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ÉCOLES DU CŒUR AU SIÈCLE DES LUMIÈRES

    Disciples de madame Guyon & Influences

 

 

 

 

Dominique Tronc

 

 

 

 


 

 

 

 

 

 


 

 

 

PRÉSENTATION

 

FILIATIONS DE LA QUIÉTUDE

 

FILIATION FRANÇAISE

FILIATION ÉCOSSAISE

FILIATION HOLLANDAISE

LES FILIATIONS SUISSE ET GERMANIQUE

 

 

INFLUENCES

 

INFLUENCES EN TERRES CATHOLIQUES

INFLUENCES EN TERRES PROTESTANTES

ÉCHOS AU XIXe SIÈCLE

RECONNAISSANCE AU XXe SIÈCLE

 

 

SYNTHÈSE

 

 

 


 

TABLE


 

 

ÉCOLES DU CŒUR AU SIÈCLE DES LUMIÈRES  3

Disciples de madame Guyon & Influences 3

TABLE.. 7

LES ORIGINES. 11

LES FILIATIONS DE LA QUIÉTUDE.. 15

Des Filiations européennes 17

LA FILIATION EN FRANCE.. 21

Familles des ducs de Chevreuse et de Beauvilliers. 21

Isaac Dupuy. 27

Homme de confiance. 28

Deux précieux manuscrits. 31

Relation du différent entre Bossuet et Fénelon. 32

Le marquis de Fénelon (1688-1745). 43

Lettres de direction à un jeune mousquetaire (extraits) 46

La « petite duchesse » de Mortemart  (1665-1740) 59

Une esquisse biographique. 59

L’opinion de Fénelon et d’un proche. 64

Choix de citations extrait des lettres écrites par Fénelon. 65

Trois filiations de « trans » en terres protestantes. 75

La circulation des pèlerins. 75

LA FILIATION ÉCOSSAISE.. 77

Une tradition mystique, une histoire mouvementée. 77

Henry Scougal (1650-1678) 81

Le groupe guyonien. 85

Le Dr. James Keith (-1726) 87

Le Dr. Georges Cheynes. 91

James Garden (1645-1726) et son frère Georges (1649-1733). 93

Le « chevalier » Ramsay (1686-1743) 97

La grande famille des Lords Forbes. 101

James Ogilvie, Lord Deskford (1690-1764). 103

LA FILIATION HOLLANDAISE.. 105

Pierre Poiret (1646-1719) 107

Wolf von Metternich (-1731). 113

Gerhard Tersteegen (1697-1769) 117

LES FILIATIONS SUISSE ET GERMANIQUE.. 119

Une brève visite de madame Guyon à Lausanne. 121

Pétronille d’Echweiler (1682-1740) 123

Jean-François Monod (1674-1752) 125

Frédéric de Fleischbein (1700-1774) 127

[Ajout Chavannes à revoir] 127

Klinckowström (apr.1700?-1774), gentilhomme danois. 165

Jean-Philippe Dutoit-Membrini (1721-1793) 169

Lettres spirituelles. 176

De l’origine, des usages, des abus, des quantités et des mélanges de la raison et de la foi. (Extraits). 178

Inventaire et verbal de la saisie des livres et écrits de monsieur Dutoit. 179

Daniel Pétillet (1758-1841). 183

Charles de Langalerie (1751-1835) et la fin d’une lignée. 185

Le témoignage de Benjamin Constant (1767-1830). 187

LES  INFLUENCES. 193

INFLUENCES EN TERRES CATHOLIQUES. 195

François-Claude Milley (1668-1720), messager de la voie d’abandon. 197

Jean-Pierre de Caussade (1675-1751), et son très guyonien Abandon à la providence divine. 201

Manière courte et facile pour faire oraison en foi 205

INFLUENCES EN TERRES PROTESTANTES. 215

Piétistes. 217

Quakers. Robert Barclay1648-1690). 219

William Law (1686-1761). 225

John Wesley (1703-1792). 227

Karl Philipp Moritz (1756-1793). 233

ÉCHOS AU XIXe SIÈCLE.. 235

Pierre de Clorivière (1735-1820). 237

Maine de Biran (1766-1824). 239

Kierkegaard (1813-1855). 241

Arthur Schopenhauer (-1860). 241

Dora Greenwell (1821-1882). 241

RECONNAISSANCE AU XXe SIÈCLE.. 243

Vital Lehodey (1857-1948). 243

Henri Bremond (1865-1933). 243

Henri Bergson (1895-1941). 244

Jean Baruzi. 245

Louis Cognet 251

Madame Gondal 251

En conclusion de l’école du cœur. 253

Index. 256

 

 


 

LES ORIGINES

Contrairement à l’appellation d’inventeurs malicieux de la fin du XVIIe siècle qui traitaient de ‘nouveaux mystiques’ les membres quiétistes de l’École du Cœur, leur filiation prend racine au sein d’une tradition franciscaine vénérable [1].

Le P. Jean-Chrysostome de Saint-Lô de son Tiers Ordre Régulier anime un courant mystique qui prend place au sein de l’Ermitage fondé par son dirigé monsieur de Bernières au début du siècle en Normandie à Caen[2]. Il s’étendra en Nouvelle-France à Québec[3]. Une autre dirigée d’origine lorraine, Mectilde-Catherine de Bar fonde et anime les bénédictines du Saint-Sacrement qui s’étendront jusqu’en Pologne. Un troisième courant prend place au cœur du Royaume dans puis autour du couvent de Montmartre pour s’élargir en cercles mystiques animés par madame Guyon et Fénelon.

Il s’agit d’un courant intérieur fort et abondant qui donne naissance à un “delta mystique”. Nous le représentons page suivante par un schéma de Réseaux des Amis des Ermitages et filiation spirituelles.  Il conduit à un Cercle de la Quiétude animé par Madame Guyon à Blois sur lequel nous avons des informations écrites et par Fénelon devenu archevêque de Cambrai resté très discret.

Ces Réseaux précèdent les Filiations européennes dont nous allons tenter de restituer la vie intérieure en les regroupant pour la première fois, à partir d’études publiées mettant en valeur certaines figures spirituelles (figures écossaises, Poiret, Dutoit…) et de manuscrits (lettres de Fleischbein à Klinkowström…).

 La page de droite résume pour le Grand Siècle une histoire de liberté qui relie religieux et laïcs dans une tradition commune et propre aux Tiers ordres franciscains. Elle se prolongera en terres catholiques et protestantes au siècle des Lumières.


 

 

Le schéma récapitule ce qui précéda le « Cercle de la Quiétude » animé par Madame Guyon et Fénelon. Il est le pendant de filiations européennes (tableau de la figure suivante). Les réseaux des Amis de deux Ermitages - l’un situé à Caen, l’autre à Québec – ainsi que d’un Cercle de la Quiétude et de bénédictines, présentent des figures fondatrices autour desquelles s’assemblèrent de nombreux spirituels en « Écoles du Cœur ».

Trois branches d’un « delta spirituel » se formèrent à partir de l’Ermitage animé par Jean de Bernières sous la direction de « notre bon père Chrysostome ». En Nouvelle France, animée par Mgr de Laval ; dans le Cercle de la Quiétude créé par Monsieur Bertot pour être repris par Madame Guyon et par Fénelon ; chez les Bénédictines du Saint-Sacrement, ordre contemplatif fondé par Mère Mectilde toujours vivant de nos jours.


 


 

LES FILIATIONS DE LA QUIÉTUDE

Elles couvriront plusieurs pays d’Europe à partir du cercle créé à Paris par monsieur Bertot puis animé par madame Guyon. La “Dame Directrice” reprend l’esprit et des membres du cercle spirituel constitué autour du monastère des bénédictines de Montmartre par leur confesseur et poursuit sa tâche: elle s’inscrit au milieu d’une filiation qui s’étend sur au moins deux siècles.

À la fin du Grand siècle, on connaît bien les événements publics de la ‘querelle’ [4] et l’on possède des témoignages d’épreuves surmontées par l’animatrice du cercle quiétiste [5]

Au Siècle des Lumières, son rayonnement se poursuit à Blois auprès de disciples ‘cis’ - français - et ‘trans’ -  étrangers [6].  Car après sa libération en 1703, et pendant quatorze années qui lui restent à vivre, madame Guyon prépare une renaissance spirituelle.

Ses disciples peupleront l’Europe du XVIIIe siècle après la disparition de Fénelon en 1715 et la sienne en 1717. Le courant mystique semble se tarir dans la première moitié du XIXe siècle, mais son influence demeure dans des milieux culturels variés.

La diversité des filiations de la Quiétude s’explique par le contexte culturel qui voit un affaiblissement des dépendances religieuses. Lorsque la culture religieuse cède place à la culture laïque, se produit un éclatement ou étoilement des expressions de l’expérience mystique. Le vécu mystique, dispersé dans ses expressions, sera alors facilement circonscrit à l’humain, réduction facilitée par l’approfondissement de nos approches psychologiques.

Mais l’essentiel repose sur des mystiques qui assurent de génération en génération le renouveau d’un même élan intérieur.

La page de droite résume pour le Siècle des Lumières l’extension de multiples cercles qui prennent la suite de ceux de madame Guyon à Blois et de Fénelon à  Cambrai.


 

Des Filiations européennes

      Madame Guyon & Fénelon

      1647-1717                  1651-1715

    |                    |                      |                      |

« Cis »                 « Trans »            « Trans »            « Trans »

France                  Écosse                Hollande             Suisse Allemagne

            |                     |                     |                     |

Chevreuse/s        J & G Garden    Poiret               Pé.d’Echweiler

-1712 & -1732      -1699 & -1733   1646-1719       1682-1740

Beauvillier/s        Ramsay             Metternich      Fleischbein

-1714 & -1733      1686-1743          -1731              1700-1774

Dupuy                Forbes 16th        Tersteegen      Klinckow.

- >1737               1689-1761          1697-1769      -1774

Marquis de F.      Deskford                              Dutoit

1688-1746            1690-1764                            1721-1793

Mortemart                                                      Fabr. de Zelle

1665-1750                                                      -1793

                                                                    Pétillet       

                                                                    Langalerie

                                                                      Constant                                                                              -1837

Les disciples « cis » et « trans » sont distribués verticalement suivant leur chronologie, horizontalement selon quatre zones. Les relations croisées sont omises. Pour des couples ou des frères, les dates de décès sont séparées par ‘&’.



 

Le tableau précédent Des Filiations européennes résume un pan rare de l’histoire des spirituels et mystiques en Occident. Leur influence croît avec la distance géographique qui les sépare de leur source historique, le centre du royaume de France.

Elle est en effet réprimée politiquement et religieusement en France et donc n’exerce qu’une influence cachée sur Milley ou sur Caussade ou sur Grou, trois mystiques proches par leur Abandon à la Providence divine. 

Mais les disciples catholiques « cis » se mêlèrent aux visiteurs protestants étrangers, ou influencèrent ceux qui ne pouvaient prendre le risque de venir en France, tel le pasteur Poiret, ainsi que plus tard des rénovateurs religieux anglais, tel Wesley.

Nous commençons par les « cis » qui furent des proches de madame Guyon et de Fénelon en appartenant au cercle quiétiste parisien. Les familles des deux ducs sont présentes au premier tiers du siècle des Lumières par leurs femmes. La « petite duchesse » de Mortemart, confidente aimée de madame Guyon, lui succéda très probablement spirituellement. Dupuy est l’homme de confiance qui instruira le marquis de Fénelon sur l’histoire de la ‘querelle’. Ce dernier, jeune neveu de l’archevêque blessé à la guerre en 1711, fut le « cher boiteux » aimé de madame Guyon.

Ensuite nous aborderons l’Écosse par les frères Garden, héritiers de la mystique épiscopalienne devenus disciples puis par le Chevalier Ramsay qui servit un temps de secrétaire à la « dame directrice ». Plusieurs membres de grandes familles écossaises et disciples étaient présents en juin 1717 à son agonie. Ils poursuivirent une vie intérieure profonde tout en assumant pleinement fonctions et responsabilités.

L’éditeur de l’œuvre guyonienne Pierre Poiret et son groupe exercèrent une influence déterminante sur Metternich et sur le futur théologien Tersteegen. Enfin une cohorte que nous n’avons pas pu ni voulu dissocier, l’une vaudoise de langue française, l’autre germanique, mais pratiquant l’une et l’autre langue, nous acheminera jusqu’au premier tiers du XIXe siècle.

 Nous privilégions le florilège mystique à l’aide d’extraits choisis. Ils seront parfois longs : une lettre entière pourra ainsi témoigner de la forme comme du fond d’une correspondance peut-être encore manuscrite. Nous renvoyons précisément à des études par figure, afin de ne pas alourdir le flux de lecture par une multiplicité d’événements divers appartenant à l’histoire du passé.


 

LA FILIATION EN FRANCE

Familles des ducs de Chevreuse et de Beauvilliers

Les ducs de Beauvilliers (1648-1714) et de Chevreuse (1656-1712) avaient épousé deux filles de Colbert et étaient intimement unis malgré des tempéraments différents. Ils assumèrent des responsabilités importantes au sein du gouvernement de Louis XIV.

La Cour se trouve « dans un extrême étonnement » lorsqu’elle apprend que le jeune duc de Beauvilliers est nommé chef du conseil royal des finances en 1685 avec l’appui de Madame de Maintenon. Gouverneur du duc de Bourgogne puis du duc d’Anjou et du duc de Berry, il aura toujours le soutien de Louis XIV malgré la tempête provoquée par la condamnation du quiétisme et le retournement de Madame de Maintenon. Toujours président en 1697 de ce conseil des finances, il fait partie du Conseil d’en haut. Son influence est considérable :

Pour la plus grande et la plus importante délibération qui, de tout ce long règne, eût été mise sur le tapis. Le Roi, Monseigneur, le Chancelier, le duc de Beauvillier, et Torcy, et il n’y avait lors point d’autre ministres d’État que ces trois derniers, furent les seuls qui délibérèrent sur cette grande affaire [de la succession d’Espagne, en 1700] [7].

Charles-Honoré duc de Chevreuse fut élève des Petites Écoles de Port-Royal (les « Trois discours sur la condition des grands » de Pascal aurait été adressé au jeune duc). Il épouse Jeanne-Marie Colbert. Conseiller particulier de Louis XIV, il terminera après 1704 en « ministre d’État sans en avoir l’apparence ». « Les ministres des Affaires étrangères, de la Guerre, de la Marine et des Finances avaient ordre de ne lui rien cacher[8] ».

On trouve une description très vivante des ducs, amis de Saint-Simon, même si ce dernier ne partageait guère leur attachement à leur inspiratrice. L’amitié se poursuivra jusqu’à leur mort. On appréciera le témoignage porté par un auteur ni dévot ni mystique (encore que son amitié pour M. de la Trappe ne nous paraisse pas étrangère à sa vive perception de la fugacité de toute condition humaine, qui fait la profondeur de son œuvre). Nous trouvons chez lui un témoignage unique sur la qualité intime des disciples du « petit troupeau » sous la houlette de Madame Guyon puis sur l’épreuve subie par les perdants de la « querelle » :

Il [Beauvilliers] n’avait jamais souhaité aucune place [...] Il n’y avait d’attachement que pour le bien qu’il y pouvait faire [...] Il n’avait qu’à attendre la volonté de Dieu, en paix et avec soumission [...] Il m’embrassa avec tendresse, et je m’en allai si pénétré de ces sentiments si chrétiens, si élevés et si rares, que je n’en ai jamais oublié les paroles, tant elles me frappèrent... 2.8 (124).

La foudre s’abat :

On sut que l’abbé de Beaumont, sous-précepteur ; l’abbé de Langeron, lecteur ; Dupuis et l’Échelle, gentilshommes de la manche de Mgr le duc de Bourgogne, étaient chassés sans aucune conservation pécuniaire, et Fénelon, exempt des gardes du corps, cassé, sans autre faute que le malheur d’être frère de M. de Cambrai. [...] (129) En même temps que ces amis de M. de Cambrai furent chassés[9], madame Guyon fut transférée de Vincennes, où était le P. La Combe, à la Bastille, et sur ce qu’on lui mit auprès d’elle deux femmes pour la servir, peut-être pour l’espionner, on crut qu’elle était là pour sa vie. Cet éclat ne laissa pas de porter fortement sur les ducs de Chevreuse et de Beauvilliers, et sur leurs épouses. ...

Mesdames de Chevreuse et de Beauvilliers, accoutumées à voir l’élite des dames se rassembler autour d’elles partout, se trouvèrent tout ce voyage-là [à Marly] et quelques autres ensuite, fort esseulées. Personne ne les approcha dans celui-ci, et si le hasard ou quelque soin, en amenait auprès d’elles, c’était (130) sur des épines, et elles ne cherchaient qu’à se dissiper, ce qui arrivait bientôt après. Cela parut bien nouveau et assez amer aux deux sœurs ; mais semblables à leurs maris en vertus et en bienséances, elles ne coururent après personne, se tinrent tranquilles, virent sans dédain ce flux de la cour [...]Tout cela eut un temps, et peu à peu, on se rapprocha d’eux et d’elles, parce qu’on vit le roi les traiter avec la même distinction...

Pendant ces dégoûts, La Reynie interrogea plusieurs fois madame Guyon et le P.  La Combe. Il se répandit que ce barnabite disait beaucoup, mais que madame Guyon se défendait avec beaucoup d’esprit et de réserve.

Sur les figures de proue au sein du « petit troupeau », l’indifférence très remarquable vis-à-vis des conflits entre familles - Colbert a détruit Fouquet -, la passion à défendre le cercle et ses effets comiques :

...(133) La duchesse de Béthune était la grande âme du petit troupeau, l’amie de tous les temps de madame Guyon, et celle devant qui M. de Cambrai était en respect et en admiration, et tous ses amis en vénération profonde. Le petit troupeau avait donc réuni dans une liaison intime la fille de M. Fouquet et les filles de M. Colbert.

 [le duc de Charost] était intimement de mes amis [...]il me lâcha avec un air de mépris pour M. de la Trappe que c’était mon patriarche devant qui tout autre n’était rien. Ce mot enfin combla la mesure. « Il est vrai (135) répondis-je d’un air animé, que ce l’est, mais vous et moi avons chacun le nôtre, et la différence qu’il y a entre les deux, c’est que le mien n’a jamais été repris de justice. » Il y avait déjà longtemps que M. de Cambrai avait été condamné à Rome. À ce mot voilà Charost qui chancelle (nous étions debout), qui veut répondre, et qui balbutie ; la gorge s’enfle, les yeux lui sortent de la tête, et la langue de la bouche. Mme de Nogaret s’écrie, Mme du Châtelet saute à sa cravate qu’elle lui défait et le col de sa chemise, Mme de Saint-Simon court à un pot d’eau, lui en jette et tâche de l’asseoir et de lui en faire avaler. [...]Quand il fut sorti, les dames me grondèrent, et se mirent toutes trois sur moi ; je ne fis qu’en rire. ...

Il est délicat de maintenir l’amitié au perdant et une position à la Cour :

2.17 Le pape prononça la condamnation. [...](265) Le roi revenant de la messe trouva M. de Beauvilliers dans son cabinet pour le conseil qui allait se tenir. Dès qu’il l’aperçut il fut à lui et lui dit : “Eh bien, Monsieur de Beauvilliers, qu’en direz-vous présentement? Voilà M. de Cambrai condamné dans toutes les formes - Sire, répondit le duc d’un ton respectueux, mais néanmoins élevé, j’ai été ami particulier de M. de Cambrai, et je le serai toujours, mais s’il ne se soumet pas au pape, je n’aurai jamais de commerce avec lui. » Le roi demeura muet, et les spectateurs en admiration d’une générosité si ferme d’une part et d’une déclaration si nette de l’autre, mais dont la soumission ne portait que sur l’Église.

Le portrait de Chevreuse correspond bien à ce que nous pouvons induire de sa large correspondance comme « agent de liaison » avec Madame Guyon. On ne trouve nulle trace de férocité chez Saint-Simon dans le « tombeau » qu’il lui élève et qui éclaire les résultats concrets d’une vie mystique parfois difficile à concilier avec le monde et ses luttes :

M.de Chevreuse, qui était assez grand, bien fait, et d’une (269) figure noble et agréable, n’avait guère de bien. Il en eut d’immenses de la fille aînée et bien-aimée de M. Colbert, qu’il épousa en 1667. [...]Madame de Chevreuse était une brune, très aimable femme, grande et très bien faite, que le roi fit incontinent dame du palais de la reine; elle sut plaire à l’un et à l’autre, être très bien avec les maîtresses, mieux encore avec Madame de Maintenon, souvent, malgré elle, de tous les particuliers du roi, qui s’y trouvait mal à son aise sans elle, et tout cela sans beaucoup d’esprit, avec une franchise et une droiture singulière, et une vertu admirable qui ne se démentit en aucun temps. J’ai parlé ailleurs de l’union de ce mariage... de leur abandon à la fameuse Guyon et à l’archevêque de Cambrai, dont rien ne les put déprendre ; du ministère effectif, mais secret du duc de Chevreuse jusqu’à sa mort [...]surtout sur Mgr le duc de Bourgogne, M. le duc d’Orléans, et M. le prince de Conti [...]de sa dangereuse manière de raisonner, de la droiture de son cœur, et avec quelle effective candeur il se persuadait quelquefois des choses absurdes et les voulait persuader aux autres (270) [...], mais toujours avec cette douceur et cette politesse insinuante qui ne l’abandonna jamais, et qui était si sincèrement éloignée de tout ce qui pouvait sentir domination ni même supériorité en aucun genre. Les raisonnements détournés, l’abondance de vues, une rapide, mais naturelle escalade d’inductions dont il ne reconnaissait pas l’erreur, étaient tout à fait de son génie et de son usage. Il les mettait si nettement en jour et en force avec tant d’adresse, qu’on était perdu si on ne l’arrêtait dès le commencement... C’est ce même goût de raisonnements peu naturels qui le livra avec un abandon qui dura autant que sa vie aux prestiges de la Guyon et aux fleurs de M. de Cambrai : c’est encore ce qui perdit ses affaires et sa santé... […]

Sa déférence pour son père le ruina, par l’établissement de toutes ses sœurs du second lit dont il répondit, et les avantages quoique légers auxquels il consentit pour ses frères aussi du second lit, et qui ne pouvaient rien prétendre sans cette bonté. Il essuya des banqueroutes des marchands de ses bois [...](271) il était presque sans ressource lorsque le gouvernement de Guyenne lui tomba de Dieu [...]Sa santé, il la conduisit de même.

Jamais homme ne posséda son âme en paix comme celui-là. (272) [...] Le désordre de ses affaires, la disgrâce de l’orage du quiétisme qui fut au moment de le renverser, la perte de ses enfants, celle de ce parfait dauphin, nul événement ne put l’émouvoir ni le tirer de ses occupations et de sa situation ordinaire avec un cœur bon et tendre toutefois. Il offrait tout à Dieu, qu’il ne perdait jamais de vue ; et dans cette même vue, il dirigeait sa vie et toute la suite de ses actions. Jusqu’avec ses valets, il était doux, modeste, poli ; en liberté dans un intérieur d’amis et de famille intime, il était gai et d’excellente compagnie, sans rien de contraint pour lui ni pour les autres, dont il aimait l’amusement et le plaisir; mais si particulier par le mépris intime du monde [...] Il ne connaissait pour son usage particulier ni les heures ni les temps, et il lui arrivait souvent là-dessus des aventures qui faisaient notre divertissement [...] (273) Sur les dix heures du matin, on lui annonça un M. Sconin, qui avait été son intendant, qui s’était mis à choses à lui plus utiles, où M.de Chevreuse le protégeait. Il lui fit dire de faire un tour de jardin, et de revenir dans une demi-heure. Il continua ce qu’il faisait et oublia parfaitement son homme. Sur les sept heures du soir, on le lui annonce encore: “Dans un moment,” répondit-il sans s’émouvoir. Un quart d’heure après, il l’appelle et le fait entrer. “Ah! Mon pauvre Sconin, lui dit-il, je vous fais bien des excuses de vous avoir fait perdre votre journée - Point du tout, monseigneur, répond Sconin ; comme j’ai l’honneur de vous connaître, il y a bien des années, j’ai compris ce matin que la demi-heure pourrait être longue, j’ai été à Paris, j’y ai fait, avant et après dîner , quelques affaires que j’avais, et j’en arrive.”[...]

(274) M. de Chevreuse écrivait aisément, agréablement et admirablement bien et laconiquement [...]Il était, non pas aimé, mais adoré dans sa famille et dans son domestique... (275) Il souffrit d’extrêmes douleurs avec une patience et une résignation incroyable [...] et mourut paisible et tranquille dans ses douleurs, et à soi comme en pleine santé, au milieu de sa famille.

Si M.de Chevreuse avait [...] essayé d’alléger ses chaînes [...]d’allonger ses séjours de Dampierre aux dépens des voyages de Marly, pour y vivre à Dieu et à lui-même [...] il avait fallu que le roi lui eût enfin parlé en ami qui le voulait sous sa main, à la suite de ses affaires... Madame de Chevreuse n’était pas plus éblouie des distinctions et des particuliers où le roi la voulait toujours. … (276) La mort du roi rompit ses chaînes ; elle se donna pour morte ; elle s’affranchit de tout devoir du monde [...] Elle dormait extrêmement peu, passait une longue matinée en prières et en bonnes œuvres, rassemblait sa famille aux repas, qui étaient toujours exquis sans être fort grand, toujours surpris des devoirs que le monde ne cessa jamais de lui rendre (277) [...] Jamais femme ne fut si justement adorée des siens, ni si respectée du monde jusqu’à la fin de sa vie...[10].

 

Isaac Dupuy

Isaac du Puy, Dupuy ou Dupuis[11] commença à connaître Madame Guyon dès les années 1687-1688[12].

« Il avait été nommé le 1er septembre 1689 gentilhomme de la manche du duc de Bourgogne, qu’il devait accompagner partout. Il avait été auparavant porte manteau, puis gentilhomme ordinaire du Roi et, selon les Nouvelles ecclésiastiques, il appartenait à une « sainte société de gentilshommes qui demeurent près des carmes déchaussés de Paris et en était un des plus fervents. » [13]

Saint Simon confirme qu’il « était initié de tout temps parmi les plus dévots de la cour, ce qui l’avait fait particulièrement connaître à M. de Beauvillier ; mais, ce qui est rare à un dévot de la Cour, c’est qu’il était fort honnête, fort droit, fort sûr, et, avec peu d’esprit, sensé et à l’esprit juste, fidèle à ses amis, sans intérêt, ayant fort lu et vu, et beaucoup d’usage du monde. » [14]

Homme de confiance

Le bon « Put » est à la fois l’homme de confiance, le gestionnaire de biens lorsque madame Guyon est emprisonnée, le lien et porteur de nouvelles entre Cambrai et Blois, celui qui tient les cahiers de lettres de l’archevêque après les destitutions dont la sienne accompagnant l’exil de ce dernier, la mémoire du groupe des disciples, l’informateur du marquis neveu et premier éditeur des œuvres de Fénelon. Citons des témoignages.

Le premier est une lettre de madame Guyon de 1695, datant d’avant ses longs emprisonnements. Il a l’intérêt au-delà de la présence de Dupuy de nous exposer les soucis d’une vie de fugitive[15] :

Je quitte absolument le lieu où je suis, je trouve un petit lieu à la campagne au bon air, mais il faut l’acheter : on me demande 2000 livres comptants, et j’ai un contrat à une fille qui me sert sur l’Hôtel de Ville au denier quatorze que j’espère qu’on me fera vendre pour faire cette somme ; sinon le bon put, sur mon billet, me les prêtera. Il n’y a que ce moyen de me les faire tenir, car il faut payer d’abord. Ainsi, nul ne saura que je serai dans ce lieu, je n’y verrai âme vivante et il sera ignoré de tous les Enfants. Mais il me faudrait la bonne femme et je ne vois pas que nous la puissions avoir. Si n[otre] cher p[etit] M[aitre] le veut bien, Il nous facilitera le moyen de placer le fils. Je vous envoie le contrat de la petite Marc 1 avec un billet de 600 livres pour put [Dupuy]. Je vous prie qu’il me fasse toucher, le plus tôt qu’il se pourra, 2000 livres pour acheter ce petit lieu qu’on ne veut pas louer. Je vous serai sensiblement obligée. Je croyais vous envoyer le contrat de la petite Marc, mais je me souviens de l’avoir envoyé à M. Dupuy  [Dupuy] dans une cassette avec d’autres papiers, par la voie de la petite duchesse. Si M. Dupuis le cher                                                                                                                                                                             che, il le trouvera, ou bien il faut savoir de la bonne p[etite] d[uchesse] si elle a gardé le coffre. Ce fut M. l’abbé de Charost qui le fit prendre chez M. Thévenier ; ayez la charité de savoir tout cela à Fontainebleau [la Cour], je vous en prie, et qu’on m’envoie au plus tôt un billet pour recevoir les 2000 livres. Voilà un billet de deux mille livres pour M. Dupuis ; s’il a le contrat et qu’il me le mande, il brûlera le billet de deux mille livres et je lui enverrai un de six cents livres.

La « chasse » prendra fin par l’arrestation du 27 décembre 1695[16].

Le second témoignage date de la progression vers l’enfer. Madame Guyon est mise au secret en 1697 dans un « couvent-prison » constitué à cette fin: 

« Le petit « couvent » est un lieu de bonne garde […] Voilà mon espèce de testament ; il faut l’ajouter au codicille que je fis à Meaux. P. [= Put = Dupuy] a tout - c’est un bon enfant -, le t[uteur = Chevreuse] et vous, pouvez ouvrir celui-ci et le recacheter. Je crois être obligée de mettre toutes ces choses pour l’avenir, afin que la vérité soit connue. Il fut écrit à Vin[cennes] ». ( Lettre à la petite duchesse de Mortemart).                                                                                                                                                                                   

Le troisième et dernier témoignage retenu est postérieur aux prisons, après que madame Guyon soit sortie de la Bastille lavée de tous soupçons (on n’a pu tirer un aveu forcé). Il s’agit du dialogue avec Fénelon de 1710, précieux vestige de leur correspondance[17] où les courriers entre Cambrai et Blois étant assurés par le marquis neveu de Fénelon, Ramsay, Dupuy:

[Colonne gauche, Fénelon, question no. 2 : ] Vous avez paru avoir quelque pensée que vous ne vivrez pas longtemps. Cette pensée subsiste-t-elle encore ? En quel état est votre santé ? […]

[Colonne droite, Mme Guyon, réponse : ] Il est vrai que la pensée que je mourrai bientôt m’a restée quelque temps dans l’esprit, mais cela m’a été enlevé tout à coup. Tout est dans l’équilibre pour vivre ou mourir. Je vous ai écrit une lettre qu’il y a du temps que Put [Dupuy] m’a mandé vous avoir envoyée par gens sûrs : vous ne m’en dites rien. C’était l’état de mon âme que je vous exposais, elle commençait benedic me pater3.

[Colonne gauche, Fénelon, question no. 3 : ] La p[etite] D[uchesse] [de Mortemart] ne m’écrit presque plus […] Elle est piquée à l’égard du P. abbé [de Langeron] et de Dupuy qui ont secoué son joug.

[Colonne droite, Mme Guyon, réponse :] […] C’est une crise. J’espère que cela passera … il est plus sûr d’obéir que de commander.

[Colonne gauche, Fénelon, question no. 5 : ] L’abbé de Chanterac, homme savant … d’un très bon conseil … à soixante-douze ans, il voudrait fort nous quitter pour chercher dans notre pays de Gascogne un climat plus doux…

[Colonne droite, Mme Guyon, réponse : ] Peut-il mieux faire que de consacrer le reste de sa vie pour l’Église … Je voudrais qu’il sentît une petite partie de ce que je sens pour l’Église : je ne prie que pour elle et je m’oublie absolument de tout le reste  ; je vois ici un mal horrible[18]. Vous avez pu apprendre de p[ut] [Dupuy] tout ce qui s’y passe : je le lui ai mandé afin que vous en fussiez instruit. S’il veut absolument s’en aller, que faire autre chose que s’abandonner ? Mais arrêtez-le si vous pouvez.

Au-delà de ce rôle de services, Dupuy sait « secouer le joug » et être un consolateur :

29 septembre 1714, Lettre 324 : Nous avons perdu le Bon Duc [de Beauvillier]. J’ai écrit plusieurs lettres de consolation à notre cher père [Fénelon], qui devait s’attendre depuis longtemps à cette perte. Il ne laisse pas d’être fort affligé, vous connaissez son cœur. Je mande au bon Put [Dupuy] de l’aller trouver en cas que ses affaires le puissent permettre parce que je sais que ce serait une grande consolation pour lui.

Mme Guyon « l’aime bien »[19]. Signe de profonde confiance, elle lui a confié l’un des deux exemplaires de son testament.[20]

Deux précieux manuscrits

Un livre de lettres de Madame Guyon couvre la période parisienne grâce auquel nous suivons le combat de la ‘Dame directrice’ lors de  la ‘Querelle’ du quiétisme[21]. En outre Dupuy colligea le livre des lettres de La Pialière. Cet ensemble a permis de reconstituer la moitié de la correspondance guyonienne[22].

Surtout le marquis de Fénelon, le premier éditeur testamentaire des œuvres de son oncle, eut recours à la bonne mémoire de Dupuy pour établir une préface[23]. Dupuy constitua alors une Relation demeurée manuscrite[24].

Nous ne découvrons qu’aujourd’hui son très grand intérêt. Il n’est pas trop tard pour présenter ce texte bien rédigé, préférable à la Préface du marquis qui se devait d’être pleinement irénique. Elle nous éclaire sur certaines causes cachées qui ont envenimé la ‘Querelle’. En voici une transcription (pour l’instant partielle) :

Relation du différent entre Bossuet et Fénelon

Sixième carton. Huit. Relation du différend entre Bossuet et Fénelon par Monsieur Dupuy. / Manuscrit 2046. /Relation du différend entre Monsieur l’Archevêque de Cambray et Monsieur l’Évêque de Meaux qui donna lieu à la disgrâce de Monsieur de Cambray.

(1) Vous me demandez, Monsieur, un récit fidèle de ce qui s’est passé dans le grand démêlé de Monsieur l’Archevêque de Cambrai avec Monsieur l’Archevêque de Paris et Messieurs les évêques de Meaux et de Chartres. […]

Tout le monde sait la liaison qui était entre Monsieur de mots et Monsieur l’abbé de Fénelon avant que ce dernier vînt à la Cour et fût fait précepteur de Monsieur le Duc de Bourgogne, les louanges que Monsieur de Meaux donna au choix que le roi en venait de faire et combien il parut s’intéresser à l’élévation d’un homme que l’on regardait également (2) comme son ami et son disciple ; mais les distinctions que l’on accorda à Monsieur l’Abbé de Fénelon auprès du prince à cause de sa naissance ; sa réputation qui devint grande tout d’un coup et la faveur de Madame de Maintenon resserrèrent le cœur de Monsieur de Meaux à son égard, et il ne put voir sans un peu de peine un homme qu’il regardait comme son disciple, traité d’une manière si différente de celle dont il l’avait été. En effet il n’avait jamais eu ni la table de Monsieur le Dauphin ni son carrosse dans tout le temps qu’il avait été son précepteur, et l’on accorda l’un et l’autre à Monsieur de Fénelon dès les premiers jours qu’il eut l’honneur d’être auprès de Monsieur le duc de Bourgogne : il arrivait souvent que les manières douces et insinuantes avec lesquels on disait dans le public qu’il gagnait l’esprit du prince et lui rendait l’étude aisée et la lui faisait regarder plutôt comme un jeu que comme un assujettissement fâcheux, il arrivait dis-je souvent que ce discours porté aux oreilles de Monsieur de Meaux comme au meilleur ami de Monsieur de Fénelon, le blessait dans un endroit bien sensible, car l’on savait que sa conduite à l’égard de Monseigneur avait été toute contraire, et l’événement avait justifié qu’il ne s’y était pas bien pris, par le dégoût qu’il lui avait inspiré de toute sorte (3) d’étude.

Ces choses qui paraissent petites ne laissèrent pas de faire une impression assez grande dans l’esprit de Monsieur de Meaux, et quoiqu’au-dehors cela ne parut pas d’une manière bien marquée, leurs amis communs s’en aperçurent. Monsieur l’abbé de Fénelon cependant vivait avec lui à son ordinaire ; le voyait comme auparavant, et souvent l’invitait à se trouver à l’étude du Prince. Cinq ou six ans se passèrent de la sorte et ce qui restait du temps destiné pour l’éducation de Monsieur le Duc de Bourgogne aurait fini de même, sans les affaires de Madame Guyon fit entrer Monsieur de Meaux qui de son côté ne fut point fâché de reprendre avec Monsieur de Fénelon les airs de supériorité qu’il avait eus autrefois avec lui, car comme il s’agissait de doctrine, son caractère, son âge et sa réputation lui en donnaient une pour laquelle il savait que Monsieur l’Abbé de Fénelon était plein de respect et de déférence.

Madame Guyon sous prétexte de quiétisme, mais pour des intérêts particuliers avait été mise aux filles de Sainte-Marie par ordre du roi au commencement de l’année 1688. Madame de Maintenon qui la crût persécutée injustement, se fit une affaire auprès du roi de l’en tirer, elle la faisait entrer quelquefois dans Saint-Cyr, et trouvant (4) dans sa conversation et dans sa sorte de piété de quoi s’édifier, non seulement elle, mais quelques filles de cette maison qui souhaitèrent de la voir, elle leur permit de prendre confiance en elle et crût par le changement de quelques-unes dont elle n’était pas contente auparavant, n’avoir pas lieu de s’en repentir, elle en parla à Monsieur l’abbé de Fénelon qui l’avait connue peu de temps après sa sortie de Sainte-Marie, il ne s’opposa point à l’estime qu’elle paraissait avoir pour elle et lui en parla même en plusieurs occasions d’une femme pleine de piété et de vertu dont il pouvait rendre témoignage plus que personne ; parce qu’il s’était trouvé à portée de lui faire expliquer ses expériences, et de connaître à fond ses sentiments. […]

(6)… Quelques jeunes dames de la Cour qui avait pris le père Alleaume jésuite pour directeur, le conservèrent au grand scandale de ceux qui n’aimaient pas les jésuites, et les jansénistes qui avaient beaucoup recherché Madame Guyon autrefois, eurent le déplaisir de croire que Monsieur le Duc de Chevreuse qu’ils avaient élevé dans Port-Royal et qu’ils regardaient comme un homme attaché au parti, les abandonnaient pour demeurer de ses amis. Il connaissait Madame Guyon depuis deux ou trois ans seulement, il avait été fort prévenu contre elle, et ayant intérêt de la connaître pour (7) des raisons très essentielles qui regardaient sa famille, il ne s’en voulut rapporter qu’à lui-même ; il le fit avec toute la précaution imaginable, et cet examen lui donna autant d’estime pour elle qu’il avait eue auparavant de prévention contre.

Monsieur le duc du Beauvilliers ne donnait pas moins d’inquiétude à l’un et à l’autre de ces deux parties ; l’éducation des princes dont il était chargé, la confiance de Madame de Maintenon qu’il partageait avec Monsieur l’Abbé de Fénelon et ses emplois considérables qui l’attachaient auprès du Roi, le faisait regarder comme un homme qui pouvait beaucoup nuire ou servir. L’on savait l’estime qu’il avait pour Madame Guyon qu’il connaissait aussi depuis deux ou trois ans, et que la plupart de ses amis et ceux qui l’approchaient le plus la regardaient comme une personne d’une très grande vertu et en qui ils avaient beaucoup de confiance.

Son éloignement ne calma donc point les esprits échauffés de Saint-Cyr et de la Cour. L’on supposa qu’elle répandrait son poison de loin comme de près, et l’on crut que pour rendre sa doctrine plus suspecte, il fallait décrier ses mœurs. L’on mit tout en œuvre pour en venir à bout et ceux qui s’en mêlèrent y réussirent si bien qu’ayant persuadé Monsieur l’évêque de Chartres, il ne songea plus qu’à persuader aussi de son côté Madame de Maintenon et ceux de la Cour qu’il croyait des amis de Madame Guyon (8) ou entêtés de ses sentiments.

Madame de Maintenon tint bon quelque temps : ce qu’elle avait connu de Madame Guyon, ses lettres, ses écrits qu’elle avait goûtés, le témoignage que lui en rendaient d’ailleurs ceux de ses amis en qui elle avait alors le plus de confiance, lui faisait suspendre son jugement. Elle se rendit enfin aux instances de Monsieur l’évêque de Chartres et de quelques personnes qui y entrèrent avec des vues trop humaines ou avec des intérêts particuliers.

Un de ceux qui firent le plus de bruit contre Madame Guyon fut Monsieur Boileau. Il avait passé plusieurs années de sa vie à l’hôtel de Luynes où sa piété et son désintéressement lui avaient acquis l’estime de tous ceux qui faisaient profession d’en avoir ; il avait vu cette dame plusieurs fois, lui avait fait ses difficultés sur le petit livre intitulé le Moyen court, et avait paru satisfait de sa docilité.

Une femme extraordinaire qui se mit sous sa conduite en arrivant à Paris lui fit changer de sentiment ; elle l’assura que Madame Guyon était mauvaise et qu’elle causerait de grands maux à l’Église. Monsieur Boileau persuadé par cette femme, de la sainteté de laquelle il se croyait sûr, se joignit à ceux qui (9) persécutaient Madame Guyon. Sa prévention lui fit croire le mal qu’il en entendait dire, et bientôt il fut un de ses plus zélés persécuteurs. Il n’est pas aisé de pénétrer pourquoi Mademoiselle De la Croix, car c’est ainsi que s’appelait cette femme qui depuis a fait beaucoup de bruit dans Paris sous le nom de sœur Rose, parlait ainsi de Madame Guyon. […] (10, 11)  ... Il était de l’ordre de ne rien négliger de ce qui pouvait contribuer à mettre et les esprits et les consciences en repos. Elle proposa elle-même Monsieur de Meaux qu’elle n’avait jamais vu, comme le plus propre à cet examen à cause de son savoir et de sa grande connaissance de la tradition. Monsieur le duc de Chevreuse se chargea de lui en parler ; il y témoigna d’abord quelque répugnance à cause de Monsieur l’Archevêque de Paris avec lequel il craignait de se compromettre, mais comme il ne s’agissait que de juger des expériences d’une personne qui cherchait la vérité et qui ne demandait qu’à être redressé supposé qu’elle se trompât, on lui fit entendre qu’il n’y avait rien en cela dont Monsieur de Paris put être blessé puisqu’il ne s’agissait point d’un jugement dogmatique qui dut paraître, mais seulement de son sentiment qu’elle regarderait comme la règle de sa conduite. Monsieur de Meaux ayant accepté cette proposition et l’ayant vue une fois ou deux, elle le pria de lire et d’examiner ses écrits qu’elle lui fit remettre entre les mains, non seulement les (12) imprimés, mais tous les commentaires sur l’Écriture sainte ; c’était un grand travail et il demanda quatre ou cinq mois pour se donner le loisir de le tout voir [...] ... Elle lui fit remettre sa Vie entre les mains.

L’obéissance la lui avait fait écrire ; et ses dispositions les plus secrètes étaient marquées avec beaucoup de simplicité aussi ce fut sous le secret de la confession que ces défis lui fut remise et il promit un secret inviolable. Il lut tout avec attention, en fit de grands extraits et se [13] mit en état au bout du temps qu’il avait demandé, de lui proposer ses difficultés et d’écouter les explications qu’elle y donnerait. Ce fut au commencement de l’année 1694. Le jour de cette conférence Monsieur de Meaux la communia de sa propre main et la vie chez Monsieur Janon un ecclésiastique de ses amis où il lui avait donné rendez-vous. Il y porta tous ses extraits et un mémoire contenant plus de 20 articles à quoi se réduisaient ses difficultés. Il parut satisfait de ses réponses sur tout ce qui pouvait avoir rapport à la pureté de la doctrine, mais il y eut un article ou deux sur quoi elle ne put le satisfaire. Il s’agissait de ses expériences, elle disait simplement ce qu’elle avait éprouvé, et ce qu’elle éprouvait encore, mais il la croyait trompée […] L’on peut croire qu’il fut arrêté par la nouveauté de la matière et par le peu d’usage qu’il avait des voies intérieures dont on ne peut guère bien juger que par l’expérience.

Cette conférence avait duré six ou sept heures, et Madame Guyon qui ne plus satisfaire Monsieur (14) de Meaux sur les articles de parler, se regarda comme une personne trompée et dans l’illusion et voulut que ses amis la regardassent de même. Elle prit la résolution de se retirer beaucoup plus loin […] [15] […]

Il s’était joint un peu de crainte naturelle au premier motif qui l’avait engagé à se retirer ; ce qu’elle avait souffert de la part de Monsieur l’Archevêque de Paris lorsqu’elle fut mise à Sainte-Marie, lui faisait craindre de retomber dans ses mains, il ignorait que Madame de Maintenon eût changée de sentiments pour elle ; mais cela ne pouvait être caché longtemps, et il était à craindre, piqué contre elle au point où il l’avait été, qu’il ne fit donner une nouvelle lettre de cachet (16) lorsqu’il la verrait privée d’une telle protection. Monsieur Fouquet fut le seul à qui elle se confia de sa retraite […](17) ... Son éloignement qu’elle avait approuvé elle-même faisait apparemment tomber toute l’inquiétude que l’on avait prise sur son sujet. C’était en effet ce que l’on en devait présumer, mais on commençait à avoir un autre but. La confiance que Madame de Maintenon avait en Monsieur l’abbé de Fénelon et sa faveur qui se déclarait tous les jours donnait de l’ombrage à bien des gens ; l’occasion était trop belle pour la manquer, on le crut entamé dès que Madame de Maintenon s’était déclaré contre Madame Guyon, et l’on n’oublia rien de tout ce qui pouvait fortifier les soupçons qu’on lui donnait contre lui des qu’on sentit qu’elle y prêtait l’oreille. Ses meilleures amies y entrèrent, mais avec des vues (18) différentes […]

Ce déchaînement qu’elle apprit dans sa retraite lui fit juger qu’on en voulait à d’autres qu’à elle ; elle n’avait pas fait jusque-là un personnage assez considérable pour causer une si grande rumeur ; mais, quel qu’en pût être le motif, elle crut puisqu’il s’agissait de ses mœurs, devoir rompre le silence et chercher à les justifier par une voie qui ne laissât plus rien à désirer. Pour cet effet elle écrivit à Madame de Maintenon (19) qu’elle la suppliait de lui faire donner par le Roi des commissaires pour informer à charge et à décharge sur toutes les choses qu’on lui imputait, qu’on lui fit son procès suivant toute la rigueur des lois […] Monsieur le duc de Beauvilliers voulut bien se charger de cette lettre et la faire tenir à Madame de Maintenon, mais elle ne jugea pas à propos d’entrer dans un expédient qui paraissait si naturel, elle répondit simplement à Monsieur de Beauvilliers qu’elle ne croyait rien des bruits qui couraient sur Madame Guyon, que ce n’était point de ses mœurs dont il (20) s’agissait, qu’elle avait toujours cru très bonnes, mais du fonds de ses sentiments, et qu’il serait à craindre qu’en la justifiant sur les mœurs, l’on ne donnât trop de créances à sa doctrine qui était très mauvaise ; […] Jusque-là le roi n’avait point entendu parler de toutes ces affaires de Madame Guyon, l’on jugea à propos de lui en parler, et Madame de Maintenon le fit avec beaucoup de ménagement. Elle lui fit entendre qu’il y avait de petits livres de Madame Guyon qui commençaient à faire du bruit comme favorisant le quiétisme, que plusieurs jeunes dames de la cour qui la connaissaient et à qui elle avait fait beaucoup de bien en les retirant du monde et les portant à la piété, paraissaient y prendre une si grande confiance qu’il était à craindre qu’elle ne leur inspirât des sentiments dangereux, supposé qu’elle en eût, que cette dame ne demandait pas mieux que d’être redressée si on lui faisait connaître qu’elle se fut écartée le moins du monde du chemin battu et qu’elle (21) demandait avec insistance qu’on la fît examiner par des gens d’un caractère à lui mettre une bonne fois l’esprit en repos aussi bien qu’aux autres, que cet examen naturellement regardait Monsieur l’Archevêque de Paris [ajout marginal d’autre main de Harlay], mais toutes les parties avaient si peu de confiance en lui qu’elle est en ce point qu’il lui en fallait ôter la connaissance pour la donner à des gens d’une piété aussi bien d’un savoir reconnu ; elle lui fit aussi connaître l’intérêt que Monsieur de Beauvilliers et Monsieur de Chevreuse avaient à cet examen, tant à cause de ces jeunes dames et des autres amis de Madame Guyon dont ils étaient environnés, que parce qu’ils la connaissaient eux-mêmes et avait beaucoup d’estime pour elle à cause de sa vertu et de sa piété. Le roi se rendit à ces raisons et pour ne pas faire de peine à Monsieur l’Archevêque, dans le diocèse duquel cela se devait faire, il ne voulut pas paraître y avoir entré ni même savoir qu’il se fit.

Il ne s’agissait plus que de savoir sur qui on jetterait les yeux pour cet examen ; le premier qui se présente à Monsieur de Meaux, il en avait déjà fait un particulier quelques mois auparavant, et Madame de Maintenon qui le savait, le voulut voir pour sonder ses sentiments (22) et savoir jusqu’où elle pouvait compter sur lui dans la condamnation qu’elle voulait faire faire ; car c’était de cela dont il s’agissait et cet examen prétendu n’était que pour la rendre plus authentique et fermer la bouche à ce qu’une conduite trop passionnée aurait blessé ou éloigné du but qu’elle se proposait. Il ne fut pas difficile à Monsieur de Meaux de pénétrer les intentions de Madame de Maintenon non plus que son inquiétude sur ses amis ; la confidence avait quelque chose de flatteur et il promit apparemment tout ce qu’on pouvait espérer de lui. D’un autre côté Madame Guyon et ceux qui s’intéressaient pour elle furent bien aise de l’y voir entrer ; il avait eu déjà connaissance de l’affaire et après un long examen où il n’était entré que par un esprit de charité, non seulement il lui avait administré les sacrements le jour de la conférence, mais même depuis il avait offert à Monsieur le Duc de Chevreuse le certificat dont il a été parlé, et de son aveu les choses sur lesquelles il n’avait pu convenir avec elle n’ayant pas été décidées par l’Église, n’en blessaient pas [point partout pour pas] la foi. Il fut donc choisi de part et d’autre avec le même agrément. Madame Guyon à cause (23) de Madame la Duchesse de Guiche qu’elle avait beaucoup vue, souhaita que Monsieur l’évêque de Chalon y entrât, il avait de la douceur et de la piété, et elle croyait qu’il avait quelque connaissance des voies intérieures dont il s’agissait plus ici que du dogme de l’Église. Monsieur de Beauvilliers et Monsieur l’Abbé de Fénelon souhaitèrent que Monsieur Tronson y entrât aussi : il était supérieur de la maison de Saint-Sulpice et ils avaient tous deux une confiance très particulière en lui depuis un grand nombre d’années. L’on demanda à ses trois messieurs un grand secret sur toute cette affaire ; elle aurait blessé Monsieur l’Archevêque qui l’aurait portée au Roi et s’en serait attribué la connaissance avant que de n’entrer dans aucune discussion, Madame de Maintenon souhaita que Monsieur l’Abbé de Fénelon y entra comme quatrième, et le Roi l’approuva ; il y avait de la répugnance à cause de la liaison qu’il avait eue avec Madame Guyon et les préventions où l’on était qu’il était trop entêté de ses sentiments ; cependant il ne put s’en défendre et il travailla de concert avec ces messieurs.

Dans la première entrevue qu’il eut avec Monsieur de Meaux, ce prélat lui avoua de bonne foi qu’il n’avait aucune connaissance des auteurs (24) mystiques et qu’il n’avait jamais lu Saint-François-de-Sales ni le bienheureux Jean de la Croix ni la plupart de ceux qui traitent des voies intérieures et de ce qu’on appelle la vie spirituelle, comme c’était de la conformité de leurs sentiments avec ceux de Madame Guyon dont il s’agissait, il ajouta qu’il les allait lire avec beaucoup d’attention, qu’il les emporterait à Germigny avec les écrits de Madame Guyon et que dans une affaire de cette conséquence il fallait prendre un grand temps pour tout examiner et ne laissait rien derrière soi.

Monsieur l’abbé de Fénelon qui entra dans sa pensée, lui offrit de faire des extraits d’un grand nombre de ces auteurs qui lui étaient connus ; c’était un grand travail dont il ne soulageait et qui le mettait tout d’un coup à portée de voir l’état de la question ; madame de Maintenon approuva son dessein ; il travailla donc sur Saint Clément, saint Grégoire de Naz[iance], sur Cassien, Saint-François-de-Sales, le bienheureux Jean de la Croix et plusieurs autres. […] (25) ...[Monsieur de Meaux] ne pouvait souffrir qu’on lui fit voir qu’une tradition de l’église constante (26) et suivie sur un point si essentiel à la religion [l’amour désintéressé] lui eut échappé. C’était sur quoi Monsieur de Fénelon insistait toujours, et c’était aussi ce qui indisposait toujours Monsieur de Meaux de plus en plus contre lui ; il n’était pas accoutumé à cette sorte de résistance et la trouvait encore moins supportable dans un homme qu’il regardait comme son disciple. [...] (27) ... Monsieur de Meaux voulait faire un personnage ; il fallait entretenir avec Madame de Maintenon un commerce qui ne roulait que sur cette affaire, et faire sentir à Monsieur de Fénelon une autorité pour laquelle il n’avait pas une déférence assez aveugle ; sans parler de ce fonds de jalousie qu’il ne connaissait pas lui-même, mais qui n’avait pu échapper à leurs amis communs. Monsieur de Meaux qui était l’âme de cette affaire, tant par son caractère que par son âge et la réputation de doctrine où il était, voulut donc que l’Église fut en péril par ces deux petits livres de Madame Guyon dont il a déjà été parlé, car il ne s’agissait pas pas de ses manuscrits que personne ne connaissait et qu’elle offrait de brûler au moindre signal qu’on lui en donnerait ; il avait eu sur la fin de l’année ses 194 une ou deux conférences avec elle où Monsieur de Chalons étaient présent, et elle n’avait servi que pour rendre plus authentique la condamnation qu’il avait (28) promis d’en faire ; il en rendit compte à Madame de Maintenon qui le dit au roi et l’un et l’autre crurent que c’était une affaire finie dont ils n’entendraient plus parler.

En effet peu de jour après Madame Guyon se retira dans le monastère des filles de Sainte-Marie à Meaux de l’agrément de ce prélat qui le souhaita même pour achever, disait-il, de la désabuser de sa prétendue spiritualité […] Monsieur de Meaux n’en voulut pas demeurer là […] (29) ... Il leur montra 30 articles qu’il avait dressés et leur proposa de les signer comme une barrière contre toutes les nouveautés […] (30, 31, 32) […] Monsieur de Meaux croyait avoir réduit Monsieur de Cambrai au point d’une déférence aveugle pour tous ses sentiments, et Monsieur de Cambrai en lui faisant admettre les articles ajoutés aux 30 premiers, se promettait de lui faire admettre par des conséquences nécessaires tout son système sur l’amour désintéressé. L’un et l’autre se trompèrent dans leur jugement comme l’événement le fera voir. […] (33) … Il n’y eut rien que Monsieur de Meaux ne tenta et mit en œuvre pour tirer d’elle l’aveu de ses erreurs prétendues, elle fut inébranlable… (34 à 37) … Cette dame lui fit connaître que le premier était plus entre ses mains qu’elle l’avait fait envoyer à sa famille le jour même que Monsieur de Meaux le lui avait donné, et qu’après les bruits qu’on avait répandus d’elle dans le public, elle ne croyait pas que sa famille se dessaisit d’un acte qui faisait sa Justification, et se contentât du dernier qui bien loin de la faire, était capable de faire croire qu’elle eût donné lieu à tout ce qu’on avait dit contre elle. Monsieur de Meaux n’insista plus et eut le déplaisir de ne contenter personne. Monsieur de Harlay archevêque de Paris étant venu à mourir vers ce temps-là, il semblait que le roi penchât du côté de Monsieur de Meaux pour lui faire remplir cette place importante, mais soit que Madame de Maintenon ne fut pas contente de la manière dont il avait fini avec Madame Guyon ou qu’elle songeât déjà à l’alliance de Monsieur de Noailles, elle la fit donner à Monsieur de Chalons. Sur la fin de la même année, on fit arrêter Madame Guyon par ordre du Roi et elle fut mise à Vincennes. Monsieur de la Reynie eût ordre de l’interroger, mais comme je n’ai parlé d’elle qu’à l’occasion du différend dont vous me demandez le récit, je me renfermerai dans les bornes que je me suis prescrites sur les différents de ces deux (38) prélats et ne parlerait de cette Dame qu’autant qu’elle y a donné lieu.[…] (Fénelon défend Mme Guyon ; duel par écrits entre Fénelon et Bossuet, la condamnation en 1699, (161) fin).

 

 

 

 

 


 


 

Le marquis de Fénelon (1688-1745).

Le petit-fils du frère aîné de Fénelon, était le second d’une famille de quatorze enfants. Mousquetaire en 1704, colonel du régiment de Bigorre en 1709, Gabriel-Jacques de Fénelon[25] reçut une grave blessure le 31 août 1711 au siège de Landrecies, lors de l’enlèvement du camp ennemi à Hordain. Informée, Madame Guyon lui écrit dès septembre :

Je vous assure, monsieur, que personne ne prend plus de part que moi à tout ce qui vous regarde, et que j’ai été affligée avec vous, que je vous aie recommandé de tout mon cœur à Notre Seigneur, que je l’aie prié et le prie encore que, s’Il vous fait participant de la peine et de la douleur de Jésus-Christ, Il vous donne aussi la patience nécessaire. Vous êtes avec Jésus-Christ sur la croix, et Il est avec vous dans la tribulation : Il vous y fait compagnie. / Vous trouverez toujours dans votre cœur ce fidèle Ami lorsque vous L’y chercherez par un retour simple et sincère : un simple coup d’œil Lui suffit pour entendre tout ce que vous voulez Lui dire et que vous ne Lui dites point. Vous ne trouverez de consolation, de soutien et de force qu’en Lui. Vous L’avez toujours au-dedans de vous. […][26].

Mal soigné, il subit une opération au début de février 1713, qui fut suivie de trois mois de maladie et dont il restera toujours infirme. Fénelon qui l’aimait bien lui écrit le 1er avril 1713 :

   Tu souffres, mon très cher petit fanfan, et j’en ressens le contrecoup avec douleur. Mais il faut aimer les coups de la main de D[ieu]. Cette main est plus douce que celle des chirurgiens. Elle n’incise que pour guérir. Tous les maux qu’elle fait se tournent en biens, si nous la laissons faire. Je veux que tu sois patient sans patience et courageux sans courage. Demande à la bonne Duchesse [de Mortemart ou de Chevreuse] ce que veut dire cet apparent galimatias. Un courage qu’on possède, qu’on tient comme propre, dont on jouit, dont on se sait bon gré, dont on se fait honneur, est un poison d’orgueil. Il faut au contraire se sentir faible, prêt à tomber, le voir en paix, être patient à la vue de son impatience, la laisser voir aux autres, n’être soutenu que de la seule main de Dieu d’un moment à l’autre, et vivre d’emprunt[27]. En cet état, on marche sans jambes, on mange sans pain, on est fort sans force. On n’a rien en soi, et tout se trouve dans le bien-aimé. On fait tout, et on n’est rien, parce que le bien-aimé fait lui seul tout en nous. Tout vient de lui, tout retourne à lui. La vertu qu’il nous prête n’est pas plus à nous, que l’air que nous respirons et qui nous fait vivre […][28].

Se rendant aux eaux de Barèges en 1714 avec l’abbé Pantaleon de Beaumont[29], ils s’attardèrent à Paris et peut-être à Blois. Commença alors une correspondance plus suivie avec Madame Guyon. Nous disposons d’une série de 70 lettres[30].

Madame Guyon eut bien du mal avec le jeune mousquetaire arrivé à elle à l’âge de vingt-trois ans après avoir été blessé. Il avait des difficultés à s’unifier dans la vie intérieure. Elle le confia au début à un ami, lord Forbes ou Ramsay[31], puis à « notre cher père … plus proche de vous que quand il était sur terre ». Enfin elle développa une tendresse particulière pour son « cher boiteux ».

Après la mort de sa « très chère et vénérable mère », il devint Inspecteur général de l’infanterie en 1718, brigadier en 1719. Il épousa en décembre 1721 Louise‑Françoise Le Peletier, fille de Louis Le Peletier, premier président du Parlement de Paris. De ce mariage naquirent douze enfants et firent de lui un parent du comte de Morville, secrétaire d’État aux Affaires étrangères : celui-ci le désigna en 1724 pour l’ambassade de Hollande. Il y resta jusqu’en 1728, où il fut nommé plénipotentiaire au Congrès de Soissons, puis retourna en Hollande de 1730 à 1744.

Légataire universel de son grand-oncle et dépositaire de tous ses écrits originaux, qui lui avaient été remis par l’abbé de Beaumont, il les publia[32], en y ajoutant un « Avertissement pour servir d’introduction à la lecture des Œuvres spirituelles recueillies dans cette nouvelle édition » [33]. Cet exposé clair et précis de la Querelle  fut peut-être rédigé avec l’aide de Dupuy et reflète fidèlement la vision du cercle guyonnien de Lausanne représenté dans le Suplément à la Vie[34].

Chevalier des Ordres du Roi en 1739, il servit comme lieutenant général dans l’armée du maréchal de Noailles, puis dans celle de Maurice de Saxe. Il était en passe d’obtenir le bâton de maréchal quand il fut blessé très grièvement à la bataille de Raucoux, près de Liège, et mourut quelques jours après, le 11 octobre 1746.

Le jeune « Fanfan » de Fénelon ou « cher boiteux » de madame Guyon devint capable de servir son pays en assumant son rang dans des emplois contrastés de militaire et de diplomate.

Lettres de direction à un jeune mousquetaire (extraits)

Dans sa jeunesse le mousquetaire avait des difficultés à s’unifier dans la vie intérieure, ce qui nous vaut les conseils de madame Guyon. Ils sont précieux aux débuts d’une vie mystique, portant sur « la simple exposition devant Dieu », sur la fidélité à l’oraison, la lecture préparant le recueillement, « qui porte son effet dans le moment, sans qu’il soit nécessaire qu’il en reste quelque chose », « l’oraison d’affection », la joie à servir « un Dieu dont la bonté est immense, qui ne chicane point avec nous ». Voici un bref florilège cueilli dans presque une centaine de pages de correspondance couvrant principalement cinq années de septembre 1711au mois d’août 1716.

Septembre 1711, Lettre 317.

J’ai reçu votre lettre, monsieur, avec beaucoup de joie[P1] , y remarquant le désir sincère que vous avez d’être à Dieu, et les miséricordes qu’Il vous a faites. Je suis ravie que vous puissiez voir quelquefois M. N.[35] […]

Votre oraison est une simple exposition devant Dieu. Il faut y être fort fidèle, sans vouloir mettre notre main grossière à son ouvrage. Les distractions, lorsqu’elles ne sont pas volontaires, n’empêchent point l’oraison du cœur. Le cœur est constamment à Dieu malgré les diverses agitations de la vie, pourvu qu’on ne se reprenne pas, et qu’on veuille bien ne Le point offenser et ne point reprendre son cœur après le Lui avoir donné. Le sentiment et [P2] la ferveur dans la dévotion n’est pas la perfection de la dévotion, mais des accidents passagers, qui ne l’augmentent ni ne la diminuent : c’est un feu de paille, qui ne saurait être de durée. Mais la solide dévotion ne se perd pas lorsqu’on cesse de la sentir : elle n’est point assujettie aux causes accidentelles. L’amour sacré, la foi, l’abandon à la volonté de Dieu, sont l’âme de la piété, qui ne gît point dans le sentiment. […][36].

26 mars 1714, L. 318.

[…] Puisque vous voulez bien que je vous dise ma pensée, je vous assurerai que de la fidélité [P3] ou de l’infidélité à l’oraison dépend tout le bien et le mal de notre vie. Il est impossible que vous vous souteniez, à votre âge et dans vos emplois, qu’autant que vous prendrez de la force auprès de Dieu dans la prière. C’est comme un magasin d’eau qui se répand insensiblement sur toutes les actions de la journée. Nous sommes si faibles par nous-mêmes que, si nous ne nous tenons attachés à ce premier principe, nous tombons insensiblement dans la langueur. Moins on fait d’oraison, moins on a envie d’en faire : on se refroidit en s’éloignant du feu. Quand on est soigneux d’approcher souvent du feu, on éprouve une certaine chaleur douce qui rétablit le corps. Il en est ainsi de l’âme, lorsqu’elle approche de Dieu. […]

9 juillet 1714, L. 322.

Je vous assure, mon cher enfant, que vous me tenez fort au cœur [P4] et que je ne vous oublie pas auprès du petit Maître. Il me semble que je ne le pourrais quand je le voudrais. Je serai bien fâchée que vous fussiez occupé ni de ma santé ni de quoi que ce soit qui me regarde, car je désire que vous soyez occupé de Dieu seul. Quand un habile homme fait une belle statue, chacun admire la statue, mais nul ne s’imagine de penser de quel instrument il s’est servi pour la faire : ce sont souvent de petits ferrements fort méprisables. Ainsi le petit Maître, pour faire Ses plus beaux ouvrages, Se sert de fort vils instruments. Il ne faut regarder que Sa main et non les sujets qu’Il prend pour achever Son œuvre en nous. Il est néanmoins certain qu’Il Se sert des instruments souples et pliables qui ne lui font aucune résistance : moins ils ont d’éclat en eux-mêmes, plus ils sont propres en Sa main, afin, comme dit saint Paul, que l’œuvre  ne soit point attribuée à l’homme, mais à Dieu1. Soyez donc fidèle et sans scrupule à suivre le chemin qui vous a été marqué : plus vous y serez fidèle, plus vous attirerez les grâces de Dieu sur votre âme.

Ne soyez point ravaudeur, mais étendez votre cœur, comme dit David, pour courir dans la voie des préceptes2. Faites ce que vous faites avec joie, car nous servons un si grand Maître que nous devons en être comblés en Le servant. C’est un Dieu [P5] dont la bonté est immense, qui ne chicane point avec nous et qui ne fait aucun incident à un cœur simple et droit qui veut L’aimer pour Lui-même. Si l’on tombe, il faut se relever et recourir à Lui du fond du cœur, être humilié de notre misère sans en être jamais découragé : retenez bien ceci, car ce doit être la règle de votre vie. Nous sommes si faibles qu’il ne faut pas nous étonner si nous bronchons souvent, mais implorer aussi souvent le secours du petit Maîtref. Sa petite main est d’autant plus forte que nous sommes plus faibles. J’espère de Sa bonté qu’Il S’imprimera Lui-même dans votre cœur. L’amour fait souvent semblant de se cacher afin de réveiller notre paresse et que nous le cherchions avec plus d’ardeur ; mais lorsque nous le croyons plus loin, c’est lorsqu’Il est plus proche de nous.

Les images ne s’impriment point dans le cœur, mais bien dans l’esprit. Il ne faut pas vous étonner de l’inconstance de l’esprit, lorsque le cœur n’y a point de part. Votre cœur sera toujours un refuge assuré pour vous retirer et vous défendre de tout ce qui se passe dans votre esprit. Quand votre esprit est assiégé de différentes pensées, retournez à votre cœur et implorez là le secours de Dieu. Ne vous avisez jamais de vouloir mener le petit Maître, mais laissez-vous conduire par Lui dans les sentiers qu’Il vous a marqués et qu’Il a préparés pour votre âme. Car, quoi qu’Il soit pour tous, voie, vérité et vie3, comme Il est immense, Il a une infinité de sentiers par lesquels Il conduit ceux qui s’abandonnent à Lui sans réserve.

Quoique vous ayez pris un temps fixe pour l’oraison, lorsque vous croyez qu’il est temps de la quitter et que le petit Maître vous rappelle par un certain petit recueillement, restez-y encore quelques moments pour Lui obéir ; mais lorsque c’est le scrupule qui vous retient, ne le suivez pas. N’interrompez point votre attrait à moins que vous n’y soyez engagé par quelque événement dont vous ne pouviez vous défendre, car lorsqu’on est attiré au-dedans c’est une récolte que l’on fait,  et souvent l’on perd de grands biens pour interrompre ce recueillement. Quand vous lisez, lisez simplement pour vous recueillir et non pas pour voir si vous êtes selon ce que vous lisez. Cela ne servirait qu’à vous occuper de vous-même, ce qui est une très mauvaise occupation. Allez donc à Dieu au-dessus de tout ce qui vous regarde. […]

29 septembre 1714, L. 324.

J’étais fort en peine de vos nouvelles, [P6] mon cher enfant, et dans la résolution de vous écrire lorsque j’ai reçu votre lettre. Je vous dirai d’abord de peur de l’oublier que, dès que vous serez arrivé à l’hôtellerie, vous envoyiez quérir R[amsay] à sa maison ou ici parce qu’il vous y introduira, car ma fille est ici et j’ai peur qu’elle ne soit pas partie quand vous viendrez. Que cela ne vous fasse aucune peine, car il vient des étrangers souvent me voir et vous passerez pour un chevalier flamand de la connaissance de M. F[orbes]1 et de R[amsay]. Je vous recevrai comme ma fille reçoit ceux qui la viennent voir, c’est-à-dire dans ma chambre où vous dînerez à part avec moi. Vous porterez le nom du Chevalier Souabe ou de quelque autre gentilhomme frandrin [de Flandres]. Je vous dis tout ceci en cas qu’elle soit ici quand vous passerez, car peut-être sera-t-elle partie. Elle ne compte de rester que jusqu’à la Toussaint, encore ne crois-je pas qu’elle y soit si longtemps. […] 

Votre disposition malgré votre faiblesse ne laisse pas de me faire un grand plaisir. Lorsque je vous ai mandé de lire quelque chose immédiatement devant3 la prière, ce n’a été que pour vous faciliter le recueillement, parce que lorqu’on a été dissipé par divers objets, ces mêmes objets ne s’effacent pas si aisément de l’imagination. Un moment de lecture entre la dissipation et la prière fait un bon effet. Ce n’est pas pour vous occuper de ce que vous aurez là que je vous ai conseillé la lecture, mais seulement pour vous faciliter le recueillement. Lorsque vous vous sentirez attiré à la prière et qu’il semble que Dieu vous y appelle, il ne faut point lire. […]

31 mars 1714 ( ?), L. 327.

Ma très chère et vénérable mère, je ne puis laisser partir [mots illis.] du vénérable P[oiret] sans y joindre ce petit mot pour vous assurer de mes très profonds respects, et pour vous prier de me continuer  votre charité en notre cher petit Maître. J’ai eu de temps en temps des pensées qui me faisaient souhaiter de savoir que notre mère me regardait tout de bon comme un de ses enfants, ou plutôt comme un enfant du petit Maître, puis mes infidélités fréquentes m’en faisaient bien douter, sans pourtant me laisser aller à aucune inquiétude sur cela. Je ne sais pas aussi que cela ait fait beaucoup d’impressions sur mon esprit.

Cependant j’ai eu un songe un dimanche matin, le vingt-et-un mars, qui semble avoir quelque rapport à cela, que je vais dire en toute simplicité. C’est que je me trouvais avec le bon Sevin[37] pour aller ensemble chez notre mère. Je perdais en chemin mon compagnon, puis, en avançant, un domestique m’invitait d’entrer dans la maison où il était. J’y entrais en descendant premièrement, et puis je montais vers un lieu qui ressemblait [à] une grande salle où il y avait beaucoup d’enfants qui jouaient ensemble et avaient devant eux des corbeilles, où étaient de petits fruits rouges de la grandeur des groseilles rouges de Hollande. Le cher M. R[amsay] y était, apportant de ces corbeilles vers notre mère, qui était devant une grande table, causant avec deux ou trois enfants qui étaient debout sur la table. J’allais vers notre mère qui me tendait la main que je baisais. Mais elle, avec un air bien gracieux, se tourna vers moi m’embrassant, me baisant à la bouche, y tenant appliqué la sienne quelque petit espace de temps, pendant lequel je priais le petit Maître en disant : « Donnez-moi, mon Dieu, Votre bon esprit, donnez-moi Votre Esprit saint, etc. » J’y sentais une douceur tranquille, et là-dessus il me semble que je m’éveillai ayant l’esprit rempli d’un grand calme.

Avant la rencontre de notre mère, il me semble aussi que j’étais avec le bon Sevin et [….][38] dans une salle,- je ne sais si c’était la même que l’autre, - qui [26] avait un prospect[39] dans un grand et magnifique jardin, et nous nous divertissions entre nous et avec d’autres enfants.

 Je vous demande pardon, ma très chère mère, que je vous entretienne de mes songes. Je prie Dieu de me disposer et de me rendre capable d’en recevoir la réalité. Quoi qu’il en soit, depuis ce temps-là je ne saurais nullement douter de la charité de notre chère mère pour moi, tout indigne que j’en suis et nonobstant mes infidélités. Priez-le cher petit Maître qu’Il me rende bien petit et enfant. Ô que j’en suis encore éloigné ! [….] Mon frère vous assure aussi de ses profonds respects en se recommandant de même à votre charité, laquelle excusera ma liberté et simplicité enfantine à raconter des rêves. Plaise au petit Maître [de] nous conserver encore longtemps notre chère mère et de vous combler de plus en plus de Soi-même. Nous saluons et embrassons avec respect le cher M. pèlerin[40].

7 décembre 1714, L. 328.

[…]

Votre naturel est tendre et sensible. Il faut, dès le commencement, vous habituer à vivre par une foi simple égale, sans beaucoup vous embarrasser de vos sentiments. Autrement quand le temps de sécheresse viendra, vous aurez de la peine à tenir ferme. Soyez toujours fidèle au milieu de vos infidélités et servez-vous de tout ce que vous remarquez en vous pour vous humilier et vous rendre méprisable à vos propres yeux. De nous compter pour rien et de tendre au néant, c’est le chemin et la fin de toute la perfection. […]

[post-scriptum de la main de Madame Guyon :]

Mon cher enfant, je vous aime tendrementi, soyez bien petit, bien fidèle, mourez à tout, oubliez-vous vous-même, et vous serez dans la vérité. N’oubliez pas la nuit de Noël et si vous êtes auprès du cher père, qu’il dise la messe pour tous les enfants du petit Maître dispersés. Communiez à cette intention.

9 février 1715, L. 334.

[…]

Il ne faut pas être pour soi-même, mais il faut tâcher que ce que nous avons de bon se communique à ceux qui désirent d’en profiter : c’est ce que je vous recommande sur toutes choses, mon cher enfant. Croyezg que vous m’êtes doublement cher présentement, tant à cause de vous que de celui qui s’est éloigné de nous pour retourner dans son principe. Si nous pouvions désirer quelque chose, ce serait de l’y aller joindre. Pour moi il me semble que je n’ai plus rien à faire sur terre.  [.…]

22mars 1715,  L. 340.

[…]

Ne vous découragez point, ne croyez point que les forces vous manquent : c’est plutôt le courage. Quand Dieu nous ôte les forces, Il nous porte Lui-même, mais quand l’amour propre nous les ôte, nous nous laissons engourdir sans avancer. Notre âme au lieu de se relever après ses chutes se laisse abattre par une vue et un esprit propriétaire de nos misères[A7] .

 Ne vous laissez donc point abattre, ranimez-vous, recourez à notre cher père, regardez-le par la foi qui vous tend la main pour vous relever. Il est plus proche de vous que quand il était sur terre : il connaît vos besoins, vos faiblesses, vos misères. Il y compatit. Ses secours seront d’autant plus efficaces qu’ils ne sont plus les objets de vos sens et de votre imagination. Il ne parle plus à vos oreilles, mais étant dans le sein du petit Maître, son action sur votre âme sera beaucoup plus intime, pure, vitale ; il participe même de la force de la Divinité. Regardez-le donc avec un œil  de foi et dites-lui au fond de votre cœur : « Mon cher père, intercédez pour moi, venez, venez à mon secours, jef veux vous suivre, mais je ne peux pas ». Puis taisez-vous, reposez-vous sur son sein, enfoncez-vous-y : il vous introduira un jour dans celui du petit Maître. Ayez la foi seulement, et toutes ces montagnes qui vous accablent, qui vous séparent du petit Maître, qui vous épouvantent, seront transportées et jetées dans la mer. Ô, mon cher enfant, si vous saviez ce que c’est que de supporter vos misères en vous haïssant vous-même, que vous trouveriez de paix au milieu de toutes vos faiblesses ! Je vous conjure donc de ne vous point décourager, vous ne pourriez jamais vous corriger par votre chagrin. L’œuvre  de Dieu ne s’accomplit point par notre colère et nos dépits contre nous-mêmes, mais par une humble persévérance. […]

20 mai 1715, L. 343.

[…] Plus nous sommes fidèles à Dieu, plus Il prend soin de nous. C’est une expérience qui vous sera un jour très douce : elle est possible dans le commencement. Mais si vous vous habituez à l’écouter, vous ne serez point en doute de ce que vous aurez à faire ou ne pas faire, à dire ou à faire. […]

28 juin 1715, L. 345.

[…] Ce qui nous est le plus avantageux, c’est la foi nue et simple. C’est ce qui fait que Dieu ne nous donne pas toujours le sentiment de Sa présence afin que nous marchions en foi, mais il n’en est pas de même dans la journée, où nous avons des occasions de nous distraire. Dieu fait alors sentir Sa présence afin de nous rappeler au-dedans et d’empêcher une trop forte dissipation. L’oraison est comme naturelle à l’âme quand elle s’y est habituée, comme l’œil  voit sans s’apercevoir qu’il voit et sans le sentir : nous ne sentons notre œil  que quand il est malade. La bonté de Dieu est si grande qu’Il Se fait plus sentir  dans le besoin, à moins que nous ne commettions des péchés volontaires qui L’obligent à Se retirer. Encore quand nous en aurions commis, si nous retournons à Lui du fond de notre cœur, Il oublie nos péchés. Il ne laisse pas de nous en punir par le sentiment des mêmes choses dont nous nous sommes servis pour L’offenser. […]

5 août 1715, L. 346.

[…] Je ne voudrais pas que vous lussiez tout de suite, mais interrompez votre lecture sitôt qu’elle vous cause le moindre recueillement et la reprenez pour un temps lorsque le recueillement est passé. Je fais différence entre la lecture entremêlée de recueillement et l’oraison actuelle. Pour l’oraison actuelle, tenez-vous y auprès de Dieu, étant content de le faire comme il Lui plaît, soit qu’elle soit sèche ou fervente, car c’est la même chose pour Dieu, quoiqu’elle soit moins agréable pour vous. Demeurez exposé à Sa lumière et à Sa chaleur, Lui disant de temps en temps ce qu’il vous vient au cœur de Lui dire, n’agissant pas continuellement, mais demeurant de temps en temps dans un silence qui, quoique sec, ne laisse pas de donner lieu à l’opération de Dieu, car si vous agissez toujours, Dieu n’opérera point en vous. Vous me direz : « Mais je ne sens point son opération ». L’opération de Dieu n’est pas toujours sensible, il s’en faut bien. Plus elle est sèche et plus les effets en sont avantageux. Tout ce que vous devez faire de votre part, c’est de laisser tomber les distractions et de ne les pas retenir sous quelque prétexte que ce puisse être. […]

Entre le 20 octobre et le 4 mars 1716, L. 351.

[…) Le cher papa disait hier qu’il n’y avait point de chrétiens. Pour moi qui en crois quelques-uns, je dis qu’ils se distinguent par le signe du Tau[41], c’est-à-dire par la croix, mais croix portée avec agrément, par ne réussir en rien, par être méprisés de tout le monde. Dieu les cache même à leurs propres yeux et à ceux des autres[A8] , Il les cache, comme dit l’Ecriture, dans le secret de Sa face. Tenez-vous donc heureux dans vos disgrâces d’appartenir au petit Maître. Vous devez dans tous les mauvais succès penser que vous êtes entre les mains des ennemis du petit Maître. Nous ne serons jamais traités comme Il l’a été. Il a bu l’amertume du calice et ne nous en laisse que la superficie. Soyons de véritables chrétiens par l’amour et la croix. Je vous embrasse encore une fois.

L. 356.

[…] Il est jaloux, laissez-Le reprendre Son bien [A9] et employez l’équité, que vous devez avoir en la place où vous êtes, à Lui faire la première justice, à vous la faire à vous-même. Laissez-vous ôter ce que vous auriez assurément peine à rendre. Dieu vous fait grâce de tout prendre : je vous déclare que je serai  toujours de Son parti et que mon cœur, sans vous rien dire, vous dérobera bien des choses pour les rendre à qui il appartient. Je suis méchante, je vous aime néanmoins de tout mon cœur[A10] . Plus je vous aimerai, moins vous serez épargné. […]

L. 359.

Au reste, mon cher b[oiteux], pour ce qui vous regarde, soyez à Dieu au-dessus de toute pensée et de toute imagination et laissez tout tomber. Vous ne pouvez empêcher les folies de l’imagination, mais vous pourrez vous renoncer et ne prendre part à rien. Nous sommes du naturel des crapauds : nous nous enflons de tout. Mais de même que l’enflure du crapaud n’est que du venin et qu’il prend son poison sur la terre, il en est de même de notre enflure : c’est un poison mortel pour notre âme, ce poison vient de la terre qui est nous-mêmes et c’est notre amour propre qui nous enfle. Mais si le crapaud est si vilain, il a une admirable propriété qui est qu’étant exposé au soleil, il perd la malignité de son poison et sert à faire un excellent antidote. Si nous nous exposons au soleil de justice et que nous nous élevons de la terre, c’est-à-dire au-dessus de nous-mêmes par un entier renoncement, nous paraîtrons si horribles et si sales aux yeux de Dieu qu’il y aura en nous de quoi faire un véritable antidote contre toute enflure[A11] . Ayez bon courage, mon enfant, ne vous laissez jamais élever pour la prospérité soit spirituelle soit temporelle, ne vous laissez jamais abattre pour l’adversité spirituelle ou temporelle, accoutumez-vous à une certaine fermeté d’âme. Cette fermeté vient de notre souplesse envers Dieu : plus nous sommes souples en la main du petit Maître, plus nous sommes affermis contre tous les événements de la vie. Croyez-moi bien à vous dans le petit Maître.

L. 363.

[…] Comme j’espère vous voir, [A12] je vous répondrai sur tout. Mais quand vous déferez-vous de votre tête ? Il me semblait, une de ces nuits, voir tous les hommes comme des esprits de blé ; je voyais tant de têtes et point de cœurs, je disais : «  Petit Maître, prenez une faux, moissonnez toutes ces têtes, qu’il n’y ait plus que des cœurs ».[…]

L. 372.

[…] Il ne faut [pas] vous étonner si vous êtes plus sec à présent et si vous ne trouvez plus cette douceur et cette consolation que vous trouviez lorsque vous me veniez voir autrefois. Dieu ne donne par Ses instruments que ce qu’Il donne par Lui-même, selon la disposition et l’état qu’Il veut de l’âme[A13] . Lorsque Dieu a voulu vous attirer à Lui, Il l’a fait d’une façon plus douce et plus multipliée, mais à présent que Dieu veut vous faire aller par la foi et vous retirer du sensible, Il vous donne un état plus sec et  plus simple. Tout votre mal, comme je vous l’ai dit, vient de l’occupation de vous-même et que votre tête est toujours pleine. Quand votre tête sera-t-elle coupée ? […]

L. 373.

[…] Il nous a appris que le royaume de Dieu est au-dedans de nous et que c’est [là] où il le faut chercher, mais qu’il n’y a que les violents qui le ravissent, c’est-à-dire qu’il n’y a que ceux qui font violence à la nature et au sentiment qui jouissent de ce royaume intérieur : c’est pourquoi Il nous a si fort recommandé de nous renoncer nous-mêmes, de porter notre croix et de Le suivre. […]

Plût à Dieu qu’ils fussent ou tout froids ou tout chauds ! Mais parce qu’ils sont tièdes, Dieu les vomit [Apoc. 3, 15-16]. S’ils étaient tout froids, leur froideur pourrait leur faire de la peine et ils chercheraient sans doute de quoi se réchauffer auprès de Dieu. S’ils étaient chauds, ils rempliraient leurs devoirs en s’attachant à l’unique objet de leur amour. Ils ne clocheraient pas sans cesse des deux côtés[A14] . [...]

1er juin 1716, L. 377.

[…] Moins nous avons de sensible, plus nous devons marcher avec fidélité et assurance, non appuyés sur nous-mêmes, mais sur la puissance et la bonté de Dieu.

Ne croyez pas que votre voyage vous ait moins servi que les autres parce que vous y avez eu moins de goût sensible : c’est le contraire. Dieu, voulant vous ôter le sensible, a commencé ici.[A15]  Au reste, ne vous découragez pas si vous n’avancez pas autant que vous le voudriez. Si vous voyiez votre avancement, de l’humeur dont vous êtes, vous vous en occuperiez sans cesse au lieu de vous occuper de Dieu. Laissez à Dieu le soin de vous conduire tantôt par des campagnes fertiles, le plus souvent par des campagnes désolées sans route et sans eau, comme David [Ps. 62, 3] l’avait éprouvé.

Je suis bien aise que M. votre père s’adoucisse pour vous quand vous ne deviez pas me voir, car il est de l’ordre de Dieu dans votre état de tâcher de cultiver son amitié : j’espère que Dieu ajustera toutes choses. Je recommande le p. à vos prières et à celles de Pan[ta]. Souvenez-vous de lui au tombeau de notre père [Fénelon]. Gardez cette lettre : elle pourra vous servir plus d’une fois. C’est beaucoup pour moi de l’avoir écrite, étant encore faible. Je vous embrasse, mon cher enfant, des bras du petit Maître.

­6 Août 1716, L. 380.

[…] Puisque vous consultez [...]a le bon Put, il faut que vous ayez un grand [...]a pour la sagesse. Je suis d’avis qu’on l’habille en Minerve, qu’on le mette sur un piédestal et qu’on mette un trépied devant lui.

Plus je vois de gens sages, plus j’ai envie d’être folle. Ainsi mon enfant, il me paraît que la sagesse n’était point de votre ressort. Je vous prie de laisser là tout ce qui regarde les disputes du temps. […]


 


 

La « petite duchesse » de Mortemart  (1665-1740)

Une esquisse biographique

La « petite duchesse », proche [42] aimée de Madame Guyon [43], prit sa relève au sein du cercle des disciples lorsque cette dernière fut emprisonnée puis assignée à résidence à Blois. La cadette du ‘clan’ Colbert avait un fort tempérament [44] ce qui nous semble assez prévisible mais lui fut reproché. Après 1717, date du décès de la ‘dame directrice’, la duchesse corrigée de ses défauts de (relative) jeunesse atteindra quatre-vingt-cinq ans et le demi-siècle des Lumières.

Elle aura selon nous succédé à Madame Guyon. Aussi nous explorons sa biographie brièvement en texte courant tout en l’accompagnant d’amples notes. Celles très précieuses de l’éditeur I. Noye accompagnent et authentifie ce qui s’avère constituer la plus longue série de lettres rapportée en [CF 18] pour une même correspondante. De nature plus éditoriale que biographique elles ne sont pas reprises ici, mais leurs attributions et leurs datations assurent la séquence du regroupement.

 Pour notre chance ! Car l’attribution à la duchesse de Mortemart de lettres nettoyées des renseignements sur leur provenance par les membres du cercle en vue de l’édition de 1718 n’a été établie qu’assez tardivement [45] tandis que l’édition critique de la série « LSP * » est récente [46]  : la filiation mystique fut ainsi trop bien préservée.

Nous donnerons après cette esquisse biographique la série reconstituée complète des lettres dont seuls quelques passages seront omis en texte principal.

Mais qui était cette « petite duchesse » ? Nous alternons ici Orcibal avec le duc de Saint-Simon, sans oublier en notes Boislisle, regroupant ainsi l’admirable écrivain observateur avec les deux plus grands érudits qui précédèrent l’éditeur de lettres Noye :

« La ‘Petite Duchesse’ de Mortemart, fille du ministre Colbert et sœur cadette des dames de  Chevreuse et de Beauvillier, épousa en 1679 Louis de Rochechouart[47].

« Ce dernier, né en 1663, « donnait les plus grandes espérances (en 1686 il avait forcé les pirates de Tripoli à se soumettre), mais sa santé, minée par la phtisie, provoquait dès l'été 1687 de vives inquiétudes. » Il mourut jeune en 1688.  En 1689 et en 1690, on voit souvent le nom de sa veuve dans les listes des invitées du Roi et du Dauphin [48]. »

Cela peut avoir été facilité et facile pour une jeune veuve de vingt-trois ans dont Saint-Simon décrit un charme digne des Mortemart [49]. Le duc de Saint-Simon use ensuite de son piquant propre en rapportant une dévotion peu jusfifiée à ses yeux :

« La duchesse de Mortemart, fort jeune, assez piquante, fort au gré du monde, et qui l'aimait fort aussi, et de tout à la Cour, la quitta subitement de dépit des romancines[50] de ses soeurs, et se jeta à Paris dans une solitude et dans une dévotion plus forte qu'elle, mais où pourtant elle persévéra. Le genre de dévotion de Mme Guyon l'éblouit, M. de Cambrai la charma. Elle trouva dans l'exemple de ses deux sages beaux-frères [les ducs] à se confirmer dans son goût, et dans sa liaison avec tout ce petit troupeau séparé, de saints amusements pour s'occuper…[51]

Nous relevons du même duc de Saint-Simon une note complémentaire du fil principal de ses Mémoires. Elle est bien informée sur l’origine et sur la permanence du « petit troupeau » après la mort de Louis XIV. Elle pose ensuite la duchesse comme « pilier femelle [52] » lorsque Mme Guyon, sortie de la Bastille, est en résidence surveillée à Blois. Nous indiquons les dates des figures car plusieurs établissent le réseau du « petit troupeau » mystique :

« Mme Guyon a trop fait de bruit, et par elle, et par ses trop illustres amis, et par le petit troupeau qu'elle s'est formé à part, qui dure encore, et qui, depuis la mort du Roi [en 1715], a repris vigueur, pour qu’il soit nécessaire de s’y étendre. Il suffira d'en dire un mot d’éclaircissement, qui ne se trouve ni dans sa vie ni dans celle de ses amis et ennemis, ni dans les ouvrages écrits pour et contre elle, où tout le reste se rencontre amplement.

« Elle ne fit que suivre les errements d'un prêtre nommé Bertaut [Jacques Bertot, 1620-1681], qui, bien des années avant elle [Jeanne Guyon, 1648-1717], faisoit des discours à l'abbaye de Montmartre, où se rassemblaient des disciples […] M. de Beauvillier [1648_1714] fut averti plus d'une fois que ces conventicules obscurs, qui se tenaient pour la plupart chez lui, étoient sus et déplaisaient ; mais sa droiture, qui ne cherchait que le bien pour le bien, et qui croyait le trouver là, ne s'en mit pas en peine. La duchesse de Béthune [1641 ?-1716], celle-là même qui allait à Montmartre avec M. de Noailles, y tenait la seconde place. Pour ce maréchal, il sentait trop d'où venait [415] le vent, et d'ailleurs il avait pris d'autres routes qui l'avaient affranchi de ce qui ne lui était pas utile. La duchesse de Mortemart [‘petite duchesse’], belle-soeur des deux ducs, qui, d'une vie très-répandue à la cour, s'était tout à coup jetée, à Paris, dans la dévotion la plus solitaire, devançait ses soeurs et ses beaux-frères de bien loin dans celle-ci, et y était, pour le moins, suivie de la jeune comtesse de Guiche, depuis maréchale de Gramont [‘la Colombe’, 1672-1748], fille de Noailles. Tels étaient les piliers mâles et femelles de cette école, quand la maîtresse [Guyon] fut éloignée d'eux et de Paris, avec une douleur, de leur part, qui ne fit que redoubler leur fascination pour elle…[53]. »

Par la suite,

« La duchesse vécut ensuite en liaison étroite avec ses beaux-frères, les ducs de Beauvillier et de Chevreuse. « Plusieurs lettres du P. Lami, bénédictin, nous apprennent que la duchesse faisait de fréquentes retraites au couvent de la Visitation de Saint-Denis, où l’une de ses filles avait fait profession, et qu’elle y occupa même assez longtemps une cellule […] Elle y mourut le 13 février 1750 [54]». 

« La duchesse de Mortemart étoit, après la duchesse de Béthune, la grande Ame du petit troupeau, et avec qui, uniquement pour cela, on avait forcé la duchesse [la comtesse] de Guiche, sa meilleure et plus ancienne amie, de rompre entièrement et tout d'un coup. La duchesse de Mortemart, franche, droite, retirée, ne gardait aucun ménagement sur son attachement pour M. de Cambrai. Elle allait à Cambrai, et y avait passé souvent plusieurs mois de suite. C'était donc une femme que Mme de Maintenon ne haïssoit guère moins que l'archevêque; ou ne le pouvait même ignorer[55]. »

Doit-on la considérer comme successeur dans la lignée mystique ? Déjà dans une lettre de septembre 1697, Madame Guyon lui écrivait :

« …Cependant, lorsqu'elle veut être en silence avec vous, faites-le par petitesse et ne vous prévenez pas contre. Dieu pourrait accorder à votre petitesse ce qu'Il ne donnerait pas pour la personne. Lorsque Dieu s'est servi autrefois de moi pour ces sortes de choses, j'ai toujours cru qu'Il l'accordait à l'humilité et à la petitesse des autres plutôt qu’à moi… »

La petite duchesse pouvait donc transmettre la grâce dans un cœur à cœur silencieux.

L’opinion de Fénelon et d’un proche

Nous avons quelques lettres à des tiers où Fénelon exprime son appréciation de la Petite Duchesse :

Au moment où le duc de Montfort leur fils des Chevreuse est grièvement blessé, Dieu « vous met sur la croix avec son Fils; je vous avoue que, malgré toute la tristesse que vous m’avez causée, j’ai senti une espèce de joie lorsque j’ai vu Mme la duchesse de Mortemart partir avec tant d’empressement et de bon naturel pour aller partager avec vous vos peines. » (L.168 à la duchesse du 7 avril 1691).

À la comtesse de Gramont : « Je suis ravi de ce que vous êtes touchée du progrès de Mad. de Mortemart (1); elle est véritablement bonne, et désire l’être de plus en plus. La vertu lui coûte autant qu’à un autre, et en cela elle est très propre à vous encourager. » (L.300 du 22 juin 1695)

À la comtesse de Montberon : « A mon retour, j’espère que nous aurons ici Mad. la d[uchesse] de Mortemart, qui viendra aux eaux. Je serai ravi que vous puissiez faire connaissance. Vous en serez bien contente, et bien édifiée. » (L. entre le 2 et le 6 juillet 1702)

Le duc de Chevreuse écrit à Fénelon : « Je suis plus content que jamais de la B.P.D. [de Mortemart]. J’y trouve le même esprit de conduite qu’elle a reçu de vous, avec une simplicité et une lumière merveilleuse. Rien de ce qui devrait la toucher ou peiner ne semble aller à son fond. » (L.913A du 16 mai 1703).

Nous tentons une mise en ordre chronologique [56]. Un choix en italiques précède la séquence complète des lettres qui nous sont parvenues.

Choix de citations extrait des lettres écrites par Fénelon

Fénelon est directeur de la « petite duchesse ». Née en 1665, elle est de quatorze ans plus jeune :

En 1693 : 

Prenez donc moins l’ouvrage par le dehors, et un peu plus par le dedans. Choisissez les affections les plus vives qui dominent dans votre cœur, et mettez-les sans condition ni bornes dans la main de Dieu, pour les lui laisser amortir et éteindre. Abandonnez-lui votre hauteur naturelle, votre sagesse mondaine, votre goût pour la grandeur de votre maison, votre crainte de déchoir et de manquer de considération dans le monde, votre sévérité âpre contre tout ce qui est irrégulier. Votre humeur est ce que je crains le moins pour vous. Vous la connaissez, vous vous en défiez ; malgré vos résolutions, elle vous entraîne, et en vous entraînant elle vous humilie. Elle servira à vous corriger des autres défauts plus dangereux. … Voudriez-vous que Dieu fût pour vous aussi critique et aussi rigoureux que vous l’êtes souvent pour le prochain ? … Nous ne faisons que languir autour de nous-mêmes, ne nous occupant jamais de Dieu que par rapport à nous. Nous n’avançons point dans la mort, dans le rabaissement de notre esprit et dans la simplicité. D’où vient que le vaisseau ne vogue point ? Est-ce que le vent manque ? Nullement ; le souffle de l’esprit de grâce ne cesse de le pousser : mais le vaisseau est retenu par des ancres qu’on n’a garde de voir ; elles sont au fond de la mer. …  Aimons, et ne vivons plus que d’amour. Laissons faire à l’amour tout ce qu’il voudra contre l’amour-propre. Ne nous contentons pas de faire oraison le matin et le soir, mais vivons d’oraison dans toute la journée. (LSP 126*, juin 1693 ?)

Nul couvent ne vous convient; tous vous gêneraient, et vous mettraient sans cesse en tentation très dangereuse contre votre attrait : la gêne causerait le trouble. Demeurez libre dans la solitude, et occupez-vous en toute simplicité entre Dieu et vous. (LSP 135.*)

La solitude vous est utile jusqu’à un certain point, elle vous convient mieux qu’une règle de communauté, qui gênerait votre attrait de grâce … Vous doutez, et vous ne pouvez porter le doute. Je ne m’en étonne pas : le doute est un supplice. Mais ne raisonnez point et vous ne douterez plus. L’obscurité de la pure foi est bien différente du doute. Les peines de la pure foi portent leur consolation et leur fruit. Après qu’elles ont anéanti l’homme, elles le renouvellent et le laissent en pleine paix. Le doute est le trouble d’une âme livrée à elle-même, qui voudrait voir ce que Dieu veut lui cacher, et qui cherche des sûretés impossibles par amour-propre. Qu’avez-vous sacrifié à Dieu, sinon votre propre jugement et votre intérêt? Voulez-vous perdre de vue ce qui a toujours été votre but dès le premier pas que vous avez fait, savoir, de vous abandonner à Dieu ? … Que puis-je vous répondre ? Vous demandez à être revêtue ; je ne puis vous souhaiter que dépouillement. Vous voulez des sûretés, et Dieu est jaloux de ne vous en souffrir aucune. … (LSP 136*)

La perfection supporte facilement l’imperfection d’autrui ; elle se fait tout à tous. Il faut se familiariser avec les défauts les plus grossiers dans de bonnes âmes, et les laisser tranquillement jusqu’à ce que Dieu donne le signal pour les leur ôter peu à peu … Je vous demande plus que jamais de ne m’épargner point sur mes défauts. Quand vous en croirez voir quelqu’un que je n’aurai peut-être pas, ce ne sera point un grand malheur. (LSP 130*, 1693?)

J’ai toujours eu pour vous un attachement et une confiance très grande; mais mon cœur s’est attendri en sachant qu’on vous a blâmée, et que vous avez reçu avec petitesse cette remontrance. Il est vrai que votre tempérament mélancolique et âpre vous donne une attention trop rigoureuse aux défauts d’autrui; vous êtes trop choquée des imperfections, et vous souffrez un peu impatiemment de ne voir point la correction des personnes imparfaites. Il y a longtemps que je vous ai souhaité l’esprit de condescendance et de support avec lequel N.M. [Notre Mère, Mme Guyon] se proportionne aux faiblesses d’un chacun. Elle attend, compatit, ouvre le cœur, et ne demande rien qu’à mesure que Dieu y dispose. (LSP 131*,1693 ?)

Lettres postérieures :

     Vous ne garderez jamais si bien M... que quand vous serez fidèle à faire oraison. Notre propre esprit, quelque solide qu’il paraisse, gâte tout: c’est celui de Dieu qui conduit insensiblement à leur fin les choses les plus difficiles. (LSP 129*, 1695 ?)

Demeurons tous dans notre unique centre, où nous nous trouvons sans cesse, et où nous ne sommes tous qu’une même chose. (LSP 137*)

Je suis bien fâché de tous les mécomptes que vous trouvez dans les hommes; mais il faut s’accoutumer à y chercher peu (LSP 150*, attribution incertaine)

Ne craignez rien : vous feriez une grande injure à Dieu, si vous vous défiiez de sa bonté ; il sait mieux ce qu’il vous faut, et ce que vous êtes capable de porter, que vous-même ; il ne vous tentera jamais au-dessus de vos forces. … Vous rirez un jour des frayeurs que la grâce vous donne maintenant, et vous remercierez Dieu de tout ce que je vous ai dit sans prudence, pour vous faire renoncer à votre sagesse timide. (LSP 164*)

Ma vie est triste et sèche comme mon corps ; mais je suis dans je ne sais quelle paix languissante. (LSP 165*)

Lettres tardives :

Je suis fort touché de la peinture que vous m’avez faite de votre état. Il est très pénible ; mais il vous sera fort utile, si vous y suivez les desseins de Dieu. L’obscurité sert à exercer la pure foi et à dénuer l’âme. Le dégoût n’est qu’une épreuve, et ce qu’on fait en cet état est d’autant plus pur, qu’on ne le fait ni par inclination ni par plaisir: on va contre le vent à force de rames. … Vous n’avez rien à craindre que de votre esprit, qui pourrait vous donner un art que vous n’apercevriez pas vous-même, pour tendre au but de votre amour-propre : mais comme vous êtes sincèrement en garde contre vous, et comme vous ne cherchez qu’à mourir à vous-même de bonne foi, je compte que tout ira bien. … Votre tempérament est tout ensemble mélancolique et vif[57]: … Plus vous vous livrerez sans mesure pour sortir de vous, et pour en perdre toute possession, plus Dieu en prendra possession à sa mode, qui ne sera jamais la vôtre. Encore une fois, laissez tout tomber, ténèbres, incertitudes, misères, craintes, sensibilité, découragement ; amusez-vous sans vous passionner; recevez tout ce que les amis vous donneront de bon, comme un bien inespéré, qui ne fait que passer au travers d’eux, et que Dieu vous envoie. (LSP 166*, après juin 1708)

Voir nos ténèbres, c’est voir tout ce qu’il faut. (LSP 167*)

Portez en paix vos croix intérieures. Les extérieures sans celles de l’intérieur ne seraient point des croix (LSP 189*)

 Soyez un vrai rien en tout et partout ; mais il ne faut rien ajouter à ce pur rien. C’est sur le rien qu’il n’y a aucune prise. Il ne peut rien perdre. Le vrai rien ne résiste jamais, et il n’a point un moi dont il s’occupe. … Je vous aime et vous respecte de plus en plus sous la main qui vous brise pour vous purifier. O que cet état est précieux ! Plus vous vous y trouverez vide et privée de tout, plus vous m’y paraîtrez pleine de Dieu et l’objet de ses complaisances. …     Vous n’avez qu’à souffrir et à vous laisser consumer peu à peu dans le creuset de l’amour. (LSP 190*)

Tout contribue à vous éprouver; mais Dieu, qui vous aime, ne permettra pas que vous soyez tentée au-dessus de vos forces. Il se servira de la tentation pour vous faire avancer. Mais il ne faut chercher curieusement à voir en soi ni l’avancement, ni les forces, ni la main de Dieu, qui n’en est pas moins secourable quand elle se rend invisible. C’est en se cachant qu’elle fait sa principale opération : car nous ne mourrions jamais à nous-mêmes, s’il montrait sensiblement cette main toujours appliquée à nous secourir. En ce cas, Dieu nous sanctifierait en lumière, en vie et en revêtissement de tous les ornements spirituels ; mais il ne nous sanctifierait point sur la croix, en ténèbres, en privation, en nudité, en mort. … Que ne puis-je être auprès de vous ! mais Dieu ne le permet pas. Que dis-je ? Dieu le fait invisiblement, et il nous unit cent fois plus intimement à lui, centre de tous les siens, que si nous étions sans cesse dans le même lieu. Je suis en esprit tout auprès de vous (LSP 192*, attribution incertaine)

Ce que je vous souhaite au-dessus de tout, c’est que vous n’altériez point votre grâce en la cherchant. Voulez-vous que la mort vous fasse vivre, et vous posséder en vous abandonnant ? … Qu’avez-vous donc cherché dans la voie que Dieu vous a ouverte? Si vous vouliez vivre, vous n’aviez qu’à vous nourrir de tout. Mais combien y a-t-il d’années que vous vous êtes dévouée à l’obscurité de la foi, à la mort et à l’abandon? … J’avoue qu’il faut suivre ce que Dieu met au cœur ; mais il faut observer deux choses : l’une est que l’attrait de Dieu, qui incline le cœur, ne se trouve point par les réflexions délicates et inquiètes de l’amour-propre ; l’autre, qu’il ne se trouve point aussi par des mouvements si marqués, qu’ils portent avec eux la certitude qu’ils sont divins. … Le mouvement n’est que la grâce ou l’attrait intérieur du Saint-Esprit qui est commun à tous les justes ; mais plus délicat, plus profond, moins aperçu et plus intime dans les âmes déjà dénuées, et de la désappropriation desquelles Dieu est jaloux. Ce mouvement porte avec soi une certaine conscience très simple, très directe, très rapide, qui suffit pour agir avec droiture, et pour reprocher à l’âme son infidélité dans le moment où elle y résiste. Mais c’est la trace d’un poisson dans l’eau ; elle s’efface aussitôt qu’elle se forme, et il n’en reste rien : si vous voulez la voir, elle disparaît pour confondre votre curiosité. Comment prétendez-vous que Dieu vous laisse posséder ce don, puisqu’il ne vous l’accorde qu’afin que vous ne vous possédiez en rien vous-même ? … Vous êtes notre ancienne, mais c’est votre ancienneté qui fait que vous devez à Dieu plus que toutes les autres. Vous êtes notre sœur aînée ; ce serait à vous à être le modèle de toutes les autres pour les affermir dans les sentiers des ténèbres et de la mort. (LSP 193*) Pb : née en 1665 !

Pour vous, plus vous chercherez d’appui, moins vous en trouverez. Ce qui ne pèse rien n’a pas besoin d’être appuyé ; mais ce qui pèse rompt ses appuis. Un roseau sur lequel vous voulez vous soutenir, vous percera la main ; mais si vous n’êtes rien, faute de poids, vous ne tomberez plus. On ne parle que d’abandon, et on ne cherche que des cautions bourgeoises. (LSP 198*, attribution incertaine)

Mon état ne se peut expliquer, car je le comprends moins que personne. Dès que je veux dire quelque chose de moi en bien ou en mal, en épreuve ou en consolation, je le trouve faux en le disant, parce que je n’ai aucune consistance en aucun sens. Je vois seulement que la croix me répugne toujours, et qu’elle m’est nécessaire. Je souhaite fort que vous soyez simple, droite, ferme, sans vous écouter, sans chercher aucun tour dans les choses que vous voudriez mener à votre mode, et que vous laissiez faire Dieu pour achever son œuvre en vous. / Ce que je souhaite pour vous comme pour moi, est que nous n’apercevions jamais en nous aucun reste de vie, sans le laisser éteindre. (LSP 203, 1711 ?)

Comment pouvez-vous douter, ma chère fille, du zèle avec lequel je suis inviolablement attaché à tout ce qui vous regarde ? Je croirais manquer à Dieu, si je vous manquais. Je vous proteste que je n’ai rien à me reprocher là-dessus; mon union avec vous ne fut jamais si grande qu’elle l’est. (LSP 490*, attribution incertaine)

Je crois vous devoir dire en secret ce qui m’est revenu par une voie digne d’attention. On prétend que Leschelle entre dans la direction de sa nièce et de quelques autres personnes, indépendamment de son frère l’abbé, qui était d’abord leur directeur; qu’il leur donne des lectures trop avancées et au-dessus de leur portée; qu’il leur fait lire entr’autres les écrits de N., que ces personnes ne sont nullement capables d’entendre ni de lire avec fruit. Je vous dirai là-dessus que, pour me défier de ma sagesse, je crois devoir me borner à vous proposer d’écrire à l’auteur, afin qu’il examine l’usage qu’on doit faire des écrits qu’il a laissés. … excellentes pour la plupart des âmes qui ont quelque intérieur; mais il y en a beaucoup, qui étant les meilleures de toutes pour les personnes d’un certain attrait et d’un certain degré, sont capables de causer de l’illusion ou du scandale en beaucoup d’autres, qui en feront une lecture prématurée. Je voudrais que la personne en question vous écrivît deux mots de ses intentions là-dessus, afin qu’ensuite nous pussions, sans la citer, faire suivre la règle qu’elle aura marquée. (L.1121, 9 janvier 1707)

Le Grand Abbé [de Beaumont] vous dira de nos nouvelles, ma bonne Duchesse. Mais il ne saurait vous dire à quel point mon cœur est uni au vôtre. Je souhaite fort que vous ayez la paix au-dedans. Vous savez qu’elle ne se peut trouver que dans la petitesse, et que la petitesse n’est réelle qu’autant que nous nous laissons rapetisser sous la main de D[ieu] en chaque occasion. Les occasions dont D[ieu] se sert consistent d’ordinaire dans la contradiction d’autrui qui nous désapprouve, et dans la faiblesse intérieure que nous éprouvons. … Regardez la seule main de Dieu, qui s’est servie de la rudesse de la mienne pour vous porter un coup douloureux. La douleur prouve que j’ai touché à l’endroit malade. Cédez à D[ieu]; acquiescez pleinement. C’est ce qui vous mettra en repos, et d’accord avec tout vous-même. Voilà ce que vous savez si bien dire aux autres[58]. L’occasion est capitale. C’est un temps de crise. O Quelle grâce ne coulera point sur vous, si vous portez comme un petit enfant tout ce que D[ieu] fait pour vous rabaisser, et pour vous désapproprier, tant de votre sens, que de votre volonté! Je le prie de vous faire si petite, qu’on ne vous trouve plus. (L.1231, 22 août 1708)

Je vous avoue, ma bonne D[uchesse], que je suis ravi de vous voir accablée par vos défauts et par l’impuissance de les vaincre. Ce désespoir de la nature qui est réduite à n’attendre plus rien de soi, et à n’espérer que de D[ieu], est précisément ce que D[ieu] veut. Il nous corrigera quand nous n’espérerons plus de nous corriger nous-mêmes. … Il s’agit d’être petite au-dedans, ne pouvant pas être douce au-dehors. Il s’agit de laisser tomber votre hauteur naturelle, dès que la lumière vous en vient. … En un mot le grand point est de vous mettre de plain-pied avec tous les petits les plus imparfaits. Il faut leur donner une certaine liberté avec vous, qui leur facilite l’ouverture de cœur. (L.1215, 8 juin 1708)

Jamais lettre, ma bonne et chère Duchesse ne m’a fait un plus sensible plaisir que la dernière que vous m’avez écrite.  Je remercie D[ieu] qui vous l’a fait écrire. Je suis également persuadé et de votre sincérité pour vouloir dire tout, et de votre impuissance de le faire. Pendant que nous ne sommes point encore entièrement parfaits, nous ne pouvons nous connaître qu’imparfaitement. … Les personnes qui conduisent ne doivent nous développer nos défauts, que quand D[ieu] commence à nous y préparer. Il faut voir un défaut avec patience. et n’en rien dire au dehors jusqu’à ce que D[ieu] commence à le reprocher au dedans. Il faut même faire comme D[ieu] qui adoucit ce reproche en sorte que la personne croit que c’est moins Dieu qu’elle-même qui s’accuse et qui sent ce qui blesse l’amour. … D[ieu] est dans notre âme, comme notre âme dans notre corps. C’est quelque chose que nous ne distinguons plus de nous, mais quelque chose qui nous mène, qui nous retient et qui rompt toutes nos activités. Le silence que nous lui devons pour l’écouter n’est qu’une simple fidélité à n’agir que par dépendance, et à cesser dès qu’il nous fait sentir que cette dépendance commence à s’altérer. … Je vois par votre lettre, ma bonne Duchesse, que vous êtes encore persuadée que nos amis ont beaucoup manqué à votre égard. … Pour votre insensibilité dans un état de sécheresse, de faiblesse, d’obscurité, et de misère intérieure, je n’en suis point en peine, pourvu que vous demeuriez dans ce recueillement passif dont je viens de parler, avec une petitesse et une docilité sans réserve. Quand je parle de docilité, je ne vous la propose que pour N…[Mme Guyon], et je sais combien votre cœur a toujours été ouvert de ce côté-là. Nous ne sommes en sûreté qu’autant que nous ne croyons pas y être, et que nous donnons par petitesse aux plus petits même la liberté de nous reprendre. (L.1408)

Je ne puis vous exprimer, ma bonne et très chère Duchesse, combien votre dernière lettre m’a consolé. J’y ai trouvé toute la simplicité et toute l’ouverture de cœur que D[ieu] donne à ses enfants entre eux. … Je ne sais point en détail les fautes qu’ils ont faites vers vous. Il est naturel qu’ils en aient fait sans le vouloir. Mais ces fautes se tournent heureusement à profit, puisque vous prenez tout sur vous, et que vous ne voulez voir de l’imperfection que chez vous. C’est le vrai moyen de céder à D[ieu] et de faire la place nette au petit M[aître]. (L.1442, 1er février 1711)

Il y a bien longtemps, ma bonne et chère Duchesse, que je ne vous ai point écrit. Mais je n’aime point à vous écrire par la poste, et je n’ai point trouvé d’autre voie depuis longtemps. … Il suffit d’être dans un véritable acquiescement pour tout ce que Dieu nous montre par rapport à la correction de nos défauts. Il faut aussi que nous soyons toujours prêts à écouter avec petitesse et sans justification tout ce que les autres nous disent de nous-mêmes, avec la disposition sincère de le suivre autant que D[ieu] nous en donnera la lumière. L’état de vide de bien et de mal, dont vous me parlez, ne peut vous nuire. Rien ne pourrait vous arrêter que quelque plénitude secrète. … Pour moi je passe ma vie à me fâcher mal à propos, à parler indiscrètement, à m’impatienter sur les importunités qui me dérangent. Je hais le monde, je le méprise, et il me flatte néanmoins un peu. Je sens la vieillesse qui avance insensiblement, et je m’accoutume à elle, sans me détacher de la vie. Je ne trouve en moi rien de réel ni pour l’intérieur ni pour l’extérieur. Quand je m’examine, je crois rêver: je me vois comme une image dans un songe. … Mon union avec vous est très sincère. Je ressens vos peines. Je voudrais vous voir, et contribuer à votre soulagement. (L.1479, 27 juillet 1711)



 

Trois filiations de « trans » en terres protestantes

En Europe centrale et du nord, les confessions calvinistes ou même luthériennes s’opposent à une mystique dont le souvenir est associé aux moines et moniales qui furent combattus par les réformes. Par contre les cercles piétistes suisses, allemands, hollandais ainsi que les épiscopaliens écossais y sont sensibles. Il en est de même dans des mouvements qui proposent un vécu chrétien renouvelé, chez des quakers adeptes de la « lumière intérieure », parmi des Méthodistes fondés par Wesley, puis des artisans du réveil suisse ou de revival américain.

Dans cette période de transition entre l’ancien monde religieux et celui naissant des lumières traduisant une perception « scientifique » voire matérialiste du monde, on a affaire à un monde complexe où théosophes, maçons, spirituels, écrivains se croisent, souvent par simple accident ou curiosité. Ceci rend difficile toute approche.

L’influence de l’humble cercle de Blois, où la vieille « dame directrice » pour les sceptiques, « notre mère » pour les disciples, habite et reçoit, est européenne. Elle s’exerce par les écrits de Fénelon et de son inspiratrice, largement acceptés en milieu protestant [59].

La circulation des pèlerins

Au niveau direct des personnes, la circulation des disciples emprunte  deux routes (et par des « chemins de traverse » lorsque les suisses se rendent en Angleterre : ainsi Wesley choisit pour successeur un pasteur suisse ami de Dutoit [60]) :

La route terrestre et maritime du nord conduit de Blois à Cambrai (Fénelon et son cercle) puis Rijnsburg près d’Amsterdam (Poiret, son cercle et ses amis dont Metternich, plus tard Tersteegen, des Hongrois…) puis soit Londres (cercle de Keith), soit Édimbourg (cette dernière ville pouvant être rapidement et directement atteinte par mer), enfin, encore plus au nord, Aberdeen (le cercle constitué autour de l’église Old Machar existait déjà avant d’être influencé par les écrits de l’éditeur Poiret). De plus un groupe aurait été actif en Suède jusqu’au milieu du XXe siècle et même en Russie (traductions attestées au début du XIXe siècle). On dispose des belles études d’Henderson.

Le chemin de l’est conduit de Blois à Lausanne (cercle de Morges plus tard dirigé par Dutoit…) relié à l’Allemagne (cercle de Fleischbein en son château de Pyrmont).

Des cercles d’inspiration guyonienne se constituèrent ainsi au début du XVIIIe siècle (nous étudierons dans une section parallèle les influences en terres catholiques). Nous distinguons trois branches puis des influences. Nous tenterons ensuite de présenter les filiations dans les branches par les séquences de leurs principales figures spirituelles. Comme les réseaux mettent en jeu de nombreux relais une brève présentation de ces bras d’un delta spirituel clarifie le jeu des influences :


 

LA FILIATION ÉCOSSAISE

Dans le nord de l’Écosse, à  Aberdeen,  un cercle relié directement à madame Guyon fusionna avec la belle tradition spirituelle épiscopalienne illustrée par Henry Scougal[61] et James Garden[62]. Les liaisons sont très directes, car plusieurs disciples écossais étaient présents à Blois lorsque la vieille dame s’éteignit paisiblement en juin 1717, dont un Garden. Nous allons présenter leurs profils, aidés par les séries de directions spirituelles des disciples écossais[63] et les évocations remarquables de ces disciples de l’extrême nord de l’Europe par Henderson[64].

Une tradition mystique, une histoire mouvementée.

L’Écosse a eu un rayonnement bien supérieur à ce que l’on pouvait attendre d’un pays pauvre à la population clairsemée, situé aux confins de l’Europe (de même on retrouvera un siècle plus tard un rayonnement comparable dans son caractère inattendu venant de la Suède) : les noms de David Hume (1711-1776) et d’Adam Smith (1723-1790) illustrent le dynamisme d’un pays qui ne comptait qu’un peu plus d’un million d’habitants vers 1750.

Sa situation excentrée permit une évolution moins radicale qu’en Angleterre et peut-être facilita le maintien d’une tradition mystique liée au maintien d’une vie monacale médiévale. Une filiation de spirituels traverse le XVIIe siècle à Aberdeen, dont se détachent quelques figures épiscopaliennes remarquables. « Les épiscopaliens écossais semblent, au XVIIe siècle, avoir compté dans leurs rangs les premiers clergymen qui se soient tournés vers la France. Le fait s’explique en partie par la grande alliance qui avait multiplié les échanges de toute sorte et, même dans les Highlands, rendu la connaissance du français courante dans la classe cultivée. On doit attribuer plus d’importance encore à la curieuse personnalité de Robert Leighton, ministre presbytérien devenu, sans conversion proprement dite, archevêque de Glasgow. » Il passa de longues années sur le continent, alliant amitiés jansénistes et « son idée de la religion qu’il faisait consister dans l’amour de Dieu, la paix et la joie qui l’accompagnent. … Le rayonnement de sa personnalité valut à Leighton une influence qui dura près d’un siècle. Elle s’exerça d’ailleurs souvent par l’inter­médiaire de son disciple Henry Scougal. » [65]

Elle rencontrera, au début du siècle suivant, la tradition reprise par Madame Guyon, chance due aux liens politiques avec la France de Louis XIV assurés par ses exilés à Saint-Germain, et aussi à des relations spirituelles maintenues par l’intermédiaire de Keith à Londres et de Poiret sur la route maritime puis terrestre passant par la Hollande.

Les disciples écossais de madame Guyon constituaient un groupe d’amis dont Henderson restitue l’atmosphère attachante, la droiture et le courage de ses membres pris par les remous politiques. Car l’Écosse a une histoire faite de luttes inégales. Celle entreprise contre Cromwell sera suivie de révoltes contre la domination par l’Angleterre. Ainsi l’Union de 1707 fut suivie d’un soulèvement inefficace en 1715 en faveur du prétendant catholique James VIII (the Old Pretender), qui s’enfuira finalement à Rome. Il n’y eut pas alors de lourdes sanctions - mais ce sera le cas lors du second soulèvement de 1745 en faveur de son fils (the Young Pretender). Certains disciples prendront part aux deux soulèvements. L’histoire est compliquée par les luttes religieuses entre royauté catholique, protestants épiscopaliens (ayant récupéré la structure catholique lors de la première vague luthérienne qui avait vu Henry VIII fonder l’Église anglicane, jacobites le plus souvent, par attache aux structures traditionnelles et royale), presbytériens (protestants de la seconde vague calviniste, d’assise sociale populaire et puritaine), sans compter la présence de quelques minorités spirituellement fécondes, telle celle des quakers.


 


 

Henry Scougal (1650-1678)

The Life of God in the Soul of Man, est l’œuvre toujours vivante d’un admirateur de Renty et d’un disciple des platoniciens de Cambridge, mort trop tôt, qui eut cependant le temps d’être Professor of Divinity at King’s College, Aberdeen - comme ce fut le cas de John Forbes auteur de The Spiritual Exercises (1624-1647) et de James Garden, auteur de Comparative Theology (1699), apprécié par Poiret : Forbes, Scougal et Garden se succèdent ainsi dans une tradition spirituelle propre à Aberdeen, autour de la “cathédrale” d’Old Machar, belle église entourée de tombes, au centre du vieil Aberdeen, lieu de promenade paisible et presque champêtre, à côté de la vivante capitale du pétrole.

Le livre fut publié en 1677 et exerça son influence au siècle suivant sur J. Wesley (1703-1791), le fondateur du méthodisme, et sur G. Whitefield (1714-1770), évangéliste célèbre des deux côtés de l’Atlantique. Il reste apprécié[66], car le texte limpide est remarquable par sa fraîcheur, par l’absence de tout caractère morbide (trop souvent présent dans le catholicisme français de l’époque), enfin par son refus de tout sectarisme comme de tout “enthousiasme” fanatique.

Il comporte trois parties : I. Présentation de la vie naturelle et divine, dont Jésus-Christ est le prototype, II. Sur l’amour divin, III. Sur les difficultés concrètes rencontrées  dans une vie chrétienne. Le début de la première partie situe clairement la position du christianisme intérieur vécu en liberté ou vraie religion dans les formes religieuses ou sectes du temps :

Je ne peux parler de la religion, mais dois regretter que dans le nombre de ceux qui y prétendent, si peu comprennent ce qu’elle signifie : quelques-uns la réduisent à la compréhension, aux notions orthodoxes et aux opinions ; le témoignage qu’ils peuvent en donner tient en ce qu’ils ont tel ou tel avis, qu’ils se sont attachés à l’une ou l’autre des nombreuses sectes entre lesquelles le christianisme est bien malheureusement divisé. D’autres placent la religion à l’extérieur de l’homme, dans une course perpétuelle pour accomplir des devoirs selon un modèle performant. S’ils vivent en paix avec leurs voisins, observent la tempérance, le calendrier des obligations en fréquentant l’église et si parfois ils font l’aumône, ils pensent s’être acquittés de leurs devoirs. D’autres placent toute la religion dans les sentiments, dans les cœurs exaltés et la dévotion extatique ; tout leur but est de prier passionnément, de penser au ciel et d’être sensibles à ces expressions tendres par lesquelles ils font la cour à leur Seigneur, jusqu’à ce qu’ils se persuadent qu’ils sont amoureux de Lui : ils affichent alors une grande confiance dans leur salut, qu’ils estiment être la principale grâce chrétienne [...]Mais la religion est très certainement toute autre chose ; ceux qui en ont la pratique ont des pensées bien différentes et dédaignent toutes ces ombres et fausses imitations.  Ils savent par expérience que la vraie religion est l’union de l’âme avec Dieu, une participation réelle à la nature divine, la véritable image de Dieu dessinée en l’âme, ou, selon l’Apôtre, « le Christ formé en notre intérieur. » - Je ne vois pas comment la nature de la religion peut être mieux et pleinement exprimée de manière brève, qu’en la nommant une Vie Divine : et je vais en parler sous ces termes, montrant d’abord, comment elle est nommée une vie ; et ensuite, comment elle est appelée divine. / J’ai choisi premièrement de l’exprimer sous le nom de vie à cause de sa permanence et de sa stabilité. La religion n’est pas un départ soudain, ou une passion de l’esprit ; on ne doit pas penser qu’elle doive s’élever à la hauteur d’un rapt et sembler porter l’homme à des performances extraordinaires. [...]/ La religion peut encore être désignée du nom de vie, parce qu’elle est intérieure, libre, principe auto-moteur : ceux qui ont progressé ne sont pas seulement conduits par des motifs extérieurs, par des craintes, ni achetés par des promesses, ni limités par des lois ; mais ils sont puissamment inclinés vers ce qui est bon, et trouvent leur joie dans cet accomplissement. L’amour qu’un homme pieux porte à Dieu et à la bonté, n’est pas tant le fait d’un commandement lui enjoignant d’agir ainsi, que d’une nouvelle nature l’instruisant et le poussant.[67]

La seconde partie est un hymne à l’amour non sans référence à l’expérience de l’amour humain :

Love is the greatest and most excellent thing we are masters of and therefore it is folly and baseness to bestow it unworthily. It is indeed the only thing we can call our own: other things may be taken from us by violence, but none can ravish our love. ...

First, I say, love must needs be miserable, and full of trouble and disquietude, when there is not worth and excellency enough in the object to answer the vastness of its capacity. ...

Again, Love is accompanied with trouble, when it misseth a suitable return of affection. Love is the most valuable thing we can bestow, and by giving it, we do, in effect, give all that we have; and therefore it must needs be atfflicting to find so great a gift despised, that the present which one hath made of his whole heart, cannot prevail to obtain any return. Perfect love is a kind of self-dereliction, a wandering out of ourselves; it is a kind of voluntary death, wherein the lover dies to himself, and all his own interests, nor thinking of them, nor caring for them any more, and minding nothing but how he may please and gratify the party whom he loves. Thus he is quite undone, unless he meets with reciprocal affection ...

In fine, A lover is miserable, if the person whom be loveth be so. They who have made an exchange of hearts by love, get thereby an interest in one another’s happiness and misery ; and this makes love a troublesome passion, when placed on earth. ...

The severities of a holy life, and that constant watch which we are obliged to keep over our hearts and ways, are very troublesome to those who are only ruled and acted by an external law, and have no law in their minds inclining them to the performance of their duty: but where divine love possesseth the soul, it stands as sentinel to keep out every thing that may offend the beloved, and doth disdainfully repulse those temptations which assault it: it complieth cheerfully, not only with explicit commands, but with the most secret notices of the beloved’s pleasure, and is ingenious in discovering what will be most grateful and acceptable unto him: it makes mortification and self-denial change their harsh and dreadful names, and become easy, sweet, and delightful things.[68]

La dernière partie, la plus longue, tente avec moins de bonheur de trouver un chemin :

He may sit down in sadness, and bemoan himself, and say, in the anguish and bitterness of his spirit, “They are happy indeed whose souls are awakened unto the divine life, who are thus renewed in the spirit of their minds; but, alas! I am quite of another constitution, and am not able to effect so mighty a change. If outward observances could have done the business, I might have hoped to acquit myself by diligence and care; but since nothing but a new nature can serve the turn, what am I able to do? I could bestow all my goods In oblations to God, or alms to the poor, but cannot command that love and charity, without which this expense would profit me nothing. ...

All the art and industry of man cannot form the smallest herb, or make a stalk of corn to grow in the field; it is the energy of nature, and the influences of Heaven, which produce this effect. It is God " who causeth the grass to grow, and herb for the service of man;" and yet nobody will say, that the labours of the husbandman are useless or unnecessary. ...

Especially, if we hereunto add the consideration of God’s favour and good-will towards us; nothing is more powerful to engage our affection, than to find that we are beloved. Expressions of kindness are always pleasing and acceptable unto us, though the person should be otherwise mean and contemptible; but to have the love of one who is altogether lovely, to know that the glorious Majesty of heaven hath any regard unto us, how must it astonish and delight us, how must it overcome our spirits, and melt our hearts, and put our whole soul into a flame![69]

Le groupe guyonien

 

Le groupe qui deviendra guyonien était catholique ou de tendance épiscopalienne parce que se succédèrent des religieux remarquables, enseignant in Divinity à l’université d’Aberdeen, l’une des trois meilleures universités britanniques, avec Oxford et Cambridge : John Forbes, qui tint un journal intérieur de 1624 à 1647 ; puis Henry Scougall que nous venons de citer, et enfin James Garden auteur de la non moins remarquable Comparative theology (1699), qui devint disciple ainsi que son jeune frère George.

Ils étaient jacobites de manière avouée ou cachée : ses membres voyageaient ou se réfugiaient sur le continent. Ils passaient par la Hollande, qui n’était qu’à trois (voire deux) jours de bateau des ports de la côte est, situés entre Édimbourg et Aberdeen. De nombreuses communautés d’Écossais s’établirent sur le continent, tout comme les Hollandais furent présents à Culross, beau port et village « hollandais » visité de nos jours près d’Édimbourg.

Le dégoût des affrontements et des controverses au nom de l’Écriture souvent interprétée trop littéralement tourna leur attention vers « l’intérieur » mystique. Tout un réseau d’Écossais reçut ainsi les ouvrages mystiques de Poiret par l’intermédiaire du Dr. Keith de Londres. Ce dernier importa par exemple cent exemplaires d’un de ses titres pour en redistribuer quarante-deux en Écosse[70]. Ils furent un temps les adeptes d’Antoinette Bourignon[71], sous l’influence de Poiret.

Mais en 1708 Keith et George Garden interrompirent la traduction de son œuvre[72] : Poiret leur avait fait connaître Madame Guyon et ils avaient atteint le terme de leur quête. Par la suite plusieurs membres du groupe vinrent à Blois. De ce groupe on identifie :

 

Le Dr. James Keith (-1726)

C’est la figure clé assurant depuis Londres les relations entre madame Guyon et les « mystiques du Nord-Est » écossais.

Le Dr. James Keith, fils du Révérend John Keith, qui avait succédé à George Garden à St Machar Cathedral d’Aberdeen, étudiant en Arts devenu médecin en 1704, chercha fortune en exerçant dans le Londres de Swift, Defoe, sir Isaac Newton… Il fut l’agent qui distribuait les livres édités par Poiret. Ils arrivaient de chez Wettstein, l’éditeur d’Amsterdam, et Keith pouvait disposer d’une centaine d’exemplaires dont une quarantaine était vendue en Écosse[73], certains par l’intermédiaire du libraire d’Édimbourg Munro. Circulaient aussi, d’ami à ami, les lettres de madame Guyon adressées aux Écossais, en évitant toute  publicité.

Cultivé, possédant de nombreux ouvrages mystiques rédigés en plusieurs langues, il avait accès à plusieurs cercles de relations : Ockley enseignait l’arabe à Cambridge, le Dr. Francis Lee[74] dirigeait les théosophes philadelphiens… « À Londres, J. Keith vivait dans un cercle de non-jureurs, c’est- à-dire d’anglicans de la Haute Église qui, après avoir combattu le catholicisme sous Jacques II, préférèrent, lors de la révolution de 1688, leurs principes à leurs bénéfices.[75] »  Ses deux fils aînés moururent de la variole en 1717 et il perdit sa femme en 1721.

Sa correspondance met en valeur l’homme intérieur :

Notre propre expérience vous convainc que notre vie est en tous respects une guerre continuelle, que partout et dans tous les états nous devons être fournis et éprouvés à la fois du dehors et du dedans. C’est le lot d’un vrai disciple, et je suis sûr qu’il est heureux quand il est amélioré selon l’intention de notre Seigneur. Alors rien n’arrive qui doive nous troubler ou nous inquiéter. Il accomplira son travail propre, si seulement nous le servons et nous soumettons à lui humblement.  Qu’il lui plaise d’accroître notre foi et de renforcer notre dépendance en lui, que nous soyons introduits sous le voile et puissions goûter et posséder la substance ! [76].

Que vous ne soyez pas troublé par un quelconque mouvement de Peur, Anxiété, Mélancolie, etc. Tournez –vous à l’intérieur et entrez doucement dans le Cœur du Petit Maître et il disparaîtra rapidement [77].

Ne nous arrêtons jamais aux nombreuses contrariétés jetées sur notre chemin ou même à y réfléchir, mais prenant aussi peu notice que possible enfoncez-vous dans le Rien, là où seulement notre sécurité demeure… Laisser passer et outrepasser sont Règles à ne jamais oublier [78].

[L’union est :] telle que les distances entre places signifient peu aux esprits unis dans le Centre commun [79].

Be not discouraged at any difficulties … these will often happen in the commerce of the world, but by meekly turning inward and sinking down in the Divine Presence they will quickly be dropt and forgotten ; Patience,  Patience, Resignation and Silence. God is all and we nothing [80].

May it please our divine L.M. [Loved Mother] to continue his peculiar care and protection over you all, and to preserve you and all of us in a humble and faithfull dependence upon Him from day to day and moment to moment. … the varieties of crosses and the multiplicity of affairs … all those things must be suffered to go as they came, without any forecast on our part or after-reflexion. … Besides we must have great patience with our selves as well as others, and be willing to bear our frailties, defects and infirmities, as we see little chidren are, without even desiring to get rid of them before the time. And as the natural growth is utterly unobserved and insensible as to the moments of it, so likewise is the Spiritual. But in Him is Life and strength and perfection. He is all, we are nothing. The work is his and He will do it. Let us only be little and passive and silent before him [81].

Madame Guyon lui remet son manuscrit de la Vie[82]. Il transmet les nouvelles de Blois où madame Guyon est souvent malade : trois ans avant sa mort, on ne la voit guère survivre plus de quelques jours[83] ; elle est atteinte d’un asthme accompagné de suffocation[84] ; le récit de sa dernière maladie provient de deux témoins[85] avec les noms des quatre écossais présents à son chevet[86].

Il assure des échanges entre disciples[87], informe sur des tiraillements à l’occasion de l’édition de la Vie [88], nous tient au courant de l’édition en 1717 des Œuvres spirituelles de Fénelon[89].


 

Le Dr. Georges Cheynes.

Un ami proche de James Keith, le Dr. Georges Cheynes, également londonien originaire d’Aberdeen, mentionne dans une lettre les figures mystiques suivantes : Tauler, John of the Cross, Bernier [Bernières], Bertot, Marsay, Madame Guyon[90] : elles attestent notre lignée française. Cheynes était ami de Pope, de Richardson, du chirurgien Charles Maitland qui introduisit l’inoculation contre la variole en Angleterre... Le « Falstaff d’Aberdeen » partageait les tendances du groupe Garden. William Law, à qui il révéla frère Laurent et Jakob Böhme, respectait son autorité en matière de mystique. Cela ne l’empêchait pas d’être un médecin de Bath à la mode. On le rencontrait dans les cafés littéraires « où il était tellement pénétré du vocabulaire guyonnien qu’il ne parlait que de ‘ foi nue et d’amour pur ’ »[91].

À la fin de sa vie, il adhéra aux idées de Saint-Georges de Marsay, « réfugié huguenot qui avait rendu les idées d’Antoinette Bourignon plus dignes de l’âge des lumières en remplaçant l’Enfer par une purification graduelle dans les astres. Cheyne était en relations épistolaires avec un jacobite de Manchester, John Byrom, poète qui mit en vers anglais le cantique de madame Guyon « Charmante solitude, Cachot, aimable tour ? »[92]. En inventant la sténographie, il s’était ouvert les portes des salons aristocratiques et littéraires et y discourait sur les auteurs pour lesquels il éprouvait des passions successives ou simultanées… »[93].


 


 

James Garden (1645-1726) et son frère Georges (1649-1733).

Les deux frères sont enterrés dans le beau et paisible cimetière champêtre d’Old Machar cathedral au nord de l’actuelle cité moderne du pétrole du nord Aberdeen.

« L’oraison funèbre de Scougal fut prononcée par George Garden, qui, avec son frère James, défendit jusqu’en 1730 la religion intérieure qui caractérise les ouvrages de Leighton et The Life of God. Cela n’empêcha pas les Garden, épiscopaliens et jacobites d’Aberdeen (les deux termes étaient en Écosse à peu près synonymes), d’accorder beaucoup d’importance à la liturgie et d’employer le Prayer-Book de Laud. Mais rien ne les choquait plus que la dogmatique scolastique des presbytériens domi­nants. James Garden l’attaqua en 1699 dans un discours universitaire qui provoqua un bruyant scandale : Theologia Comparativa, « sur le vrai et solide fondement de la théologie pure et pacifique ». Or, il fut bientôt répandu dans toute l’Europe grâce aux soins de Pierre Poiret, qui, par son immense activité d’éditeur, a fait plus que per­sonne pour la diffusion de la mystique hétérodoxe ou catholique. George Garden plaçait aussi très haut saint Bernard, François de Sales, Renty et Pascal, mais, comme Pierre Poiret, il se réclamait encore davantage d’Antoinette Bourguignon (1616-1680), qui, du catholicisme, était passé à une espèce de quakérisme : le ministre d’Aberdeen consacra entre 1697 et 1708 son temps et sa fortune à traduire et à distribuer la plupart de ses œuvres. Dans une Apology en sa faveur qui suscita de violentes polémiques, il louait son sens du divin et son insistance sur l’amour de Dieu, hors duquel il n’est pas de vertu. II n’approuvait pourtant pas toutes ses bizarreries et, à partir de 1710, son admiration, comme celle de Poiret lui-même, s’adressa surtout à madame Guyon. »[94].

Leur théologie commune à tous deux distingue l’amour visant à une présence immédiate de Dieu, bien au-delà de tous les moyens et ministères[95].

L’essence de la religion … consiste seulement dans l’amour de Dieu … parce que Dieu se suffit à lui-même… (11).

Il existe toute sorte de moyens pour rétablir la charité, mais quelques-uns sont nécessaires, sûrs et infaillibles, d’autres sont nécessaires, mais ni sûrs ni infaillibles… Au premier rang sont la foi en Jésus-Christ le médiateur … finalement le sevrage du cœur de tout amour impur… Au second rang sont les Écritures… Au troisième … les pasteurs, les sociétés religieuses, les églises, les sacrements… (53)

Georges Garden, âme mystique, ami d’Henry Scougall, fut attaché à l’église cathédrale d’Old Machar. Refusant de se cacher, il fut emprisonné lorsque les presbytériens déposèrent des ministres épiscopaliens,  puis s’échappa en Hollande et fit des études médicales à Leyde. Poiret réussit alors à l’intéresser à madame Guyon dont l’influence atteignit ainsi la lointaine Écosse[96] !

Georges se trouvera à Blois à son lit de mort. Il ne retourna en Écosse qu’en 1720. Resté célibataire, il traduira John Forbes, auteur d’un journal spirituel. Wettstein, l’éditeur hollandais ami de Poiret, déclare qu’il n’a jamais connu quelqu’un de plus doux, modeste, ayant plus de bonté fraternelle[97]. Dans un échange de lettres provoqué par l’arrivée en Écosse des prophètes français camisards, la pensée profonde de Georges apparaît dans plusieurs conseils adressés à un correspondant un peu trop enthousiaste de ces derniers[98] :

6. Pour ceux qui s’adonnent à la prière du silence, il est [pré]supposé que leurs sens, appétits et passions sont en grande part mortifiés et soumis … sinon ils peuvent être conduits à une fausse quiétude qui ne purifie pas le cœur, mais l’expose à l’illusion.

7. La prière de silence étant détournement de l’âme de la compréhension de toutes les créatures et de toutes leurs images, et se fixer par pure Foi sur Dieu, suprême Vérité et Bien, comme il est en Lui-même infiniment au-delà des conceptions de toute créature, par un amour ardent de la suprême et sans limite et incompréhensible beauté [lovelyness], la grande Fin de tout ceci doit être enracinée dans l’espoir et l’amour divin … Celui qui prie de cette façon n’attend aucun discours, ni mouvements, ni lumières extraordinaires, ni autres miracles. Et ne désire aucune autre chose sinon de toujours croire en Dieu profondément et fermement, d’espérer en lui et de l’aimer dans le temps et durant l’éternité sans changement.

8. Mais si de telles âmes ont à quelque moment des lumières et conditions extraordinaires sur des choses particulières, ils ne sont pas mariés avec elles, parce qu’ils savent que ce qui est connu, possédé et senti ici bas  n’est pas Dieu…

9. L’état ordinaire d’une âme qui est sur le point d’acquérir la prière silencieuse est un état de foi pure et obscure. Il ne connaît pas Dieu, il ne le sent pas. Nuages et obscurité l’entourent. Il est placé comme dans une terre sèche et assoiffée où il n’y a pas d’eau : et cependant il est encore plus assoiffé et affamé de Dieu et de la prière et ses dégoûts des choses temporelles s’accroissent, tandis qu’il lui semble n’avoir ni vertu et ne pas aimer Dieu. Et ceci est sa vraie purification, pas simplement des images et de l’amour des choses corporelles, mais de soi, de l’amour-propre, de la complaisance en soi-même, de la recherche de soi-même…


 


 

Le « chevalier » Ramsay (1686-1743)

La personnalité de ce personnage est appréciée diversement par ses biographes[99]. L’énergie qu’il mit en œuvre dans la diversité de ses entreprises est certainement remarquable. Dans la transcription de la correspondance de Madame Guyon, dont il fut un temps secrétaire, on trouvera ses interventions au ton quelque peu protecteur. Cette dernière garde à son égard une certaine distance contrairement à la tendresse qu’elle marque au jeune marquis de Fénelon. Il joua un rôle discuté lors de la querelle qui suivit la mort de « notre mère », en s’opposant à l’édition de la Vie et au vieux Poiret.  Mais il fut aussi l’ami de Lord Deskford et du marquis de Fénelon.

Né en 1686 en Écosse, fils d’un boulanger, il se distingua par sa curiosité d’esprit qui le conduisit à des études de théologie à Glasgow et Édimbourg. Le goût de l’aventure (Chérel), ou la recherche spirituelle (Henderson) le conduisirent à rendre visite à Poiret en Hollande. Il séjourna chez Fénelon à Cambrai, puis devint entre 1714 et 1716 le secrétaire de Madame Guyon à Blois. Il rendit ainsi service par son bilinguisme, facilitant les relations avec les disciples trans. Sept ans précepteur du fils du comte de Sassenage grâce au duc de Chevreuse, il se voua au culte de Fénelon et polémiqua avec un éditeur en « gardien vigilant » de sa mémoire (Chérel). Le Régent l’estimait et lui attribua une pension. Parti pour Rome en 1724 comme précepteur du fils aîné du Old Pretender au trône d’Écosse, il rentra la même année à Paris. Protégé de Fleury, hôte du duc de Sully, qui était marié à la fille de Madame Guyon, il écrivit à l’imitation du Télémaque un roman qui remporta un grand succès : Les Voyages de Cyrus[100]. Il fit partie du Club de l’Entresol à partir de 1726 :  « Tous les dogmes chrétiens, affirmait-il, se retrouvent dans les religions païennes[101] ». Il y rencontra Montesquieu, qui toutefois le jugea un « homme fade[102] ».

Il jeta à Londres les fondements d’une « maçonnerie nouvelle » et accumula diverses distinctions. De retour en France, il se présenta à l’Académie française (sans succès), entra à quarante-quatre ans en qualité de précepteur dans la puissante famille des Bouillon et prononça en 1736 dans la loge Saint-Thomas un discours resté fameux[103]. Bon orateur, peut-être chancelier de l’ordre des francs-maçons, il manœuvra auprès du cardinal de Fleury pour faire admettre cette institution.

« Ramsay était un homme estimable, mais il prêtait beaucoup à la plaisanterie, par ses airs empesés, par son affectation à faire parade de science et d’esprit, selon un témoignage d’époque[104]. Dans son Histoire de Fénelon, Ramsay avoue avoir voulu détruire les fausses idées que certaines personnes ont formées de Madame Guyon, en lisant une histoire de sa vie, imprimée depuis peu dans les pays étrangers [par Poiret], sans son aveu, et contre ses dernières volontés [...]Madame Guyon apparaissait comme l’inspiratrice, tandis que Fénelon n’était qu’un disciple. Voilà contre quoi Ramsay tint à protester et à réagir[105] ».

Henderson nous le présente plus favorablement, comme un exemple d’une adaptation sociale nécessaire en ces temps difficiles pour qui n’était pas d’origine noble (ce sera le cas de Rousseau). Son grand œuvre ne manque pas totalement d’intérêt, présentant les objections des croyants de son époque[106]. Il était tolérant et charitable, il se fit de nombreux amis et sa jeune femme lui resta profondément attachée[107]. Son intervention contre la publication de la Vie s’expliquerait par l’influence de la fille de Madame Guyon, d’un caractère aussi énergique que celui de sa mère[108]. Tout ceci nous trace le portrait d’un personnage actif dans le bouillonnement des esprits, sensible à l’esprit du temps, théosophe plutôt que mystique.


 


 

La grande famille des Lords Forbes.

Nous rencontrons trois membres de la grande famille des Forbes qui comporte en outre une branche suédoise[109]. De nombreux aspects biographiques sont couverts par The House of Forbes[110] :

(1) Alexander, 4th Lord Forbes of Pitsligo (1678-1762). La mort de son père lorsqu’il avait treize ans fut suivie de son éducation sur le continent où il aurait rencontré Fénelon avant de retourner en Écosse en 1700[111]. Il était ami personnel du baron Metternich. Walter Scott déclarait « que nul homme ne pouvait entrer en contact intime, sans l’aimer, l’honorer et l’estimer » ayant enduré pendant de nombreuses années après [la révolte de]1745 une vie très extraordinaire d’aventures romantiques en s’échappant  par miracle[112].

Il protesta contre l’Union de 1705, fut présent à la bataille de Sheriffmuir en 1715, se cacha en Écosse puis à Londres, en Hollande, à Vienne, à Rome ; mais il ne s’entendit guère avec le roi en exil, et revint vivre en Écosse, avant de prendre de nouveau part au soulèvement de 1745 à un âge avancé et sans illusion. Il finit sa vie à nouveau caché en Écosse[113]. Sa personnalité est décrite ainsi  par Henderson : 

Rien ne suggère le dangereux quiétiste : mais son contrôle sur lui-même, son désintéressement, sa bonté, son acceptation de la fortune favorable ou contraire, et sa possession de la paix intérieure au-delà de toute explication demeurent et le montrent comme le disciple de madame Guyon et de plus grands mystiques [Henderson n’est pas un inconditionnel guyonien, ce qui ajoute valeur à ce témoignage]. Sa position spirituelle peut se résumer par ses propres termes : « une soumission absolue à la volonté divine en nous et chez les autres est la seule chose à demander par la prière, car c’est  la seule vraie religion essentielle[114].

(2) William, 14th Lord Forbes (1687-1730) « …fut très estimé de ses amis. Le Dr. James Keith en parle avec une affection particulière. Il semble avoir vécu pendant une grande partie de sa vie hors de son pays … appréciait l’hospitalité de madame Guyon à Blois … des informations très intéressantes sur les dernières années de la vie de celle-ci nous sont parvenues … dont une Notice sur madame Guyon [115] rappelant ce que William Forbes, qui vécut à Aix-la-Chapelle entre 1720 et 1730, raconta à Pétronelle d’Eschweiler, qui devint l’épouse de Fleischbein. » Il demeura fréquemment avec madame Guyon (le jour où elle mourut, il était à son grand regret absent, visitant ses disciples dans un couvent voisin), « se proposa de devenir un [catholique] Romain … mais elle l’en dissuada et l’avisa de se marier. Il le fit et un de ses enfants fut nommé de son nom à son baptême en 1717, Petronille d’Esweiller représentant la défunte « Mère ». Quand il parlait de madame Guyon « il était hors de lui-même, il avait une telle vénération pour elle »[116].

(3) James, 16th Lord Forbes (1689-1761), frère de William, fut marié deux fois, en 1715 à une sœur de Lord Forbes of Pistligo. Il connut personnellement Madame Guyon et fut présent à Blois à son agonie. Il fut très respecté comme l’indique la notice annonçant son décès[117].


James Ogilvie, Lord Deskford (1690-1764).

Lord Deskford dont le nom est souvent corrompu en Exford [118], fut de santé fragile, étudia l’histoire et le français, vécut à Cullen House. Ardent partisan de la cause Jacobite, il fut arrêté en août 1715 et confiné un moment au château d’Édimbourg : le cercle de Blois craignait alors pour sa vie. Elle fut longue et utile, ayant une participation au gouvernement local de Cullen, introduisant des manufactures de tissus, devenant vice-amiral d’Écosse. Sa première femme appartenait à la famille des Dupplin. Il se remaria en 1723.

 


 


 

LA FILIATION HOLLANDAISE

À Rijnsburg, village proche d’Amsterdam où Spinoza s’était retiré une génération plus tôt, le cercle formé autour de Pierre Poiret (1646-1719) sera influent sur le grand mystique théologien Tersteegen (1697-1759) qui « découvrira les écrits de nombreux mystiques, notamment ceux de madame Guyon … dont il traduira une partie. » [119]. Ce dernier est apprécié de Soren Kierkegaard. Nous disposons des belles études de M. Chevallier[120].


 


 

Pierre Poiret (1646-1719)

Pierre Poiret est l’éditeur grâce auquel furent sauvées les œuvres de Bertot et en grande partie celles de Madame Guyon dont l’ensemble forme quarante-trois volumes. Sans son labeur, le témoignage de J.-M. Guyon serait réduit au Moyen court, aux Torrents et Commentaire du Cantique. Il venait ainsi couronner d’autres entreprises éditoriales, l’ensemble représentant une véritable bibliothèque mystique de près d’une centaine de volumes [121].  Issu de manuscrits souvent imparfaits, ce travail considérable a été possible par la contribution d’une équipe : le cercle spirituel qui entourait Poiret dans la plus grande discrétion.

Ce protestant marginal est l’exact contemporain de Jeanne Guyon, la précédant de deux ans, mourant deux ans après elle. Originaire de Metz, orphelin de père aidé par la communauté réformée locale qui avait mis sur pied des écoles, remarqué par un pasteur, embauché comme précepteur, il poursuit ses études avec acharnement. Étudiant en théologie à Bâle et Heidelberg, il est pasteur à vingt-trois ans et marié l’année suivante. Après sa découverte de Descartes, il lit les mystiques rhénans. Gravement malade à vingt-huit ans, il connaît le déferlement de la guerre dans le Palatinat. Il achève son  travail sur la philosophie cartésienne et vit une crise spirituelle. Conquis par la lecture d’ouvrages d’ Antoinette Bourignon, une mystique assez excentrique, il part pour Amsterdam âgé de trente ans.  Fidèle disciple d’ « A.B. » pendant quatre ans, jusqu’à sa mort, il travaille pendant six ans à l’édition de ses œuvres (soit dix-neuf volumes, dont il rédige lui-même une partie), puis à leur introduction. « Homme d’une grande culture et formé par un sérieux ministère pastoral » [122], il édite d’autres mystiques ainsi que des œuvres personnelles qui le rendront estimable aux yeux d’un Leibnitz et lui laisseront une place parmi les cartésiens du siècle. À quarante-deux ans, il s’installe à Rijnsburg, village  près de Leyde, où Spinoza vécut, et où les Collégiants, protestants marginaux, se réunissaient. Il y vivra plus de trente ans jusqu’à sa mort à 73 ans. « Poiret eut auprès de lui, au moins pour les quinze dernières années de sa vie, une modeste équipe de quelques fidèles amis [...]ils tentent de vivre dans les voies intérieures [...]On reçoit des nouvelles d’autres groupes pieux, par exemple des amis qui entourent madame Guyon, d’elle-même, de ses disciples écossais ou suisses. Ces échanges sont à la fois édifiants et affectueux. » [123].

Là il vécut tranquille, s’occupant de recevoir l’illumination passive et d’écrire des livres, détestant toute charge officielle. Là il entretint un groupe de familiers [...]Cependant jamais il ne constitua une secte ni des assemblées religieuses ; bien plus il ne sortait même pas de la maison pour se rendre au culte divin public ou à l’office sacré. Il supportait facilement que ses familiers suivissent la religion qu’ils pensaient devoir suivre et qu’ils agissent selon leur volonté.[124].

Dans son agonie, aux prises avec  [...]les plus pénibles angoisses de l’étouffement [...]Il répétait continuellement que Christ était « tout en tous ».[125].

Sa pensée reste toujours pondérée dans ses rapports avec des hétérodoxes ou des illuminés :

Il y a entre  eux (les prophètes cévenols) de très bonnes gens... croyant bonnement être inspirés de Dieu; et c’est en cela qu’ils se trompent, de même que lorsqu’ils se jettent sur les prédictions [...]sur l’extérieur et l’extraordinaire [...]Il faut bien d’autres préparations et changemens d’état intérieur pour qu’on soit propre à être envoyé de Dieu... [126].

Changements vécus apparemment en contradiction avec son activité intellectuelle :

Livres, idées, études, sont idoles et objets de jalousie plus grands devant Dieu que femmes, viandes, richesses ; plaisirs d’étude plus dangereux que ceux des sens… [127].

Il édite cependant jusqu’à sa mort - parmi d’autres mystiques - la vie de Renty et de Mère Élisabeth sa disciple, Bernières, Malaval, Frère Laurent de la Résurrection, La Combe... Il est réaliste sur les possibilités d’union des chrétiens :

...pour ce qui est du désir de voir quelques assemblées des enfants de Dieu, c’est au Seigneur seul à en disposer [...]il est  à croire qu’il veut premièrement travailler les âmes chacune en sa dispersion avant que de les réunir ensemble.[128].

Poiret affirme « que la raison est malade pour s’être détournée de Dieu et s’être enflée d’orgueil. Il s’agit donc d’arrêter l’activité de cette raison corrompue, de la tenir humble et passive devant Dieu qui seul pourra la guérir et l’illuminer » [129]. Il commença sa carrière en philosophe cartésien, « puis il opta pour la mystique, mais ne se jugeait pas digne d’être appelé mystique lui-même. Il est cependant, dans sa pensée et dans sa vie entière, l’homme d’une étrange synthèse entre [...] rigueur intellectuelle et l’effort d’abandon à une vérité qui se révèle et qu’il faut aimer » [130].

Les associés de Poiret sont tout d’abord le cercle intime soit quatre amis et une “bonne amie” épouse de l’un d’eux, qui figurent avant sa famille dans son testament : l’avocat van Ewijk et sa femme, les deux frères Homfeld, Jean-Luc Wettstein qui a voyagé à Blois auprès de Jeanne Guyon, n’étant pas pasteur, mais l’imprimeur de l’équipe.

Son évolution le conduira finalement à devenir sur la fin de sa vie un disciple aimé de Madame Guyon.

[Madame Guyon] s’écria : “Voilà l’homme qui publiera tous mes ouvrages”, et en effet c’est lui qui en a procuré l’édition complète en Hollande sous le nom de Cologne. Elle n’en avait jamais ouï parler auparavant. Dès lors ils firent connaissance. [...]On sait qu’elle en faisait un cas tout particulier. Il avait formé en Hollande une maison patriarcale [à Rijnsburg près de Leyde], et était fort avancé. Il passait après Fénelon pour une des premières âmes intérieures [131].

Il eut, par son activité inlassable, une influence considérable, non seulement par ses éditions [132] reprises en particulier par Wesley (1703-1792), le fondateur du méthodisme, mais encore par son disciple piétiste Tersteegen (1697-1769), connu lui-même de Kierkegaard.

Otto Homfeld (et son frère Jodocus) appartenaient au cercle de Rijnsburg. Originaires de l’Allemagne du Nord, ils étaient déjà liés à Poiret en 1692, quand ils signèrent de leurs initiales des poèmes latins d’éloge, en tête de son De Eruditione [133]. Otto fut en relation avec le Dr. Keith, anglais, et annonça l’expédition des livres de la maison d’édition d’Amsterdam[134]. Le témoignage suivant de Tersteegen éclaire d’une douce lumière la fin du cercle (la bibliothèque de Poiret sera dispersée en 1748) :

Ils vivent contents, ils travaillent eux-mêmes le jardin [...]Le frère Homfeld, qui est de Brême, est âgé de 77 ans, et le fr. Wetstein qui est natif de Bâle âgé à peu près de même, il est frère du Wetstein Marchand Libraire à Amsterdam tant renommé [...]Le troisième frère est Israël Norraüs, il est Suédois de naissance [...]Le frère Homfeld est devenu par la vieillesse, mais plus encore par la grâce de Jésus, un petit enfant simple et doux [...]Il a été un savant homme [traducteur en latin de l’Oeconomie Divine de Poiret]. À qui le questionne, il répond « je ne suis rien » [135].


 


 

Wolf von Metternich (-1731).

Nous évoquons la figure de Wolf von Metternich parce qu’elle illustre l’esprit du début du siècle des Lumières où se mélangent tendances mystiques, attraits anciens et curiosités nouvelles : diplomate, écrivain et ami de Poiret, après avoir probablement fait des études de droit, ce deuxième fils de Johann Reinhard devint le conseiller privé pour le Brandebourg et la Bavière, et le plénipotentiaire du Reichstag à Regensburg (Ratisbonne). En 1726 il passa au service du prince de Scharzburg-Rudolfstadt, devint son conseiller privé et finalement son chancelier. À côté de son activité d’écrivain calviniste et de traducteur, voilée sous des pseudonymes (le plus souvent : Hilarius Theomilus), il se consacra principalement à l’alchimie, et acquit une certaine célébrité ; le dix-neuf juillet 1716, selon les affirmations sous serments de quatre gentilshommes, il aurait transformé du cuivre en argent dans une maison de Vienne. Il mourut en 1731, toujours célibataire, ce qui éteignit la lignée des Chursdorf-Metternich[136].

Poiret édita les écrits de son ami. L’original allemand Die stete Freunde des Geistes (1706) est caractérisé par Poiret dans sa Bibliotheca Mysticorum (1708) pp. 295f., 307, sous le nom d’auteur Hilarius Theomilus[137]. Le Baron avait été un Philadelphien et avait traduit en allemand la Theologia Mystica de Pordage. On lui attribue un livre de Ratione Fidei, le Fides et Ratio collatae édité par Poiret en 1707.[138].

Nous trouvons l’écho d’une curiosité intelligente dans les longues lettres qu’il adresse à Madame Guyon : « C’est un homme en recherche dont les sympathies furent nombreuses. Intéressé par les écrits des fondateurs de la Société de Philadelphie, John Pordage et Jane Leade, le baron les avait traduits en allemand. Il avait voyagé avec l’Écossais Lord Forbes of Pitsligo[139] [...]Ses activités de diplomate chargé des intérêts du Roi de Prusse le conduisaient dans toute l’Europe [140] » où il fut en relation avec de nombreux spirituels.  Lié avec Wolf von Metternich, Zinzendorf lui-même avait fortement subi l’influence de madame Guyon.[141].

Il vaut la peine de se pencher sur ce passage de la tête au cœur, qui caractérise l’évolution de Metternich. Ce qui nous est parvenu de leur correspondance couvre trois années, durant lesquelles on peut suivre l’approfondissement du baron, au point que madame Guyon lui écrit de longues et importantes lettres, véritables résumés de la mystique guyonienne. On peut y suivre aussi avec quelle patience et quelle délicatesse elle le détache peu à peu des scrupules et des analyses sans fin où se débattait cet homme trop identifié à son intellect et qu’elle voulait voir se centrer dans le cœur.

Sans relâche, elle l’appelle à se simplifier :  « Une vie simple et réglée, l’amour et l’abandon : c’est tout ce qu’il vous faut. » Il lui faut abandonner ses « lumières », ses appuis comme la lecture pendant l’oraison, les soucis personnels, même concernant son mariage. Encore et encore, elle l’exhorte à la confiance : « Laissez-vous donc conduire par ces ténèbres, et ne marquez jamais aucune défiance à Dieu. »  (Lettre 402). Lui qui cherche les appuis doit  maintenant suivre les inspirations « délicates » de Dieu, les mouvements de l’Esprit-Saint : elle lui indique comment les reconnaître.

Elle l’exhorte à trouver l’état d’enfance, à se laisser conduire par Dieu comme un enfant par sa nourrice. Chaque moment est alors ressenti comme divin :

Désaltérez-vous à cette fontaine du moment divin, et si vous êtes assez heureux pour passer en Dieu et vous y perdre dès cette vie, vous verrez que ce même moment, qui vous doit être à présent volonté de Dieu, vous sera Dieu. (L. 425).

Elle le porte comme un enfant dans sa prière, et on en voit le résultat dans la belle lettre où Metternich lui décrit son état : « Il est vrai que Dieu me fait des grâces infinies. [...]C’est comme si mon cœur était diaphane et qu’une sérénité indistincte le pénétrât de tout côté sans obstacle ». (L. 430). Il lui décrit sa répugnance à devenir catholique. Cette savoureuse comparaison entre catholiques et protestants se poursuit dans la lettre 431 où il décrit sa paix joyeuse et sa liberté intérieure, se sentant comme « une petite abeille qui voltige librement sur toutes sortes de fleurs. » Il lui dit toute sa reconnaissance et laisse passer son émerveillement :  « Si Dieu daigne faire quelque chose de cette masse corrompue, c’est à vos prières et à vos avis que j’en suis redevable. (L. 430). »

Restons toutefois sur l’opinion de Chavannes[142] :

« j’estime que le baron de Metternich à qui madame Guyon a écrit tant de lettres ne s’est arrêté que pour avoir traduit ces livres [d’Albert le Grand [l’alchimiste], de Paracelse, Portadge…] et être entré lui-même dans de telles recherches curieuses. Jacob Boehme était certainement un saint homme…


 


 

Gerhard Tersteegen (1697-1769)

Gerhard Tersteegen (1697-1769), influencé lui aussi par Madame Guyon par l’intermédiaire de Pierre Poiret dont il fut un disciple sans toutefois avoir pu le connaître, fut introduit dans cette « ligne de pensée religieuse » par Wilhelm Hoffmann (1685-1746) rencontré dès 1710. Après un voyage en Hollande et un pèlerinage à Rijnsburg où vécut Poiret et sa fraternité, il constitua également une petite communauté fraternelle. Il resta en relation fraternelle, traduisit des ouvrages édités par Poiret dont une série de poèmes de madame Guyon commentant des Emblèmes. On a pu le nommer un « Poiret allemand » [143].

Mais son importance provient de ses propres écrits. Il devient un véritable maître spirituel : « Son Dieu est calme, et il crée la paix dans l’âme de ses amis. Mais il est aussi dynamique » et façonne son serviteur qui s’abandonne totalement à lui [144]. À partir de son illumination de 1724, travaillant en communauté avec H. Sommer comme tisserand rubanier, ce qui rendait possible une vie quasi monacale, « de  6 h. à 11 h., ils travaillaient ; ils consacraient ensuite une heure à la prière privée. Le travail reprenait de 13 h. à 18 h., suivi d’une autre heure de prière. Tersteegen occupait la soirée à la lecture ou à la traduction de textes spirituels [145]. » Il fonda une maison communautaire, fut en contact avec les frères de Herrnut, de Zizendorf, avec des mennonites. Il rédigea des strophes exaltant le cœur de l’homme habité par Dieu [146], traduisit Le Chrétien intérieur de Bernières, le Soliloquium de G. Peters, Madame Guyon. Il apprécia aussi la spiritualité carmélitaine, ce qui est original pour un protestant. On complétera ces brèves indications par la présentation donnée en tête de la traduction toute récente de trois Traités spirituels [147]. Ils incitent à se mettre en route sur le chemin de la « réalisation de la vérité », celle-ci comprise comme une vie en union à Dieu.

Nous devons seulement aimer, nous devons seulement être reconvertis dans l’amour ; et , tout en étant par nous-mêmes des sarments secs, nous laisser pénétrer par la pure et divine sève et par la force du suave amour du Christ. … [par l’amour ] il accomplit mille bonnes œuvres, sans qu’on se demande si l’on doit en accomplir, et il ne se soucie nullement du mérite [148].

Tersteegen influencera post-mortem S. Kierkegaard (1813-1855).

 


 

LES FILIATIONS SUISSE ET GERMANIQUE

En Allemagne l’influence du cercle de Blois s’exerce sur le comte Friedrich von Fleischbein par l’intermédiaire de sa première femme Pétronille d’Eischweiller. Le comte va-t-il l’associer à un piétisme rigoriste ? [149] Lui-même conseillera avec sagesse un bouillant Jean-Philippe Dutoit-Mambrini qui le vénère. Dutoit est un notable écrivain suisse vaudois Pasteur à Lausanne dans la seconde moitié du siècle et deuxième éditeur de l’œuvre guyonienne après Poiret.

La ville d’eau de Lausanne était un point de rendez-vous au sein d’une Suisse par ailleurs pauvre. Elle n’était pas inconnue par Madame Guyon qui y fit un bref voyage mouvementé en traversant le lac de Genève depuis Thonon[150]. Elle gardera des contacts épistolaires avec M. Monod, qui deviendra peut-être le premier conseiller en date du pasteur Dutoit, ainsi qu’avec d’autres correspondants, dont M. de Watteville, autre ami d’un pasteur très actif socialement et décidément largement entouré. Outre sa découverte personnelle d’un écrit de madame Guyon chez un libraire, Dutoit se relie à Blois par trois canaux au moins.

Il faut souligner l’importance d’une saisie qui sera ordonnée par la sévère police bernoise chez ce prêcheur apprécié, probablement jalousé, dont on redoute un détournement des impôts au profit des pauvres : le procès-verbal se limite à quatre auteurs (outre la Bible et l’Imitation)[151]. Il s’agit de Bernières, Bertot, Guyon, Poiret, ce qui démontre la conscience nette que l’on avait en 1769 d’une lignée établie pendant plus d’un siècle.

À son tour Dutoit conseille le comte danois de Klinckowström puis le jeune libraire Pétillet qui l’éditera. Le groupe de Morges-Lausanne rencontrera un écho lors du « réveil » suisse animé par Vinet au début du XIXe siècle ; puis la lignée s’éteint avec la disparition de Lisette de Constant en 1837 ; L’illustre Benjamin Constant traduit l’influence venant de la famille dans son roman semi-autobiographique Cécile. Une branche spirituelle discrète continua peut-être d’exister sans que nous ayons relevé de traces directes, mais on note l’intérêt persistant d’érudits natifs de Lausanne : Masson rétablit l’authenticité de la correspondance entre Guyon et Fénelon en 1907 et Favre rédige en 1911 une thèse qui vient en complément de Chavannes.

Après une évocation de la brève visite de madame Guyon à Lausanne, nous présentons successivement en les liant entre eux les figures de Monod (1674-1752), de Fleichbein (1700-1774), de Dutoit (1721-1793) sur lequel nous nous étendons pour présenter l’esprit et des membres du cercle de Morges-Lausanne, de Klinckowström (-1774), pour aboutir à la fin de la lignée peu après Pétillet (-apr.1819). Outre les traces de la correspondance entretenue par madame Guyon avec le cercle de disciples suisses[152], nous avons la chance de disposer de l’évocation vivante et très bien informée, contemporaine et favorable, de J. Chavannes[153].

 Une brève visite de madame Guyon à Lausanne.

 Le récit de cette « excursion » à Lausanne est donné dans la Vie par elle-même [154] :

Avant de sortir des Ursulines, le bon ermite dont j’ai parlé[155] m’écrivit qu’il me priait avec instance d’aller à Lausanne qui n’était qu’à six lieues de Thonon, sur le lac, parce qu’il espérait toujours retirer sa sœur qui y demeurait, et qu’il la convertirait. L’on ne peut aller là parler de religion sans risquer sa vie. Sitôt que je fus en état de marcher, quoi qu’encore fort faible, je me résolus, aux instances de ce bon ermite, d’y aller. Nous prîmes un bateau et je priai le Père La Combe de nous y accompagner. Nous fûmes là assez aisément, mais comme le lac était encore éloigné de la ville de plus d’un quart de lieue, il me fallut malgré ma faiblesse, trouver des forces pour faire ce chemin à pied. Nous ne pûmes jamais trouver de voiture, les mariniers me soutenaient autant qu’ils pouvaient, mais cela n’était pas suffisant pour l’état où j’étais. […] Je parlai à cette femme avec le Père La Combe, mais elle venait de se marier, de sorte qu’il n’y eut rien à faire qu’à risquer notre vie, car cette femme nous assura que, si ce n’avait été la considération de son frère duquel nous lui portâmes des lettres, elle nous aurait dénoncés comme venant débaucher les religionnaires. Sitôt que nous fûmes dehors, elle nous écrivit que si nous y revenions il n’y allait pas moins que de notre vie, qu’elle avait même été fort blâmée de n’avoir pas averti que nous étions là, car c’est une règle parmi eux dans ce lieu-là que qui leur parle de controverse est puni de mort. Nous pensâmes encore périr sur le lac dans un lieu dangereux, où il vint une tempête qui nous allait engloutir si Dieu ne nous eût protégés à son ordinaire. À quelques jours de là, il périt au même endroit une barque et trente-trois personnes.

Madame Guyon resta en correspondance avec plusieurs vaudois dont monsieur Monod et « l’abbé » de Wattenville[156].


 

Pétronille d’Echweiler (1682-1740)

Une filiation est attestée entre la Dame directrice de Blois et Fleisschbein, le principal spirituel des filiations suisse et allemande. Elle passe par son épouse Pétronille, originaire d’Aix-la-Chapelle : 

On voit par ces traits et nombre d’autres pareils qu’elle [Mme Guyon] ne rejetait point les protestants, n’exigeait point d’eux de changer de religion, mais d’entrer dans les voies intérieures[157]. On sait qu’elle n’approuva pas le changement de Ramsay[158], et que Milord Forbes ayant eu des tentations de se faire catholique et d’entrer dans un cloître, elle l’en empêcha, et lui prédit qu’il se marierait. Ce qui arriva en effet, car il épousa une demoiselle de Londres, fort riche. On raconte que le premier enfant qu’il en eut, fut porté sur les fonts de baptême par une demoiselle d’Eschweiler au nom de Madame Guyon, qui, quoique morte, fut envisagée comme présente au baptême. Cette demoiselle d’Eschweiler fut ensuite l’épouse de M. de Fleischbein, grand intérieur, enfant chéri et distingué de Mme Guyon, et un des plus grands saints qu’il y ait eu dans ce siècle[159].

Le mariage entre les deux spirituels eut lieu en 1737 -- Pétronille avait 55 ans, Fleischbein  40 ans -- ce qui fait penser à une alliance pour convenance.


 

Jean-François Monod (1674-1752)

« Baptisé en 1674, il fut d’abord chirurgien des armées fran­çaises, puis à son retour à Morges, maître de postes et chirurgien réputé. Chef de la branche cadette restée suisse de la famille Monod, il fut reçu bourgeois de Morges en 1742 et mourut le 3 avril 1752. Il avait épousé en 1706 Judith-Françoise d’Uchat, dont il eut qua­torze enfants, dont douze moururent en bas âge ou sans alliance. Il est le grand-père d’Henri Monod, le célèbre homme d’État vaudois, et l’arrière-grand-oncle d’Adolphe Monod[160]. » Illustre famille.

Favre suggère l’influence de Monod sur le jeune Fleichbein ainsi qu’un lien avec Dutoit. Il note la différence entre piétistes et « familles intérieures » sous influence guyonienne :

Monod est en quelque sorte un trait d’union entre le piétisme de Magny et le mysticisme de Dutoit qui dut le connaître et l’apprécier, puisque, dans une de ses lettres, Fleischbein, le directeur de Dutoit parle de Monod comme d’une « fidèle âme intérieure ». Dans cette même lettre, Fleischbein raconte un séjour fait à Lausanne, en 1719 ; il avait été reçu par plusieurs « familles intérieures » dont la vie l’avait édifié. Mais, si les mystiques à tendance quiétiste du Pays de Vaud se rapprochaient des piétistes par des besoins communs de vie intérieure, ils s’écar­taient d’eux par les raffinements de leurs doctrines du « pur amour » et de « la foi obscure » dont les bons piétistes romands paraissent s’être assez peu souciés. C’est cette diffé­rence doctrinale qui a causé les jugements hautains de cer­tains « intérieurs » à l’égard de piétistes qu’ils jugeaient peu avan­cés dans la vie spirituelle, encore à leurs débuts dans les voies intérieures, ou même totalement ignorants de celles-ci[161].

Une assez longue lettre de Mme Guyon nous est parvenue, adressée à monsieur Monod, chirurgien et maître des postes à Morges (près de Lausanne) [162] :

[…] Nous voulons toujours voler en haut, et Dieu nous repousse en bas par le poids de notre propre misère, parce que rien ne déplaît tant à Dieu que l’orgueil, et qu’Il aime mieux un ver qui rampe dans la terre de son humiliation, qu’un vol superbe et audacieux. En voilà assez sur cet article. […] Il faut s’accoutumer dans tous les emplois et dans toutes les occupations à rentrer souvent en soi-même, en se tournant de tout le cœur vers Dieu, et cherchant dans le cœur, où Il veut être trouvé. […]

Quant à ce que vous demandez sur les Inspirés5 de vos quartiers, je n’ai garde de les blâmer ni d’en juger. Le conseil qu’ils vous ont donné, contraire à ce que d’autres voulaient exiger de vous, est fort bon. Mais le sûr remède pour ne tomber en aucune illusion, est d’outrepasser tout ce qui est extraordinaire, sans s’y arrêter, pour ne s’attacher qu’à Dieu, et aller à Lui par une foi nue, qui met à couvert de toute illusion. […] Tous les hommes sont frappés de l’extraordinaire. Il n’y a que la petitesse, le renoncement, la croix, l’oubli et le mépris des autres pour nous, et l’oubli de soi-même, qui ne frappent point les hommes, et qui sont cependant le seul chemin sûr…

Frédéric de Fleischbein (1700-1774)

  [Ajout Chavannes à revoir]

« Jean-Fréderich de Fleischbein, comte de Hayn, était né en 1700, dans une position brillante selon le monde. Élevé dans le luthéranisme, entouré d’une orthodoxie morte, il n’éprouva, pendant sa jeunesse, aucune impression religieuse vraiment sérieuse. A l’âge de 48 ans, cependant, au moment de se battre en duel à Lunéville, où il faisait alors ses études â l’académie lorraine, il (62) sentit au fond de son âme un besoin pressant de prier Dieu et de lui demander la grâce d’être préservé du malheur de devenir un meurtrier. Blessé grièvement lui-même dans cette rencontre par son adversaire Castel Banco, il comprit le danger de sa situation, et ce danger lui fit faire de solennelles réflexions. Ce ne fut toutefois que dans sa trentième année, que, touché de Dieu, il fut « converti foncièrement par la miséricorde divine » ce sont ses propres expressions.

  Ayant passé, avant cette heure bénie, par de longs et douloureux moments de tristesse â l’occasion de ses péchés et du besoin qu’il sentait de renoncer au monde, il eut à souffrir d’une part de l’aveuglement des membres de sa famille et de ses amis, qui ne voyaient dans ce qu’il éprouvait que de l’exaltation et des accès de mélancolie, et de l’autre, de terreur des ecclésiastiques de sa communion, qui, au lieu d’apprécier à son juste prix cette angoisse morale dont il était atteint par un effet dé la grâce régénératrice, et de le conduire à la pénitence, lui faisaient une fausse application des doctrines saintes de la justification et de l’imputation des mérites de Jésus-Christ. « Par là, disait-il, et sous prétexte que l’on ne saurait parvenir ici-bas à accomplir parfaitement la volonté de Dieu et la loi divine, ils se contentent de revêtir superficiellement le vieil homme de l’habit de l’homme nouveau, en sorte que le premier, sous cette magnificence extérieure, demeure en pleine vie. Ils s’efforcent ainsi d’éteindre cette tristesse selon Dieu dont parle St Paul, qui est un effet des opérations de Dieu dans l’âme et qui est inséparable des premiers combats de la con(63)version, et se servent pour cet effet d’une très fausse application de certains passages propres â consoler qu’ils appellent des passages décisifs, et cela, pour endormir les âmes dans une tiédeur damnable qui les rend bientôt au monde, qu’ils aiment plus qu’auparavant, et leur mal devient après cela incurable. » Cette expérience personnelle et les réflexions qu’elle lui inspira, jointes à la lecture des auteurs mystiques, expliquent assez bien les tendances catholiques si sensibles chez M. de Fleichbein, et l’adoption des doctrines de l’Église romaine, y compris la purification après la mort, l’intercession pour les décédés, la médiation des saints, etc., doctrines qu’il « reconnaissait fondées sur tous les points, à l’exception pourtant de l’abus, du pouvoir outré, de la tyrannie et de la gêne de conscience que le clergé catholique s’arroge. »

  Heureux d’avoir pu amener ses parents et ses sœurs aux voies de la vie intérieure, M. de Fleischbein se sentit pressé de consacrer spécialement ses propriétés et son château de Hayn au divin Enfant Jésus, pour réunir en son saint nom, dans ce lieu, plusieurs personnes partageant les mêmes vues, et également animées du désir de se consacrer au service du Seigneur[163].

[…]

Mais revenons à M. de Fleischbein. En 1732, il fit la connaissance de M. de Marsay[164] et de sa femme Clara Élisabeth, née de Callenberg, mystiques jouissant d’une haute considération, et. il leur confia; eu 1735, le gouvernement de sa maison religieuse, en se mettant lui-même sous la direction spirituelle de son hôte[165].

[…]

M. de Fleischbein s’était marié le 30 avril 1737 avec Mlle Pétronelle d’Eschweiler, originaire d’Aix-la-Chapelle, plus âgée que lui d’une quinzaine d’années ; mais leur union ne dura que pendant trois ans. Il perdit en 1740 cette épouse pieuse, qu’on avait jugée assez avancée dans les voies de la vie intérieure, pour tenir sur les fonts de baptême, à Blois, le premier enfant de Mylord Forbes, au nom de Mme Guyon, qui, bien que morte, fut envisagée comme présente à la cérémonie.

La sainte maison de Hayn s’étant dissoute, M. de Fleischbein transporta son domicile à Pyrmont , où il passa le reste de ses jours avec sa sœur, Mme Sophie Élisabeth, veuve de Prüschenck de Lindenhof, qui partageait pleinement ses vues religieuses. Là il devint le centre auquel aboutissait naturellement l’union des mystiques d’Allemagne, et en particulier de ceux qui se rattachaient à Mme Guyon. Il y était en 1762, lorsque M. de Klinckowström, ayant quitté Lausanne, fut conduit par son zèle pour la propagation de la vie intérieure, à lui offrir sa collaboration dans l’œuvre qu’il avait entrepris de traduire et de publier en allemand les œuvres de Mme Guyon. M. de Fleischtein était précisément en prières pour demander à Dieu de lui faire trouver l’aide dont il avait besoin, lorsque lui arriva la lettre de M. de Klinckowstrôm. Cette coïncidence leur parut à l’un et à l’autre une direction providentielle et comme un sceau [68) de bénédiction mis par le Seigneur sur leur projet. De ce jour commença entre eux une liaison intime, qui alla en se resserrant jusqu’à la fin de leur carrière terrestre.

  Pyrmont qui, en vertu de ses eaux salutaires, était chaque année le rendez-vous d’une multitude de gens venus de tous les pays, offrait à M. de Fleischbein une position très favorable pour son prosélytisme. Sa correspondance prouve le zèle avec lequel sa sœur et lui cherchaient à se mettre en rapport avec les personnes de tout état, riches ou pauvres, qui leur paraissaient disposées à entrer dans les voies intérieures. Assistant les uns, sollicitant les autres de secourir ceux qui étaient dans le besoin, ils entretenaient entre tous leurs amis les liens d’une communion fraternelle, dont ils jouissaient d’être les intermédiaires.

  Mais c’est surtout entre MM. de Fleischbein et de Klinckowstrtim et Mlle Lucie de Fabrice, demeurant à Zelle, que s’établit une correspondance habituelle des plus intimes. Un volumineux recueil de lettres adressées par le premier à cette dernière, de 1787 à 1774, fait pénétrer dans cette liaison affectueuse, douce et bénie pour chacun des membres de ce trio d’âmes si parfaitement unies dans le Seigneur. Traduites en français par les soins de Mlle de Fabrice elle-même pour l’édification des amis de Lausanne, elles sont parvenues à ceux-ci comme un précieux trésor d’affection et de lumières; et ils ont été heureux de se retrouver ainsi en communication avec le frère vénéré qui, pendant plusieurs années, avait été leur directeur supérieur, puisqu’il l’était de M. Dutoit lui-même. (69)

  Un recueil bien plus considérable des lettres adressées par M. de Fleischbein au baron, dès le commencement de leur liaison en 1762 jusqu’à la mort du premier, dévoile d’une manière plus intime encore tout ce qui concernait l’union des amis, dans leurs diverses congrégations ou mégnies, pour nous servir de l’expression qu’ils employaient eux-mêmes, et permet de suivre le développement de leurs vues particulières, en consignant des renseignements que l’on chercherait vainement ailleurs. Écrites en allemand, ces lettres renfermaient un assez bon nombre de passages en français, relatifs aux communications les plus intimes, ou à la transcription des nouvelles reçues de Suisse. Elles contenaient souvent de petits feuillets détachés, en guise de post-scriptum, portant en tête cette suscription : A lire seul, ou Sujet secret, et destinés à être ou immédiatement détruits ou du moins soigneusement mis à part. Conservées religieusement par M. de Klinckowstrôm, ces lettres furent sauvées à la mort de celui-ci, ainsi que beaucoup de pièces provenant de M. de Fleischbein, par les soins et le dévouement à la cause mystique de Mile de Fabrice. Cette dernière était heureuse de pouvoir écrire à ce sujet, en 1775, à MM. Dutoit et Battit, qu’elle avait « tout lieu de croire que les héritiers de feu cher Philémon (c’est sous ce nom que les amis désignaient entre eux le baron) n’avaient rien retenu des papiers qu’il importait tant de retirer de leurs mains. »

 La douce intimité constatée par cette correspondance assidue fut brisée par le décès de M. de Fleischbein qui (70) ainsi que nous l’avons déjà indiqué, mourut le 5 juin 4774. Par son testament, il avait désigné M. de Klinckowström comme son légataire peur la portion de son bien, 2500 écus d’empire, qu’il destinait aux amis de la vie intérieure. Mile Charlotte-Lucie-Frédérique de Fabrice était chargée de partager avec le baron l’administration qui lui était confiée, et de le remplacer en cas de décès. Communication devait être donnée à M. Dutoit de tout ce qui serait fait., en lui demandant son avis sur l’exécution du legs, constituant pour plusieurs inférieurs nécessiteux de petites rentes viagères. On voit par cette dernière disposition quelle était la haute confiance que M. Dutoit inspirait à M. de Fleischbein. Celui-ci prévoyait manifestement que le pieux ami de Lausanne serait appelé à le remplacer comme directeur général des âmes intérieures[166].

[ici reprise ancien txt]

 

« Né en 1700, le jeune comte de Hayn, propriétaire du château de ce nom dans le comté de Schwarzenau en Prusse, avait été blessé au cours d’un duel et était devenu un mystique fervent. Il se heurta à la résistance des siens et des ecclésiastiques luthériens qui ne le comprirent pas et transforma son château en un monastère [en fait des cercles spirituels] analogue à ceux de Marsay et de Poiret. En 1740 il s’établit à Pyrmont qui devint le centre des mystiques-quiétistes allemands. Grand admirateur de madame Guyon, il traduisit ses œuvres en allemand et fut en relation épistolaire avec les chrétiens « intérieurs » du monde entier.[167] ».

Outre l’influence dans sa jeunesse de « familles intérieures » incluant Monod, sa femme le relie au cercle de Blois rassemblé autour de madame Guyon :

« M. de Fleichbein s’était marié le 30 avril 1737 avec Mlle Pétronille d’Eschweiller, originaire d’Aix-la-Chapelle. […] Il perdit en 1740 cette épouse pieuse, qu’on avait jugée assez avancée dans les voies de la vie intérieure, pour tenir sur les fonts de baptême, à Blois, le premier enfant de Mylord Forbes, au nom de madame Guyon, qui, bien que morte, fut envisagée comme présente à la cérémonie[168] ».

Il fut également influencé par Ch. H. de Marsay[169] qu’il considérait comme son directeur spirituel et l’on n’a donc pas l’assurance d’une adéquation totale à l’esprit guyonien. Le vieux comte essayait d’ailleurs de mettre en œuvre dans son château de Pyrmont les exercices de piété sévères qu’il pratiquait lui-même. « Il s’agissait d’un culte de silence et d’abandon en la présence de Dieu, recueillement auquel toute la maisonnée devait se joindre ». Nous en avons quelques échos, par un récit critique de J.Ch. Edelmann et surtout par l’expérience d’enfance  de Karl-Philipp Moritz rapportée dans Anton Reiser[170]. Le jeune Karl-Philipp Moritz décrit dans ce roman autobiographique ce milieu alliant mystique et rigorisme. Mais il conservera un souvenir favorable d’un séjour prolongé à Pyrmont :  « Les trois mois qu’ Anton [Reiser] passa à P… lui furent profitables à bien des égards, car il était presque toujours libre… » Il apprécie le Télémaque qu’on lui a bien sûr donné à lire et même « l’incomparable délicatesse d’expression » des poésies et cantiques  spirituels de Madame Guyon, traduits par Fleischbein, même si son règlement de compte personnel inclut  cette dernière, sur laquelle il n’est pas très bien renseigné : elle aurait été « envoyée à la Bastille où elle mourut après dix années de captivité. Lorsqu’à sa mort on procéda à l’ouverture de son crâne, on trouva son cerveau quasi desséché » ! Mais plus tard  tout va mieux : « Reiser, qui s’était déjà bâti dans sa tête une sorte de métaphysique proche du Spinozisme, se rencontrait souvent avec son père  à leur grand émerveillement quand ils parlaient de l’universalité du principe divin et du néant de la créature tels qu’ils ressortent  de l’enseignement de Madame Guyon[171] ».

Bien d’autres figures se croisent. Ainsi « un monsieur de Watteville que l’on nommait l’abbé, parce qu’il avait été consacré comme ministre dans l’Église réformée, a passé quelques mois chez nous à Hayn [la première demeure de Fleichbein en Prusse] dans l’été de 1738… c’était un excellent homme. Il voulut voir madame Guyon en 1717, mais elle venait de mourir lorsqu’il arriva à Paris. Mlle de Venoge, d’après ce que m’en a dit M. de Marsay, et comme cela m’a été confirmé plus tard, doit avoir été très avancée dans l’intérieur.[172] » Et de citer le « respectable M. Monod, chirurgien et maître de poste à Morges », marquer les rapports de membres de la famille Watteville avec Zizendorf, Marsay, « le pieux pasteur Lutz, deux demoiselles désignées par Klink. comme intérieures de Berne »… Marsay est accueilli par Duval à Paris ; Treytorrens, «  le courageux défenseur des piétistes » est persécuté dans le canton de Berne » ; Marsay est ami de Watteville ; d’autres noms apparaissent dont Mlle de Penthaz, M. Magny, etc.[173].

Dutoit sera en correspondance avec Jean-Guillaume de la Fléchère, vénérable pasteur à Madeley en Angleterre, qui succède à Wesley fondateur du Méthodisme[174]. Dans son dernier séjour à Nyon sa ville natale, de 1777 à 1780, ils se rencontrent[175].

 La mort de Fleischbein le 5 juin 1774 sera bientôt suivie par celle de Klinckowström, figure que nous évoquerons bientôt. Le comte l’avait désigné comme son légataire tandis que Mlle Fabrice de Zelle était chargée de le remplacer en cas de décès - qui se produisit moins d’un an après. Dutoit deviendra alors pour tous « leur grand directeur »[176].

C’est par Klinckowström que Dutoit fut mis en rapport avec le comte Frédéric de Fleichbein. Dutoit le considérait comme son directeur tandis que celui-ci faisait de lui le plus grand cas - quoi qu’il désapprouvât certaines de ses théories philosophiques[177]. Dutoit écrivit alors :

« M. de Fleischbein m’a dirigé, et quinze ans [n’est-ce pas un peu exagéré ?] je lui ai obéi à l’aveugle et m’en suis infiniment bien trouvé, Dieu m’ayant fait la grâce d’éviter l’erreur et le préjugé de ceux d’entre les protestants qui sont appelés aux voies intérieures, qui croient se pouvoir conduire tout seuls et n’avoir besoin de personne pour les diriger. C’est ainsi et au moyen de ce saint homme que j’ai évité une infinité de faux pas et d’erreurs et surtout celles qui étaient des réminiscences de la philosophie que j’avais tant cultivée dans ma jeunesse, où je croyais trouver la vérité et où j’ai vu enfin qu’il n’y avait que mensonge, mensonge et mensonge encore[178]. »

Le Traité de Dieu fut brûlé par Dutoit en 1764, mais par la suite ce dernier retournera à ses tendances ce qui fera dire[179] : « Qu’aurait pensé M. de Fleichbein du livre de la Philosophie divine ? » publié en 1790. « C’est donc une heureuse influence anti-intellectualiste que Fleischbein exerça sur son dirigé[180]. »

Fleischbein était reconnu comme un maître intérieur :

Dutoit  en détresse  avait écrit à Klinckowström: « Les anges ne savent pas ce que je souffre ». Ce dernier répondit : « Ils le sauront … si vous vous tenez collé au cœur de notre cher ami de Fleichbein d’une manière conforme à votre état et degré…[181].

Nous avons en manuscrit un résumé accompagné d’extraits substantiels de lettres de la vaste correspondance ente Fleischbein et  Klinckowström. Traduite de l’allemand par un excellent connaisseur du cercle[182], elle constitue un témoignage précis et vivant sur l’esprit du groupe de Lausanne portant sur le deuxième tiers du XVIIe siècle. En voici une bonne partie éditée pour la première fois, comme « zoom » porté sur les années critiques pour Dutoit de 1763-1764 :

« Note sur les lettres de Monsieur de Fleischbein à Monsieur de Klinckowström ».

Premier fascicule, Lettres 11e. 15 mars 1763.

(6)[183]. Dr Burckardt (méthodiste) méprise les mystiques en les appelant quiétistes, gens inutiles. Les écrits du cher et vénérable Dutoit feraient quelque chose de bien grand s’il faisait du docteur B[urckardt] un mystique. Mais qui sait ce que Dieu fait. Il suscite des sages, des prophètes, etc. M. Dutoit lui-même un grand exemple de la grâce de Dieu. Même dans le clergé, parmi les savants, etc.

Lettres 16e. 10 mai 1763

(1). Sa femme Pétronelle von Eschweiler, née le 28 décembre 1682 (+ 5 mars 1740) avait plus de 15 ans de plus que lui. Son neveu le père d’Eschweiler religieux dans le couvent d’Alten Camp,

Union intime dernièrement avec elle, qui lui prouve qu’elle est dans la félicité.

(2). Détails sur Herhart Tersteegen. A publié des extraits de livres de Mme Guyon, croyant que la traduction ne s’en fera pas

(3). Les œuvres de madame Guyon ne se trouvent plus en Hollande. Il a pu s’en procurer un dernier exemplaire complet. Espère de les voir réimprimer. Ceci en grand secret.

Lettre 17. 7 juin 1763.

(3). Sa femme était catholique. Mariés le 30 avril 1737. Ne prenait pas la Cène à Haÿn avec les autres, reçut les sacrements selon le rite catholique avant sa mort.

Lettre 24.  20 septembre 1763.

(12). Détails sur de Marcay. Il a quitté Haÿn après cinq ans de séjour bien des fautes. Il n’avait pas lui-même de directeur, peut-être par sa faute, car Poiret et d’autres de sa société vivaient encore, et auraient pu lui en servir.

Vous au contraire vous en avez un (M. Dutoit).

Lettre 25.  9 septembre 1763.

(avant la précédente)

(3). Il est réjoui de connaître M. Dutoit. À eu union de trois jours avec lui chétif ver de terre et Monsieur de Klinckowström. Il ne doute pas que ce ne soit utile à tous trois. Si ce cher père a entièrement passé la mort du fonds, je ne sais, Dieu ne me l’a pas fait connaître, mais cela n’est pas nécessaire pour être uni.

Encore détails sur de Marcay.

M. Dutoit lui fait demander de communiquer avec lui impertransito medio. Il n’est pas assez bon latiniste pour comprendre, mais il se trouve bien souvent uni à lui à sa manière.

Deuxième fascicule, Lettre 2.  12 octobre 1763.

(6). Je crois que M D[utoit] sera le directeur d’une famille spirituelle, mais qu’il aura beaucoup à souffrir pour elle.

Lettre 7e  6 janvier 1764.

(1). Je comptais attendre votre réponse à ma lettre du 20 au 30 décembre, pour vous renvoyer à celle des discours de Théophile. « Mais Dieu ne donne point de relâche, il me peine intérieurement et permet que je sois occupé de ces choses, ce qui m’ôte le repos du centre. » (Petite phrase est en français). Il faut obéir à cette force intérieure qui me presse et vous envoyez ces écrits français dès demain matin. Dès que vous m’eûtes fait connaître quelque chose de mon cher Théophile, je jugeai par un certain instinct de cœur et du fonds intime, que son état était un état de lumière, et beaucoup de choses que vous n’en disiez était repoussées par mes principes Le cahier d’écrits mystiques a justifié mes appréhensions et mes appréciations. Quant à la métempsycose, je n’ai rien signalé expressément dans cet écrit, parce que j’estime pour le moment du moins qu’il est dangereux d’y penser et encore plus d’ en écrire. Je sais témoigner avec certitude que les opinions de Théophile sur ce point sont fausses et sans fondement.

Discussion sur le pouvoir de Lucifer.

Lorsqu’une âme se laisse aller à de telles imaginations, les puissances des ténèbres se glissent en elle et la séduisent par leurs fausses lumières, en sorte qu’elle peut être entraînée à toutes sortes d’erreurs. Tel est certainement le cas de notre cher frère Théophile.

J’atteste devant la face de Dieu que mon sentiment intime (mein innerer Gründ) repousse absolument tout ce qui dans ses écrits est fondé directement ou indirectement sur ce principe de fausses lumières, et que je ne veux plus rien avoir à faire avec ces choses ni les lire ni les examiner. Ce n’est pas notre voie, ce n’est pas la voie qu’enseigne Mme Guyon dans ses divins écrits, c’est une voie en intelligence (verstand und vernunft), en raison en partie éclairée, mais avec beaucoup d’erreurs, funeste et propre à entraver ceux qui cherchent la voie droite de la foi nue et obscure.

Les écrits de Théophile sont donc non seulement inutiles, mais très dangereux pour mon chérissime patron ; ils ne peuvent que vous détourner de la foi intérieure pour vous pousser dans les spéculations. Ils vous feront perdre cette vocation si évidente que vous avez à une route simple, enfantine de foi obscure, pour [page 14] vous pousser dans cette voie des spéculations, où les savants s’égarent, et qui, lors même que vous vivriez des siècles, ne vous ferait jamais parvenir au but. Laissez toutes ces vaines spéculations et suivez la voie des enfants, car le royaume des cieux est pour ceux qui sont tels, a dit Jésus-Christ.

Permettez-moi de vous dire que vous ferez bien de ne lire aucun des écrits du cher Théophile. Les sermons sont bons pour convertir les pécheurs, mais non pour mon chérissime patron, et les autres ouvrages sont éminemment dangereux. Vous ferez bien pendant longtemps de ne lire aucun autre livre spirituel, outre la sainte Écriture, que les ouvrages de Mme Guyon et de vous occuper à les traduire. Particulièrement si vous vous sentez troublé, tenté par la sécheresse et les distractions, appliquez-vous à ce travail de traduction, dans le recueillement et en présence de Dieu, qui vous fera connaître d’où viennent ces misères. Cela est absolument nécessaire pour votre avancement spirituel.

Quant au cher frère Théophile, il fera bien de brûler entièrement et sans exception ses écrits mystiques tout ce qui est fondé sur ces principes erronés que j’ai mentionnés plus haut, puis de se retirer dans sa voie de perte et de misère. Et quand la tentation d’écrire (tentation trop répandue) viendra le saisir d’une manière irrésistible qu’il écrive sur toute autre matière que les sujets spirituels. L’expérience lui en apprendre plus là-dessus que tout ce que je pourrais dire ici.

J’ai aussi commencé à lire la lettre de quatre demi-familles du cher Théophile que vous avez bien voulu me communiquer. Il m’a été absolument impossible d’en poursuivre la lecture il m’est arrivé comme en lisant ses écrits mystiques ; je me suis senti jeté hors de mon centre et pressé dans le domaine de la raison et de la spéculation. Comme je ne puis pas lire cette lettre jusqu’au bout, j’ai l’honneur de vous le renvoyer avec mes humbles remerciements. La lecture des deux premières pages m’a fortifié dans mon jugement que Théophile marche dans un état de contemplation et intelligence et en raison illuminée.

Ce que j’ai écrit ici, je l’ai fait avec une conviction très claire, et parce que Dieu m’a poussé à l’écrire et à l’envoyer sans délai à mon chérissime patron je laisse à Dieu ce qui pourra en résulter et je suis préparé à toutes les conséquences. [15][184].

Lettre 8. 19 janvier 1764.

J’avais bien pensé que ma lettre concernant le cher frère Théophile serait pour vous une douloureuse épreuve, mais je ne pouvais pas faire autrement. Si j’avais voulu retenir quelque chose de ce que Dieu me forçait d’écrire, vous, ainsi que Théophile lui-même, et tous ceux qui dans la suite auraient pu être scandalisés par ses écrits mystiques, vous auriez eu des motifs de m’accuser comme meurtrier des âmes devant le Juge du monde, puisque sachant le funeste dommage que lui et ses écrits sauraient causer à lui-même et aux autres, Dieu ne m’aurait laissé aucun repos et m’aurait châtié intérieurement, en sorte qu’à la fin j’aurais également été contraint d’écrire, si je n’avais pas voulu commettre l’horrible infidélité de ne pas obéir à la volonté de Dieu.

Si mon cher patron pouvait se dégager de ses préoccupations des considérés les choses telles qu’elles sont en Dieu et dans la réalité, il comprendrait que c’est pour Théophile au spirituel comme au temporel un immense bienfait que d’être averti. Car s’il est ils ne sont et que je me trompe, Dieu mettra toutes choses en place et il supportera son humiliation avec joie. Si au contraire mon jugement est fondé, il est placé à une élévation dangereuse qui l’expose tôt ou tard à de terribles chutes, en étant une source de danger pour les autres et en particulier si ses écrits s’impriment, pour les chers amis qui lui sont unis.

L’avertissement que je lui donne est aussi pour son bien temporel, car si ses écrits s’impriment, ils lui attireront des ennemis et des persécutions.

J’ai déjà montré que ses enseignements sont contraires à ceux de Mme Guyon, de même que ceux de tous les grands saints de l’église chrétienne, qui depuis le quatrième siècle ont rejeté la doctrine de Basilidès, d’Origène, des gnostiques et d’autres encore, doctrines que le cher frère Théophile à même exagérées en plusieurs points. [16] Ainsi ce n’est certainement pas l’esprit général de l’Église qui lui a inspiré d’écrire ces choses fâcheuses ; c’est un esprit particulier, un mauvais esprit d’erreur. Ce ne sont pas des vétilles, des opinions particulières sans importance, ce sont des choses de gravité, qui renverse plusieurs articles de foi. Et ce qui rend le danger plus funeste encore c’est que ses écrits ne sont pas pour les enfants de Babylone, mais ressortent [ ?] pour ainsi dire du quatrième et cinquième siècle et des suivants, dans le sanctuaire même, et s’adresse aux âmes intérieures, à l’héritage de Dieu, pour les détourner de la foi obscure et les lancers et les entretenir dans de faire cette dangereuse spéculation.

Dieu me fait voir clairement que tout cela provient de l’esprit d’erreur et de la malice de Satan, qui cherche à détruire l’édifice construit par le seigneur Jésus et à rendre impropre à l'oeuvre les pierres de la nouvelle Jérusalem. Cela ne lui a que trop longtemps réussi.

Lettre 10. 17 février 1764.

Soyez certains que malgré ce que je vous aie écrit au sujet du cher et vénérable frère Théophile, mon union avec lui n’a nullement été interrompue. Je le vénère et l’aime comme auparavant, mais dès le commencement j’ai compris qu’il y aurait des choses sur lesquelles nous ne serions pas en harmonie. Il m’est du reste souverainement indifférent que ce que je vous écris en français lui soit communiqué, ou soit supprimé ou brûlé. Ce n’est pas mon affaire, j’ai fait ce que je croyais et ce que je crois encore être la volonté de Dieu. [17]

M. de Fleischbein à Monsieur de Klinckowström. Ce qui suit est en français.

Tout ce que me fait écrire le cher frère Théophile, tout ce que je sais de lui, m’a confirmé qu’il est dans un état de lumière ; qu’il a la vue et le goût de l’anéantissement, mais n’ont pas encore l’état même ; qu’il lise ce que Mme Guyon entre mille autres endroits, écrit de l’état d’Élie, et le passage admirable sur Habacuc 3 v. 3, etc.. Elle y fait voir la différence de deux moyens : le plus éloigné, par tentations, persécutions et tourments inconcevables, a été le moyen dont Dieu s’est servi à l’égard de lui par le passé jusqu’ici. Le second moyen et celui que Mme Guyon décrit après le premier, et auquel, à ce que je crois, le cher frère Théophile est appelé. Toutes ces grandes choses en lui, que je respecte et révère pour ce qu’elles sont, et pour le temps destiné à cela disparaîtront ; il deviendra tout naturel, à ce qu’il paraîtra à lui et aux autres ; et comme par le passé il s’est ceint lui-même, et est allé où il a voulu, il viendra un temps où un autre le ceindra et le fera aller où il ne voudrait pas. Pour le tabac et bien d’autres soulagements de son corps et qui lui sont si nécessaires pour sa santé, qu’il en prenne ceux que la providence lui procure. Ce qu’il écrit de prévarication contre la loi ne m’étonne nullement. C’est plutôt une marque que l’état de lumière est usé pour lui, que Dieu le veut amener dans la voie d’une foi nue et dépouillée de tout, et qui sera d’autant plus nue et dépouillée que plus il a été élevé par son état de lumière. Si Dieu le voulait laisser en cet état de lumière, il lui aura donné des forces nécessaires dans le combat livré au Satan ; il l’aurait vaincu, mais ayant succombé, c’est une marque de changement d’état. Dévorez, consumez ! écrivent Mme Guyon et M. Bertot ; son combat est en cédant et non en résistant. Il m’entendra. Cela est pour notre très cher Théophile, et non pas pour vous, Monsieur le Baron.

Pour ses écrits que je n’ai pas vus ni lus, je suspends mon jugement. Mais qu’ils [18] soient bons ou à rejeter, il faut toujours les abandonner à la divine providence, et son désir qu’il me paraît avoir pour qu’ils soient imprimés, m’est une marque certaine qu’il les a écrits dans un état de lumière. La marque infaillible d’un état consommé est l’extinction de tout désir, de toute volonté et de toute propre subsistance de l’âme ; ayant donc encore ce désir, c’est une marque certaine qu’il n’est pas encore dans l’état de consommation. Mme Guyon écrit que le seul désir pour travailler à la gloire de Dieu et au salut des hommes, est ce qui rend une telle personne indigne, que Dieu se servirait de lui pour de telles choses. Il faut être mort à tout. Et si c’est Dieu qui met l’âme à désirer l’avancement de son règne et de la gloire, il donne en même temps à cette âme un acquiescement à sa sainte volonté et aux ordres de sa providence, ne faisant pas le moindre pas pour avancer le moment divin en l’accomplissement de ce que Dieu lui a fait connaître être sa volonté. Cette règle est générale, et à moins d’un impulsion ou mouvement divins, à laquelle on ne peut pas résister, une telle âme, en sa consommation, n’agira jamais autrement que par la providence, et cette impulsion ou mouvement divin, irrésistible lorsqu’on l’a, n’est que pour ce qui nous regarde nous-mêmes à faire ou à entreprendre, si une autre personne doit y concourir, on le lui pourra dire, mais y pleinement acquiescer, si cette autre personne le refuse, la laissant à Dieu, indifférent si l’on se serait trompé ou non. C’est pour répondre à la visite ou vision de Mme Guyon, que le cher Théophile a eue, si la chose et que ses livres doivent être imprimés, est de Dieu, la providence en disposera, mais qu’il assure être sûr que l’impression lui soit faite, je ne puis pas croire que cette impression ou lumière soit de Dieu, d’autant moins qu’il assure que M. le Baron en sera l’instrument, cela dépendant de cette chère personne, et de l’inclination que Dieu lui en donnera, à quoi le cher Théophile faudra acquiescer, quand même cette vision serait de Dieu ou par [19] ordre de Dieu, ce qu’il n’est plus que douteux, parce qu’il y ajoute : [revoir les soulignements !] Voilà la vocation de laquelle je vous avertis…… et Mme Guyon m’a dit de ne pas me mettre en peine et de m’immoler résolument. Ainsi vous n’aurez qu’à voir le concours et le moment de la providence, je ne puis presque pas douter que le cher Théophile n’a eu cette vision, que pour l’humilier, Dieu l’ayant permis, qu’un Esprit étranger lui est apparu sous la figure de Mme Guyon, ou si cela n’est pas une vision, (sur quoi il ne s’explique pas positivement), que cela s’est fait en la manière intellectuelle, dont l’un ou l’autre sont des choses toujours très douteuses et qu’il faut toujours surpasser, ne s’y arrêtant pas un moment. La vision de l’excellent Fénelon qui vint auprès de lui étant au lit il y a deux ans…… lui disant qu’il lui fallait passer l’océan avant que de pouvoir être uni à lui, cette vision pourra être d’un bon esprit, mais il a devait toujours surpasser sans s’y arrêter un moment. Il ne le fit pas, car il écrit : Depuis quelque temps j’ai eu la certitude que cet océan avait été brisé devant moi et que je l’avais passé, etc. L’océan ne se brise pas et ne se passe pas en deux ans. Mme Guyon écrit que quelquefois dans vingt et trente ans les états des pertes jusqu’à la consommation ne se passaient pas. Rien n’est impossible à Dieu. Dieu pourra même exempter une âme de passer ces états à la manière commune, mais ordinairement cela ne se fait pas. Et même l’assurance qu’il écrit en avoir n’est qu’une preuve convaincante qu’il n’a pas passé l’Océan. Saint Jean de la Croix écrit positivement (à ce que je m’en souviens, car il y a trente ans que je ne l’ai pas lu) il écrit que ceux qui étaient encore en chemin croyaient qu’ils étaient arrivés au terme de la vie divine, mais que ceux qui y étaient arrivés véritablement ne croyaient pas. La raison est que les premiers ont des lumières en leur propre capacité de l’âme qui les éblouissent et la leur font croire ; mais les derniers restant dans leur anéantissement, qui les empêche de savoir eux-mêmes et jugeant par intervalles de leurs misères et de leur néant, ils ne le peuvent pas croire, à moins que [20] par mouvements divins et pour le bien des autres, Dieu leur fait dire ou écrire quelque chose de leur état véritable, ce qui passe et qu’ils oublient dans le moment.

Il m’a paru bien extraordinaire ce qu’il a écrit de moi-même. Mme Guyon, écrit-il, venait alors me rassurer entre l’esprit de M. de Fleischbein qu’il venait toujours pour me faire brûler ce qui était écrit du Traité de Dieu (note 1), et cela durant plusieurs jours, sous la raison qu’il y avait des choses est trop long et aussi douteuse. Il me talonnait, etc. Il est vrai, et ma sœur le peut attester que depuis longtemps je lui disais que le cher Théophile, suivant mon exemple, ferait bien de brûler tous ses écrits qui avaient de l’extraordinaire et qu’il ferait [21] bien d’entrer de bonne foi dans la voie de perte. C’est ce que j’ai dit cent fois à ma sœur, mais aussi c’est tout, ayant en horreur toutes les opérations magiques : et lorsque je prie pour lui, je prie Dieu qui lui fasse ouvrir les yeux pour voir le grand danger de sa voie de lumière, et de le conduire dans la voie de la foi obscure et nue, et cela pour le bien de lui-même et de toutes les âmes que Dieu lui a adressées ; étant certain que s’il reste dans sa voie et si les autres le suivent, cela aboutira sinon à un chute et scandale notable, du moins cela arrêtera le grand œuvre qu’il semble que Dieu se veut préparer en Suisse.

 (note 1)

Je savais bien que le cher frère Théophile écrivait des traités mystiques, et de diverses matières, mais pour ce Traité de Dieu en particulier, je n’en savais absolument rien. Je ne pouvais donc pas penser en ce temps, qu’il devait brûler le dit traité, quoique je pensasse qu’il ferait bien de brûler tous ses traités mystiques qui contenaient ces choses extraordinaires. Il faut donc que ce ait été un esprit étranger qui ait pris mon nom ou ma figure, à le talonner et pousser à brûler ce traité, et qui après est pris la figure ou forme et le nom de Madame Guyon, pour, sous prétexte de le rassurer contre moi, l’ait voulu préoccuper contre moi, et contre mes sentiments à l’égard de lui, prétendant par là de l’engager à faire son possible pour l’impression de ses ouvrages, afin de jeter par là du blâme sur les voies intérieures, enseignées principalement dans les divins écrits de Mme Guyon, de les décrier par les gens d’étude, qui n’approuvent certainement pas les écrits mystiques de Théophile, de faire traiter les voies intérieures de folie, imaginations et fanatisme par les mondains et libertins, de détourner les vrais intérieurs de cette voie divine pour les faire donner dans les spéculations, choses extraordinaires et dans le fanatisme ; mais enfin pour empêcher par là l’avancement du règne de par le vrai [21] intérieur. Ça été le véritable but de cet esprit impur, qui est apparu (visiblement ou en manière intellectuelle) ou cher Théophile, prenant premièrement mon nom et l’idée de ma personne, et depuis le nom et la figure de Mme Guyon. Le cher frère Théophile est assez illuminé et savant dans ces sortes de matières pour connaître, si le veut sincèrement, que certainement il a été la dupe de cet esprit impur, qui le mène tout droit dans le fanatisme, s’il ne s’en retire promptement et sagement. J’ai marqué dans mon écrit français précédent que sa voie de lumière et bien des points de sa doctrine sont directement opposés à ce que Mme Guyon a écrit, touchant ces choses. Quelle apparence n’y a-t-il donc que cette très grande Sainte lui soit apparue véritablement pour le rassurer contre des conseils entièrement conformes à ses doctrines (qui sont celles de l’Écriture sainte et de la Sainte Église de Jésus-Christ,) et qu’elle l’ait poussé à faire imprimer ses ouvrages mystiques et à s’immoler pour cela. Saint Paul écrit : S’il vient un Ange qui prêche un autre Évangile que……qu’il soit anathème Je dis hardiment à cet esprit impur d’une qui a pris la forme  et le nom de Madame Guyon, la même chose.

[22] Quant à ses écrits, j’en ai écrit les sentiments de ceux que j’ai vus et lus, c’est-à-dire le cahier des Discours ; et je suis encore du même sentiment. En général il fera bien de se poser les bornes pour ne jamais avancer quelque chose qu’il ne trouve pas autorisé et fondé dans les saints mystiques reçus et approuvés par l’Église. Encore doit-il éviter tous les mots  et expressions inusitées ; ils sont toujours la marque d’un état de lumière dans lequel on voit les choses de loin, sans les posséder réellement. Si ses écrits, comme je ne puis pas douter, sont fondés sur des principes conformes à ceux qui sont dans le cahier des Discours, et principalement s’ils contiennent des expressions extraordinaires et inusitées, le meilleur est de brûler ces écrits. Les Sermons qu’il a faits et qui sont imprimés sont édifiants ; s’il a donc un attrait ou une envie irrésistible d’écrire des choses spirituelles, qu’il écrive des sermons semblables, se contenant dans les bornes ci-dessus marquées.

Quant à mes propres écrits, j’embrasserais avec beaucoup de joie le moment, si Dieu m’ordonnait de les brûler tous, ne les estimant autrement, autant que Dieu les veut encore souffrir et ne me donne pas le mouvement de les brûler ; mais si un autre les brûlerait, j’en serais parfaitement content, ne doutant pas qu’il le ferait par ordre ou par mission de Dieu et de sa Providence. Qu’on les corrige, les change, cela ne me touche pas (mais qu’on ne m’attribue pas des changements notables) ; ce n’est plus mon affaire. Ils sont entièrement abandonnés à ce que Dieu en ordonnera. Si j’ose encore souhaiter quelque chose, j’ai l’inclination qu’ils ne soient pas souvent rendus publics pendant ma vie. Qu’on ne dise pas : il y a pourtant de belles choses dedans, ce serait dommage de les brûler. Nullement. Dieu est si absolument indépendant de tout moyen qu’il fera son œuvre sans le concours d’un instrument si chétif et si misérable que je suis.

Voilà Monsieur le baron, mes sentiments à l’égard du très cher frère Théophile, de ses écrits et des miens, et je proteste devant Dieu que cela est véritable autant que je puis juger [23] de moi et de mon intérieur. Je ne vous dis pas, Monsieur le Baron, de faire savoir mes dits sentiments au cher frère Théophile, et aussi n’y suis-je pas contraire que vous le fassiez. Je le laisse à vous et à ce que Dieu nous en fera connaître, et vous inclinera de faire. Si vous écrivez au cher Théophile quelques mots de moi, faites-lui et à ses chers associés, mes salutations très cordiales, que je l’aime et le révère grandement, et que je souhaite de tout mon cœur que Dieu l’arrache de ses voies extraordinaires de lumière si dangereuses pour lui et pour tous ceux que Dieu a confiés à ses soins.

 

[Tout le reste de la lettre est en allemand, nous en extrayons encore ce qui suit :]

[…] Mme Guyon, notre chère spirituelle et sainte mère, avait, comme sa vie le montre, des rapports avec des âmes qui étaient pareillement dans un état de lumière, comme le frère Anselme par exemple. Elle les estimait beaucoup, et les révérait comme des personnages réellement saints, quoique non encore consommés (überge gangen) en Dieu. Nous pouvons donc et nous devons faire grand cas de notre cher frère Théophile et le vénérer, mais sans nous laisser enlacer dans son état de lumière, et sans approuver les lumières et les vues qui ne sont pas d’accord avec l’enseignement général des saints auteurs mystiques de l’Église catholique. Pour ce qui me concerne, je ne puis absolument pas adopter ces vues, je dois au contraire m’y opposer et les combattre. C’est ce que j’ai fait dans mon écrit du mois passé, et je le ferai encore partout si Dieu m’y poussera. Ces vues feraient un horrible ravage si on les publiait, et je n’y donnerai jamais mon assentiment. Quant à ce qu’il écrit au sujet des premiers Élohim ou Innés [ ?], je n’ai aucune idée à cet égard, et de telles recherches ne sont pas mon affaire, je n’écris que des lettres et je travaille à mes traductions. Quant au reste je demeure à ma place, comme Mme Guyon le dit du ver.

Je ne le ferai pas de nouvel essai de pénétrer dans les lumières de Théophile, j’en ai dit ma façon de penser et je m’y tiens. [24]

Le mot de concubinage qu’il emploie dans un sens spirituel est extrêmement choquant, et pourrait donner lieu à des blasphèmes, ce qu’il faut éviter avec le plus grand soin. Mme Guyon nomme Jésus-Christ en tant que Parole éternelle de Dieu le principium, de même que le Père, et comme la toute Sainte Trinité est une seule essence divine indivisible, j’ai écrit de Jésus-Christ qu’il est le Je suis, comme il l’a lui-même déclaré. (Jean VIII, 25. 28. 58.). Dans mon écrit français, j’ai dit que la pensée de Théophile manque d’exactitude, lorsqu’il dit que les anges et les hommes seraient anéantis, mais il résulte de ses principes d’une manière incontestable que leur existence réelle de créatures cesse, et cela je l’ai prouvé. Il écrit : tout ce qui tient à la matière par le plus petit bout est défectueux ; les êtres purement intellectuels sont donc libres de parvenir à leur perfection, c’est supprimer toute matière (par le plus petit bout !). Voulez-vous savoir ce qui restera à la fin de la matière ? Mme Guyon le dit : (3 Discours spirituels Cant.207 page328) qu’il ne reste dans la nature que le feu pour tout élément. C’est le feu, c’est-à-dire un feu élémentaire, une pure essence de lumière et de feu, dont sont composés les corps des anges, et dont le seront pareillement un jour ceux des hommes. Je crois en effet comme je l’ai écrit plus d’une fois, qu’à la fin nos corps seront entièrement subtilisés, et formés comme d’une essence de lumière et de feu, tiré de la lumière incréée, comme de la prima matéria ; mais ils n’en seront pas moins toujours des corps, et par là-même matériels, tenant à la matière par ce petit bout, qui fait leur existence vraiment creatürliche, séparée et distincte de celle de Dieu. Les êtres purement intellectuels sont des rêveries (de Descartes, cartésiennes.) Dieu seul est un être purement et entièrement immatériel, que l’on dit admirer, adorer, vénérer et aimer, mais qu’il ne faut jamais décrire, à moins que Dieu lui-même ne nous y pousse, et que cela vienne infailliblement de lui. [25]

Distinction de l’enthousiasme et du fanatisme.

Les âmes qui appartiennent à Jésus-Christ reçoivent immédiatement l’esprit de Dieu pour se diriger dans toutes les circonstances de la vie.

Celles qui sont dans des degrés inférieurs et qui sont encore sur le chemin sont conduites d’une manière médiate par un bon ange, et celles qui sont amenées à l’intérieur, dans le désert de la foi obscure, ou qui y marchent réellement, sont conduites par un ange de la hiérarchie de Michel l’ange du pur amour, comme Mme Guyon l’atteste.

Les âmes qui sont dans l’obscurité de la foi, lorsqu’elles entrent  dans leur propre esprit, tout comme les âmes qui sont dans l’état de lumière, peuvent être entraînées dans le fanatisme, mais les premières bien plus difficilement que les dernières. On tombe dans le fanatisme lorsqu’on suit son propre esprit, ses imaginations, ses propres vues, et de fausses lumières (ce qui comprend tout l’extraordinaire) et lorsqu’on prend ces choses pour divines et venant de Dieu lui-même.

Pour ces deux classes d’âmes, le plus sûr est d’avoir un directeur bien expérimenté dans les voies de Dieu et de suivre aveuglément ses avis. C’est ce que conseillent et attestent Mme Guyon, M. Bertot, tous les mystiques, les anciens anachorètes, et même Origène, lui qui était dans un état de lumière.

Dans les deux voies, mais bien plus dans la dernière, il survient des choses que l’on appelle invitations (ou exigences) et les âmes se croient poussées de Dieu à faire ceci ou cela, et il est souvent assez difficile de discerner si ces choses viennent de Dieu, ou de la mauvaise nature de l’homme, ou d’un esprit impur se déguisant en ange de lumière. Les âmes auxquelles pareilles choses arrivent ne savent pas en général faire cette distinction et demeurent souvent bien des années, quelquefois même toute leur vie dans l’incertitude, si une telle sommation qu’elles ont eue, à laquelle elles ont peut-être obéi, venait de Dieu ou non. Un directeur expérimenté leur serait de toute utilité.

 

Lettre 13. 3 avril 1764.

Théophile est sans aucun doute appelé à l’anéantissement, mais il devra travailler de tout son pouvoir à se débarrasser de ses lumières (en outrepassant (dürch ûberschreiten) ce qu’il se sent irrésistiblement poussé à écrire immédiatement : de telles lumières sont à brûler). Il faut qu’il entre dans l’obscurité de la foi et même qu’il demeure dans sa vie de perte, s’il veut accomplir sa vocation de Dieu sur la terre. Quant aux voies et aux états de perte ou d’anéantissement (comme il veut les nommer) une âme fidèle ne peut pas en sortir par ses propres efforts. La toute-puissance de Dieu, c’est-à-dire de Jésus-Christ, peut seule en tirer ; c’est là son droit de Sauveur.

Il n’est pas douteux que des personnes en état de lumière puissent avoir de bonnes lumières, et même des lumières venant de Dieu, mais pour de telles âmes ce ne sont que des lumières médiates.  Dans mon opinion (que je laisse toutefois à l’examen des autres) les lumières venant des Séraphins sont données aux cœurs dans lesquels l’Esprit habite ; et qui ont l’expérience de l’amour divin. Mais les lumières qui sont données essentiellement à l’intelligence, démonstrativement, sont pour la plupart des lumières de Chérubins quoiqu’elles puissent aussi venir en partie du cœur, ou de l’esprit, ou du fond de l’âme, mais les unes et les autres sont des lumières médiates. Elles ont quelque chose de brillant, un certain éclat, quelque chose qui se donne à [27] discerner en tant que lumières.

Les lumières immédiates au contraire aucune âme ne peut les avoir que celles dans lesquelles Jésus-Christ est né mystiquement. Ces lumières immédiates n’ont rien de brillant, ni quoi que ce soit qui les fasse distinguer comme lumière. On connaît un mystère ou une vérité, sans savoir comment on a pu les connaître, et on est très étonné de les connaître (lorsqu’on vient à y réfléchir). C’est là la vraie connaissance (science), celle des lumières immédiates, comme Madame Guyon l’atteste.

Les lumières qui viennent de Dieu, soit médiates soit immédiates, sont toujours bonnes et parfaites, etc. en elles-mêmes, mais ne sont pas toujours reçues dans un fond d’âme parfait. Les âmes entièrement anéanties les reçoivent pures, telles qu’elles viennent de Dieu, et les communiquent aussi aux autres pures et sans addition, soit de bouches, soit par écrit, soit par communication en esprit sans paroles.

Le passage du docteur Dreier sur la scène (rapportés dans un PS de la précédente lettre) a été communiqué en esprit à ce docteur (je ne mets pas la chose en doute) par une autre âme anéantie, peut-être par Madame Guyon elle-même, qui avait un si grand amour pour les protestants, ou par quelque autre personne, car alors il y avait beaucoup de grands saints sur la terre. Après qu’ils ont reçu cette lumière, il a pu sans doute s’affermir par l’assentiment des anciens Pères de l’Église.

(11) J’ai oublié de vous dire au sujet du cher frère Théophile et de tous les chers enfants qui vont chez lui, de les saluer cordialement. S’il veut persévérer dans les prétendues lumières et révélations, nous le supporterons et ne l’en aimerons pas moins comme notre cher frère, qui sur tout le reste est fidèle dans ses vues sur Dieu. Mais le mieux est de ne rien répondre sur ces choses, et pour qu’on n’en fasse pas trop de cas, d’en écrire le moins possible. [28]

 

Lettre 14. 13 avril 1764.

Je vous prie de me donner l’adresse du cher frère Théophile, dans le cas où je devrais lui répondre ; je ferai passer ma lettre par Francfort, par mon correspondant le conseiller de la légation danoise Moritz. Je voudrais aussi savoir le prix des ports de lettres. Il y a plus de 40 ans, je payais quatre batz pour une lettre simple jusqu’à Lausanne ; de Lausanne à Francfort l’affranchissement était de six batz suisses. Mais cela peut avoir changé depuis lors.

Je suis au reste très réjoui des excellentes dispositions du cher frère Théophile. Quant à l’extérieur de sa mission, il n’en sera plus question, du moins pour un très longtemps ; excepté ses directions à ses enfants de grâce, direction qui ne devra point cesser, et que des enfants ne pourront point abandonner, si des deux parts ils ne veulent pas marcher hors de l’ordre de Dieu. Il leur sera bien plus utile qu’il ne l’a jamais pu être auparavant et ses paroles porteront coup, comme le dit Madame Guyon dans une de ses lettres.

Je pense qu’il renoncera bientôt à son travail d’écrire des sermons, Dieu lui en donnera du dégoût, et le mettra peut-être dans l’impuissance de faire. Il éprouvera encore des choses, qu’il n’aurait jamais pu imaginer ; car la mesure de son élévation précédente sera celle de son futur abaissement, cela ne peut pas m’en manquer, puisqu’il doit être anéanti dans le degré de sa vocation, et puisqu’il persévère avec fidélité dans sa voie de foi obscure. Je me sens très intimement uni avec lui, et je conçois de très grandes espérances quant au progrès de l’œuvre de Dieu dans les âmes en Suisse. Il faut maintenant qu’il naisse à la croix, puisqu’il était auparavant dans le danger d’une entière perdition, s’il avait persévéré dans la voie de lumière. Dieu a fait ici une grande œuvre, qui ne sera bien connue que dans l’éternité, et qui sera en particulier un sujet de grande bénédiction pour mon chérisssime patrons, ce qui est pour moi une grande joie. [29]

 

Lettre 15. 24 avril 1764.

 J’espère que le cher frère Théophile s’avancera maintenant sans obstacle et de plus en plus dans le désert de la foi obscure. Oh ! Qu’il sera étonné lorsque les nombreuses richesses spirituelles qui lui sont encore laissées lui seront ôtées, et quand il reconnaîtra seulement alors qu’il les a possédés ! Aussi parce que Né...adnazar pouvait avoir des richesses spirituelles pendant les sept ans qu’il a passés au milieu des bêtes sauvages, peut-il nous en et laisser dans les états de perte.

Il est à son sens comme écrasé, mais ce n’est qu’un éblouissement qui l’amènera successivement dans le lieu où Dieu veut l’avoir. Dieu a accompli ici une vraie merveille, non par moi qui n’ai fait que témoigner ce que je savais par expérience être la vérité, mais en ceci, qu’il a incliné ce cher frère à renoncer à son propre esprit et à ses prétendues lumières, par où il a sauvé son âme d’une chute grave dont il était bien près, et encore en ce que les âmes qui lui sont unies sont mises à l’abri de ses dangereuses lumières et introduites dans l’obscurité de la foi. Et ainsi il leur sera encore d’une grande utilité, non pas tant comme auparavant par la direction, mais par la souffrance.

Et vous, mon cher patron, comme vous avez été réveillé par lui et qu’il vous a amené à la conversion par l’Évangile, vous ferez bien de ne pas renoncer à sa direction. Mais puisqu’il témoigne qu’une correspondance étendue et trop fréquente lui est onéreuse, il faut que nous nous confirmions à son désir. Je suppose qu’il est plus jeune que moi de plusieurs années ; il me survivra donc probablement. Ceci établit entre vous deux une union subordonnée; qui doit demeurer aussi longtemps que vous marcherez l’un et l’autre fidèlement dans voie. Suivez-le donc comme votre directeur, aussi longtemps que Dieu le voudra.

Dans la partie française de ma lettre du 13 avril (elle manque) ayant probablement été envoyée par Monsieur de Kl. à Monsieur Dutoit) j’ai signalé une erreur considérable et je la tiens bien pour telle dans les Discours de Théophile. D’après quelques extraits que j’en ai faits, je pourrais citer plusieurs autres erreurs, peut-être plus graves encore. [30]

Mais je voudrais plutôt effacer tout cela, afin d’en ôter la pensée, même à Théophile.

 

Lettre 16. 15 mai 1764.

Je n’ai pas le moindre doute sur la grande vocation du cher frère Théophile, et je trouve quelques rapports entre lui et le père La Combe, quant à la manière dont il est conduit. La Combe a comme lui été transporté tout à coup d’un état de grande lumière où il avait été très utile à beaucoup d’âmes, dans la voix obscure. On aurait pu croire que Dieu le destinait à de grandes choses éclatantes, et il a été jusqu’à sa mort dans la captivité et dans l’exil, tandis que son intérieur était pareillement dans l’obscurité, comme le montre sa dernière lettre à Madame Guyon. Néanmoins il était dans un état apostolique véritablement très élevé. Mais tout demeura caché en Dieu, et cela aux yeux du monde, ignoré même des âmes pieuses, à l’exception de ce que Madame Guyon en a révélé d’après une vraie lumière divine. Cela appartient au Magnalia Dei que les grandes choses et les œuvres les plus sublimes, il les accomplit dans et par le Néant.

Théophile sera certainement aussi employé à l’œuvre de Dieu, quand il se laissera détruire jusqu’au fond, et qui laissera abattre en lui tout ce qui est grand. Il sera bien sûr plus utile aux autres et à ses enfants de grâce par ses souffrances. Eux et lui forment une famille spirituelle, dont il est le capitaine. Il doit les précéder en tout, et se plonger le premier dans l’abîme de l’humiliation, et il leur sera utile dans la mesure où il le fera. Son esprit éclairé par l’abaissement et les souffrances deviendra toujours plus capable d’être en communion avec les autres et de leur donner de bons conseils. En outre son esprit sera fortifié en Dieu dans la mesure où il sera dépris de lui-même. Que ses enfants de grâce le suivent pas à pas dans l’abîme de l’abaissement. Par là je suis convaincu que l’œuvre de Dieu avancera prochainement parmi ces chers [31] frères, et cela sans éclat extérieur et sans grande apparence.

Que les âmes intérieures marchent ainsi, et elles deviendront dans leur pays la petite semence de moutarde pour le royaume spirituel de Jésus-Christ. Qu’elle ne cherche pas d’autre directeur que Théophile que Dieu a destiné à cela et qu’il reconnaîtront comme un berger fidèle dans cet abaissement que chacun doit éprouver pour sa part Vermis sum et non homo. Il éprouvera que ni lui ni ses enfants de grâce ne doivent attendre des choses éclatantes, grandes, extraordinaires, mais qu’ils doivent se laisser conduire dans les voies tout ordinaires. Rappelez-vous ces paroles de l’aveugle-né si souvent cité par Madame Guyon : « Comment as-tu recouvré la vue ? – – Il a mis de la boue sur mes yeux. »

C’est aussi la seule chose que j’aie à répondre, d’après votre dernière lettre, à l’écrit du cher frère Baillif pour lui et pour Madame son épouse. (Quant aux éloges qu’il me donne, je ne puis rien répondre, je ne les accepte pas.) Dieu ne me donne rien pour eux que ce qu’ils peuvent savoir par la lumière générale, et par les conseils qu’ils tireront des écrits de Madame Guyon. Pour les cas particuliers, Dieu donnera lumière et sagesse au cher frère Théophile pour leur faire connaître à l’un et à l’autre sa sainte volonté. Ce qu’ils ont admiré jusqu’ici dans ce cher Théophile n’était que de brillantes bagatelles ; et ce qu’il les met maintenant dans l’étonnement, savoir que Dieu a commencé à renverser et à briser cette âme grande et douée de tant de grâce, ce sont de grandes, glorieuses et même divines merveilles, dont le résultat sera, s’ils viennent à connaître eux-mêmes par expérience la lumière de la vérité, de leur faire considérer le cher Théophile comme bien plus élevé et bien plus heureux, que lorsqu’il brillait à leurs yeux encore charnels d’un si grand éclat.

La croix de Jésus-Christ avec son opprobre, son ignominie, ses mépris, ses souffrances est le trône de son triomphe. Dieu était en Jésus-Christ dans toutes ses souffrances, et a racheté ainsi le monde avec lui. [32]

Dieu est aussi dans une âme qui est crucifiée avec Christ, d’abord pour cette âme elle-même, et ensuite pour l’état apostolique qui doit suivre. Il faut que Madame Baillif, j’en suis certain, outrepasse absolument tout ce qui est extraordinaire, et les choses qu’elle ne peut pas empêcher, qu’elle les supporte, sans les regarder comme grandes, et qu’elle les considère comme des choses que Dieu fait tomber sur elle à cause de son imperfection, pour l’humilier jusque dans la poussière. Qu’elle suive du reste de la manière la plus scrupuleuse les conseils du cher Théophile qui ont été donnés à ces deux chères âmes comme directeur spirituel ; et aussi longtemps que des deux parts ils suivront fidèlement leurs voies, cette direction doit subsister. Ni de l’une ni de l’autre part, ils ne peuvent y renoncer sans sortir de l’ordre de Dieu.

J’ajoute ici que si j’ai parlé du coût des ports de lettre, ce n’était pas pour éviter l’usure des buralistes, mais je pensais que si j’étais pressé par la nécessité ou par une impulsion intérieure à écrire à Théophile (sans cela je n’entreprends aucune correspondance spirituelle), il vaudrait peut-être mieux que j’envoyasse quelque argent à Monsieur Baillif pour qu’il payât le port de mes lettres à Lausanne et les remît au cher frère Théophile.

(8). Détails et directions sur la vie intime des époux Baillif. La dame atteinte d’un degré marqué de fanatisme. Croix permise pour la purification et sanctification du mari. Il faut que Théophile ignore la chose.

Quant au Cher Monsieur Blondel, je le tiens pour une âme vivant vraiment dans l’intérieur, mais cela ne suffit pas pour décider en matière de direction. Sa lumière peut être bonne pour le diriger dans sa propre voie, mais ce n’est pas une raison pour qu’il dirige les autres. Si un aveugle conduit un autre aveugle a dit Jésus-Christ, etc. Maintenant que la chose est faite, que Dieu l’a permise, il n’y a pas à la changer. Il faut les avertir tous trois de suivre aveuglément les enseignements divins de Madame Guyon, de repousser de leur intérieur tout extraordinaire, les lumières et choses pareilles, pour marcher entièrement dans l’obscurité de la foi. [33]

La marche actuelle de Monsieur Baillif est excellente. Voir et croire sont choses contraires. Heureux ceux qui ont cru, etc. Que ce cher frère prenne courage et confiance en Dieu pour suivre aveuglément la moutarde de la foi obscure. Dieu est trop fidèle pour l’abandonner ou pour se laisser vaincre en générosité.

PS.

Mon chérissime patron me permettra de faire encore quelques réflexions au sujet des chers frères et sœurs de la Suisse. C’est évidemment une œuvre du Seigneur qui s’est faite parmi eux, mais ils étaient tous bien près du fanatisme, ce qui aurait fini par un effroyable scandale ; et l’œuvre du Seigneur et ses voies auraient fini là calomniées. Dieu commence à les en tirer, et cela par leur capitaine spirituel, celui-ci devait le premier descendre dans les humiliations, sans quoi les autres n’auraient pas pu revenir dans l’ordre de Dieu. Par ce qu’on forme ensemble une famille spirituelle, qu’un membre dépend d’un autre, et reçoit la nourriture par son canal, si l’on veut se séparer sans être introduit immédiatement dans une autre famille spirituelle, on périra infailliblement.

Que l’on est heureux d’être introduit dès le commencement dans la voie de la foi obscure par les enseignements de notre sainte mère, et d’être conduit dans l’obéissance et dans la subordination qui sont ici d’une nécessité indispensable ! Combien de faux pas l’on évite ainsi ! Mais il arrive souvent que l’on présente aux âmes dirigées des vérités qui étant au-dessus de leur capacité ou plutôt de leur état propre (spécial) leur sont indigestes, ce qui occasionne, comme l’écrit Madame Guyon, de terribles écarts, qui exigent beaucoup de temps, jusqu’à [ce que] tout revienne en ordre, et qui arrêtent extrêmement les âmes. Elles veulent éviter ceci ou cela, d’après leurs propres sentiments ou leurs intérêts, et les choses qu’elles redoutent sans motif ; et il leur arrive selon le proverbe, qu’en voulant éviter la pluie elles tombent dans le ruisseau, ou sous la gouttière.

Je ne connais pas assez la vie et les allures de Monsieur Baillif pour lui appliquer ces réflexions, mais ceux qui le connaissent pourront juger peut-être qu’elles lui conviennent. Peut-être qu’en voulant agir prudemment il est tombé en la puissance d’un artificieux esprit de fanatisme. Comme l’écrit divinement Madame Guyon, il faut marcher avec Dieu sans ménagement de soi-même, car il garde seulement les simples et ceux qui sans prudence humaine se confient tout  uniment en lui et se laisse conduire par lui.

Lorsqu’on a reconnu en gros le mode de conduite que Dieu nous a destiné, il ne [34] faut pas user de ménagement envers Dieu, mais suivre aveuglément la voie où il veut nous conduire. L’Étoile Polaire est au-dedans l’attrait intérieur, le repos et la paix ; au-dehors le moment de la providence divine ; ceux qui ont une direction ne doivent avoir aucune défiance à l’égard de leur directeur, car il est impossible que Dieu permette qu’un directeur donné par lui puisse faire égarer les âmes.…… Il est d’autant plus nécessaire d’insister là-dessus afin que, puisque le cher frère Théophile est si effroyablement humilié, ses enfants de grâce n’en viennent pas à le mépriser à cause de cela ; bien au contraire ils doivent l’en estimer d’autant plus, comme portant l’image de Jésus-Christ, et demeurer soumis à sa direction.

Au sujet de Madame Tolier, j’ai la conviction que les âmes qui dans le commencement ne sont pas entrées de bon cœur dans le renoncement, seront contraintes de subir plus tard une mortification forcée, et si elles ne le font pas dans ce monde cela aura lieu infailliblement dans l’autre, car leur existence en tant que créature (creatürliche existenz) sera consumée par la mort seconde, afin que, après qu’elles auront satisfait à la justice de Dieu par leur châtiment, elles reçoivent l’esprit comme un germe de vie, que cet esprit soit joint à une nouvelle portion de matière, qu’il soit renouvelé par là dans la création nouvelle, et qu’ainsi une nouvelle existence de créature lui soit donnée. C’est là le véritable et unique rétablissement des esprits damnés et de toute créature, et c’est la puissance du sacrifice infiniment grand, et du mérite infiniment grand et de la satisfaction de Jésus-Christ.

Il paraît au reste que Madame Tolier veut goûter de toute espèce d’aliments, sains ou empoisonnés, pour éprouver ses forces. Elle s’instruira par là en éprouvant toutes sortes d’esprits, mais comme Ève, et de cette manière elle ne parviendra pas à l’innocence.

Le cher frère Monsieur Baillif fait bien de s’abstenir à cet égard et d’éviter l’émissaire des quakers. Éviter entièrement ses esprits errants çà et là, c’est le plus sûr moyen de s’épargner bien des tentations, bien des détours et des arrêts dans la voie que Dieu donne aux âmes qui marchent dans la foi obscure et encore plus à celles qui sont dans la voie de perte, précisément pour cela une lumière si claire pour saisir les erreurs et les détours de ceux qui sont dans les lumières et dans la force active. C’est précisément afin qu’elles discernent et évitent aisément de tels esprits. Si elles font cela sans entrer dans aucun examen et sans se laisser mettre en rapport avec une telle voie, comme Monsieur Baillif le fait à l’égard du quaker [35] tout va bien. Mais si elles veulent (discuter avec des syllogismes) examiner avec les augmentations de la raison ou même si elles cherchent à convertir des esprits étrangers, les âmes intérieures sortent de leur sphère, pour rentrer dans un pays étranger qu’elles ont quitté, et n’y trouvent plus aucune force. C’est pour cela aussi qu’elles seront facilement vaincues et terrassées par ces esprits étrangers qui possèdent encore dans cette sphère toute leur force. Et tout cela les expose à des luttes nombreuses, inutiles, souvent préjudicielles [sic], et à une grande perte de temps.

 

Lettre 17. 22 mai 1764.

Quoique le cher frère Théophile ait renoncé pour la suite à vous diriger, vous ferez bien cependant, mon chérissime patron, de lui demeurer attaché en esprit, mais comme il est maintenant en proie à de cruelles souffrances, de ne pas le presser, jusqu’à ce que la divine providence amène l’occasion de renouveler le fond de votre union. Je suppose, sans en douter aucunement, que Théophile marchera en toute fidélité dans la voie que Dieu lui destine. Il est maintenant effroyablement humilié par la circonstance que vous connaissez, non pas à nos yeux, car j’estime son état actuel bien supérieur à son élévation précédente, mais d’après son propre jugement et le sentiment qu’il en a. Si l’on voulait lui indiquer maintenant telles choses qui le mette bien plus bas encore, (au point de vue humain et selon qu’il l’estimerait lui-même), sa nature ne le pourrait peut-être pas supporter, surtout si cela venait de vous, qu’il considère comme son enfant spirituel qu’il a engendré en Christ. Mais si l’on voulait le consoler, cette consolation même lui serait encore plus intolérable, parce que la générosité de son sacrifice se réveillerait et le contraindrait à repousser toute consolation. Il faut le considérer comme Job sur son fumier, couvert de plaies, ne pouvant recevoir aucun soulagement pour les coups qu’il a reçus de la main de Dieu. Il juge bien de son état et reconnaît tous les dangers de son précédent état de lumière. Vouloir le lui faire voir plus clairement et plus à fond, ce ne serait qu’augmenter sa confusion et sa douleur. Le mieux est de ne plus du tout lui en parler, et de laisser Dieu agir. Ce que vous lui avez écrit aura son utilité. Qu’on laisse ce qui est fait en s’en remettant à Celui qui peut tout faire servir au bien, sans se trop préoccuper si l’on a bien ou mal fait. Ce que vous avez écrit, vous l’avez écrit dans un sentiment d’amour et de fidélité envers Théophile. D’ailleurs comme il porte l’image de Job, tout lui est douloureux [36] dans ce qu’on se contenterait pour panser ses plaies, fusse même le beaume le plus précieux. [….][185].

J’aime de tout mon cœur le cher frère Baillif et je crois qu’il marchera avec fermeté et une grande fidélité dans la voie de la foi obscure. Son aventure avec sa femme mentionnée dans la précédente lettre montre que dès le commencement c’était là sa voie, mais comme sa femme tient à l’extraordinaire, il s’y est laissé entraîner ; à cela s’est joint le brillant des lumières de Théophile auquel il s’est attaché avec admiration. Il doit par conséquent avoir été comme déplacé pendant tout le temps où il n’a pas été pleinement dans sa voie, mais maintenant qu’il a reconnu son erreur, qu’il se plonge de nouveau dans sa précédente obscurité de voie, ce qui lui sera rendra le repos qu’il goûtait autrefois. Il en est de lui comme d’un homme à qui l’on a remis une articulation déboîtée, il est calme et n’éprouve plus aucune douleur, s’il se tient tranquille et en repos.

Mais il en est tout autrement de notre cher frère Théophile. En lui s’accomplissent ces paroles de Jésus-Christ : Je ne suis pas venu apporter la paix, mais l’épée. Il endure les opérations non pas de la remise en place d’une articulation, mais bien de sa rupture, et son imagination se remplit en outre de la pensée des choses qui doivent encore arriver. Tout cela ne sert qu’à le crucifier. C’est un état tout autre et bien plus élevé. Théophile doit marcher de nouveau dans ces états de pertes où il ne voit ni mesure ni terme.

Monsieur Baillif au contraire est dans le commencement d’un dépouillement, où il a encore beaucoup de vêtements à ôter, avant qu’il puisse bien connaître sa nudité. On peut aussi, pour conclure de la conduite de l’un à la conduite de l’autre, que si l’on voulait conclure du premier état de privation de Job, lorsqu’il perdit ses troupeaux, à l’état qui suivit lorsqu’il était sur son fumier, ou si l’on mettait en comparaison sa douleur dans le premier état, et celle qu’il éprouva dans l’autre. Je me sens intimement uni dans mes prières à ces deux chers frères. Tous deux marchent  très bien et s’avancent la voie où Dieu les veut l’un et l’autre, mais chacun d’après son état et son degré. [37] il en est de Monsieur Baillif et de sa femme à peu près comme il en a été de feu Wattenwyll et de la sienne. Elle a été pendant toute sa vie pour lui, une croix aussi pénible que nécessaire.

Je sais bien que ce que j’ai écrit et mis en avant à l’occasion du cher frère Théophile a été très avantageux à mon chérissime patron, et que vous reconnaîtrez bien mieux encore à l’avenir la sagesse et la miséricorde de Dieu dans cette direction. Cela vous a surtout été des plus utiles quant à vos dispositions préparatoires. Mais il ne m’est pas permis, bien plus il m’est interdit de m’étendre sur ces choses, avant que le temps soit venu, où elles pourront venir au jour avec une grande utilité, si Dieu prolonge ma vie jusque-là. Mais Dieu n’est lié à aucun moyen. Toutes les créatures ne sont rien devant lui. Je pensais comme vous dans les premiers temps de ma connaissance avec Monsieur de Marsay, mais Dieu m’a bien montré que mes inquiétudes étaient vaines. Ses voies sont merveilleuses. Qui n’a jamais été confus, après avoir mis son espérance en Jéhovah !

Quant au Cher Théophile, le mieux serait bien pour lui de ne plus rien à écrire sur des sujets spirituels. Mais Dieu le conduira dans la voie où il doit marcher, et lui montrera ce qu’il a à écrire. Comme je suis accoutumé dès mon enfance à penser, je ne pouvais pas demeurer sans occupation d’esprit, après que Dieu par l’exil du cœur m’avait poussé aussi loin hors de moi-même que je ne pouvais plus trouver de demeure tranquille. Aussi je m’occupais par récréation et dans les souffrances les plus pénibles pour y faire diversion, à lire d’autres livres qui ne fussent pas nuisibles, comme des histoires, etc. et j’écrivais sur ce qui m’avait paru remarquable, mais je brûlais la plus grande partie de ce que j’avais écrit. À cet égard on ne peut donner aucune règle. Dieu lui-même conduira Théophile et le poussera là il faut où il veut l’avoir. Un autre le ceindra et le conduira où il ne voudrait pas aller. [38]

 

Troisième fascicule, Lettre première. Page trois. 19 juin 1764.

J’estime que c’est par un effet de la volonté de Dieu que vous m’avez communiqué des extraits des écrits de Théophile. Sans rien changer à l’opinion que j’avais de lui, ces extraits me le font connaître plus exactement et plus à fond. Si vous vous souvenez de ce que je vous ai écrit depuis plus d’un an sur ce sujet, vous reconnaîtrez qu’autant que j’aie pu et que j’ai osé le faire, j’ai travaillé à vous détourner de tout ce qui est extraordinaire, et de ses lumières qui ne font que vous arrêtez, en même temps qu’à combattre ces choses qui chez Théophile ne pouvaient que vous être éminemment préjudicielles.

Je puis vous en parler plus à l’aise à présent, puisque vous avez reconnu la profonde vérité de ce que je disais, mais précédemment je n’osais traiter ce sujet que très délicatement, de peur de ruiner l’œuvre de Dieu dans votre âme, en vous écrivant des choses qu’alors vous n’auriez pas pu supporter. Ce n’est pas que je méditasse alors ce que je devais vous dire, non, je ne le fais pas, j’écris à mesure ce que Dieu me donne dans le moment même, m’en remettant à lui si je fais bien ou si je fais mal. Vous savez que tout concourt à la gloire divine. Cela tient à la pleine indépendance de Dieu à l’égard des créatures.

Si je ne me trompe Théophile et son ami Baillif sont en bon chemin. Je me sens intimement uni avec eux. Le dernier dans un état plus calme, au premier s’applique la parole de Jésus : je suis venu pour apporter non la paix, mais l’épée, et pour allumer un feu. À mon avis Théophile ne s’est pas encore entièrement plongé dans le désert de la foi obscure, mais il est sur le chemin qui y conduit, et il commence, c’est-à-dire il recommence à marcher au point où il avait abandonné la route, depuis qu’il s’est laissé retirer de ses lumières. Mon chérissime patron reconnaîtra bientôt d’une manière incontestable que si Théophile n’avait pas été retiré par la miséricorde de Dieu de sa voie dangereuse, il serait devenu un hérésiarque, le chef d’une secte pernicieuse et séductrice. Dieu soit béni de ce qu’il a délivré ce cher homme de lien si dangereux !

Je devrais lui écrire, puisqu’il a commencé, mais ma nature y répugne, peut-être est-ce un signe que Théophile n’est pas encore dans une pleine disposition. Au moins aussi longtemps que j’éprouve cette répugnance, je crois que je n’écrirai pas.

Il déclare qu’il y a dans son manuscrit certaines vérités qu’il ne rétractera que devant le trône de Dieu, cela prouve qu’il persiste dans son propre esprit. Dans ce qui me concerne, si j’ai pu manquer en quelque chose dans ce qui venait de moi-même, je suis assuré que ce qui est clairement fondé sur la sainte Écriture et sur les écrits de Madame Guyon, [39] elle ferme et inattaquable. C’est ici le cas d’appliquer ce qu’on appelle la foi du charbonnier. Je crois cela, parce que l’église ne croit. Et qu’est-ce qu’on croit l’église ? Ce que je crois. Le développement, en temps que venant de moi, je le considère comme mettant propres sans y penser, comme si Dieu me l’avait donnée ; par conséquent et à ce point de vue, si j’ai pu mêler la vérité divine avec quelque chose provenant de moi, je considère le tout comme mettant propres, lors même que j’ai pu me tromper. Mais je ne puis pas errer, quand je crois ce que l’église croit, c’est-à-dire ceux qu’accrue et ce que croit encore la vraie église des adorateurs intérieurs en esprit et en vérité.

Le grand Fénelon avait aussi cette foi du charbonnier, lorsqu’il a rétracté ses maximes dessins, comme on le voit dans un passage de la continuation de la vie de Madame Guyon. De suspension

PS. J’ai lu avec Weyl (qui est discret) l’extrait du manuscrit de Théophile que vous m’avez envoyé. Je lisais, Weyl écoutait, et nous causions à mesure. Cela m’a été très pénible, parce que j’ai dû rentrer dans son cercle pour approfondir les choses. Cette lecture m’a affermi dans ce que j’ai cru en tout temps du cher frère Théophile : que ces écrits sont comme un enfant né avant terme ; il a écrit à la fin d’un violent état de pertes, auquel a succédé une lumière des facultés et de l’intelligence, qu’il a prise pour la lumière centrale, pour la lumière du jour éternel, ce en quoi il s’est grandement trompé. Au lieu de combattre et surmonter toutes ces lumières qui lui venaient avec abondance, il s’y est complu et a cru avoir outrepassé la mort mystique du fonds. (Il a peu à peu réprimé toute espèce de doute à cet égard), et il a mis sur le papier des productions prématurées imprégnées de ses propres imaginations, et par le plaisir qu’il y a pris, il a donné accès dans son imagination aux esprits impurs pour susciter en lui de fausses lumières et pour le précipiter dans l’erreur. L’état dans lequel il était avant ses fausses lumières est décrit par Madame Guyon au troisième chapitre d’Habacuc (deux moyens : page 469.) Il était dans le moyen le plus éloigné. [40].

 

Lettre sixième. P.S. 6 septembre 1764.

Extrait d’une lettre d’Eusebius (Docteur Burckhardt junior à Monsieur de Fleischbein) qui parle de manuscrits qui lui avaient été envoyés de Suisse il y a quelques années. Il les avait ouverts avec empressement, ayant reçu antérieurement beaucoup d’édification de la même source. Mais il y avait trouvé beaucoup de choses horribles, renversant les principes des saints auteurs et de tous les mystiques. Il les avait envoyés à Monsieur de Klinckowström en lui disant qu’il ne voulait prendre aucune part à la publication de tels écrits. Sachant que Monsieur de Kl. a exprimé [?] une pleine confiance, je vous prie de lui demander de vous communiquer en particulier les Opuscules spirituels et philosophiques, ainsi que le Traité des métempsycoses, afin que vous en jugiez et puissiez prévenir si possible le mal que ces écrits pourraient faire. Ces écrits sont de ce même auteur des sermons Théophile dont j’ai soigné l’impression avec tant de plaisir, quoique j’eusse vu volontiers qu’il eut fait çà et là, particulièrement dans sa préface, certaines modifications qui eussent rendu le livre d’utilité plus générale. Ses défauts peuvent bien ainsi diminuer la vertu, et empêcher l’impression de la deuxième partie.

(Monsieur de Fleischbein a répondu à Eusebius[186]). Vous avez très bien jugé à l’égard de Théophile. Lorsque Monsieur le baron de Klinckjoström eût pris connaissance de ces manuscrits, il en fut scandalisé et écrivit à ce sujet à Théophile. Celui-ci, bien loin de vouloir susciter du scandale répondit au baron qu’il devait brûler à l’instant les manuscrits qu’il avait, parmi lesquels étaient ceux que vous nommez. Théophile fit de même pour ce qu’il avait encore chez lui. Ainsi tous les écrits philosophiques étaient philosophiques et théorétiques ont été brûlés dès longtemps. Théophile offrit même de brûler aussi ses sermons, ne renfermant que des vérités pratiques ; ce qui ne fut pas jugé nécessaire. Tous les écrits philosophiques et ce qui pouvait être en scandale ont donc été brûlés avant même que vous en eussiez exprimé le désir. Ce renoncement de Théophile à ses propres vues est très louable, et c’est une preuve évidente de sa sincérité et de son désir constant de tout faire pour la gloire de Dieu.

 

Lettre neuvième. P.S. 28 octobre 1764.

En relisant la lettre du cher Théophile […] j’avais dû écrire que c’était par moi qu’une si grande œuvre avait été opérée en lui. J’espère que je n’ai pas assez oublié mon néant, pour m’attribuer cette œuvre à moi-même. C’est en effet, je le crois, une grande œuvre, qui ne sera bien connue que dans l’éternité, mais c’est à la toute-puissance et la miséricorde de Dieu que je l’attribue et non pas à moi. C’est Dieu qui l’a accomplie, en donnant aux chers frères de Suisse l’humilité, et la disposition à consentir à ce qui était exigé d’eux. C’est aussi à leur foi et à leur confiance en Dieu qu’on doit attribuer ce que Dieu a fait de bon en eux. Ils sont tous deux dans la voie. L’Esprit de Dieu [41] dans les écrits de Madame Guyon qui m’a conduit dans cette voie me l’a enseignée, la leur montrera et les y conduira encore par ces mêmes écrits. Si je leur réponds, c’est parce qu’ils le demandent, mais c’est sans le désirer et sans croire que je leur sois nécessaire. Malgré cela je suis très réjoui quand je vois par leurs lettres quel est leur bon état intérieur. Je me sens intimement uni avec ces deux chers frères, et je sais que maintenant ils marchent dans l’ordre de Dieu.

Le portrait que vous me faites de Monsieur Blondel est celui que feu Monsieur de Marsay me faisait autrefois de Thémitius, dont les airs dévots lui paraissaient affectés et exagérés. Quant à ce que le quaker dit de la vénération que les âmes unies à Thémistius lui témoignent, je ne l’accepterai jamais, j’aimerais mieux cesser tout rapport et toute correspondance, étant convaincu que cela serait hautement nuisible à mon âme.

 [fin du manuscrit].


 

Klinckowström (apr.1700?-1774), gentilhomme danois.

Le baron de Klinkowström venu à Lausanne pour consulter un Docteur Tissot rencontra Dutoit « qui se sentit porté à prier beaucoup pour lui … il lui dit qu’il avait maintenant « à se débattre avec Dieu… ce mot fit sur lui une impression profonde[187] » :

Engagé par Dutoit à scruter avec plus de sérieux la vie de son âme, le gentilhomme danois se convertit et une grande intimité s’établit entre lui et son directeur. Quand il quitta Lausanne, il s’engagea entre eux une correspondance qui dura jusqu’à la mort de Klinkowström…

À l’égard de son ami, plus jeune que lui dans le développement intérieur, Dutoit est d’une touchante sollicitude et d’une remarquable clairvoyance : il ne veut pas imposer sa direction, il désire que « son patron », comme il l’appelle, acquière par ses propres efforts « sa véritable stature intérieure ». Aussi ne lui écrit-il que rarement[188].

Voici les extraits significatifs d’une lettre de direction adressée (vers 1785 ?) par le pasteur Dutoit à M. de Kl[inckowström][189] :

 (18) ...La peine que vous lui avez faite [à mon « âme intérieure »], c’est qu’elle a porté un peu de votre fardeau et de cette souffrance qu’il fallait préalable simplement pour vous ajuster à pouvoir rentrer dans l’ordre de Dieu.

Aussi vous verrez que vos progrès seront rapides, si vous voulez être absolument fidèle et vous laisser attacher à la croix. C’est les membres qui aident aux membres ; si malheureusement vous n’étiez pas absolument fidèle, vous nous seriez arraché avec mille douleurs encore, et cette grâce reviendrait à nous, ou bien irait chercher quelque autre. Rien ne se perd. ...

Du reste, ne vous attachez point (20) à moi je vous conjure, j’en suis indigne, vous m’attireriez même encore un sévère jugement, car je souffre lorsqu’on s’attache à moi. Il faut Dieu et Dieu seul et n’envisager rien que relativement à Lui, de façon qu’on ne se fasse aucun appui de l’homme, pas même de l’homme que nous savons certainement nous être utile dans l’ordre de Dieu sur nous ...

(22) …en ce cas il me donnera dans la suite des grâces et des lumières pour vous, avant que vous quittiez ce pays, en sorte que nous pourrons voir ce que vous avez à faire pour l’avenir. Toutefois je doute que ce soit là ma destination. L’impression que j’ai eue de vous exhorter fortement et à réitérées fois [sic] de vous procurer madame Guyon et d’en faire votre pain quotidien, me fait croire que c’est elle qui sera votre ange et votre directeur invisible. [...]Ayez donc madame Guyon et nourrissez-vous-en, sans exclure pourtant ni M. de Marcey, ni les autres vrais mystiques [...]Que si (24) après vous être éclairci avec Dieu, je n’ai plus rien pour vous, regardez-moi désormais comme un tronc pourri qu’on jette loin et dont on ne fait nul usage, vous brouilleriez tout l’ordre, vous vous feriez beaucoup de mal et à moi aussi. La volonté de Dieu et rien autre.

Les relations sont maintenant bien établies entre les trois figures auxquelles nous venons de consacrer des notices. Elles s’entraident sans cacher leurs limites et se réfèrent à Lacombe et madame Guyon :

La capacité de M. Dutoit dans la sphère de la direction spirituelle fut constamment reconnue et proclamée par M. de Fleischbein, sous la direction duquel il s’était lui-même placé. Voici ce qu’écrivait à ce sujet ce grand docteur à son ami de Klinckowström, dans le moment même où il s’était cru appelé à prémunir celui-ci contre les erreurs contenues, à son avis, dans les écrits de M. Dutoit : « Pour vous, mon cher patron, (c’est le titre qu’il se plaisait à lui donner) comme vous avez été ré­veillé par lui, et que c’est lui qui vous a amené à la con­version par l’Évangile, vous ferez bien de ne pas re­noncer à sa direction. Plus jeune que moi de plusieurs années, il me survivra probablement. Cela établit entre vous deux une union subordonnée, qui doit demeurer aussi longtemps que vous marcherez l’un et l’autre fidè­lement dans votre voie. Suivez-le donc, comme votre directeur, aussi longtemps que Dieu le voudra. » — « Je n’ai pas le moindre doute sur la grande vocation du cher frère Théophile [Dutoit], et je trouve quelques rapports entre lui et le père La Combe, quant à la manière dont il est con­duit. Comme lui, La Combe a été transporté tout à coup d’un état de grande lumière, où il avait été très utile à beaucoup d’âmes, dans la voie obscure. En se laissant détruire jusqu’au fond, en laissant abattre en lui tout ce qui est grand, il sera bien plus utile aux autres et à ses enfants de grâce par ses souffrances. Eux et lui forment une famille spirituelle, dont il est le capitaine. Il doit les précéder en tout, et se plonger le premier dans l’a­bîme de l’humiliation, et il leur sera utile dans la me­sure où il le fera. Son esprit éclairé par l’abaissement et les souffrances deviendra toujours plus capable d’être en communion avec les autres et de leur donner de bons conseils. […] Il éprouvera qui ni lui, ni ses enfants de grâce ne doivent attendre des choses éclatantes, grandes, extraordinaires, mais qu’ils doivent se laisser conduire dans les voies toutes ordinaires. Rappelez-vous ces paroles de l’aveugle-né, si souvent cité par madame Guyon : comment as-tu recouvré la vue ? – Il a mis de la boue sur mes yeux. »  (15 mai 1764).[190].


 


 

Jean-Philippe Dutoit-Membrini (1721-1793)

Le pasteur Dutoit-Membrini est une figure notable de la littérature suisse naissante à la fin du XVIIIsiècle. Il réédite l’œuvre complète de Madame Guyon à la fin du siècle, lorsque les livres du pasteur Poiret sont devenus introuvables. Nous rencontrons dans ses propos écrits la juxtaposition étrange, caractéristique des doutes et interrogations religieuses de la fin du siècle des Lumières, d’une expérience intérieure authentique et de traits influencés par les sciences naturelles et les théosophies de l’époque. On a perdu la simplicité de la pure mystique qui court de Bernières à Guyon.

Jean-Philippe naquit d’un père vaudois qui renonça à devenir pasteur en jugeant sévèrement l’état du clergé protestant, et d’une mère d’origine italienne ; il fit des études de théologie. À trente et un ans, il traversa une crise intérieure à l’occasion d’une longue et dangereuse maladie, assez isolé et sans direction spirituelle. Cela ne l’empêcha pas d’apprécier Voltaire. L’année suivante il rencontre ainsi madame Guyon :

S’il avait reçu « une clarté » de Voltaire, il devait, l’année suivante, en recevoir une bien plus grande de celle dont il fut le pieux disciple et le fervent éditeur. En feuilletant un jour les étalages des bouquinistes de la foire, avec son ami le régent Ballif, les Discours de Madame Guyon tombèrent entre ses mains et, sinon tout de suite, du moins bien vite, la grande mystique devint sa directrice et son inspiratrice. Quand il parle d’elle, aucun mot n’est assez fort, assez ardent, pour exprimer l’admiration qu’il a pour cette femme, « Chérubin en connaissance, Séraphin en amour ». Jusqu’alors les vérités mystiques ne lui avaient pas été révélées, il n’avait pas encore trouvé « la clé des portes intérieures », son cerveau était « meublé de ces opinions qui amusent les enfants des hommes, de ces doctrines académiques dont les graves Docteurs remplissent leurs nourrissons. » [191]

Il devint un pasteur aimé par un public qui goûtait ses exhortations pleines de flamme, à l’opposé des discours académiques des pasteurs du temps : « Quand il arrivait au temple, les avenues étaient si remplies de monde qu’il disait plaisamment : ‘si je ne trouve pas de place, il faudra que je m’en retourne’, rapporte son disciple Pétillet.

 À trente-neuf ans, des ennuis de santé le firent renoncer à prêcher. Il commença à correspondre avec des frères spirituels, dont le Suédois Klinkowström et l’Allemand Fleischbein.  Ce dernier le dirigeait :

En 1760, Dutoit, voyant que sa santé s’affaiblissait de plus en plus, dut renoncer entièrement à prêcher; il donna sa démission de sa charge d’impositionnaire et de toutes les fonctions auxquelles elle pourrait l’astreindre. Mais, malgré cette retraite prématurée, il ne demeura pas oisif. C’est de 1760 que date son premier ouvrage, traité de 50 pages, destiné à compléter au point de vue religieux celui du Dr. Tissot, intitulé : Tentamen de Morbis e manustupratione ortis. On voit déjà apparaître, dans cet ouvrage, les traits caractéristiques des publications de Dutoit, le style oratoire, l’ardeur bouillonnante de la pensée débordant la phrase, l’accumulation des périodes, des arguments et des preuves. C’est à cette époque que Dutoit commença à entretenir une vaste correspondance avec beaucoup de frères spirituels[192].

Après deux années passées à Genève il publia en 1767-1768 la Correspondance de Madame Guyon augmentée de celle secrète avec Fénelon, à la demande de madame Grenus[193]. Un certain nombre de nouveaux fidèles s’attachaient à « la doctrine de l’intérieur ». Informées de l’existence à Lausanne d’un groupe suspect de piétisme, les autorités bernoises firent une saisie des livres et écrits de Dutoit (nous la publions intégralement ci-dessous). Cet événement, qui le marqua, se produisit le 6 janvier 1769 : il avait quarante-huit ans. 

Ce n’est pas seulement contre lui-même, contre son tempérament et sa « propriété » qu’il avait à lutter. Comme saint Paul, ce directeur d’âmes sentait résonner douloureusement en lui les luttes, les troubles et les angoisses de ceux qu’il guidait dans les « voies intérieures » et son extrême sensibilité lui rendait ces heurts extrêmement douloureux.

Depuis la mort de Fleischbein (1774), il eut à porter tout seul le fardeau de la direction de toutes les personnes qui recouraient à lui, et certaines d’entre elles lui causèrent beaucoup de difficultés et de souffrances. Malgré l’amitié et l’admiration que lui témoignait Ballif, le « chérissime Timothée » n’était pas toujours très docile et sa femme paraît avoir eu des tendances au fanatisme et à l’exaltation. Aussi Dutoit se plaignait-il parfois amèrement des difficultés de sa tâche : « Je n’ai jamais gagné ni attiré solidement personne à l’intérieur d’une manière fructueuse pour Dieu, disait-il en 1791, qu’à la pointe de l’épée et par des travaux, des souffrances, des peines, des combats et des opprobres sans nombre. Je suis le bouc Hazazel, portant ses péchés et ceux des autres. » Telle était sa sollicitude pour ses « âmes intérieures » qu’il se sentait solidaire de leurs progrès et de leurs reculs[194].

Il habitait dans la maison de son ami Baillif[195]. Sa petite chambre au troisième étage donnait sur la Cité-derrière. Il passa trois années heureuses chez les Grenus, à la Chablière, propriété louée au colonel Constant, puis fut accueilli chez les dames Schlumpf à Céligny dans « une maison située à l’extrémité de la rue du Grand Chêne, du côté de Montbenon, tout près de celle qu’avait possédée Voltaire et dans une position analogue[196] ».

Il demeurait cependant abattu, mais eut la joie de rencontrer à cinquante-six ans son fidèle disciple Pétillet âgé seulement de dix-neuf ans. Sa santé empira et il traversait des périodes d’angoisse. Il publia cependant les quarante volumes de la réédition des œuvres complètes de Madame Guyon entre 1789 et 1791. Après sa mort en 1793, « ce fut Mlle Fabrice de Zelle qui entretint une correspondance entre les mystiques allemands et la petite société « d’intérieurs » de Lausanne. Mais elle mourut la même année… » [197]

Il témoigne d’une communication silencieuse ou…

…théorie de la communication des âmes, au sujet de laquelle M. Dutoit avait pour principe que « plus une âme est en Dieu, plus elle est féconde dans la chaleur de son amour, et qu’il est pour les âmes confirmées en lui, une manière de communiquer et d’agir en repos et en silence à de prodigieuses distances, par les cordes spirituelles et la charité, qui, concentrant tout, rapproche tous les intervalles pour les personnes ajustées. » — « Ce grand Dieu qui se plaît dans le néant et à animer la plus vile boue, écrivait-il à ce sujet, a daigné m’en donner une très sûre expérience. Et je vous assure que je connais un homme dans le Sei­gneur qui a de telles relations jusque dans le royaume de Cachemire.[198].

Il défend la foi obscure des mystiques contre les Illuminé:

Je marquerai, dit-il entre autres, la très grande différence de voir et connaître les mystères, qui est entre les Illuminés et les vrais et saints mystiques. Les pre­miers les voient par intuition et objectivement. Ils se peignent en lumière astrale à leur imagination, c’est pourquoi il y a et il s’y mêle presque toujours des er­reurs, comme dans Swedenborg et autres de son genre ou degré. Ainsi, quelque grand et éclatant que cela pa­raît aux yeux vulgaires, c’est une inférieure manière de voir et même qui peut être dangereuse en injectant des hérésies sous ces apparences brillantes. C’est pré­cisément ce qui a fait les hérésiarques. Ainsi, malgré le brillant et même le bon qu’il peut y avoir, il faut s’en délier. Au contraire, les vrais et saints mystiques ne voient rien, mais ils expérimentent les mystères ; ils ne voient rien, mais ils les connaissent avec la plus divine, intérieure et parfaite certitude. Ils les connaissent en eux dans les très sacrées ténèbres de la foi, et dans la nuit obscure, comme l’appellent ces saints mystiques. Obscure, parce qu’elle est au-dessus de tout opérer astral et de la raison effacée par la lumière plus haute de l’Es­prit de Dieu, qui la surmonte. C’est cette nuit pour la raison, qui montre les saints mystères dans les sacrées ténèbres, dont toute l’Écriture sainte fait mention et surtout David en plus d’un endroit : La nuit même sera une lumière tout autour de moi. La nuit resplendira comme le jour , et les ténèbres comme la lumière. Une nuit montre la science à une autre nuit (Psaume CXXXIX,11, 12 ; XIX, 2). Mais outre ces sacrées ténèbres très claires par elles-mêmes, les vrais intérieurs connaissent les divins mystères par expérience, ai-je dit, attendu qu’il se fait en eux et dans leur plus profond centre, le commerce ineffable de la très sainte Trinité, de même que l’incarnation et la naissance de Jésus-Christ s’y est exécutée. » [199].

Il s’oppose à toute forme de propriété, peut-être d’une façon trop volontaire :

Pour arriver à Dieu, il faut détruire en soi […] « la propriété » […] ennemis irréductibles et « qui se fourrent partout » de la communion de l’homme avec Dieu 1. La « propriété » c’est un poison subtil qui s’insinue dans la vie intérieure pour la corrompre, qui fait de la prière un « outil de perdition et non de salut ». Tant que la propriété conserve dans un être « le plus petit gîte », Dieu ne peut établir en lui son royaume. [n. 1 : Dutoit distingue deux espèces de propriétés : 1° la propriété naturelle, « qui est une certaine répugnance naturelle à la destruction de « tout ce qu’il y a de propre en nous, et par conséquent d’opposé à Dieu. C’est comme une qualité opaque, dure, arrêtée, rétrécie, fixe et tenace en soy-même, qui, retenant l’âme en elle-même, l’empêche de s’unir avec Dieu, puis de s’écouler en lui et de s’y perdre, ce qui est nécessaire et indispensable. Il faut de terribles flux et purgations pour détruire cette propriété naturelle. Il y a 2° la propriété spirituelle, qui a lieu dans les âmes qui ont bien reçu quelques touches passagères de grâce, mais n’ont pas perdu le propre de la volonté. On peut être spirituellement propriétaire des exercices pieux ou des pratiques pieuses et actives, qui ne sont bonnes que pour un temps, et n’en vouloir pas démordre lorsque le temps est venu de les cesser pour laisser en soi lieu à l’opérer de Dieu. On peut être spirituellement propriétaire de son âme lorsqu’on n’est dans la piété que comme des mercenaires et qu’on y cherche son intérêt propre, lorsqu’on est encore lié par l’amour-propre, lorsqu’on ne s’est pas quitté totalement pour Jésus-Christ. » Fragments d’un dictionnaire mystique. article : « Âmes propriétaires. »[200].

Son tempérament  de feu conduit à un exercice de la volonté qui provoqua probablement chez lui des angoisses :

Un autre moyen[201] efficace de progresser sur cette voie de démission, c’est la pratique de l’humilité et Dutoit y recourt constamment, comme à la plus subtile et la plus pénétrante des mortifications intérieures. Le plus léger mouvement d’orgueil qu’il surprenait en lui était durement châtié, car l’orgueil est la forme la plus odieuse de la propriété. Son biographe raconte à ce sujet bien des traits significatifs. C’est par humilité que Dutoit ne voulut jamais consentir à écrire un journal intime et qu’il désapprouvait cette pratique, « propre, disait-il à nourrir l’homme de la contemplation de son moi ». Mais un ascétisme du corps et de l’esprit aussi rude, une aussi ardente poursuite de l’annihilation personnelle, ne pouvaient pas ne pas causer à Dutoit de rudes luttes et d’épouvantables souffrances intérieures. C’est à travers mille combats qu’il s’avançait vers l’idéal, la mort spirituelle, qu’il voyait toujours s’éloigner devant lui. Rien n’est plus douloureux que le spectacle de cette vie, faite d’épreuves constantes, d’agonies quotidiennes, de crucifixions sans cesse raffinées et toujours à refaire. […]

D’une prodigieuse vivacité, il avait de la peine à rester maître de lui-même, en présence de l’erreur volontaire et du mal. Alors, il ne se possède pas, son sang italien bouillonne et « ses procédés en certains cas sont torrentiques », comme il l’écrit à son ami Klinkowström, dont il trouvait la nature suédoise trop calme. […] « Oh ! s’écriait-il, que la plus petite attache propriétaire à quoi que ce soit, les choses les plus saintes mêmes, nous fait éprouver de tourments inexprimables quand Dieu vient éplucher et ôter toutes les peaux et couches de notre intérieur, par où tout est mis dans une évidence qui foudroie l’âme dans un abîme de confusion dont la profondeur ne peut s’exprimer. […]

Deux jours avant sa mort, il s’écriait : « O, quel pénible apprentissage de péché et de salut, de perte et de divinisation ne m’a-t-il pas fallu faire pendant ma vie », et, le jour même de sa mort, il traversa de terribles angoisses. […]

Qu’est-ce qui causait à Dutoit ces périodes d’angoisses et de dépressions, ces « détroits » et ces « croix » ? Ce n’est pas, comme pour Luther dans son couvent, le sentiment de son péché qui l’oppresse et l’angoisse, il éprouve plutôt, comme le grand réformateur allemand à la Wartbourg, un sentiment amer d’éloignement de Dieu, d’échec, de banqueroute spirituelle. Nous avons malheureusement trop peu de documents de Dutoit sur lui-même 1 pour nous prononcer avec certitude sur la cause et la nature de ces crises intérieures, qui couvrent d’un voile de plus en plus sombre les dernières années de son existence. [n. 1 : Il désapprouvait, comme entaché de « propriété », l’analyse trop raffinée des états spirituels. « Je crois, écrivait-il à Klinkowström, qu’il ne faut pas non plus pousser si loin l’analyse de son intérieur, mais se mettre un peu le cœur au large ; j’y ai assez souvent été dupe. Il ne faut pas se chicaner soi-même perpétuellement... cela étrécit le cœur et l’apetisse. » — « Je trouve, écrivait-il une autre fois, que Monsieur N. se tâte un peu trop le pouls et examine trop ses états. — En 1774, il écrivait de même à M. Calame : « N’allez point farfouiller ni tâtonner en dedans pour savoir quel est votre état. » — Il disait enfin à Pétillet : « Ne tortille pas éternellement autour de toi-même. ] […]

Que celui[202] qui s’avance dans la « foi nue » se garde de regretter le temps où il marchait dans la lumière […] C’est quand il sent son esprit dépouillé de ses lumières propres, « sans image, sans pensée, sans action », qu’il entre en communion avec Dieu. Pour confirmer sa théorie, Dutoit recourt à l’exemple d’Abraham. Le père des croyants a traversé la plus terrible des épreuves réservées à sa foi, quand il reçut l’ordre de sacrifier son fils unique. Pour l’exécuter, il fallait d’abord qu’il imposât silence à sa raison, prête à lui suggérer mille motifs excellents d’en­freindre l’ordre divin ; il fallait que « même la foi aux promesses à lui faites perdît l’appui de la vue des moyens de leur « exécution ». Ces moyens avaient jusqu’alors servi à soutenir sa foi : c’est pourquoi c’était une « foi savoureuse », une « foi aux moyens ». Au moment où il décida d’obéir, il s’engagea dans la « foi obscure ». « Voilà la foi ennoblie par l’épreuve, voilà la foi qui perd tout autre appui, excepté Dieu seul, sans vue et sans distinction... Voilà enfin la foi qui seule glorifie volontairement Dieu et qui fait disparaître et anéantit tous les intermédiaires entre Dieu et elle 1. » Que l’homme laisse Dieu le guider et qu’il ne prétende pas s’ingérer en ses décisions, car Dieu conduit souvent l’âme au but qu’il se propose sur elle, par des routes qui semblent d’abord s’éloigner de ce but, afin qu’elle devienne souple et docile sous sa Providence et qu’elle s’abandonne et se confie à l’aveugle 2 ». [note 1 Philosophie divine, II, p. 152, 153. – note 2 Philosophie divine, II, p. 176].

Lettres spirituelles

TP 1136. B2 Lettres spirituelles du deuxième cahier,

L.18. Je vous conjure de suspendre encore un peu le voyage que j’avais eu l’honneur de vous proposer. Je suis mis dans la foi nue et dans la division la plus pénétrante, et je crains que tout ce que je vous ai écrit dimanche ne sois précisément les miracles de Mathieu 24 verset 24. […] (49) Il m’est venu ce matin une vue assez claire que cette demeure ensemble n’était que la demeure mystique et la communication très réelle en silence, quoiqu’éloigné de corps, dont j’ai déjà assurément l’expérience. Malgré tout l’accord de l’extérieur et de l’intérieur que j’ai éprouvé dimanche, je tremble de vous dévoyer ou de me dévoyer. Tout cela reçoit aujourd’hui d’autres interprétations ; et ce qui fait surtout craindre, c’est qu’il m’a fallu forcer mon attrait pour communiquer avec vous depuis la lettre où je disais que je ne pouvais pas vous diriger ; ce qui me jette dans le plus grand soupçon que je n’ai pas la grâce de votre direction et que nous devons communiquer qu’en silence malgré les apparences les plus séduisantes du contraire. Il faut donc suspendre ; je vous en conjure ; j’éclaircirai, s’il plaît au Seigneur ce qui me regarde en m’humiliant. Ha, Monsieur, à quelles anxiétés et incertitudes on est réduit dans la route de la foi nue ! Je suis dans la plus grande angoisse et perplexité. Le Seigneur m’en tirera. Je crains d’avoir fait avec vous plus que (50) ne le comportait ma vocation par toutes ces lettres et que ceci ne soit la punition. J’éclaircirai avec le temps. Je ne me suis guère jamais trouvé bien d’obéir aux demandes des autres contre mon attrait et ça été mon cas avec vous, si comme je le soupçonne de nouveau ce n’est pas à moi à vous diriger, nous ferions tous deux une perte affreuse et sortirions de la route du Seigneur ; à Dieu ne plaise. Suspendez donc je vous en conjure Monsieur, et me croyez uni à vous en la manière et forme que notre Seigneur le veut. […] (69) … Vous deviendrez si sec, si inutile, si rien par intervalles et si passif, que vous ne pourrez pas seulement offrir ces états à Dieu par un acte aperçu et distinct […] Car il faudra que tout le moi spirituel périsse en vous […]

(76) […] Les personnes qui portent le fardeau des autres leur font ensuite porter leur propre fardeau, c’est-à-dire pour lever l’équivoque, qu’elles méritent simplement à celles pour qui elles ont porté, la grâce d’être appliquées  à la croix et de subir en élus et non en damnés la peine purgative. […] (77) Ainsi il y a expiation de la part du Père spirituel et purgation dans l’enfant.

Il y a outre cela beaucoup d’autres choses et il y aurait beaucoup à dire ; quelquefois deux âmes sont réunies pour ne faire qu’une, (par les métempsycoses) et alors comme elles ont chacune leur mérite et démérite réciproque (ce qui ne peut manquer avant d’être consommées) qu’elles apportent pêle-mêle à la masse de l’Etre, il y a alors attribution réciproque et expiation réciproque par le bon qui y est, et outre cela elles font ensemble et en unité leur purification, et une purification qui leur est commune. Je vois cela plus clair que le jour ; mais Monsieur de Marcey [Marsay] n’a dit que la moitié de la vérité et j’imagine que son but était de confondre cette idée vulgaire de l’imputation de la croix du Christ, dont les hommes irrégénérés font trophée ; mais s’il avait prétendu qu’il n’y eut pas des expiations spirituelles telles que je viens de les décrire et avec les restrictions que j’y mets, j’oserais dire hardiment (78) avec le respect que je lui dois, que je sais dans le Seigneur tout le contraire et par une expérience très certaine. Il y aurait là-dessus à dire à l’infini, car beaucoup d’âmes sont venues se purifier vers moi, et je suis expérimentalement instruit de beaucoup, sinon de tous ces états. […]  (79) Monsieur je vous prie de ne pas vous mortifier le corps. C’est un principe qu’il faut absolument conserver la santé […] Car un vrai mouvement de raison vaut mieux que toutes les mortifications, qui ne sont que des moyens pour arriver à l’oraison, ainsi dès qu’ils empêcheraient le recueillement, ils sont à rejeter ; ne vous gêner. […]

De l’origine, des usages, des abus, des quantités et des mélanges de la raison et de la foi. (Extraits).

Tome I.

À Paris chez les libraires associés et se trouve à Lausanne chez Henri Vincent, 1790.

(94) note. Aimer Dieu n’est pas proprement aimer un objet, mais c’est aimer sa volonté, mais c’est être capable de l’aimer telle qu’elle soit ; c’est même avoir en quelque sorte perdu notre volonté dans la sienne. […] L’aimer de toute notre âme, c’est lui avoir donné toute notre vie et demeurer simplement dans cette remise ou donation.

(206) comme il voulait créer l’univers, il s’est engagé et a contracté de racheter ce qui en dégénérerait, par et à cause de la liberté des agents moraux qui entraient dans son plan, pour une plus grande gloire externe ; il a contracté, dis-je, avec toute la Trinité, de racheter sa création, prévue, dégradée, et de prendre en abaissement le morphisme des êtres créés, pour leur injecter sa valeur, et par le contraste de son obéissance avec leurs révoltes, leur valoir de remonter jusqu’à lui, en y retraçant son image. C’est pourquoi, en même temps qu’il est le Dieu infini, il est l’agneau immolé dès la fondation du monde, et le sacrificateur éternel à la façon de Melchisédeck.

(276) je joins ici en pièces justificatives, parmi le nombre infini qu’on pourrait tirer des païens et des mahométans, ces sentences persanes. […] (281) Citation de quelques philosophes arabes. Celui qui s’embarque dans la contemplation de l’unité de Dieu, après avoir vogué longtemps sur l’océan de la multiplicité des êtres, arrive au port de cette union, qui rassemblant tous les objets différents, en fait plus qu’un.

(308) note. C’est comme si Dieu disait : « Je ne suis pas seulement un Dieu de près, mais aussi un Dieu de loin ». Je suis tous les deux, toujours infiniment loin de vos esprits, à qui j’échappe toujours, et toujours infiniment près de vos cœurs, du moment qu’ils veulent s’ouvrir à mon union. Tous les efforts de l’esprit sont à jamais incapables de vous faire connaître Dieu, et tout vrai et pur mouvement de son amour, nous en approchent et nous y unissent […] L’amour est la force attractive qui unit les intelligences avec Dieu, et cette force, pour qui sait mourir à soi-même, est sans bornes. Elle peut aller jusqu’à l’unité avec Dieu.

Tome II.

(57) note. Ce secret de l’amour de Dieu en oubli de soi est infiniment heureux, et il n’appartient qu’aux vrais intérieurs d’en goûter et connaître expérimentalement la simple douceur ; sans cette règle de préférence gravée en moi, et exercée dans tous les cas donnés, mon amour-propre est exactement un crime incalculable, parce qu’il est constamment opposé à Dieu.

(166) note. Les inspirés voient leur route, ils vont par ce qu’ils croient les certitudes ; ils ont aussi une vue ou incertaine, ou dangereuse du moins, de la perfection de leurs actes ; et par conséquent leur route est, sinon toujours opposée, du moins différente de celle de la foi obscure et dont j’ai traité plus haut. Et on peut comprendre par là, combien ces sortes d’inspirations que ces personnes croient sûres, peuvent donner et d’appui en leurs œuvres et d’orgueil spirituel.

(226) C’est ainsi que le ressuscité, et croyant par Jésus-Christ, ne voit pas Dieu, mais il le possède ; il ne le voit pas, mais il en jouit ; il n’a pas encore la vaste et immense vue de ces cieux d’immortelle structure…

Inventaire et verbal de la saisie des livres et écrits de monsieur Dutoit.

Nous reproduisons ce témoignage du contrôle exact exercé par les calvinistes de Berne par l’intermédiaire de leur représentant à Lausanne[203], car la liste des rares livres en la possession de l’humble occupant d’une petite chambre prouve la conscience de l’héritier dans la filiation reliant Bernières à Bertot puis à Guyon. La liste des correspondants habituels confirme l’importance de Fleichbein. Enfin l’enquête porte sur l’argent détenu par l’inspirateur de La Chambre des pauvres habitants de Lausanne  « institution qui depuis près d’un siècle (1766) a soulagé bien des misères[204] ». Dutoit avait ainsi pris une part active à l’administration d’une œuvre de charité à l’exemple d’un Bernières.Elle lui survécut largement.

6e Janvier 1769.

Nous David Jenner, ci-devant colonel en Hollande, actuellement baillif de Lausanne, au nom et de la part de Leurs Excellences nos Souverains Seigneurs de la ville et république de Berne, savoir faisons qu’en conséquence des ordres que nous aurions reçus de L.L. E.E[xcellenc]es du Sénat, en date du 5e du courant, pour enlever à Monsieur le Ministre Dutoit de Moudon, tous ses papiers, écrits et livres, faire inventaire des dits et en procurer ensuite l’expédition, nous aurions à cet effet mandé tout de suite Monsieur notre Lieutenant Baillival, lequel accompagné de notre secrétaire B[ailli]val, suivis de l’huissier Cassat, s’est transporté auprès du dit Mr Dutoit, domicilié à la Cité, chez Mr le Régent Ballif, où l’opération a été aussitôt exécutée.  De laquelle le dit Monsieur le Lieutenant Baillival nous fait rapport ce jourd'hui sixième du courant mois de Janvier, à cinq heures du soir, qu’il aurait rencontré le dit Mr Dutoit, actuellement dans un état de maladie, au dit domicile, logé à un 3me étage, dans un petit cabinet dont le lit et une malle occupent presque tout l’espace.

Lequel Mr Dutoit ayant ouï la notification des ordres reçus, aurait d’abord manifesté qu’il est bien dans l’intention de s’y conformer en toute soumission et sincérité, ainsi que le porte l’inventaire suivant :

La Bible de Madame Guyon et plusieurs de ses ouvrages, mais non pas tous.

Monsieur de Bernières soit le Chrétien intérieur.

La Théologie du Cœur [de Poiret].

Le Directeur mystique de Monsieur Bertot.

Œuvres de Ste Thérèse (N. B. Appartient à Mr Grenus.)

La Bible de Martin [Luther].

L’Imitation d’A Kempis.

Déclarant de bonne foi qu’il ne se sait ici aucun autre livre mystique ou ascétique.

Tous lesquels livres il a promis garder en ses mains et ne point s’en dessaisir sans permission et de plus offert de les remettre au premier ordre.

Neuf cahiers de sermons de sa composition, par ordre de numéros qui feront partie d’un ouvrage actuellement sous presse, à Lyon, en cinq volumes, non compris ces neuf cahiers qui, lorsqu’ils seront finis, feront encore deux volumes suivants. Remis lesdits neuf cahiers, assurant que dans la partie de l’ou­vrage qui est à Lyon, il y a un éloge complet du gouvernement de cet État.

Ledit Mr Dutoit ayant manifesté qu’il regretterait beaucoup ces cahiers, n’en ayant point de copie, on lui a fait entendre qu’il pourrait les recouvrer s’il n’y avait rien de contraire à la saine doctrine.

Plus dix-huit cahiers de diverses compositions, scholies, ser­mons, écrits, etc. Remis.

Il a ensuite été demandé au dit Mr Dutoit, s’il n’a point quelque autres compositions récentes, de lui. À quoi il a répondu en parole de vérité que les 160 premières pages, anecdotes et réflexions du 5e volume des Lettres de Madame Guyon étaient de lui, mais qu’il n’en a pas d’autres. Il a remis en même temps un exemplaire du dit volume, imprimé en 1768, à Lyon sous le nom de Londres.

Il lui a de plus été demandé exhibition de ses minutes de lettres de correspondances.

Sur quoi répond en parole de vérité, qu’il n’en a aucune. Que sa santé souvent ne lui permet pas même d’écrire ses lettres, qu’il dicte.

Il lui est encore demandé avec quelles personnes il a des cor­respondances suivies.

Répond qu’il en a avec Monsieur Jean-Frédéric de Fleischbein, comte, présentement à Pyrmont.

Monsieur le Baron de Klinconström [sic], établi dans ses terres aux environs de Brême.

Monsieur Grenus, de Céligny, gentilhomme genevois, mem­bre des CC de ladite ville et Madame son épouse.

Madame Schlomph [sic], de St-Gall demeurant tantôt à Céli­gny tantôt à Genève.

Outre quelques autres moins suivies.

Demandé, en particulier, un éclaircissement au sujet d’un écrit qui a paru, par lequel les âmes intérieures sont invitées à remettre leurs charités à Théophile.

Ledit Mr Dutoit pour réponse a présenté un exemplaire de la pièce même imprimée, signée J. F. de Fleischbein de Pyr­mont le 12e novembre 1765. Assurant devant Dieu :

I° Que par là il est entré beaucoup de charités de l’étranger dans le pays; que les contributions du pays ne sont pas allées au-delà, plus ou moins, de 4 louis.

2° Que l’idée de ce projet n’a pas été exécutée puisqu’on en a généralisé le but, en donnant indistinctement à tous les pauvres ; ce dont il a dit qu’il pouvait administrer des preuves, par le témoignage de divers pasteurs.

Ce que relu au dit Mr Dutoit, il l’a ratifié en priant très humblement sa très noble et magnifique seigneurie baillivale, de vouloir bien,  vu le dérangement de sa santé, lui accorder un terme, pour avoir l’honneur de lui présenter un mémoire de  -118- justification […]

Donné sous notre sceau, et signature de notre secrétaire B[ailli]val le dit jour 6e janvier 1769. Gaulis.


 

Daniel Pétillet (1758-1841).

Nous avons rencontré le jeune disciple Daniel Pétillet éclairant les dernières années de Dutoit dont il devint le secrétaire. Entretenant un culte de ce dernier, ce libraire-éditeur actif publia dans les années 1800 à 1819 ses abondants sermons[205].

Il était en relation avec de nombreux théosophes qui lui commandaient des ouvrages, tel Franz von Baader. Ses relations furent particulièrement suivies avec madame de Krüdener (1764-1824)[206].

Il fit une traduction française de nombreuses lettres de Gichtel, l’éditeur de Jacob Boehme[207], ce qui souligne une convergence entre courants théosophiques et tradition mystique guyonienne[208].

De nombreuses archives concernant le groupe qui entoura Pétillet puis Langalerie restent à explorer[209]. Lavater (1741-1801), pasteur à Zurich, fut en relation avec Pétillet et Langalerie[210].


 

Charles de Langalerie (1751-1835) et la fin d’une lignée.

Le 20 décembre 1809, Auguste-Guillaume Schlegel (1767-1845) remercie Franz von Baader de l’envoi d’un ouvrage et poursuit ainsi[211] :

Il y a, à Lausanne, un petit cercle d’adeptes de madame Guyon que dirige un chevalier de Langallerie un homme à l’esprit élevé qui dispose d’une connaissance étonnante de l’homme intérieur. J’ai encore récemment passé quelques jours chez lui. Cette manière de considérer la religion est plus orientée vers la satisfaction interne du cœur et vers l’expérience de révélations particulières immédiates que vers la considération des vérités générales. Pourtant elle ne manque pas de points de contact avec ces dernières. M. de Langallerie et l’un de ses amis m’ont dit, entre autres, beaucoup de choses curieuses sur le magnétisme, sur les voyants et sur la communication avec ceux qui sont absents. Un libraire d’ici, Daniel Pétillet dispose de ce que l’on appelle les écrits mystiques, ou se donne, par pur zèle pour la cause, toute sorte de peine pour vous les procurer.

Charles de Langalerie, dont le père hébergea Voltaire, était cousin de Benjamin Constant. Il avait un véritable culte pour « sainte Jeanne-Marie » Guyon « Mère du peuple intérieur »[212].

Nous terminons sur l’évocation paisible de la fin dévote d’une lignée mystique :

 …un certain nombre de personnes pieuses, admiratrices de madame Guyon et de son éditeur réunirent, dans la chambre que Dutoit avait occupée à la Cité [à la fin de sa vie], des souvenirs, des reliques, des gravures et des papiers se rapportant à lui. Les adhérents de ce pieux mouvement se réunissaient, paraît-il, dans cette toute petite chambre pour s’édifier mutuellement et pour prendre la Cène.

Au centre de ce groupe était le chevalier de Langalerie, converti par Dutoit et qui avait épousé la fille de Ballif. C’est par lui que Lisette de Constant, sa cousine, fut attirée à la piété […] se retira du monde et s’établit dans la petite maison du Coteau, enclose dans le Jardin, propriété des Langalerie, où elle vécut dans la retraite et l’isolement. Sa famille ne la comprit pas … Mais sa paix et sa constante joie faisaient envie à Rosalie [sa sœur]. « Malgré les souffrances qu’elle endurait, elle ne laissait échapper que des paroles d’amour et de reconnaissance[213] ». Elle mourut en 1837.

Il se produisit à un certain moment une scission entre la congrégation du Jardin groupée autour des Langalerie et celle restée plus strictement fidèle à Dutoit [dont il faudrait retrouver des traces]. […]

Ces groupements mystiques jouèrent un rôle très effacé dans la vie religieuse du pays. Sans nulle ardeur de prosélytisme, ils s’enveloppaient de mystères. Âmes aristocratiques, ils se complaisaient dans leur dévotion raffinée et évitaient le contact avec un monde qu’ils comprenaient peu et qui les comprenait encore moins[214]. Ainsi :

…les uns se laissant dériver vers le catholicisme, d’autres se ralliant aux petits groupes moraves … d’autres embrassant purement les doctrines du Réveil, un fort petit nombre persévérant dans la voie mystique, voilà tout ce qu’on trouve après M. Dutoit, mais point d’école…[215]

Passons le relais à Sainte-Beuve qui va entreprendre son grand œuvre sur Port-Royal, dans la même année qui voit la disparition de Lisette de Constant, grâce à l’accueil que lui réserve Vinet à Lausanne. Il ouvrira ainsi en 1840 son ouvrage :

Voyageant en Suisse durant l’été de 1837, au milieu des émotions poétiques et de ce bonheur de chaque moment que suscite à l’âme la nature du grand pays dans sa magnificence, j’ y rêvais aussi de plus longs loisirs pour achever une histoire depuis longtemps méditée et déjà ébauchée. […] J’y viens avec mes ruines aussi : pauvres ruines de Port-Royal, combien modestes et imperceptibles auprès de celles de l’ antique Rome ! Mais c’ est le cas de se répéter avec Pascal que la vraie mesure des choses est dans la pensée. Ici, à Lausanne encore, me disais-je, le mysticisme de Madame Guyon, repoussé d’ autre part, s’ est réfugié, s’est ramifié non sans fruit, et n’a pas tout à fait cessé de vivre ; le jansénisme, son vieil ennemi, trouvera-t-il asile à côté ? Dans cette patrie de Viret, dans ce voisinage de Calvin, il me semblait que c’était le lieu de tenter, s’il se pouvait, l’alliance autrefois tant imputée à Port-Royal et tant calomniée, mais de la tenter surtout à l’ endroit de la fraternité chrétienne et de la charité intelligente. Ainsi allaient mes pensées…[216].

Le témoignage de Benjamin Constant (1767-1830).

Benjamin Constant, influencé un temps par son cousin Chevalier de Langalerie, nous apporte dans son roman semi-autobiographique Cécile son témoignage sur les derniers jours du groupe de Morges. Il vaut d’être entièrement cité compte tenu de la valeur de cet écrivain touché un moment par la grâce :

Il y a à Lausanne une secte religieuse, composée d’un assez grand nombre de personnes de conditions différentes et qui, connues sous le nom de Piétistes et fort calomniées, professent les opinions de Fénelon et de madame Guyon. Plusieurs de mes parents appartenant à cette secte avaient, à diverses époques, esssayé de m’y faire entrer. J’avais été très irreligieux dans ma jeunesse […]

Durant un voyage précédent à Lausanne, j’avais en conséquence plutôt accueilli que repoussé les avances de cette secte. J’avais eu plusieurs conversations avec l’un de ses membres les plus marquants. […]

Cet homme, de l’esprit duquel je ne puis douter et dont la bonne foi, encore aujourd’hui, ne m’est point suspecte […] avait écarté de ses discours tout ce qui n’aurait eu rapport qu’à des dogmes qui eussent appelé un examen dangereux. Le mot même de Dieu n’avait pas été prononcé.

« Vous ne pouvez nier, m’avait-il dit, qu’il n’y ait hors de vous une puissance plus forte que vous-même. Eh bien ! Je vous dis que le seul moyen de bonheur sur cette terre est de se mettre en harmonie avec cette puissance, quelle qu’elle soit, et que pour se mettre en harmonie avec cette puissance, il ne faut que deux choses : prier et renoncer à sa propre volonté. Comment prier, m’objecterez-vous, quand on ne croit pas ? Je ne puis vous faire qu’une réponse : essayez et vous verrez, deman­dez et vous obtiendrez. Mais ce n’est pas en demandant des choses déterminées que vous serez exaucé; c’est en demandant de vouloir ce qui est. Le changement ne se fera pas sur les circonstances extérieures, mais sur la dis­position de votre âme. Et que vous importe ? N’est il pas égal qu’il arrive ce que vous voulez, ou que vous vouliez ce qui arrive. Ce qu’il vous faut, c’est que votre volonté et les événements soient d’accord.

Ces réflexions me frappèrent. La lecture de plusieurs ouvrages de madame Guyon produisit en moi une sorte de calme inusité qui me fit du bien. J’essayai la prière, autant que cela se peut sans conviction préalable. J’écar­tai toute recherche sur la nature de la puissance inconnue que je sentais au-dessus de moi. Je ne m’adressai qu’à sa bonté. Je ne lui demandai que de me donner la force de me résigner à ses décrets. J’éprouvai un soulagement manifeste. Ce qui m’avait paru dur à supporter tant que je m’étais arrogé le droit de la résistance et de la plainte perdit la plus grande partie de son amertume dès que je me fis un devoir de m’y soumettre. Ce premier adoucis­sement de mes longues souffrances m’encouragea. J’allai toujours plus loin dans le même sens. Je me dis que, puisque j’étais déjà récompensé de l’abnégation à ma propre volonté, cette abnégation était le meilleur moyen de plaire à la puissance qui présidait à nos destinées; et je g m’efforçai de pousser cette abnégation au plus haut degré.

J’arrivai bientôt à ne plus former de projets, à considérer l’avenir comme hors du domaine de la prudence, et la prudence elle-même comme un empiétement sur les voies de Dieu; et j’adoptai pour règle de vivre au jour le jour, sans m’occuper ni [de] ce qui était arrivé, comme étant sans remède, ni de ce qui allait arriver, comme devant être laissé sans réserve à la disposition de celui qui dispose de tout.

Ce fut alors que pour la première fois je respirai sans douleur. Je me sentis comme débarrassé du poids de la vie. Ce qui avait fait mon tourment depuis maintes années, c’était l’effort continuel que j’avais fait pour me diriger moi-même. Que d’heures j’avais passées me répé­tant que sur telle ou telle circonstance il fallait prendre un parti, me détaillant tous ceux entre lesquels je devais choisir, m’agitant entre les incertitudes, tantôt craignant que ma raison ne fût pas assez éclairée pour apprécier les divers inconvénients, tantôt ayant la triste prescience que ma force ne serait pas suffisante pour suivre les conseils de ma raison ! Je me trouvai délivré de toutes ces peines et de cette fièvre qui m’avait dévoré, je me regardai comme un enfant conduit par un guide invisible. J’isolai chaque événement, chaque heure, chaque minute, convaincu qu’une volonté supérieure et inscrutable, que nous ne pouvions ni combattre ni deviner, arrangeait tout pour le mieux. Mes prières finissaient toutes par ces mots : « Je fais abnégation complète de toute faculté, de toute connaissance, de toute raison, de tout jugement. » Et quelquefois, au milieu de ces prières, un sentiment profond de confiance, une conviction intime que j’étais protégé et que je n’avais aucun besoin de me mêler de mon sort, s’emparait de moi, et je restais insouciant de tous les embarras qui m’environnaient, comptant sur un miracle pour m’en tirer et perdu dans une méditation pleine de douceur.

Cette révolution s’étendit bientôt, comme cela était naturel, de mon âme jusqu’à mon esprit. La plupart des dogmes que j’avais rejetés, l’existence de Dieu, l’immorta­lité de l’âme, me parurent non pas démontrés par la logique, mais prouvés par une sorte d’expérience inté­rieure. Je n’appliquais point à ces dogmes l’instrument toujours inexact du raisonnement, mais je les éprouvais vrais et incontestables. Je n’examinais point s’ils impo­saient des devoirs de culte, je n’en remplissais aucun. « Si Dieu veut, me disais-je, des adorations pareilles, il me le fera connaître, car je ne veux que ce qu’il veut, et ce qu’il ne me fait pas vouloir, c’est qu’il ne le veut pas. » Je dormais ainsi d’une espèce de sommeil moral, sous l’aile d’un être infini qui veillait sur moi. L’effort que je fis pour m’affranchir tout à coup du joug de madame de Malbée fut la dernière de mes actions qui ne fut pas d’accord avec ce système; et son résultat ayant été le contraire de ce que j’avais voulu, je renonçai, de fait aussi bien que d’intention, à toute espèce de direction de ma destinée[217].


 

 


 


 

LES  INFLUENCES

 

Le « second cercle » des influences comprend les figures de tous ceux qui se sont référés à madame Guyon sans la connaître directement ni appartenir à un cercle de disciples. Les relais londoniens entre l’éditeur Poiret et les cercles anglais et écossais ont bénéficié des études très précises de G.D. Henderson et J. Orcibal. Ce dernier relève des liens avec des quakers ou par l’intermédiaire de Wesley. Nous ne reprendrons pas l’influence en milieux maçonniques suggérée à la fin du chapitre précédent[218].

Nous n’avons pas tracé en aval le devenir de ces courants après le début du XIXe siècle. On sait que le cercle de Morges se sclérose après 1837, mais qu’en est-il en Écosse, Norvège et Suède[219] (les grandes familles écossaises ayant pied des deux côtés de la mer du nord), voire en Russie[220] où un pope aurait traduit partiellement madame Guyon ?

Le cadre catholique incitant à la prudence, les jésuites Claude-François Milley et Jean-Pierre de Caussade se référèrent à Bernières et à Fénelon sans les citer (quitte à se mettre sous l’autorité de Bossuet !). Un siècle réputé irreligieux voit un « étoilement mystique » qui souligne sa permanence vécue sous des formes diverses et souvent en dehors des religions.


 

INFLUENCES EN TERRES CATHOLIQUES

L’ordre fondé par Mectilde-Catherine de Bar devenue la Mère du Saint-Sacrement continue à vivre jusqu’à notre époque, en France, Allemagne, Italie, Pologne, ce dont témoignent les nombreuses études entreprises par ou sur ses membres[221].

Le Canada catholique s’endort dans un retard culturel après une première phase de vive activité vécue par les premiers arrivants sous l’impulsion de Marie de l’Incarnation et de François de Laval. C’est un phénomène parallèle à celui de l’involution génératrice d’intolérance qui prend place dans les colonies protestantes de la côte américaine. Les uns et les autres sont trop peu nombreux pour faire face sans sacrifices culturels aux dures contraintes de la survie en terres hostiles.

Les influences mystiques furent souterraines dans le monde catholique européen où toute dérive quiétiste était surveillée. On y trouve des figures défendant la voie d’abandon. Elles s’abritent sous l’autorité de Fénelon sanitairement isolé de son inspiratrice, voire d’un Bossuet auquel on prête un tout nouveau visage[222].


 


 

François-Claude Milley (1668-1720), messager de la voie d’abandon.

François-Claude Milley (1668-1720) est en rapport avec Jean-Pierre de Caussade (1675-1751), tous deux jésuites, par l’intermédiaire de la Mère de Siry : il s’agit de « deux maîtres de l’abandon qui ont puisé à la même source[223]. » Ce jésuite vécut en Provence, assurant les emplois ordinaires de l’enseignant, du prêcheur et du confesseur successivement à Apt, Embrun, Aix, Nîmes. Il rencontra à Apt la mère de Siry, visitandine, qui l’orienta mystiquement. Il devint le « messager de la voie d’abandon », en cela très proche de l’esprit qui animera J.-P. de Caussade.

Résidant à Marseille à partir de 1710, il se dévouera lors de la grande épidémie de 1720, y laissant sa vie, seul religieux cité nommément dans le mémorial de la République qui rappelle l’héroïsme de quelques-uns : « Milley, jésuite, commissaire pour la rue de l’Escale, principal foyer de la contagion ». Ce quartier populaire fut interdit et barricadé pendant cette peste. Le frère de l’historien Bremond lui a consacré une biographie attachante, éditant une moitié de ses lettres dont se détache l’échange avec la mère de Siry (-1735)[224]. Cette dernière figure, qui fut supérieure de la Visitation de Caen, la ville de Bernières, reste à étudier[225].

 

Milley écrit à la Mère de Siry :

J’ai vu les lettres spirituelles de M. de Bernières ; cet ouvrage surpasse tous les autres … j’y ai trouvé mes sentiments pour la conduite de l’abandon si bien marqués, et exprimés en termes si ressemblants, que je croyais presque l’avoir copié avant que de le connaître. Les personnes …disent que c’était moi qui avait fait ces lettres [226].

Soyez d’une indifférence qui aille jusqu’à vous oublier et à ne pas jeter un regard sur vous, si ce n’est pour y voir Dieu que vous portez en vous. 104 

Je le demande ce rien … de me jeter à corps perdu dans cet abîme sans fond de la divinité. 179

L’amour divin … ne peut se sentir, quand il est bien pur. 183

Résolu de me laisser aller à l’aventure … Je me suis jeté à corps perdu je ne sais où, je demeurerai là…195

Ce je ne sais quoi … c’est ce qu’on appelle la Présence de Dieu dans l’intime de l’âme. Cela n’est pas fort sensible, mais les effets le sont … regardez ce rien perdu dans l’immensité de Dieu d’où vous ne sauriez sortir que par les fautes volontaires et considérables. 206 

La seule pensée qu’on n’est qu’un petit atome perdu dans cette immensité … qu’un petit rien réuni à ce tout unique … opère plus …que toutes les pratiques … Quelle témérité de prétendre par son opération et son travail arriver à ce terme invisible et insensible… comme un insensé qui veut construire une échelle pour monter au soleil. 213

Jamais nous ne sommes assez persuadés de notre impuissance pour le bien et de l’inutilité de tous nos efforts, c’est pour cela que nous voulons  toujours les y faire entrer pour quelque chose ; mais c’est aussi pour cela que (268) Dieu, pour nous en faire voir l’inutilité, renverse tous nos projets et nous laisse dans le vide 269

Aussi ne devez-vous plus vous regarder que comme une ombre que Dieu anime, sous laquelle Il se rend sensible… 348

C’est le néant, c’est le rien, c’est / Milley, Jésuite. 391

Si l’étude sur Milley a été bien faite, il reste à éditer l’échange avec la mère de Siry.


 


 

Jean-Pierre de Caussade (1675-1751), et son très guyonien Abandon à la providence divine.

Nous sommes ici devant une résurgence en milieu catholique, avec toute la précaution rendue nécessaire après l’affaire du quiétisme, de la spiritualité de l’école de l’amour pur telle qu’elle s’exprime à travers les écrits de madame Guyon. Le P. de Caussade apparaît comme un propagateur de son œuvre. Une telle affirmation peut surprendre : elle est supportée par ce que nous apprennent ses éditeurs M. Olphe-Galliard, A. Rayez, D. Salin, ainsi que l’historien J. Le Brun.

Ce jésuite est considéré comme le dernier grand mystique catholique de l’époque classique (on y ajoute parfois Grou à la fin du siècle). Mais L’Abandon à la Providence divine n’est pas de lui. « L’image d’un Caussade auteur spirituel majeur … n’a pas résisté à cette mise à plat », tandis que la liaison avec la Visitation de Meaux explique l’ « inspiration guyonienne »[227]. On sait combien ce beau livret traverse les siècles.

Jean-Pierre de Caussade fait son noviciat à Toulouse à dix-huit ans et devient prêtre enseignant à vingt-neuf ans. À quarante-neuf ans, on le retrouve missionnaire à Beauvais puis  il arrive en Lorraine au seuil de sa vieillesse : il a cinquante-quatre ans juste à temps pour recevoir l’influence de la Mère de Bassompierre (1656-1734). Il dirige la sœur de Rosen (1675-1754). Déplacé deux ans plus tard à  Albi, il revient cependant en Lorraine après deux ans. Il quitte définitivement la Lorraine à soixante-quatre ans et meurt fort âgé douze ans plus tard.

Il a été  redécouvert au XIXe siècle par Ramières puis à notre époque par le beau travail de M. Olphe-Galliard[228]. L’Abandon à la Providence divine, son « œuvre préférée[229] », est largement lu par nos contemporains, aux États-Unis comme en France. Nous sommes ici devant une résurgence en milieu catholique, avec toute la précaution rendue nécessaire après l’affaire du quiétisme, de la spiritualité de l’école de l’amour pur. Le P. de Caussade apparaît comme l’un des disciples propagateurs de l’œuvre guyonienne. Une telle affirmation qui peut surprendre est supportée par ce que nous apprennent ses éditeurs, M. Olphe-Galliard et A. Rayez, ainsi que l’historien J. Le Brun. En effet, Olphe-Galliard, à la fin de sa vie, restitue à une « plume apparentée à celle de Madame Guyon », la quasi-totalité de l’Abandon à la Providence divine[230] : le premier chapitre, qu’il en exempte, ne couvre que quatre pages sur les cent dix-neuf pages du petit traité.

La main même de Madame Guyon est selon nous directement impliquée même si le texte a pu être retravaillé ensuite pour lui donner un très beau style classique[231]. Ceci s’explique historiquement simplement, si l’on tient compte du séjour de Madame Guyon au couvent des Visitandines de Meaux, avant ses emprisonnements, et l’estime étonnante dont elle avait reçu les témoignages écrits de la part de la supérieure et des religieuses, dans des conditions dramatiques.

Car c’est de ce couvent que proviennent certains manuscrits : « le P. de Caussade est en rapport à l’automne 1729 avec la Mère Françoise-Ignace de Bassompierre, ancienne supérieure de la Visitation de Meaux de 1718 à 1734 [...]C’est par elle que la bibliothèque du monastère nancéien s’était enrichie d’un recueil d’opuscules spirituels manuscrits parmi lesquels Caussade retint le texte intitulé : Manière courte et facile pour faire Oraison en foi, texte qu’il publiera à la suite des Instructions spirituelles et que l’on trouvera dans notre présent volume[232] ». Il ajoute : « Jacques le Brun, qui en a scruté le texte, nous amène à la conviction que nous sommes en présence d’une note émanée du milieu influencé par les écrits de Madame Guyon, si ce n’est d’elle-même[233]. » Ce qui est factuellement prouvé pour la Manière courte suggère un cheminement parallèle pour l’Abandon… A. Rayez précède et supporte cette explication historique dans son édition des Considérations... de P. de Clorivière [234], auteur qui reprenait le Moyen court. L’Abandon à la Providence divine, certainement le texte majeur du XVIIIe siècle, mérite une juste réappropriation, ce qui justifie l’analyse des sources que nous venons d’exposer. On sait les précautions prises par le jésuite Caussade, ce dont témoigne un usage surprenant du nom de Bossuet [235].

Les Instructions spirituelles, dans le livre second des Dialogues spirituels, dialogue VIII « sur le vide de l’esprit, sur les impuissances… » détournent subtilement M. de Meaux pour soutenir les quiétistes) ; dialogue XII « sur la conclusion de tout l’ouvrage » citent :

« …un exercice d’oraison … composé par M. Bossuet, en faveur des religieuses de la Visitation de Meaux – Est-ce de ce couvent que vous le tenez. – Non, c’est de celui de Nancy, où feu Madame de Bassompierre, religieuse (402) de ce monastère, en porta une copie en revenant d’être supérieure à la Visitation de Meaux… le voici de mot à mot, ce saint exercice, tel qu’il a été trouvé à Nancy, et tel que je sais qu’on le voit en quelques villes de France, à la fin d’un petit livre intitulé Pratique de la présence de Dieu  :

« Manière courte et facile pour faire l’oraison en foi et de simple présence de Dieu, par Monseigneur Bossuet, évêque de Meaux.

« I. Il faut s’accoutumer à nourrir son âme d’un simple et amoureux regard en Dieu et en Jésus-Christ Notre-Seigneur, et pour cet effet il faut la séparer doucement du raisonnement, du discours et de la multitude d’affections pour la tenir en simplicité…

 « V. Ensuite il ne faut pas se multiplier à produire plusieurs autres actes ou dispositions différentes, mais demeurer simplement attentif à cette présence de (405) de Dieu, exposé à ses divins regards …sans s’empresser à faire d’autres choses que ce qui nous arrive, puisque cette oraison est une oraison avec Dieu seul, et une union qui contient en éminence, toutes les autres dispositions particulières, et qui dispose l’âme à la passiveté. …

 « XV. Il ne faut pas oublier qu’un des plus grands secrets de la vie spirituelle, est que le Saint-Esprit nous y conduit, non seulement par les lumières, douceurs, consolations, tendresses et facilités ; mais encore par les obscurités, aveuglements, insensibilités, chagrins… (413).

Manière courte et facile pour faire oraison en foi

Cet opuscule si proche et si influencé par le Moyen court de madame Guyon conclut l’œuvre éditée en 1641 de Caussade, ce qui indique son importance à ses yeux.

Nous citons longuement une fraction de l’étude de Jacques Le Brun, importante car elle établit son origine guyonienne[236]:

« …nous devons en donner intégralement le texte [de la Manière..], tel qu’il figure dans la copie de la Visitation de Nancy » :

« 1. Il faut s’accoutumer à nourrir son âme d’un simple et amoureux regard en Dieu, et en Jésus-Christ, et pour cet effet la séparer doucement du raisonnement, du discours, et de la multitude d’affection pour la tenir en simplicité et l’approcher ainsi de plus en plus de Dieu  « son souverain bien » (4)[237] son premier principe et sa dernière fin.

2. La perfection de cette vie consiste en l’union avec notre souverain bien, et tant plus la simplicité est grande, l’union est aussi plus parfaite. C’est pourquoi la grâce sollicite intérieurement ceux qui veulent être parfaits à se simplifier pour être enfin rendus capables de la jouissance de l’un nécessaire, c’est-à-dire de l’unité éternelle […]

3. La méditation est fort bonne en son temps, et fort utile au commencement de la vie spirituelle; mais il ne faut pas s’y arrêter, puisque l’âme par sa fidélité à se mortifier reçoit pour l’ordinaire une oraison plus pure que l’on peut nommer de simplicité, qui consiste dans une simple vue, regard ou attention amoureuse en foi vers quelque objet divin, soit Dieu, ou quelqu’une de ses perfections, soit Jésus-Christ, ou quelqu’un de ses mystères, ou quelques autres vérités chrétiennes. L’âme quittant donc le raisonnement, se sert d’une douce contemplation qui la tient paisible, attentive et susceptible des opérations et impressions divines que le Saint-Esprit lui communique : elle fait peu, et reçoit beaucoup : son travail est doux et néanmoins plus fructueux : et comme elle approche de la source de toute lumière, de toute grâce et de toute vertu, on lui en élargit davantage.

4. La pratique donc de cette oraison doit commencer dès le réveil en faisant un acte de foi de la présence de Dieu, qui est partout, et de Jésus-Christ, les regards duquel quand nous serions abîmés au centre de la Terre ne nous quittent point. Cet acte est produit d’une manière sensible et ordinaire comme qui dirait intérieurement : je crois que mon Dieu est présent ; ou c’est un simple souvenir de foi qui se passe d’une façon plus pure et plus spirituelle de Dieu présent.

5. Ensuite il ne faut pas se multiplier à produire plusieurs autres actes ou dispositions différentes, mais demeurer simplement attentif à cette présence de Dieu, exposé à ses divins regards, continuant ainsi cette dévote attention ou exposition tant que Notre Seigneur nous en fera la grâce, sans s’empresser à faire d’autres choses que ce qui nous arrive, puisque cette oraison est une oraison avec Dieu seul, et une union qui contient en éminence toutes les autres dispositions particulières et qui dispose l’âme à la passivité, c’est-à-dire que Dieu devient le seul maître de son intérieur et qu’il y opère plus particulièrement qu’à l’ordinaire : tant moins la créature travaille, tant plus Dieu opère puissamment; et puisque l’opération de Dieu est un repos ou son même repos, l’âme lui devient donc semblable en cette oraison, y reçoit aussi des effets merveilleux; et comme les rayons du soleil font croître, fleurir et fructifier les plantes, ainsi l’âme qui est attentive et exposée en tranquillité aux rayons du Soleil de justice en reçoit mieux les divines influences qui l’enrichissent de toutes sortes de vertus.

[…]

20. [sic] II faut se récréer dans la même disposition pour donner au corps et à l’esprit quelque soulagement, sans se dissiper par des nouvelles curieuses, des ris immodérés, ni aucune parole indiscrète, etc.; mais se conserver libre dans l’intérieur, sans gêner les autres, s’unissant à Dieu fréquemment par des retours simples et amoureux, se souvenant qu’on est en sa présence, et qu’il ne veut pas qu’on se sépare en aucun temps de lui et de sa sainte volonté.

C’est la règle la plus ordinaire de cet état de simplicité : c’est la disposition souveraine de l’âme, qu’il faut faire la volonté de Dieu en toutes choses. Voir tout venir de Dieu, et aller de tout à Dieu, c’est ce qui soutient et fortifie l’âme en toutes sortes d’événements et d’occupations, et ce qui nous maintient même dans la possession de la simplicité. Suivre donc toujours la volonté de Dieu, à l’exemple de Jésus-Christ, et uni à lui comme à notre chef, c’est un excellent moyen d’augmenter cette manière d’oraison, pour tendre par elle à la plus solide vertu et parfaite sainteté.

21. On doit se comporter de la même façon et avec le même esprit, et se conserver dans cette simple et intime union avec Dieu, dans toutes ses actions […]

22. […] Cette vraie simplicité nous fait vivre dans une continuelle mort et détachement parce qu’elle nous fait aller à Dieu avec une parfaite droiture et sans nous arrêter en aucune créature; mais ce n’est pas par spéculation qu’on obtient cette grâce de simplicité, c’est par une grande mortification et mépris de soi-même; et quiconque fuit de souffrir et de s’humilier et de mourir à soi-même n’y aura jamais d’entrée : et c’est d’où vient qu’il y en a si peu qui s’y avancent, parce que presque personne ne se veut quitter soi-même, faute de quoi on fait des pertes immenses, et on se prive des biens incompréhensibles […]

23. Il ne faut pas négliger la lecture des livres spirituels; mais il les faut lire en simplicité, en esprit d’oraison, et non pas par une recherche curieuse : on appelle lire de cette façon, quand on laisse imprimer dans son âme les lumières et les sentiments que la lecture nous découvre, et que cette impression se fait plutôt par la présence de Dieu que par notre industrie.

[…]

25. Il ne faut pas oublier qu’un des plus grands secrets de la vie spirituelle est que le Saint-Esprit nous y conduit non seulement par les lumières, douceurs, consolations, tendresses et facilités; mais encore par les obscurités, aveuglements, insensibilités, chagrins, tristesses et révoltes des passions et des humeurs […]

 […]

« Ainsi l’examen des deux versions permet de soutenir que le texte imprimé en 1741 l’a été d’après un manuscrit voisin de celui de la Visitation, si ce n’est pas le manuscrit de la Visitation lui-même; il n’est pas nécessaire de retenir l’hypothèse d’une source indépendante. […]

« L’édition de 1741 des Instructions spirituelles..., du P. de Caussade, attribue formellement la Manière courte et facile à Bossuet; voici en quels termes[238] :

 « La Providence a fait tomber entre mes mains ce que vous souhaitez : c’est un exercice d’oraison, contenant quinze petits articles, et composé par M. Bossuet, en faveur des religieuses de la Visitation de Meaux.

D. Est-ce de ce couvent que vous le tenez?

R. Non; c’est de celui de Nancy, où feu Mme de Bassompierre, religieuse de ce monastère, en porta une copie en revenant d’être supérieure à la Visitation de Meaux, où M le Cardinal de Bissy l’avait fait venir. Le voici de mot à mot, ce saint exercice, tel qu’il a été trouvé à Nancy, et tel que je sais qu’on le voit en quelques villes de France, à la fin d’un petit livre intitulé :  « Pratique de la présence de Dieu. »

Le P. de Caussade a donc, lors de ses séjours à Nancy en 1730-1731 ou en 1733-1739, vu notre manuscrit ou un manuscrit voisin; il a connu la Mère de Bassompierre (+ 1734) qui a pu lui dire ce qu’elle savait de l’histoire du texte et lui montrer le manuscrit même qu’elle avait apporté ou fait recopier. […] Le P. de Caussade a pu seulement vouloir dire que son texte n’altère pas profondément le sens du manuscrit, ce qui est vrai.

Le P. de Caussade nous apprend en outre que le texte qu’il publiait n’était pas inédit : on le trouvait en quelques villes de France (il s’agit donc sans doute d’impressions provinciales) à la fin d’un petit livre intitulé Pratique de la Présence de Dieu (1). Il ne dit pas que cet ouvrage est anonyme; l’on doit donc chercher non seulement parmi les anonymes, mais parmi les ouvrages signés portant ce titre : la découverte d’un de ces exemplaires serait d’un vif intérêt, mais jusqu’ici tous les exemplaires consultés d’ouvrages portant ce titre ne renferment pas notre opuscule.

[…]

« En résumé[239], la Manière courte et facile se glisse dans les éditions de Bossuet de façon furtive, à la suite de la publication Caussade. Ce n’est que sur le témoignage de ce jésuite qu’elle peut être attribuée à Bossuet : la copie de la Visitation ne permet pas par elle-même de confirmer cette attribution. La critique interne permettra-t-elle de progresser vers la solution du problème ?

« Un texte spirituel, manuscrit ou imprimé, correspond à une intention, et il en est de même de sa copie et de sa publication. Dans le cas de la Manière courte et facile attribuée à Bossuet, nous voyons affleurer les différents niveaux intentionnels : les religieuses de la Visitation de Nancy utilisent le texte comme guide dans leur vie spirituelle; la désignation d’un auteur est alors peu utile. Avec la publication du P. de Caussade, nous trouvons une intention nouvelle : le nom d’un garant joue un rôle en lui-même; d’où l’importance des références à Bossuet ajoutées par le P. de Caussade à ses Instructions spirituelles qui avaient leur cohérence sans ces références (1), et de l’attribution à un auteur prestigieux (et adversaire des « mystiques ») de l’anonyme manuscrit de la Visitation de Nancy; cette intention a pu conduire le P. de Caussade à lire comme œuvre de Bossuet la Manière courte et facile, […]

« Demandons-nous[240] donc si cet opuscule possède une cohérence propre en dehors de toute référence à Bossuet.

« Le titre nous place dans une tradition spirituelle fort commune à la fin du XVIIe siècle : les spirituels formés depuis plusieurs décennies à l’école de la méditation méthodique recherchent une oraison qui dépasse les risques de l’intellectualisme et qui n’asservisse pas l’homme aux méthodes; ils cherchent aussi à expliciter les rapports entre la pratique de l’oraison et la foi aux mystères du christianisme, et à concilier la contemplation et les activités de la vie. En même temps l’Introduction à la vie dévote dont de nombreux auteurs, en particulier jésuites, prolongent l’influence, a développé l’idée que tous les fidèles, même laîcs, pouvaient avoir accès à l’oraison. De là vient la recherche d’une méthode simple, à la portée de tous, qui conduise l’homme directement au centre de la vie spirituelle, une voie vers la perfection au-delà des dévotions, des pratiques, des méditations : ce centre, beaucoup le découvrent dans le sentiment de la présence de Dieu en l’homme. On s’explique alors le grand nombre des Manière courte et facile, Moyen court et très facile, Moyen abrégé, etc. Dans l’école des Carmes de Touraine, Marc de la Nativité et ses disciples publient une Méthode claire et facile pour bien faire oraison mentale et pour s’exercer avec fruit en la présence de Dieu. Faisant le Quatrième Traité de la conduite spirituelle des Novices... (2)[241], qui n’est pas profondément originale, mais qui révèle l’articulation des éléments dont nous parlions : présence de Dieu, oraison, méthode, clarté, facilité. Il serait aisé d’énumérer les œuvres qui manifestent dans la seconde moitié du xviie siècle les mêmes intentions, mais ce qui est plus caractéristique, c’est qu’elles appartiennent à toutes les familles religieuses et qu’elles dépassent les frontières: on ne compte pas les œuvres qui proposent de conduire facilement et rapidement à la perfection par l’oraison et la présence de Dieu. En 1691, se serait même fondée à Paris une société ayant pour but la réalisation de cette vie d’oraison (1)[242]. Mais l’ouvrage le plus connu, qui pourtant n’avait rien de révolutionnaire à l’époque où il fut publié, est le Moyen court et très facile de faire oraison, que tous peuvent pratiquer aisément de Mme Guyon (2).

« C’est de toute évidence dans la mouvance de ces œuvres que se situe notre opuscule. La comparaison avec le livre de Mme Guyon, le livre en ce sens le plus intéressant de la fin du XVIIe siècle, est particulièrement instructive et révèle des rapports étroits. Certes l’opuscule de la Visitation de Nancy insiste moins que le Moyen court sur la rapidité et la facilité, et sur les caractères théologiques du sacrifice que réalise l’oraison de foi; Mme Guyon entre plus dans le détail des pratiques et des cas concrets, et enfin elle développe beaucoup plus ses arguments, mais c’est la différence d’un livre dense et d’un opuscule de quelques pages qui se contente parfois d’un  « etc. » (3) .. Pour l’essentiel les deux œuvres se rejoignent : même distinction entre la méditation pour le « commencement de la vie spirituelle (4) et la contemplation ou « oraison de simplicité (9) », même insistance sur la « simplicité », aux sens philosophique et affectif, de cette expérience (8), sur sa douceur et son caractère paisible (7); même conviction que Dieu est présent et qu’il suffit d’y être attentif, de s’y exposer, de le laisser faire (8), d’attendre que le Saint-Esprit exerce ses opérations à l’intérieur de l’homme (9) : Mme Guyon et l’opuscule de la Visitation de Nancy soulignent que cette passivité n’est pas oisiveté (10), mais que l’oraison contient en « éminence toutes les autres dispositions (11). Nous pourrions multiplier les parallèles (12), même dans le détail du style.

« Cependant il n’est pas absolument sûr que l’opuscule que nous étudions soit l’œuvre de Mme Guyon, et il ne faudrait même pas parler ici d’ « influence » au sens « lansonien » du terme; au contraire ces parallèles révèlent une famille d’esprit plus qu’une dépendance (1)[243], et même, détail curieux, le Père de Caussade, ou l’auteur qu’il suit, en reprenant l’opuscule, le conclut par une prière à Dieu (2) où l’on retrouve toute la substance de la conclusion du Moyen court de Mme Guyon (3), comme si la même expérience spirituelle et les mêmes obstacles suscitaient le même mouvement de prière.

« L’opuscule conservé à la Visitation de Nancy se situe donc assez bien dans l’histoire de la spiritualité et possède une remarquable cohérence. Or l’éventuelle attribution à Bossuet détruit cette cohérence et imposerait l’hypothèse d’un véritable dédoublement. Il ne serait possible de soutenir cette hypothèse que si la critique externe nous apportait un commencement de preuve, ce qui n’est pas le cas. »

[…]

 


 


 

INFLUENCES EN TERRES PROTESTANTES

Entre les Églises issues de la Réformation ou « sectes » persécutées,  il y a peu de points communs, au XVIIe siècle[244]. On distingue : le luthéranisme fortement rénové par le piétisme de Spener (1635-1705), par l’actif Zizendorf (1700-1760)[245], par le rayonnement de l’université de Halle impulsée par A.-H. Francke (1663-1727) ; le calvinisme solidement implanté en Hollande et en Suisse ; l’église d’Angleterre illustrée par la naissance de réveils dont celui issu de J. Wesley, fondateur du méthodisme ; les dissidents de la « troisième voie », en particulier les quakers en Angleterre, les anabaptistes refondés par Simon Mennons, les frères moraves, les sociniens... Cette énumération de sectes couvre des trésors spirituels à retrouver malgré les disputes théologiques et leurs innombrables libelles[246].


 


 

Piétistes

Angelus Silesius (J. Scheffler, 1624-1677) influença profondément les piétistes[247] par son exigence d’une religiosité tout intérieure et la nécessité du pur amour de Dieu. Le Pèlerin Chérubinique est l’« aboutissement de la mystique médiévale de toute l’Europe, et de la spiritualité protestante hétérodoxe des XVIe et XVIIe siècles, et départ vers un renouvellement  de vie intérieure, vers ce piétisme qui s’est inspiré de lui », en commençant par Gottfried Arnold, l’auteur de l’Histoire impartiale des Églises et des hérétiques (1699), « essai mémorable et paradoxal de renverser les opinions reçues sur les rapports des hérétiques et des églises…[248]».

Les piétistes s’efforcent de parvenir à une communauté marquée par l’amour fraternel dans laquelle les différences de confession et d’appartenance ecclésiale auront perdu de leur valeur séparatrice. Ils se fondent sur les traditions de mystiques (Tauler, Arndt, Böhme…), et renouent avec divers courants, dont celui du quiétisme. P.-J. Spener [249], les fondations d’A.-H. Francke à Halle à partir de 1698, les frères moraves de Zizendorf[250] dès 1722, assurent leur rayonnement sur l’église officielle et sur la pratique de la piété[251]. On sait l’importance de textes piétistes chez J.-S. Bach. 

Ils inspirent plus tard le revivalisme ou « réveils » en Suisse et en Amérique, utile conversion du cœur même si le recours à l’autorité stricte de la Bible sclérose le mouvement et conduit trop souvent, par imitation déraisonnable, à un rôle exagéré donné au prophétisme « enthousiaste ». Seul J. Wesley[252] évite un tel « esclavage biblique » par sa création originale d’une bibliothèque d’auteurs mystiques (précédé en cela par P. Poiret). Enfin le thème de la prière silencieuse contemplative sera « balisé » par le vaudois J.-Ph. Dutoit, disciple et éditeur de Madame Guyon[253].


 

Quakers. Robert Barclay1648-1690).

Nous présentons une « secte » protestante, car sa pratique tout intérieure d’une prière en silence s’apparente très probablement à celle des cercles quiétistes et parce que l’influence quiétiste est confirmée sur ses membres par des traductions qu’ils firent en anglais de textes de madame Guyon.

Le mouvement fut fondé par Georges Fox (1624-1691), un véritable apôtre Paul du XVIIe siècle, homme simple, mystique[254] d’une énergie prodigieuse - et d’une santé à toute épreuve - ce qui lui permit de résister à de terribles épreuves…

…à Doomsdale dans un cachot dont, généralement, on ne sortait pas vivant. Les excréments des prisonniers qui y avaient déjà séjourné n’avaient pas été enlevés depuis des années et, par places, on enfonçait jusqu’aux chevilles dans l’eau et dans l’urine. Des personnes compatissantes leur apportaient des chandelles et un peu de paille, et ils brûlaient un peu de leur paille pour combattre la puanteur[255].

Sa « patience vis-à-vis des insultes ou même des coups, possédé qu’il était par sa conviction d’avoir à répondre à ce qu’il y a de Dieu en chacun »[256], n’est pas étrangère à l’émergence d’une solide communauté. À sa mort il laissait cinquante mille quakers dans les Îles britanniques ainsi que des groupes en Hollande et dans les colonies américaines. Beaucoup quittaient ainsi croyances et dogmes, sources de terribles conflits dans l’Angleterre du XVIIe siècle, au profit de la « lumière intérieure », découverte intime dans le silence de leurs réunions (car les excès des premiers « trembleurs » furent limités après les troubles provoqués par J. Nayler, le courageux, mais fol disciple de Fox). Après stabilisation du mouvement, et parce que la vie mystique provient d’une source unique, « Aubrey de la Mottraye, en 1727, remarque la ressemblance qui existait entre le Quakerisme et le Quiétisme de Madame Guyon et de Fénelon, (dont on trouvait, du reste, les œuvres presque dans chaque foyer quaker, tant en Angleterre qu’en Amérique). » [257].

Robert Barclay (1648-1690), homme exceptionnellement cultivé dans  la communauté de « la secte des trembleurs », devint le « théologien  quaker » ; son Apologie[258]  nous éclaire très profondément sur la Lumière intérieure ou Grâce ou Vie, expérience mystique vécue en silence :

…ainsi donc, la conscience naturelle de l’homme se distingue nettement de la Lumière, car la conscience suit le jugement, mais ne l’éclaire pas ; la Lumière, au contraire, si elle est bien accueillie, dissipe l’aveuglement du jugement, ouvre l’entendement et rectifie à la fois le jugement et la conscience (187) [...]c’est donc vers la lumière du Christ dans leur conscience, et non vers cette conscience naturelle, que nous invitons sans cesse les hommes à se tourner [...]Mais cette lumière ou semence de Dieu en lui, il ne peut l’éveiller et la faire agir quand il veut : ce n’est que lorsque le Seigneur le juge bon qu’elle se manifeste, brille et lutte avec l’homme (188) ...

C’est donc de ce principe, à savoir que l’homme doit rester en silence et ne pas agir de lui-même dans les choses de Dieu tant qu’il n’y est pas poussé par sa Lumière et sa grâce dans le cœur, qu’a pris tout naturellement naissance cette manière de s’asseoir ensemble en silence et de s’attendre à Dieu. (249) … [Le cas suivant] peut même se produire. Plusieurs personnes réunies, gardant extérieurement le silence, mais laissant cependant leur esprit errer à l’aventure, ne prêtent pas attention à la mesure de grâce qui est en elles … mais en revanche, il se trouve dans l’assemblée, ou il y entre, quelqu’un qui, lui, y est attentif, et en qui la Vie se manifeste intensément. Ce dernier … sent alors un travail secret en faveur des autres personnes … et comme il veille fidèlement dans la Lumière et persévère dans cette œuvre divine, Dieu répond souvent à ce travail secret de sa propre semence à travers lui, et touche alors les autres au plus intime d’eux-mêmes, sans l’aide d’aucune parole. Semblable à une sage-femme, ce fidèle, par le travail secret de son âme, fait naître ainsi la Vie en eux, tout comme un peu d’eau versée dans une pompe y fait monter le reste. Cette Vie s’épanouit alors en tous, leurs vaines imaginations sont réduites à néant… (251)

Les quakers, mystiques cherchant la « lumière intérieure », furent fort actifs, luttant contre l’esclavage dès le XVIIIe siècle. L’émouvant Journal de John Woolman (1720-1772), grand texte du début de la littérature américaine, fait revivre l’existence aventureuse d’un visiteur des petites communautés isolées. On y trouve le contact avec  la nature (qualité américaine qui sera bientôt révélée dans les romans de F. Cooper), le sens de l’unité profonde dans toute la création (autre qualité rencontrée chez des poètes américains) :

We then secured our horses and gathering some bushes under an oak we lay down ; but  the mosquitoes being numerous and the ground damp I slept but little. Thus lying in the wilderness, and looking at the stars, I was led to contemplate on the condition of our first parents when they were sent forth from the garden ; how the Almighty, though they had been disobedient, continued to be a father to them…

…I was brought so near the gates of death that I forgot my name. Being then desirous to know who I was, I saw a mass of matter of a dull gloomy color between the south and the west, and was informed that this mass was human beings in as great misery as they could be, and live, and that I was mixed with them, and that henceforth I might not consider myself as a distinct or separate being[259].

Les quakers ne furent jamais nombreux, compte tenu de l’exigence de vie impliquée, telle au XVIIIe siècle, celle de la libération des esclaves, grande richesse perdue volontairement par les premiers abolitionistes. Actuellement la Religious Society of Friends ne comporte que seize mille membres en Grande-Bretagne[260]. Mais le mouvement est toujours vivant et ouvert comme l’indique le témoignage suivant venant du lointain Maryland[261] :

There was a real spiritual power among the Friends … The experience was strong and sure enough, I felt, to warrant belief in the resurrection of Jesus … [follows an interesting review of the problem of control of “enthusiasm” encountered by Fox leading to] tension between individual and community claims to divine revelation … Quaker practice ‘works’ only when love is paramount… When individual and group desires are “brought low” under love’s leading, all participants in the process are equal, and the community primary goal is not to judge but to love each other … And there I found the key : Quaker practice is nothing more or less than the actualization of love.

Les quakers firent beaucoup « pour la renommée de la victime de Bossuet » comme l’indique précisément Orcibal :

Après avoir publié, en 1727, une courte Letter to J.O. being an account of Madam Guyon, Josiah Martin traduisait plusieurs de ses poèmes dans The Archbishop of Cambray’s dissertation on pure love (Londres, 1735, pp. 122-138) – et en note il souligne « nettement l’importance que prit dès lors chez les quakers son idée de la fécondité spirituelle [que nous trouvons un apport saisissant à la lecture de son Cantique]. Et il insiste sur le rôle que jouèrent après Martin, les ouvrages de Gough et surtout A Guide to true Peace (Stockton, 1813) où W. Backhouse et J. Janson groupèrent des extraits de Fénelon, de madame Guyon et de Molinos. »[262].

…le « Friend » Josiah Martin, intéressant écrivain qui devait répondre aux Lettres philosophiques de Voltaire, fit plus encore pour la réputation de l’archevêque de Cambrai, en qui il voyait « aussi un quaker », puisqu’il publia entre 1727 et 1738 divers recueils d’écrits du prélat auxquels il joignit des cantiques de madame Guyon et une apologie des idées de celle-ci[263].

L’année 1772 « marque un tournant décisif dans l’histoire du guyonisme anglo-saxon. Le quaker de Bristol James Gough donna, en deux volumes, une traduction de la Vie de madame Guyon. Quelques mois plus tard, Cornelius Cayley accordait des éloges également vifs à la tolérance de l’héroïne et à l’esprit catholique de l’éditeur »[264]. Enfin l’idée de fécondité spirituelle propre à madame Guyon, que nous trouvons particulièrement mise en valeur à l’occasion de son Commentaire au Cantique ainsi rendu très original, fut largement reprise[265].


 


 

William Law (1686-1761).

 

Wiliam Law, ascète et mystique assez proche des quakers, mais qui vécut et mourut anglican, écrivait vers 1738 :

 

Je désirais presque, écrivait-il vers 1738, qu’il n’y eût pas de livres de spiritualité en dehors de ceux qui ont été écrits par des catholiques. Vous trouverez chez Bertot premier directeur de madame Guyon, « toutes les instructions qu’une (531) personne descendue du Ciel pourrait vous donner ». Il s’intéressait pour les mêmes raisons au carme Laurent de la Résurrection, humble cuisinier fort admiré de Fénelon, dont les paroles et les exemples étaient bien connus en Angleterre grâce aux Devotional Tracts concerning the Presence of God. [266].

 

La bibliothèque de Law possédait les Discours chrétiens et spirituels et le Moyen Court. Il les « a certainement étudiés de très près, car ils sont couverts de traits et de signes divers. Les pages blanches du second volume contiennent en outre d’excellents résumés des idées essentielles de la mystique » [267].


 

 

John Wesley (1703-1792).

John Wesley est au centre de la renaissance qui fait suite à la période sèche des lumières en Angleterre, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle[268] : « Plus que tout autre, son action a permis la survie dans le monde anglo-saxon du goût de la vie intérieure et de la croyance à la possibilité de la sainteté. Elle n’aurait pas été possible sans les efforts de Poiret qui lui ont fourni la charte du Méthodisme…[269]. »

Il admet la possibilité de la délivrance « du pouvoir de pécher par la complète domination de Dieu dans le cœur qu’Il remplit entièrement de son amour » (Orcibal). Contre ses nombreux critiques, qu’ils soient des églises officielles ou morave, il citer les biographies de Grégoire Lopez et de frère Laurent. Son « pure love » rejoint l’union avec Dieu défendue par Madame Guyon [270].

Enfin il est en relation avec Dutoit par l’intermédiaire de J. de La Fléchère

…pasteur suisse qu’il choisira comme successeur. Ami du guyonien Dutoit-Membrini, celui-ci donna courageusement au mot «mystique» un sens bien différent de celui que Wesley lui attribuait encore d’une façon implicite. Aux yeux de La Fléchère, saint Paul et saint Jean étaient de grands mystiques et Salomon, auteur du Cantique des Cantiques, méritait le titre de « prince des mystiques ». Avec bon sens, il soulignait en outre que, contredisant ses propres paroles, John Wesley avait « montré son approbation du mysticisme rationnel et scripturaire en publiant des extraits très édifiants des ouvrages des mystiques ». Lui-même assimilait aux « piétistes » ou « mystiques » du continent les méthodistes au service desquels il était venu se mettre. Bien qu’il fût parfois un peu gêné par ces propos, leur chef ne lui en donna jamais le démenti. Il n’y était plus obligé, car les circonstances s’étaient peu à peu modifiées. En premier lieu, la sensibilité avait changé. Aux Lumières, succédait le Pré-romantisme et Richardson, le nouvel auteur à la mode, faisait dans son sir Charles Grandison le portrait du pieux non-jureur Robert Nelson. Un poème de John Byrom réussissait à donner au mot « enthusiasm », longtemps si décrié, un sens favorable. Sans doute ce mouvement s’accompagnait vers 1773 d’une reconnaissance du guyonisme et du bourignonisme, mais le rôle bienfaisant de J. Wesley sur la société anglaise était maintenant trop bien reconnu pour qu’il risquât d’être confondu avec des illuminés extravagants.[271].

 « Très tôt il avait été question de la célèbre mystique en Grande-Bretagne. En décembre 1703 parut à Londres la traduction de son plus fameux opuscule sous le titre A short and easie method of Prayer.[272] Nous sommes à tout le moins sûrs que J. Wesley consacra à l’étude de A short method les journées des 4 et 5 janvier 1735 [273]. Le 5 juin 1742, il relut l’opuscule en y joignant le texte français des Torrents spirituels. Sous l’influence de J. Fletcher, Wesley redevenait beaucoup plus favorable à la mystique. À la suite de Hartley, il se posait donc, le 27 août 1770, en champion de madame Guyon contre Littleton : malgré ses erreurs, elle n’avait rien d’« une enthousiaste. Sans aucun doute, elle possédait une intelligence tout à fait exceptionnelle et une excellente piété. Elle n’était pas plus lunatique qu’hérétique »[274].

« Mais c’est l’année 1772 qui marque un tournant décisif dans l’histoire du guyonisme anglo-saxon. […] Fait plus grave[275], il semble que bien des méthodistes, et parmi les plus zélées, avaient aussitôt (surtout à Bristol) pris la mystique pour modèle[276]. Il n’y a donc pas à s’étonner que, les années suivantes, son nom se retrouve près de vingt fois sous la plume de J. Wesley. On comprend pourtant que ses avertissements soient d’abord restés vains : s’il dénonçait les « raffinements » mystiques de madame Guyon et leur « quiétisme anti-scriptural », il ne manquait pas en effet d’ajouter qu’ils étaient d’autant plus dangereux que beaucoup « de choses excellentes » s’y trouvaient mêlées. […] « le monde n’a jamais vu une telle vie… un mélange aussi prodigieux ». […]  « Dans cette gangue, que d’or pur ! Quelle profondeur de religion, d’union spirituelle à Jésus-Christ ! Quelles hauteurs de justice, et de paix, et de joie dans le Saint-Esprit ! Que nous rencontrons peu d’exemples comparables d’amour exalté de Dieu et du prochain ; de véritable humilité ; d’invincible douceur et de résignation sans bornes ! Si bien que, somme toute, je ne sais s’il ne faudrait pas parcourir plusieurs siècles pour retrouver en une autre femme un tel modèle de véritable sainteté ». Par la suite,Wesley rappela de temps en temps ses réserves, mais il ne rétracta jamais rien de ses éloges : c’est toujours l’exilée de Blois qu’il prend pour terme de comparaison en fait de profonde communion avec Dieu  et, les livres de « sister Pennington » ayant brûlé, il place madame Guyon parmi les quelques volumes qui doivent lui être envoyés d’urgence. En 1781, deux de ses publications révélèrent ses nouveaux sentiments à un plus vaste public. Dans les extraits qu’il donna de The fool of quality de Henry Brooke (sous le titre de The History of Henry, earl of Moreland), il reproduisait les termes enthousiastes qu’inspirait à l’auteur la maîtresse spirituelle de sa Louisa. En revanche, sa Concise ecclesiastical history supprimait la plupart des attaques dont elle et Fénelon faisaient l’objet dans Mosheim et Maclaine.[277].

« Mais les noms de Fénelon et de Renty n’évoquent pas assez la violence de la crise mystique que Wesley traversa de 1731 à 1736: lui-même en a reconnu la réalité et ses Diaries inédits en précisent la nature. Son ardeur était alors entretenue par son professeur de sténographie J. Byrom qui essayait de faire connaître en Angleterre les auteurs édités par P. Poiret. […] En janvier 1735, Wesley étudiait également le Moyen court de madame Guyon et le docteur Cheyne réussit même à éveiller chez lui un vif intérêt pour Marsay qu’il traitait encore en 1756 d’« éminent mystique ». À ces auteurs, l’influence de William Law lui faisait enfin joindre la lecture de Tauler, de la Théologie germanique et de Molinos. On ne s’étonnera donc pas qu’il ait défendu l’idéal de l’Amour pur, le désintéressement total qui va jusqu’à la résignation à l’Enfer, si telle est la volonté de Dieu.[278].

« En 1778 il insérait dans son Arminian Magazine un abrégé de la Vie d’Armelle Nicolas, complément naturel de son adaptation de l’autobiographie de madame Guyon. Ses dernières éditions révèlent une attitude analogue : tandis qu’en 1780 il s’abstenait de retoucher le bel éloge de madame Guyon que Henry Brooke avait introduit dans The Fool of quality, il condamnait dans ses notes de 1781 sur l’Histoire de l’Église de Mosheim et Maclaine l’hostilité que les auteurs manifestaient pour tout feeling, c’est-à-dire, jugeait Wesley, pour toute religion vivante, et il faisait en conséquence disparaître du texte les attaques contre Fénelon et contre madame Guyon. Finalement, ce sont les expressions jadis sorties de sa propre plume à propos des mystiques qu’il rétractait en 1783.[279].

« Certes, il faut aussi tenir compte du rôle de J. de La Fléchère, pasteur suisse qu’il choisira comme successeur. Ami du guyonien Dutoit-Membrini, celui-ci donna courageusement au mot «mystique » un sens bien différent de celui que Wesley lui attribuait encore d’une façon implicite. Aux yeux de La Fléchère, saint Paul et saint Jean étaient de grands mystiques et Salomon, auteur du Cantique des Cantiques, méritait le titre de «prince des mystiques ». Avec bon sens, il soulignait en outre que, contredisant ses propres paroles, John Wesley avait « montré son approbation du mysticisme rationnel et scripturaire en publiant des extraits très édifiants des ouvrages des mystiques ». Lui-même assimilait aux «piétistes» ou «mystiques» du continent les méthodistes au service desquels il était venu se mettre. Bien qu’il fût parfois un peu gêné par ces propos, leur chef ne lui en donna jamais le démenti.[280]

« En particulier la pensée de madame Guyon a sur ce point avec celle de J. Wesley de telles affinités qu’au siècle dernier, Alexander Knox, Upham et, après eux, de nombreux historiens méthodistes ont jugé que c’est à elle que la théorie paradoxale en question devait le plus. Madame Guyon enseignait, en effet, l’universalité de l’appel des chrétiens à une union avec Dieu qui serait, dès ici-bas, objet d’expérience[281].

« Et rien n’était plus audacieux pendant l’ère des Lumières que la réhabilitation de la mystique qui en découlait pratiquement. »


 


 

Karl Philipp Moritz (1756-1793).

Anton Reiser [282]est le roman de libération autobiographique célèbre d’un ami de Goethe[283] mort trop jeune, décrivant sa « déchirure du moi ». Fort critique de la vie austère mené chez un baron piétiste, il trouve cependant quelque solace auprès de Guyon et Fénelon. Le Werther va bientôt paraître – et la mystique se dissout dans la sensibilité romantique.

C’est alors que Reiser emprunta de nouveau au vieux menuisier les écrits de madame Guyon et, pendant qu’il les lisait, il se rappela l’époque heureuse où, selon ses conceptions d’alors, il s’avançait dans la voie de la perfection. Désormais, lorsque les circonstances extérieures le rendaient parfois triste et maussade et qu’il ne trouvait aucune lecture à son goût, les cantiques de madame Guyon étaient avec la Bible ses seuls refu­ges, à cause de l’agréable obscurité qui y régnait. Sous les voiles d’un langage sibyllin, il distinguait confusément une lumière inconnue qui venait ranimer son imagination endormie. Et pourtant, il ne faisait plus de réels progrès en piété et ne réus­sissait plus à penser à Dieu sans interruption. Dans le milieu qui l’entourait alors, on se souciait fort peu de ses états d’âme et il avait bien trop de distractions en classe et à la chorale pour pouvoir suivre, ne serait-ce qu’une semaine, sa tendance à l’introspection continuelle. (154).

Cependant il entendit à nouveau son père jouer de la guitare et chanter les cantiques spirituels de madame Guyon en s’accompagnant de cet instrument. Ils s’entretinrent également de la doctrine de madame Guyon et Reiser, qui s’était déjà bâti dans sa tête une sorte de métaphysique proche du spinozisme, se rencontrait souvent avec son père à leur grand émerveillement quand ils parlaient de l’universalité du principe divin et du néant de la créature tels qu’ils ressortent de l’enseignement de madame Guyon. (159).

C’est en vain qu’il se creusa l’esprit à la recherche d’autres moyens de se procurer de l’argent ; il lui fut impossible d’ache­ter un flambeau et le lendemain soir, pendant que tous ses condisciples défilaient en grande pompe par les rues devant une foule de spectateurs, il dut rester chez lui, tristement ins­tallé devant sa table de travail. Il s’efforça de se consoler tant bien que mal, mais à un moment donné la musique lui parvint de loin et produisit sur son esprit un étrange effet. Il se repré­senta en un tableau très animé l’éclat des flambeaux, l’attrou­pement du public, la cohue et les héros de ce spectacle magni­fique : ses condisciples. Et il se vit lui-même exclu, solitaire et abandonné de tous. Il en conçut un chagrin en tous points semblable à celui qu’il avait ressenti quand ses parents l’avaient laissé seul dans la chambre du haut pendant qu’à l’étage du dessous, ils étaient attablés avec le propriétaire de la maison pour un repas dont les rires joyeux et les tintements de verres montaient jusqu’à lui ; il s’était alors senti tout aussi solitaire et abandonné de tous, et il avait trouvé sa consolation dans les cantiques de madame Guyon. (213).


 

ÉCHOS AU XIXe SIÈCLE

Une influence est attestée chez le Père Henri Ramières (1821-1884), jésuite et bon spirituel, premier éditeur de L’Abandon à la Providence divine, puis chez Dom Vital Lehodey (1857-1948), auteur du bel ouvrage traitant du même sujet : Le saint Abandon, 1919.

De nombreux spirituels catholiques bénéficièrent de l’influence de ce courant mystique, mais échappent à des preuves directes, par suite de la suspicion portée sur toute forme proche de « quiétisme » : tous veillent à se préserver. Est attestée seulement l’influence prolongée de L’abandon à la Providence divine qui « fait figure de superbe rejeton de la tradition guyonienne … qui inspira notamment le P. J.-N. Grou (1731-1803) puis, au XIXe siècle, la spiritualité dite de l’abandon ou de l’enfance, illustrée par Mgr Ch.-L. Gay (1815-1892) et Thérèse de l’Enfant-Jésus (1873-1897). » [284].

Enfin l’influence sur les philosophes et théologiens est plus diffuse, mais contribue au passage du dogme à l’expérience, la raison s’effaçant devant le cœur. On pense à l’action de Schleiermacher (1768-1834) et de ses disciples, dont Neander[285].


 


 

Pierre de Clorivière (1735-1820).

Auteur jésuite d’un traité sur l’oraison qui ne présente guère d’originalité, mais qui donne une place à l’oraison de quiétude, à une époque peu favorable très influencée par le dernier jansénisme, il reprend le Moyen court et facile pour faire l’oraison en foi et de simple présence de Dieu, attribué à Bossuet, en fait repris par Caussade d’une copie rapportée de la Visitation de Meaux par madame de Bassompierre qui « répond, en tout cas, à la spiritualité de l’abandon commune à plusieurs courants spirituels du XVIIe siècle, de saint François de Sales à Madame Guyon, en passant par l’ursuline Marie de l’Incarnation. » [286].


 


 

Maine de Biran (1766-1824).

Son Journal examine la paix du cœur comme les états de sécheresses ; il serait le « premier à voir dans des mystiques des témoins de Dieu ». Il connut des états de ravissement éphémère : « Quand il était jeune il les expliquait comme l’expression affective d’un corps sain … l’interprétation n’est plus possible avec un organisme malade prématurément vieilli. : ne faudrait-il pas alors envisager l’hypothèse de ce qu’on appelle la « grâce » ? [287].

Tout ce dont l’existence ne peut être aperçue immédiatement, mais seulement conçue au moyen d‘une certaine déduction comme cause de perceptions données, n’a qu’une existence douteuse (29)

Si la philosophie platonicienne a été fondée à signaler un ordre de facultés supérieures, où l’âme se trouve comme identifiée avec son objet intellectuel et (182) absorbée en Dieu qui est sa source, la philosophie physiologique ne doit pas être moins fondée à reconnaître et spécifier un ordre inférieur de facultés animales où le moi se trouve aussi absorbé dans la sensation et identifié avec elle.

« L’amour ôte tout, mais il donne tout » Fénelon … Le principe de la 3ième vie (celle de la grâce) consiste dans la présence d’un esprit supérieur à celui de l’homme, qui se met pour ainsi dire à la place de son esprit et ouvre à ses yeux une perspective infinie de perfection et de bonheur et remplit son âme d’une joie (200)

On m’a demandé si c’était une révélation… les mots n’y font rien ; il suffit que nous ayons le sentiment de cette lumière supérieure que nous ne créons pas en nous-mêmes (235) [288].


 


 

Kierkegaard (1813-1855).

Le disciple de Poiret Tersteegen influença S. Kierkegaard (1813-1855), qui trouve en lui la simple vérité. « Le christianisme est une cure radicale, qui doit transformer l’homme » - Kierkegaard s’oppose donc à l’effort désengagé spéculatif de Hegel -, mais il « reste fidèle à la thèse … protestante de la différence absolue entre l’homme et Dieu [289] » :  pour lui, il n’y a donc pas d’union mystique possible.

Arthur Schopenhauer (-1860).

Le philosophe connaît les mystiques : il apprécie Fénelon, Eckhart dans l’édition Pfeiffer, l’Imitation de l’humble vie de Jésus par Tauler…

Mais je recommanderai  principalement … l’autobiographie de madame Guyon ; c’est une belle et grande âme, dont la pensée me remplit toujours de respect. [290].

Au livre quatrième du Monde comme volonté et comme représentation, où « la volonté s’affirme puis se nie », il interprète comme un retour du songe à la réalité, le « Tout m’est indifférent… » qui achève la Vie par elle-même ; puis y joint une autre citation « de cette sainte pénitente ».

Dora Greenwell (1821-1882).

Anglicane, elle écrivit une biographie du dominicain Lacordaire, une autre de John Woolman, quaker américain au Journal de voyage attachant, des poèmes et des essais. Fort cultivée, elle fut aussi très active socialement : traitement des enfants au travail, victimes de la famine Irlandaise… Elle fut influencée surtout par Lacordaire (“have a life – your own life ; live to a centre of lofty and consistent aims”, ce qui s’accorde bien avec la période victorienne) et par madame Guyon :

It seemed to her that the Gospel exhibited itself not merely as a plan for escaping punishment, but as containing also the element of spiritual restauration and of inward life. She regarded the new life in Christ, when perfected, as being the same as Christ’s life, or God’s life, and those persons who have experienced the inward spiritual renovation to the extent of pure or perfect love as being truly one with God.[291].


 

RECONNAISSANCE AU XXe SIÈCLE

Vital Lehodey (1857-1948).

Dom Vital Lehodey prône un abandon très proche de celui des quiétistes et sa direction forme un contrepoint moderne à celle de madame Guyon, inspirée par François de Sales et Caussade. On a la filiation par influences Guyon > Caussade > Ramières > Lehodey.[292].

Au fond, le manque de confiance, et le découragement qu’il inspire sont le grand obstacle aux desseins de Dieu ; ils sont même l’unique danger, mais un danger redoutable ; car ils pourraient nous précipiter dans l’abîme du désespoir. 406.

Le désir d’avancer dans les voies mystiques est parfaitement légitime en soi, et nous avons le droit de le traduire en une prière confiante et filiale … tempéré par un filial abandon. 442.

[l’âme] évite de chercher ou même d’accepter des considérations suivies, des affections variées  et compliquées … Mais elle reçoit l’action divine avec révérence et soumission, avec confiance et reconnaissance ; elle s’y adapte. 454.

Henri Bremond (1865-1933).

Le plus influent explorateur de textes spirituels au XVIIe siècle fut Henri Bremond (1865-1933) dont l’approche de la mystique est voilée sous le titre, seul recevable à son époque, d’Histoire du sentiment religieux [293]. Derrière la figure de l’érudit qui ressuscite un monde oublié et fixe les grandes lignes devenues canoniques de son histoire, se devine l’image émouvante du chercheur pour qui « l’expérience mystique fournit le paradigme de toute connaissance réelle ».

Tout converge sur la nature de la prière, ce qui se justifie pour découvrir la porte de la vie mystique. Mais classer les auteurs autour de ce thème peut conduire à des regroupements trompeurs, car la prière change au cours du chemin mystique. Tandis que l’individu et sa vie intérieure sont préservés, la dynamique de son vécu reste cependant rarement évoquée, ce qui s’explique par l’approche « généraliste » requise dans le panorama très vaste entrepris pour la première fois par ce défricheur. Il n’eut pas le temps d’achever son œuvre.

Henri Bergson (1895-1941).

On n’introduira pas celui qui partant de la philosophie des sciences aboutira à la reconnaissance du vécu mystique.

D’abord, si les grands mystiques présentent certaines différences superficielles qui tiennent aux temps, aux lieux, aux circonstances où ils ont vécu, il y a entre eux des ressemblances essentielles et profondes qui ne peuvent s’expliquer par l’imitation. Le mysticisme appa­raît ainsi comme un certain mouvement de certaines âmes dans une certaine direction : le mouvement peut être poussé plus ou moins loin, les stations peuvent en être plus ou moins nettement marquées, mais la direc­tion en reste constante, comme aussi l’aspect général du mouvement lui-même. Dans l’évolution du mysti­cisme de sainte Thérèse, par exemple, M. Delacroix distingue trois grandes périodes, et ce sont des phases analogues qu’il retrouve dans le mysticisme de madame Guyon.

Maintenant, ce mouvement a un terme bien défini, qui est une sorte d’intuition intellectuelle continue, de laquelle paraît jaillir une spontanéité créatrice : « Le mystique s’apparaît identifié avec un absolu qui s’épan­che... » Sans doute il jaillit des profondeurs mêmes de l’âme individuelle, et pourtant il n’est pas sans rapport avec le dogme. Ce sont des idées et des images chré­tiennes qui servent au mystique chrétien pour parvenir à son intuition ineffable. Ét l’oraison a beau être volontaire, elle enferme toujours quelque sentiment de la grâce. Enfin, chez les grands mystiques chrétiens, la contem­plation ne tue pas l’action.[294].

Les mystiques ! [...] Ah ! les mystiques ! Je ne les connaissais pas... Je les travaille en ce moment et je suis bien intéressé. Saint François ! les Fioretti ! [...]Tenez, Madame Guyon est très instructive. De l’âge de cinq ans jusqu’à sa mort, elle nous ouvre son âme. Elle n’a pas d’instruction. C’est spontané. C’est une merveilleuse expérience. Saint Jean de la Croix, très profond, mais il intellectualise trop ses intuitions. Sainte Thérèse, bien intéressante, bien attachante... C’est un monde nouveau que j’ai découvert.[295].

Jean Baruzi.

L’iranologue Henry Corbin témoigne ainsi sur…

…Jean Baruzi qui suppléa Alfred Loisy au Collège de France, avant d’y devenir lui-même titulaire de la chaire d’Histoire des religions. Ses cours étaient suivis avec une fidélité passionnée par une pléiade d’étudiants, comptant parmi eux un bon nombre d’élèves de la Faculté de théologie protestante de l’époque. C’est lui qui nous révéla la théologie du jeune Luther, qui était alors à l’ordre du jour des recherches théologiques en Allemagne : puis, à la suite, les grands spirituels du protestantisme : Sebastian Franck, Caspar Schwenkfeld, Valentin Weigel, Johann Arndt, etc. Le maître ne dissimulait aucune des difficultés que rencontrait son exposé de première main, mais un flot de vie spirituelle les emportait toutes. C’était tout neuf, captivant. Je commençai à percevoir certaines consonances, comme l’appel d’un carillon lointain conviant à explorer les régions que couvre ce que je devais appeler plus tard « le phénomène du Livre saint ».  …il était impossible d’entendre la voie des Spirituels interprétés par Jean Baruzi, sans prendre la décision d’aller voir sur place. [...]Le cercle d’amis groupés autour des inséparables frères Baruzi était lui-même une invite à tenter les aventures de l’Esprit. Par leur immense culture, leur sens des valeurs les plus délicates, les plus subtiles, de l’art et de la vie, les deux frères étaient les témoins d’un autre siècle, éminemment représentatifs d’une Europe et d’une société européennes, disparues avec la première et la seconde guerre mondiale, et que nous n’avons pas réussi  à refaire, fût-ce de loin, tant est obstinée et profonde l’emprise des démons et des possédés qu’a prophétisés Dostoïevsky. Il y avait chez eux, place Victor Hugo, des réunions fréquentes, outre les séances de « séminaire » que Jean Baruzi tenait chez lui et qui se prolongeaient fort tard dans la soirée. On rencontrait au nombre des participants toutes sortes de personnalités européennes inattendues. La présence de nos camarades allemands était toujours importante. Jean Baruzi donnait aux entretiens la tournure qu’ils auraient eue, s’ils s’étaient tenus dans le Weimar de Goethe. Il fut par excellence le professeur qui abolissait toute distance officielle entre le maître et l’étudiant. Seule subsistait celle de l’amitié déférente, une amitié qui allait grandissant d’année en année. »[296].

Baruzi a compris Jean de la Croix autant que cela est possible intellectuellement et son ouvrage reste le premier à lire sur ce maître. Il comprit aussi Fénelon et madame Guyon plus profondément qu’aucun érudit d’origine catholique ne pouvaient le faire à son époque compte tenu de l’ombre portée par la condamnation du quiétisme. Nous concentrant sur ce dernier point :

…la doctrine de Saint Jean de la Croix, en son affirmation essen­tielle (« l’amour est travailler à se dépouiller et dénuder pour Dieu de tout ce qui n’est pas Dieu... »), a été si profondément comprise par Fénelon, et aussi par madame Guyon, que l’on serait d’abord tenté de faire appel à eux pour la ressaisir [297].

Il cite Fénelon : 

Cette obscurité de la pure Foi ne donne par elle-même aucune lumière extraordinaire. Ce n’est pas que Dieu, qui est le maître de ses dons ne puisse y donner des extases, des visions, des révélations, des communications intérieures. Mais elles ne sont point attachées à cette voie de pure foy et les Saints nous apprennent qu’il ne faut point alors s’arrester volontairement à ces lumières extraordinaires, pour s’en faire un appui secret, mais les outrepasser, comme le dit le bienheu­reux Jean de la Croix, et demeurer dans la foi la plus nue et la plus obscure[298].

Puis Baruzi revient à Madame Guyon :

Plus encore que Fénelon qui, parlant de notre adhésion à Dieu, nous demande d’outrepasser « tout autre objet distinct » et ne consent pas à faire de la foi elle-même une obscurité que ne sou­tiendrait pas l’évidence de l’autorité, madame Guyon voudrait aller au-delà de toute donnée distincte ; elle songe à une immersion ; elle trouve « partout, dans une immensité et vastitude très grande, celui » qu’elle ne possédait plus, mais qui l’avait « abîmée en lui ». Et telle est la seule « extase » qu’elle juge « parfaite », extase qui ne « s’opère que par la foi nue, la mort à toutes choses créées, même aux dons de Dieu », lesquels « étant des créatures, empêchent l’âme de tomber dans le seul incréé ». On pourrait, plus profondément, dire qu’elle n’admet pas l’extase transitoire, mais accepte seulement une « extase permanente » ou absorption, en Dieu, de l’âme anéantie ». Madame Guyon estime qu’elle retrouve en tout cela la doctrine de saint Jean de la Croix. Elle allègue des textes solidement choisis et oppose avec rigueur « la voie de lumière distincte » et « la voie de la foi ». Elle sait « qu’il est de très grande conséquence d’empêcher les âmes de s’arrêter aux visions et aux extases; parce que cela les arrête presque toute leur vie ». C’est sans doute encore l’influence de saint Jean de la Croix qu’elle subit, lorsqu’elle constate, avec la purification passive, un extrême élargissement de son expérience. « Sitôt que mon esprit fut éclairé sur la vérité de cet état », dit­-elle, « mon âme fut mise dans une largeur immense... Aupara­vant tout se recueillait et concentrait au-dedans, et je possédais Dieu dans mon fond et dans l’intime de mon âme ; mais après, j’en étais possédée d’une manière si vaste, si pure et si immense, qu’il n’y a rien d’égal. Autrefois, Dieu était comme enfermé en moi et j’étais unie à lui dans mon fond : mais après, j’étais comme abîmée dans la mer même ». Et elle explique ensuite comment, aux pensées qui se « perdaient » naguère « mais en manière aperçue » a succédé un complet oubli de nous-mêmes par nous­-mêmes et après que Dieu, écrit Fénelon, a « peu à peu arraché à l’âme tout son senti ou aperçu » [...] Fénelon et madame Guyon n’en sont pas moins les deux êtres qui, pour la pre­mière fois, ont donné à la doctrine de saint Jean de la Croix un prolongement de caractère métaphysique. Par eux, par madame Guyon surtout, une notion de la foi pure et de l’anéantissement intérieur s’est propagée au-delà de l’Église catholique et dans les groupes spirituels qui, s’ils n’ont sans doute pas connu profondément Jean de la Croix, l’ont du moins inséré dans une tradition de catholiques persécutés où il serait inexact de l’enfermer, mais d’où il serait non moins faux de l’exclure.

Ici Baruzi introduit une longue note et suggère un programme de recherche en continuité avec le nôtre :

Une étude historique concernant Poiret, Dutoit, le comte de Fleischbein, Charles-Hector de Saint-George de Marsay (cf. l’autobiographie inédite de ce dernier, conservée en Suisse aux Archives du château de Changins) et les ermi­tages tels que ceux qui furent créés par Poiret à Rheinsburg en 1688 ou, par Fleischbein, à Hayn, devrait s’appliquer à démêler ce qui, par delà l’influence de madame Guyon, rejoint saint Jean de la Croix lui-même [...]Jurieu lui-même [...]établit une distinction entre la mystique qui est un allé­gorisme et celle qui conduit à l’union avec Dieu. « d’essence à essence, sans images et sans milieu ». « Quand on en est, là » (à l’état de contemplation), écrit-il, « selon le Bienheureux Jean de la Cour » (sic), « la méditation devient un moyen bas et un moyen de boue. » (Id., p. 27). Dans un opuscule inédit de Marsay [...]il est fait allusion à la nécessité de la purification de la nuit obscure. / Une enquête de ce type aurait une portée générale. Elle conduirait celui qui l’entreprendrait à reconstituer un milieu spirituel encore ignoré…

Enfin il poursuit :

Il y a plus. Fénelon et madame Guyon ont nettement compris que saint Jean de la Croix est étranger à toute expérience qui ne renierait pas les révélations et les visions. Et, en effet, si unies qu’elles soient finalement, si parentes qu’elles soient aussi dans leur plus profond développe­ment, l’expérience de sainte Thérèse et celle de saint Jean de la Croix divergent. Que sainte Thérèse ait dépassé les paroles et les visions, elle n’en a pas moins combiné l’expérience ineffable  et un langage divin qui s’articule. Peu importe ici que madame Guyon ait eu une expérience chargée de troubles pathologiques. Dans la mesure où elle a compris saint Jean de la Croix, elle adhère à une ligne idéale qui est la seule qui compte pour elle. Henri Delacroix a raison de dire, à propos du mysticisme de madame Guyon, que c’est à l’Église « de juger ce qui s’accorde ou non avec l’idée qu’elle se fait de la sainteté et de l’expérience chrétienne [Études, p. 240] ». Mais il a raison aussi de marquer que seul celui qui n’aurait pas lu attentivement « les mystiques approuvés, ou tout au moins, certains d’entre eux », pourrait « ignorer ce par quoi madame Guvon leur est semblable ». Ce sont les étrangetés du langage de madame Guyon et le drame de sa vie qui ont fait méconnaître le substrat de sa doctrine. De même et, inversement c’est parce que la pensée de Jean de la Croix nous est arrivée mutilée et déformée que l’intuition fondamentale n’y est pas aisément discer­nable. Cette intuition, qu’on le veuille on non, est ressaisie de façon aiguë à travers la tradition mystique catholique, par Fénelon et madame Guyon, qu’elle qu’ait pu être la doctrine qui s’y ajoute et dont Jean de la Croix n’est nullement responsable. Cette doctrine est par elle-même de si grande portée, et si inattendu est le langage qui la recouvre, que nous n’avons pas le droit de percevoir, à travers le guyonisme on le fénelonisme, la pensée de Jean de la Croix. Mais il était indispensable de noter, à propos d’un exemple significatif, que la mystique de Jean de la Croix, plus intimement que toute autre expérience catholique, rejoint la vie spirituelle de ceux, à quelque confession qu’ils appartiennent et qu’ils soient ou non attachés à un dogmatisme déterminé, qui ont chassé de leur pensée toute représentation et même toute notion de Dieu et se sont perdus en une Foi qui, en un autre sens que la raison, mais aussi puissamment qu’elle, élimine les pensées médiocres, l’anthropomorphisme grossier, les puérilités, le con­tenu empirique arbitraire. Par là même, la doctrine de saint Jean de la Croix est liée, non seulement à l’histoire de la spiritualité et de la mystique, mais à l’histoire des idées religieuses et, plus généralement encore, à l’histoire de la pensée. L’état théopa­thique où nous serons conduits ne nous fera pas découvrir un Dieu à peine dégagé de l’expérience humaine. Quelles que puissent être par ailleurs leurs affirmations, ceux des mystiques qui, comme sainte Thérèse, ont eu un entretien avec un Seigneur, maître de leur activité, ordonnateur de leur pensée, se situent sur un autre plan et, en dépit d’eux-mêmes, sur un plan humain. Jean de la Croix voudrait instaurer en nous une vie divine, au sens strict du mot. Il est de ceux qui ont cru éprouver une expé­rience de l’infini et, selon la remarque de Fritz de Hügel [t. II, p. 343], peut être compté comme l’un des plus grands parmi ceux-là. C’est cette expérience qu’il faudrait surprendre à sa source et en nous fondant, pour remonter jusqu’à elle, sur les textes même, réfléchis en leur pureté native.


 

Louis Cognet

Disparu en 1970, ce grand défenseur de la vie spirituelle  avait succédé à Bremond[299].  Il justifia Madame Guyon au sein du DS et par son mémorable Crépuscule des mystiques.

Madame Gondal

Pris le relais de Louis Cognet pour défendre Madame Guyon dans sa thèse L’ Acte mystique, puis en éditant plusieurs ouvrages sur elle[300] et des découvertes dont le Récit des prisons.


 


 

En conclusion de l’école du cœur.

Cette lignée mystique naît autour du franciscain Jean-Chrysostome de Saint-Lô, passe par le laïc Jean de Bernières, le prêtre Jacques Bertot, Madame Guyon, se prolonge par l’intermédiaire du jésuite Caussade et par l’activité du pasteur Dutoit. Elle présente des ramifications, des influences croisées où interviennent Jean de Saint-Samson, Marie de l’Incarnation, la mère du Saint-Sacrement, Fénelon, Poiret. Ces noms et leurs associés d’une turba magna de moindre talent, ou n’ayant pas eu à rendre compte d’une expérience commune à tous, ne représentent qu’une infime minorité en comparaison de centaines de milliers de religieux qui peuplent le Grand siècle. On estime en effet à deux cent mille environ la population agrégée à un ordre vers 1640.

C’est dans un milieu spirituel élargi mêlant religieux et laïcs que nous avons tenté de retrouver quelques liens à l’aide de témoignages précis, en privilégiant des personnes et non les structures. La centaine de noms présents dans ces pages enrichit, mais complique la structure linéaire que nous venons de rappeler au début du premier paragraphe. Elle devient un réseau inextricable, graphe non planaire ne pouvant être représenté simplement sur une page sans éviter des croisements entre liens. Un diagramme synchronique montre le chevauchement permettant les influences entre générations, ce qui réduit en général les différences d’âge à moins de vingt ans.

Pour la période récente, on n’a pas de preuve que la transmission de la grâce de cœur à cœur se soit poursuivie après la mort de Madame Guyon. Mais des disciples ont continué à se réunir en cercles très conscients de leurs sources. Ainsi, en 1769, J.-Ph. Dutoit, éditeur de son œuvre, fut l’objet d’une visite de la police de Berne, dont le procès-verbal de saisie de ses livres se limite, outre la Bible et l’Imitation, à quatre auteurs : Bernières, Bertot, Madame Guyon, Poiret [301]. Cela ferme en quelque sorte deux siècles d’histoire.

Nous avons rappelé l’influence sur des milieux très divers, par exemple dans le milieu maçonnique par l’intermédiaire du chevalier Ramsay ; L’Abandon à la Providence divine, œuvre préférée attribuée au jésuite Jean-Pierre de Caussade constitue une résurgence permise en milieu catholique - avec toute la précaution rendue nécessaire après l’affaire du quiétisme - de la spiritualité de l’école [302]. Elle trouve aussi refuge dans les terres lointaines du Québec depuis Bernières, ou étrangères du protestantisme depuis Madame Guyon. L’œuvre de celle-ci et de ses prédécesseurs est connue des quakers américains,  de Wesley et des Méthodistes [303].

Cette tradition est capitale par le témoignage qu’elle donne de la primauté accordée à la vie intérieure et à l’expérience mystique, qui peut s’accompagner d’une pratique religieuse, mais n’en dépend pas. Cette expérience personnelle n’a pas été vécue par des génies solitaires, mais dans des cercles amicaux réunis autour d’un père ou d’une mère spirituelle qui transmettaient la grâce de cœur à cœur. On devine des filiations de ce type chez des Pères du désert, dans le milieu où vécut Syméon le Nouveau Théologien, chez des franciscains, des béguines et chez Ruysbroek, au Carmel, pour ne citer que des exemples antérieurs au sein de cultures d’inspiration chrétienne ; mais les témoignages écrits font le plus souvent défaut.

Honoré de Sainte-Marie, carme contemporain de Madame Guyon, avait cette perception de l’histoire de la spiritualité, qu’il nous présente comme un torrent spirituel, jamais interrompu, et détaille, siècle après siècle, avec une érudition étonnante pour son époque, dans sa belle Tradition [...]sur la contemplation [304]. Puis le crépuscule de la vie mystique [305]  a vu, au sein du catholicisme, un développement étonnant de formes extérieures - culte marial, apparitions - dont beaucoup se détournent. Il est urgent de réhabiliter pleinement une filiation proposant un « christianisme intérieur » d’une grande sobriété. Certes elle a échoué à s’insérer dans le courant majoritaire, mais elle est parvenue à associer très tôt des catholiques à des protestants, et même à influencer des adeptes des lumières.


 

Index

Baruzi Jean-  241

Bergson Henri- (1895-1941).   240

Bossuet et Fénelon affrontement-    33

Bremond Henri- (1865-1933). 239

Caussade Jean-Pierre de- (1675-1751) 197

Clorivière Pierre de- (1735-1820).        233

Cognet Louis-          247

Conclusion de l’école du cœur.       249

Constant Benjamin- (1767-1830).        184

Deskford (1690-1764).           99

Dr. Georges Cheynes.           87

Dr. James Keith (-1726)         83

Ducs de Chevreuse et de Beauvilliers  21

Dupuy Isaac-            28

Dutoit-Membrini Jean-Philippe- (1721-1793)   166

ÉCHOS AU XIXe SIÈCLE   231

FILIATION ÉCOSSAISE    73

FILIATION EN FRANCE   21

FILIATION HOLLANDAISE         101

FILIATIONS de « trans » en terres protestantes     70

FILIATIONS DE LA QUIÉTUDE   15

FILIATIONS européennes        17

FILIATIONS SUISSE ET GERMANIQUE  117

Fleischbein Frédéric de- (1700-1774)   125

Forbes         97

Garden James- (1645-1726) et Georges (1649-1733).    89

Gondal Madame-      247

Greenwell Dora- (1821-1882).            237

INDEX                   251

INFLUENCES EN TERRES CATHOLIQUES        191

INFLUENCES EN TERRES PROTESTANTES      211

Kierkegaard (1813-1855).       237

Klinckowström (apr.1700?-1774), danois.        162

Langalerie Charles de- (1751-1835)      182

Lehodey Vital- (1857-1948)    239

Lettres de direction à un jeune mousquetaire (extraits) 46

Maine de Biran (1766-1824).   235

Manière courte et facile pour faire oraison en foi         201

Marquis de Fénelon (1688-1745).        43

Metternich (-1731)     109

Milley François-Claude- (1668-1720)   193

Monod Jean-François- (1674-1752)     123

Moritz Karl Philipp- (1756-1793).       229

Mortemart de- (1665-1740) « petite duchesse   57

ORIGINES  11

Pétillet Daniel- (1758-1841).   180

Pétronille d’Echweiler (1682-1740)      121

Pierre Poiret (1646-1719)        103

Piétistes       213

Quakers. Robert Barclay1648-1690).    215

Ramsay (1686-1743)   93

RECONNAISSANCE AU XXe SIÈCLE      239

Saisie des livres et écrits de monsieur Dutoit. 176

Schopenhauer (-1860).           237

Scougal Henry- (1650-1678)    77

Tersteegen (1697-1769)          114

Tradition mystique, une histoire mouvementée.           73

Wesley  John- (1703-1792).     223

William Law (1686-1761).       221

 


 


 

QUATRIÈME DE COUVERTURE

 

ECOLES DU CŒUR AU SIECLE DES LUMIERES

Disciples de Madame Guyon et leurs influences

 

Dominique Tronc

 

La vie mystique transmise par Madame Guyon se poursuit à Blois auprès de disciples ‘cis’ (français) et ‘trans’ (étrangers).  Elle les prépare spirituellement pendant les quatorze années qui lui restent à vivre après sa libération de 1703. Ils vont couvrir en quelques générations au XVIIIe siècle les Îles britanniques et l’Europe continentale. Ce premier travail de synthèse montre comment une filiation qui passe de Chrysostome de Saint-Lô à Bernières à Bertot à Guyon et Fénelon se poursuivit en plusieurs chaînes au siècle des Lumières.

La « petite duchesse » de Mortemart succéda probablement à Madame Guyon tandis que le discret, mais indispensable Dupuy instruisit le marquis de Fénelon sur l’histoire de la ‘querelle du quiétisme’. Plusieurs membres de grandes familles écossaises étaient présents en juin 1717 à Blois. L’éditeur de l’œuvre Pierre Poiret et son groupe hollandais exercèrent leurs influences sur le diplomate Metternich et sur le théologien Tersteegen. Des disciples suisses vaudois dont Dutoit second éditeur de l’œuvre et de régions germanophones tels le prussien Fleischbein, nous acheminent jusqu’au Romantisme.

Notre florilège témoigne de relations spirituelles qui existaient entre ces membres d’Ecoles du Cœur. Des influences s’exercèrent bien au-delà : les pratiquants étaient entourés ou en relation avec des chercheurs attirés par la vie intérieure.  Nous en relevons traces en terres catholiques et protestantes, quelques échos, enfin une redécouverte.


 

Styles :  Normal, Normal j -- cit 11 rom -- notes 10 – 2 pages côte à côte : 162%

Format américain proche A5 : 14,0 x 21,6

Marges   haut        2             bas         2

               g.            2,3          d.            1,3

 

Fleischbein à rendre cohérent et raccourcir la correspondance avec Kl. ? – finir d’exploiter Chavannes --  équilibrer les masses -- Mortemart à compléter ? Revoir Synthèse. – ajouter « et d’autres » dans la filiation française : Grammont ?

 

Ajouter titrage entête

 

On peut déjà éditer ce dossier qui a été antidoté.


 


 

 



[1] La vie mystique chez les Franciscains du dix-septième siècle : I. Introductions, Florilège issu de Traditions franciscaines (Observants, Tiers Ordres, récollets), II. Florilège de figures mystiques de la réforme Capucine, III. Un grand siècle franciscain à Paris & Nécrologe capucin, Le franciscanisme et l’invasion mystique, Figures mystiques féminines, minimes, Un regard sur les héritiers, Centre Saint-Jean-de-la-Croix, coll. « Sources mystiques », 2014.

[2] Rencontres autour de Monsieur de Bernières (1603-1659) Mystique de l’abandon et de la quiétude, coll. « Mectildiana »,  Éditions Parole et Silence, 2013.

[3] Fénelon mystique, un florilège, coll. « Chemins mystiques », non édité, 2016.

[4] Louis Cognet, Crépuscule des mystiques, Paris, 1958 ; Raymond Schmittlein, L’aspect politique du différend Bossuet-Fénelon, Bade, 1954 ;  Dictionnaire de Spiritualité, art. ‘Quiétisme, II. En France’, 12.2805/2842.

[5] Les années d’épreuve de Madame Guyon, Emprisonnements et interrogatoires sous le Roi Très Chrétien, Documents biographiques rassemblés et présentés chronologiquement, Paris, Honoré Champion, coll. « Pièces d’Archives », 2009.

[6] Expériences mystiques en Occident  IV Une École du Cœur, synthèse en préparation.

[7] Saint-Simon, Mémoires, I, 773 cité, 1089, par  R. et S. Pillorget : France baroque, France classique 1589-1715, t.I, Récit, Laffont, 1995  - v. G. Lizerand, Le duc de Beauvilliers, Paris, 1933.

[8] R. et S. Pillorget, op.cit., p.1162. – Sur les rapports du trio Chevreuse-Fénelon-Guyon, v. la longue note 15 à la lettre 44 de la Correspondance de Fénelon, par Orcibal.

[9] On retrouvera Beaumont et Langeron à Cambrai, Dupuis et l’Échelle copistes des lettres de Madame Guyon, (leur épreuve est une providence pour nous, éditeurs). Ceci souligne le soin pris par Fénelon, membre du cercle, pour venir au secours aux moins fortunés. De même, avant son emprisonnement, Madame Guyon s’occupa d’assurer les moyens d’une vie décente à des filles à son service, comme elle l’avait fait pour telle religieuse. Expression sociale de l’amour .

[10] Saint-Simon Mémoires, éd. Cherel.

[11] Souvent désigné par « Put[eus] » ou même « p. », à partir du puits (latin puteus) comme ce fut le cas de l’académie des frères « putéans » Pierre et Jacques Dupuy. Orcibal, dont nous reprenons la note 5 à la lettre 101 de la [CF] t.III, cite Pintard, Le Libertinage érudit, p.93.

[12] Le bon « Put » écrira le 8 février 1733 : « Je commençai à connaître Mme Guyon en ce temps-là (1687-1688) » (Fénelon (Gosselin), t. X, p. 60). 

[13] Orcibal cite : B.N.F., Nouv. Acq. Fse 1432, f°75r°.

[14] Orcibal cite Boislisle, t. II, p. 412, puis ajoute : « Dès janvier 1696, le duc de Noailles le désignait au Roi comme le responsable de la conversion de la duchesse de Guiche au quiétisme. […] On ne s'étonnera donc pas qu'il ait été chassé en juin 1698 avec les autres amis de Fénelon. »

[15] Madame Guyon, Correspondance I Directions spirituelles, Lettre 347 au duc de Chevreuse du 7 octobre 1695.

[16] Sur le récit de la « chasse » à la Guyon, voir « Les années d’épreuves… » Honoré Champion, 2009, synthèse : 24-27 ; et  récit : 104-109 (incluant le fragment cité : 107).

[17] « Les années d’épreuves… » Honoré Champion, 2009, pp. 435 sq. – On y ajoutera l’extrait  de la seule autre lettre d’ après 1690 qui nous est parvenue : …Le bon put [Dupuy] vous mandera bien des choses que nous avons dites ensemble. Il vous dira aussi la situation où nous sommes et les raisons, outre la mauvaise santé, qui ont empêché M. F[orbes] de vous aller voir. R[amsay] ne saurait le quitter. Ils sont bons enfants… » ([CG I] L. 294).

[18] Triste conflit dévastateur entre jésuites et jansénistes. On parle de schisme. Fénelon est en train de retrouver une place de choix comme pacificateur…

[19] Lettre 335, 11 février ? 1715 : « …. Si vous voyez Put [Dupuy], dites-lui que j’ai reçu sa lettre et que je l’aime bien. S’il prenait un grain de cardamome, il n’aurait plus de toux : c’est le plus excellent et court remède. »

[20] L .358. : « Dites à Put [Dupuy] que j’embrasse, que lorsqu’il aura reçu l’argent de M. de Gautret, qu’il le mande à la petite Marc [au service de Mme Guyon]  car c’est pour elle. »

Testament du 17 décembre 1714 devant P. Belin notaire à Blois, 2 ex. confiés au duc de Charost [mari de la fille de Mme Guyon] et à Dupuy, pièce 10/2325 des Archives diocésaines de Blois.

 

[21] La copie par Isaac Du Puy, A.S.-S. ms. 2055 « lettres au duc de Chevreuse », 229 ff., 22,4 cm., appartint au duc de Chevreuse, puis finalement à Mme de Giac, veuve Chaulnes. Ce long ms. couvre la période de juillet 1693 à janvier 1698. Il s’arrête abruptement, probablement amputé des dernières pages. On complète par de La Pialière. Voir [CG II], « Manuscrits : descriptions complémentaires », 908-910.

[22] [CG I] & [CG II].

[23]  V. [CG I] L. 382 & L. 383 en réponse de Dupuy au marquis. Nous avons édité le début de cette préface aux Œuvres spirituelles de feu Monseigneur François de Salignacde la Mothe-Fénelon…, Rotterdam, 1738, 2 vol. in-4°, dans [CG II], « Un récit de la ‘Querelle’ », 19-34.

[24] À.S.-S., ms. 2046.

[25] À ne pas confondre avec d’autres membres de la famille de Fénelon (26 entrées  « Fénelon » dans J. Orcibal, Correspondance de Fénelon, Fénelon, sa famille et ses débuts  [CF], t.I ,  Index. – Sur sa blessure, v. [CF], t.15, note 1 à la Lettre 1486 B.

[26] Madame Guyon, Correspondance I Directions spirituelles [CG I], 2003, Lettre 316.

[27] « Nous retrouvons ici la « spiritualité du moment présent » qu’illustrera le P. de Caussade et qui domine déjà dans les lettres de Fénelon… » note Orcibal.

[28]  Lettre 1662 dans la Correspondance de Fénelon, t.XVI, Droz, 1999.

[29] P. de Beaumont (1660-1744), grand-vicaire de l’archevêque à Cambrai.

[30] Madame Guyon, Correspondance I Directions spirituelles, 2003, 587-674. - L’édition des Lettres  spirituelles par Dutoit atteste en son « Indice » (p. 628 du t. V) trois lettres au t. III, puis une série de trente-huit lettres au t. IV. Nous avons  recouru à de nombreux originaux (autographes de l’écriture difficile qui caractérise la fin de la vie de Madame Guyon ; copies sous dictée le plus souvent de la main de son secrétaire Ramsay) et, à défaut, au « cahier des lettres » maniable de l’écriture du marquis (il l’accompagnait  dans ses campagnes et voyages) - Si la seule lettre attribuable au marquis, datée du 31 mars 1614, ne permet guère de mieux connaître ce dernier, on se reportera, -- outre les traits bien observés par Madame Guyon -- à la préface du marquis rédigée pour son édition de 1738 des Œuvres spirituelles de Fénelon.

[31]« J’espère que vous vous trouverez bien d’entrer en société spirituelle avec M. N. Vous vous aiderez mutuellement dans le chemin de la foi et de l’amour. Je veux bien y entrer en tiers en esprit. » (Première lettre de Madame Guyon) – sur Forbes et sur Ramsay v. sections infra.

[32] Œuvres spirituelles de feu Monseigneur François de Salignac de La Mothe-Fenelon, …, nouvelle édition revue et considérablement enrichie [par rapport à celles de 1718  et  1723], À Rotterdam, Chez Jean Hofhout, 1738 in-4; réédité sans nom d’éditeur, mais précédé d’un “Avis de l’imprimeur” qui s’étend sur “l’amour de Dieu pour Lui-même”, 1740, 4 vol. in-12.

[33]Pages III-XLVIII de l’édition de 1738, rééditées dans Madame Guyon, Correspondance II Années de Combats, 2004, 20-34.

[34] Madame Guyon, La Vie par elle-même…, 2001, 2014, « 5.3 - Supplément à la Vie », 983-1020.

[35] Il peut s’agir soit de Ramsay (qui à cette date est probablement à Cambrai auprès de Fénelon, dont il avait fait la connaissance en août 1710 ; il ne sera à Blois que tardivement : sa présence y est toutefois attestée en mars 1714 ; v. Henderson, Chevalier Ramsay, p. 31 & p. 38), soit de Lord Forbes qui adressera deux lettres plus tardives adressées au marquis de Fénelon. [CG I], L.446 & 447.

[36] L.316, septembre 1711.

[37] Il s’agit peut-être de Servais, au service de madame Guyon.

[38] Points de suspensions du manuscrit comme pour les quatre points ‘….’ suivant.

[39] Manière de regarder un objet (Littré).

[40] Dupuy (ou un écossais ?).

[41] Ezéchiel 9, 4-6 : « Et le Seigneur lui dit : Passez au travers de la ville, au milieu de Jérusalem, et marquez un tau sur le front des hommes qui gémissent, et qui sont dans la douleur de voir toutes les abominations qui se font au milieu d’elle. » (Sacy).

 

[42] « […] On y voit qu'après sa première disgrâce, ce fut chez la duchesse de Charost, à Beynes, château tout voisin de Saint-Cyr, qu'elle trouva asile, et que la duchesse de Mortemart la conduisit à Meaux, le 13 janvier 1695, pour se mettre à la disposition de Bossuet. Ses doctrines ayant été condamnées le 10 mars, et ce jugement suivi de sa rétractation solennelle, elle obtint la permission de se rendre aux eaux de Bourbon; mais les deux duchesses vinrent la prendre, le 9 juillet, et la ramenèrent à Paris, d'abord dans le faubourg Saint-Germain, puis dans le faubourg Saint-Antoine, où Desgrez l'arrêta vers la fin de décembre. » (Boislisle, tome II, n. 4 de sa p. 65).

[43] En témoignent les très nombreux échanges précédant de très peu l’embastillement de Mme Guyon, (Correspondance Tome II Annéess de Combats, lettres à la « Petite Duchesse »). Ils portent sur plus de cent lettres entre juin 1695 et mai 1698, le mois du dernier contact avec l’embastillée).

[44] « Au premier mot qu'ils [les Beauvilliers entreprennent de marier sa fille au fils du ministre Chamillart] en touchèrent à la duchesse de Mortemart, elle bondit de colère, et sa fille y sentit tant d'aversion , que plus d'une année avant qu'il se fit, la marquise de Charost, fort initiée avec eux, lui ayant demandé sa protection en riant lorsqu'elle seroit dans la faveur, pour la sonder là-dessus: ‘Et moi la vôtre, lui répondit-elle, lorsque par quelque revers je serai redevenue bourgeoise de Paris.’ » (Saint-Simon, Mémoires, Chéruel, rééd. 1966, tome 6, chap. 8 [1708], 163).

[45] Attribution par A. Delplanque en 1907.

[46] Edition [CF 18] par I. Noye, Droz, 2007 : un progrès par siècle !

[47] « Marie-Anne Colbert, soeur cadette des duchesses de Beauvillier et de Chevreuse, née le 17 octobre 1668, épousa, le 14 février 1679, Louis de Rochechouart, duc de Mortemart, fils du maréchal de Vivonne et général des galères en survivance. Elle n'avait que treize ans, et son mari quatorze. Devenue veuve le 3 avril 1688, elle mourut à Saint-Denis, le 14 janvier 1750. Selon Mme de Caylus, son mariage avait coûté quatorze cent mille livres au Roi. » (Boislisle, tome second, n. 1 de sa p. 7) – « Le Roi donnait d'ordinaire deux cent mille livres, à moins que les embarras financiers du moment ne le forçassent de réduire ses libéralités, Mlle de Beauvillier eut cette somme quand elle épousa le duc du Mortemart [fils de la ‘petite duchesse’], en 1703. » (Boislisle, t. second, n. 3 de sa p. 8).

[48] [CF] 3, L.168, n.2 d’Orcibal.

[49] « L’esprit Mortemart » est décrit ainsi de manière assez irrésistible par le même Saint-Simon à l’occasion d’une autre figure : « Mme de Castries étoit un quart de femme, une espèce de biscuit manqué, extrêmement petite, mais bien prise, et aurait passé dans un médiocre anneau ; ni derrière , ni gorge, ni menton, fort laide, l'air toujours en peine et étonné , avec cela une physionomie qui éclatait d'esprit et qui tenait encore plus parole. Elle savait tout : histoire, philosophie, mathématiques, langues savantes, et jamais il ne paroissait qu'elle sût mieux que parler français, mais son parler avait une justesse, une énergie, une éloquence, une grâce jusque dans les choses les plus communes, avec ce tour unique qui n'est propre qu'aux Mortemart [notre soulignement]. Aimable, amusante, gaie, sérieuse, toute à tous, charmante quand elle voulait plaire, plaisante naturellement avec la dernière finesse sans la vouloir être, et assénant aussi les ridicules à ne les jamais oublier, glorieuse, choquée de mille choses avec un ton plaintif qui emportait la pièce, cruellement méchante quand il lui plaisait, et fort bonne amie, polie, gracieuse, obligeante en général, sans aucune galanterie, mais délicate sur l'esprit et amoureuse de l'esprit… » (Mémoires, Chéruel, rééd. 1966, tome 1, chap. 25 [1696], 406.)

[50] « Ce mot se trouve plusieurs fois dans Saint-Simon avec le sens de chansons satiriques, ou simplement de reproches vifs et piquants. » (Chéruel).

[51] Saint-Simon, Mémoires, Chéruel, rééd. 1966, tome 4, chap. 12 [1703], 213-214.

[52] Le « pilier mâle » est bien entendu « l'abbé de Fénelon, qui était leur prophète, dans qui ils ne voyaient rien que de divin » selon cette même addition au journal de Dangeau (réf. n. suivante).

[53] Saint-Simon, Mémoires, Boislisle,  413,  « Addition de Saint-Simon au Journal de Dangeau », « 127. Mme Guyon et les commencements de son école. »

[54] Correspondance de Fénelon, 1829, tome onzième, 345.

[55] Saint-Simon, Mémoires, Chéruel, rééd. 1966, tome 6, chap. 8 [1708], 165. – nous modernisons toujours l’orthographe, « gardoit » en « gardait », etc.

[56] CF 18 respecte la séquence des pièces LSP, car elles sont adressées à divers correspondants – dont I.Noye propose souvent une identification. Ici où nous privilégions la répartition par destinataires, ce qui rend une mise en ordre même incertaine souhaitable.

[57] En juin 1708, Fénelon la mettait en garde sur son « naturel prompt et âpre, avec un fonds de mélancolie » (CF 14, L. 1215).(Noye)

[58] Allusion brève, mais forte, à la tendance de la duchesse à «régenter» qui avait amené la révolte d'autres membres du «petit troupeau guyonien» dont elle était «l'ancienne»: voir la lettre adressée le 4 (?) mai 1710 par Fénelon à Mme Guyon, n. 4, et la réponse de celle-ci, n. 4. [O]

[59] J. Orcibal, op.cit., 201-206, 529, 532, 537, 539-540…

[60] J. Orcibal, op.cit., 542.

[61] H. Scougal, Life of God in the soul of man, 1677. Voir infra.

[62] J.Garden, Comparative Theology, 1699.

[63] Madame Guyon, Correspondance I Directions spirituelles, 675-842.

[64] Henderson, G. D., Mystics of the North-East, Aberdeen, printed for the Third Spalding Club, 1934, comportant étude et correspondances, ouvrage dorénavant cité : [Henderson] ; v. du même : Religious life in Seventeen-century Scotland, Cambridge, 1937 ; Chevalier Ramsay, Thomas Nelson and sons Ltd, 1952 : [Henderson, Chevalier Ramsay].

[65] J. Orcibal, Etudes…, 528.

[66] H. Scougal, The Life of God in the Soul of Man, Christian Heritage, Christian Focus publ., 1996 & Christian Classics Ethereal Library (internet) ; The works of Mr Henry Scougal, professor of divinity in the King's College Aberdeen, containing the Life of God in the Soul of Man ; On the nature and excellency of the Christian religion. with nine other discourses on important subjects. Also a brief account of the author's life and a sermon preached at his funeral by George Garden d d., in two volumes, Aberdeen,1759. [preface, Life of God 1-108, nine discourses -205 & vol II, 206-369, a sermon... -458 (fin)].

[67] Part I, from § 2 - 5. (Notre adaptation).

[68] Part II, from § 2, 5, 7, 10, 14.

[69] Part III, from § 1, 5, 24.

[70] [Henderson], 61.

[71] Prophétesse mystique née à Lille en 1616, morte exilée et persécutée en 1680.

[72] [Henderson], 38 & 60.

[73] [Henderson], 130, Letter XXX, London 1 oct. 1716 : “The  number of the comm. sur le v .test. [Commentaire sur l’Ancien Testament] subscribed was one hundred, 42 of which were sent to Scotland”.

[74] « …le théologien Francis Lee, gendre de la prophétesse J. Lead, se joignit aux Philadelphiens, qui, comme les piétistes allemands et les quiétistes des pays latins, lui paraissaient animés de l'esprit des Apôtres. Il traduisit en 1715 sous le nom de R. Nelson la Lettre pastorale de Fénelon sur l'amour de Dieu. Sa Préface louait la théorie de la passivité que l'on trouve chez madame Guyon… » (J. Orcibal, Études…, 529).

[75] J. Orcibal, Etudes…, 529-530.

[76] [Henderson], 74, Lettre I, London, Oct. 10th, 1713.

[77] [Henderson], 83, L.VI (1714).

[78] [Henderson], 99-100, L.XIV?

[79] [Henderson], 113.

[80] [Henderson], 161, L.XLVI.

[81] [Henderson], 163-164, L.XLVIII, 15 Nov. 1718?

[82] J. Orcibal, Études…, 202. - Le manuscrit se trouve actuellement à la bibliothèque Bodléienne d’Oxford. Il porte la mention : «Pour M. R[amsay] qu'on prie de le renvoyer s'il lui plaît à M. K[eith] après qu'on s'en sera servi ».

[83] [Henderson], 78, L.III.

[84] [Henderson], 98, L.XIV ; v. aussi sa maladie, 136, L.XXXII.

[85] [Henderson], 146, L.XXXVII, transmet le récit en français par Ramsay de l’agonie : « …sur la croix avec une paix et une douceur où il paraissait une insensibilité à tout ce qui est au dehors, mais où je crois que l’Intérieur était bien occupé … Elle est morte le 9 de ce mois (juin 1717) à onze heures et demie du soir. Elle me dit le matin avant et après avoir reçu le saint viatique qu’elle était dans un état de délaissement extrême… » - 147 [Henderson], L.XXXVIII (du marquis de Fénelon à Deskford.) : « L’abandon en Dieu, la perte de tout appui, et le détachement de toute créature, et de tout hors Dieu est ce qu’il m’a semblé que le temps que j’ai passé auprès d’elle dans ces derniers moments de sa vie m’a montré d’une manière sensible être la voie que je dois suivre. »  - 150 [Henderson], XLI : I shall her transcribe what A.R[amsay]. wrote me … Aug. 7th (lettre perdue) : ‘ Elle sentit depuis longtemps que Dieu l’allait retirer, que sa mission était finie … il n’y a pas grand-chose à dire d’une âme que Dieu avait toujours caché dans le secret de sa face, et qu’on ne pouvait connaître que par le silence du cœur … (elle) m’a dit souvent le jour de sa mort : ‘ Je suis dans un délaissement extrême.’ Mais tout se passa presque dans le silence, jusqu’à ce qu’enfin elle perdit connaissance de tout ce qui se passait au-dehors ’. »

[86] [Henderson], 143, L.XXXVI : à son chevet se trouvent Ramsay, George Garden, les deux Forbes.

[87] [Henderson], 107, L.XVIII adressée à Deskford emprisonné ; 141, Keith reçoit des lettres de Metternich pour Forbes ; 95, L.XII : « Le neveu de Mr St François [le marquis de Fénelon] vous fait bien des compliments. Il a vu quelques-unes de vos lettres à Notre Mère et il y a un grand rapport entre son naturel et le vôtre … Et je vous appelle souvent le Marquis de F[énelon] écossais et lui Milor Desk[ford] Français. » - 141, Keith reçoit des lettres de Metternich pour Forbes.

[88] [Henderson], 151, L.XLI souligne l’opposition de Ramsay à la publication de la Vie par Poiret : “but the good old man [Poiret] refuses to give it up and resolves to be faithful to the trust reposed in him”. (et 159, L.XLVI : “the Daughter [la fille de madame Guyon] who is a very artfull politick lady is at the bottom of all.”

[89] [Henderson], 155, sur les Oeuvres spirituelles de Fénelon ; 162, L.XLVII livre l’opinion de Keith : “ These Oeuvres spirituelles are mighty beautifull and fine, but to me they have not the pure Life and Unction of N.S.M.’s [Notre Sainte Mère] ”.

[90] [Henderson], 67.

[91] J. Orcibal, Études…, 203. - La note 245 souligne que dès 1715 il avait défendu le Pur Amour dans les Philosophical principles on religion natural and revealed. Elle contient de précieuses références sur Cheynes.

[92] J. Orcibal, Études…, 203. - La note 246 donne la référence : Poems, t. II, 1, pp. 79-82.

[93] [Henderson], 532-533.

[94] J. Orcibal, Etudes…, 528-529.

[95] Voir [Henderson], Mystics of the North-East, op. cit., “Introduction”, 11-73.  – Nous avons consulté : [J. Garden], Comparative Theology or the true and solid grounds of pure and peaceable theology [...] now translated from the printed latin copy, with some few enlargement by the author, 1700.

[96] J. Orcibal, Etudes…, 224.

[97] [Henderson], 34.

[98] [Henderson], “Correspondance between James Cunningham of Bairns and Dr. Georges Garden”, 211.

[99] A. Chérel, Un aventurier religieux au XVIIIe siècle, André-Michel Ramsay, Paris, 1926 – G. D. Henderson, Chevalier Ramsay, Aberdeen, 1952.

[100] Ramsay, Les Voyages de Cyrus, Champion, 2002.

[101] Chérel, Un aventurier…, X.

[102] Encyclopédie  de la Franc-Maçonnerie, art. « Ramsay », 2000, 697.

[103] Cahiers de la grande loge de France, 1982, M. Viot, « Inquiétude mystique et quête de la réintégration : les origines de l’Ecossisme. » - [Henderson, Chevalier Ramsay], 168 & voir le Chap. 14 Freemason. - Voir « L’Église catholique et la Franc-maçonnerie », in Franc-maçonnerie et religions dans l’Europe des Lumières, Champion Classiques, Paris, 2006, 80-81 : « De fait, ce « discours » marque une date dans certains milieux catholiques proches de la Franc-maçonnerie […] le fénelonien converti a pu s’embrouiller  entre philanthropie maçonnique et querelle du pur amour au contact de madame Guyon, chère à l’archevêque de Cambrai, il n’en laisse pas moins une postérité intellectuelle encore largement inconnue des chercheurs… ».

[104] Chérel, Un aventurier…, 63 ;  [Henderson, Chevalier Ramsay], 233.

[105] Chérel, Un aventurier…, 106-107.

[106] Ramsay, Les principes philosophiques de la religion naturelle et révélée dévoilés selon le mode géométrique, Paris, Honoré Champion, 2002. – L’ouvrage s’oppose avec suffisance à Spinoza dont il imite la présentation de l’Éthique  (et à d’autres grands philosophes, Descartes, Locke…) avec une suffisance et une fermeté dans les condamnations qui en deviennent comiques.

[107] [Henderson, Chevalier Ramsay], 235.

[108] [Henderson, Chevalier Ramsay], 110. Elle réagira aussi en 1732 à la Relation du quiétisme de Phelippeaux.

[109] Il existe une branche suédoise guyonienne dont le lien pourrait ainsi provenir des Forbes. Mais deux autres contacts s’avèrent possibles, l’un suisse, passant par le chevalier de Klinkjoström, connu de Dutoit, et l’autre hollandais, passant par le compagnon suédois de Poiret, I. Norraüs.

[110] The House of Forbes, ed. by A. & H. Tayler, Aberdeen, printed for the Third Spalding Club, 1937, v. 239 sq. & 348 sq. ; paru postérieurement à l’étude d’Henderson.

[111] Ibid., 348.

[112] J. Orcibal, Études…, 225.

[113] Ibid., 349-350.

[114] [Henderson], 46.  

[115] ms. T.P. 1154 de Lausanne, texte que nous avons publié à la suite de la Vie, 2001.

[116] J. Orcibal, Études…, 225.

[117] [Henderson, Chevalier Ramsay], 50.

[118] [Henderson], 85, relève la confusion qui s’ensuit chez Cherel ; la corruption en « milor  Exford » est présente dans le cahier de lettres du marquis de Fénelon.

[119] G. Tersteegen, Traités spirituels, Labor et Fides, 2005, « Préface » par M. Cornuz, 10.

[120] M. Chevallier, Pierre Poiret, du Protestantisme à la mystique, Labor et Fides, 1994. – Poiret apprécie les écrits de Bernières (notice 33 de son Catalogue, in Ecrits sur la Théologie mystique, Millon, 2005, entre les notices 32. S. François d’Assise et 34. Suso).

[121] M. Chevallier, Pierre Poiret, Bibliotheca Dissidentium, tome V, Koerner, Baden, 1985.

[122] Émile G. Léonard, Histoire générale du Protestantisme, t. III, 77.

[123] M. Chevallier, Pierre Poiret 1646-1719, Du protestantisme à la mystique, Labor et Fides, 1994, [P.P.] , p. 77.

[124] Chronique biographique du XVIIIe siècle citée par M. Chevallier, p. 74.

[125] Récit, 1719, [P.P.], p.111. Il reprend ainsi l’expression Paulinienne préférée de Madame Guyon.

[126] Lettre, 1717, [P.P.], p.79.

[127] Feuillet manuscrit, [P.P.], 88.

[128] Lettre, 1717, [P.P.], 110.

[129] [P.P.], 86.

[130] [P.P.], 119.

[131] Vie, 2001, “Compléments biographiques, Supplément à la vie”, 1010.

[132] M. Chevallier, Pierre Poiret, Bibliotheca Dissidentium, op.cit..

[133] [P.P.], 76.

[134] Henderson, G. D., Mystics of the North-East, Aberdeen, printed for the Third Spalding Club (serie of nearly vol.), 1934, [Henderson] - La remarquable Introduction (p. 11-73) fait revivre le groupe quiétiste.

[135] Lettre du 10 novembre 1739, citée par M. C., 118.

[136] Courte notice parue dans : Biographisch-Bibliographisches Kirchenlexicon, Verlag Traugott Bautz, Herzberg 1993, V. band, p. 1399. Bibliographie jointe : La joie permanente de l’esprit et une collection d’écrits théosophiques parus en 1729. On voit que le baron continua à s’intéresser à la « chimie », malgré les conseils de Madame Guyon : « Votre application à la chimie peut vous divertir quelques moments, mais je ne voudrais pas en faire mon application : vos affaires, le temps qu’il faut donner à Dieu  doivent être préférés à tout. » (lettre 389).

[137] Catalogue  dans Bibliotheca Mysticorum selecta : « Theomilus, Hilarius, ejus Continua animi laetitia, liber solidus, internus, facilis, succinctus, methodicus ».

[138] [Henderson], 102-103, Lettre XVI, note 8 sur Metternich.

[139] Dont il était ami : « Une copie d’une partie d’un « traité concernant la perfection du bonheur qui peut être atteint dans cette vie » fut préservée à Cullen house depuis le temps de Lord Deskford » (Henderson).

[140] [P.P.], 135-136.

[141] J. Orcibal, Études…, 537.

[142] Chavannes, J.-Ph. Dutoit, op.cit., 262.

[143] M. Chevallier, Pierre Poiret…, op. cit., 142-143.

[144] C.-A. Keller et D. Müller, La spiritualité protestante, Labor et Fides, 1998, p. 51.

[145] DS 15.262.

[146] DS 15.260/71.

[147] Gerhard Tersteegen, Traités spirituels, introduits, traduits et commentés par Michel Cornuz, Labor et Fides, Genève, 2005, [v. p. 10, 30, 46, 55, 57, 110, 115 sq., 122, 124, 132], & M. Cornuz, Le protestantisme et la mystique. Entre répulsion et fascination, 2003 [pages 73-100 sur Tersteegen].

[148] DS 15.267.

[149] Le milieu vivant en contact avec le vieux comte fait l’objet d’une description fort critique par le jeune Karl Philipp Moritz dans son roman autobiographique Anton Reiser. En contraste avec l’atmosphère mortifère d’un cercle piétiste rigoriste, les lectures de Fénelon et de madame Guyon apportent ouverture et paix à l’adolescent en révolte toute romantique.

[150] Vie, 2.14.8.

[151] A. Favre, Jean-Philippe Dutoit, Genève, 1911, 115-118 : « Inventaire et Verbal de la saisie des livres et écrits de M. Dutoit » .

[152] Ibid., 843-870.

[153] J. Chavannes,. Jean-Philippe Dutoit, sa vie, son caractère et ses doctrines, Lausanne, 1865 ; réimpression Kessinger Legacy Reprints, Kessinger Publishing, www. Kessinger.net ;  à compléter par A. Favre, Jean-Philippe Dutoit, Genève, 1911 . Un large fonds guyonien reste à exploiter à la bibliothèque universitaire de Lausanne, dont de très nombreuses lettres (en allemand) de Fleischbein et de nombreux documents concernent Lacombe, Dutoit, etc.

[154] Vie, 2.14.8.

[155] Vie, 2.2.6 : « En arrivant à Thonon, j'y trouvai un ermite d'une sainteté des plus extraordinaires qu'il y en ait guère eu depuis longtemps. Il était de Genève, et Dieu l'en avait tiré d'une manière très miraculeuse à l'âge de douze ans, après lui avoir donné dès l'âge de quatre ans la connaissance qu'il se ferait catholique. Il avait, avec la permission du cardinal, pour lors archevêque d'Aix-en-Provence, pris à dix-neuf ans l'habit d'ermite de saint Augustin ».

[156] Madame Guyon, Correspondance I Directions spirituelles, 843 sq., Lettres 460-467.

[157] « Quelqu’un lui ayant demandé un jour pour quoi il y avait si peu de saints parmi eux, elle répondit : C’est qu’il n’y a point de subordination et que chacun y suit son propre esprit » (Lm2 note non reprise par Osup)

[158] Sa conversion au catholicisme : « Ayant lu quelques ouvrages de M. de Cambrai …il commença à avoir des doutes …le jeune lord vint à Cambrai …le père du jeune seigneur, irrité de son changement de religion, ne voulut plus entendre parler de lui » rapportent les Nouvelles Littéraires. (A. Cherel, Un aventurier religieux au XVIIIe siècle : André-Michel Ramsay, Paris, 1926).

[159] La vie par elle-même…, « Supplément à la Vie » qui reproduit le ms. de Lausanne TP 1155, complété par le ms. d’Oxford (Osup). Citation : p.1007.

[160] A. Favre, Jean-Philippe Dutoit, op.cit., 29, note 2.

[161] Ibid., 30, avec des références à Chavannes, op.cit.

[162] [CG I], Lettre 460, 843-846.

[163] Chavannes op.cit., 61-63.

[164]    Celui-ci, Charles Hector de Saint-George de Marsay, né en 1688 à Paris, où ses parents se tenaient cachés à la suite de la révocation de l'édit de Nantes, était d'abord entré au service de l'électeur de Hanovre. La lecture des oeuvres d'Antoinette Bourignon lui fit  adopter les vues de cette célèbre mystique, et il renonça bientôt au métier des armes pour se consacrer entièrement à la piété. Il a laissé un assez bon nombre d'ouvrages , tels que des Discours spirituels sur divers sujets de la vie intérieure, un Abrégé de l'essence de la vraie religion chrétienne et des Explications mystiques et littérales de divers livres de l'Écriture sous le titre général de Témoignage d'un enfant de la vérité et droiture des voies de l'Esprit. Ils parurent à Berlebourg de 1738 à 1740 , pendant le (66) séjour de l'auteur à Hayn. Ayant perdu sa femme en 1742, M. de Maday quitta la direction de la maison fondée par M. de Fleischbein, puis. finit ses jours en 1755 à Ambleben chez Mme de Bütticher née de Carlot , fille de Pune de ses soeurs. Une modification paraît s'être opérée dans ses vues religieuses pendant les dernières années de sa vie. Aux yeux des uns, l'exaltation de ses idées mystiques ayant fini par se calmer, il ne lui en est resté qu'une piété profonde; pour d'autres ( tels que M. Dutoit), « M. de Marsay a dégénéré, pour n'avoir pas voulu subir les dernières morts ; » pour d'autres encore (M. Petillet) « sa voie qui avait été en général celle des lumières, fut changée dans les derniers temps en un état de petitesse et d'enfance. Reprenant les voies des commençants pour se simplifier et s'anéantir, il porta d'aussi profondes ténèbres que sa voie précédente avait été lumineuse. »

  En parcourant la correspondance active que soutint M. de Marsay avec ses excellents et pieux amis, MM. Duval, de Genève, et Monod, de Morges, on est conduit à se rattacher à la première alternative. Ses lettres respirent la piété la plus sincère, la foi la plus humble, la doctrine la plus scripturaire, et -n'offrent plus ces bizarreries et ces traces d'exaltation que l'on a pu remarquer dans les époques antérieures de sa vie. Son langage religieux s'est dégagé des expressions et des formes qui caractérisent en particulier celui de M. de Fleischbein. Cette modification dans ses vues, ou du moins dans la manière de les énoncer, explique sans doute en partie pourquoi l'union intime qui existait entre lui et son an(67)cien disciple cessa entièrement deux ans avant sa mort, après avoir subi déjà précédemment diverses phases, comme on le voit dans les lettres confidentielles écrites par l'un et par l'autre à leurs amis respectifs. (Chavannes, op.cit., 65-67)

[164] Chavannes, op.cit., 67-70

 

[166] Chavannes, op.cit., 67-70

[167] Chavannes, op.cit., 69 sq.

[168] Chavannes, op.cit., 67.

[169] Charles Hector de Marsay (1688-1755), officier français du Refuge dans les Flandres, lut madame Guyon et connut ses disciples. À Berlebourg un groupe prépara une nouvelle traduction de la Bible assortie d’introductions et de commentaires spirituels et mystiques inspirés de ceux de madame Guyon (M. Chevallier, Pierre Poiret…, op. cit., 143.

[170] K.P. Moritz, Anton Reiser, traduction par George Pauline Fayard, 1986. - M.Chevallier, Pierre Poiret, op.cit., 144, indique qu’il “raconte le souvenir d’étrangeté oppressante et même morbide que lui laissent ces exercices spirituels matinaux auxquels il participa à neuf et dix ans chez le vieux comte” (en 1766-1767). Nous n’avons pas retrouvé ce souvenir dans ce roman autobiographique : Moritz insiste par contre sur l’oppression ressentie auprès de ses parents. Son père allait une fois par an à Pyrmont et se considérait comme un fervent disciple du comte.

[171] K.P. Moritz, Anton Reiser, 160.

[172] Chavannes, op.cit., 80 sq.

[173] Chavannes, op.cit., 88, 89 (note sur Treytorrens), 90 sq.

[174] Sur « le plus brillant professeur… le Fletcher des Anglais », dans  ses rapports avec Wesley : Émile G. Léonard, Histoire générale du Protestantisme, t. III, 114.

[175] Chavannes, op.cit., 152.

[176] Chavannes, op.cit., 70.

[177] Favre, op.cit., 43 ; Chavannes, 69 sq.

[178] Chavannes, op.cit. 43. -

[179] Chavannes, op.cit., 267. 

[180] De nombreuses lettres adressées à Klinkowström de 1762 à 1774 (au nombre de 553 selon Chavannes) ainsi que des opuscules en dépôt à la bibliothèque universitaire de Lausanne restent à étudier par un germaniste. Nous en avons vu certaines dans des boîtes de « divers écrits mystiques ».

[181] Chavannes, op.cit., 77.

[182] Probablement du début du XIXe siècle, de Chavannes comme l’indique la bonne correspondance entre les citations longues imprimées (in  Chavannes, op.cit.) et la source manuscrite que nous transcrivons.

[183] Page de l’original porté sur le ms.

[184] Notre pagination portée sur nos reproductions du ms.

[185] Points de suspension du ms.

[186] Parenthèse du ms.

[187] Chavannes, op.cit., 46-47.  Ses points de suspension.

[188] Favre, op.cit., 42, puis 42 note.

[189] « Lettres Spirituelles du 2e cahier », n°14,  ms. TP 1136 B2, Bibliothèque universitaire de Lausanne.

[190] Chavannes, op.cit., 191 sq.

[191] Favre, op.cit., 36. Citation extraite de Dutoit, Discours sur la vie et les écrits de Madame Guyon, 8 et 9.

[192] Favre, op.cit., 42 :  Nous citerons la suite à propos de Klinkowström.

[193] Chavannes, op.cit., 51, 56.

[194] Favre, op.cit., 74-75.

[195] « Aujourd’hui [avant 1911] le numéro 1 de la Cité-derrière » nous informe Favre. Baillif né en 1726, alors régent au collège, fut nommé en 1785 professeur de grec et de morale et mourut en septembre 1790. (Fabre, op.cit., 44).

[196] Chavannes, op.cit., 132.

[197] Chavannes, op.cit., 44.

[198] Chavannes, op.cit., 190.

[199] Chavannes, op.cit., 320-321. 

[200] Favre, op.cit., 67-68.

[201] Favre, op.cit., 72 sq.

[202] Favre, op.cit., 91-92.

[203] Favre, op.cit., 115-118.

[204] Chavannes, op.cit., 44. 

[205] Favre, op.cit., 107. - V. sa bibliographie des œuvres de Dutoit – Pétillet publia de son côté en 1801 une Nouvelle vie de M. François de Salignac de la Mothe-Fénelon.

[206] Madame de Krüdener (1764-1824), lectrice de Zizendorf, de Tersteegen, liée d’amitié avec Jean-Paul Richter. En Suisse elle fréquenta, outre Pétillet, le chevalier de Langalerie, Divonne, A. Esmonin de Dampierre [dont Pétillet édita : Vérités divines pour le cœur et l’esprit, par M. de D…, Lausanne, 1824], avant de dériver vers le prophétisme vécu sur le sol d’Alsace (Encycl. Universalis).

[207] Bernard Gorceix, Johann George Gichtel Théosophe d’Amsterdam, L’Age d’Homme, 1975, 167.

[208] Cette dernière soigneusement préservée. Nous possédons les Lettres chrétiennes et spirituelles… de madame Guyon dans l’édition Dutoit dont les exemplaires proviennent probablement de Pétillet ou d’un proche, car la lettre XLV,  tome troisième, « Ce qu’on doit éviter dans les Sermons… », 189-199, a été « collationnée et complétée sur une copie de l’original appartenant à la bibliothèque Pétillet ». Il s’agit d’additions marginales et d’adjonction de paperolles, d’une écriture d’époque, exécutée de façon professionnelle, peut-être par Pétillet lui-même ? Ces corrections s’avèrent conformes aux manuscrits des Archives Saint-Sulpice. Ailleurs,  de nombreux destinataires de lettres sont précisés : « à Fénelon », « le marquis de Fénelon », « au B. de Metternich », etc.

[209] « Ce groupe …s’attachait à entretenir la mémoire de Dutoit-Membrini. Parmi ses membres figurent également : Charles de Langalerie, J.-F. Baillif, le marquis de Dampierre, le comte de Divonne. Sur ce sujet voir Bridel, G.A., « Communication présentée à la Société d’histoire de la Suisse Romande le 3 novembre 1926 à Lausanne …sur l’oratoire des âmes intérieures », Ms. TP 1254 C/2, 12 pp., Bib. de Dorigny, Lausanne. » (www.philosophe–inconnu.com) – V. La Bibliothèque des Cèdres à Lausanne dont Chavannes fut bibliothécaire.

[210] M. Chevallier, Pierre Poiret…, op. cit., 150.

[211] philosophe-inconnu.com/Etudes/Reception-sm/auteurs/schlegel_auguste.htm – Il s’agit de l’ouvrage suivant de Baader : Les Contributions à une Philosophie Dynamique, Berlin, 1809.

[212] Émile G. Léonard, Histoire générale du Protestantisme, t. III, 159 n.3.

[213] Citant Lucie Achard, Rosalie de Constant, sa famille et ses amis, tome II, 379.

[214] Favre, op.cit., 107 sq. : cette citation se poursuit à la section suivante.

[215] Chavannes, op.cit., 353 – à compléter par Favre, op.cit., 109 : « On prêche l’Évangile, il est vrai ; on enseigne que Jésus-Christ est mort pour nous, mais on perd de vue que le disciple de Christ doit mourir à toutes choses et porter en réalité les états de son divin maître, pour être rendu conforme  … détruire et anéantir tout ce qui s’oppose à l’établissement effectif de la vie du Verbe divin dans le cœur de l’homme ; elles trouvent cette doctrine trop sévère… »

[216] Sainte-Beuve, Port-Royal, « Préface de la première édition », Laffont, 2004, 5-6.

[217] Benjamin Constant, Œuvres, Bibl. de la Pléiade, 1957, Cécile, 207-209.

[218] Cette influence reste un objet de recherches inexploré réservé à un érudit compétent sur le monde divers des théosophies et maçonneries ; en outre pratiquant l’allemand, voire le russe… Une telle recherche ouvrirait beaucoup plus largement des influences que nous limitons ici à celles souterraines en terres catholiques et à la réceptivité de quelques membres de « sectes » nées en terres protestantes. Toutes ces rivières tardives viennent en complément des trois bras principaux que nous avons par contre bien repérés d’un delta spirituel ouvert depuis le cercle de l’Ermitage, passant par monsieur Bertot (le bras « quiétiste »), par la Mère du Saint-Sacrement (ses bénédictines), par Mgr de Laval et Marie de l’Incarnation (la fondation canadienne). – Nous n’avons d’ailleurs pas exploré des influences qui se seraient produites hors du bras ouvert par Bertot et développé par Guyon : soit à travers les bénédictines du Saint-Sacrement (car leurs influences furent-elles uniquement internes ?), soit au Canada (la communauté catholique fut-elle vraiment en sommeil spirituel sur deux siècles ?

[219] Rijnburg où résidait Poiret accueillit des « frères suédois » ; il exista en Finlande une tradition de mystique quiétiste selon M. Chevallier, Pierre Poiret…, op. cit., 149.

[220] « Un certain mysticisme fut cultivé aussi par la maçonnerie russe, en particulier dans le cercle moscovite de la « Fraternité de la Rose-Croix  ». Ils traduisirent Silesius, Molinos, Guyon, Poiret. (Dict. de Spir., t. 13, col. 1177, « Du mysticisme vague à la mystique du cœur »).

[221] Les Amitiés mystiques de Mère Mectilde du Saint-Sacrement 1614-1698, Un florilège établi par D. Tronc avec l’aide de moniales de l’Institut des Bénédictines du Saint-Sacrement, à paraître, fait un point sur les publications.

[222]Instructions spirituelles en forme de dialogues sur les divers états d’oraison suivant la doctrine de M. Bossuet… par un P. de la Compagnie de Jésus [J.P. de Caussade], à Perpignan, 1741, où le P. de Caussade attribue à Bossuet une paternité inattendue !

[223] J.P. de Caussade, Traité…, coll. Christus, 1979, Introduction par M. Olphe-Galliard, 38. – v. du même M. Olphe-Galliard, La Théologie mystique en France au XVIIe siècle, 1983.

[224] DS 10.1226/9 ; R. P. Jean Brémond, Le courant mystique au XVIIIe siècle. L’abandon dans les lettres du P. Milley, Paris, 1943.

[225] DS 14.940/1, art. “Siry” (par M.-P. Burns) ; J. Bremond, “Témoins de la Mystique au XVIIIe s., les écrits de la Mère de Siry”, RAM, t. 24, 1948, 240-68, 338-75 – Le même n’édite aucune des lettres de cette dernière dans son édition de la moitié de la correspondance de Milley. On possède de cette dernière “une soixantaine” de lettres et divers textes dont des Maximes réparties selon les trois voies, v. Le courant mystique… Milley, liste & sources, 150 & 152.

[226] J. Bremond, Le courant mystique au XVIIIe siècle, l’abandon dans les lettres du P. Milley, 1943, 183, « A la mère de Siry », 29 juillet 1708 ; v. aussi 354.

[227]L’Abandon à la Providence divine, coll. « Christus », 2005, « Introduction », 15, 19. Dominique Salin, S. J., prend parti dans un long débat, s’appuyant sur les travaux d’Olphe-Galliard et de Jacques Le Brun, doutant de l’attribution « à une dame de Nancy » proposée par J. Gagey.

[228] M. Olphe-Galliard, La théologie mystique en France au XVIIIe siècle, Le Père de Caussade, Paris, Beauchesne, 1984 ; le même édita chez Desclée de Brouwer, coll. “Christus” : Lettres spirituelles (2 vol., 1964), L’Abandon à la Providence divine (1966, 1987), Traité sur l’oraison du coeur et Instructions spirituelles (1979).

[229] M. D’Istria, Le Père de Caussade et la querelle du pur amour, Aubier, 1964, 12.

[230] Dans l’introduction au Traité sur l’Oraison du coeur, note 17 page 44 que nous citons : « Voir l’Abandon à la Providence Divine (collection Christus, no. 22) DDB, Paris, 1966, 10-11. Nous avions signalé à la page 12 de l’introduction que l’attribution au Père de Caussade de cet ouvrage avait été  contestée au XIX° siècle. Une étude approfondie, parue dans le Bulletin de Littérature ecclésiastique de l’Institut Catholique de Toulouse (t.82, janvier 1981, pp.25-54), nous a convaincus que le chapitre 1er est la reproduction d’une lettre authentique du Père de Caussade, mais que les chapitres suivants sont d’une plume apparentée à celle de Madame Guyon. » – Cette étude est reprise dans : Olphe-Galliard, La Théologie…, op.cit., chap. sixième, “Le Père de Caussade et Madame Guyon”, 151-190.

[231] “Impression” basée sur de nombreuses transcriptions d’œuvres de  Madame Guyon et sur une  fréquentation assidue de l’Abandon, parallèle à celle des Torrents, deux textes fondamentaux que nous préférions à tous les autres, bien avant de s’intéresser à l’histoire de la France religieuse et à leur origine commune. Une étude sémantique comparative reste à faire. Nous ne partageons pas les conclusions de J. Gagey, L’abandon à la providence divine d’une dame de Lorraine au XVIIIe siècle, Grenoble, Millon, 2001. Son “édition critique digne de ce nom” (p.7), s’avère être - au titre près - la réédition du texte de l’Abandon, en tout point conforme à celui publié antérieurement par M. Olphe-Galliard !

[232] Olphe-Galliard, Traité… (1979), « Instructions spirituelles… », 361sq. avec des notes le comparant au Moyen Court de Jeanne Guyon. - Olphe-Galliard, La Théologie…, op.cit., chap. sixième, “Le Père de Caussade et Madame Guyon”, 151-190.

[233] Ibid., 31.

[234] P. de Clorivière, Prière et Oraison,  coll. Christus, no. 7, DDB, Paris, 1961, 148 n. 2, que nous citons : “Clorivière attribue à Bossuet ce ‘Moyen court et facile’, comme on le faisait depuis le début du siècle. Les visitandines de Meaux, après la mort de leur illustre évêque, en 1704, avaient laissé circuler ces pages anonymes, trouvées dans leurs archives, et s’accréditer leur appartenance à Bossuet. Cette créance fit fortune. Jean-Pierre Caussade l’entérina [234] avec satisfaction dans ses Instructions spirituelles ; il reproduisit, ‘mot à mot’, écrit-il, la copie qu’il en trouva à la Visitation de Nancy, p.402-413. Madame de Bassompierre, ‘en revenant d’être supérieure à la Visitation de Meaux’, l’avait rapportée. Le texte se lit aussi, ajoute-t-il, ‘à la fin d’un petit livre intitulé Pratique de la présence de Dieu.’ / En fait, l’attribution à Bossuet ne se soutient pas, bien qu’on ignore encore l’origine de ce texte. Il répond, en tout cas, à la spiritualité de l’abandon commune à plusieurs courants spirituels du XVII° siècle, de saint François de Sales à Madame Guyon, en passant par l’ursuline Marie de l’Incarnation. Cet écrit est parfaitement orthodoxe.”

[235] Instructions spirituelles en forme de dialogues sur les divers états d’oraison suivant la doctrine de M. Bossuet… par un P. de la Compagnie de Jésus [J.P. de Caussade], à Perpignan, 1741.

[236] Les opuscules spirituels de Bossuet, Recherche sur la tradition Nancéienne par Jacques Le Brun, Nancy, 1970. (Annales de l’Est publiées par la Faculté des Lettres et des Sciences humaines de l’Université de Nancy, mémoire n° 38).  – Exceptionnellement cité en corps de texte pour le texte de J. Le Brun et en corps réduit pour ses transcriptions et citations.

[237] « Trois mots ajoutés entre les lignes ». [Nous reprenons seulement quelques-unes des notes de J. Le Brun, ici note (4)  de la p. 51.].

[238] Le Brun, pp. 56 & 57.

[239] Le Brun, pp. 60-61.

[240] Le Brun, p.62-63-64 pour tout ce qui suit.

[241] « Paris 1658 ; imprimé pour la première fois en 1650. » [n. Le Brun]

[242] Nous regroupons ici les notes Le Brun (1) à (12) de la page 63, importantes pour comparer les deux « Moyens » celui-ci et celui de Madame Guyon :

1. Cf. Moyen très facile pour faire l'oraison intérieurement, tiré des paroles de Notre Seigneur et de saint Paul, s. d. de l'impr. de N. Mazuel, rue de la Boucherie, B. N., impr. D 18 998.

Nous citons la 2. éd., Lyon 1686.

3. § 6 (nous renvoyons aux paragraphes du manuscrit)

4. § 3, cf. Moyen court, p. 7.

5. § 3, cf. Moyen court, p. 20.

6. § 1, 2, 3, 9, 20, 21, 22, 23, cf. Moyen court, p. 103, et surtout pp. 123 et suiv.

7. § 1, 3, 5, 25, cf. Moyen court, pp. 9, 11, 52-53.

8. § 3, 5, 6, 8, 9, 21, cf. Moyen court, pp. 29, 40, 48, 62, 109.

9. § 2, 3, 5, 8, 22, 23, 25, cf. Moyen court, pp. 67, 80.

10. § 3, 5, 7, cf. Moyen court, pp. 49, 79 et suiv.

11. § 5, cf. Moyen court, pp. 35, 64, 67, etc. éminence » est un mot fréquent chez Mme Guyon.

12. Par exemple, sur les lectures (§ 23, cf. Moyen court, pp. 8-9, 67), sur les prières vocales (§ 22, cf. Moyen court, p. 67), sur les sécheresses (§ 25, cf. Moyen mut p. 23), sur l'examen de conscience (§ 9, cf. Moyen court, p. 62), sur le Purgatoire (§ 25, cf. Moyen court, p. 134).

 

[243] Nous regroupons ici les premières notes Le Brun de la page 64 :

1. Ainsi la comparaison du Calvaire et du Thabor (§ 25, cf. Moyen court, p, 29) est si banale qu'on la trouve partout, mais, appliquée aux peines de la vie intérieure, elle est caractéristique d'une famille; dans ses oeuvres oratoires, Bossuet l'emploie de façon assez banale (O. 0., 11, p. 287; IV, p. 142; VI, p.641) et ne l'applique pas aux peines intérieures; au contraire saint François de Sales (Traité de l'Amour de Dieu, X, 5, éd. d'Annecy, t. V, pp. 182-188) que Bossuet critiquera sur ce point (LT, XVIII, p. 692), sainte Jeanne de Chantal (Maupas du Tour), Vie de la Mère de Chantal, Paris, 1844, p. 313), BERNIÈRES (Le Chrétien intérieur, t. 1, 35 Partie, 1689, p. 266; t. II, 1890, p. 01), la Mère Bon (jJ MAILLARD, Vie de la Mére Bon, Paris, 1688, p. 335), etc.

2. Rééd., Bremond, p. 248.

3. Cf. Moyen court, pp. 138-139 : la porte, entrer, les petites, les hommes qui se piquent de science et d'esprit.

 

[244] « Les églises issues de la Réformation », p. 409, in Histoire du Christianisme IX L’âge de raison, 1620/30-1750, Desclée, 1997. Voir le chapitre entier, présentant un panorama en sept sections, 409-499 ; G. Mursell, English spirituality, 2 vol., Louisville, London, Leiden, 2001, apporte en tout irénisme un contrepoint protestant britannique bienvenu (il complète le DS sur de nombreux points, grâce à ses remarquables notes et bibliographies placées en fin de sections).

[245] Actif… « despote illuminé », v. Léonard, Histoire générale du Protestantisme, t. III, « Zizendorf et les Moraves » 91-99.

[246] Le mal universel s’étend à l’est en terres orthodoxes où le travail de défrichement est à peine entrepris malgré l’œuvre pionnière de Pierre Pascal sur Avvakum et le Raskol. Nous nous écartons de notre sujet ? des découvertes restent à faire concernant l’évolution de cercles guyoniens et francs-maçons en Russie.

[247] DS 12.1743-1758.

[248] Introduction d’H. Plard au Pèlerin, op.cit., 25 et 24. – Dans sa belle Histoire impartiale… G. Arnold cherche l’expression du christianisme véritable sans tenir compte des appartenances confessionnelles auprès des saints et des mystiques. (M. Chevallier, Pierre Poiret…, op. cit., 135).

[249] DS 14.1121-1124.

[250] DS 16.1646-1650.

[251] H.-J. Schrader, notice « Piétisme » dans La spiritualité protestante, dossiers de l’encyclopédie du Protestantisme n°2, Labor et Fides, 1998.

[252] DS 16.1374/92.

[253] La spiritualité protestante, dossiers…, op. cit., p. 30.

[254] V. le Journal de George Fox, dicté, car il ne sut jamais écrire correctement, trad. française, 1935.

[255] H. van Etten, Georges Fox et les Quakers, « Maîtres spirituels », Seuil, 1966, 63.

[256] Ibid., 50.

[257] Ibid., 131.

[258] An Apology for the True Christian Divinity, 1678 (trad. par lui-même du latin de l’original de 1676), 2002, (www.qhtext.org) – Trad. (partielle) : R. Barclay, La lumière intérieure, source de vie, Apologie de la vraie théologie chrétienne…, Dervy, 1962(?).

[259] Journal of J. Woolman, 1774, 1909, 1999, site Internet (Univ. of Virginia Library).

[260] The Economist, June 22nd, 2002, 41.

[261] G. Amoss, 1999, The making of a Quaker Atheist, www.quaker.org – Noter sa confession : “The faith was lost when … my God was revealed  as the Church’s creation … I turned to Buddhism…”

[262] J. Orcibal, Études…, 202, dont la n. 242.

[263] J. Orcibal, Etudes…, 532.

[264]  254. A Tour through Holland, Flanders and part of France, 2e éd., Leeds, 1777, pp. 39, 91-95. La première édition porte la date du 25 juin 1773. À cette époque on voit d'ailleurs se multiplier les preuves du renouveau guyonien. En 1755 parut (à Bristol également) The worship of God in spirit and in truth. Short and easy method of prayer : deux lettres sur le même sujet adressées par madame Guyon à des Londoniens (Mr. B. et Mrs. T.) y sont jointes. La même année Th. D. BROOKE (cf. supra, n. 160 et infra, n. 260) publia à Dublin The exemplary life of the pious lady Guion... to which is added a new translation of her Short and easy method of prayer. […] D. LI. GILBERT et R. POPE, The Cowper translation of Mme Guyon's poems, P. M. I. A., décembre 1939, t. 54, pp. 1077-1098; L. HARTLEY, Cowper and Mme Guyon, Additional notes, ibid., juin 1941, t. 56, pp. 585-587.

[265] J. Orcibal, Études…, 202. - Cite R. M. Jones (The later periods of Quakerism, Londres, 1921, t. I, pp. xxv, 57, 58, 73, 75, 83, 87-89, 238, t. II, p. 813) et  insiste sur le rôle que jouèrent après Martin, les ouvrages de Gough et surtout A Guide to true Peace (Stockton, 1813) où W. Backhouse et J. Janson groupèrent des extraits de Fénelon, de madame Guyon et de Molinos.

[266] J. Orcibal, « L’originalité théologique de John Wesley et les spiritualités du continent », Etudes…, op. cit., 527-559. - Et citation page 530 : « Dans son Treatise on Christian perfection (1726) et dans le Serious Call to a holy Life (1728), il enseigne avec une logique pressante que Dieu doit être le seul objet des actions humaines. Bien que l'Imitation ait exercé sur lui une profonde influence et qu'il fût personnellement enclin à la solitude, il se sépare néanmoins de Kempis en affirmant que la même perfection peut être atteinte dans tous les états où Dieu nous appelle : on n'est donc pas surpris que son exemplaire de l'Introduction à la vie dévote, encore conservé, ait visiblement beaucoup servi. Il annota aussi avec grand soin les livres « du grand Fénelon et de l'illuminée madame Guyon », dont il approuvait les idées sur l'Amour pur, mais il leur préférait Tauler et la Théologie germanique où il trouvait plus de vigueur philosophique.: ces tendances firent de lui après 1737 le disciple de plus en plus exclusif de J. Boehme. En revanche, il fut toujours sévère pour Antoinette Bourignon et pour Marsay. »

[267] J. Orcibal, Études…, 202, note 244 : « Sa bibliothèque [de Law], conservée à King's Cliffe, renferme encore des exemplaires des Discours chrétiens et spirituels (1716, 2 vol.) et du Moyen Court (5e éd., « The Gift of Mr. H[eylin?], August 10th, 1722 »), […] À noter que le fils de lord Pitsligo était en 1741 en correspondance avec lui (Henderson, op. cit., 44-46) et que son disciple Langcake faisait vers octobre 1782 de grands éloges de madame Guyon.

[268] Bonne présentation par Emile G. Léonard, Histoire générale du Protestantisme, t. III, 105-116.

[269] J. Orcibal, « Les spirituels Français et Espagnols chez John Wesley et ses contemporains », Etudes…, op. cit., 220.

[270] J. Orcibal, Etudes…, 551-552 (et v. la suite, sur les affinités avec Madame Guyon et sa “voie de foi”, 553-554.)

[271] J. Orcibal, Études…, 542.

[272] Ibid., 201.

[273] 247. Colman Diaries, XVI, p. 118. En outre John HAMPSON (Memories of the late Rev. J. Wesley, Sunderland, 1791, t. III, p. 24) affirme qu'à Oxford « he was a profound student in Madam Guion and W. Law... nearly Split»]

[274] 204. En note : Journal, t. V, pp. 382-383.

[275] 205-206.

[276]  254 bis. Noter que Ralph Mather donnait en novembre 1775 à Brooke une liste de gens disposés à subir l'influence du Moyen Court que son correspondant venait de traduire : la plupart étaient des méthodistes de Bristol.

[277] 534.

[278] 535.

[279] 539-540.

[280] 542.

[281] 553.

[282] Karl Philipp Moritz, Ein psychologisher Roman, 1785-1790 ; traduction : Karl Philipp Moritz, Anton Reiser, Fayard, 1986.

[283] Dans sa jeunesse Goethe a correspondu avec Fleischbein, voyagé avec Lavater… (M. Chevallier, Pierre Poiret…, op. cit., 150).

[284] L’Abandon à la Providence divine, op.cit., « Introduction » de D. Salin, 19-20.

[285] Léonard, Histoire générale du Protestantisme, t. III, 172 sq.

[286] Note 2, p. 148 dans : Pierre de Clorivière, Prière et Oraison, « Christus », Desclée de Brouwer, 1961 (Le Moyen court… couvre les pages 149 à 155). Son éditeur, l’érudit A. Rayez, éclaire la fausse attribution  : « Clorivière attribue à Bossuet ce « Moyen court et facile » , comme on le faisait depuis le début du siècle. Les visitandines de Meaux, après la mort de leur illustre évêque [Bossuet], en 1704, avaient laissé circuler ces pages anonymes, trouvées dans leurs archives, et s’accréditer leur appartenance à Bossuet. Cette créance fit fortune. Jean-Pierre Caussade l’entérina avec satisfaction dans ses Instructions Spirituelles ; il reproduisit « mot à mot », écrit-il [nous en doutons], la copie qu’il en trouva à la Visitation de Nancy, p. 402-413. Madame de Bassompierre, « en revenant d’être supérieure à la Visitation de Meaux », l’avait rapportée. Le texte se lit aussi, ajoute-t-il, « à la fin d’un petit livre intitulé Pratique de la présence de Dieu. » / En fait, l’attribution à Bossuet ne se soutient pas, bien qu’on ignore encore l’origine de ce texte. Il répond, en tout cas, à la spiritualité de l’abandon… » [fin citée en texte principal]. – Nous pensons que Madame Guyon, qui fut particulièrement appréciée par les religieuses lors de son séjour forcé dans ce couvent,  en fut l’inspiratrice sinon la rédactrice (elle le dicta peut-être comme elle le faisait peu de temps auparavant en préparant les Justifications).

[287] DS 10.113-115 (Henri Gouhier).

[288] Maine de Biran, Journal, Etre et penser, 3 vol., Éd. de la Baconnière, 1954-1957 – Les citations sont extraites du Journal III.

[289] DS 8.1723/9. 

[290] Schopenhauer, Le monde comme volonté et comme représentation, P.U.F., 1966, 483, 490. – L’Imitation de la Vie pauvre de N.S.J.C. fut considéré comme le chef-d’œuvre de Tauler avant d’être exclue du corpus de ses écrits ; c’est effectivement un chef d’œuvre dont la traduction parut à la mauvaise date de 1914dans ses Œuvres complètes.

[291] G. Mursell, English spirituality From 1700 to the Present Day, SPCK, 2001, 290. – Mursell lui consacre une section importante : « The sympathetic sacrifice : Dora Greenwell » couvre les pages 289-299, précédant Georges Eliot et Charles Dickens.

[292] DS 9.546/8 - Dom Vital Lehodey, Le Saint Abandon, Paris, 1919.

[293] H Bremond, Histoire Littéraire du Sentiment Religieux en France : I L’Humanisme dévot, II  L’Invasion mystique, III-VI La Conquête mystique : * L’École Française, ** L’École de Port-Royal, *** L’École du Père Lallemant, **** Marie de l’Incarnation. Turba Magna, VII-VIII La Métaphysique des saints : * et **.

[293] E. Goichot, Henri Bremond historien du sentiment religieux, Ophrys, 1982, p. 293 (et v. p. 306).

[294] Rapport sur « études d'histoire et de psychologie du mysticisme » d'Henri Delacroix (STASMP, CLXXI, 1909, pp. 670-671) in Bergson, Mélanges, 789.

[295] Lettre de Joseph Lotte çà Camille Quoniam. 21 avril 1911. Entretien avec le philosophe Henri Bergson in Bergson, Mélanges, 881.

[296] Site internet : « Amis de Corbin ».

[297] Jean Baruzi, Saint Jean de la Croix et le problème de l’expérience mystique, Paris, 1931, Livre IV « la synthèse doctrinale », chap. II, p. 439 ; les citations suivantes proviennent du même chapitre, dont la note de la page 442.

[298] Explication des maximes des Saints sur la vie intérieure. Édition critique publiée d’après des documents inédits, par Albert Cherel, Paris. 1911. art. VII, Vray, p. 169-170.

[299] Bibliographie sur Wikipedia dont :

La Mère Angélique et saint François de Sales 1618-1626, Sulliver, 1951.

Saint Jean de la Croix et la pensée chrétienne, Paris, Institut catholique, 1962/1963.

Histoire de la spiritualité chrétienne : La spiritualité moderne: 1. L'essor: 1500-1650 Aubier, 1966.

Introduction aux mystiques rhéno-flamands, Desclée, 1968.

Crépuscule des mystiques: Bossuet - Fénelon, Desclée, 1991.

[300] Madame Guyon, un nouveau visage, Beauchesne, 1989.

Récits de Captivité, inédit, Millon, 1992.

Le Moyen court et autres récits, Une simplicité subversive, Millon, 1995.

 

[301] Nous avons déjà reproduit l’« Inventaire et Verbal de la saisie des livres et écrits de M. Dutoit », A. Favre, op. cit., 115-118.

[302] M. D’Istria, Le Père de Caussade et la querelle du pur amour, Aubier, 1964, 12.

[303] J. Orcibal, « L’originalité théologique de John Wesley et les spiritualités du continent », Études…, Klincksieck, 1997, 527 ; P. Ward, Rencontres…, « Madame Guyon et l’influence quiétiste aux États-Unis », Millon, Grenoble, 1997, 131.

[304] Tradition des Pères et des auteurs ecclésiastiques sur la contemplation, par le R.P. Honoré de Sainte-Marie, carme déchaussé, tomes I et II à Paris, 1708 ; tome III, 1714.

[305] L. Cognet, Crépuscule…, op. cit.


 [P1]252   Au Marquis de Fénelon  septembre 1711 ?

Fraternité spirituelle ; la ferveur n’est pas la perfection de la dévotion.

J’ai reçu votre lettre, monsieur, avec beaucoup de joie

 [P2]Le sentiment et la ferveur dans la dévotion n’est pas la perfection de la dévotion, mais des accidents passagers, qui ne l’augmentent ni ne la diminuent : c’est un feu de paille, qui ne saurait être de durée. Mais la solide dévotion ne se perd pas lorsqu’on cesse de la sentir : elle n’est point assujettie aux causes accidentelles. L’amour sacré, la foi, l’abandon à la volonté de Dieu, sont l’âme de la piété, qui ne gît point dans le sentiment.

 [P3]de la fidélité ou de l’infidélité à l’oraison dépend tout le bien et le mal de notre vie ...la force auprès de Dieu dans la prière. C’est comme un magasin d’eau qui se répand insensiblement sur toutes les actions de la journée. ...je vous demande en grace que quand quelque chose vous fait peine et vous cause quelque honte, vous le disiez sur le champ à votre bon père ...Quand nous sommes bien convaincus de ce que nous sommes par nous-mêmes, nos misères redoublent notre confiance en Dieu. ... Je veux bien de tout mon cœur vous accepter en la qualité que vous me donnez...” E.Griselle note que “le  marquis de Fénelon a donc demandé à Mme Guyon d’être sa ‘mère’ spirituelle, du vivant même de son grand oncle” [op.cit. p.114]

 

 [P4]260   Au Marquis de Fénelon  9 juillet 1714

« … un Dieu dont la bonté est immense, qui ne chicane point avec nous … Il a une infinité de sentiers… »

Je vous assure mon cher enfant que vous me tenez fort au cœur

 [P5]C’est un Dieu dont la bonté est immense, qui ne chicane point avec nous et qui ne fait aucun incident à un cœur simple et droit

 [P6]262   Au Marquis de Fénelon  19 octobre 1714

Rendez-vous caché ; conseils spirituels.

J’étais fort en peine de vos nouvelles

 [A7]Notre âme au lieu de se relever après ses chutes se laisse abattre par une vue et un esprit propriétaire de nos misères.

 [A8]qu’il n’y avait point de chrétiens,  pour moi qui en croit quelques [180] uns, je dis qu’ils se distinguent par le signe du Tau2 c’est à dire par la croix, mais croix portée avec agrément, par ne réussir en rien, par être méprisé de tout le monde. Dieu les cache même à leurs propres yeux et à ceux des autres

 [A9]Vous êtes à Dieu et non à vous. Il est jaloux, laissez-le reprendre son bien

 [A10]Laissez vous ôter ce que vous auriez assurément peine à rendre. Dieu vous fait grâce de tout prendre. Je vous déclare que je serai  toujours de son parti et que mon cœur, sans vous rien dire, vous dérobera bien des choses pour les rendre à qui il appartient. Je suis méchante, je vous aime néanmoins de tout mon cœur

 [A11]Vous ne pouvez empêcher les folies de l’imagination; mais vous pouvez vous renoncer et ne prendre part à rien. Nous sommes du naturel des crapauds1. Nous nous enflons de tout, mais de même que l’enflure du crapaud n’est que du venin et qu’il prend son poison sur la terre, il en est de même de notre enflure. C’est un poison mortel pour notre âme. Ce poison vient de la terre qui est nous-mêmes et c’est notre amour propre qui nous enfle, mais si le crapaud est si vilain, il a une admirable propriété qui est qu’étant en l’air exposé au soleil, il perd la malignité de son poison et sert à faire un excellent antidote. Si nous nous exposons au soleil de justice et que nous nous élevions de la terre c’est-à-dire au-dessus de nous-mêmes par un entier renoncement, nous paraissons si horribles et si sales aux yeux de Dieu qu’il y aura en nous de quoi faire un véritable antidote contre toute enflure.

 [A12]      303   Au Marquis de Fénelon  et à Ramsay

« … je voyais tant de têtes et point de cœurs… »

Comme j’espère vous voir

 [A13]ce qui vous cause une occupation perpétuelle de vous-même, et cette occupation de vous-même est la source de toutes vos distractions. Il ne faut vous étonner si vous êtes plus sec à présent et si vous ne trouvez plus cette douceur et cette consolation que vous trouviez lorsque vous me veniez voir autrefois. Dieu ne donne par ses instruments que ce qu’il donne par Lui-même selon la disposition et l’état qu’il veut de l’âme.

 [A14]parce qu’ils sont tièdes, Dieu les vomit6. S’ils étaient tout froids, leur froideur pourrait leur faire de la peine et ils chercheraient sans doute de quoi se réchauffer auprès de Dieu. S’ils étaient chauds ils rempliraient leurs devoirs en s’attachant à l’unique objet de leur amour. Ils ne clocheraient pas sans cesse des deux côtés

 [A15]Ne croyez pas que votre voyage vous ai moins servi que les autres parce que vous y avez eu moins de goût sensible, c’est le contraire. Dieu voulant vous ôter le sensible a commençé ici.