. Elle fait même autant de mal selon le monde que selon Dieu. Un homme mou et amusé ne peut jamais être qu’un pauvre homme; et s’il se trouve dans de grandes places, il n’y sera que pour se déshonorer. La mollesse ôte à l’homme tout ce qui peut faire les qualités éclatantes. Un homme mou n’est pas un homme ; c’est une demi-femme’. L’amour de ses commodités l’entraîne toujours malgré ses plus grands intérêts. Il ne saurait cultiver ses talents, ni acquérir les connaissances nécessaires dans sa profession, ni s’assujettir de suite2 au travail dans les fonctions pénibles, ni se contraindre longtemps pour s’accommoder au goût et à l’humeur d’autrui, ni s’appliquer courageusement à se corriger.

     C’est le paresseux de l’Écriture’, qui veut et ne veut pas; qui veut de loin ce qu’il faut vouloir, mais à qui les mains tombent de langueur dès qu’il regarde le travail de près. Que faire d’un tel homme ? il n’est bon à rien. Les affaires l’ennuient, la lecture sérieuse le fatigue, le service d’armée trouble ses plaisirs, l’assiduité même de la cour le gêne. Il faudrait lui faire passer sa vie sur un lit de repos. Travaille-t-il ? Les moments lui paraissent des heures. S’amuse-t-il ? Les heures ne lui paraissent plus que des moments. Tout son temps lui échappe, il ne sait ce qu’il en fait; il le laisse couler comme l’eau sous les ponts. Demandez-lui ce qu’il a fait de sa matinée: il n’en sait rien, car il a vécu sans songer s’il vivait, il a dormi le plus tard qu’il a pu, s’est habillé fort lentement, a parlé au premier venu, a fait plusieurs tours dans sa chambre, a entendu nonchalamment la messe. Le dîner est venu : l’après-dînée se passera comme le matin, et toute la vie comme cette journée. Encore une fois, un tel homme n’est bon à rien. Il ne faudrait que de l’orgueil, pour ne se pouvoir supporter soi-même dans un état si indigne d’un homme. Le seul honneur du monde suffit pour faire crever l’orgueil de dépit et de rage, quand on se voit si imbécile.

     Un tel homme non seulement sera incapable de tout bien, mais il tombera peu à peu dans les plus grands maux. Le plaisir le trahira. Ce n’est pas pour rien que la chair veut être flattée. Après avoir paru indolente et insensible, elle passera tout d’un coup à être furieuse et brutale ; on n’apercevra ce feu que quand il ne sera plus temps de l’étouffer.

     Il faut même craindre que vos sentiments de religion, se mêlant avec votre mollesse, ne vous engagent peu à peu dans une vie sérieuse et particulière qui 101 aura quelques dehors réguliers, et qui, dans le fond, n’ aura rien de solide. Vous compterez pour beaucoup de vous éloigner des compagnies folles de la jeunesse, et vous n’apercevrez pas que la religion ne sera que votre prétexte pour les fuir: c’est que vous vous trouverez gêné avec eux; c’est que vous ne serez pas à la mode parmi eux ; c’est que vous n’aurez pas les manières enjouées et étourdies qu’ils cherchent. Tout cela vous enfoncera par votre propre goût dans une vie plus sérieuse et plus sombre : mais craignez que ce ne soit un sérieux aussi vide et aussi dangereux que leurs folies gaies. Un sérieux mou, où les passions règnent tristement, fait une vie obscure, lâche, corrompue, dont le monde même, tout monde qu’il est, ne peut s’empêcher d’avoir horreur. Ainsi peu à peu vous quitteriez le monde, non pour Dieu, mais pour vos passions, ou du moins pour une vie indolente qui ne serait guère moins contraire à Dieu ; et qui serait plus méprisable selon le monde, que les passions mêmes les plus dépravées. Vous ne quitteriez les grandes prétentions, que pour vous entêter de colifichets et de petits amusements dont on doit rougir dès qu’on est sorti de l’enfance.

  Venons aux moyens de vous précautionner contre vous-même là-dessus.

   Le premier est de vous faire un projet pour remplir votre temps, et de le suivre, quoi qu’il vous en coûte. Le second, c’est de mettre dans ce projet, comme l’article le plus essentiel, celui de faire tous les jours une demi-heure de lecture méditée, où vous ne manquerez jamais de renouveler vos résolutions contre votre mollesse. Le troisième, c’est que vous ferez tous les soirs un examen de votre journée, pour voir si la mollesse vous a entraîné et si vous avez perdu du temps.

  Le quatrième est de vous confesser régulièrement de quinze en quinze jours à un confesseur qui connaisse votre penchant, et que vous engagiez à vous soutenir vigoureusement contre vous-même. Le cinquième moyen est d’avoir quelque bon ami ou quelque domestique assez discret et assez zélé pour pouvoir vous avertir secrètement quand il verra que votre mollesse commencera à vous engourdir. Pour se mettre en état de recevoir de tels avis, il faut les demander cordialement, montrer aux gens qu’on leur sait bon gré de ce qu’ils les donnent, et leur faire voir qu’on tâche d’en profiter. Jamais ne leur montrez ni chagrin, ni indocilité, ni hauteur, ni jalousie.

     Pour vos occupations, il faut les régler, soit à l’armée ou à la cour. Partout il faut se faire une règle, et ranger si bien toutes les choses, qu’on y manque fort rarement. Le matin, votre lecture méditée avant toutes choses, et lorsqu’on vous croit encore au lit. Vers le soir une autre lecture. Si vous vous sentez alors quelque goût à vous recueillir un peu en la faisant, vous vous accoutumerez par là peu à  peu à faire le soir comme le matin. Mais d’abord il ne faut pas vous gêner et vous lasser de prières. Pendant la messe, vous pourrez lire l’épître et l’évangile, pour vous unir au prêtre dans le grand sacrifice de Jésus-Christ ; quelque pensée tirée de l’évangile ou de l’épître, qui aura rapport au sacrifice, pourra vous aider à tenir votre esprit élevé à Dieu.

     Il faut voir civilement tout le monde dans les lieux où tout le monde va, à la cour, chez le Roi, à l’armée, chez les généraux. Il faut tâcher d’acquérir une certaine politesse, qui fait qu’on défère à tout le monde avec dignité. Nul air de gloire, nulle affectation, nul empressement: savoir traiter chacun selon son rang, sa réputation ; son mérite, son crédit ; au mérite, l’estime; à la capacité accompagnée de droiture et d’amitié, la confiance et l’attachement; aux dignités, la civilité et la cérémonie. Ainsi satisfaire au public par une honnête représentation dans ces lieux où il n’est question que de représenter; saluer et traiter bien en passant tout le monde, mais entrer en conversation avec peu de gens. La mauvaise compagnie déshonore, surtout un jeune homme en qui tout est encore douteux. Il est permis de voir fort peu de gens, mais il n’est pas permis de voir les gens désapprouvés. Ne vous moquez point d’eux comme les autres, mais écartez-vous doucement.

    Lisez les livres qui conviennent à votre état, surtout l’histoire de votre pays. Voyant tout le monde d’une manière gaie et civile en public, et ayant des occupations louables pour votre métier selon le monde même, vous ne devez pas craindre d’être retiré. Autant qu’une retraite vide est déshonorante, autant une retraite occupée et pleine des devoirs de sa profession élève-t-elle un homme au-dessus de tous ces fainéants qui n’apprennent jamais leur métier. Quand on saura que vous travaillez à n’ignorer rien dans l’histoire et dans la guerre, personne n’osera vous attaquer sur la dévotion: la plupart même ne vous en soupçonneront point: ils croiront seulement que vous êtes un sage ambitieux. Par ces soins, vous pouvez vous dispenser d’être avec la folle jeunesse, et par là vous pourrez être retiré pour vous donner tout à Dieu et aux devoirs de l’état où la Providence vous a mis.

    Outre qu’il ne faut jamais paraître se préférer à personne, il faut encore certaines manières simples, naturelles, ingénues; un visage ouvert, quelque chose de complaisant dans le commerce passager: que tout marque de la noblesse, de l’élévation, un cœur libéral, officieux’, bienfaisant, touché du mérite ; de l’industrie pour obliger, du regret quand on ne le peut pas, de la délicatesse pour prévenir les gens de mérite, pour les entendre à demi-mot, pour leur épargner certaines peines, pour dire à demi ce qu’il ne faut pas achever de dire, pour assaisonner un service de ce qui peut le rendre obligeant sans le faire valoir. L’orgueil cherche la gloire par ce chemin, et il faut que la religion cherche par ce chemin la vraie bienséance par des motifs tout divins. Rien n’est si noble, si délicat, si grand, si héroïque, que le cœur d’un vrai chrétien; mais en lui rien de faux, rien d’affecté, rien que de simple, de modeste et d’effectif en tout.

    Voilà à peu près les choses qui regardent le commerce public. Il y a encore le commerce de certains amis d’une amitié superficielle. Il ne faut point compter sur eux, ni s’en servir sans un grand besoin; mais il faut, autant qu’on le peut, les servir, et faire en sorte qu’ils vous soient obligés. Il n’est pas nécessaire que ces gens-là soient tous d’un mérite accompli ; il suffit de lier commerce extérieur avec ceux qui passent pour les plus honnêtes gens. C’est ceux-là avec qui on s’arrête et on raisonne, au lieu qu’on ne dit que bonjour aux autres. On les va voir chez eux aux occasions de compliments, on se trouve avec eux en certains endroits: mais on n’est point de leurs plaisirs, et on ne les met point dans sa confidence. S’ils veulent pousser plus avant la liaison, on esquive doucement; tantôt on a une affaire, tantôt une autre.

    Pour les vrais amis, il faut les choisir avec de grandes précautions, et par conséquent se borner à un fort petit nombre. Point d’ami intime qui ne craigne Dieu, et que les pures maximes de religion ne gouvernent en tout; autrement il vous perdra, quelque bonté de cœur qu’il ait. Choisissez, autant que vous pouvez, vos amis dans un âge un peu au-dessus du vôtre : vous en mûrirez plus promptement. À l’égard des vrais et intimes amis, un cœur ouvert ; rien pour eux de secret que le secret d’autrui, excepté dans les choses où vous pourriez craindre qu’ils ne 103  fussent préoccupés’. Soyez chaud, désintéressé, fidèle, effectif, constant dans l’amitié ; mais jamais aveugle sur les défauts et sur les divers degrés de mérite de vos amis : qu’ils vous trouvent au besoin, et que leurs malheurs ne vous refroidissent jamais.

     Traitez bien vos domestiques : une autorité ferme et douce, un grand soin d’entrer dans leurs besoins, de leur faire tout le bien qu’on peut, de distinguer ceux qui méritent quelque distinction, et de les attacher à soi par le cœur; supporter leurs défauts, lorsqu’ils ne sont pas essentiels, et qu’ils ont bonne volonté de s’en corriger ; se défaire de ceux dont on ne saurait faire d’honnêtes gens selon leur état.

     Enfin souvenez-vous, Monsieur, (et je finis par où j’ai commencé) que la mollesse énerve tout, qu’elle affadit tout, qu’elle ôte leur sève et leur force à toutes les vertus et à toutes les qualités de l’âme, même suivant le monde. Un homme livré à sa mollesse est un homme faible et petit en tout: il est si tiède, que Dieu le vomit. Le monde le vomit aussi à son tour, car il ne veut rien que de vif et de ferme. Il est donc le rebut de Dieu et du monde, c’est un néant ; il est comme s’il n’était pas; quand on en parle, on dit: Ce n’est pas un homme. Craignez, Monsieur, ce défaut, qui serait la source de tant d’autres. Priez, veillez ; mais veillez contre vous-même. Pincez-vous comme on pince un léthargique; faites-vous piquer par vos amis pour vous réveiller. Recourez assidûment aux sacrements, qui sont les sources de vie, et n’oubliez jamais que l’honneur du monde et celui de l’Évangile sont ici d’accord. Ces deux royaumes ne sont donnés qu’aux violents qui les emportent d’assaut’.

  A 143, OF, p. 471.

       1. Après l’appel au sens de l’honneur, la conclusion est accablante. Fénelon emploie volontiers ce tour dévalorisant (cf. demi-oraison, demi-dévots, demi-abandon, LSP 108, 113, 176, 198...).

       2. De suite, « avec continuité» (DUBOIS-LAGANE).

       3. Prov. mn, 4.

       4. Officieux, «obligeant, serviable» (DUBOIS-LAGANE).

       5. Préoccupé, «disposé défavorablement» (ibidem).

       6. Effectif, «qui ne promet rien qu’il ne tienne » (Lrrne, qui cite Fléchier).

       7. Cf. Apoc. ni, 16.

       8. Cf. Matth. xi, 12.

  LSP 36.*A UN CONVERTI (O : Blainville ?)

     Je ne m’étonne point de ce dégoût que vous ressentez pour tant de choses contraires à Dieu ; c’est l’effet naturel du changement de votre cœur. Vous aimeriez un certain calme, où vous pourriez vous occuper librement de ce qui vous touche, et vous délivrer de tout ce qui est capable de rouvrir vos plaies; mais ce n’est pas là ce que Dieu veut. Il veut que ce qui vous a trop touché et occupé 104 autrefois, se tourne en importunité, et serve à votre pénitence. Portez donc en paix cette croix pour l’expiation de vos péchés, et attendez que Dieu vous débarrasse. Il le fera, Monsieur, dans son temps, et non pas dans le vôtre. Cependant réservez-vous les heures dont vous avez besoin pour penser à Dieu, et à vous par rapport à lui. Il faut lire, prier, se défier de ses inclinations et de ses habitudes, songer qu’on porte le don de Dieu dans un vase d’argile’, et surtout se nourrir au-dedans par l’amour de Dieu.

     Quoiqu’on ait vécu bien loin de lui, on ne doit pas craindre de s’en rapprocher par un amour familier. Parlez-lui, dans votre prière, de toutes vos misères, de tous vos besoins, de toutes vos peines, des dégoûts mêmes qui pourraient vous venir pour son service. Vous ne sauriez lui parler trop librement ni avec trop de confiance. Il aime les simples et les petits; c’est avec eux qu’il s’entretient. Si vous êtes de ce nombre, laissez là votre esprit et toutes vos hautes pensées ; ouvrez-lui votre cœur, et dites-lui tout. Après lui avoir parlé, écoutez-le un peu. Mettez-vous dans une telle préparation de cœur, qu’il puisse vous imprimer les vertus comme il lui plaira : que tout se taise en vous pour l’entendre. Ce silence des créatures au dehors, des passions grossières et des pensées humaines au dedans, est essentiel pour entendre cette voix qui appelle l’âme à mourir à elle-même, et à adorer Dieu en esprit et en vérité’.

     Vous avez, Monsieur, de grands secours dans les connaissances que vous avez acquises. Vous avez lu beaucoup de bons livres, vous connaissez les vrais fondements de la religion, et la faiblesse de tout ce qu’on lui oppose: mais tous ces moyens, qui vous conduisent à Dieu pour les commencements, vous arrêteraient dans la suite, si vous teniez trop à vos lumières. Le meilleur et le dernier usage de notre esprit est de nous en défier, d’y renoncer, et de le soumettre à celui de Dieu par une foi simple’. Il faut devenir petit enfant ; il y a une petitesse qui est bien au-dessus de toute grandeur: heureux qui la connaît ! C’est peu de raisonner, de comparer, de démêler, de prévoir, de conclure ; il faut aimer le seul vrai, le seul bon, et demeurer en lui par une volonté stable. L’esprit se promène ; la volonté est ce qui ne doit jamais varier.

     Il ne s’agit point, Monsieur, de faire beaucoup de choses difficiles : faites les plus petites et les plus communes avec un cœur tourné vers Dieu, et comme un homme qui va à l’unique fin de sa création ; vous ferez tout ce que font les autres, excepté le péché. Vous serez bon ami, poli, officieux, complaisant, gai aux heures et dans les compagnies qui conviennent à un vrai chrétien. Vous serez sobre à table, et sobre partout ailleurs ; sobre à parler, sobre à dépenser, sobre à juger, sobre à vous mêler, sobre à vous divertir, sobre même à être sage et prévoyant, comme le veut saint Paul’. C’est cette sobriété universelle dans l’usage des meilleures choses, que l’amour de Dieu fait pratiquer avec une simplicité charmante. On n’est ni sauvage, ni épineux, ni scrupuleux ; mais on a au-dedans de soi un principe d’amour qui élargit le cœur, qui adoucit toutes choses, qui sans gêner ni troubler, inspire une certaine délicatesse pour ne déplaire jamais à Dieu, et qui arrête quand on est tenté d’aller au-delà des règles.

     En cet état, on souffre ce que les autres gens souffrent aussi, des fatigues, des embarras, des contretemps, des oppositions d’humeur, des incommodités corporelles, des difficultés avec soi-même aussi bien qu’avec les autres, des tentations, et quelquefois des dégoûts et des découragements ; mais si les croix sont communes avec le monde, les motifs de les supporter sont bien différents. On connaît 105 en Jésus-Christ sauveur le prix et la vertu de la croix. Elle nous purifie, nous détache, et nous renouvelle. Nous voyons sans cesse Dieu en tout; mais nous ne le voyons jamais si clairement ni si utilement, que dans les souffrances et les humiliations. La croix est la force de Dieu même: plus elle nous détruit, plus elle avance l’être nouveau en Jésus-Christ, pour faire un nouvel homme sur les ruines du vieil Adam.

     Vivez, Monsieur, sans aucun changement extérieur, que ceux qui seront nécessaires ou pour éviter le mal, ou pour vous précautionner contre votre faiblesse, ou pour ne rougir pas de l’Évangile. Pour tout le reste, que votre gauche ne sache pas le bien que votre droite fera’. Tâchez d’être gai et tranquille. Si vous pouvez trouver quelque ami sensé et qui craigne Dieu, soulagez-vous un peu le cœur en lui parlant des choses que vous le croyez capable de porter, mais comptez que Dieu est le bon ami du cœur, et que personne ne console comme lui. Il n’y a personne qui entende tout à demi-mot comme lui, qui entre dans toutes les peines, et qui s’accommode à tous les besoins sans en être importuné. Faites-en un second vous-même. Bientôt ce vous-même supplantera le premier, et lui ôtera tout crédit chez vous.

     Réglez votre dépense et vos affaires. Soyez honorable et modeste, simple, et point attaché. C’est le bon temps pour servir, que de servir par devoir, sans ambition et sans vaines espérances’: c’est servir sa patrie, son Roi, le Roi des Rois, devant qui les Majestés visibles ne sont que des ombres. C’est réparer par un service désintéressé les campagnes faites avec faste et passion pour la fortune. Montrez une conduite unie, modérée, sans affectation de bien non plus que de mal, mais ferme pour la vertu, et si décidé, qu’on n’espère plus de vous rentraîner. Vous en serez quitte à meilleur marché, et on vous importunera moins quand on croira que vous êtes de bonne foi attaché à la religion, et que vous ne reculerez pas là-dessus. On tourmente plus longtemps ceux qu’on soupçonne d’être faux, ou faibles et légers.

     Mettez votre confiance, non dans votre force ni dans vos résolutions, ni même dans les plus solides précautions, (quoiqu’il faille les prendre avec beaucoup d’exactitude et de vigilance) ni même dans les engagements d’honneur que vous prendrez pour ne pouvoir plus reculer, mais dans la seule bonté de Dieu, qui vous a aimé éternellement avant que vous l’aimassiez, et lors même que vous l’offensiez avec ingratitude.

     Il faut vous faire une règle de bonnes lectures selon votre goût et selon votre besoin. Il faut lire simplement, assez courtement; se reposer après avoir lu, méditer ce qu’on vient de lire ; le méditer sans grand raisonnement, plus par le cœur que par l’esprit, et laisser faire à Dieu son impression dans votre cœur sur la vérité méditée. Peu d’aliment nourrit beaucoup quand on le digère bien. Il faut mâcher lentement, sucer l’aliment, et se l’approprier, pour le convertir tout en sa propre substance.

  À 149 ; OF, p. 475

       1. Cf. Il Cor. tv, 7.

       2. Jean tv, 22.

       3. Cf. PASCAL: « La dernière démarche de la raison...» et «Soumission est usage de la raison, en quoi consiste le vrai christianisme » (Pensées 267 et 259 de l’éd. Brunschvicg). De Fénelon, voir l’opuscule XLVII, Sur la raison, éd. Pléiade, L I, p. 765.

     4. Rom. xii, 3.

      5. Matth. vl, 3.

      6. De nombreux officiers pouvaient se plaindre de ne pas obtenir une promotion espérée; mais si l’on se souvient que le marquis de Blainville, entre septembre 1689 et juillet 1690, n’avait commandé qu’un régiment sans lustre, on pourrait voir en lui le «converti 0». Le voisinage, dès l’édition A (1718). des lettres LSP 34 et 36 (A 143 et 149) avec A 144 (LSP 35, Corr. 78, adressée au chevalier Colbert), A 145 (LSP 84), A 146 (LSP 82, Corr. 715) et 148 (LSP 75, Corr. 317) toutes trois envoyées au marquis de Blainville, semble encourager cette hypothèse.

  LSP 38.*POUR UN CONVERTI (O?)

     Je plains fort M... Je comprends que son état est très violent’. Il commence à se tourner vers Dieu ; sa vertu est encore bien faible. Il est obligé à combattre contre tous ses goûts, contre toutes ses inclinations, contre toutes ses habitudes, et même contre des passions violentes. Son naturel est facile et vif pour le plaisir; il est accoutumé à une dissipation continuelle. Il n’a pas moins à combattre au dehors qu’au-dedans : tout ce qui l’environne n’est que tentation et que mauvais exemple ; tout ce qu’il voit le porte au mal ; tout ce qu’il entend le lui inspire. Il est éloigné de tous les bons exemples et de tous les conseils. Voilà des commencements exposés à une étrange épreuve ; mais je vous avoue que je ne saurais croire qu’il soit de l’ordre de Dieu qu’il quitte tout à coup son emploi, sans garder ni mesures ni bienséances2. S’il est fidèle à lire, à prier, à fréquenter les sacrements, à veiller sur sa propre conduite, à se défier de lui-même, à éviter la dissipation autant que ses devoirs le lui permettront, j’espère que Dieu aura soin de lui, et qu’il ne permettra point qu’il soit tenté au-dessus de ses forces. Les choses que Dieu fait faire pour l’amour de lui sont d’ordinaire préparées par une providence douce et insensible. Elle amène si naturellement les choses, qu’elles paraissent venir comme d’elles-mêmes. Il ne faut rien de forcé ni d’irrégulier. Il vaut mieux attendre un peu pour ouvrir la porte avec la clef, que de rompre la serrure par impatience. Si cette retraite vient de Dieu, sa main ouvrira le chemin pour le retour. En attendant, Dieu gardera ce qui se donne à lui ! il le tiendra à l’ombre de ses ailes’.

     Un homme de condition distinguée, qui a une charge, avec de l’esprit, du talent et de l’usage du monde, ne doit plus être embarrassé à un certain âge pour soutenir un genre de vie réglé et sérieux, comme le serait un jeune homme que chacun se croit en droit de tourmenter. Ce n’est pourtant pas ce qui doit être sa principale ressource; il faut qu’il ne compte que sur Dieu, et qu’il ne craigne rien tant que sa propre fragilité. Je voudrais donc qu’il prît de grandes précautions contre les tentations de son état, mais qu’il ne l’abandonnât point d’une façon précipitée. Il doit craindre de se tromper: peut-être que son cœur tend moins à s’éloigner des périls du salut, qu’à se rapprocher d’une vie plus douce et plus agréable. Il fuit peut-être beaucoup moins le péché, que les dégoûts, les embarras, les fatigues et les contraintes de la situation où il se trouve. Il est naturel d’être dans cette disposition, et il est très ordinaire à l’amour-propre de nous persuader que nous agissons par un motif de conscience, quand c’est lui qui a la plus grande part à notre détermination. Pour moi, je crois que Dieu ne demande point une démarche si irrégulière, et que la bienséance la défend. Il vaut mieux, ce me semble, attendre jusqu’à l’hiver. En attendant, Dieu, s’il lui est fidèle, le portera dans ses mains de peur qu’il ne heurte contre quelque pierre.

     O que Dieu est compatissant et consolant pour ceux qui ont le cœur serré, et qui recourent à lui avec confiance ! Les hommes sont secs, critiques, rigoureux et ne sont jamais condescendants qu’à demi; mais Dieu supporte tout, il a pitié de tous ; il est inépuisable en bonté, en patience, en ménagements. Je le prie de tout mon cœur de tenir lieu de tout à notre ami.

  À 8; OF, p. 478.

 1. Il semble que, par souci de discrétion, les conseils soient donnés au correspondant comme s’ils visaient un tiers. Cf au t. XII, la lettre 1049.

2. On a vu Fénelon, en juillet 1700, conseiller le marquis de Blainville tenté de quitter tout à coup son emploi, ayant «en vue (...) une profession sainte » (supra, t. X, lettre 570); en aurions-nous ici un prodrome? Où simplement un cas semblable vécu par un autre homme du monde?

3. Cf. Psaume 16, 8.

4. Cf. Psaume 90, 12.

§

Relevé de correspondance

Lettres adressées à


 

Comtesse de Gramont (1640 ?-1708)

Écossaise réfugiée en France, dame du palais « tout à fait dans la dévotion » selon le chroniqueur Danjeau [143].

1957. À LA COMTESSE DE GRAMONT [1688-1689 ?][144].

… Les pénitences que nous choisissons, ou que nous acceptons quand on nous les impose, ne font point mourir notre amour-propre, comme celles que Dieu nous distribue lui-même chaque jour. Celles-ci n’ont rien où notre volonté puisse s’appuyer, et comme elles viennent immédiatement d’une providence miséricordieuse, elles portent avec elles une grâce proportionnée à tous nos besoins. Il n’y a donc qu’à se livrer à Dieu chaque jour sans regarder plus loin. Il nous porte entre ses bras comme une mère tendre porte son enfant. Croyons, espérons, aimons avec toute la simplicité des enfants. …

1960. À LA COMTESSE DE GRAMONT [1691 ?][145].

Pour vous, Madame, je crois que vous devez recevoir vos croix comme votre principale pénitence. Les importunités du monde doivent vous détacher de lui, et vos misères doivent vous détacher de vous. Portez en paix ce fardeau perpétuel et vous ne cesserez d’avancer dans la voie étroite. Elle est étroite par les peines qui serrent le cœur. Mais elle est large par l’étendue que Dieu donne au cœur par le dedans. On souffre, on est environné de contradictions. On est privé des consolations mêmes spirituelles. Mais on est libre parce qu’on veut tout ce qu’on a, et on ne voudrait pas s’en délivrer. On souffre sa propre langueur, et on la préfère aux états les plus doux, parce que c’est le choix de Dieu. Le grand point est de souffrir sans se décourager.

175. À LA COMTESSE DE GRAMONT. Samedi, 2 juin [1691].

… Tandis que nous demeurons renfermés en nous-mêmes, nous sommes en butte à la contradiction des hommes, à leur malignité et à leur injustice. Notre humeur nous expose à celle d’autrui; nos passions s’entrechoquent avec celles de nos voisins; nos désirs sont autant d’endroits par où nous donnons prise à tous les traits du reste des hommes. Notre orgueil, qui est incompatible avec l’orgueil du prochain, s’élève comme les flots de la mer irritée : tout nous combat, tout nous repousse, tout nous attaque; nous sommes ouverts de toutes parts par la sensibilité de nos passions et par la jalousie de notre orgueil. Il n’y a nulle paix à espérer en soi, où l’on vit à la merci d’une foule de désirs avides et insatiables, et où l’on ne saurait jamais contenter ce moi si délicat et si ombrageux sur tout ce qui le touche. De là vient qu’on est dans le commerce du prochain, comme les malades qui ont langui longtemps dans un lit : il n’y a aucune partie du corps où l’on puisse les toucher sans les blesser. L’amour-propre malade, et attendri sur lui-même, ne peut être touché sans crier les hauts cris. Touchez-le du bout du doigt, il se croit écorché. Joignez à cette délicatesse la grossièreté du prochain plein d’imperfections qu’il ne connaît pas lui-même; joignez-y la révolte du prochain contre nos défauts, qui n’est pas moins grande que la nôtre contre les siens : voilà tous les enfants d’Adam qui se servent de supplice les uns aux autres; voilà la moitié des hommes qui est rendue malheureuse par l’autre, et qui la rend misérable à son tour; voilà dans toutes les nations, dans toutes les villes, dans toutes les communautés, dans toutes les familles, et jusqu’entre deux amis, le martyre de l’amour-propre.

  L’unique remède est donc de sortir de soi pour trouver la paix. Il faut se renoncer, et perdre tout intérêt, pour n’avoir plus rien à perdre, ni à craindre, ni à ménager. Alors on goûte la vraie paix réservée aux hommes de bonne volonté, c’est à dire à ceux qui n’ont plus d’autre volonté que celle de Dieu, qui devient la leur. Alors les hommes ne peuvent plus rien sur nous; car ils ne peuvent plus nous prendre par nos désirs ni par nos craintes : alors nous voulons tout, et nous ne voulons rien. C’est être inaccessible à l’ennemi; c’est devenir invulnérable. L’homme ne peut que ce que Dieu lui donne de faire; et tout ce que Dieu lui donne de faire contre nous, étant la volonté de Dieu, est aussi la nôtre. En cet état, on a mis son trésor si haut, que nulle main ne peut y atteindre pour nous le ravir. …

322. À LA COMTESSE DE GRAMONT. À Issy, 25 mai [1689][146].

  Les croix que nous nous faisons à nous-mêmes, par une prévoyance inquiète de l’avenir, ne sont point des croix qui viennent de Dieu. Nous le tentons par notre fausse sagesse, en voulant prévenir son ordre, et en nous efforçant de suppléer à sa providence par notre providence propre. Le fruit de notre sagesse est toujours amer, et Dieu le permet pour nous confondre, quand nous sortons de sa conduite paternelle. L’avenir n’est point encore à nous : peut-être n’y sera-t-il jamais. S’il vient, il viendra peut-être tout autrement que nous ne l’avons prévu. Fermons donc les yeux sur ce que Dieu nous cache, et qu’il tient en réserve dans les trésors de son profond conseil. Adorons sans voir ; taisons-nous ; demeurons en paix. […] Sortons de nous-mêmes ; plus d’intérêt propre, et la volonté de Dieu, qui se développe à chaque moment en tout, nous consolera aussi en chaque moment de tout ce que Dieu fera autour de nous, ou en nous, aux dépens de nous-mêmes. Les contradictions des hommes, leur inconstance, leurs injustices même, nous paraîtront les effets de la sagesse, de la justice et de la bonté invariable de Dieu : nous ne verrons plus que Dieu infiniment bon, qui se cache sous les faiblesses des hommes aveugles et corrompus. […] Réjouissons-nous d’éprouver ainsi le néant et le mensonge de tout ce qui n’est point Dieu ; car c’est par cette expérience crucifiante, que nous sommes arrachés à nous-mêmes et aux désirs du siècle. Réjouissons-nous, car c’est par ces douleurs de l’enfantement, que l’homme nouveau naît en nous.

 Quoi ! nous nous décourageons, et c’est la main de Dieu qui se hâte de faire son œuvre ! […]

Que ne fait-il point espérer ! mais, dans le fond, que donne-t-il ? Vanité et affliction d’esprit de toutes parts sous le soleil, mais surtout dans les plus hautes places. Le néant n’y est pas moins néant qu’ailleurs ; car il est également rien partout : mais il y est plus menteur. C’est une décoration qui n’est pas moins creuse, mais qui est plus ornée ; elle allume les espérances, elle irrite les désirs, mais elle ne remplit jamais le cœur. Ce qui est vide soi-même, ne saurait rien remplir. Ces créatures faibles et malheureuses, qui sont les divinités de la terre, ne peuvent donner la force et le bonheur qu’elles n’ont pas. Va-t-on puiser de l’eau dans une fontaine tarie ? Non, sans doute. Pourquoi donc vouloir aller puiser la paix et la joie chez ces grands qu’on voit soupirer, qui mendient eux-mêmes de l’amusement, et que l’ennui vient dévorer au milieu de tous les appareils de plaisir ? …

Nous avons limité notre choix effectué dans cette correspondance[147], seconde par le nombre dans les Lettres Spirituelles, pour assurer une diversité et mettre en valeur des figures profondes.

                                                                      


 


 

Dom François Lamy (1636-1711)

« Homme de grande intelligence … jamais banal … intime ami de Malebranche »[148].

696. À DOM FRANÇOIS LAMY. À C[ambrai] 13 déc[embre] 1700.

…Pour moi, je n’ai à parler qu’à Dieu, et mon état me dispense de parler aux hommes, excepté mes diocésains. Votre attention et votre sensibilité pour tout ce que vous croyez qui peut avoir quelque rapport à moi, me touche vivement. Mais rien de ce monde ne me regarde. Ce qui peut m’être utile et consolant, c’est qu’un ami tel que vous continue à m’aimer, et à prier pour moi. De mon côté je ne cesserai jamais de prier pour vous, de vous honorer, et de vous aimer très cordialement.

766. LSP 6. À DOM FRANÇOIS LAMY . À Tournay 26 octobre 1701.

Pardon, mon Révérend Père, de n’avoir pas répondu à votre question. Il n’y a eu dans mon silence rien qui doive vous faire aucune peine, ni qui vienne d’aucune réserve. Voici simplement ce que je pense là-dessus.

Notre [corps] n’a besoin que d’être nourri. Il lui suffit que l’âme qui le gouverne, soit sensiblement avertie de ses besoins, et que le plaisir facilite l’exécution d’une chose si nécessaire. Pour l’âme, elle a un autre besoin. Si elle était simple, elle pourrait recevoir toujours une force sensible, et en bien user. Mais depuis qu’elle est malade de l’amour d’elle-même, elle a besoin que D[ieu] lui cache sa force, son accroissement, et ses bons désirs. Si elle les voit, du moins ce n’est qu’à demi, et d’une manière si confuse qu’elle ne peut s’en assurer. Encore ne laisse-t-elle pas de regarder ces dons avec une vaine complaisance, malgré une incertitude si humiliante. Que ne ferait-elle point, si elle voyait clairement la grâce qui l’inspire, et sa fidèle correspondance? D[ieu] fait donc deux choses pour l’âme au lieu qu’il n’en fait qu’une pour le corps. Il donne au corps la nourriture avec la faim et le plaisir de manger. Tout cela est sensible. Pour l’âme, il donne la faim qui est le désir, et la nourriture. Mais en accordant ses dons il les cache, de peur que l’âme ne s’y complaise vainement: ainsi, dans les temps d’épreuve où il veut nous purifier, il nous soustrait les goûts, les ferveurs sensibles, les désirs ardents et aperçus. Comme l’âme tournait en poison par orgueil toute force sensible, D[ieu] la réduit à ne sentir que dégoût, langueur, faiblesse, tentation. Ce n’est pas qu’elle ne reçoive toujours les secours réels. Elle est avertie, excitée, soutenue pour persévérer dans la vertu. Mais il lui est utile de n’en avoir point le goût sensible, qui est très différent du fond de la chose. L’oraison est très différente du plaisir sensible qui accompagne souvent l’oraison. Le médecin fait quelquefois manger un malade sans appétit. Il n’a aucun plaisir à manger, et ne laisse pas de digérer et de se nourrir. Sainte Thérèse remarquait que beaucoup d’âmes quittaient par découragement l’oraison dès que le goût sensible cessait, et que c’était quitter l’oraison, quand elle commence à se perfectionner. La vraie oraison n’est ni dans le sens, ni dans l’imagination. Elle est dans l’esprit et dans la volonté. On peut se tromper beaucoup en parlant de plaisir et de délectation. Il y a un plaisir indélibéré et sensible qui prévient la volonté, et qui est indélibéré. Celui-là peut être séparé d’une très véritable oraison. Il y a le plaisir délibéré qui n’est autre chose que la volonté délibérée même. Cette délectation qui est notre vouloir délibéré est celle que le Psalmiste commande, et à laquelle il promet une récompense: Delectare in Domino, et dabit tibi petitiones cordis tui. Cette délectation est inséparable de l’oraison en tout état, parce qu’elle est l’oraison même. Mais cette délectation qui n’est qu’un simple vouloir n’est pas toujours accompagnée de l’autre délectation prévenante et indélibérée qui est sensible. La première peut être très réelle et ne donner aucun goût consolant. C’est ainsi que les âmes les plus rigoureusement éprouvées peuvent conserver la délectation de pure volonté, c’est-à-dire le vouloir ou l’amour tout nu, dans une oraison très sèche, sans conserver le goût et le plaisir de faire oraison. Autrement il faudrait dire qu’on ne se perfectionne dans les voies de D[ieu] qu’autant qu’on sent augmenter le plaisir des vertus, et que toutes les âmes privées du plaisir sensible par les épreuves, ont perdu l’amour de D[ieu] et sont dans l’illusion. Ce serait renverser toute la conduite des âmes, et réduire toute la piété au plaisir de l’imagination. C’est ce qui nous mènerait au fanatisme le plus dangereux. Chacun se jugerait soi-même pour son degré de perfection par son degré de goût et de plaisir. C’est ce que font souvent bien des âmes sans y prendre garde. Elles ne cherchent que le goût et le plaisir dans l’oraison. Elles sont toutes dans le sentiment. Elles ne prennent pour réel que ce qu’elles goûtent et imaginent. Elles deviennent en quelque manière enthousiastes. Sont-elles en ferveur? elles entreprennent et décident tout. Rien ne les arrête, nulle autorité ne les modère. La ferveur sensible tarit-elle? aussitôt ces âmes se découragent, se relâchent, se dissipent et reculent. …

1034. À DOM FR. LAMY. À C[ambrai] 11 février 1705.

J’ai reçu avec joie, mon Révérend Père, la nouvelle de votre guérison. Je ne vous dirai pas à quel point j’ai été en peine pour vous. Ne vous fiez pas trop à ce petit retour de santé. Vous avez usé vos forces par une vie austère, et par de longs travaux. L’application vous épuise et vous mine. Au nom de Dieu ménagez-vous, et faites-le avec simplicité dans un besoin si évident. Vous qui parlez aux autres avec tant d’amitié, laissez vous dire ce que vous leur avez dit. J’espère que vous verrez bientôt beaucoup de choses éclaircies. Tout est réduit maintenant à la notoriété humaine, dont on veut faire l’unique fondement de toute la certitude des symboles et des canons. Mais on verra s’il plaît à Dieu, que c’est la chimère la plus insoutenable et la plus dangereuse, à laquelle on puisse réduire cette controverse. Je ne m’étonne point qu’on parle ainsi, ni qu’on le fasse d’un ton si décisif. On n’a plus que cette notoriété [pour faire) illusion, et ce ton affirmatif pour se soutenir. Priez pour moi, mon Révérend Père, et aimez toujours l’homme du monde qui vous aime et qui vous révère le plus.

1132. LSP 7. À DOM FR. LAMY. À C[ambrai] 25 mars 1707.

Je ne veux point, mon Révérend Père, former aucun sentiment sur la sincérité de la personne que vous avez examinée, ni me mêler de juger des choses qu’elle prétend éprouver. Vous pouvez bien mieux en juger après avoir observé de près le détail, que ceux qui comme moi n’ont rien vu ni suivi. En général je craindrais fort que la lecture des choses extraordinaires n’eût fait trop d’impression sur une imagination faible. D’ailleurs l’amour-propre se flatte aisément d’être dans les états qu’on a admirés dans les livres. Il me semble que le seul parti à prendre est de conduire cette personne, comme si on ne faisait attention à aucune de ces choses, et de l’obliger à ne s’y arrêter jamais elle-même volontairement. C’est le vrai moyen de découvrir si l’amour-propre ne l’attache point à ces prétendues grâces. Rien ne pique tant l’amour-propre, et ne découvre mieux l’illusion, qu’une direction simple, qui compte pour rien ces merveilles, et qui assujettit la personne en qui elles sont, de faire comme si elle ne les avait pas. Jusqu’à ce qu’on ait fait cette épreuve, on ne doit pas croire, ce me semble, qu’on ait éprouvé la personne, ni qu’on se croit précautionné contre l’illusion. En l’obligeant à ne s’arrêter jamais volontairement à ces choses extraordinaires, on ne fera que suivre la règle du bienheureux Jean de la Croix, qui est expliquée à fond dans ses ouvrages : On outrepasse toujours, dit-il, ces lumières, et on demeure dans l’obscurité de la foi nue. Cette obscurité et ce détachement n’empêchent pas que les impressions de grâce et de lumière ne se fassent dans l’âme, supposé que ces dons soient réels, et s’ils ne le sont pas, cette foi qui ne s’arrête à rien garantit l’âme de l’illusion. De plus, cette conduite ne gêne point une âme pour les véritables attraits de Dieu, car on ne s’y oppose point. Elle ne pourrait que contrister l’amour-propre, qui voudrait tirer une secrète complaisance de ces états extraordinaires, et c’est précisément ce qu’il importe de retrancher. Enfin, quand même ces choses seraient certainement réelles et excellentes, il serait capital d’en détacher une âme, et de l’accoutumer à une vie de pure foi. Quelque excellence qu’il puisse y avoir dans ces dons, le détachement de ces dons est encore plus excellent qu’eux; adhuc excellentiorem viam vobis demonstem. C’est la voie de foi et d’amour, sans s’attacher ni à voir, ni à sentir, ni à goûter, mais à obéir au bien-aimé. Cette voie est simple, droite, abrégée, exempte des pièges de l’orgueil. Cette simplicité et cette nudité font qu’on ne prend point autre chose pour Dieu, ne s’arrêtant à rien’. Si vous n’agissez que par cet esprit de foi, que vous devez inspirer à la personne, Dieu vous fera trouver ce qui lui convient pour être secourue dans sa voie, ou du moins ce qui vous conviendra pour n’être point trompé. Ne suivez point vos raisonnements naturels, mais l’esprit de grâce, et les conseils des saints expérimentés, comme le bienh. Jean] de la C[roix], qui sont très opposés à l’illusion. Dieu sait à quel point je suis, mon R[évérend] P[ère], tout à vous à jamais en lui. [149]

1219. À DOM FRANÇOIS LAMY. [juillet 1708].

… 2° Plus les âmes sont fidèles à D[ieu], plus on voit que Dieu les éprouve, et qu’elles augmentent en humilité. Plus une âme est humble, moins elle est contente de «l’amour» qu’elle a pour Dieu et du «service» qu’elle lui rend. Plus une âme est éprouvée, plus elle est, pendant le trouble de la tentation, dans un obscurcissement, où elle ne trouve plus en elle ni vertu, ni amour, ni service de Dieu. En cet état si elle ne tenait à l’amour de D[ieu] et à son service qu’autant qu’elle compterait sur sa prédestination, elle courrait grand risque de se « départir du service et de l’amour» de Dieu. Ce qui la soutient le plus dans l’extrémité de l’épreuve est de dire comme vous: « De quelque manière que Dieu ait décidé de mon sort, ... je ne veux pour rien du monde me départir de son service et de son amour. » Voilà dans la pratique ce qui calme l’orage. Voilà ce qui n’introduit nullement le désespoir, mais qui au contraire en dissipe la tentation. Voilà ce qui nourrit une secrète et intime espérance, qui est alors toute concentrée au fond du cœur. Voilà le sentiment d’une âme prédestinée. C’est là qu’on impose silence au tentateur. On ne s’écoute plus soi-même. On n’écoute plus que l’amour, et on aime de plus en plus. Voilà ce qui fait passer du trouble de l’épreuve à la paix la plus simple, où une âme dit : « Le bien-aimé est à moi, et je suis à lui »; ce qui renferme sans doute la pleine confiance de l’épouse, et la plus haute espérance de le posséder à jamais. Alors une âme ne veut plus de D[ieu] que D[ieu] seul. « De Deo Deum sperare », dit S. Aug[ustin].

    3° Cette paix, qui est un petit commencement de celle des saints de la Jérusalem d’en haut, ne s’acquiert point par des raisonnements philosophiques sur la prescience de D[ieu], sur l’ordre de ses décrets, sur la nature de ses secours intérieurs, sur les divers systèmes des écoles touchant la grâce. S. Paul nous apprend que « comme le monde n’a point connu Dieu dans sa sagesse, par la sagesse qui est en eux, il a plu à Dieu de sauver les fidèles par la folie de la prédication ». Notre mal ne consiste que dans notre passion pour raisonner. C’est notre sagesse intempérante et éloignée de toute sobriété, laquelle nous travaille, comme une fièvre ardente qui met en délire. C’est la vaine curiosité d’un esprit qui veut toujours tenter l’impossible, et qui ne peut ni sortir de son ignorance ni la supporter humblement en paix. C’est ce mésaise et cette rêverie de malade, que nous n’avons point honte d’appeler une noble recherche de la vérité. Voulons-nous comprendre les jugements incompréhensibles? Espérons-nous de pénétrer les voies impénétrables? L’homme prétend, à force de raisonner, se guérir d’un mal qui est l’intempérie du raisonnement même: c’est en arrêtant notre raisonnement téméraire que nous guérirons notre raison. « Dieu n’a-t-il pas convaincu de folie cette sagesse» vaine et inquiète? La sagesse qui n’est point folle est celle qui ne présume point d’être sage, et qui est contente de s’abandonner au conseil de Dieu sur toutes les vérités auxquelles elle ne peut atteindre. O qu’il y a de consolation à savoir qu’en ce genre on ne sait, et on ne peut rien savoir! O qu’on est bien, quand on demeure les yeux fermés dans les bras de Dieu, en s’attachant à lui sans mesure ! O la merveilleuse science que celle de l’amour qui ne voit et qui ne veut voir que la bonté infinie de D[ieu] avec notre infinie impuissance et indignité! La paix se trouve non dans un éclaircissement qui est impossible en cette vie, mais dans une amoureuse acceptation des ténèbres et de l’incertitude, où il faut achever d’aimer et de servir Dieu ici-bas, sans savoir s’il nous jugera dignes de sa miséricorde éternelle. La paix se trouve, non en se troublant, en s’inquiétant, et en se tentant soi-même de désespoir, mais en aimant Dieu et en méritant par là son amour. La paix se trouve, non dans une philosophie sèche, vaine, discoureuse, qui court sans cesse après une ombre fugitive, et qui veut à contretemps se donner des sûretés où il n’y en a aucune, mais dans un amour de préférence de Dieu à nous, et dans une confiance en sa bonté qui répond sans subtilité à toutes les tentations les plus subtiles dans la pratique. La paix se trouve, non dans les raisonnements abstraits, mais dans l’oraison simple, non dans les recherches spéculatives, mais dans les vertus réelles et journalières, non en s’écoutant, mais en se faisant taire, non en se flattant de pénétrer le conseil de Dieu, mais en se contentant de ne le pénétrer jamais, et en se bornant à aimer malgré l’incertitude de notre béatitude, qu’on ne cesse jamais d’espérer.

   Je suis de plus en plus, mon Révérend Père, tout à vous avec tendresse et vénération.

766. À DOM FRANÇOIS LAMY. À Tournay 26 octobre 1701.

… D[ieu] fait donc deux choses pour l’âme au lieu qu’il n’en fait qu’une pour le corps. Il donne au corps la nourriture avec la faim et le plaisir de manger. Tout cela est sensible. Pour l’âme, il donne la faim qui est le désir, et la nourriture. Mais en accordant ses dons il les cache, de peur que l’âme ne s’y complaise vainement : ainsi, dans les temps d’épreuve où il veut nous purifier, il nous soustrait les goûts, les ferveurs sensibles, les désirs ardents et aperçus. Comme l’âme tournait en poison par orgueil toute force sensible, D[ieu] la réduit à ne sentir que dégoût, langueur, faiblesse, tentation. Ce n’est pas qu’elle ne reçoive toujours les secours réels. Elle est avertie, excitée, soutenue pour persévérer dans la vertu. Mais il lui est utile de n’en avoir point le goût sensible, qui est très différent du fond de la chose. L’oraison est très différente du plaisir sensible qui accompagne souvent l’oraison. Le médecin, fait quelquefois manger un malade sans appétit. Il n’a aucun plaisir à manger, et ne laisse pas de digérer et de se nourrir. Sainte Thérèse remarquait que beaucoup d’âmes quittaient par découragement l’oraison dès que le goût sensible cessait, et que c’était quitter l’oraison, quand elle commence à se perfectionner. La vraie oraison n’est ni dans le sens, ni dans l’imagination. Elle est dans l’esprit et dans la volonté. On peut se tromper beaucoup en parlant de plaisir et de délectation. Il y a un plaisir indélibéré et sensible qui prévient la volonté, et qui est indélibéré. Celui-là peut être séparé d’une très véritable oraison. Il y a le plaisir délibéré qui n’est autre chose que la volonté délibérée même. Cette délectation qui est notre vouloir délibéré est celle que le Psalmiste commande, et à laquelle il promet une récompense: Delectare in Domino, et dabit tibi petitiones cordis tuis. Cette délectation est inséparable de l’oraison en tout état, parce qu’elle est l’oraison même. Mais cette délectation qui n’est qu’un simple vouloir n’est pas toujours accompagnée de l’autre délectation prévenante et indélibérée qui est sensible. La première peut être très réelle et ne donner aucun goût consolant. C’est ainsi que les âmes les plus rigoureusement éprouvées peuvent conserver la délectation de pure volonté, c’est-à-dire le vouloir ou l’amour tout nu, dans une oraison très sèche, sans conserver le goût et le plaisir de faire oraison. Autrement il faudrait dire qu’on ne se perfectionne dans les voies de D[ieu] qu’autant qu’on sent augmenter le plaisir des vertus, et que toutes les âmes privées du plaisir sensible par les épreuves, ont perdu l’amour de D[ieu] et sont dans l’illusion. Ce serait renverser toute la conduite des âmes, et réduire toute la piété au plaisir de l’imagination. C’est ce qui nous mènerait au fanatisme le plus dangereux. Chacun se jugerait soi-même pour son degré de perfection par son degré de goût et de plaisir. C’est ce que font souvent bien des âmes sans y prendre garde. Elles ne cherchent que le goût et le plaisir dans l’oraison. Elles sont toutes dans le sentiment. Elles ne prennent pour réel que ce qu’elles goûtent et imaginent. […]

Cessons de raisonner en philosophes sur la cause, et arrêtons-nous simplement à l’effet. Comptons que nous ne devons jamais tant faire oraison, que quand le plaisir de faire oraison nous échappe. C’est le temps de l’épreuve et de la tentation, et par conséquent celui du recours à D[ieu] et de l’oraison la plus intime. D’un autre côté, il faut recevoir simplement les ferveurs sensibles d’oraison, puisqu’elles sont données pour nourrir, pour consoler, pour fortifier l’âme. Mais ne comptons point sur ces douceurs où l’imagination se mêle souvent et nous flatte. Suivons J[ésus]-C[hrist] à la croix comme S. Jean. C’est ce qui ne nous trompera point. S. Pierre fut dans une espèce d’illusion sur le Tabor. […]

F. A. D. C.

1132. À DOM FR. LAMY. [À Cambrai] 25 mars 1707.

… En général je craindrais fort que la lecture des choses extraordinaires n’eût fait trop d’impression sur une imagination faible. D’ailleurs l’amour-propre se flatte aisément d’être dans les états qu’on a admirés dans les livres. Il me semble que le seul parti à prendre est de conduire cette personne, comme si on ne faisait attention à aucune de ces choses, et de l’obliger à ne s’y arrêter jamais elle-même volontairement. C’est le vrai moyen de découvrir si l’amour-propre ne l’attache point à ces prétendues grâces. Rien ne pique tant l’amour-propre, et ne découvre mieux l’illusion, qu’une direction simple, qui compte pour rien ces merveilles, et qui assujettit la personne en qui elles sont, de faire comme si elle ne les avait pas. Jusqu’à ce qu’on ait fait cette épreuve, on ne doit pas croire, ce me semble, qu’on ait éprouvé la personne, ni qu’on se croit précautionné contre l’illusion. En l’obligeant à ne s’arrêter jamais volontairement à ces choses extraordinaires, on ne fera que suivre la règle du bienheureux Jean de la Croix, qui est expliquée à fond dans ses ouvrages. On outrepasse toujours, dit-il, ces lumières, et on demeure dans l’obscurité de la foi nue. Cette obscurité et ce détachement n’empêchent pas que les impressions de grâce et de lumière ne se fassent dans l’âme, supposé que ces dons soient réels, et s’ils ne le sont pas, cette foi qui ne s’arrête à rien garantit l’âme de l’illusion. […]. C’est la voie de foi et d’amour, sans s’attacher ni à voir, ni à sentir, ni à goûter, mais à obéir au bien-aimé. Cette voie est simple, droite, abrégée, exempte des pièges de l’orgueil. Cette simplicité et cette nudité font qu’on ne prend point autre chose pour Dieu, ne s’arrêtant à rien. Si vous n’agissez que par cet esprit de foi, que vous devez inspirer à la personne, Dieu vous fera trouver ce qui lui convient pour être secourue dans sa voie, ou du moins ce qui vous conviendra pour n’être point trompé. Ne suivez point vos raisonnements naturels, mais l’esprit de grâce, et les conseils des saints expérimentés, comme le bienh. J[ean] de la C[roix], qui sont très opposés à l’illusion. Dieu sait à quel point je suis, mon R[évérend] P[ère], tout à vous à jamais en lui.

1189. À DOM FRANÇOIS LAMY. À Cambray, 4 janvier 1708.

… Je n’ai point lu l’ouvrage dont vous me parlez, et ce que vous m’en dites ne me donne aucune envie de le lire. Je ne suis pas surpris de ce que vous trouvez que l’auteur n’a aucune expérience de la vie intérieure et de l’oraison. En tout art et en toute science où il s’agit de la pratique, ceux qui n’ont qu’une pure spéculation ne sauraient bien écrire. Laissez dire ceux qui raisonnent sur la prière au lieu de prier, et contentez-vous de ce que Dieu vous donne. …

FR. AR. D. DE CAMBRAY.

1217. À DOM FRANÇOIS LAMY. À C[ambrai] 22 juin 1708.

… Notre ami[150] me paraît penser sérieusement à être homme, c’est-à-dire dépendant de l’esprit de grâce. Encore une fois priez bien pour lui. Il a des pièges infinis à craindre. Ceux d’une très vive jeunesse et de l’ambition sont grands pour un homme qui a de l’appui, du talent, et des manières très agréables: mais je crains encore plus la science qui enfle, je crains la sagesse renfermée au dedans de soi-même et qui se sait bon gré de faire mieux que les autres. Je crains qu’il ne se craigne pas assez lui-même. Jamais liaison n’a été faite plus promptement que la nôtre. Je l’ai aimé dès que je l’ai vu. Il a été accoutumé à nous dès le premier jour, et toute la maison le voit avec complaisance. Mais rien n’est tant à craindre que l’amour-propre flatté par tout ce qu’il y a de plus subtil et de plus séduisant. Je le verrai partir à regret, et je ne l’oublierai pas devant Dieu pendant ses voyages. Faites de même, mon cher Père, et en vous souvenant de lui ne m’oubliez pas.

1297. À DOM FRANÇOIS LAMY. [À Cambrai] 21 avril 1709.

J’étais, mon Révérend Père, dans une grande alarme pour votre vie; mais M. l’abbé de La Parisière m’a consolé, en m’apprenant votre heureuse résurrection. Je ne suis pourtant pas hors d’inquiétude, car je crains votre tempérament usé, vos infirmités habituelles, et votre négligence pour vous conserver. Au reste, je remercie Dieu de la profonde paix où cet abbé m’a mandé que vous étiez aux portes de la mort. Vous voyez par cette expérience qu’il n’y a qu’à s’abandonner à Dieu. Il mesure les tentations, et les proportionne aux forces qui nous viennent de lui en chaque moment. Sa providence est encore plus merveilleuse et plus aimable dans l’intérieur que dans l’extérieur. Le raisonnement dans les choses qui sont au-dessus de la raison ne fait que nous agiter. Soyons fidèles à Dieu. Humilions-nous dans les moindres fautes que sa lumière nous découvre, et demeurons en paix par l’amour. Je prie tous les jours pour vous, et je ne crois pas que personne puisse avoir pour votre personne plus de tendresse et de vénération que j’en ai.

FR. AR. DUC DE CAMBRAY.

1405  À DOM FRANÇOIS LAMY. 2 octobre 1710.

… Il est vrai que vous ne sauriez comprendre aucune liaison entre votre sirop et votre oraison. Mais que savons-nous s’il y a quelque liaison réelle entre ces deux choses, qui n’ont, ce semble, aucun rapport? Il n’y a qu’à ne chercher point ce rapport, qu’à ne juger de rien, et qu’à demeurer simplement dans les ténèbres de la foi. Je n’ai aucune lumière ni sentiment extraordinaire. Mais s’il m’en venait, je ne voudrais dans le doute ni les rejeter par une sagesse incrédule, ni y acquiescer par un goût de ces sortes de grâces apparentes, qui peuvent flatter l’amour-propre, et exposer à l’illusion. Je voudrais selon la règle du bienheureux Jean de la Croix outrepasser tout, sans en juger, et demeurer dans l’obscurité de la pure foi, me contentant de croire sans voir, d’aimer sans sentir, si D[ieu] le veut, et d’obéir sans écouter mon amour-propre. L’obscurité de la foi et l’obéissance à l’Évangile ne nous égareront jamais. Or l’oraison que D[ieu] vous fait éprouver est très conforme à l’Évangile. D’où je conclus que vous ferez très bien de la continuer tant qu’elle pourra durer, et de rentrer paisiblement dans votre nudité, dès que Dieu] vous ôtera cette oraison. …

Lettre au P. Lami sur la grâce et la prédestination

…quand j’entre dans un lieu où il y a un concert de musique , il ne dépend nullement de moi de n’avoir point du plaisir; il faut ou que je sorte, ou que je bouche mes oreilles pour m’en priver ; mais, dans ce premier moment de surprise, ce plaisir est en moi aussi indélibéré que la chute d’une pierre […] Il en est de même du plaisir indélibéré de la plus sublime contemplation. Il est en lui- même entièrement passif , et imprimé en nous , sans nous: non seulement il n’a , selon la supposition , rien de délibéré, mais encore rien de volontaire dans sa nature[151].

§

Relevé de correspondance

Lettres adressées à DOM FRANÇOIS  LAMY:

1695, 29 janvier.

1696, 27 avril,

1697, 3 janvier, 22 février, 7 avril,

1698, 18 mai, 3 décembre,

1699, 29 mars,

1700, 4 février, 14 novembre, 13 décembre,

1701, 23 janvier, 26 octobre, 3 février, novembre-décembre, 19 décembre,

1702, 3 mars,

1704, 22 mai, 23 août, 17 décembre,

1705, 11 février, 25 mai, 27 octobre,

1706, 4 mai, 31 mai,

1707, 28 novembre,

1708, 4 janvier, 4 et 5 mars, 3 mai, 22 juin, juillet, 8 et 17 et 28 août, 30 novembre, 18 décembre, décembre (?),

1709, 18 janvier, 8 mars, 21 avril, 26 novembre,

1710, 13 janvier, 4 août, 2 octobre, 20 décembre.

 

(Lettres de DOM FRANÇOIS  LAMY :)

1703, 2 septembre,

1704, 19 mai, 2 juin, 10 juillet, 16 août,

1705, 21 février, 12 juin,

1706, 16 juillet,

1707, 25 mars, 15 novembre,

1708, août, après août,

1709, avant le 8 mars,

1710, 12 mars,

1711, 21 janvier, (à BISSY :) avant le 21 janvier.


 

Duc de Chevreuse (1656-1712)

Voici des extraits de la correspondance avec le Duc de Chevreuse [152], amio très cher de Fénelon et le confident de Madame Guyon qui fut son secrétaire pendant les “années de Combat” [153] :

 

433. À UN AMI [CHEVREUSE OU BEAUVILLIER]. 3 Août 1697.

Je ne veux que deux choses qui composent ma doctrine. La première, c’est que la charité est un amour de Dieu par lui-même, indépendamment du motif de la béatitude qu’on trouve en lui. La seconde est que dans la vie des âmes les plus parfaites, c’est la charité qui prévient toutes les autres vertus, qui les anime et qui en commande les actes pour les rapporter à sa fin, en sorte que le juste de cet état exerce alors d’ordinaire l’espérance et toutes les autres vertus avec tout le désintéressement de la charité même qui en commande l’exercice. […]

La perfection est devenue suspecte : il n’en fallait pas moins pour en éloigner les chrétiens lâches et pleins d’eux-mêmes. L’amour désintéressé paraît une source d’illusion et d’impiété abominable. On accoutume les chrétiens, sous prétexte de sûreté et de précaution, à ne chercher Dieu que par le motif de leur béatitude, et par intérêt pour eux-mêmes: on défend aux âmes les plus avancées de servir Dieu par le pur motif, par lequel on avait jusqu’ici souhaité que les pécheurs revinssent de leur égarement, je veux dire la bonté de Dieu infiniment aimable.[154]

626. AU DUC DE CHEVREUSE. 31 août 1699.

…Vous avez l’esprit trop occupé de choses extérieures, et plus encore de raisonnements, pour pouvoir agir avec une fréquente présence de Dieu. Je crains toujours beaucoup votre pente excessive à raisonner. Elle est un grand obstacle à ce recueillement et à ce silence où Dieu se communique. Soyons simples, humbles, et sincèrement détachés avec les hommes. Soyons recueillis, calmes, et point raisonneurs avec Dieu. Les gens que vous avez le plus écoutés autrefois[155] sont infiniment secs, raisonneurs, critiques, et opposés à la vraie vie intérieure. Si peu que vous les écoutassiez, vous écouteriez aussi un raisonnement sans fin, et une curiosité dangereuse, qui vous mettrait insensiblement hors de votre grâce, pour vous rejeter dans le fond de votre naturel. Les longues habitudes se réveillent bientôt, et les changements qui se font pour rentrer dans son naturel, étant conformes au fond de l’homme, se font beaucoup moins sentir que les autres. Défiez-vous-en, mon bon [duc], et prenez garde aux commencements qui entraînent tout.

Je vous parle avec une liberté sans mesure, parce que votre lettre m’y engage et que je connais votre bon cœur, et que rien ne peut retenir mon zèle pour vous. Je donnerais ma vie pour votre véritable avancement selon Dieu. Si nous avions pu nous voir, je vous aurais dit bien des choses. Je suis dans une paix sèche et amère, où ma santé augmente avec le travail[156]. Prions les uns pour les autres : demeurons infiniment unis en celui qui est notre centre commun. Je salue avec zèle et respect la bonne [duchesse] : je serai dévoué et à vous, mon bon [duc], et à elle jusqu’au dernier soupir. …

627. AU DUC DE CHEVREUSE [Après le 14 septembre 1699]

… La misère espagnole surpasse toute imagination. Les places frontières n’ont ni canons ni affûts ; les brèches d’Ath[157] ne sont pas encore réparées; tous les remparts sous lesquels on avait essayé mal à propos de creuser des souterrains, en soutenant la terre par des étaies, sont enfoncés, et on ne songe pas même qu’il soit question de les relever. Les soldats sont tout nus, et mendient sans cesse; ils n’ont qu’une poignée de ces gueux; la cavalerie entière n’a pas un seul cheval. M. l’Electeur[158] voit toutes ces choses; il s’en console avec ses maîtresses, il passe les jours à la chasse, il joue de la flûte, il achète des tableaux, il s’endette, il ruine son pays, et ne fait aucun bien à celui où il est transplanté ; il ne paraît pas même songer aux ennemis qui peuvent le surprendre. …

633. AU DUC DE CHEVREUSE [vers le 4 novembre 1699].

… Il y a quatre mois que je n’ai eu aucun loisir d’étudier; mais je suis bien aise de me passer d’étude, et de ne tenir à rien, dès que la Providence me secoue. Peut-être que, cet hiver, je pourrai me remettre dans mon cabinet; et alors je n’y entrerai que pour y demeurer un pied en l’air, prêt à en sortir au moindre signal. Il faut faire jeûner l’esprit comme le corps. Je n’ai aucune envie ni d’écrire, ni de parler, ni de faire parler de moi, ni de raisonner, ni de persuader personne. Je vis au jour la journée, assez sèchement et avec diverses sujétions extérieures qui m’importunent, mais je m’amuse dès que je le puis et que j’ai besoin de me délasser. Ceux qui font des almanachs sur moi, et qui me craignent, sont de grandes dupes. Dieu les bénisse ! Je suis si loin d’eux, qu’il faudrait que je fusse fou pour vouloir m’incommoder en les incommodant. Je leur dirais volontiers comme Abraham à Lot: Toute la terre est devant nous. Si vous allez à l’orient, je m’en irai à l’occident[159].

Heureux qui est véritablement délivré ! Il n’y a que le Fils de Dieu qui délivre: mais il ne délivre qu’en rompant tout lien: et comment les rompt-il? C’est par ce glaive qui sépare l’époux et l’épouse, le père et le fils, le frère et la sœur. Alors le monde n’est plus rien; mais tandis qu’il est encore quelque chose, la liberté n’est qu’en parole, et on est pris comme un oiseau qu’un filet tient par le pied. Il paraît libre, le fil ne se voit point; il s’envole, mais il ne peut voler au-delà de la longueur de son filet, et il est captif. Vous entendez la parabole. Ce que je vous souhaite est meilleur que tout ce que vous pourriez craindre de perdre. Soyez fidèle dans ce que vous connaissez, pour mériter de connaître encore davantage. Défiez-vous de votre esprit, qui vous a souvent trompé. Le mien m’a tant trompé, que je ne dois plus compter sur lui. Soyez simple, et ferme dans votre simplicité. …

639. Au DUC DE CHEVREUSE. 30 décembre 1699.

… Écoutez un peu moins vos pensées, pour vous mettre en état d’écouter Dieu plus souvent.

J’ose vous promettre, mon bon cher [duc], que, si vous êtes fidèle là-dessus à la lumière intérieure dans chaque occasion, vous serez bientôt soulagé pour tous vos devoirs, plus propre à contenter le prochain, et en même temps beaucoup plus dans la voie de votre vocation. Ce n’est pas le tout que d’aimer les bons livres, il faut être un bon livre vivant. Il faut que votre intérieur soit la réalité de ce que les livres enseignent. Les saints ont eu plus d’embarras et de croix que vous: c’est au milieu de tous ces embarras qu’ils ont conservé et augmenté leur paix, leur simplicité, leur vie de pure foi et d’oraison presque continuelle. N’ayez point, je vous en conjure, de scrupule déplacé. Craignez votre propre esprit qui altère votre voie; mais ne craignez point votre voie qui est simple et droite par elle-même. Je crois sans peine que la multitude des affaires vous dessèche et vous dissipe. Le vrai remède à ce mal est d’accourcir [abréger] chaque affaire, et de ne vous laisser point entraîner par un détail d’occupations où votre esprit agit trop selon sa pente d’exactitude, parce qu’insensiblement, faute de nourriture, votre grâce pour l’intérieur pourrait tarir : Renovamini spiritu mentis vestrae[160]. Faites comme les gens sages qui aperçoivent que leur dépense va trop loin; ils retranchent courageusement sur tous les articles de peur de se ruiner. Réservez-vous des temps de nourriture intérieure qui soient des sources de grâces pour les autres temps, et dans les temps mêmes d’affaires extérieures, agissez en paix avec cet esprit de brièveté qui vous fera mourir à vous-même. De plus, il faudrait, mon bon [duc], nourrir l’esprit de simplicité qui vous fait encore aimer et goûter les bons livres. Il faudrait donc en lire, à moins que l’oraison ne prît la place: et même vous pourriez sans peine accorder ces deux choses; car vous commenceriez la lecture toutes les fois que vous ne seriez point attiré à l’oraison; et vous feriez céder la lecture à l’oraison, toutes les fois que l’oraison vous donnerait quelque attrait pour elle. Enfin il faudrait un peu d’entretien avec quelqu’un qui eût un vrai fonds de grâce pour l’intérieur. Il ne serait pas nécessaire que ce fût une personne consommée, ni qui eût une supériorité de conduite sur vous. Il suffirait de vous entretenir dans la dernière simplicité avec quelque personne bien éloignée de tout raisonnement et de toute curiosité. Vous lui ouvririez votre cœur pour vous exercer à la simplicité, et pour vous élargir[161]. Cette personne vous consolerait, vous nourrirait, vous développerait à vos propres yeux, et vous dirait vos vérités. Par de tels entretiens, on devient moins haut, moins sec, moins rétréci, plus maniable dans la main de Dieu, plus accoutumé à être repris. Une vérité qu’on nous dit nous fait plus de peine que cent que nous nous dirions à nous-mêmes. On est moins humilié du fond des vérités, que flatté de savoir se les dire. Ce qui vient d’autrui blesse toujours un peu, et porte un coup de mort. J’avoue qu’il faut bien prendre garde au choix de la personne avec qui on aura cette communication. La plupart vous gêneraient, vous dessécheraient, et boucheraient votre cœur à la véritable grâce de votre état. Je prie Notre Seigneur qu’il vous éclaire là-dessus. Défiez-vous de votre ancienne prévention en faveur des gens qui sont raisonneurs et rigides. C’est, ce me semble, sans passion que je vous parle ainsi. Je vis bien avec eux, et eux bien avec moi en ce pays : mais le vrai intérieur est bien loin de là. …

Nous donnons en note[162] la réponse du Duc, un exemple de droiture et simplicité.

642. Au DUC DE CHEVREUSE. 27 janvier 1700

… Votre lettre, mon bon Duc, m’a fait un plaisir que nul terme ne peut exprimer, et ce plaisir m’a fait voir à quel point je vous aime. Il me semble que vous entrez, du moins par conviction, précisément dans ce que Dieu demande de vous, et faute de quoi votre travail serait inutile. Comme vous y entrez, je n’ai rien à répéter du contenu de ma première lettre. Je prie Dieu que vous y entriez moins par réflexion et par raison propre, que par simplicité, petitesse, docilité, et désappropriation de votre lumière. Si vous y entrez, non en vous rendant ces choses propres et en les possédant, mais en vous laissant posséder tout entier par elles, vous verrez le changement qu’elles feront sur le fond de votre naturel et sur toutes les habitudes. Croyez, et vous recevrez selon la mesure de votre foi. […]

Le chapitre le plus difficile à traiter est le choix d’une personne à qui vous puissiez ouvrir votre cœur. Marv[alière][163] ne vous convient pas: le bon Duc [de Beauvillier] n’est pas en état de vous élargir, étant lui-même trop étroit. Je ne vois que la bonne petite D[uchesse]; elle a ses défauts, mais vous pouvez les lui dire, sans vouloir décider. Les avis qu’on donne ne blessent d’ordinaire qu’à cause qu’on les donne comme certainement vrais. Il ne faut ni juger, ni vouloir être cru. Il faut dire ce qu’on pense, non avec autorité, et comptant qu’une personne aura tort si elle ne se laisse corriger, mais simplement pour décharger son cœur, pour n’user point d’une réserve contraire à la simplicité, pour ne manquer pas à une personne qu’on aime, mais sans préférer nos lumières aux siennes, comptant qu’on peut facilement se tromper et se scandaliser mal à propos; enfin étant aussi content de n’être pas cru, si on dit mal, que d’être cru si on dit bien. Quand on donne des avis avec ces dispositions, on les donne doucement, et on les fait aimer. S’ils sont vrais, ils entrent dans le cœur de la personne qui en a besoin, et y portent la grâce avec eux; s’ils ne sont pas vrais, on se désabuse avec plaisir soi-même, et on reconnaît qu’on avait pris, en tout ou en partie, certaines choses extérieures autrement qu’elles ne doivent être prises. La bonne... est vive, brusque et libre; mais elle est bonne, droite, simple, et ferme contre elle-même, dans l’étendue de ce qu’elle connaît. Je vois même qu’elle s’est beaucoup modérée depuis deux ans ; elle n’est point parfaite, mais personne ne l’est. Attendez-vous que Dieu vous envoie un ange? À tout prendre, elle est, si je ne me trompe, sans comparaison, ce que vous pouvez trouver de meilleur[164]. Elle a de la lumière; elle vous aime; vous l’aimez; vous vous connaissez; vous pouvez vous voir[165]; vous lui ferez du bien, et j’espère qu’elle vous le rendra même avec usure. Ne vous rebutez point de ses défauts : les apôtres en avaient. Saint Paul ne voulait pas qu’on méprisât son extérieur, praesentia corporis infirma, quoique cet extérieur n’eût point de proportion avec la gravité de ses lettres. Il faut toujours quelque contrepoids pour rabaisser la personne, et quelque voile pour exercer la foi des spectateurs. Si la bonne... vous parle trop librement, et si ses avis ne vous conviennent pas, vous pouvez le lui dire simplement : elle s’arrêtera d’abord. Si les avis que vous lui donnerez la blessent, elle vous en avertira de même. Vous ne déciderez rien de par ni d’autre, et chacun pourra, d’un moment à l’autre, borner les ouvertures de cœur. …

856. AU DUC DE CHEVREUSE. À C[ambrai] 7 septembre 1702.

… Vous n’êtes point lent, et on a tort de le croire; au contraire, vous avez l’action et la parole prompte. Mais vous mêlez en chaque chose trop de pensées ou étrangères ou non nécessaires au fait précis. Vous joignez à trop de pensées trop de paroles. Vous craignez trop de n’être pas assez clair et d’omettre quelque tour de persuasion. Les précautions ne finissent point. D’ailleurs, la curiosité de l’esprit, passion ancienne et dominante, qui a jeté secrètement de profondes racines dans votre cœur[166], vous prend plus de temps que vous ne croyez. Si je pouvais feuilleter vos livres et papiers, je trouverais peut- être bien des coups de crayon, des oreilles, des notes, etc... qui montreraient combien vous lisez à la dérobée. De plus, votre curiosité n’agit pas seulement dans la lecture. Elle prend sur vous, dans les méditations philosophiques[167], dans les conversations raisonnées, avec les gens d’esprit et presque dans tout le cours de la vie. D’ailleurs, vous traitez dogmatiquement les affaires comme les questions de théologie. Requiescite pusillum, disait Jésus-Christ aux apôtres. Vacate et videte quoniam ego sum Deus.[168]. Cette cessation de l’âme est le plus grand sacrifice. C’est le vrai sabbat. Amusez si vous voulez vos sens et votre imagination à quelque chose qui ne soit pas un piège à l’esprit curieux. Mais suspendez tout ce qui empêche la nourriture et le silence du fond, qui doit laisser faire Dieu. O mon bon cher Duc, je vous aime du vrai amour.

912 A. LE DUC DE CHEVREUSE A FÉNELON. À Dampierre, ce 16e mai 1703.

… Je suis plus content que jamais de la B.P.D. [169]. J’y trouve le même esprit de conduite qu’elle a reçu de vous, avec une simplicité et une lumière merveilleuse. Rien de ce qui devrait la toucher ou peiner ne semble aller à son fond. …

1128. Au DUC DE CHEVREUSE. À C[ambrai], 24 février 1707.

… Je pense souvent à vous avec attendrissement de cœur. J’augmente, ce me semble, en zèle pour Mad. la D. de Chevreuse. Je l’ai trouvée à Chaulnes plus dégagée qu’autrefois. Elle est bonne. Elle sera, comme je l’espère, encore meilleure. Mettez paisiblement l’ordre que vous pourrez à vos affaires, et songez à vous débarrasser. Toute affaire, quelque soin et quelque habileté qu’on y emploie, n’est point bien faite quand on ne la finit point. Il faut couper court pour aller à une fin, et sacrifier beaucoup pour gagner du temps sur une vie si courte. O que je souhaite que vous puissiez respirer après tant de travaux ! En attendant, il faut trouver Dieu en soi malgré tout ce qui nous environne pour nous l’ôter. C’est peu de le voir par l’esprit comme un objet. Il faut l’avoir au-dedans pour principe. Tandis qu’il n’est qu’objet, il est comme hors de nous. Quand il est principe, on le porte au-dedans de soi, et peu à peu il prend toute la place du moi. Le moi, c’est l’amour-propre. L’amour de D[ieu] est Dieu même en nous. Nous ne trouvons plus que D[ieu] seul en nous, quand l’amour de D[ieu] y a pris la place avec toutes les fonctions que l’amour-propre y usurpait. Bon soir, mon bon Duc, ne vous écoutez point, et D[ieu] parlera sans cesse. Sa raison sera mise sur les ruines de la vôtre. Quel profit dans cet échange!

1144 Au DUC DE CHEVREUSE. À C[ambrai] 17 mai 1707.

J’ai attendu, mon bon Duc, tout le plus longtemps que j’ai pu, le passage de M. le vidame. Mais il ne vient point, et je ne puis plus retarder mon départ pour mes visites. Notre P.A. [Langeron] vous dira bien plus que je ne saurais vous écrire. Il vous parlera de tout ce qui regarde la métaphysique et la théologie. Pour la vie intérieure je ne saurais vous recommander que deux points. L’un est d’accourcir tant que vous pourrez toutes vos actions et vos discours au-dehors. L’autre, de jeûner de raisonnement. Quand vous cesserez de raisonner, vous mourrez à vous-même, car la raison est toute votre vie. Or que voulez-vous de plus sûr et de plus parfait que la mort à vous-même? Rien n’est plus opposé à l’illusion de l’amour-propre, que ce qui met la cognée à la racine de l’arbre, et qui fait mourir cet amour. Plus vous raisonnerez, plus vous donnerez d’aliment à cette vie philosophique. Abandonnez-vous donc à la simplicité et à la folie de la croix. Le premier chapitre de la première Ep[ître] aux Cor[inthiens] est fait pour vous. Tâchez de donner une forme à vos affaires, pour vous mettre en repos. Il faut tâcher de calmer la bonne duchesse quand elle s’empresse d’en voir la fin. Mais il faut supporter en paix son impatience et vous en servir comme d’un aiguillon pour vous presser de finir. On gagne en perdant, quand on perd pour abréger. Sed ut sapientes redimentes tempus [170]. Si vous venez l’automne à Chaulnes, faites-le-moi savoir de bonne heure, et mandez-moi, avec simplicité, si je pourrai vous aller voir. Dieu sait la joie que j’en aurai ! Aimez toujours, mon bon Duc, celui qui vous est dévoué ad convivendum et commoriendum [171].

1266. Au DUC DE CHEVREUSE. À C[ambrai] 3 décembre 1708.[172].

… M. le Duc de Bourgogne n’a point eu, dit-on, pendant la campagne assez d’autorité ni d’expérience pour pouvoir redresser M. de Vendosme. On est même très mécontent de notre jeune prince, parce que, indépendamment des partis pris pour la guerre, à l’égard desquels les fautes énormes ne tombent point sur lui, on prétend qu’il n’a point assez d’application pour aller visiter les postes, pour s’instruire des détails importants, pour consulter en particulier les meilleurs officiers, et pour connaître le mérite de chacun d’eux. Il a passé, dit-on, de grands temps dans des jeux d’enfants avec M. son frère…

… M. de Chamillart, qui me représentait très fortement l’impuissance de soutenir la guerre, disait d’un autre côté qu’on ne pouvait point chercher la paix avec de honteuses conditions. Pour moi je fus tenté de lui dire: ou faites mieux la guerre, ou ne la faites plus. Si vous continuez à la faire ainsi, les conditions de paix seront encore plus honteuses dans un an qu’aujourd’hui. Vous ne pouvez que perdre à attendre.

   Si le Roi venait en personne sur la frontière, il serait cent fois plus embarrassé que M. le Duc de Bourgogne. Il verrait qu’on manque de tout, et dans les places en cas de siège, et dans les troupes faute d’argent. Il verrait le découragement de l’armée, le dégoût des officiers, le relâchement de la discipline, le mépris du gouvernement, l’ascendant des ennemis, le soulèvement secret des peuples, et l’irrésolution des généraux, dès qu’il s’agit de hasarder quelque grand coup. Je ne saurais les blâmer de ce qu’ils hésitent dans ces circonstances. Il n’y a aucune principale tête qui réunisse le total des affaires, ni qui ose rien prendre sur soi. En un mot un grand joueur qui perd parce qu’il joue trop mal, ne doit plus jouer. Le branle donné du temps de M. de Louvois est perdu. L’argent et la vigueur du commandement nous manquent. Il n’y a personne qui soit à portée de rétablir ces deux points essentiels. …

LSP 148.*Au DUC DE CHEVREUSE (?)

 Pour N....[173], ce n’est que faiblesse et dissipation. La guerre l’avait trop dissipé; d’autres tentations l’ont trouvé affaibli par celle-là: mais j’espère que l’expérience de sa faiblesse se tournera à profit. Ayez une patience sans bornes avec lui. Parlez-lui quand Dieu vous donne des paroles, et n’en mêlez jamais aucune des vôtres. Ne le pressez jamais par activité et par sagesse humaine; ne patientez jamais par politique et par méthode. Quand vous lui direz les paroles de Dieu, elles seront pleines d’autorité, et vous serez écouté. On peut parler avec force, et attendre avec patience tout ensemble : sa faiblesse même augmentera votre autorité. Elle doit lui faire sentir combien il a besoin de se défier de lui, et d’être docile. Soyez ferme sur les points essentiels, desquels tous les autres dépendent.

Je l’aime toujours tendrement, et j’espère que Dieu ne lui aura montré le bord du précipice, que pour le guérir de sa dissipation, de son goût pour le monde, et de sa confiance en lui-même ; mais il tomberait enfin bien bas, s’il refusait d’être simple, docile et petit, parmi tant d’expériences de sa fragilité et de sa misère. Quand nous ne nous humilions pas au milieu même de l’humiliation que Dieu nous donne tout exprès pour nous réduire à la petitesse et à la souplesse, nous le forçons malgré lui à frapper des coups encore plus grands, et à nous faire éprouver de plus humiliantes faiblesses. Au contraire, notre petitesse et notre docilité dans la misère apaisent le cœur de Dieu. On peut lui dire avec confiance : vous ne mépriserez point un cœur abattu et écrasé. Dieu s’attendrit, et ne résiste point à cette souplesse des petits.

Parlez donc suivant qu’il vous sera donné une bouche et une sagesse. Tenez l’enfant par la lisière ; ne le laissez pas tomber. Ménagez votre santé, sur laquelle on me met en quelque inquiétude ; reposez-vous et soulagez-vous en tout ce que vous le pourrez. Plus vous prendrez les croix journalières comme le pain quotidien, avec paix et simplicité, moins elles détruiront votre santé faible et délicate ; mais les prévoyances et les réflexions vous tueraient bientôt. Voulez-vous mener tout comme Dieu, qui atteint d’une extrémité à l’autre avec force et douceurs? n’y mêlez rien d’humain, et surtout nulle volonté intéressée pour la réputation de votre famille.

1647. À LA DUCHESSE DE CHEVREUSE. À C[ambray], 20 février 1713.

Je choisis un petit papier, Madame, tout exprès pour m’ôter la tentation d’écrire une trop longue lettre. Il est bien juste de ne vous fatiguer point, pendant que vous souffrez une si longue infirmité. Je me borne à vous supplier instamment d’éviter toute application aux affaires, vous ne parviendrez point à les régler, et elles nuiront très dangereusement au rétablissement de votre santé. Au nom de Dieu, laissez la décision de tout le détail à M. du Cornet, homme habile, dit-on, et très zélé. Renfermez-vous dans les soins nécessaires pour conduire votre maison et pour ne laisser jamais altérer l’union entre les deux branches. Il suffit que M. du Cornet vous rende compte en gros des décisions faites, et des plans formés, autrement votre santé ne se rétablira point, et votre maison perdra infiniment, si elle a le malheur de vous perdre. Pour l’intérieur tout consiste à porter paisiblement vos croix. Le détachement du monde et l’amour de Dieu les adoucissent, mais cet amour, où le puise-t-on ? Dans une oraison simple, paisible, et plus du cœur que de la tête, qui nourrisse, et qui n’épuise point. Supportez vos défauts, tournez-les en source de vraie humilité. Ne vous en impatientez point contre vous-même. Corrigez-vous doucement et sans chagrin. Tournez-vous souvent du côté de Dieu avec familiarité et confiance pour trouver en lui tout ce qui vous manque en vous. Ne comptez ni sur vos goûts ni sur vos sentiments, souvent ce n’est que naturel, et imagination, mais attachez-vous à une bonne et droite volonté, quoique nue et sèche, elle sera d’un grand prix devant Dieu, si elle porte les fruits que Dieu demande. Mais je parle trop, pardon, Madame. Rien n’égale le zèle et le respect avec lequel je vous suis dévoué à jamais. …

1675. À LA DUCHESSE DE CHEVREUSE. À C[ambrai], 3 [mai] 1713.

  Je ne puis, Madame, laisser partir M. Dupuy[174] sans vous dire combien je suis souvent occupé de vos peines, et en crainte pour votre santé. Je connais la bonté de votre cœur et la vivacité de vos sentiments. L’embarras de vos affaires ouvre souvent toutes vos plaies. Il n’y a que Dieu seul qui puisse vous calmer. Il veut néanmoins donner la paix sur la terre aux hommes de bonne volonté. Il faut donc que tous nos soins et tous nos désirs ne troublent point cette paix intérieure, qui est le don de Dieu. Travaillons, prions, mais possédons nos âmes en patience, et laissons-nous posséder par l’esprit de paix. Encore un peu et tout ce qui nous reste ici-bas autour de nous va s’évanouir. Nous suivrons bientôt ce que nous regrettons. Il ne s’agit que d’en imiter les vertus. Usez de ce monde comme n’en usant pas ; ce n’est qu’une figure qui passe dans le moment où l’on croit en jouir. Elle impose. Elle éblouit dans le pays où vous êtes ; mais elle n’a rien de durable ni de réel. C’est un fantôme. Heureux qui ne s’y attache point. Je souhaite fort que vous ayez établi un ordre dans vos affaires, afin qu’elles aillent un train réglé par la décision d’un bon conseil, sans vous accabler d’un détail continuel. C’est le moyen de vous conserver pour votre maison qui a un besoin infini de votre secours. Jamais personne ne vous sera dévoué, Madame, avec plus de zèle, d’attachement et de respect que. FR. AR. Duc DE CAMBRAY.           

1611. À LA DUCHESSE DE CHEVREUSE.[Après le 20 novembre 1712].

La lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire m’a coûté des larmes. La douleur de votre perte se joint à la mienne; mais je crois que nous devons entrer, malgré toute notre amertume, dans le dessein de Dieu. Il a voulu récompenser celui que nous regrettons, et nous détacher. Il a voulu même nous ôter un appui humain pour sa gloire, sur lequel nous comptions trop. Il est jaloux des plus dignes instruments, et il veut que nous n’attendions l’accomplissement de son ouvrage que de lui-même.

Le principal fruit que Dieu vous prépare de cette épreuve, est de vous apprendre, par une expérience sensible, que vous n’étiez point encore détachée, comme vous vous flattiez de l’être. On ne se connaît que dans l’occasion, et l’occasion n’est donnée par la Providence, que pour nous détromper de notre détachement superficiel. Dieu permit l’horrible chute de saint Pierre, pour le désabuser d’une certaine ferveur sensible, et d’un courage très fragile auquel il se confiait vainement. Si vous n’aviez que la croix extérieure, quelque grande et douloureuse qu’elle soit, elle ne vous détromperait point de votre détachement : au contraire, plus la croix est accablante en soi, plus vous vous sauriez bon gré de ne vous en trouver point accablée ; ce serait un prodigieux accroissement de confiance, et par conséquent une très dangereuse illusion. La croix n’opère la petitesse et le sentiment de notre misère, qu’autant que l’intérieur nous paraît vide et obscurci, pendant que le dehors nous ébranle. Il faut voir sa pauvreté au-dedans et la supporter ; alors la pauvreté se tourne en trésor, et on a tout en n’ayant rien.

Unissons-nous de cœur à celui que nous regrettons. Il nous voit, il nous aime, il est touché de nos besoins, il prie pour nous. Il vous dit encore, d’une voix secrète, ce qu’il vous disait si souvent pendant qu’il vivait au milieu de nous: «Ne vivez que de foi ; ne comptez point sur la régularité de vos œuvres ni sur la symétrie de vos vertus ; portez en paix la vue de vos imperfections; abandonnez-vous à la Providence; ne vous écoutez point vous-même, n’écoutez que l’esprit de grâce.» Voilà ce qu’il disait; voilà ce qu’il dit encore à votre cœur. Loin de l’avoir perdu, vous le trouverez plus présent, plus uni à vous, plus secourable pour votre consolation, plus efficace dans ses conseils de perfection, si vous voulez bien changer en société de pure foi la société visible où vous étiez à toute heure avec lui. Pour moi, je trouve un vrai soulagement de cœur d’être très souvent en esprit avec lui.

Ménagez votre santé pour votre famille, qui a grand besoin de vous. Que le courage de la foi vous soutienne. C’est un courage qui n’a rien de haut, et qui ne donne point une force sensible sur laquelle on puisse compter. On ne trouve nulle ressource en soi, et on ne manque de rien dans l’occasion : on est riche de sa pauvreté. Si on fait quelque faute contre son intention, on la tourne à profit par l’humiliation qui en revient. On retombe toujours dans son centre par l’acquiescement à tout ce qui nous dépossède de notre propre cœur. On se livre à Dieu, ne se renfermant plus en soi, et n’osant plus s’y fier. Alors tout devient peu à peu recueillement, silence, dépendance de la grâce pour chaque moment, et vie intérieure en mort perpétuelle. En cet état, on ne possède plus rien de tout ce qu’on voit, et on retrouve en Dieu, avec l’union la plus simple et la plus intime, tout ce qu’on croyait avoir perdu.

§

Relevé de correspondance

Lettres adressées à Charles-Honoré d’ALBERT, duc de CHEVREUSE , à Marie-Thérèse COLBERT son épouse, de & à M. TRONSON :

1688, 3 octobre,

(À Marie-Thérèse COLBERT, duchesse de CHEVREUSE :) 1690, 20 et 27 juillet, 1691,4 et 7 avril, 1694, 20 septembre,

1696, 8 mars, 24 juillet,

(de & à M. TRONSON :) 17 et 28 janvier, 2 février, 1697, 13 et 14 et 16 et 18 et 20 janvier,

1698, 4 février,

1699, 18 mai, 31 août, après le 14 septembre, vers le 4 novembre, 30 décembre,

1700, 27 janvier,

1701, 24 mars, 16 juin, ler et 18 août, 3 décembre,

1702, 7 septembre, 274-275

(Lettres de CHEVREUSE :) 1700, 11 janvier, 1701, 26 août,

1704, 19 et 28 septembre, 12 octobre,

1705, 13 janvier, début automne, 5 et 12 et 18 novembre, 29 décembre, 1707, 24 février, 17 mai, 24 décembre,

(Lettres de CHEVREUSE :) 1703, 16 mai, 2 juin, 1706, 16 novembre,

1708, 3 décembre,

1709, 24 octobre, 18 et 23 et 24 novembre, 1er et 5 et 19 décembre, 1710, 11 et 16 janvier, 10 et 23 et 24 février, 20 et 25 mars, 7 et 17 et 24 avril, 3 et 4 mai, 24 juin, 3 et 8 juillet, 4 août, 23 octobre, 2-8 novembre,

1711, 5 janvier, 15 février, 16 et 25 et 31 mars, 9 et 20 avril, 12 mai, 9 juin, 6 juillet,

1712, 2 et 11 janvier, 2 et 18 et 27 février, 8 mars, 7 juin, juillet-octobre (?),

(Lettre de CHEVREUSE :) 1712, 24 mars,

(À Marie-Thérèse COLBERT, duchesse de CHEVREUSE :) 1712, 16 novembre, après le 20 novembre, 22 décembre, 1713, 20 février, 3 mai,

Voir aussi des annotations au Tome XVIII.


 


 

Comtesse de Montberon (~1646-1720)

La comtesse de Montberon[175] bénéficiera d’un grand nombre de lettres provenant du très patient directeur d’une âme scrupuleuse à l’ « esprit délicat et inquiet [176]». En voici des extraits choisis [177].

648. À LA COMTESSE DE MONTBERON. Lundi 22 février [1700]

… Votre piété est un peu trop vive et trop inquiète. Ne vous défiez point de Dieu. Pourvu que vous ne lui manquiez point, il ne vous manquera pas, et il vous donnera les secours nécessaires pour aller à lui. Ou sa providence vous procurera des conseils au-dehors, ou son esprit suppléera au-dedans ce qu’il vous ôtera extérieurement. Croyez en Dieu fidèle dans ses promesses, et il vous donnera selon la mesure de votre foi. Fussiez-vous abandonnée de tous les hommes dans un désert inaccessible, la manne y tomberait du ciel pour vous seule, et les eaux abondantes couleraient des rochers. Ne craignez donc que de manquer à Dieu, et encore ne faut-il pas le craindre jusqu’à se troubler. Supportez-vous vous-même, comme on supporte le prochain, sans le flatter dans ses imperfections. Laissez là toutes vos délicatesses d’esprit et de sentiments. Vous voudriez les avoir avec Dieu comme avec les hommes. Il se glisse dans ces merveilles un raffinement de goût, et un retour subtil sur soi-même. …[178].

660. À LA COMTESSE DE MONTBERON. À Mons 30 avril

… J’ai souvent des distractions et des négligences. Mais je ne change point, surtout pour vous, Madame, et je suis touché de plus en plus du désir de votre sanctification. Je vois avec joie que Dieu vous donne certaines lumières, qui ne viennent point ni de l’esprit, ni de la délicatesse qui vous est naturelle, mais de l’expérience et d’un fonds de grâce. C’est ainsi qu’on commence à penser, quand Dieu ouvre le cœur, et qu’il veut mettre dans la vie intérieure. L’homme qui vous a parlé est bon, sage, pieux, et solide dans ses maximes. Mais il n’a pas l’expérience des choses sur lesquelles vous le consultez, et faute de cette expérience, il vous retarderait, en vous gênant, au lieu de vous aider. Ne quittez point vos sujets d’oraison, ni les livres d’où vous les tirez. Mais quand vous éprouvez un attrait au silence devant Dieu, et que vos lectures ou sujets font ce que vous appelez un bruit qui vous distrait, laissez tomber le livre de vos mains, laissez disparaître votre sujet, et ne craignez point d’écouter Dieu au fond de vous-même en faisant taire tout le reste. Les sujets pris d’abord avec fidélité vous mèneront à ce silence si profond, et ce silence vous nourrira des vérités plus substantiellement que les raisonnements les plus lumineux. …

665. À LA COMTESSE DE MONTBERON. Jeudi 17 juin.

Vous avez raison, Madame, de croire que dans les moments de recueillement et de paix, dont vous m’avez parlé, on ne peut qu’aimer, et se livrer à la grâce qu’on reçoit. Ce que vous ajoutez a encore un sens très véritable. Vous dites que vous avez cru sentir que notre travail doit cesser, quand Dieu veut bien agir par lui-même. Ce n’est pas qu’on cesse alors de coopérer à la grâce, et de correspondre à ce que Dieu imprime intérieurement, car vous reconnaissez vous-même qu’alors on aime et on se livre à la grâce. L’amour est sans doute le plus parfait exercice de la volonté. Se livrer à la grâce par un choix libre, c’est sans doute y coopérer de la manière la plus réelle, et la plus parfaite. Il n’y a donc point d’oisiveté, ni de cessation d’actes dans ces moments de recueillement et de paix, où vous dites que notre travail doit cesser. Ce sont des moments où D[ieu] veut bien agir par lui-même, c’est-à-dire prévenir l’âme par des impressions plus puissantes, et la tenir en silence, pour écouter ses intimes communications; mais alors elle n’est point sans correspondance. Elle aime, elle se livre à la grâce, c’est-à-dire qu’elle fait les actes les plus simples et les plus paisibles, mais les plus réels, d’amour et de foi pour l’époux qu’elle écoute intérieurement; c’est-à-dire qu’elle acquiesce à tout ce qui est dû à l’époux et à tout ce qu’il demande par sa grâce; c’est-à-dire que l’âme s’enfonce de plus en plus dans l’amour de l’époux, dans la mort à tous les désirs terrestres, et dans toutes les vertus que l’esprit de grâce peut inspirer selon les divers besoins. Ces actes quoique très réels ne paraissent qu’une disposition de l’âme, et ils sont si généraux qu’ils paraissent confus. Mais ils ne laissent pas de contenir dans cette généralité le germe de chaque vertu particulière pour les occasions. Ne craignez donc pas, Madame, de suivre l’attrait intérieur dans ces moments de recueillement et de paix. Ces moments ne remplissent pas toute la vie. Vous en trouverez assez d’autres, où vous pourrez revenir aux règles communes. …

673. À LA COMTESSE DE MONTBERON. Au Câteau, 26 juillet.

Je suis fort irrégulier, Madame. Mais vous avez besoin de mes irrégularités et de mes sécheresses. En attendant que nos amis deviennent parfaits, il faut tourner à profit pour nous leurs imperfections. […]  

Ce que vous sentez est une grande nouveauté pour vous. C’est une vie toute nouvelle et inconnue. On ne se connaît plus, on croit songer les yeux ouverts. Recevez, et ne tenez à rien. Aimez, souffrez, aimez encore. Peu d’attention aux dons, sinon pour louer l’Epoux qui donne. Grande simplicité, docilité, fidélité dans l’usage en chaque moment. L’amour rend libre, en simplifiant, sans dérégler.

Dormez autant que vous pourrez. Votre corps en a besoin, et vous ne devez point y manquer par avarice d’oraison. L’esprit d’oraison fait quitter l’oraison même, pour se conformer aux ordres de la Providence. Pendant que vous dormirez, votre cœur veillera. …

677. À LA COMTESSE DE MONTBERON.  Jeudi 5 août.

… Je ne suis point pressé de ravoir les livres. Ne les lisez que quand vous n’avez rien de meilleur à faire. […] Les paroles propres des saints sont bien autres que les discours de ceux qui ont voulu les dépeindre. Ste Cath[erineJ de G[ênes] est un prodige d’amour. Le Frère] L[aurent] est grossier par nature, et délicat par grâce. Ce mélange est aimable, et montre Dieu en lui. Je l’ai vu, et il y a un endroit du livre, où l’auteur, sans me nommer par mon nom, raconte en deux mots une excellente conversation, que j’eus avec lui sur la mort, pendant qu’il était fort malade, et fort gai.

679. À LA COMTESSE DE MONTBERON. À C[ambrai], 2 septembre.

Je suis ravi, Madame, non seulement de ce que Dieu fait dans votre cœur, mais encore du commencement de simplicité qu’il vous donne, pour me le confier. […] Dieu veut qu’on soit libre avec lui, quand on ne cherche que lui seul. L’amour est familier. Il ne réserve rien. Il ne ménage rien. Il se montre dans tous ses premiers mouvements au bien-aimé. Quand on a encore des ménagements à son égard, il y a dans le cœur quelque autre amour qui partage, qui retient, qui fait hésiter. On ne retourne tant sur soi, avec inquiétude, qu’à cause qu’on veut garder quelque autre affection, et qu’on borne l’union avec le bien-aimé. Vous qui connaissez tant les délicatesses de l’amitié, ne sentiriez-vous pas les réserves d’une personne pour qui vous n’en auriez aucune et qui mesurerait toujours sa confiance, pour ne la laisser jamais aller au-delà de certaines bornes? Vous ne manqueriez pas de lui dire: Je ne suis point avec vous comme vous êtes avec moi; je ne mesure rien: je sens que vous mesurez tout. Vous ne m’aimez point comme je vous aime, et comme vous devriez m’aimer. Si vous, créature indigne d’être aimée, voudriez une amitié simple et sans réserve, combien l’époux sacré est-il en droit d’être plus jaloux ! Soyez donc fidèle à croître en simplicité. Je ne vous demande point des choses qui vous troublent, ou qui vous gênent. Je suis content pourvu que vous ne résistiez point à l’attrait de simplicité, et que vous laissiez tomber tous les retours inquiets, qui y sont contraires, dès que vous les apercevez.

Suivez librement la pente de votre cœur pour vos lectures, et à l’égard de l’oraison que l’épouse ne soit point éveillée, jusqu’à ce qu’elle s’éveille d’elle-même. […]

Je suis sec et irrégulier. Mais Dieu est bon dans ceux qui ont besoin de bonté pour faire son œuvre, et dont il se sert. Confiez-vous donc à Dieu, et ne regardez que lui seul. C’est le bon ami, dont le cœur sera toujours infiniment meilleur que le vôtre. Défiez-vous de vous-même, et non de lui. Il est jaloux. Mais sa jalousie est un grand amour, et nous devons être jaloux pour lui contre nous, comme il l’est lui-même. Fiez-vous à l’amour. Il ôte tout. Mais il donne tout. Il ne laisse rien dans le cœur que lui, et il ne peut y rien souffrir. Mais il suffit seul pour rassasier, et il est lui seul toutes choses. Pendant qu’on le goûte, on est enivré d’un torrent de volupté, qui n’est pourtant qu’une goutte des biens célestes. L’amour goûté et senti ravit, transporte, absorbe, rend tous les dépouillements indifférents. Mais l’amour insensible, qui se cache pour dénuer l’âme au dedans, la martyrise plus que mille dépouillements extérieurs. Laissez-vous maintenant enivrer dans les celliers de l’Époux.            

688. À LA COMTESSE DE MONTBERON. Dimanche au soir 7 novembre.

On ne peut, Madame, être plus touché que je le suis de ce qui vous regarde. Il m’a paru dans notre conversation que vos scrupules vous ont un peu retardée et desséchée. Ils vous feraient des torts irréparables, si vous les écoutiez. C’est une vraie infidélité. Vous avez la lumière pour les laisser tomber, et si vous y manquez, vous contristerez en vous le S. Esprit. Où est l’esprit de Dieu, là est la liberté.[179]. Où est la gêne, le trouble, et la servitude, là est l’esprit propre, et un amour excessif de soi. O que le parfait amour est éloigné de ces inquiétudes! On n’aime guère le bien-aimé, quand on est si occupé de ses propres délicatesses! Vos peines ne sont venues que d’infidélité. Si vous n’eussiez point résisté à Dieu, pour vous écouter, vous n’auriez pas tant souffert. Rien ne coûte tant que ces recherches d’un soulagement imaginaire. Comme un hydropique en buvant augmente sa soif, un scrupule en écoutant ses scrupules, les augmente, et le mérite bien[180]. Le seul remède est de se faire taire, et de se tourner d’abord vers Dieu. C’est l’oraison et non pas la confession qui guérit alors le cœur. Travaillez donc à réparer le temps perdu; car franchement je vous trouve un peu déchue et affaiblie. Mais cet affaiblissement se tournera à profit. Car l’expérience de la privation, de l’épreuve, et de votre faiblesse, portera sa lumière avec elle, et vous empêchera de tenir trop à ce que l’état de paix et d’abondance a de doux et de lumineux. Courage donc. Soyez simple. Vous ne l’êtes pas assez, et c’est ce qui vous empêche souvent de tout dire, et de questionner.

Pour moi je suis dans une paix sèche, obscure et languissante, sans ennui, sans plaisir, sans pensée d’en avoir jamais aucun, sans aucune vue d’avenir en ce monde, avec un présent insipide, et souvent épineux, avec un je ne sais quoi qui me porte, qui m’adoucit chaque croix, qui me contente sans goût. C’est un entraînement journalier[181]; cela a l’air d’un amusement par légèreté d’esprit, et par indolence. Je vois tout ce que je porte. Mais le monde me paraît comme une mauvaise comédie, qui va disparaître dans quelques heures. Je me méprise encore plus que le monde. Je mets tout au pis aller, et c’est dans le fond de ce pis aller pour toutes les choses d’ici-bas, que je trouve la paix. Il me semble encore que D[ieu] me traite trop doucement et j’ai honte d’être tant épargné. Mais ces pensées ne me viennent pas souvent, et la manière la plus fréquente de recevoir mes croix, est de les laisser venir et passer, sans m’en occuper volontairement. C’est comme un domestique indifférent, qu’on voit entrer et sortir de sa chambre, sans lui rien dire. Du reste je ne veux vouloir que D[ieu] seul pour moi, et pour vous aussi, Madame. Qu’est-ce qui suffira à celui à qui le vrai amour ne suffit pas?[182].

699. À LA COMTESSE DE MONTBERON. Dimanche 26 déc[embre].

Vous ne vous trompez point, Madame, en disant que l’élévation que l’amour donne n’enfle point le cœur. C’est une marque qui rassure contre la crainte de l’illusion. L’amour, selon l’expérience intime, est bien plus Dieu que nous. C’est Dieu qui s’aime lui-même dans notre cœur[183]. On trouve que c’est quelque chose qui fait toute notre vie, et qui est néanmoins supérieur à nous. Nous n’en pouvons rien prendre pour nous en glorifier. Plus on aime Dieu, plus on sent que c’est D[ieu] qui est tout ensemble l’amour et le bien-aimé. O qu’on est éloigné de se savoir bon gré d’aimer, quand on aime véritablement. L’amour est emprunté. On sent qu’il fait tout, et que rien ne se ferait, s’il ne nous était donné pour tout faire. Hélas! qu’aimerais-je, si ce n’est moi-même, si je n’aimais que de mon propre fond? Dieu qui sait tout assaisonner, ne donne jamais le plus sublime amour sans son contrepoids. On éprouve tout ensemble au dedans de soi deux principes infiniment opposés. On sent une faiblesse et une imperfection étonnante dans tout ce qui est propre. Mais on sent par emprunt un transport d’amour, qui est si disproportionné à tout le reste, qu’on ne peut se l’attribuer. […]

Rien n’est si contraire à la simplicité que le scrupule. Il cache je ne sais quoi de double et de faux. On croit n’être en peine que par délicatesse d’amour pour Dieu. Mais dans le fond on est inquiet pour soi, et on est jaloux pour sa propre perfection par un attachement naturel à soi. On se trompe pour se tourmenter, et pour se distraire de Dieu sous prétexte de précaution.

701. À LA COMTESSE DE MONTBERON. À Cambray 5 janvier 1701.

… Souvenez-vous de ce que dit le Chrétien intérieur [184]. Ceux qui ne veulent point souffrir n’aiment point, car l’amour veut toujours souffrir pour le bien-aimé. Vous ne vous trompez point, en distinguant la bonne volonté du courage. Le courage est une certaine force et une certaine grandeur de sentiment[185], avec laquelle on surmonte tout. Pour les âmes que D[ieu] veut tenir petites, et à qui il ne veut laisser que le sentiment de leur propre faiblesse, elles font tout ce qu’il faut sans trouver en elles de quoi le faire, et sans se promettre d’en venir à bout. Tout les surmonte selon leur sentiment, et elles surmontent tout par un je ne sais quoi, qui est en elles sans qu’elles le sachent, qui s’y trouve tout à propos au besoin[186], comme d’emprunt, et qu’elles ne s’avisent pas même de regarder comme leur étant propre. Elles ne pensent point à bien souffrir. Mais insensiblement chaque croix se trouve portée jusqu’au bout dans une paix simple et amère, où elles n’ont voulu que ce que Dieu voulait. Il n’y a rien d’éclatant, rien de fort, rien de distinct aux yeux d’autrui, et encore moins aux yeux de la personne. Si vous lui disiez qu’elle a bien souffert, elle ne le comprendrait pas. Elle ne sait pas elle-même comment tout cela s’est passé. À peine trouve-t-elle son cœur, et elle ne le cherche pas. Si elle voulait le chercher, elle en perdrait la simplicité et sortirait de son attrait. C’est ce que vous appelez une bonne volonté, qui paraît moins, et qui est beaucoup plus que ce qu’on appelle d’ordinaire courage. La bonne eau ne sent rien. Plus elle est pure, moins elle a de goût. Elle n’est d’aucune couleur. Sa pureté la rend transparente, et fait que n’étant jamais colorée, elle paraît de toutes les couleurs des corps solides où vous la mettez. La bonne volonté qui n’est plus qu’amour de celle de Dieu, n’a plus ni éclat ni couleur par elle-même. Elle est seulement en chaque occasion ce qu’il faut qu’elle soit, pour ne vouloir que ce que Dieu veut. …[187].

967. À LA COMTESSE DE MONTBERON. [1701?][188]

…le moindre clin d’œil pourrait ramener les anciens orages. Dieu veuille que les vôtres ne reviennent point par les scrupules. Je crains beaucoup moins pour Mad. d’[Oisy] des peines qui lui viennent d’autrui, et qui contribuent à son salut, que celles dont vous vous troubleriez vous-même contre l’attrait de Dieu. Marchez en simplicité, et l’esprit de paix reposera sur vous. Votre paix serait abondante, comme les eaux d’un fleuve, et votre justice serait plus profonde que les abîmes de la mer. D[ieu] ne cherche qu’à vous donner. Ne vous ôtez rien à vous-même. Si l’épouse ne faisait que raisonner et se troubler, elle ne dirait jamais : mon bien-aimé est à moi, et moi je suis à lui.[189] Vos raisonnements sont des distractions volontaires. …

724. À LA COMTESSE DE MONTBERON A C[ambrai] 10 juin.

… La vie de pure foi a deux choses; la première est qu’elle fait voir Dieu seul sous toutes les enveloppes imparfaites, où il se cache. La seconde est de tenir une âme sans cesse en suspens. On est toujours comme en l’air, sans pouvoir toucher du pied à terre. La consolation d’un moment ne répond jamais de la consolation du moment qui suivra. Il faut laisser faire Dieu dans tout ce qui dépend de lui, et ne songer qu’à être fidèle dans tout ce qui dépend de nous. Cette dépendance de moment à autre, cette obscurité, et cette paix de l’âme dans l’incertitude de ce qui lui doit arriver chaque jour, est un vrai martyre intérieur, et sans bruit. C’est être brûlé à petit feu. Cette mort est si lente, et si interne, qu’elle est souvent presque aussi cachée à l’âme qui la souffre, qu’aux personnes qui ignorent son état. Quand Dieu vous ôtera ce qu’il vous donne, il saura bien le remplacer, ou par d’autres instruments, ou par lui-même. Les pierres mêmes deviennent dans sa main des enfants d’Abraham. Un corbeau portait tous les jours la moitié d’un pain à S. Paul ermite[190] dans un désert inconnu aux hommes. Si le saint eût hésité dans la foi, et s’il eût voulu s’assurer un jour d’un autre demi-pain pour le jour suivant, le corbeau ne serait peut-être point revenu. Mangez donc en paix le demi-pain de chaque jour que le corbeau vous apporte. A Chaque jour suffit son mal. Le jour de demain aura soin de lui-même [191]. Celui qui nourrit aujourd’hui est le même qui nourrira demain. On reverra la manne tomber du ciel dans le désert, plutôt que de laisser les enfants de Dieu sans nourriture. …[192].

743. À LA COMTESSE DE MONTBERON A C[ambrai] 21 août.

Je ne voudrais, Madame, vous donner que de la consolation, et je ne puis éviter de vous contredire. Votre vivacité vous fait imputer aux hommes comme à Dieu ce qu’ils n’ont jamais pensé. Sur quel fondement pensez-vous que je veuille me décharger de votre conduite, et vous renvoyer au père...[193] ? Je n’ai en vérité jamais eu cette pensée. Je crois bien qu’il peut vous être fort utile pour vous soutenir en mon absence contre vos scrupules, et contre vos impatiences de vous confesser. Mais je ne vais pas plus loin, et si vous vouliez me quitter pour vous mettre absolument dans ses mains, je crois que je vous dirais avec simplicité : ne le faites pas. Quoique j’estime fort sa grâce et son expérience, il me semble qu’il ne vous convient pas tout à fait, et que vous manqueriez à D[ieu] en quittant l’attrait qu’il vous a donné pour me croire. Demeurez donc en paix, n’écoutez point votre imagination trop vive et trop féconde en vues. Cette activité prodigieuse consume votre corps, et dessèche votre intérieur. Vous vous dévorez inutilement. Il n’y a que votre inquiétude qui suspende la paix et l’onction intérieure. Comment voulez-vous que D[ieu] parle de cette voix douce et intime, qui fait fondre l’âme, quand vous faites tant de bruit par tant de réflexions rapides’? Taisez-vous, et D[ieu] reparlera. N’ayez qu’un seul scrupule, qui est d’être scrupuleuse en désobéissant. Loin de vouloir quitter l’autorité, je voudrais la prendre, et c’est vous qui me la refusez, en ne voulant pas me croire sur vos confessions.

J’ai dit à M. le C[omte de Montberon] que j’apercevais combien vos scrupules nuisaient à votre santé, afin qu’il sentît combien vous avez besoin du séjour de Cambray. Il m’a paru croire que la lecture de sainte Thérèse et des autres livres spirituels avaient réveillé vos scrupules par des idées de perfection. Je n’ai pas insisté, de peur qu’il ne me crût prévenu. Vous voyez ce que fait votre activité, sur laquelle vous n’êtes point docile.

Vous demandez de la consolation. Sachez que vous êtes sur le bord de la fontaine, sans vouloir vous désaltérer. …[194].

771. À LA COMTESSE DE MONTBERON (?). [Vers le 6 novembre].

Cette tristesse, qui vous fait languir, m’alarme et me serre le cœur. Je la crains plus pour vous que toutes les douleurs sensibles. Je sais par expérience ce que c’est d’avoir le cœur flétri et dégoûté de tout ce qui pourrait lui donner du soulagement. Je suis encore à certaines heures dans cette disposition d’amertume générale, et je sens bien que si elle était sans intervalle, je ne pourrais y résister longtemps.

Je viens de faire une mission à Tournay : tout cela s’est assez bien passé, et l’amour-propre même y pourrait avoir quelque petite douceur; mais dans le fond le bien que nous faisons est peu de chose. Si on n’était soutenu par l’esprit de foi, pour travailler sans voir le fruit de son travail, on se découragerait ; car on ne gagne presque rien ni sur les hommes pour les persuader ni sur soi-même pour se corriger. O qu’il y a loin depuis le mépris et la lassitude de soi-même jusqu’à la véritable correction! Je suis à moi-même tout un grand diocèse, plus accablant que celui du dehors et que je ne saurais réformer. Mais il faut se supporter sans se flatter, comme on doit le faire pour le prochain.

817. À LA COMTESSE DE MONTBERON. À C[ambrai] 17 avril 1702.

… À mon retour, j’espère que nous aurons ici Mad. la d[uchesse] de Mortemart, qui viendra aux eaux. Je serai ravi que vous puissiez faire connaissance. Vous en serez bien contente, et bien édifiée[195]. En attendant je vous recommande à D[ieu] et à notre bonne pendule.[196] Ne vous défiez jamais de l’ami fidèle qui ne nous manque point, quoique nous lui manquions si souvent. Je suppose toutes les infidélités imaginables en vous, et je mets tout au pis-aller. Hé bien! que s’ensuit-il de là? Si vous avez manqué à Dieu, en vous éloignant d’ici, il n’y a qu’à ne plus lui résister, et qu’à rentrer dans votre place. Dieu n’est pas comme les hommes dont la vaine délicatesse se tourne en dépit et en indignation sans retour. Quand vous auriez manqué à D[ieu] cent et cent fois, revenez sincèrement, cessez de lui résister. Aussitôt il vous tend les bras. […] Désirez la chose, cessez d’y résister intérieurement, tout est fait. Dieu n’a pas besoin de la présence sensible pour tirer les fruits des unions qu’il opère: la seule volonté suffit. On demeure uni, la mer entre-deux: on est intimement en société dans le sein de celui qui ne connaît aucune distance de lieux, et qui anéantit toutes les distances par son immensité. On se communique, on s’entend, on se console, on se nourrit, sans se voir, et sans s’entendre. Dieu prend plaisir à suppléer tout. Est-on ensemble, sans correspondre de cœur, et sans acquiescer à l’union que D[ieu] veut, on s’agite, on se dessèche, on s’épuise, on dépérit, et la paix fuit d’un cœur qui résiste à Dieu. Est-on à mille lieues les uns les autres, sans espérance de se voir ni de s’écrire, la seule correspondance de volonté détruit toutes les distances. Il n’y a point d’entre-deux entre des volontés dont D[ieu] est le centre commun. On s’y retrouve, et c’est une présence si intime, que celle qui est sensible n’est rien en comparaison. Ce commerce est tout autre que celui de la parole. Les âmes mêmes qui sont dans cette union sont souvent ensemble sans pouvoir se résoudre à se parler. Elles sont trop unies pour parler, et trop occupées de leur vie commune pour se donner des marques d’attention. Elles sont ensemble une même chose en D[ieu] comme sans distinction. D[ieu] est alors comme une même âme dans deux corps différents[197].

Demeurez donc, Madame, en paix dans le lieu où D[ieu] vous retient. Mais que votre cœur soit tout entier où il vous appelle. La paix ne dépend que de la non-résistance de la volonté. Reprenez doucement vos anciennes lectures. Remettez-vous en commerce avec votre bon et ancien ami S[aint] Fr[ançois] de Sales. Faites comme une personne convalescente. Il la faut nourrir d’aliments délicats, et lui en donner peu et souvent. C’est une espèce d’enfance. La lecture ramènera peu à peu l’oraison. L’oraison élargira le cœur, et rappellera la familiarité avec l’Époux. Laissez faire Dieu. Unissez-vous, je vous en conjure, à mes intentions. Pour moi je vous porterai devant D[ieu] partout où j’irai, et vous me serez partout présente en foi. […][198].

867. À LA COMTESSE DE MONTBERON. Mardi, 10 octobre 1702.

Vous avez, Madame, deux choses qui s’entre-soutiennent, et qui vous font des maux infinis. L’une est le scrupule enraciné dans votre cœur depuis votre enfance, et poussé jusqu’aux derniers excès pendant tant d’années.

L’autre est votre attachement à vouloir toujours goûter, et sentir le bien. Le scrupule vous ôte souvent le goût et le sentiment de l’amour, par le trouble, où il vous jette. D’un autre côté, la cessation du goût et du sentiment réveille et redouble tous vos scrupules; car vous croyez ne rien faire, avoir perdu Dieu, et être dans l’illusion, dès que vous cessez de goûter et de sentir la ferveur de l’amour. Ces deux choses devraient au moins servir à vous convaincre de la grandeur de votre amour-propre.

Vous avez passé votre vie à croire que vous étiez toujours toute aux autres et jamais à vous-même. Rien ne flatte tant l’amour-propre, que ce témoignage qu’on se rend intérieurement à soi-même de n’être jamais dominé par l’amour-propre, et d’être toujours occupé d’une certaine générosité pour le prochain. Mais toute cette délicatesse qui paraît pour les autres est dans le fond pour vous-même. Vous vous aimez jusqu’à vouloir sans cesse vous savoir bon gré de ne vous aimer pas; toute votre délicatesse ne va qu’à craindre de ne pouvoir pas être assez contente de vous-même. Voilà le fond de vos scrupules. Vous en pouvez découvrir le fond par votre tranquillité sur les fautes d’autrui. Si vous ne regardiez que Dieu seul et sa gloire, vous auriez autant de délicatesse et de vivacité sur les fautes d’autrui, que sur les vôtres. Mais c’est le moi qui vous rend si vive et si délicate. Vous voulez que Dieu aussi bien que les hommes soit content de vous, et que vous soyez toujours contente de vous-même dans tout ce que vous faites par rapport à Dieu.

D’ailleurs vous n’êtes point accoutumée à vous contenter d’une bonne volonté toute sèche et toute nue. Comme vous cherchez un ragoût d’amour-propre, vous voulez un sentiment vif, un plaisir qui vous réponde de votre amour, une espèce de charme et de transport. Vous êtes trop accoutumée à agir par imagination, et à supposer que votre esprit et votre volonté ne font point les choses, quand votre imagination ne vous les rend pas sensibles. Ainsi tout se réduit chez vous à un certain saisissement semblable à celui des passions grossières, ou à celui que causent les spectacles. À force de délicatesse on tombe dans l’extrémité opposée, qui est la grossièreté de l’imagination. Rien n’est si opposé non seulement à la vie de pure foi, mais encore à la vraie raison. Rien n’est si dangereux pour l’illusion, que l’imagination, à laquelle on s’attache pour éviter l’illusion même. Ce n’est que par l’imagination qu’on s’égare. Les certitudes qu’on cherche par imagination, par goût et par sentiment, sont les plus dangereuses sources du fanatisme.

Il faut prendre le goût sensible, quand Dieu le donne, comme un enfant prend la mamelle quand la mère la lui présente. Mais il faut se laisser sevrer, quand il plaît à Dieu. La mère n’abandonne et ne rejette point son enfant, quand elle lui ôte le lait, pour le nourrir d’un aliment moins doux et plus solide. Vous savez que tous les saints les plus expérimentés ont compté pour rien l’amour sensible, et même les extases, en comparaison d’un amour nu et souffrant dans l’obscurité de la pure foi. Autrement il ne se ferait jamais ni épreuve ni purification dans les âmes. Le dépouillement et la mort ne se feraient qu’en paroles, et on n’aimerait Dieu, qu’autant qu’on sentirait toujours un goût délicieux et une espèce d’ivresse en l’aimant. Est-ce donc là à quoi aboutit cette délicatesse, et ce désintéressement d’amour, dont on veut se flatter ?

Voilà, Madame, le fond vain et corrompu que Dieu veut vous montrer dans votre cœur. Il faut le voir avec cette paix et cette simplicité, qui font l’humilité véritable. Être inconsolable de se voir imparfait, c’est un dépit d’orgueil et d’amour-propre. Mais voir en paix toute son imperfection, sans la flatter ni tolérer; vouloir la corriger, mais ne s’en dépiter point contre soi-même, c’est vouloir le bien pour le bien même, et pour Dieu qui le demande, sans le vouloir pour s’en faire une parure, et pour contenter ses propres yeux.

Pour venir à la pratique, tournez vos scrupules contre cette vaine recherche de votre contentement dans les vertus. Ne vous écoutez point vous-même. Demeurez dans votre centre, où est votre paix. Prenez également le goût et le dégoût. Quand le goût vous est ôté, aimez sans goûter et sans sentir, comme il faut croire sans voir et sans raisonner.

Surtout, ne me cachez rien. Votre délicatesse qui paraît si régulière se tourne en irrégularité. Rien ne vous éloigne tant de la simplicité et même de la franchise. Elle vous donne des duplicités et des replis, que vous ne connaissez pas vous-même. Dès que vous vous sentez hors de votre simplicité et de votre paix, avertissez-moi. L’enfant dès qu’il a peur se jette sans raisonner au cou de sa mère’. Si vous ne pouvez me parler, au moins dites-moi que vous ne le pouvez pas, afin que je rompe malgré vous les glaces, et que j’exorcise le démon muet.

Vous n’avez jamais rien fait de si bien que ce que vous fîtes l’autre jour. Gardez-vous bien de vous en repentir. Il ne faut ni s’en repentir ni s’en savoir bon gré. Le prix de ces sortes d’actions consiste tout dans leur simplicité. Il faut qu’elles échappent sans aucun retour. On les gâte en les regardant. Le vrai moyen de faire souvent des choses à peu près semblables, c’est de ne se souvenir point d’avoir fait celle-là.

De plus, je dois vous dire en présence de N[otre]-S[eigneur] qui voit les derniers replis des consciences, ce que vous n’avez jamais voulu croire jusqu’ici, mais que je ne cesserai jamais de vous dire. C’est que je n’ai jamais senti jusqu’au moment présent, ni répugnance, ni dégoût, ni froideur, ni peine pour tout ce qui a rapport à vous. Si j’en sentais, je vous le dirais et je n’en ferais pas moins tout ce qu’il faudrait pour vous aider dans la voie de Dieu. J’espérerais même qu’en vous l’avouant, j’apaiserais votre trouble intérieur; car cette franchise devrait vous toucher. On n’est pas maître de ses goûts et de ses sentiments. Si on ne l’est pas à l’égard de D[ieu] faut-il s’étonner qu’on ne le soit pas à l’égard des hommes? Vous savez qu’on n’en aime et qu’on n’en sert pas moins Dieu, quoiqu’on soit souvent privé de tout goût dans son amour, et qu’on y éprouve des répugnances horribles. Dieu veut bien être aimé et servi de cette façon. Il y prend ses plus grandes complaisances: pourquoi n’en feriez-vous pas autant? Encore une fois, Madame, je vous l’avouerais, si Dieu permettait que je fusse dans cette peine à votre égard. Mais j’en suis infiniment éloigné, et je ne l’ai jamais éprouvée une seule fois. Mais tout ce que je vous dis ne peut vous persuader. Vous voulez croire vos réflexions, plus que mes propres sentiments sur moi-même. Comment pourriez-vous me croire avec quelque docilité sur d’autres choses, puisque vous refusez de me croire sur ce qui se passe en moi? Il ne s’agit point de certains’ motifs subtils, qui peuvent se déguiser dans le cœur. Il s’agit de goût, et de dégoût sensible, journalier, continuel. Vous voulez deviner sur autrui avec infaillibilité, et supposer que je sens à toute heure ce que je n’aperçois jamais. Ou bien vous voulez croire que je ne fais que vous mentir. Au reste, je vous déclare devant D[ieu] que je ne vous ai jamais crue fausse, et que je n’ai jamais eu aucune pensée qui approche de celle-là. Mais j’ai pensé et je pense encore que votre délicatesse pour prendre tout sur vous, et pour cacher vos peines à celui qui devrait les savoir, vous fait faire des réserves que d’autres font par fausseté. Si c’est là dire que vous êtes fausse, j’avoue, que je ne sais pas la valeur des termes. Pour moi, je crois avoir dit que vous n’êtes pas fausse, en parlant ainsi. Oserai-je aller plus loin? Supposé même (ce qui a toujours été infiniment contraire à ma pensée) que j’eusse dit que vous étiez fausse en certaines démonstrations par délicatesse et par politesse, devriez-vous être si sensible à cette opinion injuste que j’aurais de vous? Plusieurs saintes âmes se sont laissé condamner injustement par leurs directeurs prévenus. Elles leur ont laissé croire qu’elles étaient hypocrites, et elles sont demeurées humbles et dociles sous leur conduite. Pourquoi faut-il que vous soyez si vive sur une prévention infiniment moindre, et que je ne cesse de vous désavouer devant Dieu? En vérité, Madame, Dieu permet en cette occasion que tout le venin de votre amour-propre se montre au-dehors, afin qu’il sorte de votre fond, et que votre cœur en soit vidé. Vous ne l’auriez jamais pu bien connaître autrement. Pour moi loin d’être fatigué de vous, et du soin de vous conduire à Dieu, je ne le suis que de vos discrétions. Je ne crains que de n’avoir pas cette prétendue fatigue. Mais vous ne m’échapperez point. Je vous poursuivrai sans relâche, et j’espère que Dieu après que l’orage sera diminué, vous fera voir, combien je suis attaché à vous pour sa gloire. Du moins, acquiescez en général à ce que vous ne voyez pas encore pendant le trouble de votre cœur. Unissez-vous à moi devant Dieu, pour le laisser opérer en vous ce que la nature révoltée craint. Défiez-vous non seulement de votre imagination, mais encore de votre esprit, et des vues qui vous paraissent les plus claires. Pour moi je vais prier sans relâche pour vous. Mais je le fais avec une amertume et une souffrance intérieure, qui est pis que la fièvre. Je vous conjure, au nom de Dieu et de J[ésus]-C[hrist] notre vie, de ne sortir point de l’obéissance. Je vous attends et rien ne peut me consoler que votre retour.[199]

1968. À LA COMTESSE DE MONTBERON [milieu mai 1703][200]

Oui, je consens avec joie que vous m’appeliez votre père ; je le suis, et le serai toujours. Il n’y manque qu’une pleine persuasion et confiance de votre part; mais il faut attendre que votre cœur soit élargi. C’est l’amour-propre qui le resserre. On est bien à l’étroit, quand on se renferme au dedans de soi : au contraire, on est bien au large, quand on sort de cette prison, pour entrer dans l’immensité de Dieu et dans la liberté de ses enfants.

Je suis ravi de vous voir dans les impuissances où Dieu vous réduit. Sans ces impuissances, l’amour-propre ne pouvait être ni convaincu ni renversée. Il avait toujours des ressources secrètes et des retranchements impénétrables dans votre courage et dans votre délicatesse. Il se cachait à vos propres yeux, et se nourrissait du poison subtil d’une générosité apparente, où vous vous sacrifiiez toujours pour autrui. Dieu a réduit votre amour-propre à crier les hauts cris, à se démasquer, à découvrir l’excès de sa jalousie. O que cette impuissance est douloureuse et salutaire tout ensemble ! Tant qu’il reste de l’amour-propre, on est au désespoir de le montrer; mais tant qu’il y a encore un amour-propre à poursuivre jusque dans les derniers replis du cœur, c’est un coup de miséricorde infinie que Dieu vous force à le laisser voir. Le poison devient un remède. L’amour-propre poussé à bout ne peut plus se cacher et se déguiser. Il se montre dans un transport de désespoir; en se montrant, il déshonore toutes les délicatesses, et dissipe les illusions flatteuses de toute la vie: il paraît dans toute sa difformité. C’est vous-même idole de vous-même, que Dieu met devant vos propres yeux. Vous vous voyez, et vous ne pouvez vous empêcher de vous voir. Heureusement vous ne vous possédez plus, et vous ne pouvez plus empêcher de vous laisser voir aux autres. Cette vue si honteuse d’un amour-propre démasqué fait le supplice de l’amour-propre même. Ce n’est plus cet amour-propre si sage, si discret, si poli, si maître de lui-même, si courageux pour prendre tout sur soi, et rien sur autrui. Ce n’est plus cet amour-propre qui vivait de cet aliment subtil de croire qu’il n’avait besoin de rien, et qui, à force d’être grand et généreux, ne se croyait pas même un amour-propre. C’est un amour-propre d’enfant jaloux d’une pomme, qui pleure pour l’avoir. Mais à cet amour-propre enfantin est joint un autre amour-propre bien plus tourmentant. C’est celui qui pleure d’avoir pleuré, qui ne peut se taire, et qui est inconsolable de ne pouvoir plus cacher son venin. Il se voit indiscret, grossier, importun, et il est forcené de se voir dans cette affreuse situation. Il dit comme Job: Ce que je craignais le plus est précisément ce qui m’est arrivé.[201]

926. À LA COMTESSE DE MONTBERON. À Cambrai, lundi 30 juillet 1703.

Il y a longtemps, ma chère fille, que rien ne m’a fait un plus sensible plaisir que votre lettre d’hier. Elle vient d’un seul trait, comme vous le dites. C’est ainsi qu’il faut s’épancher sans réflexion. Il faut vous accoutumer à la privation. La grande peine qu’elle cause montre le grand besoin qu’on en a. Ce n’est qu’à cause qu’on s’approprie la lumière, la douceur et la jouissance, qu’il faut être dénué et désapproprié de toutes ces choses. Tandis qu’il reste à l’âme un attachement à la consolation, elle a besoin d’en être privée. Dieu goûté, senti, et bienfaisant, est Dieu. Mais c’est Dieu avec des dons qui flattent l’âme. Dieu en ténèbres, en privations, et en délaissements, est tellement Dieu, que c’est D[ieu] tout seul, et nu pour ainsi dire. Une mère qui veut attirer son petit enfant, se présente à lui les mains pleines de douceurs et de jouets. Mais le père se présente à son fils déjà raisonnable, sans lui donner aucun présent. Dieu fait encore plus; car il voile sa face, il cache sa présence, et ne se donne souvent aux âmes qu’il veut épurer, que dans la profonde nuit de la pure foi. Vous pleurez comme un petit enfant le bonbon perdu. Dieu vous en donne de temps en temps. Cette vicissitude console l’âme par intervalles, quand elle commence à perdre courage, et l’accoutume néanmoins peu à peu à la privation. Dieu ne veut ni vous décourager, ni vous gâter. Abandonnez-vous à cette vicissitude, qui donne tant de secousses à l’âme, et qui en l’accoutumant à n’avoir ni état fixe ni consistance, la rend souple, et comme liquide pour prendre toutes les formes qu’il plaît à Dieu. C’est une espèce de fonte du cœur. C’est à force de changer de forme qu’on n’en a plus aucune à soi. L’eau pure et claire n’est d’aucune couleur ni d’aucune figure: elle est toujours de la couleur et de la figure que lui donne le vase qui la contient. Soyez de même en Dieu.

Pour les réflexions pénibles et humiliantes, soit sur vos fautes, soit sur votre état temporel, regardez-les comme des délicatesses de votre amour-propre. La douleur sur toutes ces choses est plus humiliante que les choses mêmes. Mettez le tout ensemble, la chose qui afflige avec l’affliction de la chose, et portez cette croix sans songer, ni à la secouer, ni à l’entretenir. Dès que vous la porterez avec cette indifférence pour elle, et cette simple fidélité pour Dieu, vous aurez la paix, et la croix deviendra légère dans cette paix toute sèche, et toute simple. ...

933. À LA COMTESSE DE MONTBERON. Jeudi 23 août 1703.

Vous voyez bien, ma chère fille, que toutes vos peines ne viennent jamais que de jalousie, ou de délicatesse d’amour-propre, ou d’un fonds de scrupule, qui est encore un amour-propre enveloppé. […] Il [Dieu] permet aussi que vous tombiez dans certaines choses très contraires à votre excessive délicatesse et discrétion, aux yeux d’autrui, pour vous faire mourir à cette délicatesse et à cette discrétion, dont vous étiez si jalouse. Il vous fait perdre terre, afin que vous ne trouviez plus aucun appui sensible ni dans votre propre cœur, ni dans l’approbation du prochain. Enfin il permet que vous croyez voir le prochain tout autre qu’il n’est à votre égard, afin que votre amour-propre perde toute ressource flatteuse de ce côté-là. Le remède est violent. Mais il n’en fallait pas moins, pour vous déposséder de vous-mêmes, et pour forcer tous les retranchements de votre orgueil. Vous voudriez mourir, mais mourir sans douleur en pleine santé. Vous voudriez être éprouvée, mais discerner l’épreuve, et lui être supérieure, en la discernant. Les jurisconsultes disent sur les donations: Donner et retenir ne vaut. Il faut même donner tout ou rien, quand D[ieu] veut tout. Si vous n’avez pas la force de le donner, laissez-le prendre. …

946. À LA COMTESSE DE MONTBERON. Lundi soir, 3 novembre 1703.

Comment pouvez-vous vous imaginer que je puisse être tenté de vous abandonner? C’est moi qui ne veux pas que vous m’abandonniez. Aucun de vos défauts ne me lasse. Je voudrais que vous les pussiez voir comme je les vois, et que vous les supportassiez avec la même paix dont je les supporte. Ils se tourneraient tous à profit pour vous. Quand D[ieu] vous laisse un peu respirer, vous voyez sa bonté. Mais dès qu’il recommence en vous son ouvrage, vous défaites ce qu’il fait à mesure qu’il y travaille. Vous écoutez votre imagination jusqu’à n’écouter plus ni Dieu, ni l’homme qui doit vous parler en son nom. Vous êtes alors indocile, révoltée, et comme possédée d’un esprit de désespoir. Ce n’est point la peine qui cause l’infidélité. Mais c’est l’infidélité qui cause la peine. Une certaine douleur paisible dans l’obscurité et dans la sécheresse ne serait rien que de bon. Il faut bien souffrir pour mourir. Le dépouillement ne se fait pas sans douleur, mais le trouble du fond ne vient que de l’infidélité avec laquelle vous écoutez la tentation. …[202]

1033. À LA COMTESSE DE MONTBERON. Lundi 26 janvier 1705.

Il n’est question, ma très chère fille, ni de moi, ni d’aucune autre personne. Il s’agit de Dieu seul. Si vous pouviez, sans lui manquer, faire la rupture que vous projetez[203], je vous laisserais faire, et je serais ravi de vous voir dans la fidélité et dans la paix, par une autre voie. Mais c’est un désespoir d’amour-propre, qui veut rompre tous les liens de grâce, pour chercher un soulagement chimérique. Votre désespoir redoublerait, si vous aviez fait cette démarche contre Dieu. Mais si vous vous livrez à lui sans condition et sans bornes, le simple acquiescement en esprit d’abandon sans réserve vous remettra en paix. Je vous pardonne d’avoir contre moi les pensées les plus outrageantes. Je me compte, Dieu merci, pour rien. Mais malgré cet outrage que je n’ai jamais mérité de vous, vos véritables intérêts me sont si chers, que je donnerais de bon cœur ma vie pour vous empêcher de détruire en vous l’œuvre de Dieu. Vous ne pourriez le faire sans perdre la vie, et sans la finir dans une résistance horrible à la grâce. Jamais tentation de jalousie, et de fureur d’un amour-propre ombrageux, ne fut si manifeste. C’est pendant que vous êtes livrée à cette tentation affreuse, que vous voulez faire les pas les plus décisifs. Au moins, laissez un peu calmer cet orage. Attendez d’être tranquille, comme les gens sages l’attendent toujours, pour prendre une résolution de sang-froid. Ou, pour mieux dire, ne vous défiez que de vous-même, et nullement de Dieu. Mettez tout au pis-aller. Supposez comme vraies toutes les étranges chimères que votre imagination vous représente. Acceptez tout sans réserve. N’y mettez aucune borne pour la durée. Assujettissez-vous à moi par pure fidélité à Dieu, sans compter sur moi. Demeurez dans cette disposition du fond en silence, sans vous écouter, et n’écoutant que Dieu seul, je suis assuré que la paix, qui surpasse tout sentiment humain, renaîtra d’abord dans votre cœur, et que les écailles tomberont de vos yeux. Faites-en l’expérience, je vous conjure. Dieu permet qu’avec le meilleur esprit du monde, vous soyez dans l’illusion la plus grossière et la plus étrange sur un seul point. C’est une chimère qui fait le plus réel de tous les supplices. Il ne fallait rien moins pour démonter cet amour-propre si délicat et si déguisé. L’opération est crucifiante. Mais il faut mourir. Laissez-vous mourir, et vous vivrez.[204]

1076. À LA COMTESSE DE MONTBERON. Mardi, ...février 1706.

Jamais je ne ressentis, ma chère fille, une plus grande joie que celle que vous me donnez. Béni soit celui qui tient votre cœur ! O que vous serez en paix si vous vous livrez à lui sans condition et sans bornes ! Ne cherchez que lui seul en moi, et vous l’y trouverez toujours. Mais si vous vous y cherchez vous-même, l’amour-propre sera votre tourment. Souffrez toutes mes fautes, contentez-vous de ma bonne volonté; regardez Dieu qui vous éprouve par moi, quand vous ne pouvez plus voir Dieu qui vous aide par moi. Que notre union soit toute de foi. Il faut voir Dieu dans mon indigne personne, comme vous voyez J[ésus]-C[hrist] dans ce vil pain que le prêtre tient à la messe. J’espère que tous ces ébranlements si violents serviront à affermir l’édifice. Mille fois tout à vous en celui qui veut que tout soit un.[205].

1138. À LA COMTESSE DE MONTBERON. Jeudi au soir 21 avril 1707.

Je demeure devant Dieu, comme si j’allais mourir, ma chère fille, et je ne trouve dans mon cœur aucune des dispositions que vous y croyez voir. Au contraire malgré votre opposition, je suis toujours de plus en plus dans une pente à l’union fixe avec vous en N[otre] Seigneur] que je ne saurais expliquer, et que vous pouvez encore moins comprendre. Toutes vos infidélités se réduisent à ne pouvoir vous résoudre à voir dans votre cœur des impressions humiliantes, et des sentiments qui font honte à votre amour-propre. En quelque terre inconnue que vous allassiez avec cette délicatesse d’amour-propre chercher le repos, vous ne l’y trouveriez jamais. L’Écriture nous dit : qui est-ce qui a eu la paix en résistant à Dieu ?[206] Vous porteriez partout cet amour délicat et inconsolable sur ses misères. Vous y ajouteriez le dessèchement, le vide, et le trouble d’un cœur égaré de sa voie, avec le reproche intime d’avoir manqué à Dieu pour donner du soulagement à votre orgueil. Dieu vous poursuivrait sans relâche. Dussiez-vous fuir devant sa face comme Jonas, vous seriez plutôt jetée dans la mer, et engloutie par un monstre. Il vous faudrait revenir au point où Dieu vous veut. Il n’y a qu’à consentir de se voir dans toute sa laideur. La laideur des misères est comme la beauté des dons de Dieu. L’une et l’autre disparaît dès qu’on la regarde. Le regard de complaisance fait disparaître le bien, et le regard d’humilité paisible fait disparaître le mal. Souffrez de vous voir, et tout sera guéri.

Ne me cherchez que comme le simple instrument de D[ieu], ne voyant que lui seul en moi. Regardez-moi comme la roche qui donnait de l’eau dans le désert au peuple d’Israël. Moins je contente la nature, plus je sers à la faire mourir, et à faire suivre la pure grâce. La tentation est évidente, mais vous avez les yeux fermés pour ne la pas voir, et vous vous roidissez contre Dieu. J’ai voulu aujourd’hui laisser couler le torrent. Si vous voulez demain vous confesser, je serai prêt à vous écouter et à aller chez vous. Mais votre principal et presque unique péché sera d’avoir écouté et suivi la tentation. Pour moi je ne vous laisserai point vous éloigner de moi. Je vous porterai sans cesse dans le fond de mon cœur. Je l’ai bien serré et bien abattu. Je vois bien que je fais votre peine, mais vous faites aussi la mienne, car je souffre de vous voir souffrir, et de trouver votre cœur retranché contre la grâce. O que ne donnerais-je point pour vous guérir !

1159. À LA COMTESSE DE MONTBERON. Mercredi 10 août 1707.

Souffrez, ma chère fille, que je vous représente ce qu’il me semble que D[ieu] veut que je vous mette devant les yeux. Le fonds que vous avez nourri dans votre cœur depuis l’enfance, en vous trompant vous-même, est un amour-propre effréné, et déguisé sous l’apparence d’une délicatesse et d’une générosité héroïque. C’est un goût de roman, dont personne ne vous a montré l’illusion ‘. Vous l’aviez dans le monde et vous l’avez porté jusque dans les choses les plus pieuses. Je vous trouve toujours un goût pour l’esprit, pour les choses gracieuses, et pour la délicatesse profane, qui me font’ peur. Cette habitude vous a fait trouver des épines dans tous les états. Avec un esprit très droit et très solide, vous vous rendez inférieure aux gens qui en ont beaucoup moins que vous. Vous êtes d’un excellent conseil pour les autres. Mais pour vous-même les moindres bagatelles vous surmontent’. Tout vous ronge le cœur. Vous n’êtes occupée que de la crainte de faire des fautes, ou du dépit d’en avoir fait. Vous vous les grossissez par un excès de vivacité d’imagination, et c’est toujours quelque rien qui vous réduit au désespoir. Pendant que vous vous voyez la plus imparfaite personne du monde, vous avez l’art d’imaginer dans les autres des perfections, dont elles n’ont pas l’ombre. D’un côté vos délicatesses et vos générosités, de l’autre vos jalousies et vos défiances sont outrées et sans mesure. Vous voudriez toujours vous oublier vous-même pour vous donner aux autres. Mais cet oubli tend à vous faire l’idole et de vous-même, et de tous ceux pour qui vous paraissez vous oublier. Voilà le fond d’idolâtrie raffinée de vous-même que Dieu veut 328 arracher. L’opération est violente, mais nécessaire. Allassiez-vous au bout du monde pour soulager votre amour-propre, vous n’en seriez que plus malade. Il faut ou le laisser mourir sous la main de D[ieu], ou lui fournir quelque aliment. Si vous n’aviez plus les personnes qui vous occupent, vous en chercheriez bientôt d’autres sous de beaux prétextes, et vous descendriez jusqu’aux plus vils sujets, faute de meilleurs. Dieu vous humilierait même par quelque entêtement méprisable, où il vous laisserait tomber. L’amour-propre se nourrirait des plus indignes aliments, plutôt que de mourir de faim.

Il n’y a donc qu’un seul véritable remède, et c’est celui que vous fuyez. Les douleurs horribles que vous souffrez viennent de vous, et nullement de Dieu. Vous ne le laissez pas faire. Dès qu’il commence l’incision, vous repoussez sa main, et c’est toujours’ à recommencer. Vous écoutez votre amour-propre dès que D[ieu] l’attaque. Tous vos attachements, faits par goût naturel, et pour flatter la vaine délicatesse de votre amour, se tournent pour vous en supplice. C’est une espèce de nécessité où vous mettez Dieu de vous traiter ainsi. Allassiez-vous au bout du monde, vous trouveriez les mêmes peines, et vous n’échapperiez pas à la jalousie de D[ieu], qui veut confondre la vôtre en la démasquant. Vous porteriez partout la plaie envenimée de votre cœur. Vous fuiriez en vain comme Jonas. La tempête vous engloutirait.

Je veux bien prendre pour réel tout ce qui n’est que chimérique. Eh bien! cédez à Dieu, et accoutumez-vous à vous voir telle que vous êtes. Accoutumez-vous à vous voir vaine, ambitieuse pour l’amitié d’autrui, tendant sans cesse à devenir l’idole d’autrui pour l’être de vous-même, jalouse et défiante sans aucune borne. Vous ne trouverez à affermir vos pieds qu’au fond de l’abîme. Il faut vous familiariser avec tous ces monstres. Ce n’est que par là que vous vous désabuserez de la délicatesse de votre cœur. Il en faut voir sortir toute cette infection. Il en faut sentir toute la puanteur. Tout ce qui ne vous serait pas montré ne sortirait point, et tout ce qui ne sortirait point serait un venin rentré et mortel. Voulez-vous accourcir l’opération? ne l’interrompez pas. Laissez la main crucifiante agir en toute liberté. Ne vous dérobez point à ses incisions salutaires.

N’espérez pas de trouver la paix loin de l’oraison et de la communion. Il ne s’agit pas d’apaiser votre amour-propre en l’épargnant, et en résistant à l’esprit de grâce, mais au contraire il s’agit de vous livrer sans réserve à l’esprit de grâce, pour n’épargner plus votre amour-propre. Vous pouvez vous étourdir, vous enivrer pour un peu de temps, et vous donner des forces trompeuses, telles que la fièvre ardente en donne aux malades qui sont en délire. Mais la vraie paix n’est que dans la mort. On voit en vous depuis quelques jours un mouvement convulsif pour montrer du courage et de la gaîté avec un fond d’agonie. O si vous faisiez pour D[ieu] ce que vous vous faites contre, quelle paix n’auriez-vous pas 6! O si vous souffriez, pour laisser faire Dieu, le quart de ce que vous vous faites souffrir pour l’empêcher de déraciner votre amour-propre, quelle serait votre tranquillité! Je prie celui à qui vous résistez de vaincre vos résistances, d’avoir pitié de cette force contre lui, qui n’est que faiblesse, et de vous faire malgré vous autant de bien que vous vous faites de mal. Pour moi, comptez que je vous poursuivrai sans relâche, et que je ne vous quitterai point. J’espère beaucoup moins de mes paroles et de mes travaux pour vous, que de ma peine intérieure, et de mon union à Dieu dans le désir de vous rapprocher de lui. [207].

1183. À LA COMTESSE DE MONTBERON. [À Cambrai] 9 décembre 1707.

Vous voulez, ma chère fille, appliquer le remède à l’endroit où le mal n’est point. Votre mal n’est point dans vos sentiments. Il n’est que dans vos réflexions volontaires. Vos sentiments sont vifs, injustes et contraires à la charité. Mais la volonté n’y a aucune part, et par conséquent ils ne sont point des péchés. Ce qui montre qu’ils ne sont pas volontaires, c’est que la volonté ne s’attache que trop à les rejeter d’une façon positive et marquée. C’est que vous avez par délicatesse d’amour-propre trop horreur de ces sentiments; c’est que cette horreur va jusqu’à vous troubler. Ainsi vous vous en prenez à ce qui n’est que l’ombre du mal, et c’est le remède qui devient un mal véritable. Ce premier mal ne serait qu’une simple douleur, comme celle des dents ou de la colique. Elle n’aurait rien de raisonné; ce serait une amertume, une tristesse, une plaie douloureuse au travers du cœur. Mais ce qui la rend insupportable, c’est le désespoir de l’amour-propre que vous y ajoutez par vos réflexions. Vous ne faites que deviner, et deviner faux sur les autres, que subtiliser sur vous pour vous tourmenter pour des riens. Ensuite vous vous faites par réflexion un second tourment du premier tourment déjà passé. En laissant tout tomber, vous contenteriez Dieu tout d’un coup. C’est le plus grand sacrifice que vous lui puissiez faire, que celui de lui abandonner tout ce tourbillon de vaines pensées, et de revenir tout court à lui seul. Rien n’expiera tant vos prétendus péchés d’amour-propre, que le simple délaissement de vous-même. C’est le remède spécifique à l’idolâtrie de soi, que le délaissement de soi-même. Tout autre remède aigrit et envenime la plaie délicate du cœur, à force de la retoucher. C’est un dangereux remède contre l’amour-propre, que de faire souvent l’anatomie de son propre cœur. Enfin vous n’êtes point docile, et c’est de quoi vous devriez faire plus de scrupule, que de vos sentiments involontaires, dont je me charge devant Dieu. Je le prie de vous ramener sans détour à la simplicité. Vous résistez à D[ieu], vous refusez la communion que vous savez bien que D[ieu] demande de vous. Au nom de D[ieu] finissez cette résistance.

1220. À LA COMTESSE DE MONTBERON. [Juillet 1708].

… N’ajoutez rien par vos agitations volontaires à ce que D[ieu] vous fait souffrir. C’est le détachement du cœur qui fait que Dieu se contente de la bonne volonté, et nous dispense du sacrifice. Il ne rendit Isaac à Abraham qu’après que le père eût levé le bras pour immoler son fils’. Je ne vous demande point que vous leviez le bras. Il suffit que vous demeuriez souffrante et immobile sous la main de D[ieu] en recourant à sa bonté. Que ne donnerais-je point, et que ne voudrais-je point souffrir, ma chère fille, pour votre soulagement, et pour la guérison de notre malade.

1308. À LA COMTESSE DE MONTBERON. À C[ambrai] 7 juin 1709.

… Votre grand mal n’est point dans le sentiment involontaire de jalousie qui ne ferait que vous humilier très utilement. Il est dans la révolte de votre cœur qui ne peut souffrir un mal si honteux, et qui, sous prétexte de délicatesse de conscience, veut secouer le joug de l’humiliation. Vous n’aurez ni fidélité ni repos que quand vous consentirez pleinement à éprouver toute votre vie tous les sentiments indignes et honteux qui vous occupent. Vos vains efforts ne feront qu’irriter le mal à l’infini. Mais ce mal sera un merveilleux remède à votre orgueil, dès que vous voudrez vous le laisser appliquer patiemment par la main de Dieu.

   Accoutumez-vous donc à vous voir injuste, jalouse, envieuse, inégale, ombrageuse, et laissez votre amour-propre crever de dépit. La paix est là. Vous ne la trouverez jamais ailleurs. Quel fruit avez-vous eu jusqu’ici à désobéir? Il faut que D[ieu] fasse à chaque fois un miracle de grâce pour vous dompter. Vous usez tout, et votre amour-propre se déguise en dévotion bien empesée pour défaire l’ouvrage de D[ieu] qui est une opération détruisante. Laissez-vous détruire, et D[ieu] fera tout en vous. …[208].

§

Nous teminons cette section par un relevé de correspondance très utile pour la parcourir complète au sein des nombreux tomes de la CF. Approfondir cette longue relation est peut-être décevante quant aux résultats « mystiques » ( ?), mais elle permet de cerner les problèmes posés à Fénelon par sa dirigée scrupuleuse[209] :

§

Relevé de correspondance

Lettres adressées à la COMTESSE DE MONTBERON (Marie GRUYN) :

1700 (19 lettres), 29 janvier, 22 février, 3 et 15 mars, 15 et 16 avril, 30 avril, 13, 17 et 23 juin, 26 et 28 juillet, 5 août, 2 septembre, 31 octobre, 2 et 7-8 novembre, 12 et 26 décembre,

1701 (39), 5 janvier, 28 et 29 janvier, 8 et 19 février, 3 et  22 mars, 2 et 4 avril, 26 et 27 avril, 6 et 7 mai, 15 mai, 10, 16 et 27 juin, 11 juillet, 26 et 30 juillet, ler août, 5 et 7 août, 14 et 21 août et 25 août, 7 et 9 septembre, 27 septembre, 8 et 16 octobre, 30 octobre, 6 novembre (?), 9 novembre, avant le 20 novembre, 20 et 21 novembre, entre 8 et 15 décembre, 15 décembre,

1702 (37), 5 et 6 janvier, 18 et 27 janvier, 4 et 15 février, 13 et 18 mars, 30 mars, 6 et 12 avril, 17 et 26 et 27 avril, 3 et 11 et 13 et 19 et 26 mai, 6 et 23 juin, 29 juin, ler juillet, entre 2 et 6 juillet, 8 et  12 et 29 juillet, 16 et 29 septembre, 10 et 13 octobre, 14-16 octobre (?),17 et 22 octobre, 4 novembre, 2 et 18 décembre.

1703 (16), 25 janvier, 8 février, 8 mai et 21 mai, 10 et 24 juin, 30 juillet, 8 et 20 et 23 août, 23 septembre, 4 et 9 octobre, 3 et 7 et 15 novembre,

1704 (20), 1 janvier, 28 et 29 janvier, 10 février (1ere et 2e lettres), 1er et 4 et 12 mars, 16 mai, 17 et 31 juillet, 30 septembre, 11 et 21 octobre, 17 et 18 et 19 novembre (1ere et 2e lettres), 16 décembre,

1705 (8), 26 janvier, 19 mars, 11 août, 20 et 21 septembre, 7 novembre, 11 et 13 décembre,

1706 (11), 1er janvier, février, 20 avril, 30 avril, 28 juin, 8 et 13 septembre, 20 et 28 septembre, 2 octobre, 13 décembre,

1707 (28), 21 mars, 11 et 21 et 22 avril, 25 et 27 mai, 14 et 21 et 23 et 24 et 27 juin ( !), 18 juillet, 9 et 10 et 17 et 19 août, 1er et 3 septembre (1ere et 2e lettres), 23 septembre, 10 et 21 octobre, 9 et 27 et 30 novembre, 3 et 4 et 9 décembre,

1708 (25), 2 janvier, 7 janvier, (lere et 2e lettres), 12 et 13 et 29 et 30 et 31 janvier ( !), 10 et 11 février (1ere et 2e lettres), 14 février, 16 mars, 15 et 16 avril, juillet, 13 et 14 et 16 et 25 juillet, ler et 11 septembre, 7 et 21 octobre, 16 novembre,

1709 (15), 5 et 23 janvier, 5 et 13 février, 16 février (1ere et 2e lettres), 8 avril, 28 mai (1ere et 2e lettres), 7 juin, 8 août, 4 et 12 et 19 et 27 octobre,

1710 (11), 10 mai, 2 et 9 juin, juin, 8 et 21 juillet, 17 et 19 septembre, 6 novembre (1ere et 2e lettres), 14 novembre,

1711 (3), 6 juillet, 16 septembre, 10 décembre,

1712 (3), 24 mars, 31 mai, 12 juin,

1713 (4), 26 mai, 4 et 5 et 14 juin, 2 novembre,

1714 (1), 24 décembre.

Ajout t. XVIII (6) : 1701 ?, 1703, mai, 1704, 1707 ?, fragments.

Soit un total de 246 lettres en  douze années : 2 à 3 lettres par mois (1700-1702, 1707-1708) comportant un creux (refroidissement ?) entre 1703 et 1706, sont suivies d’une décroissance (par lassitude ?) de 1707 à 1714.


 

Duc (1648-1714) et duchesse de Beauvillier (1653 ?-1733)

« Les deux ducs » de Chevreuse et de Beauvillier épousèrent deux sœurs Colbert et furent fidèles du cercle quiétiste animé par Mme Guyon. Aussi nous accordons une place - certes réduite - au couple ami de Chevreuse [210].

857. Au DUC DE BEAUVILLIER. À C[ambrai], 7 septembre 1702.

… Mais je voudrais seulement que vous laissassiez tomber toutes vos réflexions de sagesse, que vous n’eussiez aucun égard à tout ce que vous connaîtriez devant Dieu de votre timidité naturelle, et que vous fissiez et dissiez simplement, en chaque occasion de providence ce que l’esprit de grâce vous inspirerait alors. Je ne voudrais aucune démarche extraordinaire et démesurée par une espèce d’enthousiasme. C’est ce qui n’est point de votre grâce, et où vous courriez risque de prendre une chaleur d’imagination pour un mouvement de Dieu. Je ne voudrais que parler simplement, modérément, et selon les règles communes, quand Dieu vous en donnerait l’ouverture au-dehors, avec une certaine pente du dedans, contre laquelle vous n’auriez que des réflexions humaines et intéressées. On se flatte quelquefois, et on se ménage trop par politique timide, sous le beau prétexte de se réserver pour de grandes occasions, qui ne viendront peut-être jamais, et dans le fond on recherche sa sûreté et son repos. Mais on ne voit pas ce repli du fond de son cœur, et on croit n’agir que pour le bien général, dont on a en effet le zèle sincère. Moins vous vous écouterez, pour écouter Dieu paisiblement en chaque chose, plus vous sentirez votre cœur s’élargir, et votre force s’augmenter: mutaberis in alium virum. Faites-en l’essai, si vous osez. Ceux qui croiront, verront les fleuves d’eau vive couler de leurs entrailles. Mais vous ne recevrez que suivant la mesure de votre foi. C’est le peu de foi qui resserre le cœur. C’est l’abandon à Dieu qui le soulage, et qui en étend la capacité. Saint Paul dit, dilatamini [211] élargissez-vous. Dieu ne demande que de vous en épargner la peine. Laissez-le faire. Il vous élargira lui-même, pourvu que vous ne repoussiez pas son opération, en écoutant vos réflexions, ou celles d’autrui. …

865. Au DUC DE BEAUVILLIER. Au Casteau-Cambresis, ce 5 octobre [1702 ou 1703?].

  La bonne petite duchesse me paraît aller bien droit devant Dieu, selon sa grâce; elle est simple, elle est ferme. Comme elle est bien détachée du monde, elle voit par une sagesse de grâce ce qu’il y a à voir en chaque chose. Le pays où vous êtes court risque de les faire voir autrement. …[212].

894.  Au DUC DE BEAUVILLIER. À Cambray, 27 janvier 1703.

Voulez-vous bien, mon bon Duc, que je vous souhaite une bonne année? Portez-vous bien. Point de remède, un peu de repos, de liberté et de gaîté d’esprit. Ce qui mettra votre cœur au large, soulagera aussi votre corps, et soutiendra votre santé[213]. La joie est un baume de vie, qui renouvelle le sang et les esprits. La tristesse, dit l’Écriture, dessèche les os. Ne faites que ce que vous pouvez: Dieu fera le reste bien mieux que vous. …

912 A. LE DUC DE CHEVREUSE A FÉNELON. À Dampierre, ce 16e mai 1703.

… Je suis plus content que jamais de la B.P.D.[214]. J’y trouve le même esprit de conduite qu’elle a reçu de vous, avec une simplicité et une lumière merveilleuse. Rien de ce qui devrait la toucher ou peiner ne semble aller à son fond. …

947. Au DUC DE BEAUVILLIER. À C[ambrai] 4 novembre 1703.

… Il faut que tout commence par le centre, que tout soit digéré d’abord dans l’estomac, qu’il devienne chyle, sang, et enfin vraie chair. C’est du dedans le plus intime que se distribue la nourriture de toutes les parties extérieures. L’oraison est comme l’estomac l’instrument de toute digestion. C’est l’amour qui digère tout[215], qui fait tout sien, et qui incorpore à soi tout ce qu’il reçoit. C’est lui qui nourrit tout l’extérieur de l’homme dans la pratique des vertus. Comme l’estomac fait de la chair, du sang, des esprits pour les bras, pour les mains, pour les jambes, et pour les pieds, de même l’amour dans l’oraison renouvelle l’esprit de vie pour toute la conduite. Il fait de la patience, de la douceur, de l’humilité, de la chasteté, de la sobriété, du désintéressement, de la sincérité, et généralement de toutes les autres vertus autant qu’il en faut pour réparer les épuisements journaliers. Si vous voulez appliquer les vertus par le dehors, vous ne faites qu’une symétrie gênante, qu’un arrangement superstitieux, qu’un amas d’œuvres légales et judaïques, qu’un ouvrage inanimé. C’est un sépulcre blanchi. Le dehors est une décoration de marbre où toutes les vertus sont en bas-relief; mais au-dedans il n’y a que des ossements de morts. Le dedans est sans vie. Tout y est squelette. Tout y est desséché, faute de l’onction du S.Esprit. Il ne faut donc pas vouloir mettre l’amour au-dedans par la multitude des pratiques entassées au-dehors avec scrupule. Mais il faut au contraire que le principe intérieur d’amour cultivé par l’oraison à certaines heures, et entretenu par la présence familière de Dieu dans la journée, porte la nourriture du centre aux membres extérieurs, et fasse exercer avec simplicité en chaque occasion, chaque vertu convenable pour ce moment-là. …

1950. À LA DUCHESSE DE BEAUVILLIER. À Cambray, 28 décembre 1714.

   Je vous supplie de me donner de vos nouvelles, Madame, par N... [l’abbé de Beaumont] que j’envoie chercher. Je suis en peine de votre santé, elle a été mise à de longues et rudes épreuves. D’ailleurs, quand le cœur est malade, tout le corps en souffre. Je crains pour vous les discussions d’affaires, et tous les objets qui réveillent votre douleur. Il faut entrer dans les desseins de Dieu, et s’aider soi-même pour se donner du soulagement. Nous retrouverons bientôt ce que nous n’aurons point perdu. Nous nous en approchons tous les jours à grands pas[216]. Encore un peu, et il n’y aura plus de quoi pleurer. C’est nous qui mourons: ce que nous aimons vit, et ne mourra plus. Voilà ce que nous croyons, mais nous le croyons mal. Si nous le croyions bien, nous serions pour les personnes les plus chères, comme J[ésus]-C[hrist] voulait que ses disciples fussent pour lui quand il montait au ciel : Si vous m’aimiez, disait-il, vous vous réjouiriez de ma gloire[217]. Mais on se pleure en pleurant les personnes qu’on regrette. On peut être en peine pour les personnes qui ont mené une vie mondaine; mais pour un véritable ami de Dieu, qui a été fidèle et petit, on ne peut voir que son bonheur et les grâces qu’il attire sur ce qui lui reste de cher ici-bas. Laissez donc apaiser votre douleur par la main de Dieu même qui vous a frappée. Je suis sûr que notre cher N… (Duc de Beauvillier] veut votre soulagement, qu’il le demande à Dieu, et que vous entrerez dans son esprit en modérant votre tristesse.

§

Relevé de correspondance

Lettres adressées à Paul de BEAUVILLIER et à Henriette-Louise COLBERT son épouse :

 

Duc Paul de BEAUVILLIER :

1690-1695, 1697, 16 avril, 12 et 14 et 26 août, 1er et 25 septembre,

1699, 29 mars, 5 octobre, 30 novembre, 30 novembre ( ? 2e lettre), décembre ( ?), (lettre de Paul de B.:)  27 mars,  

1702, 22 juin, 9 et 24 juillet, 7-11 septembre, fin septembre. 5 octobre,

1703, 27 janvier, 9 - 7 février, 11 mars (?), 4 novembre,

1712, 25 décembre,

1713, 3 et 7 octobre.

Henriette-Louise COLBERT, duchesse de BEAUVILLIER :

1685, 28 décembre, 1686, 16 janvier,

1697, octobre,

1706, 4 août.

 

 

 

 

 


À Marie-Christine de Salm (1655- ?)

Du royaume à l’Empire.[218]

1062. À MARIE-CHRISTINE DE SALM. À Cambray, 31 octobre 1705.

Je suis sensiblement touché, Madame, de l’honneur de votre souvenir et de la continuation de vos bontés. Je prie souvent N.S. afin qu’il vous remplisse de son esprit et qu’il soit lui seul toutes choses en vous. Puisque vous êtes en paix dans votre solitude’, il vaut mieux y demeurer qu’aller chercher bien loin ce qu’on ne trouve nulle part en ce monde. Le peu de jours qui nous restent ici-bas ne valent pas la peine de changer de place. La volonté de Dieu et la paix qu’elle donne se trouvent partout. Tout le reste n’est qu’illusion et inquiétude. Contentez-vous, Madame, du jour présent. Le jour de demain, comme J.C. nous l’assure, aura soin de lui-même’. Passez-vous en esprit de foi de tous les secours extérieurs dont la Providence vous prive. Quand Dieu ne les donne pas, il supplée par lui-même, ou bien s’il nous ôte entièrement une certaine consolation sensible, ce n’est que pour nous éprouver et pour nous purifier par l’épreuve. Alors la privation, si elle est portée avec une entière fidélité et un vrai délaissement de l’âme à Dieu, devient bien plus utile que le secours extérieur auquel on serait attaché. Nous voudrions toujours des secours pour nous appuyer. Mais Dieu qui sait bien mieux que nous nos vrais besoins veut au contraire nous détacher de ces secours sur lesquels nous nous appuyons trop. O qu’on est bien, quand on est dans les mains de Dieu, content de ne pouvoir plus s’appuyer sur les hommes. Il faut être toujours prêt à dépendre d’eux par subordination, par docilité, par défiance de soi-même. Mais il faut être prêt aussi à perdre l’appui humain, quand Dieu l’ôte pour éprouver la foi. Contentez-vous, Madame, du peu de bien que vous pouvez faire sans trouble. On gagne peu sur les hommes. On ne vient guère à bout de les persuader, encore moins de les corriger, et de leur donner toute une conduite qui se soutienne’. Il faut se borner à tirer d’eux le plus qu’on peut, et attendre que Dieu fasse le reste; autrement on cause plus de révolte et de division qu’on ne fait du bien. Tout au plus on vient à bout de faire quelques changements extérieurs, mais ils sont forcés, ce n’est qu’une régularité judaïque et l’intérieur est pis qu’auparavant, car les cœurs sont aigris et aliénés. Faites-vous aimer pour faire aimer Dieu. Il faut prier qu’il 200 abrège ces jours de tempête et qu’il nous donne bientôt une heureuse paix. Je vous plains dans la situation où cette guerre vous met4, et j’en repasse avec amertume toutes les circonstances les plus tristes pour vous. Mais la croix est notre partage en ce monde. Nous n’y sommes que pour souffrir. Heureux qui aime sa croix. Je serais ravi si la Providence permettait que j’eusse encore l’honneur de vous voir une fois en ma vie. C’est avec le zèle et le respect le plus sincère que je serai jusqu’à la mort, Madame, votre très humble et très obéissant serviteur.

FR. ARCH. Duc DE CAMBRAY.

1133. À MARIE-CHRISTINE DE SALM. A Cambray, ler avril 1707.

Je vous plains fort, Madame, mais Dieu qui ne veut pas nous laisser égarer a bordé notre chemin d’épines, afin que nous ne sentions que la douleur dès que nous cherchons à droite ou à gauche quelque satisfaction de l’amour-propre. Cette rigueur est une aimable miséricorde. Le seul moyen d’apaiser ou du moins de ralentir la critique des hommes est de se taire, de s’abstenir de se mêler des choses où ils ont quelque part, et de laisser les affaires aller si mal qu’on ne puisse pas vous accuser de les conduire à votre mode. Le pis-aller est que les esprits inquiets fassent des rapports sans aucun fondement ou donnent des ombrages contre vous. On ne saurait être à l’abri de l’orage, quand on est exposé aux soupçons de personnes puissantes, qui sont crédules, inappliquées et obsédées par des flatteurs’. Il n’y a que la patience qui puisse remédier à ce mal. Tous les autres remèdes qu’on y chercherait seraient souvent pires que le mal même. La consolation qui doit nous soutenir dans ces embarras est que tout ce qui trouble notre repos sert à nous détacher de la vie et à nousdésabuser du monde. S’il nous flattait, sa flatterie serait un poison pour nos cœurs. Nous sommes trop heureux qu’il nous rebute, qu’il nous tracasse, et qu’il nous force à nous éloigner de ses vanités. Il nous sert bien plus utilement en nous donnant des croix qu’en nous trahissant par de fausses amitiés. O Madame, laissons les hommes et n’aimons que Dieu. Du moins ne ménageons les hommes que pour l’amour de lui. Quand nous aurons fait vers les hommes ce que Dieu demande, le meilleur pour nous est que nous n’en ayons aucune récompense en ce monde. Il n’y a qu’un seul ami sur qui on puisse compter. Si quelqu’un est ami fidèle et solide, il ne l’est qu’en Dieu. Il n’est point de ce monde. Le silence, la paix, la retraite, l’oraison, la joie de n’être rien, l’union humble et familière avec le bien-aimé dédommagent au centuple de ce que les prospérités du monde donneraient. Un jour dans la maison de Dieu vaut mieux que mille dans les tabernacles des pécheurs’. Ménagez votre santé; accoutumez-vous à vous passer de tout ce qui dissipe. Comptez que le plus grand bien qu’on puisse faire est de mourir à la vivacité, à sa délicatesse et au goût de faire de belles choses, si Dieu veut nous tenir dans l’inutilité. Vous ne me feriez pas justice si vous doutiez des sentiments avec lesquels je vous suis de plus en plus dévoué en N.S. Je serai jusqu’à la mort plein de zèle et de respect pour vous, Madame. Que ne puis-je vous en donner les marques!

1218. À MARIE-CHRISTINE DE SALM. À Cambray, 28 juin 1708.

On ne saurait, Madame, être plus touché que je le suis de la continuation de vos bontés. Je remercie Dieu des dispositions où il vous met. Plus on avance vers la fin de la vie, plus on doit être dégagé du monde qu’on quittera bientôt et redoubler son attention à Dieu auquel on arrive. Demeurez en paix dans votre place’ bonne ou mauvaise. Elle sera toujours très bonne, si vous y portez votre croix de bon cœur. Rien n’est meilleur que de souffrir et de se taire. Parler est un soulagement de l’amour-propre dans la souffrance. C’est ne souffrir qu’à demi, que de parler en souffrant. Mais faire taire l’amour-propre, et se livrer paisiblement à la croix, c’est mourir à tout. Faites chaque jour le bien grand ou petit qu’il vous est donné de faire, et faites-le sans retour sur vous, comptant qu’il est juste que vous soyez inutile à tout bien. Portez les défauts d’autrui sans impatience, sans critique, sans hauteur, et les vôtres sans flatterie ni découragement. Accoutumez-vous à voir vos fautes, vos faiblesses, vos infidélités et vos impuissances de vous corriger jamais par vos propres forces. Rabaissez-vous non seulement sous la puissante main de Dieu’, mais encore devant les créatures. Il n’y a que l’Esprit de Dieu qui puisse nous faire apercevoir nos hauteurs et nos délicatesses;. Il n’y a que cet esprit de vérité qui puisse nous rendre vrais, simples, petits et accommodants. Lui seul peut nous ôter tout art et toute fausseté; lui seul peut, en rompant la raideur de notre propre sens, et de notre propre volonté, nous rendre souples, pour nous faire tout à tous. Je suis fort aise, Madame, de ce que vous avez lu les ouvrages qui vous ont été envoyés’. Il n’y a point d’autre ressource contre la présomption de l’esprit humain qu’une autorité absolue, qui ne lui laisse rien à décider. Tout est perdu si l’homme se permet encore de s’écouter. La vraie science est celle qui nous apprend à nous mépriser, à nous défier de nos vues et à être dociles. Nous avons un besoin infini de porter ce joug. Plus les hommes le supportent impatiemment, plus ils en prouvent la nécessité. Leur révolte contre cette autorité salutaire montre combien leur esprit est malade et incapable de s’en passer. Si les hommes priaient du cœur au lieu de raisonner sans fin, toutes les disputes tomberaient bientôt’. On s’aimerait les uns les autres sans jalousie ni partialité, et la vérité uniquement aimée réunirait tous les cœurs. Fuyons toutes les préventions, n’écoutons que l’Église. Défions-nous du zèle amer. Voilà, Madame, ce que je vous souhaite. Pardon de tant de libertés. Je serai le reste de ma vie avec zèle et respect votre très humble, et très obéissant serviteur.

FR. ARCH. DUC DE CAMBRAY.

1247. À MARIE-CHRISTINE DE SALM. À Cambrai] 30 septembre 1708.

[…] On est bien savant, quand on sait qu’on n’est rien, et que Dieu est tout. Au contraire on ne sait rien, quand on sait toutes les sciences, et qu’on ignore sa propre ignorance, et la vanité de tout ce qu’on sait. On apprend bien plus de Dieu dans le recueillement et dans le silence, que dans les raisonnements des savants. Quelque peine et quelque traverse que vous puissiez avoir, je vous trouve bien, pourvu que vous soyez en silence dans un coin, ouvrant et délaissant votre cœur à Dieu pour porter toutes vos croix avec humilité, patience et amour. Encore un peu, et celui qui doit venir viendra. Il ne tardera guère. Cependant mon juste vit de la foi. Vivez-en donc, Madame, et non de la sagesse humaine. […]

FR. ARCH. DUC DE CAMBRAY.

 


 


 

Marquise de Risbourg ( ~1670?-1720)

Eléments biographiques [219] & Note sur la correspondance avec la marquise de Risbourg [220].

  LSP 139.*A LA MARQUISE DE RISBOURG (?)

Il y a une chose dans votre lettre qui ne me plaît point, c’est de croire qu’il ne faut point me dire les petites choses qui vous occupent, parce que vous supposez que je les méprise, et que j’en serais fatigué. Non, en vérité, je ne méprise rien, et je serais moi-même bien méprisable si j’étais méprisant. Il n’y a personne qui ne soit malgré soi occupé de beaucoup de petites choses. La vertu ne consiste point à n’avoir pas cette multitude de pensées inutiles ; mais la fidélité consiste à ne les suivre pas volontairement, et la simplicité demande qu’on les dise telles qu’elles sont. Ces choses, il est vrai, sont petites en elles-mêmes ; mais il n’y a rien de si grand devant Dieu, qu’une âme qui s’apetisse pour les dire sans écouter son amour-propre. D’ailleurs ces petites choses feront bien mieux connaître votre fond, que certaines choses plus grandes, qui sont accompagnées d’une plus grande préparation et de certains efforts où le naturel paraît moins. Un malade dit tout à son médecin, et il ne se contente pas de lui expliquer les grands accidents; c’est par quantité de petites circonstances, qu’il le met à portée de connaître à fond son tempérament, les causes de son mal, et les remèdes propres à le guérir. Dites donc tout, et comptez que vous ne ferez rien de bon, qu’autant que vous direz tout ce que la lumière de Dieu vous découvrira pour vous le faire dire.

Je trouve que vous avez raison de ne souhaiter pas de lire présentement sainte Thérèse : ce qui vous en empêche est très bon. Vous ne serez jamais tant selon le bon plaisir de Dieu, que quand vous renoncerez à ce qu’on appelle esprit’, et que vous négligerez le vôtre, comme une femme bien détrompée du monde renonce à la parure de son corps. L’ornement de l’esprit est encore plus flatteur et plus dangereux. Lisez bien saint François de Sales. Il est au-dessus de l’esprit; il n’en donne point, il en ôte, il fait qu’on n’en veut plus avoir; c’est une maladie dont il guérit’. Bienheureux les pauvres d’esprit3! Cette pauvreté est tout ensemble leur trésor et leur sagesse.

  LSP 140.*A LA MARQUISE DE RISBOURG (?)

 Je ne suis nullement surpris de vos peines. Il est naturel que vous les ressentiez. Elles doivent seulement servir à vous faire sentir votre impuissance, et à vous faire recourir humblement à Dieu. Quand vous sentez votre cœur vaincu par la peine, soyez simple et ingénue pour le dire. N’ayez point de honte de montrer votre faiblesse, et de demander du secours dans ce pressant besoin. Cette pratique vous accoutumera à la simplicité, à l’humilité, à la dépendance’. Elle détruira beaucoup l’amour-propre, qui ne vit que de déguisements, pour faire bonne mine quand il est au désespoir. D’ailleurs, cherchez à vous amuser à toutes les choses qui peuvent adoucir votre solitude et vous garantir de l’ennui, sans vous passionner ni dissiper par le goût du monde. Si vous gardiez sur le cœur vos peines, elles se grossiraient toujours, et elles vous surmonteraient enfin. Le faux courage de l’amour-propre vous causerait des maux infinis. Le venin qui rentre est mortel; celui qui sort ne fait pas grand mal. Il ne faut point avoir de honte de voir sortir le pus qui sort de la plaie du cœur. Je ne m’arrête nullement à certains mots qui vous échappent, et que l’excès de la peine vous fait dire contre le fond de votre véritable volonté. Il suffit que ces saillies vous apprennent que vous êtes faible, et que vous consentiez à voir votre faiblesse et à la laisser voir à autrui.

  LSP 141.*A LA MARQUISE DE RISBOURG (?)

Rien n’est meilleur que de dire tout’. On ouvre son cœur; on guérit ses peines en ne les gardant point : on s’accoutume à la simplicité et à la dépendance ; car on ne réserve que les choses sur lesquelles on craint de s’assujettir: enfin on s’humilie, car rien n’est plus humiliant que de développer les replis de son cœur pour découvrir toutes ses misères ; mais rien n’attire tant de bénédiction.

Ce n’est pas qu’il faille se faire une règle et une méthode de dire avec une exactitude scrupuleuse tout ce qu’on pense : on ne finirait jamais, et on serait toujours en inquiétude de peur d’oublier quelque chose. Il suffit de ne rien réserver par défaut de simplicité et par une mauvaise honte de l’amour-propre, qui ne voudrait jamais se laisser voir que par ses beaux endroits2; il suffit de n’avoir nul dessein de ne dire pas tout selon les occasions : après cela, on dit plus ou moins sans scrupule, suivant que les occasions et les pensées se présentent. Quoique je sois fort occupé, et peut-être souvent fort sec3, cette simplicité de grâce ne me fatiguera jamais ; au contraire, elle augmentera mon ouverture et mon zèle. Il ne s’agit point de sentir, mais de vouloir. Souvent le sentiment ne dépend pas de nous; Dieu nous l’ôte tout exprès pour nous faire sentir notre pauvreté, pour nous accoutumer à la croix par la sécheresse intérieure, et pour nous purifier, en nous tenant attachés à lui sans cette consolation sensible. Ensuite il nous rend ce soulagement de temps en temps, pour compatir à notre faiblesse.

 Soyez avec Dieu, non en conversation guindée, comme avec les gens qu’on voit par cérémonie et avec qui on fait des compliments mesurés, mais comme avec une bonne amie qui ne vous gêne en rien, et que vous ne gênez point aussi. On se voit, on se parle, on s’écoute, on ne se dit rien, on est content d’être ensemble sans se rien dire ; les deux cœurs se reposent et se voient l’un dans l’autre, ils n’en font qu’un seul ; on ne mesure point ce qu’on dit, on n’a soin de rien insinuer ni de rien amener; tout se dit par simple sentiment et sans ordre ; on ne réserve, ni ne tourne, ni ne façonne rien ; on est aussi content le jour qu’on a peu parlé, que celui qu’on a eu beaucoup à dire. On n’est jamais de la sorte qu’imparfaitement avec les meilleurs amis ; mais c’est ainsi qu’on est parfaitement avec Dieu, quand on ne s’enveloppe point dans les subtilités de son amour-propre. Il ne faut point aller faire à Dieu des visites, pour lui rendre un devoir passager; il faut demeurer avec lui dans la privauté des domestiques, ou, pour mieux dire, des enfants. Soyez avez lui comme mad. votre fille est avec vous[221]; c’est le moyen de ne s’y point ennuyer. Essayez-le avec cette simplicité, et vous m’en direz des nouvelles.

LSP 142.*A LA MARQUISE DE RISBOURG (?)

Il ne faut point délibérer pour savoir si vous devez tout dire. On ne peut rien faire de bon, que par une entière simplicité et par une ouverture de cœur sans réserve. Il n’y a point d’autre règle, que celle de ne rien réserver volontairement par la répugnance que l’amour-propre aurait à dire ce qui lui est désavantageux. D’ailleurs il serait hors de propos de s’appliquer, pendant l’oraison, aux choses qui se présentent, pour les dire ; car ce serait suivre la distraction. Il suffit de dire dans les occasions, avec épanchement de cœur, tout ce qu’on connaît de soi. Je comprends bien qu’un certain trouble de l’amour-propre fait que diverses choses, que l’on comptait de dire, échappent dans le moment où l’on en doit parler; mais, outre qu’elles reviennent un peu plus tard, et qu’on ne perd pas toujours les choses importantes que l’on connaît de soi-même, de plus Dieu bénit cette simplicité, et il ne permet pas qu’on ne fasse point connaître ce que sa lumière nous montre en nous de contraire à sa grâce. Le principal point est de ne pas trop subtiliser’ par les réflexions, et de dire tout sans façon, selon la lumière qu’on en a, quand l’occasion vient. Il n’y a que les enveloppes de l’amour-propre qui puissent cacher le fond de notre cœur. Ne vous écoutez point vous-même ; alors vous vous ouvrirez sans peine, et vous parlerez de vous avec facilité comme d’autrui.

Tout ce que vous m’avez mandé de votre oraison est très bon. J’en remercie Dieu, et je vous conjure de continuer. N’oubliez jamais cette bonne parole de votre première lettre: j’expérimente que la grâce ne me manque point quand je désespère bien de moi. Celle-ci est encore excellente : je sens que la croix m’attache à Dieu. Enfin en voici une troisième que je goûte fort: il me semble que Dieu ne veut pas que j’examine tant mes dispositions, qu’il demande que je m’abandonne à lui. Tenez-vous dans cet état, et revenez-y dès que vous apercevez que vous en êtes déchue.

La seconde lettre marque que cet état est altéré. Il faut le rétablir en laissant doucement et peu à peu tomber vos réflexions, qui ne vont qu’à vous distraire et à vous troubler. Les tentations de vaine complaisance ne doivent pas vous empêcher ni de me parler ni de m’écrire. Il ne faut point s’occuper curieusement de soi ; mais il faut dire simplement tout ce que la lumière de Dieu en fait voir.

Je ne m’étonne point de ce que Dieu permet que vous fassiez des fautes, dans le temps même des ferveurs et du recueillement, où vous voudriez le moins en faire. La Providence qui permet ces fautes est une des grâces que Dieu vous fait en ce temps-là ; car Dieu ne permet ces fautes, que pour vous faire sentir votre impuissance de vous corriger par vous-même. Qu’y a-t-il de plus convenable à la grâce, que de vous désabuser de vous-même, et de vous réduire à recourir sans cesse en toute humilité à Dieu ? Profitez de vos fautes2, et elles serviront plus, en 160 vous rabaissant à vos propres yeux, que vos bonnes œuvres en vous consolant. Les fautes sont toujours fautes ; mais elles nous mettent dans un état de confusion et de retour à Dieu qui nous fait un grand bien.

Je ne m’étonne point que vous ayez des saillies de chagrin; mais il faut se taire dès que l’esprit de grâce avertit et impose silence. Alors c’est résister à Dieu, contrister le Saint-Esprit, que de continuer à suivre son chagrin. La crainte de déplaire à Dieu devrait vous retenir plus que la crainte de déplaire aux créatures. Quand vous avez fait une faute par amour-propre, n’espérez pas que l’amour-propre la répare par ses dépits, par sa honte, et par ses impatiences contre soi-même. Il faut se supporter en se voyant sans se flatter dans toute son imperfection. Il faut vouloir se corriger par amour de Dieu, sans se soulever contre son imperfection par amour-propre. Il vaut bien mieux travailler paisiblement à se corriger, que de se dépiter à pure perte sur ses misères. Il faut retrancher partout les retours de sagesse pour soi, et surtout en confession. Mais Dieu permet qu’on trouve la boue au fond de son cœur jusque dans les plus saints exercices.

LSP 143.*A LA MARQUISE DE RISBOURG (?)

Ce que je vous ai dit ne vous a fait une si grande peine, qu’à cause que j’ai touché l’endroit le plus vif et le plus sensible de votre cœur. C’est la plaie de votre amour-propre que j’ai fait saigner. Vous n’êtes point entrée avec simplicité dans ce que Dieu demande de vous. Si vous aviez acquiescé à tout sans vous écouter vous-même, et si vous eussiez communié pour trouver en Notre-Seigneur la force qui vous manque dans votre propre fond, vous auriez eu d’abord une véritable paix avec un grand fruit de votre acquiescement. Ce qui n’a pas été fait peut se faire, et je vous conjure de le faire au plus tôt[222].

LSP 144.*A LA MARQUISE DE RISBOURG (?)

Il est vrai que vous vous observez trop, que vous vous’ voulez trop deviner par amour-propre délicat et ombrageux, et que vous vous piquez facilement2; mais il 161 faut porter cette croix intérieure comme les extérieures. Elle est bien plus rude que celles du dehors. On souffre bien plus volontiers de la déraison d’autrui, que de sa déraison propre. L’orgueil en est au désespoir, il se pique de s’être piqué; mais cette double piqûre est un double mal. Il n’y a qu’un seul remède, qui est de mettre à profit nos imperfections en les faisant servir à nous humilier, à nous confondre, à nous désabuser de nous-mêmes, et à nous mettre en défiance de notre cœur.

Vous devez remercier Dieu de ce qu’il vous fait sentir que le travail nécessaire pour gagner M.... est un de vos premiers devoirs. Mourez à vos répugnances, pour vous mettre à portée de lui apprendre à mourir à tous ses défauts. Vous ne vous trompez nullement quand vous me regardez comme un ami sincère et à toute épreuve ; mais vous faites un obstacle à la grâce, de ce qui en doit être le pur instrument, si vous n’êtes pas fidèle à chercher Dieu seul en moi, et à n’y voir que sa lumière, comme les rayons du soleil au travers d’un verre vil et fragile’.

Vous ne trouverez la paix ni dans la société ni dans la solitude, quand vous y voudrez trouver des ragoûts5 et des soulagements de votre amour-propre dépité. Alors la solitude d’un orgueil boudeur est encore pis qu’une société un peu dissipée. Quand vous serez simple et petite, les compagnies ne vous gêneront ni ne vous dépiteront pas ; alors vous ne chercherez la solitude que pour Dieu seul.

LSP 501. À LA MARQUISE DE RISBOURG

Je prends part à toutes vos souffrances, ma très chère fille; mais je suis consolé de voir votre bonne résolution. Il fut dit à saint Paul : Il vous est dur de regimber contre l’aiguillon. Si vous ne résistiez jamais à Dieu, vous n’auriez que paix dans les douleurs mêmes. Il me tarde de vous aller voir: un autre moi-même y va pour moi[223].

LSP 502. À LA MARQUISE DE RISBOURG

Je crois que la bonne personne dont il s’agit doit faire deux choses. La première est de ne s’arrêter jamais à aucune de ses lumières extraordinaires. Si ces lumières sont véritablement de Dieu, il suffit, pour ne leur point résister et pour en recevoir tout le fruit, de demeurer dans un acquiescement général et sans aucune borne à toute volonté de Dieu, dans les ténèbres de la plus simple foi. Si, au contraire, ces lumières ne viennent pas de Dieu, cette simplicité paisible dans l’obscurité de la foi est le remède assuré contre toute illusion. On ne se trompe point quand on ne veut rien voir, et qu’on ne s’arrête à rien de distinct pour le croire, excepté les vérités de l’Évangile. Il arrive même souvent’ que les lumières sont mélangées : auprès de l’une’ qui est vraie et qui vient de Dieu, il s’en présente une autre qui vient de notre imagination, ou de notre amour-propre, ou du tentateur qui se transforme en ange de lumière. Les vraies lumières mêmes sont à craindre, car on s’y attache avec une complaisance subtile et secrète : elles font insensiblement un appui et une propriété ; elles se tournent par là en illusion malgré leur vérité ; elles empêchent la nudité et le dépouillement que Dieu demande des âmes avancées. De là vient que ces dons lumineux ne sont d’ordinaire que pour des âmes médiocrement’ mortes à elles-mêmes, au lieu que celles que Dieu mène plus loin outrepassent’ par simplicité tous ces dons sensibles. On voit les rayons du soleil distinctement à un demi-jour, près d’une fenêtre; mais dehors en plein air on ne les distingue plus.

Je conjure cette bonne personne de laisser tomber simplement tous ces’ dons, sans les rejeter positivement, et se bornant’ à n’y faire aucune attention par son propre choix. S’ils sont de Dieu, ils opèreront assez ce qu’il faudra; mais je crois qu’ils cesseront peu à peu, à mesure que la simplicité et le dénuement croîtront. Voilà le premier point, qui est d’une conséquence extrême, si je ne me trompe.

Le second point est que je crois qu’elle doit par simplicité suivre sans scrupule les pentes du fond de son cœur. Si elle suit toujours avec méthode et exactitude toutes les règles que des gens d’ailleurs très pieux lui donneront, elle se gênera beaucoup, et gênera en elle l’esprit de Dieu. Là où est cet esprit, là est la liberté, dit saint Paul. À Dieu ne plaise que cette liberté d’amour soit l’ombre du moindre libertinage ! C’est cette liberté qui élargira son cœur, et qui l’accoutumera à être familièrement avec Dieu. Il ne suffit pas de nourrir un enfant ; à un certain âge, il faut le démaillotter. Elle doit suivre simplement en esprit d’enfance l’attrait intérieur pour les temps d’oraison, pour les objets dont elle s’y occupe, pour parler, pour se taire, pour agir, pour souffrir. Cette dépendance de l’esprit de mort, qui est celui de la véritable vie, fera tout son état. Je ne parle point des pentes qui ne viennent que par contrecoup et par réflexion ; c’est en écoutant l’amour-propre et ses arrangements, que de telles pentes nous viennent.

Ce sont des pentes étrangères à notre vrai fond: on se les donne ; on les prépare; elles sont raisonnées : on ne les trouve point toutes formées en nous comme sans nous. Les bonnes sont celles qui se trouvent dans le fond le plus intime en paix et devant Dieu, quand on se prête à lui, et qu’on suspend tout le reste pour le laisser opérer.

Voilà ce que je souhaiterais que cette personne suivît sans retour, et par simple souplesse, comme la plume se laisse emporter sans hésitation au plus léger souffle de vent. Il ne faut point craindre de suivre cette impression si intime et si délicate, car elle ne mène qu’à la mort, qu’à l’obscurité de la foi, qu’au dénuement total, et qu’à un rien de foi’ qui est le tout de Dieu seul, sans manquer à aucun véritable devoir.

Pour les souffrances, il n’y a qu’à les recevoir sans attention, et qu’à les outrepasser comme les lumières, ne comptant point avec Dieu pour ce que l’on souffre, et ne les remarquant qu’autant que la remarque en vient sans la chercher ni entretenir.

 Il faut recevoir tout le monde avec petitesse, surtout les prêtres en autorité; mais il ne faut pas se laisser brouiller et dérouter par toutes sortes de bonnes gens sans expérience suffisante. Dieu donnera tout ce qu’il faut sans lumière distincte, si on se contente des ténèbres de la foi, et si on ne veut point des sûretés à sa mode pour s’appuyer sensiblement. Je me recommande aux prières de cette bonne personne, et je ne l’oublierai pas dans les miennes.[224]

 

 

 

§

Relevé de correspondance. [225]


 

 

Madame de la Maisonfort (1663-après 1717)

Cousine de Mme Guyon, bras droit dans la fondation de Saint-Cyr, « exilée » en divers lieux religieux[226]

314. À Mme DE LA MAISONFORT. [Mars 1695].

  Il n’y a de mauvaises réflexions que celles qu’on fait par amour-propre sur soi-même et sur les dons de Dieu pour se les approprier. Il est aussi bon en soi de réfléchir que de s’occuper autrement ; le mal est de se regarder avec complaisance ou avec inquiétude. Quand la grâce porte l’âme à faire des réflexions sur soi, elles sont aussi parfaites que la présence de Dieu la plus sublime. Si donc on parle souvent de laisser tomber les réflexions, et de s’oublier, cela ne se doit entendre que du retranchement des réflexions empressées de l’amour-propre, qui sont presque toujours celles qu’on remarque dans les âmes, ou de celles qui interrompraient la vue actuelle de Dieu dans les temps d’oraison simple.

  Saint François de Sales n’a pas prétendu retrancher toute action de grâces, ni toute attention à nous-mêmes : autrement il ne faudrait plus de colloque amoureux avec Dieu, tel que les grands saints en ont dans l’oraison la plus passive. Il ne faudrait plus de directeur ; car on parle sans cesse au directeur de soi et de ses dispositions, ce qui est une réflexion sur soi-même. Tout se réduit donc à ne point faire des actes empressés, ni même méthodiques et arrangés, pour s’examiner, ou pour rendre grâces à Dieu, quand l’attrait d’oraison est actuel, et qu’il nous occupe du repos d’amour avec Dieu.

 La neuvième proposition est la seule sur laquelle j’ai hésité ; mais comme on trouve dans la XXXIIIe ce qui me paraît nécessaire pour l’éclaircir[227], je n’ai pas cru devoir m’arrêter là-dessus. Quoique la récompense qui est le bonheur éternel, ne puisse jamais être réellement séparée de l’amour de Dieu, ces deux choses néanmoins peuvent être séparées dans nos motifs ; car on peut aimer Dieu purement pour lui-même, quand même cet amour ne devrait jamais nous rendre heureux.

 Beaucoup de saints canonisés ont été dans ce sentiment ; il est même le plus autorisé dans les écoles. Ces âmes ne souhaitent point leur salut en tant qu’il est leur salut propre, leur avantage et leur bonheur. Si Dieu les devait anéantir à la mort, ou leur faire souffrir un supplice éternel, sans le haïr et sans perdre son amour, elles ne le serviraient pas moins, et elles ne le servent pas davantage pour la récompense qu’il promet. Ce qu’elles veulent à l’égard du salut, c’est la perpétuité de l’amour de Dieu, et la conformité à sa volonté, qui est que tous les hommes en général et chacun de nous en particulier soient sauvés. On ne veut donc point en cet état son salut, comme son propre salut, et à cet égard on y est indifférent ; mais on le veut comme une chose que Dieu veut, et en tant que le salut est la perpétuité même de l’amour divin. L’amour ne peut vouloir cesser d’aimer.

 Saint François dit, il est vrai, que l’oraison de quiétude contient éminemment les actes d’une méditation discursive. Et en effet, toutes les fois qu’on se sent attiré à cette oraison avec une répugnance aux actes discursifs, il faut se laisser à cet attrait, pourvu qu’on soit dans un état assez avancé pour cette sorte d’oraison. Mais il ne s’ensuit pas que cette oraison exclue pour toujours tous les actes distincts. Ces actes, dans un grand nombre d’occasions de la vie, sont les fruits de cette oraison, et les fruits de cette oraison, qui sont les actes, étant faits dans les occasions sans empressement, servent à leur tour à cette oraison, pour la rendre plus pure et plus forte. Une personne qui ne ferait jamais de ces actes simples et paisibles en aucune des occasions principales où il est naturel d’en faire, et qui se contenterait d’une quiétude générale comme plus parfaite, me paraîtrait dans l’illusion, et dans l’inexécution de la loi de Dieu.

 Les âmes les plus passives font aussi des actes distincts et en grand nombre, mais sans empressement ; c’est ce que les mystiques appellent coopérer avec Dieu sans activité propre. Je crois que ces actes distincts se font même dans l’oraison ; mais ils se font par une certaine pente et une certaine facilité spéciale qui est dans le fond de l’âme, par l’habitude de l’oraison passive, pour former, selon les besoins, les actes les plus éminents.

   Toute la vie des âmes passives se réduit à l’unité et simplicité de la quiétude, quand Dieu les y met actuellement. Mais ce principe d’unité et de simplicité se multiplie d’une manière très distincte et très variée selon les besoins et les occasions, et même suivant les choses que Dieu veut opérer dans l’intérieur, sans aucune occasion extérieure. Cet amour simple de repos, pendant qu’il est actuel, est un tissu d’actes très simples et presque imperceptibles. Quand cet amour direct et de repos n’est pas actuel, ce principe d’unité, comme le tronc d’un arbre, se multiplie dans ses branches et dans ses fruits. Il devient pendant la journée une occupation indirecte de Dieu. C’est tantôt acquiescement aux croix, puis à l’abandon, aux délaissements ; une autre fois, support des contradictions ; dans la suite, renoncement à la sagesse propre, docilité pour le prochain, attachement à l’obéissance, etc. C’est l’esprit un et multiplié dont parle Salomon. Tantôt il n’est qu’une chose, tantôt il en est plusieurs. Il est simple par son principe dans la multitude des actes depuis le matin jusqu’au soir, quoiqu’ils ne soient pas toujours discursifs et réfléchis. La grâce y incline doucement l’âme en chaque moment, suivant l’occasion et le dessein de Dieu. …

190. LSP 25. À Mme DE LA MAISONFORT. 29 février [1692].

Je me réjouis de vous savoir à la veille d’un grand sacrifice où j’espère que vous trouverez la paix. Il la faut moins chercher par l’état extérieur, que par la disposition intérieure. Toutes les fois que vous voudrez prévoir l’avenir, et chercher des sûretés avec Dieu, il vous confondra dans vos mesures, et tout ce que vous voudrez retenir vous échappera. Abandonnez donc tout sans réserve. La paix de Dieu ne subsiste parfaitement que dans l’anéantissement de toute volonté et de tout intérêt propre. Quand vous ne vous intéresserez plus qu’à la gloire de Dieu et à l’accomplissement de son bon plaisir, votre paix sera plus profonde que les abîmes de la mer, et elle coulera comme un fleuve. Il n’y a que la réserve, le partage d’un cœur incertain, l’hésitation d’un cœur qui craint de trop donner, qui puisse troubler ou borner cette paix, immense dans son fond comme Dieu même. […]

Dieu vous veut sage, non de votre propre sagesse, mais de la sienne. Il vous rendra sage, non en vous faisant faire force réflexions, mais au contraire en détruisant toutes les réflexions inquiètes de votre fausse sagesse. Quand vous n’agirez plus par vivacité naturelle, vous serez sage sans sagesse propre. Les mouvements de la grâce sont simples, ingénus, enfantins. La nature impétueuse pense et parle beaucoup : la grâce parle et pense peu, parce qu’elle est simple, paisible et recueillie au-dedans. Elle s’accommode aux divers caractères; elle se fait tout à tous; elle n’a aucune forme ni consistance propre, car elle ne tient à rien, mais elle prend toutes celles des gens qu’elle doit édifier. Elle se proportionne, se rapetissse, se replie. Elle ne parle point aux autres selon sa propre plénitude, mais suivant leurs besoins présents. Elle se laisse reprendre et corriger. Surtout elle se tait, et ne dit au prochain que ce qu’il est capable de porter; au lieu que la nature s’évapore dans la chaleur d’un zèle inconsidéré. […][228].

LSP 145*A MADAME DE LA MAISONFORT

Dieu ne donne son esprit qu’à ceux qui le lui demandent avec douceur et petitesse. Rapetissez-vous donc, radoucissez votre cœur. Devenez un bon petit enfant, qui se laisse porter partout où l’on veut, et qui ne demande pas même où est-ce qu’on le porte. Pour moi, je ne puis plus avoir l’honneur de vous voir; mais vous n’avez aucun besoin de moi, si vous avez le courage de ne rien décider, et de vous livrer à la volonté de ceux qui gouvernent. Il y avait autrefois un solitaire qui s’était dépouillé du livre des Évangiles, et qui disait: «Je me suis dépouillé de tout, même du livre qui m’a enseigné le dépouillement.» À quoi sert l’abandon que vous avez tant aimé ? N’est-ce pas une illusion, si on ne le pratique quand les occasions s’en présentent ? Je ne suis point comparable au livre sacré des Évangiles, où est la parole de vie éternelle ; mais quand je serais un ange du ciel, au lieu que je ne suis qu’un indigne prêtre, il ne faudrait se souvenir de moi que pour se souvenir de ce que j’ai pu dire de bon.

Je ne vous ai jamais parlé que d’abandon sans réserve et de docilité enfantine. Je ne vous ai donc enseigné qu’à vous détacher de moi comme de tout le reste, et qu’à vous abandonner sans hésitation à la conduite de vos supérieurs[229]. Ce serait vous ôter de votre grâce et de l’ordre de Dieu, que de vouloir vous donner encore des secours auxquels vous devez mourir. Quand le temps de mourir à certains secours est venu, ces secours ne sont plus secours, ils se tournent en pièges. Au lieu d’être des moyens qui unissent à Dieu, ils deviennent un milieu humain entre Dieu et nous, qui nous arrête, et nous empêche de nous unir immédiatement à lui. Je le prie de tout mon cœur, Madame, de vous donner l’esprit de foi et de sacrifice dont vous avez besoin pour accomplir sa volonté. Personne ne vous honorera jamais plus parfaitement que moi[230].

LSP 206.*A MADAME DE LA MAISONFORT

Je m’en tiens à ce que vous dites, qui est que vous résistez sans cesse à la volonté de Dieu. L’impression qu’il vous donne est d’être occupée de lui; mais les réflexions de votre amour-propre ne vous occupent que de vous-même. Puisque vous connaissez que vous seriez plus en repos, si vous ne vouliez pas sans cesse, par vos efforts, atteindre à une oraison élevée, et briller dans la dévotion, pourquoi ne cherchez-vous pas ce repos ? Contentez-vous de suivre Dieu et ne prétendez pas que Dieu suive vos goûts pour vous flatter. Faites l’oraison comme les commençants les plus grossiers et les plus imparfaits, s’il le faut: accommodez-vous à l’attrait de Dieu et à votre besoin. Il est vrai qu’il ne faut pas se troubler quand on sent en soi les goûts corrompus de l’amour-propre. Il ne dépend pas de nous de ne les sentir point ; mais il n’y faut donner aucun consentement de la volonté, et laisser tomber ces sentiments involontaires, en se tournant d’abord simplement vers Dieu. Moyennant cette conduite, il faut communier, et il faut même communier pour la pouvoir tenir. Si vous attendiez à communier que vous fussiez parfaite, vous n’auriez jamais ni la communion ni la perfection ; car on ne devient parfait qu’en communiant, et il faut manger le pain descendu du ciel’ pour parvenir peu à peu à une vie toute céleste.

Pour vos croix, il faut les prendre comme la pénitence de vos péchés, et comme l’exercice de mort à vous-même qui vous mènera à la perfection. O que les croix sont bonnes ! O que nous en avons besoin ! Eh ! que ferions-nous sans croix? Nous serions livrés à nous-mêmes, et enivrés d’amour-propre. Il faut des croix, et même des fautes, que Dieu permet pour nous humilier. Il faut mettre tout à profit, éviter les fautes dans l’occasion, et s’en servir pour se confondre dès qu’elles sont faites. Il faut porter les croix avec foi, et les regarder comme des remèdes très salutaires.

Craignez la hauteur ; défiez-vous de ce que le monde appelle la bonne gloire; elle est cent fois plus dangereuse que la plus sotte. Le plus subtil poison est le plus mortel. Soyez douce, patiente, compatissante aux faiblesses d’autrui, incapable de toute moquerie et de toute critique. La charité croit tout le bien qu’elle peut croire, et supporte tout le mal qu’elle ne peut s’empêcher de voir dans le prochain. Mais, pour être ainsi morte au monde, il faut vivre à Dieu ; et cette vie intérieure ne se puise que dans l’oraison. Le silence et la présence de Dieu sont la nourriture de l’âme.

LSP 207.*A MADAME DE LA MAISONFORT

J’ai reçu votre dernière lettre. Il m’y paraît que Dieu vous fait de grandes grâces, car il vous éclaire et poursuit beaucoup; c’est à vous à y correspondre. Plus il donne, plus il demande; et plus il demande, plus il est juste de lui donner.

Vous voyez qu’il retire ses consolations et l’attrait du recueillement, dès que vous vous laissez aller au goût des créatures qui vous dissipent. Jugez par là de la jalousie de Dieu et de celle que vous devez avoir contre vous-même, pour n’être plus à vous, et pour vous livrer toute à lui sans réserve.

Vous aviez bien raison de croire que le renoncement à soi-même, qui est demandé dans l’Évangile, consiste dans le sacrifice de toutes nos pensées et de tous les mouvements de notre cœur. Le moi, auquel il faut renoncer, n’est pas un je ne sais quoi ou un fantôme en l’air; c’est notre entendement qui pense, c’est notre volonté qui veut à sa mode par amour-propre. Pour rétablir le véritable ordre de Dieu, il faut renoncer à ce moi déréglé, en ne pensant et en ne voulant plus que selon l’impression de l’esprit de grâce.

 Voilà l’état où Dieu se communique familièrement. Dès qu’on sort de cet état, on résiste à l’esprit de Dieu, on le contriste, et on se rend indigne de son commerce. C’est par miséricorde que Dieu vous rebute, et vous fait sentir sa privation dès que vous vous tournez vers les créatures : c’est qu’il veut vous reprocher votre faute, et vous en humilier, pour vous en corriger et pour vous rendre plus précautionnée. Alors il faut revenir humblement et patiemment à lui. Ne vous dépitez jamais, c’est votre écueil ; mais comptez que le silence, le recueillement, la simplicité, et l’éloignement du monde sont pour vous ce que la mamelle de la nourrice est pour l’enfant.

LSP 208* A MADAME DE LA MAISONFORT

Je suis véritablement attristé d’avoir vu hier votre cœur si malade. Il me semble que vous devez faire également deux choses : l’une est de ne suivre jamais volontairement les délicatesses de votre amour-propre; l’autre est de ne vous décourager jamais en éprouvant dans votre cœur ces dépits si déraisonnables. Voulez-vous bien faire? Demandez à Dieu qu’il vous rende patiente avec les autres et avec vous-même. Si vous n’aviez que les autres à supporter, et si vous ne trouviez de misères qu’en eux, vous seriez violemment tentée de vous croire au-dessus de votre prochain. Dieu veut vous réduire, par une expérience presque continuelle de vos défauts, à reconnaître combien il est juste de supporter doucement ceux d’autrui. Eh ! que serions-nous, si nous ne trouvions rien à supporter en nous puisque nous avons tant de peine à supporter les autres, lors même que nous avons besoin d’un continuel support?

Tournez à profit toutes vos faiblesses en les acceptant, en les disant avec une humble ingénuité, et en vous accoutumant à ne compter plus sur vous. Quand vous serez bien sans ressource, et bien dépossédée de vous-même par un absolu désespoir de vos propres forces, Dieu vous apprendra à travailler dans une entière dépendance de sa grâce pour votre correction. Ayez patience avec vous-même ; rabaissez-vous ; rapetissez-vous ; demeurez dans la boue de vos imperfections, non pour les aimer ni pour négliger leur correction, mais pour en tirer la défiance de votre cœur et l’humiliation profonde, comme on tire les plus grands remèdes des poisons mêmes. Dieu ne vous fait éprouver ces faiblesses, qu’afin que vous recouriez plus vivement à lui. Il vous délivrera peu à peu de vous-même. O l’heureuse délivrance !

  LSP 209.*A MADAME DE LA MAISONFORT [Avant mai 1697]

 Vous vous réjouissez par jalousie des défauts de M....[231] que vous supportez le plus impatiemment : vous êtes plus choquée de ses bonnes qualités que de ses défauts. Tout cela est bien laid et bien honteux. Voilà ce qui sort de votre cœur, tant il en est plein ; voilà ce que Dieu vous fait sentir, pour vous apprendre à vous mépriser, et à ne compter jamais sur la bonté de votre cœur. Votre amour-propre est au désespoir quand, d’un côté, vous sentez au dedans de vous une jalousie si vive et si indigne, et quand, d’un autre côté, vous ne sentez que distraction, que sécheresse, qu’ennui, que dégoût pour Dieu. Mais l’œuvre de Dieu ne se fait en nous qu’en nous dépossédant de nous-mêmes, à force d’ôter toute ressource de confiance et de complaisance à l’amour-propret. Vous voudriez vous sentir bonne, droite, forte et incapable de tout mal. Si vous vous trouviez ainsi, vous seriez d’autant plus mal que vous vous croiriez assurée d’être bien. Il faut se voir pauvre, se sentir corrompue et injuste, ne trouver en soi que misère, en avoir horreur, désespérer de soi, n’espérer plus qu’en Dieu, et se supporter soi-même avec une humble patience sans se flatter. Au reste, comme ces choses ne sont que des sentiments involontaires, il suffit que la volonté n’y consente point. Par là vous en tirerez le profit de l’humiliation, sans avoir l’infidélité d’adhérer à des sentiments si corrompus.

    […] Vous pensiez vous posséder; mais l’expérience vous montrera que c’est un amour-propre ombrageux, dépiteux et bizarre qui vous possède. J’espère que, dans la suite, vous ne songerez plus à vous posséder vous-même, et que vous vous laisserez posséder de Dieu.

223. LSP 213. À MADAME DE LA MAISONFORT. 5 avril [1693].

Vous voudriez être parfaite, et vous voir telle, moyennant quoi vous seriez en paix. La véritable paix de cette vie doit être dans la vue de ses imperfections non flattées et tolérées, mais au contraire condamnées dans toute leur étendue. On porte en paix l’humiliation de ses misères, parce qu’on ne tient plus à soi par amour-propre. On est fâché de ses fautes plus que de celles d’un autre, non parce qu’elles sont siennes, et qu’on y prend un intérêt de propriété, mais parce que c’est à nous à nous corriger, à nous vaincre, à nous désapproprier, à nous anéantir, pour accomplir la volonté de Dieu à nos dépens. Le tempérament convenable à notre besoin, est de nous rendre attentifs et fidèles à toutes les vues intérieures de nos imperfections, qui nous viennent par le fond sans raisonner, et de n’écouter jamais volontairement les raisonnements inquiets et timides, qui vous rejetteraient dans le trouble de vos anciens scrupules. Ce qui se présente à l’âme d’une manière simple et paisible, est lumière de Dieu pour la corriger. Ce qui vous vient par raisonnement et par inquiétude, est un effet de votre naturel qu’il faut laisser tomber peu à peu en se tournant vers Dieu avec amour. Il ne faut non plus se troubler par la prévoyance de l’avenir, que par les réflexions sur le passé. Quand il vous vient un doute que vous pouvez consulter, faites-le : hors de là, n’y songez que quand l’occasion se présente. Alors donnez-vous à Dieu, et faites bonnement le mieux que vous pourrez, selon la lumière du moment présent.

Quand les occasions de sacrifice sont passées, n’y songez plus. Si elles reviennent, ne faites rien par le souvenir du moment passé : agissez par la pente actuelle du cœur.

§

Relevé de correspondance.

 


 

Vidame d’Amiens 1676-1744

Le fils des Chevreuse. [232]

  LSP 174.*Au VIDAME D’AMIENS (?) [1706-1707]

 On ne peut être plus touché que je le suis, Monsieur’, de la très bonne lettre que vous avez pris la peine de m’écrire : j’y vois votre cœur, et je le goûte. Je souhaite que Dieu vous conserve au milieu de la contagion du siècle. Le principal pour vous, Monsieur, est de vous défier de votre facilité et de votre activité naturelle. Vous avez plus de penchant qu’un autre à vous dissiper; dès que vous êtes dissipé, vous êtes affaibli. Comme votre force ne peut être qu’en Dieu seul, il ne faut pas s’étonner si la force vous manque dès que vous manquez à Dieu. C’est bien assez que Dieu nous soutienne quand nous ne nous éloignons pas de lui ; mais il doit permettre en quelque sorte notre chute quand nous ne craignons pas de tomber, et quand nous nous éloignons témérairement de son secours. Nous ne pouvons espérer de ressource contre notre fragilité, que dans le recueillement et dans la prière.

Vous avez plus de besoin qu’un autre de ce secours : vous avez un naturel facile, qui s’engage et qui se passionne bientôt, votre vivacité et votre activité naturelle vous jetant sans cesse au-dehors. D’ailleurs vous avez un air ouvert qui fait plaisir, et qui prévient le monde en votre faveur: il n’y a rien de si dangereux que de plaire; l’amour-propre en est charmé, et ce charme empoisonne le cœur. D’abord on s’amuse et on se flatte, puis on se dissipe, et on sent ralentir toutes ses bonnes résolutions ; puis on s’enivre de soi-même et du monde, c’est-à-dire de plaisir et de vanité. Alors on se trouve dans une distance infinie de Dieu ; on n’a plus le courage d’y retourner; on n’ose même plus songer à se faire cette violence.

Vous n’avez, Monsieur, de ressource qu’à vous précautionner contre la dissipation. Je vous conjure de donner tous les matins un petit quart d’heure à une lecture méditée avec liberté, simplicité et affection ; encore un petit moment de même vers le soir[233]: de temps en temps dans la journée renouvelez la présence de Dieu et l’intention d’agir pour lui ; humiliez-vous de vos fautes ; travaillez de bonne foi à vous corriger, ayez patience avec vous-même, sans vous flatter, comme vous feriez avec un autre; fréquentez les sacrements dans des temps réglés. Je prierai de tout mon cœur pour vous[234].

1148. Au VIDAME D’AMIENS. 31 mai 1707.

… Je crois que vous ne sauriez être avec Dieu dans une trop grande confiance. Dites-lui tout ce que vous avez sur le cœur, comme on se décharge le cœur avec un bon ami sur tout ce qui afflige ou qui fait plaisir. Racontez-lui vos peines, afin qu’il vous console. Dites-lui vos joies afin qu’il les modère. Exposez-lui vos désirs, afin qu’il les purifie. […] Dites-lui combien l’amour-propre vous porte à être injuste contre le prochain, combien la vanité vous tente d’être faux, pour éblouir les hommes dans le commerce, combien votre orgueil se déguise aux autres et à vous-même. […] Les gens qui n’ont rien de caché les uns pour les autres, ne manquent jamais de sujets de s’entretenir. Ils ne préparent, ils ne mesurent rien pour leurs conversations, parce qu’ils n’ont rien à réserver. Ainsi ne cherchent-ils rien. Ils ne parlent entre eux que de l’abondance du cœur. Ils parlent sans réflexion comme ils pensent. C’est le cœur de l’un qui parle à l’autre. Ce sont deux cœurs qui se versent pour ainsi dire l’un dans l’autre. Heureux ceux qui parviennent à cette société familière et sans réserve avec Dieu.

À mesure que vous lui parlerez, il vous parlera. […] Ce n’est point une inspiration extraordinaire qui vous expose à l’illusion. Elle se borne à vous inspirer les vertus de votre état, et les moyens de mourir à vous-même, pour vivre à Dieu. C’est une parole intérieure qui nous instruit selon nos besoins en chaque occasion. Dieu est le vrai ami qui nous donne toujours le conseil et la consolation nécessaire. Nous ne manquons qu’en lui résistant. Ainsi il est capital de s’accoutumer à écouter sa voix, à se faire taire intérieurement, à prêter l’oreille du cœur, et à ne perdre rien de ce que Dieu nous dit. On comprend bien ce que c’est que se taire au-dehors, et faire cesser le bruit des paroles, que notre bouche prononce. Mais on ne sait point ce que c’est que le silence intérieur. Il consiste à faire taire son imagination vaine, inquiète, et volage. Il consiste même à faire taire son esprit rempli d’une sagesse humaine, et à supprimer une multitude de vaines réflexions qui agitent et qui dissipent l’âme. Il faut se borner dans l’oraison à des affections simples, et à un petit nombre d’objets, dont on s’occupe plus par amour que par de grands raisonnements. La contention de tête fatigue, rebute, épuise. L’acquiescement de l’esprit et l’union du cœur ne lassent pas de même. L’esprit de foi et d’amour ne tarit jamais, quand on n’en quitte point la source.

Mais je ne suis pas, direz-vous, le maître de mon imagination, qui s’égare, qui s’échauffe, qui me trouble. […] Pendant ces distractions mon oraison s’évanouit, et je la passe toute entière à apercevoir que je ne la fais pas. Je vous réponds, Monsieur, que c’est par le cœur que nous faisons oraison, et qu’une volonté sincère et persévérante de la faire est une oraison véritable. […] À chaque fois qu’on aperçoit sa distraction, on la laisse tomber, et on revient à Dieu en reprenant son sujet. Ainsi, outre qu’il demeure dans les temps mêmes de distraction une oraison du fond, qui est comme un feu caché sous la cendre, et une occupation confuse de Dieu, on réveille encore en soi, dès qu’on remarque la distraction, des affections vives et distinctes, sur les vérités que l’on se rappelle dans ces moments-là. Ce n’est donc point un temps perdu. Si vous voulez en faire patiemment l’expérience, vous verrez que certains temps d’oraison passés dans la distraction et dans l’ennui avec une bonne volonté, nourriront votre cœur, et vous fortifieront contre toutes les tentations. Une oraison sèche, pourvu qu’elle soit soutenue avec une fidélité persévérante, accoutume une âme à la croix. Elle l’endurcit contre elle-même, elle l’humilie, elle l’exerce dans la voie obscure de la foi. Si nous avions toujours une oraison de lumière, d’onction, de sentiment, et de ferveur, nous passerions notre vie à nous nourrir de lait, au lieu de manger le pain sec et dur. Nous ne chercherions que le plaisir et la douceur sensible, au lieu de chercher l’abnégation et la mort [mystique]. […] Mais n’attaquez point de front les distractions; c’est se distraire, que de contester contre la distraction même. Le plus court est de la laisser tomber, et de se remettre doucement devant Dieu. Plus vous vous agiterez, plus vous exciterez votre imagination, qui vous importunera sans relâche. Au contraire plus vous demeurerez en paix en vous retournant par un simple regard vers le sujet de votre oraison, plus vous vous approcherez de l’occupation intérieure des choses de D[ieu]. Vous passeriez tout votre temps à combattre contre les mouches qui font du bruit autour de vous. Laissez-les bourdonner à vos oreilles, et accoutumez-vous à continuer votre ouvrage, comme si elles étaient loin de vous.

Pour le sujet de vos oraisons prenez les endroits de l’Évangile ou de l’Imitation de J[ésus] C[hrist] qui vous touchent le plus. Lisez lentement, et à mesure que quelque parole vous touche, faites-en ce qu’on fait d’une conserve, qu’on laisse longtemps dans sa bouche pour l’y laisser fondre. Laissez cette vérité couler peu à peu dans votre cœur. Ne passez à une autre que quand vous sentirez que celle-là a achevé toute son impression. Insensiblement vous passerez un gros quart d’heure en oraison. Si vous ménagez votre temps de sorte que vous puissiez la faire deux fois le jour, ce sera à deux reprises une demie heure d’oraison par jour. Vous la ferez avec facilité, pourvu que vous ne vouliez point y trop faire, ni trop voir votre ouvrage fait. Soyez-y simplement avec Dieu dans une confiance d’enfant qui lui dit tout ce qui lui vient au cœur. Il n’est question que d’élargir le cœur avec Dieu, que de l’accoutumer à lui, et que de nourrir l’amour. L’amour nourri éclaire, redresse, encourage, corrige.

Pour vos occupations extérieures, il faut les partager entre les devoirs et les amusements. Je compte parmi les devoirs toutes les bienséances pour le commerce des généraux de l’armée et des principaux officiers, avec lesquels il faut un air de société et des attentions. […] Une de vos principales occupations doit être, ce me semble, de voir tout ce qui se passe dans une armée, d’en faire parler tous ceux qui ont le plus de génie et d’expérience. Il faut les chercher, les ménager, leur déférer beaucoup, pour en tirer toutes les lumières utiles. […] Je ne cesse, Monsieur, aucun jour de le prier pour vous. Il sait à quel point je vous suis dévoué pour toute ma vie.

    LSP 183*. AU VIDAME D’AMIENS. [1710 ou 1711 ?]

   J’entre dans vos peines. Que ne puis-je faire quelque chose de plus ! Il faut imiter la foi d’Abraham, et aller toujours sans savoir où[235]. On ne s’égare que par se proposer un but de son propre choix. Quinconque ne veut rien que la seule volonté de Dieu, la trouve partout, de quelque côté que la Providence le tourne, et par conséquent il ne s’égare jamais. Le véritable abandon n’ayant aucun chemin propre, ni dessein de se contenter, va toujours droit comme il plaît à Dieu. La voie droite est de se renoncer, afin que Dieu seul soit tout, et que nous ne soyons rien.

  J’espère que celui qui nourrit les petits oiseaux aura soin de vous. Heureux celui qui, comme Jésus-Christ, n’a pas de quoi reposer sa tête! Quand on s’est livré à la pauvreté intérieure même, doit-on craindre l’extérieure ? Soyez fidèle à Dieu, et Dieu le sera à ses promesses. Faites honneur à la Religion qui est si méprisée, et elle vous le rendra avec usure. Montrez au monde un courtisan qui vit de pure foi.

     Craignez votre vivacité empressée, votre goût pour le monde, votre ambition secrète qui se glisse sans que vous l’aperceviez. Ne vous engouez point de certaines conversations de politique ou de joli badinage qui vous dissipent, qui vous indisposent au recueillement et à l’oraison. Parlez peu ; coupez court ; ménagez votre temps; travaillez avec ordre et de suite; mettez les œuvres en la place des beaux discours. Encore une fois, l’avenir n’est point encore à vous ; il n’y sera peut-être jamais[236]. Bornez-vous au présent ; mangez le pain quotidien. Demain aura soin de lui-même; à chaque jour suffit son mal[237]. C’est tenter Dieu que de faire provision de manne pour deux jours ; elle se corrompt. Vous n’avez point aujourd’hui la grâce de demain: elle ne viendra qu’avec demain lui-même. Moment présent, petite éternité pour nous.


 

Marquis de Fénelon (1688-1746)

Militaire deux fois malchanceux : blessé dans sa jeunesse en 1711 il est surnommé  « mon boiteux » par Mme Guyon ; « Fanfan » est chéri par son oncle Fénelon.[238]

1662. Au MARQUIS GABRIEL-JACQUES DE FÉNELON. Samedi 1er avril 1713.

   Tu souffres, mon très cher petit fanfan, et j’en ressens le contrecoup avec douleur. Mais il faut aimer les coups de la main de D[ieu]. Cette main est plus douce que celle des chirurgiens. Elle n’incise que pour guérir. Tous les maux qu’elle fait se tournent en biens, si nous la laissons faire. Je veux que tu sois patient sans patience et courageux sans courage. Demande à la bonne Duchesse’ ce que veut dire cet apparent galimatias. Un courage qu’on possède, qu’on tient comme propre, dont on jouit, dont on se sait bon gré, dont on se fait honneur, est un poison d’orgueil. Il faut au contraire se sentir faible, prêt à tomber, le voir en paix, être patient à la vue de son impatience, la laisser voir aux autres, n’être soutenu que de la seule main de Dieu d’un moment à l’autre, et vivre d’emprunt’. En cet état, on marche sans jambes, on mange sans pain, on est fort sans force. On n’a rien en soi, et tout se trouve dans le bien-aimé. On fait tout, et on n’est rien, parce que le bien-aimé fait lui seul tout en nous. Tout vient de lui, tout retourne à lui. La vertu qu’il nous prête n’est pas plus à nous, que l’air que nous respirons et qui nous fait vivre.

   Il faut aller au fond pendant qu’on y est, pour ta jambe. Autrement ce serait à recommencer, et on pourrait bien en recommençant trouver le mal incurable. Il le deviendrait par le retardement. Ainsi il est capital de le déraciner avec les plus grandes précautions. Voilà des lettres que je te prie de faire rendre. Tu sais, mon cher petit fanfan, avec quelle tendresse je suis à jamais tout à toi sans réserve.

1690. Au MARQUIS DE FÉNELON. Dimanche 28 mai 1713.

Je remercie D[ieu] de ce qu’il a fait enfin découvrir le mal, qui était si profondément caché. Le péril eût été grand sans cette heureuse découverte. Le rétablissement du trajet me donne de bonnes espérances. Puisque ce trajet est libre, il faut, si je ne me trompe, faire un grand usage des injections pour purifier le fond des chairs. Après tant de mécomptes heureusement réparés, il faut cent précautions l’une sur l’autre, pour s’assurer de ne rien laisser dans ce fond. C’est là-dessus, mon c[her] f[anfan], qu’il faut une patience à toute épreuve, pour ne se mettre point en péril de recommencer, ou de périr sans ressource en se croyant guéri. M. Chirac, qui a tant d’amitié et de pénétration, examinera sans doute si le pus, qui a tant séjourné, n’a point rongé quelque vaisseau sanguin, jusqu’à en affaiblir les tuniques, si ce pus n’a point fait quelque fusée, s’il ne reste point des esquilles embarrassées dans les chairs ou dans les membranes. Je parle en ignorant’. Cela m’est permis ; je parle pour un homme qui excusera tout, et qui saura tourner à bien ce que je dis mal. Je ne doute pas qu’il n’exige de vous une rigoureuse sobriété. C’est sur quoi vous devez avoir une docilité sans bornes pour lui, et une dureté courageuse contre vous-même. …

1794. AU MARQUIS DE FÉNELON. À C[ambrai], 20 avril 1714.

   Je ne puis, mon t[rès] c[her] f[anfan], vous savoir encore à Paris, sans en être peiné. Il faut que vous partiez tout au plus tôt. Vous pouvez avoir besoin des bains des deux saisons pour assurer la guérison de votre jambe. Le voyage est d’une longueur énorme. Vous ne pouvez aller que lentement. Partez donc et ne perdez pas une minute. Ne vous arrêtez pas un seul jour dans la famille. Elle doit vous chasser. Vous la verrez assez au retour. Le point capital est de revenir sans être boiteux. Je voudrais que vous pussiez faire dire mille choses pour moi à M. Fagon’, et lui faire demander conseil sur Barège, où il a été autrefois avec M. le Duc Du Maine. Réglez et concertez toutes choses à fond avec Put [M. DuPuy], pour l’affaire dont il a la bonté de prendre soin’. Ménagez vos forces et votre santé pendant ce long voyage. Il faut se porter à merveille dans toute l’habitude du corps, pour rétablir une jambe qui languit et qui souffre depuis si longtemps. …

1810. Au MARQUIS DE FÉNELON. 9 mai 1714.

   Je serai bien soulagé, mon t[rès] c[her] f[anfar], si nous apprenons que la chère malade’ souffre moins. Je suis aussi dans une véritable inquiétude pour la santé de M. de D. de Beauv[illier].  […]   Je compte que vous voudrez bien tâcher d’éclaircir si je dois espérer pour notre séminaire l’arrêt tant attendu’.

N’oubliez point aussi, je vous prie, la cassette verte’.

Mille amitiés à la chère malade. J’embrasse tendrement mes deux enfants, vous et Panta. D[ieu] sait ce que vous m’êtes et me serez le reste de ma vie. Des amitiés très sincères au grand chevalier. Envoyez-moi le petit page’.    


 

Charlotte de Saint-Cyprien (~1670-1747)

Jeune intellectuelle convertie[239]au point de rentrer chez les carmélites, elle bénéficiera de l’exigeante direction par Fénelon : ce dernier encourage puis – plusieurs années passent - coupe court à tout attachement.

Nous disposons de lettres couvrant l’entrée dans la vie religieuse et dans l’intériorité mystique de 1689 à 1696 puis  à la maturité de 1711 à 1714. Un condensé en italiques précède le choix plus étendu effectué sur les douze lettres qui nous sont parvenues[240].

Janvier 1689 : Charlotte craint son engagement et s’embarrasse de ses défauts : « Si vous abandonnez sans réserve toutes vos imperfections à l’esprit de Dieu, il les dévorera comme le feu dévore la paille; mais, avant que de vous en délivrer, il s’en servira pour vous délivrer de vous-même et de votre orgueil. […] Courage ! aimez, souffrez, soyez souple et constante dans la main de Dieu. »

Au mois de mai elle fait profession dans une cérémonie « rehaussée par un sermon de Bossuet ».

Août 1695 : Charlotte est encore une intellectuelle, mais « vous n’avez point d’expérience; vous n’avez que de la lecture, avec un esprit accoutumé au raisonnement dès votre enfance. On pourrait même vous croire bien plus avancée que vous ne l’êtes. Voilà ce qui me fait tant désirer que vous marchiez toujours dans la voie de la plus obscure foi et de la plus simple obéissance. » « Plus on a de talents et plus on a besoin d’en éprouver l’impuissance. Il faut être brisé et mis en poudre, pour être digne de devenir l’instrument des desseins de Dieu. »

Novembre : « N’obéissez point à un homme, parce qu’il raisonne plus fortement ou parle d’une manière plus touchante qu’un autre, mais parce qu’il est l’homme de Providence pour vous […] Le directeur ne nous sert guère à nous détacher de notre propre sens, quand ce n’est que par notre propre sens que nous tenons à lui. O ma chère sœur, que je voudrais vous appauvrir (4) du côté de l’esprit ! »

Décembre : « Je voudrais vous voir pauvre d’esprit, et ne vous reposant plus que dans le commerce des simples et des petits. Les talents sont de Dieu, et ils sont bons quand on en use sans y tenir ; mais quand on les cherche, quand on les préfère à la simplicité, quand on dédaigne tout ce qui en est dépourvu, quand on veut toujours le plus sublime dans les dons de Dieu, on n’est point encore dans le goût de pure grâce. Au nom de Dieu, laissez là votre esprit, votre science, votre goût, votre discernement. »

Décembre toujours, où Fénelon enfonce le clou : « J’ai un désir infini que vous soyez simple, et que vous n’ayez plus d’esprit. Je voudrais que Dieu flétrît vos talents, comme la petite vérole efface la beauté des jeunes personnes. Quand vous n’aurez plus aucune parure spirituelle, vous commencerez à goûter ce qui est petit, grossier et disgracié selon la nature, mais droit selon la pure grâce : vous ne déciderez plus, vous ne mépriserez plus rien; vous ne serez plus amusée par vos idées de perfection. »

Mars 1696, la plus longue lettre, petit traité intérieur : « L’âme qui contemple de la manière la plus sublime doit être la plus détachée de sa contemplation, et la plus prompte à rentrer dans la méditation » « il n’est pas nécessaire d’avoir toujours une vue actuelle du Fils de Dieu ni une union aperçue avec lui. Il suffit de suivre l’attrait de la grâce, pourvu que l’âme ne perde point un certain attachement à Jésus-Christ dans son fond le plus intime, qui est essentiel à sa vie intérieure. » « L’acte d’adoration de l’Être spirituel, infini et incompréhensible, qui ne peut être ni vu, ni senti, ni goûté, ni imaginé, etc., est l’exercice tout ensemble du pur amour et de la pure foi. Persévérez dans cet acte sans scrupule : y persévérer, c’est le renouveler sans cesse d’une manière simple et paisible. Ne le quittez point pour d’autres choses, que vous chercheriez peut-être avec inquiétude et empressement, contre l’attrait de votre grâce. » «   L’activité que les mystiques blâment n’est pas l’action réelle et la coopération de l’âme à la grâce; c’est seulement une crainte inquiète, ou une ferveur empressée qui recherche les dons de Dieu pour sa propre consolation. / L’état passif, au contraire, est un état simple, paisible, désintéressé, où l’âme coopère à la grâce d’une manière d’autant plus libre, plus pure, plus forte et plus efficace, qu’elle est plus exempte des inquiétudes et des empressements de l’intérêt propre. / La propriété que les mystiques condamnent avec tant de rigueur, et qu’ils appellent souvent impureté, n’est qu’une recherche de sa propre consolation et de son propre intérêt dans la jouissance des dons de Dieu, au préjudice de la jalousie du pur amour, qui veut tout pour Dieu, et rien pour la créature. » « Ce qu’on appelle d’ordinaire un désir est une inquiétude et un élancement de l’âme pour tendre vers quelque objet qu’elle n’a pas; en ce sens, l’amour paisible ne peut être un désir : mais on entend par ce désir la pente habituelle du cœur, et son rapport intime à Dieu, l’amour est un désir; et en effet, quiconque aime Dieu, veut tout ce que Dieu veut. » « Ce n’est pas leur force [des désirs] qui m’est suspecte; ce que je crains, c’est l’âpreté, c’est l’inquiétude qui fait cesser le recueillement. Je demande donc que, sans combattre le désir, on n’y tienne point, et qu’on ne veuille pas même en juger. » Et conclus : « Voilà les principales choses de la doctrine de la vie intérieure, que je ne puis vous expliquer ici qu’en abrégé et à la hâte, mais qui sont capitales pour vous préserver de l’illusion. »

Août : « Vous avez une sorte de simplicité que j’aime fort; mais elle ne va qu’à retrancher tout artifice et toute affectation : elle ne va pas encore jusqu’à retrancher les goûts spirituels, et certains petits retours subtils sur vous-même. Vous avez besoin de ne vous arrêter à rien, et de ne compter pour rien tout ce que vous avez, même ce qui vous est donné » « Je le prie d’être toutes choses en vous, et de vous préserver de toute illusion; ce qui arrivera si vous allez, comme dit le bienheureux Jean de la Croix, toujours par le non-savoir dans les vérités inépuisables de l’abnégation de vous-même : n’en cherchez point d’autres. »

Décembre : « En vérité on ne peut être à vous plus que j’y suis en N. S. Il me semble que cela augmente tous les jours. »

Décembre encore ? : « Il faut s’oublier, pour retrancher les attentions de l’amour-propre, et non pour négliger la vigilance qui est essentielle au véritable amour de Dieu. »

Quinze ans passent des débuts à la maturité. Charlotte est devenue une confidente :

Janvier 1711 : « Je n’ai point, ma très honorée sœur, la force que vous m’attribuez. J’ai ressenti la perte irréparable que j’ai faite avec un abattement qui montre un cœur très faible. […] Je vous raconte tout ceci pour ne vous représenter point ma tristesse, sans vous faire part de cette joie de la foi dont parle S. Augustin, et que Dieu m’a fait sentir en cette occasion. »

Décembre de la même année à « ma très honorée sœur » : « A l’égard de vos lectures, je ne saurais les regretter, pendant qu’il plaît à Dieu de vous en ôter l’usage. » «Quand Dieu nourrit au-dedans, on n’a pas besoin de la nourriture extérieure. La parole du dehors n’est donnée que pour procurer celle du dedans. Quand Dieu, pour nous éprouver, nous ôte celle du dehors, il la remplace par celle du dedans pour ne nous abandonner pas à notre indigence. Demeurez donc en silence et en amour auprès de lui. » « Pleurez, sans vous contraindre, les choses que vous dites que Dieu vous ordonne de sentir, mais j’aime bien ce que vous appelez votre stupidité. Elle vaut cent fois mieux que la délicatesse et la vivacité de sentiments sublimes, qui vous donneraient un soutien flatteur. » « je serai jusqu’à la mort intimement uni à vous avec zèle » 

Mars 1714 : « Les dépouillements les plus rigoureux sont adoucis, dès que Dieu détache le cœur des choses dont il dépouille. Les incisions ne sont nullement douloureuses dans le mort; elles ne le sont que dans le vif. Quiconque mourrait en tout, porterait en paix toutes les croix. Mais nous sommes faibles, et nous tenons encore à de vaines consolations. Les soutiens de l’esprit sont plus subtils que les appuis mondains ; on y renonce plus tard et avec plus de peine. Si on se détachait des consolations les plus spirituelles dès que Dieu en prive, on mettrait sa consolation, comme dit l’Imitation de Jésus-Christ’, à être sans consolation dans sa peine. Je serais ravi d’apprendre l’entière guérison de vos yeux; mais il ne faut pas plus tenir à ses yeux, qu’aux choses les plus extérieures. Je serai jusqu’au dernier soupir de ma vie intimement uni à vous. »

§

LSP 26. À LA SŒUR CHARLOTTE DE SAINT-CYPRIEN (?) [début janvier 1689]

Il me tarde de savoir de vous comment vous vous trouvez dans votre retraite, en approchant du jour que vous craignez tant, et qui est si peu à craindre. Vous verrez que les fantômes qui épouvantent de loin ne sont rien de près. Quand sainte Thérèse fit son engagement, elle dit qu’il lui prit un tremblement comme des convulsions, et qu’elle crut que tous les os de son corps étaient déboîtés[241]. « Apprenez, dit-elle, par mon exemple, à ne rien craindre quand vous vous donnez à Dieu. » En effet, cette première horreur fut suivie d’une paix et d’une sainteté qui ont été la merveille de ces derniers temps.

J’aime mieux que vous dormiez huit heures la nuit, et que vous payiez Dieu pendant le jour d’une autre monnaie. Il n’a pas besoin de vos veilles au-delà de vos forces ; mais il demande un esprit simple, docile et recueilli, un cœur souple à toutes les volontés divines, grand pour ne mettre aucunes bornes à son sacrifice, 91 prêt à tout faire et à tout souffrir, détaché sans réserve du monde et de soi-même. Voilà la vraie et pure immolation de l’homme tout entier, car tout le reste n’est pas l’homme ; ce n’est que le dehors et l’écorce grossière.

     Humiliez-vous avec les Mages devant Jésus enfant[242]. En donnant votre volonté, qui n’est pas à vous, et que vous livreriez au mensonge si vous la refusiez à Dieu, vous ferez un don plus précieux qu’en donnant l’or et les parfums de l’Orient. Donnez donc, mais donnez sans partage et sans jamais reprendre. O qu’on reçoit en donnant ainsi, et qu’on perd quand on veut garder quelque chose ! Le vrai fidèle n’a plus rien : il n’est plus lui-même à lui-même.

     Vous ne devez point vous embarrasser de vos défauts, pourvu que vous ne les aimiez pas, et qu’il n’y en ait aucun que vous ayez un certain désir secret d’épargner. Il n’y a que ces réserves qui arrêtent la grâce, et qui font languir une âme sans avancer jamais vers Dieu. Si vous abandonnez sans réserve toutes vos imperfections à l’esprit de Dieu, il les dévorera comme le feu dévore la paille; mais, avant que de vous en délivrer, il s’en servira pour vous délivrer de vous-même et de votre orgueil. Il les emploiera à vous humilier, à vous crucifier, à vous confondre, à vous arracher toute ressource et toute confiance en vous-même. Il brûlera les verges après vous en avoir frappé, pour vous faire mourir à l’amour-propre. Courage ! aimez, souffrez, soyez souple et constante dans la main de Dieu.[243].

LSP 17. L.37 & L.329S [244]. À LA SŒUR CHARLOTTE DE SAINT-CYPRIEN. À Cambray, 21 août [1695 ou 1696].

Si je vous ai écrit, ma chère sœur, sur les précautions dont vous avez besoin, ce n’est pas que je croie que vous vous trompiez; mais c’est que je voudrais que vous fussiez loin des pièges[245]. Celui de l’approbation de toutes les personnes de votre maison n’est pas médiocre. D’ailleurs vous n’avez point d’expérience; vous n’avez que de la lecture, avec un esprit accoutumé au raisonnement dès[246] votre enfance. On pourrait même vous croire bien plus avancée que vous ne l’êtes. Voilà ce qui me fait tant désirer que vous marchiez toujours dans la voie de la plus obscure foi et de la plus simple obéissance. Vous ne sauriez trop abattre votre esprit, ni vous défier trop de vos lumières et de toutes les grâces sensibles. Il ne faut pas les rejeter, afin que Dieu en fasse en vous tout ce qu’il lui plaira, supposé qu’elles viennent de lui : mais il ne faut pas s’y arrêter un seul instant, et cela n’empêchera point leur effet, si c’est Dieu qui en est la source. Tout ce que vous m’avez écrit me semble bon, et je vous prie de n’aller pas plus loin. Communiquez-vous peu aux autres; ne le faites que par pure obéissance[247], et d’une manière proportionnée au degré de chaque personne. Il faut que les âmes de grâce se communiquent comme la grâce même, qui prend toutes les formes. Ce n’est pas pour dissimuler, mais seulement pour ne dire à chacun que les vérités qu’il est capable de porter, réservant la nourriture solide aux forts, pendant qu’on donne le lait aux enfants. Le dépôt entier de la vérité est dans la tradition indivisible de l’Église; mais on ne le dispense que par morceaux, suivant que chacun est en état d’en recevoir plus ou moins. Je serai très aise de savoir de vos vues et de vos dispositions tout ce que Dieu vous mettra au cœur de m’en confier; mais je crois que le temps le plus convenable pour cette communication sera celui de mon retour[248]. Alors j’irai vous rendre une visite, où nous pourrons parler ensemble; après quoi vous me confierez par écrit ou de vive voix tout ce que vous voudrez, pourvu que vos supérieurs l’approuvent. En attendant, je prierai notre Seigneur de vous détacher de tous vos proches, pour ne les aimer plus qu’en lui seul, et pour vous faire porter la croix dans l’esprit de Jésus-Christ : tout le zèle empressé que vous avez[249] pour le salut de vos parents leur sera peu utile[250]. On voudrait par principe de nature communiquer la grâce : elle ne se communique que par mort à soi-même et à son zèle trop naturel. Attendez en paix les moments de Dieu. Jésus-Christ dit souvent : mon heure n’est pas encore venue. On voudrait bien la faire venir; mais on la recule en voulant la hâter. L’œuvre de Dieu est une œuvre de mort, et non pas de vie; c’est une œuvre où il faut toujours sentir son inutilité et son impuissance. Telle est la patience et la longanimité des saints. Plus on a de talents et plus on a besoin d’en éprouver l’impuissance. Il faut être brisé et mis en poudre, pour être digne de devenir l’instrument des desseins de Dieu. Vous m’obligerez sensiblement si vous voulez bien témoigner à la mère prieure  et aux autres de votre maison combien je les révère[251].

LSP 14. L.339. À SŒUR CHARLOTTE DE SAINT-CYPRIEN. 30 novembre.

Que direz-vous de moi, ma chère sœur ? je n’ai pas encore eu un moment libre pour lire votre Vie du Bienheureux Jean de la Croix[252], mais je m’en vais la lire au plus tôt et bien exactement. Pour vos lettres où vous me parlez de ses maximes, je les approuve du fond de mon cœur : ces maximes sont de l’esprit de Dieu, et il ne peut jamais y en avoir de contraires qui ne soient pernicieuses. Il y a même dans ces maximes bien entendues, de grands principes de vie intérieure qui demandent beaucoup d’expérience et de grâce. Ce que je souhaite de vous, ma chère sœur, c’est que vous ne vous fassiez jamais un appui des talents humains dans votre obéissance. N’obéissez point à un homme, parce qu’il raisonne plus fortement ou parle d’une manière plus touchante qu’un autre, mais parce qu’il est l’homme de Providence pour vous, et qu’il est votre supérieur, ou que vos supérieurs agréent qu’il vous conduise, et que vous éprouvez, indépendamment du raisonnement et du goût humain, qu’il vous aide plus qu’un autre à vous laisser subjuguer par l’esprit de grâce et à mourir à vous-même. Le directeur ne nous sert guère à nous détacher de notre propre sens, quand ce n’est que par notre propre sens que nous tenons à lui. O ma chère sœur, que je voudrais vous appauvrir du côté de l’esprit ! Écoutez saint Paul : Vous êtes prudents en Jésus-Christ ; pour nous, nous sommes insensés pour lui. Ne craignez point d’être indiscrète ; à Dieu ne plaise que je veuille de vous aucune indiscrétion ! mais je ne voudrais laisser en vous qu’une sagesse de pure grâce, qui conduit simplement les âmes fidèles, quand elles ne se laissent aller ni à l’humeur, ni aux passions, ni à l’amour-propre, ni à aucun mouvement naturel. Alors ce qu’on appelle dans le monde esprit, raisonnement et goût, tombera. Il ne restera qu’une raison simple, docile à l’esprit de Dieu, et une obéissance d’enfant pour vos supérieurs, sans regarder en eux autre chose que Dieu. Je le prie d’être lui seul toutes choses en vous.

LSP 15. L.342. À SŒUR CHARLOTTE DE SAINT-CYPRIEN. À Versailles, 10 décembre [1695].

Je vous envoie, ma chère sœur, une lettre pour M. Robert. Envoyez-la ou supprimez-la suivant que vous jugerez à propos. Voyez si elle est convenable à son état, et décidez simplement en bonne personne. J’ai beaucoup pensé à vous devant Dieu depuis deux ou trois jours. Je ne saurais souffrir votre esprit, ni le goût que vous avez pour celui des autres. Je voudrais vous voir pauvre d’esprit, et ne vous reposant plus que dans le commerce des simples et des petits. Les talents sont de Dieu, et ils sont bons quand on en use sans y tenir ; mais quand on les cherche, quand on les préfère à la simplicité, quand on dédaigne tout ce qui en est dépourvu, quand on veut toujours le plus sublime dans les dons de Dieu, on n’est point encore dans le goût de pure grâce. Au nom de Dieu, laissez là votre esprit, votre science, votre goût, votre discernement. Le bienheureux Jean de la Croix donnait bien moins à l’esprit que vous. Plus d’autre esprit que l’esprit de Dieu. La véritable grâce nous fait tout à tous indistinctement ; elle rabaisse tous les talents, elle aplanit tout, elle fait qu’on est ravi d’être avec les gens les plus grossiers et les plus idiots[253], pourvu qu’on y soit pour faire la volonté de Dieu. Pardon, ma chère sœur, de mes indiscrétions. Mille et mille fois tout à vous en notre Seigneur Jésus-Christ.

LSP 19. L.344S. À LA SŒUR CHARLOTTE DE SAINT-CYPRIEN. À Cambray, 25 décembre [1695 ou 1696 ?]

Je vous envoie, ma chère sœur, une lettre pour M. Robert et je vous prie de la voir, afin que vous soyez dans la suite de notre commerce, et que vous lui aidiez à se soutenir dans ses bonnes intentions pendant que je ne saurais le voir. J’ai un désir infini que vous soyez simple, et que vous n’ayez plus d’esprit. Je voudrais que Dieu flétrît vos talents, comme la petite vérole efface la beauté des jeunes personnes. Quand vous n’aurez plus aucune parure spirituelle, vous commencerez à goûter ce qui est petit, grossier et disgracié selon la nature, mais droit selon la pure grâce : vous ne déciderez plus, vous ne mépriserez plus rien; vous ne serez plus amusée par vos idées de perfection; votre oraison ne nourrira plus votre esprit. La conversation du Seigneur est avec les simples; ils sont ses bien-aimés et les confidents de ses mystères. Les sages et les prudents n’y auront point de part. L’enfant Jésus se montre aux bergers plus tôt qu’aux Mages. Devenez bergère ignorante, grossière, imbécile; mais droite, détachée de vous-même, docile, naïve, et inférieure à tout le monde. O que cet état est meilleur que celui d’être sage en soi-même ! Pardon, ma chère sœur : je prie le saint enfant Jésus de vous mettre son enfance au cœur. Demeurez à la crèche en silence avec lui; demandez pour moi ce que je souhaite pour vous. Mille compliments très sincères pour la mère Prieure et pour la sœur de Charost[254].

LSP 13. L.354. À la sœur CHARLOTTE DE ST-CYPRIEN. [À Versailles, 10 mars 1696] [255].

Vous pouvez facilement, ma chère sœur, consulter des personnes plus éclairées que moi sur les voies de Dieu, et je vous conjure même de ne suivre mes pensées qu’autant qu’elles seront conformes aux sentiments de ceux qui ont reçu de la Providence l’autorité sur vous [256].

 La contemplation est un genre d’oraison autorisé par toute l’Église ; elle est marquée dans les Pères et dans les théologiens des derniers siècles : mais il ne faut jamais préférer la contemplation à la méditation. Il faut suivre son besoin et l’attrait de la grâce, par le conseil d’un bon directeur. Ce directeur, s’il est plein de l’esprit de Dieu, ne prévient jamais la grâce en rien, et il ne fait que la suivre patiemment et pas à pas, après l’avoir éprouvée avec beaucoup de précaution. L’âme qui contemple de la manière la plus sublime doit être la plus détachée de sa contemplation, et la plus prompte à rentrer dans la méditation, si son directeur le juge à propos. Balthasar Alvarez[257], l’un des directeurs de sainte Thérèse, dit, suivant une règle marquée dans les meilleurs spirituels, que, quand la contemplation manque, il faut reprendre la méditation, comme un marinier se sert des rames quand le vent n’enfle plus les voiles. Cette règle regarde les âmes qui sont encore dans un état mêlé : mais en quelque état éminent et habituel qu’on puisse être, la contemplation ni acquise ni même infuse ne dispense jamais des actes distincts des vertus ; au contraire, les vertus doivent être les fruits de la contemplation. Il est vrai seulement qu’en cet état les âmes font les actes des vertus d’une manière plus simple et plus paisible, qui tient quelque chose de la simplicité et de la paix de la contemplation.

  Pour Jésus-Christ, il n’est jamais permis d’aller au Père que par lui ; mais il n’est pas nécessaire d’avoir toujours une vue actuelle du Fils de Dieu ni une union aperçue avec lui. Il suffit de suivre l’attrait de la grâce, pourvu que l’âme ne perde point un certain attachement à Jésus-Christ dans son fond le plus intime, qui est essentiel à sa vie intérieure. Ces âmes mêmes qui ne sont pas d’ordinaire occupées de Jésus-Christ dans leur oraison, ne laissent pas d’avoir de temps en temps certaines pentes vers lui, et une union plus forte que tout ce que les âmes ferventes de l’état commun éprouvent d’ordinaire. Une voie où l’on n’aurait plus rien pour Jésus-Christ serait non seulement suspecte, mais encore évidemment fausse et pernicieuse. Il est vrai seulement qu’entre ces deux états, de goûter souvent Jésus-Christ ou de demeurer solidement unie à lui, sans avoir en ce genre beaucoup de sentiments et de goûts aperçus, on ne choisit point ; chacun doit suivre en paix le don de Dieu, pourvu que toute l’âme ne tienne à Dieu que par Jésus-Christ, unique voie et unique vérité.

  Votre oraison, de la manière dont vous me la dépeignez, n’a rien que de bon : elle est même variée, et pleine d’actes très faciles à distinguer. Ces différents sentiments d’adoration, d’amour, de joie, d’espérance et d’anéantissement devant Dieu, sont autant d’actes très utiles. Pour les lumières, les goûts et les sentiments auxquels vous dites : Vous n’êtes pas mon Dieu, etc., cela est encore très bon ; il faut être prêt à être privé de ces sortes de dons qui consolent et qui soutiennent. Il n’y a que l’amour et la conformité à la volonté de Dieu qu’on ne doit jamais séparer de Dieu même, parce qu’on ne peut être uni même immédiatement à Dieu, pour parler le langage des mystiques, que par l’amour et par la conformité à sa volonté dans tout ce qu’elle fait, qu’elle commande et qu’elle défend.

  L’acte d’adoration de l’Être spirituel, infini et incompréhensible, qui ne peut être ni vu, ni senti, ni goûté, ni imaginé, etc., est l’exercice tout ensemble du pur amour et de la pure foi. Persévérez dans cet acte sans scrupule : y persévérer, c’est le renouveler sans cesse d’une manière simple et paisible. Ne le quittez point pour d’autres choses, que vous chercheriez peut-être avec inquiétude et empressement, contre l’attrait de votre grâce. Il y aura assez d’occasions où ce même attrait vous occupera expressément de Jésus-Christ et des actes distincts des vertus qui sont nécessaires à votre état intérieur et extérieur.

  Pour le silence dont le Roi-Prophète parle, c’est celui dont saint Augustin parle aussi, quand il dit : Que mon âme fasse taire tout ce qui est créé, pour passer au-dessus de tout ce qui n’est point Dieu lui-même; qu’elle se fasse taire aussi elle-même à l’égard d’elle-même : sileat anima mea ipsa sibi[258] ; que dans ce silence universel, elle écoute le Verbe qui parle toujours, mais que le bruit des créatures nous empêche souvent d’entendre. Ce silence n’est pas une inaction et une oisiveté de l’âme; ce n’est qu’une cessation de toute pensée inquiète et empressée, qui serait hors de saison quand Dieu veut se faire écouter. Il s’agit de lui donner une attention simple et paisible, mais très réelle, très positive et très amoureuse pour la vérité qui parle au-dedans. Qui dit attention, dit une opération de l’âme et une opération intellectuelle accompagnée d’affection de la volonté. Qui dit imposer silence, dit une action de l’âme qui choisit librement et par un amour méritoire. En un mot, c’est une fidélité actuelle de l’âme, qui, dans sa paix la plus profonde, préfère d’écouter l’esprit intérieur de grâce à toute autre attention. Alors l’opération tranquille de l’âme est une pure intellection, quoique les mystiques, prévenus des opinions de la philosophie de l’Ecole, aient parlé autrement. L’âme y contemple Dieu comme incorporel, et par conséquent elle n’admet ni image ni sensation qui le représente; elle l’adore ainsi tel qu’il est. Je sais bien que l’imagination ne cesse point alors de représenter des objets, et les sens de produire des sensations; mais l’âme, uniquement soutenue par la foi et par l’amour, n’admet volontairement aucune de ces choses qui ne sont ni Dieu ni rien de ressemblant à sa nature, non plus qu’un mathématicien ne fait point entrer dans ses spéculations de mathématique la vue involontaire des mouches qui bourdonnent autour de lui.

  Il faut seulement remarquer deux choses sur la contemplation : la première, que le Verbe, en tant qu’il est incarné, quand il parle dans cette oraison, ne doit pas être moins écouté que quand il parle sans nous représenter son incarnation; en un mot, Jésus-Christ peut être l’objet de la plus pure et de la plus sublime contemplation. Il est contemplé par les bienheureux dans le ciel; à plus forte raison peut-il être contemplé sur la terre par les âmes de la plus éminente oraison, lesquelles, étant encore dans le pélerinage, sont toujours jusques à la mort dans un état essentiellement différent de celui des saints arrivés au terme. Jésus-Christ n’est pas moins la vérité et la vie que la voie. Il n’y a aucun état où l’âme la plus parfaite puisse ni marcher, ni contempler, ni vivre qu’en lui et par lui seul. Il ne suffit pas de tenir à lui confusément; il faut être occupé distinctement de lui et de ses mystères. Il est vrai qu’il y a des âmes qui ne le voient point actuellement dans leur contemplation, et qui croient même pour un temps l’avoir perdu, lorsqu’elles sont dans les épreuves ; mais celles qui n’en sont pas occupées pendant la pure et actuelle contemplation, en sont occupées pendant certains intervalles, où elles trouvent que Jésus-Christ leur est toutes choses. Celles qui sont dans les épreuves ne perdent pas plus Jésus-Christ que Dieu; elles ne perdent ni l’un ni l’autre, que pour un temps et en apparence. L’Époux se cache, mais il est présent : la peine où est l’âme, en croyant l’avoir perdu, est une preuve qu’elle ne le perd jamais, et qu’elle n’est privée que d’une possession goûtée et réfléchie.

  La seconde remarque à faire sur la contemplation, est que cette contemplation pure et directe, où nulle image ni sensation n’est admise volontairement, n’est jamais, en cette vie, continuelle et sans interruption : il y a toujours des intervalles où l’on peut et où l’on doit, suivant la grâce et suivant son besoin, pratiquer les actes distincts de toutes les vertus, comme de la patience, de l’humilité, de la docilité, de la vigilance et de la contrition etc. En un mot il faut remplir tous les devoirs intérieurs et extérieurs marqués dans l’Évangile, loin de les négliger dans cet état de perfection. On ne doit juger du degré de la perfection de chaque âme, que par la fidélité qu’elle a dans toutes ces choses. Si, dans ces intervalles, on ne trouvait jamais en soi ni l’union à Jésus-Christ, ni les actes distincts des vertus, on devrait beaucoup craindre de tomber dans l’illusion. Alors il faudrait, suivant le conseil le plus sage qu’on pourrait trouver, s’exciter avec les efforts les plus empressés pour retrouver Jésus-Christ et les vertus, si on était encore dans l’état où je vous ai dit que Balthasar Alvarez veut qu’on prenne la rame quand le vent n’enfle plus les voiles. Que si on était dans un état de contemplation plus habituelle, où la rame ne fût plus d’aucun usage, il faudrait, non pas s’exciter avec inquiétude et empressement, mais faire des actes simples et paisibles sans y rechercher sa propre consolation. Cette sorte d’excitation, ou plutôt de fidélité tranquille et très efficace, ne troublera jamais l’état des âmes les plus éminentes, quand elles les feront par obéissance. Peut-être croiront-elles ne faire point des actes, parce qu’elles ne les feront point par formules et par secousses empressées; mais ces actes n’en seront pas moins bons. Il y a une grande différence entre les actes empressés qu’on s’efforce de faire pour s’y appuyer avec une subtile complaisance, ou ceux qu’on fait de toute la force de la volonté, avec simplicité et paix, pour obéir à un directeur. Enfin le fondement, qui doit être immobile, est qu’il n’y a aucun degré de contemplation où l’âme ne se nourrisse, d’une manière plus ou moins aperçue, par la vue de Jésus-Christ, par celle de ses mystères, et par les actes distincts des vertus. Les actes aperçus ne viennent pas toujours également comme on le voudrait, pour se consoler et pour s’assurer[259]. Dans les temps de l’actuelle et directe contemplation, il ne faut pas même interrompre ce que Dieu fait, pour ce que nous voudrions faire; mais, hors de ces temps, il faut toujours un peu plus ou un peu moins d’union aperçue à Jésus-Christ, et d’actes distincts.

  Au reste, voici, ce me semble, les véritables notions des termes dont les plus saints mystiques se sont servis si fréquemment et si utilement, mais dont j’entends dire tous les jours avec douleur qu’on a étrangement abusé[260].

  L’abandon n’est que le pur amour dans toute l’étendue des épreuves, où il ne peut jamais cesser de détester et de fuir tout ce que la loi écrite condamne, et où les permissions divines ne dispensent jamais de résister jusqu’au sang contre le péché pour ne le pas commettre, et de le déplorer, si par malheur on y était tombé : car le même Dieu qui permet le mal le condamne, et sa permission qui n’est pas notre règle, n’empêche pas qu’on ne doive, par le principe de l’amour, se conformer toujours à sa volonté écrite, qui commande le bien et qui condamne tout ce qui est mal. On ne doit jamais supposer la permission divine, que dans les fautes déjà commises; cette permission ne doit diminuer en rien alors notre haine du péché, ni la condamnation de nous-mêmes.

  L’activité que les mystiques blâment, n’est pas l’action réelle et la coopération de l’âme à la grâce; c’est seulement une crainte inquiète, ou une ferveur empressée qui recherche les dons de Dieu pour sa propre consolation.

  L’état passif, au contraire, est un état simple, paisible, désintéressé, où l’âme coopère à la grâce d’une manière d’autant plus libre, plus pure, plus forte et plus efficace, qu’elle est plus exempte des inquiétudes et des empressements de l’intérêt propre.

  La propriété que les mystiques condamnent avec tant de rigueur, et qu’ils appellent souvent impureté, n’est qu’une recherche de sa propre consolation et de son propre intérêt dans la jouissance des dons de Dieu, au préjudice de la jalousie du pur amour, qui veut tout pour Dieu, et rien pour la créature. Le péché de l’ange fut un péché de propriété; stetit in se, comme parle saint Augustin. La propriété bien entendue n’est donc que l’amour-propre ou l’orgueil, qui est l’amour de sa propre excellence en tant que propre, et qui, au lieu de rapporter tout et uniquement à Dieu, rapporte encore un peu les dons de Dieu à soi, pour s’y complaire. Cet amour-propre fait, dans l’usage des dons extérieurs, la plupart des défauts sensibles. Dans l’usage des dons intérieurs, il fait une recherche très subtile et presque imperceptible de soi-même dans les plus grandes vertus, et c’est cette dernière purification de l’âme qui est la plus rare et la plus difficile.

  Les mystiques appellent aussi souvent impureté, les empressements de l’amour intéressé, qui troublent la paix d’une âme attirée à la générosité du pur amour. L’amour intéressé n’est point un péché, et il ne peut être permis, dans ce langage, de l’appeler une impureté, qu’à cause qu’il est différent de l’amour désintéressé que l’on nomme pur. Du reste l’amour intéressé se trouve souvent dans de très grands saints, et il est capable de produire d’excellentes vertus.

  La désappropriation bien entendue n’est donc que l’abnégation entière de soi-même selon l’Évangile, et la pratique de l’amour désintéressé dans toutes les vertus. La cupidité, qui est opposée à la charité, ne consiste pas seulement dans la concupiscence charnelle, et dans tous les vices grossiers; mais encore dans cet amour spirituel et déréglé de soi-même pour s’y complaire.

  L’attrait intérieur, dont les mystiques ont tant parlé, n’est point une inspiration miraculeuse et prophétique, qui rend l’âme infaillible, ni impeccable, ni indépendante de la direction des pasteurs; ce n’est que la grâce, qui est sans cesse prévenante dans tous les justes, et qui est plus spéciale dans les âmes élevées par l’amour désintéressé, et par la contemplation habituelle, à un état plus parfait. Ces âmes peuvent se tromper, pécher, avoir besoin d’être redressées. Elles ne peuvent même marcher sûrement dans leur voie, que par l’obéissance.

  Les désirs ne cessent point, non plus que les actes, dans cette voie; car l’amour, qui est le fond de la contemplation, est un désir continuel de l’Époux bien-aimé, et ce désir continuel est divisé en autant d’actes réels, qu’il y a de moments successifs où il continue. Un acte simple, indivisible, toujours subsistant par lui-même s’il n’est révoqué, est une chimère qui porte avec elle une évidente et ridicule contradiction. Chaque moment d’amour et d’oraison renferme son acte particulier : il n’y a que le renouvellement positif d’un acte qui puisse le faire continuer. Il est vrai seulement que, quand une personne qui ne connaît point ses opérations intérieures par les vrais principes de philosophie, se trouve dans une paix et une union habituelle avec Dieu, elle croit ou ne faire aucun acte, ou en faire un perpétuel; parce que les actes qu’elle fait sont si simples, si paisibles, et si exempts de tout empressement, que l’uniformité leur ôte une certaine distinction sensible.

  J’ai dit que l’amour est un désir, et cela est vrai en un sens, quoique en un autre l’amour pur et paisible ne soit pas un désir empressé. Ce qu’on appelle d’ordinaire un désir est une inquiétude et un élancement de l’âme pour tendre vers quelque objet qu’elle n’a pas; en ce sens, l’amour paisible ne peut être un désir : mais on entend par ce désir la pente habituelle du cœur, et son rapport intime à Dieu, l’amour est un désir; et en effet, quiconque aime Dieu, veut tout ce que Dieu veut. Il veut son salut, non pour soi, mais pour Dieu, qui veut être glorifié par là, et qui nous commande de le vouloir avec lui. L’amour est insatiable d’amour; il cherche sans cesse son propre accroissement par la destruction de tout ce qui n’est pas lui en nous. Quoiqu’il ne dise pas formellement, Je veux croître; qu’il ne sente pas toujours une impatience pour son accroissement, et qu’il ne s’excite pas même par secousses et avec empressement pour faire de nouveaux progrès, il tend néanmoins toujours, par un mouvement paisible et uniforme, à détruire tous les obstacles des plus légères imperfections, et à s’unir de plus en plus à Dieu. Voilà le vrai désir qui fait toute la vie intérieure.

  Pour les désirs particuliers sur les moyens qu’on croit les plus propres pour procurer la gloire de Dieu, ils peuvent être bons; mais aussi j’avoue qu’ils me sont suspects, lorsqu’ils sont accompagnés, comme vous le dites, de trouble et d’inquiétude, et qu’ils vous font sortir de votre recueillement ordinaire. Vouloir âprement la gloire de Dieu, et à notre mode, c’est moins vouloir sa gloire que notre propre satisfaction. Dieu peut donner par sa grâce, aux âmes, certains désirs particuliers, ou pour des choses qu’il veut accorder à leurs prières, ou pour les exercer elles-mêmes par ces désirs. Ils peuvent même être très forts et très puissants sur l’âme. Ce n’est pas leur force qui m’est suspecte; ce que je crains, c’est l’âpreté, c’est l’inquiétude qui fait cesser le recueillement. Je demande donc que, sans combattre le désir, on n’y tienne point, et qu’on ne veuille pas même en juger. Si ces désirs viennent de Dieu, il saura bien les faire fructifier pour vous et pour les autres. S’ils viennent de votre empressement, la plus sûre manière de les faire cesser est de ne vous y arrêter point volontairement. Bornez-vous donc, ma chère sœur, à bien vouloir de tout votre cœur toutes les volontés connues de Dieu par sa loi et par sa providence, et toutes les inconnues qui sont cachées dans ses conseils sur l’avenir.

  Voilà les principales choses de la doctrine de la vie intérieure, que je ne puis vous expliquer ici qu’en abrégé et à la hâte, mais qui sont capitales pour vous préserver de l’illusion. Si ces choses ont besoin d’un éclaircissement plus exact et plus étendu, je vous en dirai volontiers ce que j’en connais, et qui est conforme aux propositions de messeigneurs de Paris et de Meaux.

Pour vous, ma chère sœur[261], ce qui me paraît le plus utile à votre sanctification, c’est que vous fuyiez ce qu’on appelle le goût de l’esprit, et la curiosité : noli altum sapere[262]. Faites taire votre esprit, qui se laisse trop aller au raisonnement. Surtout n’entreprenez jamais de régler votre conduite intérieure, ni celle des sœurs à qui vous pouvez parler suivant l’ordre de vos supérieurs, par vos lectures. Les meilleures choses que vous lisez peuvent se tourner en poison, si vous les prenez selon votre propre sens. Lisez donc pour[263] vous édifier, pour vous recueillir, pour vous nourrir intérieurement,pour vous remplir de la vérité, mais non pour juger par vous-même, ni pour trouver une direction dans vos lectures. Ne lisez rien par curiosité, ni par goût des choses extraordinaires : ne lisez rien que par conseil, et en esprit d’obéissance à vos supérieurs, auxquels il ne faut jamais rien cacher. Souvenez-vous que, si vous n’êtes comme les petits enfants, vous n’entrerez point au royaume du ciel. Désirez le lait comme les petits enfants nouveaux nés; désirez-le sans artifice. Souvenez-vous que Dieu cache ses conseils aux sages et aux prudents, pour les révéler aux petits; sa conversation familière est avec les simples. Il n’est pas question d’une simplicité badine, et qui se relâche sur les vertus : il s’agit d’une simplicité de candeur, d’ingénuité, de rapport unique à Dieu seul, et de défiance sincère de soi-même en tout. Vous avez besoin de devenir plus petite et plus pauvre d’esprit qu’une autre. Après avoir tant travaillé à croître et à orner votre esprit, dépouillez-le de toute parure; ce n’est pas en vain que Jésus-Christ dit : Bienheureux les pauvres d’esprit. Ne parlez jamais aux autres, qu’autant que vos supérieurs vous y obligeront; vous avez besoin de ne point épancher au dehors le don de Dieu qui se tarirait aisément en vous. On se dissipe quelquefois en parlant des meilleures choses; on s’en fait un langage qui amuse, et qui flatte l’imagination, pendant que le cœur se vide et se dessèche insensiblement. Ne vous croyez point avancée, car vous ne l’êtes guère : ne vous comparez jamais à personne; laissez-vous juger par les autres, quoiqu’ils n’aient pas une grande lumière. Ne comptez jamais sur vos expériences, qui peuvent être très défectueuses. Obéissez et aimez : l’amour qui obéit marche dans la voie droite, et Dieu supplée à tout ce qui pourrait lui manquer. Oubliez-vous vous-même, non au préjudice de la vigilance, qui est essentiellement inséparable du véritable amour de Dieu, mais pour les réflexions inquiètes de l’amour-propre.

Vous trouverez peut-être, ma chère sœur, que j’entre bien avant dans les questions de doctrine, en vous écrivant une lettre où je vous exhorte à vous détacher de tout ce qu’on appelle esprit et science : mais vous savez que c’est vous qui m’avez questionné. Il s’agit de vous mettre le cœur en paix, de vous montrer les vrais principes et les bornes au-delà desquelles vous ne pourriez aller sans tomber dans l’illusion, et de vous ôter aussi le scrupule sur les véritables voies de Dieu. On ne peut pas vous parler aussi sobrement qu’à une autre, parce que vous avez beaucoup lu et raisonné sur ces matières. Tout ce que je viens de vous dire ne vous apprendra rien de nouveau; il ne fera que vous montrer les bornes, et que vous préserver des pièges à craindre. Après vous avoir parlé, ma chère sœur, avec tant de confiance et d’ouverture, je n’ai garde de finir cette lettre par des compliments. Il me suffit de me recommander à vos prières, et de me souvenir de vous dans les miennes. Je vous supplie de souffrir que j’ajoute ici une assurance de ma vénération pour la mère prieure, et pour les autres dont je suis connu. Rien n’est plus fort et plus sincère que le zèle avec lequel je vous serai dévoué toute ma vie en notre Seigneur.

FR. ARCH. Duc DE CAMBRAY.

LSP 16. L.363S. À LA SŒUR CHARLOTTE DE SAINT-CYPRIEN. Mardi au soir, 7 août [1696 ?].

J’ai pensé, ma chère sœur, à tout ce que vous m’avez dit en si peu de temps, et Dieu sait combien je m’intéresse à tout ce qui vous touche. Je ne saurais assez vous recommander de compter pour rien toutes les lumières de grâce, et les communications intérieures qu’il vous paraît que vous recevez. Vous êtes encore dans un état d’imperfection et de mélange, où de telles lumières sont tout au moins très douteuses et très suspectes d’illusion. Il n’y a que la conduite de foi qui soit assurée, comme le bienheureux Jean de la Croix le dit si souvent. Sainte Thérèse même paraît avoir presque perdu toute lumière miraculeuse dans sa septième demeure du Château de l’Âme. Vous avez un besoin infini de ne compter pour rien tout ce qui paraît le plus grand, et de demeurer dans la voie où l’on ne voit rien que les maximes de la pure foi et la pratique du parfait amour. Je me souviens de vous avoir écrit autrefois là-dessus une lettre. Si elle contient quelque chose de vrai, servez-vous-en comme de ce qui est à Dieu; et si j’y ai mis quelque chose qui soit mauvais, rejetez-le comme mien. J’avoue que je souhaiterais pour votre sûreté, que M. votre supérieur[264], qui est plein de mérite, de science et de vertu vous tînt aussi bas que vous devez l’être. Il s’en faut beaucoup que vous ne soyez dans la véritable lumière qui vient de l’expérience de la perfection. Vous n’êtes que dans un commencement, où vous prendrez facilement le change avec bonne intention, et où l’approbation de vos supérieurs et de vos anciennes sont fort à craindre pour vous. Vous avez une sorte de simplicité que j’aime fort; mais elle ne va qu’à retrancher tout artifice et toute affectation : elle ne va pas encore jusqu’à retrancher les goûts spirituels, et certains petits retours subtils sur vous-même. Vous avez besoin de ne vous arrêter à rien, et de ne compter pour rien tout ce que vous avez, même ce qui vous est donné; car ce qui vous est donné, quoique bon du côté de Dieu, peut être mauvais par l’appui que vous en tirerez en vous même. Ne tenez qu’aux vérités de la foi, pour crucifier sans réserve encore plus le dedans que le dehors de l’homme. Gardez dans votre cœur l’opération de la grâce, et ne l’épanchez jamais sans nécessité. Il y aurait mille choses simples à vous dire sur cette conduite de foi; mais le détail n’en peut être marqué ici, car il serait trop long, et on ne saurait tout prévoir. J’espère que Dieu vous conduira lui-même, si vous êtes fidèle à contenter toute la jalousie de son amour, sans écouter votre amour-propre. Je le prie d’être toutes choses en vous, et de vous préserver de toute illusion; ce qui arrivera si vous allez, comme dit le bienheureux Jean de la Croix, toujours par le non-savoir dans les vérités inépuisables de l’abnégation de vous-même : n’en cherchez point d’autres. Tout à vous en Jésus-Christ notre Seigneur. À lui seul gloire à jamais.

376S. à la sœur CHARLOTTE DE SAINT-CYPRIEN. Samedi 15 décembre [1696].

[265] Pour vous, ma chère sœur, je vous conjure de demeurer dans votre cellule loin de tout commerce non seulement au-dehors, mais encore au-dedans, excepté ceux que l’obéissance vous rend nécessaire. Faites taire votre esprit et écoutez Dieu. Vous verrez que ce silence intérieur n’est point une oisiveté, mais une cessation de nos pensées inquiètes, pour recevoir d’un esprit simple et tranquille, et d’une volonté pure et souple les impressions de la grâce. En vérité on ne peut être à vous plus que j’y suis en N. S. Il me semble que cela augmente tous les jours. Plus vous serez rapetissée sous la main de Dieu, plus il nous unira en lui. Ne jugez point, ne décidez point. Laissez-vous mener par vos supérieurs. Les enfants trouvent tout le monde plus grand qu’eux, ne méprisez rien que vous. Que tout vous paraisse géant en comparaison de vous. Parlez, écrivez, raisonnez le moins que vous pourrez. Je suis bien importun de répéter si souvent la même chose, mais il me semble voir combien elle vous importe. D’autres vous parleront autrement. Pour moi je crains toute occupation qui peut nourrir en vous le goût des talents et d’une piété trop lumineuse[266].

LSP 18. 380S. À LA SŒUR CHARLOTTE DE SAINT-CYPRIEN. [août 1695 - janvier 1697].

Pour vous[267], ma chère sœur, je vous dirai que j’ai bien regret de n’avoir pas été libre de vous aller voir avant que de venir ici. Mais cela m’a été impossible, j’espère retrouver cette consolation à notre retour. Cependant je ne puis assez vous redire ce que j’ai pris la liberté de vous dire tant de fois. Craignez votre esprit, et celui de ceux qui en ont; ne jugez de personne par là. Dieu, seul bon juge, en juge bien autrement; il ne s’accommode que des enfants, des petits, des pauvres d’esprit. Ne lisez rien par curiosité, ni pour former aucune décision[268] dans votre tête sur aucune de vos lectures : lisez pour vous nourrir intérieurement dans un esprit de docilité et de dépendance sans réserve. Communiquez-vous[269] peu, et ne le faites jamais que pour obéir à vos supérieurs. Soyez ingénue comme un enfant à leur égard. Ne comptez pour rien ni vos lumières ni les grâces extraordinaires. Demeurez dans la pure foi, contente d’être fidèle dans cette obscurité, et d’y suivre sans relâche les commandements et les conseils de l’Evangile expliqués par votre règle. Sous prétexte de vous oublier vous-même, et d’agir simplement sans réflexion, ne vous relâchez jamais pour votre régularité, ni pour la correction de vos défauts : demandez à vos supérieurs qu’ils vous en avertissent. Soyez fidèle à tout ce que Dieu vous en fera connaître par autrui, et acquiescez avec candeur et docilité à tout ce qu’on vous en dira, et dont vous n’aurez point la lumière. Il faut s’oublier, pour retrancher les attentions de l’amour-propre, et non pour négliger la vigilance qui est essentielle au véritable amour de Dieu. Plus on l’aime, plus on est jalouse contre soi, pour n’admettre jamais rien qui ne soit des vertus les plus pures que l’amour inspire. Voilà, ma chère sœur, tout ce qui me vient au cœur pour vous : recevez-le du même cœur dont je vous le donne. Je prie notre Seigneur qu’il vous fasse entendre mieux que je ne dis, et qu’il soit lui seul toutes choses en vous. Il sait à quel point je suis en lui intimement uni à vous.

FR. ARCH. DUC DE CAMBRAY.

La correspondance dut cesser lors de l’exil de Fénelon à Cambrai. Quinze années plus tard :

LSP 20. L.1437. À LA SŒUR CHARLOTTE DE SAINT-CYPRIEN. À Cambray 17 janvier 1711.

Je n’ai point, ma très honorée sœur, la force que vous m’attribuez. J’ai ressenti la perte irréparable que j’ai faite avec un abattement qui montre un cœur très faible. Maintenant mon imagination est un peu apaisée, et il ne me reste qu’une amertume et une espèce de langueur intérieure. Mais l’adoucissement de ma peine ne m’humilie pas moins que ma douleur. Tout ce que j’ai éprouvé dans ces deux états n’est qu’imagination, et qu’amour-propre. J’avoue que je me suis pleuré en pleurant un ami qui faisait la douceur de ma vie, et dont la privation se fait sentir à tout moment. Je me console, comme je me suis affligé, par lassitude de la douleur, et par besoin de soulagement. L’imagination, qu’un coup si imprévu avait saisie et troublée, s’y accoutume et se calme. Hélas! tout est vain en nous, excepté la mort à nous-mêmes que la grâce y opère. Au reste, ce cher ami[270] est mort avec une vue de sa fin qui était si simple et si paisible, que vous en auriez été charmée. Lors même que sa tête se brouillait un peu, ses pensées confuses étaient toutes de grâce, de foi, de docilité, de patience, et d’abandon à Dieu. Je n’ai jamais rien vu de plus édifiant et de plus aimable. Je vous raconte tout ceci pour ne vous représenter point ma tristesse, sans vous faire part de cette joie de la foi dont parle S. Augustin, et que Dieu m’a fait sentir en cette occasion. Dieu a fait sa volonté, il a préféré le bonheur de mon ami à ma consolation. Je manquerais à Dieu et à mon ami même, si je ne voulais pas ce que Dieu a voulu. Dans ma plus vive douleur, je lui ai offert celui que je craignais tant de perdre. On ne peut être plus touché que je le suis de la bonté avec laquelle vous prenez part à ma peine. Je prie celui pour l’amour de qui vous le faites, de vous en payer au centuple.

Je ne me souviens point de ce que vous me mandez que vous m’aviez écrit. Je ne sais si c’est que je ne l’ai pas reçu ou qu’il a échappé à ma mémoire dans la multitude des embarras extraordinaires que j’ai eus cette année. Mais enfin si vous vouliez me pardonner cette faute et daigner me mander simplement une seconde fois de quoi il s’agit, je vous ferais une réponse très ingénue avec tout le zèle d’un homme qui vous honore plus que jamais, et qui vous sera dévoué sans réserve en N[otre] S[eigneur] le reste de sa vie. FR. ARCH. DE CAMBRAY.

LSP 22. L.1514. À LA SŒUR CHARLOTTE DE SAINT-CYPRIEN. 25 décembre 1711.

Je voudrais, ma très honorée sœur, être à portée de vous témoigner plus régulièrement par mes lettres, combien je vous suis dévoué. Ce que Dieu fait ne ressemble point à ce que les hommes font. Les sentiments des hommes changent, ceux que Dieu inspire vont toujours croissant, pourvu qu’on lui soit fidèle.

On ne peut être plus touché que je le suis de vos maux[271]: je leur pardonne de vous empêcher de faire des exercices de pénitence. Les maux qu’on souffre ne sont-ils pas eux-mêmes des pénitences continuelles que Dieu nous a choisies, et qu’il choisit infiniment mieux que nous ne les choisirions? que voulons-nous, sinon l’abattement de la chair, et la soumission de l’esprit à Dieu? À l’égard de vos lectures, je ne saurais les regretter, pendant qu’il plaît à Dieu de vous en ôter l’usage. Tous les livres les plus admirables mis ensemble nous instruisent moins que la croix. Il vaut mieux d’être crucifié avec Jésus-Christ, que de lire ses Souffrances[272]. L’un n’est souvent qu’une belle spéculation, ou tout au plus qu’une occupation affectueuse. L’autre est la pratique réelle et le fruit solide de toutes nos lectures et oraisons. Souffrez donc en paix et en silence, ma chère sœur, c’est une excellente oraison que d’être uni à Jésus sur la croix. On ne souffre point en paix pour l’amour de Dieu, sans faire une oraison très pure et très réelle. C’est pour cette oraison qu’il faut laisser les livres, et les livres ne servent qu’à préparer cette oraison de mort à soi-même. Vous connaissez l’endroit où S. Augustin, parlant du dernier moment de sa conversion, dit qu’après avoir lu quelques paroles de l’apôtre, il quitta le livre, «et ne voulut point continuer de lire, parce qu’il n’en avait plus besoin, et qu’une lumière de paix s’était répandue dans son cœur[273] ». Quand Dieu nourrit au-dedans, on n’a pas besoin de la nourriture extérieure. La parole du dehors n’est donnée que pour procurer celle du dedans. Quand Dieu, pour nous éprouver, nous ôte celle du dehors, il la remplace par celle du dedans pour ne nous abandonner pas à notre indigence. Demeurez donc en silence et en amour auprès de lui. Occupez-vous de tout ce que l’attrait de la grâce vous présentera dans l’oraison, pour suppléer à ce qui vous manque du côté de la lecture. O que J[ésus]-C[hrist], parole substantielle du Père, est un divin livre pour nous instruire! Souvent nous chercherions dans les livres de quoi flatter notre curiosité, et entretenir en nous le goût de l’esprit. Dieu nous sèvre de ces douceurs par nos infirmités. Il nous accoutume à l’impuissance et à une langueur d’inutilité qui attriste et qui humilie l’amour-propre. O l’excellente leçon ! Quel livre pourrait nous instruire plus fortement? Ce que je vous demande très instamment, est de ménager vos forces avec simplicité, et de recevoir dans vos maux les soulagements qu’on vous offre, comme vous voudriez qu’une autre à qui vous les offririez les reçût dans son besoin. Cette simplicité vous mortifiera plus que les austérités que vous regrettez et qui vous sont impossibles. Au reste, Dieu se plaît davantage dans une personne accablée de maux, qui met sa consolation à n’en avoir aucune, pour le contenter, que dans les personnes les plus occupées aux œuvres les plus éclatantes. Sur qui jetterai-je mes regards de complaisance, dit le Seigneur, si ce n’est sur celui qui est pauvre, petit, et écrasé intérieurement[274]? Leurs lumières, leurs sentiments, leurs œuvres soutiennent les autres. Mais Dieu porte ceux-ci entre ses bras avec compassion. Pleurez, sans vous contraindre, les choses que vous dites que Dieu vous ordonne de sentir, mais j’aime bien ce que vous appelez votre stupidité. Elle vaut cent fois mieux que la délicatesse et la vivacité de sentiments sublimes, qui vous donneraient un soutien flatteur. Contentez-vous de ce que Dieu vous donne, et soyez également délaissée à son bon plaisir dans les plus grandes inégalités. Encore une fois ménagez votre corps et votre esprit. L’un et l’autre est abattu. Au reste je réponds à votre lettre le lendemain de sa réception, c’est-à-dire le 25 décembre, quoiqu’elle soit datée du 30 d’août. Je n’oublierai pas devant Dieu la personne que vous me recommandez[275], et je serai jusqu’à la mort intimement uni à vous avec zèle en N [otre] S[eigneur].

LSP 21. L.1776. À LA SŒUR CHARLOTTE DE SAINT-CYPRIEN. À Cambray, ce 10 mars 1714.

   J’ai reçu, ma très honorée sœur, une réponse de la personne qui vous est si chère[276] : elle ne tend qu’à entrer en dispute, et qu’à vouloir m’y engager avec ses ministres[277]. Cette dispute avec eux n’aboutirait à rien de solide. Je me bornerai à lui répondre doucement sur les points qui peuvent toucher le cœur, en laissant tomber tout ce qui excite l’esprit à des contestations. La prière ôte l’enflure du cœur, que la science et la dispute donnent3. Si les hommes voulaient prier avec amour et humilité, tous les cœurs seraient bientôt réunis, les nouveautés disparaîtraient, et l’Église serait en paix. Je souhaite de tout mon cœur, que Dieu vous détache à mesure qu’il vous éprouve. Les dépouillements les plus rigoureux sont adoucis, dès que Dieu détache le cœur des choses dont il dépouille. Les incisions ne sont nullement douloureuses dans le mort; elles ne le sont que dans le vif. Quiconque mourrait en tout, porterait en paix toutes les croix. Mais nous sommes faibles, et nous tenons encore à de vaines consolations. Les soutiens de l’esprit sont plus subtils que les appuis mondains ; on y renonce plus tard et avec plus de peine. Si on se détachait des consolations les plus spirituelles dès que Dieu en prive, on mettrait sa consolation, comme dit l’Imitation de Jésus-Christ[278], à être sans consolation dans sa peine. Je serais ravi d’apprendre l’entière guérison de vos yeux; mais il ne faut pas plus tenir à ses yeux, qu’aux choses les plus extérieures. Je serai jusqu’au dernier soupir de ma vie intimement uni à vous, et dévoué à tout ce qui vous appartient, avec le zèle le plus sincère.


 

 


 

Duchesse de Mortemart (1665-1750)

La « petite duchesse », aimée de Madame Guyon[279], prit sa relève au sein du cercle des disciples lorsque cette dernière fut emprisonnée puis assignée à résidence à Blois. La cadette du ‘clan’ Colbert avait un fort tempérament, ce qui lui fut reproché. Après 1717, corrigée de ces défauts de (relative) jeunesse, elle aura succédé à la ‘dame directrice’ ? Ce que nous supposons. Des notes, dont la biographique placée ici [280], accompagnent la plus longue série de lettres rapportée dans ce volume pour une correspondante. Par chance, car l’attribution à la duchesse de lettres choisies et nettoyées de renseignements sur leur provenance par les membres du cercle en vue de l’édition de 1718 a été tardive tandis que l’édition critique de la série « LSP * » est très récente [281] : la filiation fut bien préservée !

Nous tentons une mise en ordre chronologique [282].

LSP 126.*A LA DUCHESSE DE MORTEMART juin 1693 ?

  Vous êtes bonne[283]. Vous voudriez l’être encore davantage, et vous prenez beaucoup sur vous dans le détail de la vie : mais je crains que vous ne preniez un peu trop sur le dedans, pour accommoder le dehors aux bienséances, et que vous ne fassiez pas assez mourir le fond le plus intime. Quand on n’attaque point efficacement un certain fonds secret de sens et de volonté propre sur les choses qu’on aime le plus, et qu’on se réserve avec le plus de jalousie, voici ce qui arrive. D’un côté, la vivacité, l’âpreté et la roideur de la volonté propre sont grandes; de l’autre côté, on a une idée scrupuleuse d’une certaine symétrie des vertus extérieures, qui se tourne en pure régularité de bienséance. L’extérieur se trouve ainsi très gênant, et l’intérieur très vif pour y répugner. C’est un combat insupportable.

     Prenez donc moins l’ouvrage par le dehors, et un peu plus par le dedans. Choisissez les affections les plus vives qui dominent dans votre cœur, et mettez-les sans condition ni bornes dans la main de Dieu, pour les lui laisser amortir et éteindre. Abandonnez-lui votre hauteur naturelle, votre sagesse mondaine, votre goût pour la grandeur de votre maison, votre crainte de déchoir et de manquer de considération dans le monde, votre sévérité âpre contre tout ce qui est irrégulier. Votre humeur est ce que je crains le moins pour vous. Vous la connaissez, vous vous en défiez ; malgré vos résolutions, elle vous entraîne, et en vous entraînant elle vous humilie. Elle servira à vous corriger des autres défauts plus dangereux. Je serais moins fâchée de vous voir grondeuse, dépitée, brusque, ne vous possédant pas, et ensuite bien désabusée de vous-même par cette expérience, que de vous voir régulière de tout point et irrépréhensible de tous les côtés, mais délicate, haute, austère, roide, facile à scandaliser, et grande en vous-même.

Mettez votre véritable ressource dans l’oraison. Un certain travail de courage humain et de goût pour une régularité empesée ne vous corrigera jamais. Mais accoutumez-vous devant Dieu, par l’expérience de vos faiblesses incurables, à la condescendance, à la compassion et au support des imperfections d’autrui. L’oraison bien prise vous adoucira le cœur, et vous le rendra simple, souple, maniable, accessible, accommodant. Voudriez-vous que Dieu fût pour vous aussi critique et aussi rigoureux que vous l’êtes souvent pour le prochain ? On est sévère pour les actions extérieures, et on est très relâché pour l’intérieur. Pendant qu’on est si jaloux de cet arrangement superficiel de vertus extérieures, on n’a aucun scrupule de se laisser languir au-dedans, et de résister secrètement à Dieu. On craint Dieu plus qu’on ne l’aime. On veut le payer d’actions, que l’on compte pour en avoir quittance, au lieu de lui donner tout par amour, sans compter avec lui. Qui donne tout sans réserve, n’a plus besoin de compter. On se permet certains attachements déguisés à sa grandeur, à sa réputation, à ses commodités. Si on cherchait bien entre Dieu et soi, on trouverait un certain retranchement où l’on met ce qu’on suppose qu’il ne faut pas lui sacrifier. On tourne tout autour de ces choses, et on ne veut pas même les voir, de peur de se reprocher qu’on y tient. On les épargne comme la prunelle de l’œil sous les plus beaux prétextes. Si quelqu’un forçait ce retranchement, il toucherait au vif, et la personne serait inépuisable en belles raisons pour justifier ses attachements : preuve convaincante qu’elle nourrit une vie secrète dans ces sortes d’affections. Plus on craint d’y renoncer, plus il faut conclure qu’on en a besoin. Si on n’y tenait pas, on ne ferait pas tant d’efforts pour se persuader qu’on n’y tient point.

Il faut bien qu’il y ait en nous de telles misères qui arrêtent l’ouvrage de Dieu. Nous ne faisons que languir autour de nous-mêmes, ne nous occupant jamais de Dieu que par rapport à nous. Nous n’avançons point dans la mort, dans le rabaissement de notre esprit et dans la simplicité. D’où vient que le vaisseau ne vogue point ? Est-ce que le vent manque ? Nullement ; le souffle de l’esprit de grâce ne cesse de le pousser : mais le vaisseau est retenu par des ancres qu’on n’a garde de voir ; elles sont au fond de la mer. La faute ne vient point de Dieu, elle vient donc de nous. Nous n’avons qu’à bien chercher, et nous trouverons les liens secrets qui nous arrêtent. L’endroit dont nous nous méfions le moins est précisément celui dont il faut se défier le plus.

Ne faisons point avec Dieu un marché afin que notre commerce ne nous coûte pas trop, et qu’il nous en revienne beaucoup de consolation[284]. N’y cherchons que la croix, la mort et la destruction. Aimons, et ne vivons plus que d’amour. Laissons faire à l’amour tout ce qu’il voudra contre l’amour-propre. Ne nous contentons pas de faire oraison le matin et le soir, mais vivons d’oraison dans toute la journée ; et, comme on digère ses repas pendant tout le jour, digérons pendant toute la journée, dans le détail de nos occupations, le pain de vérité et d’amour que nous avons mangé à l’oraison. Que cette oraison ou vie d’amour, qui est la mort à nous-mêmes, s’étende de l’oraison, comme du centre, sur tout ce que nous avons à faire. Tout doit devenir oraison ou présence amoureuse de Dieu dans les affaires et dans les conversations. C’est là, Madame, ce qui vous donnera une paix profonde.

LSP 135.*A LA DUCHESSE DE MORTEMART

     Je ne manquerai à aucune des personnes que la Providence m’envoie, que quand je manquerai à Dieu même[285] ; ainsi ne craignez pas que je vous abandonne. D’ailleurs Dieu saurait bien faire immédiatement par lui-même ce qu’il cesserait de faire par un vil instrument. Ne craignez rien, homme de peu de foi. Demeurez exactement dans vos bornes ordinaires ; réservez votre entière confiance pour N… qui vous connaît à fond, et qui peut seul[286] vous soulager dans vos peines ; il lui sera donné de vous aider dans tous vos besoins. Nul couvent ne vous convient; tous vous gêneraient, et vous mettraient sans cesse en tentation très dangereuse contre votre attrait : la gêne causerait le trouble. Demeurez libre dans la solitude, et occupez-vous en toute simplicité entre Dieu et vous. Tous les jours sont des fêtes pour les personnes qui tâchent de vivre dans la cessation de toute autre volonté que de celle de Dieu. Ne lui marquez jamais aucune borne. Ne retardez jamais ses opérations. Pourquoi délibérer pour ouvrir, quand c’est l’Époux qui est à la porte du cœur? Écoutez et croyez N..... Je veux au nom de Notre-Seigneur que vous soyez en paix. Ne vous écoutez point. Ne cherchez jamais la personne qui s’écarte : mais tenez-vous à portée de redresser et de consoler son cœur, s’il se rapproche.

     Il y a une extrême différence entre la peine et le trouble. La simple peine fait le purgatoire ; le trouble fait l’enfer. …

LSP 136*A LA DUCHESSE DE MORTEMART

La solitude vous est utile jusqu’à un certain point, elle vous convient mieux qu’une règle de communauté, qui gênerait votre attrait de grâce[287] ; mais vous pourriez facilement vous mécompter sur votre goût de retraite. Contentez-vous de ne voir que les personnes avec lesquelles vous avez des liaisons intérieures de grâce, ou des liaisons extérieures de providence : encore même ne faut-il point vous faire une pratique de ne voir que les personnes de ces deux sortes ; et, sans tant raisonner, il faut, en chaque occasion, suivre votre cœur, pour voir ou ne pas voir les personnes qu’il est permis communément de voir; surtout ne vous éloignez point de celles qui peuvent vous soutenir dans votre vocation.

     Je voudrais que vous évitassiez toute activité par rapport à la personne sur laquelle vous me demandez mon avis[288]. Ne vous faites point une règle ni de vous éloigner, ni de vous rapprocher d’elle. Tenez-vous seulement à portée de lui être utile, et de lui dire la vérité toutes les fois qu’elle reviendra à vous. Ne la rebutez jamais : montrez-lui un cœur toujours ouvert et toujours uni. Quand elle paraîtra s’éloigner, écrivez-lui, selon les occasions, avec simplicité, pour la rappeler à la véritable vocation de Dieu. Avertissez-la des pièges à craindre ; mais ne vous inquiétez point, et n’espérez pas de corriger l’humain par une activité humaine.

     Vous doutez, et vous ne pouvez porter le doute. Je ne m’en étonne pas : le doute est un supplice. Mais ne raisonnez point et vous ne douterez plus. L’obscurité de la pure foi est bien différente du doute. Les peines de la pure foi portent leur consolation et leur fruit. Après qu’elles ont anéanti l’homme, elles le renouvellent et le laissent en pleine paix. Le doute est le trouble d’une âme livrée à elle-même, qui voudrait voir ce que Dieu veut lui cacher, et qui cherche des sûretés impossibles par amour-propre. Qu’avez-vous sacrifié à Dieu, sinon votre propre jugement et votre intérêt? Voulez-vous perdre de vue ce qui a toujours été votre but dès le premier pas que vous avez fait, savoir, de vous abandonner à Dieu ? Voulez-vous faire naufrage au port, vous reprendre, et demander à Dieu qu’il s’assujettisse à vos règles, au lieu qu’il veut et que vous lui avez promis de marcher comme Abraham dans la profonde nuit de la foi’? Et quel mérite auriez-vous à faire ce que vous faites, si vous aviez des miracles et des révélations pour vous assurer de votre voie ? Les miracles mêmes et les révélations s’useraient bientôt, et vous retomberiez encore dans vos doutes. Vous vous livrez à la tentation. Ne vous écoutez plus vous-même. Votre fond, si vous le suivez simplement, dissipera tous ces vains fantômes.

     Il y a une extrême différence entre ce que votre esprit rassemble dans sa peine, et ce que votre fond conserve dans la paix. Le dernier est de Dieu ; l’autre n’est que votre amour-propre. Pour qui êtes-vous en peine ? Pour Dieu, ou pour vous ? Si ce n’était que pour Dieu seul, ce serait une vue simple, paisible, forte, et qui nourrirait votre cœur, et vous dépouillerait de tout appui créé. Tout au contraire, c’est de vous que vous êtes en peine. C’est une inquiétude, un trouble, une dissipation, un dessèchement de cœur, une avidité naturelle de reprendre des appuis humains, et de ne vous laisser jamais mourir.

     Que puis-je vous répondre ? Vous demandez à être revêtue ; je ne puis vous souhaiter que dépouillement. Vous voulez des sûretés, et Dieu est jaloux de ne vous en souffrir aucune. Vous cherchez à vivre, et il ne s’agit plus que d’achever de mourir et d’expirer dans le délaissement sensible. Vous me demandez des moyens ; il n’y a plus de moyens : c’est en les laissant tomber tous, que l’œuvre de mort se consomme. Que reste-t-il à faire à celui qui est sur la roue ? Faut-il lui donner des remèdes ou des aliments? lui faut-il donner les cordiaux qu’il demande ? Non ; ce serait prolonger son supplice par une cruelle complaisance, et éluder l’exécution de la sentence du juge. Que faut-il donc? Rien que ne rien faire, et le laisser au plus tôt mourir.

LSP 130.*A LA DUCHESSE DE MORTEMART  [1693?]

      Il m’a paru que vous aviez besoin de vous élargir le cœur sur les défauts d’autrui. Je conviens que vous ne pouvez ni vous empêcher de les voir quand ils sautent aux yeux, ni éviter les pensées qui vous viennent sur les principes qui vous paraissent faire agir certaines gens. Vous ne pouvez pas même vous ôter une certaine peine que ces choses vous donnent. Il suffit que vous vouliez supporter les défauts certains, ne juger point de ceux qui peuvent être douteux, et n’adhérer point à la peine qui vous éloignerait des personnes.

      La perfection supporte facilement l’imperfection d’autrui ; elle se fait tout à tous. Il faut se familiariser avec les défauts les plus grossiers dans de bonnes âmes, et les laisser tranquillement jusqu’à ce que Dieu donne le signal pour les leur ôter peu à peu ; autrement on arracherait le bon grain avec le mauvais. Dieu laisse dans les âmes les plus avancées certaines faiblesses entièrement disproportionnées à leur état éminent, comme on laisse des morceaux de terre qu’on nomme des témoins, dans un terrain qu’on a rasé, pour faire voir, par ces restes, de quelle profondeur a été l’ouvrage de la main des hommes. Dieu laisse aussi dans les plus grandes âmes des témoins ou restes de ce qu’il en a ôté de misère.

      Il faut que ces personnes travaillent, chacune selon leur degré, à leur correction, et que vous travailliez au support de leurs faiblesses. Vous devez comprendre, par votre propre expérience en cette occasion, que la correction est fort amère : puisque vous en sentez l’amertume, souvenez-vous combien il faut l’adoucir aux autres[289]. Vous n’avez point un zèle empressé pour corriger, mais une délicatesse qui vous serre aisément le cœur.

      Je vous demande plus que jamais de ne m’épargner point sur mes défauts. Quand vous en croirez voir quelqu’un que je n’aurai peut-être pas, ce ne sera point un grand malheur. Si vos avis me blessent, cette sensibilité me montrera que vous aurez trouvé le vif: ainsi vous m’aurez toujours fait un grand bien en m’exerçant à la petitesse, et en m’accoutumant à être repris. Je dois être plus rabaissé qu’un autre à proportion de ce que je suis plus élevé par mon caractère, et que Dieu demande de moi une plus grande mort à tout. J’ai besoin de cette simplicité, et j’espère qu’elle augmentera notre union, loin de l’altérer.

LSP 131*A LA DUCHESSE DE MORTEMART  [1693 ?]

J’ai toujours eu pour vous un attachement et une confiance très grande; mais mon cœur s’est attendri en sachant qu’on vous a blâmée, et que vous avez reçu avec petitesse cette remontrance. Il est vrai que votre tempérament mélancolique et âpre vous donne une attention trop rigoureuse aux défauts d’autrui; vous êtes trop choquée des imperfections, et vous souffrez un peu impatiemment de ne voir point la correction des personnes imparfaites. Il y a longtemps que je vous ai souhaité l’esprit de condescendance et de support avec lequel N.M. [Notre Mère, Mme Guyon] se proportionne aux faiblesses d’un chacun. Elle attend, compatit, ouvre le cœur, et ne demande rien qu’à mesure que Dieu y dispose. […] Souvent une certaine vivacité de correction, même pour soi, n’est qu’une activité qui n’est plus de saison pour ceux que Dieu mène d’une autre façon, et qu’il veut quelquefois laisser dans une impuissance de vaincre ces imperfections, pour leur ôter tout appui intérieur. La correction de quelques défauts involontaires serait pour eux une mort beaucoup moins profonde et moins avancée, que celle qui leur vient de se sentir surmontés par leurs misères, pourvu qu’ils soient véritablement et sans illusion désabusés et dépossédés d’eux-mêmes par cette expérience et par cet acquiescement. Chaque chose a son temps. La force intérieure sur ses propres défauts nourrit une vie secrète de propriété.

      Souffrez donc le prochain, et apprivoisez-vous avec nos misères. […]

LSP 129.*A LA DUCHESSE DE MORTEMART [?] [1695 ?]

     Vous ne garderez jamais si bien M...[290] que quand vous serez fidèle à faire oraison. Notre propre esprit, quelque solide qu’il paraisse, gâte tout: c’est celui de Dieu qui conduit insensiblement à leur fin les choses les plus difficiles. Les traverses de la vie nous surmontent, les croix nous abattent; nous manquons de patience et de douceur, ou d’une fermeté douce et égale; nous ne parvenons point à persuader autrui. Il n’y a que Dieu qui tient les cœurs dans ses mains : il soutient le nôtre, et ouvre celui du prochain. Priez donc, mais souvent et de tout votre cœur, si vous voulez bien conduire votre troupeau. Si le Seigneur ne garde pas la ville, celui qui veille la garde en vain. Nous ne pouvons attirer en nous le bon esprit que par l’oraison. Le temps qui y paraît perdu est le mieux employé. En vous rendant dépendante de l’esprit de grâce, vous travaillerez plus pour vos devoirs extérieurs, que par tous les travaux inquiets et empressés. Si votre nourriture est de faire la volonté de votre Père céleste, vous vous nourrirez souvent en puisant cette volonté dans sa source. …

 LSP 137.*A LA DUCHESSE DE MORTEMART

 Demeurons tous dans notre unique centre, où nous nous trouvons sans cesse, et où nous ne sommes tous qu’une même chose. O qu’il est vilain d’être deux, trois, quatre, etc.! Il ne faut être qu’un. Je ne veux connaître que l’unité. Tout ce que l’on compte au-delà vient de la division et de la propriété d’un chacun. Fi des amis ! Ils sont plusieurs, et par conséquent ils ne s’aiment guère, ou s’aiment fort mal. Le moi s’aime trop pour pouvoir aimer ce qu’on appelle lui ou elle. Comme ceux qui n’ont qu’un seul amour sans propriété ont dépouillé le moi, ils n’aiment rien qu’en Dieu et pour Dieu seul. Au contraire, chaque homme possédé de l’amour-propre n’aime son prochain qu’en soi et pour soi-même. Soyons donc unis, par n’être rien que dans notre centre commun, où tout est confondu sans ombre de distinction. C’est là que je vous donne rendez-vous, et que nous habiterons ensemble. C’est dans ce point indivisible, que la Chine et le Canada se viennent joindre; c’est ce qui anéantit toutes les distances[291].

      Au nom de Dieu, que N.....[292] soit simple, petit, ouvert, sans réserve, défiant de soi et dépendant de vous. Il trouvera en vous non seulement tout ce qui lui manque, mais encore tout ce que vous n’avez point; car Dieu le fera passer par vous pour lui, sans vous le donner pour vous-même. Qu’il croie petitement, qu’il vive de pure foi, et il lui sera donné à proportion de ce qu’il aura cru.

LSP 150.*A LA DUCHESSE DE MORTEMART (?)

Je suis bien fâché de tous les mécomptes que vous trouvez dans les hommes; mais il faut s’accoutumer à y chercher peu, c’est le moyen de n’être jamais mécompté. Il faut prendre des hommes ce qu’ils donnent, comme des arbres les fruits qu’ils portent: il y a souvent des arbres où l’on ne trouve que des feuilles et des chenilles. Dieu supporte et attend les hommes imparfaits, et il ne se rebute pas même de leurs résistances. Nous devons imiter cette patience si aimable, et ce support si miséricordieux. […]

     Ne pressez point N....[293] Il ne faut demander qu’à mesure que Dieu donne. Quand il est serré, attendez-le, et ne lui parlez que pour l’élargir: quand il est élargi, une parole fera plus que trente à contretemps. Il ne faut ni semer ni labourer quand il gèle et que la terre est dure. En le pressant, vous le décourageriez. Il ne lui en resterait qu’une crainte de vous voir, et une persuasion que vous agissez par vivacité naturelle pour gouverner. Quand Dieu voudra donner une plus grande ouverture, vous vous tiendrez toujours toute prête pour suivre le signal, sans le prévenir jamais. C’est l’œuvre de la foi, c’est la patience des saints. Cette œuvre se fait au dedans de l’ouvrier, en même temps qu’au-dehors sur autrui ; car celui qui travaille meurt sans cesse à soi en travaillant à faire la volonté de Dieu dans les autres.

LSP 151.*« LAISSEZ VOTRE CŒUR. »

Laissez votre cœur aller comme Dieu le mène, tantôt haut, tantôt bas ; cette vicissitude est une rude épreuve. Si on était toujours dans la peine, on s’y endurcirait, ou bien on n’y durerait guère ; mais les intervalles de calme et de respiration renouvellent les forces, et préparent une plus douloureuse surprise dans le retour des amertumes. Pour moi, quand je souffre, je ne vois plus que souffrance sans bornes ; et quand le temps de consolation revient, la nature craint de sentir cette douceur, de peur que ce ne soit une espèce de trahison, qui se tourne en surprise plus cuisante quand la croix recommencera. Mais il me semble que la vraie fidélité est de prendre également le bien et le mal comme ils viennent, voulant bien essuyer toute cette secousse. Il faut donc se laisser soulager quand Dieu nous soulage, se laisser surprendre quand il nous surprend, et se laisser désoler quand il nous désole.

     En vous disant tout ceci, j’ai horreur de tout ce que l’expérience de ces choses porte avec soi, je frémis à la seule ombre de la croix : mais la croix extérieure sans l’intérieure, qui est la désolation, l’horreur et l’agonie, ne serait rien. Voilà, N., ce que je vous dis sans dessein, parce que c’est ce qui m’occupe dans ce moment. J’ai aujourd’hui le cœur en paix sèche et amère; le demain m’est inconnu : Dieu le fera à son bon plaisir, et ce sera toujours le pain quotidien. Il est quelquefois bien dur et bien pesant à l’estomac. Écoutez Dieu, et point vous-même : là est la vraie liberté, paix et joie du Saint-Esprits. Tout à vous, etc. 

  LSP 164.*A LA DUCHESSE DE MORTEMART

  Ne craignez rien : vous feriez une grande injure à Dieu, si vous vous défiiez de sa bonté ; il sait mieux ce qu’il vous faut, et ce que vous êtes capable de porter, que vous-même ; il ne vous tentera jamais au-dessus de vos forces. Encore un coup ; ne craignez rien, âme de peu de foi. Vous voyez, par l’expérience de votre faiblesse, combien vous devez être désabusée de vous-même et de vos meilleures résolutions. À voir les sentiments de zèle où l’on est quelquefois, on croirait que rien ne serait capable de nous arrêter; cependant, après avoir dit comme saint Pierre : Quand même il faudrait mourir avec vous cette nuit, je ne vous abandonnerai point, on finit comme lui par avoir peur d’une servante, et par renier lâchement le Sauveur. O qu’on est faible ! Mais autant que notre faiblesse est déplorable, autant l’expérience nous en est-elle utile pour nous ôter tout appui et toute ressource au-dedans de nous. Une misère que nous sentons, et qui nous humilie, nous vaut mieux qu’une vertu angélique que nous nous approprierions avec complaisance. Soyez donc faible et découragée si Dieu le permet, mais humble, ingénue et docile dans ce découragement. Vous rirez un jour des frayeurs que la grâce vous donne maintenant, et vous remercierez Dieu de tout ce que je vous ai dit sans prudence, pour vous faire renoncer à votre sagesse timide.

LSP 165* A LA DUCHESSE DE MORTEMART

     Ma vie[294] est triste et sèche comme mon corps ; mais je suis dans je ne sais quelle paix languissante. Le fond est malade, et il ne peut se remuer sans une  douleur sourde. Nulle sensibilité ne vient que d’amour-propre ; on ne souffre qu’à cause qu’on veut encore. Si on ne voulait plus rien, que la seule volonté de Dieu, on en serait sans cesse rassasié, et tout le reste serait comme du pain noir qu’on présente à un homme qui vient de faire un grand repas. Si la volonté présente de Dieu nous suffisait, nous n’étendrions point nos désirs et nos curiosités sur l’avenir. Dieu fera sa volonté, et il ne fera point la nôtre : il fera fort bien. Abandonnons-lui non seulement toutes nos vues humaines, mais encore tous nos souhaits pour sa gloire, attendue selon nos idées. Il faut le suivre en pure foi et à tâtons. Quiconque veut voir, désire, raisonne, craint et espère pour soi et pour les siens. Il faut avoir des yeux comme n’en ayant pas : aussi bien ne servent-ils qu’à nous tromper et qu’à nous troubler. Heureux le jour où nous ne voulons pas prévoir le lendemain !

  LSP 166.*A LA DUCHESSE DE MORTEMART. Après juin 1708.

 Je suis fort touché de la peinture que vous m’avez faite de votre état. Il est très pénible ; mais il vous sera fort utile, si vous y suivez les desseins de Dieu. L’obscurité sert à exercer la pure foi et à dénuer l’âme. Le dégoût n’est qu’une épreuve, et ce qu’on fait en cet état est d’autant plus pur, qu’on ne le fait ni par inclination ni par plaisir: on va contre le vent à force de rames. Pour l’état qui paraît tout naturel, je ne m’en étonne nullement. Dieu ne peut nous cacher sa grâce que sous la nature. Tout ce qui est sensible se trouve conforme aux saillies du tempérament, et le don de Dieu n’est que dans le fond le plus intime et le plus secret d’une volonté toute sèche et toute languissante. Souffrir, passer outre, et demeurer en paix dans cette douloureuse obscurité, est tout ce qu’il faut. Les défauts mêmes les plus réels se tourneront en mort et en désappropriation, pourvu que vous les regardiez avec simplicité, petitesse, détachement de votre lumière propre, et docilité pour la personne à qui vous vous ouvrez. Vous n’avez rien à craindre que de votre esprit, qui pourrait vous donner un art que vous n’apercevriez pas vous-même, pour tendre au but de votre amour-propre : mais comme vous êtes sincèrement en garde contre vous, et comme vous ne cherchez qu’à mourir à vous-même de bonne foi, je compte que tout ira bien. Vos peines serviront à rabaisser votre courage, et à vous déposséder de votre propre cœur; la vue de vos misères démontera votre sagesse. Il faut seulement vous soulager et vous épargner dans les tentations de découragement, comme une personne faible qu’on a besoin de consoler et de faire respirer.

Votre tempérament est tout ensemble mélancolique et vif[295]: il faut y avoir égard, et ne laisser jamais trop attrister votre imagination; mais il lui faut des soulagements de simplicité et de petitesse, non de hauteur et de sagesse qui flattent l’amour-propre.

Plus vous vous livrerez sans mesure pour sortir de vous, et pour en perdre toute possession, plus Dieu en prendra possession à sa mode, qui ne sera jamais la vôtre. Encore une fois, laissez tout tomber, ténèbres, incertitudes, misères, craintes, sensibilité, découragement ; amusez-vous sans vous passionner; recevez tout ce que les amis vous donneront de bon, comme un bien inespéré, qui ne fait que passer au travers d’eux, et que Dieu vous envoie. Pour les choses choquantes, regardez-les comme venant de leurs défauts, et supportez les leurs comme vous supportez les vôtres. Vous n’aurez jamais aucun mécompte, si vous ne voulez jamais compter avec aucun de vos amis. L’amour de Dieu ne s’y méprend jamais; il n’y a que l’amour-propre qui puisse se mécompter. La grande marque d’un cœur désapproprié est de voir un cœur sans délicatesse pour soi, et indulgent pour autrui.

Je conviens que la simplicité serait d’un excellent usage avec nos bonnes gens[296]; mais la simplicité demande dans la pratique une profonde mort de la part de toutes les personnes qui composent une société. Les imparfaits sont imparfaitement simples ; ils se blessent mal à propos, ils critiquent, ils veulent deviner, ils censurent avec un zèle indiscret, ils gênent les autres : insensiblement les défauts naturels se glissent sous l’apparence de simplicité.

LSP 167.*A LA DUCHESSE DE MORTEMART

Vous avez bien des croix à porter; mais vous en avez besoin, puisque Dieu vous les donne. Il les sait bien choisir: c’est ce choix qui déconcerte l’amour-propre et qui le fait mourir. Des croix choisies et portées avec propriété, loin d’être des croix et des moyens de mort, seraient des aliments et des ragoûts pour une vie d’amour-propre. Vous vous plaignez d’un état de pauvreté intérieure et d’obscurité; Bienheureux les pauvres d’esprits! Bienheureux ceux qui croient sans voir! Ne voyons-nous pas assez, pourvu que nous voyions notre misère sans l’excuser? Voir nos ténèbres, c’est voir tout ce qu’il faut. En cet état, on n’a aucune lumière qui flatte notre curiosité, mais on a toute celle qu’il faut pour se défier de soi, pour ne s’écouter plus, et pour être docile à autrui. Que serait-ce qu’une vertu qu’on verrait au dedans de soi, et dont on serait content? Que serait-ce qu’une lumière aperçue, et dont on jouirait pour se conduire? Je remercie Notre-Seigneur de ce qu’il vous ôte un si dangereux appui. Allez, comme Abraham, sans savoir où[297]; ne suivez que l’esprit de petitesse, de simplicité et de renon-cernent: il ne vous inspirera que paix, recueillement, douceur, détachement, support du prochain, et contentement dans vos peines.

LSP 189.*A LA DUCHESSE DE MORTEMART

Portez en paix vos croix intérieures. Les extérieures sans celles de l’intérieur ne seraient point des croix ; elles ne seraient que des victoires continuelles, avec une flatteuse expérience de notre force invincible. De telles croix empoisonneraient le cœur, et charmeraient notre amour-propre. Pour bien souffrir, il faut souffrir faiblement et sentant sa faiblesse ; il faut se voir sans ressource au dedans de soi ; […] N’écoutez point votre imagination ni les réflexions d’une sagesse humaine : laissez tomber tout, et soyez dans les mains du bien-aimé. C’est sa volonté et sa gloire qui doivent nous occuper.

  LSP 190.*A LA DUCHESSE DE MORTEMART

 Soyez un vrai rien en tout et partout ; mais il ne faut rien ajouter à ce pur rien. C’est sur le rien qu’il n’y a aucune prise. Il ne peut rien perdre. Le vrai rien ne résiste jamais, et il n’a point un moi dont il s’occupe. Soyez donc rien, et rien au-delà ; et vous serez tout sans songer à l’être. Souffrez en paix ; abandonnez-vous; allez, comme Abraham, sans savoir où. Recevez des hommes le soulagement que Dieu vous donnera par eux. Ce n’est pas d’eux, mais de lui par eux, qu’il faut le recevoir. Ne mêlez rien à l’abandon, non plus qu’au rien. Un tel vin doit être bu tout pur et sans mélange ; une goutte d’eau lui ôte toute sa vertu. On perd infiniment à vouloir retenir la moindre ressource propre. Nulle réserve, je vous conjure. […]

Je vous aime et vous respecte de plus en plus sous la main qui vous brise pour vous purifier. O que cet état est précieux ! Plus vous vous y trouverez vide et privée de tout, plus vous m’y paraîtrez pleine de Dieu et l’objet de ses complaisances. Quand on est attaché sur la croix avec Jésus-Christ, on dit comme lui, O Dieu, ô mon Dieu, combien vous m’avez délaissé ! Mais ce délaissement sensible, qui est une espèce de désespoir dans la nature grossière, est la plus pure union de l’esprit, et la perfection de l’amour.

     Qu’importe que Dieu nous dénue de goûts et de soutiens sensibles ou aperçus, pourvu qu’il ne nous laisse pas tomber? […]

     Vous n’avez qu’à souffrir et à vous laisser consumer peu à peu dans le creuset de l’amour. Qu’y a-t-il à faire? Rien qu’à ne repousser jamais la main invisible qui détruit et qui refond tout. Plus on avance, plus il faut se délaisser à l’entière destruction. Il faut qu’un cœur vivant soit réduit en cendre. Il faut mourir et ne voir point sa mort; car une mort qu’on apercevrait serait la plus dangereuse de toutes les vies. Vous êtes morts, dit l’Apôtre, et votre vie est cachée avec Jésus-Christ en Dieu. Il faut que la mort soit cachée, pour cacher la vie nouvelle que cette mort opère. On ne vit plus que de mort, comme parle saint Augustin[298]. Mais qu’il faut être simple et sans retour pour laisser achever cette destruction du vieil homme ! Je prie Dieu qu’il fasse de vous un holocauste que le feu de l’autel consume sans réserve.

  LSP 191.* A LA DUCHESSE DE MORTEMART ( ?)

La peine que je ressens sur le malheur public ne m’empêche point d’être occupé de votre infirmité[299]. Vous savez qu’il faut porter la croix, et la porter en pleines ténèbres. Le parfait amour ne cherche ni à voir ni à sentir. Il est content de souffrir sans savoir s’il souffre bien, et d’aimer sans savoir s’il aime. O que l’abandon, sans aucun retour ni repli caché, est pur et digne de Dieu ! Il est lui seul plus détruisant que mille et mille vertus austères et soutenues d’une régularité aperçue. On jeûnerait comme saint Siméon Stylite, on demeurerait des siècles sur une colonne ; on passerait cent ans au désert, comme saint Paul ermite; que ne ferait-on point de merveilleux et digne d’être écrit, plutôt que de mener une vie unie, qui est une mort totale et continuelle dans ce simple délaissement au bon plaisir de Dieu ! Vivez donc de cette mort ; qu’elle soit votre unique pain quotidien. Je vous présente celui que je veux manger avec vous.

Soyez simple et petit enfant. C’est dans l’enfance qu’habite la paix inaltérable et à toute épreuve. […]

  LSP 192.*A LA DUCHESSE DE MORTEMART (?)

Tout contribue à vous éprouver; mais Dieu, qui vous aime, ne permettra pas que vous soyez tentée au-dessus de vos forces. Il se servira de la tentation pour vous faire avancer. Mais il ne faut chercher curieusement à voir en soi ni l’avancement, ni les forces, ni la main de Dieu, qui n’en est pas moins secourable quand elle se rend invisible. C’est en se cachant qu’elle fait sa principale opération : car nous ne mourrions jamais à nous-mêmes, s’il montrait sensiblement cette main toujours appliquée à nous secourir. En ce cas, Dieu nous sanctifierait en lumière, en vie et en revêtissement de tous les ornements spirituels ; mais il ne nous sanctifierait point sur la croix, en ténèbres, en privation, en nudité, en mort. Jésus-Christ ne dit pas: Si quelqu’un veut venir après moi, qu’il se possède, qu’il se revête d’ornements, qu’il s’enivre de consolations, comme Pierre sur le Thabor; qu’il jouisse de moi et de soi-même dans sa perfection, qu’il se voie : et que tout le rassure en se voyant parfait : mais au contraire il dit : Si quelqu’un veut venir après moi, voici le chemin par où il faut qu’il passe ; qu’il se renonce, qu’il porte sa croix et qu’il me suive dans le sentier bordé de précipices où il ne verra que sa mort. Saint Paul dit que nous voudrions être survêtus, et qu’il faut au contraire être dépouillés jusqu’à la plus extrême nudité pour être ensuite revêtus de Jésus-Christ.

Laissez-vous donc ôter jusqu’aux derniers ornements de l’amour-propre, et jusqu’aux derniers voiles dont il tâche de se couvrir, pour recevoir la robe qui n’est blanchie que du sang de l’Agneau, et qui n’a plus d’autre pureté que la sienne. […]

Que ne puis-je être auprès de vous ! mais Dieu ne le permet pas. Que dis-je ? Dieu le fait invisiblement, et il nous unit cent fois plus intimement à lui, centre de tous les siens, que si nous étions sans cesse dans le même lieu. Je suis en esprit tout auprès de vous : je porte avec vous votre croix et toutes vos langueurs. Mais si vous voulez que l’enfant Jésus les porte avec vous, laissez-le se cacher à vos yeux ; laissez-le aller et venir en toute liberté. Il sera tout-puissant en vous, si vous êtes bien petite en lui. On demande du secours pour vivre et pour se posséder : il n’en faut plus que pour expirer et pour être dépossédé de soi sans ressource. Le vrai secours est le coup mortel ; c’est le coup de grâce. Il est temps de mourir à soi, afin que la mort de Jésus-Christ opère une nouvelle vie. Je donnerais la mienne pour vous ôter la vôtre, et pour vous faire vivre de celle de Dieu.                               

LSP 193.*A LA DUCHESSE DE MORTEMART

Ce que je vous souhaite au-dessus de tout, c’est que vous n’altériez point votre grâce en la cherchant. Voulez-vous que la mort vous fasse vivre, et vous posséder en vous abandonnant ? Un tel abandon serait la plus grande propriété, et n’aurait que le nom trompeur d’abandon ; ce serait l’illusion la plus manifeste. Il faut manquer de tout aliment pour achever de mourir. C’est une cruauté et une trahison, que de vous laisser respirer et nourrir pour prolonger votre agonie dans le supplice. Mourez ; c’est la seule parole qui me reste pour vous.

Qu’avez-vous donc cherché dans la voie que Dieu vous a ouverte? Si vous vouliez vivre, vous n’aviez qu’à vous nourrir de tout. Mais combien y a-t-il d’années que vous vous êtes dévouée à l’obscurité de la foi, à la mort et à l’abandon? Était-ce à condition de le faire en apparence, et de trouver une plus grande sûreté dans l’abandon même? Si cela était, vous auriez été bien fine avec Dieu : ce serait le comble de l’illusion. Si, au contraire, vous n’avez cherché (comme je n’en doute pas) que le sacrifice total de votre esprit et de votre volonté, pourquoi reculez-vous quand Dieu vous fait enfin trouver l’unique chose que vous avez cherchée ? Voulez-vous vous reprendre dès que Dieu veut vous posséder, et vous déposséder de vous-même ? Voulez-vous, par la crainte de la mer et de la tempête, vous jeter contre les rochers, et faire naufrage au port? Renoncez aux sûretés ; vous n’en sauriez jamais avoir que de fausses. C’est la recherche infidèle de la sûreté qui fait votre peine. Loin de vous conduire au repos, vous résistez à votre grâce ; comment trouveriez-vous la paix ?

J’avoue qu’il faut suivre ce que Dieu met au cœur ; mais il faut observer deux choses : l’une est que l’attrait de Dieu, qui incline le cœur, ne se trouve point par les réflexions délicates et inquiètes de l’amour-propre ; l’autre, qu’il ne se trouve point aussi par des mouvements si marqués, qu’ils portent avec eux la certitude qu’ils sont divins. Cette certitude réfléchie, dont on se rendrait compte à soi-même, et sur laquelle on se reposerait, détruirait l’état de foi, rendrait toute mort impossible et imaginaire, changeant l’abandon et la nudité en possession et en propriété sans bornes ; enfin ce serait un fanatisme perpétuel, car on se croirait sans cesse certainement et immédiatement inspiré de Dieu pour tout ce qu’on ferait en chaque moment. Il n’y aurait plus ni direction ni docilité, qu’autant que le mouvement intérieur, indépendant de toute autorité extérieure, y porterait chacun. Ce serait renverser la voie de foi et de mort. Tout serait lumière, possession, vie et certitude dans toutes ces choses. Il faut donc observer qu’on doit suivre le mouvement, mais non pas vouloir s’en assurer par réflexion, et se dire à soi-même, pour jouir de sa certitude : oui, c’est par mouvement que j’agis.

Le mouvement n’est que la grâce ou l’attrait intérieur du Saint-Esprit qui est commun à tous les justes ; mais plus délicat, plus profond, moins aperçu et plus intime dans les âmes déjà dénuées, et de la désappropriation desquelles Dieu est jaloux. Ce mouvement porte avec soi une certaine conscience très simple, très directe, très rapide, qui suffit pour agir avec droiture, et pour reprocher à l’âme son infidélité dans le moment où elle y résiste. Mais c’est la trace d’un poisson dans l’eau ; elle s’efface aussitôt qu’elle se forme, et il n’en reste rien : si vous voulez la voir, elle disparaît pour confondre votre curiosité. Comment prétendez-vous que Dieu vous laisse posséder ce don, puisqu’il ne vous l’accorde qu’afin que vous ne vous possédiez en rien vous-même ? Les saints patriarches, prophètes, apôtres, etc. avaient, hors des choses miraculeuses, un attrait continuel qui les poussait à une mort continuelle ; mais ils ne se rendaient point juges de leur grâce, et ils la suivaient simplement : elle leur eût échappé pendant qu’ils auraient raisonné pour s’en faire les juges. Vous êtes notre ancienne, mais c’est votre ancienneté qui fait que vous devez à Dieu plus que toutes les autres. Vous êtes notre sœur aînée ; ce serait à vous à être le modèle de toutes les autres pour les affermir dans les sentiers des ténèbres et de la mort. Marchez donc, comme Abraham, sans savoir où. Sortez de votre terre, qui est votre cœur ; suivez les mouvements de la grâce, mais n’en cherchez point la certitude par raisonnement. Si vous la cherchez avant que d’agir, vous vous rendez juge de votre grâce, au lieu de lui être docile, et de vous livrer à elle comme les apôtres le faisaient. Ils étaient livrés à la grâce de Dieu, dit saint Luc dans les Actes. Si, au contraire, vous cherchez cette certitude après avoir agi, c’est une vaine consolation que vous cherchez par un retour d’amour-propre, au lieu d’aller toujours en avant avec simplicité selon l’attrait, et sans regarder derrière vous. Ce regard en arrière interrompt la course, retarde les progrès, brouille et affaiblit l’opération intérieure : c’est un contretemps dans les mains de Dieu ; c’est une reprise fréquente de soi-même ; c’est défaire d’une main ce qu’on fait de l’autre. De là vient qu’on passe tant d’années languissant, hésitant, tournant tout autour de soi.

Je ne perds de vue ni vos longues peines, ni vos épreuves, ni le mécompte de ceux qui me parlent de votre état sans le bien connaître. Je conviens même qu’il m’est plus facile de parler, qu’à vous de faire, et que je tombe dans toutes les fautes où je vous propose de ne tomber pas. Mais enfin nous devons plus que les autres à Dieu, puisqu’il nous demande des choses plus avancées ; et peut-être sommes-nous à proportion les plus reculés. Ne nous décourageons point: Dieu ne veut que nous voir fidèles. Recommençons, et en recommençant nous finirons bientôt. Laissons tout tomber, ne ramassons rien ; nous irons bien vite et en grande paix.

  LSP 198.*A LA DUCHESSE DE MORTEMART (?)

[…] Pour vous, plus vous chercherez d’appui, moins vous en trouverez. Ce qui ne pèse rien n’a pas besoin d’être appuyé ; mais ce qui pèse rompt ses appuis. Un roseau sur lequel vous voulez vous soutenir, vous percera la main ; mais si vous n’êtes rien, faute de poids, vous ne tomberez plus. On ne parle que d’abandon, et on ne cherche que des cautions bourgeoises. La bonne foi avec Dieu consiste à n’avoir point un faux abandon, ni un demi-abandon, quand on le promet tout entier. Ananias et Saphira furent terriblement punis pour n’avoir pas donné sans réserve un bien qu’ils étaient libres de garder tout entier[300]. Allons à l’aventure. Abraham allait sans savoir où, hors de son pays. Je voudrais bien vous chasser du vôtre, et vous mettre, comme lui, loin des moindres vestiges de route. […]

LSP 203.*A LA DUCHESSE DE MORTEMART. [1711 ?]

Mon état ne se peut expliquer, car je le comprends moins que personne. Dès que je veux dire quelque chose de moi en bien ou en mal, en épreuve ou en consolation, je le trouve faux en le disant, parce que je n’ai aucune consistance en aucun sens. Je vois seulement que la croix me répugne toujours, et qu’elle m’est nécessaire. Je souhaite fort que vous soyez simple, droite, ferme, sans vous écouter, sans chercher aucun tour dans les choses que vous voudriez mener à votre mode, et que vous laissiez faire Dieu pour achever son œuvre en vous.

     Ce que je souhaite pour vous comme pour moi, est que nous n’apercevions jamais en nous aucun reste de vie, sans le laisser éteindre. Quand je suis à l’office de notre chœur, je vois la main d’un de nos chapelains qui promène un grand éteignoir qui éteint tous les cierges par derrière l’un après l’autre ; s’il ne les éteint pas entièrement, il reste un lumignon fumant qui dure longtemps et qui consume le cierge[301]. La grâce vient de même éteindre la vie de la nature; mais cette vie opiniâtre fume encore longtemps, et nous consume par un feu secret, à moins que l’éteignoir ne soit bien appuyé et qu’il n’étouffe absolument jusqu’aux moindres restes de ce feu caché.

     Je veux que vous ayez le goût de ma destruction connue j’ai celui de la vôtre. Finissons, il est bien temps, une vieille vie languissante qui chicane toujours pour échapper à la main de Dieu. Nous vivons encore ayant reçu cent coups mortels[302].

     Assurez-vous que je ne flatterai en rien M.....5 et que je chercherai même à aller jusqu’au fond. Dieu fera le reste par vous. Votre patience, votre égalité, votre fidélité à n’agir avec lui que par grâce, sans prévenir, par activité ni par industrie, les moments de Dieu ; en un mot, la mort continuelle à vous-même vous mettra en état de faire peu à peu mourir ce cher fils à tout ce qui vous paraît l’arrêter dans la voie de la perfection. Si vous êtes bien petite et bien dénuée de toute sagesse propre, Dieu vous donnera la sienne pour vaincre tous les obstacles.

     N’agissez point avec lui par sagesse précautionnée, mais par pure foi et par simple abandon. Gardez le silence, pour le ramener au recueillement et à la fidélité, quand vous verrez que les paroles ne seront pas de saison. Souffrez ce que vous ne pourrez pas empêcher. Espérez, comme Abraham, contre l’espérance, c’est-à-dire attendez en paix que Dieu fasse ce qu’il lui plaira, lors même que vous ne pourrez plus espérer. Une telle espérance est un abandon; un tel état sera votre épreuve très douloureuse et l’œuvre de Dieu en lui. Ne lui parlez que quand vous aurez au cœur de le faire, sans écouter la prudence humaine. Ne lui dites que deux mots de grâce, sans y mêler rien de la nature.

LSP 205 Au DUC DE MORTEMART (?)

   Vos dispositions sont bonnes ; mais il faut réduire à une pratique constante et uniforme tout ce qu’on a en spéculation et en désir. Il est vrai qu’il faut avoir patience avec soi-même comme avec autrui, et qu’on ne doit ni se décourager ni s’impatienter à la vue de ses fautes: mais enfin il faut se corriger ; et nous en viendrons à bout, pourvu que nous soyons simples et petits dans la main toute-puissante qui veut nous façonner à sa mode, qui n’est pas la nôtre. Le vrai moyen de couper jusques à la racine du mal en vous, est d’amortir sans cesse votre excessive activité par le recueillement, et de laisser tout tomber pour n’agir qu’en paix et par pure dépendance de la grâce.

     Soyez toujours petit à l’égard de N…    , et ne laissez jamais fermer votre cœur. C’est quand on sent qu’il se resserre qu’il faut l’ouvrir. La tentation de rejeter le remède en augmente la nécessité. N..... a de l’expérience : elle vous aime; elle vous soutiendra dans vos peines. Chacun a son ange gardien ; elle sera le vôtre au besoin : mais il faut une simplicité entière. La simplicité ne rend pas seulement droit et sincère, elle rend encore ouvert et ingénu jusqu’à la naïveté ; elle ne rend pas seulement naïf et ingénu, elle rend encore confiant et docile.

  À 178; OF, p. 581.

      1. Bien qu’Albert Delplanque n’ait pas retenu cette lettre comme adressée au duc de Mortemart, l’attribution nous paraît très probable; comparer avec les LSP 195-197. « N.» est ici la mère du duc ; cf. LSP 199, n. 1.

LSP 218.*A LA DUCHESSE DE MORTEMART (?)

Un cavalier qui gourmande la bouche de son cheval en fait bientôt une rosse. Au contraire, on élève l’esprit et le cœur de ses gens, en ne leur montrant jamais que de la politesse et de la dignité, avec des inclinations bienfaisantes. Si on n’est pas en état de donner, il faut au moins faire sentir qu’on en a du regret. De plus, il faut donner à chacun dans sa fonction l’autorité qui lui est nécessaire sur ses inférieurs; car rien ne va d’un train réglé, que par la subordination à laquelle il faut sacrifier bien des choses. Quoique vous aperceviez les défauts d’un domestique, gardez-vous bien de vous en rebuter d’abord. Faites compensation du bien et du mal : croyez qu’on est fort heureux, si on trouve les qualités essentielles. Jugez de ce domestique par comparaison à tant d’autres plus imparfaits ; songez aux moyens de le corriger de certains défauts, qui ne viennent peut-être que de mauvaise éducation. Pour les défauts du fond du naturel, n’espérez pas de les guérir; bornez-vous à les adoucir, et à les supporter patiemment. Quand vous voudrez, malgré l’expérience, corriger un domestique de certains défauts qui sont jusque dans la moelle de ses os, ce ne sera pas lui qui aura tort de ne s’être point corrigé, ce sera vous qui aurez tort d’entreprendre encore sa correction. Ne leur dites jamais plusieurs de leurs défauts à la fois ; vous les instruiriez peu, et les décourageriez beaucoup: il ne faut les leur montrer que peu à peu, et à mesure qu’ils vous montrent assez de courage pour en supporter utilement la vue.

Parlez-leur, non seulement pour leur donner vos ordres, mais encore pour trois autres choses, 1° pour entrer avec affection dans leurs affaires ; 2° pour les avertir de leurs défauts tranquillement; 3° pour leur dire ce qu’ils ont bien fait; car il ne faut pas qu’ils puissent s’imaginer qu’on n’est sensible qu’à ce qu’ils font mal, et qu’on ne leur tient aucun compte de ce qu’ils ont bien fait. Il faut les encourager par une modeste, mais cordiale louange. Quelques défauts qu’ait un domestique, tant que vous le gardez à votre service, il faut le bien traiter. S’il est même d’un certain rang entre les autres, il faut que les autres voient que vous lui parlez avec considération ; autrement vous le dégraderiez parmi les autres ; vous le rendriez inutile dans sa fonction ; vous lui donneriez des chagrins horribles, et il sortirait peut-être enfin de chez vous, semant partout ses plaintes. Pour les domestiques en qui vous connaissez du sens, de la discrétion, de la probité, et de l’affection pour vous, écoutez-les; montrez-leur toute la confiance dont vous pouvez les croire dignes, car c’est ce qui gagne le cœur des gens désintéressés. Les manières honnêtes et généreuses font beaucoup plus sur eux, que les bienfaits mêmes. L’art d’assaisonner ce qu’on donne est au-dessus de tout.

Ne devez jamais rien à vos domestiques : autrement vous êtes en captivité. Il vaudrait mieux devoir à d’autres gros créanciers mieux en état d’attendre, et moins en occasion de vous décrier, ou de se prévaloir de votre retardement à les payer. Il faut que les gages ou récompenses des domestiques soient sur un pied raisonnable, car si vous donnez moins que les autres gens modérés de votre condition, ils sont mécontents, vous croient avare, cherchent à vous quitter, et vous servent sans affection.

Pour pratiquer toutes ces règles, il faut commencer par une entière conviction de la nécessité de les suivre et y faire une sérieuse attention devant Dieu ; ensuite prévoir les occasions où l’on est en danger d’y manquer; s’humilier en présence de Dieu, mais tranquillement et sans chagrin, toutes les fois qu’on s’aperçoit qu’on y a manqué; et enfin laisser faire à Dieu dans le recueillement ce que nous ne saurions faire par nos propres forces.

  LSP 219.*A LA DUCHESSE DE MORTEMART (?)

[…] Je ne veux jamais flatter qui que ce soit, et même dès le moment que j’aperçois, dans ce que je dis ou dans ce que je fais, quelque recherche de moi-même, je cesse d’agir ou de parler ainsi. Mais je suis tout pétri de boue, et j’éprouve que je fais à tout moment des fautes, pour n’agir point par grâce. Je me retranche à m’apetisser à la vue de ma hauteur. Je tiens à tout d’une certaine façon, et cela est incroyable, mais d’une autre façon, j’y tiens peu, car je me laisse assez facilement détacher de la plupart des choses qui peuvent me flatter. Je n’en sens pas moins l’attachement foncier à moi-même. Au reste, je ne puis expliquer mon fond. Il m’échappe, il me paraît changer à toute heure. Je ne saurais guère rien dire qui ne me paraisse faux un moment après. Le défaut subsistant et facile à dire, c’est que je tiens à moi, et que l’amour-propre me décide souvent. J’agis même beaucoup par prudence naturelle, et par un arrangement humain. Mon naturel est précisément opposé au vôtre. Vous n’avez point l’esprit complaisant et flatteur, comme je l’ai, quand rien ne me fatigue ni ne m’impatiente dans le commerce. Alors vous êtes bien plus sèche que moi; vous trouvez que je vais alors jusqu’à gâter les gens, et cela est vrai. Mais quand on veut de moi certaines attentions suivies qui me dérangent, je suis sec et tranchant, non par indifférence ou dureté, mais par impatience et par vivacité de tempérament. Au surplus, je crois presque tout ce que vous me dites; et pour le peu que je ne trouve pas en moi conforme à vos remarques, outre que j’y acquiesce de tout mon cœur, sans le connaître, en attendant que Dieu me le montre ; d’ailleurs je crois voir en moi infiniment pis, par une conduite de naturel, et de naturel très mauvais. Ce que je serais tenté de ne croire pas sur vos remarques, c’est que j’aie eu autrefois une petitesse que je n’ai plus. Je manque beaucoup de petitesse, il est vrai ; mais je doute que j’en aie moins manqué autrefois. Cependant je puis facilement m’y tromper. Vous ne me mandez point si vous avez reçu des nouvelles de N... Si vous en avez, pourquoi ne m’en faites-vous point quelque petite part ? Je suis dans...[303]

LSP 490.*A LA DUCHESSE DE MORTEMART (?)

Comment[304] pouvez-vous douter, ma chère fille, du zèle avec lequel je suis inviolablement attaché à tout ce qui vous regarde ? Je croirais manquer à Dieu, si je vous manquais. Je vous proteste que je n’ai rien à me reprocher là-dessus; mon union avec vous ne fut jamais si grande qu’elle l’est. Je prie souvent le vrai consolateur de vous consoler. On n’est en paix que quand on est bien loin de soi; c’est l’amour-propre qui trouble, c’est l’amour de Dieu qui calme. L’amour-propre est un amour jaloux, délicat, ombrageux, plein d’épines, douloureux, dépité. Il veut tout sans mesure, et sent que tout lui échappe, parce qu’il n’ignore pas sa faiblesse. Au contraire, l’amour de Dieu est simple, paisible, pauvre et content de sa pauvreté, aimant l’oubli, abandonné à tout, endurci à la fatigue des croix, et ne s’écoutant jamais dans ses peines. Heureux qui trouve tout dans ce trésor du dépouillement ! Jésus-Christ, dit l’apôtre, nous a enrichis de sa pauvreté’, et nous nous appauvrissons par nos propres richesses. N’ayez rien, et vous aurez tout. Ne craignez point de perdre les appuis et les consolations ; vous trouverez un gain infini dans la perte.

Vous êtes en société de croix avec M ... il faut le soutenir dans ses infirmités.

Dieu vous rendra, selon le besoin, tout ce que vous lui aurez donné. C’est à vous à être sa ressource, vous qui avez reçu une nourriture plus forte pour la piété, et qui avez été moins accoutumée à la dissipation flatteuse du monde. Ne prenez pourtant pas trop sur vous. Donnez-vous simplement et avec petitesse pour faible. Demandez au besoin qu’on vous soulage et qu’on vous épargne.

Je ne suis point surpris de ce que le torrent du monde entraîne un peu N.... Il est facile, vif, et dans l’occasion ; mais il est bon. Il sent la vivacité de ses goûts, et j’espère qu’il s’en défiera: se défier de soi et se confier à Dieu seul, c’est tout. G.... a le cœur excellent ; mais il ne commencera à se tourner solidement vers le bien, que quand le recueillement fera tomber peu à peu ses saillies et ses amusements. Il faut prier beaucoup pour lui, et lui parler peu ; l’attendre, et le gagner en lui ouvrant le cœur.

1121. À LA DUCHESSE DE MORTEMART A Cambray, 9 janvier 1707.

… Je crois vous devoir dire en secret ce qui m’est revenu par une voie digne d’attention. On prétend que Leschelle’ entre dans la direction de sa nièce et de quelques autres personnes, indépendamment de son frère l’abbé’, qui était d’abord leur directeur; qu’il leur donne des lectures trop avancées et au-dessus de leur portée; qu’il leur fait lire entr’autres les écrits de N.’, que ces personnes ne sont nullement capables d’entendre ni de lire avec fruit. Je vous dirai là-dessus que, pour me défier de ma sagesse, je crois devoir me borner à vous proposer d’écrire à l’auteur, afin qu’il examine l’usage qu’on doit faire des écrits qu’il a laissés. N’y en a-t-il point trop de copies? ne les communique-t-on point trop facilement? chacun ne se mêle-t-il point de décider pour les communiquer comme il le juge à propos, quoiqu’il ne soit peut-être pas assez avancé pour faire cette décision? Je ne sais point ce qui se passe; ainsi je ne blâme aucun de nos amis’’’. Mais en général je voudrais qu’ils eussent là-dessus une règle de l’auteur lui-même qui les retînt.

Il y a dans ces écrits un grand nombre de choses excellentes pour la plupart des âmes qui ont quelque intérieur; mais il y en a beaucoup, qui étant les meilleures de toutes pour les personnes d’un certain attrait et d’un certain degré, sont capables de causer de l’illusion ou du scandale en beaucoup d’autres, qui en feront une lecture prématurée. Je voudrais que la personne en question vous écrivît deux mots de ses intentions là-dessus, afin qu’ensuite nous pussions, sans la citer, faire suivre la règle qu’elle aura marquée. Je n’avais point encore reçu l’avis qui regarde Leschelle, quand il est parti d’ici. Vous saurez qu’il est capable d’agir par enthousiasme, et que naturellement il est indocile. Vous pouvez facilement découvrir le fond de tout cela, et le redresser s’il en a besoin. Il importe aussi de bien prendre garde à son frère, qui a été trompé plusieurs fois. Il veut trop trouver de l’extraordinaire. Il a mis ses lectures en la place de l’expérience; son imagination n’est ni moins vive, ni moins raide que celle de Leschelle. …

1231. À LA DUCHESSE DE MORTEMART A C[ambrai] 22 août 1708.

Le Grand Abbé [de Beaumont] vous dira de nos nouvelles, ma bonne Duchesse. Mais il ne saurait vous dire à quel point mon cœur est uni au vôtre. Je souhaite fort que vous ayez la paix au-dedans. Vous savez qu’elle ne se peut trouver que dans la petitesse, et que la petitesse n’est réelle qu’autant que nous nous laissons rapetisser sous la main de D[ieu] en chaque occasion. Les occasions dont D[ieu] se sert consistent d’ordinaire dans la contradiction d’autrui qui nous désapprouve, et dans la faiblesse intérieure que nous éprouvons. Il faut nous accoutumer à supporter au-dehors la contradiction d’autrui et au-dedans notre propre faiblesse. Nous sommes véritablement petits, quand nous ne sommes plus surpris de nous voir corrigés au-dehors, et incorrigibles au-dedans. Alors tout nous surmonte comme de petits enfants, et nous voulons être surmontés. Nous sentons que les autres ont raison, mais que nous sommes dans l’impuissance de nous vaincre pour nous redresser. Alors nous désespérons de nous-mêmes, et nous n’attendons plus rien que de D[ieu]. Alors la correction d’autrui, quelque sèche et dure qu’elle soit, nous paraît moindre que celle qui nous est due. Si nous ne pouvons pas la supporter, nous condamnons notre délicatesse encore plus que nos autres imperfections. La correction ne peut plus alors nous rapetisser, tant elle nous trouve petits. La révolte intérieure, loin d’empêcher le fruit de la correction, est au contraire ce qui nous en fait sentir le pressant besoin. En effet la correction ne peut se faire sentir, qu’autant qu’elle coupe dans le vif. Si elle ne coupait que dans le mort, nous ne la sentirions pas. Ainsi plus nous la sentons vivement, plus il faut conclure qu’elle nous est nécessaire.

Pardonnez-moi donc, ma bonne Duchesse, toutes mes indiscrétions. Dieu sait combien je vous aime, et à quel point je suis sensible à toutes vos peines. Je vous demande pardon de tout ce que j’ai pu vous écrire de trop dur. Mais ne doutez pas de mon cœur, et comptez pour rien ce qui vient de moi. Regardez la seule main de Dieu, qui s’est servi de la rudesse de la mienne pour vous porter un coup douloureux. La douleur prouve que j’ai touché à l’endroit malade. Cédez à D[ieu]; acquiescez pleinement. C’est ce qui vous mettra en repos, et d’accord avec tout vous-même. Voilà ce que vous savez si bien dire aux autres[305]. L’occasion est capitale. C’est un temps de crise. O quelle grâce ne coulera point sur vous, si vous portez comme un petit enfant tout ce que D[ieu] fait pour vous rabaisser, et pour vous désapproprier, tant de votre sens, que de votre volonté! Je le prie de vous faire si petite, qu’on ne vous trouve plus.

1215. À LA DUCHESSE DE MORTEMART A C[ambrai] 8 juin 1708.

Je vous avoue, ma bonne D[uchesse], que je suis ravi de vous voir accablée par vos défauts et par l’impuissance de les vaincre. Ce désespoir de la nature qui est réduite à n’attendre plus rien de soi, et à n’espérer que de D[ieu], est précisément ce que D[ieu] veut. Il nous corrigera quand nous n’espérerons plus de nous corriger nous-mêmes. Il est vrai que vous avez un naturel prompt et âpre, avec un fonds de mélancolie, qui est trop sensible à tous les défauts d’autrui, et qui rend les impressions difficiles à effacer. Mais ce ne sera jamais votre tempérament que D[ieu] vous reprochera, puisque vous ne l’avez pas choisi, et que vous n’êtes pas libre de vous l’ôter. Il vous servira même pour votre sanctification, si vous le portez comme une croix. Mais ce que D[ieu] demande de vous, c’est que vous fassiez réellement dans la pratique ce que sa grâce met dans vos mains. Il s’agit d’être petite au-dedans, ne pouvant pas être douce au-dehors. Il s’agit de laisser tomber votre hauteur naturelle, dès que la lumière vous en vient. Il s’agit de réparer par petitesse ce que vous aurez gâté par une saillie de hauteur. Il s’agit d’une petitesse pratiquée réellement et de suite dans les occasions. Il s’agit d’une sincère désappropriation de vos jugements. Il n’est pas étonnant que la haute opinion que tous nos bonnes gens ont eue de toutes vos pensées depuis douze ans[306], vous ait insensiblement accoutumée à une confiance secrète en vous-même, et à une hauteur que vous n’aperceviez pas. Voilà ce que je crains pour vous cent fois plus que les saillies de votre humeur. Votre humeur ne vous fera faire que des sorties brusques. Elle servira à vous montrer votre hauteur que vous ne verriez peut-être jamais sans ces vivacités qui vous échappent : mais la source du mal n’est que dans la hauteur secrète qui a été nourrie si longtemps par les plus beaux prétextes. Laissez-vous donc apetisser [diminuer] par vos propres défauts, autant que l’occupation des défauts d’autrui vous avait agrandie. Accoutumez-vous à voir les autres se passer de vos avis, et passez-vous vous-même de les juger. Du moins si vous leur dites quelque mot, que ce soit par pure simplicité, non pour décider et pour corriger, mais seulement pour proposer par simple doute, et désirant qu’on vous avertisse, comme vous aurez averti. En un mot le grand point est de vous mettre de plain-pied avec tous les petits les plus imparfaits. Il faut leur donner une certaine liberté avec vous, qui leur facilite l’ouverture de cœur. Si vous avez reçu quelque chose pour eux, il faut le leur donner moins par correction que par consolation et nourriture.

À l’égard de M. de Ch[amillart][307], vous ne ferez jamais si bien ce que D[ieu] demandera de vous, que quand vous n’y aurez ni empressement ni activité. Ne vous mêlez de rien, quand on ne vous cherchera pas. Vous n’aurez la confiance des gens pour leur bien, et vous ne serez à portée de leur être utile, qu’autant que vous les laisserez venir. Rien n’acquiert la confiance que de ne l’avoir jamais cherchée. Je dis tout ceci parce qu’il est naturel qu’on soit tenté de vouloir redresser ce qui paraît en avoir un pressant besoin, et à quoi on s’intéresse. Pour garder un juste tempérament là-dessus, vous pouvez consulter un quelqu’un qui en sait plus que moi[308]. D[ieu] sait, ma bonne D[uchesse], à quel point je suis uni à vous, et combien je souhaite que les autres le soient.

1408. À LA DUCHESSE DE MORTEMART

Jamais lettre, ma bonne et chère Duchesse ne m’a fait un plus sensible plaisir que la dernière que ous m’avez écrite.  Je remercie D[ieu] qui vous l’a fait écrire. Je suis également persuade et de votre sincérité pour vouloir dire tout, et de votre impuissance de le faire. Pendant que nous ne sommes point encore entièrement parfaits, nous ne pouvons nous connaître qu’imparfaitement. Le même amour-propre qui fait nos défauts, nous les cache très subtilement et aux yeux d’autrui et aux nôtres. L’amour-propre ne peut supporter la vue de lui-même. Il en mourrait de honte et de dépit. S’il se voit par quelque coin, il se met dans quelque faux jour pour adoucir sa laideur, et pour avoir de quoi s’en consoler.

Ainsi il y a toujours quelque reste d’illusion en nous, pendant qu’Il y reste quelque imperfection et quelque fonds d’amour-propre. Il faudrait que l’amour-propre fût déraciné, et que l’amour de D[ieu] agit seul en nous pour nous montrer parfaitement à nous-mêmes. Alors le même principe qui nous ferait voir nos imperfections nous les ôterait. Jusque-là on ne connaît qu’à demi, parce qu’on n’est qu’à demi à Dieu, étant encore à soi beaucoup plus qu’on ne croit, et qu’on n’ose se le laisser voir. Quand la vérité sera pleinement en nous, nous l’y verrons toute pleine. Ne nous aimant plus que par pure charité, nous nous verrons sans intérêt, et sans flatterie, comme nous verrons le prochain. En attendant, D[ieu] épargne notre faiblesse en ne nous découvrant notre laideur qu’à proportion du courage qu’il nous donne pour en supporter la vue. Il ne nous montre à nous-mêmes que par morceaux, tantôt l’un, tantôt l’autre, à mesure qu’il veut entreprendre en nous quelque correction. Sans cette préparation miséricordieuse qui proportionne la force à la lumière, l’étude de nos misères ne produirait que le désespoir. Les personnes qui conduisent ne doivent nous développer nos défauts, que quand D[ieu] commence à nous y prépare. Il faut voir un défaut avec patience. et n’en rien dire au dehors jusqu’à ce que D[ieu] commence à le reprocher au dedans. Il faut même faire comme D[ieu] qui adoucit ce reproche en sorte que la personne croit que c’est moins Dieu qu’elle-même qui s’accuse et qui sent ce qui blesse l’amour. Toute autre conduite où l’on reprend avec impatience, parce qu’on est choqué de ce qui est défectueux, est une critique humaine, et non une correction de grâce. C’est par imperfection qu’on reprend les imparfaits. C’est un amour-propre subtil et pénétrant, qui ne pardonne rien à l’amour-propre d’autrui. Plus il est amour-propre, plus il est sévère censeur. Il n’y a rien de si choquant que les travers d’un amour-propre, à un autre amour-propre délicat et hautain. Les passions d’autrui paraissent infiniment ridicules et insupportables à quiconque est livré aux siennes. Au contraire l’amour de Dieu est plein d’égards, de supports[309], de ménagements, et de condescendances. Il se proportionne, il attend. Il ne fait jamais deux pas à la fois. Moins on s’aime plus on s’accommode aux imperfections de l’amour-propre d’autrui, pour les guérir patiemment. On ne fait jamais aucune incision, sans mettre beaucoup d’onction sur la plaie. On ne purge le malade, qu’eu le nourrissant. On ne hasarde aucune opération, que quand la nature indique elle-même qu’elle y prépare. On attendra des années pour placer un avis salutaire. On attend que la Providence en donne l’occasion au-dehors, et que la grâce en donne l’ouverture au dedans du cœur. Si vous voulez cueillir le fruit avant qu’il soit mûr, vous l’arrachez à pure pertes.

    De plus vous avez raison de dire que vos dispositions changeantes vous échappent, et que vous ne savez que dire de vous. Comme la plupart des dispositions sont passagères et mélangées celles qu’on tâche d’expliquer deviennent fausses, avant que l’explication en soit achevée. Il en survient une autre toute différente, qui tombe aussi à son tour dans une apparence de fausseté. Mais il faut se borner à dire de soi ce qui en paraît vrai dans le moment où l’on ouvre son cœur. Il n’est pas nécessaire de dire tout en s’attachant à un examen méthodique. Il suffit de ne rien retenir par défaut de simplicité, et de ne rien adoucir par les couleurs flatteuses de l’amour-propre. Dieu supplée le reste selon le besoin en faveur d’un cœur droit, et les amis édairés par la grège remarquent sans peine ce qu’on ne sait pas leur dire, quand on est devant eux naïf, ingénu, et sans réserve.

   Pour nos amis imparfaits ils ne peuvent nous connaître qu’imparfaitement. Souvent ils ne jugent de nous que par les défauts extérieurs qui se font dans la société, et qui incommodent leur amour-propre. L’amour‑propre est censeur âpre, rigoureux, soupçonneux, et implacable. Le même amour qui leur adoucit leurs propres défauts leur grossit les nôtres. Comme ils sont dans un point de vue très différent du nôtre, ils voient en nous ce que nous n’y voyons pas, et ils n’y voient pas ce que nous y voyons. Ils y voient avec subtilité et pénétration beaucoup de choses qui blessent la délicatesse et la jalousie de leur amour-propre, et que le nôtre nous déguise. Mais ils ne voient point dans notre fond intime ce qui salit nos vertus, et qui ne déplaît qu’à Dieu seul. Ainsi leur jugement le plus approfondi est bien superficiel.

   Ma conclusion est qu’il suffit d’écouter Dieu dans un profond silence intérieur, et de dire en simplicité pour et contre soi tout ce qu’on croit voir à la pure lumière de Dieu dans le moment où l’on tâche de se faire connaître.

   Vous me direz peut-être, ma bonne D[uchesse], que ce silence intérieur est difficile, quand on est dans la sécheresse, dans le vide de D[ieu] et dans l’insensibilité que vous m’avez dépeinte. Vous ajouterez peut-être que vous ne sauriez travailler activement à vous recueillir.

   Mais je ne vous demande point un recueillement actif, et d’industrie. C’est se recueillir passivement, que de ne se dissiper pas, et que de laisser tomber l’activité naturelle qui dissipe. Il faut encore plus éviter l’activité pour la dissipation que pour le recueillement. II suffit de laisser faire D[ieu], et de ne l’interrompre pas par des occupations superflues qui flattent le goût, ou la vanité. Il suffit de laisser souvent tomber l’activité propre par une simple cessation ou repos qui nous fait rentrer sans aucun effort dans la dépendance de la grâce[310]. 11 faut s’occuper peu du prochain, lui demander peu, en attendre peu, et ne croire pas qu’il nous manque quand notre amour est tenté de croire qu’il y trouve quelque mécompte. Il faut laisser tout effacer, et porter petitement toute peine qui ne s’efface pas. Ce recueillement passif est très différent de l’actif qu’on se procure par travail et par industrie, en se proposant certains objets distincts et arrangés. Celui-ci n’est qu’un repos du fond, qui est dégagé des objets extérieurs de ce monde. Dieu est moins alors l’objet distinct de nos pensées au-dehors, qu’il n’est le principe de vie qui règle nos occupations. En cet état on fait en paix et sans empressement ni inquiétude tout ce qu’on a à faire. L’esprit de grâce le suggère doucement. Mais cet esprit jaloux arrête et suspend notre action, dès que l’activité de l’amour-propre commence à s’y mêler. Alors la simple non-action fait tomber ce qui est naturel et remet l’âme avec D[ieu] pour recommencer au-dehors sans activité le simple accomplissement de ses devoirs. En cet état l’âme est libre dans toutes les sujétions extérieures, parce qu’elle ne prend rien pour elle de tout ce qu’elle fait. Elle ne le fait que pour le besoin. Elle ne prévoit rien par curiosité, elle se borne au moment présent, elle abandonne le passé à D[ieu]. Elle n’agit jamais que par dépendance. Elle s’amuse pour le besoin de se délasser, et par petitesse. Mais elle est sobre en tout, parce que l’esprit de mort est sa vie. Elle est contente ne voulant rien.

    Pour demeurer dans ce repos, il faut laisser sans cesse tomber tout ce qui en fait sortir. Il faut se faire taire très souvent, pour être en état d’écouter le maître intérieur qui enseigne toute vérité, et si nous sommes fidèles à l’écouter, il ne manquera pas de nous faire taire souvent. Quand nous n’entendons pas cette voix intime et délicate de l’esprit qui est l’âme de notre âme, c’est une marque que nous ne nous taisons point pour l’écouter. Sa voix n’est point quelque chose d’étranger. D[ieu] est dans notre âme, comme notre âme dans notre corps. C’est quelque chose que nous ne distinguons plus de nous, mais quelque chose qui nous mène, qui nous retient et qui rompt toutes nos activités. Le silence que nous lui devons pour l’écouter n’est qu’une simple fidélité à n’agir que par dépendance, et à cesser dès qu’il nous fait sentir que cette dépendance commence à s’altérer. Il ne faut qu’une volonté souple, docile, dégagée de tout pour s’accommoder à cette impression. L’esprit de grâce nous apprend lui-même à dépendre de lui en toute occasion.Ce n’est point une inspiration miraculeuse qui expose à l’illusion et au fanatisme. Ce n’est qu’une paix du fond pour se prêter sans cesse à l’esprit de D[ieu] dans les ténèbres de la foi, sans rien croire que les vérités révélées, et sans rien pratiquer que les commandements évangéliques.

   Je vois par votre lettre, ma bonne Duchesse, que vous êtes encore persuadée que nos amis ont beaucoup manqué à votre égard. Cela peut être et il est même naturel qu’ils aient un peu excédé en réserve dans les premiers temps, où ils ont voulu changer ce qui leur paraissait trop fort, et où ils étaient embarrassés de ce changement qui vous choquait. Mais je ne crois pas que leur intention ait été de vous manquer en rien. Ainsi je croirais qu’ils n’ont pu manquer que par embarras pour les manières. Votre peine, que vous avouez avoir été grande et que je m’imagine qu’ils apercevaient, ne pouvait pas manquer d’augmenter, malgré eux, leur embarras, leur gêne, et leur réserve. Je ne sais rien de ce qu’ils ont fait, et ils ne me l’ont jamais expliqué. Je ne veux les excuser en rien. Mais en gros je comprends que vous devez vous défier de l’état de peine extrême dans lequel vous avez senti leur changement. Un changement soudain et imprévu choque. On ne peut s’y accoutumer; on ne croit point en avoir besoin. On croit voir dans ceux qui se retirent ainsi un manquement aux règles de la bienséance et de l’amitié. On prétend y trouver de l’inconstance, du défaut de simplicité, et même de la fausseté. Il est naturel qu’un amour-propre vivement blessé exagère ce qui le blesse, et il me semble que vous devez vous défier des jugements qu’il vous a fait faire dans ces temps-là. Je crois même que vous devez aller encore plus loin, et juger que la grandeur du mal demandait un tel remède, ce renversement de tout vous-même, et cet accablement dont vous me parlez avec tant de franchise montre que votre cœur était bien malade. L’incision a été très douloureuse, mais elle devait être prompte et profonde. Jugez-en par la douleur qu’elle a causée à votre amour-propre, et ne décidez point sur des choses, où vous avez tant de raisons de vous récuser vous-même. Il est difficile que les meilleurs hommes qui ne sont pourtant pas parfaits, n’aient fait aucune faute dans un changement si embarrassant. Mais supposé qu’ils en aient fait beaucoup, vous n’en devez point être surprise. Il faut d’ailleurs faire moins d’attention à leur irrégularité, qu’à votre pressant besoin. Vous êtes trop heureuse de ce que D[ieu] a fait servir leur tort à redresser le vôtre. Ce qui est peut-être une faute en eux, est une grande miséricorde en D[ieu] pour votre correction. Aimez l’amertume du remède, si vous voulez être bien guérie du mal.

   Pour votre insensibilité dans un état de sécheresse, de faiblesse, d’obscurité, et de misère intérieure, je n’en suis point en peine, pourvu que vous demeuriez dans ce recueillement passif dont je viens de parler, avec une petitesse et une docilité sans réserve. Quand je parle de docilité, je ne vous la propose que pour N…[Mme Guyon], et je sais combien votre cœur a toujours été ouvert de ce côté-là. Nous ne sommes en sûreté qu’autant que nous ne croyons pas y être, et que nous donnons par petitesse aux plus petits même la liberté de nous reprendre. Pour moi je veux être repris par tous ceux qui voudront me dire ce qu’ils ont remarqué en moi, et je ne veux m’élever au-dessus d’aucun des plus petits frères[311]. Il n’y en a aucun que je ne blâmasse, s’il n’était pas intimement uni à vous. Je le suis en vérité, ma bonne D., au-delà de toute expression.

Madame de Chevry me paraît vivement touchée de l’excès de vos bontés, et j’ai de la joie d’apprendre à quel point elle les ressent. J’espère que cette reconnaissance la mènera jusqu’à rentrer dans une pleine confiance[312], dont elle a grand besoin. Personne ne peut être plus sensible que je le suis à toutes vos différentes peines.

1442. À LA DUCHESSE DE MORTEMART.  À C[ambrai] 1 février 1711.

Je ne puis vous exprimer, ma bonne et très chère Duchesse, combien votre dernière lettre m’a consolé. J’y ai trouvé toute la simplicité et toute l’ouverture de cœur que D[ieu] donne à ses enfants entre eux. Je puis vous protester que je n’ai nullement douté de tout ce que vous m’aviez mandé auparavant. Je n’avais songé qu’à vous dire des choses générales, sans savoir ce que vous auriez à en prendre pour vous, et comptant seulement que chacun de nous ne voit jamais tout son fond de propriété, parce que ce qui nous reste de propriété est précisément ce qui obscurcit nos yeux, pour nous dérober la vue de ces restes subtils et déguisés de la propriété même. Mais c’était plutôt un discours général pour nous tous, et surtout pour moi, qu’un avis particulier qui tombât sur vous. Il est vrai seulement que je souhaitais que vous fissiez attention à ce qu’il ne faut presser le prochain de corriger en lui certains défauts, même choquants, que quand nous voyons que

D[ieu] commence à éclairer l’âme de ce prochain, et à l’inviter à cette correction. Jusque-là il faut attendre comme D[ieuj attend avec bonté et support. Il ne faut point prévenir le signal de la grâce. Il faut se borner à la suivre pas à pas. On meurt beaucoup à soi par ce travail de pure foi et de continuelle dépendance, pour apprendre aux autres à mourir à eux. Un zèle critique et impatient se soulage davantage, et corrige moins soi et autrui. Le médecin de l’âme fait comme ceux des corps qui n’osent purger qu’après que les humeurs qui causent la maladie, sont parvenues à ce qu’ils nomment une coction 3. J’avoue, ma bonne Duchesse, que j’avais en vue que vous eussiez attention à supporter les défauts les plus choquants des frères, jusqu’à ce que l’esprit de grâce leur donnât la lumière et l’attrait pour commencer à s’en corriger. Je ne cherchais en tout cela que les moyens de vous attirer leurconfiance. Je ne sais point en détail les fautes qu’ils ont faites vers vous. Il est naturel qu’ils en aient fait sans le vouloir. Mais ces fautes se tournent heureusement à profit, puisque vous prenez tout sur vous, et que vous ne voulez voir de l’imperfection que chez vous. C’est le vrai moyen de céder à D[ieu] et de faire la place nette au petit M[aître]. Abandonnez-vous dans vos obscurités intérieures et dans toutes vos peines. O que la nuit la plus profonde est bonne, pourvu qu’on croie réellement ne rien voir, et qu’on ne se flatte en rien!

1479. À LA DUCHESSE DE MORTEMART. À Cambray, 27 juillet 1711.

    II y a bien longtemps, ma bonne et chère Duchesse, que je ne vous ai point écrit. Mais je n’aime point à vous écrire par la poste, et je n’ai point trouvé d’autre voie depuis longtemps. Vous faites bien de laisser aller et venir la confiance de nos amis. En laissant tomber toutes les réflexions de l’amour-propre, on se fait à la fatigue, et la délicatesse s’émousse. Moins nous attendons du prochain, plus ce délaissement nous rend aimables et propres à édifier tout le monde. Cherchez la confiance, elle vous fuit. Abandonnez-là, elle revient à vous[313]. Mais ce n’est pas pour la faire revenir qu’il faut l’abandonner.

   Plus vos croix sont douloureuses, plus il faut être fidèle à ne les augmenter en rien. On les augmente ou en les voulant repousser par de vains efforts contre la Providence au-dehors, ou par d’autres efforts, qui ne sont pas moins vains, au-dedans contre sa propre sensibilité. Il faut être immobile sous la croix, la garder autant de temps que Dieu la donne sans impatience pour la secouer, et la porter avec petitesse, joignant à la pesanteur de la croix la honte de la porter mal. La croix ne serait plus croix, si l’amour-propre avait le soutien flatteur de la porter avec courage.

   Rien n’est meilleur que de demeurer sans mouvement propre, pour se délaisser avec une entière souplesse au mouvement imprimé par la seule main de D[ieu]. Alors, comme vous le dites, on laisse tomber tout ; mais rien ne se perd dans cette chute universelle. Il suffit d’être dans un véritable acquiescement pour tout ce que Dieu nous montre par rapport à la correction de nos défauts. Il faut aussi que nous soyons toujours prêts à écouter avec petitesse et sans justification tout ce que les autres nous disent de nous-mêmes, avec la disposition sincère de le suivre autant que D[ieu] nous en donnera la lumière. L’état de vide de bien et de mal, dont vous me parlez, ne peut vous nuire. Rien ne pourrait vous arrêter que quelque plénitude secrète. Le silence de l’âme lui fait écouter D[ieu]. Son vide est une plénitude, et son rien est le vrai tout. Mais il faut que ce rien soit bien vrai. Quand il est vrai, on est prêt à croire qu’il ne l’est pas; celui qui ne veut rien avoir, ne crains point qu’on le dépouille.

   Pour moi je passe ma vie à me fâcher mal à propos, à parler indiscrètement, à m’impatienter sur les importunités qui me dérangent. Je hais le monde, je le méprise, et il me flatte néanmoins un peu. Je sens la vieillesse qui avance insensiblement, et je m’accoutume à elle, sans me détacher de la vie. Je ne trouve en moi rien de réel ni pour l’intérieur ni pour l’extérieur. Quand je m’examine, je crois rêver: je me vois comme une image dans un songe. Mais je ne veux point croire que cet état a son mérite. Je n’en veux juger ni en bien ni en mal. Je l’abandonne à celui qui ne se trompe point, et je suppose que je puis être dans l’illusion. Mon union avec vous est très sincère. Je ressens vos peines. Je voudrais vous voir, et contribuer à votre soulagement. Mais il faut se contenter de ce que D[ieu] fait. Il me semble que je n’ai nulle envie de tâter du monde. Je sens comme une barrière entre lui et moi qui m’éloigne de le désirer, et qui ferait, ce me semble, que j’en serais embarrassé, s’il fallait un jour le revoir. Le souvenir triste et amer de notre cher petit abbé [de Langeron] me revient assez souvent, quoique je n’aie plus de sentiment vif sur sa perte. Je trouve souvent qu’il me manque, et je le suppose néanmoins assez près de moi.

    Je vous envoie ma réponse pour Mad. votre fille, dont la confiance est touchante. Je vous envoie aussi une réponse pour Mad. de la Maisonfort[314]. Bonsoir, ma bonne D[uchesse] ; je suis à vous sans mesure plus que je n’y ai jamais été en ma vie[315].

§

Relevé de correspondance

Les lettres adressées à la petite duchesse de Mortemart fuent longtemps négligées comme l’explique I. Noye qui en rétablit le plus grand nombre dans le volume CF 18 publié en 2007 : voir supra notre présentation de Mme de Mortemart et la note associée.

Le choix opéré par les membres du cercle quiétiste, qui ôtent nécessairement dates et destinataires dans l’édition Anversoise de 1718, a occulté les rôles et de la « petite duchesse » et de Fénelon comme les deux directeurs mystiques des cercles spirituels durant la mise à l’ombre puis en résidence surveillée de la « dame directrice ».

Nous pensons que la « suppléante de Mme Guyon » lui a très probablement succédé : Fénelon meurt trop tôt. Elle intègre alors la « lignée » qui passe de sources franciscaines au sieur de la Forest ( ?) et au Père Chrysostome de Saint-Lô, à Jean de Bernières, à Jacques Bertot, à Jeanne Guyon.

Mme de Mortemart (†1750) fut probablement secondée par les deux duchesses de Chevreuse (†1732) et de Beauvillier (†1733), par Du Puy († après 1737), par le marquis de Fénelon (†1745), par ‘la colombe’ duchesse de Gramont (†1748).

Ensuite le fil se perd : en Écosse, 16th Forbes (†1761) & Deskford (†1764) ? en Suisse, Dutoit (†1793) ? en Hollande et dans l’Empire ?


 

 

À une Dame (Y)

Série de dix lettres « écrites à la même personne et dans le même ordre »  [316] :

  LSP 89.*A UNE DAME (Y)

Vous vous laissez trop aller à votre goût et à votre imagination. Remettez-vous à écouter Dieu dans l’oraison, et à vous écouter moins vous-même. L’amour-propre est moins parleur quand il voit qu’on ne l’écoute pas. Les paroles de Dieu au cœur sont simples, paisibles, et nourrissent l’âme, lors même qu’elles la portent à mourir: au contraire, les paroles de l’amour-propre sont pleines d’inégalités, de trouble et d’émotion, lors même qu’elles flattent. Écouter Dieu sans faire aucun projet, c’est mourir à son sens et à sa volonté.

  LSP 90.*A LA MÊME (Y)

Ne vous inquiétez point sur votre mal ; vous êtes dans les mains de Dieu. Il faut vivre comme si on devait mourir chaque jour. Alors on est tout prêt, car la préparation ne consiste que dans le détachement du monde pour s’attacher à Dieu.

 Pendant que vous êtes si languissante, ne vous gênez point pour faire votre oraison si régulièrement. Cette exactitude et cette contention de tête pourraient nuire à votre faible santé. C’est bien assez pour votre état de langueur, que vous vous remettiez doucement en la présence de Dieu toutes les fois que vous apercevez que vous n’y êtes plus. Une société simple et familière avec Dieu, où vous lui direz vos peines avec confiance, et où vous le prierez de vous consoler, ne vous épuisera point, et nourrira votre cœur 1. Ne craignez point de me dire tout ce que vous aurez pensé contre moi. Cette franchise ne me peinera point, et servira à vous humilier.

  LSP 91.*A LA MÊME (Y)

     Je crois que vous devez vous abstenir entièrement de vos dialogues d’imagination. Quoique vous en fassiez plusieurs qui vous excitent à des sentiments pieux, je crois que l’usage en est trop dangereux pour vous. Des uns vous passeriez toujours insensiblement aux autres, qui nourriraient vos peines, ou qui flatteraient le goût du siècle. Il vaut mieux les supprimer tous. Il ne faut pas les vouloir retrancher par violence; ce serait vouloir suspendre un torrent: il suffit de ne vous en occuper point volontairement. Quand vous apercevrez que votre imagination commence, contentez-vous de vous tourner vers Dieu, sans entreprendre de vous opposer directement à ces chimères. Laissez-les tomber, en vous donnant quelque occupation utile. Si c’est l’heure de l’oraison, regardez toutes ces vaines pensées comme des distractions, et retournez doucement à Dieu dès que vous les apercevez ; mais faites-le sans trouble, sans scrupule, sans interrompre votre paix. Si, au contraire, cela vous vient pendant que vous êtes occupée de quelque travail extérieur, votre travail servira à vous tirer de ces rêveries. II vaudrait même mieux, pour les commencements, aller trouver quelqu’un, ou vous appliquer alors à quelque chose de difficile, pour rompre le cours de ces pensées, et pour en prendre l’habitude.

LSP 92.*A LA MÊME (Y)

Il faut absolument supprimer cette conversation d’imagination : c’est une pure perte de temps; c’est une occupation très dangereuse; c’est une tentation que vous vous procurez. Vous êtes obligée à n’y adhérer jamais volontairement. Peut-être que l’habitude sera cause que votre imagination vous occupera encore malgré vous de toutes ces chimères ; mais il faut au moins n’y consentir pas, et tâcher doucement de les laisser tomber quand vous les apercevez. Le vrai moyen de vous en défaire est de vous occuper alors de l’oraison, ou de quelque travail extérieur, si l’oraison ne peut pas arrêter votre imagination excitée.

LSP 93*A LA MÊME (Y)

Je ne vois rien que de bon et de solide dans tout ce que vous me dites de votre oraison. L’attrait de Dieu que vous éprouvez est une grande grâce, et vous seriez très coupable si vous manquiez à y correspondre pleinement. Ne craignez point de suivre cet attrait ; mais craignez de ne le suivre pas. Vous avouez que vous n’en êtes jamais détournée que par votre imagination légère, ou par de vains dialogues au-dedans de vous-même, ou par des dépits d’orgueil. Si vous étiez toujours fidèle à n’admettre volontairement aucune de ces dangereuses distractions, vous seriez toujours en paix et en union avec Dieu. Voici mes réflexions:

I. Vous dites qu’après même que vous avez manqué à votre recueillement, et que vous sentez le trouble de votre faute, quelquefois la pensée vous vient de vous tenir tranquille dans votre douleur, et de vous unir à Jésus crucifié. Vous ajoutez : voilà le meilleur moyen que je trouve pour apaiser ma peine. Puisque c’est le meilleur, pourquoi en cherchez-vous d’autres qui vous nuisent?

 II. Vous parlez des chimères qui vous occupent l’esprit, et de l’acquiescement à la pensée de me les dire, qui vous rend la tranquillité; et vous dites : je voudrais bien savoir s’il suffit de m’humilier devant Dieu avec ce même acquiescement, sans vous le dire. Non, cela ne suffit pas. Vous n’êtes point véritablement humiliée devant Dieu, quand vous ne voulez point vous humilier devant l’homme que vous consultez comme son ministre. C’est l’orgueil qui vous donne tant de répugnance à parler. Il faut, quoi qu’il en coûte, dire tout avec simplicité. Vous n’aurez point de véritable paix jusqu’à ce que vous vous y soyez accoutumée ; mais il faut le faire d’abord, sans hésitation, et sans vous écouter. Plus vous hésiterez, plus vous aurez de peine à en venir à bout.

III. Ne vous étonnez point de faire certaines communions sans consolation ; cette sécheresse ne dépend pas de vous. On mérite souvent plus à être fidèle dans une sécheresse pénible et douloureuse à l’amour-propre, que dans une consolation sensible qui flatte et qui élève le cœur. La lumière que vous dites qui vous fait passer outre pour communier, malgré vos scrupules, est très bonne.

 IV. Vous dites très vrai en disant: la crainte que j’ai de mes peines me les fait sentir doublement; j’en suis même souvent quitte pour la crainte. Ces peines, qu’on veut voir de loin, accablent bien plus que celles qu’on voit de près. Pourquoi vouloir les voir avant qu’elles viennent ? C’est se tourmenter par avance, et se mettre soi-même à pure perte en tentation de succomber.

 V. Il y a trois manières d’être avec les créatures. 1° Il faut être avec tout le monde en esprit de fidélité à son devoir quand on a quelque affaire avec le prochain. 2° Il faut chercher quelque relâchement innocent d’esprit avec les personnes honnêtes avec qui la Providence nous met en société. Ce délassement d’esprit ne doit être cherché qu’aux heures qui succèdent au travail, et il ne faut pas espérer de trouver avec ces personnes la confiance et l’union de sentiments; il suffit d’y trouver un repos d’esprit pour se délasser. 3° Enfin il faut être en simplicité et à cœur ouvert avec les personnes à qui on est uni par la grâce, et ces personnes se trouvent très rarement. 11 ne faut pas espérer d’en trouver beaucoup.

 VI. Souvenez-vous que c’est le goût de votre esprit, que vous avouez que vous avez le plus de peine à sacrifier pour le soumettre à la grâce. C’est le point essentiel pour vous. Communiez, obéissez, renoncez à l’esprit. Je suis, en Notre-Seigneur, tout à vous.

LSP 94.*A LA MÊME (Y)

Pour ce qui regarde votre oraison, proposez-vous-y toujours quelque sujet simple, solide, et de pratique pour les vertus évangéliques. Si vous ne trouvez point de nourriture dans ce sujet, et si vous vous sentez de l’attrait et de la facilité pour demeurer en union générale avec Dieu, demeurez-y dans les temps où vous vous y trouverez attirée; mais n’en faites jamais une règle, et soyez toujours fidèle à vous proposer un sujet, pour voir s’il pourra vous occuper et vous nourrir. Recevez sans résistance les lumières et les sentiments qui vous viendront dans l’oraison; mais ne vous fiez point à toutes ces choses qui peuvent flatter votre orgueil et vous donner une vaine complaisance.

 Il est meilleur d’être bien humble et bien confondu après les fautes qu’on a commises, que d’être contents de son oraison, et de se croire bien avancé après qu’on a eu beaucoup de beaux sentiments et de hautes pensées en priant Dieu. Laissez passer toutes ces choses qui peuvent être des secours de Dieu ; mais comptez qu’elles se tourneront en illusion très dangereuse, si peu que vous vous y arrêtiez pour vous y complaire.

 Le grand point est de se mortifier, d’obéir, de se défier de soi, de porter la croix, Au reste, je suis fort aise de ce que vous ne faites plus votre oraison avec cet empressement forcé qui vous gênait tant. L’oraison en est plus paisible, et vous en êtes plus commode’ au prochain dans la société ; mais il ne faut pas que cette sainte liberté se tourne jamais en relâchement ni dissipation.

  LSP 95.*A LA MÊME (Y)

Je suis sincèrement fâché des contretemps qui m’ont empêché de vous voir. En attendant, suivez avec fidélité les lumières que Dieu vous donne pour mourir aux délicatesses et aux sensibilités de votre amour-propre. Quand on se délaisse entièrement aux desseins de Dieu, on est aussi content d’être privé des consolations, que de les goûter. Souvent même une privation qui dérange et qui humilie est plus utile qu’une abondance de secours sensibles.

Pourquoi ne vous serait-il pas utile d’être privée de ma présence et de mes faibles avis, puisqu’il est quelquefois très salutaire d’être privé de la présence sensible et des dons consolants de Dieu même? Dieu est bien près de nous lorsqu’il nous en paraît éloigné, et que nous souffrons cette absence apparente dans un esprit d’amour pour lui et de mort à nous-mêmes’. Accoutumez-vous donc un peu à la fatigue. Les enfants, à mesure qu’ils croissent, passent, du lait d’une mère qui les porte dans son sein, à marcher seuls et à manger du pain sec.

LSP 96.*A LA MÊME (Y)

Ne faites aucune attention volontaire à ce que vous me mandez avoir éprouvé[317]. De telles choses peuvent n’être que dans l’imagination: elles peuvent venir aussi d’une illusion du tentateur, qui voudrait vous tendre un piège, tantôt de vaine complaisance, tantôt de découragement. Il est vrai qu’il n’est pas impossible que ces choses viennent de Dieu. Aussi ne faut-il faire aucun effort ni acte pour les rejeter. Il n’y a qu’à les laisser passer sans les rejeter ni accepter, se contentant en général d’acquiescer à ce qu’il plaît à Dieu. Par cette disposition simple et générale, vous tirerez tout le fruit de ces choses, supposé qu’elles viennent de Dieu, sans vous exposer à aucun retour de complaisance; et supposé qu’elles ne viennent pas de Dieu, vous serez à l’abri de toute illusion en ne vous arrêtant à rien qu’à Dieu seul.

  LSP 97.*A LA MÊME (Y)

Je suis très content de vos dispositions, et vous faites très bien de me mander avec simplicité ce qui se passe en vous. N’hésitez point à m’écrire les choses que vous croirez que Dieu demande de vous.

Il n’est pas étonnant que vous ayez une espèce de jalousie et d’ambition pour vous avancer dans la spiritualité, et d’être dans la confiance des personnes considérables qui servent Dieu. L’amour-propre recherche naturellement ces sortes de succès qui peuvent le flatter. Mais il s’agit non de contenter une espèce d’ambition en faisant un certain progrès éclatant dans la vertu, non d’être dans la confiance des personnes distinguées, mais de mourir aux goûts flatteurs de l’amour-propre, de s’humilier, d’aimer l’obscurité et le mépris, et de ne tendre qu’à Dieu seul.

Ce n’est point à force d’écouter et de lire un langage de perfection, qu’on devient parfait. Le grand point est de ne s’écouter point soi-même, d’écouter Dieu en silence, de renoncer à toute vanité, et de s’appliquer aux vertus réelles. Peu parler, et faire beaucoup, sans se soucier d’être vu.

Dieu vous apprendra bien plus que toutes les personnes les plus expérimentées et que tous les livres les plus spirituels. Eh ! que voulez-vous tant savoir ? Qu’avez-vous besoin d’apprendre, sinon à être pauvre d’esprit et à trouver toute votre science en Jésus crucifié? La science enfle: il n’y a que la charité qui édifie. Ne cherchez donc que la charité. Eh ! faut-il être si savant pour savoir aimer Dieu et pour se renoncer pour l’amour de lui ? Vous savez beaucoup plus de bien que vous n’en faites. Vous avez beaucoup moins besoin d’acquérir de nouvelles lumières, que de mettre en pratique celles que vous avez déjà reçues. O qu’on se trompe, quand on croit s’avancer en raisonnant avec curiosité ! Soyez petite, et n’attendez point des hommes les dons de Dieu.

LSP 98.*A LA MÊME (Y)

Je vous prie de ne vous point inquiéter. Votre oraison est bonne, et vous ne devez point la quitter. Ce que vous m’en avez écrit fait fort bien comprendre en quoi elle consiste, et le fruit que vous en pouvez tirer. Continuez-la avec docilité, et laissez tomber toutes les réflexions qui vous troublent à pure perte. Regardez-les comme de véritables tentations qui vous éloignent de la paix et de la confiance en Dieu. Voulez-vous éviter l’illusion? Soyez docile ; ne cherchez point ce qui flatte votre amour-propre ; renoncez à ce que Dieu ne vous donne pas ; n’écoutez ni vos dépits, ni vos tentations de reprendre les vanités et les amusements du monde. Portez humblement les croix de votre état; défiez-vous du goût de l’esprit qui n’est que vanité’; cherchez ce qui est simple et uni ; rejetez toute pensée qui ne vous vient que des dépits de votre amour-propre. Je suis en vérité tout à vous en Notre-Seigneur comme j’y dois être, mais avec les précautions nécessaires pour ne flatter point la délicatesse de cet amour-propre qui veut qu’on le flatte.


 


 

À une demoiselle (Z)

 « Les vingt-sept lettres qu’on va lire sont annoncées comme écrites à une même correspondante. [318] »

  LSP 99.*A UNE DEMOISELLE (Z)

 Vivez en paix, Mademoiselle, sans penser qu’il y ait un avenir. Peut-être n’y en aura-t-il point pour vous. Le présent même n’est pas à vous, et il ne faut que s’en servir suivant les intentions de Dieu à qui seul il appartient. Faites les biens extérieurs que vous êtes en train de faire, puisque vous en avez l’attrait et la facilité. Conservez votre règlement, pour éviter la dissipation et les suites de votre excessive vivacité. Surtout soyez fidèle au moment présent, qui vous attirera toutes les grâces nécessaires.

 Ce n’est pas assez de se détacher; il faut s’apetisser. En se détachant, on ne renonce qu’aux choses extérieures ; en s’apetissant, on renonce à soi. S’apetisser, c’est renoncer à toute hauteur aperçue. Il y a la hauteur de la sagesse et de la vertu, qui est encore plus dangereuse que la hauteur des fortunes mondaines, parce qu’elle est moins grossière. Il faut être petit en tout, et compter qu’on n’a rien à soi, sa vertu et son courage moins que tout le reste. Vous vous appuyez trop sur votre courage, sur votre désintéressement et sur votre droiture. L’enfant n’a rien à lui ; il traite un diamant comme une pomme. Soyez enfant. Rien de propre. Oubliez-vous. Cédez à tout. Que les moindres choses soient plus grandes que vous.

Priez du cœur simplement, par pure affection, point par la tête et en personne qui raisonne.

La vraie instruction[319] pour vous est le dépouillement, le recueillement profond, le silence de toute l’âme devant Dieu, le renoncement à l’esprit, le goût de la petitesse, de l’obscurité, de l’impuissance et de l’anéantissement. Voilà l’ignorance qui seule enseigne toutes les vérités que les sciences ne découvrent point, ou ne montrent que superficiellement.

  LSP 101.*A LA MÊME (Z)

La bonne santé de M..... et votre calme présent me donnent de la joie. Je crains néanmoins pour vous, que l’amour-propre ne goûte un peu trop cette douceur si différente de l’amertume où vous étiez. La contradiction et toutes les autres peines humiliantes sont bien plus utiles que le succès. Vous savez que cet état vous a fait découvrir ici en vous ce que vous n’y aviez jamais vu; et je crains que l’autorité, le succès et l’admiration qu’on s’attire à peu de frais parmi les gens grossiers de la province, ne nourrissent votre humeur impérieuse, et ne vous rendent contente de vous-même comme vous l’étiez auparavant[320]. Ce contentement de soi-même gâte la conduite la plus régulière, parce qu’il est incompatible avec l’humilité.

On n’est humble qu’autant qu’on est attentif à toutes ses misères. Il faut que cette vue fasse la principale occupation de l’âme, qu’elle soit à charge à elle-même, qu’elle gémisse, que ce gémissement soit une prière continuelle, qu’il lui tarde d’être délivrée de la servitude de la corruption, pour entrer dans la gloire et dans la liberté des enfants de Dieu; et que, se sentant surmontée par ses défauts, elle n’attende sa délivrance que de la pure miséricorde de Jésus-Christ. Malheur à l’âme qui se complaît en elle-même, qui s’approprie les dons de Dieu, et qui oublie ce qui lui manque!

 Pour remédier à la dissipation et à la sécheresse, c’est de vous réserver des heures pour vos prières et pour vos lectures, qui doivent être régulières ; c’est de n’entrer dans les affaires que par pure nécessité; c’est d’y songer encore plus à rompre la roideur de vos sentiments, à réprimer votre humeur, et à humilier votre esprit, qu’à faire prévaloir la raison même dans les partis à prendre ; enfin c’est de vous humilier quand vous remarquerez qu’une chaleur indiscrète sur les affaires d’autrui vous fait oublier votre unique affaire, qui est celle de l’éternité. Apprenez de moi, vous dit Jésus-Christ, que je suis doux et humble de cœur, et vous trouverez le repos de vos âmes. En effet, la grâce, la paix intérieure, l’onction du Saint-Esprit viendront sur vous, si vous conservez dans vos embarras extérieurs la douceur et l’humilité.      

  LSP 102*.À LA MÊME (Z)

Je suis touché, comme je dois l’être, de toutes vos peines; mais je ne puis que vous plaindre, et prier Dieu qu’il vous console. Vous avez grand besoin qu’il vous donne son esprit pour vous soutenir dans vos embarras, et pour tempérer votre vivacité naturelle dans des occasions si capables de l’exciter. Pour la lettre qui regarde votre naissance, je crois que vous n’en devez parler qu’à Dieu seul, pour le prier en faveur de celui qui a voulu vous outrager’. J’ai toujours entrevu ou cru entrevoir que vous étiez sensible de ce côté-là. Dieu nous attaque toujours par notre faible. On ne tue personne en le frappant sur les endroits morts, comme sur les ongles ou sur les cheveux ; mais en attaquant les parties les plus vivantes, qu’on nomme nobles. Quand Dieu veut nous faire mourir à nous-mêmes, il nous prend toujours par ce qui est en nous le plus vif, et comme le centre de la vie. Il proportionne ainsi les croix. Laissez-vous humilier: le silence et la paix dans l’humiliation sont le vrai bien de l’âme. On serait tenté de parler humblement, et on en aurait mille beaux prétextes; mais il est encore meilleur de se taire humblement. L’humilité, qui parle encore, est encore suspecte : en parlant, l’amour-propre se soulage un peu.

Ne vous échauffez plus le sang sur les discours des hommes : laissez-les parler, et tâchez de faire la volonté de Dieu. Pour celle des hommes, vous ne viendriez jamais à bout de la faire; elle n’en vaut pas même la peine. Un peu de silence, de paix et d’union à Dieu doit bien consoler de tout ce que les hommes disent injustement. Il faut les aimer sans compter sur leur amitié. Ils s’en vont; ils reviennent ; ils s’en retournent: laissez-les aller; c’est de la plume que le vent emporte. Ne regardez que Dieu seul en eux; c’est lui seul qui nous console ou qui nous afflige par eux selon nos besoins.

 Vous avez besoin de votre fermeté dans la situation où vous êtes ; mais aussi votre vivacité a besoin de mécomptes et d’obstacles. Possédez votre âme en patience’. Renouvelez-vous souvent en la présence de Dieu, pour vous modérer, pour vous rapetisser, et pour vous proportionner aux petits. Il n’y a rien de grand que la petitesse, la charité, la défiance de soi-même, le détachement de son sens et de sa volonté. Toute vertu haute et roide est opposée à Jésus-Christ. Dieu sait combien je suis à vous en lui.

  LSP 103*A LA MÊME (Z)

Je ne sais pour vous que ce que je vous ai toujours dit: obéissez simplement à votre directeur, sans écouter ni votre raison ni votre goût. Vous avez les conseils d’un homme très éclairé et très pieux. Pour moi, voici ce que je puis vous dire en général. Vous devez, ce me semble, être ferme pour réserver des heures de recueillement ; autrement vous serez la croix de celle qui veut que vous soyez son soutien. Vous avez un penchant terrible à la dissipation et à la vaine complaisance ; vous aimez à être applaudie et à vous applaudir vous-même ; vous sentez dans votre raison et dans votre courage naturel une force qui nourrit votre orgueil. Il n’y a que le recueillement qui puisse amortir cette vie superbe, et tempérer votre insupportable vivacité.

Remarquez seulement deux choses pour vos heures de recueillement : l’une, que vous ne devez point les réserver par esprit de contradiction et d’impatience contre N..... qui voudrait toujours vous avoir. Quand vous sentirez que vous agissez par ce mauvais esprit, il faut vous en punir, en cédant pour ce jour-là à ses empressements les plus importuns. L’autre règle est de ne vous réserver que les temps nécessaires pour vous recueillir et pour nourrir votre âme. Rien pour l’amusement en votre particulier; rien pour la curiosité, qui est un grand piège pour vous. Pour la manière de réserver du temps, elle doit être ferme, mais douce et tranquille.

Que vos lectures et vos oraisons soient simples ; que l’esprit cherche moins, et que le cœur se livre davantage. Tout ce qui paraît remplir votre esprit ne fait que l’enfler; vous croyez nourrir votre zèle, et vous nourrissez votre hauteur. Il n’est pas question de savoir beaucoup, mais de savoir s’apetisser et devenir enfant sous la main de Dieu. Je le prie non seulement de vous faire petite, mais encore de vous anéantir sans réserve.

Pour les sujets de crainte, je ne crois pas que vous deviez vous forcer pour y entrer. Vous trouverez souvent de bonnes âmes qui vous presseront de le faire, et qui trembleront pour vous quand elles ne vous verront pas trembler : mais ne vous gênez point ; suivez simplement votre attrait, et, pourvu que vous soyez fidèle au recueillement et à l’humilité, demeurez en paix. C’est assez craindre que de craindre de déplaire à Dieu.

Pour votre curiosité sur les meilleurs livres, il faut la réprimer. Vous avez éprouvé qu’elle vous est dangereuse, et c’est une lumière sur laquelle vous devez à Dieu une singulière reconnaissance. Sous prétexte de chercher une solide instruction, on conserve un goût qui flatte l’amour-propre, et qui entretient une certaine hauteur d’esprit qui s’oppose à l’esprit de Dieu. Il faut s’abaisser, se rendre simple, devenir enfant. C’est là que se trouve la vraie instruction, qui est l’intérieure, et non dans les choses qui ont de l’éclat au-dehors.

LSP 104.*A LA MÊME (Z)

La chaleur d’imagination, la vivacité des sentiments, la foule des raisons, l’abondance des paroles, ne font presque rien. L’effectif, c’est d’agir devant Dieu en parfait détachement, faisant par sa lumière tout ce qu’on peut, et se contentant du succès qu’il donne. Cette continuelle mort est une bienheureuse vie que peu de gens connaissent. Un mot, dit simplement dans cette paix, opère plus, même pour les affaires extérieures, que tous les soins ardents et empressés. Comme c’est l’esprit de Dieu qui parle alors, il ne perd rien de sa force et de son autorité. Il éclaire, il persuade, il touche, il édifie. On n’a presque rien dit, et on a tout fait. Au contraire, quand on se laisse aller à la vivacité de son naturel, on parle sans fin ; on fait mille réflexions subtiles et superflues; on craint toujours de ne parler et de n’agir pas assez ; on s’échauffe, on s’épuise, on se passionne, on se dissipe, et rien n’avance. Votre tempérament a un besoin infini de ces maximes. Elles ne sont guère moins nécessaires à votre corps qu’à votre âme: votre médecin doit être là-dessus d’accord avec votre directeur.

Laissez couler l’eau sous les ponts ; laissez les hommes être hommes, c’est-à-dire faibles, vains, inconstants, injustes, faux et présomptueux. Laissez le monde être toujours monde ; c’est tout dire: aussi bien ne l’empêcheriez-vous pas. Laissez chacun suivre son naturel et ses habitudes: vous ne sauriez les refondre; le plus court est de les laisser et de les souffrir. Accoutumez-vous à la déraison et à l’injustice. Demeurez en paix dans le sein de Dieu, qui voit mieux que vous tous ces maux, et qui les permet. Contentez-vous de faire sans ardeur[321] le peu qui dépend de vous ; que tout le reste soit pour vous comme s’il n’était pas. Je suis ravi de ce que vous avez des heures de réserve: n’en soyez ni avare ni prodigue.

LSP 105.*A LA MÊME (Z)

Il faut s’accommoder sans choix de ce que Dieu donne. Il est juste que sa volonté se fasse, et non pas la nôtre, et que la sienne devienne la nôtre même sans réserve, afin qu’elle se fasse sur la terre comme dans le ciel’. Voilà ce qui vaut cent fois mieux que de se voir, que de s’entretenir, que de se consoler. O qu’on est près les uns des autres, quand on est intimement réuni dans le sein de Dieu ! O qu’on se parle bien, quand on n’a plus qu’une seule volonté et qu’une seule pensée en celui qui est toutes choses en tous! Voulez-vous donc trouver vos vrais amis ? Ne les cherchez qu’en celui qui fait les pures et éternelles amitiés. Voulez-vous leur parler et les écouter? Demeurez en silence dans le sein de celui qui est la parole, la vie et l’âme de tous ceux qui disent la vérité et qui vivent véritablement. Vous trouverez en lui, non seulement tout ce qui vous manque, mais encore tout ce qui n’est que très imparfaitement dans les créatures en qui vous vous confiez.

Vous ne sauriez trop amortir votre vivacité naturelle et votre grande habitude de suivre votre activité, pour vous taire, pour souffrir, pour ne juger jamais sans nécessité, pour écouter Dieu au dedans de vous. C’est tout ensemble une oraison et une mort continuelle dans le cours de la journée.

  LSP 106.*A LA MÊME (Z)

Il est bon d’aller aux portes de la mort; on y voit Dieu de plus près ; on s’accoutume à faire ce qu’il faudra faire bientôt. On doit mieux se connaître, quand on a été si près du jugement de Dieu et des rayons de la vérité éternelle. O que Dieu est grand, qu’il est tout, que nous ne sommes rien, quand nous sommes si près de lui, et que le voile qui nous le cache va se lever ! Profitez de cette grâce pour vous détacher du monde, et encore plus de vous-même; car on ne tient aux autres choses que pour soi, et tous les autres attachements se réduisent à celui-là.

Aimez donc Dieu, et renoncez-vous vous-même pour l’amour de lui. N’aimez ni votre esprit ni votre courage. N’ayez aucune complaisance dans les dons de Dieu, tels que le désintéressement, l’équité, la sincérité, la générosité pour le prochain. Tout cela est de Dieu ; mais tout cela se tourne en poison, tout cela nous remplit et nous enfle dès que nous y prenons un appui secret. Il faut être anéantie à ses propres yeux, et agir dans cet esprit en toute occasion. Il faut que nous soyons, dans toute notre vie, cachés et comme anéantis, de même que Jésus-Christ dans le sacrement de son amour.

LSP 107.*A LA MÊME (Z)

Quand quelqu’un croirait voir en vous des petitesses, vous ne devriez point écouter la peine que vous en ressentiriez. Il y a une hauteur secrète, et une délicatesse d’amour-propre, à souffrir impatiemment qu’on nous croie capables de petitesse et de faiblesse dans nos sentiments. Vous l’avez bien senti vous-même, quand vous avez dit : mon orgueil s’en serait défendu ; peut-être y en a-t-il à cette justification, etc. Pour moi, non seulement je veux bien que les hommes me croient capable de petitesse, mais encore je veux le croire, et je ne trouve de paix au dedans de moi, qu’autant que je n’y trouve aucune grandeur, aucune force, aucune ressource, et que je me vois capable de tout ce qui est le plus méprisable, pour ne trouver mon secours qu’en Dieu seul.

Au reste, vous avez très bien fait de dire simplement ce que vous éprouviez dans votre cœur. Quand on ne suit point volontairement ces délicatesses, et qu’on les déclare avec simplicité, malgré la répugnance qu’on a à les dire, on a fait ce qui convient, et il faut demeurer en paix. Il est vrai que je vous ai dit que vous n’aviez pas avancé vers la perfection comme il aurait été à désirer; mais vous devez vous en étonner moins que personne, vous qui m’avez dit l’état de gêne, de dissipation et de trouble sans relâche, où vous avez été pendant tant d’années, sans pouvoir pratiquer le recueillement. Ce que je trouve de bon, malgré ces causes de retardement, consiste dans les choses suivantes. Vous revenez au recueillement et à l’oraison; vous avez la lumière et l’attrait de travailler à éteindre votre vivacité ; vous voulez être simple et docile pour renoncer à votre propre sens. Voilà des fondements solides ; le reste se fera peu à peu. Il s’agit de mourir ; mais Dieu travaille avec nous. Il agit par persuasion et par amour. Il faut croire et vouloir tout ce qu’il demande, et il ne demande que de mettre son saint amour en la place de notre amour-propre trompeur et injuste.

LSP 108.*A LA MÊME (Z)

Je prends part à toutes vos peines ; mais il faut bien porter la croix avec Jésus-Christ dans cette courte vie. Bientôt nous n’aurons plus le temps de souffrir; ce sera celui de régner avec un Dieu consolateur, qui aura essuyé nos larmes de sa propre main et devant qui les douleurs et les gémissements s’enfuiront à jamais. Pendant qu’il nous reste encore ce moment si court et si léger des épreuves, ne perdons rien du prix de la croix. Souffrons humblement et en paix. L’amour-propre nous exagère nos peines, et les grossit dans notre imagination. Une croix portée simplement, sans ces retours d’un amour-propre ingénieux à les augmenter, n’est qu’une demi-croix. Quand on souffre dans cette simplicité d’amour, non seulement on est heureux malgré la croix, mais encore on est heureux par elle ; car l’amour se plaît à souffrir pour le bien-aimé, et la croix qui rend conforme au bien-aimé est un lien d’amour qui console.

Portez le pesant fardeau d’une personne fort âgée qui ne peut plus se porter elle-même. La raison s’affaiblit à cet âge ; la vertu même, si elle n’a été bien profonde, semble se relâcher; l’humeur et l’inquiétude ont alors toute la force que l’esprit perd, et c’est la seule vivacité qui reste. O que voilà une bonne et précieuse croix ! Il la faut embrasser, la porter tous les jours, et peut-être jusqu’à la mort. Il y a là de quoi faire mourir l’esprit et le corps.

Mais encore est-ce un bonheur et un soulagement, que vous ayez des heures libres pour respirer en paix dans le sein de Notre-Seigneur. C’est là qu’il faut se délasser et se renouveler pour recommencer le travail. Ménagez votre santé. Soulagez même votre esprit par quelques intervalles de repos, de joie et de liberté innocente. Plus l’âge avance, moins il faut espérer d’une personne qui n’a point de ressources. Il ne faut presque rien prendre sur elle; mais aussi ne prenez pas trop sur vous.

LSP 109.*A LA MÊME (Z)

Je crains que votre vivacité naturelle ne vous consume au milieu des choses pénibles qui vous environnent. Vous ne sauriez trop laisser amortir votre naturel par l’oraison et par un fréquent renouvellement de la présence de Dieu dans la journée. Une personne chrétienne qui s’échauffe pour les bagatelles de ce monde, et que la présence de Dieu vient surprendre dans cette vivacité, est comme un petit enfant qui se voit surpris par sa mère quand il se fâche dans quelqu’un de ses jeux : il est tout honteux d’être découvert. Demeurons donc en paix, faisant le mieux ou le moins mal que nous pouvons pour tous nos devoirs extérieurs, et occupons-nous intérieurement de celui qui doit être tout notre amour.

N’apercevez jamais vos mouvements naturels sans les laisser tomber, afin que la grâce seule vous possède librement. Il faut suspendre l’action dès qu’on sent que la nature y domine. Cette fidélité fait presque autant au corps qu’à l’âme. On ne néglige rien, et on ne se trouble point, comme Marthe.

LSP 110*

Je vous plains ; mais il faut souffrir. Nous ne sommes en ce monde que pour nous purifier, en mourant à nos inclinations et à toute volonté propre. Mourez donc ; vous en avez de bonnes occasions ; quel dommage de les laisser perdre ! Je suis convaincu comme vous qu’il ne faut rien relâcher sur le règlement journalier; mais pour le jour entier et la retraite de huit jours, il faut compatir à l’infirmité du prochain. Vous pourrez reprendre en menu détail ce que vous perdrez en gros. Il faut un peu d’art avec les gens pressés de vapeurs. Si on leur montre sans adoucissement tout ce qu’on veut faire, on les met au désespoir; d’un autre côté, si vous leur laissez la moindre espérance de vous envahir, ils ne lâchent jamais prise jusqu’à ce qu’ils vous aient mis à leur point. Il faut donc couler adroitement, selon les occasions, sur certaines petites choses, et pour celles qu’on croit essentielles, il faut toute la fermeté dont vous avez usé sur le règlement.

Mais souvenez-vous que la vraie fermeté est douce, humble et tranquille. Toute fermeté âpre, hautaine et inquiète est indigne de soutenir les œuvres de Dieu. Dieu, dit l’Écriture, agit avec force et douceur’; agissez donc de même, et quand il vous échappera d’agir rudement, humiliez-vous aussitôt, sans vous amollir. Avouez que vous avez tort pour les manières, et pour le fond gardez votre règlement. D’ailleurs vous ne sauriez avoir trop de complaisance, d’attachement et d’assiduité. Il n’y a ni lecture ni oraison qui vous fasse autant mourir à vous-même, que cette sujétion, pourvu que vous trouviez dans vos heures de réserve le recueillement nécessaire pour apprendre à faire un bon usage de cette espèce de servitude, et que la dissipation des affaires ne vous dessèche point le cœur. En un mot, recueillez-vous autant que vous le pouvez, selon votre règlement, et donnez ensuite le reste de votre temps à la charité, qui ne s’ennuie jamais, qui souffre, qui s’oublie, qui se fait petit enfant pour l’amour d’autrui.

LSP 111.*A LA MÊME (Z)

Je prie Dieu que cette nouvelle année soit pour vous un renouvellement de grâce et de bénédiction. Je ne m’étonne point de ce que vous ne goûtez pas le recueillement comme vous le goûtiez en sortant d’une longue et pénible agitation. Tout s’use. Un naturel vif, qui est accoutumé à l’action, languit dès qu’il se trouve dans la solitude et dans une espèce d’oisiveté. Vous avez été, pendant un grand nombre d’années, dans une nécessité de dissipation et d’activité au-dehors. C’est ce qui m’a fait craindre pour vous, à la longue, la vie morte d’ici’. Vous étiez d’abord dans la ferveur du noviciat, où l’on ne trouve rien de difficile. Vous disiez comme saint Pierre : Il est bon que nous soyons ici[322]. Mais il est dit que saint Pierre ne savait pas ce qu’il disait; et nous sommes souvent de même. Dans les moments de ferveur, nous croyons pouvoir tout. Dans les moments de tentation et de découragement, nous croyons ne pouvoir plus rien, et que tout est perdu. Mais nous nous trompons dans ces deux cas.

La dissipation que vous éprouvez ne doit pas vous étonner: vous en portiez le fond ici lors même que vous sentiez tant d’ardeur pour vous recueillir. Le naturel, l’habitude, tout vous porte à l’activité et à l’empressement. Il n’y avait que la lassitude et l’accablement qui vous faisaient goûter une vie tout opposée. Mais vous vous mettrez peu à peu, par fidélité à la grâce, dans cette vie toute concentrée, dont vous n’avez eu qu’un goût passager. Dieu le donne d’abord pour montrer où il mène ; puis il l’ôte pour faire sentir que ce bien n’est pas à nous, que nous ne sommes maîtres ni de l’avoir, ni de le conserver, et que c’est un don de grâce qu’il faut demander en toute humilité.

Ne soyez point alarmée de vous trouver vive, impatiente, hautaine, décisive: c’est votre fond naturel ; il faut le sentir. Il faut porter, comme dit saint Augustin, le joug de la confusion quotidienne de nos péchés. Il faut sentir notre faiblesse, notre misère, notre impuissance de nous corriger. Il faut désespérer de notre cœur, et n’espérer qu’en Dieu. Il faut se supporter sans se flatter, et sans négliger le travail pour notre correction. En attendant que Dieu nous délivre de nous-mêmes, nous devons en être désabusés. Laissons-nous rapetisser sous sa puissante main[323]: rendons-nous souples et maniables, en cédant dès que nous sentons quelque résistance de la volonté propre. Demeurez en silence le plus que vous pouvez. Évitez de décider ; suspendez vos jugements, vos goûts et vos aversions. Arrêtez-vous, et interrompez votre action dès que vous apercevez qu’elle est trop vive. Ne vous laissez point aller à vos goûts trop vifs, même pour le bien.

LSP 112.*A LA MÊME (Z)

Ce que je vous souhaite le plus est un certain calme que le recueillement, le détachement et l’amour de Dieu donnent. Quand on aime quelque chose hors de Dieu, dit saint Augustin, on en aime moins Dieu. C’est un ruisseau dont on détourne un peu d’eau. Ce partage diminue ce qui va à Dieu, et c’est dans ce partage que se ressentent toutes les inquiétudes du cœur. Dieu veut tout, et sa jalousie ne laisse point en paix un cœur partagé. La moindre affection hors de lui fait un entre-deux, et cause un mésaise. Ce n’est que dans un amour sans réserve que l’âme mérite de trouver la paix.

 La dissipation, qui est opposée au recueillement, réveille toutes les affections des créatures ; par là elle tiraille l’âme, et la fait sortir de son vrai repos. De plus, elle excite les sens et l’ imagination ; c’est un travail pénible que de les apaiser, et cette occupation est encore une espèce de distraction inévitable.

Occupez-vous donc le moins que vous pourrez de tout ce qui est extérieur. Donnez aux affaires dont la Providence vous charge une certaine attention paisible et modérée, aux heures convenables : laissez le reste. On fait beaucoup plus par une application douce et tranquille en la présence de Dieu, que par les plus grands empressements et par les industries d’une nature inquiète.

LSP 113* A LA MÊME (Z)

Il ne vous reste qu’à tourner vos soins vers vous-même. Ne vous découragez point pour vos fautes : supportez-vous en vous corrigeant, comme on supporte et on corrige tout ensemble le prochain dont on est chargé. Laissez tomber une certaine activité d’esprit qui use votre corps, et qui vous fait commettre des fautes. Accoutumez-vous à étendre peu à peu l’oraison jusque sur les occupations extérieures de la journée. Parlez, agissez, travaillez en paix, comme si vous étiez en oraison ; car en effet il faut y être.

Faites chaque chose sans empressement, par l’esprit de grâce. Dès que vous apercevrez l’activité naturelle qui se glisse, rentrez doucement dans l’intérieur, où est le règne de Dieu. Écoutez ce que l’attrait de grâce demande: alors ne dites et ne faites que ce qu’il vous mettra au cœur. Vous verrez que vous en serez plus tranquille; que vos paroles en seront plus courtes et plus efficaces, et qu’en travaillant moins vous ferez plus de choses utiles. Il ne s’agit point d’une contention perpétuelle de tête, qui serait impraticable; il ne s’agit que de vous accoutumer à une certaine paix où vous consulterez facilement le bien-aimé sur ce que vous aurez à faire. Cette consultation, très simple et très courte, se fera bien plus aisément avec lui, que la délibération empressée et tumultueuse qu’on fait d’ordinaire avec soi quand on se livre à sa vivacité naturelle.    

  Quand le cœur a déjà sa pente vers Dieu, on peut facilement s’accoutumer à suspendre les mouvements précipités de la nature, et à attendre le second moment où l’on peut agir par grâce en écoutant Dieu. C’est la mort continuelle à soi-même qui fait la vie de la foi. Cette mort est une vie douce, parce que la grâce qui donne la paix succède à la nature qui cause le trouble. Essayez, je vous conjure, de vous accoutumer à cette dépendance de l’esprit intérieur: alors tout deviendra peu à peu oraison. Vous souffrirez ; mais une souffrance paisible n’est qu’une demi-souffrance.

 LSP 114.*A LA MÊME (Z)

Vous ne devez point écouter vos scrupules sur les soulagements que votre communauté vous donne. Votre complexion est très délicate, et votre âge avancé; le moindre accident vous accablerait. N’attendez pas une maladie pour ménager vos forces. Il faut prévenir les maux, et non pas attendre qu’ils soient venus. En l’état où vous êtes, il n’est plus permis de rien hasarder. Malgré ce petit ménagement, votre vie ne sera pas fort voluptueuse.

Pour l’esprit, la mortification doit être d’un plus fréquent usage. Il faut amortir votre vivacité, renoncer à votre propre sens, retrancher les petites curiosités, les désirs de réussir, et les empressements pour s’attirer ce qui flatte l’amour-propre. Le silence, pour se familiariser avec la présence de Dieu, est le grand remède à nos maux ; c’est le moyen de mourir à toute heure dans la vie la plus commune.

Profitez de votre repos pour vous tranquilliser, pour adoucir votre humeur, pour nourrir la charité, pour abaisser la présomption, pour amortir les saillies, pour conserver le recueillement et la présence de Dieu avec la douceur et condescendance nécessaire pour le prochain :faites cela, et vous vivrez’ . Dieu a mis dans votre tempérament un grand trésor, en y mettant de quoi brûler à petit feu et mourir à toutes les heures du jour. Ce qui échaufferait à peine les autres vous enflamme jusque dans la moelle des os. Rien ne vous choque et ne vous plaît à demi. C’est ce qu’il est bon que vous connaissiez, afin que vous puissiez vous défier de vos goûts et de vos répugnances.

LSP 115.*A LA MÊME (Z)

Ne vous laissez point aller à la vivacité de vos goûts et de vos dégoûts. Défiez-vous même d’un certain zèle de ferveur, qui vous exposerait à des mécomptes dangereux. Ne vous pressez jamais sur rien, et principalement sur les changements de demeure[324]. Évitez la dissipation, sans vous exposer trop à la langueur et à l’ennui. Ne craignez point de soulager un peu votre esprit par une société pieuse et réglée. Contentez-vous de la ferveur intérieure que Dieu vous donne; sans la vouloir forcer pour la rendre plus sensible et plus consolante. Le grand point est de faire fidèlement la volonté de Dieu pour mourir à soi, malgré les sécheresses et les répugnances qu’on y ressent. Je prie Notre-Seigneur de vous donner une paix, non de vie et de nourriture pour l’amour-propre, mais de mort et de renoncement par amour pour lui. C’est en lui que je vous suis entièrement dévoué.+

LSP 116.*A LA MÊME (Z)

Je ne saurais recevoir de vos nouvelles sans en ressentir une véritable joie. J’en ai une autre qui vous surprendra et qu’il faut que vous me pardonniez : c’est celle de vous voir un peu moins dans une ferveur sensible sur laquelle vous comptiez trop. Il est bon d’éprouver sa faiblesse, et d’apprendre par expérience que cette ferveur est passagère. Quand nous l’avons, c’est Dieu qui nous la donne par condescendance pour soutenir notre faiblesse. C’est le lait des petits enfants : ensuite il faut être sevré, et manger le pain sec des personnes d’un âge mûr.

Si on avait, sans aucune interruption, ce goût et cette facilité pour le recueillement, on serait fort tenté de le compter pour un bien propre et assuré. On ne sentirait plus ni sa faiblesse ni sa pente au mal ; on n’aurait point assez de défiance de soi, et on ne recourrait point assez humblement à la prière.

Mais quand cette ferveur sensible souffre des interruptions, on sent ce qu’on a perdu ; on reconnaît d’où il venait ; on est réduit à s’humilier pour le retrouver en Dieu ; on le sert avec d’autant plus de fidélité, qu’on goûte moins de plaisir en le servant ; on se contraint, on sacrifie son goût; on ne va point à la faveur des vents et des voiles, c’est à force de rames et contre le torrent; on prend tout sur soi ; on est dans l’obscurité, et on se contente de la pure foi ; on est dans la peine et dans l’amertume, mais on veut y être, et ce n’est point par le plaisir qu’on tient à Dieu ; on est prêt à recevoir ce goût, dès que Dieu le rendra ; on se reconnaît faible, et on comprend que, quand Dieu nous rend ce goût, c’est pour ménager notre faiblesse : mais quand il prive de ce goût, on en porte humblement en paix la privation, et on compte que Dieu sait beaucoup mieux que nous ce qu’il nous faut.

Ce qui dépend de nous, et qui doit être toujours uniforme, est la bonne volonté. Cette volonté n’en est que plus pure, lorsqu’elle est toute sèche et toute nue, sans se relâcher jamais.

Soyez ferme à observer vos heures d’oraison, comme si vous y aviez encore la plus grande facilité. Profitez même du temps de la journée où vous n’avez qu’une demi-occupation des choses extérieures, pour vous occuper de Dieu intérieurement ; par exemple, travaillez à votre ouvrage dans une présence simple et familière de Dieu. Il n’y a que les conversations où cette présence est moins facile : on peut néanmoins se rappeler souvent une vue générale de Dieu, qui règle toutes les paroles, et qui réprime, en parlant aux créatures, toutes les saillies trop vives, tous les traits de hauteur ou de mépris, toutes les délicatesses de l’amour-propre. Supportez-vous vous-même, mais ne vous flattez point. Travaillez efficacement et de suite, mais en paix et sans impatience d’amour-propre, à corriger vos défauts.

LSP 117.*A LA MÊME (Z)

J’apprends que votre santé a été fort dérangée, et j’en suis véritablement alarmé. Vous savez que l’infirmité est une précieuse grâce que Dieu nous donne, pour nous faire sentir la faiblesse de notre âme par celle de notre corps. Nous nous flattons de mépriser la vie, et de soupirer après la patrie céleste: mais quand l’âge et la maladie nous font envisager de plus près notre fin, l’amour-propre se réveille, il s’attendrit sur lui-même, il s’alarme ; on ne trouve au fond de son cœur aucun désir du royaume de Dieu ; on ne trouve au dedans de soi que mollesse, lâcheté, tiédeur, dissipation, attachement à toutes les choses dont on se croyait détaché. Une expérience si humiliante nous est souvent plus utile que toutes les ferveurs sensibles sur lesquelles nous comptions peut-être un peu trop. Le grand point est de nous livrer à l’esprit de grâce pour nous laisser détacher de tout ce qui est ici-bas.

Ménagez votre extrême délicatesse; recevez avec simplicité les soulagements qu’une très bonne et très prudente supérieure vous donnera; ne hasardez rien pour une santé si ébranlée. Le recueillement, la paix, l’obéissance, le sacrifice de la vie, la patience dans vos infirmités, seront d’assez grandes mortifications.

Je suis très sensible à votre juste douleur. Vous avez perdu une sœur très estimable, et qui méritait parfaitement toute votre amitié; c’est une grande consolation que Dieu vous ôte. C’est que Dieu l’a voulu retrancher par la jalousie de son amour. Il trouve, jusque dans les amitiés les plus légitimes et les plus pures, certains retours secrets d’amour-propre qu’il veut couper dans leurs plus profondes racines. Laissez-le faire. Adorez cette sévérité qui n’est qu’amour; entrez dans ses desseins. Pourquoi pleurerions-nous ceux qui ne pleurent plus, et dont Dieu a essuyé à jamais les larmes ? C’est nous-mêmes que nous pleurons, et il faut passer à l’humanité cet attendrissement sur soi. Mais la foi nous assure que nous serons bientôt réunis aux personnes que les sens nous représentent comme perdues. Vivez de foi, sans écouter la chair et le sang. Vous retrouverez dans notre centre commun, qui est le sein de Dieu, la personne qui a disparu à vos yeux. Encore une fois, ménagez votre faible santé dans cette rude épreuve ; calmez votre esprit devant Dieu ; ne craignez point de vous soulager même l’imagination par le secours de quelque société douce et pieuse. Il ne faut point avoir honte de se traiter en enfant, quand on en ressent le besoin.

LSP 118.*A LA MÊME (Z)

Je ne suis nullement surpris de ce que vous ne retrouvez plus le même recueillement qui vous était si facile et si ordinaire l’année passée. Dieu veut vous accoutumer à une fidélité moins douce, et plus pénible à la nature. Si cette facilité à vous recueillir était toujours égale, elle vous donnerait un appui trop sensible, et comme naturel : vous n’éprouveriez en cet état ni croix intérieures ni faiblesse. Vous avez besoin de sentir votre misère, et l’humiliation qui vous en reviendra vous sera plus utile, si vous la portez patiemment sans vous décourager, que la ferveur la plus consolante.

Il est vrai qu’il ne faut jamais abandonner l’oraison. Il faut supporter la perte de ce qu’il plaît à Dieu de vous ôter; mais il ne vous est pas permis de vous rien ôter à vous-même, ni même de laisser rien perdre par négligence volontaire. Continuez donc à faire votre oraison ; mais faites-la en la manière la plus simple et la plus libre, pour ne vous point casser la tête. Servez-vous-y de tout ce qui peut vous renouveler la présence de Dieu sans effort inquiet. Dans la journée, évitez tout ce qui vous dissipe, qui vous attache et qui excite votre vivacité. Calmez-vous autant que vous le pourrez sur chaque chose, et laissez tomber tout ce qui n’est point l’affaire présente. Chaque jour suffit son mal’. Portez votre sécheresse et votre dissipation involontaire comme votre principale croix. Vous pouvez essayer une petite retraite ; mais ne la poussez pas trop loin, et soulagez-vous l’imagination, selon votre besoin, par des choses innocentes qui s’accordent avec la présence de Dieu.

LSP 119.* A LA MÊME (Z)

O qu’il fait bon ne voir que les amis que Dieu nous donne, et d’être à l’abri de tout le reste ! Pour moi, je soupirerais souvent au milieu de mes embarras après cette liberté que la solitude procure ; mais il faut demeurer dans sa route, et aller son chemin, sans écouter son propre goût. Évitez l’ennui, et donnez quelque soulagement à votre activité naturelle. Voyez un certain nombre de personnes dont la société ne soit pas épineuse, et qui vous délassent au besoin. On n’a pas besoin d’un grand nombre de compagnies, et il faut s’accoutumer à n’y être pas trop délicat. Il suffit de trouver de bonnes gens paisibles et un peu raisonnables. Vous pouvez lire, faire quelque ouvrage, vous promener quand il fait beau, et varier vos occupations pour ne vous fatiguer d’aucune.

 À l’égard de votre tiédeur et du défaut de sentiment pour la vie intérieure, je ne suis nullement surpris que cette épreuve vous abatte. Rien n’est plus désolant. Vous n’avez que deux choses à faire, ce me semble : l’une est d’éviter tout ce qui vous dissipe et qui vous passionne ; par là vous retrancherez la source de tout ce qui distrait dangereusement et qui dessèche l’oraison. Il ne faut pas espérer la nourriture du dedans, quand on est sans cesse au-dehors. La fidélité à renoncer aux choses qui vous rendent trop vive et trop épanchée dans les conversations, est absolument nécessaire pour attirer l’esprit de recueillement et d’oraison. On ne saurait goûter ensemble Dieu et le monde ; on porte à l’oraison pendant deux heures le même cœur qu’on a pendant toute la journée.

Après avoir retranché les choses superflues qui vous dissipent, il faut tâcher de vous renouveler souvent dans la présence de Dieu, au milieu même de celles qui sont de devoir et de nécessité, afin que vous n’y mettiez point trop de votre action naturelle. Il faut tâcher d’agir sans cesse par grâce et par mort à soi. On y parvient doucement, en suspendant souvent la rapidité d’un tempérament vif, pour écouter Dieu intérieurement, et pour le laisser prendre possession de soi.

LSP 120.*A LA MÊME (Z)

Il y a bien longtemps que je ne vous ai renouvelé les assurances de mon attachement en Notre-Seigneur : il est néanmoins plus grand que jamais. Je souhaite de tout mon cœur que vous trouviez toujours dans votre communauté la paix et la consolation que vous y avez goûtées dans les commencements. Pour être content des meilleures personnes, il faut se contenter de peu, et supporter beaucoup. Les personnes les plus parfaites ont bien des imperfections ; nous en avons aussi de grandes. Nos défauts, joints aux leurs, nous rendent le support mutuel très difficile: mais on accomplit la loi de Jésus-Christ en portant les fardeaux réciproques. Il en faut faire une charitable compensation. Le fréquent silence, le recueillement habituel, l’oraison, le détachement de soi-même, le renoncement à toutes les curiosités de critique, la fidélité à laisser tomber toutes les vaines réflexions d’un amour-propre jaloux et délicat servent beaucoup à conserver la paix et l’union. O qu’on s’épargne de peines par cette simplicité ! Heureux qui ne s’écoute point, et qui n’écoute point aussi les discours des autres !

 Contentez-vous de mener une vie simple selon votre état. D’ailleurs, obéissez, portez vos petites croix journalières: vous en avez besoin, et Dieu ne vous les donne que par pure miséricorde. Le grand point est de vous mépriser sincèrement, et de consentir à être méprisée, si Dieu le permet. Ne vous nourrissez que de lui. Saint Augustin dit que sa mère ne vivait que d’oraison’: vivez-en, et mourez à tout le reste. On ne vit à Dieu que par mort continuelle à soi-même.

LSP 121.*A LA MÊME (Z) 

Je ne suis nullement surpris d’apprendre que l’impression de la mort est plus vive en vous à mesure que l’âge et l’infirmité vous la font voir de plus près. Je la ressens aussi. Il y a un âge où la mort se fait considérer plus souvent et par des réflexions plus fortes. D’ailleurs il y a un temps de retraite, où l’on a moins de distractions par rapport à ce grand objet. Dieu se sert même de cette rude épreuve pour nous désabuser de notre courage, pour nous faire sentir notre faiblesse, et pour nous tenir bien petits dans sa main.

 Rien n’est plus humiliant qu’une imagination troublée, où l’on ne peut plus retrouver son ancienne confiance en Dieu. C’est le creuset de l’humiliation, où le cœur se purifie par le sentiment de sa faiblesse et de son indignité. Aucun vivant, dit le Saint-Esprit, ne sera justifié devant vous. Il est encore écrit que les astres mêmes ne sont pas assez purs aux yeux de notre juge. Il est certain que nous l’offensons tous en beaucoup de choses[325]. Nous voyons nos fautes, et nous ne voyons pas nos vertus. Il nous serait même très dangereux de les voir, si elles sont réelles.

     Ce qu’il y a à faire est de marcher toujours tout droit et sans relâche avec cette peine, comme nous tâchions de marcher dans la voie de Dieu avant que de sentir ce trouble. Si cette peine nous faisait voir en nous quelque chose à corriger, il faudrait être d’abord fidèle à cette lumière, mais le faire avec dépendance d’un bon conseil, pour ne point tomber dans le scrupule. Ensuite il faut demeurer en paix, n’écouter point l’amour-propre qui s’attendrit sur soi à la vue de notre mort; se détacher de la vie, la sacrifier à Dieu, et s’abandonner à lui avec confiance. On demandait à saint Ambroise mourant, s’il n’était pas peiné par la crainte des jugements de Dieu. Il répondit: nous avons un bon maître. C’est ce qu’il faut nous répondre à nous-mêmes. Nous avons besoin de mourir dans une incertitude impénétrable, non seulement des jugements de Dieu sur nous, mais encore de nos propres dispositions. Il faut, comme saint Augustin le dit, que nous soyons réduits à ne pouvoir présenter à Dieu que notre misère et sa miséricorde. Notre misère est l’objet propre de la miséricorde, et cette miséricorde est notre unique titre. Lisez, dans vos états de tristesse, tout ce qui peut nourrir la confiance et soulager votre cœur. O Israël, que Dieu est bon à ceux qui ont le cœur droit! Demandez-lui cette droiture de cœur qui lui plaît tant, et qui le rend si compatissant à nos faiblesses.

LSP 122.*A LA MÊME (Z) [fin de 1713 ou de 1714 ?].

Il faut se détacher de la vie. C’est par la douleur et par les maladies qu’on fait son apprentissage pour la mort. Sacrifions de bon cœur à Dieu une vie courte, fragile et pleine de misères ; c’est se procurer un mérite devant Dieu, en renonçant à ce qui n’est digne que de mépris.

Laissez faire votre supérieure et votre communauté qui prennent soin de vous conserver. La simplicité consiste à se laisser juger par ses supérieurs, à leur obéir après leur avoir représenté sa pensée, à faire dans cette obéissance ce qu’on voudrait que les autres fissent, et à ne se plus écouter soi-même après qu’on a dit ce qu’on croit convenable.

Demeurez en paix dans votre solitude, sans prêter l’oreille aux disputes présentes[326]. Bornez-vous à écouter l’Église sans raisonner. On est heureux quand on veut bien être pauvre d’esprit; cette pauvreté intérieure doit être notre unique trésor. Les savants mêmes ne savent plus rien dès qu’ils ne sont plus de petits enfants entre les bras de leur mère’. Parlez à Dieu pour la paix de l’Église, et ne parlez point aux hommes. Le silence humble et docile sera votre force. Portez patiemment votre croix, qui est l’infirmité. Voilà votre vocation présente; se taire, obéir, souffrir, s’abandonner à Dieu pour la vie et pour la mort, c’est votre pain quotidien. Ce pain est dur et sec ; mais il est au-dessus de toute substance[327], et très nourrissant dans la vie de la foi, qui est une mort continuelle de l’amour-propre.

LSP 123.*A LA MÊME (Z)

J’ai remarqué que vous comptiez un peu trop sur votre recueillement et sur votre ferveur. Dieu a retiré ces dons sensibles pour vous en détacher, pour vous apprendre combien vous êtes faible par votre propre fonds, et pour vous accoutumer à servir Dieu sans ce goût qui facilite les vertus. On fait beaucoup plus pour lui en faisant les mêmes choses sans plaisir et avec répugnance. Je fais peu pour mon ami quand je le vais voir à pied en me promenant, parce que j’aime la promenade, et que j’ai d’excellentes jambes avec lesquelles je me fais un très grand plaisir de marcher: mais si je deviens goutteux, tous les pas que je fais me coûtent beaucoup ; je ne marche plus qu’avec douleur et répugnance : alors les mêmes visites que je rendais autrefois à mon ami, et dont il ne me devait pas tenir un grand compte, commencent à être d’un nouveau prix ; elles sont la marque d’une très vive et très forte amitié; plus j’ai de peine à les lui rendre, plus il doit m’en savoir gré ; un pas a plus de mérite que cent n’en avaient autrefois. Je ne dis pas ceci pour vous flatter, et pour vous remplir d’une vaine confiance. A Dieu ne plaise ! C’est seulement pour vous empêcher de tomber dans une très dangereuse tentation, qui est celle du découragement et du trouble. Quand vous êtes dans l’abondance et dans la ferveur intérieure, comptez alors pour rien vos bonnes œuvres, qui coulent, pour ainsi dire, de source. Quand, au contraire, vous vous sentez dans la sécheresse, l’obscurité, la pauvreté, et presque l’impuissance intérieure, demeurez petite sous la main de Dieu en état de foi nue ; reconnaissez votre misère ; tournez-vous vers l’amour tout-puissant, et ne vous défiez jamais de son secours. O qu’il est bon de se voir dépouillé des appuis sensibles qui flattent l’amour-propre, et réduit à reconnaître cette parole du Saint-Esprit: Nul vivant ne sera justifié devant vous!

Marchez toujours, au nom de Dieu, quoiqu’il vous semble que vous n’ayez pas la force ni le courage de mettre un pied devant l’autre. Tant mieux que le courage humain vous manque. L’abandon à Dieu ne vous manquera pas dans votre impuissance. Saint Paul s’écrie: c’est quand je suis faible que je suis forte. Et quand il demande à être délivré de sa faiblesse, Dieu lui répond : c’est dans l’infirmité que la vertu se perfectionne. Laissez-vous donc perfectionner par l’expérience de votre imperfection, et par un humble recours à celui qui est la force des faibles. Occupez-vous, avec une liberté simple, dans l’oraison, de tout ce qui vous aidera à être en oraison, et qui nourrira en vous le recueillement. Ne vous gênez point. Soulagez votre imagination, tantôt impatiente et tantôt épuisée : servez-vous de tout ce qui pourra la calmer, et vous faciliter un commerce familier d’amour avec Dieu. Tout ce qui sera de votre goût et de votre besoin, dans ce commerce d’amour, sera bon. Là où est l’esprit de Dieu, là est la liberté. Cette liberté simple et pure consiste à chercher naïvement dans l’oraison la nourriture de l’amour qui nous occupe le plus facilement du bien-aimé. Votre pauvreté intérieure vous ramènera souvent au sentiment de votre misère. Dieu, si bon, ne vous laissera pas perdre de vue combien vous êtes indigne de lui, et votre indignité vous ramènera aussitôt à sa bonté infinie. Courage ! l’œuvre de Dieu ne se fait que par la destruction de nous-mêmes. Je le prie de vous soutenir, de vous consoler, de vous appauvrir, et de vous faire sentir cette aimable parole : Bienheureux les pauvres d’esprit[328].

LSP 124.*A LA MÊME (Z)

Je suis ravi de ce que vous êtes si contente de votre retraite, et de ce que Dieu vous donne autant de paix au dedans qu’au dehors. Je prie celui qui a commencé en vous cette bonne œuvre, qu’il l’achève jusques au jour de Jésus-Christ. Il ne vous reste qu’à profiter de ces temps qui coulent avec tant de paix, pour vous recueillir. Il faut chanter dans votre cœur cet amen et cet alléluia dont retentit la céleste Jérusalem[329]. C’est un acquiescement continuel à la volonté de Dieu, et un sacrifice sans réserve de la nôtre pour faire la sienne.

Il faut en même temps écouter Dieu intérieurement, avec un cœur dégagé de tous les préjugés flatteurs de l’amour-propre, pour recevoir fidèlement sa lumière sur les moindres choses à corriger en nous. Quand Dieu nous montre ce qu’il faut corriger, il faut céder aussitôt sans raisonner ni s’excuser, et abandonner, quoi qu’il en coûte, tout ce qui blesse la sainte jalousie de l’Époux. Quand on se livre ainsi à l’esprit de grâce pour mourir à soi, on découvre des imperfections jusque dans les meilleures œuvres, et on trouve en soi un fonds inépuisable de défauts raffinés.

Alors on dit, avec horreur de soi, que Dieu seul est bon. On travaille à se corriger d’une façon simple et paisible, mais continuelle, égale, efficace, et d’autant plus forte que tout le cœur y est réuni sans trouble et sans partage. On ne compte en rien sur soi, et on n’espère qu’en Dieu : mais on ne se flatte ni ne se relâche point. On connaît que Dieu ne nous manque jamais, et que c’est nous qui lui manquons sans cesse. On n’attend point la grâce ; on reconnaît que c’est elle qui nous prévient et qui nous attend : on la suit, on s’y abandonne ; on ne craint que de lui résister dans la voie simple des vertus évangéliques. On se condamne sans se décourager; on se supporte en se corrigeant.

Pour votre santé, il faut la ménager avec précaution : elle a toujours été très faible ; elle doit l’être plus que jamais. À un certain âge, il ne faut plus rien prendre sur le corps ; il ne faut abattre que l’esprit.

LSP 125.*A LA MÊME (Z)

Je comprends sans peine que l’âge et les infirmités vous font regarder la mort de près bien plus sérieusement que vous ne la regardiez autrefois de loin. Une vue éloignée et confuse, qu’on n’a dans le monde que dans certains moments, qu’avec de fréquentes distractions, n’est que comme un songe: mais cette même vue rapproche et réalise tristement l’objet, quand on le voit souvent dans la solitude et dans l’actuel affaiblissement de l’âge. Il ne coûte presque rien de s’abandonner de loin et en passant ; mais s’abandonner de près, et avec un regard fixe de la mort, est un grand sacrifice.

Il faut vouloir sa destruction, malgré le soulèvement de la nature et l’horreur qu’elle fait sentir. Feu M. Olier prenait sa main dans les derniers jours de sa vie, et lui disait: « Corps de péché, tu pourriras bientôt. O éternité, que vous êtes près de moi ! » Il n’est nullement question de sentir de la joie de mourir; cette joie sensible ne dépend point de nous. Combien de grands Saints ont été privés de cette joie ! Contentons-nous de ce qui dépend de notre volonté libre et prévenue par la grâce. C’est de ne point écouter la nature, et de vouloir pleinement ce qu’il ne nous est pas donné de goûter. Que la nature rejette ce calice si amer; mais que l’homme intérieur dise avec Jésus-Christ: cependant, qu’il arrive non ce que je voudrais, mais ce que vous voudrez. Saint François de Sales distingue le consentement d’avec le sentiment. On n’est pas maître de sentir; mais on l’est de consentir, moyennant la grâce de Dieu.

     Attendez la mort, sans vous en occuper tristement d’une façon qui abat le corps et qui affaiblit la santé. On attend assez la mort quand on tâche de se détacher de tout; quand on s’humilie paisiblement sur ses moindres fautes avec le désir de les corriger; quand on marche en la présence de Dieu ; quand on est simple, docile, patient dans l’infirmité; quand on se livre à l’esprit de grâce pour agir dans sa dépendance ; enfin quand on cherche à mourir à soi en toute occasion, avant que la mort corporelle arrive. Mettez vos fautes à profit pour vous confondre ; supportez le prochain : oubliez l’oubli des hommes ; l’ami fidèle, l’époux du cœur ne vous oubliera jamais.

 


 


 

 

Au duc de Bourgogne

1239. AU DUC DE BOURGOGNE A Cambray le 16 septembre [1708].

Monseigneur,

Je ne suis consolé des mécomptes que vous éprouvez, que par l’espérance du fruit que D[ieu] vous fera tirer de cette épreuve. […] La prospérité est un torrent qui vous porte; en cet état, tous les hommes vous encensent et vous vous enivrez de cet encens. Mais l’adversité est un torrent qui vous entraîne, et contre lequel il faut se roidir sans relâche. Les grands princes ont plus de besoin que tout le reste des hommes des leçons de l’adversité. C’est d’ordinaire ce qui leur manque le plus. Ils ont besoin de contradiction pour apprendre à se modérer, comme les gens d’une médiocre condition ont besoin d’appui. Sans la contradiction les princes ne sont point dans les travaux des hommes, et ils oublient l’humanité. Il faut qu’ils sentent que tout peut leur échapper, que leur grandeur même est fragile, et que les hommes qui sont à leurs pieds leur manqueraient, si cette grandeur venait à leur manquer. […][330].

1972. Au DUC DE BOURGOGNE [vers 1702]

… Il est temps [331] que vous montriez au monde une maturité et une vigueur d’esprit proportionnées au besoin présent[332]. Saint Louis, à votre âge, était déjà les délices des bons et la teneur des méchants. Laissez donc tous les amusements de l’âge passé: faites voir que vous pensez et que vous sentez tout ce que vous devez penser et sentir. Il faut que les bons vous aiment, que les méchants vous craignent, et que tous vous estiment. Hâtez-vous de vous corriger, pour travailler utilement à corriger les autres.

La piété n’a rien de faible, ni de triste, ni de gêné : elle élargit le cœur; elle est simple et aimable ; elle se fait toute à tous pour les gagner tous[333]. Le royaume de Dieu ne consiste point dans une scrupuleuse observation de petites formalités : il consiste pour chacun dans les vertus propres à son état. Un grand prince ne doit point servir Dieu de la même façon qu’un solitaire ou qu’un simple particulier.  


 

À des correspondants connus

60. AU CHEVALIER COLBERT. Paris, lundi 6 juin [1689].

Je crois, Monsieur, que la dernière lettre que j’ai eu l’honneur de vous écrire a répondu à toutes les demandes que vous me faites. Il n’est question maintenant pour vous, que de vous occuper doucement des sujets que vous avez pris; il est vrai seulement que vous devez rendre cette occupation la plus simple que vous pourrez, et voici comment :

Ne vous chargez point d’un grand nombre de pensées différentes sur chaque sujet; mais arrêtez-vous aussi longtemps à chacune qu’elle pourra donner quelque nourriture à votre cœur. Peu à peu vous vous accoutumerez à envisager les vérités fixement, et sans sauter de l’une à l’autre. Ce regard fixe et constant de chaque vérité servira à les approfondir davantage dans votre cœur. Vous acquerrez l’habitude de vous arrêter dans vos sujets par goût et par acquiescement paisible; au lieu que la plupart des gens ne font que les considérer par un raisonnement passager. Ce sera le vrai fondement de tout ce que Dieu voudra peut-être faire dans la suite en vous : il amortira même par là l’activité naturelle de l’esprit, qui voudrait toujours découvrir des choses nouvelles, au lieu de s’enfoncer davantage dans celles qu’il connaît déjà. Il ne faut pourtant pas se forcer d’abord pour continuer à méditer une vérité, lorsqu’on n’y trouve plus aucun suc : je propose seulement de ne la quitter que quand vous sentez qu’elle n’a plus rien à vous fournir pour votre nourriture.[334]

153. À LA DUCHESSE DE NOAILLES. [Vers 1690].

Vous êtes plus solide que le monde ne croit[335], mais vous l’êtes moins que vous ne pensez. Vous êtes bonne amie, fidèle, secrète [discrète], généreuse, pleine de goût et de discernement pour le vrai mérite, sensible à l’amitié des gens estimables, pleine d’insinuation [séduction], et d’un certain tour noble pour servir, sachant dire à propos ce qui est utile. Vous avez de la pénétration, de la prévoyance, des expédients [moyens] faciles, avec une droiture et une probité très délicate. Vous avez même une sincère religion, à laquelle je me fierais plus qu’à celle d’un grand nombre de demi-dévots. Mais, avec tant de qualités, un seul défaut vous rend frivole. C’est que vous ne pouvez vous contraindre[336]. Vous donnez de beaux noms à cette faiblesse. Vous l’appelez sincérité, liberté; vous vous savez bon gré de n’être ni rampante, ni hypocrite, ni empressée pour la faveur; mais vous vous trompez vous-même, pour n’avoir rien à vous reprocher. Il faudrait penser sérieusement et de suite à devenir meilleure que vous n’êtes, et à vous corriger courageusement de vos défauts. La crainte de passer pour hypocrite ou pour faible dévote, ne doit point vous empêcher d’être une bonne chrétienne. Il y a de la lâcheté à n’oser s’approcher de Dieu, par une mauvaise honte pour le monde. Non seulement il faudrait se vaincre pour Dieu, mais il faudrait encore se vaincre pour ses intérêts à l’égard des hommes. Cest se piquer d’honneur hors de propos, que de ne vouloir pas se contraindre dans des choses indifférentes, pour plaire aux hommes dont on a besoin.

Votre famille ne vous est pas indifférente; elle ne peut se passer de la Cour. Tous les projets de s’en passer ne peuvent être que chimériques[337]. Vous devez donc vous accommoder à ses goûts, dans toutes les choses où vous le pourrez sans blesser la véritable bienséance. Ce qui pourrait vous mettre au goût de la cour, bien loin d’être contraire à la véritable bienséance, vous corrigerait de ce qui y est contraire. Vous avez un air de légèreté et de vivacité que rien n’arrête. Il faut connaître à fond votre bon esprit et vos sentiments, pour se rassurer sur cette vivacité pleine de saillies. Riez tant qu’il vous plaira avec des gens sûrs et choisis qui n’aient pas l’air de rire trop, et qui sachent ne rire qu’à propos. Mais faites un personnage sérieux et mesuré. Promettez dans vos manières toute la solidité qu’on trouve quand on vous pénètre. De plus, ne mêlez point le jeu d’esprit dans les matières les plus sérieuses. Vous éludez l’avis le plus important par une plaisanterie, et vous défendez en riant des maximes fausses dont vous n’avez jamais été détrompée, parce que vous n’avez jamais écouté assez sérieusement, ni approfondi la vérité. Vous croyez en être quitte en disant que vous ne sauriez vous changer; et en effet, c’est la crainte de vous contraindre, qui fait que vous craignez de voir clair, et de prendre les choses plus sérieusement. Vous ne croyez personne; encore si vous vouliez bien vous croire vous-même, votre raison vous mènerait loin vers le bien. Mais ce n’est pas votre raison, c’est votre goût que vous suivez; et vous n’employez votre esprit qu’à autoriser ce qui vous plaît, ou à tourner en ridicule les vérités qui vous pressent trop. Voilà ce qui mêle je ne sais quoi de frivole avec toutes les qualités solides dont vous êtes remplie. Dieu et le monde seraient d’accord à cet égard; car, si vous pouviez prendre sur vous de vous assujettir à une règle, en un moment tout ce qui fait la solidité se trouverait rassemblé en vous. Il ne vous manque qu’un peu plus de réflexion sérieuse sur les grandes vérités, et un peu plus de courage contre votre goût[338].

588. LSP 215. À LA MARQUISE D’ALÈGRE [Février 1699 ?]

J’apprends, Madame, que Dieu vous donne des croix, et j’y prends part de tout mon cœur. En tout temps, j’ai été sensible à tout ce qui pouvait vous toucher[339] ; mais l’expérience ajoute encore un nouveau degré de sensibilité en moi pour les souffrances d’autrui. Heureux qui souffre ! Je le dis au milieu de l’occasion même, et pour vous et pour moi, heureux qui souffre d’un cœur doux et humble ! Ce qui est le bon plaisir de Dieu ne va jamais trop loin. Si nous étions maîtres de nos souffrances, nous ne souffririons jamais assez pour mourir à nous-mêmes. Dieu, qui nous connaît mieux que nous ne pouvons nous connaître, et qui nous aime infiniment plus que nous ne pouvons nous aimer, en sait la juste mesure, et ne permettra pas que vous soyez tentée au-dessus de vos forces. L’amour adoucit toutes les souffrances, et l’on ne souffre tant que parce qu’on n’aime point, ou qu’on aime peu. Dieu vous veut toute à lui, et ce n’est que sur la croix qu’il prend sa pleine possession. Je garde maintenant le silence à l’égard de tous mes anciens amis, et je ne le romps pour vous, Madame, qu’à cause que vous êtes dans l’amertume, et que cette bienheureuse société de croix demande un épanchement de cœur pour se soutenir dans l’affliction. Je suis avec zèle et respect, etc.

667. À L’ABBÉ DE LANGERON[340]       

… Je ne crois pas avoir exhorté M. de Bl[ainville] à voir fort souvent la bonne P.D.[341], mais enfin il croit suivre mon conseil, et lui est un surcroît de peine. C’est de quoi je suis sensiblement affligé. Mais il n’y a que quinze jours que je l’ai prié bien sérieusement dans une lettre de ne venir point cet été à Cambray ‘‘. Tort ou non, je l’ai fait. Quelle apparence de lui mander si tôt après tout le contraire? que pourrait-il penser? Après tout le Roi est certainement indigné contre moi, et le fait assez voir ". M. de Bl[ainville] n’est pas comme vous et comme Leschelle 19. Il est actuellement domestique du Roi, et un de ses grands officiers". Doit-il aller voir un homme contre lequel le Roi paraît si indigné? Je vous le demande. Mais supposons que je me sois trompé, en décidant qu’il ne doit pas venir. Sur quoi paraîtrai-je tout à coup changer? Peut-être pourriez-vous, la bonne P.D. et vous, lui conseiller tous deux de venir de Laon 21 au Casteau me surprendre un jour, malgré les avis de discrétion pour lui que je lui ai donnés. Vous lui recommanderiez de ne rester ici qu’un jour, afin que cela parût moins. Mais vous voyez bien que cette visite, si courte qu’elle fût, serait sue à Cambray, et mandée à Versailles.+ …

668 A. De SŒUR A.-M. DES FONTAINES A FÉNELON [20 juillet 1700].

Monseigneur,

Ce n’est tout au plus que d’une année à l’autre que je suis importune à Votre Grandeur, mais je suis toujours excusable puisque c’est la confiance jointe au profond respect que j’ai en vous qui me fait prendre la liberté de vous supplier très humblement de prier Dieu pour moi. Si vous saviez, Monseigneur, le besoin que j’en ai, vous auriez, j’en suis sûre, compassion de moi. Quoique je n’aie point de directeur pour éviter bien des inconvénients, l’on ne laisse pas de me gêner beaucoup et de vouloir que ma prière soit oisive et suspecte dès que je cesse de m’agiter par des mouvements empressés et inquiets qui me sont insupportables, plus je veux quelquefois m’y assujettir crainte de suivre ma propre volonté et moins je puis prier. Il n’y a que Dieu seul qui connaisse ma situation et ce que je souffre. […][342].

761. Au MARQUIS DE LOUVILLE. À Cambray, 10 octobre 1701.

[longue lettre « politique » intéressante][343].

 

Je vous dirai, sans rien savoir, par aucun canal, de ce qui peut se passer dans votre cour, que vous ne sauriez trop vous borner à vos fonctions précises, ni trop vous défier des hommes. C’est par excès d’amitié, que je me mêle de vous parler ainsi. Rendez votre esprit patient; défiez-vous de vos premières et même de vos secondes vues; suspendez votre jugement; approfondissez peu à peu. Ne faites de mal à personne, mais fiez-vous à très peu de gens. Point de plaisanterie sur aucun ridicule; nulle impatience sur aucun travers; nulle vivacité pour vos préjugés contre ceux d’autrui. Embrassez les choses avec étendue pour les voir dans leur total, qui est leur seul point de vue véritable. Ne dites jamais que la vérité; mais supprimez-la toutes les fois que vous la diriez inutilement par humeur ou par excès de confiance. Evitez, autant que vous le pourrez, les ombrages et les jalousies. Si modeste que vous puissiez être, vous n’apaiserez jamais les esprits jaloux. La nation au milieu de laquelle vous vivez est ombrageuse à l’infini, et l’est avec une profondeur impénétrable. Leur esprit naturel, faute de culture, ne peut atteindre aux choses solides, et se tourne tout entier à la finesse: prenez-y garde. […]J’avoue que c’est un grand point à un roi, que d’être intrépide à la guerre. Mais le courage de la guerre est bien moins d’usage à un si grand prince, que le courage des affaires. Quand se trouvera-t-il au milieu d’un combat? Peut-être jamais. Il sera au contraire tous les jours aux prises avec les autres et avec lui-même au milieu de sa cour. Il lui faut un courage à toute épreuve contre un ministre artificieux, contre un favori indiscret, contre une femme qui voudra être sa maîtresse. Il lui faut du courage contre les flatteurs, contre les plaisirs, contre les amusements qui le jetteraient dans l’inapplication. Il faut qu’il soit courageux dans le travail, dans les mécomptes, dans le mauvais succès. Il faut du courage contre l’importunité, pour savoir refuser sans rudesse et sans impatience. […]

1027. LSP 1. À JOSEPH-CLÉMENT DE BAVIÈRE, ÉLECTEUR DE COLOGNE. À Cambray, 30 décembre 1704.

Monseigneur[344],

… Si vous voulez enfin être évêque[345], Monseigneur, au nom de Dieu gardez-vous bien de l’être à demi. […] Il faut désespérer de soi, pour pouvoir bien espérer en lui. Vous êtes naturellement bon, juste, sincère, compatissant, et généreux. Vous êtes même sensible à la religion et elle a jeté de profondes racines dans votre cœur. Mais votre naissance vous a accoutumé à la grandeur mondaine, et vous êtes environné d’obstacles pour la simplicité apostolique. La plupart des grands princes ne se rabaissent jamais assez, pour devenir les serviteurs en J[ésus]C[hrist] des peuples sur lesquels ils ont l’autorité. Il faut pourtant qu’ils se dévouent à les servir, s’ils veulent être leurs pasteurs : nos autem servos vestros per Jesum[346].

Il n’y a que la seule oraison qui puisse former un véritable évêque parmi tant de difficultés. Accoutumez-vous, Monseigneur, à chercher Dieu au dedans de vous. C’est là que vous trouverez son royaume: regnum Dei intra vos est [347]. On le cherche bien loin de soi par beaucoup de raisonnements. On veut trop goûter le plaisir de la vertu, et flatter son imagination, sans songer à soumettre sa raison aux vues de la foi, et sa volonté à celle de Dieu. Il faut lui parler avec confiance de vos faiblesses et de vos besoins. Vous ne sauriez jamais le faire avec trop de simplicité. L’oraison n’est qu’amour. L’amour dit tout à Dieu, car on n’a à parler au bien-aimé que pour lui dire qu’on l’aime, et qu’on veut l’aimer : non nisi amando colitur, dit S. Augustin[348]. Il faut non seulement lui parler, mais encore l’écouter. Que ne dira-t-il point, si on l’écoute? Il suggérera toute vérité. Mais on s’écoute trop soi-même pour pouvoir l’écouter. Il faudrait se faire taire, pour écouter Dieu : audiam quid loquatur in me Dominus [349]. On connaît assez le silence de la bouche, mais on ne comprend point celui du cœur. L’oraison bien faite, quoique courte, se répandrait peu à peu sur toutes les actions de la journée. Elle donnerait une présence intime de Dieu, qui renouvellerait les forces en chaque occasion. Elle réglerait le dehors et le dedans. On n’agirait que par l’esprit de grâce. On ne suivrait ni les promptitudes du tempérament, ni les empressements, ni les dépits de l’amour-propre. On ne serait ni hautain ni dur dans sa fermeté, ni mou ni faible dans ses complaisances. On éviterait tout excès, toute indiscrétion, toute affectation, toute singularité. On ferait à peu près les mêmes choses qu’on fait. Mais on les ferait beaucoup mieux, avec la consolation de les faire pour Dieu, et sans recherche de son propre goût. …

1261. À MICHEL CHAMILLART [20 novembre 1708].

Monsieur,

[longue lettre « sociale » adressée au contrôleur général des finances][350]

[…] 3° J’ai proposé à plusieurs personnes de vendre leur blé avec le mien. Aucun ne veut rien vendre au Roi, tant ils craignent des retardements et des mécomptes. Je ne vois rien à espérer de ce côté-là. Ainsi je ne puis vous offrir que mon seul blé, et même que celui d’une seule année, parce que j’avais tout vendu à vil prix pour bâtir dès le printemps dernier.

   4° Vous agréerez, s’il vous plaît, Monsieur, que je réserve du blé tant pour ma subsistance, dans un lieu de passage continuel, où je suis seul à faire les honneurs à tous les passants, que pour les pauvres qui sont innombrables en ce pays, depuis que notre voisinage est ruiné, et que la cherté augmente. On vous a très mal informé, si on vous a fait entendre que j’avais vingt mille sacs de blé. Je ne puis avoir dans tout le cours de l’année qu’environ onze mille mesures de blé, chaque mesure pesant environ quatre-vingt-quatre livres. Cette mesure vaut actuellement au marché plus de deux écus, et le prix augmentera tous les jours. Ainsi le total de ce blé montera au moins à soixante et dix mille francs. Vous prendrez, Monsieur, sur ce total la quantité qu’il vous plaira, et au prix que vous voudrez. Je n’ai aucune condition à vous proposer, et c’est à vous à les régler toutes. Je ne réserverai pour mes besoins, pour ceux des pauvres qu’il ne m’est pas permis d’abandonner, et pour les gens qui sont accoutumés à aborder chez moi en passant, que ce que vous voudrez bien me laisser. Je serai content pourvu que je fasse mon devoir vers le Roi, et que vous soyez persuadé du zèle avec lequel je serai le reste de ma vie, Monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur. À Cambray le 20 novembre 1708. FR. A. D. DE CAMBRAY.[351]

199. LSP 3. À J. N. COLBERT, ARCHEVÊQUE DE ROUEN. À Versailles, 8 avril [1692].

J’apprends, Monseigneur, que M. Mansard (2) vous a donné de grands desseins de bâtiments pour Rouen et pour Gaillon (3). Souffrez que je vous dise étourdiment ce que je crains là-dessus. La sagesse voudrait que je fusse plus sobre à parler; mais vous m’avez défendu d’être sage (4), et je ne puis retenir ce que j’ai sur le cœur. Vous n’avez vu que trop d’exemples domestiques (5) des engagements insensibles dans ces sortes d’entreprises. La tentation se glisse d’abord doucement; elle fait la modeste de peur d’effrayer, mais ensuite elle devient tyrannique (6). On se fixe d’abord à une somme fort médiocre (7); on trouverait même fort mauvais que quelqu’un crût qu’on veut aller plus loin; mais un dessein en attire un autre; on s’aperçoit qu’un endroit de l’ouvrage est déshonoré par un autre, si on n’y ajoute un autre embellissement. Chaque chose qu’on fait paraît médiocre et nécessaire : le tout devient superflu et excessif. Cependant les architectes ne cherchent qu’à engager; les flatteurs applaudissent; les gens de bien se taisent, et n’osent contredire. On se passionne au bâtiment comme au jeu; une maison devient comme une maîtresse. En vérité, les pasteurs, chargés du salut de tant d’âmes, ne doivent pas avoir le temps d’embellir des maisons. Qui corrigera la fureur de bâtir, si prodigieuse en notre siècle (8), si les bons évêques mêmes autorisent ce scandale ?+ Ces deux maisons, qui ont paru belles à tant de cardinaux et de princes, même du sang, ne vous peuvent-elles pas suffire (9) ? N’avez-vous point d’emploi de votre argent plus pressé à faire ? Souvenez-vous, Monseigneur, que vos revenus ecclésiastiques sont le patrimoine des pauvres (10); que ces pauvres sont vos enfants, et qu’ils meurent de tous côtés de faim (11). Je vous dirai, comme dom Barthélemi des Martyrs disait à Pie IV, qui lui montrait ses bâtiments (12) : Die ut lapides isti panes fiant.

Espérez-vous que Dieu bénisse vos travaux, si vous commencez (13) par un faste (14) de bâtiments qui surpasse celui des princes et des ministres d’État qui ont logé où vous êtes ? Espérez-vous trouver dans ces pierres entassées la paix de votre cœur (15) ? Que deviendra la pauvreté de J.C., si ceux qui doivent le représenter cherchent (16) la magnificence ? Voilà ce qui avilit le ministère (17), loin de le soutenir; voilà ce qui ôte l’autorité aux pasteurs. L’Évangile est dans leur bouche, et la gloire mondaine est dans leurs ouvrages. J. C. n’avait pas où reposer sa tête (18); nous sommes ses disciples et ses ministres, et les plus grands palais ne sont pas assez beaux pour nous !

J’oubliais de vous dire qu’il ne faut point se flatter sur son patrimoine (19). Pour le patrimoine comme pour le reste, le superflu appartient aux pauvres : c’est de quoi jamais casuiste, sans exception, n’a osé douter. Il ne reste qu’à examiner de bonne foi ce qu’on doit appeler superflu. Est-ce un nom qui ne signifie jamais rien de réel dans la pratique ? Sera-ce une comédie que de parler du superflu (20) ? Qu’est-ce qui sera superflu, sinon des embellissements, dont aucun de vos prédécesseurs, même vains et profanes (21), n’a cru avoir besoin ? Jugez-vous vous-même, Monseigneur, comme vous croyez que Dieu vous jugera. Ne vous exposez point à ce sujet de trouble et de remords pour le dernier moment, qui viendra peut-être plus tôt que nous ne croyons (22). Dieu vous aime; vous voulez l’aimer, et vous donner sans réserve à son Église (23); elle a besoin de grands exemples, pour relever le ministère foulé aux pieds. Soyez sa consolation et sa gloire; montrez un cœur d’évêque qui ne tient plus au monde, et qui fait régner J. C. Pardon, Monseigneur, de mes libertés; je les condamne, si elles vous déplaisent (24). Vous connaissez le zèle et le respect avec lequel je vous suis dévoué. FÉNELON

1124. À G. DE SÈVE DE ROCHECHOUART [Février 1707?].

… Les hommes qui portent le nom de chrétiens n’ont plus la même simplicité, la même docilité, la même préparation d’esprit et de cœur.[352]. Il faut regarder la plupart de nos fidèles comme des gens qui ne sont chrétiens que par leur baptême reçu dans leur enfance sans connaissance ni engagement volontaire. Ils n’osent en rétracter les promesses, de peur que leur impiété ne leur attire l’horreur du public. Ils sont même trop inappliqués et trop indifférents sur la religion, pour vouloir se donner la peine de la contredire. Ils seraient néanmoins fort aises de trouver sans peine sous leur main, dans les livres qu’on nomme divins, de quoi secouer le joug, et flatter leurs passions. À peine peut-on regarder de tels hommes comme des catéchumènes. Les catéchumènes qui se préparaient autrefois au martyre en même temps qu’au baptême, étaient infiniment supérieurs à ces chrétiens qui n’en portent le nom que pour le profaner. D’un autre côté les pasteurs ont perdu cette grande autorité que les anciens pasteurs savaient employer avec tant de douceur et de force. Maintenant les laïques sont toujours prêts à plaider contre leurs pasteurs devant les juges séculiers, même sur la discipline ecclésiastique. Il ne faut pas que les évêques se flattent sur cette autorité. Elle est si affaiblie, qu’à peine en reste-t-il des traces dans l’esprit des peuples. On est accoutumé à nous regarder comme des hommes riches et d’un rang distingué, qui donnent des bénédictions, des dispenses et des indulgences. Mais l’autorité qui vient de la confiance, de la vénération, de la docilité et de la persuasion des peuples, est presque effacée. On nous regarde comme des seigneurs qui dominent, et qui établissent au-dehors une police rigoureuse. Mais on ne nous aime point comme des pères tendres et compatissants qui se font tout à tous. Ce n’est point à nous qu’on va demander conseil, consolation, direction de conscience. …

1954. Au P. LE TELLIER [6 janvier 1715].

   Je viens de recevoir l’extrême-onction. C’est dans cet état, mon Révérend Père, où je me prépare à aller paraître devant Dieu, que je vous prie instamment de représenter au Roi mes véritables sentiments…


 

 

À des religieuses

355. LSP 23. À UNE RELIGIEUSE. [À Versailles, avant le 13 mars 1696 ?].

  … Pour tous les dons extraordinaires, il me semble qu’il y a deux règles importantes à observer, faute desquelles les plus grands dons de Dieu même se tournent en illusion. La première de ces règles est de croire qu’un état de pure et nue foi est plus parfait que l’attachement à ces lumières et à ces dons. Quand on s’attache à ces dons, on s’attache à ce qui n’est que moyen, et peut-être même moyen trompeur. De plus, ces moyens remplissent l’âme d’elle-même, et augmentent sa vie propre, au lieu de la désapproprier et de la faire mourir. Au contraire, l’état de pure et nue foi dépouille l’âme, lui ôte toute ressource en elle-même et toute propriété, la tient dans des ténèbres exemptes de toute illusion, car on ne se trompe qu’en croyant voir ; enfin ne lui laisse aucune vie, et l’unit immédiatement à sa fin, qui est Dieu même.

  La seconde règle, qui n’est qu’une suite de la première, est de n’avoir jamais aucun égard aux lumières et aux dons qu’on croit recevoir, et d’aller toujours par le non-voir, comme parle le bienheureux Jean de la Croix. Si le don est véritablement de Dieu, il opérera par lui-même dans l’âme, quoiqu’elle n’y adhère pas. Une disposition aussi parfaite que la simplicité de la pure foi, ne peut jamais être un obstacle à l’opération de la grâce. Au contraire, cet état étant celui où l’âme est plus désappropriée de tous ses mouvements naturels, elle est par conséquent plus susceptible de toutes les impressions de l’esprit de Dieu. Alors si Dieu lui imprimait quelque chose, cette chose passerait comme au travers d’elle, sans qu’elle y eût aucune part. Elle verrait ce que Dieu lui ferait voir, sans aucune lumière distincte, et sans sortir de cette simplicité de la pure foi dont nous avons parlé. Si, au contraire, ces lumières et ces dons ne sont pas véritablement de Dieu, on évite une illusion très dangereuse en n’y adhérant pas : d’où il s’ensuit qu’il faut toujours également, dans tous les cas, non seulement pour la sûreté, mais encore pour la perfection de l’âme, outrepasser les plus grands dons, et marcher dans la pure foi, comme si on ne les avait pas reçus. Plus on a de peine à s’en déprendre, plus ils sont suspects de plénitude et de propriété ; au lieu que l’âme doit être entièrement nue et vide pour la vraie opération de Dieu en elle. Tout ce qui est goût et ferveur sensible, image créée, lumière distincte et aperçue, donne une fausse confiance, et fait une impression trop vive; on les reçoit avec joie, et on les quitte avec peine. Au contraire, dans la nudité de la pure foi, on ne voit rien et on ne veut rien voir, on n’a plus en soi ni pensée ni volonté; on trouve tout dans cette simplicité générale, sans s’arrêter à rien de distinct; on ne possède rien, mais on est possédé. Je conclus que le plus grand bien qu’on puisse faire à une âme, c’est de la déprendre de ces lumières et de ces dons, qui peuvent être un piège, et qui tout au moins sont certainement un milieu entre Dieu et elle.

  Pour les austérités, elles ne sont pas exemptes d’illusions non plus que le reste ; l’esprit se remplit souvent de lui-même à mesure qu’il abat la chair. Une marque certaine que l’âme nourrit une vie secrète dans les mortifications du corps, c’est de voir qu’elle tient à ces mortifications, et qu’elle a regret à les quitter. La mortification de la chair ne produit pas la mort de la volonté. Si la volonté était morte, elle serait indifférente dans la main du supérieur, et également souple en tout sens. Ainsi plus on a d’attachement à ses mortifications extérieures, moins le fond de l’âme est réellement mortifié. Si Dieu avait des desseins d’attirer une âme à des austérités extraordinaires, ce serait toujours par la voie du renoncement total à sa pensée et à sa volonté propre. Mais tel qui est insatiable de mortification des sens, manque de courage pour supporter la profonde mort qui est dans le renoncement à toute propre volonté. …

1953. À UNE RELIGIEUSE. À Cambray, 30 décembre 1714.

    Je reçois, Madame’, diverses lettres où l’on me presse de plus en plus de vous voir au plus tôt, de m’ouvrir à vous sans réserve, et de vous engager à la même ouverture. Je ne sais d’où me viennent ces lettres2. Je suppose que ces personnes, inconnues pour moi, sont instruites à fond des grâces que Dieu vous fait. Je serais ravi d’en profiter, quoique je n’aie jamais eu aucune occasion de vous voir. Je me recommande même de tout mon cœur à vos prières. Enfin je vous conjure de me faire savoir en toute simplicité tout ce que vous auriez peut-être au cœur de me dire. Il me semble que je le recevrais avec reconnaissance et vénération. Vous pouvez compter sur un secret inviolable. Pour ce qui est de vous aller voir, je ne manquerais pas de le faire, si vous étiez dans mon diocèse ; mais vous savez mieux qu’une autre les réserves qui sont nécessaires dans toutes les communautés. Un tel voyage surprendrait tout le pays, et pourrait même vous causer de l’embarras. Les lettres sont sans éclat. Je recevrai avec ingénuité, et même, je l’ose dire, avec petitesse, tout ce que vous croirez être selon Dieu et venir de son esprit. Quoique je sois en autorité pastorale, je veux être, pour ma personne, le dernier et le plus petit des enfants de Dieu. Je suis prêt, ce me semble, à recevoir des avis, et même des corrections, de toutes les bonnes âmes. Je ne cherche qu’à être sans jugement et sans volonté propre dans les mains de l’Église notre sainte mère. Parlez donc en pleine liberté, si Dieu vous donne quelque chose pour mon édification personnelle. Je voudrais être soumis, comme parle l’apôtre, à toute créature humaine 3, pour mourir à mon amour-propre et à mon orgueil. C’est sur les lettres de gens inconnus que je vous parle avec tant de franchise. Vous ne me connaissez point. Je ne devrais pas, selon la sagesse humaine, faire ces avances : mais j’ai ouï dire que vous cherchez Dieu. En voilà assez pour un homme qui ne veut chercher que lui. C’est avec la plus grande sincérité que je vous honore, Madame, et que je vous suis dévoué en notre Seigneur Jésus-Christ’.

355. LSP 23 A UNE RELIGIEUSE.        

[À Versailles, avant le 13 mars 1696 ?].

Vous pouvez avoir lu, dans sainte Thérèse, que tous les dons les plus éminents sont soumis à l’obéissance, et que la docilité est la marque qu’ils viennent de Dieu, faute de quoi ils seraient suspects. Supposé même qu’on se trouvât dans l’impuissance d’obéir, il faudrait avec esprit de soumission et de simplicité, exposer son impuissance, afin que les supérieurs y eussent l’égard qu’ils jugeraient à propos. On doit en même temps être tout prêt à essayer d’obéir aussi souvent que les supérieurs le demanderont, parce que ces impuissances ne sont souvent qu’imaginaires, et qu’on ne doit les croire véritables, qu’après avoir essayé souvent de les vaincre avec petitesse, souplesse et docilité.

Pour tous les dons extraordinaires, il me semble qu’il y a deux règles importantes à observer, faute desquelles les plus grands dons de Dieu même se tournent en illusion. La première de ces règles est de croire qu’un état de pure et nue foi est plus parfait que l’attachement à ces lumières et à ces dons. Quand on s’attache à ces dons, on s’attache à ce qui n’est que moyen, et peut-être même moyen trompeur. De plus, ces moyens remplissent l’âme d’elle-même, et augmentent sa vie propre, au lieu de la désapproprier et de la faire mourir. Au contraire, l’état de pure et nue foi dépouille l’âme, lui ôte toute ressource en elle-même et toute propriété, la tient dans des ténèbres exemptes de toute illusion, car on ne se trompe qu’en croyant voir ; enfin ne lui laisse aucune vie, et l’unit immédiatement à sa fin, qui est Dieu même.

La seconde règle, qui n’est qu’une suite de la première, est de n’avoir jamais aucun égard aux lumières et aux dons qu’on croit recevoir, et d’aller toujours par le non-voir, comme parle le bienheureux Jean de la Croix. Si le don est véritablement de Dieu, il opérera par lui-même dans l’âme, quoiqu’elle n’y adhère pas. Une disposition aussi parfaite que la simplicité de la pure foi, ne peut jamais être un obstacle à l’opération de la grâce. Au contraire, cet état étant celui où l’âme est plus désappropriée de tous ses mouvements naturels, elle est par conséquent plus susceptible de toutes les impressions de l’esprit de Dieu. Alors si Dieu lui imprimait quelque chose, cette chose passerait comme au travers d’elle, sans qu’elle y eût aucune part. Elle verrait ce que Dieu lui ferait voir, sans aucune lumière distincte, et sans sortir de cette simplicité de la pure foi dont nous avons parlé. Si, au contraire, ces lumières et ces dons ne sont pas véritablement de Dieu, on évite une illusion très dangereuse en n’y adhérant pas : d’où il s’ensuit qu’il faut toujours également, dans tous les cas, non seulement pour la sûreté, mais encore pour la perfection de l’âme, outrepasser les plus grands dons, et marcher dans la pure foi, comme si on ne les avait pas reçus. Plus on a de peine à s’en déprendre, plus ils sont. suspects de plénitude et de propriété ; au lieu que l’âme doit être entièrement nue et vide pour la vraie opération de Dieu en elle. Tout ce qui est goût et ferveur sensible, image créée, lumière distincte et aperçue, dorme une fausse confiance, et fait une impression trop vive; on les reçoit avec joie, et on les quitte avec peine. Au contraire, dans la nudité de la pure foi, on ne voit rien et on ne veut rien voir, on n’a plus en soi ni pensée ni volonté; on trouve tout dans cette simplicité générale, sans s’arrêter à rien de distinct; on ne possède rien, mais on est possédé. Je conclus que le plus grand bien qu’on puisse faire à une âme, c’est de la déprendre de ces lumières et de ces dons, qui peuvent être un piège, et qui tout au moins sont certainement un milieu entre Dieu et elle.

Pour les austérités, elles ne sont pas exemptes d’illusions non plus que le reste ; l’esprit se remplit souvent de lui-même à mesure qu’il abat la chair. Une marque certaine que l’âme nourrit une vie secrète dans les mortifications du corps, c’est de voir qu’elle tient à ces mortifications, et qu’elle a regret à les quitter. La mortification de la chair ne produit pas la mort de la volonté. Si la volonté était morte, elle serait indifférente dans la main du supérieur, et également souple en tout sens. Ainsi plus on a d’attachement à ses mortifications extérieures, moins le fond de l’âme est réellement mortifié. Si Dieu avait des desseins d’attirer une âme à des austérités extraordinaires, ce serait toujours par la voie du renoncement total à sa pensée et à sa volonté propre. Mais tel qui est insatiable de mortification des sens, manque de courage pour supporter la profonde mort qui est dans le renoncement à toute propre volonté.

La conclusion de tout ce grand discours, ma très honorée sœur, est qu’il me semble que vous devez laisser décider la mère prieure sur vos austérités, ne lui demandant ni d’en faire peu ni d’en faire beaucoup. Quand on marque un désir ardent, et qu’on demande des permissions, on les arrache. Ce n’est plus la simple volonté de la supérieure qu’on fait, c’est la sienne propre, à laquelle on plie celle de la supérieure. Votre maison a déjà beaucoup d’austérités ; n’y ajoutez que celles qu’on vous conseillera. Dieu saura les tourner à profit. Je vous suis toujours dévoué en lui.

LSP 27.*A UNE RELIGIEUSE

Je ne saurais vous exprimer, ma chère sœur, à quel point je ressens vos peines ; mais ma douleur n’est pas sans consolation. Dieu vous aime, puisqu’il ne vous épargne pas, et qu’il appesantit la croix de Jésus-Christ sur vous. Toutes les lumières et tous les sentiments de ferveur se tournent en illusion, si on n’en vient pas à la pratique réelle et continuelle de la mort à soi-même. On ne saurait mourir sans douleur, on ne saurait mourir qu’autant que la mort attaque tout ce qu’il y a de vif en nous. La mort que Dieu opère va chercher jusque dans les moelles et dans les jointures, pour diviser l’âme avec l’esprit’. Dieu, qui voit en nous ce que nous n’y voyons pas, sait précisément où il faut appliquer l’opération de mort: il prend ce que nous craignons le plus de lui donner. La douleur montre la vie, et c’est la vie qui fait le besoin de la mort. Dieu ne s’arrêtera point à faire des incisions dans le mort ; il le ferait s’il voulait laisser vivre : mais il veut tuer, il coupe dans le vif. Il ne vous attaquera point dans des attachements profanes et grossiers, auxquels vous avez renoncé dès que vous vous êtes donnée à lui. Que peut-il donc faire ? Il vous éprouvera par le sacrifice de votre avidité pour les consolations, les plus spirituelles.

     Il faut tout souffrir. La mort qu’il veut opérer en vous doit être volontaire. Vous ne mourrez à vous-même qu’autant que vous voudrez bien y mourir. Ce n’est pas mourir que de résister à la mort, et de la repousser. Il faut donc se délaisser volontairement au bon plaisir de Dieu, pour être privée de tous les secours, même spirituels, qu’il vous ôte. Que craignez-vous, personne de peu de foi ? Craignez-vous qu’il ne puisse pas suppléer par lui-même ce qu’il vous soustrait du côté des hommes ? Eh ! pourquoi vous le soustrait-il, sinon pour le suppléer, et pour purifier votre foi par cette douloureuse épreuve ? Je vois que tous les chemins sont fermés, et que Dieu veut faire son œuvre en vous par le retranchement de toute main d’homme pour l’accomplir. Il est jaloux ; il ne veut devoir qu’à lui seul ce qu’il veut faire en vous.

 Entrez dans ses desseins, et laissez-vous y porter par sa providence. Gardez-vous bien de chercher des ressources dans les hommes, puisque Dieu vous les ôte ; ils n’ont que ce qui vient de lui. Pourquoi vous troubler quand la source vous ôte tout canal, et qu’elle se communique immédiatement à vous ? D’un côté, vous n’avez aucun sentiment qui ne soit pur, et entièrement soumis à l’Église: ainsi, quand vos supérieurs vous interrogent, vous n’avez qu’à leur dire avec ingénuité ce que vous pensez, et avec quelle docilité vous êtes prête à vous laisser redresser. D’un autre côté, vous n’avez qu’à vous taire, qu’à obéir, qu’à porter la croix. Tout est décidé pour vous par la règle de votre maison. Laissez les autres faire et dire, votre silence sera votre sagesse, et votre faiblesse sera votre force. À l’égard de vos communions, évitez tout ce qui pourrait engager un confesseur prévenu à faire des retranchements ; mais si l’on en faisait, il faudrait les porter en paix, et croire qu’on n’est jamais plus uni à Jésus-Christ, que quand on est souvent privé de lui par pure obéissance, sans s’attirer cette privation. Il sait combien je suis touché de vos peines, et avec quel zèle je suis, etc.

  LSP 28.*A UNE RELIGIEUSE

Pour la discrétion[353], je ne voudrais point que vous travaillassiez à l’acquérir par des efforts continuels de réflexion sur vous-même: il y aurait en cela trop de gêne. Il vaut mieux se taire, et trouver la discrétion dans la simplicité du silence. Il ne faut pourtant pas tellement se taire, que vous manquiez d’ouverture et de complaisance dans les récréations ; mais alors il ne faut parler que de choses à peu près indifférentes, et supprimer tout ce qui peut avoir quelque conséquence. Il faut dans ces récréations ce que saint François de Sales appelle joyeuseté, c’est-à-dire, se réjouir et réjouir les autres en disant des riens. C’est une science que Dieu vous donnera suivant le besoin. Vous deviendrez prudente quand vous ne tiendrez plus à votre propre esprit[354]. C’est celui de Dieu qui donne la véritable sagesse : le nôtre ne nous donne qu’une vaine composition, qu’un arrangement, qu’une apparence qui éblouit, qu’une fausse capacité. Quand on est bien simple et bien petit, à force de s’être dépouillé de sa propre sagesse, on est revêtu de celle de Dieu, qui ne fait point de fautes, et qui ne nous en laisse faire qu’autant que nous avons besoin d’être humiliés. […]

1567. LSP 24. À LA MÈRE MARIE DE L’ASCENSION [M.-M. DE CHANTÉRAC]. 19 juillet 1712.

J’espère, ma chère nièce[355], que Dieu, qui vous a appelée à conduire vos sœurs, vous ôtera votre propre esprit, et vous donnera le sien pour faire son œuvre. L’œuvre de Dieu est de le faire aimer, et de nous détruire, afin qu’il vive seul en nous. Votre fonction est donc de faire mourir l’homme et aimer Dieu. Ne devez-vous pas mourir, pour faire mourir les autres ? ne devez-vous pas aimer, pour leur inspirer l’amour? Nulle instruction n’est efficace que par l’exemple. Nulle autorité n’est supportable qu’autant que l’exemple l’adoucit. Commencez donc par faire, et puis vous parlerez. L’action parle et persuade. La parole seule n’est que vanité. Soyez la plus petite, la plus pauvre, la plus obéissante, la plus recueillie, la plus détachée, la plus régulière de toute la maison. Obéissez à la règle, si vous voulez qu’on vous obéisse, ou, pour mieux dire, faites obéir, non à vous, mais à la règle, après que vous lui aurez obéi la première. Ne flattez aucune imperfection, mais supportez toutes les infirmités. Attendez les âmes qui vont lentement. Vous courriez risque de les décourager par votre impatience. Plus vous aurez besoin de force, plus il faudra y joindre de douceur et de consolation. Puisque le joug du Seigneur est doux et léger, pourquoi faut-il que celui des supérieurs soit rude et pesant ? Ou soyez mère par la tendresse et la compassion, ou ne la soyez point par la place. Il faut vous mettre par la condescendance aux pieds de toutes celles qui vous ont mise au-dessus de leur tête par leur élection. Souffrez. Ce n’est que par la croix qu’on reçoit l’esprit de Jésus-Christ et sa vertu pour gagner les âmes. Les supérieurs sans croix sont stériles pour former des enfants de grâce. Une croix bien soufferte nous acquiert une autorité infinie, et donne bénédiction à tout ce qu’on fait. Il ne fut montré à saint Paul les biens qu’il devait faire, qu’avec les maux qu’il devait souffrir. Ce n’est que par la souffrance qu’on apprend à compatir et à consoler. Prenez conseil des personnes expérimentées. Parlez peu. Écoutez beaucoup. Songez bien plus à connaître les esprits, et à vous proportionner à leurs besoins, qu’à leur dire de belles choses. Montrez un cœur ouvert, et faites que chacun voie par expérience, qu’il y a sûreté et consolation à vous ouvrir le sien. Fuyez toute rigueur. Corrigez même avec bonté et avec ménagement. Ne dites que ce qu’il faut dire; mais ne dites rien qu’avec une entière franchise. Que personne ne craigne de se tromper en vous croyant. Décidez un peu tard, mais avec fermeté. Suivez chaque personne sans la perdre de vue, et courez après, si elle vous échappe pour s’écarter. Il faut vous faire toute à tous les enfants de Dieu, pour les gagner tous. Corrigez-vous pour corriger les autres. Faites-vous dire vos défauts, et croyez ce qu’on vous dira de ceux que l’amour-propre vous cache. Je suis, ma chère nièce, plein de zèle pour vous, et dévoué à tous vos intérêts en notre Seigneur.

FRANÇOIS Duc DE CAMBRAY Prince du St Empire.


 

 

À des dames 

LSP 128.*A UNE DAME

Il me paraît nécessaire que vous joigniez ensemble une grande exactitude et une grande liberté. L’exactitude vous rendra fidèle, et la liberté vous rendra courageuse. Si vous vouliez être exacte sans être libre, vous tomberiez dans la servitude et dans le scrupule ; et si vous vouliez être libre sans être exacte, vous iriez bientôt à la négligence et au relâchement. L’exactitude seule nous rétrécit l’esprit et le cœur, et la liberté seule les étend trop. Ceux qui n’ont nulle expérience des voies de Dieu ne croient pas qu’on puisse accorder ensemble ces deux vertus. Ils comprennent par être exact, vivre toujours dans la gêne, dans l’angoisse, dans une timidité inquiète et scrupuleuse qui fait perdre à l’âme tout son repos, qui lui fait trouver des péchés partout, et qui la met si fort à l’étroit, qu’elle se dispute à elle-même jusqu’aux moindres choses, et qu’elle n’ose presque respirer. Ils appellent être libre, avoir une conscience large, n’y prendre pas garde de si près, se contenter d’éviter les fautes considérables, et ne compter pour fautes considérables que les gros crimes ; se permettre hors de là tout ce qui flatte subtilement l’amour-propre ; et, quelque licence qu’on se donne du côté des passions, se calmer et se consoler aisément, par la seule pensée qu’on n’y croyait pas un grand mal. Ce n’était pas ainsi que saint Paul concevait les choses, quand il disait à ceux à qui il avait donné la vie de la grâce, et dont il tâchait de faire des chrétiens parfaits : Soyez libres, mais de la liberté que Jésus-Christ vous a acquise; soyez libres, puisque le Sauveur vous a appelés à la liberté : mais que cette liberté ne vous soit pas une occasion ni un prétexte de faire le mal[356].

 Il me paraît donc que la véritable exactitude consiste à obéir à Dieu en toutes choses, et à suivre la lumière qui nous montre notre devoir, et la grâce qui nous y pousse; ayant pour principe de conduite de contenter Dieu en tout, et de faire toujours ce qui lui est non seulement agréable, mais, s’il se peut, le plus agréable, sans s’amuser à chicaner sur la différence des grands péchés et des péchés légers, des imperfections et des infidélités : car, quoiqu’il soit vrai que tout cela est distingué, il ne le doit pourtant plus être pour une âme qui s’est déterminée à ne rien refuser à Dieu de tout ce qu’elle peut lui donner. Et c’est en ce sens que l’Apôtre dit, que la loi n’est point établie pour le juste[357]. Loi gênante, loi dure, loi menaçante ; loi, si on l’ose dire, tyrannique et captivante : mais il a une loi supérieure qui l’élève au-dessus de tout cela, et qui le fait entrer dans la vraie liberté des enfants ; c’est de vouloir toujours faire ce qui plaît le plus au Père céleste, selon cette excellente parole de saint Augustin : «Aimez, et faites après cela tout ce que vous voudrez.[358] »

 Car si à cette volonté sincère de faire toujours ce qui nous paraît le meilleur aux yeux de Dieu, vous ajoutez de le faire avec joie, de ne se point abattre quand on ne l’a pas fait, de recommencer cent et cent fois à le mieux faire, d’espérer toujours qu’à la fin on le fera, de se supporter soi-même dans ses faiblesses involontaires comme Dieu nous y supporte, d’attendre en patience les moments qu’il a marqués pour notre parfaite délivrance, de songer cependant à marcher avec simplicité et selon nos forces dans la voie qui nous est ouverte, de ne point perdre le temps à regarder derrière soi ; de nous étendre et de nous porter toujours, comme dit l’Apôtre[359], à ce qui est devant nous; de ne point faire sur nos chutes une multitude inutile de retours qui nous arrêtent, qui nous embarrassent l’esprit, et qui nous abattent le cœur; de nous en humilier et d’en gémir à la première vue qui nous en vient, mais de les laisser là aussitôt après pour continuer notre route; de ne point interpréter tout contre nous avec une rigueur littérale et judaïque ; de ne pas regarder Dieu comme un espion qui nous observe pour nous surprendre, et comme un ennemi qui nous tend des pièges, mais comme un père qui nous aime et nous veut sauver ; pleins de confiance en sa bonté, attentifs à invoquer sa miséricorde, et parfaitement détrompés de tout vain appui sur les créatures et sur nous-mêmes : voilà le chemin et peut-être le séjour de la véritable liberté.

Je vous conseille, autant que je puis, d’y aspirer’. L’exactitude et la liberté doivent marcher d’un pas égal ; et en vous, s’il y en a une des deux qui demeure derrière l’autre, c’est, à ce qu’il me paraît, la liberté, quoique j’avoue que l’exactitude ne soit pas encore au point que je la désire : mais enfin je crois que vous avez plus besoin de pencher du côté de la confiance en Dieu et d’une grande étendue de cœur. C’est pour cela que je ne balance point à vous dire que vous devez vous livrer tout entière à la grâce que Dieu vous fait quelquefois de vous appliquer assez intimement à lui. Ne craignez point alors de vous perdre de vue, de le regarder uniquement et d’aussi près qu’il voudra bien vous le permettre, et de vous plonger tout entière dans l’océan de son amour: trop heureuse si vous pouviez le faire si bien, que vous ne vous retrouvassiez jamais. Il est bon néanmoins, lorsque Dieu vous donnera cette disposition, de finir toujours, quand la pensée vous en viendra, par un acte d’humilité et de crainte respectueuse et filiale, qui préparera votre âme à de nouveaux dons. C’est le conseil que donne sainte Thérèse[360], et que je crois pouvoir vous donner.

LSP 199.*A UNE DAME

Vous n’avez, ma chère fille, qu’à porter vos infirmités, tant de corps que d’esprit. C’est quand je suis faible, dit l’Apôtre, que je me trouve fort[361]: la vertu se perfectionne dans l’infirmité. Nous ne sommes forts en Dieu, qu’à proportion que nous sommes faibles en nous-mêmes. Votre faiblesse fera donc votre force, si vous y consentez par petitesse.

 On serait tenté de croire que la faiblesse et la petitesse sont incompatibles avec l’abandon, parce qu’on se représente l’abandon comme une force de l’âme, qui fait, par générosité d’amour et par grandeur de sentiments, les plus héroïques sacrifices. Mais l’abandon véritable ne ressemble point à cet abandon flatteur. L’abandon[362] est un simple délaissement dans les bras de Dieu, comme celui d’un petit enfant dans les bras de sa mère. L’abandon parfait va jusqu’à abandonner l’abandon même. On s’abandonne sans savoir qu’on est abandonné: si on le savait, on ne le serait plus ; car y a-t-il un plus puissant soutien qu’un abandon connu et possédé ? L’abandon se réduit, non à faire de grandes choses qu’on puisse se dire à soi-même, mais à souffrir sa faiblesse et son impuissance, mais à laisser faire Dieu, sans pouvoir se rendre témoignage qu’on le laisse faire. Il est paisible, car il n’y aurait point de sincère abandon, si on était encore inquiet pour ne laisser pas échapper et pour reprendre les choses abandonnées. Ainsi l’abandon est la source de la vraie paix, et sans la paix l’abandon est très imparfait.

Si vous demandez une ressource dans l’abandon, vous demandez de mourir sans perdre la vie. Tout est à recommencer. Rien ne prépare à s’abandonner jusqu’au bout, que l’abandon actuel en chaque moment. Préparer et abandonner sont deux choses qui s’entredétruisent. L’abandon n’est abandon qu’en ne préparant rien. Il faut tout abandonner à Dieu, jusqu’à l’abandon même. Quand les Juifs furent scandalisés de la promesse que Jésus-Christ faisait de donner sa chair à manger, il dit à ses disciples : ne voulez-vous pas aussi vous en aller? [363] Il met le marché à la main de ceux qui tâtonnent. Dites-lui donc comme saint Pierre : Seigneur, à qui irions-nous? vous avez les paroles de vie éternelle.

LSP 160.*A UNE DAME

Dieu vous aime, puisqu’il a tant de jalousie à votre égard, et qu’il a soin de vous faire sentir jusqu’aux moindres fautes que vous commettez. Quand vous apercevrez quelque faute qui vous indispose pour l’oraison, contentez-vous de vous humilier sous la main de Dieu’, et de recevoir cette interruption des grâces sensibles, comme la pénitence que vous avez méritée. Ensuite demeurez en paix; ne recherchez point par amour-propre ce plaisir qui peut vous venir de la société des bonnes gens qui vous honorent ; mais aussi ne vous faites point un scrupule de recevoir cette consolation quand la Providence vous l’envoie. Laissez tombera l’excès de sensibilité que vous éprouvez dans de telles consolations. Il suffit que votre volonté ne s’y livre pas, et que vous soyez sincèrement déterminée à vous en passer toutes les fois qu’elles cesseront.

Vous voulez savoir ce que Dieu demande de vous là-dessus ; et je vous réponds que Dieu veut que vous preniez ce qui vient, et que vous ne couriez point au-devant de ce qui ne se présente point. Recevez avec simplicité ce qui vous est donné, n’y regardant que Dieu seul qui vous le donne pour soutenir votre faiblesse, et portez avec foi la privation de toutes les choses dont Dieu vous prive pour vous détacher. Quand vous prendrez ainsi également les inégalités des hommes à votre égard, que Dieu permet tout exprès pour vous éprouver par ces espèce de secousses, vous verrez que les consolations ne vous saisiront plus jusqu’à vous dissiper et à troubler votre oraison, et que les privations ne se tourneront plus en découragement et en dépit.

Ne quittez point vos deux temps réglés d’oraison pour le matin et pour le soir. Ils sont courts : vous les passerez facilement, moitié ennui et distraction involontaires, moitié retour à votre occupation de Dieu. Pour le reste de la journée, laissez-vous aller au recueillement, à mesure que vous vous y trouverez disposée. Il faut seulement y mettre deux bornes l’une, qu’il ne vous détournera d’aucun de vos devoirs extérieurs; l’autre, que vous prendrez garde que ce recueillement n’épuise peu à peu votre tête et ne mine insensiblement votre très délicate santé.

Marchez avec confiance et sans crainte. La crainte resserre le cœur; la confiance l’élargit: la crainte est le sentiment des esclaves ; l’amour de confiance est le sentiment des enfants.

     Pour vos misères, il faut vous accoutumer à les voir avec une sincère condamnation, sans vous impatienter ni décourager. Pour un travail paisible, par rapport à la correction, ramenez votre cœur, autant que vous le pourrez, au calme de l’oraison et à la présence familière de Dieu pendant la journée.

LSP 161.*A UNE DAME

Je comprends que toutes vos peines viennent de ce que vous voulez trop juger de vous-même, et de ce que vous en jugez par une fausse apparence, qui est votre sentiment. Dès que vous ne trouvez point un certain goût et un attrait sensible dans l’oraison, vous êtes tentée de vous décourager. Comme vous êtes dans une solitude sèche, triste et languissante, vous n’y avez guère d’autre soutien que le plaisir de goûter la piété : ainsi il n’est pas étonnant que vous vous trouviez abattue dès que cet appui vient à vous manquer. Voulez-vous être en paix ? occupez-vous moins de vous-même, et un peu plus de Dieu. Ne vous jugez point, mais laissez-vous juger avec une entière démission d’esprit par celui que vous avez choisi pour vous conduire. Il est vrai qu’on est souvent occupé de soi sans le vouloir, et que l’imagination nous fait souvent retomber dans cette occupation pénible : mais je ne vous demande point l’impossible ; je me borne à vouloir que vous ne soyez point occupée de vous-même par choix, et que vous n’entrepreniez point volontairement de juger de votre état par vos propres lumières. Dès que vous apercevez en vous cette occupation et ce jugement, détournez-en votre vue comme d’une tentation, et ne rendez pas volontaire, par une continuation de propos délibéré, ce qui commence par pure surprise d’imagination.

Au reste, ne croyez point que cette conduite que je vous conseille vous empêche de pratiquer la vigilance sur vous-même, que Jésus-Christ recommande dans l’Évangile. La plus parfaite manière de veiller sur soi est de veiller devant Dieu contre les illusions de l’amour-propre. Or une des plus dangereuses illusions de l’amour-propre est de s’attendrir sur soi, d’être sans cesse autour de soi-même, d’être occupé de soi d’une occupation empressée et inquiète, qui trouble, qui dessèche, qui resserre le cœur, qui ôte la présence de Dieu, enfin qui nous fait juger de nous-mêmes jusqu’à nous jeter dans le découragement. Dites comme saint Paul: Et même je ne me juge point ; vous n’en veillerez que mieux sur vos défauts pour les corriger, et sur vos devoirs pour les remplir, quoique vous ne soyez point volontairement dans ces occupations inquiètes d’amour-propre. Ce sera par amour pour Dieu que vous retrancherez d’une manière simple et paisible tout ce que cet amour vigilant et jaloux vous fera apercevoir d’imparfait et d’indigne du bien-aimé. Vous travaillerez à vous corriger sans impatience et sans dépit 175 d’amour-propre contre vos faiblesses. Vous vous supporterez humblement sans vous flatter. Vous vous laisserez juger, et vous ne ferez qu’obéir.

Cette conduite va bien plus à mourir à soi-même que celle de suivre les délicatesses, les dépits, les impatiences de l’amour-propre sur la perfection. De plus, c’est prendre une fausse règle pour juger de soi, que d’en juger par les sentiments que l’on trouve au dedans de soi-même. Dieu ne nous demande que ce qui dépend de nous ; c’est précisément notre volonté qui dépend d’elle-même. Le sentiment n’est point en notre pouvoir; nous ne pouvons ni nous le donner ni nous l’ôter comme il nous plaît. Les plus endurcis pécheurs ont quelquefois, malgré eux, de bons mouvements. Les plus grands saints ont été violemment tentés par des sentiments corrompus dont ils avaient horreur. Ces sentiments ont même servi à les humilier, à les mortifier, à les purifier. La vertu, dit saint Paul, se perfectionne dans l’infirmité. Ce n’est donc pas le sentir, mais le consentir qui nous rend coupables.

Pourquoi donc croyez-vous être loin de Dieu quand vous ne pouvez pas le goûter? Sachez qu’il est tout auprès de ceux qui ont le cœur en tribulation et en sécheresse. Vous ne pouvez point vous donner par industrie’ ce goût sensible. Qu’est-ce que vous voulez aimer? Est-ce le plaisir de l’amour ou le bien-aimé? Si ce n’est que le plaisir de l’amour que vous cherchez, c’est votre propre plaisir, et non celui de Dieu, qui est l’objet de vos prétentions. On impose’ souvent à soi-même dans la vie intérieure. On se flatte de chercher Dieu, et on ne cherche que soi dans le culte divin. On ne quitte les plaisirs du monde, que pour se faire un plaisir raffiné dans la dévotion; et comme on ne tient à Dieu que par le plaisir, on ne tient plus à lui quand la source du plaisir tarit. Il ne faut jamais se priver de ce plaisir par une recherche volontaire des autres plaisirs qui rendent indigne de celui-là: mais enfin, quand ce plaisir manque, il faut continuer à aimer sans plaisir, et mettre la consolation à servir Dieu à ses dépens, malgré les dégoûts qu’on éprouve. O que l’amour est pur quand il se soutient sans aucun goût sensible ! O que tout s’avance quand on est tenté de croire tout perdu ! O que l’amour souffrant sur le Calvaire est au-dessus de l’amour enivré sur le Thabor6! On ne peut guère compter sur une âme qui n’a point encore été sevrée du lait des consolations spirituelles.

Je ne veux plus que vous soyez une dame sage, forte et vertueuse en grand ; je veux tout en petit. Soyez une bonne petite enfant.

LSP 162.*A UNE DAME

Il faut supposer qu’il se mêle beaucoup d’imagination, de sentiments, et même de sensibilité d’amour-propre dans notre oraison. De là vient que nous sommes dans une espèce d’ivresse quand notre imagination nous donne de belles images avec des sentiments de plaisir, et que nous sommes découragés dès que ces images et ces sentiments flatteurs nous manquent ; mais cette confiance dans le bon temps et ce découragement dans le mauvais ne sont que pure illusion. Il ne faudrait ni s’élever quand l’oraison est douce, ni s’abattre quand elle devient sèche et obscure. Le fond de l’oraison demeure toujours le même, pourvu qu’on ait toujours la même volonté d’être uni à Dieu, sans s’élever des dons sensibles, et sans s’abattre de leur privation. Dieu, par ces dons sensibles, soulage quelquefois notre imagination, il aide notre esprit, il soutient notre volonté faible et prête à succomber. Il retire aussi assez souvent ses secours pour nous empêcher de nous les approprier avec une vaine confiance, et pour nous accoutumer à sa présence malgré les distractions et les sécheresses. L’oraison n’est jamais si pure, que quand on la continue par fidélité, sans plaisir ni goût.

Il est vrai que, si cette présence vous est facilitée par la considération méthodique de quelques vérités particulières, il faut vous appliquer à ces vérités pour en nourrir votre cœur; mais si ces vérités ne servent point à faciliter la présence de Dieu, et si ce n’est qu’une inquiétude scrupuleuse, vous ne ferez que vous embrouiller en vous écoutant.

Il ne dépend point de vous de dissiper les distractions involontaires, l’ennui, le dégoût et l’obscurité. Ce qui dépend de vous, moyennant la grâce de Dieu, est la patience dans cet ennui, le retour paisible à la présence de Dieu quand vous apercevez la surprise des distractions, et la fidélité pour demeurer attachée à Dieu sans plaisir par une volonté sèche et nue.

Laissez tomber les pensées de vaine complaisance comme celles de découragement, et allez toujours votre train. Le tentateur ne cherche qu’ à vous arrêter ; en ne vous arrêtant point, vous vaincrez la tentation d’une façon simple et paisible.

1975. LSP 127. À UNE DAME. 1714.

… Pour moi[364], je ne suis plus qu’un squelette qui marche et qui parle, mais qui dort et qui mange peu : mes occupations me surmontent, et je ne me couche jamais sans laisser plusieurs de mes devoirs en arrière. Un vaste diocèse est un accablant fardeau à soixante-trois ans. J’ai beaucoup trop d’affaires, et vous n’en avez peut-être pas assez pour éviter l’ennui ; mais la sagesse consiste à savoir s’amuser. Trompez-vous vous-même, Madame ; inventez des occupations qui vous raniment. Les jours sont longs, quoique les années soient courtes ; il faut accourcir les jours en se traitant comme un enfant ; cette enfance est une sagesse profonde. Souvenez-vous que vous ne feriez dans le plus beau monde, rien de plus solide que ce que vous faites dans la langueur et dans l’obscurité de votre solitude; vous entendriez beaucoup de mauvais discours ; vous verriez beaucoup de personnes importunes et méprisables avec des noms distingués ; vous seriez environnée de pièges et d’exemples contagieux; vous sentiriez les traits de l’envie la plus maligne; vous éprouveriez votre propre fragilité; vous auriez bien des fautes à vous reprocher. Il est vrai que vous paraîtriez être plus dans l’abondance; mais vous n’auriez qu’un superflu très dangereux : la vanité le dépenserait, et vous rendrait peut-être encore plus dérangée, et plus embarrassée que vous ne l’êtes; vous ne songeriez sérieusement, ni à Dieu, ni à vous, ni à la mort, ni à votre salut; vous seriez, comme les autres, enivrée, ensorcelée, endurcie. …


 

À des Inconnus

Il s’agit essentiellement de « morceaux choisis » par les disciples pour l’édition de 1718.  

LSP 163*. À UN JEUNE HOMME

Vous ne devez point douter que votre santé ne me soit fort chère. Ce qui m’est encore plus cher, est votre fidélité à Dieu. Il ne s’agit point des douceurs et des consolations qu’on voudrait goûter en le servant. Il ne dépend pas même de notre travail de nous procurer toujours une ferveur sensible. Quoiqu’il ne faille jamais s’attirer cette privation par la moindre dissipation ou négligence volontaire, il faut néanmoins se passer de ces soutiens si consolants, et continuer avec une humble patience au milieu des ténèbres et des sécheresses quand Dieu nous y met. C’est même un grand profit pour une âme constante dans le bien, que de voir toute sa pauvreté et toute son impuissance. Il importe bien plus de sentir sa misère pour recourir à Dieu, que de goûter une consolation qui tente de vaine complaisance.

O mon cher enfant, toute la vie chrétienne consiste à mourir à soi pour vivre à Dieu. Il faut donc mourir sans cesse à toutes les vies secrètes et flatteuses de l’amour-propre. Il faut être jaloux contre l’amour-propre pour l’amour de Dieu. Il faut s’exécuter à tout moment pour préférer la volonté de Dieu aux goûts naturels. Voilà le vrai contrepoison de l’illusion dans la vie spirituelle. On ne s’égare sous de beaux prétextes de perfection, qu’en recherchant ce qui nous flatte au lieu de contenter Dieu, et qu’en voulant accommoder la piété à nos arrangements, au lieu d’ assujettir tous nos goûts à la croix de Jésus-Christ. La vie qui résiste à Dieu est une vie fausse et douloureuse ; au contraire, la mort qui cède à Dieu est une mort de paix et d’union avec la véritable vie. Cette bienheureuse mort est une vie cachée avec Jésus-Christ en Dieu’, et la vie des consolations mondaines est une vie trompeuse. O mon cher enfant, laissons-nous mourir à tout, afin que Jésus-Christ seul vive en nous.

LSP 176.*A UNE MALADE

J’apprends, ma chère fille, que votre santé n’est pas bonne, et mon cœur en souffre une sensible douleur, quoique je veuille pour vous tout ce que Dieu veut, comme je le veux pour moi-même. Je suis persuadé que vous acquiescez à tout, et qu’au lieu de lui donner vous lui laissez prendre tout ce qu’il lui plaît. On ne donne que du sien, et c’est ce que vous ne voulez pas avoir en ce monde ; mais un domestique laisse prendre par son maître le tout ou partie de ce que le maître lui a confié. Faites ainsi de votre vie corporelle. Mon âme est toujours dans mes mains; laissez-la passer dans celles de Dieu à son gré. O qu’on est vivant dans la vie cachée avec Jésus-Christ en Dieu’, quand on est mort à la fausse vie de la terre !

La véritable vie est inconnue et incompréhensible au monde insensé. Il y a même une infinité de sages et demi-dévots qui bornent leur dévotion à regarder de loin la mort avec une certaine soumission à la Providence, sans laisser Dieu opérer en eux le détachement foncier de la vie. Il n’y a que la mort de l’esprit qui prépare bien à celle du corps. Certaines gens pensent souvent à la mort du corps sans laisser mourir leur esprit: au contraire, la mort de l’esprit rend indifférent à la mort du corps, lors même qu’on n’en est pas directement occupé. Sainte Monique disait à son fils Augustin’: «Mon fils, il n’y a plus rien qui me plaise en cette vie; je ne sais plus ce que je fais ici-bas, ni pourquoi j’y suis, toute espérance y étant éteinte 186 pour moi.» Voilà la mort après laquelle il ne coûte plus rien de mourir. Il n’y a de fausse vie que l’amour-propre ; il n’y a de véritable vie que l’amour de Dieu. Dès que l’amour de Dieu a pris toute la place de l’amour-propre, on est mort à toute fausse vie, et vivant de la véritable. Il n’y a de vie que dans cette heureuse mort.

Voilà le nouvel homme qui se renouvelle de jour en jour pendant que le vieux se corrompt. Faites cela et vous vivrez, dit Jésus-Chrise. Laissez Dieu être l’unique Dieu de votre cœur; qu’il y brise l’idole du moi; que vous ne pensiez plus à vous par amour propre ; que vous soyez uniquement occupée de Dieu, comme vous l’avez été du moi sous de beaux prétextes. Sacrifiez-le-moi à Dieu(); alors paix, liberté et vie, malgré la douleur, la faiblesse et la mort même.

Ménagez vos forces d’esprit et de corps. Supportez-vous avec petitesse. M..... est votre bâton : on porte le bâton dont on est soutenu. Que ne puis-je vous aller voir ! Mais que dis-je ? Dieu nous rapproche et nous unit ; je suis en esprit au milieu de vous tous[365]. Je prie Jésus enfant de vous apetisser de plus en plus. La force cachée de Jésus n’est que dans son enfance toute nue, toute pauvre d’esprit, tout abandonnée.

LSP 4*À UN SUPÉRIEUR DE COMMUNAUTÉ

Vous vous laissez trop aller, Monsieur, à la vivacité de vos sentiments. Vous ne vous êtes point mis dans la place où vous êtes ; c’est la Providence qui vous y a engagé. […] Accoutumez ceux que vous gouvernez à vous montrer leurs imperfections avec confiance : montrez-leur un cœur de père, et une condescendance qui aille aussi loin que les règles essentielles le permettront; attendez un chacun selon son besoin. Conduisez-les, non par des décisions générales, mais en vous proportionnant au besoin d’un chacun. Il faut se faire tout à tous par un discernement de grâce, et supporter les faibles pendant qu’on perfectionne les forts. On voit même souvent le bout de son autorité ; si on la voulait pousser trop loin, on révolterait la multitude.

Il faut avoir égard à l’état où l’on a pris les inférieurs, et se souvenir des indispositions où l’on les a trouvés, pour se contenter de peu. […] Après avoir tâché de dire la vérité et de la développer, il faut attendre qu’elle fasse elle-même ce que nous ne pouvons pas exécuter, qui est de persuader les hommes et de se faire aimer d’eux.

Faites donc ce que vous pourrez au jour la journée, et ne prétendez pas procurer la gloire de Dieu plus qu’il ne la veut. Contentez-vous du pain quotidien de sa volonté: que voulez-vous de plus ? Lisez, mais préférez l’oraison à la lecture des livres de science. O que je souhaite que vous comptiez pour peu la science qui enfle, et que vous ne viviez que de la charité qui édifie! Amortissez la curiosité et l’esprit naturel par le recueillement et par l’occupation familière de la présence de Dieu ; apaisez doucement votre imagination trop vive, pour écouter Dieu. C’est dans la prière seule que vous trouverez le conseil, le courage, la patience, la douceur, la fermeté, le ménagement des esprits. C’est là que vous apprendrez à gouverner sans trouble. C’est dans le silence, que Dieu vous ôtera votre esprit pour vous donner le sien. Il faut qu’il soit lui seul tout en toutes choses. Quand Dieu sera tout en vous, il atteindra d’un bout à l’autre avec force et douceur. Priez donc pour toutes choses. Vous ne sauriez trop prier. Si vous décidez et si vous agissez sans prière, votre propre esprit vous agitera beaucoup, vous attirera bien des contradictions, vous causera des doutes et des incertitudes très pénibles, et vous vous épuiserez à pure perte : mais, si vous êtes fidèle à la prière, votre purgatoire se changera en un paradis terrestre, et vous ferez plus de bien en un jour dans la paix, que vous n’en faites en un mois dans le trouble. Ne songez point à la distance des lieux. Ceux qui sont intimement unis en Dieu se trouvent sans cesse ensemble, au lieu que ceux qui habitent la même maison sans habiter le cœur de Dieu, sont dans un éloignement infini sous un même toit. Je suis, etc.

1238. LSP 5. À M.***. À C[ambrai] 11 septembre 1708.

Je suis fort aise, Monsieur, d’apprendre par vous-même, avec quelle application vous avez cherché la vérité, malgré vos anciennes préventions. Cette droiture vous attirera de grandes bénédictions pour votre conduite personnelle, pour votre ministère en faveur de votre troupeau. Rien n’est si important que la simplicité et la sincère défiance de son propre esprit. Si chacun était occupé de la prière, du recueillement, de la charité, du mépris de soi-même, et du renoncement à une vaine réputation d’esprit et de science, toutes les disputes seraient bientôt apaisées. […] Quels hommes font les schismes et les hérésies? Ce sont des hommes savants, curieux, critiques, pleins de leurs talents, animés par un zèle âpre et pharisaïque pour la réforme, dédaigneux, indociles, et impérieux. Ils peuvent avoir une régularité de mœurs, un courage roide et hautain, un zèle amer contre les abus, une application sans relâche à l’étude et à la discipline. Mais vous n’y trouverez ni douceur, ni support du prochain, ni patience, ni humilité, ni vraie oraison. […]. Je suis, Monsieur, très sincèrement tout à vous[366]. FR. AR. D. DE C. 

  LSP 37.*A UNE CONVERTIE

La lettre que vous m’avez écrite ne me laisse rien à désirer; elle dit tout pour le passé; elle promet tout pour l’avenir’. A l’égard du passé, il ne reste qu’à l’abandonner à Dieu avec une humble confiance, et qu’à le réparer par une fidélité sans relâche. On demande des pénitences pour le passé : en faut-il de plus grandes et de plus salutaires, que de porter les croix présentes ? C’est bien réparer les vanités passées, que de devenir humble, et de consentir que Dieu nous rabaisse. La plus rigoureuse de toutes les pénitences est de faire en chaque jour et en chaque heure la volonté de Dieu plutôt que la sienne, malgré ses répugnances, ses dégoûts, ses lassitudes’. Ne songeons donc qu’au présent, et ne nous permettons pas même d’étendre nos vues avec curiosité sur l’avenir. Cet avenir n’est pas encore à nous; il n’y sera peut-être jamais. C’est se donner une tentation, que de vouloir prévenir Dieu, et de se préparer à des choses qu’il ne nous destine point. Quand ces choses arriveront, Dieu nous donnera les lumières et les forces convenables à cette épreuve. Pourquoi vouloir en juger prématurément, lorsque nous n’en avons encore ni la force ni la lumière? Songeons au présent qui presse : c’est la fidélité au présent qui prépare notre fidélité pour l’avenir.

À l’égard du présent, il me semble que vous n’avez pas un grand nombre de choses à faire. Voici celles qui me paraissent les principales :

1° Je crois que vous devez retrancher toute société qui pourrait non seulement vous porter à quelque mal grossier, mais encore réveiller en vous le goût de la vanité mondaine, vous dissiper, vous amollir, vous attiédir pour Dieu, vous dessécher le cœur pour vos exercices, et altérer votre docilité pour les conseils dont vous avez besoin. Heureusement vous vous trouvez dans un lieu éloigné du monde, où vous pouvez facilement rompre vos liens, et vous mettre dans la liberté des enfants de Dieu.

2° Il ne convient néanmoins ni à la bienséance de votre état, ni à votre besoin intérieur, que vous vous jetiez dans une profonde solitude. Il faut voir les gens qui ne donnent qu’un amusement modéré, aux heures où l’on a besoin de se délasser l’esprit. Il ne faut fuir que ceux qui dissipent, qui relâchent, qui vous embarquent malgré vous, et qui rouvrent les plaies du cœur: pour ces faux amis-là, il faut les craindre, les éviter doucement, et mettre une barrière qui leur bouche le chemin.

3° Il faut nourrir votre cœur par les paroles de la foi ; il faut faire chaque jour une lecture courte et longue, courte par le nombre de paroles qu’elle contient, mais longue par la lenteur avec laquelle vous la ferez. En la faisant, raisonnez peu, mais aimez beaucoup; c’est le cœur et non la tête qui doit agir. Ne lisez rien que pour l’appliquer d’abord à vos devoirs qu’il faut remplir, et à vos défauts qu’il faut corriger pour plaire à Dieu. Ne craignez point de laisser tomber votre livre dès qu’il vous mettra en recueillement. Vous ne sauriez lire rien de plus utile que les livres de saint François de Sales. Tout y est consolant et aimable, quoiqu’il ne dise aucun mot que pour faire mourir. Tout y est expérience, pratique simple, sentiment, et lumière de grâce. C’est être déjà avancé, que de s’être accoutumé à cette nourriture.

4° Pour l’oraison, vous ne sauriez la faire mal dans les bonnes dispositions où Dieu vous met, à moins que vous n’ayez trop l’ambition de la bien faire. Accoutumez-vous à entretenir Dieu, non des pensées que vous formerez tout exprès avec art pour lui parler pendant un certain temps, mais des sentiments dont votre cœur sera rempli. Si vous goûtez sa présence, et si vous sentez l’attrait de l’amour, dites-lui que vous le goûtez, que vous êtes ravie de l’aimer, qu’il est bien bon de se faire tant aimer par un cœur si indigne de son amour. Dans cette ferveur sensible, le temps ne vous durera guère, et votre cœur ne tarira point; il n’aura qu’à épancher de son abondance, et qu’à dire ce qu’il sentira. Mais que direz-vous dans la sécheresse, dans le dégoût, dans le refroidissement? Vous direz toujours ce que vous aurez dans le cœur. Vous direz à Dieu que vous ne trouvez plus son amour en vous, que vous ne sentez qu’un vide affreux, qu’il vous ennuie, que sa présence ne vous touche point, qu’il vous tarde de le quitter pour les plus vils amusements, que vous ne serez à votre aise que lorsque vous serez loin de lui et pleine de vous-même. Vous n’aurez qu’à lui dire tout le mal que vous connaîtrez de vous-même. Vous demandez de quoi l’entretenir. Eh ! n’y a-t-il pas là beaucoup trop de matière d’entretien ? En lui disant toutes vos misères, vous le prierez de les guérir. Vous lui direz : O mon Dieu, voilà mon ingratitude, mon inconstance, mon infidélité ! Prenez mon cœur; je ne sais pas vous le donner. Retenez-le après l’avoir pris ; je ne sais pas vous le garder. Donnez-moi au-dehors les dégoûts et les croix nécessaires pour me rappeler sous votre joug. Ayez pitié de moi malgré moi-même. Ainsi vous aurez toujours amplement à parler à Dieu, ou de ses miséricordes, ou de vos misères: c’est ce que vous n’épuiserez jamais. Dans ces deux états, dites-lui sans réflexion tout ce qui vous viendra au cœur, avec une simplicité et une familiarité d’enfant dans le sein de sa mère.

5° Occupez-vous pendant la journée de vos devoirs, comme de régler votre dépense selon votre revenu, veiller sur votre domestique pour ne permettre aucun scandale, travailler avec une douce autorité à achever l’éducation de vos enfants, satisfaire aux bienséances, enfin édifier tous ceux qui vous voient, sans parler jamais de dévotion.

Tout cela est simple, uni, modéré; tout cela rentre dans la vie la plus commune, mais tout cela ramène sans cesse à Dieu. O que vous aurez de consolation, si vous le faites ! Un jour dans la maison de Dieu, vaut mieux que mille dans les tabernacles des pécheurs.

  LSP 86. [Réponses] À UN SEIGNEUR DE LA COUR 

I. Comment’ offrirai-je à Dieu mes actions purement indifférentes : promenades ; cour au Roi ; visites à faire et à recevoir; habillement; propretés, comme laver ses mains, etc. ; lectures de livres d’histoire ; affaires de mes amis ou parents dont je suis chargé; autres amusements, chez des marchands, faire faire habits, équipages ? Je voudrais, pour chacune de ces choses, savoir une espèce de prière, ou de manière de les offrir à Dieu.

RÉPONSE. Les actions les plus indifférentes cessent de l’être, et elles deviennent bonnes, dès qu’on les fait avec l’intention de s’y conformer à l’œuvre de Dieu. Souvent même, elles sont meilleures et plus pures que certaines actions qui paraîtraient beaucoup plus vertueuses : 1° parce qu’elles sont moins de notre choix et plus dans l’ordre de la Providence, lorsqu’on a besoin de les faire; 2° parce qu’elles sont plus simples, et moins exposées à la vaine complaisance; 3° parce que, si on les prend avec modération et pureté de cœur, on y trouve plus à mourir à ses inclinations, que dans certaines actions de ferveur, où l’amour-propre se mêle; enfin, parce que ces petites occasions reviennent plus souvent, et fournissent une occasion secrète de mettre continuellement tous les moments à profit.

Il ne faut point de grands efforts ni des actes bien réfléchis, pour offrir ces actions qu’on nomme indifférentes. Il suffit d’élever un instant son cœur à Dieu, pour en faire une offre très simple. Tout ce que Dieu veut que nous fassions, et qui 112 entre dans le cours des occupations convenables à notre état, peut et doit être offert à Dieu : rien n’est indigne de lui, que le péché. Quand vous sentez qu’une action ne peut être offerte à Dieu, concluez qu’elle n’est pas convenable à un chrétien ; du moins il faut le soupçonner, et s’en éclaircir. Je ne voudrais pas faire toujours une prière particulière pour chacune de ces choses : l’élévation de cœur dans le moment suffit. Cet usage doit être simple et aisé pour le rendre fréquent.

Pour les visites, emplettes, etc. comme il peut y avoir un danger de suivre trop son goût, j’ajouterais à l’élévation de cœur une demande de la grâce pour me modérer et pour me précautionner.

II. Dans la prière, et principalement en disant le bréviaire, j’ai fort peu d’attention, ou je suis des espaces de temps considérables que mon esprit est ailleurs, et il y a quelquefois longtemps qu’il est distrait lorsque je m’en aperçois. Je voudrais trouver un moyen ou pratique d’en être plus le maître.

RÉPONSE.

La fidélité à suivre les règles qui vous seront marquées, et à rappeler votre esprit toutes les fois que vous apercevrez sa distraction, vous attirera peu à peu la grâce d’être dans la suite moins distrait et plus recueilli. Cependant portez avec patience et humilité vos distractions involontaires : vous ne méritez rien de mieux. Faut-il s’étonner que le recueillement soit difficile à un homme si longtemps dissipé et éloigné de Dieu ?

III. À l’armée, comment offrir à Dieu les choses qui sont par-dessus mon devoir, tant pour la fatigue que pour le péril : comme aller à la tranchée, n’y étant pas commandé, par curiosité voir ce qui se fait, ou à une occasion, sans y être commandé de même, si le cas en arrive.

Dans les occasions périlleuses de la guerre, il est naturel de considérer l’aveuglement et la fureur des hommes, qui s’entretuent comme s’ils n’étaient pas déjà assez mortels. La guerre est une fureur que le démon a inspirée. Dieu ne laisse pas d’y présider, et d’en faire une action sainte, quand on y va sans ambition pour défendre sa patrie. Ainsi Dieu tire le bien même des plus grands maux. Ajoutez le néant et la fragilité de tout ce que le monde admire. Un petit morceau de plomb renverse en un moment la plus haute fortune. Dieu y conduit tout. Il a compté les cheveux de nos têtes; aucun ne tombera sans son ordre exprès. Non seulement il décide de la vie; mais la mort même, quand il la donne aux siens, n’a rien de terrible. C’est pour eux une miséricorde, afin de les enlever à la hâte du milieu des iniquités. Il brise le corps pour sauver l’âme, et pour lui donner un royaume éternel.

Comme il faut faire son devoir dans son poste avec toute l’intrépidité que la foi inspire, je crois qu’il faut aussi s’acquérir par là le droit de n’aller point chercher des dangers inutiles hors des fonctions de providence. S’il y a une bienséance générale pour toutes les personnes du même rang que vous, qui vous engage à aller à la tranchée ou ailleurs au péril, sans y être commandé, du moins ne faites là-dessus que ce que feront les gens sages et modérés. N’imitez point les gens qui se piquent de faire plus que tous les autres. C’est un grand soutien dans le péril, que de pouvoir penser que Dieu y mène ou par le devoir d’une charge, ou par une bienséance manifeste, fondée sur l’exemple des gens sages et modérés. Malheur à celui que la vanité y pousse ! il court risque d’être martyr de la vanité. Ne faites donc ni plus ni moins que les gens d’une valeur parfaite et modeste.

IV. Savoir s’il est à propos que je continue à écrire sur mes tablettes les fautes que je fais, et mes péchés, afin de ne pas courir le risque de les oublier, si j’en faisais l’examen seulement quand je vais à confesse ; et si on n’y trouve point d’inconvénient. J’excite en moi le plus que je puis le repentir de mes fautes ; mais avec cela, je n’ai pas encore senti aucune douleur véritable. Quand je fais l’examen les soirs, je vois des gens plus bien parfaits qui se plaignent de trop trouver; moi, je cherche, je ne trouve rien, et cependant il est impossible qu’il n’y ait dans ma conduite d’un jour bien des sujets de demander pardon à Dieu.

RÉPONSE. Pour l’examen, vous devez le faire chaque soir, mais simplement et courtement. Dans la bonne disposition où Dieu vous met, vous ne commettrez volontairement aucune faute considérable, sans vous la reprocher et vous en souvenir. Pour les petites fautes peu aperçues, quand même vous en oublieriez beaucoup, cet oubli ne doit pas vous inquiéter. Le soin d’écrire sur vos tablettes peut être trop scrupuleux : je le retrancherais pendant un mois, pour essayer.

Quant à la douleur vive et sensible de vos péchés, elle n’est pas nécessaire: Dieu la donne quand il lui plaît. La vraie et essentielle conversion du cœur consiste dans une volonté pleine de sacrifier tout à Dieu. Ce que j’appelle volonté pleine, c’est une disposition fixe et inébranlable de la volonté à ne réserver avec l’amour de Dieu aucune des affections volontaires qui peuvent en altérer la pureté, et à s’abandonner à toutes les croix qu’il faudra peut-être porter pour accomplir toujours, et en toutes choses, la volonté de Dieu. Ce renoncement sans réserve et cet abandon sans réserve sont la plus solide conversion. Pour la douleur sensible, quand on l’a, il en faut rendre grâces; quand on aperçoit qu’on ne l’a pas, il faut s’en humilier paisiblement devant Dieu, et, sans s’exciter à la produire par de vains efforts, se borner à être fidèle dans les occasions, et à regarder Dieu en tout.

Vous trouvez dans votre examen moins de fautes que les gens plus avancés et plus parfaits n’en trouvent : c’est que la lumière intérieure est encore médiocre. Elle croîtra, et la vue de vos infidélités croîtra à proportion. Il suffit, sans s’inquiéter, de tâcher d’être fidèle au degré de lumière présente, et de vous instruire par la lecture et par la méditation. Il ne faut pas vouloir entreprendre de prévenir les temps d’une grâce plus avancée, qui vous découvrira sans peine ce qu’une recherche inquiète ne vous montrerait pas, ou qu’elle vous montrerait sans fruit pour votre correction. Cela ne servirait qu’à vous troubler, qu’à vous décourager, qu’à vous épuiser, et même qu’à vous dessécher par une distraction continuelle. 114  Le temps dû à l’amour de Dieu serait donné à des retours forcés sur vous-même, qui nourriraient secrètement l’amour-propre.

V. Dans mon oraison ou mes lectures méditées, mon esprit a peine à trouver quelque chose à dire à Dieu. Le cœur n’y est pas, ou bien il est inaccessible aux choses que l’esprit imagine.

RÉPONSE. Il n’est pas question de dire beaucoup à Dieu. Souvent on ne parle pas beaucoup à un ami qu’on est ravi de voir : on le regarde avec complaisance ; on lui dit souvent certaines paroles courtes qui ne sont que de sentiment. L’esprit n’y a point ou peu de par: on répète souvent ces mêmes paroles. C’est moins la diversité de pensées, que le repos et la correspondance du cœur, qu’on cherche dans le commerce de son ami. C’est ainsi qu’on est avec Dieu, qui ne dédaigne point d’être notre ami le plus tendre, le plus cordial, le plus familier et le plus intime. Dans les méditations, on se fait à soi-même des raisonnements courts et sensibles pour se convaincre, et pour prendre de bonnes mesures par rapport à la pratique, et cela est bon. Mais à l’égard de Dieu, un mot, un soupir, une pensée, un sentiment dit tout: encore même n’est-il pas question d’avoir toujours des transports et des tendresses sensibles; une bonne volonté toute nue et toute sèche, sans goût, sans vivacité, sans plaisir, est souvent ce qu’il y a de plus pur aux yeux de Dieu. Enfin, il faut se contenter de lui offrir ce qu’il donne lui-même, un cœur enflammé quand il l’enflamme, un cœur ferme et fidèle dans la sécheresse, quand il lui ôte le goût et la ferveur sensible. Il ne dépend pas toujours de vous de sentir; mais il dépend toujours de vous de vouloir. Ne songez donc qu’à bien vouloir également dans tous les temps; et laissez à Dieu le choix tantôt de vous faire sentir, pour soutenir votre faiblesse et votre enfance dans la vie de la grâce ; tantôt de vous sevrer de ce sentiment si doux et si consolant, qui est le lait des petits, pour vous humilier, pour vous faire croître, et pour vous rendre robuste dans les exercices violents de la foi, en vous faisant manger à la sueur de votre visage le pain des forts’. Ne voudriez-vous aimer Dieu qu’autant qu’il vous fera goûter du plaisir en l’aimant? Ce serait cet attendrissement et ce plaisir que vous aimeriez, croyant aimer Dieu. Ce qu’on fait sans goût par pure fidélité est bien plus pur et plus méritoire, quoiqu’il paraisse d’abord moins fervent et moins zélé. Lors même que vous recevez avec reconnaissance les dons sensibles, préparez-vous par la pure foi’ aux temps où vous pourrez en être privé, et où vous succomberiez tout à coup, si vous n’aviez compté que sur cet appui. Pendant l’abondance de l’été, il faut faire provision pour les besoins de l’hiver.

J’oubliais de parler des pratiques qui peuvent, dans les commencements, faciliter le souvenir de cette offrande qu’on doit faire à Dieu de ces actions communes de la journée :

1° En former la résolution tous les matins, et s’en rendre compte à soi-même dans l’examen du soir.

2° N’en faire aucune que pour de bonnes raisons, ou de bienséance, ou de nécessité de se délasser l’esprit, etc. Ainsi, en s’accoutumant peu à peu à retrancher l’inutile, on s’accoutumera aussi à offrir ce qu’il est à propos de ne retrancher pas. 115

3° Le faire chaque fois qu’on entend sonner l’heure.

4° Se renouveler dans cette disposition toutes les fois qu’on est seul, afin qu’on se prépare mieux par là à s’en souvenir quand on sera en compagnie.

5° Toutes les fois qu’on se surprend soi-même dans une trop grande dissipation, qui va jusqu’à l’immodestie, ou à parler trop librement sur le prochain, se recueillir pour offrir à Dieu tout ce qu’on fera dans la suite de cette même conversation.

6° De recourir à Dieu avec confiance, pour agir selon son esprit, lorsqu’on entre dans quelque compagnie, ou dans quelque occupation qui peut faire tomber dans des fautes. La vue du danger doit avertir du besoin d’élever son cœur vers celui par qui on peut en être préservé.

LSP 88*. À UN MILITAIRE.

Gardez-vous bien, Monsieur, de prendre au hasard des passages de l’Écriture pour vous occuper devant Dieu; c’est le tenter: car, encore que toute l’Écriture soit inspirée pour instruire les hommes, tous les endroits ne sont ni également destinés à nous donner des instructions directes et immédiates, ni proportionnés à l’intelligence de chaque particulier, ni propres aux besoins de chaque fidèle. Choisissez donc les endroits qui conviennent davantage à votre état et à la correction de vos défauts. Cherchez ce qui inspire la vigilance, la confiance en Dieu, le courage contre soi-même, et la fidélité aux devoirs de sa condition. Joignez à cette lecture méditée une autre lecture dans la suite de la journée. Vous pouvez la prendre des Entretiens de saint François de Sales, qui vous instruiront du détail, vous en faciliteront les pratiques, vous encourageront, et vous montreront l’esprit d’amour libre et simple avec lequel il faut servir Dieu gaîment.

La considération de la grandeur et de la bonté de Dieu peut être souvent le sujet de vos réflexions; mais vous ne devez point vous mettre à méditer, sans avoir des paroles particulières qui arrêtent votre esprit peu accoutumé à demeurer tranquille devant Dieu. Vous perdriez votre temps, et votre cœur ne serait pas nourri. Il vous faut toujours un sujet certain, mais un sujet clair, simple, sur lequel 116 vous ne fassiez aucune réflexion subtile. Demandez plutôt à Dieu des affections qui vous attachent à lui : car ce n’est point par l’esprit ni par le raisonnement qu’il attire les âmes, c’est par le mouvement du cœur et par l’abaissement de notre esprit. N’espérez pas parvenir dans la méditation à n’être plus distrait, cela est impossible ; tâchez seulement de profiter de vos distractions, en les portant avec une humble patience, sans vous décourager jamais. Chaque fois que vous les apercevez, retournez-vous tranquillement vers Dieu. L’inquiétude sur les distractions est une distraction plus dangereuse que toutes les autres.

Une petite demi-heure de lecture méditée de l’Évangile le matin, et le soir une lecture réglée des Entretiens de saint François de Sales, vous suffiront, puisque vous avez peu de temps à vous. Employez le reste du temps libre à lire des livres d’histoire, de fortifications, et de tout le reste qui est utile à un homme de votre rang. Jamais un moment de vide. Le moment où vous ne faites rien de réglé et de bon, est le moment où vous faites un très grand mal. Gourmandez-vous vous-même sans pitié sur la vie molle, oisive et amusée.

Pour vos actions, quand elles sont bonnes en elles-mêmes, repoussez toutes les réflexions sur les motifs qui vous les font faire. Vous ne finiriez jamais avec vous-même, vous vous troubleriez, vous tomberiez dans le découragement, et, par de vains raisonnements sur vos actions, vous perdriez tout le temps d’agir.

 Il faut vous résoudre à mener une vie plus active que la vôtre. Vous devez voir les gens de votre condition ; mais il faut être gai, libre, affable ; rien de timide ni de sauvage. Demandez à Dieu qu’il vous ôte votre air timide et trop composé ; donnez-vous à Dieu quand vous allez voir les gens ; mais, pendant la conversation, ne soyez point distrait et rêveur, pour courir après la présence de Dieu qui vous échappe. Alors faites ce qu’il veut que vous fassiez, qui est d’être honnête et complaisant. Dans la suite, la présence de Dieu vous deviendra plus facile.

Ne prenez point la piété par un certain sérieux triste, austère et contraignant. Là où est l’esprit de Dieu, là est la vraie liberté’. Si une fois vous l’aimez de tout votre cœur, vous serez presque toujours en joie avec le cœur au large. Si vous n’allez à lui qu’en juif, par la crainte, vous ne le trouverez point, et vous ne trouverez, au lieu de lui, que gêne et trouble de cœur.

Ne manquez jamais d’aller à toutes les choses où les autres vont, non seulement pour les occasions de danger, mais encore pour tout ce qui peut montrer votre assiduité à votre Prince.

Soyez bon ami, obligeant, officieux, ouvert ; cela vous fera aimer, et apaisera la persécution. Qu’on voie que ce n’est point par grimace ni par noirceur, mais par vraie religion et avec courage, que vous renoncez aux débauches des jeunes gens. D’ailleurs gaîté, discrétion, complaisance, sûreté de commerce, et nulle façon ; peu d’amis, beaucoup de connaissances passagères ; soin de plaire à ceux qui passent pour les plus honnêtes gens et dont l’estime décide, ou à ceux qui excellent dans le métier dont vous souhaitez vous instruire. Ne craignez point de les interroger quand vous serez parvenu à quelque commerce un peu libre avec eux.

LSP 202.*A UN MILITAIRE

N...[367] n’aura jamais de repos, qu’autant qu’elle renoncera à s’en procurer. La paix de cette vie ne peut se trouver que dans l’incertitude. L’amour pur ne s’exerce que dans cette privation de toute assurance. Le moindre regard inquiet est une reprise de soi, et une infidélité contre la grâce de l’abandon. Laissons faire de nous à Dieu ce qu’il lui plaira: après que nous l’aurons laissé faire, point de soutien. Quand on ne veut point se voir soutenu, il faut être fidèle à l’attrait de la grâce, et puis s’abandonner.

Il faut qu’elle se délaisse dans les mains de Dieu. Soit que nous vivions, soit que nous mourions, nous sommes à lui[368], dit saint Paul. L’abandon n’est réel que dans les occasions de s’abandonner.

Dieu est le même pour l’autre vie que pour celle-ci, également digne qu’on le serve pour sa gloire et pour son bon plaisir. Dans les deux cas, il veut également tout pour lui, et sa jalousie crible partout les âmes qui veulent le suivre. Le paradis, l’enfer et le purgatoire ont une espèce de commencement dès cette vie.

 Je demande pour cette chère sœur une paix de pure foi et d’abnégation. On ne perd point cette paix, qui n’est exposée à aucun mécompte, parce qu’elle n’est fondée sur aucune propriété, sûreté, ni consolation. Je souhaite qu’elle ait le cœur en paix et en simplicité. J’ajoute en simplicité, parce que la simplicité est la vraie source de la paix. Quand on n’est pas simple, on n’est pas encore véritable enfant de la paix : aussi n’en goûte-t-on point les fruits. On mérite l’inquiétude qu’on se donne par les retours inutiles sur soi contre l’attrait intérieur. L’esprit de paix repose sur celui qui ne trouble point ce repos en s’écoutant soi-même au lieu d’écouter Dieu. Le repos, qui est un essai et un avant-goût du sabbat éternel, est bien doux ; mais le chemin qui y mène est un rude martyre. Il est temps (je dis ceci pour N…) de laisser achever Dieu après tant d’années : Dieu lui demande bien plus qu’aux commençants.

Je prie de tout mon cœur pour votre malade, dont les croix sont précieuses à Dieu. Plus elle souffre, plus je la révère en celui qui la crucifie pour la rendre digne de lui. Les grandes souffrances montrent tout ensemble et la profondeur des plaies qu’il faut guérir en nous, et la sublimité des dons auxquels Dieu nous prépare.

 Pour vous, Monsieur, évitez la dissipation; craignez votre vivacité. Cette activité naturelle, que vous entretenez au lieu de l’amortir, fait tarir insensiblement la grâce de la vie intérieure. On ne conserve plus que des règles et des motifs sensibles ; mais la vie cachée avec Jésus-Christ en Dieu[369] s’altère, se mélange, et s’éteint faute de l’aliment nécessaire, qui est le silence du fond de l’âme. J’ai été affligé de ce que vous ne serviez pas ; mais c’est un dessein de pure miséricorde pour vous détacher du monde, et pour vous ramener à une vie de pure foi qui est une mort sans relâche. Ne donnez donc au monde que le temps de nécessité et de bienséance. Ne vous amusez point à des vétilles. Ne parlez que pour le besoin. Calmez en toute occasion votre imagination. Laissez tout tomber. Ce n’est point par l’empressement que vous cesserez d’être empressé. Je ne vous demande point un recueillement de travail et d’industrie ; je vous demande un recueillement qui ne consiste qu’à laisser tomber tout ce qui vous dissipe et qui excite votre activité. Je me réjouis de tout ce que vous trouvez de bon dans***. J’espère que vous la rendrez encore meilleure, en lui faisant connaître, par une pratique simple et  uniforme, combien la vraie piété est aimable et différente de ce que le monde s’en imagine ; mais il ne faut pas que M. son mari la gâte par une passion aveugle : en la gâtant, il se gâterait aussi ; cet excès d’union causerait même, dans la suite, une lassitude dangereuse, et peut-être une désunion. Laissez un peu le torrent s’écouler; mais profitez des occasions de providence, pour lui insinuer la modération, le recueillement, et le désir de préférer l’attrait de la grâce au goût de la nature. Attendez les moments de Dieu, et ne les perdez pas ; N..... vous aidera à faire ni trop ni trop peu.

Dieu veut que, dans les œuvres dont il nous charge, nous accordions ensemble deux choses très propres à nous faire mourir à nous-mêmes : l’une est d’agir comme si tout dépendait de l’assiduité de notre travail ; l’autre est de nous désabuser de notre travail, et de compter qu’après qu’il est fait, il n’y a encore rien de commencé. Après que nous avons bien travaillé, Dieu se plaît à emporter tout  notre travail sous nos yeux, comme un coup de balai emporte une toile d’araignée ; après quoi il fait, s’il lui plaît, sans que nous puissions dire comment, l’ouvrage pour lequel il nous avait fait prendre tant de peine, ce semble, inutile. Faites donc des toiles d’araignée ; Dieu les enlèvera, et après vous avoir confondu, il travaillera tout seul à sa mode.

Je ne suis point surpris de vos misères ; vous les mériterez tandis que vous en serez encore surprise. C’est attendre arrogamment quelque chose de soi, que d’être surpris de se trouver en faute. La surprise ne vient que d’un reste de confiance.

LSP 152*. À UNE FEMME (U)

Soyez en paix, M…. La ferveur sensible ne dépend nullement de vous : l’unique chose qui en dépend est votre volonté. Donnez-là à Dieu sans réserve. Il ne s’agit point de sentir un goût de piété ; il s’ agit de vouloir tout ce que Dieu veut. Reconnaissez humblement vos fautes ; détachez-vous, abandonnez-vous ; aimez Dieu plus que vous-même, et sa gloire plus que votre vie ; du moins désirez d’aimer ainsi, et demandez ce véritable amour. Dieu vous aimera et mettra sa paix au fond de votre cœur. Je la lui demande pour vous, et je voudrais souffrir pour l’obtenir.

LSP 177.*A UNE FEMME (U)[370]

On change tous les maux en biens quand on les souffre en patience par amour pour Dieu. Au contraire, on change tous les biens en maux quand on s’y attache pour flatter son amour-propre. Le vrai bien n’est que dans le détachement et l’abandon à Dieu. Voici le temps de l’épreuve. C’est dans cette occasion qu’il faut se tenir dans les mains de Dieu avec confiance et union sans réserve. Que ne voudrais-je point donner pour vous voir au plus tôt parfaitement guérie de votre maladie, et plus encore de l’amour de ce monde ? L’attachement à soi a cent fois plus de venin que la petite vérole. Le venin de l’amour-propre demeure au-dedans. Je prie de tout mon cœur pour vous.

LSP 153.*A UN HOMME

Je comprends, ce me semble, assez ce qui fait votre peine. Votre état est si simple, si sec et si nu, que vous ne trouvez rien pour vous soutenir, et que toute sûreté sensible vous manque au besoin. Mais votre conduite est droite, et éloignée de tout ce qui peut causer l’illusion. Il m’a même paru que vous êtes plus régulier qu’autrefois, sans être moins libre et moins simple. Je vous trouve plus modéré, moins décisif, plus accommodant, moins attentif aux défauts d’autrui, plus patient dans les occasions, plus appliqué à vos devoirs. Quoiqu’il vous paraisse que tout se fait chez vous par naturel, il est pourtant vrai que votre naturel ne fait point tout cela, et qu’il faisait tout le contraire.

Il n’est pas étonnant que l’opération de la grâce, pour se cacher, se confonde insensiblement avec la nature. De plus, on fait toujours bien des fautes par les saillies du naturel, surtout quand on est fort vif ; et le sentiment intérieur qu’on a, tente de croire que la vie est toute pleine de ces mouvements naturels auxquels on se laisse aller : mais dans le fond on travaille, malgré ses fautes, à réprimer ses saillies ; et quoique ce travail soit simple et peu sensible, il ne laisse pas d’être très réel. D’un autre côté, les fautes qu’on voit tiennent l’âme dans la défiance d’elle-même, et dans une entière pauvreté d’esprit.

Ne vous attristez donc point ; et quoique Dieu ne vous console guère, ne vous rebutez point de demeurer dans son sein. Le monde ne vous convient point dans votre état. La plupart des compagnies ne vous seraient pas propres, quand même elles ne seraient pas dangereuses ; mais je vous souhaiterais quelque petite société innocente qui vous pût amuser et délasser l’esprit. Pour moi, mon cœur est sec et languissant : la vie ne me fait aucun plaisir; mais il faut toujours aller en avant, et être chaque jour ce qu’il plaît à Dieu. Si j’osais, je dirais que je le veux lui seul et sans mesure.

  LSP 212.*A UN DÉBUTANT

Je ne m’étonne pas que Dieu vous épargne: vous êtes trop faible pour être moins ménagé. Je vous avais bien dit qu’il ne vous ferait pas l’honneur de vous traiter si rudement que vous le craignez’. Ce ne sera pas un grand malheur quand vous direz quelque mot un peu vieux, et que deux ou trois personnes croiront que vous n’êtes pas un parfait modèle pour la pureté du langage. Ce qui irait à des imprudences contre le secret, contre la charité, contre l’édification, ne doit jamais être permis : ce qui irait contre le sens commun serait trop fort. Si vous vous sentiez vivement pressé de ce côté-là, il faudrait m’avertir, et cependant suspendre ; mais, pour les choses qui ne vont qu’à la politesse, ou qu’à certaines délicatesses de bienséance, je crois que vous devez vous livrer à l’esprit de simplicité et d’humiliation. Rien ne vous est si nécessaire que de mourir à vos réflexions, à vos goûts, à vos vaines sensibilités sur ces bagatelles. Plus vous craignez de les sacrifier, plus le sacrifice en est nécessaire. Cette sensibilité est une marque d’une vie très forte, qu’il faut arracher; mais n’hésitez point avec Dieu : vous voyez qu’il ne demande que ce que vous êtes convaincu vous-même qu’il doit demander pour détruire votre orgueil.

N’envisagez point l’avenir, car on s’y égare et on s’y perd quand on le regarde. Ne cherchez point à deviner jusqu’où Dieu vous poussera si vous lui cédez toujours sans résistance. Ce n’est point par des endroits prévus qu’il nous prend, la prévoyance adoucirait le coup ; c’est par des choses que nous n’aurions jamais crues, et que nous aurions comptées pour rien : souvent celles dont nous nous faisons des fantômes s’évanouissent; ainsi nos prévoyances ne servent qu’à nous inquiéter. Obéissez chaque jour; l’obéissance de chaque jour est le véritable pain quotidien. Nous sommes nourris comme Jésus-Christ de la volonté de son Père, que la Providence nous apporte dans le moment présent. Ce pain céleste est encore la manne ; on ne pouvait en faire provision ; l’homme inquiet et défiant qui en prenait pour le lendemain la voyait aussitôt se corrompre.

Ployez-vous à tout ce que l’on veut. Soyez souple et petit, sans raisonner, sans vous écouter vous-même, prêt à tout et ne tenant à rien ; haut, bas ; aimé, haï; loué, contredit; employé, inutile ; ayant la confiance, ou l’envie et le soupçon des gens avec qui vous vivez. Pourvu que vous n’ayez ni hauteur, ni sagesse propre, ni volonté propre sur aucune chose, tout ira bien. En voilà beaucoup, mais ce n’est pas trop. Soyez en silence le plus que vous pourrez. Nourrissez votre cœur, et faites jeûner votre esprit. [ …]

Paix, silence, simplicité, joie en Dieu, et non dans les créatures, souplesse à tout dans les mains de Dieu.

LSP 154.*A UN COMMENÇANT

J’ai souvent pensé, Monsieur, depuis hier aux choses que vous me fîtes l’honneur de me dire, et j’espère de plus en plus que Dieu vous soutiendra. Quoique vous ne sentiez pas un grand goût pour les exercices de piété, il ne faut pas laisser d’y être aussi fidèle que votre santé le permettra. Un malade convalescent est encore dégoûté; mais malgré son dégoût, il faut qu’il mange pour se nourrir.

Il serait même très utile que vous pussiez avoir quelquefois un peu de conversation chrétienne avec les personnes de votre famille à qui vous pourrez vous ouvrir; mais pour le choix, agissez en toute liberté selon votre goût présent. Dieu ne vous attire point par une touche vive et sensible, et je m’en réjouis, pourvu que vous demeuriez ferme dans le bien : car la fidélité soutenue, sans goût, est bien plus pure et plus à l’épreuve de tous les dangers, que les grands attendrissements qui sont trop dans l’imagination. Un peu de lecture et de recueillement chaque jour vous donnera insensiblement la lumière et la force de tous les sacrifices que vous devez à Dieu. Aimez-le ; je vous quitte de tout le reste ; tout le reste viendra par l’amour: encore même ne veux-je point vous demander un amour tendre et empressé ; il suffit que la volonté tende à l’amour, et que, malgré les goûts corrompus qui restent dans le cœur, elle préfère Dieu au monde entier et à soi-même. Vous serez le plus ingrat de tous les hommes, si vous n’aimez pas Dieu qui vous aime tant, et qui ne se rebute point de frapper à la porte de votre cœur pour y répandre son amour. Quand vous ne trouvez point cet amour en vous, du moins demandez-le, désirez de l’avoir, et attendez-le avec une ferme confiance. Voilà ce que je ne puis m’empêcher de vous dire, tant je suis plein de ce qui vous touche.

LSP 158.*A UNE MÈRE DE FAMILLE

Il faut songer à réparer le dérangement dont vous vous plaignez dans votre intérieur. Les manières trop naturelles d’autrui réveillent tout ce qu’il y a en nous de trop naturel ; elles nous font sortir d’un certain centre de la vie de grâce ; mais il faut y rentrer avec simplicité et défiance de soi. La dureté, l’injustice, la fausseté, se trouvent dans notre cœur, quant aux sentiments, lorsque nous nous trouvons avec des personnes qui piquent notre amour-propre ; mais il suffit que notre volonté ne suive pas ce penchant’. Il faut mettre ses défauts à profit par une entière défiance de notre cœur.

Je suis fort aise de ce que vous ne trouvez en vous aucune ressource pour soutenir le genre de vie que vous avez embrassé. Je craindrais tout pour vous, si vous vous sentiez affermie dans le bien, et si vous vous promettiez d’y persévérer: mais j’espère tout quand je vois que vous désespérez sincèrement de vous-même. O qu’on est faible quand on se croit fort ! O qu’on est fort en Dieu quand on se sent faible en soi!

 Le sentiment ne dépend pas de vous : aussi l’amour n’est-il pas dans le sentiment. C’est le vouloir qui dépend de vous, et que Dieu demande. Il faut que la volonté soit suivie de l’action ; mais souvent Dieu ne demande pas de grandes œuvres de nous. Régler son domestique, mettre ordre à ses affaires, élever ses enfants, porter ses croix, se passer des vaines joies du siècle, ne flatter en rien son orgueil, réprimer sa hauteur naturelle ; travailler à devenir simple, naïve, petite; se taire, se recueillir, s’accoutumer à une vie cachée avec Jésus-Christ en Dieu: voilà les œuvres dont Dieu se contente.

     Vous voudriez, dites-vous, des croix pour expier vos péchés et pour témoigner votre amour à Dieu. Contentez-vous des croix présentes; avant que d’en chercher d’autres, portez bien celles-là ; n’écoutez ni vos goûts ni vos répugnances ; tenez‑vous dans cette disposition générale de dépendance sans réserve de l’esprit de grâce en toute occasion. C’est la mort continuelle à soi-même. Ne refusez rien à Dieu, et ne le prévenez sur rien pour les choses où vous ne voyez point encore sa volonté. Chaque jour apportera ses croix et ses sacrifices. Quand Dieu voudra vous faire passer dans un autre état, il vous y préparera insensiblement’. Je serai volontiers votre instrument de mort par cette dépendance de la grâce. Je souhaite que Dieu poursuive sans relâche en vous toute vie de l’amour-propre.

LSP 194.*A UN DISCIPLE

Je vous désire une simplicité totale d’abandon, sans laquelle on n’est abandonné qu’à condition de mesurer soi-même son abandon, et de ne l’être jamais dans aucune des choses de la vie présente qui touchent le plus notre amour-propre. Ce n’est pas l’abandon réel et total à Dieu seul, mais la fausseté de l’abandon et la réserve secrète, qui fait l’illusion.

Soyez petit et simple au milieu du monde le plus critique, comme dans votre cabinet. Ne faites rien, ni par sagesse raisonnée, ni par goût naturel, mais simplement par souplesse à l’esprit de mort et de vie; de mort à vous, de vie à Dieu. Point d’enthousiasme[371], point de certitude recherchée au dedans de vous, point de ragoût de prédictions, comme si le présent, tout amer qu’il est, ne suffisait pas à ceux qui n’ont plus d’autre trésor que la seule volonté de Dieu, et comme si on voulait dédommager l’amour-propre de la tristesse du présent par les prospérités de l’avenir. On mérite d’être trompé quand on cherche cette vaine consolation. Recevons tout par petitesse ; ne cherchons rien par curiosité; ne tenons à rien par un intérêt déguisé. Laissons faire Dieu, et ne songeons qu’à mourir sans réserve au moment présent, comme si c’était l’éternité tout entière. Ne faites point de tours de sagesse.

LSP 214.*A UN DISCIPLE

Vous voulez bien, Monsieur, que je vous demande de vos nouvelles et de celles de tout ce qui vous touche le plus. Êtes-vous simple et uni en tout ? L’extérieur est-il aussi abandonné à Dieu que l’intérieur? Êtes-vous dans un recueillement sans activité, qui consiste dans la fidélité à la grâce, pour laisser tomber ce qui vient de la nature et qui trouble le silence du fond, faute de quoi on ne peut point écouter Dieu ?

N..... est véritablement bon, quoiqu’il ait ses défauts ; mais qui est-ce qui n’en a pas ? Et que serait-ce, si nous n’en avions pas, puisque, étant accablés des nôtres, que nous ne corrigeons point, nous sommes néanmoins si délicats et si impatients contre ceux du prochain ? Rien ne peut nous rendre indulgents, puisque notre propre misère incorrigible ne modère point la sévérité de notre critique contre les autres. Nous faisons plus pour les autres en nous corrigeant, qu’en voulant les corriger. Demeurez en paix, Monsieur; laissez tout écouler, comme l’eau sous les ponts. Demeurez dans le secret de Dieu, qui ne s’écoule jamais.

LSP 184.* A UN DISCIPLE

On ne peut être plus vivement touché que je le suis de tout ce qui vous est arrivé. Il faut porter la croix comme un trésor ; c’est par elle que nous sommes rendus dignes de Dieu, et conformes à son Fils. Les croix font partie du pain quotidien. Dieu en règle la mesure selon nos vrais besoins, qu’il connaît, et que nous ignorons. Laissons-le faire, et abandonnons-nous à sa main. Soyez enfant de la Providence. Laissez raisonner vos parents et amis. Ne pensez point de loin à l’avenir. La manne se corrompait quand on voulait par précaution en faire provision pour plus d’un jour. Ne dites point: qu’est-ce que nous ferons demain ? Le jour de demain aura soin de lui-même’. Bornez-vous aujourd’hui au besoin présent ; Dieu vous donnera en chaque jour les secours proportionnés à ce besoin-là. Inquirentes autem Dominum non minuentur omni bono[372] . La Providence ferait des miracles pour nous ; mais nous empêchons ces miracles à force de les prévenir. Nous nous faisons nous-mêmes, par une industrie inquiète, une providence aussi fautive que celle de Dieu serait assurée.

Quant à N… il aime la Religion et a des principes de vertu ; mais il a besoin  d’être nourri et soutenu. Il faut le secourir sans le gêner. Vous connaissez son esprit vif et ses longues habitudes ; il faut lui passer bien des choses que je ne vous passerais pas. Dieu sait mieux que nous ce qu’il a mis dans chaque homme, et ce qu’il doit exiger de lui. Ménagez, supportez, respectez, espérez, fiez-vous au maître des cœurs, qui est fidèle à ses promesses. Soyez fidèle et docile vous-même. Mettez à profit vos faiblesses par une défiance infinie de vous-même, et par une souplesse enfantine pour vous laisser corriger. La petitesse sera votre force dans la faiblesse même.

LSP 138*. À M. X*

  Je suis véritablement affligé, Monsieur, des peines que vous m’apprenez que madame votre sœur souffre. J’ai vu souvent, et je vois encore tous les jours des personnes que le scrupule ronge. C’est une espèce de martyre intérieur: il va jusqu’à une espèce de déraison et de désespoir, quoique le fond soit plein de raison et de vertu. L’unique remède contre ces peines est la docilité. Il faut examiner à qui est-ce qu’on donne sa confiance; mais il faut la donner à quelqu’un, et obéir sans se permettre de raisonner. Qu’est-ce que pourrait faire le directeur le plus saint et le plus éclairé, pour vous guérir, si vous ne lui dites pas tout, et si vous ne voulez pas faire ce qu’il dit? Il est vrai que, quand on est dans l’excès de trouble que le scrupule cause, on est tenté de croire qu’on ne peut être entendu de personne, et que les plus expérimentés directeurs, faute d’entendre cet état, donnent des conseils disproportionnés ; mais c’est une erreur d’une imagination dominante, qui n’aboutit qu’à une indocilité incurable, si on la suit. Doit-on se rendre juge de sa propre conduite, dans un état de tentation et de trouble où l’on n’a qu’à demi l’usage de sa raison ? N’est-ce pas alors, plus que jamais, qu’on a besoin de redoubler sa docilité pour un directeur, et sa défiance de soi? Ne doit-on pas croire que Dieu ne nous manque point dans ces rudes épreuves, et qu’alors il éclaire un directeur dans lequel on ne cherche que lui, afin qu’il nous donne des conseils proportionnés à ce pressant besoin? Dieu ne permet pas que nous soyons tentés au-dessus de nos forces, comme saint Paul nous l’assure. Mais c’est aux âmes simples et dociles qu’il promet de leur tendre toujours la main dans ces violentes tentations. C’est manquer à Dieu, c’est lui faire injure, c’est mal juger de sa bonté, que de douter qu’il ne donne à un bon directeur tout ce qu’il faut pour nous préserver du naufrage dans cette tempête. Je conviens qu’il faut tolérer dans une personne, pendant l’excès de sa peine, certaines impatiences, certaines inégalités, certaines saillies irrégulières, et même certaines contradictions de paroles ou de conduite passagère ; mais il faut qu’après ces coups de surprise le fond revienne toujours, et qu’on y trouve une détermination sincère à une docilité constante.

Pour tout le reste, il dépend du détail que j’ignore. Mais enfin quelque remède que madame votre sœur cherche, quelque changement qu’elle veuille essayer, à quelque pratique qu’elle recoure, il lui faut un directeur qu’elle ne quitte point. Changer de directeur, c’est se rendre maître de la direction, à laquelle on devrait être soumis. Une direction ainsi variée n’est plus une direction ; c’est une indocilité qui cherche partout à se flatter elle-même’. La plus sévère de toutes les pénitences est l’humiliation intime de l’esprit ; c’est le renoncement à se croire et à s’écouter; c’est l’humble dépendance de l’homme de Dieu; c’est la pauvreté d’esprit, qui, selon l’oracle de Jésus-Christ, rend l’homme bienheureux’: autrement on tourne la mortification en aliment secret de l’amour-propre. Tâchez de faire en sorte qu’elle se fixe, et qu’elle captive son esprit avec foi en la bonté de Dieu, et qu’elle obéisse simplement. C’est la source de la paix.

LSP 491.*« SOYEZ SIMPLE... »

Soyez simple, petite et livrée à l’esprit de grâce, comme il est dit des Apôtres : la paix en sera le fruit. Il n’y a que vous seule qui puissiez troubler votre paix : les croix extérieures ne la troubleront jamais. Vos seules réflexions d’amour-propre peuvent interrompre ce grand don de Dieu. Ne vous prenez donc jamais qu’à vous-même du mal que vous souffrirez au-dedans. Vous n’avez aucun autre mal que celui du faux remède. Je souhaite fort que votre cœur soit dans la paix de pur abandon, qui est une paix sans bornes et inaltérable; mais non pas dans la paix qui dépend des appuis recherchés et aperçus.

Ce que je vous désire plus que tout le reste est un profond oubli de vous-même. On veut voir Dieu en soi ; et il faut ne se voir qu’en Dieu. Il faudrait ne s’aimer que pour Dieu, au lieu qu’on tend toujours sans y prendre garde à n’aimer Dieu que pour soi. Les inquiétudes n’ont jamais d’autre source que l’amour-propre : au contraire, l’amour de Dieu est la source de toute paix. Quand on ne se voit plus qu’en Dieu, on ne s’y voit plus que dans la foule, et que des yeux de la charité, qui ne trouble point le cœur.

Il n’y a jamais que l’amour-propre qui s’inquiète et qui se trouble. L’amour de Dieu fait tout ce qu’il faut d’une manière simple et efficace, sans hésiter: mais il n’est ni empressé, ni inquiet, ni troublé. L’Esprit de Dieu est toujours dans une action paisible. Retranchez donc tout ce qui irait plus loin, et qui vous donnerait quelque agitation. « Le parfait amour chasse la crainte ». Calmez votre esprit en Dieu, et que l’esprit calmé prenne soin de rétablir le corps. Retirez-vous en celui qui tranquillise tout, et qui est la paix même. Enfoncez-vous en lui jusqu’à vous y perdre, et à ne vous plus trouver.

C’est dans l’oubli du moi qu’habite la paix. Partout où le moi rentre, il met le cœur en convulsion, et il n’y a point de bon antidote contre ce venin subtil. Heureux qui se livre à Dieu sans réserve, sans retour, sans songer qu’il se livre.

Je prie Dieu qu’il parle lui-même à votre cœur, et que vous suiviez fidèlement ce qu’il vous dira. Écouter et suivre sa parole intérieure de grâce, c’est tout. Mais pour écouter, il faut se taire; et pour suivre, il faut céder.

§[373] Je vous souhaite la paix du cœur et la joie du Saint Esprit. Toute pratique de vertu, et toute recherche de sûreté, qui ne s’accorde point avec cette paix humble et recueillie, ne vient point de Notre Seigneur.     

§ Que faire dans tous les fâcheux événements qui nous arrivent? Se consoler, perdre en paix ce que la providence nous ôte, et ne tenir qu’à celui qui est jaloux de tout. En perdant tout de la sorte, on ne perd jamais rien. La jalousie, qui est si tyrannique, et si déplacée dans les hommes, est en sa place en Dieu. Là elle est juste, nécessaire, miséricordieuse. En ne nous laissant rien, elle nous donne tout.

§ N. a de grandes croix ; mais il les lui faut aussi grandes qu’il les a. Il n’y a que Dieu qui sache bien prendre la mesure à chacun de nous. Vous en prendriez trop en un sens, et trop peu en un autre; trop sur votre santé et sur votre courage naturel ; mais trop peu sur votre délicatesse. Toutes ces mesures sont fausses. Il n’y a qu’à laisser faire Dieu: c’est profondément couper dans le vif que de ne retenir rien de ce qu’il ôte, sans vouloir retrancher ce qu’il ne retranche pas. Ce qu’on ajoute n’est pas un retranchement véritable: c’est au contraire une recherche déguisée ; car c’est pour se donner une vie fine et cachée, qu’on pratique une mort extérieure et consolante.

§ La simplicité de l’amour porte avec soi quelque chose qui se suffit à soi-même, et qui est un commencement de béatitude. Malheur à qui trouble cette simplicité par des réflexions d’amour-propre !

 § Dieu prend plaisir à déranger tout; et ce dérangement vaut mieux que tous les plans de notre sagesse. Il sait bien où il attend chaque homme, et il l’y mène lors même que cet homme semble lui échapper.

  LSP 146.* « VOUS ME FAITES UN VRAI PLAISIR…»

     Vous me faites un vrai plaisir, Monsieur, en me témoignant l’ouverture de cœur que vous auriez pour moi ; je vous parlerai dans l’occasion avec la même franchise. Mais il ne faut point parler par une secrète recherche de quelque assurance ; car il ne vous convient point d’en chercher. Dieu est jaloux de tout ce qui se tourne en appui, et encore plus de tout ce qui est une recherche indirecte de ce que nous ne voudrions pas rechercher directement. Comptez que je sais le fond qu’il faut faire sur ceux que Dieu a fait passer par beaucoup d’épreuves: je ne puis être de même avec les autres, quoiqu’ils soient fidèles selon leur degré. Mais il ne faut tenir à rien, pas même à ses dépouillements, dont on peut se revêtir insensiblement. Oubliez-vous vous-même, et toutes vos peines se dissiperont. On croit que l’amour de Dieu est un martyre ; non, toutes les peines ne viennent que de l’amour-propre. C’est l’amour-propre qui doute, qui hésite, qui résiste, qui souffre, qui compte ses souffrances, qui varie dans les occasions, et qui empêche la paix profonde des âmes délivrées d’elles-mêmes. Eu voilà trop; mais je suis sûr que vous voulez que je parle selon mon cœur et sans mesure.

  LSP 147.* « J’AI VU N... »

  J’ai vu N[374] ; je l’ai beaucoup écouté; je lui ai peu parlé. J’ai suivi en ce point la pente de mon cœur : peut-être que Dieu a voulu lui montrer par là comment il doit retrancher les discours superflus. Je lui ai dit en peu de paroles ce qui m’a paru convenir à ses besoins. Tout se réduit au silence intérieur, qui règle toute la conduite extérieure. S’il n’amortit sans cesse la vivacité de son imagination par le recueillement de son degré, il ne sera jamais en état d’écouter Dieu, et d’agir paisiblement par l’esprit de grâce. La nature empressée préviendra toujours par ses saillies tous les mouvements de Dieu qui doivent être attendus. S’il ne parlait que quand Dieu le fait parler, il parlerait peu et très bien, mais comme son imagination l’entraîne à toute heure, la règle qui fera la sûreté de toutes les autres est qu’il vous écoute, qu’il vous croie, qu’il vous obéisse, qu’il s’apetisse sous votre main, et qu’il s’arrête tout court dès que vous parlez. Il faut qu’il vous aide, mais il faut que vous le décidiez.

Je le charge donc de vous écouter sans écouter soi-même, et je vous recommande de lui décider avec pleine autorité, de faire ce que vous lui direz. De votre côté, vous devez recevoir avec simplicité et petitesse ce qu’il vous dira par grâce sur vos faiblesses. Ne les craignez point par anticipation : à chaque jour suffit son mal. Ne craignez point pour le jour de demain ; le jour de demain aura soin de lui-même’. Celui qui fait la paix du cœur aujourd’hui est tout-puissant et tout bon pour la faire encore demain.

Ne vous tentez pas vous-même en voulant prévenir des épreuves dont vous n’avez pas encore la grâce. Dès que vous apercevrez naître ces pensées, arrêtez-les dans leur commencement. On mérite la tentation quand on l’écoute. Coupez court, non par des efforts et par des méthodes, mais en laissant ces pensées sans leur dire ni oui ni non. Les gens auxquels on ne répond rien se taisent bientôt. Livrez-vous à Dieu sans vous reprendre sous aucun prétexte, et il aura soin de tout.

LSP 149*. POUR LA PERSONNE…

      Pour la personne dont vous me parlez, vous n’avez qu’à faire ce que je m’imagine que vous faites, qui est de l’attendre, de ne la pousser jamais, de la laisser presser intérieurement à Dieu seul, de lui dire ce que Dieu vous donne quand elle vient à vous ; de le lui dire doucement, avec amitié, support, patience et consolation. Elle aura des inégalités, des irrésolutions, des défiances, des tentations contre vous : mais Dieu ne la laissera point sans achever son ouvrage, et c’est à vous à la soutenir. Les opérations de la grâce sont douloureuses. On vient  jusques au bord du sacrifice de toutes les choses du monde, et on recule souvent d’horreur avant que de s’y précipiter. Ces hésitations si pénibles sont les fondements de ce que Dieu prépare. Plus on a été faible, plus Dieu donne sa force. Voyez l’agonie du jardin, où Jésus-Christ est triste jusqu’à la mort, et demande que le calice d’amertume soit détourné de lui’: cette faiblesse est suivie du grand sacrifice de la Croix.

Pourvu que vous ne poussiez jamais trop cette personne, elle reviendra toujours à vous, et ces retours vous donneront une force infinie. Il ne faut souvent qu’une demi-parole, qu’un regard, qu’un silence, pour achever la détermination d’une âme que Dieu presse. Quand vous ne pourrez lui parler, donnez-lui quelque bonne et courte lecture à faire, ou un moment d’oraison à pratiquer. Si son esprit est trop peiné pour les exercices, demeurez en silence avec elle ; de temps en temps dites deux mots pour la calmer; souffrez d’elle tout ce que l’humeur et l’esprit de tentation lui feront faire, et qu’elle vous retrouve ensuite bonne et ouverte comme auparavant. Il n’y a que l’infidélité qu’il ne faut jamais lui passer; mais pour les saillies qui échappent, il faut les supporter. Si vous pouviez lui faire voir quelque personne d’expérience et de grâce qui vous aidât, ce serait un soulagement pour elle et pour vous ; mais si vous n’avez personne qui convienne, ou bien si elle ne peut s’ouvrir qu’à vous seule, il faut que vous portiez seule tout le fardeau.

LSP 204.*« JE PRENDS TOUJOURS GRANDE PART... »

Je prends toujours grande part aux souffrances de votre chère malade, et aux peines de ceux que Dieu a mis si près d’elle pour lui aider à porter sa croix. Qu’elle ne se défie point de Dieu, et il saura mesurer ses douleurs avec la patience qu’il lui donnera. Il n’y a que celui qui a fait les cœurs, et qui les refait par sa grâce, qui sache ces justes proportions. L’homme en qui il les observe les ignore; et ne connaissant ni l’étendue de l’épreuve future, ni celle du don de Dieu préparé pour la soutenir, il est dans une tentation de découragement et de désespoir. C’est comme un homme qui n’aurait jamais vu la mer, et qui, étant sur un rivage sans 208 pouvoir fuir à cause d’un rocher escarpé, s’imaginerait que la mer, qui, remontant, pousserait ses vagues vers lui, l’engloutirait bientôt. Il ne verrait pas qu’elle doit s’arrêter à une certaine borne précise que le doigt de Dieu lui a marquée, et il aurait plus de peur que de mal.

Dieu fait de l’épreuve du juste comme de la mer: il l’enfle, il la grossit, il nous en menace, mais il borne la tentation. Fidelis Deus, qui non patietur vos tentari supra id quod potestis.[375] Il daigne s’appeler lui-même fidèle. O qu’elle est aimable cette fidélité ! Dites-en un mot à votre malade, et dites-lui que, sans regarder plus loin que le jour présent, elle laisse faire Dieu. Souvent ce qui paraît le plus lassant et le plus terrible, se trouve adouci. L’excès vient, non de Dieu, qui ne donne rien de trop, mais de notre imagination, qui veut percer l’avenir, et de notre amour-propre, qui s’exagère ce qu’il souffre.

Ceci ne sera pas inutile à N...., qui se trouble quelquefois par la crainte de se troubler un jour. Tous les moments sont également dans la main de Dieu, celui de la mort comme celui de la vie. D’une parole il commande aux vents et à la mer; ils lui obéissent et se calment’. Que craignez-vous, ô homme de peu de foi ? Dieu n’est-il pas encore plus puissant que vous n’êtes faible?

LSP 155*. « VOUS NE SAURIEZ ME DIRE… »

Vous ne sauriez me dire les choses trop simplement. Ne vous mettez point en peine des pensées de vanité qui vous importunent par rapport aux dispositions de votre cœur que vous m’expliquez. Dieu ne permettra pas que le venin de l’orgueil corrompe ce que vous faites par nécessité pour aller droit à lui. De plus, il y a toujours plus à s’humilier et à se confondre, qu’à se plaire et à se glorifier dans les choses qu’on est obligé de dire de soi. Il en faut dire avec simplicité le bien comme le mal, afin que la personne à qui on se confie sache tout, comme un médecin, et puisse donner des remèdes proportionnés aux besoins.

Il ne s’agit point de ce que vous sentez malgré vous, ni des pensées qui se présentent à votre esprit, ni des distractions involontaires qui vous fatiguent dans votre oraison: il suffit que votre volonté ne veuille jamais être distraite, c’est-à-dire, que vous ayez toujours l’intention droite et sincère de faire oraison, et de laisser tomber les distractions dès que vous les apercevez. En cet état, les distractions ne vous feront que du bien : elles vous fatigueront, vous humilieront, vous accoutumeront à vivre de pain sec et noir dans la maison de Dieu : vous demeurerez fidèle à servir Dieu, à l’aimer, et à vous unir à lui dans la prière sans y goûter les consolations sensibles qu’on y cherche souvent plus que lui-même. L’illusion est à craindre quand on ne cherche Dieu qu’avec un plaisir goûté. Ce plaisir peut flatter l’amour-propre ; mais quand on demeure uni à Dieu dans les ténèbres de la foi et dans les sécheresses des distractions, on la suit en portant la croix pour l’amour de lui. Quand les douceurs viendront, vous les recevrez pour ménager votre faiblesse. Quand Dieu vous en sèvrera comme on sèvre un enfant du lait pour le nourrir de pain, vous vous passerez de cette douceur sensible, pour aimer Dieu dans un état humble et mortifié. Gardez-vous bien, en cet état, de reculer sur vos communions. L’oraison et la communion marcheront d’un pas égal, sans plaisir, mais avec une pure fidélité. Dieu n’est jamais si bien servi que quand nous le servons, pour ainsi dire, à nos dépens, sans en avoir sur-le-champ un profit sensible.

LSP 156.*« JE NE SUIS POINT ÉTONNÉ... »

Je ne suis point étonné de votre tiédeur. On n’est point toujours en ferveur; Dieu ne permet pas qu’elle soit continuelle: il est bon de sentir, par des inégalités, que c’est un don de Dieu, qu’il donne et qu’il retire comme il lui plaît. Si nous étions sans cesse en ferveur, nous ne sentirions ni les croix, ni notre faiblesse; les tentations ne seraient plus des tentations réelles. Il faut que nous soyons éprouvés par la révolte intérieure de notre nature corrompue, et que notre amour se purifie par nos dégoûts. Nous ne tenons jamais tant à Dieu, que quand nous n’y tenons plus par le plaisir sensible, et que nous demeurons fidèles par une volonté toute nue, étant attaché sur la croix. Les peines du dehors ne seraient point de vraies peines, si nous étions exempts de celles du dedans. Souffrez donc en patience vos dégoûts, et ils vous seront plus utiles qu’un goût accompagné de confiance en votre état. Le dégoût souffert par une volonté fidèle est une bonne pénitence. Il humilie, il met en défiance de soi, il fait sentir combien on est fragile, il fait recourir plus souvent à Dieu. Voilà de grands profits. Cette tiédeur involontaire, et cette pente à chercher tout ce qui peut flatter l’amour-propre, ne doivent pas vous empêcher de communier.

 Vous voulez courir après un goût sensible de Dieu, qui n’est ni son amour, ni l’oraison. Prenez ce goût quand Dieu vous le donne, et quand il ne vous le donne pas, aimez, et tâchez de faire oraison comme si ce goût ne vous manquait pas. C’est avoir Dieu que de l’attendre. D’ailleurs vous faites très bien de ne demander à Dieu les goûts et les consolations qu’autant qu’il lui plaira de vous les donner. Si Dieu veut vous sanctifier par la privation de ces goûts sensibles, vous devez vous conformer à ces desseins de miséricorde et porter les sécheresses: elles serviront encore plus à vous rendre humble, et à vous faire mourir à vous-même ; ce qui est l’ œuvre de Dieu.

Vos peines ne viennent que de vous-même: vous vous les faites en vous écoutant. C’est une délicatesse et une sensibilité d’amour-propre que vous nourrissez dans votre cœur en vous attendrissant sur vous-même. Au lieu de porter fidèlement la croix, et de remplir vos devoirs en portant le fardeau d’autrui pour lui aider à le porter, et pour redresser les personnes que Dieu vous confie, vous vous resserrez en vous-même, et vous ne vous occupez que de votre découragement. Espérez en Dieu ; il vous soutiendra et vous rendra utile au prochain, pourvu que vous ne doutiez point de son secours, et que vous ne vous épargniez point dans ce travail.

Gardez-vous bien d’interrompre votre oraison; vous vous feriez un mal infini. Le silence dont vous me parlez vous est excellent toutes les fois que vous y sentez de l’attrait’. Sortez-en pour vous occuper des vérités plus distinctes, quand vous en avez la facilité et le goût; mais ne craignez point ce silence quand il opère en vous pour la suite une attention plus fidèle à Dieu dans le reste de la journée. Demeurez libre avec Dieu de la manière que vous pourrez, pourvu que votre volonté soit unie à lui, et que vous cherchiez ensuite à faire sa volonté aux dépens de la vôtre.

LSP 157.*« JE CROIS QUE VOUS DEVEZ ÊTRE... »

Je crois que vous devez être en repos pour votre oraison ; elle me paraît bonne, et vous n’avez qu’à la continuer avec confiance en celui d’où elle vient et avec qui vous y êtes. Pour ce que vous nommez instinct, c’est un germe secret d’amour et de présence de Dieu, qu’il faut avoir soin de nourrir, parce que c’est lui qui nourrit tout le reste dans votre cœur. La manière de cultiver cet instinct est toute simple: il faut, 1° éviter la dissipation qui l’affaiblirait; 2° le suivre par le retour au silence et au recueillement toutes les fois que ce fond se réveille et vous fait apercevoir votre distraction ; 3° céder à cet instinct, en lui faisant les sacrifices qu’il demande en chaque occasion pour vous faire mourir à vous-même.

Il ne faut pas croire que la présence de Dieu soit imaginaire, à moins qu’elle ne nous donne de grandes lumières pour dire de belles choses. Cette présence n’est jamais plus réelle et plus miséricordieuse, que quand elle nous enseigne à nous taire, à nous humilier, à n’écouter point notre amour-propre, et à demeurer avec petitesse et fidélité dans les ténèbres de la foi. Ce goût intime de renoncement à soi et de petitesse est bien plus utile que des lumières éclatantes et des sentiments vifs.

Pour cette présence sensible de Dieu que vous avez moins qu’autrefois, elle ne dépend pas de vous. Dieu la donne et l’ôte comme il lui plaît; il suffit que vous ne tombiez point dans une dissipation volontaire.’ Il y a des amusements de passion ou de vanité, qui dissipent et qui mettent quelque entre-deux entre Dieu et nous. Il y a d’autres amusements, qu’on ne prend que par simplicité et dans l’ordre de Dieu, pour se délasser, pour occuper l’activité de son imagination, pendant que le cœur a une autre occupation plus intime. On peut s’amuser de cette façon dans les temps de la journée où l’on ne pourrait pas continuer l’oraison sans se fatiguer: alors c’est une demi-oraison, qui vaut quelquefois autant que l’oraison même qu’on fait exprès.

LSP 159.*« VOUS NE DEVEZ POINT... »

Vous ne devez point être en peine sur la tranquillité que Dieu vous donne dans l’oraison. Quand elle vient, il la faut prendre sans aucun scrupule : ce serait résister à Dieu, que de vouloir, sous prétexte d’humilité et de pénitence, rejeter cet attrait de grâce’ pour vous occuper de vos misères. La vue de vos misères reviendra assez à son tour. Mais quand vous trouvez un penchant et une facilité à être dans une douce présence de Dieu, rien n’est si bon que d’y demeurer. Vous avouez que, hors de cette tranquillité en la présence de Dieu, vous ne savez ce que c’est qu’oraison. Gardez-vous bien donc de sortir, par votre propre choix, d’une disposition hors de laquelle vous dites que votre oraison se perd.

D’un autre côté, quand une certaine douceur vous manque en cet état-là, ne croyez point que tout soit perdu. Dieu ne vous ôte ce plaisir, que pour vous sevrer peu à peu comme un enfant, et pour vous accoutumer à du pain sec en la place du lait. Il faut sevrer l’enfant, et l’enfant crie : mais il vaut mieux le laisser crier, et le sevrer pour le mieux nourrir et le faire croître. La privation de cette douceur sensible ne détruit pas l’oraison ; au contraire, elle la purifie. C’est avoir Dieu sans Dieu, comme vous le disiez hier, c’est-à-dire, Dieu seul sans ses dons, qui rendent sa présence douce, sensible et consolante : c’est Dieu même dans un état de plus pure foi; c’est Dieu caché, mais Dieu pourtant; c’est Dieu qui éprouve notre amour; ce n’est plus Dieu qui charme notre goût et qui épargne notre faiblesse. Il faut éprouver la vicissitude de ces deux états, pour ne tenir point à l’un et pour n’être pas découragé de l’autre. Il faut être détaché de l’un, et ferme dans l’autre. Il faut être indifférent pour tous les deux, et ne changer point dans ces changements. Il faut croire que nous ne pourrons nous donner le goût consolant: c’est Dieu seul qui le donne, comme et quand il lui plaît. Il faut s’en laisser priver, et sacrifier à Dieu ses dons quand il les retire, comme une fidèle épouse se laisserait patiemment priver des joyaux et des caresses de son époux pour se conformer à sa volonté. Il est encore plus parfait de tenir à Dieu qui nous rabaisse, qui nous dépouille, qui nous éprouve, que de tenir à Dieu qui nous enrichit, qui nous charme et qui nous caresse.

Laissez vos fautes : il suffit de les voir quand la lumière s’en présente, et de ne vous épargner point sur leur correction. Vos tentations se tourneront à profit. La véritable union à Dieu, qui est un amour simple et humble, diminue les imperfections. Demeurez donc unie à Dieu, et souffrez tout ce qu’il donne de croix et d’épreuves.

LSP 178.*« JE SUIS DANS UNE HONTEUSE LASSITUDE... »

Je suis dans une honteuse lassitude des croix. Il me semble qu’il ne me reste plus ni force ni haleine pour respirer dans la souffrance. La croix me fait horreur, 187 et ma lâcheté m’en fait aussi. Je suis, entre ces deux horreurs, à charge à moi-même. Je frémis toujours par la crainte de quelque nouvelle occasion de souffrance’. Ce n’est pas vivre que de vivre ainsi: mais qu’importe? Notre vie ne doit être qu’une mort lente. Il n’y a qu’à se délaisser à la volonté toute-puissante qui nous crucifie peu à peu.

Mon cœur souffre dans ce moment sur ce que vous m’avez mandé, et votre souffrance augmente la mienne : mais il y a en moi, ce me semble, un fond d’intérêt propre et une légèreté dont je suis honteux. La moindre chose triste pour moi m’accable ; la moindre qui me flatte un peu me relève sans mesure. Rien n’est si humiliant que de se trouver si tendre pour soi, si dur pour autrui, si poltron à la vue de l’ombre d’une croix, et si léger pour secouer tout à la première lueur flatteuse. Mais tout est bon. Dieu nous ouvre un étrange livre pour nous instruire, quand il nous fait lire dans notre propre cœur.

LSP 181*. « C’EST À N..... À SE LAISSER… »

C’est à N..... à se laisser juger par les personnes qui le connaissent, et qui sont unies avec lui dans la même voie. Ce n’est pas assez de croire ce dont nous avons l’expérience ; il faut croire tout, quoiqu’on ne le voie pas, et le supposer vrai. Je compte que c’est faute d’attention que N.... ne l’a pas vu. II reste le point principal, qui est de se corriger; c’est à quoi il faut travailler en la manière qui convient: il faut le faire avec paix, simplicité et petitesse. Dieu veuille qu’il le fasse comme je le dis !

Je crois qu’il ne doit point avoir d’activité pour sa correction, et qu’elle doit venir par une simple fidélité à l’attrait de chaque moment, sans former des projets ni employer certains moyens. Il suffit de demeurer dans une certaine paix où l’esprit de grâce fait sentir ce qui serait d’un mouvement propre et d’une recherche secrète de sa satisfaction.

LSP 182.*« N... VOUS DIRA COMBIEN... »

N..... vous dira combien je suis occupé de vous, et avec quel plaisir j’apprends que vous êtes en paix. O le grand sacrifice que la simplicité ! C’est le martyre de l’amour-propre. Ne se plus écouter, c’est la véritable abnégation. On aimerait mieux souffrir les plus cruels tourments. Dix ans d’austérités corporelles ne seraient rien en comparaison de ce retranchement des jalousies et des délicatesses de l’amour-propre, toujours curieux sur soi.

 Cet abandon serait le plus grand de tous les soutiens, s’il était aperçu avec certitude : mais il ne serait plus abandon, si on le possédait; il serait la plus riche et la plus flatteuse possession de nous-mêmes. Il faut donc que l’abandon qui nous donne tout nous cache tout, et qu’il soit lui-même caché. Alors ce dépouillement total nous donne en réalité toutes les choses qu’il dérobe à notre amour-propre. C’est que l’unique trésor du cœur est le détachement. Quiconque est détaché de tout et de soi, retrouve tout et soi-même en Dieu. L’amour de Dieu s’enrichit de tout ce que l’amour-propre avare a perdu. […]

LSP 185.*« JE NE DOUTE POINT... »

Je ne doute point que Notre-Seigneur ne vous traite toujours comme l’un de ses amis, c’est-à-dire avec des croix, des souffrances et des humiliations. Ces voies et ces moyens, dont Dieu se sert pour attirer à soi les âmes, font bien mieux et plus vite cette affaire, que non pas les propres efforts de la créature; car cela détruit de soi-même et arrache les racines de l’amour-propre, que nous ne pourrions pas même découvrir qu’à grande peine ; mais Dieu, qui connaît ses tanières, le va attaquer dans son fort et sur son fond.

Si nous étions assez forts et fidèles pour nous confier tout à fait à Dieu, et le suivre simplement par où il voudrait nous mener, nous n’aurions pas besoin de grandes applications d’esprit pour travailler à la perfection ; mais parce que nous sommes si faibles dans la foi, que nous voulons savoir partout où nous allons, sans nous en fier à Dieu, c’est ce qui allonge notre chemin, et qui gâte nos affaires spirituelles, Abandonnez-vous tant que vous pourrez à Dieu, et jusques au dernier respir ; et il ne vous délaissera pas.

LSP 186*« SUIVEZ LA VOIE… »

Suivez la voie de mort dans laquelle Notre-Seigneur vous a mis, et travaillez à amortir cette vivacité de votre naturel qui vous entraîne dans ce que vous faites. Soyez persuadé que tout ce que nous faisons par ce que nous sommes, je veux dire selon notre humeur et tempérament, n’ayant rien de surnaturel, nous rend ce que nous faisons inutile pour nous avancer en Dieu ; et parce que sa divine Majesté demande des âmes qu’elle attire à soi un retour ou recoulement [reflux] perpétuel dans notre fin dernière, et dans la plénitude du vrai bien ; lorsque nous  agissons par nous-mêmes et selon notre humeur, tout ce que nous faisons se réfléchit sur nous-mêmes et en demeure là, et Dieu n’y a point de part.

Vous voyez donc de quelle importance il vous est de réprimer la vivacité de vos humeurs et passions, et que c’est très peu de chose de voir et pénétrer les secrets de la vie spirituelle, si on ne met point en exécution les moyens qui sont nécessaires pour parvenir à sa fin, qui est l’union réelle et véritable avec Dieu. Ceci ne demande point d’occupation de tête ni d’esprit, mais bonne volonté dans les occasions qui se présentent.

LSP 188.*« JE VOUS SOUHAITE... »

Je vous souhaite la paix du cœur et la joie du Saint-Esprit, qui se trouve au milieu de toutes les croix et de toutes les tentations de la vie. C’est la différence essentielle entre la Babylone et la cité de Dieu. Un habitant de Babylone, quelque prospérité mondaine qui l’enivre, a un je ne sais quoi qui dit au fond du cœur : ce n’est pas assez; je n’ai pas tout ce que je voudrais, et j’ai encore ce que je ne voudrais pas. Au contraire, l’habitant de la cité sainte porte au fond de son cœur un fiat et un amen continuel. Il veut toutes ses peines, et il ne veut aucune des consolations dont Dieu le prive. Demandez-lui ce qu’il veut, il vous répondra que c’est précisément ce qu’il a. La volonté de Dieu, dans le moment présent, est le pain quotidien qui est au-dessus de toute substance. Il veut tout ce que Dieu veut en lui et pour lui. Cette volonté fait le rassasiement de son cœur; c’est la manne de tous les goûts. […] Quelle est donc sa volonté sur vous ? c’est que vous n’en ayez plus aucune, que vous ne trouviez plus en vous de quoi vouloir, que vous laissiez Dieu vouloir en vous tout ce qui est selon son esprit. […] On veut que Dieu veuille ce que nous voulons, afin que nous voulions notre propre volonté dans la sienne. Il faut que la volonté de Dieu démonte la nôtre, et qu’il soit lui seul toutes choses en nous. 

  LSP 220.*CONSOLATION 1

     C’est, Madame[376], une triste consolation, que de vous dire qu’on ressent votre douleur. C’est pourtant tout ce que peut l’impuissance humaine ; et pour faire quelque chose de plus, il faut qu’elle ait recours à Dieu. C’est donc à lui, Madame, que je m’adresse, à ce consolateur des affligés, à ce protecteur des infirmes. Je le prie, non de vous ôter votre douleur, mais qu’il fasse qu’elle vous profite, qu’il vous donne des forces pour la soutenir, qu’il ne permette pas qu’elle vous accable. Le souverain remède aux maux extrêmes de notre nature, ce sont les grandes et vives douleurs. C’est parmi les douleurs que s’accomplit le grand mystère du Christianisme, c’est-à-dire le crucifiement intérieur de l’homme. C’est là que se développe toute la vertu de la grâce, et que se fait son opération la plus intime, qui est celle qui nous apprend à nous arracher à nous-mêmes: sans cela, l’amour de Dieu n’est point en nous. Il faut sortir de nous-mêmes pour être capables de nous donner à Dieu. Afin que nous soyons contraints de sortir de nous-mêmes, il faut qu’une plaie profonde de notre cœur fasse que tout le créé se tourne pour nous en amertume. Ainsi notre cœur, blessé dans la partie la plus intime, troublé dans ses attaches les plus douces, les plus honnêtes, les plus innocentes, sent bien qu’il ne peut plus se tenir en soi-même[377], et s’échappe de soi-même pour aller à Dieu.

     Voilà, Madame, le grand remède aux grands maux dont le péché nous accable. Le remède est violent, mais aussi le mal est bien profond. C’est là le véritable soutien des chrétiens dans les afflictions. Dieu frappe sur deux personnes saintement unies ; il leur fait un grand bien à toutes deux : il en met l’une dans la gloire, et de sa perte il fait un remède à celle qui reste au monde. C’est, Madame, ce que Dieu a fait pour vous. Puisse-t-il par son Saint-Esprit réveiller toute votre foi pour vous pénétrer de ces vérités ! Je l’en prierai sans cesse, Madame, et comme j’ai beaucoup de confiance aux prières des gens de bien affligés, je vous conjure de prier pour moi au milieu de vos douleurs. Votre charité saura bien vous dire de quoi j’ai besoin, et vous le faire demander avec instance.

  LSP 221.*CONSOLATION 2

     Dieu a pris ce qui était à lui : n’a-t-il pas bien fait? Il était bien temps que F.... se reposât de toutes ses peines ; il en a eu de grandes, et ne s’y est point regardé: il n’était pas question de lui, mais de la volonté de celui qui le menait. Les croix ne sont bonnes qu’autant qu’on se livre sans réserve, et qu’on s’y oublie. Oubliez-vous donc, Monsieur, autrement toute souffrance est inutile. Dieu ne nous fait point souffrir pour souffrir, mais pour mourir à force de nous oublier  nous-mêmes dans l’état où cet oubli est le plus difficile, qui est celui de la douleur. […]  

  LSP 223.*CONSOLATION 4

  Dieu a fait sa volonté: il a pris ce qui était à lui, et il vous a ôté ce qui n’était pas à vous. Vous êtes vous-même tout entier à lui. Je sais combien vous voulez y être : il n’y a qu’à lui sacrifier tout dans les occasions. Il a pris soin de tout, lors même qu’il a retiré notre cher A..... […]

     Je suis dans une paix très amère, et je vous souhaite cette paix sans vous en souhaiter l’amertume. Il me serait impossible de vous dire plus en détail de mes nouvelles : je ne comprends point mon état, tout ce que j’en veux dire me semble faux, et le devient dans le moment. Souvent la mort me consolerait: souvent je suis gai, et tout m’amuse. De vous dire pourquoi l’un et pourquoi l’autre, c’est ce que je ne puis; car je n’en ai point de vraies raisons. À tout prendre, je trouve que je suis dans ma place, et je ne songe point qu’il y ait au monde d’autres lieux que ceux où mes devoirs m’attachent. Si je pouvais vous voir, j’en serais bien aise ; mais ne le pouvant, il me suffit de me trouver tout auprès de vous en esprit, malgré la distance des lieux. Demeurons unis de cette façon, pendant que la Providence nous tient si séparés. 

LSP 491.*« SOYEZ SIMPLE... »

… Ce que je vous désire plus que tout le reste est un profond oubli de vous-même. On veut voir Dieu en soi ; et il faut ne se voir qu’en Dieu. Il faudrait ne s’aimer que pour Dieu, au lieu qu’on tend toujours sans y prendre garde à n’aimer Dieu que pour soi. Les inquiétudes n’ont jamais d’autre source que l’amour-propre : au contraire, l’amour de Dieu est la source de toute paix. Quand on ne se voit plus qu’en Dieu, on ne s’y voit plus que dans la foule, et que des yeux de la charité, qui ne trouble point le cœur.

Il n’y a jamais que l’amour-propre qui s’inquiète et qui se trouble. L’amour de Dieu fait tout ce qu’il faut d’une manière simple et efficace, sans hésiter: mais il n’est ni empressé, ni inquiet, ni troublé. L’Esprit de Dieu est toujours dans une action paisible.  

  1889. LSP 216. A***. 18 août 1714.

Il n’y a point d’âme qui ne dût être convaincue qu’elle a reçu des grâces pour la convertir et pour la sanctifier, si elle repassait dans son cœur toutes les miséricordes qu’elle a reçues. I1 n’y a qu’à admirer et à louer Dieu, en se méprisant et se confondant soi-même. Il faut conclure de ces grandes grâces reçues, que Dieu est infiniment libéral, et que nous lui sommes horriblement infidèles.

Il faut éviter la dissipation, non par une continuelle contention d’esprit, qui casserait la tête et qui en userait les ressorts, mais par deux moyens simples et paisibles. L’un est de retrancher dans les amusements journaliers toutes les sources de dissipation qui ne sont pas nécessaires pour relâcher l’esprit à proportion du vrai besoin ; l’autre est de revenir doucement et avec patience à la présence de Dieu toutes les fois qu’on s’aperçoit de l’avoir perdue.

Il n’est point nécessaire de mettre toujours en acte formel et réfléchi tous les exercices de piété. Il suffit d’y avoir attention habituelle et générale, avec l’intention droite et sincère de suivre la fin qu’on doit s’y proposer. Les distractions véritablement involontaires ne nuisent point à la volonté qui ne veut y avoir aucune part. C’est la tendance réelle de la volonté qui fait l’essentiel.

Conservez sans scrupule la paix simple que vous trouvez dans votre droiture en cherchant Dieu seul. L’amour de Dieu donne une paix sans présomption : l’amour-propre donne un trouble sans fruit. Faites chaque chose le moins mal que vous pourrez pour le bien-aimé. Voyez ce qui vous manque, sans vous flatter ni décourager; puis abandonnez-vous à Dieu, travaillant de bonne foi sans trouble à vous corriger.

Plus vous serez vide de vos propres biens et de vos ressources humaines plus vous trouverez une lumière et une force intime qui vous soutiendront au besoin, en vous laissant toujours sentir votre faiblesse, comme si vous alliez tomber à chaque pas. Mais n’attendez point ce secours comme un bien qui vous soit dû. Vous mériteriez de le perdre si vous présumiez de l’avoir mérité. Il faut se croire indigne de tout, et se jeter humblement entre les bras de Dieu.

Quand c’est l’amour qui vous attire, laissez-vous à l’amour, mais ne comptez point sur ce qu’il peut y avoir de sensible dans cet attrait, pour vous en faire un appui flatteur. Ce serait tourner le don de Dieu en illusion. Le vrai amour n’est pas toujours celui qu’on sent et qui charme ; c’est celui qui humilie, qui détache, qui apetisse l’âme, qui la rend simple, docile, patiente sous les croix, et prête à se laisser corriger[378].

Je vous suis très sincèrement dévoué en notre Seigneur.

1903. LSP 217. A***. 16 octobre 1714.

Je reviens d’un assez long voyage pour des visites. J’ai trouvé votre lettre du 30 août, à laquelle je réponds[379].

1° Marchez dans les ténèbres de la foi et dans la simplicité évangélique, sans vous arrêter, ni au goût, ni au sentiment, ni aux lumières de la raison, ni aux dons extraordinaires. Contentez-vous de croire, d’obéir, de mourir à vous-même, selon l’état de vie où Dieu vous a mis.

2° Vous ne devez point vous décourager pour vos distractions involontaires qui ne viennent que de vivacité d’imagination, et d’habitude de penser à vos affaires. Il suffit que vous ne donniez point lieu à ces distractions qui arrivent pendant l’oraison, en vous donnant une dissipation volontaire pendant la journée. On s’épanche trop quelquefois ; on fait même des bonnes œuvres avec trop d’empressement et d’activité; on suit trop ses goûts et ses consolations: Dieu en punit dans l’oraison. Il faut s’accoutumer à agir en paix, et avec une continuelle dépendance de l’esprit de grâce, qui est un esprit de mort à toutes les œuvres les plus secrètes de l’amour-propre.

3° L’intention habituelle, qui est la tendance du fond vers Dieu, suffit. C’est marcher en la présence de Dieu. Les événements ne vous trouveraient pas dans cette situation, si vous n’y étiez point. Demeurez-y en paix, et ne perdez point ce que vous avez chez vous, pour courir au loin après ce que vous ne trouveriez point. J’ajoute qu’il ne faut jamais négliger, par dissipation, d’avoir une intention plus distincte; mais l’intention qui n’est pas distincte et développée est bonne.

4° La paix du cœur est un bon signe, quand on veut d’ailleurs de bonne foi obéir à Dieu par amour, avec jalousie contre l’amour-propre.

5° Profitez de vos imperfections pour vous détacher de vous-même, et pour vous attacher à Dieu seul. Travaillez à acquérir des vertus, non pour y chercher une dangereuse complaisance, mais pour faire la volonté du bien-aimé.

6° Demeurez dans votre simplicité, retranchant les recours inquiets sur vous-même, que l’amour-propre fournit sans cesse sous de beaux prétextes. Ils ne feraient que troubler votre paix, et que vous tendre des pièges. Quand on mène une vie recueillie, mortifiée, et de dépendance, par le vrai désir d’aimer Dieu, la délicatesse de cet amour reproche intérieurement tout ce qui le blesse ; il faut s’arrêter tout court dès qu’on sent cette blessure et ce reproche au cœur. Encore une fois, demeurez en paix. Je prie Dieu tous les jours à l’autel, qu’il vous maintienne en union avec lui, et dans la joie de son Saint-Esprit. / Je vous suis dévoué avec un vrai zèle.

 

 

 


 


 

Table des sources

Œuvres de Fénelon 

OS, OC, GC, EP, OP, CF, LSP :

Œuvres spirituelles de Messire François de Salignac de la Mothe-Fénelon… I & II,  à Anvers, 1718 [OS 1 et 2].

Œuvres Complètes de Fénelon, édition en dix tomes dite de Paris, ou de Saint-Sulpice, « par les soins de MM. Gosselin et Caron » (1848-1852) [OC 1 à OC 10].

Le Gnostique de saint Clément d’Alexandrie […] de 1694, éd. Dudon, Paris, Beauchesne, 1930 ; éd. Tronc, Paris-Orbey, 2006 (« La tradition secrète des mystiques »). [GC]

J.-L. Goré, La notion d’indifférence chez Fénelon et ses sources, P.U.F., 1956, « Mémoire sur l’État passif » [EP], notes [G].

Fénelon, Œuvres I & II, éd. par Jacques le Brun, Paris, Gallimard Pléiade (1983 & 1997) [OP 1 et OP 2].

Correspondance de Fénelon, tomes II-XVIII, Klinksieck puis Droz (1972-1999, 2007) [CF 1-17, 18 : L. vol. pairs, comm. vol. impairs], notes [O] ; [CF 18] contient  « II. Lettres spirituelles » [LSP].

Œuvres de Mme Guyon

VG, CG, EG :

Madame Guyon, La vie par elle-même […], Honoré Champion (2001) [VG]

Madame Guyon, Correspondance I Directions spirituelles(2003), II Années de combats (2004), III Chemins mystiques (2005) Honoré Champion [CG 1 à 3].

«Les années d’épreuves de Madame Guyon, Emprisonnements et interrogatoires sous le Roi Très Chrétien, Honoré Champion, 2009 [ EG ].

Etudes

Nouvel état présent des travaux sur Fénelon,  CRIN 36, 2000, « Bibliographie chronologique (1940-2000) ».

Fénelon, Œuvres spirituelles, Introduction et choix de textes par François Varillon S.J, Aubier, 1954. 

François Trémolières, Fénelon et le sublime, Littérature, anthropologie, spiritualité, Honoré Champion, 2009.

 

 

 


 

Documents

Liste de proches de madame Guyon

Jacques Bertot 1620-1671

Archange Enguerrand 1631-1699 & Mère Granger 1600-1674

Françoise d’Aubigné marquise de Maintenon 1635-1719

François Lacombe 1640-1715

Duch.de Béthune-Charost [née Marie Fouquet] 1641?-1716

   x Arnaud de Béthune 1640-1717 >Nicolas de B.-Charost 1660-1699

Comtesse de Gramont [née Hamilton] 1640-1708

Mme Guyon 1648-1717

Paul de Beauvillier 1648-1714

   x Duch.de Beauvillier 1655-1733 [née Colbert]

  >Vidame d’Amiens 1676-1744 & Marie-Thérèse de Morstein

Charles-Honoré de Chevreuse 1656-1712

   x Duch.de Chevreuse, -1732 [née Colbert]

Marie-Anne de Mortemart -1750 [née Colbert]

Marie-Françoise-Silvine de la Maisonfort  1663->1717

Isaac Dupuy >1737

Marie-Christine de Noailles, duch.de Gramont ‘la colombe’ 1672-1748

   x A. de Gramont comte de Guiche

James 16th Lord Forbes 1689-1761 & Lord Deskford 1690-1764  

Liste de proches de François de Fénelon

(Nous omettons de très nombreux correspondants et relations)

Louis Tronson 1622-1700

Jean-Baptiste Bossuet 1627-1704

François de Fénelon 1652-1715

Gabriel de la Cropte de Chanterac -1715

François A. de Langeron 1658-1710

Pantaleon de Beaumont 1660-1744

Marquis de Fénelon 1688-1746


 

Les enfants COLBERT

Le 13 décembre 1648, Jean-Baptiste COLBERT épouse Marie Charron, fille d’un membre du conseil royal. Ensemble, ils auront neuf enfants. En étroite correspondance avec Fénelon et avec madame Guyon certains d’entre eux sont directement ou en relation par mariage avec les principaux destinataires de Lettres spirituelles .

Il s’agit de BLAINVILLE, des duchesses de CHEVREUSE et de BEAUVILLIER, de « la petite duchesse » de MORTEMART. Le marquis de Seignelay et l’archevêque de Rouen furent également en relation avec Fénelon.

On peut dire que presque toute la famille fut en correspondances.

Voici la liste des neuf enfants  :

1.Jeanne-Marie (1650-1732)

mariée à Charles-Honoré d’Albert de Luynes duc de CHEVREUSE (1656-1712) ;

2.Jean-Baptiste (1651-1690), marquis de Seignelay ;

3.Jacques-Nicolas (1654-1707), archevêque de Rouen ;

4.Henriette-Louise (1657-1733) 

mariée à Paul de BEAUVILLIER (1648-1714), marquis de Saint-Aignan puis duc.

5.Antoine-Martin (1659-1689) ;

6.Jean-Jules-Armand (1664-1704), marquis de BLAINVILLE ;

7.Marie-Anne (1665-1750) « la petite duchesse » (cadette qui ‘reprend le flambeau’ après à la mort de Madame Guyon en 1717), mariée à Louis de Rochechouart, duc de MORTEMART (neveu de Madame de Montespan) ; postérité dont notamment Talleyrand ;

8.Louis (1667-1745), comte de Linières, garde de la Bibliothèque du roi et militaire ;

9.Charles-Édouard (1670-1690), comte de Sceaux.

Les enfants FOUQUET

Nicolas FOUQUET (1615-1680) l’Intendant

x Louise Fourché de Quéhillac :

1.Marie Fouquet (1640-1716) x Louis Armand de Béthune

[ duchesse de B.-Charost qui, accueillie  à Montargis, rencontra la jeune Jeanne Guyon (1648-1717) avant son mariage]

x (2e noces) Marie-Madeleine de Castille :

1a.Louis-Nicolas Fouquet (1654-1705) x Jeanne-Marie Guyon

 

 

 

Dimension des correspondances

Correspondants inconnus                                                                                77

Duchesse de Mortemart                                                                                   67

Charlotte de Saint-Cyprien                                                                               37

Comtesse de Montberon                                                                                  37

Marquis de Blainville                                                                                        31

À des correspondants connus                                                                          28

À une demoiselle (Z)                                                                                        25

Duc de Chevreuse                                                                                             18

Madame de la Maisonfort                                                                                17

Dom François Lamy                                                                                         16

À une dame (Y)                                                                                                 10

Duc et duchesse de Beauvillier                                                                         6

Marie-Christine de Salm                                                                                   6

Comtesse de Gramont                                                                                      4

Marquis de Fénelon                                                                                          4

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CF 18 4ème & Introduction aux lettres spirituelles (I.Noye)

4e de couverture :

Le dernier volume de la Correspondance de Fénelon enrichit notre documentation par l’édition des nombreuses lettres apparues depuis 1972, quand a débuté l’entreprise éditoriale de Jean Orcibal, Jacques Le Brun et Irénée Noye, que ce soit dans des bibliothèques en cours de consultation […] À ces documents nouveaux sont jointes les lettres qui, ne portant mention ni de date, ni de destinataire, n’avaient pu être publiées à leur place dans les tomes précédents : ce sont essentiellement des missives du plus haut intérêt pour mieux connaître la spiritualité de l’archevêque de Cambrai. […]

Introduction aux lettres spirituelles :

La première édition des Œuvres spirituelles de Fénelon (Anvers, 1718) comportait un second volume « contenant ses lettres spirituelles », soit 248 pièces, pour la plupart sans date ni désignation du destinataire. Une « seconde édition », parue à Lyon l’année suivante, en portait le nombre à 256, sans compter un cahier préliminaire qui ajoutait cinq lettres. Après plusieurs éditions du dix-huitième siècle qui dépendaient évidemment de ces deux premières sans les enrichir beaucoup, J.-E. Gosselin plaçait aussi sous le même titre des correspondances bien identifiées, ce qui faisait de cette section un ensemble de 477 pièces dans son édition « de Versailles » (1827), puis de 502  dans celle « de Paris » (1851). Un grand nombre d’entre elles figurent donc dans nos tomes précédents [CF], nous en donnons la référence. Pour les 146 qui restent sans date ou sans le nom d’un destinataire certain, à part quelques-unes que Gosselin avait pu vérifier sur l’autographe ou sur une copie ancienne, il faut admettre le texte qu’il donne d’après ses prédécesseurs, tout en sachant qu’ils n’ont pas toujours respecté le texte original (suppression de tout nom propre, retouches stylistiques, élimination de passages entiers, fusion d’éléments de plusieurs lettres en une seule...). Nous marquons ces lettres de l’astérisque*; il faut cependant parler d’authenticité substantielle, visible par leur parenté avec l’ensemble des pièces bien identifiées, et par la minceur des divergences quand on peut les comparer avec l’original (par exemple, dans la lettre LSP 502 qui clôt ce Supplément).

Comme l’édition de Paris a servi de référence pendant un siècle et demi pour les publications et travaux sur Fénelon, nous n’avons pas voulu introduire une nouvelle numérotation de ces 146 lettres; aussi gardons-nous les numéros de [OC], en les faisant précéder du sigle LSP. […]

L’étude attentive de ces lettres avait conduit A. Delplanque à reconnaître quelques-uns des destinataires ; les notes de Jean Orcibal dans les tomes précédents nous ont permis de continuer dans le même sens et d’aboutir dans quelques cas à une certitude ; dans beaucoup d’autres, ce n’est qu’une probabilité, que nous marquons par le point d’interrogation au nom proposé. Quand plusieurs lettres visent une même personne inconnue de nous, nous les affectons d’un sigle (O, U, Y, Z) qui n’indique pas l’initiale d’un nom propre. Quant aux vingt-trois pièces dont aucun élément ne suggère le nom ou le profil d’un possible destinataire, nous les désignons par leur thème (ainsi, quatre « Consolation ») ou par leur incipit. […]


 

TABLE DES MATIERES

FENELON MYSTIQUE   3

Présentation  5

Avertissement 11

Une rencontre mystique   13

Le témoignage de madame Guyon  13

Des premiers échanges : 19

Fénelon défendra madame Guyon  27

351. A M. TRONSON. A Versailles, 26 février [1696]. 27

352. A Mme DE MAINTENON (1). 7 mars 1696. 29

362. AU DUC DE CHEVREUSE. A Versailles, 24 juillet 1696. 34

364. A Mme DE MAINTENON. [Septembre 1696]. 35

403. A L. A. DE NOAILLES. 8 juin 1697. 37

454. A L’ABBÉ DE CHANTÉRAC. A Cambray, 25 septembre [1697]. 39

471. A L’ABBÉ DE CHANTÉRAC. A Cambrai 8 décembre  39

523. A L’ABBÉ DE CHANTÉRAC. A C[ambrai], 23 mai [1698]. 40

524. A L’ABBÉ DE CHANTÉRAC. A C[ambrai], 30 mai [1698]. 41

542. A L’ABBÉ DE CHANTÉRAC. A C[ambrai], 6 septembre [1698]. 42

551. A L’ABBÉ DE CHANTÉRAC. A C[ambrai], 27 septembre [1698]. 42

553. A L’ABBÉ DE CHANTÉRAC. A C[ambrai], 10 octobre [1698]. 44

568. A L’ABBÉ DE CHANTÉRAC. A C[ambrai], 14 décembre [1698]. 44

569. A PIERRE CLÉMENT     [Vers le 14 décembre 1698]. 45

570. A L’ABBÉ DE CHANTÉRAC. A Cambray, 19 décembre [1698]. 45

571. A L’ABBÉ DE CHANTÉRAC. A C[ambrai], 26 décembre [1698]. 45

578. A L’ABBÉ DE CHANTÉRAC. A C[ambrai], 16 janvier [1699]. 46

1121. A LA DUCHESSE DE MORTEMART. A Cambray, 9 janvier 1707. 47

Fénelon maintiendra secrètement le contact 49

De FENELON avec les réponses de Madame GUYON. 4 ? Mai  1710. 49

De FÉNELON. fin mai 1710 ? 58

Etat documentaire et chronologie du dialogue Fénelon-Guyon  61

Opuscules spirituels  65

Réfutation du Père Malebranche  65

Mémoire sur L’Etat Passif 67

Le Gnostique de saint Clément 79

CHAPITRE III De la vraie Gnose. (170) 79

CHAPITRE XI : Le gnostique est déifié. [217] 83

L’Union chez Cassien  89

Instruction pastorale sur l’Explication des maximes (15sept1697) 93

Propositions des Maximes justifiées par de saints auteurs (15 déc1698) 99

Œuvres spirituelles : 105

I. Lettres et opuscules spirituels 105

II. Fragments spirituels 124

Œuvres spirituelles…,I,  1717. 125

Explication des Maximes (29 janvier 1697) 127

Lettres de direction   133

Madame de Maintenon (1635-1719) 139

174. A MADAME DE MAINTENON. [17 juin 1691] 139

259. A MADAME DE MAINTENON  mai 1694  140

Marquis de Blainville (1663-1704) 143

43. LSP 66. Au MARQUIS DE BLAINVILLE.[Fin de 1688] 143

LSP 132.*Au MARQUIS DE BLAINVILLE  144

LSP 133.*Au MARQUIS DE BLAINVILLE  144

LSP 134.*Au MARQUIS DE BLAINVILLE  146

LSP 169.*AU MARQUIS DE BLAINVILLE  148

LSP 170.*Au MARQUIS DE BLAINVILLE  148

LSP 171.*Au MARQUIS DE BLAINVILLE  149

LSP 172.*Au MARQUIS DE BLAINVILLE  150

LSP 173.*Au MARQUIS DE BLAINVILLE  150

LSP 175.*Au MARQUIS DE BLAINVILLE (?) [1694 ?] 151

LSP 180.*Au MARQUIS DE BLAINVILLE  152

664. Au MARQUIS DE BLAINVILLE. A Cambray [15 juin 1700] 154

LSP 84. Au MARQUIS DE BLAINVILLE [1701-1704] 155

LSP 85. Au MARQUIS DE BLAINVILLE [1701-1704] 156

LSP 32.*A UN CONVERTI (O : Blainville ? v. note à LSP 34) 156

LSP 31*A UN CONVERTI (O : Blainville ?) 160

LSP 33*A UN CONVERTI (O : Blainville ?) 164

LSP 34.*A UN CONVERTI (O : Blainville ?) 167

LSP 36.*A UN CONVERTI (O : Blainville ?) 174

LSP 38.*POUR UN CONVERTI (O?) 178

Relevé de correspondance 180

Comtesse de Gramont (1640 ?-1708) 181

175. A LA COMTESSE DE GRAMONT. Samedi, 2 juin [1691]. 182

322. A LA COMTESSE DE GRAMONT. A Issy, 25 mai [1689]. 184

Dom François Lamy (1636-1711) 187

696. A DOM FRANÇOIS LAMY. A C[ambrai] 13 déc[embre] 1700. 187

766. LSP 6. A DOM FRANÇOIS LAMY . A Tournay 26 octobre 1701. 188

1034. A DOM FR. LAMY. A C[ambrai] 11 février 1705. 190

1132. LSP 7. A DOM FR. LAMY. A C[ambrai] 25 mars 1707. 191

1219. A DOM FRANÇOIS LAMY. [juillet 1708]. 192

766.         A DOM FRANÇOIS LAMY. A Tournay 26 octobre 1701. 195

1132. A DOM FR. LAMY. [A Cambrai] 25 mars 1707. 197

1189. A DOM FRANÇOIS LAMY. A Cambray, 4 janvier 1708. 198

1217. A DOM FRANÇOIS LAMY. A C[ambrai] 22 juin 1708. 198

1297. A DOM FRANÇOIS LAMY. [A Cambrai] 21 avril 1709. 199

Lettre au P.Lami sur la grâce et la prédestination  200

Relevé de correspondance 201

Duc de Chevreuse (1656-1712) 203

433. A UN AMI [CHEVREUSE OU BEAUVILLIER]. 3 Août 1697. 204

626. AU DUC DE CHEVREUSE. 31 août 1699. 204

627. AU DUC DE CHEVREUSE [Après le 14 septembre 1699] 206

633. AU DUC DE CHEVREUSE [vers le 4 novembre 1699]. 206

639. Au DUC DE CHEVREUSE. 30 décembre 1699. 207

642. Au DUC DE CHEVREUSE. 27 janvier 1700  210

856. AU DUC DE CHEVREUSE. A C[ambrai] 7 septembre 1702. 213

912 A. LE DUC DE CHEVREUSE A FÉNELON. A Dampierre, ce 16e mai 1703. 214

1128. Au DUC DE CHEVREUSE. A C[ambrai], 24 février 1707. 214

1144 Au DUC DE CHEVREUSE. A C[ambrai] 17 mai 1707. 215

1266. Au DUC DE CHEVREUSE. A C[ambrai] 3 décembre 1708.. 216

LSP 148.*Au DUC DE CHEVREUSE (?) 217

1647. A LA DUCHESSE DE CHEVREUSE. A C[ambray], 20 février 1713. 219

1675. A LA DUCHESSE DE CHEVREUSE. A C[ambrai], 3 [mai] 1713. 220

1611. A LA DUCHESSE DE CHEVREUSE.[Après le 20 novembre 1712]. 221

Relevé de correspondance 222

Comtesse de Montberon (~1646-1720) 225

648. A LA COMTESSE DE MONTBERON. Lundi 22 février [1700] 225

660. A LA COMTESSE DE MONTBERON. A Mons 30 avril 226

665. A LA COMTESSE DE MONTBERON. Jeudi 17 juin. 227

673.         A LA COMTESSE DE MONTBERON. Au Câteau, 26 juillet. 228

677. A LA COMTESSE DE MONTBERON.  Jeudi 5 août. 228

679. A LA COMTESSE DE MONTBERON. A C[ambrai], 2 septembre. 229

688. A LA COMTESSE DE MONTBERON. Dimanche au soir 7 novembre. 230

699. A LA COMTESSE DE MONTBERON. Dimanche 26 déc[embre]. 232

701. A LA COMTESSE DE MONTBERON. A Cambray 5 janvier 1701. 233

724. A LA COMTESSE DE MONTBERON A C[ambrai] 10 juin. 235

743. A LA COMTESSE DE MONTBERON A C[ambrai] 21 août. 236

771. A LA COMTESSE DE MONTBERON (?). [Vers le 6 novembre]. 238

817. A LA COMTESSE DE MONTBERON. A C[ambrai] 17 avril 1702. 239

867. A LA COMTESSE DE MONTBERON. Mardi, 10 octobre 1702. 241

926. A LA COMTESSE DE MONTBERON. A Cambrai, lundi 30 juillet 1703. 248

933. A LA COMTESSE DE MONTBERON. Jeudi 23 août 1703. 250

946. A LA COMTESSE DE MONTBERON. Lundi soir, 3 novembre 1703. 251

1033. A LA COMTESSE DE MONTBERON. Lundi 26 janvier 1705. 251

1076. A LA COMTESSE DE MONTBERON. Mardi, ...février 1706. 253

1138. A LA COMTESSE DE MONTBERON. Jeudi au soir 21 avril 1707. 253

1159. A LA COMTESSE DE MONTBERON. Mercredi 10 août 1707. 255

1183. A LA COMTESSE DE MONTBERON. [A Cambrai] 9 décembre 1707. 258

1220. A LA COMTESSE DE MONTBERON. [Juillet 1708]. 259

1308. A LA COMTESSE DE MONTBERON. A C[ambrai] 7 juin 1709. 259

Relevé de correspondance 261

Duc (1648-1714) et duchesse de Beauvillier (1653 ?-1733) 263

857. Au DUC DE BEAUVILLIER. A C[ambrai], 7 septembre 1702. 264

865. Au DUC DE BEAUVILLIER. Au Casteau-Cambresis, ce 5 octobre [1702 ou 1703?]. 265

1950. A LA DUCHESSE DE BEAUVILLIER. A Cambray, 28 décembre 1714. 267

Relevé de correspondance 268

A Marie-Christine de Salm (1655- ?) 269

1062. A MARIE-CHRISTINE DE SALM. A Cambray, 31 octobre 1705. 270

1133. A MARIE-CHRISTINE DE SALM. A Cambray, ler avril 1707. 272

1218. A MARIE-CHRISTINE DE SALM. A Cambray, 28 juin 1708. 273

1247. A MARIE-CHRISTINE DE SALM. A Cambrai] 30 septembre 1708. 275

Marquise de Risbourg ( ~1670?-1720) 277

LSP 139.*A LA MARQUISE DE RISBOURG (?) 278

LSP 140.*A LA MARQUISE DE RISBOURG (?) 279

LSP 141.*A LA MARQUISE DE RISBOURG (?) 279

LSP 142.*A LA MARQUISE DE RISBOURG (?) 281

LSP 143.*A LA MARQUISE DE RISBOURG (?) 283

LSP 144.*A LA MARQUISE DE RISBOURG (?) 284

LSP 501. A LA MARQUISE DE RISBOURG   285

LSP 502. A LA MARQUISE DE RISBOURG   285

Relevé de correspondance.  288

Madame de la Maisonfort (1663-après 1717) 289

314. A Mme DE LA MAISONFORT. [Mars 1695]. 289

LSP 145*A MADAME DE LA MAISONFORT  294

LSP 206.*A MADAME DE LA MAISONFORT  295

LSP 207.*A MADAME DE LA MAISONFORT  296

LSP 208* A MADAME DE LA MAISONFORT  297

LSP 209.*A MADAME DE LA MAISONFORT [Avant mai 1697] 298

Relevé de correspondance. 300

Vidame d’Amiens 1676-1744  301

LSP 174.*Au VIDAME D’AMIENS (?) [1706-1707] 301

1148. Au VIDAME D’AMIENS. 31 mai 1707. 303

LSP 183*. AU VIDAME D’AMIENS. [1710 ou 1711 ?] 306

Marquis de Fénelon (1688-1746) 309

1662. Au MARQUIS GABRIEL-JACQUES DE FÉNELON. Samedi 1er avril 1713. 309

1690. Au MARQUIS DE FÉNELON. Dimanche 28 mai 1713. 310

1794. AU MARQUIS DE FÉNELON. A C[ambrai], 20 avril 1714. 311

1810. Au MARQUIS DE FÉNELON. 9 mai 1714. 311

Charlotte de Saint-Cyprien (~1670-1747) 313

LSP 26. A LA SŒUR CHARLOTTE DE SAINT-CYPRIEN (?) [début janvier 1689] 317

LSP 17. L.37 & L.329S . A LA SŒUR CHARLOTTE DE SAINT-CYPRIEN. A Cambray, 21 août [1695 ou 1696]. 319

LSP 14. L.339. A SŒUR CHARLOTTE DE SAINT-CYPRIEN. 30 novembre. 322

LSP 15. L.342. A SŒUR CHARLOTTE DE SAINT-CYPRIEN. A Versailles, 10 décembre [1695]. 323

LSP 19. L.344S. A LA SŒUR CHARLOTTE DE SAINT-CYPRIEN. A Cambray, 25 décembre [1695 ou 1696 ?] 324

LSP 16. L.363S. A LA SŒUR CHARLOTTE DE SAINT-CYPRIEN. Mardi au soir, 7 août [1696 ?]. 338

376S. à la soeur CHARLOTTE DE SAINT-CYPRIEN. Samedi 15 décembre [1696]. 339

LSP 18. 380S. A LA SŒUR CHARLOTTE DE SAINT-CYPRIEN. [août 1695 - janvier 1697]. 340

LSP 20. L.1437. A LA SOEUR CHARLOTTE DE SAINT-CYPRIEN. A Cambray 17 janvier 1711. 342

LSP 22. L.1514. A LA SŒUR CHARLOTTE DE SAINT-CYPRIEN. 25 décembre 1711. 343

LSP 21. L.1776. A LA SŒUR CHARLOTTE DE SAINT-CYPRIEN. A Cambray, ce 10 mars 1714. 346

Duchesse de Mortemart (1665-1750) 349

LSP 126.*A LA DUCHESSE DE MORTEMART juin 1693 ? 350

LSP 135.*A LA DUCHESSE DE MORTEMART  354

LSP 130.*A LA DUCHESSE DE MORTEMART  [1693?] 357

LSP 131*A LA DUCHESSE DE MORTEMART  [1693 ?] 358

LSP 129.*A LA DUCHESSE DE MORTEMART [?] [1695 ?] 359

LSP 137.*A LA DUCHESSE DE MORTEMART  360

LSP 150.*A LA DUCHESSE DE MORTEMART (?) 361

LSP 151.*« LAISSEZ VOTRE CŒUR. » 362

LSP 164.*A LA DUCHESSE DE MORTEMART  363

LSP 165* A LA DUCHESSE DE MORTEMART  364

LSP 166.*A LA DUCHESSE DE MORTEMART. Après juin 1708. 364

LSP 167.*A LA DUCHESSE DE MORTEMART  366

LSP 189.*A LA DUCHESSE DE MORTEMART  367

LSP 190.*A LA DUCHESSE DE MORTEMART  367

LSP 191.* A LA DUCHESSE DE MORTEMART ( ?) 369

LSP 192.*A LA DUCHESSE DE MORTEMART (?) 369

LSP 193.*A LA DUCHESSE DE MORTEMART  371

LSP 198.*A LA DUCHESSE DE MORTEMART (?) 374

LSP 203.*A LA DUCHESSE DE MORTEMART. [1711 ?] 374

LSP 205 Au DUC DE MORTEMART (?) 376

LSP 218.*A LA DUCHESSE DE MORTEMART (?) 377

LSP 219.*A LA DUCHESSE DE MORTEMART (?) 379

LSP 490.*A LA DUCHESSE DE MORTEMART (?) 380

1121. A LA DUCHESSE DE MORTEMART A Cambray, 9 janvier 1707. 382

1408. A LA DUCHESSE DE MORTEMART  387

1442. A LA DUCHESSE DE MORTEMART.  A C[ambrai] 1 février 1711. 394

1479. A LA DUCHESSE DE MORTEMART. A Cambray, 27 juillet 1711. 395

Relevé de correspondance 398

A une Dame (Y) 399

LSP 89.*A UNE DAME (Y) 399

LSP 90.*A LA MÊME (Y) 399

LSP 91.*A LA MÊME (Y) 400

LSP 92.*A LA MÊME (Y) 401

LSP 93*A LA MÊME (Y) 401

LSP 94.*A LA MÊME (Y) 403

LSP 95.*A LA MÊME (Y) 404

LSP 96.*A LA MÊME (Y) 405

LSP 97.*A LA MÊME (Y) 405

LSP 98.*A LA MÊME (Y) 406

A une demoiselle (Z) 409

LSP 99.*A UNE DEMOISELLE (Z) 409

LSP 101.*A LA MÊME (Z) 410

LSP 102*.A LA MÊME (Z) 412

LSP 103*A LA MÊME (Z) 413

LSP 104.*A LA MÊME (Z) 415

LSP 105.*A LA MÊME (Z) 416

LSP 106.*A LA MÊME (Z) 416

LSP 107.*A LA MÊME (Z) 417

LSP 108.*A LA MÊME (Z) 418

LSP 109.*A LA MÊME (Z) 419

LSP 110*  420

LSP 111.*A LA MÊME (Z) 421

LSP 112.*A LA MÊME (Z) 423

LSP 113* A LA MÊME (Z) 423

LSP 114.*A LA MÊME (Z) 424

LSP 115.*A LA MÊME (Z) 425

LSP 116.*A LA MÊME (Z) 426

LSP 117.*A LA MÊME (Z) 428

LSP 118.*A LA MÊME (Z) 429

LSP 119.* A LA MÊME (Z) 430

LSP 120.*A LA MÊME (Z) 431

LSP 121.*A LA MÊME (Z) 432

LSP 122.*A LA MÊME (Z) [fin de 1713 ou de 1714 ?]. 433

LSP 123.*A LA MÊME (Z) 434

LSP 124.*A LA MÊME (Z) 436

LSP 125.*A LA MÊME (Z) 437

Au duc de Bourgogne  441

1239. AU DUC DE BOURGOGNE A Cambray le 16 septembre [1708]. 441

1972. Au DUC DE BOURGOGNE [vers 1702] 442

A des correspondants connus  444

153. A LA DUCHESSE DE NOAILLES. [Vers 1690]. 445

667. A L’ABBÉ DE LANGERON   448

668 A. De SŒUR A.-M. DES FONTAINES A FÉNELON [20 juillet 1700]. 449

761. Au MARQUIS DE LOUVILLE. A Cambray, 10 octobre 1701. 450

1027. LSP 1. A JOSEPH-CLÉMENT DE BAVIÈRE, ÉLECTEUR DE COLOGNE. A Cambray, 30 décembre 1704. 451

1261. A MICHEL CHAMILLART [20 novembre 1708]. 453

1124. A G. DE SÈVE DE ROCHECHOUART [Février 1707?]. 458

1954. Au P. LE TELLIER [6 janvier 1715]. 459

À des religieuses  460

355. LSP 23. A UNE RELIGIEUSE. [A Versailles, avant le 13 mars 1696 ?]. 460

1953. A UNE RELIGIEUSE. A Cambray, 30 décembre 1714. 462

LSP 27.*A UNE RELIGIEUSE  466

LSP 28.*A UNE RELIGIEUSE  468

1567. LSP 24. A LA MÈRE MARIE DE L’ASCENSION [M.-M. DE CHANTÉRAC]. 19 juillet 1712. 469

À des dames  471

LSP 128.*A UNE DAME  471

LSP 199.*A UNE DAME  474

LSP 160.*A UNE DAME  475

LSP 161.*A UNE DAME  477

LSP 162.*A UNE DAME  480

1975. LSP 127. À UNE DAME. 1714. 481

À des Inconnus  483

Il s’agit essentiellement de « morceaux choisis » par les disciples pour l’édition de 1718. 483

LSP 163*. A UN JEUNE HOMME  483

LSP 176.*A UNE MALADE  484

LSP 4*À UN SUPERIEUR DE COMMUNAUTÉ  485

LSP 37.*A UNE CONVERTIE  488

LSP 86. [Réponses] A UN SEIGNEUR DE LA COUR  491

LSP 88*. A UN MILITAIRE. 497

LSP 202.*A UN MILITAIRE  500

LSP 152*. A UNE FEMME (U) 503

LSP 177.*A UNE FEMME (U) 503

LSP 153.*A UN HOMME  504

LSP 212.*A UN DEBUTANT  505

LSP 154.*A UN COMMENÇANT  506

LSP 158.*A UNE MÈRE DE FAMILLE  507

LSP 194.*A UN DISCIPLE  509

LSP 214.*A UN DISCIPLE  509

LSP 184.* A UN DISCIPLE  510

LSP 138*. A M. X*  511

LSP 491.*« SOYEZ SIMPLE... » 513

LSP 146.* « VOUS ME FAITES UN VRAI PLAISIR…» 515

LSP 147.* « J’AI VU N... » 516

LSP 149*. POUR LA PERSONNE…    517

LSP 204.*« JE PRENDS TOUJOURS GRANDE PART... » 518

LSP 155*. « VOUS NE SAURIEZ ME DIRE… » 520

LSP 156.*« JE NE SUIS POINT ÉTONNÉ... » 521

LSP 157.*« JE CROIS QUE VOUS DEVEZ ÊTRE... » 523

LSP 159.*« VOUS NE DEVEZ POINT... » 524

LSP 178.*« JE SUIS DANS UNE HONTEUSE LASSITUDE... » 525

LSP 181*. « C’EST À N..... À SE LAISSER… » 526

LSP 182.*« N... VOUS DIRA COMBIEN... » 526

LSP 185.*« JE NE DOUTE POINT... » 527

LSP 186*« SUIVEZ LA VOIE… » 528

LSP 188.*« JE VOUS SOUHAITE... » 528

LSP 220.*CONSOLATION 1  529

LSP 221.*CONSOLATION 2  530

LSP 223.*CONSOLATION 4  531

1889. LSP 216. A***. 18 août 1714. 532

1903. LSP 217. A***. 16 octobre 1714. 534

Table des sources  537

Œuvres de Fénelon  537

Œuvres de Mme Guyon  537

Etudes 537

Documents  539

Liste de proches de madame Guyon  539

Liste de proches de François de Fénelon  539

Les enfants COLBERT  540

Les enfants FOUQUET  540

Dimension des correspondances 541

CF 18 4ème & Introduction aux lettres spirituelles (I.Noye) 541

TABLE DES MATIERES  543

fin  551

 

fin


 


 

 


 

 



[1] Nouvel état présent des travaux sur Fénelon,  CRIN 36, 2000, « Bibliographie chronologique (1940-2000) ».

[2] Fénelon, Œuvres spirituelles, Introduction et choix de textes par François Varillon S.J, Aubier, 1954 ; François Trémolières, Fénelon et le sublime, Littérature, anthropologie, spiritualité, Honoré Champion, 2009.

[3] L’authenticité de la correspondance avec la « Dame directrice » ne sera reconnue qu’en 1907 par un érudit d’origine suisse.

[4] Madame Guyon, Correspondance Tome I Directions spirituelles, Honoré Champion, 2003 [CG], [échanges avec Fénelon : « I. La ‘correspondance secrète’ en 1688 et 1689, II. Le ‘complément’ de l’année 1690. III. Lettres écrites après 1703, 215-564 ] - Synthèse avec des additions : La direction de Fénelon par madame Guyon, prés. et éd. par Murielle et Dominique Tronc, 2015, web.

[5] Nous bénéficions enfin de l’édition assemblée par I. Noye  et publiée en 2007. Elle achève la monumentale Correspondance de Fénelon [CF] sous le titre fort discret de Suppléments et corrections. Il s’agit du t. XVIII et dernier de l’entreprise. Il livre à la suite de diverses lettres retrouvées : « II. Lettres spirituelles » [LSP], 87-223. - Les tomes précédents de la Correspondance furent publiés de 1972 à 1999. – Nous allons recourir largement infra à ce [CF 18].

[6] Œuvres spirituelles de Messire François de Salignac de la Mothe-Fénelon…, Volume second contenant ses lettres spirituelles, A Anvers, Chez Henri de la Meule, 1718 [OS 2].

[7] Comparé par exemple aux Moralistes du XVIIe siècle assemblés par J. Lafond, « Bouquins », Robert Laffont, 1992.

[8] On reste aujourd’hui encore  tributaire de la Revue Fénelon (1911-1812) et de son directeur E.Griselle (Slatkine reprint, 1971).

[9] desengaño : désillusion, désenchantement. Attribué à des auteurs de la fin du siècle d’or espagnol.

[10] Sobriquet attaché à la ‘veuve Guyon’ par des ecclésiastiques jaloux,  ou incompréhensifs : c’est le cas de son inventeur Tronson, malgré son honnêté rare. Tronson (1622-1700) fut le directeur de Saint-Sulpice et le confesseur du jeune abbé.

[11] « Maintenant quand je découpe, je n’ai plus en esprit que le principe. Mes sens n’agissent plus ; seule ma volonté est active. Suivant les lignes naturelles du bœuf, mon couteau pénètre et divise, tranchant les chairs molles, contournant les os, faisant sa besogne comme naturellement et sans effort. Et cela sans s’user… » (Tchoang-tseu, chap. 3, B, traduction Léon Wieger, Cathasia, 1950).

[12] La « nature » est aujourd’hui perçue autrement depuis Darwin, mais chez Fénelon on découvre un beau lyrisme – l’interprétant ‘au second degré’ selon la perception unifiante mystique commune à diverses traditions : « Mais parce que Vous êtes trop au-dedans d’eux-mêmes, où ils ne rentrent jamais, Vous leur êtes un Dieu caché  […] tout ce qui n’est point Vous disparaît, et à peine me reste-t-il de quoi me trouver encore moi-même… » [OC 1, 44-45].

[13] Le choix de recourir à des notes assez étendues permet de ne pas rompre une première lecture à but méditatif du « Fénelon par lui-même ». - Nous y reportons ce qui est moins « mystique », mais témoigne de résistances diverses de dirigé(e)s comme du soin dévoué du directeur archevêque (il est comparable en cela à celui de l’évêque François dans son pauvre diocèse).

[14] [CF] n° impairs, fin des volumes.

[15] « Les années d’épreuves de Madame Guyon, Emprisonnements et interrogatoires sous le Roi Très Chrétien », Honoré Champion, 2009, [EG], ‘dossier’ précédé d’une brève synthèse : « Années d’épreuves et stratégie inquisitoriale », 14-30, situant les événements de la période couvrant la majorité des documents livrés dans le présent volume. Ces événements succèdent à ceux, mieux connus, d’une ‘période publique’ qui prend fin en 1695  (elle couverte par le Crépuscule des mystiques de Louis Cognet).

[16] Jeanne-Marie Guyon, La Vie par elle-même, Honoré Champion, 2001, [VG] - Un manuscrit autobiographique fut livré partiellement à Bossuet sous promesse non tenue de confidentialité. Le projet d’édition souleva par la suite de sérieuses objections au sein du cercle guyonnien. Il fut mené à terme en 1720 par le pasteur Poiret opérant sur le manuscrit tardif dit d’Oxford. Cette source fut alors révisée, réordonnée et parfois atténuée. Ses extraits sont donnés ici en  caractères romains. Nous la complétons en italiques par les feuillets ôtés par le duc de Chevreuse (v. note suivante) : il s’agit du recueil de Saint-Sulpice qui s’avère très proche du manuscrit de Saint-Brieuc.

[17]  Ici débutent [3.9.10 = troisième partie de [VG] chapitre 9, § 10, page 750]  les feuillets dont Madame Guyon avait demandé le 1er septembre 1694 au duc de Chevreuse leur suppression lors de la communication de ses écrits aux examinateurs d’Issy (ils se réunirent - sans jamais la convoquer - en fin d’année et au début de l’année suivante) : «  Pour tout ce qui regarde St B. [= Fénelon] autant qu'il y aura de feuillets … il les faut ôter absolument, car rien ne me peut obliger à confier ma vie. Je l'ai fait à Mr de M[eaux = Bossuet] par excès de bonne foi, mais si je me fusse souvenue de ces endroits je les eusse ôté. »  Utilisés par Bossuet ils furent publiés par l’érudit d’origine suisse Masson en 1907.

[18] Sortie du couvent-prison de la Visitation le 13 septembre 1688 : « la dite Dame Guyon, par ordre du Roi, fut rétablie en sa première liberté, et après que Sa Majesté fut informée que cette Dame avait sacrifié par charité une somme considérable en faveur d'une Demoiselle qui se trouvait en péril dans le monde à cause de sa beauté et qui est devenue religieuse par le moyen de cette charitable Dame. »

[19] Petit village sur la Mauldre, à l’ouest de Versailles. La Duchesse de Charost y avait une maison de campagne.

[20] Omission propre à la source.

[21] A l’époque où se situe cet épisode, l’abbé de Fénelon a trente-sept ans. Épaulé par Bossuet, il sera nommé précepteur du dauphin l’année suivante.

[22] Nous allégeons en omettant le début et la fin du chapitre 10. La variante en italique commune aux sources de Saint-Sulpice et de Saint-Brieuc éclaire le manuscrit principal tardif actuellement à Oxford. Ce dernier commence le chapitre 10 par la soudure : « Je ne saurais plus rien écrire de ce qui me regarde. Je ne le ferai plus [expérience chèrement acquise suite à de l’indélicatesse de Bossuet ! le ‘récit des prisons’ restera manuscrit jusqu’à son édition par madame Gondal puis par nous-mêmes, Vie 4e partie]. Je porte souvent la peine des âmes pour les en délivrer. J’ai oublié de dire… ».  Voir infra la reprise en caractères romains.

[23] Le 4 octobre.

[24] Tout ceci reste largement inexpliquable scientifiquement de nos jours (2015) et semble une invention de l’imagination pour qui n’a pas connu une expérience mystique de correspondance reçue. Nous abordons le nœud  délicat « souvent occulté qui explique les doutes de critiques jusqu’à nos jours les mieux disposés… », dans le récit-synthèse qui ouvre Les années d’épreuves de Madame Guyon, Emprisonnements de interrogatoires sous le Roi Très Chrétien, Documents biographiques…, Honoré Champion, 2009, 15-30 ; dans Madame Guyon, Œuvres mystiques, 2008, Présentation, 38 sq. ; dans de nombreux témoignages traditionnels dans Expériences mystiques en occident, vol. I à III, Les Deux Océans, 2012-2014.

[25] Louis de France, duc de Bourgogne, né au château de Versailles le 6 août 1682.

[26] Elle écrit à Fénelon le 15 juin 1689 : « Ce que l'on veut aussi que je vous déclare, c'est que vous ne serez point conduit par les fortes croix, par les peines violentes, mais par les faiblesses des enfants. C'est cet état d'enfance qui doit être votre propre caractère : c'est lui qui vous donnera toutes grâces.

[27] Madame Guyon, Correspondance Tome I Directions spirituelles, op.cit. [CG 1], « Une relation mystique (Murielle Tronc) », pages 216-224. – On a malheureusement perdu une bonne moitié de la correspondance Fénelon-Guyon, car on sait que quatre volumes manuscrits existaient dont le premier seul fut édité dès le XVIIIe siècle, mais reconnu authentique seulement en 1907,  le second est édité en 2003 dans [CG 2], les deux derniers demeurent introuvables… On doit donc parler de « Premiers échanges ».

[28] De l’édition du même volume [CG 1].

[29] Né le 17 janvier 1622, Louis Tronson était le fils d'un secrétaire de cabinet et de Marie de Sève. Élève du collège des Grassins, licencié en droit canon, prêtre en décembre 1647, il acquit une charge d'aumônier ordinaire du Roi le 23 décembre 1654. Entré à Saint-Sulpice le 1er mars 1656, il devint supérieur de la Solitude, puis, quand M. de Bretonvilliers fut élu supérieur, premier directeur (1657). Supérieur général de la congrégation le 1er juillet 1676, il s'établit à Issy en 1687, et mourut le 26 février 1700. (Orcibal, Lettre 1 note 14, CF 10). – Sur le lien avec Fénelon, note 16, Orcibal cite Bremond évoquant une « curieuse lettre, entortillée, maladroite, qui nous révèle, à nous, une foule de choses, mais qui n'en veut dire qu'une, à savoir que Fénelon s'est converti à la sainteté. Ces bonnes nouvelles, une âme pudique ne les crie pas très haut ni d'emblée. De là ces détours, cet embarras, ce long début sur l'union de grâce qui s'est nouée entre lui et M. Tronson. Qu'importe ? Sa vie est orientée désormais. Parfait dès cet instant ? Non pas, ni aujourd'hui, ni demain. Mais il ne cessera pas de vouloir l'être. Ne cherchez pas ailleurs son secret » (Les plus belles pages de Fénelon, Paris, 1930, p. 25) ».

[30] Un trimestre auparavant Mme de Maintenon écrivait le 15 novembre 1695 à l’archevêque de Paris : « …nous parlâmes de Mme Guyon ; il ne change point là-dessus, et je crois qu’il souffrirait le martyre , plutôt que de convenir qu’elle a tort ». Depuis, le 27 décembre, Mme Guyon a été arrêtée. Le duc de Beauvillier vient d’écrire le 29 février 1696 à M. Tronson : « Quoi ! dans un temps où M. de la Reynie vient, pendant six semaines entières, d’interroger Mme Guyon sur nous tous, quand on la laisse prisonnière, et que ses réponses sont cachées avec soin ; M. de Cambrai, un an après MM. de Paris et de Meaux, s’aviserait tout d’un coup de faire une censure de livres inconnus dans son diocèse ! » (Les commentaires par Orcibal aux lettres constituant les tomes pairs de [CF] - dont nous reprenons les numéros et intitulés des titres - sont rassemblées aux tomes impairs qui les suivent : ici au tome V complémentaire du tome IV « De l’Épiscopat à l’Exil (4 février 1695 – 3 août 1697) ».  Nous résumons ici comme infra les points relevés par [O], très utiles pour suivre les événements).

[31] M. de Paris (Harlay), M. de Meaux (Bossuet), Mgr l’évêque comte de Chaalons (Noailles), M. de Chartres (Godet des Marais). « Ces ordonnances qui se succèdent d’octobre 1694 à fin novembre 1695 forment la base canonique dont il faut partir pour déterminer la teneur des critiques de fond … s’y adjoindra par la suite une immense littérature secondaire de controverses et de libelles… » (Madame Guyon, Œuvres mystiques, Honoré Champion, 2008, « Les Ordonnances », analyse pages 64-66.)

[32] Accabler remplace déchiré, rayé. [O].

[33] « J’ai eu de grands commerces avec M ; de Cambrai qui roulent toujours sur Mme Guyon. Nous ne nous persuadons ni l’un ni l’autre », [O] cite Mme de Maintenon écrivant le 8 mars à Noailles.

[34] L’expression fait « partie de l’arsenal anti-quiétiste de Nicole » [O].

[35] Donner de l’autorité, du crédit.

[36] Expression malheureuse utilisée par l’aumônier de Lourdes : « La petite église d’ici vous salue, illustre persécutée ». Elle provoquera bien des peines à la prisonnière. Voir Les années d’épreuves… [EG], 164 sq. – Mme de Maintenon lisait les compte-rendus d’interrogatoires.

[37] Orcibal signale une lettre de fin mai 1694 à l’écuyer Foucquet mourant dont voici l’extrait « d’une mère qui a des enfants » : « Je vous envoie la bénédiction du petit Maître. Partez, âme bienheureuse, et allez recevoir la récompense réservée à tous ceux qui, comme vous, seront à Lui sans ménagement ni retour. Allez entre Ses bras, préparez le lieu, priez pour les enfants et pour la mère : qu’ils ne s’écartent jamais ni pour le temps ni pour l’éternité de la volonté suprême et adorable. Allez, partez au nom du Seigneur, et que nous soyons unis dans l’éternité comme nous l’avons été dans le temps. J’espère de la bonté de Dieu que je serai présente au moment de votre mort en esprit et de cœur pour vous recevoir avec le petit Maître qui vous attend. Soyez mon ambassadeur auprès de Lui pour Lui dire que je L’aime. » (Madame Guyon, Correspondance Tome II Combats, [CG 2], pièce 176).

[38] Mme de Maintenon avait fait délivrer Mme Guyon de son premier emprisonnement du 29 janvier au 13 septembre 1688 à la Visitation Saint-Antoine.

[39] Décréditer, ôter la réputation.

[40] En jugeant des livres qui contiennent des erreurs formelles par les sentiments.

[41] 374 A. L'ABBÉ J.J. BOILEAU A FÉNELON. A Paris, 26 novembre 1696. « Pour la Dame, j'avoue que son état m'épouvante. Il n'y a rien que je ne fisse pour la délivrer d'une illusion qui lui est si préjudiciable, et qui fait tant de tort à des personnes dont la réputation est si chère à l'Église. Mais le moyen d'éclairer une femme en qui l'orgueil a répandu ces ténèbres qui obscurcissent le coeur aussi bien que l'esprit ? […] Griselidis, don Quichotte, Peau d'âne, la belle Hélène, des opéras, des romans, les comédies de Molière. Jamais dévote jusqu'ici n'avait fait provision de tels livres. Je sais ce qu'elle allègue pour s'excuser, mais cela s'appelle s'accuser en s'excusant. C'est dans les livres saints que les âmes justes et affligées ont cherché de tout temps leur consolation et les soutiens de leur patience. C'est dans les Cantiques divins, et non dans des airs profanes et dangereux, que les chrétiens sont très persuadés qu'on peut apprendre à chanter le pur amour. […] Hé bien ! Monseigneur, ai-je tort encore d'avoir cru la Dame fanatique ? Et quand je l'aurais jugée, avec une infinité de gens et pieux, digne d'une prison perpétuelle, mon zèle aurait-il été si excessif ? Ma délicatesse pour mes amis, auxquels elle a tant nui, était-elle trop blâmable? Mais je n'ai pas été si noir qu'on me fait. M. le duc de C[hevreuse] n'aura peut-être pas oublié qu'avant l'éclat qui a causé à la fin la détention de la Dame, j'insinuai qu'elle devrait se mettre volontairement dans un monastère. Cette prison n'était pas trop rigoureuse pour une veuve qui aurait voulu vivre selon son état. Mais j'ai bien vu qu'elle avait ses raisons pour ne pas s'enfermer… »

 

[42] Né vers 1640, clerc du diocèse de Périgueux, prieur de Pontu, séminariste à Saint-Sulpice du 14 juillet 1662 à 1668. Il assista le 15 août 1668 au mariage de son frère David-François avec la nièce de Fénelon. Il était certainement prêtre le 15 octobre 1670. Bien qu'il n'ait pas acquis de grades à Paris, des pièces d'archives lui donnent le titre de docteur en théologie. Il passa les années suivantes la Mission de Périgueux, fondée par son oncle Jean. C'est sans doute alors qu'il reçut le prieuré de Parcoul. Sa première charge semble avoir été celle de supérieur et recteur du couvent Saint-Joseph des Carmélites déchaussées de Bordeaux. Cette nomination fut approuvée le 8 juin 1675 par le nonce Fabr. Spada. En 1681 il était réélu pour la troisième fois et l'acte était confirmé le 8 avril par les vicaires capitulaires. Il était encore supérieur en 1695. Mais, dès 1676, M. de Sarlat souhaitait avoir pour vicaire général le beau-frère de sa petite-nièce. Hésitant l'abbé de Chantérac s'adressait à M. Tronson qui l'encouragea le 19 décembre 1676 à accepter, sans abandonner pour autant les carmélites. Chantérac représenta son évêque aux assemblées provinciales de 1681 et de 1685 et fit si bien que Fénelon put écrire le 2 août 1697 au Pape que l'abbé « avait été le principal soutien de son oncle l'évêque. » Pendant cette période, il restait en rapports étroits avec M. Tronson. C'est à celui-ci que la prieure de Bordeaux, Marie-Madeleine du Saint-Sacrement, adressait les lettres destinées à Chantérac : le 8 décembre 1680 le sulpicien lui répondait que l'abbé était toujours en bonne santé et qu'il se disposait à retourner bientôt à Bordeaux. […] A la charge de vicaire général se joignit la dignité de prévôt du chapitre de Sarlat dont nous le voyons pourvu en 1686, le 19 décembre 1689 et en 1694 et il n'y eut de successeur qu'en 1695. Néanmoins Godet-Desmarais, qui tenait à s'entourer de « bons ouvriers », le nomma avant le 11 novembre 1690 chanoine de Chartres. A la fin de 1694, Fénelon lui cédait le prieuré de Carennac et bientôt il l'appelait auprès de lui à Cambrai comme vicaire général. Il y devint archidiacre de Brabant et mourut à Périgueux le 20 août 1715. (Orcibal, CF tome I, ch. II, App., note (36)).

 

 

[43] 524 A. L'ABBÉ DE CHANTÉRAC A FÉNELON. A Rome, 31 mai 1698. … Les expressions de bonne amie, dont vous vous servez en parlant d'elle, et les louanges que vous lui donnez, jointes à l'application que vous avez à excuser ses sentiments, servent de prétexte à douter s'il est vrai que vous condamniez sincèrement ses livres, et si en effet vous n'avez point eu dessein de les excuser en faisant le vôtre.   …

[44] « le destinataire est un 'saint prélat qui sert l’Eglise avec zèle depuis tant d’années’ » qui serait le tuteur des enfants du frère aîné de Fénelon selon Orcibal [O].

[45] « Allusion probable à la sœur Rose, oracle de J.J.Boileau qu’elle animait contre Mme Guyon. Allusion possible  à Catherine Gary que Ledieu appelle ‘la dévote de M. de Meaux’ » [O]. On pense aussi à l’imaginaire de la sœur Cornu qui impressionnait si fort Bossuet.

[46] De mémoires rédigés en latin se détache des traductions de son livre

[47] Madame Guyon vient d’être interrogée par le terrible d’Argenson qui a succédé à l’honnête La Reynie.  Bossuet écrit à son neveu à Rome : « La liaison de la Dame avec lui est manifeste. »

[48] « Ce bruit n’avait d’autre fondement que la mort à la Bastille d’une femme qui servait Mme Guyon. Il fut néanmoins largement répandu en France et même à Rome où le cardinal de Bouillon l’aurait propagé. » [O]. Cet ambassadeur de France représentait les intérêts du roi. La femme fut placée auprès de la prisonnière pour l’espionner, puis finalement « l’on espérait que l’aumônier en tirerait bien des choses contre moi et que le témoignage d’un mourant pourrait être d’un grand poids. Mais le transport lui prit, elle leur dit du bien de moi… » On lira le récit haletant de leur cohabitation dans Les années d’épreuves…, « Le ‘mouton’ », pages 388-391,  section reprise de La Vie par elle-même, 4. Les prisons… , chapitre 6, pages 955-959. Puis « On me donna une autre fille… » : le récit de la nouvelle cohabitation figure au chapitre 7 de la même Vie, pages 963-965. Reste donc le choix du sujet…

[49] Beauvillier aurait fait en 1689 de cet exempt des gardes du corps un gentilhomme de la manche du duc de Bourgogne. Saint-Simon l’oppose à Isaac du Puy comme « dévot de bonne foi aussi et plein d’honneur, mais un des plus plats hommes de France ». Après sa disgrâce il allait parfois à Cambrai, mais l’archevêque n’approuvait pas qu’il « se mêla de direction »… [O].

[50] Abbé de Leschelle. « Les remarques à son sujet en mai 1710 par Fénelon et Mme Guyon sont plus favorables à sa piété qu’à ses capacités » [O].

[51] Pièce 295 de la Correspondance Tome I Directions spirituelles [CG 1]. Le manuscrit Coll. Rothchild A[utographes] se présente selon deux colonnes sur des folios (qui furent ensuite pliés en quatre). Fénelon écrivant en colonne de gauche de sa haute écriture et laissait la place libre à droite pour des réponses à venir de sa correspondante. Procédure simple et efficace puisque l’archevêque disposait souvent d’un porteur et pèlerin bénévole voyageant discrètement de Cambrai à Blois puis prenant le même chemin du retour (il s’agit du neveu marquis de Fénelon, du bon Dupuy ‘Put’, du chevalier écossais Ramsay…)

On se reportera au volume Madame Guyon Correspondance I Directions spirituelles, pièce 295, 556 sq., pour les précisions érudites et les positionnements au sein et entre les divers folios du manuscrit.

[52] Ajout de la main du Marquis de Fénelon son neveu.

[53] « Les Hollandais demandaient à Louis XIV de tourner ses armes contre son petit-fils roi d’Espagne. Villars déclara, en partant commander la dernière des armées du Roi, que « l’État se trouvant exposé au hasard d’une journée », il avait cru devoir, comme un bon sujet, « presser S.M. de faire la paix à des conditions dures, même en déclarant la guerre au roi d’Espagne ». Cette condition exorbitante fut refusée par Louis ; heureusement Villars fut victorieux… » [O].

[54] L’édition [CF 14] fournit le contenu du dialogue, mais décomposé en deux « lettres » numérotées respectivement 1373 pour les questions posées par Fénelon et 1373 A pour les réponses fournies par Mme Guyon. Le procédé est adapté à toute correspondance habituelle par lettres physiquement distinctes qui se succèdent, mais ici le lecteur rencontre - au sein de chacune de deux « lettres » construites à partir d’un unique support - une succession de paragraphes disparates ! Il eût été utile de numéroter les paragraphes « 1, 1A, 2, 2A,… » pour situer  les correspondances.

Nous faisons suivre ici chaque question en corps droits posée par Fénelon par sa réponse en corps italiques apportée par Madame Guyon, respectant ainsi physiquement le support physique (la seule différence étant de reproduire en dessous ce qui figure à droite dans l’autographe). Nous signalons le début de chaque dialogue par « [Q.] »

 

[55] « Langeron souffrait depuis au moins quinze ans d’une propension au sommeil dont il se moquait lui-même [...] Dès le 12 juillet 1710, il n’était plus en état de répondre à Mme de Noailles et allait mourir le 10 novembre suivant à Cambrai [...] » [O].

[56] « Pendant sa mission à Rome, Chantérac avait déjà les jambes malades […] Une aggravation de sa maladie l’avait empêché de signer « à cause du tremblement continuel de ses mains » le  second testament qu’il avait passé à Cambrai  le 20 juillet 1709 en faveur du séminaire et des pauvres. [...] il mourut à Périgueux le 20 août 1715… » - ce qui signe une longue maladie de Parkinson.

[57] Ici : Libérée de la Bastille le 24 mars 1703, Mme Guyon avait été placée sous la surveillance de l'évêque de Blois D. de Bertier et accueillie par son fils aîné Armand-Jacques, seigneur de Briare et de Champoulet, qui vivait à Diziers dans une terre de sa femme. Vers le milieu de 1706 elle voulut s'établir dans un autre domaine, Courbouzon, mais Pontchartrain refusa parce que ç'aurait été sortir du diocèse de Blois. Vers le 15 septembre, elle allait demeurer dans la maison des Forges, près Suèvres, et, au bout de trois mois, elle eut l'autorisation d'acheter à Blois une maison située au-dessus des fossés du château. Elle y mourut en 1717, en très bons termes avec D. de Bertier (réf.) [O].

[58] Des intrigues jansénistes ?

[59] 8Né en 1668, neveu du premier évêque de Québec, il fut proposé par Fénelon et devint en 1709 archidiacre et official : la note d’Orcibal à la lettre 1373À  constitue une biographie.

[60] « Encouragé par Mme Guyon, Fénelon travailla à procurer un « petit évêché », comme Lombez, à l’abbé de Laval [...] La nomination de celui-ci à Ypres le 16 février 1713 parut un grand coup [...], mais il mourut dès le 24 août 1713. » [O].

[61] « En particulier par son goût des recherches généalogiques : voir sa lettre du 4 mai 1710 à Clairambault. Mais Fénelon écrivait le même jour à l’érudit ! » [O].

[62] Mme Guyon pouvait avoir reçu une copie du mémoire au P. Le Tellier de février 1710, où Fénelon annonçait : « Je me charge d’une explication claire et précise du texte de saint Augustin […] M. l’abbé de Langeron travaille actuellement pour faire une semblable explication du texte de saint Thomas… » [O].

[63] Armand-Jacques, qui accueillit à Dizier sa mère à la sortie de la Bastille le 24 mars 1703. « Vers le milieu de 1706 elle voulut s’établir dans un autre domaine, Courbouzon, mais Pontchartrain refusa, parce que ç’aurait été sortir du diocèse de Blois. Vers le 15 septembre, elle alla demeurer dans la maison de Forges, près Suèvres, et au bout de trois mois, elle eut l’autorisation d’acheter à Blois une maison… » [O].

[64] « Pierre Collas […] sans doute receveur des tailles à Montargis, cousin germain du mari de Mme Guyon, était un des cinq parents qui confièrent le 27 septembre 1683 la tutelle de ses enfants à Denis Huguet… » [O].

[65] Le reste de la colonne est resté en blanc et de même f. 4v° sauf une annotation : «  Cet écrit de la propre main de feu M. l’archevêque de Cambrai, mon grand-oncle, et les réponses en marge de Madame Guion, qui sont de la main de cette dame, doivent être de l’année 1710 qui est le temps où les armées commencèrent à se trouver dans le grand voisinage où elles furent de Cambrai, cette campagne et les deux suivantes. De semblables consultations à une dame par ce grand archevêque, montrent de quelle vénération sa mémoire est digne. J’atteste ces écritures comme les connaissant parfaitement. Le Marquis de Fénelon. » (Source : Coll. Rothschild A[utographes], XVII, t. V, 296).

[66] [CF] lettre 1377. « Extrait d’une lettre de M. de Cambray », Aberdeen University Library, ms. 2746.

[67]Jour de l’Ascension. La neuvaine se terminerait donc la veille de la Pentecôte, qui tombait le 8 juin 1710. [O]

[68] Entre 1710 et 1717, Madame Guyon eut auprès d’elle à Blois jusqu’à sept Écossais à la fois, ce qui explique la présence de ce manuscrit à Aberdeen. [O]

[69]Masson avait coupé les passages présentant à ses yeux des longueurs de peu d’intérêt ; Orcibal a édité les lettres de Fénelon sans la correspondance passive de madame Guyon (il était prévu une édition séparée des lettres de madame Guyon). Nous l’avons réalisée en bénéficiant des conseils d’I. Noye.

[70] [CF] édite en deux « lettres » séparées 1373 et 1373A  les séquences des questions de Fénelon puis de leurs réponses par Madame Guyon : aussi chaque « lettre » présente une séquence - non numérotée - de paragraphes disjoints au niveau du sens…

[71]« Je vous l’ai écrit dès le commencement, dans le temps même que je n’avais point de commerce [spirituel] de lettres avec vous. »  (Lettre 85, octobre-novembre 1688). V. la discussion de Masson, « Introduction », p. XXXVI-XXXVII, soulignant les rapports probables entre le supérieur des Nouvelles Catholiques et la fondatrice à Gex.

[72]Correspondance (Orcibal), t. III, note 1, p. 211.

[73] La Démonstration de l’Existence de Dieu suit l’édition de la Réfutation : OP2 -507 à 682.

[74] Réfutation, OP2-327 à 505 et précieuse notice par J. le Brun, 1488 sq. – Nous citons notre précédente lecture sur OV.

[75] OV2-85a : Oeuvres de Fénelon, Édition dite de Versailles, tome II, page 85, 1ere colonne.

[76] [CF] lettre 277. « A en croire Fénelon, ‘ces recueils informes écrits à la hâte et sans précaution, dictés sans ordre à un domestique qui écrivait sous moi, passaient aussitôt sans avoir été relus dans les mains de M. de Meaux… qui n’avait jamais lu les mystiques’ » [O].

[77] Reproduit par J.-L. Goré, La notion d’indifférence chez Fénelon et ses sources, P.U.F., 1956, 194-243, dont nous livrons un choix en signalant les fragments par « E[tat]P|assif]-pages » accompagnés d’un choix des notes « [G] ».

[78] « Il y a en cette vie un état habituel, mais non entièrement invariable où les âmes les plus parfaites font toutes leurs actions délibérées en présence de Dieu… » (Maximes des Saints, XXV, cit. Goré, note 2.

[79] [§4] L'orthodoxie de Fénelon qui d'ailleurs fait ici oeuvre de pédagogie spirituelle plus que de doctrine ne peut guère être mise en cause : sa conception de l'indifférence précise au contraire le cadre de notre devoir, tout d'obéissance à la volonté divine signifiée par la « loy et les préceptes ». Il ne saurait être suspect d'illuminisme et de trop accorder, à l'inspiration individuelle. [G]

[80] C'est là la partie proprement ascétique de l'indifférence féne­lonienne il faut ne point « occuper » notre esprit à des choses « indifférentes », mais le « désoccuper » des objets mêmes les plus anodins, susceptibles de le disperser par leur seule multiplicité. [G]

[81] [§5] C'est la définition même du Pur Amour. Cf. Maximes. lre proposition : « On peut aimer Dieu d'un amour qui est une charité pure, et sans aucun mélange du motif de l'intérêt propre... Ni la crainte des châtiments, ni le désir des récompenses n'ont plus de part à cette amour. On n'aime plus Dieu ni pour le mérite, ni pour la perfection, ni pour le bonheur qu'on doit trouver en l'aimant... On l'aime néanmoins comme souveraine et infaillible béatitude de ceux, qui lui sont fidèles. On ,l'aime comme notre bien personnel. comme notre récompense, comme notre tout. Mais on ne l'aime plus pour ce motif précis de notre bonheur et de notre récompense. » Dans les Principales propositions du livre des Maximes Justifiées (III, p. 252), Fénelon citera ses garants et, entre autres, saint Bernard : « On trouve un autre degré plus sublime, et un amour plus digne, savoir quand le coeur étant purifié à fond, l'âme ne désire plus rien et n'attend plus rien de Dieu que Dieu. même... Car l'âme de ce degré ne désire plus rien comme rien, ni félicité, ni gloire, ni aucun autre bien par ,un amour particulier d'elle-même » (Serm. IX De diversis). [G]

[82] [§6] Fénelon a de l'oraison passive et de la vie de Pur Amour une conception très souple. Bossuet en revanche fait consister la passivité en une ligature absolue des puissances, qui rend l'âme incapable de produira tout acte discursif. « Dieu, écrit l'évêque de Meaux, fait des hommes tout ce qu'il lui plaît, des emporte, les entraîne où il veut, fait en eux et par eux tout ce qu'il s'en est proposé dans son conseil éternel, sans qu'ils puissent résister; parce qu'il est Dieu, qui a, en sa main sa créature, et qui demeure maître de son ouvrage, nonobstant le libre arbitre qu'il lui a donné. Cette proposition est de la foi et paroît incontestablement dans les extases ou ravissements, et dans toutes les inspirations prophétiques (Instruction sur les États d'Oraison, liv. VII, N, 3). / C'est là une conception miraculeuse de la passivité, et en tout cas absolument exceptionnelle. Fénelon s'inscrit au contraire dans la tradition d'une mystique qui se garde bien de réserver à une impuissance absolue dont il est peu d'exemples, le nom de passivité : selon lui au contraire passivité et motions extraordinaires s'excluent. Après saint François de Sales et sainte Jeanne de Chantal, 11 ramène la passivité à une lumière projetée sur notre vie, à une s simple vue de Dieu et de notre néant » pacifiant nos aspirations complexes. [G]

[83] C'est-à-dire : sans retour volontaire sur moi-même. [G]

[84] Réfléchir par grâce contre son attrait » : la formule n'est pas très claire. Voici comment nous l'interprétons : L'oraison passive admettra des distractions involontaires et pratiquement inévitables À cause de notre faiblesse plus facilement que des méditations ou des efforts pieux qui la contraindraient dans une voie différente de la sienne. [G]

[85] Saint Jean de la Croix, Cantique spirituel, strophe XXVI / “Dès que l'âme, en effet, arrive à l'union intime avec Dieu, ses puissances spirituelles n'ont plus à agir et  à plus forte raison ses puissances corporelles; l'union à Dieu par l'amour étant accomplie, le travail des puissances est terminé l'âme est arrivée au terme et n'a plus besoin de ces intermédiaires pour y parvenir. Aussi ce qu'elle fait alors avec le Bien-Aimé, c'est de rester dans cet exercice plein de suavité auquel elle est élevée, et de continuer à aimer et à aimer encore pour continuer cette union. C'est pourquoi elle demande que personne ne paraisse sur la montagne; de la sorte, la volonté seule se tiendra près du Bien-Aimé, et elle 'se donnera à lui avec toutes ses vertus de la manière qui a été exposée.” [G]

[86] L'idée de la boule de cire revient souvent sous la plume de Fénelon qui l'emprunte à saint François de Sales, Traité de l'Amour de Dieu, IX, ch. TV: “Le coeur indifférent est comme une boule de cire entre les mains de son Dieu, pour recevoir semblablement toutes les impressions du bon plaisir éternel... » [G]

[87] Actes, 14, 24. Il s'agit de Paul et Barnabé. [G]

[88] Fénelon ne songe point ici aux dons du Saint Esprit proprement dit — dons de conseil, de piété, de force, de crainte, de science, d'intelligence, de sagesse —, qui tous perfectionnent l'exercice des vertus et facilitent l'oraison avant même qu'elle ne s'épanouisse en contemplation. Il envisage plutôt par « dons sensibles et mira­culeux » les « consolations » ou phénomènes étranges dont parlent les saints. [G]

[89] L'état passif est pour Fénelon l'attitude chrétienne fondamentale et la prise de conscience de l'habitation du Saint Esprit dans l’âme. [G]

[90] [§48] Fénelon suit très exactement le texte de l'Aréopagite. Noms divins, 712 A (trad. Gandillac, P. 107) : " Mais en Dieu le désir amoureux est extatique. Grâce à lui, les amoureux ne s'appartiennent plus; ils appartiennent à ceux qu'ils aiment..." [G]

[91] Théologie Mystique, 117 A; 997 B, ch. I (trad. Gandillac. p. 177). [G]

[92] Cf. Confessions, XI, X. […] Manifestement Fénelon transcrit de mémoire une citation dont il conserve surtout le mouvement général. [§ 57] 1 Trad. « Supposons un être en qui fasse silence le tumulte de la chair et les images de la terre, de l'eau, de l'air, et aussi des cieux : en qui l'âme elle-même se taise, et se dépasse en ne songeant plus à soi en qui se taisent pareillement les songes, les révélations, toute langue, tout signe, tout ce qui ne nalt que pour disparaltre oui, supposons un tel silence de toutes ces choses... puisqu'elles ont élevé leur oreille vers Celui qui les a créées; supposons qu'alors Celui-ci parle seul, non par elles, mais par lui-même; que nous entendions sa parole, non plus par la langue d'un être de chair, ni par la voix d'un ange, ni par le fracas de la nuée, ni par l'énigme d'une parabole, mais que ce soit lui-même, lui que nous aimons sans toutes ces choses, que nous entendions sans leur intermédiaire... supposons que ce contact se prolonge, que toutes les autres visions subalternes s'évanouissent, que celle-ci ravisse seule le voyant, l'absorbe, l'abîme en d'intimes félicités... » [G]

 

[93] Le Gnostique de Saint Clément d’Alexandrie, publié par P. Dudon, Beauchesne, 1930, date tardive d’édition d’un texte majeur : Fénelon, malgré son rayonnement, fut mal représenté par ses innombrables éditions qui omettent une face intime inassimilable durant les deux siècles qui suivirent sa mort. Nous avons colligé et (rarement) corrigé le texte sur le ms. des Archives de Saint-Sulpice : François de Fénelon, La Tradition secrète des mystiques ou Le Gnostique de Clément d’Alexandrie, présentation par Dominique et Murielle Tronc, « Les carnets spirituels », Paris, Arfuyen, 2006.

[94] Pour une approche convergente, “fénelonienne” par sa finesse, mais rédigée autour de 1820 : Leopardi, Zibaldone  : « Malgré tous nos efforts, nous ne pouvons imaginer un mode d’être au-delà [602] de la matière qui ne soit pas néant. Nous disons que notre âme est esprit. La langue prononce le nom de cette substance, mais l’intelligence ne s’en fait pas d’autre idée que celle-ci : elle ignore de quoi il s’agit. » Puis revenant sur ce thème philologique préféré : « …tous les mots  [1224] qui ont, précisément et subtilement, exprimé une idée …ont toujours ou presque toujours, été universellement employés dans toutes les langues, par tous ceux qui conçurent et voulurent exprimer cette idée avec précision. Cette idée s’est ainsi transmise du premier individu qui la conçut clairement aux autres individus, puis aux autres nations… » (trad. Bertrand Schefer, Allia, 2003).

[95] Du même poète : Zibaldone, [383] « …qu’il est sot de confondre l’absence de vérité avec l’absence de jugements, comme s’il n’existait que des jugements vrais ou comme si, du principe énoncé, résultait la nécessité d’un jugement vrai dans l’absolu et non d’un jugement vraiment utile et adapté à la nature de l’homme. »

[96] Couvre les pages 330-368 du troisième et dernier tome de Les Justifications de Mad. J.M.B. de la Mothe Guion écrites par elle-même […] avec un Examen de la IX. & X. Conférence de Cassien, touchant L’état fixe de l’oraison continuelle, par feu Monsieur De Fénelon Archevêque de Cambrai, « Vincenti », A Cologne, Chez Jean de la Pierre, 1720. Également reproduit par Goré à partir des  cahiers 6249-6257 des A.S.-S. Ici nous utilisons l’édition Poiret de 1720.

[97] [Traité] De l’amour de Dieu. Livr.IX. Ch.14. (note Poiret).

[98] De l’amour de Dieu. Livr.VI. Ch.11. (note Poiret).

[99] Gen. 5. v.22.24. Ch.6 v.8,9. Ch.48. v.15. Ps.15 v.8. IV Rois 20. v.3. etc. (note Poiret.).

[100] Opuscule issu d’une lettre du 19 avril [1690 ?] sans doute adressée à Mme de Maintenon. (n. JLB, P1-1423).

[101] P1-573 : Fénelon, Œuvres I, édition présentée, établie et annotée par Jacques Le Brun, Bibliothèque de la  Pléiade, 1983, page 573.

[102] Ne supporte pas de

[103] Lc, X, 41-42.

[104] Sagesse, 16, 20-21.

[105] OS1-96 : Oeuvres spirituelles de Messire François de Salignac de la Mothe-Fénelon, Archevêque de Cambrai, Prince du S. Empire, Premier volume. A Anvers, Chez Henri de la Meule, 1718, page 96.

[106] Tradition du siècle depuis Benoît de Canfield, etc.

[107] Le Banquet, 180b.

[108] Le Banquet, 211a-b

[109] Psaume 72, 26.

[110] OS1-(1-2) : Œuvres spirituelles de Messire François de Salignac de la Mothe-Fénelon…, pages (1) à (2). Les pages (1) à (16) précèdent les pages 1 à 510.

[111] Matthieu, 11, 29-30.                                                                                    

[112] À l’aide de fragments non repérés dans [CF].

[113] L’édition de référence CF observe un ordre strictement chronologique ce qui noie entièrement la minorité spirituelle au sein de « lettres d’affaires ». Son organisation très complexe rend difficile une lecture méditative. Par contre l’ordre par destinataire avait été choisi en 1848-1852 dans le huitième tome de l’édition OC dite de Paris au sein des lettres rassemblées sous le titre de Lettres Spirituelles (LSP 1 à 502) (OC 8). Mais l’ensemble était trop large, le spirituel voilant le mystique  - tout en ayant été complété depuis par reconnaissance de destinataires (en particulier de la « petite duchesse » de Mortemart, destinataire importante, car probable successeur de Madame Guyon).

[114] C’est la grande variable humaine, celle des tempéraments, abordée par la caractérologie à l’aide de divers classements, depuis la variété propre à un Lavater (1740-1801) jusqu’à la dichotomie propre à des modernes popularisés par un Mounier (1905-1950) et d’autres : introversion vs. extraversion, etc.

[115] À l’ordre d’âge qui ne signifie guère au plan mystique et par ailleurs difficile à établir – à tout regroupement sur des critères « généralistes » arbitraires et peu significatifs intérieurement compte tenu de la variété des tempéraments.

[116] Françoise d'Aubigné, marquise de Maintenon (1635 – 1719) naquit en 1635 dans une prison de Niort, où sa mère était renfermée avec son père, Constant d'Aubigné, ardent calviniste, suspect au cardinal de Richelieu. Elle épousa en 1652 le poète Scarron, qui la laissa veuve en 1660. Nommée gouvernante de Louis‑Auguste de Bourbon, duc du Maine, fils naturel de Louis XIV et de Mme de Montespan, elle gagna dans cette place toutes les affections du monarque, par les charmes et la solidité de son esprit. Enfin ce prince, résolu de rompre les attachements criminels auxquels il avait été trop longtemps assujetti, s'unit à elle, en 1685, par les liens indissolubles d'un mariage secret, mais revêtu de toutes les formalités prescrites par l’Église. » ( Fénelon,1829). - Au-delà du rappel de ces quelques dates, on note son « enracinement de la vie religieuse dans la vie morale » et son souci, en fondant la maison d’éducation de Saint-Cyr, d’éviter à d’autres ce qu’elle a connu elle-même. V. DS, 10.115-118.

[117] Fénelon se justifiera à Issy citant Catherine de Gênes : « Dieu alors dépouille l’âme de toutes les vertus et il la salit pour l’humilier ». [O].

[118] Cit. : CF 3, L.43, n.1 ; CF 3, L.283, n.5. – « Quatrième fils du ministre, Jules-Armand Colbert naquit le 7 décembre 1663 et fut d'abord titré marquis d'Ormoy. Il eut Barbier d'Aucour pour précepteur et devint le 28 mars 1674 surintendant des bâtiments en survivance. Il semble y avoir montré de l'incapacité, mais c'est peut-être surtout en raison de la disgrâce de sa famille qu'il fut, en septembre 1683, obligé de céder cette charge à Louvois pour 500 000 livres. Dès le 30 janvier 1685, il pouvait cependant acheter celle de grand maître des cérémonies. Il avait commencé en 1684 une brillante carrière militaire (« il avait des parties de capitaine », dit Saint-Simon). Comme il était déjà pourvu, Seignelay ne lui fit cependant donner le 4 septembre 1689 que le régiment de son cadet, le comte de Sceaux, et ce n'est qu'à la mort de celui-ci qu'il eut le 9 juillet 1690 le régiment de Champagne. Brigadier en 1693, lieutenant général en 1702, il sera tué le 17 août 1704. Deux filles étaient nées en 1684 et en 1686 de son mariage avec Gabrielle de Tonnay-Charente qu'il avait épousée le 27 juillet 1682 et qui devint folle. » (CF 3, LSP 43, n.1).

[119] En LSP 137 Fénelon évoque de même pour Mme de Mortemart la rencontre dans le «centre commun », où « la Chine et le Canada viennent se joindre ». (Noye)

[120] Blainville recourait à sa soeur, Mme de Mortemart, comme guide spirituelle; très sensible aux défauts d'autrui (« Demeurez uni à la bonne... [duchesse] malgré l'opposition de vos deux naturels, et la vivacité qui vous rend l'un et l'autre si sensibles », 672. LSP 80), elle souffrait spécialement des fautes ou défauts qu'elle constatait en lui. (CF 18, LSP 133, n. Noye)

[121] sa soeur, Mme de Mortemart.

[122] Le groupe guyonien se trouve ici caractérisé par son origine inspirée son fonctionnement solidaire et son but. (Noye).

[123] On connaît deux voyages de la duchesse de Mortemart au cours desquels elle put être reçue par Fénelon : en 1699, elle passa au Cateau-Cambrésis au début d'octobre et repassa pour en repartir le 15 (il y résida du 4 au 14); en 1702. elle séjourna à Cambrai quelques jours à partir du 8 juillet. (Noye).

[124] Retour sur l'objectif assigné  au groupe guyonien.

[125] Vraisemblablement la folie de sa femme, née Gabrielle de Tonnay-Charente.

[126] Sa soeur, la duchesse de Mortemart.

[127] Comme souvent avec les correspondants dont il est spirituellement proche, Fénelon se montre éprouvé autant que Blainville; l'avant-dernière phrase, ci-dessous, exprime aussi leur union. (Noye).

[128] Col. III, 3.

[129] La fille de Blainville, visitandine à Saint-Denis, allait mourir le 18 octobre 1698.

[130] Rom. XIV, 8.

[131] Thérèse d’Avila, Pensées diverses, 2.

[132] La lettre s’adresse d’abord aux deux correspondants, tout comme le dernier alinéa. En admettant que N... soit, comme souvent, Mme de Mortemart, et que le premier « nous » représente Fénelon avec Blainville, on peut voir dans cette lettre une étape importante dans l’évolution de celui-ci : ayant conversé avec Fénelon, il est décidé à adopter le programme spirituel que celui-ci lui propose, ce qui fait prévoir une étroite union avec sa soeur. Il est donc chargé d’apprendre à celle-ci la bonne nouvelle (à moins que le second N. ne désigne Mme Guyon?). La lettre, datant d’un mois de novembre, peut être de 1694, 1695 ou 1696, dates où Fénelon était à Versailles ou Paris ; 1694 nous paraît plus probable […] (Noye).

[133] Le marquis avait surveillé en décembre 1696 et janvier 1697 l’impression des Maximes des Saints. (O]

[134] Il doit s’agir de Mme de Beauvillier ou de Mme de Mortemart. [O]

[135] Les suites de la condamnation du quiétisme par le pape. « C’était l’époque de l’Assemblée du clergé où triomphait Bossuet… » [O]

[136] « Placées à la suite de la lettre 715 du 4 août 1701 dans une copie revue par le marquis de Fénelon (A.S.S., pièce 552), cette lettre et les deux qui la suivent peuvent appartenir à la période 1701-1704 pour laquelle on ne connaît pas de lettres datées de Fénelon à Blainville. » (CF 18, LSP 83, n. Noye).

[137] II Cor. XI, 2.

[138] Addition marginale de Gosselin qui avait eu sans doute sous les yeux un manuscrit qui les comportait, non retenue dans (OC): « Renouvelez-vous souvent devant Dieu et soyez, par son esprit, doux, simple et petit avec les hommes ». (Noye).

[139] Jean XII, 360.

[140] Fénelon range sans doute la géométrie parmi « les curiosités qui passionnent »; mais puisqu'elle « a expliqué l'art de découvrir les vérités inconnues » (Pascal, De l'esprit géométrique, 1), peut-être voit-il en elle une pente vers le rationalisme. (Noye).

[141] Hilaire de Poitiers, De Trinitate, IV, 25, suivi par saint Augustin.

[142]  Les lettres LSP 31 à LSP 34 semblent adressées à un homme que Fénelon guide dans les débuts de sa conversion. Il paraît préférable de lire d’abord LSP 32, démarche audacieuse de l’apôtre qui aborde un inconnu auquel des amis communs ont procuré ce rapprochement. L’intéressé a accueilli favorablement cette démarche, comme l’indique le début de LSP 31. Après un voyage qu’il a fait en réponse à l’invitation initiale, il a laissé Fénelon sans nouvelles (LSP 33), et un peu plus tard il l’inquiète par des dispositions dangereuses (LSP 34). 

 

[143] Elisabeth Hamilton, comtesse de Gramont (1640 ? – 1708). « Nièce du duc d'Ormond, Elisabeth Hamilton était née vers 1640 d'une très noble famille écossaise passée en 1610 en Irlande ; réfugiée en France sous Cromwell, celle‑ci la fit élever à Port‑Royal. Elle brilla après la Restauration à la Cour d'Angleterre et y épousa au début de 1664 Philibert, comte de Gramont, frère consanguin d'Antoine III duc de Gramont et maréchal de France. Elle fut nommée dame du palais le 21 février 1667. […] Une lettre de Mme de Maintenon fait placer la « conversion » de la comtesse à la fin de 1683, ce que semble confirmer le Journal de Danjeau à la date du 15 octobre 1687 : « La comtesse de Gramont est tout à fait dans la dévotion… » Elle mourut le 3 juin 1708. » (Fénelon (Orcibal), t. III, p.103, note 1 à la lettre 23).

[On ne doit pas la confondre avec Marie-Christine de Noailles, duchesse de Gramont (1672-1748), née le 4 août 1672, mariée le 12 mars 1687 à Antoine de Gramont, comte de Guiche, duc en 1695, plus tard maréchal de France. Veuve en 1725, elle mourut le 14 février 1748. « La colombe était une ardente disciple de Mme Guyon » selon Saint-Simon et nous avons un temps pensé qu’elle pourrait avoir succédé à Madame Guyon. - Ni la confondre avec sa mère Mme de Noailles (1656-1748), épouse du maréchal, en relation parfois tendue avec Fénelon, dont une lettre figure en début de notre série « À des correspondants connus ».]

[144] CF 18 Lettres retrouvées.

[145] CF 18 Lettres retrouvées, v. note Noye.

 

[146] Et non [1695] selon CF 18, page 19.

[147] LSP 227 à 266. à la comtesse de Gramont, voir les tables des t. II, IV et VI et supplément, 1. 1958-1962 - LSP 267 à 489 ibid. t. X à XVI et supplément 1.1966-1971. (Noye). – soit 262 lettres (pour 325 adressées à la comtesse de Montberon).

[148]Dict. de Spir, 9.175 - « François Lamy était né au château de Montireau dans le Perche (aujourd'hui arrondissement de Nogent-le-Rotrou) en 1636. Après avoir eu pour précepteur Francois Rohaut, champion du cartésianisme en physique et en philosophie, il entra dans la carrière des armes, mais, à la suite d'un duel, il prit l'habit bénédictin en 1658 et prononça ses voeux le 30 juin 1659. Il fut chargé d'enseigner la philosophie et la théologie, puis, après un séjour à l'abbaye Saint-Faron de Meaux où il se lia avec Bossuet, il fut en 1687 nommé prieur de Rebais, dans le même diocèse. Mais deux ans plus tard un ordre du Roi le fit destituer et déclarer inéligible à toute charge dans son ordre. « De combien de lettres de cachet n'a-t-il point été chargé pour le cartésianisme et le jansénisme ? M. de La Sale, abbé de Rebais et maintenant évêque de Tournai, ne le fit-il pas déposer de la charge de prieur de Rebais pour des opinions et des conduites singulières qu'il reconnut en lui ? » (J. B. THIERS, Apologie pour M. de la Trappe, p. 83). Retiré à l'abbaye de Saint-Denis, il y mourut le 11 avril 1711 après une vie consacrée à l'étude et à la piété. » […] ( CF 3, note 1 à L.295, 473-474).

 

[149] LSP 7 est suivie de LSP 8 à 12 au même dom Lamy : CF 14, L.1189, 1217, 1297, 1398, 1405, non retenues.

[150] un bénédictin italien.

[151] OF2-159 : Œuvres complètes de Fénelon, Tome deuxième, Paris, 1848, page 159.

[152] Charles-Honoré d’Albert, duc de Luynes, duc de Chevreuse (1656-1712). Il fut élève des petites écoles de Port-Royal, gendre de Colbert, beau-frère et ami du duc de Beauvillier,  conseiller particulier respecté par Louis XIV, et après 1704, ministre d’État : « les ministres des affaires étrangères, de la Guerre, de la Marine et des Finances avaient ordre de ne lui rien cacher » (Pillorget, R. et S., France baroque, France classique 1589-1715, I. Récit, Laffont, 1995, 1162.) - Saint-Simon lui élève le « tombeau » suivant : « J’ai parlé ailleurs [...] de la droiture de son cœur, et avec quelle effective candeur il se persuadait quelquefois des choses absurdes et les voulait persuader aux autres [...], mais toujours avec cette douceur et cette politesse insinuante qui ne l’abandonna jamais, et qui était si sincèrement éloignée de tout ce qui pouvait sentir domination ni même supériorité en aucun genre [...] C’est ce même goût de raisonnements peu naturels qui le livra avec un abandon qui dura autant que sa vie aux prestiges de la Guyon et aux fleurs de M. de Cambrai [...] Sa déférence pour son père le ruina, par l’établissement de toutes ses sœurs du second lit dont il répondit, et les avantages quoique légers auxquels il consentit pour ses frères aussi du second lit, et qui ne pouvaient rien prétendre sans cette bonté. Jamais homme ne posséda son âme en paix comme celui-là. [...] Le désordre de ses affaires, la disgrâce de l’orage du quiétisme qui fut au moment de le renverser, la perte de ses enfants, celle de ce parfait dauphin, nul événement ne put l’émouvoir ni le tirer de ses occupations et de sa situation ordinaire avec un cœur bon et tendre toutefois. Il offrait tout à Dieu, qu’il ne perdait jamais de vue ; et dans cette même vue, il dirigeait sa vie et toute la suite de ses actions. Jusqu’avec ses valets il était doux, modeste, poli ; en liberté dans un intérieur d’amis et de famille intime, il était gai et d’excellente compagnie, sans rien de contraint pour lui ni pour les autres, dont il aimait l’amusement et le plaisir; mais si particulier par le mépris intime du monde… » (Saint-Simon, éd. Cheruel, Livre 10, Chapitre 12.). Voir [CF] T. III, n.15 page 155 sur l’origine de ses relations avec Fénelon et avec Mme Guyon.

[153] Madame Guyon, Correspondance, Tome II, très nombreuses lettres transitant par Chevreuse.

[154] « Quant au destinataire, c’est Chevreuse d’après Saint-Simon et Beauvillier selon toutes les autres sources » (CF 7, présentation de la L.433). La lettre se répandit dans toute la Cour  et parut « une espèce de manifeste » : elle s’ouvre par « Ne soyez pas en peine de moi, Monsieur : l’affaire de mon livre va à Rome […] Je demande seulement au Pape qu’il ait la bonté de marquer précisément les endroits qu’il condamne… »

[155] Les amis de Port-Royal qui avaient dirigé son éducation et avec lesquels il n’avait rompu, à cause de Mme Guyon, que vers 1693. Le portrait (ou la caricature) qu’en propose Fénelon, vise surtout Piderre Nicole… [O]

[156] « Saisissante indication psychologique. » [O]

[157] « En 1667, les armées de Louis XIV conquièrent Ath. Vauban fera construire une fortification nouvelle entre 1668 et 1674. Cette imposante enceinte comprendra non moins de 8 bastions, reliés par des courtines, elles-mêmes protégées par des tenailles et des demi-lunes. » Bertrand, Histoire de la Ville d'Ath.

[158] Maximilien-Emmanuel, électeur de Bavière, gouverneur des Pays-Bas espagnols. En mai 1699 l’émeute avait grondé à Bruxelles…[O]

[159] Gen. XIII, 9.

[160] Eph. IV, 23.

[161] « Encore un mot bien guyonien […] » [O]

[162] Lettre 640 B. LE DUC DE CHEVREUSE A FÉNELON.  A Paris le 11e janvier 1700. Votre réponse, mon bon Archevêque, m'a fait un plaisir que je ne puis vous exprimer. Elle m'a découvert à mes propres yeux, elle a porté la lumière dans les endroits que la nature ne voulait point voir. Il me paraît clairement que tout ce que vous me dites est vrai. Il me semble même que depuis que vous me l'avez dit par votre lettre, la même chose m'est presque continuellement redite au-dedans. Je suis averti, et chaque avertissement tout prompt et léger qu'il est, porte sa conviction avec soi. Pour l'exécution, ce n'est pas la même chose. Il y a quelque changement en moi, mais très petit. Je cesse souvent d'écouter ces avertissements intérieurs dont l'impression s'efface dans le moment qu'on y est sourd, et je demeure enveloppé dans la foule de paroles et d'actions ou circonstances superflues. Cependant il me semble que j'ai bon courage, et votre lettre est pour mon coeur une loi inviolable dont il est bien résolu de ne se départir jamais. […] /, Mais, mon cher Archevêque, ce que vous me proposez d'excellent et dont le choix est bien difficile, c'est le commerce d'une personne avec qui l'on s'ouvre pleinement et sans réserve en toute simplicité. Je n'en vois qu'une qui ait pour cela tout ce qu'il faut, c'est-à-dire qui soit dans la voie, qui ait de la grâce, que je puisse voir assez souvent sans qu'on le remarque ou s'en étonne, qui soit franche et simple. C'est la Bon[ne] Pet[ite] Duch[esse][de Mortemart]. Mais je vois en elle bien des choses que je n'approuve pas et quoiqu'elles ne soient point essentielles, je ne pourrais lui parler franchement sans les lui dire. Apparemment cela ne lui conviendrait pas. Ces choses sont un peu trop de liberté en beaucoup de choses où une personne aussi avancée n'en devrait pas prendre. Cependant je n'en juge pas, et je n'aurai nulle peine à lier avec elle ce commerce de simplicité si vous le voulez. Je ne vois nulle autre personne qui me convienne pour cela, comme je viens de le dire. Car je doute que Marv[alière] y fût propre, ni même peut-être le B[on] D[uc][de Beauvillier] que je ne vois pas même assez de suite pour ce commerce, et je n'en sais nul autre. Mandez-moi donc votre avis sur cet article, ou plutôt votre volonté que je veux suivre en tout. Voilà, mon très cher Archevêque, ce que j'avais bien envie de répondre à votre dernière lettre. Vous pouvez juger si vous aviez raison de douter que votre franchise et votre ouverture me fit plaisir. Je sais que Dieu me parle par vous. Je sens que ce qu'il vous fait dire porte sa grâce avec soi. Je me sens ouvert et petit avec joie sous votre main, quoique nature en ait d'abord un peu de tristesse et de serrement, mais passager et sans suite. Je me sens enfin une liaison intime du coeur avec vous qui me porte et m'unit à Dieu. Je vous mande tout de suite et sans réflexion ce qui me vient dans le temps que j'écris, et je ne le relis point [fin de lettre très guyonienne [O]. Adieu, mon très bon, aimons-nous. Demeurez unis en notre Dieu sans entre-deux et pour toujours.

[163] v. CF 3, L.240, n.2 sur cet homme de confiance de Beauvillier et de Madame Guyon.

[164] En faveur de la duchesse de Mortemart, la B.P.D. ; voir infra, L.912A.

[165] « On ne pouvait en effet trouver étranges ces rencontres de Chevreuse avec sa belle-sœur. » [O]

[166] « Fénelon dénonce souvent les « racines » jansénistes de la formation de Chevreuse. … » [O]

[167] « Ce n’est pas un hasard si Fénelon reprend ici un titre du P. Malebranche. » [O]

[168] Matth. VI, 31 puis Ps. XLV, 11.

[169] Témoignage qui suggère que la B[onne] P[etite] D[uchesse] de Mortemart (†1750), devenue confidente en relation étroite avec Madame Guyon à la suite de Fénelon lorsqu’iil fallait protéger l’archevêque juste avant l’enfermement « définitif » à la Bastille, pourrait avoir succédé dans la lignée puisqu’elle vécut jusqu’au milieu du siècle suivant.

[170] Ephes. V, 16 : « … Et rachetez le temps, parce que les jours sont mauvais » (Amelote).

[171] II Cor. VII, 3 : « …ni la vie, ni la mort ne vous sépareraient jamais de mon cœur. » (Amelote).

[172] Lettre qui s’écarte un peu de l’orientation « intérieure » dans notre choix, mais elle souligne les épreuves vécues par un pasteur au-delà du dignitaire d’Église pendant les misères de la guerre

[173] Le vidame d’Amiens, fils du duc de Chevreuse.

[174] Le fidèle Isaac du Puy « fort honnête, fort droit, fort sûr… » (Saint-Simon) renseignait encore en 1737 le marquis de Fénelon.

[175] Marie Gruyn, née vers 1646, d’origine bourgeoise, fille d’un secrétaire du Roi, épousa en 1667 François de Montbron ou Montberon, officier de mousquetaires (v. sur le comte de Montberon : [CF 9, 258 - CF 13, 248]. Elle eut un fils et une fille. Veuve en 1708 elle mourut en 1720 au couvent de la Madeleine du Traisnel, rue de Charonne. [CF 11, 55].

[176] CF 8, L.271 du 15 avril 1700. Dans la même longue lettre : « Tout ce qui excite vos réflexions ardentes et délicates vous est un piège dangereux. … Ne soyez pas martyre des bienséances … si vous êtes bien occupée de Dieu, vous le serez moins de plaire aux hommes, et vous leur plairez davantage. »

[177] La correspondance avec la comtesse est la plus longue de toutes les « Correspondances spirituelles ». Fénelon lui adresse 325 lettres (OC 8, L.267 à L.591) dont nous retenons des fragments prélevés sur moins d’un dixième : « Une demi-heure de conversation simple fera plus que cent lettres, et nous mettra à portée de rendre toutes les lettres utiles, en les rendant proportionnées aux vrais besoins » lui écrivait-il dès le début de leur relation (CF 8, L.270 du 15 mars 1700).

[178] [O] attache à cette lettre un longue note (deux pages !) situant la famille de la fille de sa correspondante, dont plusieurs membres apparaîtront dans la CF : v. CF 11, L.648, n.3.

[179] II Cor. III, 17.

[180] et le mérite bien ajout.

[181] entraînement journalier surcharge.

[182] « Trop est avare à qui Dieu ne suffit » (Institutions de Tauler).

[183] « Cette phrase et celles qui la suivent font de cette lettre un morceau d’anthologie » [Orcibal].

[184] De Jean de Bernières (1602-1659). - Fénelon n’a pas été arrêté par sa condamnation en 1689 ni par Bossuet (« la matière des Maximes des saints … déjà jugée ne la personne de Molinos, de La Combe, de Mme Guyon, de Bernières ») [O]

[185] de sentiment surcharge.

[186] sans qu’elles le sachent … au besoin surcharge.

[187] Fin de lettre omise ainsi que les douze lettres suivantes (celle du 19 février est spirituellement fine : « …on n’écoute point les dépits de l’orgueil … quand on ne fait que les souffrir …Dieu nous purifie et nous perfectionne. Il faut donc laisser passer cette souffrance, comme on laisse passer un accès de fièvre ou une migraine… »).

[188] CF 18 Lettres retrouvées.

[189] Cant. II, 16.

[190] Dont la fête tombait précisément le 10 juin. [O]

[191] Matth. V, 34.

[192] Longue fin omise ainsi que les huit lettres suivantes. (L.du 16 juin : « pour la crainte des consolations, elle va trop loin : prenez simplement celles qui vous viennent … Je conclus que je vous enverrai dimanche un relai à S… pour venir coucher à Cambrai. Je comprends que vous voudriez que j’allasse le mardi à… et c’est à quoi je suis tout prêt. » [un archevêque vraiment dévoué] ; 27 juin : « vous êtes scrupuleuse sur des bagatelles » ; 11 juillet : « On prétend même que vous avez fait diverses austérités » ; 5 août : «  il me tarde infiniment de me raccommoder avec vous, madame, et beaucoup plus encore de vous raccommoder avec Dieu » ; 14 août : « Vous avez voulu vous donner ce que Dieu ne vous donnait pas, et vous ôter par courage ce qu’il ne vous ôtait point ».

[193] Qui n’est pas le confesseur ordinaire de la comtesse. [O]

[194] Première moitié de lettre reproduite, illustrant les effets forts causé par scrupules : et pourtant il ne s’agit pas d’une personne en clôture ! - Suivent douze lettres sans compter la 771 incertaine, dont : « Laissez Mme d’Oisy lire, goûter, prier, se nourrir. Il faut donner patiemment aux âmes, avant que de leur demander. Il faut qu’elles aient été nourries intérieurement de l’oraison… » (16 octobre) ;

Une belle confidence : « Je n'ai rien à vous dire aujourd'hui de moi; je ne sais qu'en dire ni qu'en penser. Il me semble que j'aime Dieu jusqu'à la folie, quand je ne recherche point cet amour. Si je le cherche je ne le trouve plus. Ce qui me paraît vrai en le pensant d'une première vue, devient un mensonge dans ma bouche, quand je le veux dire. Je ne vois rien qui soulage mon coeur ; et si vous me demandiez ce qu'il souffre , je ne saurois vous l'expliquer. Je ne désire rien ; il n'y a rien que j'espère ni que j'envisage avec complaisance. Mon état ne me pèse point ; je suis surmonté des moindres bagatelles. D'un autre côté, les moindres bagatelles m'amusent, mais le cœur demeure sec et languissant. Dans le moment que j'écris ceci , il me parait que je mens. Tout se brouille. Dans ces changemens perpétuels , je ne sais quoi ne change point, ce me semble.” (20 novembre) ;

Mais aussi : “Combien de fois m’avez-vous promis des merveilles ! C’est toujours à recommencer…” (18 janvier 1702) ; “ On assure que vous y allez [à l’église] deux fois par jour” (!) (15 février) aussi : “j’irai à l’église pour vous” (12 avril) ;

La subtilité du connaisseur des âmes : “Les sentimens et les discours de la personne révoltée ne sont pas de votre véritable fond. L'autre personne est la véritable, qui veut ce qu'elle pense et ce qu'elle dit. Vous le voulez lors même que vous ne croyez plus le vouloir, et vous ne voulez ni ne croyez jamais ce qui passe par l'imagination et par le senti- ment de cette autre personne, qui assure tout ce qu'elle sent et imagine. Il n'y a que l'expérience des peines intérieures qui donne la clef de ce mystère.”

 

[195] La "petite duchesse" confidente de madame Guyon juste avant l’emprisonnement « définitif » à la Bastille. C’est peut-être celle qui lui succéda.

[196] Mme de Souastre … expression associée d’une manière originale à la spiritualité du moment présent… » [O] note 4.

[197] « La fin de ce paragraphe semble décrire les communications de grâces guyoniennes. » (Note 6 d’Orcibal).

[198] Suivent seize lettres avant la fine et sévère analyse [O] du 10 octobre de la même année : « J’ai vu aujourd’hui, après cinq ans de séparation, M. le duc de [Bourgogne] ; mais D[ieu] a assaisonné cette consolation  d’une très sensible amertume… »  [ici Orcibal cite Saint-Simon: « le Roi défendit de plus » au duc « de sortir de sa chaise… »  la rencontre eut cependant lieu, mais fut brève, v. la suite de la note 7] (26 avril 1702) ; « Un jour de persévérance dans la peine est plus agréable à Dieu, et avance davantage une âme, que plusieurs années dans l'enivrement des prospérités spirituelles, où l'on dit comme saint Pierre : Nous sommes bien ici. Votre amie a besoin de vous, et vous voyez le bien que vous lui faites. Je vous la recommanderais de tout mon coeur, si ce n'était vous faire in­jure, que de vous recommander une personne qui vous est si chère. J’en espère beaucoup et il me tarde bien de voir ce que vous avez fait dans son coeur. Mais vous, qui faites du bien aux autres, ne vous faites plus de mal à vous-même. Ne vous écoutez plus; n'écoutez que Celui dont la voix vivifie l'âme en l'anéan­tissant. Surtout déliez-vous de votre délicatesse, comme de la plus dangeureuse tentation. . Dieu soit en vous, et vous possède , jusqu'à ne vous plus permettre de vous posséder.” (13 mai).

[199] Treize lettres dans OC nous séparent du 30 juillet 1703 (une 14e retrouvée suit la présente)  : “La direction n'est point un commerce où il doive entrer rien d'humain, quelque innocent et régulier qu'il soit : c'est une conduite de pure foi , toute de grâce, de fidélité, et de mort à soi-même. Qu'importe que la médecine cé­leste soit dans un vase d'or ou dans un vase d'argile, pourvu qu'il soit présenté de la main de Dieu , et qu'il contienne ses dons.” (13 octobre); “Il y a une illusion très-subtile dans vos peines, car vous vous pa­raissez à vous-même toute occupée de ce qui est dit à Dieu , et de sa pure gloire ; mais dans le fond , c'est de vous dont vous êtes en peine. Vous voulez bien que Dieu soit glorifié, mais vous voulez qu'il le soit par votre perfection, et par là vous rentrez dans toutes les délicatesses de votre amour-propre.” (8 mai 1703); “L'amour-propre poussé à bout ne peut plus se cacher et se déguiser. Il se montre dans un transport de désespoir ; en se montrant , il déshonore toutes les délicatesses, et dissipe les illusions flatteuses de toute la vie : il paraît dans toute sa difformité. C'est vous-même idole de vous-même, que Dieu met devant vos propres yeux.” (LSP 358).

[200] CF 18 Lettres retrouvées.

[201] Job, III, 25. « l'une des pages les plus fortes de Fénelon sur l'amour-propre. » (Noye).

[202] Dix-sept lettres : « On cherche des ragoûts d'amour-propre, et des appuis sensibles, au lieu de chercher l'amour. On se trompe même, en cherchant moins à aimer , qu'à voir qu'on aime.” (30 septembre 1704).

[203] Prendre un autre directeur que Fénelon.

[204] Pas de rupture, huit lettres pour l’année.

[205] Douze lettres pour l’année : «Je ne suis ni mort ni malade, mon impatience pour mon retour est grande : je n'y perdrai pas un quart d'heure. En attendant, je prie le D[ieu] de paix de garder votre coeur, et de le garder contre vous-même. Je ne me défie que de vous : le reste ne peut rien.” (28 septembre 1706) ; « On ne peut pas dire qu'une personne est ma­lade, quand elle n'a besoin, pour se bien porter, que de n'user d'aucun remède. Une santé est bonne, quand on n'a besoin, pour l'entretenir, que de n'y rien faire. Alors on n'a point d'autres maux que ceux qu'on se fait à soi-même, en voulant se guérir de ceux qu'on n'a pas.” (21 mars 1707).

[206] Job, IX, 4.

[207] Multiples lettres abordant toujours les mêmes thèmes : l’« amour-propre effréné » du 10 août, est devenu « furieux » le 3 septembre, causé par « une vaine estime de l’esprit » (9 novembre), par une « contention perpétuelle contre un danger imaginaire de pécher » ((27 novembre)… On n’avance pas !

[208]La comtesse meurt en 1720, après Fénelon (†1715). On ne peut pas dire que l’état de la comtesse ait bien évolué depuis 1709 : nous ne retenons rien des années suivantes. Fénelon pouvait-il venir à bout d’un esprit aussi scrupuleux et jaloux ? On relève comme dernier contact entre directeur et dirigée le « billet d’affaire » de la L.1947 du 24 décembre 1714, précédant de peu la dernière L.1954 d’adieu du 6 janvier 1715 adressée au P. Le Tellier, « Je viens de recevoir l’extrême-onction… » 

[209] Nous sommes parti du relevé des index de la [CF] parue chez Klincksieck puis Droz pour les tomes II, IV, …XVI, 1972-1999, XVIII, 2007 tome dernier établi par I. Noye. (Outil disponible sur demande).

[210] « Paul de Beauvillier, baptisé le 24 octobre 1648 à Saint-Aignan-sur-Cher, était le fils de François, duc de Saint-Aignan, et de sa première femme Antoinette Servien. Il fut d'abord destiné à l'Église, puis, après la mort de son frère aîné, pourvu de la charge de premier gentilhomme de la chambre que possédait son père (10 décembre 1666) et envoyé en Angleterre en octobre 1669. Il épousa le 21 janvier 1671 Henriette-Louise, seconde fille de Colbert. Maître de camp de cavalerie en 1671, brigadier le 25 février 1677, il devint le 2 mars 1679 duc et pair par la démission de Saint-Aignan. A « l'extrême étonnement » des courtisans, il venait le 6 décembre 1685 de remplacer le maréchal de Villeroy comme chef du Conseil des finances, place qui n'avait « jamais été occupée que par de vieux seigneurs ». Il succéda en 1687 à son père dans les gouvernements du Havre, de Loches et de Beaulieu. II deviendra chevalier des ordres le 31 décembre 1688, gouverneur du duc de Bourgogne le 16 août 1689 et ministre d'État le 24 juillet 1691 … Amis et adversaires s'accordaient pour juger que le trait le plus frappant du caractère de Beauvillier était sa dévotion … Il avait même reçu en 1681 des lettres de l'abbé de Rancé, pleines d'admiration pour « la vie qu'il menait au milieu de la Cour ». Saint-Simon note sa présence aux conférences données à l'abbaye de Montmartre par Bertot … Mais il faut attacher plus d'importance encore aux relations de Beauvillier avec M. Tronson qu'il connaissait au moins depuis 1677 et qu'il avait pris quelques mois plus tard pour directeur … En revanche, il ne passait pas pour très intelligent. D'après l'abbé Legendre, écho de l'archevêque Harlay, « Beauvillier était propre à cet emploi » de gouverneur des princes, « mais comme il n'était pas connu pour avoir plus d'esprit qu'un autre, ni d'expérience dans les affaires, on parut étonné de le voir ministre d'État » … Lors de sa promotion de décembre 1685, le Roi avait dit que cela ferait connaître combien il estimait les gens de bien et de probité » (CF 3 L.8, n.13) .

« Henriette-Louise Colbert, née en 1653 ou en 1655, épousa le 19 janvier 1671, Paul de Beauvillier. En avril 1679 elle avait eu droit au tabouret chez la Reine dont elle était devenue dame du Palais le 27 janvier 1680. Naturellement gaie et mondaine, elle avait vite subi l'influence de son mari qui écrivait le 10 juin 1677 : « Elle a plus d'envie que jamais de contenter Dieu et il me semble qu'elle ne recule pas ». Elle fut au nombre des auditrices de Bertot à Montmartre. Elle ne mourra, après un long veuvage, que le 19 septembre 1733 […] (CF 3, L.8, n.1) 

[211] Deux cit. latines : I Reg. X, 6 puis II Cor.VI, 13.

[212] Autre appréciation positive de la B.P.D. après celles donnée à Chevreuse.

[213] Après sa très grave maladie du printemps de 1701 le duc avait encore eu une rechute à l'été 1702. [O]

[214] Petite duchesse de Mortemart, sa belle-sœur - qui s'entendait mieux avec Chevreuse qu'avec son frère Blainville. [O]

[215] Inspiré de I Cor. XII

[216] Trois jours après, le 1er janvier au soir, Fénelon ressent une forte fièvre et des douleurs très aiguës. Il expire le 7 janvier à 5 heures et quart du matin. (CF 17, chronologie).

[217] Jean XIV, 28.

[218] Née le 22 décembre 1655 à Anholt, Marie-Christine de Salm, chanoinesse de Remiremont, appartenait à la famille des rhingraves, princes d'Anholt, dont une partie s'était mise sous la protection de la France (cf. DANGEAU, 25 juillet 1690, t. III, p. 178). Elle était la fille de Léopold-Philippe-Charles qui prit séance au collège des princes à la diète de Ratisbonne de 1654 et mourut en 1663 à Anholt.

Son frère Charles-Théodore-Othon (27 juillet 1645 - 10 novembre 1710) était alors gouverneur de l'archiduc Joseph, le fils de l'empereur Léopold, auquel il devait faire épouser sa nièce (1699). Conseiller intime et maréchal de camp des armées de Léopold, il devint Premier ministre et grand-maître de la maison de l'empereur Joseph. En relation avec le janséniste Bernard Couet, il fut plus lié encore avec le vicaire apostolique Pierre Codde qu'il protégea à Rome, favorisant ainsi les origines du schisme d'Utrecht (réf.)

Charles-Théodore-Othon avait une autre soeur, Marie-Dorothée (1651 14 novembre 1702) élue en 1662 abbesse de Remiremont : elle se retira en 1670 lors de l'occupation française, mais revint en 1677. Aussitôt après elle voulut imposer la réforme commencée dès 1613 par l'abbesse Catherine de Lorraine; les dames firent des difficultés. En 1679, on convint d'arbitres : dom Henri Hennezon, abbé de Saint-Mihiel, et M. de Mageron, official de Toul, mais deux ans plus tard les chanoinesses retirèrent leur accord. L'abbesse consulta alors vingt-huit docteurs de Sorbonne qui l'assurèrent qu'elle était obligée en conscience de tout mettre en usage pour rendre effective l'obéissance aux règles (réf.). Le 26 décembre 1684, elle était à Paris pour « demander au Roi des commissaires pour établir la réforme parmi ses chanoinesses » (réf.) Elle soutenait que Remiremont était une fondation bénédictine, sécularisée après neuf siècles sans le consentement des supérieures, que d'ailleurs « le chapitre n'avait point de statuts, qu'il y fallait établir un ordre », mettant par là « dans ses intérêts toutes les personnes dévotes de profession ». D'abord instruit par le Parlement de Metz, le procès vint au Conseil au début de 1692 : le 27 janvier l'abbesse elle-même logeait au palais du Luxembourg chez Mme de Guise, mais, en octobre de la même année, elle avait, par-devant le notaire Le Vasseur, constitué pour procuratrice générale et spéciale la princesse Marie-Christine à qui elle donnait tout pouvoir (réf.)

Les mois suivants furent marqués par une lutte à coup de factums, pour lesquels les deux parties trouvèrent d'illustres collaborateurs. La doyenne et les chanoinesses, représentées à Paris par Geneviève Cocherel de Bourdonné, semblent avoir usé de la belle plume du jésuite Bouhours (réf.). Quant à l'abbesse, elle eut d'abord recours à dom Mabillon (réf.), mais nous verrons que Marie-Christine sollicita aussi les conseils de Fénelon. Lié aux Guise (cf. supra, lettre du 11 décembre 1692, n. 1), Gaignières les a-t-il mis en rapport ? Du fait que, par son second mariage avec une fille d'Anne de Gonzague, princesse palatine, son frère était devenu le beau-frère de la princesse de Condé, les Langeron pouvaient servir d'intermédiaires. On notera aussi que le maréchal de Noailles eut le 7 juillet 1694 une fille du nom de Marie-Christine (A. N., 111 AP 3, dossier 7). En tout cas, Fénelon adressa jusqu'à 1710 de nombreuses lettres à Marie-Christine (avec toutefois une interruption, au moins apparente, de 1695 à 1700), mais celle-ci ne fut nullement pour lui une disciple. C'est ainsi que, restée en correspondance avec dom Mabillon, elle lui écrivait le 16 mai 1695 : « Je vous prie... de me mander ce que deviendra Mme Quion. J'espère que M. de Meaux la remettra en bon chemin. Comment est-elle tombée entre ses mains, est-ce par ordre du Roi ou par sa propre volonté? Elle ne manquera pas aux lumières de ce grand prêtre : il la convertira ou il la contiendra, et l'un et l'autre est de grande conséquence pour la religion » (réf.). Bien plus, elle était alors en relations étroites avec des vannistes jansénistes tels qu'Hilarion Monnier et même Thierry de Viaixnes (ibid., cf. aussi TAVENEAUX, pp. 208 sqq.) et elle entretint à partir de 1698 une active correspondance avec Pierre Codde (ibid., pp. 209 sqq.). Elle appréciait en eux les adversaires de « la morale corrompue » (p. 211). Sans la contredire sur ce point, Fénelon s'emploiera plus tard à lui faire « connaître jusqu'où va l'autorité de l'Église » (p. 210).

A la date du 6 mai 1693, le Conseil d'État avait, « le Roi y étant », rendu cinq arrêts. Le 27 janvier 1692. Louis XIV confirma la commission qu'il avait donnée verbalement à l'archevêque de Paris et au P. de La Chaise et il leur adjoignit comme commissaire et rapporteur le substitut Barrin de La Galissonière, remplaçant feu l'official Chéron. Le 14 mai 1692, le Roi leur associait le chancelier. Le 11 février 1693, trois arrêts réglaient beaucoup de questions en litige au sujet des droits effectifs ou honorifiques de l'abbesse. Ils maintenaient en outre sa soeur dans la charge de grande censière. Mais il fallut ensuite attendre le 28 avril 1694 pour qu'un nouveau pas fût fait et nous verrons par les lettres de Fénelon, notamment par celle du 13 décembre 1693, que les princesses de Salm n'étaient pas sans raisons d'inquiétude. (CP 3, L.227 n.1)

 

[219] Marie-Françoise, quatrième enfant de François, comte d'Ursel, grand veneur et haut forestier de Flandres, colonel et général de bataille au service de Charles II, […] avait épousé avant 1690 Guillaume de Melun, marquis de Risbourg, baron de Walincourt, né après 1665, chevalier de la Toison d'or depuis 1700, colonel d'un régiment de dragons de son nom, maréchal de camp de Philippe V en 1704. La faveur de Louis XIV lui obtint le 19 décembre 1704 le titre de grand d'Espagne de première classe. Il passa alors dans la péninsule où il exerça des commandements de plus en plus importants […] il mourut le 6 octobre 1734. / Après le départ de son mari pour l'Espagne, la marquise de Risbourg ne le suivit pas et se mit sous la direction de Fénelon qui « la recevait parfois à sa table et la visitait, soit en sa maison de ville de Cambrai, soit en son château de Walincourt ». […] (CF 11, L.846, n.4).

[220] « Les lettres A 200 et 201 sont authentifiées par les autographes comme adressées à Marie-Françoise d’Ursel, épouse de Risbourg. Quand on sait les liens d’amitié du marquis Gabriel-Jacques de Fénelon avec elle et avec sa fille, on peut estimer probable qu’elles lui ont communiqué d’autres pièces pour la première édition des Lettres spirituelles, publiées sans date ni indication de destinataire. On ne peut repérer de telles lettres qu’en tenant compte des renseignements fournis par les huit lettres autographes éditées et commentées dans nos t. XIV-XVII, et par la n. 4 de la 1. 846, t. XI, p. 237. On remarquera que la première lettre datée est de la fin de 1710, alors que Fénelon parle une dizaine de fois de Mme de Risbourg dans ses lettres à la comtesse de Montberon entre 1702 et 1707 ; en 1708, c’est très probablement pour elle qu’il s’inquiète et demande à cette dernière d’aider cette amie « dans ses besoins spirituels ». Il semble que la marquise n’était pas encore sous la direction de l’archevêque. Elle y était certainement venue avant décembre 1710, où les lettres 1426 et 1427 témoignent d’un temps de ferveur ; mais en avril et juillet 1712 elle mérite de vifs reproches de Fénelon, puis des encouragements en septembre, mais à nouveau une lettre très sévère le 13 août 1713, qui semble avoir porté ses fruits. Plusieurs fois, le directeur avait dû combattre sa tendance à négliger la communion. Par des allusions de Fénelon et par les dires de Mlle de Risbourg, on sait que sa mère n’avait pas bon caractère. L’un ou l’autre de ces traits de sa personnalité se retrouvent dans les lettres suivantes, que nous mettons donc à son nom, sous toutes réserves. » (CF 18, page 156, I. Noye).

[221] Marie-Lydie-Albertine de Risbourg ? (Noye).

[222]Cette lettre peut se situer à l’une des périodes où la piété de Mme de Risbourg avait faibli (première moitié de 1712 ou été 1713). (Noye)

[223] On a vu l’archevêque empêché déléguer Leschelle auprès de Mme de Montberon: « il est meilleur que moi » (1. 1477). S’il s’agit de l’abbé de Langeron, bien introduit chez Mme de Risbourg, la lettre serait antérieure à l’été 1710. (Noye).

[224] ». Publiée dès 1718 (A 238) avec la mention: «Cette lettre a été écrite au sujet d’une pauvre fille villageoise dans le diocèse d’Arras qui vécut sept ans sans manger « […] Le marquis Gabriel-Jacques de Fénelon l’a copiée dans un recueil de lettres du groupe guyonien, en indiquant: «Copie d’une lettre de n. p. [notre père] au sujet d’une âme favorisée de Dieu» (A.S.S., ms. 2176, ff. 93-94); D. Tronc a publié cette copie, mais comme étant «de Fénelon au marquis de Fénelon. 1714 (?)» (Madame Guyon, Correspondance, III Chemins mystiques , 67-69). Ce n’est pas à proprement parler une lettre, mais une réponse à une consultation par correspondance. Nous suivons le texte autographe… » (Noye).

[226] Marie-Françoise-Silvine de la Maisonfort, née le 6 octobre 1663, fille d'Antoine-Paul Le Maistre de La Maisonfort, oncle de Mme Guyon. Bien faite et agréable, elle sut bientôt gagner l'esprit de son abbesse qui la mena à Nancy au passage de la Dauphine en mars 1680. Sa famille étant très pauvre et, son père remarié, elle vint à Paris. Mme de Brinon, directrice de Saint-Cyr, la retint comme « maîtresse séculière rétribuée. » Dès l'été 1684, elle suscitait l'enthousiasme de Mme de Maintenon qui la chargeait de remplacer la supérieure, ne tarissait pas d'éloges à son sujet et se plaignait de ne pas entendre assez parler d'elle. A Versailles elle était « connue même très particulièrement du Roi qui la voyait tous les jours chez Mme de Maintenon et lui faisait l'honneur de lui parler ». Elle prononça en 1694 ses vœux solennels. Bien qu'elle fût depuis le début de 1696 en relation avec Bossuet, elle fut chassée le 10 mai 1697 de Saint-Cyr comme quiétiste. […] Sur sa demande, elle passa chez les visitandines de Meaux, mais en raison de la même aversion pour « leurs petitesses », elle fut transférée le 23 octobre 1701 chez les ursulines de Meaux puis, en 1707, chez les bernardines d'Argenteuil. A la mort de Bossuet, Mme de La Maisonfort reprit sa correspondance avec Fénelon ( ?) et Mme Guyon (nous avons identifié des lettres que lui adressa Mme Guyon, v. prochain vol. de la correspondance). Voir les très nombreuses notes de Fénelon (Orcibal), t. III : p. 298, note 1 à la lettre 151 ; p. 300, note 4 à la même lettre ; p. 333 et suivantes, note 1 à la lettre 188 ; p. 354, note 1 à la lettre 203 ; p.373, note 2 à la lettre 225 ; p. 388, note 1 à la lettre 242 ; p. 423, note 1 à la lettre 255.

 

[227] Explications des maximes des saints, « …Alors on exerce toutes les vertus distinctes sans penser qu’elles sont vertus, on ne pense en chaque moment qu’à faire ce que Dieu veut… »

[228] LSP 29 : L.287 et L.305 à la même (omises).

[229] «En rappelant discrètement qu’il a prôné l’abandon et le dépouillement, Fénelon laisse entendre aux « supérieurs », qui verront sa lettre, qu’il n’est pour rien dans ce qu’on a pu reprocher à la religieuse. » (Noye). 

[230] Mme de La Maisonfort fut chassée de Saint-Cyr le 10 mai 1697 et conduite à Meaux ; Fénelon, certain de ne plus pouvoir la conseiller, lui écrit dans le temps où elle ne sait encore où elle résidera. (Noye).

[231] « Vraisemblablement une de ses collègues dans la direction de Saint-Cyr. » (Noye) – Ce qui permet de placer la lettre avant mai 1697.

[232] […] voir la L.1063 du 5 novembre 1705 où le duc [de Chevreuse] est prié de garder son fils « pour ainsi dire, à vue contre lui-même », mais « avec une patience infinie ». Cette lettre pourrait se placer en 1706. Au 9 février 1707, le jeune homme n'était pas encore sensible aux «entretiens pleins de foi et de zèle, mais assaisonnés de tendresse et de modération» de son père, et la lettre de Fénelon du 10 août 1708, feignant de concerner un tiers, le montre toujours «faible et plein de goût pour  l'amusement ». (CF 18, LSP 148, n.1)

Louis-Auguste d’Albert, devenu le fils puîné du duc de Chevreuse par la mort de trois de ses aînés en bas-âge fut fait capitaine puis colonel en 1695. A la mort de son cadet le chevalier d’Albert, le roi lui donna en 1701 le régiment de dragons du défunt […] Il épousa une nièce des Noailles, devint lieutenant des chevau-légers […] maréchal de France en 1741.  (CF 13, L.1016, n.1).

 

[233] Suite à ces avis, le vidame demandera « la manière dont il faut prier » et recevra la longue lettre du 31 mai 1707.

[234] Cette pièce paraît trouver sa place dans la série des lettres des 25 juin 1706, 7 février et 31 mai 1707, adressées au vidame d’Amiens, éclairées par la correspondance entre son père, le duc de Chevreuse, et Fénelon (L. 1109, 1110 A n. 23, 1120 et LSP 148). La « très bonne lettre » ici évoquée semble avoir été la réponse du vidame à l’appel pathétique du 7 février 1707: Fénelon y a perçu une bonne volonté entravée par l’activité naturelle et la dissipation. (CF 18, LSP174, n.1).

[235] Hebr. XI, 8 - Delplanque propose Blainville comme destinataire, […] Il nous paraît surtout que les mises en garde du second alinéa correspondent bien à ce que l’archevêque demandait au vidame en 1710 et 1711. (Noye).

[236] Menacé par les risques de la guerre (1. 1457), le vidame l’est aussi à cette époque dans sa santé (1. 1447, 1461, 1467 6°). (Noye).

[237] Matth. VI, 34.

[238] Né le 25 juillet 1688, petit-fils du frère aîné de Fénelon, Gabriel‑Jacques de Salignac (1688  – 1746) était le second d’une famille de quatorze enfants. Mousquetaire en 1704, colonel du régiment de Bigorre en 1709, il reçut une grave blessure le 31 août 1711 au siège de Landrecies, lors de l’enlèvement du camp ennemi à Hordain. Mal soigné, il subit une opération au début de février 1713, qui fut suivie de trois mois de  maladie dont nous trouvons l’écho dans la correspondance. Il se rendit aux eaux de Barèges en 1714 avec « Panta », l’abbé Pantaleon de Beaumont. Ils s’attardèrent à Paris et à Blois. Commença alors une correspondance suivie avec Madame Guyon. Il fut inspecteur général de l’infanterie en 1718, brigadier en 1719. Il avait épousé, en décembre 1721, Louise‑Françoise Le Peletier, fille de Louis Le Peletier, premier président du Parlement de Paris. De ce mariage naquirent douze enfants. Son mariage avait fait de lui un parent du comte de Morville, secrétaire d’État aux Affaires étrangères ; celui-ci le désigna en 1724 pour l’ambassade de Hollande. Il y resta jusqu’en 1728, où il fut nommé plénipotentiaire au congrès de Soissons, puis retourna en Hollande de 1730 à 1744. Chevalier des Ordres du Roi en 1739, il servit comme lieutenant général dans l’armée du maréchal de Noailles, puis dans celle de Maurice de Saxe. Il était en passe d’obtenir le bâton de maréchal quand il fut blessé très grièvement à la bataille de Raucoux, près de Liège, et mourut quelques jours après, le 11 octobre 1746. Légataire universel de son grand-oncle et dépositaire de tous ses écrits originaux, qui lui avaient été remis par l’abbé de Beaumont, il les publia.

[239] « Bien que le marquis de Dangeau et son frère l'abbé fussent depuis longtemps convertis, leur famille opposa, lors de la Révocation de l'Edit de Nantes, une résistance opiniâtre. Ce fut en particulier le cas de leur soeur Catherine de Courcillon et de Jean Guichard, marquis du Péray, dont elle était la quatrième femme. Ils furent accusés de favoriser les évasions et leur fille Charlotte mise aux Nouvelles Catholiques le 5 mars 1686. Fénelon était alors dans l'Ouest, mais, à la demande des Dangeau Bossuet entreprit cette conversion difficile et, en lui montrant certaines contradictions dans le Bouclier de la Foi de Du Moulin, obtint le 1er juin 1686 l'abjuration de la jeune intellectuelle. Celle-ci aida alors pendant quelques mois les officières des Nouvelles Catholiques. Elle entra ensuite au Premier Couvent où Fénelon qui « avait examiné » avec elle « ses doutes sur son ancienne religion » (cf. sa lettre inédite du 15 décembre 1713, à la soeur de la carmélite) prêcha le 23 novembre 1687 lors de sa prise d'habit. […] En janvier 1689 Mme de Péray « attendait W. sa mère pour faire sa profession » qui eut lieu le 13 mai 1689 et fut rehaussée par un sermon de Bossuet. Soeur Charlotte de Saint-Cyprien ne cessa jamais de correspondre avec l'archevêque de Cambrai dont, vingt ans après sa mort, elle faisait l'éloge au marquis de Fénelon. Passée en 1717 à Pont-Audemer pour des motifs inconnus, elle y mourut en 1747. » (L.37 [O] note 1 : CF3, page143).

[240] LSP 26 début janvier 1689 (CF 18-90), LSP 13 à 22 = LL.354, 339, 342, 363S, 329S, 380S, 344S, 1437, 1776, 1514. Soit un total de 11 lettres auxquelles s’ajoute une 12e (376S). Leur mise en ordre – nous suivons Orcibal – donne la séquence LSP 26, 17, 14, 15, 19, 13, 16, 376S, 18, 20, 22, 21, dont nous donnons de larges extraits infra.

[241] « Il me semblait que tous mes os se détachaient les uns des autres » (Vie écrite par elle-même, début du chap. IV, trad. Grégoire de Saint-Joseph).

[242] Matth. II, 1-11.

[243] « Les leçons que Fénelon tire de l'exemple des mages situent cette lettre autour d'un 6 janvier. L'allusion à la profession prochaine de la destinataire a pu suggérer de reconnaître en celle-ci Mme de La Maisonfort, auquel cas la pièce daterait de 1692; mais Jean Orcibal écarte cette identification et juge que la novice « est sans doute une carmélite ». Comme il signale ailleurs que les Nouvelles ecclésiastiques, en janvier 1689, faisaient savoir que Mlle du Péray « attendait Mme sa mère pour faire sa profession », nous pouvons voir en elle la novice anonyme. Elle vivait encore lors des premières éditions des Oeuvres spirituelles, et le marquis de Fénelon lui avait vraisemblablement demandé communication des lettres qu'elle avait reçues de Fénelon. » (I. Noye).

[244] Copie faite à Saintes sur l’original […] (CF 5, L.329S).

[245] « Les pièges seraient alors ceux que tendaient à la néophyte une activité littéraire que les Nouvelles ecclésiastiques, sans douter renseignées par les Dangeau, firent connaître à un large public jusqu’en février 1690. […] Il s’agit d’abord de poèmes sur l’Incarnation (le texte en est conservé) ou sur la Nativité […] Fénelon « les passait bien plus volontiers » que sa réponse au ministre Jurieu et de petits traités de controverse qu’elle adressait à ses parentes de Hollande… » (CF 3, L.37, n.2)

[246] depuis votre enfance (variante  relevées [O] dans la L.329S, comme pour les suivantes de cette lettre)

 

[247] « Bien qu'elle ne donnât de copies de ses oeuvres que « par obéissance » la religieuse devait savoir que le nouvelliste les qualifiait d' « admirables » et la présentait elle-même comme « un prodige d'esprit et de grâce » : on conçoit l'inquiétude de Fénelon. D'après G. Vuillart Racine lui-même admirait les vers de la carmélite. » (CF 3, L.37, n.5)

[248] Retour à Versailles. (var. ajout)

[249] le zèle que vous aurez.

[250] « Elle avait en Hollande son père, deux soeurs et ses tantes et, si sa mère et d'autres parentes assistèrent à sa profession, le nouvelliste [Boislisle] ne semble pas bien sûr de la sincérité de leurs conversions » (CF 3, L.37 n.7)

[251] révère. J'ai fait de mon mieux ce que la Mère Prieure a souhaité, et on m'a bien répondu. Ne m'oubliez pas quand vous verrez M. que j'honore très particulièrement. Je suis, ma chère soeur, tout à vous en N. S. J. C. (Ajout) - La mère prieure : Marie du Saint-Sacrement de La Thuillerie, présentée en CF 3, L.182, n.1).

[252] « Trois ouvrages de ce titre semblent avoir été à cette date accessible au lecteur français… » (CF 5,L.339, n.1)

[253] idiots au sens de simples et ignorants.

[254] « Marie du Saint-Sacrement de La Thuillerie [Prieure déjà citée] et Marie Hippolyte de Béthune-Charost (1664-1709), fille de la « grande âme » du troupeau guyonien. » (CF 5, L.344S, n.4)

[255] Cette lettre constitue un véritable traité intérieur.

Elle  est citée dans les « Vingt questions proposées à M. de Paris par M. Cambrai en présence de madame de Maintenon et de M. le duc de Chevreuse », question X : « N’est-il pas vrai qu’ensuite j’écrivis à la sœur Charlotte, carmélite, de mon pur mouvement, une lettre qui expliquait toute la matière, que M. de Meaux approuva toute entière, après m’avoir prié seulement d’expliquer, pour plus grande précaution,, le terme d’enfance, qui est de l’Évangile ?  »  (OP 2, 253)

Elle fut approuvée par Bossuet et répandue : « Le succès de ce second essai [après l’Explication des Articles d’Issy] sur l’oraison de contemplation et les différents états de la perfection chrétienne ne pouvait qu’encourager Fénelon à écrire l’Explication des Maximes des Saints ».[O].

« Fénelon explique dans son Mémoire sur le refus d'approbation du 2 août 1696 l'origine de cette lettre : « Dans la suite, une carmélite m'ayant demandé quelque éclaircissement sur cette matière, je lui écrivis une grande lettre dans la plus exacte conformité aux trente-quatre Propositions, où je condamnais très sévèrement toutes les erreurs contraires, que M. de Meaux impute à Mme Guyon. Je l'ai fait de mon propre mouvement, et sans y être même sollicité. N'était-ce pas aller au-devant des occasions de me déclarer ? Avant que d'envoyer cette lettre, où j'avais mis tout ce qui pouvait faire quelque difficulté, je la montrai à M. de Meaux, et je la soumis à sa censure; il l'examina, me proposa d'expliquer plus clairement quelques termes que des gens ombrageux, disait-il, pourraient rendre équivoques; je le fis au-delà de tout ce qu'il souhaitait. Il approuva, il loua ma lettre; il lui donna beaucoup d'éloges inutiles; il dit que, si on en parlait, il dirait qu'elle ne laissait rien à désirer ». (O. F., t. II = OP 2, p. 251) ». (CF 5, L.354, n.1)

[256] Les supérieures du Carmel. Bossuet avait prononcé le sermon lors de la profession.

[257]« Balthasar Alvarez (1533-1580) entré en 1555 dans la Compagnie de Jésus y exerça les charges de maître des novices, de recteur, de visiteur et de provincial de Tolède. Il était confesseur de sainte Thérèse au moment où elle atteignit les plus hauts états mystiques (1559-1566). Ses idées sur l'oraison de quiétude ou de silence le firent soupçonner d'illuminisme et elles furent condamnées par le visiteur Avellaneda et par le général Mercurian. […] » (CF 5, L.354, n.3)  

[258] Citation de mémoire de l’extase d’Ostie (Confessions).

[259] Se rassurer.

[260] « Les dix paragraphes suivants constituent une sorte de lexique de la vie mystique » [O].

[261] Après le petit traité spirituel impersonnel commence une longue liste de recommandations adaptées aux défauts de Charlotte.

[262] Rom. XI, 20 (Vulg.19) : …ne vous élevez point…

[263] Lisez, mais lisez pour (seconde copie) (CF 5, L.354, n.32)

[264] Le docteur Edme Pirot (163-1713), « esprit le plus éclairé de la Sorbonne […] fait aveuglément  tout ce que veulent les gens qui l’emploient » (P.Léonard). Il participa à l’interrogatoire de Mme Guyon en 1688, mais il « agissait de bonne foi », et « n’a jamais rien su des fourberies, car on n’a jamais voulu que je lui parlasse en particulier » (Vie par elle-même, 3.5.7, p.698). 

[265] Exceptionnellement pour cette série des lettres à Charlotte, nous omettons le début relatif à des tiers.

[266] Mot associé  à « états sublimes » et « imagination » : à la lettre précédente, « ne compter pour rien toutes les lumières de grâce et les communications intérieures… ».

[267] Début de lettre perdu ?

[268] Au sens de détermination, résolution.

[269] Au sens de « faire d’un autre le participant de ce qu’on possède ». [O]

[270] « Fénelon connaissait depuis 1676 « l'ami intime », en la personne duquel il venait de « perdre la plus grande douceur de sa vie et le principal secours que Dieu lui avait donné pour le service de l'Eglise ». Né le 20 juin 1658 […] Prieur d'Anzeline, il « fut » d'abord chez l’évêque d'Autun G. de Hoquette où il rencontra Bussy-Rabutin à la fin d' août 1677, puis il fit au séminaire de Saint-Sulpice, où il s'était inscrit connue clerc du diocèse de Nevers, un séjour de trois mois (2 novembre 1680 - 2 février 1681). Maître ès arts le 24 mai 1681, il avait commencé ses études théologiques, mais les avait interrompues en 1684 pour prêcher le Carême à Meaux et pour participer, de l'Ascension à la Pentecôte, à une mission à Coulommiers. A la fin de 1685, Fénelon le prit pour collaborateur dans ses missions de Saintonge. L'étudiant dut solliciter des dispenses et n'obtint à la licence de 1688 que le 103e rang sur 109. Mais Fénelon le fit nommer le 25 août 1690 lecteur des princes […] » (CF 3, L.7, n.1).

 

[271] Maladie d’yeux.

[272] Les Souffrances de Notre Seigneur Jésus-Christ, du portugais Thomas de Jésus. [O]

[273] Confessions, lib. VIII, c. XII, n.29 [O]

[274] Isaïe, LXVI, 2.

[275] Sans doute sa sœur Catherine du Péray. [O]

[276] Sa sœur Catherine du Péray. [O]

[277] Voir CF 17, L.1776, n.2.

[278] Liv. I, c.XXV, n.10.

[279] V. Madame Guyon, Correspondance II Combats : très nombreux échanges précédant de peu la Bastille.

[280] La « Petite Duchesse » de Mortemart, fille du ministre Colbert et sœur cadette des dames de  Chevreuse et de Beauvillier, épousa en 1679 Louis de Rochechouart.

Ce dernier, né en 1663, « donnait les plus grandes espérances (en 1686 il avait forcé les pirates de Tripoli à se soumettre), mais sa santé, minée par la phtisie, provoquait dès l'été 1687 de vives inquiétudes. » Il mourut jeune en 1688.  « En 1689 et en 1690, on voit souvent le nom de sa veuve dans les listes des invitées du Roi et du Dauphin », mais Saint-Simon notait, en 1694, « qu'elle s'était jetée à Paris dans la dévotion la plus solitaire », sous l’influence de Fénelon et de Mme Guyon. (CF 3, L.168, n.2).

La duchesse vécut ensuite en liaison étroite avec ses beaux-frères, les ducs de Beauvillier et de Chevreuse. « Plusieurs lettres du P. Lami, bénédictin, nous apprennent que la duchesse faisait de fréquentes retraites au couvent de la Visitation de Saint-Denis, où l’une de ses filles avait fait profession, et qu’elle y occupa même assez longtemps une cellule […] Elle y mourut le 13 février 1750 ». (Correspondance de Fénelon, 1829, tome onzième, 345).

La « petite duchesse » était très aimée de Madame Guyon. Doit-on la considérer comme successeur dans la lignée ? Dans une lettre  de septembre 1697, Madame Guyon lui écrivait : « …Cependant, lorsqu'elle veut être en silence avec vous, faites-le par petitesse et ne vous prévenez pas contre. Dieu pourrait accorder à votre petitesse ce qu'Il ne donnerait pas pour la personne. Lorsque Dieu s'est servi autrefois de moi pour ces sortes de choses, j'ai toujours cru qu'Il l'accordait à l'humilité et à la petitesse des autres plutôt qu’à moi… » La petite duchesse pouvait donc transmettre la grâce dans un cœur à cœur silencieux.

[281] Attribution par A. Delplanque en 1907, édition par I. Noye en 2007. Un progrès par siècle.

[282] CF 18 respecte la séquence des pièces LSP, car elles sont adressées à divers correspondants – dont I.Noye propose souvent une identification. Ici où nous privilégions la répartition par destinataires, ce qui rend une mise en ordre même incertaine souhaitable.

[283] « Les volumes précédents de la Correspondance [CF] ne comportent que six lettres de Fénelon à Mme de Mortemart, de 1707 à 1711, toutes autographes et non signées, dont seules les deux lettres de 1708 ont figuré (privées de toute indication de personne) dès la première édition des « lettres spirituelles » (Anvers, 1718). On sait pourtant qu'il y eut des échanges épistolaires nombreux entre elle et l'archevêque; au plus fort de sa disgrâce, celui-ci affirmait au duc de Beauvillier: « Je n'écris qu'à vous, à la petite D[uchesse] et au P. Ab. [de Langeron] ». Albert DELPLANQUE a établi en 1907 que dix sept autres pièces des éditions d'Anvers et Lyon devaient avoir été adressées à la duchesse douairière. Nous pensons établir que la présente lettre relève du même groupe et peut même être datée, approximativement, comme l'une des premières : en effet, écrivant un « 22 juin» (1693 ?) à Mme de Gramont, Fénelon a parlé de Mme de Mortemart avec les termes mêmes qui commencent cette pièce: « Je suis ravi de ce que vous êtes touchée du progrès de Mad. de Mortemart ; elle est véritablement bonne, et désire l'être de plus en plus » (CF 2, L.300). Situées sans doute assez tôt dans l'itinéraire spirituel de la duchesse, les observations dont Fénelon lui fait part ici, très cohérentes avec ce que l'on sait d'elle par ailleurs, éclairent singulièrement la personnalité de celle qui deviendrait bientôt pour le « petit troupeau » la suppléante de Mme Guyon. […] » (CF 18, LSP 126*, n.1 par I.Noye).

 

[284] « Il n'y a pas de marché à faire avec Dieu » (CF 2, L.126, au propre frère de Mme de Mortemart) […] » (CF 18, LSP126*, n.2).

[285] Cette lettre se situe vraisemblablement dans les débuts de la direction de Mme de Mortemart, « envoyée » à Fénelon, et qui songe encore à entrer dans un couvent. (Noye). – Nous la plaçons ainsi que la suivante, LSP 136, en 1693.

[286] Le masculin sert à cacher Mme Guyon, comme ci-dessous.

 

[287] La duchesse a donc écarté récemment la solution du couvent ; on la verra fréquemment retirée à la Visitation de Saint-Denis, où sa fille était religieuse […] (Noye).

[288] L'une des « liaisons extérieures de providence » évoquées ci-dessus plutôt qu'un des « membres du petit troupeau ». (Noye).

[289] La correction mutuelle, en usage dans le groupe guyonien.

[290] … les phrases suivantes font allusion à sa responsabilité envers « autrui  », « son prochain », son « troupeau ». Cette dernière expression fait penser à Mme de Mortemart, dont le rôle dans le groupe guyonien n'alla pas sans difficultés. … (Noye).

 

[291] L'unité en Dieu de ceux qui « ont dépouillé le moi » en demeurant dans leur « unique centre », est ouverte à toute l'humanité […] (Noye).

[292]Son frère, le marquis de Blainville, qu'elle avait à guider, cf. LSP 133 et 134.

[293] Dans le rôle de directrice assigné à la destinataire, on peut reconnaître la duchesse de Mortemart, dont la difficulté à supporter les défauts d’autrui a été souvent notée. D’autre part, N... serait son frère Blainville, qui durant un temps admettait mal cette assistance (voir, en juillet 1700, L.667,  n. 16 et L.670, n. 7).(Noye).

[294] Il est probable qu’il manque ici le début de la lettre, qui devait viser la destinataire. Comme en d’autres lettres de direction, Fénelon fait part de ses propres épreuves […] (Noye).

[295] En juin 1708, Fénelon la mettait en garde sur son « naturel prompt et âpre, avec un fonds de mélancolie » (CF 14, L. 1215).(Noye)

[296] Pour désigner le groupe guyonien dont elle portait la responsabilité, cette expression se trouve aussi dans la lettre 1215. (Noye).

[297] Cit. : Matth. V, 4 & Jean XX, 29, puis Hébr. XI, 8.

[298] Col III, 3 et Augustin De continentia, XIII, 29.

[299] « Pour voir en Mme de Mortemart la destinataire de cette lettre, Delplanque invoque comme motif la proximité du thème avec les lettres qui l’entourent dès l’éd. A, ce qui n’est pas convaincant ». (Noye) – À qui d’autre penser ?

[300] Act. V, 1-10.

[301] « Rite particulier aux offices des « ténèbres» de la Semaine sainte; Fénelon en tire une parabole originale. » (Noye).

[302] « Cet alinéa permet de situer cette pièce dans une des dernières années de l’archevêque; rappelons qu’on ne connaît pas de lettre datée adressée à la duchesse douairière après juillet 1711. » (Noye).

 

[303] V. longue note d’I.Noye sur les diverses attributions avancées.

[304] Cette pièce non datée figure en V (n° 465) et en OF à la fin des lettres adressées à la comtesse de Montberon; mais, dans les quelque deux cent vingt-cinq lettres qu’elle reçut de Fénelon, on ne voit pas qu’elle ait porté la charge d’une assistance spirituelle à divers hommes (M., N. et G. des derniers alinéas), charge régulièrement assumée par Mme de Mortemart (supra, lettres SP 129 n. 1, 130, 137 etc.).(Noye).

[305] Allusion brève, mais forte, à la tendance de la duchesse à «régenter» qui avait amené la révolte d'autres membres du «petit troupeau guyonien» dont elle était «l'ancienne»: voir la lettre adressée le 4 (?) mai 1710 par Fénelon à Mme Guyon, n. 4, et la réponse de celle-ci, n. 4. [O]

[306] Tous nos bonnes gens, les disciples de Mme Guyon. Lorsqu'en 1696 celle-ci ne fut plus en mesure de guider son petit troupeau, ils considérèrent que Mme de Mortemart (qui était d'ailleurs seule à pouvoir faire des séjours à Cambrai) devait la remplacer. Cf. supra, la lettre du 9 janvier 1707. [O]

[307] Mme de Mortemart semble avoir été hostile au mariage de sa fille avec le marquis de Cany, fils du ministre Chamillart, qui avait eu lieu le 12 janvier 1708… [O]

[308] … Madame Guyon, que la duchesse avait recommencé à consulter (cf. infra, la lettre de l'exilée de mai (?) 1710, n. 4 et surtout la fin de la lettre de Fénelon du 11 octobre 1710). [O]

[309] Patience, indulgence – par opposition à insupportable de la phrase précédente. [O]

[310] La critique de l'« activité », le « recueillement passif », le « laisser faire Dieu », le « laisser tomber l'activité » sont caractéristiques de l'adaptation du guyonisme dans les écrits de Fénelon de la période 1690-1699. [O]

[311] Expression employée ailleurs pour désigner les membres du « petit troupeau » guyonien… [O]

[312] Il sera encore question de Mme de Mortemart dans les lettres à Mme de Chevry des 4 et 10 juin 1714. Outre les rapports mondains, Fénelon souhaite qu'il s'établisse entre sa nièce et l'« ancienne » du guyonisme des relations spirituelles, dont la première avait particulièrement besoin dans ses épreuves physiques et familiales… [O]

[313] Il y avait donc eu une réconciliation entre la duchesse et les guyoniens « indociles » après la brouille qui remplissait la correspondance des années précédentes… [O]

[314] Mme de La Maisonfort se trouvait alors près de Saint-Denis et dom Lamy lui transmettait les lettres de Fénelon. Le bénédictin étant mort le 11 avril 1711, il est naturel que l'archevêque ait demandé le même service à la duchesse qui s'était retirée à la Visitation de Saint-Denis. [O]

[315] À défaut d'autre lettre datée à la duchesse, on trouvera mention de son nom dans les lettres des 28 mars, 21 mai, 6 août 1713 (au marquis) et dans celles des 4 et 10 juin 1714 (à Mme de Chevry). [O]

[316] Dans les éditions depuis 1718, cette pièce ouvre une série de dix lettres « écrites à la même personne et dans le même ordre  ». Mieux que ce premier extrait, les lettres suivantes livrent quelques traits d'une physionomie spirituelle. (cf 18, LSP89, note par I . Noye)

 

[317] « Fénelon a toujours mis en garde contre les inspirations extraordinaires; il prescrivait de «les compter pour rien » (lettre 363 S à Charlotte de Saint-Cyprien); cf. la lettre 355 à une religieuse, et l’article vit VRAI de l’Explication des Maximes des saints, éd. Pléiade, t. I, pp. 1028 et 1575. - I. Noye, art. « Fénelon », Dictionnaire des miracles et de l’extraordinaire chrétiens, dir. P. Sbalchiero, Paris, 2002, pp. 295-296. » (Noye).

[318] Dès l'édition des Œuvres spirituelles de 1718, t. II, les vingt-sept lettres qu'on va lire sont annoncées comme écrites à une même correspondante. «Cette personne, après avoir vécu dans le monde, entra, vers la fin de sa vie, dans une communauté religieuse » (Gosselin, O.F., t. VIII, p. 527). Ces lettres font connaître sa charité active (L. 99), l'assistance qu'elle apportait à une personne très exigeante (L. 103, 108, 110), mais aussi ses défauts: « insupportable vivacité» (L. 103), «penchant terrible à la dissipation » et autres propensions que Fénelon l'aide à discerner et à faire mourir (L. 103, 104, 105...). Il n'est pas certain que l'ordre chronologique des lettres ait été respecté par le premier éditeur; les autographes n'ont pas reparu depuis. (CF 18, LSP 99, n.1 par I. Noye)

[319] Le mot est en petites capitales dans les premières éditions, qui placent en sous-titre à cette lettre les mots «Abrégé d’instructions ». Portée à prier « par la tête », et à «savoir beaucoup» (L.103), cette personne avait sans doute demandé un enseignement pour guider sa progression spirituelle; Fénelon l’oriente vers l’ignorance familière aux mystiques. (Noye).

[320] Ce premier alinéa évoque l’itinéraire parcouru par cette correspondante, la plus ancienne étape étant mentionnée en dernier lieu. Jadis contente d’elle-même, elle a connu une période d’amertume, « ici », vraisemblablement à Versailles, où les contradictions et les humiliations l’ont éclairée sur elle-même; de retour en province, son succès facile provoque les craintes de son directeur. (Noye).

[321] Ardeur, «passion, vivacité, emportement, fougue» (Furetière), tout l’opposé du « laisser » qui est le maître mot de cette lettre. (Noye).

[322] Ici, vraisemblablement Cambrai, où la correspondante a eu des entretiens avec Fénelon (cf. LSP 107); depuis, elle a fait un temps de noviciat dans la ferveur; puis, dans sa communauté, ailleurs, « une espèce d’oisiveté » est éprouvante pour sa nature portée à l’activité. (Noye).

[323] I Petr. V, 8, l’un des versets de l’Écriture les plus souvent cités par Fénelon. 

 

[324]Cette lettre est antérieure à l’entrée en communauté de la destinataire.

[325] Ps.142,2 & Job XV, 15 & Jac. III, 2

[326] Les « disputes » spécialement vives après la publication de la bulle Unigenitus de septembre 1713.

[327] Sur Matth. VI, 11, Fénelon emploie le plus souvent cette traduction du supersubstantialem de la Vulgate latine […] c’était la traduction de la Bible de Louvain, souvent reprise, par exemple par Pillehotte à Lyon en 1603. Mme Guyon, dans son commentaire sur saint Matthieu, met « notre pain qui surpasse toute substance » et parle ensuite de « ce pain supersubstantiel ». (Noye).

[328] Ps. 142, 2 & II Cor. XII, 9-10 & II Cor. III, 17 & Matth. V, 3.

[329] Apoc. xix, 4.

[330] « Ce prince, d’un esprit ferme et intrépide, était pieux, juste et philosophe. Il état fait pour commander à des sages […] On opposa ce prince philosophe au duc de Marlborough […] On fut mis en déroute vers Oudenarde. Ce n’était pas une grande bataille, mais ce fut une fatale retraite. Les fautes se multiplièrent… » (Voltaire, Le Siècle de Louis XIV. Tome premier, Chapitre vingtième).

[331] CF 18 Lettres retrouvées. - Le texte est donné comme lettre dans les Œuvres spirituelles de Fénelon de 1718 et des éditions suivantes; celle de Rotterdam, 1738 (t. 2, pp. 9-11), de l'avis même du marquis de Fénelon, doit être préférée. […] Aussi suivons-nous l'édition de 1738. Aucun de ces témoins du texte ne porte de date; il ne peut être antérieur à 1702. (Noye).

[332] 1446 ; Au DUC DE CHEVREUSE. [ …] Ne vous contentez pas des belles maximes en spéculation, et des bons propos de P. P. [le duc de Bourgogne]. Il se paie et s'éblouit lui-même de ces bons propos vagues. On dit qu'il est toujours également facile, faible, rempli de puérilités, trop attaché à la table, trop renfermé. On ajoute qu'il demeure content de sa vie obscure, dans l'avilissement et dans le mépris du public. On dit que Mad. la D. de Bourg[ogne] fait fort bien pour le soutenir, mais qu'il est honteux qu'il ait besoin d'être soutenu par elle, et qu'au lieu d'être attaché à elle par raison, par estime, par vertu, et par fidélité à la religion, il paraît l'être par passion, par faiblesse, et par entêtement, en sorte qu'il fait mal ce qui est bien en soi. Voilà ce que j'entends dire à diverses gens. Je ne sais ce qui en est, et je souhaite de tout mon coeur que tout ceci soit faux. Mais je crois devoir vous le confier en secret. […]

[333] I Cor. IX, 22.

[334] « Troisième fils du ministre, Antoine-Martin naquit le 2 octobre 1659 et fut destiné à l'ordre de Malte. Il eut presque aussitôt la commanderie de Boncourt. Général des galères de l'ordre en Méditerranée pendant deux ans, il fut très critiqué pour n'avoir pas poursuivi trois vaisseaux tripolitains. Bailli le 25 décembre 1685, il reçut le 29 novembre 1686 une commanderie de 14 000 livres. Il fit aux côtés du Dauphin la campagne d'Allemagne de 1688. Sa mort survenue quelques mois plus tard donna l'occasion de noter qu'il « avait parfaitement rectifié la conduite de sa jeunesse. Il était aimé et estimé de tout le monde, et sa famille le regardait comme un de ses principaux appuis, ce qui s'accorde bien avec le ton des lettres de Fénelon. » (CF 3, L.40, n.1)

[335] Marie-Françoise de Bournonville, fille du marquis Ambroise-François, grand seigneur des Pays-Bas qui s'était mis en 1634 au service de la France, y avait été nommé en septembre 1652 duc à brevet et devait y mourir le 12 décembre 1693. Née en 1656, elle avait apporté le bien paternel au duc Anne-Jules, comte d'Ayen, futur duc de Noailles et maréchal, qu'elle avait épousé le 13 août 1671. Nommée le 2 janvier 1674 dame du Palais de la Reine, elle mourut le 16 juillet 1748 après avoir eu vingt-deux enfants. (CF 2, L.153, n.1).

[336] Madame de Sévigné avait écrit le 5 janvier 1674 : « Les dames du Palais sont dans une grande sujétion. Le Roi s'en est expliqué et veut que la Reine en soit toujours entourée... La comtesse d'Ayen est la sixième; elle a bien peur de cet attachement, et d'aller tous les jours à vêpres, au sermon ou au salut. »

[337] Allusion au grand nombre d'enfants de la duchesse.

[338] Les rapports entre la maréchale et Fénelon furent par la suite tendus, v. la série de lettres retrouvées in CP 18, 71 sq.

[339] Sur la marquise « la plus belle du monde » et son « épreuve particulièrement pénible » v. CF 9, L.588, longue n.1.

[340] François Andrault de Langeron, né en 1658, fut pris comme collaborateur par Fénelon, qui le connaissait depuis 1676, pour ses missions de Saintonge en 1685/6. Il le fit nommer lecteur des princes en 1690. Fénelon connaissait « ‘l’ami intime’ en la personne duquel il venait de ‘perdre la plus grande douceur de sa vie et le principal secours que Dieu lui avait donné pour le service de l’Eglise.’ » (lettre du 20 novembre 1710). (CF 3, L.7, n.1).

[341] Petite Duchesse de Mortemart.

 

[342] Anne-Marie Des Fontaines figure dans les actes de la Maison des Nouvelles Catholiques à partir de juillet 1683. (voir CF 1, Chapitre IV, « Le supérieur des Nouvelles Catholiques » Fénelon).

[343] Charles-Auguste d'Allonville, marquis de Louville (1664 - 20 août 1731), fit de bonnes études et devint ensuite capitaine au régiment du Roi-infanterie. Des liaisons étroites avec le père de Saint-Simon et surtout avec le duc de Beauvillier (qui le dira le 10 novembre 1701 « son parent ») lui valurent d'être placé le 25 août 1690 auprès du duc d'Anjou en qualité de gentilhomme de la manche : il y réussit si bien que le prince lui garantit « son amitié pour quatre-vingts ans ». Candidat de Beauvillier et de Torcy, il fut désigné pour accompagner le nouveau Roi avec Montviel. Il fut alors pendant deux ans le favori de Philippe V dont il rédigeait les dépêches. Le 17 septembre 1701 il avait été déclaré gentilhomme de la chambre gouverneur des officiers français et aussi colonel.

2. C'est donc peu après leur installation à Madrid que Louville avait sollicité de Fénelon — avec lequel il avait travaillé sept ans — des conseils personnels et un plan de gouvernement, parallèles aux avis de Louis XIV (B.N., ms. fr. 10333, ff. 115-123) et aux mémoires que Beauvillier avait composés pour Philippe V avant le 3 décembre 1700

[344] Frère cadet de Max-Emmanuel, électeur de Bavière, Joseph-Clément était né le 5 décembre 1671; évêque de Freisingen (1683) et de Ratisbonne (1685), il fut nommé le 20 septembre 1688 par Innocent XI à l'archevêché de Cologne. Coadjuteur de Hildesheim le 28 janvier 1694 (il sera titulaire du siège en 1702), il fut enfin élu évêque de Liège le 20 avril 1694. Bien qu'il dût ses nombreux diocèses à l'appui de l'Empereur, il fut des premiers à se ranger du côté des Bourbons pendant la Guerre de la Succession d'Espagne et fit en 1701 occuper son électorat par les troupes de Montrevel; mais les Français en ayant successivement perdu les diverses places, il se retira à Luxembourg, puis à Namur, dont il dut partir en mai 1704 pour Mons, puis Tournai. Il fit le 28 juillet 1704 son entrée à Lille et y revint le 10 octobre après avoir rencontré l'Électeur de Bavière qui venait de son côté de perdre ses États héréditaires (réf.) Joseph-Clément risquait donc de ne jamais rentrer en possession d'églises auxquelles ne l'attachait aucun lien spirituel (réf.)

[345] Ayant nourri longtemps l’espoir de succéder à son frère Max-Emmanuel, électeur de Bavière, Joseph-Clément avait jusqu’alors refusé de s’engager dans les ordres … Le Pape lui a fait représenter qu’il n’est pas juste qu’il ait joui si longtemps des revenus de ces bénéfices [l’archevêché de Cologne] sans commencer à en faire les fonctions… [O]

[346] II Cor. IV, 5.

[347] Luc XVII, 21.

[348] Ep. CXL ad Honoratum.

[349] Ps. 84, 9.

[350] Que nous éclairons par le témoignage de la lettre 1501 bis entre tiers : DANIEL-FRANÇOIS VOYSIN A MAIGNART DE BERNIÈRES. A Versailles ce 18 octobre 1711 : […] Je ne puis vous laisser ignorer en cette occasion, Monsieur, que M. l’archevêque, depuis le commencement de la campagne, a été le refuge de tous les malades et affligés de l’armée, dont sa maison n’a pas cessé un seul jour d’être pleine, sans parler d’une multitude de pauvres du pays qui y sont réfugiés et dont il prend soin’, que tous ses biens qui sont dans l’Artois et le Cambresis ont été fourragés, à l’exception de la terre du Cateau, et que ceux qu’il a du côté de Condé et de Valenciennes sont sous l’inondation. En deux mots, Monsieur, il a fait et fait journellement tout ce que nous entendons dire de ces anciens évêques si respectables, et c’est parce qu’il voudrait que cela fût ignoré, que je croie devoir prendre la liberté de vous le faire savoir6. Je suis avec tout le respect que je vous dois, Monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur’. DE BERNIÈRES.

[351] Nous complétons par le témoignage d’un militaire, le sauveur d’une situation dramatique : lettre1503 D. LE MARÉCHAL DE VILLARS A FÉNELONA Marly ce 9 novembre 1711. [23 novembre 1711]. […]  J’étais tranquille sur mon zèle, mon application à son service, la certitude d’avoir fait tout ce qui, dans des conjonctures difficiles, était le plus convenable au bien de l’Etat, mais je ne savais pas tout ce que l’on avait imaginé ni mandé de l’armée. Le Roi, mieux informé que moi, dit tout haut ce qui était le plus propre à mortifier les écrivains. Plusieurs l’ont été ici, et quelques-uns doivent l’être ailleurs. / M. le Dauphin m’a fait l’honneur de me donner de très longues et favorables audiences dans lesquelles, Monsieur, il a été fort question de vous, et je me suis fait un vrai plaisir de lui parler de votre tranquillité sur la perte de votre bien, de votre joie d’en avoir pu prêter au Roi une partie considérable, du plaisir de dépenser le reste avec la dignité convenable à votre état; que les appartements de votre maison en haut étaient occupés par tous les officiers considérables de l’armée qui avaient été malade, le bas, par les pauvres auxquels il servait d’asile et de refuge, et, d’ordinaire trois ou quatre tables magnifiques pour tous les officiers; que la modestie et la bienséance de votre maison égalaient la magnificence, que votre piété renfermait en vous-même ce que vous croyez ne devoir pas montrer à ceux qui ne la cherchent pas. /J’ai dit à M. le Dauphin que vos sages conseils, dans des temps où les mauvais discours étaient les plus propres à déranger l’homme le plus sage, m’avaient été d’un grand secours, m’exhortant toujours à mépriser les clabaudeurs et suivre avec force ce qui convenait le mieux au service du Roi et au bien de l’État; que votre attachement pour la personne de Sa Majesté et le bien de son service ressortent dans tous vos discours et dans toutes vos actions. […]

 

[352] Chapitre XV d’une lettre-traité en réponse à l’évêque d’Arras, cousin de M. Tronson avec qui Fénelon eut presque toujours des relations excellentes malgré sa proximité avec les Messieurs de Port-Royal, concernant le problème posé par la lecture de la Bible en français. Fénelon est réticent, car pour lui : « En notre temps chacun est son propre casuiste, chacun est son docteur … Les critiques … dessèchent les coeurs, ils élèvent les esprits au-dessus de leur portée. Ils apprennent à mépriser la piété simple et intérieure. Ils ne tendent qu'à faire des philosophes sur le christianisme, et non pas des chrétiens. Leur piété est plutôt une étude sèche et présomptueuse, qu'une vie de recueillement et d'humilité. » (suite du même chapitre XV).

[353] « Cette lettre paraît donc amputée d’un début, comme elle semble l’être d’une conclusion […] » (Noye)

[354] « Enseignement fondamental chez Fénelon » (Noye).

[355] Marthe de Beauvais de Chantérac, nièce de l'abbé de Chantérac et petite-nièce de l'archevêque, était née vers 1673. Entrée vers 1690 au Premier Carmel de Bordeaux sous le nom de Marie-Marthe de l'Ascension (sa tante, fille de François II et nièce de l'archevêque, avait porté le nom de Marie de l'Ascension, mais elle était morte le 7 août 1683, ayant vingt-cinq ans d'âge et sept années de vie religieuse), elle fut plusieurs fois prieure et a signé des notices en 1714, 1733 et 1738. Elle mourut en 1742 à soixante-neuf ans. Son oncle l'abbé de Chantérac avait été vingt-cinq ans supérieur de ce monastère (d'après le livre des notices nécrologiques du Premier monastère). (CF 17, L.1567, n.1).

[356] Gal. V, 13.

[357] I Tim. I, 9.

[358] « In epist. Iam Joannis, tract. VII, 8, P.L. 34, col. 2033. Ce développement sur la « liberté des enfants » de Dieu se retrouve à l'article XXXII de l'Explication des maximes des saints (éd. Pléiade, t. I, pp. 1078 sq.) » (Noye).

[359] Phil. III,13.

[360] Le Livre des demeures, 4eme demeure, ch. 2, fin.

[361] II Cor. XII, 9 sq.

[362] « L’abandon, qui est si souvent loué dans la Correspondance (cf. 1. 90, 175 annexe, 190...; LSP 182, 183, 190...), trouve ici son expression la plus achevée, non sans liens avec les thèmes les plus marquants de la spiritualité fénelonienne (« moment présent », «petitesse», «laisser faire Dieu », «ne préparant rien », sans « ressource »). (Noye).

[363] Jean, VI, 68 sq.

[364] CF 18, « Lettres retrouvées » avec notes Noye : « Pas de manuscrit connu. Nous suivons la première édition du texte, paru dans les Œuvres spirituelles, Rotterdam, 1738, t. II, pp. 534-535, en respectant la ponctuation, un peu modifiée dans les éditions suivantes. […] Ce bref bilan de santé d'un Fénelon épuisé et surchargé, et quelques retours sur son passé (la pauvreté de sa jeunesse, les récentes trois ou quatre années où il se sentit courtisé) font le principal intérêt de cette page. » - Signalée ensuite en « Lettres spirituelles » comme LSP 127 précédant la LSP 128.* À UNE DAME.

 

[365] Le pluriel de cette finale laisse penser que la pièce est composite, à moins qu’elle ne vise un groupe uni autour de la correspondante malade. (Noye]

[366] « Le destinataire serait un curé du diocèse, désabusé du jansénisme » (CF, présentation de la L.1238)

[367] « […] Il nous paraît que cette longue pièce regroupe des éléments de trois lettres. […]  Quant au dernier N., il serait un proche capable d’être un guide spirituel, comme l’étaient le duc de Chevreuse pour son fils et Mme de Mortemart pour plusieurs membres du « petit troupeau ». (Noye).

[368] Rom., XIV, 8.

[369] Col. III, 3.

[370] Adressée à la même personne que LSP 152.

[371] L’enthousiasme, à l’époque, désigne comme le fanatisme « le délire de ceux qui croient avoir des inspirations divines » (Noye).

[372] Ps. 33, 11.

[373] Dans les éditions du 18e siècle, les cinq paragraphes qui suivent sont détachés par un intervalle muni du signe § ; il semble s’agir d’extraits de lettres dont les premiers éditeurs n’ont retenu que ces passages.

[374] Sans doute un candidat ou débutant (trop disert) au groupe guyonien, où la correction fraternelle est de règle (cf. second alinéa). Fénelon conseille la personne qui aura à l’écouter, mais aussi à « le décider ».

[375] I Cor. X, 13.

[376] « Dès l’édition de Versailles, sept lettres sont groupées sous le titre « Lettres de consolation »; quatre d’entre elles, dont on ne connaît ni la date ni le destinataire, se suivent ici (LSP 220-223). »(Noye).

[377] « Se tenir en soi-même » rejoint la définition de «l’amour propre (...) dans l’usage des dons intérieurs » que Fénelon dans la L. 354 dénonçait en le rapprochant du « péché de l’ange (...), péché de propriété […] » (Noye).

[378] «Aucun détail personnel n'ayant été conservé dans l'édition, cette pièce a surtout l'intérêt de donner un exemple succinct, mais riche, de la direction spirituelle de Fénelon sous sa dernière forme. » (CF 17, L.1889, n.1). 

[379] Cette lettre constitue un aide-mémoire de la spiritualité fénelonienne, important en raison de sa date… (CF 17, L.1903, n.2)