LES AMIS DES ERMITAGES DE CAEN  & DE QUEBEC

 

 

Dossier assemblé par Dominique Tronc

 

 

I. FILIATION ET AMIS

II. DIRECTIONS MYSTIQUES  

III. MEMBRES DU CERCLE NORMAND

IV. MARIE DE L’INCARNATION

V. LIENS (MI-Bernières)

VI. DOCUMENTS (Québec)


 

 


 

TABLE

LES AMIS DES ERMITAGES DE CAEN  & DE QUEBEC 3

PRÉSENTATION 13

I. FILIATION ET AMIS 19

LES DEBUTS : Origine franciscaine 19

La réforme française du Tiers-Ordre régulier. 20

Antoine le Clerc (1563-1628) 20

Chrysostome de Saint-Lô (1594-1646) 27

LES AMIS DE BERNIERES : « L’école du Cœur » 33

Jourdaine de Bernières (1596-1645), la fondation et l’histoire d’un couvent d’ursulines. 41

[La sainte famille Bernières] 41

[Notre très honorée fondatrice Jourdaine de B.] 42

[La peste et la retraite dans une maison des Bernières] 42

[La Mère Michelle Mangon] 43

[Maximes de Jourdaine] 44

[Jourdaine et Chrysostome] 44

[Jourdaine âgée élue pour la troisième fois] 45

Jean de Bernières (1601-1659) 47

Le Directeur spirituel 48

Une œuvre reconstituée et influente. 49

L’Ermitage 51

M. Rocquelay prêtre (-1669) 55

Jean Eudes (1601-1680), missionnaire. 55

Jean Aumont (1608-1689), pauvre villageois. 57

Gaston de Renty (1611-1649) 63

Mectilde-Catherine de Bar (1614-1698) 67

Approfondissement. 70

Une vie bien remplie. Influences. 71

DISCIPLES et FILIATION en FRANCE 75

Louis-François d’Argentan (1615-1680), capucin. 75

Jacques Bertot (1620-1671) 77

La filiation de  Bertot à Madame Guyon (1647-1717) 77

Deuxième bras du « delta spirituel » 77

Henri-Martin Boudon (1624-1702) 78

Claude La Colombière (1641-1682) 79

MIGRATIONS CANADIENNES 81

Marie-Madeleine de la Peltrie (1603-1671) 81

[Mme de la Peltrie et Mr de Bernières, une entreprise secrète] 81

M. de Mésy (-1665) 82

Ango de Maizerets 83

M. de Bernières (-1701), neveu de Jean 84

L'abbé Dudouyt 85

François de Laval (1623-1708) 87

Troisième bras du « delta spirituel » 87

II. DIRECTIONS MYSTIQUES 91

FIGURE : UN RÉSEAU D’AMIS (PRÉSENTATION SYNCHRONIQUE) 93

Bernières 95

Dirigé par le P. Chrysostome 95

Les visites à Marie des Vallées (1590-1656) 101

Le soutien de Charlotte le Sergent (1604-1677). 101

L’influence de Marie de l’Incarnation (1599-1672) 102

Mectilde / Catherine de Bar 105

Dirigée par le P. Chrysostome 105

Lui succède Charlotte le Sergent. 116

Confessée par Epiphane Louys (1614-1682) 117

Dirigée par Bernières. 117

François de Laval 119

Dirigé par Bernières à l’Ermitage de Caen 119

Le lien est maintenu 120

 

III.  MEMBRES DU CERCLE NORMAND (Florilège) 125

Marie des Vallées 1590-1656 125

Influence directe par des conseils aux visiteurs. 125

La source toute intérieure 127

Les influences sur les générations suivantes 128

Le champ historique / sociologique 130

Le champ spirituel et mystique 131

Jourdaine de Bernières 1596-1670 (Annales des ursulines de Caen) 139

[La sainte famille Bernières] 139

[Notre très honorée fondatrice Jourdaine de Bernières] 139

[La peste et la retraite dans une maison des Bernières] 141

[Maximes de Jourdaine] 143

[Mme de la Peltrie et Mr de Bernières, une entreprise secrète] 144

[Lettre de Mme de la Peltrie] 145

[La Mère Michelle Mangon] 146

[Il ne faut pas oublier la maison reconnue l’Ermitage…] 147

[Le janséniste Charles du Four suivi de l’interdit] 148

[Jourdaine âgée élue pour la troisième fois] 149

[M. François Roquelay] 150

[Jourdaine et Chrysostome] 150

Jean de Bernières 1602-1659 153

La présence de Dieu se voit clairement dans un intérieur épuré. 153

Se laisser conduire à l’Esprit de Dieu 156

Autres dispositions d’une maladie, où le corps et l’âme sont en croix. 158

Le grand fruit que nous pouvons tirer des croix intérieures. 159

Des différentes sortes d’oraison mentale. 160

Qu’il faut être indifférent à telle oraison que Dieu voudra que nous fassions. 163

Qu’il est sur tout nécessaire de s’appliquer à l’oraison. 165

Des obstacles qui empêchent de faire oraison. 168

Des moyens qui facilitent l’exercice de l’oraison. 171

Qu’il ne se faut porter de soi-même qu’à une oraison ordinaire. 174

Comme on passe de l’oraison ordinaire à la contemplation. 176

De l’oraison de Foi 178

Des sacrées ténèbres de l’oraison 181

Des lumières de l’oraison 184

De l’oraison passive 187

De la pure et parfaite oraison 190

De la faim et du rassasiement de Dieu 193

De l’oraison infuse 196

De l’oraison de quiétude 199

De l’intime union d’amour de l’âme avec Dieu en l’oraison 203

Du silence intérieur où Dieu parle et est écouté. 207

De la contemplation très épurée 209

Des différentes caresses que Dieu fait à l’âme  dans l’oraison 214

Jean Aumont (1608-1689), pauvre villageois. 219

L’ouverture intérieure du royaume de L’AGNEAU OCCIS dans nos cœurs : 220

Gaston de Renty 1611-1649 233

L.55 A Mademoiselle de la Chevalerie. 233

L. 61 au P. Saint-Jure du 13 novembre 1643 233

L.72 Vers le 11 décembre 1643 A la Mère Marie de la Trinité 234

L.102 Vers le 22 avril 1644 A la Mère Élisabeth de la Trinité 234

L.117 A la mère Elisabethe de la Trinité 24 juin 1644 235

L. 133 4 octobre 1644 A la Mère Thérèse de Jésus-Languet 236

L.174 Vers le 6 janvier 1645 A la Mère Thérèse de Jésus-Languet 237

L.176 Vers le 6 janvier 1645 A son Directeur le R. P. Saint-Jure S. J. 238

L.195 A son Directeur, le R. P. Saint-Jure, S. J. 238

L.197 Trois lettres à son Directeur, le R. P. Saint-Jure S. J. 239

L. 200 Extrait d’ « Un de ses papiers ». 239

L.252 Destinataire inconnu. 239

L.266 Ma tr. ch. Sr. 240

L.286. 2 juin 1646 [M. des V.] 240

L.295 Vers le août 1646 A l’un de ses amis au Collège de Bourgogne. [relation Eudes] 241

L.357 Septembre 1647 Au Père Jean Eudes. 242

L.369 Octobre 1647 Au Père Jean Eudes.+ note 243

L.299 3 août 1646 Au Président de Castille. 243

L. 302 Trois lettres à son Directeur le R. P. Saint-Jure S. J. 244

L.315 245

L.339 Début mai 1647 A son Directeur, le Révérend Père Saint-Jure S J. 246

L.350 27 juin 1647 A son Directeur le Révérend Père Saint-Jure S J. 247

L.379 A son Directeur le Révérend Père Saint-Jure S. J. 248

Mère Mectilde 1614-1698 249

Jacques Bertot 1620-1681 251

3.68B D’un Serviteur de Dieu […] lettre écrite de Canada. 251

3.69. Réponse à la lettre […] écrite de Canada. 252

3.69B. Du même serviteur de Dieu… 265

3.70. Réponse à la précédente. Dieu tout en l’âme. 265

Mgr de Laval 1623-1708 (Gosselin, Vie) 269

Sur Boudon 269

Sur l’Ermitage de Caen 270

Sur l’embarquement de Mgr de Laval et le neveu de Bernières 273

Jean Eudes 275

Seconde partie IV Du premier fondement de la vie et sainteté chrétienne 275

X La perfection du dégagement chrétien 275

XXII De l’excellence des vertus 276

Lectionnaire propre à la Congrégation de Jésus et Marie (Paris 1977) 277

Du Four le janséniste 279

[fin] 280

IV. MARIE DE L’INCARNATION 1599-1672 283

A. La Vie 283

I. « Une clé » mystique : 283

II.Relevés sur la Vie : 285

B. La Correspondance 291

Correspondance « spirituelle » 291

L.1 De Tours, à Dom Raymond de S. Bernard, Feuillant, fin 1626 (?). 291

L.5 De Tours, à Dom Raymond de S. Bernard, Feuillant, début 1627. 292

L.6 De Tours, à Dom Raymond de S. Bernard, Feuillant, 27 juillet 1627. 292

L.9 De Tours, à Dom Raymond de S. Bernard, Feuillant, 1634 (?) 293

L.17 De Tours, à Dom Raymond dc S. Bernard, Feuillant, 3 mai (?) 1635. 294

L.25 De Tours, à Dom Raymond de S. Bernard, Feuillant, 1633-1635  (?). 295

L.34 De Paris, à la Mère Françoise de S. Bernard, Supérieure des Ursulines de Tours, 26 février 1639. 295

L.49 De Québec, à son fils, 10 septembre 1640. 296

L.56 De Québec, à son Fils, 4 septembre 1641. 297

L.66  De Québec, à Mademoiselle de Luynes, 29 septembre 1642. 302

L.68 De Québec, à son Fils (1), 1er septembre 1643. 306

L.84 De Québec, à l’une de ses Sœurs /, 3 septembre 1644. 313

L.87 De Québec, à la Mère Françoise de S. Bernard, 315

…Sous-Prieure du Monastère des Ursulines de Tours, 27 septembre 1644. 315

L.100 De Québec, à son Fils, 11 octobre 1646. 317

L.101 De Québec, à sa Nièce, la Mère Marie de l’Incarnation, Religieuse Ursuline de Tours, octobre 1646. 319

L.109 De Québec, à son Fils, été 1647. 324

L.116 De Québec, à la Mère Marie-Gillette Roland, Religieuse de la Visitation de Tours, io octobre 1648. 327

L.123 De Québec, à son Fils, 22 octobre 1649 329

L.132 De Québec, à un Père de la Compagnie de Jésus (1), 1er septembre 1651 [L’incendie] 340

L.135 De Québec, à son Fils, 13 septembre 1651. 343

136 De Québec, à son Fils, octobre-novembre 1651. 346

L.140 à la Communauté de Tours [sur Mère Marie de saint Joseph] 350

L.143. De Québec, à son Fils, 9 septembre 1652. 355

L.153 De Québec, à son Fils, 26 octobre 1653. 361

L.161 De Québec, à son Fils, 24 septembre 1654. 371

L.183 De Québec, à son Fils, septembre-octobre 1659. [Laval] 377

L.185 De Québec, à son Fils, 17 septembre 166o. 382

L.192 De Québec à son Fils, 2 novembre 1660 386

L.195 à son Fils, 16 septembre 1661. 389

L.201. De Québec, à son Fils, 10 août 1662. 393

L.216 De Québec, à son Fils, 29 juillet 1665. 395

L.222 De Québec, à son Fils, 22 septembre 1666. 402

L.242  à son Fils, 12 octobre 1668 404

L.243 De Québec, à son Fils, 16 octobre 1668. 406

L.247 De Québec, A son fils, 3o juillet 1669. 407

L.263 De Québec, au P. Poncet, Jésuite, 17 septembre 1670. 409

L.267. à son Fils, 25 septembre 1670 413

L.269 De Québec, au P. Poncet, Jésuite, 25 octobre 1670. [de la Peltrie - le voyage] 417

L.274 à son Fils, 8 octobre 1671 427

Correspondance « Indienne » 433

L.43 De Québec, à une Dame de qualité, 3 septembre 1640. 433

L.46 De Quebec, à la Mère Marie-Gillette Roland, Religieuse de la Visitation de Tours, 4 septembre 1640. 438

L.50 De Québec, à la Mère Ursule de Ste-Catherine, Supérieure des Ursulines de Tours, 13 septembre 1640. 439

L.53 De Québec, à la Mère Marie-Gillette Roland, Religieuse de la Visitation de Tours, 3o août 1641. 442

L.65 De Québec, à la Mère Ursule de Ste-Catherine, Supérieure des Ursulines de Tours, 29 septembre 1642. 443

L.80 De Québec, à son Fils, 26 août 1644. 453

L.97 De Québec, à son Fils, 29 août-10 septembre 1646. 460

109 De Québec, à son Fils, été 1647. 470

L.121 De Québec, à la Communauté des Ursulines de Tours, septembre 1649. 482

L.128 De Québec, à son Fils, 3o août 1650. 484

L.131 De Québec, à son Fils, 3o octobre 165o. 489

L.172 De Québec, à son Fils, 14 août 1656. 490

L.184. De Québec, à son Fils, 25 juin 166o. 492

L.196 De Québec, à son Fils, septembre 1661. 501

L.204 à son Fils [tremblement de terre] 505

Appendice 513

II De Québec, la Mère Cécile de Ste-Croix 513

…à la Supérieure des Ursulines de Dieppe, 2 septembre 1639. 513

…[la traversée et l’arrivée à Québec]. 513

VI La traversée des deux premières Ursulines de Paris 519

XIV De Québec, la Mère Marie de S. Joseph au R.P. Claude Martin, 1646 (?). 522

XXIV De Québec, Madame de la Peltrie à Dom Claude Martin, 165 5 522

XXXVII. De Québec, la Mère Marguerite de S. Athanase à Dom Claude Martin, 8 août 1672. 523

 

V. LIENS (MI-Bernières) 527

MI cite Bernières 527

Dans la Vie par dom Claude Martin : 527

Dans notre choix de la Correspondance de MI 528

L.34 De Paris, à la Mère Françoise de S. Bernard, Supérieure des Ursulines de Tours, 26 février 1639. 528

L.43 De Québec, à une Dame de qualité, 3 septembre 1640. 528

L.66  De Québec, à Mademoiselle de Luynes, 29 septembre 1642. 529

L.143. De Québec, à son Fils, 9 septembre 1652. 532

L.183 De Québec, à son Fils, septembre-octobre 1659. [Laval] 533

L.185 De Québec, à son Fils, 17 septembre 166o. 535

L.192 De Québec à son Fils, 2 novembre 1660 535

L.269 De Québec, au P. Poncet, Jésuite, 25 octobre 1670. [de la Peltrie - le voyage] 535

Bernières cite le Canada 547

6 Août 1641 L 2,6 Je suis aussi content de demeurer ici comme d’aller en Canada. 547

10 Janvier 1641 L 1,2 Imitez le pauvre et humble Jésus. 548

16 octobre 1643 Pensée sur la pauvreté et l’anéantissement. 548

15 février 1644 LMB Saint Maur 549

5 novembre 1654 L 1,46 Mon fond, c’est la seule lumière de la Foi. 550

16 Janvier 1657 L 2,31 Les trois degrés pour monter au sommet de la montagne. 551

12 Décembre 1658 L 3,20 Un pauvre chétif homme qui tend à l’anéantissement est capable de tout. 551

VI. DOCUMENTS (Québec) 553

Mme de la Peltrie 553

Annales de l’Hôtel-Dieu 555

Catherine de Saint-Augustin 559

Prière indienne 561

fin 563


 

 

 

 

 

 


 

 

PRÉSENTATION

Proviennent-ils de Paris ? ou de Rouen, seconde ville du royaume ?  De cités plus modestes : Caen et Tours ! Car tout repose sur quelques mystiques qui apparaissent ici ou là et pas forcément dans de grands centres culturels, politiques ou sociaux.

Tout commence à la fin du XVIe siècle lorsque le royaume de France sort avec Henri IV du choc entre protestants et catholiques [1]. En 1600 Paris compte environ deux cent cinquante mille habitants, Rouen est la seconde ville du royaume avec environ soixante-dix mille habitants, Caen a trente mille habitants (Paris doublera sa population à la fin du siècle, Rouen et Caen stagneront). C’est de Caen, dixième ville du royaume, que surgira un renouveau spirituel  à partir d’une maison sans prétention, construite et animée  par Jean de Bernières « dans la cour » d’un couvent d’ursulines dirigé par sa sœur aînée Jourdaine. Jean et Jourdaine sont dirigés par le Père Chrysostome de Saint-Lô, un franciscain.

Notre histoire va être celle du cercle né autour de ces figures. Nous les appelons Amis des Ermitages : Amis, car les contacts directs d’aide entre spirituels sont essentiels: on ne fait pas de feu avec une seule bûche. Ermitages, parce qu’il faut un foyer spirituel, un lieu concret facilitant les rencontres. Il y en eut deux, le premier foyer à Caen suivi d’une migration en Nouvelle France à Québec.

Ils prennent place au sein d’une tradition qui remonte au Moyen Age, tandis que l’on pourra suivre leurs successeurs en France jusqu’au XIXe siècle. Nous nous limitons à la première moitié du XVIIe siècle : des débuts normands aux émigrations vers le Canada. Ensuite les lignées divergent.

 

§

 

Nous présentons en première partie sous le titre I. FILIATION ET AMIS le cercle large de l’Ermitage normand. C’est la vision « horizontale » où nous accordons la plus grande importance aux mystiques fondateurs.

Comment s’opère la succession d’aîné à cadet ? C’est la vision « verticale » Nous reprenons les liens entre quelques fondateurs où nous centrons l’aperçu intérieur sur des II. DIRECTIONS MYSTIQUES dont celles de Bernières et de Mectilde par « notre bon père Chrysostome ».

 

Suivent des matériaux :

III. MEMBRES DU CERCLE NORMAND regroupe des extraits mystiques pour ses principales figures.

IV. MARIE DE L’INCARNATION regroupe des extraits de sa correspondance.

V. LIENS relevés entre Marie de l’Incarnation et Jean de Bernières.

VI. DOCUMENTS (Québec) extraits.

 

Mais tout d’abord présentons un tableau du réseau d’amis. Limité à quelques fondateurs, il est complété infra.

 Ce réseau des Amis de deux Ermitages - l’un situé à Caen, l’autre à Québec -, d’un Cercle de la Quiétude et de Bénédictines, présente les figures fondatrices autour desquelles s’assemblèrent de nombreux spirituels en « Ecoles du Cœur ».

Trois branches d’un « delta spirituel » se forment à partir de l’Ermitage animé par Jean de Bernières sous la direction de « notre bon père Chrysostome ». En Nouvelle France, animé par Mgr de Laval, dans le Cercle de la Quiétude créé par Monsieur Bertot pour être repris par Madame Guyon et par Fénelon, chez les Bénédictines du Saint-Sacrement, ordre contemplatif fondé par Mère Mectilde.

Ce diagramme résume notre synthèse d’une longue histoire de liberté qui relie religieux et laïcs dans une  tradition propre aux Tiers ordres franciscains. Elle se prolongera jusqu’à nos jours en terres catholiques et protestantes.


 


 


 

I. FILIATION ET AMIS

Quatre parties dans cette première présentation des FILIATION et des AMIS :

LES DEBUTS : Origine franciscaine,

LES AMIS DE BERNIERES : « L’école du Cœur »,

DISCIPLES et FILIATIONS en France, 

MIGRATIONS CANADIENNES.

LES DEBUTS : Origine franciscaine

Notre histoire commence dès la naissance de l’ordre franciscain. Il recouvre rapidement l’Europe et sont déjà plusieurs dizaines de milliers à la mort de François en 1226. En particulier son tiers ordre est très vivant. Pour contrôler des dérives possibles – il y avait eu du temps de François bien de mouvements de réforme, dont les pauvres de Lyon, les vaudois, etc., qui n’eurent pas eu la chance de François d’être accepté par un évêque ami devenu pape  - on créa en 1400  un Tiers Ordre Régulier.

Les deux tiers ordres - le laïc et le régulier - seront en interaction. C’est le secret d’une fécondité rare constatée au XVIIe siècle où deux mille membres du TOR occupent une place importante alors qu’ils sont très minoritaires au sein de cent mille franciscains français qui vécurent le siècle [2].

Le balancement de génération à génération entre clercs et laïcs est également remarquable. S’ajoute la variété des appartenances : franciscains, ursulines, jésuites, prêtres et laïcs se retrouveront en amitié à l’Hermitage de Caen construit par Bernières.

Nous commençons à l’arrivée en France de tertiaires réguliers et poursuivrons par une revue de ses amis.

La réforme française du Tiers-Ordre régulier.

Le père Vincent Mussart (1570-1637) en est l’artisan lorsqu’il découvre dans la bibliothèque du couple Acarie (Mme Acarie deviendra la première Marie de l’Incarnation cofondatrice des carmélites françaises) les commentaires du mystique Denys le chartreux (1402/3-1471) sur la troisième règle de saint François. Ceci se passe vers 1592/3. Il rencontre un ermite réputé, Antoine Poupon. La vie érémitique n’est pas facile à l’époque des guerres de religion:

Ils tombèrent entre les mains des Suisses hérétiques, qui espérant une bonne rançon de quelques Parisiens qu’ils avaient pris parce que le siège [de Paris, 1594] devait être bientôt levé, étaient résolus de les laisser aller, et de prendre les deux hermites. Frère Antoine en eut avis secrètement par une Demoiselle prisonnière, le malade [Vincent Mussart] qui tremblait la fièvre quarte entendit ce triste discours, et se jetant hors de sa couche descendit l’escalier si promptement qu’il roula du haut en bas, sans néanmoins aucune blessure. L’intempérance des soldats, et l’excès du vin les avaient mis en tel état, que Vincent et Antoine s’échappèrent aisément...

 Puis des compagnons se présentent : sept tertiaires vont suivre une année de noviciat et en 1595 le Tier-Ordre régulier renaît en France [3].

Antoine le Clerc (1563-1628)

Le rôle éminent d’Antoine le Clerc « sieur de La Forest » est souligné par l’historien du Tiers Ordre franciscain Jean-Marie de Vernon qui nous livre en 1667 un aperçu complet de sa vie [4]. Il couvre cinq chapitres ce qui est tout à fait exceptionnel puisqu’il ne se distingue ni par son rang au sein de la noblesse ni par quelque rôle éminent au sein de l’Église ou de l’Ordre.

Né de bonne famille à Auxerre, il mène une jeunesse aventureuse et doublement compromettante pour des yeux catholiques. L’historien nous avertit :

À vingt ans il prit les armes, où il vécut à la mode des autres guerriers, dans un grand libertinage. La guerre étant finie, il entra dans les études, s'adonnant principalement au droit […] Il tomba dans le malheur de l'hérésie [protestante][528] d'où il ne sortit qu'après l'espace de deux ans.

Le récit de sa conversion est le « coup de foudre » rapporté par le Père Jean-Chrysostome qui fait le compte-rendu de la conversion de son conseiller de jeunesse, ami « de maison et façonné aux armes » [5].

Le texte évoque les grandes peurs de la damnation que l’on rattache en général au Moyen Âge. Après le coup de poing initial donné par la grâce, la vie mystique est découpée en quelques grandes périodes ponctuées de moments charnières, dans une dynamique qui couvre la durée d’une vie. Une existence résumée en quelques paragraphes rend l’impression saisissante de force associée à la brièveté de toute condition.

Nous allons lire largement - nous ferons souvent de même favorisant le florilège mystique plutôt que l’étude historique – sans toutefois signaler oralement les coupures opérées dans le texte :

I. Un autre serviteur de Dieu a été conduit à une très haute perfection [86] par les vues pensées de l’Éternité. Il était de maison et façonné aux armes. Voici que, environ à l’âge de vingt-trois ans, comme il banquetait avec ses camarades mondains, il entrouvrit un livre, où lisant le seul mot d’Éternité, il fut si fort pénétré d’une forte pensée de la chose, qu’il tomba par terre comme évanoui, et y demeura six heures en cet état couché sur un lit, sans dire son secret.

II. Le lendemain, ayant l’usage fort libre de ses puissances, environné néanmoins de la vue d’Éternité, il s’alla confesser à un saint Religieux avec beaucoup de larmes et lui ayant révélé son secret, il en reçut beaucoup de consolation, car il était serviteur de Dieu et homme de grande oraison, qui avait eu révélation de ce qui s’était passé, et qui en se séparant lui dit : « mon frère aime Dieu un moment, et tu l’aimeras éternellement. » Ces mots portés et partis d’un esprit embrasé, lui furent comme une flèche de feu, qui navra son pauvre cœur d’un certain amour divin, dont l’impression lui en demeura toute sa vie.

III. Ensuite il fut tourmenté de la vue de l’éternité de l’Enfer, environ huit ans, dans plusieurs visions […]

IV. Après cet état il demeura trois autres années dans une croyance comme certaine de sa damnation : tentation qui était aucune fois si extrême, qu’il s’en évanouissait.

V. Ensuite de cet état, il [89] demeura un an durant fort libre de toutes peines […]

VI. Après cette année, il en demeura deux dans la seule vue de la brièveté de la vie […] Ce qui lui donna un si extrême mépris des choses du monde […] [qu’il] ne pouvait comprendre comme les hommes créés pour l’éternité s’y pouvaient arrêter. [90]

VII. Ensuite […] il fut huit ans dans la continuelle vue que Dieu l’aimait de toute Éternité ; ce qui l’affligeait, avec des larmes de tendresse et d’amour, d’autant qu’il l’aimait si peu et avait commencé si tard. Il eut conjointement des vues fort particulières de la Sainte Passion.

VIII. Dans la dernière maladie, il fut tourmenté d’un ardent amour envers Dieu, et d’une grande impatience d’aller à son Éternité.

Revenlons sur la biographie du « sieur de la Forest ».

Il possédait un talent utile dans le monde :

Son bel esprit et sa rare éloquence paraissaient dans les harangues publiques dès l'âge de vingt ans. Sa parfaite intelligence dans la langue grecque éclata lorsque le cardinal du Perron le choisit pour interprète dans la fameuse conférence de Fontainebleau contre du Plessis Mornay...

Mais mieux, charité, travail, vie intérieure approfondie, dons mystiques, se combinent, mais sans facilité :

[532] Un lépreux voulant une fois l'entretenir, il l'écouta avec grande joie, et l'embrassa si serrement, qu'on eut de la peine à les séparer. […] Une autre peine lui arriva, savoir qu'étant entièrement plongé dans les pensées continuelles de Dieu qui le possédait, il ne pouvait plus vaquer aux affaires des parties dont il était avocat. [535] Ses biens de fortune étant médiocres, la subsistance de sa famille dépendait presque de son travail…

Indice révélateur d’une vie mystique, le « soulagement » ou paix du cœur ressenti en sa présence :

Dieu lui révélait beaucoup d'événements futurs, et les secrets des consciences : par ce don céleste il avertissait les pécheurs […] marquait à quelques-uns les points de la foi dont ils doutaient ; à d'autres il indiquait en particulier ce qu'ils étaient obligés de restituer […] Les âmes scrupuleuses recevaient un grand soulagement par ses conseils et ses prières…

Une vie bien remplie s’achève en combattant courageusement la crainte du diable, mal dont tous étaient atteints au début du XVIIe  siècle (Benoît de Canfield, François de Sales…).

Voici par notre historien du TOR un récit typique des récits d’agonie qui termine la Vie et précèdent la revue des Vertus  dans les écrits hagiographiques d’époque :

Quatre mois devant sa mort étant sur son lit dans ses infirmités ordinaires, il s'entretenait sur [542] les merveilles de l'éternité : on tira les rideaux, et sa couche lui sembla parée de noir ; un spectre sans tête parut à ses pieds tenant un fouet embrasé : cette horrible figure ne l'effrayant point […] il parla ainsi au démon : « […] garde-toi bien de toucher au fond de mon âme, qui est le trône du Saint-Esprit. » L'esprit malin disparaissant, le pieux Antoine demeura calme, et prit cette apparition pour un présage de sa prochaine mort ; ses forces diminuèrent toujours depuis […] il vit son âme environnée d'un soleil, et entendit cette charmante [au sens fort de charme] promesse de notre Seigneur : « Je suis avec toi, ne crains point. » Les flammes de sa dilection s'allumèrent davantage, et il ne s'occupait plus qu'aux actes de l'amour divin, voire au milieu du sommeil.

Plus sobrement le Père Jean-Chrysostome concluait ainsi :

VIII. Dans la dernière maladie, il fut tourmenté d’un ardent amour envers Dieu, et d’une grande impatience d’aller à son Éternité. [91 des Traités de 1651]

Les proches bénéficièrent de l’agonie priante du mourant - il en sera de même à la mort de Jean-Chrysostome :

[543] M. Bernard [un ami] présent sentit des atteintes si vives de l'amour de Dieu, qu'il devint immobile et fut ravi. […] Le lendemain samedi vingt-trois de janvier […] il [le sieur de la Forest] rendit l'esprit à six heures du soir dans la pratique expresse des actes de l'amour divin…

Puis :

on permit [544] durant tout le dimanche l'entrée libre dans sa chambre aux personnes de toutes conditions, qui le venaient visiter en foule. Les religieux du tiers ordre de Saint-François gardaient son corps, qui fut transporté à Picpus.

 


 

 

 


 

 

 

Chrysostome de Saint-Lô (1594-1646)

 

Voici page précédente un portrait conventionnel, mais prêtant une figure très attachante « à notre bon Père Chrysostome »,

La gravure figure en frontispice à la page de titre de l’ouvrage édité par Bernières à Caen d’écrits recueillis - difficilement - par la Mère Mectilde à Paris en son couvent de franciscains du TOR : tous n’étaient pas des amis du mystique… 

 

>> La vie mystique chez les Franciscains du dix-septième siecle. Tome I. Introductions, Florilège issu de Traditions franciscaines (Observants, Tiers Ordres, Récollets), D. Tronc, Ed. du Centre Saint-Jean-de-la-Croix, coll. « Sources mystiques », 367 pages.

 

§

 

Étant encore écolier, [Jean-Chrysostome] écrivit de Rouen à M. de la Forest pour le consulter sur sa vocation. Étant venu à Paris, il prit l'habit à Picpus…[6].

Ce rapport entre le sieur de la Forest et le jeune homme est un exemple des nombreuses relations qui se poursuivront entre le TO des laïcs et le TO des Réguliers : il n’y a pas de hiatus entre la vie intérieure et le monde. Alternent, par quelque bénéfique hasard, après le Père Vincent Mussart, Antoine le Clerc, sieur de la Forest ; puis le Père Jean-Chrysostome, Monsieur de Bernières, le prêtre Jacques Bertot, madame Guyon, l’archevêque Fénelon... (succession propre à l’une des filiations nées à l’Ermitage). Des relations directes les relient, mais n’ont souvent pas laissé de traces écrites [7]. 

Jean-Chrysostome de Saint-Lô est la figure centrale à laquelle se réfèrent les membres du cercle mystique normand, qui n’entreprennent rien sans l’avis de « notre bon Père Chrysostome ».  Seule l’humble « sœur Marie » des Vallées jouira d’un prestige comparable et attirera chaque année ses membres à séjourner auprès d’elle.

Ce que nous connaissons de la biographie de Chrysostome provient essentiellement de Boudon [8]. Les connaisseurs de l’école normande n’y ajoutent guère d’éléments[9]. Tout ce que nous savons sur Chrysostome se réduit à quelques dates, car si Boudon est prolixe quant aux vertus, il reste discret quant aux faits ! Sa pieuse biographie couvre des centaines de pages qui nous conduisent « de la vie aux vertus », mais le contenu spécifique au héros se réduit à quelques paragraphes.

Jean-Chrysostome naquit vers 1594 et étudia au collège des jésuites de Rouen. À dix-huit ans, il prit donc l’habit suivant l’avis du sieur de la Forest et entra le 3 juin 1612 contre le gré paternel au couvent de Picpus à Paris fondé par Mussart :

Le P. Chrisostome dit de St Lo [sic] naquit à St Fremond Basse-Normandie diocèse de Bayeux et fut nommé Joachim au baptême. Un de ses frères fut capucin et une sœur a été clarisse à Rouen de l'étroite observance. Joachim étudia à Rouen et y eut pour maître le P. Caussin, jésuite[10]. Étant encore écolier, il écrivit de Rouen à M. de la Forest pour le consulter sur sa vocation. Étant venu à Paris, il prit l'habit à Picpus. Son père fit ce qu'il put pour le faire sortir du cloître et y employa à cet effet un magistrat considérable du parlement de Normandie. Le jeune homme tint ferme...[11].

Après une vie de directeur[12], il traverse à son agonie un dernier dépouillement intérieur dont l’effet se communique, tout comme ce fut le cas d’Antoine le Clerc :

... L’on remarqua que la plupart de religieux du couvent de Nazareth où il mourut [le 26 mars 1646], fondaient en larmes et même les deux ou trois jours qui précédèrent sa mort, et cela sans qu’ils pussent s’en empêcher[13].

Les incompréhensibles « larmes » sont à rapprocher des « atteintes vives de l’amour de Dieu » ressenties auprès d’Antoine, comme des phénomènes proprement mystiques.

Jean-Chrysostome assura ainsi un rôle de passeur. En témoignent des lettres remarquables de direction adressées à Catherine de Bar et à Jean de Bernières sur lesquelles nous revenons en fin de journée. Elles éclairent une très vigoureuse conduite d’abnégation et de « désoccupation ». Son influence couvre la première génération du cercle spirituel : Jean de Bernières et sa sœur Jourdaine, Mectilde du Saint-Sacrement et Jean Aumont; les historiens ajoutent des figures extérieures à notre école : Vincent de Paul, J.-J. Olier…

 

 


 


 


 

LES AMIS DE BERNIERES : « L’école du Cœur »

Voici page précédente un portrait conventionnel, prêtant une figure de dévôt des plus sérieux à Monsieur de Bernières.

 

§

 

Réseau d’amis associant aînés et cadets, le « cercle mystique normand » basé à Caen se constitue donc autour de Chrysostome et de ses dirigé(e)s Jourdaine et Jean de Bernières. Nous reviendrons dans notre seconde partie des DIRECTIONS MYSTIQUES non seulement sur Jean-Chrysostome,  mais sur Marie des Vallées et Marie de l’Incarnation provisoirement « oubliés ».

La moitié des membres de « l’école du cœur » nés du vivant de l’initiateur Jean-Chrysostome sont directement rattachés aux courants franciscains. Le rayonnement de Jean de Bernières sur des amis qui séjournent dans son Ermitage est renforcé par son exemplaire pauvreté et sa charité, fondée sur l’oraison dans l’abandon à la grâce divine. Le réseau informel fut vivant par sa descendance dans deux ordres toujours actifs, l’un fondés par Catherine de Bar appelée aussi « Mère du Saint-Sacrement », l’autre par saint Jean Eudes.

Catherine fonde en Pologne ; Mgr de Laval  crée l’Ermitage du Nouveau Monde au séminaire de Québec ; M. Bertot confesseur aux ursulines de Caen puis aux bénédictines de Montmartre est à l’origine du cercle mystique [14] dont des membres quiétistes pénétreront plus tard des terres protestantes.

Quel nom donner à une telle association sans unité de conditions ni de liens canoniques (mais monsieur de Bernières « prit l’habit de notre ordre  [franciscain] » dit l’historien du TOR Jean-Marie de Vernon et il se plaignit de ne pouvoir vivre la pauvreté ; Mme Guyon prendra également vœu portant sur la pauvreté. Tous deux étaient issus de riches familles).

Les expressions d’Oratoire du cœur et d’Ecole de l’oraison cordiale apparaissent chez Bremond dans le chapitre qu’il consacre à Querdu Le Gall et à Jean Aumont (deux figures secondaires du réseau) [15]. Filiation mystique du pur Amour, insistant sur le lien de nature mystique qui exista entre aînés et cadets, et évitant la note intellectuelle attachée à École est malheureusement bien long. En ayant soin d’enlever la note affective attribuée à cœur depuis Rousseau et le Romantisme, nous adoptons la contraction en Ecole du cœur. Elle ouvre sur une pratique mystique de l’oraison.


 

 

 

Le tableau des deux pages suivantes dispose les noms des figures que nous allons rapidement présenter.

Verticalement chronologique (1ere colonne) il témoigne des influences d’aînés vers des cadets. 

Horizontalement il indique des compagnonnages.

Au centre une filiation Chrysostome - Bernières – Bertot – Guyon.

S’appuyant solidement à droite sur une colonne en grande partie féminine de Marie des Vallées, Jourdaine, Mectilde.

La dernière colonne concerne de près la Nouvelle-France, elle est largement à compléter et nous sommes avec vous pour apprendre !

À gauche des amis un peu plus autonomes, dont Eudes et Renty.

À souligner :

-Près  de trente figures choisies dans une foule dévote.

-La diversité des appartances (en italiques). De g. à dte et de ht en bas : jésuite, bénédictin, laïc, franciscain, laïque, ursuline, pour la seule première ligne. On y ajoutera la diversité franciscaine : TOR, capucin, récollet ; un prémontré, de simples prêtres…

Cette diversité explique une difficulté rencontrée jusqu’à aujourd’hui pour rendre compte de leur importance : pas de définition claire, pas d’Ordre fédérateur permettant une identification claire d’un objet d’études – s’ajoute l’ombre portée par la condamnation du quiétisme en 1699.

 


 

 

FILIATIONS ET AMITIÉS MYSTIQUES

Nés

avant

1600

 

 

J.-B. de Saint-Jure

Jésuite,

1588-1657

 

Dom Quinet

Bénédictin,

1595-1665

Antoine Le Clerc,

« le Sieur de la Forest »

1563-1628

 

« Notre bon Père » 

Jean-CHRYSOSTOME

Tiers Ordre Régulier franciscain,

1594-1646

Nés

de

1600

à

1620

St JEAN EUDES, fonde la Congrégation  des Eudistes,

1601-1680

 

GASTON DE RENTY, marié,

1611-1649

 

Charlotte le Sergent

Bénédictine à Montmartre

1604­-1677

 

Jean de BERNIÈRES,

 « Jean de Jésus pauvre »  fonde l’Ermitage   1602-1659 

 

M. Rocquelay prêtre,

secrétaire de J. de B. -1669

 

J.-F. d’Argentan,

 « coauteur » Capucin

1615-1680

 

M. de Gavrus -1691

 

Nés 

depuis

1620

Paulin d’Aumale,

Tiers Ordre Régulier franciscain, ?~1694

 

Henri Boudon prêtre,

1624-1702

 

Cl. la Colombière Jésuite, 1641-1682

M. Jacques Bertot prêtre,

1620-1681

(Ursulines Caen & Bénédict.Montmartre, le « directeur mystique »)

 

Mme GUYON,

1648-1717

FÉNELON,

1651-1715

 

 

 

Marie des Vallées

servante, « sœur Marie »

1590-1656

 

Jourdaine de 

Bernières, Ursuline

Mère de Sainte Ursule,

1596-1670

 

 

 

 

 

MARIE de 

l’INCARNATION

Marie Guyart-Martin,

Ursuline 1599-1672

Michèle

Mangon, Ursuline

Mère de la Conception,

~1600-1660

 

Mère MECTILDE,

fonde bén. du St Sacrt

1614-1698

 

Louys Épiphane

Prémontré,

1614-1682          

« Frère Jean » Aumont« le vigneron »

1608 -1689

 

Marie-Madeleine de la Peltrie

1603-1671

 

M. de Mézy

 

 

 

Dom Claude Martin

fils de M. de l’Inc.,

Bénédictin de Saint-Maur,

1619-1696

 

 

Archange Enguerrand

Récollet « le bon religieux franciscain »,

1631-1699

 

Mgr de LAVAL,

1623-1708



 

Explorons les figures dans l’ordre chronologique de leurs naissances. On ne pourrait que perdre le parfum intérieur c’est-à-dire l’essentiel en les rassemblant sous des habits communs d’appartenances religieuses ou de corps de pensée ou sous des thèmes fédérateurs issus par exemple de l’école historique des Annales.

Nous laissons pour l’instant de côté les deux grandes figures apparemment excentrées (au moins pour les Français du centre du Royaume !) de « sœur » Marie des Vallées et de Marie de l’Incarnation (« du Canada »).


 


 

Jourdaine de Bernières (1596-1645), la fondation et l’histoire d’un couvent d’ursulines.

Attachée à son frère cadet, Jourdaine sauvera sa mémoire, non sans rencontrer des contrariétés éditoriales. Son frère allait souvent parler à la communauté des ursulines et le bâtiment de l’Ermitage était situé « aux pieds » du couvent c’est-à-dire à son service (en fait dans sa cour, au même niveau).

Sur Jourdaine et la vie de « son » couvent, nous disposons de précieuses Annales du monastère de Ste Ursule de Caen établi en 1624… Ce long manuscrit sauvé par miracle [16] expose tardivement, mais avec intelligence sur la durée d’un siècle les vicissitudes vécues dans ce couvent ; en particulier les religieuses seront en butte à des jansénistes zélés, mais nous négligerons ce sujet. Nous citons plutôt que de gloser :

[La sainte famille Bernières]

Dès qu'elles [les religieuses destinées à la fondation] furent arrivées à Caen qui fut le sixième septembre 1624, on les conduisit à la maison que Mme de Bernières mère de la fondatrice avait mis par ses soins en état de recevoir les religieuses. Elles la trouvèrent garnie des meubles et autres provisions nécessaires, et quand il leur manquait quelque chose on n'allait pas plus loin que chez M. et Mme de Bernières qui fournissaient abondamment à tout, jusqu'à dégarnir un lit de taffetas cramoisi pour tendre le sanctuaire et faire un pavillon au Saint-Sacrement.

L'on sait quel fut leur fond de religion [à la famille Bernières], et avec quelle exactitude ils observèrent la loi du Seigneur. Il [le père de Jean] leur donna trois fils, le premier fut d'épée, et fit voir que la piété n'est pas incompatible avec les armes. M. D’acqueville (21) pris la robe et fut conseiller au grand Conseil. Il était d'une prudence et d'une probité extraordinaire, c'était le père des pauvres, et on peut dire que la charité lui procurera une mort prématurée, car étant maire de ville à Paris il voulut se procurer à la descente des bateaux remplis de soldats qui avaient des maladies contagieuses et pour […] les pressants entre ses bras pour les conduire à l'hôpital. Au retour il fut ?atteint de la même maladie dont il mourut. Pour Monsieur de Bernières de sainte mémoire qui était le troisième [fils], ses écrits le font assez connaître.

Cette maison que nos Mères occupèrent émit située en la rue Guilbert, elles y furent 12 ans tandis que sans interruption on travaillait à bâtir celle où nous sommes présentement.

 [Notre très honorée fondatrice Jourdaine de B.]

Dans son couvent des Ursulines, construit magnifiquement en 1624 avec l’argent de la famille,

Ce jour [d’engagement] qu'elle disait le plus heureux de sa vie fut le 30e de novembre 1626. (27) Elle ne voulut pas l'avancer d'un moment quoiqu'on lui offrit de faire venir une dispense de Rome aisée à obtenir eu égard à son âge, à ses talents […] La providence qui l'avait choisie pour gouverner cette maison en fit un exemple de régularité, d'obéissance, d'humilité. […] (28)

Après sa profession, on la vit courir sans relâche dans les voies de la perfection, et elle y fit de si grands progrès que peu de temps après, on l'établit maîtresse des novices […] Elle était si remplie de Dieu et avait tant de grâce pour en remplir les autres, que dans les instructions particulières et les exhortations générales, ces novices étaient pénétrés de la force et de l'onction de l'esprit qui parlait par sa bouche…

 [La peste et la retraite dans une maison des Bernières]

La peste qui désolait les environs de la ville de Caen entra dans notre maison, et y attaqua une sœur converse qui venait de faire profession. Aussitôt que cette pauvre fille sentit son mal, elle fit prier la mère de Sainte Ursule [Jourdaine] d'aller la trouver dans un lieu écarté. S'y rendant promptement et la malade lui ayant expliqué l'état où elle se trouvait la supplia de ne point approcher d'elle, disant qu'elle croyait que c'était la peste. Mais la charitable maîtresse sans s'effrayer du péril voulut voir l'endroit où elle paraissait […] et malgré les vomissements et les autres accidents qui tourmentaient cette fille, elle resta auprès d'elle tout le temps nécessaire pour la consoler et l'encourager à bien soutenir cette épreuve du Seigneur. Elle s'offrit même de l'assister jusqu'à la mort si on le lui voulait permettre. 16-(34) [17] la mère supérieure avertie de cet accident fit visiter la malade ; et dès qu'on eut aperçu que c'était la peste, elle fut séparée de la communauté avec deux religieuses une de chœur et une converse qui s'offrirent volontairement pour la garder.

Cependant les supérieurs jugèrent qu'il fallait transporter la malade hors la ville avec ses gardes, il s'agissait de trouver un lieu, chose qui n'était pas facile. Ce fut singulièrement en cette occasion que Monsieur de Bernières fit paraître la tendresse qu'il avait pour sa fille et pour sa chère communauté.

Il prêta donc une maison de campagne à demi-lieue de la ville pour y retirer la malade et celles qui l'assistaient, ou il eut soin de les faire visiter et consoler, en ne les laissant manquer d'aucune chose surtout des secours spirituels. M. le prieur de ?Venoix administra les sacrements à la malade, et communia plusieurs fois les deux religieuses qui étaient auprès d'elle. 17-(35) La malade mourut bien secourue en toutes manières. Celles qui l'assistaient n'eurent aucun mal, et revirent enrichies des mérites que leur charité leur avait acquis, faisant voir qu'on a rien à craindre où Dieu nous veut. Toutes les autres furent aussi préservées, mais ce ne fut pas sans de grandes attentions, et bien des mouvements.

On jugea nécessaire de faire sortir un grand nombre de novices, et toutes les pensionnaires, avec plusieurs religieuses pour les conduire. Monsieur de Bernières continuant ses bontés prêta une autre maison de campagne bien meublée et propre à les recevoir, mais par malheur il n'y avait point de chapelle ni de lieu propre à en servir. Elles furent obligées de faire leur oratoire sous une charterie qu'on orna le mieux qu'il fut possible. Là, comme dans le plus magnifique temple, on disait tous les jours la sainte messe. 18-(36) Elles y communiaient régulièrement deux fois la semaine, un père de la compagnie de Jésus, à qui en avait eu recours dès l'établissement allait entendre leur confession sous les ?vendredi. L'office divin y était récité aux heures marquées avec autant de piété que dans nos églises. Je ne peux cependant passer sous silence une particularité réjouissante […] leur sérieux y fut mis plus d'une fois à l'épreuve, par l'ignorance d'un homme qui leur servait de sacristain, lequel ne savait des réponses de la messe que le seul mot d'amen qu'il plaçait partout, de sorte qu'une religieuse était obligée de la répondre…

Apparaît ici la très discrète et austère Mère Michelle Mangon, grande spirituelle amie du Père Chrysostome:

[La Mère Michelle Mangon]

19-(37) La Mère supérieure avec celles qui étaient restées au couvent firent tout ce qui était nécessaire pour en ôter le mauvais air, et rappelèrent les fugitives qui avaient un empressement extrême de se réunir à elles. Le désir qu'eut la mère de Sainte Ursule de rester dans sa chère clôture fut si grand, et son détachement du monde si parfait, que passant auprès du logis de M. son père et de Madame sa mère, elle ne voulut point descendre du carrosse pour y entrer, quelque instance qu'on lui en fit, et quelque bonne que parussent les raisons qu'on lui disait. Elle crut qu'il n'en était point qui ne dussent céder à l'intention qu'elle avait de donner un exemple à la postérité. En effet le sien eut tant de pouvoir sur toute sa compagnie 21-(38) qu'aucune novice ne se voulut séparer des autres quoiqu'elles en fussent fortement sollicitées par leurs parents, mais rentrèrent toutes ensemble dans leur maison avec beaucoup de joie de voir réunies pour louer et remercier Dieu qui les avait préservés…

 [Maximes de Jourdaine]

Jourdaine devint supérieure du couvent dès 1630. Elle fit montre d’une belle autorité qui pouvait s’accompagner de conseils pittoresques : ainsi à propos d’une novice à éprouver, écrit-elle : « Mettez-la à bouillir… »[18].

Voici quelqu'une de ces maximes qu'on a eu soin de recueillir comme très propre à maintenir le bon ordre […] Qu'avons-nous à faire, disait-elle, de nous embarrasser du monde, il nous quitte plus volontiers que nous ne pensons. Ne nous faisons de sorte que le moins que nous pourrons. L'enceinte de nos murs peut suffire à notre béatitude. (51)-33 […] soyons religieusement observatrice du silence, et si attentives sur nos paroles que nous puissions compter les inutiles pour en rendre compte, puisque Dieu nous le demandera un jour. Le silence d'action n'est pas moins nécessaire pour se maintenir dans le recueillement. Cinquièmement ne manquons jamais à faire la retraite annuelle, les affaires temporelles n'en souffriront rien. Et soyons fille d'oraison, nous en serons plus utiles au prochain.

[Jourdaine et Chrysostome]

161 Cependant quelque soin qu'elle ait pris de se dérober à nous cacher les ferveurs et les grâces singulières qu'elle a reçues dans ses communications avec Dieu nous en pouvons apprendre quelque chose par son commerce de lettres avec le révérend père Chrysostome pénitent directeur de Monsieur de Bernières qui était à son égard, ce qu'était à Sainte Thérèse ce bon gentilhomme dont elle parle si souvent. Comme elle n'avait rien de secret pour lui, et que réciproquement il lui faisait part des lumières qu'il recevait si abondamment dans son oraison, ils se trouvèrent des rapports de grâce et de lumière qui les réunit tous la même conduite. La mère de la Conception [Jourdaine] lui donnait par écrit sa manière d'oraison, ses vues de perfection, ses sentiments intérieurs, les dons et les grâces dont Dieu l'honorait, particulièrement dans ses retraites, ses peines ses doutes, etc. et en un mot tout ce qui se passait de bon et de mauvais dans elle, comme le font toutes les âmes fidèles à se faire conduire sûrement dans les voies de Dieu ; monsieur de Bernières en consultait le père Chrysostome et ce sont ces réponses à une ursuline qu'on 162 trouve dans son livre des maximes et lettres spirituelles qui nous font connaître quelques traits de sa vie intérieure dont elle n'a laissé que peu d'écrits…

Ce fut elle qui obtint de leur saint directeur la communication des écrits de Monsieur de Bernières. M. Roquelay son fidèle secrétaire eu ordre de les lui ?remettre entre les mains, et comme elle était alors supérieure, elle les fit transcrire par les mains de sœur Charles et de Jésus. Nous en conservons deux tomes in-folio [malheureusement perdus], d'où l'on a extrait les deux parties du Chrétien intérieur qui ont été imprimées.

 [Jourdaine âgée élue pour la troisième fois]

… il s'agissait des intérêts de Dieu et de la religion, […] C'est ce qui lui fit refuser avec une fermeté inflexible deux religieuses du Port Royal, qui lui furent envoyées avec une lettre de cachet en l'année 1663. Elle les retint hors la clôture, tandis qu'elle envoya un exprès à Bayeux porter une lettre à monseigneur l'évêque rempli de si bonnes raisons pour se défaire des deux religieuses 149 qu'enfin elle gagna sa cause, elles furent envoyées ailleurs. […]

Elle a passé les jours et une partie des nuits à écrire des lettres pour envoyer au bout du monde à de saints missionnaires, avec lesquels elle avait des correspondances pour moyenner avec eux la conversion des peuples sauvages du Canada et de L'hybernie. […150] Il n'y avait rien de plus aimable que son commerce de lettres avec les personnes qui passaient dans la Nouvelle-France pour y cultiver ces jeunes plantes de l'Évangile qu'on y élevait, lesquelles se sentant redevables à ses bienfaits, lui faisaient des remerciements suivant leur génie capable de toucher et mettre en mouvement un aussi bon cœur que le sien.


 


 

Jean de Bernières (1601-1659)

>> Jean de Bernières, Le Chrétien intérieur, textes choisis suivis des Lettres à l’Ami intime, Texte établi et présenté par Murielle et Dominique Tronc, Paris, Arfuyen, « Les carnets spirituels », 2009, 200 pages. [septième livre du Chrétien intérieur et « Lettres à l’Ami intime ».]

>> Jean de Bernières, Œuvres Mystiques I, L’Intérieur chrétien suivi du Chrétien intérieur augmenté des Pensées, Edition critique avec une étude sur l’auteur et son école par Dominique Tronc, Ed. du Carmel, coll. « Sources mystiques », 2011, 518 pages.

>> Jean de Bernières, son influence sur l’histoire de la spiritualité », 381-421, & « Des éditions anciennes aux éditions contemporaines », 583-588, in : Rencontres autour de Monsieur de Bernières (1603-1659) Mystique de l’abandon et de la quiétude, coll. « Mectildiana »,  Editions Parole et Silence, 2013, 594 pages. [ce collectif assemblé par J-M. Gourvil & D. Tronc regroupe les contributions de dom T. Barbeau, J. Dickinson, J.-M. Gourvil, I. Landy, dom J. Letellier, B. Pitaud, J. Racapé, dom E.de Reviers, D. Tronc, A. Valli.]

>> Jean de Bernières, Œuvres Mystiques II, Correspondance, Edition critique présentée par le P. Eric de Reviers, Ed. du Centre Saint-Jean-de-la-Croix, coll. « Sources mystiques ». [à paraître prochainement]

§

Il utilisa sa fortune à la fondation d’hôpitaux, de missions et de séminaires. Insensible aux différences sociales (il traite son serviteur en frère spirituel), il n’obéissait pas aux règles de l’époque concernant son rang :

Il paye de sa personne, car il va chercher lui-même les malades dans leurs pauvres maisons, pour les conduire à l’hôpital [...] porte sur son dos les indigents qui ne peuvent pas marcher jusqu’à l’hospice. [...] Il lui faut traverser les principales rues de la ville : les gens du siècle en rient autour de lui[19].

Le Directeur spirituel

Dans ses Lettres à l’ami intime[20], Bernières se dévoile, car bien que son ami prêtre Jacques Bertot soit plus jeune il lui parle à cœur ouvert des états les plus profonds vécus dans ses dernières années :

Je ne puis vous exprimer par pensées quel bonheur c’est de jouir de Dieu dans le centre […] Plus Dieu s’élève dans le centre de l’âme, plus on découvre de pays d’une étendue immense, où il faut aller, et un anéantissement à faire, qui n’est que commencé : cela est incroyable, sinon à ceux qui le voient en Dieu même, qu’après tant d’années d’écoulement en Dieu, l’on ne fasse que commencer à trouver Dieu en vérité, et à s’anéantir soi-même…[21].

Jean pratique un abandon intérieur qui ne l’empêche pas d’être très actif et en premier lieu de diriger ceux qu’il attire. Ce « directeur des directeurs de conscience[22] »  parle avec humour d’un « hôpital » un peu particulier qui accueille des hôtes de passage, maison qu’il a fait construire « au pied[23] » du couvent de Jourdaine :

Il m’a pris un désir de nommer l’Ermitage l’hôpital des Incurables, et de n’y loger a avec moi que des pauvres spirituels […] Il y a à Paris un hôpital des Incurables pour le corps, et le nôtre sera pour les âmes [24].

Je vous conjure, quand vous irez en Bretagne, de venir me voir ; j’ai une petite chambre que je vous garde : vous y vivrez si solitaire que vous voudrez ; nous chercherons tous deux ensemble le trésor caché dans le champ, c’est-à-dire l’oraison [25].

Dans une lettre du 29 mars 1654, il précise ainsi le but d’une association pour laquelle il a construit un foyer d’accueil :

C’est l’esprit de notre Ermitage que d’arriver un jour au parfait néant, pour y mener une vie divine et inconnue au monde, et toute cachée avec Jésus-Christ en Dieu.

Nous achevons sur l’histoire d’

Une œuvre reconstituée et influente.

Jean de Bernières n'a écrit que des lettres et quelques notes personnelles prises au cours de retraites. On a fabriqué en les assemblant avec toute la liberté permise à l’époque L’Intérieur Chrétien, puis dès l’année suivante Le Chrétien Intérieur. Ce dernier titre entreprend une glorieuse carrière : « Le Chrétien Intérieur […] publié en 1661 […] atteint dès 1674 sa quatorzième édition et la même année le libraire Edme Martin estime qu’il en a vendu trente mille exemplaires[26] ».

Le texte atteint un public très large, car il est facile à lire. Il est plein d’onction. Un choix orienté par l’éditeur-corédacteur d’Argentan adapte le mystique à l’esprit de son temps. Aussi le titre se retrouve dans des bibliothèques même réduites. Ainsi  « la veuve de Pierre Helyot[27] [] détient les Fleurs des saints en deux volumes in-folio, le Chrétien Intérieur de Bernières-Louvigny, une Explication des cérémonies de la messe et une quinzaine d’autres petits livres de dévotion dont [] une préparation à la mort »[28].

L’Intérieur Chrétien (1659) est devenu Le Chrétien intérieur, ce dernier lui-même faisant l’objet de deux versions : « primitive » de 1660 et « tardive » de 1676 [29]. Succèdent des Œuvres spirituelles (1670) distinctes et fiables, enfin on ajoute aux Chrétiens des Pensées (1676). Des rééditions modernes sont disponibles ou en cours [30].

La grandeur mystique du trajet de l’abjection à l’abandon est évidente par la mise en ordre chronologique de la correspondance. Jean a réussi à rester très caché dans sa vie personnelle, mais de récentes contributions soulignent les multiples influences qu’il a exercées [31].


 

L’Ermitage

Reprenons ici la suite de citations des Annales du couvent  en commençant par ce qui concerne la pierre angulaire de l’Ermitage – réduit après un nettoyage post-quiétiste illustré par la reproduction figurant au verso de ce feuillet et qui s’ouvre par :

Il ne faut pas oublier la maison reconnue l'Ermitage que Monsieur de Bernières frère de notre révérende mère fondatrice fit bâtir dans l'avenue qui conduit de notre cours du dehors. [Barré : la communauté avait acheté le fond ?450 ? livres] ce bâtiment fut commencé en 1646 et achevé en 49. La communauté avait acheté le fond ?[illis.]? livres. Et il donna ?2000 ? [illis.] [barré : à la communauté] en demandant de [illis.]pendant sa vie dont il fit part à plusieurs ecclésiastiques qui demeuraient avec lui. Monseigneur de la Boissière qui a été évêque dans les pays étrangers M. Bertot qui a été notre supérieur en fût le second…


 

 

 


 

Large omission dans la copie du XIXe siècle de tout ce qui suit [32]. À partir d'ici le bas de page est barré ainsi que la page suivante, deux fois en croix !

110 …M. Roquelé [add.: secrétaire de Monsieur de Bernières] que nous pouvons mettre au nombre de nos bienfaiteurs y demeura longtemps. Il nous laissa en mourant non seulement une grande idée de ses vertus, mais encore de grands témoignages de son attachement pour la communauté, à laquelle il donna 1000 écus pour fonder une messe à perpétuité, dont celle du lundi, se dit pour la dernière décédée sur l'autel privilégié. De plus il nous envoya tous ses livres qui ont bien augmenté notre bibliothèque. Il nous donna aussi de

111 que [sic]…

Changement de main et discontinuité du sens : feuillet[s] enlevé[s] ? La numérotation est continue : 110-111, et donc postérieure au ms. lui-même plus ancien que sa copie du XIXe siècle citée en note. Le texte suit ainsi :

…que M. de Gavrus prenait la place de son ?saint oncle se retirât dans cette maison avec plusieurs gentilshommes pieux et détachés du monde comme lui, pour y faire revivre l'esprit de son saint fondateur. Le premier n'en sortait que pour visiter les ouvriers qu'il faisait travailler à l'église de l'hôpital général dans le qu'il avait la conduite, dès qu'elle fut ?rehaussée de bâtir, Dieu l'attira à lui, il en fit le lieu de sa sépulture et demanda d'être mis à l'entrée de la poste.

Messieurs de ?Moneanisi de Dampierre et Dargences leur succédèrent, ajoutant à la vie solitaire et intérieure des premiers hermites au milieu d'une ville, ce que la charité peut faire de plus utile pour le prochain ; qui est le service des pauvres. Ils pansent leurs plaies, les soignent et leur donnent toute sorte de médicaments ne trouvant point de plus grandes douceurs dans leurs travaux que le soulagement qu'ils donnent au plus dégoûtant.

 


 


 

Commençons une revue de figures remarquables associées à l’Ermitage en suivant l’ordre chronologique. Certaines sont à l’origine du grand mouvement mystique qui couvre plus de deux siècles en plusieurs branches d’un « delta spirituel » : branche canadienne par Marie de l’Incarnation et Mgr de Laval, branche religieuse de l’ordre des Bénédictines du Saint Sacrement fondé par Mectilde-Catherine de Bar, branche « quiétiste » animée par monsieur Bertot puis par madame Guyon et Fénelon… Sans oublier la congrégation des Eudistes dont la dépendance vis-à-vis de l’Ermitage est moindre.

M. Rocquelay prêtre (-1669)

Outre le passage que nous venons de citer, les mêmes Annales rédigées jusqu’en 1738 peuvent mettre plus aisément le secrétaire de Bernières en valeur que ce dernier qui a fait l’objet d’une condamnation post-mortem :

159..... Je trouve en 1665 une donation de cent livres de rente, fait à cette communauté par M. François Roquelay prêtre secrétaire et intime ami lequel voulant montrer de plus en plus sa singulière affection qu'il avait pour nous, il donna encore l'année suivante la somme de 2200 livres, le tout avec des conditions très avantageuses qui sont écrites dans les registres. Le chapitre s'engagea par reconnaissance à le faire participant de toutes nos prières et bonnes œuvres, et après sa mort, les mêmes messes communions et offices comme pour nos sœurs décédées.

Jean Eudes (1601-1680), missionnaire.

Jean Eudes est du même âge que Jean de Bernières et leur amitié durera longtemps. Il illustre l’esprit actif de tous les membres de l’Ermitage  et le « préquiétiste » Bernières s’usera plus vite encore à la tâche...

Originaire d’une famille paysanne, Jean Eudes entre à l’Oratoire et se distinguera par son assistance héroïque aux pestiférés qui sont isolés par peur de la contagion. Son biographe moderne nous explique : « Jean Eudes voulait assister  les malades : il ne pouvait donc rester dans les quartiers encore sains. Il décida de vivre comme ceux qu’il aidait. On les isolait dans les prés, abrités dans de grands tonneaux […] dans la vallée de l’Orne, les prairies Saint-Gilles appartenant à l’abbaye aux Dames […] c’est là qu’il priait, dormait, mangeait ; et l’abbesse, nous dit-on, venait elle-même lui servir ses repas [33]. »

Jean Eudes consacre ensuite son activité aux missions, évangélisant des diocèses normands [34]. Il quitte l’Oratoire pour pouvoir fonder une congrégation en vue de former des prêtres et prend en charge plusieurs séminaires, malgré l’opposition de ses anciens confrères appuyés par des jansénistes. Il trouve « lumière et encouragement » chez Marie des Vallées - on lui doit notre principale source sur elle, le fameux manuscrit de Québec -  ainsi qu’auprès de Bernières et de Renty.

Pour lui « l’amour, vie de Dieu, est l’alpha et l’oméga de toute réalité […] chacun est aimé sans mesure, d’un amour unique ». Notre cœur - symbole d’amour et d’intériorité mystérieuse qui fait « un seul être de tous les membres du corps mystique » - est fait pour « une très simple vue de Dieu, sans discours ni raisonnement ». Le sens profond que prend pour lui le mot « cœur » est remarquable, avant que ce terme d’origine physiologique, caractéristique du temps où l’on plaçait notre centre dans cet organe ne soit dévalué par des sensibilités imaginatives. C’est un symbole d’intériorité et d’amour.

Regardez votre prochain […] comme une chose qui est sortis du cœur et de la bonté de Dieu , qui est une participation de  Dieu, qui est créée pour retourner en Dieu [35].


 

Jean Aumont (1608-1689), pauvre villageois.

Autre disciple de Jean-Chrysostome de Saint-Lô, laïc membre du Tiers Ordre, Jean Aumont vécut dans le monde : il possédait peut-être un petit vignoble à Montmorency [36]. Il fut en relation assez étroite avec Catherine de Bar : le « bon frère Jean » aurait été envoyé en exil en 1646 par suite de son ardeur à propager les maximes de Jean-Chrysostome mort la même année (ceci laisse entrevoir des tensions fortes entre ces mystiques et leur entourage). Il est « tellement rempli de la divine grâce à présent, qu’il a perdu tout autre désir. Il se laisse consommer » dit-elle. Il rencontrera de nouveau Catherine à Caen en 1648 et à Paris en 1654.

Il nous a laissé un livre atypique [37], beau, original et savoureux, dont les illustrations (de même que les images publiées par Querdu Le Gall [38]) ont fait la joie de Bremond lorsque celui-ci présenta « le vigneron de Montmorency et l’école de l’oraison cordiale ». Dans L’Agneau occis dans nos cœurs (1660) l’auteur est parfois trop abondant et imaginatif et son style est rocailleux [39]. Mais il recèle de grandes beautés et témoigne d’une « intelligence extrêmement vive, pénétrante et limpide au didactisme le plus subtil [40]. »

Cet homme apparemment si simple avait atteint les profondeurs de la vie en Dieu : il nous transmet son élan qui fait fi de tous les obstacles. L’ouvrage rare n’ayant jamais été réédité et reflétant avec originalité de suggestives représentations propres à l’ancienne astrologie médiévale, nous en livrons ici d’assez longs extraits. Tout d’abord une vive analogie imagée :

 Mais dites-moi de grâce si quelqu'un enfermé en votre cave, et frappant à la porte pour se faire ouvrir, vous alliez cependant au plus haut et dernier étage la maison demander qui est là : vous n'auriez sans doute aucune bonne réponse, car la grande distance du grenier à la cave ne permettrait pas que votre  ‘Qui va là ?’ fût entendu. Mais peut-être que cette personne-là n'ayant pas encore bien appris tous les lieux et endroits de la maison pourrait bien être excusée d'aller répondre au grenier quand on frappe à la porte de la cave, et ignorant principalement ces bas étages et lieux souterrains : c'est pourtant d'ordinaire où l'on a de coutume de loger le meilleur et le plus excellent vin ; mais assez souvent l'on se contente d'y envoyer la servante sans se donner la peine d'y descendre soi-même pour en puiser à son aise et se rassasier. Je veux dire que Dieu étant l'intime de notre intime [41], il frappe à la porte de ce fond et plus profond étage de nos âmes, et que partant il y faut descendre en esprit et par foi pour y écouter en toute humilité ce qu'il plaira à Sa divine Majesté de nous y ordonner pour son contentement, et ne nous pas contenter d'y envoyer la servante de quelque chétive considération, laquelle ne peut descendre jusqu'au caveau de l'Époux, mais seulement sans s'abaisser elle demande du faîte de la maison qui est là. […]

Voici donc, âmes chrétiennes, que tout le secret et l'importance de l'affaire de notre salut est qu'il faut bien apprendre et bien savoir une bonne fois pour toutes notre vie, que toute la beauté, le trésor et les richesses de l'âme chrétienne sont par dedans elle-même, et que c'est par ce dedans que Dieu nous frappe, et nous appelle d'une voix de père et de cordial ami [42].

Il faut enfin entrer, et se retirer en esprit, en foi et en amour dans notre église intérieure, d’étage en étage, de degré en degré, et de dedans en dedans jusques dans le sanctuaire divin. Et là l’âme toute ramassée et réunie en elle-même, et toute réduite à son point central, et toute passive et abandonnée aux impérieux débords du divin [31] amour, qui la pénètrent au-dedans et qui la revêtent et investissent de divinité, et ainsi, l’âme croissant en amour croît aussi en lumière…

[33] Enfin il faut avouer que Dieu aime infiniment le cœur humain, au fond duquel est la capacité amatique [d’aimer] propre à recevoir ce Dieu d'amour dans le fourneau de sa volonté : car comme Il est infiniment aimant, Il cherche des cœurs qui se veulent donner tout entier en proie à son divin amour afin que, les en ayant tous remplis jusques à en regorger, ils le puissent aimer en sa manière infinie avec son même amour.

Il faut passer  au-delà du fonctionnement « dans la tête » :

[57] C'est la maladie naturelle de l'homme de vouloir être homme raisonnant et à soi sans démission ; et roulant dans sa tête le chariot naturel de ses pensées, il se figure une foi plus imaginaire qu'infuse, et partant plus acquise que donnée, et ainsi avec certaine pratique spirituelle et non intérieure, puisqu'il ne tend pas en dedans au fond du cœur, mais demeurant seulement dans la nature du propre esprit bien policé et prudemment exercé par les temps, les lieux, les motifs, les actes, les sujets et les raisonnements sur tout cela ; et cependant on ne s'avise pas que l’on tient continuellement le dos tourné à Dieu et à ce divin soleil intérieur qui luit au fond de nos âmes, et dont ils ne sont point éclairés, parce qu’ils se tiennent la face de l’âme tournée en dehors sur leurs actes, sur les points et motifs des sujets et objets de leur méditation avec la roue du raisonnement, tout ainsi qu’un écureuil enfermé dans une cage en forme de roue qui court sans cesse à l’entour de soi-même, et n'entre jamais dedans, et ne cessant de tournoyer sans rien avancer, ni bouger d'un pas, ni sortir de sa place, ni même changer de posture ; ainsi fait l'homme qui cherche Dieu à la naturelle ne cessant de rôder, et tournoyer à l'entour de la roue de ses propres raisonnements...

Voici un développement à partir de belles images qui relie les forces intérieures à des figures astrologiques communes à une culture évangélique populaire :

De la souveraineté de la Foi sur toutes les lumières infuses les plus sublimes...[43].

…Dieu n'a rien fait que de parfait. Et comme il est en soi et de soi lumière éternelle, il va éclairant et illuminant toutes ténèbres, soit par lui-même, ou par causes secondes. D'où vient qu'il a posé au ciel de notre âme ses deux grands corps lumineux, la Foi et la Charité, pour y verser leurs influences et ordonner toutes les saisons. Et partant, la Foi nous y est comme une belle Lune, qui va nous éclairant parmi cette vastitude immense et ténébreuse qu'il y a à passer entre Dieu et nous ; et elle nous a été donnée de Dieu tout ainsi que l'Étoile d'Orient fut donnée aux Mages pour les conduire sûrement, et les éclairer pour chercher et trouver ce tendre Agneau de Dieu dans son palais de Bethléem, où elle disparut et s'éclipsa à l'abord de ce beau Soleil lumineux de l'Orient (403) éternel, tout nouvellement levé sur notre horizon pour y éclairer les épaisses ténèbres de la gentilité. Ainsi la Foi comme une belle lune attachée au ciel de notre esprit va éclairant et vivant parmi tous les étages de ce monde spirituel de degré en degré.

Mais tout ainsi que l'Étoile d'Orient disparut aux Mages lors de leur entrée en Jérusalem, de même [il] en arrive à l'âme recueillie et ramassée au fond de sa Jérusalem intérieure, de là où se lève ce grand corps lumineux de la Charité ; lequel comme un beau Soleil éclatant, ardent et tout lumineux et embrasant, fait éclipser la Foi pour ce moment par son abord enflammé, opérant et impérieux, et qui réduit et réunit toute lumière en son principe. En sorte que pendant ses grandes irradiations embrasées de la Charité dont l'âme est tout investie, pénétrée et abîmée en cet océan divin, la foi n'y paraît point pendant l'opération, quoiqu'elle y soit beaucoup plus noblement, et plus lumineuse, et comme vivifiée et éclairée de la Charité, qui fait la vie de sa lumière. Et tout ainsi qu'au lever du soleil toute la lumière des Astres s'éclipse, de même à l'abord du Soleil de la Charité, toutes les vertus comme lumières participées de ce grand corps éclatant et flamboyant de ses divines ardeurs, s'éclipsent pendant le temps et le moment de cette irradiation. Quoique la Foi s'éclipse et disparaît durant ces lumineuses irradiations de la Charité, elle ne laisse pas d'être toujours dans l'âme, même tenant le dessus sur toutes les lumières de la Charité, parce que nous croyons infiniment plus de Dieu par la Foi qu'il ne nous en est manifesté par ces excessives lumières d'amour.

L’ambition spirituelle est une qualité lorsqu’elle est bien comprise, affirmation qui est bien loin du dolorisme et que l’on entend rarement à l’époque :

[454…] Âme chrétienne, voulez-vous contenter votre démangeaison d'être ? Eh bien, soyez à la bonheur, mais en Jésus-Christ ; et ne soyez point jamais ailleurs ; car ce que vous ne pouvez être vous-même par nature, vous le pourrez être en Jésus-Christ par la foi, par sa grâce, et par son amour, et en vous rendant intérieurement à lui au fond de votre cœur : tout ce que vous ne pourrez apprendre ni atteindre par votre propre esprit, vous le pourrez savoir et appréhender par l'Esprit de Jésus-Christ. Car le Saint-Esprit donné à l'âme va anéantissant la créature pour la rendre en lui, et la faire grande et solidement savante. Non toutefois en comprenant ou atteignant par nous-mêmes les divins Mystères, mais en nous laissant comprendre à eux, ils nous conduisent et nous font entrer en Dieu, d'où ils sont sortis, et nous y font être créature nouvelle…

La souveraine liberté réside dans l’adhérence au divin attrait :

Et comme cet écoulement de l'âme en la Divinité est prévenu d'un puissant attrait intérieur, cela fait que l'on dit ne pas agir, quoique pourtant l'âme agisse toujours, mais d'une manière si simple et si libre qu’il ne paraît point à l'âme qu'elle agisse. Et à la vérité elle n'agit que d'un acte très simple, qui consiste en attention ou en adhérence au divin attrait ;

[…] il faut donc approcher de Dieu en esprit et par foi. Mais où, chères âmes ?  C’est au fond de votre cœur, là où vous vous devez retirer en silence et humilité, pour y recevoir l’illustration du pur Amour dans le miroir intérieur de votre âme, duquel rayon lumineux et clarifiant, est réimprimée en votre âme la divine ressemblance, laquelle vous ouvrira le droit héréditaire à l’héritage du Père ; et partant entrons dans le cabinet de notre cœur et y établissons notre demeure au plus profond de ce mystérieux désert [...] solitude qu’elle porte partout avec elle, où elle se peut retirer comme dans un monastère naturel, vivant et portatif...

 [603] Se tourner à l’opposite sur l’exercice naturel des puissances et s’en façonner des notions, raisonnements et affections, c’est de propos délibéré se façonner des idoles spirituelles, auxquelles on défère plus qu’à Dieu...


 


 

Gaston de Renty (1611-1649)

Gaston de Renty [44] reçut l’éducation d’un grand seigneur, se distingua en mathématiques et sciences naturelles, entra à dix-sept ans à l’académie militaire, fut marié à vingt-deux ans : le couple aura deux fils et deux filles. Il publie à vingt-huit ans un traité de la sphère céleste, une géographie, un manuel de fortification. « Tous les éléments d’une réussite mondaine sont réunis » - mais il veut se faire chartreux !

Découvert et ramené à Paris, il s’occupe de reconstruire des églises ! Sa mère, dont les projets sont ainsi ruinés, le poursuivra de procédures pour lui disputer l’héritage paternel. Il trouve le cadre de son action dans la Compagnie du Saint-Sacrement dont il est un supérieur exemplaire de 1639 à sa mort, multipliant les fondations charitables. Se levant à cinq heures, il peut également diriger des carmélites, une ursuline, une fille de Saint-Thomas, la présidente de Castille ; il fonde avec Henry Buch les Frères cordonniers en 1645, puis les Frères tailleurs. « Dans Paris inondé, glacé et assiégé, il porte  lui-même du pain à des pau­vres honteux dans des quatrièmes étages[45]. »

Son influence sera considérable au XVIIIe siècle, en particulier sur le fondateur du méthodisme John Wesley qui l’étudie lors de son séjour dans la Géorgie lointaine et qui tire un Abrégé très élaboré de sa Vie [46], ainsi que sur le quaker W. Penn, sur le groupe mystique guyonien d’Aberdeen, etc.

Ses lettres témoignent d’un profond équilibre spirituel et d’une grande paix, ce que ne laissait pas deviner sa biographie [47].

…tant s'en faut qu’elle [la grâce] nous restreigne à deux conditions qu'au contraire elle les sanctifie toutes. … Et je crois que ce serait une très grande erreur de vouloir faire changer une personne de son état et de sa condition pour lui faire trouver la perfection … Car il faut savoir que la grâce ne détruit pas la nature, mais la perfectionne [48].

…vrai renoncement de soi, qui consiste à ne se servir plus de sa propre prudence, prévoyance, ni de la capacité de notre esprit, mais met l’âme nue et dépouillée de tout dans l’abandon et la tutelle de l’esprit de son Dieu qui lui suggère en chaque temps et action ce qui est à faire et est son mouvement et sa vie; mais cet état doit être accompagné de paix, et d’une grande adhérence à Dieu dans son recueillement [49].

La paix mystique l’habite, il ne sait que suivre le mouvement de la grâce quand il s’agit de s’occuper d’autrui :

Pour ce qui me regarde, je n’ai pas grand-chose à dire. Je porte par la miséricorde de Dieu un fond de paix devant lui en l’esprit de Jésus-Christ, dans une expérience si intime de la vie éternelle, que je ne la puis déclarer: et voilà où je suis le plus tiré, mais je suis si nu et si stérile, que j’admire la manière où je suis, et en laquelle je parle. Je m’étonnais, comme parlant à la personne susdite, je commençais un discours sans savoir comme je le devais poursuivre, et disant la seconde parole, je n’avais point de vue de la troisième et ainsi des suivantes. Ce n’est pas que je n’aie la connaissance entière des choses en la manière que j’en suis capable, mais pour produire quelque chose au dehors, cela m’est donné et comme on me le donne, je le donne à un autre, et après il ne me reste rien que le fond susdit [50].

L’unité ou communion des saints est une réalité perçue ici-bas :

Il y a environ dix ou douze jours que m’étant mis à mon ordinaire le matin à prier Dieu, je sentais en moi-même n’y avoir aucune entrée: je me tiens là humilié... Lorsqu’il me fut donné à connaître qu’en effet j’avais l’indignité que je sentais, mais que je devais chercher en la communion des Saints mon entrée à Dieu... J’eus connaissance pour lors que Dieu et Notre Seigneur ne nous formaient pas pour être tous seuls et séparés, mais pour être unis à d’autres, et composer avec eux par notre union un Tout divin. Comme une belle pierre, telle que serait le chapiteau d’une colonne, est inutile, si elle n’est au lieu où elle est destinée pour tout l’ouvrage, et jusqu’à ce qu’elle soit posée et cimentée avec tout le corps du bâtiment, elle n’a ni sa conservation, ni sa décoration, ni en un mot, sa fin. Cela m’a laissé dans l’amour et dans la liaison véritable et expérimentale de la Communion et de la communication des Saints... [51].


 


 

Mectilde-Catherine de Bar (1614-1698)

 



 

>> Catherine de Bar 1614-1698 Mère Mectilde du Saint-Sacrement, Les amitiés mystiques de Mère Mectilde, un florilège, Dominique Tronc [en préparation]

 

Catherine de Bar fit profession chez les franciscaines Annonciades en 1633 [52]. Nommée supérieure, elle fuit avec ses religieuses la guerre et l’entrée des Français en Lorraine et trouve refuge au monastère des bénédictines de Rambervilliers, puis à l’abbaye de Montmartre où elle passe l’année 1641. Établie à Caen, elle rencontre Jean de Bernières et tout le groupe qui l’entoure, dont Jean Eudes et Marie des Vallées. À cette époque Bernières lui écrit avec rudesse : vous n'êtes pas pourtant dans cet état [de pur amour], car l'on vous chérit trop

Elle reconstitue sa communauté à Saint-Maur-des-Fossés près de Paris en 1643. Elle se confie alors au père-Chrysostome de Saint­-Lô, qui « trou­vait plus de spiritualité dans le petit hospice de Saint­-Maur que dans tout Paris. » Elle demeurera en correspondance avec Bernières[53], de même que son nouveau confesseur Epiphane Louys (1614-1682), qui se liera également avec Bernières.

Elle traverse dans sa jeunesse les douleurs du vide :

3 juillet 1643. Monsieur, Notre bon Monsieur Bertot nous a quittées avec joie pour satisfaire à vos ordres. Il vous dira de nos nouvelles et de mes continuelles infidélités et combien j'ai de peine à mourir. Je ne sais ce que je suis, mais je me vois souvent toute naturelle, sans dispositions de grâces. Je deviens si vide et si pauvre, même de Dieu que cela ne se peut exprimer. Cependant il faut selon la leçon que vous me donnez l'un et l'autre que je demeure ainsi abandonnée laissant tout désir...

13 novembre 1643. …Il n'y a rien dans mon cœur. Je suis pauvre véritablement, mais si pauvre que je ne puis exprimer... [54].

C’est la préparation à une vie active accompagnant une longue montée spirituelle[55].

Approfondissement.

Bernières meurt en 1659 tandis que Mectilde va vivre encore pendant 39 ans. L’ascension mystique se poursuit au milieu d’une perpétuelle activité de la fondatrice et de dures épreuves intérieures. Maladie et délaissement marquent les dernières années qui nous laissent les plus beaux témoignages mystiques :

Oui, mes enfants, dans l'abandon il y a une grâ­ce ineffable qui conduit l'âme jusque dans le sein de Dieu [...] Je trouve néanmoins qu'il y a encore quelque chose de plus dans le délaissement que l'âme fait d'elle-même. Car dans l'abandon nous nous avons encore en vue, mais dans le délaissement nous nous perdons [...] Il y en a très peu qui se délaissent, parce que les re­tours que nous faisons sur nos intérêts nous font re­prendre ce que nous avions abandonné. Et voilà comme j'ai appris le délaissement : mon imagination, après deux ou trois jours de ma maladie, me présenta à mon jugement, et Dieu me fit la miséricorde de me mettre dans un état d'abandon et de délaissement. En ce même temps, mon âme me fut représentée comme une chiffe, et je voyais cette chiffe toute marquée de Dieu. Cela me fit comprendre que Dieu voulait que je me délaissasse ainsi que l'on fait d'une chiffe, qu'à peine relève-t-on de terre, ou du moins si on la relève, ce n'est que pour la mettre en quelque coin, et non pour la serrer dans un coffre. En vérité, mes enfants, il fait bon être chiffe ! [...] Dieu m'a renvoyée afin que je commence à vivre en simplicité comme un enfant, tout abandonnée à lui sans retour sur moi.[56].

Je me suis coulée comme un petit mou­cheron en Dieu […] Il y a plus de trente ans que je l'ai prié de me tenir sous ses pieds. J'ai été effrayée de voir l'amour infini de ce Cœur adorable envers les créatures. Il ne s'irrite point contre elles, pour tous les outrages qu'il en reçoit à tout moment. Au lieu de nous foudroyer comme nous le mériterions, il n'en a pas même de ressentiment. Il n'est pas vindicatif : toujours prêt à nous recevoir, il n'attend pas même que nous allions à lui. Il nous pré­vient par ses grandes miséricordes.[57].

Une vie bien remplie. Influences.

Mectilde-Catherine de Bar fut active par de nombreuses fondations. Résumons-les : Institut de l’Adoration perpétuelle rue Cassette à Paris[58] où les religieuses s’établirent en 1659, fondations de Toul (1664), agrégation de son monastère de profession de Rambervilliers (1666), agrégation à Nancy (1669), fondations de Rouen (1676-1678), d’un second monastère à Paris (1684), agrégation du Bon Secours de Caen (1685), fondations de Varsovie (1687-1688), de Châtillon (1688) et Dreux (1696)… La fondatrice est accablée et supplie ainsi en 1685 un Prieur en vue d’éviter sa réélection :

La crainte de retomber aux élections de la Prieure dans cette place que j’ai remplie si indignement, m’oblige de vous représenter Mon très Révérend Père que je ne trouve en moi aucune capacité de bien faire […] J’ai deux incommodité[s] qui s’y oppose[nt] ; la première est que n’ayant plus de dents je ne puis plus parler qu’avec une très grande peine et sans me pouvoir bien faire entendre, n’ayant pas la poitrine bonne je ne peux parler si haut, la seconde c’est que je suis assez sourd[e] […] Les infirmités de l’esprit sont beaucoup plus grandes…[59]

Usée à la fin d’une vie si bien remplie elle se confessa au P. Paulin, le supérieur du couvent du TOR de Picpus et le dépositaire des papiers de Bertot. Le jour de sa mort, vers six heures du matin, ce dernier lui de­manda : "Ma Mère, que faites-vous ? À quoi pensez- vous ?" Elle lui répondit par ces deux mots qui ouvrirent jadis sa mission de fondatrice et qu'elle redit si souvent depuis : "J'adore et me soumets".[60]

La mort de la fondatrice à plus de 83 ans précède de peu la création d’un monastère à Rome en (1703)[61]. De nos jours les bénédictines du Saint-Sacrement sont actives en France, Italie, Allemagne, Pologne, et veillent sur la mémoire de leur fondatrice[62]. Il s’agit d’une des trois rivières dont la source commune se situe à l’Ermitage de Caen : cet ordre de bénédictines, la communauté canadienne, la filiation mystique transmise par monsieur Bertot.

Résidant à la fin de sa vie au premier monastère de la rue Cassette dont elle était la supérieure, Mectilde-Catherine était connue et appréciée de Madame Guyon qui déclare à son confident[63] :

« La Mère du Saint-Sacrement est celle dont je vous ai parlé, qui est l’Ins[ti]tutrice de cet ordre [des bénédictines du Saint-Sacrement], fut de mes amies et [est] une s[ain]te. »

Fénelon de son côté écrira à une religieuse à l’occasion de sa mort [64]:

« Elle me disait, elle m’écrivait, qu’elle ne sentait pas la moindre révolte […] ‘Je sens’ (m’écrivait-elle l’année passée) ‘en moi une disposition si prompte à entrer dans tous les desseins de Dieu et agréer les états les plus anéantissants qu'aussitôt qu'il m'y met, je baise, je caresse ce précieux présent’ […] Conservez la simplicité […]que notre chère Mère [du Saint-Sacrement] vous a enseignée. » 


 



 

 

DISCIPLES et FILIATION en FRANCE

Louis-François d’Argentan (1615-1680), capucin.

Le franciscain capucin Louis-François d’Argentan (1615-1680), accéda à de larges responsabilités au sein de son ordre [65]. Il retient l’attention des admirateurs de Bernières à la suite de son activité opiniâtre d’éditeur-corédacteur. Ses réécritures bien adaptées à l’esprit du temps contribuèrent à faire connaître son maître [66]. Son œuvre propre le montre abondant, mais pâle imitateur de Bernières[67]. Glanons toutefois chez lui un beau reflet du maître[68] :

« Ne considérez pas l’humanité seule, ni aussi la divinité seule séparément, ou l’une après l’autre [...]Si donc elle contemple l’une et l’autre ensemble, il faut qu’elle ait des images et qu’elle n’en ait point en même temps, et dans la même simple vue; ce qui semble impossible... Il participe à nos faiblesses et nous participons à Sa force [...] vous Le contemplez souffrant et mourant en vous-même, bien mieux et plus distinctement que vous ne pourriez Le considérer endurant en Jérusalem et sur le Calvaire. » [I, 268-272].

Zélé éditeur de Bernières, à ses ajouts au sein d’éditions successives correspondent une baisse de la fidélité aux sources provenant de dictées, et par là de qualité, car d’Argentan était moins doué. Il a  la grande honnêteté de nous le déclarer en évoquant ses propres écrits :

À mon grand regret, elles [ses propres Conférences Théologiques] n’allument pas, ce me semble, un si grand feu dans la volonté, parce qu’elles n’ont pas cette abondance de l’onction divine, qui se fait goûter par tout le Chrétien Intérieur … qu’il n’est pas en notre pouvoir de donner à nos paroles, si le saint Esprit ne répand sa grâce sur nos lèvres [69].

Il nous renseigne aussi avec candeur à nos yeux sur son travail de réécriture. Notre capucin souligne si bien la « fatigue » que ressentent d’honnêtes spirituels non mystiques à la lecture de textes abordant des états intérieurs sans figures !

 « N'attendez pas dans ce petit livre [du Chrétien] une disposition si régulière, ni une liaison si juste des matières qu'il traite. Il [Bernières] ne parle pas pour instruire personne, il va où Dieu le conduit, et bien heureux qui le pourra suivre. Et ne m'accusez pas si je n'ai pas été si exact à écrire tout ce qu'il a dit sur un sentiment que j'ai quelquefois trouvé plus étendu qu'il ne fallait ; ou si j'ai d'autres fois ajouté quelques lignes du mien quand Dieu m'en a donné la lumière et que j'ai cru qu'il était nécessaire pour un plus grand éclaircissement [70]. »

Jacques Bertot (1620-1671)

>>  Jacques Bertot Directeur mystique, Textes présentés par Dominique Tronc, coll. « Sources mystiques », Editions du Carmel, Toulouse, 573 p., 2005. [Première étude présentant le résultat de recherches sur la ‘vie cachée’ de monsieur Bertot et la reconstitution du corpus de ses écrits précède le choix d’un septième de leur volume].

La filiation de  Bertot à Madame Guyon (1647-1717)

La vie mystique fleurira une deuxième fois autour du célèbre couvent de bénédictines de Montmartre dans le cercle spirituel animé par Bertot et repris par madame Guyon. Notons ici le rôle d’un courant bénédictin entrelacé au courant issu du Tiers Ordre Régulier franciscain. Nous relevons d’autres liens avec le cercle normand, car, outre sa direction par monsieur Bertot, madame Guyon est ouverte à la vie intérieure par “le bon franciscain” Enguerrand, lui-même en relation avec Jean Aumont : c’est une « chaîne parallèle » reliant en deux générations à Bernières. Un remarquable mémoire sur Marie des Vallées est présenté dans le Directeur Mystique accompagnant les écrits de Bertot assemblés par elle puis édités par le groupe de Poiret[71] : son influence est ainsi confirmée tardivement en 1726. Enfin madame Guyon connaît et apprécie la “sainte” Mère du Saint-Sacrement.

Ainsi les liens avec la mouvance franciscaine se sont maintenus : outre l’ouverture à la vie intérieure par “le bon franciscain” Enguerrand, le seul vivant contemporain cité est “l’auteur du Jour mystique” Pierre de Poitiers, franciscain capucin ; enfin les papiers de Bertot furent déposés au couvent franciscain de Nazareth alors dirigé par Paulin d’Aumale avant de parvenir à madame Guyon puis d’être édité par le groupe du pasteur Poiret.

Deuxième bras du « delta spirituel »

Madame Guyon sera associée mystiquement à Fénelon (1651-1715) et leurs cercles s’établiront en Hollande, Suisse et Allemagne, Écosse. Certes madame Guyon ne put citer Bernières compte tenu de la condamnation post-mortem [72], mais les cercles spirituels s’en souviendront : informés de l’existence à Lausanne d’un groupe suspect de piétisme, les autorités bernoises firent le 6 janvier 1769 une saisie des rares livres et écrits en possession du pasteur Dutoit, second éditeur de madame Guyon, dont la liste prouve la conscience qui demeura de la filiation passant par Bernières puis Bertot [73].

Henri-Martin Boudon (1624-1702)

Reprenant de son ami François de Laval la charge de l’archidiaconé d’Évreux, Boudon reçoit le sacerdoce  le 1er janvier 1655. Il se met à l’œuvre « jetant l’effroi dans tous les ouvriers d’iniquité et plein de bonté pour les âmes faibles », [74] mais rentre en conflit avec des jansénistes. On échafauda une histoire scandaleuse mettant en cause une veuve mère de famille. Elle entreprit de se justifier par ses écrits et « ce fut un beau tapage ». Il fut ensuite accusé d’avoir eu pour servante une sainte fille déguisée en homme, aussi « on le chansonna sur le Pont-Neuf ». Mais il conservera la confiance et l’appui de Bernières :

Jean déclare à la cohorte ennemie que Boudon aura toujours un refuge en sa maison, et que lui, Jean, se trouverait heureux d’être calomnié et persécuté pour lui [75].

L’Archidiacre est cependant déposé et interdit. Il demeura « dans une humilité admirable jusqu’en 1675, où son principal accusateur, touché de repentir, se rétracta. » Il reviendra à la table de son évêque et ce dernier assistera de nouveau à ses prédications… Boudon est l’auteur d’une très abondante production littéraire[76]. Ses livres eurent un succès extraordinaire et furent traduits en nombreuses langues. La doctrine - bien exercée par la vie - tient au recours en « Dieu seul » [77] et en la pratique d’une sainte abjection, au sens de révérence devant la grandeur divine,  où « l’on reconnaît les doctrines de l’Ermitage. »

Claude La Colombière (1641-1682)

Dans sa jeunesse Claude La Colombière jésuite (1641-1682) connaît l’Ermitage qui est pour lui « un paradis terrestre [78]. » Juste après sa profession jésuite le 2 février 1675 il est nommé supérieur de Paray-le-Monial où vit la visitandine Marguerite-Marie Alacoque (1647-1690). Il en devient « le directeur par une volonté expresse de Dieu ». Mais il y demeure seulement dix-huit mois, arrivant à Londres le 13 octobre  1676. Après cinq semaines passées dans le cachot de King’s Bench à la fin de l’année 1678, expulsé, il rentre à Lyon, épuisé. Revenu à Paray-le-Monial en septembre 1681, il meurt six mois plus tard, le 15 février 1682 [79].


 


 

MIGRATIONS CANADIENNES

Marie-Madeleine de la Peltrie (1603-1671)

 [Mme de la Peltrie et Mr de Bernières, une entreprise secrète]

Nous utilisons toujours les Annales :

« Les refus de la mère fondatrice plusieurs fois réitérées pour de nouvelles fondations n'empêchèrent pas Mme de la Peltrie de lui demander ses conseils et quelqu'une de ces religieuses pour contribuer au dessein que Dieu lui avait inspiré de fonder une maison d'ursulines dans la Nouvelle-France à la ville de Québec. Cette vertueuse veuve en avait consulté plusieurs fois Monsieur de Bernières qui approuvant fort cette sainte entreprise n'oublia rien de ce qu'il put faire pour sa réussite et [... qu'ils eussent add.] de fréquents entretiens sur ce projet se firent toujours si secrètement que personne n'en eut la connaissance. Ils savaient ce que dit le sage, qu'une affaire déclarée est ordinairement une affaire échouée. Ce fut avec cette prudente conduite 38 que se conclut en fort peu de temps la plus grande entreprise que les femmes pussent faire pour la gloire de Dieu [add. et le salut des âmes]. On peut voir cette histoire fort particularisée dans la vie de la religieuse Mère de l'Incarnation qui alla établir ce monastère à l'autre bout du monde avec Mme de la Peltrie. Voici l'extrait d'une lettre qu'elle écrivit à notre mère fondatrice étant sur le point de son embarquement qui exprime lieu les sentiments tout divins de son cœur vers Dieu, que tout ce qu'on en pouvait dire. Comme cette lettre est écrit de sa main nous la conservons aussi précieusement qu'une relique, la voici mot à mot.

Suit le texte de la lettre de Mme de la Peltrie [80] :

Ma très chère et honorée sœur,  39 Je serais la plus ingrate du monde si avant que de m'embarquer je ne vous rendais, mais très humbles devoirs, pour vous remercier des obligations infinies que je vous ai, et pour vous dire le dernier adieu […] J’ai prié mon ange gardien visible, Monsieur de Bernières, votre frère, de vous dire toutes choses. […] Ce 20e septembre 1633 [en fait 1639 !]

M. de Mésy (-1665)

« Il faudrait encore citer parmi les anciens disciples de Bernières à l’Ermitage de Caen Augustin de Saffray de Mézy, ancien duelliste converti, qui fut le premier gouverneur de la Nouvelle-France sous l’autorité directe du roi (1663-1665). »[81] 

« C'est une figure très originale [82]; après avoir été « plongé dans le siècle » , après avoir passé pour un duelliste raffiné, il finit par édifier même Mme de Longueville. C'est M. de Bernières, son ami intime, qui l'a conquis à la vie de la grâce. Il prend à l'Ermitage de telles leçons d'humilité que, aux processions, il aime à porter la croix des Capucins ; il devient l'ami de cœur du pauvre Boudon, du futur évêque de la Nouvelle-France. La Compagnie du Canada ayant donné son territoire au Roi, Louis XIV laisse l'évêque de Québec choisir lui-même le premier gouverneur : Mgr de Laval se rappelle son ancien confrère de l'Ermitage, et en 1663 l'emmène avec lui au Canada. Comme signe de particulière confiance, l'évêque donne au gouverneur une clef de son séminaire pour qu’il y puisse venir à toute heure […] les deux amis cessèrent vite de s’entendre, le Roi ayant commis l’imprudence de donner la présidence du Conseil au gouverneur et à l’évêque […] Un jour, dans une discussion plus violente que d'habitude, M. de Mézy accable Mgr de Laval des plus grossières injures, et lui jette à la tète la propre clef du Séminaire. M. de Mésy, on le voit, n'avait pas encore tout à fait « dépouillé le vieil homme » ; il était fort vif. Pourtant il n'avait pas oublié complètement les beaux jours de l'Ermitage. Lorsque, en février 1665, il se sentit près de mourir, il se fit transporter à l'Hôtel-Dieu fondé par l'évêque, dans la salle des pauvres. Il fit venir Mgr de Laval pour une réconciliation sincère. Il se confessa à lui, il eut le temps de rétracter publiquement tout ce qu'il avait dit ou écrit contre le clergé et son chef; il mourut enfin, le 5 mai, dans les bras de l'évêque, et fut enterré, suivant sa volonté, dans le cimetière des pauvres. »

Ango de Maizerets

Louis Ango des Maizerets qui avait accompagné Mgr de Laval en 1663, au retour de son voyage en France, et qui fut désigné comme premier assistant du supérieur [83]

«  Celui-ci descend des grands marchands de Dieppe [84], de ces Ango qui traitent d'égal à égal avec les rois. Sa famille possède un château à Argentan [85]. Il fait ses études à La Flèche, où il entre dans la congrégation du Père Bagot. Il se retrouve à Paris avec ses amis de collège, et fonde avec eux une espèce de petite communauté au faubourg Saint-Marceau. En 1652 la guerre civile les force à quitter Paris ; ils vont se réfugier au château de M. de Maizerets. Au bout de quelques mois, les amis se séparent : quelques-uns retournent à Paris, tandis que Louis Ango, avec d'autres, entre à l'Ermitage. Tout en restant un homme du monde aux manières prévenantes, alliant la politesse la plus parfaite à la simplicité, il se pénètre de l'esprit de la maison ; il y prend le goût de la vie pénitente et mortifiée. Puis, à la dispersion de l'Ermitage, après la mort de M. de Bernières, il va faire son séminaire à Paris, aux Bons-Enfants : ordonné prêtre, il se sent peu à peu envahi par le désir d'aller retrouver au Canada ses anciens confrères de Caen, le neveu de M. de Bernières, et Morel, et Dudouyt, et l'évêque de Pétrée ; Mgr de Laval, pendant un de ses séjours en France, le décide ; Ango quitte tout, famille, patrie. Sur le vaisseau qui l'emmène au Canada, le scorbut éclate : M. de Maizerets tombe si gravement malade que ses amis font pour lui un vœu à saint Ignace et à saint François-Xavier : il est sauvé. À partir de ce moment, sa vie se confond avec celle de l'Église du Canada, avec celle du « séminaire » que Mgr Laval a fondé là-bas, à l'imitation de l'Ermitage ; à ce séminaire il donne tout, et d'abord sa fortune : « Nos biens étaient communs avec ceux de l'évêque, écrit-il. Je n'ai jamais vu faire parmi nous aucune distinction du pauvre et du riche ni examiner la naissance et la condition de personne, nous regardant tous comme frères`. » Il donne aussi son travail, sa santé, sa vie. Il finit par être frappé d'une hémiplégie qui lui ôte l'usage de la parole : « En quoi, dit une chronique manuscrite du séminaire, Dieu l'a voulu purifier », car on l'accuse d'être un peu indiscret 3. C'est sa concession à la faiblesse humaine. Par ailleurs c'est un homme fort, qui, pendant près de cinquante ans, se dévoue à l'éducation des enfants. Il les aime d'une tendresse presque féminine, qui éclate surtout au moment de sa fin : il pleure en les voyant autour de son lit de mort, et il leur donne sa bénédiction sans pouvoir parler. »

M. de Bernières (-1701), neveu de Jean

l’Ermitage de Caen, en plus de François de Laval : Henri de Bernières qui en fut le premier supérieur et occupa cette charge à quatre reprises, en tout pendant 25 années ;[86]

« . Il part pour le Canada en même temps que l'évêque de Pétrée : « C'est un jeune gentilhomme qui ravit tout le monde par sa modestie », écrit la Mère Marie de l'Incarnation. Il se dévoue à l'Église de la Nouvelle-France, « faisant voir par ses vertus, dit une Ursuline de Québec, le fruit qu'avait produit en lui l'éducation qu'il avait reçue de son saint oncle, M. de Bernières ». II meurt à Québec le 3 décembre 17002. »[87].

Les Annales en parlent ainsi :

42-(60) […] Monsieur de Bernières ne pouvant aller conduire à Québec Mme de la Peltrie, lui donna un autre lui-même pour lui servir d'ange visible, ce fut son neveu fils de M. Dacqueville, seul dans la famille qui se soit engagé dans les ordres sacrés ; déjà il était diacre quand son saint oncle conduisit la fondatrice des ursulines en la Nouvelle-France, et pour lui donner un aumônier de vaisseau dont il fut sûr, il inspira au jeune diacre de se faire prêtre pour se sacrifier à cette nouvelle mission. La chose ne fut pas difficile à lui persuader étant naturellement fort porté au bien, il reçut la proposition, et aussitôt la mit en effet. Une seule difficulté (61)-43 s'opposaient à son pieux dessein, Madame sa mère qui l'aimait extrêmement et qui était charmé d'avoir un fils consacré aux autels, se faisait une forte anticipée quand elle pensait à lui voir dire sa première messe, et à participer tous les jours à son sacrifice. C'était un grand embarras que de lui déclarer cette nouvelle vocation pour tirer son consentement. L'on crut qu'étant aussi vertueuse qu'elle l'était elle ne s'y opposerait pas absolument. Mais pour éviter les obstacles qui auraient pu apporter quelque retardement Monsieur de Bernières animé de l'esprit de Dieu se faisant fort du consentement le fit embarquer, et revint en apporter lui-même la nouvelle à Madame sa mère, guérissant à même temps par des saintes industries la plaie qu'il avait faite. C'est ce que j'ai cru rapporter plus d'une fois à Madame Dacqueville sa mère, qui eut la consolation après vingt ans d'absence de le revoir en ce pays, à la vérité pour peu de temps et seulement pour chercher les moyens de donner une partie 44-(62) de son bien au séminaire des missions de Québec, où il retourna incessamment pour y tenir jusqu'à sa mort la place de grand vicaire et de supérieur des ursulines et hospitalières de cette ville, où il finit sa sainte vie dans les travaux, et la rigueur d'un hiver qui fit mourir beaucoup de personnes en ce pays. Ce fut en 1701.

L'abbé Dudouyt       

Jean Dudouyt, débarque à Québec au cours de l’été ou à l’automne de 1662 et nommé procureur du Séminaire en 1664.[88]

« Nous sommes certains de l'affiliation de l'abbé Jean Dudouyt [89], un des plus grands missionnaires du Canada. De taille moyenne, il a l'œil vif, la figure ascétique, le maintien grave et digne. Il aurait pu avoir des ambitions mondaines : il a tout quitté pour entrer à l'Ermitage [90]. La vie austère qu'on y mène l'attire, comme aussi l'intransigeance dans l'orthodoxie. Dangereusement malade, il voit s'approcher de son lit, pour lui donner le viatique, le curé d'une paroisse de Caen, véhémentement soupçonné de jansénisme. Dudouyt refuse absolument de communier de sa main : on est obligé d'aller chercher un autre prêtre. Tant de vigueur agrée au futur évêque de Québec ; Dudouyt finit par aller rejoindre Mgr de Laval dans son vicariat apostolique D'esprit pratique, ayant le sens administratif, Dudouyt devient le bras droit de son évêque. Il se distingue surtout dans une mission de confiance que lui a donnée Mgr de Laval : Dudouyt revient à Paris, chargé de traiter avec Colbert la grave question de l'eau-de-vie au Canada. L'évêque de Québec, qui ne voit que l'intérêt religieux, condamne la traite ; Colbert, qui ne cherche que l'intérêt fiscal, approuve les traitants.

Les lettres de Dudouyt à son évêque reflètent la pure doctrine de l'Ermitage. Il y a là beaucoup plus que la moyenne de l'esprit catholique [91]. Avec une entière liberté, Dudouyt ose, par exemple, lamer les procédés qu'emploie un frère de l'évêque, Henri de Laval, prieur de la Croix, notamment à propos d'un procès que ce frère soutient pour le prieuré de Tournay : « Cette affaire est assez douteuse... Je ne sais quelle en sera l'issue. Il serait à souhaiter qu'il ne s'y fût pas engagé. Il vaudrait beaucoup mieux se disposer à bien mourir... Cela n'édifie pas. » Même liberté dans les conseils un peu autoritaires que cet homme apostolique envoie à Mgr de Laval : « Je bénis Dieu, avec tous vos amis, de vous avoir conservé pour le bien de son Église, et le prie de vous donner des grâces et des années pour affermir ce que vous avez si heureusement établi. Votre âge et vos indispositions ne vous permettent pas de supporter de si grands travaux. Il faut les modérer, et prendre les soulagements nécessaires pour travailler plus longtemps au salut des âmes que Notre-Seigneur vous a confiées [92]. » Peu de prêtres écriraient sur ce ton à leur évêque, quand même ce ne serait pas un Montmorency-Laval. Il y a là comme un souvenir de la primitive Église ; ou peut-être encore est-ce un reste de l'amitié spirituelle qui les unissait à l'Ermitage ; d'avoir été tous deux les élèves de M. de Bernières entretenait entre eux une de ces amitiés de séminaire qui résistent aux différences de la hiérarchie. Puis Dudouyt a sa grandeur propre : c'est, dit-on au Canada, « l'un des plus grands ecclésiastiques que Mgr de Laval ait employés [93]. » Revenu à Paris, il s'y considère comme en exil, séparé qu'il est de son évêque, et de ce Séminaire de Québec qui est la reconstitution lointaine de l'Ermitage. En 1677 il supplie Mgr de Laval de le rappeler : « L'on pourra vous écrire qu'il serait à propos que je reste encore quelque temps en France; mais il n'y faut pas acquiescer... Il ne serait pas d'édification que je  restasse plus longtemps en France [94]. » Il y mourut pourtant; mais Mgr de Laval rapporta au Canada le cœur de son fidèle compagnon, de celui qui l'avait aidé à fonder l'Église de Québec ; pour ne pas être tout à fait séparé de son ami, l'évêque inhuma ce cœur dans sa cathédrale [95]. »

François de Laval (1623-1708)

Mgr de Laval sera présenté vendredi par dom Thierry Barbeau.

M. de Laval demeura quatre ans chez M. de Bernières , & y mena la vie la plus recueillie & la plus austère. L'oraison, l'étude, les conférences spirituelles n'y étaient interrompues que par les visites qu'il rendait assidûment aux malades de l'Hôtel-Dieu.

Troisième bras du « delta spirituel »

L’évêque fondera un Ermitage à Québec à l’image de celui qui l’a formé à Caen [96].                   

Il donnera une dernière marque de l’estime et de la confiance qu’il portait envers François de Laval en lui demandant d’emmener avec lui l’un de ses neveux, Henri, le fils de son frère cadet, Pierre, le sieur d’Acqueville que nous venons de présenter.

On lira l’appréciation donnée de Laval par Marie de l’Incarnation, en 1659 :

C’est une consolation d’avoir un homme dont les qualités personnelles sont rares et extraordinaires. … Il ne sait ce que c’est que respect humain. Il est pour dire la vérité à tout le monde, et il la dit librement dans les rencontres. Il fallait ici un homme de cette force pour extirper la médisance…

Citons seulement un exemple de belle conformité à la grâce divine : Mgr de Saint-Vallier avait sur le Séminaire des vues différentes de son prédécesseur François et en entreprit la refonte. À l’automne 1689, le vieil évêque se confiait ainsi à l’abbé Milon, prêtre du Séminaire des Missions étrangères de Paris :

Vous jugerez bien, mon cher Monsieur, que s’il y a eu jamais une croix amère pour moi, c’est celle-ci, puisque c’est l’endroit où j’ai toujours dû être le plus sensible, je veux dire le renversement du Séminaire, que j’ai toujours considéré, comme en effet qu’il l’est, comme l’unique soutien de cette Église et tout le bien qui s’y fait. […] Mais au milieu de toutes ces agitations, nous ne devons pas nous abattre si les hommes ont du pouvoir pour détruire, la main de Notre-Seigneur est infiniment plus puissante pour édifier. Nous n’avons qu’à lui être fidèles et le laisser faire[97].

 


 


 


 

 

 

II. DIRECTIONS MYSTIQUES


 

Après avoir situé tour à tour les figures associées à l’Ermitage normand, nous voulons maintenant préciser ce qui les unit. La vie mystique ne se prêtant pas à une approche thématique voire une théorie des idées, nous préférons insister sur les liens établis entre deux mystiques. Plus précisément entre aînés et cadets comme enseignement qui se doit d’être adapté à chacun même s’il s’avère utile à d’autres.

Nous choisissons les quelques directions dont nous avons des traces écrites:

Bernières dirigé par Chrysostome et conseillé par trois figures féminines : Marie des Vallées, Marie de l’Incarnation, Charlotte le Sergent.

Mectilde dirigée par le même Chrysostome et conseillée par la même Charlotte.

François de Laval et Mectilde dirigés par Bernières devenu à son tour un « aîné ».

Nous avons déjà vu un canadien conseillé par Bertot.

Nous n’avons pas le temps de nous pencher sur Mectilde dirigeant de nombreuses bénédictines ou Bertot dirigeant Mme Guyon…

Le tableau des figures que nous avons présenté tout à tour en première intervention adoptait la forme d’un damier : cette présentation matricielle assurait verticalement un déroulement et regroupait horizontalement par affinités.

Il ne laissait pas voir les recouvrements qui permettent des influences entre figures par contacts répétés durant de nombreuses années. Aussi une présentation synchronique s’impose tout en rendant moins claires les filiations :

 

 

 


FIGURE : UN RÉSEAU D’AMIS (PRÉSENTATION SYNCHRONIQUE)

 

<< Benoît de Canfield (1562-1610) capucin

<< Antoine le Clerc (1563-1628) laïc

 

1590 Marie des Vallées, « sœur Marie »….……1656

1594 JEAN-CHRYSOSTOME fr.TOR 1646

   1596 Jourdaine de Bernières = M. Ste Ursule ursuline…1670

1599 MARIE DE L’INCARNATION [du Canada] ursuline 1672

   1601 Jean Eudes, Congrégation des Eudistes……   1670    

           1602 JEAN DE BERNIÈRES, laïc…………1659

              1604 Charlotte le Sergent, bénédictine………………….. 1677

 

                      1611 Gaston de Renty laïc…1649

                        1614 Mectilde fondatrice Bénédictines du SSt……… 1698

                                       1620 Jacques Bertot, prêtre………………..1681

1623nçois de Laval, évêque………>>1708

 

                                                      1631 Archange Enguerrand……  1699

                                                                1646 Pierre Poiret >>1719

                                                                1648 Madame GUYON >>1717

                                                                  1651 Franç. FÉNELON >>1715


 

 

 


 

Bernières

Dirigé par le P. Chrysostome

Bernières et plus tard madame Guyon sont les « nœuds » d’une toile où se rejoignent les liens établis par ces fortes personnalités. Il ou elle « n’inventent » rien, mais transmettent ce qu’ils reçoivent. Jean reprend la très ancienne tradition franciscaine incarnée par « notre bon Père Chrysostome », avant d’être influent sur Mectilde-Catherine de Bar, Jacques Bertot et d’autres. On n’oubliera pas des « frères » plutôt que disciples tels Gaston de Renty et Jean Eudes.

L’historien des deux Tiers Ordres franciscains rapporte :

Le sieur de Bernières de Louvigny de Caen éclate assez par son propre lustre, sans que ma plume travaille pour honorer sa mémoire. Son livre posthume publié sous l'inscription du Chrétien intérieur avec tant de succès, est une étincelle du feu divin qui l'embrasait. Les lumières suréminentes dont son esprit était rempli, n'ont pas pu être toutes exposées sur le papier ni dans leur entière force : comme il était enfant de notre Ordre dont il a pris l'habit ; aussi en a-t-il tendrement aimé tous les sectateurs[98].

Quand il s’agit d’éditer une « œuvre » à partir de ses lettres, on fait appel à d’Argentan, franciscain de la réforme capucine, puis à un minime, ordre inspiré des franciscains. La liste des membres majeurs de l’école du Pur Amour souligne une prédominance franciscaine[99]. Jean est un « enfant de notre Ordre », appartenance naturelle quand on est sous la direction du « bon père Chrysostome » ! Membre de la confrérie confidentielle de la « sainte Abjection » unissant des amis tous pénétrés de révérence envers la grandeur divine, dont nous avons précédemment rencontré les règles sévères[100], Jean fut dirigé fermement. Il est émouvant de saisir l’esprit dans lequel son directeur répond aux demandes d’aide exprimées avec simplicité. Voici l’échange[101] :

Mon révérend père,

Je me suis trouvé depuis quelques semaines dans une grande obscurité intérieure, dans la tristesse, divagation d'esprit, etc. Ce qui me restait en cet état était la suprême indifférence en la pointe de mon esprit, qui consentait avec paix intellectuelle à être le plus misérable de tous les hommes et à demeurer dans cet état de misère où j'étais tant qu'il plaira à notre Seigneur.

Réponse :

J'ai considéré votre disposition. Sur quoi, mon avis est que cet état de peine vous a été donné pour vous disposer à une plus grande pureté et sainteté intellectuelle par une profonde mort des sens est une véritable séparation des créatures. Je vous conseille durant cet état de peines :

1. De vous appliquer davantage aux bonnes œuvres extérieures qu'à l'oraison,

2. Ayez soin du manger et dormir de votre corps,

3. Faites quelques pèlerinages particulièrement aux églises de la sainte Vierge,

4. Ne violentez pas votre âme pour l'oraison : contentez-vous d'être devant Dieu sans rien faire.

5. Dites souvent de bouche : je veux à jamais être indifférent à tout état, ô bon Jésus, ô mon Dieu, accomplissez votre sainte volonté en moi, et semblable. Il est bon aussi de prononcer des vérités de la Divinité, comme serait : Dieu est éternel, Dieu est tout puissant, et de la sainte Humanité, comme serait : Jésus a été flagellé, Jésus a été crucifié pour moi et par amour. Ce que vous ferez en corps que vous n'ayez aucun goût en la prononçant, etc.

Le P. Chrysostome n’hésite pas à éclairer Jean inquiet sur une oraison devenue « abstraite » après les ferveurs anciennes :

J'ai lu et considéré le rapport de votre oraison. …

1. Souvenez-vous que d'autant plus que la lumière monte haut dans la partie intellectuelle et qu'elle est dégagée de l'imaginaire et du sensible, d'autant plus est-elle pure, forte et efficace, tant en ce qui est du recueillement des puissances qu'en ce qui est de la production de la pureté.

2. Quand vous sentirez disposition à telles lumières, rendez-vous entièrement passif.

3. Souvenez-vous qu'aucune fois cette vue est si forte qu'au sortir de l'oraison le spirituel croit n'avoir point affectionné son objet, ce qui n'est pas pourtant. Car la volonté ne laisse pas d'avoir la tendance d'amour, mais elle est comme imperceptible, à cause que l'entendement est trop pénétré de la lumière.

4. Enfin, souvenez-vous que dans cet état, il suffit que la lumière soit bonne et opérante, et il n'importe que l'entendement et la volonté opèrent également ou qu'une puissance absorbe l'autre. Il faut servir Dieu à sa mode dans telle lumière qui ne dépende point de nous. […]

Mais aussi bien Chrysostome répond à des questions touchant la vie pratique, par exemple en réponse au désir de solitude éprouvé par Jean :

Divisez votre temps et tendez de ne vous donner aux affaires que par nécessité, prenant tout le temps qu'il vous sera possible pour la solitude de l'oratoire. O cher frère, peu de spirituels se défendent du superflu des affaires. O que le diable en trompe sous des prétextes spécieux et même de vertu. […]

Puis Jean devenu à son tour directeur d’âmes demande l’avis de son maître :

Question :

Comment dois-je conseiller les âmes sur la passivité de l'oraison. Les y faut-il porter et quand faut-il qu'elles y entrent et quels en sont les dangers ?

Réponse :

Ordinairement le spirituel ne doit pas prévenir la passivité. Je dis ordinairement, d'autant que s'il travaille fortement il pourrait demeurer quelque peu de temps sans agir, s'exposant à la grâce et à la lumière, et éprouver, de temps à autre, si telle pauvreté lui réussit. Benoît de Canfeld en son Traité de la volonté divine[102], est de cet avis. Je crois néanmoins que celui qui s'en servira doit être discret et fidèle. […]

L’adhésion à une sévère rectitude permet une transmission mystique dont Bernières témoignera ensuite chaleureusement :

 Ce me serait grande consolation que […] nous puissions parler de ce que nous avons ouï dire à notre bon Père […] puisque Dieu nous a si étroitement unis que de nous faire enfants d’un même Père […] Savez-vous bien que son seul souvenir remet mon âme dans la présence de Dieu[103] ?

On a beaucoup insisté sur le caractère sévère de Chrysostome de Saint-Lô et certes Bernières prendra à la lettre ses injonctions :

Le Père Jean Chrysostome lui avait écrit que l’actuelle pauvreté était le centre de sa grâce […] Ce sentiment d’un directeur […] adressé à un disciple […] en augmentait les ardeurs d’une manière incroyable. Ainsi il commença tout de bon à chercher les moyens d’être pauvre. Mais comme son bon directeur n’était plus ici-bas […] il ne trouvait presque personne qui ne s’y opposât[104]


 



 

Bernières a peut-être dû surmonter un tempérament scrupuleux, mais il bénéficia heureusement des conseils de trois mystiques amies :

Les visites à Marie des Vallées (1590-1656)

L’influente « sœur Marie » des Vallées a déjà été présentée[105], en terminant sur un plaisant témoignage de son influence. Il mérite d’être cité de nouveau, car il illustre la convivialité des rapports qui pouvaient exister entre membres de “l’école”:

Dans un voyage que M. de Bernières fit à Coutances, pendant qu’il y fut il alla souvent prendre son repas chez M. Potier où était la sœur Marie. Or l’un et l’autre firent dessein d’envoyer quérir du sucre et quelque autre petite délicatesse, afin de le mieux traiter, mais lorsqu’il était présent, ils ne s’en souvenaient point du tout ; et quand il était parti, ils étaient fâchés d’y avoir manqué, mais pourtant ils oublièrent encore par après, excepté un soir qu’ils l’attendaient et qu’ils se souvinrent bien, mais cette fois il ne vint pas. Ensuite de cela, comme la sœur Marie se plaignait de leur peu de mémoire, Notre Seigneur lui dit : « C’est ma divine volonté qui en a ainsi disposé. Elle veut que vous lui aidiez à marcher dans le chemin de la perfection. Toutes ces choses ne sont que des retardements, excepté quand on en use par infirmité ou par quelque autre bonne raison. [320][106].

Le soutien de Charlotte le Sergent (1604-1677).

La bénédictine Charlotte le Sergent (1604-1677), figure cachée au sein du couvent de Montmartre[107], « sublime » mystique pour Bremond[108], soutint Bernières (et bien d’autres dont Mectilde-Catherine de Bar):

Persuadé que Dieu l’éclairait sur la conduite d’autrui, on la consultait de tous côtés et même des personnes qui d’ailleurs étaient fort éclairées : comme Monsieur de Bernières… Elle lui dit entr’autres choses […] « Il m’a semblé que votre âme se rabaissait par trop en réfléchissant sur elle-même, et sur les opérations divines dans son intérieur. Elle doit être à mon avis plus simple et s’attacher uniquement à l’Auteur de cet ouvrage et non pas à ses effets. Il vous doit suffire de lui laisser une pleine liberté d’agir à sa mode et selon son bon plaisir » […]

Monsieur de Bernières étant pressé d’abandonner toutes choses et d’entreprendre une vie pauvre et réduite à la mendicité […reçut cette réponse :] « Votre esprit naturel est agissant et actif […] vous devez demeurer indifférent à tout […] seulement vous humilier. C’est en ce point que consiste la pauvreté d’esprit dans ce vide et dans ce dénuement de toute propre élection »…[109].

L’influence de Marie de l’Incarnation (1599-1672)

Bernières, après avoir conduit Marie de l’Incarnation [Guyart] « du Canada »[110]  à Dieppe, restera l’un des deux correspondants préférés – l’autre est son fils Dom Martin --, mais  les longues lettres « de quinze ou seize pages » sont perdues :

Ses lettres ne traitaient pour la plupart que de l’oraison […] Il [Bernières] en faisait une estime singulière. Il me dit qu’il avait connu bien des personnes appliquées à l’oraison […] qu’il n’en avait jamais vu qui en eût mieux l’esprit, ni qui en eût parlé plus divinement [111].

Notre Mère est une seconde sainte Thérèse […] C’est aussi le sentiment de Monsieur de Bernières […] quoiqu’il y eût peu de personnes éminentes en oraison qui n’eussent communiqué avec lui […] je lui ai néanmoins entendu dire qu’il n’avait jamais vu de personnes élevées au point où était la mère de l’Incarnation [112].

 On ne peut donc que supposer un échange fructueux avec la mystique ursuline, en remarquant que Marie Guyart reçoit des « communications de pur amour » avant la fin 1626 et que, devenue l’ursuline Marie de l’Incarnation, elle est déjà fort avancée mystiquement lors de sa rencontre avec Jean au printemps 1639[113]. Elle fut une « aînée » conseillère, car l’approfondissement de Jean est apparent dans sa correspondance de 1645 à sa mort, douze ans plus tard, passant de l’ « abjection » à l’abandon.

l’intimité de leur relation.


 


 

 

Mectilde / Catherine de Bar

>> Véronique Andral, Catherine de Bar / Mère Mectilde du Saint-Sacrement / Itinéraire spirituel, Rouen 1997.

>> Catherine de Bar 1614-1698 Mère Mectilde du Saint-Sacrement, Les amitiés mystiques de Mère Mectilde, un florilège, Dominique Tronc [en préparation]

Dirigée par le P. Chrysostome

Dans les deux textes reproduits ici, le Père Chrysostome apporte point après point ses réponses aux questions que se pose la jeune dirigée. Elle lui demande conseil sur son expérience profonde et ardente. Chrysostome lui répond de façon très détachée et froide de façon à ne susciter chez cette femme passionnée ni attachement ni émotion sensible ; afin que son destin extraordinaire soit mené jusqu’au bout, il ne manifeste pratiquement pas d’approbation, car il veut la pousser vers la rigueur et l’humilité la plus profonde. La relation faite à son confesseur est rédigée à la troisième personne :

Premier texte : Relation au Père Chrysostome [avec réponses], juillet 1643.

Proposition[114] : Cette personne [Mectilde] eut dès sa plus tendre jeunesse le plus vif désir d'être religieuse ; plus elle croissait en âge, plus ce désir prenait de l'accroissement. Bientôt il devint si violent qu'elle en tomba dangereusement malade. Elle souffrait son mal sans oser en découvrir la cause ; ce désir l'occupait tellement qu'elle épuisa en quelque sorte toute son attention et tous ses sentiments. Il ne lui était pas possible de s'en distraire ni de prendre part à aucune sorte d'amusement. Elle était quelquefois obligée de se trouver dans différentes assemblées de personnes de son âge, mais elle y était de corps sans pouvoir y fixer son esprit. Si elle voulait se faire violence pour faire à peu près comme les autres, le désir qui dominait son cœur l'emportait bientôt et prenait un tel ascendant sur ses sens mêmes qu'elle restait insensible et comme immobile en sorte qu'elle était contrainte de se retirer pour se livrer en liberté au mouvement qui la maîtrisait. Ce qui la désolait surtout, c'était la résistance de son père que rien ne pouvait engager à entendre parler seulement de son dessein. Il faut avouer cependant que cette âme encore vide de vertus n'aspirait et ne tendait à Dieu que par la violence du désir qu'elle avait d'être religieuse sans concevoir encore l'excellence de cet état.

Réponse : En premier lieu, il me semble que la disposition naturelle de cette âme peut être regardée comme bonne.

2. Je dirai que dans cette vocation, je vois beaucoup de Dieu, mais aussi beaucoup de la nature : cette lumière qui pénétrait son entendement venait de Dieu ; tout le reste, ce trouble, cette inquiétude, cette agitation qui suivaient étaient l'œuvre de la nature. Mais, quoi qu'il en soit, mon avis est, pour le présent, que le souvenir de cette vocation oblige cette âme à aimer et à servir Dieu avec une pureté toute singulière, car dans tout cela il paraît sensiblement un amour particulier de Dieu pour elle.

Proposition : cette âme, dans l'ardeur de la soif qui la dévorait ne se donnait pas le temps de la réflexion ; elle ne s'arrêta point à considérer de quelle eau elle voulait boire. Elle voulait être religieuse, rien de plus ; aussi tout Ordre lui était indifférent, n'ayant d'autre crainte que de manquer ce qu'elle désirait ; la solitude et le repos étant tout ce qu'elle souhaitait.

Réponse : 1. Ces opérations proviennent de l'amour qui naissait dans cette âme, lesquelles étaient imparfaites, à raison que l'âme était beaucoup enveloppée de l'esprit de nature. 2. Nous voyons de certaines personnes qui ont la nature disposée de telle manière qu'il semble qu'au premier rayon de la grâce, elles courent après l'objet surnaturel : celle-ci me semble de ce nombre. Combien que par sa faute il se soit fait interruption en ce qu'elle [reçoit] de Dieu.

 [Le dialogue se poursuit et se terminera sur une 19e proposition ; le père Chrysostome est patient !]

Proposition : Elle entrait dans son obscurité ordinaire et captivité sans pouvoir le plus souvent adorer son Dieu, ni parler à Sa Majesté. Il lui semblait qu'Il se retirait au fond de son cœur ou pour le moins en un lieu caché en son entendement et à son imagination, la laissant comme une pauvre languissante qui a perdu son tout ; elle cherche et ne trouve pas ; la foi lui dit qu'il est entré dans le centre de son âme, elle s'efforce de lui aller adorer, mais toutes ses inventions sont vaines, car les portes sont tellement fermées et toutes les avenues, que ce lieu est inaccessible, du moins il lui semblait ; et lorsqu'elle était en liberté elle adorait sa divine retraite, et souffrait ses sensibles privations, néanmoins son cœur s'attristait quelquefois de se voir toujours privé de sa divine présence, pensant que c'était un effet de sa réprobation.

D'autre fois elle souffrait avec patience, dans la vue de ce qu'elle a mérité par ses péchés, prenant plaisir que la volonté de son Dieu s'accomplisse en elle selon qu'il plaira à Sa Majesté.

Réponse : Il n'y a rien que de bon en toutes ses peines, il les faut supporter patiemment et s'abandonner à la conduite de Dieu. Ajoutez que ces peines et les autres lui sont données pour la conduire à la pureté de perfection à laquelle elle est appelée et de laquelle elle est encore bien éloignée. Elle y arrivera par le travail de mortification et de vertu.

Proposition : Son oraison n'était guère qu'une soumission et abandon, et son désir était d'être toute à Dieu, que Dieu fût tout pour elle, et en un mot qu'elle fût toute perdue en Lui ; tout ceci sans sentiment. J'ai déjà dit qu'en considérant elle demeure muette, comme si on lui garrottait les puissances de l'âme ou qu'on l'abîmât dans un cachot ténébreux. Elle souffrait des gênes et des peines d'esprit très grandes, ne pouvant les exprimer ni dire de quel genre elles sont. Elle les souffrait par abandon à Dieu et par soumission à sa divine justice.

Réponse : J'ai considéré dans cet écrit les peines intérieures. Je prévois qu'elles continueront pour la purgation et sanctification de cette âme, étant vrai que pour l'ordinaire, le spirituel ne fait progrès en son oraison que par rapport à sa pureté intérieure, sur quoi elle remarquera qu'elle ne doit pas souhaiter d'en être délivrée, mais plutôt qu'elle doit remercier Dieu qui la purifie. Cette âme a été, et pourra être tourmentée de tentations de la foi, d'aversion de Dieu, de blasphèmes et d'une agitation furieuse de toutes sortes de passions, de captivité, d'amour. Sur le premier genre de peine, elle saura qu'il n'y a rien à craindre, que telles peines est un beau signe, savoir de purgation intérieure, que c'est le diable, qui avec la permission de Dieu, la tourmente comme Job. Je dis plus qu'elle doit s'assurer que tant s'en faut que dans telles tempêtes l'âme soit altérée en sa pureté, qu'au contraire, elle y avance extrêmement, pourvu qu'avec résignation, patience, humilité et confiance elle se soumette entièrement et sans réserve à cette conduite de Dieu.

Sur ce qui est de la captivité dont elle parle en son écrit, je prévois qu'elle pourra être sujette à trois sortes de captivités : à savoir, à celle de l'imagination et l'intellect et à la composée de l'une et de l'autre. Sur quoi je remarque qu'encore que la nature contribue beaucoup à celle de l'imagination et à la composée par rapport aux fantômes ou espèces en la partie intellectuelle, néanmoins ordinairement le diable y est mêlé avec la permission de Dieu, pour tourmenter l'âme, comme dans le premier genre de peines ; en quoi elle a rien à faire qu'à souffrir patiemment par une pure soumission à la conduite divine ; ce que faisant elle fera un très grand progrès de pureté intérieure.

Quant à l'intellectuelle, elle saura que Dieu seul lie la partie intellectuelle, ce qui se fait ordinairement par une suspension d'opérations, exemple : l'entendement, entendre, la volonté, aimer, si ce n'est que Dieu concoure à ses opérations ; d'où arrive que suspendant ce concours, les facultés intellectuelles demeurent liées et captives, c'est-à-dire à la conduite de Dieu sans se tourmenter. Sur quoi elle saura que toutes les peines de captivité sont ordinairement données à l'âme pour purger la propriété de ses opérations, et la disposer à la passivité de la contemplation. Sur le troisième genre de peines d'amour divin, il y en a de plusieurs sortes, selon que Dieu opère en l'âme, et selon que l'âme est active ou passive à l'amour, sur quoi je crois qu'il suffira présentement que cette bonne âme sache :  

1. Que l'amour intellectuel refluant en l'appétit sensitif cause telles peines qui diminuent ordinairement à proportion que la faculté intellectuelle, par union avec Dieu, est plus séparée en son opération de la partie inférieure.

2. Quand l'amour réside en la partie intellectuelle, ainsi que je viens de dire, il est rare qu'il tourmente ; cela se peut néanmoins faire, mais je tiens qu'il y a apparence que, par l'ordinaire, tout ce tourment vient du reflux de l'opération de l'amour de la volonté supérieure à l'inférieure, ou appétit sensitif.

3. Quelquefois par principe d'amour l'âme est tourmentée de souhaits de mort, de solitude, de voir Dieu et de langueur ; sur quoi cette âme saura que la nature se mêlant de toutes ces opérations, le spirituel doit être bien réglé pour ne point commettre d'imperfections ; d'où je conseille à cette âme :

1. d'être soumise ainsi que dessus à  la conduite de Dieu ;

2. de renoncer de fois à autre à tout ce qui est imparfait en elle au fait d'aimer Dieu ;

3. elle doit demander à Dieu que son amour devienne pur et intellectuel ;

4. si l'opération d'amour divin diminue beaucoup les forces corporelles, elle doit se divertir et appliquer aux œuvres extérieures ; que si ne coopérer en se divertissant, l'amour la suit [la poursuit], il en faut souffrir patiemment l'opération et s'abandonner à Dieu, d'autant que la résistance  en ce cas est plus préjudiciable et fait plus souffrir le corps que l'opération même. Je prévois que ce corps souffrira des maladies, d'autant que l'âme étant affective, l'opération d'amour divin refluera en l'appétit sensitif, elle aggravera le cœur et consommera beaucoup d'esprit, dont il faudra avertir les médecins. J'espère néanmoins qu'enfin l'âme se purifiant, cet amour résidera davantage en la partie intellectuelle, dont le corps sera soulagé. Quant à la nourriture et à son dormir, c'est à elle d'être fort discrète, comme aussi en toutes les austérités, car si elle est travaillée de peines intérieures ou d'opérations d'amour divin, elle aura besoin de soulager d'ailleurs son corps, se soumettant en cela en toute simplicité à la direction. Sur le sujet de la contemplation, je prévois qu'il sera nécessaire qu'elle soit tantôt passive simple, même laissant opérer Dieu, et quelquefois active et passive ; c'est-à-dire, quand à son oraison la passivité cessera, il faut qu'elle supplée par l'action de son entendement.

Ayant considéré l'écrit, je conseille à cette âme :

1. De ne mettre pas tout le fond de sa perfection sur la seule oraison, mais plutôt sur la tendance à la pure mortification.

2. De n'aller pas à l'oraison sans objet. À cet effet je suis d'avis qu'elle prépare des vérités universelles de la divinité de Jésus-Christ, comme serait : Dieu est tout-puissant et peut créer à l'infini des millions de mondes, et même à l'infini plus parfaits ; Jésus a été flagellé de cinq milles et tant de coups de fouet ignominieusement, ce qu'Il a supporté par amour pour faire justice de mes péchés.

3. Que si portant son objet à l'oraison elle est surprise d'une autre opération divine passive, alors elle se laissera aller. Voilà mon avis sur son oraison : qu'elle souffre patiemment ses peines qui proviennent principalement de quelque captivité de faculté. Qu'elle ne se décourage point pour ses ténèbres ; quand elle les souffrira patiemment, elles lui serviront plus que les lumières.

19. Proposition : Il semble qu'elle aura une joie sensible si on lui disait qu'elle mourra bientôt ; la vie présente lui est insupportable, voyant qu'elle l'emploie mal au service de Dieu et combien elle est loin de sa sacrée union. Il y avait lors trois choses qui régnaient en elle assez ordinairement, à savoir : langueur, ténèbres et captivité.

Réponse : Voilà des marques de l'amour habituel qui est en cette âme. Voilà mes pensées sur cet état, dont il me demeure un très bon sentiment en ma pauvre âme, et d'autant que je sens et prévois qu'elle sera du nombre des fidèles servantes de Dieu, mon Créateur, et que par les croix, elle entrera en participation de l'esprit de la pureté de notre bon Seigneur Jésus-Christ. Je la supplie de se souvenir de ma conversion en ses bonnes prières, et je lui ferai part des miennes quoique pauvretés. J'espère qu'après cette vie Dieu tout bon nous unira en sa charité éternelle, par Jésus-Christ Notre Seigneur auquel je vous donne pour jamais.

Dans le texte infra on note la précision et le soin pris pour encadrer la jeune femme (elle n’aura que trente ans à la mort de son directeur). Cette liste (en trente points !) livre le parfum propre à l’école. Bertot proposera de même un décalogue de règles[115] à observer par la jeune madame Guyon.

Autre réponse du même père à la même âme[116].

Cette vocation paraît : 1. Par les instincts que Dieu vous donne en ce genre de vie, vous faisant voir par la lumière de sa grâce la beauté d'une âme qui, étant séparée de toutes les créatures, inconnue, négligée de tout le monde, vit solitaire à son unique Créateur dans le secret dû.

2. Par les attraits à la sainte oraison avec une facilité assez grande de vous entretenir avec Dieu des vérités divines de son amour.

3. Dieu a permis que ceux de qui vous dépendez aient favorisé cette petite retraite qui n'est pas une petite grâce, car plusieurs souhaitent la solitude et y feraient des merveilles, lesquels néanmoins en sont privés.

4. Je dirais que Dieu par une providence vous a obligée d'honorer le saint Sacrement d'une particulière dévotion, et c'est dans ce Sacrement que notre bon Seigneur Jésus-Christ, Dieu et homme, mènera une vie toute cachée jusqu'à la consommation des siècles, que les secrets de sa belle âme vous seront révélés.

5. Bienheureuse est l'âme qui est destinée pour honorer les états de la vie cachée de Jésus, non seulement par acte d'adoration ou de respect, mais encore rentrant dans les mêmes états. Aucunes honorent par leur état sa vie prêchante et conversante, d'autres sa vie crucifiée ; quelques-uns sa vie pauvre, beaucoup sa vie abjecte ; il me semble qu'Il vous appelle à honorer sa vie cachée. Vous le devez faire et vous donner à Lui, pour, avec Lui, entrer dans le secret, aimant l'oubli actif et passif de toute créature, vous cachant et abîmant avec Lui en Dieu, selon le conseil de saint Paul, pour n'être révélée qu'au jour de ses lumières.

6. Jamais l'âme dans sa retraite ne communiquera à l'Esprit de Jésus et n'entrera avec lui dans les opérations de sa vie divine, si elle n'entre dans ses états d'anéantissement et d'abjection, par lesquels l'esprit de superbe est détruit.

7. L'âme qui se voit appelée à l'amour actif et passif de son Dieu renonce facilement à l'amour vain et futile des créatures, et contemplant la beauté et excellence de son divin Époux qui mérite des amours infinis, elle croirait commettre un petit sacrilège de lui dérober la moindre petite affection des autres et partant, elle désire d'être oubliée de tout le monde afin que tout le monde ne s'occupe que de Dieu seul.

8. N'affectez point de paraître beaucoup spirituelle : tant plus votre grâce sera cachée, tant plus sera-t-elle assurée ; aimez plutôt d'entendre parler de Dieu que d'en parler vous-même, car l'âme dans les grands discours se vide assez souvent de l'Esprit de Dieu et accueille une infinité d'impuretés qui la ternissent et l'embrouillent.

9. Le spirituel ne doit voir en son prochain que Dieu et Jésus ; s'il est obligé de voir les défauts que commettent des autres, ce n'est que pour leur compatir et leur souhaiter l'occupation entière du pur amour. Hélas ! Faut-il que les âmes en soient privées ! Saint François voyant l'excellence de sa grâce et la vocation que Dieu lui donnait à la pureté suprême, prenait les infidélités à cette grâce pour des crimes, d'où vient qu'il s'estimait le plus grand pécheur de la terre et le plus opposé à Dieu, puisqu'une grâce qui eût sanctifié les pécheurs, ne pouvait vaincre sa malice.

10. L'oraison n'est rien autre chose qu'une union actuelle de l'âme avec Dieu, soit dans les lumières de l'entendement ou dans les ténèbres. L'âme dans son oraison s'unit à Dieu tantôt par l'amour, tantôt par reconnaissance, tantôt par adoration, tantôt par l'aversion du péché en elle et en autrui, tantôt par une tendance violente et des élancements impétueux vers ce divin objet qui lui paraît éloigné, et à l'amour et jouissance auquel elle aspire ardemment, car tendre et aspirer à Dieu, c'est être uni à Lui, tantôt par un pur abandon d'elle-même au mouvement sacré de ce divin Époux qui l'occupe de son amour dans les manières qu'il lui plaît. Ah ! Bienheureuse est l'âme qui tend en toute fidélité à cette sainte union dans tous les mouvements de sa pauvre vie ! Et à vrai dire, n'est-ce pas uniquement pour cela que Dieu tout bon la souffre sur la terre et la destine au ciel, c'est-à-dire pour aimer à jamais ? Tendez donc autant que vous pourrez à la sainte oraison, faites-en quasi comme le principal de votre perfection. Aimez toutes les choses qui favorisent en vous l'oraison, comme : la retraite, le silence, l'abjection, la paix intérieure, la mortification des sens, et souvenez-vous qu'autant que vous serez fidèle à vous séparer des créatures et des plaisirs des sens, autant Jésus se communiquera-t-Il à vous en la pureté de ses lumières et en la jouissance de son divin amour dans la sainte oraison ; car Jésus n'a aucune part avec les âmes corporelles qui sont gisantes dans l'affection des sens.

11. L'âme qui se répand dans les conversations inutiles, ou s'ingère sous des prétextes de piété, se rend souvent indigne des communications du divin Époux qui aime la retraite, le secret et le silence. Tenez votre grâce cachée : si vous êtes obligée de converser quelquefois, tendez avec discrétion à ne parler qu'assez peu et autant que la charité le pourra requérir ; l'expérience nous apprendra l'importance d'être fidèle à cet avis.

12. Tous les états de la vie de Jésus méritent nos respects et surtout ses états d'anéantissement. Il est bon  que vous ayez dévotion à sa vie servile ; car il a pris la forme de serviteur, et a servi en effet son père et sa mère en toute fidélité et humilité vingt-cinq ou trente ans en des exercices très abjects et en un métier bien pénible ; et pour honorer cette vie servile et abjecte de notre bon Sauveur Jésus-Christ, prenez plaisir [à servir] plutôt qu'à être servie, et vous rendez facile aux petits services que l'on pourra souhaiter de vous, et notamment quand ils seront abjects et répugnants à la nature et aux sens.

13. Jésus dans tous les moments de sa vie voyagère a été saint, et est en iceux la sanctification des nôtres ; car il sanctifie les temps, desquels il nous a mérité l'usage, et généralement toutes sortes d'états et de créatures, lesquelles participaient à la malédiction du péché. Consacrez votre vie jusqu'à l'âge de trente-trois ans à la vie voyagère du Fils de Dieu par la correspondance de nos moments aux siens, et le reste de votre vie, si Dieu vous en donne, consacrez-le à son état consommé et éternel, dans lequel Il est entré par sa résurrection et par son ascension. Ayez dès à présent souvent dévotion à cet état de gloire de notre bon Seigneur Jésus-Christ, car c'est un état de grandeur qui était dû à son mérite, et dans lequel vous-même, vous entrerez un jour avec lui, les autres états d'anéantissement de sa vie voyagère n'étant que des effets de nos péchés.

14. L'âme qui possède son Dieu ne peut goûter les vaines créatures, et à dire vrai, celui est bien avare à qui Dieu ne suffit[117]. À mesure que votre âme se videra de l'affection des créatures, Dieu tout bon se communiquera à vous en la douceur de ses amours et en la suavité de ses attraits, et dans la pauvreté suprême de toutes créatures, vous vous trouverez riche de la pure jouissance du Dieu de votre amour, ce qui vous causera un repos et une joie intérieure inconcevables.

15. Vous serez tourmentée de la part des créatures qui crieront à l'indiscrétion et à la sauvage : laissez dire les langues mondaines, faites les œuvres de Dieu en toute fidélité, car toutes ces personnes-là ne répondront pas pour vous au jour de votre mort ; et faut-il qu'on trouve tant à redire de vous voir aimer Dieu ?

16. Tendez à vous rendre passive à la Providence divine, vous laissant conduire et mener par la main, entrant à l'aveugle et en toute soumission dans tous les états où elle voudra vous mettre, soit qu'il soit de lumière ou de ténèbres, de sécheresse ou de jouissance, de pauvreté, d'abjection, d'abandon, etc. Fermez les yeux à tous vos intérêts et laissez faire Dieu par cette indifférence à tout état, et cette passivité à sa conduite vous acquerra une paix suprême qui vous établira dans la pure oraison, et vous disposera à la conversion très simple de votre âme vers Dieu le Créateur.

17. Notre bon Seigneur Jésus-Christ s'applique aux membres de son Église diversement pour les convertir à l'amour de son Père éternel, nous recherchant avec des fidélités, des artifices et des amours inénarrables. Oh ! Que l'âme pure qui ressent les divines motions de Jésus et de son divin Esprit est touchée d'admiration, de respect et d'amour à l'endroit de ce Dieu fidèle !

18. Renoncez à toute consolation et tendresse des créatures, cherchez uniquement vos consolations en Jésus, en son amour, en sa croix et son abjection. Un petit mot que Jésus vous fera entendre dans le fond de votre âme la fera fondre et se liquéfier en douceur. Heureuse est l'âme qui ne veut goûter aucune consolation sur la terre de la part des créatures !

19. Par la vie d'Adam, nous sommes entièrement convertis à nous-mêmes et à la créature, et ne vivons que pour nous-mêmes, et pour nos intérêts de chair et de sang ; cette vie nous est si intime qu'elle s'est glissée dans tout notre être naturel, ni ayant puissance dans notre âme, ni membre en notre corps qui n'en soit infecté ; ce qui cause en nous une révolte générale de tout nous-mêmes à l'encontre de Dieu, cette vie impure formant opposition aux opérations de sa grâce, ce qui nous rend en sa présence comme des morts ; car nous ne vivons point à Lui, mais à nous-mêmes, à nos intérêts, à la chair et au sang. Jésus au contraire a mené et une vie très convertie à son Père éternel par une séparation entière, et une mort très profonde à tout plaisir sensuel et tout intérêt propriétaire de nature, et Il va appelant  ses élus à la pureté de cette vie, les revêtant de Lui-même, après les avoir dépouillés de la vie d'Adam, leur inspirant sa pure vie. Oh ! Bienheureuse est l'âme qui par la lumière de la grâce connaît en soi la malignité de la vie d'Adam, et qui travaille en toute fidélité à s'en dépouiller par la mortification, car elle se rendra digne de communiquer à la vie de Jésus !

20. Tandis que nous sommes sur la terre, nous ne pouvons entièrement éviter le péché. Adam dans l'impureté de sa vie nous salira toujours un peu ; nous n'en serons exempts qu'au jour de notre mort que Jésus nous consommera dans sa vie divine pour jamais, nous convertissant si parfaitement à son Père éternel par la lumière de sa gloire que jamais plus nous ne sentions l'infection de la vie d'Adam ni d'opposition à la pureté de l'amour.

21. La sentence que Notre Seigneur Jésus-Christ prononcera sur notre vie au jour de notre mort est adorable et aimable, quand bien par icelle il nous condamnerait, car elle est juste et divine, et partant mérite adoration et amour : adorez-le donc quelquefois, car peut-être alors vous ne serez pas en état de le pouvoir faire ; donnez-vous à Jésus pour être jugée par lui, et le choisissez pour juge, quand bien même il serait en votre puissance d'en prendre un autre. Hugo, saint personnage, priait Notre Seigneur Jésus-Christ de tenir plutôt le parti de son Père éternel que non pas le sien : ce sentiment marquait une haute pureté de l'âme, et une grande séparation de tout ce qui n'était point purement Dieu et ses intérêts.

22. Notre bon Seigneur Jésus-Christ dit en son Évangile : Bienheureux ceux qui ont faim et soif de la justice, car ils seront rassasiés. Oh ! En effet, bienheureuse est l'âme qui n'a point ici d'autre désir que d'aimer et de vivre de la vie du pur amour, car Dieu lui-même sera sa nourriture, et en la plénitude de son divin amour assouvira sa faim. Prenez courage, la faim que vous sentez est une grâce de ferveur qui n'est donnée qu'à peu. Travaillez à évacuer les mauvaises humeurs de la nature corrompue, et cette faim ira toujours croissant, et vous fera savourer avec un plaisir ineffable les douceurs des vertus divines.

23. Tendez à acquérir la paix de l'âme autant que vous pourrez par la mortification de toutes les passions, par le renoncement à toutes vos volontés, par la désoccupation de toutes les créatures, par le mépris de tout ce que pourront dire les esprits vains et mondains, par l'amour à la sainte abjection, par un désir d'entrer courageusement dans les états d'anéantissement de Jésus-Christ quand la Providence le voudra, par ne vouloir uniquement que Dieu et sa très sainte volonté, par une indifférence suprême à tous événements ; et votre âme ainsi dégagée de tout ce qui la peut troubler, se reposera agréablement dans le sein de Dieu, qui vous possédant uniquement, établira en vous le règne de son très pur amour.

24. Il fait bon parler à Dieu dans la sainte oraison, mais aussi souvent il fait bon l'écouter, et quand les attraits et lumières de la grâce nous préviennent, il les faut suivre par une sainte adhérence qui s'appelle passivité.

25. Le spirituel dans les voies de sa perfection est sujet à une infinité de peines et de combats : tantôt il se voit dans les abandons, éloignements, sécheresses, captivités, suspensions ; tantôt dans les vues vives de réprobation et de désespoir ; tantôt dans les aversions effroyables des choses de Dieu ; tantôt dans un soulèvement général de toutes ses passions, tantôt dans d'autres tentations très horribles et violentes, Dieu permettant toutes ces choses pour évacuer de l'âme l'impureté de la vie d'Adam et sa propre excellence. Disposez-vous à toutes ces souffrances et combats, et souvenez-vous que la possession du pur amour vaut bien que nous endurions quelque chose, et partant soyez à Jésus pour tout ce qu'il lui plaira vous faire souffrir.

26. Derechef, je vous répète que vous soyez bien dévote à la sainte Vierge : honorez-la dans tous les rapports qu'elle a au Père éternel, au Fils et au Saint-Esprit, à la sainte humanité de Jésus. Honorez-la en la part qu'elle a à l'œuvre de notre rédemption, dans tous les états et mystères de sa vie, notamment en son état éternel, glorieux et consommé dans lequel elle est entrée par son Assomption ; honorez-la en tout ce qu'elle est en tous les saints, et en tout ce que les saints sont par elle : suivez en ceci les diverses motions de la grâce, et vous appliquez à ces petites vues et pratiques selon les différents attraits. Étudiez les différents états de sa vie, et vous y rendez savante pour vous y appliquer de fois à autre ; car il y a bénédiction très grande d'honorer la sainte Vierge. Je dis le même de saint Joseph : c'est le protecteur de ceux qui mènent une vie cachée, comme il l'a été de celle de Jésus-Christ.

27. La perfection ne consiste pas dans les lumières, mais néanmoins les lumières servent beaucoup pour nous y acheminer, et partant rendez-vous passive à celles que Dieu tout bon vous donnera, et en outre tachez autant que vous pourrez à vous instruire des choses de la sainte perfection par lectures, conférences, sermons, etc., et souvenez-vous que si vous ne nourrissez votre grâce, elle demeurera fort faible et peut-être même pourrait-elle bien se ralentir.

28. L'âme de Jésus-Christ est le paradis des amants en ce monde et en l'autre ; si vous pouvez entrer en ce ciel intérieur, vous y verrez des merveilles d'amour, tant à l'endroit de son Père que des prédestinés. Prenez souvent les occupations et la vie de ce tout bon Seigneur pour vos objets d'oraison.

29. Tendez à l'oraison autant que vous pourrez : c'est, ce me semble, uniquement pour cela que nous sommes créés : je dis pour contempler et pour aimer ; c'est faire sur la terre ce que font les bienheureux au ciel. Aimez tout ce qui favorisera en vous l'oraison, et craignez tout ce qui lui sera opposé. Tendez à l'oraison pas vive, en laquelle l'âme sans violence entre doucement dans les lumières qui lui sont présentées, et se donne en proie à l'amour, pour être dévorée par ses très pures flammes unissant les attraits et divines motions de la grâce. Ne vous tourmentez point beaucoup dans l'oraison, souvent contentez-vous d'être en la présence de Dieu, sans autre opération que cette simple tendance et désir que vous sentez de L'aimer et de Lui être agréable ; car vouloir aimer est aimer, et aimer est faire oraison.

30. Prenez ordinairement des sujets pour vous occuper durant votre oraison ; mais néanmoins ne vous y attachez pas, car si la grâce vous appelle à d'autres matières, allez-y ; j'ai dit ordinairement, car il arrivera que Dieu vous remplissant de sa présence, vous n'aurez que faire d'aller chercher dedans les livres ce que vous aurez dans vous-même ; outre qu'il y a de certaines vérités divines dans lesquelles vous êtes assez imprimé, que vous devez souvent prendre pour objets d'oraison. En tout ceci, suivez les instincts et attraits de la grâce. Travaillez à vous désoccuper et désaffectionner de toutes les créatures, et peu à peu votre oraison se formera, et il y a apparence, si vous êtes fidèle, que vous êtes pour goûter les fruits d'une très belle perfection, et que vous entrerez dans les états d'une très pure et agréable oraison : c'est pourquoi prenez bon courage ; Dieu tout bon vous aidera à surmonter les difficultés que vous rencontrerez dans la vie de son saint Amour. Soyez fidèle, soyez à Dieu sans réserve ; aimez l'oraison, l'abjection, la croix, l'anéantissement, le silence, la retraite, l'obéissance, la vie servile, la vie cachée, la mortification. Soyez douce, mais retenue ; soyez jalouse de votre paix intérieure. Enfin, tendez doucement à convertir votre chère âme à Dieu, son Créateur, par la pratique des bonnes et solides vertus. Que Lui seul et son unique amour vous soient uniquement toutes choses. Priez pour ma misère et demandez quelquefois pour moi ce que vous souhaitez pour vous.

Lui succède Charlotte le Sergent.

« Notre bon  P. Chrysostome » meut en 1646. Pendant un temps Mectilde est dirigée par Charlotte le Sergent (déjà rencontrée pour son influence sur Bernières). Elle lui écrit :

Vous n'avez rien à craindre, le je ne sais quoi qui vous va séparant de toute douceur est ce que j'estime le plus simple et le plus sûr de votre voie [...] Je vous dis ce que l'on me met en l'esprit sans le comprendre, étant dans un état où je n'ai rien, rien, rien, sinon une certaine volonté qui veut ce que Dieu veut et qui est disposée à tout[118].

Mais surtout monsieur de Bernières assurera la relève. 

Confessée par Epiphane Louys (1614-1682)

Ce mystique attachant lorrain comme Catherine naquit la même année 1614. Il fut en relation étroite avec elle et rédigea pratiquement la totalité de l’œuvre destinée aux bénédictines de ses fondations. Nous l’avons déjà présenté[119].

Dirigée par Bernières.

Jean-Chrysostome meurt lorsque Mectilde a trente-deux ans et un long chemin reste à parcourir. Pendant treize ans elle bénéficie de la pleine maturité de Bernières. Une vaste correspondance existe. Elle recherche un petit coin en Provence ou devers Lyon, (pour n'être plus connue de personne). Bernières répond :

De l'hermitage de saint Jean Chrysostome, ce 14 février 1651.

Dieu seul et il suffit.

… Je ne vous ai jamais oubliée devant Notre Seigneur, quoi que je ne vous aie pas écrit, notre union est telle que rien ne la peut rompre. Ces souffrances, nécessités et extrémités, où vous êtes, me donneraient de la peine si je ne connaissais le dessein de Dieu sur vous, qui est de vous anéantir toute, afin que vous viviez toute à lui, qu'il coupe, qu'il taille, qu'il brûle, qu'il tue, qu'il vous fasse mourir de faim, pourvu que vous mouriez toute sienne, à la bonne heure. Ce­pendant, ma très chère Sœur, il se faut servir des moyens dont la Providence vous fera ouverture pour vous tirer du lieu où vous êtes, supposé l'extrémité où vous réduit la guerre. J'ai bien considéré tous les expédients contenus dans vos lettres ; je ne suis pas capable d'en juger, je vous supplie aussi, de ne vous pas arrêter à mes sentiments. Mais je n'abandonnerai pas la pauvre Communauté de Ram­bervillers…[120]


 

 

François de Laval

Dirigé par Bernières à l’Ermitage de Caen

François de Laval appartenait à la branche cadette de l’illustre famille des Montmorency. Il fut élève du collège de Clermont, devint « l’abbé de Montigny » en 1647 [121]. Promis à une brillante carrière ecclésiastique, mais attiré par les missions, il vécut un temps dans la communauté d’amis qui devait être à l’origine du Séminaire des Missions étrangères de Paris: elle incluait François Pallu [122] et Henri-Marie Boudon en faveur de qui François se démit de son archidiaconat en 1653. L’année suivante, il cédait ses biens à son frère cadet, renonçait à ses titres familiaux, et frappait à la porte de l’Ermitage dirigé par Jean de Bernières :

M. de Laval demeura quatre ans chez M. de Bernières, & y mena la vie la plus recueillie & la plus austère. L’oraison, l’étude, les conférences spirituelles n’y étaient interrompues que par les visites qu’il rendait assidûment aux malades de l’Hôtel-Dieu. Les jeûnes, les veilles, les macérations, les pèlerinages préparaient ce pieux Ecclésiastique, sans qu’il le sût, à la vie apostolique qu’il a depuis menée en Canada. […] Ces exercices étaient communs à tous ces pieux solitaires [les ermites], mais l’Abbé de Montigny s’y signalait ; on le voyait dans les hôpitaux panser les plaies les plus dégoûtantes & rendre les plus bas services, & par une mortification semblable à celle de S. François Xavier, porter à sa bouche, serrer avec ses lèvres, & sucer lentement les épingles & les bandages pleins de pus, faisant semblant, par humilité, de le faire sans attention, & seulement pour les tenir, tandis que ses mains travaillaient ailleurs. On l’a vu faire plusieurs longs pèlerinages à pied sans argent, mendiant son pain, & cacher à dessein son nom, afin de ne rien perdre de la confusion, du mépris, & des mauvais traitements ordinaires dans ces occasions, & qui ne lui furent pas épargnés ; il s’en félicitait comme les Apôtres, & remerciait Dieu d’avoir quelque chose à souffrir pour son amour [123].

Le lien est maintenu

Dans une lettre adressée à son ami Lambert de la Motte, Bernières donne des nouvelles de l’Ermitage :

Notre petit ermitage ne manque pas de prier Dieu pour vous, & pour tous vos chers Messieurs, auxquels vous ferez, s’il vous plaît, nos très affectionnées recommandations. M. N. [François de Laval] rend à la mort de soi-même tant qu’il peut, il n’a encore d’inclination que pour son anéantissement, quant à présent, mais aussi il est préparé à tout ce que Dieu voudra, soit pour la Chine, soit pour le Canada, soit pour demeurer en France, il attend que Dieu lui fasse connaître sa sainte volonté [124].

Une lettre de Jean de Bernières à François de Laval a été conservée qui jette une vive lumière sur la nature des relations entre le maître et le disciple. Bernières lui écrit au lendemain de sa consécration épiscopale le 12 décembre 1658 :

Monseigneur, Jésus soit notre unique vie pour le temps, & l’éternité.

Je ne vous puis exprimer la joie que nous avons tous reçue d’apprendre par vos chères lettres votre Sacre, qui a été fait sans doute par une providence toute particulière de Dieu. Mais un pauvre, & chétif homme qui tend à l’anéantissement, pour impuissant qu’il soit, est capable de tout, Dieu se mêlant de ses affaires. Vous n’êtes pas, Monseigneur, seulement dans la tendance au néant ; je suis persuadé que vous commencez d’y arriver, & qu’ainsi Notre Seigneur a eu plus de soin de votre Sacre que vous-même, & que vous pouvez tout en celui qui vous conforte. Ne quittez jamais (permettez-moi de vous parler de la sorte) cette manière d’agir en esprit de mort, & d’anéantissement ; quelque effort que vous fassent les prudents, & les sages, lesquels ne s’y peuvent ajuster ; ils veulent toujours agir appuyés sur leur lumière, & les âmes anéanties perdent la leur, pour demeurer abîmées en Dieu, qui seul doit être leur lumière, & leur tout. Dans le grand emploi que Notre Seigneur met sur vos épaules, & dans toute la conduite de votre vie, ne vous comportez jamais autrement ; vous expérimenterez des secours extraordinaires de Dieu, lequel s’il ne fait pas réussir ce que vous prétendez pour les affaires extérieures de sa gloire, il avancera celles de votre intérieur, vous jetant dans une plus grande perte de vous-même, & un plus profond abîmement [sic] en lui, & devenu un même esprit avec lui, vous honorerez, & glorifierez le Père Éternel, comme il l’a glorifié lui-même ; votre âme trouvera des trésors immenses dans cette sainte pratique d’anéantissement. Je vous l’ai déjà dit plusieurs fois, Monseigneur, que vous avez grande vocation à cet heureux état, & qu’exécutant l’ordre de Dieu sur vous dans la multitude des actions extérieures, où vous devez être appliqué, vous arriverez à la perfection. Je vous tiens plus riche d’aller en Canada, avec cette grâce, que si vous aviez tous les trésors du monde : je craindrais pour vous, en vérité, l’abondance d’honneur & de bien temporel, mais il ne faut rien craindre pour celui, qui ne veut rien en ce monde que se perdre en Dieu. Nous aurions grande consolation de vous pouvoir encore voir une fois avant que de quitter la France, afin de parler à cœur ouvert du divin état d’anéantissement ; c’est assez néanmoins que Dieu vous parle lui-même, je l’en remercie de tout mon cœur [125].

 

 

 


 


 

 


 


 

III.  MEMBRES DU CERCLE NORMAND (Florilège)

Marie des Vallées 1590-1656

>> La Vie Admirable de Marie des Vallées et son Abrégé rédigés par saint Jean Eudes suivis des Conseils d’une grande servante de Dieu, Ed. du Centre Saint-Jean-de-la-Croix, coll. « Sources mystiques », 2013, 693 pages.

>> Marie des Vallées, Le Jardin de l’Amour divin, Textes choisis et présentés par Dominique et Murielle Tronc, Arfuyen, « Les carnets spirituels », 2013, 207 p.

 

L’influence de Marie des Vallées (1590-1656) [M des V] s’exerça directement par les conseils qu’elle donna à ses visiteurs dont saint Jean Eudes, Jean de Bernières et d’autres spirituels de l’Ermitage de Caen fondé par ce dernier. C’est la raison pour laquelle nous la rattachons au cercle de l’Ermitage [126].

La postérité d’une telle influence fut assurée à la génération suivante grâce aux « dits » rapportés. Ils sont livrés dans La Vie admirable rédigée par saint Jean Eudes et dans les Conseils édités en collaboration avec Joseph Racapé [127].

Influence directe par des conseils aux visiteurs.

Les membres de l’Ermitage de Caen faisaient annuellement un séjour auprès de « sœur Marie ». Nous en trouvons des traces écrites dans La Vie ou les Conseils. Voici un passage révélateur :

L’an 1653, au mois de juin, quelques personnes de piété étant venues voir la sœur Marie pour la consulter sur plusieurs difficultés qu’elles avaient touchant la voie par laquelle Dieu les faisait marcher, qui était une voie de contemplation, elles demeurèrent quinze jours à Coutances, la voyant tous les jours et conférant avec elle sur ce sujet, deux, trois, quatre, et quelquefois cinq heures par jour.

Il est à remarquer qu’elle n’est pas maintenant dans cette voie, étant dans une autre incomparablement au-dessus de celle-là par laquelle elle a passé autrefois, mais il y a si longtemps qu’elle ne s’en souvient plus. C’est pourquoi, lorsqu’elles lui parlaient de cela, au commencement elle leur disait que ce n’était pas là sa voie et qu’elle n’y entendait rien. Mais peu après Dieu lui donna une grande lumière pour répondre à toutes leurs questions, pour éclaircir leurs doutes, pour lever leurs difficultés, pour parler pertinemment sur l’oraison passive, pour en découvrir l’origine, les qualités et les effets, pour faire voir les périls qui s’y rencontrent, pour donner les moyens de les éviter et pour discerner la vraie dévotion d’avec la fausse.

« Cette voie est fort bonne en soi, leur dit-elle, et c’est la voie que Dieu vous a donnée pour aller à lui, mais elle est rare : il y a peu de personnes qui y passent, c’est pourquoi il est facile de s’y égarer.

« Ce n’est pas à nous de choisir cette voie et nous ne devons pas y entrer de nous-mêmes et par notre mouvement. C’est à Dieu de la choisir pour nous et nous y faire entrer. On n’en doit parler à personne pour la leur enseigner, car si on y fait rentrer des personnes qui n’y soient pas attirées de Dieu, on les met en danger et grand péril de s’égarer et de se perdre. Si quelques-uns en parlent, il faut les écouter. Si on reconnaît à leur langage qu’ils marchent en ce chemin, alors on peut s’en entretenir avec eux. Cette voie est pleine de périls, il y faut craindre la vanité, l’amour-propre, la propre excellence, l’oisiveté et perte de temps.

« Il ne faut pas s’imaginer qu’il n’y ait que ce chemin qui conduise à l’anéantissement de nous-mêmes et à la perfection. Tous chemins vont en ville. Il y a une infinité de voies qui vont à la perfection : les uns y vont par la contemplation, les autres par l’action, les autres par les croix, les autres par d’autres chemins. Chaque âme a sa voie particulière. Il ne faut pas penser que la voie de la contemplation soit la plus excellente… [128] 

Les conférences mystiques n’excluaient pas de bons moments. Mais ils restent contrôlés :

Dans un voyage que M. de Bernières fit à Coutances, pendant qu’il y fut il alla souvent prendre son repas chez M. Potier où était la sœur Marie. Or l’un et l’autre firent dessein d’envoyer quérir du sucre et quelque autre petite délicatesse, afin de le mieux traiter, mais lorsqu’il était présent, ils ne s’en souvenaient point du tout ; et quand il était parti, ils étaient fâchés d’y avoir manqué, mais pourtant ils oublièrent encore par après, excepté un soir qu’ils l’attendaient et qu’ils se souvinrent bien, mais cette fois il ne vint point. Ensuite de cela, comme la sœur Marie se plaignait de leur peu de mémoire, Notre Seigneur lui dit : « C’est ma divine volonté qui en a ainsi disposé. Elle veut que vous lui aidiez à marcher dans le chemin de la perfection. Toutes ces choses ne sont que des retardements, excepté quand on en use par infirmité ou par quelque autre bonne raison. »][129]

Le grand respect de tous les pèlerins mystiques envers celle qu’ils nommaient notre « sœur Marie » demeura gravé dans le bronze ce dont témoigne la cloche du séminaire de Coutances : « +1655 iai este nommee Marie par Marie des Vallers et par Mre Jean de Berniere ». Et sœur Marie fut inhumée dans la chapelle du séminaire de Coutances, le 4 novembre 1656[130].

Elle était donc bien « considérée comme une sainte femme, et une conseillère spirituelle avisée, par beaucoup de personnes notables. On peut citer entre autres : Gaston de Renty (1611-1649) ; Jean de Bernières (1602-1659) ; la mère Mechtilde du Saint-Sacrement (Catherine de Bar) (1614-1698), fondatrice des Bénédictines du Saint-Sacrement ; Catherine de Saint-Augustin ; Simone de Longprey (1632-1668 à Québec), moniale hospitalière de la Miséricorde, béatifiée le 23 avril 1989 ; Mgr François de Montmorency-Laval (1623-1708), premier évêque de Québec, béatifié le 22 juin 1980 ; Mgr Pierre Lambert de la Motte (1624-1679), vicaire apostolique de Cochinchine, etc. » [131].

 Jean Eudes prit courageusement sa défense dans son Abrégé que nous publions à la suite de la Vie : il ne pouvait abandonner sa dirigée et en même temps inspiratrice ; il précède ainsi l’archevêque de Cambrai Fénelon prenant la défense de madame Guyon.

La source toute intérieure

Est la clef du respect de tous ces proches, livrée dans les Conseils. Que se passait-il autour d’elle ? On perçoit trois niveaux :

1.Elle répond aux questions et ses réponses seront notées probablement le jour même par ses interlocuteurs dont saint Jean Eudes,

2.Elle raconte ce qui lui arrivait dont ses « songes » ou rêves, pour instruire,

3.Une communication de cœur à cœur en silence se produit dans une prière commune mystique.En témoigne probablement Bernières dans les Conseils d’une grande servante de Dieu rapportés dans le Directeur mystique :

27. Je dis à la sœur Marie que je conversais avec elle en Dieu, sans que je pense y converser de paroles. Elle m’a dit qu’il y a un langage intérieur, et que cela était vrai. Je suis venu peu à peu à ne plus parler avec elle, mais à demeurer auprès d’elle en Dieu […] J’ai bien connu que c’était imperfection à moi de lui parler, n’étant pas la manière que Dieu voulait sur moi. Il me semblait que mon âme était introduite dans un cabinet seule avec elle, où les autres ne pouvaient empêcher la conversation, non pas elle-même : c’est un pur don que Dieu seul peut faire[132].

33. En l’année 1655, notre voyage pour voir la sœur Marie ne fut pas à dessein d’avoir quelque réponse ou quelque don particulier, mais afin d’obtenir par ses prières, l’établissement de la réelle présence de Dieu dans le fond de notre âme. Nous avions eu quelques mois auparavant plusieurs lumières qu’il y a dans l’essence de l’âme une capacité comme infinie de recevoir cette réelle présence ou plutôt d’être abîmée en Dieu même ; nous étions dégoûtés de nous servir d’aucuns moyens, cette communication essentielle de Dieu ne se pouvant faire qu’en Dieu et par Dieu même, ce que notre âme expérimente par un instinct secret.

34. Elle ne laissa pas de nous dire des histoires, ou des visions ou lumières qu’elle avait eues de l’état de déification, qui faisaient connaître le bonheur d’une âme qui entre en cet heureux état. Nous lui témoignâmes de le désirer, et que nous ne pouvions plus goûter aucun don, mais Dieu seul, et qu’elle priât pour nous obtenir cette grande miséricorde : nous trouvions notre intérieur changé, comme étant établi dans une région plus indépendante de moyens, et où il y a plus de liberté, de pureté et de simplicité, où l’anéantissement et la mort de soi-même sont expérimentés d’une manière tout autre que par le passé.[133]

Les influences sur les générations suivantes

Puis l’influence devenue moins directe se poursuit par la diffusion de ses paroles :

-Soit perçue négativement par des jansénistes (nous ne traitons pas les épisodes compliqués de la collision entre mystiques et anti-mystiques),

-Soit perçue positivement - cela nous intéresse - par d’autres spirituels :

(1) Mgr de Laval emporta en Nouvelle-France le manuscrit. C’est un indice de vénération profonde car on ne transportait pas de bibliothèques dans les traversées aventureuses de l’époque ! Le manuscrit « de Québec » traversa d’ailleurs deux fois l’océan…

(2) L’influence atteindra à la fin du siècle madame Guyon – elle se rattache au même réseau mystique par monsieur Bertot passeur de Caen à Montmartre–  réseau qui s’étendit ainsi à Paris et pénétra la Cour peu après le milieu du siècle. Madame Guyon écrit en 1693 au duc de Chevreuse :

... pour Sœur Marie des Vallées, les miracles qu’elle a faits depuis sa mort et qu’elle fait encore en faveur des personnes qui l’ont persécutée, la justifient assez. C’est une grande sainte et qui s’était livrée en sacrifice pour le salut de bien des gens. Elle était très innocente, l’on ne l’a jamais crue dans le désordre, mais bien obsédée et même possédée, mais cela ne fait rien à la chose[134].

(3) L’influence se prolonge au XVIIIe siècle par les Conseils édités près d’Amsterdam en 1726 par le groupe du pasteur Poiret, influent éditeur de trésors mystiques [135].

(4) La personnalité de M des V parvint à émouvoir des chercheurs spirituels au XXe siècle :

Emile Dermenghem, reconnu par la suite pour ses belles études sur le soufisme, la fait heureusement revivre même s’il insiste sur les possessions et autres étrangetés [136].

Julien Green témoignera dans son Journal :

La Vie de Marie des Vallées est vraiment un livre extraordinaire […] : « Je vous crucifierais, dit-elle au Seigneur, je frapperais à grands coups de marteau sur les clous, je vous mettrais même en Enfer, si la Divine Volonté me l’ordonnait ». Voilà qui est parler, et que nous sommes loin des timides façons du christianisme ordinaire ! [] Que cette sainte me plaît. Elle parle à Dieu presque d’égal à égal, et elle a l’air d’avoir perdu la tête au moment où son bon sens de paysanne est le plus fort. [137] .[138].

§

Quel intérêt nous pousse à lire M des V aujourd’hui ?

Selon deux champs distincts :

 

Le champ historique / sociologique 

Le témoignage éclaire les conditions difficiles auxquelles eurent à faire face des mystiques au début du XVIIe siècle. Leurs vies présentent des phases semblables : épreuves, déréliction, parfois troubles proches de la folie, résurrection intérieure. Même Benoît de Canfield ou François de Sales en sa jeunesse se croient un moment au moins perdus !

La comparaison de deux grandes figures qui sortirent de leur enfer héroïquement par le haut reste à faire : je pense au proche cadet Jean-Joseph Surin (1600-1665) [Marie des Vallées : 1590-1656].

Comme lui, l’« innocente » servante, obsédée par la crainte voire la conviction d’être possédée, à une période où l’on brûle les sorcières par milliers, s’est jetée sans réserve à Dieu. Elle s’est aussi dangereusement « livrée en sacrifice » pour le rachat de ses persécuteurs. Ce don a renforcé des épreuves. On apprécie mieux aujourd’hui le risque d’une telle offrande à porter le mal d’autrui. Jean-Joseph Surin arrive à Loudun en 1634, l’année où Marie émerge du « mal de douze ans » et il va entreprendre à son tour un étrange voyage intérieur.

Dans ses précieuses notices à l’édition de la correspondance de Surin[139], Michel de Certeau décrit comment le jésuite tente une approche humaine au milieu du théâtre fou de Loudun – et ce qui s’ensuivit[140].

 

Le champ spirituel et mystique 

Il s’agit de quitter ce qui attire notre curiosité et de tenter une approche plus intérieure.

M des V montre comment l’on peut surmonter ses handicaps naturels par le haut, comme le fera Surin (et d’autres). Ces handicaps furent probablement renforcés par ce que nous pensons avoir été des épreuves troubles vécues dans sa jeunesse -peut-être même peut-on supposer quelque viol dont on imagine les effets sur bien des années.

De tels témoignages mis à jour et situés dans leur contexte soulignent comment peut s’opérer une progressive emprise de Dieu. Cette emprise permet de passer au-delà du plan psychologique et d’atteindre le plan spirituel, ce dont témoigne une grande paix et sagesse durant les dix dernières années. Selon une voie certes étrange et dépendante de l’époque. En témoignent des rêves et des « dits » de toute beauté.

Il faut ici souligner ce qui constitue à nos yeux le bon « mode d’emploi » de La Vie : commencer la lecture au Livre quatrième sinon même par les Conseils à la fin du volume! Ce que j’ai vérifié la semaine dernière lors d’une  relecture de l’ensemble du volume : à une rupture de la copie par introduction de feuillets vierges et par un changement de main du copiste (indiqué note 121, page 151) correspond un changement très profond d’atmosphère où les beaux et profonds passages prennent place en remplaçant bien des diableries. S’agirait-il de deux rédactions distinctes d’époques dirfférentes?

Laissons-lui la parole. Je vous convie à achever cette matinée sur quelques extraits d’un volume de 693 pages :

Le deuxième jour de décembre [1644], Notre Seigneur lui proposa une forme d’abbaye dont l’abbesse était la divine Volonté. […]

Les âmes qui sont en ce noviciat ne font profession que quand elles sont entièrement dépouillées d’elles-mêmes. Lorsqu’elles font profession, elles sont au pied de la montagne de perfection sur laquelle s’acheminant, elles commencent de se déifier peu à peu, et en cet état elles ont à pratiquer les excès de l’amour divin qui contient sept articles :

Le premier est d’allumer le feu dans l’eau.

Le second de marcher sur les eaux à pied sec. […]

Le cinquième de faire la guerre à Dieu et Le vaincre. […]

Voici l’explication que Notre Seigneur lui a donnée de ces choses : allumer le feu dans les eaux, c’est conserver l’amour divin dans les souffrances. Plus les souffrances s’augmentent, plus l’amour divin s’augmente et s’embrase.

Marcher sur les eaux à pied sec, c’est mépriser et fouler aux pieds les plaisirs licites et illicites sans y toucher. Les plaisirs sont signifiés par les eaux parce qu’ils s’écoulent comme l’eau et n’ont point d’arrêt. […]

Faire la guerre à Dieu et le vaincre, c’est s’opposer à Dieu fortement quand Il veut châtier les pécheurs et le fléchir à miséricorde[…]

Toutes ces choses surpassent la nature, dit la sœur Marie. Il n’y a que Dieu seul qui les puisse opérer dans l’âme. [141]

§

Un jour Notre Seigneur dit à la sœur Marie : « Les aveugles se sont assemblés pour faire le procès au soleil. Ils disent pour leur raison qu’il a perdu sa lumière et qu’il faut le chasser du ciel parce qu’il occupe inutilement la place qu’il y a.

– Je vous prie, ayez pitié d’eux, car ils ne savent ce qu’ils disent, et leur donnez un arrêt favorable.

– Oui, dit Notre Seigneur. Je m’en vais terminer ce procès et lui donnerais arrêt en l’excès de mon amour. »

Et en même temps Il prononça l’arrêt en cette sorte : « Je condamne le soleil de donner des yeux aux aveugles pour le connaître et pour voir sa lumière. »[142]

[…]

– Qu’est-ce que ces yeux et qu’est-ce que cette lumière du soleil ?

– Ces yeux, répliqua Notre Seigneur, c’est Ma divine grâce que Je donnerai à tous, et la lumière du soleil, c’est la foi.[143]

§

Elle aime Dieu purement :

L’an 1653, le 29 juillet, la sœur Marie, étant animée extraordinairement, parla en cette sorte : « C’est une chose très certaine que mon esprit s’en est allé au néant et qu’il a épousé la divine Volonté. Ce n’est point une rêverie ni une imagination.[144]

Dans la même inspiration :

Il lui dit : « Vous êtes comme un luth qui ne dit mot si on ne le touche, et qui ne dit que ce qu’on lui fait dire ; c’est la divine volonté qui vous anime, qui vous fait parler et qui vous fait dire ces choses[145]. »

§

Ses visions sont d’une grande beauté mais parfois obscures elles demandent attention et interprétation. Ce sont des analogies mystiques :

Un jour la Sainte Vierge dit à la sœur Marie : « Allons, ma grande basse [servante], travailler au bois. » La Sainte Vierge avait une faucille, une hache et une échelle dont les échelons étaient de corde, et une petite bêche. Elle la mena à l’entrée du bois où ce n’était qu’épines et broussailles. Elle lui bailla la faucille et lui commanda d’essarter [débroussailler] toutes ces épines. Elle le fait et voyant ses mains ensanglantées, elle dit à la Sainte Vierge : « Ma mère, j’ai mes mains tout ensanglantées. » La Sainte Vierge répartit : « Mon Fils ne m’a jamais demandé de mitaines. » Elle continue, fait la même plainte plusieurs fois et entend la même réponse. En essartant, elle arrive à un bel arbre touffu qui jetait de belles branches de tous côtés. La Sainte Vierge lui dit : « Frappe, ma grande basse, frappe sur ces branches ». Elle frappe, il en sort du sang.

Elle en a frayeur et se veut retirer. La Sainte Vierge lui dit plusieurs fois avec colère : « Frappe, il occupe la terre. » Elle coupa ses branches tout autour, c’est-à-dire celles du bas. Elle lui commanda d’essarter comme devant avec les mêmes plaintes et les mêmes réponses, et elle disait ce verset : Sequar quocumque ierit. Et elles arrivèrent à un bel arbre tout émondé auquel il ne restait qu’une petite branche en haut pour soutenir une colombe. Elle y monta jusqu’en haut par le moyen des estocs qui y étaient restés après avoir été émondés, et ne trouvant rien pour s’appuyer, elle fut saisie de frayeur, mais elle fut changée en colombe et devint aveugle et bien effrayée, ayant peine à s’appuyer et ne sachant [273v] où voler ailleurs, à cause qu’elle était aveugle.[146]

§

Son exigence :

Eh bien ! Que demandez-vous ? Voulez-vous que je vous donne la méditation ?

– Nenni, dit-elle, ce n’est pas cela que je veux.

– Voulez-vous la contemplation ?

– Non.

– Quoi donc ?

– Je demande la connaissance de la vérité ! [147]

§

Son plus profond désir est de sauver les âmes :

« Mais quand je serais arrivée à la porte du paradis, après que toutes les âmes y seraient entrées jusqu’à la dernière, si on me fermait la porte, que dirais-je ? Je dirais à Dieu sans regret, puisque toutes les âmes sont sauvées : « Je suis en repos, je suis contente qu’on m’envoie au néant »[148]

§

Sa grande prudence dans la conduite d’autrui due à une longue expérience :

Ce n’est pas à nous de choisir cette voie et nous ne devons pas y entrer de nous-mêmes et par notre mouvement. C’est à Dieu de la choisir pour nous et nous y faire entrer. On n’en doit parler à personne pour la leur enseigner, car si on y fait rentrer des personnes qui n’y soient pas attirées de Dieu, on les met en danger et grand péril de s’égarer et de se perdre. Si quelques-uns en parlent, il faut les écouter. Si on reconnaît à leur langage qu’ils marchent en ce chemin, alors on peut s’en entretenir avec eux. Cette voie est pleine de périls, il y faut craindre la vanité, l’amour-propre, la propre excellence, l’oisiveté et perte de temps.

Il ne faut pas s’imaginer qu’il n’y ait que ce chemin qui conduise à l’anéantissement de nous-mêmes et à la perfection. Tous chemins vont en ville. Il y a une infinité de voies qui vont à la perfection : les uns y vont par la contemplation, les autres par l’action, les autres par les croix, les autres par d’autres chemins. Chaque âme a sa voie particulière. Il ne faut pas penser que la voie de la contemplation soit la plus excellente.[149]

§

Sa manière ordinaire de connaître la vérité des choses qui lui sont proposées par diverses personnes n’est pas par intelligence ni par lumière, mais par un goût expérimental qui lui ouvre le fond du cœur dans lequel elle entre…[150]

§

Sa modestie empreinte de réalisme :

En une autre occasion, Il lui dit encore : « Voulez-vous savoir ce que vous faites et de quoi vous servez à Mon œuvre ? Vous y servez autant qu’un petit enfant de deux ou trois ans qui voyant charger un tonneau dans une charrette, va pousser au bout avec une petite buchette, puis il dit qu’il a mis le tonneau dans la charrette et cependant il a bien plus apporté d’obstacle qu’il n’a servi, incommodant et retardant ceux qui chargeaient le tonneau, parce qu’ils avaient crainte de le blesser. [151]

§

Terminons par ce beau passage qui fait songer à Ruusbroec :

L’an 1647, la sœur Marie entendit une voix qui criait en elle : « Audience, audience, ô grande mer d’amour. C’est une petite goutte de rosée qui demande d’être absorbée dans vos ondes, afin de s’y perdre et de ne se retrouver jamais. » Cette voix cria ainsi presque trois jours durant continuellement.

La sœur Marie demanda : « Qu’elle est cette voix ?

– C’est la voix, dit Notre Seigneur, d’une âme qui est arrivée à la perfection, laquelle est dépouillée d’elle-même et de tout ce qui n’est point Dieu, et qui est revêtue et embrasée d’amour et de charité, et qui crie par les grands désirs qu’elle a d’être tout à fait transformée et déifiée [152]. Mais je la laisse dans ce divin feu afin de la purifier encore davantage.

 

 

 

 

 


 


 

Jourdaine de Bernières 1596-1670 (Annales des ursulines de Caen)

[La sainte famille Bernières]

Dès qu'elles [les religieuses pour la fondation] furent arrivées à Caen qui fut le sixième septembre 1624, on les conduisit à la maison que Mme de Bernières mère de la fondatrice avait mis par ses soins en état de recevoir les religieuses. Elles la trouvèrent garnie des meubles et autres provisions nécessaires, et quand il leur manquait quelque chose on n'allait pas plus loin que chez M. et Mme de Bernières qui fournissait abondamment à tout, jusqu'à dégarnir un lit de taffetas cramoisi pour tendre le sanctuaire et faire un pavillon au Saint-Sacrement.

L'on sait quel fut leur fond de religion [aux Bernières], et avec quelle exactitude ils observèrent la loi du Seigneur. Il [le père de Jean] leur donna trois fils, le premier fut d'épée, et fit voir que la piété n'est pas incompatible avec les armes. M. D’acqueville (21) pris la robe et fut conseiller au grand Conseil. Il était d'une prudence et d'une probité extraordinaire, c'était le père des pauvres, et on peut dire que la charité lui procurera une mort prématurée, car étant maire de ville à Paris il voulut se procurer à la descente des bateaux remplis de soldats qui avaient des maladies contagieuses et pour… à les secourir, …… les pressants entre ses bras pour les conduire à l'hôpital. Au retour il fut… de la même maladie dont il mourut. Pour Monsieur de Bernières de sainte mémoire qui était le troisième [fils], ses écrits le font assez connaître.

Cette maison que nos Mères occupèrent était située en la rue Guilbert, elles y furent 12 ans tandis que sans interruption on travaillait à bâtir celle où nous sommes présentement.

§

[Notre très honorée fondatrice Jourdaine de Bernières]

Notre très honorée fondatrice étant vers la fin de ses deux ans de novice qu'elle avait passés dans une parfaite observance des Règles, et des vertus propres de l'état que Dieu lui avait destiné, fit son sacrifice avec toute la joie d'un coeur qui se donne librement et sans contrainte à Jésus-Christ. Elle ne démentit point dans la suite les obligations de cet engagement dont les lumières de son esprit lui avaient fait voir et pénétrer toutes les conséquences. Ce jour qu'elle disait le plus heureux de sa vie fut le 30e de novembre 1626. (27)

Elle ne voulut pas l'avancer d'un moment quoiqu'on lui offrit de faire venir une dispense de Rome aisée à obtenir eu égard à son âge, à ses talents ; mais surtout à ses vertus qui s'élevèrent depuis autant au-dessus de ses talents que ses talents même l'élevaient au-dessus des autres. La providence qui l'avait choisie pour gouverner cette maison en fit un exemple de régularité, d'obéissance, d'humilité. Elle ne négligea aucune de ces vertus qui paraissent petites lorsqu'on ne les regarde pas dans la lumière de Dieu. Ce n'est pas qu'il n'en coûtait à son esprit naturellement grand et élevé au-dessus de la bagatelle, mais elle comprenait parfaitement qu'on peut être très grand dans les petites choses, et très petit dans les grandes. Comme elle s'était livrée à l'esprit de Dieu dès son entrée en religion il n'y eut point d'instrument de pénitence qu'elle ne connut, et elle les mit tous en pratique. Rien n'était [im]possible pour elle, et l'on vit d'abord les heureux présages de ces qu'elle a été dans la suite après la profession. (28)

Après sa profession, on la vit courir sans relâche dans les voies de la perfection, et elle y fit de si grands progrès que peu de temps après, on l'établit maîtresse des novices ; elle crut qu'il lui était permis de faire résistance et de représenter le besoin qu'elle pensait avoir de donner toute son application à se sanctifier avant que de travailler à instruire les autres, mais ces sentiments d'humilité firent connaître de plus en plus sa capacité pour cet emploi. On lui ordonna de l'exercer, ce qu'elle fit avec tout le succès qu'on attendait de sa ferveur. Elle était si remplie de Dieu et avait tant de grâce pour en remplir les autres, que dans les instructions particulières et les exhortations générales, ces novices étaient pénétrés de la force et de l'onction de l'esprit qui parlait par sa bouche. Ces sources d'eaux vives qui en sortaient, avaient pour principe le grand fond de piété et de foi qui l'animait. Ses sentiments pour Dieu étaient toujours vifs, et ses idées de ce premier être toujours nobles et élevées. Elle était pénétrée de respect pour sa grandeur, de reconnaissance pour ses bienfaits, de tendresse et de confiance pour ses bontés ; et elle inspirait ses sentiments à ses filles. C'était dans cette occasion de perfection qu'elle se perdait sans cesse ; c'est de cette divine présence qu'elle [trouvait] continuellement ses forces et sa consolation dans les peines et afflictions inséparables de cette vie. Elle en eut des plus sensibles (29)-11 dès ses premières années de Religion. Elle perdit M. son frère aîné qui mourut à l'armée au service de la république, la tendresse qu'elle avait pour lui la rendit très sensible à sa mort. La peste enleva presque le même temps de de ses plus intimes amis qui avaient beaucoup travaillé à son établissement bientôt après Dieu disposa de Mme de Saint-Michel sa soeur aînée qui l'avait accompagnée en son voyage de Paris ; et lui avait donné les preuves de la plus sincère amitié.

§

[La peste et la retraite dans une maison des Bernières]

La peste qui désolait les environs de la ville de Caen entra dans notre maison, et y attaqua une soeur converse qui venait de faire profession. Aussitôt que cette pauvre fille sentit son mal, elle fit prier la mère de Sainte Ursule d'aller la trouver dans un lieu écarté. S'y rendant promptement et la malade lui ayant expliqué l'état où elle se trouvait la supplia de ne point approcher d'elle, disant qu'elle croyait que c'était la peste. Mais la charitable maîtresse sans s'effrayer du péril voulut voir l'endroit où elle paraissait ... et malgré les vomissements et les autres accidents qui tourmentaient cette fille, elle resta auprès d'elle tout le temps nécessaire pour la consoler et l'encourager à bien soutenir cette épreuve du Seigneur. Elle s'offrit même de l'assister jusqu'à la mort si on le lui voulait permettre. 16-(34) la mère supérieure avertie de cet accident fit visiter la malade ; et dès qu'on eut aperçu que c'était la peste, elle fut séparée de la communauté avec deux religieuses une de choeur et une converse qui s'offrirent volontairement pour la garder. (ajout : Ce fut la mère Agnès de l'Assomption et soeur Françoise de la rivière de saint Jean l'évangéliste).

Cependant les supérieurs jugèrent qu'il fallait transporter la malade hors la ville avec ses gardes, il s'agissait de trouver un lieu, chose qui n'était pas facile. Ce fut singulièrement en cette occasion que Monsieur de Bernières fit paraître la tendresse qu'il avait pour sa fille et pour sa chère communauté.

Il prêta donc une maison de campagne à demi-lieue de la ville pour y retirer la malade et celles qui l'assistaient, ou il eut soin de les faire visiter et consoler, en ne les laissant manquer d'aucune choses surtout des secours spirituels. M. le prieur de ?Venoix administra les sacrements à la malade, et communia plusieurs fois les deux religieuses qui étaient auprès d'elle. 17-(35) La malade mourut bien secourue en toutes manières. Celles qui l'assistaient n'eurent aucun mal, et revirent enrichies des mérites que leur charité leur avait acquis, faisant voir qu'on a rien à craindre où Dieu nous veut. Toutes les autres furent aussi préservées, mais ce ne fut pas sans de grandes attentions, et bien des mouvements. On jugea nécessaire de faire sortir un grand nombre de novices, et toutes les pensionnaires, avec plusieurs religieuses pour les conduire. Monsieur de Bernières continuant ses bontés prêta une autre maison de campagne bien meublée et propre à les recevoir, mais par malheur il n'y avait point de chapelle ni de lieu propre à en servir. Elles furent obligées de faire leur oratoire sous une charterie qu'on orna le mieux qu'il fut possible. Là, comme dans le plus magnifique temple, on disait tous les jours la sainte messe. 18-(36) Elles y communiaient régulièrement deux fois la semaine, un père de la compagnie de Jésus, à qui en avait eu recours dès l'établissement allait entendre leur confession sous les ?Jancedys. L'office divin y était récité aux heures marquées avec autant de piété que dans nos églises. Je ne peux cependant passer sous silence une particularité réjouissante que j’ai apprise de la mère de Saint Charle (ajout: (illis.) qui y était novice.  Elle m’a raconté que leur sérieux y fut mis plus d’une fois à l’épreuve, par l’ignorance d’un homme qui leur servait de sacristain, lequel ne savait des réponses de la messe que le seul mot d’amen qu’il plaçait partout, de sorte qu’une religieuse était obligée de la répondre tandis que l’ignorant la ?fermait. Il faut encore remarquer que l’espace était si étroit entre les rangs qu’on se touchait la tête en disant Gloria Patria ce qui ne les empêchait pas (bas coupé) comme les anges.19-(37)

Dieu qui mortifie et vivifie tout à la fois sut mélanger la douceur avec la peine de l’éloignement. Leurs divertissements étaient si réglés qu’elles ne passaient point les bornes prescrites. Les pensionnaires y faisaient leurs exercices ordinaires, de sorte que l’ordre s’y observait exactement en toutes choses, et que l’esprit de religion ne souffrit aucune atteinte dans l’éloignement du monastère.

La Mère supérieure avec celles qui étaient restées au couvent firent tout ce qui était nécessaire pour en ôter le mauvais air, et rappelèrent les fugitives qui avaient un empressement extrême de se réunir à elles. Le désir qu’eut la mère de Sainte Ursule de rester dans sa chère clôture fut si grand, et son détachement du monde si parfait, que passant auprès du logis de M. son père et de Madame sa mère, elle ne voulut point descendre du carrosse pour y entrer, quelque instance qu’on lui en fit, et quelque bonne que parussent les raisons qu’on lui disait. Elle crut qu’il n’en était point qui ne dussent céder à l’intention qu’elle avait de donner un exemple à la postérité. En effet le sien eut tant de pouvoir sur toute sa compagnie 21-(38) qu’aucune novice ne se voulut séparer des autres quoiqu’elles en fussent fortement sollicitées par leurs parents, mais rentrèrent toutes ensemble dans leur maison avec beaucoup de joie de voir réunies pour louer et remercier Dieu qui les avait préservés, et qui les rassemblait pour travailler à son service et à sa gloire. Elles redoublèrent leur ferveur, et crurent ne devoir pas dérober un moment au Seigneur d’une vie qu’il leur avait conservé dans un si grand péril.

§

[Maximes de Jourdaine]

Voici quelqu’une de ces maximes qu’on a eu soin de recueillir comme très propre à maintenir le bon ordre qu’elle a établi dans cette maison. Premièrement, bien observer les grilles et les tours de la sacristie et des parloirs pour empêcher les entretiens trop longs et trop fréquents. Deuxièmement que les religieuses ne soient point informées des affaires séculières qui souvent troublent la paix de l’âme. Qu’avons-nous à faire, disait-elle, de nous embarrasser du monde, il nous quitte plus volontiers que nous ne pensons. Ne nous faisons de sorte que le moins que nous pourrons. L’enceinte de nos murs peut suffire à notre béatitude. (51)-33 troisièmement prenons garde sur toutes choses, qu’il ne rentre dans la maison aucun livre suspect soit dans la piété ou en matière de doctrine : j’aimerais mieux voir la peste dans le monastère qui n’attaquerait que le corps, qu’un mauvais livre qui porte un poison mortel dans l’esprit. Quatrièmement soyons religieusement observatrice du silence, et si attentives sur nos paroles que nous puissions compter les inutiles pour en rendre compte, puisque Dieu nous le demandera un jour. Le silence d’action n’est pas moins nécessaire pour se maintenir dans le recueillement. Cinquièmement ne manquons jamais à faire la retraite annuelle, les affaires temporelles n’en souffriront rien. Et soyons fille d’oraison, nous en serons plus utiles au prochain. On a remarqué qu’elle favorisait volontiers celles qui avaient un attrait particulier pour la vie intérieure, leur accordant plus de retraites et de communions qu’aux autres. Mais aussi elle leur demandait plus de fidélité, et ne manquait pas à leur faire naître les occasions de mourir à elles-mêmes.

§

[Mme de la Peltrie et Mr de Bernières, une entreprise secrète]

Les refus de la mère fondatrice plusieurs fois réitérée pour de nouvelles fondations n’empêchèrent pas Mme de la Peltrie de lui demander ses conseils et quelqu’une de ces religieuses pour contribuer au dessein que Dieu lui avait inspiré de fonder une maison d’ursulines dans la Nouvelle-France à la ville de Québec. Cette vertueuse veuve en avait consulté plusieurs fois Monsieur de Bernières qui approuvant fort cette sainte entreprise n’oublia rien de ce qu’il put faire pour sa réussite et [... qu’ils eussent add.] de fréquents entretiens sur ce projet se firent toujours si secrètement que personne n’en eût la connaissance. Ils savaient ce que dit le sage, qu’une affaire déclarée est ordinairement une affaire échouée. Ce fut avec cette prudente conduite 38 que se conclut en fort peu de temps la plus grande entreprise que les femmes plus faire pour la gloire de Dieu [add. et le salut des âmes]. On peut voir cette histoire fort particularisée dans la vie de la religieuse Mère de l’Incarnation qui alla établir ce monastère à l’autre bout du monde avec Mme de la Peltrie. Voici l’extrait d’une lettre qu’elle écrivit à notre mère fondatrice étant sur le point de son embarquement qui exprime lieu les sentiments tout divins de son cœur vers Dieu, que tout ce qu’on en pouvait dire. Comme cette lettre est écrite de sa main nous la conservons aussi précieusement qu’une relique, la voici mot à mot.

[Lettre de Mme de la Peltrie]

Ma très chère et honorée sœur,  39 Je serais la plus ingrate du monde si avant que de m’embarquer je ne vous rendais, mes très humble devoirs, pour vous remercier des obligations infinies que je vous ai, et pour vous dire le dernier adieu […] J’ai prié mon ange gardien visible, Monsieur de Bernières, votre frère, de vous dire toutes choses. […] Ce 20e septembre 1633 [en fait 1639 !]

[lettre reproduite dans l’appendice de la correspondance de Marie de l’Incarnation édition Oury 1971 pages 949 & 950 ]. Ici 40 & 41.

42-(60) ......... Je n’en dirai plus qu’une circonstance qu’on le trouverait pas ailleurs. Monsieur de Bernières ne pouvant aller conduire à Québec Mme de la Peltrie, lui donna un autre lui-même pour lui servir d’ange visible, ce fut son neveu fils de M. Dacqueville, seul dans la famille qui se soit engagé dans les ordres sacrés ; déjà il était diacre quand son saint oncle conduisit la fondatrice des ursulines en la Nouvelle-France, et pour lui donner un aumônier de vaisseau dont il fut sûr, il inspira au jeune diacre de se faire prêtre pour se sacrifier à cette nouvelle mission. La chose ne fut pas difficile à lui persuader étant naturellement fort porté au bien, il reçut la proposition, et aussitôt la mit en effet. Une seule difficulté (61)-43 s’opposaient à son pieux dessein, Madame sa mère qui l’aimait extrêmement et qui était charmé d’avoir un fils consacré aux autels, se faisait une forte anticipée quand elle pensait à lui voir dire sa première messe, et à participer tous les jours à son sacrifice. C’était un grand embarras que de lui déclarer cette nouvelle vocation pour tirer son consentement. L’on crut qu’étant aussi vertueuse qu’elle l’était elle ne s’y opposerait pas absolument. Mais pour éviter les obstacles qui auraient pu apporter quelque retardement Monsieur de Bernières animé de l’esprit de Dieu se faisant fort du consentement le fit embarquer, et revint en apporter lui-même la nouvelle à Madame sa mère, guérissant à même temps par des saintes industries la plaie qu’il avait faite. C’est ce que j’ai cru rapporter plus d’une fois à Madame Dacqueville sa mère, qui eut la consolation après vingt ans d’absence de le revoir en ce pays, à la vérité pour peu de temps et seulement pour chercher les moyens de donner une partie 44-(62) de son bien au séminaire des missions de Québec, où il retourna incessamment pour y tenir jusqu’à sa mort la place de grand vicaire et de supérieur des ursulines et hospitalières de cette ville, où il finit sa sainte vie dans les travaux, et la rigueur d’un hiver qui fit mourir beaucoup de personnes en ce pays. Ce fut en 1701.

§

63-45 ........ Revenons au zèle de nos premières mères pour bien fonder cette maison. Comme il y était tout renfermé, il ne faut pas douter que sa force ne produisit de grands effets. Nous en pouvons juger sur ce qui nous en reste, je parle de ce magnifique bâtiment le plus beau de toutes les maisons d’ursulines en France. On y travaillait sans interruption

§

 [La Mère Michelle Mangon]

{p.62 Gouvernement de la Mère Michelle Mangon…} Nous avons à parler d’une des plus saintes supérieures de son siècle. Je trouve dans sa vie écrite par un religieux de Saint François, certains traits qui lui donnent bien du rapport à la grande sainte Thérèse : au moins y trouve-t-on la vérité de ce que cette sainte dite avoir reconnu par son expérience, que Dieu favorise d’une protection plus particulière les premières supérieures d’une nouvelle fondation, qu’il leur donne plus zèle pour sa gloire, plus de charité pour le prochain, plus d’esprit intérieur, plus d’attention et de force pour soutenir et avancer le bien du monastère. De sorte que les âmes profitent davantage sous leur conduite, et toutes choses avancent plus de leur temps qu’elles ne font ordinairement sous celles qui leur succèdent (88)-70

De ce que Sainte Thérèse dit avoir remarqué dans les maisons qu’elle a fondées, ne peut-il pas être dit de la nôtre. Je pourrais même ajouter que la divine bonté ne s’est pas contentée de communiquer abondamment son esprit sur nos deux premières supérieures, mais qu’elle a encore répandu avec surabondance sur plusieurs qui les ont suivies, afin que la perfection soit établie plus fortement, et que ses premiers succès bien cultivés contribuassent à former les autres.

C’est de cette excellente religieuse la mère Ursule de la conception, devenue une digne supérieure, et une très grande sainte ; que je dois faire connaître la sagesse et les lumières, quoiqu’elle ait toujours aimé les ténèbres d’une vie cachée, elle n’a pu dérober à nos connaissances un enchaînement de vertus toutes plus admirables les unes que les autres qu’elle semblait vouloir toutes réduire au mépris du monde et d’elle-même, et aux rigueurs (89)-71 d’une vie pénitente qu’on pourrait nommer une mort continuelle ; elle exprimait parfaitement ces paroles de saint Paul quasi morientes, et ecce vivimos. Je ne parlerai point des grâces dont le Seigneur la prévint dès sa plus tendre jeunesse, et de la fidélité à y correspondre ; on les trouvera fort en détail dans sa vie particulière, et dans nos chroniques ;

§

[Il ne faut pas oublier la maison reconnue l’Ermitage…]

Il ne faut pas oublier la maison reconnue l’Ermitage que Monsieur de Bernières frère de notre révérende mère fondatrice fit bâtir dans l’avenue qui conduit de notre cours du dehors. [Barré : la communauté avait acheté le fond ?450 ?livres] ce bâtiment fut commencé en 1646 et achevé en 49. La communauté avait acheté le fond ?.... ? livres. Et il donna ?2000 ? .... [barré : à la communauté] en demandant de ..... pendant sa vie dont il fit part à plusieurs ecclésiastiques qui demeuraient avec lui. Monseigneur de la Boissière qui a été évêque dans les pays étrangers M. Bertot qui a été notre supérieur en fut le second. 

{copie du XIXe siècle : Il ne faut pas oublier ici la maison nommée l’Hermitage que (p.86) Monsieur de Bernières frère de notre révérende Mère Fondatrice fit bâtir dans l’avenue qui conduit à notre cours du dehors. Ce bâtiment fut commencé en 1646 et achevé en 1649. La Communauté ayant acheté le fonds, Mr de Bernières donna 2130 livres, demandant le logement pendant sa vie. Il y reçut plusieurs ecclésiastiques, par mi lesquels Mr de la Boissière qui fut évêque dans les pays étrangers, Mr Louis de Laval évêque de Québec et Mr Bertot, qui a été notre supérieur. / Le 27 décembre 1651, les Habitants de Saint-Lô…}

{= large omission dans la copie de tout ce qui suit :}

[ à partir d’ici le bas de page est barré ainsi que la page suivante : deux fois en croix! ]

110 …M. Roquelé [add.: secrétaire de Monsieur de Bernières] que nous pouvons mettre au nombre de nos bienfaiteurs y demeura longtemps. Il nous laissa en mourant non seulement une grande idée de ses vertus, mais encore de grands témoignages de son attachement pour la communauté, à laquelle il donna 1000 écus pour fonder une messe à perpétuité, dont celle du lundi se dit pour la dernière décédée sur l’autel privilégié. De plus il nous envoya tous ses livres qui ont bien augmenté notre bibliothèque. Il nous donna aussi de

[changement de main et discontinuité du sens : feuillet[s] enlevé[s] ? Pas de date en haut de page – La numérotation est continue : 110-111, et donc postérieure ]

111 que [sic] M. de Gavrus prenait la place de son ?saint oncle se retirât dans cette maison avec plusieurs gentilshommes pieux et détachés du monde comme lui, pour y faire revivre l’esprit de son saint fondateur. Le premier n’en sortait que pour visiter les ouvriers qu’il faisait travailler à l’église de l’hôpital général dans le qu’il avait la conduite, dès qu’elle fut ?rehaussée de bâtir, Dieu l’attira à lui, il en fit le lieu de sa sépulture et demanda d’être mis à l’entrée de la poste.

Messieurs de ?Moneanisi de Dampierre et Dargences leur succédèrent, ajoutant à la vie solitaire et intérieure des premiers hermites au milieu d’une ville, ce que la charité peut faire de plus utile pour le prochain ; qui est le service des pauvres. Ils pansent leurs plaies, les soignent et leur donnent toute sorte de médicaments ne trouvant point de plus grandes douceurs dans leurs travaux que le soulagement qu’ils donnent au plus dégoûtant

§

 [Le janséniste Charles du Four suivi de l’interdit]

129 à 133 .....cependant nous fûmes interdites par une entreprise sans exemple, pendant le temps de la vacance du siège épiscopal, monseigneur l’évêque de Bayeux étant mort peu après la permission qu’il nous a donné de mettre le billet sur le tour de notre sacristie qui fut le principe de tous ces mouvements et nous fûmes interdites par un simple ... de l’officialité sans la participation de Messieurs les grands vicaires. Il fit lui seul ce que les plus grands prélats et les plus zélés pour la discipline de l’église ne peuvent se résoudre de faire qu’en la dernière extrémité 134 connaissant bien les suites fâcheuses qui arrivent ordinairement de ces interdits. {ici reprise après omission dans la copie du XIXe siècle, p.108 : Dieu sait quelle fut l’étonnement de ces bonnes religieuses, dit le mémoire imprimé, quand elles virent leur l’église fermée, et qu’il n’y avait plus pour elles ni sacrifice ni sacrements……} Dieu sait quelle fut l’étonnement de ces bonnes religieuses, dit le mémoire imprimé, quand elles virent leur l’église fermée, et qu’il n’y avait plus pour elles ni sacrifice ni sacrements…

135 à139 ……L’interdit qui commença le jour de la fête de Saint-Charles finit le premier dimanche après les Rois. Dans cet intervalle on ne manqua point d’entendre la sainte messe tous les jours de fête et d’y communier. Le révérend père Mangot jésuite dont nous avons déjà parlé se rendait dans notre église dès les cinq heures pour confesser et faire participer aux saints mystères. Il consolait les unes, tranquillisait les autres 140 et maintenait tout dans l’ordre et dans la paix par ses sages conseils.

§

[Jourdaine âgée élue pour la troisième fois]

… pour une troisième fois. Son l’humilité ne ne lui en donnait pas moins d’éloignement que son grand âge et sa faible santé lui inspiraient de refuser. Cependant elle accepta le fardeau [.......] 148 Elle se trouva engagée à soutenir les suites fâcheuses d’une affaire qui avait commencé du temps de la mère Ursule de la Conception ; je l’ai écrite fort amplement, il s’agissait des intérêts de Dieu et de la religion, la foi animait son courage et elle n’appréhendait que les malheurs qui étaient arrivés à plusieurs monastères, pour n’avoir pas éloigné les personnes suspectes en matière de doctrine. C’est ce qui lui fit refuser avec une fermeté inflexible deux religieuses du Port Royal, qui lui furent envoyées avec une lettre de cachet en l’année 1663. Elle les retint hors la clôture, tandis qu’elle envoya un exprès à Bayeux porter une lettre à monseigneur l’évêque rempli de si bonnes raisons pour se défaire des deux religieuses 149 qu’enfin elle gagna sa cause, elles furent envoyées ailleurs. [.....] elle a passé les jours et une partie des nuits à écrire des lettres pour envoyer au bout du monde à de saints missionnaires, avec lesquels elle avait des correspondances pour moyenner avec eux la conversion des peuples sauvages du Canada et de L’hybernie. [....150 .....] Il n’y avait rien de plus aimable que son commerce de lettres avec les personnes qui passaient dans la Nouvelle-France pour y cultiver ces jeunes plantes de l’Évangile qu’on y élevait, lesquelles se sentant redevables à ses bienfaits, lui faisaient des remerciements suivant leur génie capable de toucher et mettre en mouvement un aussi bon cœur que le sien. ....

§

 [M. François Roquelay]

159..... Je trouve en 1665 une donation de cent livres de rente, fait à cette communauté par M. François Roquelay prêtre secrétaire et intime ami lequel voulant montrer de plus en plus sa singulière affection qu’il avait pour nous, il donna encore l’année suivante la somme de 2200 livres, le tout avec des conditions très avantageuses qui sont écrites dans les registres. Le chapitre s’engagea par reconnaissance à le faire participant de toutes nos prières et bonnes œuvres, et après sa mort, les mêmes messes communions et offices comme pour nos sœurs décédées. ....

§

 [Jourdaine et Chrysostome]

161 Cependant quelque soin qu’elle ait pris de se dérober à nous cacher les ferveurs et les grâces singulières qu’elle a reçues dans ses communications avec Dieu nous en pouvons apprendre quelque chose par son commerce de lettres avec le révérend père Chrysostome pénitent directeur de Monsieur de Bernières qui était à son égard, ce qu’était à Sainte Thérèse ce bon gentilhomme dont elle parle si souvent. Comme elle n’avait rien de secret pour lui, et que réciproquement il lui faisait part des lumières qu’il recevait si abondamment dans son oraison, ils se trouvèrent des rapports de grâce et de lumière qui les réunit tous la même conduite. La mère de la Conception lui donnait par écrit sa manière d’oraison, ses vues de perfection, ses sentiments intérieurs, les dons et les grâces dont Dieu l’honorait, particulièrement dans ses retraites, ses peines ses doutes, etc. et en un mot tout ce qui se passait de bon et de mauvais dans elle, comme le font toutes les âmes fidèles à se faire conduire sûrement dans les voies de Dieu ; Monsieur de Bernières en consultait le père Chrysostome et ce sont ces réponses à une ursuline qu’on 162 trouve dans son livre des maximes et lettres spirituelles qui nous font connaître quelques traits de sa vie intérieure dont elle n’a laissé que peu d’écrits; mais on trouve une lettre du père Chrysostome qui en dit beaucoup en peu de mots, il ........... Mr de Bernières et le mère de la Conception, ....... la communication intime d’une personne touchant les voies de la vie intérieure.

Ce fut elle qui obtint de leur saint directeur la communication des écrits de Monsieur de Bernières. M. Roquelay son fidèle secrétaire eu ordre de les lui ?remettre entre les mains, et comme elle était alors supérieure, elle les fit transcrire par les mains de sœur Charles et de Jésus. Nous en conservons deux tomes in-folio, d’où l’on a extrait les deux parties du chrétien intérieur qui ont été imprimé. .........

{p.135 C’est à la Mère de la Conception que nous devons la communication des écrits de Mr de Bernières ; elle l’obtint de leur saint directeur Mr Roquelay, fidèle secrétaire de Mr de Bernières eut ordre de les lui p.136 remettre entre les mains, et comme elle était alors supérieure, elle les fit transcrire par les Mères de Saint-Charles et Marguerite de Jésus. Nous en conservons deux tomes in-folio, desquels on a extrait les deux parties du Chrétien intérieur…}


 


 

Jean de Bernières 1602-1659

>> supra, I.

Nous livrons ici des extraits de l’édition Arfuyen du Chrétien intérieur :

 

La présence de Dieu se voit clairement dans un intérieur épuré.

( Livre III, Chapitre 4 )

 

L’idée d’un miroir est toute propre à expliquer ceci : car il est vrai que Dieu se fait voir quelquefois dans le fond de l’âme comme dans une glace bien polie, en la même sorte que le soleil, ou plutôt sa figure, se fait voir dans une fontaine d’eau bien claire. L’âme ne voit pas la face de Dieu en elle-même, cela est réservé pour la gloire ; mais aussi elle le voit plus clairement que dans les autres créatures, Dieu imprimant son visage en elle, de même comme le soleil se dépeint soi-même dans une fontaine.

Mais il faut que la pureté et la paix soient très grandes dans l’intérieur, pour y conserver l’impression de cette présence : car comme l’haleine ternit le miroir, de même les imperfections volontaires ternissent la pureté de l’âme ; et comme la moindre émotion qui trouble l’eau de la fontaine, lui fait perdre l’image du soleil, de même les extroversions et l’épanchement vers les créatures font perdre à l’âme la vue de cette divine présence.

Quant Dieu se manifeste ainsi présent à une âme, elle ne doit regarder que lui ; autrement elle perd son bonheur, n’étant pas possible de considérer le soleil peint dans la fontaine, et ceux qui passent par le chemin : il les faut laisser passer sans détourner ses yeux, quelque amis qu’ils soient ; autrement vous êtes en danger de trouver que le Bien-aimé vous aura voilé sa face, dont vous aurez détourné les yeux. Il y a temps de parler, et temps de se taire. Taisons-nous à toutes ces créatures en ce bienheureux moment, et rendons cet honneur à la présence de Dieu en nous, de ne nous en point divertir.

Il arrive quelquefois que Dieu permet au diable de se peindre en sa place ; c’est quand l’âme n’a plus que des pensées noires, des idées mauvaises, des tentations, des imaginations folles ; sur quoi il faut prendre patience dans la reconnaissance de ses indignités, et confesser que l’on mérite d’être continuellement banni de la face de Dieu. Mais si notre fidélité est grande dans cet état de ténèbres et de peines intérieures, Dieu ne sera pas longtemps sans montrer sa face, et dissipera toutes ses ombres. Il y a des amants si passionnés des personnes qu’ils ont aimées durant leur vie, qu’ils s’adressent à des magiciens pour leur faire encore voir ce qu’ils ont aimé après la mort ; et s’ils le font dans les miroirs enchantés, ils en sont ravis. Une âme passionnément amoureuse de Dieu, est ravie de le voir seulement un moment au fond de son cœur : elle ne craint point les mortifications ni la perte de toutes les créatures, qui ôtent la crasse du miroir et qui le purifient.

A mesure que le fond de l’âme se purifie davantage, Dieu fait de plus en plus ressentir sa présence ; où il semble que les maximes suivantes servent à épurer l’intérieur, ou à se conserver dans la pureté :

1. l’indifférence à tout état, à tout emploi, à toute manière de glorifier Dieu ;

2. d’être réglé pour l’extérieur, en faire peu, et le faire avec grand intérieur ;

3. s’établir très bien dans l’esprit de mortification, d’aimer les souffrances, l’anéantissement : ce doit être le fondement de l’intérieur ;

4. un grand amour vers Jésus mourant dans les opprobres de la croix ;

5. grand recours à la grâce, la demander souvent et y avoir une continuelle dépendance ;

6. la mort de toutes les créatures, quelles qu’elles soient.

On dit que Dieu est dans le fond de l’âme, qu’il y est caché : pour l’y trouver, il s’y faut cacher avec lui, et se recueillir, se convertissant au-dedans de soi pour se mettre dans cet état que les spirituels nomment introversion. Le temps le plus favorable à cette disposition, c’est la nuit, où toutes les créatures sont comme mortes et anéanties, ne pouvant faire aucune impression sur nos sens ; c’est dans les ténèbres que l’on conserve mieux la révérence que l’on doit à la présence de Dieu.

Ô que les irrévérences que nous commettons tous contre lui, sont continuelles ! Nous le laissons seul, quand même nous nous apercevons qu’il est au fond de notre âme pour y recevoir nos hommages ; nous détournons nos yeux du regard de sa majesté, quoiqu’il nous regarde ! Comme si quelqu’un admis par faveur dans le cabinet et en la présence du Roi qui le regarde et qui lui parle, en détournait incessamment la tête, pour regarder par les fenêtres ceux qui passeraient par la rue.

Une âme qui sent Dieu présent, est bien éloignée des légèretés ordinaires. La moindre parole ou action qui ne tende point à Dieu, lui est insupportable, parce que l’âme ne voulant point sortir du respect qu’elle doit à Dieu, elle craint les moindres irrévérences comme la mort. Or de pareilles légèretés sont des irrévérences et des défauts d’attention à la présence de Dieu. En cet état, l’âme n’a pas seulement un grand respect pour Dieu comme Dieu, mais aussi pour Jésus-Christ Dieu et Homme, pour sa doctrine et pour ses maximes ; elle ne fait nul état de toutes les fausses opinions du monde en comparaison. Elle goûte mieux la privation de toutes les créatures que leur jouissance, lui étant certain qu’un moment de la jouissance de Dieu, telle qu’on l’expérimente ici, vaut mieux que tout le monde ensemble.

Et puis l’âme voyant que dans toutes les créatures il n’y a rien de semblable au Créateur, est tellement convaincue de cette vérité qu’elle dit souvent : Quis ut Deus ? [153] Et quand même Dieu nous met dans les ténèbres, et qu’il semble nous éloigner de sa face, nous laissant froids et obscurs, il se fait honorer en nous par cette marque de sa majesté, qui nous condamne à ces ténèbres ; et si nous souffrons patiemment cet éloignement, ou cette absence de Dieu, nous faisons hommage à sa justice, comme un homme condamné aux galères pour avoir rendu quelque indignité au Roi, honore la dignité royale par ce châtiment.

Se laisser conduire à l’Esprit de Dieu

( Livre III, Chapitre 13 ).

 

Il ne faut point de contrainte dans les pratiques de la vie spirituelle, ni tellement se déterminer à en faire une, si Dieu qui ne se lie pas à nos desseins, nous appelle ailleurs ; mais il veut que l’on suive ses attraits. Il faut ramer avec les avirons, mais il ne faut pas que ce soit contre le vent. Nous devons opérer et agir sans doute ; néanmoins il faut que ce soit en secondant le souffle du Saint-Esprit, qui se fait bien sentir, quand on y est accoutumé. Une âme qui n’agit que parce qu’elle est mue de Dieu, reconnaît bien les mouvements de Dieu : je ne sais comment cela ne s’explique point ; mais il est pourtant très véritable, on le sait par expérience.

Je dois dépendre totalement de la divine Providence, sans aucune attente ni appui aux créatures, quoique saintes, me jetant entre ses bras, comme un enfant qui n’a aucun souci que de se laisser porter à sa chère mère, de sucer doucement le lait de ses mamelles, et puis étant enivré de cette agréable liqueur, lui faire mille petites caresses. J’avoue que Notre Seigneur me traita de la sorte : car, sans avoir aucun soin de nourrir ma petite âme de viandes spirituelles, ne les cherchant quasi point dans les livres, mais seulement dans son sacré Cœur, j’expérimente que rien ne me manque. J’en suis quelquefois  tout étonné, et crains qu’il n’y ait de la négligence de travailler si peu de ma part. Néanmoins toutes ces craintes durent peu, voyant que Dieu pourvoit à mes besoins sans que j’y pense.

Je reconnais par cette expérience que Dieu veut que je dépende de lui seul et que je n’aie nul appui à la créature : car en même temps que cela arrive, son soin diminue, et mon âme tombe dans l’indigence, tirant peu de secours de la créature où elle semblait s’appuyer ; de sorte qu’elle la quitte promptement, se coulant à la seule mamelle de la Providence, qui lui suffit. Une mère a souvent du lait dans une mamelle, et non pas dans l’autre ; que si le petit enfant veut changer, il est trompé ; mais trouvant peu de secours dans la mamelle gauche, il retourne à la droite, sans plus jamais la quitter : son expérience l’a fait sage. Mon âme prenant quelquefois la mamelle de la créature, s’en trouve mal, et retourne aussitôt à celle de la Providence. Je n’ai point appris à m’abandonner à sa conduite par oraison, car je ne suis qu’un enfant, mais par la seule expérience.

Je crains quelquefois d’aimer trop l’oraison, et d’avoir trop de consolations sensibles ; mais je m’apaise, croyant que Dieu veut que je vive en enfant, et que je lui fasse de petites caresses. Il choisit d’autres âmes pour de grands travaux qui regardent sa gloire. Que si un enfant voulait quitter le sein de sa mère pour lui rendre des services, il tomberait sur le nez et ne ferait rien. Il faut donc qu’il laisse agir les autres, et qu’il se contente des caresses de sa mère. Tout mon office donc est d’être attaché à Dieu ; je dois paisiblement laisser travailler les autres aux grandes affaires, comme les aînés de la maison, en comparaison desquels un petit enfant n’est rien que faiblesse.

Ma perfection consiste dans ma fidélité à un parfait abandon de tout moi-même à Dieu ; tant plus il sera grand, tant plus je m’avancerai dans les voies de Dieu sur moi, et dans ses desseins. Je ne dois donc rien faire pour moi-même ni rien vouloir, mais dépendre en mes pensées, volontés, emplois, dispositions intérieures et extérieures, de la pure conduite de Dieu et de son bon plaisir. Une âme bien éclairée n’aime pas les dispositions en elle-même, mais Dieu qui l’y met, et veut qu’elle y soit ; et cette volonté est l’unique objet de ses complaisances, lui étant égal d’être dans de toutes sortes de dispositions que Dieu lui donne, et n’en aimant aucune davantage qu’un parfait abandon d’elle-même à la Providence.

Ô cher abandon, vous êtes à présent l’objet de mon amour, qui dans vous se purifie, s’augmente et s’enflamme. Quiconque vous possède, ressent et goûte les aimables transports d’une grande liberté d’esprit. Une âme se perd heureusement en vous, après avoir perdu toutes les créatures pour l’amour de l’abjection, et ne se retrouve jamais qu’en Dieu, puisqu’elle est séparée de tout ce qui n’est point lui. […][154]

Autres dispositions d’une maladie, où le corps et l’âme sont en croix.

 ( Livre VI, Chapitre 7 ).

 

Je commence à sortir de mon état, où j’ai été plus de cinq semaines : mon corps qui se corrompait, appesantissait mon âme, ou plutôt l’anéantissait, car elle semblait être réduite au néant, et à une dernière impuissance de connaître et aimer son Dieu, dont elle n’avait, ce semble, aucun souvenir, sinon que je me souvenais de ne m’en souvenir pas ; et me voyant dans un état d’incapacité, je demeurais sans autre vue que de mon néant, et de la profondeur de ma misère, m’étonnant de l’impuissance d’une âme que Dieu a délaissée à elle-même. Ce seul sentiment qui occupait mon âme et mon néant, m’était, ce me semble, connue par une certaine expérience, plutôt que par abondance de lumière.

Jusqu’à ce que Dieu réduise l’âme à ce point-là, elle ne connaît pas bien son infirmité ; elle découvre mille fausses opinions et vaines estimes qu’elle avait d’elle-même, de ses lumières, de ses sentiments et de ses ferveurs ; elle voit qu’elle y avait appui secret, et n’aperçoit cela que quand tout lui est ôté, la privation lui faisant connaître ce qu’elle possédait.

Ce qui s’est passé en moi, sont des effets d’une maladie naturelle, qui néanmoins m’ont réduit au néant, et beaucoup humilié : car, tout de bon, j’ai été dans des oublis de Dieu si grands qu’ils vous étonneraient ; et je n’eusse pas cru qu’une âme qui connaît Dieu, et qui a reçu de lui tant de témoignages sensibles de son amour, entrât dans une si grande et si longue privation d’amour actuel, par son infidélité, et faute de réveiller par quelque petit effort son assoupissement extrême.

Quelle différence de ma dernière maladie à la présente ! Mon âme était dans celle-là tout enflammée, lumineuse, vigoureuse, supérieure à son corps ; et en celle-ci elle a été froide, obscure, et l’obscurité même, faible, infirme, anéantie et accablée de son corps. L’on entrevoit son néant et son infirmité dans l’oraison ; mais les lumières et les douceurs qu’on y reçoit, empêchent qu’on ne la voit comme il faut. […][155]

Le grand fruit que nous pouvons tirer des croix intérieures.

( Livre VI, Chapitre 10 ).

 

Je pensais que, dans ce jour de dévotion particulière, je pourrais m’embraser d’amour ; mais j’ai été quasi toujours distrait en mon oraison, quoique j’eusse le livre en la main ; mon esprit ne se trouve plus propre aux occupations intérieures. Sans mentir, j’ai bien changé de voie, puisqu’il a plu à Dieu, et n’ayant pas fait bon usage de celle de douceur et de lumière, la justice m’a mis dans celle-ci, qui est  toute de rigueur et d’obscurité : qu’il en soit à jamais béni !

 Ce qui augmente mon déplaisir, c’est que je ne suis point fidèle en beaucoup d’occasions de vertu qui se rencontrent. Il est vrai que la tentation m’attaque souvent, et elle m’est quelquefois si présente que j’ai crainte de faire de grosses fautes, m’amusant, ce me semble, à la regarder. Autrefois, tout me portait à Dieu, à présent tout m’en détourne ; de sorte que je ne suis plus dans l’amour actuel, mais dans la tentation actuelle. Autrefois, j’étais comme insensible, à présent je suis sensible jusqu’aux moindres choses ; je me trouve dans un tel abandonnement qu’il me semble que je n’ai jamais joui des consolations.

Quand il me faut faire quelque bien, je sens de la lâcheté et de la répugnance. La seule imagination de la pauvreté me donne des frayeurs horribles qui me tourmentent fort ; je crains d’être méprisé, de tomber dans l’incommodité, de souffrir des douleurs : enfin tout me fait peur et peine. Ce qui m’est un surcroît d’amertume, les serviteurs de Dieu ne me consolent plus comme ils faisaient : je suis pour faire de lourdes chutes, si je ne suis puissamment secouru.

Ce qui est plus abject dans mon état, c’est que je suis sensible pour la privation des choses de la terre : car si c’était la privation de Dieu et de ses grâces qui m’afflige, j’en serais, ce me semble, consolé. Je ne fais quasiment point d’oraison, c’est-à-dire, je ne fais rien à l’oraison ; je communie tout rempli de distractions ; je suis près de me chagriner en toute occasion ; peu de chose me choque fort sensiblement. Aujourd’hui j’ai eu quelques bons intervalles, pendant lesquels j’ai été fort occupé des vues qui suivent.

Qu’est-ce que l’homme, mon Dieu, quand vous ne le visitez point ? Combien est extrême sa pauvreté, son indigence et sa misère ! Je ne l’aurais jamais cru, si je ne l’avais vu par expérience en ce peu de temps que vous m’avez délaissé. Ô mon âme, que ta faiblesse est grande ! Que ton incapacité est profonde et presque incroyable ! Reconnais-la bien, et ne l’oublie jamais.

Que puis-je sans vous, mon Dieu ? Mon esprit n’est rien qu’un cachot ténébreux, et mon cœur la retraite de toutes sortes de mauvais sentiments et de pensées extravagantes : il n’a point d’inclination au bien, au contraire il a une pente furieuse au mal.

Hélas ! C’est à présent que je vois bien et que j’expérimente l’absolue dépendance que j’ai au regard de Dieu, bien plus que l’ombre ne dépend du corps ; je ne fus jamais si anéanti ni si abîmé dans mon néant ; je ne puis voir en moi, ni dans aucune créature, de stabilité ; toutes ensemble ne peuvent soutenir celui que Dieu délaisse. Ô que vaine est la consolation des créatures, quand celle du Créateur nous manque ! […][156]

Des différentes sortes d’oraison mentale.

( Livre VII, Chapitre 2 ) [157]

 

Je trouve une comparaison qui explique fort bien la différence de l’oraison ordinaire et de l’oraison passive : c’est qu’un homme peut bien voir les meubles d’une chambre et les beautés d’un cabinet en battant le fusil, allumant la chandelle, et regardant toutes ces choses ; ou bien avec la lumière du soleil qui entre dans la chambre : pour lors il n’a point de peine, il n’a qu’à ouvrir les yeux. La méditation ressemble à la première façon de voir avec de la chandelle ; la contemplation parfaite à la seconde manière de voir avec la lumière du soleil, parce qu’elle se fait non seulement sans peine, mais avec plaisir et tout d’un coup. Quand la lumière du soleil manque, il se faut servir de la lueur de la lampe ou de la chandelle ; quand Dieu ne se communique pas par la contemplation, il le faut chercher par la méditation et se contenter de ce que Dieu donne, avec paix et humilité.

Quand Dieu retire sa lumière passive, l’on ne peut pas la retenir, ce serait une folie de s’y efforcer ; mais il faut simplement acquiescer au bon plaisir de Dieu, qui viendra quand il lui plaira. Quand Dieu veut que nous soyons dans les ténèbres, sans chandelle et sans soleil, par les impuissances où il nous met, il faut y demeurer avec patience et humilité : l’âme ne doit vouloir que lui seul, en la manière qui lui sera la plus agréable.

Quelque parfaite que soit l’âme, elle n’est pas toujours élevée à un haut degré d’oraison, mais plus ou moins, selon qu’il plaît à Dieu : elle descend quelquefois dans les pratiques des vertus ou des emplois de la charité, ou bien elle médite avec le discours, ou elle s’applique à Dieu avec la pure Foi obscure. L’âme se doit tenir indifférente, montant et descendant selon la conduite de l’Esprit de Dieu, se jugeant toujours indigne de tout, et jamais par effort d’esprit elle ne doit prétendre aux faveurs de la haute contemplation. Mais quand on a vocation à ces hautes oraisons, le chemin pour y arriver est une parfaite mort à toutes choses par la fidèle imitation de Jésus dans ses états crucifiés, abjects et pauvres, avec un amour de la solitude, autant que notre condition le pourra permettre.

Il y a bien de la différence entre une lumière ou une affection donnée à l’âme élevée à l’oraison passive, et la lumière qui lui est procurée par la méditation avec la grâce ordinaire. La première est bien plus intime et plus pénétrante, et pleine de plus de bénédictions ; la dernière néanmoins suffit pour acquérir les vertus et servir Dieu dans l’état où il nous appelle.

L’âme doit être attentive à l’état présent où Dieu la met et y demeurer avec paix, humilité et soumission à ses divines dispositions, et laisser à son bon plaisir de régler le temps de ses visites et la manière d’oraison qu’il lui voudra donner. Quelquefois ce sera par la simple pensée, d’autres fois par le discours, ou par la Foi seule, ou par une lumière passive : il faut recevoir ce qui nous est donné de son infinie bonté avec grand respect, nous estimant indignes de la moindre bonne pensée. Ce que l’âme a donc à faire dans l’oraison et hors l’oraison, est d’être fort attentive aux sentiments que Dieu lui donne, et les suivre avec courage et avec fidélité. Si elle sent que Dieu l’élève à l’oraison extraordinaire, elle doit s’y laisser aller ; si elle est retenue dans l’ordinaire, elle doit y demeurer ; si dans l’aridité, y demeurer aussi contente.

 Le grand secret de la vie spirituelle est de se purifier et de se laisser mouvoir à Dieu, qui est notre principe et notre fin dernière. Il y a des choses déclarées, comme les commandements de Dieu et de l’Église, les obligations de nos états, ce à quoi l’obéissance, la charité ou la nécessité nous obligent ; nous n’avons pas besoin de sentir des mouvements immédiats de Dieu pour les faire, mais seulement en certaines choses imprévues dans la conduite intérieure, qui regarde les choses qui ne sont ni commandées ni défendues. Il faut une très grande pureté pour sentir toujours le mouvement de Dieu dessus nous. Il y a à craindre que notre imagination ne nous trompe.

Les Saints qui par la conduite de la grâce ont écrit des choses intérieures, nous impriment souvent leurs pensées et leurs sentiments, et même ils prient Dieu pour cela au ciel ; c’est pourquoi il y a grande bénédiction à lire leurs livres avec grâce et dévotion. Mais quelque étude que nous puissions faire, l’on ne connaît point ce que c’est que l’oraison par ce que les livres en disent, mais par le propre exercice et par la lumière de la même oraison. Nous savons toujours bien en général que l’oraison est la source de toute vertu en l’âme : quiconque s’en éloigne, tombe en tiédeur et en imperfection. L’oraison est un feu qui réchauffe ceux qui s’en approchent ; et qui s’en éloigne, se refroidit infailliblement. Sain ou malade, gai ou triste, il faut toujours faire oraison si on ne veut pas déchoir notablement de la vertu.

Qu’il faut être indifférent à telle oraison que Dieu voudra que nous fassions.

(Livre VII, Chapitre 3)

 

L’âme doit éviter des extrémités qui sont quasi également vicieuses : l’une de vouloir plus de grâce et de perfection que Dieu ne lui en veut donner, et tomber pour cela dans quelque trouble et dégoût, voyant la grande grâce des autres et les dons d’oraison qui les élèvent au-dessus de notre état, qui paraît beaucoup ravalé en comparaison ; l’autre de ne pas être assez fidèles à opérer suivant sa grâce, soit par lâcheté, craignant les peines et les souffrances que l’on rencontre dans la pratique de la vertu ; soit par légèreté, pour n’avoir pas assez d’attention sur notre intérieur, qui fait que nous ne connaissons pas les mouvements de la grâce, ou, les ayant connus, nous nous divertissons trop aisément aux choses extérieures et oublions ainsi les miséricordes de Dieu.

Quand une âme est bien pure, et qu’elle a l’expérience des mouvements de la grâce en elle, les reconnaissant et les distinguant des mouvements de la nature, elle n’a qu’à s’exposer aux rayons du Soleil divin pour les recevoir dans son centre, en être illuminée et échauffée. Et c’est ainsi à mon avis que Dieu veut que de certaines âmes fassent oraison, quand elles ont l’expérience que telle est la volonté de  Dieu sur elles ; et vouloir faire autrement sous prétexte d’humilité ou de crainte de tromperie, c’est ne se pas soumettre à la conduite de l’Esprit de Dieu, qui souffle où il lui plaît[158] et quand il lui plaît. C’est un grand secret d’être dans une entière passivité et anéantir toute propre opération.

Quand le divin Soleil s’éclipse volontairement pour sa gloire et pour le bien des âmes, comme dans les ténèbres, ou que nos imperfections rendent le fond de notre cœur impur et crasseux, et peu susceptible des lumières surnaturelles, l’âme n’a qu’à se tenir contente dans ces privations et obscurités, puisque c’est le bon plaisir du divin Soleil qui l’éclaire. Pour la tenir dans ces ténèbres, il n’a pas moins de lumières : c’est ce qui satisfait cette âme obscure et résignée. Dieu seul est le sujet de sa joie, et non la réception des lumières ou des faveurs qu’il lui communique par sa libéralité infinie. Voilà pourquoi elle ne perd ni sa paix ni sa joie en perdant les lumières et les douceurs de son oraison.

Celui qui se donne à un Prince pour le seul intérêt et la seule satisfaction du Prince, sans y rechercher son propre honneur, son contentement particulier ni son intérêt, est indifférent quel service il lui rende et quel traitement il en reçoive, pourvu qu’il en demeure satisfait. S’il le retient auprès de sa personne pour le caresser, il en est content non parce qu’il reçoit des caresses, mais parce que le Prince se contente en cela. S’il l’éloigne de lui, l’employant dans les affaires fâcheuses et pénibles, il est content ; non parce que c’est un éloignement ou une peine, mais parce que c’est le plaisir du Prince, qui est la seule chose qu’il ait regardée quand il s’est donné à lui. Telle doit être une âme qui veut servir Dieu pour le très pur amour de Dieu. Si Dieu la caresse dans une oraison toute pleine de douceur, elle en est contente parce que tel est le bon plaisir de Dieu ; s’il la bannit de sa présence, la tenant dans les ténèbres, elle en est contente parce que tel est le bon plaisir de Dieu ; s’il l’applique aux exercices de la charité, voulant qu’elle mène une vie plus active et laborieuse que contemplative, elle en est aussi contente, parce qu’elle y voit le bon plaisir de Dieu, qui est l’unique chose qu’elle cherche dans son service.

Cette indifférence dispose une âme à recevoir de fort grandes grâces : car elle la met quelquefois dans un total oubli de soi-même et de toutes les créatures, sans qu’elle fasse même aucune réflexion sur les intérêts temporels ou éternels, n’ayant en vue que le seul bon plaisir de Dieu et ne désirant que lui seul, en sorte que le moindre retour vers elle-même ou vers la béatitude, ou vers quelque autre chose qui ne soit pas Dieu, lui est insupportable, parce qu’elle ne veut que Dieu seul : [ce] qui est un état de grande nudité et d’une mort entière à soi-même, et une oraison fort sublime, où Dieu élève une âme qu’il voit soumise et indifférente à une moindre oraison ou à un état de pur délaissement si tel est le bon plaisir de Dieu.

Il arrive aussi souvent que dans un état de peines et de privation l’âme est tellement dans la nuit obscure, qu’elle ne voit rien de Dieu qui lui semble entièrement caché ; et, ce qui fait sa plus grande croix, elle n’a point de pensée de le pouvoir jamais trouver, la seule vue de son bannissement l’occupant. Si dans cet état elle est contente et qu’elle consente au dessein rigoureux de Dieu sur elle, elle est en Dieu d’une façon excellente, sans qu’elle y pense être ; elle possède son souverain Bien quand elle croit l’avoir perdu ; et quand elle pense être toute remplie de soi-même et de sa misère, de ses répugnances et de ses imperfections, elle est en effet pleine de Dieu et unie à son bon plaisir d’une façon plus noble et plus pure qu’elle ne saurait croire. Tel est l’avantage d’une âme qui n’affectionne point une manière d’oraison plutôt qu’une autre, mais qui se tient indifférente pour recevoir de Dieu celle qu’il lui voudra donner : son avantage est qu’elle fait toujours fort bonne oraison.

Qu’il est sur tout nécessaire de s’appliquer à l’oraison.

(Livre VII, Chapitre 4)

 

Faute de bien concevoir que toute notre perfection, et toute la gloire de Dieu que nous pouvons lui procurer en nous, gît en notre intérieur, et non à faire des ouvrages extérieurs, notre vie se passe vainement et inutilement pour Dieu et pour nous. Il n’y a rien de plus précieux à l’homme que son intérieur, il le doit conserver de préférence à qui que ce soit ; il n’y a rien aussi où Dieu reçoive plus de gloire au-dehors de lui-même. C’est donc là principalement qu’il faut s’efforcer de lui en rendre. C’est de l’intérieur que procèdent les purs amours vers Dieu et vers le prochain, la pureté d’intention, le zèle de la gloire de Dieu, et tous les biens qui sont en l’âme, et il est négligé pour nous occuper trop au-dehors et aux bonnes affaires extérieures, où il se glisse ordinairement beaucoup d’impureté par le mélange des recherches de la nature.

Beaucoup d’âmes sont déchues et passent leur vie pour la plus grande partie dans l’impureté et dans l’imperfection faute de lumière ; et elles manquent de lumière parce qu’elle ne s’acquiert ou ne se donne ordinairement que dans l’oraison. Or, laissant l’oraison sous de bons prétextes, comme de vaquer au salut des autres, de travailler à la gloire de Dieu, elles se trouvent privées de cette lumière ; et faute de l’avoir, elles manquent de correspondance à sa grâce.

Et faut remarquer que l’âme doit être fidèle à ces temps d’oraison, si elle veut faire subsister la vie de grâce en elle, et ne pas s’attendre de n’avoir plus de bonnes affaires[159], car il s’en trouve toujours assez, et c’est même un artifice du démon d’en susciter, pour retirer les bonnes âmes de l’oraison ; à quoi l’on doit bien prendre garde, cela étant une très subtile tentation. Pourvu qu’il nous affaiblisse et qu’il ôte la vigueur de l’âme, c’est ce qu’il cherche : car après il nous fait tomber dans des imperfections et défauts qui nous portent grand préjudice. Combien y a-t-il d’âmes que les bonnes affaires ruinent, pour en trop faire ou ne les faire pas de l’ordre de Dieu et de la grâce.

Apportons une fidélité généreuse à l’exercice de la sainte oraison. Par son moyen, l’on approche de la divine source d’où dérive en l’âme toute vertu. C’est un feu que l’oraison : qui s’en éloigne, tombe dans la froideur. En quelque état que vous vous trouviez, sain ou malade, abject ou honoré, pauvre ou abondant, ne manquez jamais à votre oraison qui doit être préférée à toutes choses : elle tient resserré et caché en soi tout le bonheur et félicité qui se peut participer de Dieu en ce monde. Le plus grand bien que je voudrais souhaiter à une personne que j’aimerais, ce serait le don de l’esprit d’oraison, sachant que c’est la chose qui nous donne entrée dans le cabinet des merveilles de Dieu et qu’elle contient en soi toutes les grâces.

L’oraison est donc la source de toutes les grâces en l’âme ; sans elle, rien, et l’âme s’en ira peu à peu mourant. Quelques affaires qu’aient eues les saints, ils ont toujours eu fidélité à l’oraison. Jésus-Christ même nous l’a montré par l’exemple de sa vie conversante, en laquelle il faisait souvent des oraisons et se retirait pour ce sujet. La grande source de nos désordres, c’est que nous nous engageons par légèreté et faute de circonspection, à des desseins et des ouvrages humains ; et comme Dieu ne nous y veut pas, il nous y laisse sans grâce, et ensuite nous tombons en mille fautes et nous nous trouvons en de grandes indispositions pour l’oraison ; et l’oraison nous manquant une fois, tout nous manque.

Il faut que toute notre vie roule sur cette maxime que notre perfection consiste principalement dans notre intérieur ; que notre intérieur ne se forme que par la fidélité à la grâce, qui est celle qui produit en nous la mort des créatures, les anéantissements de nous-mêmes, l’amour de la mortification et des austérités corporelles, l’inclination à la solitude et à la fuite de tout ce qui flatte les sens et ce que le monde chérit. Cette grâce qui opère en nous tous ces bons effets ne se reçoit bien abondamment que dans l’oraison, ne s’augmente ordinairement que par l’oraison ; et nous ne saurions bien le reconnaître et lui être fidèle qu’autant que nous faisons bonne oraison. Or il est très difficile et comme impossible de conserver l’esprit d’oraison dans les tracas et dans les affaires qui, pour l’ordinaire, ne servent qu’à divertir notre esprit de Dieu : de là vient que peu d’âmes parviennent à la perfection, d’autant que peu se disposent à la pure oraison ; la plupart la négligent ou la quittent absolument et l’anéantissent sous prétexte de la charité du prochain.

Qu’il faut de discrétion à une âme qui veut être toute à Dieu pour éviter les obstacles de la perfection, qui sont souvent très spécieux ! Qu’elle a besoin de fidélité et de courage ! Quiconque est faible dans l’oraison ne doit pas se répandre dans l’action, quelque bonne qu’elle paraisse ; autrement elle profitera peu dans les voies de Dieu et son intérieur demeurera très petit.

Quand on voit plusieurs grands serviteurs de Dieu qui travaillent à le faire honorer et aimer et qui font tant de grandes actions pour son service, ce grand bien qui a de l’éclat donne quelquefois de l’émulation et on voudrait travailler comme eux ; mais la fidélité ne consiste pas à suivre leur grâce, chacun doit ménager la sienne et admirer sans envie celle des autres. Je n’ai, ce me semble, désir d’être que ce que Dieu désire que je sois, ni plus ni moins, tant à l’intérieur comme à l’extérieur, tant à la nature comme à la grâce. Je vois les autres parfaits et moi imparfait, sans que cela me décourage, mais je le vois avec plaisir ; les autres exempts de leurs passions, et moi combattant avec les miennes ; les autres rendant de grands services à Dieu, et moi ne faisant rien ; les autres forts et puissants pour agir, et moi infirme et maladif ; enfin je vois avec plaisir que les autres font tout et que je ne suis rien que misère et impuissance.

Je me console en la vue du dessein de Dieu sur moi et en l’amour de son bon plaisir. Car Dieu veut avoir quelquefois des bouches inutiles dans sa maison et des personnes qui ne servent de rien qu’à faire voir ses bontés et ses magnificences, comme l’on voit dans quelques grands Seigneurs, qui ont des personnes inutiles seulement pour faire voir qu’ils sont riches et puissants. Quand on n’a point d’autre occupation sur la terre que de vaquer à l’oraison, on est, ce semble, inutile car on ne fait point de service à Dieu pour le moins qui paraisse ; mais il se faut réjouir dans cette inutilité, qui donne sujet à Dieu de faire voir ses bontés.

Je ne doute pas qu’il n’y ait au ciel beaucoup d’âmes qui n’auront guère rendu de service à Dieu, qui aient paru aux yeux du monde comme tant de solitaires, tant de personnes sans talents, et néanmoins ils seront quelquefois les plus élevés dans la maison éternelle : tout leur emploi n’ayant été qu’à cultiver dans leur intérieur les grâces qu’ils auront reçues de son infinie bonté, le service et la gloire qu’ils lui ont rendus, n’étaient connus que de lui.

Des obstacles qui empêchent de faire oraison.

(Livre VII, Chapitre 5)

 

Je vois clairement et connais par expérience que les affaires temporelles de nos maisons désoccupent beaucoup de Dieu : l’esprit y pense lorsqu’il y faut donner ordre, et quitte cette douce et bienheureuse application à Dieu. L’âme ne fait pas mal ; au contraire, y étant obligée, elle plaît à Dieu de penser au temporel pour une bonne intention ; mais elle fait sans comparaison mieux de ne penser qu’à Dieu seul, et de ne se point causer cette fâcheuse privation de son souverain Bien pour des soins terrestres. Ceux que Dieu laisse dans des états mondains font bien d’y vaquer parce qu’il ne veut pas davantage d’eux ; mais ceux qu’il attire sans réserve pour être tout à lui par la voie de l’oraison, ne peuvent, sans infidélité, être dans les soins des choses de la terre : ils les doivent éviter et ne se partager pas, un Dieu les voulant avoir pour lui seul.

Les affaires obscurcissent et empêchent mon âme, et jamais je n’y voudrais vaquer par aucune considération humaine, mais par le pur amour de Dieu qui nous veut humilier jusques là de nous rendre nécessiteux et assujettis au temporel pour le soutien du corps : il faut néanmoins toujours avoir grand égard à ne lui donner que le nécessaire. Je sens manifestement obscurcir et anéantir mon âme quand je mange quelque délicat morceau, quoique ce soit à regret. La vie animale se fortifie alors en moi, et la vie de l’esprit s’affaiblit. Le corps affaibli n’affaiblit point mon âme à présent ; mais elle devient vigoureuse pour s’élever à Dieu quand le corps est abattu par quelque sorte d’abstinence, et cependant tout le monde crie.

Il faut qu’un intérieur soit très parfaitement établi quand, dans les emplois mondains et dans les soucis temporels, il subsiste en sa pureté et ferveur. Il s’y rencontre mille occasions qui excitent les mouvements de colère, d’impatience, de tristesse, de vaine joie : quoiqu’on ne les suive pas, on les sent ; et ce sentiment diminue de la profonde paix du cœur, par laquelle il est tout uni à Dieu. Il faut très peu de chose pour empêcher qu’une âme ne s’élève à la contemplation, ou plutôt qu’elle n’y soit élevée de Dieu ; et aussi très peu de chose pour l’obscurcir quand elle y est élevée, car la moindre petite émotion la rend indisposée à recevoir les impressions divines. C’est pourquoi un homme d’oraison doit être un homme mort ; et ainsi si l’oraison ne porte une personne à remporter de continuelles victoires sur ses passions, humeurs et inclinations, et à la pratique de toutes les vertus chrétiennes, c’est une fausse oraison et une pure illusion.

Je connais plus clairement que jamais que l’esprit d’oraison ne se conserve ni ne se perfectionne qu’en ceux qui sont tout morts à leurs sens, austères, pénitents et dégagés de ce qui n’est point Dieu. Il est vrai qu’il faut suivre conseil pour les austérités corporelles quand on est d’une complexion faible ; mais communément on s’épargne trop et nous sommes bien éloignés de l’esprit des grands pénitents qui étaient très austères et aussi grands contemplatifs. C’est se moquer de vouloir faire oraison et de vouloir encore prendre goût aux créatures ; quoique ce fût en chose permise à la rigueur, ce n’est pas sans infidélité à un intérieur dans lequel l’oraison et la conformité avec Jésus-Christ crucifié doit régner. Ce que l’on peut faire au commencement de la vie dévote ne doit pas être permis dans le progrès : il faut vivre conformément à l’état présent où Dieu nous met.

Gerson[160] dit fort bien : « Si vous refusez les consolations extérieures, vous aurez les intérieures. » La raison est, ce me semble, que les consolations intérieures participent de leur source, qui est l’union de Dieu à l’âme, et ne peuvent se rencontrer souvent avec aucune impureté ou imperfection. Or il est vrai que les joies et consolations des sens sont terrestres, impures et imparfaites ; par conséquent, elles sont contraires à l’Esprit de la grâce, qui rend l’âme fort pure et pénitente, et dans un parfait dénuement de tout ce qui n’est point Dieu.

De plus les consolations intérieures sont proprement des petites participations des délices infinies que Dieu a de soi-même dans soi-même. Dieu est jaloux de pareilles faveurs et ne les communique qu’à un cœur dont il est aimé uniquement et qui ne veut prendre plaisir qu’en lui seul ; autrement il se resserre dans sa divine essence et ne se manifeste point. Or les consolations de la terre, quand elles entrent dans un cœur, le partagent et le retirent de Dieu, et Dieu aussi s’en éloigne et lui retire ses faveurs.

C’est pourquoi les saints qui veulent être tout à Dieu se mortifient sans réserve et tant que le corps le peut porter, afin que leur amour ne se répande point par les sens et que nulle créature n’y puisse avoir part, mais seulement celui pour lequel elles sont créées. Courage, âme chrétienne, embrassez la croix et suivez Jésus-Christ : il vous conduira dans le séjour de ses délices. Ne vous embarrassez point des choses extérieures sans l’ordre de Dieu bien reconnu, si vous n’en voulez recevoir de l’affliction d’esprit et du déchet dans votre perfection. Bienheureux qui fuit la multiplicité, car par ce moyen il a un grand accès à l’oraison.

Plusieurs choses nous semblent nécessaires qui ne servent qu’à entretenir la corruption de la nature qui opère quasi continuellement. Si Dieu faisait un précis de toutes nos actions, il ne s’en trouverait peut-être pas une bonne et qui lui plût entièrement. Nous ne faisons quasi rien que selon la nature et nos inclinations humaines, et si la grâce s’y trouve, c’est rarement et quasi jamais selon toute son étendue. Quelquefois elle est au commencement, mais peu dans la suite. Or ce qui est purement naturel ne plaît pas à Dieu ; [il] faut que la grâce s’y trouve afin que l’action lui soit agréable et qu’elle nous dispose à l’union avec lui. Oh, que la pure vertu est  rare ! Ce qui paraît le meilleur est mélangé de nature et de grâce. Ceux qui ont lumière le voient ; les autres ne s’aperçoivent que des péchés et des grosses imperfections.

De tout cela on peut conclure qu’il y a principalement quatre grands obstacles qui empêchent à la plupart l’exercice de l’oraison, qui sont : 1. le trop d’affaires où l’on s’engage sans l’ordre de Dieu ; 2. le trop de délicatesse et le trop peu d’austérités corporelles ; 3. le peu de retraite intérieure et extérieure : on n’affectionne pas assez la récollection ni la solitude ; 4. le trop de lâcheté à mener une vie purement humaine, suivant les inclinations de la nature. Jamais on ne sera homme d’oraison si on ne vit de la vie surhumaine et si on ne pratique les vertus avec fidélité et avec générosité.

Des moyens qui facilitent l’exercice de l’oraison.

(Livre VII, Chapitre 6)

 

1. Il ne faut point que celui qui veut entreprendre l’exercice de l’oraison s’attende à autre chose qu’à des croix de corps et d’esprit : de la part de l’enfer qui hait surtout les gens d’oraison ; de la part de la nature qui a des répugnances à une vie qui la crucifie en tout et à un exercice qui l’élève au-dessus de toutes ses inclinations ; et de la part du monde qui ne goûte pas tant de retraite ni tant de mortification. Mais l’on ne peut entreprendre le grand service de Jésus-Christ crucifié sans porter sa croix. Une vie pauvre et abjecte, méprisée et souffrante, et qui se retranche au pur nécessaire, qui consiste au vivre et vêtir, et encore l’un et l’autre pauvrement, est une bonne disposition à l’oraison.

2. C’en est une très excellente de se conserver dans la conformité aux états de la vie souffrante de Jésus-Christ et dans l’exercice de ses pures vertus, les pratiquant dans les occasions. N’avoir point d’autre prudence que la sacrée folie de la croix ; suivre les voies de la grâce qui nous sont inspirées, quittant tout ce qui s’y oppose comme des obstacles aux desseins de Dieu, quoi que puissent dire la prudence humaine et la répugnance de la nature.

3. C’est un bon moyen d’oraison de n’avoir que cette unique affaire, qui n’est pas petite puisque c’est faire en terre l’unique chose que font les Bienheureux au ciel, contempler et aimer Dieu. Du moins nous en devons faire notre principale affaire, faisant céder toutes les autres à celle-là, et non pas comme font la plupart qui accommodent leur oraison à la disposition de leurs autres affaires. Il ne faut donc point se charger d’affaires ni d’emplois, ni s’aller offrir avec empressement à servir les uns et les autres sous prétexte de charité. Marthe qui s’empressait fort pour servir corporellement Jésus-Christ même, fut reprise de se troubler autour de la multitude des choses qu’elle entreprenait, et sa sœur louée de ne s’arrêter qu’à l’unique nécessaire qui était la contemplation.

4. C’est un bon moyen d’oraison de ne s’engager point dans le commerce du monde, ni dans les visites pour en faire ou pour en recevoir, si elles ne sont très nécessaires et que les obligations de la charité ou de nos conditions nous y forcent ; et s’il est libre de les choisir, éviter celles où les entretiens sont dangereux ou inutiles, ou mondains, et choisir celles qui nous donnent lieu de parler ou d’entendre parler de l’unique nécessaire, qui est le service de Dieu et l’exercice de l’oraison, tout cela sans choquer la discrétion ni la charité.

5. C’est un moyen important pour l’oraison d’être toujours bien sur ses gardes dans le temps de maladie ou d’incommodité pour ne se relâcher pas tout à fait. Sous prétexte de soulager le corps, on donne trop à la nature et on perd quelquefois, dans une maladie assez courte, les longues habitudes de mortification qu’on avait acquises avec beaucoup de peines. On ne doit pas aussi abandonner son oraison pendant ce temps-là, mais tâcher d’entretenir une union avec Dieu très simple par la Foi, qui n’a besoin de rien, ni de forces de corps, ni de goûts, ni de lumières ; elle se peut très bien faire même dans l’état même de délaissement.

6. C’est un moyen très utile pour l’oraison de s’accoutumer à ne rien faire que par le mouvement de Dieu. Le Saint-Esprit est dans nous, qui nous conduit : il faut être poussé de lui avant que de rien faire. Ceci tient l’âme dans une très grande pureté, et l’âme connaît bien ces mouvements divins par une paix, douceur et liberté d’esprit qui les accompagnent ; et quand elle les a quittés pour suivre la nature, elle connaît bien par la secrète syndérèse[161] qu’elle a commis une infidélité qui la retarde dans sa voie. La pratique de ce moyen met une âme dans une continuelle disposition à l’oraison, où elle trouve facilement entrée.

7. C’est un moyen des plus nécessaires pour l’oraison d’habituer son âme à ne s’occuper point de soi-même ni d’aucune créature, mais de Dieu seul qui est son centre et sa fin dernière ; elle n’est faite que pour s’appliquer à lui et se reposer en lui, et manque au dessein de son Créateur autant de fois qu’elle le quitte pour demeurer dans elle-même ou dans les créatures. Je sais bien qu’au commencement de la vie spirituelle, c’est beaucoup de ne plus penser aux choses vaines et mondaines et d’habituer son intérieur à se purifier de l’imperfection et s’orner des vertus. On doit pour cela faire quelque retour sur ses imperfections, ses bonnes ou mauvaises inclinations, selon que le mouvement de Dieu le dictera. En ce temps, l’âme n’est point capable de s’élever plus haut et elle s’occupe en cela utilement. Mais quand il plaît à Dieu entrer en elle et la faire entrer en lui, ses pensées se doivent toutes tourner vers lui, et lui seul doit être le lieu de sa demeure et de son repos.

C’est en quoi manquent plusieurs spirituels qui ignorent les voies de Dieu. Ils se tiennent trop dans eux-mêmes, ne se lassant jamais d’avoir attention sur leurs mouvements, de les examiner, de fouiller et creuser jusques aux moindres racines de leurs imperfections, ce qui, comme j’ai dit, est bon en son temps ; mais il y en a un où il faut vivre tout à Dieu et en Dieu. Il faut toujours marcher dans les voies divines ou humaines de Jésus-Christ ; autrement, nous n’avançons point dans la  perfection.

Qu’il ne se faut porter de soi-même qu’à une oraison ordinaire.

(Livre VII, Chapitre 7)

 

Il faut préparer pour l’ordinaire le sujet duquel nous voulons traiter avec Dieu dedans l’oraison. C’est la pratique de tous les saints ; et faire autrement, c’est manquer de respect à Dieu puisque, si nous voulons parler à un Roi ou à quelque personne de considération, l’on y pense un peu avant, et pour parler à Dieu irons-nous sans nous en mettre en peine ?

Or cette préparation du sujet se fait quelque temps devant que de se mettre dans l’actuelle oraison. [Il] faut élever son cœur à Dieu et lui demander qu’il lui plaise nous inspirer ce de quoi il veut que nous traitions en sa sainte présence ; et puis ce qui viendra, ou de Dieu, ou de ses perfections, ou de Jésus, ou de ses mystères, ou de quelques vérités chrétiennes, s’y entretenir, si Dieu ne nous met autre chose dans l’esprit ; à quoi il faudra s’attacher humblement et fidèlement, et par soumission à Dieu, sans s’arrêter au sujet prévu ; ne point penser à des sujets par trop extraordinaires, à quoi nous ne devons pas croire facilement que Dieu nous veuille porter ; et puis nous n’en savons rien, ses visites dans les âmes étant fort incertaines et dépendantes de sa seule bonté ; c’est pourquoi à tout événement l’on prépare un sujet qui ne nuit point si Dieu nous donne autre chose.

Jamais nous ne devons entrer dedans notre oraison que nous n’ayons demandé pardon à Dieu de nos fautes, et imploré sa miséricorde. Car nous mettre en sa sainte présence et traiter avec lui au sortir de nos imperfections où nous lui avons déplu, c’est nous rendre indignes qu’il nous regarde et qu’il nous écoute.

Il est de fort grande importance de bien connaître les voies de Dieu sur les âmes pour se conformer aux desseins de sa grâce. Toutes ne sont pas appelées à une même sorte d’oraison et, sans vocation spéciale, l’on ne se doit appliquer qu’à la plus commune et ordinaire, où l’âme agit elle-même, s’entretenant avec Dieu par la considération, prenant un livre pour s’aider à cela, ou se ressouvenant de quelque sujet qu’elle aura autrefois goûté, et agissant avec une grande dépendance et fidélité avec Dieu ; n’étant point appelée de Dieu à une oraison plus haute, elle serait dans une pure oisiveté si elle n’agissait pas d’elle-même. Or elle ne doit pas croire que Dieu l’appelle à une oraison plus élevée, sinon lorsqu’il lui ôte les moyens de s’employer à celle-ci, l’attirant à quelque autre meilleure. Car c’est une règle générale qu’on ne doit contempler que lorsque l’on ne saurait méditer.

Il est vrai que s’étant mise en la présence de Dieu et pensant au sujet qu’elle a préparé, elle doit demeurer fort tranquille dans sa méditation, afin que, s’il plaît à Dieu lui donner quelque chose l’occupant par lui-même, elle ne brouille point ou empêche les opérations divines par ses propres et naturelles. Quand Dieu veut posséder une âme et y opérer par ses grâces, la créature n’y doit pas mettre empêchement, ce que nous faisons très souvent par nos industries et nos soins, qui nous semblent nécessaires et sans lesquels nous ne croirions rien faire. Il faut donc recevoir les lumières que Dieu nous donne le plus purement et le plus respectueusement que nous pourrons afin qu’elles en demeurent plus efficaces. C’est agir moins respectueusement au regard de Dieu que nous ne ferions au regard d’un Prince, auquel si nous avons l’honneur de parler, nous continuons avec révérence tandis qu’il nous écoute, mais sitôt qu’il nous veut parler, nous nous taisons et l’écoutons avec tout respect et sans l’interrompre. 

Notre principale affaire dans le temps et dans l’éternité étant de vaquer à Dieu, suivant ce que dit Notre Seigneur : Porro unum est necessarium[162], il faut prendre garde de se dissiper beaucoup et engager par trop son âme dedans les choses extérieures, quoique bonnes, car il importe peu que notre cœur soit lié d’une chaîne d’or ou d’une chaîne de fer quand il n’a plus la liberté de vaquer à Dieu. Il faut donc faire tout doucement tout ce que nous pourrons pour le service de Dieu et la charité du prochain, selon nos talents, et chacun en sa manière ; mais il faut conserver sur toutes choses l’estime et le désir de l’oraison, dans cette ferme croyance qu’il faut avoir que nous ne saurions faire aucune autre chose où Dieu soit plus servi et d’où nous tirions plus de profit pour notre avancement spirituel.

Pour imparfaite que soit une oraison, j’en fais plus d’état quasi que de la meilleure action. Il ne faut donc point s’en dégoûter ni la quitter jamais pour peu que nous y pensions faire ; mais y persévérer fidèlement en la manière que nous pourrons. Faisant tout ce qui est de nous, nous ne sommes pas obligés à davantage. Le serviteur qui n’avait qu’un talent fut blâmé et condamné du maître pour ne l’avoir pas employé.

Quand je ne suis point propre à faire l’oraison actuelle, je fais de petites réflexions pour reconnaître les choses auxquelles j’ai quelque répugnance ou aversion, et je les fais ou en esprit ou en effet, si je le puis : comme parler avec l’un, traiter d’affaires avec l’autre, auxquels je n’aurais pas d’inclination, d’aller en un lieu où je serais mortifié, et ainsi du reste. Car il faut se vaincre en toutes choses en se faisant une guerre continuelle, et j’ai souvent éprouvé que cela facilite l’exercice de l’oraison, et que Dieu nous y donne d’autant plus d’entrée que nous aurons fait plus de violence sur nous-mêmes pour nous surmonter.

Comme on passe de l’oraison ordinaire à la contemplation.

(Livre VII, Chapitre 8)

 

Une âme qui n’entretient point en soi-même d’imperfection volontaire et qui sent des désirs efficaces de vivre de la vie de Jésus doit être fort passive à la conduite de Dieu en son oraison, et tendre à une grande simplicité par un retranchement de tout raisonnement en son entendement, et de toute multiplicité d’actes en sa volonté. Je sais bien qu’il se faut tenir dans la méditation et le bas degré d’oraison jusques à ce que Dieu nous élève à la contemplation ; mais il faut s’élever aussitôt que l’on sent que Dieu nous attire et éviter une fausse humilité qui nous empêche de suivre l’instinct et la motion du Saint-Esprit, qui souffle où il lui plaît et qui donne ses grâces aux parfaits et aux imparfaits, pour augmenter l’état des parfaits et faire sortir les imparfaits de leur état impur et terrestre.

A mon avis, le grand secret de l’oraison est de recevoir en tranquillité et en pureté l’impression des rayons du Soleil divin qui réside dans le fond de notre âme. C’est lui qui peut illuminer sans le secours de nos raisonnements, qui allume en nous le divin amour sans tourmenter notre volonté par la production d’une multitude d’actes, et fera fructifier toutes les vertus sans quasi nous en apercevoir ni savoir comment cela se fait. Que l’âme ait soin d’être nette et pure de toute imperfection, morte aux créatures et dans le désir de souffrir ; et pour l’oraison, qu’elle ne s’en mette point en peine : Dieu fera en elle tout ce qu’il faut et en une manière qui passera ses espérances et même son intelligence.

Qu’est-ce que Dieu n’opère point dans une âme qui ne veut rien faire que s’abandonner à lui et se soumettre simplement, humblement et parfaitement à sa conduite ? En ce degré d’oraison, le sujet préparé peut quelquefois servir ; quelquefois aussi Dieu en donne un autre selon son bon plaisir. Il ne faut point se laisser tirailler à l’esprit de la grâce, mais se laisser doucement attirer et s’occuper de ce qu’il communique, en soumission, tranquillité et pureté. L’on ne peut point donner des règles certaines à ceux qui sont dans cet état d’oraison, Dieu y opérant différemment selon son bon plaisir. Tout le conseil qu’on pourrait donner serait de se tenir dans la suprême indifférence à tout état de privations et de lumières, de douceur et de rigueur.

Je crois pourtant que l’on se peut servir utilement d’une manière d’oraison plus basse quand nous n’avons point d’ouverture à une plus élevée ; mais cela ne se doit faire qu’après avoir frappé plusieurs fois à la porte de la miséricorde de Dieu. Que si l’Epoux ne veut point que nous le baisions à la bouche par la contemplation, tenons-nous à ses pieds par une simple méditation.

Ce qui nous servira bien pour nous élever à la parfaite union sera d’avoir dans l’esprit plusieurs vérités universelles de la Divinité et de la sainte Humanité, comme : 1. Dieu est tout-puissant et sa bonté infinie ; 2. Il a un amour éternel pour nous, et l’œil de la divine Providence est toujours ouvert pour nous conduire ; 3. Dieu étant amour, il ne veut aussi que l’amour ; 4. Il est le centre de l’âme qui ne peut avoir de repos qu’en lui ; 5. La très sainte Trinité est le vrai modèle de la parfaite oraison, qui ne se fait que par les parfaites connaissances des Personnes Divines et par le pur amour. C’est ce qui relève la vie contemplative si hautement et qui la met dans une petite participation de la vie éternelle de Dieu en lui-même.

J’ai pris résolution de demander à Dieu la grâce que mon oraison demeure toute intellectuelle et que je ne ressente point si sensiblement les consolations célestes qui ruinent la nature. Ce sont des amorces à l’amour-propre, qui flétrissent la pureté d’oraison et diminuent l’attention contemplative, qui sera bien plus forte et plus vigoureuse quand elle sera ramassée dans la pointe de l’esprit : l’amour en deviendra plus ardent et plus continuel. C’est l’union continuelle qui est l’objet de la perfection : ce qui nous en peut détourner nous doit être extrêmement suspect, comme sont les goûts et les sentiments de la partie inférieure.

Mon âme, exposez-vous donc à Dieu simplement dans l’oraison, vous abandonnant toute à lui et recevez l’impression de lui telle qu’il lui plaira vous la donner ; ayez seulement grand soin de la pureté de la soumission et du parfait dégagement de toutes créatures, et prenez simplement ce que Dieu vous donnera. S’il ne vous donne rien, soyez contente de n’avoir rien, et demeurez paisible dans la seule union à sa sainte volonté. Quelquefois Dieu laisse une âme dans les privations et puis il l’élève à la pure union, et cela se fait tôt ou tard, selon qu’il lui plaît. Les affaires et occupations sont périlleuses si elles nous font perdre l’attention intérieure à Dieu qui est essentielle à la vie spirituelle.

De l’oraison de Foi

(Livre VII, Chapitre 9)

 

Cette oraison est un simple souvenir de Dieu qui est encore plus simple qu’une pensée, n’étant qu’une réminiscence de Dieu qui est cru par la Foi nue, comme il est vu et su par la lumière de gloire dans le ciel. C’est le même objet, mais connu différemment de l’âme : cette voie est une docte ignorance. La terre est le pays des croyants et le ciel celui des voyants. Il ne faut pas savoir Dieu ni les choses divines en ce monde, mais il les faut croire.

La Foi doit être nue, sans images ni espèces, simple sans raisonnements, universelle sans considération des choses distinctes. L’opération de la volonté est conforme à celle de l’entendement, nue, simple, universelle, point sentir ni opérer des sens, mais toute spirituelle. Il y a de grands combats à souffrir dans cette voie de la part de l’esprit qui veut toujours agir et s’appuyer sur quelque créature. L’état de pure Foi lui déplaît quelquefois fortement, mais il le faut laisser mourir à toutes ses propres opérations, estimant pour cela beaucoup et recevant volontiers tout ce qui nous aide à mourir, comme les sécheresses, aridités, délaissements, qui enfin laissent l’âme dans l’exercice de la pure Foi par laquelle Dieu est connu plus hautement que par les lumières qui servent de milieu entre Dieu et l’âme ; et l’union de notre esprit par la Foi est pure et immédiate, et par conséquent plus relevée. Il faut aussi que la volonté meure à tout ce qui n’est point Dieu pour vivre uniquement en lui de son pur amour : car la vie de la volonté est la mort, et cette mort ne s’opère ordinairement et n’est réellement que dans les privations réelles et effectives.

Cette oraison est uniforme et n’est pas sujette à beaucoup de changements ni ne ruine pas le corps ; car elle est sans effort naturel, qui est plutôt contraire, puisque toutes les industries humaines ne la peuvent donner, dépendant purement de Dieu qui la communique quand il veut et à qui il lui plaît. Il est vrai que cette pure et nue contemplation de Dieu par la Foi n’est donnée que rarement et après avoir passé par plusieurs purgatoires et états pénibles ; les plus grands saints mêmes ne l’ont pas toujours eue. Au commencement, on ne l’a que comme par petits éclairs passagers ; c’est beaucoup si on la possède une demi-heure, mais il en reste toujours de grands effets dans l’âme.

Un des principaux est que cette lumière de Foi fait voir toutes choses, la vérité de nos Mystères, nos imperfections et les perfections qui nous manquent, et les vertus pratiques ; le tout fort simplement, non successivement l’une après l’autre, comme par le raisonnement qui n’aurait jamais pu arriver à produire une connaissance si nette et si universelle. Mais que le raisonnement a de peine à mourir et à ne plus vivre de faveurs et de lumières humaines et être absolument réduit dans l’obscurité ! Cependant il faut passer par là pour être disposé à l’opération divine.

Il y a divers degrés de contemplation ; mais il faut se contenter de celui que Dieu donne. Durant que nous sommes en terre, il y a toujours à purifier et partant, il faut toujours souffrir. Les trois-quarts de notre vie se passent à souffrir et porter la croix. On ne laisse pas, dans les états obscurs et crucifiés, d’être uni à Dieu fort intimement quoique l’âme ne sente pas l’union. J’aime beaucoup la voie de la pure Foi en l’oraison, par laquelle l’âme connaît Dieu autant qu’elle le peut connaître en cette vie ; il n’importe que cette voie soit obscure : elle est certaine. Je désire me défaire tant que je pourrai de la lumière de la raison. O que la pure Foi est belle !

Ce qui sert beaucoup à spiritualiser une âme, c’est de faire un continuel usage de la Foi, n’aimer rien et n’estimer rien que ce qu’elle nous fera aimer et estimer. L’homme se défait rarement de la raison, et néanmoins s’il ne s’élève au-dessus, il demeure terrestre et imparfait. La Foi est une participation de la Sagesse éternelle ; hors de sa conduite, tout [est] mensonge et folie ; c’est elle qui nous montre le vrai avec assurance : ses lumières sont obscures, mais certaines ; et leur obscurité vaut incomparablement mieux que toutes les clartés de l’esprit naturel.

De plus, pour rendre l’oraison plus intellectuelle et que la nature n’y ait point de part, il faut se divertir de certaines choses qui ont coutume de nous porter à Dieu avec sensibilité, comme la musique, la vue des belles églises, des tableaux de dévotion, de regarder le ciel, et autres choses semblables. Cela est bon au commencement et durant quelque temps, mais quand l’âme est attirée à la parfaite pureté d’oraison, il faut l’habituer à ne prendre son aliment, c’est-à-dire ses connaissances et son amour unique que de la Foi et des lumières infuses et surnaturelles. Quand l’on n’y prend pas garde, l’on ne se tient pas assez dans la passiveté et l’on va mendier la vie de l’âme des objets sensibles, Dieu voulant la lui donner lui-même par des connaissances plus épurées.

Et puis, la nature, ayant des goûts sensibles, s’y attache sans le croire, et on se retarde dans la pure union avec Dieu qui ne veut que Dieu seul et met l’âme dans un dénuement de toutes espèces sensibles et de toutes sortes de goûts. Quand néanmoins Dieu nous laisse dans la pauvreté et qu’il ne nous donne entrée d’aller à lui que par l’ordre des choses sensibles et du raisonnement, il faut humblement s’accommoder à cet état pour éviter l’inutilité ; et puis, Dieu ne voulant donner que cela, l’âme ne doit pas prétendre davantage.

Si pourtant l’âme se sentait attirée dans le délaissement et pauvreté intérieure, et à la pure souffrance intérieure, elle ne doit pas rechercher les choses sensibles pour se porter à Dieu, mais demeurer pauvre, dénuée et souffrante sur la croix intérieure tant qu’il plaît au divin Epoux l’y laisser souffrir. Cet état est amer, mais il est purifiant, et rend l’âme capable d’une plus grande union avec Dieu.

Des sacrées ténèbres de l’oraison

(Livre VII, Chapitre 10)

 

Un jour de sainte Magdelaine, il me sembla que mon oraison changea et devint plus simple, plus élevée et plus forte. Mon esprit allait connaissant Dieu non plus par lumières ou sentiments, mais par de certaines ténèbres desquelles Dieu est environné. Ces ténèbres me faisaient voir que Dieu ne peut être connu et qu’il est infiniment au-dessus de nos entendements, qui ne peuvent mieux le connaître qu’en avouant qu’il ne se peut connaître. Autrefois, les lumières et sentiments me servaient pour m’unir à Dieu, à présent elles me conduisent seulement ; mais les ténèbres les dissipent et mon âme se sentant perdue dans une profonde ignorance de Dieu, elle le connaît, ce lui semble, mieux qu’elle n’eût jamais fait ; et ensuite je n’ai aucune peine de m’occuper en Dieu de cette manière, qui, laissant des impressions plus grandes de la Divinité, augmente aussi toutes mes dispositions intérieures d’amour, de haine du péché, et autres semblables.

Il me semblait donc en ce temps que mon oraison devenait plus continuelle. Je fus fort encouragé de voir ce que dit saint Denys[163], que cette ignorance est la meilleure et plus haute sagesse de Dieu. Je fais donc mon oraison en la manière susdite, y ayant facilité et comprenant bien que la connaissance que l’on a de Dieu par cette voie est plus grande que celle que les discours ou les lumières ou les sentiments nous donnent. Reconnaître qu’on ne peut rien connaître de Dieu est le connaître autant qu’il peut être connu en ce monde, sa grandeur étant infiniment au-dessus de nos intelligences. De sorte que la vraie oraison n’est que dans l’abstraction de toutes choses créées. Et afin que notre entendement vive tout à Dieu, il faut qu’il meure à tout ce qui n’est point Dieu et qu’il l’envisage par un acte de Foi dans une lumineuse obscurité.

Par cette voie, Dieu est plus connu et aimé de l’âme que par plusieurs vues et affections, lesquelles sont toutes ôtées et retranchées dans l’obscurité de ces sacrées ténèbres. L’âme se sent occupée en cette façon par-dessus toute raison, par une lumière obscure et qui surpasse les sens. Elle n’est point attachée à son objet par vues et affections sensibles, mais toutes spirituelles ; encore l’esprit n’a-t-il autre vue sinon qu’il n’en peut avoir qui lui fasse connaître la grandeur incompréhensible de Dieu. Cette occupation est douce, simple, tranquille et indépendante des sens intérieurs et extérieurs ; au contraire, l’âme a peine de leur part par mille fantômes que l’imagination lui présente, mais tout passe devant ses yeux sans néanmoins la distraire. Cette occasion laisse dans l’âme plusieurs bons effets, comme une paix et une joie profonde, une fermeté dans les bons desseins et dans les pratiques de la vertu, surtout un amour très grand pour l’anéantissement, en vue et imitation de l’ineffable anéantissement du Fils de Dieu.

 Une des marques plus assurées pour discerner si on est en effet occupé de Dieu dans cette oraison de ténèbres, est de voir s’il reste en l’âme des connaissances de ses misères et de ses infidélités : car tant plus elle communique avec Dieu, tant plus elle voit les moindres choses. Par exemple, on s’aperçoit que dans une telle action on n’a pas eu une intention assez pure, mais que la nature s’y est mêlée avec la grâce ; que l’on se divertit trop aisément de la présence de Dieu ; que l’on a fait trop d’effort de nature dans l’oraison où l’on devait être plus passif ; et toutes ces connaissances qui sont données clairement à une âme, l’humilient beaucoup.

On ne saurait quasi être plus purement en Dieu que par cette oraison, y étant, par une simple vue de la Foi pure, au-dessus de tout discours et conception. En cet état, je ne connais rien de Dieu sinon que je n’en puis rien connaître : l’imbécillité de mon âme et les excès infinis de ce divin Soleil font que sa lumière m’est inaccessible. Cette Foi obscure me mène pourtant plus loin dans Dieu que toutes les conceptions que j’ai jamais pu former, et ma volonté est échauffée d’une manière admirable au milieu de ces ténèbres lumineuses. En cet état, toute mon âme est unie à Dieu très simplement et intimement ; et comme l’union est forte, l’on ne s’en sépare pour traiter avec les créatures qu’avec violence.

L’âme, qui ne sait rien de Dieu en cette disposition sinon qu’il est incompréhensible, se perd dans les ténèbres qui environnent cette infinie grandeur. Cette vue sans vue ne voit rien de distinct et particulier de Dieu, mais est une savante ignorance de ce que Dieu est en soi-même, qui laisse en l’âme de grands effets d’estime et d’amour, pénétrant beaucoup l’intérieur en lui faisant une impression très forte de la grandeur de Dieu et de ses infinies perfections. Dieu demande une grande pureté et paix intérieure à une âme dans cet état.

C’est donc une excellente manière de s’occuper en Dieu que d’anéantir toutes nos lumières et connaissances pour entrer dans les sacrées ténèbres qui environnent sa Majesté : car cette lumière inaccessible n’est qu’obscurité pour nous ; et il faut s’élever au-dessus de toutes vues et lumières, et perdre son entendement dans ces ténèbres et dans cette mort de nos propres connaissances, confesser que Dieu est au-dessus de toutes nos intelligences comme il est au-dessus de tous nos amours. Perdre ainsi notre volonté et l’anéantir dans l’impuissance de pouvoir aimer ; c’est l’aimer que d’avouer que l’on ne le peut aimer et qu’il est au-dessus de nos amours. L’âme marche de la sorte dans une perpétuelle mort et anéantissement, et ne connaît ni n’aime Dieu, ce semble, mais Dieu se connaît et s’aime en elle.

Des lumières de l’oraison

    (Livre VII, Chapitre 11)

 

Dieu, dans la petite oraison, se découvre quelquefois à l’âme comme un soleil qui la remplit de clarté par laquelle et dans laquelle Dieu est connu, et les autres choses dont elle a besoin ou que Dieu lui veut découvrir. L’on voit bien cette clarté qui nous fait connaître Dieu, mais Dieu est inaccessible, comme la lumière du soleil naturel est bien vue et non le corps du soleil qui nous éblouit, et en sa lumière nous voyons les autres créatures du monde.

Un aveugle-né s’imagine que s’il avait les yeux ouverts et qu’il vît la lumière, il verrait le soleil, mais il reconnaîtrait par expérience que sa lumière ne lui servirait qu’à lui faire plus clairement entendre que le soleil ne se peut voir à cause de l’excès de sa clarté. De même dans les ténèbres intérieures, l’on croit que l’on connaîtrait plus Dieu si on était dans la lumière, mais la lumière ne sert qu’à faire voir qu’il ne se peut connaître. Et la connaissance de Dieu négative, ou par voie de négation, est plus grande dans la Foi éclairée que dans la Foi obscure.

Quand j’envisage Dieu dedans l’oraison, ou une de ses perfections, ou Jésus, ou l’une de ses dispositions, ou quelqu’une de ses maximes, il me semble que tous ses objets sont pleins d’une lumière particulière qui sert beaucoup à l’âme pour découvrir leur excellence. Les perfections divines, par exemple, me paraissent lumineuses et jettent dans l’entendement certains petits rayons qui les font connaître, de sorte qu’on les découvre à la faveur de leurs propres lumières. Il me semble que les vérités particulières, comme : qu’il faut fuir le mal, faire le bien, haïr le péché, embrasser la vertu, et semblables, considérées en elles-mêmes et séparément de l’entendement de Dieu, ou du cœur de Jésus, n’ont point une particulière lumière ; elles sont obscures en elles-mêmes et ne se découvrent qu’à l’aide de la lumière de la Foi, comme les corps qui sont hors du soleil ne se voient que par sa lumière.

C’est pourquoi je crois que l’âme se doit occuper à Dieu et aux vérités qu’elle regarde, dans lui ; et à Jésus et aux vérités chrétiennes comme résidentes dans son sacré Cœur. De cette sorte (sauf l’estime de la Foi, qui est toujours la plus certaine), la volonté s’embrase bien autrement en l’amour, l’adoration et la complaisance de son Dieu, et à l’imitation des divines perfections de Jésus. Cette sorte d’oraison est simple et ne tracasse point l’âme par plusieurs discours. Car la perfection et les effets extérieurs qu’elle produit se voient d’une manière simple et tout d’un coup, comme la toute-puissance de Dieu se peut voir en elle-même seulement ou avec la création du monde ; la Providence se peut voir et adorer ou en elle-même ou avec les effets admirables qu’elle fait voir dans le gouvernement du monde. En l’une et l’autre sorte, l’âme n’est point multipliée par discours, mais envisage cela d’une seule vue.

Quand on considère une vérité chrétienne, par exemple l’excellence de la pauvreté, comme séparée du sacré cœur de Jésus, l’âme se divertissant de sa vue, tombe en distraction et regarde quelque autre chose indifférente ; mais quand elle voit la pauvreté comme résidente en Jésus et qu’elle s’en divertit, elle s’occupe pour lors en Jésus. Ou bien quand elle considère une des perfections de Dieu en Dieu, elle regarde souvent Dieu au lieu de sa perfection, ainsi elle fait en l’oraison un heureux change[164] ; et quand l’âme se divertit, elle est plus heureusement occupée. Notre esprit étant inconstant, il se divertit aisément de son occupation première pour en prendre une autre, mais quand il trouve un objet comme Dieu ou Jésus, il demeure arrêté dans sa distraction et se fixe d’une manière admirable. O qu’il fait bon de se divertir de la sorte ! Au lieu d’y perdre, l’on y gagne. Et que l’oubli de notre premier objet est heureux, qui est suivi du souvenir de Dieu ou de Jésus ! L’âme souvent se perd dans ces divins abîmes, au lieu de considérer les vertus chrétiennes ou les perfections divines, et, ainsi perdue, elle perd le sentiment et l’amour de tout ce qui n’est point Dieu. O heureuse perte !

Une des connaissances qui nous est la plus nécessaire, est celle de nos misères et imperfections, parce qu’elle sert à établir en nous l’humilité sans laquelle nous ne faisons rien dans la vie spirituelle. Mais on peut avoir cette connaissance de ses propres défauts en deux manières. La première, en les regardant en eux-mêmes, et s’occupant directement en leur considération : Ego vir videns paupertatem meam[165]. La seconde, envisageant les divines perfections dans la lumière desquelles nous découvrons nos imperfections.

La première manière ressemble à un jour d’hiver dans lequel tout est dans la froideur et on ne voit rien que stérilité : on a bien quelque lumière qui produit des sentiments bas de soi-même ; mais cette humilité nous cause souvent de l’abattement, découragement et ennui. L’autre manière ressemble à un beau jour d’été qui a plus de clarté et plus de chaleur. La vue de nos misères qui nous vient par cette voie-là, est plus avantageuse et produit une humilité plus généreuse et plus pleine de confiance ; et la vue des perfections divines, qui est la première et directe occupation de l’âme, allume un feu divin en elle qui la brûle au milieu de ses misères. Voilà pourquoi c’est un grand secret dans la vie spirituelle de regarder toutes choses en Dieu, qui est une lumière infinie, et n’en sortir jamais, puisqu’en lui on peut connaître et faire toutes choses.

Depuis qu’une âme s’est habituée à marcher par les voies de la Foi et de la pureté, elle acquiert une facilité à demeurer en Dieu si grande qu’elle sent de l’inquiétude quand elle demeure dans les créatures et reconnaît par expérience qu’elles ne sont pas son centre pour lui donner du repos, ni sa lumière pour la conduire, mais Dieu seul. L’âme de Jésus-Christ qui est notre exemplaire[166], non seulement demeurait en Dieu à cause de l’union hypostatique, mais toutes ses pensées et affections étaient abîmées dans la Divinité, qui remplissait cette admirable créature de grâce, de lumière et de vérité pour l’exécution de ses décrets éternels touchant la Rédemption des hommes. Il exécutait les mystères de sa vie mortelle, mais c’était demeurant en Dieu et sans sortir de la Divinité dans laquelle il voyait tout ce qu’il lui fallait exercer dans la terre. Nous devons faire le même : puiser en Dieu toutes les lumières de notre conduite, et c’est ordinairement dedans l’oraison actuelle qu’il nous les découvre : Accedite ad eum et illuminamini[167].

De l’oraison passive

     (Livre VII, Chapitre 12)

 

L’oraison passive se fait ainsi : l’on envisage Dieu en ses perfections, ou Jésus dedans ses états, ou quelque vérité chrétienne par la Foi ; et puis l’âme demeure dans un parfait repos, recevant tout doucement les impressions divines, qui la pénètrent, la convainquent, l’échauffent et l’embrasent pour toutes sortes de vertus. Et, quoiqu’elle n’en pratique pas les actes intérieurs distinctement, mais qu’elle demeure jouissante de la douceur de ses impressions, elle s’y rend fidèle dans les occasions, et s’y trouve bien disposée. Dans la méditation que nous faisons, Dieu agit avec nous, mais nous faisons quasi tout ; là où dans l’oraison passive, nous opérons avec Dieu, mais il opère quasi tout. Il ne faut pas aisément croire que l’on soit dans ces états passifs. Pour y entrer, on a besoin de grande pureté, d’une longue pratique d’oraison et de l’avis d’un bon directeur, et cependant travailler avec l’oraison ordinaire.

Une âme élevée dans l’état passif d’oraison se trouve unie à Dieu sans qu’elle ait travaillé à s’y unir, et reçoit de lui plusieurs lumières, vues, désirs et affections, comme il lui plaît les communiquer. Pour lors l’âme adhère purement à la grâce et ne se remue point pour prendre elle-même des vues, désirs ou affections : elle se contente de ce que l’Esprit, qui la tient liée, lui donne, et n’a que cet unique soin de le contenter et adhérer à son divin amour. Durant qu’elle demeure et opère conformément à ce divin état, elle ne se sert point de sa liberté naturelle pour agir, mais suit les motions divines dans l’anéantissement des propres opérations. Quand elle est bien morte et bien passive en elle-même, son état de passivité ne change point, quoique ses dispositions ordinaires changent, car elle reçoit de Dieu les ténèbres comme la lumière, les froideurs comme les ardeurs, les pauvretés comme l’abondance, demeurant ferme dans son fond à ne vouloir que Dieu et ses saintes volontés avec toute indifférence et une parfaite mort de ses propres opérations.

Dieu fait ce qu’il lui plaît en elle, d’elle et par elle ; cependant elle demeure inébranlable à ne vouloir que les effets de la volonté de Dieu par les mouvements de la grâce. Ce qui est bien à remarquer dans ces états passifs, l’âme demeure quelquefois dans la simple union ou contemplation des divines perfections, se tenant en un profond repos et comme sans agir ; et d’autres fois elle fait même des actes de ses puissances ; c’est selon qu’il plaît à Dieu la mouvoir et l’exciter, car son unique affaire est la parfaite soumission à la grâce de laquelle, tandis qu’elle ne s’écarte point quoiqu’elle agisse par le mouvement de cette grâce, elle ne sort point de l’état de passivité puisqu’elle ne se meut que parce qu’elle est mue de l’Esprit de Dieu.

Jamais une âme ne goûtera la passivité susdite si toutes ses puissances ne sont accoisées[168], si elle n’est déjà avancée dans la vertu, si elle n’est établie dans une grande paix, si elle ne fait une oraison quasi continuelle, si elle n’est très pure, etc. Car quel moyen que Dieu entre en une âme si elle n’est exempte des troubles et imperfections ordinaires ? Comment entendrait-elle la voix de Dieu au milieu du bruit des créatures, si elles vivaient en elle par quelque affection ? Pour se laisser appliquer à Dieu où il veut et quand il veut, il faut être dans un état de pure attention à ses ordres, qu’il nous fait connaître intérieurement, quelquefois par des lumières dans l’esprit, et d’autres fois par des mouvements et instincts dans la volonté.

La pureté de l’âme parfaite demande qu’elle ne se regarde point, ni son intérêt, mais la seule volonté de Dieu, de sorte qu’elle ne regarde pas même le bonheur qu’elle a de servir Dieu et de faire telle ou telle chose pour sa gloire, mais elle ne regarde que la volonté de Dieu, qui veut qu’elle opère ou souffre telle chose. Son principal soin est de regarder son Dieu, s’abîmer en lui par amour sans examiner curieusement les grâces et les dons qu’elle reçoit.

Elle connaît dans la passivité de ses oraisons qu’il y a plusieurs voies d’aller à Dieu, plusieurs moyens de se consumer à son service et que l’amour fait des sacrifices des âmes en plusieurs manières. Les uns se consument dans les travaux pour le prochain, les autres dans les tourments pour la Foi par la cruauté des tyrans ; quelques-uns par les mortifications et pénitences, les autres par les ardeurs de l’amour en l’oraison. L’âme est indifférente pour être sacrifiée par l’amour en la manière que Dieu voudra et sert à sa gloire comme il lui plaît. Le seul fondement de son choix est la sainte volonté de Dieu et non point la perfection ou la beauté de l’état, s’attachant à celui où elle sait que Dieu la veut quoique moins élevé qu’un autre.

Dieu est le maître qui opère en notre âme différemment, tantôt donnant plus de lumière à notre entendement, tantôt plus d’amour à notre volonté, en sorte qu’une puissance semble absorber l’autre. Il ne faut pas que l’âme se tourmente en cet état, mais qu’elle demeure unie en la manière que Dieu la veut. C’est le grand secret de la vie d’oraison, de demeurer passif aux opérations de Dieu et n’agir pas de soi-même lorsqu’on est mû de la grâce. Souvent vous ne savez laquelle des deux puissances, l’entendement ou la volonté, est plutôt pénétrée. Dieu qui est le maître, les possède en même temps, les remplit et opère puissamment en elles sans l’industrie de la créature ; de sorte que l’on est plus tôt persuadé et gagné à Dieu que l’on ne s’en est aperçu.

L’âme qui est en cet état a deux choses à éviter avec fidélité : l’activité de son esprit humain et l’impureté de son affection. Pour le premier, notre esprit ne veut point mourir à soi-même, mais veut agir et discourir par lui-même, aimant toujours beaucoup ses propres opérations ; il y prend tant de plaisir que difficilement peut-on venir à bout sans grâce et grande fidélité de se dépouiller de soi-même en le faisant entrer dans une passivité entière pour être seulement susceptible des motions divines. L’âme attirée à cet état ne doit pas se lasser de vaincre son esprit humain. Les longues habitudes qu’il a d’agir avec liberté empêchent son anéantissement, mais la grâce nous donnera une meilleure habitude.

La seconde chose à éviter est l’impureté de l’âme ; c’est pourquoi il faut entrer dans une parfaite nudité de tout ce qui n’est point Dieu. Qu’elle ne recherche dans son intérieur et son extérieur que lui seul et son bon plaisir sans aucune vue de ses intérêts. Hélas ! L’amour que Dieu nous porte ne nous oblige-t-il point assez d’avoir de la fidélité pour lui ? Et l’amour que nous devons avoir pour notre perfection ne doit-il point nous animer à n’y épargner aucune peine ?

De la pure et parfaite oraison

( Livre VII, Chapitre 13 )

 

Ce qui dispose beaucoup une âme à entrer dans la pure et parfaite oraison est un abandon absolu et sans réserve au bon plaisir de Dieu touchant l’oraison, se donnant à lui par pure soumission pour être occupée en la manière qu’il voudra. L’âme qui se sent attirée à dépendre de la Providence pour les sujets et la manière de son oraison, doit être toute morte pour ce regard, et recevoir avec soumission et mortification tout ce qui lui viendra de Dieu, soit qu’elle soit attirée à la contemplation ou qu’elle demeure dans le raisonnement, soit qu’elle ait facilité ou difficulté, douceur ou aridité. L’âme ainsi purement unie au bon plaisir divin et morte à tout, est très bien disposée à entrer dans l’union, non par douceur seulement, mais même au milieu des croix intérieures, dans lesquelles elle a une union crucifiée plus forte et plus agréable à Dieu que dans la douceur.

La pureté de l’oraison, selon ma lumière présente, consiste dans une simple vue de Dieu par la lumière de la Foi, sans raisonnement ou imagination. La raison et l’imagination ne laissent pas d’aider à une bonne oraison, mais non pas à la pure. Il me semble que l’âme se doit abîmer en Dieu et y demeurer en repos dans une mort de notre esprit humain. Cette demeure en Dieu se fait et par connaissance et par amour ; mais quelquefois la connaissance est plus abondante que l’amour et l’absorbe, de manière qu’il semble que l’on n’en ait point. Ce qui n’est pas car il y a toujours une secrète  tendance d’amour imperceptible. Quelquefois l’amour absorbe la connaissance et est plus abondant et sensible. Tout cela comme il plaît à Dieu.

Quand il attire une âme plus haut que l’oraison ordinaire et qu’il la veut toute à lui seul, elle doit quitter tout soin pour ne s’appliquer qu’à Dieu. Les vertus et dispositions qui étaient la vie de l’âme dans un autre temps ne sont plus alors de saison : car il faut qu’elle ne vive que de la vie de Dieu, c’est-à-dire de sa seule connaissance et de son amour sans nulle vue sur soi-même. Dieu prend le soin lui-même d’une âme qui agit de la sorte et lui imprime les dispositions qui lui sont nécessaires sans qu’elle les ait prévenues. « Pense en moi et je penserai pour toi », dit Jésus-Christ à sainte Catherine[169]. Dans son oraison même, il lui donne des lumières pratiques qui ne durent guère et qui sont très efficaces, et qui ne la font pas sortir de la pureté d’oraison ; et puis, hors l’oraison, elle reçoit aussi des lumières pratiques pour être appliquées aux plus excellentes vertus dans les occasions.

La pure et parfaite oraison ne consiste point dans les goûts sensibles, mais dans la suprême pointe de nos esprits et de nos volontés, d’une manière toute spéciale qui ne se peut quasi  exprimer. Car cette suprême région de l’âme est le temple sacré où Dieu se plaît de résider ; c’est là où il se fait voir et goûter à sa créature d’une manière toute au-dessus des sens et de toutes choses créées. L’âme, conduite par la seule Foi et attirée par ses divins parfums, va trouver Dieu en ce saint sanctuaire et converse avec lui dans une familiarité qui étonne les Anges mêmes. C’est ici où se fait la pure oraison puisqu’il n’y a rien que Dieu et l’âme sans aucune créature qui se puisse mêler dans ce saint pourparler, Dieu opérant tout ce qui se passe par lui-même, sans se servir d’images ni de discours ni de goûts sensibles. Cette suprême pointe de l’âme n’étant capable de rien de sensible, le seul pur Esprit la peut posséder, qui est Dieu, lequel lui communique ses illustrations, vues et sentiments qui lui sont nécessaires pour la pure union.

La parfaite oraison est donc une certaine manifestation expérimentale que Dieu donne de soi-même, de ses bontés et de ses douceurs. Don admirable qui ne s’accorde qu’aux âmes très pures et qui dure ordinairement assez peu de temps ! Mais la condition de cette vie ne permet pas davantage : car il faut vivre ici dans l’humilité, la patience et la croix. L’âme, retournant du milieu de ces embrassements divins, rapporte un grand amour et une haute estime de Dieu, une profonde connaissance de ses imperfections, et se trouve ainsi toute disposée d’agir et de souffrir et de pratiquer les pures vertus.

Peu de personnes arrivent à la pureté de la parfaite oraison parce que peu se rendent susceptibles des motions divines par un vide profond de leurs puissances. Pour en venir là, il faut que rien ne nous tienne à l’esprit ni au cœur. Je conçois bien que Dieu ne donne pas beaucoup de ces grandes faveurs aux âmes qui ne se mortifient pas puissamment ; il les retient dans ses divines mains, qui en sont toutes pleines car il ne trouve point de cœurs préparés pour les recevoir : faveurs dont la moindre vaut mieux que tout le monde ensemble. Ceux-là seuls le savent qui en ont l’expérience. Pour moi je n’y connais rien ; j’ai seulement ouï dire que ce sont des unions admirables, des baisers très intimes, des productions d’amour si pures que les joies du ciel ne le sont guère davantage. Ces faveurs sont très grandes, puisqu’elles élèvent l’âme dans de hautes unions et la ravissent à soi-même et à toute créature par des surprises amoureuses qu’une seule grâce éminente peut faire[170].

L’on parvient à la parfaite unité avec Dieu par la parfaite nudité de toutes créatures ; et la nudité s’acquiert par une mortification continuelle et quelquefois par infusion divine. Il faut donc beaucoup prier et mourir à toutes ses inclinations et humeurs, et renoncer à tout moments à soi-même et aux créatures. Depuis que le péché originel a corrompu tout l’homme, il ne peut vivre de la grâce qu’en mourant continuellement. Quand Dieu se met de la partie et qu’il mortifie, l’âme qui veut mourir est bientôt morte : il donne des coups admirables qui sont des coups d’ami et qui crèvent les apostumes[171] qui nous étaient inconnues. L’âme meurt plus en un jour, quand il s’en mêle, qu’elle ne ferait en dix ans par des mortifications ordinaires. Adorons donc cette divine et aimable main qui nous tue, et ne nous plaignons jamais que du peu de correspondance que nous apportons à ses desseins. Une grande perte de biens, d’amis, d’honneurs, de consolations, avance fort en l’âme la nudité des créatures, car, pour l’ordinaire, nous ne quittons ces attaches qu’en perdant les sujets qui nous y lient.

Au temps de l’actuelle[172] oraison, l’âme ne regarde pas les effets qui s’en font en elle ; elle en serait reprise intérieurement comme d’une distraction. Pour lors son occupation est en Dieu seul et sa grâce présente ne la porte que là, la divertissant de toute autre pensée ; mais sans qu’elle y pense, Dieu laisse de puissantes impressions en elle, et des dispositions à la pratique des grandes vertus, surtout à aimer les croix et les anéantissements effectifs : c’est cela seul que l’âme doit aimer et rechercher, ne pouvant plaire uniquement à son Dieu [que] par cette voie.

De la faim et du rassasiement de Dieu

( Livre VII, Chapitre 14 )

 

Je me suis quelquefois trouvé dans une oraison de désirs que je pourrais nommer une faim de Dieu : car ma volonté intellectuelle en était affamée et sentait un appétit de Dieu sans autre production d’actes particuliers d’amour, ou de complaisance ou de bienveillance, etc. Comme quand on a faim de la nourriture sans avoir désir de ceci ni de cela, mais seulement certaine disposition famélique. En cet état, l’âme ne fait rien que d’être affamée de son Dieu, que l’on connaît par la Foi d’une manière générale et confuse.

Cette oraison était fort intellectuelle, mon appétit naturel ne s’y mêlait que rarement, et je ne faisais ni élans ni soupirs, toute cette opération se faisant dans la partie supérieure. Il me semble que cette manière d’oraison était compatible avec quelques affaires et se conservait quoique l’âme eût des distractions en l’entendement et en l’imagination. Cette oraison me semblait très simple et toute spirituelle ; d’où vient que je ne sais comment l’âme la reçoit ni ce qu’elle y fait, sinon que je sentais une faim de Dieu qui, ce me semble, se peut encore avoir au milieu de la possession de Dieu. Telle oraison dure longtemps et ne rompt point la tête et n’est troublée que par les saillies impures de la nature : c’est pourquoi il faut être tout mort durant qu’elle continue.

J’ai eu ensuite une oraison de faim des états de Jésus-Christ, dont la possession est toute nécessaire au pur amour, et dispose infailliblement. Qui désire ce pur amour les doit aussi désirer : sans eux, l’on n’est point dans la pureté requise à cet amour. A présent donc, au lieu des craintes de la pauvreté, j’en ai des désirs ; au lieu de sentir des appréhensions de souffrir, j’en ai des inclinations.

Enfin cette oraison fait cesser les combats intérieurs, et on reçoit des assurances des états souffrants et humbles où Dieu nous veut pour vivre purement à lui et pour lui. Qu’y a-t-il de plus pur que ce qui est purement Dieu et où il n’y a rien du nôtre ? La disposition de la grâce nous porte purement à aimer la pauvreté et ce qui semble contraire à notre bien particulier, que nous négligeons et abandonnons pour entrer dans les seuls intérêts de Dieu. Une âme qui vit de la sorte vit dans la pureté de l’amour et participe aux pures vertus de Jésus-Christ.

Que de générosité il faut avoir à un cœur qui veut aimer purement ! [Il] faut qu’il retranche toutes les satisfactions naturelles pour contenter seulement Dieu. Qu’on n’espère point vivre de la vie de la grâce sans une continuelle violence et sans être attaché incessamment à la croix. J’avoue, ô bon Jésus, qu’il faut que votre grâce nous prévienne et nous accompagne continuellement : c’est elle qui nous fait ressentir cette faim sacrée des souffrances, des humiliations et des pauvretés, qui est une petite participation de celle que vous avez eue durant votre vie mortelle.

Il arrive aussi ordinairement que Dieu qui, ouvrant sa main libérale, remplit tout animal de bénédiction, prenant plaisir à rassasier la faim que lui-même a excitée dans une âme, se communique abondamment au fond de sa volonté qui se trouve toute rassasiée et pleine de Dieu. Cette plénitude de Dieu expérimentée et goûtée l’occupe avec douceur et paix. Cette disposition remplit quelquefois toutes les puissances de l’âme de sorte que l’entendement, la mémoire, la volonté, l’imagination sont toutes pleines de Dieu seul, et nulle pensée pour lors n’y peut avoir entrée, mais elles sont toutes occupées de la possession de Dieu. Quelquefois cette jouissance se retire purement dans la volonté, dont elle remplit la capacité pleinement et parfaitement, et ainsi l’oraison n’est plus qu’un sentiment de Dieu remplissant le fond du cœur et le comblant d’une grande joie.

Se faut-il étonner si la plénitude de Dieu par laquelle il est suffisant à lui-même, suffit pour contenter abondamment et surabondamment un cœur ? Ô quand il plaît à l’infinie Bonté de donner aux âmes quelque petite participation de sa plénitude, qu’elles jouissent purement et simplement de ce grand bonheur ! Elles demeurent en une grande passiveté et ne sont mues d’aucun désir, quelque saint qu’il soit, et ne peuvent faire aucuns actes, mais demeurent toutes rassasiées et toutes contentes de cette infinie plénitude.

En cet état, l’âme jouit de Dieu en Dieu dans un parfait contentement, ne goûtant que Dieu seul qui lui est tout ; le reste ne lui est plus rien ; aussi Dieu pour la remplir de lui-même en chasse toutes les créatures. Que cette oraison est rare aux âmes peu mortifiées et peu instruites dans les voies de Dieu ! Il n’y faut avoir faim d’aucune chose que de Dieu, ne jeter ses yeux que sur lui seul sans regarder même les ouvrages de sa grâce. Toutes sortes d’autres vues, quelque parfaites qu’elles soient, sont anéanties : Dieu seul occupe l’âme en paix et en amour.

Quand vous trouverez votre âme rassasiée de Dieu, rendez-vous passif en cette disposition à l’attrait de la grâce, qui, vous pénétrant, donnera à votre cœur une réplétion[173] grande ; et vous connaîtrez l’incapacité des créatures pour remplir votre âme, ce qui vous fera expérimenter un dégoût général de tout ce qui n’est point Dieu. Je trouve cette disposition toute autre que celle que l’on reçoit pour l’ordinaire de l’union de Dieu, le rassasiement étant une union plus intime et plus profonde ; aussi les jouissances des plus agréables créatures semblent des charognes en comparaison de la jouissance que l’âme a dans cette disposition.

Ce rassasiement se répand aussi quelquefois sur l’homme extérieur de sorte qu’il est tout rassasié au-dedans et au-dehors ; les sens mêmes ont un goût sensible, et s’ils se veulent occuper à quelque objet sensible, leurs sentiments se trouvent tout émoussés et endormis.

Ces dispositions où Dieu me met augmentent toujours mon désir de la solitude et du mépris parfait du monde où je ne trouve que des empêchements à mon union. Et puis je reconnais que je ne suis plus bon à faire ce qu’il y faut faire, car je n’ai rien à goût que de goûter la présence de mon Bien-Aimé. Tout ce qui m’en divertit m’est une croix fort pesante, mon esprit même n’est plus capable des affaires du monde. Aussi, comme n’étant plus bon à rien, je me regarde comme un vieux meuble qui ne vaut plus qu’à brûler. Je pense que Dieu veut que je ne fasse plus rien désormais que de brûler du feu sacré de son amour, ou, comme un pauvre infirme et estropié qui ne peut plus rien faire pour gagner, que je meure de faim, c’est-à-dire que mon âme, souffrant une faim continuelle de Dieu, meure à tout ce qui n’est point Dieu.

De l’oraison infuse

              ( Livre VII, Chapitre 15 )

 

Notre Seigneur m’a fait la miséricorde de me donner, ce me semble, quelque intelligence et expérience de l’oraison infuse et de quelques particularités et circonstances qui la regardent. En mon oraison du matin, je me trouvais en la présence de Dieu, en silence d’admiration, de révérence et de paix. Je demeurai longtemps en cette occupation et, quoiqu’il s’élevât quelque trouble et tentation dans la partie inférieure, la supérieure néanmoins demeurait attachée à Dieu sans recevoir de préjudice en sa quiétude. Cette fermeté de paix et de tranquillité était bien autre qu’à l’ordinaire, bien plus solide et plus assurée.

Aussi je conçus que ce qui est donné de Dieu par infusion au centre de l’âme, soit lumière, soit affection, paix ou amour, est à couvert des tromperies de la nature, des tentations des démons et du bruit des créatures, car Dieu la met au fond de nos âmes par lui-même et sans l’entremise des sens. C’est pourquoi il n’est pas sujet à leurs attaques et vicissitudes, mais il demeure toujours pur et entier tant qu’il plaît à Dieu de faire son opération. Je conçus aussi fort bien que le fond de l’âme est une demeure sacrée et secrète où Dieu réside et où il se plaît de faire ses opérations indépendamment de toutes les industries propres de l’homme. Il y manifeste tantôt son être et ses perfections, tantôt ses mystères ou quelque autre vérité. Il s’y communique en mille façons et manières comme il lui plaît. Il me semble qu’avec un petit rayon de sa face, il nous fait connaître ce qu’il veut : Illuminet vultum suum super nos[174].

C’est une grâce bien grande quand il se comporte ainsi avec l’âme et qu’il converse seul avec elle seule en l’intime de son cœur. Je ne m’étonne plus de ce que les saints disent qu’ils ont un cabinet intérieur où ils trouvent Dieu et jouissent de lui d’une façon merveilleuse, ni, aussi, comme les âmes d’oraison la font sans peine et quasi continuellement, car on reçoit tant et on travaille si peu qu’il ne faut pas s’étonner de sa facilité.

L’âme ainsi conduite au secret de son cœur reçoit un grand discernement des mouvements de la nature et de ceux de la grâce, non seulement de l’ordinaire, mais de l’extraordinaire : sachant bien que Dieu se coule en elle par infusion, alors elle répond à son attrait et laisse ses propres opérations pour être toute passive. Les vérités que l’on voit dans cette lumière infuse sont bien d’autres impressions que quand on les découvre par la méditation, et l’âme conçoit bien autrement les vertus, la réformation de ses mœurs, la forme d’agir et de souffrir, etc. Il lui semble qu’elle commence à se développer[175] de la nature et de ses inclinations, dans lesquelles elle demeurait avec beaucoup de faiblesse, avançant peu en la perfection ; et en cet état, elle demeure plus forte, plus généreuse et plus déterminée d’aller à Dieu.

Si je ne me trompe, Dieu m’a mis dans cet état, me donnant des attraits pour m’y élever. Mais il me fait connaître en même temps qu’il faut plus de pureté et de fidélité que jamais à renoncer à soi-même et aux créatures, et à faire ce qu’il demande de nous ; plus d’humilité pour nous estimer indignes de ses grâces et pour retourner à l’oraison ordinaire quand il nous laissera souffrir les aridités, sécheresses et absences de Dieu, et les porter avec résignation lorsqu’elles arriveront. Je n’ai vu ni expérimenté qu’un petit échantillon de cette grande oraison  pour me faire souhaiter de la posséder entière, et abandonner tout le reste pour jouir de ce bonheur, dont un moment vaut mieux que mille mondes. Puisque Dieu veut nous favoriser, pourquoi refuserons-nous ses miséricordes en nous tenant dans les bassesses des choses sacrées ?

Je n’ai plus de peine à comprendre comment les connaissances de plusieurs vérités sont imprimées et découvertes à une âme qui sera même des plus simples[176] et qui n’aura nulle science acquise ; et comment, par la lumière qui est au-dedans de soi, elle voit les choses qui sont au-dehors et fort éloignées, ni comme elle peut connaître les perfections divines et ses propres imperfections. C’est là le cabinet de Dieu : tout le monde n’y entre pas, ni l’entrée n’en est pas toujours ouverte. Allons quelquefois frapper à la porte confidemment, mais humblement ; s’il ne nous ouvre point, demeurons fort contents et paisibles à la porte, et y pratiquons une très grande patience quoique nous y demeurions fort longtemps : le temps des visites de Dieu dépend de son bon plaisir.

Si le fond d’un cœur n’est bien pur, jamais il n’aura capacité à recevoir les infusions et les communications divines, n’y pouvant avoir d’union entre la pureté et l’impureté. Je ne fus jamais si convaincu qu’il faut tout quitter pour vaquer à Dieu seul, aimer pour cela les mépris, les souffrances et la pauvreté ; et que la grâce me demande cette fidélité, et que j’obéisse à la vocation divine à l’aveugle, crevant les yeux de mon entendement pour ne voir pas les inconvénients de la pauvreté et n’avoir pour tout appui que l’abandon à la Providence. Il y a des âmes appelées à un état d’oraison et d’union continuelle à qui Dieu prépare de grandes miséricordes, mais qui n’y correspondent pas assez, faute de bien connaître leur attrait, et pour ne se dégager pas assez des créatures et des soins des choses temporelles.

Depuis que l’âme a reçu l’impression de la Divinité dans l’oraison infuse, elle la voit et la trouve partout par un secret d’amour connu seulement à ceux qui en ont l’expérience. L’amour a des yeux merveilleusement pénétrants qui ne s’arrêtent pas à l’écorce des créatures, mais qui passent jusques à la Divinité qui y est cachée. Quand l’âme est pareillement imprimée[177] de Jésus, elle le voit et trouve partout et en toutes choses : car la communication intime que Jésus fait de soi-même aux puissances intérieures de l’âme est cause qu’elles en sont occupées, de sorte qu’elles sont toutes en lui et qu’il lui semble que les créatures se convertissent toutes en Jésus, l’unique objet de son amour.

O que c’est une grande grâce que d’être bien imprimé de Jésus-Christ ! Car l’âme y est attachée totalement et ne s’en peut séparer. C’est un effet désirable de l’infusion divine qui se fait en nous sans nous, où Jésus s’écoule dans le fond de notre intérieur, occupe le centre de notre âme et même toutes nos puissances.

De l’oraison de quiétude

     ( Livre VII, Chapitre 16 )

 

Voici ce que Notre Seigneur m’a fait comprendre et expérimenter de cette manière de prier. Je sentis en mon oraison toutes mes puissances accoisées[178] et remplies d’une grande paix et suavité au corps et en l’âme, qui provenait de la présence de Dieu en mon intérieur, lequel je voyais y résidant et opérant plusieurs grâces. Lorsqu’il tient l’âme endormie en quiétude, elle jouit et reçoit sans rien faire et ne sait comment elle jouit, sentant seulement en elle cette suavité et ce calme très doux ; elle s’aperçoit pourtant bien que c’est Dieu présent qui lui donne cela.

Il lui donne aussi de grandes certitudes de sa présence et des connaissances expérimentales de ce qu’il est Dieu : qu’il est bon, puissant, miséricordieux et son souverain bien et sa fin dernière. L’âme s’aperçoit bien qu’elle conçoit toutes ces choses d’une manière bien différente que quand elle en raisonnait ou en entendait discourir. Elle se voit élevée au-dessus des sens, de l’imagination et du raisonnement. Le sacré repos qu’elle reçoit de Dieu présent lui donne une vie intérieure de connaissance et d’amour toute autre, et pour ainsi dire elle goûte Dieu et ce goût lui donne des expériences de ce qu’il est. Le goût d’un rayon de miel apprend plus ce que c’est que le miel que tous les discours et raisonnements du monde. Et, de vrai, c’est le même dans un sacré repos où l’on a goûté Dieu ; vous connaissez mieux par sa bonté qu’il est notre souverain bien et notre fin dernière que par toutes sortes de raisonnements ou méditations.

L’âme qui a goûté Dieu ne peut goûter les créatures, croyant faire tort à Dieu qui veut être uniquement aimé ; et durant que l’on goûte quelque autre chose, quoique très innocemment, l’on cesse de goûter Dieu seul et c’est cette cessation d’amour que l’âme ne peut souffrir.

Dans ce sacré repos, l’âme apprend à travailler puissamment à la mortification de ses passions et la pratique des vertus, et pour le prochain quand la charité le requiert. Elle y pratique une très grande mortification quand il faut quitter cette admirable jouissance pour aller aux affaires de Dieu. L’âme qui ne jouit point de Dieu ne sait ce que c’est de souffrir et d’être mortifiée.

Dans cet état où la volonté est captive, comme dit sainte Thérèse[179], l’on ne craint rien tant que de retourner à sa liberté, et en vérité je reconnais que c’est un supplice, et l’âme en a de très grandes frayeurs. Dans la douceur de cet état, elle apprend d’une manière haute et élevée d’agréer l’amertume des croix et des souffrances, de devenir indifférente à la paix ou à la guerre, à l’action ou à l’oraison ; enfin elle apprend à ne vouloir que Dieu. Elle devient véritablement engourdie pour les affaires temporelles et n’est habile qu’à cet exercice d’oraison et à goûter ce sacré repos que les lectures, prédications et conférences ne font que troubler. Elle conçoit le vrai sens de ces paroles du Cantique[180] : N’éveillez pas la bien-aimée qu’elle ne le veuille, c’est-à-dire : qu’elle ne soit hors de ce sacré endormissement, qui lui est donné par la présence de Dieu. Elle jouit de ce sacré repos sans y avoir aucune attache, toute prête de n’en jouir jamais si Dieu le veut ; mais elle craint d’être infidèle, de peur que Dieu n’aille ailleurs se faire aimer et qu’il ne la laisse.

Quand vous sentez, mon âme, que Dieu opère en vous et qu’il répand ses suavités, vous donnant du lait sacré de ses divines mamelles afin que vous sachiez par expérience ses bontés et ses miséricordes, soyez fort attentive et respectueuse à son opération et ne vous découvrez pas aux créatures ; c’est pour lors son bon plaisir de vous traiter magnifiquement, n’allez pas vous répandre dans les créatures : aussi bien vous n’y trouveriez qu’indigence et pauvreté. Quand ce bienheureux moment arrive, retirez-vous dans votre intérieur et là, jouissez de la grâce qui vous est faite. Ne vous étonnez pas qu’elle est grande et que vous la recevez, car Dieu fait de vos misères un trône de ses bontés et de ses miséricordes.

Ces grâces sont si intimes que l’homme sensuel ne les connaîtra pas, il les croira des imaginations, mais il est vrai que ce sont des choses bien réelles et qui produisent dans une âme d’admirables effets. Il ne faut qu’une fois ou deux avoir goûté cet état pour être riche et recevoir en l’entendement la certitude des choses de la Foi, et dans la volonté des affections ardentes et solides pour la pratique de toutes les vertus. L’entendement qui s’aperçoit que la volonté jouit d’un si grand bien, le considère et voit qu’il ne peut provenir des créatures, mais de Dieu seul ; et ainsi il connaît plus de Dieu en un moment qu’il n’avait fait en plusieurs mois.

Ce qu’il y a de bon dans les grâces extraordinaires, c’est qu’elles sont des moyens dont Dieu se sert pour imprimer en l’âme de grandes choses, de grandes vérités, des désirs et des affections des plus grandes vertus du christianisme. Une âme est plus convaincue et plus affectionnée à souffrir les mépris, la pauvreté et donner tout à Dieu, qu’elle ne serait par mille méditations. Dieu ne laisse pas de communiquer ces effets-là par d’autres voies, comme les lectures, méditations, conférences et autres, mais il est vrai, quand il plaît à Dieu opérer tout seul dans une âme, qu’il y fait beaucoup en peu de temps.

Entre les vertus que cet état imprime, une des principales est qu’il tire et retient l’âme en Dieu, de sorte qu’elle est plus en lui qu’il n’est dans elle, l’amour qui lui est communiqué étant un poids qui la fait écouler et pencher vers le Bien-Aimé. Un grand Prince qui fait à un pauvre paysan de ses sujets qui ne l’aurait jamais vu, quelque grand et magnifique présent, donne plus de connaissance à cet homme de sa grandeur royale que s’il lui envoyait tous les orateurs de son royaume pour l’en entretenir et la lui faire connaître par de belles raisons. De même une âme connaît plus Dieu en une de ces faveurs susdites que par tous les discours que les prédicateurs lui en pourraient faire. Quand Dieu enseigne immédiatement[181], il illumine davantage que quand il se sert des créatures.

Ces faveurs ne sont pas nécessaires au salut ni même à la perfection, mais elles y sont très avantageuses, car les communications les plus particulières de Dieu se font dans cet admirable repos, Dieu mettant l’âme dans cette douce quiétude pour la préparer à recevoir ses grandes grâces et leur infusion, y trouvant toujours l’âme disposée par l’union dans laquelle elle tire du sein de la Divinité une douceur qui est comme un lait fortifiant, purifiant et délectant.

Que l’âme se rende bien passive à la grâce qui l’appelle à cet état ; y étant, qu’elle demeure unie en paix avec son Dieu et que, sans se mettre en soin d’autres dispositions, elle se serve de la seule union pour agir et pour souffrir, et pour tout exercice intérieur, car c’est un des plus excellents, puisque c’est un exercice de charité éminente. En toutes actions comme parler, manger, visiter, etc., le plus ordinaire exercice intérieur, c’est cette paix dans l’union avec Dieu, où l’âme n’agit pas tant comme elle souffre l’opération divine. Dans l’oraison même, je remarque que l’âme est prévenue[182] de cette union, paix et repos, et Dieu lui donne là seulement ce qu’il plaît à sa miséricorde de lui communiquer, soit vues ou sentiments de ses divines perfections, ou des mystères de Jésus-Christ.

Quand l’âme n’est pas dans cette quiétude, tout ce qu’elle fait dans son opération n’est pas pour y arriver et attirer cette grâce sur elle. Si elle vient, il la faut recevoir et, si elle ne vient pas, patienter et s’y préparer par l’exercice de mortification et pureté de vertu autant que Dieu nous en fera la grâce. Quand elle nous manquera, il ne faut jamais s’en étonner, mais demeurer en paix dans l’exercice intérieur tel que nous le pourrons avoir.

Ayant été dans cette oraison de quiétude durant plusieurs jours, elle me fut ôtée, ce me semble, pour avoir un peu contesté avec quelqu’un de mes amis que je voulais persuader de prévenir quelqu’autre d’une charitable courtoisie. O Dieu, que la grâce est délicate ! Et les plus grandes le sont davantage. Que j’apprends de choses de cette soustraction ! Que la créature est chétive ! Combien elle est impuissante de retenir les grâces de Dieu ! Et, partant, qu’il est vrai que ce soit de pures grâces ! De là, j’appris d’aimer la pure vertu et la bonne mortification.

De l’intime union d’amour de l’âme avec Dieu en l’oraison

     ( Livre VII, Chapitre 17 )

 

A peine peut-on expliquer les secrets admirables de cette disposition de l’âme dans cette oraison, sinon qu’on la peut appeler l’oraison d’unité d’amour, parce que la volonté ne sent point d’autre amour en elle que le même que Dieu a pour soi-même[183].

Un seul amour lui semble suffisant pour Dieu et pour l’âme aimante, étant assez qu’elle adhère à une très grande simplicité et unité à cet unique amour que Dieu a pour ses beautés et pour ses bontés infinies. L’amour particulier de l’âme s’abîme comme une goutte d’eau dans cet océan infini d’amour par une union si intime que cela ne se peut expliquer ; et, en se perdant ainsi, il se trouve infiniment plus parfait, comme une petite étincelle de feu s’abîmant dans une grande fournaise brûle avec une ardeur toute autre qu’elle ne ferait pas par elle seule. Elle n’est pas aimante, ce lui semble, mais Dieu est s’aimant en elle ; et en cette manière la volonté humaine est tellement imprimée des qualités de l’amour divin qu’elle n’a point d’autres sentiments ni dispositions intérieures que celles que Dieu a pour soi-même. Comme elle aime Dieu en la façon dont il s’aime, elle hait le péché en la manière que Dieu le hait ; Dieu ne pouvant goûter que ce qui est Dieu, l’âme fait le même car elle ne repose qu’en Dieu seul.

En cet état d’oraison, on reçoit des lumières fort simples qui découvrent l’admirable sagesse de Dieu dans le procédé qu’il a tenu pour la Rédemption des hommes en la vie et en la mort de son Fils, si pleine d’abjection et de souffrances. Dieu, s’aimant soi-même, ne peut pas qu’il n’aime les croix, puisqu’elles satisfont à sa justice, et l’âme pareillement ne peut cesser de vouloir souffrir puisqu’elle est dans l’unité d’amour avec Dieu : car l’unité d’amour élève l’âme au-dessus de la nature. Et, comme l’âme de Jésus, toute abîmée dans l’amour de son Père, se réjouissait des excès de ses souffrances et de ses humiliations, de même l’âme, dans l’unité de cet amour, agrée les choses qui lui sont contraires et qui la détruisent. La mort, les douleurs, les mépris, les mortifications, sont aimables dans l’unité d’amour : hors de cela, ce n’est qu’un enfer pour la créature.

 Cette unité d’amour me contraint si puissamment d’aimer en souffrant que je ne fais point différence entre croix et amour ; et je vois si clairement que tous les conseils de Jésus-Christ, particulièrement celui de la pauvreté, servent admirablement à la pureté d’amour, que je suis convaincu que je dois entrer dans sa pratique avec joie, nonobstant les aversions de la nature. Être pauvre de toutes choses et avoir un peu du pur amour, c’est être infiniment riche. Posséder toutes choses et n’avoir point du pur amour, c’est être infiniment pauvre.

J’ai au fond de moi un consentement tacite d’amour que Dieu fasse de moi tout ce qu’il lui plaira, qui me donne, ce me semble, un grand abandon  à la divine Providence et qui me retranche de tout soin et inquiétude pour ma perfection. Je veux ce que Dieu veut et rien plus. Il faut pacifier tous les mouvements de mon âme, non seulement les mauvais, mais les bons, car le calme y doit être grand et la paix profonde ; autrement, nous n’y jouirons pas de l’union divine.

Quand Dieu a dessein de communiquer le pur amour, il prépare l’âme à la réception de cette grande faveur par de pesantes croix, des souffrances et des abjections qui la rendent le rebut du monde. Qui connaît les richesses du pur amour, connaît celles de la croix car elles sont inséparables. Qui ne veut rien souffrir, ne veut point entrer dans la pureté d’amour, mais demeure comme un paralytique gisant sur le fumier de son amour naturel. Notre Seigneur dit dans l’Evangile que, quand il sera exalté, il attirera tout le monde à lui. Il promettait qu’étant élevé en croix il donnerait le désir de l’imiter en ses souffrances pour l’imiter aussi dans la pureté d’amour vers son Père, ce qui ne se peut faire si l’on n’est élevé au-dessus de soi-même.

Mon oraison donc consiste à m’unir continuellement et très intimement à l’unique amour dont Dieu s’aime, et mon âme n’a point d’attrait à autre chose. En cet amour, il lui semble qu’elle trouve la pratique de toutes les autres vertus d’une manière bien plus excellente que dans elles-mêmes. Je connais une âme qui, en sa pratique d’aimer, ressemble au cœur qui n’est jamais plus inquiété que quand il n’a pas la liberté de ses mouvements, ni plus en repos et tranquille que quand il se peut mouvoir ; de même quand les affaires et nécessités du corps empêchent les mouvements de son amour, elle est dans la souffrances et l’inquiétude, et lorsqu’elle est débarrassée, elle jouit d’un parfait repos[184]. Je remarque pourtant que son inquiétude est toute pleine d’amour car la souffrance qu’elle a de ne pouvoir aimer avec liberté est un amour très pur et très fort ; de sorte qu’elle demeure très soumise et indifférente à tous états puisqu’elle y peut aimer purement, y demeurant par union au bon plaisir de Dieu.

J’éprouve bien que l’amour est un poids qui fait continuellement pencher l’âme vers l’objet aimé, ma volonté étant continuellement tournée vers son Dieu sans autre mouvement que d’une certaine pente et inclination, pleine d’amour et de suavité. Il me semble que mon entendement n’aide point ma volonté en cet état par aucune vue, car je la trouve toute embrasée et toute tournée vers son divin Objet sans aucune vue précédente. Il me paraît que le divin amour lui donne immédiatement par lui-même des touches si secrètes et si intimes que cela la met en une très parfaite union. Je ne trouve rien qui explique mieux ceci que l’aiguille touchée de l’aimant qui se tourne continuellement et imperceptiblement vers le pôle et est dans des inquiétudes tant qu’elle ne le regarde pas fixement. Mon âme fait de même, et touchée, je ne sais pas comment, du divin amour, elle n’a point de repos que quand elle est convertie vers lui et séparée de toutes les créatures ; elle va doucement, s’élevant vers ce divin centre, sans aucun effort pourtant, se sentant seulement attirée doucement à la parfaite union.

Mon entendement en cet état vient bien voir ce qui se passe dans la volonté, mais il n’y contribue rien, ce me semble, à produire cette tendance amoureuse, non qu’il ne lui présente quelquefois quelque vérité qui lui donne des redoublements d’amour très simples et tranquilles ; mais la volonté[185] est unie sans cela. J’admire qu’à mon réveil et au sortir de la conversation des personnes qui me visitent, je trouve toujours ma volonté tournée vers son divin Objet, et ne sais comment cette inclination amoureuse s’est entretenue et conservée. J’éprouve qu’en cet état mon âme se trouve disposée à la pratique de toutes sortes de vertus quoiqu’elle n’en fasse aucune résolution particulière. Elle sort de cette oraison toute passionnée pour la parfaite mortification et pour une entière séparation de tout ce qui n’est point Dieu ; aussi s’aperçoit-elle bien qu’elle ne peut subsister dans ce bienheureux état qu’attachée continuellement à la croix de Jésus-Christ dont elle devient amoureuse de plus en plus.

J’entre dans cette oraison sans autre préparation que celle de la pureté du cœur, ou plutôt je m’y trouve : car Dieu aime l’âme et la prévient auparavant qu’elle s’en aperçoive. Je m’y conserve et y subsiste, ce me semble, sans aucune industrie, pourvu que mon cœur soit fort aimant la parfaite pureté et qu’il demeure fidèlement séparé de toutes les créatures. Il me semble que Notre Seigneur me fait cette miséricorde dont vous m’aiderez à le remercier et prierez sa Bonté de me donner la grâce que mes infidélités ne m’éloignent point de cet état.

Du silence intérieur où Dieu parle et est écouté.

     ( Livre VII, Chapitre 18 )

 

On n’arrive jamais à l’état heureux du silence intérieur où se font les plus secrètes et divines communications de l’âme avec Dieu, que l’on ne passe par trois voies, où l’on éprouve beaucoup d’amertume. La première est la mort des sens extérieurs qui soit telle que tous les objets sensibles soient tournés à dégoût pour l’âme et lui soient des croix ; car durant qu’elle s’amuse encore aux plaisirs des sens, elle n’avancera jamais pour s’élever à Dieu. Chacun éprouve les détroits où il faut passer pour arriver à cette mortification générale de tout ce qui est sensible, et la plupart se laissent vaincre dès ces premiers pas et en demeurent là.

Une seconde voie par où il faut passer est l’anéantissement de toutes les vues et sentiments des sens intérieurs, où il y a bien encore d’autres difficultés à vaincre, et telles que, si Dieu, qui conduit les âmes par ces divins sentiers[186], ne les soutenait souvent et ne ménageait leur mort intérieure par des ressorts fort secrets de sa grâce, elles perdraient souvent courage dans leur entreprise.

La troisième voie est encore plus laborieuse, car il faut faire mourir les opérations des facultés même spirituelles : la mémoire, l’entendement et la volonté ; c’est ce qui est de plus difficile. L’âme est longtemps à comprendre que cela se doive et plus longtemps à en venir à bout ; et si Dieu ne retirait à l’âme tous les appâts et tous les appuis qu’elle tire de ses propres lumières et des affections de la volonté, elle ne s’en déprendrait jamais. Il vient en cet état mille tentations : que l’on perd le temps, que c’est une pure oisiveté : souvent on est tourmenté de la part même des directeurs qui, n’ayant point passé par cette voie, ne la peuvent comprendre, ni moins l’approuver. Bienheureuse l’âme qui en rencontre un qui la fortifie et l’encourage dans les difficultés de ce passage ! Autrement, elle n’arrivera pas à ce sacré silence si ce n’est par une grâce bien extraordinaire.

Une âme, donc, ainsi dénuée et comme toute anéantie, entre dans ce sacré silence dont les commencements sont un peu pénibles, bien que mêlés de suavité, par une certaine expérience de la présence de Dieu en l’âme, laquelle, élevée au-dessus des sens et de la raison pour n’envisager Dieu que par une simple lumière de la Foi, est conduite à une autre lumière qui semble mitoyenne entre la lumière de la Foi et celle de la gloire : elle a quelque chose de la certitude de la Foi, elle a aussi quelque chose de la clarté de la gloire, non qu’elle soit en effet ni l’une ni l’autre, mais elle a quelque ressemblance.

Les effets que Dieu produit dans l’âme en cet état de silence intérieur, sont admirables, car il agit en elle comme un peintre sur une toile préparée pour son usage où il met divers traits de son pinceau ainsi qu’il lui plaît.

1. D’abord il semble que Dieu fait un silence dans toutes les puissances qu’il tient liées et obscurcies, mais en disposition de tout ce qu’il voudra d’elle : l’esprit se remue un peu pour voir ce que l’on veut faire, mais il est rebuté et obscurci ; on le simplifie, on le captive de tous côtés, et il n’a rien sur quoi s’appuyer, de sorte qu’il demeure en Dieu comme tout perdu et anéanti ; si Dieu opère, il se fait quelque chose, sinon il repose en lui en patience et humilité.

2. D’autres fois, Dieu se manifeste, mais comme retiré en lui-même et l’âme le connaît présent et est en respect, comme un valet devant son maître.

3. D’autres fois, on désapproprie l’âme de tout et on la met dans le néant de toute opération où elle jouit d’un grand repos et quiétude, ne voulant ni s’appliquant à rien en particulier, mais se tenant prête et en disposition de tout ce qu’il plaira à Dieu lui manifester, et c’est, ce me semble, la disposition la plus ordinaire de l’âme dans l’état du silence intérieur.

4. D’autres fois, elle sent une plénitude de Dieu qui semble la posséder toute, et même quelquefois les sens y participent par des goûts et suavités qui leur sont communiqués ; et l’âme est dans un grand dégagement de tout et dans un esprit continuel de sacrifice.

5. D’autres fois, elle se trouve toute captive du saint amour qui, lui faisant goûter la douceur de son souverain bien, lui fait trouver le reste fade et amer, pour excellent qu’il paraisse.

L’entendement n’use point ici de son raisonnement ni de ses propres lumières, mais Dieu lui donne certaines manifestations promptes et subites qui font aussi en l’âme des changements si soudains qu’elle n’a pas le loisir de s’en apercevoir sinon après qu’ils sont faits. Autrefois, quand l’âme est en doute ou agitée de quelque dérèglement ou bien abattue par sa propre faiblesse, il semble que Dieu se manifeste à elle pour l’accoiser, l’instruire, la relever et la secourir selon son besoin. L’âme en cet état n’a rien à faire que de se tenir fort passive à tout ce qu’il plaira à Dieu lui communiquer, soit opération soit repos ; demeurer simple, humble, fidèle à ses obligations, et surtout éviter la dissipation des sens, l’égarement d’esprit en des pensées vaines et l’empressement intérieur ou extérieur dedans ses opérations.

Le rien est disposé à tout ce que Dieu voudra, ne désire rien, ne fait élection de rien, il ne refuse aussi rien ; Dieu y agit comme bon lui semble et il est tout soumis à l’opération divine. Voilà l’état où doit être une âme au respect de Dieu, mais elle n’en vient pas là sans de grands combats, des morts continuelles et longues souffrances. Il est vrai que la jouissance de Dieu vaudrait bien qu’on endurât toutes les croix du monde jusques à la fin des siècles.

En cet état de silence intérieur, on ne peut point donner de lois d’exercice, ni l’âme n’en peut prendre aucun, mais elle doit attendre ce qui lui est donné de Dieu en toute simplicité, sa règle et sa méthode étant de n’en point avoir. Tantôt elle souffre et tantôt elle agit, d’une façon ou d’une autre, selon qu’il plaît à Dieu lui en donner les impressions.

De la contemplation très épurée

     ( Livre VII, Chapitre 19 )

 

Le jour de saint Alexis, notre Seigneur me donna l’intelligence de l’état d’oraison, où je dois à présent demeurer invariable, par le conseil des serviteurs de Dieu, quoi que m’en dise la raison qui n’y comprend rien.

Mon oraison donc est un vide de toutes créatures où l’âme ne fait rien, ce lui semble, que d’entrer dans une particulière possession de Dieu qui fait en elle ce qui lui plaît sans qu’elle le sache ni qu’elle en ait le discernement. Avant que d’être établi en cet état, il y a bien à souffrir de la part de l’imagination et de l’esprit humain qui vont continuellement proposant leurs images, espèces, lumières et sentiments, à cause de la longue habitude qu’ils avaient de le faire. L’âme doit être fidèle à demeurer dans le vide de tout cela, se rendant très passive et laissant écouler toutes les choses susdites. Les livres mêmes et les bonnes lectures en cet état sont nuisibles car cela appuie la manière ordinaire d’opérer et fortifie l’ancienne béatitude, de sorte que l’âme qui a goûté de certaine passivité, ne peut plus pour l’ordinaire s’en servir. Il ne faut point dire que c’est tenter Dieu car quand il veut que l’âme traite avec lui en cette manière et que la disposition de l’âme le requiert, c’est fidélité d’y acquiescer. Il faut distinguer les temps et toutes choses s’accommodent.

Dans le vide dont je parle, il y a plusieurs degrés. Le premier évacue l’âme de tout le raisonnement et des affections procurées par la méditation, pour donner lieu à une plus noble connaissance qui lui est donnée de Dieu. Le second évacue cette connaissance et ne souffre que les motions de Dieu particulières et distinctes. Le troisième, à notre façon de concevoir, est une pure et générale connaissance de Dieu par la Foi. Il faut que l’âme entre dans ces différentes dispositions selon qu’il plaira à Dieu l’y conduire et qu’elle y demeure en parfaite nudité, n’ayant liaison qu’à lui seul et à son bon plaisir.

Il ne faut pas s’étonner des difficultés qu’on rencontre en la pratique, mais il faut s’y préparer et porter la croix qui est imposée à ceux qui sont appelés à cet état, lesquels doivent perdre leurs âmes pour les retrouver en Dieu[187]. Les doutes, qu’on ne fait rien, sont trop fréquents, car, encore bien que souvent dans l’oraison l’âme ait des assurances qu’elle va bien, cela lui est souvent caché, et l’esprit humain, qui ne voit goutte à ceci, entre dans de grandes craintes. Quand l’âme ne ferait que s’évacuer de toutes choses et de soi-même, non par activité m  ar passiveté, elle ne serait pas oisive, car elle se dispose à recevoir l’opération extraordinaire et surnaturelle de Dieu qui est empêchée en l’âme par ses propres opérations. Il faut que l’esprit humain meure avant que de ressusciter à une vie nouvelle.

L’âme commence (s’il y a commencement à cette oraison passive où il n’y a ni méthode ni précepte) par un regard ou vue de Dieu en soi, confuse et générale ; et puis elle reçoit ce qui lui est donné, ou demeure en souffrance en toute nudité, ne voulant rien que souffrir[188] et étant dégagée de tout le reste puisque tel est le bon plaisir de Dieu en elle pour ce temps-là. L’âme ne peut rendre compte de ce qui se passe en elle en cet état de passivité ; Dieu opère en elle et par elle sans qu’elle le sache : elle a pourtant une vue obscure qu’en son fond elle est bien, et qu’elle est à Dieu et cela lui suffit.

Dans les états de peine que l’âme porte en cette voie, elle est fortifiée de Dieu sans qu’elle le connaisse : elle craint tout et néanmoins il n’y a rien à craindre pour elle puisqu’elle est plus dans la protection de Dieu que jamais : car une âme ainsi passive et abandonnée est dans la singulière Providence de Dieu qui lui cache cela et la laisse dans les peines et dans les craintes fâcheuses de son état et quelquefois de son salut. Il n’est pas expédient que l’âme aperçoive l’ouvrage de Dieu en elle, car elle le gâterait par ses réflexions et ses complaisances. Sa malignité est si grande que tout se salit entre ses mains : c’est ce qui fait que Dieu lui cache souvent tout.

Personne n’entendra l’oraison passive qu’il n’en ait eu l’expérience. C’est folie de la communiquer auparavant que Dieu la donne, et d’en disputer contre ceux qui n’en ont point d’expérience.

Dieu en cet état d’oraison prend bien une autre possession d’une âme que dans l’oraison active. C’est lui qui opère ses miséricordes comme il lui plaît, et l’âme est recevante l’opération divine à laquelle elle coopère d’une façon très pure et spirituelle. Elle n’est pas oisive : au contraire, elle agit avec une activité épurée de la manière ordinaire d’agir et néanmoins très réelle. Les bienheureux sont parfaitement passifs et aussi très actifs puisque leurs puissances sont dans une action très sublime. Tant plus l’oraison est du pur Esprit, plus elle paraît passive au regard de nous qui ne comprenons les choses spirituelles que par les sens.

L’âme qui est en cet état, expérimente quasi toujours l’impression divine, non seulement en l’oraison mais en beaucoup d’autres choses dont elle a le discernement par cette lumière, d’où vient que spiritualis homo judicat omnia[189]. Dieu en use diversement avec cette âme : quelquefois il lui donne son amour et sa lumière immédiatement, sans aucune disposition précédente ; quelquefois par la vue d’une image, par le souvenir d’un passage de l’Ecriture qu’on aura autrefois lu ; quelquefois par un sermon, une conférence, etc., mais c’est toujours Dieu qui infond[190] les lumières et les sentiments, la chose extérieure n’ayant servi que d’instrument à sa grâce.

En ce temps, je compris qu’une âme établie en Dieu par la foi et par l’amour y est d’une façon très simple et très nue, ne pouvant ni raisonner ni faire d’actes en aucune façon, mais demeurer en Dieu simplement et s’occuper en lui, de lui-même, de ses divines perfections, de Jésus et de ses états ou du sujet qui lui est donné dans l’oraison. A l’extérieur, elle agit en Dieu.

 Je ne pouvais comprendre ceci auparavant que d’avoir la lumière ; à présent toute autre oraison précédante celle-ci me paraît un tracas. Qu’est-ce que l’âme prétend par les pensées, les vues, les affections, les sentiments, sinon d’aller à Dieu ? Mais quand elle y est, elle ne peut avoir toutes ces choses, elle n’a simplement qu’à reposer en Dieu, et vivre de Dieu en Dieu même : voilà toute son affaire. Et tous les Sacrements, principalement celui de l’Eucharistie, ne lui servent qu’à s’établir, s’affermir, s’enfoncer dans Dieu davantage. Les divins Sacrements élèvent les âmes à Dieu lorsqu’elles en sont encore éloignées ; mais celles qui sont dans l’union, ils les y maintiennent et les y plongent de plus en plus.

Que l’âme se défait rarement de toute opération propre ! Et cependant cela la fait sortir de Dieu. Elle en sort pour y rentrer et elle n’avait qu’à y demeurer. Je remarque qu’à mon réveil, mon âme envisage Jésus-Christ, dans lequel elle se repose quelque temps, et par lequel elle se sent attirée à la contemplation de la divine essence en pureté de foi. Cette idée divine de Jésus-Christ fait éclipser toutes images des créatures, et puis elle s’éclipse insensiblement elle-même, laissant l’âme dans la connaissance générale, confuse et amoureuse de Dieu ; et puis elle ne s’aperçoit plus de ce qui s’opère en elle, Dieu étant, en ce commencement, environné de ténèbres dans lesquelles les lumières et vues de l’esprit humain sont anéanties.

J’étais aussi entré dans un vide de toute action intérieure, excepté celles que Dieu demande de moi clairement. Les entretiens spirituels, les actions de charité, les visites des pauvres, se mêler de beaucoup de pareilles choses, emportent le temps de la contemplation qui est mon premier et principal devoir. Et comme mon âme doit servir Dieu dans le vide de toutes les créatures, aussi doit-elle se dégager de beaucoup de bonnes occupations et se réserver avec la Magdelaine le loisir et le repos en l’oraison. Et parce que la solitude extérieure et l’éloignement de toute conversation favorisent cette manière de vie, il la faut posséder le plus que l’on pourra et demeurer au désert, avec estime néanmoins des autres exercices de la vie active qui sont excellents dans l’ordre de la volonté de Dieu.

Il faut en effet se débander un peu l’esprit et se divertir par des promenades et des occupations extérieures. Les solitaires que j’ai connus en usent de la sorte : la santé du corps s’en réserve mieux, et la liberté de l’esprit. J’ai bien connu qu’il y a beaucoup d’amusements dans ma vie et que j’en dois mener une plus retirée et solitaire ; autrement je ne serais pas fidèle à la grâce de ma vocation et ne contenterais pas Dieu comme il le désire. Je dois me défaire de toutes affaires et ne dois pas même donner mes conseils. Si je ne prends garde à moi, le diable m’attrapera à cela et me fera différer pour mon dépouillement.

Des différentes caresses que Dieu fait à l’âme  dans l’oraison

     ( Livre VII, Chapitre 20 et dernier )

 

Ceux qui pratiquent l’oraison savent par expérience que Dieu s’unit à l’âme en différentes manières, toutes très intimes, très pures et très douces. Quelquefois et très souvent, par les attraits très suaves de sa bonté et miséricorde, cette union est fort agréable car elle se fait dans ses jouissances qui font trouver à l’âme le Paradis dans la terre. Quelquefois Dieu s’unit à l’âme par les rigueurs de sa justice, lorsqu’elle est dans les croix intérieures et extérieures et qu’il n’y a quasi plus que la suprême partie de la volonté qui est unie et liée à Dieu juste, d’une manière à la vérité rude, mais très pure, l’âme ne pouvant en cet état [n’]aimer que Dieu tout purement puisqu’il ne descend en elle qu’avec un équipage de rigueur. O qu’une simple union, qu’un acquiescement au bon plaisir de Dieu est alors pur et parfait !

Quelquefois Dieu s’unit à l’âme par le moyen de sa sainteté et de sa bonté, puissances et autres perfections ; et afin que toutes ces unions soient pures, il suffit que l’âme se rende entièrement passive à toutes les opérations de Dieu en elle, qu’elle reçoive doux, amer, rigoureux ou consolant, avec respect et amour.

Il faut remarquer que pour vivre de cette vie divine, il n’est pas nécessaire de ne pas sentir des rébellions des sens et de la nature : il suffit que, par la partie supérieure, nous demeurions fermes en cet état, où la seule grâce peut élever et où l’on ne peut subsister que par une mort continuelle à toutes créatures. L’on ne peut donc continuer en cet état sans avoir un grand amour de la croix. Il faut que celui qui veut vivre de cette sorte se résolve de souffrir continuellement.

Tout le commerce intérieur entre Dieu et l’âme se fait particulièrement en la volonté ; l’entendement en est aussi capable, mais la volonté reçoit en soi les plus intimes, les plus pures et parfaites communications ; aussi est-elle plus propre à cela. L’entendement en cet exil est sujet à beaucoup d’illusions, mais la volonté est plus assurée dans ses voies, et le diable ne peut contrefaire ce qui se passe en elle au regard du pur amour. L’âme qui a senti par expérience les effets de ce pur amour ne peut être facilement trompée ; de là vient que la pureté de la volonté est la principale disposition pour l’oraison d’union, soit qu’elle soit ordinaire ou extraordinaire, c’est-à-dire que Dieu la prévient de ses attraits puissants. Cette pureté est tout à fait nécessaire, Dieu ne se plaisant d’opérer et de faire des merveilles que dans la pureté. Cette pureté gît à ne vouloir que Dieu et son bon plaisir, et être mort à tout le reste, se contentant de tout ce qu’il plaît à Dieu donner à l’âme de grâce et de vertu dans ses oraisons et dans sa vie.

Dieu trouvant une âme ainsi pure, surtout dans sa volonté, réside en son fond où il exerce ses divines opérations, la mettant dans de différents états selon les différents desseins qu’il a sur elle. Tantôt il se plaît de la consumer d’amour, et, pour cet effet, il lui manifeste ses perfections ; tantôt il la crucifie et exerce sur elle sa justice ; tantôt il se cache afin de la purifier davantage et la fait mourir à tout ce qui n’est point Dieu ; tantôt il lui donne des avis pour sa perfection, tantôt après quelque imperfection il lui donne des reproches intérieurs ; tantôt il éclaire son entendement, puis il enflamme sa volonté ; enfin, l’âme hors du bruit des créatures reconnaît toujours que son divin Epoux opère quelque chose en elle à quoi elle se doit rendre purement passive et adhérer en toute simplicité, en la pure pointe de son esprit, à tous les desseins du divin Epoux.

Elle est retirée dans ce secret cabinet de son cœur et élevée au-dessus d’elle-même et de toutes les créatures. Là elle ne se sépare point de son divin Epoux ; s’il lui envoie des peines, elle ne s’en occupe pas, mais de son divin amour ; enfin c’est là où il la caresse, là où il l’enrichit de plusieurs dons, et c’est là aussi où l’âme emploie toutes ses puissances intellectuelles pour l’aimer et glorifier. C’est là sa demeure ordinaire d’où elle ne descend dans la partie inférieure que par pure nécessité, étant retenue par les caresses de son divin Epoux dont elle jouit et auquel elle adhère par la foi toute pure sans s’arrêter plus ni à l’imagination ni à toutes les images et fantômes, son oraison devenant toute intellectuelle.

Je m’imagine qu’une maîtresse de maison, qui aurait le Roi et la Reine dans son cabinet qui voudraient lui parler en secret et cœur à cœur, n’aurait garde de s’appliquer à autre chose et ne voudrait pas les quitter pour aller à la cuisine laver les écuelles. O Dieu, quelle incivilité, quelle infidélité serait-ce à une âme qui a l’honneur d’avoir la majesté de Dieu dans le cabinet de son cœur, qui se plaît de s’y manifester, et qui se choisit même quelques âmes qu’il veut être auprès de lui pour leur parler et pour recevoir d’elles des complaisances et non d’autres services extérieurs ! Si ces âmes si favorisées (au moins leur partie supérieure) quittent Dieu pour s’en aller avec les sens extérieurs parmi les affaires temporelles, qui ne regardent que le corps, qui est comme remuer les ustensiles de la cuisine, méprisant pour ce négoce si abject la présence du Roi, quelle ingratitude serait-ce, et quelle infidélité !

 O mon âme, soyez fidèle, vous êtes trop favorisée de Dieu pour ne vous donner pas uniquement à lui. Quittons tout, abandonnons le temporel : le prenne qui voudra. Ne craignons pas que rien nous manque si nous possédons Dieu. Si sa Providence nous donne si abondamment les grandes faveurs de ses divines caresses, ne nous défions pas qu’elle nous laisse manquer des moindres choses qui regardent le corps, qui ne sont rien en comparaison.

 Vacquons à l’oraison et ne l’abandonnons jamais, ce doit être notre seule et unique affaire.


 


 


 

Jean Aumont (1608-1689), pauvre villageois.

Autre disciple de Jean-Chrysostome de Saint-Lô, laïc membre du Tiers Ordre, Jean Aumont vécut dans le monde : il possédait peut-être un petit vignoble à Montmorency [191]. Il fut en relation assez étroite avec Catherine de Bar : le « bon frère Jean » aurait été envoyé en exil en 1646 par suite de son ardeur à propager les maximes de Jean-Chrysostome mort la même année (ceci laisse entrevoir des tensions fortes entre ces mystiques et leur entourage). Il est « tellement rempli de la divine grâce à présent, qu’il a perdu tout autre désir. Il se laisse consommer » dit-elle. Il rencontrera de nouveau Catherine à Caen en 1648 et à Paris en 1654.

Il nous a laissé un livre atypique [192], beau, original et savoureux, dont les illustrations (de même que les images publiées par Querdu Le Gall [193]) ont fait la joie de Bremond lorsque celui-ci présenta « le vigneron de Montmorency et l’école de l’oraison cordiale ». Dans L’Agneau occis dans nos cœurs (1660) l’auteur est parfois trop abondant et imaginatif et son style est rocailleux [194]. Mais il recèle de grandes beautés et témoigne d’une « intelligence extrêmement vive, pénétrante et limpide au didactisme le plus subtil [195]. »

L’ouverture intérieure du royaume de L’AGNEAU OCCIS dans nos cœurs :

Cet homme apparemment si simple avait atteint les profondeurs de la vie en Dieu : il nous transmet son élan qui fait fi de tous les obstacles. L’ouvrage rare n’ayant jamais été réédité et reflétant avec originalité de suggestives représentations propres à l’ancienne astrologie médiévale, nous en livrons ici d’assez longs extraits. Tout d’abord une vive analogie imagée : *

 Mais dites-moi de grâce si quelqu’un enfermé en votre cave, et frappant à la porte pour se faire ouvrir, vous alliez cependant au plus haut et dernier étage la maison demander qui est là : vous n’auriez sans doute aucune bonne réponse, car la grande distance du grenier à la cave ne permettrait pas que votre  ‘Qui va là ?’ fût entendu. Mais peut-être que cette personne-là n’ayant pas encore bien appris tous les lieux et endroits de la maison pourrait bien être excusée d’aller répondre au grenier quand on frappe à la porte de la cave, et ignorant principalement ces bas étages et lieux souterrains : c’est pourtant d’ordinaire où l’on a de coutume de loger le meilleur et le plus excellent vin ; mais assez souvent l’on se contente d’y envoyer la servante sans se donner la peine d’y descendre soi-même pour en puiser à son aise et se rassasier. Je veux dire que Dieu étant l’intime de notre intime[196], il frappe à la porte de ce fond et plus profond étage de nos âmes, et que partant il y faut descendre en esprit et par foi pour y écouter en toute humilité ce qu’il plaira à Sa divine Majesté de nous y ordonner pour son contentement, et ne nous pas contenter d’y envoyer la servante de quelque chétive considération, laquelle ne peut descendre jusqu’au caveau de l’Epoux, mais seulement sans s’abaisser elle demande du faîte de la maison qui est là. […]

Voici donc, âmes chrétiennes, que tout le secret et l’importance de l’affaire de notre salut est qu’il faut bien apprendre et bien savoir une bonne fois pour toute notre vie, que toute la beauté, le trésor et les richesses de l’âme chrétienne sont par dedans elle-même, et que c’est par ce dedans que Dieu nous frappe, et nous appelle d’une voix de père et de cordial ami[197].

Il passe d’une image empruntée à la vie concrète d’une maison à une analogie prise dans l’Evangile :

[15], Mais tout ainsi que le Lazare sortant du sépulcre et échappé de la mort resta encore lié [de bandelettes], ainsi l’âme échappée des chaînes de la mort éternelle et du sceau du péché, reste encore liée aux choses mondaines et scellée des autres sceaux et habitudes ci mentionnés ; pour la poursuite et la victoire desquels il faut absolument la sainte persévérance, que nous devons demander à Dieu, et l’attendre en toute confiance de son divin amour.

Et ainsi de comparaisons en comparaisons, se poursuit la parole du « Socrate campagnard, qui ne connaîtrait que son catéchisme, et dont les paraboles abondantes rejoindraient toutes, sans qu’il s’en doutât d’abord, la philosophie de M. Bergson[198] » !

Tout le but et l’intention de ce petit œuvre, âme chrétienne, est de vous découvrir et ouvrir la porte étroite de la vie, et vous donner les moyens de vous échapper de la mort des ténèbres, en vous montrant comme il se faut retirer et recueillir dans votre temple intérieur, et, comme nous sommes corporels et spirituels, la loi de Dieu nous a bâti des temples corporels pour nous y retirer et y rendre un culte visible à la divinité pour le bon exemple et l’édification du simple peuple ; mais lorsque nous entrons [26] dans cette église extérieure, il nous faut souvenir que Dieu par sa bonté s’en est bâti une intérieure dans le fond de notre âme, où il veut être aussi servi d’un culte intérieur et spirituel ; et partant qu’il nous convient de passer en esprit de cette église visible et matérielle, dans l’église intérieure et spirituelle de notre âme, et de ces deux églises n’en faire plus qu’une l’une dans l’autre. Là où vous remarquerez trois étages, la nef, le chœur et le sanctuaire divin qui ont rapport aux trois étages de l’oraison, savoir : un entretien actif, un entretien actif et passif ensemble, et un entretien purement passif ; lesquels s’exercent et se doivent exercer au fond du cœur chrétien par trois sortes d’emplois de l’amour divin intérieurement exercé dans les trois cieux de l’âme, par ces trois moyens susdits.

Suit la description du premier ciel qui a pour soleil Jésus-Christ, pour lune la très sainte Vierge, pour étoiles nos saints patrons. Puis :

 [28] …le second ciel de notre temple intérieur a pour soleil le Saint-Esprit et pour lune l’imitation de la vie souffrante de Jésus-Christ et de sa très aimée mère […qui disposent les âmes] pour entrer plus avant dans le désert de leur cœur, et d’y opérer de cœur, c’est-à-dire faire cesser l’activité du propre intellect …et ouïr de l’oreille du cœur ce que l’amour divin dit au cœur. […]

Il faut enfin entrer, et se retirer en esprit, en foi et en amour dans notre église intérieure, d’étage en étage, de degré en degré, et de dedans en dedans jusques dans le sanctuaire divin. Et là l’âme toute ramassée et réunie en elle-même, et toute réduite à son point central, et toute passive et abandonnée aux impérieux débords du divin [31] amour, qui la pénètrent au-dedans et qui la revêtent et investissent de divinité, et ainsi, l’âme croissant en amour croît aussi en lumière…

[33] Enfin il faut avouer que Dieu aime infiniment le cœur humain, au fond duquel est la capacité amatique [d’aimer] propre à recevoir ce Dieu d’amour dans le fourneau de sa volonté : car comme Il est infiniment aimant, Il cherche des cœurs qui se veulent donner tout entiers en proie à son divin amour afin que, les en ayant tous remplis jusques à en regorger, ils le puissent aimer en sa manière infinie avec son même amour.

Il faut passer  au-delà du fonctionnement « dans la tête » :

[57] C’est la maladie naturelle de l’homme de vouloir être homme raisonnant et à soi sans démission ; et roulant dans sa tête le chariot naturel de ses pensées, il se figure une foi plus imaginaire qu’infuse, et partant plus acquise que donnée, et ainsi avec certaine pratique spirituelle et non intérieure, puisqu’il ne tend pas en dedans au fond du cœur, mais demeurant seulement dans la nature du propre esprit bien policé et prudemment exercé par les temps, les lieux, les motifs, les actes, les sujets et les raisonnements sur tout cela ; et cependant on ne s’avise pas que l’on tient continuellement le dos tourné à Dieu et à ce divin soleil intérieur qui luit au fond de nos âmes, et dont ils ne sont point éclairés, parce qu’ils se tiennent la face de l’âme tournée en dehors sur leurs actes, sur les points et motifs des sujets et objets de leur méditation avec la roue du raisonnement, tout ainsi qu’un écureuil enfermé dans une cage en forme de roue qui court sans cesse à l’entour de soi-même, et n’entre jamais dedans, et ne cessant de tournoyer sans rien avancer, ni bouger d’un pas, ni sortir de sa place, ni même changer de posture ; ainsi fait l’homme qui cherche Dieu à la naturelle ne cessant de rôder, et tournoyer à l’entour de la roue de ses propres raisonnements...

Notre mystique décrit sept degrés de récollection intérieure par lesquels sont levés les sept sceaux de l’Apocalypse qui tenaient l’âme captive. Ce texte dense fait bien voir la tentative très intéressante de décrire le vécu phénoménologique car elle n’est pas polluée par quelque culture théologique mal assimilée. Comme Ruusbroec, il insiste sur l’absence d’entre-deux au sommet de la vie mystique :   

Le sixième degré d’abstraction intérieure conduit jusqu’à son centre, et y fait savourer à l’âme un repos tout divin, tout spirituel, et centralement et également amoureux et lumineux. Et d’autant plus pur et parfait que la vie de l’âme est noble dans son intégrité spirituelle, et selon son opération impérieuse mue du divin Amour, il lui est donné pouvoir sur toutes les choses au-dessous d’elle et l’empire sur elle-même, puisqu’elle a ici le courage héroïque de sacrifier et immoler à Dieu au fond de son être ce qu’elle a de plus cher, ce qu’elle aime davantage, qui est l’attache à sa propre vie ; et pour lors l’âme cessant de vivre à elle et pour elle, commence à vivre de Dieu et pour Dieu, et selon la manière de Dieu ; et partant l’âme fait ici le parfait sacrifice d’elle-même, donnant à Dieu tout ce qu’elle a et ce qu’elle est en elle-même ; et Dieu la reçoit et lui est agréable. Mais il n’est pas encore content que l’âme se donne à lui, et que lui se donne à elle dans elle-même avec tous les dons, mais elle veut encore qu’elle se désapproprie de tout cela et qu’elle meure à cette complaisance, à cette jouissance de lui dans elle-même, pour l’aller posséder dans lui-même dans l’Eternité.

Et c’est ce qui fait le septième et le dernier degré plus qu’intime, puisqu’il est outre l’âme en Dieu ; et par lequel enfoncement central l’âme demeure détachée, libre et affranchie de tout servage, entrant humblement et librement à Dieu sans milieu, ni entre-deux, sans voile, ni sans figure, lui rendant par amour et hommage souverain tous les dons avec elle-même… Et partant, âmes chrétiennes, vous pourrez voir clairement et distinctement comme la récollection, l’abstraction et l’introversion centrale doit être conduite à sa fin qui est Dieu au septième jour qui est le sabbat divin, le jour de liesse…

Jean utilise une comparaison avec le cycle de la nature, comme chez Ruusbroec[199], dans la section intitulée…

L’âme dans ses trois différents états de commencement, de progrès et de perfection en la sainte oraison, agréablement comparée à l’arbre fruitier, selon trois différentes saisons de son fruit, en fleur, en verdeur, et en maturité, et planté en différents terroirs sous différents climats :

Le premier regard du soleil corporel sur les arbres fruitiers fait épanouir les fleurs et y dessèche humide que la rosée du matin y avait accueillie dedans la fleur, afin qu’étant réchauffée le fruit s’y forme [...]

Le second regard du soleil sur l’arbre fruitier est que [298] réchauffant la terre, il la soulage et l’aide à produire l’humeur où la sève, laquelle nourrit le fruit et le conduit à sa grosseur. Et comme dans cette saison la sève est en sa grande vigueur, elle fait aussi que le fruit quoique gros, est cependant de couleur très verte et de goût très âcre, et tient beaucoup à l’arbre.

Le troisième regard et la troisième opération du soleil sur l’arbre fruitier envisageant ce fruit dans sa grosseur, et le soleil étant selon cette saison très ardent, il dessèche la terre et en purifie l’humeur, et y fournit la couleur selon chaque espèce, accommodant sa vertu au sujet qu’il atteint. [...]

De même le premier regard de l’Amour divin sur la terre de notre cœur et l’arbre fruitier de notre volonté, c’est de réchauffer cette terre morfondue par les glaces de l’hiver du péché, et lui faire produire les premières fleurs de la dévotion, en y desséchant l’humide que les vapeurs du propre amour y avait amassé. [...]

Le second regard de ce soleil amoureux sur l’arbre fruitier de [299] notre volonté est que, réchauffant la terre de notre cœur, il y produit l’humeur ou la sève de la grâce, laquelle nourrit ce fruit et le conduit à sa grosseur après avoir purifié la terre de notre cœur [...]

Le troisième regard et la troisième opération du soleil éternel sur l’arbre intérieur de notre volonté, et qui regardant les fruits dans leurs grosseurs, dessèche la terre de notre cœur des ardeurs de son midi, y purifie l’humeur de la complaisance de sa propre vie et y fournit la couleur de chaque vertu, comme la fermeté de la foi sous la blancheur de l’Agneau, et la couleur jaune de sa très simple mort et Passion, la candeur de l’espérance sous le rouge et l’attente des flammes du Saint-Esprit, et le doré de la Charité sous la couleur panachée [300] de la plénitude du Saint-Esprit, lequel amène en l’âme toutes les vertus chrétiennes vivifiées en charité, et chargées de toutes les divines couleurs du divin Amour. Et partant sont des fruits arrivés à leur maturité, et propres à être servis sur la table du grand Seigneur, car la sève de l’attrait de la grâce se retirant avec le propre Esprit au centre de la racine de la volonté, outre la substance rend ses fruits dans la terre sainte de l’humanité glorieuse de Jésus-Christ, pour être servis par lui et en lui devant Sa Majesté divine.

Et tout ainsi que la terre toute seule ne peut produire ni donner du fruit à l’arbre, si l’arbre et la terre ne sont également envisagés des rayons du soleil corporel, de même si ce divin soleil de nos âmes ne lance ses divins regards sur la terre intérieure de notre cœur et sur l’arbre intime de notre volonté, elle ne produira aucune bonne œuvre pour la terre promise de l’Eternité, ainsi à proportion des regards du soleil et des situations de la terre qu’il envisage, il produit la diversité des fruits : comme dans les terres chaudes du midi, il y produit quantité de vin et d’huile. Devers l’orient, il y fait tout abonder, à cause que la terre et la situation a beaucoup de correspondance à l’influence bénigne de cet astre, lequel est fort tempéré et second sur ces terres orientales. Devers le couchant, il n’y croît pas de vin ni d’huile, si ce n’est de poissons : ainsi ces terres sont fort aquatiques et froides, et sont peu fertiles. Pour le regard du nord il y a des glaces en quantité, et beaucoup de froid, parce que le soleil en est fort éloigné, et par ainsi la terre y produit peu, et en plusieurs endroits rien du tout.

Et par ainsi, âmes chrétiennes, si vous n’êtes point sur la terre de votre midi, il ne tient qu’à vous de vous y mettre et d’y exposer le fond de votre volonté sous le midi de l’amour divin et sous la véhémente ardeur de sa chaleur infinie... [...] [301]

Mais si vous êtes encore rôdant vers ces terres du couchant, froides et aquatiques de la tiédeur, là où il ne croît ni vin ni huile, si ce n’est de poissons, au moins apprenez de ces poissons à vous retirer dans votre élément pour vous y conserver et accroître la vie. Car sitôt que le poisson sort de son élément, indubitablement il meurt. Mais il nous apprend encore une belle leçon, c’est qu’il n’en sort jamais s’il n’en est tiré par force avec l’hameçon [...] [302]

Si je n’avais crainte de trop grossir cette œuvre, et par ce moyen la rendre moins commode et de trop grand prix pour les pauvres et les simples, je vous ferai voir par toute la terre et les cieux, par tous les animaux grands et petits, forts ou faibles, rampants ou cheminant sur la terre, par tous les arbres, par toutes les plantes et fleurs et fruits de la campagne, par toute la mer et les poissons, les bestiaux, navires et nacelles, la nécessité de se retirer intérieurement en esprit et par foi au fond de nos cœurs pour nous y relancer intérieurement dans cet immense vastitude de sa Divinité outre [au-delà de] nous-mêmes…

Voici un développement à partir de belles images qui relie les forces intérieures à des figures astrologiques communes à une culture évangélique populaire :

De la souveraineté de la Foi sur toutes les lumières infuses les plus sublimes...[200].

…Dieu n’a rien fait que de parfait. Et comme il est en soi et de soi lumière éternelle, il va éclairant et illuminant toutes ténèbres, soit par lui-même, ou par causes secondes. D’où vient qu’il a posé au ciel de notre âme ses deux grands corps lumineux, la Foi et la Charité, pour y verser leurs influences et ordonner toutes les saisons. Et partant, la Foi nous y est comme une belle Lune, qui va nous éclairant parmi cette vastitude immense et ténébreuse qu’il y a à passer entre Dieu et nous ; et elle nous a été donnée de Dieu tout ainsi que l’Étoile d’Orient fut donnée aux Mages pour les conduire sûrement, et les éclairer pour chercher et trouver ce tendre Agneau de Dieu dans son palais de Bethléem, où elle disparut et s’éclipsa à l’abord de ce beau Soleil lumineux de l’Orient (403) éternel, tout nouvellement levé sur notre horizon pour y éclairer les épaisses ténèbres de la gentilité. Ainsi la Foi comme une belle lune attachée au ciel de notre esprit, va éclairant et vivant parmi tous les étages de ce monde spirituel de degré en degré.

Mais tout ainsi que l’Étoile d’Orient disparut aux Mages lors de leur entrée en Jérusalem, de même [il] en arrive à l’âme recueillie et ramassée au fond de sa Jérusalem intérieure, de là où se lève ce grand corps lumineux de la Charité ; lequel comme un beau Soleil éclatant, ardent et tout lumineux et embrasant, fait éclipser la Foi pour ce moment par son abord enflammé, opérant et impérieux, et qui réduit et réunit toute lumière en son principe. En sorte que pendant ses grandes irradiations embrasées de la Charité dont l’âme est toute investie, pénétrée et abîmée en cet océan divin, la foi n’y paraît point pendant l’opération, quoiqu’elle y soit beaucoup plus noblement, et plus lumineuse, et comme vivifiée et éclairée de la Charité, qui fait la vie de sa lumière. Et tout ainsi qu’au lever du soleil toute la lumière des Astres s’éclipse, de même à l’abord du Soleil de la Charité, toutes les vertus comme lumières participées de ce grand corps éclatant et flamboyant de ses divines ardeurs, s’éclipsent pendant le temps et le moment de cette irradiation. Quoique la Foi s’éclipse et disparaît durant ces lumineuses irradiations de la Charité, elle ne laisse pas d’être toujours dans l’âme, même tenant le dessus sur toutes les lumières de la Charité, parce que nous croyons infiniment plus de Dieu par la Foi qu’il ne nous en est manifesté par ces excessives lumières d’amour.

Mais enfin, l’opération de l’Amour divin étant finie et l’âme revenant à elle-même, toutes les vertus reparaissent en l’âme, mais portant les livrées de la très noble Charité, ainsi que l’Étoile d’Orient le fit revoir aux Mages à la sortie de Jérusalem, pour les exciter à poursuivre leur chemin et enfin arriver au lieu de leur demeure. […] D’où vient que le Verbe divin s’est approché de nous par son Humanité, sans le secours de laquelle sa Divinité nous était inaccessible dans l’immense sublimité de son Être, où elle est cachée dans ses lumières impénétrables et infinies, où elle habite en souveraine, et là où elle règne en Dieu, c’est-à-dire indépendamment et hors d’atteinte d’aucune créature ; et partant, nous n’aurions jamais pu l’y choisir pour objet intérieur et proportionné, parce que Dieu nous est invisible, ni le prendre pour notre exemplaire, parce qu’il n’y a aucune forme en lui, ni nous y conformer parce qu’il est inimitable, ni l’atteindre parce qu’il est immense, ni l’aborder à cause de l’excès de ses lumières, dans lesquelles il se tient caché à nos ténèbres et se dérobe à nos puissances.

Mais enfin, voici que la Sagesse incarnée et incréée s’étant [s’est] intéressée dans nos besoins, comme celle qui apportait en terre la lumière surnaturelle et divine pour éclairer les hommes non seulement d’une simple étoile, mais de l’immense clarté et splendeur du Père, laquelle s’est enfermée dans l’humaine nature comme dans une admirable lanterne, quoique obscure, à travers de laquelle il a tempéré ses (405) glorieux regards, qui nous eussent anéantis ; parce qu’il n’y a aucune créature qui puisse supporter le regard divin, comme divin, sans mourir. [...]

Des images d’origine alchimique :

 Nous devons laisser écouler en l’intérieur tout notre esprit, notre mémoire, notre entendement [...] Quand nous parlons d’anéantir le propre être ou la propre vie, ce n’est pas aussi la destruction du propre être, mais la destruction de l’estime du propre être, ni aussi la mort de la propre vie, mais la mort du propre amour et complaisance à (451) la propre vie finie pour entrer en la vie infinie ou l’infinie complaisance de Dieu. [...] Il faut que l’âme souffre une destitution totale et que sa substance soit pénétrée et repénétrée des ardeurs du divin amour, et que sa volonté y serve comme de fourneau et d’alambic tout ensemble pour épurer cette essence toute abandonnée et pacifique, pour y supporter l’excessive opération de son ardeur embrasée et impérieuse qui la pénètre, et en évacue tout ce qu’il y a de défectueux et empêchant la divine union des deux Amants ; c’est ce que nous appelons dépouillement [...] [qui] ne se peut achever que dans l’âme passive [...] aucunes fois Dieu s’insinue dans l’âme, et d’autres fois il insinue l’âme en soi.

L’ambition spirituelle est une qualité lorsqu’elle est bien comprise, affirmation qui est bien loin du dolorisme et que l’on entend rarement à l’époque :

[454…] Âme chrétienne, voulez-vous contenter votre démangeaison d’être ? Eh bien, soyez à la bonheur, mais en Jésus-Christ ; et ne soyez point jamais ailleurs ; car ce que vous ne pouvez être vous-même par nature, vous le pourrez être en Jésus-Christ par la foi, par sa grâce, et par son amour, et en vous rendant intérieurement à lui au fond de votre cœur : tout ce que vous ne pourrez apprendre ni atteindre par votre propre esprit, vous le pourrez savoir et appréhender par l’Esprit de Jésus-Christ. Car le Saint-Esprit donné à l’âme va anéantissant la créature pour la rendre en lui, et la faire grande et solidement savante. Non toutefois en comprenant ou atteignant par nous-mêmes les divins Mystères, mais en nous laissant comprendre à eux, ils nous conduisent et nous font entrer en Dieu, d’où ils sont sortis, et nous y font être créature nouvelle…

La souveraine liberté réside dans l’adhérence au divin attrait :

Et comme cet écoulement de l’âme en la Divinité est prévenu d’un puissant attrait intérieur, cela fait que l’on dit ne pas agir, quoique pourtant l’âme agisse toujours, mais d’une manière si simple et si libre qu’il ne paraît point à l’âme qu’elle agisse. Et à la vérité elle n’agit que d’un acte très simple, qui consiste en attention ou en adhérence au divin attrait ; et cela parce que l’âme s’est laissée dépouiller peu à peu de la multiplicité de ses actes naturels, pour se laisser réduire intérieurement à la simplicité de son acte intensé [rendu intense] par l’opération de l’amour divin, qui se rend simple et un ; parce que ce divin Amour s’étant emparé de l’âme et de ses facultés par son consentement, il se rend impérieux et dominant sur elle, non par force, mais par amour, qui a captivé [rendu captif] l’amour.

Et cette captivité savoureuse de l’Amour divin opère en elle sa souveraine liberté. Car servir à l’Amour Personnel, c’est régner, et être son captif d’amour, c’est être infiniment libre…

 Et c’est ce que pratiquait et enseignait saint Paul...

Le moyen sans moyen et autres sujets :

[549] Car enfin si l’on s’attache facilement aux choses périssables pour quelque faux lustre que l’on y aperçoit, à plus forte raison à cette divine Vie et jouissance de vie si délicieusement possédée dans elle-même, où elle s’y est tellement attachée et fait propriétaire, et non seulement par l’usage profitant qui rend gloire à Dieu, mais elle s’y est tellement attachée et arrêtée qu’elle ne peut d’elle-même s’en défaire ; mais il faut que le Saint Amour y intervienne et qu’il y opère, et qu’ainsi l’âme pour s’en faire quitte et y bien réussir, n’a point d’autre moyen que le moyen sans moyen. C’est un langage qui ne peut être entendu que des vrais amoureux, qui savent laisser brûler, embraser et consommer leurs âmes dans le divin fourneau de la volonté, tout ainsi que le bois se laisse brûler et consommer dans le feu sans se mouvoir.

Moïse ayant mené et conduit ses brebis jusqu’au fond du désert, il arriva enfin à la montagne de Dieu Oreb ; et là Dieu lui apparut et traita avec lui. Ainsi l’âme chrétienne doit conduire et ramasser son troupeau, qui sont les sens intérieurs et les passions du cœur, que chaque âme doit mener au recueillement au plus profond de son désert intérieur et de la solitude du cœur, et là y traiter avec Dieu, y paraître à la lumière de sa face, c’est-à-dire à son fils Jésus-Christ, qui est le grand Pasteur du (556) troupeau évangélique, où il nourrit l’âme de l’amour paternel de ses entrailles ; il faut donc approcher de Dieu en esprit et par foi. Mais où, chères âmes ?  C’est au fond de votre cœur, là où vous vous devez retirer en silence et humilité, pour y recevoir l’illustration du pur Amour dans le miroir intérieur de votre âme, duquel rayon lumineux et clarifiant, est réimprimée en votre âme la divine ressemblance, laquelle vous ouvrira le droit héréditaire à l’héritage du Père ; et partant entrons dans le cabinet de notre cœur et y établissons notre demeure au plus profond de ce mystérieux désert [...] solitude qu’elle porte partout avec elle, où elle se peut retirer comme dans un monastère naturel, vivant et portatif...

[558] Et partant, toujours chercher Dieu et ne le point trouver, c’est toujours semer et ne point recueillir ; et cela parce qu’on le cherche mal en le cherchant au-dehors, et c’est au-dedans qu’il se donne.[201].

 [566]... l’âme a par son consentement […] laissé vaincre en elle par [...] son divin Amour tout être étranger et jusqu’à l’anéantissement du sien propre [...] ainsi consommée heureusement dans le sein de la divinité, où elle commence d’y opérer de lui et par lui [...] savourant la douceur de la divine lumière et la clarté infinie de ce divin Océan dans l’intime de ce Ciel intérieur où l’âme est réduite et où elle converse avec Dieu, et voit les choses divines et ineffables qui s’y opèrent, et qu’elle y expérimente, jusqu’à ce qu’il [567] plaise à Dieu d’en disposer par la mort. Et par ainsi l’âme mène une vie à l’extérieur que les hommes voient, et une à l’intérieur que Dieu voit et que Dieu agrée, et que Dieu demande d’une telle âme, qui l’a laissé régner en elle en sa façon infinie.                   

Ce silence de demi-heure est le moment heureux auquel l’âme est ravie au sein de la Divinité. C’est un silence, parce que le propre de Dieu est d’opérer dans le repos ; et c’est encore un silence parce qu’il opère sur un sujet passif qui fait la matière paisible et spirituelle de l’œuvre de Dieu [...] l’âme a vogué [...] dans la grande nef de la charité au moyen de laquelle elle est enfin arrivée heureusement dans l’Océan immense de la Divinité  

… Dieu s’est fait le centre intérieur de l’homme et a fait la terre sa [574] circonférence […] il a pris plaisir dans la structure de l’homme en ayant fait le parfait raccourci de tous ses divins ouvrages ; en sorte qu’il a son Ciel au fond de son âme, puisque la Divinité en fait le centre, et ainsi pour aller à son ciel et de son ciel à Dieu, c’est en descendant et abaissant son esprit avec humilité au fond de son être, là où Dieu habite, et où il l’attend pour lui faire un parfait sacrifice de toutes les créatures et de lui-même...  

 [581] [...]Dieu veut ouvrir son immensité et lui donner tout cet espace pour voler à son plaisir et y jouir de sa franchise et de sa pleine liberté ; et ainsi n’y trouvant plus rien qui la limite, elle se laisse enlever et abîmer, par l’ouverture intérieure de son fond central dans l’Immensité divine.

Si enfin  l’âme fait en sorte que ce filet d’or qui l’arrête encore dans le fini puisse être rompu, pour lors vous verrez cette Aigle généreuse s’essorer[202] à perte de vue dans cette divine Immensité et s’y résoudre et engloutir ainsi qu’une goutte de rosée tombée dans l’océan, laquelle en s’y perdant, n’y perd que sa petitesse... [582] [...]Et tout cela en retirant ainsi notre esprit de l’extérieur à l’intérieur, du dehors au-dedans, de la circonférence au centre et de notre centre à l’Être divin, y réintroduire notre âme par voie d’amour comme elle en était sortie par voie de création et l’introniser dans le cœur de son immensité pour y régner éternellement.

Sommaire de cette pratique d’oraison intérieure en Jésus-Christ, dont l’humanité sainte est l’unique médiatrice qui nous donne accès à la Divinité, concentrée au fond et plus intime du cœur, pour y vivre d’une vie cachée avec Jésus-Christ en Dieu.

Notre âme n’a rien à faire en toute cette pratique d’oraison de recueillement, que d’abaisser son esprit et sa volonté devant Dieu, qu’elle doit croire être immense. […]

Et à cet effet s’y présenter et s’y abandonner tout à lui sous ses pieds comme un petit enfant tout couvert de plaies et de chaînes, pour y être guéri et déchaîné, souhaitant ardemment et humblement qu’il daigne lui appliquer son sang, ses larmes et ses mérites infinis pour la délivrer des sept sortes de captivités susdites : ce qu’il fera de grand cœur, et le fera avec des tendresses de vrai Père, et des ardeurs d’un amour ineffable. Car il ne souhaite rien tant que de trouver des cœurs à qui se communiquer. Et pour cela même il a donné sa propre vie et tout son sang. Donc l’âme y demeurant là attentive à lui, bientôt lui par les vives ardeurs de son amour, lui consommera tous ses liens et toutes les inclinations, les affections et complaisances dont l’amour-propre l’attache au péché et à toutes les autres captivités mondaines et sensuelles, extérieures et intérieures, et jusqu’à l’attache des biens surnaturels qu’elle possède dans le fond d’elle-même ; et ainsi libérée et affranchie de tous ces liens, il la fera entrer et participer à son infinité, et en sa manière immense et infinie.

Le tout consiste donc, après la croyance d’un Dieu immense et inaccessible, que c’est l’Humanité adorable du béni Agneau de Dieu qui nous le rend accessible, et que c’est par Jésus-Christ que nous y avons accès, parce qu’il y est notre médiateur nécessaire et le Soleil divin de notre âme, y étant dedans nous et outre nous-mêmes comme Centre de notre centre, par lequel il faut que le centre de notre âme passe pour arriver au Centre incréé de la Divinité. […]

 [603] se tourner à l’opposite sur l’exercice naturel des puissances et s’en façonner des notions, raisonnements et affections, c’est de propos délibéré se façonner des idoles spirituelles, auxquelles on défère plus qu’à Dieu...

...Car la véritable Oraison et la plus agréable à Dieu et utile à nous, c’est cette continuelle présence et assistance de l’âme et de l’esprit recolligé à la face de Dieu au fond du cœur, dans cet anéantissement de nos propres actes et abandonnement de nous-mêmes et de nos puissances à sa divine volonté, à l’exercice de la foi et à l’activité intérieure de son [605] amour et union de l’un et de l’autre ; car dans cet abandon total et abîme de néant où l’âme se plonge volontairement, elle rend un hommage à Dieu, et un culte d’adoration parfaite et un sacrifice d’holocauste de tout ce qu’elle est, et de tout ce qu’elle a, et de tout ce qu’elle peut avoir, et de tout ce qu’elle peut agir et pâtir. Et partant elle y fait dans ce seul acte, mais divinement, tous les actes de toutes les vertus ensemble.  


 


 

Gaston de Renty 1611-1649

>> Gaston, Jean-Baptiste de Renty, Correspondance, Texte établi et annoté par Raymond Triboulet, Desclée de Brouwer, 1978.

 

L.55 A Mademoiselle de la Chevalerie.

nous pouvons prier par parolles interieure ou exterieure …par action, et nous pouvons prier par disposition

LETTRE 6e

Chere Sœur,

Je quitte l’heure de mon oraison pour vous escrire, mais pour mieux dire, Je ne veux changer que de posture, et prier Dieu avec vous. Toute œuvre est oraison quand elle est faitte pour Dieu, et cette œuvre prie d’elle mesme et honore Dieu : Nous pouvons prier par parolles interieure ou exterieure, c’est a dire mentalement ou vocalement, nous pouvons prier par action, et nous pouvons prier par disposition, en sorte que de toutes parts nous retombions tousjours a dire : Ah ! mon Dieu ! que vous estes bon.

L. 61 au P. Saint-Jure du 13 novembre 1643

travailler, & aux choses les plus basses, comme à remuër la terre, à massonner        

Je fais resolution en la presence de mon Dieu, d’avoir soin des reparations, des manufactures, des marchez & des baux qui seront à faire dans le bien qu’il m’a donné en manîment, & ce d’autant plus qu’il me fait la grace de me disposer à luy en faire une demission totale, & de tout ce que je suis, à ce grand jour de sa Nativité prochaine, & me mettre en estat qu’il en sera le proprietaire, & moy le procureur et le serviteur pour le distribuer, & tout prest de le ceder à la moindre marque de sa volonté. Je reconnois donc aujourd’huy par sa divine misericorde, que ma condition estant roturiere dans le Christianisme /1, je dois m’appliquer à ces soins autant que le demanderont les besoins, & que les rencontres le permettront; & même, d’y travailler, & aux choses les plus basses, comme à remuër la terre, à massonner & autres choses, puis qu’il m’a donné par sa grace l’industrie de quelques arts ; & je dois faire autant de cas de ces emplois que de celuy du secours des ames, regardant non les choses en ce qu’elles sont, mais la volonté de Dieu & ce qu’elle désire de moy. Je supplie ce Seigneur de mon cœur de me pardonner les manquemens que j’ay faits contre cela jusques à maintenant. Je faits ce present memoire apres la veuë qu’il m’en a donné, ce cinquiesme de Novembre, mil six-cens quarante-trois, pour me servir de memorial de mon obligation.

 

/1. Jacqueline Pascal évoque dans une lettre du 19 janvier 1655 à son frère Blaise, « ceux qui sont roturiers selon M. de Renty »

L.72 Vers le 11 décembre 1643 A la Mère Marie de la Trinité

Il me marque ce qui est pour vous - N. S. veut que nous allions plus librement que cela

carmélite à Beaune — autographe.

LETTRE 14

J.M.J.

Ma tres Reverende Mere,

Je suplie N. S. et Sa tres Sainte Mere d’estre la lumiere et la force de nos conduittes. Je ne peux que je ne vous rende tesmoignage de la continuelle presence que N. S. me donne de vous et de la consommation qu’il faict de mon estre en diverses manieres pour luy demander la perfection de ses desseins sur vous; je ne voy rien qui ne me marque cela, touts mes chetifs exercices tendent a cela, en ce que j’entends lire Il me marque ce qui est pour vous ; enfin je vous dis simplement que je n’ay garde de vous aller chercher par moimesme puisque vostre presence m’est donnee en cette sorte,

L.102 Vers le 22 avril 1644 A la Mère Élisabeth de la Trinité

le pilote qui voit un continuel branlement de son vesseau sur les ondes ne s’estonne point de cette agitation; quelques uns sont beaucoup malades et ne scavent ou ils sont ny où ils vont

prieure du Carmel de Beaune — autographe.

LETTRE 32

A Ma tres Chere Seur

J. M. J.

Ma tres chere Seur

Vive Jesus et sa tres Sainte Mere

je ne trouve point du tout estrange que vous soies maintenant fermee a vous mesme et aux autres puisque vostre peine qui est vostre estat porte cela de sa nature : la petitte parentese que vous ayes eue de vous ouvrir et manifester si librement et entierement a nous, est un privilege particulier qui a esté donné pour faire voir l’œuvre de Dieu et ses desseins sur vous ; cette manifestation estant (faitie) finie, les fenestres et les portes ont este fermees et vous ne sentes plus que le tintamare et la confusion qui est en vous. Mais le pilote qui voit un continuel branlement de son vesseau sur les ondes ne s’estonne point de cette agitation; quelques uns sont beaucoup malades et ne scavent ou ils sont ny où ils vont, quoy qu’ils avancent tousiours vers le port, et jusques à ce qu’ils soient en terre ferme, croient plustost la mort que la vye : Cette similitude est pour vous, la terre promise vous garira, mais la valee de larmes vous esprouvera./ N. S. nous a par sa tres grande misericorde et sans esgard a mon indignité donné quelque lumiere sur cela; […]

L.117 A la mère Elisabethe de la Trinité 24 juin 1644

il faut aller a Dieu tout droit sans regarder seullement derriere soy ny a costé

LETTRE 39

A Ma tres chere Seur J. M. J.

Ma tres chere Seur

Il faut recevoir tous ces divers effects de quelque nature qu’ils puisse estre, de complaisance ou d’aversion, de joye ou de douleur, comme ne les recevant pas ; c’est a dire il faut aller a Dieu tout droit sans regarder seullement derriere soy ny a costé, et malgré tout ce qui ce presentera fixer vostre volonté à Dieu qui est vostre fin, et vous arester peu ou point du tout aux moiens, sinon en tant qu’ils vous sont moyens. Il faut mourir, il est certain, et nostre vye ne consiste qu’en nostre mort (mais) ensorte que nous ne ferons jamais de resurrection, ny assention spirituelle, ny ne receverons jamais la plenitude de la grace du Saint-Esprit, qu’auparavant nos principes vicieux ne soient amortis par une fidelle veille et courageuse guerre sur nous mesme; mais ce qui est rude dans les termes où l’on ne parle que de tuer, banir et aneantir, est bien gracieux dans l’execution a ceux qui avec resolution travaillent en perseverence. Car a mesure que nostre ennemy descroist, à mesure J.-C. croist, et nous separant et esloignant de la compagnie des Diables, nous nous avoisions et associons à un Dieu, qui ayant donné le progres a nostre grace ne cesse de nous avancer a l’homme parfaict pour nous consommer dans son sein paternel.

Il ne faut donc point ce descourager ny retomber dans un rebat d’erreur, qui est que nous n’avons point d’autre part que l’enfer, cela est certain pous nous mesme, mais pourquoy la mition de J.-C. ? est il venu pour les justes ? Il dit que non; est il venu pour les coupables ? Si vous me dites aussy que non, qu’est il donc venu operer en l’aliance des hommes ? vous me dires peutestre que c’est seullemt a vostre esgart et cela seroit contre sa parolle; […]

L. 133 4 octobre 1644 A la Mère Thérèse de Jésus-Languet

J’eus une veuë de l’ame dans la plenitude d’elle mesme … il nous despouille de cet esprit propre, arogant et riche d’Iniquité, et qu’il nous reduit au rien, qu’il nous aneantit, humilie et simplifie, et que de là … Il esleve l’ame en la confiance des Enfants

prieure au Carmel de Dijon.

Il reçoit conoissance de son Estat et de celuy d’une ame a laquelle Jesus-Christ l’avoit lié particulierement.

LETTRE 3

Hé que le bon Jesus fait de choses ! Il faut que je vous dise qu’en chantant Magnificat 1, le Jour de Saint Denis en l’Église, sur ce Verset, /Deposuit potentes de sede,

io et exaltavit humiles * /, J’eus une veuë de l’ame dans la plenitude d’elle mesme, dans la puissance et richesse de ses facultez et Inventions naturelles, dans la vie de ses Sens Interieurs et exterieurs, qui veut tout voir, tout entendre; enfin qui est puissamment puissante en la plenitude du monde, et de la vanité; et nostre Seigneur me fit comprendre par ce verset qu’il nous despouille de cet esprit propre, arogant et riche d’Iniquité, et qu’il nous reduit au rien, qu’il nous aneantit, humilie et simplifie, et que de là, / Exaltavit humiles /, Il esleve l’ame en la confiance des Enfants, et en effet, se charge du soin paternel pour la conduire dans ses voyes, la secourir, et soustenir entre ses mains et la garder enfin comme la prunelle de ses yeux.

11 Et en mesme temps Je vis cette ame a, mais de la nature, et de tout ce qu’elle avoit des sens, et de l’humain, et qu’elle avoit esté reduite à ce neant, et qu’elle se tenoit tousiours la, et qu’elle se ramenoit tousiours la, et que c’estoit pourquoy elle avoit la confiance, la paix, et la protection de ses secours ; que ce grand depouillement luy estoit Infiniment agreable, non seulement de ce qui est de l’ancienne Creature, mais mesme de ce qui est de ses dons, pour le suivre nue, et estre en audiance nue; que cet estat découvre de Loing les moindres choses comme l’on feroit le moindre arbrisseau en une rase campagne; que l’ame en cet Estat porte une grande Impression d’abandon, de confiance et de reconoissance et qu’il en faisoit ce qu’il vouloit.

12   Enfin en peu de temps, je vis tant de choses que je ne les pourrois dire, l’esprit surpassant de beaucoup la puissance, ou plustot la foiblesse de nos termes.

Ce 4 Octobre 1644

L.174 Vers le 6 janvier 1645 A la Mère Thérèse de Jésus-Languet

Je fus trois ou quatre heures dans une Église avec grande seicheresse … tout d’un coup il me fut monstré que quand l’ame estoit comme dans un desert et qu’elle ne trouvoit rien pour s’arrester, qu’alors la corde du pur amour luy estoit donnée

prieure au Carmel de Dijon.

LETTRE 15

De sa disposition.

L’autre Jour Je fus trois ou quatre heures dans une Église avec grande seicheresse et rien sur quoy m’arrester. J’entendois derriere moy un bon serviteur de Dieu qui disoit un chapelet de Gloria Patri etc. J’offrois tout ce qu’il disoit, et craignois bien de perdre mon temps. Enfin tout d’un coup il me fut monstré que quand l’ame estoit comme dans un desert et qu’elle ne trouvoit rien pour s’arrester, qu’alors la corde du pur amour luy estoit donnée, et je resentis quelque chose de l’effet de ce que Sainte Catherine de Gennes en dit*; Et conus combien il est Important de perseverer en simplicité, et nuë presence vers son Dieu quelque difficulté qui nous vienne en l’Esprit. Je croy que c’est paresse, et mon fond d’oisiveté, mais quand je finis de prier Je serois encore plus prest de recommencer; quoy qu’il ne me vienne rien. […]

L.176 Vers le 6 janvier 1645 A son Directeur le R. P. Saint-Jure S. J.

Quand l’ame est suspendue en un désert, où elle n’a plus ny veuë de quoy que ce soit, ny aucun appuy à rien, il me fut montré que Dieu la tiré hautement à soy par un bout de corde du pur amour qu’il luy jette du ciel - Catherine de Gennes

j’ay vû mon ame sur la situation de la mort, du neant, et de la nudité, c’est à dire, dans la purgation et dans le vuide d’elle-mesme, et de tout ce qui est creé. Quand l’ame est suspendue en un désert, où elle n’a plus ny veuë de quoy que ce soit, ny aucun appuy à rien, il me fut montré que Dieu la tiré hautement à soy par un bout de corde du pur amour qu’il luy jette du ciel, comme disoit Sainte Catherine de Gennes * 1, et que cette corde estoit l’Enfant Jesus, en l’union duquel nous devons rendre à Dieu tous les usagesd'une victime, qui en Pureté en Innocence et en Simplicité se sacrifie et se consomme pour sa gloire.

L.195 A son Directeur, le R. P. Saint-Jure, S. J.

Je suis quelquefois une heure ou deux à l’Oraison, sans qu’il ne vienne rien … quelquefoie la lassitude du corps s’en va tout à coup par une force interieure qui m’est communiquée, et qui me dispose à continuer l’Oraison hors du lieu et du temps de l’oraison dans la conversation et dans les affaires

Je suis quelquefois une heure ou deux à l’Oraison, sans qu’il ne vienne rien, quelquefois j’y souffre par secheresses et par distractions et lassitude, mais de quelque façon que ce soit, je ne finis jamais que je ne voulusse recommencer et le desir m’en est renouvellé ; quelquefoie la lassitude du corps s’en va tout à coup par une force interieure qui m’est communiquée, et qui me dispose à continuer l’Oraison hors du lieu et du temps de l’oraison dans la conversation et dans les affaires ; et je vous diray en sincerité, qu’encore que je fasse tout si mal, il n’y a guere de difference de tout mon temps pour l’Oraison, ms trouvant recueilly en tout.

L.197 Trois lettres à son Directeur, le R. P. Saint-Jure S. J.

je ne vois rien, je ne sens rien, ny n’ay goust ny dégoust à rien, je sens seulement ma volonté vive et preste à tout

Depuis long-temps je n’ay aucun usage à l’Oraison, ny quasi aussi en autre temps de l’entendement ny de la memoire : je ne vois rien, je ne sens rien, ny n’ay goust ny dégoust à rien, je sens seulement ma volonté vive et preste à tout ce qui luy sera monstré pour Dieu. […]

L. 200 Extrait d’ « Un de ses papiers ».

Cette Oraison … loyal amour, qui tend toûjours à donner plûtost qu’à recevoir. … un estat de presence modeste

Cette Oraison, dit-il, dans un de ses papiers, n’est point par raisonnement ny par recherche, mais par un loyal amour, qui tend toûjours à donner plûtost qu’à recevoir. L’obscurité de la foy est à l’ame, plus certaine que toutes les lumieres qu’elle peut avoir, et dont elle doit user avec respect et action de grace et non par complaisance ny par attache : il n’y a point là de bandement d’esprit. Cette Oraison ne fait point mal à la teste, c’est un estat de presence modeste, dans laquelle on se tient devant Dieu, attendant de son esprit ce qu’il luy plaira de mettre en nous, que nous recevons en simplicité et en confiance, comme s’il nous parloit.

L.252 Destinataire inconnu.

Pour les obscurités, par les délaissements et les autres peines d’esprit, on les souffre quoiqu’il en coûte, et on s’y jette à corps perdu, pour ainsi dire, en abandon, comme un poisson en l’eau qui est son élément; à Dieu de tous côtés; en Dieu pour jamais et pour tous.

Pour les obscurités, par les délaissements et les autres peines d’esprit, on les souffre quoiqu’il en coûte, et on s’y jette à corps perdu, pour ainsi dire, en abandon, comme un poisson en l’eau qui est son élément; à Dieu de tous côtés; en Dieu pour jamais et pour tous.

L.266 Ma tr. ch. Sr.

quand l’ame est par les diverses espreuves purgée et desapropriée, et qu’elle ne trouve plus en elle que neant, et aucun appuy surquoy que ce soit, alors le ciel s’ouvre et la corde du pur amour nous livre a Dieu

Louange soit au Saint Enfant Jesus ! et qu’il vous daigne tellement penetrer de la grace de sa sainte Enfance que vous ne soyez plus qu’Innocence, pureté, et simplicité; Je benis ce Saint Enfant de ce qu’il vous porte a vous aban-

162 donner tant a vous mesmes, et il est certain que c’est pour vous mener et establir en la pureté de l’amour, car sans cela il ne peut estre pur; Mais quand l’ame est par les diverses espreuves purgée et desapropriée, et qu’elle ne trouve plus en elle que neant, et aucun appuy surquoy que ce soit, alors le ciel s’ouvre et la corde du pur amour nous livre a Dieu; c’est un feu qui estoit caché sous les cendres, et qui ayant Jour s’eslance avec ardeur par l’ouverture qui luy est donnée, et croist d’Instant à Instant, eslargissant tout ce qui est à l’entour, Jusques a ce que tout soit consommé.

L.286. 2 juin 1646 [M. des V.]

L’amour et la charité sont une clef qui ouvre le chemin que J’ay marché en cette vie ; Tous ceux qui me veullent suivre par Imitation, Il leur est necessaire d’avoir cette clef, parce que le chemin est fermé à tous ceux qui ne l’ont point. Dans ce chemin l’amour divin consomme l’ame en elle mesme, et la transforme en Dieu

[… ]

Elle me fit donner à mon arrivée, un Papier qu’elle ne m’avoit voulu envoyer à cause de l’Incertitude de mon partement, et, comme Je vous parle comme à un autre b mesme, Je vous le copieray, non que je prenne fondement sur ces choses, dont je suis si esloigné, Toutes fois Je suis obligé de dire que je sens en moy ces dispositions par l’operation divine, ausqu'elles J’avancerrois davantage si J’estois moins infidele. Et tout ce qu’elle n’a jamais dit a tousjours esté conforme à l’estat présent auquel Dieu me tenoit. Il y a trois ou quatre ans qu’elle eut ordre de me

105 donner un chapelet, et il luy fut dit que c’estoit une clef. Sans luy expliquer ce que c’estoit que cette clef, voicy l’Explication.

Le dimanche de quasimodo quatriesme d’avril 1646, comme cette bonne ame estoit dans la chapelle du Rosaire, à complie, Nostre Seigneur luy dit. / Je vous veux donner l’Interpretation du chapelet que vous avez donné à vostre frere. Vostre Rosaire 3 represente les trois Estats de l’Eglise : les Prestres, Les Nobles, et le tiers Estat, Nous luy avons donné le second qui represente la Noblesse, il m’a donné sa Noblesse temporelle quittant le monde pour l’amour de moy. Je luy ay donné ma noblesse spirituelle; qui est

106 l’amour, et la charité; L’amour et la charité sont une clef qui ouvre le chemin que J’ay marché en cette vie ; Tous ceux qui me veullent suivre par Imitation, Il leur est necessaire d’avoir cette clef, parce que le chemin est fermé à tous ceux qui ne l’ont point. Dans ce chemin l’amour divin consomme l’ame en elle mesme, et la transforme en Dieu; il l’anneantit et la deifie, et n’y demeure que Dieu seul vivant et régnant. Voila la dignité, et la fin de la noblesse que je luy ay donnée. /

L.295 Vers le août 1646 A l’un de ses amis au Collège de Bourgogne. [relation Eudes]

satisfaire au peuple, qui attendait quelquefois deux, trois, et quatre jours

Mission du P. Eudes au Bény.

[…] Enfin les missionnaires eussent souhaité d’être cent, aussi bien qu’ils n’étaient que dix-huit, pour satisfaire au peuple, qui attendait quelquefois deux, trois, et quatre jours à pouvoir se confesser, et, au bout de quatre semaines, quantité ne l’ont pu. L’on communiait à quatre, cinq et sept heures du soir. Il est impossible que l’on ne soit touché de voir la ferveur des pauvres gens quitter tout pour se rendre à la Parole de Dieu ; et il faut rendre cet honneur au P. Eudes de le tenir comme un admirable et extraordinaire organe de Dieu pour le ministère où il l’a appelé. On ne peut résister à des vérités dites si nûment, si saintement et si fortement.

Je ne vous en dirai pas davantage sur ce sujet, car les particularités seraient trop longues. Il y avait plus de douze mille personnes le dernier jour. Toute une montagne en était couverte. C’était une naïve idée du jugement.

L.357 Septembre 1647 Au Père Jean Eudes.

je ne m’étonne nullement de toutes ces traverses ; il suffit de savoir que vous êtes à Jésus-Christ et que vous désirez de le suivre (n. : le chapitre interdit les missions du P. Eudes dans le diocèse)

Je vous avoue que j’ai été touché, lorsque j’ai appris combien de tempêtes et d’instantes poursuites vous avez eues à supporter. Je ne sais pas pourquoi on s’alarme tant, ni ce que vous avez fait contre l’Évangile! Il n’y a toutefois que cela à condamner. Je crois qu’on aura de la peine à vous faire ce reproche au sujet de votre dessein.

Mais je ne m’étonne nullement de toutes ces traverses ; il suffit de savoir que vous êtes à Jésus-Christ et que vous désirez de le suivre, pour s’attendre que la contradiction vous est due pendant les jours de votre chair. Soyez seulement fidèle à vous confier à Notre Seigneur, et prenez garde que le battement du dehors ne mette du trouble et de l’obscurité dans la lumière qui vous a éclairé et pressé de sortir.

Je supplie notre grand Dieu de vous délivrer du procès du raisonnement humain qui souvent, en ces matières, multiplie à l’infini ; vous assurant que si vous ne l’écoutez point, il se manifestera à vous, je veux dire qu’il vous consolera et vous fortifiera en foi, sur votre appel, et en expérience des dons du Saint-Esprit. »

Date : A la mort de Mgr d’Angennes, évêque de Bayeux (16 mai 1647), le chapitre interdit les missions du P. Eudes dans le diocèse : c’est là que Boulay place cette lettre. Mais il nous semble que « les tempêtes » supportées par le P. Eudes ont redoublé quand, après la mission de Fouqueville, il se rend à Paris en septembre et vérifie l’hostilité du nouvel évêque, Mgr Molé (voir lettre 343).

 

L.369 Octobre 1647 Au Père Jean Eudes.+ note

Conservez-vous donc, non en vous conservant, mais en ne vous accablant pas de travaux et de fatigues. L’on me mande combien Dieu vous benit;

Permettez a que je vous die tout simplement qu’une de mes plus grandes apprehensions à vostre égard est, que vous n’entrepreniez trop sur vous mesmes, et que n’estant point assez retenu vous vous rendiez inutile. L’ennemy trouve quelquefois, et pour l’ordinaire, ses avantages de cette sorte dans les sujets les mieux disposez; vous n’estes plus à vous, mais un homme à tout le monde, et qui est redevable avec saint Paul à tous les hommes. Conservez-vous donc, non en vous conservant, mais en ne vous accablant pas de travaux et de fatigues. L’on me mande combien Dieu vous benit; souffrez que pour l’interest que j’y prens, je vous aye di cecy en tout respect et humilité.

    Date : Le P. Eudes, ayant perdu Mgr d’Angennes, évêque de Bayeux, son protecteur et craignant l’hostilité du successeur Mgr Molé, part pour le diocèse de Chartres, où Gaston de Renty lui avait procuré une mission à Nogent-le-Rotrou (juin-juillet) : Renty s’était employé à dissiper la méfiance du prélat à l’égard du P. Eudes. L’hostilité de Mgr Molé se confirmant (voir lettre 3 5 7) le P. Eudes repart, dans le diocèse de Chartres, à La Ferté-Vidame ; trois semaines après l’ouverture de la mission (22 septembre) il tombe gravement malade, est tenu pour mort, se souvient des demandes de missions présentées par Renty pour la Bourgogne, fait vœu à la Sainte Vierge de s’y rendre... et guérit. Il reçoit de Renty la présente lettre envoyée à La Ferté-Vidame. Les projets de missions du P. Eudes, nourrisar Renty pour la Bourgogne, sont déjà exprimés en août 1646 (voir lettre 300, note 6) ; ils n’aboutiront, à la suite de ce vœu, que le le r décembre 1647.

L.299 3 août 1646 Au Président de Castille.

Et quand je parle d’amour, Je ne parle pas tousjours d’un sensible amour et transport sensible - Craignons les spiritualitez qui sont inventions d’esprit, Mais allons simplement en confiance dans une vie

[…] Et quand je parle d’amour, Je ne parle pas tousjours d’un sensible amour et transport sensible, Car sans cela la fidelité et l’effet ne laisse pas souvent d’estre mesme plus fort, ainsi qu’un grand brasier est plus formé quand la flame est consommée. Je ne parle pas donc du sensible et du visible, mais de la fidelité, et de la force qui se trouve dans nostre aneantissement pour suivre en abandon tout ce que Dieu presente, l’acceptant de sa main et en usant en simplicité par communion et liaison avec J.-C. N. S., ce qui se fait mesme lors que l’ame est bien establie, et qu’elle ne cherche que Dieu d’une maniere si simple qu’il n’y a aucun travail ny bandement d’esprit, Craignons les spiritualitez qui sont inventions d’esprit, Mais allons simplement en confiance dans une vie, et la suitte d’une foy rééelle, qui est vivre avec J.-C. selon l’Évangile devant Dieu et pour Dieu. Sans songer à soy mesme que pour se consommer soy mesme en accomplissant par succession jusques à la fin les divines ordonnances du temps et de l’eternité;

Je vous suplie de me donner tousjours part en vos Saintes prieres et de me croire de tout le cœur.

Monsr        Vostre, etc.

Au Beny ce 3 e Aoust 1646.

L. 302 Trois lettres à son Directeur le R. P. Saint-Jure S. J.

fort chargé de diverses affaires à écrire et à agir, j’eus mouvement d’en separer entierement mon esprit, et mesme instant je le sentis déchargé, et depuis rien ne m’a coûté, et, si j’en fais plus, sans y penser : cette grâce m’a esté renouvellée souvent,

Je n’agis pas moins pour mon recueillement, écrivit-il un jour à son Directeur, j’agis encore plus ; car j’aurois un desir de tout faire, et j’agis d’une maniere claire où je n’ay point de part, car c’est Nostre Seigneur qui fait tout.

En une autrefois il luy manda :

l’usage à l’égard du monde est à l’ordinaire en moy; quand il faut écrire ou parler à ceux qui demandent avis, il semble que l’on possède toute connoissance, et on se sent estre dans tout ce que l’on dit, et après, cela s’efface de l’esprit, toutes les portes sont fermées, il n’en reste plus rien.

Et encore dans une autre lettre :

me trouvant un jour fort chargé de diverses affaires à écrire et à agir, j’eus mouvement d’en separer entierement mon esprit, et mesme instant je le sentis déchargé, et depuis rien ne m’a coûté, et, si j’en fais plus, sans y penser : cette grâce m’a esté renouvellée souvent, quoy qu’en diverses manieres, et je reconnois bien qu’elle est grande, et que j’en dois estre bien reconnoissant, parcequ'elle me sert pour me conserver en simplicité au milieu de la multiplicité.

L.315

vray renoncement de soy, qui consiste à ne se servir plus de sa propre prudence, prevoiance, ny de la capacité de nostre esprit, mais met l’ame nue et despouillee de tout dans l’abandon et la tutelle de l’esprit de son Dieu qui luy sucgère en chaque temps et action ce qui est à faire et est son mouvement et sa vye

L’estat dont j’ay vu le billet est de Dieu entierement : il porte l’effet du vray renoncement de soy, qui consiste à ne se servir plus de sa propre prudence, prevoiance, ny de la capacité de nostre esprit, mais met l’ame nue et despouillee de tout dans l’abandon et la tutelle de l’esprit de son Dieu qui luy sucgère en chaque temps et action ce qui est à faire et est son mouvement et sa vye ; mais cet estat doit estre accompagné de paix, et d’une grande adherence à Dieu dans son recueillement, c’est a dire que la pointe de l’esprit soit tousiours tournee avec vigeur et ferveur vers la majesté supresme, dans une union simple avec Nostre Seigneur nostre reconsiliateur, et qui seul nous donne acces vers Dieu par son esprit, lequel nous donne cet estat de despouillement pour reparer nos grands raisonnements et enchesnements de convenances et de retours ; c’est un desert qui est donné à l’ame qui ne produit rien et qui ne sent qu’aridité infertille en sorte qu’elle ne se peut rien promettre pour l’avenir, ce qui l’estonne fort parce qu’en effet c’est un grand changement, mais il faut qu’il serve à habituer l’ame à vivre en foy, c’est à dire non selon elle et ce qu’elle faisoit, non s’arestant à ce qu’elle voit, mais à ce qu’elle croit. […]

Marchant un des jours de ce Caresme par les rues de Paris fort crotté et bien bas d’extérieur … je voyais que c’était une grande tentation de penser conserver son estat de grandeur et de marque pour donner plus d’exemple, et avoir plus de poids pour servir Dieu.

Marchant un des jours de ce Caresme par les rues de Paris fort crotté et bien bas d’extérieur, je portais en moy ce sentiment de l’Apostre, quand il dit qu’il estait comme l’ordure et la balieure du monde*, et comme il me semblait que j’estais dans ce rebut, je donnais benediction pour malediction, et le reste du passage qui me fut mis en puissance passive, et en acte recevant lumière pour l’entendre et force pour l’executer. Je connus combien la propriété, et les choses neuves jusques aux bottes, jusques à un regard et à une contenance, blessent, si l’on n’y prend bien garde, la simplicité et la dignité de cet avilissement chrestien; et je voyais que c’était une grande tentation de penser conserver son estat de grandeur et de marque pour donner plus d’exemple, et avoir plus de poids pour servir Dieu. C’est un prétexte, dont se sert nostre infirmité au commencement; mais la perfection nous tire enfin à Jésus-Christ humilié et rendu le dernier des hommes dans la Croix. Quel honneur de tenir compagnie à Jésus-Christ si seul et si peu suivy en son ignominie et en son humiliation ! c’est une de mes terreurs, que je n’ay pas encore bien commencé.

L.339 Début mai 1647 A son Directeur, le Révérend Père Saint-Jure S J.

Je porte par la misericorde de Dieu un fond de paix devant luy en l’esprit de Jésus-Christ, dans une experience si intime de la vie eternelle, que je ne la puis déclarer : et voylà où je suis le plus tiré, mais je suis si nu et si sterile, que j’admire la maniere où je suis, et en laquelle je parle. […]

Pour ce qui me regarde, je n’ay pas grande chose à dire; Je porte par la misericorde de Dieu un fond de paix devant luy en l’esprit de Jésus-Christ, dans une experience si intime de la vie eternelle, que je ne la puis déclarer : et voylà où je suis le plus tiré, mais je suis si nu et si sterile, que j’admire la maniere où je suis, et en laquelle je parle. Je m’étonnois, comme parlant à la personne susdite, je cômençois un discours sans sçavoir comme je le devois poursuivre, et disant la seconde parole, je n’avois point de veuë de la troisième et ainsi des suivantes. Ce n’est pas que je n’aye la connoissance entiere des choses en la maniere que j’en suis capable, mais pour produire quelque chose au dehors, cela m’est donné et comme on me le donne, je le donne à un autre, et après il ne me reste rien que le fond susdit.

L.350 27 juin 1647 A son Directeur le Révérend Père Saint-Jure S J.

J’ay esté bien pauvre tout ce mois, et je ne scay si je l’ay jamais esté plus en sentiments et en pesanteur de corps et d’esprit - pour estre un pain, lequel ait du rapport avec luy, il falloit que je fusse moulu comme le grain, puis pétri avec l’eau, et enfin cuit au feu

J’ay esté bien pauvre tout ce mois, et je ne scay si je l’ay jamais esté plus en sentiments et en pesanteur de corps et d’esprit, que tout le jour du Saint Sacrement I. Je fus à l’Office, à la Procession, à la Messe, à la Communion, au Sermon, à Vespres et à Complie comme une vraye beste, je ne sçavois en quel sens me tenir, ny à genoux, ny de bout. J’estois dans un sentiment inquiet pour le corps, et vague pour l’esprit, sinon que dans mon fond je sçay bien que je voulois honorer Dieu en Nostre Seigneur Jésus-Christ. Apres les Complies je me trouvay tellement pesant que me voyant inhabille à pouvoir demeurer devant le Saint Sacrement, car je tombois tout de bout, je voulus voir si, me retirant à l’écart, je ferois mieux pour m’assoupir un peu, mais je me trouvay apres encore plus harassé et plus lâche de corps et d’esprit; j’eusse eu le courage de me coucher tout plat.

Il me vint alors en memoire ce qu’autrefois j’avois lû dans un papier, que vous m’aviez donné, d’un certain assoupissement arrivé à une personne de vertu : aussitost je me leve et m’en vay sous le Crucifix devant le Saint Sacrement determiné d’honorer Nostre Seigneur en tout les états; dès que je fus à genoux, et que par le secours divin j’emportay cette victoire sur moy, mon esprit fut ouvert, et je recus du Saint-Sacrement cette lumière, que pour estre un pain, lequel ait du rapport avec luy, il falloit que je fusse moulu comme le grain, puis pétri avec l’eau, et enfin cuit au feu et que c’estoit là le moyen d’estre incorporé au pain mystérieux Jésus-Christ; et au mesme instant, qu’il me faisoit voir cela tout à la fois, je sentis un desir si ardent d’estre dans cet effet qu’il m’est toûjours demeuré depuis. Le blé, le brisement et broyement des meules de moulin m’a esté une bonne nourriture; l’eau des afflictions est excellente pour pétrir et faire changer le grain de forme; Mais la perfection, c’est la cuisson de l’amour divin qui affermit et donne couleur. Voila ce que je sentis en ce moment. et j’ay connu depuis que pour entrer dans les voyes de l’esprit, il faut, comme le blé avant qu’aller au moulin, estre purgé de sa paille, estre battu et vané de nos grossieretés terrestres ; et que le grain n’étoit propre pour nos usages qu’estant pur, et qu’il n’ait sa fecondité que par sa mort et par sa destruction dans la terre.

L.379 A son Directeur le Révérend Père Saint-Jure S. J.

il n’y a plus de mortification : qui ne veut que ce que Dieu veut, est toujours content

Je ne comprends pas ce que l’on appelle mortification, si on vit dans cet estat de conformité, parce que n’y ayant plus de résistance en l’esprit il n’y a plus de mortification : qui ne veut que ce que Dieu veut, est toujours content, quoy qu’il luy arrive.


 

 

Mère Mectilde 1614-1698

 

>> Catherine de Bar 1614-1698 Mère Mectilde du Saint-Sacrement, Les amitiés mystiques de Mère Mectilde, un florilège, Dominique Tronc [en préparation]


 


 

Jacques Bertot 1620-1681

 

>> Jacques Bertot Directeur mystique, Textes présentés par Dominique Tronc, coll. « Sources mystiques », Editions du Carmel, Toulouse, 573 p., 2005. [La première étude présentant le résultat de recherches sur la ‘vie cachée’ de monsieur Bertot et la reconstitution du corpus de ses écrits précède le choix d’un septième de leur volume].

3.68B D’un Serviteur de Dieu […] lettre écrite de Canada.

Mon très cher frère [203].

[…] Il me semble que depuis la dernière retraite que je fis au mois de septembre, la lumière du fond que j’appelle lumière de vérité commence par sa réelle et secrète opération à détruire la lumière des puissances, que je croyais auparavant lumière du fond, n’en ayant pas expérimenté d’autre.

La différence que je trouve entre lui et l’autre est que la première est toujours avec un certain éclat, appui et plénitude. Il semble que l’on a toutes les choses en réalité, et néanmoins elles ne sont qu’en goût et en lumière ; mais un goût et une lumière qui paraissent si déliés et si purs, qu’on les prend pour la chose même. Ce n’est point pour lors encore le temps des vertus ; l’âme fourmille d’imperfections qu’elle n’a pas les yeux assez perçants pour découvrir, non plus qu’on ne saurait voir les atomes dans une [472] chambre que par les rayons du soleil. L’âme en cet état a toujours une secrète bonne opinion de soi-même, qu’il lui est impossible de détruire, et elle ne la découvre que fort peu et de temps en temps, et non pas par état permanent. La constitution de l’âme n’est pas calme, quoiqu’il lui paraisse, mais dans des désirs continuels, vifs et pénétrants, de se perdre, de n’être plus, que Dieu soit tout, et non qu’Il Se serve de nous, mais que Lui seul agisse en nous. On a l’intelligence et des lumières fréquentes de l’économie de la lumière du fond, ce qui en rend étrangement amoureux, mais ne la donne pas, se contentant de la faire désirer en mille manières ; et cela fait que l’âme se donne à Dieu en autant de manières pour qu’Il la détruise et qu’Il vive seul en elle.

Le passage de cette lumière en l’autre que j’appelle la vérité, est rude et difficile, parce que l’âme ne sait où elle va, ni comme elle va : elle croit perdre lorsqu’elle gagne, et comme la vérité découvre toutes les imperfections de l’état précédent, son éloignement de Dieu, son manque de vertu, etc., elle cause une peine très grande et difficile à porter. Son effet est d’opérer sans éclat et sans lumière, mais de détruire par une certaine réalité d’opération les imperfections de l’âme et d’y opérer les vertus sans qu’on se puisse apercevoir comment. Ce n’est pas que de temps en temps il ne rejaillisse des intelligences de ce qui se fait, mais cela ne sert pas d’appui ni ne fait pas le fond de l’état, qui n’est autre que Dieu caché en l’âme.

Les imperfections et même les péchés, [473] et généralement toutes les fautes et imprudences servent extrêmement en cet état, comme aussi l’extrême faiblesse que l’on ressent pour la vertu pour faire quoi que ce soit. Il me semble que c’est dans cette faiblesse et impuissance que les vertus prennent racines, qui sont pour lors toutes divines, l’opération de l’âme n’y ayant pas de part. Le principal effet de cette lumière est d’opérer la pureté en détruisant toute impureté et tout ce qui est de l’âme. Elle ne se mêle pas comme la lumière des puissances avec l’opération des puissances, mais la détruit : elle veut être seule sans avoir de corrival [sic]. Qu’elle fait bien voir que l’on n’a pas encore commencé ! Et l’on demande à Dieu de ne pas entrer avec nous en jugement pour tout le passé.

Un autre effet est qu’elle rend propre à tout ce à quoi elle vous applique, quoiqu’il vous paraisse, et même que vous soyez convaincu de n’y avoir aucune aptitude, ce qui se fait en s’y abandonnant sans hésitation. De plus il me paraît que Dieu prend un soin particulier de l’extérieur, et qu’Il ménage toutes les occasions avec un amour très grand pour l’âme, et toute chose concourent à faire connaître l’intérieur : il y a une correspondance admirable entre l’extérieur et l’intérieur. […]

3.69. Réponse à la lettre […] écrite de Canada.

Mon très cher frère.

C’est avec beaucoup de joie que je réponds à [475] la vôtre, remarquant le progrès du don de Dieu, qui assurément est très grand, commençant de vous faire voir et de vous découvrir la lumière de vérité ou la lumière du centre, ce qui veut dire la même chose. Elle est dite lumière de vérité d’autant qu’elle découvre Dieu qui est la vérité même, et quand le manifestant, elle en fait jouir peu à peu. La lumière des puissances, quoique véritable et conduisant à la vérité, n’est pas appelée lumière de vérité, d’autant qu’elle ne donne jamais que le particulier et les moyens et non la fin.

Elle est appelée aussi lumière du centre, d’autant qu’elle peut seulement éclairer cette divine portion où Dieu réside et demeure, ne pouvant jamais éclairer les puissances, mais plutôt les faire défaillir par son étendue immense, qui tient toujours de la grandeur de Dieu, en quelque petit degré et commencement qu’elle soit. C’est pourquoi elle n’est jamais particulière, mais générale, elle n’est jamais multipliée, mais en unité, et les puissances ne pouvant avoir que du particulier ne peuvent donc la recevoir qu’en s’éclipsant et se perdant heureusement (comme les étoiles par la lumière du soleil) dans le centre, où peu à peu cette divine lumière les réduit, en s’augmentant et croissant.

Remarquez que je viens de dire qu’en quelque commencement qu’elle soit, elle est générale et totale, étant un éclat de la face de Dieu ; et cependant ce total va toujours augmentant, éclairant et développant peu à peu le centre de l’âme et la Vérité éternelle en ce centre, de la même manière que vous voyez que le soleil se levant peu à peu commence [476] par son aurore. Cette aurore s’accroît insensiblement et se dilate, et ainsi le soleil se répand imperceptiblement sur toute la face de la terre, l’éclaire et il produit tous les beaux effets que nos yeux lui découvrent.

Il n’en va pas de même des puissances : car outre qu’elles ne font voir que la voie et le particulier, et ne peuvent jamais autrement, quelque élevées qu’elles soient par leurs lumières particulières, elles ont toujours tout successivement et en quelque manière trompeusement. Je dis successivement, faisant tantôt voir une chose tantôt l’autre dans une multiplicité qui n’a point de fin si la lumière du centre ne la finit ; et ainsi cette diversité de voir tantôt une chose tantôt l’autre, met en l’âme quelque confusion, d’où naissent les désirs qui accompagnent inséparablement et infailliblement toutes les lumières des puissances, qui n’ont la vérité qu’en désirs et non en aucune réalité ; plus ces lumières des puissances augmentent, plus les désirs s’accroissent ; et ainsi l’augmentation et la fin de telles lumières est l’accroissement des désirs. Ce qui est tout différent en la lumière du centre, d’autant qu’aussitôt qu’elle commence, elle fait naître le calme en l’âme, et son augmentation est l’accroissement du repos. De telle manière que l’on peut par là juger quand la lumière des puissances finit et que celle du centre et de vérité commence, d’autant qu’un certain repos et calme se saisit de l’âme, ce qui lui donne un certain assouvissement, qui ôte peu à peu, ou fait disparaître cette multiplicité anxieuse, cette faim et ces désirs de Dieu et des choses saintes. Quand l’âme s’entend en ce passage, elle ne se donne pas de peine, [477], mais plutôt elle laisse peu à peu évanouir ses désirs et ses lumières multipliées et distinctes, pour donner lieu au calme et au repos qui commence, lequel s’accroissant insensiblement dénuera, simplifiera et perdra les puissances en cette lumière uniforme et nue, l’âme n’ayant pour toute activité et pour tout distinct qui l’assure, que le calme et le repos dans lequel elle se laisse aller, sans savoir ce qui s’y fait ou ce qui ne s’y fait pas.

Cette lumière, étant du centre, est la fin ; et ainsi elle a pour marque assurée et certaine le repos, la nudité et l’unité, en quoi et par quoi elle doit jouir de tout et avoir tout, selon les degrés de son accroissement, sans que l’âme ait besoin de s’assurer de rien de particulier ; d’autant que Dieu traiterait mal une âme qui est dans cette divine lumière, de ne la pas poursuivre incessamment pour la dénuer et la défaire du particulier par l’accroissement de la nudité en repos. Je vous dis ceci comme le plus général de cette lumière, afin de vous donner quelque connaissance encore plus ample de sa manière, pour lui être fidèle.

 […] soyez assuré qu’il n’y a nul danger, mais plutôt grande utilité de laisser perdre la vue des choses particulières, le sentiment de vos désirs [479] et la multiplicité de vos découvertes pour aller à Dieu: il vous suffit que la lumière du centre soit commencée, pour vous assurer que vous n’avez plus de besoin de la voie pour marcher. Il vous suffit donc que votre âme tombe peu à peu dans le calme et dans la nudité, et par là peu à peu le terme et la fin se  développera et se dévoilera en vous. Tout ce que vous avez à faire présentement, est de vous attendre à beaucoup mourir à vous-même, comme par le passé, par la lumière des puissances, vous avez beaucoup couru et désiré Dieu par une infinité de manières quoique toujours tendantes à un même but.

L’effet donc particulier de la lumière du centre en vous, et aussi l’effet général, est la mort et la perte de vous-même : tous les préceptes et tous les conseils sont réduits à cette exécution. Car comme la lumière du centre ou de vérité est toujours en unité et a toutes choses en un, aussi son effet en la créature n’est point multiplié, mais un : ce qui s’exécute vraiment par la mort et la sortie de soi, de ses inclinations et de son propre esprit, non par une pratique multipliée comme en la lumière des puissances, mais par cet unique, mourant à soi.

Dès que la lumière du centre commence, les yeux de l’âme commencent d’être ouverts pour voir et pour poursuivre Dieu, quoiqu’ils ne voient et n’aient rien ; et par là insensiblement Dieu élève l’âme en repos et en paix et Il la tire de la multiplicité des dispositions et de la diversité des passages qu’elle avait accoutumé d’avoir en manière d’objets, pour le poursuivre infatigablement, bien qu’en se reposant. Ce [480] que vous remarquerez qui ne se peut jamais faire qu’autant que l’âme s’outrepasse soi-même et ses inclinations pour tomber peu à peu dans la mort de tout le connu, aperçu et goûté, l’âme courant après un certain inconnu qui l’attire infiniment plus, quoiqu’en secret et en silence, que ne faisaient tous les brillants particuliers. Ici les objets manquent, même Dieu comme objet.

 L’âme ne peut avoir de cesse, d’autant que c’est Dieu qu’elle poursuit et par un moyen si général et si nu qu’elle n’a qu’à mourir peu à peu, et elle fait toujours ce qu’il faut. Elle n’attend rien de particulier en elle pour faire oraison, ou pour se disposer à quoi que ce soit. Elle doit être certaine que cette lumière du fond et du centre de l’âme ne s’éclipse non plus, ni ne peut non plus s’éclipser, que Dieu peut quitter une âme. Les vicissitudes sont passées, les lumières des puissances finissant : ainsi l’âme ne doit rien attendre pour se mettre en oraison, ni ne doit rien avoir pour la continuer, mais elle doit supposer sa lumière toujours présente et mettre les yeux de son âme en elle. Et elle verra assurément, sans voir, et elle aura sans rien avoir de distinct, et Dieu travaillera et fera en elle ce qu’il lui faut sans apercevoir son opération, car Son opération est une non-opération à notre mode, c’est-à-dire une opération en repos et une multitude de choses en unité. Cette divine lumière donc qui ne peut être expliquée ni déclarée que par telles choses d’expérience, et non par la qualité des choses qu’elle produit, va travaillant toujours incessamment, autant que l’âme se laisse mourir, non par effort qu’elle fasse, mais [481] par la vertu efficace de cette simple lumière uniforme et divine.

Je dis non par effort qu’elle fasse, pour exclure tous les efforts particuliers par actes, aspirations, élévations et intentions: car elles ne sont plus de saison, et l’âme y doit mourir peu à peu pour se laisser écouler insensiblement dans l’opération divine, qui dans l’âme en cet état est toujours en acte pour élever l’âme, pour la purifier et pour la perfectionner selon le dessein éternel de Dieu. Cette cessation d’efforts consiste donc en la perte de ces choses, mais non en la cessation de la générosité avec laquelle l’âme doit poursuivre Dieu ; car elle est toute autre, non en agissant vers Dieu, mais en mourant et perdant son soin, ce qui consiste proprement à peu à peu ne faire plus les choses par soi-même et à ne les quitter par soi, mais à les faire et quitter par un principe divin qui est toujours présent à l’âme pour, par lui, faire et ne pas faire ce qu’il faut à chaque moment.

Si bien que cette lumière centrale quoiqu’elle ne demande du côté de l’âme que la mort seulement, elle demande cependant tout. Car comme elle donne tout, elle exige le tout, mais en sa manière : c’est-à-dire que, comme Dieu est notre premier principe et qu’Il a mis en nous Ses merveilles en nous faisant à Son image, et comme nous sommes déchus de cet état en réfléchissant sur nous et en voulant nous posséder et en nous possédant et ainsi en devenant le principe de nos volontés, de nos désirs, de nos pensées et de tout le reste, jusques où notre libre arbitre a pu aller, il faut par nécessité, afin que Dieu [482] rentre tout de nouveau en possession de tout notre être et de tout nous-mêmes selon qu’Il nous a créés, que nous recommencions à nous laisser posséder par ce principe divin : lequel, reprenant tout de nouveau possession de tout nous-mêmes, fait un usage admirable de tout ce que nous sommes, non par une contrainte comme de mort, ainsi que beaucoup de personnes non expérimentées pourraient le croire, mais par une liberté si naturelle, mais divine, que vraiment expérimentant quelque chose de ceci, l’on voit qu’étant hors du principe divin, l’on était hors de son être naturel, mais que rentrant dans le gouvernement divin, l’on reprend son être véritable, sa véritable liberté et que mourant à soi pour être mû par ce principe divin, peu à peu chaque chose en nous reprend sa nouvelle vie.

L’âme donc ici n’a point de pratique particulière; mais elle a seulement une attention générale pour ne rien faire par soi-même et ainsi, soit à l’oraison ou dans l’action, pourvu qu’elle soit fidèle en ceci, tout est en bon ordre, d’autant que Dieu ne manque jamais de Se communiquer à chaque moment, selon l’exigence et la nécessité de l’état où l’âme est.

Si elle est en oraison, elle n’a qu’à se laisser doucement entre les mains de Dieu, se contentant de ce qu’Il lui donne et se laissant peu à peu de cette manière écouler et perdre dans Son opération inconnue ; et ainsi elle fait tout ce qu’il faut. Je dis inconnue, d’autant que l’âme doit faire peu d’état de tout le connu en cette lumière du degré du centre, puisque tout le connu est expérimenté, quelque [483] excellent qu’il soit, et toujours infiniment moindre que l’inconnu en Dieu ; d’autant que le connu est en la créature et l’inconnu en Dieu. Qu’elle passe donc doucement et en repos son oraison et elle verra à la suite et peu à peu que l’opération de cette divine lumière est infiniment plus efficace pour faire sortir l’âme de soi et la remettre en Dieu que n’ont été toutes lumières précédentes des puissances.

L’âme trouve aussi que c’est proprement par cette lumière et en cette lumière qu’elle commence à voir et à découvrir son néant, et à avoir des instincts et des inclinations comme substantiels de sa bassesse et de sa petitesse, commençant à voir véritablement que toutes les lumières précédentes des puissances ont bien fait voir quelque chose de ses misères, mais en cachant toujours le fond de la propre corruption ; d’autant que ces lumières étaient données dans le propre de l’âme, et ainsi elle voyait toujours ce qu’il y avait de plus propre [204] dans la créature. Mais celle du centre étant reçue hors de l’âme, c’est-à-dire dans le centre, et introduisant en Dieu, elle découvre la vérité telle qu’elle est. Si bien que plus cette lumière s’augmente, plus le centre de la propre corruption se fait voir, et plus le néant de la créature se découvre, de telle manière que ces deux choses se correspondent et vont de pas égal. Ainsi à mesure que la lumière du centre augmente, la découverte du néant de la créature se fait, ce qui ne peut jamais être que par cette divine lumière. [484]

D’où vient que toutes les âmes qui ne sont pas assez heureuses d’y arriver en cette vie, ne peuvent jamais voir leur néant, ni découvrir ce qu’elles sont dans la vérité et la réalité. Ce qu’elles ont au plus, sont certaines lumières passagères qui ne peuvent pas plus pénétrer que l’extérieur en quelque façon ; mais pour aller dans le fin fond de l’être et porter leurs lumières jusque dans la fin de la misère humaine, la seule lumière centrale le peut. […]

[485] N’avez-vous jamais pris garde qu’il est impossible à une personne de voir son visage soi-même ? Il faut qu’elle le voit dans quelque glace. Or Dieu est le véritable miroir, dans lequel nous nous pouvons voir certainement et sans fausseté. […]

La lumière du centre étant une lumière toute particulière, elle a aussi ses effets tout d’une autre manière que celle des puissances, ce qui est cause que la constitution de l’âme change beaucoup. Dans le temps de la lumière des puissances, l’âme avait un soin comme inquiète et affamée du temps de l’oraison ; en ceci elle prend tout ce temps au moment que la Providence lui donne, mais avec un certain [487] abandon qui ne lui souffre pas d’y être propriétaire. Elle fait, aussitôt que cette lumière commence à devenir un peu forte, que Dieu qui S’y donne est un moment éternel, et qu’ainsi elle n’a qu’à faire de moment en moment (sans tant de soin ni de réflexion soit sur le passé ou le futur, comme elle avait accoutumé en la lumière des puissances), ce qu’elle a à faire de moment en moment, s’assurant que la divine Providence soigne pour elle, et qu’elle n’a qu’à faire que de se laisser conduire, demeurant dans son fond de disposition. Et ainsi peu à peu elle trouvera que son action non seulement sera égale à son oraison, mais encore que ce sera si justement ce qu’il lui faut, soit pour sa pureté ou sa perfection et pour tout généralement, qu’elle remarquera dans la suite qu’il semble que Dieu n’ait qu’à penser à elle, toutes choses étant un moment de Dieu pour elle et une application de Sa providence pour lui faire faire tout et l’approprier à tout ce que Dieu veut. D’où vient qu’à la suite chaque moment lui est un moment heureux[205], pourvu qu’elle n’y mélange point son opération, ses inclinations et ses desseins, mais qu’elle se tienne fidèlement au moment de la Providence, qui est toujours précieux et rempli de toute bénédiction, autant que l’accroissement de la lumière centrale se fait.

Je dis donc qu’à telles âmes le moment éternel est précieux, et qu’ainsi la Providence divine prend un spécial soin d’elles autant qu’elles se perdent et qu’elles perdent tout soin, toute précaution et généralement toute application, hors de faire de moment en moment ce que cette divine [488] Providence demande d’elles par leur état et en chaque moment de leur vie. Ainsi vous voyez que leur action est comme une suite de leur oraison et que leur oraison est comme la disposition à la continuation de l’action sans multiplicité de dispositions, mais insensiblement en unité.

[…]

Comme je vous ai dit que cette perte dans laquelle la lumière du centre met la personne, consiste à n’être plus le principe de ses opérations et de ce que l’on est, aussi faut-il prendre garde que cela soit général et que, sous prétexte de bonne intention, qui n’est plus de saison, l’on n’use pas mal de son corps. C’est pourquoi voyez à faire ce qu’il faut pour votre santé et pour conserver votre vie selon l’ordre de Dieu. Généralement prenez garde qu’il suffit à une âme du degré de lumière du centre de garder une seule chose, quelle qu’elle soit, dont Dieu ne soit pas le principe, et ainsi dans laquelle l’âme vive, pour l’arrêter toujours, sans qu’elle puisse faire autre chose que d’aller et de venir dans un même lieu, et ainsi sans avancer jamais. Et pour approfondir ceci, il faut savoir que Dieu est un abîme sans fond ; et qu’ainsi être arrêté par quelque chose qui nous empêche de nous perdre incessamment dans cet heureux abîme est nous arrêter et nous perdre. […]

§

Je voudrais finir, mais il est vrai qu’au même temps je ne le puis. Il faut donc que je vous dise encore qu’il est à remarquer que la lumière du centre tirant l’âme, comme je vous ai dit, à la mort de soi, l’élève au-dessus de son procédé qui est toujours distinct et en images, pour lui en donner un tout nu sans image, sans distinction, et par une manière toute générale, lui faisant trouver peu à peu les choses en la manière de Dieu. C’est pourquoi peu à peu elle perd la pratique des vertus, un certain soin et vigilance sur soi, et elle devient dégoûtée insensiblement de telles pratiques. Ce procédé donne de la peine un long temps. Mais l’âme amoureuse de son avancement, par la lumière secrète qu’elle a, qui lui fait outrepasser toutes choses, nonobstant [491] sa peine poursuit et néglige telles pratiques, ayant dans son fond un je ne sais quoi que cette divine lumière lui donne secrètement, qui lui dit que ce n’est rien perdre que de perdre les vertus de cette manière, que c’est vraiment les semer en Dieu, et qu’un jour cette divine lumière ayant mis éminemment l’âme en Lui, pour lors elle les retrouvera, non comme choses distinctes, mais comme une même chose avec Dieu et en Dieu.

Quand l’âme est fort fidèle en ce point et que le sujet est capable et fort pour soutenir une forte perte, Dieu ne Se contente pas seulement d’effacer tel procédé de pratique des vertus de l’âme par cette divine lumière ; mais selon qu’Il la voit résolue, par providence, Il la laisse comme tomber dans des défauts, ce qui déracine encore bien autrement cet opérer propre des vertus, pour mettre un non-opérer, et un non-être en cette divine lumière. Ceci est quelquefois très long, Dieu poursuivant cette mort profondément, comme l’on peut remarquer en la vie de quantité de saints et de saintes qui ont expérimenté ces passages très rigoureusement par des défauts et des péchés même, qui ont été le gibet amoureux où ils sont morts et ont rendu la vie à Dieu, pour ne vivre plus ni pour les vertus ni pour eux, mais pour vivre en Dieu.

On ne saurait croire combien ce passage déracine de propre vie, en ôtant les propres actes et en supprimant une vie secrète hors de Dieu, que l’on ne voit qu’après que l’on est fort avancé dans cette mort.

[…]

La même lumière divine poursuit une âme et lui ôte peu à peu de reste de ses pratiques, dispositions et autres exercices, vers la Sainte Vierge et les saints, et généralement tout ce qui pouvait faire multiplicité. L’âme devient d’abord surprise par tel procédé, voyant la sainteté des autres consister en telles pratiques ; et même plus elles augmentent en piété et sainteté, plus ces pratiques et les prières vocales et leurs dispositions intérieures deviennent ferventes. Toutes ces choses insensiblement s’évanouissent, et l’âme ne sait comment, poursuivant sa lumière du centre, [495] toutes ces choses s’oublient, demeurant dans un général qui la rassasie et lui ôte non seulement le pouvoir, mais l’inclination de se multiplier, et même de s’adresser à la Sainte Vierge et aux saints, expérimentant insensiblement que plus elle oublie tout pour demeurer dans sa paix silencieuse, perdue et nue, plus un je ne sais quoi très intime est content en elle : et secrètement elle juge que, quoique qu’elle ne s’adresse pas aux saints par les puissances, elle ne laisse pas d’avoir dans son fond la solide dévotion pour eux. Cela vient même souvent à tel point de nudité et de dépouillement, que l’âme perd tout, à ce qu’il lui semble, et cela autant qu’elle doit retrouver la Sainte Vierge, les saints et généralement toutes ses pratiques en sa lumière centrale, et ensuite en Dieu.

Tout ceci s’exécute par la lumière divine centrale avec une raison divine très éminente et que l’on trouve à la suite très générale et miséricordieuse, afin de dépouiller l’âme, la dénuer et la simplifier de telle manière que peu à peu cette divine lumière réduit l’âme en son unité, laissant en elle, pour toute disposition, une sérénité, un calme et une unité si paisible que l’âme est suffisamment convaincue qu’elle est en la main de Dieu, quoique hors d’elle et infiniment éloignée de sa multiplicité.

Il se passe beaucoup de temps en l’établissement de cette divine lumière faisant et opérant ce que je vous dis en l’âme : c’est pourquoi il faut avoir beaucoup de patience et de longanimité, pour suivre ses démarches et mettre nos pas sur ses pas. [496]

Où il faut remarquer que la lumière divine centrale et lumière de vérité, quand elle a commencé à se donner, se donne du premier abord en général, pour rectifier l’âme propre, et pour peu à peu la tirer comme vous venez de voir, de ses sorties hors d’elle et par elle, afin de la réduire peu à peu en son unité propre. Ainsi ce commencement de communication de la lumière du centre se termine en une communication générale, nue, sereine et très simple, faisant cet unique effet susdit, de remettre l’âme en son unité, c’est-à-dire en l’unité de l’âme. Car ensuite que la lumière divine a effectué en l’âme cette unité et qu’elle a réduit tout en nudité et simplicité, il ne faut pas croire que la lumière divine s’arrête là, supposé la fidélité de l’âme et le dessein de Dieu. L’âme ne commence là qu’à être en état de poursuivre les grandes démarches de la lumière centrale dont la première démarche est de trouver l’unité de Dieu ; d’autant que l’âme étant réduite par la lumière divine en son unité, elle est en état d’être élevée par la lumière divine en l’unité de Dieu où elle commence à trouver toutes choses, comme vous verrez plus amplement.

Il faut remarquer en passant que durant cette démarche générale de la lumière du centre, l’âme ne doit pas prétendre de retrouver encore en elle tout ce qu’elle a perdu et ce qu’elle perd, comme il est dit ; il suffit qu’elle soit assurée qu’en sa nudité, en son calme et en sa perte, toutes choses sont, et elle sait tout : car il faut bien prendre garde à la suite à ne vouloir pas retrouver les choses autrement que chaque degré porte et les doit redonner. [497]

Il faudrait  ici poursuivre comment cette admirable lumière centrale, ayant mis l’âme en son unité, ne cesse pas sa course, mais plutôt la commence en quelque manière, pour donner et communiquer l’unité divine. Je dis « commence », d’autant que tout ce qui s’est donné et ce qui s’est fait jusqu’ici, n’a été que pour rendre peu à peu l’âme capable de Dieu, et c’est en la communication de Son unité divine que commence ce grand et admirable don de Dieu même.

La lumière du centre a des démarches infinies jusqu’à ce qu’elle soit devenue à sa juste grandeur, et autant qu’éminemment qu’elle se peut donner en cette vie. Il ne faut pas s’imaginer ni croire qu’une âme qui est assez heureuse d’être arrivée à cette lumière éternelle, soit au comble de son bonheur : il ne fait que commencer. C’est pourquoi l’âme doit aussi commencer sa fidélité pour sortir vraiment de soi-même par son moyen.

Or ces démarches sont telles. Quand elle prend une âme, elle la fait peu à peu sortir d’elle-même en la tirant en l’unité divine. Car il faut remarquer que comme cette lumière du centre donne uniquement Dieu, aussi Le donne-t-elle selon qu’Il est, premièrement Un, avant que d’être conçu et entendu trine en Personnes. Et ainsi cette lumière éternelle, calmant et dénuant l’âme, la tire peu à peu et la réduit en son unité, la tirant des créatures, de soi-même et de toutes choses créées, et ainsi lui faisant tout trouver par cette unité divine et en cette unité divine. Ici cette unité divine se révèle et se manifeste en lumière éternelle et [498] par cette divine révélation, qui n’est autre chose que l’écoulement de cette divine et éternelle lumière, et la manifestation de l’unité divine en sa manière, qui est proprement d’effacer tout le distinct, tout le multiplié en la créature et de dénuer tout en unité et par l’unité de Dieu. D’exprimer ce que c’est : c’est une pure révélation qui, à tout moment, se renouvelle en l’âme. De dire aussi comment toutes choses, comment toutes les perfections divines et comment les Personnes divines sont en cette unité : c’est pure révélation et ainsi qui ne peut bien s’exprimer. L’âme sortant peu à peu de soi par l’écoulement de cette divine lumière, qui donnant l’unité divine, donne un tel dénuement, une telle pureté, et fait sortir l’âme d’une telle distinction que cela peut être possédé, et l’âme en peut jouir, mais non l’exprimer : elle peut bien en jouir en lumière divine, mais non en l’âme. Là elle n’a rien de distinct et a cependant tout, là elle n’a rien de multiplié et a toutes choses : et ainsi elle a tout et elle n’a rien; ce qui fait que peu à peu elle arrive à un souverain repos qui lui ôte tout désir, toute recherche, toute prétention. Car trouvant l’unité divine, par laquelle tout est et subsiste, aussi a-t-elle le comble de son désir, lequel se va augmentant plus son repos s’accroît. Une paix générale et profonde se saisit de tout elle-même, ce qui est son oraison et le tout de son âme, ne se mettant plus en souci de ce qu’elle a ou de ce qu’elle n’a pas. Tout tombe, s’abîme et se fond en cette paix, laquelle plus elle s’accroît, plus elle devient en unité et l’unité de Dieu.

Jusque là l’esprit ne pouvait s’accoiser [206] [499] ni se contenter sans voir et apercevoir quelque chose de distinct : ici la paix lui suffit et l’esprit s’apaise entièrement, ne cherchant et n’allant haut ni bas [...] Pour lors cette unité divine déracine tellement tous désirs, toutes recherches et toute multiplicité que l’âme n’a pour tout en soi que paix et unité entière, laquelle s’accroît incessamment à mesure que cette unité s’écoule en l’âme où elle perd tout ce qui est d’elle, en cette unité, laquelle va déracinant tellement toutes choses et toute manière distincte et multipliée de créature qu’elle n’a et qu’elle ne trouve qu’unité et tout en unité.

[500] Cette divine révélation est admirable et un très grand bonheur : c’est la base, l’être et le soutien de tout ; et plus cette révélation s’augmente, plus ce bonheur s’accroît pour lequel l’âme se sent admirablement créée. […] Jamais on ne jouit de l’unité divine : elle nous perd heureusement en elle et ainsi étant perdus en cette unité, Dieu jouit de tout ce qui est, attirant tout en cette unité […][501] Là l’âme est mise en un agir, sans aucun mouvement, mais bien en unité, en un tout qui contient tout.

Enfin c’est tout dire quand on dit qu’en vérité là, Dieu révèle à cette âme Son unité divine, et qu’ainsi il faudrait dire ce que c’est que d’exprimer ce premier degré de lumière du centre ou de lumière divine et éternelle, et qu’à mesure que Dieu révèle à telle âme Son unité divine, Il la fait passer et se perdre en cette même unité.

De dire que l’âme jouit là des merveilles de Dieu, c’est se tromper et ne pas exprimer les choses dans la vérité. Car à mesure de la révélation, se fait la perte. Et ainsi il vaut mieux dire (et cela est vrai), que c’est Dieu qui jouit de Soi en Son unité, où l’âme se perd heureusement par cette divine révélation.

Or cette révélation ne se fait pas, comme l’on comprend que se font ordinairement les révélations, par le dehors, par son de voix ou par intelligence divine : nullement, mais bien par une révélation si intime que rien ne le peut être davantage ; d’autant que l’Unité divine, étant et possédant le plus intime de nous-mêmes comme notre premier principe, et qui est la base, le soutien de tout, le fait entendre par le plus intime, et ainsi se révèle d’une manière surprenante par un silence admirable. C’est pourquoi l’âme qui sait par son centre le mystère, n’y correspond qu’en paix et silence [502] qui la font défaillir suavement à elle-même, comme nous voyons qu’une eau qui s’écoule en la mer, se mélange et se perd en la mer, sans plus se pouvoir retrouver.

[…]

3.69B. Du même serviteur de Dieu…

J’ai lu votre lettre avec beaucoup de consolation, y remarquant parfaitement bien décrit ce que j’ai expérimenté tout le cours de cette année. […] Elle [La lumière du fond] anéantit en moi toute propre opération, et il me paraît que ce n’est pas moi qui agit, qui pense, qui désire, mais un autre en moi qui est Jésus-Christ, qui n’y est pas comme objet, mais comme principe. Ceci vous fera bien entendre ce que je veux dire.

De là vient que je ne puis faire de différence de la solitude ou de l’action, étant comme dans une abstraction continuelle et néanmoins dans une liberté entière de mes sens et de mes puissances pour penser et agir et pour faire tout ce qui est ordre de Dieu. […]

Le bon père l’Alleman [sic] [207] est mort cet hiver et il ne m’est pas venu en pensée de prendre d’autre directeur pour mon intérieur […] Pour les choses extérieures on confère les uns avec les autres et avec les bons pères jésuites, selon les différentes occurrences et le besoin.[…]

Notre Seigneur me donne discernement pour la conduite et il me semble que je pénètre le cœur de ceux qui me parlent et que je ressens en moi leurs dispositions. Rien n’est capable ici de donner de la vanité et on parle de soi avec autant de liberté comme d’un autre : on ne désire aucune perfection [505] ni état ; on est en tout content du moment présent, qui est la volonté de Dieu ou Dieu même. Il n’y a point de moyens, ils sont tous devenus fin, et toutes choses sont réduites dans une parfaite unité. […] Dieu bénit toujours mes petits travaux, et il répand bien des grâces sur notre séminaire. Adieu, je crois que je vous suis assez recommandé, puisque je ne suis qu’un avec vous. Je vous recommande aussi notre séminaire du Canada. 1674.

3.70. Réponse à la précédente. Dieu tout en l’âme.

 [...][506] Soyez donc au nom de Dieu fidèle, non à faire quelque chose, d’autant qu’il n’est plus temps, mais à ne rien faire par vous-même, et à mourir de cette manière incessamment, prenant tout de moment en moment et par le moment, qui sera toujours rempli de tout ce qu’il vous faudra, tant pour honorer Dieu et lui rendre vos devoirs, que pour bien faire ce que vous devez faire à chaque moment.

Où il faut remarquer un grand et important principe, savoir que comme Dieu est pour Lui-même et par Lui-même tout ce qu’il Lui faut pour Se béatifier Soi-même pleinement, sans avoir besoin que de Lui ; aussi est-Il tel pour la créature. Je dis pour la créature, d’autant qu’Il est son centre, sa perfection et son bonheur ; par sa créature, d’autant aussi que la créature sort de Dieu comme une émanation qui a toute Sa perfection, non seulement en Sa ressemblance et en Sa jouissance, mais encore en ce que la créature se laisse réfléchir vers son Créateur qui en lui donnant l’être et tout ce qu’elle a de moment en moment et le lui communiquant, retire [sic] à Soi ces mêmes dons, c’est-à-dire toute Sa créature, comme vous voyez que le soleil se communiquant par ses rayons, les fait retourner vers lui par des douces vapeurs, d’autant que tout ce que Dieu fait, Il le fait pour soi-même. Et ainsi la créature mourant à soi et ne s’appropriant rien par sa propre opération, reçoit purement de moment en moment ce qu’elle est et pour quoi elle est et ce qu’elle doit opérer; et par cette même opération divine par laquelle elle reçoit [507] cela, elle reçoit aussi force et faculté pour retourner vers son principe. Ainsi une âme qui a peu à peu appris à mourir à elle-même en quittant son opération propre, se rend capable de l’opération divine, qui est de moment en moment ne manque jamais de lui donner tout ce qui lui faut […]

[…]

[509] Ce que l’âme a donc à faire est de ne rien faire par elle-même, mais bien de faire et de souffrir tout ce qui se présente de moment en moment ; et ainsi elle aura tout ce qu’il lui faut pour être pleinement contente et pour pleinement contenter Dieu dans ce moment et toujours ; d’autant que la plénitude un moment remplit l’autre ; et ainsi de moment en moment elle est et fait tout ce qu’il faut pour remplir ce que Dieu désire d’elle, sans chercher les choses, comme font les âmes qui vivent dans leur propre opération et de leur propre opération. Elles sont toujours en mouvement et en désir, elles souhaitent incessamment de glorifier Dieu ; et jamais ne jouissent de rien : elles sont incessamment en haleine pour toutes choses et n’ont nullement ce qui leur faut. Cela est fort bon en son temps, d’autant que l’on va à Dieu par les bons désirs et par les saintes affections ; mais comme durant tout ce temps on vit et on marche en la terre, on ne peut jamais trouver le point d’éternité, qui consiste dans un plein repos et à se satisfaire pleinement du moment où l’on est. Ainsi quand on a fait un long usage de son soi-même par de saints désirs, Dieu en décharge, délivrant l’âme de son opération propre et lui faisant par ce moyen trouver son repos par chaque moment de sa vie, qui est très rempli de Dieu, étant un moment éternel qui remplit tout de Lui-même pour Lui-même selon la capacité du sujet. De cette manière il n’est pas besoin de se fatiguer de désirs et de soins de ce que l’on fera ou de ce que l’on ne fera pas, de ce qui arrivera et généralement de tout ce qui peut arriver : Dieu y soigne par Lui-même et pour Lui, [510] et pour remplir Son dessein éternel ; et cela suffit.

Je sais bien que cela fait beaucoup mourir la créature, Dieu conduisant toujours toutes choses autrement que nous ne le désirerions et que nous ne le voudrions ; mais qu’importe ? Il suffit de mourir pour bien faire toutes choses, et nous verrons sans aucune faute, qu’encore que vivant en nous-mêmes et du premier abord, les choses nous semblent nous perdre et renverser tout, à mesure que nous mourrons nous changerons de jugement et nous dirons que tout est admirablement bien fait. […]

[…]

Ainsi telles âmes ne s’amusent pas, ni même n’y pensent pas, à discerner si chaque chose qui arrive au moment, vient de Dieu immédiatement, ou de la créature, ou d’elles-mêmes : elles se laissent posséder au moment et c’est assez : ainsi chaque moment est leur paix et leur tout, n’ayant qu’à mourir en tout et de cette sorte chaque moment leur devient moment divin. […] et ainsi l’on ne désire pas plus l’une que l’autre [chose], ni d’être consolé que d’être attristé, ni d’être oublié de Dieu à ce qu’il paraît, que d’en être fort rempli d’une manière sensible, etc. On est plein de tout, étant possédé et possédant le moment comme moment éternel […]


 


 

Mgr de Laval 1623-1708 (Gosselin, Vie)

>> Vie de Mgr de Laval / premier évêque de Québec et Apotre du Canada / 1622-1708/ par / L’abbé Auguste Gosselin / Curé de Sain-Féréol / Docteur ès-lettres de l’Université Laval, Québec, 1890. [Deux tomes dont nous donnons des extraits du premier].

Sur Boudon

Tout laïque qu’il était, Boudon exerçait autour de lui un véritable apostolat de bonnes ouvres. Il était en rapport (63) de lettres et d’avis spirituels avec les principaux hommes de bien de son temps, les Vincent de Paul, les Olier, les Surin; les Bourdoise, les de Bernières, les Renty. Il était en communication avec presque toutes les communautés religieuses. Il rendit surtout d’inappréciables services à la vénérable Catherine du Bar, dite Mecthilde du Saint-Sacrement ; c’est grâce à ses conseils et à ceux de M. de Bernières qu’elle put réussir à fonder son admirable association de l’adoration perpétuelle.

On regrettait que Boudon ne pût se décider à entrer dans le sacerdoce, pour lequel il semblait avoir toutes les marques possibles de vocation. L’abbé de Montigny, surtout, qui savait tout ce que cette âme renfermait de ressources et d’aptitudes pour la direction des consciences et pour le saint ministère, gémissait de voir la répugnance de son pieux ami à recevoir les ordres sacrés. Le désir de hâter sa détermination et de le voir entrer le plus tôt possible dans la carrière sacerdotale, ne fut pas étranger à la résolution qu’il prit de résigner en sa faveur son arch, diaconé d’Evreux.

Mais s’il n’était pas facile de persuader Boudon de se faire prêtre, il l’était encore moins de l’engager à débuter dans la carrière ecclésiastique par la dignité d’archidiacre. Longtemps les instances de l’abbé de Montigny furent inutiles ; il eut recours au P. Bagot. Ce saint religieux, persuadé que la volonté divine appelait Boudon ti l’Église d’Evreux, lui parla au nom de l’autorité qu’il avait sur son âme, et de l’obéissance qu’il devait aux desseins de la Pro- (64) vidence sur lui. Ces puissants motifs triomphèrent enfin de sa résistance ; Boudon consentit à entrer dans l’état ecclésiastique, et à succéder à François de Laval dans i'archidiaconé d’Evreux.

§

(66) …Boudon avait-il donné prise à la calomnie par quelqu’une de ces imprudences, dont les âmes les plus naïves et les plus saintes sont capables ? Ce qui est certain, c’est qu’il fut complètement réhabilité plus tard, et reconnu parfaitement innocent.

Quoiqu’il en soit, l’évêque d Evreux lui retira dès lors tonte ea confiance, et ne le regarda plus que comme un homme perdu et méchant. (67)

Comme il arrive presque toujours dans le malheur, Boudon se vit bientôt isolé, et abandonné de presque tous ses amis. Elle est si nombreuse la troupe des lâches, qui ne sont fidèles que dans la bonne fortune, et qui, craignant de se compromettre, rougissent de tendre une main secourable à un ami dans l’adversité ! Bourlon en fit la triste expérience ; mais, délaissé de tout le monde, il n’en fut que plus attaché à sa devise : Dieu seul !

§

(69) … En même temps qu’il écrivait â Boudon, Mgr de Laval s’employait auprès de l’évêque d’Evreux pour le supplier de rendre justice à son ami, et, dans une lettre magnifique, il lui disait " tout ce qu’il connaissait de sa piété et de sa vertu [208] ", Mais tout fut inutile. Cet évêque, bien intentionné d’ailleurs et de bonne foi, s’était persuadé que Boudon était un monstre d’hypocrisie et de perversité, dont toutes les œuvres, loin de glorifier Dieu, devaient porter au scandale et au mépris de la religion. Tant il est vrai qu’il n’y a rien de plus â craindre que les préjugés, et que, chez les grands surtout, ils peuvent conduire aux plus cruelles injustices !

Sur l’Ermitage de Caen

Il avait eu quelqeu temps pour direc- (79)teur le P. Jean Chrysostome de Saint-Lô, religieux du tiers ordre, homme intérieur et contemplatif, qui l’avait initié aux secrets de la vie spirituelle.

De Bernières s’était bâti â Caen une maison qu’il appelait l’Ermitage ; elle était située dans la cour même du couvent des ursulines, dont sa sœur, Jourdaine de Bernières, était supérieure [209] ; ce qui explique les rapports qu’il eut avec Mme de la Peltrie et les ursulines de Québec,

Il avait réuni dans son ermitage un petit nombre de ses amis, qui ne respiraient, comme lui, que le désir de se sanctifier et de s’immoler â la gloire de Dieu et au salut des âmes. Tous y vivaient uniquement occupés de leur sanctification, pratiquant l’oraison, et se tenant aussi constamment que possible en la présence de Dieu. M. de la Colombière appelait cette maison un paradis terrestre. " C’est ainsi, dit-il, que j’appelle et qu’on doit appeler ce fameux Ermitage de Caen, où l’auteur séraphique du Chrétien intérieur changeait en anges tous ceux qui avaient le bonheur d’être les compagnons de sa solitude. Les occupations ordinaires de ce céleste séjour étaient la prière, la mortification, les entretiens spirituels. Les récréations étaient de travailler â l’hôpital, d’y servir les pauvres, de faire leurs lits, de panser leurs plaies [210]. " (80)

Voici quelle était à peu près la vie journalière des heureux habitants de l’ermitage. Chacun y avait sa petite cellule. On se levait de grand matin, et l’ont faisait en commun une heure d’Oraison. Phis l’on entendait la sainte messe, et l’on y faisait presque tous les jours la sainte communion. Ceux qui étaient prêtres pouvaient cependant aller dire la messe dans les différentes communautés de la ville ; car ce fut, toujours un des principes de l’ermitage : joindre aux exercices de sa propre sanctification ceux qui pouvaient rendre service au prochain. Les repas se prenaient en commun, un, et à des heures marquées.

Le reste de la journée se partageait entre les œuvres de piété personnelles, et les œuvres de charité pour le prochain. Voyait-on un pauvre dans la rue ? on s’empressait de l’assister comme un des membres souffrants de Jésus-Christ. On visitait les malades, soit à domicile, soit dans les hôpitaux, et on leur rendait tous les soins possibles. Apprenait-on que quelque famille était dans la douleur? Vite, on allait lui porter les paroles de la consolation chrétienne. Le catéchisme aux enfants délaissés était une des œuvres favorites des disciples de M. de Bernières. En un mot, ils s’exerçaient à toutes ces actions de charité qui ont immortalisé, de nos jours, Ozanam et ses compagnons, et qui seraient la plus magnifique démonstration de la divinité de la religion chrétienne, si elle avait encore besoin d’être démontrée.

Autant que possible, on faisait tous les principaux exercices de piété en commun ; mais on se réunissait au moins (81) tous les soirs, pour ces entretiens spirituels où M. de Bernières était passé maître, et où il inculquait à ses disciples, d’une manière admirable, la doctrine des conseils évangéliques.

On vit successivement, ou à la fois, dans cet ermitage de M. de Bernières, les frères Dudouyt, les frères De Maizerets, M. de Mésy [211], M. de la Vigne, M. Merlot, M. Morel, M. Boudon, le baron de Renty, etc.

Nous ne savons à quelle date précise y alla résider François de Laval ; mais il est probable que ce fut dans la première partie de 1655, immédiatement après son retour de Rome.

[…] (82) Après avoir passé dans cet ermitage trois années entières, consacrées t l’exercice de toutes les vertus sacerdotales, François de Laval devint un instrument docile, et prêt à tout entreprendre pour la gloire de Dieu.

«  Ici, dit un témoin [212] dans le procès préliminaire de béatification, j’ai des raisons personnelles d’insister sur l’influence que cette sorte de noviciat à l’ermitage de Caen exerça sur le long et glorieux apostolat de Mgr de Laval. J’ai beaucoup connu M. de Bernières, qui était l’âme de cet ermitage, ou du moins j’ai eu l’occasion d’étudier beaucoup ses écrits, spécialement au séminaire de Saint-Sulpice, à Paris, où des séminaristes fervents ne pouvaient se lasser de lire son ouvrage du Chrétien intérieur ; et ils avaient sans cesse à la bouche, dans leurs entretiens, les sentences et les maximes de ce livre admirable […] »

Sur l’embarquement de Mgr de Laval et le neveu de Bernières

(139) Mgr de Laval devait s’embarquer à La Rochelle pour le Canada. Il quitta Paris au commencement d’avril (1659), sans bruit ni ostentation, comme il convenait à un apôtre. Il dut recevoir, cependant, avant de partir, les félicitations et les vœux, non seulement de ses amis, mais de beaucoup d’autres personnes qui s’intéressaient à l’Eglise naissante du Canada.

(140) Ceux qui s’étaient montrés hostiles à sa nomination et à sa consécration, ne lui avaient pas fait une opposition personnelle : il était estimé de tout le inonde. On ne le vit pas partir, sans un vif intérêt, pour les missions de .la Nouvelle-France. " Les associés de Montréal eux-mêmes, dit M. Fanion, avaient demandés l’érection d’un siège épiscopal au Canada avec trop de persévérance, pour ne pas se réjouir de voir enfin leurs vœux accomplis en partie par la nomination de M. de Laval. Ils s’empressèrent de le visiter, et l’invitèrent même à assister à leurs assemblées, pour être informé par eux des desseins qu’ils s’étaient toujours proposés dans l’ouvre de Villemarie [213]. " .

Il emmenait avec lui deux prêtres, Jean Torcapel et Philippe Pèlerin, que leurs infirmités obligèrent l’année suivante à retourner en France, et Henri de Bernières, simple tonsuré, neveu de M. de Bernières de l’ermitage de Caen. Ce jeune homme avait renoncé â un brillant avenir en France, et était parti à l’improviste, sans même consulter sa famille, mais avec une lettre de son oncle pour Mgr de Laval :

" Mon très cher et honoré frère, écrivait M. de Bernières, Jésus soit notre tout à jamais ! Ce mot est pour vous prier très humblement d’agréer que mon neveu vous accompagne. Je le tiendrai bienheureux de faire le voyage avec vous ; vous lui servirez de père et de directeur. O que la Providence de Dieu est admirable ! Le petit clergé du Canada sera composé de quatre personnes, pauvres, abjectes, méprisées du monde, mais pleines du désir d’être tout à fait à Dieu, puisqu’elles ne veulent uniquement que Dieu [214]."

A ces quatre personnes s’était joint M. Charles de Lauson-Charny, fils de l’ancien gouverneur du Canada, et administrateur lui-même de ce pays, pendant une année, après le départ de son père pour la France (1656-1657). Il avait d’abord été marié (1652) à Marie-Louise Giffard, fille du seigneur Giffard, de Beauport. Devenu veuf, il était passé en France (1657), avait embrassé l’état ecclésiastique,et venait d’être ordonné prêtre. Par son expérience des affaires et les rapports qu’il avait eus dans le monde, il devait rendre de grands services a Mgr de Laval durant les premières années de son épiscopat.

On ignore le nom du navire sur lequel s’embarqua le vicaire apostolique avec sa petite troupe d’apôtres. On ignore également si c’était un simple vaisseau marchand, ou l’un des navires du roi. Ce qui est certain, c’est qu’il ne put prendre le premier vaisseau du printemps : on confia (142) à celui-ci, pour le Canada la nouvelle de la prochaine arrivée de l’évêque.

Mgr de Laval passa à la Rochelle les jours de la semaine sainte, et attendit le départ du secon d vaisseau…

[…] Ce vaisseau portait donc toutes les meilleures espérances de l’Église du Canada: le premier évêque de la Nouvelle-France, quatre prêtres dévoués, et un simple ecclésiastique. Sur ces six hommes apostoliques, deux seulement, le P. Lalemant et M. de Charny, avaient vu le nouveau monde.


 

Jean Eudes

Seconde partie IV Du premier fondement de la vie et sainteté chrétienne

De sorte que, si nous regardons Dieu aver les yeux de la foi, nous le verrons en sa vérité tel qu’il est, et comme faces à face en quelque manière. Car, encore bien que la foi soit jointe à l’obscurité, et qu’elle nous fasse voir Dieu, non pas clairement comme on le voit dans le ciel, nais obscurément et comme au travers d’un nuage; néanmoins elle n’abaisse pas sa grandeur suprême à la portée de notre esprit, comme fait la science, mais elle pénètre, au travers de ses ombres et obscurités, jusque dans l’infinité de ses perfections, et nous le fait connaître tel qu’il est, c’est-à-dire infini en son être et en toutes ses divines perfections. Elle nous fait connaître que tout ce qui est en Dieu et en Jésus-Christ Homme-Dieu, est infiniment grand et admirable, infiniment adorable et aimable, et infiniment digne d’être adoré, glorifié et aimé pour l’amour de lui-même. Elle nous fait voir que Dieu est très véritable et fidèle en ses paroles et en ses promesses; qu’il est tout bonté, tout douceur et tout amour au regard de ceux qui le cherchent et qui mettent leur confiance en lui; mais qu’il est tout rigueur, tout terreur et tout sévérité au regard de ceux qui l’abandonnent, et que c’est chose épouvantablement horrible de tomber entre les mains de sa justice. Elle nous donne une connaissance très assurée que la divine Providence conduit et gouverne toutes les choses qui se passent en l’univers, très saintement, très sagement, et en la meilleure manière qui puisse être, et qu’elle mérite d’être infiniment adorée et aimée pour toutes les choses qu’elle ordonne, soit par justice, soit par miséricorde, au ciel, en la terre et en l’enfer. 140.

X La perfection du dégagement chrétien

C’est pourquoi je dis qu’il faut nous détacher de Dieu même en quelque manière, c’est-à-dire des douceurs et consolations qui accompagnent d’ordinaire la grâce et l’amour de Dieu; des pieux desseins que nous formons pour la gloire de Dieu; des désirs que nous avons d’avoir plus de perfection et d’amour de Dieu; et même du désir que nous pouvons avoir d’être délivrés de la prison de ce corps, pour voir Dieu, pour être unis à lui parfaitement, et pour l’aimer purement et continuellement. […] lorsque nous ne sentons pas en nous autant de vertus et d’amour de Dieu que nous en souhaitons, nous demeurions néanmoins en paix et sans inquiétude, nous humiliant de l’obstacle que nous y apportons, aimant notre propre abjection, nous contentant de ce qu’il plaît à Dieu nous donner, persévérant toujours dans le désir de nous avancer, et ayant confiance en la bonté de Notre-Seigneur, qu’il nous donnera les grâces qui nous sont requises pour le servir selon la perfection qu’il demande de nous. 160, 161.

XXII De l’excellence des vertus

2. Ceux qui se conduisent par l’esprit du christianisme en la pratique des vertus, savent fort bien qu’ils ne peuvent exercer le moindre acte de vertu par eux-mêmes; qu’au contraire, si Dieu se retirait d’eux, ils tomberaient au même temps dans un abîme de toutes sortes de vices; et que, la vertu étant un don de la pure miséricorde de Dieu, il la lui faut demander avec confiance et persévérance. C’est pourquoi ils demandent instamment et continuellement à Dieu les vertus dont ils ont besoin, sans se lasser jamais de les lui demander; et avec cela ils apportent, de leur côté, tout le soin, la vigilance et le travail qu’il leur est possible, pour s’y exercer. Et toutefois, ils prennent bien garde à ne se confier ou appuyer aucunement sur leurs soins et vigilances, sur leurs exercices et pratiques, sur leurs désirs et résolutions, non plus que sur les prièresq qu’ils font à Dieu pour ce sujet; mais ils attendent tout de la pure bonté de Dieu, et ne s’inquiètent point lorsqu’ils ne voient pas en eux les vertus qu’ils désirent. Et au lieu de se troubler et décourager, ils demeurent en paix et en humilité devant Dieu, reconnaissant que c’est par leur faute et infidélité; que, s’il les traitait comme ils le méritent, non seulement il ne leur donnerait rien de ce qu’ils lui demandent, mais même qu’il les dépouillerait de toutes les graces qu’il leur a jamais données; et qu’il leur fait encore trop de faveur de ne les rejeter et abandonner pas entièrement. Ce qui allume en eux un nouveau feu d’amour, et une nouvelle confiance au regard de cette infinie bonté, avec un désir très ardent de rechercher par toutes sortes de voies les vertus qui leur sont nécessaires pour le servir et glorifier.

Lectionnaire propre à la Congrégation de Jésus et Marie (Paris 1977)

Regardez donc votre prochain en Dieu et Dieu en lui; c’est-à-dire regardez-le comme une chose qui est sortie du cœur et de la bonté de Dieu, qui est une participation de Dieu, qui est créée pour retourner à Dieu, pour être logée un jour dans le sein de Dieu, pour glorifier Dieu éternellement, et dans laquelle Dieu sera en effet éternellement glorifié, soit par miséricorde ou par justice. Regardez-le comme une chose que Dieu aime, en quelque état qu’il soit; car Dieu aime tout ce qu’il a créé, et il ne hait rien de ce qu’il a fait. 48.

Vous me demanderez peut-être comment il peut se faire qu’une créature aussi fragile, faible et misérable que l’homme puisse être sainte comme Dieu est saint. Mais je vous répondrai, qu’encore que cela soit impossible à la faiblesse humaine, c’est pourtant possible et même facile, avec la grâce de Dieu, qu’il ne refuse à personne quand on la lui demande de bon cœur.

Que faut-il faire pour cela ? Une seule chose, et une chose qui est très douce. Qu’y a-t-il de plus doux et de plus facile que d’aimer ?[…] Ne savez-vous pas que l’amour transforme l’amant en la chose aimée ? Si vous aimez les choses terrestres, dit saint Augustin, vous devenez tout terrestre. Si vous aimez les choses célestes, vous devenez tout céleste. Si vous aimez les choses divines, vous devenez tout divin. 77.

45. Le cœur de Jésus nous est donné pour être notre propre cœur 77.


 


 

 

Du Four le janséniste

Du Four est largement repris par Raoul Allier, La Cabale de Dévots, 1627-1666, Ouvrage couronné par l’Académie Française, Colin, 1902.– Allier est l’auteur estimable, mais partial de La Philosophie d’Ernest Renan (1895), Les troubles de Chine et les Missions chrétiennes (1901) -  Aussi en France même aujourd’hui la question des rapports entre pré-quiétistes et jansénistes est souvent posée par des érudits friands de batailles. 

« …cette troupe de fantastiques était composée environ de trente personnes … on dit qu’ils continuent dans le dessein d’aller en Canada … ils n’ont point d’autre motif de leur transmigration, sinon qu’ils s’imaginent que la foi va prendre fin en France, par la Cabale et faction des jansénistes… la raison pourquoi ils choisissent le Canada pour se retirer, c’est parce que M. de Montigni Evesque de Petrée qui a demeuré longtemps à l’Hermitage, où il a été instruit en la Théologie mystique par M. de B.[ernières] Trésorier de France, y exerce les fonctions Episcopales en qualité de Commissaire Apostolique, et que les Jésuites, qui sont leurs oracles, règnent en ce Païs et y sont Maistres de la Religion, car ils croient que la Foi n’est en seureté que dans les lieux où l’on ne parle point de la grâce efficace, ni de Prédestination gratuite, où l’on ne sait ce que c’est que de Hiérarchie, que d’authorité Episcopale, que de Paroisses et de Curez, et où enfin les maximes d’Escobar, de Tambourin et de l’Apologie sont approuvées et bien receuës… » (page 28 du « Memoire pour faire connoistre l’esprit et la conduite de la Compagnie establie en la ville de Caën, appellée l’Hermitage », 1660, [par Du Four]).

Autre passage du même, p.26 : « …ils sentent bien leur faible, et voient bien que toutes ces fausses raisons, dont ils se servent pour défendre le party du relâchement et du libertinage, ne sont que comme un fard … pour éluder les efforts de ceux qui se sont déclarés pour la bonne Morale et pour la Hiérarchie… » [Du Four attaque la Compagnie du Saint-Sacrement dont certes certains membres furent des inquisiteurs plutôt que de favoriser le « libertinage », mais sûrement pas Renty ou son successeur Bernières à la Compagnie de Caen].

« Il y a dans cette secte quelque chose des anabaptistes d’Alemagne, des Illuminez d’Espagne & des Trembleurs d’Angleterre. C’est aussi une Confrerie secrette répandüe dans toute la Normandie contre l’authorité des Ordinaires, & animée par des Chefs séculiers qui ont correspondance avec les Jésuites qui les remuent selon leur interest. » (« Extrait d’une Lettre du 25. De May 1660 », page 6)

Tout ceci est né d’une manifestation certes folklorique qui suivit la mort de Bernières, menée « en habis indecens, sçavoir ledit de la Gonnivière [François de la Gonnivière Escuyer] en chemise, sans pourpoinct ny chapeau, et les autres sans collet, manteau, ny chapeau, dit et proféré publiquement par les Ruës de cette ville [de Caen] … que le Sieur Curé de saint Jean & les autres Curés de la Ville sont fauteurs de l’heresie des Jansénistes… » (« Copie de la sentence du lieutenant criminel du Bailliage et siège Presidial de Caën portant condamnation d’amende, & injonction de sortir de la Ville… », p.7.)

La « Sentence de l’Official de Bayeux portant Interdit de la Chapelle et du Monastère des Religieuses Ursulines de Caën, pour la rebellion par elles commise aus Arrests du Conseil et Sentence dudit Official, sur l’injure par elles faite à M. du Frour Abbé d’Auney », 1660 : « …portant injonction ausdites Religieuses de se trouver ne la Grille de leur Parloir … de satisfaire à la teneur dudit Arrest à peine itérative d’excommunication et interdiction… » p.4  « Nous avons mis et constitué, mettons et constituons ladite Chapelle et Monastère desdites Religieuses Ursulines de Caen en interdit, & à ce moyen avons fait et faisons defences d’y célébrer la saint Messe et Divins Offices… » p.7.

 

[fin]


 


 


 

 

IV. MARIE DE L’INCARNATION 1599-1672

A. La Vie

>> La Vie de la vénérable Mère Marie de l’Incarnation, par dom Claude Martin, Solesmes, 1981 (reproduction de l’édition originale de 1677)

I. « Une clé » mystique :

Comme les autres fois je me sentais ravir l'âme par la personne du Verbe, ici toutes les trois personnes de la très sainte Trinité m'absorbèrent en elles, de sorte que je ne me voyais point dans l'une que je ne me visse dans les autres.

Pour mieux dire, je me voyais dans l'unité et dans la Trinité tout ensemble. Ce qui me toucha le plus fut que je me voyais dans la Majesté comme un pur néant abîmé dans le Tout, lequel néanmoins me montrait amoureusement que quoique je ne fusse rien, j'étais néanmoins toute propre pour lui qui est mon Tout. En cette vue que j'étais le rien propre pour ce Tout ineffable il me faisait jouir d'un plaisir indicible. Je crois que c'est une jouissance semblable à celle des Bienheureux. Je comprenais encore que c'était là le vrai anéantissement de l'âme en son Dieu par une vraie union d'amour. Mais cette vue par laquelle je jouissais, et qui me faisait voir que moi rien j'étais propre pour ce grand Tout, est au-delà de tout ce qu'on peut dire. La vue qui m'était donnée de mon néant ne diminuait pas l'amour : car voyant que j'étais propre pour le Tout, cela donnait un accroissement à mon âme, qui outre qu'elle était abîmée en cette divine Majesté, agissait doucement pour la caresser, et parce qu'elle était propre pour cela, tout lui était permis. Les actes qu'elle faisait n'était point d'elle-même, mais elle sentait qu'ils étaient produits en elle par celui dans lequel elle était tout abîmée. Car il se donnait tout à elle, et elle se laissait toute prendre à lui. Il semblait que ce grand Dieu étant en elle fut chez lui, et il semblait à l'âme qu'elle fut le paradis de son Dieu, où elle était avec lui par un amour inexplicable.

Au sortir de cette grande union j'étais comme une personne toute ivre qui ne peut comprendre les choses qui se présentent à ses sens. Ainsi je demeurai longtemps renfermée en moi-même sans pouvoir avoir de l'attention à rien, et il me demeura cette vue gravée en l'esprit, que j'étais le rien propre pour le Tout[215].


 

II.Relevés sur la Vie :

Plus on vieillit, plus on est incapable d'en écrire, à cause que la vie spirituelle simplifie l'âme dans un amour consommatif, en sorte qu'on ne trouve plus de termes pour en parler. V

Une crainte que j'avais de corrompre les dons de Dieu, et ensuite d'être mise au rang des hypocrites, donnant sujet de croire par mes productions que je sois quelque chose et au fond je ne suis rien et ne vaut rien en toutes manières, à cause de mon peu de correspondance à la grâce. XIII

Confessons ensemble qu'il nous a tout donné gratuitement par son élection sainte, sans qu'il y ait rien eu de notre part qui est pu prévenir sa volonté pour nous enrichir de tant de biens et nous faire des dons si magnifiques.XXVIII

Ce trait de l'amour fut si pénétrant et si inexorable pour ne rien relâcher de la douleur, que je me fusse jetée dans les flammes pour le satisfaire. Et ce qui est le plus incompréhensible, sa rigueur me semblait douce. 27

J'avais quelquefois un sentiment intérieur que notre seigneur Jésus-Christ était proche de moi et à mon côté, afin de m'accompagner, et cette présence et compagnie m'était si douce et si divine... 44

Elle sentit qu'on lui ouvrait l'esprit pour la faire entrer dans un état de lumière,où  Dieu lui fit voir sur l'heure qu'il était comme une grande et vaste mer ; car comme la mer élémentaire ne peut rien souffrir d'impur, ainsi ce Dieu de pureté infinie ne veut et ne peut rien souffrir de sale mais il rejette toutes les âmes mortes, lâches et impures. 45

Je me sentais tirée puissamment et en un moment, sans avoir le loisir ni le pouvoir de faire aucun acte intérieur ni extérieur. Il me semblait être tout abîmé en Dieu qui m'ôtait tout pouvoir d'agir. C'est une souffrance d'amour qu'il faut bâtir tant qu'il lui plaît... [...] J'étais ainsi une heure ou deux et cela se terminant avec une grande douceur d'esprit... 50

J'avais une si grande vivacité intérieure qu'en marchant elle me faisait faire des sauts, en sorte que si l'on m'eût aperçue, l'on m'eût prise pour une folle. Et de fait, je l'étais, ne faisant rien comme font les autres. 51

Mais vous êtes partout et je sais que vous êtes dans moi, pourquoi donc vous plaisez-vous à mes peines ? 54

(Sur les affaires) 55

Tu appelles ton grand Dieu, ton maître, ton seigneur, tu dis bien, car je suis. Mais aussi je suis charité, l'Amour est mon nom [...] Quand elle s'entretenait de Dieu avec des religieux ou des personnes dévotes, elle ne l'entretenait point autrement que l'amour... 57

Aussi quand il dit celles-ci à son coeur : la paix soit en cette maison, il y mit une source de paix qui demeura toute sa vie, et dont elle n'était pas seul arrosée, car elle découlait encore continuellement sur le prochain avec lequel elle conversait d'une manière si prudente et si douce qu'elle ne mécontenta jamais personne. 61

Les disciplines d'orties dont je me servais l'été, était si sensibles après en avoir employé trois ou quatre poignées à chaque fois, qu'il me semblait être dans une chaudière bouillante, et pour l'ordinaire je m'en sentais trois jours durant, puis je recommençais. 63

(25 ans) 69

Les cinq heures de temps se passaient à genoux sans me lasser ni penser à moi, l'amour de ce divin Sauveur me tenant liée et comme transformée en lui. [...] L'âme se trouvait dans la vérité, et entendait ce divin commerce en un moment. Et lors que je dis que Dieu me le fit voir, je ne veux pas dire que ce fut un acte, parce que l'acte est encore dans la diction et paraît matériel ; mais c'est une chose divine qui est de Dieu même. Le tout s'y contemplait, et se faisait voir à l'âme d'un regard fixe et épuré, libre de toute ignorance, et d'une manière ineffable. En un mot l'âme était abîmée dans ce grand océan où elle voyait et entendait des choses inexplicables. 80

Les oeuvres de Saint-Denis ... Je les entendais clairement en toutes leurs parties, et je fus extrêmement consolée, y voyant les grands mystères que Dieu par sa bonté m'avait communiqués : mais les choses sont bien autres lors que la divine Majesté les imprime et les fait voir à l'âme [...] Ce grand saint les surpasse tous selon l'impression qui  m'en est demeurée... 82

Quelquefois encore il la purifiait par son immensité, car comme elle lui était toujours unie, il lui ouvrait les yeux en sorte qu'elle se voyait en lui comme dans une grande mer qui ne peut souffrir aucune impureté, et qui rejette la terre tout ce qui ressent la corruption. 94

Il m'était plus aisé de m'entretenir avec Dieu par la foi, sans le soutien d'aucune autre chose que de cette simple vue. Cela me nourrissait et me tenait contente et paisible, étant bien aise d'obéir à sa divine disposition. Cependant je me regardais toujours comme un objet vil, méprisable et indigne de ses miséricordes, expérimentant sans cesse mon impuissance, et la dépendance continuelle que je devais avoir de cette bonté infinie, sans le secours de laquelle je ne voyais pas pouvoir subsister un seul moment. [...] Peu à peu mes peines diminuaient, et de moment en moment mon esprit se réveillait pour caresser celui qui était mon amour. Mais cet esprit était sévère et exact à ne rien laisser sortir au-dehors pour la consolation de la partie inférieure… [...] Au lieu que quand la partie inférieure vient à goûter, elle souille tout par ses appropriations et ses gourmandises spirituelles. 96

Il faut perdre tous mots et tous noms, et se contenter de dire Dieu, Dieu ; car tout autre chose est moindre que ce qu'il faut dire de cette suradorable majesté. 101

Mon âme était bien éloignée de faire des recherches curieuses pour savoir davantage de ce Dieu ; car pour le respect elle était comme un petit moucheron tant elle était abaissée et anéantie en elle-même : et tout cela n'empêchait point l'amour, mais il était tout autre qu'auparavant, c'est-à-dire non dans les tendresses et dans les larmes, mais fort et vigoureux. [...] Elle [l'âme] était ravie d'être rien, et de ce que Dieu était tout ; parce que si elle eût été quelque chose il ne serait pas tout. Ainsi elle se plaisait à se voir dénué pour ce grand Tout... 102

Elle voulait être rien et qu'il fut tout, n'aimant rien plus que d'être dénué et vide, et de regarder la plénitude de son objet. 108

Tout s'est passé dans la volonté, laquelle par la vue de la conduite amoureuse de la divine bonté sur elle, reconnue par l'accomplissement de ses desseins déjà advenus, et si avantageux à sa sanctification; savoir, de l'avoir placée si avant dans son amour, et d'avoir pensé tout cela sur elle lors qu'elle était encore dans le néant, ou n'étant rien, elle ne pouvait rien faire, ni demander, ni désirer : dans ces vues, dis-je, elle était dans une douce union disant et redisant à l'amour : tout ce qui est à moi est à vous, et tout ce qui est à vous et à moi; 121

(30 ans) 163

(Le fils perdu l'espace de trois jours)169

Je souffrais partout et jour et nuit. Et je ne croyais pas qu'il y eut plus de faveur de Dieu pour moi. 209

Il ne voulait plus étudier et se perdait entièrement, de sorte que le maître du séminaire le voulut rendre.218

Après tout cela j'étais persuadé que les croix que je souffrais ne venaient pas de la disposition de Dieu, mais que j'étais si imparfaite, qu'elles ne pouvaient avoir d'autre cause que moi-même. C'était une tentation de désespoir la plus grande que j'eusse jamais eue. 225

Au bas de ce lieu qui était très éminent, il y avait un grand et vaste pays plein de montagne, de vallées et de brouillards épais...229

(Le dessein du père Le Jeune) 349

(Monsieur de Bernières et toute la suite) 351 sq., 376 sq..., 389 sq.

Les peines n'est plus affligeante que j'ai soufferte [...] Ont été au sujet de nos Néophites Algonquines Montagnets et Hurons, qui depuis dix ans ont été la proie de leurs ennemis [...] Je ne pourrais jamais exprimé les afflictions et les agonies intérieures que j'ai souffertes en diverses occasions. 409

Je me voyais dans mon estime la plus basse, la plus ravalée et la plus digne de mépris qui fût au monde [...] Dans cette bassesse d'esprit je m'étudiais de faire les actions les plus basses et les plus viles ne m'estimant pas digne d'en faire d'autres. Aux récréations je n'osais presque parler [...] Je me faisais néanmoins violence en ce temps de divertissement pour éviter la singularité... 415

Dieu était comme une grande mer... 417

Mon âme se voit dans ce grand tout comme dans une glace très claire où elle découvre toutes ses défectuosités jusqu'au moindre atome d'imperfection dont elle est entachée, et c'est cela qui la rend humble, et la fait cacher d'autant plus en son Dieu pour être par lui purifiée, brûlée et consumée ; elle se défie d'elle-même, et par une amoureuse confiance, elle se plaint d'autant plus à lui de ce qu'il permet qu'elle soit si imparfaite, étant si proche de sa divine Majesté, lui, dis je, qui en un instant la peut rendre propre pour aimer du plus pur amour, puisqu'il ne veut que des âmes qui lui ressemblent. 421

Cette parole intérieure me fut dite : apporte-moi des vaisseaux vides. 424

Mais l'amour m'aveuglait et m'empêchait de voir ce que j'avais à souffrir pour arriver à la parfaite nudité. Mais il faut que je vous avoue que plus je m'approche de Dieu, plus je connais que j'ai encore quelque chose qui me nuit et qu'il me faut ôter. 427

Combien l'amour divin est terrible, pénétrant et inexorable [...] Il n'y a que l'Esprit de Dieu qui connaisse ces voies et qui les puisse détruire par son feu très ardent et très subtil et par son souverain pouvoir. Quand il lui plaît d'y travailler, c'est un purgatoire plus pénétrant que la foudre... [...] Il arrivait quelquefois que Dieu qui était le maître de ce fond, semblait se cacher et le laisser solitaire pour un peu de temps, et alors il demeurait comme dans une vacuité toute pure. Cet état est difficile à supporter aux âmes avancées, aussi est-ce le principe d'où naissent les désespoirs qui tendent à jeter l'âme et le corps au fond des enfers. Une fois étant debout proche du très Saint-Sacrement, il me parut une grande flamme qui sortait par un soupirail, [...] je me sentis portée en tout moi-même de m'y jeter par un mépris de Dieu ; mais tout soudain sa divine miséricorde me retint [...] Que si je n'eusse rencontré un lambris qui touchait le lieu où j'étais, et auquel je m'attachais je fusse tombée, tant cette opération fut excessive et violente. 429

Je demeurais la dernière dans la maison entre deux feux ou à peine fus je sortis de ma chambre, qui était sous le clocher, que la cloche fondit, et comme je ne sauvais le feu me suivais avec impétuosité en notre dortoir, je sortis comme quelques autres qui m'avaient devancé par la grille du parloir qui était au bout du dortoir, laquelle par bonheur n'étant que de bois, fut favorablement rompue par ceux qui était venu à notre secours 555

Le premier état est l'oraison de quiétude [...] Reçoit et pâtit les opérations de Dieu, autant qu'il plaît à sa bonté d'agir en elle et par elle. Après cela elle se trouve comme une éponge toute plongée dans ce grand océan, où elle ne voit plus par distinction les perfections divines, mais toutes ces vues distinctes sont suspendues et arrêtées en elle, en sorte qu'elle ne sait plus rien que Dieu en sa simplicité [...] D'où elle passe à un silence, où elle ne parle pas même à celui qui la tient captive [...] Ensuite elle s'endort avec beaucoup de douceur et de suavité... 682

Le second état de l'oraison surnaturelle est l'oraison d'union [...] 686

Les croix, les peines, les maladies, ni quoi que ce soit ne sauraient troubler ni inquiéter ce fond qui est la demeure de Dieu [...] Celui qui les dirige intérieurement leur met en un moment dans la pensée ce qui est à dire ou à faire [...] Voilà en peu de mots la disposition où il plaît à la divine bonté de me mettre ; à quoi j'ajouterai qu'étant devenue extrêmement faible par mes grandes maladies... 697

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

B. La Correspondance

>> MARIE DE L’INCARNATION URSULINE (1599-1672) / CORRESPONDANCE / Nouvelle édition par Dom Guy OURY moine de Solesmes / Préface de S.E. le Cardinal Charles JOURNET / Ouvrage publié avec le concours du Centre National de la Recherche Scientifique / Abbaye Saint-Pierre, Solesmes 1971[216].

Correspondance « spirituelle »

L.1 De Tours, à Dom Raymond de S. Bernard, Feuillant, fin 1626 (?).

Mon âme, se voyant comme absorbée dans la grandeur immense et infinie de la Majesté de Dieu, s’écrioit : « Q largeur, ô longueur, ô profondeur, ô hauteur infinie, immense, incompréhensible, ineffable, adorable ! Vous estes, ô mon grand Dieu, et tout ce qui est n’est pas, qu’en tant qu’il subsiste en vous et par vous. O éternité, beauté, bonté, pureté, netteté, amour, mon centre, mon principe, ma fin, ma béatitude, mon tout ! ».

... Après ces sacrifices de la pénitence, mon esprit étoit rempli de tant de nouvelles lumières qu’il étoit offusqué et éblouy, s’il faut ainsi parler, de la grandeur de la Majesté de Dieu. Ce qui luy étoit montré auparavant par une véritable affirmation, il ne le pouvoit plus voir que dans la négation, et par dessus tout cela il voyoit ce grand Dieu comme un abyme sans fond, impénétrable et incompréhensible à tout autre qu’à luy même. En quelque lieu que je me trouvasse, à quelque occupation que je fusse appliquée, je ne me pouvois voir qu’absorbée et abymée dans cet Estre incompréhensible, ny regarder les créatures que de la même manière. De sorte que je voyois Dieu en toutes choses, et toutes choses en Dieu, et cette infinie Majesté étoit à mon égard comme une grande et vaste mer qui, venant à rompre ses bornes, me couvroit, m’inondoit et m’enveloppoit de toutes parts. Je me sentois comme perdue à l’égard de la nature, et dans cette perte je ne pouvois ny voir ny comprendre rien de beau que les perfections qui m’étoient montrées. Je ne pouvois comprendre comme les hommes oublient si facilement celuy dans lequel ils sont, et par lequel ils vivent et subsistent, et je voyois en même temps comme la bonté infinie de Dieu retient sa justice, de crainte qu’elle ne punisse ces ingrats, et qu’elle n’écrase ceux qui se laissent aller à l’offence mortelle.

L.5 De Tours, à Dom Raymond de S. Bernard, Feuillant, début 1627.

Je croy que notre Seigneur vous veut conduire par la voye d’un grand dénuement, et je suis extrêmement consolée de la disposition où il vous met touchant les larmes : car bien que ce soit un don, si est-ce pourtant que la nature s’y peut prendre en tant que cela lui plaist en quelque façons. Or l’esprit épuré de toutes choses, sans s’arrêter aux dons, s’élance en Dieu par un certain transport qui ne luy permet pas de s’arrêter à ce qui est moindre que cet objet pour lequel il a été créé, et c’est en cela que consiste la parfaite nudité. Une fois que j’estois bien fort unie à cette divine Majesté, luy offrant, ainsi que je croy, quelques âmes qui s’étoient recommandées à mes froides prières, cette parole intérieure me fut dite : .Apporte-moy des vaisseaux vuides. Je reconnus qu’elle vouloit parler des âmes vuides de toutes choses, qui comme S. Paul courent sans cesse au but afin d’y arriver, et que c’est dans ces âmes-là que Dieu réside volontiers et qu’il prend plaisir de se familiariser. Et quand il nous dit : Soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait, il nous instruit que comme il est un et éloigné de la matière, ainsi il veut que les âmes qu’il a choisies pour arriver à une haute perfection, soient unes, c’est-à-dire dépouillées de toutes choses, et de l’affection même de ses dons; afin qu’étant attachés à luy seul, elles soient faites un même esprit avec luy […]

L.6 De Tours, à Dom Raymond de S. Bernard, Feuillant, 27 juillet 1627.

[…] Premièrement j’ay souffert une peine extrême de ne pas assez aimer, qui est une peine qui martyrise le cœur. Là dessus Notre Seigneur me donna un si puissant attrait, qu’il me sembloit que je tenois mon cœur en mes mains luy en faisant un sacrifice. […] Enfin mon Ame étoit insatiable ne voulant que la plénitude de l’amour. En cet attrait, ces angoisses intérieures me serroient étrangement par la présence amoureuse de Notre Seigneur qui m’étoit si intimement uni que je ne le puis exprimer. […] Après cette occupation d’esprit, je fus deux ou trois jours que je ne pouvois faire autre chose que de dire à l’Amour : Hé quoy, un chétif cœur est-il digne de Jésus? Des personnes aussi chétives que je suis pourront-elles aimer Jésus? Il m’est demeuré en l’âme une impression qui m’a toujours continué depuis, qui est que je me voy comme immobile et impuissante à rien faire pour le bien-Aimé. Je me voy comme ceux qui sont anéantis en eux-mêmes, et cela me met dans un extrême abaissement, qui me fait encore davantage aimer : car je voy très clairement qu’il est tout et que je ne suis rien, qu’il me donne tout  et que je ne puis luy rien donner. […] De Tours, le 27 Juillet.

L.9 De Tours, à Dom Raymond de S. Bernard, Feuillant, 1634 (?)

Vous souvenez-vous de cette lumière que N. S. me donna au commencement de ma conversion, par laquelle je voyois toutes les choses créées derrière moy, et que je courois nue à sa divine Majesté? CeIa se fait tous les jours aux dépens de mes sentimens. Je pensois dès ce temps que ce fût fait, parce que je voyois toutes choses sous mes pieds. Mais hélas ! je ne voyois pas encore ce qui étoit en moy de superflu; et c’est ce que le divin Jésus retranche continuellement. Ce n’est pas tout; il me fit voir une âme nue et vuide de tout atome d’imperfection, et Il m’enseigna que pour aller à luy il falloit ainsi être pure. Or comme je luy étois unie très-fortement, je croyois qu’en vertu de sa divine union il me rendroit telle qu’il me l’avoit fait connoître et qu’il ne m’en coûteroit pas davantage. Mais l’Amour m’aveugloit et m’empêchoit de voir ce que j’avois à souffrir pour arriver à la parfaite nudité. J’étois bien éloignée du terme que je croyois tout proche; car  je vous avoue que plus je m’approche de Dieu, plus je voy clair qu’il y a encore en moy quelque chose qui me nuit et qu’il me faut ôter. Quand je considère l’importance de cette admirable vertu, je crie sans cesse à ce divin Epoux, et le conjure d’ôter sans pitié tout ce qui me pourroit nuire. Il le fait, mais comme je vous ay dit, c’est un martyre qui m’est continuel, tant dans l’intérieur que dans l’extérieur. […]

L.17 De Tours, à Dom Raymond dc S. Bernard, Feuillant, 3 mai (?) 1635.

[…] Là-dessus m’étant endormie, il me sembla qu’une compagne et moy nous tenant par la main cheminions en un lieu très-difficile. Nous ne volions pas les obstacles qui nous arrêtaient, nous les sentions seulement. Enfin nous eûmes tant de courage, que nous franchîmes toutes ces difficultez, et nous arrivâmes en un lieu qui s’appelait la tannerie, où l’on fait pourrir les peaux durant deux ans, pour s’en servir après aux usages où elles sont destinées. Il nous fallait passer par là pour arriver à notre demeure. Au bout de notre chemin, nous trouvâmes un homme solitaire /[217], qui nous fit entrer dans une place grande et spacieuse, qui n’avait point de couverture que le Ciel : Le pavé étoit blanc comme de l’alebâtre, sans nulle tache, mais tout marqueté de vermeil. Il y avoit là un silence admirable. Cet homme nous fit signe de la main, de quel côté nous devions tourner, car il n’était pas moins silencieux que solitaire, ne nous disant que les choses qui étaient nécessaires absolument. Nous aperçûmes à un coing de ce lieu un petit hospice ou maison fait de marbre blanc, travaillé à l’antique d’une architecture admirable. […] La situation de cette maison regardoit l’Orient. Elle étoit bâtie dans un lieu fort éminent au bas duquel il y avoit de grands espaces /[218], et dans ces espaces une Église enveloppée de brouillards si épais que l’on n’en pouvoit voir que le haut de la couverture qui étoit dans un air un peu plus épuré. Du lieu où nous étions il y avoit un chemin pour décendre dans ces grands et vastes espaces, lequel étoit fort hazardeux pour avoir d’un côté des rochers affreux, et de l’autre des précipices effroiables sans appui : avec cela il étoit si droit et si étroit, qu’il faisait peur seulement à le voir. […]

Le plaisir que je ressentois d’une chose si agréable ne se peut expliquer. Je m’éveillay là dessus jouissant encore de la douceur que j’avais expérimentée, laquelle me dura encore plusieurs jours. Mais je demeuré en suite fort pensive ce que voulait signifier une chose si extraordinaire, et dont l’exécution devait être assurement fort secrète […]

Au commencement de cette année comme j’étais en oraison, tout cela me fut remis en l’esprit avec la pensée que ce lieu si affligé que j’avais veu étoit la nouvelle France. Je ressentis un très grand attrait intérieur de ce côté là, avec un ordre d’y aller faire une Maison à Jésus et à Marie. Je fus dès lors si vivement pénétrée que je donné mon consentement à notre Seigneur, et lui promis de lui obéir s’il lui plaisait de m’en donner les moyens. Le commandement de notre Seigneur, et la promesse que j’ay faite de lui obéir, me sont tellement imprimées dans l’esprit outre les instincts que je vous ay témoignez, que quand j’aurais un million de vies, je n’ay nulle crainte de les exposer. Et en effet les lumières et la vive foy que je ressens me condamneront au jour du jugement, si je n’agis conformément à ce que la divine Majesté demande de moy. […]

L.25 De Tours, à Dom Raymond de S. Bernard, Feuillant, 1633-1635  (?).

Mon âme est à l’Amour, et l’Amour est à mon âme; et si je l’ose dire, tous biens sont communs, et il n’y a plus de distinction du mien et du sien. L’âme voiant ainsi par un doux regard que son bien-aimé est à elle, et qu’elle est à son bien-aimé, elle se plaist pourtant d’être son esclave. Et quoy qu’elle soit riche de ses biens, elle veut tout pour luy et rien pour elle : elle veut être rien, et qu’il soit tout, et c’est en cela qu’elle trouve son contentement. Elle n’aime rien tant que de se voir toute dénuée, et toute vuide, et de regarder avec complaisance la plénitude de son bien-aimé. O que c’est une aimable occupation ! […]

L.34 De Paris, à la Mère Françoise de S. Bernard, Supérieure des Ursulines de Tours, 26 février 1639.

Ma très-chère et très-Révérende Mère, nous venons d’arriver à Paris, par la grâce de notre Seigneur, en fort bonne santé. La Maison de Monsieur de Meules Maître d’Hôtel de chez le Roy a été ouverte de la manière du monde la plus obligeante. Monsieur de Bernières y pourra avoir un apartement; et tant pour lui que pour nous, on tapisse et meuble les chambres. […] Nous ne laisserons pas de tenir notre arrivée secrète, et de faire en sorte que notre dessein ne soit connu que de ceux qui en peuvent favoriser l’exécution, car je prévoi que nous serons accablées de visites sitôt qu’on en aura la connoissance. Cependant Monsieur de Bernières est tombé malade, ce qui nous recule un peu, car il agissoit puissamment pour nous, et je ne vous puis exprimer le soin qu’il prend de nos affaires. C’est un homme ravissant; durant notre voiage, il faisoit nos Règles avec nous, en sorte que nous étions dans le carrosse et dans les hôtelleries comme dans notre Monastère, et il me semble que je ne fais que de partir de Tours, tant le temps s’est écoulé doucement et régulièrement /[219]. Que dirai-je de Madame de la Peltrie? Elle me met dans des confusions continuelles par ses bontez en mon endroit. C’est une Mère admirable qui n’épargne aucune dépense à notre sujet : je crains qu’elle n’y excède, et je vous prie de lui en écrire, et de lui en faire des réprimandes. […]

L.49 De Québec, à son fils, 10 septembre 1640.

 L’amour et la vie de Jésus soient vostre partage. Mon très cher fils /[220], je ne veux pas agir avec vous comme voue faites avec moy. Hé quoy ! avez-vous eu le courage de laisser partir la flotte sans me donner un mot de consolation par une lettre de vostre part? D’autres l’ont fait, sans lesquels je n’eusse point sçeu de vos nouvelles. Je ne dis pas ce qu’on me mande à vostre sujet /[221]. C’est assez que je sache vos besoins pour les offrir a nostre bon Dieu : reste à vous supplier puisque vous n’avez pas esté assez heureux de faire profiter vostre vocation, que pour le moins vous ne vous rendiez pas si infidèle de la quitter tout à fait : mais de recouvrer par vos diligences ce que vous avez perdu par négligence. J’escris à plusieurs de nos amis à vostre considération pour tâcher de vous trouver une condition sortable au cas que vos desseins ne puissent s’accomplir. Il est temps que vous vous connaissiez; vous estes assez âgé pour cela : l’on vous a aidé puissamment durant vostre cours; maintenant c’est à vous de vous pousser vous mesme. Cela seroit trop honteux à un jeune homme bien fait de n’avoir point de cœur. Tirez-vous donc de la pusillanimité, mon cher fils, et estimez que vous n’aurez rien en ce monde sans peine. Avez-vous quitté la dévotion à la sainte Vierge et à son glorieux époux saint Joseph? Ne faites point cette faute : vous n’avancerez jamais dans les voies du salut que par leur secours. Hantez ceux qui leur sont dévots et qui imitent leurs vertus : par ce moyen vous gagnerez les bonnes grâces de Dieu. Fréquentez les sacremens, fuyez ceux qui vous en voudroient détourner etc. Priez pour moy et remerciez la divine bonté de la grande grâce qu’elle me fait de m’appeler a une si haute vocation. Demandez-luy que je luy soit bien fidèle et qu’elle me fasse la grâce de persévérer jusqu’à la mort à son saint service en cette bénite terre du Canada laquelle je suis si indigne d’habiter. Entretenez tousjour l’affection des RR. PP. Jésuites, rendez aussy beaucoup à mes frères et à mes sœurs qui sont pour vous obliger au possible. A Dieu. Je suis, mon très cher fils, votre très affectionnée mère, 

De Québec, le 10. Septembre 164o.          Sœur Marie de l’Incarnation R(eligieuse) U(rsuline)

L.56 De Québec, à son Fils, 4 septembre 1641.

Jhésus Maria Joseph

L’AMOUR et la vie de Jésus soient vostre héritage.

Mon très cher et bien-aimé filz,

La vostre m’a aporté une consolation si grande qu’il me seroit très dificille de vous l’exprimer[222] ; J’ay esté toute cette année dans de grandes croix pour vous, mon esprit envisagent les escueilz où vou[s] pouviez tomber. En fin, nostre bon Dieu luy donna le calme dans la créance que son amoureuse et patternelle bonté ne perdoit point ce qu’on avoit abandonné pour son amour. La vostre m’i confirma, mon très cher filz, et me fit voir ce que j’avois espéré pour vous et bien par dessus mes espérances, puisque sa bonté vous a plasé dans un ordre si saint et que j’honore et estime grandement; j’avois souhaitté cette grâce pour vous lors de la réforme de St-Julien et de Marmoustier, mais comme il faut que les vocations viennent du ciel, je ne vous en dist mot, ne voulant pas mettre du mien en ce qui apartiens à Dieu seul.

Vous avez esté abandonné de vostre Mère et de vos parans. Cet abandon ne vous a-il pas esté utille ? Lors que je vous quitté, n’ayent pas 12 ans, je ne le fist qu’avec des convulsions estranges qui n’estoient conneue que de Dieu seul. Il failloit obéir à son divin vouloir qui vouloit que les choses se passasent ainsi, me faisant espérer qu’il auroit soin de vous. Mon cœur s’afermi pour surmonter ce qui avoit retardé mon antrée en la sainte Religion 10 ans antiers. Encore falut-il que la nécessité de faire ce coup me Fust signifiée par le R. Père dom Raymon et par des voys que je ne puis pas coucher sur ce papier, bien vous le diroi-je à l’oreille; je prévois l’abandon de nos parens qui m’a donné mille croix, joint à l’infirmité humaine qui me faisoit craindre vostre perte.

Lors que je passé par Paris, il m’estoit facile de vous plasser. La Reine, Madame la duchesse Dayguillon et Madame la Contesse Brienne qui me firent l’honneur de me regarder de bon œil et qui m’ont encore honorée de leurs commandemens cette année par leur Lestres ne m’eussent point refusé ce que j’eusse désiré pour vous. Je remersié Madame la duchaisse Daiguillon du bien qu’elle vous a voulu faire ; mais la pansée qui me vint pour lors fut que si vous estiez avancé dans le monde, vostre âme seroit en danger de ce perdre. De plus, les pansées qui m’avoient autre fois ocuppé l’esprit pour ne désirer que la pauvreté d’esprit pour héritage, pour vous et pour moy, me firent résoudre de vous laisser une seconde fois entre (les) mains de la Mère de bonté, me comfiant que puisque j’alois donner ma vie pour le servise de son bien-aimé fils, elle prandroit soin de vous. Ne l’aviez-vous pas ausy prise pour Mère et pour Espouse lors que vous entrâte dans la Congrégation, (le jour de la Purification)? Vous ne pouviez donc attandre d’elle, q’un bien pareil à celuy que vous possédez. C’eût esté quelque chose que les avantages qui ce sont présantez pour vous à Paris, mes qui eussent estez infiniment ravalez au-desous de ceux que vous possédés maintenant. Je crois, et la vostre me l’assure, que vous ne les regrettez pas, ni l’abaissement de naissance dont vous me parlez, qui n’et nulement concidérable, je ne scais qui vous en a donné connoissance; je n’eusse eu garde de vous en parler. Je ne vous ay jamais esmé que dans la pauvretté de Jésus-Christ dans laquelle se retrouve tous les trésors.

Il est certain, vous n’estiez pas au monde que je les souhaittois pour (vous) ; mon cœur en ress(ent)oit des mouvemens si puissans que je ne les puis exprimer. Vous estes donc maintenant dans la milice, mon très cher fils. Au nom de Dieu, faitte estat de la parole de Jésus-Christ et pansez qu’il vous dit : « Celuy qui met la main à la charue et tourne le dos arrière n’et pas propre pour le royaume des cieux ». Ce qu’il vous promet est bien plus grand que les avantages qu’on vous faisoit espérer, que vous devez estimer boue et fange pour vous acquérir Jésus-Christ. Vostre glorieux patriarche saint Benoist vous en a donné un grand example. Imité-le, au nom de Dieu, et que mon cœur ait cette consolation, par la première flotte, que mes veux offerts à sa divine Magesté depuis z I an sans intermision ayant estez reçeus au ciel. Je vous vois en de saintes résolutions, c’est ce qui me fait espérer que Dieu vous donnera la persévérance. Il ne se passe jour que je vous sacrifie à son amour sur le cœur de son bien-aimé fils. Plaise à sa bonté que vous soyez un vray holaucoste tout consommé sur se divin autel.

Il est vray ce que vous dites, mon très cher filz. J’ay trouvé en Canada tout autrement que ce6 que j’an pansois, mais en un divers sans que vous n’avez pansé. Les travos m’i sont dous ' et si facille à porter que j’y expérimante ce que (dit) Nostre Seigneur : « Mon joug est dous et mon fardeau léger ». Je n’ay pas perdu mes peines dans le soin espineux d’une langue estrangère qui m’et maintenant si facille que je n’ay point de peines d’anseigner nos saints mistères à nos Néophites dont nous avons eu grand nombre cette année : plus de 50 séminaristes, plus de 700 visites de sauvages et sauvagesses que nous avons tous assistés spirituellement et temporellement. La joye que mon cœur ressans dans le saint amploy que Dieu me donne esuye toutes les fatigues que je peux prandre dans les ocasions ordinaires. Je suplie nostre Rde Mère Françoise de Saint-Bernard de vous envoyer une copie du récit que je luy fais du progrès de nostre séminaire.

Pour tout le christianisme, voilà 3 nations qui veullent se venir randre sédantaire à Sillery. Leurs filles seront pour le séminaire. Tous les chrestiens font très bien. Un Montagnés, nouveau chrestien, a fait l’office d’apostre en sa nation et a esbranlé avec le R. Père Le Jeune les 3 nations dont je vous parle. Des lestres qu’on escrit de nos séminaristes (au dit Rd Père), lors qu’il catéchisoit les (dites) nations, ont tiré tous ces bons catécumaines en admiration et leur a donné envie de nous donner leurs filles, puisqu’elles peuvent parvenir à ce que font les filles Françoise, tant au chemain du salut que pour les siances d’où il sembloit que leur misérable condition d’estre née dans la barbarie les vouloir exclure. Tous nos nouveaux chrestiens ont eu fort à souffrir pour la tiranie des hyroquoys qui leur ont livré la guerre comme à nos François.

Mr nostre Gouverneur les a chassé dans un combat qui leur a livré pour sauver nos bons néophites. La relation vous le dira. Les Rds Pères de la Compagnie qui sont aux hurons ont eu des fatigues incroyables dans leurs missions cet hyver, les froids et les !lèges ayent esté extraordinairement exésifs. Adjoutez à cela la barbarie de cette nation qui les a fait souffrir excesivement. Le Rd Père Chaumonnot que vous connoissez a ressenty leurs coups. C’et un apostre qui est ravi d’estre trouvé digne de souffrir pour Jésus-Christ. Il a quasi apris miraculeusement la langue huronne et a fait des merveilles dans une nation où luy et le Rd Père Brébeuf ont jetté les premières semances de l’Évangille. Les Rds Pères Garnier et Pijar ont pansez estre tuez ; Nostre-Seigneur les a gardez miraculeusement. Le Rd Père Poncet a eschapé les mains des yroquois qui estoient escartez lors que son canot passoit vite, conduit par des hurons qui craignoient la mort que ce grand serviteur de Dieu souhaittoit ardammant.

Il est demeurant aux 3 Rivières; (il) assiste les algonquins avec le zèlle que vous pouvez juger; il est savant en la langue algonquine. C’est aussy celle que j’étudie, qui me sert aux algonquines et montagnaises, comme estant des nations adjasantes.

La Mère Marie de St Joseph étudie la langue huronne (Nous avons aussy des filles de ce pays; elle y réussit fort bien).

Nous avons néanmoins plus affaire d’algonquin; c’est pourquoi toutes s’y apliquent. L’on a découvert vers les costes du port des nations en nombres qui parlent cette langue : ont les instruit, tous veullent croire. L’on croit qu’il y pourra avoir quelques martirs dans les grandes cources qu’il faut faire, où le diable, enragé de ce (que) Jésus-Christ luy ravit l’ampire qui luy avoir osé usurper il y a tant d’années, suscite toutjours quelques meschans pour nuire aux ouvriers de l’Evangille. Je souhaitte que vous voyez la relation. Je tâcheray qu’on vous en envoye une lorsqu’elle sera imprimée.

Je suis en une consolation très sansible du bon souhait que vous faite pour moy (c’et le martire). Hélas, mon très cher fils, mes péchez me priveront de ce bien; je n’ay rin fait jusque icy qui soit capable d’avoir gaingné le cœur de Dieu car, pansé-vous, il faut avoir beaucoup travaillé pour estre trouvée digne de respandre son sang pour Jésus-Christ; je n’ose porter mes prétansions si haut : je laisse faire à sa bonté immance qui m’a toutjours prévenue de tant de faveurs, que si sans mes mérites, elle me veut (encore) faire celle où je n’ose prétandre, je la suplie qu’elle le fase; je me donne à elle, je vous y donne aussy et la suplie, pour une bénédiction que vous me demandez, qu’elle vous comble de celles qu’elle a départie à tant de valeureux soldats qui luy ont gardé une fidélité inviolable.

Si on me venoit dire : « Vostre fils est martir », je panse que j’an mourrois de joie. Laissons-le faire; il a ses tems, ce Dieu plain d’amour. Soyez-lui fidelle et vous assurez qu’il vous trouvera les ocasions de vous faire grand saint si vous obéisez à ses divins mouvemens, si vous vous plaisez de mourir à vous-mesme et de suivre l’example que tant de grands saints de vostre Ordre vous donnent. Si Nostre Seigneur vous fait la Grâce d’estre profès, je vous suplie de m’an donner avis, et aussy come sa bonté vous a apellée et quelz moyens vous avez pris pour l’exécuter.

En fin, mon très cher filz, faite-moy part de vos biens, qui comme vous pouvez juger, m’aporteront une consolation très grande. Je croy que le Rd Père Supérieur vous le permettra. Je me donne l’honneur de luy escrire et de le remersier de l’honneur de son affection et ses soins pour vous. Et priez bien Dieu pour moy; je vous visite plusieurs fois le jour; je parle de vous sans sesse à Jésus, Marie et Joseph.

Possible que passera une de nos Mères de Tours, cette première flotte, pour nous venir trouver. Cela n’et pas encore tout assuré, l’affaire despandant de quelque sirconstances qui ne pouront estre vidée qu’and France; ce sera la Mère Le Coq, dite de St Joseph, que vous avez veue ma maittraise de novice. C’et une grande servante de Dieu; elle est de présant supérieure à Loche. Ce sera néanmoins Tours à qui nous la demanderons, car elle en est professe. Mr de Bernière m’a escrit vostre bonheur : il en est ravy. Le Rd Père dom Raimond et tous mes parans. m’an ont aussy escrit, comme nos bonnes mères de Tours qui vous aime grandement.

A Dieu, mon très cher fils; je ne me lasserois point de vous antretenir. Le Rd Père Poncet vous salue; il est ravi de vostre bonheur; la Mère Marie de St Joseph aussy, à qui Dieu fait beaucoup de grâces et luy donne de grands talans pour luy gaingner des âmes. Priez pour elle et pour (moy) qui suis,

Mon très cher et bien-aimé fils,

Vostre très humble et très affectionnée mère,

Sœur Marie de l’Incarnation, R. urs. ind. De Québec, au séminaire (de St Joseph, des Ursulines,

Le 4e septembre 1641.

Priez pour moy le jour de la feste du glorieux apostre saint Paul. Je fus proffesse à ce jour.

L.66  De Québec, à Mademoiselle de Luynes, 29 septembre 1642.

[…] Nous avons reçu votre aumône par le moien de Monsieur de Bernières, je vous en rends mes très-humbles remercimens : sans ce secours je croi qu’il nous eût fallu renvoyer nos Séminaristes dès cette année, comme je croi qu’il faudra faire à l’avenir, ainsi que Monsieur de Bernières nous le signifie pour les causes que je vous dirai, ce qui nous seroit une privation très-sensible, à laquelle néanmoins il nous faut résigner, si notre bon Jésus le veut; nous sommes ses servantes qui devons baisser le col a ses jugemens. Vous sçavez la grande affection qu’a eu pour nous notre bonne fondatrice, qui nous a amenées en Canada avec une générosité, comme tout le monde sçait, des plus héroïques. Elle a demeuré un an avec nous dans ce même sentiment et dans un cœur tout maternel, tant à notre égard qu’envers nos Séminaristes. Elle commença ensuite à vouloir visiter les Sauvages de temps en temps, ce qui étoit très-louable : peu de temps après elle nous quitta tout à fait ne nous venant visiter que peu souvent. On jugeoit de là qu’elle avoit de l’aversion de la clôture, et que n’étant pas Religieuse, il étoit raisonnable de la laisser à sa liberté. De notre part nous estimions que pourveu qu’elle nous aidât de son bien ainsi qu’elle s’étoit engagée de parole à laquelle nos amis et nous nous étions confiez, cette retraite ne feroit point de tort au Séminaire. Cependant le temps se passoit et son affection à nous établir diminuoit de jour en jour. Ce qui retarda encore beaucoup nos affaires, c’est que les personnes qui vinrent l’an passé pour établir l’habitation de Mont-Réal, qui sont un Gentilhomme et une Damoiselle de France, ne furent pas plutôt arrivez qu’elle se retira avec eux /[223]. Elle reprit ensuite ses meubles et plusieurs autres choses qui servoient à l’Église et au Séminaire et qu’elle nous avoit donnez. Nous laissâmes tout enlever sans aucune répugnance, mais plutôt, à vous dire mon cœur, en les rendant je sentois une grande joie en moy-même, m’imaginant que notre bon Dieu me traittoit comme saint François que son Père abandonna, et à qui il rendit jusqu’à ses propres habits. Je me dépouillé donc de bon cœur de tout, laissant le Séminaire dans une très-grande pauvreté : Car comme cette bonne Dame s’étoit jointe à nous, et que tout ce qu’elle avoit servoit en commun, nous nous passions de ce qu’elle avoit avec les meubles que nos Mères de France nous avoient donnez pour notre usage, sa fondation étant si petite, qu’elle n’eût pas suffi à nous meubler pour nous et pour nos Séminaristes. Par cette retraite elle ne nous a pas laissé pour coucher plus de trois Séminaristes, et cependant nous en avons quelquefois plus de quatorze. Nous les faisons coucher sur des planches mettant sous elles ce que nous pouvons pour en adoucir la dureté, et nous empruntons au magazin des peaux pour les couvrir, notre pauvreté ne nous permettant pas de faire autrement. De vous dire que notre bonne fondatrice a tort, je ne le puis selon Dieu : Car d’un côté, je voi qu’elle n’a pas le moien de nous assister étant séparée de nous, et son bien n’étant pas suffisant pour l’entretenir dans les voiages qu’elle fait : D’ailleurs comme elle retourne dans le siècle il est juste qu’elle soit accommodée selon sa qualité, et ainsi nous n’avons nul sujet de nous plaindre si elle retire ses meubles : et enfin elle a tant de piété et de crainte de Dieu, que je ne puis douter que ses intentions ne soient bonnes et saintes. Mais ce qui m’afflige sensiblement, c’est son établissement à Mont-Réal où elle est dans un danger évident de sa vie à cause des courses des Hiroquois, et qu’il n’y a point de Sauvages sur le lieu. Et ce qui est le plus touchant, elle y reste contre le conseil des Révérends Pères et de Monsieur le Gouverneur qui ont fait tout leur possible pour la faire revenir : Ils font encore une tentative pour lui persuader son retour, nous en attendons la réponse qu’on n’espère pas nous devoir contenter. Ce grand changement a mis nos affaires dans un très mauvais état : Car Monsieur de Bernières qui en a la conduite me mande qu’il ne les peut faire avec le peu de fondation que nous avons qui n’est que de neuf cens livres. Les Mères Hospitalières en ont trois mille et Madame la Duchesse d’Aiguillon leur fondatrice les aide puissamment; avec tout cela elles ont de la peine à subsister. C’est pourquoi Monsieur de Bernières me mande qu’il nous faut résoudre si Dieu ne nous assiste d’ailleurs, de congédier nos Séminaristes et nos ouvriers ne pouvant suffire à leur entretien, puisque pour paier seulement le fret des choses qu’il nous envoie, il lui faut trouver neuf cens livres qui est tout le revenu de notre fondation. Et de plus, dit-il, si Madame votre fondatrice vous quitte, comme j’y voi de grandes apparences, il vous faudra revenir en France, à moins que Dieu ne suscite une autre personne qui vous soutienne.

A ces paroles ne direz-vous pas, Mademoiselle, que tout est perdu? En effet on le croiroit s’il n’y avoit une providence amoureuse qui a soin des plus petits vermisseaux de la terre. Cette nouvelle a beaucoup affligé nos amis qui en sçavent l’importance, et néanmoins mon cœur est en paix par la miséricorde de notre bon Jésus pour lequel nous travaillons. Dans la confiance que j’ay en son amour, j’ay résolu de retenir nos Séminaristes et d’aider nos pauvres Sauvages jusqu’à la fin. J’ay encore retenu nos ouvriers pour bâtir le Séminaire, espérant qu’il ne nous a pas amenées ici pour nous détruire et nous faire retourner sur nos pas. Si pourtant sa bonté, ou son aimable justice le vouloit pour châtier mes péchez, me voilà prête d’en recevoir la confusion à la veue de toute la terre: Il ne m’importe ce qui m’arrive, pourveu qu’il en tire sa gloire : Et à l’heure que je vous écris, mon cœur possède une paix si accomplie que je ne vous la puis exprimer : J’ay une singulière satisfaction de vous le dire comme à celle que j’aime et que j’honore le plus en ce monde. Oui, Mademoiselle, puisque votre humilité se porte jusqu’à me vouloir honorer de votre affection et bienveillance, vous avez si fort gagné mon cœur, qu’il ne se peut empêcher de vous dire les biens et les maux qui lui arrivent.

Après ce que Monsieur de Bernières m’a écrit, il sera sans doute épouvanté voiant que je lui demande des vivres comme à l’ordinaire, et de plus que je lui envoie des parties pour six mille livres qui ont été emploiées à paier les gages de nos ouvriers, et à l’achat des matériaux de notre bâtiment, sans parler du fret du vaisseau : Car en tout cela nous n’avons que la providence de notre bon Dieu : On dit que tout est perdu, et cependant je me suis sentie portée intérieurement à poursuivre ce que notre Seigneur nous a fait la grâce de commencer en sa nouvelle Église. L’arrivée des vaisseaux nous donnera une nouvelle instruction, et peut-être un nouveau courage pour travailler plus que jamais au service de notre Maître.

[…]

Comme j’étois sur le point de finir cette lettre, il est arrivé une barque de Mont-Réal qui nous apprend que cette bonne Dame est résolue d’y passer l’hiver parmi les dangers. Je vous avois bien dit que ses intentions sont bonnes et saintes, car elle m’écrit avec une grande cordialité et me mande que le sujet qui la retient à Mont-Réal, est qu’elle cherche le moien d’y faire un second établissement de notre ordre au cas qu’elle rentre dans la jouissance de son bien. Mais je n’y voi nulle apparence, et le danger où elle est de sa personne me touche plus que toutes les promesses qu’elle me fait. Voilà le vaisseau prest de lever l’ancre, ainsi il faut que je finisse et que tout de nouveau je vous rende mes très-humbles remercimens de tous vos bienfaits. Et à l’égard de l’affection que mon cœur a pour vous, la parole est trop foible pour l’exprimer : Que l’amour infini de notre aimable Jésus vous le dise donc, puisque lui seul sçait ; que je suis toute vôtre; Oui sans réserve je suis votre très-humble.

De Ouébec le 29. Septembre 1642.

L.68 De Québec, à son Fils (1), 1er septembre 1643.

Mon très-cher Fils : La paix et l’amour de Jésus. Vous vous plaignez que vous n’avez pas reçu les amples lettres que je vous écrivois l’an passé. Mille lieues de mer et plus sont sujettes aux hazards, et tous les ans ce qu’on nous apporte, et ce qui repasse en France court la même risque. Je faisois réponse à tous les points de la vôtre, et puisque vous le voulez, et qu’il ne m’est pas possible de vous rien refuser, j’en feray une petite récapitulation. Mais afin que vous ne perdiez pas tout je vous en ay déjà écrit une partie par le premier vaisseau qui doit arriver en France un mois devant les autres, s’il arrive à bon port.

Vous pouvez croire qu’aprenant que vous êtes tout à Dieu par les saints vœux de la Religion, mon cœur a reçu la plus grande consolation que d’aucune nouvelle que j’aye apprise en ma vie. La miséricorde infinie de Dieu m’a fait cette grâce en vous la faisant. (Je vous avois donné à luy  avant que vous fussiez né. Estant au monde mon cœur soupiroit sans cesse après luy ; afin qu’il plût à sa bonté de vous accepter. A peine aviez-vous atteint l’âge de treize ans qu’il me promit qu’il auroit soin de vous, ce qui donna à mon cœur un repos que je ne vous puis dire. Lorsque vous fûtes un peu plus grand et qu’on me disoit que votre vie était un peu trop libre, j’entray à votre sujet dans des croix qui me faisoient recourir sans cesse à Dieu, que je sçavois pourtant bien ne vous devoir pas manquer; mais vous pouviez par vos manquemens renverser ses desseins, ou plutôt moy en être la cause. Ce fût alors que je luy donnay pour garant de votre âme la sainte Vierge et saint Joseph, par lesquels je vous offrois chaque jour à sa divine Majesté. Pensez-vous, mon très cher Fils, que je ne visse pas bien que lors que je vous parlois de Dieu, des biens de la Religion, et du bonheur de ceux qui le servent, votre cœur étoit fermé à mes paroles? Je le voyois, et c’étoit là le plus grand sujet de mes croix; car il me sembloit qu’à chaque pas vous alliez tomber dans le précipice : Mais j’avois toujours dans le cœur un instinct qui me disoit que Dieu avoit une grâce à vous faire pour vous appeller au temps et en la manière qu’il m’avoit appellée pour le servir d’une manière toute particulière. Et en effet je la vois à peu près décrite en ce que vous me mandez qui vous arriva. Remarquez bien cela, mon très cher Fils, si vous me survivez vous en sçaurez davantage, puisque vous voulez que je vous donne mes papiers, si l’obéissance le permet en ce temps là, je le veux afin que vous connoissiez les excez de la bonté divine sur moy, aussi-bien que sur vous.

C’est un excez de l’amour de notre divin Maître de brûler nos cœurs sans les consumer. C’est néanmoins un effet de notre misère de ce que son opération n’a pas tout son effet. L’agent ne manque pas de son côté, mais notre froideur s’oppose aux touches divines, et empêche l’âme d’arriver à ce parfait anéantissement qui surpasse toute purification imaginable. Je n’ay pas cessé, mon très cher Fils, de prier pour vous, et je ne manque point de vous offrir sur l’Autel sacré du cœur très-aimable de Jésus à son Père éternel. (Mais quoy, me dites-vous, je suis sacrifié sur le cœur qui met l’incendie par tout, et je ne brûle pas? Pensez-vous que nous sentions toujours le feu qui nous brûle, je parle de ce feu divin; nous ne serions jamais humbles, si nous ne sentions nos foiblesses, et il est bon que l’amour nous rende son feu insensible afin que nous brûlions plus purement).

C’est encore un excez de notre misère d’avoir en nous le Saint des Saints, et n’être pas saint dès la première fois qu’on le touche, ou qu’on le reçoit. O mon très-cher Fils qu’il y a loin de luy à nous, quoy-qu’il soit en nous et uni à nous, l’ayant reçu au très-saint Sacrement. Si nous voulions une bonne fois suivre et imiter notre vie et voye exemplaire, nous deviendrions saints dès la première communion. Mais quoy ! bien que nous ayons des momens de bonnes dispositions que ce céleste Epoux agrée, qui sont celles que l’Église ordonne pour communier dignement, et qui produisent en nous des effets de sanctification; nous sommes si foibles et si chétifs, que nous reprenons ce que nous luy avions donné, notre misérable amour propre ne pouvant souffrir un anéantissement aussi entier que le veut celuy qui ne veut que des âmes qui lui ressemblent. Remarquez bien ce point, notre propre amour nous rend esclaves et nous réduit à rien; car est-ce quelque chose que de sortir du tout pour être à nous-mêmes, qui ne sommes qu’un pur rien? Ne cherchez donc point d’autre cause de ce que nous ne sommes pas saints dès la première communion que nous faisons. La méditation de ce grand silence où Dieu vous a appellé, vous fera voir plus clair que moy dans cette matière. Et de plus, vous avez tant de Saints parmy vous consommez au service du grand Maistre, qu’avec leurs avis et leurs exemples, vous deviendrez saint si vous voulez.

Vous dites que vous désireriez dire un jour la Messe dans les terres des Infidèles. Si Dieu vous faisoit cet honneur, j’en aurois la joye que vous pouvez juger. (O que je serois heureuse si un jour on me venoit dire que mon Fils fût une victime immolée à Dieu ! Jamais sainte Simphorose ne fut si contente que je le serois[224]. Voila jusqu’où je vous aime, que vous soyez digne de répandre votre sang pour Jésus-Christ). Je bénis sa bonté des désirs qu’il vous donne; mais prenez garde de ne vous pas trop embarrasser l’esprit dans des raisonnemens superflus, qui vous pourroient causer une continuelle perte de temps : et il arriveroit que vous ne vous en déferiez pas facilement; parce que la passion étant émue par des désirs trop impétueux, offusque la lumière de l’esprit, en sorte qu’il est difficile de bien juger d’une vocation, laquelle se fait connoître plus parfaitement par une confiance douce et amoureuse, et par une longue persévérance qui n’ôte point la paix du cœur, que par un bouillon ardent, et par une agitation continuelle qui n’est que dans les sens. (Il me paroît que dès mon enfance Dieu me disposoit à la grâce que je possède à présent, car j’avois plus l’esprit dans les terres étrangères pour y considérer en esprit les généreuses actions de ceux qui y travailloient et enduroient pour Jésus-Christ, qu’au lieu où j’habitois. Mon cœur se sentoit uni aux âmes Apostoliques d’une manière toute extraordinaire : Il me prenoit quelque fois de saillies si fortes, que si les respects humains ne m’eussent retenue, j’aurois couru aprés ceux que je voyois portez avec zèle au salut des âmes. Je ne sçavois pas alors pourquoy j’avois tous ces mouvemens, car je n’avois ni l’expérience ni l’esprit pour les reconnoître, aussi n’étoit-il pas temps : car celuy qui dispose les choses suavement, vouloit que je passasse par divers états avant que de manifester sa volonté à la plus indigne de ses créatures). Il s’est passé bien des choses dans les distances des temps; vous les sçaurez un jour, mon très-cher Fils, je vous ay seulement dit ici en passant pour votre consolation et pour votre instruction, ce qui se passoit en moy dans mon enfance.

Quant aux pensées que vous me proposez; croyez-moy, ne vous portez à rien qu’à suivre Dieu; je veux dire que vous vous abandonniez à sa conduite avec une douce confiance, et que vous attendiez dans la paix du cœur ce que ses desseins auront projetté pour vous. Après cela ne vous mettez point en peine, il vous conduira par la main, car c’est ainsi qu’il se comporte envers les âmes qui cherchent à le contenter, et non pas à se satisfaire elles mêmes. O qu’il est doux de suivre Dieu! Je ne vous dis pas cecy afin que vous étouffiez son esprit, mais afin que vous le serviez dans une plus grande pureté. et que vous ne respiriez que dans l’accomplissement des desseins qu’il a sur vous pour sa gloire et pour la sanctification de votre âme. L’obéissance exacte à vos Supérieurs sera la pierre de touche qui vous fera connoître si vous êtes dans cette disposition.

Ah, mon cher Fils, que cette dépendance des desseins de Dieu sur vous est importante ! C’est le secret pour devenir grand saint et se rendre capable de profiter aux autres. (Je suis ravie de voir ici des Saints—c’est ainsi que j’appelle les ouvriers de l’Evangile — dans un dénuement épouventable; et vrayment cette parole de l’Apôtre leur peut bien être appliquée : Vous êtes morts et votre vie est cachée avec Jésus-Christ en Dieu. Je n’ay point de termes pour dire ce que j’en connois). Méditez cette sentence et pensez qu’il y a bien loin avant que d’être semblable à notre divin Maistre. (Ce que la créature ne peut d’elle-même, Dieu le fait ici d’une façon qu’on n’auroit jamais pensé. Ne croyez pas que quand vous me demandez ce que j’endure et que je n’en omette rien, je vous parle de la disette des choses temporelles, de la pauvreté du vivre, de la privation de toutes les choses qui peuvent consoler les sens, des peines qui les peuvent affliger, des contradictions, des adversitez et de choses semblables; non, tout cela est doux et l’on n’y pense pas, quoyqu’il soit sans fin : ce sont des roses où l’on se trouve trop bien, et je vous assure que la joye que j’y ressens m’a souvent  mise en scrupule.

Voilà que l’on me vient de dire que le vaisseau qui apportoit la plus grande partie de nos vivres et toutes les nécessitez tant de notre Communauté que de nos Séminaristes, est perdu, ce qui appartient aux Révérends Pères et aux Mères de l’Hôpital y étoit aussi, avec tout cela nous sommes dans un aussi grand repos que si tout cela ne nous touchoit point, quoique cette perte nous jette dans une extrême disette. Mais béni soit notre divin Maistre, qu’à jamais il soit infiniment béni : Il nourrit les oyseaux du Ciel, et les animaux de la terre, nous laisseroit-il mourir. Ce ne sont donc pas ces choses là qui font souffrir, mais c’est une certaine conduite de Dieu sur l’âme qui est plus pénible à la nature que les tortures et les gesnes). Et lorsque je vous dis que les ouvriers de l’Evangile sont morts et que leur vie est cachée en Dieu, ils ont passé par cette conduite, se joignant même à l’ouvrier, et se rendant avec luy (inexorables à eux-mêmes pour faire mourir toute vive cette nature, qui est si nuisible aux parfaits imitateurs de Jésus-Christ).

Il me semble que (je vous voy dans l’impatience de sçavoir si j’ay tant souffert. Ouy, mon cœur ne vous peut rien céler, et je ne suis pas encore au bout, aussi ne suis-je pas encore arrivée à la perfection de ceux dont je vous parle : mais obtenez-moy la grâce d’y pouvoir arriver, ce sera une récompense de ce que j’ay enduré pour vous. Car la crainte que j’avois que vous ne tombassiez dans les précipices que vous couriez dans le monde me fit faire un accord avec Dieu, que je portasse en cette vie la peine due à vos péchez, et qu’il ne vous châtiât pas par la privation du bien qu’il m’avoit fait espérer pour vous. Ensuite de cette convention vous ne sçauriez croire combien grandes sont les croix que j’ay souffertes à ce sujet. Et même sur le point que vous alliez faire votre Profession, je fus une fois contrainte de sortir de table et de me retirer pour vous offrir à Dieu. Ce fut alors que les croix que je souffrois pour vous prirent fin ainsi que je l’ay remarqué, comparant vos lettres avec ce qui m’étoit arrivé. Je vous dis cecy pour vous faire voir combien Dieu vous a aimé, vous tirant à soy par des voyes toutes pleines de sa bonté, et afin que toute votre vie se consume à luy en rendre de continuelles actions de grâce) : pour moy c’est mon occupation quoique je le fasse très imparfaitement.

Cette sorte de croix, dont je vous parle, est suivie des traverses que nous souffrons pour le Royaume de Jésus-Christ, auquel les Démons s’opposent furieusement. Il est vray, et je vous le dis dans mes autres lettres, que nous avons de grandes consolations par les conversions qui se font, mais la persécution de nos nouveaux Chrétiens, et les révolutions continuelles qui arrivent à ce sujet, nous font souffrir et ressentir ce que c’est que d’avoir épousé les intérêts du Fils de Dieu. Je m’étens beaucoup, mais il faut que je le fasse puisque vous le voulez.

(Vous me parlez de votre solitude; il est vray que la retraite est douce et qu’on ne traite jamais mieux avec Dieu que dans le silence: C’est ce qui me console de ce que sa bonté vous a appellé à un Ordre saint où cette vertu règne en sa perfection, et où vous pouvez faire pour vous et pour autruy plus que vous ne feriez de paroles). La vie mixte a son tracas, mais elle est animée de l’esprit de celuy qui l’ordonne. Je ne me trouve jamais mieux en Dieu que lorsque je quitte mon repos pour son amour, afin de parler à quelque bon Sauvage et de luy apprendre à faire quelque acte de Chrétien : je prens plaisir d’en faire devant luy, car nos Sauvages sont si simples que je leur dirois tout ce que j’ay dans le cœur. Je vous dis cela pour vous faire voir que la vie mixte de cette qualité me donne une vigueur plus grande que je ne vous puis dire. Aussi est-ce ma vocation que je dois aimer par dessus toute autre : et si je puis avoir le bien de n’être plus Supérieure, et de me voir délivrée de l’inspection que je suis obligée d’avoir sur un Monastère que nous faisons bâtir, je seray ravie de n’être plus que pour nos Néophites : C’est peut-être mon amour propre qui me fait parler, mais sans avoir égard à mes inclinations, je désire que la volonté de Dieu soit faite.

Pour vous votre office est de recevoir les Hôtes, et d’être en lieu de faire la charité. Quand on aime trop sa cellule, il est bon d’en être un peu privé pour un temps).

Vous me ferez plaisir de me mander le progrez de votre saint Ordre que j’aime et honore uniquement : je sçay les grands services qu’il a autres fois rendus à l’Église, et j’espère qu’il reviendra à sa première splendeur. Les grands progrez que nous voyons de son rétablissement en sont de grands présages : de notre bout du monde je l’offre à Dieu, quoyque je sois très pauvre et indigne d’être écoutée, mais mon cœur s’y sent porté et je ne le puis retenir.

(Je me réjouis de ce que votre Supérieur vous exerce à la mortification, c’est une marque qu’il vous aime et qu’il vous veut du bien) : laissez faire Dieu et vos Supérieurs, et croyez que sa bonté vous mettra où il vous veut pour sa gloire et pour votre sanctification. Vous m’obligeriez de m’envoyer un de vos sermons par écrit. N’ay-je pas droit d’exiger cela de vous, puisque vous pouvez juger que j’auray une sensible consolation de voir au moins ce que je ne puis entendre? Si Dieu vous veut dans le ministère de la Prédication, il vous (45) donnera les talens nécessaires : quoyqu’il en soit vous êtes à luy, je suis contente, vivons et mourons dans son saint service, mon très-cher Fils.

Vous me demandez si nous nous verrons encore en ce monde? je ne le sçay pas ; mais Dieu est si bon que si son nom en doit être glorifié, que ce soit pour le bien de votre âme et de la mienne, il fera que cela soit; laissons-le faire, je ne le voudrois pas moins que vous, mais je ne veux rien vouloir qu’en luy et pour luy; perdons nos volontez pour son amour. Je vous voy tous les jours en luy, et lors que je suis à Matines le soir, je pense que vous y êtes aussi, car nous sommes au chœur jusqu’à huit heures et demie, ou environ, et comme vous avez le jour cinq heures plutôt que nous, il semble que nous nous trouvons ensemble à chanter les louanges de Dieu. (Vous me réjouissez de ce que vous aimez l’humilité : en effet vous en aviez bien besoin aussi bien que moy, car le monde nous en avoit bien fait à croire) : conservez toujours l’amour de cette précieuse vertu, qui est le fondement solide, sans lequel tout l’édifice de la perfection que vous voulez élever en votre âme seroit ruineux et de peu de durée. (Enfin demeurez dans la consolation que vous avez d’être serviteur de Dieu et que je suis sa servante, qui sont les plus nobles de toutes les qualitez, et celles que nous devons le plus aimer). Demeurons en Jésus, et voyons-nous en luy.

De Québec le 1. Septembre 1643.

L.84 De Québec, à l’une de ses Sœurs /[225], 3 septembre 1644.

Ma très-chère et très-bonne Sœur. Notre bon Jésus soit à jamais l’objet de votre amour. C’est avec la plus tendre affection de mon cœur que je chéris le vôtre, et plus étroitement que jamais, puisque vous voulez être toute à Dieu. Vous me demandez des avis spirituels pour mener une vie parfaite dans l’état d’une véritable veuve qui ne veut plus avoir d’amour que pour Jésus-Christ :

Et sur tout vous me demandez comme j’ay fait quand Dieu a permis que je l’aye été. O mon Dieu ! je serois bien empêchée de vous le dire, car ma vie a été un tissu d’imperfections et d’infidélitez. Mais du côté de la grâce, je vous avouerai que Dieu me faisoit riche et qu’il me donnoit tout, en sorte que si j’eusse été bien obéissante à ses mouvemens, je serois à présent une grande Sainte. Puisque vous le voulez sçavoir; ce que je tâchois de faire, c’étoit de vuider mon cœur de l’amour des choses vaines de ce monde : je ne  m’y arrêtois jamais volontairement, et ainsi mon cœur se vuidoit de tout, et n’avoit point de peine de se donner tout à Dieu, ni de mépriser tout le reste pour son amour.

Ne faites-vous point quelque peu d’oraison mentale? Cela vous serviroit beaucoup, même pour la conduite de votre famille et de vos affaires domestiques: Car plus on s’approche de Dieu, plus on voit clair dans les affaires temporelles, et à la faveur de ce flambeau on les fait beaucoup plus parfaitement. On apprend à faire ses actions en la présence de Dieu, et pour son amour : On n’a garde de l’offenser quand on le voit présent : On s’accoutume à faire des oraisons jaculatoires qui enflamment le cœur, et attirent Dieu dans l’âme ; ainsi de terrestre on devient spirituel, en sorte qu’au milieu du tracas des affaires du monde, on est dans un petit paradis où Dieu prend ses plaisirs avec l’âme, et l’âme avec Dieu.

Dans les occupations néanmoins que je sçay que cause votre négoce, Dieu ne demande pas de vous que vous fassiez de longues oraisons, mais de courtes, et qui soient ferventes. Je me souviens que notre défunte mère, lors qu’elle étoit seule dans son trafic, prenoit avantage de ce loisir pour faire des oraisons jaculatoires très-affectives. Je l’entendois dans ces momens parler à notre Seigneur de ses enfans, et de toutes ses petites nécessitez. Vous n’y avez peut-être pas pris garde comme moy /[226], mais vous ne croirirez pas combien cela a fait d’impression dans mon esprit. Je vous dis cecy, ma chère Sœur, afin que vous l’imitiez; car c’est un exemple domestique dont nous devons faire plus d’état que de tout autre, et j’estime que c’est ce que notre bon Dieu demande de vous.

J’ay une singulière joye de ce que vous êtes dans le dessein de demeurer comme vous êtes, le reste de vos jours : je m’assure que vous y possédez la parfaite paix du cœur, puisqu’il n’est plus partagé, et que Dieu seul en est le maître et le possesseur. Mais dans cet état, il est sur tout nécessaire que vous ayez un Directeur à qui vous déclariez les mouvemens et les dispositions de votre âme. Choisissez-en un qui soit sage et prudent, et quand vous en aurez un qui ait ces qualitez, ne luy celant rien, il vous conduira dans la voye du Ciel, si vous suivez ses avis. Je m’en vais quitter la charge de Supérieure, et en même temps beaucoup de tracas où cet employ m’engage: après quoy je tâcherai de pratiquer les avis que je vous donne, sur tout de m’offrir en continuelle hostie au Père Eternel sur le cœur de son bien-aimé Fils. Je veux que ce soit là ma principale affaire intérieure, car pour l’extérieur je suis toute à l’obéissance. Donnons-nous donc tout de bon à celui qui se donne tout à nous. Ah qu’il fait bon n’être plus à soy, mais à celui qui est toute chose et en toutes choses. Je ne sçay ce qui m’emporte aujourd’huy, mais insensiblement je sors de moy-même et vous dis tout ce que j’ay dans le cœur.

Faites autant de lecture spirituelle que le temps vous le pourra permettre, et priez votre Père Directeur de vous indiquer les livres qui vous seront propres. Je croi que la très-sainte Mère de Dieu et son très-aimable Epoux saint Joseph sont vos Patrons. Ce sont aussi les miens. Aimons-les, honorons-les, servons-les de tout notre cœur, et ils nous conduiront dans le Ciel.

De Québec le 3. Septembre 1645.

L.87 De Québec, à la Mère Françoise de S. Bernard,

…Sous-Prieure du Monastère des Ursulines de Tours, 27 septembre 1644.

Ma très-Révérende, très-honorée, et très-aimée Mère. Mon cœur ressent tant de tendresses pour celle que je reconnois pour ma véritable Mère, que je ne les puis exprimer. Ouy, je vous ay si présente à mon esprit, qu’il me semble que je suis encore à Tours, et que vous me venez surprendre dans notre petite cellule, où votre affection pour moy vous faisoit me donner la satisfaction que je chérissois le plus. Vous me dites que vos visites à Québec sont fréquentes; les miennes ne le sont pas moins à Tours. Ce sont nos bons Anges qui font cela; parlons-nous donc par leurs intelligences, ou plutôt par notre tout aimable époux, qui sçait que notre amour est en luy, et pour luy. Ma plus que très-bonne Mère, il traite si amoureusement mon âme, que je ne puis m’empêcher de vous le dire dès l’abord. Son amour tient à mon égard des voyes semblables à celles que vous avez veues et sçeues, car mon cœur ne vous pouvoir rien celer. Aujourd’huy je connois bien plus clairement que je ne faisois en ce temps-là, pourquoy il me faisoit passer par tant de différentes voyes. O ma chère Mère, qu’il y a loin de nous à la pureté de Dieu, et que la purgation d’une âme qu’il veut toute pour luy et qu’il veut élever à une haute pureté est une grande affaire ! Je voy ma vie intérieure passée dans des impuretez presque infinies : la présente est comme perdue, et je ne la connois pas : elle ressent néanmoins des effets et des avant-goûts de cette haute pureté où elle tend, et où elle ne peut atteindre. Ce ne sont pas des désirs ny des élans, ny de certains actes qui font quasi croire que l’on possède son Bien : Non, c’est une vacuité de toutes choses, qui fait que Dieu demeure seul en l’âme, et l’âme dans un dénuement qui ne se peut exprimer. Cette opération augmentant, ce qui est passé, pour saint qu’il paroisse, n’est qu’une disposition à ce qui est présent. Si vous sçaviez, ma très-honorée Mère, l’état où j’ay été près de trois ans de suite depuis que je vous ay quittée, votre esprit en frémiroit. Imaginez-vous les pauvres les plus misérables, les plus ignorans, les plus abandonnez, les plus méprisez de tout le monde, et qui ont d’eux-mêmes ce même sentiment; j’étois comme cela, et je me voyois vraiment et actuellement si ignorante, que le peu de raison que je pensois avoir ne me servoit que pour me faire taire. Lors que mes Sœurs parloient, je les écoutois en silence et avec admiration, et je me confessois moy-même sans esprit. Je ne laissois pas de faire toutes mes affaires, comme si cela n’eut point été, quoy que dans tout ce temps j’en eusse de très-épineuses. Dieu me faisoit la grâce de venir à bout de tout, et je ne sçay comment, car tout ce que je faisois m’étoit désagréable et insipide, et me paroissoit de la qualité de mon esprit. Quelquefois je me trouvois comme ces pauvres orgueilleux, lesquels bien qu’ils ayent l’expérience qu’ils sont pauvres, ne laissent pas de penser qu’ils sont quelque chose, et de vouloir que les autres le pensent comme eux : Tout ce qu’on leur dit leur déplaît, et ils font toujours mauvaise mine. Enfin, ma chère Mère, il n’y a misère que je n’aye expérimentée, et je n’avois aucune facilité qu’à l’étude et à l’instruction de nos Néophites; encore Dieu ne vouloit pas que j’y eusse de la satisfaction, car j’y ay eu mille et mille mortifications, non du côté de Dieu, parce qu’il m’y aidoit extraordinairement, mais de la part des créatures à qui il donnoit le mouvement, et dont il se servoit pour m’affliger. Ce n’est pas que de temps en temps sa bonté ne me fit expérimenter de grands effets de son amour, mais cela n’empêchoit pas que je ne retournasse à mon état de pauvreté et de misère.

Tout cela ne m’a pas peu servy pour connoître le néant de la créature, qui se void bien mieux dans l’expérience de ses propres misères, que dans les veues spéculatives de l’Oraison pour élevée qu’elle soit. A présent Dieu m’assiste puissamment en diverses rencontres qui auroient été capables d’étonner un esprit. Il m’a donné un si grand courage que je ne me connois plus. Vous voyez, ma très-bonne Mère, comme je vous parle avec simplicité comme à ma véritable mère; si votre cœur m’a devancé, le mien vous va trouver pour s’ouvrir à vous, et vous faire voir ce qu’il y a de plus caché. Voulez-vous bien, ma très-chère Mère, que je vous dise que j’ay été extrêmement consolée d’apprendre la manière avec laquelle Dieu vous traite. Je connois une personne qu’il traite de même; peut-être le verrez-vous, car il est passé en France : cette conduite l’a entièrement métamorphosé : car il est devenu tout simple, tout dénué, tout cordial, en un mot, il ne tient à rien dans le monde. C’est là, selon mon petit jugement, une récompense que notre cher époux veut donner aux âmes qui l’ont servy au regard du prochain; service qui tire après soy de grandes fatigues, et où l’on est presque toujours hors de soy, en sorte que l’on y goûte plus de croix et d’amertumes que l’on n’y ressent de consolations. Je n’en ay pas une longue expérience, ma très-bonne Mère, c’est vous qui en pouvez parler comme sçavante, et qui goûtez maintenant les fruits de vos travaux, en attendant ceux qui ne finiront jamais, et qui ne se trouvent que dans le sein de notre très-aimable Epoux. Vous m’obligez infiniment de m’honorer d’une si grande familiarité. Cela montre que vous êtes toujours la même pour moy, et m’oblige d’être aussi toujours la même pour vous.

De Québec le 27. Septembre 1644.

L.100 De Québec, à son Fils, 11 octobre 1646.

Mon très-cher et bien-aimé Fils. Je vous ay écrit les nouvelles de ce que Dieu opère en ce pais, avant que j’eusse reçu aucune de vos lettres; car les vaisseaux sont arrivez tard lorsqu’on les croyoit perdus, et qu’on commençoit déjà à ressentir la famine. J’ay donc enfin reçu vos lettres avec une consolation singulière, et j’y ay trouvé un grand sujet de bénir Dieu pour le zèle qu’il vous donne pour le salut des âmes infidèles. Cela me fait croire que vous vous souvenez d’elles auprès de sa bonté source vive du secours que nous attendons pour la réduction de tous ces peuples. Continuez à les offrir à sa divine Majesté, et vous luy en gagnerez peut-être plus sur votre Oratoire, que si vous étiez actuellement employé à les convertir.

Vous m’avez fort obligée de me dire le succez des affaires de votre Congrégation. Dieu soit éternellement béni de vous avoir donné la paix. […]

 (Mais dites-vous vray, mon très-cher Fils ? Il me semble que vous ne me dites pas tout ce que vous avez dans le cœur. Hé, pourquoy ne vous familiarisez vous pas avec un Dieu si bon et si amoureux. Je vous avoueray que le regardant comme Juge redoutable, il nous faut cacher au fonds des abysmes, et même jusques sous les pieds de Lucifer : Si on le considère comme Père, il demande nos respects et nos obéissances : Mais il est notre Epoux, et en cette qualité, comme dit saint Bernard, il demande de nous un retour réciproque, un retour d’amour). Et de plus notre cœur nous dicte cette leçon d’amour, qu’il nous faut tout convertir en celuy qui n’est qu’amour. O que cette leçon est aimable ! Elle tient ses Diciples en un colloque perpétuel : si par la foiblesse humaine, ou par la nécessité des affaires, ils tombent dans quelque égarement, le cœur attent avec une douce tranquillité la veue de son objet, pour recommencer avec plus de fermeté ses entretiens avec son bien-aimé. Car le moyen de pouvoir vivre si long-temps en ce monde sans la veue et la jouissance parfaite de notre unique bien? Si sa bonté ne se laissoit posséder à l’âme, et si elle ne luy permettoit un amoureux accez auprès d’elle, je vous diray dans mon sentiment que la vie seroit une mort. Prenons donc courage pour nous approcher avec confiance de celuy qui est le plus beau de tous les enfans des hommes. C’est là un passage du Prophète, bien capable de me toucher le cœur, et de me beaucoup occuper l’esprit pour les grands secrets que je comprens dans la double beauté du sacré Verbe incarné, mon très-cher et tout unique bien. Si j’avois votre oreille, je vous en dirois davantage comme à mon très-cher Fils, à qui je ne voudrois rien cacher des dispositions de mon cœur, non plus que des grâces de Dieu sur moy, ni de mes infidélitez en son endroit.

J’ay eu l’année dernière une grande maladie qui m’a pensé emporter, car comme, grâces à notre Seigneur, je ne suis point infirme, je n’ay pas grande expérience des maladies. Je me disposé néanmoins pour mourir, parce que mon mal qui étoit une colique néphrétique accompagnée d’une grosse fièvre, étoit très-violent et dangereux. Pour le présent, je me porte mieux que jamais, et je suis preste d’aller en tous les endroits du monde où l’obéissance me voudra envoyer.

(Je suis extrêmement consolée de vous voir si pauvre. Hé, ne sommes nous pas assez riches de posséder Jésus? Je ne veux donc pas que vous vous mettiez en peine de me rien envoyer. Si vous êtes un homme de désirs, comme Daniel, ouvrez la bouche de votre cœur, et notre très-aimable Jésus la remplira). Je ne vous prie point de prier pour moy; vous y avez trop d’affection : faites-donc en sorte auprès de Dieu que je sois fidèle à ses inspirations, et qu’il anéantisse en moy tout ce qui luy est désagréable.

De Québec le il.  Octobre 1646.

L.101 De Québec, à sa Nièce, la Mère Marie de l’Incarnation, Religieuse Ursuline de Tours, octobre 1646.

Ma très-chère et bien-aimée fille. La paix et l’amour de Jésus soient votre part et votre héritage éternel. Béni soit cet objet suraimable de nos cœurs, qui veut purifier votre âme avec tant de miséricorde. Pensez-vous que je dise vray, ma chère fille? Oui assurément, les souffrances par lesquelles vous avez passé, sont les marques du bien qu’il vous veut. II me semble que cy-devant je vous avois parlé comme si vous eussiez dû entrer en cet état. Sçachez donc encore une fois que toutes les âmes à qui Dieu veut faire de grands biens sont conduites par ce chemin. Premièrement il vous a appellée par un grand attrait intérieur, et il vous a donné ensuite de fortes impressions et des désirs ardens d’entrer dans la parfaite imitation de son fils, vous donnant l’expérience de ce que ce même fils a dit autrefois : Nul ne vient à moy si mon Père ne le tire. Il vous a donc tirée dans la solitude où il vous a parlé au cœur, par les saints mouvemens qu’il vous a donnez dans votre enfance spirituelle, où néanmoins quelque vertu qu’on ait, l’on commet beaucoup d’imperfections, comme de présomption, d’amour de propre excellence, de gloutonnie et d’avarice spirituelle : On boit tous ces défauts comme de l’eau et sans qu’on s’en apperçoive, parce que l’enyvrement intérieur offusque de telle sorte qu’on ne voit rien de mauvais : Un certain mélange des opérations de Dieu et des sentimens de la nature éblouit et fait tout voir le plus parfait du monde au jugement de la raison imparfaite; et au fonds quoique tout cela ne soit pas coupable, n’étant pas voulu ni recherché, ce sont néanmoins de très-grandes impuretez en matière de choses spirituelles, et des imperfections qui rendent l’âme foible quand il faut opérer de grands actes intérieurs dans la pureté de la foy, puis qu’elle est embarrassée dans les sens. Si l’âme demeuroit toujours en cet état, elle ne feroit pas un grand chemin dans la voye de l’esprit; Mais Dieu qui vous veut plus parfaite glue vous n’êtes, vous a prévenue par un excez de sa bonté pour vous y faire avancer. Vous eussiez été trop foible pour souffrir une si grande soustraction de sa grâce sensible, s’il ne vous eût donné ce qu’il vous donna lorsque vous étiez devant le saint Sacrement. C’étoit pour vous fortifier dans le combat qui est un commencement de purgation de la partie sensitive de l’âme, pour laquelle il ne vous faut point décourager : car ne pensez pas que pour être rentrée dans votre paix ordinaire, tout l’orage soit passé; non, attendez vous à davantage, si Dieu vous aime, comme je le croy de sa bonté. Or vous connoîtrez si vous faites du progrez, et si la purgation a son effet par degré; si vous êtes bien fidelle, patiente, douce et paisible; si vous êtes obéissante à l’opération de celuy qui vous purifie; si vous êtes exacte à l’observance de vos Règles; sur tout si vous êtes bien humble dans le temps de la souffrance et du délaissement : J’ajouteray encore, si vous évitez les amitiez particulières, et les intrigues où les personnes du Cloître, sur tout celles de notre sexe sont sujettes; enfin si vous fortifiez votre âme contre une certaine humeur plaintive, et contre de certaines tendresses sur soy-même que l’on a dans les peines que l’on ressent. Car dans ce temps là le Diable ne dort pas; il tâche lorsque l’âme est dans l’impuissance d’agir, de donner mille addresses à la partie inférieure qu’il luy représente comme des choses bonnes, justes et permises, et sur tout qu’il faut s’intriguer pour passer pour personne de mise et d’esprit. Les âmes foibles se perdent quelquefois là dedans, et souvent elles s’écartent du chemin que la grâce leur traçoit : Et c’est de là que plusieurs reculent, ou ne font aucun progrez dans la vie spirituelle après plusieurs années de conversion, et ainsi ils perdent la grande et avantageuse part que Dieu leur vouloit donner dans ses bonnes grâces et dans son amour. Si donc vous êtes courageuse dans les temps de purgation semblables à celuy-cy que vous me marquez, vous ferez ce que Dieu veut de vous, car son dessein en ces rencontres n’est que de vous rendre plus capable de ses faveurs et des impressions saintes, qui conduisent l’âme à grands pas à la perfection, à laquelle les âmes lâches ne pourront jamais arriver. Voilà pour le temps de l’affliction.

Quant à celuy de la bonace, ce que vous avez à faire est de ne vous appuyer jamais non pas même un seul moment sur vos propres forces; au contraire défiez vous continuellement de vous-même : car il y a des Démons qui travaillent puissamment en ce temps auquel on croit estre plus en assurance, à gagner quelque chose sur l’âme quand ce ne seroit qu’un soupir ou coup d’œil en sa faveur, c’est à dire, par amour propre, ou par un motif humain. Une Ame qui aime Jésus doit toujours avoir un œil pointé sur luy, et un autre sur elle-même et sur sa propre bassesse. C’est à dire que notre union avec Dieu, si elle est véritable, bien loin de nous fermer les yeux à nos bassesses, elle nous les ouvre au contraire à mesure que nous approchons de cette incompréhensible pureté, pour nous faire voir clair dans nos foiblesses et infirmitez : et c’est par ce moyen que nous devenons abjets à nous-même, et humbles à nos yeux.

Tout ce que je viens de dire regarde vos dispositions présentes, après quoy ne pensez pas que tout soit fait. Si Dieu vous aime vous passerez par des changemens d’états spirituels, dans lesquels vous croirez que tout est perdu pour vous : mais en quelque état que vous soiez, souvenez vous toujours que l’intention de Dieu est de vous y santifier. Je ne doute point que le R. Père Salin et votre Supérieure ne vous ayent donné dans les rencontres les avis nécessaires pour vous y fortifier : car les instructions que l’on reçoit dans les commencemens doivent tendre à deux fins; la première, à nous instruire et former en la vie spirituelle; et l’autre à nous y affermir par de bons principes, et par des maximes saintes fondées sur la vie et sur les exemples de Jésus-Christ notre adorable Maître et divine cause exemplaire. Et vous remarquerez que quand ces maximes sont conformes à notre condition, elles ne doivent pas estre variables, mais constantes et fermes jusqu’au dernier soupir, n’y aiant aucun moment en notre vie, où nous puissions nous exemter d’obéir à notre Dieu, et de l’imiter. Si donc l’on vous a établie sur ces principes, comme je le présume de la bonne conduite des Révérends Pères de la Compagnie, et de celle de ma Révérende Mère Françoise de saint Bernard, et aussi comme je l’ay remarqué dans vos lettres et dans vos écrits, roulez continuellement sur ces maximes, faites-y vos examens particuliers pour découvrir les imperfections que vous y commettez, pour voir aussi si vous y faites quelque progrez. Prenez garde sur tout à une chose qui est d’une très grande importance pour l’avancement spirituel d’une âme; sçavoir qu’il ne faut pas entreprendre tout à la fois la pratique de toutes les vertus et de toutes les maximes que l’on a en veue; ce seroit une entreprise inutile, dont la foiblesse humaine ne vous permettroit pas de venir à bout : Vous en auriez la spéculation, mais vous n’en auriez pas la pratique parfaite. Ce n’est pas qu’il ne se rencontre des occasions où il faut ramasser toutes ses forces et mettre en pratique cette généralité de vertus et de maximes, mais cela n’est pas ordinaire. Faites donc le choix des imperfections qui vous nuisent le plus et où vous tombez le plus souvent, et prenez ensuite les maximes contraires et propres pour les combattre. Mettez un mois à l’une, huit jours à l’autre, selon votre nécessité (9). Quand vous vous serez bien affermie dans une maxime, passez à la pratique des autres sans résister, et sans avoir pitié de la nature corrompue qui ne laissera pas de se plaindre, et de crier quelquefois pour vous jetter en des tendresses sur vous-même; mais n’écoutez point ses plaintes ny ses cris, si ce n’est que ceux qui vous gouvernent y remarquent de l’indiscrétion ou de l’excès. Si vous faites ainsi, ma chère fille, vous arriverez au degré de perfection où Dieu vous veut, et où votre condition de Religieuse vous oblige de tendre.

Votre Directeur vous a mise dans un bon train, ne vous mettez donc point en peine d’en chercher un autre; profitez de ce qu’il vous a appris, et suivez la conduite de celle que Dieu vous donnera pour Supérieure conformément à ce que la règle ordonne. Je me suis toujours bien trouvée de regarder mes Supérieurs comme me tenant la place de Dieu. Mais il y a un certain orgueil secret qui s’insinue dans les filles, si elles n’y prennent garde, qui les porte à un dégoût de l’ordre que Dieu a étably pour leur conduite; Elles s’imaginent que la conduite du dedans n’est pas solide, et qu’il en faut chercher une autre, et ainsi ce vice secret les porte insensiblement dans le mépris de ceux de qui elles doivent attendre les ordres de Dieu sur elles, et qui les mèneroient bien-tôt dans l’esprit de leur Ordre et de leurs règles d’où elles s’éloignent par cet égarement, qui est un mal-heur qu’on ne peut assez déplorer. Cela n’empesche pas que de temps en temps, et en de certaines nécessitez inévitables selon que la règle le permet, on ne puisse demander quelques bons avis et l’éclaircissement de quelques doutes aux Confesseurs que l’on aura élu extra-ordinairement, ou à quelque autre personne de mérite; en sorte pourtant que la fidélité à votre Supérieure, et à votre Directeur ordinaire l’emporte par dessus tout autre.

Pour ce qui est des grâces particulières dont vous me parlez, appuiez vous sur le plus essentiel et le plus solide, et vous verrez qu’elles ne vous sont données, que pour votre sanctification, et pour la pratique des vertus que vous ne devez jamais regarder comme éloignée, car ce ne seroit qu’un amusement; mais il vous en faut pratiquer les actes selon les occasions présentes. Par exemple, s’il s’agit de votre vocation au Canada, faites en France ce que vous feriez icy : si vous estes en classe, faites aux filles Françoises ce que vous feriez aux filles Sauvages du Canada, offrant à Dieu vos actions dans cette intention. Vous ferez le même des autres vertus, et par ce moyen tout vous profitera, et les vertus que vous n’auriez qu’en spéculation, seront réduites en actes. Vous remarquerez icy qu’il y a une certaine anxiété de désirs qui trouble l’âme; il s’en faut garder autant qu’il se pourra, pour conserver la paix du cœur qui est la demeure du saint Esprit. Ne vous inquiétez donc pas pour votre vocation au Canada : Si elle est de Dieu, elle se perfectionnera. et sa bonté la conduira à son exécution dans le temps de son ordonnance pour sa gloire, pour votre bien et pour notre consolation. Cependant je suis tous les jours avec vous en esprit, et je tâche de faire pour vous ce que demande la divine Majesté, et ce que vous désirez de moy.

Les deux imperfections que vous me témoignez être en vous, et que vous dites être votre foible, ne seront jamais corrigées en perfection qu’à mesure que vous deviendrez spirituelle. L’une et l’autre étant fondées dans votre naturel vous en aurez plus de peine, et aussi plus de vertu en travaillant à la mortification. On vous a dit la vérité, que vous avez en cela quelque chose de moy : car j’ay été la plus complaisante du monde en ma jeunesse, et j’ay eu et j’ay encore cette vivacité naturelle en mes actions ; tout cela se tourne en bien lors qu’on s’accoutume à faire ses actions avec présence d’esprit, c’est à dire, si vous veillez en sorte que si vous êtes complaisante, vos complaisances soient à Jésus par des colloques amoureux selon l’esprit de grâce qu’il vous donne. Et pour le regard des créatures n’ayez jamais de la complaisance que dans l’ordre de la charité; car quand il est question d’amusemens ou d’imperfections, n’en ayez jamais pour personne : Il faut en ces occasions passer par dessus tous les respects humains; vous n’en serez pas tant aimée de quelques unes mais vous en serez plus chérie de Dieu, et plus estimée des plus sages et des plus saintes. Ce n’est pas qu’il faille rechercher l’estime, mais elle suit naturellement la grâce et la vertu. Vous me dites que l’amour de cette vaine estime se veut nourrir en vous : hélas ! ma chère fille, une bonne réflexion sur vous-même vous convaincra tout aussi-tôt l’esprit, que l’estime qu’on a de soy-même, et le désir qu’on a d’estre estimé des autres est la plus grande sottise du monde : les misères que chacun expérimente en soy-même en sont des preuves convaincantes.

Je n’ay point reçu cette lettre dont vous et ma chère Mère Clère me parlez, je n’aurois pas manqué d’y répondre. On m’a donné de si bonnes preuves de la vertu de cette chère fille, que je suis d’avis que vous continuyez votre conversation avec elle, puisqu’elle vous porte à la vertu, et qu’elle ne tend qu’à Dieu. L’amitié qui tend à ces fins est toujours bonne, toutes les autres sont mauvaises, et il les faut éviter. Elle me prie de répondre à quelques propositions qu’elle me fait; je le fais avec la sincérité et le mouvement intérieur qui m’y porte. Je ne sçay pourtant de quelle manière elle prendra ma réponse : Mais il faut que je vous avoue que je ne puis trahir ni flatter personne en matière de vertu, et qu’alors la sincérité est ma guide. Tâchez donc de courir à qui mieux mieux dans la carrière de la vertu où la couronne est donnée aux vainqueurs. […]

L.109 De Québec, à son Fils, été 1647.

Mon très-cher et bien-aimé Fils, la paix de notre très-aimable et très-adorable Jésus. J’ay reçu la vôtre et tout ce qui étoit dans votre pacquet lorsque je ne l’attendois plus. Il me restoit néanmoins quelque peu d’espérance dans la pensée que vous auriez pris la voye de nos Révérendes Mères de Paris, comme la plus sûre; et je ne me suis pas trompée, puisqu’en recevant leurs lettres, j’ay reçu tout ce que vous m’avez envoyé. Mais j’ay à m’entretenir d’autres choses avec vous, mon très-cher Fils. (Quoy, vous me faites des reproches d’affection que je ne puis souffrir sans une répartie qui y corresponde : Car je suis encore en vie, puisque Dieu le veut. En effet vous avez sujet en quelque façon de vous plaindre de moy de ce que je vous ay quitté. Et moy je me plaindrois volontiers, s’il m’étoit permis de celuy qui est venu apporter un glaive sur la terre qui y fait de si étranges divisions. Il est vray qu’encore que vous fussiez la seule chose, qui me restoit au monde où mon cœur fût attaché, il vouloit néanmoins nous séparer lorsque vous étiez encore à la mamelle, et pour vous retenir j’ay combatu près de douze ans encore en a-t’il fallu partager quasi la moitié. Enfin il a fallu céder à la force de l’amour divin et souffrir ce coup de division plus sensible que je ne vous le puis dire; mais cela n’a pas empêché que je ne me sois estimée une infinité de fois la plus cruelle de toutes les mères. Je vous en demande pardon, mon très-cher Fils, car je suis cause que vous avez souffert beaucoup d’affliction. Mais consolons-nous en ce que la vie est courte, et que nous aurons par la miséricorde de celuy qui nous a ainsi séparez en ce monde, une éternité entière pour nous voir et pour nous conjouir en luy.)    

Quant à mes papiers, qui sont-ils? Je n’en ay que peu, mon très-cher Fils : car je ne ni arreste pas à écrire des matières que vous pensez. Il est vray qu’étant malade à l’extrémité j’avois donné le peu que j’en avoir à la Mère Marie de saint Joseph pour les faire brûler, mais elle me dit qu’elle vous les envoiroit; ainsi ils fussent toujours tombez entre vos mains quand vous n’eussiez pas témoigné les désirer. Mais puisqu’ainsi est que mes écrits vous consolent, et que vous les voulez, quand je n’aurois qu’un cahier j’écriray dessus qu’il vous doit être envoyé, si je meurs sans parler et sans avoir connoissance de ma mort.

Vous désirez sçavoir la conduite de Dieu sur moy. J’aurois de la satisfaction à vous la dire, afin de vous donner sujet de bénir cette bonté ineffable qui nous a si amoureusement appeliez à son service. Mais vous sçavez qu’il y a tant de danger que les lettres ne tombent en d’autres mains, que la crainte que cela n’arrive me retient. Je vous assure néanmoins que cy-après je ne vous cèleray rien de mon état présent : au moins vous en parleray-je si clairement que vous le pourrez connoître. A dire vray, il me semble que je dois cela à un fils qui s’est consacré au service de mon divin maistre, et avec lequel je me sens avoir un même esprit. Voicy un papier qui vous fera voir la disposition où j’étois quand je relevé de maladie il y a près de deux ans. Ce n’est pas que je m’arrête à écrire mes dispositions, s’il n’y a de la nécessité : mais en cette occasion une sentence de l’Escriture sainte, m’attira si fort l’esprit, que ma foiblesse ne pouvant supporter cet excez, je fus contrainte de me soulager par ma plume en écrivant ce peu de mots, qui vous feront connoître la voye par où cette infinie bonté me conduit. (Cette voye n’est autre que son amoureuse familiarité et une privauté intime avec une lumière intellectuelle, qui m’emporte dans cette privauté, sans pouvoir appliquer  mon esprit à d’autre occupation intérieure qu’à celle où cette lumière me porte. Les sujets les plus ordinaires de cette privauté sont les attributs divins, les véritez de l’Escriture sainte tant de l’ancien que du nouveau Testament, particulièrement celles qui regardent les maximes du Fils de Dieu, son souverain Domaine, et l’amplification de son Royaume par la conversion des âmes de telle sorte que cet attrait m’emporte par tout, tant dans mes actions intérieures que dans les extérieures. Quand je dis que je ne me puis appliquer à d’autre occupation, j’entens pour m’y arrêter ; car ôté  les occupations qui tiennent tout mon esprit, c’est à dire, où ma liberté m’est ôtée par la liaison où la tient cette suradorable bonté de mon divin Epoux, je luy dis tout ce que je veux selon les occurrences, même dans mes exercices corporels, et dans le tracas des affaires temporelles; car il m’honore de sa présence continuelle et familière. Vous n’aviez qu’un an ce me semble quand il  commença de m’attirer à cette façon d’Oraison, laquelle néanmoins a eu divers états où il m’est arrivé des choses différentes et particulières selon les desseins que sa bonté a eus sur moy tous pleins d’amour et de miséricorde, eu égard à mes très-grandes vilitez, bassesses, rusticitez et infidélitez insuportables à tout autre qu’à une bonté infinie, de laquelle j’ay arrêté le cours un nombre innombrable de fois ; ce qui a beaucoup empêché mon avancement dans la sainteté de laquelle sans mentir je n’ay pas un vestige. C’est ce que je vous conjure de recommander à notre Seigneur, car sans ce point je seray comme la cymbale qui tinte, mais qui n’a qu’un son passager: et je crains beaucoup de détruire les desseins que Dieu a sur moy et de dissiper les grâces qu’il me donne pour les accomplir.

Depuis ma maladie, ma disposition intérieure a été dans un dégagement très-particulier de toutes choses, en sorte que tout ce qui est extérieur m’est matière de croix. Elles ne me donnent néanmoins aucunes inquiétudes, mais je les souffre par acquiescement aux ordres de Dieu qui m’a mise sous l’obéissance dans laquelle rien ne me peut arriver que de sa part. Je sens quelque chose en moy qui me donne une pante continuelle pour suivre et embrasser ce que je connoîtroy être le plus à la gloire de Dieu, et ce qui me paroîtra le plus parfait dans les maximes de l’Evangile qui sont conformes à mon état, le tout sous la direction de mon Supérieur. J’y fais des fautes sans fin, ce qui m’humilie à un point que je ne puis dire. (Il y a près de trois ans que je pense continuellement à la mort, et cependant je ne veux et ne puis vouloir ni vie ni mort, mais seulement celuy qui est le Maître de la vie et de la mort, au jugement adorable duquel je me soumets pour faire tout ce qu’il a ordonné de moy de toute éternité. Ces sentimens donnent à mon âme et à mon cour une paix substancielle et une nourriture spirituelle qui me fait subsister et porter avec égalité d’esprit les événemens des choses tant générales que particulières qui arrivent, soit aux autres soit à moy, dans ce bout du monde, où l’on trouve abondamment des occasions de pratiquer la patience et d’autres vertus que je ne connois pas.)

 Au reste ne vous réjouissez pas, ainsi que vous dites, d’avoir une mère qui sert Dieu avec pureté et fidélité ; mais après avoir rendu grâce à cette bonté ineffable des faveurs dont elle me comble, demandez-luy pardon de mes infidélitez et impuretez spirituelles : et je vous prie de n’y pas manquer, non plus que de luy demander pour moy les vertus contraires. Voicy donc ce papier dont j’ay parlé; je le copie, parce qu’il n’est qu’en un brouillon écrit sans dessein et seulement pour soulager une tête foible. Sur ces paroles du Prophète : Speciosus forma præfiliis hominum, une lumière me remplissant l’esprit de la double beauté du Fils de Dieu, il fallut que mon cœur se soulageât par ma plume, mais sans réflexion, car l’esprit ne me le permettoit pas. Comme c’étoit à la seconde Personne de la sainte Trinité que mon âme avoit accez, aussi étoit-ce à elle que s’adressoient mes aspirations suivant les veues de l’esprit. Tout est ineffable dans son fond, mais voicy ce qui s’en peut exprimer: (Vous êtes le plus beau de tous les enfans des hommes, ô mon bien-aimé  vous êtes beau, mon cher amour, et en votre double beauté divine et humaine.)

[…]

L.116 De Québec, à la Mère Marie-Gillette Roland, Religieuse de la Visitation de Tours, io octobre 1648.

Ma très chère Mère. La vie de Jésus soit la sanctification de la vôtre pour l’éternité. C’est avec amour et avec une entière affection que j’ay reçu votre lettre et votre charitable présent, pour lequel je vous prie d’agréer mes très-humbles remercimens. Vous me dites que ma Révérende Mère votre digne Supérieure m’a écrit : je n’ay pas reçu sa lettre non plus que beaucoup d’autres, je ne laisse pas de luy écrire un mot pour luy témoigner ma reconnoissance.

N’est-il pas vray que nous avons un Martyr dans le Ciel et un puissant avocat auprès de Dieu ? Nous avons déjà ressenti les effets de sa protection en diverses occasions, sur tout cette année que la flotte des Hurons conduite par le R. Père Brissani, étant arrivée devant une de nos habitations de François proche de laquelle un grand nombre d’Hiroquois s’étoient cachez à dessein de surprendre les François et les Hurons, et de les envelopper dans un même carnage, l’on a veu un secours du Ciel d’autant plus admirable qu’il a été impréveu et inopiné. Car le Père qui ne sçavoit rien des embûches des ennemis fit descendre à terre tous les Hurons, et par un mouvement secret, les fit ranger en bataille comme pour se battre. Quand ils furent en état, quoi qu’il ne vit personne, il se mit à crier et commanda à ses gens de crier comme luy, selon la coutume des guerriers de ces Nations; au même temps cette armée Hiroquoise parut, et sans dire mot fit sa décharge sur eux. Mais étant animez par les exhortations de ce brave Père, ils se ruèrent si vigoureusement sur les ennemis, qu’ils les mirent en fuite, en tuèrent un grand nombre, emmenèrent dix-sept prisonniers, et enlevèrent tout leur butin. Sans ce bon instinct que Dieu donna au bon Père, les Hurons étoient détruits, et la traitte de cette année perdue. L’on attribue cette grâce, ainsi que beaucoup d’autres, aux prières et aux mérites de notre saint Martyr. Mais venons à ce que vous me proposez.

Vous me parlez d’une vie cachée; qu’en diray-je, ma très-chère et bien-aimée Sœur, puisqu’elle est cachée, et qu’il est très-difficile de parler de ce qui ne parolt pas ? Dans ce pais et dans l’air de cette nouvelle Église, on voit régner un esprit, qui ne dit rien qu’obscurité. Tous les événemens qui nous arrivent sont des secrets cachez dans la divine providence, laquelle se plaît d’y aveugler tout le monde de quelque condition et qualité qu’il soit. J’ay veu et consulté là dessus plusieurs personnes, qui toutes m’ont dit : Je ne voy goutte en toutes mes affaires et néanmoins nonobstant mon aveuglement, elles se font sans que je puisse dire comment. Cela s’entend de l’établissement du pais en général, et de l’état des familles en particulier. Il en est de même du spirituel 1 : Car je voy que ceux et celles que l’on croyoit avoir quelques perfections lorsqu’ils étoient en France, sont à leurs yeux et à ceux d’autruy très-imparfaits, ce qui leur cause une espèce de martyre. Plus ils travaillent, plus ils découvrent d’imperfections en eux-mêmes. Et la raison est que l’esprit de la nouvelle Eglise a une si grande pureté, que l’imperfection pour petite qu’elle soit luy est incompatible; ensuite de quoy il faut se laisser purifier en mourant sans cesse à soy-même. Je me représente ce Christianisme primitif comme un purgatoire dans lequel à mesure que ces âmes chéries de Dieu se purifient, elles participent aux communications de sa divine Majesté. Il en est dis-je ici de même. Cet esprit secret, qui n’est autre que l’esprit de Jésus-Christ, et de l’Evangile, donne à l’âme purifiée une certaine participation de soy-même, qui l’établit dans une vie intérieure qui l’approche de sa ressemblance. Demandez-moy ce que c’est que cette vie, je ne le puis dire, sinon que l’âme n’aime et ne peut goûter que l’imitation de Jésus-Christ en sa vie intérieure et cachée. Elle se trouve toujours petite à ses yeux et défectueuse en ses actions, se comparant à la pureté et à la sainteté de notre divine cause exemplaire. La distance des lieux et le danger que les lettres ne soient interceptées, ne me permet pas d’en dire davantage à ma très-chère Sœur, et même ce que je viens de dire est seulement pour luy obéir, ne m’étant pas possible de luy rien refuser. En attendant que nous nous voyons en l’autre vie qui vous fera voir clair dans mes pauvretez, je vous prie de vous contenter de cela, et cependant de prier pour moy qui suis toute en Jésus, Vôtre. De Québec le Io. Octobre 1648.

L.123 De Québec, à son Fils, 22 octobre 1649

Mon très-cher Fils. Lorsque j’ay reçu la vôtre deux vaisseaux étoient déjà partis, et ceux qui restoient étoient sur le point de faire voile. J’étois pourtant prête de vous écrire pour me consoler moy-même n’ayant reçu aucune consolation de votre part. Mais la vôtre me donne matière de le faire bien plus amplement que je ne me l’étois proposé. Si je ne vous puis répondre en tout ce que vous désirez de moy, à cause du prompt départ des vaisseaux je le feray par avance à mon loisir pour l’année prochaine. Commençons-donc, mon très-cher Fils.

Ne vous étonnez-pas s’il se trouve des âmes telles que vous me les décrivez, retenues et stupides lorsqu’on les veut jetter sur quelques discours de Dieu. Je ne sçay pas ce que vous en avez pu expérimenter, mais il est vray qu’il y a des dispositions durant lesquelles il n’est pas possible de dire ce que l’on ressent dans l’intérieur, non pas même en termes généraux. En voicy deux raisons dont je vous puis parler affirmativement. La première est que la disposition ou état spirituel où l’on est, n’est plus dans le sensible ni dans cette chaleur qui échauffe le cœur et le rend prompt à déclarer ce qu’il ressent : ce qui fait que ceux qui ont déjà fait quelque progrez dans la vie spirituelle et qui ont de nouvelles et fréquentes lumières se trouvent heureux de rencontrer quelqu’un en qui ils puissent répendre ce qu’ils estiment ne pouvoir contenir en eux-mêmes. Leur sens peine, parce qu’il n’est pas encore spiritualisé, et quelquefois leur abondance est si grande que s’ils n’évaporoient par la parole ou par des soupirs la ferveur de leur esprit, ils mourroient sur le champ, la nature n’en pouvant supporter la violence. Je connois une personne que vous connoissez bien aussi, qui a autrefois été contrainte de chercher des lieux écartez pour crier à son aise de crainte d’étouffer. Cela se fait sans réflexion et sans dessein par un transport d’esprit dont la nature n’est pas capable. Hors ce transport ces (ils) personnes là sont éloquentes à parler de Dieu dans les rencontres, mais dans le transport si elles parloient à quelqu’un de la chose qui les occupe, cela seroit capable de leur aliéner le sens.

La seconde raison est qu’il se trouve des dispositions intérieures si simples et spirituelles que l’on n’en peut parler, et on ne peut trouver des termes assez significatifs pour se faire entendre. L’onction intérieure que l’on possède ou dont l'on est possédé, est si sublime que tout ce que l’on voudroit dire de celuy de qui on veut parler, paroît bas et indigne de luy. Delà vient qu’on se sent impuissant d’en parler. On se plaît à entendre ceux qui en parlent, et cependant sans dire mot on jouit dans l’intérieur de ses embrassemens et de sa conversation familiaire. C’est encore une troisième raison qui me vient de cette impuissance, parce que l’occupation intérieure retenant l’esprit ne luy permet pas de s’entretenir extérieurement. Il y a bien d’autres raisons; mais outre mon incapacité, je suis dans un tracas d’affaires qui ne me permet pas de m’étendre. Je suis en danger de passer la nuit à vous répondre en paix ce peu que j’ay à vous dire. Mais que ne voudrois-je pas faire pour vous? Non que je voulusse entreprendre de vous donner des instructions; mon sexe et mon ignorance, eu égard à votre condition, ne me le permettent pas; mais je me sens dans l’impuissance de vous rien refuser. Je suis simplement cette pante entrant dans votre inclination pour l’amour de Dieu qui me lie à vous, outre ce qu’il y a mis par la nature, d’une façon qu’il me seroit difficile de vous exprimer.

Faites que ce commerce spirituel prévale à ce qui luy est inférieur : vivons unanimement dans le sacré cœur de Jésus pour y concevoir ce que produit dans une âme la fidelle pratique des maximes que vous sçavez. Sçachez qu’elles portent suavement dans l’état que vous dites vous être inconnu. Je vous y répondrai en son lieu.

Il est vray que les ferveurs immodérées font l’effet que vous dites, mais lorsque notre Seigneur donne un talent pour cela, ce qu’il fait d’ordinaire pour un temps, l’esprit emporte le dessus et fait suivre la nature après soy : je veux dire, qu’il ne se passe rien qui ne soit dans la conduite du saint esprit. Cette conduite ôte toute impétuosité pour se régler au gré de celuy qui donne le mouvement, et l’âme qui se laisse ainsi conduire à un si puissant Maître, demeure par état dans une paix et tranquillité que l’on peut bien sentir et expérimenter, mais qu’il est difficile d’exprimer. Il y a des âmes que Dieu appelle doucement sans des attraits aussi puissans que ceux là, mais les unes et les autres sont menées par un même esprit : elles n’affectent en cet état aucune imperfection volontaire (16), et si elles en corn-mettent, ce sont des surprises et des effets de la fragilité humaine dont on ne se peut faire quitte qu’avec la vie : Car comme on ne demeure pas toujours dans un même état, chacun a ses foiblesses qu’il ne découvre qu’à mesure que Dieu luy communique sa lumière : et il ne la communique que par degrez, si ce n’est que par une voye extraordinaire, et par un don de sapience tout particulier, il ne découvre ses secrets à l’âme en un instant pour la mettre dans un amour actuel et dans un état de lumière et de chaleur tout ensemble. Mais après tout c’est une vérité, qu’encore qu’en cet état extraordinaire de lumière, on découvre les plus petits atomes d’imperfection tout d’un coup et sans réfléchir, on voit néanmoins qu’il y a toujours à détruire en nous un certain nous-même qui est né avec nous et sans lequel nous serions déjà bien-heureux en cette vie. On tombe, on se relève : c’est comme si vous disiez, qu’il s’élève de petites nuées sur le Soleil qui font de demi-ombres, qui passent et repassent viste. En tombant on se relève, et lors même que l’on tombe on parle et on traitte avec Dieu de ce misérable nous-même, qui nous fait faire ce que nous ne voulons pas, en la manière, comme je croy que dit saint Paul : je fais le mal que je ne veux pas faire. Mais suivons l’ordre de votre lettre.

Il est vray que l’âme trouve en ce monde les habitations que vous dites. Vous décrivez la première : Ce nous-même dont nous avons parlé, répond à la seconde : mais pourveu que nous ne l’aimions point et que nous ne suivions point volontairement son inclination, il ne nous peut nuire. Si même nous sommes fidelles à Dieu il nous en fera voir peu à peu les difformitez et les laideurs qui nous en donneront de l’aversion. Il est vray que la nature cache en soy des ressorts inconcevables : mais on les découvre à mesure que l’on avance dans les voyes de Dieu et que l’on passe par les différens états de la vie spirituelle, comme nous disions cy-dessus. C’est un effet de la bonté de Dieu de nous les cacher de la sorte; car si nous les voyions tout à la fois, notre foiblesse ne les pourroit supporter sans un abbatement de cœur pour la pratique de la vertu; au lieu que les voyant peu à peu et successivement, la nature en est moins effrayée. Il faut tâcher de faire le bien quand on le connoît, et d’étouffer les inclinations de ce misérable nous-même quand on les découvre, et persévérant avec fidélité dans cet exercice, on arrivera au Royaume de la paix et à la véritable tranquillité intérieure, où l’on goûte et savoure Dieu, où l’on meurt vrayment au monde et à soy-même, et où la nature après avoir été mortifiée, ne resuscite plus à sa première vie. Là l’intention pure et droite servira de rempart à la corruption et aux attachemens où la nature se pourroit porter; on y trouve toutes les finesses de l’amour propre, et l’on y distingue facilement le vray d’avec le faux.

(Ouy mon très-cher Fils, j’aime les maximes que vous sçavez, parce qu’elles portent à la pureté de l’esprit de Jésus-Christ. Il ne me seroit pas possible, quoyque je sois une foible et imbecille créature, de goûter une dévotion en l’air, et qui n’auroit du fondement que dans l’imagination. Notre divin Sauveur et Maître s’est fait notre cause exemplaire, et afin que nous le puissions plus facilement imiter, il a pris un corps et une nature comme les nôtres. Ainsi en quelque état que nous soions, nous le pouvons suivre avec sa grâce qui nous découvre suavement ce que nous devons retrancher car la pureté de son esprit nous fait voir l’impureté du nôtre et tout ensemble les difformitez de nos opérations intérieures et extérieures. L’on trouve donc  toujours à pratiquer  ces maximes saintes, non avec effort ou contention d’esprit, mais par une douce attention à celuy qui occupe l’âme, et qui donne vocation et regard à ces aimables loix. Voilà la dévotion qui me soutient sans laquelle je croirois bâtir sur le sable mouvant. Dieu est pureté et il veut des âmes qui luy ressemblent en tâchant d’imiter son adorable Fils par la pratique de ses divines maximes. Et comme je viens de dire tout se fait doucement, car si le naturel n’est turbulant et inquiet, elles ne sont pas pénibles; parce que depuis qu’une âme veut une chose, si elle est courageuse, c’est demi fait; Dieu y donne son concours, puis la vocation savoureuse, et enfin la paix et le repos de l’esprit. Quand il est question d’y travailler par des actes préveus, résolus et réfléchis, pour prendre un chemin bien court, il me semble que le retranchement des réflexions sur les choses qui sont capables de donner de la peine, est absolument nécessaire, d’autant que l’imagination étant frappée, l’esprit, si l’on n’y prend garde, est aussi-tôt ému; après quoy il n’y a plus de paix ny de tranquillité. Pour vous dire vray, depuis trente ans que Dieu m’a fait la grâce de m’attirer à une vie plus intérieure, je n’ay point trouvé de moyen plus puissant pour y faire de grands progrez, que ce retranchement universel de réflexion sur les difficultez qui se rencontrent, et sur tout ce qui ne tend point â Dieu, où la pratique de la vertu).

Il ne vous faut pas étonner de cette grande activité d’entendement. Je croy que les personnes d’étude y sont sujettes à cause des matières qu’elles ont à traitter, si ce n’est qu’elles ayent la volonté entièrement gagnée à Dieu car alors la volonté est la maîtresse, et quand elle veut elle attire par sa force l’entendement après soy. Je me suis autrefois trouvée en cette peine, lors qu’ayant à enseigner les mystères de la Foy à des personnes déjà avancées dans la vie spirituelle; je jettois seulement la veue sur ce qu’en dit le petit Catéchisme du Concile, et tout aussi-tôt mon esprit en possédoit les véritez. Je me trouvois ensuite dans une telle activité d’entendement et dans un discours si suivi, qu’il ne se peut rien davantage. Mais comme ce n’estoit pas là mon centre ordinaire; la volonté par un seul acte imposoit silence à l’entendement pour le faire jouir avec elle par une contemplation simple et amoureuse des fruits qui sont cachez dans les mystères. De la sorte les trois puissances de l’âme demeuroient dans leur centre, où sans distinction d’opération, et comme si elles n’eussent été qu’une seule puissance, elles connoissoient, aimoient, et étoient à leur Dieu Etre pur et simple. Quand, dis-je, la volonté est gagnée à Dieu, et qu’elle ne se détourne point volontairement de l’attrait où la divine Majesté l’appelle, qui est pour l’ordinaire l’amour actuel et l’entretien familier, l’entendement ne luy peut nuire, car elle est la Maîtresse, et elle luy commande comme elle veut par une certaine force intérieure qui vient d’une puissance secrète qui la meut. Et remarquez que cette puissance tend toujours à ce que Dieu seul soit le Maître par tout.

Vous observerez encore que dans le cours ordinaire il y a des personnes qui ont l’entendement si volage et naturellement si facile à courir çà et là que l’Oraison se passe sans qu’ils donnent rien à la volonté; C’est un vice de nature, où il n’y a que l’humilité et la patience à pratiquer, parceque s’en affliger, ce seroit jetter le trouble dans l’imagination qui feroit un double ravage. Par la pratique de la vertu l’on gagne ce que l’on croit avoir perdu; une bonne et persévérante volonté gagne le cœur de Dieu, qui donne ensuite ce qu’on n’a pu acquérir par son travail.

Vous dites vray qu’il y a des états d’union d’entendement et de volonté, et que ces états sont passagers. Ce sont, ce me semble des essais ou des épreuves que Dieu veut faire d’une âme pour l’amorcer et la gagner à luy. Si elle luy est fidèle en ces rencontres, elle avancera plus avant dans la voye de Dieu. Il semble que les promesses qu’on luy fait en cet état dans l’Oraison, sont comme des contracts qui doivent être gardez inviolablement, autant que la foiblesse humaine le peut permettre avec le secours de la grâce. Encore qu’on ne s’en apperçoive pas, on ne laisse pas d’avancer; Mais Dieu, qui sçait que l’âme est encore foible, luy cache son progrez et la grâce même qu’il luy donne, parceque n’ayant pas encore l’esprit assez convaincu de son néant et de son impuissance au bien, elle s’attribueroit ce qui est dû à son Bienfaiteur.

Ce que j’appelle union d’entendement, c’est lorsque cette puissance est immédiatement occupée de Dieu par une notion spéciale ou générale. Cette notion est pourtant amoureuse, et elle emporte avec soy toute l’âme : Mais, c’est l’entendement qui arrête la volonté pour aimer, sans même qu’elle connoisse qu’elle fasse des actes. C’est une infusion de grâces qui ne se peut exprimer. Tout ce que j’en puis dire, c’est que l’âme ne veut rien pour elle-même, mais tout pour Dieu, de qui elle reçoit des effets d’une bonté immense.

L’union d’entendement et de volonté est un attrait de Dieu, qui produit tout ensemble un effet de lumière et d’amour, ce qui met l’âme en des privautez avec Dieu qui sont inexplicables; ce qui opère en l’âme des effets très précieux, sur tout une facilité continuelle à traitter famihairement avec sa divine Majesté en quelques affaires qui se puissent rencontrer; et un état de paix actuelle qui est à l’âme une réfection savoureuse où les sens n’ont point de part. Le cœur n’est jamais dans l’abbatement; il est toujours vigoureux quand il faut traitter avec Dieu : et lorsque dans la conversation qu’il est obligé d’avoir avec les créatures, il est interrompu, son inaction est un repos et une simple attention à celuy de qui il se sent possédé, sans que cette attention empêche le commerce du dehors, pourveu qu’il soit dans l’ordre de l’obéissance ou de la charité.

Mais, mon très-cher Fils, en verité je vous admire des remarques que vous faites sur ce que je vous écris. Soyez persuadé que je ne m’arrête jamais à faire toutes ces distinctions. Voici pourtant quelques mots pour répondre à ce troisième degré que vous dites.

C’est qu’ensuite de cette privauté dont je viens de parler, l’âme ne pourroit pas s’assujetir, non pas même dans un temps libre, à réfléchir sur diverses matières, tant spirituelles puissent elles être : Elle n’y peut penser que par un simple regard. La volonté est toujours dans l’amour actuel avec une liberté entière de parler, quoi que ce parler ne se fasse point par un long discours, mais par une aspiration simple et continue. L’âme a un langage court, mais qui la nourrit merveilleusement, comme si elle disoit : mon Dieu, vous soiez béni. Ce mot, Dieu, dit plus en l’âme qu’on ne peut exprimer. O ma vie, O mon tout, O mon amour ! à mesure que la respiration naturelle se fait, cette aspiration surnaturelle continue : Et lorsque par l’ordre de la charité, ou par l’obligation de quelque emploi il faut interrompre ce langage, le cœur ne cesse point d’être attentif à son objet.

Mais le présent le plus précieux en tout, est l’esprit du sacré Verbe incarné, quand il le donne d’une façon sublime, comme il le donne à quelques âmes que je connois de cette nouvelle Église, et comme il l’a donné à nos saints Martyrs les Révérends Pères de Brébeuf, Daniel, Jogues et l’Allemant, qui ont fait paroître par leurs généreux courages combien leur cœur étoit rempli de cet esprit et de l’amour de la croix de leur bon Maître. C’est cet esprit qui fait courir par mer et par terre les ouvriers de l’Evangile et qui les fait des Martyrs vivans avant que le fer et le feu les consume. Les travaux inconcevables qu’il leur faut endurer sont des miracles plus grands que de resusciter les morts.

Pour venir au particulier, je vous dis que c’est un présent parce qu’il ne s’acquiert pas dans une méditation : Il peut néanmoins arriver que Dieu le donne à une âme qui aura été fidèle en quelque occasion de conséquence pour sa gloire, et même en une petite faite avec un parfait amour de Dieu et une entière haine de soy-même : Mais pour l’ordinaire il le donne après beaucoup de sueurs dans son service, et de fidélitez à sa grâce. Ce don est une intelligence de l’esprit de l’Evangile et de ce qu’a dit, fait et souffert notre adorable Seigneur et Maître, avec un amour dans la volonté conforme à cette intelligence. Concevez un point de la vie cachée du Fils de Dieu, cela contient une sainteté que les plus hauts Séraphins adorent, et ils reconnoissent qu’ils ne sont que des atomes et des néants en comparaison des sublimes occupations intérieures de ce divin Sauveur. Considérez encore les trois années de sa conversation avec les hommes, ses entretiens particuliers, ses prédications, ses souffrances, sa passion, sa mort, vous direz que ces trois années ont porté ce qu’il y a de plus divin : il nous a donné ou acquis tous les biens de la grâce et de la gloire. Par la distinction des états de cet adorable Maître, nous connoissons la différence des nôtres avec quelque proportion, car à Dieu ne plaise que nous fassions de la comparaison entre luy et nous. Dans cet aveu la compagnie familiaire que l’on a avec Dieu, surpasse ce que j’en ay dit cy-dessus, et donne une générosité bien d’une autre trempe que la première. Cet excellent sermon de la montagne : Bien-heureux sont les pauvres d’esprit, etc. et celuy de la Cène sont la force et le bastion des âmes à qui Dieu fait ce présent. Ne vous imaginez pas qu’en cette occupation il se passe rien dans l’imagination ou dans le corps; Non, le tout est dans la substance de l’esprit par une infusion de grâce purement spirituelle. En cet état, on ne pratique pas seulement les maximes que vous sçavez, on se sent encore poussé à la pratique de toutes celles de l’Evangile, qui sont conformes à l’état où nous sommes appeliez, et aux emplois où l’obéissance nous engage. L’âme fait plus de chemin en un jour dans cette disposition, qu’elle ne feroit en tout autre dans un mois. Cette approche amoureuse du sacré verbe incarné porte dans l’âme une onction qui ne se peut exprimer, et dans les actions une sincérité, droiture, franchise, simplicité, fuite de toutes obliquitez; elle imprime dans le cœur l’amour de la croix et de ceux de qui l’on est persécuté : Elle fait sentir et expérimenter l’effet des huit béatitudes d’une manière que Dieu sçait et que je ne puis dire.

Tous ces heureux effets et beaucoup d’autres que je ne dis pas, viennent de l’onction et de l’attrait continuel, avec lequel l’esprit de Jésus emporte l’âme. Cet esprit persuade, convainc, et attire si doucement, qu’il n’est pas possible de luy rien refuser, et de plus il agit dans l’âme comme dans une maison qui luy appartient entièrement. Cette douce persuasion est son langage, et la réponse de l’âme est de se laisser emporter en cédant amoureusement. Ce sont de mutuels regards et des intelligences si pures que nos paroles sont trop basses pour les énoncer. L’âme sans faire peine à la nature, qu’elle attire facilement après soy, se voit tranquille dans les choses les plus pénibles et difficiles. Quand même la nature par foiblesse et infirmité, seroit surprise par quelque tort ou injure qu’on luy fait, l’âme s’en apperçoit aussi-tôt, et la nature n’a plus de force : La paix et l’onction intérieure fait même qu’on aime ceux qui ont fait l’injure. Il en est de même de tout le reste. L’âme est humblement courageuse et sans respect humain dans les occasions où il y va de la justice et de l’équité, néanmoins avec une soumission entière de jugement à ceux qui la dirigent.

Dans cet état l’âme ne commet plus d’indiscrétions, parcequ'elle est unie à Dieu d’une façon qui la rend libre : Elle voit clair en toutes ses opérations, n’étant plus dans des transports de désir et d’amour comme elle a été autrefois. C’est ici la liberté des enfans de Dieu qui les introduit dans sa familiarité sainte par la confiance et par le libre accez qu’il luy donne. Dans les états passez elle étoit dans un ennyvrement et transport qui la faisoit oublier elle-même; mais ici elle est à son bien-aimé, et son bien-aimé est à elle avec une communauté d’intérests et de biens, si j’ose ainsi parler. Cela fait qu’elle s’expose à tout pour sa gloire, et que nonobstant toutes les croix qui se rencontrent, elle pratique suavement la loy du parfait anéantissement, pour n’être plus, et afin qu’il soit tout et l’unique glorifié. Ce n’est pas qu’il se trouve des occasions où les croix se rendent plus sensibles et qu’il ne s’y commette même des imperfections : mais cela passe vite; l’âme s’humilie et fait facilement sa paix par l’agréement de son humiliation : Car remarquez que plus l’âme s’approche de Dieu plus elle connoît son néant, et quoy qu’elle soit élevée à un très-haut degré d’amour, elle ne laisse pas de s’abaisser à un très profond degré d’humilité, ces deux dispositions s’accordent parfaitement ensemble, ce qui me fait connoître la vérité de cette parole de notre Seigneur, que celuy qui s’humilie sera élevé.

Il me semble que tout ce que je viens de dire répond suffisamment à vos questions, quoique j’écrive avec une grande précipitation, et que le tout soit mal arrangé : suppléez, je vous prie, à mon défaut, car je suis une pauvre créature chargée d’affaires tant pour la France que pour cette Maison. Trois mois durant ceux qui ont des expéditions à faire pour la France, n’ont point de repos, et comme je suis chargée de tout le temporel de cette famille, qu’il me faut faire venir de France toutes nos nécessitez, qu’il m’en faut faire le payement par billets, n’y ayant pas d’argent en ce pais, qu’il me faut traitter avec des Mattelots pour retirer nos denrées, et enfin qu’il me faut prendre mille soins et faire mille choses qu’il seroit inutile de vous dire, il ne se peut faire que tous les momens de mon temps ne soient remplis de quelque occupation, en sorte que je ne vous puis répondre avec tout le loisir que je désire. Ne laissez pas pourtant de m’écrire à l’ordinaire, mais envoyez vos lettres de bonne heure, afin que je puisse prendre mon temps pour y satisfaire.

(Vous m’avez beaucoup  consolée de me dire vos dispositions : Prenez bon courage : Ayez une sainte opiniâtreté à vous tenir proche de Dieu en la façon qu’il vous attire : Liez-vous à sa bonté dans cet état de tranquillité et de repos): Gardez vos règles avec humilité : Soyez soumis en simplicité à vos Supérieurs. Que la science ne vous enfle point le cœur : Ne sçachez rien pour vous, mais pour Dieu : En prêchant les autres prêchez-vous vous-même par une sainte intention de faire ce que vous enseignez. Si vous faites cela vous verrez ce que Dieu opèrera en votre âme. Vous me demandez si je vous présente à sa divine majesté en mes Oraisons? Oui, je le fais et de bon cœur, car je voudrois vous voir à luy en la façon qu’il désire. Vous m’êtes trop cher en son adorable présence pour vous y oublier, je croy aussi que vous ne m’y oubliez pas de votre part. C’est pourquoy je vous prie de luy demander que je luy sois plus fidèle que je ne l’ay été jusqu’à présent, de crainte que mes infidélitez n’empêchent l’effet de ses desseins sur moy, à qui sa bonté a déjà fait tant de miséricordes.

Pour nos affaires, vous m’obligerez beaucoup de m’en parler comme vous faites. Nous n’avons point encore d’Evêque, à cause, comme je croy des troubles de France. […]

Ce que vous apprendrez par la relation, vous fera voir, que ce que je vous écrivis l’an passé, étoit un indice de ce qui est arrivé. Le Révérend Père de Brébeuf, premier Apôtre des Hurons, avoit eu plusieurs visions touchant ce qui lui est arrivé à sa mort et à celle de ses compagnons, et de ce qui devoit arriver à l’Église. On a trouvé tout cela dans ses écrits. Notre Seigneur lui avoit fait voir sa face toute défigurée, comme elle l’a été depuis au rapport de plus de cent témoins. Il avoit encore veu ses mains impassibles dans la même vision : Et il est arrivé que son corps aiant été mutilé de toutes parts, ses os décharnez, sa chair mangée, lui encore vivant, il ne s’est pas trouvé la moindre fracture à ses mains, contre l’ordinaire de ces Barbares, qui voulant tourmenter un homme, commencent à couper les doigts et à arracher les ongles, ce qu’ils font, disent ils, pour caresser les Patiens ; en sorte qu’on ne le put reconnoitre qu’à ses précieuses mains. Notre Seigneur lui aiant révélé le temps de son martyre trois jours avant qu’il arrivât, il alla tout joyeux trouver les autres Pères, qui le volant dans une gaieté extraordinaire, le firent seigner par un mouvement de Dieu : Ensuite de quoi le Chirurgien fit seicher son sang par un pressentiment de ce qui devoit arriver, et de crainte qu’on ne lui fit comme au Révérend Père Daniel, qui huit mois auparavant avoit été tellement réduit en cendre, qu’on n’avoit trouvé aucuns restes de son corps.

Il y a bien d’autres merveilles que nous avons apprises de ceux qui en ont été les témoins oculaires. Depuis deux jours quelques captifs qui se sont sauvez des mains de l’ennemi, nous ont rapporté que ces Barbares coupèrent la bouche du Révérend Père de Brébeuf, de rage qu’ils avoient qu’il ne cessoit de prêcher et de prier Dieu, encore qu’ils l’eussent tout décharné et mangé, et comme ils sont adroits à écorcher les hommes aussi bien que les bêtes, qu’ils lui eussent laissé les veines et les artères entières sur les os, afin d’alonger ses tourmens, et qu’il ne mourut pas si-tôt. C’est vraiment pour Dieu, et en haine de la Foi, que ces Hommes Apostoliques ont souffert de si horribles tourmens. Ce sont les effets du présent de l’esprit de Jésus-Christ, dont je vous ai parlé au commencement de ma Lettre. La relation vous les fera voir comme des miracles de patience. Pour moi, je ne suis qu’une poussière indigne d’une si sainte mort; priez Dieu qu’il me fasse miséricorde.

L.132 De Québec, à un Père de la Compagnie de Jésus (1), 1er septembre 1651 [L’incendie]

Mon Révérend Père. Si les lettres que nous vous avons écrites par la Nouvelle-Angleterre et par les pescheurs vous ont esté rendues, vous aurez apris que la main de Dieu nous a touchées et réduites à l’extrêmité, comme je vous vais dire.

Le vendredy de l’Octave de la Nativité de Nostre-Seigneur, une sœur converse novice ayant mis du feu dans la mets ou paitrin où estoit son levain pour boulanger le matin suivant, s’estant oubliée de le retirer, ce feu prit à la mets et à toute la boulangerie, en sorte que sur les onze heures de nuit, une religieuse qui couchoit dans la classe des enfans (qui estoit au-dessus de cette boulangerie) s’éveilla en sursaut au bruit de la flamme qui, estant renfermée, s’entonnoit dans le tuyau de la cheminée, bruyant et pétillant d’une estrange façon. Cette pauvre Mère, bien estonnée, courut par tout; elle sonne la cloche, elle crie que l’on se sauve; il estoit temps, mon Révérend Père ! On s’efforce de sauver les enfans, on en vint à bout, mais non pas sans un évident danger; on rompt les grilles, on passe par la sacristie, le feu ayant gagné les autres avenues.

Je voulus monter au dépost ou en nostre petit magasin pour jetter quelques étoffes par la fenestre, me doutant bien que nos pauvres Mères se sauveroient à demy nues. Le bon Dieu me voulant sauver la vie, m’osta cette pensée, me faisant souvenir des papiers de nostre communauté, où je couru pour les sauver. Quoy que le danger n’y fust pas si grand, je vis néanmoins deux feux à mes deux costez et un dernier qui me poursuivoit. Dans ce péril je fis une inclination à mon crucifix m’abandonnant à la Providence divine. Le R. Père Supérieur de vostre maison, et tous vos Pères se jettèrent dans la chappelle, emportèrent le saint Sacrement, et sauvèrent la pluspart des meubles de la sacristie. Un de vos Frères pensa estre dévoré des flames. Sortant de cette incendie, je trouvay toutes mes pauvres Sœurs presque nues, priant Dieu sur la neige, qui est fort profonde en cette saison. Elles regardoient les effets de la divine Providence avec des visages aussi contens, comme si l’affaire ne nous eut point touché, ce qui fit dire à quelques personnes fort émeues la veue de cet effroyable spectacle, ou que nous estions folles, ou insensibles, ou remplies d’un grand amour de Dieu.

Je vous assure, mon très cher Père que jamais nous ne ressentîmes un tel effet de grâce pour le dénuement entier de toutes choses, qu’à cette heure-là. (Ce que nous possédions en ce monde, d’habits, de vivres, de meubles et autres choses semblables, fut consumé en moins de deux heures.) (Ah ! que vous eussiez eu de compassion de voir nostre chère fondatrice, Madame de la Peltrie, si sensible au froid, estre pieds nuds sur la neige, n’ayant sur son corps qu’une petite tunique).

La nuit estoit fort sereine, le ciel bien étoilé, le froid très grand, mais sans vent. Au fort de l’incendie il s’en éleva un petit qui jetta les flammes du costé du jardin et des champs, sans cela le fort, vostre maison et les circonvoisines, estoient toutes en danger, tant il sortoit d’étincelles et de charbons ardens portez fort loin par la véhémence des flammes. On trouva du feu dans les ruines plus de six semaines après cet embrasement. Mais retournons à nos pauvres Sœurs.

Nostre bonne Mère de Saint-Athanase qui estoit encore en charge, ne nous voyant pas toutes au commencement, souffrit des convulsions de mort dans la crainte que quelques unes ne fussent envelopées dans les flammes. Elle se jetta aux pieds de la sainte Vierge et fit un vœu en l’honneur de son Immaculée-Conception. Pour moy j’attribuay à un vray miracle que pas une de nous ou de nos pensionnaires n’ait esté consumée par un feu si promt et si violent. Une femme huronne, très bonne chrestienne, ne s’estant pas éveillée si tost que les autres se jetta enfin par une fenestre sur un chemin qui estoit dur comme de la glace; nous la croyons morte, mais elle revint à elle, Nostre-Seigneur nous la voulut conserver.

(Nos petites pensionnaires estoient en chemise sur la neige, elles pensèrent mourir de froid; quelques-unes en ont  esté fort malades, toutes leurs robbes et leur petit équipage fut brûlé. Nous avions quelques habits et quelques meubles pour nos séminaristes sauvages, le feu a tout ravy et nous a réduites sur la neige comme le bon Job sur un fumier. Il y a cette différence que tous nos chers amis françois et sauvages estoient touchez d’une extrême compassion dont le bon Job estoit privé.

Les Mères Hospitalières ayant appris nostre désastre nous invitèrent d’aller demeurer en leur maison. Vos Pères nous y conduisirent. Ces bonnes Mères (ondoient en larmes nous voyant en un si pitoyable estat. Elles nous revêtirent de leurs habits gris, nous donnant avec une cordialité admirable tout ce qu’elles pouvoient, car n’ayans rien, nous avions besoin de tout. Nous fusmes trois semaines en leur maison, quinze personnes que nous estions, vivant comme elles, en mesme table et dans les mesmes exercices.

(Le lendemain de cet incendie, Mr le gouverneur et le R. Père Supérieur nous menèrent voir cette pitoyable masure, ou plutost cette grande fournaise de laquelle on n’osoit encore approcher; toutes les cheminées estoient tombées, les murs de refan /[227] abatus, les murailles crevassées. De rebâtir sur ces ruines, il n’y avoit point d’aparance, tout estoit brûlé jusqu’au fondement. D’ailleurs nous n’avions rien et le fonds de nostre fondation ne suffiroit pas pour nous rétablir. On croyoit que nous ne penserions qu’à nostre retour en France après une telle perte qui nous jettoit dans l’impuissance de nous relever; mais chacune de nous se sentoit si fortifiée dans sa vocation, avec un si grand concours de grâces, que pas une ne témoigna aucune inclination de retourner en son ancienne patrie. Le pais qui, d’ailleurs, nous fournit abondamment de l’employ pour l’instruction des filles françoises et des sauvages, nous voyant dans cette résolution, nous témoigna puissamment l’agréer. C’est une consolation de voir l’amour et l’affection des habitans. Je ne dis rien de vos Pères, ils nous ont secourues de toute l’étendue de leur pouvoir jusqu’à nous envoyer les étofes destinées pour leurs habits. En un mot, ils ont montré qu’ils n’avoient rien à eux. La compassion est passée jusqu’aux pauvres; l’un nous offroit une serviette, l’autre une chemise; qui, son manteau, qui une poulie, qui quelques œufs, avec des témoignages de compassion si grande que nos cœurs en estoient attendris. Vous sçavez la pauvreté du pais, mais la charité y est encore plus grande.

Après trois semaines de séjour chez nos bonnes et charitables hôtesses, on nous conduisit en un petit bastiment que Madame nostre fondatrice fit faire, il y a quelque temps, en attendant que nous puissions estre en nostre monastère rétabli; les incommoditez que nous souffrons en ce petit lieu et dans nos disètes sont très grandes. Ce n’est pas ce qui nous afflige. Nous nous voyons endetées et engagées à tout le monde, sans aucun meuble pour garnir cette nouvelle maison, sans autres habits que ceux que nous portons et sans vivres; nous ne sçavons encore ce qui nous viendra de France, sans pouvoir secourir nos pauvres Sauvages.

N’aurez-vous point de compassion, mon R. Père, de vos pauvres filles? N’en aurez-vous pas de soin auprès de Nostre-Seigneur? Ne le prirez-vous pas qu’il nous suscite quelque restaurateur ou quelque restauratrice pour nous relever d’une si profonde chute? Je dis quelque sainte âme qui s’acquerra des couronnes éternelles en nous faisant la charité. (Hélas ! j’instruisois les filles et les femmes huronnes, par semaine, avec la Mère Assistante; ce m’estoit une consolation que je ne vous puis exprimer. Nous les secourions des deux mains selon le corps et l’esprit, et une nuit nous a privées de tous ces biens ! Dieu soit bény éternellement !) Je suis, Mon Révérend Père, Vostre très humble et très obéissante servante,

Sœur Marie de l’Incarnation,

Religieuse, Ursuline, Indigne.

De Sainte-Ursule de Kébec, Ce 1. Septembre. /[228]

L.135 De Québec, à son Fils, 13 septembre 1651.

Mon très-cher Fils. Jésus soit notre tout pour l’éternité. Un petit navire arrivé en ces quartiers, nous a apporté des lettres de nos Mères de Tours, par le moyen desquelles j’ay appris de vos nouvelles. Il s’en retourne sans qu’aucun autre ait paru, et cependant nous voilà au trezième de Septembre. Je ne veux pas le laisser partir sans vous rendre des témoignages de ma sincère affection, et pour vous prévenir touchant ce que vous pourriez apprendre à notre égard, aimant mieux que vous le sçachiez de moy que d’aucun autre.

Nous ne sommes pas mortes de la main des Hiroquois, (mais nous avons passé par le feu dans un accident inopiné qui arriva à notre Monastère le trentième de Décembre dernier, et qui l’a réduit en cendre avec tous nos biens temporels, nos personnes seules ayant été sauvées de cet horible incendie par une providence de Dieu toute particulière. Je sortis la dernière ayant le feu au dessus et au dessous de moy et un autre qui me suivoit. Je me sauvé par les grilles qu’une ou deux de nos Sœurs avoient rompues parce qu’elles n’étoient que de bois, et si je n’eusse trouvé cette issue il m’eût fallu sortir par une fenêtre qui étoit encore libre, mais qui étoit au troisième étage, ainsi que fit une pauvre Huronne qui se jetta sur de la nège glacée dont elle fut fort blessée. Je fus ensuitte trouver mes pauvres Sœurs sur la nège où elles étoient presque nues. Je ne vous raporte point icy toutes les particularitez de cet accident, je ne vous écris qu’en abbrégé. Nos amis nous ont assistées d’habits, de vivres et d’autres nécessitez. lls nous ont même prêté de l’argent pour rebâtir notre Monastère qu’il a fallu reprendre dès les fondemens. Il a 108. pieds de long et 28 de large. Les parloirs ont 3o pieds de long et 24 de large. Je vous laisse à juger si nous n’avons pas eu un rude coup : notre perte est de près de soixante mille livres, que la Providence de Dieu nous avoit données : Elle nous les a aussi ôtées. C’est d’elle encore que nous les attendons, car les dètes que nous avons contractées pour ce bâtiment surpassent nostre fondation. Vous direz peut-être, ainsi que plusieurs de nos amis, que nous eussions mieux fait de repasser en France que de nous mettre en des frais si grands et si hazardeux, tout étant icy incertain par les incursions des Hiroquois. Cette affaire a été consultée des premiers du pais, qui nous ont fait voir en cette rencontre la bonté de leurs cœurs, et le soin avec lequel ils nous protègent. La conclusion a été que nous ne quitterions point! mais que nous nous mettrions en état de rendre à Dieu les services convenables à notre vocation, qui par sa miséricorde est plus forte que jamais. Car il faut que je vous dise, mon très-cher Fils, à la gloire de sa Majesté que nous avons reçu un si grand renfort de grâces et de courage, que plus nous avons été dépouillées des biens temporels, plus la grâce a été abondante en nous (6). Ce n’est icy qu’un petit mot en passant, je vous diray par une autre voye les dispositions secrètes de mon cœur.

La résolution de nous relever étant prise, on me chargea de la conduite et de l’oeconomie de ce bâtiment, où j’ay eu bien des peines et des fatigues dans les difficultez qui se rencontrent dans ce pais couvert de lièges jusques en May, et dans la disposition des matériaux et des autres choses nécessaires à un édifice comme le nôtre. Nos élections en suite ont été faites, voiez combien de fardeaux à des épaules si foibles, dans un pais si pauvre et parmi les incommoditez d’un accident comme le nôtre. (Ne pensez pas pourtant, mon très-cher Fils, que tout cela m’abatte le cœur; non lorsque j’ay commencé icy notre établissement, ç’a été sur l’appuy de la divine Providence. Notre fondation nous donnoit seulement de quoy vivre, le reste, pour nous bâtir et pour aider nos pauvres Sauvages, cette aimable Providence nous l’avoit donné, sa main n’est pas racourcie, et si elle l’a retirée pour un temps, elle la peut encore étendre pour nous combler de ses bienfaits. J’espère qu’elle  me fortifiera dans les travaux qu’elle voudra que j’entreprenne pour sa gloire, car de moy, je vous assure que je suis une très imbécille créature, et c’est en cela que reluira davantage la magnificence de sa gloire).

Notre bâtiment est déjà au carré de la muraille, l’on monte les cheminées et dans huit jours on lèvera la charpente. Si les vaisseaux étoient arrivez de France nous pourrions faire un effort empruntant des ouvriers de nos amis qui en amènent de France, et cela étant nous y pourrions loger dans quatre ou six mois, mais sans ce secours nous n’y pourrons loger que l’année prochaine vers cette saison. C’est une chose étonnante combien les artisans et les manœuvres sont chers ici, nous en avons à quarante cinq et à cinquante cinq sols par jour. Les manœuvres ont trente sols par jour avec leur nourriture. Notre accident étant arrivé inopinément nous étions dépourveues de tous ces gens là, c’est ce qui fait qu’ils nous coûtent cher; Car dans la nécessité nous en faisons venir de France à un prix plus raisonnable : on les loue pour trois ans, et de la sorte ils trouvent leur compte et nous aussi. Maintenant il y a des jours ausquels nous avons pour trente livres de journées d’hommes, sans parler de ceux qui travaillent à la toise ou à la tâche. Quatre bœufs qui font notre labour, traînent les matériaux de bois et de sable, nous tirons la pierre sur le lieu, voila comme les affaires se manient en ce pais.

Cependant nous logeons dans une petite maison qui est à un bout de notre Clôture de trente pieds de longeur et de vingt de largeur : Elle nous sert d’Église, de parloir, de logement, de réfectoir, d’offices et de toute autre commodité, excepté la classe que nous faisons dans une cabane d’écorce. Avant notre incendie nous la louions, mais aujourd’huy nous sommes trop heureuses d’y loger. Elle nous est commode en ce que nous pouvons veiller à nos bâtimens sans sortir de notre Clôture. Priez Dieu pour moy, mon très-cher Fils, qu’il me fortifie et me rende digne de le servir au dépens de ma vie et de mon honneur : c’est de là que je tire ma gloire, de laquelle même je luy fais de tout mon cœur un nouveau sacrifice. Je suis.

Après avoir fini ma lettre, il faut que je vous dise encore qu’(il semble que notre bon Dieu veuille triompher de nous en nous réduisant à l’extrémité. Croiriez-vous que pour quarante à  cinquante personnes que nous sommes y compris nos ouvriers nous n’avons plus que pour trois fournées de pain, et nous n’avons nulles nouvelles des vaisseaux qui apportent le rafraîchissement à ce pais. Je ne puis faire autrement que de me réjouir dans tout ce qu’il plaira à cette bonté paternelle de faire. Qu’elle en soi bénie éternellement). De ,Québec le 13 . Septembre 1651.

136 De Québec, à son Fils, octobre-novembre 1651.

Mon très-cher Fils. L’amour et la vie de Jésus soient notre vie et notre amour pour l’éternité. Vous m’obligez infiniment des bons avis que vous me donnez et des souhaits que vous faites pour moy. Vous avez veu par mes autres lettres que je n’ay pas été assez heureuse que de mourir par le feu des Hiroquois, mais qu’il s’en a peu fallu que mes Sœurs et moy n'ayons été consumées par celuy de la Providence. (Je ne vous ay pas voulu dire ouvertement ce qui se passa en mon intérieur dans les momens de cette affliction; je l’ay réservé à celle-cy. Il faut donc que vous sçachiez qu’après qu’humainement j’eus fait tout ce qui se pouvoit faire pour obvier à la perte totale de notre Monastère, soit pour appeller du secours, soit pour travailler avec les autres), je retourné en notre chambre pour sauver ce qui étoit de plus important aux affaires de notre Communauté (voyant qu’il n’y avoit point de remède au reste. Dans toutes les courses que je fis, j’avois une si grande liberté d’esprit et une veue aussi présente à tout ce que je faisois que s’il ne nous fût rien arrivé. Il me sembloit que j’avois une voix  en moymême qui me disoit ce que je devois jetter par notre  fenestre, et ce que je devois laisser périr par le feu. Je vis en un moment le néant de toutes les choses de la terre, et Dieu me donna une grâce de dénuement si grande que je n’en puis exprimer l’effet ni de parole ni par écrit. Je voulus jetter notre Crucifix qui étoit sur notre table, mais je me sentis retenue comme si l’on m’eût suggéré que cela étoit contre le respect, et qu’il importoit peu qu’il fut brûlé). Il en fut de même de tout le reste, car je laissé mes papiers et tout ce qui servoit à mon usage particulier. Ces papiers étoient ceux que vous m’aviez demandé, et que j’avois écrits depuis peu par obéissance. Sans cet accident mon dessein étoit de vous les envoyer parceque je m’étois engagée de vous donner cette satisfaction, mais à condition que vous les eussiez fait brûler après en avoir fait la lecture. La pensée me vint de les jetter par la fenestre, mais la crainte que j’eus qu’ils ne tombassent entre les mains de quelqu’un me les fit abandonner volontairement au feu. Et en effet cela se fit par une providence de Dieu particulière, parceque le peu que j’avois jetté fut resserré par une honête Damoiselle qui a des enfans qui ne se fussent pas oubliez d’y jetter la veue. Après toutes ces réflexions, je mis encore la main dessus comme par hazard, et je me sentis portée intérieurement à les laisser. Je les laissé donc pour obéir à l’esprit de Dieu qui me conduisoit, car je vous assure que je ne voudrois pas pour quoy que ce fût qu’on les eût veues : car c’étoit toute la conduite de Dieu sur moy depuis que je me connois. J’avois differé plus de cinq ans à rendre cette obéissance. J’y avois tant de répugnance qu’il m’a fallu réitérer par trois fois le commandement. J’y obéis enfin, mais à présent c’en est fait, mon très-cher Fils, il n’y faut plus penser.

(Lorsque je me fus ranger avec mes sœurs que je trouvé sur la neige, ma paix intérieure et les agréemens aux desseins de Dieu sur nous firent de grandes opérations dans mon cœur. C’étoit un concours de plaisirs correspondans au bon plaisir de Dieu dans un excez que je ne puis exprimer. Je voyois que tous les tracas et les suites de cet accident alloient tomber sur mes épaules et qu’il me falloit disposer au travail plus que jamais. Tout moy-même étoit dans l’agréement de tous les travaux qui me pourroient arriver, et Dieu me donna une si forte vocation pour cela, que les peines qui se sont rencontrées depuis dans les occasions continuelles m’ont été douces et légères. Il me sembloit voler lorsque le travail étoit le plus pénible par le concours de la grâce qui me possédoit). j’ay été mise dans la charge de Supérieure le 12. de Juin dernier, ce qui a encore augmenté mes soins. (Voilà le gros de mes dispositions intérieures : Si le temps me le permettoit, je vous en parlerois plus en détail et répondrois de point en point à la vôtre, mais les vaisseaux vont partir quasi au même temps qu’ils sont arrivez.

Notre incendie ne m’a pas été plus pénible à supporter, que je vous le viens de dire). Mais il faut que je vous avoue qu’on m’a mandé de France des choses qui m’ont déplu. Dieu n’a point été offensé dans l’embrasement de notre monastère, mais plutôt ses volontez ont été accomplies et agréées, comme je croy, de notre part; mais il est à craindre qu’il ne l’ait été dans les nouvelles qu’on m’a écrites puisqu’elles sont contre la vérité, et qu’elIes ont pu donner quelque atteinte à la charité. L’on a été dire à nos Mères de Tours que lorsque nous passâmes par Dieppe pour venir en Canada, nous fîmes un nouveau contract avec les Mères de la Congrégation de Paris où il y avoit des clauses préjudiciables à notre Congrégation de Tours. Ce bruit s’est répandu dans toute la Communauté en sorte que toutes celles qui m’ont écrit ne se sont pas oubliées de m’en parler, et quelques-unes avec ressentiment. Elles m’écrivent même les termes de ce prétendu contract et disent que c’est moy qui me suis laissée tromper et qu’on a abusé de ma facilité. Je me doute bien qui est la personne qui leur a fait ce rapport qui n’a ni vérité ni fondement : Car ni Madame notre fondatrice ni moy n'en avons jamais eu seulement la pensée, et nous n’avons jamais fait en France d’autre traitté que celuy que nos Mères ont veu et approuvé. Cependant vous ne sçauriez croire le mauvais effet que cela a causé dans l’esprit de quelques-unes. Je vous viens de dire qu’elles ont consenti au traitté et à toutes ses clauses, quoi qu’il y en eût une qui me déplût extrêmement : mais comme l’on ne fait pas tout ce que l’on veut de l’esprit des Fondateurs, j’y donné les mains comme les autres, et vis bien qu’il falloit attendre l’occasion pour y apporter remède : Car le vouloir faire hors de temps outre qu’il y eût eu de la violence, nous eussions tout gâté. Cela ne se put faire que l’an passé, que Madame notre fondatrice ayant veu à l’œil par la défaite des Hurons, que son dessein se pouvoit anéantir si elle ne faisoit un nouveau contract, trouva bon que l’on en fit un, par lequel il nous fût permis, en cas que les affaires de Canada fussent entièrement désespérées, d’employer sa fondation à nous faire une Maison en France; ou pour mieux dire, que le fonds qu’elle nous a donné nous suivroit en quelque endroit que nous nous établissions de la nouvelle ou de l’ancienne France. Enfin cela s’est fait avec autant de solidité qu’il se peut. Le R. Père l’Allement passant par Tours a assuré nos Mères de tout cela, et cependant l’impression qu’elles ont prise de ce faux rapport est si forte qu’elles n’en peuvent revenir. Au reste cela n’empêche pas qu’elles ne conservent pour nous des cœurs tous pleins de charité, et qu’elles ne nous conjurent de la manière la plus forte de repasser en France et de retourner en notre maison, nous assurant que nous y serons toutes reçues à bras ouverts. La peur qu’elles ont pour nos personnes n’est pas croyable, elles nous prient de ne pas attendre l’extrémité et de prévenir le dernier péril.

Ce qui m’a le plus déplû dans ces rapports, est qu’on y offenseles Révérends Pères de la Compagnie qu’on dit y avoir recherché leurs intérests, ce qui est, sauf respect, une très-grande fausseté. Vous avez veu par mon autre lettre les grandes assistances qu’ils nous font : tous ceux qui sont dans la nécessité en reçoivent de même : Petits et grands, et tous généralement ont recours à eux dans les accidens de misère qui leur arrivent. On a rapporté au R. Père l’Allement les sentimens de nos Mères, lors qu’il a passé par Tours : On luy a dit même qui sont ceux qui ont causé le trouble, mais sa modestie me les a teu. Il m’a seulement dit qu’il les a visitées, et qu’il les a éclaircies sur quelque créance mal fondée qu’elles avoient. Il m’a dit enfin qu’il est satisfait au dernier point de cette Communauté et ce n’est pas par dissimulation, car vous sçaurez que c’est un homme qui chérit tendrement ceux qui l’offensent.

Vous voyez mon infirmité, mon très-cher Fils. Car de voir qu’on offense sans raison et à notre occasion des personnes qui nous font des charitez dans l’excez, tant pour le spirituel que pour le temporel, cela me donne du mécontentement, et dans ces rencontres il me faut pratiquer la vertu. Dieu néanmoins me fait cette grâce que rien ne demeure dans mon cœur quand on m’a offensée ou quelqu’un à cause de moy ou de nous. Le sentiment que j’ay d’abord est que nous devrions tous vivre avec plus d’intégrité et de simplicité. Si nous étions plus proche l’un de l’autre, nous aurions plus de communications sur ces matières de vertu, pour lesquelles j’ay plus d’amour que de pratique. Mais puis qu’il nous sépare, voyons-nous et parlons-nous en luy, comme c’est en luy que je suis.

De Québec, 1651 .

L.140 à la Communauté de Tours [sur Mère Marie de saint Joseph]

Mes Révérendes Mères. Dans le dessein que j’ai de vous faire le récit de la vie et des vertus de la Mère Marie de saint Joseph, ma très-chère et très fidèle Compagne, Religieuse Professe de votre maison, et Assistante de celle-ci, je tiendrai à une grâce du Ciel bien particulière, si je me puis ressouvenir de tout ce que j’en sçai : mais il y a tant de choses à dire, que j’ai crainte que quelque chose n’échappe à ma mémoire. Je ne dirai rien que je n’aye veu depuis vingt et deux ans que j’ai eu le bonheur de la connoistre et de converser avec elle, ou que je n’aye appris, soit d’elle-même dans les entretiens familiers et de confiance que nous avons eu ensemble, soit des personnes spirituelles, avec qui elle a conféré des secrets de son intérieur et des grâces extraordinaires qu’elle avoit reçues de Dieu. Mais quoi que je puisse dire, ce sera toujours peu en comparaison de ce que son humilité nous a tenu caché, dans le dessein qu’elle avoit de ne plaire qu’à Dieu, et de n’être connue que de lui-seul. Je tâcherai néanmoins de dire ce que j’en sçai, tant pour la consolation de nos Mères de France, que pour servir d’exemple à celles qui nous succèderont à l’avenir dans ce Monastère.

5. I . De sa naissance, de son enfance, et de son éducation.

[…]

2. Ses parens la mettent en pension aux Ursulines de Tours, où elle donne des marques de sa piété, de sa sagesse, et de son zèle pour la vie Religieuse.

[…]

Dès qu’elle fut parmi les Pensionnaires, l’on reconnut qu’il y avoit des grâces et des vertus extraordinaires en cette jeune demoiselle. Ses compagnes l’aimoient et recherchoient d’être aimées d’elle; car elle étoit si sage et si grave pour son âge, qu’elles la regardoient comme leur petite mère et directrice. Ses Maîtresses avoient tant d’estime de sa sagesse qu’elles lui laissoient le soin de beaucoup de choses avec autant d’assurance que si c’eût été une Religieuse, sur tout en ce qui regardoit l’instruction du Catéchisme, et l’inspection sur les mœurs de ses compagnes. Celles qui vivoient de ce temps là pourroient dire beaucoup de choses sur ce sujet.

Elle devint fort infirme, soit par l’impureté de l’air, soit par la qualité de la nourriture : car comme nos Mères étoient fort pauvres en ces commencemens, les Pensionnaires s’en ressentoient un peu. Les Médecins aiant jugé à propos de lui faire respirer l’air natal, sa Mère la vint quérir pour la mener en sa maison. Ce lui fut une affliction très-sensible de quitter un lieu qu’elle regardoit comme son Paradis, car aiant dessein d’être Religieuse, elle craignoit que cet éloignement ne fut un obstacle à son désir : C’est pourquoi elle faisoit son possible pour cacher son mal, et elle le supportoit avec une patience héroïque; mais comme il étoit grand, parceque c’étoit un asme et fluxion sur le poumon accompagnée de fièvre, elle ne le put longtemps dissimuler. On la porta doucement à céder, à quoi elle donna les mains sur la promesse qu’on lui fit de la ramener en peu de temps.

Elle ne fut pas long-temps dans la maison de ses parens, qu’elle ne recouvrît sa santé et ses premières forces. Et quoi qu’elle ne fut alors âgée que de douze ans, elle signala son zèle et sa ferveur pour le salut des âmes. On la voioit continuellement catéchiser les domestiques et les personnes de dehors qu’elle pouvoit rencontrer, et qu’elle croioit en avoir besoin. Messieurs ses parens étoient ravis de l’entendre, et ils ne pouvoient concevoir qu’une fille de cet âge eût peu parvenir à une telle capacité à moins d’une faveur du Ciel toute particulière. Sa piété s’accordoit avec son zèle, car elle faisoit oraison mentale, et se confessoit et communioit souvent. Quand il lui fallut faire des habits, elle en demanda de bruns et de simple laine, ce que sa mère lui accorda quoi qu’avec répugnance. On la voioit mortifiée, modeste, douce, humble et obéissante, et ces dispositions de vertu jointes à ses belles qualitez naturelles, sur tout à un bon esprit et à un excellent jugement, la faisoient regarder d’une autre manière que par le passé. Jusqu’alors on l’avoit chérie et caressée, mais sa vertu et sa maturité commencèrent à la faire honorer et respecter de tout le monde.

A peine eut-elle passé quatre mois avec Messieurs ses parens qu’elle commença à presser son retour aux Ursulines de Tours. Elle y trouva de la résistance; mais comme l’amour est ingénieux, elle fit si bien qu’elle en vint à bout. Quelque désir qu’elle eut de les quitter, elle ne le peut faire sans une vertu héroïque, car elle les aimoit tendrement, particulièrement sa Mère, de l’affection de laquelle elle étoit toute pénétrée, par les preuves qu’elle lui en avoit données en mille manières : Mais l’amour et le service qu’elle vouloit rendre à Dieu et à la très-sainte Vierge l’emportèrent par dessus toutes les tendresses naturelles. Eux de leur côté étoient si vivement touchez de cette séparation, qu’ils ne purent se résoudre de la conduire, ni même de lui dire adieu; mais ils prièrent une de leurs parentes de la vouloir accompagner, ce qu’elle fit.

Cette fille qui, comme j’ay remarqué, avoit le jugement mûr, et le naturel très-excellent, quelque généreuse qu’elle fut, pensa pâmer de douleur au moment qu’elle les quitta. Mais ce sentiment naturel étant passé, elle ressentit en son âme une joie nompareille d’avoir rompu les liens, qui seuls pouvoient l’attacher au monde. Elle va donc au lieu où elle vouloit se sacrifier à Dieu et à sa sainte Mère. Elle y fut reçue avec des démonstrations toutes particulières de tendresse et d’affection. On la remit avec les Pensionnaires, où elle pratiquoit les mêmes exercices que la première fois, mais, d’une manière bien plus élevée et plus parfaite. Elle n’y fut pas longtemps sans retomber dans ses infirmitez, qu’elle cachoit autant qu’il lui étoit possible. Cependant son désir d’être Religieuse ne lui donnoit point de repos : Elle faisoit sans cesse des vœux à la sainte Vierge, afin qu’elle lui donnât la santé nécessaire à cet effet, et qu’elle fût la protectrice de sa vocation. D’ailleurs elle faisoit des poursuites continuelles auprès de nos Mères pour être admise au Noviciat, non en qualité de Novice, parce qu’elle n’avoit pas l’âge (15), mais pour y porter l’habit de pos-

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progrès de notre Communauté; car en ces rencontres il n’y avoit rien qu’elle ne fît, et qu’elle ne souffrît, et Dieu lui donnoit des lumières admirables pour tout cela.

Sa patience.

Cette chère Mère avoit toutes les vertus dans un degré très-éminent, mais je puis dire qu’elle étoit consommée dans la patience. Quatre ans et demi avant sa mort, peu de temps après que notre Seigneur lui eût dit qu’elle ne vivroit plus que de foi et de croix, elle tomba dans plusieurs maladies, toutes grandes et dangereuses. Elle fut attaquée d’un asthme, d’un mal de poumon, d’une douleur de poitrine, d’une toux continuelle, qui lui faisoit cracher le sang en abondance, et tout cela étoit accompagné d’une fièvre continue. Elle a supporté toutes ces maladies avec une douceur et une patience nompareille. L’on n’entendoit aucune plainte; quoi que souvent les douleurs parussent insupportables : Et elle est demeurée dans cette tranquillité souffrante depuis le temps que je viens de dire jusqu’à la mort. Car encore que de temps en temps elle parut avoir d’assez bons intervalles, elle m’a néanmoins avoué dans sa dernière maladie, qu’elle n’avoit point guéri. Et cela m’étoit visible, quand j’y faisois réflexion; car elle avoit toutes les peines du monde à marcher et à respirer. S’il lui falloit ramasser quelque chose à terre, elle étoit tellement affoiblie, quand elle s’étoit redressée, qu’elle sembloit être à l’extrêmité. Avec tout cela elle observoit la règle, sinon lors qu’elle gardoit actuellement le lit, ce qui étoit rare; elle psalmodioit et chantoit au Chœur, et le conduisoit entièrement, Dieu lui aiant donné un grand talent pour cela. Lors qu’on lui disoit qu’elle augmentoit son mal de poumon, et sa douleur de poitrine par son assiduité au chant, elle répondoit qu’elle gardoit sa règle, et que ses douleurs n’étoient pas considérables à l’égard du service de Dieu; qu’elle vivoit spirituellement, en faisant un peu de violence à sa nature pour un si bon sujet. Il étoit rare qu’elle ne se levât à quatre heures, même dans les plus grandes rigueurs de l’hiver. On lui permettoit quelquefois pour son soulagement, et même on lui commandoit, de faire son oraison proche du feu, à cause que le chœur où nous étions après notre incendie, étoit extraordinairement froid, ce qui la faisoit continuellement tousser. Sa cabane n’étoit qu’à quatre ou cinq pas du feu, et néanmoins quand elle y étoit arrivée, elle n’avoit plus d’haleine. Il en étoit de même à chaque pièce qu’elle mettoit pour s’habiller. Elle étoit si accoutumée à souffrir, que sa patience fut enfin changée en amour de complaisance aux adorables desseins de Dieu sur elle. On ne la pouvoit affliger davantage que de la plaindre. Si on la forçoit de prendre des soulagemens, elle les prenoit dans un esprit de pauvreté, et comme une aumône. Quand on lui rendoit quelque service ce qu’elle ne souffroit qu’à l’extrêmité, il n’y avoit rien de plus doux ni de plus commode. Elle étoit parfaitement obéissante à ses infirmières, ne leur étant à charge que le moins qu’elle pouvoit, et adoucissant la peine de leur ministère par mille reconnoissances qui leur gagnoit le cœur; en sorte qu’il y avoit plus de plaisir à la servir que de fatigue. J’en ai eu l’expérience durant trois ans que j’ai été son infirmière. En vérité, si je n’eusse veillé sur mes intentions, j’eusse eu de l’attache à la gouvernes, tant une âme sainte a d’attraits pour gagner les cœurs. J’avoue que les exemples que j’ai veus, ont beaucoup servi à ma perfection, et ils l’eussent fait encore davantage, si j’eusse été assez fidèle pour en taire un bon usage.

§12. Sa dernière maladie, et les vertus qu’elle y a pratiquées.

Quelque résistance qu’elle fît au mal, et aux soulagemens qu’on lui vouloit donner, elle succomba enfin entièrement, et elle fut obligée de s’abandonner à tout ce qu’on voudroit faire d’elle. Elle tomba malade de la maladie dont elle mourut le jour de la Purification de la sainte Vierge. Elle officia néanmoins ce jour-là au Chœur, quoi que ses douleurs fussent extrêmes, et elle dit assurément qu’elle en mourroit. Outre ses autres maladies, dont j’ai parlé, celle qui l’arrêta, fut un épanchement de bille par tout le corps, et particulièrement sur les parties malades, sçavoir sur le poumon, sur la poitrine, et sur les parties pectorales. Ce nouveau mal redoubla la douleur des autres par son acrimonie. Elle toussoit sans quasi avoir le loisir de respirer, et les efforts qu’elle faisoit, lui faisoient jetter le sang en abondance. Une forte fièvre survint là-dessus, qui ne lui donnoit point de repos, et elle passoit ainsi les jours et les nuits. Avec toutes ces douleurs, elle avoit le courage d’aller communier au Chœur, et d’y entendre les conférences, pour le respect qu’elle portoit au très saint Sacrement, et à la Parole de Dieu : Ce qu’elle a continué de faire jusqu’au quatrième de Mars, qu’elle fut réduite à une telle extrémité, qu’on lui fit recevoir le saint Viatique et l’Extrême-onction.

Outre les douleurs et les fatigues de sa maladie, elle recevoit de très-grandes incommoditez dans le lieu où nous étions logées. Il étoit fort petit, et l’on ne pouvoit aller au Chœur sans passer proche sa cabane et à sa veue; le bruit des sandales, les clameurs des enfans, les allées et les venues de tout le monde, le bruit de la cuisine, qui étoit au dessous, et dont nous n’étions séparées que par de simples planches, l’odeur de l’anguille qui infectoit tout, en sorte que durant la rigueur du froid il falloit tenir les fenestres ouvertes pour purifier l’air, la fumée de la chambre qui étoit presque continuelle; enfin la cloche, le chant, la psalmodie, le bruit du Chœur, qui étoit proche, lui causoient une incommodité incroiable et augmentoient étrangement l’étouffement du cœur et du poumon. Comme nos cabanes étoient les unes sur les autres, il y en avoit une sur la sienne, où la sœur qui y couchoit, la pouvoit beaucoup incommoder. Elle souffroit cependant tout cela avec une patience héroïque : Et tant s’en faut qu’elle en fît des plaintes, qu’au contraire elle nous vouloit persuader que cela la divertissoit. Elle tenoit comme une providence et une miséricorde de Dieu de ce que par l’embrasement de notre Monastère, elle étoit réduite dans un lieu, où elle pouvoit avoir la consolation d’entendre de son lit la sainte Messe, l’Office divin et la Prédication, et par ce moien de vivre régulièrement jusqu’à la mort.

[……..omission des pages 462 à 466]

L.143. De Québec, à son Fils, 9 septembre 1652.

Mon très-cher Fils. Voicy la réponse à la vôtre du 13. d’Avril, car touchant les affaires générales du pais et les particulières de notre Communauté, je vous ay amplement écrit par trois autres lettres que vous avez reçeues, ou que vous recevrez de moy cette année. Cette quatrième est pour vous parler confidemment, et pour vous dire en premier lieu que j’ay été affligée de ce que la lettre que je vous écrivis l’année dernière vous a fait de la peine, vous donnant sujet de croire que c’étoit de vous que je voulois parler en tierce personne. Mais pourquoy de vous? je n’avois garde de le dire, puisque je n’en avois pas la pensée; et cette pensée n’avoit garde de me venir puisque je sçay assurément que cela n’est pas. Je vous parlois de certains reproches que nos Mères de Tours m’avoient faits assez mal à propos, quoy qu’assez innocemment; et je touchois en tierce personne celuy qui en avoit été l’auteur, ne le voulant pas nommer pour le respect que je luy porte, et pour les obligations que je luy ay. Croiez donc mon très-cher Fils, que tout ce que vous m’écrivez m’est d’autant plus agréable que je n’y reconnois que de la vérité et de la solidité.

Je trouve tout ce que vous me dites touchant notre demeure en ce païs, ou notre retraite en France, dans le véritable raisonnement que la prudence peut produire. J’ay les mêmes sentimens que vous; mais l’exécution s’accorde rarement avec nos pensées comme le remarquent ceux qui ont connoissance de la conduite de Dieu sur ces contrées, où il semble que sa Providence se joue de toute la prudence humaine. (Je suis aussi certaine que sa divine Majesté a voulu notre rétablissement, et que la vocation que j’ay eue d’y travailler est venue d’elle, que je suis assurée de mourir un jour. Nonobstant cette certitude et les dépenses que nous avons faites, nous ignorons ce que le païs deviendra.) Il y a pourtant plus d’apparence qu’il subsistera qu’autrement, et (je me sens aussi forte en ma vocation que jamais, disposée pourtant à notre retraite en France, toutefois et quantes qu’il plaira à Dieu me la signifier par ceux qui me tiennent sa place) sur la terre. Madame notre Fondatrice est aussi dans la même disposition quant à sa vocation, mais non pas pour son retour en France, Dieu ne luy ayant pas encore donné cette grâce de dénuement, au contraire, elle a de si forts mouvemens de nous bâtir une Église, que les insultes des Hiroquois n’empêchent pas qu’elle ne fasse amasser des matériaux pour ce dessein. On la persuade fortement de n’y pas penser, mais, elle dit, que son plus grand désir est de faire une maison au bon Dieu; ce sont ses termes, et qu’en suite elle luy édifiera des temples vivans : Elle veut dire, qu’elle fera ramasser quelques pauvres filles françoises écartées, afin de les faire élever dans la piété, et de leur donner une bonne éducation qu’elles ne peuvent avoir dans leur éloignement. Elle n’a point eu d’inspiration de nous aider dans nos bâtimens; tout son cœur se porte à son Église, qu’elle fera faire peu à peu de son revenu qui est assez modique. Monsieur de Bernières luy a envoyé cette année cinq poinçons de farine qui vallent ici cinq cens liures. Il nous a aussi envoyé une horologe, avec cent livres pour nos pauvres Hurons. Que direz-vous à tout cela? Pour moy toute ma pante intérieure est de me laisser conduire à une si aimable providence, et d’agréer tous les événemens que sa conduite fera naître de moment en moment sur moy.

Je parlois encore ce matin à deux personnes très-expérimentées dans les affaires du pais, touchant deux filles que nous voulons faire venir de France pour les faire converses. Ils n’y trouvent nulle difficulté; pour moy j’y en trouve beaucoup : Premièrement à cause des dangers de la mer, secondement à cause des troubles du Royaume, et enfin à cause de la société ou conjonction des personnes. C’est pour cela que nous n’avons point encore pris de résolution. Pour l’hostilité des Hiroquois, ce n’est pas ce qui nous retient : Il y en a qui regardent ce pais comme perdu, mais je n’y voy pas tant de sujet d’appréhender pour nous, comme l’on me mande de France que les personnes de notre sexe et condition, en ont, d’appréhender les Soldats fançois. Ce que l’on m’en mande me fait frémir. Les Hiroquois sont bien barbares, mais assurément ils ne font pas aux personnes de notre sexe les ignominies qu’on me mande que les François ont faites. Ceux qui ont habité parmi eux m’ont assuré qu’ils n’usent point de violence, et qu’ils laissent libres celles qui ne leur veulent pas acquiescer. Je ne voudrois pourtant pas m’y fier, parce que ce sont des barbares et des infidèles : Nous nous ferions plutôt tuer que de nous laisser emmener, car c’est en cette sorte de rébellion qu’ils tuent, mais, grâces à notre Seigneur, nous n’en sommes pas là : (Si nous avions connoissance des approches de cet ennemi, nous ne l’attendrions pas, et vous nous revériez dès cette année. Si je voyois seulement sept ou huit familles françoises retourner en France, je croirois commettre une témérité de rester, et quand bien même j’aurois eu une révélation qu’il n’y auroit rien à craindre, je tiendrois mes visions pour suspectes, afin de nous attacher mes sœurs et moy au plus sûr et apparent). Les Mères hospitalières sont dans la même résolution. Mais, pour vous parler avec simplicité, la difficulté qu’il y a d’avoir les nécessitez de la vie et du vêtement fera plutôt quitter, si l’on quitte, que les Hiroquois; quoi qu’à dire la vérité, ils en seront toujours la cause foncière, puisque leurs courses et la terreur qu’ils jettent par tout, arrête le commerce de beaucoup de particuliers. C’est pour cela que nous défrichons le plus que nous pouvons. Le pain d’ici a meilleur goût que celuy de France, mais, il n’est pas du tout si blanc ni si nourrissant pour les gens de travail. Les légumes y sont aussi meilleures et en aussi grande abondance. Voilà, mon très cher Fils, où nous en sommes, au regard des Hiroquois.

J’entre fort dans vos sentimens touchant la nécessité de pourvoir pour l’avenir à l’observance de nos règles. Pour le présent, je dis à ma confusion, je ne voy pas en moy une seule vertu capable d’édifier mes Sœurs. Je ne puis répondre de l’avenir, mais, à ce que je puis voir de celles qui sont passées de France, je m’assurerois de la plus grande partie comme de moy-même : Et quand même elles y voudroient repasser, ce qu’elles sont bien éloignées de faire, celles du pais que nous avons fait Professes, ayant été élevées dans nos règles et n’ayant jamais goûté d’autre esprit, seroient capables de le maintenir : C’est pour cela que nous ne nous pressons pas d’en demander. De plus la playe que la main de Dieu nous a faite est encore trop récente, et nous en ressentons trop l’incommodité. Nous craignons encore qu’on ne nous envoye des sujets qui ne nous soient pas propres, et qui ayent de la peine à s’accommoder au vivre, à l’air, aux personnes. Mais, ce que nous appréhendons davantage, est qu’elles ne soient pas dociles, et qu’elles n’ayent pas une bonne vocation : car comme elles apportent un esprit différent du nôtre, si elles n’ont de la soumission et de la docilité, elles auront de la peine à s’accommoder, et nous peut-être à les souffrir. Cette contrariété d’esprit a déjà fait repasser deux hospitalières, et cet exemple que nous avons devant les yeux fait le sujet de ma crainte. Car quelle apparence de faire faire mille ou douze cens lieues à des personnes de notre sexe et de notre condition, parmi les dangers de la mer et des ennemis, pour les renvoyer sur leurs pas. J’aurois de la peine à me résoudre à cela, à moins d’une nécessité absolue, comme si une fille étoit si arrêtée à s’en vouloir retourner qu’on ne la pût retenir qu’avec violence et peut-être au préjudice de son salut. J’avois un grand désir de faire venir ma Nièce de l’Incarnation qu’on m’a mandé plusieurs fois être sage et vertueuse, et avoir une grande vocation; j’eusse même pris plaisir à la dresser en toutes nos fonctions, et en tout ce qui regarde le pals. Mais la crainte que j’ay eue qu’elle ne fût pas contente, et de l’exposer au hazard d’un retour, m’a retenue. De plus j’ay de l’âge, et en mourant je la laisserois dans une solitude qui luy seroit peut-être onéreuse. Et enfin les empêchemens que les Hiroquois aportent au christianisme, ne nous permettant pas d’avoir comme auparavant des filles sauvages, ce luy seroit une peine bien grande de se voir privée de la fin pour laquelle elle seroit venue : Car à vous dire la vérité, ce point est extrêmement pénible et abattant. Comment une jeune fille aura-t’elle le cœur d’apprendre des langues très-difficiles, se voyant privée des sujets sur lesquels, elle espéroit les exercer? Si ces hostilitez devoient durer peu de temps, l’esprit feroit un effort pour vaincre cette répugnance; mais la mort viendra peut-être avant la paix.

Voilà ce qui m’a arrêtée pour ma Nièce, nonobstant le désir que j’avois de luy satisfaire, et la consolation que j’en pouvois espérer : car étant éloignée de vous et hors des occasions de vous voir, elle m’eût été un autre vous-même, puisque vous êtes les deux personnes pour lesquelles mon esprit fait le plus souvent des voyages en France; mais plutôt dans le cœur de notre aimable Jésus, où je vous visite l’un et l’autre dans les souhaits que j’y fais de votre santification, et de la parfaite consommation de tout vous-même : Mais je fais un sacrifice de cette satisfaction à mon divin Jésus, abandonnant le tout à sa conduite pour le temps et pour l’éternité : Il sçait ce qu’il veut faire de nous, prenons plaisir à le laisser faire, et si nous luy sommes fidèles, notre réunion sera d’autant plus parfaite dans le Ciel, que nous aurons rompu nos liens en ce monde pour obéir aux maximes de son Evangile. Mais revenons à notre propos.

Nous ne nous pressons donc pas de demander des sœurs de Chœur en France, et nous croyons qu’il faut un peu différer, afin de prendre des mesures si justes que nous et elles n’ayons pas sujet d’être mécontentes. Nonobstant néanmoins toutes les raisons que j’ay apportées nous ne nous pourrons dispenser de demander deux sœurs converses, et peut-être dès cette année.

Je ne sçay si je vous ay dit ailleurs que comme il n’y a point icy d’Evêque, celuy de Rouen s’est déclaré qu’il nous en tenoit la place. Et pour se mettre en possession, il a ordonné pour son grand-Vicaire le R. Père Supérieur des Missions, lequel d’ailleurs étant le principal Ecclésiastique du pais, nous nous reposons sur son authorité pour la validité de nos professions après la consultation qui en a été faite en Sorbonne signée de six Docteurs.

Quant à ce qui vous touche n’attribuez point à un défaut d’affection si je ne vous ay pas envoyé les papiers que vous m’aviez demandez; je ne les garlois que pour cela, car autrement je les eusse fait brûler après avoir satisfait à mon Supérieur qui m’avoit commandé de les écrire, et qui me les avoit remis entre les mains : mais comme je vous le mandé l’année dernière, un autre feu les a consumez. Néanmoins, puisque vous le voulez, si je puis dérober quelques momens à mes occupations qui sont assez continuelles, j’écriray ce que ma mémoire et mon affection me pourront fournir, afin de vous l’envoyer l’année prochaine.

(Voilà, mon très-cher Fils comme la vie se passe; si notre bon Dieu n’y suppléoit par l’infusion de ses grâces actuelles, qui pourroit subsister? Je vous confesse que je n’ay point de quoy me plaindre, mais plutôt que j’ay sujet de chanter ses miséricordes. Je vous assure qu’il me faut un courage plus que d’homme pour porter les Croix qui naissent à monceaux tant dans nos affaires particulières, que dans les générales du pals, où tout est plein d’épines, parmi lesquelles il faut marcher dans l’obscurité, où les plus clair-voians sont aveugles, et où tout est incertain. Avec tout cela mon esprit et mon cœur sont dans le calme, et ils attendent de moment en moment les ordres et les événemens de la Providence, afin de s’y soumettre. Toute l’obscurité qui se rencontre me fait voir plus clair que jamais dans ma vocation, et me découvre des lumières qui m’étoffent obscures et inconnues lorsque Dieu me les donnoit avant que je vinsse en Canada.) Je vous en parleray dans les écrits que je vous promets, afin de vous faire connoître et admirer la conduite de la divine bonté sur moy, et comme elle a voulu que je luy obéisse sans raisonnement humain, me perdant dans ses voies d’une manière que je ne puis exprimer. (Notre chère Mère de saint Joseph étant au lit de la mort, me prédit que j’aurois bien des croix à supporter, je les attend, mon très-cher Fils et les embrasse à mesure qu’elles se présentent; et après tout notre cher Sauveur me fait expérimenter que son joug est doux et son fardeau léger. Qu’il en soit bény éternellement, d’avoir tant d’égard à mes foiblesses qu’il ait voulu goûter toute l’amertume de la croix pour ne m’en laisser que la douceur.)

Quand je vous parle de notre pauvreté, ne croyez pas que je vous demande rien sinon des prières que j’estime pour moy de véritables richesses. Je laisse tout le reste à la conduite de la divine Providence qui est surabondamment riche pour subvenir à nos besoins. Je vous assure qu’elle ne nous a encore laissé manquer parmi toutes nos pertes du nécessaire à la vie, non plus que du vêtement, et qu’elle a paternellement pourveu à tout. Et même dans la longue maladie de la bonne Mère de saint Joseph, cette providence nous a tellement aidées, qu’elle n’eût pu être mieux secourue en France au milieu de ses Parens, ôté l’incommodité du logement. Je vous ay déja parlé de sa mort, je n’en dis rien ici davantage. Je pers à cette privation, mais je me console de ce que Dieu la possède, car sans cela la perte d’un si digne sujet me seroit extrêmement sensible. Mais enfin Dieu soit béni de tout; Il est mon tout et ma vie en quelque part que je puisse être.

De Québec 1652 (36) .

L.153 De Québec, à son Fils, 26 octobre 1653.

Mon très-cher et bien aimé fils. L’amour et la vie de Jésus soit notre vie pour l’éternité. J’ay receu votre lettre en date du troisième jour d’Avril, et ensemble l’agréable présent qui l’accompagnoit. Vous avez bien sujet de dire que ç’a été pour ma consolation que vous me l’avez envoyé : car en effet j’en ay été très-consolée, et (j’ay rendu à Dieu et à son saint Esprit mes très-humbles actions de grâces de celles qu’il vous communique tant en votre particulier pour votre santification, que des talens qu’il vous donne pour aider le prochain, soit par l’exercice de la prédication, soit par l’oeconomie de la charge qu’il vous a mise entre les mains. J’espère que sa divine Majesté ne vous abandonnera jamais, pendant que vous serez un fidèle dispensateur de ses biens), car il dit dans l’Evangile à son serviteur fidèle : Venez, mon bon et fidèle serviteur, parceque vous avez été fidèle en peu de chose, je vous élèvera et constituerai sur beaucoup.

(Mais sçavez-vous bien, mon très-cher fils, qu’il ne m’a jamais été possible de lui rien demander pour vous que les vertus de l’Evangile, et sur tout que vous fussiez l’un de ses vrais pauvres d’esprit: Il m’a semblé que si vous étiez rempli de cette divine vertu, vous posséderiez en elle toutes les autres éminemment; car j’estime que sa vacuité toute sainte est capable de la possession de tous les biens de Dieu envers sa créature. Puisque vous voulez que je vous parle sans réserve, il y a plus de vingt-cinq ans que la divine bonté m’a donné une si forte impression de cette vérité à votre égard, que je ne pouvois avoir d’autres mouvemens que de vous présenter à elle, luy demandant avec des gémissemens inénarrables que son divin esprit faisoit sortir de mon cœur, que cette divine pauvreté d’esprit fût votre partage. L’esprit du monde m’étoit pour vous un monstre horrible) et c’est ce qui m’a fait vaincre tant d’oppositions qui se sont formées à vos études, parceque dans les sentimens que Dieu me donnoit à votre égard, je voyois qu’il falloit se servir de ce moyen pour parvenir à ce que je prétendois, et pour vous mettre dans l’état où vous pouviez posséder cette véritable pauvreté d’esprit.

(Je rends très-humbles actions de grâces à sa bonté de l’attrait qu’elle vous donne pour la vie mystique. C’est une des dépendances de cette pauvreté d’esprit, laquelle purifiera encore ce qui pourroit être de trop humain dans l’exercice de la prédication, que je ne vous conseille pas de quitter, si ce n’est qu’il cause du dommage à votre perfection, ou à votre santé, ou à l’exercice de votre charge. Si donc vous vous adonnez tout à bon à la vie intérieure, vos prédications avec le temps en seront plus utiles pour le prochain, et Dieu en sera plus glorifié). Celle que vous m’avez envoyée m’a beaucoup plu. Un bon fils donne des louanges à son père, et cela luy est bien séant. Si notre très-cher Père Poncet n’étoit point tombé entre les mains des Hiroquois je luy en donnerois la communication, afin de le consoler dans l’ouvrage de son Ecolier.

Mais venons au point des promesses que je vous ai faites, et dont vous attendez l’effet cette année. J’ay fait ce qui m’a été possible pour vous donner cette satisfaction; je vous diray que l’on n’écrit icy en hiver qu’auprès du feu, et à la veue de tous ceux qui sont présens : Mais comme il n’est nullement à propos que l’on ait connoissance de cet écrit, j’ay été obligée contre l’inclination de mes désirs d’en différer l’exécution jusques au mois de May. Depuis ce temps-là j’ay écrit trois cahiers de seize feuillets chacun in quarto dans les heures que j’ay pu dérober à mes occupations ordinaires. J’en étois à ma vocation au Canada au mois d’Aoust que les vaisseaux étant arrivez, il m’a fallu tout quitter pour travailler au plus pressé. Mon dessein étoit de vous les envoyer en attendant le reste, sans la raison que je vous veux dire, qui est que faisant mes exercices spirituels depuis l’Ascension jusqu’à la Pentecôte, dans les réflexions que je faisois sur moy-même, j’eu des veues fort particulières touchant les états d’oraison et de grâce que la divine Majesté m’a communiquez depuis que j’ay l’usage de raison. Alors sans penser à quoy cela pourroit servir, je pris du papier et en écrivis sur l’heure un Index où abbrégé, que je mis en mon portefeuille. Dans ce temps-là mon Supérieur et Directeur, qui est le R. Père Lallemant m’avoit dit que je demandasse à Notre Seigneur que s’il vouloit quelque chose de moy avant ma mort qui pût contribuer à sa gloire, il luy plut de me le faire connoître. Après avoir fait ma prière par obéissance, je n’eus que deux veues ; la première, de m’offrir en holocauste à la divine Majesté, pour être consumée en la façon qu’il le voudroit ordonner pour tout ce désolé pais : et l’autre, que j’eusse à rédiger par écrit la conduite qu’elle avoit tenue sur moy depuis qu’elle m’avoit appellée à la vie intérieure. Pour la première j’en parlé sur l’heure à mon R. Père, en luy parlant de mes autres dispositions présentes ; mais pour l’autre j’eus de la confusion de moy-même, et n’en osé rien dire. Cependant cet Index étoit le point de l’affaire, qui me revenoit continuellement en l’esprit, avec un scrupule d’avoir écrit ce que j’avois projeté de vous envoier sans la bénédiction de l’obéissance. Il est vray que mon Supérieur m’avoit obligée de récrire les mêmes choses que j’avois écrites autrefois et qui avoient été brûlées avec notre Monastère; mais c’estoit l’intention que j’avois de vous les envoyer, qui me faisoit de la peine pour ne l’avoir pas déclarée. Enfin pressée de l’esprit intérieur, je fus contrainte de dire ce que j’avois célé, de montrer mon Index, et d’avouer que je in'étois engagée de vous envoler quelques écrits pour votre consolation. Je luy dis l’ordre que j’y gardois, qu’il approuva : et il ne se contenta pas de me dire qu’il étoit juste que je vous donnasse cette satisfaction, il me commanda même de le faire. Je vous envoie cet Index, dans lequel vous verrez à peu près l’ordre que je garde dans l’ouvrage principal que je vous envoiray l’année prochaine, si je ne meurs celle-cy, ou s’il ne m’arrive quelque accident extraordinaire qui m’en empesche, et je tâcheray d’en retenir une copie pour suppléer aux risques de la mer.

Dans le dessein donc que j’ay commencé pour vous, je parle de toutes mes avantures, c’est à dire, non seulement de ce qui s’est passé dans l’intérieur, mais encore de l’histoire extérieure, sçavoir des états où j’ay passé dans le siècle et dans la Religion, des Providences et conduites de Dieu sur moy, de mes actions, de mes emplois, comme je vous ay élevé, et généralement je fais un sommaire par lequel vous me pourrez entièrement connoître, car je parle des choses simplement et comme elles sont. Les matières que vous verrez dans cet abrégé y sont comprises, chacune dans le temps qu’elle est arrivée. Priez Notre Seigneur qu’il luy plaise de me donner les lumières nécessaires pour m’acquitter de cette obéissance à laquelle je ne m’attendois pas. Puisque Dieu le veut j’obéiray en aveugle : je ne sçay pas ses desseins; mais puisque je suis obligée au vœu de plus grande perfection, qui comprend de rechercher en toutes choses ce que je connoîtray luy devoir apporter ou procurer le plus de gloire, je n’ay point de répartie ni de réflexion à faire sur ce qui m’est indiqué de la part de celuy qui me tient sa place.

Au reste (il y a bien des choses, et je puis dire que presque toutes sont de cette nature, qu’il me seroit impossible d’écrire entièrement, d’autant que dans la conduite intérieure que la bonté de Dieu tient sur moy, ce sont des grâces si intimes et des impressions si spirituelles par voye d’union avec la divine Majesté dans le fond de l’âme, que cela ne se peut dire. Et de plus, il y a de certaines communications entre Dieu et l’âme qui seroient incroiables si on les produisoit au dehors comme elles se passent intérieurement. Lorsque je présenté mon Index à mon Supérieur, et qu’il en eut fait la lecture, il me dit : allez sur le champ m’écrire ces deux chapitres, sçavoir le vingt et deux et le vingt et cinq. J’obéis sur l’heure et y mis ce qu’il me fut possible, mais le plus intime n’étoit pas en ma puissance. C’est en partie ce qui me donne de la répugnance d’écrire de ces matières, quoique ce soient mes délices de ne point trouver de fond dans ce grand abyme, et d’être obligée de perdre toute parole en m’y perdant moy-même. Plus on vieillit, plus on est incapable d’en écrire, parce que la vie spirituelle simplifie l’âme dans un amour consommatif, en sorte qu’on ne trouve plus de termes pour en parler).

Il y a vingt ans que je l’aurois fait plus avantageusement et avec plus de facilité, et il y auroit des matières qui donneroient de grands sujets d’admirer la grande et prodigue libéralité de Dieu à l’endroit d’un ver de terre tel que je suis : car j’ay laissé quelques papiers à ma Révérende Mère Françoise de saint Bernard, qui sont mes oraisons des exercices de dix jours que l’obéissance m’obligea d’écrire : j’avois fait encore quelques autres remarques dans un livret touchant les mêmes matières. Si j’avois ces écrits ils me serviroient beaucoup et me rafraichiroient la mémoire de beaucoup de choses qui se sont écoulées de mon esprit. J’ai laissé deux exemplaires de tout cela, car comme mon Directeur vouloit avoir mes originaux, j’en fis une copie dans un petit livret, pour m’en servir dans les occasions. Lorsque j’étois sur le point de quitter la France je retiré adroitement les Originaux qui depuis sont demeurez avec les copies. J’ay depuis demandé les uns et les autres à cette Révérende Mère, afin qu’on ne vît aucun écrit de ma main dans le monde, mais elle me les a refusez absolument, comme elle me mortifia beaucoup avant mon départ parceque j’avois brûlé quantité d’autres papiers de cette nature.

Ces écrits, dont je viens de parler, regardent seulement la conduite de Dieu sur moy dans la France. Pour le Canada, il me seroit difficile d’écrire toutes les dispositions où je me suis trouvée depuis que Dieu m’y a appellée. J’y ay souffert de grandes croix de la part de Dieu, des créatures, et de moy-même qui suis la pire de toutes. J’en diray quelque petite chose; mais il y a bien des raisons qui m’obligent de taire le reste, et je croy que c’est la volonté de Dieu que j’en use de la sorte. Si j’avois votre oreille, il n’y a point de secret en mon cœur que je ne vous voulusse confier : Je vous ferois volontiers mes confessions générales et particulières, Dieu vous ayant marqué de son caractère saint. Vous voyez par là que je n’ay point de réserve à votre égard, et qu’il n’y a que la distance des lieux qui empêche notre commerce pour les choses de Dieu, car il n’en faut point avoir d’autre dans le temps ni dans l’éternité. Afin donc que cet Index demeure secret je l’enferme en cette lettre, laquelle par la qualité des matières que j’y traite, vous voyez qu’elle doit être particulière à vous et â moy.

[Abbrégé de la vie de la M. Marie de l’Incarnation.]

Premier état d’Oraison.

1. Par lequel Dieu fait perdre à l’âme l’affection des choses vaines et des créatures qui la tenoient attachée.

2. Inclination grande à la fréquentation des Sacrerens, et les grands effets que ces sources de sainteté opéroient en elle, particulièrement l’espérance et la confiance en Dieu.

3. Elle se sent puissamment attirée par les cérémonies de l’Église.

4. Du puissant attrait qu’elle a pour entendre les prédications, et les effets que la parole de Dieu opéroit en elle.

Second état d’Oraison.

5. Changement d’état par lequel Dieu illumine l’âme, luy faisant voir la diformité de sa vie passée.

6. Puissans effets par une opération et illumination extraordinaire causée par le sang de Jésus-Christ [6].

7. Confession de ses péchez en suite de l’opération précédente [6-7].

8. Dieu luy donne le don d’une Oraison actuelle et continuelle, par une liaison à Jésus-Christ 17].

9. Diverses illuminations ensuite de cet esprit d’oraison; plusieurs vertus luy sont aussi données, particulièrement la patience, l’humilité, et sur tout un grand amour pour la pauvreté d’esprit [8].

Troisième état d’Oraison.

Io. Par lequel Dieu luy donne un esprit de pénitence intérieure, et extérieure extraordinaire [9].

I I. Des veues et des motifs qui la portent à cet esprit de pénitence [9].

12. Des occasions que Dieu fait naître pour la faire entrer dans la pratique de l’humilité, de l’abnégation et de la patience [9].

13. Elle a tant d’amour pour les humiliations, qu’elle craint d’en perdre les occasions [9].

Quatrième état d’Oraison.

14. Par lequel Dieu ayant illuminé l’âme, il la dirige par des paroles intérieures tirées de l’Ecriture sainte [10].

15.  Profonde veue de son néant ensuite de ces paroles intérieures [ 1 1 ] .

16. D’une manière de privauté avec Dieu, où l’âme se sent poussée passivement, sans qu’elle puisse agir d’une autre manière [12].

Cinquième état d’Oraison.

17. Par lequel Dieu applique l’âme à la pratique des maximes et vertus de l’Evangile enseignées par Jésus-Christ [13-14].

18. En cet état le corps étant dans le monde, l’esprit est dans la religion où se pratiquent ces saintes et divines maximes du Verbe incarné [13-14-15].

19.  Le grand tracas du monde n’est pas capable de divertir l’âme de la veue de son objet spirituel, par lequel elle est portée à de plus grands actes de vertu [16].

20.  Elle souffre un martyre dans le monde, le voyant si contraire à la vie et aux maximes de Jésus-Christ [17].

Sixième état d’Oraison.

21. Par lequel Dieu appelle l’âme à un état de pureté intérieure extraordinaire, laquelle par sa miséricorde il opère en elle [18].

 22. En suite de l’opération précédente les trois personnes de la très-sainte 'Trinité se manifestent à elle d’une façon extraordinaire, et luy donnent diverses veues des opérations de Dieu dans les Anges et dans les âmes pures [18-19].

23. Diverses connoissances luy sont données sur la distinction des attributs divins [21 ] .

24. Des dispositions qui sont passivement données à l’âme pour la mettre dans un état de pureté capable des grandes opérations que Dieu veut faire en elle, qui la font languir d’amour et aspirer au divin mariage [20].

Septième état d’Oraison.

25. Par lequel la très-sainte Trinité se découvre de nouveau à l’âme d’une manière plus haute et plus sublime que la première; et en cette opération la deuxième personne divine la prend pour son Epouse [22].

z6. Les effets que ce divin mariage de l’âme avec la sacrée personne du Verbe opère en elle [23].

27. En cet état d’Oraison l’esprit est totalement abstrait des choses de la terre, d’où s’ensuit une continuelle extase dans l’amour de la seconde personne divine [24]. z8. Le saint Esprit par une motion continuelle luy fait chanter un épithalame par rapport à celuy du cantique des cantiques [25].

29. Langueurs amoureuses de l’âme dans lesquelles elle ne vit plus en elle, mais en celuy qui l’a toute absorbée en ses amours [26].

30. D’une suspension ou opération qui fait agoniser l’âme, la tenant dans un martyre d’amour extrême [27].

31. Du soulagement qui luy est donné dans cette opération si crucifiante, sans lequel il ne luy seroit pas possible de vivre sur la terre [27].

3z. Nouvelles souffrances et angoisses de l’âme, de se voir encore retenue dans le monde, puisque le corps ne meurt pas : Et du soulagement que Dieu luy donne à ce sujet [28].

33. Des moyens dont Dieu se sert pour luy faire quitter le monde et ses parens, afin de l’attirer dans la Religion [29].

34. Des pièges que le Diable luy dresse pour s’y opposer [3o].

Huitième état d’Oraison

35. Où est compris ce que Dieu opère en l’âme dans ce nouvel état de vie [31-32].

36. Troisième grâce par l’opération de la très-sainte Trinité, où les trois Personnes divines se communiquent à l’âme d’une manière plus sublime qu’auparavant [33].

37. De l’intelligence que Dieu luy donne de plusieurs passages de l’Écriture sainte, au sujet du sacré Verbe incarné [34].

38. Elle souffre de grandes peines intérieures; et comme la divine Majesté se sert des Révérends Pères de la Compagnie de Jésus pour l’aider [35-36].

Neuvième état d’oraison.

39. Qui porte une grâce particulière d’aider spirituellement le prochain [37].

40. Vocation particulière pour procurer le salut des âmes [38-39].

41. Dieu luy manifeste sa volonté, luy révélant qu’il se veut servir d’elle dans la mission de Canada [401.

42. Les moyens dont Dieu se sert pour venir à l’exécution de cette vocation [41].

43. Désirs qui consument l’âme touchant le salut du prochain : et l’exécution de la volonté de Dieu sur ce dessein [41].

Dixième état d’Oraison.

44. Par lequel Dieu fait mourir l’âme à ses désirs, et en ce zèle qui sembloit la dévorer, voulant triompher d’elle en luy ôtant sa volonté [42].

45 . Elle demeure heureusement captive dans les volontez de Dieu, qui luy fait voir, qu’il veut être le Maître dans l’exécution du dessein du Canada [43].

46. Révélation que Dieu donne à un saint homme touchant la vocation de le servir au salut des âmes dans la mission du Canada, ce qui s’accorde avec les opérations que la divine Majesté fait en N. à ce sujet. [C’est elle même] [44].

Onzième état d’Oraison.

47. Par lequel Dieu oblige l’âme de poursuivre l’exécution de son dessein [45].

48. Ce qui se passe en l’âme dans cette poursuite, Dieu exécutant ce dessein après l’examen et l’approbation des Supérieurs [46].

49. Disposition et visite de Dieu, qui fait voir à l’âme ce qu’elle aura à souffrir en Canada; et comme il luy manifeste sa sainte volonté [46].

50. L’amour avec lequel elle s’abandonne aux dispositions et ordonnances divines : et l’inclination qu’elle ressent de se consumer pour Jésus-Christ, en revanche de ses faveurs [47-48].

Douzième état d’Oraison.

51. L’âme expérimente ce que Dieu luy avoit fait connoître des abandonne-mens qu’elle devoit souffrir en Canada [49-51].

52. Diverses contradictions : Dispositions intérieures à ce sujet [52-53]. La nature pâtit beaucoup, et l’esprit encore plus par la révolte des passions [54]

54. Elle expérimente des tentations très-rudes et de longue durée [55].

 55 . Comme elle se comporte dans ses longues croix avec le prochain, et dans les fonctions du service de Dieu [56].

 56. L’âme pâtit extrêmement dans la pensée qu’elle est déchue de la perfection et de la pratique de la vertu : Ce que Dieu luy inspire à ce sujet [57].

Treizième d’état Oraison.

57. Dans lequel par une grâce spéciale que l’âme reçoit par l’entremise de la Sainte Vierge, elle est délivrée en un moment de ses crucifiantes dispositions [58].

58. La grande paix qu’elle possède dans un nouvel amour que le sacré Verbe incarné luy donne pour ses divines maximes [59-6o].

59.  Le grand amour et union de sa volonté en ce que Dieu fait, et permet en elle, hors d’elle, dans les accidens, etc. [61].

6o. L’âme ayant connu la volonté de Dieu, qui se veut servir d’elle, l’exécute avec amour, et sa divine Majesté luy fournit des grâces pour cette exécution [62-63].

61. Présence et assistance de la sainte Vierge, qui accompagne l’âme dans cette exécution, d’une manière extraordinaire [64].

62. L’âme se consume de plus en plus dans les amours du sacré Verbe incarné. Divers effets de cet amour consommatif [65-66].

63. Les différences qu’il y a de cet état aux précédens, quoi qu’ils semblent avoir quelque ressemblance, au sujet du sacré Verbe incarné [67-68].

Honneur, Gloire, et Louanges au suradorable Verbe incarné.

Il me semble, mon très-cher Fils, que cet écrit court, mais substanciel vous donnera une suffisante intelligence de l’esprit intérieur qui me conduit, en attendant que je vous en puisse donner une plus ample connoissance. Priez le saint Esprit, qu’il luy plaise de me donner la lumière et la grâce de le pouvoir faire, si son saint nom en doit être glorifié. (Il m’a fait de grandes et amples miséricordes, ausquelles j’ay été infiniment éloignée de correspondre. C’est pourquoi je croy que sa divine Majesté m’ayant préparé une grande place dans le Ciel, si je luy eusse été fidèle, l’aura donnée à quelque âme plus correspondante, et peut-être à ma chère et fidèle compagne, la Mère Marie de saint Joseph. Ma privation est grande, mais elle est moindre que je ne mérite. J’aime la justice qui vange les injures de Dieu, et je me glorifieray en cela même qu’il sera glorifié en ses Saints, même à mon exclusion. C’est de là que je possède la paix de cœur, qu’il y ait des âmes selon son divin  plaisir). Qu’il soit béni éternellement.

J’avois donné charge qu’on vous envoiât une copie du récit que j’ay fait à nos Mères, de la vie et de la mort de notre chère défunte. On me mande qu’on ne l’a pas encore fait, parce que cet écrit est tombé entre les mains du R. Père le Jeune. Ce bon Père en a pris ce qu’il a voulu pour mettre dans la Relation, sans que je l’en eusse prié. Il m’a beaucoup obligée de le faire, mais il m’eût fait un singulier plaisir de ne point faire paroître mon nom. Moy qui ne sçavois rien de tout cela, étant Lectrice au réfectoir, je me trouvé justement à commencer par cette histoire. J’en eus de la confusion et la quitté pour la faire lire à une autre. Le souvenir de cette chère Mère m’est précieux, et je ne pense à elle et n’en parle qu’avec tendresse. Dieu nous fasse la grâce de l’imiter afin de participer aux biens qu’elle possède.

De Québec le 26.  d’Octobre 165 3.

L.161 De Québec, à son Fils, 24 septembre 1654.

Mon très cher fils. Jésus soit notre vie et notre tout pour l’Eternité. Je ne puis laisser partir les vaisseaux, sans vous dire quelque chose de ce qui s’est passé en cette nouvelle Église depuis l’année dernière. Je vous mandé ce qui s’étoit passé dans la captivité du Révérend Père Poncet, et comme il fut ramené après plusieurs travaux que les Hiroquois lui avoient fait souffrir. Depuis ce temps-là (il nous a paru par tout ce qui s’est passé, que Dieu s’est contenté de l’offre que ce bon Père lui a faite de mourir comme Victime, afin de l’appaiser, et de donner par sa mort la paix à tout le pais : Car depuis ce temps-là les Hiroquois n’ont fait que des allées et des venues pour la demander. Et ce qui est le plus merveilleux, ceux des Nations voisines qui ne sçavoient pas ce qui se passoit chez les autres, sont venus en même temps pour traitter avec nous.) Pour marque qu’ils demandent la paix avec sincérité, aiant appris qu’une Nation barbare avoit pris un jeune homme de l’habitation de Montréal, et qui étoit le Chirurgien de la Colonie Françoise, ils l’ont racheté à leurs dépens, et l’ont rendu à son habitation. Ils ont fait des présens considérables, afin qu’on leur donnât des François pour hiverner avec eux, et être les témoins de leur fidélité. On leur en a donné deux qui se sont volontairement offerts. Durant tout le temps qu’ils ont demeuré parmi eux, ils les ont chéri et aimez extraordinairement, et enfin ils les ont ramenez au Printemps portant avec eux des Lettres des Hollandois qui assurent que c’est tout à bon que les Hiroquois demandent la paix.

Tout le long de l’année les François, les Hurons, les Algonguins, et les Montagnez ont vécu ensemble comme frères. L’on a fait les semences, les récoltes, et le trafic avec une entière liberté; et cependant les pauvres Sauvages en général n’osent se fier aux Hiroquois après tant d’expériences qu’ils ont de leur infidélité. Ils disent sans cesse à nos François, que les Hiroquois sont des fourbes, et que toutes les propositions de paix qu’ils font, ne sont que des déguisemens, qui tendent à nous perdre. Ils le disent encore aux Hiroquois mêmes, ce qui a pensé tout gâter et rompre plus que jamais. Mais enfin les Hiroquois ont poursuivi avec tant d’instance, qu’on s’est rendu à leur prière. C’est une chose admirable de les entendre haranguer sur les affaires de la paix; car ils ne se sont voulu servir que des personnes les plus considérables d’entre eux, pour être les Ambassadeurs de ce traitté, et ceux qui les ont entendus, avouent qu’ils ont beaucoup d’esprit et de conduite.

Au mois de Juillet dernier ils sont venus trouver Monsieur le Gouverneur de la nouvelle France, et les Révérends Pères, où après plusieurs conseils et présens, ausquels on a répondu de part et d’autre, on leur a accordé qu’un Père les iroit visiter, et qu’il feroit le tour de leurs cinq nations pour connoître s’ils conspiroient tous dans le désir de la paix. Le Révérend Père le Moine qu’ils appellent en leur langue Ondeson fut nommé pour cela avec un honnête jeune homme François qui s’offrit pour l’accompagner. Ils partirent avec les Ambassadeurs, qui promirent de les ramener dans cinquante jours. Ils ne furent pas à mi-chemin que des Messagers coururent comme des Cerfs par tous les villages des cinq Nations, criant à haute voix : Ondeson vient, Ondeson vient. A ce bruit il se fit un concours de peuple pour lui venir au devant afin de lui faire honneur. L’on n’a jamais rien veu de semblable parmi ces Barbares. Ce n’étoit que festes et festins. Chez les Hurons et parmi les autres Nations les Révérends Pères n’osoient quasi parler dans les commencemens; il leur falloit souffrir des gênes extrêmes jusqu’à ce qu’ils les eussent apprivoisez. Mais ceux-ci ont honoré le Père dès l’abord, lui donnant par tout la première place, et le priant de présider en tous leurs conseils.

Ils lui disoient : Prie le Maître de nos vies : Fais ce que tu sçais qu’il faut faire; car nous-autres nous ne sommes que des bêtes. Nous te déclarons que nous voulons embrasser la Foi, et croire en celui qui est le Maître de nos vies. Nous aimons les robes noires, parce qu’ils aiment la pureté, et qu’ils ont la véracité, et qu’ils s’intéressent dans les affaires de leurs troupeaux. Ils disoient cela, parce qu’ils avoient veu comme ils s’étoient exposez à la mort chez les Hurons, afin de les secourir. Ceux-là même qui avoient fait mourir les Pères de Brébeuf et Garnier lui donnèrent les livres qu’ils leur avoient ôtez au temps de leur martyre, et qu’ils avoient gardez depuis comme des choses dont ils faisoient estime. On apporta ensuite plusieurs enfans au Père, afin qu’il les baptizât. Une Esclave Huronne fort bonne Chrétienne, aiant instruit une grande fille durant le temps de sa captivité, la présenta aussi pour être baptisée. Le Père lui dit : Pourquoi, ma Sœur, ne l’as-tu pas baptisée? Ne t’ai-je pas autrefois instruite sur ces matières? Elle répartit : Je ne croiois pas, mon Père, que mon pouvoir se pat étendre sur de grandes personnes, mais seulement sur des enfans malades. Alors le Père la trouvant suffisamment instruite, la baptisa.

Dans ce Bourg qui étoit celui des Onontageronons, et le capital de la Nation, le Père trouva parmi les esclaves les Hurons, qui composoient autrefois son troupeau au Bourg de saint Michel. Ces pauvres Captifs voiant leur bon Père, furent comme ressuscitez de mort à vie, et pour leur donner la joie entière, il les confessa, et leur administra les Sacremens. Considérez, je vous prie, les ressorts admirables de la divine Providence. Dieu a permis que ces pauvres Chrétiens aient été pris par ces Barbares pour le salut de leur Nation : Car ce sont eux qui leur ont donné la connoissance de Dieu, et qui ont jetté parmi eux les premières semences de la Foi.

C’est par eux qu’ils ont connu et les Pères et nous qu’ils appellent les Filles saintes.

Aussi leurs Ambassadeurs n’ont pas manqué de nous rendre visite. Ils ont admiré nos Séminaires sauvages, les entendant chanter les louanges de Dieu en trois langues différentes. Ils étoient ravis de les voir si bien dressées à la Françoise. Mais ce qui les toucha le plus, fut de voir que ne nous touchant en rien, nous en faisions estime, les aimant et caressant comme les mères aiment et caressent leurs enfans. Mais je retourne au Père que j’ai laissé parmi les Hiroquois.

Ces peuples donc firent de beaux présens et en grande quantité; mais le plus précieux fut celui qui signifioit qu’ils vouloient croire en Dieu, et un autre pour être présenté à Achiendasé, c’est ainsi qu’ils appellent le Révérend Père Supérieur des Missions, afin qu’il envoiât des Pères en leur pais pour y faire une maison fixe. Dès lors ils désignèrent une très-belle place sur le bord d’une grande rivière, où est l’abord de toutes les Nations. Lors qu’ils jettoient les projets de cette habitation il arriva une chose remarquable. Il y a proche de ce lieu une grosse fontaine qui se décharge dans un grand bassin que la Nature a formé pour recevoir ses eaux.

Nos François en aïant goûté, ont trouvé qu’elle étoit salée : Ils en ont fait bouillir de l’eau, et ont trouvé que c’est une saline qui fait de très-beau et très-bon sel. Les Sauvages qui tutoient cette eau, et la prenoient pour un poison, trouvèrent admirable cette façon de faire du sel d’une chose si méchante, et tiennent cela pour un miracle des François. Ce n’est pas un miracle, mais ce sera un trésor pour les François, qui doivent y aller habiter.

Lorsque le Père étoit là, on levoit une compagnie de deux mille hommes, pour aller en guerre contre la Nation du Chat. Le Capitaine qui la devoit commander, étoit l’un des Ambassadeurs qui étoit venu demander la paix. Lorsqu’il fut prêt de partir, il vint prier le Père qui l’avoit instruit en chemin, de le vouloir baptiser. Mais il y trouva de la difficulté, et lui dit : qu’il lui confèreroit ce Sacrement à son retour de la guerre. Mais, mon frère, repartit le Sauvage, tu sçais que je vas en guerre, et que j’y puis être tué : si je meurs, me promets-tu que je n’irai point dans les feux. A ces paroles, le Père le baptisa.

Le Père étant à Onontagé, il arriva un accident qui pensa tout rompre. Le feu prit dans le Bourg, sans qu’on sçut comment, où il brûla vingt cabanes chacune de cinquante ou soixante piez de long. C’étoit pour faire croire à ces Barbares que le Père étoit sorcier, et qu’il avoit fait venir le Diable pour les brûler. Il commençoit déjà de se disposer à la mort, connoissant l’humeur de ces Payens. Il s’avisa néanmoins d’un moien qui lui réussit, sçavoir de les aller consoler par le moïen de son Hôte, et de leur offrir un présent pour essuier leurs larmes : ils se sentirent si obligez de cette compassion, que le Père leur témoignoit, que bien loin de s’irriter contre luy, ils demeurèrent pleinement confirmez que les François et les Pères étoient leurs amis.

Les Hiroquois ont ramené le Père selon leur promesse dans le temps qu’ils avoient marqué. Il n’est pas croiable combien les François et nos nouveaux Chrétiens ont été ravis de son retour, et de l’heureux sucrez de son voiage. Il restoit seulement une difficulté qui empêchoit que la joie ne fût entière. C’est que les Agnerognons n’avoient point paru dans tous les conseils qui furent tenus à Onontagé, ce qui faisoit craindre qu’ils ne couvassent quelque mauvais dessein. Mais les Hurons qui y avoient été envoiez, et qui sont de retour du jour d’hier, ont rapporté qu’ils sont du parti de la paix, et qu’il n’y a nul sujet de craindre de leur part : Que s’ils ne se sont pas trouvez aux assemblées, ils en ont fait des excuses, disant qu’ils en ont été empêchez par la guerre qu’ils avoient contre les Sauvages de la nouvelle Angleterre.

Toutes les parties conspirant donc dans le même dessein, il a été conclu que les Révérends Pères iront au printemps de l’année prochaine avec trente François. Dès cette heure il y a des dispositions pour cinq Missions, qui trouveront abondamment à y exercer leur emploi : Et, ce qui leur sera avantageux, c’est que les Hiroquois sçavent la langue Huronne, les Pères qui y doivent aller la sçavent aussi, et par ce moien l’on peut dire que tout est prest; dès à present le Père le Moine y retourne pour hiverner et pour disposer toutes choses.

Si cette paix dure, comme il y a lieu de l’espérer, ce pais sera très-bon et très-commode pour l’établissement des François, qui se multiplient beaucoup et font assez bien leurs affaires par la culture des terres qui deviennent bonnes à présent que l’on abat ces grandes forests qui la rendoient si froide. Après trois ou quatre années de labour, elle est aussi-bonne, et par endroits meilleure qu’en France. L’on y nourrit des bestiaux pour vivre et pour avoir des laitages. Cette paix augmente le commerce, particulièrement des Castors dont il y a grand nombre cette année, parce qu’on a eu la liberté d’aller par tout à la chasse sans crainte. Mais le trafic des âmes est le contentement de ceux qui ont passé les mers pour les venir chercher, afin de les gagner à Jésus-Christ. L’on en espère une grande moisson par l’ouverture des Hiroquois. Des sauvages fort éloignez disent qu’il y a au-dessus de leur pais une Rivière fort spacieuse qui aboutit à une grande mer que l’on tient être celle de la Chine. Si avec le temps cela se trouve véritable, le chemin sera fort abbrégé, et il y aura facilité aux ouvriers de l’Évangile d’aller dans ces Royaumes vastes et peuplez : le temps nous rendra certains de tout.

Voilà un petit abbrégé des affaires générales du pais. Quant à ce qui regarde notre Communauté et notre Séminaire, tout y est en assez bonne disposition, grâces à notre Seigneur. Nous avons de fort bonnes Séminaristes que les Ambassadeurs Hiroquois ont veues à chaque fois qu’ils sont venus en Ambassade. Comme les Sauvages aiment le chant, ils étoient ravis, comme j’ay déjà dit, de les entendre si bien chanter à la Françoise, et pour marque de leur affection, ils leur rendoient la pareille par un autre chant à leur mode, mais qui n’étoit pas d’une mesure si réglée. Nous avons des Huronnes que les Révérends Pères ont jugé à propos que nous élevassions à la Françoise : car comme tous les Hurons sont à présent convertis, et qu’ils habitent proche des François, on croit qu’avec le temps ils pourront s’allier ensemble, ce qui ne se pourra faire que les filles ne soient francisées tant de langage que de mœurs. Dans le traitté de paix on a proposé aux Hiroquois de nous amener de leurs filles, et le R. Père le Moine à son retour de leur pais nous devoit amener cinq filles des Capitainesses, mais l’occasion ne lui en fut pas favorable. Ces capitainesses sont des femmes de qualité parmi les Sauvages qui ont voix delibérative dans les Conseils, et qui en tirent des conclusions comme les hommes, et même ce furent elles qui déléguèrent les premiers Ambassadeurs pour traiter de la paix.

Enfin la moisson va être grande, et j’estime qu’il nous faudra chercher des ouvriers. L’on nous propose et l’on nous presse de nous établir à Mont-Réal, mais nous n’y pouvons entendre si nous ne voions une fondation, car on ne trouve rien de fait en ce pais, et l’on n’y peut rien faire qu’avec des frais immenses; ainsi quelque bonne volonté que nous aions de suivre l’inclination de ceux qui nous y appellent, la prudence ne nous permet pas de faire autrement. Aidez-nous à bénir la bonté de Dieu de ses grandes miséricordes sur nous, et de ce que non seulement il nous donne la paix, mais encore de ce que de nos plus grands ennemis il en veut faire ses enfans, afin qu’ils partagent avec nous les biens d’un si bon Père.

De Québec le 24. Septembre 1654.

L.183 De Québec, à son Fils, septembre-octobre 1659. [Laval]

Mon très-cher et bien-aimé Fils. Ce m’a été une grande privation de voir un Navire arrivé, et de ne point recevoir de lettres de votre part. J’ay pourtant été toujours persuadée que vous m’aviez écrit; mais j’ay cru, et je ne me suis pas trompée, que vos lettres étoient dans le premier vaisseau, qui nous apportoit la nouvelle que nous aurions un Evêque cette année, mais qui n’a paru que long-temps après les autres. Ce retardement a fait que nous avons plutôt reçu l’Évêque que la nouvelle qui nous le promettoit. Mais ça été une agréable surprise en toutes manières : Car outre le bonheur qui revient à tout le pais d’avoir un Supérieur Ecclésiastique, ce lui est une consolation d’avoir un homme dont les qualitez personnelles sont rares et extraordinaires. Sans parler de sa naissance qui est fort illustre, car il est de la maison de Laval, c’est un homme d’un haut mérite et d’une vertu singulière. J’ay bien compris ce que vous m’avez voulu dire de son élection; mais que l’on dise ce que l’on voudra, ce ne sont pas les hommes qui l’ont choisi. Je ne dis pas que c’est un saint, ce seroit trop dire : mais je dirai avec vérité qu’il vit saintement et en Apôtre. Il ne sçait ce que c’est que respect humain. Il est pour dire la vérité à tout le monde, et il la dit librement dans les rencontres. Il falloit ici un homme de cette force pour extirper la médisance qui prenoit un grand cours, et qui jettoit de profondes racines. En un mot sa vie est si exemplaire qu’il tient tout le pais en admiration. Il est intime ami de Monsieur de Bernières avec qui il a demeuré quatre ans par dévotion; aussi ne se faut-il pas étonner si aiant fréquenté cette échoie il est parvenu au sublime degré d’oraison où nous le voions. Un Neveu de Monsieur de Bernières l’a voulu suivre /[229]. C’est un jeune Gentilhomme qui ravit tout le monde par sa modestie. Il se veut donner tout à Dieu à l’imitation de son Oncle, et se consacrer au service de cette nouvelle Église : Et afin d’y réussir avec plus d’avantage, il se dispose à recevoir l’Ordre de Prêtrise des mains de notre nouveau Prélat. Je vous ay dit que l’on n’attendoit pas d’Evêque cette année. Aussi n’a-t-il rien trouvé de prest pour le recevoir quand il est arrivé. Nous lui avons prêté notre Séminaire qui est à un des coins de notre clôture et tout proche la Parroisse /[230]. Il y aura la commodité et l’agréement d’un beau jardin : Et afin que lui et nous soions logez selon les Canons; il a fait faire une clôture de séparation. Nous en serons incommodées, parce qu’il nous faut loger nos Séminaristes dans nos apartemens; mais le sujet le mérite et nous porterons cette incommodité avec plaisir jusqu’à ce que sa Maison Episcopale soit bâtie.

Dés qu’il fut sacré Evêque à Paris, il demanda au R. Père Général des Jésuites le Père Lallemant, qui depuis trois mois étoit Recteur de la Flèche, afin de l’accompagner. C’est un bien pour tout le pais, et pour nous en particulier; pour moy encore plus que pour tout autre : Car je vous dirai en confiance que je souffrois dans la privation d’une personne à qui je puisse communiquer de mon intérieur. Toute l’année j’ay eu un mouvement intérieur que notre Seigneur m’envoiroit du secours. Il l’a fait lors qu’il étoit temps; que son saint nom en soit éternellement béni.

Vous sçavez ce qui s’est passé les années dernières au sujet de Monsieur l’Abbé de Quellus. Il est à présent Directeur d’un Séminaire de Prêtres de saint Sulpice de Paris que Monsieur de Bretonvilliers a entrepris de bâtir à Mont-Réal avec une très-belle Église. Cet Abbé, dis-je, est descendu de Mont-Réal pour saluer notre Prélat, il étoit établi Grand-Vicaire en ce lieu-là par Monseigneur l’Archevêque de Rouen, mais aujourd’huy tout cela n’a plus de lieu, et son autorité cesse. Les progrès néanmoins de la Mission y sont grands : Il y est venu des Hospitalières de la Flèche, l’on y va faire tout d’un coup l’établissement de trente familles, le dernier vaisseau aiant amené à cet effet un grand nombre de filles. On nous presse aussi de nous y établir, mais nous ne sommes pas en état de le faire. Monseigneur notre Prélat aura l’inspection sur tout cela, quoi qu’il ne soit ici que sous le titre d’Evêque de Pétrée et non pas de Québec ou de Canada. Ce titre a bien fait parler du monde : Mais cela s’est fait de la sorte au sujet d’un différent qui est entre la Cour de Rome et celle de France. Le Roy veut que l’Evêque de Canada dépende de lui et lui prête Serment de fidélité comme les autres de France : Et le saint Père prétend avoir quelque droit particulier dans les Nations étrangères ; c’est pour cela qu’il nous a envoié un Evêque, non comme Evêque du pais, mais comme Commissaire Apostolique, sous le titre étranger d’Evêque de Pétrée.

Vous êtes en peine des affaires de ce pais. Elles sont comme elles étoient avant que les Hiroquois eussent fait la paix, car ils l’ont rompue, et ont déjà tant pris que tué neuf François dans une rencontre où on ne les attendoit pas, et où même on ne croioit pas qu’ils eussent de mauvais desseins contre les François. Ils ont déjà fait brûler tout vif un de leurs prisonniers, ce sera merveille si les autres ont un meilleur traitement. L’on a aussi depuis tué onze de leurs gens, et l’on se donne de garde des autres : Car l’on a apris d’un Huron captif qui les a quittez, qu’ils préparent une puissante armée pour venir enlever nos nouveaux Chrétiens, et comme je croi, autant de François qu’ils pourront. Ce Huron s’est sauvé en cette sorte. Un canot d’Hiroquois où il étoit, voiant un canot de Hurons qui alloient harponner Ce l’anguille, le laissa passer pour se jetter dessus quand ils ne seroient plus unis et en état de se défendre. Ce captif touché de tendresse pour ceux de sa Nation, se déroba de ses Maîtres, qui étoient décendus à terre, et retourna sur ses pas donner avis à ses compatriotes du dessein des Hiroquois, et du danger où ils étoient. Ils s’embarquèrent au plutôt et lui avec eux, et tous ensemble vinrent en diligence à Québec, où ils donnèrent avis des entreprises des Hiroquois; sans cela il y auroit eu bien des têtes cassées, car outre les Hurons qui n’auroient pu éviter leur rage, ils se seroient glissez parmi les moissonneurs qui sous la bonne foy de la paix travailloient sans crainte et sans défiance. En effet cela est arrivé aux trois Rivières où ils ont pris les neuf François dont je viens de parler. A l’heure que j’écris cecy Monsieur notre Gouverneur est en campagne pour leur donner la chasse ou pour en prendre quelqu’un. Ce qui l’a fait sortir est que les Hiroquois qu’il tenoit prisonniers entre de bons murs fermez de portes de fer, aiant apris que leur Nation avoit rompu la paix, et croiant qu’on ne manqueroit pas de les brûler tous vifs, ont forcé cette nuit leur forteresse, et ont sauté les murailles du Fort. La sentinelle les voiant a fait le signe pour avertir, et aussi-tôt l’on a couru après. Je ne sçay pas encore si on les a pris, car ces gens-là courent comme des Cerfs.

Vous m’étonnez de me dire que nos Mères nous vouloient rappeller: Dieu nous préserve de cet accident. Si nous n’avons pas quitté après notre incendie et pour toutes nos autres pertes, nous ne quitterons pas pour les Hiroquois, à moins que tout le pais ne quitte ou qu’un Supérieur ne nous y oblige, car nous sommes filles d’obéissance, et il la faut préférer à tout. Je suis néanmoins trompée si jamais cela arrive. L’on dit bien qu’une armée des ennemis se prépare pour venir ici, mais à présent que leur dessein est évanté cela ne leur sera pas facile. Si néanmoins notre Seigneur les laissoit faire, ils nous auroient perdus il y a long-temps, mais sa bonté renverse leurs desseins nous en donnant avis, afin que nous nous en donnions de garde. Si les affaires étoient en hazard, je serois la première à vous en donner avis, afin de vous faire pourvoir à nos sûretez, puisque nos Mères vous en confient leur sentiment. Mais grâces à Dieu nous ne voions et ne croions pas que cela arrive. Si pourtant il arrivoit contre nos sentimens, ne serions nous pas heureuses de finir nos vies au service de notre Maître et de les rendre à celui qui nous les a données. Voilà mes sentimens que vous ferez sçavoir à nos Mères, si vous le jugez à propos.

Mon sentiment particulier est que si nous souffrons en Canada pour nos personnes, ce sera plutôt par la pauvreté que par le glaive des Hiroquois. Et pour le pais en général, sa perte, à mon avis, ne viendra pas tant du côté de ces barbares que de certaines personnes qui par envie ou autrement écrivent à Messieurs de la Compagnie quantité de choses fausses contre les plus saints et les plus vertueux, et qui déchirent même par leurs calomnies ceux qui y maintiennent la justice, et qui le font subsister par leur prudence. Comme ces mauvais coups se font en cachette on ne les peut parer; et comme la nature corrompue se porte plutôt à croire le mal que le bien, on les croit facilement. De là vient que lors qu’on y pense le moins on reçoit ici des ordres et des arrests très-fâcheux. En tout cela Dieu est très-grièvement offensé, et il nous feroit une grande grâce s’il purgeoit le pais de ces esprits pointilleux et de contradiction.

Le dernier vaisseau s’est trouvé à son arrivée infecté de fièvres pourprées et pestilentieles. Il portoit deux cens personnes qui ont presque tous été malades. Il en est mort huit sur mer, et d’autres à terre. Presque tout le pais a été infecté, et l’Hôpital rempli de malades. Monseigneur notre Prélat y est continuellement pour servir les malades, et faire leurs licts. On fait ce que l’on peut pour l’en empêcher et pour conserver sa personne, mais il n’y a point d’éloquence qui le puisse détourner de ces actes d’humilité. Le R. Père de Quen par sa grande charité a pris ce mal et en est mort. C’est une perte notable pour la Mission : Car c’étoit l’ancien Missionnaire des Algonguins où il avoit travaillé depuis vingt-cinq ans avec des fatigues incroiables. Enfin quittant la charge de Supérieur des Missions, il a perdu la vie dans l’exercice de la charité. Deux Religieuses Hospitalières ont été fort malades de ce mal ; grâces à Dieu, notre Communauté n’en a point été attaquée : Nous sommes ici dans un lieu fort sain et exposé à de grands vents qui nettoient l’air. Pour mon particulier ma santé est très-bonne : Je ne laisse pas de soupirer puissamment aprés l’Eternité, quoique je sois disposée à vivre tant qu’il plaira à notre Seigneur.

L.185 De Québec, à son Fils, 17 septembre 166o.

Mon très-cher Fils. J’ay reçu votre lettre du 26. Mars, sans avoir veu lesautres dont vous me parlez. L’on dit qu’elles ont été brouillées et ensuite portées à l’Acadie : Si cela est nous ne les pourrons recevoir que l’année prochaine. Celles de Monsieur le Gouverneur et de nos Révérends Pères, et quasi toutes les autres sont tombées dans la même fortune. Il me suffit, mon très-cher Fils, que j’aie apris de vous même votre bonne disposition pour en rendre grâce à celuy qui vous la donne. Je vous ay déjà écrit une lettre bien ample par le premier vaisseau parti au Mois de Juillet, une autre plus courte par le R. P. le Jeune, et une troisième par un autre navire, afin de vous ôter l’appréhension que vous pouriez avoir à notre sujet, entendant parler des insultes que nous font les Hiroquois. Notre bon Dieu nous en a délivrées par sa grande miséricorde : ils sont retournez en leur pais, et pendant qu’on trairte avec eux pour l’échange de quelques prisonniers, on prend favorablement le temps pour serrer les moissons; Elles sont déjà bien avancées, et les nôtres sont faites; car on ne lève les grains qu’en Septembre, elles vont quelquefois jusques en Octobre, en sorte que la nège surprend les paresseux. Depuis quelques mois les Outasak sont venus avec un grand nombre de canots chargez de castors, ce qui relève nos Marchands de leurs pertes passées, et accommode la plus part des Habitans : car sans le commerce le pais ne vaut rien pour le temporel. Il peut se passer de la France pour le vivre; mais il en dépend entièrement pour le vêtement, pour les outils, pour le vin, pour l’eau de vie et pour une infinité de petites commoditez, et tout cela ne nous est apporté que par le moien du trafic.

Après ce petit mot de l’état du pals, je répond à la vôtre après vous avoir dit que Dieu par sa miséricorde me conserve la santé et que toute notre Communauté est dans une paix et dans une union aussi parfaite qu’on la sçauroit souhaitter. Notre Révérende Mère de saint Athanase a été continuée en sa charge dans l’élection que nous avons faite au mois de Juin dernier . (Pour moy j’ay toujours les affaires de la Maison sur les bras, je les porte par acquiescement aux ordres de Dieu, car toute ma vie j’ay eu de l’aversion des choses temporelles, sur tout en ce pais où elles sont épineuses au point que je ne vous puis exprimer. Mon cœur néanmoins et mon esprit sont en paix dans les tracas de cette vie si remplie d’épines; et j’y trouve Dieu, qui me soutient par sa bonté et par sa miséricorde, et qui ne me permet pas de vouloir autre chose que ce qu’il voudra de moy dans le temps et dans l’éternité. Par ce peu de mots, vous voiez, mon très-cher Fils, ma disposition présente, et que je suis à la bonté divine par l’abandon d’un esprit de sacrifice continuel. Je ne sçay si aiant passé soixante ans, il durera encore longtemps. Les pensées que le terme de la vie  approche, sans que j’y fasse réflexion me donnent de la joye : mais quand je m’en aperçois, je la mortifie pour me tenir en mon esprit de sacrifice, et pour attendre ce coup final dans le dessein de Dieu, et non dans la jubilation où mon esprit voudroit s’emporter, se voiant sur le point d’être dégagé des liens de cette vie basse et terrestre, et si pleine de pièges : car sans parler de ceux du dehors qui sont infinis, qui ne refuiroit ceux de la nature, qui plus ils vieillissent, plus ils sont subtils et à craindre?) Priez Dieu, puisqu’il veut que je vive, qu’il me délivre de leur malignité.

Monseigneur notre Prélat est tel que je vous l’ay mandé par mes précédentes, scavoir très-zélé et inflexible. Zélé pour faire observer tout ce qu’il croit devoir augmenter la gloire de Dieu; et inflexible, pour ne point céder en ce qui y est contraire. Je n’ay point encore veu de personnes tenir si ferme que luy en ces deux points. C’est un autre saint Thomas de Villeneuve pour la charité et pour l’humilité, car il se donneroit luy-même pour cela. Il ne réserve pour sa nécessité que le pire. Il est infatigable au travail; c’est bien l’homme du monde le plus austère et le plus détaché des biens de ce monde. Il donne tout et vit en pauvre, et l’on peut dire avec vérité qu’il a l’esprit de pauvreté. Ce ne sera pas luy qui se fera des amis pour s’avancer et pour accroître son revenu, il est mort à tout cela. Peut-être (sans faire tort à sa conduite) que s’il ne l’étoit pas tant, tout en iroit mieux; car on ne peut rien faire ici sans le secours du temporel : Mais je me puis tromper, chacun a sa voye pour aller à Dieu. Il pratique cette pauvreté en sa maison, en son vivre, en ses meubles, en ses domestiques; car il n’a qu’un Jardinier, qu’il prête aux pauvres gens quand ils en ont besoin, et un homme de chambre qui a servi Monsieur de Bernières. Il ne veut qu’une maison d’emprunt, disant que quand il ne faudroit que cinq sols pour luy en faire une, il ne les voudroit pas donner. En ce qui regarde néanmoins la dignité et l’authorité de sa charge, il n’omet aucune circonstance. Il veut que tout se fasse avec la majesté convenable à l’Église autant que le pais le peut permettre. Les Pères luy rendent toutes les assistances possibles, mais il ne laisse pas de demander des Prêtres en France, afin de s’appliquer avec plus d’assiduité aux charges et aux fonctions ecclésiastiques.

Monsieur le Gouverneur fait de son côté paroître de jour en jour son zèle pour la conservation et pour l’accroissement du pais. Il s’applique à rendre la justice à tout le monde. C’est un homme d’une haute vertu et sans reproche. Je vous ay mandé par mes dernières les soins qu’il a eu pour notre conservation, étant venu luy-même plusieurs fois dans notre Monastère pour visiter les lieux et les faire fortifier, ordonnant des corps de gardes, afin que nous fussions hors des dangers des Hiroquois, dans le temps de leurs remuemens. En votre consideration, j’ay souvent l’honneur de sa visite, outre celles qu’il donne à notre Révérende Mère. Il y a toujours à profiter avec luy, car il ne parle que de Dieu et de la vertu, hors la nécessité de nos affaires que nous luy communiquons comme à une personne de confiance et remplie de charité. Il assiste à toutes les dévotions publiques, étant le premier à donner l’exemple aux François et à nos nouveaux Chrétiens. Nous avons rendu grâces à Dieu apprenant qu’il étoit continué en sa charge pour trois ans. La joye a été universelle et publique, et nous souhaitterions qu’il y fut continué par Sa Majesté le reste de ses jours. Si Messieurs de la Compagnie sçavoient son mérite, ils s’emploiroient assurément à se procurer ce bien à eux-mêmes et à tout le pais.

Les bonnes Mères hospitalières qui vinrent l’année dernière s’établir à Mont-Réal, ont été à la veille de repasser en France. Leur fondation étoit entre les mains de Monsieur N. receveur des Tailles qui est mort assez mal en ses affaires, et comme sa charge et ses biens ont été saisis, les deniers de ces pauvres filles s’y sont trouvez envelopez, et on les tient comme perdus. Mais Monseigneur notre Prélat les a retenues sur la requeste qui luy a été présentée par les habitans de Mont-Réal; car ce sont des filles d’une grande vertu et édification. On nous y demande aussi, mais Monseigneur a répondu pour nous, que nous ne pouvions y aller sans une fondation assurée. Vous ne sçauriez croire combien dans les apparences humaines ce pais est peu assuré, et avec ce peu d’assurance l’on y fait par nécessité des dépenses incroiables. C’est un mal commun et nécessaire. Nous nous sommes veues à la veille que tout étoit perdu : Et en effet cela seroit arrivé, si l’armée des Hiroquois qui venoit ici et qui nous eût trouvez sans défense n’eût rencontré dix-sept François et quelques Sauvages Chrétiens, qu’ils ont pris et menez en leur pais. Je vous en ay mandé l’histoire bien au long dans une autre lettre. A présent que leur retour a donné le loisir de se fortifier, l’on n’a pas tant sujet de craindre, sur tout dans nos maisons de pierre, d’où l’on dit qu’ils ne s’approcheront jamais, parce qu’ils croient que ce sont autant de forts. Nonobstant tout cela nous avons fait une bonne provision de poudre et de plomb, et avons emprunté des armes qui sont toujours prêtes en cas d’alarmes. C’est une chose admirable de voir les providences et les conduites de Dieu sur ce pais, qui sont tout à fait au dessus des conceptions humaines. D’un côté, lorsque nous devions être détruits, soixante hommes qui étoient partis pour aller prendre des Hiroquois ont été pris eux-mêmes et immolez pour tout le pais. D’ailleurs les François d’ici et les Algonquins prennent presque tous les avant-coureurs des Hiroquois qui étant exposez au feu découvrent tout le secret de la nation. Enfin Dieu détourne les orages lors qu’ils sont prests de fondre sur nos têtes; et nous sommes si accoutumés à cette providence, qu’un de nos domestiques que je faisais travailler à nos fortifications, me dit avec une ferveur toute animée de confiance : Ne vous imaginez pas, ma Mère, que Dieu permette que l’ennemi nous surprenne; il envoyera quelque Huron par les prières de la sainte Vierge, qui nous donnera tous les avis nécessaires pour notre conservation. La sainte Vierge a coutume de nous faire cette faveur en toutes occasions, elle le fera encore à l’avenir. Ce discours me toucha fort, et nous en vîmes l’effet dès le jour même ou le lendemain, que deux Hurons qui avoient été pris et qui s’étoient sauvez comme miraculeusement par l’assistance de la sainte Vierge, arrivèrent et apportèrent la nouvelle de la prise de nos François, et que l’ennemi s’étoit retiré en son pais. Cette nouvelle fit cesser la garde dans tous les lieux, excepté dans les forts, et tout le monde commença à respirer, car il y avoit cinq semaines qu’on n’avoit point eu de repos ni de jour ni de nuit, tant pour se fortifier que pour se garder. Pour moy je vous assure que j’étois extrêmement fatiguée; car nous avions vingt-quatre hommes sur lesquels il falloit que je veillasse continuellement pour leur donner tous leurs besoins de guerre et de vivres. Ils étoient divisez en trois corps de garde, et faisoient la ronde toute la nuit par des ponts de communication, qui alloient par tout : ainsi ils nous gardoient fort exactement. Je veillois au dessus de tout cela : Car encore que je fusse enfermée dans notre Dortoir, mon oreille néanmoins faisoit le guet toute la nuit de crainte d’alarme, et pour être toujours prête à donner à nos Soldats les munitions nécessaires en cas d’attaque. Enfin, nous fûmes heureuses d’être délivrées de ce fardeau, et l’on en chanta le Te Deum en toutes les Églises. Il y a près de cinq mois qu’il se fait tous les jours un salut solemnel où le S. Sacrement est exposé, afin qu’il plaise à Dieu de protéger le pais. Voilà mon papier rempli, il faut que je finisse, vous suppliant de joindre vos prières aux nôtres, et de nous procurer encore celles de mes Révérends Pères vos bons Religieux.

L.192 De Québec à son Fils, 2 novembre 1660

 Mon très-cher et bien-aimé Fils. Je vous ay écrit par tous les vaisseaux. Voici le dernier que je ne puis laisser partir sans me consoler avec vous, vous disant adieu pour cette année. Plusieurs des plus honêtes gens de ce pais sont partis pour aller en France : Et particulièrement le R. P. le Jeune y va pour demander du secours au Roy, contre nos ennemis que l’on a dessein d’aller attaquer en leurs pais. L’on espère que Sa Majesté en donnera, et en cette attente l’on fait ici un grand nombre de petits batteaux qui ne sont guères plus grands que les canots des Hiroquois, c’est à dire, propres à porter quinze ou vingt hommes. Il est vray que si l’on ne va humilier ces barbares, ils perdront le pais, et ils nous chasseront tous par leur humeur guerrière et carnacière. Ils chasseront, dis-je, ceux qui resteront, car avant que d’en venir là, ils en tueront beaucoup, et tous si on les laisse faire. Il n’y a nulle assurance à leur paix, car ils n’en font que pour allonger le temps, et prendre l’occasion de faire leur coup, et d’exécuter leur dessein, qui est de rester seuls en toutes ces contrées, afin d’y vivre sans crainte, et d’avoir toutes les bêtes pour vivre et pour en donner les peaux aux Hollandois. Ce n’est pas qu’ils les aiment, mais parce qu’ils ont besoin de quelques-uns par le moien desquels ils puissent tirer leurs nécessitez de l’Europe; et comme les Hollandois sont plus proche d’eux, ils traitent plus facilement, non sans leur faire mille indignitez que les François ne pourroient jamais souffrir : Mais l’amour des biens de la terre, et le désir d’avoir des Castors, font que les Hollandois souffrent tout.

Voilà le véritable dessein des Hiroquois, comme nous l’avons apris d’un Huron Chrétien de la dernière défaite qui s’est sauvé d’une bande de six cens de ces barbares, qui venoient ici à cette Automne pour nous surprendre et pour ravager nos moissons. Il ajoute que pour retirer quatorze Oioseronons qui sont dans les fers à Mont-Réal, ils alloient paroître en petit nombre devant l’habitation avec un pavillon blanc, qui est le signe de la paix, feignant la vouloir demander : Car ils disent que les robes noires voiant ce signe ne manqueront pas d’aller au devant avec quelques François, qu’ils prendront les uns et les autres afin de les échanger avec leurs prisonniers, et que l’échange fait, ils se jetteront sur les François, afin de les détruire. Mais avant que de les exterminer, ils ont envie d’enlever les femmes et les filles pour les emmener en leur pais.

Le Huron fugitif ajoute à tout cela, qu’il est arrivé à ces six cens Barbares un accident qui pourra bien les faire retourner sur leurs pas sans rien faire. Comme ils se divertissoient en chassant à l’eau un Cerf ou vache sauvage, l’un d’entre eux voulant tirer sur la bête pour l’arrêter, tira sur le chef de l’armée et le tua; et comme ces gens là sont fort superstitieux, ils ont tiré un augure de ce coup, que leur guerre n’iroit pas bien pour eux, et qu’assurément il leur arriveroit du malheur. Dans cette pensée qui passoit en leur esprit pour une conviction ils commencèrent à défiler, et le captif prit occasion de là de s’enfuir, aiant les plaies de ses doigts coupez et brûlez encore toutes fraîches.

C’est ce même captif qui nous a apris la fin de nos François et de nos Sauvages Chrétiens qui avoient été pris au Printemps dernier, après s’être défendus jusqu’à l’extrémité. Il dit qu’ils les ont tous fait brûler avec des tourmens et des ignominies horribles. Ils ont souffert la mort avec une générosité qui épouventoit leurs tyrans. Le dernier mort à qui l’on hachoit les doigts peu à peu, se jettoit à genoux à chaque pièce qu’on lui coupoit pour remercier Dieu et le bénir. Avec tout cela il étoit demi-rôti, car on les a fait brûler à petit feu, ces barbares étant pires et plus démons en cruauté que les démons mêmes.

Toutes ces connoissances ont tellement animé les François qu’ils sont résolus de détruire ces misérables par eux et par le secours qu’ils attendent de France. Ils ne peuvent plus différer leur perte après tant d’hostilitez et de ruptures de paix. Autant qu’ils en prennent ils les mettent entre les mains des Algonguins, qui sont gens de cœur, fort bons Chrétiens et très fidèles aux François, qui les traitent comme ils sont traitez quand ils sont pris. Vous vous étonnez de cette résolution, et vous dites que cela répugne à l’esprit de l’Évangile et des Apôtres qui ont exposé leur vie pour sauver les infidèles, et ceux même qui les faisoient souffrir. Monseigneur notre Prélat a été de votre sentiment, il a même fait apprendre la langue à Monsieur de Bernières pour les aller instruire; vous sçavez combien de fois nos Révérends Pères y sont allez pour le même sujet; tout nouvellement ils ont voulu y aller pour faire un dernier effort, mais on les a retenus comme par violence, le péril étant trop évident et inévitable. Après tant d’efforts inutiles et d’expériences de la perfidie de ces infidèles, Monseigneur a bien changé de sentiment, et il tombe d’accord avec toutes les personnes sages du pais, ou qu’il les faut exterminer, si l’on peut, ou que tous les Chrétiens et le Christianisme du Canada périsse. Quand il n’y aura plus de Christianisme ni de Missionnaires quelle espérance y aura-t-il de leur salut? Il n’y a que Dieu qui par un miracle bien extraordinaire les puisse mettre dans la voie du Ciel. Il est tout puissant pour le faire. Priez-le de cela, si c’est pour sa gloire, et s’il y a encore parmi ces Barbares quelque âme prédestinée qu’il veuille sauver, comme il en a sauvé six ou sept cens ces dernières années, que les Révérends Pères y ont prêché, et fait les fonctions d’apôtres avec des travaux incroiables.

Dans le déplorable état où sont les affaires communes du pais, peut-etre que nos Mères seront en peine de nous, et qu’elles penseront à nous rappeller auprès d’elles. Si elles sont clans cette disposition, je vous supplie, mon très-cher Fils, d’en détourner le coup, car outre que nous ne sommes pas en danger pour nos personnes, nous n’avons point de peur. Et de plus soiez assuré, et assurez-les que s’il y avoit quelque péril évident, Monseigneur notre Prélat, n’en feroit pas st deux fois; il feroit mettre les Hospitalières et les Ursulines dans un même vaisseau, et nous renvoiroit en France. Mais grâces à notre Seigneur le mal n’est pas à cette extrémité : Et quoique l’intention des Hiroquois soit de nous chasser ou de nous détruire, je croi que celle de Dieu est de nous arrêter, et de faire triompher cette nouvelle Église de ses ennemis. Adieu pour cette année.

L.195 à son Fils, 16 septembre 1661.

Mon très-cher Fils. J’ay reçu avec une consolation toute particulière vos trois lettres, qui toutes m’ont appris que notre Seigneur vous a rendu la santé. Je vous avoue que (je) craignois que ce mal ne vous emportât, et j’avois déjà fait mon sacrifice en dénuant mon cœur de ce qu’il aime le plus sur la terre pour obéir à sa divine Majesté. Mais enfin vous voilà encore; soiezdonc un digne ouvrier de sa gloire, et consumez-vous à son service. Pour cet effet je suis très-aise que vous soiez hors de Compiègne, où les soins des affaires temporelles partageoient votre esprit. Servez-vous de ce repos comme d’un rafraîchissement que le Ciel vous présente pour faire de nouveaux amas de vertu et de bonnes œuvres, et pour emploier toutes vos forces à la gloire de celuy pour qui nous vivons. Vous avez bien commencé, et j’ay pris plaisir à l’adresse avec laquelle vous avez saintement trompé Monseigneur d’Angers au sujet de la réforme de saint Aubin. I1 faut quelquefois faire de semblables coups pour avancer les affaires de Dieu, qui a soin puis après d’essuyer les disgrâces qui en peuvent naître de la part des créatures. Vous en avez une preuve, puisque ce grand Prélat vous aime, et que son esprit n’en est pas plus altéré contre vous. J’apprens encore, que vous servez Dieu et le prochain par vos prédications. Vous m’avez beaucoup obligée de m’envoyer celle que vous avez faite des grandeurs de Jésus, et vous avez raison de dire qu’elle trait-te d’un sujet que j’aime. Je l’aime en effet, car tout ce qui parle des grandeurs de notre très-adorable Jésus, me plaît plus que je ne vous le puis exprimer. Je vous laisse à penser si mon esprit n’est pas content quand je reçois quelque chose de semblable de mon Fils que j’ay toujours souhaitté dans la vie de l’Lvangile pour en pratiquer les maximes, et pour y annoncer les louanges et les grandeurs du sacré Verbe incarné. Vous n’aviez pas encore veu le jour que mon ambition pour vous étoit que vous fussiez serviteur de Jésus-Christ, et tout dévoué à ses divins conseils, aux dépens de votre vie et de la mienne. La pièce est belle et bien conçue en toutes ses circonstances, mais je crains que ces grandes pièces d’appareil ne vous peinent trop, et que ce ne soit en partie la cause de vos épuisemens. J’y remarque un grand travail, mais la douceur d’esprit s’y trouve jointe. Si j’étois comme ces Saints qui entendoient prêcher de loin, je prendrois plaisir à vous entendre, mais je ne suis pas digne de cette grâce. Il est à croire que nous nous verrons plutôt en l’autre monde qu’en celuy-cy. Dieu néanmoins a des voyes qui nous sont inconnues, sur tout dans un pais flotant et incertain comme celuy-cy, où naturellement parlant, il n’y a pas plus d’assurance qu’aux feuilles des arbres quand elles sont agitées du vent.

(Vous me demandez quelques pratiques de mes dévotions particulières. Si j’avois une chose à souhaitter en ce monde, ce seroit d’être auprès de vous afin de verser mon cœur dans le vôtre, mais notre bon Dieu a fait nos départemens où il nous faut tenir. (Vous sçavez bien que les dévotions extérieures me sont difficiles : Je vous diray néanmoins avec simplicité, que j’en ay une que Dieu m’a inspirée, de laquelle il me semble que je vous ay parlé dans mes écrits. C’est au suradorable cœur du Verbe incarné : il y a plus de trente ans que je la pratique, et voici l’occasion  qui me la fit embrasser.

Un soir que j’étois dans notre cellule traitant avec le Père Éternel de  la conversion des âmes, et souhaittant avec un ardent désir, que le Royaume de Jésus-Christ fût accompli, il me sembloit que le Père Éternel ne m’écoutoit pas, et qu’il ne me regardoit pas de son œil de bénignité comme à l’ordinaire. Cela m’affligeoit ; mais en ce moment, j’entendis une voix intérieure qui me dit : demande-moy par le cœur de mon Fils, c’est par luy que je t’exauceray. Cette divine touche eut son effet, car tout mon intérieur se trouva dans une communication très-intime avec cet adorable cœur, en sorte que je ne pouvoir plus parler au Père Éternel que par luy. Cela m’arriva sur les huit à neuf heures du soir, et du depuis environ cette heure là, c’est par cette pratique que j’achève mes dévotions du jour, et il ne me souvient point d’y avoir manqué, si ce n’est par impuissance de maladie, ou pour n’avoir pas été libre dans mon action intérieure. Voici à peu près comme je m’y comporte lorsque je suis libre en parlant au Père Éternel.

C’est par le cœur de mon Jésus ma vote, ma vérité et ma vie que je m’approche de nous, ô Père Éternel. Par ce divin cœur je vous adore pour tous ceux qui ne vous adorent pas : je vous aime pour tous ceux qui ne vous aiment pas; je vous adore pour tous les aveugles volontaires qui par mépris ne vous connoissent pas. Je veux par ce divin cœur satisfaire au devoir de tous les mortels. Je fais le tour du monde pour chercher toutes les âmes rachepties du Sang très précieux de mon divin Époux : Je veux vous satisfaire pour elles toutes par ce divin cœur. Je les embrasse toutes. pour vous les présenter par Lui. Je vous demande leur conversion; voulez-vous souffrir qu’elles ne connoissent pas mon Jésus? permettrez-vous qu’elles ne vivent pas en celny qui est mort pour tous? Vous voyez, ô divin Père, qu’elles ne vivent pas encore; Ah ! faites qu’elles rivent par ce divin cœur. C’est ici que je parle de cette nouvelle Église,) et que j’en représente à Dieu toutes ses nécessitez, puis j’ajoute : Sur cet adorable cœur je vous présente tous les ouvriers de l’Evangile ; remplissez-les de votre esprit saint par les mérites de ce divin cœur.  Des ouvriers de l’Evangile, mon esprit passe aux Hiroquois nos ennemis dont je demande la conversion avec toutel'instance qui m’est possible. Puis je parle aux deux âmes que vous connoissez, et je dis : (Sur ce sacre cœur comme sur un autel divin, je nous présente N. votre petit serviteur, et ,V. votre petite servante, je vous demande au nom de mon divin Epoux, que vous les remplissiez de son esprit, et qu’ils soient éternellement à vous sous les auspices de cet adorable cœur). Je fais encore mémoire de quelques personnes avec qui j’ay des liaisons spirituelles, et des Bienfaiteurs de notre maison, et de cette nouvelle Église. (Je m’adresse ensuite au sacré Verbe incarné, et je luy dis: Vous savez mon bien-aimé tout ce que je veux dire à votre Père par vostre divin cœur et par vostre sainte âme; en le luy disant, je vous le dis, parceque vous êtes en vostre Père et que votre Père est en vous. Faites-donc que tout cela s’accomplisse,) et joignez-vous à moy pour fléchir par votre cour celuy de votre Père. Failes selon votre parole, que comme vous êtes une même chose avec luy, (toutes les âmes que je vous présente soient aussi une même chose avec luy et avec vous. Voilà l’exercice du sacré cœur de Jésus.

J’envisage ensuite ce que je dois au Verbe incarné, et pour luy en rendre mes actions de grâces je luy dis : Que vous rendrai je, ô mon divin Jpoux, pour les excez de vos grâces en mon endroit? C’est par votre divine Mère que je vous en veux rendre mes reconnoissances. Je vous offre donc son sacré cœur, ce cœur, dis je, qui vous a tant aimé. Souffrez que je vous aime par ce même cœur, que je vous offre les sacrées manuelles qui vous ont allaitté, et ce sein virginal que vous avez voulu santlffier par votre demeure avant que de paroître dans le monde. Je vous l’offre en action de grâces de tous vos bienfaits sur moi tant de grâce que de nature : Je vous l’offre pour l’amendement de ma vie, et pour la santification de mon âme, et afin qu’il vous plaise me donner la persévérance finale dans vostre grâce et dans vostre saint amour. Je vous rends grâces, ô mon divin Epoux de ce qu’il vous a plu choisir cette très-sainte Vierge pour vostre Mère, de ce que vous luy avez donné les grâces convenables à cette haute dignité, et enfin de ce qu’il vous a plu nous la donner pour Mère. J’adore l’instant sacré de vostre Incarnation dans son sein très pur, et tous les divins moyens de vostre vie voyagère sur la terre. Je vous rends grâces de ce que vous vous êtes voulu faire non seulement vostre vie exemplaire par vos divines vertus, mais encore vostre cause méritoire par tous vos travaux et par l’effusion de vostre Sang. Je ne veux ni vie ni moment que par vostre vie. Purifiez-donc ma vie impure et défectueuse par la pureté et perfection de vostre vie divine, et par la vie sainte de vostre divine Mère. Je dis ensuite ce que l’amour me fait dire à la très-sainte Vierge, toujours néanmoins dans le même sens que ce que je viens de dire, et je ferme par là ma retraite du soir. Dans les autres temps mon cœur et mon esprit sont attachez a leur objet et suivent la pante que la grâce leur donne. Dans l’exercice même que je viens de rapporter je suis le trait de l’esprit, et ce n’est ici qu’une expression de l’intérieur : Car je ne puis faire de prières vocales qu’à la psalmodie, mon Chapelet d’obligation m’étant même assez difficile).

Je porte au col une petite chaîne de fer il y a plus de vingt et trois ans, peur marque de mon engagement à la sainte Mère de Dieu : je n’y ai point d’autre pratique, sinon en la baisant de m’offrir pour esclave à cette divine Mère.

(Accommodez-vous je vous prie, mon très-cher Fils, à ma simplicité, et excusez ma facilité). je puis dire comme saint Paul, que je fais une folie, mais je dirai aussi avec luy, que c’est vous qui me contraignez de la faire. (J’ay encore composé une Oraison, qu’un de mes amis m’a mise en latin, pour honorer la double beauté du Fils de Dieu dans ses deux natures divine et humaine ; voicy comme elle est conçue : Domine Jesu-Christe, splendor paterne gloria, et figura substantia ejus ; Vota renovo illius servitutis qua me totam gemina pulchritudini tua promisi reddituram : omnemque gloria, qua hic haberi aut optari potest rejicio, prater eam qua me vere ancillam tuam in aternum profitebor. Amen, mi Jesu.

Ce qui m’a donné le mouvement à cette dévotion de la double beauté du sacré Verbe incarné, est, qu’étant un jour en notre maison de Tours dans un transport extraordinaire, j’eus une veue de l’éminence et sublimité de cette double beauté des deux natures en Jésus-Christ. Dans ce transport je pris la plume et écrivis des vœux conformes à ce que mon esprit pâtissoit. J’ay depuis perdu ce papier. Étant revenue à mov, je me trouvé engagée d’une nouvelle manière à Jésus-Christ, quoique quelque écrit que ce puisse être, il ne puisse jamais dire ce qui se passe dans l’âme quand elle est unie dans son fond à ce divin objet. Dans ce seul mot Figure de la substance du Père, l’esprit comprend des choses inexplicables, l’âme qui a de l’expérience dans les voyes de l’esprit, l’entend selon l’étendue de sa grâce ; et dans ce renouvellement de vœux à  cette double beauté, l’âme qui est une même chose avec son bien-aimé entend ce secret, comme elle entend celuy de sa servitude envers luy.)

Je vous ay autrefois parlé de la dévotion à saint François de Paule : car je croy que vous n’ignorez pas que ce fut notre bisaveul qui fut envoyé par le Roy Louis, pour le demander au Pape et pour l’amener en France. J’en ay bien entendu parler à mon grand père; et même ma Tante qui est morte lors que j’avois quinze ans, avoit veu sa grande mère, fille de ce bisaveul, qui la menoit souvent au Plessis pour visiter ce saint homme, qui par une pieuse affection faisoit le signe de la croix sur le visage de cette petite en la bénissant. C’est ce qui a toujours donné une grande dévotion à notre famille envers ce grand Saint. Mon grand Père nous racontoit cela fort souvent, afin d’en perpétuer après luy la mémoire et la dévotion, comme il l’avoit reçeue de son ayeul.

Voilà le récit d’une partie de mes dévotions, que je vous fais avec la même simplicité que vous me l’avez demandé : Souvenez-vous de moy dans les vôtres, car de mon côté je ne fais rien que vous n’y ayez bonne part.

De Québec le 16. Septembre 1661.

L.201. De Québec, à son Fils, 10 août 1662.

Mon très-cher Fils. Je vous ay parlé dans une autre lettre d’une croix que je vous disois m’être plus pesante que toutes les hostilitez des Hiroquois. Voici en quoi elle consiste. Il y a en ce pais des François si misérables et sans crainte de Dieu, qu’ils perdent tous nos nouveaux Chrétiens leur donnant des boissons très-violentes comme de vin et d’eau de vie pour tirer d’eux des Castors. Ces boissons perdent tous ces pauvres gens, les hommes, les femmes, les garçons et les filles même; car chacun est maître dans la Cabane quand il s’agit de manger et de boire, ils sont pris tout aussi-tôt et deviennent comme furieux. lls courent nuds avec des épées et d’autres armes, et font fuir tout le monde, soit de jour soit de nuit, ils courent par Québec sans que personne les puisse empêcher. Il s’ensuit de là des meurtres, des violemens, des brutalitez monstrueuses et inouïes. Les Révérends Pères ont fait leur possible pour arrêter le mal tant du côté des François que de la part des Sauvages, tous leurs efforts ont été vains. Nos filles Sauvages externes venant à nos classes, nous leur avons fait voir le mal où elles se précipitent en suivant l’exemple de leurs parens, elles n’ont pas remis depuis le pied chez-nous. Le naturel des Sauvages est comme cela : ils font tout ce qu’ils voient faire à ceux de leur Nation en matière de mœurs, à moins qu’ils ne soient bien affermis dans la morale Chrétienne. Un Capitaine Algonguin excellent Chrétien et le premier baptisé du Canada nous rendant visite se plaignoit disant : Onontio, c’est Monsieur le Gouverneur, nous tue, de permettre qu’on nous donne des boissons. Nous lui répondîmes : dis-lui qu’il le défende. Je lui ay déjà dit deux fois, repartit-il, et cependant il n’en fait rien : Mais priez-le vous-même d’en faire la défense, peut-être vous obéira-t’il.

C’est une chose déplorable de voir les accidens funestes qui naissent de ce trafic. Monseigneur notre Prélat a fait tout ce qui se peut imaginer pour en arrêter le cours comme une chose qui ne tend à rien moins qu’à la destruction de la foy et de la Religion dans ces contrées. I1 a emploié toute sa douceur ordinaire pour détourner les François de ce commerce si contraire à la gloire de Dieu, et au salut des Sauvages. Ils ont méprisé ses remonstrances, parce qu’ils sont maintenus par une Puissance séculière qui a la main forte. Ils lui disent que partout les boissons sont permises. On leur répond que dans une nouvelle Église, et parmi des peuples non policez, elles ne le doivent pas être, puisque l’expérience fait voir qu’elles sont contraires à la propagation de la foy, et aux bonnes mœurs que l’on doit attendre des nouveaux convertis. La raison n’a pas fait plus que la douceur. Il y a eu d’autres contestations très-grandes sur ce sujet : Mais enfin le zèle de la gloire de Dieu a emporté notre Prélat et l’a obligé d’excommunier ceux qui exerceroient ce trafic. Ce coup de foudre ne les a pas plus étonnez que le reste : Ils n’en ont tenu conte disant que l’Église n’a point de pouvoir sur les affaires de cette nature. /[231]

Les affaires étant à cette extrêmité, il s’embarque pour passer en France, afin de chercher les moiens de pourvoir à ces désordres qui tirent après eux tant d’accidens funestes. Il a pensé mourir de douleur à ce sujet, et on le voit seicher sur le pied. Je croi que s’il ne peut venir à bout de son dessein, il ne reviendra pas, ce qui seroit une perte irréparable pour cette nouvelle Église, et pour tous les pauvres François /[232] ! il se fait pauvre pour les assister, et pour dire en un mot tout ce que je conçois de son mérite, il porte les marques et le caractère d’un saint. Je vous prie de recommander, et de faire recommander à notre Seigneur une affaire si importante, et qu’il lui plaise de nous renvoier notre bon Prélat, Père et véritable Pasteur des âmes qui lui sont commises.

Vous voyez que ma lettre ne parle que de l’affaire qui me presse le plus le cœur, parceque j’y voi la majesté de Dieu déshonorée, l’Église méprisée, et les âmes dans le danger évident de se perdre. Mes autres lettres répondront aux vôtres.

L.216 De Québec, à son Fils, 29 juillet 1665.

Mon très-cher Fils. Je reçeus l’année dernière une lettre de confiance de votre part, à laquelle je ne pus répondre, (à cause d’une grande maladie, dont il a plu à la divine Bonté de me visiter. Elle a duré près d’un an, et je n’en suis pas encore bien guérie, mais je me porte beaucoup mieux que je n’ai fait. Sa divine Majesté m’y a disposée d’une manière extraordinaire et toute aimable, en sorte que je n’ai pas été prise au dépourveu. Vous serez peut-être bien aise d’en sçavoir l’origine et les suites : je vous les dirai, afin que vous m’aidiez à louer ses divines miséricordes.

Avant que de tomber, je vis en songe Notre Seigneur attaché à la croix tout vivant, mais tout couvert de playes dans toutes les parties de son corps. Il gémissoit d’une manière très-pitoyable étant porté par deux jeunes hommes, et j’avois une forte impression qu’il alloit chercher quelque âme fidèle pour luy demander du soulagement dans ses extrêmes douleurs. Il me sembloit qu’une honnête Dame se présentoit à lui pour cet effet; mais peu après elle lui tourna le dos et l’abandonna dans ses souffrances. Pour moy, je le suivis le contemplant toujours dans ce pitoiable état, et le regardant d’un œil de compassion. Je n’en vis pas davantage, mais mon mal arrivant là dessus, il me demeura dans l’esprit une impression si forte et si vive de ce divin Sauveur crucifié, qu’il me sembloit l’avoir continuellement devant les yeux, mais qu’il ne me faisoit part que d’une partie de sa croix, quoique mes douleurs fussent des plus violentes et des plus insupportables.

Le mal commença par un flux hépatique et par un épanchement de bile par tous les membres jusques dans le fond des os, en sorte qu’il me sembloit qu’on me perçât par tout le corps depuis la tête jusques aux pieds. J’avois avec cela une fièvre continue et une colique qui ne me quittoit ni jour ni nuit, en sorte que si Dieu ne m’eût soutenue, la patience me seroit échappée, et j’aurois crié les hauts cris.

L’on me donna les derniers Sacremens, que l’on pensa réitérer quelque temps après, à cause d’une rechute, qui commença par un mal de côté comme une pleurésie, avec une colique néphrétique, et de grands vomissemens accompagnez d’une rétraction de nerfs, qui m’agitoit tout le corps jusqu’aux extrémitez. Et pour faire un assemblage de tous les maux, comme je ne pouvois durer qu’en une posture dans le lit, il se forma des pierres dans les reins qui me causoient d’étranges douleurs, sans que ceux qui me gouvernoient pensassent que ce fût un nouveau mal, jusques à ce qu’une rétention d’urine le découvrit. Enfin je rendis une pierre grosse comme un œuf de pigeon, et ensuite un grand nombre de petites. L’on avoit résolu de me tirer cette pierre, mais entendant parler qu’on y vouloit mettre la main, j’eus recours à la très-sainte Vierge par un Menrorare que je dis avec foy, et au même temps, cette pierre tomba d’elle-même, et les autres la suivirent.

Cette longue maladie ne m’a point du tout ennuyée, et par la miséricorde de notre bon Dieu, je n’y ai ressenti aucun mouvement d’impatience : j’en dois toute la gloire à la compagnie de mon Jésus crucifié, son divin Esprit ne me permettant pas de souhaiter un moment de relâche en mes souffrances, mais plutôt me mettants dans une douceur, qui me tenoit dans la disposition de les endurer jusqu’au jour du jugement. Les remèdes ne servoient qu’à aigrir mon mal et accroître mes douleurs ; ce qui fit résoudre les Médecins de me laisser entre les mains de Dieu, disant que tant de maladies jointes ensemble étoient extraordinaires, et que la Providence de Dieu ne les avoit envoyées que pour me faire souffrir. Etant donc ainsi abandonnée des hommes, toutes les bonnes âmes de ce pais faisoient à Dieu des prières et des neuvaines pour ma santé. L’on me pressoit de la demander avec elles, mais il ne me fut pas possible de le faire, ne voulant ni vie ni mort que dans le bon plaisir de Dieu. Monseigneur notre digne Evêque m’en pressoit aussi, et je luy répartis que j’étois dans l’impuissance de le faire. Ce très-bon et très-charitable Prélat me fit l’honneur de me visiter plusieurs fois : le R. Père Lallemant me rendit toutes les assistances d’un bon père : La Mère de saint Athanase notre Assistante, quoiqu’elle fût chargée à mon défaut de toute la maison, voulut être mon Infirmière : Et ni elle ni aucune de mes Sœurs, quoiqu’elles me veillassent jour et nuit avec des fatigues incroyables, ne fut par la miséricorde de Dieu ni malade ni incommodée).

A présent je me porte beaucoup mieux : la fièvre m’a quittée, sinon qu’elle me reprend comme font mes douleurs, et en quelques recheutes : et toujours il me reste une grande foiblesse et un dégoût avec la colique continuelle et le flux hépatique qui ne m’a pas encore tout-à-fait quittée : Mais tout cela me paroît comme des roses en comparaison du passé. Je marche par la maison à l’aide d’un bâton. J’assiste aux observances, excepté à l’Oraison qui se fait à quatre heures du matin, parce que mes maux me travaillent un peu en ce temps-là.

Je rends grâces à Dieu de ce qu’il vous a aussi rendu votre santé, et des sentimens de patience qu’il vous a donnez en votre maladie. (Pendant le cours de la mienne sa divine i4 Majesté toujours aimable et toujours pleine de bonté en mon endroit, m’a fait la grâce et l’honneur de me tenir une aussi fidèle compagnie dans mes souffrances, qu’au temps de ma santé dans Ies emplois et dans les affaires qu’elle désire de moy. Quand une âme se rend fidèle à ses desseins, il la conduit quelquefois dans un état où rien ne la peut distraire, où tout luy est égal, et où soit qu’il faille souffrir, soit qu’il faille agir elle le fait avec une parfaite liberté des sens et de l’esprit, sans perdre cette divine présence) : mais venons à ce qui vous touche.

Vous me marquez dans votre lettre quelques points de confiance touchant vos croix intérieures. Je vous en ay obligation; car je vous diray que cela m’a servi pour aider une âme qui s’est addressée à moy, qui est dans de semblables peines depuis cinq ans. Elles ont commencé par les mêmes occasions, mais je ne sçai si elle aura la même fidélité pour combattre, et pour perséverer dans son combat : parce que son grand mal est que la volonté est attaquée : et elle l’est d’une manière si violente, qu’elle tombe assez souvent sans sçavoir ce qu’elle fait. Cela donne bien de la peine à son Directeur, qui pour éviter de plus grands inconvéniens la prive souvent de communier, et quelquefois assez long-temps, ce qui la porte à des agitations inconcevables; car elle s’en prend à Dieu par des cris et des paroles qui me font frémir. Ce que je trouve de bon en cette personne, est qu’elle est fidèle à découvrir ses playes au Médecin de son âme, ce qui me fait espérer que Dieu luy fera miséricorde, et d’ailleurs on ne peut voir une personne plus humble, plus douce, plus charitable, plus obéissante. Les peines de N. ne sont pas de cette qualité : elles sont dans l’imagination et dans l’entendement, où elle s’imagine qu’un ou plusieurs démons luy parlent continuellement, et cette imagination la trouble quelquefois de telle sorte qu’elle croit leur répondre et leur acquiescer, ce qui n’est pas : parceque sa volonté est tellement gagnée à Dieu, que le démon n’y peut faire brêche /[233]. Cette grande croix sera sans doute la matière de sa sanctification, car depuis le matin jusqu’au soir elle traite avec Dieu, luy donnant des marques de sa fidélité, par l’acquiescement qu’elle rend à son esprit et à sa conduite sur elle. Monseigneur notre Evêque n’a point de crainte à son égard non plus que le R. P. Lallemant, à cause de sa fidélité au regard de la tentation, et de sa soumission au regard des ordres de Dieu; et moy j’ajoute, à cause des bas sentimens de son esprit, car elle s’estime la plus misérable de la terre. Elle se recommande à vos prières, et je vous la recommande particulièrement.

Pour vous (je bénis Dieu des grâces qu’il vous fait dans la vie intérieure. O que c’est un heureux partage d’y être appellé et de s’y rendre fidèle ! Prenons courage jusqu’au bout de la carrière. Les peines que vous avez expérimentées vous ont fait du bien : et de plus elles vous peuvent beaucoup servir en la conduite des âmes). C’est une conduite de Dieu assez ordinaire, de faire passer par de grandes épreuves ceux dont il se veut servir dans la conduite des autres, afin qu’ils connoissent les maladies de leurs inférieurs par leur expérience, et qu’ils y apportent des remèdes plus propres et plus convenables.

Dans la même lettre à laquelle je répons, vous me parlez de quelques points d’Oraison qui sont assez délicats. Je vous y répondray autant que ma foiblesse me le pourra permettre. (Je vous dirai donc, selon mon petit jugement, qu’en matière d’oraison surnaturelle, car c’est celle dont vous m’entretenez, je remarque trois états qui se suivent et qui ont leur perfection particulière. I1 y a des âmes qui ne passent pas plus avant que le premier; d’autres sont élevées jusqu’au second; d’autres enfin parviennent heureusement jusqu’au troisième. Mais en chacun de ces états il y a divers degrez ou opérations, où le Saint Esprit les élève selon qu’il luy plaît pour sa plus grande gloire, et pour leur perfection particulière, toujours avec des caresses qui n’appartiennent qu’à un Dieu d’une bonté infinie.

Le premier état est l’oraison de quiétude, où l’âme qui dans ses commencemens avoit coutume de s’occuper à la considération des mystères, est élevée par un attrait surnaturel de la grâce, en sorte qu’elle s’étonne elle-même, de ce que sans aucun travail son entendement est emporté et éclairé dans les attributs divins, où il est si fortement attaché qu’il n’y a rien qui l’en puisse séparer. Elle demeure dans ces illustrations sans qu’elle puisse opérer d’elle-même, mais elle reçoit et pâtit les opérations de Dieu autant qu’il plaît à sa divine bonté d’agir en elle et par elle. Après cela elle se trouve comme une éponge dans ce grand océan, où elle ne voit plus par distinction les perfections divines ; mais toutes ces veues distinctes sont suspendues et arrêtées en elle, en sorte qu’elle ne sçait plus rien que Dieu en sa simplicité, qui la tient attachée à ses divines mammelles. L’âme étant ainsi attachée à son Dieu comme au centre de son repos et de ses plaisirs, attire facilement à soy toutes ses puissances, pour les faire reposer avec elle. D’où elle passe à un silence, où elle ne parle pas même à celuy qui la tient captive, parce qu’il ne lui en donne ni la permission ni le pouvoir. En suite elle s’endort avec beaucoup de douceur et de suavité sur ces mammelles sacrées : ses aspirations néanmoins ne reposent point, mais plutôt elles se fortifient tandis que tout le reste se repose, et elles allument dans son cœur un feu qui semble la vouloir consumer; d’où elle entre dans l’inaction et demeure comme pâmée en celui qui la possède.

Cet état d’oraison, c’est à dire, l’oraison de quiétude, n’est pas si permanent dans ses commencemens, que l’âme ne change quelquefois pour retourner sur les mystères du Fils de Dieu, ou sur les attributs divins; mais quelque retour qu’elle fasse, ses aspirations sont beaucoup plus relevées que par le passé : parce que les opérations divines qu’elle a pâties dans sa quiétude l’ont mise dans une grande privauté avec Dieu, sans travail, sans effort, sans étude, mais seulement attirée par son divin esprit. Si elle est fidèle dans la pratique des vertus que Dieu demande d’elle, elle passera outre, et elle entrera plus avant dans le divin commerce avec son bien-aimé. Cette oraison de quiétude durera tant qu’il plaira à celuy qui agit l’âme, et dans la suite de cet état il la fera passer par diverses opérations, qui feront en elle un fond, qui la rendra sçavante en la science des Saints, quoiqu’elle ne les puisse distinguer par paroles, et qu’il luy soit difficile de rendre conte de ce qui se passe en elle).

 (Le second état de l’Oraison surnaturelle, est l’Oraison d’union, dans laquelle Dieu après avoir enyvré l’âme des douceurs de l’Oraison de quiétude, l’enferme dans les celliers de ses vins pour introduire en elle la parfaite charité. En cet état, la volonté tient l’empire sur l’entendement, qui est tout étonné et tout ravi des richesses qu’il voit en elle ; et il y a ainsi qu’au précédent divers degrez qui rendent l’âme un même esprit avec Dieu. Ce sont des touches, des paroles intérieures, des caresses; d’où naissent les extases, les ravissemens, les visions intellectuelles, et d’autres grâces très-sublimes qui se peuvent mieux expérimenter que dire; parceque les sens n’y ont point de part, l’âme n’y faisant que pâtir et souffrir ce que le saint esprit opère en elle. Quoique le sens ne peine pas en cet état comme il faisoit dans les occupations intérieures qui ont précédé l’oraison de quiétude, l’on n’y est pas néanmoins entièrement libre; parceque s’il arrive que l’âme veuille parler au dehors de ce qu’elle expérimente dans l’intérieur, l’esprit qui la tient occupée, l’absorbe en sorte que les paroles luy manquent, et le sens mêmes se perdent quelquefois. Il se fait encore un divin commerce entre Dieu et l’âme par une union la plus intime qui se puisse imaginer, ce Dieu d’amour voulant être seul le Maître absolu de l’âme qu’il possède et qu’il luy plaît de caresser et d’honorer de la sorte; et ne pouvant souffrir que rien prenne part à cette jouissance. Si la personne a de grandes occupations, elle y travaille sans cesser de pâtir ce que Dieu fait en elle : Cela même la soulage, parceque les sens étant occupez et divertis, l’âme en est plus libre. D’autres fois les affaires temporelles et la vie même luy sont extrêmement pénibles à cause du commerce qu’elles l’obligent d’avoir avec les créatures : elle s’en plaint à son bien-aimé, se servant des paroles de l’Epouse sacrée Fuions, mon bien-aimé, allons à l’écart. Ce sont des plaintes amoureuses qui gagnent le cœur de l’Epoux pour faire à son Epouse de nouvelles caresses qui ne se peuvent exprimer : et il semble qu’il la confirme dans ses grâces les plus excellentes, et que les paroles qu’il a autrefois dites à ses apôtres soient accomplies en elle, comme en effet elles le sont au fonds de l’âme : Si quelqu’un m’aime, je l’aimeray, et mon Père l’aimera; Nous viendrons en luy, et y ferons nostre demeure. L’âme, dis-je, expérimente cette vérité d’où naît le troisième état d’oraison, qui est le mariage spirituel et mystique).

(Ce troisième état de l’oraison passive ou surnaturelle est le plus sublime de tous. Les sens y sont tellement libres que l’âme qui y est parvenue peut agir sans distraction dans les emplois où sa condition l’engage. Il luy faut néanmoins avoir un grand courage, parceque la nature demeure dénuée de tout secours sensible du côté de l’âme, Dieu s’étant tellement emparé d’elle, qu’il est comme le fonds de sa substance. Ce qui se passe est si subtil et si divin, que l’on n’en peut parler comme il faut. C’est un état permanent où l’âme demeure calme et tranquille, en sorte que rien ne la peut distraire. Ses soupirs et ses respirs sont à son bien-aimé dans un état épuré de tout mélange, autant qu’il le peut être en cette vie : et par ces mêmes respirs elle luy parle sans peine de ses mystères et de tout ce qu’elle veut. Il luy est impossible de faire les méditations et les réflexions ordinaires, parce qu’elle voit les choses d’un simple regard, et c’est ce qui fait sa félicité dans laquelle elle peut dire : Ma demeure est dans la paix. Elle expérimente ce que c’est que la véritable pauvreté d’esprit, ne pouvant vouloir que ce que la divine volonté veut en elle. Une chose la fait gémir, qui est, de se voir en cette vie sujète à l’imperfection, et d’être obligée de porter une nature si corruptible, encore que ce soit ce qui la fonde dans l’humilité.

Je reviens au sujet qui m’a fait faire cette digression, et je dis que quand une âme est parvenue à ce dernier état, ni l’action ni les souffrances ne la peuvent distraire ou séparer de son bien-aimé. S’il  faut souffrir les douleurs de la maladie, elle est comme élevée au dessus du corps, et elle les endure comme si ce corps étoit séparé d’elle-même, ou comme s’il appartenoit à un autre).

Voilà ce me semble, mon très-cher Fils, les points que vous m’avez proposez ausquels je vous répons selon ma petite expérience. (Je ne sçay pourtant Si ce que j’en ay dit est bien à propos, tant à cause de mon ignorance, que pour mon peu de loisir, joint à ma très-grande foiblesse qui ne me permet pas de faire une application forte et sérieuse à quoi que ce soit).

L.222 De Québec, à son Fils, 22 septembre 1666.

Mon très-cher Fils. Voici la réponse à votre lettre de confiance, qui m’a également consolée et édifiée. Je croy que le saint Esprit vous a donné les saints mouvemens qui vous ont tant pressé le cœur : et c’est un plus grand avantage pour votre bien que le tout se soit passé en esprit de foy, que si vous aviez eu des visions ou quelque chose extraordinaire de sensible, qui sont bien souvent sujètes à l’illusion. Il y en a pourtant de véritables qui viennent de Dieu, mais ce qui se fait en l’âme par l’opération de la foy est plus sûr et d’un plus grand mérite; et cela conserve mieux l’esprit d’humilité. Vivez donc en la possession de cette divine sagesse. J’ay bien compris tout ce que vous m’en avez écrit, (selon les petites lumières que la bonté de Dieu me donne dans la communication foncière, par laquelle elle me fait la grâce et l’honneur de me lier à elle.

Il me semble néanmoins que vous donnez une borne à l’esprit de grâce qui vous conduit, lorsque vous dites que c’est l’esprit d’oraison et d’union où vous devez vous attacher pour le reste de vos jours. Non, ne croiez pas cela à moins d’une révélation bien avérée : parceque dans ce nouvel état d’alliance où vous êtes entré avec la sagesse éternelle, si vous lui êtes fidèle vous irez toujours de plus en plus en de nouvelles communications avec elle. C’est un abysme sans fond qui ne dit jamais, c’est assez, aux âmes qu’elle possède. Je vous avouerai bien une chose que j’ay expérimentée être véritable, que dans le cours de la vie spirituelle, il y a des états où l’âme souffre de saintes inquiétudes et des impatiences amoureuses, quoi qu’il lui semble être dans la jouissance de son unique bien. Il la fait jouir, puis il se retire pour la faire courir après luy. Ce sont des jeux de cette adorable sagesse) qui est décendue du Ciel pour jouer dans le monde, et pour prendre ses divertisse-mens avec les enfans des hommes. (Ces divins états ne finissent point jusqu’à ce que cette même sagesse aiant purifié dans son feu  l’âme dans laquelle elle se plaît d’habiter, elle la possède enfin parfaitement dans son fonds, où il ne se trouve plus d’inquiétude, je veux dire plus de désir, mais une paix profonde, qui par expérience est inaltérable. Je ne veux pas dire que l’on  devienne impeccable, car ce seroit une illusion de le présumer, mais on jouit de la liberté des enfans de Dieu avec une douceur et tranquillité ineffable. Les embarras des affaires, les vexations des Démons, les distractions des créatures, les croix, les peines, les maladies, ni quoique ce soit, ne sçauroit troubler ni inquiéter ce fond, qui est la demeure de Dieu, et je croy qu’il n’y a que le péché et l’imperfection volontaire qui le puisse faire. Mais comme dans le Ciel outre la gloire essentielle, Dieu fait goûter aux Bien-heureux des joyes et des félicitez accidentelles pour faire éclater en eux sa magnificence divine, ainsi dans ces âmes chéries où il fait sa demeure en terre, outre cette possession foncière qu’il leur donne de lui-même, il leur fait quelque fois sentir un épanchement de joie qui est comme un avant-goût de l’état des bienheureux. Il y a bien néanmoins de la différence entre cet état foncier et cet autre accidentel, parce que ce dernier est sujet au changement et à l’altération, au lieu que le premier concentre de plus en plus l’âme dans son Dieu pour lui faire trouver un parfait repos dans une parfaite jouissance. Ces âmes ainsi avancées ont trouvé leur fin en jouissant dans leur fond de celuy qu’elles aiment; et ce qu’elles pâtissent extraordinairement hors de ce fond n’est qu’un excez de sa magnifique bonté. Quoi qu’il arrive elles sont contentes en elles-mêmes et ne veulent rien que dans l’ordre de sa très-sainte et suradorable volonté. Si elles se trouvent engagées dans les affaires temporelles, il ne leur est pas besoin de faire tant de réflexions pour trouver des raisons ou des réponses convenables en celle dont il s’agit, parceque celui qui les dirige intérieurement leur met en un moment dans la pensée ce qui est à dire ou à faire. La façon même avec laquelle elles prennent et envisagent les choses, fait voir en elles la droiture et la direction de l’esprit de Dieu. Ce n’est pas qu’elles ne se sentent portées et qu’elles ne se portent en effet à demander conseil à ceux qui les gouvernent et les dirigent sur la terre; parcque Dieu qui veut que nous nous défiions de nous-mêmes nous soumettant à ses serviteurs, se plaît à cette soumision, et veut que nous en usions de la sorte). Il est très-difficile à ces âmes qui jouissent ainsi de Dieu de rendre conte de leur intérieur, parceque l’état où elles sont est dans une extrême simplicité, et qu’elles y sont perdues en Dieu qui est l’unité, et la simplicité même.

(Jusqu’à ce que vous soiez arrivé à ce point courez et avancez sans cesse dans les embrassemens de votre divine sagesse : Elle vous arrêtera au temps de son ordonnance, et vous conduira par son esprit saint en tout ce que sa divine Majesté voudra de vous. Par ce peu de mots vous voiez que votre lettre m’est tombée entre les mains : elle n’a été veue ni ne le sera de personne, puisque vous le voulez. Si vous y prenez garde de près vous connoîtrez ma disposition présente, car répondant à l’état où vous êtes, je vous ay insensiblement dit celui où je suis par la miséricorde de celui qui nous prévient de tant de grâces.

Quant à ma disposition corporelle, je suis devenue extrêmement foible par mes grandes maladies qui ont déjà duré deux ans, durant lesquelles  je me suis très-mal acquittée de ma charge : je souhaitte le repos et nia déposition, avec tranquillité néanmoins, l’esprit qui me fait la grâce de me diriger ne me permettant pas de rien vouloir que dans la conduite de ses adorables desseins sur moy). Je rends très-humbles grâces à la bonté divine de toutes celles qu’elle vous fait et qu’elle vous veut faire, si vous lui êtes fidèle : C’est un point qui me manque, car je serois bien autre que je ne suis si j’avois correspondu à toutes ses faveurs.

L.242  à son Fils, 12 octobre 1668

Mon très-cher et bien-aimé Fils,

J’ai receu vos deux dernières par les deux derniers vaisseaux, et de vos nouvelles particulières par Mesdames N. et N. qui n’avoient pas assez de bouches pour m’en dire et à nos amis, tant elles étoient ravies de vous avoir veu. Dieu soit bény de la manière dont il dispose de votre personne. Ce n’est pas vous qui choisissez vos employs et je ne m’étonne pas si vous avez été surpris du dernier que vous exercez maintenant, puisqu’en effet nous devons toujours penser de nous-mêmes ce que nous sommes en vérité. Abandonnez-vous donc à sa divine conduite, sans faire aucun regard sur vous-même, parce que vous ne vous retireriez pas de cet abîme puisque nous n’arriverons jamais jusqu’au centre de notre néant. Tout ce que je souhaite à votre égard n’est point pour vous-même, ny à cause de ce que vous m’êtes selon le sang, mais que vous soyez, autant qu’il est en vous, un digne instrument de la gloire de Dieu. Pour mon particulier je vous avoue que mes véritables sentimens sur vous et sur moy sont d’appréhender l’élévation, et sur la nouvelle que j’ay apprise de l’honneur que vos révérends Pères vous ont fait de vous élever à la charge que vous avez à présent, j’ay commencé de craindre, mais ayant fait réflexion devant Dieu sur cette matière, mon esprit s’est arresté par une pensée qui m’a consolée : que les serviteurs de Dieu se laissent conduire à son Esprit, et que si Dieu ne vous vouloit pas en cet employ, ils n’auroient pas jetté les yeux sur vous.

Voilà, mon très-cher Fils, ce qui s’est passé en moy dans cette occasion, ensuite dequov je me suis laissée aller à traiter avec notre divin Sauveur sur la fidélité de ses promesses : sa Bonté m’avoit fait l’honneur et la miséricorde de me promettre en vous quittant pour son amour, et pour obéir à ce qu’elle demandoit de moy, qu’elle auroit soin de vous. Voyez, mon très-cher Fils, si vous n’expérimentez pas la vérité et l’effet de ses divines promesses. Pourquoy vous et moy aurions-nous soin de nous-mêmes pour vouloir cecy ou cela? Tenons-nous toujours au dernier lieu et cachez dans notre poussière. Notre divin Maître qui nous trouvera là, nous en retirera si c’est pour sa gloire et pour notre bien, car il est si bon qu’en voulant sa gloire, il veut aussi notre bien et notre santification, je l’ay toujours éprouvé. Etudiez-vous à considérer ses saintes démarches et sa conduite sur vous dans tous les états de votre vie et vous connoîtrez cette vérité qui seroit `d capable de faire fondre tous les cœurs d’amour pour un Dieu si libéral et si magnifique...

L.243 De Québec, à son Fils, 16 octobre 1668.

Pour moy, mon très-cher Fils,]

Je n’ay plus de paroles aux pieds de la divine Majesté. Mes oraisons ne sont autres que ces mots : Mon Dieu, mon Dieu, soyez béni, ô mon Dieu. Mes jours et mes nuits se passent ainsi, et j’espère que sa Bonté me fera expirer en ces mots, et qu’elle me fera mourir comme elle me fait vivre. J’ay dit en ces mots, je diray mieux en ces respirs qui ne me permettent pas de faire aucun acte et je ne sçay comme il faut dire quand il est question de parler des choses aussi nues et aussi simples que celles-cy qui consomment mon âme dans son souverain et unique bien, dans son simple et unique tout.

Me voyant sujette à tant d’infirmitez, je croyois selon le cours des choses naturelles qu’elles me consumeroient et qu’elles ne se termineroient que par la mort. L’amour qui est plus fort que la mort y a mis fin et par la miséricorde de Dieu, me voilà à peu près dans la santé que j’avois avant une si longue maladie, sans sçavoir combien elle pourra durer. Il ne m’importe pourveu que la très sainte volonté de Dieu soit faite, mais je ne croy pas que ma fin soit bien éloignée étant parvenue à la soixante et dixième année de mon âge. Mes momens et mes jours sont entre les mains de celuy qui me fait vivre et tout m’est égal pourvu qu’ils se passent tous selon son bon plaisir et ses adorables desseins sur moy.

Dieu ne m’a jamais conduite par un esprit de crainte, mais par celuy de l’amour et de la confiance. Quand je pense néanmoins que je suis pécheresse et que par le malheur de cette condition je puis tomber en tel état que je serois privée de l’amitié de mon Dieu, je suis humiliée au-delà de 8 ce qui se peut imaginer et je me sens saisie d’une ? crainte que ce malheur ne m’arrive. Si cette crainte étoit de durée, je ne pourrois ny vivre ny subsister, parce qu’elle regarde la séparation d’un Dieu d’amour et de bonté dont j’ay receu plus de grâces et de miséricordes qu’il n’y a de grains de sable dans la mer. Mais la confiance par un 8 seul regard dissipe cette crainte et, me détournant la veue d’un objet si funeste me fait abandonner " entre les bras de mon céleste Époux pour y prendre mon repos.

Je me sens encore puissamment fortifiée de la protection de la très Sainte Vierge qui est notre divine supérieure, par le choix spécial et le vœu solemnel que notre communauté en a fait depuis plusieurs années. Cette très divine Mère nous assiste sensiblement, elle nous donne un secours continuel dans nos besoins ", elle nous conserve comme la prunelle de son œil. C’est elle qui soutient notre famille d’une manière secrète, mais efficace; c’est elle qui fait toutes nos affaires ; c’est elle qui nous a relevées de notre incendie et d’une infinité d’autres accidens sous le poids desquels nous devions naturellement are accablez. [Comme nous n’avons pu avoir des religieuses de France, elle nous a donné six novices qui sont toutes de très bons sujets capables de nous aider à soutenir le poids de nos fonctions qui croissent de jour en jour]. Qui puis-je craindre sous les ailes d’une si puissante et si aimable protectrice?

[Remerciez la divine Bonté et cette Sainte Mère de leur assistance sur notre petite communauté et sur moy en particulier qui suis la plus infirme et la plus imparfaite de toutes.]

L.247 De Québec, A son fils, 3o juillet 1669.

Mon très-cher Fils,

Un navire de France est arrivé à notre port vers la fin de juin et depuis, il n’en a paru aucun]. Celui-cy nous a aporté de vos nouvelles qui m’ont donné sujet de louer Dieu de ses bontez sur vous et sur moy. II est vray que la plus grande joye que j’aye en ce monde, est d’y faire réflexion et je vois que celle que vous y faites sur l’expérience que vous en avez, vous touche vivement et qu’elle vous est utile.

N’estes-vous pas bien aise, mon très-cher Fils, de ce que je vous ay abandonné à sa sainte conduite en vous quittant pour son amour. N’y avez-vous pas trouvé un bien qui ne se peut exprimer? Sçachez donc encore une fois qu’en me séparant actuellement de vous, je me suis fait mourir toute vive, et que l’Esprit de Dieu qui étoit inexorable aux tendresses que j’avois pour vous ne me donnoit aucun repos, que je n’eusse exécuté le coup. Il en falut passer par là, et luy obéir sans raison parce qu’il n’en veut point en l’exécution de ses volontez absolues. La nature qui ne se rend pas si tôt quand ses intérests y sont engagez, sur tout quand il s’agit de l’obligation d’une mère envers un fils, ne se pouvoir résoudre. I1 me sembloit qu’en vous quittant si jeune, vous ne seriez pas élevé en la crainte de Dieu et que vous pourriez tomber en quelque mauvaise main ou G sous quelque conduite où vous seriez en danger de vous perdre; et ainsi que je serois privée d’un fils que je ne voulois élever que pour le service de Dieu, demeurant avec luy dans le monde jusques à ce qu’il fût capable d’entrer en quelque sainte religion, qui étoit la fin à laquelle je l’avois destiné.

Ce divin Esprit qui voyoit mes combats étoit impitoyable à mes sentimens, me disant au fond du cœur : Viste, viste, il est temps, il n’y a plus à tarder, il ne fait plus bon dans le monde pour toy. Alors, il m’ouvroit la porte de la religion, sa voix me pressant toujours par une sainte impétuosité qui ne me donnoit point de repos ny de jour, ny de nuit. Il faisoit mes affaires, et mettoit les dispositions du côté de la religion d’une manière si engageante, que tout me tendoit les bras, en sorte que si j’eusse été la première du monde et que j’eusse apporté de grands biens 8, il n’y eût pas eu plus d’agréement. Dom Raymond faisoit tout ce qu’il falloit auprès de ma sœur, et luy-méme me mena où Dieu me voulait.

Vous vîntes avec moy et en vous quittant, il me sembloit qu’on me séparât l’âme du corps avec des douleurs extrêmes. Et remarquez que dès l’âge de quatorze ans, j’avois une très forte vocation à la religion, laquelle ne fut pas exécutée parce qu’on ne correspondoit pas à mon désir, mais depuis l’âge de dix-neuf à vingt ans, mon esprit y demeuroit et je n’avois que le corps dans le monde pour vous élever jusques au moment de l’exécution de la volonté de Dieu sur vous et sur moy.

Après que je fus entrée, et que je vous voyois venir pleurer à notre parloir et à la grille de notre Chœur, que vous passiez une partie de votre corps par le guichet de la communion, que par surprise, voyant la grande porte conventuelle ouverte pour les ouvriers, vous entriez dans notre cour, que vous avisant qu’il ne falloit pas faire ainsi, vous vous en alliez à reculons, afin de pouvoir découvrir si vous ne me pourriez voir, quelques unes des Sœurs novices en pleuroient et me disoient que j’étois bien cruelle de ne pas pleurer, et que je ne vous regardois pas seulement. Mais, hélas, les bonnes Sœurs ne voyoient pas les angoisses de mon cœur pour vous, non plus que la fidélité que je voulois rendre à la très sainte volonté de Dieu.

La batterie recommençoit lorsque, pleurant, vous veniez dire à la grille qu’on vous rendit votre mère, ou qu’on vous fît entrer pour être religieux avec elle. Mais le grand coup fut lors qu’une troupe de jeunes enfans de votre âge vinrent avec vous vis à vis des fenestres de notre réfectoire disans avec des cris étranges qu’on me rendît à vous, et votre voix plus distincte que la leur disoit lamentablement  qu’on vous rendît votre mère, et que vous la vouliez avoir.

La communauté qui entendoit tout cela étoit vivement touchée de douleur et de compassion et quoy que pas une lâ ne me témoignât être importunée de vos cris, je crus que c’étoit une chose qu’on ne pourroit pas supporter, et qu’on me renvoyroit dans le monde pour avoir soin de vous. A la sortie de grâces, lorsque je remontois au novicait, l’Esprit de Dieu me dit au cœur que je ne m’affligeasse point de tout cela et qu’il prendroit soin de vous. Ces divines promesses mirent le calme en tout moy-même et me firent expérimenter que les paroles de Notre-Seigneur sont esprit et vie. et qu’il étoit fidèle en ses promesses, en sorte que si tout le monde m’eût dit le contraire que ce que m’avoit dit cette parole intérieure, je ne l’eusse pas cru, et depuis je n’eus plus de peine de ce côté là. Mon esprit et mon cœur jouissoient d’une paix si douce dans la certitude que je ressentois que les promesses de Dieu s’accompliroient en vous, que je voyois toutes choses faites à votre avantage et des suites pour vous faire avancer dans les voyes que j’avois désirées pour votre éducation. Incontinent après vous fûtes envoyé à Rennes pour étudier, puis à Orléans, la Bonté divine me donnant accez auprès des révérends Pères Jésuites qui eurent soin de vous. Vous sçavez les secours de Dieu à ce sujet. Enfin, mon très-cher Fils, vous voilà aussi bien cluc Inoy clans l’expérience des infinies miséricordes d’un si bon Père; laissons-le faire, nous verrons bien d’autres  choses si nous luy sommes fidèles.  

L.263 De Québec, au P. Poncet, Jésuite, 17 septembre 1670.

Mon très-Révérend Père. Votre Révérence sçait par expérience que la conduite de Dieu sur elle a toujours été de la conduire où elle ne vouloir pas, et qu’il luy a toujours fallu obéir à ses ordres avec une soumission aveugle. C’est ce qui fait voir les amabilitez de cette divine conduite, puisqu’elle en tire sa gloire avantageusement. L’on nous dit que vous faites beaucoup de bien où vous êtes; ainsi, mon très-cher Père, ne pensez plus ny aux Isles, ny au Canada; mourez dans la très-aimable volonté de Dieu.

La Révérende Mère de sainte Catherine de Sienne Supérieure des Ursulines de S. Denis me mande que ny elle, ny ses bonnes sœurs n’ont pas encore perdu l’espérance d’exécuter leur dessein pour la Martinique. Je prie Dieu qu’il réussisse si c’est pour sa gloire : pour nous, nous nous contenons de notre pauvre Canada, qui se multiplie beaucoup. Pour cela nous demandons des Religieuses en France pour nous aider quoique nous soions déjà vingt deux. V. R. apprendra par la relation les admirables progrès de la foy par les travaux excessifs et par le zèle incomparable de vos Pères. Les Révérends Pères Récolets sont un nouveau secours au pais pour les François seulement, mais non pas pour les Missions où l’esprit de leur Ordre ne les porte pas tant.

Quant à la Mère de saint Augustin de la vie de laquelle vous me demandez mon sentiment, je vous diray entre vous et moy que je ne suis pas trop sçavante en ses affaires. Je sçay seulement qu’à son extérieur elle étoit dans la vie commune, comme une bonne Religieuse doit être. Lorsqu’elle étoit en santé (car elle étoit presque toujours malade) elle étoit une fidèlle observatrice de ses règles. Mais depuis que j’ay sçeu les étranges tentations et les persécutions atroces que les démons luy avoient suscitées jour et nuit l’espace de seize ans, j’ay cru que c’étoit là sa plus grande maladie : je l’appelle grande parce qu’elle étoit tellement aténuée qu’elle n’avoit que la peau collée sur les os. Je l’ay veue en quelque occasion, et j’attribuois cet état de langueur et d’abatement à sa maladie, comme aussi sa Supérieure et sa Communauté qui n’avoit nulle connoissance non plus que moy de ses dispositions intérieures. Ce que l’on en connoissoit étoit par quelques marques extérieures, car elle étoit très-charitable aux malades de l’Hospital les aidant spirituellement et corporellement d’une manière admirable, ce qui la faisoit aimer et estimer de tous ceux qui la voioient agir. Ce qui augmentoit encore l’estime qu’on en avoit au dehors, c’étoit la charité qu’elle avoit exercée l’espace de deux ans envers une fille possédée ou obsédée, que Monseigneur notre Prélat luy avoit mise entre les mains, car elle passoit les jours et les nuits auprès d’elle à combatre le démon qui la tourmentoit, jusqu’à ce qu’enfin elle fut délivrée par l’intercession du R. Père de Brebeuf, comme cette même fille m’en a assurée : ce même Révérend Père a beaucoup aidé cette bonne Mère, et l’on dit qu’il luy apparoissoit souvent. Monsieur de Lozon m’a dit qu’elle avoit retenu plusieurs centaines de démons qui attendoient l’âme d’une personne considérable de Québec à la sortie de son corps, afin de l’emporter dans l’enfer; mais qu’elle pria tant pour la personne malade que l’on eut sujet de croire qu’elle étoit morte dans la voye de son salut. J’ay entendu de Monseigneur notre Prélat que cette bonne Mère étoit l’âme la plus sainte qu’il eût connue; il en pouvait parler comme sçavant, car c’est luy qui la dirigeoit dans ces choses extraordinaires. Mais le Père Chastelain en sçait plus qu’aucun autre, parce qu’il étoit son Père spirituel, et elle luy déclaroit entièrement les secrets de son cœur.

Comme on ne sçavoit pas ce qui se passoit en son âme, quelques personnes pourroient avoir la pensée qu’elle étoit obsédée, et que les démons luy en vouloient, parce qu’elle les avoit étrangement persécutez lorsqu’elle gardoit cette pauvre fille qu’ils vouloient perdre d’honneur, par le moien d’un Magicien qui se rendoit invisible à toute autre qu’à elle. La Révérende Mère Agnès de saint Paul accompagnoit cette Mère dans ces nuicts si pénibles et quelques fois elles étoient obligées de coudre cette fille dans un sac pour la mettre à couvert des importunitez pressantes de ce Magicien; ce que je vous dis, je le dis assurément, car je l’ay apris d’elles-mêmes.

De vous dire mon sentiment sur des matières si extraordinaires, ainsi que vous le désirez, je ne le puis, et je vous supplie de m’en dispenser, voiant que des personnes de science et de vertu y suspendent leur jugement, et demeurent dans le doute, n’osant pas se fier à des visions extraordinaires de cette qualité. Le Révérend Père Ragueneau y est sçavant et la tient pour bien-heureuse, parce qu’elle a toujours été fidèle dans ses devoirs, et qu’elle n’a jamais cédé au démon sur lequel elle a toujours été victorieuse. J’estime que cette fidélité dans ses obligations et dans ses combats la rendent grande dans le Ciel, et je m’y appuie plus volontiers que sur les visions que j’en entend dire. Et ce qui a encore étonné les personnes de vertu et d’expérience, c’est qu’elle n’a jamais dit un mot de sa conduite à sa Supérieure qui est une personne très éclairée, d’une grande expérience, et d’une singulière vertu.

Mais je viens à moy-même, mon très-cher Père; que vous diray-je de cette pauvre pécheresse qui est toujours telle que vous l’avez connue? je vous puis assurer que dans mon estimative, je mc trouve remplie de défauts qui n’ont point de pareil. Ce sont de certaines vertus, qui me manquent dans ma conduite intérieure pour arriver au point où Dieu me veut; je me voy dans l’impuissance de m’élever dans des pratiques qui me sont obscures, et que je ne connois quasi point: et je me sens dans une pauvreté qui m’anéantit sous son poids aux pieds de sa divine Majesté. Avec tout cela Dieu fait compâtir avec cet état celuy d’union qui me tient liée à sa divine Majesté il y a plusieurs années, sans en sortir un seul moment. Si les affaires soit nécessaires, soit indifférentes font passer quelques objets dans l’imagination, ce ne sont que de petits nuages semblables à ceux qui passent sous le Soleil, et qui n’en ôtent la veue que pour quelque petit moment, le laissant aussi-tôt en son même jour. Et encore durant cet espace Dieu luit au fond de l’âme, qui est comme dans l’attente, ainsi qu’une personne qu’on interrompt lorsqu’elle parle à une autre; et qui a néanmoins la veue de celuy à qui elle parloit. Elle est comme l’attendant en silence, puis elle retourne dans son intime union. Soit qu’elle se trouve à la psalmodie, soit qu’elle examine ses fautes et ses actions, ou qu’elle fasse quoique ce soit, tout va d’un même air, c’est-à-dire que l’âme n’interrompt point son amour actuel. Voilà un petit craion de la disposition où cette âme demeure par état; et c’est sa grâce prédominante. Les effects de cet état sont la paix de cœur dans les événemens des choses, et à ne vouloir que ce que Dieu veut dans tous les effets de sa divine Providence, qui arrivent de moment en moment : l’âme y expérimente la véritable pauvreté d’esprit : elle y possède tous les Mystères, mais par une seule et simple veue, car d’y faire des réflexions, cela luy est impossible : la pensée des Anges et des Saints ne peut être que passagère, car en un moment et sans y penser elle oublie tout, pour demeurer dans ce fond où elle est perdue sans aucune opération des sens intérieurs. Les sens extérieurs ne font rien non plus dans ce commerce intérieur. L’âme est capable de toutes affaires extérieures, car l’intérieure opération de Dieu la laisse agir avec liberté. Il n’y a point de visions ny d’imaginations dans cet état : ce que vous sçavez qui m’est arrivé autrefois, n’étoit qu’en veue du Canada, tout le reste est dans la pureté de la foy où pourtant l’on a une expérience de Dieu d’une façon admirable. Voilà ce que je vous puis dire; et je vous le dis, parce que vous le voulez : mais le secret, s’il vous plaîst, et brûlez ce papier je vous en supplie. Priez pour moy qui mérite l’oubli de toutes les saintes Ames.

 L.267. à son Fils, 25 septembre 1670

Mon très-cher et bien-aimé Fils. Voici la réponse à votre lettre du 25.  d’Avril 167o. que j’ai lue avec une joie toute particulière y voiant les aimables conduites de Dieu sur vous et sur moy pour lesquelles je le loueray éternellement. Vous m’avez obligée de me dire les progrez de votre saint Ordre que j’aime et honore à un point que je ne puis dire. Je ne le regarde et n’y pense qu’avec respect et vénération, et les louanges que je rends à la divine bonté sont continuelles de ce qu’elle vous y a appellé. J’y voy toutes vos coutumes et vos conduites, et je n’y trouve rien que de saint. (Ne me dites donc plus que vous aimeriez mieux la solitude et la vie retirée que les charges et les emplois. Ne les aimez pas parce qu’ils sont éclatans, mais parce qu’ils sont dans l’ordre de la volonté de Dieu. Il est pourtant bon que vous aiez la veue de vos imperfections, de vos incapacitez, de votre insufisance : c’est Dieu qui opère en vous ces sentimens et qui vous tient dans un état d’humiliation à vos yeux pour vous sanctifier dans des emplois où se perdent ceux qui présument de leurs propres forces). Je vous diray avec simplicité, mon très-cher Fils, que Dieu tient sur moy la même conduite qu’il tient sur vous. (Je me voy remplie de tant d’infidélitez et de misères, et j’en suis si souvent anéantie devant Dieu et si petite à mes yeux (pour ce dernier il m’est continuel) que je ne sçai comment y apporter remède, parceque je voy mes imperfections dans une obscurité qui n’a point d’entrée ni d’issue. Me voilà à la fin de ma vie, et je ne fais rien qui soit digne d’une âme qui doit bien-tôt comparoître devant son Juge. Cependant toute imparfaite que je suis, et pour anéantie que je sois en sa présence, je me voy perdue par état dans sa divine Majesté, qui depuis plusieurs années me tient avec elle dans un commerce, dans une liaison, dans une union et dans une privauté que je ne puis expliquer. C’est une espèce de pauvreté d’esprit qui ne me permet pas même de m’entretenir avec les Anges, ni des délices des Bienheureux, ni des mystères de la foy : Je veux quelquefois me distraire moymême de mon fond pour m’y arrêter et m’égayer dans leurs beautez comme dans des choses que j’aime beaucoup; mais aussi-tôt je les oublie, et l’esprit qui me conduit me remet plus intimement [dans mon fond] où je me pers dans celui qui me plaît plus que toutes choses. J’y voy ses amabilitez, sa Majesté, ses grandeurs, ses pouvoirs, sans néanmoins aucun acte de raisonnement ou de recherche, mais en un moment qui dure toujours. Je veux dire ce que je ne puis exprimer, et ne le pouvant exprimer, je ne sçai si je le dis comme il faut. L’âme porte dans ce fond des trésors immenses et qui n’ont point de bornes : Il n’y a rien de matériel, mais une foy toute pure et toute nue qui dit des choses infinies. L’imagination qui n’a nulle part à cet état, cherche à se repaître et voltige çà et là pour trouver sa nourriture; mais cela ne fait rien à ce fond, elle n’y peut arriver, et son opération se dissipe sans passer plus avant : Ce sont pourtant des attaques qui pour être foibles et passagères ne laissent pas d’être importunes et des sujets de patience et d’humiliation. Dans cet état les sens, soit intérieurs soit extérieurs, n’ont point de part non plus que le discours de l’entendement : toutes leurs opérations se perdent et s’anéantissent dans ce fond, où) Dieu même agit et où son divin esprit opère. (La foy fait tout voir indépendamment des puissances. L’on n’a nulle peine en cette disposition intérieure de suivre les exercices de la Communauté, les affaires temporelles ne nuisent point parce qu’on les fait avec  paix et tranquillité ), ce qui ne se peut faire lorsque le sens agit encore.

Par le peu que je vous viens de dire vous pouvez voir l’état présent de la conduite de Dieu sur moy. (Il me seroit bien difficile de m’étendre beaucoup pour rendre compte de mon Oraison et de ma disposition intérieure, parceque ce que Dieu me donne est si simple et si dégagé des sens, qu’en deux ou trois mots j’ay tout dit. Cy devant je ne pouvois rien faire dans mon Oraison sinon de dire dans ce fond intérieur par forme de respir : Mon Dieu, mon Dieu, mon grand Dieu, ma vie, mon tout, mon amour, ma gloire: Aujourd'huy je dis bien la même chose, ou plutôt je respire de même; mais de plus mon âme proférant ces paroles très-simples, et ces respirs très-intimes, elle expérimente la plénitude de leur signification : Et ce que je fais dans mon Oraison actuelle, je le fais tout le jour, à mon coucher, à mon lever et par tout ailleurs. Cela fait que je ne puis entreprendre des exercices par méthode, tout s’en allant à la conduite intérieure de Dieu sur moy. Je prens seulement un petit quart d’heure le soir pour présenter le cœur du Fils de Dieu à son Père pour cette nouvelle Église, pour les ouvriers de l’Évangile, pour vous et pour mes amis). Je m’adresse en suite à la sainte Vierge, puis à la sainte famille, (et tout cela se fait par des aspirations simples et courtes. La psalmodie qui est un exercice réglé, ne m’incommode point, mais plutôt elle me soulage. Je suis et pratique encore sans peine les autres exercices de la régularité, et tant s’en faut que mon occupation intérieure m’en détourne, qu’au contraire, il me semble que tout mon intérieur se porte à les garder parfaitement). Mais je m’arrête trop à moy-même, mon très-cher Fils, revenons à ce qui vous touche.

(Prenez votre plaisir dans les emplois que Dieu vous donne, vous y trouverez votre santification, et Dieu aura soin de vous par tout. Soiez élevé, soiez abaissé, pourveu que vous soiez humble, vous serez heureux et toujours bien). Je comprend les emplois de votre charge et toutes ses dépendances; je n’y voy rien qui ne soit saint, et qui par conséquent ne soit capable de vous santifier.

(Pourquoy me demandez vous pardon de ce que vous appeliez saillies de jeunesse: il falloit que tout se passât de la sorte, et que les suites nous donnassent de véritables sujets de bénir Dieu. Pour vous parler franchement), j’ay eu des sentimens de contrition de vous avoir tant fait de mal, depuis même que je suis en Canada. Avant que Dieu vous eût appellé en Religion, (je me suis trouvée en des détresses si extrêmes par la crainte que j’avois que mon éloignement n’aboutit à votre perte, et que mes parens et mes amis ne vous abandonnassent, que j’avois peine de vivre. Une fois  le diable me donna une forte tentation que s’en étoit fait, par de certains accidens dont il remplit mon imagination : je croiois que tout cela étoit véritable, en sorte que je fus contrainte de sortir de la maison, pour me retirer à l’écart. Je pensé alors mourir de douleur : mon recours néanmoins fut à celui qui m’avoit promis d’avoir soin de vous). Peu après j’apris votre retraite du monde dans la sacrée Religion, ce qui me fit comme resusciter de la mort à la vie. Admirez la bonté de Dieu mon très-cher Fils; il me donne les mêmes impressions qu’à vous touchant les grâces qu’il m’a faites : (Je me voy continuellement comme étant par miséricorde dans la maison de Dieu). Il me semble que j’y suis inutile; que (je ne sçay rien et que je ne fais rien qui vaille en comparaison de mes Sœurs; que je suis la plus ignorante du monde; et quoique j’enseigne les autres, qu’elles en sçavent plus que moy. Je n’ay grâce à notre Seigneur, ny pensées de vanité ny de bonne estime de moy-même : si mon imagination s’en veut former à cause de quelque petite apparence de bien, la veue de ma pauvreté l’étouffe aussi-tôt). (Admirons donc la bonté de Dieu de nous avoir donné des sentimens si semblables; je le remarque en tout ce que vous me dites par la vôtre.)

(Quant au vœu de la plus grande gloire de Dieu, vous avez les mêmes difficuitez qu’avoit  sainte Thérèse. Celuy qu’elle avoit fait étoit général et sans restriction, ce qui la jettoit dans de fréquens scrupules. Cela obligea son Directeur, qui n’en avoit pas moins qu’elle de luy en écrire une formule que je vous envoie, et à laquelle le R. P. Lallemant a jugé à propos que je me tienne. Je l’avois aussi fait général, sçavoir de faire et de souffrir tout ce que je verrois être à la plus grande gloire de Dieu, et de plus grande perfection : comme aussi de cesser de faire et de souffrir ce que je verrois y être contraire : j’entendois le même de la pensée. J’ay continué l’usage de ce vœu ainsi conçu plusieurs années, et je m’en trouvois bien; mais depuis que ce Révérend Père eut veu cette formule dans les Chroniques du mont-Carmel, il désira que je la suivisse. Vous voiez par là, qu’il faut avoir de la direction dans la pratique de ce vœu qui n’est pas si étendu dans la formule que je vous envoie, que dans les sentimens que vous en avez. Voici cette formule:

Vœu de la plus grande perfection ou de la plus grande gloire de Dieu réduit en pratique, et donné à sainte Thérèse pour l’exempter  de tout scrupule, elle et ses Confesseurs.

Promettre à Dieu d’accomplir tout ce que votre Confesseur après l’avoir interrogé en confession vous répondra et déterminera que c’est le plus parfait; et que vous soiez alors obligée de luy obéir et de le suivre : mais cette obligation doit supposer trois conditions. La première, que votre Confesseur soit informé de ce vœu, et qu’il sçache que vous l’avez fait. La seconde que ce soit vous-même qui luy proposiez les choses qui vous sembleront être de plus grande perfection, et que vous luy en demandiez son sentiment, lequel vous servira d’ordonnance. La troisième, qu’en effet la chose qui vous sera spécifiée soit pour vous de plus grande perfection. Alors ce vœu qui sera ainsi conditionné vous obligera fort raisonnablement au lieu que celuy que vous aviez fait auparavant par un excès de ferveur, supposoit une trop grande délicatesse de conscience, et vous exposoit aussi bien que vos Confesseurs à beaucoup de troubles et de scrupules).

Voilà mon très-cher Fils, le vœu général modéré et restraint par la formule; mais de quelque manière que vous le preniez je voy bien qu’il vous causeroit de l’inquiétude, ainsi je ne vous conseillerois pas de le faire. Il y faut suivre les mouvemens intérieurs avec une grande fidélité, et vous pourriez vous jetter dans les excès et extrêmitez que vous dites.

L.269 De Québec, au P. Poncet, Jésuite, 25 octobre 1670. [de la Peltrie - le voyage]

Mon Révérend Père. Vous avez prié Madame de la Peltrie de vous mander de certaines choses que j’ay bien veu que sa vertu ne lui permettoit pas d’écrire. Je n’ay pas voulu faire de violence à sa pudeur, mais comme je sçay l’histoire, j’ay mieux aimé dérober quelque peu de temps à mes occupations pour vous en faire moy-même le récit.

Je vous dirai donc que cette Dame après la mort de Monsieur de la Peltrie son Mari, se porta d’une façon toute particulière à la pratique de la vertu. Elle sortit de sa maison contre le gré de Messieurs ses Parens, qui avoient tant d’amitié et de tendresse pour elle, qu’à peine la pouvoient ils perdre de veue. Elle fut demeurer à Alençon, où elle ne voulut pas demeurer chez Monsieur de Vaubougon son Père pour éviter les sollicitations qu’il lui eût peu faire de se remarier. Étant ainsi établie à sa liberté elle faisoit beaucoup d’actions de charité, logeant et servant les pauvres, et retirant en sa maison des filles perdues pour les retirer des occasions de péché. Quelque aversion qu’elle eût du mariage son Père ne laissa pas de lui en parler et de la presser d’y entendre une seconde fois. Comme elle donnoit autant de refus qu’il faisoit d’instances, il lui défendit l’entrée de sa maison et lui dit qu’il ne la vouloit jamais voir. Ce traitement l’obligea de se retirer quelque temps dans une maison religieuse, où elle ne fut pas exempte d’importunité à cause de la proximité de ses Parens. En ce temps-là le Révérend Père le Jeune fit imprimer une Relation par laquelle il exhortoit ses lecteurs à donner du secours aux Sauvages, et où entre les motifs qu’il donnoit, il disoit ces paroles touchantes : Ah ! Ne se trouvera t’il point quelque bonne et vertueuse Dame qui veuille venir en ce pais pour ramasser le sang de Jésus-Christ en instruisant les petites filles Sauvages ? ces paroles lui pénétrèrent le cœur en sorte que depuis ce temps là son esprit fut plus en Canada qu’en elle-même. Avec ces sentimens qu’elle conservoit en son âme elle fut obligée de retourner à Alençon, où le décez de Madame sa Mère la rappella. Elle y tomba elle-même malade à la Mort, en sorte que les Médecins l’aiant abandonnée, ils ne la visitoient plus que par honneur et par cérémonie. Comme on l’attendoit à expirer, il lui vint un mouvement de faire vœu à saint Joseph Patron du Canada, que s’il lui plaisoit d’obtenir de Dieu sa santé, elle iroit en ce pais et y porteroit tout son bien, qu’elle y feroit une maison sous son nom et qu’elle se consacreroit elle-même au service des filles Sauvages. Pendant que tout cela se passoit en son esprit, il y avoit là des personnes qui de la part de Monsieur son Père lui vouloient faire rompre le testament qu’elle avoit fait, et lui-même la pressoit fort de le faire. Pour toute réponse elle le supplia de la laisser mourir en paix, ce qui l’offença étrangement. Dans ce combat elle n’étoit soutenue que des Pères Capucins qu’elle avoit fait appeller pour l’aider à bien mourir. Et il est à remarquer qu’elle étoit si près de la mort qu’on avoit passé la nuit à lui faire un habit de saint François avec lequel elle vouloit être inhumée. Elle s’endormit parmi ces contradictions, et lors qu’on l’attendoit à expirer : Mais à son réveil, contre l’attente de tout le monde, elle se trouva sans fièvre et dans une forte résolution de conserver son bien pour l’exécution de son dessein du Canada. Le lendemain les Médecins aiant apris qu’elle n’étoit pas morte, l’allèrent visiter, et l’un d’eux lui aiant manié le pous et l’aiant trouvée sans fièvre, lui dit par un certain transport : Madame, vous êtes guérie, assurément votre fièvre est allée en Canada. Il ne sçavoit pas ce qui s’étoit passé dans son intérieur, mais elle qui s’en ressouvenoit fort bien le regarda et avec un petit souris lui repartit, oui, Monsieur, elle est allée en Canada. Ses forces étant revenues en peu de temps, son Père lui livra de nouveaux combats, et lui dit que si elle ne lui donnoit le contentement qu’il désiroit, elle le verroit mourir de déplaisir. Plusieurs personnes de qualité et de mérite, même des Religieux entroient dans le sentiment de son Père, et lui conseilloient de se marier. Enfin elle communiqua son dessein à un de vos Révérends Pères, et lui demanda les moiens qu’elle pourroit tenir pour mettre fin à l’affliction de son Père. Ce Révérend Père lui dit que tout cela se pouvoit accommoder, que son Père seroit satisfait, et qu’elle ne tomberoit point dans l’inconvénient qu’elle craignoit : Qu’il connoissoit un Gentil-homme nommé Monsieur de Bernières Thrésorier de France à Caen qui menoit une vie de saint, et qu’il le faudroit prier de la faire demander en mariage pour y vivre comme frère et sœur. Cela fut conclu, et sans différer davantage, elle écrivit à Monsieur de Bernières pour le supplier de la demander en mariage à son Père avec lequel elle étoit alors en bonne intelligence, parce qu’elle lui avoit promis de lui donner le contentement qu’il désiroit.

Monsieur de Bernières qui étoit un homme pur comme un Ange, aiant reçu la lettre de Madame de la Peltrie, fut surpris au delà de ce qu’on se peut imaginer, et ne sçavoit que répondre à une proposition si peu attendue. Il consulta son Directeur et quelques personnes de piété qui lui persuadèrent d’embrasser ce dessein, l’assurant qu’ils connoissoient Madame de la Peltrie, qui ne le désiroit que pour en faciliter l’exécution. Il m’a dit depuis qu’il fut trois jours sans se pouvoir résoudre quelque estime de vertu qu’on lui donnât de Madame de la Peltrie.

Il souffroit de grands combats craignant de se hazarder dans une occasion si périlleuse; outre que tout le monde sçavoit la résolution qu’il avoit prise de vivre chastement et de ne se marier jamais. Enfin après avoir fait beaucoup de prières pour sçavoir la volonté de Dieu sur cette proposition, il se résolut de passer outre, et sans différer davantage, il écrivit à un Gentilhomme de ses amis nommé Monsieur de la Bourbonnière, pour le prier d’aller trouver Monsieur de Vaubougon, et de lui demander de sa part Madame de la Peltrie sa fille. Cet ami se fit honneur de trouver une occasion si favorable de rendre service à Monsieur de Bernières. Après que Monsieur de Vaubougon l’eut entendu parler, il passa d’une extrémité à une autre et pensa mourir de joie; et ne pouvant quasi parler pour le transport dont son cœur étoit saisi, il pria ce Gentilhomme de voir sa fille et de sçavoir d’elle-même sa volonté. Il la vit et aiant tiré d’elle le consentement qu’il désiroit, ce qui ne lui fut pas difficile, il en alla donner avis à Monsieur de Bernières, qui demeura l’homme du monde le plus empêché, parce qu’il falloit aller à Alençon pour l’exécution du mariage. Monsieur de Vaubougon, qui étoit au lict malade des gouttes, pressoit de son côté sa fille de terminer l’affaire au plutôt : Il faisoit tapisser et parer la maison pour recevoir Monsieur de Bernières et inspiroit à sa fille les paroles qu’elle lui devoit dire pour les avantages de ce mariage. Cependant Monsieur de Bernières qui ne se pressoit pas, ce qui faisoit languir ce bon vieillard, qui voiant que le temps se passoit commença d’entrer en soubçon que sa fille se mocquoit de lui en sorte qu’il vouloit lui faire signer un papier qui lui devoit causer une perte de plus de quarante mille livres. Elle le flatoit, lui disant que Monsieur de Bernières étoit un homme d’honneur qui ne manqueroit pas à sa parole, mais qu’il lui avoit fait sçavoir que ses affaires ne lui pouvoient permettre de faire le voiage de six semaines. Elle le fit néanmoins venir à Alençon en secret, et le fit loger en la maison d’un de ses amis qui lui étoit fidèle, et à qui elle avoit confié tout le secret du Canada. Ils conférèrent ensemble de ce qu’ils pourroient faire pour ce mariage, Le conseil des personnes doctes étoit qu’ils se pouvoient marier et vivre en chasteté : mais pour les intérests temporels, l’on assuroit que ce mariage eût porté préjudice aux affaires du Canada à cause du bien de Madame de la Peltrie, dont les héritiers eussent pu avec le temps faire de la peine à Monsieur de Bernières. La résolution fut qu’ils ne se marieroient pas, mais qu’ils feroient semblant de l’être, et là dessus Monsieur de Bernières retourna en sa maison. Au même temps Monsieur de Vaubougon fut saisi d’une grosse maladie dont il mourut, ce qui fit changer les affaires de face. Madame de la Peltrie demeura libre de ce côté là, mais il lui survint un autre embarras. Sa Sœur ainée et son Beaufrère ne voulurent pas qu’elle entrât en partage du bien de leur Père, et ils la vouloient faire enlever et mettre en interdiction, disant qu’elle donnoit son bien aux pauvres, et que par sa mauvaise conduite elle auroit bien-tôt tout dissipé. Elle fut à Caen en secret pour consulter Monsieur de Bernières, qui l’encouragea puissamment, et par le conseil duquel elle appella au Parlement de Rouen. Elle y fut avec son homme d’affaires qui lui conseilloit de faire serment d’une chose très-juste, et qu’il l’assuroit qu’elle gagneroit son procez. Comme elle étoit fort craintive, elle ne le voulut pas; mais elle s’adressa à Dieu et au glorieux saint Joseph lui réitérant le vœu qu’elle avoit fait de se donner avec tout son bien au service des filles Sauvages, et de fonder à cet effet une Maison d’Ursulines en Canada. Dès le lendemain un Député lui vient dire qu’elle avoit gagné son procez, et qu’elle étoit déclarée capable du maniement de son temporel. Comme l’on avoit eu quelque connoissance de la recherche de Monsieur de Bernières, on croioit qu’elle s’alloit marier, et on la montroit au doigt : Et même des personnes Religieuses lui faisoient en face des reproches, de ce qu’aiant mené une vie dévote et exemplaire, elle la quittoit pour reprendre celle du grand monde. Elle répondoit en souriant et avec modestie, qu’il falloit faire la volonté de Dieu : Ces réponses confirmoient la créance qu’on en avoit et sur tout sa Sœur et ses Parens. Son cœur se sentant extraordinairement pressé d’exécuter son dessein, elle s’en alla à Paris pour en chercher les moiens, et Monsieur de Bernières l’y fut trouver pour l’aider en cette recherche. Comme ils agissoient de concert le Démon suscita un nouveau trouble, sçavoir qu’on cherchoit Madame de la Peltrie pour la mettre en un lieu où elle ne pût dissiper ses biens. Elle étoit seulement accompagnée d’une Demoiselle et d’un laquais à qui elle avoit confié ses secrets, et afin de n’être point surprise dans la nécessité où elle émit de consulter les personnes de piété, elle changeoit d’habit avec sa Demoiselle et la suivoit comme une servante. Ceux qui furent principalement consultez sur une affaire si extraordinaire furent le Père Goudren et Monsieur Vincent, dont le premier émit Général de l’Oratoire, et l’autre de saint Lazare : L’un et l’autre aiant jugé que cette vocation de Madame de la Peltrie étoit de Dieu, Monsieur de Bernières ne pensa plus qu’à chercher le Père qui faisoit à Paris les affaires du Canada. Par une providence de Dieu toute particulière il fut adressé à V. Révérence qui lui donna espérance que ce dessein pourroit réussir : Sur quoi vous prîtes occasion de lui dire, parlant de moy, que vous connoissiez une Religieuse Ursuline à qui Dieu donnoit de semblables pensées pour le Canada, et qui n’attendoit que l’occasion. Lui tout ravi d’une rencontre si heureuse, fut trouver Madame de la Peltrie et lui dit la découverte qu’il avoit faite; la voilà toute pleine d’espérance. V. R. prit la peine de m’écrire de sa part, à quoi je fis réponse avec action de grâces et d’acquiescement moiennant l’Ordre de l’obéissance. On consulte les Révérends Pères Lallemant et de la Haie, et par leur conseil Monsieur le Commandeur de Sillery, et Monsieur Foucquet Conseiller d’État, afin d’avoir leur consentement pour le passage de Madame de la Peltrie, des Religieuses et de leur suite. Cependant pour amuser le monde, Madame de la Peltrie faisoit venir ses meubles d’Alençon, ce qui confirma la créance de son mariage, en sorte qu’on cessa de l’inquiéter. Enfin la résolution fut que l’on me viendroit quérir à Tours, et Monsieur de Bernières et Madame de la Peltrie voulurent bien prendre cette peine. Durant tout le voiage on les prit pour le mari et la femme, et les personnes de qualité qui étoient dans le carrosse en avoient la créance. Étant arrivez à Tours le R. Père Grandami Recteur de votre Collège à qui le R. Père Provincial avoit recommandé de présenter à Monseigneur l’Archevêque Madame de la Croix (c’est le nom que Madame de la Peltrie avoit pris, afin de n’être pas connue) se trouva prest pour s’acquitter de sa commission, ce qu’il fit de si bonne grâce que Monseigneur que l’on croioit devoir être inexorable pour un dessein si extraordinaire, après l’avoir entendu parler et veu les lettres de Messieurs de Sillery, de Lozon, et Foucquet, fut comme ravi de la grâce que Dieu lui faisoit de prendre deux de ses filles pour une si glorieuse entreprise. Le R. Père lui dit le secret de Madame de la Peltrie et de Monsieur de Bernières, comme celle-là sous le nom de Madame de la Croix, et comme tous deux sous l’apparence de mariage avoient fait le voiage et travailloient à l’exécution de cette affaire. Il pria le Père et Monsieur de Bernières de la mener au Monastère, et de donner ordre de sa part à la Révérende Mère Supérieure de lui en donner l’entrée et de lui faire les mêmes honneurs qu’à sa propre personne. Il fut obéi, parce qu’elle fut reçue avec toutes les acclamations possibles. Toute la Communauté assemblée se trouva à la porte, et quand elle parut on chanta le Veni Creator et en suite le Te Deum laudamus. Du chœur on la mena dans une sale où toutes les Religieuses se furent jetter à ses pieds pour lui rendre action de grâce, de ce qu’elle avoit jetté les yeux sur une personne de la Maison pour l’exécution de son dessein. Quand on fut informé que Monsieur de Bernières étoit l’Agent et l’Ange visible de Madame de la Peltrie, les Religieuses avec la permission de leur Supérieure allèrent file à file au parloir se jetter à ses pieds pour lui exposer le désir qu’elles avoient d’être choisies pour ma compagne. La bonne Mère Marie de saint Joseph n’osoit paroître ni déclarer son désir. Je la fis entrer et la présenté moy-même à Monsieur de Bernières. Dès qu’il l’eut veue et entendue parler, il crut que c’étoit celle là que Dieu avoit choisie pour m’accompagner, et il fit auprès de Monseigneur l’Archevêque qu’on nous l’accordât. Il fit dès lors une liaison d’esprit toute particulière avec cette chère Mère, en sorte que Madame, elle et moy n'avions avec lui qu’une même volonté pour les affaires de Dieu. Il se passa bien des choses au sujet des Parens de cette chère Mère, des miens, et de mon Fils, qu’il n’est pas nécessaire de dire en ce lieu.

Nos résolutions étant prises Monseigneur de Tours voulut que nous fussions en sa Maison pour nous donner sa bénédiction, et à cet effet il eut la bonté de nous envoier son carrosse. Il voulut encore conférer avec Madame de la Peltrie en présence du R. Père Grandami, et de Monsieur de Bernières touchant la fondation qu’elle vouloit faire, et il témoigna qu’il vouloit qu’elle fut contractée en sa présence. Monsieur de Bernières le supplia de différer jusqu’à ce que nous fussions à Paris, notre voiage étant extrêmement pressé; mais Madame de la Peltrie déclara verbalement qu’elle donnoit parole de trois mil livres de rente. Ce bon Prélat se contenta de la promesse verbale qu’elle fit, et nous aiant donné sa bénédiction, nous confia ma Compagne et moi à ces deux bonnes âmes, avec une recommandation au Révérend Père de la Haïe, d’agir pour lui en cette affaire, et de nous tenir sa place, pendant que nous serions à Paris. Monsieur de Bernières régloit notre temps et nos Observances dans le carrosse, et nous les gardions aussi exactement que dans le Monastère. Il faisoit oraison, et gardoit le silence aussi bien que nous. Dans les temps de parler, il nous entretenoit de son oraison, ou d’autres matières spirituelles. A tous les gîtes c’étoit lui qui alloit pourvoir à tous nos besoins avec une charité singulière. Il avoit deux serviteurs qui le suivoient, et qui nous servoient comme s’ils eussent été à nous, parce qu’ils participoient à l’esprit d’humilité et de charité de leur Maître, sur tout son Laquais, qui sçavoit tout le secret du mariage supposé.

Lors que nos Révérendes Mères du Faux-bourg de saint Jacques sçeurent notre arrivée à Paris, elles nous firent l’honneur de nous envoier visiter, et de nous offrir leur maison, mais les affaires de Madame de la Peltrie ne nous permettoient pas de nous séparer d’elle, et de nous enfermer si-tôt. Monsieur de Meules Maître d’Hôtel chez le Roi nous prêta sa maison, qui étoit dans le cloître des Pères Jésuites de la Maison Professe, ce qui nous fut très-commode, tant parce que nous y avions des départemens séparez pour Monsieur de Bernières, et pour nous, que pour la facilité que nous avions d’aller entendre la Messe à saint Louis, et d’y recevoir les Sacremens.

Monsieur de Bernières nous accompagnoit par tout, et tout le monde le croioit mari de Madame de la Peltrie, en sorte qu’étant tombé malade, elle demeuroit tout le jour en sa chambre, et les Médecins lui faisoient le rapport de l’état de sa maladie, et lui donnoient les ordonnances pour les remèdes. Son masque étoit attaché au rideau du lit, et ceux qui alloient et venoient, lui parloient comme à la femme du malade. Quoi que nous fussions sensiblement affligées de la maladie de Monsieur de Bernières, tout cela néanmoins nous servoit de récréation et de divertissement. Ce mot de mariage lui donnoit d’autres pensées, car faisant réflexion à la commission qu’il avoit donnée à son ami de demander en son nom Madame de la Peltrie à son père, il disoit, et répétoit : Que dira Monsieur de la Bourbonnière que je me sois ainsi mocqué de lui? Bon Dieu, que dira-t-il? Je n’oserai paroître en sa présence : Toutefois j’irai me jetter à ses pieds pour lui demander pardon. Tout cela se faisoit dans nos récréations, mais nos entretiens ordinaires et presque continuelles étoient de notre Canada, des préparatifs qu’il falloit faire pour le voiage, et de ce que nous ferions parmi les Sauvages dans ce pais barbare. Il regardoit la Mère de saint Joseph qui n’avoit que vingt-deux ans, comme une victime qui lui faisoit compassion, et tout ensemble il étoit ravi de son courage et de son zèle. Pour moi, je ne lui faisois point de pitié : Il souhaittoit que je fusse égorgée pour Jésus-Christ, et il en souhaittoit autant à Madame de la Peltrie. Le Révérend Père Charles Lallemant se chargea de faire préparer en secret tout l’embarquement : Et comme Messieurs de la Compagnie ne purent faire embarquer tout notre bagage, parce que nous avions parlé trop tard, lui et Monsieur de Bernières louèrent un Navire exprès, car Madame de la Peltrie n’épargnoit point la dépense, pouveu qu’elle vint à bout de son dessein.

Huit jours avant notre départ nos Révérendes Mères du Faux-bourg de saint Jacques nous reçurent dans leur Maison avec une charité et cordialité incroiable.

Votre Révérence sçait cc qui se passa au sujet de ma Révérende Mère de saint Jerôme, que nous avions demandée pour Compagne, comme elle tomba malade lors qu’il fallut partir, et comme cet accident noius obligea de passer sans elle, ce qui nous causa une très-sensible affliction : car outre que nous perdions un excellent sujet, nous fûmes obligées de refaire notre contract de fondation, , dans lequel elle étoit comprise: Monsieur de Bernières et Monsieur I.audier Agent de Madame de la Peltrie nous menèrent pour cet effet chez le Notaire, où il y eut un peu de démêlé, parce que ce dernier ne jugea pas à propos que Madame de la Peltrie emploiât dans son contrat cc qu’elle avoit promis à Monseigneur de Tours, parce, disait-il, que nous aiant promis plus que le droit ne permettoit, cela l’eût pu jet ter à l’avenir en des procez avec ses parens. Nous fûmes donc obligées par le conseil de nos amis d’en passer à ce qui pouvoit rendre le traitté valide, sans crainte d’aucune mauvaise conséquence.

Nos affaires étant expédiées à Paris, nous partîmes pour nous rendre à Dièpe, qui étoit le lieu de l’embarquement, Monsieur de Bernières étant toujours notre Ange Gardien avec une charité nonpareille. Nous trouvàmes à Rouen le Révérend Père Charles Lallemant, qui avoit fait préparer toutes choses pour le voiage si secrètement qu’à peine s’en étoit on aperçu dans la maison. Il nous fit la charité de nous conduire à Dièpe, et de faire embarquer nos provisions, et notre équipage, Madame de la Peltrie fournissant à toute la dépense. Monsieur de Bernières se fût embarqué avec nous, pour faire le voiage, si Madame de la Peltrie ne l’eut constitué son Procureur, pour faire la dépense de sa fondation, et pour faire ses affaires en France : car ses parens croioient assurément qu’ils étoient mariez, et sans cela ils nous eussent arrêtées, ou du moins retardées cette année-là. Ce grand Serviteur de Dieu ne nous pouvoit quitter : Il nous mena dans le Navire, accompagné du Révérend Père I.allemant, et tous deux nous rendirent tous les bons et charitables offices nécessaires en cette rencontre où la Mer nous rendoit fort malades. (Enfin il fallut se séparer, et quitter notre Ange Gardien pour jamais, mais quoi qu’il fut éloigné de nous, sa bonté lui fit prendre le soin de nos affaires avec un amour plus que paternel. Dans toute la conversation que nous eûmes avec lui depuis notre première entreveue jusques à notre séparation, nous reconnûmes que cet homme de Dieu étoit possédé de son Esprit, et entièrement ennemi de celui du monde. Jamais je ne lui ai entendu proférer une parole de légèreté, et quoi qu’il fût d’une agréable conversation, il ne se démentoit jamais de la modestie convenable à sa grâce). Votre Révérence en peut rendre un semblable témoignage, aiant eu de grandes conversations avec lui, à l’occasion du dessein de Madame notre Fondatrice, duquel il a été un des principaux instrumens pour le conduire au point, où par la miséricorde de Dieu nous le voions. Voilà, mon cher Père, un petit abbrégé des connoissances que j’ai de ce qui s’est passé au sujet de Monsieur de Bernières et de Madame de la Peltrie : vous pouvez y ajouter foi, parce que je me suis efforcée de le faire avec plus de fidélité que d’élégance et d’ornement.

J’ay fait réponse aux articles que V. R. m’a proposez. Mais pour ce qui est de la Mère de S. Augustin, il faut que je vous ôte un soupçon que je vous pourrois avoir donné à son égard, d’avoir manqué de fidélité à sa Supérieure. Je vous ay dit due sa conduite intérieure et les choses extraordinaires qui se passoient en elle n’étoient connues ni de sa Supérieure, ni de ses Sœurs, au grand étonnement des personnes spirituelles et expérimentées dans les voies de Dieu. Ce n’est pas manque de fidélité ni de soumission, qu’elle a tenu tout cela secret, mais par l’ordre qu’elle en avoit de ses Directeurs, pour la nature de la chose qui eût été capable de donner de la fraieur. Elle avoit quelquefois, à ce qu’on dit, une centaine de Démons en tête, et une fois elle en a eu jusqu’à huit cens dont elle connoissoit L’ordre par une impression du Ciel. Ils la prioient de remuer seulement le doigt pour témoigner qu’elle leur donnoit permission d’agir, et de travailler à la perte des âmes. Mais elle les arrétoit en sorte qu’ils n’osoient remuer. Ils lui faisoient de certaines questions ridicules et impertinentes pour la pluspart, et le R. Père de Brébeuf lui suggeroit ce qu’elle avoit à répondre. Ils luy demandèrent permission de suivre l’armée Françoise lors qu’elle alloit contre les Hiroquois, afin d’empêcher les François de se confesser; mais elle les retint, et cependant presque tous les Soldats firent une confession générale. Ces misérables la faisoient souffrir, de rage qu’ils avoient de ce qu’elle les tenoit captifs, et qu’elle ruinoit tous leurs desseins.

On la voioit quelquefois manquer aux observances régulières, par la permission que ses Supérieurs lui en donnoient à cause de ses souffrances qui la rendoient un sujet de douleurs et de foiblesse. Elle souffroit encore plus dans l’intérieur que dans le corps : Cela ne paroissoit pas tant, mais je le sçai de celui qui avoit la direction de son âme. Pour toutes ces choses extraordinaires, ce n’est pas à moy, mon très-Révérend Père, d’en porter jugement; vous le ferez tel qu’il vous plaira. Mais je me suis sentie obligée de faire une petite réparation de ce que je vous avois écrit, que sa Supérieure ne sçavoit rien de ce qui se passoit en elle; de crainte que vous ne la blâmiez de n’avoir pas eu assez de fidélité envers celle que Dieu lui avoir donnée pour la conduire, et que cette pensée ne diminue l’estime que vous pouvez avoir de sa vertu.

L.274 à son Fils, 8 octobre 1671

Mon très-cher Fils. (Puisque vous désirez que je vous donne quelque éclaircissement sur ce que je vous ay dit dans mes écrits touchant le mystère de la très-sainte Trinité, je vous diray que lorsque cela m’arriva, je n’avois jamais été instruite sur ce grand et suradorable mystère : Et quand je l’aurois lu et relu, cette lecture ou instruction de la part des hommes ne m’en auroit pu donner une impression telle que je l’eus pour lors, et qu’elle m’est demeurée depuis. Cela m’arriva par une impression subite; qui me fit demeurer à genoux comme immobile. Je vis en un moment ce qui ne se peut dire ni écrire, qu’en donnant un temps ou un intervalle successif pour passer d’une chose à une autre. En ce temps-là mon état étoit d’être attachée aux sacrez mystères du Verbe incarné. Les cinq heures de temps se passoient à genoux sans me lasser ni penser à moy, l’amour de ce divin Sauveur me tenant liée et comme transformée en lui. Dans l’attrait dont il est question, j’oubliai tout, mon esprit étant absorbé dans ce divin mystère, et toutes les puissances de l’âme arrêtées et souffrantes l’impression de la très-auguste Trinité sans forme ni figure de ce qui tombe sous les sens. Je ne dis pas que ce fut une lumière, parce que cela tombe encore sous les sens; et c’est ce qui me fait dire impression, quoique cela me paroisse encore quelque chose de la matière; mais je ne puis m’exprimer autrement, la chose étant si spirituelle, qu’il n’y a point de diction qui en approche. L’âme se trouvoit dans la vérité et entendoit ce divin commerce en un moment sans forme ni figure. Et lorsque je dis que Dieu me le fit voir, je ne veux pas dire que ce fut un acte, parceque l’acte est encore dans la diction et paroît matériel, mais c’est une chose divine qui est Dieu même. Le tout s’y contemploit, et se faisoit voir à l’âme d’un regard fixe et épuré, libre de toute ignorance et d’une manière ineffable. En un mot l’âme étoit abysmée dans ce grand Océan où elle voioit et entendoit des choses inexplicables. Quoique pour en parler il faille du temps, l’âme néanmoins voioit en un instant le mystère de la génération éternelle, le Pere engendrant son Fils, et le Père et le Fils produisant le saint Esprit, sans mélange ni confusion. Cette pureté de production et de spiration est si haute, que l’âme quoiqu’abysmée dans ce tout, ne pouvoit produire aucun acte, parceque cette immense lumière qui l’absorboit la rendoit impuissante de lui parler. Elle portoit dans cette impression la grandeur de la Majesté qui ne lui permettoit pas de lui parler; et quoi qu’ainsi anéantie dans cet abysme de lumière, comme le néant dans le tout, cette suradorable Majesté l’instruisoit par son immense et paternelle bonté, sans que sa grandeur fut retenue par aucun obstacle de ce néant, et elle lui communiquoit ses secrets touchant ce divin commerce du Père au Fils, et du Père et du Fils au saint Esprit, par leur embrassement et mutuel amour; et tout cela avec une netteté et pureté qui ne se peut dire. Dans cette même impression j’étois informée de ce que Dieu fait par lui-même dans la communication de sa divine Majesté dans la suprême Hiérarchie des Anges  composée des Chérubins, des Séraphins et des Trônes, lui signifiant ses divines volontez par lui-même immédiatement et sans l’interposition d’aucun esprit créé. Je connoissois distinctement les raports qu’il y a de chacune de ces trois personnes de la très-auguste Trinité dans chacun des chœurs de cette suprême Hiérarchie; la solidité inébranlable des pensées du Père dans les uns qui de là sont appellez Trônes ; les splendeurs et les lumières du Verbe dans les autres qui en sont nommez Chérubins; et les ardeurs du saint Esprit dans les autres, qui pour ce sujet sont appellez Séraphins : Et enfin que la très-sainte Trinité en l’unité de sa divine essence se communiquoit à cette Hiérarchie, laquelle ensuite manifestoit ses volontez aux autres esprits célestes selon leurs ordres.

Mon âme étoit toute perdue dans ces grandeurs, et la veue de ces grandes choses étoit sans interruption de l’une à l’autre. Dans un tableau où plusieurs mystères sont dépeints, on les voit en gros, mais pour les bien considérer en détail, il faut s’interrompre : mais dans une impression comme celle-cy l’on voit tout nettement, purement, et sans interruption. J’expérimentois enfin comme mon âme étoit l’image de Dieu), que par la mémoire elle avoit rapport au Père éternel, par l’entendement au Fils le Verbe divin, et par la volonté au saint Esprit : et que comme la très-sainte Trinité étoit trine en personnes, et une en essence; ainsi l’âme étoit trine en ses puissances et une en sa substance.

Il me fut encore montré, qu’encore que la divine Majesté ait mis de la subordination dans les Anges pour recevoir l’illumination les uns des autres, néanmoins quand il lui plaît elle les illumine par elle-même selon ses adorables volontez, ce qu’elle fait pareillement à quelques âmes choisies en ce monde; Et quoique je ne sois que boue et fange, mon âme avoit une certitude qu’elle émit de ce nombre. Cette veue m’étoit si claire qu’encore que je fusse certaine que je n’étois qu’un néant, je n’en pouvois douter (Ainsi  se termina cette grande lumière qui me fit changer d’état.

Le reste de cette vision est comme vous l’avez veue en son lieu : mais vous remarquerez, s’il vous plaît, que ces grandes choses ne s’oublient jamais, et j’ay encore celles-cy aussi récentes que lors qu’elles arrivèrent. Pour les termes, ils sont sans étude, et seulement pour signifier ce que mon esprit me fournit, mais ils sont toujours au dessous des choses, parce qu’il ne s’en peut trouver d’autres pour les mieux exprimer.

Après ces lumières et les autres que vous avez veues dans mes écrits, le R. Père Dom Raimond que je n’avois pas toujours pour me communiquer, me fit avoir les œuvres de saint Denys traduites par un Père de son Ordre, après quelles furent imprimées : je les entendois clairement en toutes leurs parties, et je fus extrêmement consolée, d’y voir les grands mystères que Dieu par sa bonté m’avoit communiquez; mais les choses sont bien autres lorsque sa divine Majesté les imprime à l’âme, que quand on les trouve dans les livres, quoique ce qu’ils en disent soit de notre sainte foy et véritable. De tout ce que j’en ay veu depuis en quelques-uns, je n’ay rien veu qui approche de ce que saint Denys en a dit. Ce grand saint les surpasse tous selon l’impression qui m’en est demeurée, et je connois bien que ce grand saint avoit la lumière du saint Esprit, mais que ses paroles n’ont pu dire davantage, car en effet ce sont des choses inexplicables. Ce qui me consola fort, fut d’y voir ce qui y est rapporté de saint Hiérothée, qu’il pâtissoit les choses divines : C’est que souvent et presque continuellement, j’étois par l’opération du Verbe éternel, en des transports d’amour, qui me tenoient dans une privauté à sa divine Personne, telle que je ne le puis dire. Cela me faisoit craindre de temps en temps que je ne fusse trompée, quoique mes Confesseurs m’assurassent que c’étoit l’esprit de Dieu qui agissoit : Cette lecture m’aida, et quoique je n’y visse pas des transports comme ceux que je pâtissois, il y avoit néanmoins un sens qui satisfaisoit mon esprit et ôtoit ma crainte, car en ce temps là je n’avois pas l’expérience que j’ay à présent).

(Quant à la seconde chose que vous me demandez touchant mon état présent, je vous diray  que quelque sujet d’Oraison que je puisse prendre, quoique je l’aye lu ou entendu lire avec toute l’attention possible, je l’oublie. Ce n’est pas qu’au commencement de mon Oraison, je n’envisage le mystère, car je suis dans l’impuissance de méditer, mais je me trouve en un moment et sans y faire réflexion dans mon fond ordinaire, où mon âme contemple Dieu, dans lequel elle est. Je luy parle selon le mouvement qu’il me donne, et cette grande privauté ne me permet pas de le contempler sans luy parler, et en ce parler, de suivre son attrait. Si l’attrait est de sa grandeur, et ensemble que je voye mon néant, mon âme luy parle conformément à cela. (Je ne sçai si ce sont ces sortes d’actes qu’on nomme anagogiques, car je ne m’arrête point à ces distinctions.) S’il est de son souverain domaine, il en est de même. S’il est de ses amabilitez, et de ce qu’en soy il n’est qu’amour, mes paroles sont comme à mon Époux, et il n’est pas en mon pouvoir d’en dire d’autres; cet amour n’est jamais oisif, et mon cœur ne peut respirer que cela. j’ay dit que les respirs qui me font vivre sont de mon Époux ; ce qui me consume de telle sorte par intervalle, que si la miséricorde n’accommodoit sa grâce à la nature, j’y succomberois, et cette vie me feroit mourir, quoique rien de tout cela ne tombe dans les sens, ni ne m’empêche de faire mes fonctions régulières. Je m’apperçois quelquefois, et je ne sçai si d’autres le remarquent, que marchant par la maison, je vais chancelant; c’est que mon esprit pâtit un transport qui me consume. Je ne fais presque point d’actes dans ces occasions, parce que cet amour consumant ne me le permet pas. D’autres fois mon âme a le dessus, et elle parle à son Époux un langage d’amour que luy seul luy peut faire produire : mais quelque privauté qu’il me permette, je n’oublie point mon néant, et c’est un abyme dans un autre abyme qui n’a point de fond. En ces rencontres je ne puis me tenir à genoux sans être appuyée, car bien que mes sens soient libres, je suis foible néanmoins, et ma foiblesse m’en empêche : Que si je me veux forcer pour ne me point asseoir ou appuyer, le corps qui souffre et est inquiet, me cause une distraction qui m’oblige de faire l’un ou l’autre, et pour lors je reviens dans le calme. Comme rien de matériel ne se trouve en cette occupation intérieure, par fois mon imagination me travaille par des bagatelles, qui n’ayant point de fondement, s’en vont comme elles viennent. La raison est que comme elle n’a point de part à ce qui se passe au dedans, elle cherche de quoi entretenir son activité naturelle et inconstante; mais cela ne fait rien à mon fond qui demeure inaltérable. En d’autres rencontres je porte un état crucifiant : mon âme contemple Dieu, qui cependant semble se plaire à me rendre captive : je voudrois l’embrasser et traiter avec luy à mon ordinaire, mais il me tient comme une personne liée, et dans mes liens je voy qu’il m’aime, mais pourtant je ne le puis embrasser. Ah ! que c’est un grand tourment. Mon âme néanmoins y acquiesce, parce qu’il ne m’est pas possible de vouloir un autre état que celui où sa divine Majesté me veut : je regarde celui-cy comme un état de purgation, ou comme un Purgatoire, car je ne le puis nommer autrement, cela étant passé, je me trouve à mon ordinaire.)

Quand je vous ai dit cy-dessus ce que mon âme expérimente de la signification des actes qu’elle produit, j’ai voulu dire qu’étant poussée par l’esprit qui me conduit conformément à la veue que j’ai, et à ce que j’expérimente dans son attrait, qui ne me permet pas d’en faire d’autres; si cette veue et cette expérience est d’amour, comme celui que j’aime n’est qu’amour, les actes qu’il me fait produire sont tous d’amour, et mon âme aimant l’amour, conçoit qu’elle est toute amour en lui : En voilà l’explication. Je voudrois me pouvoir mieux expliquer, mon très-cher fils, mais je ne puis. Si vous voulez quelque chose de moy, je ne manqueray pas de vous y répondre, si je vis, et si je suis en état de le faire. Si j’étois auprès de vous mon cœur se répandroit dans le vôtre, et je vous prendrois pour mon Directeur. Ce n’est pas que dans l’état où je suis, qui est un état de simplicité avec Dieu, j’eusse beaucoup de choses à dire, car je dirois quasi toujours la même chose; mais il arrive de certains cas où l’on a besoin de communiquer; je le fais avec notre bon Père Lallemant, car encore qu’il touche la 80. année de son âge, il a néanmoins le sens et l’esprit aussi sain que jamais.

Vous avez raison de faire le jugement que vous faites du vœu de la plus grande gloire de Dieu, et de plus grande perfection de sainte Thérèse. J’ai tiré le papier que je vous ai envoyé des Chroniques du Mont-Carmel, qui disent que dans les commencemens elle avoit fait ce vœu absolument et sans restriction. Pour celui due j’ai fait, tout y est compris, et je ne l’ai point entendu stutrement, et cela pour toute ma vie. Le R. Père Lallemant me permet de le renouvellcr de temps en temps comme nous faisons nos vœux de Religion. Il eut envie que je fisse comme il est porté dans ce papier, mais je tâche de me tenir à ce que j’ai fait, et par la miséricorde de Dieu cela ne me cause point de scrupule : si je fais des fautes ou des imperfections sans y penser, j’espère que Dieu tout bon et tout miséricordieux ne me les imputera pas à faute contre mon vœu : il m’assiste pour n’en pas faire sciemment; tout cela par miséricorde, parce que de moy je suis une pauvre et une grande pécheresse : c’est pourquoq priez pour ma conversion.

De Québec le 8. d’Octobre 1671.


 

Correspondance « Indienne »

L.43 De Québec, à une Dame de qualité, 3 septembre 1640.

[…] Nous avons donc, Madame, tout sujet de louer le Père des miséricordes de ce qu’il en répand de si grandes sur nos pauvres Sauvages : Car n’étant pas contens de se faire baptiser, ils commencent à se rendre sédentaires et à défricher la terre pour s’établir. Il semble que la ferveur de la primitive Eglise soit passée dans la nouvelle France et qu’elle embrase les cœurs de nos bons Néophites, de sorte que si la France leur donne un peu de secours pour se bâtir de petites loges dans la bourgade qu’on a commencée à Sillery l’on verra en peu de temps un bien autre progrez. C’est une chose admirable de voir la ferveur et le zèle des Révérends Pères de la Compagnie de Jésus : Le R. Père Vimond Supérieur de la Mission pour donner courage à ses pauvres Sauvages les meine lui-même au travail, et travaille à la terre avec eux. I1 fait ensuite prier Dieu aux enfans et leur aprend à lire, ne trouvant rien de bas en ce qui concerne la gloire de Dieu et le bien de ce pauvre peuple. Le R. Père le Jeune qui est le principal ouvrier qui a cultivé cette vigne, continue à y faire des merveilles. Il prêche le peuple tous les jours et lui fait faire tout ce qu’il veut : Car il est connu de toutes ces nations, et il passe en leur esprit pour un homme miraculeux. Et en effet il est infatigable au delà de ce qui se peut dire dans l’exercice de son ministère, dans lequel il est secondé par les autres Révérends Pères, qui n’épargnent ni vie ni santé pour chercher ces pauvres âmes rachettées du sang de Jésus-Christ.

Il y a eu une grande persécution aux Hurons, où un des Pères a pensé être martyrisé d’un coup de hache. On a rompu un bâton sur lui en détestation de la foy qu’il prêchoit : Il y a eu une pareille conspiration contre les autres qui sont ravis d’aise de souffrir. Avec tout cela l’on y a baptisé bien mille personnes. Le Diable a beau faire, Jésus-Christ sera toujours le Maître : Qu’il soit béni éternellement.

On parle de nous donner deux filles de cette nation avec deux Algonquines, outre dix-huit dont notre Séminaire a été rempli, sans parler des filles externes qui y viennent continuellement. Je vous dirai, Madame, que l’on ne croira que difficilement en France les bénédictions que Dieu verse continuellement sur ce petit Séminaire. Je vous en raporteray quelques particularitez afin de vous faire part de notre consolation. La première Séminariste Sauvage qu’on nous donna appellée Marie Negabmat étoit si accoutumée à courir dans les bois que l’on perdoit toute espérance de la retenir dans le Séminaire. Le R. Père le Jeune qui avoit porté son Père à nous la donner, envoya avec elle deux grandes filles Sauvages Chrétiennes qui demeurèrent quelque temps avec elle pour la fixer; mais ce fut en vain, car elle s’enfuit quatre jours après dans les bois aiant mis en pièces une robe que nous lui avions donnée. Son Père qui est un excellent Chrétien et qui vit comme un saint lui commanda de revenir au Séminaire, ce qu’elle fit. Elle n’y fut pas deux jours qu’il y eut un changement admirable. Elle ne sembloit plus être elle-même, tant elle étoit portée à la prière et aux pratiques de la piété Chrétienne, en sorte qu’aujourd’huy elle est l’exemple des filles de Québec quoi qu’elles soient toutes très-bien élevées. Si tôt qu’elle a fait une faute, elle en vient demander pardon à genoux, et elle fait les pénitences qu’on lui donne avec une douceur et affabilité incroiable. En un mot on ne la peut regarder sans être touché de dévotion, tant son visage marque d’innocence et de grâce intérieure.

En ce même temps, on nous donna une grande fille âgée de dix-sept ans appellée Marie Amiskvian. Il ne se peut rien voir de plus souple ni de plus innocent; ni encore de plus candide, car nous ne l’avons pas surprise une seule fois dans le mensonge, qui est une grande vertu dans les Sauvages. Si ses compagnes l’accusent, elle ne s’excuse jamais : Elle est si ardente à prier Dieu, qu’il ne la faut jamais avertir de le faire; elle y porte même les autres, et il semble qu’elle soit leur Mère, tant elle a de charité pour elles. Elle a un grand esprit pour retenir ce qu’on lui enseigne, particulièrement des mystères de notre sainte foy, ce qui nous fait espérer qu’elle fera de grands biens quand elle sera retournée avec les Sauvages. Elle est recherchée de mariage par un François, mais on a dessein de la donner à un de sa Nation à cause de l’exemple qu’on espère qu’elle donnera aux Sauvages. O si Dieu donnoit la dévotion à quelque personne de France d’aider à lui faire une petite maison ! Elle feroit sans doute une œuvre d’un très-grand mérite. Cette fille nous a beaucoup aidé dans l’étude de la langue, parce qu’elle parle bien François. Enfin cette fille gagne les cœurs de tout le monde par sa grande douceur et par ses belles qualitez.

Votre fillole Marie Magdelaine Abatenau nous fut donnée encore toute couverte de petite vérole et n’aiant encore que six ans. A cet âge elle seule avoit servi son Père et sa Mère dans la maladie dont ils moururent, avec tant d’adresse qu’elle tenoit en admiration tous ceux qui la voioient. Il ne se peut rien voir de plus obéissant que cette enfant : elle prévient même l’obéissance, car elle a l’adresse de se placer dans les lieux où elle prévoit qu’on la pourra emploier : et elle fait ce qu’on lui commande avec tant de conduite, et de si bonne grâce qu’on la prendroit pour une fille de qualité; aussi est elle votre fillole, je dirois volontiers votre fille en Jésus-Christ. J’ajouterai pour votre consolation qu’elle sçait par cœur son catéhisme avec les prières chrétiennes qu’elle récite avec une dévotion capable d’en tonner & ceux qui la voient.

Marie Ursule Gamitiens fillole de Mademoiselle de Chevreuse, n’est âgée que de cinq à six ans; toute petite qu’elle est, elle ne nous donne pas de peine à lui faire faire son devoir de Chrétien, car elle n’est pas plutôt éveillée qu’elle se met d’elle-même en demeure de prier Dieu. Elle dit son Chaplet durant la Messe, et chante des cantiques en sa langue sauvage.

Agnès Chabdikuchich nous fut donnée en même temps. Le nom d’Agnès lui convient très-bien, car c’est un agneau en douceur et en simplicité. Quelque temps avant que d’entrer au Séminaire elle rencontra le R. Père de Caën dans le bois où elle couppoit sa provision, elle ne l’eût pas plutôt aperçu qu’elle jetta sa hache à l’écart et lui dit : Enseigne-moy. Elle fit cette action de si bonne grâce, qu’il en fut sensiblement touché, et pour satisfaire à sa ferveur, il l’amena au Séminaire avec une de ses compagnes, où elles se rendirent en peu de temps capables du saint Baptême. Elle a fait de très-grands progrez auprès de nous, tant dans la connoissance des mystères, que dans les bonnes mœurs, dans la science des ouvrages, lire, à jouer de la Viole, et en mille autres petites adresses. Elle n’a que douze ans, et elle fit sa première Communion à Pâques, avec trois de ses compagnes.

Nicole Assepanse nous fut donnée le même jour âgée de sept ans. Ses parens qui sont des plus considérables entre les Sauvages nous prièrent de la recevoir pour un temps parce qu’elle ne les pouvoit suivre à la chasse. Cette fille a l’esprit si ouvert qu’elle est capable d’instruction comme une fille de vingt ans. Elle n’avoit été que cinq mois dans le Séminaire, et elle sçavoit rendre compte des principaux points de notre Foy, sçachant le Catéchisme, et les exercices de Chrétien très-parfaitement. Lorsque sa mère la vint quérir au retour de sa chasse, cette innocente luy faisoit faire les prières. J’admirois la simplicité de la mère, qui n’étoit pas encore baptisée, de recevoir l’instruction de sa fille avec tant d’ardeur et de docilité. Elle, ravie d’aise de l’entendre prier Dieu et répondre au Catéchisme, luy disoit : ma fille tu nous instruiras ton père et moy; si tu voulois encore demeurer au Séminaire où tu es tant aimée, tu deviendrois encore bien plus capable de le faire. Cette fille néanmoins ne put quitter sa mère qui n’a qu’elle d’enfant; mais elle luy disoit : Encore que je m’en veuille aller, ce n’est pas que je manque d’aucune chose, je mange tant que je veux, les Vierges me donnent de beaux habits et elles m’aiment beaucoup, mais je ne vous puis quitter. Disant ces paroles on la retira pour la mener dans les cabanes, où elle est admirée de tous les Sauvages.

Je serois trop longue de vous parler séparément de toutes, mais je vous diray en général que ces jeunes filles nous aiment plus que leurs parens, ne témoignant aucun désir de les suivre, ce qui est fort extraordinaire dans les Sauvages. Elles se forment sur nous autant que leur âge et leur condition le peut permettre. Lorsque

nous faisions nos exercices spirituels, elles gardoient un continuel silence; elles n’osoient pas même lever les yeux ny nous regarder, pensant que cela nous interrompoit. Mais aussi quand nous les eûmes finis on ne peut exprimer les caresses qu’elles nous firent, ce qu’elles ne font jamais à leurs mères naturelles. Il y en a quatre qui communièrent à Pâques : elles firent cette action avec tant de pureté, que la moindre ombre de péché leur faisoit peur, et avec tant d’ardeur et de désir de s’unir à notre Seigneur, que dans l’attente de le recevoir elles s’écrioient : ah! quand sera-ce que Jésus nous viendra baiser au cœur? Le Révérend Père Pijart qui les avoit baptisées et instruites pour la Communion, les voyant se comporter dans une modestie toute angélique ne put retenir ses larmes. Nous en avons eu dix-huit, sans parler des femmes et des filles sauvages, qui ont permission d’entrer au lieu destiné à l’instruction des Françoises et des Sauvages, où elles ne manquent pas de se trouver. Après l’instruction et les prières nous leur faisons festin à leur mode. La faim qu’elles ont est l’horloge qui leur fait juger de l’heure du repas, de sorte que disposant à manger pour nos séminaristes, il faut aussi prévoir à celles qui doivent survenir. Cela se fait particulièrement l’hiver, que les vieilles gens ne peuvent suivre les sauvages à la chasse, car si l’on n’avoit soin d’eux en ce temps-là, ils mourroient de faim dans les cabanes. Dieu nous a fait la grâce de les pouvoir assister jusqu’au Printemps qu’ils nous ont tenu bonne compagnie, et ce nous sera une singulière consolation de pouvoir continuer à le faire avec le secours des personnes charitables de la France, sans lesquelles cela nous sera absolument impossible; notre petit Séminaire ne pouvant suffire de luy-mesme aux grandes dépenses qu’il faut faire pour l’entretien des Séminaristes, et pour le secours des autres sauvages. Je vous en asseure, Madame, cette dépense n’est pas croyable. Nous avions apporté des habits pour deux ans; tout a été employé dès cette année, de sorte même que n’ayant plus de quoi les vêtir, nous avons été obligées de leur donner une partie des nôtres. Tout le linge que Madame notre Fondatrice nous avoit donné pour nos usages ; et partie de celui que nos Mères de France nous avoient envoié, a pareillement été consumé à les nettoyer et à les couvrir. Ce nous est une singulière consolation de nous priver de tout ce qui est le plus nécessaire, pour gagner des âmes à Jésus-Christ, et nous aimerions mieux manquer de tout, que de laisser nos filles dans la salleté insupportable qu’elles apportent de leurs cabanes. Quand on nous les donne elles sont nues comme un ver, et il les faut laver depuis la tête jusqu’aux pieds, à cause de la graisse dont leurs parens les oignent par tout le corps : et quelque diligence qu’on fasse, et quoi qu’on les change souvent de linge et d’habits, on ne peut de long-temps les épuiser de la vermine causée par l’abondance de leurs graisses. Une Sœur employe une partie du jour à cela. C’est un office que chacune ambitionne avec empressement : celle qui l’emporte s’estime riche d’un si heureux sort, celles qui en sont privées s’en estiment indignes et demeurent dans l’humilité. Madame notre Fondatrice l’a exercé presque toute l’année, aujourd’hui c’est la Mère Marie de saint Joseph qui jouit de ce bon-heur.

Outre les filles et les femmes Sauvages que nous recevons dans la maison, les hommes nous visitent au parloir, où nous tâchons de leur faire la même charité qu’à leurs femmes, et ce nous est une consolation bien sensible de nous ôter le pain de la bouche pour le donner à ces pauvres gens, afin de leur inspirer l’amour de notre Seigneur et de sa sainte foy.

Mais après tout, c’est une providence bien particulière de ce grand Dieu, que nous ayons pu avoir des filles après le grand nombre de celles qui moururent l’année dernière. Cette maladie qui étoit la petite vérole, étant universelle parmi les Sauvages se mit dans notre Séminaire, qui en peu de jours ressembla à un Hôpital. Toutes nos filles eurent cette maladie par trois fois, et quatre en moururent. Nous nous attendions toutes de tomber malades, tant parce que cette maladie étoit une vraye contagion, qu’à cause que nous étions jour et nuit à les assister, et que le peu de logement que nous avions, nous obligeoit d’être continuellement les unes avec les autres. Mais Notre Seigneur nous assista si puissamment, qu’aucune ne fut incommodée. Les Sauvages qui ne sont pas Chrétiens sont dans cette erreur, que c’est le Baptême, l’instruction, et la demeure parmi les François qui étoient la cause de cette mortalité; ce qui nous faisoit croire qu’on ne nous donneroit plus de filles, et qu’on retireroit celles que nous avons déjà. La providence de Dieu y pourveut avec tant de bonté, que les Sauvages mêmes vinrent au devant pour nous prier de prendre leurs filles; de sorte que si nous avions des vivres et des habits nous en pourrions recevoir un très-grand nombre, quoique nous soyons extrêmement pressées pour les bâtimens. Si Dieu touche le cœur de quelques âmes saintes pour nous aider à nous bâtir proche des Sauvages, comme nous en avons le dessein, nous en aurons une grande quantité. I1 nous tarde que cette heure n’est venue pour pouvoir faire plus parfaitement les choses pour lesquelles notre Seigneur nous a envoyées dans ce bien-heureux pais. Pour tout logement, nous n’avons que deux petites chambres qui nous servent de Cuisine, de Réfectoir, de Retraite, de Classe, de Parloir, de Chœur. Nous avons fait bâtir une petite Église de bois qui est agréable pour sa pauvreté. Il y a au bout une petite Sacristie où couche un jeune homme qui appartient à Madame de la Peltrie : II nous sert de tourrier et à nous fournir toutes nos necessitez. On ne croiroit pas les dépenses qu’il nous a fallu faire dans cette petite Maison, quoiqu’elle soit si pauvre que nous voions par le plancher reluire les estoiles durant la nuit, et qu’à peine y peut-on tenir une chandelle allumée à cause du vent. Je vous diray de quelle manière nous pouvons tenir tant de personnes dans un si petit lieu. L’extrémité des chambres est divisée en cabanes faites d’ais de Pin : Un lict est proche la terre, et l’autre est comme sur le fond, en sorte qu’il y faut monter avec une échelle. Avec tout cela nous nous estimons plus heureuses que si nous étions dans le Monastère le plus accommodé de la France. Il nous semble que nous sommes trop bien pour le Canada, où pour mon particulier je m’attendois de n’avoir pour tout logement qu’une cabane d’écorce. Mes Sœurs me disent quelquefois : Si nous avons quelque peine dans le Canada, c’est de n’en pas avoir et de ne pas assez souffrir; nous nous réjouissons lorsqu’on ne nous donne rien, afin d’être pauvres en toutes choses.

Après cela, Madame, ne sommes-nous pas les plus heureuses et les plus avantagées de la terre. Je ne puis vous exprimer le ressentiment que j’en ay en mon âme. Bénissez pour moy l’Auteur de tant de miséricordes sur une créature si indigne. Il semble que notre bon Maître Jésus prend plaisir à nos pauvretez. Nous avions demandé des ouvriers de France pour nous bâtir au lieu que nous avons désigné proche des Sauvages : on ne nous en a pas envoyé un seul, nos affaires ne le permettant pas et même on nous a mandé que nous ne  pouvions vivre, entretenir des Seminaristes et faire bâtir; ainsi nous voilà pour long-temps dans nos petites cabanes, si la divine bonté ne nous assiste par des voies qu’elle seule peut connoître. Madame notre Fondatrice est toute pleine de bonne volonté pour nous, et pour nous bâtir, mais ses parens ne lui permettent pas d’agir selon l’étendue de son zèle.

Voilà, Madame, un petit récit de l’état présent de notre Séminaire, qui comme vous voiez est dans la pure providence de Dieu. Comme vous êtes visitée de plusieurs personnes puissantes, je vous supplie de le leur vouloir recommander, et si la divine Majesté touche le cœur de quelques-uns, Monsieur de Bernières qui s’est chargé de nos affaires, et qui nous envoie nos nécessitez, est celui à qui il faudroit s’adresser. Pour l’amour de Jésus-Christ que vous aimez, rendez-vous la médiatrice des pauvres filles Sauvages. Un grand nombre se va perdre si nous ne les retirons de ce malheur; et nous ne le pouvons faire à cause de notre impuissance, tant du vivre que du logement. Nous en avons fait baptiser une depuis quelques jours qui étoit sur le point de se perdre. Elle étoit abandonnée de toute sa Nation, l’on n’osoit nous la donner dans la crainte qu’elle ne gâtât nos Séminaristes. On a veu en elle un changement miraculeux, car tout d’un coup elle est devenue docile et souple comme un enfant, et il ne se peut rien voir de plus ardent pour les exercices de notre sainte Foy. Elle a demandé le baptême avec importunité, et le recevant elle y a répondu comme si elle eût été toute sa vie Cathécumène. Le R. Père Buteux qui nous l’avoit envoiée des trois Rivieres et qui l’avoit connue dans son dérèglement l’étant venue visiter avoit les larmes aux yeux la voiant dans une si grande modestie et en de si belles dispositions pour le bien : Et il me dit avec un grand ressentiment : Quand vous n’auriez fait que ce bien là depuis que vous êtes dans ce pais, vous avez beaucoup fait et êtes plus que récompensée de vos peines par la conversion de cette âme. A Dieu seul en soit la gloire, car c’est lui qui fait tout. Je vous fais ce récit, Madame, pour vous donner sujet de louer de nouveau l’auteur de tant de biens : Car je ne vous sçaurois exprimer tous ceux qu’il fait en ce pais. La Relation vous en dira quelque chose, mais en vérité elle ne sçauroit dire tout ce qui en est, et quand elle le pourroit dire on ne le croiroit pas. Mais enfin si nous sommes dignes de souffrir quelques travaux, soyez persuadée, Madame, que vous y aurez grande part : Faites-moy aussi la grâce de me faire part de vos mérites, et de me tenir dans le cœur de l’aimable Jésus : Vôtre.  De Québec le 3. Septembre 1640.

L.46 De Quebec, à la Mère Marie-Gillette Roland, Religieuse de la Visitation de Tours, 4 septembre 1640.

 A très-chère et très-aimée Mère. J’ay reçu une singulière consolation à la lecture de votre lettre. Ni-Misens, cri?ek ?asa apicha entaien aiega eapitch Khisadkihir ari? i Khi ?a parmir, s ?uga ?iechimir. Ni-Misens, mi ?itch Kasasadkihatch Dieu, Kihisadkihir. Voilà qui m’est échapé. C’est à dire en notre langue : Ma Sœur encore que vous soiez bien loin, néanmoins je vous aime toujours, plus que si je vous voiois. Je vous embrasse fortement, ma Sœur, et parce que vous aimez Dieu, c’est pour cela que je vous aime. Il me falloit faire cette petite saillie avec ma chère Sœur Gillette, et lui dire à peu près ce que nous disons ordinairement à nos chères Néophites. Il faut que je vous avoue qu’en France je ne me fusse jamais donné la peine de lire une histoire; et maintenant il faut que je lise et médite toute sorte de choses en sauvage. Nous faisons nos études en cette langue barbare comme font ces jeunes enfans, qui vont au Collège pour apprendre le Latin. Nos Révérends Pères quoique grands docteurs en viennent là aussi-bien que nous, et ils le font avec une affection et docilité incroiable. O ma chère Sœur ! quel plaisir de se voir avec une grande troupe de femmes et de filles Sauvages dont les pauvres habits qui ne sont qu’un bout de peau ou de vieille couverture, n’ont pas si bonne odeur que ceux des Dames de France ! mais la candeur et simplicité de leur esprit est si ravissante qu’elle ne se peut dire. Celle des hommes n’est pas moindre. Je voy des Capitaines généreux et vaillans se mettre à genoux à mes pieds, me priant de les faire prier Dieu avant que de manger : Ils joignent les mains comme des enfans et je leur fais dire tout ce que je veux. Il en est arrivé plusieurs d’une Nation fort éloignée, qui nous volant étoient en peine de notre façon de vie. Ils me demandèrent pourquoi nous avions la tête enveloppée, et pourquoi on ne nous voioit que par des trous, c’est ainsi qu’ils appelloient notre grille. Je leur dis que les Vierges de notre pais étoient ainsi, et qu’on ne les voioit point autrement. Ils étoient ravis de ce que pour l’amour de leur nation nous avions quitté notre pais, et que par une pure charité nous vestions et nourrissions leurs filles comme si elles nous eussent appartenu.

L’un d’eux me dit tu sçauras bien-tôt parler comme nous; pour nous nous n’avons point encore d’esprit, mais nous en aurons quand nous serons instruits et baptisez.

Le bon Estienne Pigar ?ich, qui avant son baptême étoit un fameux sorcier, est maintenant un homme tout de feu; aussi la foy a mérité que Dieu fit un miracle en sa faveur. A son retour de la chasse il dit au R. Père le Jeune : Celui qui a tout fait m’a beaucoup aidé. J’étois tout languissant et prest à mourir. En cet état je dis à ma femme : prie celui qui a tout fait, afin qu’il me guérisse. Il est bon; néanmoins s’il veut que je meure je veux bien mourir. Alors ma femme fit cette prière : Toy qui as tout fait, tu me peux aider; guéris mon Mari, car nous croions en toy; et encore bien que tu voulusses qu’il mourût, nous ne cesserons jamais de croire en toy. Au même instant que ma femme eût fait cette prière, je me trouvé guéri. Il me fit la grâce entière, car je me trouvé encore tout plein de force; et comme nous n’avions point de canot je fis ma prière disant : Toy qui as tout fait, tu me peux aider, et je t’en prie, car je n’ay jamais fait de canot. Je me mis donc à faire ce canot, et non seulement j’en veins à bout, mais encore je le fis parfaitement. Hé bien Père le Jeune celuy qui a tout fait ne m’a-t-il pas bien aidé? je serois mort sans lui, et me voici en parfaite santé, mais j’ay une question à te faire : Lorsque nous sommes éloignez et que nous ne pouvons entendre la Messe, ne seroit il pas bon que j’eusse une chandelle en priant Dieu? Tu me défend de penser à autre chose qu’à lui; néanmoins lorsque je le prie, l’envie me vient de regarder si tous mes Gens sont en prière : Alors tout doucement et de peur de leur donner mauvais exemple je tourne les yeux et aussi-tôt je les referme de même. Dans la résolution que j’avois faite de châtier les désobéissans, il y en eut sur la tête duquel je mis de la cendre rouge; Est-ce mal fait que de faire tout cela? On ne peut voir ce bon Chrétien sans avoir de la dévotion : il y a encore deux Capitaines à Sillery qui vivent saintement, et ces trois tiennent tout dans le devoir. […]

L.50 De Québec, à la Mère Ursule de Ste-Catherine, Supérieure des Ursulines de Tours, 13 septembre 1640.

Ma Révérende et très-chère Mère. Le retardement du vaisseau qui nous apportoit vos lettres, m’ôtoit l’espérance d’en recevoir aucune de votre part, parce que nous le tenions perdu. Il est de la prudence de ne pas mettre tout ce que l’on a dans une même voiture, parce que si le vaisseau vient à se perdre, l’on perd tout à la fois tous ses rafraichissemens, et l’espérance de rien recevoir que l’année suivante. Enfin il est arrivé sur la fin du mois d’Aoust, chargé de vos bien-faits, sans lesquels nous eussions manqué de beaucoup de choses. Le Dieu du Canada qui vous a inspiré d’aider son Séminaire vous récompensera de ses biens infinis.

Le récit que je vous ai envoié par une autre voye, vous apprend ce qui s’est passé dans l’éducation de nos Séminaristes, et je m’y suis engagée de vous parler des actions héroïques de nos Révérends Pères; c’est ce que je vais faire.

Les Démons ont conspiré de détruire, s’ils peuvent, la Mission des Hurons, et font en sorte que toutes les calomnies que l’on produit contre eux paroissent comme des véritez. L’on a fait de grandes assemblées afin de les exterminer, et eux bien loin de s’effraier, attendent la mort avec une constance merveilleuse : ils vont même au devant dans les lieux où la conspiration est la plus échauffée. Une femme des plus anciennes et des plus considérables de cette nation harangua dans une assemblée en cette sorte : Ce sont les Robes noires qui nous font mourir par leurs sorts ; Ecoutez-moi, je le prouve par les raisons que vous allez connoître véritables. Ils se sont logez dans un tel village où tout le monde se portoit bien, si-tôt qu’ils s’y sont établis, tout y est mort à la réserve de trois ou quatre personnes. Ils ont changé de lieu, et il en est arrivé de même. Ils sont allez visiter les cabanes des autres bourgs, et il n’y a que celles où ils n’ont point entré qui aient été exemptes de la mortalité et de la maladie. Ne voyez-vous pas bien que quand ils remuent les lèvres, ce qu’ils appellent prière, ce sont autant de sorts qui sortent de leurs bouches? il en est de même quand ils lisent dans leurs livres. De plus dans leurs cabanes ils ont de grands bois (ce sont des fusils) par le moyen desquels ils font du bruit et envoient leur magie par tout. Si l’on ne les met promptement à mort, ils achèveront de ruiner le pais, cri sortc clu'il n’y demeurera ni petit ni grand. Quand cette femme eut cessé de parler, tous conclurent que cela étoit véritable, et qu’il falloit apporter du remède à un si grand mal. Cc qui a encore aigri les affaires, c’est qu’un Sauvage se promenant rencontra une personne inconnue qui lui donna bien de la frayeur. Ce spectre lui dit, écoute moi, jc suis Jésus que les Robes noires invoquent mal-à-propos; mais je ne suis point le maître de leur imposture. Ce Démon qui feignoit être Jésus ajouta mille imprécations contre la prière et contre la doctrine que les Pères prêchoient, ce qui augmenta étrangement la haine qu’on leur portoit déjà. On en vient aux effets; les uns sont battus, les autres blessez, les autres chassez des cabanes et des bourgs. Cependant, quoique la mort causât par tout des ravages étranges, ils ne laissoient pas de se jetter sans crainte dans les périls, afin de baptiser les enfans et ceux qu’ils trouveroient en état. Le bon Joseph qui les suit partout, faisant l’office d’Apôtre se rend l’opprobre de sa nation pour le nom de Jésus-Christ. Plus on leur fait du mal, plus ils sont hardis. Le R. Père Pijar est décendu cette année à Québec pour les affaires de la mission : On l’a fait ramer tout le long du voiage, avec tant d’inhumanité, que quand il est arrivé, il ne pouvoit se soutenir, et à peine put-il dire la Messe. Il m’a fait le récit des peines que les Pères souffrent en cette Mission, elles sont inconcevables, et néanmoins son cœur étoit rempli d’une telle ardeur d’y retourner, qu’il oublia tous les travaux du voiage pour aller chercher ses amoureuses croix, qu’il proteste qu’il ne changeroit pas, hors la volonté de Dieu, pour le Paradis. On ne put jamais gagner sur lui de lui faire prendre quelques petits rafraîchissemens pour le chemin. Je ne sçai ce qui arrivera de lui ni des Pères qui l’accompagnent, parce que les accusations que l’on apporte contre eux, sont produites dans un certain jour qui les fait paroître véritables. On les regarde effectivement comme des sorciers, d’autant que par tout où ils alloient Dieu permettoit que la mortalité les accompagnât, pour rendre plus pure la foy de ceux qui se convertissoient /[234]. Ils furent réduits à cette extrémité que de cacher leurs bréviaires, et de ne plus faire d’oraisons vocales. Je vous conjure, ma très chère Mère, de renouveller vos prières pour ces grands serviteurs de Dieu : Je vous envoie comme à ma plus chère aune, les lettres qu’ils m’écrivent, afin que vous les vouiez et que vous les gardiez par respect, comme venant de la part de ces admirables ouvriers de l’Evangile.

L’on renvoie ici le R. P. Poncet pour se remettre d’une indisposition qui lui est survenue; nous en sommes en peine, parce qu’on nous a dit que trois canots ont été pris des Hiroquois /[235]. Si cela se trouve véritable il est pris infailliblement, et peut-être déjà mangé. Nous aurons possible un Martyr en sa personne, ce qui fera une grande jalousie aux autres qui soupirent incessamment après cette haute grâce. Nous sommes de promesse avec eux, que si ce bon-heur leur arrive nous en chanterons le Te Deum, et qu’en échange ils nous feront part du mérite de leur sacrifice. Je ne croi pas que la terre porte des hommes plus dégagez de la créature que les Pères de cette Mission. On n’y remarque aucun sentiment de la nature, ils ne cherchent qu’à souffrir pour Jésus-Christ et à lui gagner des âmes. L’hiver dernier une vieille femme qui nous avoit amené une Séminariste, demeura dans la rigueur d’un grand froid dans la nège à quatre lieues d’ici. Le R. Père le Jeune le sceut, et prenant avec lui un bon Frère et un Sauvage, l’alla chercher pour l’aider à bien mourir ou pour l’amener à l’Hôtel-Dieu. Ils passèrent la nuit dehors ensevelis dans la nège durant un froid si terrible que le serviteur de Monsieur de Piseaux qui traversoit un chemin en mourut. Ils trouvèrent cette femme avec encore assez de force pour être transportée jusques à Québec. Ils la traînèrent sur une écorce avec des peines incroyables. Le lendemain elle mourut, recevant la récompense de sa foi et de sa patience, et le Père conservant le mérite de sa charité. Nous voions tous les jours de semblables actions de vertu, qui montrent combien ces hommes Apostoliques sont ennemis d’eux-mêmes et de leur repos pour le service de leur Maître.

Quant aux Sauvages sédentaires, ils sont dans la ferveur des premiers Chrétiens de l’Église. Il ne se peut voir des âmes plus pures ni plus zélées pour observer la loi de Dieu. Je les admire quand je les voi soumis comme des enfans à ceux qui les instruisent. La Mère Marie de saint Joseph vous écrit quelque chose de leurs ferveurs, qui vous donneront un ample sujet de louer l’Autheur de tant de biens et de le prier pour la conversion des Sauvages errans, qui commencent à être touchez et à se vouloir arrêter à l’exemple de leurs compatriotes, qui sont sédentaires depuis leur conversion. Aimez sur tout notre petit séminaire qui loge des âmes très innocentes et nouvellement lavées dans le sang de l’Agneau. Elles prient beaucoup pour vous et pour leurs autres bienfaiteurs, et je ne doute point que vous n’en ressentiez les effets, puisque Dieu se plaît d’exaucer les prières des âmes pures.

J’ai commission de Monsieur le Gouverneur et du R. Père le Jeune de vous envoier une certaine bave qui est comme du coton, afin de faire épreuve en plusieurs façons ce que l’on en pourroit faire. Je croi qu’il la faudra battre et carder pour voir si on la pourroit filer. Cela est plus délié que de la soie et du Castor. Je vous supplie donc de la faire voir à quelqu’un qui ait de l’industrie, et si on la peut façonner et mettre en œuvre, de nous en faire voir des essais. Nous en pourrons affier [fixer planter, cultiver] ici si l’on trouve qu’elle puisse être utile à quelque chose. Adieu, ma très-chère Mère, je ne suis pas tant éloignée de vous d’esprit que de corps. Nous aimons un objet immense dans lequel nous vivons, et dans lequel aussi je vous voi et vous embrasse par l’union qui nous lie en luy, et qui nous y liera, comme j’espère éternellement.

De Québec 2 le 13. Septembre 1640.

L.53 De Québec, à la Mère Marie-Gillette Roland, Religieuse de la Visitation de Tours, 3o août 1641.

Ma Révérende et chère Mère : la paix et l’amour de notre tout aimable Jésus. Mon cœur conserve toujours l’amour qu’il a pour ma chère sœur Gillette, de qui nous parlons souvent comme d’une personne dont la mémoire nous est très-chère. Vous m’avez beaucoup consolée de me donner des nouvelles de ma très-chère Sœur Louise Françoise. J’ay bény notre bon Dieu de l’avoir si amoureusement appellée : Je vous prie de l’assurer que je prie et fais prier pour elle afin que Notre Seigneur luy donne la persévérance en ses saintes résolutions. Vive Jésus, ma très chère Sœur; Vive Jésus qui fait tant et tant de miséricordes aux pauvres: Il m’en fait tant, et de si grandes que je ne vous les puis exprimer. Qui suis-je ma très-aimée Sœur, pour avoir été appellée à un employ si saint? Je n’eusse jamais osé avoir seulement la pensée de pouvoir parvenir à pouvoir enseigner nos chers Néophites, et néanmoins notre bon Maître me donne la facilité à le faire en leur langue. Je vous avoue qu’il y a bien des épines à apprendre un langage si contraire au nôtre; Et pourtant on se rit de moy quand je dis qu’il y a de la peine : car on me représente que si la peine étoit si grande, je n’y aurois pas tant de facilité. Mais croyez moy, le désir de parler fait beaucoup : je voudrois faire sortir mon cœur par ma langue pour dire à mes chers Néophites ce qu’il sent de l’amour de Dieu et de Jésus notre bon Maître. Il n’y a point de danger de dire à nos Sauvages ce que l’on pense de Dieu. Je fais quelquefois (28) des colloques à haute voix en leur présence, et ils font de même. O si la simplicité règnoit dans tous les cœurs, comme elle règne en ceux de nos nouveaux Chrétiens, il ne se verroit rien dans le monde de plus ravissant. Ils disent leurs péchez tout haut avec une candeur nonpareille, et ils en reçoivent le châtiment avec une admirable soumission. Je parlois hier à un qui s’étoit tant oublié que de suivre des païens à la chasse. M’ayant rendu visite à son retour je luy dis : hé bien, feras-tu encore les malices que tu as faites jusqu’à présent? Ne quitteras-tu point la païenne avec laquelle tu as fait alliance ? Aime-tu Dieu ? Crois-tu en luy? Veus-tu obéir? O s’en est fait, me dit-il, j’aime Dieu, et l’aime tout à bon, la résolution en est prise, je veux désormais luy obéir : je croy en luy, et pour le mieux faire je quitte cette femme et me viens retirer avec les Chrétiens sédentaires : Je suis extrêmement triste d’avoir fâché celuy qui a tout fait. Après que je luy eus fait la réprimende, je le consolay sur la résolution qu’il avoit prise, et qui étoit sans fiction, car il parloit de ses péchez tout haut et devant un autre Sauvage, et il recevoit les réprimendes que je luy en faisois avec tant d’humilité, qu’il n’y a personne qui n’en eût été touché. Il faut vous avouer, ma chère Sœur que ces dispositions sont aimables.

Il y a des temps ausquels les Sauvages meurent presque de faim (2), ils font quelquefois trois ou quatre lieues pour trouver de méchantes meures (3) de haliers, et de méchantes racines que nous aurions de la peine à souffrir dans la bouche. Nous sommes si affligées de les voir ainsi affamez, qu’à peine osons nous les regarder. Jugez s’il est possible de ne se pas dépouiller de tout en ces rencontres. Ils veulent par fois reconnoitre le bien qu’on leur fait quand ils reviennent de leur chasse, par quelque morceau de boucan que nous prenons pour les contenter, car nous ne sçaurions seulement en souffrir l’odeur; eux le mangent tout crû avec un plaisir incroyable. Offrez tous leurs besoins et tous ceux de ces contrées à notre bon Maître dont je vous souhaitte toutes les bénédictions en reconnoissance du bien que vous faites A notre petit Séminaire. Je vous embrasse et suis en luy de tout mon cœur, Vôtre. De Québec, le 30. Aoust 1641.

L.65 De Québec, à la Mère Ursule de Ste-Catherine, Supérieure des Ursulines de Tours, 29 septembre 1642.

Ma Révérende, très-chère, et très honorée Mère. Si j’ay cherché de la joie à l’arrivée des vaisseaux, ç’a été en ce qui me pouvoit donner de vos nouvelles et de toutes mes chères Mères. J’en ai reçu à ma grande consolation tant par la lettre dont il vous a plu de m’honorer, que de vive voix par le Révérend Père le Jeune qui a eu la consolation de vous voir, et que notre Seigneur nous a rendu au grand contentement de tout le pais. Il ne se peut lasser de parler de votre chère Communauté, ni de l’estime qu’il fait de votre vertu en particulier. Mais ce n’est pas ici le lieu de parler des nouvelles de France, il faut vous entretenir de celles de Canada.

Tous les sujets du Séminaire vous sont acquis en la façon que Dieu le connoît. Nos cœurs, nos prières et nos vœux sont à vous, sans excepter nos petits travaux. Nos petites Séminaristes ne vous aiment pas moins que nous; ce sont vos créatures que vous aimez; pourquoi n’auroient elles pas pour vous un retour d’affection et de reconnoissance. Nous en avons eu cette année au dessus de nos forces, mais notre bon Maître nous a fait la grâce de subsister, sans parler du secours que nous avons donné aux Sauvages sédentaires, qui ont passé l’hiver proche de nous, et qui faisoient leurs traisnes en une hauteur suffisante de la nège. Nous avons eu encore un grand nombre de passagers qui étoient presque continuellement à notre grille pour demander, tant la nourriture spirituelle que celle du corps. La providence du Père céleste a pourveu à tout, en sorte que la chaudière étoit toujours sur le feu, pendant que l’une se vidoit, l’autre s’apprêtoit.

Les vaisseaux ne furent pas plutôt partis l’année dernière, que l’on nous amena un grand nombre de filles Sauvages pour les disposer au saint baptême dans le Séminaire; où aiant demeuré quelque temps, on en baptisa cinq à la fois en notre petite Chappelle ; Comme elles étoient assez grandes, et capables d&comprendre le grand bien que Dieu leur faisoit par la grâce de la régénération, elles faisoient paroître à leurs visages et encore plus à leurs paroles, que le saint Esprit avoit pris la possession de leurs cœurs, qui jusques alors avoient été la retraite des Démons. Nous y avons encore veu baptiser un grand nombre d’hommes, de femmes et de filles qui faisoient paroître des sentimens si chrétiens, que nos cœurs fondoient de tendresse et de dévotion. Une jeune femme fut tellement transportée dans cette action, qu’aussi-tôt qu’on lui eût versé sur la tête les eaux sacrées, elle se tourna vers les Assistans en s’écriant : Ah ! c’en est fait, je suis lavée. Il y avoit plus des dix-huit mois qu’elle pressoit pour être admise au nombre des enfans de Dieu, c’est ce qui la fit crier si haut avec des tressaillemens de joie nompareils.

Un jeune homme de ceux que nous vîmes baptiser ne voulut jamais partir, quoique tous ses gens le quittassent, qu’il ne fût lavé des eaux du saint baptême. Je l’interrogé assez long-temps sur les mystères de notre sainte Religion et j’étois ravie de l’entendre, et de voir qu’il en avoit plus de connoissance que des milliers de Chrétiens qui font les sçavans : Ce fut pour cela qu’on le nomma Augustin. Durant son séjour à la chasse, il fut contraint de demeurer avec des Payens de sa Nation qui est des plus libertines. Ils lui donnèrent de grands sujets d’exercer sa foy et sa patience : Mais quoi qu’ils lui pussent dire, ils ne l’ébranlèrent jamais, et il ne quitta point sa prière, qui est le point sur lequel on le combattoit. Etant de retour pour la fête de Pâques, je lui demandé comment il s’étoit comporté. Ah ! me dit-il, le Diable m’a grandement tenté. Et que faisois tu pour le chasser? Je tenois répondoit-il en la main le chapelet que tu m’as donné, et faisois le signe de Jésus (c’est le signe de la croix) puis je disois : Aye pitié de moy Jésus, car j’espère en toy; c’est toy qui me détermine, chasse le Diable afin qu’il ne me trompe point. Ainsi ce bon Néophite demeura victorieux de ses ennemis visibles et invisibles. Comme le grand fleuve de saint Laurent a été cette année tout plein de glace, il a servi de pont à nos Sauvages, et ils y marchoient comme sur une belle plaine. Nous eûmes toute la satisfaction possible la veille et le matin du saint jour de Pâques de les voir accourir à perte d’haleine pour se confesser et communier. Comme nous sommes logées sur le bord de l’eau, ils aperçurent quelques-unes de nous et s’écrièrent : dites-nous si c’est aujourd’huy le jour de Pâques, auquel Jésus est resuscité? Avons-nous bien compris notre Massinahigan? C’est un papier où on leur marque les jours et les lunes. Oui, dismes-nous, mais il est tard et vous êtes en danger de ne point entendre la Messe. A ces mots ils commencèrent à courir au haut de la montagne et arrivèrent à l’Église où ils eurent encore le temps de faire leurs dévotions. Ils étoient altérez comme des Cerfs du désir d’entendre la Messe et de recevoir le saint Sacrement, après en avoir été privez près de quatre mois. On les voioit venir par troupes en notre Église pour faire leurs prières et rendre leur première visite au saint Sacrement, et nous prier de les aider à rendre grâces à Dieu de ce qu’il les avoit gardez durant leur chasse, qu’il leur avoit donnée très-bonne.

Un excellent Chrétien nommé Charles dont les Relations parlent avantageusement, fut un des premiers qui arriva la veille de Pâques avec une grande troupe de femmes et de filles pour se disposer à la fête. Après son action de grâces, je luy demandé : Que veux-tu faire de toutes ces femmes et filles? Ho, Ningue, me dit-il, c’est à dire, ma Mère, je les ay toujours gardées durant la chasse, et je n’avois garde de les laisser seules de crainte qu’il ne leur arrivât accident; nous avons toujours prié ensemble, et elles n’ont point eu d’autre cabane que la mienne. Ce bon homme qui mène une vie de saint n’avoit quasi rien rapporté de sa chasse, parce qu’il lui avoit toujours fallu nourrir ses hôtesses durant les trois mois de son absence par un pur zèle de rendre service à Dieu et pour la conservation de leur pureté. Il eut un zèle apostolique pour aller au Sagenay afin d’inviter de nouveau sa Nation à croire en Dieu; à cet effet il me vint trouver et me dire : je te prie de me prêter un Crucifix assez grand, je te le rapporteray, je feray un coffre exprès pour le conserver. Je lui demandé, qu’en veux-tu faire? Je veux, dit-il, aller aider le Père de Quen à convertir ma Nation. D’ailleurs il y a des lieux très-dangereux où il ne sçauroit aller, ce sont des sauts en l’eau où il faut toujours aller à genoux, moy j’y irai pour convertir mes gens, et je ferai ce voiage que le Père ne sçauroit faire sans mourir. Je le loué de son dessein et lui donné mon Crucifix qu’il baisa et caressa avec une très-grande dévotion, puis il sortit aussi-tôt pour aller trouver sa compagnie qui étoit venue ici pour se faire instruire et baptiser. Ce Sauvage devenu Apôtre a enseigné tous ceux de sa Nation, en sorte qu’ils sont capables d’être mis au nombre des enfans de Dieu. Le Père de Quen qui l’avoit attendu à Tadoussac n’aiant pu passer outre, fut ravi du zèle apostolique de ce bon Sauvage, et de voir un si heureux succez de sa prédication, de sorte qu’en peu de temps il en baptisa un grand nombre, réservant à une autre occasion les autres qui ne sont pas sédentaires, pour ne point bazarder le saint baptême qu’après les avoir bien éprouvez.

Le bon Victor qui est un de nos meilleurs Chrétiens, aiant peu de mémoire oublie facilement ses prières : il n’en est pas de même de son intérieur, car il est dans une attention continuelle à Dieu et dans un entretien familier et très-intime avec sa divine Majesté : mais il croit ne rien faire, s’il ne fait comme les autres Chrétiens. Il s’en vient donc à la grille, et à la première de nous qu’il rencontre, il dit : Hélas ! je n’ay point d’esprit, fais moy prier Dieu. Il a la patience de se faire répéter dix ou douze fois une prière et la croiant bien sçavoir il s’en retourne à sa cabane où il n’est pas plutôt arrivé qu’il l’oublie. Il revient 1 à mains jointes, il confesse comme un enfant qu’il n’a point d’esprit, et prie qu’on recommence à l’instruire. Combien pensez-vous que cette ferveur est agréable à des âmes qui désirent la gloire de Dieu et le salut des âmes. Le bon Charles dont j’ay parlé cy-dessus s’accorde des mieux avec celui-cy, car quand il le visite, il lui dit : prions Dieu, mon Frère. Ils se mettent à genoux et récitent trois ou quatre fois le chaplet sans se lever. Je n’avois dessein que de vous parler de nos Séminaristes, mais comme ceux-cy sont passagers et la pluspart du temps à notre grille, il ne m’est pas facile de m’empêcher de parler de leur ferveur, la charité me liant à nos Néophites d’une étrange manière.

Nous avons eu trois grandes Séminaristes, qui ont été cet hiver à la chasse avec leurs parens pour les aider dans le ménage et à aprêter leur pelletrie. Elles s’appellent Anne Marie Uthirdchich, Agnès Chabvekveche, Louise Aretevir. Elles eurent bien de la peine à se résoudre à ce voiage, parce qu’elles devoient être trois mois privées de la sainte Messe et de l’usage des Sacremens; mais leurs parens étant de nos principaux Chrétiens on ne les put refuser. Nous les garnîmes autant que la pauvreté du Canada nous le put permettre, après quoy elles nous quittèrent avec bien des larmes. Leur principal office étoit de règler les prières et les exercices de Chrétien, ce qui passe pour un grand honneur parmi les Sauvages. L’une régloit les prières et les faisoit faire avec une singulière dévotion : la seconde déterminoit les Cantiques spirituels sur les Mystères de notre foy : et la troisième présidoit à l’examen de conscience et faisoit concevoir à l’assemblée l’importance de cet exercice. Mais quoi qu’elles passassent ainsi le temps dans des pratiques de dévotion, elles ne laissèrent pas d’écrire deux fois au R. Père Supérieur de la Mission et à moy en des termes si religieux et si judicieux, que tout le monde admiroit leur esprit : sur tout Monsieur notre Gouverneur m’en parla avec une consolation toute particulière de voir en des filles Sauvages nourries dans les bois et dans les neiges des sentimens de dévotion, et une politesse d’esprit qui ne se trouvent pas bien souvent dans des filles bien élevées de la France. Le sujet de leurs lettres étoit, que se voiant si long-temps privées des Sacremens elles demandoient qu’on leur envoiât du secours pour les retirer de cet ennuy. A leur retour la première visite qu’elles firent fut au très-saint Sacrement, et la seconde à l’Image de la très-sainte Vierge à laquelle comme aussi au petit Jésus Anne Marie avoit cherché les premières fleurs du printemps pour faire des couronnes. En suite elles nous rendirent comte de tous leurs comportemens. Ah ! disoient elles, que la privation de la sainte Messe et des Sacremens nous ont été pénible ! Noël Tekvermatch  a qui les deux premières apartiennent, aiant dessein de les retirer auprès de soy, parce qu’elles étoient suffisamment instruites, elles en aprirent les nouvelles, et pour rompre ce dessein, elles prirent la résolution de luy écrire. Elles me vinrent déclarer leur sentiment, et me demandèrent permission d’envoier leurs lettres dont la première étoit conçue en ces termes. Mon Frère, je suis résolue de ne m’en pas aller, c’est une conclusion prise que je veux être Vierge, et que je désire aimer et servir en cette Maison où je suis celuy qui a tout fait. Je désire dis-je, y demeurer toute ma vie, pour instruire des filles de ma Nation. Si je puis une fois sçavoir lire et écrire je les enseigneray plus efficacement à aimer Dieu. Apaise toy, mon Frère, apaise ma Sœur, car je ne veux plus aller chez toy : adieu donc, mon Frère, je te seray servante tant que je vivray, et je priray Dieu pour toy dans la maison des prières. Voicy la seconde lettre. Mon Frère, agréerois tu que je demeurasse pour toujours avec les filles Vierges en cette Maison? car de tout mon cœur je souhaite d’être Vierge comme elles, et c’est une affaire d’importance pour moy que je sois toujours Vierge. Quand je seray plus grande, j’instruiray les filles de ma Nation, et leur enseigneray le droit chemin du Ciel, afin qu’elles puissent un jour après leur mort voir celuy qui a tout fait. Voilà pourquoy j’ay résolu de ne m’en pas retourner chez toy si tu l’agrée, et de demeurer pour toujours dans la maison des prières. Prie pour moy, je priray pour toy tant que je vivray et je te seray servante moy qui suis ta fille Anne Marie. Voilà le stile dans lequel elles expriment leurs sentimens. Le R. Père de Quen voiant ces lettres fut surpris d’une si grande ferveur, les loua et leur donna de belles instructions : il leur conseilla néanmoins de suivre leurs parens, ce qui n’empescheroit pas leurs bons desseins, si Dieu en vouloit l’exécution.

Nous avons dans notre Séminaire des personnes grandes et petites, des filles et des femmes, qu’on nous donne pour plusieurs causes déterminées dans le Conseil des Sauvages. Nous en avons eu deux cet hiver, dont l’une fut ôtée à un Païen, qui l’avoit prise pour femme à l’insçu de ses parens qui sont Chrétiens, quoy qu’elle fût aussi Païenne. Ces bons Néophites qui vouloient qu’elle fût instruite dans la Foy afin de la donner à un Chrétien, ne pouvant souffrir cette injure signifièrent à cet homme, qu’il eût à quitter une autre femme qu’il avoit s’il vouloit épouser leur parente, et de plus qu’il se fît Chrétien. Il promît de le faire, mais comme il n’y a pas de foy dans les infidèles, il manqua à sa parole, ce qui obligea ses Parens de luy ôter cette femme et de nous la donner. Le R. Père de Quen s nous dit qu’elle nous feroit bien de la peine, et qu’il croioit qu’en peu de temps elle romproit la closture, et qu’elle feroit son possible pour retourner avec ce païen qu’elle aimoit. Nous la reçûmes néanmoins avec affection. Elle fût triste deux ou trois jours, puis tout d’un coup elle devint douce comme un enfant : elle désiroit ardemment d’être instruite et de recevoir le saint Baptême. Ses parens ne pouvoient croire un si grand et si subit changement, car elle ne vouloit plus voir son mary qu’en cas qu’il se fît Chrétien, et que ses parens l’agréassent. Néanmoins comme les Sauvages sont changeans, et qu’ils ne se fient pas volontiers les uns aux autres qu’après une longue épreuve de fidélité, ils la retirèrent dans leur cabane. Quelque temps après cette pauvre femme étant allée en quelque lieu, elle fit rencontre de son mary : elle commence à fuir; il court après : elle entre dans la maison d’un François; il y entre avec elle : elle se cache de crainte de luy parler; il proteste qu’il ne sortira point s’il ne luy parle. Il luy parle enfin et n’oublie aucune sorte de flatterie pour luy persuader de retourner avec luy, mais en vain. Il se met en colère, il crie, il menace de tuer tout le monde si l’on ne luy rend sa femme; mais pendant qu’il s’emporte de la sorte, elle fit un petit détour sans qu’il s’en aperçut, et prit sa course vers la cabane de ses parens, et de la sorte elle se délivra des mains de cet importun. Pendant qu’elle étoit ainsi sollicitée elle disoit en son cœur; c’est tout de bon que je veux croire, je veux être baptisée, j’aime l’obéissance.

Elle dit qu’elle aime l’obéissance, parce qu’on luy avoit déffendu de parler à ce Païen ; et ne pas obéir en ces rencontres, c’est un crime parmy nos nouveaux Chrétiens. Elle raconte tout ce qui luy est arrivé, mais on ne la veut pas croire, et on dit constamment qu’elle a volontairement suivi ce Païen, et qu’elle a désobéi au corn-mandement qui luy a été fait. Elle dit qu’elle veut être baptisée, mais quelque protestation qu’elle fasse, on tient conseil comment on puniroit cette faute. Quelques uns disent que pour un exemple perpetuel, il la falloit condamner à la mort, et que si cette faute demeuroit impunie les femmes et les filles imiteroient sa désobéissance. D’autres qui n’étoient pas si fervens répartirent que pour la première fois il y falloit procéder plus doucement. et qu’il suffisoit de la condamner au fouet en public. La conclusion en fut prise et il ne restoit plus qu’à trouver un exécuteur. Le plus zélé de la Compagnie se leva, disant : c’est moy qui le seray. Cependant la pauvre innocente ne dit mot, mais elle pense en son cœur que cette peine confusible sera une disposition pour son Baptême. Voilà toutes les femmes et les filles bien honteuses, car par la Sentence elles devoient toutes assister à l’exécution qui se devoit faire à la porte de l’Église. On ne voulut pas néanmoins exécuter la sentence sans l’avoir communiquée au Père de Quen qui étoit alors dans le confessional fort occupé. Quand il fut en état d’écouter, on lui dit le mal qu’on croioit que cette femme avoit fait et la résolution qui avoit été prise de la punir. Lui sans sçavoir ce qui s’étoit passé ni jusqu’où la chose devoit aller, repartit que ce seroit bien fait, puis il se retira. Voilà donc l’exécuteur qui mène la criminelle à la porte de l’Église, lui commande de poser les mains sur la balustrade du pont, et lui découvre les épaules. Elle sans se plaindre et avec une douceur et affabilité nompareille obéit à tout ce que l’on veut. Alors le fervent Sauvage élève sa voix disant : Ecoutez, écoutez François, sçachez que nous aimons l’obéissance : Voici une de nos filles qui a désobéi, c’est pour cela que nous l’allons punir ainsi que vous punissez vos enfans. Et vous filles et femmes Sauvages, autant vous en arrivera si vous désobéissez. Disant cela il décharge un grand coup de fouet; compte, dit-il à la patiente, et retiens bien. Il disoit cela parce qu’il devoit donner cinq coups. Quand ce fut au troisième, le Père de Quen entendant qu’on ne cessoit point et qu’on y alloit fort rudement sortit et fit faire le holà au zélé exécuteur. La patiente se revêtit avec une grande douceur et tranquillité et alla trouver le Père pour le prier de la baptiser. Mais comme il ignoroit son innocence il la rebuta fort rudement en lui disant : si tu veux que je te croie va-t’en aux Ursulines demain après le Soleil levé et je te baptiserai avec tes compagnes si tu persévères. Nous ne sçavions rien de tout ce qui s’étoit passé, mais le R. Père nous venant voir nous fit le détail de toute l’histoire.

Il faut que je vous avoue, ma très-chère Mère, que je me pensé fâcher contre lui d’avoir laissé fouetter cette pauvre innocente sans arrêter la ferveur inconsidérée des Sauvages, mais enfin comme le tout s’étoit passé innocemment de part et d’autre, il fallut se rire de la simplicité des Sauvages, et demeurer édifiez de la patience de la femme. Elle devança le temps et me vint trouver dès la pointe du jour avec une troupe de filles, me disant qu’elle venoit attendre le Père pour être baptisée. Je lui demandé si tout de bon elle vouloit être au nombre des enfans de Dieu, elle me répond qu’elle n’est venue que pour cela. Mais, lui dis-je, que dis-tu de ce que l’on t’a donné le fouet? En es-tu bien contente? Oui, repart-elle, j’ay voulu souffrir cet affront pour me disposer au baptême, et j’ay enduré en paix puisque Jésus a enduré et payé pour moy. Je vous (36I) confesse, ma très-bonne Mère, que j’étois ravie de l’entendre et de voir de si belles dispositions à la grâce. Je l’instruis, j’envoie quérir le Père, il la baptise, et durant la cérémonie elle fit paroître une modestie qui témoignoit assez que c’étoit sans feintise qu’elle poursuivoit si courageusement.

Je lui fis donner le nom de notre première Mère sainte Angèle estimant que cela lui étoit dû, puisque Dieu l’avoit convertie dans une maison de ses filles. Je luy demandé ensuite ses pensées sur la grande grâce qu’elle venoit de recevoir. Je pensois, dit-elle, au commencement : bientôt je serai lavée, mon âme sera embelie, et celui qui a tout fait m’aura pour fille. Lorsque je fus lavée, je dis en moy-même : Ah ! c’en est fait je suis fille de Dieu; et durant tout le temps de la cérémonie j’avois dans le cœur un plaisir extrême.

Jugez de là, ma chère Mère, du contentement que nous avons de voir tous ces miracles de la bonté de Dieu : Comme l’on baptise souvent des hommes et des femmes dans notre Chappelle nous voions des sentimens si chrétiens dans nos bons Néophites que notre extérieur fait connoître la joie de nos cœurs, ce sont des biens du Paradis qui adoucissent les épines du Canada, et les rendent plus aimables que tous les plaisirs de la terre.

Je vous disois l’an passé combien nos Séminaristes sont ponctuelles à faire leur examen de conscience et à s’accuser charitablement les unes les autres, sans qu’aucune s’offense. Elles continuent ce saint exercice par le moien duquel elles vivent dans une pureté de cœur qui n’est pas croiable. Elles ont encore une inclination très grande à fréquenter les Sacremens de pénitence et de communion, s’y disposant avec jeûnes et pénitences. Il y a peu de jours qu’une veille de communion je fus contrainte de quitter l’office pour leur faire cesser une rude discipline qui dura si longtemps que j’en avois horreur. Quand on leur accorde cette sorte de pénitence, ce qu’on ne fait pas aussi souvent qu’elles voudroient, elles tressaillent de joye, croiant que c’est une grâce singulière qu’on leur fait, alors elles se disciplinent tout à bon. J’admire entre les autres la petite Marie Magdelaine Abatenau, qui âgée seulement de neuf ans, est aussi ardente à ces exercices de pénitence que les plus âgées et les plus robustes.

Notre bonne Huronne pour laquelle nous souffrons maintenant de très-sensibles croix, ainsi que je vous dirai, est celle qui a le plus aidé cette année ses compagnes Huronnes tant par son exemple que par sa grande ferveur. Il ne se peut voir un plus grand zèle pour le salut des âmes que le sien. Deux Hurons aiant demeuré cet hiver en ces quartiers pour se faire instruire et baptiser, étoient souvent chez nous pour être enseignez et pour entendre les bons discours, tant de notre Néophite que de la Mère Marie de saint Joseph qui sçait la langue Huronne. Ils étoient ravis d’entendre l’une et l’autre ne pouvant comprendre comment une personne qui n’a jamais été en leur pais put parler leur langue, et comment leur parente put avoir tant d’esprit, et dire des choses si grandes de Dieu et de notre religion. Ils écoutoient cette jeune fille avec une attention nompareille, et un jour comme l’un d’eux étoit sur le point d’être baptisé, il feignit ne vouloir plus croire en Dieu, et par conséquent qu’il ne lui falloit plus parler de la foy ni du baptême. Alors notre fervente Thérèse (c’est ainsi qu’elle se nomme) commença à s’émouvoir et à lui dire : Comment parle-tu? je voy bien que le Diable a renversé et troublé toutes tes pensées pour te perdre : Sçai-tu bien si tu ne mourras point aujourd’huy, et qu’à l’heure même tu irois en enfer où tu brûlerois avec les Démons qui te feroient souffrir d’horribles tourmens ! Ce bon homme rioit de tout ce qu’elle disoit, ce qui lui faisoit croire que c’étoit par un esprit de mépris qu’il parloit. Cela lui fit redoubler son exhortation pour le combattre; mais n’en pouvant plus, elle nous vint raconter sa peine avec larmes : Ah ! disoit-elle, il est perdu, il a quitté la foy, il ne sera pas baptisé : Il m’a fait tant de peine de le voir parler contre Dieu, que s’il n’y eût eu une grille entre lui et moy, je me serois jettée sur lui pour le battre. Nous fûmes aussi-tôt pour sçavoir la vérité, et si c’étoit tout de bon qu’il parloit, mais nous reconnûmes sa feinte, et il nous témoigna que ce qu’il avoit fait n’étoit que pour éprouver la foy et le zèle de notre bonne Néophite.

Nous fîmes nos exercices spirituels après la fête de Pâques; quand nous les eûmes finis notre Thérèse eut aussi désir de les faire. A cet effet elle se retira sur une montagne qui borne notre clôture; et en partant elle dit à une de ses compagnes : Je m’en vais me cacher comme les filles Vierges; et là je prierai Dieu pour tous les Sauvages et les François et pour vous toutes, afin qu’il vous fasse miséricorde, et pendant tout ce temps je ne parlerai à aucune créature, mais seulement à Dieu. L’autre bien étonnée de cette entreprise et tout ensemble bien édifiée en vint donner avis à ses compagnes, qui toutes ensemble furent trouver notre hermite, et lui dirent qu’elles vouloient être de la partie. Elles la ramenèrent au logis, où elles se firent chacune une petite cellule où elles s’enfermèrent et gardèrent un silence très exact : Elles firent des prières et des oraisons continuelles durant tout le temps de leur retraite, ce qui nous donna bien de la consolation, étant une chose rare que des filles sauvages nées dans une liberté étrange se captivent de la sorte et gardent une solitude volontaire : cependant elles passèrent tout ce temps dans une si grande douceur qu’il les en fallut retirer de force y allant avec trop de zèle et de sévérité.

Nous avons eu cette année les vaisseaux plutôt qu’à l’ordinaire, n’aiant été que deux mois à leur voiage. A leur arrivée nous avons trouvé du rafraîchissement pour nous et pour nos Séminaristes qui en sont si reconnoissantes, qu’elles chantent tous les jours des cantiques de louanges à Dieu et de reconnoissance envers vous devant le très-saint Sacrement. Et cela n’est-il pas bien raisonnable, ma très-chère Mère, puis qu’elles ne sont à Dieu que par le secours de leurs bienfaiteurs. Les Sauvages sont naturellement ingrats, comme nous l’expérimentons en ceux qui ne sont pas encore baptisez, mais pour ceux qui le sont, la grâce dont leurs âmes sont embellies les rend très-reconnoissans, et presque toutes leurs prières et leurs communions se font pour la conservation des personnes de France qui leur font du bien, et qui par leur charité les ont retirées de l’infidélité.

Les vaisseaux étant arrivez, les Hurons se rendirent aux trois Rivières sans avoir fait aucune rencontre des Hiroquois. Le R. Père Isaac Jogues qui avoit fait le voiage avec eux, vint jusqu’à Québec avec cinq Hurons tant Chrétiens que Cathécumènes, trois desquels qui étoient les plus considérables, étoient parens de notre Thérèse, et venoient à dessein de la retirer afin de la pourvoir. Durant tout leur séjour à Québec ils étoient presque toujours ou dans notre chapelle ou à notre grille; l’on eût dit à voir la grande modestie de ces bons Néophites, qu’ils eussent été élevez dez leur enfance parmi des Religieux. Ils nous firent des harangues si chrétiennes que nous étions ravies de les entendre parler; il ne se peut voir des remercimens plus humbles que ceux qu’ils nous faisoient pour les soins que nous avions eu de leur parente depuis deux ans qu’elle demeuroit au Séminaire. Ils tenoient pour miracle de la voir lire et écrire, ce qu’ils n’avoient encore jamais veu parmi eux; ils la voioient adroite comme une Françoise, ils l’entendoient parler de deux ou trois sortes de langues, et ils croioient déjà qu’elle seroit l’exemple de leur Nation et la Maîtresse des filles et des femmes Huronnes : Nous les pourvûmes de tout ce qui étoit nécessaire à son mariage par le moien de nos amis, ensuite de quoi il fallut la rendre. Je ne sçay en qui il y a eu le plus de répugnance et de douleur, en elle de nous quitter, ou en nous de la perdre : Mais enfin l’exhortation que lui fit le Père Jogues touchant l’obéissance qu’elle devoit à ses parens la fit résoudre. La peine que nous avions à la laisser aller étoit fondée sur la crainte de ce qui lui est arrivé. Mais enfin il fallut se vaincre de part et d’autre; on l’embarque, et le R. Père Jogues qui accompagnoit la flotte des Hurons, la mit pour une plus grande seureté dans un de ses canots où il y avoit trois de ses domestiques. Ils ne furent pas quinze lieues avant dans le fleuve qu’ils firent rencontre des Hiroquois qui les attendoient au passage très-bien armez. Ces barbares attaquent nos pauvres Hurons qui s’accordent de se battre à terre. Les voilà aux mains, mais enfin les Hiroquois mettent les Hurons en fuite. Le R. Père Jogues fut pris avec deux braves François et quatre de nos principaux Chrétiens parens de notre Thérèse, qui fut liée avec un sien cousin âgé seulement de quinze ans. Ils furent emmenez avec plusieurs tant Cathécumènes que Païens, jusqu’au nombre de vingt-huit, qui expérimenteront, s’ils ne l’ont déjà fait, la tyrannie de ces barbares, si la bonté de Dieu ne les retient. Jugez de grâce, ma très-chère Mère, quelle douleur nous a causé cette triste nouvelle. Le Canada n’avoit point encore veu un pareil accident depuis qu’on y prêche le saint Evangile. L’on dit pourtant qu’ils ne tueront pas notre captive, mais qu’ils la marieront à quelqu’un des leurs. Si Dieu conservoit le Révérend Père et nos Chrétiens, on croit que ce seroit une ouverture à la lumière de l’Evangile dans ce pais infidelle, mais selon les apparences humaines ils sont à présent tous massacrez, et nous avons prié pour les Chrétiens comme s’ils étoient morts. Au même temps un autre parti Hiroquois prit une compagnie de Hurons, qui venoient faire leur traite proche de Mont-Réal, tellement que ces barbares commandent la Rivière de toutes parts.

Lorsque les Hurons furent défaits, Monsieur notre Gouverneur étoit aux trois Rivières attendant un vent favorable pour aller construire un fort sur la rivière des Hiroquois par la libéralité de Monseigneur le Cardinal. Il avoit voulu faire attendre les Hurons afin de leur faire escorte; mais ces bonnes gens qui ne craignent les dangers que quand ils voient l’ennemy le remercièrent; et juste(365)ment ils furent pris proche le lieu destiné à la construction du fort. Monsieur le Gouverneur apprit ces tristes nouvelles lorsqu’il alloit partir, mais le mal étoit sans remède, car ces Barbares s’enfuirent, et furent quérir de nouvelles forces emportant leur butin, qui étoit de valeur de huit mille livres. Ces barbares ne sçachant point que l’on vouloit borner leur rivière, firent un fort à une lieue de là afin d’avoir le chemain libre. Une troupe de trois cens hommes se débanda pour fondre sur les François et sur les Sauvages qu’ils pourroient rencontrer. Cependant Monsieur le Gouverneur faisoit puissamment travailler à son fort, de sorte que les Hiroquois trouvant dans leur chemin ce qu’ils n’attendoient pas, et ce qu’ils n’y avoient pas veu quelques jours auparavant, furent extrêmement surpris. Néanmoins comme ils sont vaillans, et que la mémoire de leur victoire encore toute récente leur enfloit le cœur, ils attaquèrent le fort jusqu’à vouloir mettre le pied dedans. La mêlée fut grande, et il y eut bien des coups de part et d’autre : les ennemis étoient dans leurs barques d’où ils vouloient tout ravager, prenant la commodité des meurtrières du fort pour tirer sur les François. Ces gens qui pensoient rencontrer des fuiarts comme les Hurons et les Algonquins firent les vaillans au commencement, mais par la bonne conduite de Monsieur notre Gouverneur, ils furent mis en déroute avec une telle épouvante, qu’on a trouvé une partie de leurs armes qu’ils avoient jetté çà et là afin de fuir plus légèrement. Il y a eu quantité de leurs gens tuez et blessez, comme on a remarqué dans la poursuite qu’on en a faite, les chemins étant pleins de sang, et des écorces où ils portent leurs morts et leurs blessez. Du costé des François il y a seulement un homme tué et quatre blessez. Les armes de ces Barbares sont flêches, massues et fusils. Ils avoient justement trouvé dans la capture qu’ils firent des Hurons tout ce qui leur falloit pour nous faire la guerre, outre ce qu’ils avoient eu des traîtres Hollandois. Jamais ils n’avoient osé attaquer les François dans leurs forts, et sans la rencontre de celui-cy, on dit qu’ils se seroient jettez sur celuy de Mont-Réal et sur les trois Rivières. Si Monsieur notre Gouverneur n’eût été sur le lieu tout étoit perdu, car il n’y fût resté que trente ou quarante hommes qui n’eussent peut-être pas été des plus soigneux : sa présence a tout mis à couvert, car il avoit trois barques bien équipées avec son Brigantin et environ cent hommes d’armes. L’on a trouvé proche de ce fort à qui l’on a donné le nom de Richelieu, une place où ces Barbares ont fait brûler des hommes, mais on ne sçait si ce sont de nos captifs ou d’autres. On a trouvé au même lieu douze têtes peintes en rouge qui est une marque que ceux-là seront brûlez, six autres peintes en noir, qui est un indice que ceux-cy ne sont pas encore condamnez, et une seule élevée au dessus des autres, qu’on croit être celle du bon Eustache grand Capitaine Huron, qui avoit été baptisé depuis peu de temps, et qui avoit fait merveille pour soutenir notre sainte Foy. C’étoit le plus grand ennemi des Hiroquois, et qui remportoit souvent des victoires sur eux. Lorsqu’il fut pris, ils firent un cri de joye épouventable : quoiqu’il se laissât prendre volontairement afin de mourir avec le R. Père Jogues, et avec les François qui l’accompagnoient; car comme on luy disoit : tu te peux sauver, non, dit-il, je n’ay garde je veux mourir avec les François. La haine de ces Barbares est trop grande contre luy pour l’épargner, et il ne faut pas douter qu’ils ne le fassent mourir d’une mort horrible.

Notre Thérèse non plus que son Cousin n’étoit point peinte comme les autres; c’est une marque qu’ils ne sont plus liez, et qu’ils la garderont libre parmi eux. Pour le reste des vingt-sept on croit qu’ils ont été brûlez; l’on n’en recevra des nouvelles certaines que par quelques fugitifs : car tout ce que je viens de dire nous a été rapporté par quatre femmes qui se sont sauvées d’un grand nombre d’Algonguins qui furent pris l’hiver dernier par les Hiroquois. Ils tuèrent tous les hommes et réservèrent environ vingt femmes pour remplacer un pareil nombre des leurs, que les Algonguins avoient fait mourir peu de temps auparavant. Celles-cy s’étant sauvées, celles qui restent peuvent bien trembler, car on croit qu’ils les feront brûler, comme ils firent brûler leurs maris et leurs enfans en leur présence.

Vous verrez par la relation combien les diables sont enragez de voir le progrez du Christianisme ici et aux Hurons. C’est pour cela qu’ils font révolter ceux qui ne sont pas Chrétiens contre ceux qui le sont. Ces bons Néophites présentent généreusement leurs têtes et celles de leurs enfans sous la hache pour le soutien de la Foy. Dieu leur donne tant de courage qu’ils ne font point d’état de la vie, quand il faut soutenir le parti de Jésus-Christ, pour lequel ils sont outrageusement persécutez. Il y a peu que les démons déclaroient leur rage tout haut par la bouche des Payens qu’ils possèdent, et ils avoient en quelque façon prédit le massacre qu’ils viennent de faire des Hurons par les mains des Hiroquois. Mais quoy qu’ils fassent, ils sont contraints de cèder la place au Roy légitime des Nations, dont le Royaume croît d’une telle manière que nous en sommes consolées. Remerciez-le des grâces qu’il nous fait. Priez-le pour nos bons Néophites, et particulièrement pour nos captifs et pour moy qui vous suis en luy une servante toute acquise. De Québec le 29. Septembre 1642.

L.80 De Québec, à son Fils, 26 août 1644.

Jhésus, Maria, Joseph

Mon très cher et bien-aymé Fils, La vostre m’a apporté une consolation que je ne vous puis exprimer. J’entend vos deux lettres que j’ay reçeue du mois de juillet, les vaisseaux estant arrivez plutost qu’à l’ordinaire qui nous ont rendus les Rds PP. Quentin et Jogues, lequel par une providence de Dieu très particulière a esté enlevé des hollandois qui habitent aux costes de ce pays des hiroquois dont je vous parlay l’an passé, et l’embarquant dans un vaisseau l’envoyèrent en France, ce qui leur avoit esté estroitement commandé de la Reine. Ainsy Dieu nous l’a rendu un vray martir vivant qui porte en son corps les livrées de Jésus-Christ. Cette arrivée nous a apporté la joye que vous pouvez juger. Le pauvre Père devoit estre bruslé en s’en retournant dans son village si les hollandois qui en furent advertis ne se fussent dépeschez de faire leur coup. Il m’a raconté les conduites de Dieu très particulièrement sur luy pendant sa captivité. Il y a des milliers de martyrs qui sont morts à moindres frais. Imaginez-vous les choses les plus ignominieuses qu’on peut faire souffrir à une personne chaste, il les a souffertes. Je ne sçay si les relations en ont fait ou feront mention. Je vay seulement vous dire une circonstance de ses travaux.

Après des bastonnades espouvantables qui le firent ressembler à un monstre qu’on laissa pour mort, après luy avoir couppé deux doigtz et bruslez et mordu les autres, on le promena nud de village en village, de théâtre en théâtre. Dedans une grande assemblée, on le pendit en l’air par les deux gros des bras à deux grands pieux fort eslevés avec des cordes d’osier si serrées qu’il ne se pouvoit davantage. Il fut si longtemps en ce tourment qu’il luy fut plus grand et plus sensible que tous les autres par la pesanteur de son corps avec ses liens si serrez. On le resserra de nouveau quand on vit que cela augmentoit son tourment. Un barbare d’un autre village fort esloigné ne peut souffrir cela et pa(r) une compassion naturelle le deslia, lorsqu’il estoit presque mort. Voyez ce que Dieu fit à cet homme pour récompense. Après tous les tourments du Père, les hiroquois le donnèrent à une famille qui en prist soin et eut de l’affection pour luy (c’est-à-dire qu’ilz ne luy faisoient point de mal) et luy permettoient de prier Dieu. (Ilz appellent cela Magie et un françois qui accompagnoit le Père a esté martir pour cela). Donc ces gens menoient le Père partout où ilz alloient, et par ce moyen, il baptisoit tous les enfans malades et les grands aussy, ainsy, il envoyoit beaucoup d’âmes dans le ciel. Faisant voyage il passa par le village de cet homme qui l’avoit délié, et sans penser à luy, il entra dans sa cabane pour voir à son ordinaire s’il n’y avoit point quelque bien à faire. En sortant, ce pauvre homme estoit dans un coin qui l’appella et luy dit : « Et quoy, mon frère, aurois-tu point pitié de moy, ne sçay-tu pas que je t’ay sauvé la vie, te desliant de ton tourment? Je m’en vais mourir, ayde-moy. » Le Père demeurant aussy estonné que joyeux, l’instruit, le baptise et il meurt tout aussytost, et ainsy il eu le ciel pour sa naturelle compassion et pour la vie corporelle qu’il avoit donné au Père, il mérita pour son âme la vie éternelle. Est-ce pas là une admirable Providence? Il a trouvé nombre d’occasions impréveues qui luy ont fait envoyer au ciel nombre d’âmes. Il est dans une humilité admirable laquelle fait voir sa grande sainteté. Et mesme durant qu’il estoit captif, sa grande modestie tenoit les barbares en admiration et le croyoient plus homme.

Pour response à ce que vous désirez sçavoir touchant le pais, je vous diray, mon très cher fils, qu’il y a des maisons de pierres, de bois et d’écorces. La nostre est toute de pierres, elle a 92 pieds de longueur et 28 de large : c’est la plus belle et grande qui soit en Canada pour la façon d’y bastir. En cela est comprise l’église qui a sa longueur dans la largeur de la maison et de largeur a 17 piedz. Vous penserez peut-estre que cela est petit, mais le froid trop grand ne permet pas qu’on fasse un lieu vaste. Il y a des temps que les prestres sont en danger d’avoir les mains et les oreilles gelées. Nostre Choeur, le séminaire et nostre logement sont, dis-je, compris en 92 pieds de long et 28 de large. Le fort est de pierres et les maisons qui en despendent. Celles des Rds PP., de Madame nostre Fondatrice, des Mères hospitalières et des sauvages sédentaires, de pierres. Celles des habitants, de colombage pierrotté; 2 ou 3 estant aussy de pierres pures. Partie des sauvages ont leurs maisons portatives d’écorces d’arbres de bouleau, qu’ilz dressent bien proprement avec des perches. Au commencement, nous en avions une de mesme pour faire nostre classe. Ne pensez pas que nos maisons soient de pierres de taille, non il n’y a que les encoignures. C’est une sorte de pierre comme espèce de marbre presque noir qui se tire par coupeaux assez bien fait, mieux que le moilon de France. Ces encoignures sont très belles, mais cela couste à tailler à cause de la dureté. Un homme couste 3o sols par jour et le nourrissons festes et dimanches et mauvais temps. Nous faisons venir nos ouvriers de France que nous louons pour trois ans ou plus. Nous en avons dix qui font toutes nos affaires, excepté que les habitans nous fournissent la chaux, sable et brique. Nostre maison a 3 estages. Nous avons nos cellules en celuy du milieu, faittes comme celles de France. Nostre cheminée est au bout du dortoir pour eschauffer le courroir et les celles dont les séparations ne sont que de bois de pin. L’on n’y pourroit eschauffé autrement, car ne croyez-pas qu’on puisse estre longtemps en sa celle l’hiver sans se chauffer. Ce seroit un grand excez d’y demeurer une heure, encore faut-il avoir les mains cachées et estre bien couvert. Hors les observances, la demeure ordinaire pour lire, escrire et estudier est de nécessité auprès du feu, ce qui est une incommodité et assujettissement extrême, particulièrement à moy, qui ne me chauffois jamais en France. Nos couches sont de bois qui se ferment comme une ormoire; quoy qu’on les double de couvertes ou de serge, à peine y peut-on eschauffer. L’hiver, nos sauvages quittent leurs maisons de pierres et vont se cabaner dans les bois où il ne fait pas tant de froid. L’on met 5 ou 6 busches à la fois, car on ne brusle que du gros bois, et avec cela, on se chauffe d’un costé et de l’autre, on meurt de froid. A 4 cheminées, nous bruslons l’année, de laquelle l’hiver dure 6 mois 175 cordes de boix. Quoy que le froid soit si grand, nous tenons tout l’hiver le chœur, mais on y souffre un peu. Nostre closture n’est pas de pierres, mais seulement de grands pieux d’arbres entiers de 10 pieds de haut accommodez avec de la charpente; le pays ny nostre pauvreté ne peut encore permettre de sy grands frais. Enfin les clostures d’icy sont toutes moindres, excepté celle du fort, encore y a-il plus de 6 ans qu’il est commencé et n’est pas achevé, aussy il [est] si grand. Les couvertures des maisons sont de planches doubles ou de bardeau et planche au-dessous.

Les sauvages sont habillez. Il ont l’esté une grande peau d’orignac, carrée comme une couverture et grande comme une peau de bœuf, qu’il mettent sur leurs espaules. Ils l’attachent avec de petites corroyes, en sorte que leurs bras sortent des deux costés, qui demeurent nuds. Ils n’ont que cela et un brayer, pieds et teste nus. Chez eux, à la campagne, et quand ils se battent contre leurs ennemis, ils sont nuds comme la main, excepté le brayer qui les cachent assez modestement; ils ont la peau quasi minime à cause du soleil et des graisses dont ils s’oignent par tout la plus part, et leur visage est matachié de rayes rouges et bleues. L’hiver, ils ont pour robes des couvertes de lits accommodées comme les susdites et des manches de mesme et des chausses de cuir ou des couvertes usées qui leur vont jusqu’à la ceinture. Ils ont une robe de castor avec son poil en guise de manteau. Ceux qui se couvrent la teste, ils traittent des bonnets de nuict rouges au magazin. Ils ont aussy quelques fois des capots ou tapabors /[236]; ils ont des robes; quand les Pères oublient, nous, nous leur en donnons. Voillà pour ceux qui sont bien habillez; mais il y en a qui sont presque nuds en tout temps par pauvreté. Quant aux femmes, elles sont fort modestement accommodées; elles ont toujours des ceintures (car les hommes n’en ont quasi jamais et leurs robes vont au gré du vent); leurs robes vont jusque à my-jambes et en haud, jusque au haut du col, presque toujours les bras et teste couvertes d’un bonnet de nuict d’homme, rouge, ou d’un tapabor ou capot, leurs cheveux abattus sur le visage et liez par derrière. Elles sont fort modestes et pudiques. Nous faisons de petites simarres à nos séminaristes et les coiffons à la françoise.

On ne pourroit quasi distinguer un homme d’avec une femme sinon par cet accommodement de robbe, car leur visage est semblable. Leurs souliers sont de peau d’orignac qui est comme du buffle. Ils froncent cela par le bout. Une pièce quarrée qu’ils mettent au talon. Ils passent dedans une petite courroye comme à une bourse. Voillà leurs souliers fait. Les François n’en portent point d’autres l’hiver, d’autant qu’on ne peut sortir qu’avec des raquettes sous les pieds pour marcher sur la neige, on ne s’y peut servir de souliers françois. Nous autres, nous n’avons que faire de cela. Voillà ce que vous désirez sçavoir pour ce point.

Si nostre communauté est grande? Elle l’est assez pour le présent. Nous sommes huict Sœurs de chœur et une converse. Il y en a quatre de chœur de nostre maison de Tours et 4 de la Congrégation de Paris; la converse est de Dieppe. Je vous parleray ailleurs de cela. Les Mères de l’hôpital ne sont que 5 de chœur et une converse /[237].

Si nos Sauvages sont si parfaits comme je vous le dis? En matière de mœurs, il n’y a pas la politesse françoise : je veux dire en ce qui regarde un compliment et façon d’agir des François. On ne s’est pas estudié à cela, mais à leur bien enseigner les commandemens de Dieu et de i'Église, tous les points de nostre foy, toutes les prières, à bien faire l’examen et toutes autres actions de religion. Un Sauvage se confesse aussy bien qu’un religieux et religieuse, naïfs au possible, qui font cas des plus petites choses, et lorsqu’ils sont tombez, ils font des pénitences publiques avec une grande humilité. En voicv un exemple. Les Sauvages n’ont point d’autre boisson que du bouillon de leur chaudière à sagamité, soit de chair ou de bled d’Inde, ou d’os bouillis ou d’eau. Les François leur ayant fait gouster de l’eau-de-vie ou du vin, il le trouve fort à leur goust, mais il ne leur en faut 5 qu’une fois pour Ies rendre comme fols et furieux. La cause de cecy est qu’ils ne mangent que choses douces et jamais de salures. Cette boisson les tue; c’est ce qui a obligé M. nostre Gouverneur à faire défense, sur peine de grosses amandes aux françois de leur en donner ou traitter. Néantmoins, à l’arrivée des vaisseaux il n’est pas possible d’empescher les mathelots de leur en traitter à cachette. Les anciens sauvages et les jeunes de leurs familles ne font point cela, ny ceux qui sont bons chrestiens, mais seulement la jeunesse. Il est arrivé cette année que quelques-uns se sont enyvrez. Les anciens avec les Pères de cette mission les ont condamnez à certain nombre de peaux de castor, pour estre employer à achepter de quoy parer la chapelle, en outre, d’estre 3 jours sans entrer dans l’église et aller 2 fois de jour, faire les prières à la porte, les inocens aussy bien que les coupables affin de leur ayder à obtenir miséricorde et appaiser celuy qui a tout fait. D’autres font une confession publique dans l’église des françois et disent leurs faultes tout haut; d’autres jeûnent 3 jours au pain et à l’eau. Comme ils font peu tels excès, aussy ces pénitences sont rares.

Il en (va) des Sauvages comme des françois, il y en a de plus ou de moins dévots les uns que les autres, mais, universellement parlant, ils sont plus dévots que les françois. On ne les met pas pourtant en la bourgade des françois, crainte qu’ils n’en imitent d’aucuns, quoy qu’ils soient assez sages dans ce pais, mais les sauvages ne sont pas capable de la liberté françoise quoyqu’honeste.

Madame nostre fondatrice qui est zélée au dernier point, a esté cette année visiter la mission de Tadusac, à 35 lieues d’icy, où les chrestiens mennent une vie très exemplaire. Plusieurs ont encore esté baptisés. Là se sont trouvez quantité de sauvages que les nostres ont trouvez bien loin dans les bois, instruicts et rendus capables du saint baptesme. Cette bonne dame estoit ravie de voir de si grandes ferveurs en des personnes qui de père en fils avoient esté nourris dans la brutalité. Ils estoient veneus tout exprès pour se faire baptiser. Les françois qui estoient là (car c’est où aborde et mouille la flotte de france qui nous apporte toutes les nécessités pour le pais) pleuroient de joye de voir des loups devenus agneaux et des bestes enfans de Dieu. Les pères excitent leurs enfans et les enfans leurs pères à qui aura le plus de ferveur. Ils ont des touches de Dieu très particulières, nous les entendons fréquamment discourir à nostre grille de ce qui leur presse le cœur. Voicy un exemple. Le capitaine des sauvages de Sillery, avant que partir pour aller en guerre contre les hiroquois, me vient voir et me tient ce language : « Ma Mère, voillà ce que je pense : je te viens voir pour te dire que nous allons chercher nos ennemys. S’ils nous tuent, il n’importe; aussy bien y a-t-il long temps qu’ils commencent, et mesme de prendre et tuer nos amys les françois, et ceux qui nous instruisent. Ce que nous allons en guerre, n’est pas a cause qu’il nous tuent mais qu’ils tuent nos amys. Prie pour nous car nous avons offensé Dieu et il nous châtie. La jeunesse n’est pas sage. Je leur dis : Vous fâchez Dieu et Il nous chastie, corrigez-vous et il s’appaisera. Un tel N. (c’estoit un qui avoit fait une faute contre les mœurs) a fait encore une telle faute. J’ay prié le grand capitaine des françois et le Père Supérieur de le bannir d’avec nous, parce qu’il y attire le diable. C’est d’où nous viennent nos malheurs. Ils m’ont dit : Attend jusqu’au printemps et il se corrigera. Ils sont trop bons d’avoir attendu car il ne s’est point corrigé. Priez toutes pour nous car nous ne sçavons ce qui nous arrivera à cause de nos offenses. » C’est un vray sainct et celuy qui a esté le deuxiesme baptisé de tous les Sauvages. Il est irrépréhensible. Dans une harangue publique qu’il fit à ses gens dans l’église où le Rd Père De Quen avoit fait quelques remontrances à la jeunesse, ce bon homme eslevant la voix fist une confession généralle tout haut (le Père ne sçavoit pas ce qu’il vouloit faire) et dit toutes les fautes qu’il avoit commises depuis 7 ou 8 ans qu’il est chrestien, adjoutant : « Mes frères, c’est moy qui ay attiré tous les malheurs qui nous arrivent. Vous voyez mes méconnoissances aux grâces de Dieu, veu les fautes que j’ay commises depuis que je suis son enfant. Mais, mais il est bon. Prenez courage, ne vous désespérez pas. Si nous le servons il nous fera miséricorde... », et plusieurs autres choses fort touchantes.

Une bonne femme estant veneue à nostre grille pria la Mère Marie de St-Joseph de l’instruire sur le St-Sacrement, car disoit-elle, il y a longtemps que je ne me suis trouvée aux prières publiques, et à mesure qu’on luy disoit quelque chose, elle répliquoit : « Voillà tout juste ce qu’on m’avoit enseigné et ce que j’avois oublié; tu m’obliges de m’en faire ressouvenir. » Et ensuite elle dist : « Dieu me fait beaucoup de grâces : autrefois, la mort de mes enfants m’affligeoit en sorte que quoy que ce fust ne me pouvoit consoler, mais maintenant, mon esprit est si convaincu de la sagesse et bonté de Dieu que quand il me les osteroit tous, je n’en seroit pas triste. Je pense en moy-mesme : si une plus longue vie estoit nécessaire à mon enfant pour mieux faire son salut, celuy qui a tout fait ne la luy refuseroit pas, veu qu’il est si bon et que rien ne luy est impossible, mais ° puisqu’il l’appelle à soy, il faut donc dire que comme il sçait tout, il voit que peut-estre il cesseroit de croire en luy et qu’il feroit des péchez qui le précipiteroient en enfer. Je luy dis pour lors : Détermine de moy, toy qui as tout fait, et de tous mes enfans aussy. Quand tu m’esprouverois par toutes les manières possibles, je ne cesseray jamais de croire en toy, de t’a,ymer et t’obéir; je veux ce que tu veux. Et après, je dis à mes enfants que je voys mourir : Va, mon enfant, va voir au ciel celuy qui a tout fait. Quand tu y sera pris-le pour moy affin que j’y aille aussy. Quand tu seras mort, je feray des prières pour ton âme affin que bientost tu sorte du purgatoire. » Cette bonne femme me veint une fois dire une longue oraison qu’elle avoit composée pour les guerriers. Elle m’attendrissoit des parolles pressantes qu’elle disoit à Dieu. Elle se nomme Louise. Il semble que Dieu se plaise à luy oster ses enfants l’un après l’autre depuis son baptesme.

Dans ce peu, vous voyez les sentimens 1 ° de nos bons chrestiens. Ils ont de grandes tendresses de conscience. Un jeune homme et sa femme ayant porté cet hiver leur enfant à la chasse, il y mourut. Ils eurent si peur de mécontenter Dieu, l’enterrant en terre qui ne fust pas béniste, que, l’espace de 3 ou 4 mois, sa mère le porta toujours au col par des précipices de rochers, de bois, de neige et de glace avec des peines non pareilles. Ils retournèrent justement pour faire leurs Pasques et firent enterrer leur enfant empaqueté dans une peau.

Je vous ay mandé dans ma précédente que la foy prend de profondes racines dans les nations du nort et aux hurons. Je viens d’en recevoir des nouvelles du R. P. Chaumonot que vous avez veu à Paris avec le Père Poncet. Voillà ce qu’il dit : « on a basty en 5 principaux bourgs des Hurons des chapelles où il y a toujours de nos Pères. Si ces 2 hivers prochains les conversions continuent comme ces 2 précédentes, nous espérons que les chrestiens deviendront les plus forts en ces 5 bourgs et en peu de temps, ils attireront après soy, non seulement tous les concitoyens, mais encore tout le reste du pays et voire tout le pays des hurons. »

Je vous ay dit dans ma précédente comme les hiroquois ont pris un de nos Rds Pères et plusieurs chrestiens tant françois que sauvages desquels 5 ont esté tuez et 2 bruslez tout vifs. C’est peu de chose que la vie, mais la cruauté que ces barbares exercent sur les patians est horrible. Comme l’esprit s’affoiblit quelque fois, on craint pour nos pauvres chrestiens un désespoir car il n’y a là personne pour les consoler et encourager. Au nom de Dieu, recommandez-les à tous mes Rds Pères de vostre Ste maison. 300 Sauvages fugitifs se sont réfugiez proche nostre petite maison, cet hiver. Ils estoient instruicts en nostre chapelle excepté ceux qui n’avoient pas encore la disposition d’entendre parler de Dieu. Hors cette première instruction, les femmes et filles venoient dans nostre classe et les hommes à nostre parloir auquels après la réfection spirituelle, nous taschions de leur donner celle du corps. Mr nostre Gouverneur leur fist de grandes charités durant ce temps-là. C’est le plus charitable qu’on puisse voir : tous ces pauvres gens avoient pensé mourir de faim (33). Ces réfections corporelles que nous leur faisons sont des apas qui les attirent et aprivoisent beaucoup, mais nostre nécessité et pauvreté ne nous permet pas de faire ce que nous voudrions. C’est [ce] qui me contraint de demander l’aumosne en France chez nos amys, non pour nous, mais pour les pauvres Sauvages ou plutost pour Jésus-Christ. L’on a descouvert des nations sédentaires qui ayant ouy parler de Dieu et veu faire des actes de religion à des chrestiens qu’ils ont veu en leur pais font de mesme et souhaittent les ouvriers de l’Evangille. Mais les passages qui sont fermez par les ennemys de Dieu les retiennent. Néant moins 3 se sont hasardez d’aller aux hurons pour de là aller plus haud, car ces nations sont encore 300 lieues par delà. Or il y a 500 lieues d’icy aux hurons, mais si le passage estoit libre, le chemain seroit plus court de la moitié.

Ne vous lassez point de vous tenir aux pieds du Roy de toutes les nations. Il est mort pour tous et tous ne vivent pas encore. Hélas ! mon très cher fils, si j’estois digne de courir partout pour tascher de luy gagner quelque âme, mon cœur seroit satisfait. Cela n’est-il pas sensible de voir les démons tenir un empire si absolu sur tous les peuples? Allons ensemble en esprit et taschons d’en rendre quelqu’un à nostre bon Maître. Vous ferez autant en vostre solitude que si vous y estiez actuellement employé. Le Père éternel a fait voir à une personne que si elle luy demande par le cœur de son Fils, il luy donnera tout ce qu’elle voudra; demandons-luy des âmes pour l’amplification de son royaume. Je vous en conjure, soyons jaloux de que son ennemy les possède. C’est luy qui anime les hiroquois qui, pour le présent, sont le plus grand empeschement de sa gloire en ce pais, excepté mes malices; mais pour ce point, trouvez-moy des amys envers Dieu, je vous en supplie, surtout de mes Rds Pères que je salue avec humilité. Je leur demande leur sainte bénédiction et participation à leurs saints Sacrifices et saintes prières. Je ne suis pas digne de leur apartenir de si près, ny d’avoir une partie de moy-mesme parmy eux.

Pour vous, je ne vous quitte point auprès de Dieu. Demeurons donc en ce vaste océan, et y vivons ça-bas en attendant l’éternité que nous nous y verrons réellement. Adieu.

Des Ursulines de Québec, le 26. d’Aoust 1644.

L.97 De Québec, à son Fils, 29 août-10 septembre 1646.

Mon très-cher, et bien-aimé Fils. Je prie le Roi des Saints d’être l’unique objet de votre amour pour le temps et pour l’éternité. Le désir que j’ai que vous priiez, et que vous excitiez les gens de bien à prier pour cette nouvelle Église, me porte à vous faire un petit récit des bénédictions que Dieu continue de verser sur nos Sauvages. Cela vous excitera sans doute de nouveau à louer leur Bienfaiteur, et à lui demander pour les uns la persévérance, et pour les autres la grâce d’une parfaite conversion. Il y a apparence que cela n’est pas bien éloigné, puis que nous volons ici tous les jours à notre grande consolation, de nouvelles Nations attirées par les nouvelles de la paix, qui leur rend les passages libres. Le désir qu’ils ont de se faire instruire et de se sauver fait qu’ils demandent des Pères, pour les emmener en leur pais, afin qu’ils y portent les riches trésors de la Foi et de l’Evangile, et qu’ils les mettent au nombre des Enfans de Dieu par le moien du Baptême.

Ceux qui paroissent les plus zélez, sont les Sauvages du côté du Nord, dont la Mission est à Tadoussac. Je vous en parlé l’an passé, et comme les Nations de cette côte qui résident avant dans les terres entre des montagnes affreuses et des rochers inacessibles se viennent rendre chaque année au printemps en ce lieu là, les Pères sont aussi exacts à s’y trouver pour les instruire l’espace de trois ou quatre mois que le temps est plus tempéré; car le reste de l’année il y fait un froid nom-pareil, y aiant encore des neges et des glaces au mois de Juin. Il y a quelques jours que j’en demandois des nouvelles au Père qui a le soin de cette Mission, aiant une association spirituelle avec lui pour la conversion de ces peuples : Car encore que nous embrassions toutes les Nations en celui qui les a créées, nous en tirons néanmoins tous les ans chacune une au sort, afin d’exciter plus particulièrement nos dévotions pour leur conversion. Or comme cette Mission m’est tombée en partage, j’ay voulu sçavoir du Père les bénédictions que Dieu y verse, afin de lui en rendre grâce. Voici la réponse qu’il m’a faite : Je ne puis rien mander de ces quartiers de meilleur que l’amplification du royaume de Jésus-Christ. En un jour j’ay baptisé 30 Betsamites, et confessé 60. Chrétiens. Je suis sur le point de faire six mariages en face d’Église. Je pris avant-hier tous les diables des sorciers, leurs pierres, leurs tambours et semblables badineries que j’ai fait bouillir pour leur faire voir combien c’est peu de chose, et afin que ce malin esprit ne paroisse plus dans le pais de ces pauvres Gens. Les Sauvages de Tadoussac font des harangues, qui n’ont point de prix tant à leurs Gens qu’aux Nations étrangères pour les encourager à croire, et à embrasser la Foy. Vous les concevriez mieux par les oreilles que par les yeux. Remerciez le grand Maistre de ce qu’il illumine toutes les Nations du Nord, car il y en a ici de plus de dix sortes qui sont de plus de douze journées de Tadoussac. Je ne sçai si la fin du monde est proche, mais la Foy s’étend beaucoup. Je n’ai qu’un regret de voir un si mauvais instrument que moy entre les mains de Dieu, mais priez sa bonté, je vous en supplie, de me rendre plus digne en me faisant miséricorde. Les dévotions de nos Paroissiens sont fort réglées. Il y en a environ soixante qui se sont confessez deux ou trois fois, et comme ils se disposent à communier, ils jeûnent le Samedi à ce dessein. Il y en a trente qui ont communié pour la première fois, le reste communira en son temps. Ce m’a été une consolation bien sensible de les voir recevoir ce Saint Sacrement avec tant de dévotion et de ferveur que les François des deux barques qui sont arrivées aiant assisté à la Messe, à l’eau bénite, et à l’instruction qu’on leur a faite, les ont admirez. Leur police continue dans une obéissance exacte. Ils ont première, seconde et troisième table. Les personnes de considération mangent à la première : les Officiers qui ont servi mangent à la seconde ; et les femmes et les enfans à la dernière. Ils ont fait une allée pour se promener après le repas, pour traiter de leurs affaires, et pour prier en se promenant.

Ils souhaittent passionnément une petite maison à la Françoise pour y loger l’Eté et serrer leurs hardes l’hiver pendant qu’ils sont à la chasse. Jusqu’ici sont les paroles de la lettre du Père.

C’est une chose ravissante de voir nos bons Sauvages de Silleri, et le grand soin qu’ils apportent à ce que Dieu soit servi comme il faut dans leur bourgade, que les loix de l’Église soient gardées inviolablement, et que les fautes y soient châtiées pour apaiser Dieu : L’une des principales attentions des Capitaines est à éloigner tout ce qui peut être occasion de péché ou en général, ou en particulier. L’on ne va point à la chappelle que l’on n’y trouve quelque Sauvage en prière, avec tant de dévotion que c’est une chose ravissante. S’il s’en trouve quelqu’un qui se démente de la foy ou des mœurs de Chrétien, il s’éloigne et se banit de lui-même, sçachant bien que bon gré mal gré il lui faudroit faire pénitence, ou être honteusement chassé de la bourgade. Il y a quelques jours qu’un jeune homme eut différent avec sa femme. Ils furent menez devant les Capitaines, qui condamnèrent l’homme à être mis à la chaîne dans une cave du fort, et là jeûner trois jours au pain et à l’eau : Et la femme fut condamnée à la même peine, qui fut exécutée en notre Monastère. Ces pauvres gens firent leur pénitence avec tant de dévotion, que je croi que leur faute leur fut remise dès le moment que la sentence leur fut prononcée. La femme ne voulut pas seulement une poignée de paille sous elle; car, disoit-elle, je veux parer Dieu que j’ay fâché.

Les Attikamek qui sont aussi du côté du Nord sont convertis et vivent d’une vie extraordinairement innocente. Il y a quatre ans qu’une trentaine décendit ici, où ils furent instruits et baptisez ; après quoi ils s’en retournèrent en leur pais annonçant avec une ferveur apostolique à ceux de leur Nation le bien qu’ils avoient rencontré. Ils leur expliquèrent les points de la foy comme ils les avoient apris, en sorte qu’ils en convertirent un grand nombre, qu’ils amenèrent aux trois Rivières pour y être baptisez, ce qui leur fut accordé. Depuis ce temps là ils sont réglez comme s’ils avoient toujours des Pères parmi eux : Aussi viennent ils de temps en temps, quoique fort éloignez, pour rendre compte de leur foy, et recevoir de nouvelles lumières. On ne peut rien voir de plus zélé, même jusqu’aux enfans.

La paix qui fût faite l’an passé a ouvert la porte aux Nations éloignées qui sans crainte viennent en ces quartiers, ravies d’avoir la liberté du commerce et de se faire instruire. Elles demandent toutes des Pères pour les mener en leurs pais. Et déjà en voilà qui partent pour aller aux Abnaki?ois, qui étoient cy-devant inaccessibles. D’autres vont aux Hiroquois, et c’est la chère Mission du R. P. Jogues, laquelle a commencé par l’effusion de son sang dont il a arrosé cette terre; mais il l’a bien plus sanctifiée par ses vertus héroïques, qui ne seront bien connues qu’au jour du jugement, car ce grand serviteur de Dieu les cache dans son humble silence. Ce peu néanmoins qui en a paru a ravi en admiration ceux même qui l’ont tyrannisé, qui le revoiant de retour de France, et aller en leur pais, l’ont reçu comme un Ange du Ciel et le regardent comme leur Père.

Mais il vous faut dire quelque chose de ces Ambassadeurs, qui avoient promis lors qu’ils s’en allèrent de revenir au printemps. Dès qu’ils furent arrivez en leur pais, ils firent leur légation à leurs Capitaines de la part de Monsieur de Montmagni notre Gouverneur, des François, des Hurons, des Algonquins et des autres Nations, qui étoient jointes en ce traitté de paix : Voici comme la chose se passa.

Trois jours après leur arrivée, dans le premier village, le peuple s’assembla pour écouter la voix d’Onontio, qui est Monsieur le Gouverneur, par la bouche du sieur Coûture[238]; mais avant qu’ils parlassent on leur fit un présent pour leur graisser le gozier, et ôter la poussière qu’ils avoient contractée dans le voiage, afin de donner une plus libre sortie à leurs paroles. Après que le sieur Coûture et les autres eurent fait leurs harangues, et offert leurs présens, les Hiroquois firent les leurs au nombre de six.

Le premier étoit pour guérir les pieds des Ambassadeurs que les ronces, les épines et les autres difficultez des chemins avoient ensanglantez.

Le 2. Pour dire que les haches autrefois levées contre les François, Algonquins, Hurons et Alliez étoient jettées bien loin, afin qu’elles ne fissent plus de mal.

Le 3. témoignoit la douleur qu’on avoit eue de la mauvaise fille qui n’avoit pas été obéissante à sa Mère qui l’exhortoit d’écouter la voix de son Père Onontio et de considérer sa bonté. Cette effrontée qui avoit bien eu la hardiesse de venir encore cet Automne vers Mont-Réal pour lever la hache. C’est à dire, que sept hommes de guerre de la Nation des Onionteheronons, qui est une petite Nation dépendente des Hiroquois, se mirent en campagne à leur insceu contre leur volonté, et tuèrent quelques Algonquins, n’aiant pas voulu consentir à la paix.

Le 4. Pour faire voir la réjouissance de tout le pais de ce qu’Onontio avoit uni tous les peuples et aplani toute la terre.

Le 5. En action de grâces au Père commun Onontio l’incomparable qui avoit donné de l’esprit aux Algonquins, ce que nul n’avoit pu faire avant lui.

Le 6. Etoit pour avoir place dans ses maisons et y allumer du feu, c’est à dire, pour y être bien venus et y pouvoir converser en assurance avec les François.

Les présens étant faits et toutes choses conclues, le sieur Coûture s’en retourna avec les Hurons dix jours après leur arrivée. Etant déjà fort avancez dans le chemin, ils furent contraints de retourner sur leurs pas, parce qu’ils ne trouvèrent pas leurs canots au lieu où ils les avoient laissez pour cheminer à pied, Dieu l’aiant ainsi permis pour donner assurance de la sincérité des Hiroquois. Car quelque temps après leur retour au village d’où ils étoient partis, ceux que je viens de dire qui avoient été en guerre proche de Mont-Réal et qui avoient tué des Algonquins arrivèrent et demandèrent audience dans le bourg principal, ce qui leur fut accordé. Ils exposèrent le sujet de leur ambassade, qui étoit de rompre avec les Algonquins. L’un d’eux prit la parole en montrant les chevelures de ceux qu’ils avoient tuez : Voilà, dit-il, un de ceux que vous haïssez. Je vous ay entendu dire autrefois que vous aviez si peu de volonté de vous réconcilier avec eux, que si vos âmes se rencontroient en l’autre monde dans un même lieu, vous les persécuteriez encore. J’en dis de même, et afin de vous encourager à tenir ferme, voilà leurs têtes et des cordes pour les lier (c’étoit un grand collier de pourcelaine de cinquante palmes). Ces têtes étoient de plusieurs de nos bons Chrétiens de Silleri qui étans cabanez proche de Mont-Réal furent tuez en trahison par ces misérables.

A ce discours les Hiroquois répondirent qu’ils s’étonnoient comme ils avoient eu la hardiesse de leur apporter ces têtes, et que sans doute c’étoit leur jetter la honte sur le front. Hé, quoi, disoient-ils : Onontio est-il un enfant? Que dira-t’il entendant cette nouvelle? Ne dira-t’il pas, voilà un trait d’Hiroquois? Ils n’ont pas fait le coup, mais ils ont donné la hache à ceux-là pour la faire tomber sur la tête de nos amis. Mais ce n’est pas tout, il n’y va pas seulement de notre honneur, mais encore de nos vies. Nos Parens sont avec les Algonquins comme en leur propre terre, ne seront-ils pas en danger d’y perdre la vie? Ne les accusera-t’on pas comme autheurs de ces meurtres quand on en apprendra les nouvelles ? Allez retirez-vous avec vos chevelures et vos présens, nul de nous ne les touchera.

Ce procédé nous a fait voir que les Hiroquois, quoique barbares, ont recherché la paix avec sincérité. Et de plus pendant tout l’hiver, à ce qu’a rapporté le siaur Coûture, nul n’a parlé de guerre, au contraire chacun étoit bien aise de se voir en liberté, et de pouvoir chasser en assurance. Ils ont fait un tel massacre de Cerfs, qu’ils en ont tué plus de deux mille. Ils ont donné charge au sieur Coûture de dire aux Algonquins et aux Hurons, qu’ils allassent quérir leurs filles et leurs parentes qui étoient captives parmi eux depuis long-temps.

Coûture étant de retour au printemps avec les Ambassadeurs Hiroquois apporta quantité de présens pour diverses raisons, mais qui se terminoient toutes à une seule qui étoit la confirmation de la paix. Monsieur le Gouverneur leur en fit aussi de son côté pour leur témoigner qu’il agréeroit leurs propositions, et que de sa part il la maintiendroit de tout son pouvoir : Que cy-après il les aimeroit et protégeroit comme ses enfans, qu’ils seroient les très-bien venus dans les maisons Françoises, qu’ils y trouveroient toujours le feu et la chaudière prête pour leur témoigner le contentement qu’on a de les voir en notre alliance, et que pour leur donner une preuve irréprochable de tout cela, comme aussi de son affection, il désiroit non seulement leur faire entendre cette vérité par lui même dans le présent conseil, mais de plus qu’il vouloit envoier un des Pères et un François des plus considérables pour porter sa parole à tout leur pais, et confirmer tous les Hiroquois dans les assurances qu’il leur avoit données de sa bienveillance : Qu’à cet effet, il avoir choisi le Père Jogues qu’il aimoit comme lui même, et honoroit comme son Père; et que toutes les assurances et le bon accueil qu’ils lui feroient, il s’en tiendroit obligé comme s’ils l’avoient fait à lui-même. Les Hiroquois furent fort contens de ces offres, et témoignèrent à Monsieur le Gouverneur toute sorte de satisfaction et de reconnaissance.

Le R. Père Jogues partit donc avec les Hiroquois le 16. de May dernier, et Monsieur Bourdon un de nos principaux Habitans partit avec lui selon la promesse de Monsieur le Gouverneur. Ils souffrirent de grandes fatigues en ce voiage, à cause des sauts d’eau qui obligent de décharger les canots et de les porter sur le dos avec tout leur bagage, car en ces rencontres nul n’est exempt de porter ses pacquets. Ils arrivèrent en un lieu où plusieurs Hiroquois étoient à la pêche, et dans la compagnie desquels se trouva notre Thérèse Huronne. Le Père lui parla en particulier, l’interrogea, l’instruisit et l’exhorta à prendre courage, le temps de sa délivrance étant venu, parce qu’il portoit sa rançon que nous envoyions à cet effet, non précisément en forme de prix, parce qu’on étoit obligé de nous la rendre par le traitté de paix, mais pour paier sa dépense à ceux qui l’ont nourrie. Elle l’assura qu’elle ne chancelloit point en la foy, qu’elle prioit Dieu tous les jours, et qu’elle seroit ravie de retourner avec nous pour reprendre de nouvelles impression des choses de Dieu et de piété. Elle n’avoit que 13. ou 14. ans quand elle fut enlevée, et cependant elle a tenu ferme en la foy au milieu de cette barbarie, pleine de superstitions diaboliques.

Le Père étant arrivé au pais des Hiroquois fut reçu comme j’ay remarqué plus haut. Il fit ses harangues et ses présens de la part de Monsieur le Gouverneur dans toutes les circonstances et coutumes du pais. Les Hiroquois répondirent à tous avec applaudissement, et il s’y passa beaucoup de particularitez que je serois trop longue de rapporter. Le R. Père n’avoit point ordre de parler de la foy, mais seulement de s’introduire et de leur faire voir qu’il n’avoit rien de mauvais dans le cœur pour tous les mauvais traittemens qu’ils lui avoient faits, mais au contraire qu’il les aimoit comme ses Frères et ses Neveus, avec qui il vouloit bien demeurer, après qu’il auroit fait entendre à Onontio qu’ils consentoient à ce qu’il désiroit d’eux, et que cy-après ils ne seroient plus qu’un avec lui et avec ses alliez.

Il faut que je vous parle à présent de la précieuse mort des Révérends Pères de Noue et Massé de la Compagnie de Jésus. Le premier mourut selon toutes les apparences le jour de la Purification de la sainte Vierge, étant actuellement dans l’exercice de l’obéissance et de la charité. Il s’exposa au hazard pour aller depuis les trois Rivières, jusqu’à Richelieu sur le grand Fleuve gelé et glacé, pour confesser les Soldats de la garnison qui étoient demeurez sans Prêtre. Il partit des trois Rivières le 3o de Janvier accompagné d’un Huron et de deux François. Le premier giste fut à six lieues des trois Rivières dans le lac de saint Pierre du côté du Nord. Après qu’il eût pris un peu de repos, il partit sur les deux heures après minuit à dessein de prendre le devant et de donner avis à ceux de l’habitation de venir quérir ce qu’on leur envoioit, et que ceux de la compagnie du Père avoient traîné sur la glace depuis les trois Rivières. La charité de ce bon Père et l’ardeur de son courage le fit plus penser aux autres qu’à lui-même. Il refusa ce qu’on lui vouloit donner, sçavoir un peu de vin et de lard cuit. Il laissa son fuzil à faire du feu, et sa couverture dont les Missionnaires se servent en guise de manteau, quand ils vont en mission l’Hiver dans les bois et dans les neiges. Il se contenta pour toute provision d’un morceau de pain, et de cinq ou six pruneaux, et pour tous habits d’une simple camisole sous une simple sotane dans la rigueur d’un froid extrême sur un fleuve glacé. Il marchoit à la faveur de la Lune, tirant du côté du Nord, de cap en cap lorsque le Ciel commença à se couvrir, et la neige à tomber en telle abondance, qu’elle lui ôta la veue de l’Isle. Les deux Soldats qu’il avoit laissez derrière ne partirent que trois heures après lui, et cheminèrent encore plus de deux heures de nuit avec autant de crainte que de difficulté, parce qu’ils étoient nouveaux dans le pais, et qu’ils ne pouvoient marcher avec des raquettes sur la neige; où de plus il ne voioient point les vestiges du Père. L’un d’eux, qui avoit déjà fait le chemin de Richelieu, s’avisa de se servir d’une boussole pour gagner le milieu du Lac, et tirer droit aux Isles avec son compagnon et le Huron. La nuit les surprenant avec la lassitude, ils couchèrent dans la neige, au bout de l’Isle de saint Ignace, qui est à l’opposite de l’habitation de Richelieu. Le Huron plus fort et plus accoutumé à la fatigue, donne jusqu’au fort, et demande le Père, lequel n’ayant point paru mit le Capitaine et tous ses gens en grande peine tout le reste de la nuit. Le lendemain on va au devant des deux Soldats, qu’on trouve avoir passé la nuit sans feu, et comme à demi-morts. On les conduit au fort, où ils furent bien surpris de ne point trouver le Père. Ils crurent qu’il avoit passé le Lac, pour être plus en assurance du côté du Sud. Dans cette pensée on dépêche plusieurs personnes qui passèrent tout le jour et une bonne partie de la nuit à le chercher. On crie, on l’appelle, on tire pour se faire entendre, mais en vain. Le jour d’après la Fête de la Purification, un Soldat prit résolution d’aller jusqu’au lieu où le Père avoit couché la première fois, et là reconnoître ses pas afin de les suivre. Il prit avec lui deux Hurons qui le suivirent courageusement et heureusement, car ils reconnurent les vestiges des raquettes huronnes, dont le Père se servoit, et suivirent cette piste vers le Nord toujours dans le Lac et dans les Isles. Ils rencontrèrent entre une Isle et la terre ferme plusieurs chemins que le Père avoit fait comme une personne (413) égarée, qui tâche de se reconnoitre. Après avoir battu les mêmes pistes, ils trouvèrent le même lieu où il avoit couché, qui étoit un peu de sapin sur la terre d’où il avoit ôté la neige. Ils continuèrent et passèrent à la veue du fort de Richelieu sur les vestiges du Père jusques au lieu appelle le cap de massacre une lieue au dessus de Richelieu. Il est à croire que la neige et la brune lui avoient ôté la veue de l’habitation, ou que sa grande foiblesse causée par les travaux du voiage qu’il avoir fait sur des raquettes, ne lui avoient pas permis de reconnaître le lieu où il étoit. Quoiqu’il en soit, on trouva encore vers le cap de massacre une place où il avoit reposé; et à trois lieues de là tirant au haut de la rivière, son corps fut trouvé mort à genoux sur la terre dans une fosse entourée de neige, sur laquelle il étoit appuyé. Il est probable que s’étant mis à genoux avant que de rendre l’esprit, le poids de son corps aiant expiré, l’avoit mis en cette posture. Ses raquettes et son chapeau étoient proche de lui, et il avoit encore en sa poche le pain qu’il avoir pris pour son viatique. Le bon Soldat, après avoir prié Dieu, et fait une croix à l’arbre, proche lequel étoit le corps, l’enveloppa dans une couverture, et le mit sur une traîne en la même posture qu’il l’avoit trouvé. Il le mena aux trois Rivières, où tout le monde fut comblé de tristesse, et de consolation tout ensemble; de tristesse, voiant ce bon Père qui n’avoit point de plus grand soin jour et nuit, que d’obliger tout le monde, être ainsi mort, abandonné de tout secours humain, et de consolation; regardant ce corps en la posture, où l’on dépeint ordinairement saint François Xavier, les bras croisez sur la poitrine, les yeux ouverts et fixez vers le Ciel, qui seul avoit été le témoin de son agonie, et l’attendoit pour le couronner de ses travaux. Sa face ressembloit à un homme, qui est en contemplation, plutôt qu’à un mort. Tous fondoient en larmes voiant un spectacle si dévot. Nous avons ouï dire à des Pères qui étoient alors aux trois Rivières, qu’aïant approché son corps du feu pour le faire dégeler, afin de le mettre dans le cercueil, il devint aussi vermeil que s’il eût été en vie, et si beau qu’ils ne se pouvoient lasser de l’embrasser. Le bon Père étoit âgé de plus de soixante et cinq ans. Il étoit dès sa jeunesse en ce pais, où il a souffert de grands travaux, en jettant les premiers fondemens de cette Église avec le bon Père Massé, qui est aussi mort en cette même année, âgé de plus de soixanredix ans. Outre les famines qu’il leur a fallu endurer, les naufrages qu’ils ont soufferts sur la mer, la prise des Anglois qui les ont rençonnez, ils ont jette les fondemens d’une Église, où il se rencontre des Croix au delà de ce qui se peut imaginer. Et néanmoins ni les peines, ni les travaux, ni les persécutions n’ont jamais pu donner d’atteinte, ni d’altération à leur courage. Un Seigneur de haute qualité de France voulant attirer proche de soi le Père de Noué par les instances qu’il en faisoit auprès de ses Supérieurs, et lui en aiant même écrit l’année dernière d’une manière si pressante, qu’il croïoit le gagner tout d’un coup, il lui fit une réponse très-seiche pour le dégoûter de ses poursuites, et il demandoit tous les jours à Dieu qu’il le retirât plutôt du monde, que de permettre qu’il fût ôté de sa chère Mission : Et pour gagner le cœur de Dieu, et le fléchir à lui accorder cette grâce, il faisoit continuellement des actions héroïques, qui tenoient tout le monde en admiration. On croit que Dieu a exaucé ses vœux par cette prétieuse mort. Mourir seul et délaissé dans l’exercice de la charité et de l’obéissance, n’est-ce pas être semblable à Jésus-Christ. Pour le Père Massé, il est mort de sa mort naturelle, mais en priant Dieu. Sa vie a été toute sainte, et même accompagnée de miracles. Comme je connoissois très-particulièrement ces grands Serviteurs de Dieu, leur mort m’a beaucoup occupé l’esprit, mais d’une occupation si douce, qu’il me sembloit que je ressentois quelque chose de leur gloire; comme j’ai ressenti l’odeur de leurs vertus, lors qu’ils étoient parmi nous en cette vie.

Je viens de dire adieu à un de nos Révérends Pères, qui s’en va commencer la Mission de saint Ignace aux Abnakiois, accompagné seulement des Sauvages de cette Nation, qui sont venus demander qu’on l’envoiât en leur pais pour leur enseigner le chemin du Ciel. C’est un grand pais où l’on n’avoit pu encore avoir entrée. Ils sont venus par un mouvement de Dieu tout particulier. Un ou deux de nos bons Chrétiens les allèrent voir ces années dernieres pour leur parler de Dieu, mais ils ne les écoutoient pas seulement. Cette semence néanmoins a été bénie pour le temps du dessein de Dieu, car nous espérons qu’elle va produire son fruit. Il y a proche d’eux un nombre d’Anglois, qui occupent en diverses habitations plus de deux cens lieues de pais sur la côte de la mer, et qui font ce que les François font ici pour la traitte des peaux. Quand ils ont sçeu que les Sauvages venoient ici demander des Pères, ils les ont encouragez, disant qu’ils ne pouvoient mieux faire : C’est qu’il y a parmi eux (à ce qu’on dit) un grand nombre de Catholiques secrets, ce qui donne espérance d’y faire un double fruit.

Les Lettres, que nous avons reçues des Hurons, nous ont appris qu’on a découvert un nouveau pais, et que l’on en a trouvé l’entrée. C’est la Nation des gens de mer appellez en Sauvage inpeg eck ikimi ek. Ce sera une grande mission, où l’on espère s’étendre avec avantage, parce que ces peuples sont nombreux et sédentaires, par le moyen desquels on en découvrira encore d’autres pour les donner à Jésus-Christ, car on y va travailler fortement : Et même l’on va risquer de courir sur une grande mer, qui est au delà des Hurons, par laquelle on prétend trouver le chemin de la Chine. Par le moien de cette même mer, qui est douce, on espère encore découvrir plusieurs pais sur les côtes et dans les terres. Si Dieu fait réussir cette entreprise cette année, et que Dieu me conserve la vie, je vous ferai part de ma joie, car mon unique souhait est le progrès et la consommation du Roiaume de Jésus-Christ, et ensuite de vous dire ce que j’en sçai, afin que vous vous joigniez à moy pour le dessein de la plus grande Gloire de Dieu, qui est dans le salut des âmes rachetées du Sang de son Fils unique. Je vous conjure d’en poursuivre sans trêve la conversion. Ah ! que je serois contente si l’on me disoit que vous eussiez donné votre vie pour une si bonne cause ! Et moy, que je serois heureuse si j’étois trouvée digne d’être mise en pièces à ce sujet ! Priez pour votre très-indigne Mère, à ce qu’elle ne mette point d’obstacles aux desseins de Dieu.

Mais il faut descendre en particulier, et vous dire quelque chose de nos fonctions tant à nos parloirs que dans le séminaire. Les Hurons qui descendent ici, sont presque continuellement à notre parloir qui est le lieu destiné à leur instruction. C’est là la Mission de la Mère Marie de saint Joseph qui sçait la langue. Aussi ces bons Néophites, et Cathécumènes la tiennent pour leur mère. L’an passé un Capitaine nommé Jean Baptiste descendit avec toute sa famille, pour assister au traitté de paix avec les Hiroquois. Tout l’Hiver il nous a donné le moyen d’exercer les œuvres de miséricorde tant corporelles que spirituelles ; car bien qu’il fut Capitaine et Homme de considération parmi les Sauvages; étant néanmoins hors de son pais, il avoit besoin de tout : car ces gens-là ne se chargent de rien que de leur traitte, pour la grande difficulté des chemins. Je ne vous sçaurois dire le zèle qu’ils ont pour la foi et pour la pratique des actions de piété. Mais ce que nous avons le plus admiré en eux, c’est la tendresse de leur conscience, et le soin qu’ils ont d’éviter jusques aux moindres fautes, ou de s’en confesser au plutôt quand ils les ont commises. Une fois la simplicité du bon Jean Baptiste nous donna de la consolation, et nous fut tout ensemble un petit sujet de divertissement. Etant sur le point d’aller à la chasse, quelques personnes, qui lui avoient promis de lui donner ce qui lui seroit nécessaire pour son voyage, qui devoit être de plusieurs jours, lui manquèrent de parole justement sur le point qu’il devoit partir, ce qui lui fit bien de la peine, jusqu’à lâcher quelques paroles d’impatience. Etant revenu à soi, il en eut tant de douleur, qu’il s’en voulut confesser sur l’heure. Mais son Confesseur étant absent, et n’y en axant point d’autres pour l’entendre, il vint trouver celle qui avoit coutume de l’instruire, pour lui dire son péché, et la prier de le dire à son Confesseur, quand il seroit de retour, l’asseurant que de sa part il étoit extrêmement triste d’avoir péché, qu’il avoit beaucoup demandé pardon à Dieu, et qu’il tâcheroit d’être mieux sur ses gardes à l’avenir. La Mère de saint Joseph le consola, et lui fit faire encore des actes de contrition, puis il partit en paix. Quand il eût fait deux lieues de chemin, il apprit que son Confesseur étoit de retour ; il quitte la compagnie, et revint à grands pas se confesser, disant qu’il n’auroit pas fait son voiage en repos, si sçachant que son Confesseur étoit à la maison, il ne se fut pas confessé de ses impatiences.

Un autre Huron, qui n’avoit point encore été instruit, mais qui avoit un extrême désir de l’être, fut donné à la Mère de Saint Joseph, qu’il regarda dès lors comme sa mère, à qui il rendoit une obéissance si ponctuelle, qu’il n’y avoit rien qu’il ne fit de ce qu’elle lui ordonnoit; et personne n’avoit assez de crédit sur son esprit, pour lui faire entreprendre quelque chose qui dût interrompre le temps et l’heure de ses instructions, si elle ne l’agréoit. Quelques raisons particulières l’obligèrent un jour d’aller à la chasse avec des Algonquins, mais il ne s’y voulut point engager sans la licence de sa mère : Attendez, leur dit il, Marie ne m’a pas donné congé, je m’en vais le lui demander. Elle lui donna la permission, et il partit aussi-tôt. Il ne passa pas un jour, durant son absence, sans dire son chappelet, et faire ses prières.

Il repassoit continuellement dans son esprit ce qu’on lui avoit appris des Mystères de notre sainte Foi, dans la crainte qu’il avoit de les oublier, et que cela ne retardât son baptême. A son retour il n’eut pas plutôt mis le pied hors du canot, qu’il vint à notre grille avec des joies nompareilles demander celles qui le désiroient Enfant de Dieu : Ah ! ma mère, dit-il à sa Maîtresse, j’ai beaucoup péché depuis que je ne vous ai veue, car dans les désirs que j’avois de vous voir, et d’être instruit pour être baptisé, j’ai souvent demandé de m’en revenir, et cela m’étant refusé, j’étois triste, et je ne souffrois pas assez en paix de voir l’effet de mes désirs retardé. D’autres Hurons le voulant une autre fois mener à la chasse aux Castors, l’en prioient avec instance, lui promettant qu’il feroit un grand gain en ce voiage. Il vint à son ordinaire demander congé à sa Mère, qui lui dit que s’il ne désiroit pas être si-tôt baptisé, elle n’y voioit pas grand inconvénient; mais que si ses désirs pour le Baptême étoient tels qu’il lui avoit fait entendre, elle ne croioit pas que ce fut une bonne disposition à cette grande grâce, d’aller ainsi se promener sous prétexte d’un gain temporel. Alors il lui répondit d’un courage ferme et résolu: Il est conclu que je n’y irai pas; je n’ai point d’affaires plus pressées que celle de mon salut et de mon baptême; je ne désire point emporter en mon pais d’autres richesses que celles de la foi, et l’honneur d’être du nombre des Enfans de Dieu. Depuis ce temps-là il ne manqua pas un jour de venir à l’instruction, et notre Seigneur bénissant sa bonne volonté lui donna une mémoire si heureuse pour retenir tous nos mystères, qu’il étoit rare qu’on lui dit deux fois une chose, la retenant dès la première. Enfin le jour de son Baptême, qu’il avoit tant désiré étant venu, qui fut le lendemain de la Pentecôte, il ne se peut dire avec combien de joye il reçeut cette insigne faveur : ses paroles, ses actions, tout son extérieur rendoient témoignage du contentement de son cœur. Depuis ce temps là il s’est confessé deux fois la semaine, et aujourd’hui on l’instruit pour la communion, qu’on se réserve à la lui faire faire pour la première fois en son pais avec solemnité.

Notre petit Séminaire a eu cette année de l’emploi aussi bien que les précédentes. Notre plus grande moisson c’est l’Hiver, que les Sauvages allant à leurs chasses de six mois, nous laissent leurs filles pour les instruire. Ce temps nous est précieux, car comme l’Eté les enfans ne peuvent quitter leurs mères, ni les mères leurs enfans, et qu’elles se servent d’eux dans leurs champs de bled d’Inde, et à passer leurs peaux de Castor, nous n’en avons pas un si grand nombre. Nous en avons néanmoins toujours assez pour nous occuper.

La Doyenne et comme la Capitainesse de cette troupe de jeunes Néophites étoit une petite fille du premier Chrétien de cette nouvelle Eglise, que son père et sa mère vouèrent dès sa naissance. Elle nous fut donnée dès l’âge de deux ans, à cause de la mort de sa mère, et nous l’avons élevée environ trois ans dans le dessein de la faire Religieuse, à cause du vœu de ses parens, au cas qu’elle en eut la volonté. C’étoit le meilleur et le plus joli esprit que nous eussions encore veu depuis que nous sommes en Canada. A peine sçavoit-elle parler qu’elle disoit toute seule les prières sauvages par cœur, et même celles que nous faisons faire aux Filles Françoises. Ce qu’elle entendoit chanter en notre chœur, elle le sçavoit quasi au même temps, et elle le chantoit avec nous sans hésiter. Les personnes de dehors la demandoient pour la faire chanter, et elles étoient ravies de lui entendre chanter des Psaumes entiers. Elle répondoit parfaitement au catéchisme, en quoi elle étoit la maîtresse de ses compagnes ; et quoi qu’elle ne fut âgée que de 5. ans et demi, sa maîtresse l’avoit établie pour déterminer des prières, et pour les commencer toute seule à haute voix, ce qu’elle faisoit avec une grâce merveilleuse, et avec tant de ferveur qu’il y avoit de la consolation à l’entendre. Mais notre joie a été bien courte, car une fluxion qui lui est tombée sur le poumon, lui a bientôt fait perdre la voix et la vie. Cette innocente a été six ou sept mois malade, durant lesquels elle a été si patiente, si obéissante et si raisonnable, que cela ne seroit pas croiable à ceux qui ne l’auroient pas veue. Ayant demandé un Père pour se confesser, on lui en fit venir un qui fut tout surpris de voir l’attention, la dévotion et la maturité, avec laquelle elle faisoit cette action. Quelque pressée et abbatue qu’elle fut du mal, elle n’a jamais refusé de prier Dieu qu’une heure ou deux devant sa mort, qu’elle eut une oppression fort inquiétante; mais quand on lui eut dit que c’étoit le Diable qui la tentoit, afin qu’elle n’obéit pas, au même temps elle joignit les mains, et fit tout ce qu’on voulut. Lorsque nous la visitions, pour nous témoigner l’amour qu’elle nous portoit, elle nous disoit ce qu’elle demanderoit à Dieu pour nous, quand elle seroit dans le Ciel, où elle étoit bien-aise d’aller. Etant sur le point d’expirer, on lui demanda si elle aimoit Dieu, et elle répondit avec une aussi grande présence d’esprit, qu’une personne âgée : Ouy, je l’aime de tout mon cœur, et ce furent là ses dernières paroles. Son père aiant été blessé en trahison par quelque Etranger, mourut un peu avant elle (48) avec de grands indices de sainteté. Depuis la mort de son père, quand on lui parloit de ses parens, elle disoit : Je n’ai plus d’autres parens que les Filles Vierges habillées de noir, ce sont mes mères, mon père me l’a dit avant sa mort, et m’a commandé que je leur obéisse, et qu’il me donnoit à elles, afin qu’elles fussent mes Mères. Elle tiroit un si grand avantage de la créance qu’elle avoit que son père étoit au Ciel, que quand elle avoit quelque petit différent avec ses compagnes, elle leur disoit par reproche : mon Père est dans le Ciel, mais le vôtre n’y est pas. C’étoient là ses vengeances enfantines. Il faut vous avouer que la mort de cette innocente, quoique nous la croiions au Ciel, nous a touchées, comme aussi tous nos amis; car elle étoit connue et aimée des François et des Sauvages, qui ne la regardoient que comme une petite Ursuline, puis qu’elle en faisoit déjà les fonctions dans un corps d’enfant.

Enfin Notre Seigneur nous fait cette grâce, que notre Séminaire est le refuge des affligez et des oppressez : car s’il y a quelque fille qui soit en danger de perdre ou la vie, ou l’honneur, ou les bonnes grâces de ses parens, ou enfin qui soit en quelque peine que ce soit, les Capitaines, qui ont l’œil à ce que leurs gens vivent en vrais Chrétiens, nous les ameinent, afin de les garder et de les instruire. Bénissez cette bonté souveraine de tous ses bien-faits, et intéressez-vous avec moi dans la cause de Jésus-Christ, et dans l’amplification de son Royaume. Vivons et mourons pour ce sujet.

De Québec le Io. de Septembre 1646.

109 De Québec, à son Fils, été 1647.

Mon très-cher et bien-aimé Fils. Puis que je vous mande tous les ans les grâces et les bénédictions que Dieu verse sur cette nouvelle Église, il est bien juste aussi que je vous fasse part des afflictions qu’il permet luy arriver. Il nous console quelquefois comme un Père amoureux, et quelquefois il nous châtie comme un Juge sévère, et moy plus particulièrement qui irrite sa colère plus que tout autre par mes infidélitez continuelles. Il nous a fait ressentir cette année la pesanteur de sa main par une affliction bien sensible à ceux qui ont du zèle pour le salut des âmes. C’est la rupture de la paix par les perfides Hiroquois, d’où s’est ensuivi la mort d’un grand nombre de François et de Sauvages Chrétiens, et sur tout du Révérend Père Jogues.

Ce qui a porté ces Barbares à rompre une paix que nous croiions si bien établie, c’est l’aversion que quelques Hurons captifs leur ont donné de notre Foi et de la Prière, disant que c’étoit ce qui avoit attiré toutes sortes de malheurs sur leur nation, qui l’avoit infectée de maladies contagieuses, et qui avoit rendu leurs chasses et leurs pesches plus stériles, que lors qu’ils vivoient selon leurs anciennes coutumes. Quasi au même temps la mortalité s’est attachée à leur nation et répandue dans leurs villages, où elle a moissonné beaucoup de leurs gens en peu de temps; et le mauvais air y a engendré une espèce de vers dans leurs bleds, qui les a presque tous rongez. Ces fâcheux accidens leur ont facilement persuadé que ce que les Hurons captifs leur avoient dit, étoit véritable. Le R. Père Jogues les étant allé visiter pour leur confirmer la paix de la part de Monsieur le Gouverneur et de tous les Chrétiens tant François que Sauvages, avoit laissé à son Hoste pour gage de son retour une cassette, dans laquelle il y avoit quelques livres et quelques meubles d’Église; ils crurent que c’étoient des démons, qu’il avoit laissez parmi eux, et qui étoient la cause de leurs malheurs. Toutes ces rencontres jointes à leur infidélité, qui ne sçait ce que c’est que de tenir la Foi, et à la perte des profits qu’ils avoient coutume de faire par les victoires qu’ils remportoient sur leurs ennemis, leur ont fait oublier toutes les promesses qu’ils nous avoient faites, et conjurer la perte de leurs anciens Adversaires. Au même temps ils ont envoié des présens aux Nations Hiroquoises supérieures, sçavoir aux Onondageronons, S?ont ?aronons, et autres, afin de les attirer dans leur conjuration, où ils sont facilement entrez.

Cependant Monsieur le Gouverneur, qui ne sçavoit rien de ce changement disposa des François pour les aller visiter avec quelques Hurons. Le R. Père Jogues, qui avoit déjà commencé à arroser cette terre ingrate de son sang, se joint aux uns et aux autres pour leur donner conseil, et leur rendre les assistances nécessaires dans le voiage. Ils partirent des trois Rivières le 24. de Septembre 1646. et arrivèrent aux Hiroquois Agneronons avec beaucoup de fatigue le 17. d’Octobre de la même année. A leur arrivée ils furent traittez d’une manière qu’ils n’attendoient pas. L’on n’attendit pas seulement qu’ils fussent entrez dans des cabanes pour les maltraitter, mais d’abord on les dépouilla tout nuds, puis on les salua de coups de poing et de bâtons, disant : Ne vous étonnez pas du traittement qu’on vous fait, car vous mourrez demain, mais consolez vous, on ne vous brûlera pas; vous serez frappez de la hache, et vos têtes seront mises sur les palissades qui ferment notre village, afin que vos Frères vous voient encore quand nous les aurons pris. Ils virent bien à la réception qu’on leur faisoit, que les esprits étoient aigris à un tel point qu’il n’y avoit plus de grâce à espérer : C’est pourquoi ils se disposèrent à la mort dans le peu de temps qui leur restoit. Le jour suivant néanmoins se passa doucement, ce qui fit croire que ces Barbares étoient un peu adoucis. Mais sur le soir un Sauvage de la Nation de l’Ours menant le Père Jogues dans sa cabane pour le faire souper, il y en avoit un autre derrière la porte, qui l’attendoit, et qui lui déchargea un coup de hache, dont il tomba mort sur la place. Il en fit autant à un jeune François nommé Jean de la Lande, natif de Dièpe, lequel s’étoit donné au Père pour le servir, et au même temps ce Barbare leur coupa la tête qu’il érigea en trophée sur la palissade, et jetta les corps dans la rivière. C’est ainsi que ce grand Serviteur de Dieu a consommé son sacrifice. Nous l’honorons comme un Martyr; et il l’est en effet, puis qu’il a été massacré en détestation de notre sainte Foi, et de la prière que ces perfides prennent pour des sortilèges et enchantemens. Nous pouvons même dire qu’il est trois fois Martyr, c’est-à-dire, autant de fois qu’il est allé dans les Nations Hiroquoises. La première fois il n’y est pas mort, mais il y a assez souffert pour mourir. La 2. fois il n’y a souffert, et n’y est mort qu’en désir, son cœur brûlant continuellement du désir du martyre. Mais la troisième fois Dieu lui a accordé ce que son cœur avoit si long-temps désiré. Il sembloit que Dieu lui eût promis cette grande faveur, car il avoit écrit à un de ses amis par un esprit prophétique : J’irai, et n’en reviendrai pas; et de là vient qu’il attendoit ce bien-heureux moment avec une sainte impatience. O qu’il est doux de mourir pour Jésus-Christ ! C’est pour cela que ses Serviteurs désirent de souffrir avec tant d’ardeur. Comme les Saints sont toujours prêts à faire du bien à leurs ennemis, nous ne doutons point que celui étant dans le Ciel n’ait demandé à Dieu le salut de celui qui lui avoit donné le coup de la mort, car ce Barbare aiant été pris quelque temps après par les Fran- çois, il s’est converti à la Foi, et après avoir reçu le saint Baptême, il a été mis à mort avec les sentimens d’un véritable Chrétien.

Après ce carnage et la mort de tous ceux qui avoient accompagné ce Révérend Père, ces Barbares se mirent aussi-tôt en campagne pour surprendre les François, les Algonquins, et les Hurons, avant qu’ils en eussent appris la nouvelle, et qu’ils eussent le loisir de se mettre en défense. Ils vinrent jusques à Montréal, où ils prirent trois Hurons et deux François. Ils pillèrent quelques maisons Françoises, qui étoient un peu à l’écart, et enlevèrent tout ce qu’ils y trouvèrent, tandis que les personnes étoient allées à l’Église faire leurs dévotions. Deux Algonquins des trois Rivières étant allez avec leurs femmes à deux lieues de là quérir un Elan tué par un Huron, tombèrent entre leurs mains. De cette capture a suivi la désolation de tout le pais : car ces Barbares aiant appris de leurs captifs, que les Algonquins étoient partis pour leur grande chasse, et qu’ils s’étoient divisez en deux bandes dont l’une étoit allée du côté du Nord, et l’autre vers le Sud, ils se divisèrent pareillement en deux bandes. Il ne leur fut pas difficile de trouver ce qu’ils cherchoient, parce que les vestiges de tant de personnes les menèrent droit aux cabanes où ils étoient. Ils n’y trouvèrent néanmoins que les femmes, les enfans, et le bagage. Ils se saisirent de tout, et continuèrent leur chemin pour aller chercher les hommes. Ils rencontrèrent le fameux Pieskaret, qui s’en retournoit seul à la négligence, mais bien armé. Et parce qu’ils sçavoient bien que c’étoit un homme qui vendroit sa vie bien cher, et qui étoit capable, quoi qu’il fût seul, de leur faire de la peine, ils feignirent venir en amis lui rendre visite. Il les crut facilement ne les voiant que dix, et dans cette créance il commença à chanter sa chanson de paix. Mais comme il se défioit le moins, l’un d’eux le prit par derrière, et le perça d’un coup d’épée, dont il tomba mort sur la place. Ils enlevèrent sa chevelure comme d’un Capitaine considérable, et allèrent chercher les autres, qu’ils trouvèrent, et prirent sans peine n’attendant rien moins qu’un accident si funeste. Ils les menèrent au lieu où étoient leurs femmes, et leurs enfans. Il ne se peut dire combien les uns et les autres furent saisis de douleur, se voiant tous captifs, lors qu’ils croioient la paix bien établie, et leur liberté trèsasseurée.

Ceux qui étoient allez du côté du Sud, firent une pareille capture. Ils trouvèrent nos bons Chrétiens et Néophites, lors qu’ils venoient de décabaner pour enfoncer davantage clans les bois, et qu’ils étoient chargez de femmes, d’enfans et de bagage; ce qui ne leur donna pas le loisir de se mettre en défense. Marie néanmoins femme de Jean Baptiste, qui marchoit des dernières avec son fils, les aiant apperçus comme ils se jettoient sur un Huron qui faisoit l’arrière-garde, cria à son mari de hâter le pas pour avertir ceux qui marchoient les premiers de se mettre en état de se défendre : mais lui qui étoit vaillant, et qui ne sçavait ce que c’étoit que de fuir, prit ses armes, et tua le premier Hiroquois qui marchoit en tête, mais il fut aussi-tôt renversé par ceux qui le suivoient. Ces Barbares enveloppèrent tous les autres, afin qu’aucun n’échapât. Mais le bon Bernard homme vaillant et généreux tue le premier qu’il eut à la rencontre, mais comme il ne fut pas secondé, il fut massacré sur le lieu, et tous les autres pris et menez au lieu où les Hiroquois s’étoient donné le rendez-vous avant que de se séparer.

Le lendemain ceux de l’autre bande arrivèrent au même lieu avec leur proie, faisant les cris et les huées qu’ils ont coutume de faire quand ils mènent leurs prisonniers en triomphe. Tous nos bons Chrétiens se volant réunis dans un même malheur, liez, meurtris, couverts de plaies, ne se purent parler que par des regards d’une mutuelle compassion, puis ils baissèrent la veue aiant le cœur plongé dans la douleur et dans l’amertume. Jean Ta ?ichkaron qui étoit un excellent Chrétien ne perdit point cœur dans une désolation si universelle. Il se leva du milieu de ses frères captifs, et d’un maintien assuré, d’un regard constant, d’une voix ferme, il leur dit ces paroles : Courage, mes frères, ne quittons point la foy ni la prière; l’orgeuil de nos ennemis passera bientôt, nos tourmens pour grands qu’ils puissent être ne seront pas de durée, et après les avoir enduré avec patience, nous aurons un repos éternel dans le Ciel. Que personne donc ne branle dans sa créance; pour être misérables, nous ne sommes pas délaissez de Dieu : Jettons-nous à genoux et le prions de nous donner courage et patience dans nos travaux. A ces paroles non seulement les Chrétiens et les Catécumènes, mais encore leurs parens se jettèrent à terre, et l’un d’eux disant les prières à haute voix, les autres le suivoient à leur ordinaire. Ils chantèrent en suite des cantiques spirituels pour se consoler avec Dieu dans l’affliction profonde où sa providence les avoit réduit. Les Hiroquois même tous fiers qu’ils étoient les regardoient avec étonnement. L’un d’eux néanmoins s’étant mis à rire, Marie femme de Jean Baptiste dit avec une gravité chrétienne, à un Renégat qu’elle reconnut : dis à tes gens qu’ils ne se mocquent point d’une chose si sainte : C’est notre coutume de prier celui qui a tout fait dans les afflictions qu’il nous envoie : il châtira ceux qui le méprisent, et toy particulièrement qui a été si lâche que de lui tourner le dos. Les autres se mocquèrent de ce qu’elle disoit, mais celui-cy reçut un reproche secret de sa conscience, qui lui fit baisser la tête sans dire mot, et respecter les prières qu’il avoit autrefois proférées. Les autres Chrétiennes ne furent pas moins constantes parmi les railleries et les brocards de ces infidèles; elles faisoient faire le signe de la croix à leurs enfans à la face de leurs ennemis, et leur faisoient dire leur chaplet avec les doigts, ces barbares leur aiant pris (424) toutes les marques et tous les instrumens de leur dévotion. Avant que de passer plus avant ils brûlèrent tout vif un Chrétien qui avoit été blessé d’un coup dangereux, de crainte qu’il ne mourût en chemin d’une mort trop douce. Nous avons apris que ces Barbares plus cruels que les bêtes féroces crucifièrent avant que de partir de ce lieu un petit enfant âgé seulement de trois ans qui avoit été baptisé. Ils lui étendirent le corps sur une grosse écorce, et lui percèrent les pieds et les mains avec des bâtons pointus en forme de cloux (16). 0 que cet enfant est heureux d’avoir mérité en son état d’innocence l’honneur de mourir d’une mort semblable à celle de Jésus-Christ: Qui ne porteroit envie à ce saint innocent, plus heureux, à mon avis, que ceux dont la mort honora la naissance de notre divin Sauveur?

Cette troupe affligée fut conduite au pals des Hiroquois, où elle fut reçue à la manière des prisonniers de guerre, c’est à dire avec une salve de coups de bâton et des tisons ardens dont on leur perçoit les côtez. On éleva deux grands échaffauts l’un pour les hommes, l’autre pour les femmes, où les uns et les autres furent exposez tous nuds à la risée et aux brocards de tout le monde. Ils demandèrent le Père Jogues, les Chrétiens pour se confesser, et les Catéchumènes pour se faire baptiser. On ne répondit à leurs prières qu’avec des railleries; mais quelques anciennes captives Algonquines s’approchant doucement de ces théâtres d’ignominies leur dirent qu’on l’avoit tué d’un coup de hache et que sa tête étoit sur les palissades. A ces paroles ils virent bien qu’ils ne pouvoient attendre un plus doux traitement, et que n’aiant aucun Prêtre pour se confesser, c’étoit de Dieu seul qu’ils devoient attendre du secours et de la consolation dans leurs souffrances.

En effet, après qu’ils eurent été le jouet des grands et des petits, on les fit descendre pour les mener dans les trois Bourgs des Hiroquois Agneronons : Dans l’un on leur arrache les ongles, dans l’autre on leur coupe les doigts, dans l’autre on les brûle, et par tout on les charge de coups de bâton, ajoutant toujours de nouvelles plaies aux premières. On donna la vie aux femmes, aux filles, et aux enfans, mais les hommes et les jeunes gens, qui étoient capables de porter les armes, furent distribuez en tous les Villages pour y être brûlez, bouillis et rôtis. Le Chrétien, dont j’ai parlé, qui faisoit les prières publiques, fut grillé et tourmenté avec cruauté des plus barbares. On commença à le tyranniser avant le coucher du Soleil, et on le brûla toute la nuit depuis les pieds jusques à la ceinture : le lendemain on le brûla depuis la ceinture jusques au col : on réservoit à lui brûler la tête la nuit suivante, mais ces tyrans volant que les forces lui manquoient, jettèrent son corps dans le feu, où il fut consumé. Jamais on ne lui entendit proférer une parole de plainte, ni donner aucune marque d’un cœur abbatu. La foi lui donnoit de la force intérieurement, et lui faisoit faire au dehors des actes de résignation à la volonté de Dieu. Il levoit sans cesse les yeux au Ciel, comme au lieu où son âme aspiroit, et où elle devoit bien-tôt aller : Vous l’appellerez Martyr : ou de quel autre nom il vous plaira; mais il est certain que la prière est la cause de ses souffrances, et que la raison pour laquelle il a été plus cruellement tourmenté que les autres, est qu’il la faisoit tout haut à la tête de tous les captifs.

Nous avons apris toutes les particularitez que je viens de rapporter de quelques femmes qui se sont sauvées, et particulièrement de la bonne Marie femme de Jean Baptiste, dont j’ai déjà parlé. L’histoire de sa fuite est assez considérable, pour vous être écrite. Elle avoit déjà été une fois prisonnière aux Hiroquois Onondagneronons, en sorte qu’elle fut reconnue par quelques-uns de ceux d’Onondagné, qui la prièrent de sortir de la bourgade, où elle étoit, feignant lui vouloir dire quelque bonne parole. Etant sortie, ils l’enlevèrent partie de force, partie de gré, lui faisant voir qu’étant sortie de leur village, elle y devoit retourner. Après qu’elle eut consenti à leur volonté, ils la cachèrent dans le bois avec promesse de la venir prendre le lendemain, comme ils firent. Ils devoient passer par Ononioté, d’où étoit celui qui l’avoit prise prisonnière, et à qui elle appartenoit par le droit de la guerre. Ceux qui l’avoient enlevée, craignant qu’elle n’y fut reconnue et arrêtée, la cachèrent dans le bois, la couvrant d’un sac pour la déguiser, et lui donnant quelques vivres pour manger durant la nuit. Après s’être un peu reposée, elle s’approcha du village à la faveur des ténèbres. Elle entendit les huées et les clameurs des Hiroquois, qui faisoient brûler un homme de sa nation. Il lui vint dans l’esprit, qu’on lui en feroit autant dans la Bourgade, où on la menoit, et d’où elle s’étoit sauvée, parce que les Sauvages pardonnent rarement aux fugitifs. Sa pensée lui sembloit d’autant mieux fondée, que quelques jeunes gens l’aiant bien considérée, s’étoient demandé l’un à l’autre, quelle partie de son corps seroit le plus à leur goût? L’un d’eux avoit répondu que ses pieds cuits sous la cendre, seroient fort bons. Comme elle entendoit la langue, aiant été captive en leur pais, elle fut tellement effrayée, sans pourtant le faire paroître, qu’elle crut qu’il n’y avoit que la fuite qui la pût garantir de la mort. Elle prend donc la résolution de fuir, et à l’heure-même elle prit sa course vers son pais tirant du côté d’Onondagné, et prenant le chemin frayé, de crainte de donner connoissance de sa route par ses vestiges, si elle eut pris des chemins écartez. Elle se cacha dans le bois tout proche du village dans une tanière fort épaisse, où elle demeura dix jours et dix nuits, n’osant passer outre, car elle voioit souvent les Hiroquois passer tout proche d’elle; elle vit même ceux qui l’avoient enlevée. Elle en sortoit néanmoins la nuit pour aller chercher dans les champs voisins quelques épics de bled d’Inde, qui étoient restez de la moisson, afin de faire une provision de vivres. Quelque recherche qu’elle pût faire, elle n’en put ramasser plus de deux petits plats, qui lui devoient servir pour plus de deux mois que devoit durer son volage. Cette grande nécessité lui fit perdre cœur, et ce qui mit le comble à ses ennuis fut qu’un grand Hiroquois s’en vint un jour droit à elle la hache sur l’épaule, alors croiant qu’il n’y avoit plus de vie pour elle, elle se disposa à la mort par la prière, mais Dieu permit que cet homme étant proche d’elle, se détourna tout court pour entrer dans le bois. Cette protection de Dieu ne lui releva pas néanmoins le cœur. Car elle voioit que si elle s’en fut retournée en son pais, elle fut morte de faim dans les forests et dans les neiges. De retourner à Agnié, d’où on l’avoit enlevée, elle ne pouvoit éviter le feu comme fugitive, à qui on venoit de donner la vie. Si elle eût pris le chemin d’Onondagné, où on la vouloit mener, elle avoit déjà entendu prononcer sa sentence. Si enfin elle fut restée en sa tanière, ou elle y fût morte de faim, ou elle n’eut pas tardé d’être découverte. Volant donc que la mort lui étoit inévitable, elle crut par une erreur de Sauvage qu’elle feroit une bonne action de se la donner elle-même, et de s’en procurer une plus douce. Après donc avoir fait sa prière, et s’être recommandée à Dieu, elle prit sa ceinture, et se l’étant mise au col avec un lacet coulant, elle se pendit à un arbre. Mais Dieu, qui excuse facilement les erreurs des innocens, permit que celle-ci, qui pensoit continuellement en lui, ne reçut aucun mal, le poid du corps aiant rompu la corde. Elle ne laissa pas de remonter dans l’arbre, et de se pendre une seconde fois, mais la corde rompit comme à la première. Alors elle ouvrit les yeux pour voir la protection de Dieu sur elle; Assurément, dit-elle, Dieu ne veut pas que je meure, il me veut sauver la vie; il faut donc que je me sauve à la fuite; il est vrai que je n’ai pas de vivres, mais n’est-il pas assez puissant pour m’en donner? C’est lui qui nourrit les oiseaux de l’air, c’est lui qui donne à manger aux bêtes des forests, sa bonté n’est-elle pas assez grande pour s’étendre jusqu’à moi, qui croi et espère en lui. Là-dessus elle fait sa prière, suppliant notre Seigneur de la conduire, et sans tarder plus long-temps, elle s’enfonce dans ces grandes forests, sans autre provision que le peu de bled qu’elle avoit glané. Elle se conduisoit à la veue du Soleil, qui lui servoit de boussole dans ces solitudes, où il n’y avoit point de routes ni de chemins. Après qu’elle eut mangé sa provision, elle gratta la terre pour trouver quelques racines tendres : quand la terre étoit trop dure par la gelée, elle mordoit les arbres pour en succer l’humeur, et en manger la seconde écorce, qui est plus tendre que la première. Il ne se peut dire combien elle souffrit de froid et de faim. Dieu néanmoins qui n’abandonne jamais dans la nécessité ceux qui ont confiance en lui, permit qu’elle trouva une hache dans un lieu où les Hiroquois avoient cabané. Cet instrument lui sauva la vie. Premièrement elle trouva l’invention de faire un fuzil de bois, avec lequel elle faisoit du feu pendant la nuit, et l’éteignoit à la pointe du jour, de crainte que la fumée ne la découvrit. Elle trouva ensuite de petites tortues, dont elle fit provision. Avec ce petit ravittaillement elle subsista quelques jours : car le soir aiant fait ses prières, elle passoit la nuit à manger, à se chauffer et à dormir, et elle passoit tout le jour à cheminer et à prier Dieu. Elle rencontra des Hiroquois qui alloient à la chasse; mais ils ne la virent pas. Ils avoient laissé un Canot sur le bord de la rivière à dessein de le reprendre à leur retour; elle se jette dedans et l’emmeine, et depuis ce temps-là elle n’eut plus que du divertissement, ôté l’inquiétude d’être rencontrée de ses ennemis, et l’incertitude du lieu où elle étoit. Elle se trouva enfin dans le grand fleuve de S. Laurent dont elle suivit le cours pour se rendre au pais des François. Elle alloit d’isle en isle où elle trouvoit quantité d’ceufs d’oiseaux, dont elle mangeoit dans la nécessité. Elle fit une longue épée de bois dont elle brûla le bout, afin de la durcir et se servoit de cet instrument pour prendre des Eturgeons de cinq ou six pieds de long. Elle tua quantité de Cerfs et de Castors : Elle les faisoit lancer dans l’eau, puis elle entroit dans son canot pour les poursuivre : les aiant atteint elle les tuoit avec sa hache, et quand ils étoient aux abois elle les tiroit à bord et prenoit des chairs autant qu’elle en avoit besoin; en sorte qu’arrivant à Mont-Réal elle en avoit encore une assez bonne provision. Lors qu’elle approcha de l’habitation l’on fut au devant pour reconnoitre qui c’étoit. On reconnut aussitôt que c’étoit Marie Kamakated ?ing ; etch femme du bon Jean Baptiste Manit d nagouch. On ne sçavoit si l’on devoit se réjouir ou pleurer en la voiant, et elle-même ne sçavoit lequel prendre de ces deux partis; car elle étoit si interdite qu’elle ne pouvoit ni rien faire ni rien dire. On la mena à Madame d’Ailleboust Gouvernante, à qui les Sauvages ont donné le nom de Cha ?erindamaguetch, et qui l’avoit toujours beaucoup aimée. Cette Dame lui fit beaucoup de caresses, et elle et ses Damoiselles firent ce qu’elles purent pour la consoler, lui disant qu’elle pouvoit bien essuyer ses larmes puisqu’elle étoit avec ses parens et ses amis. Et c’est, dit-elle, ce qui me fait pleurer, de me voir avec les personnes et dans les lieux où mon Mari, mon enfant et moy avons été tant aimez. Mes larmes étoient taries il y avoit long-temps, mais le souvenir de notre amitié m’a ouvert les yeux pour les faire sortir en abondance. Après qu’elle se fut un peu reposée, et qu’elle eut payée à la nature les premiers sentimens de son affection, elle raconta la prise de nos bons Néophytes, et tout ce qui leur est arrivé depuis, en la manière que je le viens d’écrire. Plusieurs femmes à qui les Hiroquois avoient donné la liberté se sont encore sauvées de leurs mains, et nous ont confirmé les mêmes choses, et dans les mêmes circonstances.

Depuis ce temps-là les Algonguins se sont toujours tenu sur leurs gardes, et il y a toujours quelque acte d’hostilité entre eux et les Hiroquois. Un Algonguin de la petite Nation s’étant embarqué avec sa femme dans un canot pour aller dire à ses compatriotes qu’ils se tinssent sur leurs gardes, et que les Hiroquois avoient pris et massacré leurs parens proche des trois Rivières, il ne fut pas bien avant dans le fleuve qu’il découvrit un canot où il y avoit sept ou huit Hiroquois. Il dit à sa femme qu’il avoit envie de l’attaquer pourveu qu’elle voulut bien le seconder, à quoy la femme ayant reparty qu’elle le suivroit volontiers, et qu’elle vouloit vivre et mourir avec luy. A ces paroles ils s’animent l’un et l’autre, et à force de bras avancent le plus qu’ils peuvent vers le canot des ennemis. Mais avant que d’être découverts, ils remarquèrent que ce canot étoit accompagné de quatre autres remplis d’hommes, qui faisoient des acclamations comme de gens victorieux. Cette rencontre luy fit changer de résolution, il prend terre de l’autre costé du fleuve, d’où, comme s’il fût venu du costé des Hiroquois, il tira un coup de fusil, comme pour donner avis de son arrivée, et s’informer de l’état de leur chasse. Ceux-cy croyant que ce fut quelque troupe de leurs gens s’écrièrent quarente fois avec effort : héé, tirant à chaque fois un coup de fusil. Il connut par là qu’ils avoient quarente prisonniers de sa nation, et sans perdre temps, il alla prendre sa femme qu’il avoit laissée à l’autre bord, et tous deux vont en diligence donner avis de ce qu’ils avoient veu, à quelques personnes qu’ils avoient quittées il n’y avoit pas long-temps, les exhortant de ne pas perdre l’occasion de se vanger de leurs ennemis, et de délivrer leurs frères captifs. Sept jeunes hommes de la compagnie s’offrent de l’accompagner, et sans différer ils voguent après les canots Hiroquois. Afin de ne rien faire témérairement ils se glissent à la brune pour découvrir l’état des ennemis. Ils remarquèrent qu’ils avoient cinq canots, dans chacun desquels il y avoit plus d’hommes capables de se défendre, qu’ils n’étoient pour les attaquer. C’est pourquoy ils crurent qu’il les falloir prendre pendant la nuit, lorsqu’ils seroient dans leur premier sommeil. L’ordre qu’ils résolurent entr'eux de tenir dans leur attaque fut que deux se jetteroient dans chacun des trois vaisseaux qui étoient les plus grands et les plus remplis, et deux dans les deux autres. Les choses étant ainsi conclues les Chrétiens firent leurs prières, et tous sur la minuit se jettèrent sur les Hiroquois, tuant et frapant tous ceux qui se rencontroient. Les ennemis s’éveillant aux coups, et n’entendant et ne voiant rien s’écrioient : Qui êtes vous? Mais les autres ne répondoient qu’à coups de haches et d’épées. Un grand Hiroquois se sentent percé d’un coup d’épée, courut sur celui qui l’avoir frappé, et le coltant rompit son épée, l’autre se débarrasse de ses mains, et se voiant sans armes eut recours aux pierres. L’Hiroquois le poursuit encore et l’alloit perdre, si son second qui vint au secours ne lui eut donné un coup dont il mourut sur la place. Le carnage fut grand, et l’obscurité de la nuit le rendoit encore plus horrible. Il y eut dix Hiroquois morts sur le lieu, un grand nombre de blessez, les captifs délivrez, et tout le bagage pris. Ceux qui avoient été mis en liberté dirent à leurs Libérateurs : Fuiez, mes frères; car il y a ici proche un grand nombre d’Hiroquois cachez, et si le jour vous trouve ici ils vous traitteront pour le moins aussi mal que vous avez fait leurs frères. A ces paroles ils enlevèrent la chevelure aux morts, et jettèrent dans le fleuve toutes les peaux et marchandises qui étoient en grande quantité parce qu’ils avoient pillé plusieurs Nations qui s’étoient jointes aux Hurons pour venir en traite chez les François.

Les Hiroquois qui étoient cachez avoient encore d’autres prisonniers, entre lesquels il y avoit une femme qui fit un coup bien hardi. Il y avoit plusieurs jours que ces barbares la traînoient après eux avec leur inhumanité ordinaire. Durant la nuit ils l’attachoient à quatre pieux fichez en terre en forme de croix de saint André, de crainte qu’elle ne leur échappât. Une certaine nuit elle sentit que le lien d’un de ses bras se relâchoit; elle remua tant qu’elle se dégagea. Ce bras étant libre délia l’autre, et tous deux détachèrent les pieds. Tous les Hiroquois dormoient d’un profond sommeil, et la femme qui avoit envie de se sauver marchoit par dessus sans qu’aucun s’éveillât : Etant prête de sortir elle trouva une hache à la porte de la cabane : Elle la prend, et transportée d’une fureur de Sauvage, elle en décharge un grand coup sur la tête de l’Hiroquois qui étoit proche. Cet homme qui ne mourut pas sur l’heure remua et fit du bruit qui éveilla les autres. On allume un flambau pour voir ce que c’étoit. Trouvant cet homme noyé dans son sang on cherche l’autheur de ce meurtre, mais quand on eut veu que la femme s’étoit échappée, on crut qu’il n’en falloit pas chercher un autre. Les jeunes gens courent après, mais en vain car elle s’étoit cachée dans une souche creuse qu’elle avoit remarquée le jour d’auparavant comme étant proche de la cabane. Elle entendoit de là tout le bruit que faisoient ces Barbares sur la mort de leur camarade. Mais le tumulte étant apaisé, et les gens qui la cherchoient étant allez d’un côté, elle s’encourut de l’autre. Le jour étant venu ils allèrent tous de côté et d’autre pour tâcher de découvrir ses vestiges; ils les trouvèrent et quelques-uns d’eux la poursuivirent deux jours entiers avec tant de diligence qu’ils vinrent jusqu’au lieu où elle étoit. Elle se croioit déjà morte ne sçachant plus où se cacher. Elle rencontre un étang où les Castors faisoient leur Fort. Ne sçachant plus où aller elle se jette dedans y demeurant presque toujours plongée et ne levant la tête que de fois à autres pour respirer, en sorte que ne paroissant point, les Hiroquois désespèrent de la trouver, et s’en retournèrent au lieu d’où ils étoient partis. Se voiant en liberté elle marcha trente-cinq jours dans les bois sans autre habit qu’un morceau d’écorce dont elle se servoit pour se cacher à elle-même, et sans autre nourriture que quelques racines avec des groselles et fruits sauvages qu’elle trouvoit de temps en temps. Elle passoit les petites Rivières à la nage, mais pour traverser le grand fleuve, elle assembla des bois qu’elle arracha, et les lia ensemble avec des écorces dont les Sauvages se servent pour faire des cordes. Etant plus en assurance de l’autre côté du Fleuve elle marcha sur ses bords sans sçavoir où elle alloit jusqu’à ce qu’aiant trouvé une vieille hache elle se fit un canot d’écorce pour suivre le fil de l’eau. Elle rencontra des Hurons qui alloient à la pêche, mais ne sçachant s’ils étoient amis ou ennemis, elle se jetta aussi-tôt dans le bois, outre qu’étant toute nue, elle avoit honte de paroître à la veue des hommes; car il faut remarquer que les femmes de cette Amérique, quoique Sauvages, sont fort pudiques et honêtes. Voiant qu’elle approchoit des habitations, elle ne marcha plus que la nuit, afin de ne pas paroître nue. Sur les dix heures du soir elle découvrit l’habitation Françoise des trois Rivières, et au même temps elle fut aperçue de quelques Hurons qui coururent après elle pour sçavoir qui elle étoit. Elle s’enfuit dans le bois; ils la suivent : Elle crie qu’ils n’approchent pas, parce qu’elle étoit nue, et qu’elle s’étoit ainsi sauvée des mains des Hiroquois. Un Huron lui jette son capot avec une espèce de robe dont elle se couvrit, et ensuite elle se fit connoître et leur raconta toutes ses avantures. Ils la menèrent aux trois Rivières où les François lui firent mille bons traitemens, dont elle étoit si surprise, qu’elle ne pouvoit quasi croire que les biens qu’on lui faisoit fussent véritables, n’aiant jamais veu dans les Nations Sauvages qu’on traitât de la sorte une personne inconnue. Elle n’avoit jamais veu de François, elle avoit seulement ouï dire qu’ils ne faisoient mal à personne, et qu’ils faisoient du bien à tout le monde.

Voilà la confusion que les perfides Hiroquois jettent dans toutes les Nations, en sorte qu’elles sont contraintes, ou de demeurer captives dans leurs pals sans en pouvoir sortir, ou de s’exposer à la rage de ces barbares, si elles en sortent pour se venir faire instruire, ou pour aller en traite avec leurs alliez. Mais au même temps que Dieu afflige son Église d’un côté, il la console de l’autre. Les Révérends Pères qui demeurent aux Hurons ont écrit ici, que les Sauvages d’Anastohé (29), qui sont des peuples voisins de la Virginie et amis des Hurons, leur ont fait sçavoir qu’ils avoient apris les mauvais traittemens qu’ils reçoivent de la part des Hiroquois, et que s’ils avoient besoin d’eux, ils n’avoient qu’à leur faire sçavoir, et qu’ils aiguiseroient leurs haches pour venir à leur secours. Les Hurons bien joieux d’une offre si avantageuse leur ont envoie des Députez pour renouveller l’alliance et les confirmer dans leur bonne volonté. Le Chef de cette légation est un excellent Chrétien qui est accompagné de huit personnes, entre lesquels il y en a quatre de Chrétiens, les quatre autres ne le sont pas encore. Cette rencontre est favorable non seulement aux Hurons pour leur donner moien de se défendre de leurs ennemis, mais encore à notre sainte foy pour la grande moisson qu’il y aura à faire, si les ouvriers de l’Evangile y peuvent avoir entrée. Mais il faut du temps pour une si grande entreprise, et il est nécessaire que les chemins soient plus libres qu’ils ne sont.

Un autre sujet de consolation, est la ferveur de nos Néophites, qui en vérité surpasse tout ce qui s’en peut dire. Ils sont quelquefois si transportez de zèle qu’ils éclatent pendant la prédication, interrompant le Père qui la fait, afin de dire publiquement les sentimens dont leurs cœurs sont intérieurement pressez. Un jour le Père qui a soin de la Mission de Silleri invectivant fortement contre l’ivrognerie où tombent souvent les Sauvages quand ils boivent du vin ou de l’eau de vie. Un Sauvage touché de ce qu’il avoit dit, l’interrompit disant : Arrête-là, mon Père, ce que tu dis est vray, je me suis enyvré, et par là je montre que je n’ay point d’esprit; prie Dieu qu’il me fasse miséricorde, souffre que je die trois mots, je ne parleray qu’à ceux de mon pais, car étant étranger ce n’est point à moy à haranguer en cette bourgade. Sus donc, jeunesse, c’est à vous que j’adresse mon discours : prenez exemple, non sur mon péché, mais sur ma douleur, et souvenez-vous que si moy qui suis âgé, je reconnois et confesse mon crime, vous qui êtes jeunes ne devez point dissimuler les vôtres. Je condamne l’action que j’ay faite : C’est un précipice où je me suis jette, donnez-vous de garde d’y tomber. Ce pauvre homme avoit un complice qui entendant ce discours l’interrompit : Non c’est moy qui n’ay point d’esprit, c’est moy qui suis un méchant; j’ay fâché celuy qui a tout fait; Jeunesse, soiez plus sage, et ne suivez pas le chemin où je me suis égaré : Marchez tout droit et priez le Père de prier celuy qui a tout fait d’avoir de bonnes pensées pour moy.

Le jour de la Purification de la très-sainte Vierge, le même Père aiant distribué des Cierges, et donné l’explication de la Cérémonie que l’Église pratique en ce jour, un Capitaine l’interrompit et fit sa petite prédication, ou plutôt sa petite harangue en ses termes : Ah ! mes Frères, que nous avons d’obligation au Père, de nous enseigner de si belles véritez. Concevez-vous bien ce que veut dire ce feu que vous portez en vos mains? Il nous apprend que Jésus-Christ est notre jour et notre lumière; que c’est lui qui nous a donné de l’esprit en nous donnant la foy et la connoissance des véritez du Ciel : Que c’est lui qui nous découvre par sa lumière le chemin de la félicité; que ces flambeaux nous enseignent que Jésus-Christ s’est consumé sur la terre pour notre salut; que ces mêmes flambeaux se consument dans notre main pour nous apprendre que nous devons aussi brûler pour son amour, et nous consumer pour son service. Il y a parmi nous des jeunes gens, il y a aussi des vieillards, tous se consument, tous tendent à la mort. Mais pourquoi se consument-ils ? pour satisfaire à leur chair. O que nous serions bien plus heureux si nous nous consumions pour Jésus !

Ce même Capitaine assistant une autre fois à un sermon où le Père prêchoit de sainte Catherine et de sa foy et constance dans les tourmens, il s’écria inopinément : Voilà ce que c’est que d’être Chrétien, c’est faire état de la foy et non pas de sa vie : Faut-il qu’une fille nous couvre le visage de confusion? L’on n’en voit que trop parmi nous qui deviennent sourds et aveugles : Ils ferment les oreilles aux instructions qu’on leur donne, et les yeux aux choses saintes qu’on leur présente. Prenons courage, mes Frères : Demeurons fermes et constans dans la foy. Que la faim, la soif, la maladie, et la mort même n’ébranlent point la résolution que nous avons faite de croire en Dieu et de lui obéir jusqu’au dernier soupir de notre vie. Je vous laisse à penser si cette ferveur n’est pas capable de gagner le cœur de ceux qui ont du zèle pour la gloire de Dieu, et pour le salut des âmes.

Un Capitaine allant avec ses gens à la découverte des Hiroquois, afin de leur faire la guerre, passa par Mont-Réal, où l’on luy fit un grand festin. Après avoir été bien traitté il fit ce compliment à ses hôtes. Autrefois quand on nous avoit fait grande chère nous disions à ceux qui nous avoient donné à manger : Ce festin va porter votre nom par toute la terre, et toutes les Nations vous regarderont comme des gens libéraux qui sçavez conserver la vie aux hommes : Mais j’ay quitté ces anciennes coutumes, c’est maintenant à Dieu que je m’adresse quand on me fait du lien, et je lui dis : O toy qui as tout fait, tu es bon, secoure ceux qui nous assistent, lais qu’ils t’aiment toujours, empéche le Démon de leur nuire, et donne leur place avec nous dans ton Paradis. Voilà les actions de grâces que cet excellent Chrétien rendoit après le repas, bien différentes de celles qu’il rendoit lors qu’il étoit dans le Paganisme.

Nous voions continuellement faire à notre grille de semblables actes de vertu. Un Huron instruit par la Mère Marie de saint Joseph étant pressé par d’autres Sauvages de sa Nation d’aller à la chasse leur dit qu’il ne se pouvoit résoudre d’y aller qu’il n’en eut le congé de sa bonne Mère et directrice : Les autres lui répartirent avec quelque sorte d’indignation et de mépris. Ah! tu n’es pas un homme, mais une femme. A ces paroles ce pauvre homme baissa la veue sans dire mot, mais son cœur en fut vivement touché. Il alla déclarer sa peine à sa bonne Maîtresse qui le consola, et l’exhorta de supporter cette injure en Chrétien, qui doit faire profession de patience, et d’aimer ses ennemis. Il lui répondit en soupirant : Ah! Marie, que c’est une chose difficile à un homme d’être tenu pour une femme ! Néanmoins puisque je veux être Chrétien, il faut que j’imite Jésus-Christ. Le voiant dans cette disposition elle lui conseilla d’aller avec les autres. Il y alla et en revint heureusement. Mais s’il avoit pardonné à son ennemi, Dieu en tira le châtiment, car il permit qu’il fut pris par les Hiroquois.

Les Attikamek, autrement les Poissons blancs, continuent dans leurs ferveurs, et ceux qui ne sont pas Chrétiens témoignent un grand désir de l’être. Ces peuples sont bons, doux, traitables, et ils ne sçavent ce que c’est que de faire la guerre, sinon aux animaux. Cette bonté naturelle les porte jusqu’à la superstition, ils ont des espèces de Prophètes ou devins qui se mêlent de dire les choses à venir. Mais en effet ce sont des Sorciers et Magiciens qui apparemment ont du commerce avec les Démons. Ils se servent de petits tambours, de chansons, de sifflemens, pour guérir les maladies. Ils se servent de petits tabernacles pour consulter les génies de l’air, et usent de Pyromancie pour sçavoir l’issue des maladies, les lieux où il fera bon à la chasse, s’il n’y a point quelque ennemi caché dans leurs terres, et pour d’autres semblables occasions. Mais le fond de ces peuples étant docile et candide, ils reviennent facilement de ces folles superstitions quand on leur en fait voir la vanité, et qu’on les instruit des véritez de notre sainte Religion, qui portant avec elles l’onction dans le cœur, leur donne un goût bien plus doux et plus innocent que ne font tous ces vains enchantemens. Je vous ay déjà parlé plusieurs fois de la bonne Marie femme de ce Bernard qui a été tué par les Hiroquois; cinq jours après son arrivée, une jeune femme Attikameque arriva et se présenta à elle. La première chose que fit Marie, qui ne la connoissoit pas, fut de lui inspirer ses sentimens ainsi que les Sauvages Chrétiens ont coutume de faire aux infidèles : J’ay été captive aux Hiroquois, lui dit-elle, où j’ay souffert toutes les misères qu’on peut souffrir, mais tout cela n’est rien en comparaison de ce que tu souffriras en Enfer si tu n’es Chrétienne. L’autre lui répondit : Je le suis, mais j’ay un mari païen qui a une autre femme que moy, et je voudrois bien le quitter, car il a une aversion extrême de la foy et de la prière. A ces paroles Marie l’embrassa et lui dit : Ah ! si tu sçavois la valeur de la foy, tu la préfèrerois à toutes choses et à la vie même. La foy est une chose si admirable qu’on ne la peut assez estimer : Elle ramasse les Nations et de plusieurs n’en fait qu’une : C’est elle qui fait que les Chrétiens sont mes parens, et qu’ils me traittent comme si j’étois leur Sœur : C’est la foy qui fait que je t’aime : Car quel suiet ay-je de t’aimer? tu n’es point de ma Nation, je ne te connois point, il m’importe fort peu que tu vive ou que tu meure, que tu demeure ou que tu t’en aille; cependant je ne sçay comment cela se fait, mais je sens bien que je t’aime parceque je croi en Dieu et que tu crois en lui. C’est pour cela que je ne me puis empêcher de te donner un bon conseil qui est de laisser ton mari avec sa femme, et de ne plus retourner avec lui : Car il te feroit perdre la foy, qui est le plus grand mal qui te sçauroit arriver. De plus tu seras peut-être prise des Hiroquois, qui te feront souffrir toutes sortes de tourmens. Ah ! si tu sçavois la pesanteur du joug de la captivité, et combien il est sensible à un Chrétien d’être éloigné de la maison de prière ! L’on porte envie aux petits oiseaux : Souvent je leur disois : Ah ! que ne puis-je voler pour aller prier Dieu avec les Chrétiens? Si je voiois de loin une montagne, je lui disois : Que ne suis-je au plus haut de ta cime pour me voir délivrée de ma captivité : En un mot, la mort est plus douce que la vie, à un Captif : Si ton Mari te fait quitter la foy, ce sera bien encore pis, car sortant de la main des Hiroquois tu tomberas en celles des Démons qui te tourmentront en des feux qui n’auront jamais de fin, et d’un esclavage passager tu tomberas dans une captivité éternelle. Cette exhortation si touchante fit prendre résolution à cette jeune femme de ne retourner plus avec celui qu’elle appelloit son Mari, et qui en effet ne l’étoit pas, voilà une petite partie des fruits que cette nouvelle Église a produit cette année. Offrez-la à Notre Seigneur, afin qu’il lui plaise la faire fructifier de plus en plus pour sa gloire.

De Québec    1647 (41).

 

L.121 De Québec, à la Communauté des Ursulines de Tours, septembre 1649.

Mes Révérendes Mères, et très-chères Sœurs. Je vous manday l’an passé que nous avions appris la nouvelle que les Hiroquois avoient martyrisé le R. Père de Brébeuf. Il est vrai que la cruauté de ces Barbares avoit fait un Martyr, mais le temps de celui-ci n’étoit pas encore arrivé, comme il est arrivé depuis. Celui donc qui fut si richement partagé l’année dernière, fut le R. Père Antoine Daniel, qui étant en Mission au mois de Juillet, le Bourg, où il étoit, fut attaqué par les Hiroquois. Il étoit encore dans ses habits sacerdotaux, lors qu’il entendit le tumulte des ennemis, et sans se donner le loisir de quitter son aube, il court de cabane en cabane, et cherche les malades, les vieillards, les enfans, et ceux qui n’avoient pas encore reçu le Baptême; il les dispose à ce Sacrement avec un zèle apostolique, et les aïant tous assemblez dans l’Église, il les baptisa par aspersion. Lors qu’il vit approcher l’ennemi, il dit à son troupeau : Sauvez vous, mes Frères, et laissez-moi seul dans la mêlée. Alors ce saint Homme avec un port tout plein de majesté aborda l’ennemi, qui en fut tout effrayé : il leur parle de Dieu, leur prêche hautement la foi, et leur reproche leur trahison. Mais enfin ces Barbares perdirent peu à peu le sentiment de fraïeur qu’ils avoient conçu à son abord. Es le couvrirent de flêches, et voiant qu’il ne tomboit point, une troupe de Fuzeliers fit sur lui une décharge, dont il tomba mort sur la place. Ils portèrent son corps dans son Église, où ils mirent le feu, et ainsi comme une victime de bonne odeur il fut consumé au pied de l’Autel avec l’Autel même. Ils mirent tout à feu et à sang, sans épargner ni enfans, ni femmes, ni qui que ce fût. Ceux qui se purent sauver en d’autres Nations, échapèrent leur cruauté, sans cela tout eût été détruit. Ce saint Martyr apparut peu de temps après sa mort à un Père de la compagnie et de la mission. Celui-ci l’aïant reconnu, lui dit : Ah mon cher Père, comment Dieu a-t-il permis que votre corps ait été si indignement traitté après votre mort, que nous n’aions pu recueillir vos cendres ? Le saint Martyr lui répondit : mon très-cher Père, Dieu est grand et admirable : Il a regardé mon opprobre, et a récompensé en grand Dieu les travaux de son Serviteur : il m’a donné après ma mort un grand nombre d’âmes du purgatoire, pour les emmener avec moi, et accompagner mon triomphe dans le Ciel. Il est encore apparu dans un conseil comme y présidant, et inspirant les résolutions qu’on y devoit prendre pour la gloire de Dieu.

Le martyre des Révérends Pères Jean de Brébeuf, et Gabriel Lallemant arriva la veille de saint Joseph de cette année 1649. lors qu’ils étoient ensemble en mission. Ce premier avoit blanchi dans les Missions Apostoliques, et à la conqueste des âmes des Sauvages, dont il a eu la consolation d’en voir jusques à sept ou huit mille de baptisez. Le second étoit neveu du R. P. Supérieur des Missions, qui a devancé celui-ci. C’étoit l’homme le plus foible et le plus délicat qu’on eut pu voir : cependant Dieu par un miracle de sa grâce a voulu faire voir en sa personne ce que peut un instrument, pour chétif qu’il soit, quand il le choisit pour sa gloire et pour son service. Il fut quinze heures entières en des tourmens horribles : Le Révérend Père de Brebeuf n’y fut que trois. Mais remarquez que depuis qu’il étoit en ces contrées, où il a prêché l’Évangile depuis l’an 1628. excepté un espace de temps qu’il fut en France, les Anglois s’étant rendu les maîtres du pais, sa vie avoit été un martyre continuel. Or voici comment le martyre de ces saints Pères arriva. La bourgade où ils étoient, aïant été prise par les Hiroquois, ils ne voulurent point se sauver, ny abandonner leur troupeau, ce qu’ils eussent pu faire aussi facilement que plusieurs tant Chrétiens que Payens, qui les prioient de les suivre. Etant donc restez pour disposer ces victimes au Sacrifice, ils commencèrent à baptiser ceux qui ne l’étoient pas, et à confesser ceux qui l’étoient. L’on vit en cette rencontre un miracle de la toute-puissante main de Dieu, car plusieurs qui ne pouvoient entendre parler du baptême par l’attachement qu’ils avoient à leurs superstitions, étoient les plus empressez à le demander ou à le recevoir. Nos bons Pères continuèrent ces saints exercices, jusqu’à ce que ces Barbares comme loups enragez se jettèrent sur eux; et après les avoir mis à nud, les chargèrent de coups de baston d’une manière très-cruelle, étant poussez à cela par quelques Hurons renégats en détestation de la Foi. On les mena au lieu de leur supplice, où ils ne furent pas plutôt arrivez, qu’ils se prosternèrent à terre, la baisant avec une dévotion sensible, et rendant grâces à notre Seigneur de l’honneur qu’A leur faisoit : de les rendre dignes de souffrir pour son amour. On les attache à des pieus, afin de les faire souffrir plus à l’aise. Alors chacun eut le pouvoir de faire le pis qu’il pourroit. On commença par le plus ancien, à qui les Renégats portoient une haine mortelle. Les uns leur coupent les pieds et les mains, les autres enlèvent les chairs des bras, des jambes, des cuisses qu’ils font bouillir en partie, et en partie rôtir pour la manger en leur présence. Eux encore vivans, ils buvoient leur sang. Après cette brutalle cruauté ils enfonçoient des tisons ardents dans leurs plaies. Ils firent rougir les fers de leurs haches, et en firent des coliers qu’ils leur pendirent au col, et sous les aisselles. Ensuite en dérision de notre sainte Foi, ces Barbares leur versèrent de l’eau bouillante sur la tête, leur disant : Nous vous obligeons beaucoup, nous vous faisons un grand plaisir, nous vous baptisons, et serons cause que vous serez bien-heureux dans le Ciel; car c’est ce que vous enseignez. Après ces blasphèmes, et mille semblables brocards, ils leur enlèvent la chevelure, qui est un genre de supplice assez commun parmi les Sauvages, et qu’ils font souffrir à leurs captifs. Jusques ici les tourmens ont été communs à ces deux Saints, mais de plus on déchargea un coup de hache sur la tête du Père Lallemant, qui lui ouvrit le crâne, en sorte qu’on lui voioit la substance du cerveau. Cependant il avoit les yeux élevez au Ciel, souffrant tous ces outrages, sans faire aucune plainte, et sans dire mot. Il n’en étoit pas de même du R. Père de Brébeuf, il prêchoit continuellement les grandeurs de Dieu, ce qui faisoit tant de dépit à ses bourreaux, qu’ils lui enlevèrent de rage toute la bouche et lui percèrent la langue. Le R. Père Lallemant fut quinze heures en ses supplices, et le R. Père de Brébeuf n’y en fut que trois, et ainsi il devança son compagnon dans la gloire, comme il l’avoit devancé dans les travaux de la mission. Voilà comme se termina le martyre de nos saints Pères, dont j’ai bien voulu vous faire le récit en abrégé, en attendant que vous le voiez plus au long dans la relation, où vous verrez encore les grandes calamitez de cette Église, et les grandes risques, que courent les Ouvriers de l’Évangile. Ceux des Hurons ont été contraints de quitter leur maison de sainte Marie, et de se réfugier dans une isle avec le reste des Chrétiens, dans le dessein d’y bâtir un fort. Je vous demande le suffrage de vos prières pour le soutien du Christianisme dans ces nouvelles terres. Faites-y mention de moi en particulier, je vous en prie : et excusez-moy, s’il vous plaît, si je ne vous écris pas à toutes en particulier : j’en ai le désir, mais les grandes affaires dont je suis chargée, et le peu de temps que j’ai, m’en ôtent le pouvoir. Soiez néanmoins persuadées que suis pour le temps et pour l’éternité à chacune en particulier, aussi bien qu’à toutes en général, Vôtre, etc.

L.128 De Québec, à son Fils, 3o août 1650.

Mon très-cher et bien-aimé Fils. La vie et l’amour de Jésus soient votre vie et votre amour pour l’éternité. C’est un grand témoignage de votre affection pour moy, de me souhaitter le même partage qu’à nos Révérends Pères.

Mais hélas ! je suis indigne d’un tel honneur et d’une si haute grâce quoi qu’elle paroisse fort proche de nous. Car depuis celle que je vous ay écrite où je vous ay dit quelque chose de la grande et extraordinaire persécution des Hiroquois, il y a eu encore un grand choq entre les François et ces Barbares dans une rencontre qui s’est faite proche les trois Rivières lorsqu’on alloit chercher les neuf François que les autres avoient pris et emmenez. Aujourd’huy ils sont en dessein d’enlever les trois Rivières, et vous remarquerez qu’ils ont avec eux plusieurs Hollandois qui les aident : on en a reconnu un dans le combat, et un Huron qui s’est sauvé nous en a encore assuré. Quand ils auront pris les trois Rivières ils sont résolus, à ce qu’on nous a dit, de venir nous attaquer. Or bien qu’en apparence il n’y ait pas tant de sujet de craindre dans nos maisons qui sont fortes, ce qui est néanmoins arrivé dans tous les bourgs des Hurons qui ont été ruinez par le feu et par les armes (car certes ils sont puissans) doit faire appréhender aux François un semblable accident, s’il ne nous vient un prompt secours. C’est le sentiment des plus sages et expérimentez, comme le sont les Révérends Pères qui sont descendus des Hurons et qui ont porté le poids de la tyrannie de ces barbares. Ce secours ne nous peut venir que de la France, parce qu’il n’y a pas assez de force en tout le pais pour leur résister. Si donc la France nous manque il faudra en bref ou quitter ou mourir : Mais parce que tous les François qui sont ici au nombre de plus de deux mille ne pourront pas trouver des voyes pour se retirer, il seront contraints de périr ou de misère ou par la cruauté de leurs ennemis. Et de plus quitter des biens qu’ils ont acquis en ce pais, pour se voir dépouillez de toutes commoditez en France, cela leur fera plutôt choisir la mort en ce pais que la misère dans un autre. (Pour nous-autres, nous avons d’autres motifs par la miséricorde de Notre-Seigneur : Ce ne sont point les biens qui nous y retiennent ; mais bien le résidu de nos bons Chrétiens avec lesquels nous nous estimerions heureuses de mourir un million de fois, s’il étoit possible. Ce sont là nos trésors, nos frères, nos enfans spirituels que nous chérissons plus que nos vies et que tous les biens qui sont sous le Ciel. Réjouissez-vous donc si nous mourons et si l’on vous porte la nouvelle que notre sang et nos cendres sont mêlées avec les leurs.) Il y a de l’apparence que cela arrivera si les mille Hiroquois qui se sont détachez pour aller à la Nation neutre, viennent rejoindre ceux qui sont à nos portes. Le R. Père Daran que j’ay chargé de la présente, est un de ceux qui sont venus des Hurons. Il y a souffert tout ce qui se peut souffrir sans mourir, ainsi il vous pourra entretenir à loisir de tout ce qui est arrivé ces dernières années en cette nouvelle Église, et je me promets que vous serez extrêmement édifié de l’entendre. Il va faire un tour en France en attendant qu’on le rappelle au cas que les affaires du pais se raccommodent, car il y est extrêmement regretté. Je le regrette comme les autres, mais soulagez mes regrets en le recevant comme il le mérite. D’autres comme les Révérends Pères Ragueneau et Pijar vont aussi en France pour demander du secours à Sa Majesté. Le premier y prend plus d’intérest, parce qu’il est le Supérieur de la Mission des Hurons. C’est un des grands personnages et des plus zélez Missionnaires de la nouvelle France, mais je l’estime plus pour sa grande sainteté que pour tous ses grands talens naturels et pour toutes ses grâces gratuites. Nous espérons de le revoir l’année prochaine.

Lorsque j’achevois de vous parler du R. Père Ragueneau, on m’est venu avertir qu’il me demandoit, pour me dire Adieu. Il m’a promis de vous voir et à cet effet, il a pris votre nom par écrit. C’est un des meilleurs amis de notre Séminaire, et qui a a une grande connoissance des grâces que la divine bonté y répand. (I1 m’a encore assurée dans l’expérience qu’il a de la fureur et de la forces des Hiroquois que si nous n’avons un prompt secours du côté de la France, ou qu’il plaise à Dieu de secourir le pais extraordinairement, tout est perdu : Ce n’est point une exagération, je vous dis le même selon mes petites connoissances.

Vous voyez par là qu’en attendant le secours, nous sommes en  la pure providence de Dieu. Pour mon particulier, mon très-cher Fils, je m’y trouve si bien, et mon esprit et mon cœur y sont si contens, qu’ils ne le peuvent être davantage. S’il  arrive qu’on vous porte l’année prochaine les nouvelles de ma mort, bénissez-en Dieu, et offrez-luv pour moy le saint sacrifice de la Messe : Procurez-moy encore les suffrages de votre sainte Congrégation qui m’a toujours été très-chère : Si Dieu m’appelle à soy, et qu’il luv plaise me faire miséricorde elle me le sera encore davantage, et moy plus en état de supplier la divine Majesté d’augmenter sur elle ses saintes bénédictions.

(Je suis extrêmement consolée de ce que Dieu vous détache des créatures, et de l’amour ou prétention  de l’amour que vous pourriez attendre d’elles. Ah ! mon Fils, le royaume de la paix est dans un cœur ainsi dénué de toutes choses, et qui par une sainte haine de soy-même se plaît à détruire les restes de la nature corrompue, dont (les plus saints ont jusqu’à la mort des attaques 24 qui font le vray motif de leur humiliation. Depuis qu’une âme entre en cette vérité, et qu’elle en est convaincue par sa propre expérience, elle s’humilie, non seulement devant Dieu en ses opérations intérieures et extérieures où elle découvre toujours de nouvelles fautes; mais encore devant les créatures prenant plaisir de s’accuser en public de ses défauts), d’en subir la pénitence et d’en porter toute la confusion. Elle ne rejette point la faute sur le tiers et sur le quart, bien que quelqu’un y ait pu concourir; elle s’attribue le tout, et après cela elle est convaincue qu’elle est encore plus remplie de malice qu’elle n’en dit et qu’elle n’en connaît, et que les autres n’en découvrent. D’où elle est persuadée qu’elle est seule digne du châtiment tant de la part de Dieu, par la privation de ses plus grandes faveurs, que du côté des créatures, qui prenant les intérests du Créateur, nous corrigent chacune en sa manière. Il y a bien d’autres dépendances de l’humilité dont les actes tirent leur source de leurs contraires. Le glorieux Père saint Benoist en parle aussi éminemment, comme je croy, qu’il l’a pratiquée. C’est votre Patron et votre Père qui attirera sur vous l’influence de cet esprit qui se goûte mieux dans l’intérieur qu’on n’en peut parler extérieurement. (Demandez luy qu’il obtienne cette haute vertu pour moy, car c’est elle qui fait les saints), comme on l’a encore remarqué dans les cinq serviteurs de Dieu qui ont été martyrisez, en ces quartiers, car ils étoient si humbles, avant leur martyre qu’ils donnoient de l’étonnement à ceux qui avoient le bonheur de vivre en leur compagnie. Il me faudroit écrire une trop grande lettre si j’en voulois dire toutes les particularitez, mais le temps ne me permet pas de m’étendre.

J’ay répondu par une autre lettre aux moyens que vous me proposez d’élever quelques Sauvages afin qu’ils puissent gagner leurs compatriotes à la foy. Outre ce que je vous en écris entretenez-en le R. P. Daran, il vous dira qu’encore que le pais se rétablisse, il faudra toujours dépendre de l’Europe pour avoir des ouvriers de l’Évangile, le naturel des Sauvages Amériquains, même des plus saints et spirituels, n’étant nullement propre aux fonctions Ecclésiastiques, mais seulement à être enseignez et conduits doucement dans la voye du Ciel ; ce qui fait soupçonner dans ce renversement d’affaires que peut-être Dieu ne veut ici qu’une Église passagère.

Il est vray que le R. P. de Brébeuf avoit reçu le sacré présent dont je vous ay parlé. Le R. P. Garnier l’un de ceux qui ont remporté la couronne cette année l’avoit éminemment. Jamais, mon très-cher Fils, vous ne connaîtrez cela par l’étude ni par la force de la spéculation, mais dans l’humble oraison et dans la soumission de l’âme aux pieds du Crucifix. Cet adorable Verbe incarné et crucifié est la source vive de cet esprit; c’est luy qui le donne en partage aux âmes choisies et qui luy sont les plus chères, afin qu’elles suivent et qu’elles enseignent ses divines maximes, et que par cette pratique elles se consomment jusqu’au bout dans son imitation. Cet esprit saint, cette union, dis-je, dont je vous parle, n’est pas celle de la gloire, elle en est seulement un avant-goût. Et ne pensez-pas qu’elle rende toujours les travaux faciles, puis qu’elle ne redonde pas toujours dans les sens : Mais elle donne dans le fonds de l’âme une force invincible pour les supporter quelques pesans et pénibles qu’ils soient. Il faudroit un gros livre pour décrire la vie de ce Révérend Père animé de cet esprit saint. Il étoit éminemment humble, doux, obéissant et rempli de vertus, acquises par un grand travail. On avoit du plaisir à voir la suite de ses vertus dans la pratique. Il étoit dans un continuel colloque et devis familier avec Dieu. Estant percé de coups on le vit encore dans l’exercice de la charité, faisant un effort pour se traîner vers une pauvre femme qui ayant reçu plusieurs coups de hache étoit aux abois et avoit besoin de secours pour bien mourir .

Le R. Père Chabanel un de ceux qui ont été massacrez cette année avoit naturellement une si grande aversion de vivre dans les cabanes des Sauvages qu’elle ne le pouvoit être davantage : pour ce sujet on l’en avoit voulu souvent exempter afin de l’envoyer aux autres missions où il n’eût pas été engagé à cette sorte de vie. Mais par une générosité extraordinaire et porté de l’esprit dont nous parlons, il fit vœu d’y persévérer et d’y mourir s’il plaisoit à Dieu de luy faire cete miséricorde. Son Supérieur néanmoins ayant sçeu qu’il étoit extrêmement fatigué des travaux de sa Mission, le rappella, et ce fut en ce voyage qu’il fut pris et massacré, sans qu’on ait pu sçavoir par quels ennemis, ni ce qu’ils ont fait de son corps : quoi qu’il en soit, il est mort dans l’acte de son obéissance.

Les autres Révérends Pères qui se sont retirez ici des Missions éloignées ont si épouventablement souffert qu’il n’y a point de langue humaine qui le puisse exprimer: Je n’exagère point, et si la grande humilité du R. Père Daran ne le cache point demandez-luy quelques particularitez de ses souffrances, car son expérience l’a rendu sçavant. Je vous donnee ces exemples pour vous convaincre que notre union n’est jamais plus éminente que dans les travaux soufferts à l’imitation et pour l’amour de Jésus-Christ, qui étoit dans le temps de ses souffrances et sur tout au point de sa mort, dans le plus haut degré d’union et d’amour pour les hommes avec Dieu son Père. L’union douce et amoureuse est déjà la béatitude commencée dans une chair mortelle, et son mérite est dans les actes de la charité envers Dieu et le prochain, et des autres vertus Théologales. Mais dans l’union dont je parle, qui est pourtant une suite de celle-là, il s’agit de donner sa vie dans une consommation de travaux qui portent à la ressemblance de Jésus-Christ. Ah ! certes il faut donner le prix à celle-cy, et attendre à l’autre vie à connaître son mérite et son excellence, car à présent nos discours sont trop bas pour en pouvoir parler comme il faut.

(Je bénis Dieu du désir qu’il vous donne de souffrir le martyre. Vous êtes encore jeune, mon bon Fils, et si vous voulez être fidèle à la grâce, vous en souffrirez un bien long encore que vous demeuriez enfermé dans votre solitude. Ce désir vous doit être un puissant aiguillon pour mener une vie pénitente, mortifiée, régulière : C’est le martyre que vous avez à souffrir et que Dieu demande de vous) en attendant peut-être quelque occasion que sa divine Majesté vous garde et que vous qu’ils sont à présent qu’ils le connoissent, me touche à un point que je ne puis dire. De là vous pouvez juger combien je souffre de voir la tyrannie que les barbares Hiroquois exercent en leur endroit. Ah ! mon très-cher Fils, que je serois heureuse, que je serois contente si toute cette persécution se terminoit en moy ! Présentez encore ce mien désir à la sainte Vierge à laquelle de bon cœur je présente le vôtre).

J’ay déjà écrit cette lettre à diverses reprises, et dans ces intervalles il vient toujours quelques nouvelles. Le Captif qui s’est sauvé des Hiroquois rapporte que les guerriers des Andofesteronons et ceux de la Nation neutre ont pris deux cens Hiroquois prisonniers. Si cela est vray, on les traittera d’une terrible façon, et ce sera autant de charge pour nous. Ce Captif sera bien encore quinze jours avant que d’avoir dit tout ce qu’il sçait : Car c’est la coutume des Sauvages de ne dire ce qu’ils sçavent que peu à peu et à divers jours; ce qui fait impatienter nos François qui ont l’esprit vif et voudroient sçavoir les choses tout d’un coup, sur tout quand il s’agit d’affaires de conséquence et rapportées par un seul messager.

Depuis ce que dessus, il s’est encore sauvé deux Hurons de la captivité des Hiroquois. Ils sont tous deux bons Chrétiens en leur cœur, et catéchumènes en effet. Le désir du saint baptême leur a fait faire des efforts très violens, par de grandes courses dans les bois, et sans aucune provision. Ils ont rapporté que nos dix Algonguins de Sillery qui furent pris au mois de Juin dernier ont été brûlez tous vifs avec de très-grands sentimens de Foy et de Religion. L’un deux pour l’amour duquel je vous écris cet article, s’est particulièrement signalé par son zèle et par sa ferveur. (Il étoit âgé de vingt-deux ans ou environ, et c’étoit mon fils spirituel qui m’aimoit autant ou plus que sa Mère. Il a été trois jours et trois nuits dans des tourmens très-horribles en dérision de la foy qu’il a confessée hautement jusques au dernier soupir.) Ces barbares luy disoient en se mocquant : Où est ton Dieu ? il ne t’aide point. Puis ils recommençoient à le tourmenter, et aussi à se mocquer disant : prie ton Dieu pour voir s’il t’aidera, Cependant (ce courageux serviteur de Dieu redoubloit ses prières et ses louanges à celuy pour l’amour duquel il souffroit, car naturellement il chantoit fort bien, et cela faisoit enrager ces barbares). Il se nommoit Joseph et avoit été élevé en la foy par le R. Père le Jeune, quasi dès son enfance. A votre avis, (n’ay-je pas là un bon Fils? C’est plutôt mon Père et mon Avocat auprès de Dieu. Je suis ravie pour l’amour que je luy portois de la haute grâce qu’il a reçue en persévérant avec tant de générosité. C’étoit un jeune homme parfaitement bien fait et extrêmement modeste, mais je ne le loue que de sa fidélité. (Si l’on m’en venoit dire autant de vous, mon très-cher Fils, ah ! qui pourroit dire la joye que j’en recevrois? Mais ces signalées faveurs ne sont pas du ressort de notre élection, elles sont dans les trésors de Dieu qui les communique aux âmes choisies. Il me falloit clôre cette lettre par ce dernier souhait, qui est un des plus grands témoignages de mon affection pour la personne du monde qui m’est la plus chère.)

L.131 De Québec, à son Fils, 3o octobre 165o.

Mon très-cher fils. Je croi que vous avez déjà reçu quatre de mes Lettres, et que vous avez eu la consolation de voir les Révérends Pères, que j’avois suplié de vous visiter. Je ne puis néanmoins laisser partir ce dernier vaisseau, sans me donner encore la satisfaction de vous dire ce petit mot; que le Révérend père Bressani m’a promis de vous donner. Vous verrez un Martyr vivant, des souffrances duquel vous avez cy-devant entendu parler, sur tout de sa captivité au pais des Hiroquois. Sans faire semblant de rien, regardez ses mains; vous les verrez mutilées, et presque sans aucun doigt qui soit entier. Il a eu encore cette année trois coups de flèches à la tête, qui ont pensé faire sa couronne et la fin de ses travaux. Il a un œil dont il ne voit presque point à cause de ces coups. Son courage l’a fait exposer à des dangers si éminens, que c’est ce qui lui fait porter ces marques honorables de la Croix du Fils de Dieu. Il est Romain de nation, homme éminemment docte, et sur tout très vertueux. Il m’a promis de vous visiter, et moi je l’ai suplié de vous faire donner celle-ci, si-tôt qu’il sera arrivé, afin que vous alliez saluer le R. Père Supérieur des Missions, qui passe lui-même en France pour l’extrémité des affaires de l’Église. Il m’a promis de vous rendre visite, mais je serois bien-aise que vous le voulussiez prévenir, à cause du mérite de la personne. Je vous dirai encore que c’est l’homme du monde, à qui j’ai le plus d’obligation tant pour l’établissement de notre maison, que pour les maximes spirituelles et saintes, qu’il nous a données selon l’esprit de nos vocations. Il y a près de six ans qu’il est notre Supérieur et Directeur, et le mien très particulièrement. On nous menace de ne le pas faire repasser en ce pais, si cela arrive, nous ferons tous une perte considérable. C’est le père des pauvres tant François que Sauvages : C’est le Zélateur de l’Eglise, qui semble avoir été élevé dans toutes les cérémonies, ce qui n’est pas ordinaire à un Jésuite. Enfin c’est le plus saint Homme que j’aye connu depuis que je suis au monde. Je vous prie donc de le recevoir avec toute la bien-veillance qui vous sera possible, et de le remercier de toutes les charitez qu’il a faites à notre Communauté, et à moi en particulier, car c’est mon Père par préciput. Et n’estimez pas que ce soit l’affection que j’ai pour ces révérends pères, quie me fasse vous en dire des louanges…

L.172 De Québec, à son Fils, 14 août 1656.

Mon très-cher Fils. Jésus soit notre vie et notre amour pour le temps et pour l’éternité. Comme les vaisseaux sont arrivez ici dès le mois de Mai, aussi  s’en retournent-ils promptement. Celui par lequel je vous écris, lève l’ancre, un autre est déjà parti, et comme je ne vous dis rien dans mes autres Lettres de l’état de notre nouvelle Église, j’ai cru pour votre consolation vous en devoir dire quelque chose par celle-ci.

Dès l’année dernière on fit un traitté de paix avec les cinq Nations Hiroquoises, l’une desquelles qui est voisine des Hollandois, eut de grandes difficultez que les Hurons et les Algonguins fussent compris dans le traitté. Ils y consentirent néanmoins à de certaines conditions, sçavoir qu’ils garderoient la paix avec eux jusques à de certaines limites, hors lesquelles il leur seroit libre d’exercer leurs hostilitez comme auparavant. Quant aux François la paix étoit sans restriction et sans limites. Tout cela s’est observé jusques au Printemps que les Agnerognons, c’est le nom de cette Nation, toujours fourbes et méchans nous ont fait voir ce que l’on peut attendre d’une Nation infidèle, et qui ne connoist point Jésus-Christ.

Au même temps que la paix fut conclue, deux de nos Révérends Pères furent envoiez aux Hiroquois supérieurs, qui les avoient demandez avec beaucoup d’instance. Ils partirent avec leurs Ambassadeurs à la veue des Agnerognons toujours envieux, mais qui dissimulèrent alors leur envie. Ces Pères furent reçus par tout avec de grands témoignages d’estime et d’affection, tous ces peuples leur allant au devant de giste en giste, afin de les bien traitter. Dès qu’ils furent arrivez, les principaux des Nations s’assemblèrent, et les firent asseoir les premiers dans leurs Conseils. Ils furent reçus et régalez de tous tour-à-tour d’une manière extraordinaire, parce qu’on les regardoit comme des hommes venus du Ciel. Dès l’heure le Révérend Père Chaumonnot commença à parler de la Foi, et à enseigner à faire des prières publiquement. Il fut écouté et admiré de tous, en sorte qu’on le tenoit pour un homme prodigieux. Ces exercices ont continué tout l’Hiver avec tant d’assiduité, que depuis le matin jusques au soir, la chappelle d’écorce que Jean Baptiste le premier Chrétien de cette Église avoit faite dès l’abord, ne désemplissoit point, les Pères ne pouvant trouver de temps pour dire la Messe et leur Office que celui de la nuit. En arrivant ils trouvèrent une Église formée, parce que dans leur chemin, ils firent quantité de Catécumenes, qui furent baptisez en leur pais avec un grand nombre d’autres tant enfans qu’adultes.

Le Carême dernier dans un Conseil qui fut tenu, l’on conjura les Pères de presser Monsieur le Gouverneur et le R. Père Supérieur des Missions d’envoier un plus grand nombre de Pères, afin de les distribuer dans les Bourgs, et tout ensemble une peuplade de François pour faire une habitation fixe. L’on est convenu à cet effet d’un lieu commode à l’abord des Nations, qui viendront trouver les Révérends Pères, pour communiquer avec eux de la Religion, et les François pour traitter d’affaires. Le Révérend Père Dablon partit aussi-tôt avec quelques Onontageronons et Sonont aeronons, qui sont les plus grandes et les principales Nations de ces Peuples, et après bien des fatigues ils arrivèrent ici au temps de la passion. Ils firent leur demande à Monsieur le Gouverneur et au Révérend Père Supérieur, qui aïant appris les beaux commencemens de cette Mission, et les grandes merveilles que Dieu y avoit opérées en si peu de temps, conclurent qu’il la falloit fortifier par le secours d’un plus grand nombre de Missionnaires. Alors ce Révérend Père, qui est un Homme vraiment Apostolique, fit de si puissans efforts pour cette glorieuse entreprise, qu’en peu de temps cinquante-cinq François, y compris quatre Pères et trois Frères furent prêts. Ils partirent d’ici en Niai avec un zèle et une ferveur nonpareille. Dans cette compagnie il y avoit quelques Soldats de la garnison que Monsieur Dupuis honnête Gentil-homme, et qui avoit commandement dans le fort, s’étoit offert de conduire. Lors qu’il me fit l’honneur de me dire à Dieu, il m’assura avec une ferveur qui ne ressentoit point son homme de guerre, qu’il exposoit volontiers sa vie, et qu’il s’estimeroit heureux de mourir pour un si glorieux dessein. Tout cela ne se fait qu’avec des frais immenses, mais les Révérends Pères sacrifient tout pour le service de Dieu, et pour le salut des âmes. Et pour moi, je ne puis comprendre la grandeur de leur courage en ces rencontres, car rien ne leur coûte quand il s’agit de gagner des âmes à Jésus-Christ.

Les Agnerognons aiant appris que le dessein étoit formé d’envoier des Pères et des François aux Nations supérieures, afin d’y faire une habitation et une maison fixe, devinrent tout furieux, et renouvellèrent leur envie dans la pensée que cette alliance des François, Hurons et Algonguins avec leurs voisins seroit leur ruine avec le temps. Afin donc d’en traverser l’exécution, ils se cachèrent dans un bois au nombre de quatre cens, afin de les surprendre au passage. Ils laissèrent néanmoins passer le Révérend Père Supérieur avec sa troupe, mais quand il fut éloigné, en sorte qu’ils ne pouvoient plus être veus, ils se jettèrent sur un grand nombre de canots qui suivoient, conduits par le Révérend Père Mesnard et un Frère, et sans rien dire, ni écouter, pillent et battent outrageusement tous ceux qui se trouvèrent sous leurs mains, feignant de ne les pas connoître : Puis comme s’ils se fussent relevez d’un songe, et faisant les étonnez, ils s’arrêtèrent tout-à-coup, et leur dirent : Hé quoi, c’est donc vous ! Hélas, vous êtes nos frères, nous pensions que vous fussiez Algonguins et Hurons, que nous avons droit d’attaquer hors les limites désignées. Nos François volant bien que ce n’étoit qu’une fiction, les appellèrent fourbes et perfides, leur disant qu’ils auroient guerre ensemble; et voiant que la partie n’étoit pas égale, ils se séparèrent.

Ces Barbares continuant leur rage et leur dépit vinrent de nuit, et sans être veus dans l’Isle d’Orléans, et le matin voiant une troupe d’hommes, de femmes et d’enfans tous Hurons, qui plantoient leur bled d’Inde, ils se ruèrent sur eux, en tuèrent six, et enlevèrent tous les autres au nombre de quatre-vingt-cinq, qu’ils lièrent dans leurs canots. Tout cela se fit sans que les François en eussent connoissance, et même s’ils eussent encore tardé cinq ou six heures à faire leur coup leur capture eût été bien plus grande, parce qu’ils en eussent enlevé trois ou quatre cens, qui étoient venus entendre la Messe, et qui devoient ensuite s’en retourner en leur désert, mais qui apprenant des fugitifs ce qui s’étoit passé, se retirèrent dans le fort. Nous fûmes tous surpris de voir le fleuve couvert de canots qui venoient vers Québec, sur tout quand on sçeut que c’étoient des Agnerognons, qui par le traitté de paix, et encore selon la parole qu’ils avoient donnée tout nouvellement aux Révérends Pères, ne devoient point passer les trois Rivières. Cela fit croire qu’ils étoient aussi bien ennemis des François que des Sauvages. C’est pourquoi les maisons écartées demeurèrent désertes chacun se retirant à Québec, où néanmoins il n’y avoit pas de forces chacun étant allé à ses affaires. Ils passèrent devant le fort, où l’on crut qu’ils alloient aborder, mais faisant signe qu’ils étoient des amis, ils passèrent outre, et continuèrent leur chemin, jusqu’à ce qu’ayant veu des maisons abandonnées, ils crurent qu’on s’étoit retiré par défiance qu’on avoit d’eux, dont ils furent tellement choquez, qu’ils enfoncèrent les portes, pillèrent tout ce qu’ils rencontrèrent, puis s’en allèrent aux trois Rivières chercher à qui vendre leur picorage.

Nous avons sçeu par un Chrétien, qui s’est sauvé de leurs mains demi-brûlé, et deux doigts coupez, qu’ils ont emmené nos captifs en leur pais, et qu’ils leur ont donné la vie, excepté à six des principaux Chrétiens, qu’ils ont condamné au feu. I,'un d’eux nommé Jacques très-excellent Chrétien, et qui étoit Préfet de la Congrégation, a signalé sa mort par sa foi et par sa patience : Parce qu’on remarquoit en lui une piété plus éclatante que dans les autres, on l’a fait brûler trois jours de suite, durant lesquels il pria et invoqua sans cesse le saint nom de Jésus, exhortant de paroles et par son exemple ses compagnons de supplice. Quelque violent qu’ait été son martyre, l’on n’a pas entendu de sa bouche une seule plainte. Enfin il a expiré en Saint, et nous l’estimons tel. Celui qui nous a rapporté cette histoire, après s’être sauvé du feu, courut plusieurs jours, jusques à ce que par une providence de Dieu il fit rencontre du R. Père Supérieur et de sa troupe à quatre journées d’Onnontagé, qui est le lieu où se doit faire l’habitation françoise. Ce pauvre homme s’en alloit mourir, ayant fait plus de quatre-vingt lieues en perdant son sang : mais le Révérend Père fit à son égard tout ce qu’il falloit faire dans une semblable rencontre, et après l’avoir mis en état de marcher, il lui donna escorte pour le conduire à Mont-Réal. Nous attendons de jour à autre les nouvelles de l’arrivée de nos Révérends Pères. Priez pour toutes ces affaires, mon très-cher Fils comme aussi pour nos bons Chrétiens Sauvages qui se sont tous réfugiez à Québec, en attendant qu’il plaise à Dieu de calmer cette tempête.

De Québec le 14. d’Aoust 1656.

L.184. De Québec, à son Fils, 25 juin 166o.

Mon très-cher Fils. Comme voilà un Navire qui va partir en grande diligence pour porter en France la nouvelle des accidens qui nous sont arrivez cette année de la part des Hiroquois, et pour aller quérir des farines, de crainte que cet ennemi ne ravage nos moissons, je n’ai pas voulu manquer de vous faire un abrégé de ce qui s’est passé, afin que vous nous aidiez à rendre grâces à Dieu de sa protection sur nous, et à lui demander son assistance pour l’avenir.

Pour commencer, vous sçaurez que les Algonguins, qui sont très-généreux, aiant pris quelques prisonniers sur les Hiroquois, en ont fait brûler quelques-uns selon leur justice ordinaire tant ici qu’aux trois Rivières. C’est la coutume des Captifs quand ils sont dans les tourmens de dire tout ce qu’ils sçavent. Il en fut brûlé un le Mercredi de la Pentecôte, qui étant examiné par le Révérend Père Chaumonnot, dit qu’il y avoit une armée de huit mil hommes, qui avoient leur rendez-vous à la Roche-percée proche de Mont-Réal, où quatre cens autres les devoient venir joindre pour venir ensuite tous ensemble fondre sur Québec. Il ajoutoit que leur dessein étoit d’enlever la tête à Onontio qui est Monsieur le Gouverneur, afin que le Chef étant mort, ils pussent plus facilement mettre tout le pais à feu et à sang. Il dit jusques là qu’à l’heure qu’il parloit, ils devoient être ou dans les Isles de Richelieu ou à Mont-Réal, ou aux trois Rivières, et qu’assurément quelqu’un de ces lieux étoit assiégé. En effet on a sçeu depuis qu’ils étoient à Richelieu, attendant le temps et la commodité de nous perdre tous, et de commencer par Québec. Je vous laisse à penser si cette nouvelle nous surprit. Ce même jour le saint Sacrement étoit exposé dans notre Église, où la Procession de la Parroisse vint pour continuer les dévotions qu’on avoit commencées pour implorer le secours de Dieu, dès qu’on sçeut qu’il y avoit des Hiroquois en campagne. Mais la nouvelle de cette grosse armée qu’on estimoit proche, donna une telle appréhension à Monseigneur notre Evêque qu’il (5 46) n’arrivât mal aux Religieuses, qu’il fit emporter le saint Sacrement de notre Église, et commanda à notre Communauté de le suivre. Nous ne fûmes jamais plus surprises : Car nous n’eussions pu nous imaginer qu’il y eût eu sujet de craindre dans une maison forte comme la nôtre. Cependant il fallut obéir. Il en fit de même aux Hospitalières. Le saint Sacrement fut pareillement ôté de la Paroisse.

Après les dépositions du prisonnier, il fut arrêté qu’on feroit la visite des maisons religieuses, pour voir si elles étoient en état de soutenir. Elles furent visitées en effet plusieurs fois par Monsieur le Gouverneur et par des Experts ; et ensuite l’on posa deux corps de garde aux deux extrêmitez de notre maison. La faction s’y faisoit régulièrement. L’on fit quantité de redoutes, dont la plus forte étoit proche de notre écurie, pour défendre la grange d’un côté, et l’Eglise de l’autre. Toutes nos fenêtres étoient garnies de poutreaux et murailles à moitié avec des meurtières. L’on avoit fait des défenses sur nos perrons. Il y avoit des ponts de communication d’un appartement à un autre, et même de notre maison à celle de nos domestiques. Nous ne pouvions même sortir dans notre cour que par une petite porte à moulinet, où il ne pouvoit passer qu’une personne à la fois. En un mot notre Monastère étoit converti en un fort gardé par vingt quatre hommes bien résolus. Quand on nous fit commandement de sortir, les corps de garde étoient déjà posez. J’eus la permission de ne point sortir, afin de ne pas laisser notre Monastère à l’abandon de tant d’hommes de guerre, à qui il me falloit fournir les munitions nécessaires, tant pour la bouche que pour la garde. Trois autres Religieuses demeurèrent avec moi; mais il faut que je vous avoue que je fus sensiblement touchée, voiant qu’on nous ôtoit le saint Sacrement, et qu’on nous laissoit sans lui. Une de nos Sœurs nommée de sainte Ursule, en pleuroit amèrement, et demeura inconsolable. J’acquiesce néanmoins à la privation la plus sensible qui me pouvoit arriver.

Notre Communauté et celle des Hospitalières étant sorties, elles furent conduites chez les Révérends Pères, où le Père Supérieur leur donna des appartemens séparez de leur grand corps de logis, sçavoir à la nôtre le logis de la Congrégation, et aux Hospitalières un autre qui en est assez proche. Tout cela est comme un fort fermé de bonnes murailles, où l’on étoit en asseurance. Les Sauvages Chrétiens étoient cabanez dans la court, et à couvert de leurs ennemis.

Quand les Habitans nous virent quitter une maison aussi forte que la nôtre, car celle de l’Hôpital est mal située au regard des Hiroquois, ils furent si épouvantez, qu’ils crurent que tout étoit perdu. Ils abandonnèrent leurs maisons et se retirèrent, les uns dans le fort, les autres chez les Révérends Pères, les autres chez Monseigneur notre Evêque, et les autres chez nous où nous avions six ou sept familles logées tant chez nos domestiques, que dans nos parloirs, et offices extérieurs. Le reste se barricada de tous côtez dans la basse Ville, où l’on posa plusieurs corps de garde.

Le lendemain, qui fut le Jeudi de la Pentecôte, le Révérend Père Supérieur ramena notre Communauté, c’étoit le jour auquel nous devions élire une Supérieure, si le trouble ne nous eût obligées de le différer. L’on en usa de même huit jours de suite : le soir on emmenoit les Religieuses, et le matin sur les six heures on les ramenoit; mais nous fûmes privées du saint Sacrement jusques au jour de sa Fête que Monseigneur notre Evêque eut la bonté de nous le rendre, par ce que la visite de notre Monastère aiant été faite, on jugea que les Religieuses y pouvoient demeurer en seureté et sans crainte des Hiroquois, et néanmoins qu’on ne laisseroit pas d’y faire la garde jusques à ce que l’on eût reçu des nouvelles des habitations supérieures, que l’on croioit être assiégées.

Au commencement de Juin huit Hurons Renégats et Hiroquoisez furent vers le petit Cap qui est environ six lieues au dessous de Québec : Et au même temps une honnête veuve, qui s’étoit retirée icy s’avisa d’aller visiter sa terre avec sa famille. Comme elle travailloit avec son gendre à son désert, sa fille et quatre en-fans, qui étoient restez au logis, furent surpris par ces Infidèles, qui les enlevèrent, et les chargèrent dans leurs canots. La nouvelle en fut aussi-tôt apportée à Monsieur notre Gouverneur, qui avec le zèle infatigable qu’il a pour la conservation du public, envoia une troupe de François et d’Algonguins, pour poursuivre ces Barbares. Les Algonguins qui sçavent les routes, se mirent en embuscade justement où il falloit, et ils avoient donné un certain mot du guet aux François, pour les distinguer de l’ennemi, car c’étoit au commencement de la nuit, où ils eussent pu se prendre les uns les autres pour les ennemis. Enfin le canot parut, et les Algonguins aiant dit : qui va là ? les ennemis voulurent prendre la fuite, mais nos gens se jettèrent dessus, et tirèrent tant de coups que le canot en fut percé, et coula à fond avec un de ces Barbares. Les autres furent pris, et la femme, et les enfans délivrez. Cette captive aiant entendu des voix qu’elle croioit lui devoir être favorables, eut tant de joie qu’elle leva la tête, car ses ravisseurs l’avoient tellement cachée qu’elle ne pouvoit voir, ni être veue auparavant. Sa joie fut courte, car elle fut blessée à mort, et un petit enfant qu’elle avoit à la mammelle, eut un coup de balle à un orteil. Elle mourut saintement peu de jours après, louant Dieu de l’avoir sauvée du feu des Hiroquois qui lui étoit inévitable. Nos gens s’en revinrent victorieux, amenant leurs prisonniers avec des cris de joie. On donna la vie à un qui n’avoit pas plus de 15 ans : les autres furent brûlez, et s’étant convertis, moururent chrétiennement et dans l’espérance de leur salut. Ils ont confirmé à la mort ce que l’autre avoit dit, qu’ils s’étonnoient que l’armée tardoit tant, et qu’il falloit que les trois Rivières fussent assiégées. Cela sembloit d’autant plus probable que l’on n’entendoit point de nouvelles d’une chaloupe pleine de soldats que Monsieur le Gouverneur avoit envoiée pour faire quelque découverte, non plus que de deux autres qui étoient montées il y avoit quelque temps.

Le huitième du même mois on nous vint dire que l’armée étoit proche, et qu’on l’avoit veue. En moins de demi-heure chacun fut rangé en son poste, et en état de se défendre. Toutes nos portes furent de nouveau barricadées, et je munis tous nos soldats de ce qui leur étoit nécessaire. En ces momens un de nos gens arriva de la pêche, et nous assura avoir veu un canot, où il y avoit huit hommes debout, et que ce canot étoit du saut de la chaudière, qui est une retraite des Hiroquois. Cela fit croire que l’allarme étoit vraie, qui néanmoins se trouva fausse. Les François étoient si encouragez qu’ils souhaittoient que l’affaire fut véritable : car Monsieur le Gouverneur avoit mis si bon ordre à toutes choses, et sur tout à son fort, qu’il l’avoit rendu comme imprenable, et chacun à son exemple avoit quitté toute frayeur : Je dis pour les hommes, car les femmes étoient tout-à-fait effrayées. Pour moi je vous avoue que je n’ai eu aucune crainte, ni dans l’esprit, ni à l’extérieur. Je n’ai pourtant guères dormi durant toutes ces allarmes. Mon oreille faisoit le guet toute la nuit, afin de n’être pas surprise, et d’être toujours en état de fournir à nos soldats les choses dont ils eussent eu besoin en cas d’attaque.

Le lendemain on vit arriver les chaloupes, dont on étoit en peine. Elles apportèrent les tristes nouvelles de la mort de nos François de Mont-Réal, qui étant allez au nombre de dix-sept, accompagnez de quarante tant Hurons qu’Algonguins, pour surprendre quelques Hiroquois, furent pris eux-mêmes et mis en pièces par ces Barbares. L’action est généreuse, quoi que l’issue n’en ait pas été favorable. Voici comme le Révérend Père Chaumonnot en parle dans une lettre qu’il écrit sur la déposition d’un Huron qui s’est sauvé, et qui a veu tout ce qui s’est passé. /[239]

Dès le mois d’Avril 166o. dix-sept braves François volontaires de Mont-Réal, prirent le dessein de se hazarder pour aller faire quelque embuscade aux Hiroquois, ce qu’ils firent avec l’approbation et l’agrément de ceux qui commandoient. Ils partirent accompagnez de quarante Sauvages tant Hurons qu’Algonguins bien munis de tout ce qui leur étoit nécessaire. Ils arrivèrent le premier jour de Mai suivant en un fort qui avoit été fait l’Automne passé par les Algonguins au pied du long saut au dessus de Mont-Réal. Le lendemain jour de Dimanche deux Hurons, qui étoient allés à la découverte, rapportèrent qu’ils avoient veu cinq Hiroquois, qui venoient vers eux aussi pour découvrir. L’on consulte là-dessus ce qui est à faire. Un Huron opina qu’il falloit décendre à Mont-Réal, parce que ces Hiroquois pouvoient être les Avantcoureurs de l’armée qu’on nous avoit menacé devoir venir fondre sur nous, ou que s’ils n’étoient pas des espions de l’armée, ils étoient au moins pour avertir les Chasseurs de cette embuscade, et par cet avis la rendre inutile. Annotacha fameux Capitaine Huron résista fortement à cette proposition, accusant de couardise et de lâcheté celui qui l’avoit faite. On suivit le sentiment de ce dernier, et l’on demeura dans ce lieu, dans le dessein de faire le jour suivant une contrepalissade pour fortifier celle qu’ils avoient trouvée, et qui n’étoit pas de défense. Mais les Hiroquois qui étoient les Onnontageronons ne leur en donnèrent pas le loisir, car peu de temps après on les vit descendre sur la Rivière au nombre de deux cens. Nos gens qui faisoient alors leurs prières, étant surpris, n’eurent le loisir que de se retirer dans cette foible retraite, laissant dehors leurs chaudières qu’ils avoient mises sur le feu pour préparer leur repas. Après les huées et les salves de fuzils de part et d’autre, un Capitaine Onnontageronon avança sans armes jusques à la portée de la voix pour demander quels gens étoient dans ce fort, et ce qu’ils venoient faire. On lui répond que ce sont des François, Hurons et Algonguins au nombre de cent hommes, qui venoient au devant des nez percez. Attendez, réplique l’autre, que nous tenions conseil entre nous, puis je vous viendrai revoir; cependant ne faites aucun acte d’hostilité, de crainte que vous ne troubliez les bonnes paroles que nous portons aux François à Mont-Réal. Retirez-vous donc, dirent les nôtres à l’autre bord de la Rivière, tandis que nous parlementerons de notre part. Ils désiroient cet éloignement de l’ennemi, pour avoir la liberté de couper des pieus, afin de fortifier leur palissade. Mais tant s’en faut que les ennemis allassent camper de l’autre côté, qu’au contraire ils commencèrent à dresser une palissade vis-à-vis de celle de nos gens, qui à la veue de leurs Ouvriers ne laissèrent pas de se fortifier le plus qu’ils purent, entrelassant les pieus de branches d’arbres et remplissant le tout de terre et de pierres à hauteur d’homme, en sorte néanmoins qu’il y avoit des meurtrières à chaque pieu gardées par trois fuzeliers. L’ouvrage n’étoit pas encore achevé que l’ennemi vint à l’assaut. Les assiégez se défendirent vaillamment, tuèrent et blessèrent un grand nombre d’Hiroquois sans avoir perdu un seul homme. La fraïeur se mit dans le camp de l’ennemy qui leur fit à tous prendre la fuite, et les nôtres s’estimoient déjà heureux de se voir quittes à si bon marché. Quelques jeunes gens sautèrent la palissade pour couper la tête au Capitaine Sonnontatonan qui venoit d’être tué et l’érigèrent en trophée au bout d’un pieu sur la pallissade. Les ennemis étant revenus de la fraïeur extraordinaire dont ils avoient été saisis, se rallièrent, et durant sept jours et sept nuits entières grêlèrent nos gens de coups de fusils. Durant ce temps-là ils brisèrent les canots des nôtres, et en firent des flambeaux pour brûler les palissades, mais les décharges étoient si fréquentes qu’il ne leur fut jamais possible d’en approcher. Ils donnèrent encore une seconde attaque plus opiniâtre que la première, mais les nôtres la soutinrent si courageusement qu’ils prirent la fuite pour la seconde fois. Vingt d’entr'eux se retirèrent si loin qu’on ne les revit plus depuis. Quelques Onontageronons dirent depuis à Joseph qu’ils tenoient captif que si les nôtres les eussent suivis les battant en queue, ils les eussent tous perdus. Hors le temps des deux attaques les coups que tiroit l’ennemy sur la palissade n’étoient que pour empêcher les assiégez de fuir et pour les arrêter en attendant le secours des Onnieronons qu’ils avoient envoié quérir aux Isles de Richelieu. Que d’incommoditez souffroient cependant nos François ! le froid, la puanteur, l’insomnie, la faim et la soif les fatiguoient plus que l’ennemy. La disette d’eau étoit si grande qu’ils ne pouvoient plus avaller la farine épaisse dont les gens de guerre ont coutume de se nourrir en ces extrêmitez. Ils trouvèrent un peu d’eau dans un trou de la palissade, mais étant partagée à peine en eurent-ils pour se rafraîchir la bouche. La jeunesse faisoit de temps en temps quelques sorties par dessus les pieux, car il n’y avoit point de portes, pour aller quérir de l’eau à la rivière à la faveur de quantité de fusiliers qui repoussoient l’ennemy; mais comme ils avoient perdu leurs grands vaisseaux, ils n’en portoient que de petits qui ne pouvoient fournir à la nécessité de soixante personnes, tant pour le boire que pour la sagamité. Outre cette disette d’eau, le plomb commença à manquer; car les Hurons et les Algonguins voulant répondre à chaque décharge des ennemis tant de jour que de nuit eurent bien-tôt consumé leurs munitions. Les François leur en donnèrent autant qu’ils purent, mais enfin ils furent épuisez comme les autres. Que feront-ils donc à l’arrivée de cinq cens Agnieronons et Onnieronons qu’on est allé quérir? Ils sont résolus de combattre en généreux François et de mourir en bons Chrétiens. Ils s’étoient déjà exercez à l’un et à l’autre l’espace de sept jours durant lesquels ils n’avoient fait que combattre et prier Dieu; car dès que l’ennemi faisoit trêve, ils étoient à genoux, et sitôt qu’il faisoit mine d’attaquer, ils étoient debout les armes à la main.

Après les sept jours de siège ont vit paroître les canots des Agnieronnons et des Onnei ô tronnons, qui étant devant le petit fort de nos François firent une huée étrange, accompagnée d’une décharge de 5 oo. coups de fusils ausquels les zoo. Onnontageronnons répondirent avec des cris de joie, et avec toute leur décharge, ce qui fit un tel bruit que le Ciel, la terre et les eaux en résonnèrent fort longtemps. Ce fut alors que le Capitaine Annothacha dit : Nous sommes perdus, mes Camarades : Et le moien de résister à 700. hommes frais avec le peu de monde que nous sommes fatiguez et abbatus. Je ne regrète pas ma vie, car je ne sçaurois la perdre dans une meilleure occasion que pour la conservation du pais. Mais j’ay compassion de tant de jeunes enfans qui m’ont suivy. Dans l’extrêmité où nous sommes je voudrois tenter un expédient qui me vient en l’esprit pour leur faire donner la vie. Nous avons icy un Onei 6 teronnon, je serois d’avis de l’envoier à ses parens avec de beaux présens, afin de les adoucir, et d’obtenir d’eux quelque bonne composition. Son sentiment fut suivy, et deux Hurons des plus considérables s’offrirent à le ramener. On les charge de beaux présens, et après les avoir instruits de ce qu’ils avoient à dire, on les aida à monter sur la pallissade pour se laisser glisser en suite le long des pieux. Cela fait on se met en prières pour recommander à Dieu l’issue de cette Ambassade. Un Capitaine Huron nommé Eustache Tha 6 onhoh commença au nom de tous à apostropher tous les Saints et les Bien-heureux du Paradis d’un ton de Prédicateur, à ce qu’ils leur fussent propices dans un danger de mort si évident : Vous sçavez dit-il, ô Bien-heureux habitans du Ciel ce qui nous a conduit icy : Vous sçavez que c’est le désir de réprimer la fureur de l’Hiroquois, afin de l’empêcher d’enlever le reste de nos femmes et de nos enfans, de crainte qu’en les enlevant ils ne leur fassent perdre la Foy, et en suite le Paradis les emmenant captifs en leur pais. Vous pouvez obtenir notre délivrance du grand Maître de nos vies, si vous l’en priez tout de bon. Faites maintenant ce que vous jugerez le plus convenable; car pour nous, nous n’avons point d’esprit pour sçavoir ce qui nous est le plus expédient. Que si nous sommes au bout de notre vie, présentez à notre grand Maître la mort que nous allons souffrir en satisfaction des péchez que nous avons commis contre sa Loy, et impétrez à nos pauvres femmes, et à nos enfans la grâce de mourir bons Chrétiens, afin qu’ils nous viennent trouver dans le Ciel. Pendant que les assiégez prioient Dieu, les Députez entrèrent dans le camp de l’ennemy. Ils y furent reçus avec une grande huée, et au même-temps un grand nombre de Hurons qui étoient mêlez parmy les Hiroquois, vinrent à la pallissade soliciter leurs anciens Compatriotes de faire le même que leurs Députez, sçavoir de se venir rendre avec eux, n’y aiant plus, disoient-ils, d’autre moien de conserver leur vie que celuylà. Ah, que l’amour de la vie et de la liberté est puissant ! A ces trompeuses sollicitations on vid envoler vingt-quatre de ces timides poulies de leur cage, y laissant seulement quatorze Hurons, quatre Algonguins et nos dix-sept François. Cela fit redoubler les cris de joie dans le camp de l’ennemy qui pensoit déjà que le reste alloit faire de même. C’est pourquoy ils ne se mirent plus en peine d’écouter, mais ils s’approchèrent du Fort à dessein de se saisir de ceux qui voudroient prendre la fuite. Mais nos François bien loin de se rendre commencèrent à faire feu de tout côtez, et tuèrent un bon nombre de ceux qui étoient plus avancez. Alors Annotacha crie aux François : Ah, Camarades vous avez tout gâté, encore deviez-vous attendre le résultat du conseil de nos ennemis. Que sçavons-nous s’ils ne demanderont point à composer, et s’ils ne nous accorderont point de nous séparer les uns des autres sans acte d’hostilité, comme il est souvent arrivé en de semblables rencontres? Mais à présent que vous les avez aigris, ils se vont ruer sur nous d’une telle rage que sans doute nous sommes perdus. Ce Capitaine ne raisonna pas mal, car les Hiroquois voiant leurs gens tuez lorsqu’ils s’y attendoient le moins furent transportez d’un si grand désir de se vanger, que sans se soucier des coups de fusils qu’on tiroit incessamment, se jettèrent à corps perdu à la palissade, et s’y attachèrent au dessous des canonnières où on ne leur pouvoit plus nuire, parce qu’il n’y avoit point d’avance d’où l’on les put battre. Par ce moien nos François ne pouvoient plus empêcher ceux qui coupoient les pieux. Ils démontent deux canons de pistolets qu’ils remplissent jusqu’au goulet, et les jettent sur ces mineurs après y avoir mis le feu : Mais le fracas ne les aiant point fait écarter, ils s’avisèrent de jetter sur eux un barril de poudre avec une mêche allumée. Mais par malheur le barril n’aiant pas été poussé assez rudement par dessus la palissade au lieu de tomber du côté des ennemis tomba dans le fort où prenant feu, il brûla aux uns le visage, aux autres les mains, et à tous il ôta la veue un assez long-temps, et les mit hors d’état de combattre. Les Hiroquois qui étoient à la sappe s’aperçurent de l’avantage que cet accident leur donnoit. Ils s’en prévalent et se saisirent de toutes les meurtrières que ces pauvres aveugles venoient de quitter. On vid bien-tôt tomber de côté et d’autre, tantôt un Huron, tantôt un Algonguin, tantôt un François, en sorte qu’en peu de temps une partie des assiégez se trouvèrent morts, et le reste blessez. Un François craignant que ceux qui étoient blessez à mort n’eussent encore assez de vie pour expérimenter la cruauté du feu des Hiroquois acheva d’en tuer la plus grande partie à coups de hache par un zèle de charité qu’il estimoit bien réglé. Mais enfin les Hiroquois grimpans de tous côtez entrèrent dans la palissade et prirent huit prisonniers qui étoient restez en vie de trente qui étoient demeurez dans le fort, sçavoir quatre François, et quatre Hurons. Ils en trouvèrent deux parmi les morts qui n’avoient pas encore expiré : ils les firent brûler inhumainement.

Aiant fait le pillage ils dressèrent un grand échaffaut sur lequel ils firent monter les prisonniers, et pour marque de leur perfidie, ils y joignirent ceux qui s’étoient rendus volontairement. Ils tourmentèrent cruellement les uns et les autres. Aux uns ils faisoient manger du feu, ils coupoient les doigts aux autres, ils en brûloient quelques-uns, ils coupoient à d’autres les bras et les jambes. Dans cet horrible carnage un Onei teronnon tenant un gros bâton, s’écrie à haute voix : qui est le François assez courageux pour porter cecy? A ce cry un qu’on estime être René, quitte généreusement ses habits pour recevoir à nud les coups que l’autre lui voudroit donner. Mais un Huron nommé Annia ton prenant la parole dit à l’Hiroquois : pourquoi veux-tu mal traitter ce François qui n’a jamais eu que de la bonté pour toy? Il m’a mis les fers aux pieds, dit le Barbare. C’est pour l’amour de moi, réplique Annie f ton, qu’il te les a mis, ainsi décharge sur moi ta colère et non sur luy. Cette charité adoucit le Barbare qui jetta son bâton sans fraper ni l’un ni l’autre. Cependant les autres étoient sur l’échaffaut où ils repaissoient les yeux et la rage de leurs ennemis qui leur faisoient souffrir mille cruautez accompagnées de brocards. Aucun ne perdit la mémoire des bonnes instructions que le Père qui les avoit gouvernez leur avoit données. Ignace Tha enhoh i commença à haranguer tout haut ses captifs : Mes Neveux et mes Amis, dit-il, nous voilà tantôt arrivez au terme que la Foi nous fait espérer. Nous voilà presque rendus à la porte du Paradis. Que chacun de nous prenne garde de ne pas faire naufrage au port : Ah ! mes chers captifs que les tourmens nous arrachent plutôt l’âme du corps que la prière de la bouche, et Jésus du cœur. Souvenons-nous que nos douleurs finiront bien tôt, et que la récompense sera éternelle. C’est pour défendre la Foi de nos femmes et de nos enfans contre nos ennemis que nous nous sommes exposez aux maux que nous souffrons à l’exemple de Jésus, qui s’offrit à la mort pour délivrer les hommes de la puissance de Sathan leur ennemi : Aions confiance en lui; ne cessons point de l’invoquer, il nous donnera sans doute du courage pour supporter nos peines. Nous abandonneroit-il au temps où il voit que nous lui sommes devenus plus semblables, lui qui ne refuse jamais son assistance aux plus contraires à sa doctrine quand ils ont recours à lui avec confiance? Cette courte exhortation eut un tel pouvoir sur l’esprit de ces pauvres patiens, qu’ils promirent tous de prier jusques au dernier soupir. Et de fait, le Huron échapé huit jours après des mains des Hiroquois, a assuré que jusques à ce temps-là, ils ont prié Dieu tous les jours, et qu’ils s’exhortoient l’un l’autre à le faire toutes les fois qu’ils se rencontroient.

Jusques ici est la déposition du Huron qui s’est sauvé, sans quoi l’on ne sçauroit rien de cette sanglante tragédie. Il y a sujet d’espérer qu’il s’en sauvera encore quelque autre qui nous dira le reste. Ce Huron qui se nomme Louis, et qui est un excellent Chrétien étoit réservé pour être brûlé dans le pais ennemi, et pour cela il étoit gardé si exactement qu’il étoit lié à un Hiroquois, tant on avoit peur de le perdre, aussi bien qu’un autre Huron qui couroit le même sort. Ils ont invoqué Dieu et la sainte Vierge avec tant de ferveur et de confiance, qu’ils se sont échapez comme miraculeusement, vivant en chemin de limon et d’herbe, et courant sans respirer jusques à Mont-Réal : Louis m’a raconté à notre parloir sa grande confiance à la sainte Vierge, et que comme il étoit lié à l’Hiroquois endormi, un de ses liens se rompit de lui-même, et qu’étant ainsi demi libre, il rompit doucement les autres, et se mit entièrement en liberté. Il traversa toute l’armée, quoique l’on y fit le guet, sans aucune mauvaise rencontre, et se sauva de la sorte. Ils ont rapporté qu’un Hiroquois aiant rencontré un François, il lui dit : Je t’arrête, et que le François qu’on dit être celui qui par commisération acheva de tuer les moribonds, et qui avoit un pistolet en son sein, dont les ennemis ne s’étoient pas aperçus, le tira, en disant du même ton : Et moi, je te tue, et le tua en effet.

Sans les connoissances que ces Hurons fugitifs nous ont données, on ne sçauroit point ce que nos François et nos Sauvages seroient devenus, ny où auroit été l’armée des ennemis, qui après la défaite dont je viens de parler s’en sont retournez en leur pais enflez de leur victoire, quoi qu’elle ne soit pas grande en elle-même. Car sept cens hommes ont-ils sujet de s’en orgueillir pour avoir surmonté une si petite troupe de gens. Mais c’est le génie de ces Sauvages, quand ils n’auroient pris ou tué que vingt hommes, de s’en retourner sur leurs pas pour en faire montre en leur pais. L’on avoit conjecturé ici que l’issue de cette affaire seroit telle qu’elle est arrivée, sçavoir que nos dix-sept François et nos bons Sauvages seroient les victimes qui sauveroient tout le pais; car il est certain que sans cette rencontre, nous étions perdus sans resource, parce que personne n’étoit sur ses gardes, ni même en soupçon que les ennemis dussent venir. Ils devoient néanmoins être ici à la Pentecôte, auquel temps les hommes étant à la campagne, ils nous eussent trouvez sans forces et sans défense; ils eussent tué, pillé et enlevé hommes, femmes, enfans, et quoiqu’ils n’eussent pu rien faire à nos maisons de pierre, venant fondre néanmoins avec impétuosité, ils eussent jetté la crainte et la fraieur par tout. On tient pour certain qu’ils reviendront à l’Automne ou au Printemps de l’année prochaine, c’est pourquoi on se fortifie dans Québec, et pour le dehors Monsieur le Gouverneur a puissamment travaillé à faire des réduits ou villages fermez, où il oblige chacun de bâtir une maison pour sa famille, et contribuer à faire des granges communes pour assurer les moissons, à faute de quoi il fera mettre le feu dans les maisons de ceux qui ne voudront pas obéir. C’est une sage police et nécessaire pour le temps, autrement les particuliers se mettent en danger de périr avec leurs familles. De la sorte, il se trouvera neuf ou dix réduits bien peuplez, et capables de se défendre. Ce qui est à craindre, c’est la famine, car si l’ennemi vient à l’Automne, il ravagera les moissons; s’il vient au Printemps, il empêchera les semences.

Cette crainte de la famine fait faire un effort au vaisseau qui n’est ici que du 23. de ce mois pour aller en France quérir des farines, afin d’en avoir en réserve pour le temps de la nécessité, car elles se gardent ici plusieurs années quand elles sont bien préparées, et quand le pais en sera fourni on ne craindra pas tant ce fléau. Ce vaisseau fera deux voiages cette année qui est une chose bien extraordinaire, car quelque diligence qu’il fasse, il ne peut être ici de retour qu’en octobre, et il sera obligé de s’en retourner quasi sans s’arrêter.

L’hiver a été cette année extraordinaire, en sorte que personne n’en avoit encore jamais veu un semblable tant en sa rigueur qu’en sa longueur. Nous ne pouvions échauffer, nos habits nous sembloient légers comme des plumes, quelques-unes de nous étoient abandonnées à mourir de froid; à présent il n’y paroît point, nulle de nous n’étant incommodée. L’armée des Hiroquois est venue en suite, mais nous n’en avons eu que la peur, si peur se peut appeller, car je n’ay pas veu qu’aucune de nous ait été hors de sa tranquillité. Le bruit même de la garde ne nous donnoit nulle distraction. Nos gens n’entroient dans notre clôture que le soir : ils en sortoient le matin pour aller à leur travail, notre dortoir étant toujours bien fermé. La nuit on leur laissoit les passages d’en bas et les offices ouverts, pour faire la ronde et la visite. Toutes les avenues des Cours étoient barricadées, outre environ une douzaine de grands chiens qui gardoient les Portes de dehors, et dont la garde valloit mieux, sans comparaison, que celle des hommes pour écarter les Sauvages; car ils craignent autant les chiens François que les hommes, parce qu’ils se jettent sur eux, et les déchirent quand ils les peuvent attraper. Voila un abrégé de ce qui s’est passé en cette nouvelle France depuis la fin d’Avril; s’il arrive quelque chose de nouveau, nous vous le ferons sçavoir par les derniers vaisseaux. J’ajouterai à tout ce que dessus, que Monsieur Dailleboust est mort de sa mort naturelle, c’est une grande perte pour Mont-Réal dont il étoit Gouverneur. Je le recommande à vos prières.

L.196 De Québec, à son Fils, septembre 1661.

Mon tres-cher fils. Enfin après avoir long-temps attendu les vaisseaux : ils ont paru à notre port au mois de Septembre, et ils nous ont amené Monsieur le Baron du Bois d’Avangour, qui vient ici pour étre notre Gouverneur. J’avois déjà appris de vos nouvelles par un navire pécheur; sans cela j’aurois été en peine de vous; mais Dieu soit béni de ce qu’elles sont bonnes, et que je vous sçai dans les dispositions que sa divine bonté demande de vous.

Je ne doute point que vous n’aiez été en peine à notre sujet, à cause des mauvaises nouvelles qui furent portées en France l’année dernière touchant la persécution des Hiroquois. Ils ont encore fait pis cette année que toutes les précédentes, aiant tant tué que pris captifs plus de cent François depuis Mont-Réal où ils ont commencé leurs ravages, jusques au Cap de tourmente, qui est la dernière des habitations Françoises. Ils sont venus dans l’isle d’Orléans, d’où les Habitans se sont presque tous retirez pour éviter les carnages qu’ils ont veu chez leurs voisins. De là ils ont été au delà de Tadoussac pour courir après nos nouveaux Chrétiens, qui au nombre de plus de quatre-vingt canots étoient allez en traitte, accompagnez de deux de nos Révérends Pères, et de quelques François, à la Nation des Chiristinons, qu’on dit étre fort nombreuse. Ces bons Néophites, et sur tout nos Révérends Pères ont rencontré en leur chemin un grand nombre de Sauvages, à qui ils ont annoncé la parole de Dieu; mais il ne leur a pas été possible de passer outre, les Hiroquois aiant été jusques à cette Nation qu’il a écartée et fait fuir comme les autres en des lieux qu’on ne sçait pas encore. C’est par une protection toute particulière de la divine Bonté que nos Pères et nos Chrétiens (ont été conservez : car ces Barbares alloient de lieu en lieu pour les guetter et les surprendre. Nos gens trouvoient leurs pistes toutes fraîches et leurs feux encore allumez, et parmi tous ces dangers, ils sont arrivez à bon port, extrêmement fatiguez de leurs travaux, dont la faim n’a pas été le moindre; car ils ont pensé mourir faute de vivres, n’osant chasser à cause de l’ennemi.

Entre les François qui ont été tuez, Monsieur le Sénéchal fils aisné de Monsieu de Lozon est le plus considérable. (C’était un homme très généreux et toujours prêt à courir sur l’ennemi, et toute la jeunesse le suivoit avec ardeur. Lors que l’on eut apris la nouvelle des meurtres arrivez en l’lsle d’Orléans et à Beaupré, il y vouloit aller à toute force peur chasser l’ennemi ; on l’en empêcha avec raison. Mais la sœur de Madame sa femme, aiant son mari proche de l’Isle, où il était allé a la chasse, n’eut point de repos qu’elle n’eut trouvé quelque ami pour l’aller dégager. M. le Sénéchal voulut en cette rencontre signaler l’amitié qu’il lui portait. Il part lui septième dans une chaloupe, qui étant vis-à-vis de la maison du sieur Maheu, qui est au milieu de l’Isle, et qui avoit été abandonnée depuis quelques jours, il la fit échouer à marre baissante entre deux rochers qui font un sentier pour aller à cette maison. Il y cnvoia deux de sa compagnie, pour découvrir s’il n’y avoir point d’Hiroquois. La porte étant ouverte, l’un d’eux y entra, et y trouva quatre-vingt Hiroquois en embuscade, qui le tuèrent, et coururent après l’autre, qui après s’être bien défendu, fut pris tout vif. Ils allèrent ensuite assiéger la chaloupe, où il n’y avoir plus que cinq hommes qui se défendirent jusques à la mort. Monsieur le Sénéchal qu’ils ne vouloient pas tuer, afin de l’emmener vif en leur pais, se défendit jusqu’au dernier soupir. On lui trouva les bras tout meurtris et hachez des coups qu’on lui avoit donnez pour lui faire mettre les armes bas, ils n’en purent venir à bout, et jamais ils ne le purent prendre. Après sa mort, ils lui coupèrent la tête qu’ils emportèrent en leur pais. Ainsi nos sept François furent tuez, mais ils tuèrent un bien plus grand nombre d’Hiroquois, dont on trouva les ossemens quand on alla lever les corps des nôtres, leurs gens ayant fait brûler les corps de leurs morts selon leur coutume, et laissé ceux de nos François entiers.

Après cette expédition, ces Barbares se retirèrent à la hâte, voiant venir le secours, que Monsieur notre Gouverneur envoioit, mais trop tard : car il n’eut nouvelle de cette rencontre que par Monsieur de l’Espinay, qui est celui pour qui l’on s’étoit mis au hazard, lequel aiant entendu le bruit des fuzils fit voile vers Québec pour avertir qu’il y avoit du malheur. Mais quand il sçut que c’étoit pour lui que l’on s’étoit exposé, il pensa mourir de douleur. Son frère étoit du nombre des sept, et les autres étoient des principaux habitans qui voulurent rendre service en cette occasion à Monsieur le Sénéchal.

Depuis ce temps l’on n’a encore veu que des massacres. Le fils de Monsieur Godefroi étant parti des trois Rivières pour aller aux Attikamek avec une troupe d’Algonguins, ils furent attaquez et mis à mort par les Hiroquois, après s’être vaillamment défendus, et avoir tué un grand nombre d’ennemis.

Ces Barbares ont fait beaucoup d’autres coups semblables; mais Mont-Réal a été le principal théâtre de leurs carnages. Madame Dailleboust, qui a fait un voiage ici, m’a rapporté des choses tout-à-fait funestes. Elle m’a dit que plusieurs Habitans furent tuez par surprise dans les bois, sans qu’on sçeut où ils étoient, ni ce qu’ils étoient devenus. On n’osoit les aller chercher, ni même sortir, de crainte d’être enveloppez dans un semblable malheur. Enfin l’on découvrit le lieu par le moien des chiens que l’on voioit revenir tous les jours saouls et pleins de sang. Cela fit croire qu’ils faisoient curée des corps morts, ce qui affligea sensiblement tout le monde. Chacun se mit en armes, pour en aller reconnoitre la vérité. Quand on fut arrivé au lieu, l’on trouva ça et la des corps coupez par la moitié, d’autres tout charcutez et décharnez, avec des têtes, des jambes, des mains éparses de tous côtez. Chacun prît sa charge, afin de rendre aux défunts les devoirs de la sépulture chrétienne. Madame Dailleboust, qui m’a raconté cette histoire; rencontra inopinément un homme, qui avoit attaché devant son estomach la carcasse d’un corps humain, et les mains pleines de jambes et de bras. Ce spectacle la surprit de telle sorte qu’elle pensa mourir de frayeur. Mais ce fut toute autre chose quand ceux qui portoient ces restes de corps furent entrez dans la ville, car l’on n’entendoit que des cris lamentables des femmes et des enfans de ces pauvres défunts.

Nous venons d’apprendre qu’un Ecclésiastique de la compagnie de Messieurs de Mont-Réal, venant de dire la sainte Messe se retira un peu à l’écart, pour dire ses Heures en silence et recueillement, assez proche néanmoins de sept de leurs domestiques qui travailloient. Lors qu’il pensoit le moins à l’accident qui lui arriva, soixante Hiroquois qui étoient en embuscade, firent sur lui une décharge de fuzils. Tout percé qu’il étoit, il eut encore le courage de courir à ses gens pour les avertir de se retirer, et aussi-tôt il tomba mort. Les ennemis le suivirent, et y furent aussi-tôt que lui. Nos sept François se défendirent en retraite, mais ils ne purent si bien faire qu’un d’eux ne fut tué, et un autre pris. Alors ces Barbares firent des huées extraordinaires pour marque de la joie qu’ils avoient d’avoir tué une robe noire. Un Renégat de leur troupe le dépouilla, et se revêtit de sa robe, et aiant mis une chemise par dessus en forme de surplis, faisoit la procession au tour du corps, en dérision de ce qu’il avoit veu faire dans l’Église aux obsèques des défunts. Enfin ils lui coupèrent la tête qu’ils emportèrent, se retirant en diligence de crainte d’être poursuivis par les soldats du Fort. Voilà la façon dont ces Barbares font la guerre : Ils font leur coup, puis ils se retirent dans les bois, où les François ne peuvent aller.

Nous avons eu des présages funestes de tous ces malheurs. Depuis le départ des vaisseaux de 166o. il a paru au Ciel des signes qui ont épouvanté bien du monde. L’on a veu une Comête, dont les verges étoient pointées du côté de la terre. Elle paroissoit sur les deux à trois heures du matin, et disparoissoit sur les six à sept heures à cause du jour. L’on a veu en l’air un homme en feu, et enveloppé de feu. L’on y a veu encore un canot de feu, et une grande couronne aussi de feu du côté de Mont-Réal. L’on a entendu dans l’Isle d’Orléans un enfant crier dans le ventre de sa mère. De plus l’on a entendu en l’air des voix confuses de femmes et d’enfans avec des cris lamentables. Dans une autre rencontre l’on entendit en l’air une voix tonante et horrible. Tous ces accidens ont donné de l’effroi au point que vous pouvez penser.

De plus l’on a découvert qu’il y a des Sorciers et Magiciens en ce pais. Cela a paru à l’occasion d’un Meusnier, qui étoit passé de France au même temps que Monseigneur notre Évêque, et à qui sa grandeur avoit fait faire abjuration de l’hérésie, parce qu’il étoit Huguenot. Cet homme vouloit épouser une fille qui étoit passée avec son père et sa mère dans le même vaisseau, disant qu’elle lui avoit été promise : mais parce que c’étoit un homme de mauvaises mœurs, on ne le voulut jamais écouter. Après ce refus, il voulut parvenir à ses fins par les ruses de son art diabolique. Il faisoit venir des Démons ou esprits folets dans la maison de la fille avec des spectres qui lui donnoient bien de la peine et de l’effroi. L’on ignoroit pourtant la cause de cette nouveauté; jusqu’à ce que le Magicien paroissant, l’on eut sujet de croire qu’il y avoit du maléfice de la part de ce misérable : car il lui paroissoit jour et nuit, quelque fois seul, et quelque fois accompagné de deux ou trois autres, que la fille nommoit, quoi qu’elle ne les eût jamais veus. Monseigneur y envoia des Pères, et il y est allé lui-même pour chasser les démons par les prières de l’Église. Cependant rien n’avançoit, et le bruit continuoit plus fort qu’auparavant. L’on voioit des phantômes, l’on entendoit jouer du tambour et de la flûte, l’on voioit les pierres se détacher des murs, et voler çà et là, et toujours le Magicien s’y trouvoit avec ses compagnons pour inquiéter la fille. Leur dessein étoit de la faire épouser à ce mal-heureux qui le vouloit bien aussi, mais qui la vouloit corrompre auparavant. Le lieu est éloigné de Québec, et c’étoit une grande fatigue aux Pères d’aller faire si loin leur exorcisme. C’est pourquoi Monseigneur voiant que les diables tâchoient de les fatiguer par ce travail, et de les lasser par leurs boufonneries, ordonna que le Meusnier et la fille fussent amenez à Québec. L’un fut mis en prison, et l’autre fut enfermée chez les Mères Hospitalières. Voilà où l’affaire en est. Il s’est passé dans cette affaire bien des choses extraordinaires que je ne dis pas pour éviter la longueur, et afin de finir cette matière. Pour le Magicien et les autres Sorciers, ils n’ont encore rien voulu confesser : On ne leur dit rien aussi, car il n’est pas facile de convaincre des personnes en cette nature de crime.

Après cette recherche des Sorciers, tous ces pais ont été affligez d’une maladie universelle, dont on croit qu’ils sont les Auteurs. ç’à été une espèce de Cocqueluches ou Rheumes mortels, qui se sont communiquez comme une contagion dans toutes les familles, en sorte qu’il n’y en a pas eu une seule d’exempte. Presque tous les enfans des Sauvages, et une grande partie de ceux des François en sont morts. L’on n’avoit point encore veu une semblable mortalité : car ces maladies se tournoient en pleurésies accompagnées de fièvres. Nous en avons été toutes attaquées; nos Pensionnaires, nos Séminaristes, nos Domestiques ont tous été à l’extrêmité. Enfin je ne croi pas qu’il y ait eu vingt personnes dans le Canada qui aient été exemptes de ce mal; lequel étant si universel, on a eu grand fondement de croire que ces misérables avoient empoisonné l’air.

Voila deux fléaux, dont il a plu à Dieu d’exercer cette nouvelle Église, l’un est celui dont je viens de parler, car l’on n’avoit jamais tant veu mourir de personnes en Canada comme l’on a veu cette année : l’autre est la persécution des Hiroquois, qui tient tout le pais dans des appréhensions continuelles : car il faut avouer que s’ils avoient l’adresse des François, et s’ils sçavoient notre foible, ils nous auroient déjà exterminez, mais Dieu les aveugle par la bonté qu’il a pour nous, et j’espère qu’il nous favorisera toujours de sa protection contre nos ennemis quels qu’ils soient; je vous conjure de l’en prier.

L.204 à son Fils [tremblement de terre]

 […p. 690 :] une horrible confusion de meubles qui se renversoient, de pierres qui tomboient, de planchers qui se séparoient, de murs qui se fendoient. Parmi tout cela l’on entendoit les animaux domestiques qui hurloient, les uns sortoient des maisons, les autres y rentroient. En un mot l’on étoit si effraié, que l’on s’estimoit être à la veille du jugement, puisque l’on en voioit les signes.

Un accident si inopiné et en un temps auquel les jeunes gens se préparoient à passer le carnaval dans des excès fut un coup de tonnerre sur la tête de tout le monde qui ne s’attendoit à rien moins. Ce fut plutôt un coup de la miséricorde de Dieu sur tout le pais, comme on l’a veu par les effets dont je parlerai ailleurs. Dès cette première secousse, la consternation fut universelle. Et comme l’on ignoroit ce que c’étoit, les uns crioient au feu, croiant que ce fût un incendie, les autres couroient à l’eau pour l’éteindre; d’autres se saisirent de leurs armes croiant que ce fût une armée hiroquoise. Mais comme ce n’étoit rien de tout cela, ce fut à qui sortiroit dehors pour éviter la ruine des maisons qui sembloient aller tomber.

On ne trouva pas plus d’assurance dehors que dedans, car par le mouvement de la terre qui trémoussoit sous nos pieds comme des flots agitez sous une chaloupe, on reconnut aussitôt que c’étoit un tremblement de terre. […]

Plusieurs embrassoient des arbres qui se mêlant les uns dans les autres ne leur causoient pas moins d’horreur que les maisons qu’ils avoient quittées; d’autres s’attachoient à des souches qui, par leurs mouvemens, les frappoient rudement à la poitrine. Les Sauvages, extrêmement effraiez disoient que les arbres les avoient bien battus. Quelques uns d’entre eux disoient que c’étoient des démons dont Dieu se servoit pour les châtier, à cause des excès qu’ils avoient faits en beuvant de l’eau de vie que les mauvais François leur avoient donnée. D’autres Sauvages, moins instruits, qui étoient venus à la chasse en ces quartiers, disoient que c’étoient les âmes de leurs ancêtres qui vouloient retourner dans leur ancienne demeure. Prévenus de cette erreur, ils prenoient leurs fusils, et faisoient des décharges en l’air contre une bande d’esprits qui passoit, à ce qu’ils disoient. Mais enfin, nos habitants, aussi bien que nos Sauvages, ne trouvant nul azile sur la terre, non plus que dans les maisons, tomboient la plus part en défaillance, et prenant un meilleur conseil, entroient dans les églises pour avoir la consolation d’y périr après s’être confessez. […]

leurs armes pensant que ce fut une armée hiroquoise qui approchât.

Il y en avoit qui tomboient en défaillance (13); plusieurs embrassoient des arbres qui se mêlant les uns dans les autres ne leur causoient pas moins d’horreur,

ou bien ils se tenoient à des souches qui leur frappoient l’estomach par la violence de leurs mouvemens. Les Sauvages étoient les plus interdits. et se plaignoient que les arbres les avoient bien battus.

Mais la plupart croyoient que ce fut la fin du monde, et dans cette créance, ils couroient dans les églises pour avoir la consolation d’y périr après s’être confessez, et mis en état de bien mourir.

Cette première secousse, qui dura près d’une demi-heure (17), étant passée, on commença à respirer, mais ce fut pour peu de temps, car sur les huit heures du soir il recommença, et dans une heure il redoubla deux fois (18). Nous disions Matines au chœur, les récitant partie à genoux dans un esprit humilié, et nous abandonnant au souverain pouvoir de Dieu. Le redoublement vint trente-deux fois

[…]

Parmi toutes ces terreurs on ne sçavoit à quoi le tout aboutiroit. Quand nous nous trouvions à la fin de la journée, nous nous mettions dans la disposition d’être englouties en (quceIque abyme durant la nuit : le jour étant venu, nous attendions la mort continuellement, ne volant pas un moment assuré à notre vie. En un mot, on seichoit dans l’attente de quelque malheur universel. Dieu même sembloit prendre plaisir à confirmer notre crainte.

[…]

Mais cependant nous entendions toujours l’ennemi roulier sous nos piez, nous volant sur le panchant du précipice entre la vie et la mort, entre la crainte et l’espérance selon les redoublemens ou la cessation des secousses. Une àme sainte et fort adonnée à l’oraison aperçut un jour dans sa chambre une lueur qui représentoit la figure et l’éclat d’une épée nuë, et en même temps elle entendit une voix éclatante, qui disoit : Sur qui, Seigneur, sur qui? Elle n’entendit pas la réponse, mais une grande confusion de plaintes et de hurlemens qui suivirent cette première voix .

Un mois se passa de la sorte dans la crainte et dans l’incertitude de ce qui devoit arriver; mais enfin les mouvemens venant à diminuer, étant plus rares et moins violens, excepté deux ou trois fois qu’ils ont été très-forts, l’on commença à découvrir les effets ordinaires des tremblemens de terre, quand ils sont violens, sçavoir quantité de crevasses sur la terre, de nouveaux torrens, de nouvelles fontaines, de nouvelles collines, où il n’y en avoit jamais eu; la terre applanie, où il y avoit auparavant des montagnes; des abîmes nouveaux en quelques endroits, d’où sortoient des vapeurs ensouffrées, et en d’autres de grandes plaines toutes vuides, qui étoient auparavant chargées de bois et de haliers; des rochers renversez, des terres remuées, des forêts détruites, les arbres étant en partie renversez, et partie enfoncez en terre jusques à la cime des branches. L’on a veu deux rivières disparoître, l’on a trouvé cieux fontaines nouvelles, l’une blanche comme du lait, et l’autre rouge comme du sang. Mais rien ne nous a plus étonnez que de voir le grand fleuve de Saint-Laurent, qui pour sa profondeur prodigieuse ne change jamais, ni par la fonte des neiges, qui fait ordinairement changer les rivières, ni par la jonction de plus de cinq cens rivières, qui dégorgent dedans sans parler de plus de six cens fontaines très-grosses pour la plupart, de voir, dis-je, changer ce fleuve, et prendre la couleur de souffre, et la retenir durant huit jours.

Quelques Sauvages que la crainte avoit chassez des bois voulant retourner dans leur cabane, la trouvèrent abîmée dans un lac, qui se fit en ce lieu-là. L’on a veu une grange proche de nous se coucher sur un côté, puis sur l’autre, et enfin se replacer en son assiette. A l’église de Beaupré qui est celle du ChasteauRicher la terre trembla si rudement le mercredi des Cendres, que l’on voioit trembler les murailles comme si elles eussent été de carte. Le saint Sacrement, qui étoit exposé, trembloit de même : il ne tomba pas néanmoins, aïant été retenu par une petite couronne de fleurs contrefaites. La lampe qui étoit éteinte tomba trois fois, mais l’Ecclésiastique qui avoit le soin de cette église, l’aïant fait allumer et remonter en son lieu, elle ne tomba plus.

Nous avons apris de ceux qui sont venus de Tadoussac, que le tremblement y a fait d’étranges fracas. Durant l’espace de six heures il a plu de la cendre en si grande quantité, que sur la terre et dans les barques il y en avoit un pouce d’épais. L’on infère de là que le feu qui est enfermé dans la terre, a fait jouer quelque mine, et que par l’ouverture qu’il s’est faite, il a jetté ces cendres qui étoient comme du sel brûlé. Ces Messieurs disent que les premières secousses de la terre les épouvantèrent extrêmement à cause des étranges effets qu’elles causèrent; mais que ce qui les effraia le plus, et qui parut aussi le plus extraordinaire, fut que la marée, qui a ses heures réglées pour monter et décendre, et qui baissoit pour lors il y avoit peu de temps, remonta tout à coup avec un effroiable bruit.

Trois jeunes hommes étoient allez de compagnie chercher des Sauvages pour leur traitter de l’eau de vie, l’un d’eux s’étant écarté pour quelque nécessité, il lui apparut un spectre effroiable, qui de sa seule veue le pensa faire mourir de fraieur : il retourna aussitôt, quoi qu’avec peine, joindre les deux autres, qui le voiant ainsi effraié commencèrent à le railler. Il y en eut un néanmoins qui rentra en soi-même, et qui dit : il n’y a pas pourtant ici de quoi rire, nous portons des boissons aux Sauvages contre la défense de l’Église, et Dieu nous veut peut-être punir de notre désobéissance. A ces paroles, ils retournèrent sur leurs pas. Le soir, à peine furent-ils cabanez, que le tremblement emporta leur cabane à leur veue, en sorte qu’ils eurent eux-mêmes bien de la peine à se sauver. Cet accident joint au premier leur fit croire que le ciel les persécutoit et vouloit empêcher leur dessein.

Au milieu du chemin d’ici à Tadoussac, il y avoit deux grands Caps qui don-noient du vent et incommodoient fort les vaisseaux. Ils sont à présent abîmez et enfoncez au niveau du rivage. Et ce qui est merveilleux, ils se sont avancez dans le grand fleuve plus avant que la rivière de Loire n’est large dans ses plus grandes crus. Ils ont retenu leurs arbres et leur verdure et aujourd’hui c’est un plat pais. Je ne sçai pas pourtant qui osera y marcher le premier, quoi que l’assiette ait belle apparence. Un jeune homme de nos voisins allant en traitte, voulut descendre au bord d’une rivière qui n’avoit point encore paru, curieux de voir comme les choses s’étoient faites. Dès les premiers pas, il enfonça si avant qu’il alloit périr, si on ne l’eût retiré, ce que l’on fit avec peine.

Voilà le lieutenant de Monsieur le Gouverneur qui arrive de Tadoussac. Il rapporte que les tremblemens y sont encore aussi fréquens et aussi furieux que dans leurs commencemens. Ils arrivent plusieurs fois le jour, et plusieurs fois la nuit. Cependant j’écris ceci le dixième de juin, c’est-à-dire qu’il y a déjà quatre mois et demi que ce fléau dure.

La chaloupe qui est arrivée à notre port il y a peu de jours ayant laissé le grand vaisseau à Gaspé pour prendre le devant, se trouva fort en peine, étant proche de Tadoussac. Nous avons apris du secrétaire de Monsieur le gouverneur et d’un jeune homme de nos voisins qui retournoient de France, qu’elle sautoir et trembloit d’une étrange manière, s’élevant par intervalles haut comme une maison ; ce qui les effraia d’autant plus qu’ils n’avoient jamais rien expérimenté de semblable dans la navigation. Dans cette fraieur, ils tournèrent la veue vers la terre, où il y avoit une grande et haute montagne; ils la virent soudain remuer et tournoyer comme pirouettant, et tout d’un coup s’enfoncer et s’abîmer, en sorte que son sommet se trouva au ras de la terre uni comme une glace. Cette rencontre leur fit bien viste prendre le large de la rivière, de crainte que le débris n’arrivât jusques à eux.

Le grand navire prenant quelque temps après la même route, fut surpris du tremblement. Un honnête homme qui étoit dedans, m’a dit que tous ceux du vaisseau croioient être morts, et que ne se pouvant tenir debout pour l’effort de l’agitation, ils se mirent tous à genoux et se prosternèrent sur le tillac pour se disposer à la mort. Ils ne pouvoient comprendre la cause d’un accident si nouveau : car tout le grand fleuve, qui en ce lieu-là est profond comme une mer, trembloit comme la terre. Pour marque que la secousse étoit grande, le gros cable du navire se rompit et ils perdirent une de leurs ancres, ce qui leur fut une perte bien notable. J’ai sçeu de ceux qui sont arrivez dans ces vaisseaux qu’en plus de douze endroits d’ici à Tadoussac (L 5 8z) qui est distant de Québec de trente lieues, les grands fracas causez par les secousses de la terre en plusieurs endroits, principalement vers les deux caps dont j’ai parlé, les montagnes de roches se sont ouvertes. Ils ont veu quelques petites côtes ou éminences qui se sont détachées de leur fondement et qui ont disparu, faisant de petites ances où les barques et les chaloupes se pourront mettre à l’abri durant les tempêtes. C’est une chose si surprenante qu’on ne la peut quasi concevoir, et tous les jours on aprend de semblables prodiges. L’on avoit beaucoup de crainte que ces boulversemens arrivez sur les côtes du grand fleuve, n’en empêchassent la navigation, mais enfin on ne croit pas qu’ils puissent nuire, pourveu qu’on ne vogue point durant la nuit, car alors il y auroit du péril.

Si les débris ont été si terribles du côté de Tadoussac, ils ne l’ont pas moins été du côté des Trois-Rivières. Une personne de foi et de nos amis nous en a écrit des particularitez étonnantes. Et je n’en sçaurois faire plus fidèlement le récit, qu’en rapportant ses propres paroles. Les voici :

La première et la plus rude secousse arriva ici le cinquième de Février sur les cinq heures et demie du soir. Elle commença par un bruissement, comme d’un tonnerre qui grondoit sourdement. Les maisons étoient dans la même agitation que les arbres dans une tempête, avec un bruit qui faisoit croire à plusieurs que le feu pétilloit dans les greniers. Les pieus de notre palissade et des clôtures particulières sembloient danser, et ce qui étoit le plus effroiable, fut que la terre s’élevoit à l’œil de plus d’un grand pied au-dessus de sa consistance ordinaire, bondissant et roullant comme des flots agitez. Ce premier coup dura bien une demi-heure. Il n’y eut personne qui ne crut que la terre se devoit ouvrir pour nous engloutir. Néanmoins, comme les maisons sont toutes de bois, car il n’y a pas de pierre au Trois-Rivières, l’effet extérieur se termina à la chute de quelques cheminées. Mais les effets qui paroissent les plus considérables se sont faits dans les consciences, qui ont heureusement continué jusques à présent. Au reste, nous avons remarqué divers symtômes de cette maladie de la terre, s’il faut ainsi parler. Comme les tremblemens sont quasi sans relâche, aussi ne sont-ils pas dans la même égalité. Tantôt ils imitent le branle d’un grand vaisseau qui se meut lentement sur ses ancres, ce qui cause à plusieurs des étourdissemens de tête; tantôt l’agitation en est régulière, et précipitée par des élancemens qui font craquer les maisons sur tout durant la nuit, que plusieurs sont sur pied et en prières.  Le mouvement le plus ordinaire est un trémoussement de trépidation, ce qu’on pourroit attribuer à des feux souterrains qui causent encore un autre effet : car comme ils se nourrissent de matière bituminense et ensouffrée qu’ils consument, ils forment en même temps dessous nos pieds de grandes concavitez qui résonnent quand on frape la terre, comme l’on entend résonner des voûtes quand on frappe dessus. Voilà ce que l’on nous écrit des Trois-Rivières.

L’on assure aussi que l’on a veu un spectre en l’air portant un flambeau à la main, et passant de l’ouest à l’est pardessus la grande redoute de ce bourg des Trois-Rivières.

Ce qui est hors de doute, selon le rapport de plusieurs de nos Sauvages et de nos François des Trois-Rivières, témoins oculaires, est qu’à cinq ou six lieues d’ici, les côtes de part et d’autre de la rivière quatre fois plus hautes que celles d’ici, ont été enlevées de leurs fondemens et déracinées jusques au niveau de l’eau, dans l’étendue d’environ deux lieues en longueur et de plus de dix arpens en profondeur dans la campagne, et qu’elles ont été renversées avec leurs forêts jusques dans le milieu du canal, y formant une puissante digue qui obligera ce fleuve à changer de lict et à se répandre sur ces grandes plaines nouvellement découvertes. Il mine néanmoins, et bat sans cesse par la rapidité de son cours cette isle étrangère la démêlant peu à peu avec son eau qui est encore aujourd’hui si trouble et si épaisse qu’elle n’est plus potable. Dans ce violent transport il s’est fait un tel débris qu’à peine un arbre est demeuré entier, étant pour la plupart débitez en longueur comme des mâts de navire.

Le premier sault si renommé n’est plus, étant tout à fait applani. Le ravage est encore plus grand et avec des circonstances plus surprenantes vers la rivière de Batiscan. Il y avoit alors cinquante personnes de ces quartiers, tant François que Sauvages, dans les lieux où le tremblement a fait de plus grands ravages et creusé de plus profonds abîmes. Comme ils ont tous été dans l’effroi et contraints de s’écarter pour se garentir des précipices qui s’ouvroient sous leurs piez, je remarquerai seulement quelques circonstances que j’ai tirées de quelques particuliers, car chacun n’étoit attentif qu’à soi-même et aux moiens de se sauver des ouvertures qui se faisoient à leurs côtez.

Ces mines naturelles aiant donc commencé à jouer en ce lieu aussi bien qu’ici sur le couchant du soleil, le cinquième de Février, continuèrent leurs ravages toute la nuit jusqu’à la pointe du jour avec des bruits comme d’un grand nombre de canons et de tonnerres effroiables qui, mêlez avec celui des arbres de ces forêts immenses qui s’entrechoquoient et tomboient à centaines de tous côtez dans le fond de ces abîmes, faisoient dresser les cheveux à la tête de ces pauvres errans. Un Sauvage d’entre eux étant à demi engagé dans une ouverture qui se fit dans sa cabane, en fut retiré avec beaucoup de peine par ses compagnons. Un François s’étant échapé du même danger et étant retourné pour prendre son fuzil que la crainte lui avoit fait oublier, fut obligé de se mettre dans l’eau jusques à la ceinture en un lieu où ils avoient auparavant fait leur feu. Il s’exposa à ce péril parce que sa vie dépendoit de son fuzil. Les Sauvages attribuans tous ces désordres aux démons qui voloient en l’air, à ce qu’ils disoient, faisoient de temps en temps des décharges de leurs fuzils avec de grandes huées pour les épouvanter et leur donner la chasse. Cette soirée et toute la nuit ils sentirent des bouffées de chaleur étouffantes. D’autres m’ont assuré qu’ils avoient veu des montagnes s’entrechoquer et disparoître à leurs yeux. D’autres ont veu des quartiers de rocher s’élever en l’air jusques à la cime des arbres.

J’ai parlé à un qui courut toute la nuit à mesure qu’il voioit la terre s’ouvrir. Ceux qui étoient plus éloignez et au delà du grand débris assurent qu’en retournant ils ont côtoyé plus de dix lieues sans en avoir pu découvrir ni le commencement ni la fin, ni sonder la profondeur. Et ils ajoutent que côtoyant la rivière de Batiscan, ils ont trouvé de grands changemens n’y aiant plus de sauts où ils en avoient veu auparavant. et les collines étant tout à fait enfoncées dans la terre. Il y avoit ci-devant une haute montagne, aujourd’hui elle est abimée et réduite à un plat pais aussi uni que si la herse y avoit passé : l’on voir seulement en dwckltics endroits, quelques extrêmitez des arbres enfoncez et en d’autres des racines qui sont demeurées en l’air la cime étant abimée dans la terre.

A la côte de Beaupré, un Maître de famille aiant envoié un de ses domestiques à sa ferme, cet homme vit soudain un feu grand et étendu comme une ville. Quoi que ce fut en plein jour, il pensa mourir de fraieur, et tout le voisinage qui vit la même chose, en fut extrêmement épouvanté croiant que tout alloit périr. Cc grand feu néanmoins se jetta du côté du fleuve, le traversa et s’alla perdre dans l’Isle d’Orléans. Un homme qui l’a veu m’en a asseuré et c’est une personne digne de foi.

La terre n’est pas encore affermie et cependant nous sommes au sixième de juillet , car je n’écris que par reprises et à mesure que j’aprens les choses. Les exhalaisons brûlantes qui sont continuellement sorties de la terre avoient causé une si grande sécheresse, que toutes les semences avoient jauni, mais depuis quelques jours il y a eu des tourbillons et des orages furieux du côté du Cap de Tourmente, cela surprit tout le monde, car il arriva durant la nuit. Ce fut un bruit épouvantable causé par un déluge d’eau qui tomba des montagnes avec une abondance et une impétuosité incroiable.

Les moulins furent détruits et les arbres des forêts déracinez et emportez. Ces nouvelles eaux firent changer le cours de la rivière, son premier lit demeurant en sable et à sec. Une fort belle grange, qui étoit toute neuve, fut emportée toute entière à deux lieues de là où elle se brisa enfin sur des roches. Tous les bestiaux de ces côtez-là qui étoient en grand nombre à cause des belles et vastes prairies du pais, furent emportez par la rapidité des eaux. Plusieurs néanmoins ont été sauvez à la faveur des arbres, parmi lesquels s’étant trouvé mêlez, on les a retirez après que le fort du torrent a été passé. Les bleds en verd ont été entièrement ruinez. Et non seulement les bleds, mais encore toute la terre d’une pièce de douze arpens a été enlevée en sorte qu’il n’y est resté que la roche toute nue. Un honnête homme de nos voisins qui étoit alors en ce lieu-là, nous a assuré qu’en six jours qu’il y a resté, il n’a pas dormi deux heures, tant les tremblemens et les orages lui ont donné de fraieur.

Au même moment que le tremblement a commencé à Québec, il a commencé par tout et a produit les mêmes effets. Depuis les monts de notre Dame jusques à Mont-Réal, il s’est fait ressentir et tout le monde en a été également effraié.

La Nouvelle Hollande n’en a pas été exempte et les Hiroquois qui en sont voisins ont été enveloppez dans la même consternation que les Sauvages de ces quartiers. Comme ces secousses de la terre leur étoient nouvelles et qu’ils ne pou-voient deviner la cause de tant de fracas, ils se sont adressez aux Hollandois pour la demander. Ils leur ont fait réponse que cela vouloit dire que le monde ne dureroit plus que trois ans. Je ne sçai d’où ils ont tiré cette prophétie.

Ce 29. de juillet, il est arrivé à notre port de Québec une barque de la Nouvelle Angleterre. Les personnes qui sont descendues de ce vaisseau disent qu’étant à Buston, qui est une belle ville que les Anglois ont bâtie, le lundi gras à cinq heures et demie, ils eurent le tremblement comme nous l’avons eu ici, et qu’il redoubla plusieurs fois. Ils rapportent le même de l’Acadie et du Port-Roial, place qui a autrefois appartenu à Monsieur le Commandeur de Rasilly, et qui a depuis été emportée par les Anglois. L’autre costé de l’Acadie, qui appartient à Messieurs de Cangé et Denys de notre ville de Tours, a ressenti les secousses comme par tout ailleurs. Cette barque nous a ramené cinq de nos prisonniers François, qui étoient captifs aux Hiroquois Agnerognons, et qui se sont sauvez à la faveur des Hollandois qui les ont traittez fort humainement, comme ils font tous ceux qui se retirent chez eux.

Des Sauvages d’un pais très-éloigné ont été pressez de se retirer en ces quartiers plutôt pour se faire instruire et assurer leurs consciences que pour éviter les tremblemens qui les suivoient par tout. Ils ont découvert une chose qu’on recherchoit depuis long temps, sçavoir l’entrée de la grande mer du Nord, aux environs de laquelle il y a des peuples immenses, qui n’ont point encore entendu parler de Dieu. Ce sera un grand champ aux ouvriers de l’Évangile pour satisfaire à leur zèle et à leur ferveur. On tient que cette mer conduit à la Chine et au Japon. Si cela est, le chemin en sera bien abrégé.

Je reviens à nos quartiers, où nous sommes toujours dans les fraieurs, quoi que nous commencions à nous y accoutumer. Un honnête homme de nos amis avoit fait bâtir une maison avec un fort beau moulin, sur la pointe d’une roche de marbre : la roche dans une secousse s’est ouverte et le moulin et la maison ont été enfoncez dans l’abîme qui s’est faite. Nous voici au treizième d’aoust, cette nuit dernière, la terre a tremblé fort rudement; notre dortoir et notre séminaire en ont eu une forte secousse, qui nous a réveillées de notre sommeil et qui a renouvellé notre crainte.

Je ferme cette relation le vingtième du même mois, sans sçavoir à quoi se termineront tous ces fracas, car les tremblemens continuent toujours. Mais ce qui est admirable parmi des débris si étranges et si universels, nul n’a péri, ni même été blessé. C’est une marque toute visible de la protection de Dieu sur son peuple, qui nous donne un juste sujet de croire qu’il ne se fâche contre nous que pour nous sauver. Et nous espérons qu’il tirera sa gloire de nos frayeurs par la conversion de tant d’âmes qui étoient endormies dans leurs péchez et qui ne se pouvoient éveiller de leur sommeil par les simples mouvemens d’une grâce intérieure.

Appendice

II De Québec, la Mère Cécile de Ste-Croix

…à la Supérieure des Ursulines de Dieppe, 2 septembre 1639.

…[la traversée et l’arrivée à Québec].

Ma Mère très chère (1),

La paix et amour de Nostre-Seigneur ! J’avois proposé de garder vostre lestre à escrire la dernière afin de vous donner tout le temps, mais j’ai veu que j’en avois sy peu que j’ai tout quitté le reste. Je n’ay point assez de mortification pour vous escrire si en bref, sçachant d’allieurs que vous attendez cette lestre avec impasience, et que je vous priray bien de me faire aquiter de celles qui me resteront nessesaires, comme à Monsieur de la Tour.

Je vous escrivis sur la mer, environ à cent cinquante lieues de Dieppe, par les pêcheurs. Je ne sçais sy vous avez receu la lestre. Dieu mersi, nous avons esté préservée du danger des navires que je vous mandois, mais nous en avons bien en couru d’autres que je vous diray. Il m’a souvent passé par l’esprit, spésiallement durant le mal de la mer qui est ce en quoy j’ay le plus soufert et qui a le plus longtemps duré. Je tâcheray de bien vous dire tout afin que vous vous y attendiez quand vous en viendrez là.

Pour ce qui est de la nouriture, en quoy pour l’ordinaire on endure beaucoup sur mer et de quoy j’ay ouy plusieurs se plaindre, nous avons esté exemptes de cela et beaucoup mieux traictées que nous n’eusions esté en nostre maison, particulièrement pendant que nous avons esté dans le navire de Monsieur Bon-Temps (3) quy avoit donné ordre qu’on ne nous refusast aucunne chose de ce que nous demanderions. C’est, Dieu merci, la moindre mortification que l’on a que le manger. je l’ay expérimenté : nous nous sommes veues plus contentes avec de la molue (4) sans beurre que nous n’estions dans l’abondances des viandes. Il m’a, dis-je, souvent passé par l’esprit que c’est autre chose d’expérimenter les incommoditez de la mer

[…illis à refaire…]

…le verseau estait tellement agitté durant tout ce temps qu’il estoit inpc)sil)le de ce tenir de bout, ni faire le moindre pas sans estre appuyée, ni mesme est rc• assise sans se tenir à quelque chose, ou bien on ce trouvoit incontinent roulée à l’autre costé de la chambre. On estoit contrainct de prendre les repas à 1)lattc terre et t(t)ir tin plat à 3 ou 4, et si, on avoit bien de la peine de l’enpêcher de verser. I.;1 plus grande partie de nous estait tellement malade que des plus mortifiés, eut t(;ttltre Madame de la Pelterie, ne songeoit plus au Canadas qu’elle nomme, 1-pour l’ordinaire, son cher pais, mais à avoir un peu de calme; et en effect, si tost (lu( cela vient on est guéri (f° i y). Elle a esté entre autres fort afligée du mal de cch:'ur, et je vous laisse à penser quel soulagement pour sa délicatesse, car après ce mal, la plus grande incommodité du navire est la puanteur et salleté du goudran et du pet un. Il lust vérifié ici en mon endroit ce que nos Mères de Tours avoient tiré dans le Nouveau Testament pour leurs compaigne, à savoir, qu’il seroit donné (1 ce lm, qui auroit (6), car, pour ce que je tiens assez de l’humidité de la mer, j’av esté tellmient incommodée pendant tout ce temps-là d’une gantité de aues qui me sortoient par la bouche, particulièrement lors que j’estois couchée, que je ne crois point exagérer de vous dire que j’en ait bien jesté un seau, si bien Glue je n’avois de plus grand ennemy que le lict. Aussi, pendant les grandes tespestes, je ne couchois point; j’aimais mieux demeurer jour et nuict apuyée contre quelque chose, car il nui avoir pas n )ien de tenir la teste de bout. Aussi, qu’il m’eust fallu une grande quantité de linge pour demeurer au lict. Vous aviez de la peine à me permettre une planche soub le matelas; tant sur mer comme ici, on ne couche point autement. Il n’i a point moyen d’user de paillasse.

C’estoit tout ce que je pouvois faire, dès le matin jusques au soir, de Ille disposer pour aller à confesse, quand yl estoit. jour 3 d’i aller, et je n’ay point de congnoisance que j’aie eu de la peine à jeunner, que les Quatre-Temps de la Pentecost e dernier. Le jour de la Sainte Trinité (7), environt sur les io heures du matin, comme nous disions Nonne du grand Office, nous entendisme des cris lamentables des matclost. Nous ne lessions pourtant de poursuivre, ne sçachant ce que c’estoit, lors que le révérend Père Vimont dessendit en nostre chambre qui nous dit : « Nous sommes morts si Nostre-Seigneur ne nous faict miséricorde : il y a un glaçon qui va aborder le navire et n’en est plus qu’à ro pas, lesquel est grand comme une ville ». 1;t s’estans lors mis à genoux et nous aussi, il dit ces parolles que saint François-Xavier avoit autre fois dites en un pareil danger : « Jésus, mon Rédempteur, faictesnous miséricorde ! » Ma Mère de Saint-Joseph luy dit : « Mon Père, fessons un vœu »; mais il luy respondit : « Il ne faut rien faire que bien à propos », se souvenant qu’en pareils cas il en avoit faict un, le quel il eut bien de la peinne à faire acomplir (8), mais il s’avisa d’en faire seullement un pour ceux qui estoient dans la chambre, qui Fust de dire z messe à l’honneur de la sainte Vierge et de saint Joseph, et chacun 2 communions, à la première terre que nous rencontrerions. Cela faict, il nous dit : « Je m’en vai aux matelots, et puis je reviendrav ici vous donner l’absolution. Nous avons encor une demie heure ». Il donna ordre aussi de faire appeler le bon frère qui estoit avec luy afin que nous puisions tous mourir en mesme lieu. Lors que j’entendis du Père : « Nous sommes morts ! » je n’avois point eu peur auparavant; il ne me vint une seulle pensée de mes péchez, ni crainte du jugement ni de l’enfer; la seulle crainte de mourir dans la mer me saisit et me dura jusques à ce que le Père fust sorti, que je commençai à rentrer dans mov-mesme et m’interroger sy j’avois envie de mourir dans cette disposition. Je n’eus guerre de temps pour me ressoudre, car aussi tost Monsieur Bon-Temps entra dans la chambre et nous dit : « Nous sommes guarantis ! mes c’est un miracle ». Et à l’instant, il nous montra le glaçons au derrière du navire, du quel on ne pouvoit voirs le sommet à reson des brunnes qui estoient fort grosses et ont duré long temps, si bien que nous nous sommes veus encor une fois en péril, proche des terres que l’on ne voioit point. Nous avons atribué nostre délivrance aux prières que vous fesiez pour nous, et en effect j’av ouv dire à des matelots les plus expérimentez qu’ils ne s’estoient (f° z r) jamais veus en pareil danger et que, morallement parlant, il estoit imposible d’eschaper, car on estoit lors en plaine mer, il n’i avoit point assez de temps pour tourner les voilles. Un seul homme qui tenoit le gouvernail tourna lors si dextement le navire, le quel alloit de grande vitesse fondre sur le glaçon, qu’on a tenu une chose imposible qu’un homme pût faire cela. Le lendemain, nous visme encor plusieurs glaces, mais, comme on les aperceut de plus Loing, on s’en donna de garde. Nous les visme assez proches, entre autre une que l’on disoit estre aussi grande qu’une petite ville, laquelle, au contrere des autres qui semblent estre toutes couvertes de neiges (quoi qu’en effect elle ne le soient point car on voit bien le solail qui donne de sus), celle-là estoit claire comme un cristal. Quelque temps auparavant que l’on les aperseut, il fesoit froit comme au mois de janvier. Pour ce qui est de mov, de puis ce temps-là, je n’ai plus rien souffert.

Voisi de la consolation. De puis le jour du bienheureux Louis de Gonzague jusques au jour de nostre arivée (9), nous n’avons manqué d’entendre une ou plusieurs messes et de communier chaque jour, tous les jours de puis l’enbarqucment, sy ce n’a esté que nous fusions toutes malades. Le révérend Père Vimont ne manquoit tous les jours à nous expliquer nostre point d’oreson. Il nous disoit qu’une des causes pour quoy les religieux ne profitent point en l’oreson est qui changent trop souvent leurs matières, et, en effect, tout le temps que nous avons esté sur la mer il ne nous l’a changée que fort rarement. S’il arivoit quelques festes de saint, comme saint Pierre, il ne lessoit de pour suivre son suject et nous le faire tourner sur la festes. Il avoit donné un règlement pour les acctions du jour. Chaque supérieure fesoit l’Office, sepmaine à sepmaine, et estoit à elle à faire garder le règlement (10). Nous disions l’Offices et Pesions nos lectures z fois le jour en public. On la fesoit aussi en table, chacun à son tour. Il avoit ordonné que, de puis la récréation du soir jusques au lendemain après l’oreson, on parlast le moins que l’on pouroit, et avoit de coutume de nous dire qu’en cor que nous retinsions l’esprit de religion tant qu’il nous seroit posible, nous en perdrions assez. Nous nous confessions quand nous voulions, tous les jours sy nous avions dévotion, en cor que nous ne communiation point. Nous avions prédication festes et dimanches. Avec cela, le Père a continué la mesme charité qu’il avoit à la rade. Je pense que nous fusions morte sans luy; je n’ai jamais veu un homme semblable.

La première fois que nous visme des Sauvages, ce fust en cor estant à quelque lieues de Tadoussac. Ce fust un capitaine nommé Jouënchou (qui est congneu des François et est le père de ce Sauvages qui a esté saluer le roy en France au non de toute sa nation), le quel amena dans le navire où nous estions le révérend Père Gondouin, jésuite, si bien que dès maintenant nous avions z Pères en nostre compagnie. Ces Sauvages sont de Miskou et sont un peu mieux polis que ceux de ce peïs ici. Ils estoient estonnez et réjouis, ce nous disoient-ils par la bouche du révérend Père Gondouin qui a demeuré longtemps parmi eux et c’est à luy à qui le roy a faict donner les habits qu’il donne aux Sauvages pour leurs porter — de ce qui ce voioit des filles aussi bien que des hommes, lesquelles se consacroient à Dieu — et du depuis ils nous sont venus voirs à Kébec —. Et nous dit de rechef que, sy (f° z v) nous voulions aller en son pais, il ne nous lerroit manquer de rien. Il nous fit un desnombrement de tout ce qu’il y avoit pour manger. Nous arivasme à Tadoussac le zo juillet (15), tous les 3 navires ensemble. Je vous laisse à penser la joie.

Le lendemain, nous sortisme de l’amiral pour nous embarquer dans le Saint-Jaques qui est seul des trois qui monte à Kébec et est commandé par Monsieur Ançot, là où nous estions si estroictement logez que quand nous estions toutes assises autour du coffre qui servoit à dire tous les jours 4 messes — nous avions ce bonheur — et à prendre les repas que nous prenions avec les 4 Père, sçavoir est le révérend Père Vimont, le Père Gondouin, le Père Poncet, le Père Chaumonnot (16) et le bon frère Claude (17), quand nous estions, dis-je, toutes rengées, celle d’un bout ne pouvoient passer sans faire lever lès autres, car on n’avoit justement que sa place, en cor bien estroicte; et pour coucher, il estoit besoing d’ajuster des planches sur le coffre et jetter nos matelas dessus. Et nostre nouriture commensa lors de molue au vinaigre sans beurre, ou un peu de lart, qui continua le reste du voiage, au reste avec des contentements que je ne vous saurois expliquer. La première fois que nous dessendisme en terre, ce fust le jour de sainte Anne (18), que l’on fut acomplir une partie du vœu susdit. Nous pensammes en cor périr. Comme nous dessendions 6 du vesseau dans la chalouppe, peu s’en falut qu’elle ne tournast. Nous demeurasme dans le Saint-Jaques jusques au vendredy 29 de juillet, que nous en sortisme, à cause que les vents estoient contreres, et nous misme dans une barque qui montoit à Kébec (19). Il n’i avoit point d’autre lieu à ce mestre à couvert qu’une petite chambre qui estoit plaine de molue quassi jusques au haut, sy bien que nous n’i pouvions tenir que couchées les unes sur les autres, tassez comme du pain au four. Et comme il n’i avoit pas moient, à cause de la chaleur et de la puanteur de la molue eschaufée, d’i demeurer plus longstemps, toutes une partie estoit contrainte de demeurer sur le tillac à la pluye, qui estoit lors fort inportunne, et la nuict aussi bien comme le jour. Il est vray, sans conpareson, qu’il v avoit moins de mortification de demeurer à la pluye que de souffrir l’incommodité de la chambre, car seullement celle qui en sortoient sentoient si fort qu’on avoit peine à les surporter. L’après-midy du jour de saint Ignace, que nous nous attendions d’ariver à Kébec — mais on ne peut, à reson du temps contrere — la pluy commensa et dura 5 ou 6 heures sans lascher, et comme j’estois une de celles qui ne pouvoient suporter la chambre, je fus contraincte de resevoir toute celle qui voulut tomber sur moy. J’en demeuray tellement trempée, comme plusieurs autres, que nostre cotte en demeura plusieurs jours, de puis nostre arivée à Kébec, sans sécher, qui ne m’ettoit une petite mortification de me voirs ainsy crottée devant tant d’honnestes personnes. Le révérend Père Vimont, nous voiant ansy trempée, et sa Révérense aussi bien comme les autres, et qui n’i avoit moien de faire du feu dans la barque pour nous sécher, il pria le mestre de la barque de nous mestre à terre dont nous estions assez proche, ce qu’il fit. On nous alluma de bon feu et nous seichasmes en partie. Nous soupasme à terre avec de la molue sèche et sans beurre. On nous fit une cabane à la façon (f° 3r) des Sauvages, et encor que nostre lict fust d’une couverture simple sur la terre, je ne lessai pas de bien dormir. Le lendemain matin, nous retournasme en la barque et arisvasmes à Kébec sur les huict heures du matin, jour de SaintPierre-ès-liens (20).

Si tost qu’on a perceut la barque en laquelle nous venions, Monsieur le Gouverneur en voia z hommes dans un canot de Sauvages pour voirs qui c’estoit, et qu’il en fust assuré, il nous envoia une chalouppe tapissée pour nous mestre en terre. Il vint au-devant avec Monsieur de Lisle, son lieutenant (21). Il ne se peut pas dire les courtoisies que nous resevons de luy. Si tost que nous fusme dessendeues à terre, nous nous misme à genoux, et le révérend Père Vimont fit une prière pour tous. Nous allasme droit en l’église (22) ; on chanta le Te Deum, entendisme la sainte messe et communiasme, puis après nous vismes saluer Monsieur le gouverneur en sa maison où nous disnasme (23). De là, on mesna les Ospitalières en une maison que Monsieur le gouverneur leurs baille, laquelle est fort proche du fort (24), en attendant que leurs bastiment soit achevé, où nous les a cormpagnasmc. Puis, on nous mena en celle que Madame de la Pelterie a louée de Messieurs de la Compagnie, qui consiste en z chambre assez grandes, une cave et un grenier, sissc sur le bort du grand fleuve (25). Nous avons la plus belle veuc du monde. Sans sortir de nostrc chambre, nous voions ariver les navires qui demeurent tourjours devant nostrc maison, tout le temps qu’ils sont icy. On nous a faict une closture de pieux qui sont viron de la hauteur d’une pettite muraille. Cela n’est pas si bien joint qu’on ne puisse discerner au trarvers, sy on y veut prendre garde de bien près. Cela nous sépare tourjours des séculiers qui n’entreront plus chez nous, quand la porte et la chapelle auxquelles on travaille seront faictes. Nous fusme fort visitée des dames et demoyselles de ce peïs ou bien quy y habitent. Ils témoygnent une grande joye de nostre venue.

Vous serez posible en peine qui nous nourisoit, car il n’i avoit pas moient de faire cuisinne sy tost, car la barque qui nous condusoit à Kébec ne porta que nos corps seullement. Monsieur le gouverneur nous en fesoit à prester au fort, tant aux Hospitalières comme à nous, et continua jusques à ce qu’on luy eut dit que nos vivres estoient arivés. Le soir de nostre venue, on fit les foeux de joye pour la nessance de Monsieur le dauphin. Il obtint du révérend Père Vimont que nous y assistations, puis que nous n’estions point en cor renfermée. Il nous envoya guéri par Monsieur de Lisle. Nous y fusme. Vous verrez toutes ces choses dans la Relation.

Le lendemain, on nous fit aller à Silleri qui est le lieu où habitent plusieurs Sauvages, tant chrestiens que cathécumenes. Il y a une résidence des Pères. L’esglise est comme une pettite paroisse de Sauvages. Ce lieu est environ distant de Kébec d’une lieue et demie; on y va par eau. Monsieur le gouverneur nous presta en cor sa chalouppe dans laquelle nous aprisme des soldarts qui la menoient que Monsieur le gouverneur les avoit en voiez avec des rafrechichemens au-devant de nous, sy tost qu’il avoit seu que nous venions. Car sy tost que nous fusmes arivez à Tadoussac, il monta une barque qui ne fust que peu de jours à ariver à Kébec, et nous fusmes huict (f° 3v) jours dans le Saint-Jaques qui ne marchoit point, faute de vent. Ces bonnes gens nous dirent qu’ils estoient venus ving lieues et avoient esté contraincts de s’en retorner quand il ne nous apersurent point. Nous nous confessâmes à Silleri. Après, on y baptisa une fille aagée viron de io ans ; Madame de la Pelterie fust sa marraine et la nonma Marie. On la luy donna, puis après, pour pensionnere; sa esté nostre peremière. Je vous laisse à penser la joie d’avoir à pratiquer nostre institut dès le segond jour de nostre arivée, envers cette petite créature nouvellement baptisée. La plus part des assistans pleuroient de joie en cette sérémonie. Auparavant que la commenser, les Sauvages estans rengez sur des bancs, le révérend Père Jeune les fit prier Dieu en leurs langue, et puis chanter le Credo et quelque cantique qu’il a composez en leurs langue. Si le temps me l’ut permi, j’avois proposé de l’escrire et de l’envoier à mes sœurs. Ce poura estre pour une  autre année. Je ne trouve rien d’agréable comme d’ouyr chanter les Sauvages, tant ils chantent doucement et s’acordent bien. J’admiray la charité de ce bon Père : prendre la peine de chanter avec eux, et, dans une autre occasion, une fille sauvage aiant communié, s’aller mestre à genoux auprès d’elle et luy faire dire son acction de grâce mot à mot. En effect, c’est un apostre de ce pais et le père des Sauvages.

Le lendemain, 3 jour d’oust, nous sortismes en cor pour aller à Nostre-Dame des Anges (29), distant en viron demie lieue de Kébec. C’est la plus grande résidence des Pères (30). En passant, nous vismes le bastiment des Hospitalières. Le lendemain qui estoit jeudy, on alla remarquer un lieu pour faire nostre bastiment. Je sortis pour acompagner nostre Mère. C’est un lieu très agréable et assez proche du fort; il y a desjà un peu commensé à desfricher, et Monsieur le gouverneur qui y assistoit dit qu’il l’avoit faict faire pour y mestre des Ursulinnes dès yl y a longtemps (31). Nous sortismes encor le vendredi et samedy pour aller à la sainte messe, et nous n’avons point sorti du depuis. Dès le dimanche, on vint nous dire la messe en nostre maison. Nous l’avons tous les jours en mesme lieu qui est un petit coing de cheminée clos avec des planches, là où yl n’i a que la place de l’autel et du prestre, et celuy qui aide à dire la messe; et nous avons la faveur d’avoir Nostre-Seigneur tout proche à qui conter nos besoing. Vous entendez bien que c’est le saint Sacrement que nous avons en ce petit lieu. Le jour de l’Assomption, il ce fit une prossession généralle des François et Sauvages. Madame de la Pelterie servoit de capitainesse au fames sauvages; elle marchoit en teste avec z de nos petttites séminariste à ces costez. La prossession vint en nostre maison; on avoit paré la chambre et dressé l’autel de dans. Le révérend Père Le Jeune fit prier et chanter les Sauvages; nous chantasme aussi (32). On est tout ravi d’entendre nos Mères. Tout les festes et dimanches, il vient des gens pour ouyr Vespres que l’on chante. Nous sommes 5 : nostre 8 Mère d’un costé; Madame de la Pelterie, ma Mère de Saint-Joseph et ma Sœur Charlote (33) de l’autre; et moy, je suis du costé de nostre Mère. Il y a du plesir de voirs les Sauvages et Sauvagesse auprès de la violle quand on en joue : ils sont ravis. Il y eut un de ces premiers chrétiens (c’est un nommé Nouel (34) dont il est parlé aux Relations), qui dit qui faloit aprendre cela à leurs fille. On ne s’en sert ni servira de la violle que pour attirer les Sauvages. On baptise plusieurs Sauvages, tant grands que petist. Le révérend Père Le Jeune en a baptisé jusque à 7 pour une nuict, de puis nostre arivée, et n’estoit une maladie contagieuse entre eux (f° 4r), qui est comme une sorte de petite vérolle, qui les empêche de s’asembler, il se feroit bien d’autres conversions. Madame de la Pelterie a servi de maraine à plusieurs, entre autres de Pigarouich qui est se sorsier dont on a tant parlé, et maintenant bon chrétien (35).

Nous avons desjà six pensionnere sauvages 9 arestez (36), et par intervalle bien d’autres, et qui auroit le moien de les nourir et vestir, on n’en manqueroit pas. C’est une chose pitoiable que, manque d’un peu de pain, voirs tant de gens se perdre. Nos Mères de Tours prie toutes les sœurs de leurs communauté de demander par ausmône à leurs parens chaqun une chemise pour les petites Sauvages. Je vous fais la mesme demande et à toutes nos Mères des autres couvens, si vous le jugez â propos, comme aussy par aumône je vous demande des agneus (37) : les Sauvages y sont fort affectionnez. Pigarouich, à présent nommé Estinne, après avoir perdu celuy qu’on luy avoit donné, vint dès le lendemain en demander un autre. Nous avons aussi des petites Françoise pour externes; il y en a desjà bien 7 ou huict. Je crois qu’il n’y avoit pas plus de 8 jours que nous estions icy quand on nous les envoya.

Jugez si nous pouvons avoir beaucoub de temps de reste avec le commencement d’une maison. Madame de la Pelterie a pris le soin de lever et habiller les pettites Sauvages; nous en avons de z ou trois ans qui donnent le matin de l’exercices à celle qui ont bon cœur. Ma Mère de Saint-Joseph a pour obédience la sacristie et le linge; elle a de quoy s’emploier. Pour les exerternes, cela nous est commun en cor à elle et à moy : celle qui ont le loisir y vont. Et moy, on m’a donné la charge de la despence. Vous pouvez conjecturer qu’il n’y a pas tourjours des gens pour faire la cuisinne; aussi es-se ordinairement mon exercice. En cor qu’elle ne soit pas bien grande, il y en a pourtant assez pour m’enploier : je ne suis pas de grand effect. J’ay desjà apris à faire la sagamité de Sauvages : c’est le plus grand festin qu’on leurs puisse faire que de les traicter avec cela.

Nous avons trouvé icy le révérend Père Le Mersier (39). Je n’ay jamais rien veu de plus modeste que se bon Père : sa seulle veue donne de la dévotion. Il nous vint dire la messe et nous amena Joseph, qui a jà la façon d’un saint. Il estoit ravi d’aise de nous voirs et de sçavoir pour quoy nous venions. On luy fit quelque petit présent; il ne savoit quelle recongnoisance nous faire, ce pauvre homme. Non content de nous faire expliquer ce qu’il vouloit dire, il nous parloit encor des yeux. Se sembloit celuy de qui il est parlé en la Relation (40).

J’aurois encor tant de chose à vous dire, si le temps le permettoit, mais il faut que je finisse. A Dieu, ma très chère Mère. Je m’atens que vous me tiendrez tous-jours pour ce que je suis en effect, ma Mère très chère,

Vostre très obéisante et indingne fille en Nostre-Seigneur,

Sœur Cécile de Saincte-Croix

VI La traversée des deux premières Ursulines de Paris

Il faut que je vous raconte nos avantures. Je croc que vous aurez agréable que je commence par les obligations que j’ay au glorieux St Josepl mon très honoré père et Seigneur, qui a eu un soin très particulier de mo y. LX que je fus à Rouen, je ressentis les effets de sa protection, car estant dans une petit allée au Convent de nostre Ordre, je me retiray en arrière, sans m’apercevoir d’u précipice qui y estoit et dans lequel je tombay sans rouler, car il n’y avoit point c degrez; de sorte que je me trouvay au fond, mais sans douleur; je ne fus qu’u peu étourdie. Ma chère Sœur de St Athanase eut belle peur. La Mère Supérieur me vouloit faire voir au Médecin, mais je l’asseuray que je n’en avois aucun besoii Ma confiance estoit si grande en mon bon père que je ne croyais pas qu’il perm que (2.04) chose quelconque m’arrivast qui peut empescher l’effet de mon dési Cette confiance tenoit mon esprit paisible et tranquille dans les plus grands danger Comme nous estions à la rade durant une grande tourmente, un Matelot bien ex-pér menté vint dire au Père Ménard que dans une heure il n’y auroit pas un de no'. en vie, parce que le vent jettoit de grande roideur un vaisseau qui avoit perdu so anchre sur le nostre. Le Père faisant sur l’heure un vœu à St Joseph, on l’asseui que nous estions hors de danger (2). Une autre fois une fenestre mal cramponé, pesant bien quatre vingts livres, me tomba d’assez haut sur la teste. Ce coup huma nement parlant me la devoit casser. J’élevay au moment mon esprit à St Josep mon cher protecteur, et ne m’effrayay point, mais j’asseuray le Père et mes Sœur, et achevay de disner aussy paisiblement que si rien ne fut arrivé. Un autre jou encore comme j’avois renouvellé mon offrande à St Joseph, estant sur le tilla< ma Sr de St Nicolas, Religieuse Hospitalière (3), voulut voir si elle tireroit bien l’ea de la pompe qui est très forte. Voyant qu’elle y avoit grand peine je la priav d m’attendre et m’aprochay; mais l’eau alloit de si grande roideur que voulant mettt la main sur la cheville de la pompe, elle m’échapa et me donna fort rucicincnt par le visage tout proche de l’œil que je pensois avoir tout difamé; mais mon bon père m’assista encore en cette occasion. En un mot 2, j’ay senty palpablement son secours, tant pour les besoins de l’âme que pour ceux du corps, tant durant le chemin que depuis nostre arrivée. Il faut que je vous avoue que j’ay une consolation particulière de ce que le P. Ménard (4) qui estoit avec nous, est très dévot de cc grand Saint, duquel il parle fort hautement. Ce bon père disoit chaque semaine une Messe votive en son honeur. Il nous avoit composé quelques motets, que nous chantions après l’Élévation pour prier nostre cher protecteur. Nous disions aussy ses litanies après la Messe. Au reste, chère Sœur, nous avons esté si heureuses que la Messe ne nous a manqué qu’une seule fois en toute la traversée, ce que nous devons en partie à la dévotion du Père qui la célébroit en des temps fort rudes et fascheux. La Ste Communion nous estoit fort fréquente, les Conférences et discours spirituels journaliers. Enfin les aides spiritueles et corporeles ne nous ont point manqué. Il sembloit que la divine providence, nostre bonne Mère, prenoit plaisir de nous départir abondamment non seulement les biens nécessaires et profitables, mais encore les choses agréables et délicieuses. Tantost elle recréoit nos âmes par un savoureux goust des s grâces célestes, puis nos sens par la veue des créatures, comme d’une mer calme, d’un air doux, d’un ciel serain, d’un bocage verdoyant et odoriférant et choses semblables. Et pour le faire court, elle avoit un tel soin de nous que nous n’avions que faire d’en avoir. Pour moy, je vous confesse que je reposois doucement et paisiblement dans le sein (205) et sur les bras de cette bonne Mère, ne me mettant en peine ni du présent, ni de l’avenir, abandonnant tout à son amoureuse conduite de laquelle je me suis fort bien trouvée jusqu’à présent, et il me semble que cet abandon est la source du vray et solide contentement. C’est cette aimable conductrice qui nous a enfin amenée en cette terre tant désirée, à la veue de laquelle mon cœur a sauté de joye et d’allégresse (5). A nostre entrée proche de la rivière, nous fusmes dans une Chapelle fort dévote, c’est celle de nos Mères Ursulines, où ayant adoré Dieu nous nous aprochasmes de la grille et leur donnasmes le bon jour. Je respiray un certain air de sainteté parlant à la Mère de l’Incarnation, qui m’embauma toute. De là nous allasmes saluer Monsieur le Gouverneur, puis nous retournasmes et entrasmes en nostre chère solitude où nous avons vescu depuis dans une paix merveilleuse. Nostre Mère supérieure qui est la Mère de l’Incarnation nous traite avec trop de respect. Elle me fait passer après elle, devant la Mère de St Joseph sa compagne de Tours, quoy que j’aye fait et dit pour m’en déffendre (6). La Mère Cécilie de Dieppe est un peu plus ancienne que ma Sœur de St Athanase, c’est pourquoy elle va devant. Si j’eusse peu sans mentir, cacher quelques unes de mes années de profession, je l’aurois fait pour éviter la mortification que je sens de conduire les observances en l’absence de nostre Mère. La Mère de St Joseph est de fort bonne humeur; au temps de la récréation elle nous fait souvent pleurer à force de rire; il seroit bien difficile d’engendrer mélancholie avec elle; c’est une fille qui a beaucoup de belles parties : elle est Maîtresse de nos petites Séminaristes qu’elle aime comme une Mère fait ses enfants. Après le Catéchisme elle leur aprend à chanter et toucher sur la viole des Cantiques spirituels; par fois elle les fait danser à la mode des Sauvages et ces petites sont si inocentes que, quand Madame de la Pelletrie nostre fondatrice s’y rencontre, elles la prient de danser avec elles, ce qu’elle fait, mais de si bonne grâce qu’il y a bien du plaisir à la voir. Mon office ou plustost mes offices s’étendent depuis la cave jusqu’au grenier : je suis Celérière et Apoticaresse; pour celle-cy je n’y ay 4 encore rien eu à faire, Dieu mercy; pour celle-h, elle m’a bien occupée; cette charge va bien loin. Il m’a fallu recevoir toutes les victuailles et provisions pour l’hiver, les descendre à la cave et monter au grenier, et faut avoir le soin toute l’année de voir si rien ne se gaste. Jusqu’à présent nous n’avons pas eu le loisir de respirer pour la quantité de lettres qu’il a fallu écrire; j’en suis un peu fatiguée. Nous tascherons de nous recueillir quand les vaisseaux seront partis et nous nous adonnerons à bon escient à l’étude de la langue qui est très difficile. Elle s’aprend par préceptes comme la latine. Il n’y a pas d’aparence que j’y avence beaucoup si vous ne m’y aidez par vos bonnes prières. Je vous suplie très humblement de faire à cette intention une Neuvaine au glorieux St Joseph, comme j’espère en faire devant que commencer à étudier. Nos trois Mères y ont fort profité pour le temps qu’elles y ont mis. Elles ne sont pas pourtant encore assez sçavantes pour entretenir un Sauvage. Je suis bien mortifiée de ne pouvoir entendre nos enfants (206) ni leur parler.

Adieu, chère Sœur, je crains de vous estre ennuyeuse. Je vous embrasse dans le Cœur de nostre aimable Jésus où je vous prie de me regarder souvent, m’offrant à ce mesme Jésus et le priant qu’il accomplisse en moy ses Stes Volontez et me fasse la grâce de vivre et mourir en son amour. Je feray tousjours le mesme pour vous, puisque je suis de cœur et d’affection, pour le temps et pour l’éternité,

Ma très honorée Sœur,

Vostre très humble et très affectionnée Sœur et servante

en Nostre Seigneur.

Sr Anne de Ste Claire.

Du Séminaire de St Joseph aux Ursulines de Kébec, ce deux septembre 164o

XIV De Québec, la Mère Marie de S. Joseph au R.P. Claude Martin, 1646 (?).

Notre commune Mère fait tous les jours de merveilleux progrez dans une solide vertu, et dans le parfait détachement de tout ce qui n’est pas Dieu : Elle conserve dans son cœur à l’imitation de la sainte Vierge, tout ce que Dieu opère en elle, et elle ne le produit au dehors que par les beaux exemples de vertu qu’elle nous donne, et nous nous trouvons bien honorées d’estre sous sa conduite. Elle a néanmoins quitté la charge de Supérieure à son grand contentement et à notre grand regret, mais il en a fallu venir là, nos règles ne nous permettant pas de tenir plus de six ans de suite une même personne en supériorité. Mais ce qui nous console, c’est que sa présence et son conseil serviront beaucoup pour l’avancement de cette petite communauté, qui luy a des obligations infinies des bons commencemens qu’elle luy a donnez, et du bel ordre qu’elle y a établi, tant pour le spirituel que pour le temporel. Elle est trop sage, et sa conduite trop au dessus du commun pour avoir pu faire autrement; ce que je vous dis dans la vérité, et non point par des flatteries qui doivent être bannies d’entre les personnes religieuses, et sur tout de ceux que la charité rend une même chose en Jésus-Christ, qui voit avec quelle sincérité je parle. Elle a été malade à l’extrêmité d’une colique néphrétique: sa vertu qui luy fait toujours aussi bonne compagnie dans la maladie que dans la santé, se fit admirer pour lors par l’exercice de sa patience, dans sa résignation aux volontez de Dieu, et de son obéissance à celles qui la traittoient...

XXIV De Québec, Madame de la Peltrie à Dom Claude Martin, 165 5

Je vous puis assurer que N. S. continue toujours à faire beaucoup de grâces à notre très-aimée Mère Marie de l’Incarnation, et que c’est une bénédiction toute particulière de l’avoir en cette petite Maison, laquelle par son exemple et par ses paroles augmente tous les jours en vertu et en sainteté. Elle a tant de charité pour nous, qu’elle daigne bien prendre la peine de nous faire tous les jours des conférences, et de nous enseigner le chemin de la perfection, et je seray bien responsable à notre bon Dieu, si je ne mets en pratique ses bons avis, et ses saintes instructions. O que je vous estime heureux d’appartenir à une personne si sainte et si fidèle aux mouvements de la grâce ! Et moy, que je me tiens obligée à cette aimable providence de m’avoir jointe et unie à une si grande servante de Dieu! je m’estime très-avantagée d’estre en sa sainte compagnie que je chéris et honore parfaitement, la paix et l’union règnent avantageusement parmi nous (1); croyez aussi bien que moy que c’est sa vertu et sa sainteté qui nous obtiennent de Dieu des grâces si particulières. Si je la survis, je vous promets de vous mander bien des merveilles de sa vie, lesquelles vous feront bien rendre grâces à la divine Majesté des faveurs spéciales qu’elle opère dans son âme, qui est assurément une âme d’élite, et précieuse à Dieu. Cependant je reconnois par la vôtre que vous avez un grand désir de sçavoir quelque chose de ses vertus. Elle vous écrivit l’an passé bien au long toute sa vie (2), et toutes les grâces extraordinaires que notre Seigneur luy a faites, et après avoir veu tant de merveilles et de grâces si éminentes, vous voulez que je vous en dise? Je vous puis assurer que vous en sçavez plus que moy en une manière, mais dans une autre je croy en sçavoir plus que vous, puisque ce ne sont point ces dons et ces grâces, qui ne sont point dans le commun, comme les visions et révélations qui font mériter et acquérir une plus grande gloire, mais bien la pratique des exemples de notre bon Sauveur; c’est aussi ce que je prise le plus dans notre chère Mère, puisqu’elle s’y rend si fidèle. Et puisque vous le désirez je vous en diray quelque chose par avance pour votre consolation. Elle a un grand amour pour les personnes qui luy font du déplaisir, elle leur rend beaucoup de services, et elle les supporte avec amour et charité. Elle est dans un grand détachement de tout ce qui n’est point Dieu. Elle vit dans un grand abandon à sa Providence […illis à faire…]

XXXVII. De Québec, la Mère Marguerite de S. Athanase à Dom Claude Martin, 8 août 1672.

Je croy que votre Révérence attend que je luy mande les circonstances et les particuliaritez de l’heureuse fin de notre révé[ren]de et unique Mère. Je le ferois nonobstant l’incomparable affliction que j’ay de sa perte, et la multitude des affaires où je suis engagée par sa mort, si la Mère de Notre-Dame, sa chère compagne ne l’avoit déjà fait, et si je ne craignois de renouveller les douleurs que vous a causé la mort d’une personne qui vous étoit si chère. J’aime mieux vous entretenir, mon Révérend Père, mais brièvement, si je puis, sur les vertus héroïques de notre très aimée Mère.

Celle que j’ay le plus admirée, a été son incomparable fidélité à la grâce, sur tout à celle de sa vocation au Canada. Elle a été, comme votre Révérence sçait, fort extraordinaire; elle (741) envisageoit particulièrement le salut des pauvres Sauvages, et c’est à quoy elle a travaillé de toute son affection et avec un zèle constant jusques au dernier soupir de sa vie. C’est ce qui l’a portée à se donner la peine d’apprendre leurs langues en perfection, et de les enseigner à toutes celles qui les pouvoient apprendre, afin d’instruire les filles sauvages. C’est encore ce qui luy a fait entreprendre avec tant de travail l’établissement du spirituel et du temporel de ce monastère, de le faire bâtir et rebâtir après son incendie, et d’ériger un séminaire où ces âmes abandonnées aussi bien que les Françoises pussent être reçeues et élevées à la piété.

Quelque pauvreté que nous eussions, elle n’a jamais refusé, ny souffert qu’on refusât l’entrée de notre maison à aucunes filles Sauvages, soit grandes, soit petites, quoy que nous n’eussions aucune pension ou aumône pour leur entretien : lorsqu’elle étoit au lit de la mort, ayant appris qu’il s’en présentoit une, elle me pria encore de la recevoir, bien que nous en fussions chargées d’un grand nombre, et encore de pauvres petites françoises. En un mot, elle étoit infatigable pour procurer leur bonheur éternel, et celuy de tous les Sauvages de ces contrées; elle les avoit toujours dans la pensée et dans le cœur, et elle nous a fort recommandé en mourant de faire tout ce que nous pourrions pour eux.

Sa charité n’a pas été bornée à eux seuls, elle étoit si grande et si large qu’elle embrassoit toutes les âmes rachetées du précieux Sang de Jésus-Christ. Vous le sçavez, mon Révérend Père, puisque vous êtes celuy à qui elle a le plus communiqué par écrit ses sentimens intérieurs; elle en parloit rarement, mais ses actions nous les faisoient bien connoitre. Elle étoit douce, affable, respectueuse, obligeante, prompte à servir tout le monde, aisée à contenter; qui avoit des peines nompareilles à donner le moindre refus, ou à faire la moindre confusion à qui que ce fût; qui parloit toujours en bien de tout le monde, et ne se plaignoit jamais de personne; qui excusoit et supportoit les défauts du prochain et les torts et mortifications qu’on luy faisoit avec une débonnaireté ravissante; qui, en un mot, faisoit du bien à tous, et ne sçavoit ce que c’étoit que faire du mal, quelque sujet qu’elle en eût.

Je ne pense pas qu’on puisse voir une personne plus patiente en toutes sortes de souffrances pour longues et pénibles qu’elles pussent être. Les huit dernières années de sa vie ont été tissues de très fréquentes infirmitez et de très grandes douleurs corporelles, dans lesquelles on ne l’a veue ny se plaindre ny se rebuter dequoy que ce (742) fût, et elle ne paroissoit pas en souhaitter ny la diminution, ny la fin. Elle enduroit en silence avec paix et douceur, et même avec joye. La vie luy étoit en patience et la mort en désir, mais désir soumis parfaitement aux volontez de Dieu qu’elle voyoit et aimoit en tout ce qui luy arrivoit et, sur sa fin, elle paroissoit toute transformée en cette divine volonté et n’en avoit point d’autre.

En suitte de cette disposition, son respect et son obéissance aux personnes qui avoient quelque degré de supériorité sur elle étoit tout à fait admirable. Il ne paroissoit pas qu’elle eût jamais commandé, mais qu’elle eût toujours obéy, tant elle avoit de facilité à se soumettre, même à ses inférieurs, ce qui a été d’une merveilleuse édification à toute notre communauté.

Son recueillement étoit angélique et son maintien extérieur ravissant aux personnes qui y prenoient garde. L’on admiroit avec étonnement son grand et presque continuel silence, et la brièveté de ses entretiens quand elle étoit obligée de parler; il étoit bien aisé de voir que c’étoient des effets de l’actuelle présence qu’elle avoit de Dieu dans son intérieur; cette présence étoit continuelle, autant qu’elle le peut estre en cette vie. Les affaires temporelles ne l’interrompoient nullement, la nuit étoit pourtant le temps de ses délicieux entretiens avec la divine Majesté, dormant peu, et d’un sommeil très léger et fort interrompu, et elle ne s’en levoit pas plus tard, pendant même ses infirmitez, ne manquant point de se trouver avec la communauté à l’oraison de quatre heures aussi bien l’hyver que l’été. Le reste des austéritez de la Règle luy étoit en singulière recommendation et, nonobstant ses incommoditez, elle ne pouvoit souffrir qu’on luy en donnât des dispenses, à moins qu’elle ne fût réduite à ne pouvoir sortir du lit, car pour lors, elle faisoit tout ce qu’on vouloit, et prenoit tout ce qu’on luy présentoit.

Une des choses que j’ay le plus admirées en elle, ç’a été son exacte fidélité et parfaite soumission à tout ce qu’elle connoissoit que Dieu demandoit d’elle, elle ne regardait et n’aimoit que cela, tout le reste luy étoit indifférent : aussi voyait-elle de mémo c;il sa sainte volonté en tout ce qui luy arrivoit d’agréable et de fâcheux, et cela luy faisoit conserver une égalité d’esprit et d’humeur tout à fait admirable en tout événement, étant toujours la même, toujours douce, toujours tranquille, sans aucun empressement ny mauvaise humeur. Les dernières années de sa précieuse vie, elle ne se pouvoit plus porter sans un grand besoin, aux affaires extérieures tant à cause de sa foiblesse et de (743) ses infirmitez corporelles, que principalement à raison de son abstraction et continuel ravissement en Dieu (1). Elle n’avoit presque plus d’attention à tout ce que l’on faisoit, ny à tout ce que l’on disoit, sinon par petits momens. Son ouye étoit devenue fort pesante, et cela luy causoit parfois de la mortification qu’elle portoit avec une douceur et débonnaireté qui ne se peut exprimer, non plus que sa bonté et simplicité qui étoit tout à fait charmante, et qui provenoit assurément d’une vertu consommée. C’est pourquoy nous ne pouvions pas la retenir plus long temps sur la terre, quelques instances que nous fissions au ciel de nous la laisser, car sa personne nous étoit si chère, si précieuse et si nécessaire, que nous ne pensions pas être en état de nous en pouvoir passer. Surtout sa mort arrivant conjointement avec celle de Madame notre fondatrice, ç’a été la plus grande perte que nous pussions faire; ç’a, dis-je, été une perte irréparable que nous ne pouvons supporter sans des grâces toutes particulières de Notre-Seigneur, car notre chère et toute aimable Mère avoit un amour incomparable pour le bien et l’avancement de cette maison, et comme elle en étoit la véritable Mère, elle pensoit sans cesse à luy faire ou à luy procurer tout l’avantage qu’elle pouvoit, sans épargner ses peines, ny ses soins.

Je ne vous dis rien, mon Révérend Père, de son humilité, dont il y a tant de choses à dire : elle étoit extrêmement bien fondée dans la connoissance de son néant et dans l’amour de sa propre abjection, toutes ses actions en portoient un véritable témoignage, on ne pouvoit remarquer en elle un seul trait de présomption, ny d’estime de sa suffisance. Mais ce qui étoit ravissant, en cette aimable Mère, est que son humilité étoit accompagnée d’une très grande magnanimité; car elle ne redoutoit ny refuyoit aucune difficulté dans les grandes actions où la divine Providence l’engageoit, elle travailloit infatigablement à toutes les affaires que Dieu luy mettoit en main; elle étoit toujours preste à faire davantage pour sa gloire, et pour accomplir ses saintes volontez, et toujours disposée à ne rien faire si c’étoit son bon plaisir. Sa discrétion ou prudence étoit tout à fait surnaturelle et divine dans les grandes affaires qu’elle a eues en main et qu’elle a conduites selon l’esprit de Notre-Seigneur avec douceur et fermeté, et avec une dextérité nompareille.

Sa simplicité étoit admirable et telle que Notre-Seigneur la demande en ses disciples, c’est-à-dire d’un très bon accord avec sa prudence, et elle avoit cet avantage, qu’elle la ren(744)doit extrêmement agréable et aimable, sur tout dans les dernières années de sa sainte vie. Je n’aurois jamais fait si je voulois décrire ce qui étoit remarquable dans les vertus de notre très chère et unique Mère. Votre Révérence en sçait quelque chose, et dcs gr:îccs cxtl;u 1tlin:lires dot toute sa vice a été prévenue et accompagnée; nous Cil avons beaucoup yeti de nos yeux, duoycl11C cc soit peu en comparaiscon de cc qui se rassoit en son intérieur :ltfx yeux de Dieu seulement-, car elle en parloit très peu, nicnie à ses supérieurs, et comme l’on étoit bien assuré que Dieu la conduisoit, on la laissait agir sans vouloir entrer dans ces faveurs. Enfin une si sainte vie n’a 1111 étrc terminée que par une très précieuse mort. Elle l’a attendue long temps avec ardeur, et pourtant avec soumission à la volonté de Dieu, et quand elle s’est présentée, clic 1:1 reçeue de sa main avec une satisfaction parfaite, en sorte que toutes les personnes qui l’ont vue pendant sa dernière maladie ont été si ravies et si charmées du contentement qu’elle avoit d’aller à Dieu, qu’elle ne nous a laissé aucun doute que le Saint-Esprit ne luy eut donné une assurance intérieure de sa félicité prochaine. Et nous l’avons nous-mêmes, autant qu’on la peut avoir en ce monde, du bonheur d’une personne qui a vécu saintement comme elle a fait. C’est cc qui nous doit le plus consoler; ce qui n’empêche pas pourtant que nous ne ressentions bien fort notre incomparable perte : pour moy, je n’y ose penser, de peur de la trop regreter, j’aime mieux me soumettre à l’aveugle à la volonté de Dieu qui a voulu nous ôter ce puissant appuy et mon unique consolation en terre, et me résoudre à vivre désormais sans autre satisfaction de faire et souffrir tout ce qu’il luy plaira de m’ordonner.

Je vous supplie d’agréer cet Esclavage de cette chère Mère, tel que nous l’avons tiré de son col après sa mort (2); c’est un petit présent que je vous fais et que j’ay eu bien de la peine à conserver, car chacun m’a enlevé de force ce qui a appartenu à notre précieuse défunte que l’on honore comme une grande sainte, ou pour ne v005 point choquer, comme une grande servante de Dieu.

8 août 1672.


 

V. LIENS (MI-Bernières)

MI cite Bernières

Dans la Vie par dom Claude Martin :

Sur son rôle dans la fondation du Canada et ses rapports avec Marie de l'Incarnation, voir V[ie]/[240] 319-320, 351-354, 356-360, 364-366, 377-378, 379-380, 389-390, 624, 753.

 

319 Addition :  je voyais les mêmes ursulines disposées et appellées à la mission, et leur conversation m’édifiait à merveille, sutout celle de la Mère Marie de l’Incarnation…

351-354 le « mariage » avec Mme de la Peltrie

356-360 suite du récit (tout le ch. XV)

364-366 suite (le ch.XVI)

377 sq.  le voyage (ch. XVII)

389 sq   au ch. XVIII

= Add. Ch.XIV à ch.XVIII soit pp. 319-390…

 

624 sa miséricorde

 

753 une seconde sainte Thérèse … il n’avait jamais vu de personnes élevées au point où était la Mère…

 

Dans notre choix de la Correspondance de MI

L.34 De Paris, à la Mère Françoise de S. Bernard, Supérieure des Ursulines de Tours, 26 février 1639.

Ma très-chère et très-Révérende Mère, nous venons d’arriver à Paris, par la grâce de notre Seigneur, en fort bonne santé. La Maison de Monsieur de Meules Maître d’Hôtel de chez le Roy a été ouverte de la manière du monde la plus obligeante. Monsieur de Bernières y pourra avoir un apartement; et tant pour lui que pour nous, on tapisse et meuble les chambres. […] Nous ne laisserons pas de tenir notre arrivée secrète, et de faire en sorte que notre dessein ne soit connu que de ceux qui en peuvent favoriser l’exécution, car je prévoi que nous serons accablées de visites sitôt qu’on en aura la connoissance. Cependant Monsieur de Bernières est tombé malade, ce qui nous recule un peu, car il agissoit puissamment pour nous, et je ne vous puis exprimer le soin qu’il prend de nos affaires. C’est un homme ravissant; durant notre voiage, il faisoit nos Règles avec nous, en sorte que nous étions dans le carrosse et dans les hôtelleries comme dans notre Monastère, et il me semble que je ne fais que de partir de Tours, tant le temps s’est écoulé doucement et régulièrement /[241]. Que dirai-je de Madame de la Peltrie? Elle me met dans des confusions continuelles par ses bontez en mon endroit. C’est une Mère admirable qui n’épargne aucune dépense à notre sujet : je crains qu’elle n’y excède, et je vous prie de lui en écrire, et de lui en faire des réprimandes. […]

L.43 De Québec, à une Dame de qualité, 3 septembre 1640.

[…]Voilà, Madame, un petit récit de l’état présent de notre Séminaire, qui comme vous voiez est dans la pure providence de Dieu. Comme vous êtes visitée de plusieurs personnes puissantes, je vous supplie de le leur vouloir recommander, et si la divine Majesté touche le cœur de quelques-uns, Monsieur de Bernières qui s’est chargé de nos affaires, et qui nous envoie nos nécessitez, est celui à qui il faudroit s’adresser. Pour l’amour de Jésus-Christ que vous aimez, rendez-vous la médiatrice des pauvres filles Sauvages. Un grand nombre se va perdre si nous ne les retirons de ce malheur; et nous ne le pouvons faire à cause de notre impuissance, tant du vivre que du logement. […]

L.66  De Québec, à Mademoiselle de Luynes, 29 septembre 1642.

[…] Nous avons reçu votre aumône par le moien de Monsieur de Bernières, je vous en rends mes très-humbles remercimens : sans ce secours je croi qu’il nous eût fallu renvoyer nos Séminaristes dès cette année, comme je croi qu’il faudra faire à l’avenir, ainsi que Monsieur de Bernières nous le signifie pour les causes que je vous dirai, ce qui nous seroit une privation très-sensible, à laquelle néanmoins il nous faut résigner, si notre bon Jésus le veut; nous sommes ses servantes qui devons baisser le col a ses jugemens. Vous sçavez la grande affection qu’a eu pour nous notre bonne fondatrice, qui nous a amenées en Canada avec une générosité, comme tout le monde sçait, des plus héroïques. Elle a demeuré un an avec nous dans ce même sentiment et dans un cœur tout maternel, tant à notre égard qu’envers nos Séminaristes. Elle commença ensuite à vouloir visiter les Sauvages de temps en temps, ce qui étoit très-louable : peu de temps après elle nous quitta tout à fait ne nous venant visiter que peu souvent. On jugeoit de là qu’elle avoit de l’aversion de la clôture, et que n’étant pas Religieuse, il étoit raisonnable de la laisser à sa liberté. De notre part nous estimions que pourveu qu’elle nous aidât de son bien ainsi qu’elle s’étoit engagée de parole à laquelle nos amis et nous nous étions confiez, cette retraite ne feroit point de tort au Séminaire. Cependant le temps se passoit et son affection à nous établir diminuoit de jour en jour. Ce qui retarda encore beaucoup nos affaires, c’est que les personnes qui vinrent l’an passé pour établir l’habitation de Mont-Réal, qui sont un Gentilhomme et une Damoiselle de France, ne furent pas plutôt arrivez qu’elle se retira avec eux /[242]. Elle reprit ensuite ses meubles et plusieurs autres choses qui servoient à l’Église et au Séminaire et qu’elle nous avoit donnez. Nous laissâmes tout enlever sans aucune répugnance, mais plutôt, à vous dire mon cœur, en les rendant je sentois une grande joie en moy-même, m’imaginant que notre bon Dieu me traittoit comme saint François que son Père abandonna, et à qui il rendit jusqu’à ses propres habits. Je me dépouillé donc de bon cœur de tout, laissant le Séminaire dans une très-grande pauvreté : Car comme cette bonne Dame s’étoit jointe à nous, et que tout ce qu’elle avoit servoit en commun, nous nous passions de ce qu’elle avoit avec les meubles que nos Mères de France nous avoient donnez pour notre usage, sa fondation étant si petite, qu’elle n’eût pas suffi à nous meubler pour nous et pour nos Séminaristes. Par cette retraite elle ne nous a pas laissé pour coucher plus de trois Séminaristes, et cependant nous en avons quelquefois plus de quatorze. Nous les faisons coucher sur des planches mettant sous elles ce que nous pouvons pour en adoucir la dureté, et nous empruntons au magazin des peaux pour les couvrir, notre pauvreté ne nous permettant pas de faire autrement. De vous dire que notre bonne fondatrice a tort, je ne le puis selon Dieu : Car d’un côté, je voi qu’elle n’a pas le moien de nous assister étant séparée de nous, et son bien n’étant pas suffisant pour l’entretenir dans les voiages qu’elle fait : D’ailleurs comme elle retourne dans le siècle il est juste qu’elle soit accommodée selon sa qualité, et ainsi nous n’avons nul sujet de nous plaindre si elle retire ses meubles : et enfin elle a tant de piété et de crainte de Dieu, que je ne puis douter que ses intentions ne soient bonnes et saintes. Mais ce qui m’afflige sensiblement, c’est son établissement à Mont-Réal où elle est dans un danger évident de sa vie à cause des courses des Hiroquois, et qu’il n’y a point de Sauvages sur le lieu. Et ce qui est le plus touchant, elle y reste contre le conseil des Révérends Pères et de Monsieur le Gouverneur qui ont fait tout leur possible pour la faire revenir : Ils font encore une tentative pour lui persuader son retour, nous en attendons la réponse qu’on n’espère pas nous devoir contenter. Ce grand changement a mis nos affaires dans un très mauvais état : Car Monsieur de Bernières qui en a la conduite me mande qu’il ne les peut faire avec le peu de fondation que nous avons qui n’est que de neuf cens livres. Les Mères Hospitalières en ont trois mille et Madame la Duchesse d’Aiguillon leur fondatrice les aide puissamment; avec tout cela elles ont de la peine à subsister. C’est pourquoi Monsieur de Bernières me mande qu’il nous faut résoudre si Dieu ne nous assiste d’ailleurs, de congédier nos Séminaristes et nos ouvriers ne pouvant suffire à leur entretien, puisque pour paier seulement le fret des choses qu’il nous envoie, il lui faut trouver neuf cens livres qui est tout le revenu de notre fondation. Et de plus, dit-il, si Madame votre fondatrice vous quitte, comme j’y voi de grandes apparences, il vous faudra revenir en France, à moins que Dieu ne suscite une autre personne qui vous soutienne.

A ces paroles ne direz-vous pas, Mademoiselle, que tout est perdu? En effet on le croiroit s’il n’y avoit une providence amoureuse qui a soin des plus petits vermisseaux de la terre. Cette nouvelle a beaucoup affligé nos amis qui en sçavent l’importance, et néanmoins mon cœur est en paix par la miséricorde de notre bon Jésus pour lequel nous travaillons. Dans la confiance que j’ay en son amour, j’ay résolu de retenir nos Séminaristes et d’aider nos pauvres Sauvages jusqu’à la fin. J’ay encore retenu nos ouvriers pour bâtir le Séminaire, espérant qu’il ne nous a pas amenées ici pour nous détruire et nous faire retourner sur nos pas. Si pourtant sa bonté, ou son aimable justice le vouloit pour châtier mes péchez, me voilà prête d’en recevoir la confusion à la veue de toute la terre: Il ne m’importe ce qui m’arrive, pourveu qu’il en tire sa gloire : Et à l’heure que je vous écris, mon cœur possède une paix si accomplie que je ne vous la puis exprimer : J’ay une singulière satisfaction de vous le dire comme à celle que j’aime et que j’honore le plus en ce monde. Oui, Mademoiselle, puisque votre humilité se porte jusqu’à me vouloir honorer de votre affection et bienveillance, vous avez si fort gagné mon cœur, qu’il ne se peut empêcher de vous dire les biens et les maux qui lui arrivent.

Après ce que Monsieur de Bernières m’a écrit, il sera sans doute épouvanté voiant que je lui demande des vivres comme à l’ordinaire, et de plus que je lui envoie des parties pour six mille livres qui ont été emploiées à paier les gages de nos ouvriers, et à l’achat des matériaux de notre bâtiment, sans parler du fret du vaisseau : Car en tout cela nous n’avons que la providence de notre bon Dieu : On dit que tout est perdu, et cependant je me suis sentie portée intérieurement à poursuivre ce que notre Seigneur nous a fait la grâce de commencer en sa nouvelle Église. L’arrivée des vaisseaux nous donnera une nouvelle instruction, et peut-être un nouveau courage pour travailler plus que jamais au service de notre Maître.

[…]

Comme j’étois sur le point de finir cette lettre, il est arrivé une barque de Mont-Réal qui nous apprend que cette bonne Dame est résolue d’y passer l’hiver parmi les dangers. Je vous avois bien dit que ses intentions sont bonnes et saintes, car elle m’écrit avec une grande cordialité et me mande que le sujet qui la retient à Mont-Réal, est qu’elle cherche le moien d’y faire un second établissement de notre ordre au cas qu’elle rentre dans la jouissance de son bien. Mais je n’y voi nulle apparence, et le danger où elle est de sa personne me touche plus que toutes les promesses qu’elle me fait. Voilà le vaisseau prest de lever l’ancre, ainsi il faut que je finisse et que tout de nouveau je vous rende mes très-humbles remercimens de tous vos bienfaits. Et à l’égard de l’affection que mon cœur a pour vous, la parole est trop foible pour l’exprimer : Que l’amour infini de notre aimable Jésus vous le dise donc, puisque lui seul sçait ; que je suis toute vôtre; Oui sans réserve je suis votre très-humble.

De Québec le 29. Septembre 1642.

L.143. De Québec, à son Fils, 9 septembre 1652.

[…] Madame notre Fondatrice est aussi dans la même disposition quant à sa vocation, mais non pas pour son retour en France, Dieu ne luy ayant pas encore donné cette grâce de dénuement, au contraire, elle a de si forts mouvemens de nous bâtir une Église, que les insultes des Hiroquois n’empêchent pas qu’elle ne fasse amasser des matériaux pour ce dessein. On la persuade fortement de n’y pas penser, mais, elle dit, que son plus grand désir est de faire une maison au bon Dieu; ce sont ses termes, et qu’en suite elle luy édifiera des temples vivans : Elle veut dire, qu’elle fera ramasser quelques pauvres filles françoises écartées, afin de les faire élever dans la piété, et de leur donner une bonne éducation qu’elles ne peuvent avoir dans leur éloignement. Elle n’a point eu d’inspiration de nous aider dans nos bâtimens; tout son cœur se porte à son Église, qu’elle fera faire peu à peu de son revenu qui est assez modique. Monsieur de Bernières luy a envoyé cette année cinq poinçons de farine qui vallent ici cinq cens liures. Il nous a aussi envoyé une horologe, avec cent livres pour nos pauvres Hurons. Que direz-vous à tout cela? Pour moy toute ma pante intérieure est de me laisser conduire à une si aimable providence, et d’agréer tous les événemens que sa conduite fera naître de moment en moment sur moy. […]

L.183 De Québec, à son Fils, septembre-octobre 1659. [Laval]

Mon très-cher et bien-aimé Fils. Ce m’a été une grande privation de voir un Navire arrivé, et de ne point recevoir de lettres de votre part. J’ay pourtant été toujours persuadée que vous m’aviez écrit; mais j’ay cru, et je ne me suis pas trompée, que vos lettres étoient dans le premier vaisseau, qui nous apportoit la nouvelle que nous aurions un Evêque cette année, mais qui n’a paru que long-temps après les autres. Ce retardement a fait que nous avons plutôt reçu l’Évêque que la nouvelle qui nous le promettoit. Mais ça été une agréable surprise en toutes manières : Car outre le bonheur qui revient à tout le pais d’avoir un Supérieur Ecclésiastique, ce lui est une consolation d’avoir un homme dont les qualitez personnelles sont rares et extraordinaires. Sans parler de sa naissance qui est fort illustre, car il est de la maison de Laval, c’est un homme d’un haut mérite et d’une vertu singulière. J’ay bien compris ce que vous m’avez voulu dire de son élection; mais que l’on dise ce que l’on voudra, ce ne sont pas les hommes qui l’ont choisi. Je ne dis pas que c’est un saint, ce seroit trop dire : mais je dirai avec vérité qu’il vit saintement et en Apôtre. Il ne sçait ce que c’est que respect humain. Il est pour dire la vérité à tout le monde, et il la dit librement dans les rencontres. Il falloit ici un homme de cette force pour extirper la médisance qui prenoit un grand cours, et qui jettoit de profondes racines. En un mot sa vie est si exemplaire qu’il tient tout le pais en admiration. Il est intime ami de Monsieur de Bernières avec qui il a demeuré quatre ans par dévotion; aussi ne se faut-il pas étonner si aiant fréquenté cette échoie il est parvenu au sublime degré d’oraison où nous le voions. Un Neveu de Monsieur de Bernières l’a voulu suivre /[243]. C’est un jeune Gentilhomme qui ravit tout le monde par sa modestie. Il se veut donner tout à Dieu à l’imitation de son Oncle, et se consacrer au service de cette nouvelle Église : Et afin d’y réussir avec plus d’avantage, il se dispose à recevoir l’Ordre de Prêtrise des mains de notre nouveau Prélat. Je vous ay dit que l’on n’attendoit pas d’Evêque cette année. Aussi n’a-t-il rien trouvé de prest pour le recevoir quand il est arrivé. Nous lui avons prêté notre Séminaire qui est à un des coins de notre clôture et tout proche la Parroisse /[244]. Il y aura la commodité et l’agréement d’un beau jardin : Et afin que lui et nous soions logez selon les Canons; il a fait faire une clôture de séparation. Nous en serons incommodées, parce qu’il nous faut loger nos Séminaristes dans nos apartemens; mais le sujet le mérite et nous porterons cette incommodité avec plaisir jusqu’à ce que sa Maison Episcopale soit bâtie. […]

L.185 De Québec, à son Fils, 17 septembre 166o.

[…] Monseigneur notre Prélat est tel que je vous l’ay mandé par mes précédentes, scavoir très-zélé et inflexible. Zélé pour faire observer tout ce qu’il croit devoir augmenter la gloire de Dieu; et inflexible, pour ne point céder en ce qui y est contraire. Je n’ay point encore veu de personnes tenir si ferme que luy en ces deux points. C’est un autre saint Thomas de Villeneuve pour la charité et pour l’humilité, car il se donneroit luy-même pour cela. Il ne réserve pour sa nécessité que le pire. Il est infatigable au travail; c’est bien l’homme du monde le plus austère et le plus détaché des biens de ce monde. Il donne tout et vit en pauvre, et l’on peut dire avec vérité qu’il a l’esprit de pauvreté. Ce ne sera pas luy qui se fera des amis pour s’avancer et pour accroître son revenu, il est mort à tout cela. Peut-être (sans faire tort à sa conduite) que s’il ne l’étoit pas tant, tout en iroit mieux; car on ne peut rien faire ici sans le secours du temporel : Mais je me puis tromper, chacun a sa voye pour aller à Dieu. Il pratique cette pauvreté en sa maison, en son vivre, en ses meubles, en ses domestiques; car il n’a qu’un Jardinier, qu’il prête aux pauvres gens quand ils en ont besoin, et un homme de chambre qui a servi Monsieur de Bernières. Il ne veut qu’une maison d’emprunt, disant que quand il ne faudroit que cinq sols pour luy en faire une, il ne les voudroit pas donner. En ce qui regarde néanmoins la dignité et l’authorité de sa charge, il n’omet aucune circonstance. […]

L.192 De Québec à son Fils, 2 novembre 1660

[…]Monseigneur notre Prélat a été de votre sentiment, il a même fait apprendre la langue à Monsieur de Bernières pour les aller instruire; […]

L.269 De Québec, au P. Poncet, Jésuite, 25 octobre 1670. [de la Peltrie - le voyage]

Mon Révérend Père. Vous avez prié Madame de la Peltrie de vous mander de certaines choses que j’ay bien veu que sa vertu ne lui permettoit pas d’écrire. Je n’ay pas voulu faire de violence à sa pudeur, mais comme je sçay l’histoire, j’ay mieux aimé dérober quelque peu de temps à mes occupations pour vous en faire moy-même le récit.

Je vous dirai donc que cette Dame après la mort de Monsieur de la Peltrie son Mari, se porta d’une façon toute particulière à la pratique de la vertu. Elle sortit de sa maison contre le gré de Messieurs ses Parens, qui avoient tant d’amitié et de tendresse pour elle, qu’à peine la pouvoient ils perdre de veue. Elle fut demeurer à Alençon, où elle ne voulut pas demeurer chez Monsieur de Vaubougon son Père pour éviter les sollicitations qu’il lui eût peu faire de se remarier. Étant ainsi établie à sa liberté elle faisoit beaucoup d’actions de charité, logeant et servant les pauvres, et retirant en sa maison des filles perdues pour les retirer des occasions de péché. Quelque aversion qu’elle eût du mariage son Père ne laissa pas de lui en parler et de la presser d’y entendre une seconde fois. Comme elle donnoit autant de refus qu’il faisoit d’instances, il lui défendit l’entrée de sa maison et lui dit qu’il ne la vouloit jamais voir. Ce traitement l’obligea de se retirer quelque temps dans une maison religieuse, où elle ne fut pas exempte d’importunité à cause de la proximité de ses Parens. En ce temps-là le Révérend Père le Jeune fit imprimer une Relation par laquelle il exhortoit ses lecteurs à donner du secours aux Sauvages, et où entre les motifs qu’il donnoit, il disoit ces paroles touchantes : Ah ! Ne se trouvera t’il point quelque bonne et vertueuse Dame qui veuille venir en ce pais pour ramasser le sang de Jésus-Christ en instruisant les petites filles Sauvages ? ces paroles lui pénétrèrent le cœur en sorte que depuis ce temps là son esprit fut plus en Canada qu’en elle-même. Avec ces sentimens qu’elle conservoit en son âme elle fut obligée de retourner à Alençon, où le décez de Madame sa Mère la rappella. Elle y tomba elle-même malade à la Mort, en sorte que les Médecins l’aiant abandonnée, ils ne la visitoient plus que par honneur et par cérémonie. Comme on l’attendoit à expirer, il lui vint un mouvement de faire vœu à saint Joseph Patron du Canada, que s’il lui plaisoit d’obtenir de Dieu sa santé, elle iroit en ce pais et y porteroit tout son bien, qu’elle y feroit une maison sous son nom et qu’elle se consacreroit elle-même au service des filles Sauvages. Pendant que tout cela se passoit en son esprit, il y avoit là des personnes qui de la part de Monsieur son Père lui vouloient faire rompre le testament qu’elle avoit fait, et lui-même la pressoit fort de le faire. Pour toute réponse elle le supplia de la laisser mourir en paix, ce qui l’offença étrangement. Dans ce combat elle n’étoit soutenue que des Pères Capucins qu’elle avoit fait appeller pour l’aider à bien mourir. Et il est à remarquer qu’elle étoit si près de la mort qu’on avoit passé la nuit à lui faire un habit de saint François avec lequel elle vouloit être inhumée. Elle s’endormit parmi ces contradictions, et lors qu’on l’attendoit à expirer : Mais à son réveil, contre l’attente de tout le monde, elle se trouva sans fièvre et dans une forte résolution de conserver son bien pour l’exécution de son dessein du Canada. Le lendemain les Médecins aiant apris qu’elle n’étoit pas morte, l’allèrent visiter, et l’un d’eux lui aiant manié le pous et l’aiant trouvée sans fièvre, lui dit par un certain transport : Madame, vous êtes guérie, assurément votre fièvre est allée en Canada. Il ne sçavoit pas ce qui s’étoit passé dans son intérieur, mais elle qui s’en ressouvenoit fort bien le regarda et avec un petit souris lui repartit, oui, Monsieur, elle est allée en Canada. Ses forces étant revenues en peu de temps, son Père lui livra de nouveaux combats, et lui dit que si elle ne lui donnoit le contentement qu’il désiroit, elle le verroit mourir de déplaisir. Plusieurs personnes de qualité et de mérite, même des Religieux entroient dans le sentiment de son Père, et lui conseilloient de se marier. Enfin elle communiqua son dessein à un de vos Révérends Pères, et lui demanda les moiens qu’elle pourroit tenir pour mettre fin à l’affliction de son Père. Ce Révérend Père lui dit que tout cela se pouvoit accommoder, que son Père seroit satisfait, et qu’elle ne tomberoit point dans l’inconvénient qu’elle craignoit : Qu’il connoissoit un Gentil-homme nommé Monsieur de Bernières Thrésorier de France à Caen qui menoit une vie de saint, et qu’il le faudroit prier de la faire demander en mariage pour y vivre comme frère et sœur. Cela fut conclu, et sans différer davantage, elle écrivit à Monsieur de Bernières pour le supplier de la demander en mariage à son Père avec lequel elle étoit alors en bonne intelligence, parce qu’elle lui avoit promis de lui donner le contentement qu’il désiroit.

Monsieur de Bernières qui étoit un homme pur comme un Ange, aiant reçu la lettre de Madame de la Peltrie, fut surpris au delà de ce qu’on se peut imaginer, et ne sçavoit que répondre à une proposition si peu attendue. Il consulta son Directeur et quelques personnes de piété qui lui persuadèrent d’embrasser ce dessein, l’assurant qu’ils connoissoient Madame de la Peltrie, qui ne le désiroit que pour en faciliter l’exécution. Il m’a dit depuis qu’il fut trois jours sans se pouvoir résoudre quelque estime de vertu qu’on lui donnât de Madame de la Peltrie.

Il souffroit de grands combats craignant de se hazarder dans une occasion si périlleuse; outre que tout le monde sçavoit la résolution qu’il avoit prise de vivre chastement et de ne se marier jamais. Enfin après avoir fait beaucoup de prières pour sçavoir la volonté de Dieu sur cette proposition, il se résolut de passer outre, et sans différer davantage, il écrivit à un Gentilhomme de ses amis nommé Monsieur de la Bourbonnière, pour le prier d’aller trouver Monsieur de Vaubougon, et de lui demander de sa part Madame de la Peltrie sa fille. Cet ami se fit honneur de trouver une occasion si favorable de rendre service à Monsieur de Bernières. Après que Monsieur de Vaubougon l’eut entendu parler, il passa d’une extrémité à une autre et pensa mourir de joie; et ne pouvant quasi parler pour le transport dont son cœur étoit saisi, il pria ce Gentilhomme de voir sa fille et de sçavoir d’elle-même sa volonté. Il la vit et aiant tiré d’elle le consentement qu’il désiroit, ce qui ne lui fut pas difficile, il en alla donner avis à Monsieur de Bernières, qui demeura l’homme du monde le plus empêché, parce qu’il falloit aller à Alençon pour l’exécution du mariage. Monsieur de Vaubougon, qui étoit au lict malade des gouttes, pressoit de son côté sa fille de terminer l’affaire au plutôt : Il faisoit tapisser et parer la maison pour recevoir Monsieur de Bernières et inspiroit à sa fille les paroles qu’elle lui devoit dire pour les avantages de ce mariage. Cependant Monsieur de Bernières qui ne se pressoit pas, ce qui faisoit languir ce bon vieillard, qui voiant que le temps se passoit commença d’entrer en soubçon que sa fille se mocquoit de lui en sorte qu’il vouloit lui faire signer un papier qui lui devoit causer une perte de plus de quarante mille livres. Elle le flatoit, lui disant que Monsieur de Bernières étoit un homme d’honneur qui ne manqueroit pas à sa parole, mais qu’il lui avoit fait sçavoir que ses affaires ne lui pouvoient permettre de faire le voiage de six semaines. Elle le fit néanmoins venir à Alençon en secret, et le fit loger en la maison d’un de ses amis qui lui étoit fidèle, et à qui elle avoit confié tout le secret du Canada. Ils conférèrent ensemble de ce qu’ils pourroient faire pour ce mariage, Le conseil des personnes doctes étoit qu’ils se pouvoient marier et vivre en chasteté : mais pour les intérests temporels, l’on assuroit que ce mariage eût porté préjudice aux affaires du Canada à cause du bien de Madame de la Peltrie, dont les héritiers eussent pu avec le temps faire de la peine à Monsieur de Bernières. La résolution fut qu’ils ne se marieroient pas, mais qu’ils feroient semblant de l’être, et là dessus Monsieur de Bernières retourna en sa maison. Au même temps Monsieur de Vaubougon fut saisi d’une grosse maladie dont il mourut, ce qui fit changer les affaires de face. Madame de la Peltrie demeura libre de ce côté là, mais il lui survint un autre embarras. Sa Sœur ainée et son Beaufrère ne voulurent pas qu’elle entrât en partage du bien de leur Père, et ils la vouloient faire enlever et mettre en interdiction, disant qu’elle donnoit son bien aux pauvres, et que par sa mauvaise conduite elle auroit bien-tôt tout dissipé. Elle fut à Caen en secret pour consulter Monsieur de Bernières, qui l’encouragea puissamment, et par le conseil duquel elle appella au Parlement de Rouen. Elle y fut avec son homme d’affaires qui lui conseilloit de faire serment d’une chose très-juste, et qu’il l’assuroit qu’elle gagneroit son procez. Comme elle étoit fort craintive, elle ne le voulut pas; mais elle s’adressa à Dieu et au glorieux saint Joseph lui réitérant le vœu qu’elle avoit fait de se donner avec tout son bien au service des filles Sauvages, et de fonder à cet effet une Maison d’Ursulines en Canada. Dès le lendemain un Député lui vient dire qu’elle avoit gagné son procez, et qu’elle étoit déclarée capable du maniement de son temporel. Comme l’on avoit eu quelque connoissance de la recherche de Monsieur de Bernières, on croioit qu’elle s’alloit marier, et on la montroit au doigt : Et même des personnes Religieuses lui faisoient en face des reproches, de ce qu’aiant mené une vie dévote et exemplaire, elle la quittoit pour reprendre celle du grand monde. Elle répondoit en souriant et avec modestie, qu’il falloit faire la volonté de Dieu : Ces réponses confirmoient la créance qu’on en avoit et sur tout sa Sœur et ses Parens. Son cœur se sentant extraordinairement pressé d’exécuter son dessein, elle s’en alla à Paris pour en chercher les moiens, et Monsieur de Bernières l’y fut trouver pour l’aider en cette recherche. Comme ils agissoient de concert le Démon suscita un nouveau trouble, sçavoir qu’on cherchoit Madame de la Peltrie pour la mettre en un lieu où elle ne pût dissiper ses biens. Elle étoit seulement accompagnée d’une Demoiselle et d’un laquais à qui elle avoit confié ses secrets, et afin de n’être point surprise dans la nécessité où elle émit de consulter les personnes de piété, elle changeoit d’habit avec sa Demoiselle et la suivoit comme une servante. Ceux qui furent principalement consultez sur une affaire si extraordinaire furent le Père Goudren et Monsieur Vincent, dont le premier émit Général de l’Oratoire, et l’autre de saint Lazare : L’un et l’autre aiant jugé que cette vocation de Madame de la Peltrie étoit de Dieu, Monsieur de Bernières ne pensa plus qu’à chercher le Père qui faisoit à Paris les affaires du Canada. Par une providence de Dieu toute particulière il fut adressé à V. Révérence qui lui donna espérance que ce dessein pourroit réussir : Sur quoi vous prîtes occasion de lui dire, parlant de moy, que vous connoissiez une Religieuse Ursuline à qui Dieu donnoit de semblables pensées pour le Canada, et qui n’attendoit que l’occasion. Lui tout ravi d’une rencontre si heureuse, fut trouver Madame de la Peltrie et lui dit la découverte qu’il avoit faite; la voilà toute pleine d’espérance. V. R. prit la peine de m’écrire de sa part, à quoi je fis réponse avec action de grâces et d’acquiescement moiennant l’Ordre de l’obéissance. On consulte les Révérends Pères Lallemant et de la Haie, et par leur conseil Monsieur le Commandeur de Sillery, et Monsieur Foucquet Conseiller d’État, afin d’avoir leur consentement pour le passage de Madame de la Peltrie, des Religieuses et de leur suite. Cependant pour amuser le monde, Madame de la Peltrie faisoit venir ses meubles d’Alençon, ce qui confirma la créance de son mariage, en sorte qu’on cessa de l’inquiéter. Enfin la résolution fut que l’on me viendroit quérir à Tours, et Monsieur de Bernières et Madame de la Peltrie voulurent bien prendre cette peine. Durant tout le voiage on les prit pour le mari et la femme, et les personnes de qualité qui étoient dans le carrosse en avoient la créance. Étant arrivez à Tours le R. Père Grandami Recteur de votre Collège à qui le R. Père Provincial avoit recommandé de présenter à Monseigneur l’Archevêque Madame de la Croix (c’est le nom que Madame de la Peltrie avoit pris, afin de n’être pas connue) se trouva prest pour s’acquitter de sa commission, ce qu’il fit de si bonne grâce que Monseigneur que l’on croioit devoir être inexorable pour un dessein si extraordinaire, après l’avoir entendu parler et veu les lettres de Messieurs de Sillery, de Lozon, et Foucquet, fut comme ravi de la grâce que Dieu lui faisoit de prendre deux de ses filles pour une si glorieuse entreprise. Le R. Père lui dit le secret de Madame de la Peltrie et de Monsieur de Bernières, comme celle-là sous le nom de Madame de la Croix, et comme tous deux sous l’apparence de mariage avoient fait le voiage et travailloient à l’exécution de cette affaire. Il pria le Père et Monsieur de Bernières de la mener au Monastère, et de donner ordre de sa part à la Révérende Mère Supérieure de lui en donner l’entrée et de lui faire les mêmes honneurs qu’à sa propre personne. Il fut obéi, parce qu’elle fut reçue avec toutes les acclamations possibles. Toute la Communauté assemblée se trouva à la porte, et quand elle parut on chanta le Veni Creator et en suite le Te Deum laudamus. Du chœur on la mena dans une sale où toutes les Religieuses se furent jetter à ses pieds pour lui rendre action de grâce, de ce qu’elle avoit jetté les yeux sur une personne de la Maison pour l’exécution de son dessein. Quand on fut informé que Monsieur de Bernières étoit l’Agent et l’Ange visible de Madame de la Peltrie, les Religieuses avec la permission de leur Supérieure allèrent file à file au parloir se jetter à ses pieds pour lui exposer le désir qu’elles avoient d’être choisies pour ma compagne. La bonne Mère Marie de saint Joseph n’osoit paroître ni déclarer son désir. Je la fis entrer et la présenté moy-même à Monsieur de Bernières. Dès qu’il l’eut veue et entendue parler, il crut que c’étoit celle là que Dieu avoit choisie pour m’accompagner, et il fit auprès de Monseigneur l’Archevêque qu’on nous l’accordât. Il fit dès lors une liaison d’esprit toute particulière avec cette chère Mère, en sorte que Madame, elle et moy n'avions avec lui qu’une même volonté pour les affaires de Dieu. Il se passa bien des choses au sujet des Parens de cette chère Mère, des miens, et de mon Fils, qu’il n’est pas nécessaire de dire en ce lieu.

Nos résolutions étant prises Monseigneur de Tours voulut que nous fussions en sa Maison pour nous donner sa bénédiction, et à cet effet il eut la bonté de nous envoier son carrosse. Il voulut encore conférer avec Madame de la Peltrie en présence du R. Père Grandami, et de Monsieur de Bernières touchant la fondation qu’elle vouloit faire, et il témoigna qu’il vouloit qu’elle fut contractée en sa présence. Monsieur de Bernières le supplia de différer jusqu’à ce que nous fussions à Paris, notre voiage étant extrêmement pressé; mais Madame de la Peltrie déclara verbalement qu’elle donnoit parole de trois mil livres de rente. Ce bon Prélat se contenta de la promesse verbale qu’elle fit, et nous aiant donné sa bénédiction, nous confia ma Compagne et moi à ces deux bonnes âmes, avec une recommandation au Révérend Père de la Haïe, d’agir pour lui en cette affaire, et de nous tenir sa place, pendant que nous serions à Paris. Monsieur de Bernières régloit notre temps et nos Observances dans le carrosse, et nous les gardions aussi exactement que dans le Monastère. Il faisoit oraison, et gardoit le silence aussi bien que nous. Dans les temps de parler, il nous entretenoit de son oraison, ou d’autres matières spirituelles. A tous les gîtes c’étoit lui qui alloit pourvoir à tous nos besoins avec une charité singulière. Il avoit deux serviteurs qui le suivoient, et qui nous servoient comme s’ils eussent été à nous, parce qu’ils participoient à l’esprit d’humilité et de charité de leur Maître, sur tout son Laquais, qui sçavoit tout le secret du mariage supposé.

Lors que nos Révérendes Mères du Faux-bourg de saint Jacques sçeurent notre arrivée à Paris, elles nous firent l’honneur de nous envoier visiter, et de nous offrir leur maison, mais les affaires de Madame de la Peltrie ne nous permettoient pas de nous séparer d’elle, et de nous enfermer si-tôt. Monsieur de Meules Maître d’Hôtel chez le Roi nous prêta sa maison, qui étoit dans le cloître des Pères Jésuites de la Maison Professe, ce qui nous fut très-commode, tant parce que nous y avions des départemens séparez pour Monsieur de Bernières, et pour nous, que pour la facilité que nous avions d’aller entendre la Messe à saint Louis, et d’y recevoir les Sacremens.

Monsieur de Bernières nous accompagnoit par tout, et tout le monde le croioit mari de Madame de la Peltrie, en sorte qu’étant tombé malade, elle demeuroit tout le jour en sa chambre, et les Médecins lui faisoient le rapport de l’état de sa maladie, et lui donnoient les ordonnances pour les remèdes. Son masque étoit attaché au rideau du lit, et ceux qui alloient et venoient, lui parloient comme à la femme du malade. Quoi que nous fussions sensiblement affligées de la maladie de Monsieur de Bernières, tout cela néanmoins nous servoit de récréation et de divertissement. Ce mot de mariage lui donnoit d’autres pensées, car faisant réflexion à la commission qu’il avoit donnée à son ami de demander en son nom Madame de la Peltrie à son père, il disoit, et répétoit : Que dira Monsieur de la Bourbonnière que je me sois ainsi mocqué de lui? Bon Dieu, que dira-t-il? Je n’oserai paroître en sa présence : Toutefois j’irai me jetter à ses pieds pour lui demander pardon. Tout cela se faisoit dans nos récréations, mais nos entretiens ordinaires et presque continuelles étoient de notre Canada, des préparatifs qu’il falloit faire pour le voiage, et de ce que nous ferions parmi les Sauvages dans ce pais barbare. Il regardoit la Mère de saint Joseph qui n’avoit que vingt-deux ans, comme une victime qui lui faisoit compassion, et tout ensemble il étoit ravi de son courage et de son zèle. Pour moi, je ne lui faisois point de pitié : Il souhaittoit que je fusse égorgée pour Jésus-Christ, et il en souhaittoit autant à Madame de la Peltrie. Le Révérend Père Charles Lallemant se chargea de faire préparer en secret tout l’embarquement : Et comme Messieurs de la Compagnie ne purent faire embarquer tout notre bagage, parce que nous avions parlé trop tard, lui et Monsieur de Bernières louèrent un Navire exprès, car Madame de la Peltrie n’épargnoit point la dépense, pouveu qu’elle vint à bout de son dessein.

Huit jours avant notre départ nos Révérendes Mères du Faux-bourg de saint Jacques nous reçurent dans leur Maison avec une charité et cordialité incroiable.

Votre Révérence sçait cc qui se passa au sujet de ma Révérende Mère de saint Jerôme, que nous avions demandée pour Compagne, comme elle tomba malade lors qu’il fallut partir, et comme cet accident noius obligea de passer sans elle, ce qui nous causa une très-sensible affliction : car outre que nous perdions un excellent sujet, nous fûmes obligées de refaire notre contract de fondation, , dans lequel elle étoit comprise: Monsieur de Bernières et Monsieur I.audier Agent de Madame de la Peltrie nous menèrent pour cet effet chez le Notaire, où il y eut un peu de démêlé, parce que ce dernier ne jugea pas à propos que Madame de la Peltrie emploiât dans son contrat cc qu’elle avoit promis à Monseigneur de Tours, parce, disait-il, que nous aiant promis plus que le droit ne permettoit, cela l’eût pu jet ter à l’avenir en des procez avec ses parens. Nous fûmes donc obligées par le conseil de nos amis d’en passer à ce qui pouvoit rendre le traitté valide, sans crainte d’aucune mauvaise conséquence.

Nos affaires étant expédiées à Paris, nous partîmes pour nous rendre à Dièpe, qui étoit le lieu de l’embarquement, Monsieur de Bernières étant toujours notre Ange Gardien avec une charité nonpareille. Nous trouvàmes à Rouen le Révérend Père Charles Lallemant, qui avoit fait préparer toutes choses pour le voiage si secrètement qu’à peine s’en étoit on aperçu dans la maison. Il nous fit la charité de nous conduire à Dièpe, et de faire embarquer nos provisions, et notre équipage, Madame de la Peltrie fournissant à toute la dépense. Monsieur de Bernières se fût embarqué avec nous, pour faire le voiage, si Madame de la Peltrie ne l’eut constitué son Procureur, pour faire la dépense de sa fondation, et pour faire ses affaires en France : car ses parens croioient assurément qu’ils étoient mariez, et sans cela ils nous eussent arrêtées, ou du moins retardées cette année-là. Ce grand Serviteur de Dieu ne nous pouvoit quitter : Il nous mena dans le Navire, accompagné du Révérend Père I.allemant, et tous deux nous rendirent tous les bons et charitables offices nécessaires en cette rencontre où la Mer nous rendoit fort malades. (Enfin il fallut se séparer, et quitter notre Ange Gardien pour jamais, mais quoi qu’il fut éloigné de nous, sa bonté lui fit prendre le soin de nos affaires avec un amour plus que paternel. Dans toute la conversation que nous eûmes avec lui depuis notre première entreveue jusques à notre séparation, nous reconnûmes que cet homme de Dieu étoit possédé de son Esprit, et entièrement ennemi de celui du monde. Jamais je ne lui ai entendu proférer une parole de légèreté, et quoi qu’il fût d’une agréable conversation, il ne se démentoit jamais de la modestie convenable à sa grâce). Votre Révérence en peut rendre un semblable témoignage, aiant eu de grandes conversations avec lui, à l’occasion du dessein de Madame notre Fondatrice, duquel il a été un des principaux instrumens pour le conduire au point, où par la miséricorde de Dieu nous le voions. Voilà, mon cher Père, un petit abbrégé des connoissances que j’ai de ce qui s’est passé au sujet de Monsieur de Bernières et de Madame de la Peltrie : vous pouvez y ajouter foi, parce que je me suis efforcée de le faire avec plus de fidélité que d’élégance et d’ornement.

J’ay fait réponse aux articles que V. R. m’a proposez. Mais pour ce qui est de la Mère de S. Augustin, il faut que je vous ôte un soupçon que je vous pourrois avoir donné à son égard, d’avoir manqué de fidélité à sa Supérieure. Je vous ay dit due sa conduite intérieure et les choses extraordinaires qui se passoient en elle n’étoient connues ni de sa Supérieure, ni de ses Sœurs, au grand étonnement des personnes spirituelles et expérimentées dans les voies de Dieu. Ce n’est pas manque de fidélité ni de soumission, qu’elle a tenu tout cela secret, mais par l’ordre qu’elle en avoit de ses Directeurs, pour la nature de la chose qui eût été capable de donner de la fraieur. Elle avoit quelquefois, à ce qu’on dit, une centaine de Démons en tête, et une fois elle en a eu jusqu’à huit cens dont elle connoissoit L’ordre par une impression du Ciel. Ils la prioient de remuer seulement le doigt pour témoigner qu’elle leur donnoit permission d’agir, et de travailler à la perte des âmes. Mais elle les arrétoit en sorte qu’ils n’osoient remuer. Ils lui faisoient de certaines questions ridicules et impertinentes pour la pluspart, et le R. Père de Brébeuf lui suggeroit ce qu’elle avoit à répondre. Ils luy demandèrent permission de suivre l’armée Françoise lors qu’elle alloit contre les Hiroquois, afin d’empêcher les François de se confesser; mais elle les retint, et cependant presque tous les Soldats firent une confession générale. Ces misérables la faisoient souffrir, de rage qu’ils avoient de ce qu’elle les tenoit captifs, et qu’elle ruinoit tous leurs desseins.

On la voioit quelquefois manquer aux observances régulières, par la permission que ses Supérieurs lui en donnoient à cause de ses souffrances qui la rendoient un sujet de douleurs et de foiblesse. Elle souffroit encore plus dans l’intérieur que dans le corps : Cela ne paroissoit pas tant, mais je le sçai de celui qui avoit la direction de son âme. Pour toutes ces choses extraordinaires, ce n’est pas à moy, mon très-Révérend Père, d’en porter jugement; vous le ferez tel qu’il vous plaira. Mais je me suis sentie obligée de faire une petite réparation de ce que je vous avois écrit, que sa Supérieure ne sçavoit rien de ce qui se passoit en elle; de crainte que vous ne la blâmiez de n’avoir pas eu assez de fidélité envers celle que Dieu lui avoir donnée pour la conduire, et que cette pensée ne diminue l’estime que vous pouvez avoir de sa vertu.


 


 

Bernières cite le Canada

6 Août 1641 L 2,6 Je suis aussi content de demeurer ici comme d’aller en Canada.

M.[245] Allez à la perfection, non parce que c’est un état relevé et sublime, mais parce que Dieu vous y veut. Jamais vous ne devez entreprendre la pratique des vertus par motif de grandeur, et pour devenir plus grand saint, mais seulement pour faire ce que Dieu veut de vous, et ainsi Le contenter. […] Elle est aussi contente de faire peu que beaucoup, pourvu qu’en ce peu elle y voie la volonté de Dieu, et par la même volonté tout lui est agréable. Elle est aussi dégagée de tout ce qui n’est pas Dieu[246]. Elle est morte à soi, et dans cette disposition elle est propre à recevoir les communications de Dieu et ses saintes unions. Elle connaît bien l’inégalité des emplois, dans lesquels Dieu met ses serviteurs. Les uns sont petits, les autres grands. Celui-là seul la contente, que Dieu désire d’elle présentement. La pratique de ceci est douce infiniment, et remplit l’âme d’une paix inconcevable. Quand je mange, je suis aussi content comme quand je fais oraison, puisqu’alors Dieu veut que je mange. Et ainsi de tout, chaque chose en son temps, selon la disposition divine[247]. Je suis aussi content de demeurer ici comme d’aller en Canada, d’être infirme comme d’être sain, d’être inutile comme de travailler. Ma seule joie, mon bien, ma béatitude consistent à contenter Dieu[248]; ce que je fais en faisant sa volonté. Ce n’est que pure humanité, faiblesse, et amour propre que la plupart de nos désirs ; nos craintes nous travaillent, nos amours, nos tristesses. Il ne faut pas qu’une âme s’engage à ne rien désirer, si auparavant elle ne voit la volonté de Dieu ; et toutefois nous nous engageons aux choses par impétuosité, par passion, par pure inclination, et à l’étourdi. Mais une âme de grâce ne fait pas ainsi. Il faut aimer l’effet de la volonté divine, quel qu’il soit, amer ou doux. Les effets de la divine volonté sont bien différents, mais ils sont semblables en ce qu’ils viennent également de lui. Rachel et Léa étaient également filles de Laban ; mais parce que Jacob recherchait son propre contentement, Léa ne lui plaisait pas tant que Rachel[249]. Ainsi en va-t-il des âmes vives en elles-mêmes. Au contraire, il faut aimer les volontés qui renversent nos désirs, comme nous agréerions celles qu’il ferait succéder ; et aimer toutes les croix et les peines, car elles sont des occasions favorables pour trouver Dieu seul.

§

10 Janvier 1641 L 1,2 Imitez le pauvre et humble Jésus.

M[250]. L’esprit de l’humble et pauvre petit enfant Jésus pour très affectionné salut. Je dérobe ce moment aux affaires de Canada, pour vous demander si le pauvre et petit enfant Jésus est le maître de votre cœur, et s’il y règne absolument. Si cela est, vous êtes heureuse, quelque petite et malheureuse que vous soyez aux yeux du monde. […]

§

16 octobre 1643 Pensée sur la pauvreté et l’anéantissement.

[…] On dit, quand un homme ou une communauté a acquis quelque terre. Voilà qui va bien maintenant, il ne faut plus que guerres qui viennent, les ennemis n’emporteront point la terre. L’on peut bien prendre les meubles, l’argent, mais la terre est fixée et ne s’éloigne pas. J’en dis de même de notre terre d’anéantissement : quand l’âme en a pris possession, et pendant qu’elle la garde, elle ne doit rien craindre. La substance de la vie spirituelle est assurée : le monde ni le diable ne peuvent y demeurer, c’est pourquoi ils ne l’emportent point, elle ne leur est pas propre du tout. Oui bien quelques meubles, comme les consolations sensibles, les désirs trop opiniâtres des austérités, le trop grand désir de servir les autres sous prétexte de la gloire de Dieu, d’un autre côté un trop grand désir de la solitude, le désir d’aller en canada, en Angleterre, les belles idées de spiritualité et plusieurs autres. Le diable, la nature et le monde aiment ces sortes de meubles, et une âme qui n’a que cela n’a rien. Mais qu’elle n’ait que la seule terre d’anéantissement, elle est riche pour toujours, de sorte que la prudence surnaturelle nous fait tout mépriser pour tendre là.

Mais quoi ! Qu’y a-t-il de plus grand que d’être tout consommé du désir des austérités, d’avoir de puissants mouvements d’aller convertir les pauvres sauvages en Canada, d’aller en Angleterre y sauver les âmes par milliers ? Oui, oui, cela est bon, je ne voudrais pas le condamner. C’est un peu de meubles qui sont beaux, mais si avec cela une âme n’a de la terre, elle restera pauvre. La terre d’anéantissement seule contient des trésors inépuisables et jamais personne n’a manqué avec elle.

Je crois qu’un couvent de Filles pourrait bien s’établir en cette terre. Je voudrais bien avoir trouvé quelques religieuses pour faire cette fondation. Voilà, Notre Mère, comme je vous fais part de mes folies pour vous récréer, puisque vous l’avez souhaité. […]

§

15 février 1644 LMB Saint Maur

Monsieur, Béni soit Celui qui est éternellement. Notre révérende Mère m’a permis de vous écrire (nonobstant le carême) et vous assurer que vous m’avez extrêmement consolée par votre dernière. Je n’osais m’adresser directement à vous, sachant bien que présentement les affaires du Canada vous occupent, néanmoins j’étais pressée de vous demander par l’entremise de notre bon Frère Monsieur de Rocquelay l’assistance que vous m’avez donnée […]

§

5 novembre 1654 L 1,46 Mon fond, c’est la seule lumière de la Foi.

M[251]. Je connais un certain état d’anéantissement de la créature, si parfait que si l’âme y pouvait arriver, elle vivrait, ce me semble, dans une grande pureté puisqu’elle vivrait hors d’elle-même et en quelque façon, ne serait plus elle-même ni n’opérerait plus elle-même, mais elle agirait en Dieu par Dieu même. Cette lumière me pénètre si fort que je ne puis prétendre à un autre état et je sens mon cœur si fortement touché d’y aspirer que je ne puis l’empêcher d’y tendre. Mais comme cet ouvrage est un pur effet de la miséricorde de Dieu, je demande le secours de vos saintes prières et de toutes les bonnes âmes que vous connaissez. Je sais bien que l’état dont je parle est un grand don de Dieu et qu’il ne se communique qu’après une longue fidélité. Tout cela ne me décourage point, sentant que mon âme y aspire et qu’on lui en donne le mouvement. Tous les ouvrages extérieurs et les emplois mêmes pour le salut des âmes, ne me semblent pas suffisants pour sanctifier parfaitement une personne si cet état d’anéantissement ne survient. Il est vrai que le travail dans de pareils emplois souvent presse Notre Seigneur de le donner. C’est un état passif qui met l’âme tout à fait entre les mains de Dieu pour en disposer selon sa sainte volonté, et en l’intérieur et en l’extérieur. Le Père N. est pour demeurer estropié en France si son mal de pied continue, au lieu d’aller en Canada souffrir le martyre. Et cependant, comme il est dans l’état d’anéantissement, tout cela lui est indifférent pourvu qu’il soit tout à Dieu, à la mode de Dieu et non à la sienne. On est longtemps à connaître que la perfection est au-dedans, non au dehors de l’âme, qu’elle consiste à n’être plus du tout propriétaire de sa volonté, de son jugement et de tout ce qui n’est point Dieu. Je me suis toujours conduit pour N. avec assez de réserve sans m’y appuyer totalement ce me semble. Ce « n’est pas que je ne crois qu’il n’est pas trompé, mais je sais bien aussi qu’il ne faut pas publier indiscrètement ses sentiments sur ce sujet. Il y a de l’obscurité dans cette vie et l’on ne connaît rien avec évidence. Mon fond, c’est la seule lumière de la Foi. C’est elle que je veux suivre, et tout le reste me paraît douteux.

§

16 Janvier 1657 L 2,31 Les trois degrés pour monter au sommet de la montagne.

[…]Notre petit ermitage[252] ne manque pas de prier Dieu pour vous, et pour tous vos chers Messieurs, auxquels vous ferez, s’il vous plaît, nos très affectionnées recommandations. M. N, tend à la mort de soi-même tant qu’il peut. Il n’a encore d’inclination que pour son anéantissement quant à présent. Mais aussi il est préparé à tout ce que Dieu voudra, soit pour la Chine, soit pour le Canada, soit pour demeurer en France, il attend que Dieu lui fasse connaître sa sainte volonté.

§

12 Décembre 1658 L 3,20 Un pauvre chétif homme qui tend à l’anéantissement est capable de tout.

Monseigneur [253], Jésus soit notre unique vie pour le temps et l’éternité. Je ne vous puis exprimer la joie que nous avons tous récemment d’apprendre par vos chères lettres votre Sacre qui a été fait sans doute pour une providence toute particulière de Dieu. Mais un pauvre et chétif homme qui tend à l’anéantissement, pour impuissant qu’il soit, est capable de tout lorsque Dieu se mêle de ses affaires. Vous n’êtes pas, Monseigneur, seulement dans la tendance au néant. Je suis persuadé que vous commencez d’y arriver et qu’ainsi Notre Seigneur a eu plus de soin de votre Sacre que vous même, et que vous pouvez tout en Celui qui vous conforte[254]. Ne quittez jamais (permettez-moi de vous parler de la sorte) cette manière d’agir en esprit de mort et d’anéantissement, quelque effort que vous fassent les prudents et les sages[255], lesquels ne s’y peuvent ajuster. Ils veulent toujours agir appuyés sur leur lumière et les âmes anéanties perdent la leur pour demeurer abîmées en Dieu, qui seul doit être leur lumière et leur tout. Dans le grand emploi que Notre Seigneur met sur vos épaules, et dans toute la conduite de votre vie, ne vous comportez jamais autrement. Vous expérimenterez des secours extraordinaires de Dieu, lequel s’Il ne fait pas réussir ce que vous prétendez pour les affaires extérieures de sa gloire, Il avancera celles de votre intérieur, vous jetant dans une plus grande perte de vous-même et un plus profond abîmement en Lui. Et devenu un même esprit avec Lui, vous honorerez, et glorifierez le Père éternel, comme Il l’a glorifié lui-même[256]. Votre âme trouvera des trésors immenses dans cette sainte pratique d’anéantissement. Je vous l’ai déjà dit plusieurs fois, Monseigneur, que vous avez grande vocation à cet heureux état, et qu’exécutant l’ordre de Dieu sur vous dans la multitude des actions extérieures où vous devez être appliqué, vous arriverez à la perfection. Je vous tiens plus riche d’aller en Canada avec cette grâce, que si vous aviez tous les trésors du monde. Je craindrais pour vous, en vérité, l’abondance d’honneur et de bien temporel. Mais il ne faut rien craindre pour celui qui veut rien en ce monde que se perdre en Dieu. Nous aurions grande consolation de vous pouvoir encore voir une fois avant que de quitter la France, afin de parler à cœur ouvert du divin état d’anéantissement. C’est assez néanmoins que Dieu vous parle lui-même, je L‘en remercie de tout mon cœur.

§

 


 

VI. DOCUMENTS (Québec)

Mme de la Peltrie

>> Marie de l’Incarnation, Correspondance

>> Françoise Deroy-Pineau, Madeleine de la Peltrie…, 1992


 


 

Annales de l’Hôtel-Dieu

>> Les Annales de l’Hôtel-Dieu de Québec 1636-1716 […] Editées dans leur Texte original […] par Dom Albert Jamet […], A l’Hôtel-Dieu de Québec, 1939.

[…]

"Lorsque nous fûmes un peu arangés, nous étudiâmes la langue algonquine; le Reverend Pere Le Jeune nous donna les prieres et le cathéchisme a apprendre par coeur: ce qui fut bientôt fait, tant le désir que nous avions d'instruire ces pauvres peuples nous donnoit de facilité. Ce bon Pere avoit la bonté de venir tous les jours nous montrer a bien prononcer. Cela nous servit beaucoup, car des que nous eûmes dressé des lits pour les malades, on nous en amena un grand nombre, de sorte que la sale se trouvant trop petite, on fit promptement faire un enclos de pieux, ou l'on fit élever quantité de grandes cabanes d'écorces; pour y mettre les (23) Sauvages malades [257], mais cela ne suffisant pas, on prit encore la cuisine, ce qui ne nous incommodoit pas peu, car comme c'etoit la petite vérole, qui est une maladie fort sale, et que les Sauvages n'avoient point de linge, ils êtoient tres infects et cette corruption les avoit tous pourris.

"Il se forma aussy des ulceres et des chancres sur leur corps, en si grande quantité qu'on ne sçavoit par ou les prendre: ce qui nous obligea de leur donner tout ce que nous avions apporté de linge, tant pour l'usage des malades que pour le nôtre, en sorte qu'il ne nous en resta a chacune que deux piesces de chaque façon. Nous défîmes jusqu'à nos guimpes, nos bandeaux et nos velets2, pour faire du charpi', et des compresses, parce que cette toille, quoy que neuve, étoit plus douce et plus fine que le reste de nôtre linge. Nous en cherchâmes pour de largent, mais nous ne trou¬vâmes que de grosse toille de chanvre neuve, ainsy nous en achetâmes seulement pour la changer avec ceux qui voudroient nous en donner de vieille. Nous donnions a des ouvriers une bonne chemise pour deux mauvaises, encore n'en trouvions nous pas assez; nous étions obligées d'ensévelir dans des couvertures ou dans des robbes de castor les sauvages qui mouroient.

"Nos occupations croissoient tous les jours et nous passions souvent les nuits a faire des lexives4, car il ne se trouvoit personne qui voulut ou qui pût nous soulager dans nos travaux. Il n'y avoit en ce pais que tres peu de femmes françoises'. Nous demandâmes a quelques-unes si elles voudroient bien nous blanchir du linge, et que nous lenvoyerions chez elles; elles nous répondirent qu'elles n'y toucheroient pas, quand nous leur donnerions plein nôtre (24) maison d'or et dargent. De plus, il n'y avoit point d'eau ou nous étions; la rivière étoit éloignée [258], nous n'avions ni chevaux ni boeufs pour en faire apporter [259]; tout ce que nos gens pouvoient faire, c'etoit d'en aller querir dans des chaudieres pour les plus pressants besoins. Enfin, dans cette extremité, nous délibérâmes de faire faire un puys dans la cave de la maison ou nous étions, quoy-qu'elle ne fût point a nous; nous ne pûmes en venir a bout qu'à de tres grands frais, mais cela nous fût aussy fort utille.

"Nôtre fatigue fût si grande que nous tombâmes malades toutes trois. Pendant ce tems la, les Reverends Peres Jesuites assistoient nos pauvres Sauvages, et aussy tôt que nous pûmes nous soutenir, celle d'entre nous qui se trouva le mieux, retourna a l'hopital, ou elle trouva un ménage d'homme, c'est a dire fort mal propre et en désordre: le linge etoit de tous côtez pourry et gâté,. et tout étoit si plein d'ordure qu'elle eût bien de la peine a nétoyer.

"Le grand nombre de malades dura assez longtems pour consumer les provisions que nous avions apportées de France, et quo'y-que par le secours et la liberalité de Madame la Duchesse Daiguillon, on nous en eût achetté pour deux ans, elles ne nous durerent que six mois, apres lesquels il fallut emprunter et nous endetter pour continuer nos dépenses jusqu'à l'arrivée des vaisseaux.

"La consolation que nous eûmes parmy tant de miseres et de travaux, qui durerent jusqu'à la fin de fevrier de l'année 1640, c'est que dans la quantité de Sauvages que nous assistames, il n'en mourut aucun sans baptême, quoy-que la petite vérole, par ou le mal avoit commencé, se fût changée dans une autre maladie qui les prenoit a la gorge et qui les enlevoit en moins de vingt quatre heures. Cependant on les instruisoit suffisamment pour pouvoir être baptisez. (25)

"La mortalité fut si grande que le peu de Sauvages qui restoient s'en allerent dans les bois et s'éloignerent de nôtre hôpital qu'ils avoient en horreur; ils le nommerent la maison de mort, et ne vouloient plus y venir. Mais, voyant qu'ils mouroient aussy dans les bois, et que la maladie avoit fait mourir un grand nombre des Sauvages de Tadoussac, du Saguené, des Trois-Rivieres, des Iroquois, des Hurons, des Outayots et de toutes les autres nations, ils revinrent de leur prévention et se rassemblerent a Sillery, d'où ils nous envoyoient leurs malades. Cela les incommodoit beaucoup, plusieurs même mouroient en chemin: ce qui les porta a nous demander instamment que nous allassions demeurer avec eux a Sillery. Nous leur dîmes que cela ne se pouvoit pas pour lors, parce que nous étions dans 1'h'yver, et qu'il n'êtoit pas possible de bâtir une maison dans cette saison, mais que s'ils vouloient venir dans les cabanes que nous avions fait faire pour eux, pendant qu'ils êtoient malades, ils seroient les tres bienvenus, et que nous les assisterions de tout nôtre pouvoir. Ils accepterent cet offre, et nous amenerent des familles entieres dont nous eûmes soin fort longtems. Nous les nourrissions de ce que lon nous prêtoit au magazin de Messieurs de la Compagnie. Quand le tems de la chasse d'orignal fût venu, ils nous quitterent pour y aller et nous laisserent seulement les enfans, les vieillards et les infirmes. Ils êtoient fort contents d'en être ainsy dechargez et de n'être plus obligez de tuer ceux qui ne pouvoient pas les suivre dans leurs voyages comme ils faisoient autrefois.

"Nous passâmes ainsy l'hyver dans une grande necessité. Notre Reverende et chere Mere St Ignace êtant presque toujours malade d'un crachement de sang, nous n'avions pour tout rafraîchissement a luy donner que du lard, des pois et un peu de ris cuit (26) […]


 

 

Catherine de Saint-Augustin

 

>> La Vie de la Mère Catherine de S. Augustin, Religieuse Hospitalière de la Miséricorde de Québec en la Nouvelle-France. Composée par le Reverend Père Paul Ragueneau de la Compagnie de Jésus, Paris, 1671. [ateliers Marquis Limitée de Montmagny, 1977] :

 

Peu inspirant ! ou bien est-ce la faute de Ragueneau ? visions, démons, réparation des fautes d’autrui, « petite fiole remplie de l’ire de Dieu », crainte, Juge, Brébeuf, vision d’une grande croix aux racines très profondes (parallèle à faire avec Marie des Vallées – la « sœur Marie de Coutance » citée p.164)

« Je reconnais aussi que le plus grand honneur que vous me sauriez faire, est d’agréer mes petits et indignes services et souffrances, et d’en disposer comme bon vous semble, sans jamais m’en rendre aucun salaire … que je vous aime seulement … et je suis trop contente. » 166

« J’étais comme folle par la violence que je me faisais pour ne pas acquiescer aux volontez des démons. 167

Influence peu favorable de Brébeuf : « me fit connaître que je devais demander à la sainte vierge la délivrance d’une âme du purgatoire » 186, etc.

Martyre d’amour.

Parallèle avec M. des V. mais Catherine n’a pas rédigée – sauf qq extraits de lettres - assez bons, tranchant sur l’esprit général de la relation.

Beau témoignage d’ une religieuse :

« Je vous assure, ma chere Mere, et soyez-en certaine, que je suis entièrement libre. Ce qu’elle me répéta plusieurs fois, ajoutant, je suis fort bien et sans aucune peine […] Je lui demanday de quelle façon la créature étoit devant Dieu ; elle me répondit, Un pur neant. Mais pourtant vous êtes quelque chose de grand, puis qu’il vous a fait tant de graces ? A quoy elle me répondit, Nonobstant cela, je ne suis rien en moy-même, ny toutes les créatures. Tout vient de Dieu, et tout retourne à Dieu, restant toujours un pur neant. […] il m’est resté seulement dans l’esprit une connaissance fort claire, que toute creature n’est rien, et que Dieu seul est tout en elle…  La grande joie que j’avais de l’entretien … fit que je m’éveillay fort promptement, il me semblait qu’elle était toue proche de moy…220

 

>> Positio, Romae, 1974 :

 

« Une nuit à une heure après minuit, on me fit voir un chemin fort long, assez étroit et tout hérissé d’épines de côté et d’autre, lesquelles étaient très longues et qui brûlaient sans se consommer. … On me dit : il faut que tu passes par ce chemin… » 192

Prière indienne

« Je me trouvais alors sur le plus haut sommet. En bas, tout autour de moi, s'étendait le cercle complet de l'Univers. Et tandis que je me trouvais là, je vis plus que je ne puis raconter et je compris davantage encore. Les formes de tout ce qui touche l'esprit m'apparaissaient sous une perspective sacrée, et je voyais toutes les formes comme elles devraient être, reliées les unes aux autres pour ne former qu'une seule entité. Je vis aussi que le Cercle de Vie de mon peuple était l'un des nombreux cercles qui n'en formaient qu'un, vaste comme la lumière du jour et des étoiles [260]. »


 

 


 

fin

 



[1] A l’est et au nord l’emportent les réformés, au sud la contre-réforme est menée par l’Espagne à la fin de son Siècle d’Or et par Rome. Pris en étau, on a  douté que le royaume de France puisse résister aux offensives venant de tous côtés dont surtout les Flandres espagnoles. Sous la conduite intelligente du cardinal Richelieu l’étau sera desserré. Après une nouvelle période de luttes intestines connues sous le nom de la « Fronde », le jeune Louis XIV renversera le jeu. De la défense du royaume on passera à une phase hégémonique avant de se heurter à toute l’Europe unie et de manquer tout perdre au début du XVIIIe siècle. Puis de nouveau un mouvement de balancier, victoire des révolutionnaires…

 

[2] La vie mystique chez les Franciscains du dix-septième siècle. Tome I. Introductions, Florilège issu de Traditions franciscaines (Observants, Tiers Ordres, Récollets) – Tome II. Florilège de figures mystiques de la réforme Capucine. Ed. du Centre Saint-Jean-de-la-Croix, coll. « Sources mystiques », Tome III. Figures féminines, minimes et héritiers. Études historiques. Dominique Tronc, Pierre Moracchini, Jean-Marie Gourvil.

[3] L’histoire de cette fondation est rapportée par l’historien Pierre Moracchini : La vie mystique chez les Franciscains du Dix-septième siècle, Tome III, « Un grand siècle franciscain à Paris », 100-107.

[4] Nous citons : Histoire générale et particulière du tiers ordre de S. François d’Assize, par le R.P. Jean Marie de Vernon, 1667, Tome second, « La vie des personnes illustres qui ont fleuri dans les siècles quinze seize et dix-sept » : « La vie d'Antoine le Clerc, sieur de la Forest », 527-544. – Antoine le Clerc est contemporain de Vincent Mussart (1570-1637). Ce dernier, que nous venons de rencontrer aux mains des mercenaires suisses,  commença par approfondir ses liens avec le mouvement franciscain en la personne d’une « demoiselle flamande », une tertiaire mentionnée par le même historien Jean-Marie de Vernon, avant de cofonder le Tiers Ordre franciscain français.

[5] [Jean-Chrysostome de Saint-Lô], Traités spirituels et méditatifs  (1651), « Traité premier, Le Temps, la mort et l’éternité ».

[6] P. Claude Prévôt, bibliothécaire de l'abbaye de Sainte Geneviève à Paris, Bibl. Ste Geneviève, ms. 3030, f° 21r°, Archives eudistes (dossier Du Chesnay ‘VIII Bernières’).

[7] Aucun lien ne nous est pas attesté entre Vincent Mussart et Antoine le Clerc mais le rôle central de Mussart comme cofondateur créant le premier couvent de Picpus rend probable une relation entre eux, car le jeune Jean-Chrysostome se rend de Normandie à ce couvent parisien.

[8] [Henri-Marie Boudon], L’homme intérieur ou la vie du vénérable père Jean Chrysostome, religieux pénitent du troisième ordre de S. François, à Paris chez Estienne Michallet, 1684.

[9] Souriau, Deux mystiques normands au XVIIe siècle, M. de Renty et Jean de Bernières, Paris, 1913. – Heurtevent in DS 2.881 sq. - Raffaelle Pazzelli, “Bibliografia del Terz' Ordine Regolare di San Francisco in Francia”, notice “8. Jean Chrysostome de Saint-Lô”, 76-79 in Analecta TOR, vol. XXIII, 152, 1992.

[10] Nicolas Caussin (1583-1651), humaniste et confesseur de Louis XIII.

[11] Citation relevée par le P. du Chesnay : Bibl. Ste Geneviève, ms. 3030, f° 21r° (Archives Eudistes, dossier du Chesnay « VIII Bernières »).

[12] Expériences II,  «  4. Franciscains, Jean-Chrysostome… » , 361 sq.

[13] Boudon, L’homme intérieur…, op. cit., 378.

[14] D. Tronc, “Une filiation mystique : Chrysostome de Saint-Lô, Jean de Bernières, Jacques Bertot, Jeanne-Marie Guyon”, XVIIe siècle, op.cit.

[15] Bremond, Sentiment religieux, VII, 321 sq.

[16] Des traces de brûlures datent du bombardement de Caen en août 1944 : sur trois religieuses, seule celle qui transportait le précieux trésor du couvent survécut… (comm. lors de notre saisie photographique réalisée à Caen en 2002).

[17] Pagination double des feuillets du ms.

[18] Souriau, op. cit., deuxième partie, chap. II consacré à Jourdaine.

[19] Souriau, Deux mystiques, 112 ; Boudon, Œuvres II, Migne, 1311.

[20] Jean de Bernières, , Le Chrétien intérieur textes choisis suivis des Lettres à l’Ami intime, Arfuyen, 2009.

[21] Lettre à l’Ami intime n°18.

[22] Souriau, Deux mystiques…,196.

[23] Au sens spirituel, car le couvent (disparu, proche de l’actuelle église Saint Jean) donnait sur la « Grande Rue de St Jean », dans « l’île » de Caen, zone plate de « Prairies » entre l’Orne et son bras (Plan de de la Ville et du Château de Caën, 1718).

[24] Bernières, Chrétien Intérieur, 565.

[25] Bernières, Œuvres Spirituelles, II, 122.

[26] Henri-Jean Martin, Livre, pouvoirs et société à Paris au XVIIe siècle, Droz, 2 tomes, 1969, 1999, 785,  citant Souriau, 247.

[27] La famille Helyot est remarquable : Marie Hélyot (1644-1682) et Claude Hélyot (1628-1686) constituent un couple mystique dont le P. Crasset nous a livré le témoignage.

[28] Henri-Jean Martin, op.cit., 951.

[29] Survient un procès prévisible entre éditeurs, dû à un succès inattendu. Les deux titres étaient trop proches même si les contenus différaient largement : 531 pages pleines succédaient à 165 pages aérées ! L’éditeur rouennais Grivet est condamné (sans amende) et l’éditeur parisien Cramoisy devient propriétaire des deux titres avec une exclusivité de neuf  ans. Ce dernier est le grand gagnant, car il va rééditer de nombreuses fois le Chrétien : non pas selon sa forme courte initiale  mais selon la version ample en huit livres compilée par d’Argentan et publiée chez le perdant ! Le même titre sort donc successivement chez deux éditeurs ennemis.    On trouvera le récit circonstancié de l’histoire des éditions dans Bernières, Œuvres Mystiques I , cit.infra.

[30] Jean de Bernières, Le Chrétien intérieur, textes choisis suivis des lettres à l’Ami intime, op.cit. ; Jean de Bernières, Œuvres Mystiques  I, L’Intérieur chrétien suivi du Chrétien intérieur augmenté des Pensées, Edition critique avec une étude sur l’auteur et son école par Dominique Tronc, Ed. du Carmel, coll. « Sources mystiques », 2011 ; Œuvres Mystiques II, Correspondance, Edition critique présentée par le P. Éric de Reviers, bénédictin de l’abbaye de Kergonan, même collection, à paraître.

[31] Rencontres autour de Monsieur de Bernières mystique de l’abandon et de la quiétude (Thierry Barbeau, John Dickinson, Jean-Marie Gourvil, Isabelle Landy, Joël Letellier, Bernard Pitaud, Éric de Reviers, Dominique Tronc, Annamaria Valli, textes de Jean  de Bernières), coll. « Mectildiana », Editions Parole et Silence, sous presse.

[32] Réduction de la copie du XIXe siècle : Il ne faut pas oublier ici la maison nommée l’Hermitage que (p.86) Monsieur de Bernières frère de notre révérende Mère Fondatrice fit bâtir dans l'avenue qui conduit à notre cours du dehors. Ce bâtiment fut commencé en 1646 et achevé en 1649. La Communauté ayant acheté le fonds, Mr de Bernières donna 2130 livres, demandant le logement pendant sa vie. Il y reçut plusieurs ecclésiastiques, parmi lesquels Mr de la Boissière qui fut évêque dans les pays étrangers, Mr Louis de Laval évêque de Québec et Mr Bertot, qui a été notre supérieur. / Le 27 décembre 1651, les Habitants de Saint-Lô

[33] P. Milcent, Saint Jean Eudes, Un artisan du renouveau chrétien au XVIIe siècle, Cerf, 1992, 44. Cit. suivante : 43.

[34] Ch. Berthelot du Chesnay, Les Missions de Saint Jean Eudes…, Procure des Eudistes, 1967.

[35] J. Eudes, La vie et le royaume de Jésus dans les âmes chrétiennes, Lethielleux, 1947.  

[36] DS 1.1136/38 ; art. « Chrysostome de Saint-Lô » par R. Heurtevent, excellent connaisseur du groupe ; DS 2.884  et l’étude antérieure de Bremond, Histoire…, VII, Chapitre V, « Le vigneron de Montmorency et l’école de l’oraison cordiale », [321-373] ; DS 4.1609 résume bien une vie mouvementée.

[37] Jean Aumont, L’ouverture intérieure du royaume de L’AGNEAU OCCIS dans nos coeurs avec le total assujettissement de l’âme à son divin empire, où il sera brièvement traité de la vraie et sainte oraison et récollection intérieure... y faisant voir premièrement les sept sortes de captivités et enchaînements du péché et du propre amour, qui scellent et captivent notre âme, la tiennent et retiennent à elle-même... par un PAUVRE VILLAGEOIS..., Paris, Denys Bechet et Louis Billaine, 1660. [606 pages ; suivi de] Abrégé pratique de l’oraison de recueillement intérieur en Jésus crucifié [104 pages] ; Table des matières [par sujets].

[38] Auteur de L’oratoire du cœur, Paris, 1679.

[39] Madame Guyon connaissait le livre sans l’apprécier : « L’Agneau occis  est un livre où il y a du bon, mais il y a aussi bien des choses que vous ne devez pas approuver. Le bonhomme qui l’a fait est un saint homme, mais comme sa lumière n’était pas étendue, c’est un galimatias ; de plus, il veut qu’on se forme une image de Jésus-Christ avec les armes de la Passion dans le cœur . Ces sortes d’images dans la suite rendent imaginaire et sujet aux visions et représentations, ce qui nuit à l’intérieur. » (Correspondance, III Chemins mystiques, lettre 160). – A distance de trois siècles et demi, le « galimatias » a pris du charme tandis que les « armes de la Passion » ont rouillé.

[40] Bremond, op. cit., VII, [331].

[41] En italiques dans l’imprimé, comme de nombreux passages qui suivront.

[42] Nous citons l’édition de 1660 (Bremond, VII, [332], cite en partie ce même passage).

[43] Titre de la section. Nous omettons ensuite de nombreux soulignements en italiques dans l’imprimé.

[44] Gaston de Renty a été présenté dans Expériences… III, 3. « Spirituels dans le monde, Pratique de la charité, Gaston de Renty (1611-1649) ».

[45] DS 13.363/9 (art. Renty, par R. Triboulet).

[46] La Vie de Monsieur de Renty par Saint-Jure (1651) est traduite et publiée à Londres dès 1658 puis adapté par Poiret et diffusé dans toute l’Europe sous le titre Le chrétien réel (1701). Voir sur l’influence du marquis les pages 166-170 par J. Orcibal, “Les spirituels français et espagnols … chez John Wesley et ses contemporains”, Études…, op. cit.

[47] Nous sommes par contre surpris de son attachement à la visionnaire carmélite de Beaune Marguerite du Saint-Sacrement qui devait avoir une qualité humaine que l’on ne retrouve pas dans sa biographie ni dans les témoignages rapportés par Amelote.

[48] Renty, Correspondance, éd. par R.Triboulet, Desclée de Brouwer, 1978, Lettre 16.

[49] Lettre 315 à Mère Élisabeth de la Trinité, prieure de Beaune, 721.

[50] Lettre 339 à St Jure, 754.

[51] Lettre 387 à St Jure, p.818-819. 

[52] Expériences… II, « 2. Traditions…, Une succession de bénédictines réformatrices, La Mère du Saint-Sacrement et ses bénédictines », 115 sq. – Belle étude de sa spiritualité dans : Il Libretto di Catherine Mectilde de Bar per se sue benedettine, Le Véritable esprit des religieuses adoratrices perpétuelles du très saint sacrement de l’autel (1684-1689), Milano, 2011. - Ici nous privilégions les rapports avec le père Chrysostome, Bernières, Charlotte de Sergent.

[53] Conférence  de L. Cognet, pp. 26-27, dans Catherine [Mectilde] de Bar : Documents historiques, par les bénédictines du Saint-Sacrement, Rouen, 1973.

[54] Fonds Du Chesnay, dossier « Bénédictines du St Sacrement ».

[55] Véronique Andral, Catherine de Bar, Mère Mectilde du Saint-Sacrement 1614-1698, Itinéraire spirituel, Monastère des Bénédictines, Rouen, 1990, 1997 (2e éd. revue).

[56] Entretien avec se filles en 1694, V. Andral, Itinéraire…, op.cit., 186.

[57] Entretien en 1697, Ibid., 206.

[58] La Mère de Blémur entra vers 1678 au monastère de la rue Cassette qui connut  de nombreux visiteurs dont madame Guyon et Fénelon…

[59] Autographe reproduit par V. Andral, Itinéraire…, op.cit., 176 sq..

[60] V. Andral, Itinéraire…, op.cit., 213.

[61] J. Daoust, Catherine de Bar Mère Mectilde du Saint-Sacrement, Tequi, 1979, 22-36.

[62] Par de nombreuses publications citées en deux notes (études sur sa vie, publications de ses écrits) de ce chapitre. - La Bibliographia Mechtildiana, Benediktinerinnen, Köln, 2001, cite 994 références de  travaux.

[63] Lettre au duc de Chevreuse du 10 janvier 1693.

[64] Catherine de Bar, Documents historiques, op. cit., 31.

[65] « Le 7 mai 1630, à l'âge de 15 ans, Jean Yver fût admis au noviciat des capucins et c'est alors que, selon l'usage, il prit le nom de Louis François d'Argentan. Un an après, il fit profession et ses supérieurs l'envoyèrent au couvent de Falaise. Il y demeura jusqu'en 1638 et, à cette date, revient au couvent d'Argentan. [...] En 1641, le père Louis-François était lecteur de philosophie au couvent de Caen, tout en prenant part aux missions prêchées dans la contrée.[...] De 1653 jusqu'à sa mort, nous le voyons occuper les plus hautes charges : deux fois provincial, deux fois définiteur, commissaire général, gardien de plusieurs couvents et, malgré tout, s'adonnant à une prédication ininterrompue » ( Anna-Maria Valli, Tesi, cap. VII, n. 82, cite P. Lefèvre, L'œuvre du père Louis François d'Argentan, capucin ).

[66] Son travail de réécriture, regretté depuis l’évêque d’Avranches Huet, a aidé au rayonnement de l’œuvre en adaptant les écrits « trop mystiques » de son maître à l’esprit ascétique et pieux du temps.

[67] Contrairement à l’opinion de l’érudit Ubald d’Alençon qui le défend (« Nous ne savons pas bien la part de chacun… »), Heurtevent, op. cit., 163, termine ainsi son Chap. IX « La critique de l’œuvre » : « Où commence d'Argentan ? Où finit Bernières? Le premier a tellement voulu agrandir  et embellir l'appartement du second qu'il l'a transformé au point qu'il est délicat d'en vouloir retrouver présentement les cloisons et la superficie primitive. »

[68] Les exercices du chrétien intérieur, où sont enseignées les pratiques pour conformer en toutes choses notre intérieur avec celui de JC et vivre de sa vie, par le R.P.Louis François d’Argentan, capucin, tomes I & II, Paris, chez la veuve d’Edme Martin, 1692 & 1697.

[69] « Avertissement » au Chrétien intérieur « tardif », édité en deux tomes & dix livres (1687).

[70] Ibid., 16e & 19e page de l’ « Avertissement ». Citation précédée par :« Il y a beaucoup de redites [de la part de Bernières] … étant vrai que les lumières et les affections que la grâce répand dans une âme, sont bien souvent les mêmes, sinon qu’elles se perfectionnent toujours dans la suite, et qu’elles la font passer dans des états bien plus purs et plus élevés. Mais on n’y voit pas cette variété de pensées, de matières, ni de sujets qui divertit dans les autres livres, et qui empêche que la lecture n’en soit ennuyeuse. Il a fallu débrouiller tout cela avec assez de fatigue et mettre quelque ordre où il n’y en avait aucun. Et après tout, il s’y trouvera encore peut-être, un peu trop de répétitions… N’attendez pas… » 

 

[71] Réédité dans La vie admirable de Marie des Vallées et son abrégé suivis des Conseils d’une grande servante de Dieu, Sources mystiques, Centre Saint-Jean-de-la-Croix, 2013, 645 sq.

[72] Sinon indirectement, s’adressant à un étranger : « Je vous envoie une lettre d’un grand serviteur de Dieu [Bertot], qui est mort il y a plusieurs années : il était ami de monsieur de Bernières, et il a été mon directeur dans ma jeunesse. » (Lettre au Baron de Metternich, Correspondance I Directions spirituelles, pièce 425). – Madame Guyon s’appuie par contre sur une autorité du début du siècle jamais mise en cause, celle du grand carme mystique aveugle Jean de Saint-Samson (1571-1636).

[73] A. Favre, Jean-Philippe Dutoit, Genève, 1911, 115-118 : « Inventaire et Verbal de la saisie des livres et écrits de M. Dutoit ».

[74] DS 1.1887-1893.

[75] Boudon, Œuvres I, Migne, 77 ; Souriau, Deux mystiques…, 92.

[76] Dont l’unique biographie du P. Jean-Chrysostome.

[77] Titre d’un livre mis vingt-six ans après sa parution à l’Index en 1688 comme « pouvant servir d’occasion aux erreurs quiétistes. »

[78] Souriau, Deux mystiques…, 203, citant Gosselin.

[79] DS 2.939-2.942.

[80] Annales 40 & 41. La lettre est reproduite dans l'appendice à la Correspondance de Marie de l'Incarnation, édition Oury 1971, 949 & 950.

[81] Dom Thierry B. : « Un disciple méconnu de Jean de Bernières… », op.cit

[82] Souriau, op.cit., 239-240 & 381 sur sa brouille avec Mgr de Laval. – Nous omettons ici les notes de Souriau.

[83] Dom Thierry B. : « Un disciple méconnu de Jean de Bernières : le bienheureux François de Laval, premier évêque de Québec (1623-1708) », Rencontres autour de Monsieur de Bernières., 2012.

[84] Souriau, op.cit., 216 sq.

[85] Gosselin I, II (nous renvoyons au notes Souriau).

[86] Dom Thierry B. : « Un disciple méconnu de Jean de Bernières… », op.cit

[87] Souriau, op.cit., 219 – Gosselin II, 237-238.

[88] Dom Thierry B. : « Un disciple méconnu de Jean de Bernières… », op.cit

[89] Souriau, op.cit., 229sq.

[90] Gosselin, II, 180.

[91] Gosselin, II, 231-232.

[92] Gosselin, II, 227.

[93] Gosselin, II, 382.

[94] Gosselin, II, 226-227.

[95] Gosselin, II, 566.

[96] François de Laval a été  présenté à la suite de Bernières, Expériences…, III.

[97] Lettre de l’automne 1689 de François de Laval à l’abbé Milon, prêtre du Séminaire des Missions Étrangères de Paris, Ibid., p. 452.

[98] Jean-Marie de Vernon, Histoire générale et particulière du Tiers Ordre de saint François d'Assize..., tome second, 1667 : « Les Vies des Personnes Illustres qui ont fleury dans les siècles XV, XVI et XVII », Chapitre : « Autres illustres Tertiaires », 587, où Jean de Bernières succède, dans une brève liste qui traverse les siècles et les pays, à : 1. B. Angéline de Corbare, 2. Grégoire IX, 3. Jean aumônier de Clément V, 4. Cal Gaspar Borgia (‘sainteté de son exemple’ !), 5. Cal Gabriel de Treio, 6. l’Abbé Olier [fondateur de Saint-Sulpice]. Il est donc particulièrement mis à l’honneur en compagnie de prélats ! J.-M. de Vernon est un auteur assez sûr qui n’a pas tendance à annexer le tout-venant...

[99] L. Luypaert, « La doctrine spirituelle et le quiétisme », Revue d’Histoire Ecclésiastique, 36 (1940) pages 19-130, en a l’intuition : « La couleur « capucine » de ce groupe pourrait suggérer une hypothèse de recherches pour la filiation… » (page 29, note 1). 

[100] Expériences… II, « 4. Franciscains, Jean-Chrysostome de Saint-Lô », 370 sq.

[101] Cette correspondance entre Chrysostome et Bernières figure en dernière partie de l’ouvrage (édité à Caen par ce dernier) : Divers exercices de piété et de perfection, B. M. de Valognes, réf. C4837, sous le titre « Diversités spirituelles », 93 sq. (‘Je me suis trouvé depuis quelques semaines…’ citation qui suit, pour laquelle Du Chesnay indique un texte parallèle dans les Oeuvres spirituelles [de Bernières], II, pages 13 et 16, lettre du 15.8.1643.), 102 sq. (‘J'ai lu et considéré le rapport de votre oraison’), 131 sq. (‘Comment dois-je conseiller les âmes…’)

[102] Il s’agit de la Règle de Perfection de Benoît de Canfield (1562-1610), qui traite successivement des Volontés extérieure, intérieure, essentielle de Dieu.

[103] Bernières, Œuvres Spirituelles II, 282 (lettre du 15 février 1647 probablement adressée à Catherine de Bar, la Mère du Saint-Sacrement).

[104] Boudon, L’homme intérieur ou vie du vénérable père Jean Chrysostome..., op.cit., 339sq.

[105] Expériences…, III, « 4. Figures féminines, L’influence « sœur Marie… ».

[106] [Jean Eudes], Manuscrit de Québec, Livre VIII, chapitre 8.

[107] Expériences…, II, « 2. Traditions et réformes monastiques, Une succession de bénédictines réformatrices, Charlotte de Sergent », 111-114. – Nous reprenons ici sa relation avec Bernières.

[108] Bremond, Sentiment religieux…, II, 467-484. « Bernières-Louvigny fut un des disciples de Charlotte  », 480.

[109] Mère de Blémur, Abrégé  de la vie de la V. M. Charlotte le Sergent…, 138, 146.

[110] Expériences…, III, « 4. Figures féminines, Marie de l’Incarnation du Canada ».

[111] Lettres, éd. de 1681, préface de dom Claude Martin, cité par dom Oury, Marie de l’Incarnation, 1973, 311.

[112] Dom Claude Martin, La Vie de la Vénérable Mère Marie de l’Incarnation, 1677, Solesmes 1981, 753.

[113] « Sixième état d’oraison …Années 1625 et 1626 », p.35, & « Dixième état d’oraison (1639) », page 39 de l’introduction par P. Renaudin à Marie de l’Incarnation ursuline, Aubier, 1942.

[114] P160, p. 228 ; T4, p. 617. - Chrysostome répond aux questions posées dans ce mémoire. (La transcription dactylographiée faite de ce ms. est disponible au couvent des bénédictines de Rouen : dossier intitulé « Père Jean Chrysostome de Saint-Lô »).

[115] Jacques Bertot Directeur mystique, Textes présentés par Dominique Tronc, coll. « Sources mystiques », Éditions du Carmel, Toulouse, 2005, 58-59.

[116] P160, p. 241a.

 

[117] « Bien avare à qui Dieu ne suffit » : la célèbre devise de madame Acarie.

[118] Bremond II 481 sq. qui renvoie à l’Abrégé de sa vie par la Mère de Blémur, 116-118.

[119] Expériences…, II, 2. Traditions…, Maintien de la règle de saint Augustin,  Épiphane Louys, prémontré, 61-64.

[120] V. Andral, Itinéraire…, op.cit., 73, cite cette lettre de Bernières qui figure dans la biographie rédigée par Gertrude de Vienville (1701), réf. P. 101, p. 320.

[121] Cette section reprend la contribution de Dom Thierry B. : « Un disciple méconnu de Jean de Bernières : le bienheureux François de Laval, premier évêque de Québec (1623-1708) », Rencontres autour de Monsieur de Bernières., 2012. Certaines citations soulignent une profondeur intérieure exceptionnelle chez un évêque du temps - à l’exception bien sûr de Fénelon (1652-1715).

[122] François Pallu sera choisi avec Pierre Lambert de La Motte pour partir dans le Sud-Est asiatique.

[123] [B. de La Tour], Mémoires sur la vie de M. de Laval, premier évêque de Québec, Cologne, Jean-Frédéric Motiens, 1761, p. 7-8. – le topos sur le pus sucé est fréquent au Grand Siècle.

[124] [Robert de Saint-Gilles], Les Oeuvres spirituelles de Monsieur de Bernières Louvigny ou conduite assurée pour ceux qui tendent à la perfection, Paris, Claude Cramoisy, 1670 : Seconde partie contenant les Lettres qui font voir la pratique des Maximes, p. 217-221.

[125] Ibid., p. 335-337.

[126] Nous reprenons : « Marie des Vallées 1590-1656, Influence mystique et postérité de Marie des Vallées », contribution au Colloque du 1er juin 2013 [à Coutances], Vie Eudiste, Hors-série, 39-48, composé essentielleemnt d’un choix de ‘belles feuilles’ extraites de la Vie.

[127] La Vie admirable de Marie des Vallées et son Abrégé …,  op. cit.

[128] Vie, Livre 9, Chap. 6, section 2 « Elle résout des difficultés qu’on lui propose sur la contemplation, et donne des avis fort utiles sur ce sujet ».

[129] Vie, Livre 8, Chap. 8 « Contre la gourmandise… »

[130] En 1919, ses restes furent exhumés et inhumés dans la cathédrale de Coutances, près de l’autel de Notre-Dame du Puits.

[131] Notre édition de la Vie.

[132] Communication mystique.

[133]  “Conseils d’une grande Servante de Dieu appelée Sœur Marie des Vallées”, notre édition de la Vie. Les numéros sont ceux des paragraphes de l’édition originale du Directeur mystique.

[134] Lettre au duc de Chevreuse du 16 mars 1693 (Madame Guyon, Correspondance, t. II Années de Combat, Paris, Champion, 2003, pièce 35, p. 103).

[135] Références des diverses  éditions du Pasteur Poiret par M. Chevallier et nos éditions des œuvres de madame Guyon, Paris, Champion, 2001-2009. – Nous venons de citer trois extraits supra de ces Conseils.

[136] Émile Dermenghem, La vie admirable et les révélations de Marie des Vallées d’après des textes inédits, Paris, Plon-Nourry, 1926.

[137] Julien Green, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. IV, 1975, p. 20.

[138] Julien Green se réfère à la Vie, “Livre sixième. Contenant ce qui appartient aux divins attributs, à Notre Seigneur Jésus-Christ, à sa sainte Passion, au Saint-Sacrement, à la communion et à la confession, Chapitre 2. “L’amour de la sœur Marie vers la divine volonté. Elle l’honore comme sa mère, etc.” . Section 1. Elle regarde et suit en toutes choses la divine volonté. Les créatures nous montrent cette leçon : elle doit être suivie au préjudice de la raison. Voici le dialogue plus complet auquel se réfère Julien Green :

“Se plaignant un jour à Notre Seigneur de l’état où elle était, Il lui dit : « Si j’étais à votre place que feriez-vous ?

“– Attendez, dit-elle, je vous assure que je vous ferais tout ce que l’adorable volonté de Dieu voudrait que je vous fisse.

“– Mais si l’adorable volonté de Dieu voulait que vous me crucifiassiez ?

“– Oui, je vous assure, je vous crucifierais et je frapperais à grands coups de marteau sur les clous pour vous crucifier.

“– Et si elle voulait que vous me missiez en enfer avec les diables, m’y mettriez-vous ?

“– Je vous assure que oui.

“– Et si elle voulait que vous m’y laissassiez plusieurs années parmi des tourments rigoureux, m’y laisseriez-vous ? – Oui, je vous y laisserais!

[139] J.-J. Surin, Correspondance, Paris, Desclée de Brouwer, 1966.

[140] L’analyse comparée de deux figures si différentes (Surin et Marie des Vallées : homme et femme, intellectuel et servante), atteints de la folie de leur époque – on aurait brûlé en Europe sorcières et sorciers par milliers en quelques dizaines d’années –, devrait permettre de trier d’une manière sûre le grain spirituel de l’ivraie psychologique en analysant deux cas au lieu d’un seul (car Michel de Certeau généralise le cas posé par Surin dans sa période malheureuse à l’interprétation de la mystique dans son ensemble, comme auparavant Pierre Janet étendait ses concepts de psychologie religieuse exposés dans De l’Angoisse à l’Extase à partir de l’observation de la seule Madeleine de la Salpêtrière). M des V constitue la meilleure source féminine alternative contemporaine du jésuite Surin.

[145] - Livre sixième. Contenant ce qui appartient aux divins attributs, à Notre Seigneur Jésus-Christ, à sa sainte Passion, au Saint-Sacrement, à la communion et à la confession. Chapitre 2. L’amour de la sœur Marie vers la divine volonté. Elle l’honore comme sa mère, etc. Section 4. Elle est animée de la divine Volonté. Estriveries[145] qui font voir que la divine Volonté est régnante en elle. - De même Bertot : « …mon âme est comme un instrument dont on joue, ou si vous voulez comme un luth qui ne dit ni ne peut dire mot que par le mouvement de Celui qui l’anime. » (Directeur Mystique, t. 2, lettre 6, p. 26)

[147] Livre 9. Chapitre 6. De la contemplation. La sœur Marie a été élevée dès le commencement au plus haut degré de la contemplation. Section 2. Trois sortes de contemplations. Elle résout des difficultés qu’on lui propose sur la contemplation, et donne des avis fort utiles sur ce sujet.

[149] Livre 9. Chapitre 6. De la contemplation. La sœur Marie a été élevée dès le commencement au plus haut degré de la contemplation. Section 2. Trois sortes de contemplations. Elle résout des difficultés qu’on lui propose sur la contemplation, et donne des avis fort utiles sur ce sujet.

[153] Qui est semblable à Dieu ?  cf. Ps 88, 7. - « Ma devise est, après Quis ut Deus, Tu solus sanctus… » ( Mme Guyon, lettre du 12 septembre 1695 au duc de Chevreuse ).

[154] La suite omise est un hymne au saint abandon.

[155] La fin du chapitre considère d’heureuses morts dans l’exercice de la charité ou de martyrs.

[156] Lesdeux derniers paragraphes du chapitre porte sur l’indignité de l’homme et sur l’incertitude du salut.

[157] Nous avons sélectionné la plus grande partie du livre VII : c’est le sommet du Chrétien intérieur (le livre VIII et dernier le récapitule en maximes).

[158] Jean 3, 8.

[159] affaires : occupations, actions.

[160] Théologien et mystique, Gerson (1363-1429) est l’auteur de la Montagne de la contemplation, où il décrit la rupture de l’âme avec le monde pour ne s’attacher qu’à Dieu seul.

[161] Syndérèse : remords de conscience.

[162] Lc 10, 42 : « Cependant une seule chose est nécessaire. Marthe a choisi la meilleure part … » (Sacy).

[163] Le Pseudo-Denys (5e s.) pour qui la connaissance de Dieu, la « théologie mystique », est une montée dans la ténèbre et le silence.

[164] Change : en vénerie, substitution d’une nouvelle bête à celle qui a été lancée d’abord.

[165]  Jr, Lm, 3,1 : « Je suis un homme qui vois quelle est ma misère,  étant sous la verge de l’indignation du Seigneur. » (Sacy).

[166] exemplaire : modèle à suivre.

[167] Ps. 33, 5 : « Approchez-vous de lui, afin que vous en soyez éclairés. » (Sacy).

[168] Accoiser : rendre coi, calme, tranquille.

[169] Catherine de Gênes (1447-1510), la « Dame du pur Amour » très lue au XVIIe siècle (traduite en français dès 1598).

[170] Que seule une grâce éminente peut faire.

[171] apostumes : abcès.

[172] actuelle : en train de se faire, effective.

[173] réplétion : surabondance d’aliments, de sang, d’humeurs (terme médical).

[174] Ps. 66, 1 : Qu’il répande sur nous la lumière de son visage … (Sacy).

[175] se développer : se débarasser .

[176] Allusion à Marie des Vallées (1590-1656), d’origine paysanne, à qui Bernières et ses amis rendaient visite ; il l’admirait beaucoup.

[177] imprimée : image du sceau qui laisse son empreinte sur la cire.

[178] accoiser : rendre coi, apaiser.

[179] Thérèse d’Avila,  Vie, 14, 2 : « La volonté seule se trouve occupée et, sans savoir comment, elle se rend captive … ».

[180] Cant. 8, 4.

[181] immédiatement : sans intermédiaire.

[182] est prévenue de : reçoit d’avance.

[183] Voir Benoît de Canfield, La Règle de perfection.

[184] Marie des Vallées.

[185] vérité de l’imprimé corrigé en volonté.

[186] Allusion au Secrets sentiers de l’amour divin (1623) de Constantin de Barbanson.

[187] Dialogue entre Jésus-Christ et Marie des Vallées : « Où est votre cœur ? - Je n’en sais rien, dit-elle, et je ne  sais pas même si j’en ai un - Je m’en vais vous le faire voir … Voilà votre cœur - Non, dit-elle, ce n’est point le mien, c’est le vôtre. » (ms. de Québec, f°166) – De même : « Le croyant n’a plus d’âme, car elle a disparu - Et où s’en est-elle allée ? - Elle est partie lors du pacte conclu avec Dieu… » Sulamî, La lucidité implacable, Arlea, 1991, 75.

[188] Au sens étymologique : supporter, endurer.

[189] 1 Co II, 15 : « Mais l’homme spirituel juge de tout … ».

[190] infondre : fondre dans, introduire.

[191] DS 1.1136/38 ; art. « Chrysostome de Saint-Lô » par R. Heurtevent, excellent connaisseur du groupe ; DS 2.884  et l’étude antérieure de Bremond, Histoire…, VII, Chapitre V, « Le vigneron de Montmorency et l’école de l’oraison cordiale », [321-373] ; DS 4.1609 résume bien une vie mouvementée.

[192] Jean Aumont, L’ouverture intérieure du royaume de L’AGNEAU OCCIS dans nos cœurs avec le total assujettissement de l’âme à son divin empire, où il sera brièvement traité de la vraie et sainte oraison et récollection intérieure... y faisant voir premièrement les sept sortes de captivités et enchaînements du péché et du propre amour, qui scellent et captivent notre âme, la tiennent et retiennent à elle-même... par un PAUVRE VILLAGEOIS..., Paris, Denys Bechet et Louis Billaine, 1660. [606 pages ; suivi de] Abrégé pratique de l’oraison de recueillement intérieur en Jésus crucifié [104 pages] ; Table des matières [par sujets].

[193] Auteur de L’oratoire du cœur, Paris, 1679.

[194] Madame Guyon connaissait le livre sans l’apprécier : « L’Agneau occis  est un livre où il y a du bon, mais il y a aussi bien des choses que vous ne devez pas approuver. Le bonhomme qui l’a fait est un saint homme, mais comme sa lumière n’était pas étendue, c’est un galimatias ; de plus, il veut qu’on se forme une image de Jésus-Christ avec les armes de la Passion dans le cœur . Ces sortes d’images dans la suite rendent imaginaire et sujet aux visions et représentations, ce qui nuit à l’intérieur. » (Correspondance, III Chemins mystiques, lettre 160). – A distance de trois siècles et demi, le « galimatias » a pris du charme tandis que les « armes de la Passion » ont rouillé.

[195] Bremond, op. cit., VII, [331].

[196] En italiques dans l’imprimé, comme de nombreux passages qui suivront.

[197] Nous citons l’édition de 1660 (Bremond, VII, [332], cite en partie ce même passage).

[198] Bremond, op. cit., VII, [331].

[199] Ruusbroec utilise la comparaison avec les saisons dans ses Noces spirituelles (la gelée blanche du mois de mai à l’époque des consolations, le soleil qui entre dans le signe du Lion lorsque l’homme « sent bouillir le sang de son cœur »). Mais elle est distincte du cycle circulaire de la sève montant des racines aux fruits, ceux-ci croissant puis se détachant de l’arbre et retrouvant la terre pour être servis à la table de la Majesté divine, image de la croissance en l’homme d’une étincelle divine.

[200] Titre de la section. Nous omettons ensuite de nombreux soulignements en italiques dans l’imprimé.

[201] Son disciple Archange Enguerrand retiendra et transmettra ce point premier et fondamental à la jeune madame Guyon : « C’est, madame, que vous cherchez au-dehors ce que vous avez au-dedans… » (Vie par elle-même, 1.8.6).

[202] s’essorer : se dit de l’oiseau qui s’écarte, et qui revient difficilement sur le poing (Littré).

[203] « Lettre à l’auteur. / D’un Serviteur de Dieu, grand ami de M. de Bernières, écrite de Canada. / État d’une âme qui commence d’être et de vivre dans la lumière du centre où de vérité. » Bertot était en relation avec des membres « émigrés » en Nouvelle-France qui venaient du groupe de l’Ermitage animé par Jean de Bernières. – Cette correspondance passive est transcrite en italiques.

[204] Peut-être profond. (Dutoit).

[205] Cf. l’Abandon à la Providence Divine, ouvrage attribué à Caussade, en fait adapté de Madame Guyon.

[206] Se rendre calme, tranquille. (Littré).

[207] Jérôme Lallemant, jésuite (1593-1673) qui dirigea Marie de l’Incarnation (du Canada). Cette dernière en fait grand éloge.

[208] Lettre de Mgr de Laval à M. de Maupas, octobre 1666.

[209] Réf. à Archives du séminaire  de Québec, Lettre circulaire sur la mort de Jourdaine de B, Paris, 29 sept 1670.

[210] Eloge funèbre.

[211] Plus tard gouverneur du Canada.

[212] L’abbé Nercam, prêtre de Saint-Sulpice.

[213] Histoire de la colonie française du Canada, t.II, p.334.

[214] Latour, p.21.

[215] Vie, 197 : nous suivons l’« Addition » de dom Claude Martin au chapitre trois du livre second, correspondant au huitième état de la relation de 1654, qui livre la première relation. Elle est préférable au récit de la seconde relatioon de 1654 car plus fraiche !

Ce que nous annonce dom Claude p. 196 : "Je dirai seulement qu'il y avait près de 20 ans que cela s'était passé lorsqu'elle écrivait cette relation [de 1654]… Car encore que ces faveurs extraordinaires ne s'oublient jamais… Il est difficile néanmoins que quantité de particularités ne s'efface la mémoire… Mais il m'est facile de suppléer à cette omission en rapportant ce qu'elle en écrivit deux ans après lorsqu'elle en avait la mémoire encore toute récente et le coeur tout pénétré".

Relevé devant sa tombe efficiente à Québec, dans le livre de Jamet ouvert à cette page en présentoir, le témoignage de Marie de l'Incarnation, 1932, 142. Le même dom Jamet relève dans son édition de la relation de 1654, ursulines de Québec 1985,173, du passage parallèle (moins bon, comme le signale dom Claude ci-dessus), mis en note a : " Ce ravissement représente le point culminant des grâces extraordinaires de Marie".

Cette Vie présente le grand avantage de la mise en parallèle des sources par le fils dom Claude qui prend la relation de 1654 comme fil conducteur avec des explications pertinentes. Deux livres essentiels suffisent pour MI : la Vie par dom Claude, la Correspondance par dom Claude augmentée par dom Oury. Tous les travaux autour n’apportent que peu (et le ms. des Trois rivières retrouvé depuis serait peu fidèle).

 

 

[216] Nos relevés figurent en Garamond corps 12 pour le spirituel, corps 10 pour les récits « indiens ».

/[217] En marge : Par cet homme elle entend ailleurs saint Joseph Patron du Canada. Mr. de Bernières dans ses mémoires l’explique de lui-même. […]

 

/[218] Le rocher de Québec d’où l’on domine les Laurentides.

/[219] Sur son rôle dans la fondation du Canada et ses rapports avec Marie de l’Incarnation, voir V[ie] 319-320, 351-354, 356-360, 364-366, 377-378, 379-380, 389-390, 624, 753.

[220] Cette lettre ne figure pas dans la Vie imprimée de Dom Claude Martin, mais uniquement sur le manuscrit autographe de Dom Martène.

[221] Claude avait demandé son admission chez les jésuites; le P. Dinet l’avait éconduit (M 15); « il n’osa pas en donner avis à sa mère, mais, elle, l’ayant appris d’ailleurs, lui écrivit cette lettre qui n’a pas été insérée avec les autres »

[222] Claude Martin avait sollicité dans les derniers jours de 1640 son admission au noviciat de la Congrégation des bénédictins de Saint-Maur; le Supérieur général, Dom Grégoire Tarisse l’admit et Claude entrait, le 15 janvier 1641, à l’abbaye de la Trinité de Vendôme où se trouvait le noviciat général; il y prit l’habit le 31 et commença sa probation sous la direction de Dom Paul Rivery; il allait avoir 22 ans

/[223] Paul Chomedey de Maisonneuve, cf. Lettre LIX n. 16. Jeanne Mance était née à Langres en novembre 1606; en 1640, une conversation avec un chanoine de Langres l’avait orientée vers les missions du Canada; venue à Paris, elle avait été mise en rapport avec Madame de Bullion qui lui confia le soin de l’Hôtel-Dieu qu’elle voulait fonder dans la Nouvelle-France, à l’exemple de la duchesse d’Aiguillon. A La Rochelle, sur la route de la Nouvelle-France, elle avait fait la connaissance de Jérôme Le Royer de la Dauversière qui l’avait intéressée à la future colonie de Montréal, elle s’était engagée dans la Société des Messieurs et Dames de Montréal et s’était embarquée en cette qualité; Jeanne Mance avait 35 ans lorsqu’elle arriva à Québec; Madame de la Peltrie se lia d’amitié avec elle et se joignit à elle, cf. DOLLIER DE CASSON, Histoire de Montréal, éd. FLENLEY, 90-100; MARIE-CLAIRE DAVELUY, Jeanne Malice, Montréal, 1934; Annales manuscrites des Ursulines de Québec, année 1641; Annales de l’Hôtel-Dieu de Québec, éd. JAMET, 38-40; voir aussi G. 0URY, Jeanne Mance, Marie de l’Incarnation et Madame de la Peltrie, dans Bull. Soc. hist. et arch. de Langres, XIV, 1968, 322-337.

 

[224] Sainte Symphorose, veuve d’un officier romain, martyrisé pour la foi, qui préféra, pour elle et ses sept fils, la mort à l’apostasie; l’Église la fête avec ses enfants le 18 juillet; Marie de l’Incarnation se réfère sans doute aux leçons qu’elle lisait au Bréviaire pour le IIe Nocturne.

/[225] Probablement Catherine Guyart qui avait épousé Marc Barillet, maître boulanger; elle avait été baptisée le 27 mai 1602 en l’église Saint-Saturnin et s’était mariée au plus tard au début de 1621; elle eut au moins onze enfants, trois nés sur la paroisse Saint-Symphorien, les huit autres sur celle de Saint-Pierre-des-Corps.

/[226] Catherine Guyart avait trois ans de moins que Marie de l’Incarnation.

/[227] refend : mur qui sépare les pièces du dedans d’un bâtiment

/[228] Voir la lettre 133 à son fils, plus précise = à intégrer !

/[229] Henri de Bernières né à Caen vers 1635, fils de Pierre, le sieur d’Acqueville, frère cadet de Jean de Bernières-Louvigny, et de Madeleine Le Breton, cf. A. GOSSELIN, Henri de Bernières, Québec, 1902; A. MAHEUX, dans DBC 94-95. Il était simple tonsuré quand il arriva au Canada; il devait être ordonné prêtre le 13 mars 1660.

/[230]  « Pour loger Mgr à son arrivée, l’on ne trouve point de logis plus propre que celui de nos pensionnaires; on les fit donc déloger au plus vite et nous fûmes obligées de leur laisser la communauté des religieuses pour leur servir de classe. Mgr s’y logea et y a demeuré environ deux ans pendant lesquels il disait quasi tous les jours la messe dans notre église », Annales manuscrites des Ursulines de Québec, 21. Cet arrangement venait de se faire lorsque Marie de l’Incarnation écrit à son fils; très peu de temps après son débarquement, l’évêque avait d’abord trouvé un appartement provisoire chez les Hospitalières, à l’Hôtel-Dieu, cf. Annales de l’Hôtel-Dieu de Québec, éd. JAMET, 105-106 (« Il eut la bonté de nous témoigner dès sa première visite beaucoup d’affection et voulut même nous faire l’honneur de loger chez nous dans un appartement dépendant de l’Hôpital où il demeura près de trois mois avec plusieurs prêtres qu’il avait amenés, ce qui nous causa une grande joie »); c’est donc à la fin de septembre ou au début d’octobre que l’évêque dût s’installer chez les Ursulines; cf. P.-G. RoY, Les résidences de Mgr de Laval à Québec, dans Le vieux Québec, 1 re série, Québec, 1923, 27-32; H. TÊTU, Histoire du palais épiscopal de Québec, Québec, 1896.

 

/[231] La sentence d’excommunication contre les trafiquants d’eau-de-vie avait été portée par Mgr de Laval le 6 mai 1660 (Journal des jésuites, 282; Mandements... des évêques de Québec, 1, 14-15).

/[232] Mgr de Laval quitta Québec le 12 août avec.le P. Ragueneau, cf. Journal des jésuites, 310; il devait revenir le 7 septembre 1663 en compagnie du nouveau gouverneur, M. de Mésy. […]

/[233] Catherine de Saint-Augustin, religieuse de l’Hôtel-Dieu.

/[234] La variole

/[235] [note sur les Iroquois avec références]

/[236] Minime : de la couleur de l’habit des religieux Minimes. Tapabor: sorte de bonnet ou de casquette dont on peut rabattre les bords pour se garantir les oreilles. Simarre : sorte de tunique longue.

/[237] C’étaient pour les Ursulines : Marie de l’Incarnation, Marie de Savonnières de Saint-Joseph, Anne Compain de Sainte-Cécile, Anne Le Boutz de Notre-Dame (de Tours); Cécile Richer de Sainte-Croix (de Dieppe); Marguerite de Flécelles de Saint-Athanase, Anne Le Bugle de Sainte-Claire (de Paris) et Anne de Lézenet des Séraphins (de Ploërmel), toutes religieuses de chœur; la converse était Anne Bataille de Saint-Laurent (de Dieppe).

 

[238] [cf. L.92 fort longue, de l’année précédente (septembre 1645), omise de notre choix, détaillant le traité de paix et sa célébration]

/[239] Le huron s’appelait Louis cf. infra. Il existe quatre récits du combat du Long-Sault : a) celui de Marie de l’Incarnation, rédigé d’après une lettre du P. Chaumonot aujourd’hui perdue et appelé pour cette raison « Mémoire de Chaumonot », Marie de l’Incarnation l’a complétée par le recours au témoignage du huron Louis lui-même; b) celui de RJ 1660 du P. Le Jeune, rédigé probablement durant l’été d’après des sources huronnes; c) celui de Pierre-Esprit Radisson qui rédigea son Journal à Londres en 1668; il n’a pas participé au combat, mais il descendit l’Outaouais peu de temps après et vit les lieux; d) celui de Dollier de Casson, dans son Histoire de Montréal, 1674. Marie de l’Incarnation mentionne ailleurs l’exploit du Long-Sault; de même d’Argenson dans sa lettre du 7 juillet. Tous ces textes ont été réunis par A. POULIOT, op. cit. dans n. 2. [A. POULIOT, S. DUMAS, L’Exploit du Long-Sault, 1 er cahier de la Société historique de Québec, 46; P.-G. RoY, Québec au printemps de 1660, dans Le vieux Québec, 2e série, Lévis, 1931, 10-19.]

/[240] Dom Claude Martin, Le vie de la Vénérable Mère Marie de l’Incarnation, 1677, 1981

/[241] Sur son rôle dans la fondation du Canada et ses rapports avec Marie de l’Incarnation, voir V[ie] 319-320, 351-354, 356-360, 364-366, 377-378, 379-380, 389-390, 624, 753.

/[242] Paul Chomedey de Maisonneuve, cf. Lettre LIX n. 16. Jeanne Mance était née à Langres en novembre 1606; en 1640, une conversation avec un chanoine de Langres l’avait orientée vers les missions du Canada; venue à Paris, elle avait été mise en rapport avec Madame de Bullion qui lui confia le soin de l’Hôtel-Dieu qu’elle voulait fonder dans la Nouvelle-France, à l’exemple de la duchesse d’Aiguillon. A La Rochelle, sur la route de la Nouvelle-France, elle avait fait la connaissance de Jérôme Le Royer de la Dauversière qui l’avait intéressée à la future colonie de Montréal, elle s’était engagée dans la Société des Messieurs et Dames de Montréal et s’était embarquée en cette qualité; Jeanne Mance avait 35 ans lorsqu’elle arriva à Québec; Madame de la Peltrie se lia d’amitié avec elle et se joignit à elle, cf. DOLLIER DE CASSON, Histoire de Montréal, éd. FLENLEY, 90-100; MARIE-CLAIRE DAVELUY, Jeanne Malice, Montréal, 1934; Annales manuscrites des Ursulines de Québec, année 1641; Annales de l’Hôtel-Dieu de Québec, éd. JAMET, 38-40; voir aussi G. 0URY, Jeanne Mance, Marie de l’Incarnation et Madame de la Peltrie, dans Bull. Soc. hist. et arch. de Langres, XIV, 1968, 322-337.

 

/[243] Henri de Bernières né à Caen vers 1635, fils de Pierre, le sieur d’Acqueville, frère cadet de Jean de Bernières-Louvigny, et de Madeleine Le Breton, cf. A. GOSSELIN, Henri de Bernières, Québec, 1902; A. MAHEUX, dans DBC 94-95. Il était simple tonsuré quand il arriva au Canada; il devait être ordonné prêtre le 13 mars 1660.

/[244]  « Pour loger Mgr à son arrivée, l’on ne trouve point de logis plus propre que celui de nos pensionnaires; on les fit donc déloger au plus vite et nous fûmes obligées de leur laisser la communauté des religieuses pour leur servir de classe. Mgr s’y logea et y a demeuré environ deux ans pendant lesquels il disait quasi tous les jours la messe dans notre église », Annales manuscrites des Ursulines de Québec, 21. Cet arrangement venait de se faire lorsque Marie de l’Incarnation écrit à son fils; très peu de temps après son débarquement, l’évêque avait d’abord trouvé un appartement provisoire chez les Hospitalières, à l’Hôtel-Dieu, cf. Annales de l’Hôtel-Dieu de Québec, éd. JAMET, 105-106 (« Il eut la bonté de nous témoigner dès sa première visite beaucoup d’affection et voulut même nous faire l’honneur de loger chez nous dans un appartement dépendant de l’Hôpital où il demeura près de trois mois avec plusieurs prêtres qu’il avait amenés, ce qui nous causa une grande joie »); c’est donc à la fin de septembre ou au début d’octobre que l’évêque dût s’installer chez les Ursulines; cf. P.-G. RoY, Les résidences de Mgr de Laval à Québec, dans Le vieux Québec, 1 re série, Québec, 1923, 27-32; H. TÊTU, Histoire du palais épiscopal de Québec, Québec, 1896.

 

[245] A une personne de qualité, touchant les moyens de la perfection. La veille, le 5 Août, le Père St Jure lui écrit de Paris. Bernières gardera cette lettre et la confiera au Père Eudes en 1658.

[246]  cf. Chr. Int. III, 14 : « Ô mon âme, serez-vous jamais parfaitement abandonnée au bon plaisir de Dieu ? Aurez-vous jamais l'égalité d'esprit autant dans les abandonnements que dans les réjouissances ? Quand serez-vous satisfaite dans toutes sortes d'événements, dégagée de tout ce qui n'est point Dieu, et ne faisant cas que de son bon plaisir ? »

[247] 1Cor. 10,31 : « Soit donc que vous mangiez, soit que vous buviez, quoi que vous fassiez, faites tout pour la gloire de Dieu. »

[248] Cf. Chr. Int. IV, 3 : « Il faut prendre garde qu'en voulant trop les choses de Dieu, l'on ne se tire de l'ordre de Dieu sur nous. Le grand désir de la créature ne doit pas être de faire beaucoup, mais de contenter Dieu, et comme Dieu se contente de peu de chose (car quoi que nous puissions faire pour sa Gloire, c'est toujours très peu, et presque rien), elle doit être fort contente de faire peu de chose, quand tel est l'ordre de la Providence. »

[249] Gn 29,30 : « Jacob vint aussi vers Rachel et il aimait Rachel bien plus que Léa: il servit encore Laban pendant sept autres années. »

[250] A un personne pauvre et de basse extraction, à la quelle il apprend l’usage de la grâce.

[251] Au R.P. Le Jeune s.j. Le père Paul le Jeune est une des figures les plus représentatives de la fondation missionnaires du Canada dans la première moitié du XVII°siècle. Il a beaucoup travaillé à l’installation des Ursulines avec la Bienheureuse Marie de l’Incarnation et Madame de la Pelletrie. C’est dans ce contexte qu’il a correspondu avec Jean de Bernières.

[252] Il s’agit bien sûr de l’Ermitage de Caen.

[253] A Mgr de Laval, sacré évêque de Pétrée au Canada le 8 décembre en l’église St Germain des Pré à Paris. Il arriva au Canada le 16 Juin 1659.

[254] Cf. Phil. 4,13 : « Je peux tout en Celui qui me rend fort. »

[255] Cf. Mt 11,25

[256] Cf. Jn 17,4 : « Je t'ai glorifié sur la terre, j'ai achevé oeuvre que tu m'as donnée à faire. »

[257] Au témoignage du P. Le Jeune, "depuis le mois d'août (1639) jusques au mois de mai (de 1640), il était entré plus de cent malades (dans cet hôpital improvisé); plus de deux cents pauvres Sauvages (y avaient été) soulagés, soit en passant, soit en y couchant une nuit ou deux ou davantage. On en (avait)vu jusques à dix, douze, vingt trente, à la fois. Vingt pauvres malades y (avaient) reçu le saint baptême, et environ vingt-quatre (en étaient sortis pour entrer) dans le séjour de la gloire." Aussi le Jeune appelle-t-il l'hôpital, sans doute à cause du titre des religieuses de la Miséricorde de Jésus et aussi pour prendre le contre-pied des sauvages qui l’avaient baptisée la "maison de la mort", la "Maison de miséricorde". Voir dans sa Relation de 1640 le chapitre XI « De l’Hôpital » […]

[258] La rivière Saint-Charles était au bas de la côte, comme nous l'avons dit plus haut, â une demi-lieue de l'Hôpital.

[259] Le premier cheval fut introduit dans la colonie en 1647 et réservé au gouverneur […]

[260] Black Elk, Élan noir in John G. Neihardt,  Face à l'arbre sacrée. Mémoires d'un Indien sioux., Albin Michel, Paris, 2005. - Avec le commentaire suivant au musée de la Maison Jésuite de Québec :  Symbole de l'harmonie, le cercle est à la base de la spiritualité amérindienne. Il forme un ensemble de relations infinies dans lequel existe une interaction constante entre les humains, les animaux, les végétaux, les minéraux et, par extension, l'ensemble de la création (soleil, étoiles, lune, jour, nuit, etc.). Cette relation de co-dépendance entre chacun des éléments explique le lien fonda­mental unissant l'homme et son environnement. Ancien symbole utilisé par presque tous les peuples autochtones, le cercle de vie sous-tend différents concepts: les quatre points cardinaux, les quatre âges de la vie et leurs états ainsi que les quatre éléments. Malgré leur grande diversité, les peuples autochtones du Canada vivent une spiritualité qui a des traits communs. Pour eux, la spiritua­lité imprègne toute la vie et s'expérimente de manière quotidienne.