EXPÉRIENCES MYSTIQUES

 

 

V

 

 

DES LUMIERES A NOS JOURS

 

 

 

Témoignages rassemblés par Dominique Tronc

 

 

 

 

 

     

 

Expériences mystiques,   V  Des Lumières à nos jours

 

 

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ISBN 978.2.86681.173.0

© Les Deux Océans. 2012

19, rue du Val-de-Grâce

75005 – PARIS –

tél. 01.46.33.68.19

www.lesdeuxoceans.fr

 

 

Les Deux Océans

Paris

 

 

 

 

 

PLAN DE LA SÉRIE

 

 

 

I. DES ORIGINES A LA RENAISSANCE

 

II. L’INVASION MYSTIQUE EN FRANCE DES ORDRES ANCIENS

III. ORDRES NOUVEAUX ET FIGURES SINGULIÈRES

IV. UNE ÉCOLE DU CŒUR.

 

V. DES LUMIERES A NOS JOURS

 

 

 

 

Le présent volume couvre

 

V. DES LUMIERES A NOS JOURS

 

 

 


 

 

EXPÉRIENCES MYSTIQUES 3

V 3

DES LUMIERES A NOS JOURS 3

Introduction 13

Avertissement 17

I. fidèles aux traditions 19

1. École du cœur 19

1708 François de Laval (1623-1708) et l’Ermitage de Québec. 20

L’abandon 24

1709 Alexandre Piny (1640-1709) 28

1715 Fénelon (1651 - 1715) 32

L’état fixe d’oraison continuelle 36

Correspondances et opuscules 37

Maximes des Saints 51

1715 François La Combe (1640-1715). 53

1717 Jeanne-Marie Guyon (1648 - 1717) 58

Une vie courageuse 58

Une oeuvre préservée et d'influence souterraine 61

Son très large spectre 63

Un enseignement qui couvre la carrière mystique 64

Moyen court 65

Torrents 66

Vie par elle-même 67

Discours 68

Correspondance 74

1719 Malaval (1627-1719) 83

1719 Pierre Poiret (1646 - 1719) 85

1720 Claude-François Milley (1668 - 1720) 89

1733 James (1645-1726) et Georges Garden (1649-1733) 92

1751 Jean-Pierre de Caussade (1675 - 1751). 96

Manière courte et facile 97

Lettres spirituelles 100

~1751 L’Abandon à la Providence divine 103

Le lyrique et guyonien chapitre IX : 103

1769 Gerhard Tersteegen (1697 - 1769) 108

Thomas Kelly (1893-1941), quaker 110

2. Christianisme occidental 113

1737 Maria-Magdalena Martinengo (1687 – 1737) 114

1775 Paolo [Danei] della Croce (1694-1775) 118

1798 Jeanne Le Royer (1731-1798) 121

1803 Jean-Nicolas Grou (1731 - 1803) 123

1820 Pierre de Clorivière (1735 - 1820) 127

1852 François Libermann (1802 - 1852) 128

1892 Charles-Louis Gay (1815-1892) 132

1897 Thérèse de l’Enfant-Jésus (1873-1897) 135

1918 Marie-Antoinette de Geuser « consummata » (1889-1918) 137

1942 Brandsma (1881-1942) 143

1942 Edith Stein (1891-1942) 144

1948 Vital Lehodey (1857-1948) 150

1955 Pierre Teilhard de Chardin (1881-1955) 151

1975 Maurice Zundel (1897-1975) 156

1979 Jeanne Schmitz-Rouly (1891-1979) 158

1979 Paul Agaësse (-1979) 164

1987 Jean-Baptiste Porion (-1987) 171

2002 Marie-Dominique Molinié (1918-2002) 174

3. Christianisme oriental 179

1782 La Philocalie, une bibliothèque spirituelle. 180

1833 Seraphim de Sarov (1759-1833) 181

~1840 Optino et la Paternité spirituelle en Russie. 188

Le skite d’Optino 188

Le staretz Macaire (1788-1860) 191

Le staretz Ambroise (1812-1891) 191

Le staretz Théophane le Reclus ou de Vycha (1815-1894) 192

Chariton de Valamo 194

~1870 Récits d’un pèlerin [russe] 195

~1906 Archimandrite Spiridon 197

1938 Starets Silouane (1866-1938) 199

1950 Simon Frank (-1950) 201

1980 Lev Gillet (1893 – 1980) 202

Interview avec le Père Lev Gillet 203

4. Religions du Livre 227

Judaïsme 228

1827 Dov Baer de Loubavitch (1773 - 1827) 229

1943 Jiri Langer (1894-1943) 236

Soufisme 249

1711 Machrab (1657-1711) 250

1823 Sheikh Al-Arabi ad-Darqawi (-1823) 252

1883 Abd el-Kader (1807-1883) 255

1934 Ahmad al-‘Alawî (-1934) 257

1988 Sayd Bahodine Majrouh (-1988) 260

5. Orients 263

Indouisme 264

1932 Ramakrishna ( - 1932) 265

1950 Ramana Maharshi (1879 - 1950) 269

1963 Ramdas (– 1963) 278

1973 Henri Le Saux / Swami Abhishtktananda (1910-1973) 283

Bouddhisme 285

Lu ‘K’uan Yü (1898 - ?) & Hsu Yun 286

1966 D.T.Suzuki (1870-1966) 289

II. Hors cadres 303

6. Chercheurs 305

1900 Félix Ravaisson (1813-1900) 306

1933 Henri Bremond (1875-1933) 307

1941 Henri Bergson (1859-1941) 310

1943 Simone Weil  (1909 - 1943) 314

1953 Baruzi (1881-1953) 317

1961 Erwin Schrödinger (1887-1961). 319

1963 Aldous Huxley (1894-1963). 321

1997 George Wald (1906-1997) 324

1997 François Roustang (1923-1997) 326

7. Poètes 327

Complainte mortuaire à deux voix. (Afrique Équatoriale. Pygmées.) 328

Chanson Esquimau (Alaska, Groenland) 329

1785 Khwaja Mir Dard (1720-1785) 331

1837 Giacomo Leopardi (1789 - 1837). 334

1843 Johann Christian Friedrich Hölderlin (1770 - 1843). 335

1934 Haïm Nahman Bialik (1873 - 1934) 336

1938 Ossip Mandelstam (1891 - 1938) 338

1944 René Daumal (1908-1944) 340

1950 Joé Bousquet (1897-1950) 349

1960 Raïssa Maritain (1883-1960) 354

1960 Jules Supervielle (1884-1960) 355

1967 Marie Noel (1883-1967) 357

1975 Patrice de la Tour du Pin (1911-1975) 359

8. Témoins de l’Instant 361

1849 Edgar Allan Poe (1809-1849) 362

1855 Gérard de Nerval (1808-1855) 363

1908 Lucie Christine (1870 - 1908) 364

1917 Léon Bloy (1846-1917) 366

1922 Marcel Proust (1871-1922). 368

1922 W. H. Hudson (1841-1922) 370

1924 Franz Kafka (1883-1924) 372

1948 Georges Bernanos (1888-1948) 374

1955 Albert Einstein (1879-1955) 375

1971 Jean Grenier (1898-1971) 377

1975 Carlo Levi (1902-1975) 378

1984 Henri Michaux (1899-1984) 379

9. Témoins dans l’épreuve 383

1914 Témoignages issus des Enfers (1914-1953) 384

Enfer nazi : 385

Enfer stalinien : 386

1943 Etty Hillesum (1914 - 1943). 388

1977 Evguénia Guinzbourg (1906-1977) 391

1982  Varlam Chalamov (1907 - 1982) 397

1983 Arthur Koestler (1905-1983). 400

1999 Eliane Jeannin-Garreau (1911-1999) 408

2008 Alexandre I. Soljenitsyne (1918-2008) 409

Hammarskjold 410

10. Témoins pour notre temps 411

1986 Bernadette Roberts (1931- 1986) 412

L’expérience unitive 412

Conclusion 435

1992 Lilian Silburn (1909 – 1992) 439

Témoignage 439

Le Vide, le rien, l'abîme. 441

Yolande Duran-Serrano 448

Nils Kuhn de Chizelle 467

Outils de repérages couvrant Expériences mystiques I à V 471

Listes chronologiques d’auteurs 473

Au siècle des Lumières 473

Au Siècle Romantique 473

Le demi siècle de Fer 474

Le demi siècle des sciences 474

Choix bibliographiques 477

Le Dictionnaire de Spiritualité ascétique et mystique 479

Figures remarquables suivant l’ordre chronologique 483

Caractères communs aux figures remarquables 491

Index général des figures, Tomes I à V. 495

 

 

 


 


 

Introduction

 

Les quatre tomes d'Expériences mystiques en Occident qui précèdent ce cinquième et dernier de la série présentaient des témoignages offerts par les mystiques qui vécurent jusqu'au début du Siècle des Lumières. Ils se rassemblaient le plus souvent autour d'une des branches de la famille chrétienne, référence alors commune.

Un élargissement hors des frontières géographiques européennes met en cause cet unique référentiel dès que l'on reconnaît la validité d'autres cultures associées à d'autres religions : faut-il continuer après 1700 à s'en tenir à l'occident chrétien ?

Un bouleversement culturel a été mis en marche depuis Galilée : ne faut-il pas ouvrir le champ mystique au-delà des Traditions ? Car nous sommes aujourd’hui en présence d'une diversité d'expressions mystiques voilant souvent une même réalité. 

Ce tome V. Expériences mystiques, des Lumières à nos jours propose un « étoilement mystique ». Son florilège déborde le cadre imposé aux quatre tomes précédents qui étaient consacrés aux figures chrétiennes le plus souvent d'expression française et ayant vécu avant 1700.

L’ouvrage couvre les années 1700 à 2000. Les figures témoignent d'une mystique vivante jusqu'à nous. Certaines se rattachent aux Traditions tandis que d'autres s'ouvrent à la vie intérieure sans y être conduits par une pratique religieuse et un mode d'emploi. Parfois quelques-unes d’entre elles ignorent la fente qui est ouverte un instant à leur regard intérieur et elles poursuivent leur quête.

Chaque figure ne peut bénéficier que d'une courte section puisque leur nombre dépasse la centaine. La monotonie d'un collier dont chaque grain serait de même taille est volontairement rompue par quelques textes plus longs.

Tous témoignent d’une rencontre livrée souvent à l'état naissant, car les mystiques confirmés répugnent à décrire leur expérience. Nous ne proposons aucune notice biographique, car de multiples sources disponibles sur le web font l’affaire. Toujours faute de place et pour marquer une hiérarchie de valeur entre témoignage et contexte, nous ne lui ajoutons le plus souvent qu’une note. Elle ouvre sur des sources choisies.

Un tel ensemble de textes suggère “d’y regarder de plus près”. C'est le but d’un “jardin mystique” aux senteurs diverses.

§

Nous ne croyons donc pas à un crépuscule des mystiques. Certes le langage commun à toute théologie mystique [1] a disparu ( il avait pourtant été précisé dans le monde catholique au XVIIe siècle en latin puis en français par Sandaeus, Civoré, madame Guyon, Honoré de Sainte-Marie). S'en est suivi l'absence d’un corps facilement reconnaissable d'auteurs-témoins triés selon tel ou tel critère théologique ou regroupé par “religions”. L’indépendance vis-à-vis de représentations communes conduit à un émiettement ou, pour s’exprimer plus poétiquement, est à la source d’un “étoilement”.

Il s'agit de retrouver le peuple dispersé des mystiques dont l’unité intérieure est voilée sous des habits divers. Ils circulent dans de multiples allées et ne se rencontrent guère. Comment organiser une présentation en respectant leur variété ? En multipliant les points de vue variant les thèmes abordés ? Par  reconnaissance de la diversité des conditions d’entrée dans la vie intérieure ? En évoquant des diversités sociales et culturelles ? De tels classements recouvriraient la vie intérieure par ses habits.

On retiendra en premier lieu l'appartenance à l'un ou l’autre de deux types de vécu : ou bien le mystique demeure fidèle à la Tradition dans laquelle il a été élevé ou s’est converti, ou bien il se situe hors de cadres religieux et culturels devenus à ses yeux caducs ou secondaires.

§

 

I.

Pour une première moitié de figures mystiques qui forment un ensemble majoritaire jusqu’au XXe siècle, le “jardin mystique” est taillé à la française selon une répartition en autant de massifs que de grandes traditions religieuses. Fidèles aux Traditions répartit ainsi des mystiques en cinq chapitres au sein desquels nous observons l'ordre chronologique par dates de décès :

Le premier chapitre de “L'école du Coeur” assure la continuité avec l’ensemble du tome IV portant le même nom. Le chapitre second couvre le monde catholique. Le chapitre suivant aborde quelques grands textes et auteurs Orthodoxes. Le quatrième chapitre sort du monde chrétien, tout en demeurant au sein des trois religions du Livre : il  glane quelques figures mystiques juives ou ayant vécu en terres d’Islam. Enfin le dernier chapitre souligne que la vie mystique est universelle. Il cite quelques mystiques  indiens, chinois et japonais.

          II.

Diverses confessions s’affrontèrent puis se replièrent sur elles-mêmes, prises au sein des luttes qui leur firent oublier tout le reste, dont la prise de conscience progressive de dimensions juqu’alors demeurées ignorées. Se succèdent trois dévoilement de l’imprévisible Nature : celle de ses théâtres infimes ou immenses, celle de son âge incommensurable à l’histoire humaine, enfin celle de son évolution vers toujours plus de complexité et de variété. Nouvelles prises de consciences qui demandent trois siècles.

La mystique perçue comme une façon de vivre son rapport avec un Dieu, prenant place au sein de telle tradition reçue et expérimentée, disparaît de l'esprit des modernes ; particulièrement chez des scientifiques jugés « athés » qui sont le plus souvent des agnostiques car les référentiels se métamorphosent si vite ! Cet abandon de croyances traditionnelles est heureusement compensé par des témoignages mystiques individuels. S’exprimant très approximativement les « mystiques sans Dieu » paraissent-ils diluer une expérience insaisissable ? Posons plutôt qu’elle ne peut plus être ramenée à une langue commune ou à une  théologie devenue philosophie.


 

§

Pour la seconde moitié de figures relevées surtout au XXe siècle, le jardin est “à l’anglaise” : un espace sauvage aux aperçus inédits. Hors cadre, ces mystiques n’ont pas rattaché leur Rencontre à une Tradition. Leurs vies ont cependant été changées, seul critère commun. Ils cheminent “hors piste” et sans d’ailleurs facilement situer ce qui leur est arrivé [2]. Nous répartissons leurs figures en cinq chapitres :

Les deux premiers présentent des figures à la recherche de la vie mystique soit par l'exercice de leur réflexion (“chercheurs”) soit par l'exercice de leur intuition (“poètes”). Les trois derniers rassemblent des témoins : ceux de “l'instant mystique”, ceux auxquels la vie mystique se révèle au sein de l'épreuve, enfin des “témoins pour notre temps”. Cette seconde partie devrait confirmer la nature prémystique ou mystique de certaines expériences, ce qui n’est pas évident à ceux-là mêmes qui les reçoivent.

En résumé une centaine de figures sont proposées en dix chapitres répartis presque également entre fidèles aux traditions et chercheurs ou témoins hors cadre [3]. Leur nombre est ainsi comparable à celui des figures ayant connu le XVIIe siècle et qui disposaient d’une section dans Expériences mystiques en Occident. Les sections seront ici fort réduites si l’on excepte les toutes premières qui assurent une transition avec le tome IV précédent. S’ajoutent quelques entrées couvrant soit un genre d’expression soit une œuvre collective.

Nous regrettons de n’avoir pu équilibrer les entrées entre de trop nombreux clercs et de trop rares laïcs pour la première partie consacrée aux figures attachées aux Traditions. De fait les clercs bénéficient tout à la fois d’un devoir de mémoire assez bien respecté dans les Ordres et d’une supposée proximité avec le divin aux yeux des témoins (incluant leurs éditeurs). Leurs entrées en religion suivent l’expérience initiatrice commune à presque tous les mystiques et les rencontres favorables sont dès lors un peu moins rares au sein de communautés religieuses .

§

Les témoignages sont livrés de longueurs diverses pour éviter la monotonie de perles de même taille dans un collier – mais aussi pour privilégier quelques témoignages en incises difficile à trouver.

Nous avons choisi d’élargir la récolte pour la seconde partie de figures “sauvages” - leur nombre est ainsi finalement comparable à celui des figures “sages” comme nous l’avons précédemment indiqué - au risque d’introduire des entrées qui se situent à la frontière du champ mystique. Ils paraîtront à certains en être fort distantes. Il est enfin utile de séparer nettement le champ libre mystique des domaines délimités par des expressions religieuses. Le lecteur mis au contact de diverses sensibilités élargira la sienne.

Avertissement

Nous utilisons le romain grand corps pour les citations ou les « dits » des figures, le romain corps moyen pour les citations de témoins ou d’historiens, l’italique pour le « ciment » nôtre qui présente ces éléments de nature intérieure et mystique.

Nous limitons tous les renseignements d’autres natures, que l’on retrouvera aisément sous Wikipedia ou sur divers sites dédiés, puisque l’usage de compilations imprimées est devenu caduc.

Nous maintenons en notes rédigées avec soin et parfois amples (en petit corps donc requérant peu de place !) certaines précisions et références. Le lecteur qui ignorera une majorité des nombreuses entrées pourra mieux approfondir quelques découvertes.

 


 


 

 

I. fidèles aux traditions

1. École du cœur 

L’École du cœur complète le tome IV portant ce même nom. Conformément au complément mystique annoncé à partir de l’an 1700, cette section reprend certaines figures déjà actives au Grand Siècle lorsque ces dernières ont vécu au-delà de l’année charnière [4]. Mais s’y ajoutent d’autres mystiques nés plus tard [5]. Une certaine ampleur accordée aux entrées et aux notes pour les premières figures assure une continuité avec le travail de restitution détaillé proper au tome précédent, mais nous serons plus brefs par la suite.

Le titre d’École du cœur couvre ici non seulement des ‘quiétistes’ au sein du monde catholique, mais également des ‘piétistes’ au sein du monde protestant (auxquels nous rattachons Poiret et Tersteegen) : ils partagent tous et parfois entre eux une même vision du “christianisme intérieur”.

e intérieur ».

1708 François de Laval (1623-1708) et l’Ermitage de Québec.

Promis à une brillante carrière ecclésiastique, mais attiré par les missions, François de Laval de Montmorency vécut un temps dans la communauté d’amis à l’origine du Séminaire des Missions étrangères de Paris. Elle incluait François Pallu et Henri-Marie Boudon [6]. En 1653 François se démet de son archidiaconé en faveur de ce dernier. L'année suivante, il cède ses biens à son frère cadet, renonce à ses titres familiaux, et frappe à la porte de l'Ermitage dirigé par Jean de Bernières [7]. Voici un témoignage presque d’époque :

M. de Laval demeura quatre ans chez M. de Bernières , & y mena la vie la plus recueillie & la plus austère. L'oraison, l'étude, les conférences spirituelles n'y étaient interrompues que par les visites qu'il rendait assidûment aux malades de l'Hôtel-Dieu. Les jeûnes, les veilles, les macérations, les pèlerinages préparaient ce pieux Ecclésiastique, sans qu'il le sût, à la vie apostolique qu'il a depuis menée en Canada. […] On l'a vu faire plusieurs longs pèlerinages à pied sans argent, mendiant son pain, & cacher à dessein son nom, afin de ne rien perdre de la confusion, du mépris, & des mauvais traitements ordinaires dans ces occasions, & qui ne lui furent pas épargnés ; il s'en félicitait comme les Apôtres, & remerciait Dieu d'avoir quelque chose à souffrir pour son amour[8].

Dans une lettre adressée à son ami Lambert de la Motte, Bernières donne des nouvelles de l'Ermitage fondé à Caen :

Notre petit ermitage ne manque pas de prier Dieu pour vous, & pour tous vos chers Messieurs, auxquels vous ferez, s'il vous plaît, nos très affectionnées recommandations. M. N. [François de Laval] rend à la mort de soi-même tant qu'il peut, il n'a encore d'inclination que pour son anéantissement, quant à présent, mais aussi il est préparé à tout ce que Dieu voudra, soit pour la Chine, soit pour le Canada, soit pour demeurer en France, il attend que Dieu lui fasse connaître sa sainte volonté[9].

Une lettre de Jean de Bernières à François de Laval, même écrite en style convenable, jette une vivre lumière sur la nature directe et intense des relations entre maître (“le frère pauvre”) et disciple (l’êvêque). Bernières lui écrit le 12 décembre 1658, au lendemain de sa consécration épiscopale :

Monseigneur,

Jésus soit notre unique vie pour le temps, & l'éternité.

Je ne vous puis exprimer la joie que nous avons tous reçue d'apprendre par vos chères lettres votre Sacre, qui a été fait sans doute par une providence toute particulière de Dieu. Mais un pauvre, & chétif homme qui tend à l'anéantissement, pour impuissant qu'il soit, est capable de tout, Dieu se mêlant de ses affaires. Vous n'êtes pas, Monseigneur, seulement dans la tendance au néant ; je suis persuadé que vous commencez d'y arriver, & qu'ainsi Notre Seigneur a eu plus de soin de votre Sacre que vous-même, & que vous pouvez tout en celui qui vous conforte. Ne quittez jamais (permettez-moi de vous parler de la sorte) cette manière d'agir en esprit de mort, & d'anéantissement ; quelque effort que vous fassent les prudents, & les sages, lesquels ne s'y peuvent ajuster ; ils veulent toujours agir appuyés sur leur lumière, & les âmes anéanties perdent la leur, pour demeurer abîmées en Dieu, qui seul doit être leur lumière, & leur tout. Dans le grand emploi que Notre Seigneur met sur vos épaules, & dans toute la conduite de votre vie, ne vous comportez jamais autrement ; vous expérimenterez des secours extraordinaires de Dieu, lequel s'il ne fait pas réussir ce que vous prétendez pour les affaires extérieures de sa gloire [ce qui se réalisera], il avancera celles de votre intérieur, vous jetant dans une plus grande perte de vous-même, & un plus profond abîmement [sic] en lui, & devenu un même esprit avec lui, vous honorerez, & glorifierez le Père Éternel, comme il l'a glorifié lui-même ; votre âme trouvera des trésors immenses dans cette sainte pratique d'anéantissement. Je vous l'ai déjà dit plusieurs fois, Monseigneur, que vous avez grande vocation à cet heureux état, & qu'exécutant l'ordre de Dieu sur vous dans la multitude des actions extérieures, où vous devez être appliqué, vous arriverez à la perfection. Je vous tiens plus riche d'aller en Canada, avec cette grâce, que si vous aviez tous les trésors du monde : je craindrais pour vous, en vérité, l'abondance d'honneur & de bien temporel, mais il ne faut rien craindre pour celui, qui ne veut rien en ce monde que se perdre en Dieu. Nous aurions grande consolation de vous pouvoir encore voir une fois avant que de quitter la France, afin de parler à coeur ouvert du divin état d'anéantissement ; c'est assez néanmoins que Dieu vous parle lui-même, je l'en remercie de tout mon coeur[10].

Cette lettre manifeste à la fois l'ascendant de Bernières, la confiance qu'ils se portent l'un à l'autre et l'intimité de leur relation. Il donnera une dernière marque de l'estime et de la confiance qu'il portait envers François de Laval en lui demandant d'emmener avec lui l'un de ses neveux, Henri, fils de son frère cadet. Ainsi,

Le petit Clergé de Canada sera composé de quatre personnes, pauvres, abjectes, méprisées du monde, mais pleines du désir d'être tout à fait à Dieu, puisqu'elles ne veulent uniquement que Dieu[11].

Il prend sa tâche très au sérieux ce qui lui vaudra une réputation d’inflexibilité. Un peu plus d'un an après l'arrivée de Mgr de Laval au Canada, la mystique Marie de l'Incarnation écrivait le 17 septembre 1660 à son fils dom Claude Martin [12] :

Monseigneur notre Prélat est tel que je vous l'ay mandé par mes précédentes, sçavoir très-zélé et inflexible. Zélé pour faire observer tout ce qu'il croit devoir augmenter la gloire de Dieu ; et inflexible pour ne point céder en ce qui y est contraire. Je n'ay point encore veu de personnes tenir si ferme que luy en ces deux points. C'est un autre saint Thomas de Villeneuve pour la charité et pour l'humilité, car il se donneroit luy-même pour cela ; Il ne réserve pour sa nécessité que le pire. Il est infatigable au travail ; c'est bien l'homme du monde le plus austère et le plus détaché des biens de ce monde. Il donne tout et vit en pauvre, et l'on peut dire avec vérité qu'il a l'esprit de pauvreté. Ce ne sera pas luy qui se fera des amis pour s'avancer et pour accroître son revenu, il est mort à tout cela. Peut-être (sans faire tort à sa conduite) que s'il ne l'étoit pas tant, tout en iroit mieux ; car on ne peut rien faire ici sans le secours du temporel. Mais je me puis tromper, chacun a sa voye pour aller à Dieu. Il pratique cette pauvreté en sa maison, en son vivre, en ses meubles, en ses domestiques ; car il n'a qu'un Jardinier, qu'il prête aux pauvres gens quand ils en ont besoin, et un homme de chambre [Denis Roberge] qui a servi Monsieur de Bernières. Il ne veut qu'une maison d'emprunt, disant que quand il ne faudroit que cinq sols pour luy en faire une, il ne les voudroit pas donner. En ce qui regarde néanmoins la dignité et l'authorité de sa charge, il n'omet aucune circonstance. Il veut que tout se fasse avec la majesté convenable à l'Église autant que le païs le peut permettre. Les Pères [Jésuites] luy rendent toutes les assistances possibles, mais il ne laisse pas de demander des Prêtres en France, afin de s'appliquer avec plus d'assiduité aux charges et aux fonctions ecclésiastiques[13].

L’abandon

Les lettres à son ami intime Boudon révéleront cet état d'abandon intérieur auquel il était parvenu :

Tout ce que la main de Dieu fait nous sert admirablement, quoique nous n'en voyions pas sitôt les effets. Il y a bien des années que la Providence conduit cette Église [du Canada], et nous par conséquent, par des voies fort pénibles et crucifiantes tant pour le spirituel que pour le temporel. Pourvu que sa sainte volonté soit faite, il ne nous importe. Il me semble que c'est toute ma paix, mon bonheur en cette vie que ne [vouloir] point d'autre paradis. C'est le royaume de Dieu qui est au dedans de l'âme qui fait notre centre et notre tout[14].

À Québec, le 15 septembre 1663, François de Laval s'installe avec les prêtres de son Séminaire dans la maison presbytérale qu'il avait fait édifier, en 1661-1662, près de l'église Notre-Dame. Cette modeste bâtisse était « la maison commune de tous les Ecclésiastiques ». Mgr de Laval voulut que ces derniers « trouvassent chez lui un asile toujours ouvert, qu'ils y vinssent même chaque année faire une retraite, […] qu'ils y eussent une ressource assurée, la nourriture & l'entretien jusqu'à la fin de leurs jours, & des prières après leur mort[15] ».

Trois des cinq membres fondateurs du Séminaire étaient d'anciens disciples de Bernières à l'Ermitage de Caen : Henri de Bernières qui en fut le premier supérieur et occupa cette charge à quatre reprises, en tout pendant vingt-cinq années ; Louis Ango des Maizerets qui avait accompagné Mgr de Laval en 1663, au retour de son voyage en France, et qui fut désigné comme premier assistant du supérieur ; et Jean Dudouyt, débarqué à Québec au cours de l'été ou à l'automne de 1662 et nommé procureur du Séminaire en 1664. En outre Hugues Pommier, arrivé seulement à Québec en 1664, avait fait partie de l'Assemblée des Amis de Dijon [16]. Enfin, Denis Roberge, ancien valet de chambre de Jean de Bernières passé depuis au service de Mgr de Laval, devint le premier domestique « donné » par ce dernier au Séminaire. Il faudrait encore citer parmi les anciens disciples de Bernières à l'Ermitage de Caen qui prirent le bateau pour le Canada, Augustin de Saffray de Mézy, ancien duelliste converti, qui fut le premier gouverneur de la Nouvelle-France sous l'autorité directe du roi (1663-1665).

Le Séminaire de Québec ne fut pas doté à sa création d'un règlement particulier. « À cet effet, Jean de Bernières aurait donné par écrit, avant le départ de François de Laval pour Québec, des « Règles » pour « les frères du Canada ». La Tour les retranscrit dans ses Mémoires, mais n'en précise malheureusement pas la source. « S'agit-il de règles composées par Bernières lui-même et destinées explicitement à servir de directoire spirituel à l'usage du clergé de la Nouvelle-France, ou d'une compilation réalisée à partir des écrits du maître par Mgr de Laval ou un des membres fondateurs du Séminaire ? »

Voici des extraits d’une “première règle du Nouveau Monde”:

« Dieu est notre centre & notre dernière fin. Nous sommes créés pour le posséder, non seulement dans le ciel, mais aussi sur la terre. Tout le désir de Dieu même est de réunir la créature au Créateur, séparée par le péché & l'affection aux choses créées. La vie n'est qu'un passage pour arriver à cette heureuse fin. Les Chrétiens ne doivent avoir d'autre objet que de s'écouler en Dieu, comme les fleuves dans la mer. C'est la vérité fondamentale dont nous devons être fortement persuadés & pénétrés d'une manière active.

Cette recherche active par forme de méditation & de raisonnement doit se faire au commencement de la conversion. Dans la suite il suffit de la faire par voie de foi, qui éclaire simplement, mais puissamment, pour connaître & goûter cette heureuse fin, & par cette connaissance & ce goût nous faire passer de nous-mêmes en Dieu, & supporter les travaux de la vie. Cette attention ou contemplation de foi suffit, sans autre d'oraison, à ceux qui avancent.

Cette manière d'oraison, plus pure & plus spirituelle, causera souvent des ténèbres, des sécheresses, des faiblesses, des dégoûts ; il faut tout supporter avec patience, c'est faire une bonne oraison. Dieu ne manque pas de nous aider dans cet état pénible par des vues passagères, mais pénétrantes, qui nous font goûter notre bonheur. Dieu est un être pur & spirituel, il ne peut être possédé que par l'esprit.

Nos chers frères de Canada sont tous capables de ce procédé spirituel plusieurs même y sont avancés, ils n'ont qu'à y être fidèles ; ils feront de grands progrès, s'il joignent aux travaux extérieurs les souffrances intérieures. […]

Quand il plaira à Dieu d'adoucir l'amertume des souffrances par des lumières & des consolations intérieures, ne les rejetez pas comme opposées à la mort spirituelle, mais recevez-les comme des moyens nécessaires à votre faiblesse, qui vous aideront à souffrir. Tout ce que la bonté de Dieu accorde doit être reçu avec respect, humilité, reconnaissance & dépendance. Tout nous conduit au Créateur, lumières & ténèbres ; laissez-vous en pénétrer : Benedicite lux & tenebrae.

Lorsque l'on éprouvera plus de facilité à raisonner ou à produire des actes intérieurs, il faut en profiter. Ce n'est point alors un effort de l'esprit humain. Il n'y a que ceux qui se font par manière d'étude qui nuisent ; les autres entretiennent le goût de l'âme pour chercher Dieu.

Les oraisons jaculatoires sont à peu près celles-ci. Comme le cerf altéré désire les sources d'eau vive, ainsi mon âme désire Dieu. […]

La lecture des livres spirituels, faite avec dégagement d'esprit, nous donne du secours & de l'assurance. Un voyageur demande souvent le chemin, & l'assurance qu'on lui en donne le tranquillise : nous sommes des voyageurs qui allons à Dieu ; les bons livres, les gens expérimentés, nous confirment dans notre voie. […] [17].

Mgr de Saint-Vallier avait sur le Séminaire des vues différentes de son prédécesseur et en entreprit la refonte. À l'automne 1689, le vieil évêque se confiait :

Vous jugerez bien, mon cher Monsieur, que s'il y a eu jamais une croix amère pour moi, c'est celle-ci, puisque c'est l'endroit où j'ai toujours dû être le plus sensible, je veux dire le renversement du Séminaire, que j'ai toujours considéré, comme en effet qu'il l'est, comme l'unique soutien de cette Église et tout le bien qui s'y fait. […] Mais au milieu de toutes ces agitations, nous ne devons pas nous abattre si les hommes ont du pouvoir pour détruire, la main de Notre-Seigneur est infiniment plus puissante pour édifier. Nous n'avons qu'à lui être fidèles et le laisser faire[18].

1709 Alexandre Piny (1640-1709)

Provençal, il enseigne à Marseille puis à Paris à partir de 1676. Il publie des opuscules exposant une doctrine du pur amour par acquiescement de la volonté individuelle à la volonté divine, conduisant à l’abandon. Il considère ce « laisser-faire » comme l’activité d’un libre vouloir : « aussi sa méthode d’oraison commence-t-elle là où aboutit celle de saint Ignace, un acte d’abandon total » et « Tout devient bois au feu du Pur Amour, quand tout est pris et accepté en vue du bon plaisir de Dieu » [19].

Piny ne publie rien après 1685, date de l’arrestation de Molinos, mais vivra encore vingt-quatre années. Il avait pourtant pris la précaution d’élaborer “une sorte de néo-quiétisme” par son insistance sur l’activité d’un libre vouloir, explique son éditeur. « Après l’office de nuit, auquel il assista régulièrement jusqu’au jour de sa mort, il demeurait en oraison durant une heure. Ses journées se passaient dans la plus grande activité … princes et petites gens du quartier trouvaient près de lui le même bienveillant accueil. »

De L’Etat du Pur Amour ou Conduite pour bientôt arriver à la Perfection par le seul Fiat dit et réitéré en toute sorte d’occasions [20] :

Chapitre II. De l’importance du Pur Amour pour la gloire de Dieu. §1…O que cette sainte femme ! qui autrefois portait en l’une de ses mains du feu, & en l’autre de l’eau, pour brûler à ce qu’elle disait le Paradis, & éteindre l’Enfer[21] : Que cette femme, dis-je connoissait clairement cette importante vérité, & qu’elle était fortement convaincue de l’importance du pur amour pour la gloire du divin Maître, courant ainsi comme une folle en apparence par les rues, pour y engager, si elle eut pû, tous les cœurs, en voulant leur ôter ce qui les fait agir pour Dieu par intérêt, en les faisant aimer & agir par espérance ou par crainte.

Chapitre V. De la facilité au Pur Amour. §2. …ce n’est point en aimant, en sorte qu’on veüille à force d’aimer sentir & savoir que l’on aime, qu’on arrive au plus haut degré ; mais bien en devenant si fort abandonné à ce qui plait à Dieu que nous ne veüillions pas seulement sçavoir si nous aimons.

Chapitre VIII. De la manière d’oraison la plus conforme au Pur Amour . §2. La manière d'oraison la plus conforme au pur amour ... peut se faire en s'y proposant seulement d'aimer et et adorer ... Après cet acte de foi sur la présence de Dieu, elle doit faire encore un acte d'abandon ... afin qu'il dispose entièrement d'elle selon son bon plaisir et son service, dans l'oraison et hors de l'oraison .... §3. Cela fait, elle n’a plus qu’à demeurer tout le reste du temps de l’oraison en paix, & en silence ; ne s’attachant, & ne s’occupant qu’à demeurer, & dans ce souvenir amoureux de Dieu présent en elle, […] étant au reste convaincue pour une bonne fois, que cette volonté qu’on a d’être là, à cette fin d’aimer, est l’amour en effet ; & partant que quelque distraction qu’on puisse y avoir, pourvu qu’on soit toujours dans cette volonté, & qu’on ne la rétracte point, on ne laisse pas de toujours aimer.

Chapitre IX. De l’occupation interieure du pur Amour. §5. Il est donc vray qu’en quelque êtat, & en quelque lieu que nous soyons, nous sommes dans le sein de Dieu, & dans Dieu même, qui est comme l’âme du monde, & comme l’âme de nôtre ame, aussi bien que de nôtre corps ; que c’est dans lui, & dans son être que nous sommes ; que c’est par lui que nous nous mouvons ; que c’est en lui que nous vivons.

Chapitre XVII. Vision Mysterieuse, où est manifesté l’état du pur Amour. §2. Elle fut au reste bien surprise, quand elle prit garde qu’il n’y avait personne dans ce Temple, quoique si beau, si ravissant, & si charmant ; si bien que s’avisant qu’il y avoit une porte ouverte par où l’on en sortait pour entrer dans une Chapelle qui étoit tout joignant, & désireuse de savoir pourquoy un si divin Temple était pourtant si peu fréquenté, elle voulut se mettre en état d’en sortir pour s’en informer, & s’en instruire ; mais son étonnement fut encore bien plus grand, lors qu’elle vit que cette Chapelle qui étoit tout joignant le Temple, étoit remplie d’une foule de peuple, qui étoit, & demeurait là pour offrir des vœux, & des présents à la divine Marie, mais pour les lui offrir à dessein seulement d’en retirer des grâces, & des faveurs […] Pourquoi pensons nous que cette âme ne vit rien dans ce Temple, qui pût servir d’appui, & de soutien, que pour nous faire comprendre cette vérité, qui est comme la vérité fondamentale du pur amour ; savoir, que l’âme qui marche dans cet état, & par cette voie, ne doit avoir autre assurance, ni autre appui pour tous ses intérêts, que celle de n’en point avoir ; pour être ainsi, & vouloir être à la merci du bon plaisir de Dieu, en quoi consiste le caractère du pur amour.

Dans une lettre à Mère Marie Madeleine Le Prince, supérieure d’un couvent d’Annonciades [22] nous rencontrons le “résumé” suivant d’une vie mystique accomplie :

La marque véritable d’un coeur véritablement abandonné à la divine volonté, et véritablement possédé du pur amour, c’est quand il ayme et qu’il veut bien aymer à ses propres despens, qu’il vaut bien estre la joye du bon plaisir de Dieu, quand même Dieu ne devrait point estre la sienne, qui accepte cette adorable et tousjours paternelle volonté dans les croix comme dans les joyes et qui se maintient dans la paix ; mais la paix, non de la nature qu’elle fuit autant qu’elle peut tout ce qui faict peine, mais paix de la grâce qui sçait se conserver au milieu des croix par une douce inclination que la grâce nous donne pour les accepter. C’est donc ce que nous souhaittons encor une fois à toutes vos bonnes soeurs, à qui nous sommes acquis de bien bon coeur, et que nous ne manquerons point de recommander au Bon Dieu puisqu’elles le veulent bien.

1715 Fénelon (1651 - 1715)

Eh bien : c’est fait : je ne sais plus si j’aime,

Je ne veux plus songer à le savoir.

Dieu dans mon cœur s’aimera seul lui-même :

Il fera tout sans me le laisser voir.

 

Malgré un enthousiasme modéré pour les conversions forcées, Fénelon [23] fut nommé à vingt-sept ans supérieur des Nouvelles Catholiques. Chargé de convertir les protestants saintongeais, aidé par son aîné Bossuet, il était promis à une brillante carrière. À trente-sept ans, en octobre 1688, il fit la rencontre décisive de Madame Guyon. Nommé l’année suivante précepteur du duc de Bourgogne, le succès de sa méthode éducative ouvrit tous les espoirs au parti dévot. Mais l’affrontement avec Madame de Maintenon et Bossuet, suivi d’un refus incompréhensible à leurs yeux d’abandonner madame Guyon à son sort, le conduisit à une disgrâce relative : nommé archevêque de Cambrai, il fut ainsi éloigné de la Cour. Lorsque les Maximes des Saints furent condamnées en mars 1699 par le bref Cum alias, Fénelon s’inclina immédiatement, mais conserva des relations avec Madame Guyon par l’intermédiaire d’un neveu et des pèlerins étrangers qui rendaient visite à la vieille dame de Blois.   Il se révéla un pasteur attentif aux misères de la guerre, les soulagea autant que possible et mourut à soixante-quatre ans sans laisser ni fortune ni dettes.

Il fallut attendre 1907 et le travail d’un érudit originaire de Lausanne, ville proche de Morges où un groupe de disciples guyonniens perdura jusqu’en 1838, pour prouver l’authenticité de leur correspondence [24]. Elle relate au jour le jour la « mise au monde » d’un mystique par une mystique servant de canal à la grâce[25]. Le lecteur contemporain imprégné de psychanalyse qui interpréterait cette relation comme traduisant un érotisme frustré réduit à un connu élémentaire ce qui le dépasse. Madame Guyon a rencontré Fénelon le 13 septembre 1688, après qu’il lui eut été désigné par un rêve.  Leur correspondance abordée avec honnêteté témoigne de la découverte expérimentale d’un au-delà du monde corporel et psychologique, qu’ils ont appelé Dieu.

Le fondement de la relation de Madame Guyon avec ses enfants spirituels était la communication de la grâce dans le silence d’un cœur à cœur qui se poursuivait même à distance. Elle va lui faire quitter peu à peu tous ses appuis, à commencer par le domaine de l’intellect  auquel s’accroche cet homme raisonnable et scrupuleux :

Vous raisonnez assurément trop sur les choses [...] Je vous plains, par ce que je conçois de la conduite de Dieu sur vous. Mais vous êtes à Lui, il ne faut pas reculer. (Lettre 128).

Elle le ramène sans cesse à l’essentiel : “Il faut que nous  cessions d’être et d’agir afin que Dieu seul soit.” (L. 26)

On mesure les difficultés de Fénelon : dans cette  société profondément patriarcale, ce prince de l’Église à qui toute femme devait obéissance a dû s’incliner devant l’envoyée choisie par la grâce. Elle ne s’y trompe pas et lui dit carrément :

Il me paraît que c’est  une conduite de Dieu rapetissante et humiliante pour vous qu’Il veuille me donner ce qui vous est propre. Cependant cela est et cela sera, parce qu’Il l’a ainsi voulu. (L. 124).

Plus tard, elle lui écrira avec humour et tendresse :

Recevez donc cet esprit qui est en moi pour vous, qui n’est autre que l’esprit de mon Maître qui S’est caché pour vous non sous la forme d’une colombe [...],mais sous celle d’une petite femmelette. (L. 292).

Leurs deux tempéraments étaient opposés : il était un intellectuel sec et raisonnable, un esprit analytique très fin, un ecclésiastique rempli de scrupules ; elle était passionnée, parfois un peu trop exaltée, et surtout elle ne pouvait rien contre les « mouvements » de la grâce, si prompts qu’elle agissait et écrivait sans y pouvoir rien (L. 253). Elle s’excuse souvent de ce qu’elle est :

Dieu m’a choisie telle que je suis pour vous, afin de détruire par ma folie votre sagesse, non en ne me faisant rien, mais en me supportant telle que je suis. (L. 171). 

On le voit peu à peu abandonner ses préjugés et ses peurs, il la rassure : Rien ne me scandalise en vous et je ne suis jamais importuné de vos expressions. Je suis convaincu que Dieu vous les donne selon mes besoins et il termine en souriant sur lui-même Rien n’égale mon attachement froid et sec pour vous. (L. 172).

Surtout il accède à l’essence même de la relation spirituelle :

Je ne saurais penser à vous que cette pensée ne m’enfonce davantage dans cet inconnu de Dieu, où je veux me perdre à jamais. (L. 195).

Il règne entre eux deux un rapport complexe d’autorité réciproque : bien qu’elle lui laisse son entière liberté, il sait bien que sa parole est vérité et avertissement divin (L. 220). Inversement, elle le considère comme signe de Dieu pour elle et lui affirme toujours sa soumission en tout :

 Il n’y a rien au monde que je ne condamnasse au feu de ce qui m’appartient, sitôt que vous me le diriez […] Comptez, monsieur, que je vous obéirai toujours en enfant.  (L. 169).

Si Madame Guyon a été source de souffrances purificatrices pour Fénelon, il a été pour elle le support de projections psychologiques intenses, qui elles aussi ont été détruites par la Providence. Fénelon fut gouverneur du Dauphin de 1689 à 1695 et aurait pu devenir son Premier ministre après la mort de Louis XIV. Madame Guyon et son entourage ont rêvé d’une France enfin gouvernée par un prince bien entouré et imprégné de spiritualité, au point qu’elle s’est laissée aller à des prédictions à propos de ce prince : “Il redressera ce qui est presque détruit [...] par le vrai esprit de la foi.” (L. 184). On sait que le Dauphin mourut en 1712.

Madame Guyon lui donnait des conseils pour diriger certains amis, et il expérimente à son tour la communication de la grâce cœur à cœur avec ses propres disciples :

Je me sens un très grand goût à me taire et à causer avec Ma[26]. Il me semble que son âme entre dans la mienne et que nous ne sommes tous deux qu’un avec vous en Dieu. Nous sommes assez souvent le soir comme des petits enfants ensemble, et vous y êtes aussi quoique vous soyez loin de nous. (L. 266).

Ceci ne peut exister que dans son union avec elle, lui explique Madame Guyon :

Vous ne ferez rien sans celle qui est comme votre racine, vous enté  en elle comme elle l’est en Jésus-Christ [...] Elle est comme la sève qui vous donne la vie. (L. 289).

Comme on le voit très clairement dans les lettres aux autres disciples,  il s’est formé autour de Fénelon un cercle spirituel équivalent à celui de Madame Guyon à Blois, au point que tous les appelaient « père » et « mère ». Tout au long de ces années, Madame Guyon s’émerveilla de leur union si totale en Dieu : « Vous ne pourriez en sortir [de Dieu] sans être désuni d’avec moi, ni être désuni d’avec moi sans sortir de Dieu. » (L. 271). Elle célèbre la liberté absolue de cette union au-delà de l’humain « au-dessus de ce que le monde renferme de cérémonies et de lois. »  Même sa mort en janvier 1715 ne pouvait les désunir :

Le jour qu’il tomba malade, je me sentis pénétrée, quoiqu’assez éloignée de lui, d’une douleur profonde, mais suave. Toute douleur cessa à sa mort et nous sommes tous, sans exception, trouvés plus unis à lui que pendant sa vie. (L. 385 à Poiret).

L’état fixe d’oraison continuelle

Fénelon a collaboré aux “Justifications” de madame Guyon en présentant des auteurs latins et grecs. “La Tradition des ss. Pères du Désert sur l’état fixe d’oraison continuelle ou Examen de la IX. et X. Conférence de Cassien…” [27] contient la belle description suivante :

Et il [Cassien] assure que l'Oraison et les vertus sont [336] inséparables, en sorte qu'on ne parvient à ce genre d'Oraison perpétuelle et sublime, qu'après avoir vidé du cœur tout ce qu'on en arrache en le purgeant et tous les débris des passions mortes […] Il faut donc qu'il y ait une certaine disposition fixe et habituelle de l'âme, toujours tournée vers Dieu par état, qui soit cette oraison continuelle, et que les affaires ni même les distractions continuelles ne puissent interrompre. Il faut qu'elle dure lors même que l'âme ne l'aperçoit point et que l'imagination présente d'autres objets. C'est une tendance secrète et continuelle de la volonté vers Dieu, qui n'est point un mouvement interrompu et par secousse ; mais une pente habituelle et uniforme, qui fait que la volonté par son état et par son fond ne veut plus que Dieu, et le laisse sans cesse faire tout en elle.

Cette union à Dieu ne peut être ni par effort [337] ni par excitation du coeur, ni par contention d'esprit ni par une vue distincte. Rien de tout cela ne peut être absolument continuel : car tout ce qui est distinct et marqué, ne l'est que par être différent de ce qui précède et de ce qui suit ; d'où il faut conclure que toutes ces choses distinctes ne sont que passagères. Aussi voyons-nous que ceux qui parlent de cette Oraison sans interruption, ne veulent pas même la nommer union mais unité, pour en exclure toute action distincte. C'est ce que dit saint François de Sales[28] : c'est pour cela que le même saint dit que l'Oraison, dont il parle, dure même en dormant[29]. C'est cette présence de Dieu que l'Écriture représente comme continuelle dans certains hommes de l'Ancien Testament[30] : Ils marchaient en la présence de Dieu. Toute leur voie, toute leur conduite , toutes leurs actions communes n'étaient que présence de Dieu.

On ne pense pas toujours à la lumière, mais on la voit toujours sans réflexion et c'est par elle qu'on voit tout le reste. Il en est de même pour certaines âmes. Elles ne pensent pas toujours à Dieu d'une façon distincte et aperçue : mais elles en ont toujours une certaine occupation d'autant plus secrète et confuse, qu'elle est plus intime et devenue plus naturelle. Ils ne font point des actes d'amour, mais ils aiment sans penser à aimer ; comme tous les hommes aiment sans cesse à être heureux, sans chercher distinctement [338] ni plaisir, ni intérêt, ni bonheur. L'âme pénétrée de Dieu est de même pour lui. Voilà donc un état où l'on fait Oraison en tout temps et en tout lieu sans intermission. C'est-à-dire que toutes les fois que l'âme s'aperçoit elle-même, elle se trouve non pas disposée à faire des actes ; mais dans une conversion constante, habituelle, et fixe vers Dieu qui est une espèce d'unité avec lui. Dans le moment où l'âme aperçoit Dieu , elle ne commence point à s'unir ; mais elle se trouve déjà tout unie et elle sent qu’elle l'a toujours été, lors même qu'elle n'y pensait pas actuellement.

Voilà ce que les mystiques appellent état d'oraison continuelle.

Correspondances et opuscules

Fénelon écrivit beaucoup pour répondre à des besoins exprimés au gré des circonstances. De cette œuvre foisonnante sont rédigés à fins spirituelles [31] des Opuscules, des lettres de direction, des contributions aux Justifications. Mais la grande édition critique de la Correspondance active et passive fut amputée des lettres que madame Guyon adressa à son dirigé [32] tandis que les plus beaux textes de directions spirituelles de Fénelon choisis par des disciples qui enlevèrent dates et destinataires [33] n’ont bénéficié de cette édition critique que tout récemment sous un titre qui ne retient guère l’attention [34]. Pourtant Fénelon analyse sans concession, avec grande finesse et complétude le domaine intérieur demeuré caché aux plus grands moralistes du XVIIe siècle, parce qu’il suppose un vécu mystique traversant les couches humaines les plus profondes. Proposons quelques extraits de l’édition de 1717-1718.

Tome second de la Correspondance [35] :

Concluez, Madame, que, pour faire tout ce que Dieu veut, il y a bien peu à faire en un certain sens. Il est vrai qu'il y a prodigieusement à faire, parce qu'il ne faut jamais rien réserver ni résister un seul moment à cet amour jaloux, qui va poursuivant toujours sans relâche, dans les derniers replis de l'âme, jusques aux moindres attachements propres, jusques aux moindres attachements dont il n'est pas lui-même l'auteur. Mais aussi, d'un autre côté, ce n'est point la multitude des vues ni des pratiques dures, ce n'est point la gêne et la contention qui font le véritable avancement. Au contraire, il n'est question que de ne rien vouloir, et de tout vouloir sans restriction et sans choix, d'aller gaiement au jour la journée, comme la providence nous mène, de ne chercher rien, de ne rebuter rien, de trouver tout dans le moment présent, de laisser faire celui qui fait tout, et de laisser sa volonté sans mouvement dans la sienne. Ô qu'on est heureux en cet état, et que le coeur est rassasié, lors même qu'il paraît vide de tout ! [VI. Sur la dissipation et la tristesse (probablement adressé à madame de Chevreuse) 573, 85]

Quand on est ainsi prêt à tout, c'est dans le fond de l'abîme que l'on commence à prendre pied[36] ; on est aussi tranquille sur le passé que sur l'avenir. On sup­pose de soi tout le pis qu'on en peut supposer; mais on se jette aveuglément dans les bras de Dieu ; on s'oublie, on se perd ; et c'est la plus parfaite pénitence que cet oubli de soi-même, car toute la conversion ne consiste qu'à se renoncer pour s'occuper de Dieu. Cet oubli est le martyre de l'amour-propre ; on aime­rait cent fois mieux se contredire, se condamner, se tourmenter le corps et l'esprit, que de s'oublier. Cet oubli est un anéantissement de l'amour-propre, où il ne trouve aucune ressource. Alors le cœur s'élargit ; on est soulagé en se déchargeant de tout le poids de soi-même dont on s'accablait ; on est étonné de voir combien la voie est droite et simple. On croyait qu'il fallait une contention perpétuelle et toujours quelque nouvelle action sans relâche ; au contraire, on aperçoit qu'il y a peu à faire ; [Id. 577, 94]

Qui vous tendra la main pour sortir du bourbier ? Sera-ce vous ? Hé ! c'est vous-même qui vous y êtes enfoncé, et qui ne pouvez en sortir. De plus, ce bour­bier c'est vous-même ; tout le fond de votre mal est de ne pouvoir sortir de vous. Espérez-vous d'en sortir en vous entretenant toujours avec vous-même, et en nourrissant votre sensibilité par la vue de vos fai­blesses ? Vous ne faites que vous attendrir sur vous-­même par tous vos retours. Mais le moindre regard de Dieu calmerait bien mieux votre coeur troublé par cette occupation de vous-même. Sa présence opère toujours la sortie de soi-même, et c'est ce qu'il vous faut. Sortez donc de vous-même, et vous serez en paix. Mais comment en sortir ? Il ne faut que se tour­ner doucement du côté de Dieu, et en former peu à peu l'habitude par la fidélité à y revenir toutes les fois qu'on s'aperçoit de sa distraction. Pour la tristesse naturelle qui vient de la mélancolie, elle ne vient que des corps ; [Id. 578, 96]

Il est donc vrai que nous sommes sans cesse inspi­rés, et que nous ne vivons de la vie de la grâce qu'au­tant que nous avons cette inspiration intérieure. Mais, mon Dieu, peu de chrétiens la sentent ; car il y en a bien peu qui ne l'anéantissent par leur dissipation volontaire ou par leur résistance. Cette inspiration ne doit point nous persuader que nous soyons semblables aux prophètes. L'inspiration des prophètes était pleine de certitude pour les choses que Dieu leur découvrait ou leur commandait de faire; c'était un mouvement extraordinaire, ou pour révéler les choses futures, ou pour faire des miracles, ou pour agir avec toute l'autorité divine. Ici, tout au contraire, l'inspi­ration est sans lumière, sans certitude ; elle se borne à nous insinuer l'obéissance, la patience, la douceur, l’humilité […] Ce n’est point un mouvement divin pour prédire, pour changer les lois de la nature, et pour commander aux hommes de la part de Dieu […] elle n’a par elle-même, si l’imagination des hommes n’y ajoute rien, aucun piège de présomption ni d’illusion. [X De la parole intérieure (à Madame de Maintenon) 591-592, 109]

On est contristé et découragé quand le goût sensible et quand les grâces aperçues échappent ; en un mot, c'est presque toujours de soi et non de Dieu qu'il est ques­tion.

De là vient que toutes les vertus aperçues ont besoin d'être purifiées, parce qu'elles nourrissent la vie naturelle en nous. La nature corrompue se fait un aliment très subtil des grâces les plus contraires à la nature; l'amour-propre se nourrit, non seulement d'austérités et d'humiliations, non seulement d'orai­son fervente et de renoncement à soi, mais encore de l'abandon le plus pur et des sacrifices les plus extrêmes. C'est un soutien infini que de penser qu'on n'est plus soutenu de rien, et qu'on ne cesse point, dans cette épreuve horrible, de s'abandonner fidèle­ment et sans réserve. Pour consommer le sacrifice de purification en nous des dons de Dieu, il faut donc achever de détruire l'holocauste, il faut tout perdre, même l'abandon aperçu par lequel on se voyait livré ­à sa perte.

On ne trouve Dieu seul purement que dans cette perte de tous ses dons, et dans ce réel sacrifice de tout soi-même, après avoir perdu toute ressource inté­rieure. La jalousie infinie de Dieu nous pousse jusque-là, et notre amour-propre le met, pour ainsi dire, dans cette nécessité, parce que nous ne nous perdons totalement en Dieu, que quand tout le reste nous manque. C'est comme un homme qui tombe dans un abîme; il n'achève de s'y laisser aller qu'après que tous les appuis du bord lui échappent des mains. L'amour-propre, que Dieu précipite, se prend dans son désespoir à toutes les ombres de grâce, comme un homme qui se noie se prend à toutes les ronces qu'il trouve en tombant dans l'eau.

Il faut donc bien comprendre la nécessité de cette soustraction qui se fait peu à peu en nous de tous les dons divins. Il n'y a pas un seul don, si éminent qu'il soit, qui, après avoir été un moyen d'avancement, ne devienne d'ordinaire pour la suite un piège et un obs­tacle par les retours de propriété qui salissent l'âme. De là vient que Dieu ôte ce qu'il avait donné. Mais il ne l'ôte pas pour en priver toujours ; il l'ôte pour le mieux donner, et pour le tendre sans l'impureté de cette appropriation maligne que nous en faisons sans nous en apercevoir. La perte du don sert à en ôter la propriété; et, la propriété étant ôtée, le don est rendu au centuple. Alors le don n'est plus don de Dieu; il est Dieu même à l'âme. Ce n'est plus don de Dieu, car on ne le regarde plus comme quelque chose de distingué de lui et que l'âme peut posséder ; c'est Dieu lui seul immédiatement qu'on regarde, et qui, sans être possédé par l'âme, la possède selon tous ses bons plaisirs. [XI Nécessité de la purification de l’âme par rapport aux dons de Dieu… (adressé à Madame de Maintenon) 605-606, 171-172].

Le pur amour n'est que dans la seule volonté[37] ; ainsi ce n'est point un amour de sentiment, car l'ima­gination n'y a aucune part ; c'est un amour qui aime sans sentir, comme la pure foi croit sans voir. Il ne faut pas craindre que cet amour soit imaginaire, car rien ne l'est moins que la volonté détachée de toute imagination. Plus les opérations sont purement intel­lectuelles et spirituelles, plus elles ont, non seulement la réalité, mais encore la perfection que Dieu demande : l'opération en est donc plus parfaite ; en même temps la foi s'y exerce, et l'humilité s'y conserve. [XII Sur la prière (à Madame de Maintenon) 610, 44].

Il n'y a point de pénitence plus amère que cet état de pure foi sans soutien sensible ; d'où je conclus que c'est la pénitence la plus effective, la plus crucifiante, et la plus exempte de toute illusion. Étrange tenta­tion ! On cherche impatiemment la consolation sen­sible par la crainte de n'être pas assez pénitent ! Hé ! que ne prend-on pour pénitence le renoncement à la consolation qu'on est si tenté de chercher ? Enfin il faut se ressouvenir de Jésus-Christ, que son Père abandonna sur la croix; Dieu retira tout sentiment et toute réflexion pour se cacher à Jésus-Christ; ce fut le dernier coup de la main de Dieu qui frappait l'homme de douleur ; voilà ce qui consomma le sacrifice. Il ne faut jamais tant s'abandonner à Dieu que quand il nous abandonne. [XII Sur la prière 612, 47].

Il n'y a point de milieu : il faut rapporter tout à Dieu ou à nous-mêmes. Si nous rapportons tout à nous-mêmes, nous n'avons point d'autre dieu que ce moi dont j'ai tant parlé ; si au contraire nous rappor­tons tout à Dieu, nous sommes dans l'ordre ; et alors, ne nous regardant plus que comme les autres créa­tures, sans intérêt propre et par la seule vue d'ac­complir la volonté de Dieu, nous entrons dans ce renoncement à nous-mêmes que vous souhaitez de bien comprendre. [XIII Sur le renoncement à soi-même (à Madame de Maintenon) 615, 63].

Chacun porte au fond de son coeur un amas d'ordure, qui ferait mourir de honte si Dieu nous en montrait tout le poison et toute l'horreur ; l'amour-propre serait dans un supplice insupportable. Je ne parle pas ici de ceux qui ont le coeur gangrené par des vices énormes ; je parle des âmes qui parais­sent droites et pures. On verrait une folle vanité qui n'ose se découvrir, et qui demeure toute honteuse dans les derniers replis du cœur. … Laissons donc faire Dieu, et contentons-nous d'être fidèles à la lumière du moment présent. Elle apporte avec elle tout ce qu'il nous faut pour nous préparer à la lumière du moment qui suit ; et cet enchaînement de grâces, qui entrent, comme les anneaux d'une chaîne, les unes dans les autres, nous prépare insen­siblement aux sacrifices éloignés dont nous n'avons pas même la vue. [XIV Sur le détachement de soi-même (à Madame de Maintenon) 627, 77].

Les découragements inté­rieurs nous font aller plus vite que tout le reste, dans la voie de la foi, pourvu qu'ils ne nous arrêtent point, et que la lâcheté involontaire de l'âme ne la livre point à cette tristesse qui s'empare, comme par force, de tout l'intérieur. [XX De la tristesse (à Madame de Maintenon ?) 648, 87].

Nous sommes-nous faits nous-mêmes ? Sommes-nous à Dieu ou à nous ? Nous a-t-il fait pour nous ou pour lui ? À qui nous devons-nous ? Est-ce pour notre béatitude propre ou pour sa gloire que Dieu nous a créés ? Si c'est pour sa gloire, il faut donc nous conformer à l'ordre essentiel de notre création, il faut vouloir sa gloire plus que notre béa­titude, en sorte que nous rapportions toute notre béatitude à sa propre gloire. [XXIII Sur le pur amour (dissertation, à partir de 1697) 658, 251].

Ce n'est pas que l'homme qui aime sans intérêt n'aime la récompense; il l'aime en tant qu'elle est Dieu même, et non en tant qu'elle est son intérêt propre ; il la veut parce que Dieu veut qu'il la veuille ; c'est l'ordre, et non pas son intérêt qu'il y cherche ; il s'aime, mais il ne s'aime que pour l'amour de Dieu, comme un étranger, et pour aimer ce que Dieu fait. [Id. 659, 253].

Je suppose que je vais mourir; il ne me reste plus qu'un seul moment à vivre, qui doit être suivi d'une extinction entière et éternelle. Ce moment, à quoi l'emploierai-je ? Je conjure mon lecteur de me répondre dans la plus exacte précision. Dans ce der­nier instant, me dispenserai-je d'aimer Dieu, faute de pouvoir le regarder comme une récompense ? Renon­cerai-je à lui dès qu'il ne sera plus béatifiant pour moi ? Abandonnerai-je la fin essentielle de ma création ? Dieu, en m'excluant de la bienheureuse éternité, qu'il ne me devait pas, a-t-il pu se dépouiller de ce qu'il se doit essentiellement à lui-même ? [Id. 662, 257]

Platon fait dire à Socrate, dans son Festin[38], « qu'il y a quelque chose de plus divin dans celui qui aime que dans celui qui est aimé. » Voilà toute la délicatesse de l'amour le plus pur. Celui qui est aimé, et qui veut l'être, est occupé de soi; celui qui aime sans songer à être aimé, a ce que l'amour renferme de plus divin, je veux dire le transport, l'oubli de soi, le désintéresse­ment. « Le beau, dit ce philosophe, ne consiste en aucune des choses particulières, telles que les animaux, la terre ou le ciel... mais le beau est lui-même par lui­-même, étant toujours uniforme avec soi. Toutes les autres choses belles participent de ce beau, en sorte que si elles naissent ou périssent, elles ne lui ôtent et ne lui ajoutent rien, et qu'il n'en souffre aucune perte; si donc quelqu'un s'élève dans la bonne amitié, il commence à voir le beau, il touche presque au terme[39]. »

Il est aisé de voir que Platon parle d'un amour du beau en lui-même, sans aucun retour d'intérêt. C'est ce beau universel qui enlève le coeur, et qui fait oublier toute beauté particulière. Ce philosophe assure, dans le même dialogue, que l'amour divinise l'homme, qu'il l'inspire, qu'il le transporte. [Id. 667, 265].

Pourquoi aime-t-on mieux voir les dons de Dieu en soi qu'en autrui, si ce n'est par attachement à soi ? Quiconque aime mieux les voir en soi que dans les autres, s'affligera aussi de les voir dans les autres plus parfaits qu'en soi; et voilà la jalousie. Que faut-il donc faire ? Il faut se réjouir de ce que Dieu fait sa volonté en nous, et y règne, non pour notre bonheur, ni pour notre perfection en tant qu'elle est la nôtre, mais pour le bon plaisir de Dieu et pour sa pure gloire.

Remarquez là-dessus deux choses . l'une, que tout ceci n'est point une subtilité creuse, car Dieu, qui veut dépouiller l'âme pour la perfectionner et la poursuivre sans relâche jusqu'au plus pur amour, la fait passer réellement par ces épreuves d'elle-même, et ne la laisse point en repos jusqu'à ce qu'il ait ôté à son amour tout retour et appui en soi. [­XXIV L’amour désintéressé… 671, 274].

Cette vie de lumières et de goûts sensibles, quand on s'y attache jusqu'à s'y borner, est un piège très dangereux.

1. Quiconque n'a d'autre appui quittera l'oraison, et avec l'oraison Dieu même, dès que cette source de plaisir tarira. Vous savez que sainte Thérèse disait qu'un grand nombre d'âmes quittaient l'oraison quand l'oraison commençait à être véritable. […]

2. De l’attachement aux goûts sensibles naissent toutes les illusions. [XXV Que la voie de la foi nue et de la pure charité est meilleure et plus sûre… 674-675, 201-202].

C'est pourquoi il faut moins compter sur une fer­veur sensible et sur certaines mesures de sagesse que l'on prend avec soi-même pour sa perfection, que sur une simplicité, une petitesse, un renoncement à tout mouvement propre et une souplesse parfaite pour se laisser aller à toutes les impressions de la grâce. Tout le reste, en établissant des vertus éclatantes, ne ferait que nous inspirer secrètement plus de confiance en nos propres efforts. [XXVII De la confiance en Dieu 688, 103].

C'est donc, ô mon Dieu, ne vous point connaître que de vous regarder hors de nous, comme un être tout-puissant qui donne des lois à toute la nature, et qui a fait tout ce que nous voyons. C'est ne connaître encore qu'une partie de ce que vous êtes ; c'est ignorer ce qu'il y a de plus merveilleux et de plus touchant pour vos créatures raisonnables. Ce qui m'enlève et qui m'attendrit, c'est que vous êtes le Dieu de mon coeur[40]. Vous y faites tout ce qu'il vous plaît. Quand je suis bon, c'est vous qui me rendez tel ; non seule­ment vous tournez mon coeur comme il vous plaît, mais encore vous me donnez un coeur selon le vôtre. C'est vous qui vous aimez vous-même en moi; c'est vous qui animez mon âme, comme mon âme anime mon corps ; vous m'êtes plus présent et plus intime que je ne le suis à moi-même. Ce moi, auquel je suis si sensible et que j'ai tant aimé, me doit être étranger en comparaison de vous : c'est vous qui me l'avez donné ; sans vous il ne serait rien. Voilà pourquoi vous voulez que je vous aime plus que lui. [XXXII De la nécessité de connaître et d’aimer Dieu 701, 11].

C'est une fausse humilité, que de se croire indigne des bontés de Dieu, et de n'oser les attendre avec confiance […] Mais Dieu n'a besoin de rien trouver en nous : il n'y peut jamais trouver que ce qu'il y a mis lui-même par sa grâce. [40]

Presque tout ceux qui songent à servir Dieu, n'y songent que pour eux-mêmes. Ils songent à gagner, et point à perdre ; à se consoler et point à souffrir ; à posséder, et non à être privé ; à croître et jamais à diminuer. Et au contraire, tout l'ouvrage intérieur consiste à perdre, à sacrifier, à diminuer, à s'apetisser et à se dépouiller même des dons de Dieu, pour ne tenir plus qu'à lui seul. [147]

L'amour-propre malade est attendri sur lui-même, il ne peut être touché sans crier les hauts cris. [...]L'unique remède pour trouver la paix est de sortir de soi. Il faut se renoncer, et perdre tout intérêt propre, pour n'avoir plus rien à perdre, ni à craindre, ni à ménager. Alors on goûte la vraie paix réservée aux hommes de bonne volonté, c'est-à-dire à ceux qui n'ont plus d'autre volonté que celle de Dieu qui devient la leur. [165]

Lettres spirituelles (vol. 2 de 1718) :

Se livrer à la grâce par un choix libre, c'est sans doute y coopérer de la manière la plus réelle et la plus parfaite. Il n'y a donc point d'oisiveté, ni de cessation d'actes dans ces moments de recueillement et de paix où vous dites, que notre travail doit cesser. Ce sont des moments où Dieu veut bien agir par lui-même. (Lettre 66, 124)

Ce n'est pas assez de se détacher : il faut s'apetisser. En se détachant, on ne renonce qu'aux choses extérieures, en s’apetissant on renonce à soi. (Lettre 85,154)

Dieu a retiré ces dons sensibles pour vous s'en détacher [...] Tournez-vous vers l'Amour tout-puissant et ne vous défiez jamais de son secours [...] quoiqu'il vous semble que vous n'ayez pas la force ni le courage de mettre un pied devant l'autre. Tant mieux que le courage humain vous manque ! [Lettre 109, 190-191]

Il me semble qu'il ne me reste plus ni force ni haleine pour respirer dans la souffrance. La croix me fait horreur, et ma lâcheté m'en fait aussi. Je suis entre ces deux horreurs à charge à moi-même. Je frémis toujours par la crainte de quelque nouvelle occasion de souffrance. [...] Il y a en moi, ce me semble, un fonds d'intérêt propre, et une [198] légèreté dont je suis content. La moindre chose triste pour moi m'accable. La moindre, qui me flatte un peu, me relève sans mesure. [...] Dieu nous ouvre un étrange livre pour nous instruire quand il nous fait lire dans notre propre coeur. [Lettre 113].

[211] Il faut laisser tout effacer, et porter petitement toute peine qui ne s'efface pas. Ce recueillement passif est très différent de l'actif, qu'on se procure par travail et par industrie en se proposant certains objets distincts et arrangés. Celui-ci [le passif] n'est qu'un repos du fond, qui est dégagé des objets extérieurs de ce monde. Dieu est moins alors l'objet distinct de nos pensées au-dehors, qu'il est le principe de vie qui règle nos occupations. En cet état ont fait en paix sans empressement ni inquiétude tout ce qu'on a à faire.  L'esprit de grâce le suggère doucement. Mais cet esprit jaloux arrête et suspend notre action dès que l'activité de l'amour-propre commence à s'y mêler. Alors la simple non-action fait tomber ce qui est naturel, et remet l'âme avec Dieu pour recommencer au-dehors sans activité le simple accomplissement de ses devoirs. En cet état, l'âme est libre dans toutes les sujétions extérieures ; parce qu'elle ne prend rien pour elle de tout ce qu'elle fait. [...][212] Le silence que nous lui devons pour l'écouter, n'est qu'une simple fidélité à n'agir que par dépendance, et à cesser dès qu'il nous fait sentir que cette dépendance commence à s'altérer. Il ne faut qu'une volonté souple, docile, et dégagée de tout, pour s'accommoder à cette impression. L'esprit de grâce nous apprend lui-même à dépendre de lui en toute occasion. Ce n'est point une inspiration miraculeuse, qui expose à l'illusion et au fanatisme. Ce n'est qu'une paix du fond, pour se prêter sans cesse à l'Esprit de Dieu dans les ténèbres de la foi, sans rien croire que les vérités révélées, et sans rien [213] pratiquer que les commandements évangéliques. [Lettre 119].

Il faut imiter la foi d'Abraham, et aller toujours sans savoir où. On ne s'égare que par se proposer un but de son propre choix. Quiconque ne veut rien que la seule volonté de Dieu, la trouve partout de quelque côté que la Providence le tourne ; et par conséquent il ne s'égare jamais. Le véritable abandon n'ayant aucun chemin propre, ni dessein de se contenter, va toujours droit comme il plaît à Dieu. La voie droite est de se renoncer, afin que Dieu seul soit tout et que nous ne soyons rien. J'espère que celui qui nourrit les petits oiseaux aura soin de vous. [Lettre 128, 224].

Soyez un vrai rien en tout et partout ; mais il ne faut rien ajouter à ce pur rien. C'est sur le rien qu'il n'y a aucune prise. Il ne peut rien perdre. Le vrai rien ne résiste jamais, et il n'a point un moi dont il s'occupe. Soyez donc rien, et rien au-delà ; et vous serez tout sans songer à l'être. Souffrez en paix, abandonnez-vous : aller comme Abraham, sans savoir où. Recevez des hommes le soulagement que Dieu vous donnera par eux. Ce n'est pas d'eux, mais de lui par eux qu'il faut les recevoir. Ne mêlez rien à l'abandon non plus qu'au rien. Un tel vin doit être bu tout pur et sans mélange : une goutte d'eau lui ôte toute sa vertu. On perd infiniment à vouloir retenir la moindre ressource propre. Nulle réserve, je vous conjure. [Lettre 162, 299]

Que puis-je être auprès de vous ! Mais Dieu ne le permet pas. Que dis-je ? Dieu le fait invisiblement, et il nous unit cent fois plus intimement en lui, centre de tous les siens, que si nous étions sans cesse dans le même lieu. Je suis en esprit tout auprès de vous ; je porte avec vous votre croix et toutes vos langueurs. [Lettre 164, 305]

On serait tenté de croire que la faiblesse et la petitesse sont incompatibles avec l'abandon, parce qu'on se représente l'abandon comme une force de l'âme, qui fait par générosité d'amour et par grandeur de sentiments les plus héroïques sacrifices. Mais l'abandon véritable ne ressemble pas à cet abandon flatteur. L'abandon est un simple délaissement dans les bras de Dieu comme celui d'un petit enfant dans les bras de sa mère. L'abandon parfait va jusqu'à abandonner l'abandon même. On s'abandonne sans savoir qu'on est abandonné : si on le savait, on ne le serait plus ; car y a-t-il un plus puissant soutien qu'un abandon connu et possédé ? L'abandon se réduit non à faire de grandes choses qu'on puisse se dire à soi-même, mais à souffrir sa faiblesse et son impuissance ; mais à laisser faire Dieu sans pouvoir se rendre témoignage qu'on le laisse faire.(Lettre 171, 318)

Demeurons tous dans notre unique centre, où nous nous trouvons sans cesse, et où nous ne sommes tous qu'une même chose. [...]Il ne faut être qu'un. Je ne veux connaître que l'unité. Tout ce que l'on compte au-delà vient de la division et de la propriété d'un chacun... Comme ceux qui n'ont qu'un seul amour sans propriété ont dépouillé le moi, ils n'aiment rien qu'en Dieu et pour Dieu seul. Au contraire, chaque homme possédé de l'amour-propre n'aime son prochain qu'en soi et pour soi-même. Soyons donc unis pour n'être rien que dans notre centre commun, où tout est confondu, sans ombre de distinction. C'est là que je vous donne rendez-vous, et que nous habiterons ensemble. C'est dans ce point indivisible que la Chine et le Canada se viennent joindre, c'est ce qui anéantit toutes les distances. (Lettre 172, 319-320)

Votre amour propre est au désespoir quand d'un côté vous sentez au-dedans de vous une jalousie si vive et si indigne, et quand d'autre côté vous ne sentez que distraction, que sécheresse, qu'ennui, que dégoût pour Dieu. Mais l'œuvre de Dieu ne se fait en nous qu'en nous dépossédant de nous-mêmes à force d'ôter toute ressource de confiance et de complaisance à l'amour-propre. Vous voudriez vous sentir bonne, droite, forte et incapable de tout le mal. Si vous vous trouviez ainsi, vous seriez d'autant plus mal que vous vous croiriez assurée d'être bien. Il faut se voir pauvre, se sentir corrompue et injuste, ne trouver en soi que misère, en avoir horreur, désespérer de soi, n'espérer plus qu'en Dieu, et se supporter soi-même avec une humble patience sans se flatter. (Lettre 195, 364-365)

Maximes des Saints

Terminons sur un extrait de l’Explication des Maximes des Saints ouvrage paru en 1697 et condamné en 1699 [41] :

Article XXXV, VRAI :

L'état de transformation dont tant de saints anciens et nouveaux ont si souvent parlé, n'est que l'état le plus passif, c'est-à-dire le plus exempt de toute activité ou inquiétude intéressée. L'âme paisible et également souple à toutes les impulsions les plus délicates de grâce, est comme un globe sur un plan qui n'a plus de situation propre et naturelle. Il va également en tous sens, et la plus insensible impulsion suffit pour le mouvoir. En cet état, une âme n'a plus qu'un seul amour et elle ne sait plus qu'aimer. L'amour est sa vie, il est comme son être et comme sa substance, parce qu'il est le seul principe de toutes ses affections. Comme cette âme ne se donne aucun mouvement empressé, elle ne fait plus de contretemps dans la main de Dieu qui la pousse : ainsi elle ne sent plus qu’un seul mouvement, savoir celui qui lui est [1082] imprimé, de même qu'une personne poussée par une autre ne sent plus que cette impulsion, quand elle ne la déconcerte point par une agitation à contretemps. Alors l'âme dit avec simplicité après saint Paul : Je vis, mais ce n'est pas moi, c'est Jésus-Christ qui vit en moi. Jésus-Christ se manifeste dans sa chair mortelle, comme l'apôtre veut qu'il se manifeste en nous tous. Alors l'image de Dieu, obscurcie et presque effacée en nous par le péché, s'y retrace plus parfaitement et y renouvelle une ressemblance qu'on a nommée trans­formation. Alors si cette âme parle d'elle par simple conscience, elle dit comme sainte Catherine de Gênes Je ne trouve plus de moi; il n’y a plus d'autre moi que Dieu. Si au contraire elle se cherche par réflexion, elle se hait elle-même en tant qu'elle est quelque chose hors de Dieu; c'est-à-dire qu'elle condamne le moi en tant qu'il est séparé de la pure impression de l'esprit de grâce, comme la même sainte le faisait avec horreur. Cet état n'est ni fixe ni invariable. Il est vrai seulement qu'on ne doit pas croire que l'âme en déchoie sans aucune infidélité, parce que les dons de Dieu sont sans repentir et que les âmes fidèles à leur grâce n'en souffriront point de diminution. Mais enfin la moindre hésitation ou la plus subtile com­plaisance peuvent rendre une âme indigne, d'une grâce si éminente.

 


 

1715 François La Combe (1640-1715).

Nous disposons de lettres et d’opuscules [42] et de deux études sur lui [43] . Notre première source d’informations provient de la Vie écrite par madame Guyon qui décrit la communication en silence entre directeur et dirigée [44].

Sa biographie montre les dons brillants d’un simple prêtre qui ne bénéficie pas d’appuis particuliers : né à Thonon en 1640, François La Combe reçoit l’habit des barnabites à quinze ans; il est ordonné à vingt-trois ans, enseigne avec succès au collège d’Annecy, prêche et collabore aux missions du Chablais. Consulteur du Provincial à Paris à vingt-sept ans, il enseigne, de trente et un ans à trente-quatre ans, la théologie à Bologne et à Rome. Supérieur à Thonon, de trente-sept à quarante-trois ans, il jouit d’une excellente réputation.

Sur le plan spirituel, il devrait beaucoup à la Mère Bon. Il devient, nommé par M. de Genève, le directeur de madame Guyon à Gex en 1681, l’année de la mort de son précédent directeur, M. Bertot. Jalousé par le demi-frère de madame Guyon, il est arrêté à quarante-sept ans, en 1687, lors de la première période de prison de madame Guyon. Il lui reste vingt-huit années à vivre prisonnier, pendant les deux premières années changeant de la Bastille à l’île d’Oléron, puis à l’île de Ré, ensuite à la citadelle d’Amiens, de 1689 à 1698 au château de Lourdes, où il est capable de reconstituer un groupe spirituel, qu’il appelle une « petite église » (le terme s’avérera malheureux). Il est transféré à Vincennes au moment où l’épreuve des prisons culmine à son tour pour madame Guyon. À soixante-douze ans, fou selon un rapport de police, ou peut-être atteint de sénilité, il est transféré à Charenton où il meurt trois années plus tard, le 29 juin 1715.

Ce « petit prêtre » lâché par son Ordre a probablement été traité plus durement que madame Guyon. Il sera vénéré comme un martyr par les disciples du groupe guyonien de Lausanne.

Sa doctrine est très simple et sans originalité ; elle n’a d’ailleurs jamais été critiquée avant la condamnation générale du quiétisme. Les grands thèmes en sont les suivants : la contemplation est indissociable de l’amour ; elle suppose l’abandon de la volonté propre ;  nous ne pouvons comprendre l’Immense qui nous contient, mais nous pouvons acquiescer au bon vouloir divin, comme Moïse dans la nuée ; l’appel de Dieu est notre seule fin et il s’adresse à tous.

Le  Traité sur l’Oraison mentale [45] propose des expressions heureuses et précise le passage de l’oraison mentale à la contemplation :

1. L’oraison mentale … est ou méditative, ou affective, ou contemplative. ... L’oraison contemplative est le regard fixe, simple et libre, porté sur Dieu ... imposant silence aux puissances, elle s’attache à Dieu par une simple vue, l’embrasse par un acte continuel de foi et d’amour et se repose en lui par une jouissance tranquille...

6. ... l’oraison moins parfaite qui avait été discursive, fait place à une plus parfaite qui est simple, c’est-à-dire lorsque l’intelligence de celui qui pense devient la contemplation de celui qui aime ; ce qui est sortir de la méditation par la méditation même, et par elle passer à la contemplation.

9. ... que l’Esprit Saint préside à l’oraison et qu’il l’inspire ... que l’homme consente qu’il règle l’oraison selon sa volonté puisque où est l’Esprit du Seigneur, là est la liberté.

De là découle manifestement qu’un des plus grands obstacles à l’Oraison, surtout quand elle est avancée, est une sorte de dureté et d’attache au propre esprit, qui l’assujettit à certaines règles, qui le lient comme de chaînes, ou qui l’occupent de vains scrupules, ou lui imposant des pratiques d’obligation, ou l’engageant à se les imposer à lui-même, afin qu’il ne puisse s’élever librement à Dieu, ou qu’il se resserre par des actes multipliés, singuliers, imaginaires ou sensibles, dans lesquels il s’entortille et se fatigue, de manière qu’il ne puisse point s’unir à Dieu, qui est très simple, très tranquille et très unissant.

11. ... Embrasser la contemplation ... monter plus haut, c’est-à-dire aux pieds de son amour ... personne ne doit regarder cela comme une témérité ou une arrogance, ce serait bientôt une orgueilleuse opiniâtreté de résister à l’appel de Dieu puisque nous avons surtout été créés pour cette fin, pour jouir du souverain bien, ce qui ne peut pas avoir lieu sans cette intime et tranquille union. ... à moins que quelqu’un ne s’avise de soutenir qu’il est saint et fort utile de parler toujours avec Dieu, mais qu’il est dangereux de l’écouter lui-même et de jouir de sa présence avec amour…

[2e cahier :]

Enfin cela arrive par la manifestation de Dieu dans l’âme et par l’affluence immense de la divine lumière ... qui surpassant et absorbant entièrement les forces naturelles de l’esprit, ne peut jamais tomber sous sa conception…

16. ... l’homme pâtit les choses divines, il est plutôt mû de Dieu qu’il ne se meut lui-même, car immédiatement après que l’Esprit du Seigneur s’est emparé de quelqu’un, il est changé en un autre homme accordant à l’opération divine un consentement aussi simple que paisible ; et cependant l’amour du Créateur se joue en lui selon son bon plaisir et fait ce dont celui qui opère a seul l’intelligence. Et il en est de ce genre dans l’Église un plus grand nombre qu’on ne pense communément, ce don sublime ne consistant pas seulement dans les signes merveilleux qui frappent les yeux des mortels, mais bien plus dans la déiformité de l’esprit, dans le plus intime de l’homme, qui le plus souvent sous l’apparence d’une pauvreté méprisée mène une vie cachée avec Jésus-Christ en Dieu.

17. ... Il n’y a aucun état des fidèles qui puisse exclure de la grâce de la contemplation ... Quel dommage il arrive aux âmes par la défiance qu’elles ont presque toutes de parvenir à la contemplation et le désespoir de pouvoir y atteindre ; si ceux-là seulement doivent désespérer d’obtenir cette grâce qui n’ont point de cœur, ceux au contraire dont il est bien disposé pour les choses intérieures, peuvent certainement y arriver et même dans peu ... comme il arrive ... dans les femmes et les filles, dans les gens doux et les humbles, dans ceux qui ont fait pénitence, et surtout en ceux qui renoncent à leur propre volonté en toutes choses…

19. ... Si donc la plupart des objets naturels sont connus par la simple appréhension, pourquoi serons-nous surpris que plusieurs objets surnaturels le soient aussi par le simple regard ? ... simple acquiescement. …pourrait-il arriver que Celui qui nous exhorte ... à prier sans cesse ... sachant que nous ne pouvons rien faire sans Lui, comment nous refuserait-Il les secours nécessaires…

24. ... Les marques de la contemplation active sont le recueillement intérieur des sens et des facultés de l’esprit, le silence, le repos et la simplicité du cœur, le regard tranquille des choses divines, la cessation des discours intérieurs, qui disparaît comme dans le cœur, l’admiration qui succède à la considération ... l’éloignement de toute recherche...

... les marques de la contemplation passive sont un souvenir perpétuel de Dieu, l’attention continuelle du même Dieu très présent partout et surtout dans le cœur, un état d’oraison perpétuel indistinct, uniforme, très étendu... une fermeté d’âme imperturbable, une véritable unité ... l’affranchissement de tout mode de tout temps, de tout exercice, de tout lieu, de toute méthode, de tout moyen, par lesquels on acquiesce à Dieu seul au-dessus de toute conception ... le sentiment très intime de Dieu en toutes choses et de toutes choses en Dieu ; ce qui fait que celui qui a pénétré ce secret s’écrie avec raison ‘toutes choses me sont Dieu et Dieu m’est toute chose’. ... Il est surpris d’être fait une même chose avec Dieu et cependant il ne doute point qu’il ne soit distinct de Dieu. Il est réduit à l’anéantissement et ne se voit plus ... l’esprit humain disparaît en quelque façon et est divinisé. ... il est recoulé comme dans son origine, d’où il est passé en Dieu.

... Quiconque voudra éprouver ces merveilleuses et grandes choses doit commencer par devenir très petit et très abject à ses propres yeux et se renoncer toujours et en toutes choses.

.... Lorsque quelqu’un aura cherché le Seigneur son Dieu il le trouvera, si cependant il l’a cherché dans toute l’angoisse de son âme. (Deut 4.29).  

 


 

1717 Jeanne-Marie Guyon (1648 - 1717)

Seconde longue section après celle consacrée à Fénelon ! elle peut être justifiées par un travail au long cours centré sur madame Guyon.

Une vie courageuse

La timidité et le respect des conventions par la jeune femme au début de son mariage laissent place à une volonté de fer et à un esprit de liberté qui affrontent avec intelligence une coalition des structures civiles et religieuses. Après la tempête, demeure chez la vieille dame une vision ample et paisible qui associe le respect des traditions chrétiennes à une grande liberté. 

   La petite fille est confiée à quatre ans aux bons soins de religieuses. Elle sait comment éviter un simulacre de martyre en leur objectant de manière décidée[46] : “Il ne m'est pas permis de mourir sans la permission de mon père !”  Sa demi-sœur religieuse du côté de son père l’éveille à la vie de l’esprit, mais la jalousie de l’autre demi-sœur religieuse et les réprimandes de confesseurs assombrissent l’adolescence.

Elle est mariée à seize ans avec un mari âgé : “J'eus quelque temps un faible que je ne pouvais vaincre qui était de pleurer… L’on me tourmentait quelquefois plusieurs jours de suite sans me donner aucune relâche. Après douze ans de mariage, son mari qu'elle assista avec constance  lui donne des avis sur ce que je devais faire après sa mort pour ne pas dépendre des gens.” 

À trente-deux ans, la riche veuve part ‘pour Genève’ : “Je donnai dès Paris … tout l'argent que j'avais … Je n'avais ni cassette fermant à clef, ni bourse.” À Gex, on lui propose l'engagement et la supériorité des Nouvelles Catholiques, religieuses chargées d’élever des filles d’origine protestante, mais elle refuse, car “certaines abjurations et certains détours ne me plaisaient pas”. 

 Dépouillée de tout, sans assurance et sans aucun papiers, sans peine et sans aucun souci de l'avenir, elle compose à Thonon les Torrents : “Cela coulait comme du fond et ne passait point par ma tête. Je n'étais pas encore accoutumée à cette manière d'écrire … Je passais quelquefois les jours sans qu'il me fût possible de prononcer une parole.” Elle découvre une autre manière de converser avec son confesseur Lacombe : “J’apprenais son état tel que je le ressentais, puis incontinent je sentais qu’il était rentré dans l’état où Dieu le voulait … Peu à peu je fus réduite à ne lui parler qu'en silence.” Autre manière qui s’étend à des proches.

Suivent des séjours fructueux à Turin, capitale du royaume de Savoie-Piémont, à Verceil (Vercelli) pendant près d’une année, puis de retour en France, à Grenoble.

À trente-huit ans, elle arrive en juillet 1686 à Paris, peu avant la chute du quiétiste Molinos en 1685 suivi de sa condamnation romaine (décret de l'Index porté le 22 novembre 1689). Des jalousies entre religieux firent entendre que le père Lacombe, d’origine italienne, était son ami ; il est arrêté. Et de même madame Guyon, à qui l’on signifia que “l'on ne voulait pas me donner ma fille, ni personne pour me servir ; que je serais prisonnière, enfermée seule … au mois de juillet dans une chambre surchauffée.” On veut en effet marier sa fille au neveu dissolu de l’archevêque de Paris.

Libérée, elle quitte le couvent-prison de la Visitation pour habiter une petite maison éloignée du monde. Estimée par madame de Miramion, elle est active auprès d’un cercle de disciples et à Saint-Cyr madame de Maintenon lui marquait “beaucoup de bontés.” Le duc de Chevreuse lui fait connaître Bossuet qui accède au manuscrit de la Vie écrite par elle-même  : il la considère comme si bonne qu'il lui écrivit qu'il y trouvait “une onction qu'il ne trouvait point ailleurs, qu'il avait été trois jours en la lisant sans perdre la présence de Dieu.”

Cela ne dure pas. Elle a quarante-sept ans lorsque commence à partir de l'été 1693 une seconde et longue période d’épreuves. Son Moyen court est saisi lors d'une visite canonique. Elle se rend spontanément au couvent de Sainte-Marie de Meaux où elle conquiert l’estime des religieuses tandis qu’elle est malmenée par l'évêque Bossuet, soumis lui-même aux pressions de madame de Maintenon ; les causes du changement d’attitude de l’épouse secrète du Grand Roi ne sont pas clairement établies : interviennent l’attitude de Fénelon opposé à son mariage, la crainte du scandale, une jalousie spirituelle.

Madame Guyon est saisie de corps et enfermée par lettre de cachet à Vincennes (27 décembre 1695).  Les interrogatoires se succèdent : ils durent parfois une journée. Transférée à Vaugirard dans un couvent-prison constitué pour l'occasion, “la gardienne venait m'insulter, me dire des injures, me mettre le poing contre le menton, afin que je me misse en colère.” On bascule de la contrainte à la terreur et son confesseur imposé lui “dit un jour qu'on ne me mettait pas en justice parce qu'il n'y avait pas de quoi me faire mourir … défendant, s'il me prenait quelque mal subit comme apoplexie ou autre de cette nature, de me faire venir un prêtre.” Après un chantage exercé sur ses proches sans succès, elle est embastillée.

L’archevêque de Paris s’abaisse à lui présenter une lettre forgée attribuée au Père Lacombe tandis que le confesseur  lui dit : ‘ On vous perdra.’ On la sépare de ses filles de compagnie qui seront maltraitées : “Il y en a encore une dans la peine [tourment] depuis dix ans ... L’autre dont l'esprit était plus faible le perdit par l'excès et la longueur de tant de souffrances, sans que dans sa folie on ne pût jamais tirer un mot d'elle contre moi … elle vit présentement paisible et servant Dieu de tout son cœur.”  On les remplace par une demoiselle qui, étant de condition et sans biens, espérait faire fortune, comme on lui avait promis, si elle pouvait trouver quelque chose contre moi.

Un prisonnier tente de se suicider ? Elle explique: “Il n'y a que l'amour de Dieu, l'abandon à sa volonté … sans quoi les duretés qu'on y éprouve sans consolation jettent dans le désespoir … Quelquefois, en descendant, on me montrait une porte, et l'on me disait que c'était là qu'on donnait la question.”  

Agée de cinquante-quatre ans, elle est libérée le 24 mai 1703. Durant ses douze dernières années à Blois, elle reste en relation avec Fénelon et forme des disciples français et étrangers qui rapportent :

Elle vivait avec ces Anglais [des Écossais] comme une mère avec ses enfants. … ne leur interdisait aucun amusement permis, et quand ils s’en occupaient en sa présence et lui en demandait son avis, elle leur répondait : “Oui mes enfants, comme vous voulez.” … Bientôt ces jeux leur devenaient insipides, et ils se sentaient si attirés au-dedans, que laissant tout, ils demeuraient intérieurement recueillis en la présence de Dieu auprès d’elle.  

Elle meurt en paix à l'âge de soixante-neuf ans, le 9 juin 1717.

Une oeuvre préservée et d'influence souterraine

 L’intérêt des écrits mystiques de madame Guyon provient non seulement de leur valeur intrinsèque, mais également de leur excellente préservation. Ils furent assez largement édités de son vivant tandis que de nombreux manuscrits furent rassemblés à l’époque du procès - les « rencontres d’Issy » qui eurent lieu en 1694 et 1695 - puis furent copiés par des membres du cercle qu'elle animait et enfin préservés. En fait on possède tout ce qu’elle a écrit (à l’exception d'écrits de jeunesse qu'elle n'a pas jugé bon de conserver et de lettres perdues), ce qui est très exceptionnel, car un auteur mystique ne se préoccupe généralement pas de la survie de son œuvre écrite. L'essentiel du corpus vient récemment d’être rendu de nouveau accessible [47].

 L'influence de l'oeuvre demeura souterraine pour plusieurs raisons : l’auteur livre des informations ordinairement tenues cachées ; il ne se soucie guère de la mise en forme par souci de ne pas interférer avec la spontanéité de l’inspiration ; vu du monde catholique de l’époque, le rôle des éditeurs ministres protestants Poiret puis Dutoit et la présence parmi les proches de la fin de sa vie à Blois de nombreux Écossais, Hollandais, Suisses - qu’elle n’incite d’ailleurs pas à se convertir - n’est-il pas détestable ? Vu du monde protestant, demeure l’équivoque d’une femme qui s’est occupée au début de sa vie publique de Nouvelles Catholiques converties après la révocation de l’édit de Nantes, et qui n’a jamais rejeté la messe ni les sacrements.

 Il s’agit plus intimement de l’appréciation difficile d’écrits qui abordent la communication en prière silencieuse et le rôle apostolique du mystique. Des réactions compréhensibles sur ces points délicats ne sont pas atténuées par une appartenance religieuse, comme cela fut le cas par exemple pour Marie de l’Incarnation, l’autre grande mystique du siècle. Car ils mettent ici en cause le rôle d'enseignement assumé par des clercs - dont quelques-uns s'emparent parfois indûment du rôle de médiateur réservé à Jésus-Christ.

La liste des défenseurs qui ont surmonté une certaine « étrangeté » est cependant de qualité : on en détachera sur trois siècles les noms de Fénelon, des éditeurs Poiret et Dutoit, des érudits Chavannes, Masson,  Brémond, du philosophe Bergson, et plus récemment, de l'abbé Cognet, de la romancière Mallet-Joris, de madame Gondal, de nombreux érudits.

Son très large spectre

 L’expérience intime, l’enseignement qui constitue un système cohérent, la connaissance des deux Traditions scripturaire et mystique offrent des approches de la vie mystique qui se complètent harmonieusement, cas très rare de compétences assurées simultanément en ces domaines distincts. 

 En premier lieu, les témoignages de sa vie et de son expérience intérieure se distinguent par une grande acuité psychologique propre au siècle de Racine et par un fort désir de comprendre tout ce qui lui arrive, dont elle ne trouve pas autour d’elle une explication satisfaisante. On note, surtout dans des écrits de jeunesse, une forte volonté appliquée à ne rien laisser sans tenter une explication, défaut dont elle se corrigera ensuite. Elle demeurerait ensuite , dit-on, « bavarde » : en fait cette abondance est liée à l'irruption toute moderne de la dimension subjective psychologique. Elle influera plus particulièrement des auteurs sensibles à cette dimension, tels Rousseau, Constant, Amiel.

 En second lieu, un enseignement est mis en forme dont témoigne tôt le Moyen court qui a atteint un large public avant sa condamnation grâce à la simplification qui caractérise ce texte direct. Cette simplification vient de l’affranchissement vis-à-vis de tout moyen préalable qui apparaît trop souvent comme une condition humaine posée en préalable à l’exercice de la grâce divine. Acquis théologiques et dogmatiques, méthodes de prières et exercices, sélections sociales ou culturelles sont écartés ; seul demeure le recours à l’expérience intérieure faisant appel à la médiation du « petit maître » Jésus. Cette simplification permet une ouverture à tous, car la liberté sauvage des torrents est préférable aux canaux faits de mains d’hommes. Ceci pouvait faire peur aux hommes du métier. À leur décharge, les événements vécus dans les convulsions de la Réforme et Contre-réforme étaient encore proches et peu encourageants. Cette remise en cause par l’intérieur de l’ordre traditionnel sera d’ailleurs appliquée au Siècle des lumières sous une forme subversive qui conduira à des révolutions politiques et sociales.

 En troisième lieu, un recours aux Traditions confrontées avec l’expérience intérieure a conduit aux très amples Explications de l’Écriture et du Nouveau Testament complétées dix ans plus tard par les Justifications, large anthologie de textes mystiques assemblée autour de thèmes annoncés par des mots-clefs et toujours actuels.

Un enseignement qui couvre la carrière mystique

 On peut distinguer chez Madame Guyon et chez ses prédécesseurs Bertot et Bernières, comme chez la majorité des mystiques, sans en faire le seul système possible, trois périodes s’étendant chacune sur plusieurs années :

 La découverte de l’intériorité, accompagnée d’une simplification et d’une pacification progressive peut s’accompagner d’événements intimes variés selon les tempéraments et l’environnement, brefs instants ou états pouvant durer des jours. Leur caractère extraordinaire a toujours attiré une attention exagérée au détriment de la dynamique vitale qu’ils alimentent, de la part de scrutateurs qui ont vite fait de repérer dans ces phénomènes divers alliages impurs de la nature à la grâce. Très utiles pour confirmer le commençant dans sa voie, ils relativisent les jouissances, réelles et bonnes, dont notre nature est capable. Ils substituent l’expérience réelle directe aux croyances.

 De longues années de désappropriations correspondent au stade de purification décrit par tous. Le terme de « purification » est ambigu dans la mesure où il risque de laisser croire qu’elle conduirait à son terme à un « nous-mêmes » délivré de ses défauts !  Le « nous-mêmes » ne pourra subsister. Sera-t-il transformé ou fondu dans une « vastitude », appelant la comparaison classique de la  goutte d’eau dans l’océan ? Mais cette fusion ne voit disparaître ni les capacités, ni les infirmités, ni la structure individuelle, même si cette dernière s’efface à la mort ; elle permet leur mise au service de ce qui vient prendre la place centrale au cœur de la structure, comme l’exprime l’apôtre Paul dans le verset repris le plus fréquemment par madame Guyon : « Et je vis, non plus moi-même ; mais c’est Jésus-Christ qui vit en moi » [épître aux Galates, 2, 20].  Des épreuves sont fréquentes durant cette longue période - sans lesquelles l’amour propre ne serait jamais réduit en cendre pour laisser place à une renaissance dans le pur amour. 

 Cette naissance à une vie nouvelle peut très exceptionnellement permettre une transmission. Le terme de vie  « apostolique » souvent utilisé par Madame Guyon se réfère directement à la description imagée des Apôtres lorsqu’ils sont compris par tous leurs « auditeurs » après leur Pentecôte : ce n’est pas leur discours qui compte - il ne pouvait être entendu physiquement en diverses langues ! mais ce qui passe de cœur à cœur  à travers les mots et qui peut aussi bien être transmis en silence.

Nous suivons ici une séquence au fil d'oeuvres prises dans l’ordre presque chronologique : Moyen court, Torrents, Vie par elle-même,  plus largement dans les Discours qui concernent la vie intérieure rassemblant de nombreux opuscules qui circulaient à la fin de sa vie dans le cercle des disciples, enfin dans une Correspondance longtemps demeurée inédite. Dans ces textes, appelés par l’urgence et rédigés sans repentir, les événements de la vie concrète, la vie intérieure à l’écoute de la grâce, l'enseignement mystique perçus et mis au service du « petit maître » et médiateur Jésus, forment une tresse.

Moyen court

Le Moyen court fut édité dès 1685 à Grenoble, avant même le début de l'apostolat parisien, et fut un succès de librairie réédité à Lyon, Paris, Rouen, avant d'être repris par l'éditeur protestant Pierre Poiret - au total 7 éditions se succèdent jusqu'en 1720. Seul texte normatif de madame Guyon publié dans le Royaume avant 1700, il lance sur le chemin du long pèlerinage mystique. Pour les débutants, Mme Guyon suggère de pratiquer l’oraison en s’appuyant sur une lecture :

 Après s'être mis en la présence de Dieu par un acte de foi vive, il faut lire quelque chose de substantiel et s'arrêter doucement dessus non avec raisonnement, mais seulement pour fixer l'esprit, observant que l'exercice principal doit être la présence de Dieu, et que le sujet doit être plutôt pour fixer l'esprit que pour l'exercer au raisonnement [Chapitre II].

Elle regrette qu’on n’enseigne pas l’oraison, car

Le Royaume de Dieu est au-dedans. […] Les curés devraient apprendre à faire oraison à leurs paroissiens, comme ils leur apprennent le catéchisme. Ils leur apprennent la fin pour laquelle ils ont été créés et ils ne leur apprennent pas à jouir de leur fin [Ch. III] .

Comme l’on n’est pas toujours orienté vers Dieu, elle reconnaît la nécessité de parfois « faire des actes » :

Si je suis tourné vers la créature, il faut que je fasse un acte pour me détourner de cette créature et me tourner vers Dieu. […] Jusqu'à ce que je sois parfaitement converti, j'ai besoin d'actes pour me tourner vers Dieu [Ch. XXII, §2].

Il ne s’agit donc pas de « rêver sur son balai », comme telle pensionnaire de Saint-Cyr ! Une comparaison éclaire le passage de l’acte « volontaire » à la coopération naturelle au travail de la grâce :

Lorsque le vaisseau est au port, les mariniers ont peine à l'arracher de là pour le mettre en pleine mer. Mais ensuite ils le tournent aisément du côté qu'ils veulent aller. Lorsque l'âme est encore dans le péché et dans les créatures, il faut, avec bien des efforts, la tirer de là : il faut défaire les cordages qui la tiennent liée. Puis ramant par le moyen des actes forts et vigoureux, tâcher de l'attirer au-dedans, l'éloignant peu à peu de son propre port…

Lorsque le vaisseau est tourné de la sorte […] plus il s'éloigne de la terre, moins il faut d'effort pour l'attirer. Enfin, on commence à voguer très doucement et le vaisseau s'éloigne si fort qu'il faut quitter la rame, rendue inutile. Que fait alors le pilote ? Il se contente d'étendre les voiles et de tenir le gouvernail.

Torrents

 Les Torrents décrivent le parcours mystique à l’image de la Dranse, petite rivière au cours irrégulier issue des Alpes, qui termine sa course dans le lac Léman près de Thonon, où séjourna madame Guyon. Facilement accessible, ce texte connu, composé relativement tôt, dès la fin 1682, ne fut publié que tardivement par Poiret (1704, 1712, 1720). Il faut apprécier son contenu comme traduisant une expérience encore récente - Madame Guyon est âgée de trente-cinq ans environ lorsqu’elle rédige rapidement le texte. Mais il est très précis malgré un style souvent lyrique. Voici des extraits sautant loin devant sur le chemin ouvert précédemment.

 La lente purification ou « mort » mystique mène à la vie divine sans limitation visible :

  Chapitre 7.

  5. Ce degré de mort est extrêmement long et dure quelquefois les vingt et trente années à moins que Dieu n'ait des desseins particuliers sur les âmes. … 30. Ici Dieu va chercher jusques dans le plus profond de l'âme son impureté [impureté foncière, qui est l'effet de l'amour-propre et de la propriété que Dieu veut détruire. Ajout de l’édition de 1720]. Il la presse et la fait sortir. Prenez une éponge qui est pleine de saletés, lavez-la tant qu'il vous plaira : vous nettoierez le dehors, mais vous ne la rendrez pas nette dans le fond, à moins que vous ne pressiez l'éponge pour en exprimer toute l'ordure et alors vous la pourriez facilement nettoyer. C'est ainsi que Dieu fait : il serre cette âme d'une manière pénible et douloureuse, puis il en fait sortir ce qu'il y a de plus caché.

  Chapitre 9.

  5. Il faut remarquer que comme elle n'a été dépouillée que très peu à peu et par degré, elle n'est enrichie et revivifiée que peu à peu. Plus elle se perd en Dieu, plus sa capacité devient grande : comme plus ce torrent se perd dans la mer, plus il est élargi et devient immense …

  6. Cette vie divine devient toute naturelle à l'âme. Comme l'âme ne se sent plus, ne se voit plus, ne se connaît plus, elle ne voit rien de Dieu, n'en comprend rien, n'en distingue rien. Il n'y a plus d'amour, de lumières, ni de connaissances. Dieu ne lui paraît plus comme autrefois quelque chose de distinct d'elle, mais elle ne sait plus rien sinon que Dieu est et qu'elle n'est plus, ne subsiste et ne vit plus qu'en lui.

 Vie par elle-même

 Cette autobiographie fut rédigée tout au long de la vie, en plusieurs reprises, et parfois en prison, entre 1683 et 1709. C’est ce qui explique des reprises, une modification progressive du style, mais surtout l’extraordinaire qualité intuitive et vivante d'un récit toujours proche des événements. Nous en citons ici un court passage extrait de la conclusion rédigée par la vieille dame qui a traversé les plus grandes épreuves :

  3.21. L’état simple et invariable  [dernières pages de la troisième partie de la Vie].

  Dans ces derniers temps je ne puis parler que peu ou point de mes dispositions, c’est que mon état est devenu simple et invariable. …  Le fond de cet état est un anéantissement profond, ne trouvant rien en moi de nominable. Tout ce que je sais, c'est que Dieu est infiniment saint, juste, bon, heureux ; qu'il renferme en soi tous les biens, et moi toutes les misères. Je ne vois rien au-dessous de moi, ni rien de plus indigne que moi. Je reconnais que Dieu m'a fait des grâces capables de sauver un monde, et que peut-être j'ai tout payé d'ingratitude. Je dis peut-être, car rien ne subsiste en moi, ni bien, ni mal. Le bien est en Dieu, je n'ai pour partage que le rien. Que puis-je dire d'un état toujours le même, sans vue ni variation ? Car la sécheresse, si j'en ai, est égale pour moi à l'état le plus satisfaisant. Tout est perdu dans l'immense, et je ne puis ni vouloir, ni penser. … [Décembre 1709]. 

Discours

 Madame Guyon ne va pas s’arrêter sur cette perte dans l’immense : elle va former des disciples français et étrangers, catholiques et protestants. Des opuscules rassemblent les points communs expérimentaux et répondent aux uns et aux autres. Parfois issus de lettres, ils furent rassemblés sous le titre de Discours chrétiens et spirituels … qui concernent la vie intérieure, publiés en 1716. Le titre n’est guère attirant pour notre époque, mais les écrits qu’il recouvre sont les plus achevés de la mystique. L’ouverture de cette collection de textes est un appel à gravir le mont qui rassemble à son sommet tous les mystiques :

  1.01 De deux sortes d’Écrivains des choses mystiques ou intérieures[48].

  … comme une personne qui est sur une montagne élevée, voit les divers chemins qui y conduisent, le commencement, le progrès, et la fin où tous les chemins doivent aboutir pour arriver à cette montagne, on voit avec plaisir que ces chemins si éloignés se rapprochant peu à peu et enfin se joignant en un seul et unique point, comme des lignes fort éloignées se rejoignent dans un point central, se rapprochent insensiblement. On voit aussi alors, avec douleur, une infinité d’âmes arrêtées, les unes pour ne vouloir point quitter l’entrée de leur chemin, d’autres pour ne vouloir pas franchir certaines barrières qui traversent de temps en temps leur chemin...

 L’amour est le « moyen » utilisé pour connaître Dieu, dans la tradition de la mystique affective, mais non sensible, particulièrement développé chez des franciscains, des chartreux et des carmes. La belle image d’une balance lie notre abaissement et l’élévation vers Dieu :

  1.49 Divers effets de l’amour.

  … Plus il y a de charité dans une âme, plus il y a d’humilité - de cette humilité profonde qui, causée par la réelle expérience de ce que nous sommes, fait que, quand nous le voudrions, nous ne pourrions nous attribuer aucun bien. Car l’esprit d’amour est aussi un esprit de vérité. En sorte que l’amour fait ces deux fonctions, qui n’en sont qu’une, qui est de nous mettre en vérité sitôt que nous sommes en charité, car l’amour est vérité. Plus l’amour devient fort, pur, étendu, plus il nous fait approfondir notre bassesse. C’est comme une balance : plus vous la chargez, plus elle s’abaisse et plus elle s’abaisse d’un côté, plus elle s’élève de l’autre. Plus le poids de l’amour est grand, plus elle s’abaisse au-dessous de tout et plus l’autre côté de la balance s’élève vers cet amour-vérité qui fait connaître ce que Dieu est et ce qu’Il mérite. Tout s’élève pour rendre gloire à Dieu et pour L’aimer au-dessus de tout, à mesure que nous sommes plus rabaissés.

 Cet amour est pur, net et droit, sans retour sur soi et sans motif intéressé ; sa forme passive est proprement « mystique », cachée par sa lumière même, parce qu’elle reçoit tout de Dieu, dépasse tout entendement et ne peut être décrite ; c’est Dieu lui-même qui agit :

  1.53 Du repos en Dieu.

  … Pour aimer Dieu comme Il le mérite … il faut L’aimer d’un Amour pur, net, droit, qui ne regarde que Lui-même : il faut que cet amour surpasse toutes choses et soi-même, sans qu’il lui soit permis d’avoir d’autre regard ni retour sur aucun objet que sur Dieu même en Lui-même, pour Lui-même. Toute autre vue ou motif est indigne de Dieu et n’est pas le pur amour, qui est seul proportionné, sans proportion, à ce que Dieu est. Il aime Dieu dans la totalité de ce qu’Il est : il aime, comme dit saint Denis, le beau pour le beau[49] … C’est ainsi qu’on aime Dieu dans le ciel, sans retour ni raison d’aimer. L’amour est la seule raison d’aimer, l’amour est la récompense de l’amour. Et comme la foi ne discerne rien en Dieu et croit ce qu’Il est dans Sa totalité, l’amour ne discerne rien, mais il aime Dieu dans Sa totalité.

  … Ensuite elle devient passive, recevant les pures lumières de l’Esprit de Dieu sans y rien ajouter, faisant cesser les lumières du propre esprit. Puis la lumière de Dieu qui devient plus abondante, fait cesser nos propres limites, les mettant en obscurité, comme la lumière du soleil fait disparaître celle des étoiles. Et c’est alors que la foi pure et nue, que la lumière de vérité s’empare de l’esprit, le fait défaillir et mourir à toute lumière et action propre pour recevoir passivement la vérité telle qu’elle est en elle-même et non en image. La volonté est ensuite privée de toute action propre, d’amour, d’affections, de toute action, quelle qu’elle soit, pour recevoir purement l’action de Dieu, soit qu’Il la purifie ou qu’Il la vivifie. Et c’est l’amour qui fait toutes ces choses, pour être lui-même l’action de la volonté.

  1.60 Différence de la sainteté propriétaire et de la sainteté en Dieu.         

  Vous me demandez la différence de ceux qui sont saints en eux-mêmes et de ceux en qui Dieu seul est saint. Quoique j’aie expliqué diverses fois cette différence, je vous en dirai quelques mots. Les premiers sentent et connaissent leur sainteté, elle leur sert d’appui et d’assurance. Leurs œuvres leur paraissent des œuvres de justice, dont ils attendent des récompenses et des couronnes.

  ... Ceux en qui Dieu est saint, ne sont pas des pierres ou médailles de relief, mais des pierres gravées profondément, comme celle des cachets. C’est Dieu qui S’imprime profondément en eux, qui est leur véritable sainteté. Il ne paraît au dehors de ceux-là qu’une concavité. On n’en peut discerner la beauté qu’en les imprimant sur la cire, c’est-à-dire qu’on ne les connaît qu’à leur souplesse et à la perte de toute leur propriété et de tous les apanages de la volonté propre…

 La voie mystique n’est pas une voie de facilité, même si elle ne requiert pas un effort volontaire et une pratique constante des œuvres ; elle inclut parfois la nuit achevant l’abandon par la perte de soi-même :

  1.62 De la Foi pure et passive, et de ses effets.

  Aussi est-ce la conduite de Dieu que nous pouvons voir pas à pas. Dieu ôte à l’âme tout appui extérieur pour la perdre dans l’intérieur. Ensuite il lui ôte la pratique des bonnes choses extérieures pour la perdre davantage. Puis il lui ôte l’usage des vertus pour l’arracher à elle-même. Il lui fait enfin éprouver les plus extrêmes faiblesses et misères qui sont des coups de grâce, et par là Il la perd en Lui. Au commencement de l’expérience des misères, l’âme se perd dans l’abandon, dans la confiance et le sacrifice. Mais comme ce sacrifice, cet abandon, etc., sont encore comme des fils subtils, Dieu lui ôte tout abandon aperçu, tout espoir de salut connu, en sorte qu’elle est contrainte comme malgré elle de se perdre. Mais où se perdre ? Encore si c’était en Dieu aperçu, elle serait trop heureuse. C’est dans l’abîme où elle ne voit rien ni ne connaît rien. Et après enfin elle tombe en Dieu, non pour jouir de Dieu pour elle, mais elle pour Dieu et Dieu pour Lui-même.

 Mais auparavant un long chemin aura été parcouru, dont la mémoire est d’ailleurs utile pour ne pas abandonner lorsque l’espoir de survie se perd ; la comparaison de la tempête et du naufrage est menée sans concession jusqu’à son terme : 

  2.15 Différence de la foi obscure à la Foi nue.

  Vous demandez la différence de la foi obscure à la foi nue. On commence par la foi savoureuse, qui est comme voguer sur mer avec le vent en poupe, guidé par un excellent pilote. Vous faites beaucoup de chemin avec joie et en plein jour. Vous vous confiez au pilote, mais tout va si bien que vous n’avez nulle occasion d’exercer votre confiance.

  La nuit vient : vous craignez de vous égarer, mais vous vous confiez à votre pilote, qui vous dit de ne rien craindre. Ensuite les vents deviennent contraires, les ondes s’élèvent, la mer grossit, votre crainte augmente ; cependant vous êtes soutenus et par l’excellence du pilote et par la bonté du vaisseau. La tempête augmente, la nuit devient plus noire. Il faut jeter les marchandises dans la mer. On espère le jour et que la bonté du vaisseau résistera aux coups de mer ; mais le jour ne vient point, la tempête redouble. On espère un sort favorable, lorsque le vaisseau tout à coup se brise contre les rochers.

  Quelle transe, quel effroi ! On se sert du débris du naufrage pour arriver au port. On commence tout de bon à s’abandonner sur une faible planche, on n’attend plus que la mort, tout manque, l’espérance est bien faible de se sauver sur une planche. Il vient un coup de vent qui nous sépare de la planche. On fait de nécessité vertu, on s’abandonne, on tâche de nager, les forces manquent, on est englouti dans les flots. On s’abandonne à une mort qu’on ne peut éviter, on enfonce dans la mer sans ressource, sans espoir de revivre jamais.

  Mais qu’on est surpris de trouver dans cette mer une vie infiniment plus heureuse qu’elle n’était dans le vaisseau… 

 Si les hommes diffèrent, Dieu est un et Il est toujours le premier à nous aimer, comme l’attestent les mystiques dont le chemin a été ainsi ouvert, parfois par un contact fort : cas de François d’Assise, d’Angèle de Foligno, de Catherine de Gênes.

 2.25 Variété et uniformité des opérations de Dieu dans les âmes.

  La conduite de Dieu sur l’âme est une conduite toujours uniforme. Et ce que nous appelons foi est proprement une certaine connaissance obscure, secrète et indistincte de Dieu, qui nous porte à Le laisser opérer en nous parce qu’Il a droit de le faire.

  … Son opération est toujours la même. Dès le commencement elle consiste en un regard d’amour sur l’homme et ce regard le consume et détruit ses impuretés. Dieu est d’abord occupé à combattre notre activité et tous les obstacles qui empêchent Son entière pénétration dans notre âme. … Car il faut concevoir que toutes les opérations de Dieu en Lui-même et hors de Lui-même ne sont qu’un regard et un amour éclairant et unissant. Ce regard brûle et détruit, comme je l’ai dit, les obstacles. 

  3.11 Vie d’une âme renouvelée en Dieu et sa conduite[50] [

    Il ne faut pas croire que Dieu endurcisse le cœur de l’homme autrement que le soleil endurcit la glace : c’est par son absence. Plus les pays sont éloignés du soleil, plus tout y est glacé. L’homme s’éloignant de son Dieu et ne s’en rapprochant plus, devient une glace pétrifiée qui ne peut plus se dissoudre à moins qu’il ne retourne à son Dieu. Alors il Le retrouve au même lieu où il L’avait laissé, toujours prêt à lui faire sentir les influences de Sa grâce ; et plus il approche de ce soleil, plus il se fond peu à peu, en sorte que si après tant de misères il s’approchait assez près de Dieu, il se fondrait et se liquéfierait entièrement. Ce qui empêche sa liquéfaction parfaite, c’est la propriété, qui congèle toujours plusieurs endroits de notre âme, laquelle dès que sa glace est entièrement fondue et rendue toute fluide, s’écoule nécessairement dans son être original, où tous les obstacles sont ôtés. C’est le feu de l’Amour pur qui le fait en cette vie, et ce sera le feu du Purgatoire qui le fera en l’autre.

  Alors il ne reste plus à cette eau aucune impression, aucune qualité propre, aucun vestige. Alors l’âme dans son rien ne peut rien, n’est propre à rien. Il n’y a que l’Être Créateur qui la rende propre à tout ce qu’il lui plaît, et qui agisse sans résistance sur ce rien, qui lui a remis le caractère propre de l’homme, qui est la liberté. Alors l’homme dans son rien, ayant remis à son Dieu et à son Père cette liberté qu’il lui avait donnée, Dieu le crée de nouveau : Emitte  Spiritum tuum, et creabuntur ; et renovabis faciem terræ [Ps 104, 30 : « Envoyez votre esprit et ces choses seront créées ; et vous renouvellerez la face de la terre.]

  Mais cette recréation n’est plus au pouvoir de l’homme, ni à son usage, mais au pouvoir de Dieu et à sa volonté...

Correspondance

  Des lettres furent le moyen second utilisé par Madame Guyon pour animer ses disciples : l’illustre Fénelon, le fidèle duc de Chevreuse, plus tard l’éditeur Poiret, le baron de Metternich, les Écossais Duplin et Lord Deskford, ainsi que des figures plus cachées telle la paysanne qui conclura cet aperçu. Mais le moyen premier le plus efficace, qui explique la ferme fidélité de Fénelon et d’autres sur plus de vingt années, malgré la parenthèse du secret durant cinq ans à la Bastille, est celui de la transmission de la grâce par communication intime de cœur à cœur dont nous trouvons parfois l’affirmation :

  À Fénelon.  21 juin (?) 1689.

  … Il a permis que je m’en allasse avec vous, pour vous apprendre qu’il y a un autre langage, lequel Lui seul peut apprendre et opérer, [où] Il n’emplit le cœur de l’onction pure de la grâce que pour vider l’esprit, et Il ne donne que pour ôter : c’est une expérience qui demeure, lorsque la conviction de l’esprit est ôtée. Je vous demande donc audience de cette sorte, de vouloir bien cesser toute autre action et même autre prière que celle du silence. Lorsque l’on a une fois appris ce langage (plus propre aux enfants qu’aux hommes, qui l’ignorent d’ordinaire), on apprend à être uni en tout lieu sans espèces et sans impureté, non seulement avec Dieu dans le profond et toujours éloquent silence du Verbe dans l’âme, mais même avec ceux qui sont consommés en Lui : c’est la communication des saints véritable et réelle. C’est la prière de Jésus-Christ : qu’ils soient un comme nous sommes un [Jean, 17, 22].

 Ces communications parurent extravagantes à la fin du XVIIe siècle cartésien, mais elles sont attestées de façon voilée par de nombreux spirituels chrétiens. On peut concevoir qu’il n’y ait point de coupure entre ce monde visible et sa totalité : madame Guyon a recours aux hiérarchies de Denys, l’auteur traditionnellement invoqué par les mystiques ; elle se réfère au mystère de l’aimant pour suggérer la plausibilité de telles circulations d’amour divin. Il s’agit de reconnaître l’efficace de la prière :

  Au duc de Chevreuse.  Octobre 1693.

  La main du Seigneur n’est point raccourcie. Il me semble qu’il n’y aura pas de peine à concevoir les communications intérieures des purs esprits si nous concevons ce que c’est que la céleste hiérarchie où Dieu pénètre tous les anges et ces esprits bienheureux se pénètrent les uns les autres. C’est la même lumière divine qui les pénètre et qui, faisant une réflexion des uns sur les autres, se communique de cette sorte. Si nos esprits étaient purs et simples, ils seraient illuminés. Et cette illumination est telle, à cause de la pureté et simplicité du sujet, que les cœurs bien disposés qui en approchent ressentent cette pénétration. Combien de saints qui s’entendaient sans se parler ! Ce n’est point une conversation de paroles successives, mais une communication d’onction, de lumière et d’amour. Le fer frotté d’aimant attire comme l’aimant même. Une âme désappropriée, dénuée et simple et pleine de Dieu attire les autres âmes à Lui, comme les hommes déréglés communiquent un certain esprit de dérèglement. C’est que sa simplicité et pureté est telle que Dieu attire par elle les autres cœurs.

 Puis madame Guyon utilise l’image souple de l’eau pour tenter de faire comprendre à Bossuet la simplicité d’une vie intérieure sans phénomènes extraordinaires, comme ce dernier les appréciait chez certaines religieuses imaginatives :

  À Bossuet. Vers le 10 février 1694.

 ... Plus les choses sont simples, plus elles sont pures et plus elles ont d’étendue. Rien de plus simple que l’eau, rien de plus pur ; mais cette eau a une étendue admirable à cause de sa fluidité ; elle a aussi une qualité, que, n’ayant nulle qualité propre, elle prend toutes sortes d’impressions : elle n’a nul goût et elle prend tous les goûts, elle n’a nulle couleur et elle prend toutes les couleurs. L’esprit, en cet état, et la volonté sont si purs et simples que Dieu leur donne telle couleur et tel goût qu’il Lui plaît, comme à cette eau, qui est tantôt rouge, tantôt bleue, enfin imprimée de telle couleur et de tel goût que l’on veut lui donner. Il est certain que, quoique l’on donne à cette eau les diverses couleurs que l’on veut, à cause de sa simplicité et pureté, il n’est pourtant pas vrai de dire que l’eau en elle-même ait du goût et de la couleur, puisqu’elle est de sa nature sans goût et sans couleur, et c’est ce défaut de goût et de couleur qui la rend susceptible de tout goût et de toute couleur. C’est ce que j’éprouve dans mon âme : elle n’a rien qu’elle puisse distinguer ni connaître en elle ou comme à elle, et c’est ce qui fait sa pureté ; mais elle a tout ce qu’on lui donne et comme l’on lui donne, sans en rien retenir pour elle. Si vous demandiez à cette eau quelle est sa qualité, elle vous répondrait que c’est de n’en avoir aucune. 

 Mais Bossuet ne comprend pas. Suivront de longues périodes d'enfermement suivi d'un rétablissement progressif.

Dans les toutes dernières années, la vieille dame prépare l'avenir auprès de disciples "cis" - français - et "trans" - étrangers - auprès desquels elle doit mettre un terme à certaines pratiques lorsqu’elles font appel à un effort de concentration opposé à l’abandon à la providence divine :  

  À Milord Duplin. Vers 1714.

 ... Ce que vous me dites de la violence que vous vous faites pour rendre votre esprit abstrait n’est nullement ce que Dieu demande de vous, et ce n’est point la voie dont il s’agit. Nous tâchons que tout se concentre dans le cœur, sans nul effort de tête, car Dieu souvent cache ce qu’Il opère dans l’intime de l’âme sous des distractions vagues et involontaires, afin de le dérober à la connaissance du démon et de l’amour propre.

  À Lord Deskford. 15 avril 1715.

 ... Ce que j’ai prétendu, monsieur, a été de vous inspirer une oraison libre dont l’amour soit le principe, et qui parte plus du cœur que de la tête : quelques douces affections mêlées de silence. Car comme votre esprit est accoutumé à agir, à philosopher et à raisonner, j’ai voulu faire tomber l’activité de l’esprit par une foi simple de Dieu présent, que vous devez aimer, et auquel vous devez vous unir par un amour pur et simple, conforme à la simplicité de votre foi. Cela ne se fait pas par une tension de l’esprit qui nuit à la santé, mais par un amour seul, excitant la volonté par une tendance de cette volonté vers son divin Objet. 

Comment prier, comment se détacher - sans pour cela quitter le monde -, comment lâcher intellectuellement prise ? Cela était difficile pour le baron de Metternich, protestant subtil et questionneur :

Au baron de Metternich. Vers 1715.

... Demeurez simplement exposé à Ses yeux divins comme on s’expose aux rayons du soleil et au feu pour se réchauffer et, quoiqu’il ne vous paraisse aucune action de votre part que la simple exposition de vous-même devant Dieu, la chaleur divine de Son amour ne laissera pas de vous pénétrer imperceptiblement, comme le feu pénètre insensiblement les corps qui sont à une certaine distance, et leur donne une chaleur qui s’insinue partout, ce qui n’est pas si sensible. Nous sommes souples sous Sa main. Je me trouve fort unie à vous en Notre Seigneur.

... Ce que vous devez faire le plus présentement est de vous détacher universellement de toutes choses et de vous-même, sans quoi la solitude vous serait peu utile … Une des raisons qui fait que je désire qu’on ne quitte point son état, quoique je désire qu’on soit parfaitement détaché, c’est que Dieu voulant à présent et dans les siècles à venir introduire Son Esprit intérieur dans tous les lieux, parmi toutes les nations, dans tous états et conditions, je ne crois pas qu’on doive facilement quitter son état à moins d’une vocation particulière...

... Vous dites que vous voulez être abandonné à Dieu, et [cependant] vous voulez qu’à chaque pas Il vous rende raison des lieux où Il vous mène, et pourquoi Il vous y mène. Vous ne feriez pas ce tort à un guide que vous croiriez honnête homme : vous vous laisseriez conduire…

 Lettre [D.2.1]. Abrégé des voies de Dieu [D.2.1 : Première lettre du deuxième volume publié par Dutoit].

 Monsieur, Soyez donc persuadé qu’il n’y a rien de violent dans la conduite de Dieu que ce que nous y ajoutons, que Sa conduite est douce et suave : s’il y a quelque violence, c’est ou parce que notre volonté n’est pas encore parfaitement gagnée, ou parce que notre amour propre la cause … Lors donc que toutes ces choses sont, la volonté meurt à soi véritablement, non d’un trépas douloureux et sensible, mais d’un passage doux et tout naturel, qui fait que cette volonté cessant d’être arrêtée en elle-même par ce qu’il y a même de plus délicat, passe infailliblement et nécessairement en Dieu. C’est ce que l’on appelle mort. Elle [la volonté] est morte quant à son propre, mais elle ne fut jamais plus vivante : elle vit en Dieu, non de la première vie, ou d’une vie qui lui soit propre, mais d’une vie que Dieu lui communique, qui n’est autre que Sa propre vie et Sa volonté. … Et c’est alors qu’elle participe aux qualités de Dieu, qui est de se communiquer aux autres, ou plutôt, c’est comme une rivière qui, s’étant perdue dans un grand fleuve, suit sa course et n’en suit point d’autre...

 ... Ceci, loin d’être une chose forgée par l’imagination, est toute l’économie de la Divinité hors d’Elle-même. C’est la fin et de la création, et de toutes religions, qui n’ont été établies de Dieu que pour conduire l’homme en Dieu même, comme les lits de chaque fleuve sont pour les perdre dans la mer. C’est tout le travail de Dieu sur Ses créatures, c’est toute la gloire qu’Il en peut et doit tirer. Tout ce qui n’est point cela, sont des moyens ou éloignés, ou plus proches, mais ce n’est point ni notre fin ni notre essentielle béatitude.

 Lettre [D.3.74].

On m’a lu votre lettre, monsieur. … Il faut devenir enfant après avoir été homme. Il faut plus, car il faut renaître de nouveau afin de devenir une nouvelle créature en Jésus-Christ. Mais avant ce temps, il faut que tout ce qui est du vieil homme soit détruit, savoir la propriété, l’amour de la propre excellence, enfin tout amour propre, ce qui s’entend de tout ce qui nous concerne et qui a rapport à nous, quel qu’il soit. Le petit enfant se laisse porter où l’on veut : si son père le couche sur un fumier, il n’y pense pas, il n’en sait pas même faire le discernement, il y dort comme dans son berceau, abandonné qu’il est aux soins de son père. Abandonnez-vous donc en la main de Dieu avec un grand courage...

 Une mise en garde vis-à-vis du « sentiment » et surtout des voies extraordinaires préconisées par le prophétisme de certains jeunes émigrés protestants, - considérés comme des martyrs après la terrible répression qui suivit la guerre des Cévennes, et qui firent le tour d’Angleterre et d’Écosse, inspirés par les annonces publiques des prophètes de l’Ancien Testament -, confirme la sobriété de Madame Guyon :

 Lettre [D.2.111].

 Il y a deux sortes de goûts, celui du fond et celui du sentiment. Il est de la dernière conséquence pour vous et pour les autres que vous ne vous conduisiez pas par le dernier. … N'allez donc jamais par ce que vous sentez ou ne sentez pas. Mais allez par un je ne sais quoi qui, bien que sec, détermine d'abord et ne laisse nulle hésitation. Il détermine sans goût et sans lumière de la raison parce qu'il détermine par la vérité de Dieu. Comme vous n'êtes pas par état dans la pure lumière de Dieu, et qu'il s'en faut bien, vous ferez souvent des fautes là-dessus. Mais à force d'en faire, vous vous accoutumerez à la nue opération de Dieu, non seulement pour être dépouillé, mais pour être agi. Hors de là, tout est méprise.

 Lettre [D.4.124].

 … Le règne de Dieu ne viendra point par aucun bruit extérieur, mais l’Esprit  Saint, étant répandu par tous nos cœurs, préparera par l’onction de sa grâce le règne de Jésus-Christ. La plupart des recueillements des personnes agitées comme cela [les jeunes cévenols] ne sont qu’un bandement et une occupation forte de la tête et du cerveau pour contraindre leur entendement à la cessation, et ces personnes-là ont un recueillement plutôt d’assoupissement. Ce que nous appelons vrai recueillement n'occupe point la tête, mais c'est une tendance du cœur, ou plutôt de la volonté vers Dieu, qui fait que la volonté étant toute occupée de son Dieu, à L'aimer, à Le goûter, ne fait plus aucune attention à ce qui se passe dans l'esprit et en est comme entièrement séparée.

 Vous pouvez tirer de là, mon cher frère, que toutes ces voies extraordinaires, quand même elles seraient vraies, ne pourraient nous unir au Souverain Bien, puisqu'il est bien éloigné de consister en ces choses. L'état de ces prophètes ne peut donner ce qu'on appelle un véritable silence intérieur. Ce que j'appelle silence intérieur est quelque chose de si tranquille, de si paisible, de si un, qu'il ne peut compatir avec aucune agitation corporelle, puisqu'une personne même qui possède ce silence intérieur dans les plus violentes douleurs ne donne aucune marque d'agitation, et peut se plaindre comme un enfant, mais ne s'agitera jamais. Saint Jean dit en l'Apocalypse qu'il se fit un grand silence au ciel [Ap 3, 1]. Lorsque ce silence est fait dans l'âme, il se communique jusqu'au-dehors. Il y a deux sortes de silence extérieur : 1° l'un, que nous faisons nous-mêmes par pratique en nous imposant une suppression de toutes paroles. Ce silence, quoique bon, n'est pas pareil à : 2° l'autre silence qui vient [du silence intérieur] et qui est opéré par le silence intérieur. Dans le premier, c'est nous qui nous taisons ; dans le second, c'est l'amour qui fait taire, et l'âme sent bien que, lorsqu'elle veut parler, elle s'arrache à un je ne sais quoi qui l'attire au-dedans d'elle-même…

 

Achevons sur un poème rédigé en prison :

 

Que je suis contente,

N'étant bonne à rien!

Je vis sans attente

En moi de nul bien,

Mais mon Sauveur

Est seul tout mon bonheur.

[…]

Que je suis bien

Quand je suis dans le rien !

[…]

Dieu Se voit sans cesse

Dans cet heureux rien :

Là, de ses richesses,

On n'usurpe rien.

Tout est pour Lui :

Sagesse, force, appui.

L'esprit se promène

Dans Son vaste sein,

Sa grâce l'entraîne

Selon Son dessein :

Car pour le rien,

Il n'est ni mal ni bien. [51]

[…]

 

 

La perte la plus extrême

N'est pas trop grande à mon gré.

Je suis défait de moi-même

Et je vis en liberté.

Enfin j'ai tout ce que j'aime,

Et j'aime tout ce que j'ai. [52].


 

1719 Malaval (1627-1719)

Très cultivé, il est en relation avec le français Gassendi comme avec le cardinal italien Bona. Il rencontre madame Guyon en 1685 et donne un avis positif sur son Moyen court. [53]. Sa propre Pratique facile pour élever l’âme à l’oraison est mise à l’index en 1688. Rentré dans le silence, il reprend alors ses activités intellectuelles et charitables et meurt en renom de sainteté, très apprécié de ses concitoyens. Il « souligne fortement l'impuissance de la raison à connaître Dieu tel qu'il est, comme celle du langage humain, y compris de l'Écriture[54] » :

Il n'y a que Dieu qui s'explique à l'âme d'une manière ineffable, qui ne tient ni de la parole, ni de la pensée humaine, qui, sans se faire comprendre, nous fait au moins sentir qu'il est incompréhensible... C'est une lumière qui provient de la foi, ou pour mieux dire, c'est la foi même qui devient lumineuse » (1ere partie de la Pratique, n. 15).

Cette foi est pure lumière, mais ténèbre pour la raison :

La contem­plation est une ignorance, parce que c'est une abnéga­tion de toutes les connaissances humaines, un silence des sens et de la raison ; mais cette ignorance est docte parce qu'en niant tout ce que Dieu n'est pas, elle ren­ferme tout ce qu'il est (12e Entretien, p. 146).

Le confesseur de Catherine de Bar, Épiphane Louys, a été influencé directement par Malaval dans ses Conférences mystiques sur le recueillement de l'âme. Il en est de même de son disciple Michel La Ronde. Mais l’influence de Malaval sur son contemporain Molinos ou sur sa cadette madame Guyon demeure hypothétique[55].

1719 Pierre Poiret (1646 - 1719)

Pierre Poiret est l’éditeur grâce auquel furent sauvées les œuvres de Bertot et en grande partie celles de Madame Guyon dont l’ensemble forme quarante-trois volumes. Sans son labeur, le témoignage de J.-M. Guyon serait très réduit. Il venait ainsi couronner son entreprise éditoriale, l’ensemble représentant une excellente bibliothèque mystique d’une centaine de volumes [56].  Issu de manuscrits, ce travail considérable a été possible par la contribution d’une équipe : un cercle spirituel entourait Poiret dans la plus grande discrétion.

Ce pasteur protestant est l’exact contemporain de Jeanne Guyon, la précédant de deux ans, mourant deux ans après elle. Originaire de Metz, orphelin de père aidé par la communauté réformée locale qui avait mis sur pied des écoles, remarqué par un pasteur, embauché comme précepteur, il poursuit ses études avec acharnement. Étudiant en théologie à Bâle et Heidelberg, il est pasteur à vingt-trois ans et marié l’année suivante. Après sa découverte de Descartes, il lit les mystiques rhénans. Gravement malade à vingt-huit ans, il connaît le déferlement de la guerre dans le Palatinat. Il achève son  travail sur la philosophie cartésienne et vit une crise spirituelle. Conquis par la lecture d’ouvrages d’ Antoinette Bourignon, une mystique assez excentrique, il part pour Amsterdam âgé de trente ans.  Fidèle disciple d’ « A.B. » pendant quatre ans, jusqu’à sa mort, il travaille pendant six ans à l’édition de ses œuvres (soit dix-neuf volumes, dont il rédige lui-même une partie), puis à leur introduction. « Homme d’une grande culture et formé par un sérieux ministère pastoral » [57], il édite d’autres mystiques ainsi que des œuvres personnelles qui le rendront estimable aux yeux d’un Leibnitz et lui laisseront une place parmi les cartésiens du siècle. À quarante-deux ans, il s’installe à Rijnsburg, village  près de Leyde, où Spinoza vécut, et où les Collégiants, protestants marginaux, se réunissaient. Il y vivra plus de trente ans jusqu’à sa mort à 73 ans. « Poiret eut auprès de lui, au moins pour les quinze dernières années de sa vie, une modeste équipe de quelques fidèles amis ... ils tentent de vivre dans les voies intérieures ... On reçoit des nouvelles d’autres groupes pieux, par exemple des amis qui entourent madame Guyon, d’elle-même, de ses disciples écossais ou suisses. Ces échanges sont à la fois édifiants et affectueux. » [58].

Là il vécut tranquille, s’occupant de recevoir l’illumination passive et d’écrire des livres, détestant toute charge officielle. Là il entretint un groupe de familiers ... Cependant jamais il ne constitua une secte ni des assemblées religieuses ; bien plus il ne sortait même pas de la maison pour se rendre au culte divin public ou à l’office sacré. Il supportait facilement que ses familiers suivissent la religion qu’ils pensaient devoir suivre et qu’ils agissent selon leur volonté.[59].

Dans son agonie, aux prises avec  ... les plus pénibles angoisses de l’étouffement ... Il répétait continuellement que Christ était « tout en tous ».[60].

Sa pensée reste toujours pondérée dans ses rapports avec des hétérodoxes ou des illuminés :

Il y a entre  eux (les prophètes cévenols) de très bonnes gens... croyant bonnement être inspirés de Dieu; et c’est en cela qu’ils se trompent, de même que lorsqu’ils se jettent sur les prédictions ... sur l’extérieur et l’extraordinaire ... Il faut bien d’autres préparations et changemens d’état intérieur pour qu’on soit propre à être envoyé de Dieu... [61].

Changements vécus apparemment en contradiction avec son activité intellectuelle :

Livres, idées, études, sont idoles et objets de jalousie plus grands devant Dieu que femmes, viandes, richesses ; plaisirs d’étude plus dangereux que ceux des sens… [62].

Il édite cependant jusqu’à sa mort - parmi d’autres mystiques - la vie de Renty et de Mère Elisabeth sa disciple, Bernières, Malaval, Frère Laurent de la Résurrection, La Combe...

Il est réaliste sur les possibilités d’union des chrétiens :

… pour ce qui est du désir de voir quelques assemblées des enfans de Dieu, c’est au Seigneur seul à en disposer … il est  à croire qu’il veut premièrement travailler les âmes chacune en sa dispersion avant que de les réunir ensemble [63].

Selon lui,

… la raison est malade pour s’être détournée de Dieu et s’être enflée d’orgueil. Il s’agit donc d’arrêter l’activité de cette raison corrompue, de la tenir humble et passive devant Dieu qui seul pourra la guérir et l’illuminer [64].

Il commença sa carrière en philosophe cartésien, puis

… il opta pour la mystique, mais ne se jugeait pas digne d’être appelé mystique lui-même. Il est cependant, dans sa pensée et dans sa vie entière, l’homme d’une étrange synthèse entre ... rigueur intellectuelle et l’effort d’abandon à une vérité qui se révèle et qu’il faut aimer [65].

Les associés de Poiret constituent un cercle intime : il s’agit de l’avocat van Ewijk et de sa femme, des deux frères Homfeld, de Jean-Luc Wettstein qui a voyagé à Blois auprès de Jeanne Guyon, ce qu’il pouvait faire, car il n’était pas pasteur, mais imprimeur des ouvrages préparés par l’équipe.

 [Madame Guyon] s’écria : “Voilà l’homme qui publiera tous mes ouvrages”, et en effet c’est lui qui en a procuré l’édition complète en Hollande sous le nom de Cologne. Elle n’en avait jamais ouï parler auparavant. Dès lors ils firent connaissance. ... On sait qu’elle en faisait un cas tout particulier. Il avait formé en Hollande une maison patriarcale [à Rijnsburg près de Leyde], et était fort avancé. Il passait après Fénelon pour une des premières âmes intérieures [66].

Il eut, par son activité inlassable, une influence considérable, non seulement par ses éditions [67] reprises en particulier par le fondateur du méthodisme Wesley (1703-1792), mais encore par son disciple piétiste Tersteegen (1697-1769), ce dernier connu de Kierkegaard.

Otto Homfeld (et son frère Jodocus) appartenaient au cercle de Rijnsburg. Originaires de l’Allemagne du Nord, ils étaient déjà liés à Poiret en 1692, quand ils signèrent de leurs initiales des poèmes latins d’éloge, en tête de son De Eruditione [68]. Otto fut en relation avec le Dr. Keith, Anglais, et annonça l’expédition des livres de la maison d’édition d’Amsterdam[69]. Le témoignage suivant de Tersteegen éclaire d’une douce lumière la fin du cercle (la bibliothèque de Poiret sera dispersée en 1748) :

Ils vivent contents, ils travaillent eux-mêmes le jardin ... Le frère Homfeld, qui est de Brême, est âgé de 77 ans, et le fr. Wetstein qui est natif de Bâle âgé à peu près de même, il est frère du Wetstein Marchand Libraire à Amsterdam tant renommé ... Le troisième frère est Israel Norraüs, il est Suédois de naissance ... Le frère Homfeld est devenu par la vieillesse, mais plus encore par la grâce de Jésus, un petit enfant simple et doux ... Il a été un savant homme [le traducteur en latin de l’Oeconomie Divine de Poiret]. À qui le questionne, il répond « je ne suis rien » [70].

 


 

1720 Claude-François Milley (1668 - 1720)

Le frère de l’historien Bremond lui a consacré une biographie attachante, éditant une moitié de ses lettres dont se détachent celles adressées à la mère de Siry[71]. Cette dernière figure, qui fut supérieure de la Visitation de Caen (la ville de Bernières), reste à étudier [72]. Le jésuite vécut en Provence, assurant les emplois ordinaires de l’enseignant, du prêcheur et du confesseur successivement à Apt, Embrun, Aix, Nîmes. Il rencontra à Apt la visitandine qui l’orienta mystiquement ; il devint « messager de la voie d’abandon », en cela proche de l’esprit qui animera J.-P. de Caussade à une époque où la réserve vis-à-vis de la mystique “s'étendait même aux ouvrages des Saints canonisés [73]”.

Résidant à Marseille à partir de 1710, il se dévouera lors de la grande épidémie de 1720, y laissant sa vie, seul religieux cité nommément dans le mémorial qui rappelle l’héroïsme de quelques-uns : « Milley, jésuite, commissaire pour la rue de l’Escale, principal foyer de la contagion », quartier populaire qui fut interdit et barricadé pendant cette peste.

Soyez d’une indifférence qui aille jusqu’à vous oublier et à ne pas jeter un regard sur vous, si ce n’est pour y voir Dieu que vous portez en vous.104 

Je le demande ce rien et je le souhaite de tout mon coeur… je ne trouve point de plus doux parti que de fermer les yeux sur ma faiblesse et mes chutes, et de me jeter à corps perdu dans cet abîme sans fond de la divinité.179

L’amour divin … ne peut se sentir, quand il est bien pur. 183

Résolu de me laisser aller à l’aventure … Je me suis jeté à corps perdu je ne sais où, je demeurerai là…195

Ce je ne sais quoi … c’est ce qu’on appelle la Présence de Dieu dans l’intime de l’âme. Cela n’est pas fort sensible, mais les effets le sont … regardez ce rien perdu dans l’immensité de Dieu d’où vous ne sauriez sortir  que par les fautes volontaires et considérables. 206 

La seule pensée qu’on n’est qu’un petit atome perdu dans cette immensité … qu’un petit rien réuni à ce tout unique … opère plus …que toutes les pratiques … Quelle témérité de prétendre par son opération et son travail arriver à ce terme invisible et insensible… comme un insensé qui veut construire une échelle pour monter au soleil. 213

Jamais nous ne sommes assez persuadés  de notre impuissance pour le bien et de l’inutilité de tous nos efforts, c’est pour cela que nous voulons  toujours les y faire entrer pour quelque chose ; mais c’est aussi pour cela que (268) Dieu, pour nous en faire voir l’inutilité, renverse tous nos projets et nous laisse dans le vide 269 le pays des âmes perdues267

Aussi ne devez-vous plus vous regarder que comme une ombre que Dieu anime, sous laquelle Il se rend sensible… 348

C’est le néant, c’est le rien, c’est / Milley, Jésuite. 391

 


 

1733 James (1645-1726) et Georges Garden (1649-1733)

Les deux frères sont enterrés dans le beau et paisible cimetière champêtre d’Old Machar cathedral au nord de l’actuelle cité du pétrole du nord Aberdeen.

L'oraison funèbre de Scougal fut prononcée par George Garden, qui, avec son frère James, défendit jusqu'en 1730 la religion intérieure qui caractérise les ouvrages de Leighton et The Life of God. Cela n'empêcha pas les Garden, épiscopaliens et jacobites d'Aberdeen (les deux termes étaient en Écosse à peu près synonymes), d'accorder beaucoup d'importance à la liturgie et d'employer le Prayer-Book de Laud. Mais rien ne les choquait plus que la dogmatique scolastique des presbytériens domi­nants. James Garden l'attaqua en 1699 dans un discours universitaire qui provoqua un bruyant scandale : Theologia Comparativa, « sur le vrai et solide fondement de la théologie pure et pacifique ». Or, il fut bientôt répandu dans toute l'Europe grâce aux soins de Pierre Poiret, qui, par son immense activité d'éditeur, a fait plus que per­sonne pour la diffusion de la mystique hétérodoxe ou catholique. George Garden plaçait aussi très haut saint Bernard, François de Sales, Renty et Pascal, mais, comme Pierre Poiret, il se réclamait encore davantage d'Antoinette Bourguignon (1616-1680), qui, du catholicisme, était passé à une espèce de quakerisme : le ministre d'Aberdeen consacra entre 1697 et 1708 son temps et sa fortune à traduire et à distribuer la plupart de ses oeuvres. Dans une Apology en sa faveur qui suscita de violentes polémiques, il louait son sens du divin et son insistance sur l'amour de Dieu, hors duquel il n'est pas de vertu. II n'approuvait pourtant pas toutes ses bizarreries et, à partir de 1710, son admiration, comme celle de Poiret lui-même, s'adressa surtout à madame Guyon [74].

Leur théologie commune à tous deux distingue l’amour visant à une présence immédiate de Dieu, bien au-delà de tous les moyens et ministères. Les frères Garden sont au centre du réseau des « Mystiques du Nord-Est. » [75].

L’essence de la religion … consiste seulement dans l’amour de Dieu … parce que Dieu se suffit à lui-même… (11).

Il existe toute sorte de moyens pour rétablir la charité, mais quelques-uns sont nécessaires, sûrs et infaillibles, d’autres sont nécessaires, mais ni sûrs ni infaillibles… Au premier rang sont la foi en Jésus-Christ le médiateur … finalement le sevrage du cœur de tout amour impur… Au second rang sont les Écritures… Au troisième … les pasteurs, les sociétés religieuses, les églises, les sacrements… (53)

Georges Garden, âme mystique, ami d’Henry Scougall, fut attaché à l’église cathédrale d’Old Machar. Refusant de se cacher, il fut emprisonné lorsque les presbytériens déposèrent des ministres épiscopaliens, puis s’échappa en Hollande et fit des études médicales à Leyde.

Poiret réussit alors à l’intéresser à madame Guyon : ainsi son influence atteignit la lointaine Écosse [76]. Georges se trouvera à Blois à son lit de mort. Il ne retourna en Écosse qu’en 1720. Resté célibataire, il traduira John Forbes, auteur d’un journal spirituel. Wettstein, éditeur hollandais ami de Poiret, déclare qu’il n’a jamais connu quelqu’un de plus doux, modeste, ayant plus de bonté fraternelle[77]. Dans un échange de lettres provoqué par l’arrivée en Écosse des prophètes français camisards, la pensée profonde de Georges apparaît dans plusieurs conseils adressés à un correspondant un peu trop enthousiaste de ces derniers [78] :

6. Pour ceux qui s’adonnent à la prière du silence, il est [pré]supposé que leurs sens, appétits et passions sont en grande part mortifiés et soumis … sinon ils peuvent être conduits à une fausse quiétude qui ne purifie pas le cœur, mais l’expose à l’illusion.

7. La prière de silence étant détournement de l’âme de la compréhension de toutes les créatures et de toutes leurs images, et se fixer par pure Foi sur Dieu, suprême Vérité et Bien, comme il est en Lui-même infiniment au-delà des conceptions de toute créature, par un amour ardent de la suprême et sans limite et incompréhensible beauté [lovelyness], la grande Fin de tout ceci doit être enracinée dans l’espoir et l’amour divin … Celui qui prie de cette façon n’attend aucun discours, ni mouvements, ni lumières extraordinaires, ni autres miracles. Et ne désire aucune autre chose sinon de toujours croire en Dieu profondément et fermement, d’espérer en lui et de l’aimer dans le temps et durant l’éternité sans changement.

8. Mais si de telles âmes ont à quelque moment des lumières et conditions extraordinaires sur des choses particulières, ils ne sont pas mariés avec elles, parce qu’ils savent que ce qui est connu, possédé et senti ici bas  n’est pas Dieu…

9. L’état ordinaire d’une âme qui est sur le point d’acquérir la prière silencieuse, est un état de foi pure et obscure. Il ne connaît pas Dieu, il ne le sent pas. Nuages et obscurité l’entourent. Il est placé comme dans une terre sèche et assoiffée où il n’y a pas d’eau : et cependant il est encore plus assoiffé et affamé de Dieu et de la prière et ses dégoûts des choses temporelles s’accroissent, tandis qu’il lui semble n’avoir ni vertu et ne pas aimer Dieu. Et ceci est sa vraie purification, pas simplement des images et de l’amour des choses corporelles, mais de soi, de l’amour-propre, de la complaisance en soi-même, de la recherche de soi-même…

 


 

1751 Jean-Pierre de Caussade (1675 - 1751).

Ce jésuite a été considéré comme le dernier grand mystique catholique de l’époque classique et on lui a longtemps attribué L’Abandon à la Providence divine. Cet écrit court, mais de grande importance mystique est resté très longtemps manuscrit : nous en présentons des extraits en entrée séparée, placés à la date de la disparition de son réviseur afin de respecter une association traditionnelle ; mais “l’image d’un Caussade auteur spirituel majeur, construite par le P. Ramière [au XIXe siècle] et consolidée par le P. Olphe-Galliard [au siècle dernier]n’a pas résisté à cette mise à plat” [79]. En fait il ne reste guère d’écrits qui puissent lui être attribués, mais nous conservons l’entrée à son nom : seul ancrage reconnu jusqu’à très récemment [80].

Jean-Pierre de Caussade fait son noviciat à Toulouse à dix-huit ans et devient prêtre enseignant à vingt-neuf ans. À quarante-neuf ans, on le retrouve missionnaire à Beauvais puis il arrive en Lorraine à l’âge de cinquante-quatre ans : à temps pour recevoir l’influence de la Mère de Bassompierre (1656-1734). Il dirige la soeur de Rosen (1675-1754). Déplacé deux ans plus tard à Albi, il revient bientôt en Lorraine, froide région qu’il quitte définitivement à soixante-quatre ans pour mourir fort âgé douze ans plus tard.

Redécouvert au XIXe siècle par Ramières [81] puis à notre époque par l’oeuvre de M. Olphe-Galliard [82], nous lui attachons ici la Manière courte et facile pour faire l’oraison en foi, opuscule fort proche du Moyen court. Influence qui s’explique par le séjour de madame Guyon au couvent des Visitandines de Meaux en 1695 et par l’estime étonnante dont elle avait reçu dans des conditions dramatiques les témoignages écrits de la part de la supérieure et des religieuses. Car plus tard à Nancy :

Le P. de Caussade est en rapport à l’automne 1729 avec la Mère Françoise-Ignace de Bassompierre, ancienne supérieure de la Visitation de Meaux de 1718 à 1734 […] C’est par elle que la bibliothèque du monastère nancéien s’était enrichie d’un recueil d’opuscules spirituels manuscrits parmi lesquels Caussade retint le texte intitulé : Manière courte et facile pour faire Oraison en foi […] Jacques le Brun, qui en a scruté le texte, nous amène à la conviction que nous sommes en présence d’une note émanée du milieu influencé par les écrits de Madame Guyon, si ce n’est d’elle-même[83]

A. Rayez précède et supporte cette explication dans son édition des Considérations... de P. de Clorivière, autre auteur jésuite qui reprenait le Moyen court. La manière courte et facile conclut l’œuvre éditée en 1741 de Caussade ce qui indique l’importance qu’il lui attribue[84]. Nous adoptons le texte du fonds de la Visitation de Nancy [85]:

Manière courte et facile

1. Il faut s'accoutumer à nourrir son âme d'un simple et amoureux regard en Dieu, et en Jésus-Christ, et pour cet effet la séparer doucement du raisonnement, du discours, et de la multitude d'affection pour la tenir en simplicité et l'approcher ainsi de plus en plus de Dieu  « son souverain bien » son premier principe et sa dernière fin.

2. La perfection de cette vie consiste en l'union avec notre souverain bien, et tant plus la simplicité est grande, l'union est aussi plus parfaite. C'est pourquoi la grâce sollicite intérieurement ceux qui veulent être parfaits à se simplifier pour être enfin rendus capables de la jouissance de l'un nécessaire, c'est-à-dire de l'unité éternelle […]

3. La méditation est fort bonne en son temps, et fort utile au commencement de la vie spirituelle; mais il ne faut pas s'y arrêter, puisque l'âme par sa fidélité à se mortifier reçoit pour l'ordinaire une oraison plus pure que l'on peut nommer de simplicité, qui consiste dans une simple vue, regard ou attention amoureuse en foi vers quelque objet divin, soit Dieu, ou quelqu'une de ses perfections, soit Jésus-Christ, ou quelqu'un de ses mystères, ou quelques autres vérités chrétiennes. L'âme quittant donc le raisonnement, se sert d'une douce contemplation qui la tient paisible, attentive et susceptible des opérations et impressions divines que le Saint-Esprit lui communique : elle fait peu, et reçoit beaucoup : son travail est doux et néanmoins plus fructueux : et comme elle approche de la source de toute lumière, de toute grâce et de toute vertu, on lui en élargit davantage.

4. La pratique donc de cette oraison doit commencer dès le réveil en faisant un acte de foi de la présence de Dieu, qui est partout, et de Jésus-Christ, les regards duquel quand nous serions abîmés au centre de la terre ne nous quittent point. Cet acte est produit d'une manière sensible et ordinaire comme qui dirait intérieurement : Je crois que mon Dieu est présent ; ou c'est un simple souvenir de foi qui se passe d'une façon plus pure et plus spirituelle de Dieu présent.

5. Ensuite il ne faut pas se multiplier à produire plusieurs autres actes ou dispositions différents, mais demeurer simplement attentif à cette présence de Dieu, exposé à ses divins regards, continuant ainsi cette dévote attention ou exposition tant que Notre Seigneur nous en fera la grâce, sans s'empresser à faire d'autres choses que ce qui nous arrive, puisque cette oraison est une oraison avec Dieu seul, et une union qui contient en éminence toutes les autres dispositions particulières et qui dispose l'âme à la passivité, c'est-à-dire que Dieu devient le seul maître de son intérieur et qu'il y opère plus particulièrement qu'à l'ordinaire : tant moins la créature travaille, tant plus Dieu opère puissamment; et puisque l'opération de Dieu est un repos ou son même repos, l'âme lui devient donc semblable en cette oraison, y reçoit aussi des effets merveilleux; et comme les rayons du soleil font croître, fleurir et fructifier les plantes, ainsi l'âme qui est attentive et exposée en tranquillité aux rayons du Soleil de justice en reçoit mieux les divines influences qui l'enrichissent de toutes sortes de vertus. […]

20. Il faut se récréer dans la même disposition pour donner au corps et à l'esprit quelque soulagement, sans se dissiper par des nouvelles curieuses, des ris immodérés, ni aucune parole indiscrète, etc.; mais se conserver libre dans l'intérieur, sans gêner les autres, s'unissant à Dieu fréquemment par des retours simples et amoureux, se souvenant qu'on est en sa présence, et qu'il ne veut pas qu'on se sépare en aucun temps de lui et de sa sainte volonté.

C'est la règle la plus ordinaire de cet état de simplicité : c'est la disposition souveraine de l'âme, qu'il faut faire la volonté de Dieu en toutes choses. Voir tout venir de Dieu, et aller de tout à Dieu, c'est ce qui soutient et fortifie l'âme en toutes sortes d'événements et d'occupations, et ce qui nous maintient même dans la possession de la simplicité. Suivre donc toujours la volonté de Dieu, à l'exemple de Jésus-Christ, et uni à lui comme à notre chef, c'est un excellent moyen d'augmenter cette manière d'oraison, pour tendre par elle à la plus solide vertu et parfaite sainteté.

21. On doit se comporter de la même façon et avec le même esprit, et se conserver dans cette simple et intime union avec Dieu, dans toutes ses actions […]

22. […] Cette vraie simplicité nous fait vivre dans une continuelle mort et détachement parce qu'elle nous fait aller à Dieu avec une parfaite droiture et sans nous arrêter en aucune créature; mais ce n'est pas par spéculation qu'on obtient cette grâce de simplicité, c'est par une grande mortification et mépris de soi-même; et quiconque fuit de souffrir et de s'humilier et de mourir à soi-même n'y aura jamais d'entrée : et c'est d'où vient qu'il y en a si peu qui s'y avancent, parce que presque personne ne se veut quitter soi-même, faute de quoi on fait des pertes immenses, et on se prive des biens incompréhensibles […]

23. Il ne faut pas négliger la lecture des livres spirituels; mais il les faut lire en simplicité, en esprit d'oraison, et non pas par une recherche curieuse : on appelle lire de cette façon, quand on laisse imprimer dans son âme les lumières et les sentiments que la lecture nous découvre, et que cette impression se fait plutôt par la présence de Dieu que par notre industrie. […]

25. Il ne faut pas oublier qu'un des plus grands secrets de la vie spirituelle est que le Saint-Esprit nous y conduit non seulement par les lumières, douceurs, consolations, tendresses et facilités; mais encore par les obscurités, aveuglements, insensibilités, chagrins, tristesses et révoltes des passions et des humeurs […]

Lettres spirituelles

Voici exprimé en langage simple et direct quelques passages extraits des  Lettres spirituelles[86] :

Imitons le saint archevêque de Cambrai [Fénelon] qui dit de lui-même : « Je porte tout au pis aller ; et c’est au fond de ce pis aller que je trouve ma paix dans l’entier abandon. » [67]

[…] À force de laisser tomber les pensées inutiles on parvient à une sorte d’oubli général de toutes choses, en sorte que, durant quelque temps, on passe ses journées entières sans penser, ce semble, à rien, comme si on était devenu stupide. Souvent même Dieu met certaines âmes dans cet état qu’on appelle le vide de l’esprit et de l’entendement ; cela s’appelle encore être dans le rien. […] Ce grand vide de l’esprit en produit souvent un autre encore plus pénible : c’est celui de la volonté ; en sorte que l’on n’a, ce [73] semble, nul sentiment ni pour Dieu ni pour les choses de ce monde, et qu’on se trouve également insensible à tout. […] Seconde mort mystique qui doit précéder l’heureuse résurrection à une vie toute nouvelle.

Bref, du moment que pour ne penser qu’à Dieu et ne s’occuper intérieurement que de lui seul on se décharge ainsi de tout soin temporel et même en un sens de tout soin spirituel, on se trouve déchargé d’une infinité d’inquiétudes, de désirs, de craintes, de pensées inutiles et affligeantes, de mille retours frivoles, bas et intéressés sur soi-même. Et voilà ce qui s’appelle la parfaite liberté des enfants de Dieu : le servir dans la latitude du cœur, ne se rien réserver, sacrifier tout au pur amour. Et [77] voilà d’où vient dans les saints cette constante égalité d’esprit qu’on admire, cette paix de l’âme qui, croissant tous les jours, devient profonde comme les abîmes de la mer.

Vous me parlez de l’oraison : non, vous n’en faites point, ma chère sœur, car c’est Dieu qui la fait en vous. Eh ! Laissez-le donc faire, demeurez en repos, en humilité et Action de grâce ; suivez son attrait en tout et partout ; ne faites absolument que cela, toujours dans le vide, toujours dans le rien […] en grande simplicité. [129]

Il ne faut vouloir précisément que ce que Dieu veut, à toute heure, à tout instant, pour toutes choses. Et voilà le plus sûr et le plus court chemin de la perfection, et j’ose dire l’unique : tout le reste est suspect d’illusion, d’orgueil et d’amour-propre. [177]

      


 

~1751 L’Abandon à la Providence divine

L’Abandon à la Providence divine est largement lu par nos contemporains, aux États-Unis comme en France. Nous sommes ici devant une résurgence en milieu catholique, avec quelque précaution rendue nécessaire après l’affaire du quiétisme, de la spiritualité propre à l’école de l’amour pur.

Son réviseur, le P. de Caussade, fut un propagateur de l’œuvre guyonienne. Le texte a été retravaillé pour lui donner un très beau style classique. Nous avons fournis les compléments et références utiles à l’entrée précédente. On complétera par l’Introduction du dernier éditeur [87].

Le lyrique et guyonien chapitre IX :

[…][88] Action de mon Dieu, vous êtes mon livre, ma doctrine, ma science ! En vous sont mes pensées, mes paroles, mes actions, mes croix. Ce n'est pas en consultant vos autres ouvrages que je deviendrai ce que vous voudrez faire de moi, c'est en vous recevant en toutes choses par cette unique voie royale, voie ancienne, voie de mes pères. Je penserai, je serai éclairé, je parlerai comme eux. C'est en cela que je veux tous les imiter, tous citer, tous copier. Ce n'est faute que de savoir faire tout l'usage que l'on peut de l'action divine qu'on a recours à tant de moyens. Cette multiplicité ne peut donner ce qu'on trouve dans l'unité d'origine, dans laquelle chaque instrument trouve un mouvement original qui le fait agir incomparablement. […]

L'immense action qui, dans le commencement des siècles et jusqu'à la fin, est toujours la même en soi, s'écoule sur tous les moments, et elle se donne dans son immensité et identité à l'âme simple qui l'adore, l'aime et en jouit uniquement. Vous seriez ravie, dites-vous, de trouver une occasion de mourir pour Dieu. Une action de cette force, une vie de cette manière (144) vous seraient agréables : tout perdre, mourir délaissée, se sacrifier pour les autres, ces idées vous charment. […]

Il me semble, action divine, que vous m'avez dévoilé votre immensité, je ne fais plus de démarches que dans votre soin infini. Tout ce qui coule aujourd'hui de vous, coula hier. Votre fonds est le lit de torrent de grâces qui se répand incessamment : vous les soutenez, vous les agitez. Ce n'est donc plus dans les bornes étroites d'un livre, d'une vie de saints ou d'une idée sublime que je dois vous chercher. Ce ne sont là que des gouttes de cette mer que je vois répandue sur toutes les créatures. L'action divine les inonde toutes. Ce sont des atomes qui disparaissent dans cet abîme. Je ne chercherai plus cette action dans les pensées des personnes spirituelles, je n'irai plus demander mon pain de porte en porte, je ne leur ferai plus la cour. […]

O Amour, faut-il que cela soit ignoré et que vous vous jetiez pour ainsi dire à la tête de tout le monde avec toutes vos faveurs, et qu'on vous recherche dans les coins et recoins où l'on ne vous trouve pas ? Quelle folie de ne point respirer dans l'air, de chercher où mettre les pieds en pleine campagne, de ne pas trouver d'eau dans le déluge, de ne pas trouver Dieu, de ne pas le goûter, de ne pas recevoir son onction en toutes choses ! Vous cherchez des secrets (146) d'être à Dieu, chères âmes ? Il n'y en a point, sinon celui de se servir de tout ce qui se présente. Tout mène à cette union, tout perfectionne, excepté ce qui est péché et hors du devoir. Il n'y a qu'à recevoir tout et laisser faire. Tout vous dirige, vous redresse et vous porte. Tout est bannière, litière et voiture commode. Tout est main de Dieu, tout est terre, air, eau divine. Son action est plus étendue, plus présente que les éléments. Il entre en vous par tous vos sens, supposé que l'on [n'en] use que par l'ordre de Dieu, car il faut les fermer et résister à ce tout qui n'est point de sa volonté. Il n'y a point d'atomes qui en vous [ne] pénètrent et ne la fassent pénétrer, cette action divine, jusqu'à la moelle de vos os. Toutes ces liqueurs sublimes qui coulent dans vos veines, ne coulent que par le mouvement qu'elle leur donne. Toute la différence que cela fait dans vos mouvements, la force ou la faiblesse, la langueur ou la vivacité, la vie ou la mort, ce sont les instruments divins qui [l’]opèrent. Tous les états corporels sont des opérations de grâce. Tous vos sentiments, vos pensées, de quelque part que cela vienne, tout cela part de cette main invisible. Il n'y a ni coeur ni esprit créé qui puissent vous apprendre ce que cette action fera en vous : vous l'apprendrez par l'expérience successive. Votre vie coule sans cesse dans cet abîme inconnu où il n'y a qu'à toujours aimer pour le meilleur ce qui est présent, par une parfaite confiance en cette action qui ne peut faire par soi-même que du bien. […]

Venez, âmes simples, qui n'avez aucune teinture de dévotion, qui n'avez aucun talent, pas même les premiers éléments d'instruction, ni méthode, et n'entendez rien aux termes spirituels, qui êtes étonnées et admirez l'éloquence des savants, venez ! Je vous apprendrai un secret pour surpasser tous ces habiles esprits, et je vous mettrai si au large pour la perfection que vous la trouverez toujours sous vos pieds, sur votre tête et autour de vous. Je vous unirai à Dieu et je vous ferai tenir par la main dès le premier (148) moment que vous pratiquerez ce que je vous dirai. Venez ! non pour savoir la carte du pays de la spiritualité, mais pour la posséder et vous promener à l'aise sans crainte de vous égarer. Venez à nous ! non pour savoir l'histoire de l'action divine, mais pour en être les objets ; non pour apprendre ce qu'elle a fait dans tous les siècles et ce qu'elle fait encore, mais pour être les simples sujets de son opération. Vous n'avez pas besoin de savoir les paroles qu'elle a fait[es] aux autres pour les réciter ingénieusement, elle vous en donnera qui vous seront propres.                                   

C'est là l'Esprit universel qui s'écoule dans tous les coeurs pour leur donner une vie toute particulière. Il parle dans Isaïe, Jérémie, Ézéchiel, dans les Apôtres. Et tous, sans étudier les écrits des uns des autres, servent d'organes à cet Esprit pour donner au monde des ouvrages toujours nouveaux. Et si les âmes savaient s'unir à cette action, leur vie ne serait qu'une suite des divines Écritures qui, jusqu'à la fin du monde, la continuent, non avec de l'encre et le papier, mais sur les coeurs. Et [c'est] de tout cela qu'est rempli ce livre de vie qui ne sera pas, comme l'Écriture Sainte, l'histoire de l'action divine de quelques siècles : depuis la création du monde jusqu'au jugement, toutes les actions, pensées, paroles, souffrances des âmes saintes seront écrites, et l'Écriture sera alors une histoire complète de l'action divine.

La suite du Nouveau Testament s'écrit donc présentement par des actions et des souffrances. Les âmes saintes ont succédé aux prophètes et aux Apôtres, non pour écrire des livres canoniques, mais pour continuer l'histoire de l'action divine par leur vie dont les moments sont autant de syllabes et de phrases par lesquelles cette action s'exprime d'une manière vivante. Les livres que le Saint-Esprit dicte présentement sont des livres vivants, chaque âme sainte est un volume, et cet écrivain céleste est une véritable révélation de l'opération intérieure s'expliquant dans tous les coeurs et se développant dans tous les moments. L'action divine exécute dans la suite des temps les idées que la Sagesse a formées de toutes choses. […]

Ne voit-on (150) pas que l'unique secret de recevoir le caractère de cette idée éternelle est d'être un sujet souple en ses mains ? que les effets, les spéculations de l'esprit ne peuvent rien faire de cela ? que cet ouvrage ne se fait point par voie d'adresse, d'intelligence, de subtilité d'esprit, mais par voie passive d'abandon, à recevoir, à se prêter, comme le métal dans un moule, comme une toile sous le pinceau ou une pierre sous la main du sculpteur ? Ne voit-on pas que la connaissance de tous ces mystères divins que la volonté de Dieu opère et opérera dans tous les siècles, n'est point ce qui fait que cette même volonté nous rend conformes à l'image que le Verbe a conçue de nous ? Que c'est le cachet ou l'impression de ce cachet mystérieux ? Et que cette impression ne se fait pas dans l'esprit par des idées, mais dans les facultés par abandon ? […]

Insensés que nous sommes ! Nous admirons, nous bénissons cette action divine dans les écrits qui vantent son histoire et, lors même qu'elle veut la continuer en écrivant sur nos coeurs non avec l'encre, nous tenons le papier dans une inquiétude continuelle et nous l'empêchons d'agir par la curiosité de voir ce qu'il fait en nous et ce qu'il fait ailleurs.


 

1769 Gerhard Tersteegen (1697 - 1769)

Gerhard Tersteegen (1697-1769), influencé par Madame Guyon, par l’intermédiaire de Pierre Poiret dont il est disciple, devient un véritable maître spirituel : « Son Dieu est calme, et il crée la paix dans l’âme de ses amis. Mais il est aussi dynamique » et façonne son serviteur qui s’abandonne totalement à lui [89]. À partir de son illumination de 1724, travaillant en communauté avec H. Sommer comme tisserand rubanier, ce qui rendait possible une vie quasi monacale, « de  6 h. à 11 h., ils travaillaient ; ils consacraient ensuite une heure à la prière privée. Le travail reprenait de 13 h. à 18 h., suivi d’une autre heure de prière. Tersteegen occupait la soirée à la lecture ou à la traduction de textes spirituels [90]. » Il fonda une maison communautaire, fut en contact avec les frères de Herrnut, de Zizendorf, avec des mennonites. Il rédigea des strophes exaltant le cœur de l’homme habité par Dieu [91], traduisit Le Chrétien intérieur de Bernières, le Soliloquium de G. Peters, Madame Guyon. Il apprécia enfin la spiritualité carmélitaine, ce qui est original pour un protestant. On complétera ces brèves indications par la présentation donnée en tête de la traduction toute récente de trois Traités spirituels [92]. Ils incitent à se mettre en route sur le chemin de la « réalisation de la vérité », celle-ci comprise comme une vie en union à Dieu.

Nous devons seulement aimer, nous devons seulement être reconvertis dans l’amour ; et, tout en étant par nous-mêmes des sarments secs, nous laisser pénétrer par la pure et divine sève et par la force du suave amour du Christ. … [par l’amour ] il accomplit mille bonnes œuvres, sans qu’on se demande si l’on doit en accomplir, et il ne se soucie nullement du mérite [93].

Thomas Kelly (1893-1941), quaker

Nous rattachons les quakers à l’École du cœur. Indépendants vis-à-vis des rites, des structures et des théologies[94], ils suivent leur fondateur Georges Fox pour qui on ne bavarde pas sur les paroles du Seigneur, on les met en pratique. 

Des quakers s’établirent à Pyrmont, petite cité où Friedrich von Fleischbein (1700-1774) reçut en son château l’influence de madame Guyon par sa jeune épouse Pétronille d’Eschweiler. L’un d’entre eux souligne comment

 Aubrey de la Mottraye, en 1727, remarque la ressemblance qui existait entre le Quakerisme  et le Quiétisme de Mme Guyon et de Fénelon (dont on trouvait, du reste, les œuvres presque dans chaque foyer quaker, tant en Angleterre qu’en Amérique). Enfin Bossuet clame que le Quakerisme ‘est le cœur de l’hérésie’ et le janséniste Arnauld partage son opinion[95].

Les quakers ne tentent aucune entreprise missionnaire. Ils sont donc peu nombreux, mais toujours bien vivants après plusieurs siècles. Leur présence est attestée ainsi par Thomas Kelly qui décrit aussi leur pratique[96] :

La vie qui a sa source dans le ‘centre’ est une vie de paix, de calme puissance. Elle est simple. Elle est sereine. Elle est merveilleuse. Elle est triomphale. Elle est rayonnante. Elle ne demande pas de temps, mais elle nous occupe tout le temps. Elle nous propose un nouveau programme, de nouvelles victoires. Nous n’avons pas besoin de nous affoler. Dieu est au gouvernail. Et lorsque notre brève journée touche à sa fin, nous pouvons nous coucher tranquilles, en paix, car tout est bien.  […]

Lorsque nous commençons à pratiquer la prière intérieure, nous sommes persuadés que cela vient de nous, que nous créons nos habitudes par notre volonté, mais une expérience plus mûre nous donne le sentiment d’être soutenus et enseignés, purifiés et disciplinés, simplifiés et rendus dociles à sa sainte volonté, par une force qui était en nous et qui nous attendait. Car Dieu lui-même agit dans le tréfonds de notre âme et Il prend de plus en plus la direction de notre vie, au fur et à mesure que nous consentons à Le laisser accomplir son œuvre en nous.


 


 

2. Christianisme occidental


 

1737 Maria-Magdalena Martinengo (1687 – 1737)

Née à Brescia en territoire vénitien en 1687 au sein d’une famille cultivée, la comtesse Margherita Martinengo da Barco entre en 1697 au monastère de Santa Maria degli Angeli en éducation comme toutes les filles nobles. Malgré l’opposition familiale, elle entre au couvent de capucines de Santa Maria della Neve en 1705. Elle est décrite comme vraiment belle, avec toute la fraîcheur de l’âge « vivace e disinvolto quanto all’esteriore », portant le tempérament, l’orgueil, l’estime propre et le sens de la dignité propres aux nobles Martinengo :

 è dotata di un’intelligenza acuta … disposizione alla speculazione … una memoria davvero prodigiosa… eccessivo controllo de se … Non è istintivamente indulgente: sono molteo severi i giudizi che Maria Maddalena dà del mondo claustrale femminile e dei suoi confessori, invadenti e onnipotenti, prima e dopo l’ingresso alle cappuccine. 103-104 [97].

Quando poi lo spogliamento va' più oltre e che l'Anima si sente incapace di far atto alcuno e se lo fa' né men si sente di farlo per la grande oscurità dell'intelletto, anche in queste strette deve fermarsi in quell'atto di rassegnazione in Dio, star li alla sua Divina Presenza, ancor che non la senta né abbia gusto alcuno: non importa! I gusti di Dio non son Dio; i lumi e le cognizioni di Dio non son Dio, ma l'esequir la sua Santissima Volontà val tanto quanto val Dio.

Ed infatti l'Anima l'esequisce questa adorabile Volontà mentre se ne sta all'orazione in si profonda aridità, poi che quivi non v'è gusto [262] proprio che l'aletti, ma solo il voler esequire la Volontà di Dio anche con violenza estrema di se stessa. Quivi li vengono a truppe le distrazioni, né si sente generosità per scacciarle, onde s'affligge, si conturba. (1375).

Dirà ancora quattro parole intorno a cert'Anime che caminano strada reale e pur non ostante temono. Queste sono quell'Anime che nell'orazione non possono far atti, ma stanno attualmente alla Presenza di Dio con un atto di viva fede. Queste temono di star oziose e questo non è vero, anzi a me pare non esservi tempo tanto ben impiegato quanto in questo silenzio interno, suposto perô che l'atto o viste semplicissima della fede non abbandoni mai l'Anima, perché, se si consumasse questo, sottentrarebbe poi l'ozio inutile, doyen-do l'Anima stare con una continua avertenza a Dio Presente a guisa d'uno che sta ascoltando da un'alta torre una dolcissi ma armonia.

Questa vigilanza la vole Dio dall'Anima e perché i difetti e le proprie passioni fanno strepito interompendo il silenzio, è d'uopo svellerle sin dalle radici, non secondando, mai le loro sfrenate voglie. Questo silenzio interno deriva dalla troppa abbondanza delle divine Effusioni o dalla troppa penuria di quelle, perché nell'abbondanza l'intelletto rimane ammutolito dall'ammirazione che li cagiona la divina Grandezza contemplata, ben che nell'oscurità della fede e pero tanto si-cura quanto il lume di Gloria. E se non permette all'intelletto l'inoltrarsi nel scrutinio della Divina Maestà perché l'inquisizione di cià gliela rapisce l'ammirazione, sottentra pero la volontà, investita da un ardore divino che la consuma e insieme imparadisa. Ma chi chiedesse all'intelletto cosa mira ed alla volontà cosa ama, non saprebbero rispondere, giusta quelli amorosi enigmi che l'Anima amante fa con l'Amore:

 

"Svelami, Amor, che stravaganze io provo. 1378 [265]

Veggio, e pur non m'illustra alcun splendore;

Amo, e pur non so chi, né sento amore;

Godo, e pur nulla stringo e nulla trovo.

 

Quando torno al mio Centro, io non mi movo;

Quando mi pasco più, fame ho maggiore;

Quando morta son più, vita ho migliore;

Quando a tutti son tolta, a tutti io giovo.

 

La povertà più nuda è mia ricchezza;

La pena più profonda è gaudio mio;

La tenebra più densa è mia chiarezza.

Perdo ivi ogni ben ove son'io;

 

Dov'è ' mio vacuo, ivi è la mia pienezza;

Nel tutto ho nulla e in un gran nulla ho Dio.

Perdo me stessa allor che nulla io vedo;

E se al nulla m'appoggio, in Dio risiedo.

 

Bellisimi enigmi, ma altretanto oscuri, né io saprà il modo di spiegarli se non impropriamente.

Dimanda quest'Anima amante al suo Divin Amore che li spieghi le stravaganze dello stesso suo amore che li fà provare nel suo interno, mentre vede e pure si trova all'oscuro. Questa oscurità è quella caligine nella quale entrè il Santo Legislatore Mosé sul Monte Sinai, la quale era tanto folta ed oscura che li tolse di vista Lutta la terra né più vedeva dove si fusse. Cosy fa Dio con l'Anima sua diletta sposa: la fa entrare nella caligine.

[…]

Dice poi: "Né sento amore", perché l'Anima non ha più quei grossolani modi d'amar Dio sensibilmente, ma l'ama semplicemente senza modo né misura e per ciô dice che non sente amore, perché tutta la parte inferiore sta digiuna né biasse cosa alcuna e questo si chiama puro amore.

Dice che gode senza stringere né trovar cosa alcuna, perché è un godimento che non nutrisce il senso ma è tutto puro, tutto santo ed illibato. Stringe l'Anima il suo Dio, lo possiede ed ama a simiglianza de' Beati in Gloria con tutta purità e limpidezza.

[…]

Siegue: "La pena più profonda è gaudio mio". La pena più intima che soffre un'Anima viatrice si è lo ritrovarsi lontana dal Sommo Bene. Ah, che questa li è una pena si intima e penetrante, che moite volte li uscirebbe l'Anima per lo grande spasimo! Questa pena gli è poi gaudio a cagione della perfettissima rassegnazione che ha all'adorabile Volontà di Dio. (1378-1380).

                              

DELLA VERA LIBERTÀ DE' FIGLIUOLI DI DIO                            

PADRE 1. Gli huomini profondamente spirituali nel loro stato deiforme e nell'eminenza dello spirito in Dio, del loro amore e del loro lume, son santamente liberi nelle lor parole e nelle loro operazioni, senza curarsi oltre la ragione de’ giudicii degli huomini, perché non vivono né per gli huomini né per se medesimi, ma in Sio e di Dio. Imperoché ov’è eminentemente lo Spirito di Dio, ivi è ancora la suprema libertà. (1407).

1775 Paolo [Danei] della Croce (1694-1775)

Le fondateur des Passioniste Paul de la Croix a eu une vie très active de directeur mystique[98]. Nous sont parvenues, outre un exceptionnel diario, plus de deux mille lettere ; quelques extraits en livrent le parfum[99] :

Lettere ai laici :       

Alla sig.ra Agnese Grazi.

Circa alla cintura tenetela voi, ma se poi per vostra divozione la volete mettere per qualche momento a qualche altra, fatelo, ma la decenza vorrebbe che si lavasse un poco, [114] canteremo quel dolcissimo alleluia! Che sarà mai dei nostri cuori, del nostro spirito! Quando saremo uniti a Dio piû che non è il ferro al fuoco, che senza lasciar d'esser ferro pare perô tutto fuoco, cosi noi saremo talmente trasformati in Dio che l'anima sarà tutta divinizzata, oh, quando verrà questa giorno! Quando, quando verrà la morte a rompere le mura di questa prigione! Ah, che quello sarà il giorno del nostro sposalizio, delle nostre nozze, in cui l'anima nostra con modo altissimo si sposerà al caro Gesû e sederà in eterno a quel celeste banchetto.

Io mi sono allungato phi del dovere. Ecco con quanta confidenza in Dio si dilata il mio spirito col suo, ma e non è forse dovere che il povero padre qualche volta faccia qualche sfogo di carità con i suoi figliuoli? Amiamo Dio, facciamoci piccoli assai che Dio ci farà grandi.

Sopra tutto osservi le solite regole per fuggire gl'inganni, e massime l'umiltà continua, disprezzo, semplicità, silenzio, rassegnazione, con tutta la catena d'oro.

Ori per me al solito. Gesû la benedica. Amen.       

Al sig. Francesco Antonio Appiani.

[…220] Pertanto cominci a tenere questa regola: quando trova difficoltà nel meditare ed in figurarsi il mistero cd in discorrervi sopra, se ne stia con una attenzione amorosa alla divina maestà in pura e santa fede, tutto abissato nel mare immenso dell'infinita bontà d'Iddio. S'avvezzi al sacro riposo amoroso in Dio, se ne stia in un sacro silenzio, riposandosi nel seno divino del sommo Bene. Svegli solamente il suo spirito con qualche slancio amoroso, per esempio: Oh bontà! Oh amore! e poi seguiti a starsene in santa pace in Dio, in silenzio sacro. Oh, che grande orazione è questa! Dio le insegnerà. Quando poi puô meditare, mediti pure, ma con spirito riposato, senza sforzi. […] Paolo Danei.

Al sig. Francesco Antonio Appiani. 14 agosto 1736.

[…223] Quella oscurità di mente che lei prova è segno evidente e chiaro che Dio la vuol tirare assai per via di fede. Il giusto vive di fede. Justus enim meus ex fade vivit. Adunque, quando si trova in queste tenebre che lei non puè meditare se ne stia con pace in attenzione amorosa a Dio senza discorso dell'intelletto, solamente se ne stia riposato in Dio in un sacro silenzio d'amore, succhiando quel dolcissimo latte dalle [fonti] della infinita carità di Dio. Porti il suo punto da meditare, ma se non puè meditare corne prima, lasci. Una parola amorosa basta a tenere un'anima in orazione molto tempo, e vedo che Dio la vuole tirare per questa via.

Al sig. Tommaso Fossi. 25 giugno 1768.    

[…336] In quanto aile grazie straordinarie ricevute, corne mi accenna, l'avverto che tanto in queste, corne nelle altre che S. D. M. le comunicherà, non vi si fermi, ma le riceva in semplicità e gratitudine, senza perè fermarsi in riflessioni sopra le medesime, ma puramente in Dio, e lasciarle passare, corne fanno gli alberi che sono piantati alla riva delle acque correnti, ricevono fermi l'inaffiamento delle acque e le lasciano passare, stando essi fermi ove sono piantati, cosi l'anima deve ricevere l'impressione di quei doni, ma senz'altra riflessione deve starsene immobile in Dio che è il sovrano donatore, altrimenti fermandosi in riflessioni sopra i doni e le dolcezze ecc. è in gran pericolo di illusione ecc.

Allo stesso 29. Diciembre 1768.     

[…338] Or questa è quella morte mistica che io desidero in lei; e siccome nella celebrazione dei divini sacrosanti misteri, ho tutta la fiducia che sarà rinato in Gesù Cristo ad una nuova vita deifica, cosi bramo che muoia in Cristo misticamente ogni giorno più e lasci sparire tante farfalle che le svolazzano per la mente di cose da nulla nell'abisso della divinità, et vita tua abscondita sit cum Christo in Deo.

Moti anni sono parlavo con un poverello infermo napoletano, e mi diceva: Senti Padre mio, io penso in coppa ad una cosa sola. E che pensi? gli risposi io. Ed egli: Penso in coppa alla morte. Fai bene, replicai, e gli diedi altri salutari avvisi ecc.

P. Tommaso mio, pensa in coppa alla morte mistica. Chi è misticamente morto non pensa più ad altro che a vivere una vita deiforme, non vuole altro oggetto che Dio massimo ottimo, tronca tutti gli altri pensieri, benché siano di cose buone, per averne uno solo, che è Dio ottimo, ed aspetta senza sollecitudine ciè che Dio dispone di esso, troncando tutto ciô che è di fuori, affinché non gli sia d'impedimento al lavoro divino che si fa dentro nel gabinetto intimo, ove non si puè accostare creatura veruna, né angelica né umana, ma solo Dio abita in quell'intimo o sia essenza, mente e santuario dell'anima, ove le stesse potenze stanno attente al divin lavoro ed a quella divina natività che si celebra ogni momento in chi ha la sorte d'essere morto misticamente.

 


 

1798 Jeanne Le Royer (1731-1798)

Oraison sans le faire exprès ![100]

1. Jamais personne ne m'a appris à faire oraison ; je crois qu'il n'y a eu que Dieu même. Dès ma tendre enfance, lorsque j'étais seule dans les champs à garder les vaches, je pensais, sans savoir que ce fût là faire oraison, et que cela était agréable à Dieu. Je m'entretenais, la plus grande partie des matinées, tantôt sur les mystères de la passion de Notre Seigneur, tantôt sur les jugements de Dieu, d'autres fois sur l'enfer, et sur tout ce qui me venait dans la pensée au sujet de Dieu. Je m'en laissais pénétrer comme si j'y avais été, sans savoir que ce fût une oraison ou une prière.

2. Je fus dans cette erreur jusqu'au temps que j'entrai en religion. Quand je voyais des religieuses être à genoux en silence, j'étais bien inquiète en moi-même de ce qu'elles faisaient. Je le leur demandai ; elles me répondirent qu'elles faisaient oraison. Cela ne me satisfit point ; je ne comprenais point ce que c'était que cette oraison là, et je ne savais quoi mettre dans cette oraison...

3. J'eus recours aux livres. J'en trouvai qui m'instruisirent comment il fallait faire. Je me dis en moi-même : Ô mon Dieu, je n'ai jamais fait l'oraison ; il faut travailler et m'appliquer à la faire ! Il y eut des fois que je m'appliquais par la force de mon esprit à suivre les pratiques ; enfin, l'oraison étant finie, que je n'étais pas encore venue à bout de suivre toute cette méthode d'oraison qu'on trouve dans les livres ; avec cela, un coeur sec comme des allumettes, l'esprit bandé, et toujours dans une sorte de violence. Je disais au bon Dieu, bien mécontente : c'est donc comme cela que vous voulez qu'on fasse oraison !

4. Il arrivait quelquefois que quand je me mettais à faire l'oraison, que j'invoquais le Saint Esprit, et que je me mettais en la présence de Dieu, notre divin Sauveur me rendait si sensible, qu'il attirait à lui mon esprit et mon entendement, et qu'oubliant toutes les méthodes d'oraison, je n'y pensais plus. Quand la supérieure donnait le signal pour sortir de l'oraison, qui, à ce qu'il me semblait, ne m'avait duré qu'un moment, je sortais cependant avec les autres, bien mécontente de mon sort. Ah ! Seigneur, disais-je, je n'ai point fait l'oraison ! Je retournais à mon travail, où j'avais l'habitude de parler fort peu, et je réfléchissais sur les principaux points qui m'avaient le plus touché dans la lecture que j'avais faite le matin ... Notre adorable Sauveur, voyant l'embarras et la peine où j'étais par rapport à l'oraison, m'en délivra lui-même et me fit connaître que j'eusse à laisser la méthode des livres. Il m'enseigna lui-même en me disant : « Réfléchissez et pensez dans votre coeur, quand vous êtes à l'oraison, et méditez-y de la manière que vous le faites en travaillant... Mettez-vous en ma présence avec humilité, invoquez l'assistance du Saint-Esprit ; je me charge de vous fournir et de vous marquez les matières sur lesquelles il faut faire l'oraison ! »

1803 Jean-Nicolas Grou (1731 - 1803)

Enseignant, traducteur de Platon, chassé de France comme jésuite et réfugié en Lorraine puis à Avignon, il retourne à Paris sous le nom de Le Clerc. Sa conversion mystique se produit en 1769 sous l’influence de Françoise-Pélagie Lévêque, visitandine de la rue du Bac, qui sera sa « mère spirituelle » jusqu’à son exil en 1792. Il achève sa vie en Angleterre comme directeur des familiers de T. Weld au manoir de  Lulworth, où il compose ses principaux ouvrages. Le « plus insigne contemplatif du 18e siècle français » selon Bremond définit la voie intérieure passive comme « un état de tendance continuelle au pur amour » ce qui a inquiété ses premiers éditeurs [101].

L'amour de Dieu est une passion à sa manière, et beau­coup plus forte même que les passions naturelles les plus violentes, puisqu'elle peut les dompter toutes. Or, le propre des passions n'est-il pas de nous tenir toujours occupés de leur objet, à ce point de ne vivre que pour lui, et moins en nous qu'en lui? Il en doit être ainsi de l'amour de Dieu, il faut qu'il ramène à soi toutes nos pensées et toutes nos affections, et que ses actes se suc­cèdent presque sans interruption dans notre coeur. C'est ce qu'on éprouve dans les premiers temps de la vie inté­rieure, alors que tout est amour, qu'on ne respire que l'amour, et que ce sentiment absorbe tous les autres, et cela dans les délices et de grandes douceurs. Il serait alors impossible de compter les actes qu'on multiplie le jour et la nuit, et qui vraiment n'en font qu'un seul par leur continuité. ... L’amour-propre vient s’y mêler tout d’abord. C’est presque inévitable, et Dieu le souffre pour un temps.[102].

Les âmes entre lesquelles Dieu forme une union spi­rituelle, ne reçoivent pas pour elles seules les grâces que Dieu leur fait ; elles se les communiquent, et leur progrès dépend de leur correspondance mutuelle. Ces unions de grâces sont rares ; mais lorsqu'elles ont lieu, Dieu les fait connaître à des marques dont il n'est pas possible, de douter. Les personnes qui en ont l'expé­rience m'entendent; et comme c'est un secret que Dieu se réserve, il y aurait tout au moins de l'imprudence à le divulguer. / Ce que j'en puis dire, c'est que ces unions sont sou­mises à de saintes lois, auxquelles il faut être extrêmement fidèle de part et d'autre. Elles se forment presque entre une âme déjà avancée et une autre qui commence. La première se sent pressée de prier pour la seconde : elle le fait avec une ardeur, une persévé­rance, et même une continuité qui ne peut venir que de l’Esprit de Dieu. En vain, dans la crainte de l'illusion,s’efforce-t-elle de détourner ailleurs sa pensée : elle est  ramenée sans cesse au même objet ; et cela dure jusqu’à ce que l'âme pour qui elle prie se soit enfin rendue aux volontés de Dieu. Alors celle-ci, par un mouvement de la grâce se met sous la direction de l’autre: elle se sent portée à lui ouvrir son cœur avec une confiance sans réserve, à s'en rapporter en tout à son jugement et à sa décision, et  à lui obéir comme elle ferait à Dieu même.[103].

Jésus-Christ qui venait réformer les idées humaines, et fonder l'oeuvre de la conversion de l'univers, non sur les richesses, ni sur la puissance. ni sur l'élo­quence, ni sur aucun moyen naturel ; mais sur la pauvreté, sur la faiblesse, sur le défaut de science et de talents, et qui ne devait employer à l'exécution de son dessein que des moyens surnaturels ; qui lui-même a affecté de ne montrer dans tout son extérieur rien que de méprisable : Jésus-Christ, dis-je, ne pouvait choi­sir pour ses apôtres que des hommes qui lui ressem­blassent, pauvres, sans lettres, sans crédit, dépourvus de toutes les choses qui dans le monde attirent l'es­time et la considération. Il fallait que Dieu seul parût ... / Il les prit la plupart dans une profession vile, grossiers, ignorants, sans éducation : il exigea que, pour le suivre, ils renonçassent au peu qu'ils possédaient et qu'ils sacrifiassent jusqu'au désir de rien acquérir. Il ne se les attacha par aucune promesse humaine : et durant tout le temps qu'il fut avec eux, il ne s’appli­qua à rien tant qu'à étouffer dans leur coeur tout germe d’ambition. Il ne leur annonça que des contradictions, des persécutions, des souffrances, des opprobres de la part du monde déchaîné contre eux ; et il commença par leur faire voir dans sa propre personne à quels traitements ils devaient s'attendre.[104]

…Il met souvent l'âme dans une oraison sim­ple, où l'esprit n'a point d'autre objet qu'une vue confuse et générale de Dieu : le cœur point d'autre sen­timent qu'un goût de Dieu doux et paisible, qui la nour­rit sans effort comme le lait nourrit les enfants. L’âme aperçoit alors si peu ses opérations, tant elles sont subtiles et délicates, qu'il lui semble qu’elle est oisive, et plongée dans une espèce de sommeil. Encore au bout de quelque temps ne lui permet-il pas d'y réfléchir, ni même d'y jeter quelque regard. Enfin, Il la dégage d'une multitude de pratiques dont elle se servait aupa­ravant pour entretenir sa piété, mais qui, comme autant d'entraves, ne feraient plus que la gêner et la retirer de sa simplicité. / Voilà ce que Dieu fait de son côté pour simplifier une âme, et l'introduire dans la sainte enfance. Ce qu'elle doit faire du sien est de se tenir fidèlement dans l'état où Dieu la met ; de ne point laisser travailler son esprit ; d'arrêter tout raisonnement, toute réflexion, toute pensée inquiète ou curieuse ; de ne s'appliquer à aucun sujet particulier, à moins que Dieu le lui pré­sente ; de ne point lire les livres spirituels pour les étudier, mais pour les goûter ; de se conserver libre dans le cours de la journée, s'occupant uniquement de ses devoirs, ne se mêlant point des affaires d'autrui, et ne se livrant point trop aux siennes propres.[105].

 


 

1820 Pierre de Clorivière (1735 - 1820)

Auteur jésuite d’un traité sur l’oraison qui ne présente guère d’originalité, mais qui donne une place à l’oraison de quiétude, à une époque peu favorable très influencée par le dernier jansénisme, il reprend le Moyen court et facile pour faire l’oraison en foi et de simple présence de Dieu, attribué à Bossuet, en fait repris par Caussade d’une copie rapportée de la Visitation de Meaux par madame de Bassompierre qui « répond, en tout cas, à la spiritualité de l’abandon commune à plusieurs courants spirituels du XVIIe siècle, de saint François de Sales à Madame Guyon, en passant par l’ursuline Marie de l’Incarnation. » [106].

 


 

1852 François Libermann (1802 - 1852)

Le plus grand spirituel d’une époque aux témoignages mystiques rares. Juif converti, il se consacra à « l’oeuvre des noirs ». Profondes Lettres spirituelles qui tranchent avec l’épanchement  littéraire romantique[107].

…plus vous travaillerez à obtenir cette union avec Dieu, plus il y aura de l’action propre, et plus il y aura de l’action propre, moins il y aura de l’action de l’Esprit-Saint …évitez l’effort …excepté quand vous sentez une impression qui vous pousse et vous entraîne en quelque sorte…(15)

Si nous avions des moyens puissants en mains, nous ne ferions pas grande chose de bon ; mais attendu que nous ne sommes rien, que nous n’avons rien et ne valons rien, nous pouvons former de grands projets…(295)

…quand la sensibilité a disparu, quand on n’a plus que la foi pure, alors on devient homme ; Dieu nous conduit par la foi. La foi pure suppose qu’il n’y a plus rien de sensible pour appuyer sa conduite, et, par conséquent, on est disposé à être privé de tout, même de direction. (381)

Lettre 299 à une supérieure de communauté :

La Neuville, le 8 août 1843, Ma très honorée soeur,

Voici une règle générale, qui renferme tout ce qui concerne la charge d'une supérieure : c'est qu'on ne vient pas en religion pour être servi, mais pour servir les autres.

Notre domination est une sainte servitude, vouée à Jésus-Christ et aux âmes qu'il nous confie. Il nous l'a ordonné : Que celui qui est le premier, devienne comme le serviteur de tous, a-t-il dit.

Mais comment faire pour être servante, et pour que l'autorité de Jésus-Christ soit respectée ? C'est de vous comporter comme il a fait lui-même. Ayez une conduite sainte, modeste, grave, paisible, égale, uniforme, humble; renoncez à vous-même en tout ; ne paraissez jamais vous rechercher en rien ; soyez uniquement dépendante de Dieu seul. En faisant ainsi, vous n'avez pas besoin de chercher l'estime de vos sœurs ; il n'y faut même pas penser. Ne cherchez pas non plus à en être aimée, mais aimez-les toutes tendrement et également; traitez-les avec douceur et avec une fermeté suave, sans rigueur et sans dureté. Si vous faites cela, vous serez aimée et estimée. Si, au contraire, vous y tenez, si vous cherchez à l'être, quelque pures que soient vos vues, vous serez dépendante des hommes, vous ne pourrez plus être dans l'unique dépendance de Dieu.

Notez bien que la rigueur, la résistance directe aux âmes dans leurs mauvaises dispositions les brisent, mais ne les guérissent presque jamais. Supportez le mal bien longtemps; et si parfois, vous croyez qu'il ne faut plus le supporter, supportez-le encore, et vous finirez par voir que vous aurez bien fait; tandis que vous ne verrez presque jamais d'heureux résultats provenir de la rigueur et de la résistance directe dont vous aurez usé.

Souvenez-vous de ce que je vous ai dit à Paris : la plupart des âmes se perdent par le découragement. C'est le mal universel, surtout parmi les âmes pieuses. Soutenez, encouragez, et vous verrez que Notre-Seigneur viendra à votre secours. Souvent on reprend, on poursuit une pauvre âme qui fait mal, sous le prétexte d'empêcher une offense de Dieu; et souvent cela n'est pas vrai, c'est par impatience qu'on agit. Nous sommes trop faibles et trop imparfaits pour supporter les faiblesses et les imperfections d'autrui, et nous nous faisons accroire que c'est par zèle; mais nous parvenons rarement à nous convaincre tout à fait en cela. …

Lettre 320 à un missionnaire :

La Neuville, le 8 mars 1844. Très cher frère,

Votre lettre m'a rempli de compassion pour votre pauvre âme affligée.

Il n'est nullement nécessaire que vous ayez, sensibles et palpables, cette présence de Dieu et cette union avec lui. Votre volonté tend vers Dieu, cela seul devrait vous suffire; mais il y a plus : votre esprit même est uni à Dieu dans les moments où vous le croyez le moins. Soyez content de votre état réel, et ne cherchez pas à vous mettre dans celui que vous imaginez; ce serait vous rendre coupable que de faire des efforts pour cela. Vivez dans la paix et la confiance en la miséricorde de Dieu. Bannissez les craintes et les contentions, car cela n'est que du pur naturel. Ayez une grande liberté dans vos actions, comme cela doit être dans toute votre âme, qui veut être à Dieu. Lorsque vous trouverez en vous quelque chose de défectueux, humiliez-vous en paix.

Vous vous inquiétez de ce que vous ne pouvez pas ouvrir votre âme à monsieur N..., et vous faites mal. Je vous assure que j'étais bien sûr d'avance que, tôt ou tard, vous ne pourriez plus avoir avec votre directeur toute l'ouverture que vous aviez ici. Vous seriez encore avec moi que ce serait la même chose. Dans les commencements, quand on est dans la voie sensible — et vous l'étiez encore au noviciat, quoique cela fût un peu faible vers la fin, — on est encore dans une voie d'enfance, on a besoin de la main d'autrui pour se conduire. C'est une imperfection.

Notez bien : je ne dis pas que la direction, l'obéissance et l'ouverture envers son directeur soient une imperfection, mais le besoin qu'on en a. On s'appuie encore sur la créature. Plus tard, quand la sensibilité a disparu, quand on n'a plus que la foi pure, alors on devient homme; Dieu nous conduit par la foi. La foi pure suppose qu'il n'y a plus rien de sensible pour appuyer sa conduite, et, par conséquent, on est disposé à être privé de tout, même de direction. Il est certain que vous êtes dans cet état, où le sensible est passé et où la foi pure doit régner. Restez donc purement et simplement attaché à Dieu, et ne vous tracassez pas si vous n'avez rien pour vous appuyer. Vous avez Dieu et Dieu seul ; il doit vous suffire. Cela coûte, c'est pénible, il semble que toute notre vie est comme un fantôme, que l'âme est vide et qu'on n'a plus de vie spirituelle et surnaturelle. On se trompe très fort; la vie intérieure devient plus pure et plus simple. Je dis : Cela coûte ; mais seulement dans le principe, et avant qu'on soit parvenu à la soumission et à l'abandon parfait de son âme à Dieu.

Vous ne devez plus rien avoir sur la terre pour vous soutenir : Dieu seul par la foi et la charité pures, sans rien de sensible. La théologie servait à vous conserver dans un repos sensible, mais le sensible est terminé pour vous.

Ne dites plus que vous êtes sorti de votre état ; cela n'est pas, mais vous voulez en sortir ; encore une fois, votre état n'est plus sensible. Suivez la marche que la divine Bonté vous trace ; tenez-vous dans l'état où elle vous met maintenant, état qui est le même que l'union, mais non plus une union sensible. …

 

1892 Charles-Louis Gay (1815-1892)

Nous citons un passage sur la croix, sujet le plus souvent bien mal traité, sur le thème de la réparation etc. Mgr Gay s’en tire remarquablement bien pour son siècle !

Le portement de la Croix IV. La croix depuis le péché est une institution divine. Comme l'arbre que l'on façonna pour en faire la croix de Jésus fut d'abord pris dans une forêt, de même notre croix de chrétiens a ses racines dans la nature. Encore que dans l'état de justice originelle, l'homme ne dût ni souffrir, ni mourir, il en était pourtant radicalement capable, et la seule grâce surnaturelle l'en exemptait par privilège. Le privilège ôté, tout le monde souffre et meurt. […] La forme des persécutions varie à l’infini ; au fond la persécution est notre lot à tous, Or cela, c'est la croix, à savoir, comme nous le disions, une contradiction, une traverse, une violence,une souffrance. Rien ne saurait empêcher que ce soit chose amère, et quand, au cours de notre vie et au milieu de nos affaires, cette croix nous est ou proposée ou imposée, on se sent d'abord et instinctivement révolté comme Simon. Dans la mesure même où on le peut, on s'écarte et fait résistance.

Presque toujours il faut céder bon gré mal gré, car Dieu mène tout ici et avec un souverain empire. Depuis Adam et par son fait la corvée est devenue une loi surnaturelle, et Dieu qui l'a portée quoiqu'en violentant sa bonté, l'applique avec toute la rigueur qu'exigent sa justice et son amour, plus fort encore que sa justice. Toutes ses perfections s'emploient, si l'on peut ainsi dire, aux oeuvres de sa douce providence ;j'ose penser qu'elles ne coopèrent à aucune avec autant d'ardeur qu'à celle de notre sanctification par la croix.

Sans doute pour nous comme pour Simon, une grâce est là accompagnant l'épreuve et toujours plus grande qu'elle. L'ombre ne suit pas plus fidèlement le corps, que cette lumière de la grâce ne suit et n'enveloppe chacune de nos tribulations. Cette grâce, fruit de la Croix rédemptrice de Jésus, éclaire nos croix d'un jour divin, nous en montrant l'origine, la portée et la valeur divines ; elle rend la charge moins lourde et accroît la vigueur de celui qui la porte. Non seulement alors on peut prendre sa croix, mais on se sent en mesure de marcher sous elle et avec elle. Quelques-uns, il est vrai, fléchissent et tombent dans le chemin, ainsi qu'a fait Jésus. Mais outre que le plus souvent ceux-là mêmes se relèvent et continuent leur route, combien qui cheminent crucifiés avec une énergie, une fierté, une joie sensible qu'ils doivent à Jésus comme tout ce qu'ils ont de grâce, mais dont Jésus n'a pas voulu pour lui.

Cela peut bien s'appeler déjà une croix transfigurée ; je dis néanmoins que, dans un autre sens plus vrai encore et plus profond, cette transfiguration est la grâce propre cachée par Dieu dans le mystère du Cyrénéen. En effet, ce partage des accablements suprêmes de Jésus, cette association avec lui dans la douloureuse montée du calvaire, cet allègement surtout qui lui est procuré, allègement nécessaire et voulu de lui, encore qu'il ne l'ait point extérieurement réclamé, tout cela environne pour nous la croix d'une splendeur qui ne lui laisse plus presque aucun de ses aspects sévères. Envisagée ainsi, elle ne ruisselle plus seulement de baume et d'onction, elle se remplit d'attraits infinis pour l'amour. « Donne-moi quelqu'un qui aime, écrit saint Augustin, et il comprendra ce que je dis [Tract. XXVI, in VI Joan.]» Car ici, vous l'entendez tous, notre croix n'est plus notre croix ; c'est celle même du Sauveur, sa grande et belle et sainte croix. Nous la prenons à notre compte et en chargeons nos épaules ; il nous la prête, il nous la donne,il nous la laisse. Cette croix que, sous peine de nous exclure nous-mêmes de son école qui est sa famille , nous devons porter tous les jours , cette croix , c'est celle du Christ ; et parce que c'est la sienne , il devient vrai que nous l'en déchargeons.

En la personne de son Cyrénéen il a vu tous ceux qui lui viendraient plus tard en aide par leur patience ; il s'en est senti soulagé. Qu'importe le temps ici? Du haut de cette éternité qui est l'état permanent de sa nature divine, comme il a tout vu dans l'acte de Simon , il a tout embrassé et enfermé dans l'instant où se faisait cet acte, et tout ce qui se devait faire d'analogue a produit en son âme son effet naturel. Comme par sa science et son immensité il a atteint alors le point de la durée où nous sommes et où nous agissons, notre foi qui répond à sa science parce qu'elle répond à sa parole, notre foi, dis-je, l'atteint lui-même au point du temps où il vivait ici-bas. Le portement de nos croix n'est plus dès lors simplement une peine ; encore moins est-ce un pur châtiment, c'est un service que nous rendons à notre bien-aimé Sauveur et au plus fort de sa détresse ; un service personnel dont il a réellement besoin, que son état appelle, que son amour attend, que son humilité reçoit et que sa magnifique gratitude nous paiera au centuple. Avions-nous tort de trouver là une transfiguration de la Croix ? […] Quiconque croit pleinement et fermement être le Cyrénéen de Jésus toutes les fois qu'il souffre et par cela seul qu'il consent à souffrir, est un homme libre, fort et heureux entre tous[108].

 


 

1897 Thérèse de l’Enfant-Jésus (1873-1897)

Manuscrit C[109].

 [243] …il me semble que les ténèbres … me disent en se moquant de moi : « Tu rêves la lumière … la possession éternelle du Créateur … réjouis-toi de la mort qui te donnera non ce que tu espères, mais une nuit plus profonde encore, la nuit du néant. »

[270] …cela m’étonnait d’autant plus d’être tombée si juste. Je sentais bien que le bon Dieu était tout près, que, sans m’en apercevoir, j’avais dit, comme un enfant, des paroles qui ne venaient pas de moi, mais de Lui.

Le Carnet jaune :

[1054] …nous ne devons pas penser à ce qui peut nous arriver de douloureux dans l’avenir, car alors c’est manquer de confiance et c’est comme se mêler de créer.

[1085] …j’admire le ciel matériel ; l’autre m’est de plus en plus fermé. Puis aussitôt je me dis avec une grande douceur : Oh ! mais si, c’est bien par amour que je regarde le ciel … les mouvements, les regards, tout … c’est par amour.

[1104, note des Cahiers verts] Elle conjure que l’on prie pour elle, par ce que, dit-elle, « c’est à en perdre la raison ». Elle demande que l’on ne laisse pas à sa portée les médicaments-poisons pour l’usage externe et conseille qu’on n’en laisse jamais près des malades qui souffriraient les mêmes tortures.

[1114] Tenez, voyez-vous là-bas le trou noir où l’on ne distingue plus rien ; c’est dans un trou comme cela que je suis pour l’âme et pour le corps. Ah ! oui, quelles ténèbres ! Mais j’y suis dans la paix.

[1136] Si vous saviez dans quelle pauvreté je suis ! Je ne sais rien de ce que vous savez ; je ne devine rien que par ce que je vois et sens. Mais mon âme, malgré ses ténèbres est dans une paix étonnante.

 

1918 Marie-Antoinette de Geuser « consummata » (1889-1918)

Laïque, lorsqu’elle comprit que la maladie s’installait définitivement en elle, elle entra dans la voie de l’abandon …consummate, comme elle aimait dire …elle vécut sa vie spirituelles avec une lucidité et une limpidité remarquables qui rappellent parfois Marie de l’Incarnation l’ursuline[110].

282-283

« Mais j'aime surtout faire sentir à ceux qui me touchent cette tendresse infinie de l'Amour Divin en les aimant en Lui, et en le leur prouvant par ces petites attentions de rien qui sont comme les signes sensibles de cet immense amour. Je voudrais faire autour de moi une atmosphère très douce, et tout ramener à l'unité par l'Amour. Et pour réaliser cela, je sens que je dois seulement demeurer en Lui et Lui en moi et Le laisser déborder librement.

Je ne puis vous dire toutes ces petites délicatesses de charité que mon Jésus apprend à sa pauvre petite chose, mais il suffit de les vivre pour Lui plaire.

Parfois le cher prochain ne comprend pas toute la tendresse dont il est l'objet... » (On croit percevoir ici, à peine suggéré, qu'autour d'elle subsistent des incompréhensions... la terre n'est pas le ciel !) « mais alors si on n'a pas réussi à lui faire plaisir, on croit que la semence d'amour répandue en lui sans qu'il le sache produit son fruit de sanctification sinon de joie. [...] Je sens en moi des désirs immenses de sainteté, des désirs d'une intensité sans nom. Mais je ne voudrais pas être sainte seulement dans une voie, mais dans toutes les voies. Je voudrais surtout être un vrai apôtre... Tous mes désirs montent à Lui comme ils me viennent de Lui ; et j'ai confiance que tout cela n'est pas perdu.

286-287

« Il me semble donc que je dois tout simplement demeurer 'in unum' au sein de la Trinité bienheureuse afin de me pénétrer toujours davantage de la 'Lumière de Vie’ et de devenir de plus en plus limpide et resplendissante. C'est ainsi que je pourrai, avec sa grâce, rayonner la Vérité sur ceux qui m'approchent selon leurs besoins à chacun. Je dis, selon leurs besoins, car, de même que pour rendre violet un vêtement de couleur horizon, il faut mettre plus de rouge que de bleu, de même, pour sanctifier les âmes dans la Vérité, il faut leur donner surtout les nuances qui leur manquent davantage. Celui qui est l'unique Moteur de l'Évangélisation suggère à mesure tous les petits moyens, mais il y a certains cas pratiques qui reviennent si souvent qu'on s'y habitue comme à une règle. J'ai remarqué, par exemple, que, dans les entretiens particuliers, il ne faut pas présenter aux autres une perfection plus haute que celle à laquelle ils sont appelés dans le présent, mais les aider à suivre leur vocation actuelle. À mesure qu'ils avancent, ils voient d'eux-mêmes leurs horizons s'élargir.

292

Dans tout cela, je ne vois que matière à louer Dieu. Son oeuvre s'accomplit en vous, et votre coopération personnelle me paraît clairement indiquée : tendre vers l'adaptation complète de votre volonté à la Sienne en exploitant les défaillances inévitables. Ces défaillances ont été prévues par notre Père céleste quand II a fait son plan pour vous, et sa miséricorde les y a fait entrer comme agents sanctificateurs. 'Tout tourne au bien de ceux qui aiment Dieu !'

295

Vous savez ce que c'est : faire la planche ? C'est le moyen dont se servent ceux qui ne savent pas nager pour `surnager'. Pour y réussir, il faut n'avoir pas peur et se laisser aller tout droit sans bouger. Eh bien ! pour l'âme, c'est tout à fait la même chose : lorsqu'on ne sent plus aucune raison stable d"espérer', il faut 'super-espérer'. Et c'est très simple : il faut seulement avoir une confiance aveugle et s'abandonner sans réserve entre les bras du Père sans s'agiter le moins du monde. Et cette foi en Celui qui mène tout admirablement, cette confiance basée sur Lui seul avec le total abandon que, jointes à l'amour, ces vertus engendrent, font bien plus avancer l'âme vers Dieu que les plus douces consolations sensibles.

 297-298

On ne peut s'unir à Dieu que dans la Vérité, et la Vérité est tellement faussée dans les âmes, qu'elles arrivent souvent à en séparer l'humilité et à opter pour leur faux dieu, délaissant ainsi le vrai qu'elles ne voient pas. Je m'explique. On dit par exemple : l'humilité c'est la vérité ; or je ne vois rien à me reprocher sur ce point ou cet autre. On oublie ainsi la première vérité sur laquelle est basée l'humilité : nous ne nous connaissons pas nous-mêmes, nous nous voyons toujours en beau, car le péché a obscurci notre intelligence, qui ne voit pas vrai. Alors, comment devenir humble, me direz-vous ? en disant des choses qu'on ne pense pas ? — Non ! bien sûr ! Mais en attirant la lumière qui transformera notre intelligence. Et comment ? — Comme se font toutes les oeuvres surnaturelles : par la prière pour attirer la grâce, par l'exercice pour y correspondre.

330

Et très haut, au-dessus des relations humaines, même très pures, je me suis trouvée chez moi. Il me disait que ma part était la meilleure et je le voyais bien... Les horizons étaient larges comme l'Infini et j'en embrassais du regard les moindres détails. Il n'y avait plus que Lui et son Oeuvre, et je me sentais si libre pour Le donner. Et je sens que c'est bien là ma vocation : « consummata »... ne plus rien être, Le laisser Seul travailler à sa Gloire : 'que tous soient un' au sein de la Trinité bienheureuse ! Et je suis contente que vous ne trouviez pas que ce soit mieux de chercher pour moi, même la consolation surnaturelle, car cela me libère. J'ai besoin de ne penser qu'à Lui et à son Oeuvre... Je ne peux que donner...

332

 « Oui, je me sens plus que jamais dans ma vocation maintenant que je ne suis plus et que Lui seul vit en moi pour sa plus grande Gloire. Totalement affranchie de la servitude du `moi', je donne les trésors divins que je puise à leur Source inépuisable : je les donne à profusion et sans arrière-pensée, tellement certaine que tout cela vient de Lui seul. De même qu'en Jésus tout était orienté vers la Rédemption pour la Gloire du Père, de même je dois faire converger tout ce qui est en moi vers l'apostolat auquel Il m'appelle pour sa Gloire. En tout, je dois faire abstraction de mes attraits personnels pour ne viser que le bien des autres.

C'est pour cela que je veux paraître très ordinaire, 'plus imitable qu'admirable', afin d'entraîner dans la voie sainte tous ceux qui me touchent.

[…] Avec cela, j'ai conscience que je suis plus pauvre que personne, et que notre Grand Dieu ne peut m'embellir que de sa propre beauté... »

337

Que ce soit à l'intérieur ou à l'extérieur, il me semble que pour moi, tout est là. `Consummata in unum', je n'ai plus qu'à travailler à ce que 'tous soient consommés dans l'unité' 218. Cette vie intérieure rend la vie extérieure admirablement belle. Chaque âme a sa place dans l'édifice de la Gloire de Dieu, et c'est un travail splendide celui qui consiste à révéler aux autres leur vocation spé-338-ciale et ses beautés afin de les aider à la réaliser. On sent que rien n'est négligeable dans cette grande Œuvre…

 « Pour moi, `Consummata' est une petite chose toute perdue en Dieu, qui ne vit plus que de Sa Vie et qui en vit de plus en plus... Elle voit tout dans la Vérité, elle fait tout dans l'Amour, elle vit dans l'Unité ! Elle connaît et elle aime, elle contemple et elle agit avec une spontanéité pleine d'onction. Toute sa puissance d'amour est épanouie en acte, et la grâce demeure en action dans toutes les fibres de son être, de sorte que ses organes contemplatifs lui transmettent intégralement les bons plaisirs de Dieu, et que ses organes actifs les lui font accomplir sans hésitation. Délivrée des obscurités qui lui voilaient la Volonté Divine et des résistances qui en retardaient l'accomplissement, elle ne vit plus que de cette Volonté Adorable en toute liberté.

[…] Elle aime les âmes non pas attirée par elles, mais poussée par Dieu, non pas pour elles, mais pour Dieu. Son amour s'étend donc à tous 'sans aucune acception de personnes' donnant à chacun sa part selon le Bon Plaisir de Dieu. Cet Amour ne va chercher les âmes que pour les amener à l'Unique Réalité vivante qui est Dieu. Ceci laisse entrevoir que d'être désintéressée et comme impersonnelle est une des marques distinctives de « Consummata ». Ce que je ne peux pas expliquer, c'est comment ce mot `Consummata in unum' représente pour moi l'idéal de l'apostolat autant que celui de la louange, comment à lui seul il répond à ces deux besoins de mon âme. Ma vocation à l'apostolat est née de ma vocation à la louange comme les fruits mûrissent sur l'arbre arrivé à cette maturité qui produit sans cesser de croître. Et maintenant ces deux vocations n'en font qu'une à laquelle je corresponds par une vie de plus en plus `consommée en l'Unité pour une toujours plus grande Gloire de Dieu'.

382

Adhérez à sa Volonté... Lui fait tout en nous... l'oeuvre magnifique se fait en nous, mais nous ne la voyons pas, il faut avoir confiance. La grâce s'accroît en nous... correspondre à cette grâce, il n'y a que cela... ne regardons pas en bas, mais vers Lui seul... Je vous serai très unie toujours, je vous aiderai... Vivez pour Lui... Si vous ne sentez rien, pourtant je serai avec vous... ce sera toujours la Vie... au ciel, je vous entendrai, je ne serai pas morte, je serai vivante...

 


 

1942 Brandsma (1881-1942)

La première étape est l'offrande de soi-même et. de toute la création à Dieu. Agir ainsi est la meilleure manière de concentrer l'offrande entière sur une seule idée : tout est à Lui, et l'on ne porte aucune attention particulière sur l'une quelconque de ses oeuvres. Nous sommes créés pour voir Dieu, non la créature, et si l'on voit la créature, c'est dans la mesure où elle nous permet de remonter jusqu'à Dieu. La seconde étape est une demande de ses dons, pour que, lui qui est capable de les donner, puisse les donner, pour que lui si riche et si puissant, puisse répandre cette splendeur. La troisième étape consiste à se rendre semblable à Dieu, en l'aimant avec ferveur, en désirant accueillir l'amour qu'il nous offre et qu'il nous faut stimuler en nous. La dernière étape est l'union parfaite avec Dieu. Cela inclut toutes les étapes précédentes, mais à des niveaux plus élevés.

Tout cela est loin d'être facile, par conséquent, le frère sait bien que le succès ne vient pas d'un seul coup ; il souhaite toutefois que nous nous en donnions la peine. Peu à peu nous réussirons. La pratique a la possibilité, si l'on peut dire, de toujours s'intensifier pour enfin, un jour, déboucher sur quelque chose comme une vision immédiate ou une saisie de Dieu et pour devenir familière au point d'être considérée comme une seconde nature. Toutes les images alors disparaissent, nous passons par-dessus tout pour atteindre immédiatement Dieu. Seulement. nous ne devons pas pousser cela trop loin au point d'exclure l'humanité du Christ de notre envol vers Dieu. Il est et restera notre intercesseur et notre médiateur. [111]

1942 Edith Stein (1891-1942)

Philosophe assistante de Husserl, juive convertie (en 1922), marquée par le thomisme, entrée au Carmel (en 1933), devenue progressivement mystique, gazée à Auschwitz. Elle propose une doctrine spirituelle distinguant dans la personne trois éléments[112].

De la Personne, Corps, âme, esprit [113] :

[22] A la vie psychique naïve-naturelle nous opposons une vie psychique de structure essentiellement différente, que nous appelons libérée (terme qui demande quelques éclaircisse­rnents) : la vie de l'âme qui n'est pas mue de l'extérieur, mais qui est conduite d'en haut. Le d'en haut est en même temps un de l'intérieur. Car être élevé au royaume du Haut signifie pour l'âme qu'elle est totalement implantée en soi. Et inversement : elle ne peut pas être solidement établie chez soi si elle n'est pas élevée au-dessus de soi - - précisément dans le royaume du Haut. Ainsi ramenée à soi-même et ancrée en Haut, elle est pacifiée; délivrée des impressions glu monde, elle ne lui est plus livrée sans défense. C'est cela que nous appelons libérée. / Le sujet psychique libéré, comme le sujet naturel-naïf, accueille le monde avec son intelligence /Geist/. Il reçoit aussi en son âme /Seele/ les impressions du monde. Mais l'âme n'est pas mue immédiatement par ces impressions. Elle les accueille à partir de ce centre, d'où elle est ancrée dans le Haut; ses prises de position partent de ce centre et lui sont dictées d'en Haut. Tel est l'habitus spirituel des enfants de Dieu. Leur liberté est la liberté du chrétien; ce n'est pas la liberté dont il vient d'être question. On y est libéré du monde. Le genre d'attitude qui correspond à cette liberté est à son tour une activité passive, mais d'une autre sorte que celle du royaume de la nature. Les processus de la vie psychique natu­relle restent éloignés du centre, où la liberté a son lieu et l'activité sa source. Depuis ce centre, l'âme oriente son écoute vers le haut, reçoit les messages d'en haut, et soumise, elle se laisse conduire par eux. L'activité cesse à sa source même, au lieu même de la liberté il n'est fait aucun usage de la liberté.

L’être fini et l’être éternel, essai d’une atteinte du sens de l’être [114]:

La vie consciente de l'âme relative à son fondement n'est na­turellement possible que lorsqu'elle s'éveille à la raison. Alors déjà elle porte la marque de ce qui s'est produit auparavant en elle et avec elle: elle ne peut se saisir dès le début de son existence et ce qu'elle était au début de son existence. D'ailleurs sa vie naturelle se pose en s'opposant au monde et en agissant en lui. C'est pour­quoi l'orientation naturelle de sa vie c'est l'extériorisation hors d'elle-même et ce n'est pas le retour sur soi ni le séjour prolongé en elle-même. Elle doit être ramenée à l'intérieur d'elle-même: ce qui se produit grâce aux exigences qui se présentent à elle et à la voie de la conscience; mais naturellement l'appel vers l'extérieur sera toujours plus fort, si bien que le séjour dans l'intériorité ne dure pas longtemps. Nous ne devons pas oublier non plus que le Je ne rencontre pas grand-chose lorsqu'il rentre en lui-même et rompt tout lien avec le monde extérieur: c'est-à-dire non seulement lors­qu'il ferme les portes des sens, mais aussi lorsqu'il fait abstraction des impressions du monde conservées dans la mémoire et de ce qu'il perçoit en lui-même, en se considérant comme un homme dans ce monde, autrement dit le rôle qu'il joue dans le monde, ses talents et ses aptitudes. En tant qu'objet de la perception, de l'ex­périence et de l'observation intérieure, l'homme - et l'âme autant que le corps - offre une ample matière à réflexion. Ainsi même [439] pour beaucoup, le Je personnel est plus important que le reste du monde tout entier. Mais ce qui est saisi dans cette per­ception et cette observation intérieures, ce sont des forces et des capacités d'agir dans le monde et les effets d'une telle action: Il ne s'agit point de l'intériorité proprement dite, mais d'un dépôt de la vie psychique originelle, des croûtes qui se déposent, en augmentant continuellement, autour de l'intériorité. Si l'on quitte tout cela pour se retirer réellement dans l'intériorité, on ne ren­contre sans doute pas le néant, mais un vide et un silence inha­bituels. Le fait d'écouter les battements de son propre cœur, c'est­-à-dire l'être psychique intérieur lui-même, ne saurait satisfaire la tendance à la vie et à l'action du Je. Il ne s'y arrêtera pas long­temps s'il n'est pas retenu par quelque chose d'autre, si l'intériorité de l'âme n'est pas remplie et mise en mouvement par autre chose que le monde extérieur. C'est bien une telle expérience qu'ont fait de tout temps ceux qui connaissent la vie intérieure: ils ont été entraînés dans leur intériorité la plus profonde par quelque chose qui a exercé une pression plus forte que l'ensemble du monde extérieur: là ils ont éprouvé la présence d'une vie nouvelle, puissante, supérieure, celle de la vie surnaturelle, divine. […]

[444] Dieu est l'amour, c'est là le point de départ d'Augustin et c'est déjà en soi la Trinité. En effet, font partie de l'amour un aimant, un aimé et enfin l'amour lui-même. Lorsque l'esprit s'aime lui­-même, l'aimant et l'aimé sont alors une seule et même chose, et l'amour qui appartient aussi à l'esprit et à la volonté ne fait qu'un avec l'aimant. Ainsi l'esprit créé, qui s'aime lui-même, devient une image de Dieu. Cependant, pour s'aimer lui-même il doit se con­naître. L'esprit, l'amour et la connaissance sont trois et un. Ils se trouvent dans un juste rapport lorsque l'esprit n'est ni plus ni moins aimé que ce qui lui correspond: ni moins que le corps et ni plus que Dieu. Ils sont un, puisque la connaissance et l'amour se trouvent dans l'esprit; ils sont trois, puisque l'amour et la connaissance sont différents en soi et se rapportent l'un à l'autre. Ils sont semblables à deux matières corporelles dans un mélange: chacune se trouve dans chaque partie du tout et cependant elle est distincte de l'autre. […]

[454] comment parviendra-t-il à l'amour de Dieu, qu'il ne voit pas, sans être aimé d'abord par Lui ? Toute connaissance divine naturelle venant des créatures ne découvre certes pas son essence cachée. En dépit de toute l'analogie qui doit unir la créature et le créateur, cette con­naissance le conçoit toujours comme l'être entièrement autre. Cette conception pourrait déjà suffire - dans la nature corrompue -pour reconnaître qu'un amour plus grand que celui de n'im­porte quelle créature revient au Créateur. Mais pour se donner à lui en l'aimant, nous devons apprendre à Le connaître en tant qu'aimant. Ainsi Lui seul peut s'ouvrir à nous. […] / Puisque l'âme accueille en elle-même l'esprit de Dieu, elle mérite le nom de réceptacle spirituel. Mais le mot réceptacle ne nous fournit qu'une image assez inexacte pour la sorte d'ac­cueil dont il est ici question. Un réceptacle spatial et son contenu restent extérieurs l'un à l'autre; ils ne se fondent pas en un seul étant et lorsqu'ils sont de nouveau séparés, chacun redevient ce qu'il était avant l'union (à moins que ce soient des matières qui se compénètrent, mais dans ce cas le réceptacle serait imparfait; même s'il est pénétrable, il demeure impropre en tant que ré­ceptable). L'union d'une matière avec sa forme - par exemple l'union entre le corps et l'âme - est beaucoup plus intime. Ici nous nous trouvons en présence d'une imbrication que l'on ne peut plus comprendre spatialement. […]

[456] À partir de maintenant, nous comprenons mieux la trilogie dont nous avons déjà parlé, corps-âme-esprit. En tant que forme du corps, l'âme occupe la place intermédiaire entre l'esprit et la matière, qui appartient aux formes des choses corporelles. En tant qu'esprit, elle possède son être en elle-même et elle peut en toute liberté personnelle s'élever au-dessus d'elle-même et rece­voir en elle une vie plus haute.

La science de la croix, passion d’amour de saint Jean de la Croix [115]:

Pour parvenir à l'union avec Dieu, il faut « simplement croi­re que Dieu est, ce qui n'est l'affaire ni de l'entendement, ni de l'imagination, ni d'un sens quelconque. En cette vie en ef­fet, on ne peut le connaître tel qu'Il est. Aurait-on ici-bas les connaissances, les sentiments et les goûts les plus relevés qui soient sur Dieu, tout cela est à une distance infinie de ce qu'il est en Lui-même et de ce que sera pour nous sa pure pos­session». / […] L'âme s'appuie-t-elle encore sur ses propres forces, elle se prépare ainsi uniquement des difficultés et des obsta­cles. L'abandon de sa propre voie équivaut, en ce qui concerne son but, à prendre la véritable voie. Au fond, «son effort vers le but, l'abandon de son mode propre c'est déjà arriver à ce but, qui n'a pas de mode et qui est Dieu. Car l'âme qui par­vient à cet état n'a plus ni modes ni manières d'agir qui lui soient propres. [64] Elle n'est plus liée à ses manières d'entendre, de goûter et de sentir. Elle les possède toutes en même temps comme celui qui n'a rien et qui cependant possède tout [Ed. Cr. I, p.108] / En franchissant ses limites naturelles, tant intérieures qu'ex­térieures, «elle entre pleinement dans le surnaturel qui ne connaît plus, lui, ni modes ni manières parce qu'il les contient toutes en substance». Elle doit s'élever au-dessus de tout le spirituel qu'elle peut connaître et comprendre par voie natu­relle, même au-dessus de tout le spirituel que l'on peut goûter et percevoir en cette vie par les sens. Plus elle estime que tout cela est de grand prix, plus elle s'éloigne du plus grand des biens. Considère-t-elle cependant: que tout cela est de peu de valeur par rapport au Bien suprême, alors «dans l'obscurité elle s'avance à grands pas vers l'union au moyen de la loi» [Montée, vol. II, chap. 3 (Ed. Cr. I, p.108 sv.)]. / Arrivé à cet endroit, le Bienheureux a inséré un bref com­mentaire nous permettant de mieux comprendre ce qu'il en­tend dans tous ces exposés, par union. Il ne s'agit pas de cette union essentielle que Dieu possède avec toutes choses et par laquelle elles sont maintenues dans leur être, mais d'une «union et une transformation de l'âme en Dieu par amour. Celle-­ci ne persiste pas toujours comme celle-là, mais seulement lorsque l'âme a atteint à la ressemblance par amour». Cette union-là est naturelle, celle-ci surnaturelle. / […] / La surnaturelle se produit lorsque la volonté de l'âme et: la volonté de Dieu se confondent en une seule, si bien qu'il n'y a rien dans l'une qui puisse s'opposer à l'autre. Quand l'âme «se sera dépouillée intérieurement de ce qui répugne et n'est pas conforme à la volonté divine, elle demeurera transformée en Dieu par amour. Ce qui doit s'entendre non seulement de ce qui lui répugne selon l'acte, mais aussi selon l'habitude ... Et parce qu'il n'est rien de créé qui par son action et sa capacité puisse atteindre à l'être de Dieu ou avoir un rapport avec lui, ainsi l'âme doit-elle se détacher de tout le créé, de toutes ses [65] actions, de tout ce dont elle est capable ... Ainsi seulement peut s'accomplir sa transformation en Dieu». La lumière divi­ne habite déjà naturellement dans l'âme. Mais celle-ci ne peut être illuminée et transformée en Dieu que lorsqu'elle se vide, selon la volonté divine, de tout ce qui n'est pas Dieu. Et c'est ce qui s'appelle aimer !


 

1948 Vital Lehodey (1857-1948)

Dom Vital Lehodey prône un abandon très proche de celui des quiétistes et sa direction forme un contrepoint moderne à celle de madame Guyon, inspirée par François de Sales et Caussade. On note une filiation par influences Guyon > Caussade > Ramières > Lehodey.[116].

Au fond, le manque de confiance, et le découragement qu’il inspire, sont le grand obstacle aux desseins de Dieu ; ils sont même l’unique danger, mais un danger redoutable ; car ils pourraient nous précipiter dans l’abîme du désespoir. 406.

 [l’âme] évite de chercher ou même d’accepter des considérations suivies, des affections variées  et compliquées … Mais elle reçoit l’action divine avec révérence et soumission, avec confiance et reconnaissance ; elle s’y adapte. 454.

 


 

1955 Pierre Teilhard de Chardin (1881-1955)

Mystique ? En tout cas influant sur certains de nos amis : la carmélite Marie-Sylvie y voit la “rencontre entre notre terre entière et Dieu?”, le bénédictin Eric nous envoie le texte complet accessible sur le net du Milieu divin[117] : “j'ai pensé que tu trouverais peut-être quelques pages sur la passivité dans le milieu divin de Theilhard qui pourrait intéresser...” « Le Milieu Divin, c'est exactement moi-même », écrivait à un ami le R. P. Teilhard de Chardin, en 1934. Il affirmait par là que cette œuvre exprimait, aussi fidèlement que possible, sa vie intime.

Le Milieu Divin, Essai de vie intérieure :

[134] Immense comme le Monde, et redoutable bien plus que les plus immenses énergies de l'Univers, il possède néanmoins, à un degré suprême, la concentration et la précision qui font le charme et la chaleur des personnes humaines.

[139] À première vue, les profondeurs divines que nous montre saint Paul peuvent ressembler aux milieux fascinants que déroulent à nos yeux les philosophies ou religions monistes. Elles sont en réalité tout autres, bien plus sûres pour nos esprits, et bien plus douces à nos coeurs. Le Panthéisme nous séduit par ses perspectives d'union parfaite et universelle. Mais au fond il ne nous donnerait, s'il était vrai, que fusion et inconscience, puisque, au terme de l'évolution qu'il croit découvrir, les éléments du Monde S'évanouissent dans le Dieu qu'ils créent ou qui les absorbe. Notre Dieu, tout au contraire, pousse à l'extrême la différenciation des créatures qu'il concentre en lui. Au paroxysme de leur adhésion, les élus trouvent en lui la consommation de leur achèvement individuel.

[159] Le Royaume de Dieu est au dedans de nous-mêmes. Quand le Christ apparaîtra sur les nuées, il ne fera que manifester une métamorphose lentement accomplie, sous son influence, au coeur de la masse humaine. Attachons-nous donc, pour hâter sa venue, à mieux comprendre le processus suivant lequel naît et se développe en nous la Sainte Présence.

[160] Un jour, l'Homme prend conscience qu'il est devenu sensible à une certaine perception du Divin répandu partout. Interrogez-le. Quand cet état a-t-il commencé pour lui ? Il ne pourrait le dire. Tout ce qu'il sait, c'est qu'un esprit nouveau a traversé sa vie.

Leurs tâtonnements ne rencontrent souvent qu'un fantôme métaphysique ou une grossière idole. Mais depuis quand les images et les reflets prouvent-ils [161] quelque chose contre la réalité des objets et de la lumière ?

Cette constatation que le milieu divin se découvre a nous comme une modification de l'être profond des choses, permet de faire immédiatement deux remarques importantes touchant la manière dont sa perception s'introduit et se conserve dans nos perspectives humaines. / Tout d'abord, la manifestation du Divin ne [162] modifie pas plus l'ordre apparent des choses que la consécration eucharistique ne modifie pour nos yeux les saintes espèces.

La perception de l'omniprésence divine est essentiellement une vue, un goût, c'est‑à‑dire une sorte d'intuition, portant sur certaines qualités supérieures des choses. Donc, elle ne peut s'obtenir directement par aucun raisonnement ni aucun artifice humain. Comme la vie, dont elle représente sans doute la plus haute perfection expérimentale, elle est un don. Et nous voici ramenés - au centre de nous-mêmes - aux bords de la source mystérieuse dont nous étions descendus (au début de la deuxième partie) observer le jaillissement. Éprouver l'attrait de Dieu, être sensible aux charmes, à la consistance et à l'unité finale de l'être, c'est la plus haute et, en même temps, la plus complète de nos « passivités de croissance ». Dieu tend, par la logique de son effort créateur, à se faire chercher et apercevoir [164] par nous : « Posuit homines... si forte attrectent eum ».

La pureté, au grand sens du mot, ce n'est pas seulement l'absence de fautes […166] C'est la rectitude et l'élan que met dans nos vies l'amour de Dieu cherché en tout par-dessus tout. / Est spirituellement impur l'être qui, s'attardant dans la jouissance, ou se reployant dans l'égoïsme, introduit, en soi et autour de soi, un principe de ralentissement et de division dans l'unification de l'Univers en Dieu.

La foi, telle que nous l'entendons ici, ce n’est pas, bien sûr, la seule adhésion intellectuelle aux dogmes chrétiens. C'est, dans un sens beaucoup plus riche, la croyance en Dieu chargée de tout ce que la connaissance de cet Être adorable peut susciter en nous de confiance en sa force bienfaisante. C'est [169] la conviction pratique que l’Univers, entre les mains du Créateur, continue a être l'argile dont il pétrit à son gré les possibilités multiples. C'est, en un mot, la foi évangélique, dont on peut dire qu'aucune vertu, même la charité, n'a été recommandée plus instamment par le Sauveur. / Or, sous quels traits cette disposition nous est-elle présentée inlassablement, dans les paroles et les gestes du Maître ? Avant tout, par-dessus tout, comme une puissance qui opère. Intimidés par les affirmations d'un positivisme injustifié, refroidis d'autre part par les excès mystiques de la « Christian Science », nous voudrions parfois laisser dans l'ombre cette promesse gênante d'une efficacité tangible assurée à notre prière. Et cependant, nous ne pouvons la dissimuler sans rougir du Christ. Si nous ne croyons pas, les vagues engloutissent, le vent souffle, la nourriture nous manque, les maladies nous abattent ou nous tuent, la force divine est impuissante ou lointaine. Si nous croyons au contraire, les eaux se font accueillantes et douces, le pain se multiplie, les yeux s’ouvrent, les morts ressuscitent, la puissance de Dieu lui est comme soutirée de force et se répand dans toute la nature. Ou bien il faut gloser, minimiser arbitrairement l'Évangile. Ou bien nous devons admettre la réalité de ces effets, non pas comme transitoire et passée, mais comme pérenne et actuellement vraie. Ah ! gardons-nous bien d'étouffer cette révélation d'une vivification possible, en Dieu, des forces de la Nature ; mais, bien au [170] contraire, plaçons-la résolument au centre de nos perspectives du Monde, - attentifs seulement à la bien comprendre. […] Parfois cette sur-animation se traduit par des effets miraculeux, - quand la transfiguration des causes les fait accéder jusqu'à la zone de leur « puissance obédientielle » ; tantôt, et plus ordinairement, elle se manifeste par l'intégration des événements indifférents ou défavorables dans un plan, dans une Providence supérieurs.

[182/137] …notre effort mystique individuel attend un complément essentiel de sa réunion avec celui de tous les autres hommes. Un, définitivement, dans le Plérôme, le Milieu Divin doit commencer à devenir un dès la phase terrestre de notre existence.

Le don que vous me demandez pour ces frères, - le seul don qui soit possible à mon cœur, - ce n’est pas la tendresse comblée de ces affections privilégiées que vous disposez dans nos vies comme le plus puissant facteur créé de notre croissance intérieure, c'est quelque chose de moins doux, mais d'aussi réel et de plus fort. Entre les Hommes et moi vous voulez que, votre Eucharistie aidant, se manifeste la fondamentale attraction (déjà obscurément pressentie par tout amour, dès qu'il est fort) qui fait mystiquement de la myriade des [186] créatures raisonnables une sorte de même Monade en Vous, Jésus-Christ.

Le Milieu divin.

Tientsin, novembre 1926 - mars 1927.

En mars 1955, c'est‑à‑dire le dernier mois de sa vie parmi nous, le père Teilhard de Chardin, revenant sur Le Milieu Divin, écrivait au début d'une ultime Profession de Foi :

Il y a longtemps déjà que, dans La Messe sur le Monde et Le Milieu Divin, j’ai essayé, en face de ces perspectives encore à [203] peine formées en moi, de fixer mon admiration et mon étonnement. / Aujourd'hui, après quarante ans de continuelle réflexion, c'est encore exactement la même vision fondamentale que je sens le besoin de présenter et de faire partager, sous sa forme mûrie, ‑ une dernière fois.

 

 


 

1975 Maurice Zundel (1897-1975)

 

Né à Neuchâtel et mort à Ouchy (Lausanne), prêtre et théologien catholique suisse. On a dit de lui qu'il se situe « au croisement des théologies protestante et catholique, de la philosophie existentielle et du personnalisme » [118]. Il célèbre la Vie de la vie.

 

Entrons… dans ce silence infini où l'on n'est plus qu'à l'écoute du silence éternel, où l'on s'échange avec ce Dieu caché en nous qui est la respiration de notre liberté, pour devenir avec lui une présence. Cette présence cachée, présence diaphane, est une présence réelle qui ne s'impose jamais, mais qui est offerte à tous comme une invitation à découvrir cet immense secret d'amour caché au fond de toute conscience humaine. 

C'est le silence de toute la vie, au-delà du contenu des mots, qui importe. Ce n'est pas ce que nous disons qui importe, mais c'est ce que nous ne disons pas. Notre parole doit aller de Dieu en nous à Dieu dans les autres.

Il y a la prière sur les autres qui est indispensable à l'éclosion de la charité.

La prière est le mouvement de retour vers notre origine, qui nous permettra de nous faire nous-mêmes origine. Dès qu'on s'approche de Dieu, on lui ressemble et, au lieu de rien subir, on devient source de tout.

Ce qu'il faut, c'est retrouver la dimension mystique, c'est retrouver la passion de Dieu, c'est comprendre que c'est lui qui est la Vie de la vie, que la substance de l'homme s'effrite, que sa dignité vole en éclats si elle ne repose pas sur la Présence infinie. Il y a la prière de Bach, de Mozart, de Beethoven, de Michel-Ange. Il y a la prière de tous les grands artistes, de tous les géants qui ont suscité la beauté et qui n'ont pu créer qu'en se dépassant, en se perdant de vue. Il n'est donc pas nécessaire de passer par les prières rituelles, tout admirables qu'elles soient.[119].

1979 Jeanne Schmitz-Rouly (1891-1979)

Mère de famille ordinaire née à Mons, morte à Bruxelles, notes découvertes fortuitement après sa mort[120].

Description de la contemplation:

[46]

…je pensais donc à tout autre chose. En une fois, je me suis sentie plongée dans le bonheur et je voyais. C'est toujours du reste la même chose, et cependant elle semble toujours nouvelle. Je voyais : "Mais quel bonheur c'est donc de pouvoir aimer Dieu !" Et tout était bonheur en moi. Et je me rappelle que je regardais quelques arbres d'un square, et qu'il faisait sombre ce jour-là. Et cette idée me venait : c'est comme si je disais que ce paysage terne et insignifiant que je vois, c'est une apothéose d'un printemps lumineux, tellement je me sens comme transportée dans d'autres régions. Je ne sais pas si on voit, mais on voit cependant les rues et les maisons. Mais on regarde sans voir, et il serait impossible d'exprimer ce que l'on ressent, sinon en disant que l'on sent qu'on (n'] existe plus. Et je crois que c'est l'unique chose que l'on sache constater, je dirais, et qui donne, pour ma part, un surcroît de bonheur, si cela était possible. On perçoit sans doute que la contemplation dans laquelle on se trouve, ne vient pas le moins du monde de soi, de son intelligence, de son entendement, de sa volonté. Rien de soi n'y contribue. […] p.46

 [47]

À l'improviste, au moment où je prenais un paletot dans l'armoire, j'ai été terrassée par cette présence sensible de Dieu en nous, qui est inexprimable, mais plus réelle à l'esprit que tout ce qui existe ici-bas. Je pensais : "Ils se mirent à parler selon que l'Esprit leur donnait de s'exprimer."[121] Et je me sentais envahie par un bonheur que Dieu seul peut donner. Et immédiatement je le reconnais, après que des semaines j'en ai été privée, à son sceau. Je dirais qu'il n'y a pas moyen de [ne pas lei reconnaître, lorsqu'on l'a éprouvé. Et je me rappelle seulement que je n'aurais plus su bouger, et que je suis tombée à genoux, les yeux toujours fermés, et que je ne savais plus rien. […] Notre ‘moi’ n’existant momentanément plus, nous aimons Dieu ‘en vérité’, car nous lui donnons l’adoration de l’anéantissement devant lui. p.47

L’alternance :

[54]

[…] Ce n'est pas un manque de résignation, qu'on sait s'efforcer d'avoir dans les obscurités et les sécheresses, mais ici, c'est la privation, et c'est tellement atroce qu'on se sent mourir de douleur. Et je dis ça, je sais toujours le dire : "Mon Dieu, aie pitié de moi, donne-moi ta main !" Tout à coup, sentiment ineffable de la Présence de Dieu ; et je suis tombée à genoux, et je disais : "Même de connaître l'amour du Christ qui surpasse toute connaissance !"I Et je disais : "La paix qui dépasse tout sentiment."[122] Et j'étais plongée, le mot est juste, dans un bonheur total et parfait. Et je me suis dit : "Quand on doit exprimer le bonheur de la Présence de Dieu, on ne sait que dire des choses qui semblent au-delà de tout : surpasser, dépasser ; mais qu'on n'explique pas davantage, car on ne saurait l'expliquer. Il faut l'avoir éprouvé pour le comprendre. […] p.54

[90]

…je lui disais : "Mais comment est-ce possible ? Je ne suis cependant pas une insensée ! Chaque fois que je souffre ces douleurs de l'esprit, je dis toujours la même chose, et cependant je sais que chaque fois Dieu me donne l'inexprimable bonheur de sa Présence retrouvée par après." Et alors il me disait qu'à ce moment-là, cela doit être ainsi. On a réellement l'esprit obscurci. Car si on était certain de retrouver ce bonheur qu'on a perdu, il est évident qu'on ne souffrirait pas. C'est tout à fait évident. Aucune consolation de la terre ne sait exister, car on les ignore, sachant qu'elles ne sauraient nous aider à rien. […] p.76

[103]

"Car Il a fait en moi de grandes choses. Il a regardé la bassesse de sa servante1, et voici que je suis bienheureuse." Je me sens lavée. Je commence seulement à comprendre que je ne suis rien. Je commence seulement à me détacher de moi. Dieu me mène dans cette nuit où je croyais être et où peut-être j'étais déjà, mais où je ne sentais cependant pas rien de moi pour me soutenir. Car j'étais soutenue par des illusions sur moi, parce que je sentais comme un attachement à ce qui est bon en moi. Pas cette perception, que je sais cependant être réelle, que cela ne m'appartient nullement. Car c'est un peu dans l'esprit comme si cela vous était propre. La pauvreté de l'esprit m'était présentée, mais avec une clarté sur moi qui me montrait comme les souffrances de la nuit de l'esprit sont nécessaires. Je sens à quel degré du médiocre je descends, alors que mon âme venait de se trouver à un sommet, tellement je me trouvais plongée dans une savoureuse contemplation. Et qu'elle n'est plus capable d'un acte d'amour comme ceux qu'elle venait d'avoir. — Je vois que je ne sais plus rien dire. Et tout est effort. Et toujours la conscience de plus en plus nette de mon indignité et de mon incapacité. C'est une grâce de souffrir ainsi, car je ne l'ai jamais autant compris. Sans ces souffrances, je ne serais jamais parvenue à corn-prendre que ce n'est que lorsque par la grâce de cette nuit de l'esprit nous sentons notre totale incapacité, notre totale indignité, [quel nous arrivons en une fois à comprendre aussi notre totale pauvreté. "C'est par la grâce de Dieu que je suis ce que je suis.2 Dans cette nuit de l'esprit, rien n'arrive à vous aider, et la douleur de la privation de Dieu, et l'angoisse de le désirer de tout son être et de ne pas le trouver... Prière pour demander à Dieu de me donner le don de l'intelligence pour comprendre. Et mon confesseur me l'a dit déjà plusieurs fois avec insistance. Est-ce parce que j'ai de suite accompli de dire souvent cette prière ? Mais j'ai eu une si lumineuse compréhension de ceci : "Bienheureux les pauvres en esprit !3; Mais je comprenais en même temps : "être pauvre, car nous ne sommes que des pauvres." C'est la conscience que nous sommes (inconsciemment, peut-être, tellement nous sommes égocentriques), mais que nous sommes conscients de nos tendances vertueuses, et que nous ne savons comme plus que celles-ci viennent de Dieu. Car c'est un peu comme si néanmoins elles nous appartenaient. Nous sommes souvent contents, fiers de nos tendances, de nos jugements, et nous jugeons les autres. Nous avons perdu la conscience de la réalité : nous sommes des pauvres. Et lorsque nous sentons l'impuissance, l'obscurité, l'angoisse, la terrible souffrance de la privation de Dieu, qui, en même temps, nous le savons, est notre unique désir, nous sentons notre pauvreté. Car nous savons très bien notre incapacité totale, et aussi que personne au monde ne saurait nous aider. Mais j'ai cette fois-ci corn-pris comme jamais, que l'obstacle entre Dieu et moi, c'est que je ne suis pas pauvre de bien des attachements à moi, et que ces attachements je dois les combattre. J'ai compris que le détachement des vertus que l'on sent en soi, est une pauvreté essentielle qui vous enlève toute satisfaction de soi-même, et que c'est cela la béatitude qui dit : "Bienheureux (tout à fait heureux) les pauvres en esprit !"4 p.87-88

1 Lc 1, 48-49. 2 'Co 15, 10. 3 Mt 5, 3. 4 Mt 5, 3.

[14]

En une fois, à l'improviste, je vois cette Lumière à nulle comparable. […]. C'était son incompréhensible Présence. Et à un moment j'ai dit en moi (car j'avais peur de ce que je suis) : "Mon Dieu, pardon de ce que je suis !" Et je me sentais néant devant la majesté de Dieu, ou plutôt anéantie par la réalité de Dieu. Et alors la clarté a disparu. Mais le sentiment de néant, d'indignité face à l'infinie Réalité et Majesté de Dieu, me plongeait dans l'adoration et dans l'étonnement craintif de ce que Dieu me donne. p.108

[39]

J'attendais le tram et, tout à coup, j'ai eu en moi une telle révélation de l'amour de Dieu que cela devait être ce que dit saint Paul : "Même de connaître l'amour du Christ qui dépasse toute connaissance."1 Je me sentais, je le voyais, aimée de Dieu, et l'aimant à un point tellement inouï que j'étais dans un abîme de bonheur (Je ne l'ai jamais ressenti aussi fort). Je n'étais vraiment plus. Mais il s'y ajoutait une impression que je n'ai encore jamais eue : je sentais comme le poids du bonheur, l'étendue. C'était sans fin et sans limite. […] p.123

[44]

Cc jour-là, j'ai souffert des douleurs de la privation de Dieu. C'était la privation totale et le désespoir du néant. Et je disais : "Mon Dieu, aide-moi, car je ne sais plus !" Je sentais mon absolue solitude, totale et sans issue, semblait-il, et je pensais à mon désir du bonheur de la solitude : "Seule avec Celui qui est le Seul. " Et je me disais : "Maintenant, je suis seule, mais devant le néant." Et cette angoisse augmentait toujours, et ma douleur était le désespoir. Et je disais : "Mon Dieu, j'ai peur de ce que je sens." Et cependant, un moment donné, je me suis dit : "C'est le moment d'offrir à Dieu ce que je souffre pour la conversion des pécheurs et pour les âmes du purgatoire. Ainsi cette souffrance pourra aider et aura une utilité vis-à-vis de Dieu. Et presque aussitôt, très vite, je me sentais vidée de ma souffrance : elle n'était plus ! C'était presque stupéfiant de soudaineté. Je pensais, je voyais, ou plutôt je contemplais les ineffables paroles de Notre-Seigneur : "Votre tristesse se changera en joie[123]", car je les sentais vivre en moi. […]

 

 

1979 Paul Agaësse (-1979)

Paul Agaësse offre une réflexion profonde sur notre rapport avec Dieu à défaut de son expérience mystique [124] :

Saint Augustin, Commentaire de la Première épître de saint Jean[125],

(43) Si Dieu prend l'initiative du salut de l'homme, c'est qu'il appartient à l'amour de commencer, de n'être pas déterminé par autre chose que lui-même, mais de trouver en soi le principe de son acte. Non qu'il soit aveugle, il est au contraire tout pénétré de sagesse, mais il est à lui-même sa propre clarté et sa propre justification, son mérite et sa récompense, son principe et sa fin. L'amour en Dieu n'est pas déterminé par le besoin ou le manque : il ne trouve aucun avantage utilitaire en celui qui en est l'objet, il n'est pas moyen pour obtenir autre chose, pour atteindre une perfection qui ne serait pas déjà possédée. Cet amour est à lui-même sa propre raison d'être. Saint Augustin va jusqu'à dire que cette gratuité et cette sorte d'indépendance de l'amour expliquent que Dieu soit le vrai maître, le seul maître. Sa transcendance suprême est celle d'un amour qui aime pour aimer, sans tirer aucun avantage de ceux qui sont aimés : « Celui-là est le vrai maître qui ne cherche rien de nous... Il ne cherche rien de nous, il nous a cherchés alors que nous ne le cherchions pas ».

(45) Dieu justifie, non parce qu'il feint de ne pas voir la faute, ni même parce qu'il l'efface en quelque sorte négativement, mais parce qu'en nous communiquant la charité, qui est sa Vie et son Essence, il nous rend semblables à lui…

Augustin est donc en droit de conclure : « Si tu aimes ton frère que tu vois, par le fait même tu verras aussi (50) Dieu, car tu verras la charité et Dieu habite en elle » (V, 7) ... Il s'agit d'une invasion transformante de Dieu en nous, d'une présence active par laquelle Dieu, dès ici-bas, nous rend semblables à lui en nous initiant à son propre acte d'aimer et nous prépare à la vision face à face. Cette connaissance est encore obscure, elle est susceptible de progrès, car la charité n'est pas parfaite en nous. Mais elle est de même nature que la vision béatifique, puisque Dieu est la source de cet acte qui dépasse nos forces naturelles. Elle lui est homogène, comme la grâce est homogène à la gloire, car, même dans l'au-delà, l'homme ne verra Dieu qu'en participant à son acte d'aimer. Dieu n'est pas comme un objet qui apparaît dans un lieu où il n'était pas et qui commencerait alors à être connu. Non. La connaissance de Dieu est liée à la purification et à la transformation du connaissant et la vision sera parfaite quand la ressemblance de l'âme avec Dieu, par la croissance en elle de la charité, sera devenue parfaite.

(52) L'homme n'imite pas Dieu de l'extérieur, comme on copie un modèle. Il l'imite, parce qu'il reçoit de lui l'impulsion qui le pousse à aimer. / Tirons au clair toutes les conséquences de cette doctrine. L'homme veut aimer Dieu. Mais il ne peut l'aimer qu'avec un amour qu'il reçoit de lui : or cet amour qu'il reçoit de Dieu, gratuit comme celui de Dieu, c'est l'amour de ses frères. Dieu ne peut être objet d'amour que parce qu’il en est la source : répondre à son amour, c'est nous laisser envahir par lui, aimer avec lui et comme lui.

(53) L'homme commence à être heureux, parce qu'il commence à devenir semblable à Dieu en aimant comme lui, gratuitement…

“Le désir de Dieu”, (choix de notes manuscrites en suppl. à Vie Chrétienne no 233) :

[34-35] Dire que nous sommes créés, c'est dire: « Nous ne sommes rien par nous-mêmes. » Mais, d'une façon corrélative et aussi catégorique, c'est dire en même temps : « Nous avons un prix infini, puisque nous sommes faits par Dieu., Il n'y a dans l'humilité de l'acte de foi aucune dépréciation, s'il y a dépossession. ... / Nous consentons à nous dépouiller de tout ce que nous avons, nous reconnaissons que Dieu est le bienfaiteur et le donateur. Mais nous avons comme le sentiment qu'il doit y avoir une sorte de « reste», un domaine qui nous appartient en propre parce qu'il est comme notre centre, qu'il nous constitue et s'identifie à nous-mêmes. Qu'on l'appelle le « moi », la personne ou la liberté, peu importe. II y a toujours pour l'homme une tentation, plus ou moins consciente, de se retrancher dans ses propres limites et de circonscrire son propre domaine. Cela nous semble presque essentiel, ne serait-ce que pour nous distinguer de Dieu. / Mais c'est là une illusion. Ce n'est pas nous qui nous posons en face de Dieu, comme si nous commencions d'abord à exister sans Lui, indépendamment de Lui. C'est Dieu qui nous pose en face de Lui. Dans l'acte même par lequel nous nous reconnaissons autres que Dieu, il y a la reconnaissance que cette altérité même vient de Lui. ... / Oubliant que la grâce n'est pas quelque chose qui s'ajoute à la liberté, mais ce qui la fonde, nous nous figurons en droit de protester : « Laisse-nous faire quelque chose ! Tu es le Tout-puissant et je veux bien Te servir. Mais je Te demande un coin d'ombre où je sois enfin chez moi, un peu de vacances, queltiues heures de liberté rien qu'humaine! » Or cela n'a pas de sens, parce que nous ne pouvons pas sortir de la volonté de Dieu pour Le rejoindre par un acte qui serait purement nôtre. L'épreuve de la foi, c'est précisément l'expérience de cette pauvreté absolue…

[36] Mais dans notre protestation même est impliquée la réponse. Si l'homme n'a pas le droit de se détacher un seul instant de Dieu, d'échapper à son regard, de vouloir quelque chose que Dieu ne voudrait pas avant lui, c'est qu'il a du prix aux yeux de Dieu. C'est qu'il naît à chaque instant d'une pensée, d'un vouloir de Dieu. En raison de cette dépendance fondamentale, il ne peut pas être un étranger pour Dieu, pas plus que Dieu n'est un étranger pour lui. La pensée de Dieu et son action entrent dans la définition de l'homme, dans tous ses gestes, dans toutes ses décisions. L'homme ne rejoint pas Dieu de l'extérieur, jamais. Il n'y a pas d'affrontement d'un plus fort et d'un plus faible qui se seraient rencontré par hasard. Non, l'homme est tout entier de Dieu. Cette relation le constitue : « Quelque chose a surgi qui s'origine au sein de la volonté profonde, ultime et enveloppante de la divinité, là où le Père dispose de sa Parole » (U. von Balthasar).

[36] C'est parce que je suis néant que je puis être dans la joie. Si j'étais quelque chose par moi-même, je pourrais [37] désespérer : comment rejoindre Dieu ? Mais si tout ce que je suis vient de Lui, alors ce qui vient de Dieu et ne cesse de venir de Lui peut faire retour à son origine

“La grâce du moment présent”, Christus, mai 1997 :

Il peut sembler étonnant que ce que nous avons à imiter en Jésus-Christ, ce soit précisément ce qu’il y a en lui de plus haut, de plus intime, de plus mystérieux : cette vie de Fils de Dieu dans le détail et le quotidien d’une vie humaine. Mai c’est [97] justement que le chrétien, par la grâce de l’incarnation, est devenu fils de Dieu et que la vie divine l’atteint et lui est communiqué à chaque instant. ... c’est dans le moment présent que se rejoignent l’éternel et le temps, la grâce offerte par Dieu et l’acte libre de l’homme.... [102] Le moment présent est donc, comme le dit encore le Père de Caussade, l’ouverture par laquelle l’abîme de la volonté divine entre en nous.

“Gratuité”, Dict. de Spir., vol. 6, col. 787 à 800 :

[791] Dieu nous a aimés le premier. – “En ceci consiste son amour : ce n'est pas nous qui avons aimé Dieu, mais c'est Lui nous a aimés le premier”, II Jean. Cette priorité signifie d'abord que Dieu est l'auteur de tout être et de tout bien créés ... / Pour essayer de le comprendre, reportons-nous au don initial, qui n'est pas le plus élevé, mais qui est la condition de tous les autres : la création. Inévitablement, quand nous parlons de don, nous distinguons entre le bienfait et celui qui le reçoit. Or, quand il s'agit de création, cette opposition signifie sans doute que la nature possédée est distincte du sujet quj la possède, puisque celui-ci ne se donne pas 1’être, mais elle ne signifie pas que le sujet préexistait à sa création. Il n'y a pas seulement don fait à quelqu'un, mais don qui suscite et fait être ce quelqu'un. Nous ne pouvons pas essayer de nous dépouiller de tout ce que nous avons reçu pour isoler un reliquat, un support, si pauvre soit-il, qui ne serait pas don de Dieu. Même notre “moi”, notre personnalité, notre liberté, bref tout ce qu'il y a en nous de plus autonome et de plus intime est encore don de Dieu. ... L'homme se mettrait en état de recevoir la grâce. / Mais ce serait affirmer qu'il y a de notre part une initiative qui ne vient pas de Dieu, mettre une limite à la gratuité de ses dons, inverser la relation de la créature au Créateur. Non seulement l'homme ne peut pas prétendre à la grâce comme à un dû, ni la récupérer par ses propres forces quand il l'a perdue, mais il n'est pas capable de se préparer à la recevoir ni de la désirer. / Il n'y a pas de mouvement spirituel, même inchoatif, qui aille de l'homme à Dieu, si ce mouvement n'est pas prévenu et porté par la démarche de Dieu qui vient vers l'homme.

...

[796] Le plus grand obstacle à la vie spirituelle est le refus de la grâce, la confiance exclusive de l’homme en ses vertus et en ses mérites, la prétention d'être juste par lui-même et de se sauver par ses seuls efforts. L'attitude de l'homme qui se complaît dans ses vertus et celle de l'homme qui s'enferme dans sa misère, l'orgueil et le désespoir, procèdent d'une même volonté de se suffire.

“Liberté, libération, IV Expérience des mystiques”, Dict. de Spir., vol. 9, col. 824 à 838 :

[830] La naissance et la consommation de la liberté humaine trouvent donc leur source dans la transcendance de Dieu, dans ce mystère d'amour qui fait que, gratuitement, il décide de communiquer sa propre vie aux esprits qu'il crée, de leur donner accès à son amour et à sa sainteté. Du côté de l'homme, elles se fondent sur son néant, autrement dit sur l'acceptation de n'être rien par soi, ce qui le rend propre à tout recevoir de Dieu, son être initial comme le mouvement par lequel il va vers lui : la vie divine afflue là où le vide est plus grand. De sorte que le mystique fait l'épreuve, concrètement et continuellement, de l'identité de la confession « Toi seul es saint » et de l'exigence « Parce que je suis saint, tu seras saint ». / ... Le fond de l'attitude mystique est donc passivité, consentement à laisser Dieu agir. Le « vouloir et le faire », la capacité et l'exercice, tout procède de la liberté divine. Néanmoins, cette dépendance fonde l'autonomie; cette capacité et cet exercice sont réellement nôtres, l'amour reçu de Dieu devient notre amour pour lui. Dieu fait vouloir, mais ne dispense pas de vouloir. Il fait agir librement.

[834] Toutefois, précisément parce que l'homme n'est pas capable d'emblée d'accéder à l'union parfaite, cette vie comporte des seuils, et les mystiques distinguent une purification active, par laquelle la volonté se détache du créé, et une purification passive, où elle subit l'action de Dieu au point de n'être plus qu'un consentement à le laisser agir. / Cette distinction surprend, puisque l'action divine est toujours transcendante à l'action humaine, qu'elle la suscite et la fonde. .... À travers l'appropriation [835] de biens finis, ce que cherche l'homme pécheur, c'est sa propre indépendance, une valorisation de son « moi », une autosuffisance, une sécurité qui repose sur ce qu'il croit posséder ... / Le remède pour que la volonté retrouve son vrai mouvement, qui est aspiration vers Dieu, est d'être « sevrée », de tout ce qui nourrit l'égoïsme, de renoncer à toute complaisance en quelque bien créé que ce soit, et par là d'établir les puissances spirituelles dans le vide.

[837] Trouver en un autre toute sa raison d'être, être soi en sortant de soi, être saisi pour saisir, ne donner qu'en recevant, ne recevoir que pour donner sans rien altérer et sans rien réserver, tel est le caractère extatique de l'amour. Dieu, en se donnant, lui qui est amour substantiel, fait que son amour pour nous devienne amour pour lui. Il est l'origine et le terme…

 

 

1987 Jean-Baptiste Porion (-1987)

Jean-Baptiste Porion est un chartreux qui fut guidé par dom Guillerand[126] et nous a livré la belle traduction des béguines Hadewijch ainsi que des textes anonymes [127], suivant une antique tradition chartreuse.

 [29] Il ne faut pas que l'âme soit agitée ; aussitôt qu'on la trouble, il faut l'essuyer (comme le miroir) par un acte de confiance en Dieu. Une âme qui est ainsi simple, franche, abandonnée, est vraiment comme un miroir très pur et res­titue à Dieu l'image de Sa simplicité et de Sa pureté divines. / Remarquons bien que ce n'est pas ce que nous sommes qui importe, ce n'est pas la matière du miroir qui fait sa valeur; c'est, au contraire, d'être tout effacé, tout uni, de n'être rien en quelque sorte, de façon à refléter intégrale­ment l'image qu'on lui envoie. […] / Plus notre âme est calme et humble, plus elle est silen­cieuse, mieux elle joue son rôle d'instrument de la gloire divine. Elle rend gloire à Dieu. Remarquez cette expression elle suppose que nous recevons la gloire de Dieu puisque nous rendons cette gloire.

[30] L'orgueil c'est de se croire quelque chose. Pour être humble, il faut d'abord savoir qu'on n'est rien. Mais cela ne suffit pas. Il faut aussi savoir que Dieu est tout, c'est-à-dire que Son amour est toujours présent et tout-puissant.

[55] La charité envers le prochain consiste à aider les autres à trouver leur but dans la vie et à atteindre ce but.

[63] Remarquez bien que ce manque de confiance dont nous souffrons c'est une espèce de peur. Nous avons peur que Dieu ne nous aime pas ou ne vienne pas à notre secours. Et comme nous avons peur de Dieu, nous avons peur de toutes choses.

[69] L'âme qui fait des progrès dans la vie intérieure devient stable, et, en même temps, elle devient désintéressée. Elle est heureuse de prier, de travailler, de souffrir pour les autres, elle ne pense plus à sa propre récompense, et c'est au moment où elle y pense le moins qu'elle la possède déjà dans son cœur.

[72] Chacun peut et doit se dire: la place qui me convient à moi, ma place, la place où je dois être, c'est la dernière. Pourquoi ? Parce que le « moi », le « je », tout ce qu'il y a en nous de propre, c'est cela qui s'oppose à l'amour.

[82] C'est l'abandon qui est la solution des situations les plus désespérées. Car jamais nous ne sommes réduits à une telle extrémité que nous ne puissions toujours répandre devant la divine Majesté les parfums d'une sainte soumission à sa sainte volonté et d'une continuelle promesse de ne point L'offenser.

[94] Toute vie se traduit par un épanouissement de beauté. La vie d'union à Notre Seigneur se manifeste par la beauté, c'est-à-dire la noblesse spirituelle. Qu'est-ce que c'est qu'une âme belle et noble? C'est simplement une âme qui porte sa croix en silence et en souriant. Nous avons tous à souffrir, à souffrir des autres, et à souffrir de nous-mêmes.

[104] La confiance est au principe de toute la vie spirituelle. On peut dire que la plupart des âmes manquent de confiance et de liberté avec Dieu. Il est l'amour même et nous doutons d'être aimés par Lui... Pourtant, nous sommes séparés des hommes, jamais de Dieu. L'âme humaine est comme un oiseau enfermé dans une prison sans toit : il y a des murs de tous les côtés, excepté du côté du ciel.

[105] Si vous êtes certain d'être aimé - comme vous devez l'être - et d'être aimé gratuitement (car Dieu ne se vend pas, Il se donne) votre coeur sera rempli d'une certitude divine, comme un vase plein d'une liqueur précieuse. / Alors, cette pensée, cette présence de l'amour divin en vous, vous voudrez la préserver ; ce calice de votre coeur, vous le porterez délicatement et doucement, c’est-à-dire que vous serez recueillis et silencieux, vous serez appliqués à votre travail et vous serez charitables.

[122] D'une façon générale, nous devrions vivre comme si nous étions constamment en présence de Dieu seul (et c'est la réalité!).

[123] Ce que l'on gagne à être tourné vers Dieu seul, c'est d'abord la liberté. Car Dieu nous demande toujours ce que nous pouvons donner tandis que le souci de plaire aux hommes ou de les imiter nous jette nécessairement dans les plus grandes angoisses.

 [146] Je tâche aussi de me tenir à ce point où nous laissons Dieu régner en nous et hors de nous, tandis que nous ces­sons, pour ainsi dire, d'exister. C'est la seule façon, à mon avis, de tenir en chartreuse, dans une charge ou en cellule. On pourrait dire en somme que demeurer en chartreuse est impossible : il faut en sortir, soit par l'extérieur, soit par l'intérieur. Malheureux dans le premier cas, bienheureux dans le second.

 


 

2002 Marie-Dominique Molinié (1918-2002)

 

Dominicain atypique, excessif, mais profond et vrai. V. www.asett.com., « Une interview… »

[20] Aimer, ce n'est pas d'abord être héroïque dans le désinté­ressement : au contraire, cette perfection ne vient qu'à la fin. Aimer, c'est d'abord être attiré, séduit, captivé. Le premier acte libre et méritoire qui nous est demandé, c'est de céder à cette séduction, à cet attrait, de se laisser prendre, de se laisser « avoir »... de se laisser faire. ... Les efforts les plus durs que nous faisons sont quelquefois désespérés et désespérants, parce qu'ils procèdent très peu de l'amour, et beaucoup de la volonté de se convaincre qu'on aime : ce qui revient à vouloir faire les œuvres de l'amour sans aimer.

[21] « Je n'ai rien fait humainement - je n'ai rien fait surnaturellement : je suis prête pour la Miséricorde de Dieu. »

[31]  La psychanalyse enseigne qu'un homme guéri de ses complexes débouche dans un état qu'elle aussi appelle oblatif, un état où l'intéressé s'offre à la « réalité » sans inter­poser entre elle et lui le jeu de ses pulsions et de son imagi­nation. Seulement, pour la psychanalyse, la réalité c'est la société. Pour nous c'est Dieu et, pour l'amour de Dieu, les autres, donc la société : on est offert au réel quand on est offert à Dieu ; on est réconcilié avec le réel quand on est réconcilié avec Dieu. C'est le seul équilibre véritable, celui qui nous donne le bonheur. / Si on va jusqu'au bout de cette oblation pour aimer Dieu par-dessus toutes choses et le prochain comme soi-même, on accomplit la loi. La loi n'est pas cette chose extérieure que constitue le droit positif. La loi d'un germe est de grandir, la loi de chaque nature est de s'épanouir... la loi de la nature humaine est d'aimer Dieu et le prochain. Cette loi n'est pas dans le code civil ni même le code sacerdotal, c'est la loi du bonheur, en dehors de laquelle l'homme sera profondément malheureux.

[54] Le Christ Lui-même en tant qu'homme n'ajoute rien à Dieu : Il est un serviteur inutile, et la Sainte Vierge aussi. Elle le proclame, elle met sa joie à le proclamer. Elle sait que tout cela est gratuit, que c'est le luxe de Dieu... et elle le chante dans un Magnificat éternel. ... / Cela doit nous délivrer de toute inquiétude (Ne vous inquiétez de rien, dit S. Paul). Dans la mesure où une créa­ture pourrit d'inutilité, elle remplit parfaitement sa fonction de créature. L’intérêt de notre vie c’est de ne pas en avoir : nous sommes un chant à la gloire de Dieu et nous ne sommes que cela.

[55] La vie est sérieuse parce qu'il ne faut pas perdre son temps : il ne faut pas oublier un seul instant d'être insouciant. La moindre goutte de notre vie, Dieu peut en faire quelque chose de merveilleux si nous voulons bien la Lui offrir, mais telle qu'elle est. Pour être délivré de nos complexes, le plus simple est de les donner tels qu'ils sont: ne pas essayer de s'en délivrer avant de se présenter à Dieu. Ceux qui font leur toilette avant de se présenter, cela veut dire qu'ils ne veulent pas tout donner, ils ne veulent donner que ce qui est beau.

[62] Réjouis-toi de mon Être comme je me réjouis de ton néant parce que je l'aime, et réjouis-toi de ton néant comme tu te réjouis de mon Être, car c'est grâce à lui que tu m'offres un visage nouveau…

[64] …notre tendance naturelle est évidemment de fuir cette misère - non par un effort constructif pour la guérir ou l'améliorer, mais par le refus, obscur et farouche, d'en prendre conscience, d'être affronté au spectacle d'une indigence dont la profondeur métaphysique dépasse tout ce que nous pouvons soupçonner. Il est plus facile de reconnaître « ses péchés » - dans lesquels nous voyons au fond des accidents - que de contempler cette indigence fondamentale…

[65] dans cette misère même l'arme absolue qui nous donne tout pouvoir sur le coeur de Dieu - parce que c'est cela qui Le séduit en nous et non pas les dons qu'Il nous a déjà faits, ni aucun de ceux qu'Il est prêt a déverser en avalanche sur cette misère qui L'attire (ce qui se comprend bien au fond si l'on songe qu'elle est la seule chose qu'il ne puisse pas trouver en Lui, la seule par conséquent qu'Il puisse aimer en dehors de Lui). / La réaction humaine qui consiste à « avoir un faible pour les êtres les plus ingrats, les moins doués, les plus malheureux, ne relève pas seulement de la psychanalyse, elle est porteuse d'une immense vérité métaphysique et théologique : là encore, les coeurs purs risquent d'aller plus vite que les sages et les intelligents.

[82] Il y a en effet incompatibilité absolue entre le mouvement de recevoir et le mouvement de s'emparer - et le renoncement porte justement, non sur le Bien convoité, mais sur la prétention de nous en emparer si peu que ce soit : recevoir n'est pas moins actif que prendre -, mais c'est une activité d'un autre ordre et qui, aux yeux de l'impatience humaine, ressemble fâcheusement à de la passivité.

[83] [témoignage « d’un Kafka » :] Ce qui est nouveau, c'est que je réalise maintenant ce que je savais intellectuellement, à savoir que : La Porte s’ouvre dans l’autre sens, et qu'étant toujours à presser derrière, je la force à rester fermée ; de l'autre côté, je crois que Dieu essaie de l'ouvrir. ... Jusqu'à présent, il a donc été toujours question de moi. / Dieu aussi était évoqué dans la mesure où il était tout « pour moi ».

[94] Ce qui est douloureux, dans l'agitation de certains pour « se réformer », c'est l'effort de la créature pour substituer son initiative à la seule activité infinie qui nous soit offerte, et qui est le silence. Il n'y a pas d'autre choix - le silence ou l'action : savoir attendre ou ne pas savoir attendre... ... Préférer une oeuvre humaine à une oeuvre divine, c'est renoncer à faire tout parce qu'on veut faire quelque chose. Il n'y a qu'une seule manière de faire tout : c'est de se laisser faire complètement par Dieu. Alors notre action aura les dimensions de la sienne, elle sera aussi vaste « que les rivages de la mer »...

[95] l.a difficulté, même pour Dieu, c'est de trouver une liberté qui se donne vraiment.

[98] La grâce de la conversion n'est pas d'abord une grâce de force, mais de lumière - une lumière que nous ne pouvons pas fabriquer nous-mêmes. Dieu ne nous demande pas de la fabriquer, mais de l'accueillir, et pour nous y disposer de l'attendre avec désir : telle est la fidélité de ceux qui veillent en attendant la visite du Maître. Nous obtiendrons la grâce de cette visite dans la mesure où nous accepterons d'en avoir besoin, de plus en plus douloureusement.

[99] Extraordinaire exemple de ce qu'on peut appeler les purifications passives. Toute conversion est essentiellement passive: c'est une grâce qui fond sur nous, une lumière imprévue et imprévisible par laquelle on se laisse prendre jusqu'à la division de l'âme et de l'esprit. On est retourné…

[122] Comment faire ce discernement' ? En recherchant le domaine où s'exerce le plus profondément l'orgueil de la vie. Certaines fautes sont presque de pure faiblesse en nous ... la plupart du temps elles ne le sont pas, car elles n'impliquent pas ce vertige, cette griserie agréable ou douloureuse dans laquelle nous sentons une certaine exaltation de notre moi, un épanouissement et une autosatisfaction auxquels notre subconscient est férocement attaché (c'est pourquoi cela coïncide souvent avec ce que la psychanalyse appelle nos complexes).

[123] Bien souvent - les psychanalystes l'ont remarqué après S. Augustin - l'orgueil de la vie vient se fixer sur une certaine idée de nous-mêmes, un idéal que nous cherchons à atteindre à travers l'ambition ou la vertu (peu importe), ce que Freud appelle « l'idéal du moi ». ... Nous croyons avoir le droit et même le devoir de nous cramponner à certaines valeurs, naturelles et surnaturelles…

[212] Cela explique pourquoi certaines gens très simples sont imprégnés de Dieu sans s'en apercevoir. Ils mènent leur vie tranquillement au service des autres, toujours paisibles, toujours dans la joie. On les cite en exemple en disant « Vous voyez bien qu'il n'y a pas besoin d'être mystique pour être un saint! » Mais justement, ce sont des mystiques. ... Angèle de Foligno dit par exemple : « J'ai été introduite en Dieu, et j'ai été faite le Non-Amour, ayant perdu l'amour que je traînais jusque-là. »

[213] Quelqu'un me disait à propos d'une souffrance physique : « Elle n'a rien de comparable avec une souffrance connue. Avec les pires souffrances, vous pouvez encore être un homme - tandis qu'avec ça, on ne peut plus être un homme. » Au fond, ce qu'on appelle supporter la souffrance, c'est essayer de rester un homme sous ses coups. C'est justement ce que les saints et le Christ n'ont pas essayé de faire : ils n'avaient pas besoin d'essayer de rester un homme, ils n'avaient rien à craindre - ils pouvaient tout lâcher parce qu'ils avaient l'onction du Saint-Esprit. Moins on lutte, plus cette onction nous pénètre : elle est stable, car c'est Dieu.

 


 

 

3. Christianisme oriental

 

 

 

Il s’agit des mystiques ‘Orthodoxes’ vivant en terres grecques et proche-orientales avant que le centre de gravité ne se déplace en terres slaves, dont la Lithuanie[128] et la Russie tandis que la chute de Constantinople (1453) s’accompagne d’une pression turque assez lourde sur l’ensemble des communautés chrétiennes ‘du sud’.


 

1782 La Philocalie, une bibliothèque spirituelle.

Publiés par Macaire de Corinthe et Nicodème du Mont Athos, les écrits fondamentaux des Pères du désert aux Pères de l’Église du IVe au XIVe siècle regroupent de nombreuses figures ascétiques et mystiques : Maxime le confesseur, le Pseudo-Macaire, Jean Climaque (~650 au monastère du mont Sinaï), Syméon le pieux (-949 du Stoudios), Arsène (de l’Athos), Grégoire le Sinaïte (-1346), Théolepte (~1315), Grégoire Palamas (-1359), Nicolas Cabasilas… Leur traduction française couvre près de mille six cents pages pleines renfermant ces trésors spirituels « sauvés » par les deux moines orthodoxes qui éditèrent ce choix à Venise aux temps assez sombres de la fin du XVIIIe siècle[129]. Cette « bibliothèque » choisie inspira le renouveau spirituel russe au siècle suivant et influencera de nombreux intellectuels visiteurs du monastère d’Optino situé au sud-ouest de Moscou, dont Dostoievsky[130].

 

 


 

1833 Seraphim de Sarov (1759-1833)

Cet ermite, après avoir atteint l’âge avancé de soixante-six ans, fut un père spirituel ou « staretz ». L’Entretien avec Motovilov, « Sur la lumière du Saint-Esprit », reflète un enseignement qu’il ne dicta jamais. Si l’interprétation littérale biblique n’est plus de notre goût, l’appel à la prière y demeure brûlant :

Supposez que vous m’eussiez invité chez vous, que je me fusse rendu à votre invitation … et vous, malgré cela, auriez quand même continué à m’inviter : « Veuillez venir chez moi ! ». J’aurais dit certainement : « Qu’a-t-il ? Il n’est plus en possession de sa tête… » C’est la même chose avec le Seigneur Dieu, l’Esprit-Saint.

C’est pour cela qu’il est dit : « Effacez-vous et comprenez que je suis Dieu ! J’apparaîtrai aux peuples. J’apparaîtrai sur la terre. » Cela veut dire : Je vais apparaître à celui qui croit en Moi, qui M’appelle, et je vais m’entretenir avec lui…[131].

Les signes de la présence du Saint-Esprit en saint Séraphim furent, selon ses biographes, la joie et la paix surnaturelles qu’il répandait autour de lui. … « l’état d’âme du starets semblait couler dans l’âme des affligés et ils s’en retournaient ranimés par sa joie » (Annales de Divéév) … la source profonde de cette action spirituelle était un amour sans bornes pour les humains, qui, avec la paix et la joie, lui apparaissait comme le don essentiel du Saint-Esprit. Il a exprimé la nature de sa propre tendresse pour ses enfants spirituels par l’exhortation adressée à un higoumène [abbé de monastère] d’être pour les siens « non seulement comme un père, mais comme une mère ». [132].

La seconde partie  de l’Entretien avec Motovilov [133] témoigne de la plénitude ressentie en sa présence et décrit une transfiguration corporelle qui n’est perçue que lorsque le témoin perçoit l’état mystique de celui qui la porte. Il ne s’agit donc pas seulement d’un phénomène physique :

VI Différence entre l’action de l’Esprit Saint et celle de l’ennemi. La grâce de l’Esprit Saint est Lumière.

Je dois encore, humble Séraphin, expliquer à votre Théophilie en quoi consiste la différence entre l'action de l'Esprit Saint, Qui vient, en un saint mystère, habiter le coeur de ceux qui croient au Seigneur Dieu, notre Sauveur Jésus-Christ, et l'action de la « ténèbre du péché », ténèbre à l'instigation du diable et enflammée par lui, agissant en nous comme une voleuse. L'Esprit de Dieu remet constamment en notre mémoire les paroles du Seigneur Jésus-Christ avec Qui Il agit toujours solennellement, créant la joie dans nos coeurs et dirigeant nos pas vers le chemin de la paix. […]

Rappelez-vous Moïse après sa conversation avec Dieu sur la montagne de Sinaï. Les hommes ne pouvaient le regarder, tellement sa face était nimbée d'une lumière extraordinaire; il était même obligé de n'apparaître au peuple que sous un voile.

Rappelez-vous la « Transfiguration » du Seigneur sur la montagne de Thabor! Une grande lumière Le saisit, « Ses vêtements devinrent blancs comme de la neige éclatante et Ses disciples, pris de crainte, tombèrent la face contre terre ». Et quand Moïse et Élie apparurent baignés de la même lumière, alors il est dit: « Un nuage » cacha le rayonnement de la Lumière divine, afin de préserver les yeux aveuglés des disciples.

Ainsi, la Grâce du Saint Esprit apparaît comme une ineffable Lumière à tous ceux auxquels Dieu veut bien la manifester.

Mais, demandai-je, petit Père Séraphim, de quelle manière puis-je reconnaître si je me trouve en la Grâce du Saint Esprit?

- C'est fort simple, votre Théophilie, répondit-il, puisque Dieu dit : « Tout est simple pour celui qui acquiert la Sagesse ». Notre malheur, c'est que nous ne la recherchions point, cette Sagesse divine qui n'est pas présomptueuse, n'étant pas de ce monde. Cette Sagesse, remplie d'amour pour Dieu et le prochain, recrée chaque homme pour son salut.

C'est en parlant de cette Sagesse que le Seigneur a dit: « Dieu veut que tous soient sauvés et parviennent à la Sagesse de la Vérité ».

En parlant du manque de cette Sagesse, le Seigneur dit à Ses Apôtres: « Combien vous manquez de Sagesse! N'avez-vous pourtant pas lu les Écritures pour pouvoir comprendre cette parabole! »

Et encore, de cette Sagesse d'esprit il est dit dans les Évangiles, en parlant des Apôtres: « Dieu a ouvert leur intelligence » et les Apôtres savaient toujours si l'Esprit de Dieu était avec eux ou non. Pénétrés par Lui, reconnaissant Sa présence en eux, ils disaient affirmativement que leur cause était sainte et agréable à Dieu.

Ceci explique pourquoi, dans leurs Epitres, ils écrivaient: « Il a plu au Saint Esprit et à nous... », et seulement sur ces bases proposaient leurs Épîtres comme vérité infaillible, utile à tous les croyants, puisqu'ils reconnaissaient en eux d'une façon qui leur était tangible là présence de l'Esprit Saint. Aussi, votre Théophilie, voyez comme c'est simple!

VII. La manifestation de la présence de l'Esprit Saint. — La lumière, le bien-être, le silence, la douceur, la chaleur, l'aromate, la joie. — « Le Royaume des Cieux est la paix et la joie en l'Esprit Saint » .

- Quand même, répondis-je, je ne comprends pas encore comment je puis être vraiment sûr d'être dans l'Esprit Saint ! Comment puis-je en moi-même reconnaître Sa véritable présence ?

Petit Père Séraphim répondit : « J'ai déjà dit, votre Théophilie, que c'était fort simple et vous ai raconté d'une façon détaillée comment les hommes peuvent être en la plénitude de l'Esprit Saint et comment il faut reconnaître Son apparition en nous. Alors, petit père, que voulez-vous de plus ? ».

- Il me faut, dis-je, pouvoir le comprendre mieux encore !

Alors Père Séraphim me serra fortement les épaules et dit :

- Nous sommes tous les deux en la plénitude de l'Esprit Saint ! Pourquoi ne me regardes-tu pas ?

- Je ne le puis, dis-je, petit Père, car des foudres jaillissent de vos yeux. Votre face est devenue plus lumineuse que le soleil et mes yeux sont broyés de douleur !

- N'ayez pas peur, dit saint Séraphim. Vous êtes devenu aussi lumineux que moi; vous êtes aussi, à présent, en la plénitude de l'Esprit Saint. Autrement, vous n'auriez pu me voir ainsi ». Et inclinant la tête vers moi, il me dit doucement à l'oreille: « Remerciez le Seigneur de nous avoir donné Sa Grâce ineffable. Vous avez vu que je n'ai même pas fait un signe de croix; seulement, dans mon coeur, en pensée, j'ai prié le Seigneur Dieu et j'ai dit: « Seigneur, rends-le digne de voir clairement avec ses yeux de chair la descente Cie l'Esprit Saint, comme Tu l'as fait voir à Tes serviteurs élus quand Tu daignas apparaître dans la magnificence de Ta Gloire ! ». Et voilà, petit père, Dieu exauça immédiatement l'humble rire de l'humble Séraphim ! Comment pourrions-nous ne pas Le remercier pour ce don inexprimable accordé à nous deux ?

Réalisez, petit père, que ce n'est pas toujours aux grands ermites que manifeste ainsi Sa Grâce. Telle une mère compatissante, cette Grâce de Dieu a daigné panser votre coeur douloureux par l'intercession de la Mère de Dieu elle-même !

Alors, pourquoi ne me regardez-vous pas dans les yeux ? Osez me regarder simplement et sans crainte ! Dieu est avec nous !

Après ces mots, je regardai sa face et une peur surnaturelle encore plus grande m'envahit. Représentez-vous la face d'un homme qui vous parle au milieu d'un soleil de midi. Vous voyez les mouvements de ses lèvres, l’expression changeante de ses yeux, vous entendez sa voix, vous savez que quelqu'un vous serre les épaules de ses mains, mais vous n’apercevez ni ses mains, ni son corps, ni le vôtre, mais seulement cette éclatante lumière qui se propage à plusieurs mètres de distance tout autour, éclairant la surface de neige recouvrant la prairie, et la neige qui continue à nous saupoudrer, le grand Staretz et moi-même. Qui pourrait imaginer mon état d'alors !

- Que sentez-vous à présent ? demanda saint Séraphim.

- Je me sens extraordinairement bien !

- Mais... Comment cela, « bien » ? En quoi consiste ce « bien ?

- Je ressens en mon âme un silence, une paix, tels que je ne puis l'exprimer par des paroles...

- C'est là, votre Théophilie, dit le petit Père Séraphim, cette paix même que le Seigneur désignait à Ses disciples lorsqu'Il leur disait: « Je vous donne Ma paix, non comme le monde la donne. C'est Moi qui vous la donne. Si vous étiez de ce monde, le monde aurait aimé les siens. Je vous ai élus et le monde vous hait. Soyez donc téméraires, car J'ai vaincu le monde  ».

C'est à ces hommes, que le monde hait, élus de Dieu, que le Seigneur donne la paix que vous ressentez à présent - « cette paix », dit l'Apôtre, « qui dépasse tout entendement a.

L'Apôtre désigne ainsi cette paix parce qu'on ne peut exprimer par /aucune parole le bien-être que ressent l'âme des _hommes dans le coeur desquels le Seigneur Dieu l'enracine. Le Christ Sauveur 'l'appelle « Sa paix a, venant de Sa propre générosité et non de ce monde, parce qu'aucun bonheur terrestre provisoire ne peut donner cette paix. Elle est donnée d'En Haut par le Seigneur Dieu Lui-même, c'est pourquoi elle se nomme : la paix du Seigneur,

Mais que ressentez-vous en plus de la paix ? demanda saint Séraphim.

- ... une douceur extraordinaire...

- C'est cette douceur dont parlent les Saintes Écritures: « Ils boiront le breuvage de Ta maison et Tu les désaltéreras par le torrent de Ta douceur ». C'est cette douceur qui déborde dans nos coeurs et s'écoule »dans toutes nos veines en un inexprimable délice. On dirait qu'elle fait fondre nos coeurs, les emplissant d'une telle béatitude qu'aucune parole ne saurait la décrire. Et que sentez-vous encore ?

- Tout mon coeur déborde d'une joie indicible.

- Quand le Saint Esprit, continua saint Séraphim, descend vers l'homme et le couvre de la plénitude de Ses dons, l'âme de l'homme se remplit d'une inexprimable joie, parce que le Saint Esprit recrée en joie tout ce qu'Il a effleuré ! C'est de cette même joie dont parle le Seigneur dans l'Evangile:  « Quand la femme enfante, elle est dans la douleur, car son heure est arrivée. Mais, ayant mis au monde un enfant, elle ne se souvient plus de la douleur. tant la joie d'avoir enfanté est grande.. Vous aurez de la douleur dans le monde, mais quand Je vous visiterai, vos coeurs se réjouiront et votre joie ne vous sera point ravie ».

Pour autant qu'elle soit consolation, cette joie que vous ressentez à présent dans votre coeur, votre Théophilie, n'est rien en comparaison de celle dont le Seigneur Lui-même a dit par la voix de Son Apôtre:

« La joie que Dieu réserve à ceux qui l'aiment ne peut être vue, ni entendue, ni ressentie par le coeur de l'homme dans ce monde ».

Ce ne sont que des « acomptes » de cette joie qui nous sont à présent accordés, et si déjà nous ressentons en nos coeurs douceur, jubilation et bien-être, que dire alors de cette autre joie qui nous est réservée dans le ciel à nous qui pleurons ici-bas.


 

~1840 Optino et la Paternité spirituelle en Russie.

Le skite d’Optino  

Toutes les voies spirituelles de la Russie au déclin du XIXe siècle passent par Optino. Vladimir Soloviev et Dostoievsky y sont venus. … La même image du "moine russe" se présenta à l'esprit de Dostoievsky lorsqu'il voulut incarner dans son oeuvre l'idéal de la sainteté. Il ne pouvait pas ne pas penser à sa rencontre avec le starets Ambroise [présenté infra] en créant le personnage du starets Zossima dans Les Frères Karamazov. Tout le décor extérieur, la description du monastère jusqu'aux moindres détails, l'attente des visiteurs, la scène de la réception chez le starets, font penser à Optino. Mais le starets Zossima n'a presque rien de commun avec le Père Ambroise. C'est une figure assez pâle, trop idéalisée pour être un portrait peint sur le vif…[134].

Nous ne pouvons trouver mieux comme présentation de la lignée des mystiques orthodoxes au XIXe siècle - les starsi propres à cette section étendue seront suivis des figures présentées aux  sections suivantes - que la belle description suivante portant sur ce centre le plus vivant de la Russie spirituelle[135] :

Le monastère d'Optina Poustyn ["Désert", "Solitude" d’Optina] se trouve dans la région de Kalouga, à deux kilomètres de Korelsk, sur la rive droite de la Jizdra, rivière profonde et poissonneuse qui borde la lisière de forêts impénétrables. Un bac desservi par les moines donnait accès au monastère. Les abbés d'Optino n'ont jamais voulu construire un pont, soucieux de garder la limite naturelle qui séparait leur monastère de la vie du siècle.

Les origines d'Optino nous restent inconnues. On croit pouvoir affirmer, toutefois, que ce monastère existait déjà au milieu du XVIe siècle. Sous le règne "éclairé" de Catherine II, qui fut l'époque de la grande désolation des monastères de Russie, Optino ne comptait que trois moines. Vers la fin du XVIIIe siècle, le métropolite Platon de Moscou, de passage à Optino, frappé par la beauté du site, prit les mesures nécessaires pour rétablir la vie cénobitique dans ce petit monastère sylvestre. Mais l'époque de la grande renommée d'Optino commence trente ans plus tard,après 1821, lorsque Philarète de Kiev, qui était alors évêque de Kalouga, créa en dépendance étroite du monastère un petit ermitage ou "skite" dédié à la Décollation de saint Jean Baptiste. Ces quelques cellules isolées, à trois cents mètres de l'enceinte du monastère, en plein fourré, devaient abriter les moines désireux de se consacrer entièrement à la vie de prière et de contemplation. Pour fonder ce nouvel ermitage, l'évêque Philarète envoya à Optino quatre moines qui menaient depuis dix ans la vie solitaire dans les forêts de Roslavl sous la direction des disciples de Paissi [Paissi Vélitchkovsky 1722-1794], le grand rénovateur du monachisme russe.

Par des liens multiples, les débuts du startchestvo à Optino se rattachent à l'oeuvre de Paissi Velitchkovsky qui fait renaître la tradition antique de Byzance, cette union indissoluble de la spiritualité et du savoir, de la sainteté et de la spéculation théologique. Optino achève en Russie ce que Paissi n'a pu terminer en Moldavie. En effet, c'est le monastère d'Optino qui entreprend, après 1840, la publication des oeuvres ascétiques des Pères, traduites par l'archimandrite Paissi et ses disciples. Continuant les travaux de Paissi, les moines d'Optino vont effectuer de nouvelles traductions, encouragés dans leur zèle patristique par le grand Philarète de Moscou. Les éditions d'Optino n'étaient pas destinées à faire les délices de quelques érudits; ces textes anciens, rédigés par de grands contemplatifs d'Égypte, de Syrie et de Grèce, devaient être vécus de nouveau, ils devaient servir de guides dans la voie de l'ascension spirituelle. La sainteté des temps passés revient à la vie, renaît dans la sainteté moderne, sous la forme du startchestvo, à la fois si traditionnelle et si étonnante par sa nouveauté.

Optino comptait jusqu'à trois cents moines avant la révolution. Personne n'avait de propriété privée. Les moines recevaient du monastère tout le nécessaire pour leur vie : la nourriture, les vêtements, des chaussures. Chacun,même novice, avait une cellule à lui, où il pouvait vaquer à la prière, à la lecture, aux études, ou bien aux travaux manuels. La journée était réglée d'après les offices ecclésiastiques qui occupaient de sept à huit heures par jour. Aucune règle formelle n'obligeait les religieux d'assister à tous les offices, chacun était libre de se comporter selon sa propre conscience de moine. Le même esprit de liberté permettait aux moines et aux novices de disposer selon leur propre jugement des heures qui n'étaient pas occupées par les travaux d' "obédience", imposés par l'abbé. On n'avait jamais recours à la main-d'oeuvre étrangère au monastère : tous les travaux agricoles, forestiers et autres, ainsi que les "obédiences" de cuisine et des divers ateliers étaient exécutés par les moines ou les novices. Aucune contrainte, aucun contrôle gênant ne se faisait sentir dans la vie de la communauté d'Optino : la discipline fondée sur la confiance s'exerçait spontanément. La présence des startsi habitant le "skite" silencieux au milieu de la forêt se faisait sentir en tout; elle créait dans la vie du monastère cette atmosphère spécifique de recueillement et de sérénité qui pénétrait tous les pèlerins dès leur arrivée à Optino.

Un petit chemin forestier conduisait du monastère au "skite". L'aspect extérieur de cet ermitage a été rendu assez fidèlement par Dostoïevsky, dans Les Frères Karamazov. Un petit clocher en stuc rose surmontait la porte d'entrée. Des deux côtés, en dehors de l'enceinte, les "maisonnettes", espèces de parloirs où les startsi se rendaient pour recevoir les femmes qui n'avaient pas le droit d'entrer dans le "skite". Un silence absolu régnait dans l'enceinte de l'ermitage. C'était un beau jardin plein de fleurs multicolores autour de l'église et de quelques cellules. Tel était le décor dans lequel le startchestvo russe a produit ses meilleurs fruits spirituels pendant presque un siècle.

Le staretz Macaire (1788-1860) 

Après le premier starets Léonide (1768-1841) et avec le père Moïse (1782-1862) abbé d’Optino durant 37 ans et grand bâtisseur « riche de pauvreté », car accueillant des personnes « inutiles » (infirmes, aveugles),  le starets Macaire connaît l’ouverture d’Optino  à des problèmes sociaux, politiques, culturels (mais nous n’avons aucun détail sur la visite de Gogol) :

Pour acquérir les dons de la grâce, il ne faut pas les chercher : ce serait méconnaître le caractère de l'amour divin, sa gratuité. "La grâce de Dieu se donne à tous, mais dans une mesure différente : elle nous comble de dons, selon le degré de notre humilité. Ne cherche pas les choses suprêmes, mais laisse-toi guider par l'humilité[136].

Le staretz Ambroise (1812-1891)

Une jeune fille, une étudiante de Moscou, qui n'avait jamais vu le starets, manifestait une grande animosité à son égard, le traitant de "vieil hypocrite". Poussée par la curiosité, elle vint un jour à Optino et se plaça près de la porte, derrière les autres visiteurs qui attendaient. Le starets entra dans le parloir, fit une courte prière, regarda un moment l'assistance et, s'adressant à la jeune personne : "Ah ! mais c'est Véra, elle est venue voir le vieil hypocrite !" Après une longue conversation en tête-à-tête avec Ambroise, la jeune fille changea d'opinion. Elle devint plus tard religieuse au couvent de Chamordino, fondé par le starets[137].

"Ne discutez jamais avec moi. Je suis faible, je pourrais vous céder et ce serait toujours nuisible pour vous." On rapporte l'histoire d'un artisan qui, après avoir fabriqué une nouvelle iconostase pour l'église d'Optino, vint chez le starets Ambroise pour recevoir sa bénédiction avant de rentrer chez lui, à Kalouga, à 60 kilomètres du monastère. Les chevaux étaient déjà attelés, l'artisan était pressé de regagner son atelier, sachant qu'une commande avantageuse l'attendait. Mais le starets, après l'avoir retenu longtemps, l'invita à revenir le lendemain, après la messe, prendre le thé dans sa cellule. L'artisan, flatté par cette attention du saint homme, n'osa pas refuser. Il espérait trouver encore son client à Kalouga en y arrivant vers la fin de l'après-midi. Mais le starets ne voulut pas le laisser partir; il fallut que l'artisan revienne prendre le thé dans sa cellule encore une fois, avant les vêpres. Le soir, le Père Ambroise renouvela son invitation pour le lendemain. L'artisan, très déçu, mais n'osant point protester, obéit Lie nouveau. Cette manoeuvre se renouvela pendant trois jours. Le starets congédia finalement l'artisan : "Merci, mon ami, pour m'avoir obéi; Dieu te gardera, va en paix." Quelque temps après, l'artisan apprit que deux de ses anciens apprentis, sachant qu'il devait rentrer d'Optino avec une somme d'argent considérable, l'avaient guetté trois jours et trois nuits dans la forêt, près de la grand-route de Kalouga, avec l'intention de le tuer[138].

Le staretz Théophane le Reclus ou de Vycha (1815-1894)

Nous quitttons le lieu privilégié d’Optino qui n’est certes pas le seul monastère vivant comme déjà indiqué par la grande figure de Séraphim (de Sarov, ville située à l’est de Moscou).

Théophane de Vycha assura une large direction spirituelle épistolaire depuis son monastère où il vécut après avoir quitté son siège épiscopal[139] :

C'est le Seigneur qui gagne le combat. Nous devons nous remettre à lui. Il fait de nous des êtres nouveaux. Nous ne sommes pas des instruments inanimés dans sa main, mais au contraire des êtres vivants. Il ne fait pas de nous des marionnettes, mais des hommes nouveaux, appelés à devenir ses enfants qui respirent l'air de la liberté, le suivent, le servent et combattent armés de sa force.

Remettez-vous au Seigneur. Il vous montrera la voie. Ii vous éclairera de sa vérité et vous remplira de vie. Aimez-le, et quand vous serez uni à lui dans cet amour, pensez à lui plus souvent encore que vous n'aspirez l'air[140].

Efforce-toi de chercher sans cesse comme un poisson sur la glace frappe autour de lui avec sa queue. Mais tu recevras ce qu'il plaît au Seigneur de te donner et quand il lui plaira.

Il faut chercher, s'écrier d'un coeur contrit, avec un sentiment d'humilité extrême et la ferme conviction que le Seigneur fera le nécessaire. Et quand nous obtenons quelque chose, ce n'est pas notre propriété... Tout le salut est remis aux mains du Seigneur, c'est /a voie la plus sûre, la meilleure, c'est celle qui va le plus loin.

Le plus important, c'est de s'abandonner aux mains du Seigneur et Sauveur en s'écriant d'un coeur contrit : sauve-moi selon tes propres jugements... Car il n'y a de salut qu'en lui. Dans cet abandon, que soit inclut en même temps un zèle ferme, plein d'abnégation, pour accomplir sa sainte volonté.

Quiconque ne travaille pas spirituellement, de toutes ses forces, ne fait pas effort jusqu'à se sentir impuissant, et ne pousse pas le cri d'appel qui viendrait de cette impuissance, n'en acquerra pas le sentiment... Vous, agissez de même : dans le sentiment de votre propre impuissance, appelez à l'aide et, même après avoir accompli quelque chose, demeurez dans ce sentiment de votre impuissance[141].

Le 17 juin 1858. Tu continues d'aspirer aux performances les plus élevées de la vie spirituelle et à des règles qui ne sont pas encore à ta mesure. Mais tu dois simplement suivre la voie humble, comme d'autres vivent, sans éprouver de trouble intérieur. Toi non plus, ne te laisse pas aller au trouble intérieur quand tu as commis quelque bévue ou quelque faute, mais descends dans la profondeur de l'humilité et relève-toi par la pénitence; et bientôt tu retrouveras la voie droite...[142]

L’auteur des Récits d’un pèlerin russe aurait été un familier d’Optino.

Chariton de Valamo 

Plus près de nous, l’Higoumène Chariton de Valamo  vécut en URSS puis en exil en Finlande. Il compila en 1936 une anthologie reprenant en particulier les conseils de nombreux staretz du siècle précédent[143], dont celui-ci de Théophane le Reclus :

Je me souviens que vous m'avez écrit que vous attrapiez mal à la tête quand vous cherchiez à soutenir votre attention. C'est ce qui arrive quand on ne travaille qu'avec la tête ; mais si vous descendez dans le coeur, vous n'aurez plus aucune difficulté. Votre tête se videra et vos pensées tariront. Elles sont toujours dans la tête, se pourchassant l'une l'autre, et on ne parvient pas à les contrôler. Mais si vous entrez dans votre coeur, et si vous êtes capable d'y rester, alors chaque fois que les pensées vous envahiront, vous n'aurez qu'à descendre dans votre coeur et les pensées s'envoleront. Vous vous trouverez dans un havre réconfortant et sûr. Ne soyez pas paresseux, descendez. C'est dans le coeur que se trouve la vie, et c'est là que vous devez vivre. Ne vous imaginez pas qu'il s'agit là de quelque chose qui ne regarde que les parfaits. Non, cela concerne tous ceux qui ont commencé à chercher le Seigneur.

 

 


 

~1870 Récits d’un pèlerin [russe]

Paru à Kazan vers 1870 d’un auteur inconnu qui aurait été familier du monastère d’Optino : « il manquait cette note cristalline qui en  est sans doute la tonique secrète »[144].

Un matin de bonne heure, je fus comme réveillé par la prière. Je commençais à dire mes oraisons du matin, mais ma langue s’y embarrassait… Je suis devenu un peu bizarre. Je n’ai souci de rien… (Premier récit, 36, 40)

Je cessai de remuer les lèvres et j’écoutai attentivement ce que disait mon cœur … Je voyais parfois en songe mon défunt staretz qui m’expliquait beaucoup de difficultées et inclinai toujours plus mon âme incompréhensive à l’humilité. (Deuxième récit, 42, 43)

En ce qui concerne l'absence de formes c'est- à-dire le fait de ne pas user de l'imagination et de ne pas accepter de vision pendant la contemplation, que ce soit celle d'une lumière, d'un ange, du Christ ou de n'importe quel saint, et de se détourner de toute rêverie , cela, bien entendu, est prescrit par les Pères expérimentés, pour la raison suivante : la puissance de l'imagination peut facilement incarner les représentations mentales, ou pour ainsi dire leur donner vie, de sorte que les gens inexpérimentés pourraient être aisément attirés par ces fictions, les prendre pour des visions de la grâce, et tomber ainsi dans l'illusion …Que l'esprit puisse naturellement et facilement être dans un état d' absence d' images, et s'y maintenir, tout en se rappelant la présence de Dieu, on le voit bien puisque la force de l'imagination peut présenter une chose de façon perceptible dans ce vide et donner une consistance à cette représentation. Ainsi, par exemple, la représentation de l'âme, de l'air, de la chaleur ou du froid. Quand vous avez froid, vous pouvez vous faire mentalement une idée vivante de la chaleur, bien que la chaleur n'ait pas de contour, ne puisse être un objet de vision, et ne soit pas mesurée par la sensation physique de celui qui se trouve exposé au froid. De la même manière aussi la présence spirituelle et incompréhensible de Dieu peut être connue de l'esprit et identifiée dans le coeur dans un absolu vide de formes. (Septième récit, 111-112),

Car celui qui veille en silence … aide au bien spirituel et au salut de ses frères. … L'homme qui vit dans le monde et qui entend parler d'un pieux reclus, ou qui passe devant la porte de son ermitage, ressent un appel à la vie spirituelle, se souvient de ce que l'homme peut être sur la Terre, et qu'il lui est possible de revenir à cet état contemplatif originel dans lequel il sortit des mains du Créateur. Le silencieux enseigne par son silence même, et par sa vie même il fait du bien, édifie et persuade de chercher Dieu. (Septième récit, 116-117)

…il faut observer que le pouvoir de cette sorte de prière réside dans la vraie compassion chrétienne pour le prochain, et qu'elle agit sur son âme dans la seule mesure de cette compassion. Aussi, quand il nous arrive de nous souvenir du prochain, ou au moment fixé pour le faire, il est bon d'introduire sa présence dans la présence de Dieu, et d'offrir la prière dans les termes suivants : « Dieu très miséricordieux, que ta volonté soit faite, qui veut que tous les hommes soient sauvés et parviennent à la connaissance de la vérité ; sauve et secours ton serviteur N. Prends ce désir que j'exprime comme un cri d'amour que tu as commandé. » (Septième récit, 123-124)

 


 

~1906 Archimandrite Spiridon

Pierre Pascal découvre le récit dans une obscure revue parue de janvier 1916 à octobre 1917 : « …je trouvais là l'éveil religieux d'un enfant russe, son passage éphémère dans un monastère rural, ses pèlerinages, son ministère dans l'Altaï, en Sibérie, parmi les indigènes, parmi les forçats… » Venu à Moscou près de Lénine étudier les révolutionnaires du XIXème siècle, il découvre la religion russe à travers les « vieux croyants » dont il nous conte l’histoire fascinante, Avvakum[145] dont il traduit le terrible témoignage[146], Spiridon[147] :

Tu sais, père, cela m'est bien pénible et bien douloureux maintenant, d'avoir changé mon Dieu contre le vôtre, un nouveau Dieu. » À ces mots, le Bouriate se mit à pleurer. J'eus grand pitié de lui, jusqu'à en souffrir moi-même, et en même temps de tous ceux qui lui ressemblaient. Je compris alors tout d'un coup ce que c'est que de voler à quelqu'un son âme, de le priver de son bien le plus précieux, de lui arracher et de lui ravir son saint des saints, sa religion et sa philosophie naturelles, pour ne rien lui donner en échange qu'un nouveau nom et une croix sur la poitrine. Le Bouriate dont je parle m'apparut comme l'homme du monde le plus pitoyable et le plus malheureux, privé de son ancienne religion et jeté au hasard de la destinée. Depuis lors, je me promis de ne pas baptiser les indigènes, mais de leur prêcher seulement le Christ et l'Évangile. C'est ma conviction que convertir les gens au Christ, comme ont fait nos missionnaires avec ce Bouriate, ce serait agir avant tout en vrai bourreau des âmes, et non en apôtre du Christ. Je ne sais si j'ai eu raison ou tort, mais depuis ce moment je n'ai fait que prêcher la parole de Dieu, laissant à d'autres le soin de baptiser. (58-59)

« C'est que voilà, mon père, dit le détenu hérétique, depuis ma plus tendre enfance je cherche Dieu, et j'ai beau regarder, regarder, je ne le trouve nulle part ». - Je lui dis : « Mon cher ami, si tu ne le trouves pas en toi-même, tu ne le trouveras nulle part. C'est avant tout en soi-même qu'il faut le chercher. S'il n'y est pas, alors il faut détruire en soi cette vie ancienne et en commencer une autre, où Dieu ait sa place. Dieu existe en dehors de nous, mais il ne se fait connaître qu'en dedans de nous-mêmes. Il n'y a pas d'autre moyen de connaître Dieu ». (108)

Il y avait avec lui encore un autre Tatar, qui me raconta comment et pourquoi il avait été condamné. J'avais grand-pitié de lui. Il y avait en vérité en lui je ne sais quelle spiritualité intérieure, qui m'attirait comme un aimant. J'étais ravi jusqu'au fond du coeur. Je m'enhardis jusqu'à lui demander pourquoi il était si sympathique, si bon. Il me répondit : « Ce matin, j'ai prié Dieu ; à déjeuner, j'ai prié Dieu ; ce soir j'ai prié Dieu ; la nuit, j'ai prié. Dieu, y a être devenu moi. Deux fois y en a moi voir Allah ! ». À ces mots, en se cachant les yeux avec les mains, il se mit à pleurer. Je compris que c'était la prière qui l'avait rendu si bon, et que deux fois dans son existence il avait mérité la grâce de voir une sainte apparition. Je l'embrassai. Quand il quitta le bagne, et vint me rendre visite à Tchita avec le mullah de cette ville, je l'accueillis, Dieu m'en est témoin, comme mon propre père, et nous nous jetâmes en même temps au cou l'un de l'autre, en nous arrosant l'un l'autre à chaudes larmes. (131)


 

1938 Starets Silouane (1866-1938)

Récits d'expériences vécues[148]     

[417] Mais ne pensez pas que je sois dans une grande grâce, ou que je sois dans l'illusion. Non, j'ai seulement connu la grâce dans sa perfection, mais je vis d'une manière pire que le dernier et le plus ignorant des hommes. Je suis moine du grand habit, mais je suis indigne de cet état. Je ne désire qu'une chose : être sauvé ; quant aux efforts et aux sacrifices, je n'en fais aucun. Et pourtant, le Seigneur m'a donné de goûter la grâce du Saint-Esprit, et c'est elle qui fait connaître à mon âme la voie de Dieu menant au Royaume des Cieux.

Je suis attristé parce que je vis avec négligence, mais je ne peux pas faire mieux. Je sais que je suis peu intelligent, presque illettré et pécheur ; mais voici, le Seigneur aime aussi de tels hommes, et c'est pourquoi mon âme aspire de toutes ses forces à travailler pour Lui.

Oh ! que la bonté de Dieu est grande ! Je suis un homme vraiment misérable, et pourtant le Seigneur m'aime. C'est qu'Il est l'Amour en personne ; Il aime tous les hommes et les appelle à Lui : « Venez à Moi, vous tous qui peinez et ployez sous le fardeau, et Je vous soulagerai » (Matth. 11,28). Ce repos dans le Saint-Esprit, l'âme humble le reçoit pour son repentir.

Nous sommes maintenant les derniers moines. Mais, même maintenant, il y a encore de nombreux ascètes que le Seigneur soustrait au regard des hommes, car ils ne font pas de miracles visibles ; mais dans leur âme, chaque jour, s'accomplissent de vrais miracles, seulement les gens ne peuvent pas les voir. Voici un miracle : quand l'âme incline à l'orgueil, elle sombre dans les ténèbres et la mélancolie ; mais lorsqu'elle s'humilie, alors viennent la joie, l'humble attendrissement du coeur et la lumière.           

L'âme de l'humble[149] est comme une mer; si quelqu'un jette une pierre à la mer, la surface de l'eau est troublée pendant un instant, puis la pierre s'enfonce dans l'abîme. Ainsi toute peine est engloutie dans le coeur de l'humble puisqu'en lui est la Force de Dieu. Où es-tu, âme humble ? Qui habite en toi ? À qui pouvons-nous te comparer ? Tu resplendis, claire comme le soleil, mais en brûlant, tu ne te consumes pas; tu réchauffes tout par contre de ton ardeur. À toi appartient la terre des doux, selon la Parole du Seigneur. Tu es semblable à un jardin de fleurs au centre duquel se trouve une belle maison où Dieu habite.

 

1950 Simon Frank (-1950)

L’humain en l’homme est sa théandrie … l’homme est destiné à être le vase de la Divinité (150/1). [150].

L’Église du Christ » n’est pas autre chose que l’unité des hommes en Dieu … qui se révèle à l’amour, c’est-à-dire à une religieuse et respectueuse perception de la nature divine en la figure humaine comme telle. (156).

Le Christ a proclamé et manifesté non pas la religion de la loi, mais celle de la grâce ; Il ne pouvait donc absolument rien « fonder », ni être un « législateur ». (230)

Les anciens Pères de l’Église comprenaient déjà qu’à tout le moins des personnalités comme Héraclite, Socrate, Platon, étaient des « chrétiens avant le Christ ».  En ce sens toute l’humanité qui a cherché et pressenti la vérité du Christ à toutes les époques de l’histoire humaine, est incluse dans l’Église mystique du Christ. (232).

 


 

1980 Lev Gillet (1893 – 1980)

Moine bénédictin brillant envoyé en mission en Galicie uniate, il rejoindra l’orthodoxie en 1928, ce qui n’ira pas sans apporter son lot d’incompréhensions et d’épreuves. Mais en naîtra le rayonnement spirituel qui permit par la suite à de jeunes communautés orthodoxes de langue française de se développer à Paris - plaque tournante de l’émigration russe - et à Beyrouth[151]. Nous choisissons de citer Communion in the Messiah, plutôt que l’une de ses nombreuses allocutions spirituelles et textes à fins spirituelles[152], pour quelques passages rapprochant chrétiens et juifs[153] :

As Abelson said, speaking of the Zohar : “Some of the cardinal doctrines of Christianity are embedded in these ideas [of the shekinah, etc.]. It seems that the starting point of such ideas was a spiritual experience, a deep need of a " coming down " of God to man and of the expiation of sin by a perfect Mediator. These inner experiences, which agreed with several passages of the Scripture, gave birth to certain thought-tendencies, still vague. At a further stage of development these thought-tendencies became crystallized in definite conceptions. [97]

The Jewish book Kuzair (12th century) said that Judaism, Christianity and Islam, are like three rings having such a close resemblance that one can hardly distinguish one from the other. [104]

In each Thou we address the eternal Thou. If I have both, will and grace, the tree on which I gaze is now no longer it. [...] The Thou meets me through grace ; it is not found by seeking.[117]

S’impose comme traduisant une grande liberté intérieure, un témoignage fort et qui s’avérera mystique au cours d’une progression du récit. Exceptionnellement nous n’omettons rien :

Interview avec le Père Lev Gillet[154]

En 1972, le père Lev Gillet accorda une interview à Edward Robinson, un « chercheur en expérience religieuse » du collège Manchester de l'université Oxford[155]. Père Lev a 79 ans au moment de l'interview. Cette interview constitue un document unique sur la vie intérieure du père Lev, bien qu'il comprenne aussi de longs échanges, en apparence secs et académiques, avec le chercheur. Car le père Lev et le chercheur ne tiennent pas le même discours : le chercheur est un académique qui se veut scientifique, alors que le père Lev, qui comprend très bien le milieu académique et le point de vue de son interlocuteur, est avant tout un spirituel, un « libre croyant universaliste, évangélique et mystique »[156], qui a une longue expérience en tant que conseiller spirituel auprès de toutes sortes de personnes aux appartenances les plus variées. De fait, l'interview [298] débute difficilement,  sur une discussion quelque peu intellectuelle concernant le sens et la nature de l'« expérience religieuse », et alors que la pensée du père Lev s'oriente tout naturellement vers le concret, le vécu, le chercheur introduit à plusieurs reprises des notions abstraites dans la discussion. Ce sont justement ces paroles du père Lev relatant ses expériences intimes intérieures et ses convictions personnelles au-delà de tout credo formel, qui témoignent dans cette interview d'un grand spirituel.

Les parties en italiques sont les questions et remarques du chercheur et celles en caractères normaux, les réponses du père Lev.

Au point de départ on a demandé à des personnes d'écrire un rapport de toute expérience où ils sentaient qu'ils avaient été sous l'influence d'une puissance soit au-delà ou en partie au-delà d'elles-mêmes et de nous raconter l'effet qu'une telle expérience avait produite sur leur vie. Nous avons reçu un grand nombre de comptes-rendus très variés ; ils vont de descriptions les plus sensationnelles du super-naturel et de l'occulte, des apparitions des morts et des rencontres avec des soucoupes volantes jusqu'à une forme plus traditionnelle d'expérience religieuse. Quelle approche faites-vous d'un tel ensemble ?

Je pense que chaque cas doit être considéré à part, étudié et analysé très attentivement.

En faisant cela, on trouve certains traits communs.

Qu'attendez-vous de trouver qui présente un intérêt particulier ?

Cela dépend de votre conception d'un phénomène religieux. J'ai bien sûr, ma propre idée là-dessus.

Pouvez-vous nous dire quels sont vos critères ?

Je pense qu'il s'agit d'un phénomène religieux lorsque vous avez conscience, d'abord, de quelque chose qui vous transcende : quelque chose de plus grand que vous-même, au-delà de vos limites. Deuxièmement, bien que ce soit transcendant, cela doit de quelque façon être immanent à vous-même, vous devez le rencontrer en vous. Troisièmement, entre ces deux expressions d'une réalité suprême (que je ne définirai pas pour le moment), il existe une possibilité d'échange dynamique. Vous en recevez quelque chose et vous lui donnez quelque chose. C'est ma conception d'un phénomène religieux. Ceci s'applique à beaucoup de cas où Dieu n'est pas en question. Vous pouvez envisager le sexe, par exemple, comme cette réalité à la fois transcendante et immanente. Ce pourrait être une sorte de religion. Vous pourriez prendre la société, ou le cosmos, pris au sens scientifique. Vous pouvez aussi la considérer comme une réalité personnelle ou supra personnelle — Dieu.

Dans quel sens le sexe, la société ou le cosmos peuvent-ils être transcendants ?

Prenons le cas d'un psychologue freudien. Il peut envisager la libido comme un pouvoir qui est transcendant et cependant immanent à tout homme et constituant la réalité suprême : quelque chose qui correspond à l' élan vital de Bergson.

[300] Est-ce que ceci ne consiste pas à prendre ses désirs pour des réalités ? En fait, il le projette et le considère comme transcendant parce qu'il veut avoir quelque chose qui de fait est au-delà de lui-même, n'est-ce pas ?

Je ne le juge pas. Je m'intéresse seulement de savoir si pour lui cela possède une valeur transcendante ou non.

Diriez-vous alors que tout le monde est religieux en un certain sens ?

Je ne sais pas ; je n'en suis pas sûr ; il peut y avoir des personnes qui ne le sont pas du tout. Mais je suppose que la plupart des gens le sont de mille façons différentes.

Comment reconnaîtriez-vous alors une personne non-religieuse ? Serait-ce quelqu'un pour qui l'existence n'a pas de sens ?

Oui. Ou bien quelqu'un qui ne veut reconnaître rien au-delà de sa propre réalité physique ou mentale. Prenez un marxiste : je ne le considère pas comme non religieux. Le marxisme est bien une théologie. Le matérialisme dialectique, pour autant que d'abord ce soit le matérialisme, est dogmatique et deuxièmement « dialectique », implique cette sorte de structure cosmique, universelle.

À partir de ceci, vous pouvez dire que tous ceux qui trouvent un quelconque sens à la vie sont religieux.

Peut-être ; mais je pense qu'il y a pas mal de gens qui n'ont pas du tout de quête de sens ; des gens qui n'ont pas d'intérêt, qui n'accusent pas ou qui ne reconnaissent pas un tel besoin. Ils vivent un jour après l'autre sans se poser de questions.

Existe-t-il vraiment de telles personnes qui ne cherchent pas du tout de sens ?

J'en ai rencontré pas mal. D'abord, j'étais victime d'une illusion : je pensais que ces personnes vivaient vraiment une sorte d'anxiété intérieure, mais ne savaient pas comment l'exprimer, ou bien qu'elles n'en étaient pas conscientes. J'ai changé d'avis maintenant que j'ai rencontré à Londres pas mal d'hommes et de femmes qui ne se posent certainement pas la moindre question ; elles n'éprouvent aucun besoin de chercher du sens, cela ne les intéresse pas. De toutes apparences, leur expérience est simplement une réaction aux événements et aux circonstances au fur et à mesure qu'ils se présentent.

Diriez-vous que cette attitude peut survivre à une crise qui pourrait se présenter dans leur vie ? Je m'intéresse à un certain nombre de personnes qui nous écrivent pour dire les effets de toute sorte de crises, et comment, jusqu'au moment où elles furent confrontées à des événements qui exigeaient un sens — le deuil et ainsi de suite — elles ne cherchaient vraiment aucun sens. Diriez-vous que les personnes que vous décrivez n'ont jamais eu à affronter des problèmes qui demandent quelque chose de plus profond que l'existence quotidienne ?

Permettez-moi de vous raconter une étrange expérience que j'ai vécue l'an passé [1971]. Au mois de mars, [302] à cette époque, j'étais très malade. J'étais en train de mourir. Pendant une semaine environ j'étais inconscient et je délirais. D'une part, je disais des choses dépourvues de sens aux personnes autour de moi. Mais tout le temps, il y avait le développement d'une sorte de dialectique à l'intérieur de moi, dont j'étais conscient et qui tenait la route. Il s'agissait de l'extension d'un rêve ou d'une vision, que je vais vous raconter maintenant.

Le premier jour de ma maladie, j'avais rendu visite à une femme persane qui avait une enfant handicapé moteur (spastique). Je lui rendais visite avec mon médecin. Je vis cet enfant bouger sur le lit, émettant des gémissements, essayant de faire des mouvements, mais incapable de les coordonner. Il tenait simplement une bouteille de lait en main, gémissant et cherchant quelque chose. Ensuite, quelques personnes sont arrivées ainsi qu'une famille persane. La situation était plutôt drôle : la mère ennuyée, ça sautait aux yeux, aurait préféré qu'elles partent. Soudain, l'enfant spastique semblait prendre conscience de la situation et se leva quelque peu disant : « Maman, kawa ! » Cela voulait dire que l'enfant savait que l'on offre du café à tout hôte ; il rappelait à sa mère de leur présenter du café. Ce qui était frappant, profondément émouvant, était de voir cet enfant sortir tout à coup de ses limites, sa prison d'enfant spastique, et de manifester un intérêt altruiste pour ces personnes. J'en étais fortement impressionné.

La nuit suivante, je devins très malade ; je commençai à perdre conscience. Puis j'eus un rêve — ou bien le vis-je d'une façon imaginaire ? — je ne sais. Je me vis sur une plaine très blanche pendant une nuit noire ; j'étais couché sur le sol. Je ne pouvais voir aucune lumière ni à droite ni à gauche, pas de maison, rien, sauf sortant de terre, par-ci par-là, de petits êtres spastiques semblables à des vers de terre. Certains d'entre eux prononçaient le mot « café » (kawa en perse) ; ils portaient une très petite lumière, comme des vers luisants. Soudain j'avais l'impression d'avoir une vision de l'univers entier : notre univers est tel où chacun, jusqu'à un certain degré, est un enfant spastique. Chacun se meut selon son propre spasme, qui peut être l'ambition, l'argent, le sexe, n'importe quoi. Chacun est prisonnier de son propre spasme comme cet enfant spastique. Mais il arrive que soudain certains d'entre eux prennent conscience de réalités en dehors d'eux-mêmes et commencent à demander du café pour les autres.

Pour moi, c'était une forme de dialectique qui se développa pendant toute une semaine dans mon inconscient alors que je délirais aux yeux des autres personnes. Il me sembla que tout l'univers était ainsi. Le sens de tout progrès dans le monde était que nous devrions aider toutes ces personnes spastiques autour de nous de façon à devenir capables, à certains moments, de demander du café pour les autres. Ceci dura toute une semaine avec des développements que je ne préciserai pas maintenant. Il y avait une séquence dialectique dans tout ceci.

Je pense maintenant que vous avez raison, quand vous avez dit qu'il y a des personnes qui, à moins de faire une crise, ne sont pas conscientes de tout ceci. Ce sont en effet des personnes spastiques, qui se meuvent [304] seulement de façon quelque peu mécanique, jusqu'au moment où leurs yeux s'ouvrent tout à coup et ils prennent conscience des autres.

Ceci suggère que notre état naturel n'est pas d'être conscient du sens, et que tous nous devons sortir de cet état.

Selon ma propre conception qui est purement individuelle et que je ne peux ni prouver ni réfuter, je pense que l'enfant spastique ne pourrait jamais être capable de songer à du café pour d'autres personnes si cela ne lui était pas donné ou suggéré par quelque chose ou quelqu'un qui lui est transcendant : ce qu'un chrétien appelle la grâce.

Quelles limites mettriez-vous à ce qu'on appelle le transcendant ? Nous avons un grand nombre de personnes parmi nos correspondants qui disent : « Nous avons trouvé un sens, c'est cela notre expérience religieuse ». Nous ne pouvons approcher entièrement cette réalité sans préconceptions, sans certaines valeurs qui nous soient propres. Nous devons demander comment le pouvoir transcendant peut être reconnu, et comment percevoir la bonté ou la malignité des influences de ce genre.

Je ne me posais aucune question à ce sujet : j'en étais venu à cette interprétation du rêve parce que j'avais déjà mes propres convictions religieuses. Celles-ci sont en relation avec une puissance personnelle ou super-personnelle, avec qui je pense avoir eu un contact personnel à certains moments de ma vie — aux moments décisifs de ma vie. J'ai eu dans ma vie tout à fait personnelle et intime, d'abord un sentiment de présence, d'une présence donnée et super personnelle. Ce sentiment demeurait en moi une heure entière de façon très intense, m'envahissant, me faisant pleurer sans la moindre raison, me submergeant complètement. Ceci m'est arrivé aux bords du lac de Galilée, peut être sous l'influence de l'environnement, le paysage et les souvenirs associés au lac de Galilée dans l'Évangile. Mais c'était tellement saisissant que je vis soudainement que l'intention que j'avais eue d'aller à Jérusalem était tout à fait inutile. Ce que j'avais vu et ressenti dépassait tout ce que j'aurais pu faire à Jérusalem. Il ne me restait qu'à retourner immédiatement en Europe et rien d'autre.

Avez-vous connu à d'autres moments cette sensation de présence ?

Oui, beaucoup, mais celle-ci, ainsi que le rêve des personnes spastiques, étaient les plus frappants. L'impact de ce rêve sur moi était le suivant : si je voulais voir les enfants spastiques sortir du sol, je ne pouvais le faire que si moi-même j'étais couché par terre tout à fait à plat, perdant toute sensation de ma propre importance, réalisant que tout ce que je faisais : écrire, parler aux gens, n'avait aucune importance. La seule chose qui importait était d'être capable de rester couché sur le sol. Alors je pouvais voir ces personnes spastiques qui se levaient. La seule chose que je peux faire est d'aider de telles personnes.

Comment mettriez-vous en rapport ces expériences en rêve et le sens de présence que vous avez ressentie avec les expé- [306] riences que d'autres personnes appelleraient purement psychiques ?

Je n'ai aucune expérience psychique de quelque nature que ce soit. Ces choses me sont entièrement étrangères.

Beaucoup de personnes nous écrivent en décrivant ce qui leur semble être une véritable expérience religieuse alors qu'ils ont vu une lumière, ou des lumières, ou leurs environnements illuminés ; ceci se combine avec la joie et parfois de la crainte. Pourquoi est-ce si courant ?

Je pense que c'est un phénomène courant dans toutes les religions. Moi-même, par exemple, j'éprouve très souvent un sentiment, non d'une lumière extérieure, mais d'une sorte d'illumination intérieure, quelque chose de radieux associé au nom de Jésus. J'ai beaucoup pratiqué ce que les orthodoxes appellent la prière de Jésus, qui consiste simplement dans la répétition du nom de Jésus. Cette expérience du nom de Jésus peut devenir quelque chose qui vous imprègne et vous donne une sorte de lumière intérieure : vous vous sentez entouré d'une lumière intérieure que vous ne pouvez décrire.

Comment pouvez-vous défendre ceci devant la critique du sceptique qui y verrait simplement une technique dont le contenu est sans rapport ? N'importe quelle philosophie que vous aimez pourrait servir de contexte à cette sorte d'expérience.

Je ne veux pas le nier. Je pense que c'est tout à fait possible qu'il y ait une origine psychologique. Mais je dirais en même temps que je ne dissocie pas Jésus de Mohammed, ni de Bouddha ou de Krishna, ou de beaucoup d'autres divinités, Isis ou Aphrodite. Je pense que beaucoup de personnes ont des contacts authentiques avec Jésus sous d'autres noms et formes.

Et je suppose qu'elles prendraient les mêmes attitudes que vous ?

Un Hindou certainement.

Vous dites ne pas avoir d'expérience psychique. Mais que diriez-vous à quelqu'un qui décrirait votre expérience comme psychique ? Votre sens de la présence par exemple ?

Je ne dirais rien. Sa déclaration pas plus que la mienne ne peuvent se prouver. J'en resterais là.

Un de nos grands problèmes consiste en la difficulté de distinguer entre ce que certaines personnes écarteraient d'emblée comme étant psychique et ce que d'autres apprécieraient comme étant de grande valeur et appelleraient religieuses. Et le cœur même de ces expériences qui, dans beaucoup de cas, paraît être semblable. Ce qui semble constituer l'élément religieux est la façon dont les gens réagissent, la façon dont ils reçoivent et répondent.

Ce sont des choses qu'on peut partager ou pas. Si quelqu'un ne partage pas son expérience, c'est inutile d'en parler. Dans ce domaine il n'y a pas de vérification au sens scientifique. Là où on ne peut pas mesurer, la vérification est impossible, et il n'y a pas de mesures à appliquer à ce genre de choses. C'est un domaine qui relève du qualitatif sans aucune recherche possible sur le quantitatif

[308] Vous diriez alors, qu'à moins de pouvoir présenter des résultats sous forme quantitative, votre travail n'est pas scientifique ?

Il fut un temps [1917-1918] où je travaillais dans le laboratoire de psychologie expérimentale à Genève avec [Édouard] Claparède. Il avait placé ces paroles de Lord Kelvin sur la porte de son laboratoire : « Si tu peux exprimer en chiffres ce dont tu parles, tu en possèdes une certaine connaissance. Sinon, tu n'en connais rien et ce que tu dis n'a guère de valeur ».

Seriez-vous encore d'accord maintenant avec ce point de vue ?

Certainement, d'un point de vue scientifique. Dans mon esprit je fais une distinction très nette entre ce qui peut être analysé par la recherche scientifique et ce qui ne peut l'être. Il n'y a pas de pont entre le quantitatif et le qualitatif.

L'un est-il plus réel que l'autre ou ne portez-vous pas de jugement ?

Il ne m'appartient pas de juger. D'une certaine façon, je suis un parfait agnostique et un parfait croyant d'autre part.

N'êtes-vous pas ouvert à la compartimentation, à penser en termes de deux mondes qui ne peuvent pas entrer en contact l'un avec l'autre ?

Je ne dirais pas cela. Je dis simplement que je ne me permets pas de dire que je sais, si je ne peux pas prouver par l'expérience ce que je sais.

Alors, la seule sorte de psychologie que vous accepteriez comme scientifique est une sorte de psychologie behavioriste ?

Non, je rejette le behaviorisme comme je rejette la psychanalyse. En ce qui me concerne, la seule forme de psychologie scientifique prouvée est la psycho-statistique.

On pourrait objecter à Lord Kelvin qu'en fait les nombres n'ont d'autre signification que mythique.

Les nombres sont la seule façon pratique d'appliquer la connaissance à la vie. Sans les nombres, il n'y a pas de connaissance scientifique, pas de technique scientifique. Je ne crois pas du tout dans une mystique des nombres.

Je pense que Kelvin disait aussi qu'il ne pouvait réellement comprendre une théorie que s’il pouvait construire un modèle.

C'est de l'imagination. Cette phrase n'a aucune valeur pour moi. Ce qui a de la valeur est le nombre, la réalité. Le modèle n'a pas de réalité ; c'est une illusion de l'esprit. Dans le domaine de la science, les modèles peuvent changer tous les vingt ans, les nombres restent.

Mais un modèle est utile pour communiquer vos idées à quelqu'un d'autre.

Oui, de façon purement empirique.

Je pense qu'on peut soutenir que les nombres sont aussi un simple modèle, que toute description scientifique est peut-être un modèle dans un langage différent : un langage qui [310] est plus pratique dans un certain sens; vous pouvez vous en servir pour contrôler ou pour prédire. Mais c'est cependant un modèle : cela ne nous rapproche pas davantage de ce qui est vraiment là.

Je ne comprends pas l'idée de « ce qui est vraiment là ». J'ai été impressionné profondément par quelque chose qui s'est passé dans un laboratoire de botanique. J'essayais de dessiner ce que je voyais sous le microscope. Le professeur vint voir ce que chacun faisait. Moi, je dessinais des cellules ; mais à la place de laisser des intervalles entre elles je les dessinais tout à fait contiguës. Le professeur me dit : « Que pensez-vous que vous êtes en train de faire ? » Je dis : « J'essaie de dessiner ces cellules ». « Pas du tout, répondit-il, vous faites de la métaphysique ». Ces paroles me sont restées et ont eu une énorme influence éducative sur moi.

Que voulait-il dire ?

Il voulait dire que j'étais en train de dessiner quelque chose qui n'était pas une réalité physique. Les intervalles entre les cellules étaient la réalité ; mais moi, j'étais en train de dessiner des cellules qui se touchaient, ce qui n'était donc pas une réalité physique et par conséquent pas de la physique non plus ; donc de la métaphysique, de la spéculation.

Voulait-il dire que vous aviez permis que votre perception soit influencée par une théorie métaphysique ?

Je ne pense pas qu'il soit allé aussi loin. Je pense que pour lui la métaphysique était une des pires qualifications. Je dessinais simplement quelque chose que je ne voyais pas.

Vous venez justement de dire maintenant que vous n'acceptiez pas la conception de « ce qui est réellement présent là ». Mais au début, vous parliez de l'expérience religieuse comme expérience d'une réalité transcendante.

Veuillez m'excuser, je déteste les mots « expérience religieuse ». Je pense qu'ils sont la cause d'une grande confusion et j'en veux à William James [philosophe pragmatique américain 1842-1910] d'avoir introduit pareille idée. Essayez par conséquent de trouver d'autres mots. Il y a quelques mots que j'aimerais faire disparaître du dictionnaire, tels que « expérience religieuse » ou le mot « mysticisme ».

Pourrais-je définir l'expérience religieuse comme l'expérience d'un phénomène religieux, en d'autres termes, comme quelque chose qui est l'objet propre de notre intérêt religieux ?

Le mot « phénomène » suffit amplement — « ce qui apparaît ». Qu'y a-t-il derrière l'apparence ? Je ne le sais ; quantitativement, scientifiquement, je ne le sais.

Mais vous avez des critères pour dire : « J'ai fait l'expérience de ceci ; je suis maintenant dans le « domaine religieux » ».

Je peux dire que ceci est le domaine des expériences religieuses ; vu de l'extérieur, je pense qu'un sociologue ou un psychologue athée seraient d'accord avec moi sur la définition d'un phénomène religieux.

[312]Vous ne pensez pas que c'est nécessaire d'avoir soi-même un intérêt religieux, d'être sensible à quelque chose avant qu'on puisse reconnaître ce qui est important dans ce domaine ? Je ne pense pas qu'un athée ait assez d'intérêt dans le domaine de la religion pour percevoir les caractéristiques importantes d'un phénomène religieux.

Je connais des psychologues de la religion qui sont des athées et qui s'intéressent très fort aux phénomènes mystiques, etc.

Sont-ils qualifiés pour les interpréter correctement ?

Oui, parce qu'ils ont un esprit scientifique. L'interprétation ne m'intéresse pas tellement, ce qui m'intéresse, c'est la description.

Mais si vous décrivez un phénomène comme étant religieux, ce mot a alors sûrement une valeur interprétative ?

Il a seulement un sens conventionnel. Je déteste également les mots « religion » et « religieux ». De même que le mot « mysticisme », la « religion » ne trouve pas place dans la Bible.

Vous finissez par adopter une position purement phénoménologique. Vous dites : « Je ne demande pas une interprétation de ces expériences ; tout ce que je ferai est simplement les approcher toutes ».

Oui, exactement.

[313] Ceci semble être plutôt réducteur. Ce qui est important pour la personne qui a vécu l’expérience en est l’interprétation.

Je suis incapable d’en donner l’interprétation. Je peux simplement essayer de tâtonner, de voir ma voie à un moment donné.

Comment pouvez-vous alors évaluer l'expérience d'autres personnes ?

Je n'évalue pas l'expérience d'autres personnes.

Diriez-vous que ceci est une attitude scientifique ?

Oui, exactement. Le mot « valeur » n'a pas sa place en science.

D'où viennent les valeurs alors ?

Je n'ai probablement pas de valeurs.

Vous n'avez pas de valeurs ?

Je ne pense pas. J'ai des réactions.

Vous pensez que les principes du comportement humain sont purement relatifs au moment ?

C'est une question d'éthique personnelle.

Oui, mais cela n'est pas en rapport avec la question de valeur ?

Je ne sais pas. Je hais le mot « valeur ». Je hais tous ces termes philosophiques. Je peux peut-être parler de [314] guidance ; je sais ce que cela signifie ; je sais ce que je ferais dans des cas particuliers. Ou même d'amour, qui est un mot terrible.

Dites-vous que toutes ces choses sont intuitives, qu'il ne sert à rien d'essayer d'en faire un système ?

Je ne sais pas ce que signifie « intuitif », bien que je fusse un disciple de Bergson dans ma jeunesse. Mais je crois qu'il peut y avoir cette conviction, qui n'a rien à voir avec la science, qu'il y a une lumière intérieure donnée par Dieu. J'en parle dans le sens que lui donnent les quakers.

En fin de compte, la seule guidance valable est justement ce que tout un chacun éprouve comme sa propre expérience individuelle ?

Il n'y a pas deux cas qui soient semblables. Il ne peut y avoir de valeurs absolues qui ont la même force pour des personnes différentes. Bien que j'admette tout à fait qu'un État doit avoir des lois.

Lorsque saint Jean dit : « Il faut éprouver les esprits » (1 in 4, 1), pour voir quels sont les bons et les mauvais, n'incluait-il pas que vous deviez avoir quelques critères de jugement ?

Oui, j'ai des critères.

D’où viennent-ils?

Je pense qu'ils viennent de Dieu.

Ceci ne nous amène-t-il pas à une position où chacun peut dire : «Je possède mes propres valeurs intuitives, ma propre guidance, qui sont aussi bonnes que les vôtres » ?

Je pense certainement que vous avez toujours le droit de dire « ma guidance est aussi bonne que la vôtre ». Si c'est vraiment de la guidance, elle est aussi bonne que celle de n'importe qui. Il n'y a pas de guidance commune à deux personnes.

Mais notre connaissance de Dieu est imparfaite et chacun de nous interprète la volonté de Dieu selon sa propre expérience. Vous direz sûrement que certaines personnes sont plus proches de l'Esprit de Dieu que d'autres ?

Certainement. Mais Dieu a une façon différente d'agir selon chaque personne. Je rejetterais absolument comme une hérésie horrible — pour autant que je sois un chasseur d'hérésies, ce que je suis — l'idée que Dieu aime certaines personnes plus que d'autres. Je dirais qu'il n'y a rien de quantitatif en Dieu, en lui il n'y a pas de plus ni de moins. Ne quantifiez pas Dieu. N'évaluez pas son amour. L'amour de Dieu est une sorte de pression atmosphérique qui porte chacun de façon égale. La seule différence est qu'il y a des personnes qui s'ouvrent à cette pression, tandis que d'autres se ferment. Mais c'est le même amour entier, total, divin, absolu qui entoure chacun, qui parle à chacun, qui agit en chacun. [317]

Et un Hitler, un Staline sont complètement fermés à cela, pensez-vous ?

Certainement. Ils ont été entourés par la même pression d'amour divin que n'importe quel autre saint, mais ils se sont fermés.

Comme disciple de Bergson, pourriez-vous nous dire comment il approchait des questions de cette sorte ? Il aurait sûrement validé l'expérience d'autres personnes.

Oui, certainement.

Plus que vous ?

Non. J'ai le plus grand respect pour l'expérience sincère d'autres personnes. Comme disait Bergson, lorsque vous voulez connaître un sujet, vous allez trouver un spécialiste. Lorsque je veux connaître la réalité des choses spirituelles je vais directement trouver les mystiques, les saints, les personnes qui ont des visions ou des extases. Ils connaissent des choses que moi je ne connais pas ; je dois me renseigner auprès d'eux. Si j'ai des réparations électriques à faire dans ma maison, je fais venir un électricien.

Vous diriez alors qu'il peut y avoir une certaine valeur dans l'étude de l'expérience religieuse d'autres personnes ?

L'expérience religieuse d'autres personnes peut m'ouvrir de formidables paysages, d'énormes et nouvelles visions. Et je serai toujours reconnaissant à ceux et celles dont les visions ont enrichi les miennes.

Ceci comprendrait William James ?

Eh bien, j'ai des sentiments très complexes à l'égard de William James.

Beaucoup de personnes sont reconnaissantes à James parce que par ses travaux, il a ouvert leurs esprits à la possibilité de l'expérience religieuse.

Oui, son livre [Les variétés de l’expérience religieuse, 1902] a eu une influence énorme. Mais je me demande s'il n'a pas seulement soulevé un intérêt pour cette question. A-t-il mené à une foi plus grande dans la validité de ces expériences ? D'un point de vue scientifique, c'est très intéressant, mais pas du tout d'un point de vue religieux. La seule question religieuse pourrait être : est-ce que le livre de James a créé chez les personnes qui l'ont lu plus d'amour pour Dieu et pour leur prochain ?

Il a créé chez beaucoup de personnes, j'en suis sûr, qui auparavant n'étaient pas prêtes à regarder ces choses sérieusement, un empressement à se demander : «Je me demande s'il y a quelque chose en tout ceci ou non » ? Et ceci a fait tomber pas mal de personnes au bas de l'échelle qui...

Oui, probablement. Je pense que son influence peut avoir été très positive.

[318] Vous avez introduit beaucoup de valeurs ; vous les avez glissées par la porte arrière : des attitudes positives, l'amour de Dieu — pourquoi est-ce que ces choses en valent la peine ?

Oh, parce qu'on m'a dit que cela en valait la peine, Dieu me l'a dit.

Que diriez-vous de la personne qui aurait fait l'expérience contraire ?

Je dirais probablement qu'elle a fait une expérience authentique et que Dieu lui a parlé par sa conviction qui est très différente de la mienne. Mais il doit y avoir une faille quelque part. Je pense que toute expérience qui est authentique, immédiate, sincère est vraie. Je dirais qu'une expérience authentique conduit à un contact authentique avec Dieu.

Il me semble que ceci conduit à une grande richesse et en même temps à un désordre suprême.

Je ne suis pas sûr que cet univers soit bien ordonné. Selon moi, cet univers n'est pas celui que Dieu a fait : c'est un univers imparfait. Et ce Dieu, mon Dieu, est un Dieu qui souffre.

Comment en arrivez-vous à ce jugement sur votre Dieu ? Vous avez choisi votre Dieu.

Non, je n'ai pas choisi mon Dieu. Dieu a choisi la sorte d'expérience, si vous aimez ce mot, qu'il m'a donnée. Ce n'est pas mon choix : c'est une sorte de révélation que Dieu m'a faite de lui-même.

Mais c'est vous qui choisissez. Vous dites que vous allez trouver les experts qui ont l'expérience. Mais il y a beaucoup de personnes qui vous donneraient des conseils différents, qui prétendent avoir eu une expérience directe et authentique.

Je suis toujours disposé à les écouter.

Et alors vous discernez pour vous ce qui est valable ou pas.

Je pense que Dieu me guide dans mon interprétation et mon choix.

« Dieu » semble alors être simplement un nom pour ce que vous pensez être la réalité la plus valable.

Je suis tout à fait d'accord d'éliminer le mot « Dieu ». Il ne signifie rien. Il ne contient rien de précis ni d'instructif ni d'éclairant sur lui.

C'est dans la Bible, à la différence de « religion » et « mysticisme ».

Il ne se trouve pas dans la Bible. Dans la Bible, il a un nom très personnel, Yahvé. L'Ancien Testament ne parle jamais de Dieu de façon abstraite. Je pense que nous avons vidé le mot « Dieu » de toute signification. Si nous voulons vraiment que notre prière soit authentique, nous devrons nous adresser dans tous les cas à Dieu personnellement avec nos besoins actuels qui nous font nous adresser à lui. Il y a des moments où je lui dirais : « Seigneur de Beauté » ; à d'autres : « Seigneur de Vérité ». Mais pas : « Dieu », qui est simplement une abstraction. [320]

Où trouvez-vous l'unité dans ces différents aspects de Dieu ?

Je pense que toutes ces qualifications que nous donnons à Dieu, toutes nos demandes pour nos besoins, peuvent toutes se ramener à quelque chose que nous recevons de Dieu : « Tu es aimé », les paroles mêmes adressées par l'ange au prophète Daniel (Dn 9, 23). Et ma réaction : « Je t'aime et j'aime les autres » — c'est l'Évangile. « Que dois-je faire pour avoir la vie éternelle ? », demande l'Évangile : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de tout toi-même » (Mt 22, 37-40). C'est tout.

Mais ceci ne veut pas dire que vous devriez aimer tout ce qui, pour vous, a une signification au sens le plus large.

Je pense qu'un mot très important dans cette phrase de Jésus est « ton ». «Le Seigneur ton Dieu » est un Dieu dont tu peux faire l'expérience comme ton Dieu.

Pourriez-vous dire quelque chose au sujet du mal ?

Le problème du mal est insoluble pour moi si vous le séparez de l'idée d'une chute. La véritable tragédie n'est pas apparue avec le premier homme, mais avec la première séparation de ce que l'Évangile appelle la puissance des ténèbres, le Prince des ténèbres. À un moment donné, il y a eu un affrontement que nous ne connaissons pas entièrement, une séparation. Depuis lors, les créatures qui étaient créées pour vivre en synchronisation, pour coopérer, ont commencé à se dénaturer en se développant indépendamment. Je suis d'accord avec Teilhard de Chardin lorsqu'il dit que l'origine du mal peut déjà se rencontrer en biologie lorsqu'un tissu ou une cellule veut vivre une vie indépendante, ne dépendant plus des autres. C'est à ce moment que le cancer commence. Le cancer est vraiment un modèle du mal parce que c'est le genre de chose qui se déclare indépendant et qui veut croître indépendamment en rompant la coopération avec d'autres éléments. Il y eut à un certain moment, un temps de refus, lorsque Dieu demanda un « oui » ou un « non » à certaines puissances. Certaines dirent « non » et en disant ce « non » elles devinrent indépendantes. Et l'harmonie entière de tout l'univers fut brisée. Alors les différentes espèces biologiques commencèrent à se manger les unes les autres, etc. Ce n'est pas cela que Dieu voulait.

Je pense maintenant que Dieu est un Dieu souffrant, non un Dieu assis sur un trône, mais luttant avec nous, parmi nous. Et durant cette lutte, il lui arrive d'être blessé, même d'être apparemment tué dans telles ou telles âmes. Et pourtant nous croyons qu'il sera le plus fort à la fin. Comment un Dieu tout-puissant, comme je le crois, peut-il être en même temps un Dieu souffrant ? Être un Dieu souffrant ne veut pas dire qu'on peut lui imposer de force la souffrance. On ne peut forcer Dieu en rien. Mais volontairement, spontanément, il peut prendre la souffrance humaine sur lui partager notre souffrance, parce que c'est nécessaire pour que notre propre « oui » à son égard puisse être totalement libre.

Il veut que nous lui disions « oui ». Si nous devons pouvoir dire « oui » valablement, nous devons aussi être capables de dire « non ». Et si nous sommes capables de [322]       dire « non », cela ouvre la porte à tous les reniements, les refus, les chagrins, les catastrophes et tout le reste.

Je m'étonne combien cette harmonie qui existait jadis et qui a été cassée est, à vos yeux, en relation avec l'expérience que beaucoup de personnes rapportent comme étant une sorte de sentiment « océanique », un sens d'unité cosmique, comme formant d'une certaine façon « un » avec leur environnement — la sorte de chose que [William] Wordsworth a décrit ?

Je pense que dans cette vie déjà cette harmonie, cette unité peut être établie par quelques personnes privilégiées. Je pense qu'il y a des personnes, des saints par exemple, qui peuvent obtenir un pouvoir sur le monde physique, le monde animal et végétal.

Mais l'établissement de cette harmonie même est peut-être quelque chose de différent de la vision momentanée que beaucoup de personnes décrivent dans leur expérience.

Cet instant de vision est une partie de l'harmonie originelle, je pense, une anticipation de ce que nous aurons ou pourrons avoir.

Qu'en est-il alors de la doctrine chrétienne de la création qui dit qu'elle est très bonne ?

Elle était très bonne. Je pense que l'important est ce qui s'est passé dans le monde des anges. Je crois fermement en un monde angélique qui est plus important que notre monde humain. Je pense que de grandes décisions ont été prises dans le monde des anges et des démons.

Je pense que la seule représentation correcte de la grande personne du démon est la représentation musulmane. La représentation chrétienne est une caricature. Le Satan musulman est Iblis. Le péché d'Iblis fut un excès d'amour pour Dieu. Il était tellement attiré par la beauté de Dieu, la splendeur de Dieu, qu'il ne pouvait pas supporter l'idée que Dieu puisse un jour venir parmi les hommes. Il rejeta cette idée afin de sauvegarder l'unicité de Dieu, la suprême beauté de Dieu. C'est la conception musulmane, qui est très belle.

Mais n'est-ce pas l'élément d'indépendance que vous trouviez être au centre de la conception chrétienne de la chute ?

Je pense que le lien entre les deux conceptions est une certaine recherche de noblesse et de pureté. Nous ne devons pas voir Satan dans la caricature du monde occidental. Il est un personnage de grande noblesse, beauté et importance. Il demeure un Prince des anges. Et les vraies tentations qui viennent de Satan ne sont pas des tentations ignobles, comme celles qui viennent des instincts. Elles viennent sous la plus belle forme de l'intellect, le moral, le spirituel et l'esthétique : des créations séparées de Dieu. Elles se trouvent en toute création artistique qui nous mène au désespoir ou qui est une expression de désespoir. Je vais dire quelque chose qui pourrait vous scandaliser. Je considère les œuvres de Wagner et des musiques comme la neuvième symphonie de Beethoven et les nocturnes de Chopin comme influencées par le diable, parce qu'elles sont souvent l'expression d'un pur désespoir, sans la moindre lueur d'espoir du monde beau, grand, mais séparé. [324]   

Est-ce que celles-ci n'expriment pas une authentique expérience ?

Si, mais il n'y a pas de place pour Dieu.

Mais est-ce qu'on ne trouve pas Dieu dans cette conscience existentielle de désespoir et dans le fait d'y faire face ?

Certainement, si ce désespoir est transformé par une lueur de lumière, Dieu y serait présent. Mais dans le cas de Schopenhauer, par exemple, c'est diabolique.

Mais le désespoir peut de fait être un état créatif. Beaucoup de personnes décrivent qu'elles ont seulement été capables d'atteindre une nouvelle conscience de la vérité, résultat d'un désespoir total ; elles se sentent au fond du panier.

Vous revenez alors à cette image dont j'ai parlé quand j'ai moi-même fait l'expérience d'être couché à terre incapable de descendre plus bas encore. Comme une balle qui touche le sol et doit alors rebondir. Mais il y a des personnes qui restent à terre et ne voient aucune lueur d'espoir.

Est-ce que je peux revenir à Bergson ? Comment interpréteriez-vous son idée de l'élan vital en termes religieux ? Quelle relation y a-t-il entre ceci et ce que nous appellerions l'expérience religieuse ?

Jung a fait un lien entre eux. Pour lui, la libido était l'élan vital. Il y a une tendance vers quelque chose de toujours plus grand, tendant, comme dirait Teilhard de Chardin, vers le Point Oméga.

Mais est-ce que l’élan vital est quelque chose d'immanent ou est-ce quelque chose qui vient d'au-delà de l'homme ?

D'au-delà de l'homme, oui. Bergson a écrit explicitement dans une phrase dont je me souviens : « Je crois en un Dieu, libre et personnel, libre et créateur ».

Mais l'idée de la libido de Jung n'est pas aussi transcendante que cela.

Dans les deux dernières années de sa vie, Jung pensa cet élan comme existant vraiment. Et il ajouta à ceci son idée des Archétypes qui agissent sur nous depuis le commencement.

Pensez-vous que le mal puisse prendre une initiative ? Lorsque nous parlons de guidance, je pense à des démons déguisés en anges de lumière.

Il y a des critères très précis pour juger la guidance. D'abord la guidance ne doit pas venir seulement une fois ; elle doit être répétée. Deuxièmement, elle doit être prononcée dans le style de Dieu ; c'est très important. Dieu a son langage, à lui. Je dirai que vous pouvez reconnaître grammaticalement une phrase parlée par Dieu. Troisièmement, vous pouvez tester une guidance en la partageant avec d'autres personnes. Demandez à quatre ou cinq personnes qui comprennent votre problème de prier pour trouver une solution et demander une guidance, et voyez si les réponses convergent. Quatrièmement, celle sans équivoque : est-ce que cette guidance vous cause de la tristesse, de l'amertume, de la [326] haine ou bien la joie et l'amour envers Dieu et les autres ? Jugez l'arbre à son fruit.

Pourriez-vous dire quelque chose sur le style ? Différentes personnes le décrivent de façon différente. Les variétés d'expériences religieuses reflètent les variétés de la grammaire de Dieu. Comment pouvez-vous dire que tel est un vrai style et un autre un faux ? Que se passe-t-il si quelqu'un n'est pas d'accord avec vous sur le style ?

J'ai posé ces questions à plusieurs personnes et j'ai vu qu'elles s'accordaient sur le style de Dieu. Mais souvent, dans leurs interprétations, leurs développements des paroles prononcées par Dieu, elles essayaient de les formuler de façon humaine — en de longues phrases que l'on ne peut pas attribuer à Dieu. Dieu parle toujours en de très courtes phrases. Souvent il ne dépasse pas plus de cinq ou six mots. Ils sont prononcés d'une façon telle que je ne trouve qu'un adjectif : IRRÉVOCABLE. Il ne laisse la porte ouverte à aucun argument, aucune contestation, aucun questionnement. Je pense que ce sont les deux caractéristiques : une grande brièveté et un caractère absolu.

Beaucoup de personnes qui nous écrivent disent que leur première conscience de cette autre dimension leur vint sous forme de doutes. Des questions s'élevèrent elles-mêmes. Ceci semble être un problème différent du verdict final, autoritaire et définitif &la ressemble davantage à de l'incompréhension.

C'est un autre problème. C'est ce que j'appellerais la méthode d'infiltration par Dieu. Vous vous rappelez l'épisode dans l'Évangile des deux disciples sur la route d'Emmaüs. Ils discutent entre eux quand Jésus arrive (cf. Lc 24, 13-16). Dans l'Évangile, lorsque Jésus rencontre des personnes, il leur fait face. Ceci est le seul cas où Il s'approche d'eux par-derrière. Il les suit, les écoute, les entend et entre dans leur conversation. Ceci n'est pas la façon de parler avec autorité, mais la méthode d'infiltration. Il peut entrer en nous comme l'encre peut pénétrer dans du papier buvard.

Il se peut qu'il y en ait qui ne soient conscients d'aucune guidance au moment même, rien de transcendant, mais plus tard ils regarderont en arrière et verront un style; ils verront que des portes furent ouvertes et fermées.

Oui, cela arrive.

Je me demande si les idées de Michael Polanyi vous intéressent, lorsqu'il fait la distinction entre la connaissance explicite et tacite, et suggère que la connaissance tacite est plus fondamentale que la connaissance explicite. Je pense que la connaissance explicite s'ajoute à la connaissance tacite de façon continue.

Je tiens seulement beaucoup à ne pas mélanger ce qui est science avec ce qui ne l'est pas, c'est-à-dire, ce qui n'est pas vérifiable, mesurable.

Mais toute science ne peut pas s'exprimer en termes de choses matérielles.

Je ne réduis pas la réalité à des choses matérielles. Pour l'instant, je parle seulement des critères de la connaissance scientifique. [328]

Est-ce que Bergson aurait admis que l’élan vital soit ouvert à l’investigation scientifique ?

Non. Il insista là-dessus.

Comment alors défendre sa philosophie contre l’accusation de produire un deus ex machina dans cet élan vital, une sorte de Dieu qui remplisse les lacunes dans les parties que la science ne peut expliquer ?

C’était simple pour Bergson : il ne s’appuya pas sur la science, mais sur l’intuition, et l’intuition est quelque chose de tour à fait différent de l’approche scientifique.

Et le critique dira que vous déplacez gentiment le problème dans un monde où vous ne pouvez plus le questionner. Selon Polanyi, il n’est pas nécessaire de prendre cette sorte d’action défensive, puisque d’après lui, la science dépend davantage de l’intuition ; on est actuellement prêt à le reconnaître.

Ne compliquons pas les choses. je parle de la connaissance scientifique. Lorsque je dis que le roi Louis XV1 fut décapité le 21 janvier 1793, ie parle de quelque chose que l'on peut vérifier. Ceci est de la connaissance scientifique. Mais il y a beaucoup de choses qui ne sont pas de la connaissance scientifique. Nous parlons des lois de la nature: elles n'existent pas. Nous avons seulement les calculs des probabilités et les statistiques. Vous ne pouvez pas, par exemple, prouver qu’il ne peut pas y avoir une résurrection des morts. La seule chose que nous pouvons dire est que jusqu'à maintenant, nous ne disposons pas d'un cas vérifiable de résurrection d'un mort. Cela ne signifie pas que, parce que quatre-vingt-dix-neuf ne sont pas ressuscités, le centième ne ressuscitera pas. C'est une question de probabilité : il n'y a pas de lois. Les lois de la nature sont une fiction de l'imagination. En ce qui me concerne, je ne vois pas de conflit entre la religion et la science parce qu'elles ne se mélangent d'aucune façon.

Vivons-nous alors dans un ordre dualiste ?

Exactement, je suis d'accord avec vous. Du point de vue de la connaissance, nous ne pouvons jamais mélanger ce qui est vérifiable avec ce qui ne l'est pas. Du point de vue de la connaissance, nous vivons dans un monde dualiste. Mais je ne dis pas que la science nous donne l'essence du monde.

 


 

 

 

 

 

 

 

 


 

 

 

4. Religions du Livre

 

 

 

 

 

 


 

 

 

Judaïsme

 

 

 

 

 

 

 

 

 

    1827 Dov Baer de Loubavitch (1773 - 1827)

Dov Baer a dirigé l’approche habad en faveur d’une contemplation mentale sobre, qui prit place par son père Schnéour Zalman au sein du mouvement hassidique créé par Israël ben Eliézer, le « Maître du Nom » ou Ba’al Shem Tov [157]. Pour le habad, « ce n’est que du point de vue de Ses créatures que le monde semble jouir d’une existence indépendante … Il a voilé à leurs yeux la divine lumière afin que puissent durer les créatures…[158] ». Dieu est ainsi transcendant par rapport à l’univers, bien qu’il n’y ait pas d’univers sans Lui, ce qui distingue cette conception du panthéisme de Spinoza. « L’âme divine est revêtue de l’âme naturelle à travers laquelle elle s’exprime, tout comme l’âme naturelle est revêtue de volonté, pensée, émotions et actes [159] ».

Nous allons citer assez longuement l’« échelle » habad parce que, loin d’être théorie, elle traduit avec précision une expérience mystique vécue du côté juif – égale aux plus profondes rapportées dans ce volume du côté chrétien. Les cinq degrés de l’âme sont  présentés avec clarté par L. Jacobs : « Le plus bas est celui de néphesh ; c'est un simple désir, pas davantage, d'être proche de Dieu ; l'homme réfléchit sur son indignité et son grand éloignement du divin ; il souhaite ressentir le divin, mais ne trouve aucune réponse en son âme. (C'est ce que Dov Baer exprime par l'« entendre-du-lointain ».) Mais, comme il a reconnu qu'il est loin de Dieu, il décide de mener une vie meilleure. Le degré de néphesh a donc des implications dans l'action, mais sans chaleur spirituelle, même pas dans l'action. Vient ensuite le degré de rouah qui engage les émo­tions. Dieu est suffisamment proche pour que soit pris l'enga­gement de mener une vie selon le bien, et la chaleur spirituelle est assez grande pour être transmise à l'acte. Celui qui parvient à ce stade se comporte suivant l'importance du bien qu'il accorde à la proximité de Dieu. Mais la véritable expérience du divin est encore très faible ici. Vient ensuite le degré de neshamah : le cœur est vraiment impliqué. Il ne s'agit plus seulement de désirer Dieu ou de vouloir accomplir Sa volonté. L'homme jouit véritablement de Dieu. Plus haut est le degré de hayyah où le mental, autant que le cœur, est transporté d'extase. À ce degré, l'homme est si proche de Dieu que le divin est perçu avec une grande plénitude. Aussi le ravissement peut-il se prolonger. Enfin, supérieur à tous, est le degré de yehidah où il y a « simple vouloir », volonté pure de connaître Dieu, plus haute que tout intellect et toute émotion. À ce stade, l'homme a virtuellement accompli le dépassement de soi, et il aborde le divin par-delà toutes les limites normales impo­sées par sa nature physique [160]. » On retrouve ainsi une expérience comparable à celle des mystiques chrétiens qui donnent la première place à la volonté, comme par ex. Canfield (qui suit une longue tradition). Au-delà de ce bref résumé, citons Dov Baer qui précise et donne vie aux trois derniers degrés de la vie mystique, en commençant par celui de neshamah :

…extase essentielle de l'âme divine. Si même elle pénètre dans le cœur avec une forte sensation, elle n'est en rien une extase consciente. Elle est en effet si peu ressentie par celui qui l'éprouve, que, au moment de l'extase, il ne se rend absolument pas compte qu'il est transporté d'extase. ... Telle est la nature de toute extase essentielle ; par exemple, de l'extase essentielle de l'âme naturelle dans le désir physique. Nous voyons bien que lors­qu'on est transporté d'extase à cause de quelque chose d'agréable, on est totalement inconscient de cet état : l'extase est vécue dans le cœur, mais sans conscience de soi. Plus l'extase essentielle est profonde (par exemple, l'amour ou la volonté, et le ravissement d'une très grande profondeur), moins on la sent. On rencontre ce stade chez la plupart des hommes dont l'âme divine n'est pas devenue impure et n'a pas été fortement souillée par la contamination du corps dans le désir étranger du cœur charnel extérieur. Comme il est écrit (Ps. 24, 4) : « Celui dont les mains sont sans tache et le coeur pur... » L'intention de son esprit irradiant son cœur, il est dit de lui (Ps. 119, 10) : « De tout mon cœur je Te cherche »[161].

Le degré de hayyah :

…doit, par la force des choses, venir sponta­nément et sans artifice. Exactement comme survient sponta­nément, par exemple, une soudaine extase de l'âme qui vous fait frapper des mains, etc., de même ce chant pénètre de lui­-même et involontairement le cœur charnel à la manière de toute extase essentielle. Et ce spontané est la principale carac­téristique du divin … Cette concentration donc n'est autre que celle de la véritable lumière divine en elle-même, et ne provient pas de la compré­hension ou de l'intelligence de la lumière divine. [162].

Enfin le dernier degré de yehidah est :

…l'essence véritable qui s'élève dans le chant, chant simple essentiel [la mélodie avant qu’elle ne soit traduite dans la suite des notes, (n. Jacobs)], et non « chant double ». Car le « chant double » dont nous avons parlé est le ravissement essentiel qui se produit de manière détaillée ... cela s'appelle aussi simple vouloir essentiel, qui n'est pas res­senti et ne se morcelle pas ... le vouloir essentiel est un. Il comprend toutes les volontés, et celles-ci lui sont secondes. On peut en donner une illustration. Lorsqu'un homme lutte contre une mort toute proche, toute la pointe de la volonté essentielle de l'âme s'éveille en lui, car ce qui est enjeu est de la plus haute importance pour son essence véritable. Toutes ses autres volontés à propos d'autres sujets qui ne concernent pas son essence véritable, comme l'amour de la nourriture ou l'amour pour sa femme et ses enfants, sont toutes considérées comme rien, car elles sont toutes incluses dans sa volonté essentielle qui concerne son essence tout entière. C'est cela « l'extase de l'essence tout entière ». En d'autres termes, tout son être est si totalement absorbé que rien ne subsiste et qu'il n'a aucune conscience de soi. Tel est l'amour sans limite ... Ce stade est radicalement plus élevé que la raison et la connais­sance [163].

Ce qui touche le plus chez Dov Baer, c’est son souci de répondre à la tâche écrasante qui lui est confié auprès des « amis » qu’il corrige et réveille du sommeil provoqué par leurs soucis de la dure survie dans l’empire russe. En même temps est décrite avec vivacité la pesanteur de novices qu’il doit éveiller. Car le spirituel non accompli :

…paraît humble et méprisable à ses propres yeux et semble être parvenu à l'« anéantissement de soi », mais c'est en réalité le contraire : il a une haute idée de lui-même, c'est l'orgueil dans toute son ampleur. La preuve en est que lorsqu'on le réprimande vertement (on lui dit Shah !) , il est grande­ment troublé jusqu'à tomber malade. Il désirait parvenir au stade de l'« anéantissement », comme si c'était bien la seule chose qui manquait en lui. De là surgissent, chez de nombreux jeunes, les divers appétits de domination, le besoin d'influencer les autres, et cela n'est dû qu'à l'illusion que leur but est désintéressé. Cette maladie se rencontre fréquemment chez la majorité des « enfants », ces hommes jeunes et fragiles qui n'ont jamais vraiment goûté la saveur de la vraie amertume de la mélancolie naturelle [non la dépression, mais celle du « cœur brisé » qui apprend à ne désirer rien pour lui-même], de la « brisure », et qui aspirent à atteindre trop rapidement la divine sagesse dans toute son ampleur. Cela est dû principalement à l'enchevêtrement (du bien et du mal) dans l'âme naturelle qui lui a été transmise par ses parents, - et le résultat en est qu'il est conscient de soi, et cela, comme on le sait, est le mal de nogah [excès de conscience de soi (n. J.)]. C'est pourquoi, dans tout ce qu'il entreprend, même à propos de sujets divins, il ne se débarrasse jamais [de la conscience de soi].

C'est là une des causes fondamentales. Tel homme possède peut-être une âme [parcelle de Dieu] plus haute que d'autres, et pourtant l'âme naturelle, quant à elle, peut provenir d'un « lieu » très bas. C'est pourquoi il possède un plus haut degré d'extase divine essentielle, mais, dans les vêtements de nogah dans le corps, elle est d'une grande conscience de soi. Réciproquement, tel autre aura l'âme divine humble et éloignée de l'extase divine, par comparaison à d'autres, mais son âme naturelle peut être très affinée, au niveau de l' « anéantissement » et de l'absence de conscience de soi ; il n'a même pas le sens du bien qu'il fait, ignorant être parvenu à accomplir quelque chose. Et celui dont l'âme et le corps viennent tous deux d'un « lieu » élevé, le Seigneur est avec lui puisqu'il est un vase prêt à rece­voir toute chose.

Ceux qui sont parvenus au degré le plus haut dans ce domaine, ce sont les plus anciens d'entre nous qui ont reçu en leur âme chaque goutte amère à l'âme même, et cela en rap­port avec les paroles du Dieu vivant [par l’exercice du « cœur brisé » (n. J.)]. Lorsque même ils parviennent à l'extase de l'esprit, ce n'est pas dans l'intention d'atteindre un « degré », ni dans leur propre intérêt, mais, au fond d'eux-mêmes, ils désirent seulement la proximité de Dieu. Ce sont alors délices divines en intention droite. Là réside le Seigneur, en chacun selon le degré de pureté dans les profon­deurs de la concentration divine. La preuve en est qu'ensuite, on parvient à l'humilité vraie, au « rien » ; on n'est rien, en essence et non de ce « rien » artificiel qui vient en considérant sa propre indignité [réfléchir à son néant serait attirer l’attention sur son moi (n. J.)] C'est pourquoi il n'est nullement ému par une insulte (comme ce « chut ! ») et ne la sent même pas, car il est vraiment méprisable à ses propres yeux, puisqu'il ne possède rien en propre, et c'est là le contraire même de l'orgueil [164].

En conclusion il affirme avec autorité un pouvoir spirituel dont il est le canal :

Je veux également mentionner cette indulgence que l'on s'ac­corde en engageant tout son cœur dans la recherche de sa sub­sistance au point que tous les jours de l'homme sont gaspillés en vain. Car telle est la cause principale de l'effondrement pour la majorité de nos amis, grands et petits, anciens et nouveaux, jusqu'à ce que le Seigneur répande des Hauts ­Lieux Son esprit sur eux, et qu'ils s'éveillent de leur torpeur. ... Mais, ô mes frères bien-aimés ! vous dont l'âme est attachée à la mienne, qui cherchez les paroles du Dieu vivant  ... vous me croirez lorsque je dis que toutes les paroles de ma bouche sortent en vérité de la pointe de mon cœur, telles qu'elles sont dans mon cœur et mon âme, en ma nature et mon être essen­tiels, telles que j'y ai été formé depuis ma jeunesse sous la direction de mon Maître et père, qui m'a enseigné et instruit - bénie est sa mémoire, jour après jour. On ne doit pas dire - Dieu nous en garde - qu'il y a ici des secrets à ne révéler qu'au « modeste » (c'est-à-dire : aux « initiés »), ou au contraire des choses qui ne s'adressent qu'à ceux qui n'ont pas encore été formés à la vérité ... je jure, par ma vie, que pas même la moitié d'un mot, dans tous les sujets que je vous ai expliqués, ne vient d'ailleurs que de la pointe de mon cœur, et tous sont destinés à être découverts et compris par chacun de ceux qui ont goûté la saveur de l'engagement depuis sa jeunesse dans les paroles du Dieu vivant. Car toutes ces paroles que j'ai pro­noncées sont bâties sur l'expérience que j'ai acquise depuis ma jeunesse, depuis vingt années et plus, dans le saint temple de mon Maître et père qui m'a enseigné et guidé, - bénie est sa mémoire -. De lui, j'ai connu dans tous leurs détails les souffrances de nos amis, et j'ai examiné par moi-même le cœur de chacun et l'erreur de chacun, autant que l'a permis ma compréhension. C'est pourquoi, que celui qui le désire, obéisse. J'attends votre réponse de la main de notre distingué ami, le messager ... Dov Baer, fils du Rabbi notre Maître et père, qui nous a enseignés et guidés, le vrai Gaon…[165].

Le hassidisme fut très présent dans toute l’Europe orientale. On connaît surtout ses beaux apologues [166]. Il a été cependant décrit de première main par un ami de Kafka (entrée suivante). La branche des « Loubavitch » a survécue à la shoah.


 

1943 Jiri Langer (1894-1943)

« Pour écrire ce livre, mon frère Jiri dut se transporter de la réalité vivante de ce siècle dans l'atmosphère de la mystique du Moyen Age. Et cela non seulement métaphoriquement, sur les ailes de l'imagination, mais d'une façon bien réaliste, en achetant un billet de chemin de fer dans une gare de Prague à destination d'une petite ville de l'est de la Galicie. C'était très facile, car la monarchie austro-hongroise existait encore au début du siècle, elle unissait des nations parfois très éloignées les unes des autres géographiquement et culturellement. C'est ainsi qu'après vingt-quatre heures de voyage ou un peu plus, dans un train crasseux, Jiri se retrouva à cinq cents kilomètres à l'est et, simultanément, à deux ou même cinq siècles en arrière. Un jeune homme qui venait de la belle ville de Prague, un jeune homme appartenant à une famille juive habituée à tout le confort dont on pouvait disposer au début du 20e siècle, s'était installé dans une communauté de croyants qui vivait comme une petite nation autonome, entourée par un mur intérieur, et par là d'autant plus impénétrable, qui la séparait du temps et de l'espace environnants.

« Je lus tout d'une traite. Il n'y avait rien de nébuleux ou d'incompréhensible dans le mysticisme de ce livre : les miracles et prodiges qui en formaient la trame, loin d'être surchargés de pathos et coupés de la réalité, étaient « taillés » à la mesure de l'homme ; il s'en dégageait un charme émouvant. Ces légendes parlaient de saints rabbins capables de faire des miracles et vivant une relation d'intimité avec le Seigneur telle qu'ils pouvaient même se permettre d'être insolents avec lui ; dans cette atmosphère, un miracle accompli par Dieu ne semblait rien de plus qu'un simple geste d'entraide de bon voisinage. Les histoires parlaient des hassidim, ces enfants spécialement aimés de Dieu, qui avaient, en vertu de leur piété infinie, le rare privilège de réclamer à la Providence, par l'intercession de leurs saints, tout ce dont ils avaient besoin pour vivre.

« La beauté de la doctrine hassidique réside principalement dans sa proclamation de la nature spirituelle de toutes choses. Selon la conception hassidique, tout est surnaturel, rempli des étincelles de la sainteté divine, et tout acte purement physique de la vie humaine, comme manger et boire, se baigner et dormir, danser et aimer, n'est pas seulement matériel, mais une action sublime accomplie pour le service de Dieu. La légende hassidique n'est pas dépourvue d'humeurs sombres. Mais dans l'ensemble, on peut dire que la mystique des légendes hassidiques est lumineuse et remplie de joie, ce qui lui donne cette extraordinaire fascination sans nuire à sa profondeur spirituelle.[167]

Sholem apprit beaucoup du Voyant de Lublin. Par exemple, vous savez ce qu'est un kvitel : quand un hassid va demander à un saint d'intercéder en sa faveur auprès du Très-Haut, il écrit sur un morceau de papier appelé kvitel en yiddish, ou kvitlach au pluriel, le nom de sa mère et l'endroit où il vit, il donne ce papier au saint qui sait mieux que personne ce qu'il faut demander à Dieu pour cet individu. Eh bien, ce fut le saint de Lublin qui apprit à Reb Sholem comment lire correctement les kvitlach. Reb Sholem raconte ainsi : « Il m'a appris à lire, dans le kvitel de chaque personne, où étaient les racines de son âme, dans Adam, Caïn ou Abel, combien de fois son âme s'est réincarnée, quelle transgression il a commise pour parvenir à telle ou telle réincarnation, quel mal il a fait, quel vice a pris racine en lui et quel mérite il a acquis. Il m'a aussi appris à reconnaître quelles constellations d'étoiles étaient propices lorsqu'on priait pour ceci ou pour cela, et lesquelles ne l'étaient pas. Il avait la sainte habitude de fixer longuement un kvitel apporté par un homme bon ; mais il écartait rapidement le kvitel amené par quelqu'un de méchant. Il ne voulait pas contempler l'ignominie des hommes. » 

§

Mayerl intercéda pour un pécheur particulièrement endurci et impudent, mais le bon Dieu, cette fois-là, ne voulut pas pardonner. Alors Mayerl tapa du pied devant Dieu, imaginez-vous seulement la chose ! Et le pécheur fut immédiatement pardonné. Si vous êtes un papa ou une maman, vous le comprendrez sans difficulté : rappelez-vous votre bonheur quand votre tout-petit tapa du pied pour la première fois devant vous. Seulement la première fois, bien sûr, et ce devait être la dernière.

§

Le saint Reb Naftali avait un fils qui, quoique très doué, préférait les jeux à l'étude. Reb Naftali lui en fit reproche :

« Sais-tu que le saint Baal-Shem disait qu'il fallait prendre modèle sur le Tentateur ? De même que le Tentateur ne cesse de remplir la mission que lui a confiée le Créateur, à savoir entraîner l'homme vers le péché à tout moment, de même un homme ne devrait pas cesser de remplir sa mission, qui est de servir assidûment son Créateur et d'apprendre à faire le bien.

— Tout ceci est bien beau, lui riposta son fils, mais le Tentateur a la tâche facile. Il ne lui est pas difficile de suivre sans cesse la volonté du Créateur, car lui, le Tentateur, n'est jamais tenté par un autre alors que moi, je suis toujours tenté par le Tentateur. »

A une autre occasion, Reb Naftali dit à son fils :

« Je te donnerai un ducat si tu me dis où est Dieu.

— Papa, dit l'enfant, je te donnerai mille ducats si tu me dis où Dieu n'est pas... »

§

« Est-ce qu'au moins je serai heureux après ma mort ? demanda cet homme.

— Que tu es sot ! répliqua Reb Naftali. Il ne t'est pas accordé de retirer quelque satisfaction de ce monde alors que tu te donnes tant de mal à cette fin, comment peux-tu supposer que tu auras quelque bonheur dans l'autre monde, alors que tu ne fais aucun effort dans ce but ?... »

§

Chaque lettre de la Torah cache un profond mystère. Les plus sublimes mystères sont contenus dans les voyelles et d'autres, encore plus sublimes, se trouvent dans les annotations. Mais les plus sublimes de tous restent immergés sous l'indéfinie mer de blancheur qui entoure les lettres de tous côtés. Personne ne peut éclaircir ce mystère, il n'existe personne qui puisse en sonder les profondeurs. Le mystère de la blancheur du parchemin est si immense que ce monde entier dans lequel nous vivons est incapable de le contenir. Aucun vase n'est propre à le recevoir. Il ne sera compris que dans le monde à venir. Alors seulement on pourra lire, non ce qui est écrit dans la Torah, mais ce qui ne l'est pas : le parchemin blanc.

§

Il dit un jour à des disciples : « Chacun doit prendre conscience qu'il est unique en son genre dans le monde, qu'il n'y a jamais eu et qu'il n'y aura jamais plus quelqu'un comme lui. Aussi devons-nous tous faire le meilleur usage de nos qualités morales et améliorer nos personnalités autant que possible. Ce n'est que de cette manière que le monde s'approchera de la perfection. »

Une autre fois, il dit : « Un homme vit un jour un objet précieux posé très haut. Voulant le prendre, il demanda à un certain nombre de personnes de faire "une tour", en sorte que la personne se trouvant au sommet puisse atteindre l'objet. Supposons que l'une de ces personnes, par exemple celle se trouvant tout en bas, se dise : ",Mais qu'est-ce que je fais ici ? Après tout, je ne parviendrai moi jamais assez haut !" Supposons que, en disant cela, elle saute de côté : son acte aura été complètement absurde et aura mis en péril la vie de tous les autres. De même, nous sommes tous nécessaires les uns aux autres, le plus "haut" comme le plus "bas". Si une seule personne vient à faire défaut, l'ensemble ne pourra atteindre le but désiré. »

En une autre occasion, le saint Reb Schloïmele dit : « Dieu ne souhaite pas que nous vivions dans un état d'extase perpétuelle, comme les anges. Au contraire, Il souhaite que nous chutions de temps à autre, car, ensuite, lorsque nous nous sommes repentis de notre faute, nous nous élevons, par notre repentance, à un niveau supérieur à celui qui était le nôtre avant notre chute. Et, dans notre mouvement vers le haut, nous entraînons le monde entier avec nous. Dieu nous demande donc de descendre, par amour du prochain, au niveau des autres hommes. »

§

Les hassidim de Strelisk étaient tout aussi pauvres que leur saint Reb Urele. La raison en était, comme vous le savez probablement déjà, qu'Urele ne priait jamais pour obtenir à ses hassidim des biens matériels, ainsi qu'avaient coutume de le faire les autres tsaddikim ; il priait seulement pour le bien spirituel de ses ouailles.

Cette étrange habitude lui fut reprochée par un autre saint qui vint lui rendre visite. Que fit Reb Urele ? Il appela un hassid qui passait justement par là et lui dit :

« Sache que ce moment où je suis assis avec ce tsaddik est un moment de grâce spécial. Quel que soit le désir que tu exprimes, il sera exaucé. Même si tu demandes à être l'homme le plus riche du monde, il sera fait selon ta volonté. »

Le hassid ne fut pas long à se décider.

« Je souhaite que le Seigneur m'aide à dire la prière "Que soit loué celui qui parla et ce monde fut créé..." avec autant de ferveur que lorsque, toi, tu la dis !

— Tu vois, dit Urele à son hôte, tu vois quel genre de richesse mes hassidim désirent. »

§

Le saint Rebe Reb Sische

Un jour, Sische passa devant un marchand d'oiseaux chez qui il vit une immense cage où se trouvait un grand nombre d'oiseaux chanteurs. Que fit Sische ? Il raisonna ainsi : David, roi d'Israël, a chanté dans ses Psaumes : « Dieu prend pitié de toutes ses créatures. » En disant cela, Sische entra et ouvrit la cage. En un clin d'oeil, les petits prisonniers s'échappèrent vers la liberté des créatures du Seigneur du monde. C'est ce que fit Sische, mais l'oiseleur, lui, comment réagit-il ? Il s'empara d'un bâton et se mit à frapper Sische de belle manière. Pensez-vous que Sische ait tant soit peu crié ? Allons donc ! Il se rompait les côtes à force de rire !

[…]

Ces ivrognes se rappelèrent tout d'un coup qu'il y avait un juif sur le poêle et décidèrent qu'il devait être battu, ce paresseux. Ils se levèrent et s'emparèrent du saint Rebe Reb Sische, commençant par lui, car il se trouvait tout au bord. Ils le mirent sur ses pieds et lui ordonnèrent de danser pour eux. Le saint Rebe Reb obéit et dansa devant les moujiks comme la princesse Salomé devant le roi Hérode. Il dansa, tourna et sauta pendant que les rustres riaient et hurlaient. Quand il se trouvait mal, ils le maintenaient sur pied avec un fouet. Ils s'arrêtèrent seulement quand le saint Rebe Reb Sische tomba à terre, évanoui.

Mais ces moujiks n'étaient pas dépourvus de coeur. Quand ils virent que le pauvre juif ne bougeait plus, ils le remirent sur le poêle pour le laisser retrouver son souffle. Un moment après, le saint Rebe Reb Sische reprit connaissance. Voyant cela, le saint Rebe Reb Melech se pencha et lui murmura à l'oreille : « Sische, mon frère, viens, étends-toi à ma place un instant et je m'étendrai à la tienne. » Mais Sische ne bougea pas. Il ne voulait rien entendre. Le saint Rebe Reb Melech se mit alors à sangloter et dit : « Crois-tu donc qu'il n'y ait que toi qui aies droit à toute la souffrance du monde ? Tu veux toujours la boire entièrement tout seul et ne pas laisser aux autres la moindre goutte amère. Tu ne veux même pas m'en laisser une goutte à moi, ton propre frère. N'ai-je pas aussi droit à un peu de souffrance pour la gloire de Dieu ? » Et le saint Rebe Reb Melech pleurait et se lamentait...

Le saint Rebe Reb Sische finit par se laisser attendrir par son cher frère, lui céda sa place au bord du poêle et prit la sienne. « Maintenant, occupons-nous de l'autre juif », crièrent les moujiks qui, de nouveau, s'ennuyaient. Ils grimpèrent alors sur le poêle et s'emparèrent de « l'autre ».

[…]

Durant toutes les années qu'il passa à Mezeritz, il n'entendit pas une seule explication de la Parole de Dieu de la bouche de son maître. Le saint Rebe Reb Ber ouvrait le livre et commençait à lire : « Et le Seigneur dit... » et cela suffisait à notre Sische. Une telle extase s'emparait de lui dès qu'il entendait ces quatre mots qu'il n'était plus capable d'en écouter davantage. Et cela se reproduisait à chaque fois. À peine entendait-il les mots « Le Seigneur a dit... », il tombait en extase de telle sorte qu'il se mettait à crier de toutes ses forces : « Le Seigneur a dit, le Seigneur a dit... » et il ne s'arrêtait plus, si bien que ses condisciples se voyaient dans l'obligation de l'envoyer dans la cour pour avoir enfin la paix. Sische n'offrait aucune résistance, il n'avait aucune idée de ce qui se passait. L'extase qui s'emparait de lui agitait tout son corps. Il continuait de crier dans la cour : « Le Seigneur a parlé, le Seigneur a parlé.... » et s'agitait comme un épileptique. Il ne se calmait qu'après un long moment. Quand il était enfin en état de revenir, son maître avait depuis longtemps terminé son explication. Et c'est pourquoi Sische n'entendit jamais une seule explication du saint Rebe Reb Ber.

[…]

Toute sa vie durant, Sische ne servit Dieu que par l'Amour. Mais il lui arriva un jour de souhaiter ardemment avoir les deux ailes et servir le Très-Haut par la Crainte également, comme les anges de Dieu. Aussi pria-t-il Dieu de lui accorder la grâce de sa Crainte. Le Seigneur entendit sa prière et lui emplit le coeur de crainte. Mais n'allez pas imaginer que Sische, dès qu'il eut deux ailes, s'envola au plus haut des cieux comme un oiseau. Tout au contraire ! Saisi d'une grande crainte devant le Seigneur de l'Univers, il se cacha sous son lit, comme un chien peureux, tremblant d'effroi.

« Assez, Seigneur, assez ! s'écria-t-il depuis sa cachette comme Jonas du plus profond des eaux. Retire de moi ta sainte Crainte ! Je ne suis pas capable de Te servir comme le font tes anges. Je préférerais Te servir de nouveau comme simple Sische ! »

Et le Seigneur miséricordieux exauça de nouveau la prière de Sische. L'aile fut coupée et Sische put sortir de dessous son lit. À partir de ce jour, il servit le Seigneur uniquement comme simple Sische, par rien d'autre que l'Amour pur.

§

 …il connaissait par coeur toutes les dissertations talmudiques les plus difficiles et c'est de mémoire qu'il donnait toutesses leçons à ses disciples. Un jour, ce rabbin Nathan Adler — que la paix soit sur lui ! — fit cette déclaration à Francfort « Ces juifs polonais sont vraiment terribles, avec leur façon d'être collants. Chaque fois que mon âme s'élève jusqu'au Ciel, j'aperçois toujours de loin ce Sische debout devant la porte du Paradis, Dieu seul sait comment il arrive à trouver son chemin jusque-là. Mais chaque fois que j'y arrive, il est toujours là avant moi. Il n'y a aucun doute, ces juifs polonais sont bien collants ! répétait-il.

§

Il allait plonger sa cuiller dans la soupe lorsque, brusquement, à l'improviste, le saint Rebe Reb Melech se saisit de la nappe, la tira en renversant la soupe qui se répandit sur la table. Si ce jour avait été la fête de Pourim, vous auriez pu supposer que le saint Rebe Reb Melech nous jouait un tour. Mais le saint Rebe Reb Melech n'était pas un homme à plaisanter et ce n'était pas le jour de Pourim... Le saint Reb Mendele de Rimanov pâlit et, de frayeur, laissa tomber sa cuiller. « Mais que faites-vous là ? cria-t-il au saint Rebe Reb Melech, voulez-vous qu'on nous arrête ? — Chut, chut ! s'écria le saint Rebe Reb Melech en essayant de tranquilliser son hôte. Ne perdons pas notre confiance dans le Tout-Puissant ! […] À la fin de sa lettre, Arn Shiya avait ajouté ce post-scriptum : «J'allais oublier la nouvelle la plus importante. J’ai appris de source sûre qu'hier, à midi, le jour du shabbat, l'Empereur s'apprêtait à signer un décret selon lequel tous nos fils devaient servir dans l'armée, ce dont Dieu nous préserve. L'Empereur allait signer le décret, il avait déjà plongé sa plume dans l'encrier d'or quand, de façon soudaine et inattendue, ce dernier se renversa et le décret se noya dans l'encre. L'Empereur déclara que c'était un mauvais présage et il refusa de signer le décret.

§

Dans les saints livres de notre Cabale, les mystères des neuf voyelles sont complètement expliqués. La voyelle a, ce petit trait horizontal sous une consonne, est le seuil qui précède la Porte de la Sagesse de Dieu. Ces deux petits points côte à côte qui dessinent la voyelle ei sont l'origine et le terme, le trône sublime du Seigneur de qui toute âme provient et vers qui elle retourne (et devant qui les anges tremblent de toutes leurs ailes). Les trois points en forme de coeur, e, symbolisent l'Amour. Et ainsi de suite avec tous ces signes précieux. Mais je n'en dirai pas plus ici. Je n'ai mentionné cela que pour éclairer mon histoire.

Le saint Rebe Reb Melech n'écrivit aucun livre. Mais, un jour, un homme de lettres vint lui rendre visite. Cet honorable personnage, comme la plupart de ses semblables, n'était pas capable de parler d'un autre sujet que de ses propres écrits. S'imaginant avoir ainsi fort agréablement entretenu le saint, il lui demanda par pure politesse :

« Et qu'en est-il de vous ? Travaillez-vous sur un ouvrage ?

   Oui, répondit le saint Rebe Reb Melech. — Et comment sera-t-il intitulé ?

   Il s'appellera Nekides Halev en hébreu ou Die Pintelech funm Harz en yiddish, c'est-à-dire "Les Petits Points du coeur". J'ai déjà fini deux petits points, ceux que nous prononçons ei, de sorte que la première partie est terminée. Son titre est Eimes Halev, "La Crainte du coeur". Maintenant, je n'ai plus qu'à ajouter un petit point et j'obtiendrai Emes Halev, "L'Intégrité du coeur", car nous écrivons e avec trois points. J'espère qu'avec l'aide de Dieu, je pourrai finir ce travail avant ma mort. »

§

« Seigneur de l'Univers ! Tu sais les pensées les plus secrètes de l'homme et Tu sais combien j'aspire à Te servir de tout mon coeur et de toute mon âme. Tu sais aussi que je souffre quand mes pensées sont alourdies par le doute. Mais nos savants, de sainte mémoire, nous enseignent dans le Talmud que "celui qui désire être purifié recevra de l'aide". Évidemment, le Talmud ne précise pas que l'aide vient de Dieu, il parle seulement de recevoir une aide. Cela signifie que Tu aides l'homme à se purifier, non seulement Toi-même directement, mais aussi par l'intermédiaire de tes saints, nos maîtres. Fais donc en sorte que le saint de Lublin puisse m'aider à connaître la Vérité afin de bannir mes doutes à jamais ! »

C'est ainsi que le saint Yismach Moïsche pria en son coeur avant de se mettre en route vers Lublin. À son arrivée, le saint de Lublin le regarda droit dans les yeux et lui dit :

« Pourquoi es-tu si triste ? Certes, nous devons toujours nous désoler de la destruction de Jérusalem et de l'incendie du Temple, mais elle est aussi vraie, cette salutation donnée jadis par un sage : "Laisse la joie sur ton visage et la tristesse dans ton coeur !" Mon ancien maître, Rebe Reb Schmelke de Nikolsburg, poursuivit le saint Voyant, avait l'habitude de l'illustrer par une belle parabole. Il y avait une fois un roi qui fut destitué de son trône et chassé de son royaume. Pendant longtemps, il erra de par le monde, n'ayant nul endroit où reposer sa tête. Toutefois, ce roi infortuné gardait un ami de jeunesse et il se réfugia finalement chez lui. Cet homme était pauvre, mais il accueillit à bras ouverts le royal fugitif et lui offrit l'hospitalité dans sa pauvre cabane. Il se mit en quatre pour deviner les désirs de son ami et adoucir son triste sort. En son âme, il se désolait sur le sort du roi infortuné, mais, à l'extérieur, il se montrait gai et amusait le roi de toutes les façons possibles. Ce roi chassé par son propre peuple, c'est le Roi des Rois, le Dieu miséricordieux, qu'Il soit loué ! Et nous sommes ses vieux amis.

§

Le rêve étrange du repenti[168] :

"Absolument pas, dit l'inconnu. Votre cas mérite d'être porté devant un tribunal juridique. Vous êtes sommé de vous y présenter et la cour a, sans nul doute, ses raisons pour agir ainsi." L'apparence de cet inconnu imposait tant le respect, sa voix était si grave que je me levai de table bon gré mal gré et le suivis sans avoir avalé la moindre bouchée. Nous entrâmes dans le bâtiment du tribunal. Dans le hall d'entrée, un domestique alla vers nous pour me demander mon nom. Quand je le lui eus dit, il fronça les sourcils et dit : "Oui, vous avez été convoqué. Cependant, en ce moment, le tribunal n'a pas le temps de s'occuper de votre cas. Retournez d'où vous venez et attendez !" Je retournai donc à l'auberge et m'assis devant mon repas. Mais, une nouvelle fois, l'inconnu alla vers moi et me demanda de le suivre jusqu'au tribunal.

« Je lui répondis avec mauvaise humeur. Ne savait-il pas que le tribunal était occupé par un autre cas et, en outre, n'étais-je pas prêt à dédommager de tout, comme je l'avais déjà dit ? Je lui demandai de me laisser seul et de me permettre de continuer mon repas dans la paix et la tranquillité. Mais l'homme persista dans sa demande et je ne pus faire que ce qu'il disait, car j'étais subjugué par son apparence remplie de dignité. Tout se déroula exactement comme la première fois. De nouveau, le domestique revint me dire que le tribunal n'avait pas le temps d'étudier mon cas en ce moment et que je pouvais m'en retourner et attendre. Je retournai à l'auberge dans une colère noire et m'attablai pour manger. J'étais cette fois réellement affamé. Pour la troisième fois, l'inconnu alla vers moi et me demanda de le suivre. Je n'en avais nulle envie et refusai énergiquement. Mais, de nouveau, ma résistance fut vaincue par la mystérieuse gravité de cet homme. Cette fois, le domestique ouvrit les portes de la cour tout grand devant moi et me cria : "Entrez ! Vous allez être jugé maintenant."

« J'entrai dans une pièce somptueuse au milieu de laquelle était placée une table imposante. Autour de la table étaient assis des vieillards très dignes avec de longues barbes blanches : c'étaient les juges. L'homme qui m'accompagnait s'avança alors devant les juges et leur énuméra tous les péchés que j'avais commis. Il y avait des péchés graves, si graves que les cheveux de ma tête finirent par se hérisser d'horreur ; les autres péchés, à la fois moins nombreux et plus graves, s'étaient effacés peu à peu, car c'étaient des péchés que je m'imaginais avoir oubliés depuis longtemps. Le plaignant les décrivait avec tant de détails que je me les rappelais tous. Je me tenais debout comme pétrifié d'effroi. J'aurais voulu m'enfuir en courant, mais j'en étais incapable. Mes jambes étaient comme en bois. Des gouttes de sueur d'agonie perlaient sur mon front. Cette énumération semblait ne devoir jamais finir. Mes péchés s'amoncelaient devant moi comme des monceaux hideux de rats morts et d'autres animaux impurs, tels scorpions et rats. Finalement, le plaignant s'arrêta de parler. Il s'ensuivit un silence de mort. Tout ce que j'entendais, c'étaient les battements de mon propre coeur comme s'ils provenaient d'infiniment loin. Ce furent des instants horribles, en vérité. Ils pesèrent sur moi comme une chape de plomb et s'éloignèrent en se fondant dans la nébuleuse sans limite de l'éternité.

«      Un des vieillards brisa enfin le silence : "Quel châtiment devons-nous lui infliger ?

«      — Quel châtiment devons-nous lui infliger ?" répétèrent les autres comme un choeur de fantômes. Et le silence s'installa de nouveau.

«      Cela va nécessiter beaucoup de temps pour prononcer le jugement contre lui, déclarèrent-ils après un moment. Entre-temps, qu'il se tienne ici jusqu'à ce que nous ayons fait le tour exhaustif de la question.

 

 

Soufisme


 

1711 Machrab (1657-1711)

Que faire de la poussière de ce corps et d'un esprit volage,

Si ma belle est loin de ma vue que faire de mon âme?

 

Pourquoi partir pour La Mecque sans vin ni amour,

Que faire de cette vieille bicoque abandonnée par Abraham?

 

Dois-je briser sur ma tête les huit enfers et les huit paradis?

Si je ne la trouve pas, que faire des deux mondes?

 

Je pose mes pieds au sommet du ciel,

Et prends la place de l'absence : que faire de cet espace?

 

Si chaque fragment de lumière n'est pas semblable au soleil,

Que faire, jusqu'à la fin des temps, du secret caché?

 

Toutes choses, à part Dieu, ô Machrab, sont étranges...

Si je tiens une rose à la main, que faire des épines ?[169]

§

Le paradis et sa porte, les houris et les anges,

L'eau même de l'être je veux les vendre un sou, peut-être.

.

Si je crie « Je suis la Vérité », tous diront que c'est vrai

Comme Mansour, je veux mettre ma tête sous la potence[170].

 

Machrab, pour les flammes de ton amour, le feu de l'enfer

sera de l'eau,

Aux flammes de ton amour, je vais l'assécher.

 

1823 Sheikh Al-Arabi ad-Darqawi (-1823)

L'un de nos frères me dit: "Je ne suis rien"; je lui répondis: "Ne dis pas: je ne suis rien, et ne dis pas non plus: je suis quelque chose. Ne dis pas: il me faut telle chose, ni: il ne me faut aucune chose, mais dis: Allâh! et tu verras merveille."

Un autre me dit: "Comment guérir l'âme (an-nafs)?" Je lui répondis: "Oublie-la et n'y pense guère; car ne se souvient pas de Dieu qui n'oublie pas son âme (ou: qui ne s'oublie pas lui-même)." Vous ne pouvez donc pas concevoir que c'est l'existence du monde qui nous fait oublier notre Seigneur; ce qui nous Le fait oublier, c'est l'existence de nous-mêmes, de notre égo. Rien d'autre nous Le voile que le fait de nous occuper, non de l'existence comme telle mais de nos désirs. Si nous pouvions oublier notre propre existence, nous trouverions Celui qui est l'origine de toute existence, et nous verrions en même temps que nous n'existons pas du tout. Comment pouvez-vous concevoir que l'homme puisse perdre la conscience du monde sans perdre celle de son égo? Cela ne se produira jamais.[171] 37

… c'est à lui qu'affluent les intuitions de I'Essence divine jusqu'à ce qu'il s'éteigne en Elle, en s'affranchissant de l'illusion d'une réalité autre qu'Elle, car c'est vers cela qu'Elle conduit tous ceux qui sont continuellement fixés sur Elle. Par contre, celui qui n'aspire qu'à la science ou à l'action exclusivement, ne reçoit pas intuition sur intuition; il ne s'en réjouirait d'ailleurs pas, puisque son aspiration vise autre chose que l'Essence divine, et que Dieu (exalté soit-Il) comble son serviteur selon la mesure de son aspiration . Certes, chaque homme participe de l'Esprit, de même que l'océan a des vagues, mais l'expérience sensuelle accapare la plupart des hommes: elle a saisi leurs coeurs et leurs membres et ne les laisse pas s'ouvrir à l'Esprit, puisque la sensualité est à l'opposé de la spiritualité et que les opposés ne se rejoignent pas. /Nous voyons d'ailleurs que le but spirituel n'est pas atteint par beaucoup d'oeuvres ni par peu, mais par la seule grâce, ainsi que le dit le saint Ibn’ Atâï-Llâh (que Dieu soit satisfait de lui) dans ses Hikam: "Si tu ne devais parvenir à Lui qu'après l'extinction de tes défauts et l'effacement de tes prétentions, tu ne parviendrais jamais à Lui. Mais lorsqu'Il veut te ramener vers Lui, Il recouvre ta qualité par la Sienne et tes attributs par les Siens et te ramène ainsi vers Lui par ce qui te revient de Sa part, non pas par ce qui Lui revient de ta part." Un des effets de la bonté, grâce et générosité divines, c'est qu'on trouve le maître qui éduque spirituellement, car sans grâce divine personne ne le trouverait ni ne le reconnaîtrait… 52-53

…dans ses Hikam: "Dieu ne t'est pas voilé par quelque réalité qui coexisterait avec Lui, puisqu'il n'y a pas de réalité hormis Lui; ce qui te Le voile n'est que l'illusion qu'il y ait une réalité outre Lui." 56

Le vénérable maître, le saint Ibn al-Bannâ (que Dieu soit satisfait de lui) dit dans ses "Enquêtes" :

"Comprends, car tu es une copie de l'Existence,

Pour Dieu, de sorte que rien de l'Existence ne te fait défaut.

N'y a-t-il pas en toi le Trône et l'Escabeau

Et le monde supérieur comme le monde inférieur ?

Le cosmos n'est qu'un homme en grand,

Et toi tu es comme le cosmos en petit."

Et le vénérable maître, le saint al-Mursî (que Dieu soit satisfait de lui) dit:

« O toi qui erre dans la compréhension de ton propre secret,

Regarde, car tu trouveras en toi l’Existence en sa totalité ;

Tu es l’Infini, en tant que Voie et en tant que Vérité :

O synthèse du mystère divin dans sa totalité ! » 100-101

Si tu désires t'affranchir de ton âme passionnelle (nafs), rejette ce qu'elle essaye de te suggérer et ne t'occupes point d'elle, car certes, elle ne cessera pas de t'assaillir et ne te laissera pas en paix ; elle te dira par exemple : tu es perdu ! Que ses insinuations ne te troublent ni ne t'effrayent, quoi qu'elle dise, mais restes assis, si tu étais assis, ou debout, si tu étais debout ; continue de dormir, si tu dormais, de manger, si tu mangeais, de boire, si tu buvais, de rire, si tu riais, de prier, si tu priais, ou de réciter, si tu récitais, et ainsi de suite. Ne l'écoutes pas, sauf si elle te dit : tu fais partie des croyants, de ceux qui connaissent Dieu, ou : tu es dans la main de Dieu, et Sa grâce et Sa générosité sont immenses. Car elle ne cessera pas de te harceler avec ses insinuations, tant que tu ne restes impassible comme nous l'indiquions, tout en te conformant à la coutume (sunnah) mohammédienne. Mais si tu lui prêtes l'oreille, elle te dira d'abord: tu es en perte! Puis: tu es un malfaiteur! Et si l'incroyance n'était pas la limite même de l'épreuve,[172] elle te dirait: tu es un incroyant, puis elle augmenterait encore ses accusations...

 

 

 


 

1883 Abd el-Kader (1807-1883)

3. Du pur amour[173] 

Dieu a dit à l'un de Ses serviteurs" : "Prétends-tu M'aimer ? Si tel est le cas, sache que ton amour pour Moi est seulement une conséquence de Mon amour pour toi. Tu aimes Celui qui est. Mais Je t'ai aimé, Moi, alors que tu n'étais pas !"

Il lui dit ensuite : "Prétends-tu que tu cherches à t'approcher de Moi, et à te perdre en Moi ? Mais Je te cherche, Moi, bien plus que tu ne Me cherches ! Je t'ai cherché afin que tu sois en Ma présence, sans nul intermédiaire, le Jour où J'ai dit "Ne suis-je pas votre Seigneur ?" (Cor. 7 : 172)16, alors que tu n'étais qu'esprit (n'il!). Puis tu M'as oublié, et Je t'ai cherché de nouveau, en envoyant vers toi Mes envoyés, lorsque tu as eu un corps. Tout cela était amour de toi pour toi et non pour Moi."

Il lui dit encore : "Que penses-tu que tu ferais si, alors que tu te trouvais dans un état extrême de faim, de soif et d'épuisement, Je t'appelais à Moi tout en t'offrant Mon paradis avec ses houris, ses palais, ses fleuves, ses fruits, ses pages, ses échansons, après t'avoir prévenu qu'auprès de Moi tu ne trouverais rien de cela ?"

Le serviteur répondit : "Je me réfugierais en Toi contre Toi"."

§

14. Quand le soleil se lèvera à son couchant.

La foi ne profite en effet qu'aussi longtemps que l'on est voilé et que l'on n'a pas obtenu l'évidence et la vision directe. Mais le lever du soleil rend les preuves inutiles. Lorsque ce qui était caché devient évident, que ce dont on était seulement informé est vu directement, l'âme ne tire plus profit de ce qu'elle croit, mais seulement de ce qu'elle contemple et voit. Les états, les intentions, les buts qui étaient les siens dans la phase de foi sont transformés. Cette transformation doit s'entendre comme purement intérieure. Quant à l'extérieur de cet être, il ne se modifie pas d'un iota. Il continue de se comporter de la manière qui est agréée par la Loi sacrée et louable selon la coutume et la loi naturelle…

§

15. De l'identité suprême

Dieu (al-haqq : la Réalité suprême) — qu'Il soit exalté ! — m'a dit : "Sais-tu qui tu es ?" Je répondis : "Oui, je suis le néant" manifesté par Ta manifestation ; je suis la ténèbre qu'illumine Ta lumière."

Il me dit alors : "Puisque tu sais, persévère fermement [en cette connaissance] et garde-toi de revendiquer ce qui ne t'appartient pas : car le dépôt (amâna) doit être remis à son propriétaire, et l'emprunt restitué. Le nom d'"être contingent" t'appartient depuis toujours et pour toujours."

Il me dit encore : "Sais-tu qui tu es ?" Je répondis : "Oui. Je suis réellement Dieu (al-haqq). Mais, métaphoriquement et sous le rapport de la Voie, je suis créature (al-khalq). Je suis l'être contingent quant à ma forme, mais je ne peux pas ne pas être l'Être nécessaire. C'est le nom divin al-haqq qui m'appartient par droit d'origine (asp ; le nom de créature n'est qu'un nom d'emprunt et une formule distinctive…


 

1934 Ahmad al-‘Alawî (-1934)

A…llâ …ah !

C'était comme un appel désespéré, une imploration éperdue que, du fond d'une cellule, lançait un disciple solitaire, en méditation. L'appel se répétait d'ordinaire plusieurs fois de suite, puis tout retombait dans le silence.

Des profondeurs de l'abîme

J'ai élevé ma voix vers Toi, Seigneur !

[…] Ces versets des psaumes me revenaient à la mémoire. C'était en somme la même supplication, l'appel suprême d'une âme en détresse vers la divinité.

Je ne me trompais pas, car, plus tard, lorsque je demandai au cheikh ce que signifiait ce cri qui venait encore de se faire entendre, il me répondit :

   C'est un disciple qui demande à Allah de l'aider dans sa méditation.

   Et peut-on savoir quel est l'objet de sa méditation ?

   Arriver à se réaliser en Dieu.

   Tous les disciples y parviennent-ils ?

   Rarement. Cela n'est possible qu'à un petit nombre.

   Alors, ceux qui n'y parviennent pas restent désespérés

   Non, ils s'élèvent toujours assez pour avoir au moins la paix intérieure.

La paix intérieure. C'était le point sur lequel il revenait le plus souvent. Et c'était à cela sans doute qu'était due sa grande influence. Car, quel est l'homme qui n'aspire pas, d'une manière ou d'une autre, à la paix intérieure ? 25-26

Ce qui l'étonnait le plus, c'est que je pusse vivre en pleine sérénité d'esprit avec la conviction de l'anéantissement total, car il voyait bien que j'étais profondément sincère. Fragmentairement, à intervalles variés, quand il revenait sur cette question, je lui faisais entendre que c'était là plutôt humilité et non orgueil de ma part. L'inquiétude de l'homme vient de ce qu'il veut à tout prix se survivre à lui-même. Le calme est obtenu lorsqu'on s'est complètement débarrassé de ce désir d'immortalité. Le monde existait avant moi, il existerait après, sans moi... […]

— Le corps sans doute, fit-il. Mais l'esprit ?

   En effet, il y a l'esprit. Cette conscience que nous avons de nous-même. Mais nous ne l'avions pas en naissant. Elle s'est formée lentement avec nos sensations. Elle ne nous est venue que progressivement, peu à peu, avec la connaissance. Elle s'est développée parallèlement avec notre corps, a grandi avec lui, s'est fortifiée avec lui, comme une résultante de notions acquises, et je ne parviens pas à me convaincre qu'elle puisse survivre à ce corps qui, en somme, lui a donné naissance.

Il y eut un long silence. Puis, sortant de sa méditation, le cheikh me dit :

   Voulez-vous savoir ce qui vous manque ?

   Et quoi donc ?

   Il vous manque, pour être des nôtres et percevoir la vérité, le désir d'élever votre esprit au-dessus de vous-même. Et cela est irrémédiable.

Il me considéra longuement comme s'il lisait dans ma pensée. Puis, me regardant plus loin que les yeux, il me dit lentement :

[…]

-- Il est dommage que vous refusiez de laisser votre esprit s'élever au-dessus de vous-même. Mais quoi que vous en disiez et quoi que vous en pensiez, vous êtes plus près de Dieu que vous ne croyez. 31-33

Peut-être les initiés souriront-ils en lisant certaines de mes impressions, mais ils me sauront gré d'avoir été sincère et volontairement simple. Ils remarqueront aussi qu'en aucun endroit je n'ai employé le mot : foi. Cette réserve m'a été dictée par un scrupule. Je crois avoir compris que, dans l'esprit du cheikh, la doctrine ne constituait pas un acte de foi, mais une constatation de l'évidence.

Je me souviens lui avoir dit un jour que ce qui m'empêchait de chercher, selon son expression, à élever mon esprit au-dessus de moi-même, était, sans doute, le manque de foi.

Il me répondit par ces paroles :

— La foi est nécessaire pour les religions, mais elle cesse de l'être pour ceux qui vont plus loin et parviennent à se réaliser en Dieu. Alors, on ne croit plus, on voit. Il n'est plus besoin de croire quand on voit la vérité. » 37 [174].

 

 

 

 

 

1988 Sayd Bahodine Majrouh (-1988)

Rien à dire d'un état mystique.

Que l'on en parle, et il n'y a plus d'état

mystique. Seulement du savoir.

Kharraqâni:

(TuO, 197 [175])

§

Le misérable Shebli chemine au désert en compagnie de ses disciples, quand ils découvrent un crâne portant
 cette inscription « Ce misérable aura perdu ce monde-ci ainsi que l'autre. »

Ce devait être un prophète ou un saint, quelqu'un qui a trouvé Dieu, murmure respectueusement Shebli.

Comment cela ? s'exclament les disciples, interloqués.

« Faute d'abandonner aussi bien l'autre monde que celui-ci, comme l'a fait ce sage, répond Shebli, nul ne saurait atteindre Dieu. »

(TuO, 143)

§

Nuit et jour un ignorant ânonnait cette prière :

« Seigneur ! Ouvrez-moi une porte par où fuir ma misère. »

Rab'ia, la sainte femme soufre, l'entendit :

« Pauvre idiot ! Cette porte n'a jamais été fermée. »

(MuT, 174)

§

Surgit la Voix :

« O Abdul Hassan, Je dois te donner tout ce

que tu souhaites, sauf Mon divin pouvoir. »

— Seigneur, murmure Kharraqânî, « don-

ner, ne pas donner » : à quoi rime ce dis-

cours ?... Seuls des étrangers peuvent se parler

de la sorte, et nous ne sommes pas des étrangers.

(TuO, 188)

§

On demande à Kharraqânî :

— Maître, les gens disent que vous avez vu Dieu. L'avez-vous réellement vu ? Quand, et où ?

— Bien sûr : en tout lieu et à tout instant où je ne me vois pas, je Le vois, Lui.

(TuO, 199)

§

Le déploiement

L'univers et son mouvement, de l'inexistence vers l'être ?

— Le déploiement même de l'amour.

Ibn Arabî

(FuH, 105)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


 

 

 

 

5. Orients

 

 


 

 

 

 

 

 

 

 

 

Indouisme


 

1932 Ramakrishna ( - 1932)

The Master continued[176] : " But you should remember that the heart of the devotee is the abode of God. He dwells, no doubt, in an beings, but He especially manifests Himself in the heart of the devotee. A landlord may at one time or another visit all parts of his estate, but people say he is generally to be found in a particular drawing-room. The heart of the devotee is the drawing-room of God. …

" But the bhaktas accept all the states of consciousness. They take the waking state to be real also. They don't think the world to be illusory, like a dream. They say that the universe is a manifestation of God's power and glory. God has created ail these—sky, stars, moon, sun, mountains, ocean, men, animais. They constitute His glory. He is within us, in our hearts. Again, He is outside. The most advanced devotees say that He Himself has become ail this—the twenty-four cosmic principles, the universe, and all living beings. The devotee of God wants to eat sugar, not to become sugar. (All laugh.)

" Do you know how a lover of God feels ? His attitude is : O God, Thou art the Master, and I am Thy servant. Thou art the Mother, and I am Thy child.' Or again : Thou art my Father and Mother. Thou art the Whole, and I am a part.' He doesn't like to say, I am Brahman.' …

" Thus Brahman and Sakti are identical. If you accept the one, you must accept the other. It is like fire and its power to burn. If you see the fire, you must recognize its power to burn aise. You cannot think of fire without its power to burn, nor can you think of the power to burn without lire. You cannot conceive of the sun's rays without the sun, nor can you conceive of the sun without its rays. 62-64

" Once someone gave me a book of the Christians. I asked him to read it to me. It talked about nothing but sin. (To Keshab) Sin is the only thing one hears of at your Brahmo Samaj too. The wretch who constantly says, I am bound, I am bound ' only succeeds in being bound. He who says day and night, I am a sinner, I am a sinner ' verily becomes a sinner.

" One should have such burning faith in God that one can say : What ? I have repeated the name of God, and can sin still cling to me ? How can I be a sinner any more ? How can I be in bondage any more ? '

" If a man repeats the name of God, his body, mind, and everything becornes pure. Why should one talk only about sin and hen, and such things ? Say but once, O Lord, I have undoubtedly done wicked things, but I won't repeat them.' And have faith in His name." 68

A DEVOTEE : " Sir, what is the way ? "

MASTER : " Discrimination between the Real and the unreal. One should aiways discriminate to the effect that God alone is real and the world unreal. And one should gray with sincere longing."

ANOTHER DEVOTEE : " Sir, to see you is the same as to see God."

MASTER : " Don't ever say that again. The waves belong to the Ganges, not the Ganges to the waves.

DEVOTEE : " Why do we not feel intense restlessness to realize Him ? " MASTER : " A man does not feel restless for God until all his worldly desires are satisfied. He does not remember the Mother of the Universe until his share of the enjoyment of woman ' and ‘gold ' is completed. A child absorbed in play does not seek his mother. But after his play is over, he says, Mother ! I must go to my mother.' 334

" The partial knower ' limits God to one object only. He thinks that God cannot exist in anything beyond that.

" There are three classes of devotees. The lowest one says, God is up there.' That is, he points to heaven. The mediocre devotee says that God dwells in the heart as the Inner Controller '. But the highest devotee says : God alone has become everything. All that we perceive is so many forms of God.' Narendra used to make fun of me and say Yes, God has become ail ! Then a pot is God, a cup is God ! ' (Laughter.)

" All doubts disappear when one sees God. It is one thing to hear of God, but quite a different thing to see Him. A man cannot have one hundred per cent conviction through mere hearing. But if he beholds God face to face, then he is wholly convinced. 346

ACTOR : " Sir, what is the proof that the soul is separate from the body ? "

MASTER : " Proof ? God can be seen. By practising spiritual discipline one sees God, through His grace. The rishis directly realized the Self. One cannot know the truth about God through science. Science gives us information only about things perceived by the senses, as for instance : this material mixed with that material gives such and such a result, and that material mixed with this material gives such and such a result.

" For this reason a man cannot comprehend spiritual things with his ordinary intelligence. To understand them he must live in the company of holy persons. You learn to feel the pulse by living with a physician." 381

MASTER : " You see, all these sufferings are because of a piece of loincloth '(note6 : A reference to the following story, which Sri Ramakrishna often told his devotees : There was a sannyasi whose only possession was two pairs of loin-cloths. One day a mouse nibbled at one piece. So the holy man kept a cat to protect his loin-cloths from the mouse. Then he had to keep a cow to supply milk for the cat. Later he had to engage a servant to look after the cow. Gradually the number of his cows multiplied. He acquired pastures and farm land. He had to engage a number of servants. Thus he became, in course of time, a sort of landiord. And, last of all, he had to take a wife to look after his big household. One day, one of his friends, another monk, happened to visit him and was surprised to see his altered circumstances. When asked the reason, the holy man said, "It is all for the sake of a piece of loin-cloth " 388

HAZRA : " The devotee really prays to his own Self."

MASTER : " What you say is a very lofty thought. The aim of spiritual discipline, of chanting God's name and glories, is to realize just that. A man attains everything when he discovers his true Self in himself. The object ot sadhana is to realize that. That also is the purpose of assuming a human body. One needs the clay mould as long as the gold image has not been cast ; but when the image is made, the mould is thrown away. The body may be given up after the realization of God. God is not only inside us ; He is both inside and outside. 480

 

1950 Ramana Maharshi (1879 - 1950)

 

 

CHAPITRE III[177]   LA DISCIPLINE MENTALE

D - Comment puis-je discipliner mon esprit ?

M — Aucun esprit n'est à discipliner, si l'on réalise le Soi. Le Soi resplendit lorsque le mental disparaît. Le mental d'un Réalisé peut être actif ou inactif, chez lui le Soi existe seul. Car le mental, le corps, et le monde ne sont pas séparés du Soi. Ils ne peuvent demeurer en dehors du Soi. Pourraient-ils être quelque chose d'autre que le Soi ? Lorsqu'on en est conscient, lorsqu'on a compris cette vérité, pourquoi se tourmenter de ces ombres vaines ? Comment pourraient-elles affecter le Soi ?

D — Mais si le mental n'est qu'une ombre, comment fera-t-on pour connaître le Soi ?

M — Le Soi, c'est le Coeur *, qui brille de sa propre lumière. L'illumination vient du Coeur et se rend au cerveau, siège du mental. On voit le monde avec le mental, donc par la lumière réfléchie du Soi. Le monde se perçoit par un acte du mental. Lorsque ce dernier est illuminé, il est conscient du monde ; lorsqu'au contraire il est dans la nuit, il n'a connaissance de rien.

Si l'on dirige le mental vers l'intérieur, vers la source de l'illumination, la connaissance objective cesse et le Soi brille seul dans le Coeur.

La lune brille parce qu'elle réfléchit la lumière du soleil. Lorsque le soleil est couché, la lune permet de distinguer les objets grâce à la lumière qu'elle reflète. 46        Mais quant à nouveau le soleil se lève, personne n'a plus besoin de la lune, dont le disque est pourtant visible dans le ciel. On peut leur comparer le mental et le Coeur. Le mental nous est utile grâce à la lumière qu'il reflète. On l'emploie pour voir les objets. Lorsqu'on le tourne vers l'intérieur, il s'immerge dans la Source d'illumination, laquelle brille par elle-même. Le mental est alors comme la lune pendant le jour.

Lorsqu'il fait sombre, on a besoin d'une lampe pour s'éclairer. Mais quand le soleil est levé, toute lampe devient inutile, car les objets sont visibles. Pour voir le soleil, aucune lampe n'est nécessaire, il suffit de diriger le regard vers l'astre lumineux du jour. De même, pour voir les objets, la lumière que le mental réfléchit est nécessaire. Pour voir le Coeur, il suffit que notre esprit se dirige vers lui. Alors le mental ne compte plus et le Coeur brille seul, de sa propre lumière.

D — Après avoir quitté l'Ashram * en octobre, je me suis senti enveloppé durant une dizaine de jours par cette paix qui règne auprès de Sri Bhagavan. À chaque instant, au plus fort de mes activités, je sentais au fond de moi-même cette paix au sein de l'unité ; cela ressemblait au double état de conscience qui saisit lorsqu'on somnole au cours d'une conférence ennuyeuse. Puis, tout disparut et les bêtises accoutumées revinrent à la place. Le travail ne nous laisse pas assez de temps pour la méditation. Suffit-il de se souvenir constamment que « JE SUIS » pendant que l'on travaille ?

M — (Après un court moment de silence). Si vous renforcez votre esprit, cette paix continuera sans interruption. Sa durée est proportionnelle à la force mentale acquise par une pratique assidue. Un esprit trempé de la sorte arrive à suivre le courant. En ce cas, qu'il y ait ou non activité, le courant ne se trouve ni affecté, ni interrompu. Le travail n'est pas l'obstacle, mais bien l'idée que c'est vous qui le faites.

D — Faut-il méditer de propos délibéré pour rendre le mental plus fort ?

M — Non, si vous gardez toujours à l'esprit cette idée qu'il ne s'agit pas de votre travail à vous. Au début, il faut faire effort pour s'en souvenir constamment, mais plus tard cela devient naturel et continu. Le travail se fait alors tout seul et votre paix garde sa pureté.

La méditation est votre vraie nature. Vous l'appelez en ce moment méditation, parce que des pensées étrangères vous distraient. Mais lorsqu'elles sont expulsées, vous demeurez seul — c'est-à-dire, dans l'état de méditation, délivré de toutes pensées. C'est votre véritable nature, que vous essayez actuellement d'acquérir, en éliminant d'autres pensées. Cette élimination des pensées adventices, vous l'appelez pour lors la méditation. Mais lorsque la pratique s'établit enfin sur des bases solides, la nature réelle se déploie, et l'on découvre qu'elle est la vraie méditation.

§

CHAPITRE VI       LA RÉALISATION DU SOI

D — Comment puis-je obtenir la Réalisation du Soi ?

M — La Réalisation n'est pas quelque chose qu'il faille obtenir ; elle est déjà là. Ce qu'il faut faire, c'est rejeter l'idée : « Je n'ai pas réalisé. »

La sérénité, ou paix, c'est la Réalisation. Il n'y a aucun moment où le Soi n'existe pas. Tant qu'il se présente des doutes, ou le sentiment qu'on n'a pas réalisé, il faut s'efforcer d'extirper ces pensées. Elles sont dues à la confusion entre le Soi et le non-Soi. Lorsque ce dernier disparaît, le Soi seul demeure. Pour faire de la place, il suffit d'enlever l'encombrement : nul besoin d'apporter l'espace nécessaire en le prenant ailleurs.

D — Puisque la Réalisation n'est pas possible sans vâsanâkshaya*, comment vais-je réaliser cet état dans lequel les vâsanâ* sont détruits d'une manière effective ?

M — Vous êtes dans cet état en ce moment !

D — Cela signifie-t-il qu'en m'accrochant au Soi, les

vâsanâ seront détruits à mesure qu'ils se présentent ? M — Ils se détruiront d'eux-mêmes si vous demeurez

tel que vous êtes.

D — Comment vais-je atteindre le Soi ?

M — Il n'y a pas à obtenir le Soi. S'Il était quelque chose qu'il fallût conquérir, cela signifierait qu'il ne

se trouve pas déjà ici, maintenant, et à jamais. Toute chose acquise sera un jour perdue, elle est par conséquent impermanente. Ce qui ne dure pas vaut-il la peine de tant d'efforts ? C'est pourquoi, je le déclare, le Soi ne se conquiert pas. Vous êtes le Soi, vous êtes déjà Cela.

En réalité, vous êtes ignorant de votre état bienheureux. Cette ignorance vous domine et tire un voile sur le soi pur qui est béatitude. Vos efforts doivent être uniquement dirigés vers l'élimination de ce voile qui est l'identification du Soi avec le corps, le mental, etc. C'est elle qui doit disparaître, pour laisser place au Soi.

La Réalisation est donc pour tous ; elle ne fait aucune différence entre les aspirants. Les seuls obstacles proviennent de vos doutes concernant vos capacités et de la conviction qui vous fait dire : « Je n'ai pas réalisé. » Il faut vous débarrasser entièrement de ces obstacles.

D — Quelle est l'utilité du samâdhi ? La pensée y subsiste-t-elle ?

M — Le samâdhi permet Seul de découvrir la Vérité. Les pensées jettent un voile sur la Réalité, qu'il est ainsi impossible d'atteindre en son intégrité dans des états autres que le samâdhi.

Dans le samâdhi, un seul et unique sentiment surnage : « JE SUIS », à l'exclusion de toute autre pensée. — « JE SUIS » —, c'est « DEMEURER EN PAIX »

§

D — Il est des moments où jaillissent de brusques lumières sur une conscience dont le centre est à l'extérieur du moi normal, et qui paraît inclure la. Totalité. Indépendamment de tout concept philosophique, comment Bhagavan me conseillerait-il de m'y prendre pour obtenir, retenir et accentuer ces trop rares illuminations ? L'abhyâsa* dans de telles expériences exige-t-il la retraite ?

M — À l'extérieur !... Qui fait l'expérience d'un extérieur et d'un intérieur ? Ils sont concomitants à l'existence du sujet et de l'objet. Mais qui, à nouveau, est conscient de ces derniers ? Après mûr examen, vous découvrirez qu'ils n'ont jamais été qu'un seul : le sujet. Cherchez alors qui peut bien être ce sujet unique ; cette analyse finira par vous conduire à la pure conscience, au-delà du sujet.

Ce que vous appelez le « moi normal », c'est le mental, ou esprit. D'étroites limites enserrent ce mental, tandis que la conscience pure est au-delà de toute limitation. On y parvient par l'investigation telle que je l'ai déjà esquissée.

Obtenir : Le Soi est toujours là. Vous n'avez qu'une seule chose à faire, c'est d'arracher le voile qui vous Le cache.

Retenir : Le Soi, dès qu'Il est réalisé, devient votre expérience directe et immédiate. On ne Le perd jamais.

Accentuer : Il n'est pas question d'accentuer le Soi, car I1 est toujours semblable, sans contraction ni expansion.

Retraite : Demeurer dans le Soi, c'est la solitude. Rien n'est étranger au Soi. La retraite implique le passage d'un lieu ou d'un état à un autre. Or, ni l'un ni l'autre ne peuvent être extérieurs au Soi. Tout est le Soi ; la retraite est impossible, inconcevable.

Abhyâsa : c'est empêcher que rien ne vienne troubler la paix inhérente. Mais vous êtes toujours dans votre état naturel, qu'il y ait ou non pratique de l'abhyâsa. Rester tel que vous êtes, sans questions ni doutes, c'est votre état naturel.

D    — Lorsqu'on a fait l'expérience du samâdhi, peut-on obtenir également les siddhi* ?

M — Pour que l'on exhibe les siddhi, il faut que d'autres les reconnaissent. Toute personne qui montre ainsi ses pouvoirs ne peut donc être un jnâni. Par conséquent, les siddhi ne méritent même pas l'ombre d'une pensée. jnâ'na doit être le seul but de vos recherches.

D    — Ma Réalisation aide-t-elle les autres ?

M — Oui ; c'est le service le plus grand que vous puissiez leur rendre. Ceux qui ont découvert de grandes vérités y sont parvenus dans les profondeurs tranquilles du Soi. Mais il n'y a réellement aucun « autre » que l'on doive secourir. L'être Réalisé voit uniquement le Soi, comme l'orfèvre ne prête attention qu'à l'or des bijoux ornés de pierres précieuses qu'on lui donne à évaluer. Lorsque vous vous identifiez avec le corps, vous êtes fatalement conscient aussi du nom-et-de-la-forme *. Mais lorsque vous transcendez votre corps, les « autres » aussi disparaissent. L'être Réalisé ne voit pas que le monde diffère de lui-même.

D    — Ne serait-il pas préférable que les saints vivent en compagnie d'autrui ?

M — Il n'existe pas « d'autrui » avec qui on puisse vivre. Le Soi est la seule Réalité.

D    — Ne devrais-je pas tenter de porter secours au monde qui souffre ?

M — La Puissance qui vous a créé a créé le monde aussi. Si elle prend soin de vous, elle peut bien prendre soin du monde... Puisque Dieu a créé le monde, c'est Son affaire de s'en occuper, pas la vôtre.

D    — Et notre devoir de patriote ?

M — Votre devoir consiste à ETRE, et non à être ceci ou cela *. « JE SUIS CELUI QUI SUIS », voilà le résumé de la vérité toute entière. On en décrit la méthode par la phrase : « DEMEURE EN PAIX ».

62 Et que signifie la paix ? Elle veut dire : « Détruis-toi », car chaque nom et chaque forme sont une cause de tourment. « JE-JE », c'est le Soi. « Je suis ceci », c'est l'ego. Lorsque le « Je » demeure seul et unique, c'est le Soi. Lorsqu'il prend la tangente et dit : « Je suis ceci ou cela, je suis comme ci ou comme cela », c'est l'ego.

D — Qui est Dieu alors ?

M — Le Soi est Dieu. « JE SUIS » est Dieu. Si Dieu était extérieur au Soi, Il serait un Dieu dépourvu de Soi, ce qui est absurde.

Tout ce qui est requis pour réaliser le Soi, c'est d'ETRE PAISIBLE. Que peut-il y avoir de plus aisé ? C'est pourquoi * âtma-vidyâ est la voie la plus facile à suivre.

§

66 M — La grâce est le Soi. Elle non plus ne s'acquiert pas : vous devez simplement savoir qu'elle existe.

Le soleil n'est que lumière. Il ne connaît pas l'obscurité. Pourtant, vous parlez des ténèbres qui fuient à l'approche du soleil. De même l'ignorance du fidèle, comme les vaines ombres, s'évanouit devant le regard du guru. Vous êtes entouré de lumière solaire ; cependant, si vous voulez voir le soleil, vous devez vous tourner dans sa direction et le regarder. Il en est de même pour la grâce, que vous découvrez par une approche convenable, alors qu'elle est pourtant toujours là, à tout instant.

D — La grâce aide-t-elle le chercheur à mûrir plus vite ?

M — Laissez tout cela au maître ; abandonnez-vous à lui sans réserve.

De deux choses l'une : ou vous vous abandonnez, parce que vous avez compris votre incapacité et senti le besoin d'un Pouvoir Supérieur qui vous aide ou vous cherchez à comprendre la cause de vos misères, vous remontez à la Source, et vous y trouvez le Soi. De toutes façons, vous serez délivré de vos tourments. Ni Dieu ni guru, n'abandonnent jamais l'adorateur qui s'est abandonné tout entier.

D — Que signifie la prosternation devant le guru ou devant Dieu ?

M — Elle signifie la soumission de l'ego et l'union complète avec la Source. Dieu, ou guru, ne peuvent à aucun moment s'illusionner sur les génuflexions, les saluts et les prosternations. Ils voient si l'ego est encore là, ou s'il a disparu.

§

84    M — Pourquoi spéculer sur ce qui arrivera plus tard ? Tout le monde sait que le « Je » existe. À quelque école qu'il appartienne, le chercheur fervent doit trouver d'abord ce qu'est le « Je ». Il sera temps ensuite de découvrir l'Etat final et de savoir si le « Je » s'unit à l'Être Suprême, ou s'il reste en dehors de Lui. Ne cherchons pas à deviner la conclusion, mais gardons l'esprit ouvert.

D — Une sorte de compréhension de l'état final ne serait-elle pas cependant un guide efficace, même pour l'aspirant ?

M — Essayer de définir en ce moment ce que sera l'état final de Réalisation ne sert à rien. Cela n'a aucune valeur intrinsèque.

D — Pourquoi donc ?

M — Parce que vous procédez selon un principe erroné. Votre raisonnement dépend obligatoirement de l'intellect, dont la lumière procède du Soi. L'intellect n'est-il pas présomptueux de s'ériger en juge, de vouloir mesurer ce dont il n'est lui-même qu'une manifestation bornée et d'où il tient le peu de lumière qu'il a ?

Comment l'intellect, qui ne peut atteindre le Soi, serait-il compétent pour apprécier la nature de l'état final de Réalisation et à plus forte raison pour la définir ? C'est comme si l'on essayait de mesurer la lumière du soleil à sa source en prenant comme étalon la lueur d'une bougie. La cire fondra bien avant que la bougie ne parvienne au voisinage du soleil.

Au lieu de vous complaire dans de simples spéculations, consacrez-vous dès à présent à la recherche de la vérité qui se trouve à jamais au fond de votre cœur.

§

[quelques dits extraits de La Connaissance de l’Être :]

1.Étant donné qu’il y a une perception de nous-mêmes et du monde, nous devons nécessairement admettre qu’il y a un Principe unique doué du pouvoir d’apparaître comme multiple.

7…découvrir son propre être dans son Etre et, se retirant en Lui être un avec Lui.

33.’Je ne me connais pas moi-même’ ou ‘Je me connais moi-même’, parler ainsi est ridicule. Quoi ! Y at-il donc deux soi, l’un destiné à objectiver l’autre ?

 

1963 Ramdas (– 1963)

 

Avant Propos[178]

Il y a environ deux ans que Râm éveilla pour la première fois, dans le cœur de Râmdas, Son humble esclave, l'ardent désir de réaliser Son amour infini. Essayer de s'approcher de Râm et de Le comprendre, c'est se retirer du monde des formes évanescentes, car Râm est la seule réalité. Râm est la puissance mystérieuse et subtile qui pénètre et soutient l'univers tout entier. Il n'a ni naissance ni mort. Il est présent dans toutes choses et dans toutes créatures, qui n'apparaissent comme entités séparées que grâce à leurs formes toujours changeantes. Se libérer de cette illusion des formes, c'est réaliser immédiatement l'Unité, l'Amour de Râm. L'amour de Râm, c'est l'amour de tous les êtres, de toutes les créatures, de toute vie, de tout ce qui est en ce monde, car Râm est en tout, tout est en Lui, et II est tout en tous. Pour réaliser cette grande vérité, il faut nous soumettre, nous qui, par ignorance, croyons être des personnalités séparées, à la volonté et à l'action de cette puissance infinie, de cet amour infini qu'est Râm, l'Un qui pénètre tout. Par une soumission entière à Sa volonté, nous perdons cette conscience du corps qui nous retient éloignés de Lui, et nous nous trouvons dans un état d'union complète et d'identification avec Râm qui est en nous et tout autour de nous. Dans cet état, la haine, qui n'est que la conscience de la diversité, prend fin, et l'amour, qui est la conscience de l'unité, est réalisé. Nous atteignons cet amour divin lorsque notre humilité est si complète que notre affirmation de personnalité séparée, [18] notre égoïsme, en est complètement anéanti. Quand ce stade est atteint, nous sommes naturellement portés par la conscience éveillée de l'unité et de l'amour, à faire le sacrifice de tous nos intérêts matériels pour le bien de nos compagnons et des créatures qui sont les manifestations du même Râm. Tels furent le sacrifice de Bouddha, celui de Jésus-Christ et, de notre temps, celui du Mahâtmâ Gandhi. Ces trois grands hommes sont les plus parfaites manifestations de Râm, la grande Vérité, l'Amour infini. Om Shri Râm.

Luttes et initiations

Pendant près d'une année, Râmdâs se débattit dans un monde plein de soucis, d'anxiétés et de peines. Ce fut, par sa propre faute, une période terrible d’inquiétude et de tension. Dans cet état de misère désespérée, un cri jaillit du cœur de Râmdâs : « Où trouver le soulagement ? Où trouver la paix ? » Sa plainte fut entendue, et dans le grand vide retentit une voix : « Ne désespère pas, aie confiance en Moi, et tu seras libéré. » C'était la voix de Râm. Cet encouragement fut comme une planche de salut jetée au nageur en péril qui se débat dans la mer déchaînée. Une grande assurance tomba sur le cœur meurtri du malheureux Râmdâs comme une douce pluie sur la terre assoiffée. Dès lors, une partie du temps occupé auparavant par les choses du monde fut consacré à méditer sur Râm qui octroya, dans cette période, paix et soulagement véritables. Peu à peu, son amour pour Râm, le Donneur de Paix, augmenta. Plus Râmdâs répétait le nom de Râm et méditait sur Lui, plus il ressentait de joie et de soulagement. Les nuits, qui étaient libres de tout devoir terrestre, furent consacrées, à part deux heures de repos, à chanter les louanges de Râm (Râm-bhajan). Sa dévotion pour Râm progressait par sauts et par bonds.

Le jour, alors qu'il était envahi par l'anxiété et le souci que lui causaient des ennuis d'argent, des soucis de toute espèce, Râm venait à son aide d'une façon inattendue. Aussi,[19] dès qu'il pouvait se libérer, même pour peu de temps, de ses occupations matérielles, se mettait-il à méditer en prononçant le nom de Râm. En marchant dans la rue il répétait : Râm. Râm. Il perdait toute attraction pour les choses de ce monde. Habits recherchés et toiles fines furent remplacés par le grossier khaddar[179] ; une simple natte fut substituée au lit. Pour sa nourriture, il réduisit à un seul les deux repas de la journée, et plus tard, ce repas ne consista plus qu'en bananes et pommes de terre bouillies. Les piments et le sel furent complètement abandonnés. Il n'avait plus de goût que pour Râm, et sa méditation sur Râm devenait continue, englobant toutes les heures de la journée et les prétendus devoirs sociaux.

§

   Donnez-moi donc un conseil, dit alors le Persan, pour que je puisse éloigner de moi tout ce qui est illusoire et délivrer mon esprit des agitations qui font son tourment en réalisant Dieu. Je me sens enchaîné par des attaches à mes biens, ma maison, ma femme, mon argent.

— Vous avez trouvé le diagnostic de votre mal, répondit Râmdâs, et vous avez une saine compréhension du remède qu'il faut y apporter. Sachez tout d'abord que le Dieu que vous cherchez est en vous. Il est la Lumière et l'Âme de l'Univers, et l'unique et suprême but de la vie est de L'atteindre. Tout le mal vient de ce que vous croyez être séparé de cette universelle Vérité. C'est votre ego qui a dressé ce mur de séparation. Ayez un désir intense de Le réaliser, c'est-à-dire d'apprendre à savoir que votre vie forme un tout avec la vie de l'Univers. Abandonnez votre ego par une union constante avec Lui par la prière et la méditation, et accomplissez tous vos actes sans aucun désir d'en obtenir quelque gain. Au fur et à mesure que vous avancerez sur cette voie, qui est celle de la dévotion, de la connaissance et du renoncement, votre attache aux choses irréelles de la vie s'amoindrira et toutes les illusions qui encombrent votre mental s'évanouiront. Votre cœur se remplira de l'Amour divin et votre vision sera purifiée et égalisée, tandis que vos actions deviendront comme le flot spontané de votre être immortel en vous apportant la joie et la paix véritables. Tel est le point culminant auquel peut atteindre l'effort humain, et l'unique but de la vie. (232)

§

Il faut mentionner en passant que Râmdâs ne voyait nulle part ni impureté ni mal, mais il se plaisait à témoigner des cas particuliers de pureté et de grandeur d'âme qu'il rencontrait. Sa tâche ici est simplement de rapporter ses expériences touchant les événements de sa vie errante ou les gens qu'il a eu l'occasion d'observer. Il ne fait que présenter les faits comme un simple témoignage des manifestations diverses de Dieu. Car le monde est une scène sur laquelle Il se manifeste sous des milliers de formes, dans quantité de rôles. Râmdâs considère tout en une même et seule vision lumineuse, et son amour pour tous est invariable ; qu'il s'agisse de saints ou de pécheurs, il ne voit aucune différence. C'est le Seigneur qui remplit tous les rôles dans le drame terrestre.

Un Anglais nommé Abbot, désirant s'entretenir avec Râmdâs, l'emmena un jour en auto dans son bungalow, où lui et sa sœur le reçurent sur la véranda. La bonne dame anglaise parla avec enthousiasme du Christ et de son enseignement, et Râmdâs acquiesça parfaitement aux louanges qu'elle fit du Divin Maître. Mais son enthousiasme alla si loin qu'elle s'exprima assez dédaigneusement sur le compte de Shri Krishna, de Bouddha, etc.

« Mère, lui dit-il, Râmdâs ne peut être d’accord avec vous sur ce point. Râmdâs tient Shrî Krishna et Bouddha en aussi haute estime que Jésus , si ce n’est plus. Vous portez ce jugement sur eux parce que vous ne les comprenez pas, de mêm que certains Hindous portent un faux jugement sur le Christ parce qu’ils ne le connaissent pas. » (262)

§                 

« Mahârâj, dit-il, je suis dégoûté de cette vie. Moi aussi, je voudrais mener la vie d'un sâdhu, car j'ai tourné le dos à une vie pleine de soucis et de chagrins. Considérez-moi comme votre disciple et prenez-moi sous votre protection.  

— Râmji, répliqua Râmdâs, rien n'est mauvais en ce monde ; c'est votre esprit qui est tourmenté. Tant que votre esprit n'a pas l'ardent désir de déchirer le voile d'illusion qui vous cache la Vérité, une renonciation extérieure ne sert de rien. C'est comme si vous sautiez de la poêle à frire dans le feu. Le véritable bonheur réside dans une attitude correcte vis-à-vis de la vie et du monde, et cette attitude dépend d'une juste vision. Or celle-ci se trouve dans la Réalisation de la Vérité de Dieu. Ne vous laissez pas tromper. Vous ne pouvez atteindre la libération et la paix si vous vous contentez de tourner le dos au monde. Apprenez à connaître votre état d'esprit. La liberté et la joie sont en vous, mais pour y arriver, il vous faut maîtriser les désirs, l'âpreté au gain, et les emportements. Ne vous attachez pas à Râmdâs, il n'est pas un gourou ; il ne peut que vous montrer la voie. L'effort et la lutte sont vôtres ; soyez donc un disciple de la Vérité. » (264)


 

1973 Henri Le Saux / Swami Abhishtktananda (1910-1973)

Né en Bretagne en 1910, Henri Le Saux entre à dix-neuf ans à l'Abbaye de Kergonan. Ayant commencé à apprendre le sanskrit et le tamoul, il part pour l'Inde avec l'autorisation de ses supérieurs et fonde l'ashram de Shantivanam avec le Père Monchanin. Il croise Ramana Maharshi (1879-1950). Rencontre fondamentale malheureusement très brève. Comme de nombreux ermites, Le Saux se retire un temps dans une grotte de la montagne d’Arunachala :

Du fond du coeur, j'entendais sourdre un autre chant, au-delà de tout élan du désir comme de toute quiétude qui pût encore se sentir. Arunâchala est inexorable. Il sèvre de tout, il dépouille de tout, il arrache tout point d'appui où on serait encore tenté de s'agripper : car tel il a voulu celui qu'il a appelé, et tel il le rendra, libre et nu en la solitude de son coeur, libre et nu de la liberté et de la nudité du Soi.

Arunâchala, guru impitoyable, /qui me sevras de tout ce que j'aimais jusque-là, /de tout ce que je savourais jusque-là, /de tout  sur quoi je m'appuyais jusque-là, / les choses de ce monde comme les choses de l'autre, / et me laissais suspendu / libre et nu…[180]

Puis il « fait le saut » et le sannyasi se fixe dans les Himalayas. Terrassé par une crise cardiaque en juillet 1973, il meurt le 7 décembre. Extraits de ses dernières lettres :

Mais par rapport à tout cela [vocations de jeunes dans certains monastères], je suis comme celui qui a des repas merveilleux à sa disposition et qui souffre de voir ses frères réduits à juste casser la croûte, car ils ne savent pas et sont tellement conditionnés qu’ils ne savent même pas qu’il y a « cela » ! (8 mars 1973)

Pour le moment, je suis partout frappé par la vie de moines hindous en marge du monde des swamis. Rencontre récemment d’un garçon de vingt ans, vivant seul dans une maison abandonnée, dans la jungle, en silence. Puis deux autres, dont un garçon nepali de dix-huit ans, cachés dans un creux de falaise, nus ou vêtus de sacs, vivant de blé macéré dans de l’eau et de fruits de la jungle. Gens auxquels nul ne prête attention et qui sont bien plus vrais que tous nos swamis à robe orange et tous nos moines à grande coule ! / L’Esprit n’est pas à chercher dans un souvenir ni une institution. (22 mai 1973 ?)

L’autre jour, je rencontrai dans un ashram hindou un Malayali qui avait goûté de Kurisumala [ashram du P. Mahieu] et Shantivanam et qui maintenant est « parti », va d’ashram en ashram dans un dénuement total. Tels sont les vrais moines chrétiens de l’Inde, même s’ils ne participent plus que fort rarement au rite. L’Esprit les a appelés au-delà de tout signe. (7 juillet 1973).

Un infarctus qui me prit alors que j’allais prendre le bus et que des circonstances providentielles maintiennent dans des limites guérissables. En même temps une expérience merveilleuse de « croiser » entre mort et vie, découverte que l’on EST[181] ! Qu’importent les situations ? Joie et sérénité qui rendirent  inoubliables les deux semaines que je passais immobile au lit. (22 septembre 1973).[182]


 

 

 

 

 

 

 

 

 

Bouddhisme


 

Lu ‘K’uan Yü (1898 - ?) & Hsu Yun

Foreword, (p.10) : The aim[183] of the Ch'an sect is to strip the mind of all feelings and passions for the purpose of disentangling it from the phenomenal so that the self-nature can return to its normal state and operate in the normal way without hindrance. With this in view, Ch'an masters rarely used those Buddhist terms found in all sutras. For men are always prone to cling to the terminology which, in their quest for more learning and wider knowledge, can only stimulate their faculties of thought and intensify their discriminations. The masters taught their disciples to refrain from seeking enlightenment and Buddhahood, for the very idea of enlightenment and Buddhahood gave rise to the twin concept of reality of ego and reality of dharma which split their undivided whole into subject and object, the cause of their illusion and suffering. This is the reason why the usual terms found in sutras are rarely found in Ch'an texts, which seem very strange and incomprehensible even to Buddhists of the other schools. Those texts are as obscure and incomprehensible as Nostradamus's Prophecies of world events and puzzled readers frequently put them aside for ever, after reading a few pages. No learned masters took the trouble of giving a clear explanation of or comprehensive commentary on the sayings of their enlightened predecessors. Even if they quoted ancient sayings when giving instruction to their own disciples, their commentaries varying from a sentence to an entire gatha or poem, were equally obscure and confusing to beginners. […] If one applies one's discriminating mind to commenting on ancient sayings, one will behold only the linger instead of the moon which is actually pointed at.

We cannot, however, blame these masters for their seemingly obscure and abstruse sayings, because as soon as they used the terminology coined by the conditioned human intelligence, their disciples would cling to it, thus straying from the normal course of training. When a monk aske Yun Men: 'What is Buddha?' the master, knew that the questioner’s mind was stirred by the empty word `Buddha' and, in order to disentangle it from the illusion of Buddha, replied : 'A toilet stick.' In this, there was no disrespect for the Enlightened One, as the reply served only to wash the deluded mind of the disciple from this impure conception, for the Buddha as conceived by a deluded mind could never be the pure Buddha, who is beyond description. This particular case should not, however, be generalized, for the reply was appropriate only for the question at that particular moment. For this reason, Yun Men forbade his disciples to record his sayings. Likewise, we cannot follow master Tan Hsia's example and burn wooden statues of Buddha. Tan Hsia realized that the moment was ripe for enlightening a deluded monk who clung to these statues and disregarded his self-natured Buddha.

I Prerequisites… (pp.19 sq.)

From the Hsu Yun Ho Shang Fa Hui. The object of Ch'an training is to realize the mind for the perception of (self-) nature, that is to wipe out the impurities which soil the mind so that the fundamental face of self-nature can really be perceived. Impurities are our false thinking and clinging (to things as real). Self-nature is the meritorious characteristic of the Tathagata wisdom which is the same in both Buddhas and living beings. If one's false thinking and grasping are cast aside, one will bear witness to the meritorious characteristic of one's Tathagata wisdom and will become a Buddha, otherwise one will remain a living being. …

The outright cognizance of this pure and clean self-nature together with complete harmony with it, without contamination from attachment (to anything) and without the least mental differentiation, while walking, standing, sitting and lying by day or night is nothing but the self-evident Buddha(hood). It does not require any application of mind or use of effort. Moreover, there is no place for either action or deed, and no use for words, speech and thought. For this reason, it is said that the attainment of Buddhahood is the most free and easy thing which relies only on oneself and does not depend on others. …

Where does its easiness lie for a beginner? It only requires a believing, a long enduring and a mindless mind. A believing mind is, firstly, belief that this mind of ours is fundamentally Buddha, not differing from all Buddhas and all living beings of the three times in the ten directions of space, and secondly, belief that all Dharmas expounded by sakyamuni Buddha can enable us to put an end to birth and death and to attain Buddhahood. …

Hua t'ou [koan jap .] This One-Mind of yours and mine is neither within nor without nor between the two. It is also within, without and between the two and is like Space which is immutable and is all-embracing.

      


 

1966 D.T.Suzuki (1870-1966)

Écrit dans sa vieillesse, un témoignage émouvant :

Souvenirs de jeunesse[184].

[Introduction :] En lisant ces lignes, on serait tenté de croire qu'il faut s'élever jusqu'à des régions abstraites, sublimes, que l'homme n'atteint qu'exceptionnellement, qu'en de rares moments de son existence. Suzuki nous fait voir avec une simplicité qui pourrait sembler peu conforme à l'importance et à la grandeur du sujet que l'essence de la religion ne consiste pas dans une exaltation momentanée, mais dans notre aptitude, dans notre disposition à rechercher, à découvrir, à libérer dans l'ordinaire de la vie, dans les choses quotidiennes, dans ce qui se passe partout et toujours et qui occupe les hommes constamment, les étincelles cachées du divin.

Ma famille se compose de médecins établis depuis plusieurs générations dans la ville de Kanazawa[185]. Mon père, mon grand-père, mon arrière-grand-père étaient médecins et, de façon inattendue, ils sont tous morts jeunes. Bien sûr, il n'était pas rare de mourir jeune en ce temps-là, mais dans le cas d'un médecin exerçant sous l'ancien régime féodal, c'était une double infortune, car la pension versée à la famille par le seigneur tutélaire était sensiblement réduite. Ma famille, bien que de rang samouraï, était déjà frappée par la pauvreté du vivant de mon père, et après sa mort, alors que j'avais à peine six ans, nous devînmes encore plus pauvres à cause des dif-(36)ficultés économiques qui touchèrent la caste des samouraïs, dès l'abolition du système féodal.

La perte d'un père à cette époque était sans doute plus dramatique qu'aujourd'hui ; tout dépendait de lui en tant que chef de famille, tous les pas importants dans la vie : l'instruction puis la recherche d'une situation sociale. Tout cela, je le perdis lorsque j'avais dix-sept ou dix-huit ans. Ces épreuves me firent penser à mon destin (karma). Pourquoi devais-je rencontrer de telles embûches à l'aube de ma vie ?

Ma réflexion commençait à s'orienter vers la philosophie et la religion, et comme ma famille appartenait à la branche zen Rinzaï, il était tout naturel que je me tourne du côté du zen pour trouver des réponses à mes problèmes. Je me souviens d'être allé au temple zen où ma famille était inscrite — c'était le plus petit temple de Kanazawa — pour questionner le prêtre au sujet du zen. Comme beaucoup de prêtres officiant dans des temples ruraux, il n'était pas très instruit ; de fait, il n'avait même pas lu le Hekiganroku[186] . Aussi l'entretien que j'eus avec lui fut-il de courte durée.

Je pris l'habitude de débattre de questions philosophiques et religieuses avec les étudiants de mon âge ; je me souviens que quelque chose me rendait toujours perplexe : qu'est-ce qui fait pleuvoir ? Pourquoi est-il nécessaire que la pluie tombe ? Aujourd'hui, lorsque je regarde en arrière, je me dis qu'il a pu y avoir dans mon esprit quelque chose qui rappelle l'enseignement chrétien au sujet de la pluie qui tombe également sur le juste et l'injuste. Au fil des circonstances, j'entrai en relation, à la même époque, avec des missionnaires chrétiens. Lorsque j'avais quinze ans environ, il y avait à Kanazawa un missionnaire de l'Église orthodoxe [grecque]. Je me souviens qu'il me prêta un exemplaire de la traduction japonaise de la Genèse en me recommandant de la lire. Je la lus, mais cela me semblait dénué de sens. Au commencement était Dieu. Mais pourquoi Dieu devait-il créer le monde ? Voilà ce qui me préoccupait au fond.

La même année, un de mes amis se convertit au protestantisme. Il voulait que je devienne chrétien et m'incitait à recevoir le baptême. Mais je lui répondis que je ne pouvais pas être baptisé avant d'être convaincu de la vérité du christianisme. J'étais toujours suspendu à cette question : pourquoi Dieu devait-il créer le monde ? J'allai voir un autre missionnaire, protestant celui-là, et je lui 37 posai la question. Il me dit que toute chose devait avoir un créateur pour venir à l'existence et que le monde devait avoir un Créateur aussi. « Alors qui a créé Dieu ? » demandai-je. « Dieu s'est créé lui-même, répondit-il, ce n'est pas une créature. » Sa réponse ne me satisfaisait pas, et cette interrogation est toujours restée la pierre d'achoppement à ma conversion au christianisme.

Je me souviens aussi que ce missionnaire avait toujours avec lui un gros trousseau de clefs. Cela me semblait étrange, car à cette époque personne au Japon ne tenait rien sous clef. Aussi, lorsque je le vis avec toutes ses clefs, je me demandai d'où lui venait le besoin de mettre en sûreté tant de choses.

C'est alors qu'un nouveau professeur fut nommé dans mon école. Il enseignait les mathématiques. Il les enseignait si bien que je commençai à y prendre goût. Il s'intéressait aussi beaucoup au zen. Il avait d'ailleurs été l'élève de roshi Kosen[187], un des grands maîtres zen de ce temps. Il faisait de son mieux pour éveiller la curiosité de ses élèves pour le zen en faisant circuler des copies de l'oeuvre de Hakuin Zenji, Orategama[188]. De prime abord, je n'y compris pas grand-chose, mais cela m'intéressait tellement que, pour en savoir plus, je décidai d'aller voir un maître zen, roshi Setsumon, qui vivait dans le temple Kokutaiji dans la province d'Etchu.

Je quittai la maison sans savoir au juste comment me rendre au temple, avec cette seule information qu'il se trouvait près de Takaoka. Je me rappelle avoir voyagé dans une vieille voiture à chevaux, juste assez grande pour transporter cinq à six personnes, et que nous avons passé le col de Kurikara à travers les montagnes. La route et la voiture étaient en piteux état, je n'arrêtais pas de me cogner la tête contre le toit. À partir de Takaoka, je pense avoir fait le reste du trajet à pied jusqu'au temple.

J'arrivai là-bas sans aucune introduction. Les moines semblaient bien disposés à m'accueillir. Ils me dirent que le roshi était sorti, mais que je pouvais pratiquer zazen dans une pièce du temple si j'en avais envie. Ils me montrèrent comment 40 m'asseoir et comment respirer et me laissèrent seul dans une petite pièce en me disant de continuer ainsi. Après un jour ou deux consacrés à cette pratique, le roshi revint et on m'amena le voir. Il est clair qu'à l'époque j'ignorais tout du zen et de l'étiquette qui s'impose en sanzen. On m'avait simplement dit de venir voir le roshi et je me présentai à lui en apportant ma copie de l' Orategama.

L'essentiel de l' Orategama est écrit dans une langue assez simple. Mais il y avait là-dedans quelques termes zen difficiles que je ne pouvais saisir. J'en demandai l'explication au roshi. Il se tourna vers moi en colère et me dit : « Pourquoi me posez-vous une question aussi stupide ? » Je fus renvoyé dans ma chambre sans aucun enseignement et on me dit de rester en position assise, jambes croisées.

Je suis resté seul. Personne ne mç disait rien. Les moines qui m'apportaient les repas ne m'adressaient pas la parole. C'était la première fois que j'étais loin de la maison et j'éprouvai bientôt un sentiment de solitude et la nostalgie du foyer. Ma mère me manquait beaucoup. Après quatre ou cinq jours, je quittai le temple et revins chez moi. Je ne me souviens pas de la manière dont je pris congé du roshi, mais je me souviens bien de la joie qui m'habitait en retrouvant la maison.

Je commençai alors à enseigner l'anglais dans le petit village de Takojima qui se dresse sur la péninsule de Noto — péninsule qui s'avance dans la mer du Japon. Il y avait là un temple Shin habité par un prêtre lettré qui me montra un texte de l'école Yuishiki intitulé Hyappo Mondo (Questions-Réponses sur les cent dharmas). Mais c'était si ancien et si abstrus qu'en dépit de ma soif d'apprendre, je n'en saisis pour ainsi dire rien.

J'obtins une autre affectation comme enseignant à Mikawa, une ville située à environ cinq lis (vingt-quatre kilomètres) de notre maison à Kanazawa. Là aussi ma mère me manquait beaucoup et tous les week-ends, je faisais le chemin à pied pour me retrouver près d'elle. Cela me prenait environ cinq heures et m'obligeait à quitter la maison le lundi à une heure du matin de façon à être à l'école dans les temps. Je restais accroché à la maison jusqu'à la dernière minute pour profiter de ma mère aussi longtemps que possible.

J'ajouterai incidemment que l'enseignement de l'anglais que je dispensais alors était assez particulier, tellement particulier que, lorsque j'allai pour la première fois aux États-Unis, personne ne comprenait ce que je voulais dire. Nous avions pris l'habitude de tout transposer littéralement et je me rappelle que j'étais très embarrassé par la façon (42) dont on dit en anglais : « Le chien a quatre pattes », « Le chat a une queue ». En japonais, le verbe « avoir » n'est jamais utilisé en ce sens. Si vous dites : « J'ai deux mains », cela s'entend comme si vous teniez deux mains étrangères dans les vôtres. Plus tard, je développai l'idée selon laquelle l'insistance mise par la mentalité occidentale sur la possession est le signe de la place prépondérante accordée au pouvoir, à la dualité, à la compétition, traits qui sont absents de la sensibilité orientale.

Pendant les six mois que je passai à Mikawa, j'arrêtai mes études sur le zen. Je déménageai à Kobe où mon frère travaillait comme avocat, et peu après il m'envoya à Tokyo pour y suivre des études en me versant une pension de six yens par mois.

À cette époque, le coût d'hébergement et d'entretien d'un étudiant s'élevait à environ trois yens et cinquante sens. Je choisis d'étudier à l'université de Waseda, mais une des premières choses que je fis en arrivant à Tokyo fut de me rendre à Kamakura pour étudier le zen sous la direction de roshi Kosen qui était alors abbé de Engakuji. Je garde le souvenir d'avoir marché tout le jour de Tokyo à Kamakura, quittant Tokyo à la tombée de la nuit pour arriver à Kamakura tôt le matin suivants[189].

Le moine shika, l'hospitalier, ménagea mon premier entretien avec le roshi en présentant une offrande de dix sens d'encens enveloppés dans du papier. La scène faisait penser aux peintures de Daruma[190] que j'avais déjà vues ; il s'en dégageait un authentique parfum zen. Le roshi avait soixante-seize ans lorsque je le rencontrai pour la première fois. C'était un grand homme, à la fois par la stature et la personnalité. Il marchait avec peine à cause d'un choc récent. Il me demanda d'où je venais et, lorsque je lui dis que j'étais né à Kanazawa, il s'en réjouit et m'encouragea à persévérer dans la pratique du zen. Sûrement parce que les gens de la région d'Hohuriku, aux alentours de Kanazawa, ont la réputation d'être patients et appliqués.

La deuxième fois que j'eus l'occasion de le rencontrer en entretien privé, il me donna le koan[191] Sekishu, le « claquement d'une seule main ». Je n'étais pas du tout préparé à ce moment-là à recevoir un koan. Sur le plan du zen, mon esprit était 44 comme une page blanche, tout pouvait y être écrit. À chaque fois que je le voyais en sanzen, il faisait simplement le geste de sortir sa main gauche en la dirigeant vers moi, sans un mot, ce qui me plongeait dans un état de grande perplexité. Je me souviens que je faisais tous les efforts possibles pour apporter des réponses rationnelles à ce koan sur le claquement d'une main, mais naturellement roshi Kosen les refusait toutes, et après quelques expériences de sanzen je me sentis dans une sorte d'impasse.

Un entretien avec lui me laissa une impression forte. Il prenait son petit déjeuner sur une véranda donnant sur un bassin, assis sur une petite chaise assez rustique. Il mangeait du gruau de riz qu'il retirait à la louche d'un pot de terre et il en mettait dans son assiette. Après que je me fus prosterné trois fois devant lui, il me demanda de m'asseoir en face sur une autre chaise. Je ne me rappelle pas ce qui a été dit à cette occasion, mais chaque geste qu'il faisait — la manière dont il me fit bouger pour m'installer sur la chaise, celle dont il se servait de riz dans le pot — se grava en moi de façon indélébile. « Oui, me disais-je, c'est ainsi qu'un moine zen doit se comporter. » Tout ce qui sortait de lui était direct, simple, rempli de sincérité et, bien sûr, traversé par quelque chose de plus qui ne peut être dit avec des mots.

Je n'oublierai jamais non plus le premier enseignement que je suivis. C'était un événement tout à fait solennel, commençant par la récitation du Sutra du Coeur par les moines et par les derniers mots de Muso Kokushi[192] : « J'ai trois sortes de disciples... » Le roshi se prosternait devant la statue du Bouddha et se relevait ensuite sur son siège, en face de l'autel, comme s'il entendait s'adresser au Bouddha plutôt qu'à l'assistance. Son assesseur lui apporta le pupitre et, à ce moment-là, les chants prirent fin. Il put alors commencer son enseignement doctrinal.

Celui-ci portait sur le 42e chapitre de l' Hekiganroku, celui où Ho-kojo rend visite à Yakusan, lequel, après leur entretien, invite dix moines à l'accompagner au bas de la montagne, à la porte du temple. Chemin faisant, l'échange suivant a lieu : « La neige fine tombe, flocon par flocon. Chaque flocon tombe à sa juste place. »

Il m'apparaissait que c'était là un bien étrange sujet de conversation pour des moines zen, mais le roshi s'en tint à la lecture du passage sans ajouter de commentaire, lisant comme s'il était à la fois absorbé et transporté par chaque mot du texte. Je fus tellement saisi par cette lecture qu'alors même 46 que je n'y entendais rien, je le revois encore assis sur sa chaise, le texte devant lui, lisant : « La neige fine tombe flocon par flocon. »

Tout ceci se passait en 1891. Il avait soixante-seize ans. J'en avais vingt et un. Il me revient à la mémoire que cette année encore je participai au rite Toji, au solstice d'hiver. Les moines travaillaient le riz pour en faire des galettes et eurent une nuit entière de récréation. La première de ces galettes était offerte au Bouddha, la seconde au roshi. Roshi Kosen était si friand de galettes de riz trempées dans la sauce au daikon[193] râpé qu'il n'en était jamais rassasié. Ce jour-là, il demanda un second service que lui refusa son moine assistant au motif qu'il ne serait pas bon pour lui de manger autant. Le roshi répondit : « Ça ira bien si je prends un médicament pour la digestion. »

Le 16 janvier de l'année suivante, en 1892, le roshi mourut. J'étais présent. Je me trouvais en compagnie de ses moines assistants dans la pièce voisine. Tout d'un coup nous entendîmes le bruit d'une lourde chute dans la chambre du roshi. Le moine de service bondit dans la chambre et trouva le roshi gisant, inconscient, par terre. Il semble qu'il ait eu une crise cardiaque en sortant des toilettes et qu'il se soit cogné la tête en tombant. On appela immédiatement le médecin, mais lorsqu'il arriva il constata qu'il était trop tard. Le roshi était déjà mort.

Shaku Soen[194] succéda à roshi Kosen comme abbé d'Engakuji. À la mort de Kosen, il revenait d'un séjour d'études à Ceylan sur le bouddhisme Theravada et c'était déjà une personnalité montante. Très brillant intellectuellement, il avait aussi reçu son inka shomei; ou diplôme pour être roshi, alors qu'il était encore assez jeune, chose inhabituelle à cette époque où l'on exigeait au moins quinze ans de pratique pour atteindre un tel état de maturité spirituelle. Titulaire de son inka, il était allé à l'université de Keio pour étudier des sujets propres à l'Occident, ce qui, là encore, était assez inhabituel pour un prêtre zen. Beaucoup de gens l'avaient critiqué d'avoir franchi ce pas, roshi Kosen compris, qui l'avait averti que toutes ses études se rapportant à des thèmes occidentaux ne 48 lui serviraient à rien. Mais Shaku Soen ne prêtait pas attention aux critiques des gens et faisait son propre chemin. Ce fut dans l'ensemble une personnalité remarquable, remplie d'élans non conventionnels.

C'est lui qui accomplit les rites funéraires de roshi Kosen. Au printemps 1892, il était nommé nouvel abbé et je commençai à le fréquenter en sanzen.

Il me donna Mu[195] comme nouveau koan, voyant que je ne m'en sortais pas avec le « claquement d'une seule main » ; il pensait que je pourrais obtenir mon kensho[196] plus vite et plus tôt avec Mu. Il ne m'apporta aucune aide pour la résolution de ce koan et, après quelques séances de sanzen avec lui, je dus reconnaître que je n'avais plus rien à dire.

Suivirent quatre années d'âpre lutte, de combat mental, physique, moral, intellectuel. Je sentais qu'il était certainement assez facile de comprendre Mu dans son principe intellectuel, mais comment soutenir une relation vécue, sur le terrain de l'expérience, avec une chose aussi simple ? L'explication devait se trouver dans un livre. Je lus donc tous les livres zen sur lesquels je pouvais mettre la main. Dans le temple de Butsunichi où je vivais alors, il y avait un sanctuaire consacré à Hojo Tokimune[197], et l'on conservait dans une pièce de ce sanctuaire tous les livres et documents appartenant au temple. Je passai tout l'été à lire tous les livres que je trouvais. Bien que ma connaissance du chinois fût encore embryonnaire et que cela m'interdisait l'accès au sens de bon nombre de textes, je faisais de mon mieux pour recenser tout ce qui se rapportait à Mu, intellectuellement.

Un livre m'intéressait tout particulièrement. C'était le Zenkan Sakushin (Coups de fouets pour vous aider à franchir les barrières zen), compilé par un maître chinois de la dynastie Ming répondant au nom de Shenko. C'était un recueil d'écrits sur la discipline zen et sur les conseils donnés par différents maîtres zen sur la manière de s'y prendre avec le koan.

Il me parut évident de suivre un des conseils de ce livre : « Lorsque tu as assez de foi, ton doute est assez grand. Quand ton doute est assez grand, tu as 50 suffisamment de satori. Toute la connaissance, l'expérience, les sentences merveilleuses, les sentiments de fierté que tu as accumulés avant ton étude du zen, tout cela tu dois le jeter par-dessus bord. Mets toute ton énergie dans la résolution du koan. Tiens-toi assis, dos droit, sans te soucier de savoir s'il fait jour ou nuit, le mental uni-pointé sur le koan. Lorsque tu auras pratiqué cela pendant quelque temps, tu sentiras que tu sors du cadre espace-temps, comme un homme mort. Arrivé à cet état, quelque chose commence à monter en toi et c'est comme si ton crâne allait voler en éclats. L'expérience soudaine que tu fais alors ne vient pas de l'extérieur, elle jaillit du fond intime de ton être. »

Ainsi engagé sur la voie de l'effort moral, je pris l'habitude de passer plusieurs nuits dans une grotte située à l'arrière du temple de Shariden[198], où une dent du Bouddha est conservée comme relique. Mais il y avait encore en moi une fêlure dans la volonté, de sorte que je me laissais souvent aller à quitter la posture assise dos droit et que je cherchais de bons prétextes pour partir, comme la présence importune des moustiques.

J'étais très pris pendant ces quatre ans par différents écrits, notamment par la traduction en japonais de L’Évangile du Bouddha du Dr Carus, mais le koan continuait tout le temps à me travailler dans les couches profondes de mon esprit. C'était, sans aucun doute, mon « souci » dominant, et je me revois assis dans un champ, adossé à une meule de riz, me disant que si je n'arrivais pas à comprendre Mu, la vie n'avait plus de sens pour moi. Nishita Kitaro[199] écrit quelque part dans son journal que je parlais souvent de suicide à cette époque, bien que, personnellement, je ne m'en souvienne pas. Dès que je réalisai que je n'avais plus rien à dire sur Mu, je cessai d'aller voir Shaku Soen en sanzen, sauf pour le sosan ou sanzen obligatoire pendant la sesshin[200]. Il était alors fréquent que le roshi me batte.

Il arrive souvent qu'une espèce de crise soit nécessaire dans la vie d'un homme pour le forcer à investir toute son énergie dans la résolution du koan. Il en existe une belle illustration dans le livre Keilyoku Soden (Histoires de ronces et de chardons), composé par un disciple d'Hakuin, qui relate une série d'anecdotes piquantes sur la pratique zen. 52

Un moine venait d'Okinawa pour étudier le zen sous la guidance de Suio, un des grands disciples d'Hakuin, homme rugueux et au caractère trempé. C'est lui qui apprit la peinture à Hakuin. Le moine passa trois ans auprès de Suio à travailler sur le koan du « claquement d'une seule main ». Le temps pour lui de revenir à Okinawa approchait à grands pas et il n'avait toujours pas résolu son koan, ce qui le rendait très déprimé. Il alla vers Suio en larmes. Le maître le consola en disant : « Ne t'inquiète pas. Diffère ton départ d'une semaine et reste dans la posture assise avec toute la détermination dont tu es capable. » Sept jours passèrent, le koan était irrésolu. Le moine revint vers Suio qui lui conseilla de repousser son départ d'une semaine encore. Lorsque cette semaine se fut écoulée et alors qu'il n'avait toujours pas trouvé la solution de son koan, le maître dit : « Il y a beaucoup d'exemples chez les anciens de gens qui ont atteint le satori au bout de trois semaines, essayez donc une troisième semaine. » Mais la troisième semaine passa sans que le sens du koan soit dévoilé. Alors le maître dit : « Essayez cinq jours de plus. » Les cinq jours passèrent sans que le moine soit plus avancé dans la résolution du koan. À la fin le maître dit : « Cette fois essayez trois jours de plus et si, après ces trois jours, vous n'avez toujours pas trouvé la solution, vous devrez mourir. » Alors, pour la première fois, le moine décida de consacrer le peu de vie qui lui restait à la résolution du koan. Et au bout de trois jours il la trouva.

La morale de l'histoire c'est que chacun doit décider de mettre tout ce qu'il a dans l'effort. « L'extrémité de l'homme est l'occasion de Dieu. » Il arrive souvent qu'à l'instant même où l'homme tombe dans l'abîme du désespoir et décide de mettre fin à ses jours, le satori vienne. Je reconnais que dans beaucoup de cas le satori aurait pu survenir alors qu'on est déjà sur le chemin de la mort.

Dans le cours de la vie ordinaire chacun se donne des possibilités de choix ainsi que de bonnes raisons pour se justifier à ses propres yeux. Mais pour résoudre un koan chacun doit aller jusqu'au bout de lui-même, sans se laisser d'échappatoire. Une chose seulement doit être faite.

Cette crise ou situation extrême survint pour moi lorsqu'il fut finalement convenu que je devais aller en Amérique pour aider le docteur Carus à traduire le Tao te king. Je compris que la sesshin rohatsu[201] du 54 prochain hiver 1896 était la dernière opportunité qui m'était offerte de participer à une sesshin et que si je ne parvenais pas, là, à résoudre mon koan, jamais sans doute je ne serais capable de le faire. Il me fallait mettre toute mon énergie spirituelle dans la sesshin.

Jusqu'à ce moment j'avais toujours eu conscience que Mu occupait une place dans mon esprit. Or tant que j'avais conscience de Mu, cela signifiait que je me considérais comme une entité séparée de Mu, et ce n'était pas là le vrai samadhi. Mais vers la fin de la sesshin, aux alentours du cinquième jour, je cessai d'être conscient de Mu. J'étais un avec Mu, le « même » que Mu, si bien qu'il ne restait plus trace de séparation impliquée dans la conscience de Mu. C'est cela le vrai samadhi.

Et pourtant, cette forme de samadhi n'est pas encore complète. Il faut émerger de cet état, s'en réveiller, et cet éveil est prajna. Cet instant d'irruption hors du samadhi et de vision pénétrante de ce « ce qui est », voilà le satori. Lorsque je sortis du samadhi pendant la sesshin, je dis : « Je vois, c'est ça. »

Je n'ai aucune idée du temps que je passai en samadhi. J'en fus réveillé par un son de cloche. Je me rendis au sanzen avec le roshi qui me posa quelques sassho ou questions tests sur Mu. Je répondis à chacune d'elles à l'exception d'une seule sur laquelle j'hésitai. Aussitôt il me mit dehors. Mais le matin suivant, de très bonne heure, je me présentai en sanzen, et cette fois je pus répondre. Je me souviens de cette nuit où je marchai du monastère vers le temple où je résidais à Kigenin : je contemplais les arbres baignés par la lumière de la lune ; ils me semblaient transparents. J'étais transparent aussi.

Je voudrais souligner l'importance de la prise de conscience de ce qui a été véritablement expérimenté. Après kensho, je n'étais pas complètement éveillé à mon expérience. C'était encore une sorte de rêve. Un degré plus profond de réalisation devait se révéler plus tard, aux États-Unis, lorsque j'entendis cette sentence zen : Hiji soto ni magarazu, « Le coude ne s'ouvre pas vers l'extérieur ». Cela devint immédiatement clair à mes yeux. « Le coude ne s'ouvre pas vers l'extérieur : cela semble décrire un état de contrainte, mais je vis en un instant que ce qui pouvait passer pour une restriction naturelle était en fait l'expression de la vraie liberté, et je sentis que toute la question du libre arbitre venait de se résoudre pour moi.

Par la suite je ne rencontrai plus aucune difficulté pour résoudre les koans. Bien sûr d'autres koans sont nécessaires pour rendre kensho, l'expérience initiale, transparente, mais c'est elle qui 56 demeure primordiale. Les autres viennent pour la compléter et rendre possible une compréhension plus profonde et plus claire de sa nature.

 


 

 

 

 

 

II. Hors cadres


 

 

 

 


 

 

 

 

6. Chercheurs

Il s’agit de « penseurs » attirés par l’intuition qu’il existe un vaste espace intérieur - mais voilé : mystique. Leurs intelligences s’en approchent par « ni ceci ni cela ». Nous sommes ici aux marches du royaume.


 

1900 Félix Ravaisson (1813-1900)

Le maître de Bergson.

Ravaisson insiste avec Aristote sur une idée d'activité de l'Etre, d'une définition de l'Etre comme énergie. Ce qui nous permet d'approcher l'Etre, ce n'est pas le langage mathématique, ce n'est pas la discontinuité qu'impose arbitrairement la quantité au réel qu'elle fragmente, c'est au contraire le geste qui explique cette continuité du réel, le geste créateur, l'énergie et l'action qui sont à sa source. C'est ainsi seulement que l'on peut percer ce plafond que la philosophie kantienne infligeait à la métaphysique, condamnée à la seule croyance, puisque cette activité première peut être ressentie avec l'esprit humain: "en approfondissant davantage le principe posé par Aristote, on arriv[e] à comprendre pleinement que substance et énergie sont même chose, et qui dans l'action se fait voir à l'esprit qui réfléchit sur soi-même" (p.28) La substance invisible et inaccessible peut être appréhendée sous un mode intuitif.[202].

 




 


 

1933 Henri Bremond (1875-1933)

Le maître explorateur de textes spirituels du XVIIe siècle fut Henri Bremond (1865-1933), dont l’approche de la mystique est voilée sous le titre, le seul recevable à son époque, d’Histoire Littéraire du sentiment religieux [203]. Parallèlement à cette vaste enterprise qu’il ne put mener à terme, Bremond est l’auteur de nombreux ouvrages incisifs et spirituels.

1. Bons ou mauvais, païens ou chrétiens, Dieu est en nous. Ou mieux, nous sommes en lui ; nous ne pouvons agir qu'il n'agisse en nous et par nous ; il est en nous, avant tous nos actes, et dès que nous sommes. Il y est, non comme une chose, comme une brochure religieuse au fond d'une armoire, mais comme le vivant principe de toute vie.... Soit que nous pensions à lui, soit que nous pensions à un autre objet, soit que notre esprit sommeille, Dieu est là.

2. Ce qui le fait entrer en nous, ce n'est pas non plus tel ou tel acte de dévotion ; il est en moi sans que je l'aime, avant que je l'aime. Où donc ? Dans la zone profonde qui est le foyer de tous nos actes, qui est nous-mêmes ; il y est, présent à tout ce qu'il y a de plus moi en moi. Présence obscure, insensible, puisqu'elle précède tous nos actes, même inconscients ; présence qui ne fait pas de moi un être moral, puisqu'elle n'a été méritée par aucune prière, par aucun effort. Il est là très agissant. Il y entretient, il y forme, y crée, y soutient cette inclination à l'aimer, ce besoin de lui dont François de Sales a si bien parlé. Cette inclination constante, substantielle, c'est tout notre être, orienté nécessairement vers Dieu présent par Dieu présent : inclination qui, je le répète, ne dépend aucunement de la volonté et qui peut ne passer jamais à l'acte. Elle est, pour ainsi dire, le revers de la présence divine, l'ombre réelle et vivante de cette présence...

3. Les mystiques ne sont pas des surhommes. La plupart d'entre eux n'ont pas d'extase, pas de visions... Leur privilège est la facilité avec laquelle ils se replient vers cette zone centrale, l'aisance, l'intensité avec lesquelles s'exercent chez eux ces activités profondes. Nous sommes tous mystiques en puissance, nous le devenons en fait, dès que nous prenons une certaine conscience de Dieu en nous ; dès que nous expérimentons, en quelque sorte, sa présence ; dès que ce contact, d'ailleurs permanent et nécessaire entre lui et nous, nous paraît sensible, prend le caractère d'une rencontre, d'une étreinte, d'une prise de possession. Il se peut, du reste, et, pour moi j'en suis quasi persuadé, que, dans la plus chétive prière, plus encore, dans la moindre émotion esthétique, s'ébauche une expérience du même ordre et déjà mystique, mais imperceptible et évanescente.

4. ...À la connaissance rationnelle qui se forme des idées et qui sera d'autant plus parfaite que ces idées seront plus nettes, ils opposent l'expérience, d'ailleurs très mystérieuse, mais réelle, qui se produit au centre de l'âme, et qui unit ce centre, non pas à une idée de Dieu, mais à Dieu lui-même. Qui a bien saisi cette distinction, tient la clef de la mystique[204].


 

1941 Henri Bergson (1859-1941)

A la fin d’une longue vie, le philosophe des sciences découvre le champ mystique au-delà du religieux en lisant madame Guyon. Son dernier ouvrage aborde un champ qu’il place au plus haut dans l’évolution de la conscience – dans la sienne comme au sein de la nature. En quatre chapitres, il passe de l’obligation morale à la religion statique puis à la religion dynamique pour conclure sur la mystique[205].

Mais, de toute manière, la vie est chose au moins aussi désirable, plus désirable même pour l’homme que pour les autres espèces, puisque celles-ci la subissent comme un effet produit au passage par l’énergie créatrice, tandis qu’elle est chez l’homme le succès même, si incomplet et si précaire soit-il, de cet effort. Pourquoi, dès lors, l’homme ne retrouverait-il pas la confiance qui lui manque, ou que la réflexion a pu ébranler, en remontant, pour reprendre de l’élan, dans la direction d’où l’élan était venu? Ce n’est pas par l’intelligence, ou en tout cas avec l’intelligence seule, qu’il pourrait le faire: celle-ci irait plutôt en sens inverse; elle a une destination spéciale et, lorsqu’elle s’élève dans ses spéculations, elle nous fait tout au plus concevoir des possibilités, elle ne touche pas une réalité. Mais nous savons qu’autour de l’intelligence est restée une frange d’intuition, vague et évanouissante. Ne pourrait-on pas la fixer, l’intensifier, et surtout la compléter en action, car elle n’est devenue pure vision que par un affaiblissement de son principe et, si l’on peut s’exprimer ainsi, par une abstraction pratiquée sur elle-même?

Une âme capable et digne de cet effort ne se demanderait même pas si le principe avec lequel elle se tient maintenant en contact est la cause transcendante de toute chose ou si ce n’en est que la délégation terrestre. Il lui suffirait de sentir qu’elle se laisse pénétrer, sans que sa personnalité s’y absorbe, par un être qui peut immensément plus qu’elle, comme le fer par le feu qui le rougit. Son attachement à la vie serait désormais son inséparabilité de ce principe, joie dans la joie, amour de ce qui n’est qu’amour. À la société elle se donnerait par surcroît, mais à une société qui serait alors l’humanité entière, aimée dans l’amour de ce qui en est le principe. La confiance que la religion statique apportait à l’homme s’en trouverait transfigurée: plus de souci pour l’avenir, plue de retour inquiet sur soi-même; l’objet n’en vaudrait matériellement plus la peine, et prendrait moralement une signification trop haute[206].

[…]

À nos yeux, l’aboutissement du mysticisme est une prise de contact, et par conséquent une coïncidence partielle, avec l’effort créateur que manifeste la vie. Cet effort est de Dieu, si ce n’est pas Dieu lui-même. Le grand mystique serait une individualité qui franchirait les limites assignées à l’espèce par sa matérialité, qui continuerait et prolongerait ainsi l’action divine[207].

[…]

Qu’on adhère ou non à la religion, on arrivera toujours à se l’assimiler intellectuellement, quitte à se représenter comme mystérieux ses mystères. Au contraire le mysticisme ne dit rien, absolument rien, à celui qui n’en a pas éprouvé quelque chose. […] Mais posez cette incandescence, la matière en ébullition se coulera sans peine dans le moule d’une doctrine, ou deviendra même cette doctrine en se solidifiant. Nous nous représentons donc la religion comme la cristallisation, opérée par un refroidissement savant, de ce que le mysticisme vint déposer, brûlant, dans l’âme de l’humanité. […] La religion est au mysticisme ce que la vulgarisation est à la science.

Ce que le mystique trouve devant lui est donc une humanité qui a été préparée à l’entendre par d’autres mystiques, invisibles et présents dans la religion qui s’enseigne. De cette religion son mysticisme même est d’ailleurs imprégné, puisqu’il a commencé par elle. Sa théologie sera généralement conforme à celle des théologiens. Son intelligence et son imagination utiliseront, pour exprimer en mots ce qu’il éprouve et en images matérielles ce qu’il voit spirituellement, l’enseignement des théologiens. Et cela lui sera facile, puisque la théologie a précisément capté un courant qui a sa source dans la mysticité[208].

Dieu est amour, et il est objet d’amour : tout l’apport du mysticisme est là. L’amour divin n’est pas quelque chose de Dieu : c’est Dieu lui-même. […Le philosophe] pensera par exemple à l’enthousiasme qui peut embraser une âme […] La personne coïncide alors avec cette émotion; jamais pourtant elle ne fut à tel point elle-même: elle est simplifiée, unifiée, intensifiée[209].

Une énergie créatrice qui serait amour, et qui voudrait tirer d’elle-même des êtres dignes d’être aimés, pourrait semer ainsi des mondes dont la matérialité, en tant qu’opposée à la spiritualité divine, exprimerait simplement la distinction entre ce qui est créé et ce qui crée, entre les notes juxtaposées de la symphonie et l’émotion indivisible qui les a laissées tomber hors d’elle. Dans chacun de ces mondes, élan vital et matière brute seraient les deux aspects complémentaires de la création, la vie tenant de la matière qu’elle traverse sa subdivision en êtres distincts, et les puissances qu’elle porte en elle restant confondues ensemble dans la mesure où le permet la spatialité de la matière qui les manifeste[210].

Des êtres ont été appelés à l’existence qui étaient destinés à aimer et à être aimés, l’énergie créatrice devant se définir par l’amour. Distincts de Dieu, qui est cette énergie même, ils ne pouvaient surgir que dans un univers, et c’est pourquoi l’univers a surgi. […] Sur la terre, en tout cas, l’espèce qui est la raison d’être de toutes les autres n’est que partiellement elle-même. Elle ne penserait même pas à le devenir tout à fait si certains de ses représentants n’avaient réussi, par un effort individuel qui s’est surajouté au travail général de la vie, à briser la résistance qu’opposait l’instrument, à triompher de la matérialité, enfin à retrouver Dieu. Ces hommes sont les mystiques[211].

 


 

1943 Simone Weil  (1909 - 1943)

Un génie pascalien pour traduire l’expérience de la découverte mystique. Une vie intense mais trop brève pour son plein accomplissement .

LA PORTE

[…]

Attendant et souffrant, nous voici devant la porte.

S'il le faut nous romprons cette porte avec nos coups.

Nous pressons et poussons, mais la barrière est trop forte .

Il faut languir, attendre et regarder vainement.

Nous regardons la porte; elle est close, inébranlable.

Nous y fixons nos yeux; nous pleurons sous le tourment;

Nous la voyons toujours; le poids du temps  nous accable.

 

La porte est devant nous; que nous sert-il de vouloir?

Il vaut mieux s'en aller abandonnant l’espérance.

Nous n'entrerons jamais. Nous sommes las de la voir…

La porte en s'ouvrant laissa passer tant de silence[212].

 

*

Je sais bien qu'il ne m'aime pas. Comment pourrait-il m'aimer? Et pourtant au fond de moi quelque chose, un point de moi-même, ne peut pas s'empêcher de penser en tremblant de peur que peut-être, malgré tout, Il m'aime[213].

L’âme ne se donne pas, elle est prise[214].

Ne pas nommer Dieu ce qui est vu et ne voit pas, mais ce qui voit et n’est pas vu / (on ne voit pas Dieu, on se sent vu par lui)[215]

*

[…] Darling M. [ « Mime », sa mère], tu crois que j’ai quelque chose à donner. C’est mal formulé. Mais j’ai moi aussi une espèce de certitude intérieure croissante qu’il se trouve en moi un dépôt d'or pur qui est à transmettre. Seulement l'expérience et l'observation de mes contemporains me persuadent de plus en plus qu'il n'y a personne pour le recevoir.

C'est un bloc massif. Ce qui s'y ajoute fait bloc avec le reste. À mesure que le bloc croit, il devient plus compact. Je ne peux pas le distribuer par petits morceaux.

Pour le recevoir, il faudrait un effort. Et un effort, c'est tellement fatigant!

Certains sentent confusément la présence de quelque chose. Mais il leur suffit d'émettre quelques épithètes élogieuses sur mon intelligence, et leur conscience est tout à fait satisfaite. Après quoi, quand on m'écoute ou me lit, c'est avec la même attention hâtive qu'on accorde à tout, en décidant intérieurement d'une manière définitive, pour chaque petit bout d'idée à mesure qu'il apparaît : « Je suis d'accord avec ceci », « je ne suis pas d'accord avec cela », « ceci est épatant », « cela est complètement fou » (cette dernière antithèse est de mon patron). On conclut : « C'est très intéressant », et on passe à autre chose. On ne s'est pas fatigué.

Qu'attendre d'autre ? Je suis persuadée que les chrétiens les plus fervents parmi eux ne concentrent pas beaucoup davantage leur attention quand ils prient ou lisent l'Évangile.

Pourquoi supposer que c'est mieux ailleurs ? J'ai déjà connu quelques-uns de ces ailleurs.

Quant à la postérité, d'ici qu'il y ait une génération avec muscle et pensée, les imprimés et manuscrits de notre époque auront sans doute matériellement disparu.

Cela ne me fait aucune peine. La mine d’or est inépuisable […][216].

 


 

1953 Baruzi (1881-1953)

Baruzi a compris Jean de la Croix autant que cela est possible intellectuellement et son ouvrage reste un des premiers à lire sur ce maître. Il comprit aussi Fénelon et Mme Guyon plus profondément qu’aucun érudit d’origine catholique ne pouvait le faire à son époque compte tenu de l’ombre portée par la condamnation du quiétisme. Citons ce qui demeure une “bonne feuille” de l’érudit s’approchant de l’inconnu mystique :

Cette intuition, qu'on le veuille on non, est ressaisie de façon aiguë à travers la tradition mystique catholique, par Fénelon et Mme Guyon, qu'elle qu'ait pu être la doctrine qui s’y ajoute et dont Jean de la Croix n'est nullement responsable. […] Mais il était indispensable de noter, à propos d'un exemple significatif, que la mystique de Jean de la Croix, plus intimement que toute autre expérience catholique, rejoint la vie spirituelle de ceux, à quelque confession qu'ils appartiennent et qu'ils soient ou non attachés à un dogmatisme déterminé, qui ont chassé de leur pensée toute représentation et même toute notion de Dieu et se sont perdus en une Foi qui, en un autre sens que la raison, mais aussi puissamment qu'elle, élimine les pensées médiocres, l'anthropomorphisme grossier, les puérilités, le con­tenu empirique arbitraire. Par là même, la doctrine de saint Jean de la Croix est liée, non seulement à l'histoire de la spiritualité et de la mystique, mais à l'histoire des idées religieuses et, plus généralement encore, à l'histoire de la pensée.

L'état théopa­thique où nous serons conduits ne nous fera pas découvrir un Dieu à peine dégagé de l'expérience humaine. Quelles que puissent être par ailleurs leurs affirmations, ceux des mystiques qui, comme sainte Thérèse, ont eu un entretien avec un Seigneur, maître de leur activité, ordonnateur de leur pensée, se situent sur un autre plan et, en dépit d'eux-mêmes, sur un plan humain. Jean de la Croix voudrait instaurer en nous une vie divine, au sens strict du mot. Il est de ceux qui ont cru éprouver une expé­rience de l'infini et, selon la remarque de Fritz de Hügel[217], peut être compté comme l'un des plus grands parmi ceux-là. C'est cette expérience qu'il faudrait surprendre à sa source et en nous fondant, pour remonter jusqu'à elle, sur les textes mêmes, réfléchis en leur pureté native.

 


 

1961 Erwin Schrödinger (1887-1961).

Nous passons de littéraires érudits au scientifique Nobel préparé par son domaine d’activité – physique quantique débordant le sens commun – à un élargissement conceptuel. Il rend possible une ouverture ou du moins la possible coexistence entre connaissance scientifique et expérience mystique :

[…][218] La grande avancée fut d'avoir l'idée que cette chose unique - esprit ou monde - peut fort bien être capable d'autres formes d'apparence que nous ne pou­vons pas appréhender, et qui n'impliquent pas les notions d'espace et de temps. Cela implique une libération complète de notre pré­jugé invétéré. Il y a probablement d'autres ordres d'apparence qu'en forme d'espace-temps. Ce fut, je crois, Schopenhauer qui détecta cela le premier chez Kant[219]. Cette libération ouvre la voie à la foi, dans un sens religieux, sans aller systématiquement contre les résultats clairs que l'expérience du monde, tel que nous le connaissons, ainsi que la pensée pure énoncent indubitablement. Par exemple - pour parler du cas le plus important - l'expérience telle que nous la connaissons impose indubitablement la convic­tion qu'elle ne peut survivre à la destruction du corps, avec la vie duquel (telle que nous connaissons la vie), elle est inséparablement liée. Ne doit-il donc rien y avoir après cette vie ? Non. Pas dans le type d'expérience dont nous savons qu'elle doit nécessairement se dérouler dans l'espace et dans le temps. Mais, dans un ordre d'ap­parence dans lequel le temps ne joue aucun rôle, la notion d' « après » est dénuée de sens. La pure réflexion ne peut, bien sûr, nous garantir que cette sorte de chose existe. Mais elle peut lever les obstacles apparents qui s'opposent à ce qu'elle soit considérée comme possible. C'est cela que Kant a fait par son analyse, et c'est cela qui, selon moi, fait son importance philosophique.

Dans le seul domaine de la physique, la « libération de notre préjugé invétéré » s’accentue aujourd’hui par l’adjonction possible de dimensions permettant la diversité des résonances de « cordes » identiques en vue de rendre compte de l’ensemble des manifestations physiques [220].

 

1963 Aldous Huxley (1894-1963).

Esprit imaginatif au sein d’une lignée familiale scientifique. Relevé de quelques passages suggestifs tendant à sortir de dogmatismes peu britanniques [221] :

[Le roitelet] dresse la tête, et l’espace d’une ou deux secondes, prend conscience de lui-même, attendant, parmi l’obscurité du labyrinthe des branches, attendant une délivrance dont il ne peut avoir la moindre notion. Mais nous, qui pouvons atteindre, si nous le voulons, à la pleine connaissance de cette délivrance, nous avons totalement oublié qu’il y a quoi que ce soit à attendre. […]

Les potins, les rêves éveillés, la préoccupation de ses propres humeurs et de ses sentiments, tout cela est funeste à la vie spirituelle. Mais entre autres choses, même la meilleure pièce de théâtre, ou le meilleur récit, ne sont rien de plus que des potins glorifiés et des rêves éveillés, artistiquement disciplinés. […]

La troisième chose dont il faut se souvenir, c’est que la beauté est intrinsèquement édifiante; et que les potins, les rêves éveillés et la simple expression du moi, sont intrinsèquement inédifiants. Dans la plupart des oeuvres d’art, ces éléments positifs et négatifs se neutralisent mutuellement. […]

La religion est aussi une recherche […] au moyen de l’intuition intellectuelle pure, afin d’explorer la réalité purement spirituelle […] Pour motiver cette recherche et la guider (dans ses stades préliminaires) quelle sorte d’hypothèse explicative, et en quelle quantité, nous faut-il? Aucune, disent les humanistes sentimentaux; simplement un brin de Wordsworth, disent les gars qui prônent le dôme bleu de la nature. Résultat: ils n’ont pas de motif qui les pousse […] À l’autre bout de l’échelle, il y a les papistes, les juifs, les mahométans, possédant tous des religions historiques, cent pour cent révélées. Ces gens possèdent une hypothèse explicative au sujet de la réalité non-sensorielle, ce qui signifie qu’ils ont un motif pour faire quelque chose afin de parvenir à quelque connaissance de la question. Mais, parce que leurs hypothèses explicatives sont trop soigneusement dogmatiques, la plupart d’entre eux ne découvrent que ce qu’on leur a appris à croire. Mais ce qu’ils croient, c’est un pot-pourri de choses bonnes, de moins bonnes et même de mauvaises. Les relations des intuitions infaillibles des grands saints en matière de réalité spirituelle la plus élevée sont entremêlées de relations des intuitions moins sûres et infiniment moins précieuses de « psychiques » en matière de niveaux inférieurs d’existence non-sensorielle; et à cela s’ajoutent de simples imaginations, des raisonnements déductifs et des sentimentalismes projetés dans une sorte d’objectivité secondaire, et adorés comme s’ils étaient des faits divins. Mais à toute époque, et en dépit de la gêne imposée par ces hypothèses explicatives excessives, quelques rares persistants passionnés poursuivent la recherche jusqu’au point où ils prennent conscience de la Lumière Intelligible et sont unis avec le Fondement divin.

Pour ceux d’entre nous qui ne font congénitalement partie d’aucune Église organisée, qui ont constaté que l’humanisme et le culte du dôme bleu ne suffisent pas, qui ne se contentent pas de rester dans les ténèbres de l’ignorance spirituelle, dans la malpropreté du vice, ou dans cette autre malpropreté de la simple respectabilité, il semble que l’hypothèse explicative minima soit sensiblement comme suit:

Il y a une Divinité ou Fondement, qui est le principe non manifesté de toute manifestation.

Le Fondement est transcendant et immanent.

Il est possible aux êtres humains d’aimer, de connaître, et de s’identifier, non plus virtuellement, mais effectivement, avec le Fondement.

Atteindre à cette connaissance unitive, réaliser cette identité suprême, tel est le but final et l’objet de l’existence humaine[222].

 


 

1997 George Wald (1906-1997)

Chimiste, Nobel.

[…][223]. The quote I like best is that of Wolfgang Pauli, who said :

To us […] the only acceptable point of view appears to be the one that recognizes both sides of reality - the quantitative and the qualitative, the physical and the psychical - as compatible with each other, and can embrace them simultaneously. It would be most satisfactory if physis and psyche (i.e. matter and mind) could be seen as the complementary aspects of the same reality.

Just realize what Pauli is saying to us: one has as little reason to ask for the presence of matter without its complementary aspect of mind as to ask for particles that are not also simultaneously waves.

Although this matter of mind embarrasses biologists, it is much easier to talk with physicists about it because they tend to deal with mind, day in and day out. ...at the very center of modern physics is the realization that you cannot keep yourself out of the experiment, and in fact, all scientific observations are ultimately subjective.

There is a simple example of the entry of consciousness into physics experiments. Any physicist setting up an experiment on radiation, or elementary particles for that matter, must decide beforehand which set of properties - particle or wave - they intend to find. If a wave experiment is set up, they get a wave answer. If a particle experiment is set up, they get a particle answer. One cannot get both answers in one experiment.

*

[Schrödinger] asks whether we are perhaps mistaken in thinking that there are as many minds as there are bodies. Clearly there are many bodies, but perhaps there are many fewer minds, perhaps only one.

*

Question : Would any of the panel care to comment on paranormal phenomena? – Answer : What most interests me is the very concept of a system of communication that we don’t have to pay the telephone company for - a universal mind or a collective mentality […] What goes on in a good mathematician’s head is close to the answer.

*

On the process of imagination? The degree to which we program our children is fantastic. A child is a wonderful thing, and it lives in the whole universe. It does everything - it dances, it sings, it paints pictures, it makes objects. Then comes the point, in our culture at the age of eight or so, at which the family, the school, the whole of society say to a child that it is time to stop playing […] the track prevents the child from going anywhere else. Einstein and Bohr, the greatest persons I have ever known, were also the most childlike in the sense of being eager to explore just everything. Something terribly traumatic has happened to all of us, as evidenced by our lack of memory of early childhood.


 

1997 François Roustang (1923-1997)

Nos analysants ou nos patients n'ont que faire de notre amour, de notre sympathie, de notre commisération ou de notre pitié. Ce qu'ils viennent chercher, c'est la source de l'énergie, de la force et de la puissance, une source dont ils se sont éloignés ou qu'ils n'ont jamais connu. Nous pouvons la leur donner dans la mesure où, ne voulant rien de particulier pour eux, nous nous concentrons sur nous-mêmes sans pensée, sans émotion, sans désir, et bien plus encore sans inquiétude et sans angoisse, pour aller rejoindre l'origine de notre existence ou plus simplement le fait de notre existence. Nous nous posons, nous nous plaçons là devant eux ou à côté d'eux comme des arbres dont les racines vont loin dans le sol, plantés dans la vie la plus dépouillée, à la fois esprit et terre, en état de correspondance avec tout et avec rien, comme si nous étions au commencement du monde, au premier matin [224].




 


 

 

 

 

 

 

 

 

7. Poètes

Beaucoup plus proches de l’expérience, en bonne compagnie de musiciens (Monteverdi, Bach) ou même de peintres (Angelico, Rembrandt). Poètes de toutes origines[225].

Complainte mortuaire à deux voix. (Afrique Équatoriale. Pygmées.)

L'animal court, il passe, il meurt. Et c'est le grand froid.

C'est le grand froid de la nuit, c'est le noir.

 

L'oiseau vole, il passe, il meurt. Et c'est le grand froid.

C'est le grand froid de la nuit, c'est le noir.

           

Le poisson fuit, il passe, il meurt. Et c'est le grand froid.

C'est le grand froid de la nuit, c'est le noir.

 

L'homme mange et dort. Il meurt. Et c'est le grand froid.

C'est le grand froid de la nuit, c'est le noir.

 

Et le ciel s'est éclairé, les yeux se sont éteints, l'étoile resplendit.

Le froid est en bas, la lumière en haut.

L'homme a passé, l'ombre a disparu, le prisonnier est libre.

Khmvuml Vers toi notre appel![226].


 

Chanson Esquimau (Alaska, Groenland)

Purification.

Le grand flux de l'océan me met en mouvement,

il me fait flotter.

Je flotte comme l'algue à la surface des eaux.

La voûte céleste m'agite et l'air puissant

agite mon esprit

et me jette dans la poussière.

Je tremble de joie.

 

Mélopée.

O terre,

grande terre,

vois-tu ces monceaux

d’osssements qui blanchissent[227].

Tous ces os desséchés

se sont effrités

au souffle

de l'air puissant

de l'immense l'univers,

He, he, he !

 

Chanson.

Et je songe aux riens de ma vie quotidienne

en m'éloignant du rivage sur mon canot.

Dans l'idée que j'étais en danger

mes soucis infimes

me paraissent grands alors

et grand aussi me paraît le tourment

qu'imposent les besoins de chaque jour.

Et pourtant il y a une chose

qui est grande, une seule,

c'est dans la cabane au bord du chemin,

de voir venir le grand jour,

le jour naissant,

et la lumière qui emplit le monde.[228]

 

1785 Khwaja Mir Dard (1720-1785)

33 [229]

It's only the dawn of love, the way winds up the hill;

Weary not , ahead lie many hardships still.

 

The morning's caravan is ringing with the cry:

« Awake, O idlers, we are leaving, you sleep still. »[230]

 

Barren is this land, never grows green here the grass;

In vain you sow the seeds of desire, toil and till.

 

These are the wounds of love, they will never disappear

Even if you try to wash them; they are unwashable.

 

Time, O Mir, is jealous of Joseph's beauty;

So do not waste it, never has it returned, nor will.

 

86

We should have freely known the garden

Like the intimate scent of the rose;

We would have wafted then with the breeze,

And breeze itself we would have been.

 

Being all desire from head to foot

Has made a slave and servant of me;

Or else, had I been heart all free Of desire,

God I would have been.

 

What be they like, O Lord, who wish

To be admitted to bondsmanship?

I am filled with shame to think of it

That ever God I should have been.

 

Though such we are now that we have

A claim even on the Maker's pride,

If we had been entirely

Our own, what would we then have been?

 

90

The one whom we are seeking

Is present in everything;

Who therefore should we seek

And search for nothing?

 

An inn of selflessness

Is this universe,

Take heed and quickly come

Into your senses.

 

It is the capital

Of life's market place,

So bid for only the heart

And nothing else.[231]

 

100

It's all dust like the quicksand,

There is no water here;

The stormy sea of this world

Is nothing but a mirage.

 

If even you now saw

This city of the heart

You'll wonder how long it has

Remained uninhabited.


 

1837 Giacomo Leopardi (1789 - 1837).

L'INFINI [232]

 

Toujours j'aimai cette hauteur déserte

Et cette haie qui du plus lointain horizon

Cache au regard une telle étendue.

Mais demeurant et contemplant j'invente

Des espaces interminables au-delà, de surhumains

Silences et une si profonde

Tranquillité que pour un peu se troublerait

Le coeur. Et percevant

Le vent qui passe dans ces feuilles — ce silence

Infini, je le vais comparant

À cette voix, et me souviens de l'éternel,

Des saisons qui sont mortes et de celle

Qui vit encor, de sa rumeur. Ainsi

Dans tant d'immensité ma pensée sombre,

Et m'abîmer m'est doux en cette mer.


 

1843 Johann Christian Friedrich Hölderlin (1770 - 1843).

Ménon pleurant Diotima, II-III [233]

[…]

Ne suis-je donc pas seul? Il faut que de très loin

Me soit venu un signe, et je dois sourire, surpris,

De me sentir ainsi comblé dans la douleur.

III

Lumière de l'amour ! éclaires-tu aussi les morts ?

Signes d'un temps meilleur, brillez-vous dans ma nuit ?

Soyez, gracieux jardins, et vous, montagnes empourprées,

Les bienvenus, et vous, muets chemins des bois,

Témoins d'un tel bonheur, et vous étoiles souveraines

Dont les regards alors m'ont tant de fois béni !

Et vous, amants aussi, ô beaux enfants du jour de mai,

Calmes roses, et vous, lys, que de fois je vous loue !

Sans doute les printemps s'en vont, une année chasse    l'autre,

Alternant, combattant, ainsi le temps passe en orages

Au-dessus des mortels, mais non pour les yeux bienheureux,

Et aux amants une autre vie est accordée.

Car les jours, les ans des astres, tous étaient, Diotima

Autour de nous éternellement réunis.

 


 

1934 Haïm Nahman Bialik (1873 - 1934)

Il est un langage divin, silencieux et secret,

Muet et indistinct, fait de nuances subtiles,

Ensorcelant, plein d'images et visions de splendeur,

C'est le langage de Dieu à ceux qu'il a choisis,

Par lequel l'Éternel médite ses pensées,

Le Créateur exprime les desseins de son coeur

Éclaire les rêves ineffables ;

C'est le langage des visions, qui se révèle

Dans une frange de ciel bleu, dans son immensité,

Dans la pureté des printemps d'argent, ou dans ses nuages noirs,

Dans le frémissement de la moisson dorée, la puissance d'un cèdre majestueux

Dans le battement de l'aile blanche d'une colombe,

Ou l'envergure des ailes d'un aigle,

Dans la beauté du coeur de l'homme ou dans l'éclat de son regard,

Dans la colère de la mer, le jeu capricieux de ses vagues,

Dans la nuit profonde, le silence des étoiles,

Le crépitement des flammes, le mugissement de la mer de feu

Du soleil qui se lève, du soleil qui décline

Dans ce langage, langage suprême, la mare aussi

Me soumet son éternelle énigme.

Là-bas, dissimulée dans l'ombre, claire, sereine, silencieuse,

Elle contemple le monde qui en elle se contemple, et avec lui elle change ;

Et pour moi elle demeure la prunelle des yeux

Du prince de la forêt aux mystérieux secrets,

Aux infinies méditations.

Octobre 1905 [234].

1938 Ossip Mandelstam (1891 - 1938)

Pas de comparaisons : le vivant est incomparable.

Avec quelle tendre épouvante j'ai accepté

L'uniformité des plaines toujours semblable,

Le cercle du ciel devint mon infirmité.

 

Mais ce fut l’air, l’air-serviteur, que j'invoquai,

J'attendais de lui messages et dévouement,

Puis je me mis en route et naviguai sur l’arc

Des voyages qui n'ont pas de commencement.

 

J'irai content où plus de ciel me fut donné,

Et vainement la claire angoisse m'accompagne

Des coteaux jeunes encore de Voronèje

Vers ceux de tous les hommes, ceux radieux de Toscane.

(18 janvier 1937, Voronèje) poème 352.[235].

§

Non je ne suis pas mort, je ne suis pas seul,

Tant qu’avec ma compagne-mendiante

Je savoure l’immensité des plaines,

Et la brume, et la faim, et la tempête.

 

Dans la splendide pauvreté, dans la somptueuse misère,

je vis seul, satisfait et serein,

Ces jours et ces nuits sont bénis […]

                   (Janvier 1937, Voronèje)[236].

§

Sur la terre vide, rebondissant malgré soi

D’une exquise démarche claudicante,

Elle s’avance, à peine, à peine devançant

Sa rapide compagne, et l’ami d’un an plus âgé.

Elle est portée par la pesante liberté

De l’infirmité qui donne de l’âme,

Et l’on dirait qu’une splendide énigme,

Voudrait en sa démarche s’attarder,

Nous enseignant que ce temps printanier

Est l’aïeule de la pierre tombale,

Et que tout va commencer éternellement.

[…]

Ce qui fut démarche va devenir inaccessible.

Les fleurs sont immortelles. Le ciel est compact.

Et ce qui sera n’est qu’une promesse.

(Mai 37, Voroneje)[237].


 

1944 René Daumal (1908-1944)

Et si tout à coup nous allions nous réveiller ? Vous, je ne sais pas où ni comment vous vous retrouveriez. Pour moi, toute cette histoire de la grande beuverie[238] et des paradis artificiels s'évanouirait dans les profondeurs du sommeil et je me réveillerais tout nu, prisonnier dans cette maison sans porte qui, juste au moment où le soleil se levait, se mettait à frémir comme un steamer qui part, à rouler et à tanguer et à m'envoyer dans tous les coins, bien réveillé cette fois, affreusement réveillé.

VI

La lumière du jour et le grand tremblement qui secouait l'édifice changeaient tout le décor. Les murs et les planchers se ramollissaient comme de la cire dans une fournaise, se plissaient, se creusaient en rigoles qui se refermaient en tuyaux mous d'où suintaient des liquides visqueux et tièdes. Je glissais et culbutais entre des masses humides qui se rétractaient comme de douleur à mon contact, une chaleur étouffante montait autour de moi, je tombais dans des trous d'eau saumâtre, je m'accrochais à des tiges flexibles que je sentais, sous mes mains, animées d'une pulsation étrangement familière.

Il arrive qu'aux moments de danger mortel l'émotion se trouve anesthésiée et l'appareil du langage paralysé. La pensée, libre des mots et de la peur, agit alors avec sa science et sa clarté propres, froidement, logiquement. C'est ce qui m'arrivait. Je reconnus vite que j'avais dégringolé jusque dans les étages inférieurs de la maison. Il y avait là de vastes chaudières sous pression, des moteurs, des systèmes compliqués de cordages et de leviers, tout cela fait de matières souples et baignant dans un lubréfiant tiède. Le combustible arrivait par un tuyau qui s'ouvrait à l'étage supérieur et à l'entrée duquel un concasseur le broyait et le malaxait. En bas, la bouillie ainsi produite passait par des alambics qui la purifiaient et en tiraient un liquide rouge. A l'étage intermédiaire, une pompe aspirait ce liquide et le refoulait vers les chaudières où il brûlait. De chaque côté de la pompe, deux grands soufflets de forge attisaient les feux. L'air entrait dans les soufflets par deux trous percés en haut, juste au-dessus du trou à combustible.

Je parvins avec difficulté à la chambre supérieure. C'était une sorte de poste de manoeuvre et d'observation. On ne pouvait regarder vers le dehors que par deux lentilles encastrées dans le mur, qui formaient comme une paire de jumelles. La chambre était encombrée de leviers, de manettes, d'appareils indicateurs et enregistreurs grâce auxquels il devait être possible de diriger tous les mouvements de la maison mobile.

Au premier essai que je fis de tourner un bouton, ma demeure fut prise d'une agitation désordonnée. Tout cognait contre tout. Je tirai sur une ficelle, il y eut une violente secousse, puis une chute brutale, un choc et tout bascula. Je continuai patiemment mes tentatives, tout à fait -détaché de ce que je faisais. Peu à peu, j'appris quels étaient les mécanismes dangereux à déclencher et ceux qu'il fallait constamment actionner pour que la maison ne s'écroulât pas. Je vis bientôt que c'était un travail quasi impossible et c'est alors qu'heureusement apparurent des serviteurs.

VII

C'étaient de grands singes anthropomorphes qui jusque-là étaient restés tapis, invisibles et silencieux, dans tous les recoins. Ils m'observaient et l'un d'eux, dès qu'il m'eut vu faire trois ou quatre fois la même manoeuvre, vint me faire signe que désormais il s'en chargerait. Les autres, tour à tour, sortirent de leurs ombres et, imitant merveilleusement mes gestes, prirent en main toutes les fonctions nécessaires au maintien et au bon ordre de l'édifice. Délivré de ces tâches, je m'installai au poste de commande, devant les jumelles et parmi mes appareils d'observation. Un réseau téléphonique me mettait en communication avec mes singes. J'appris ainsi à les commander à peu près, ce qui ne me laissait guère de repos, car souvent l'un d'eux s'assoupissait, un autre voulait en faire à sa fantaisie et il fallait les rappeler à l'ordre.

Parfois aussi une secousse inattendue me faisait tomber de mon siège jusqu'à l'étage d'en dessous où ma chute mettait le désordre ; la pompe et les soufflets commençaient à fonctionner beaucoup trop vite -- car, une fois le grand danger passé, les émotions anesthésiées se vengent -- et j'avais toutes les peines du monde à remonter.

Dresser des singes à entretenir et à mouvoir la mécanique, c'est difficile. Dresser des singes à équilibrer les impulsions et les réactions de la machine, c'est encore plus difficile. Dresser des singes à diriger le véhicule, je ne vois pas quand j'oserai même espérer y parvenir. C'est pourtant alors seulement que je serais le maître, que j'irais où je voudrais, sans attaches, sans peur, sans illusions ; mais me voici encore a rêver.

VIII

Enfin ma maison s'était lentement soulevée de terre sur deux piliers articulés. Deux grands balanciers, attachés à l'étage intermédiaire, maintenaient l'équilibre. Au bout des balanciers, des pinces semblaient agencées pour des usages très variés.

Prudemment, j'essayai de mettre ma maison en marche. Puisque je ne pouvais en sortir, eh bien, je me déplacerais non seulement avec elle, comme l'escargot, mais grâce à elle, comme l'automobiliste. Un automobiliste, justement, me disait qu'à force de conduire il finissait par sentir sa voiture comme si elle avait été son propre corps ; il se sentait alourdi par un passager supplémentaire et il percevait la dureté des graviers que les pneus chassaient sous eux. La même chose m'arriva bientôt avec ma demeure ambulante. Maintenant, quand je dis « je », c'est souvent de la maison qu'il s'agit et non de moi. Peut-être même qu'en ce moment je ne dis rien et que c'est ma maison qui parle à vos maisons ; en ce cas, plaçons ici, encore une fois, le procédé littéraire du réveil et reprenons le langage illusoire qui nous est si commode.   

IX

J'achevai donc de me lever sur mes jambes, je m'étirai, dirigeai mes pas hésitants vers une armoire à glace et, par les trous de mes yeux, je regardai le reflet de mon véhicule. Toutes proportions gardées, c'était une assez bonne image de moi-même.  

Je m'habillai et sortis dans la rue. Je marchai longtemps, laissant mes jambes me conduire. Que le monde était beau -- l'humanité à part !    -- Chaque chose à chaque instant accomplissait l'action nécessaire, sans discuter. L'unique unique sans s'altérer se niait indéfiniment en infinités d'unités qui reconfluaient en lui, la rivière allait mourir en mer, la mer en nue, la nue en pluie, la pluie en sève, la sève en blé, le blé en pain, le pain en homme -- mais ici, cela n'allait plus tout seul, et l'homme regardait tout cela de l'air ahuri et mécontent qui le distingue entre tous les animaux de la planète. Du haut en bas et du bas en haut, chaque chose -- à part l'humanité -- décrivait le cercle de sa transformation. Un tourbillonnement de plus en plus compact descendait jusqu'à la Terre, où le lourd protoplasme aux molécules trop grosses, ne pouvant plus descendre, se retournait et lentement remontait le courant, du bacille au cèdre, de l'infusoire à l'éléphant. Et le mouvement de ce cercle aurait été parfait de toute éternité, n'eût été l'humanité, rebelle à la transformation, qui essayait péniblement pour son compte dans la petite tumeur cancéreuse qu'elle faisait sur l'univers.

X

Comme ces pensées se déroulaient en moi, pour me confondre et me confirmer du même coup, je me trouvai nez à nez avec le vieux lui-même. En fait, il n'était pas si vieux que cela, et Totochabo n'était pas son vrai nom (c'était un sobriquet chipéway), c'était un homme ordinaire, seulement il en savait un peu plus long que nous. Je vis qu'un ancien mécanisme m'avait amené devant le café qu'il fréquentait et où nous avions perdu tellement de temps jadis à philosopher.

Il me proposa de nous asseoir un moment à la terrasse, commanda deux rince-cochons et me dit

 -- Vous n'avez pas l'air encore bien remis de votre beuverie.

-- Quelle beuverie ? dis-je en sursautant.

Voyant que ma surprise était sincère, il me raconta comment, la veille, nous avions, à plusieurs camarades, fait un banquet très arrosé dans une guinguette de banlieue ; que vers la fin de la nuit j'étais tellement ivre qu'on m'avait couché sur une paillasse, dans une mansarde, et qu'on m'avait laissé là en pensant qu'après avoir cuvé mon vin je trouverais bien le chemin du retour. Ce récit éveillait quelques résonances dans ma mémoire, et je voulais bien y croire.

Alors, par questions méthodiques, il me fit raconter et mettre en ordre mes propres souvenirs de cette nuit-là ; ceux-là mêmes qui sont ci-dessus mis par écrit. Et je tentai de conclure :

--    Et c'est ainsi que j'ai vu que nous étions moins que rien, et sans espoir. Après quoi ne convient-il pas d'aller se pendre ? Il rit et dit:

-- Mais quoi de plus réconfortant que de constater que nous sommes moins que rien ? C'est donc qu'en nous retournant nous serons quelque chose. N'est-ce pas un grand réconfort pour la chenille d'apprendre qu'elle n'est qu'une larve, que son état de tube digestif semi-rampant est temporaire, et qu'après sa réclusion mortuaire dans la nymphe elle renaîtra papillon -- et cela, non pas dans un paradis imaginaire inventé par une philosophie chenillarde et consolatrice, mais ici même, dans ce jardin où elle broute laborieusement sa feuille de chou ? Or, nous sommes chenilles, et notre malheur est que, contre nature, nous nous cramponnons de toutes nos forces à cet état, à nos appétits chenillards, nos passions chenillardes, nos métaphysiques chenillardes, nos sociétés chenillardes. Seule notre apparence physique extérieure ressemble, pour un observateur atteint de myopie psychique, à celle d'un adulte ; tout le reste est obstinément larvaire. Eh bien, j'ai de fortes raisons de croire (sans quoi, en effet, il n'y aurait qu'à se suspendre) que l'homme peut atteindre l'état adulte, que quelques-uns y sont parvenus, et qu'ils n'ont pas gardé pour eux seuls les moyens d'y parvenir. Quoi de plus réconfortant ?

XI

Arrêtez un moment dis-je. Votre théorie de l'homme-chenille est ingénieuse, mais scientifiquement, permettez-moi de vous dire qu'elle ne tient pas debout. L'état adulte a pour caractéristique le pouvoir de reproduction. Or, l'homme se reproduit, et non seulement corporellement, mais aussi intellectuellement, ce que nous appelons enseigner. Donc un homme adulte est réellement un être adulte.

Je me flattais de connaître les défauts de sa cuirasse et je croyais bien, en lui envoyant ainsi, de la même volée, un argument scientifique, un syllogisme en forme et une citation de Platon, le réduire à quia. Mais je n'avais fait que lui préparer un triomphe facile, car il dit :

-- Qu'un instituteur père de famille serait un homme adulte, faudrait-il conclure ? Vouin, vouin. Mais, scientifiquement et autrement, Vous faites erreur. On a vu des larves d'insectes pondre, même sans fécondation, des oeufs viables. Mais je ne parlerai pas de ces faits accidentels. Outre l'homme, il existe un autre animal qui, dans les conditions naturelles, n'arrive jamais à l'état adulte et qui, pourtant, se reproduit régulièrement. Il s'est accommodé de son état embryonnaire et n'a pas plus que l'homme le désir d'en sortir. C'est la larve d'une espèce de salamandre que l'on trouve dans des mares et des étangs du Mexique et que nous nommons, d'après un mot du pays, axolotl. On n'était pas trop sûr de la place à lui attribuer dans les compartiments zoologiques jusqu'au jour où, ayant injecté à des axolotls des extraits de glande thyroïde, on les vit se transformer en un nouvel animal, qui, sans l'intervention de la curiosité touche-à-tout de l'homme, dite science naturelle, n'aurait peut-être nulle part existé dans notre ère quaternaire à l'état adulte.

« La différence entre l'axolotl et l'homme, c'est que, chez ce dernier, une intervention extérieure ne suffirait pas, tout nécessaire qu'elle dût être, pour déclencher sa métamorphose. Il faudrait encore, et essentiellement, qu'il renonçât à son enchenillement et voulût lui-même sa maturation. Nous passerions alors par une transformation bien plus profonde que celle de l'axolotl ; seul le changement de la figure corporelle serait moins sensible, aux yeux du moins de notre observateur atteint de myopie psychique, tandis que les formes de nos sociétés en seraient complètement refondues.

« Quant à l'enseignement, s'il n'est pas capable de provoquer ni de guider cette transformation, il reste une instruction de larve à larve. Il est fort possible, d'ailleurs, que les vieilles larves d'axolotls apprennent aux larves nouveau-nées à nager et à chercher leur nourriture.     

« Autre remarque : si, comme vous avez dit justement, nous voyons ou plutôt imaginons tout à l'envers, peut-être conviendrait-il alors d'aller se pendre, mais alors, par les pieds ? »

XII

Comme il disait ces dernières paroles, d'autres habitués du café étaient arrivés, chacun portant son visage comme un panneau réclame à langue épaisse, et Johannes Kakur, qui avait pourtant conservé toute son agressivité, attaqua Totochabo :

-- Vous prétendez que nous marfons fur la tête et voyons tout à l'envers ? De quel droit? Quel est votre critérium de l'endroit et de l'envers? Répondez-nous, mais fette fois, fur un egvemple concret, et pas vavec des comparaivons vet des vanalovies vagues ! [sic]

Le vieux (conservons-lui ce grade) appela le garçon et se fit apporter un journal du matin. Il lut à haute voix ce titre :

DRAME DE LA JALOUSIE /« JE L'AIMAIS TROP », DÉCLARE LE MEURTRIER, ALORS JE L'AI TUÉE ».

puis cet autre :

AYANT TUÉ SON AMANT A COUPS DE MARTEAU, ELLE LE JETTE DANS UN PUITS AVEC SES DEUX ENFANTS

Cela suffira, dit-il pour l'exemple que j'ai choisi. La cause de ces destructions mutuelles, stupides et inutiles, nous l'appelons « amour ». Et à l'opposé, lorsque nous voulons exprimer le contraire de l'amour, que nous nommons haine, nous ne trouvons rien de plus fort ni de plus intelligent comme symbole que « l'eau et le feu » ; c'est pour nous l'image de deux ennemis irréductibles. Pourtant, l'un n'existe que par l'autre. Sans le feu, l'eau du monde serait un bloc inerte de glace, roche parmi les roches ; privée de tous les attributs du liquide, elle ne ferait jamais ni mer, ni pluie, ni rosée, ni sang. Sans l'eau, le feu serait mort de toute éternité, ayant de toute éternité tout consumé et calciné ; il ne pourrait faire ni flamme, ni astre, ni éclair, ni vue. Mais nous voyons tantôt l'eau éteindre le feu, tantôt le feu vaporiser l'eau ; et jamais nous n'avons la perception d'ensemble du parfait équilibre qui les fait exister l'un par l'autre. Quand nous voyons une plante pousser ou un nuage s'élever de la montagne, quand nous cuisons nos aliments ou nous faisons véhiculer par des machines à vapeur, nous ne savons pas que nous contemplons ni que nous utilisons les fruits de leur amour infiniment fécond. Nous continuons à dire « ennemis comme l'eau et le feu » et à appeler « amour » les suicides â deux et les meurtres passionnels.

« C'est pourquoi, et à cause de cent exemples du même genre, je maintiens que nous nous figurons tout à l'envers. Et constater cela me fait espérer ; mais ici encore cette espérance vous semblera désespoir : cette confiance que j'ai dans la puissance de l'homme vous semblera misanthropie et pessimisme. Tiens ! en disant ces mots, j'entends qu'ils résonnent maintenant dans ma tête comme des coquilles vides. Et, vous savez, je ne suis pas de ceux qui font resservir les coquilles d'escargots en les remplissant de colimaçons factices taillés dans du foie de veau. Je dois conclure là-dessus le grand discours que je vous avais promis sur la puissance des mots, car j'ai plusieurs choses urgentes à faire. »

Nous nous levâmes tous, car il y avait pour chacun de nous plusieurs choses urgentes à faire. Il y avait beaucoup de choses à faire pour vivre.

 

1950 Joé Bousquet (1897-1950)

Ma mort n'est pas la mort. Elle est la mort de tout ce que j'ai vécu sans l'aimer. La mort des choses pour quoi je n'aurais pas su mourir.

Je suis le frère d'un aveugle que je tiens par la main, il continue à marcher quand je m'arrête, il commencera à courir quand je m'endormirai, il battra des ailes quand on nous aura, lui et moi, oubliés[239].

Citations[240]

...Le moi n'est que le négatif de l'unité vivante, la soif de l'indivisible, qui se creuse avec des mirages. Fait que nous savons, n'ayant eu de joie qu'à sentir le moi se dissoudre aux lisières du temps ; et comme au large d'une source qui se fait de plus en plus exténuante et lointaine. .. Sauver son âme, ce n'est pas se sauver, mais s'abjurer. 16

Dans « Le Livre Mystique », il dit :  ...Aimer la vie en elle, non en moi, lui donner une voix au lieu de parler d'elle ; atteindre à ce lyrisme d'avant l'erreur qui n'a que faire de la vérité. 26

Tout ce qui nous atteint doit être vécu de façon exemplaire. 100

Je ne mériterai pas de m'appeler poète, tant que je n'aurai pas compris c'est-à-dire devancé mon époque. J Je sais depuis longtemps que les hommes les meilleurs de ce temps sont communistes ; il m'a fallu scruter leurs passions pour connaître qu'ils le sont naturellement et que c'est à force d'être vrais et pour répondre à une exigence sentimentale qu'ils ont jeté les bases de leur doctrine. Il est venu un temps, oû tout homme au fond de sa joie, n'avait à rencontrer que son néant. Pour tant qu'elle fut pressentie en lui par une tendance éternelle, chacune de ses voluptés n'en restait pas moins un fruit du hasard. Elle était comme échappée d'un monde hostile à tout ce qui lui ressemblait. Alors tout homme bon et fort inventa le bien-être des autres en cherchant sa voie. Il ne fut que l'attente de ce bien-être alors qu'il se croyait plus enfoncé que jamais dans l'entreprise de sauver son coeur. Car il arrive un moment où le problème individuel ne comporte plus que des solutions collectives. (La tisane de sarments).

Pendant l'occupation sa chambre devient l'asile des Juifs persécutés. Benda, d'abord, puis chaque jour plus nombreux, les hommes et les femmes passent, et reprennent dans l'admirable exemple de cet homme, le courage, qui les avait abandonnés : « Tout le temps de la guerre j'avais pu garder près de moi des amis que leur naissance désignait à la haine, des morts-nés. Il avait fallu le mal qu'on me faisait pour m'apprendre que Français comme moi, ils avaient à répondre de la religion suivie par leurs parents ».

En 1942 Simone Weil qui se rend à l'abbaye d'En Calcat pour assister aux offices de la Semaine Sainte, entre dans la chambre. Rencontre importante dont une partie de la correspondance publiée nous donne la mesure. La même quête les tourmente.

Simone écrit : « Lever sa vie. Mieux tendre de toutes ses forces vers un bonheur, qui de tout ce que nous sommes nous serait une vision inépuisable. Ne mourir que lorsqu'on serait à jamais le bonheur et la gloire de la vie que l'on a vécue. On n'est soi que dans son coeur, on n'aime que ce qui nous fait de lui un asile. On n'est heureux que par la façon que l'on a d'être l'être de soi-même ». 102-103

[…] Dans la transparence du ciel violet, ce n'étaient pas les images de ma vie qui repassaient, mais comme un cortège dérisoire et déjà affecté de néant, tous les squelettes des projets qu'à chaque instant on forme sans le savoir et qui empêchent les sensations de constituer une masse confuse. Le désir d'aimer, le cadre que ma pensée prêtait à tous les retours vers la maison, tout cela se défaisait de soi-même, faisait reculer en s'évanouissant la forme qu'on prête à la vie pour n'en laisser subsister que l'instant présent qui était un peu de couleur, de la fraîcheur, du repos. Ah ! j'ai senti alors que tout ce qui en moi n'était pas s'évanouissait ; et il ne restait qu'une sensation au bas de laquelle j'étais déposé, inerte, comme un tas de chair assez lourd pour fine recouvrir, l'instant d'après, tout entier. Mon capitaine m'a parlé, je lui ai répondu avec beaucoup de calme et une indifférence qui n'était pas feinte : Il pleurait ; et je n'ai compris qu'à ce moment-là combien cet homme m'aimait : « Bousquet, m'a-t-il dit, mon petit Bousquet, on va vous guérir » - « Non, lui ai-je répondu, je suis perdu, mais cela n'a aucune espèce d'importance ». Et je me souviens que je lui ai demandé si j'avais fait tout ce qu'il attendait de moi ; et s'il était content de m'avoir eu sous ses ordres. Alors il m'a embrassé. Il m'a dit à l'oreille : « Bousquet, vous prierez pour moi ! » Il lui restait douze heures à vivre. /On m'emportait. Paralysie complète. C'était la deuxième vie qui commençait. Tu sais exactement mon état. Je ne me suis jamais levé, sauf l'été pour m'asseoir dans un fauteuil. 115  [241].

Confession spirituelle :

Je suis mécontent de moi. Je ne puis m'empêcher de lire ce qui paraît ni d'approfondir les doctrines qui nous sont proposées. C'est perdre mon temps, chaque jour m'en apporte une preuve nouvelle. Je ne peux pas renier la foi que j'ai mise dans les hommes. Je leur dois tant que mon coeur et mon espoir leur appartiennent. Quand je les vois se tromper, c'est ma plus belle chance qui naufrage. Et ils se trompent, presque tous : ils jouent avec des notions dont je sais la stérilité. Leur erreur m'a longtemps désorienté, maintenant elle me coule, je le sens et n'ai même pas assez d'air pour crier. Ce qui me reste à dire attend une présence humaine pour trouver sa voix ; et ce que j'ai déjà écrit a sa clarté dans cet échange que chaque jour rend un peu plus improbable. Chacun existe comme il peut. Bien content de ressembler à n'importe qui. Mais prendre la taille d'un homme, ce n'est pas accordé au premier venu. Je crois que je suis, mais je ne m'égalerai à moi-même que dans l'imagination bienveillante des autres. Croire en moi, c'est douter de tout et de moi-même, douter que cette croyance soit créatrice. Je n'existe que par l'assentiment des autres. Mon être est dans l'acte de foi qu'on fait à mon sujet. 116 […]Que ma direction morale soit simplifiée à l'extrême, c'est vrai. Des doctrines mineures aident l'homme à se diriger à travers ses propres absences. Sa vie est discontinue, il le sait, chacune de ses illuminations ressuscite l'à-coup de la naissance, comment l'ignorer ?

Lentement il dépouille la conscience de sa continuité illusoire. Une puissante certitude le guide. Ce n'est pas qu'il ait le privilège de se connaître. Bien loin de là ; mais il sait. qu'il n'a qu'à se connaître pour croître.

Mais se connaître est une opération difficile, presque impossible. Notre vie est tournée vers le dehors. Nous connaissons, hélas ! et cette façon de connaître nous aveugle. Elle est rassurante, nous immunise contre le vertige qui nous saisirait si nous nous regardions nous-mêmes. Nous connaissons la bonté, le courage, la charité, nous mimons assez bien ces sentiments : mais nous connaître à leur sujet c'est en sentir en nous le défaut. et il n'y a pas de plus douloureuse expérience parce qu'elle inaugure l'explosion du néant à qui nous donnons asile, nous tous, plus morts intérieurement que la mort dont nous avons fait un simulacre à la mesure de l'homme, — y projetant le froid noir qui est dans notre coeur. Nous nous réfugions dans l'image de l'homme. 120

L’esprit de la parole :

Il faut craindre les abus de la pensée : nous sommes entièrement possédés par la plus insignifiante de nos idées. La plus mince de nos raisons nous enlève le moyen de raisonner librement.

Originale ou commune, la pensée enveloppe l'homme comme une odeur, l'enfume et l'asphyxie.

Ni la mémoire, ni l'imagination ne nous envoûtent ainsi. Pas un souvenir qui ne consente à ses limites et ne s'incline au témoignage d'un souvenir plus complet. De même, l'imagination. Ce qui la borne détermine une imagination plus complète dont elle accepte de n'être que le mode mineur.

Mais la pensée se moque de la pensée : elle se prend pour un esprit. Non seulement elle confond ses limites avec celles de l'être, mais il lui semble que l'existence est son ombre. 143

 

 

 

 

 

 


 

1960 Raïssa Maritain (1883-1960)

   Dans l'unité du cercle infini

O Dieu caché mon cœur est interdit en Ta présence

C'est l'heure de veiller avec mon ignorance

Sous l'unique et pure étoile de la Foi

C'est l'heure de veiller aux portes de moi-même

De moi comme une tour close de toute part

Dont Jésus a formé les murailles secrètes

Sans que nulle lumière ait éclairé Ses pas

Notre Dieu de pitié réparateur de nos désastres

J'ignore ce qu'Il opère

Ce qu'Il me donne, ce qu'Il obtient

Et comment Il transforme le péché en lumière

Ce visage de moi que Dieu fait en moi-même

Lui Seul le connaît puisqu'Il le veut ainsi

Des ténèbres sacrées Il couvre mon esprit

Le ciel divin ne m'est pas accessible

Qui brûle dans mon âme pour la déifier

C'est l'heure où je touche ce que la Foi recèle

Veillons aux portes éternelles

Durant la longue Nuit

Jusqu'au jour où Dieu dira à l'âme

D'entrer en soi-même et en Lui.[242].


 

1960 Jules Supervielle (1884-1960)

Rythmes célestes. Sous la chétive pesée de nos regards, le ciel nocturne est là, avec ses profondeurs, creusant nuit et jour de nouveaux abîmes, avec ses étincelants secrets, sa coupole de vertiges. Et nous vivrions dans la terreur de milliards d'épées de Damoclès si nous ne sentions au-dessus de nos têtes l'ordre, la beauté, le calme — et l'indifférence — d'un invulnérable chef-d'oeuvre. L'aérienne, l'élastique architecture du ciel semble d'autant plus faite pour nous rassurer qu'elle n'emprunte rien aux humaines maçonneries. Celles-ci, même toutes neuves, ne songent déjà qu'à leurs ruines. L'édifice céleste est construit pour un temps sans fin ni commencement, pour un espace infini. Et rien n'est plus fait pour nous donner confiance que tout ce grave cérémonial dans l'avance et le rythme des autres, cette suprême dignité, et infaillible sens de la hiérarchie. Étoiles et planètes, gouvernées par l'attraction universelle, gardent leurs distances dans la plus haute sérénité.

Je crois aux anges musiciens, mais je les vois jouer d'un archet muet  sur un violon de  silence.  La plus  belle musique — disons Bach — tend elle-même au silence. Jamais elle ne le ride, ne le trouble. Elle se contente de nous en donner des variantes qui s'inscrivent à jamais dans la mémoire.

Tout ce qu'il y a de grand au monde est rythmé par le silence : la naissance de l'amour, la descente de la grâce, la montée de la sève, la lumière de l'aube filtrant par les volets clos dans la demeure des hommes. Et que dire d'une page de Lucrèce, de Dante ou de d'Aubigné, du mutisme bien ordonné de la mise en page et des caractères d'imprimerie. Tout cela ne fait pas plus de bruit que la gravitation des galaxies ni que le double mouvement de la Terre autour de son axe et autour du Soleil... Le silence, c'est l'accueil, l'acceptation, le rythme parfaitement intégré. (…)[243]

1967 Marie Noel (1883-1967)

 

Née dans une famille très cultivée et peu religieuse, Marie Rouget resta célibataire et s’éloigna très peu d’Auxerre. Sa vie ne fut pas lisse pour autant : amour de jeunesse déçu (et l’attente d’un grand amour qui ne viendra jamais), mort de son jeune frère un lendemain de Noël (d’où son pseudonyme), crises de sa foi. Femme passionnée et tourmentée, elle n'est souvent connue que pour ses œuvres de « chanson traditionnelle », au détriment de ses écrits plus sombres, dont la valeur littéraire et la portée émotive sont plus fortes.

 

 

 

ATTENTE

J'ai vécu sans le savoir

Comme l'herbe pousse...

Le matin, le jour, le soir

Tournaient sur la mousse.

 

Les ans ont fui sous mes yeux

Comme à tire d'ailes

D'un bout à l'autre des cieux

Fuient les hirondelles...

 

Mais voici que j'ai soudain

Une fleur éclose.

J'ai peur des doigts qui demain

Cueilleront ma rose.

 

Demain, demain, quand l'Amour

Au brusque visage

S'abattra comme un vautour

Sur mon coeur sauvage.[244]

1975 Patrice de la Tour du Pin (1911-1975)

Psaume XLVII

1. Lorsqu'un enfant se sent aimé de Dieu, il se laisse faire, — parce qu'il prend son plaisir dans l'amitié de Dieu.

4. Plus tard il se demandera ce que peut signifier cette injustice, — ceux qui se sentent aimés de Dieu et ceux qui ne le sentent pas.

6. Plus tard il se dira qu'il en est indigne, — et qu'elle est imaginaire pour se maintenir ainsi en lui.

7. Plus tard il s'étonnera qu'elle ne lui ait pas réservé un plus grand rôle, — car il se jugera en-dessous de son ambition.

12. Il n'aura plus aucun scrupule de cette place d'amour, — parce qu'il saura qu'on a beaucoup donné pour lui.

13. Il remerciera, et comme il se sentira proche, — il intercédera pour que d'autres âmes entrent dans l'amitié de Dieu.

14. Pour qu'elles puissent se recueillir ensemble et remercier ensemble, — parce que c'est un secret pour chacun, mais la joie commune de tous les enfants de Dieu[245].


 

 

 

 

 

 

 


 

8. Témoins de l’Instant

L’instant béni où l’expérience mystique surgit le plus souvent de façon inopinée ne peut être reproduit volontairement. Nul retour en arrière n’est possible qui supposerait de remonter à contre-courant à sa Source. Pour quelques-uns le contact ne se produira qu’une seule fois au cours de leur existence qui retrouve son cours habituel – mais depuis chargée d’une nostalgie. D’autres deviennent les pèlerins qui entreprennent un long chemin après l’appel.


 

1849 Edgar Allan Poe (1809-1849)

Prémices de l’instant :

Il existe une certaine classe de fantaisies d'une exquise délicatesse, qui ne sont point des pensées et auxquelles je n'ai pu jusqu'à présent adapter le langage. J'emploie le mot ‘fantaisies’ au hasard... Elles ne surgissent dans l'âme (si rarement, hélas!) qu'aux heures de la plus intense tranquillité... et seulement en ces courts instants où les confins du monde éveillé se confondent avec ceux du monde des rêves. Je n'ai la notion de ces ‘fantaisies’ qu'aux premières approches du sommeil et quand j'ai conscience de cet état. Je me suis rendu compte que cette condition ne se réalise que pour une inappréciable minute... De plus, ces fantaisies s'accompagnent d'une extase délicieuse qui dépasse en volupté tous les ravissements du monde réel ou du monde des songes...  [246].

Plus loin E. A. Poë se reconnaît capable, mais seulement quand les conditions sont propices, de provoquer ce phénomène, et il ajoute qu'il s'est appliqué à empêcher que le passage à partir de... l'instant de fusion entre la veille et le sommeil..., passage au-delà des extrêmes limites de la conscience, n'allât se perdre dans le domaine du sommeil.

1855 Gérard de Nerval (1808-1855)

Une nuit je parlais et chantais dans une sorte d’extase.

[…] J'étais dans une tour, si profonde du côté de la terre et si haute du côté du ciel, que toute mon existence semblait devoir se consumer à monter et à descendre. Déjà mes forces s'étaient épuisées, et j'allais manquer de courage, quand une porte latérale vint à s'ouvrir ; un esprit se présente et me dit : — Viens, mon frère !... Je ne sais pourquoi il me vint à l'idée qu'il s'appelait Saturnin. Il avait les traits du pauvre malade, mais transfigurés et intelligents. Nous étions dans une campagne éclairée des feux des étoiles […] Elle me dit : « — L'épreuve à laquelle tu étais soumis est venue à son terme ; ces escaliers sans nombre que tu te fatiguais à descendre ou à gravir, étaient les liens mêmes des anciennes illusions qui embarrassaient ta pensée[…] La joie que ce rêve répandit dans mon esprit me procura un réveil délicieux. Le jour commençait à poindre. Je voulus avoir un signe matériel de l'apparition qui m'avait consolé, et j'écrivis sur le mur ces mots : « Tu m'as visité cette nuit. »[247].

1908 Lucie Christine (1870 - 1908)

Les cahiers de cette “mystique dans le monde” furent publiés post-mortem par Auguste Poulain [248].

24 octobre 1884.  Le plus parfait ne peut être ni le but, ni la pensée  dominante de ma vie, même dans ses détails. Il est comme le balancier, que tient l'équilibriste tandis que ses yeux sont fixés sur le but [final] qu'il espère atteindre. Il est comme le gouvernail dans la main du pilote dont tous les regards et les mouvements ne tendent cependant qu'au port.

9 juillet 1885. Cette lumière me démontrait, par l'état même où mon âme se trouvait alors, qu'il n'y a que Dieu qui puisse se faire voir ainsi à nous, ou nous faire voir en lui certaines vérités, sans aucun intermédiaire qui nous les représente. Tandis que tout ce que nous connaissons naturellement nous est repré­senté par un signe, soit image, soit parole, soit idée ou langage intérieur.

11 mars1886. Il y a quelques jours, le dimanche des Quarante-Heures, comme j'exposais à Dieu toute ma misère et mon extrême ignorance du premier mot de la perfection, il me dit intérieure­ment : « La sainteté, c'est moi », et dans la lumière et la paix qui accompagnaient ces paroles, je le vis en effet comme un centre mystérieux vers lequel rayonnaient, convergeaient toutes les âmes, par les voies qu'il leur avait tracées, et la sainteté consistait à approcher le plus près possible de ce Centre divin, et même à se perdre en Lui…

[…]

2 juillet 1891. La région où Dieu se montre n'est pas séparable de Lui-même. Tout intermédiaire cesse.

1er  novembre 1891.  [Hier] je pensai avec une extrême confusion que Dieu s'était donné à mon âme qui n'avait jamais rien fait qui put mériter cette récompense, bien assurément ; et je deman­dai à mon époux comment il avait pu et voulu se prodiguer ainsi à ma misère. Il me répondit avec une grande netteté et une grande tendresse : « L’Amour n’a d'autre raison que lui-même. »

[…]

14 mai 1895-1897. Au cours de l'oraison de l'après-midi, mon âme, comblée de la possession divine, fut pour un temps, sortie de cet état très simple, et se vit tout à coup comme le prisme qui reçoit la lumière, laquelle est une, ou nous semble une, et pourtant se décompose dans le prisme en toutes les couleurs connues, et Dieu me faisait entendre que le rayon unique de la lumière divine engendre ainsi dans l'âme toutes les oeuvres que Dieu veut d'elle, pour elle-même et pour les autres…

[…]

8 février 1908 ; au milieu de cette tourmente, de cette doulou­reuse crise qui déchire le cœur, de cet acca­blement d'affaires, je suis touchée de voir que, sitôt que mon âme se souvient de Dieu, elle trouve qu'il est déjà là présent, plus présent à mon cœur  que mon cœur  même, de sorte que le recueillement et l'union ne sont point à refaire, mais qu'ils subsistent à un certain degré et en permanence, au fond de toutes les multiplicités, travaux et douleurs, même trou­blants, de la vie.

 

 


 

1917 Léon Bloy (1846-1917)

Il faudrait prier le Saint-Esprit de nous délivrer de l'illusion du temps dont nous sommes tous victimes. Dans la douleur ou dans la joie, nous croyons que le temps est quelque chose et il n'est rien, puisqu'il n'existe pas pour Dieu. Il ne devrait donc pas exister pour nous. C'est lui qui nous sépare de Dieu. Si nous obtenions cette grâce de ne jamais savoir l'heure, nous serions déjà dans l'Éternité bienheureuse et la Souffrance, alors, serait pour nous comme une barque rapide sur un affluent du Paradis.

Relevez donc votre âme par la contemplation des choses qui ne se voient pas. Soyez un homme de prière et vous serez un homme de paix, un homme vivant dans la paix. Dites-vous bien, je vous en supplie, que tout n'est qu'apparence, que tout n'est que symbole, même la douleur la plus déchirante. Nous sommes des dormants qui crient dans leur sommeil.

L’épouvantable immensité des abîmes du ciel est une illusion, un reflet extérieur de nos propres abîmes, aperçus « dans un miroir ». Il s’agit de retrourner notre œil en dedans et de pratiquer une astronomie sublime dans l’infini de nos cœurs, pour lesquels Dieu a voulu mourir. (1894)

On t'a dit que tu avais une âme immortelle qu'il s'agissait de sauver, etc. Mais nul ne t'a dit que cette âme est un abîme où tous les mondes pourraient s'engloutir, où le fils de Dieu lui-même, Créateur de tous les mondes, s'est englouti. (1912)

On s'est amusé à dire que les globes célestes situés, par le calcul, à d'épouvantables distances les uns des autres, sont, en réalité, dans la vision séraphique, une masse compacte de corps immenses aussi serrés que les grains d'un bloc de granit. Ce paradoxe apparent est une vérité si on l'applique au monde infini des âmes. Seulement chacune d'elles ignore sa voisine comme les luminaires de la Voie lactée ignorent les plus proches luminaires au milieu desquels ils sont confondus dans l'incompréhensible harmonie de tous ces colosses de splendeur.

Tel mouvement de la Grâce qui me sauve d'un péril grave a pu être déterminé par tel acte d'amour accompli ce matin ou il y a cinq cents ans par un homme très obscur de qui l'âme correspondait mystérieusement à la mienne et qui reçoit ainsi son salaire.

Inversement, il est loisible à chacun de provoquer des catastrophes anciennes ou présentes dans la mesure où d'autres âmes peuvent retentir à la sienne. Ce qu'on nomme le libre-arbitre est semblable à ces fleurs banales dont le vent emporte les graines duvetées à des distances quelquefois énormes et dans toutes les directions, pour ensemencer on ne sait quelles montagnes ou quelles vallées.

Je sais bien que je suis né à telle époque, en un lieu déterminé, et que j'ai un nom parmi les hommes. J'ai eu un père et une mère, j'ai eu des frères, des amis et des ennemis. Tout cela est indubitable, mais j'ignore le nom de mon âme, j'ignore d'où elle est venue, et par conséquent je ne sais absolument pas qui je suis. Quand elle quittera mon corps, celui-ci tombera en poussière, et les chères créatures qui me survivront en pleurant, héritières de mon ignorance, ne pourront me désigner dans leurs prières que par le nom d'emprunt qui servit à me séparer un peu des autres mortels. (1916.)[249].

 


 

1922 Marcel Proust (1871-1922).

Elles étaient fort mal pavées à ce moment-là[250], mais dès le moment où j’y entrai, je n’en fus pas moins détaché de mes pensées par cette sensation d’une extrême douceur qu’on a quand tout d’un coup la voiture roule plus facilement, plus doucement, sans bruit, comme quand les grilles d’un parc s’étant ouvertes on glisse sur les allées couvertes d’un sable fin ou de feuilles mortes. Matériellement il n’en était rien; mais je sentis tout d’un coup la suppression des obstacles extérieurs parce qu’il n’y avait plus pour moi en effet l’effort d’adaptation ou d’attention que nous faisons même sans nous en rendre compte devant les choses nouvelles : les rues par lesquelles je passais en ce moment étaient celles, oubliées depuis si longtemps, que je prenais jadis avec Françoise pour aller aux Champs-Elysées. Le sol de lui-même savait où il devait aller; sa résistance était vaincue. Et comme un aviateur qui a jusque là péniblement roulé à terre, « décollant » brusquement, je m’élevais lentement vers les hauteurs silencieuses du souvenir.

[…]

Mais au moment où, me remettant d’aplomb, je posai mon pied sur un pavé qui était un peu moins élevé que le précédent, tout mon découragement s’évanouit devant la même félicité qu’à diverses époques de ma vie m’avaient donnée la vue d’arbres que j’avais cru reconnaître dans une promenade en voiture autour de Balbec, la vue des clochers de Martinville, la saveur d’une madeleine trempée dans une infusion, tant d’autres sensations dont j’ai parlé et que les dernières oeuvres de Vinteuil m’avaient paru synthétiser. Comme au moment où je goûtais la madeleine, toute inquiétude sur l’avenir, tout doute intellectuel étaient dissipés. Ceux qui m’assaillaient tout à l’heure au sujet de la réalité de mes dons littéraires, et même de la réalité de la littérature, se trouvaient levés comme par enchantement. Sans que j’eusse fait aucun raisonnement nouveau, trouvé aucun argument décisif, les difficultés, insolubles tout à l’heure, avaient perdu toute importance. Mais cette fois j’étais bien décidé à ne pas me résigner à ignorer pourquoi...


 

1922 W. H. Hudson (1841-1922)

 Une absorption de la pensée non sans analogie avec celle que cherche à induire notre sloka[251] a été expérimentée par W. H. Hudson [Ornithologue, naturaliste et écrivain argentin d’origine britannique] au cours de ses randonnées à travers les déserts arides de la Patagonie, dont la grise et monotone étendue se déroule à l'infini dans un silence parfait :

Pendant[252] ces journées de solitude, dit-il, il était rare qu'une pensée quelconque passât dans mon esprit... Dans le nouvel état d'esprit où je me trouvais, la pensée était devenue impossible... Penser, c'était mettre en mouvement dans mon cerveau un appareil bruyant ; or il y avait dans cette région quelque chose qui m'ordonnait de demeurer tranquille, et j'étais forcé d'obéir. J'étais en suspens et aux aguets ; cependant je ne m'attendais jamais à rencontrer une aventure... Le changement qui s'était opéré en moi était aussi grand et aussi surprenant que si j'avais troqué mon identité avec celle d'un autre homme ou d'un animal ; mais à l'époque, j'étais incapable de m'en étonner ou de faire des suppositions sur ce point ; l'état me semblait familier plutôt qu'étrange, et bien qu'il s'accompagnât d'une forte sensation d'épanouissement mental, je ne le savais pas — je ne sus que quelque chose s'était passé en moi et mon intellect — que lorsque je l'eus perdu pour retourner à mon ancien moi — à la pensée et à la vieille existence insipide.

De tels changements en nous, si brève qu'en puisse être la durée, et dans la plupart des cas elle est très brève, mais qui aussi longtemps qu'ils durent semblent nous affecter jusqu'aux racines de notre être et nous arrivent comme de grandes surprises — la révélation d'une nature ignorée et cachée sous celle dont nous avons conscience — ne peuvent être attribués qu'au retour d'une mentalité primitive et exclusivement sauvage. »

Si Hudson décrit avec finesse cette transformation fondamentale, s'il analyse bien ses composantes — plus loin il parle encore très justement de « cet état d'intense vigilance, ou plutôt d'agilité mentale, avec suspension des facultés intellectuelles supérieures », il se trompe sur sa nature véritable parce que, en dépit d'une absorption réelle, l'agitation mentale n'ayant pas tout à fait disparu en lui, il n'avait pu qu'effleurer l'état nirvikalpa.

 

1924 Franz Kafka (1883-1924)

Nous citons une défense d’un caractère spirituel voire mystique propre à son œuvre et incluant quelques citations [253]. Bel appel à relire l’auteur.

La considération de la vie même de Kafka, la lecture de ses fragments auto-biographiques et enfin les commentaires très autorisés de Max Brod ne laissent subsister aucun doute sur le sens spirituel de l'oeuvre de Kafka. Albert Camus a justement caractérisé celle-ci comme « l'aventure individuelle d'une âme en quête de la grâce ». Kafka lui-même estimait que « écrire est une forme de la prière ». Et il ne s'agit pas là d'une vague assimilation de la religion et de l'art. Kafka dépassait les limites de la littérature et cherchait si aucun recours n'est laissé à l'homme malheureux transcendant un Dieu personnel, car Kafka est très loin de tout panthéisme. Il est vrai que Dieu n'apparaît pas ou apparaît à peine, et à travers des symboles difficiles, dans les romans de Kafka. Mais cet innommé est là, à chaque page. Il y est, comme on l'a fait remarquer, « présent par son absence même ». D'ailleurs, le symbole devient parfois assez clair : le comte, par exemple, dans le Château. La vie personnelle de Kafka témoigne de sa nostalgie du Dieu vivant. 

[…]

À la fin du Procès, lorsque K. est atrocement mis à mort, deux occasions de salut lui sont suggérées. L'une appartient à l'ordre de la justice stricte : au moment où les deux exécuteurs, échangeant de sinistres politesses, s'offrent le couteau l'un à l'autre, K. pourrait le saisir (il se rend compte qu'on lui en donne l'occasion) et, s'il le plongeait dans son propre cœur, il satisferait lui-même à l'exigence de justice et trouverait le salut. La deuxième suggestion est plus mystérieuse et me semble appartenir à l'ordre de la grâce. Une lumière s'allume dans la maison la plus proche. Une figure humaine, à la fenêtre, se penche et tend les deux bras. « Qui était-il ?... Y avait-il là une aide ? » Mais K. laisse échapper l'invitation de la grâce comme il a laissé échapper celle de la justice.

[…]

Je voudrais citer encore deux textes. D'abord ce passage d'une lettre de Kafka à son père :

« C'est de toi qu'il était question dans mes oeuvres ; je ne faisais qu'y laisser libre cours aux plaintes que je ne pouvais épancher sur ta poitrine[254] ».

Ces lignes sont adressées au père humain dont les rapports avec son fils furent une lamentable tragédie. Elles sont navrantes dans leur humilité, dans leur affection. Mais j'y vois une allusion inconsciente à un autre Père sur la poitrine duquel Kafka aurait voulu épancher ses plaintes et dont il est secrètement question dans toute son œuvre. Ici l'autre texte :

« Qui est-ce qui te trouble ? Qui est-ce qui ébranle ton coeur ? Qui est-ce qui tâtonne à la poignée de ta porte ? Qui est-ce qui t'appelle sur la route sans pouvoir entrer par la porte ouverte ? Ah, c'est précisément celui que tu troubles, celui dont tu ébranles le coeur, celui à la porte duquel tu tâtonnes, celui que tu appelles sur la route et par la porte duquel tu ne peux pas entrer... loin d'ici, loin d'ici ! Ne me dis pas où tu me conduis. Où est ta main, ah ! je puis à peine la trouver dans l'obscurité. Si seulement je tenais ta main, je crois que tu ne me rejetterais pas alors. M'entends-tu ? Es-tu seulement dans ma chambre ?... Pour moi, c'est une question de vie ou de mort que de décider si, oui ou non, tu es ici[255]. »

Ce texte dont on remarquera l'ambivalence, la réversibilité, puisque chaque phrase peut être dite par l'âme qui cherche à l'Innommé, ou inversement - rejoint les plus belles pages des grands mystiques. Un rapprochement avec Saint Jean de la Croix ne serait pas déplacé.

 

1948 Georges Bernanos (1888-1948)

23 janvier. Il ne s'agit pas de conformer notre volonté à la Sienne, car Sa volonté c'est la nôtre, et lorsque nous nous révoltons contre Elle, ce n'est qu'au prix d'un arrachement de tout l'être intérieur, d'une monstrueuse dispersion de nous-mêmes. Notre volonté est unie à la Sienne depuis le commencement du monde. Il a créé le monde avec nous […] Quelle douceur de penser que même en L'offensant, nous ne cessons jamais tout à fait de désirer ce qu'Il désire au plus profond du Sanctuaire de l'âme [256].

 

1955 Albert Einstein (1879-1955)

Surmontez le côté assez doctoral du physicien deux fois Nobel « qui sait » et à qui l’on demande un peu sur tout, pour deviner sa « belle naïve contemplation » portée par la Nature (Spinoza). Quoi d’autre ?

[…] L'être éprouve le néant des souhaits et des volontés humaines, découvre l'ordre et la perfection là où le monde de la nature correspond au monde de la pensée. L'être ressent alors son existence individuelle comme une sorte de prison et désire éprouver la totalité de l'étant comme un tout parfaitement intelligible. Des exemples de cette religion cosmique se remarquent aux premiers moments de l'évolution dans certains psaumes de David ou chez quelques prophètes. À un degré infiniment plus élevé, le bouddhisme organise les données du cosmos. […] Or les génies religieux de tous les temps se sont distingués par cette religiosité face au cosmos. Elle ne connaît ni dogme ni Dieu conçu à l'image de l'homme et donc aucune Eglise n'enseigne la religion cosmique. Nous imaginons aussi que les hérétiques de tous les temps de l'histoire humaine se nourrissaient de cette forme supérieure de la religion. Pourtant, leurs contemporains les suspectaient souvent d'athéisme, mais parfois, aussi, de sainteté. Considérés ainsi, des hommes comme Démocrite, François d'Assise, Spinoza se ressemblent profondément. […]

[Le savant] convaincu de la loi de causalité de tout événement, déchiffre l'avenir et le passé soumis aux mêmes règles de nécessité et de déterminisme. […] Sa religiosité consiste à s'étonner, à s'extasier devant l'harmonie des lois de la nature dévoilant une intelligence si supérieure que toutes les pensées humaines et toute leur ingéniosité ne peuvent révéler, face à elle, que leur néant dérisoire. Ce sentiment développe la règle dominante de sa vie, de son courage, dans la mesure où il surmonte la servitude des désirs égoïstes.

Comment cette religiosité peut-elle se communiquer d'homme à homme puisqu'elle ne peut aboutir à aucun concept déterminé de Dieu, à aucune théologie? […]

La mer revêt une grandeur indescriptible, particulièrement quand les rayons du soleil l'atteignent. On se sent comme dissous dans la nature et on se confond en elle. On perçoit alors l'insignifiance de l'homme et cela rend heureux.

 (1931, voguant vers l'Amérique). [257].


 

1971 Jean Grenier (1898-1971)

Mon but ne dépend pas du temps. Et pourtant je n'ai pu l'atteindre que dans les plus humbles conditions et par un entier effet de la grâce. Ainsi un jour, étant monté à pied avec un ami jusqu'à Ravello, je connus, sans que j'y fusse aucunement préparé, une plénitude. Étendu à plat ventre sur les dalles de la terrasse Cimbrone, je me laissais pénétrer par les jeux de la lumière sur les marbres. Mon esprit se perdait dans les jeux de cette transparence, de cette résistance, puis il se retrouvait tout entier. Il me semblait assister à ce spectacle devant lequel s'égarent toutes les intelligences : à une naissance, la mienne. Un autre être ? Pourquoi un autre ? Et il me semblait que je commençais alors seulement d'exister.

Un peu plus loin, évoquant le souvenir de ces moments exceptionnels qui vous poursuit jusque dans le « néant » quotidien, il s'écrie :

Et pourquoi dans un millième de seconde ne serai-je pas précipité de nouveau au fond de cet être qui m'est plus intérieur que moi-même ?[258].

1975 Carlo Levi (1902-1975)

... C'était une péritonite avec perforation [259]; le malade était désormais à l'agonie [...] Il ne me restait plus qu'à calmer ses douleurs avec quelques piqûres de morphine et à attendre. [...] De la porte me parvenait la plainte continue du mourant : « Jésus, aide-moi; docteur, aide-moi » [...] comme une litanie d'angoisse [...] La mort était dans la maison; j'aimais ces paysans, je sentais la douleur et l'humiliation de mon impuissance. Alors pourquoi une si grande paix descendait-elle en moi?

Il me semblait être détaché de toute chose, de tout lieu, éloigné de toute détermination, perdu hors du temps, en un ailleurs infini. Je me sentais caché, ignoré des hommes, comme une pousse sous l'écorce de l'arbre. Je tendais l'oreille à la nuit et il me semblait être entré, d'un coup, dans le coeur même du monde. Un bonheur immense, jamais éprouvé, était en moi, me remplissait tout entier, avec le sentiment fluide d'une plénitude infinie. Vers l'aube, le malade approcha de la fin. […] J'étais libre dans ces étendues silencieuses: je sentais encore en moi le bonheur de la nuit. Je devais pourtant rentrer au village, mais en attendant j'errais dans ces champs, faisant tourner allègrement mon bâton et sifflant mon chien…

 


 

1984 Henri Michaux (1899-1984)

Grand sensible mystiquement mais trop attaché à comprendre et  posséder en vue de construire  une « œuvre » : l’expérience tournera court.

   Ineffable vide I (L'avenir de la perte de l'avoir)

Quelque chose partout, on ne sait où, rétrocède. Une impression aérienne remplace l'impression du compact. La matière a cessé d'être indiscutable.

[…]

Au lieu que les pratiques religieuses élèvent graduellement, grâce à des intermédiaires spiritualisants, ici le Spirituel d'emblée déborde.

De Lui, à partir de « lui », les croyances, sans distinction de religion, reçoivent, avec un éclairage de vérité, l'animation, la vie, l'accomplissement.

[…]

Ainsi le matériel, le personnel, le divers, en présence de l'infini, cèdent, abandonnent.

On était quelques minutes encore auparavant un possédant et, comme tout homme, un possédant constamment en voie d'acquérir et de s'approprier davantage. On était occupé à ces fonctions d'acquisition, de rétention et — ruminant mental — d'élaboration, d'intégration. Serait-ce, comme il semble, l' « Avoir qui maintient « ego », « hic et nunc », qui permet à chacun de continuer à être personnel ?

C'est cet « avoir », brusquement pompé, dans une soudaine désadhérence, qui a tout changé. On n'en a plus, on n'en refait plus. On y est complètement inintéressé.

La personne qui se maintient par renouvellement de l'avoir, qui par les multiples reprises se repersonnalisait incessamment, ne se continue plus.

Maintenant que, par abandon des prises, des retenues, des envies, maintenant qu'une maligne lyse a tout liquidé, qu'y a-t-il ? / Le Vide ?[260]

§

Une fonction n'avait plus envie de fonctionner.

C'est tout. Je ne voyais pas au-delà. Si j'étais défait, je l'ignorais.

[…] revint le penser. Pas comme d'habitude. Incroyablement compréhensif. Vaste ce qu'il découvrait, de plus en plus vaste, d'une vastitude inconnue.

[…]

Il y avait contemplation.

Un immense spectacle « élucidé » m'était présenté à contempler.

Vue considérablement plus large qu'il ne m'est naturel, et avec plus d'éléments, de plus de portée, parfaitement se répondant...

Comment cela se faisait-il ?

J'étais au repos. Première condition. D'abord le repos, pas un repos qui n'aurait été qu'une absence de mobilité et qui bientôt serait devenu somnolence et tout eût été perdu, mais un repos d'un degré au-delà, qui est abandon à la perte d'intervention.

Plus aucun captage. […]

Être très éveillé et suprêmement détaché.[…] Sans à ce moment y pouvoir le moins du monde réfléchir, je sentais cette condition être capitale. Il y est interdit (et impossible sans tout gâcher) de, si peu que ce soit, chercher à retenir tel ou tel élément de pensée, à s'y arrêter un instant, à en ralentir une ; encore moins à en prendre note, d'une façon ou d'une autre, à en rechercher l'empreinte pour un futur souvenir.

Pas de référence dans la contemplation. Voir, mais pas examiner. […]

À un moment, il y eut un commencement de complaisance pour une pensée. C'était le retour, c'était moi, cela - […] les tripotages de la curiosité qui revenait, la gourmandise mentale, les plaisirs de l'intervention, le réveil de ce centre départageur qui fait l'intelligent, donnant à mesure ses appréciations[261].

Et voici quelques lignes que Billeter ne cite pas :

Domaine du calme. J'y étais alors.

Vraiment.

Non pas en passant, mais comme si à la manière d'une partie d'assemblage, j'avais été enclenché dedans.

Accru, nouveau, total. Calme fondamental. Retour à la base.

L'Inutile enfin dissipé.

L'espace (à contempler) et le temps (propre à contempler : plus scandé) et la respiration ralentie (soutien du contemplateur), suffisante, égale, ces trois conjugués propices aux vues d'ensemble étendue invitaient à la jouissance de ce qui va avec majesté, avec souveraineté.

La grandeur était là, incomparable.

Grandeur quand il n'y a plus de raisonnement, et que cesse l'interception de l'intruse qui tout le temps s'immisce partout. Grandeur, quand la restrictrice, la médiocrisante est partie.

Ce qui alors passe dans l'esprit, posément, non commenté, non analysé, passe contemplé[262].


 

 

 

 

 

 

   


 

 

 

 

9. Témoins dans l’épreuve

Leurs « compte-rendus » rendent la plupart des oeuvres de littératures antérieures pâles. Ils intéressent la mystique par les vécus de nettoyages “passifs” et absolus. Ces récits nous mènent à l’essentiel.

1914 Témoignages issus des Enfers (1914-1953)

Ce texte comble une absence : il n’existe pas de manuel rassemblant les témoignages extrêmes vécus dans la première moitié du siècle passé pendant le grand chaos qui commence à la Première guerre mondiale et qui ne deviendra moins insupportable que peu après la mort de Staline. Deux dates séparées par légèrement moins de quarante ans, de la déclaration de guerre d’août 1914 à la mort de Staline en 1953.

Sur cette courte période correspondant à une moitié d’une vie humaine naturellement vécue de nos jours, s’accumule de multiples désastres : deux “grandes guerres” et deux totalitarismes. Aussi les témoignages abrupts qui nous sont parvenus rendent insignifiante une grande partie de la littérature d’avant et d’aujourd’hui.

Les brûlures issues des chocs entre peuples et entre idéologies concurrentes n’ont pas laissé toute liberté d’exprimer les témoignages personnels en faisant peu de cas du bord auquel ils se rattachent, afin qu’ils puissant enfin figurer à parts égales dans un « manuel de mémoire » universel[263].

Il s’agit de ne proposer que quelques exemples au lecteur confronté à l’océan des textes. Souvent pour un homme, un seul livre, expérience d’une vie. Aussi ne peut-on s’en rapporter à une estimation « d’auteurs » qui seraient reconnus par leur oeuvre. Les dates de parution s’échelonnent sur un demi-siècle, du “roman” Le Zéro et l’infini de Koestler au Journal de Klemperer,  pour s’en tenir aux seuls messieurs K.

Bientôt ce travail ne pourra plus être assuré : trop tôt les brûlures des chocs entre peuples et entre idéologies interdisaient tout œcuménisme dans le choix, trop tard on perd les individus pour rejoindre l’histoire abstraite des grands événements collectifs. La fenêtre est encore ouverte avant la disparition des derniers survivants et celle de leurs contemporains.

On peut distinguer deux populations de victimes :

Les combattants des deux guerres industrielles mondiales (d’un plus grand nombre si l’on distingue théâtres d’opérations et peuples concernés). Pour ceux-là, les témoignages des vainqueurs l’emportent sur ceux des vaincus.  Et les morts les plus nombreux sont ignorés, qu’ils soient allemands, russes ou chinois.

Les civils, pour la première fois systématiquement et intentionnellement “victimés”, « dégâts collatéraux », assassinats de soudards ou accompagnant des luttes civiles incontrôlées. En premier lieu celles de la Shoah. Pour elles le devoir de mémoire a été bien accompli par un peuple qui connaît son importance à la suite d’une longue histoire de combat pour sa survie et qui peut l’accomplir grâce à la culture de son élite. De même la mémoire des victimes du Goulag et des purges ont été assez bien conservées par les courageux dissidents, dans la grande tradition de la Maison des Morts ; mais il faut ajouter deux cimetières oubliés, celui des combattants pour la mauvaise cause perdus dans l’enfer de l’est ; enfin celui d’innombrables asiatiques.

Nous regroupons géographiquement, car la nature se moque des différences et peut-être des hommes dans La Ligne rouge de Terence Mallick. Nous citons les traductions françaises des seuls que nous avons lus :

Enfer nazi :

Topographie de la terreur, Gestapo, SS et Office central de sécurité du Reich sur le « Terrain Prins-Albrech », Documentation, Arenhövel, publié par Reinhard RÜRUP, Traduit de l’allemand par Marcel Saché, Berlin, 1987, trad. française 2002. Remarquable par ses photos, sa précision à faire découvrir la structure des institutions qui ont assuré efficacement l’exercice de la terreur, ses brèves fiches biographiques des bourreaux et des victimes.

Eliane JEANNIN-GARREAU, Ombre parmi les ombres, Chronique d’une Résistance, 1941-1945, Muller édition, 1991, 121 pages. Un exemple « typique » du parcours d’une résistante anonyme à Ravensbruck. Beau témoignage d’une « paix » vécue ponctuellement dans la pire situation, phénomène souvent rapporté (par exemple par Koestler dans son Testament Espagnol).

Hans FALLADA, Seul dans Berlin, Denoel Folio, 2004, « l’un des plus beaux livres sur la résistance allemande antinazie » selon Primo Levi : celle des humbles et des anonymes.

Imre KERTESZ, Être sans destin, 1975, le cauchemar d’un adolescent qui deviendra grand écrivain.

Geneviève DE GAULLE ANTHONIOZ, La traversée de la nuit, Seuil Points. Récit de Ravensbruck, expérience intérieure. Il n’est pas toujours nécessaire d’être long comme c’est le cas de témoignages de 80 pages.

Primo LEVI, Si c’est un homme, Julliard, 1990.  Se questo è un uomo suivi de La tregua est historiquement le premier très grand témoignage par un maître de l’écriture sur la vie dans les camps puis le récit d’un retour de l’enfer délirant.

Robert ANTELME, L’espèce humaine, récit, Gallimard, 1957.

Victor KLEMPERER, I shall bear witness, The diaries 1933-1941, et 1942-1945. Paru en 1995 en allemand, traduit en anglais en 1999, en français récemment. Journal d’une très haute probité et d’une grande exactitude qui déborde largement le cadre de la vie d’un observateur historien juif pour nous faire « vivre le Troisième Reich » et partager son étouffement progressif. Le notable universitaire deviendra une icône malgré lui du régime de la République Démocratique Allemande, d’où la caractère tardif de la reconnaissance de son chef d’œuvre – d’ailleurs jamais publié en RDA ! Il est par ailleurs l’auteur de LTI, la langue du IIIe Reich.

[…]

Enfer stalinien :

Piotr GRIGORENKO, Mémoires, Presses de la Renaissance, 1980. Pour comprendre l’humiliation russe que la conscience d’un militaire soviétique de haut rang perdu – sauvé – par sa droiture.

Varlam CHALAMOV, Récits de Kolyma, La Découverte / Fayard, 1986. Réédition récente complétée. « Le » chef-d’œuvre de toute la littérature russe « dissidente » sur les camps. Admirables nouvelles-photographies d’une condition qui se situe au-delà de l’humain. L’auteur s’efface totalement, mais pour mieux nous faire sentir cette inhumanité au sens premier, « manuel de résistance des matériaux, appliquée à l’homme » (Andrei Siniavski). Textes d’une pureté admirable.

Iouri DOMBROVSKI, La faculté de l’inutile, roman, Albin Michel, 1978. Panorama de l’univers concentrationnaire – entre autres.

V.-A. KRAVCHENKO, J’ai choisi la liberté, la vie publique et privée d’un haut fonctionnaire soviétique, Editions Self, 1947. Ouvrage vrai. Il provoqua un célèbre procès dont l’auteur fut finalement la victime de par son suicide. La réalité du haut fonctionnaire et de ses amis sous la terreur – « une guerre intérieure » - stalinienne. 

Alexander DONAT, Veilleur où en est la nuit ?, Seuil, 1967. Juif polonais résistant au « Royaume de la mort ».

Jean-Paul SERBET, Polit-isolator, Dix ans dans les prisons soviétiques, Laffont, 1961. Expérience unique d’emprisonnement dans le secret d’un combattant de la guerre froide.

Vénédict EROFEIEV, Moscou-Pétouchki, Roman, Albin Michel, 1976, 206 pages. Soliloque lyrique d’un ivrogne dans le train (de l’histoire) : rien n’échappe à la dérision.

Joseph Martin BAUER, Aussi loin que mes pas me portent, un fugitif en Asie soviétique, 1945-1952, Phébus, 2004. Un écrivain prête la main au récit en tout point extraordinaire voire incroyable de l’odyssée d’un soldat allemand évadé.

Evguénia S. GUINZBOURG, Le Vertige suivi du Le ciel de la Kolyma (Le Vertige 2), Seuil Points, 1980. « L’autre » chef d’œuvre sur la vie du Goulag. Étrangement vécu aussi à la Kolyma contrepoint du chef d’oeuvre de Chalamov. Au désespoir ou plutôt au-delà de tout désespoir exprimé par ce dernier répondent l’amour et la foi russe.

[…]

 

1943 Etty Hillesum (1914 - 1943).

Journal d’une libération spirituelle permettant de servir autrui [264].

7 juillet 1942. Aujourd’hui c’est tout l’un ou tout l’autre : ou bien on en est réduit à penser uniquement à soi-même et à sa survie en éliminant toute autre considération, ou bien l’on doit renoncer à tout désir personnel et s’abandonner. Pour moi cet abandon n’équivaut pas à la résignation, à une mort lente, il consiste à apporter tout le soutien que je pourrai là où il plaira à Dieu de me placer, au lieu de sombrer dans le chagrin et l’amertume.

14 juillet. Quand je prie, je ne prie jamais pour moi, toujours pour d’autres, ou bien je poursuis un dialogue extravagant, infantile ou terriblement grave avec ce qu’il y a de plus profond en moi et que pour plus de commodité j’appelle Dieu.

Le 15 juillet, Etty obtint un petit emploi au Conseil juif, section « Affaires culturelles ».

20 juillet. Je suis intérieurement si légère, si parfaitement exempte de rancœur. J’ai tant de force et d’amour en moi. […] Je persiste à croire au sens le plus profond de cette vie ; je sais comment vivre désormais.

23 juillet. En traversant aujourd’hui ces couloirs bondés, j’ai été prise d’une impulsion soudaine : j’avais envie de m’agenouiller sur le carrelage au milieu de tous ces gens. Le seul geste de dignité humaine qui nous reste en cette période terrible : s’agenouiller devant Dieu. Chaque jour j’apprends à mieux connaître les hommes et je vois de plus en plus clairement qu’ils n’ont aucune aide à offrir à leurs semblables : on est réduit à ses propres forces intérieures.

Maladie et mort de son ami. Convoquée pour le camp de transit de Westerbork.

17 septembre. Le sentiment de la vie est si fort en moi, si grand, si serein, si plein de gratitude, que je ne chercherai pas un instant à l’exprimer d’un seul mot. […] C’est peut-être l’expression la plus parfaite de mon sentiment de la vie : je me receuille en moi-même. Et ce ‘moi-même’, cette couche la plus profonde et la plus riche en moi où je me recueille, je l’appelle ‘Dieu’. […] Ils sont en train de me parler calmement, sans y prendre garde, et voilà que tout à coup leur détresse perce dans sa nudité. Et j’ai devant moi une petite épave humaine, désespérée et ignorant comment continuer à vivre. C’es là que mes difficultés commencent.

27 septembre. Quand, au terme d’une évolution longue et pénible, poursuivie de jour en jour, on est parvenu à rejoindre en soi-même ces sources originelles que j’ai choisi d’appeler Dieu […] alors on se retrempe constamment à cette source et l’on n’a plus à redouter de dépenser trop de forces.

8 octobre. Chaque fois qu’une femme, ou un enfant affamé, éclataient en sanglots […] je m’approchais et je me tenais là […] et en moi-même je m’adressais à cette créature tassée sur elle-même et désemparée : ‘Allons ce n’est pas si grave, ce n’est pas si terrible’. Et je restais là, j’offrais ma présence, que pouvait-on faire d’autre ? Parfois je m’asseyais à côté de quelqu’un, je passai un bras autour de son épaule, je ne parlais pas beaucoup, je regardais les visages. Rien ne m’était étranger, aucune manifestation de souffrance humaine. Tout me semblait familier, j’avais l’impression de tout connaître d’avance et d’avoir vécu cela une fois dans le passé.

Lettres adressées du camp de triage de Westerbork où elle a été transférée en novembre.

8 juin 1943. Chers amis, Il ne reste plus beaucoup de lande ici entre les barbelés, on construit sans arrêt de nouvelles baraques. […] Je viens à l’instant de monter sur une caisse oubliée parmi les buissons […] Les wagons de marchandise étaient entièrement clos, on avait seulement ôté çà et là quelques lattes et, par ces interstices, dépassaient des mains qui s’agitaient comme celles de noyés. Le ciel est plein d’oiseaux, les lupins violets s’étalent avec un calme princier, […] et sous nos yeux s’accomplit un massacre, tout est si incompréhensible. Je vais bien. Affectueusement. Etty.

3 juillet. Un être humain ne reçoit peut-être pas plus de souffrance à endurer qu’il ne peut – et si la limite est atteinte, il meurt de lui-même. […] Je vais essayer de vous décrire comment je me sens, mais je ne sais si mon image est juste. Quand une araignée tisse sa toile, elle lance d’abord les fils principaux, puis elle y grimpe elle-même, n’est-ce pas ? L’artère principale de ma vie s’étend déjà très loin devant moi et atteint un autre monde. On dirait que tous les événements présents et à venir ont déjà été pris en compte quelque part en moi…

5 juillet. Cela vous paraît sans doute étrange, mais si l’on voulait donner une idée de la vie de ce camp, le mieux serait de le faire sous forme de conte. La détresse, ici, a si largement dépassé les bornes de la réalité courante qu’elle en devient irréelle. Parfois en marchant dans le camp, je ris toute seule, en silence, de situations totalement grotesques, il faudrait vraiment être un très grand poète pour les décrire.

8 août. …je ne cesse de faire cette expérience intérieure : il n’existe aucun lien de causalité entre le comportement des gens et l’amour que l’on éprouve pour eux. L’amour du prochain est comme une prière élémentaire qui vous aide à vivre. La personne même de ce ‘prochain’ ne fait pas grand-chose à l’affaire.

Une dernière carte jetée du train pour Auschwitz est datée du 7 septembre 1943. Etty Hillesum meurt le 30 novembre.


 

1977 Evguénia Guinzbourg (1906-1977)

Pitié, fraternité, amour – dans les camps – après l’intensité de l’arrachement à la vie humaine ordinaire. Tout le symétrique de Chalamov qui lui succède chronologiquement mais passa avant par les camps de la Kolyma glacée. De l’un et de l’autre deux visions antinomiques sur l’Archipel du Goulag.

‘Instantané’ sur le besoin le plus profond de l’homme : “Ici vivaient des enfants” [265].

Le combinat pour enfants, c'est aussi une zone[266]. Avec un poste de garde, un portail, des baraques et des barbelés. Mais si les baraques sont standard, les inscriptions qu'on lit sur leurs portes sont inattendues. « Nourrissons »... « Sevrés »... « Débrouillés »...

Pour commencer, on me met chez les débrouillés. Cela me rend d'un seul coup une faculté perdue : celle de pleurer. Depuis plus de trois ans, un désespoir sec me brûlait les yeux. Et voici qu'en ce jour de juin 40, assise sur un petit banc bas dans un coin de cet étrange local, je pleure. Je pleure comme une fontaine, avec de grands soupirs, comme notre nourrice Fima, en hoquetant et mouchant à la manière des femmes de la campagne. C'est le choc. Il me sort de l'hébétude des derniers mois. Oui, sans aucun doute, je suis dans une baraque de détention. Mais elle sent la bouillie tiède et les culottes mouillées. Quelqu'un a eu l'idée monstrueuse de marier tous les attributs de l'univers carcéral avec ces choses simples, humaines, d'un quotidien attendrissant, que j'ai laissé là-bas, dans un monde à jamais inaccessible, et qu'il me semble maintenant n'avoir connu qu'en rêve.

Courant et clopinant avec des cris aigus, des rires et des flots de larmes, une trentaine d'enfants de l'âge qu'avait mon petit Vassia au moment de notre séparation parcouraient la baraque en tous sens. Chacun défendait sa place sous le soleil de la Kolyma[267] dans une lutte sans trêve contre les autres. Ils s'assenaient sans pitié de grands coups sur la tête, se prenaient aux cheveux, se mordaient...

Ils éveillèrent en moi des instincts ataviques. J'aurais voulu les rassembler tous autour de moi et les serrer bien fort pour les défendre contre les éléments. J'aurais voulu me lamenter tout haut sur leur sort, comme une vieille nourrice : « Oh, mes pauvres petits poulets... Oh, mes malheureux petits lapins... »

Je fus tirée de cet état par Ania Cholokhova, avec qui je devais travailler en tandem. Cette femme était le bon sens et l'activité incarnés. Le nom russe de Cholokhova lui venait de son mari. Elle-même était Allemande et anabaptiste mennonite, habituée depuis l'enfance à la ponctualité. Le genre de gens qu'on appelle dans les camps des « fignoleurs ».

« Écoutez-moi, Génia », dit-elle en posant sur la table une marmite d'où s'échappait le parfum supraterrestre d'un plat de viande, « si jamais un des chefs vous voit dans cet état, vous êtes bonne pour repartir dès demain à l'abattage des arbres. Comme trop nerveuse... Ici, il faut avoir des câbles à la place des nerfs. Reprenez-vous ! Du reste, c'est l'heure de faire manger les enfants, et je ne m'en tirerai pas toute seule. »

Ce serait péché de prétendre qu'on les laissait mourir de faim. Non. Ils mangeaient leur content, et si j'en crois mon jugement d'alors, la nourriture était même bonne. Mais le fait est que tous mangeaient comme des détenus miniatures : hâtivement, d'un air concentré, en raclant soigneusement leur écuelle de fer-blanc avec un morceau de pain, ou simplement à coups de langue. On était frappé par la coordination de leurs mouvements, anormalement bonne pour leur âge. Mais quand je le dis à Ania, elle eut un geste amer :

« Pensez-vous ! Pour manger, ça oui ! parce que c'est la lutte pour la vie. Mais quand il s'agit de faire leurs besoins, il y en a bien peu qui demandent le pot. On ne les y a pas dressés. Et d'une manière générale, leur développement... Enfin, vous verrez vous-même... »

Le lendemain, j'avais compris. Oui, de l'extérieur ils me rappelaient tous douloureusement Vassia. Mais seulement de l'extérieur. A quatre ans, Vassia débitait par cœur d'énormes morceaux de Tchoukovski et de Marchak[268], reconnaissait les marques de voitures, dessinait de superbes cuirassés et une des tours du Kremlin avec ses étoiles. Tandis que ceux-ci !

« Voyons, Ania, ils ne parlent pas encore ? »

Seuls quelques-uns de ces enfants qui avaient déjà quatre ans prononçaient certains mots, et encore sans les lier entre eux. Ce qui dominait, c'était le hurlement inarticulé, la gesticulation, la bagarre.

« Comment parleraient-ils ? Qui a jamais essayé de leur apprendre ? Qu'ont-ils entendu jusqu'ici ? m'expliqua Ania d'un ton neutre. Dans le groupe des nourrissons, c'est simple, ils restent tout le temps couchés dans leurs lits. Ils peuvent bien s'époumoner, personne ne les prend. Interdit. On doit seulement changer les couches mouillées. Si on a assez de linge, bien entendu. Dans le groupe des sevrés, ils sont entassés dans des parcs et se traînent à quatre pattes dans tous les sens ; on évite qu'ils s'entre-tuent ou se crèvent les yeux les uns aux autres, c'est tout. Et dans le troisième groupe, vous voyez vous-même. Déjà bien beau si on arrive à les faire tous manger et passer sur le pot.

   Il faudrait les prendre en main. Leur chanter des chansons... Leur dire des poésies... Leur raconter des contes de fées...

   Essayez ! Moi, le soir, j'ai tout juste la force de me traîner jusqu'à mon châlit. Alors, les contes de fées... »

Effectivement, nous avions du travail par-dessus la tête. Apporter de l'eau quatre fois par jour depuis la cuisine située à l'autre bout de la zone, et parcourir le même chemin avec les lourdes marmites pleines de nourriture. Et puis, bien entendu, faire manger les enfants, les mettre sur le pot, les changer de culotte, les défendre contre les énormes moustiques blanchâtres... Mais surtout, laver par terre. Un trait caractéristique de l'administration des camps en général était en effet l'obsession maladive de la propreté des sols. [ …] Au combinat pour enfants, nos planchers faisaient l'objet de la même surveillance sourcilleuse. Et comme aucune couche de peinture ne les protégeait, nous devions les gratter avec un couteau jusqu'à ce qu'ils brillent.

Un jour, j'essayai tout de même de mettre mon projet à exécution. Armée d'un vieux bout de crayon et d'un morceau de papier que j'avais réussi à me procurer, je dessinai sous les yeux des enfants la petite maison classique avec deux fenêtres et une cheminée qui fume.

Les premiers à réagir furent Stassik et Vérotchka, des jumeaux de quatre ans qui rappelaient plus que tous les autres les enfants du « continent[269] ». Ania m'avait parlé de leur mère : simple délinquante et non truande, coupable tout au plus de s'être trompée dans des additions, cette Sonia était une femme bien, tranquille, d'âge moyen. […]

Et je m'étais rappelé aussitôt que Stassik et Vérotchka étaient les seuls de tout le groupe à connaître ce mot énigmatique : « maman ». Maintenant que leur mère était au loin, ils répétaient parfois le mot d'un ton d'interrogation triste, tout en regardant autour d'eux avec perplexité.

« Regarde », dis-je donc à Stassik en lui montrant la maison dessinée, « qu'est-ce que c'est ?

— Une baraque », répondit assez distinctement le petit garçon.

En quelques coups de crayon, j'installai un chat près de la maison. Mais personne ne le reconnut, même pas Stassik. Jamais ils n'avaient vu un animal si rare. Alors j'entourai la maison de l'idyllique clôture traditionnelle.

« Et ça, qu'est-ce que c'est ?

— Une zone, une zone! » s'écria joyeusement Vérotchka en battant des mains.

Un jour je remarquai que le soldat du poste de garde, à l'entrée du combinat, jouait avec deux petits chiots. Ils gigotaient sur une vieille guenille posée sans façon sur la table de service, près du téléphone. Notre féroce gardien les grattait tantôt derrière les oreilles, tantôt sous le cou, et son visage de paysan était si plein de douceur et d'humour tendre, que je me décidai :

« Citoyen factionnaire ! Donnez-les moi ! Pour les enfants... Vous savez, ils n'ont jamais rien vu, rien, absolument rien... Nous les nourrirons... Nous avons parfois des restes... »

Déconcerté par cette requête inattendue, il n'eut pas le temps d'effacer son expression d'humanité et d'appliquer sur son visage le masque habituel de la vigilance. Je l'avais pris au dépourvu. Entrebâillant la porte du poste de garde, il me tendit les chiots avec leur litière.

« Bon, d'accord pour une quinzaine de jours... Le temps qu'ils grandissent un peu... Mais après vous me les rendrez. C'est des chiens de service ! »

Dans le vestibule, à l'entrée de la baraque des débrouillés, nous installâmes donc « un coin des animaux ». Les enfants en tremblaient d'enthousiasme. À présent la punition la plus terrible était : « Tu n'iras pas voir les petits chiens ! » Et le plus fort des encouragements : « Tu viendras avec moi donner à manger aux petits chiens ! » Même les plus agressifs et les plus gloutons parmi eux mettaient volontiers de côté un petit morceau de leur pain blanc pour Écuelle et Gamelle. C'est ainsi que nous avions baptisé les chiots, en prenant des mots bien compréhensibles parce qu'ils faisaient partie de la vie quotidienne. Les enfants avaient saisi le côté plaisant de ces noms et ri de bon coeur.

Tout cela prit fin cinq jours plus tard. Par une grosse histoire. Le médecin-chef du combinat, une citoyenne libre nommée Evdokia Ivanovna, se mit dans tous ses états en découvrant notre « coin des animaux ».

Un foyer d'infection ! Ah, on avait eu bien raison de la prévenir que cette Cinquante-huit était capable de tout!

Elle ordonna que les chiots fussent immédiatement rendus au gardien, et nous passâmes quelques jours plus mortes que vives dans l'attente du châtiment : fini le travail facile, à nous la fenaison ou l'abattage des arbres.

 


 

1982  Varlam Chalamov (1907 - 1982)

Le pin nain[270]

Dans l'Extrême-Nord, là où la taïga rejoint la toundra, parmi les bouleaux nains, les buissons bas des sorbiers couverts de grosses baies jaune clair et aqueuses, parfaitement inattendues, et les mélèzes vieux de six cents ans qui n'arrivent à maturité qu'au bout de trois cents ans, il y a un arbre spécial : le pin nain. C'est un lointain parent du cèdre, un conifère : un arbuste à feuilles persistantes avec un tronc plus gros que le poing et long de deux ou trois mètres. I1 se contente de peu et pousse les racines accrochées dans la moindre fente du versant montagneux rocailleux. I1 est vaillant et têtu comme tous les arbres du Nord. I1 a une incroyable sensibilité.

L'automne s'attarde, la neige et l'hiver devraient déjà être là. Des nuages bas, bleu sombre, comme plein d'ecchymoses, défilent depuis de longues journées au bord de l'horizon tout blanc. Et aujourd'hui, au matin, le vent pénétrant de l'automne est devenu d'un calme menaçant. Est-ce un présage de neige? Non, il ne neigera pas. Le pin nain ne s'est pas encore couché. Et les journées s'écoulent, il n'y a pas de neige, les nuages vagabondent quelque part derrière la montagne, un petit soleil pâle s'est levé dans le ciel immense et c'est toujours l'automne...

Mais le pin nain se recourbe. De plus en plus bas, comme sous un fardeau infini, sans cesse grandissant. I1 égratigne la pierre de son faîte et se presse contre terre en écartant ses pattes d'émeraude. Il s'aplatit. Il ressemble à une pieuvre avec des plumes vertes. Et, couché, il attend un jour ou deux; le ciel blanc déverse enfin une neige poudreuse et le pin nain s'enfonce dans son hibernation comme un ours. La montagne blanche se couvre de grosses ampoules neigeuses : ce sont les arbustes de pin nain couchés pour l'hiver.

Et à la fin de l'hiver, quand la neige recouvre encore la terre sur une épaisseur de trois mètres, quand les tempêtes ont tassé dans les gorges une neige dure qui ne peut être entamée qu'au fer, les hommes attendent en vain les signes avant-coureurs du printemps, bien que c'en soit déjà l'époque selon le calendrier. Mais la journée ne se distingue en rien d'un jour d'hiver : l'air est coupant et sec et ne diffère en rien de celui de janvier. Heureusement, les sensations de l'homme sont trop faibles et sa perception trop simple ; d'ailleurs, il n'a pas beaucoup de sens, il n'en a que cinq, ce qui est tout à fait insuffisant pour la prédiction et la divination.

La nature est plus fine que l'homme dans ses sensations. Nous en savons quelque chose. Songez aux poissons de l'espèce des saumons qui ne viennent frayer que dans la rivière où a été pondu l'oeuf qui leur a donné naissance. Songez aux routes mystérieuses des migrations d'oiseaux. Les plantes et les fleurs baromètres sont pléthore.

Mais voilà que dans la blancheur neigeuse infinie, dans l'entière désespérance, se dresse soudain le pin nain. Il secoue la neige de sa ramure, se redresse de toute sa hauteur et lève vers le ciel ses aiguilles vertes, givrées, à peine roussies. Il entend l'appel du printemps qui ne nous est pas perceptible et, lui faisant confiance, il se redresse, le premier de tous dans le Nord. L'hiver est terminé.

Il peut se produire autre chose : un feu de camp. Le pin nain est trop confiant. Il déteste tant l'hiver qu'il est prêt à croire en la chaleur d'un feu de camp. Si l'on en fait brûler un en hiver à proximité d'un buisson de pin nain recourbé, tordu pour son hibernation, il se redresse. Le feu s'éteint, et le conifère déçu se courbe à nouveau avec des larmes de dépit et se couche au même endroit. Et la neige l'ensevelit.

Non, il n'est pas seulement le prophète du temps. Le pin (83) nain est l'arbre de l'espoir : c'est l’unique arbre à feuilles persistantes de tout le Grand Nord. Dans la neige blanche étincelante, sa ramure d'aiguilles vert mat dit le Sud, la chaleur, la vie. L'été, il est modeste et passe inaperçu : tout fleurit aux alentours avec vélocité pour tâcher d'atteindre un plein épanouissement pendant le bref été du Nord. Les fleurs du printemps, de Pété et de l'automne se chassent les unes les autres en une impétueuse floraison. Mais l'automne approche, et tombent les petites aiguilles jaunies qui laissent les mélèzes à nu, l'herbe des champs se pelotonne et se dessèche, la forêt se dénude et on peut alors apercevoir sur l'herbe jaune pâle et sur la mousse grise le flamboiement des grandes torches vertes de pin nain.

J'ai toujours considéré le pin nain comme l'arbre russe le plus poétique, bien plus que le saule pleureur tant vanté, que le cyprès ou les platanes Et ses bûches donnent davantage de chaleur.

 


 

1983 Arthur Koestler (1905-1983).

Arthur Koestler livre[271] les dures conditions qui précèdent une remarquable description d’une « irruption mystique ». Elle est suivie d’un non moins remarquable commentaire.

Le vécu mystique n’est pas limité par l’innocence religieuse du sujet et ne demande aucune préparation volontaire. L’Inopinée survient par besoin extrême :

[…] J'avais pénétré par ruse dans le camp ennemi et j'avais fait tout ce qui était en mon pouvoir pour nuire à sa cause. Mon état était donc la conséquence logique d'un risque consciemment accepté ; la situation était nette, propre, équitable. […] On ne peut même pas dire, songeais-je en arpentant la cellule 40, que le châtiment soit hors de proportion avec le crime. Une guerre civile, comme une révolution, a des normes plus dures que le droit international. La ruse à laquelle j'avais eu recours à Lisbonne était particulièrement infâme. Dans L'Espagne ensanglantée, j'avais accusé l'adversaire de certaines atrocités tout en doutant de l'authenticité de la documentation employée; il était normal que je fusse mis à même de contrôler mes dires par une expérience personnelle. […]

Mon journal de prison contient cette prière faite avec un demi-sérieux : « Accorde-moi, ô Seigneur, le droit de rouspéter, le droit de maudire mon travail, de ne pas répondre aux lettres, et d'être un poison pour mes amis. Vais-je jurer de devenir meilleur si ce calice s'écarte de moi? Nous savons bien tous les deux, Seigneur, que ces promesses arrachées par la contrainte ne sont jamais tenues. Ne me fais pas chanter, Seigneur Dieu, et n'essaye pas de faire de moi un saint. Amen. »

Les réflexions que j'ai notées jusqu'ici étaient toutes sur le plan rationnel. Mais, à mesure que nous procéderons vers l'intérieur, nous en rencontrerons d'autres, de plus en plus gênantes et difficiles à réduire en mots. En outre, ils se contrediront l'un l'autre, car nous traversons ici des couches liées par le ciment de la contradiction.

Le jour où je fus arrêté, je crus trois fois mon exécution imminente : la première, dans la sala de la villa Santa Lucia, trois revolvers dirigés vers mes côtes ; pour la seconde, lorsque la voiture s'arrêta sur le terrain d'exécution improvisé du camino nuevo; la troisième, quelques heures plus tard, lorsque, m'ayant annoncé que je serais fusillé dans la nuit, on me fit sortir du poste de police au crépuscule et monter dans un camion, avec cinq hommes derrière moi, le fusil sur les genoux, de sorte que je crus que nous roulions vers le cimetière alors que c'était seulement vers la prison.

Les trois fois, je bénéficiai du phénomène bien connu de la double conscience, un détachement qui tient du rêve et de l'étourdissement et sépare le moi conscient du moi agissant - le premier devenant un observateur détaché, le second un automate, tandis que l'air vous vibre aux oreilles comme au creux d'un coquillage. Cela n'est pas du tout désagréable ; ce qui le devient, c'est la réunion des deux parties séparées ramenant avec elle tout son poids de réalité.

Ces événements du même jour et des trois suivants avec leurs exécutions en masse, avaient apparemment provoqué un ébranlement et un déplace­ment des couches psychiques profondes, une diminution des résistances et [126] une nouvelle disposition de structure qui les laissa provisoirement ouvertes au nouveau type d'expériences dont je veux parler.

Ici commence la description du vécu précédant immédiatement l’état mystique, émerveillement indescriptible d’une libération. Soulignons « la légère gêne tapie » qui termine provisoirement la grande paix, surtout l’état « encore plus réel » et  l’effet « tonique » qui s’ensuit :

Je le rencontrai pour la première fois, un jour ou deux après mon transfert à Séville. J'étais devant la fenêtre de la cellule 40 et, avec une tige de fer arrachée au ressort du matelas, je gravais des formules mathématiques sur le mur. Les mathématiques, la géométrie descriptive en particulier, avaient été le passe-temps favori de ma jeunesse, négligé par la suite pendant des années. J'essayai de me rappeler comment l'on établit la formule de l'hyperbole, et n'y parvins pas ; puis je recherchai celles de l'ellipse et de la parabole et, à ma grande joie, les trouvai. Enfin, je m'appliquai à la démonstration d'Euclide prouvant que la suite des nombres premiers est illimitée.

Les nombres premiers sont les nombres non divisibles, tels que 3, 13, 17, etc. On pourrait croire que, en s'élevant dans les séries numériques, les nombres premiers deviennent plus rares, chassés par les produits de plus en plus nombreux des petits nombres, et que l'on finirait par arriver à un nombre qui serait le nombre premier le plus élevé, la dernière vierge numérique. La démonstration d'Euclide prouve de façon simple et élégante qu'il n'en est rien, et que, à quelque région astronomique que l'on accède, on trouve toujours des nombres qui ne sont pas le produit de nombres plus petits, mais sont engendrés, pour ainsi dire, par immaculée conception [272]. Depuis que j'avais fait connaissance à l'école avec la démonstration d'Euclide, celle-ci m'avait toujours rempli d'une satisfaction profonde, plus esthétique qu'intellectuelle. En retrouvant à présent la méthode et en gravant les symboles sur le mur, j'éprouvai le même enchantement.

Et voici que je compris soudain pour la première fois la raison de cet enchantement : les symboles griffonnés sur le mur représentaient un des rares cas où la description d'une qualité significative de l'infini est atteinte par des moyens précis et finis. L'infini est une masse mystique environnée de brume : pourtant, il était possible d'en acquérir une certaine connais­sance sans s'embourber dans des ambiguïtés louches. La signification de ceci m'envahit comme une onde. L'onde avait son origine dans une découverte verbale articulée, mais celle-ci s'évapora aussitôt, ne laissant dans son sillage qu'une essence ineffable, un parfum d'éternité, un frémissement de la flèche dans l'azur. Je dus rester ainsi quelques instants immobile, en transe, habité par une réalisation sans parole : « C'est parfait - parfait » ; jusqu'au moment où je m'avisai d'une légère gêne mentale tapie au fond de mon esprit, quelque détail trivial gâtant la perfection de l'instant. Puis, je me  rappelai la nature de cette gêne irritante : j'étais en prison et pouvais être fusillé. Mais à cela répondit aussitôt un sentiment dont la traduction en mots serait : « Et alors? Ce n'est que ça? Tu n'as pas de préoccupation plus grave? » - réponse aussi spontanée, vive, amusée, que si la gêne intruse avait été la perte d'un bouton de col. Puis, je me remis à flotter dans un fleuve de paix sous des ponts de silence. Il ne venait de nulle part et n'allait nulle part. Puis il n'y eut plus ni fleuve ni moi. Le moi avait cessé d'exister.

Il est très embarrassant d'écrire une telle phrase quand on a lu The Meaning of Meaning et grignoté du positivisme logique, quand on aspire à la précision verbale et déteste le vague et le nébuleux. Mais l'expérience « mystique », comme nous l'appelons de façon équivoque, n'est ni nébu­leuse, ni vague, ni molle - elle ne le devient que lorsque nous l'avilissons par l'expression verbale. Cependant, pour communiquer ce qui est incom­municable par nature, il faut bien le traduire en mots, et l'on se trouve dans un cercle vicieux. Quand je dis : « le moi avait cessé d'exister », je rapporte une expérience concrète aussi incommunicable verbalement que le senti­ment provoqué par un concerto de piano, mais tout aussi réel - encore plus réel. En fait, sa marque essentielle est la sensation que cet état est plus réel que tous ceux qu'on a éprouvés jusqu'alors, que, pour la première fois, le voile est tombé, et qu'on est en contact avec « la réalité réelle », l'ordre caché des choses, le tissu du monde révélé par les rayons X et obscurci, à l'état normal, par des couches opaques.

Ce qui distingue ce genre d'expérience du ravissement émotif causé par la musique, les paysages ou l'amour, est que le premier a un contenu nettement intellectuel ou plutôt nouménal. Il a un sens, bien que celui-ci ne s'exprime pas en termes de discours. Les transcriptions verbales les plus proches sont l'unité et l'interdépendance de tout ce qui existe, une interdépendance comme celle des champs de gravitation ou des vases communicants. Le « moi » cesse d'exister parce qu'il est, par une espèce d'osmose mentale, entré en communication avec le tout universel, et a été dissous en lui. C'est cet état de dissolution et d'expansion illimitée que l'on éprouve sous forme de « sentiment océanique », comme la disparition de toute tension, la sérénité absolue, la paix qui transcende toute intelligence.

Le retour au bas ordre de la réalité se fit pour moi peu à peu comme le réveil de l'anesthésie. Je retrouvai l'équation de la parabole gravée sur le mur sale, le lit de fer et la table de fer, la bande bleue de ciel andalou. Mais il ne me restait aucun arrière-goût pénible comme dans les autres modes d'intoxication. Au contraire, un effet tonique de sérénité, destructeur de la peur, se prolongea pendant des heures et des jours. On eût dit qu'une dose massive de vitamines m'avait été injectée dans les veines. Ou, pour changer de métaphore, je repris mon voyage autour de ma cellule comme une vieille voiture dont on vient de recharger les batteries.

Je ne sus jamais si l'expérience même avait duré quelques minutes ou une heure. Elle se reproduisit, au début, deux ou trois fois par semaine, puis les intervalles devinrent plus longs. Elle ne pouvait jamais être provoquée volontairement. Après ma libération, elle devint plus rare encore, ne revenant qu'une ou deux fois par an. Mais, à cette époque, les fondations d'un changement de personnalité étaient accomplies.

Je désignerai désormais ces expériences par « les heures à la fenêtre ».

Koestler sépare ici par un espace blanc son témoignage de son  commentaire :

La conversion religieuse du lit de mort ou de la cellule du condamné est une tentation presque irrésistible. Cette tentation a deux côtés :

L'un joue sur la peur nue, sur l'espoir d'un salut individuel par une capitulation sans condition des facultés critiques à quelque forme archaïque de démonologie. L'autre est plus subtil. Face à l'Absolu, au suprême nada, l'esprit peut s'ouvrir à l'expérience mystique. Celle-ci peut être considérée comme « réelle », à la manière d'un élément subjectif indiquant une réalité objective qui échappe ipso facto à la compréhension. Mais, l'expérience étant sans expression verbale, sans forme sensorielle, couleur ni mots, se prête à toutes sortes de transcription, soit visions de la croix, soit déesse Kali ; celles-ci ressemblent aux rêves d'un aveugle-né et peuvent prendre l'inten­sité d'une révélation. Ainsi, une expérience mystique authentique peut amener une conversion de bonne foi à n'importe quelle religion : christia­nisme, bouddhisme ou adoration du feu.

Je livrai donc une guerre sur deux fronts : contre la façon de penser concise, rationnelle, matérialiste qui, en trente-deux ans d'entraînement à la netteté mentale, était devenue une habitude et une nécessité comme l'hygiène corporelle - et contre la tentation de céder et de rentrer dans le ventre chaud et protecteur de la foi. Avec ces nocturnes cris étouffés de madre et socorro dans l'oreille, la seconde solution paraissait aussi attirante et naturelle que de se mettre à couvert d'un tir dont on est la cible.

Les « heures à la fenêtre » qui avaient commencé par la réflexion rationnelle que les propositions finies sur l'infini étaient possibles - et qui, en fait, représentaient une série de ces propositions sur un plan non rationnel - m'avaient convaincu qu'il existe un ordre plus haut de réalité qui seul donnait un sens à la vie. J'en vins plus tard à l'appeler « la réalité du troisième ordre ». Le monde étroit de la perception sensorielle constituait le premier ordre ; ce monde sensoriel était enveloppé par le monde conceptuel qui contenait des phénomènes non directement perceptibles, tels que la gravitation, les champs électromagnétiques et l'espace courbe. Ce second ordre de réalité comblait les lacunes et donnait un sens au décousu absurde du monde sensible.

De même, le troisième ordre de la réalité enveloppait, pénétrait le second et lui donnait un sens. Il contenait des phénomènes « occultes » qui ne pouvaient être appréhendés ou expliqués ni au niveau sensoriel ni au niveau conceptuel, et pourtant les envahissaient parfois comme des météores spirituels perçant la voûte primitive des cieux. Tout comme le monde       conceptuel révélait les illusions et les déformations des sens, le « troisième ordre » révélait que le temps, l'espace et la causalité, que l'isolement, 1a séparation et les limitations spatio-temporelles du moi n'étaient que des illusions d'optique d'un niveau plus élevé. Si l'on s'en remettait aux illusions du premier type, le soleil se noyait chaque soir dans la mer, et un moucheron dans l'oeil était plus grand que la lune; si c'était l'ordre conceptuel que l'on prenait pour l'ultime réalité, le monde devenait un conte tout aussi absurde, conté par un idiot ou par des électrons idiots qui faisaient que des enfants étaient écrasés par des autos et que des petits paysans andalous recevaient des balles de fusil dans le coeur, la bouche, les yeux, sans rime ni raison. De même que l'on ne sent pas dans sa peau l'attirance de l'aimant, de même on ne pouvait espérer enfermer dans des termes connus la nature de la suprême réalité. C'était un texte écrit avec de l'encre invisible; et, bien qu'on ne pût pas le lire, le fait qu'on savait qu'il existait suffisait à altérer la texture de notre existence et à faire se conformer nos actions au texte.

Je me plus à la métaphore suivante : le capitaine d'un bateau s'embarque, ayant en poche des instructions dans une enveloppe scellée qu'il n'aura le droit d'ouvrir qu'en pleine mer. Il attend avec impatience cet instant qui mettra fin à toute incertitude, mais, le moment venu, et l'enveloppe ouverte, il ne trouve qu'un texte invisible qui défie tous les efforts de la chimie. Par-ci par-là, un mot devient visible, ou le chiffre d'un méridien, puis s'efface de nouveau. Il ne connaîtra jamais d'instructions précises; et ne saura pas s'il les a accomplies ou bien s'il a failli à sa mission. Mais la présence des instructions dans sa poche, même indéchiffrables, fait qu'il pense et agit différemment du capitaine d'un bateau de plaisance ou d'un navire de pirate.

J'aimais aussi à penser que les fondateurs de religion, prophètes, saints et mages avaient été par moments capables de lire un fragment du texte invisible; après quoi, ils l'avaient tellement gonflé, dramatisé, orné, qu'ils n'auraient pu dire eux-mêmes quelles en étaient les parties authentiques.

Un testament espagnol ne contient que quelques allusions à tout cela; en partie, comme je l'ai dit, parce qu'à l'époque où je l'écrivais la guerre d'Espagne n'était pas terminée, et je ne voulais pas m'abandonner à l'introspection, et en partie parce que j'étais encore trop bouleversé pour rendre clairement compte, fût-ce à moi-même, de ce qui s'était passé dans la cellule 40.

Quand je fus autorisé pour la première fois, au bout de soixante-quatre jours de cellule, à sortir pour la promenade et eus mes premiers contacts avec d'autres prisonniers, ils étaient trois dans le patio […]

 


 

1999 Eliane Jeannin-Garreau (1911-1999)

Allongée sur le sol, ou recroquevillée sur l'intense douleur qu'elle ressentait au plexus solaire depuis quelque temps, elle n'arrivait pas toujours à dormir. C'est au retour qu'elle m'a dit (car entre nous les effusions n'étaient pas de mise) qu'elle venait chercher des forces vitales auprès de moi, et qu'elle en recevait. Je l'ai crue : il y avait réellement des échanges extraordinaires entre ces êtres que le jeûne et les souffrances amenaient à des états inhabituels. Je me souviens d'un soir, sur la route du retour, où j'ai eu soudain la sensation que, marchant silencieusement à mon côté, elle était en train de mourir. Je l'ai comme prise en charge dans mon cœur, j'ai intensément prié pour elle, et je l'ai sentie lentement revenir à la vie. Sans un mot. Sans la toucher. Et ce lien mystérieux jouait dans les deux sens : je n'ai pas été pour elle plus qu'elle n'a été pour moi. Il est un verset de l'Écriture Sainte qui dit ‘Un frère qui est aidé par son frère est comme une citadelle fortifiée’ [273].

2008 Alexandre I. Soljenitsyne (1918-2008)

[peut-être ?]

 

Hammarskjold

[peut-être ?]

Cf dossier[274]

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


 

 

 

 

10. Témoins pour notre temps

 

 

 

 

 

 

 

 

 


 

1986 Bernadette Roberts (1931- 1986)

Saint Jean de la Croix propose toutes sortes de solutions, dont celle-ci : [275]

« Dieu n'aime rien hors de Lui-même. Il n'y a aucune chose qu'Il aime d'un moindre amour que celui dont Il S'aime Lui-même. Il n'aime pas les choses pour ce qu'elles sont en soi, mais pour ce qu'Il est en Lui-même... D'où vient que pour Dieu, aimer l'âme, c'est la mettre d'une certaine manière en Lui-même, l'égalant à Lui-même. Et ainsi Il aime l'âme en Lui-même, avec Lui-même, c'est-à-dire avec le même amour dont Il S'aime Lui-même. » (strophe 24).

Pour comprendre ce genre d'égalité, nous devons bien voir qu'être aimé de Dieu revient à ce que Dieu S'aime Lui-même, et que l'amour de l'âme pour Dieu n'est autre que l'amour de Dieu. Ainsi ce n'est pas « je » qui aime Dieu ; c'est Dieu qui S'aime Lui-même. Autrement dit, ce que Dieu aime en moi, c'est Lui-même, et « cela » en moi qui aime Dieu, c'est aussi Lui-même. Réaliser pleinement cette vérité revient pratiquement à se débarrasser complètement du moi, car si « je » n'aime pas Dieu, à quoi est-ce que je sers ? En quoi suis-je utile ou indispensable ? Le jour où l'on voit tout ce que ceci implique, on n'est plus loin de la mort définitive du moi ; après cette mort, il n'y a plus d'union et par conséquent plus besoin de l'égalité d'amour. Ainsi une façon de résoudre le problème de l'égalité d'amour, c'est d'accepter qu'il n'y ait aucune égalité. Dieu S'aimant Lui-même est la seule égalité qui soit. [102]

L’expérience unitive

Le but du papillon n'est pas de vivre pour Dieu ou le prochain, mais plutôt de vivre avec Dieu et avec le prochain, Dieu représentant la joie et le prochain le problème. L'âme s'avance en compagnie de Dieu pour exercer tout son être : elle ne refuse rien, ne fuit devant rien, franchit les obstacles, supporte dignement échecs et épreuves avec une intrépidité que rien ne peut entamer. Il faut une foi et une perspicacité immenses pour voir que la progression consiste à exercer la vie adulte et que l'unique but est d'être aussi totalement que possible ce pour quoi Dieu nous a créés, d'accepter la vie courageusement telle qu'elle se présente. Nous avons déjà appris que nous ne pouvons rien donner à Dieu qu'Il ne possède déjà, rien faire pour Dieu qu'Il ne sache mieux faire que nous. Ce que nous pouvons faire, cependant, c'est vivre la vie unitive au maximum de ses possibilités. C'est facile à dire, mais en fait il n'y a rien de plus difficile.

Dans sa maturité, l'état unitif n'est pas un état altruiste ou une vie consacrée à autrui. Ce que nous aimons chez les autres, les bons côtés que nous leur trouvons, c'est Dieu. En réalité il n'y a pas d'union entre les êtres ; leur union ne peut se réaliser que par leur union avec Dieu. Si nous pouvons nous unir entre nous, c'est uniquement parce que nous sommes unis à Dieu. Tout autre type d'unité — mentale, physique, émotionnelle, etc. est totalement superficiel. C'est parce que notre unité est en Dieu que nous pouvons aimer les autres d'un amour inconditionnel qui ne dépend pas de leur attitude, de la manière dont ils nous traitent, de leur personnalité, etc. Il s'agit donc ici non pas exactement d'un amour pour les autres, mais d'un amour pour Dieu en eux. Je considère cet amour comme l'essence de la charité chrétienne, car il n'y a pas d'autre moyen « d'aimer nos ennemis », l'ultime preuve d'amour que le Christ nous a demandée.

Trop souvent on donne le nom d'amour à ce qui n'est rien de plus que des œuvres  extérieures ou à ce que nous faisons pour autrui. Il est important de faire la distinction entre l'amour chrétien et les œuvres humanitaires que chacun ici-bas, croyant ou incroyant, est tenu d'accomplir. L'obligation de nourrir ceux qui ont faim, par exemple, est indépendante de la religion, de la race et des opinions politiques ; elle n'a rien de spécifiquement chrétien.

Puisque l'exercice de soi sera l'activité première de cet état, il est donc important d'avoir une idée juste de ce que signifie « actif » dans le contexte de la vie unitive. Comme on l'a déjà indiqué, les bonnes œuvres et l'amour du prochain ne représentent pas le point focal ni le but. Comme tout un chacun, le contemplatif est sensible aux besoins des autres ; mais il ne fait rien pour obtenir quoi que ce soit, rien pour se faire plaisir. Ce qu'il fait pour autrui lui semble sans grande importance, puisqu'il sait que tout ce qu'il peu faire n'est que temporaire et superficiel, que cela n'a aucun effet profond, durable, spirituel. Il ne peut donner la grâce, la lumière ou la vision intérieure ; il ne peut sonder les profondeurs des autres ni susciter leur transformation : il ne possède aucun pouvoir personnel. Bien que ses œuvres aient pour origine le centre unitif — et c'est là tout leur mérite — il ne peut être Dieu pour autrui. Et tout en priant pour être un instrument du bien, il ne peut pas le générer et ne nourrit aucune illusion à ce sujet. La plus haute charité est peut-être celle qui se manifeste quand nous sommes assez purs et assez parfaits pour devenir un canal de l'amour divin, de sorte que cet amour puisse passer à travers nous sans que nous le sachions ou sans que nous ayons conscience d'avoir fait quoi que ce soit.

Le Christ affirmait qu'il n'accomplissait pas ses œuvres aux moyens de son pouvoir personnel, mais grâce au pouvoir du Père ; aussi ses œuvres n'étaient point les siennes. On pourrait également ajouter que le Christ ne s'occupait pas d'œuvres sociales. Aussi dur que cela puisse paraître, ses miracles avaient pour but d'amener les autres à croire en sa mission divine et non pas simplement de guérir les maux physiques et sociaux. Si tel avait été son objectif, il aurait pu guérir tout le monde, refaire le monde, en fait. Mais ce n'était ni sa mission ni son message. D'ailleurs, s'il fut rejeté c'est parce qu'il n'apportait pas de remède miracle aux maux de la société ; son royaume n'était pas de ce monde.

Pour moi, Christ est avant tout un mystique qui avait la vision ininterrompue de Dieu et dont la mission était de la partager, de la donner aux autres. Rares sont ceux qui voient les choses de cette façon ; en général, les œuvres accomplies par le Christ servent aux gens à justifier leur vie affairée, une vie sans vision intérieure et par conséquent sans le Christ. Comme on l'a déjà dit, accomplir ses devoirs et assumer ses responsabilités, respecter les droits des autres, tendre une main secourable, c'est simplement se montrer humain ; il n'y a rien ici de spécifiquement chrétien.

Ce qu'il faut essayer de comprendre, c'est que le papillon est quelqu'un dont les priorités sont justes et qui voit parfaitement tout ce que la vie « active » peut avoir de superficiel et souvent d'intéressé. Ce qu'il souhaite ardemment, c'est d'être un instrument de la vision, une vision, il le sait, que Dieu seul peut donner. Ce qui le fait souffrir, c'est d'être impuissant à donner cette vision. C'est terrible de vivre intensément toute sa vie en compagnie de Dieu et d'être incapable de Le faire sentir aux autres. Il n'y a là une angoisse qui ne peut être apaisée dans les œuvres extérieures. En fait, l'incapacité de trouver une expression adéquate à la vision intérieure constitue la souffrance type de cet état, car rien, hormis le partage de la vision, ne peut apporter de satisfaction. Et comme personne ne veut de cette vision, il faut la porter seul, et c'est cela qui est douloureux.

L'impossibilité d'exprimer comme il conviendrait la flamme intérieure, de la révéler ou de la faire accepter, entraîne la manifestation de l'aspect totalement désintéressé de cette étape. Celle-ci, tout en représentant le stade adulte du moi, n'est cependant pas un épanouissement de la personnalité, au sens d'enrichissement, de satisfaction ou de réussite personnels ; c'est au contraire le stade de l'épanouissement désintéressé : en d'autres termes, il s'agit de tout donner sans rien recevoir. Mais en fait, que peut donner le monde ? Peut-il accroître la plénitude ? Peut-il approfondir la dimension la plus profonde de l'existence ? Comment progresser quand on en arrive à ce stade est un étrange problème ; c'est comme si l'on cherchait un chemin dans l'espace. Et pourtant le papillon sait qu'il doit forcément y avoir autre chose, et par la suite il découvre une nouvelle manière de progresser.

[…]

Du fait qu'il est capable de voler, le papillon a naturellement un point de vue différent, une vision des choses différentes, qu'il ne peut malheureusement partager avec ceux qui sont encore liés à la terre. Au début, il a du mal à accepter ce fait, à accepter son originalité. Il ne peut pas comprendre ce qui l'empêche de partager la flamme intérieure, ni pourquoi les autres sont incapables de la recevoir. Ceci lui rappelle constamment que par lui-même il ne peut rien faire ; tout ce qu'il peut faire c'est de prier pour devenir un véhicule de la grâce divine. C'est à force de constater son impuissance à exprimer la flamme intérieure qu'il finit par se rendre compte que celle-ci ne lui appartient pas. Il ne peut pas la transmettre ni lui faire éclairer le chemin d'autrui ; il ne peut pas l'utiliser dans un but personnel, aussi louable soit-il. Alors il commence à comprendre que cette flamme a un tout autre dessein, qui est de le consumer entièrement au moyen précisément de son incapacité à l'exprimer. On dirait que la flamme vient à bout du moi grâce à la perpétuelle recherche qui anime celui-ci en vue de découvrir un moyen adéquat d'expression ou de manifestation de la flamme ; d'où cette vie d'abnégation toujours insatisfaite. Le moi ne se consume pas dans un labeur extérieur épuisant ; il se consume intérieurement du fait précisément de son incapacité à s'épuiser. Ainsi la flamme continue-t-elle de brûler… (121-123)

§

Le plus drôle, actuellement, c'est qu'avec l'arrivée de l'Orient en Occident, les chrétiens se précipitent sur les marchés orientaux, croyant pouvoir y trouver le secret d'une dimension contemplative, mystique, ignorée du christianisme. Ils ne s'imaginent guère ce qui va se passer quand la mode de la mystique orientale sera passée et que les plus expérimentés d'entre eux commenceront à sortir des rangs. Les racines mêmes du christianisme sont mystiques, et ses vérités vécues dans l'expérience se sont transmises discrètement de génération en génération ; tel un géant endormi, elles attendent le moment propice pour se réveiller. La communauté contemplative et ses mystiques, qui demeurent dans l'anonymat durant cet âge obscur de l'Eglise, ont été nourris sans interruption aux sources profondes de la mystique chrétienne. Ils ont entretenu la flamme de la plénitude de la révélation christique, qui dépasse tout ce que l'Orient a connu jusqu'ici - et que même la plupart des chrétiens ne connaissent pas -, une lumière dans laquelle un jour nous seront tous enveloppés.

Pour l'hindou, la révélation c'était la réalisation de son unité subjective avec Dieu, son moi véritable. C'était aussi le premier message que le Christ nous a adressé, parce que c'est le point de départ de la vraie vie, sans laquelle personne ne peut le suivre plus avant. Mais dans l'exercice de cette vie unitive, nous accompagnons le Christ jusqu'à sa mort sur la croix, l'abandon du moi véritable, et le seul mouvement qui puisse nous conduire jusqu'à la résurrection. La mort du moi consiste en deux choses : la disparition ou le dépassement à la fois du moi personnel et de son compagnon unitif, le Dieu personnel. Et ce qui disparaît ce n'est pas seulement Dieu et le moi en tant qu'objets de conscience[276], mais aussi, ce qui est surprenant, le moi en tant que sujet de conscience. La résurrection du Christ dans sa gloire, c'était sa réalisation de Dieu en tant que pure subjectivité et son identification avec tout ce qui constitue l'aspect manifesté du Père.

§

Le message et la grâce du Christ ne s'adressent pas à une poignée d'individus particuliers ; pourtant les auteurs contemplatifs et les écrivains mystiques entretiennent cette fausse impression. Méfions-nous de ces idées trompeuses, et dans la mesure du possible ne les laissons pas se répandre.

Un autre problème qui peut rendre difficile l'identification de l'état unitif c'est que, si la préparation est bien menée, cet état semblera parfaitement naturel. Adam et Ève, créés par la main de Dieu, se sentaient-ils parfaitement naturels ou parfaitement surnaturels ? En réalité on ne connaît l'un que par rapport à l'autre, parce que toute connaissance est relative et relationnelle. C'est pourquoi les effets surnaturels de l'union ne peuvent être connus que dans l'exercice de l'état unitif (et non pas simplement dans l'état unitif lui-même), ou quand la route devient mauvaise. Mais là encore on finit par trouver cela naturel ; c'est la raison pour laquelle les épreuves doivent devenir de plus en plus dures (ce qui est habituellement le cas). C'est précisément dans la mise à l'épreuve de ce lien indissoluble que le moi finit par mourir, tandis qu'imperceptiblement Dieu remplit l'espace laissé vide.

Nous devons comprendre que lorsque l'union est vécue comme une habitude, nous n'en sommes plus activement conscients, parce que cette habitude s'est intégrée dans notre mode de fonctionnement ordinaire. Quand on apprend pour la première fois à résoudre un problème de math, on se laisse absorber dans ce travail, on est totalement conscient de chaque détail, on vérifie sans cesse ce que l'on fait. Mais au bout d'un certain temps, on fait les mêmes choses sans y penser. Toutefois, si on le souhaite, on peut toujours effectuer ces opérations en réfléchissant au processus, parce que c'est une réalité permanente de notre vie. Cette analogie s'applique bien à la vie unitive.

Quand on a découvert son centre véritable, on devient de plus en plus conscient de son existence, on l'explore de fond en comble (ce qui peut prendre des années). Et puis on se met à vivre et agir depuis ce centre, jusqu'au moment où l'on ne connaît plus d'autre façon de vivre, où cela devient un mode de vie ordinaire, inconscient. Toutefois, si on le désire, on peut penser consciemment à ce centre unitif (on le fait souvent). Cela veut dire que si l'on vivait constamment dans l'état de béatitude surnaturelle, on finirait bientôt par s'y habituer, par le considérer comme un mode de vie tout à fait ordinaire, et même éventuellement par le trouver profondément ennuyeux, au point de commencer à chercher autre chose. Je suis persuadée qu'il en est ainsi pour l'éternité, car Dieu n'a pas de fin, Il est perpétuellement nouveau, et dès que l'on est habitué à un certain état, on se remet en marche.

Du fait que l'état unitif devient un mode de vie habituel et inconscient, il faut une succession d'épreuves et de difficultés pour l'amener au niveau conscient. Et plus les épreuves sont grandes, plus on prend conscience de la force unitive, avec sa joie profonde et son calme imperturbable. Saint Jean de la Croix a comparé quelque part l'état unitif à un sac d'épines qu'il faut secouer périodiquement pour en apprécier l'odeur, apprécier sa réalité et sa présence qui sans cela ne sont qu'un simple potentiel intérieur. Ce sac d'épices représente entre autres les vertus, les qualités, du centre unitif. Si nous ne sommes pas « secoués » de temps en temps, celles-ci demeurent en sommeil et il est impossible de connaître les véritables effets de l'état unitif. Par la suite, on découvre donc que l'union avec Dieu fait partie intégrante de notre être, qu'elle est la chose la plus naturelle du monde. Nous sommes faits pour cela ; c'est ainsi que Dieu a toujours voulu nous voir vivre. Néanmoins, ce caractère naturel de l'état unitif le rendra, pour certains, moins facile à identifier.

Il est important de séparer ou distinguer les expériences qui se rattachent au stade du cocon - ou à celui de l'apparition du papillon - des expériences unitives concernant le papillon adulte qui a vécu depuis longtemps le processus transformant. Les expériences du papillon en train de naître font généralement l'objet de récits enthousiastes, car par la suite elles ne sont plus aussi spectaculaires. Si dès la sortie du cocon on se met à divulguer les expériences transformantes, à clamer partout la bonne nouvelle, on ne fait qu'engendrer un enthousiasme prématuré qui repose sur le caractère nouveau de cet état. Tout cela est trompeur, car sans le recul nécessaire, on prend la partie pour le tout. [204]

Écoutons plutôt parler ceux qui ont vécu vingt ou cinquante ans dans cet état, et l'on entendra peut-être un autre son de cloche. Il faut à présent parler un peu de « ce qui s'est passé ensuite ». C'est une chose à savoir, il faut savoir ce qu'est la vie du papillon adulte. En général, c'est assez ennuyeux.

Je connaissais un prêtre qui était dans l'état unitif. Il avait traversé la nuit obscure de l'esprit, mais après toutes ces merveilleuses expériences il ressentait une certaine déception et semblait éprouver des difficultés à accepter le caractère tout à fait « ordinaire » de cet état. C'est pourquoi il se sentait désorienté et quelque peu abaissé. Peut-être croyait-il avoir perdu quelque chose, avoir encore beaucoup de chemin à parcourir ; mais pour aller où ? Il lui semblait évident qu'on ne lui avait pas accordé la grâce des saints ; autrement dit, il avait l'humilité de l'homme déçu. Tout en portant au fond de lui le secret unitif, il avait par ailleurs une médiocre image de lui-même. Je me souviens toujours de lui comme de l'être le plus humble que j'aie jamais rencontré. J'étais très jeune à l'époque - ce fut le seul père spirituel que j'aie jamais eu - et pendant un certain temps je me suis demandé moi aussi ce qui avait pu lui arriver. Bien des années plus tard, je me suis rendu compte que ce prêtre m'avait offert l'exemple vivant de ce qu'était la vie unitive dans toute sa simplicité, son humilité, sa gaieté, son discernement, sa profondeur... ; et je dirais aujourd'hui que s'il était « ordinaire », c'était d'une manière extraordinaire.

L'impression de déclin ou de « traversée du désert » que l'on éprouve parfois après être sorti du cocon correspond en fait à l'abandon de la chrysalide et à l'envol du papillon vers l'inconnu, là où « il n'y a pas de chemin ». C'est le début d'une vie consacrée au don de soi, mais pour le moi c'est un nouveau pas vers la mort. C'est à ce moment que le contemplatif peut se sentir perdu et se demander ce qu'il est advenu de toutes ses expériences précédentes, se demander également si quelque chose n'a pas mal tourné. Il se peut aussi qu'il attende encore les expériences des saints, voire une part de leur notoriété. Désormais, la splendeur de la vie unitive ne peut être connue que dans son exercice courageux, ce qui implique la totale acceptation de notre humanité et de notre soi. Ici il faut littéralement mettre en jeu la vie unitive et notre propre vie, comme pour mettre au défi les forces infernales de nous séparer de Dieu. C'est là le seul moyen de progresser jusqu'au dépouillement final, jusqu'à la perte complète du moi.

J'espère que mes références à « l'exercice » de l'état unitif ne vont pas laisser croire qu'il s'agit de devenir des rebelles, des risque-tout, ou de sortir de la normalité ; il n'est pas question non plus de limiter cet exercice à un mode de vie particulier, monastique ou autre. Où que nous soyons, quoi que nous fassions, Dieu veillera à ce que nous soyons poussés à nos limites et en position d'exercer la vie unitive.

Nous avons vu jusqu'ici qu'un certain nombre de sources nous ont induits en erreur quant à la véritable nature de la vie unitive. D'une part, nous n'avons pas compris qu'elle constituait une étape médiane de notre développement spirituel, le plein épanouissement du moi, du moi christique unitif, qui aboutit à la perte définitive du moi, à la mort et à la résurrection du Christ. D'autre part, on s'est égaré en évaluant ce que l'on pouvait attendre de la vie unitive d'après les expériences des saints et des mystiques ; c'est ainsi qu'on a négligé l'essentiel et le substantiel au profit du superficiel et du transitoire. On s'est de même laissé égarer par la psychologie moderne, qui considère le soi comme l'ultime réalisation de l'homme et qui n'a jamais exploré la véritable dimension contemplative, dont elle ignore tout. On s'est égaré pour n'avoir pas vu que la vie de papillon est naturelle et ordinaire, car l'état unitif est le véritable état dans lequel Dieu souhaite que chacun puisse vivre. Enfin, on s'est égaré pour n'avoir point vu que l'exercice courageux de la vie unitive constitue le mécanisme de la mort du moi en Dieu, et qu'avec cette mort commence une nouvelle transition.

En résumé, la vie unitive est le véritable état de soi, de l'homme vivant sa vie avec Dieu, Lui donnant tout ce qu'il possède, acceptant tout de Lui, en complète union avec Sa volonté. Dans l'exercice de l'état unitif - l'exercice du soi - le moi meurt progressivement, consumé, usé, à jamais incapable de se placer devant Dieu ou devant les hommes. (202-205)

§

On pourrait peut-être avancer[277], pour tenter d'expliquer cette prétention à la déification personnelle, une erreur d'identité : à cause de quelque idée préconçue on assimile son expérience de Dieu à celle de son moi véritable, ou inversement on prend son moi pour Dieu. Il ne faut pas oublier que les multiples expériences contemplatives ou religieuses sont si difficiles à exprimer et à faire comprendre, que chacun aura tendance à relier les siennes à un système de référence existant et acceptable, emprunté à ceux qui l'ont précédé. Ainsi, par inférence ou préjugé, la pure subjectivité peut être prise pour le moi, alors qu'en fait la découverte du moi véritable se fait au cours d'un voyage complètement différent.

Je soulignerai une fois encore que la vie contemplative se compose de deux mouvements distincts et totalement différents : un mouvement d'intégration, la découverte du moi ; et un mouvement de désintégration, la perte du moi. Dans un contexte religieux, on parlera d'un mouvement conduisant à l'union avec Dieu-objet, suivi par un second mouvement conduisant à l'identité, à Dieu-sujet. Il y a de grandes chances pour que les expériences de déification personnelle se produisent au point culminant du premier mouvement, car plus tard le sens de l'individualité — sur lequel repose la déification de la personne — disparaît. C'est précisément cette expérience d'absence de moi personnel et de Dieu personnel qui constitue le second mouvement. Ainsi écarte-t-elle toute possibilité d'une erreur d'identité, en particulier quand tout ce que nous pensions connaître nous est enlevé et fait place à un état de totale inconnaissance. En fait, je ne vois vraiment pas comment quelqu'un pourrait ressortir de ce Passage en ayant conservé intacts ses idées et ses préjugés !

De plus, l'état d'inconnaissance survit au Passage et constitue précisément le nouveau mode de connaissance auquel l'ancien ne pourra plus jamais se substituer, car il en a pris la place de manière définitive et irréversible. Il n'y a pas moyen d'aller et venir entre un mode de connaissance relatif et un mode de connaissance non-relatif, puisque ce dernier contient absolument tout ce qu'il nous est nécessaire de connaître.

Au moment où le voyage s'achève, la seule possibilité est de vivre dans l'instant présent ; l'esprit ne peut plus aller ni en avant ni en arrière, mais demeure fixé et pleinement concentré sur le présent. Il est alors si ouvert et si transparent qu'aucune idée préconçue ne peut s'y implanter ; aucune idée ne peut être transférée d'un moment à un autre, et encore moins devenir une norme à laquelle on se conforme. Il n'y a plus de voyages imaginaires, plus de système de référence auquel se raccrocher, même s'il s'agit simplement de savoir ce qui se passera demain. En un mot, ce qui doit être fait ou penser s'accomplit tout seul ; il n'est pas nécessaire de réfléchir pour découvrir ce qu'il faut penser, croire ou faire.

Dans l'instant présent, le moi ne se manifeste jamais ; rien ne l'y sollicite. L'œil qui se voit lui-même vit dans cet instant présent et y maintient solidement toutes choses ; il n'y a pas besoin d'un moi. Mais même si nous conservons l'idée de moi, une telle étiquette n'ajoute rien à la pure subjectivité ; elle ne nous apprend rien de plus à son égard, et s'accrocher au concept ou à l'expérience du moi constitue sans aucun doute un obstacle à une vision parfaite. (154-155)

§

Du fait que le sentiment précède la conscience de soi, on remarquera que la simple reconnaissance d'un moi servant d'objet à la conscience ne suffit pas à expliquer l'existence de ce moi. Si elle n'est pas soutenue par l'impression d'énergie ou de sentiment personnels, une telle connaissance n'est animée d'aucune vie et totalement inutile; elle n'est alors rien de plus qu'une construction mentale, aussi facile à dissiper que la croyance d'un enfant au père Noël. Le moi est davantage qu'une connaissance de sa propre existence ; il est une sensation viscérale d'énergie, de dynamisme, de puissance et de volonté qui, lorsqu'elle est reliée aux facultés cognitives, devient la certitude objective : « c'est moi ». Cette énergie s'infuse dans nos pensées, nos paroles et nos actes, à tel point que nous avons fini par prendre ces impressions pour la caractéristique distinctive de l'être humain, une croyance qui, je le vois à présent, est une profonde erreur.

Au cours des premières années, cette sensation d'énergie personnelle ne se distingue pas de la simple sensation d'énergie physique, et si elle précède la connaissance consciente « c'est moi », il me semble toutefois évident que le moi ne devient une force qu'au moment où la conscience de soi — qui est le mécanisme réflexif se développe au point de revendiquer cette énergie physique. Aussi, quelle que soit la quantité d'énergie physique que l'on possède, sans ce mécanisme de conscience réfléchie, il ne peut y avoir de sensation d'énergie personnelle. Sans l'impression de possession, l'énergie physique est tout aussi dépourvue de sens et de sentiment que l'air et l'eau, dont nul ne peut revendiquer les effets visibles.

Mais quand le mécanisme réflexif cesse de fonctionner, la sensation d'énergie physique se sépare à nouveau de la conscience de soi, et bien qu'elle demeure, cette énergie ne peut plus être ressentie d'une manière aussi possessive qu'auparavant. Coupée de la conscience, l'impression d'être mû par une énergie personnelle disparaît. Au début, cela se traduit par une sensation voisine de l'apesanteur, un mode de connaissance inhabituel (pas vraiment une sensation physique) qui nous accompagnera tant que l'on aura la perception ou le souvenir d'une quelconque différence relative entre [170] l'ancienne façon de sentir la vie et la nouvelle façon de l'appréhender. À mesure que l'on s'habitue à cette nouvelle vie, les anciennes manières de sentir l'énergie sont vite oubliées ; c'est en tout cas mon expérience.

Dans l'histoire du moi, l'énergie physique vient donc en premier. Puis vient la conscience de soi, qui se développe jusqu'au moment où l'on prend conscience de l'énergie physique à l'intérieur du corps et qu'on la revendique. Ainsi, le mécanisme réflexif de l'esprit, qui n'est pas le moi, lui donne néanmoins naissance ou la possibilité de se manifester. Mais cette reconnaissance de l'énergie personnelle entraîne une séparation entre ce qui était à l'origine énergie physique et ce que j'appellerai maintenant « énergie de soi », volonté ou énergie psychique, mentale ; certains pensent qu'elle n'appartient plus au plan physique, et dans une certaine mesure c'est exact. Là où au début il n'y avait qu'énergie physique, voici qu'apparaît maintenant une énergie mentale ; elle s'est formée quand l'impression d'énergie personnelle a pénétré le système cognitif, apparemment pour animer ses pensées et ses actes. Il va sans dire qu'en elle-même la pensée n'a aucun pouvoir, aucun sens ; pour cela il faut qu'une force, une impulsion, vienne l'animer. Sans cette force, penser se réduit à un simple mécanisme neurologique du cerveau. En dernière analyse, donc, le moi n'est pas le penseur ; à son niveau le plus subtil, le plus profond, il n'est ni plus ni moins que la conscience d'une énergie personnelle ».

D'après cet historique, il devient évident que si l'on veut dépasser le moi, il est inutile d'essayer de modifier le système cognitif ou le système affectif. Tant que le cerveau conserve son mécanisme réflexif automatique, il recréera toujours un nouveau moi, en dépit de tous nos efforts pour faire disparaître ou modifier ces deux systèmes. Ce mécanisme réflexif, quelle qu'en soit la nature, est donc d'une importance vitale aussi bien pour la vie avec un moi que pour celle où le moi est absent. C'est pourquoi j'ai dit que seul un agent extérieur peut entraîner la mort du moi… [170]

§

Il me faut ici souligner (si je ne l'ai pas encore fait) que la faculté de volonté est le cœur du système affectif, le germe du moi, et le sentiment d'énergie personnelle qui est à l'origine de ce système. La pensée seule est impuissante ; pour influencer notre comportement, elle doit être mue par ce sentiment. Telle était donc la découverte majeure à propos du moi : son noyau central est la volonté, la faculté de volition.

On m'avait enseigné que la volonté est une faculté cognitive et non pas affective ; mais je n'ai jamais pu la ranger dans aucune de ces catégories — du moins au niveau de l'expérience —, car elle est plus élevée et plus mystérieuse que ces deux facultés. À présent, cependant, je vois que la volonté n'est pas véritablement associée au cognitif, car les facultés ordinaires de l'esprit continuent de fonctionner en son absence. Je vois aussi que la volonté est difficile à cerner, du fait qu'elle est l'instigatrice et la directrice du système affectif, ainsi que le mystérieux intermédiaire entre l'esprit et les sentiments. La disparition du système affectif n'entraîne pas immédiatement celle des émotions, mais paralyse la source même de leur énergie. Le résultat, c'est que les rameaux de l'affectivité se fanent peu à peu et disparaissent sans même que l'on s'en aperçoive.

On dit que l'union avec Dieu est une union de la volonté, et comme la volonté est le moi, on comprend que lorsque celui-ci disparaît définitivement dans le point-mort, tout le système affectif se trouve déraciné, tranché, et à jamais réduit au silence. Dans une certaine mesure, tout l'épisode du voyage repose sur l'immobilité de la volonté, de la source de l'énergie personnelle. Aussi, de ce point de vue, tout le passage n'est en réalité que le processus d'accoutumance à une existence privée de cette faculté. Bien que l'on puisse sans inconvénient continuer à considérer que la volonté est une faculté cognitive, ceux qui aspirent à parfaire leur union avec Dieu feront mieux, je crois, d'abandonner cette idée, car cela leur sera profitable par la suite. En tout cas, cela explique peut-être pourquoi il n'y a point de fruits au-delà de l'arbre de vie personnel : ni vertu, ni vice.

Quand on vit dans l'instant présent on n'a pas besoin de se demander comment on se sent ou comment on devrait se sentir ; il n'y a pas de conflit, pas de lutte, rien à pratiquer, parce que dans cet instant le recul et l'avance sont impossibles, aussi bien dans le temps que sur le continuum. Mais chaque instant contient en lui-même l'action qu'il convient d'exécuter pour chaque minuscule épisode de la vie, sans qu'il soit nécessaire de penser ou de ressentir. C'est sans doute pourquoi l'état non-relatif soulève tant de questions philosophiques et théologiques. On ne peut le comprendre du point de vue intellectuel ; il est au-delà de la logique, de la théorie et des pratiques, dont la validité nous semblait jadis à jamais établie. Mis à part l'expérience immédiate — si l'on peut l'appeler ainsi — de cet état rien ne peut être connu ou observé ; même en regardant bien on ne peut pas le voir, car il n'y a rien à voir.

Je dois dire néanmoins que j'ai toujours trouvé l'étalon de mesure chrétien quelque peu contestable, du fait qu'il s'appuie sur le jugement et les opinions subjectifs d'autrui, souvent encore plus contestables que ce qui est observé. Parmi ceux qui furent témoins des oeuvres du Christ, par exemple, certains pensaient qu'il les accomplissait par la puissance du démon, d'autres que son comportement était celui d'un fou. Il n'y avait pas de consensus à propos de cet homme ; à ses fruits seuls on ne le reconnaissait pas. Il y a cependant une autre manière de le reconnaître, une manière personnelle, secrète, de comprendre son identité grâce à notre propre identité avec Dieu. Sans cela il nous serait impossible de le connaître. J'irai même jusqu'à dire que pour connaître quelqu'un, je ne ferais guère confiance à ce que la personne elle-même pourrait dire à son sujet, parce que les mots sont aussi limités pour celui qui les exprime que pour celui qui les interprète. Mais je suis convaincue qu'il existe une autre façon, une meilleure façon, de connaître autrui, qui en un sens ne nécessite pas de le connaître.

Pour comprendre cela, il est sans doute nécessaire de dépasser notre mode de connaissance habituel, d'accéder à un plan non-relatif où semble tout d'abord apparaître une contradiction. Sans un moi, il n'y a pas d'autre, et donc pas de relations. Alors comment est-il possible de connaître autrui ? Ou, pour exprimer cette question autrement : comment faire pour aimer son prochain comme soi-même alors qu'il n'y a pas de moi, pas de prochain et pas d'amour affectif ? Avant de répondre, je voudrais expliquer pourquoi — du moins pour moi — il n'y eut aucun changement d'ordre relationnel ni pendant, ni après le voyage, pourquoi cet aspect de la vie ne fut pas modifié par le passage à un nouveau mode de connaissance. Pour cela je dois dire tout d'abord comment autrui était appréhendé avant le passage, car c'est en fait la seule chose qu'il importe de savoir.

J'avais commencé à entrevoir une manière de connaître autrui — en dehors des simples apparences empiriques — dans ma jeunesse, en écoutant un soir une discussion autour de la table du dîner. Mon père avait tout d'abord cité les thèses d'un jésuite sur l'éducation des enfants. Celui-ci assimilait le nouveau-né au stade de vie végétatif. Mais il ne put poursuivre bien loin son exposé, car ma mère l'interrompit : « Ne me parle pas de cet homme qui n'a jamais eu d'enfants ! » s'exclama-t-elle. La discussion tourna court, mais la conversation qui suivit fut plus intéressante.

Il semble que maman n'ait jamais confondu ses bébés avec des petits pois ou des carottes. Au contraire, elle affirmait qu'elle voyait briller le Divin dans le regard innocent de l'enfant ; un sentiment, disait-elle, qui ne vous quittait plus lorsqu'on l'avait une seule fois éprouvé. Que ma mère puisse voir en moi ce que je ne voyais pas moi-même me semblait relever du miracle ; et j'en conclus tout naturellement qu'il fallait commencer par être mère avant de pouvoir ainsi contempler Dieu en autrui. Plus tard, bien sûr, je compris que l'on ne peut voir en autrui que ce que l'on a d'abord vu en soi-même.

Ma mère avait une philosophie de la vie qui se fondait sur une connaissance profonde de l'être intérieur. Si j'allais me plaindre à elle parce que je m'ennuyais, que je n'avais aucun compagnon de jeu, ou à cause d'un de ces petits chagrins d'enfant, elle me rappelait que je ne devais jamais dépendre d'une chose extérieure pour être heureuse. Le bonheur, disait-elle, ne se trouve qu'au-dedans de nous, et c'est là que nous devons le chercher, le trouver. Celui que l'on pourrait s'imaginer avoir découvert à l'extérieur ne dure pas. Il ne faut donc pas dépendre des autres, des possessions matérielles, ni s’attacher à quoi que ce soit au point d'avoir le coeur brisé si cette chose vient à nous décevoir. Elle insistait également pour que nous apprenions à aimer la solitude et à passer du temps seuls avec nous-mêmes. Pour pouvoir vivre ainsi, disait-elle, il faut commencer par développer nos ressources intérieures ; ainsi, quoi qu'il arrive, nous serons en mesure de continuer comme si rien ne s'était passé. C'est donc cette philosophie de la vie, adaptable à toutes les circonstances, qui nous était proposée, avec de nombreuses variantes.

À un niveau conscient, je ne pus jamais adopter cette façon de voir. Dans une certaine mesure, cela n'était pas nécessaire, parce qu'une bonne partie de ce que disait ma mère se réalisait à mesure que je grandissais, personne n'avait besoin de me dire que j'étais indépendante, que je devais me débrouiller seule dans la vie ou pour trouver le bonheur. Mais en grandissant, je me rendais compte que ma mère avait découvert en elle une véritable mine d'or, et que le secret de l'indépendance consistait simplement à savoir exploiter los ressources intérieures. Cela me permit aussi — quoiqu'inconsciemment — d'échapper au problème relationnel ; dépendre des autres était une chose que je ne pouvais même pas imaginer. En outre, ce que j'appris à apprécier chez les autres, c'est précisément leur indépendance, puisque c'était la première chose que j'appréciais pour moi-même.

Pour certains, cependant, la principale préoccupation semble être la vie de relation ; dans une telle optique, tout apparaît relationnel, interdépendant et nécessaire à la survie personnelle. Cette conception accorde une grande importance au je et au non-je, considérés comme indispensables à l'épanouissement humain. Naturellement, la vie de relation deviendra la préoccupation essentielle et le problème essentiel également. Comme ce point de vue m'est totalement étranger, je n'ai pas grand-chose à en dire ; mais il semble évident que si l'on essaie de trouver la plénitude en se tournant vers l'autre (le non-je) avant de s'intérioriser pour découvrir le véritable « Autre », on s'engage dans une mauvaise direction, on commet une erreur tragique.

C'est seulement en prenant conscience de notre unité avec le véritable Autre que nous découvrons une unité et une plénitude susceptibles de résister à l'épreuve de toutes les rencontres avec d'autres moi. Ainsi, quelle que soit la nature de nos relations avec le monde extérieur, nous ne nous sentons pas fragmentés, abattus, perdus, dépendants ou accablés par des problèmes qui n'existent pas. C'est seulement après avoir découvert l'Autre — le point-mort au centre de notre être — que nous éprouverons ce total sentiment de sécurité et d'indépendance qui nous permet alors d'aller vers les autres, d'être généreux, de respecter leur liberté, d'avoir l'esprit ouvert, d'être compréhensif. Si pour une raison ou une autre nous ne parvenons pas à trouver cette ressource intérieure, nous n'avons plus d'autre choix que de nous retourner vers ce qui est à l'extérieur ; et c'est ce mouvement prématuré vers l'extérieur qui est à l'origine de tous les problèmes d'ordre relationnel. Ainsi donc, le véritable problème n'est pas la relation entre individus, mais entre l'individu et son véritable Prochain.

Mais en admettant que nous ayons découvert notre plénitude en Dieu, que devient alors notre relation avec autrui ? Puisque ce que nous voyons et aimons chez les autres correspond uniquement à ce que nous voyons et aimons en nous-mêmes, il s'ensuit qu'après avoir trouvé Dieu en nous, nous pouvons alors aimer les autres comme nous-mêmes, aimer en eux ce même Prochain que nous avons découvert en nous-mêmes. Et comme l'amour de Dieu est au-delà du système affectif (du moins le pensais-je avant ce voyage), notre amour du prochain l'est également.

Dans mon enfance, je demandai un jour à mon père pourquoi j'éprouvais davantage d'amour pour mon chien que pour Dieu. Il répondit en riant : « Ce que tu éprouves est un "amour de jeunesse" ; mais aimer Dieu, cela consiste à ne jamais vouloir l'offenser ». Plus tard, en discutant de cet amour émotionnel et de l'amour de Dieu, j'en arrivai à la conclusion que les émotions sont peut-être un effet de l'amour, mais non l'amour en soi. L'amour du prochain se fonde 186 donc sur la volonté de ne jamais le blesser et sur le désir qu'il obtienne tout le bien que nous souhaitons obtenir nous-mêmes. Ainsi, dès mon jeune âge j'étais convaincue que l'amour n'est pas une émotion, et l'expérience de toute une vie ne m'a jamais démentie sur ce point.

Que l'amour ne soit pas d'ordre émotionnel peut sembler incompréhensible ; et pourtant, on constate chaque jour qu'un amour fondé sur les émotions est une source de problèmes. J'ai rencontré des gens incapables de forger une amitié durable qui ne mette en jeu l'émotion et l'attachement. Ils veulent que l'autre reflète comme un miroir leurs humeurs, leurs goûts, leurs idées, leur désirs ; et si celui-ci ne se montre pas coopératif, ils s'adressent ailleurs, ils cherchent un nouveau compagnon. Cependant, voir Dieu en son prochain ce n'est pas la même chose que Le voir en soi-même ; car dans un cas on s'extériorise pour voir d'abord l'individu et ensuite Dieu, tandis que dans l'autre la perception est une intériorisation subjective immédiate. Mais chez autrui, Dieu apparaît comme cette chose à jamais indéfinissable, intangible, impossible à s'approprier ou à exprimer correctement.

Telle était donc ma conception de « l'autre » et des relations humaines avant le début de voyage, et la raison pour laquelle la disparition du système affectif n'entraîna aucune modification dans mes relations personnelles, même s'il y eut, bien sûr, un changement dans ma façon d'appréhender autrui. Alors qu'auparavant je voyais d'abord l'individu puis mon véritable Prochain, à présent je vois d'abord le Prochain. Et l'individu ? Eh bien, je ne le vois pas du tout, ou du moins pas comme autrefois. Au lieu de voir un moi, je vois des idées, des attitudes, des décisions, des luttes, et bien d'autres choses. Mais je ne vois point de moi, car il est éclipsé, effacé, par ce qui est réellement présent.

Je le répète, on ne peut voir chez les autres que ce que l'on voit en soi-même. Aussi quand il n'y a pas de moi à l'intérieur, il n'y en a pas à l'extérieur ; c'est pourquoi, sur un plan non-relatif, il n'y a ni autres ni relations. Empiriquement, il est peut-être vrai que personne n'est dans une tour d'ivoire, mais au-delà de ce niveau, la multiplicité fait place à l'Un. Au niveau empirique des différences, les relations ne cessent pas, mais elles ne posent pas de problèmes, car là encore on est conscient du lien intrinsèque qui relie tout ce qui existe. Aussi, bien que voilée, l'Unicité non-relative existe à chaque niveau connu.

Mon fils aîné ne peut souscrire à l'idée que derrière la façade des différences individuelles nous sommes tous identiques. Pour lui, chaque individu est éternellement unique, en dépit de son unité avec Dieu. Je comprends parfaitement que l'on ait du mal à admettre cette notion d'identité ; cela laisse plus ou moins à penser que Dieu est ennuyeux, statique, monotone, et que nos différences individuelles ne comptent pour rien. Mais quand je dis qu'au-delà des limitations de la forme empirique toutes choses sont essentiellement identiques, je veux simplement dire que Dieu est tout ce qui existe ; je ne me réfère pas à ce que Dieu est, à ce qu'Il fait ou à la façon dont Il opère. Prendre conscience que toutes les formes sont faites du même argile n'implique pas la disparition de leur diversité, de leur nature et de leur comportement individuels ; au contraire, l'identité et la différence, l'un et le multiple, sont l'essence même de Dieu et de tout ce qui existe.

Cela seul nous montre clairement que le moi ne peut pas être à l'origine de notre individualité. Il suffit d'observer la nature pour voir que les arbres, les nuages et les animaux, s'ils n'ont pas de moi, sont pourtant l'image même de la diversité et de la différenciation. Le moi ne constitue pas la véritable individualité, parce que ce principe unique subsiste quand le moi a disparu.

C'est le système affectif qui permet de dire « moi, ma vie, mon individualité », etc. ; mais sans le moi, il n'y a pas ce sentiment de possession, cette fausse identification. Quand on voit ce qui Est, on comprend que ce qui est différent est aussi ce qui est identique. Quant à la crainte de perdre l'individualité de la forme empirique, il suffit d'entrevoir une seule fois ce qui se trouve au-delà d'elle pour comprendre ce qui nous attend : une vie encore plus vaste et plus active, encore plus originale. Un simple aperçu de cette nouvelle vie fait apparaître l'actuelle, en comparaison, ennuyeuse, statique et passablement monotone. Et en voyant cela, on est prêt à aller de l'avant.

Voilà donc tout ce que j'ai appris au sujet du moi. Pour être humain, l'homme doit avoir un moi, parce que cela fait partie du 188 type de conscience sujet-objet nécessaire à la survie. C'est un mécanisme protecteur contre la mort physique et un état d'inconnaissance. Et pour un temps du moins, c'est ainsi que les choses doivent être. Pas plus que l'eau ou l'air nous n'avons fabriqué notre condition humaine. Nous ne nous sommes pas faits nous-mêmes. Nous ne nous sommes pas donnés cette conscience, nous ne nous sommes pas forgé un système affectif ou un moi. Tout bien considéré, notre part de responsabilité dans ce que nous sommes réellement est si mince et nos choix sont si limités, que cela se réduit à peu près à faire l'effort de ne point se heurter aux autres objets.

Je n'ai pas choisi mes expériences d'enfance, je n'ai pas choisi de vivre aucun des deux mouvements évoqués ici ; et je sais qu'ils se seraient déroulés quelles que soient les circonstances extérieures. Qu'on le veuille ou non, tout est animé par une intelligence inconnaissable, tout avance dans une direction précise et se modifie en cours de route, sans autre but que le mouvement lui-même. Ainsi traversons-nous de multiples existences, divers modes d'être et de connaissance, entraînés dans le courant ininterrompu du changement ; et c'est là notre joie, notre révélation, notre vie-même.

Dans ce passage on rencontre bien des merveilles, mais à chaque nouveau pas on abandonne le présent pour accueillir ce qui vient, sans s'accrocher aux choses qui passent. On aura beau lutter contre le courant, s'accrocher à ses idées et à ses expériences en croyant qu'elles ne seront jamais dépassées, on sera malgré tout contraint d'aller de l'avant sans rien emporter ; car ce qui paraît essentiel à un moment donné devient un jour accessoire, et le changement est le propre de la vie.

Conclusion

Bien que la bibliothèque, les librairies et d'autres sources d'information ne m'aient apporté aucune lumière, je n'étais pas destinée à effectuer ce voyage en solitaire. Après avoir remué ciel et terre, c'est dans ma propre demeure que l'aide vint à moi. Je découvris que Lucille, ma voisine et amie, était en train elle aussi d'accomplir ce passage. Au départ, ce qui m'avait attiré vers elle, c'était son intelligence exceptionnelle, sa dignité, sa force de caractère, se sollicitude envers autrui ; autant de traits caractéristiques, pour moi, de celui qui avait atteint la plénitude. Mais c'est ce voyage qui nous donna l'occasion de nous découvrir mutuellement. Et ce fut une surprise pour chacune des deux voyageuses dans l'inconnu, un atout inattendu qui nous parut plus qu'une simple coïncidence.

Un après-midi, alors que je me rendais à la bibliothèque, je m'arrêtai chez Lucille pour voir si elle serait disposée à faire sa promenade quotidienne dans la même direction. Tandis qu'elle se préparait, elle demanda machinalement : « Eh bien, quoi de neuf ? » « Je n'ai plus de moi », répondis-je. Elle me regarda avec un sourire étonné : « Comment cela, plus de moi ? Et c'est à toi que cela arrive ! » Puis elle fut prise d'un tel fou-rire que je dus l'aider à conserver l'équilibre. Quand elle s'arrêta de rire, elle demanda : « Sérieusement, tu n'as plus de moi ! Qu'est-ce que cela veut dire ? » Je lui dis que je n'en savais rien et que si je me rendais à la bibliothèque c'était dans l'espoir de le découvrir. Alors elle fut prise d'un nouveau fou-rire, et son rire était contagieux. Après tout, qu'y a-t-il de plus absurde que de perdre son moi ?

Tandis que nous marchions, je lui parlais de cet état inhabituel et de certains de ses effets. À un moment donné elle s'arrêta et se tourna vers moi. « Figure-toi », dit-elle, « que je vois très bien ce que tu veux dire. Mais je me demande comment tu sais tout cela ; tu es si jeune. Ce que tu me décris, c'est le processus de vieillissement. C'est un changement de conscience réservé aux dernières années de la vie. C'est la dernière étape, une préparation à une nouvelle existence ; mais toi, tu es trop jeune ! »

Lucille avait à l'époque quatre-vingt cinq ans, si bien qu'elle était assez déconcertée et un peu sceptique de voir le reflet de ses expériences chez une femme qui avait presque quarante ans de moins. Elle ne comprenait pas comment cela était possible, et bien sûr, je ne le savais pas moi-même. Je lui fis cependant remarquer que nul ne connaît d'avance l'heure de sa mort et que je pouvais très bien partir avant elle ; c'est pourquoi il valait mieux me tenir prête, moi aussi. « Tout est possible », répondit-elle, « mais ce n'est pas courant ». Puis elle ajouta avec une sollicitude toute maternelle : « En tout cas, il n'est pas question que tu disparaisses ! » À ces mots, nous reprîmes notre marche en nous donnant le bras.

Dans les deux années qui suivirent, nous fûmes à maintes reprises frappées par la similitude de nos expériences. Si chacune le faisait en ses propres termes, nous parlions cependant des mêmes choses ; et nous avions recours aux mêmes expédients pour faire face à la situation : elle me montrait constamment comment je pouvais me souvenir que je n'avais pas de mémoire. Elle me parlait de ses « compensations », c'est-à-dire la vision de « Cela » que j'ai nommé Unicité, et des moments où elle aussi s'était « détournée » à cause de son intensité insoutenable. Dans le Passage, là où je me sentais au bord de la folie, elle se crut au bord de la « sénilité ». Et là où je sentis mon esprit serré dans un étau, elle parlait d'une résille. Comme il est impossible de relater ici toutes ses expériences, je dirai simplement que du cheminement dont j'ai parlé, Lucille a parcouru pratiquement chacune des étapes.

La seule différence notable, peut-être, c'était que son « moi » avait disparu progressivement, en un peu plus de six ans, me dit-elle et non point brutalement comme dans mon cas. Et puis l'objet qui constituait le coeur de nos préoccupations n'était pas le même. Je fus obsédée d'un bout à l'autre par le mystère de ce qui subsistait en l'absence de moi ; tandis que pour Lucille, le mystère était de savoir jusqu'à quel point elle pouvait se passer du moi et continuer à vivre. Elle n'avait jamais douté un seul instant que lorsque tout serait parti, « envolé », il ne resterait que Dieu seul ; mais alors, pensait-elle, la vie cesserait. Je n'étais pas tout à fait de cet avis ; mais la vérité, c'est qu'aucune de nous n'avait de réponses. Cependant nous partagions notre inconnaissance et ce partage était passionnant ; il était parfois merveilleusement beau, car nous étions persuadées qu'il s'agissait là de l'expérience humaine la plus importante, la plus extraordinaire. Aucune autre expérience, pas même celle de la naissance, ne pouvait jusqu'ici rivaliser avec l'effarante et grandiose réalité de ce voyage. En vérité, c'est là que la vie commence !

Trois ans après le début de ce voyage et à l'époque où j'écrivais ce récit, Lucille, avec toutes ses facultés et son sens de l'humour intact, entra dans la plénitude de la nouvelle vie qu'elle avait découverte au cours de cette transition. Ma rencontre avec elle, à cette époque de ma vie, revêtait une importance capitale. Outre la joie que m'apportait sa compagnie, cette rencontre me prouva définitivement que, contrairement à ce que j'avais tendance à croire, cette expérience n'était pas quelque chose d'exceptionnel, de mystique, ni même de privé. Lucille était absolument persuadée que cette expérience reflétait une transition effectuée depuis toujours, dans le monde entier, par les anciens de chaque génération. Tout ceci faisait donc partie de l'ordre naturel des choses. Que j'ai entrepris ce voyage à un âge moins avancé montre simplement que par nature la vie contemplative est toujours en avance d'une étape sur nos préoccupations ordinaires. En fait, c'est cette continuelle course en avant qui donne à la vie contemplative son parfum surnaturel, car la grâce, précédant la nature, est une accélération des processus naturels ; c'est une progression, un assaut livré au temps.

Cela explique pourquoi le contemplatif n'a pas besoin d'attendre l'âge mûr — comme le prétend Jung — pour trouver son moi véritable. Cette découverte est un sous-produit de son union avec Dieu, à laquelle on peut parvenir à n'importe quel âge, même très jeune ; et une fois centré sur Dieu, le moi est complètement intégré. Ce voyage au-delà du moi peut donc lui aussi s'effectuer avant l'âge mûr…


 

1992 Lilian Silburn (1909 – 1992)

Témoignage

Depuis des années j'étais à la recherche d'un maître capable, par sa propre puissance spirituelle de me faire réaliser la Félicité. J'avais déjà rencontré des personnes fort éclairées appartenant à diverses sectes et écouté beaucoup de savants discours, mais ni les unes ni les autres ne pouvaient me donner la connaissance et l'expérience que je désirais.

Au cours de l'été 1937, un de mes vieux amis me présenta au Mahātma Raghubar qui allait devenir mon guru. Dès les premières visites que je lui rendis, je vis beaucoup de gens assis auprès de lui dans un état semi-conscient et je lui adressai quelques questions à ce sujet. Il me demanda quelles étaient mes conceptions et mes pratiques, et me donna un marakba [278] six jours après ma première visite, ce qui était assez rare.

Pendant ce marakba, j'eus plusieurs expériences nouvelles —lumières colorées, vibrations sonores, vagues de paix et de félicité — qui durèrent une heure environ. Ceci suffit à me convaincre de l'efficacité du système, et m'attacha à lui pour toujours. C'est en vérité une école merveilleuse, unique, de transmission et de discipline spirituelles, car je crois que l'exemple vaut mieux que l'enseignement, et l'expérience mieux encore que tous les deux.

Mon guru était un homme parfait. Exempt de sensualité, de colère, d'attachement, de vanité et de jalousie, toujours gai, plein d'amour et de compassion pour tous, offrant aide pécuniaire aux étudiants pauvres de haute ou de basse classe et nourriture aux gens qui, de près et de loin, affluaient chez lui, il menait une vie admirable, bel exemple d'abnégation librement consentie. A tous, il nous enseigna à vivre et à mourir. Des vagues de paix et de félicité irradiaient de lui sur les personnes assises alentour et celles-ci les absorbaient selon leur capacité propre et le stade atteint dans leur quête. Cela durait vingt-quatre heures sur vingt-quatre, y compris les deux seules heures du milieu de la nuit pendant lesquelles on pouvait dire que Guruji dormait. Même alors, certains s'étendaient près de son lit pour ressentir cette félicité.

Nous avions journellement la preuve qu'il pouvait connaître les pensées et les sentiments intimes de ses disciples, mais il ne les dévoilait jamais en public. Chaque fois que je venais le voir, préoccupé par tel ou tel problème, il le devinait et donnait sa réponse sans que la question eût été formulée. Il avait le pouvoir miraculeux d'enlever à ses disciples leurs difficultés et leurs souffrances. Jamais bénédiction venant de lui ne manqua de se réaliser.

Il pouvait communiquer son propre pouvoir de transmettre à autrui. Je sais que personnellement j'ai pu mettre des personnes en samādhi sans aucun effort de ma part, grâce au seul pouvoir qu'il m'avait ainsi transféré.

J'ai eu le privilège de connaître un autre homme doué d'une grande puissance spirituelle : le maître de mon guru. Puis, après la mort de ce dernier, j'ai eu comme guide son fils, disciple du même maître, qui a bien voulu m'accorder de temps à autre son tavajjuh [279] et m'aider à progresser. C'est grâce à leur rayonnement que, débarrassé de beaucoup de mes erreurs et de mes imperfections, je jouis à présent de la paix de l'esprit et de la Félicité.

Le trait distinctif de cette école consiste en ceci : le pouvoir spirituel est transmis au disciple par la grâce du maître. C'est là un don merveilleux car il permet, sans autre moyen que la grâce divine et la bénédiction du guru, non seulement de jouir soi-même de la félicité, mais de la transmettre aux autres sans effort. De nombreuses personnes en ont fait l'expérience.

Le Vide, le rien, l'abîme[280].

L’expérience spirituelle est bien plus une expérience de plénitude qu'une expérience de vide ; pourtant l'une n'est pas possible sans l'autre, la vie mystique étant constituée par une alternance ininterrompue de vides et de pleins qui vont s'approfondissant de concert.

Avant d'entrer dans cette vie nouvelle, on ne peut imaginer ni se faire quelque idée, même approximative, du vide mystique, car on voit seulement des reflets de surface, jeux de lumières et d'ombres sur un écran qui n'offre qu'une illusion de profondeur ; mais dès que l'on aborde la vie réelle, l'écran s'évanouit, une troisième dimension se présente soudain, tout se creuse, s'approfondit, l'espace s'ouvre à l'infini, devient ce domaine immense dans lequel vacuité et plénitude prennent un sens parce qu'elles touchent à l'être substantiel.

Ainsi le vide donne relief et intensité aux êtres et aux choses qu'il enveloppe, il les situe à leur juste place et permet leur vivante interpénétration. Vide ou énergie vacuitante, pénétration et plénitude dépendent donc les uns des autres et engendrent une manière très nouvelle d'éprouver et de comprendre. Dès que les cavernes de l'entendement et de l'imagination sont vacantes, l'essence divine se révèle; mais on pourrait aussi bien dire qu'une chose indicible s'infuse constamment dans l'intime de l'être et le vide de son contenu; trop subtile pour être appréhendée, elle produit l'impression d'une étrange vacuité; reconnue ensuite, elle devient plénitude; trop puissante, elle cause ivresse, extase et ravissement. Mais à leur tour, des états qui ont d'abord fulguré comme plénitude apparaissent comme vide une fois dépassés.

En fait le vide mystique est d'une richesse inépuisable. […]

CONCENTRATION MENTALE ET VIDE MYSTIQUE SPONTANÉ

Le terme 'vide' prête à équivoque. Il faut donc distinguer le vide mort et stérile de la concentration volontaire du vide spontané, vivant, qui apporte des énergies. Le premier vide mental acquis par un effort intense et persévérant vise à l'inhibition ou à l'arrêt de la pensée; c'est un vide ponctiforrne où la conscience se resserre et se rétrécit sur un point. Par contraste avec cette vacuité rigide, figée, fermée sur soi que caractérise la contraction, le second vide, mobile et fluide où la conscience se relâche, s'élargit, est 'ouverture', car il n'a pas de limite.

On peut encore préciser : si dans le vide-concentration le moi est actif et le vide immobile, dans le vide spontané au contraire, le moi est passif et le vide dynamique.

Je fabrique le premier, j'accueille et reçois le second.

[…]

Par contraste avec le vide passif issu de l'activité mentale, le Vide mystique ne résulte jamais d'un effort, on ne peut pas même le provoquer ; il s'établit soudain, sans qu'on le cherche, sans qu'on le désire. En conséquence les maîtres des disciplines les plus diverses, chrétiens, indiens, musulmans et autres font dépendre ce vide de la grâce, pur don gratuit et indéterminé. En agissant, la grâce commence par précipiter qui la reçoit dans le vide ou ce que l'on appréhende comme tel lorsque l'agitation a pris fin. En effet la grâce est infiniment délicate, elle pénètre [18] de façon trop intime, trop silencieuse pour qu'on la décèle. Perçue ou conçue, elle n'aurait rien de suprême. Sens, mémoire, imagination, pensée, intuition ne peuvent l'appréhender; mieux encore, dès que la grâce s'infuse dans les profondeurs du Soi, ces facultés se trouvent privées de leurs activités. N'éprouvant rien, on se croit vide :

« Si l'effort tendu vers une tâche, un devoir à accomplir est anéanti, l'ignorant imagine que lui aussi est réduit à rien. Il n'en est pas de même quant à la Réalité intériorisée, siège de l'omniscience : elle ne peut jamais être anéantie, puisqu'elle est la seule chose que l'on puisse percevoir » (Spandakārikā, I, 15-16).

Plus tard les effets de la grâce, devenus sensibles, se manifestent clairement. […]

VIDE ET DÉTACHEMENT DE LA QUIÉTUDE

En ce premier vide le Soi est saisi dans son intimité apaisée; le coeur repose dans la douceur d'un calme vide et silencieux ; les préoccupations s'évanouissent comme par magie; on y jouit sans se lasser de la simplicité de sa nature, de l'essence nue de son être. On y est conscient, mais sans faire acte de conscience.

[…]

À ce stade il ne sent plus son amour, il ne le proclame plus, mais ses actes en portent témoignage. L'amour véritable commence ici, dans l'oubli du moi et de l'autre : plus de retour sur soi, plus d'objet séparé; identifié à l'aimé, comment pourrait-il dire 'j'aime'? Comment pourrait-il penser à celui qui réside dans l'intime de son être, se confond à sa substance? Alors, que l'aimé vive ou meure, qu'importe ! Ainsi le coeur est vraiment vide, il n'a plus ni passion, ni émotion, ni attachement. Quelque chose qui ressemble à l'amour le remplit, ou plutôt il n'est plus qu'amour.

Sur le plan de la volonté, il se passe une évolution parallèle à celle du coeur. La volonté n'est plus tendue vers ses satisfactions habituelles et cesse d'osciller sans fin entre prendre et rejeter; elle s'assouplit et se dégage, orientée vers un seul but, obscur il est vrai. La vacuité porte ici sur l'intentionnalité, ce que l'Inde appelle arthakrijākāritva, ou « préoccupation prévoyante» de Heidegger, c'est-à-dire la préoccupation de l'homme pour son individualité en tant que telle. L'ego une fois éliminé, le Je profond se dévoile, libre des tourments vis-à-vis de soi et des autres, caractéristiques de l'ego. […]

VIDES INCONSCIENTS

Au sortir de la nuit, l'âme est établie en une telle paix qu'elle est comme silencieuse et endormie. Elle jouit de plus en plus souvent de précieuses inconsciences échelonnées tout au long de l'itinéraire mystique et qui peuvent durer de quelques secondes à plusieurs heures.

[…]

Grâce au vide du dénuement, le 'je' façonné et impur (que l'Inde nomme ahamkāra), après avoir perdu ses possessions, est détruit; puis, le 'je' naturel et profond qui demeurait encore, meurt à son tour dans la Nuit. Néanmoins l'anéantissement n'est pas complet tant que le mystique n'a pas obtenu la nudité essentielle en s'immergeant dans le 'Je' universel. Pour parvenir à ce niveau cosmique, les traces d'attachement et d'habitudes ancestrales qui subsistent dans son inconscient doivent être détruites, à l'aide d'une vacuité nue, aveugle, qui l'amènera au Rien.

[…]

Un problème analogue se pose quant au souvenir : si l'âme ne se souvient plus ensuite de ces hautes faveurs, quel profit en retire-t-elle? À cela sainte Thérèse répond : « Bien que l'on ne puisse expliquer ces faveurs, elles demeurent parfaitement gravées dans le plus intime de l'âme, et l'on n'en perd jamais le souvenir. Mais, ajouterez-vous, si elles n'ont aucune image qui les représente, et si les puissances ne peuvent les comprendre, comment peut-on s'en souvenir? Moi non plus je ne le comprends pas. » [281]. Quant à l'effet extraordinaire de cette oraison, il consiste en un

« tel oubli de soi que l'âme semble véritablement n'avoir plus d'être... Elle est tellement transformée qu'elle ne se reconnaît plus. Elle ne songe plus qu'il doit y avoir pour elle un ciel, une vie, un honneur propre, parce qu'elle est tout entière occupée à la gloire de Dieu... Ainsi non seulement, elle ne se préoccupe pas de ce qui peut arriver, mais elle est sous ce rapport dans un oubli tellement étrange que, je répète, il semble qu'elle n'est et qu'elle voudrait n'être rien en rien... » [282]. [42]

Afin de parvenir à ce degré élevé d'oraison, l'âme selon la comparaison de Thérèse d'Avila, a dû s'enfermer comme le ver à soie dans un cocon étroit et obscur qu'il a filé lui-même. C'est là qu'il meurt au monde, là qu'il perd ensuite sa vie de ver afin de renaître papillon [283] […]

ANÉANTISSEMENT ET RIEN

L'inconscience de ces profondes immersions permet donc l'anéantissement par lequel se parachève le dénuement.

[ …]

Ibn'Atā'Allāh décrit ainsi l'anéantissement (fanā’) :

« L'homme disparaît de lui-même, il ne sent rien des apparences extérieures de ses membres, ni du monde extérieur, ni de ce qui se passe en lui; il disparaît de tout cela, et tout cela disparaît de lui, fuyant vers Dieu d'abord, en Dieu ensuite. » […]

CONSCIENCE REVENUE SE DÉTACHANT SUR UN FOND DE VIDE INCONSCIENT

[…]

Bien que trente rayons convergent au moyeu

c'est le vide médian

qui fait marcher le char.

L'argile est employée à façonner des vases,

mais c'est du vide interne

que dépend leur usage. [52]

Il n'est chambre où ne soient percées porte et fenêtre

c'est donc le vide encore

qui permet l'habitat.

L'être a des aptitudes

que le non-être emploie (XI).

De même un être est efficace en tant seulement qu'il est vide, et ce vide se traduit par le non-agir. Tchoang-tzeu déclare au sujet des anciens sages : « Ils se tenaient sur l'abîme et se promenaient dans le néant. » [284]. Pour eux tout suit alors son cours naturel.

[…]

« L'absence de pensée, c'est au sein de la pensée, demeurer sans pensée. » [285]. « Lorsque l'esprit n'est plus que vacuité, on est capable de voir, d'entendre, de percevoir et de connaître, mais au milieu de toutes ces impressions, on reste dans une vacuité et une quiétude constantes... On n'est pas lié par le bien ou par le mal. » [286] […]

L'ABÎME

[…]

« Or l'abîme sans chemin de la divinité est si ténébreux et si inconditionné qu'il engloutit en lui-même tous les chemins divins, les activités et les attributs des (trois) Personnes dans le magnifique embrassement de l'unité essentielle ; et la fruition divine s'accomplit dans l'abîme de l'Ineffable. Ici l'esprit trépasse dans la béatitude de fruition, il fond et s'écoule dans la nudité essentielle où tous les noms de Dieu, toutes les conditions et toutes les images qui se reflètent dans le miroir de la Vérité divine sombrent dans la Simplicité sans nom de l'essence, dans le sans chemin où nulle raison n'a prise.

« Or dans cet abîme insondable de la Simplicité, toutes choses sont embrassées dans la béatitude fruitive. Mais l'abîme lui-même ne peut être embrassé par rien si ce n'est par l'Unité essentielle. C'est en lui que doivent se résorber les personnes divines et tout ce qui vit en Dieu, car il n'y a ici que repos dans l'embrassement fruitif du flot de l'amour... C'est là le ténébreux silence dans lequel vont se perdre tous les amants. » [287].

 

 


 

Yolande Duran-Serrano

11-16 [288]

1

OÙ SONT PASSÉES MES PENSÉES ?

De la béatitude naissent tous les êtres, par la béatitude ils existent, à la béatitude ils retournent. (Taitturîa Upanishad).

C'était au mois d'août, en 2003. La journée avait débuté comme n'importe quelle journée d'été. Mon fils était sorti, j'étais seule à la maison, à m'occuper de choses et d'autres. Et puis voilà que je l'ai remarqué...

Remarqué quoi ?

C'était comme un silence dans ma tête. Oui : un silence frappant... Où étaient passées mes pensées ?... Il y avait cet espace, cet intervalle entre les pensées qui les faisait passer au second plan. Comme si elles ne m'appartenaient plus ou, en tout cas, n'avaient plus de pouvoir sur moi. Je sentais une légèreté, un bien-être, l'impression d'être en phase, connectée avec moi-même comme je ne l'avais jamais été. Connectée à quelque chose d'inexplicable, d'inexprimable : ce silence...

Je me suis demandé ce qui m'arrivait. Et j'ai commencé d'observer.

Et ?...

Ce que je ressentais, c'était une modification de mon fonctionnement intérieur. À la vitesse de l'éclair, quelque chose m'était tombé dessus. Quelque chose que je n'avais pas vu arriver. Pas même s'installer. Et cette « chose » qu'aucun mot ne peut décrire avait pris le pouvoir sur tout.

Tu n'as rien vu arriver ?

Rien. Je n'ai pu que constater que tout était différent... Sur le moment, c'est ce silence qui m'a frappée. Dans les jours qui ont suivi, je me suis rendu compte que je ne vivais plus les choses comme avant. Les mille détails qui, dans une journée, m'agaçaient, une porte qui claque, les clefs qui disparaissent juste comme on s'apprête à sortir, une préoccupation ou une autre, tous ces micro-événements qui m'agaçaient en permanence sans même que je le remarque : tout ça ne me dérangeait plus. Je constatais : tiens, la porte est mal fermée, les clés ne sont pas dans ma poche... J'allais fermer la porte, je me mettais à chercher les clés... et je ne trouvais rien à y redire. Les choses étaient ce qu'elles étaient. Ma façon de les percevoir, d'y réagir, avait changé.

Tu ne réagissais plus, en fait ?

Voilà, je ne réagissais plus. Parce qu'il y avait ce silence, cette tranquillité qui était là, qui m'envahissait toute, et me laissait telle qu'était la situation.

Les premiers temps, j'ai regardé ça toute seule, au fond de moi, en me demandant ce que ça pouvait bien être... Comme je venais de fêter mes 40 ans, je me suis dit : « c'est formidable d'arriver à 40 ans ! je me sens enfin en phase avec moi-même ! je me sens si légère, si bien... »

Tu as mis ça sur le compte de la quarantaine, vraiment ? !

Oui, je me suis dit ça au début. Mais quand j'ai commencé à évoquer ce que je vivais autour de moi, je me suis aperçue que, même passé 40 ans, les gens ne ressentaient pas ce que je ressentais, ils n'avaient pas ce point de vue que j'avais.

Je n'avais que des amis très cartésiens. Tous étaient pris, comme moi, par la vie active. Pas plus que moi ils ne s'étaient posé de questions métaphysiques ni n'avaient ouvert un livre « spirituel » ou de développement personnel... Ils m'avaient toujours connue très speed : à peine arrivée quelque part je voulais déjà être ailleurs. Et là ils me voyaient posée, tranquille tout d'un coup, sereine. Alors ils se réjouissaient pour moi. « Tant mieux, tu as l'air bien », disaient-ils. Mais ils n'en savaient pas davantage sur ce que je vivais. Et moi non plus.

C'est là que je me suis interrogée sur ce qui pouvait bien se passer dans l'invisible, sur ce qui se passait à l'intérieur de soi. J'ai commencé à me renseigner, à entrer dans des librairies, à chercher des livres qui, peut-être, m'expliqueraient un peu ce que je vivais...

Plus tard, j'ai cessé d'essayer de comprendre. Plus le temps passait, plus je me laissais faire par cette « chose », me contentant d'observer, de découvrir tout ce qui se passait, tout ce qui ne cesse de se passer, toujours plus intense, plus vivant, plus clair. Mais au début, oui, j'ai voulu comprendre...

Et alors ?...

Et alors, très vite, il y a eu l'accident...[289]

C'était deux mois plus tard, fin octobre. J'étais en voyage professionnel dans le Nord de la France. Portable muet : hors réseau. Et puis je récupère un réseau, je vois tous ces messages qui m'attendent. « Ouaouhhh ! je me dis. Il a dû se passer quelque chose... » Je compose un numéro. Au bout du fil, ma meilleure amie : « Ton fils... sur la route... un accident... il est parti... »

Sur le coup, je crois que je n'y ai pas cru. « Un accident », je comprenais. Pour la suite... « Ce n'est pas possible : elle s'est trompée ! » Et je roulais, je roulais vers le lieu du rendez-vous, chez une de mes soeurs. Je ne pensais pas, je roulais. À un moment, juste, cette réflexion : « Si c'est vrai, ma vie est foutue ! » Mais l'idée n'est pas restée. Elle s'est effondrée dans cette tranquillité que je vivais depuis plusieurs semaines.

Arrivée à destination, ils étaient tous là à m'attendre. Ma famille, mes amis, tous. Alors j'ai compris que c'était vrai. Tout le monde m'a entourée pour m'annoncer la tragédie. J'ai eu une espèce de relâchement, je me suis laissée aller...

C'est-à-dire ?

Je me suis laissée aller... La situation était ce qu'elle était... pas de pleurs, pas de crise... je suis montée dans une chambre, au calme. Je voyais mes proches, inquiets, venir voir ce que je faisais. Je les voyais essayer de me parler, essayer de savoir où j'en étais. Mais j'étais très tranquille, en fait. Les heures passaient et c'était toujours pareil : je voyais les gens s'agiter et, au fond de moi, comment dire ?... il n'y avait pas d'agitation, pas de révolte. Aucun sursaut du genre « ce n'est pas possible ! Ça devrait être autrement... »

J'ai beaucoup de mal à me rappeler ce qui s'est passé, mais ce que j'ai vu, très vite, c'est que je ne ressentais pas la souffrance à laquelle tous s'attendaient. J'ai vu que ce n'est pas la situation qui fait souffrir. Pour ma part, c'est dû au silence : la situation ne fait pas souffrir quand le silence est là.

Alors au début je n'ai rien dit à personne. Je n'ai pas joué la comédie non plus. Je suis restée telle que j'étais : tranquille. Bien sûr, je ne sautais pas de joie, mais je n'étais pas anéantie. J'étais dans une neutralité... Mes proches, qui m'imaginaient détruite, se sont dit « elle n'a pas encore réalisé... » Mais ce n'était pas ça. J'avais tout à fait réalisé, mais je percevais toujours la même chose : ce silence, dans ma tête, qui me permettait de demeurer tranquille.

J'ai laissé les semaines passer, l'une après l'autre, avec toute cette agitation autour. Il y a eu l'enterrement, les condoléances, l'absence... Tout ça était vécu dans cette tranquillité, qui demeurait. Je devais me rendre à l'évidence quelque chose au fond de moi me permettait de vivre tout ça dans la paix. C'était incroyable, mais c'était.

Alors je suis tombée dans un étonnement profond. Et je me suis laissée faire, de plus en plus, de plus en plus profondément... Au bout de quelque temps, c'était tellement agréable que je me suis complètement, mais alors complètement laissée prendre par cette chose. Et plus le temps avançait, plus je sentais ça au fond de moi de manière puissante et douce et bienveillante et tout ce qu'on peut imaginer de... d'impensable.

Les gens autour de moi me croyaient anesthésiée. Ils s'attendaient à ce que, d'un moment à l'autre, je prenne enfin conscience de ce qui était arrivé. Mais j'étais parfaitement consciente ! Je savais ce qui se passait.

Tu savais et ça ne te tirait pas de cette tranquillité ? Ou bien il y avait quand même des moments de désespoir, peut-être une alternance des deux ?...

Ce que j'ai remarqué, à l'époque, c'est qu'il pouvait y avoir des moments de tristesse, mais, comment dire... je les voyais. Je les voyais arriver, je les voyais repartir.

Comme si la tristesse était un visiteur et non pas « je suis triste » ?

Voilà. Je sentais l'émotion qui arrivait. Elle était là... Mais je n'avais pas le pouvoir de me l'approprier. Alors elle continuait sa route. Elle passait.

Donc, cette neutralité n'est pas une indifférence ?

Rien à voir avec ça ! De l'extérieur, bien sûr, on pouvait me croire anesthésiée, on pouvait croire que je ne ressentais plus rien. Mais de l'intérieur, ce que je vivais était très actif. Ce n'était pas mort du tout. Il y a eu des moments de tristesse, il y a eu des moments d'abattement, mais ça passait en moi. Toujours, il y avait cet espace inconnu, ce silence. Et plus ça allait, plus je m'abandonnais à cette « chose » qui avait pris jour en moi, qui a pris le pouvoir sur tout. J'en suis tombée folle amoureuse. Tout le reste est passé au second plan.    

 

39-40          

Tu as l'impression d'apprendre des tas de choses, mais tu ne peux pas les exprimer. C'est comme si ce silence te les enseignait... pour toi-même, pas vraiment pour les dire. Il t'enseigne, il te permet de te connaître profondément, de connaître tout ce qui se passe, mais... c'est presque impossible à mettre en mots.

Parfois, quand je suis seule et que cette intensité vient, que je suis envahie par cette béatitude pleine de vie, pleine de sensations, des mots me viennent. Ils sont clairs, limpides. Ils expriment dans une totale justesse ce qu'en cet instant-là il m'est donné de percevoir. Mais lorsque, plus tard, j'essaie de les communiquer à quelqu'un : plus rien, plus de mots. Ça ne veut pas se dire. Comme si c'était là pour m'enseigner moi, pas pour être transmis... Quelquefois, même en direct, quand quelqu'un est là et que je ressens ces choses et que je voudrais les partager : impossible, pas de mots.

[…]

Au début, j'essayais de penser. Je me disais qu'il fallait peut-être que j'agisse, que je prévoie, que j'aie des projets, comme avant. J'ai essayé... Je n'ai pas pu. Le silence, l'intensité empêche.

Tout comme autrefois je n'aurais pas pu m'arrêter de penser, même si je l'avais voulu : aujourd'hui, si je veux penser, eh bien je ne peux pas. C'est aussi simple que ça... Tout est simple. Tout est calme. Tout est neuf et sans commentaire. Un instant apparaît et meurt. Puis un autre. Tu te laisses complètement absorber par l'instant.

62-65

Avec... oui, c'est comme si tout d'un coup il n'y avait plus deux personnes.

C'est la fusion, tu crois ?

C'est comme une connexion qui se fait, une fusion, oui... une fusion totale. […] Car ces extases aussi sont vécues par les deux à la fois ?

Oui, il y a vraiment une ouverture qui se fait de l'autre côté, qui permet de ressentir ces choses... Alors est-ce que c'est la même intensité ? Je ne sais pas. Mais, en tout cas, c'est senti.

Puisqu'il y a ces extases sans cause, faire l'amour a-t-il encore un sens ?

Être habitée par ces intensités dues à cette « chose » te remplit d'une telle énergie, d'une telle force... que tu es sans mot. Et cela, même sans aller physiquement vers l'autre, donc même sans relation sexuelle. Alors, bien sûr il y a des moments où tu fais l'amour, mais ça se fait dans la fluidité. Il n'y a plus cette recherche d'aboutissement, d'acte sexuel, de plaisir, d'orgasme... Tu es dans un vide rempli de bonnes choses et tu n'as plus besoin d'aller chercher l'orgasme, ou de toucher l'autre. Tu es remplie par cette connexion qui se fait et qui se passe dans l'invisible.

Donc, si éventuellement un geste se fait, puis un autre, puis un autre qui amène à faire l'amour, ce n'est pas « aller vers » l'acte sexuel : le geste se fait, sans direction... C'est un peu ça ?

Voilà. Tu es tellement dans le « voir » la situation, et après dans le senti, que tu laisses cette fluidité agir. Tu ne peux pas faire autrement. Tu ne peux que laisser cette fluidité agir, pour qu'elle soit juste, tellement tu sens que tout est magique, que tout se fait... que tout se fait dans une telle fluidité que tu ne veux même pas intervenir tellement c'est bon.

[…]

Et quand tu parles avec quelqu'un : as-tu remarqué ces moments où la personne, soudain, lâche une phrase étonnante. Un point de vue tout frais, spontané, qui sort directement du silence. Un point de vue parfaitement juste et vrai, même si la personne ne s'en rend pas forcément compte. C'est un moment très réel, ça aussi, un moment de non-relation. Et le vrai réel, c'est ça.

En général, on ne remarque pas ces moments d'ouverture parce que l'attention est portée sur les autres moments, ceux où l'on est dans son histoire, dans sa pensée, dans sa « personne ». Il n'y a pas cette porte qui s'ouvre, cet espace qui permettrait de voir que ça vient d'ailleurs, d'un autre point de vue.

74-75

En fait, la vie devient très simple. Tu n'as plus rien à faire, ça se fait tout seul.

[…]

Que dirais-tu à quelqu'un qui te demanderait, comme cela ne manquera pas d'arriver : « et moi, comment je fais pour vivre ça ? » ?

Je fais une totale confiance à ce silence dans l'invisible. Alors la seule chose qui peut être dite, il me semble, serait « soyez ce que vous êtes dans l'instant... et laissez la spontanéité faire ce qu'elle a à faire. » C'est quelque chose qu'on ne peut pas comprendre, pas apprendre, vouloir, savoir... Alors se laisser faire — quoi d'autre ?

En fait, si ça se présentait, si quelqu'un me posait cette question, je crois que j'aurais juste envie de rester en silence avec cette personne, et de laisser ce silence agir. Un mot, un geste peut venir : il est tout imbibé de silence, c'est par ce silence qu'il est agissant, pas en lui-même. Alors, oui, partager le silence...

Cette spontanéité qui te saisit et te fait demeurer dans cette « chose », elle règle tous les problèmes à la base — puisqu'ils apparaissent au second plan.

120-121

Rester simplement avec ce point d'interrogation, sans vouloir comprendre ni avoir de réponse à cette question, en laissant tout ce qui arrive à soi être au second plan ; et accepter tout ce qui arrive, que ce soit des moments d'extase ou de mal-être. Avoir toute son attention posée sur cette question sans réponse, dans cet espace de silence ; et l'accepter, surtout, cet espace ! l'accepter silencieusement, pas mentalement. Mentalement, juste accepter que tout soit au second plan : tout existe, tout est là, tout apparaît, mais ça apparaît dans ce silence et ce point d'interrogation sans réponse... Vraiment l'accepter totalement, en étant... simplement.

Beaucoup de gens croient que la réalisation, l'illumination, c'est un truc bouleversant avec de la lumière, une grande lumière qui se fait, des couleurs... Et si simplement c'était ça ? Juste ces moments de totalité. Si c'était simplement ça ?... Et se laisser faire après, tout simplement, dans ce calme, cette tranquillité, ce silence. Découvrir au fur et à mesure la légèreté que ça te donne, de voir que tout ça est là, bien sûr, mais c'est au second plan et ce n'est pas toi — donc pas besoin d'en faire tout un monde...

[…]

 « Simplement », tous les grands sages le disent ! Répondez à la question Qui suis-je ? et vous aurez tout le reste en négation... puisque tout le reste c'est ce que vous n'êtes pas. Et ils le disent simplement, mais les gens le perçoivent de manière tellement compliquée qu'ils n'arrivent pas à laisser place à cette simplicité de la vie, de la réalité.

Encore faut-il que la question Qui suis-je ? vienne spontanément !...

Mais c'est justement le fait de laisser place à cet espace de silence, quand il se présente, qui va permettre à l'attention de se poser là et de ne plus en sortir. C'est tellement simple et puissant en même temps... Il n'y a plus que ça ; tout le reste continue à apparaître et disparaître, mais il n'y a plus que ça, avant tout le reste : l'attention est complètement transférée dans cet espace. Du fait que c'est accepté totalement, il y a une humilité qui vient, une vérité. Et tout d'un coup tu y vois plus clair, tout simplement, sans chercher à vouloir comprendre.

128

Cette chose ? !

Oui, cette chose qui est avant tout. C'est elle qui nous permet d'être ce qui est.

Vous pouvez la nommer, la décrire ?

On peut l'appeler silence, tranquillité, puissance, amour... On peut mettre des tas de mots dessus : ce ne sont que des mots. Cette chose est au-delà des mots... Si j'essaie quand même d'en parler, je peux dire, aussi, que c'est un sentiment profond, une conviction profonde.

Vous parliez de déconnexion. Une déconnexion de quoi ?

On voit toujours la même chose, mais c'est comme si on découvrait qu'il existe quelque chose qui voit tout, qui voit ce qui se passe, en soi et autour de soi, et qui voit en même temps cet espace qui ne permet plus de croire à tout ce qu'on croyait être.

Pour le dire autrement : on voit toujours la même chose, mais on ne s'y identifie plus. On en est déconnecté. C'est le début d'un processus d'éclaircissement. Dans un premier temps, même si on ne s'identifie plus à ses pensées, si on ne les croit plus, ne les prend plus pour réelles, on croit encore à la réalité du corps, à celle des choses dites extérieures. Et puis le recul grandit, des espaces s'en vont peu à peu : la personnalité... l'individualité... le corps... le réel extérieur... Jusqu'à ce qu'il n'y ait plus rien.

Donc je dirais qu'il y a d'abord un saisissement, dans l'instant brusquement, voir depuis un autre endroit. Puis il y a la découverte de cette clarté qui, elle, est progressive. Il y a cette conviction grandissante, l'expérience de la vie de plus en plus simple...

Y avait-il eu une sorte de préparation, en vous, avant que ça vous arrive ?

Aucune. Bien sûr, il y avait une insatisfaction, celle de tout le monde. Je me demandais parfois pourquoi j'avais toujours besoin de plus — plus d'activité, plus d'intensité, plus de réussite, plus d'amour... Mais à part cette insatisfaction vague : non, vraiment, il n'y avait rien. Ni croyance, ni foi, ni lecture, ni questionnement spirituel : aucune préparation. Et puis, soudain : cet étonnement profond.

Ça a été subit ?

Spontané, oui. Un silence, une clarté qui vous éclaire et vous montre qu'on était dans le faux, que tout ce que l'on croyait être, on ne l'est pas.

Bien sûr, ensuite, il y a une évolution dans la clarté...

Ça s'est passé comment ?

J'étais là, dans mon salon. J'ai vu ce silence dans ma tête. C'était si étonnant que je me suis mise à observer. Il y avait cette légèreté, ce bien-être... C'était vraiment très agréable à vivre !

Qu'est-ce qui vous a d'abord frappée, quand c'est arrivé ?

En tout premier lieu : la beauté de ce silence qui prend toute la tête, tout l'espace. Et qui laisse place à l'intensité : cette perception du corps, de plus vaste que le corps, vivant, mouvant, à chaque instant.

131-135

Le « je » a-t-il encore un sens ?

Je ne sais pas...

Ressentez-vous de la gratitude ?

Un remerciement permanent, oui.

Comment faites-vous vos choix, prenez-vous vos décisions ?

C'est la fluidité qui fait mes choix. Je n'ai plus besoin de penser, puisque cela se fait tout seul. Et ce qui se fait se fait dans la justesse. Au début, j'ai un peu essayé de penser, de prévoir, comme avant. Je n'y arrivais pas. C'était comme si le silence grandissait, m'emplissait la tête et la faisait taire. Maintenant, je fais une totale confiance...

Et la volonté ?

Je n'ai plus de volonté propre. Ce doit être très reposant !

Comme si on avait lâché les valises : il n'y a plus qu'à se laisser faire... C'est une totale confiance, un abandon total. J'observe ça depuis cinq ans et tout s'est si bien passé que la confiance devient totale.

Cela a-t-il changé votre vie pratique, votre travail, votre vie sociale ?

Dans les débuts, environ deux ans, je suis demeurée tranquille extérieurement, pour pouvoir observer tout ça. Je ne travaillais plus. J'observais, j'écoutais ce mouvement, en moi, opéré par cette chose... Depuis plusieurs mois, je donne un coup de main à une amie, dans un restaurant. À l'extérieur c'est l'activité, l'agitation parfois ; au-dedans, c'est la même tranquillité. Retourner à la vie active m'a permis de voir que rien ne me tirait de cette tranquillité, que tout demeurait, toujours, au second plan par rapport à elle.

Ressentez-vous un sentiment d'empathie pour les autres, ceux qui vous entourent ? Comment vivez-vous les émotions ? En vivez-vous encore ?

Je dirais que je les vis... pleinement. Le fait de les voir arriver, ce recul qui permet de tout ressentir, mais sans s'identifier : tout cela permet de les vivre d'un bout à l'autre, pleinement. Et puis elles passent.

La peur aussi ?

La peur peut venir, mais, comment dire ?... elle est tellement vue comme au second plan, tellement dépourvue d'existence réelle qu'à peine elle apparaît... tout se passe dans une telle fluidité ! C'est difficile d'expliquer... Disons que je n'ai pas peur, non. J'ai comme l'impression que je peux tout vivre.

Et la colère ?

Pour l'instant, je n'ai pas vu la colère...

Auriez-vous un conseil à donner à ceux qui n'ont pas connu ce basculement ?

De vivre pleinement. De vivre l'instant qui se présente, le désir, l'élan qui se présente. Non pas ce qu'il faut faire, mais ce qui vient, ce qui est là, maintenant.

La vie a-t-elle un but, pour vous ? un sens ?

Un but ? Non. Un sens ?... Aucun autre, je crois, que de sentir cette puissante intensité de l'instant.

Vous ne vous sentez pas un peu seule ?

Non, jamais. Vous vivez toujours quelque chose. Vous n'êtes jamais seul, dans cet espace.

[…]

C'est le filtre égotique qui a disparu ?

Je dirais plutôt qu'il y a eu transfert d'identification. Avant, je n'étais que mon corps et mes pensées. Et puis il y a eu ce saisissement spontané. Il a entraîné un total transfert d'identification qui a mis cette chose avant tout. Avant absolument tout.

Votre relation aux autres a-t-elle changé ?

Elle a changé comme elle a changé avec moi-même. C'est une non-relation... même s'il y a partage. Tout ce qui est au second plan a cessé d'être « en relation » comme il l'était avant. C'est plus une simultanéité, une fusion.

Vous éprouvez un sentiment d'unité ?

Oui, puisque tout est au second plan... tout en étant là. Il y a tout en même temps.

Pour nous qui cherchons, qui méditons, qui pratiquons depuis des années : n'y a-t-il vraiment rien à faire ?

Faire confiance au désir profond... C'est lui qui vous a fait entrer dans une voie spirituelle. C'est lui qui, de manière spontanée, vous a donné le sentiment d'existence. Et c'est lui qui, de manière tout aussi spontanée, vous donnera le sentiment de non existence. Alors : se laisser faire. Faire confiance à ce qu'on est, tous, au fond de nous. Vivre pleinement l'instant présent, dans l'intensité.

Vous donnez au mot « intensité » un autre sens que nous, ou je me trompe ? Pour nous, l'intensité est émotion, pour vous c'est ce silence...

[…]

Le basculement, ce serait ça : rester dans ce silence que nous connaissons tous, à un moment ou un autre, au lieu de revenir l'instant d'après à une histoire, à sa personne, ses préoccupations, etc.

Voilà. Rester là et, je ne sais pas comment, faire confiance à cette chose qui se manifeste, là. Parce qu'elle a le pouvoir, elle sait à chaque instant.

Bien sûr, ce n'est pas vraiment un conseil, mais... Voilà : c'est spontané. Ça se fait spontanément. Donc il n'y a plus qu'à faire confiance.

Ces moments de silence, qu'on expérimente parfois pendant la méditation, c'est bien d'eux que vous parlez ?

Pas seulement dans la méditation. À n'importe quel moment de la journée.

147-154

15

CE GRAND CŒUR QUI BAT ÉTERNELLEMENT...

On fait le bien dans la mesure non pas de ce que l'on fait, mais de ce que l'on est. (Charles de Foucauld)

Peut-on parler de pédagogie de l'Éveil ?

On peut en parler, si on veut... Mais, profondément, ça ne sert à rien. Car on aura beau en parler pendant des milliers d'années, tant qu'on ne le découvre pas par soi-même on ne peut pas le voir, on ne peut pas l'entendre.

Moi, j'ai envie de dire : Soyez tout simplement ce que vous connaissez actuellement. Soyez honnête envers vous-même... Qu'aimez-vous en ce moment ? Que faites-vous ? Que sentez-vous ? Que pensez-vous, là, maintenant ? À ce qui est là pour vous, en cet instant, donnez-vous pleinement... Votre conscience individuelle est universelle, donc donnez-lui votre coeur et votre esprit. Ne pensez à rien d'autre... Quand cela se fait naturellement, sans effort, c'est le plus haut des états. C'est « cette chose », Absolu, Réalité ultime, qui vous cherche. Et qui vous trouvera au moment où Elle l'aura décidé.

[…]

On ne peut pas tuer l'ego. Mais « cette chose », elle, a le pouvoir de faire en sorte que l'ego n'ait plus le pouvoir de se reconstruire d'instant en instant. On continue à jouer notre rôle, à vivre avec cette conscience manifestée, mais elle n'apparaît plus qu'au second plan. Au premier plan, il y a ce silence, cette verticalité. Alors l'horizontalité, c'est-à-dire la conscience manifestée, est.

À ceux qui s'identifient toujours à leur « personne » et aspirent à l'extinction de l'ego, que peux-tu dire ?

D'accord, il n'y a pas eu la découverte de cet état, mais... Mais cet état — qui n'en est pas un — on l'est tous déjà. L'Éveil, c'est la découverte de l'unicité. C'est voir qu'avant d'être cette conscience manifestée, qu'elle soit individuelle ou universelle, tu es « quelque chose » qui est « en amont ». Tous, on est « cette chose », on est cet Absolu. Simplement, c'est recouvert par cette conscience.

Donc, « cette chose » est là, cette puissance est là. Et c'est elle qui va te trouver. C'est elle qui va te saisir, te faire découvrir la réalité vraie. C'est elle qui va t'enseigner.

Découvrir votre vraie nature. Il n'y a que vous et, quand vous savez cela, il n'y a que l'amour.

Avant ça...

Avant ça, si j'en crois ma propre expérience, il s'agit d'être tout simplement ce qu'on est, d'être honnêtement ce qu'on est. Autrement dit, de faire un avec la vie, avec ses désirs, ses souffrances, avec tout ce qui se présente. C'est vivre pleinement, intensément, simplement... C'est ne pas se croire plus fort que soi-même. C'est éviter d'avoir deux ou trois voix dans sa tête — déjà, une qui affirme que l'on est une personne, ça suffit ! C'est essayer d'accepter la vie telle qu'elle est, du mieux qu'on peut, sans prétendre avoir la capacité d'être autrement que l'on est, de faire autrement que l'on fait.

C'est accueillir la vie comme elle est, sans l'éternel commentaire qu'elle devrait être autrement ?

C'est être le plus fluide possible avec la vie. C'est ça vivre simplement. Ça ne veut pas dire avoir une vie très intense, très mouvementée. C'est, quelle que soit ta vie, passionnée si tu es de nature passionnée, tranquille si tu es d'un naturel tranquille : l'accepter telle qu'elle est. Déjà, bien souvent, il y a une voix qui murmure « je devrais m'y prendre autrement, ma vie devrait être autrement... » Alors accepter cette voix. Ne pas compliquer les choses. Ne pas laisser s'imposer, par exemple, une nouvelle voix qui dirait « il ne faut pas qu'il y ait cette voix qui parle dans ma tête »...

Se laisser vivre, simplement, la vie qui apparaît à nous.

Quand tu dis « vivre intensément » : de quelle intensité parles-tu ?

Je fais référence à ce que j'ai vécu. Je n'ai pas eu une vie intense, avec des passions, des choses qui m'ont fait vibrer fort. Non... Vivre intensément, pour moi, c'est vivre intensément l'amour de ton fils, vivre intensément l'amour de ta mère, vivre intensément l'amour de toi-même... Tu vois, c'est ça. Peu importe si tu es une star ou une femme de ménage. « Intensément », ça fait référence à l'amour de la vie. Ça peut être tout aussi bien vivre intensément la fête si tu es une fille qui fait la fête, ou la saveur du vin que tu es en train de savourer... Intensément, c'est tout. De toute façon, la vie se charge de nous et nous ramènera là où il faut.

Quelqu'un qui est dépressif qui n'aime pas la vie, qui ne s'aime pas lui-même... il est à des années lumière de cette vie spirituelle, alors ? !

Non. Car tu peux aussi vivre intensément ces moments de crise, ces moments où les choses ne vont pas comme tu veux... puisqu'il s'agit d'accepter la vie telle qu'elle est. Quelle qu'elle soit dans l'instant.

Il y a des gens dépressifs qui sont très spirituels.

Vivre intensément, c'est ne pas se poser davantage de questions que ce qu'on se pose déjà du seul fait de se prendre pour une personne.

C'est sentir les choses, sentir ce qu'on est en train de faire, se donner entièrement à la vaisselle qu'on est en train de faire, au choc émotionnel qui vient nous perturber... plutôt que de penser ?

C'est vivre sa vie en faisant la vaisselle et en ayant dans la tête toutes sortes de pensées qui nous embarquent ailleurs. C'est s'accepter vraiment tel qu'on est, avec cette petite voix dans la tête puisque c'est elle qui se présente.

[…]

Et pour ça le « oui » à la vie est plus propice que le « non » ?

Je ne dirais pas le oui... Une certaine neutralité, une justesse, plutôt. Parfois, on sent qu'il faut dire non. C'est davantage une fluidité, une justesse, qu'un « oui ». Une neutralité qui permet de ne pas totalement être là... tout en étant là. Mais ça, cette justesse, est-ce la personne qui la « trouve » ? N'est-ce pas déjà « cette chose » qui est en train d'agir ?

Dès le moment où l'existence a pris le pouvoir — c'est-à-dire la conscience qu'on a de l'existence de soi et du monde —, il faut arriver à la vivre, à vivre cette existence, à vivre sa vie sans chercher ce sentiment d'inexistence qui pourrait apporter, croit-on, un bien-être, une tranquillité... Ça, c'est faux. « Je » ne peut pas trouver l'inexistence. « Je » n'a pas à la chercher. C'est l'inexistence qui doit nous saisir.

Donc, suivre une voie spirituelle n'a aucun sens ?

Si, elle a son sens. Si ma vie m'amène à avancer sur une voie spirituelle, avec des techniques de méditation, avec une progression apparente vers des états de conscience de plus en plus subtils, il faut respecter ça. Il faut y aller, le vivre pleinement, intensément. C'est ça aussi, accepter ma vie telle qu'elle est !

[…]

Ce basculement qui fait qu'il n'y a plus cet aveuglement sur ce qu'on croit être — nos émotions, nos sens, notre mental... On s'aperçoit qu'on n'est pas tout ça. On continue de vivre avec tout ça, mais on ne l'est pas. Notre véritable nature n'est pas cela. Notre véritable nature c'est quelque chose d'inexprimable... Découvrez, et vous verrez...

Amour, méditation, présence : même ça, n'est-ce pas quelque chose qui nous saisit, plutôt qu'un acte, un choix « personnel » ?

Bien sûr. C'est justement ça qui est beau dans l'amour : c'est que l'amour ne se pense pas. Tout d'un coup, il te saisit. La magie, c'est qu'il a la capacité de te faire t'oublier, de t'arracher à ta conscience individuelle pour te plonger dans la conscience universelle. C'est pour ça qu'il y a fusion. C'est pour ça que les premiers mois, les premières années, sont toujours exceptionnels. Mais, plus ou moins vite, la conscience individuelle reprend le dessus... et il faut changer de partenaire !

Que penses-tu de l'assise, de la méditation, de toutes les « pratiques spirituelles » proposées par les voies progressives ?

C'est aussi bien que n'importe quoi... Mais il n'y a rien qui fait qu'on sera plus apte à être saisi. Certains, qui ne sont jamais passés par aucune pratique spirituelle, peuvent être saisis par « cette chose ». L'inverse également.

[…]

Donner tout son coeur à la vie telle qu'elle est... Et ce grand coeur qui bat éternellement viendra nous saisir. Là, on ne pourra qu'apprendre, on ne pourra que découvrir chaque instant, à chaque instant. Parce que c'est tellement passionnant que c'est tout le temps là. C'est placé avant toute chose, avant tout ce qu'on croirait être. C'est ce grand livre, ouvert à l'intérieur de soi, qui nous donne la clarté de voir la réalité...

On vit parfois des expériences extraordinaires, dans les « voies progressives », des visions, des clartés, des espaces infinis... des moments si intenses que la conscience « moi je », parfois, s'efface. Quelle est la valeur de ces expériences, selon toi ?

C'est ce qu'on peut appeler des moments d'ouverture. L'intensité y est telle qu'elle prend le dessus. Il y a un dépassement de soi-même.

On est où, là ? Toujours dans la conscience universelle ? Ou dans « autre chose » ?

Je serais tentée de dire que c'est la conscience universelle qui est là, qui est très ouverte... Tu n'es plus là en tant que personne... mais tu n'es pas non plus déconnecté.


 

Nils Kuhn de Chizelle

Dans cette même période[290], un soir de novembre, j'étais allongé dans mon lit et je lisais « Le pouvoir du Moment Présent » d'Eckhart Tolle. Comme beaucoup, j'apprécie cet auteur, qui parle avec beaucoup de talent et de pédagogie du fondement de l'être. À un moment donné, sans que je sache pourquoi ni qu'il y eût de lien direct avec ce que j'étais en train de lire, quelque chose a basculé. Comme une évidence implosant dans le champ de la conscience, et saisissant tout l'être. Mais qui n'avait rien à voir avec le mental, qui était silencieux. J'étais un avec ce que j'avais cherché toute ma vie, depuis que j'avais 17 ans. J'étais cela. Ce que j'avais cherché au-dehors, ce que j'avais cherché dans les monastères, et les maîtres de spiritualité, ce que j'avais cherché dans les livres, ce que j'avais cherché dans l'art, ce que j'avais cherché dans mes prières et dans mes méditations : j'étais cela. J'avais beau savoir que Dieu est l'intime de l'intime, qu'il nous est plus proche que notre veine jugulaire, j'étais finalement resté en périphérie de moi-même, identifié à la veine jugulaire. Je n'avais pas accès au centre. Ce soir-là, c'est comme si tout mon être traversait un plafond de verre et découvrait l'évidence. Passée la stupéfaction, est monté un immense éclat de rire intérieur. Toutes les cellules de mon corps étaient devenues vivantes et vibrantes au point que j'imaginais ne jamais pouvoir m'endormir. J'avais découvert qui je suis. Mon identité avait basculé en un instant dans un infini sans espace ni temps. Au centre de moi-même, il n'y a rien, il y a un fond sans fond. Un vide qui pourtant n'est pas néant, mais plénitude. Et qui est aussi l'espace d'émergence du monde. Ma pensée peut tenter de le balbutier en mots, mais jamais d'en rendre compte, car la pensée fait toujours déjà partie de ce qui dérive, de ce qui émerge — avec l'univers tout entier — de cette ouverture sans limites. Je découvrais la subjectivité absolue, ce « Je » que les traditions nomment « Je suis », ou « Soi », qui est notre identité la plus immédiate et la plus évidente. Et qui est une avec Dieu en tant que Première Personne. Car effectivement, il n'y a qu'un seul « Je ».

J'ai constaté qu'à partir de cet instant, mon histoire personnelle, mon narratif, ont perdu toute leur importance. Et que ma recherche de Dieu, qui jusque-là était mon moteur le plus intime, avait cessé. Je n'avais plus foi en Dieu, cette notion perdant instantanément tout son sens. En revanche, je me découvrais avoir foi à partir de Dieu. Notamment, dans la splendeur lumineuse qui sous-tend le monde même si celle-ci est masquée par de l'obscurité et par l'opacité de nos egos.

S'il m'a fallu cheminer près de 50 ans pour voir cette évidence, c'est parce que je suis un âne laborieux. Et puis sûrement aussi parce que je cherchais un feu d'artifice mystique, alors qu'il ne s'agit de rien de tel, au contraire. Il ne s'agit que de la transparence de l'être. Nous sommes cela, c'est pourquoi cette vision est si immédiate, si facile. Et si difficile de ce fait même.

……..

Introduction : Grandir

Nous pouvons grandir. C'est le thème central de ce livre.

Nous pouvons grandir. Je ne parle pas ici d'un accroissement de nos savoirs, de nos possessions, de nos compétences ou de nos capacités, ni même de développement personnel au sens usuel de ce mot. Mais d'un mouvement vertical, d'un grandir dans l'Être. De ce mouvement qui est le mouvement même de la vie, le mouvement de l'évolution. Il veut se réaliser et nous réaliser dans des expansions créatives toujours plus vastes.

C'est une évidence pour tous les parents qui assistent à l'évolution de leur enfant. Lorsqu'ils disent de lui qu'il grandit, ils font souvent référence à la dimension physique et visible de ce processus. Et ils ressentent bien, même sans avoir étudié de psychologie développementale, qu'avec l'évolution de la structure physique de l'enfant, c'est également sa structure psychique, et mentale, qui se transforme et se déploie dans des espaces et des possibilités de plus en plus larges.

Mais, après avoir été adolescent, vient le moment où culturellement, sociologiquement, l'enfant est considéré adulte. « Il est grand maintenant »: on estime qu'il a fini de grandir, que les structures de ses perceptions et de sa pensée sont dorénavant en place. On s'attendra bien entendu à ce que le contenu de sa conscience puisse changer, au fil de ses expériences et de sa maturation. Mais on n'imaginera guère que la structure de sa conscience elle-même puisse continuer à évoluer. La croissance verticale fait alors place à un développement horizontal qui se joue dans l'espace des relations sociales et affectives, des connaissances culturelles, des capacités professionnelles, du pouvoir et des possessions; et finalement aux saisons de l'existence dont la mort est le terme. « Va, petit d'homme, serre ta chance ... »

 


 


 

Outils de repérages couvrant Expériences mystiques I à V

 

 

 


 


 

Listes chronologiques d’auteurs

Au siècle des Lumières

1708 François de Laval (1623-1708) et l’Ermitage de Québec.

1709 Alexandre Piny (1640-1709)

1711 Machrab (1657-1711)

1715 Fénelon (1651 - 1715)

1715 François La Combe (1640-1715).

1717 Jeanne-Marie Guyon (1648 – 1717

1719 Malaval (1627-1719), l’aveugle de Marseille.

1719 Pierre Poiret (1646 - 1719)

1720 Claude-François Milley (1668 - 1720)

1733 James (1645-1726) et son frère Georges Garden (1649-1733)

1737 Maria-Magdalena Martinengo (1687 – 1737).

1751 Jean-Pierre de Caussade (1675 - 1751).

~1751 L’Abandon à la Providence divine

1769 Gerhard Tersteegen (1697 - 1769).

1775 Paolo [Danei] della Croce (1694-1775)

1782 La Philocalie, une bibliothèque spirituelle Orthodoxe.

1785 Khwaja Mir Dard (1720-1785)

Au Siècle Romantique

1803 Jean-Nicolas Grou (1731 - 1803).

1820 Pierre de Clorivière (1735 - 1820).

1823 Sheikh Al-Arabi ad-Darqawi (-1823)

1827 Dov Baer de Loubavitch (1773 - 1827).

1833 Seraphim de Sarov (1759 - 1833).

~1840 Optino et la paternité spirituelle en Russie

1837 Giacomo Leopardi (1789 - 1837).

1843 Johann Christian Friedrich Hölderlin (1770 - 1843).

1849 Edgar Allan Poe (1809-1849

1852 François Libermann (1802 - 1852)

1855 Gérard de Nerval (1808-1855)

~1870 Récits d’un pèlerin [russe].

1883 Abd-el-Kader (1807-1883)

1892 Charles-Louis Gay (1815-1892)

1897 Thérèse de l’Enfant-Jésus (1873-1897)

Le demi siècle de Fer

1900 Félix Ravaisson (1813-1900)

~1906 Souvenirs d’un moine Orthodoxe (Archimandrite Spiridon).

1908 Lucie Christine (1870 - 1908)

1914… Témoignages de l’extrême (1914-1953)

1917 Léon Bloy (1846-1917)

1918 Marie-Antoinette de Geuser « consummata » (1889-1918)

1922 W. H. Hudson (1841-1922)

1922 Marcel Proust (1871-1922).

1924 Franz Kafka (1883-1924)

1932 Ramakrishna (? - 1932)

1933 Henri Bremond (1875-1933)

1934 Ahmad al-‘Alawî (-1934)

1934 Haïm Nahman Bialiik (1873-1934)

1938 Starets Silouane (1866 - 1938)

303

1938 Ossip Mandelstam (1891 - 1938)

1941 Henri Bergson (1859-1941)

1942 Brandsma (1881-1942)

1942 Edith Stein (1891-1942)

1943 Simone Weil  (1909 - 1943)

1943 Etty Hillesum (1914 - 1943).

1948 Vital Lehodey (1857-1948)

1948 Georges Bernanos (1888-1948)

1950 Joé Bousquet (1897-1950)

1950 Simon Frank ( ?-1950)

1950 Ramana Maharshi (1879 - 1950)

Le demi siècle des sciences

? Lu ‘Kuan Yü (1898- ?)

1953 Baruzi (1881-1953)

1955 Albert Einstein (1879-1955)

1955 Pierre Teilhard de Chardin (1881-1955)

1960 Raïssa Maritain (1883-1960)

1961 Erwin Schrödinger (1887-1961).

1962 Ch’an and Zen teaching by Charles Luk / Lu ‘K’uan Yü (1898 - ?).

1963 Aldous Huxley (1894-1963­).

1963 Ramdas (– 1963)                            

1966 D.T.Suzuki (1870-1966)

1971 Jean Grenier (1898-1971)

1973 Henri Le Saux /Swami Abhishtkatananda (1910-1973)

1975 Carlo Levi (1902-1975)

1975 Patrice de la Tour du Pin (1911-1975)           

1977 Evguénia Guinzbourg (1906-1977)

1979 Jeanne Schmitz-Rouly (1891-1979)

1979 Paul Agaësse (-1979).

1980 Lev Gillet (1893 – 1980)

1982  Varlam Chalamov (1907 - 1982)

1983 Arthur Koestler (1905-1983).

1984 Henri Michaux (1899-1984)

1987 Jean-Baptiste Porion ( ?-1987).

1988 André Neher (1914-1988)

1988 Sayd Bahodine Majrouh (-1988)

1992 Lilian Silburn (1909 – 1992)

1997 George Wald (1906-1997)

1999 Eliane Jeannin-Garreau (1911-1999)

2002 Marie-Dominique Molinié (1918-2002). 

2008 Alexandre I. Soljenitsyne (1918-2008)

Bernadette Roberts (1931-

Yolande Duran-Serrano

Nils Kuhn de Chizelle

 

 


 


 

Choix bibliographiques

Ouvrages généraux choisis dans les notes des tomes II & III consacrés au XVIIe siècle hors œuvres et études de figures mystiques individuelles.

 

Blémur Mère de —, Éloges de plusieurs personnes illustres en piété de l’ordre de St Benoist décédées en ces derniers

     siècles, Paris, 1679, tome I & II.

Bremond Henri —, Histoire littéraire du sentiment religieux en France. [plusieurs éditions, dont chez

     Millon, 2006]

Crouzet D., Les Guerriers de Dieu, 2 tomes, Champ Vallon, 1990.

Guide pour l’histoire des Ordres et Congrégations religieuses, France XVIe–XXe siècles, dir. Daniel-Odon

     Hurel, Brepols.

Healy K. J., Les méthodes de prière du directoire de la réforme de Touraine chez les Carmes, Abbaye de

     Bellefontaine, 2011 [traduction de Methods of prayer in the Directory of the Carmelite reform of

     Touraine, Institutum Carmelitanum, Rome, 1956].

Histoire du christianisme, tome IX, « L’âge de raison… », Desclée, 1997.

Leclercq Dom J., L’amour des lettres et le désir de Dieu, Cerf, 1957 ; Leclercq, Vandenbroucke

     Dom F., Bouyer L., La spiritualité du Moyen Âge, Aubier, 1961.

Morgain, Pierre de Bérulle et les carmélites de France, Cerf, 1995.

Mursell G., English spirituality, 2 vol., Louisville, London, Leiden, 2001.

Nemo P., Histoire des idées politiques…, P.U.F., 2002.

Orcibal Jean —, Études d’Histoire et de Littérature religieuse XVIe-XVIIIe siècles, Klincksieck, Paris,

     1997.

Revues : R.A.M ; XVIIe siècle ; Chroniques de Port-Royal ; Carmel.

Rohou J., Le XVIIe siècle, une révolution de la condition humaine, Seuil, 2002.

Sainte-Beuve, Port-Royal [plusieurs éditions dont Laffont, 2004]

Sellier Philippe —, Port-Royal et la littérature I Pascal , Honoré Champion, 1999.

Souriau, Deux mystiques normands au XVIIe siècle, M. de Renty et Jean de Bernières, Paris, 1913.

Steinmann A.-E., La nuit et la flamme, chemins du Carmel, Paris-Fribourg, 1982 ; J. Smet, I Carmelitani (trad. disponible de l’original anglais), 4 vol., Roma, 1989.


 

Le Dictionnaire de Spiritualité ascétique et mystique

Compte tenu de la valeur d’une entreprise sans égale en d’autres langues et qui demeurera certainement sans reprise, fleuron de la meilleure intellectualité jésuite au siècle passé, nous avons établi une liste en ne retenant que des thèmes (leurs références sont en effet perdues au sein de la table générale du tome 17 qui ne comporte pas moins de 730 colonnes !). Cette liste est un outil de travail permettant de consulter un dictionnaire par ailleurs facile d’accès, car il figure en « usuel » dans la salle de lecture de nombreuses bibliothèques.

 

Le « DS » ne fournit pas seulement une poussière d’études brèves par auteurs. Ses articles thématiques sont remarquables par leur densité et par les informations bibliographiques associées, fils d’Ariane… Parfois leur longueur les rend équivalents à un livre épais (la palme revient aux 450 colonnes de l’article « Contemplation » !). Ces vastes synthèses ont été produites par les meilleurs spécialistes, catholiques ou non, vivants entre 1937 et 1992, époque où les religieux compétents dans le domaine mystique chrétien étaient encore nombreux. Malheureusement un titre bref tel que ceux répertoriés ici ne met pas en valeur son contenu (non répertorié ailleurs !) : la lecture s’impose, elle s’avère généralement très fructueuse. La lecture suivie du DS en 1998 débuta notre travail de recherche avant synthèse.

           

 « Mystique 10.1889+95 Agaësse » indique que l’article « Mystique » commence au tome 10, à la colonne 1889, et comporte 95 colonnes rédigées par Agaësse (un jésuite mystique que nous apprécions) aidé de Sales.

 

Abandon 1.01+48

Abnégation, dépouillement… 1.67+43

Adoration 1.210+12

Allemande spiritualité - 1.314+37

Âme 1.433+36 Reypens

Amitié 1.500+29

Anglaise, écossaise, irlandaise spir — (1.625+34

Arménienne spir - 1.862+14

Ascèse 1.936+74

Aspirations prière d’-1.1017+8

Béghins & béguines 1.1341+11

Benoît et bénédictins 1.371+67

Biographies spir. 1.624+95

Carmes et carmes déchaux  2.156+53                                                              (Brandsma

Chanoines réguliers 2.463+14

Charité 2.507+184

Chartreux 2.705+71

Chine 2.846+22 Wieger

Communautaire vie - 2.1156+28

Communions (s) 2.1188+112

Conformité 2.1441+28

Contemplation 2.1643+450 [!] Arnou      (& Longpré

Coptes 2.2266+12 Guilllaumont

Cor (cœur) 2.2278+29

Démon 3.141+97

Deny, la question dionysienne & dans (des auteurs 3.244+185 [!]

Désintéressement, question du pur (amour 3.550+41

Devotio, dévotion 3.702+93

Dieu connaissance mystique de — (3.883+64

Direction spir. 3.1003+212 [!]

Discernement des esprits 3.1222+69

Divinisation 3.1370+89

Échelle spirituelle 4.62+24

Écriture sainte et vie spir. 4.128+150

Églises 4.370+109

Érémitisme 4.936+46

Espagne 4.1089+114

Esprit-Saint 4.1246+87

Essentiel 4.1346+20 Deblaere

Eucharistie, mystère eucharistique (4.1553+68

Examen de conscience 4.1789+49

Expérience 4.2004+22

Extase 4.2045+134

France 5.785+219 [!] J. Le Brun

Frères mineurs, François d’Assise, (spir.franciscaine 5.1268+133

Claire, clarisses 5.1401+21

Frère prêcheurs 5.1422+103

Gloire de Dieu 6.421+73

Gnose, gnosticisme 6.508+33

Grâce 6.701+62

Homme, homme intérieur 7.617+57

Humanisme, h. et spir. 7.947+86 J. Le       (Brun

Humanité du Christ 7.1033+75

Illumination 7.1330+37

Illuminisme 7.1367+25

Images 7.1401+135

Intérieur, intériorité, introversion (7.1870+48 Dupuy

Italie 7.2141+170 [!]

Jansénisme 8.102+46

Jésuites 8.958+107

Jésus, J. nom de —, J. prière à- 8.1065+85

Judaïsme 8.1487+77

Lectio divina, lecture spir. 9.470+40

Liberté (dont expérience des mystiques) (9.780+58 Agaësse

Lumière 9.1142+41

Méditation 10.906+28

Miséricorde et œuvres de- 10.1313+36

Monachisme 10.1524+93

Mystique 10.1889+95 Agaësse

Paix 12.40+33

Paul 12.487+35

Pauvreté 12.613+84 Dupuy

Quiétisme 12.2756+86

Quiétude 12.2842+8

Pays-Bas 12.705+84

Piété 12.1674+69

Piétisme 12.743+15

Port-Royal 12.1931+21

Portugal, Brésil 12.1952+43

Présence de Dieu 12.2107+29 Dupuy

Prière 12.2196+151 [!]

Cisterciens 13.738+76

Royaume de Dieu 13.1026+71

Russie 13.1140+50

Sagesse 14.72+60

Silence 14.829+30

Simplicité 14.892+39

Théologie 15.463+53

Trinité 15.1288+35

Union à Dieu 16.40+21 Dupuy

Vie (s) 16.584+136

Visions 16.949+53

Vocation 16.1081+86

 


 

Figures remarquables suivant l’ordre chronologique

L’ordre est celui des naissances. L’ensemble des figures ayant connu le XVIIe siècle[291] couvre un siècle et demi environ. Cette identification des principaux membres formant la communauté mystique déborde en effet le siècle de part et d’autre, puisque certains naissent dans la seconde moitié du XVIe siècle et d’autres connaîtront le début du Siècle des Lumières.

Notre approche dissocie le saint du mystique, relativise les notions d’écoles calquées sur l’appartenance à un ordre, tente de compenser — difficilement, par suite d’un manque de sources — le déséquilibre observé entre modèles consacrés et vie menée dans le monde laïc. Les figures d’intérêt mystique représentent un peu plus de la moitié de l’ensemble : soit 33 présences féminines (F),  16 appartenances à l’ordre du Carmel (c), des bénédictin (e) s (b), 9 jésuites (j), 11 capucins (cp), des récollets (r), des membres du Tiers Ordre franciscain (t), 14 laïcs (L).

Des regroupements d’importances inégales sont indiqués en colonne « Gr [oupe] » : 1. Parisiens actifs au début du siècle, 2. autour de François de Sales, 3. autour de Port-Royal, 4. au nord du royaume, 5. Parisiens actifs plus tardivement, 6. École du pur amour, 7. normands ou en relation, 8. quiétistes, 9. étrangers. Toutes les figures ne sont pas regroupées (vie en province, ermites…).  

Apparaissent quelques noms illustres de religieux qui ne sont pas mystiques, tels que Bossuet ou Labadie. L’on peut parfois considérer comme des « contre-exemples », mais ils ne furent pas indifférents aux mystiques. Enfin la présence de quelques étrangers n’appartenant pas à la sphère d’expression française, tel Baker ou Sandaeus (auteur d’un célèbre dictionnaire de termes mystiques), qui écrivaient en latin, s’impose parce que la moitié des éditions du XVIIe siècle étaient faites dans cette langue encore largement lue ; ou bien, tel Angelus Silesius, poète silésien, ou Robert Barclay, mystique quaker, pour souligner le débordement de frontières linguistiques ou des principales dénominations religieuses lorsque l’on s’attache aux seuls mystiques. Dans les cas hors catholicité, nous avons dissocié leur présentation du fil chronologique (reportée en fin de volumes III et IV).

L’ordre chronologique est essentiel si l’on s’interroge sur les rencontres et des influences possibles. Lorsque l’on adopte l’ordre alphabétique, l’accès par nom est évident, mais la liste ne constitue alors qu’un repérage, remplacé ici par les index des volumes II à IV.

 

      NOM (PRÉNOM)

naiss.

 décès

âge

Gr.

App.

1 Anne de Jésus

1545

1621

76

    9

c,F

Anne de Saint-Barthélémy

1549

1626

77

    9

c,F

Brétigny (Jean Quintanadavoine)

1556

1634

78

    1

 

Gallemant (Jacques)

1559

1630

71

    1

 

Beaucousin (Richard)

1561

1610

49

    1

 

Canfield (Benoit de —)

1562

1610

48

    1

cp

Quiroga (Joseph de Jésus Maria)

1562

1628

66

    9

c

Ange de Joyeuse

1563

1608

45

    1

cp

Coton (Pierre)

1564

1626

62

    1

j

10 Isabelle des Anges

1565

1644

79

    9

c,F

Marie de l’Incarnation (Acarie)

1566

1618

52

    1

c,F

François de Sales

1567

1622

55

    2

 

Saint-Samson (Jean de —)

1571

1636

65

 

c

Chantal (Jeanne de —)

1572

1641

69

2

F

Le Gaudier (Antoine)

1572

1622

50

 

j

Marie de Beauvilliers

1574

1657

83

1

b, F

Baker (David-Augustin)

1575

1641

66

4

b

Rubéric (Séverin)

 

Apr.1625

 

 

r

Bérulle (Pierre de —)

1575

1629

  54

1

 

20 Martial d’Étampes

1575

1635

  60

 

cp

Marie de Valence (Teyssonnier)

1576

1648

  72

 

F

Joseph du Tremblay (« Père J. »)

   1577

1638

  61

    1

cp

Gregorio da Napoli

1577

1641

64

 

 

Madeleine de Saint-Joseph (de Fontaines)

1578

1637

59

    1

c,F

Sandaeus (Maximilien)

1578

1656

78

    9

 

Marie de Jésus (de Bréauté)

1579

1652

73

    1

c,F

Marguerite d’Arbouze

1580

1626

46

 

b, F

Cambry (Jeanne de —)

1581

1639

58

4

F

Saint-Cyran (Jean-Ambroise Duvergier de H.)

1581

1643

62

1

 

30 Vincent de Paul

1581

1660

79

    5

 

Camus (Jean-Pierre)

1582

1652

70

    2

 

Constantin de Barbanson

1582

1631

49

4

cp

Jaspart (Hubert)

1582

1655

73

 

 

Bourgoing (François)

1585

1662

77

1

 

Condren (Charles de —)

1588

1641

53

5

 

Jean-Evangéliste de Bois-le-Duc

1588

1635

47

    9

cp

Lallemant (Louis)

1588

1635

47

5

j

Saint-Jure (Jean-Baptiste)

1588

1657

69

6

 

Catherine de Jésus

1589

1623

34

 

c,F

40 Marie des Vallées

1590

1656

66

6

F

Marillac (Louise de —)

1591

1660

  69

 

F

Angélique Arnauld

1591

1661

71

    3

F

Louise de Ballon

1591

1668

77

 

b, F

Agnès (Mère)

1593

1671

78

3

F

Chrysostome de Saint-Lô (Jean)

1594

1646

52

6

t

Chardon (Louis)

1595

1651

56

 

 

Falconi (Jean)

1596

1638

42

    9

 

Rigoleuc (Jean)

1596

1658

62

5

 j

Marie-Madeleine de Jésus (de Bains)

1598

1679

81

    5

c,F

50 Marie de l’Incarn. (du Canada) (Guyart)

1599

1672

73

 

c,F

Granger (Geneviève)

1600

1674

74

6

b, F

Surin (Jean-Joseph)

1600

1665

65

5

j

Eudes (Jean)

1601

1680

79

7

 

Bernières (Jean de —)

1602

1659

57

6

L

Victorin Aubertin

1604

1669

65

 

r

Noulleau (Jean-Baptiste)

1604

1672

68

 

 

Charlotte Le Sergent

1604

1677

73

 

b, F

Cyprien de la Nativité

1605

1680

75

 

c

Cluniac (Pierre)

1606

p1642

 

5

j

60 Armelle (Nicolas)

1606

1671

65

5

F, L

Aumont (Jean —) (« Le vigneron »)

1608

1689

81

6

L

Civoré (Antoine)

1608

1668

60

 

j

Olier (Jean-Jacques)

1608

1657

49

5

 

Amelote (Denis)

1609

1679

70

5

j

Neuvillette (Madeleine de —)

1610

1657

 

    5

F, L

Labadie (Jean de —)

1610

1674

64

 

 

Renty (Gaston de —)

1611

1649

38

7

L

Agnès de Jés.Maria (Bellefonds)

1611

1691

80

    5

c,F

Hardouin de S.Jacques (Eloi)

1612 ?

1661

 

 

cp

70 Antoinette de Jésus

1612

1678

66

 

F

Louys (Epiphane)

1614

1682

 

 

 

Catherine /Mectilde de Bar (Mère du St-Sacrement)

1614

1698

84

7

b, F

Laurent de la Résurrection

1614

1691

77

5

c

Maur de l’Enfant-Jésus

1615

1690

 

 

c

Guilloré (François)

1615

1684

69

 

j

Bourignon (Antoinette)

1616

1680

64

    9

F

Blémur (Jacqueline Bouette de —)

1618

1696

78

    7

b, F

Moine (Claudine)

1618

   p1655

 

    5

F, L

Hamon (Jean)

1618

1687

69

3

L

80 Claude Martin (dom —)

1619

1696

77

7

b

Bertot (Jacques)

1620

1681

61

6

 

Barré (Nicolas)

1621

1686

65

    5

 

Pascal (Blaise)

1623

1662

39

    3

L

Boudon (Henri-Marie)

1624

1702

78

7

 

Scheffler (Angelus Silesius)

1624

1677

53

    9

L

Rancé (Armand-Jean de —)

1626

1700

74

 

 

Boniface Maes

1627

1706

79

    9

 

Bossuet (Jacques-Bénigne)

1627

1704

77

    5

 

Malaval (François)

1627

1719

92

8

 

90 Molinos (Michel de —)

1628

1696

68

8

 

Enguerrand (Archange)

1631

1699

68

6

r

Le Gall de Querdu

1633

1694

61

    7

 

Bon (Marie de l’Incarnation —)

1636

1680

44

8

F

Petrucci (Pierre-Matthieu)

1636

1701

65

    8

 

Piny (Alexandre)

1640

1709

69

    5

 

La Combe (François)

1640

1715

74

8

 

La Colombière (Claude de —)

1641

1682

41

 

 

Hélyot (Claude et Marie)

1644

1682

37

    5

F, L

Poiret (Pierre)

1646

1719

73

    9

L

100 Barclay (Robert)

1648

1690

42

    9

L

Guyon (Jeanne-Marie)

1648

1717

69

6

F, L

Scougal (Henry)

1650

1678

28

    9

 

Fénelon (Franç. de Salignac de —)

1651

1715

64

6

 

Honoré de Sainte Marie (dom —)

1651

1729

78

    5

c

Milley (François-Claude)

1668

1720

52

 

 

Caussade (Jean-Pierre de —)

1675

1751

76

6

j

Dutoit (Jean-Philippe)

1721

1793

72

6

 

Bellinzaga (Isab.)(« d.milan »)

 

1624

 

    9

F, L

César de Bus

 

1607

 

 

 

110 Laurent de Paris

 

1631

 

 

cp

Jean-François de Reims

 

1660

 

 

 cp

Pierre de Poitiers

 

1683

 

 

cp

Bernezay (Maximien de-)

 

Apr.1686

 

 

r

Paul de Lagny

 

1694

 

 

cp

Simon de Bourg-en-Bresse

 

1694

 

 

cp

 


 

Caractères communs aux figures remarquables

On est en premier lieu surpris de la longévité exceptionnelle des membres de la population ainsi assemblée, la moyenne s’établissant autour de soixante-trois ans, longévité étonnante pour l’époque, même au sein d’une classe relativement protégée des effets des guerres et des famines. Une longue vie donne aussi plus de chance à la reconnaissance ultérieure, ce qui introduit un biais statistique notable. Observons quelques données de nature statistique : 

1. La répartition des naissances par tranches de quinze ans (ce qui représente une demi-génération) est la suivante pour les figures dont les dates sont connues :

1540-1554 : 2

1555-1569 : 10

1570-1584 : 19

1585-1599 : 16

1600-1614 : 22

1615-1629 : 17

1630-1644 : 8

1645-1659 : 6

1660-1675 : 2

Une période rapidement ascendante précède 1570. La distribution reste remarquablement uniforme entre 1570 et 1630, soit seize à vingt-deux naissances par tranche de quinze ans. Cette uniformité suggère une identification assez correcte des figures spirituelles nées pendant cette longue durée de soixante ans. Une décroissance rapide des naissances se produit ensuite entre 1630 et 1660 où l’on redescend à la valeur initiale minime de deux naissances pour la dernière tranche ! Elle ne s’explique pas par un manque d’intérêt de notre part pour le siècle suivant, car nous avons recherché en vain des figures mystiques nouvelles jusqu’en 1740 environ, à la suite de notre intérêt premier pour l’époque où vivaient madame Guyon et les membres de son cercle.

2. Le cumul brut des naissances, des morts, et leur différence s’établissent selon la table suivante :

1570 : 12                                                                   12

1585 : 31                                                                   31

1600 : 47                                                                   47

1615 : 69                                                                  3            66

1630 : 86                                                                  17          69

1645 : 94                                                                  36          58

1660 : 100                                                                48          52

1675 : 102                                                                67          35

1690 : 102                                                                81          21

1705 : 102                                                                89          13

Les différences (dernière colonne) constituent une estimation du nombre de figures spirituelles vivant au même moment. Nous avons constaté que la communication devint fréquente entre aînés et cadets à partir de 1600 environ : il fallait attendre la constitution d’une génération aînée de grande valeur.

On observe une distribution de présences simultanées, dont le maximum atteint 69 autour de 1630, ayant des valeurs supérieures à 40 entre 1600 et 1660, la moyenne étant proche de 60. Le maximum est divisé par deux autour de 1675. Cette décroissance confirme l’extinction progressive, en une génération, de la mystique (visible). Elle s’explique par une suspicion générale qui commence vers 1660 : les mystiques n’écrivent plus (condition pour leur repérage ultérieur !) et se cachent. Diverses explications ont été avancées : montée du despotisme et de l’intolérance religieuse, influence de valeurs ascétiques jansénisantes, du rationalisme, etc.

La présence simultanée ne peut assurer des rencontres mystiquement utiles que pour la moitié de ces valeurs, soit la moitié de la durée d’une vie (entre trente et soixante ans d’âge pour les « aînés » ou entre quinze et quarante ans pour les « cadets »). Ceci conduit à une moyenne de 30 spirituels environ en potentiel de coexistence « utile » pour les 60 meilleures années (1600-1660).

Ces mystiques, petite fraction des spirituels, auraient donc a priori peu de chance de se croiser dans une zone d’expression française du XVIIe siècle où l’on estime à près de deux cent mille le nombre de clercs et de religieuses (pour près de vingt millions d’habitants). D’où s’ensuit une grande prudence requise quant aux réseaux d’influences construits à partir d’une si faible fraction. Nous espérons avoir toutefois montré l’existence d’une « force attractive » entre mystiques et surtout l’existence cachée de nombreux intermédiaires qui furent autant de liens facilitant leurs rencontres (les nombreux noms qui apparaissent brièvement dans le corps de notre étude ne sont pas collectés ici).

Cette analyse montre plus profondément que l’essor des vécus mystiques suppose des conditions particulières rarement réalisées. Elle s’est produite dans une fenêtre temporelle étroite — entre 1600 et 1660 — dont il demeure des traces (faibles comparées à l’abondance du « bruit » qui tend à les recouvrir, causé par le fonctionnement des appareils religieux et civils). Puis l’éclatement des références religieuses et la disparition d’un langage commun entraînent la dispersion des expressions du vécu mystique, ce qui rend le paysage ultérieur à 1700 apparemment vide : la mystique sobre, qui ne se manifeste pas par une théâtralité (visions, apparitions, pèlerinages, etc.), n’émet qu’un faible signal noyé par la rumeur du marché des croyances et des pouvoirs.


 


 

Index général des figures, Tomes I à V.

 

µ à refaire … pour ce tome 5  !

Agnès de Jésus Maria de Bellefonds (1611-1691). 202

Antoinette de Jésus (1612-1678) 62

Archange Enguerrand (1631-1699) 292

Bénédictines de la Réforme de Montmartre. 331

Benoît de Canfield (1562-1610), capucin anglais. 227

Billets de Noël franciscain 307

Blémur (Jacqueline Bouette de —) (1618-1696) 115

Capucins, Tiers ordre régulier, Récollets. 223

Catherine /Mectilde de Bar (1614-1698), bénédictines du Saint-Sacrement. 108

Catherine de Jésus (1589-1623). 197

Cercle de madame Acarie. 159

Charlotte Le Sergent (1604-1677). 105

Congrégations de Saint-Vanne et de Saint-Maur. 69

Constantin de Barbanson (1582-1631), capucin rhénan. 259

Dom Baker (1575-1641) 71

Dom Claude Martin (1619-1696). 76

Dominique de Saint-Albert 136

Écrivains spirituels ayant connu le XVIIe siècle 31

Epiphane Louys (1614-1682), prémontré. 63

Ermites. 43

Figures mystiques d’intérêt majeur pour leurs écrits du XVIIe siècle. 341

Figures mystiques présentées dans ce volume. 340

Figures par ordre chronologique des naissances. 34

Franciscains récollets. 283

Geneviève Granger (1600-1674). 102

Grégoire Lopez (1542-1596), ermite mystique au Mexique. 44

Honoré de Sainte-Marie (1651-1729), historien. 216

Hubert Jaspart (1582 ~1655), prêtre ermite de Mons. 57

Influences de 1381 à 1594. 15

Isabelle des Anges (1565-1644), espagnole ou française ? 180

Jean de Lessot. 67

Jean de Quintanadueñas de Brétigny (1556-1634) et ses voyages. 153

Jean de Saint-Samson (1571-1636) 119

Jean-Chrysostome de Saint-Lô (1594-1646), du Tiers-ordre régulier. 309

Jean-François de Reims (-1660). 279

Jeanne de Cambry (1581-1639), ermite à Tournai. 50

Joseph de Jésus Maria [Quiroga] (1562-1628). 148

Laurent de la Résurrection (1614-1691), frère convers. 209

Louise de Ballon (1591-1668) 100

Madame Acarie, (première) Marie de l’Incarnation : vécu mystique. 161

Madeleine de Saint-Joseph (1578-1637), une vie cachée. 187

Marguerite Acarie 198

Marguerite d’Arbouze (1580-1626) 98

Marguerite du Saint-Sacrement de Beaune : de la fausse mystique ! 203

Marie de Beauvilliers (1574-1657). 82

Marie de Jésus de Bréauté (1579-1652). 199

Martial d’Étampes (1575-1635). 272

Martial d’Étampes et Jean-François de Reims. 272

Maur de l’Enfant-Jésus (1617/8 -1690). 138

Maximien de Bernezay 295

Ordre bénédictin. 69

Port-Royal et la mère Angélique (1591-1661) 116

Réforme à Montmartre. 80

Règle commentée par Denys le chartreux et Vincent Mussart 303

Réseaux franciscains. 334

Séverin Rubéric (– après 1625) 283

Spirituels ayant connu le XVIIe siècle (par ordre chronologique). 328

Tertiaires réguliers et Laïcs. 301

Textes des siècles précédents. 24

Tradition chartreuse. 22

Victorin Aubertin (1604-1669) 287

Vie canoniale. 61

Voyage des carmélites d’Espagne. 177


 


 

 



[1] Celle mise en valeur par un Syméon « le Nouveau Théologien » ou dans la Théologie mystique d’Hugues de Balma. Elle diffère d’une théologie aristotélicienne régnant depuis la fin du Moyen Âge.

[2] Nous ne retenons aucun de ceux qui se présentent sur la grand’place du marché spirituel d’aujourd’hui en proposant quelque  'nouvel enseignement'.

[3] Choix très personnel établi par rencontres et lectures ; donc à compléter par le lecteur.

 

[4] Pas seulement par le changement de siècle mais par un crépuscule des mystiques pour qui ne distingue pas mystique de la religion (catholique) – tel est le titre trop largement repris d’une célèbre étude sur le quiétisme.

[5] Nos tomes IV et V constituent deux ouvrages autonomes. La césure reste justifiée car adaptée à une rupture historique dans l’appréciation assez largement manifestée des domaines dits mystiques. Alors que les miracles, visions, révélations et pèlerinages occupent dans le monde catholique une place trop visible rendue vacante par la  condamnation du quiétisme (bref Cum alias, 1699), nous omettons ces manifestations. L’apport de sciences humaines émergentes à partir du XVIIIe siècle ne peut par contre être négligé (nous apprécions vivement : Henri F. Ellenberger : The discovery of the unconscious. The history and evolution of dynamic psychiatry, 1970. Il existe une  traduction, 2001, de cet ouvrage vaste et ouvert positivement à toutes les écoles dont celle fondée par Freud).

[6] Pour cette entrée nous reprenons bien largement : Thierry Barbeau, o.s.b., « Un disciple méconnu de Jean de Bernières ; le bienheureux François de Laval… », dense contribution parue dans Rencontres autour de Jean de Bernières, 2013, 133-172.  - François Pallu (1626-1684) sera choisi avec Pierre Lambert de La Motte pour partir dans le Sud-Est asiatique. Henri-Marie Boudon (1624-1702) a été présenté comme « familier de l’Ermitage » au tome IV d’Expériences mystiques.

[7] Bernières (1601-1659) a été largement présenté aux tomes III & IV d’Expériences mystiques,  v.  surtout en IV, « L’école du cœur et monsieur de Bernières ».

[8] [B. de La Tour], Mémoires sur la vie de M. de Laval, premier évêque de Québec, Cologne, Jean-Frédéric Motiens, 1761, 7-8.

[9] [Robert de Saint-Gilles], Les Oeuvres spirituelles de Monsieur de Bernières Louvigny ou conduite assurée pour ceux qui tendent à la perfection, Paris, Claude Cramoisy, 1670 : Seconde partie contenant les « Lettres qui font voir la pratique des Maximes », 217sq.

[10] Ibid., 335-337.

[11] Ibid., 21.

[12] Marie de l’Incarnation (1599-1672), v. Expériences mystiques III, 279-324 & bibliogr. de la note 419 – Dom Claude Martin (1619-1696), v. Expériences mystiques II, 75-78 & Dom Claude Martin, Les voies de la prière contemplative, textes réunis par dom Barbeau, 2005.

[13] Lettre du 17 septembre 1660 à son fils, Marie de l'Incarnation, Correspondance, 1985, 632.

[14] Lettre du 6 novembre 1677 de François de Laval à Henri-Marie Boudon, [B. de La Tour], Mémoires…,  207.

[15] [B. de La Tour], Mémoires…, 35-36. – Ensuite nous résumons et citons Thierry Barbeau, o.s.b.,  « Un disciple méconnu de Jean de Bernières…» in Rencontres…,  op.cit., 162sq.

[16] Voir Ferdinand Cavallera, « Aux origines de la société des Missions étrangères. L'Aa de Paris », Bulletin de littérature ecclésiastique, 1933, 215.

[17] [B. de La Tour], Mémoires…, op. cit., 25-28.

[18] Lettre de l'automne 1689 de François de Laval à l'abbé Milon, prêtre du Séminaire des Missions Étrangères de Paris, Ibid., 452.

[19] DS 12.1779/85 (art. « Piny  Alexandre » ; nos citations).

[20] Alexandre Piny, Etat du Pur Amour,  Centre Saint-Jean-de-la-Croix, 1999.  [texte établi par Hervé Benoît sur l’édition de 1682 (1ere éd.  à Lyon en 1676) ; nos citations modernisées].

[21] Une des reprises du récit de Joinville qui, lors des croisades, entendit parler de Râbi’â, la sainte mystique qui vivait à Basra (en Irak ) autour de l’an 800.

[22] Cet extrait daté du 26 juillet 1683 fait partie d’un recueil manuscrit qui comprend les lettres envoyées de juillet 1683 à novembre 1686 à la supérieure (57 lettres), et aux soeurs (123 lettres) d’une Maison d’Annonciades près de Paris. Le Père Piny venait de prêcher une retraite de dix jours aux religieuses. (Vie Spirituelle, Juillet-Août 1927).

[23] Immense bibliographie dont : DS 5.151-170,  art. par L. Cognet ;  Fénelon, Œuvres I & II, Pléiade, Gallimard, 1983 & 1997 [notices par J. Le Brun] ; Correspondance de Fénelon dont J. Orcibal, « I. Fénelon, sa famille et ses débuts », 1972, et « XVIII. Suppléments [dont Lettres spirituelles] » par I. Noye, 2007 ; Nouvel état présent des travaux sur Fénelon, C.R.I.N.36, Amsterdam-Atlanta, 2000, « Bibliographie… (1940-2000) » ; F. Trémolières, Fénelon et le sublime, 2009 .

[24] M. Masson, Fénelon et madame Guyon. Documents nouveaux et inédits, 1907.

[25] Nous reprenons dans ce qui suit l’essentiel de l’étude de Murielle Tronc, « Une relation mystique » parue in  Correspondance I Directions spirituelles, op.cit., 216 sq.

[26] La Marvalière, secrétaire du duc de Beauvillier ?

[27] Les Justifications de Mad. J.M.B. de la Mothe Guion écrites par elle-même […] avec un Examen de la IX. & X. Conférence de Cassien, touchant L’état fixe de l’oraison continuelle, par feu Monsieur De Fénelon Archevêque de Cambrai, « Vincenti », A Cologne, Chez Jean de la Pierre, 1720, tome III, 330-368.

[28] De l’amour de Dieu. Livr.IX. Ch.14. (note de l’édition).

[29] De l’amour de Dieu. Livr.VI. Ch.11. (Ibid.)

[30] Gen. 5. v.22.24. Ch.6 v.8,9. Ch.48. v.15. Ps.15 v.8. IV Rois 20. v.3. etc. (Ibid.)

[31] V. Œuvres I, Pléiade, 1983, op.cit., « Œuvres spirituelles », 553-969 ; Correspondance de Fénelon, Tome XVIII Suppléments et corrections, 2007 ; La Tradition secrète des mystiques ou le Gnostique de Clément d’Alexandrie, Arfuyen, 2006, qui reprend en la corrigeant parfois l’édition de Dudon, 1930 ; pages extraites des Justifications, tome III, sur Cassien, outre la correspondance avec madame Guyon (Madame Guyon, Correspondance I Directions spirituelles).

[32] Correspondance de Fénelon, établie par Jean Orcibal ; puis Jean Orcibal, Jacques Le Brun & Irénée Noye ; Paris, Klincksieck, 1972-1976 ; puis Genève, Droz, 1987-2007. – Cette édition contient les correspondances passives et souvent même entre des tiers.  - L’édition de référence par M. Gosselin, Fénelon, Œuvres complètes, Paris, J. Leroux et Jouby, et Gaume et Cie, 1851-1852 livre les lettres spirituelles regroupées par correspondants, tome huitième, 439-714.

[33] Œuvres spirituelles de feu Monseigneur François de Salignac de la Mothe-Fénelon, Archevêque-Duc de Cambrai, etc., Volume deuxième contenant ses Lettres spirituelles, A Anvers, Chez Henri de la Meule, 1718.

[34] Le modeste sous-titre de Suppléments et corrections donné au dernier tome XVIII de la Correspondance voile son intérêt exceptionnel : en effet il présente en sa deuxième partie de loin la plus importante, 85-223, la séquence chronologique des Lettres spirituelles, en donnant les références de celles qui furent publiées dans les dix-sept tomes précédents à leurs dates attestées ou estimées, ce qui permet une lecture à la fois intérieure et informée, tout en les complétant par de nombreuses lettres ou fragments de lettres, merveilles choisies et publiées par le cercle des disciples en 1718 sans dates ni nom de destinataires qui n’avaient donc pas trouvé leur place dans une édition critique qui respecte la chronologie. Fénelon, dont la plus grande partie des écrits si appréciés au XVIIIe siècle a vieillie, demeure ici vivant par le cœur intemporel de son œuvre.

[35] Œuvres spirituelles de Messire François de Salignac de la Mothe-Fénelon…, Anvers, 1718, t. I  « Divers sentiments chrétiens… » & Fénelon, Œuvres I, 1983, « Œuvres spirituelles », 555-969. - Nous suivons l’ordre et donnons les titres et la pagination  de l’édition critique de 1983 en les faisant suivre de la pagination  de l’édition de 1718.

[36] Sagesse, 16, 20-21.

[37] Tradition du siècle depuis Benoît de Canfield, etc.

[38] Le Banquet, 180b.

[39] Le Banquet, 211a-b

[40] Psaume 72, 26.

[41] Explication des Maximes des Saints (à ne pas confondre avec l’Explication des articles d’Issy, un inédit jusqu’en 1915), v. Fénelon, Œuvres I, 1983, 999-1095 et sa notice, 1530-1549. Par suite de la condamnation papale suite à de fortes pressions ( « Le Roi a écrit au pape en représentant vivement le danger que les propositions contenues dans le livre peuvent faire courir à ses sujets... » ; lors de l'examen à Rome de sa traduction latine « ...à chaque audience Bouillon expose avec vivacité l'impatience royale... »), elle  ne figure pas dans les très nombreuses éditions de Fénelon éditées aux deux siècles suivants (sauf Œuvres de Fénelon , Didot, 1857, t. II, p. 1-39, édition « laïque »  reproduite de celle d’Aimé Martin de 1835). On passe directement des éditions de 1698, dont celle de Poiret, à celle de 1911 par Cherel. Une telle anomalie n’est-elle pas l’une des nombreuses causes de la relative obscurité qui entoura longtemps la querelle quiétiste ?

[42] V. ses lettres dans Madame Guyon, Correspondance II Combats, 2004 ; la “Lettre d’un serviteur de Dieu contenant une brève instruction…”, suivie de “Maximes spirituelles”, dans J. M. Guion,, Opuscules spirituels, Olms, 1978, 445-534 ; Orationis mentalis analysis, “voies de la vérité à la vie ... De l’Oraison Mentale, traduction du latin du Traité du Père La Combe de l’Oraison mentale, par mon Père [Dutoit] ”, ms TP 5140/2, dossier “Lausanne 1”, publié sous le titre Voyes de la Vérité à la vie, 1795 conjointement avec la Guide Spirituelle de Molinos ;  Apologie, Revue Fénelon, t. I, 1910, 69-87 & 139-164 qui met à plat, point par point, les assertions du général des chartreux Dom Le Masson.

[43] DS 9.35-42, art. “Lacombe” par J. Orcibal ; thèse de Bianchi, Fr. La Combe, un barnabita sacrificata, Gênes, 1972.

[44]Il serait intéressant d’étudier les thèmes de rêve, de guérison, de communication en croix et en unité abordés dans les passages suivants de la Vie par elle-même : 2.3.7 (guérison), 2.5.9 (rêve du père en croix), 2.6.8 (droiture), 2.7.11 (rêve de maternité spirituelle), 2.10.1, 2.11.4 (« je voyais jusque dans le fond de son âme »), 2.11.6 (sa voie changée en voie de foi), 2.11.8, 2.12.1, 2.12.8 (« à près de cent lieues je sentais ses dispositions », union en croix), 2.13.3 (rêve), 2.13.4,12 (communication), 2.14.4 (guérison au bord de la mort), 2.15.4 (union en croix), 2.15.8 (incompréhension), 2.20.4 (communication), 2.22.7 (communication en croix), 3.1.2 (union en unité), 3.8.3 (communication de prison).

[45] Repris sur le ms. TP 5140/2, op.cit.

[46] Vie écrite par elle-même dont nous reprenons cette citation et celles qui suivent.

 

Au XVIIe siècle, éditions originales du Moyen court, de la Règle des associés et du Cantique. (Madame Guyon sera interrogée sur le Moyen court et sur le Cantique tandis que Bossuet exploitera une Vie manuscrite).

Au début du XVIIIe siècle, éditions en 39 volumes (dont 20 pour les seules Explications des deux Testaments) : Pierre Poiret et ses proches sauvent l’œuvre. Elle est rééditée fidèlement à la fin du même siècle par le pasteur suisse Dutoit en 40 volumes (s’ajoute un dernier volume comportant la « correspondance secrète » avec Fénelon, authentifiée en 1907).

Les Opuscules spirituels,  avec une Introduction par J. Orcibal,  G. Olms, 1978.

Madame Guyon : la passion de croire, choix par M.-L. Gondal, Grenoble, 1990.

Torrents et Commentaire au Cantique, éd. par C. Morali, Grenoble, 1992.

Le Moyen court et autres récits, une simplicité subversive,  par M.-L. Gondal, Grenoble, 1995.

La Vie par elle-même et autres écrits biographiques, par D. Tronc, Honoré Champion, 2001. (1. Jeunesse, 2. Voyages, 3. Paris, 4. Les prisons, 5. Compléments biographiques).

Correspondances : I Directions spirituelles, II Combats, III Thèmes mystiques, par D. Tronc, Honoré Champion, 2003, 2004, 2005 [I et II : le « dossier » de l’animatrice du cercle quiétiste,  III : lettres de direction, écrits de jeunesse, table de ~1500 lettres et pièces].

 Œuvres mystiques, éd. par D. Tronc, Honoré Champion, coll. « Sources Classiques », 2008, [Présentation générale, Moyen court, Torrents, Petit Abrégé, choix d’Explications de l’Ecriture sainte, de Lettres, de Discours spirituels, extraits de poèmes].

Les années d’épreuves de madame Guyon, Emprisonnements et interrogatoires sous le Roi Très Chrétien, documents biographiques rassemblés et présentés chronologiquement par D. Tronc, Honoré Champion, 2009.

 

[48] Il s’agit du premier tome, premier discours : 1.01.

[49] Des Noms Divins, chap. 4.

[50] 3.11 : onzième discours publié au tome cinquième des Lettres, éd. 1768, notre troisième source après les deux tomes des Discours chrétiens et spirituels.

[51] Vol. 1, Ct 32, p. 49 : Bonheur de l'anéantissement. Sur l’air de : Songes agréables.

[52] Vol. 3, Ct 141, p. 206 : Heureuse perte en Dieu. Sur l’air de : La bergère Célimène.

[53] Monsieur de Malaval et ce bon religieux dirent à Monsieur de Marseille [évêque] ce qu'ils pensèrent de moi, de sorte qu'il témoigna beaucoup de déplaisir de l'insulte qu'on m'avait faite. Je fus obligée de l'aller voir ; il me reçut avec une extrême bonté, jusqu'à me demander excuse. Il me pria de rester à Marseille, qu'il me protégerait, il me fit même demander où je logeais pour me venir voir.  Madame Guyon, Vie, 2.23.3.

[54] DS 10.155.

[55] DS 10.158.

[56] M. Chevallier, Pierre Poiret, Bibliotheca Dissidentium, tome V, Koerner, Baden, 1985.

[57] Emile G. Léonard, Histoire générale du Protestantisme, t. III, 77.

[58] M. Chevallier, Pierre Poiret 1646-1719, Du protestantisme à la mystique, Labor et Fides, 1994, [P.P.] , p. 77.

[59] Chronique biographique du XVIIIe siècle citée par M. Chevallier, p. 74.

[60] Récit, 1719, [P.P.], p.111. Il reprend ainsi l’expression Paulinienne préférée de Madame Guyon.

[61] Lettre, 1717, [P.P.], p.79.

[62] Feuillet manuscrit, [P.P.], 88.

[63] Lettre, 1717, [P.P.], 110.

[64] [P.P.], 86.

[65] [P.P.], 119.

[66] Vie, 2001, “Compléments biographiques, Supplément à la vie”, 1010.

[67] M. Chevallier, Pierre Poiret, Bibliotheca Dissidentium, op.cit..

[68] [P.P.], 76.

[69] Henderson, G. D., Mystics of the North-East, Aberdeen, printed for the Third Spalding Club (serie of nearly vol.), 1934, [Henderson] - La remarquable Introduction (p. 11-73) fait revivre le groupe quiétiste.

[70] Lettre du 10 novembre 1739, citée par M. C., 118.

[71] DS 10.1226/9 ; Père Jean Brémond, Le courant mystique au XVIII°siècle. L’abandon dans les lettres du P. Milley, Paris 1943.

[72] DS 14.940/41, art. “Siry” (M.-P. Burns) ; J. Bremond, “Témoins de la Mystique au XVIIIe s., les écrits de la Mère de Siry”, RAM, t. 24, 1948, 240-68, 338-75 – On possède de cette dernière “une soixantaine” de lettres et divers textes dont des Maximes réparties selon les trois voies, v. Le courant mystique…, op.cit., liste & sources, 150 & 152. – “D'une noble famille bourguignonne, éduquée et admise à la profession religieuse par les visitandines de Bourbon-Lancy, envoyée en Provence, dans la petite ville d'Apt, elle y est choisie, malgré sa jeunesse, comme supérieure. La réputation de ses vertus et de son mérite qui s'est étendue par delà les murs de son monastère provençal, la fait élire comme supérieure par la communauté de Mamers, puis par celle de Caen [la ville illustrée auparavant par  Bernières et son Ermitage]. De Normandie elle revient à Bourbon-Lancy. Elle y gouverne son monastère d'origine, elle y meurt en 1745 [en 1738 selon Burns].” (RAM, 245). “Autrefois je convertissais tout en moi, parce que je recevais tout propriétairement ; maintenant que Dieu s'est emparé de sa pauvre créature, qu'Il a absorbé son néant, Il a tout changé en Lui-même. Mes pensées, mes vues, mes sentiments ne sont plus une suite de réflexions ou considérations, mais impression, une plénitude de Dieu dans laquelle je me trouve comme dans mon centre : si l'on me demande comment cela se fait, de quelle manière je goûte, j'entends, je respire mon Dieu, je dirai que c'est Lui qui le fait et sans l'industrie humaine.” (RAM, 259).

[73] « Au XVIIIe siècle, il y eut en Espagne cinq éditions ou rééditions de Saint Jean de la Croix, sept en Italie, une en Allemagne, aucune en France” (RAM, 245) – le royaume est marqué par l’anti-quiétisme et l’ascétisme janséniste. « Par quelle raison pourrait-on prouver qu'une continuelle tendance vers Dieu puisse être suspecte et qu'elle doive être interrompue par l'attention qu'en toute autre disposition, nous sommes obligés d'avoir sur nos actions ? Cette adhérence qui nous rend un même esprit avec Dieu ne nous tient-elle pas lieu de toute autre attention, qui ne pourrait nous fournir ou suggérer tout au plus que des moyens de chercher Dieu dont on jouit actuellement dans lequel et par lequel on fait beaucoup plus efficacement et parfaitement tout ce qu'Il nous commande et demande de nous que par nos propres forces et industries. » (Mère de Siry, RAM,  252).

[74] J. Orcibal, Etudes…, 528-529.

[75] Voir G.D. Henderson, Mystics of the North-East, op. cit., “Introduction”, p. 11-73.  – Nous avons consulté : [J. Garden], Comparative Theology or the true and solid grounds of pure and peaceable theology ... now translated from the printed latin copy, with some few enlargement by the author, 1700.

[76] J. Orcibal, Etudes…, 224.

[77] [Henderson], 34.

[78] [Henderson], « Correspondance between James Cunningham of Bairns and Dr. Georges Garden”, 211. –  notre traduction.

[79] Dominique Salin, L’Abandon…, op.cit., Introduction, 15. – Il fallait durant ces deux derniers siècles se protéger contre troute suspicion de quiétisme.

[80] Ibid., Introduction, 17-18 : demeure « seule une série de trente-deux lettres … aux antipodes du lyrisme du traité. »

[81] H. Ramière, L’abandon à la Providence divine, ouvrage posthume du P. J.-P. de Caussade de la Compagnie de Jésus, approbation 1867, permis d’imprimer 1879.

[82] M. Olphe-Galliard, La théologie mystique en France au XVIIIe siècle, Le Père de Caussade, Paris, Beauchesne, 1984 ; le même édita de Caussade chez Desclée de Brouwer, coll. “Christus” : Lettres spirituelles (2 vol., 1964), L’Abandon à la Providence divine (1966, 1987), Traité sur l’oraison du coeur et Instructions spirituelles (1979).

[83] Olphe-Galliard, Traité… (1979), « Instructions spirituelles… », 361sq. avec des notes le comparant au Moyen Court de Jeanne Guyon, & 31. - Olphe-Galliard, La Théologie…, op.cit., chap. sixième, “Le Père de Caussade et Madame Guyon”, 151-190.

[84] Instructions spirituelles en forme de dialogues sur les divers états d’oraison suivant la doctrine de M. Bossuet… par un P. de la Compagnie de Jésus [J.P. de Caussade], à Perpignan, 1741. – on note l’attribution « fautive » - Fénelon conviendrait - et l’absence du nom de son auteur.

[85] Les opuscules spirituels de Bossuet, Recherche sur la tradition Nancéenne, par Jacques Le Brun, Nancy 1970 (Annales de l’Est publiées par la Faculté des Lettres et des Sciences humaines de l’Université de Nancy, mémoire n° 38).

[86] Jean-Pierre de Caussade, Lettres Spirituelles, II, coll. Christus, 1964. – Ces extraits ne font pas partie des 32 lettres retenues par J. Gagey.

[87]Introduction à L’Abandon à la Providence divine /Autrefois attribué à Jean-Pierre de Caussade, Nouvelle édition établie et présentée par Dominique Salin, s.j., coll. « Christus », 2005, 7-30.

[88] Choix effectués du bas de la p.142 à la p. 151 de l’édition Salin (241 à 250 de l’édition Gagey).

La relecture de ce texte lyrique (nous) suggère l’exposé à risque suivant (épaulé par les précisions données à l’entrée Caussade précédente) :

L’Abandon serait issu d’une composition de madame Guyon dictée à Meaux ou peu après sa sortie de la Visitation en juillet 1695, ce qui s’avérait encore possible compte tenu des liens étroits qui l’unissaient à la communauté visitandine (v. « 493. De la Mère Le Picard et de religieuses… » in  Madame Guyon Corespondance II Combats, 784-785).

La dictée précède alors de quelques mois l’incarcération et disparition que madame Guyon prévoyait. Elle aura bien lieu et sera de longue durée (de fin décembre 1695 à juin 1703).

Il s’agirait alors d’un « testament » jeté à la mer par la mystique qui se savait traquée et promise au silence. En témoignent la liberté du texte, des affirmations tout à fait exceptionnelles, voire une certaine tension perceptible allant au-delà du lyrisme : « vous m’avez dévoilé votre immensité… », « des atomes qui disparaîssent dans cet abîme… », « je vous unirai à Dieu… » (allusion à une transmission mystique), etc.

Sortie de l’enfer, la « dame directrice » ne retrouvera certes pas l’élan lyrique typique de ses écrits de jeunesse (avant les prisons) ou de certains passages que nous citons. Le chapitre IX évoque certains Discours chrétiens et spirituels et des passages des Explications (en particulier ceux que l’on a pu qualifier de ‘millénaristes’).

Enfin une révision très XVIIIe  siècle est évidente. Elle mettra de l’ordre et coulera en beau style le manuscrit transmis entre Visitations .

[89] C.-A. Keller et D. Müller, La spiritualité protestante, Labor et Fides, 1998, 51.

[90] DS 15.262.

[91] DS 15.260/71.

[92] Gerhard Tersteegen, Traités spirituels, introduits, traduits et commentés par Michel Cornuz, Labor et Fides, Genève, 2005, [v. 10, 30, 46, 55, 57, 110, 115 sq., 122, 124, 132], & M. Cornuz, Le protestantisme et la mystique. Entre répulsion et fascination, 2003 [p. 73-100 sur Tersteegen].

[93] DS 15.267.

[94] Nous leur donnons ici une place sans pour autant ouvrir une « section Protestante » auprès de la Catholique et de l’Orthodoxe. Cela eût mal convenu aux « sectes » indépendantes des grandes dénominations. En leur sein desquelles se réfugièrent des mystiques. Fox fut profondément influencé par les écrits de Jacob Böhme ; il fut en liaison avec les Mennonites dont l’esprit s’avère très proche de celui des Quakers.

[95] Henry van Etten, Georges Fox et les Quakers, Seuil, 1966, 131.

[96] Thomas Kelly, La Présence ineffable, Labor et Fides, Genève, 1941, cité par Henry van Etten, Georges Fox et les Quakers, op.cit. – De ce dernier Henry van Etten, Le culte quaker d’après les données de la mystique, 1945 : « Il n’y a pas que l’influence de la parole, il y a l’expérience de la présence et de la lumière que chacun irradie autour de soi. Ceux qui n’ouvrent jamais ou presque jamais la bouche au culte ne sont pas moins indispensables pour créer cette ambiance de recueillement et d’adoration. Nous connaissons par expérience tout ce qu’apporte la seule présence de telle ou telle personne, homme ou femme. Voilà une richesse qu’ignore le culte solitaire et même les cultes liturgiques, car l’action individuelle y est nulle, les assistants n’y étant que des figurants et non des acteurs comme dans le culte quaker ». 

 

 

 

[97] B. Maria Maddalena Martinengo clarissa cappuccina (1687-1737), Gli Scritti, Edizione critica, introduzione e note a cura di Franco Fusar Bassini OFMCap., vo. I & II, Roma, 2006, Istituto storico dei cappuccini. - pages entre parenthèses et entre crochets pages de référées par l’édition.

[98] DS 12.540/560 ; nombreuses études italiennes.

[99]Paolo della Croce, Scritti spirituali 1 Diario spirituale. Lettere a familiari e laici, Citta Nuova Roma, 1974. – L’édition comporte 5 volumes.

[100] Vie et révélations de la soeur de la Nativité (= Jeanne Le Royer, 1731-1798), IV, 147ss. -  Référence, titre et reprise du texte par le Père Max Huot de Longchamp, Prier à l’école des saints, Centre Saint-Jean-de-la-Croix, 2008, 308-309. - Accompagnée de la présentation par Max H. de L. : « Jeanne le Royer, fille de cultivateurs bretons, orpheline très tôt, entre à 19 ans chez les clarisses de Fougères, d'abord comme servante, puis comme soeur converse, avant d'en être chassée par la Révolution. Elle savait lire, mais non écrire, si bien que c'est l'aumônier du couvent qui recueillera les récits de ses visions, prophéties et autres souvenirs spirituels d'une touchante naïveté, le tout occupant quatre volumes publiés après la Révolution, dont le succès fut alors considérable. »

 

[101] DS 6.1059/83 ; L’école de Jésus-Christ, 1885, L’Intérieur de Jésus et de Marie, éd. critique en 1909, etc. ; “Toute étude devra recourir nécessairement aux manuscrits, car la plupart des textes édités ont été remaniés” (Rayez). – éd. récente du Manuel des âmes intérieures, coll. Sources mystiques, Centre Saint-Jean-de-la-Croix, 2012.

[102] L’école…, 98-99 (v. aussi les pages suivantes).

[103] Ibid., 71-72. (avec l’ajout d’une note prudente de l’éditeur : « …Les unions spirituelles dont il parle ici se rencontrent quelquefois dans la vie des saints, mais l’illusion est bien facile et très dangereuse »).

[104] Ibid., 108-109.

[105] Ibid., 215.

[106] Note 2, p. 148 dans : Pierre de Clorivière, Prière et Oraison, « Christus », Desclée de Brouwer, 1961 (Le Moyen court… couvre les pages 149 à 155). Son éditeur, l’érudit A. Rayez, éclaire la fausse attribution  : « Clorivière attribue à Bossuet ce « Moyen court et facile » , comme on le faisait depuis le début du siècle. Les visitandines de Meaux, après la mort de leur illustre évêque [Bossuet], en 1704, avaient laissé circuler ces pages anonymes, trouvées dans leurs archives, et s’accréditer leur appartenance à Bossuet. Cette créance fit fortune. Jean-Pierre Caussade l’entérina avec satisfaction dans ses Instructions Spirituelles ; il reproduisit « mot à mot », écrit-il [nous en doutons], la copie qu’il en trouva à la Visitation de Nancy, p. 402-413. Madame de Bassompierre, « en revenant d’être supérieure à la Visitation de Meaux », l’avait rapportée. Le texte se lit aussi, ajoute-t-il, « à la fin d’un petit livre intitulé Pratique de la présence de Dieu. »

En fait, l’attribution à Bossuet ne se soutient pas, bien qu’on ignore encore l’origine de ce texte. Il répond, en tout cas, à la spiritualité de l’abandon… » [fin citée en texte principal]. – Nous pensons que Madame Guyon, qui fut particulièrement appréciée par les religieuses lors de son séjour forcé dans ce couvent,  en fut l’inspiratrice sinon la rédactrice (elle le dicta peut-être comme elle le faisait peu de temps auparavant en préparant les Justifications).

[107] DS 9.764/80 ; Lettres spirituelles du Vénérable Libermann, 3 tomes, Poussielgue, Paris. Citations : 3ème éd., tome III.

[108] Entretiens sur les mystères du Saint Rosaire par Mgr L.-Charles Gay, Paris-Poitiers, Oudin, 1914

[109] DS 15.576/611 – Thérèse de l’Enfant-Jésus, Œuvres complètes, Cerf, 2001.

 

[110] DS 6.341/2 (A. Derville). Nos extraits : Marie-Paule Vachez & Elisabeth Rimaud, Un itinéraire mystique, De Marie-Antoinette de Geuser à Consummata, Ad Solem, Claude Martingay, Genève, 1974.

[111]Itinéraire spirituel du Carmel, Paris, Parole et Silence, 2003, p.134-135, cité par K.J.Healy; Les méthodes de prière du directoire de la réforme de Touraine chez les carmes, Bellefontaine, 2011, page 240, en note : “24. Le Père Brandsma décrit cet exercice [la prière aspirative, « manière de vivre en présence de Dieu » selon K.J.Healy, p.238 sq.] comme suit : [citation du texte principal].

 

[112] DS 14.1198/1204.

[113] De la Personne, Corps, âme, esprit, Cerf/ Fribourg, 1992 : un essai montrant la difficulté rencontrée pour expliciter l’expérience intérieure et non pas sa théorie – du moins la théorie colle à l’expérience ! D’où l’intérêt de citer.

 

[114] Louvain/ Paris, 1972.

[115] Louvain/ Paris, 1957.

[116] DS 9.546/8 - Dom Vital Lehodey, Le Saint Abandon, Paris, 1919.

[117] http://classiques.uqac.ca/ - Paris, Seuil, Oeuvres de Teilhard de Chardin, no 4, 1957.

[118] Wikipedia.

[119] Quelsues extraits recueillis sur le net par Eric de Reviers, Abbaye de Kergonan.

[120] Jeanne Schmitz- Rouly, Journal spirituel, Centre Saint-Jean-de-la-Croix, 1998. «  Le mérite du travail … revient au Père Verdeyen. »  -- Père Max Huot de Longchamp, Prier à l’école des saints, Centre Saint-Jean-de-la-Croix, 2008, 220-221, un choix et présentation :  « Née à Mons, Jeanne passera la plus grande partie de sa vie à Bruxelles, menant la vie la plus ordinaire de la petite bourgeoisie wallone. Après quelques difficultés dans sa foi lors de l’adolescence, elle pense à la vie religieuse, mais y renonce devant les réticences de sa famille. Mariée en 1919, mère de trois enfants, veuve en 1942, il n’y aurait rien à dire d’elle si cette façade un peu terne ne cachait une vie intérieure totalement inaperçue de son entourage dont témoigne les notes rédigées pour ses directeurs, retrouvées fortuitement en 1995. »

 

 

[121] Actes 2, 4.

[122] Phil. 4, 7.

[123] Jn 16,20.

[124] Son œuvre méconnue mériterait la réédition d’un choix de textes. Voici une bilbliographie des sources : L’âme image de Dieu dans la philosophie de St Augustin, chute et purification, (thèse, 109 pages) ; Introduction à Saint Augustin, Commentaire de la Première épitre de saint Jean, SC 75, Cerf, 1984, 7-102  ; L’anthropologie chrétienne selon saint Augustin, Centre Sèvres (cours 1986, 122 pages ; réédition « Médiasèvres », 2004) ; Introduction, 7-22, et notes à : Saint Augustin, La Trinité, livres viii-xv, Bibl. Augustinienne 1991, vol. 16 ; « Le désir de Dieu », choix de notes manuscrites en supplément à Vie Chrétienne no. 233) ; « La grâce du moment présent », Christus, mai 1997 ; Articles du Dict. de Spir.  : “Ecriture sainte, 4° Saint Augustin”, 4.155/8 – “Fruitio Dei, la fruitio augustinienne”, 5.1547/52 – “Gratuité”, 6.787/800 – “Humanité du Christ, B. La contemplation de l’humanité du Christ, 3. Saint Augustin”, 7.1049/53 – “Liberté, libération, IV Expérience des mystiques”, 9.824/38 – “Mystique, III La vie mystique chrétienne” (en collaboration avec Michel Sales), 10.1939/84.

[125] Sources Chrétiennes 75, Cerf, 1984.

[126] Ce dernier – nous ne pouvons multiplier les entrées - est l’auteur de Un moine, L'ermitage, Ad Solem, 1969. Biographie par A. Ravier, Dom Augustin Guillerand, Un maître spirituel de notre temps, Desclée de Brouwer, 1965.

[127] v. la section consacrée aux deux Hadewijch. - Nous citons des extraits d’allocutions à la communauté de la chartreuse de la Valsainte, Fribourg, parues dans : Un chartreux, Ecoles de silence, Parole et silence, 2001. 

[128] On ne peut trop simplifier une histoire complexe qui voit le Grand Duché de Lithuanie s’étendre jusqu’à la mer noire en recouvrant l’ouest de l’actuelle Ukraine - avant son rattachement à la Pologne à la suite du développement d’une ‘Rus’ initialement primitive (Norman Davies, Vanished Kingdoms, The History of Half-Forgotten Europe, Penguin, 2012, « 5. Litva, A Grand Duchy with Kings (1253-1795) », 229-308.

[129] Philocalie des Pères Neptiques, trad. de Jacques Touraille, DDB & J.-C.Lattès, 1995.

[130] On ne peut détailler ici le cheminement d’une renaissance spirituelle : l’ancienne tradition ascético-mystique russe est renouvelée par Païssi Velitchkovsky (1722-1794). Ce “grand staretz” né en Russie méridionale est moine à l’Athos, puis fonde le monastère de Niametz en Roumanie et traduit du grec en slavon la Philocalie. Cette dernière, augmentée, est publiée en 1793 à Saint-Pétersbourg. Le foyer d’études de Niametz exerce de multiples influences, par exemple sur des ermites forestiers dont les fondateurs du skite d’Optino, lieu de rayonnement décrit infra. (Vladimir Lossky et Nicolas Arseniev, La paternité spirituelle en Russie aux XVIIIe et XIXe siècles, Abbaye de Bellefontaine, 1977, 36 sq. & 95 sq.).

[131] Seraphim de Sarov, Entretien avec Motovilov et Instruction pastorale, Abbaye de Bellefontaine, 1973 ; nous utilisons la trad. Mouraview citée infra ;  sur la figure de Seraphim v. Spidlik, DS 14.632/6.

[132] E. Behr-Sigel, Prière et sainteté dans l’église russe, 1950, Abbaye de Bellefontaine, 1982, 128 ; v. le chapitre VIII sur les starets dont les pages 118-130 sur Seraphim.

[133] Saint Séraphin de Sarov, Sur la lumière du Saint-Esprit, entretien avec Motovilov, traduit du russe par Madame Mouraview, (fascicule sans référence d’éditeur).

 

[134] Vladimir Lossky et Nicolas Arseniev, La paternité spirituelle en Russie aux XVIIIe et XIXe siècles, Abbaye de Bellefontaine, 1977, “Deuxième partie, Les starets d’Optino” par V. Lossky, 140.

[135] La paternité spirituelle…, op.cit., “Deuxième partie, Les starets d’Optino” par V. Lossky, 92-94. - Cette  description ouvre quatre sections d’une séquence de starsi formant une lignée couvrant un siècle (assez pauvre ailleurs) : Moïse, Léonide, Macaire, Ambroise.

[136] Ibid., 114 sq., cit. : 121.

[137] Ibid., 127 sq., cit. : 131.

[138] Ibid., 136.

[139] Ibid., 39.

[140] Ibid., 44.

[141] Ibid., 60.

[142] Ibid., 67.

[143] Higoumène Chariton de Valamo, L'art de la prière, Anthologie de textes spirituels sur la prière du cœur, Présentation par Mgr Kallistos Timothy Ware, Abbaye de Bellefontaine, 1976. Cit. : 189.

 

[144] Récits d’un pèlerin russe, trad. Jean Laloy, Seuil, 1966 [bien présenté ; consulter le bref index qui présente les « grands noms » de la mystique orthodoxe]. Le pèlerin russe, Trois récits inédits, Bellefontaine, 1976. Au total sept récits dont les quatre premiers ont une fraîcheur inégalée : « le salut par l’amour, réalisé dans la prière. ‘il n’y a pas de limite à la miséricorde de Dieu’, et tout le problème est de savoir accueillir cette miséricorde… » (Olivier Clément, introduction aux trois derniers récits).

[145] Pierre Pascal, Avvakum et les débuts du Raskol. La crise religieuse en Russie au XVIIème siècle, Cerf ;

[146] La Vie de l’Archiprêtre Avvakum écrite par lui-même et sa dernière épître au tsar Alexis, trad. Pierre Pascal, Gallimard, 1960 : « La Charité… Supposez un cercle marqué sur la terre … Imaginez-vous que ce cercle est le monde, et que le milieu de ce cercle est Dieu, et que les lignes droites qui du cercle vont vers ce milieu sont les voies, c’est-à-dire les vies des hommes … à proportion qu’ils entrent, ils sont plus près à la fois de Dieu et les uns des autres et, en s’approchant les uns des autres, ils s‘approchent aussi de Dieu.  Imaginez-vous de même la séparation… »

[147] Archimandrite Spiridon, Mes missions en Sibérie, souvenirs d’un Moine Orthodoxe Russe, Introduction et traduction de Pierre Pascal, Cerf, 1950.

[148] Archimandrite Sophrony, Starets Silouane Moine du Mont-Athos 1866 – 1938 Vie-Doctrine-Ecrits, traduit du russe par le hiéromoine Syméon, éditions Présence.

[149] Silouane,  Ecrits spirituels, extraits, « Spiritualité Orientale » n°5, 38.

[150] DS 13.1187, art. « Russie », « Le problème de la connaissance chrétienne » - Oeuvres de S. Frank : La conscience de l’être, 1937 ; God with us, 1941 (trad. citée : Dieu est avec nous, Aubier, 1955).

[151] Elisabeth Behr-Sigel, Lev Gillet, Un moine de l’Eglise d’Orient / Un libre croyant universaliste, évangélique et mystique, Cerf, 1993. Dont on recommande : 290-291, 377…

[152] La prière de Jésus, 1963, etc. Cf. Elisabeth Behr-Sigel, Lev Gillet…, op.cit., “L’oeuvre littéraire…”, 617-623.

[153] Lev Gillet, Communion in the Messiah / Studies in the relationship between Judaism and Christianity, James Clarke, Cambridge, 1942, 2002.

[154] Le Pasteur de nos âmes, Lev Gillet /  Un moine de l’Eglise d’Orient, YMCA-Press / F.X. de Guibert, Paris, 2008, « Interview avec le père Lev Gillet », 297-329.

[155] Edward Robinson, This Time-Bound Lacer Ten Dialogues on Religious Experience, Religious Experience Research Unit, Manchester College, Oxford, 1977.

[156] Sous-titre de la biographie par Élisabeth Behr-Sigel, Lev Gillet, « Un moine de l'Église d'Orient », Cerf, 1993.

[157] Dov Baer de Loubavitch [1773-1827], Tract on Ectasy, intr. et notes par L. Jacobs, 1963 ; tr. fr. : Lettre aux Hassidim sur l’extase, Fayard, 1975 [on regrette certaines simplifications des notes].

[158] Dov Baer… op. cit., « Introduction » par L. Jacobs, 10-11.

[159] Ibid.,20.

[160] Ibid., 21.

[161] Ibid., 101.

[162] Ibid., 102. Importance du spontané.

[163] Ibid., 104-105.

[164] Ibid., 127-128. Intéressant aperçu sur la typologie spirituelle : Tel homme possède…

[165] Ibid., 133-134.

[166] M. Buber, Contes hassidiques ; Adin Steinsaltz, Le maître de prière, six contes de Rabbi Nahman de Braslav, Albin Michel, 1994, (hébreu : 1981).

[167] Jiri Langer, Les Neuf Portes du Ciel, Prague, 1937, trad. du tchèque par Jacqueline et Cécile Rastoin, et Lena Korba-Novotna, Albin Michel, 1997, Avant-propos de Frantizek Langer.

 

[168] p.262 sq. : inspira  Kafka, Le Procès.

[169] Machrab, Diwan : Anecdotes et poèmes soufis par Machrab traduit de l'ouzbek et présenté par Hamid Ismaïlov avec la collaboration de Jean-Pierre Balpe, Paris, Gallimard, 1993. Cit : 16, 126

[170] Machrab fut pendu en 1711 sur l’ordre du roi de Balkh.

[171] Lettres d'un maître soufi/le sheikh al-'Arabî ad-Darqawî /Traduites de l’Arabe par Titus Burckhardt, Arche Milano, 1978.

 

[172] Car celui que ne croit pas à une réalité transcendante, ne peut pas être "éprouvé" ; il se trouve à l'aise dans son rêve terrestre. (note du traducteur).

[173] Abd el-Kader, Écrits spirituels présentés et traduits de l'arabe par Michel Chodkiewicz, Paris, Seuil, 1982. [Extraits du Livre des Haltes]. – sur la direction spirituelle qu’il reçut v. p.25 et n.21bis .

[174] Récit du Dr Marcel Carret qui a soigné le cheikh : « Rencontre avec el cheikh Al-‘Alawî », 15-37, in Martin Lings, Un saint soufi du XXe siècle…», trad. de l’anglais, Seuil, 1990.

[175] Abbréviations utilisées au cours de l’ouvrage de Majrouh donnant les sources (non traduites, en langues originelles) : Majrouh, Rire avec Dieu, aphorismes et contes soufis, texte français de Serge Sautreau, Albin Michel, coll. « Spiritualités vivantes », 1995.

[176]The Gospel of Sri Ramakrishna, 1964, transl. Swami Nikhilananda.

[177] L'évangile de Ramana Maharshi (Maharshi's gospel), Le Courrier du Livre, 1970.

 

[178] Swâmi Râmdâs, Carnet de Pèlerinage, Albin Michel, 1953.

 

[179] Toile filée et tissée à la main.

[180] Henri Le Saux, Souvenirs d’Arunachala, Paris, Epi, 1978. (Vivant témoignage sur le milieu où vivait le Maharshi et sur la vie d’ermite dans la « sainte montagne »).

[181] « C’est uniquement en disant : ‘Il est’ qu’on peut l’atteindre ! » Katha Up. 6, 12, citée par Le Saux, Sagesse hindoue, mystique chrétienne, 217.

[182] Henri Le Saux, Lettres d’un sannyasi chrétien à Joseph Lemarié, Paris, Cerf.

[183] Pour ce disciple réfugié à Hong-Kong du Vénérable « Dharma successor of all five Ch’an sects of China … his sole ambition is « to present as many Chinese Buddhist texts as possible so that Buddhism can be preserved at least in the West, should it be fated to disappear in the East as it seems to be ». – on sait que la situation s’est améliorée depuis l’édition de ses traductions-adaptations, dont il se dégage une profonde paix, en particulier lisant le troisième et dernier volume : Chan and Zen teaching, Translated and Explained by Lu K'uan Yu / Charles Luk, London, Rider, 1960-1962.

 

[184] D.T.Suzuki, The field of Zen, 1969 ; traduction : Derniers écrits au bord du vide, Traduits et présentés par Philippe Moulinet, Albin Michel, 2010, « I. Souvenirs de jeunesse ».

[185] Kanazawa est la capitale de la préfecture d'Ishikawa, au milieu de la côte ouest. La ville fut trois siècles durant sous la juridiction du clan féodal des Maeda, à la cour duquel les ancêtres du Dr Suzuki exercèrent comme médecins. (NDE).

[186] Le Recueil de la falaise verte, corpus de koans de maîtres du chan chinois compilé au XII' siècle (dynastie Song), est un des manuels majeurs du zen. Traduit par M. et M. Shibata, Albin Michel, 2000.

[187] Le roshi est le maître d'un monastère zen. Il reçoit les disciples pour le sanzen, c'est-à-dire des entretiens personnels, et supervise leur méditation en zazen. Roshi Imagita Kosen était le prédécesseur de roshi Soen Shaku à Engakuji, dans la province de Kamakura, où il est enterré. Le Dr Suzuki lui a consacré une biographie (non traduite).

[188] Orategama, « Moi, bouilloire à portée de main », est un recueil de lettres de Hakuin Zenji (1685-1769) à ses disciples. Traduction française : Orategama, t. I : Moi, bouilloire à portée de main, L'Originel, 1991.

[189] Tokyo et Kamakura sont distantes de cinquante kilomètres.

[190] Daruma est le nom japonais de Bodhidharma (Tamo pour les Chinois), premier patriarche du zen qui arriva en Chine depuis l'Inde en l'an 520.

[191] Un koan est un mot ou une phrase qui ne peuvent pas être résolus par l'intellect. Il est délivré par un roshi à son disciple pour l'aider à apercevoir la réalité, laquelle est hors de portée de la pensée dualiste.

[192] Ces dernières paroles sont reprises par le Dr Suzuki dans son Manuel de bouddhisme zen (Dervy, 1991).

[193] Le daikon, parfois surnommé « radis chinois », est un gros radis blanc allongé, très populaire au Japon.

[194] Shaku Soen est plus connu en Occident, particulièrement aux États-Unis, sous le nom de Soyen Shaku. Il est l'auteur d'un ouvrage très connu outre-Atlantique, Sermons of a Buddhist Abbot (« Les Sermons d'un abbé bouddhiste », Chicago, 1906). Disciple favori d'Imagita Kosen, il reçut le sceau (inka) de son maître à l'âge de vingt-quatre ans. Il participa en 1893 au Parlement mondial des religions à Chicago avant de voyager à travers l'Europe.

[195] Un des koans les plus connus, qui s'énonce ainsi : « Un disciple demanda à Joshu : "Le chien a-t-il, ou non, la nature de bouddha ?". Joshu répondit : "Mu". »

[196] Kensho : « vision de la nature véritable », étape préliminaire au satori.

[197] Hojo Tokimune est le régent qui fonda en 1282 Engakuji, le monastère zen situé au nord de Kamakura où le Dr Suzuki passa de nombreuses années, résidant dans le bâtiment appelé Shoden-dan.

[198] Le Shariden est un des temples qui composent le monastère d'Engakuji. Unique exemple encore existant de l'architecture Song au Japon, ce petit bâtiment dépouillé a été sévèrement endommagé par le grand tremblement de terre de 1923 ; il a depuis été restauré.

[199] Nishida Kitaro (1870-1945) est le grand philosophe moderne du Japon. Le Dr Suzuki et lui étaient amis intimes depuis leur tendre enfance.

[200] Session de méditation intense qui s'étend sur une semaine.

[201] Ro désigne le mois de décembre, et hatsu (ou hachi) le chiffre 8. Le 8 décembre est la date traditionnelle de l'éveil du Bouddha. Chacun s'efforce, durant cette sesshin qui commence le 1" décembre pour s'achever à l'aube du 8, d'atteindre l'éveil — au point de se priver de sommeil pendant cette semaine.

[202]Claire Marin, Introduction à La philosophie de Pascal, de Ravaisson ; http://fr.wikipedia.org/wiki/F%C3%A9lix_Ravaisson

[203] H Bremond, Histoire Littéraire du Sentiment Religieux en France, huit volumes parus : I L’Humanisme dévôt, II  L’Invasion mystique, III-VI La Conquête mystique : * L’Ecole Française, ** L’Ecole de Port-Royal, *** L’Ecole du Père Lallemant, **** Marie de l’Incarnation. Turba Magna, VII-VIII La Métaphysique des saints : * et **. – Son biographe : E. Goichot, Henri Bremond historien du sentiment religieux, Ophrys, 1982, p. 293 (et v. p. 306).

[204] Henri Brémond (1865-1933), Autour de l'Humanisme, III, IV. –  Repris dans Père Max Huot de Longchamp, Prier à l’école des saints, Centre Saint-Jean-de-la-Croix, 2008, 293-294. - Accompagnée de la présentation par Max H. de L. : « Extraite d'un court essai sur Pascal, cette page recueille les conclusions de Brémond au termes d'années de lecture des mystiques. Loin de tout conformisme théologique, il nous apprend à aborder leurs textes pour eux-mêmes, comme témoignages de l'irruption de Dieu dans les âmes, et non pour leur valeur d'édification, ou de vérification d'un système doctrinal. Le «mystique» en effet, est quelqu'un dont la vie spirituelle est exceptionnellement développée, mais non pas d'une autre nature que celle de tout homme venant en ce monde. » Et sur l’auteur : « Né à Aix-en-Provence oû il passe sa jeunesse, H. Brémond entre à 17 ans dans la Compagnie de Jésus, suivi de deux de ses frères. Esprit indépendant, sans renoncer au sacerdoce, il sort de la Compagnie en 1904 pour se consacrer à ses tâches d'écrivain, entre Paris et le Béarn. Membre éminent de l'Académie française, mêlé à tous les débats religieux et littéraires de son temps, sa plume féconde et d'une rare élégance révèle la plus juste sensibilité surnaturelle. Grand découvreur de textes, il restitue à sa génération chrétienne un patrimoine spirituel qu'elle ignorait, et dont témoigne sa célèbre et monumentale Histoire littéraire du sentiment religieux. »

 

[205] Henri Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion, in Oeuvres, PUF, 1959, 979 sq. - Nous citons largement, en quittant le champ mystique ici ou là, car l’écrivain se prête mal à des extraits courts : pas d’aphorisme chez Bergson !

Nous nous en tenons à son dernier ouvrage. Les deux sources tranche sur les précédents par son objet et par sa conclusion ce qui l’occulte aux yeux de certains intellectuels et ne le fait pas reconnaître au sein de milieux étroitement religieux .

L’évolution personnelle de Bergson et son écrit hiérarchisant les trois couches morale/religion/mystique fait penser à l’évolution et à l’autobiographie d’Al-Ghazali. Le Munqid  (1106/7), ou Erreur et délivrance (titre de la trad. Jabre, Beyrouth, 1969), passe de l’étude du droit à la philosophie religieuse pour aboutir à la découverte et pratique mystique.

Glanez aussi, malgré la défense exprimée par l’auteur, dans  Mélanges,  PUF, 1972.

[206] Les deux sources, « Chapitre III La religion dynamique »,  op.cit., 1155.

[207] Ibid., 1162.

[208] Ibid., 1177-1178.

[209] Ibid., 1189.

[210] Ibid., 1193.

[211] Ibid., 1194.

[212] Simone Weil, Pensées sans ordre concernant l’amour de Dieu, 1962 - Repris dans : Simone Weil, Œuvres, Quarto, Gallimard, 2001, 805, avec en exergue : « Ce monde est la porte fermée. C'est une barrière, et en même temps c'est le passage. Simone Weil, Cahiers [de la première édition sans additions], t. III, p.121. », et accompagné de la note suivante : « Revenue à la poésie au retour de son premier voyage en Italie, Sirnone Weil composa une poignée de poèmes, quelques-uns avant la guerre. Ce poème-ci fut composé à la fin des vendanges, en octobre 1941. Sa forme est insolite mais l'analyse qu'on en peut faire, donne la clé de sa signcation. Cette porte sur laquelle il faut frapper à coups redoublés, c'est le passage au transcendant. L'homme se sent ne pour ne pas mourir, mais ce monde lui est une prison. Ce poème est donc bien une « porte» qui livre l'accès au plus profond de cette pensée. »

[213] § concluant le « Prologue à la connaissance surnaturelle /1942 » in Simone Weil, Œuvres, Quarto, Gallimard, 2001, 807, avec la note suivante de l’éditrice : « Pour Simone Pétrement [son amie], ce texte décrit comment Dieu vient chercher l’âme et ensuite se retire, l’abandonne, afin qu’elle puisse le chercher à son tour et l’aimer librement. »

[214] Cahiers II, 1972, « Cahier VIII », 293.

[215] La connaissance surnaturelle, 1950, « Cahiers d’Amérique », 117.

[216]Simone Weil, Œuvres, op.cit., « Dernières lettres », 14 juillet 1943, 1227-1228.

[217] Le baron de Hügel fut au début de XXe siècle l’auteur d’une étude extensive de la grande mystique Catherine de Gênes, v. son tome II, 343.

[218] E. Schrodinger, L'esprit et la matière, éditeur Bitbol, Seuil, 1990, chap. 5. « Science et religion », 217-218.

[219] [Note de Bitbol, abrégée :]  Chez Kant, la chose en soi ne comprend par elle-même aucune détermina­tion d'espace et de temps, puisque ces dernières sont « inhérentes à leur rap­port à la sensibilité », et constituent la forme du phénomène. Si Schopenhauer crédite Kant de cette découverte, il lui reproche cependant d'avoir conservé un certain lien organique entre chose en soi et phénomène conditionné par les formes a priori spatio-temporelles, en les unissant par une forme directe de relation causale. Dans le système de Schopenhauer, au contraire, étant assimilée à la volonté, « la chose en soi devient quelque chose qui diffère du tout au tout (toto genere) de la représentation et de ses éléments. » Kant lui-même aurait montré le chemin de cette dernière conception « lorsqu'il a représenté la valeur morale indéniable de l'action humaine comme étant sui generis et indépendante des lois du phénomène. » (et donc en particulier des formes a priori spatio-temporelles).

[220] V. par ex. Brian Greene, L’Univers élégant, Laffont, 2000 (The elegant universe, 1999), qui justifie pour un large public une démarche peu intuitive : des dimensions cachées pour retrouver la cohérence d’un univers où tout est énergie vibrante. Une ouverture du modèle ponctuel (les particules) vers une dimension (les « cordes ») se généralisera-t-elle ?

[221] A.Huxley, L’éternité retrouvée (Time must have a stop), Plon.

 

[222] L’éternité retrouvée, op.cit., 276-277.

[223]G.Wald, « Cosmology of Life and Mind », Los Alamos Science Fellows colloquium 1988, Los Alamos Science, n°16 (pages 11, 13, 78, 7, de la revue scientifique  éditée au centre de recherches de Los Alamos dans un but « culturel »).

[224]François Roustang, Comment faire rire un paranoïaque. Odile Jacob, 211.

[225] Très rares poèmes mystiques en comparaison du nombre de poèmes religieux : il faut tenir le filtre très large.

[226] Roger Caillois & Jean-Clarence Lambert, Trésor de la poésie universelle,  Collection Unesco, Gallimard/Unesco, 1958, 44. 

[227] Blancs comme la neige, la « terre » de l’esquimau. – sur l’usage des ossements, seul matériau disponible, v. les huttes semi-souterraines des Tchouktches sibériens, in Jean Malaurie, Hummocks 2, Terre Humaine.

[228] Roger Caillois & Jean-Clarence Lambert, Trésor de la poésie universelle, 509-510. (Recueilli par  K. Rasmussen, Du Groenland au Pacifique, Plon). 

 

[229] An Anthology of Urdu poetry selected, translated, and with an introduction by Ahmed Ali, Columbia University press, 1973. Poems : 33 p.152, 86 p.169, 90 p.170, 100 p.173.

[230] Le thème de la caravane – celui du pèlerinage en ce monde vers Dieu - est repris de Hafez de Chiraz par exemple.

[231] « La brièveté et la trompeuse simplicité des ghazals sont à dépasser : dans le présent quatrain, le cœur est le capital invisible qui sous-tend l’activité du souk. Lui seul en est la base, non pas les biens vendus. La finance reste cachée alors qu’elle sous-tend l’agitation du monde. De même le cœur que nous ignorons… » (commentaire  d’Ahmed Ali, 14-15).

[232] D’une Lyre à cinq cordes, Traductions de Philippe Jaccottet, Gallimard, 1996, 31.

[233] D’une lyre cinq cordes, Traductions de Philippe Jaccottet, Gallimard, 1996, 89.

[234] Haïm-Nahman Bialik, Un voyage lointain, Poèmes traduits de l’Hébreu par Ariane Bendavid, Editions Stavit, 2004, 377.

[235] Ossip Mandelstam, Tristia et autres poèmes, choisis et traduits du russe par François Kérel, Gallimard, 1975, page 303 (Le numéro 352 est celui du poème dans l’édition des Œuvres complètes, t. I, 1967). – Dans le dénuement d’une résidence imposée – Voronèje – les derniers poèmes de cette grande figure russe (avec Akhmatova…) ont été préservés par des amis qui ont accepté le risque de les conserver (v. la Préface).

[236] Ibid., poème 354, p. 305.

[237] Ibid., poème 394, p. 333.

[238] René Daumal, La Grande Beuverie, Gallimard, 1969, 184sq.-fin. – Texte à réduire ! µ

[239] Les Cahiers blancs. Jean Membrino, La Poésie mystique française, Seghers, 1973, 241. – Grand blessé invalide de la première guerre et dès lors « prisonnier vivant » Bousquet fut ami de Simone Weil.

[240] Joë Bousquet, Trois études par Suzanne André, Hubert Juin et Gaston Massat, un choix de textes…,  « Poètes d’aujourd’hui 62 », Seghers, 1958, 1972.

« Il est l'homme immobile. Il est l'homme qui n'a plus de corps, mais qui vit, et qui vit pour l'amour de la vie, et par une singulière passion qui le force d'être. Etendu durant trente années dans cette chambre de Carcassonne, qui s'éveille à la nuit tombante et se maintient jusqu'à l'aube au dessus de la ville endormie, Joe Bousquet devient jusqu'au vertige l'image de notre condition. » (Hubert Juin, 29).

à trier ! µ

[241] Lettre à Carlo Suarès du 3 mai 1936.

[242] Jean Membrino, La Poésie mystique française, Seghers, 1973, 194. (Poèmes inédits. Desclée de Brouwer).

[243] Poète, romancier et dramaturge français, auteur d'une poésie très personnelle, hantée par l'angoisse de l'absence et le sens du mystère.

Né à Montevideo, en Uruguay, issu d'une famille de grande bourgeoisie, orphelin huit mois après sa naissance, il fut élevé par son oncle et sa tante, et partagea sa vie entre la France et l'Amérique du Sud. Il se maria en 1904, et fut père de six enfants. […] (Wikipedia).

 

[244] Marie Noel, L’œuvre poétique, Stock, Paris, 1956,  « Les chansons et les heures », 26.

[245] Psaumes. Editions Gallimard. Jean Membrino, La Poésie mystique française, Seghers, 1973, 265.

 

[246] Ce passage est donné en note par Lilian Silburn comme une « curieuse analyse » d’un état exprimé dans une œuvre sivaïte ancienne (Le Vijñana bhairava, E. de Boccard, 1961, 116-117), au sloka 75 : « Lorsque le sommeil n'est pas encore venu et que (pourtant) le monde extérieur s'est effacé, au moment où cet état devient accessible à la pensée, la Déesse suprême se révèle. » Le sloka est expliqué ainsi par L.S. : « Durant les instants de détente où se confondent les frontières de la veille et du sommeil, la pensée reste lucide mais le monde extérieur s'estompe, les sens ne fonctionnent plus et les fluctuations mentales se trouvent momentanément suspendues […] Ainsi baignant dans l'intimité du Soi, endormi à tout ce qui n'est pas Siva, le yogin s'éveille soudain à la félicité, expérience incommunicable qu'il faut éprouver par soi-même [attaché ici l’appel de note]. » 

 

[247] Jean Membrino, La Poésie mystique française, Seghers, 1973.

[248] Journal spirituel de Lucie Christine (1870-1908), publié hors commerce par Aug.uste Poulain, Beauchesne, Paris, 1910. - Auguste Poulain est l’auteur des Grâces d’oraison, ouvrage descriptif d’états mystiques qui eut un grand succès. – Le témoignage intime s’inscrit dans la normalité propre à l’époque. L’expérience directe est voilée par son revêtement religieux. Faut-il  le conserver ? oui peut-être comme un exemple choisi  parmi cent.

.[249] Jean Membrino, La Poésie mystique française, Seghers, 1973. Citations : pages 113, 114, 116, 118, 118 encore, 119, 120. – Il s’agit d’un témoignage mystique certes – à « décoder » (belles intuitions) car complètement « retravaillé » par l’écrivain. Là encore un (bon) exemple choisi parmi d’autres et qui suffit.

[250] Proust, A la recherche du temps perdu, « Le temps retrouvé », Bouquins, 1987, 696 puis  703. – On pourrait citer d’autres passage où Proust tente de rendre compte de  ce qu’il voulu en vain retrouver en écrivant sa recherche à la fin de sa vie.

 

[251] Il s’agit du sloka n° 60 du Vijnana Bhairava : «  Qu'on fixe le regard sur une région dépourvue d'arbres, de montagnes, de murailles ou d'autres objets. Dans l'état mental d'absorption on devient (un être dont) l'activité fluctuante a disparu  ». Cette traduction est expliquée par Lilian Silburn : «  Cette méditation, qui relève entièrement de la voie de Siva, porte sur l'immensité spatiale, sur les grandes surfaces dénudées et monotones, sans accidents susceptibles d'arrêter l'oeil. La pensée ne pouvant se fixer sur un point défini, puisque tout support lui fait défaut, s'apaise spontanément et la Lumière de la conscience se révèle alors dans son éclat indivis.  » 

[252] Ici commence le témoignage propre au voyageur, extraits par L .S. qui cite : W. H. Hudson, Un flâneur en Patagonie, trad. par V. Llona, Paris, 1929, pp. 217-218 et 224) en le faisant précéder et suivre de deux fragments du commentaire  le concernant. (Vijnana Bhairava, E. de Boccard, 1961, 103-104).

[253] « Un texte oublié du ‘Moine de l’Eglise d’Orient : « Allusion à Kafka, Dans la Cathédrale », [revue orthodoxe] Contacts, 2e trimestre 1993  reprenant un article antérieurement paru dans la revue  La Part du Sable, Le Caire, juin 1954. – Sur  le moine, v. en première partie supra , notre entrée : « 1980 Lev Gillet… ».

[254] M. Brod, Franz Kafka, trad. d'H. Zybelberg, p. 35.             

[255] Méditation, citée par R. Rochefort dans Kafka ou l'irréductible espoir, p. 236.

[256] Dernier agenda (Tunisie, 1948). Jean Membrino, La Poésie mystique française, Seghers, 1973.

[257]Albert Einstein, Comment je vois le monde, p.16 puis pp.25 sq.

[258] Jean Grenier, Les Iles, suivi de Inspirations méditerranéennes, 1947, 62-61 cité par Lilian Silburn comme expérience analogue au « moyen » exprimé par le sloka 76 du Vijnana Bhairava, op.cit : « Le regard doit être fixé sur une portion d'espace qui apparaît tachetée sous le rayonnement du soleil, d'une lampe, etc. (et) c'est là même que resplendit l'essence de son propre Soi. »

L.S. cite le témoignage parallèle  suivant de Julien Green (1900-1998) : « Julien Green a décrit une expérience fugitive suscitée par une cause analogue ; mais, s'arrêtant au seuil de la réalisation du Soi, il n'a fait que projeter son impression du moment - sa tristesse en l'occurence -- sur un plan cosmique : « Il y a eu dans ma vie un moment très court dont je n'ai jamais parlé à personne, mais auquel je pense quelquefois et qui garde encore à mes yeux tout son mystère. Ce devait être en 1932 ou 33, par une très belle fin d'après-midi de mai, dans ma bibliothèque. Le soleil jetait sur le mur du fond de cette pièce des taches lumineuses que j'observais, étendu sur un canapé. A un moment, ces taches qui se déplaçaient très lentement atteignirent le bord d'un cadre. Je ne sais pourquoi j'eus alors, comme dans une sorte de révélation, le sentiment de la tristesse immense de l'univers. Quel sens ces mots pourraient-ils avoir pour celui qui n'aurait pas éprouvé exactement ce que j'avais éprouvé moi-même ? » (Journal, vol. V, p. 123. 8 oct. 1947).

 

 

[259] Carlo Levi, Le Christ s'est arrêté à Eboli, trad. J. Modigliani, Gallimard, Folio, 1997, 254 sq. 

[260] Jean Membrino, La Poésie mystique française, Seghers, 1973.

[261] J. F. Billeter, Leçons sur Tchouang-tseu, p. 86-87. L'intégralité de ce texte dans : Henri Michaux, Face à ce qui se dérobe, Paris, Gallimard, 1975, 109-124.

[262] H. Michaux, Face à ce qui se dérobe, op. cit., p. 117-118.

[263] Notre mémoire retient le bruit des sirènes et avions et notre être a bien bu l’angoisse parentale. Aussi nous avons lu de nombreux «  témoignages extrêmes » qui constituent après tri un rayon à part entière. Il ne s’agit pourtant que d’une infime fraction sur des dizaines de milliers de témoignages justement recueillis.

 

[264] E. Hillesum, Une vie bouleversée…  Seuil, 1995. – Nombreuses rééditions dont l’intégrale des journaux.

[265] Evguenia S. Guinzbourg, Le Vertige, Seuil, 1967,  & Le Ciel de la Kolyma, (= tome 2 du Vertige), Seuil, 1980, d’où provient ce “premier chapitre”.

[266] Une zone : un périmètre strictement gardé entouré d’une enceinte.

[267] Région de camps situés dans le nord-est sibérien et proche du pôle du froid. Mines d’or.

[268] Auteurs de contes en vers pour enfants.

[269] La kolyma est une « île » accessible par bateau ou avion…

[270] Varlam Chalamov, Récits de Kolyma, 1986. Réédité depuis.

[271] Arthur Koestler, La quête de l’absolu, Calmann-Lévy, Paris, 1981 124 sq.

[272] Voici cette démonstration, à l'intention des amateurs. Supposons que P est le plus grand nombre premier; puis supposons un nombre égal à l x 2 x 3 x 4 x … x P. Ce nombre est représenté par le symbole P ! Ajoutons-y 1 : (P ! +1). Ce nombre n'est évidemment pas divisible par P ni par aucun nombre plus petit que P, ceux-ci étant tous contenus dans P ! [note de l’auteur].

 

[273] Eliane Jeannin-Garreau, Ombre parmi les ombres, Chronique d’une Résistance, 1941-1945, Paris, Muller, 1991.

 

[274] A Life by Roger Lipsey. Univ of Michigan Press, 738 pp., rev NYR

[275] Bernadette Roberts, Au centre de soi-même, l’expérience unitive, Les Deux Océans, 1990.

[276] Comme je l'ai écrit par ailleurs, en dépit de sa conscience subjective (non-dualiste) d'unité avec le Père, le Christ parlait toujours de lui comme d'un autre, d'un objet pour lui-même. Il répétait qu'il ne faisait rien par lui-même, parce que son pouvoir lui venait du Père ; c'était le Père qui l'avait envoyé et dont il faisait la volonté. Sans cesse, Christ priait le Père en somme, le Père était un objet de sa conscience.

[277] Bernadette Roberts, Vie Unitive, Aventure dans les Profondeurs Silencieuses de l’Inconnu, Les Deux Océans, 1990 (éd. orig. 1982, Shambala).

 

[278] Il s'agit d'une séance particulière de transmission.

[279] De l'arabe lawadjoh : mise en présence face à face.

[280] Contribution parue dans : Hermès 6, « Le Vide, Expérience spirituelle en Occident et en Orient », imprimé pour les Amis d’Hermès, 1969, 15-62 ; réimpr. : Hermès, Nouvelle série n°2, Ed. des Deux Océans, 1981, 15-62.

[281] Id., p. 959.

[282] VIIe demeure, ch. III, trad., p. 1042

[283] Ve demeure, ch. II, trad., p. 904.

[284]  L. Wieger, Les Pères du système taoïste. Belles Lettres, Cathasia, ch. VII, D.

[285] Id., p. 13, note 5.

[286] Id., p. 109, note 33, T'an King.

[287] Dernières lignes des Noces.

[288] Yolande Duran-Serrano, Laurence Vidal, Le silence guérit, Paris, Almora, 2010. (Pagination des extraits).

[289] Ce qui lui est arrivé peu de temps avant semble avoir été un « cadeau » providentiel…

[290] Nils Kuhn de Chizelle, Le Déploiement Évolutif ou le Livre de l'Émerveillement, non édité.

 

[291] La liste couvre donc le présent volume et les deux suivants à paraître (ce qui implique la consultation de  trois index des noms pour retrouver  toutes ces figures).