Discours Chrétiens et Spirituels



 

 

 

 

Madame Guyon

 

 

DE LA VIE INTÉRIEURE

 

 

Discours Chrétiens et Spirituels sur divers sujets qui regardent la Vie intérieure

 

 

Présentés par Dominique et Murielle TRONC

 

 


 

 


 

Madame Guyon 3

DE LA VIE INTÉRIEURE 3

Discours Chrétiens et Spirituels sur divers sujets qui regardent la Vie intérieure 3

Présentés par Dominique et Murielle TRONC 3

INTRODUCTION 11

Une vie courageuse. 11

Quelques thèmes mystiques. 20

Les textes proposés et leurs sources 35

DISCOURS CHRÉTIENS ET SPIRITUELS SUR DIVERS SUJETS QUI REGARDENT LA VIE INTÉRIEURE TIRÉS LA PLUPART DE LA STE ECRITURE. 51

Discours, Tome premier 51

Sur divers sujets tirés de l’Écriture et qui regardent la vie intérieure 51

1.01  De deux sortes d’écrivains des choses mystiques ou intérieures. 53

1.02 De la simplicité de l'intérieur, et sa conformité à l’Écriture Sainte. 59

§ 1. 59

§ 2. 76

1.03 Lecture, matière, usage des livres intérieurs. 94

1.04. Que l’intérieur fait peu d’éclat. 104

1.11. Des voies secrètes de l'Esprit de Dieu sur les âmes. 107

1.12. Économie de la parole intérieure, et de ses effets. 113

1.13. Trois moyens de purification et de mort. 121

1.14 De trois voies imperceptibles de l’intérieur. 128

1.15. Des voies et degrés de la foi, jusqu'au pur Amour. 134

1.16. Obscurité de la lumière de la foi et de la vérité. 143

1.18. Comment on doit chercher et trouver Jésus-Christ intérieurement. 150

1.21. Qu'il faut souffrir le retardement des consolations divines. 158

1.24. Des renoncements de plusieurs sortes exigés de Jésus-Christ. 162

1.25. Que Dieu se trouve par le délaissement et la désappropriation. 165

1.26. Le vrai et le faux dénuement 171

1.27. Le dénuement d'images ou d'idées renferme la réalité d'elles toutes. 177

1.29. Touchant l'obscurité des plus grandes opérations de Dieu. 182

1.30 Avantages de la bassesse et du rien. 186

1.31 Vicissitude d’élévation et d’abaissement. 188

1.33. Jésus-Christ libérateur de la mort et de l'enfer intérieurement. 192

1.36 Perte de tout pour passer en Dieu et y trouver tout. 195

1.37 Fuite, silence et repos en Dieu. 207

1.38 De la prière parfaite, ou de la contemplation pure. 214

1.39. Le vrai don de Dieu. 229

1.40 La vraie simplicité et ses avantages. 233

1.41 Avantages de la simplicité 239

1.43 Contemplations de plusieurs sortes ; et quelle est la meilleure. 243

1.44 La pente du cœur, et l’attrait de Dieu par l’union représentée dans les créatures. Opposition de la part de l’homme. 246

1.45 L'amour pur et l'amour d'espérance. 248

1.48 De l’amour intéressé, et du désintéressé. 254

1.49 Divers effets de l’amour. 258

1.51. L’obéissance parfaite, fruit de l’amour. 262

1.52. De la paix de Dieu. 264

1.53 Du repos en Dieu. 271

1.54. Bassesse et simplicité choisie de Dieu. 280

1.58. Que toute sainteté est à Dieu. 282

1.59. De la désappropriation de la sainteté. 287

1.60 Différence de la sainteté propriétaire et de la sainteté en Dieu. 291

1.61 De la mauvaise et de la bonne indifférence. 297

1.62 De la Foi pure et passive, et de ses effets. 303

1.63. Prédicateurs de la paix intérieure. 320

1. 68. Qualités des vrais envoyés de Dieu. 323

Discours, Tome second  327

2.01. Abrégé des principes et de la voie chrétienne et intérieure. 327

2.04 La Volonté de Dieu est la voie et l’essence de la perfection. 331

2.05 Voie du cœur, préférable à celle de l’esprit. 346

2.06. Sur les exercices et pratiques et sur l'oraison. 350

2.07. De la prière ou de l'oraison en général, et des moyens qui y contribuent. 355

2.08 De la vraie et libre oraison et de ses avantages. 364

2.09 De l’oraison d’affection et de silence. 370

2.10. De la mortification. 372

2.11. Des croix ; et comment les porter salutairement. 380

2.14 Trois états de Foi. 386

2.15 Différence de la foi obscure à la Foi nue. 390

2.16 De la conduite de la Foi. 392

2.17 De la foi et de ses effets. 397

2.19 Épreuves et purifications de diverses sortes. 401

2.20 De la sécheresse spirituelle et de ses effets. 415

2.21 Des tentations et mortifications de l’esprit. 417

2.24 Motions et opérations purifiantes de Dieu : fidélité qu’on leur doit. 419

2.25 Variété et uniformité des opérations de Dieu dans les âmes. 424

2.26. Diverses conduites de Dieu et de sa lumière sur l'âme. 430

2.27 Ne [pas] se reprendre dans l’abandon de Dieu. 433

2.28 De l’Humilité. 435

2.31 Deux obstacles à l’avancement spirituel de plusieurs. 441

2.32 La Sagesse humaine et la divine sont incompatibles. 444

2.33 Contre la propriété. 447

2.35 Diverses opérations préparatoires pour réunir l’âme à son principe. 448

2.37 Des plus pures Opérations de Dieu et de leurs effets. 453

2.38 De deux sortes d’anéantissements. 454

2.39. Comment Dieu conduit la liberté qui se rend à lui. 455

2.40. De la paix de Dieu, et de ses effets. 458

2.42 Pureté d’acte et de connaissance des âmes pures. 460

2.43 Ce que c’est que voir les choses en vérité. 463

2.44 Opérations illuminatives de Dieu : ce qu’elles exigent de l’âme. 464

2.45 Deux opérations de Dieu dans la volonté : la souplesse et l’onction. 466

2.46 Si on peut être dispensé de faire la volonté de Dieu. 470

2.48 Du pur Amour, ou de la parfaite Charité. 476

2.49 Du pur Amour ou de la pure Charité. 479

2.51 Le pur Amour et la simple vérité font tout. 484

2.52 Sur le sacrifice absolu et l’indifférence du salut. 489

2.53 L’âme en pure Charité n’est plus à sa propre disposition, mais à celle de Dieu. 503

2.54 Opération de l’amour de Dieu sur les âmes. 509

2.55 Soumission et immutabilité de l’âme unie. 510

2.56 De la fermeté intérieure. 511

2.57 Enfance et dépouillement nécessaires pour la charité. 512

2. 58. Simplicité enfantine, et oubli de soi en tout sous la conduite de Dieu. 515

2.59 De l’état de la parfaite simplicité. 516

2.61 État d’une âme passée en Dieu. 518

2.62 Du mariage spirituel. 521

2.64 Voies et opérations de Dieu et de sa grâce sur les âmes de choix. 525

2.65 État apostolique. Appel à enseigner. 531

2.66 Vie et fonctions de Dieu dans une âme. 539

2.67 Des communications spirituelles et divines. 542

2.68 Communication de cœurs et d’esprits. 547

2.69 Conclusion de toutes les voies de Dieu. 548

Lettres, tome quatrième : quelques discours chrétiens et spirituels  554

3.01 Courte idée de la voie intérieure. 554

3.02 Économie de la vie intérieure. 559

3.03 De la différence qu’il y a entre la contemplation et la foi nue. 566

3.06 L’intérieur rebuté et recherché. 573

3.09 Union éternelle avec Dieu. 575

3.11 Vie d’une âme renouvelée en Dieu et sa conduite. 576

3.15 Dispositions pour la maladie et la mort. 581

Table des abréviations : 589

Madame Guyon, bibliographie (2000 - ) : 591

 

 

 


 

 


 


 

 

INTRODUCTION

 

Madame Guyon (1648-1717) fut l'une des grandes figures mystiques du XVIIe siècle français. Les opuscules rassemblés dans ce volume expriment l’enseignement qu'elle donna à la fin de sa vie, où, durant quatorze années, elle ouvrit à l'intériorité ses nombreux visiteurs, indifférente à ce qu'ils fussent catholiques ou protestants, tout en écrivant aux étrangers qui ne pouvaient lui rendre visite.

Une vie courageuse.

Elle resta laïque, vivant l'intériorité au milieu de l'ordinaire quotidien, ce qui nous la rend  proche. Sa  vie fut mouvementée : après avoir mené une vie d’épouse et de mère de famille, géré sa fortune (qu'elle donna à ses enfants), voyagé, pratiqué la Cour et ses mondanités, elle connut les prisons avant une fin de vie paisible.

Née en 1648, mariée à Montargis à l’âge de seize ans, elle fut veuve à vingt-huit ans après cinq grossesses (trois enfants atteindront l’âge adulte). Elle était déjà avancée sur le chemin intérieur lorsque ses conseillers religieux l'encouragèrent à lutter contre le protestantisme genevois : aussi voyagea-t-elle cinq ans durant, à Thonon en Savoie, près de Turin en Piémont pendant presque une année, et à Grenoble. Elle refusa de devenir supérieure des Nouvelles Catholiques à Gex (malgré les pressions de l’évêque in partibus de Genève).  C'est à cette époque qu'elle écrivit le Moyen court[1]  pour donner une méthode simple d'entrer dans l'intériorité : ce fut un succès de librairie avec plusieurs éditions qui entrèrent même dans des Chartreuses ! Son rayonnement mystique attira bientôt de nombreux visiteurs, moines et laïcs, ce qui suscita jalousies et oppositions, notamment du clergé. On commença à lui reprocher ce qu'on lui opposera toujours : comment une simple femme, laïque de surcroît, peut-elle s'arroger le droit d'être une directrice spirituelle ?

C’est une femme d’expérience qui revint à Paris en 1686, à trente-huit ans, et malheureusement pour elle, un an avant la condamnation de Molinos et des « quiétistes » auxquels on l'associa sans y regarder de plus près[2]. De fait, son confesseur M. Bertot, prêtre et confesseur des bénédictines de Montmartre[3], avait été formé spirituellement par M. de Bernières et son cercle mystique normand ; or Bernières fit partie du lot des auteurs suspects et fut condamné post-mortem bien qu'il ait été lu sans poser problème par tous les spirituels de France. Dans un temps où la liberté de conscience était un concept inconnu et le pouvoir royal tout-puissant, Madame Guyon fut emprisonnée un peu moins d’une année.

Délivrée sur l’intervention de Madame de Maintenon tentée momentanément par la vie mystique, elle rentra à la Fondation des Demoiselles de Saint-Cyr que dirigeait alors sa cousine Madame de la Maisonfort. Elle s’attacha de nombreux disciples à la Cour, dont Fénelon, les ducs et duchesses de Chevreuse et de Beauvilliers sont les figures les plus connues. Résistant aux pressions, ils lui demeureront fidèles jusqu’à leur mort, c’est-à-dire durant près de trente ans. Car les pouvoirs politique et religieux jugeant dangereuse l'indépendance de ce mouvement mystique, Mme Guyon retomba en défaveur. Elle tenta en vain de se réfugier dans l’isolement et le silence, mais fut emprisonnée une seconde fois à quarante-huit ans.

Le problème était double : Madame Guyon vivait une expérience qui se situe au-delà des frontières connues des confesseurs, or ceux-ci se plient nécessairement à des règles de prudence, respectent des critères théologiques, recherchent un langage exempt d’ambiguïté. A l'époque le concept de liberté de conscience n'existait pas et tout le monde devait avoir un confesseur : il était exclu qu'une femme, laïque de surcroît, ait une quelconque autonomie intérieure.  Les clercs voulurent donc contrôler son oraison, s'assurer qu'elle était conforme et surtout exempte de la passivité reprochée aux « quiétistes ». Or Madame Guyon n'était pas théoricienne : elle proclamait son christianisme, mais engloutie dans le divin, elle s'intéressait peu à la théologie[4], la réservant aux clercs plus compétents qu'elle.

 Le scandale suprême arriva parce qu'elle affirmait avoir découvert la possibilité de transmettre directement la grâce de cœur à cœur sans paroles : ce charisme, qu'elle appelait « vie apostolique », était même le fondement de sa relation avec ses dirigés.  Les lettres où elle en parlait auraient dû demeurer secrètes, mais portées sur la place publique, elles provoquèrent des moqueries. Pour les clercs comme pour la plupart des gens, c'était affirmer l'inconcevable. On voit bien que cette transmission directe rendait secondaires les sacrements et le rôle des prêtres. En 1694, Madame Guyon tenta naïvement de convaincre Bossuet, puis  résista opiniâtrement à la violence de ses assauts.

Ce refus de renier son expérience personnelle et sa relation très exceptionnelle avec ses disciple[5]  heurtèrent les membres des structures religieuses qui la croisèrent (Bossuet, l’archevêque de Paris, puis un confesseur imposé, enfin monsieur Tronson). Même ceux qui lui étaient plutôt favorables demeuraient perplexes, puisqu'ils s'en remettaient au jugement des structures collectives.  Un ecclésiastique éclairé et modéré comme M. Tronson, confesseur de Fénelon et directeur de Saint-Sulpice, auquel eut recours Mme Guyon en prison, fut agacé par son autorité et la surnomma la « Dame directrice »[6] ! La gêne perdure à l'heure actuelle dans les milieux catholiques.

En réalité, elle s’appuyait très solidement sur les traditions de l’Écriture et ses écrits témoignent d’une culture exceptionnelle. En 1684, elle avait rédigé ses Explications (1684) qui sont d'amples commentaires des deux Testaments[7]. Dans les Discours, on la verra se référer beaucoup à Jean et Paul, les plus intérieurs des apôtres. C'est grâce à son expérience  que le sens de l’Écriture lui apparaît : elle l'éclaire par d'abondantes explications de texte.

 Elle s'est aussi nourrie des mystiques chrétiens. En 1694, pendant la « querelle du quiétisme », elle avait dû préparer pour sa défense des Justifications (1694) où, avec Fénelon, elle avait opéré un remarquable choix d’auteurs mystiques du temps passé pour prouver que leurs affirmations n'étaient pas nouvelles dans l'histoire du christianisme : de siècle en siècle, leurs récits  identiques corroboraient leur propre expérience. On verra que les notes de Poiret citent abondamment Catherine de Gênes, veuve de la fin du XVe siècle, dont le recueil de dits demeurait lu et admiré. Nous avons ajouté Hadewijch II, béguine du XIIIe siècle, inspiratrice de Ruusbroec. Ces deux femmes abordèrent elles aussi des sujets théologiquement sensibles - et parfois plus vigoureusement que ne se le permit Madame Guyon[8].

La profondeur de Madame Guyon n'est pas due à ses lectures, mais à la chance qu'elle a eue de côtoyer  de grands spirituels de son époque. Loin d'être une autodidacte solitaire, elle est l'héritière d'un courant spirituel franciscain plein de vitalité qui était né avec l'arrivée en Normandie du franciscain Chrysostome de Saint-Lô (1595-1646) ; sous sa direction, le laïc Jean de Bernières (1602-1659)[9] fonda l'Ermitage de Caen, lieu de spiritualité intense au sein duquel fut formé à son tour le prêtre Jacques Bertot[10], très profond mystique qui fut le confesseur de l'abbaye de Montmartre où se pressaient nombre d'amoureux de la vie intérieure. Le milieu spirituel de l'époque était foisonnant : les Mémoires de Saint-Simon racontent que l'oraison était un passionnant sujet de conversation à la Cour !  Monsieur Bertot fut le confesseur de Madame Guyon et c'est à elle qu'il transmit ses dirigés laïcs. Dans cette chaîne de transmission spirituelle qui dura plus d'un siècle, elle fut donc un maillon essentiel.

La belle certitude de Madame Guyon vis-à-vis des autorités de son temps était portée par le contact intime avec la réalité de la grâce divine. Loin de se sentir hétérodoxe, elle était même persuadée que les mystiques incarnent le vrai christianisme et tenta d'en convaincre ses interlocuteurs souvent bien rétifs comme Bossuet. Le conflit avec les clercs l'a déchirée, car il lui était impossible de se concevoir autre que chrétienne. En témoigne ce vœu d'inspiration toute franciscaine dont elle fit confidence au duc de Chevreuse :

J’avais fait cinq vœux en ce pays-là [la Savoie]. Le premier de chasteté que j’avais déjà fait sitôt que je fus veuve, [le second] celui de pauvreté, c’est pourquoi je me suis dépouillée de tous mes biens - je n’ai jamais confié ceci à qui que ce soit. Le troisième d’une obéissance aveugle à l’extérieur à toutes les providences ou à ce qui me serait marqué  par mes supérieurs ou directeurs, et au-dedans d’une totale dépendance de la grâce. Le quatrième, d’un attachement inviolable à la sainte Église. Le cinquième était un culte particulier à l’enfance de Jésus-Christ plus intérieur qu’extérieur[11].

Pourtant les représentants de la foi doutaient d'elle. Elle dut se résoudre à affirmer son expérience personnelle indescriptible tant l'évidence était forte, mais ce fut pour elle un tourment sans fond.  Elle fut maintenue en prison pour sept années et demie, dont cinq en isolement à la Bastille pour en sortir en 1703, à cinquante-cinq ans, sur un brancard[12]. Heureusement le pouvoir toléra qu'elle se retire à Blois. Il lui restait encore quatorze années à vivre : elle mourra en 1717 à soixante-neuf ans.

Dans cette retraite paisible au milieu de ses amis, n'ayant plus à lutter, Madame Guyon consacra ses dernières années à sa mission apostolique, s'employant à communiquer la vie mystique à ses amis et visiteurs de tous horizons. Sa correspondance devint européenne[13]. Singulièrement résistante à l’adversité, la vieille dame resta donc fort active malgré les contraintes imposées par le pouvoir : les visites se faisaient avec discrétion et l'on ne confiait le courrier qu'à des gens sûrs. Ces visiteurs français généralement catholiques se nommaient entre eux les cis tandis que les étrangers écossais et suisses, généralement protestants, étaient les trans. Animés d’une même recherche intérieure, ces visiteurs oubliaient sur place leurs différences, tout en respectant les règles confessionnelles de l'époque :

Elle vivait avec ces Anglais[14] comme une mère avec ses enfants. On sait que cette nation est accoutumée à ne connaître ni gêne ni contrainte, mais à se livrer à ses mouvements et à ses saillies. Souvent ils se disputaient, se brouillaient ; dans ces occasions elle les ramenait par sa douceur et les engageait à céder[15] ; elle ne leur interdisait aucun amusement permis, et quand ils s’en occupaient en sa présence, et lui en demandaient son avis, elle leur répondait : oui, mes enfants, comme vous voulez. Alors ils s’amusaient de leurs jeux, et cette grande sainte restait pendant ce temps-là abîmée et perdue en Dieu. Bientôt ces jeux leur devenaient insipides, et ils se sentaient si attirés au-dedans, que, laissant tout, ils demeuraient intérieurement recueillis en la présence de Dieu auprès d’elle.

Quand on lui apportait le Saint Sacrement, ils se tenaient rassemblés dans son appartement, et à l’arrivée du prêtre, cachés derrière le rideau du lit, qu’on avait soin de fermer, pour qu’ils ne fussent pas vus parce qu’ils étaient protestants, ils s’agenouillaient [43] et étaient dans un délectable et profond recueillement, chacun selon le degré de son avancement, souvent aussi dans des souffrances assorties à leur état[16].

La condamnation de Fénelon par le Pape soumis à la pression politique de Louis XIV mit un terme à la « querelle du quiétisme » : Fénelon s'inclina, mais continua lui aussi à recevoir des disciples dans son évêché de Cambrai.

En France, la peur se répandit au sein des institutions religieuses : plus question d’éditer un texte « quiétiste ». L'expérience mystique fut traquée. A la mort de Madame Guyon en 1717, les disciples qu'elle  avait formés continuèrent à se réunir  dans des cercles discrets et on perd la trace de réunions de prière devenues secrètes. Pourtant une résurgence atteste que le courant guyonien circulait souterrainement : en 1740 paraît L’Abandon à la Providence divine (1740) attribué par prudence au jésuite J.-P. de Caussade (1675-1751)  ; en fait, on reconnaît aujourd’hui une « main guyonienne » dans ce beau texte où de nombreux passages sont visiblement inspirés par les Discours Chrétiens et spirituels (par ex. le chap. II) [17].

Ce fut à l'étranger, chez les protestants, que l'on respecta Madame Guyon. Ses opuscules circulèrent dans les cercles spirituels en Hollande autour du pasteur Poiret influent sur Tersteegen et d’autres, en Suisse près de Lausanne avec Monod et Wattenville, à Londres avec le Dr. James Keith, enfin en Écosse près d’Aberdeen autour de Lord Deskford et Lord Forbes[18]. En Allemagne, le pasteur mystique Gerhard Tersteegen (1697-1769) traduisit en partie Madame Guyon[19], qui se trouve donc avoir influencé le piétisme. En Suisse, l’activité du cercle de Morges près de Lausanne, auquel appartenait Dutoit[20], second éditeur de l’œuvre, est attestée jusqu’en 1838. A l'heure actuelle, de nombreuses versions plus ou moins fidèles en anglais ont été produites par les protestants américains, et Madame Guyon reste appréciée par des Quakers.

Cette notoriété à l'étranger et la condamnation du quiétisme rendirent difficile une reconnaissance de Madame Guyon dans le monde catholique alors qu'il constituait son milieu naturel et qu'elle lui était demeurée fidèle. Par la suite, en France, elle demeura toujours « une dévote » aux yeux des esprits sceptiques du Siècle des Lumières hostiles à l’influence des Églises. Son influence resta souterraine et suspecte aux uns comme aux autres : il fallut attendre 1907 pour authentifier sa correspondance de direction avec Fénelon[21]. Henri Delacroix dès 1908, le philosophe Bergson, les historiens Henri Bremond puis Louis Cognet la réhabilitèrent[22].

Quelques thèmes mystiques.

Les écrits que nous allons lire furent rassemblés à la fin de cette longue vie. Madame Guyon et son éditeur Pierre Poiret étaient tous deux conscients de leur disparition prochaine comme de celle de leurs amis. Le duc de Chevreuse meurt en 1712 et Fénelon en janvier 1714. Madame Guyon disparaîtra en juin 1717 et Poiret en 1719. Toute une génération s’effaçait, remplacée par des disciples français, écossais, hollandais et suisses. Il importait de sauvegarder les traces écrites d’une direction exceptionnellement profonde : Poiret et ses amis[23] les ont  rassemblées et éditées  entre 1716 et 1718.

 Plus intimes que les traités composés auparavant pour un public élargi[24], ils décrivent les différents aspects de l’expérience intérieure. Ils furent appréciés à l’époque, mais ne furent pas pour autant réédités. Restés au sein de bibliothèques privées, ils devinrent très rares[25] et furent oubliés jusqu’au début de notre siècle.

Écrits dans des conditions très diverses, ils s’adressent toujours à un aspirant à la vie intérieure : ce sont souvent des lettres dont on retirait les aspects personnels afin de voiler l’identité d’un destinataire vivant ou récemment disparu. Il ne s’agit donc pas de « chapitres » d’une œuvre construite, mais du choix des pièces qui ont été jugées les plus utiles au sein des cercles spirituels. Telles des facettes multiples à travers lesquelles se perçoit une même lumière profonde, ils sont similaires quant à leur sujet, mais répondent à la variété des besoins personnels. Ils traduisent la grande diversité des chemins possibles. Ils répondent souvent aux problèmes d'un interlocuteur défini et personnellement connu.

Comme les dernières pages autobiographiques de La Vie par elle-même rédigées tardivement en 1709, ces écrits de maturité expriment une paix souveraine, une autorité  paisible et sans illusion, une  clarté due à la profondeur d'une longue vie intérieure qui a tout simplifié. Avec la clarté de ceux qui sont parvenus au sommet de la vie intérieure, Madame Guyon explique à ses correspondants les fondements d'une vie mystique très pure. Elle le fait avec précision et finesse, - et dans notre langue, - ce qui nous facilite une compréhension intuitive entre les mots quelque peu analogue au mode de lecture poétique.

 Pour elle, les âmes sont semblables à des torrents qui se précipitent vers le divin : sous l'impulsion de la grâce, la prière ouvre un chemin dont le cours surmonte des obstacles par une purification qui, de saut en saut jusqu’à la nuit vécue dans la foi, trouve son terme dans l'océan divin. On sera conscient de la durée très longue - chez elle, plusieurs dizaines d’années - de ce vécu mystique. Le chemin est une spirale ascendante plutôt qu’une progression linéaire :

Ce ne sont donc point les mêmes degrés que l’on repasse, ce qui serait aussi difficile que de rentrer dans le ventre de sa mère, mais de nouveaux degrés, qui paraissent les mêmes […][26].

    Aussi bien dans les Discours que dans La Vie par elle-même ou la Correspondance, Madame Guyon mêle les événements de la vie concrète et psychologique qui ont lieu en même temps que les expériences intérieures. Toutes ces composantes forment ainsi une tresse qui ne dissocie jamais vie intérieure de la vie tout court, même dans ses aspects prosaïques. Si cette expérience est appelée « mystique » parce qu’elle est intérieure et cachée, elle ne se traduit par aucun refus des engagements de la vie concrète visible (mariage, enfants...). On  n'est pas retiré de la vie commune, mais c'est toute la vie qui est orientée vers le divin, dévorée par lui.

Tout commence par la prière, « ce concours vital […] pour adhérer à Dieu et le laisser faire ce qui Lui plaît[27]. » Parfois seul le silence répond : Madame Guyon elle-même pria en vain quelques années. Mais elle eut la chance, à dix-neuf ans, de rencontrer le franciscain Archange Enguerrand, qui répondit à ses questions angoissées sur l'intériorité : « C’est, Madame, que vous cherchez au-dehors ce que vous avez au-dedans[28] », parole dont l'efficacité ouvrit instantanément son cœur à la grâce.

     Madame Guyon tient pour évident que l'amour divin finit par répondre quand la demande est forte.  Elle décrit une voie médiane entre deux écueils : elle ne fait pas appel à l’effort méditatif d’exercices spirituels bien que l'on puisse avoir recours à une lecture pour s'introduire doucement au recueillement ; à l’opposé, elle rejette tout vide obtenu par abstraction d’esprit et qui ne conduit qu'à une fausse paix, danger contre lequel Ruusbroec (1293-1381) mettait déjà en garde :

On rencontre d’autres hommes qui [...] au moyen d’une sorte de vide, de dépouillement intérieur et d’affranchissement d’images, croient avoir découvert une manière d’être sans mode et s’y sont fixés sans l’amour de Dieu. Aussi pensent-ils être eux-mêmes Dieu [...] Ils sont élevés à un état de non-savoir et d’absence de modes auxquels ils s’attachent ; et ils prennent cet être sans modes pour Dieu[29].

 Ces deux extrêmes ont en commun de privilégier l’effort, donc de centrer le méditant sur  lui-même : en plus de l'enflure du moi, il risque de ne pas reconnaître le don de la grâce quand il survient ! Au contraire, Madame Guyon préconise de lâcher tout ce que l'on est pour plonger dans l'amour qui se révèle au centre de l'âme :

On ne fait nul effort d’esprit pour s’abstraire; mais l’âme s’enfonçant de plus en plus dans l’amour, accoutume l’esprit à laisser tomber toutes les pensées ; non par effort ou raisonnement, mais cessant de les retenir, elles tombent d’elles-mêmes[30]

Elle privilégie l'élan du cœur, non l’intellect. Elle conseille de faire appel à la volonté  mystique, qui est l'orientation amoureuse de tout l'être vers Dieu :

L’esprit se lasse de penser, et le cœur ne se lasse jamais d’aimer. […] il est impossible que l’action de l’esprit puisse durer continuellement : c’est de plus une action sèche, qui n’est bonne qu’autant qu’elle en procure une autre, qui est celle de la volonté. Concluons qu’il est plus utile pour nous, plus glorieux à Dieu, et même uniquement nécessaire, d’aller par la voie de la volonté[31]

 La volonté est le levier grâce auquel on peut tout dépasser : ainsi les phénomènes propres aux débuts de la vie mystique et liés à la faiblesse de notre nature sont rejetés ou du moins mis à une place secondaire comme chez l’ensemble des auteurs mystiques[32]. Mme Guyon met aussi en garde contre la « voie des lumières »[33] où s'attardent un si grand nombre : ces images, ces compréhensions, si fascinantes et attachantes soient-elles, ne sauraient rendre la réalité de Dieu. Au mieux, elles sont colorées d'humanité même si elles laissent transparaître le travail profond de la grâce ;  au pire, ce sont des illusions. Dans tous les cas, il faut passer outre. La règle générale est qu'il ne faut pas stagner en se satisfaisant d'une expérience particulière, car elle ne peut être que limitée : il faut aller vers le sans-limite par la foi nue et l’anéantissement en Dieu :

Cette contemplation doit être nue et simple, parce qu’elle doit être pure. Tout ce qui la détermine, la termine et l’empêche […] ne donne jamais la chose telle qu’elle est en soi, mais en image grossière, qui ne peut ressembler au simple et immense Tout [34].

 Madame Guyon partage ainsi la radicalité d'un Benoît de Canfield (1562-1611) :

L’élévation d’esprit qui se fait par ignorance, n’est autre chose que d’être mû immédiatement par l’ardeur d’amour, sans aucun miroir, ou aide des créatures, sans l’entremise d’aucune pensée précédente, et sans aucun mouvement présent d’entendement, afin que la seule affection puisse toucher, et que la connaissance spéculative ne puisse rien connaître en cet exercice d’esprit [35]

Ou de la béguine Hadewijch :

 

Dieu demeure incirconscrit

Dans l’amour nu,

Sans paroles ni raison[36].

 

 

 

Madame Guyon décrit une évolution qui naît au cœur de l’individu et le transforme sur la longue durée. Elle en donne des descriptions précises, même si elles sont parfois lyriques. Elle sait définir clairement les termes mystiques correspondant aux divers états de prière ou oraison, tels qu’ils sont en usage à la fin du siècle. Elle distingue, classiquement, mais en se référant toujours à l’expérience : oraison de simple regard, contemplation, oraison simple, oraison de foi, foi simple sans bornes ni mesures[37].

  Bien entendu, toute division en étapes présente le danger de substituer un chemin théorique à la diversité des expériences dans l’ascension de la « montagne » selon la belle comparaison qui ouvre les Discours[38]. Mais on peut, sans en faire un système, parler de trois grandes périodes : la première est la découverte de l’intériorité qui permet au mystique de tomber amoureux de la Réalité divine qui se manifeste à lui et de la préférer à toute autre chose en une pacification progressive. Elle s’accompagne d’événements intérieurs variés selon les tempéraments et l’environnement, en de brefs instants ou dans des états qui durent des jours : leur caractère merveilleux a toujours attiré une attention exagérée et on y assimile toute la mystique au détriment d'une vie encore plus profonde. Ces manifestations secondaires sont cependant utiles pour confirmer le commençant dans sa voie. Elles élargissent sa vision en relativisant l’importance accordée à soi-même, elles ouvrent à la beauté de Dieu, du monde et des êtres. Mais la grâce commence tout de suite à détruire les obstacles qui s'opposent à elle, même si elle reste suave en ce début :

Dieu commence par combler l’âme de grâces : ce ne sont que lumières et ardeurs : on monte incessamment de grâce en grâce, de vertus en vertus, de faveurs en faveurs[39].

Dès le commencement elle consiste en un regard d’amour sur l’homme ; et ce regard le consume et détruit ses impuretés […] Car il faut concevoir, que toutes les opérations de Dieu en lui-même et hors de lui-même ne sont qu’un regard et un amour éclairant et unissant. […] Plus il purifie par ce regard, plus il atteint le dedans et le purifie de ce qui est plus subtil, plus délicat, mais aussi plus enraciné[40]

Arrivent alors des années de « désappropriation » : ce terme s’avère d’un emploi fréquent dans les Discours et se substitue souvent à celui de « purification », terme beaucoup plus courant dans la littérature spirituelle, mais ambigu aux yeux de Mme Guyon. Elle l’emploie,  mais dans un sens moins large, parce qu’il risque de laisser croire que nous serions à terme un ‘nous-mêmes’ parfait sans ses défauts. Il ne s'agit pas d'une recherche de la perfection, car l'humanité demeure avec ses capacités et ses défauts naturels[41]. La désappropriation porte sur l’être même :

On s’élève au-dessus de soi en se quittant soi-même par un désespoir absolu de ne trouver aucun bien en soi. On n’y en cherche plus ; on trouve en Dieu tout ce qui nous manque ; ainsi on s’élève au-dessus de soi par un amour de Dieu très épuré[42].

Le divin peut alors prendre la place centrale au cœur et irriguer tout l'être humain, comme l’exprime l’apôtre Paul :

Cette âme sait fort bien que Dieu est devenu sa vie. Au commencement cela est plus aperçu, dans la suite cela devient comme naturel. Saint Paul qui l’avait éprouvé dit : Je vis, non plus moi, mais Jésus-Christ vit en moi [43]

C’est la naissance à une vie nouvelle. Il ne s'agit pas de « divinisation » ou d'être placé au-dessus de l'humain. Au contraire, l'être entier s'incline devant  le divin qui l'habite :

 … sans que l’âme fasse autre chose que se reposer, sans savoir comme cela se fait, elle s’élève insensiblement au-dessus d’elle-même, et par un renoncement parfait, elle se quitte peu à peu à force de s’élever au-dessus d’elle-même, comme un aigle qui quittant la terre, s’élève si haut qu’il la perd de vue [44].

Je ne suis ni saint, ni orné, etc., dira cet homme éclairé de la lumière de Dieu, mais Dieu est tout cela pour moi. […] Comme Il ne laisse rien pour moi, et que je ne saurais subsister sans rien, Il m’absorbe et me perd en Lui, où Il ne me laisse rien de propre, ni propre justice ni propre vertu [45].

On rencontre plusieurs obstacles sur le chemin, dont le principal est la volonté propre qui empêche le divin d’être notre principe. En effet son exercice conduit souvent à une fausse ascèse dont Mme Guyon n’hésite pas à comparer les adeptes aux sépulcres blanchis de l’Évangile (Mt. 23, 27) :

Il y avait alors un certain ordre d’architecture aux tombeaux qui les faisaient paraître très beaux par dehors, quoiqu’ils ne renfermassent que des ossements de morts. […] On met toute la perfection dans un certain arrangement extérieur, dans une certaine composition, durant que nous laissons vivre nos passions. Par les passions je n’entends pas seulement la colère et la sensualité grossière, mais la cupidité de l’esprit et tout ce qui nous fait vivre à nous-mêmes…[46].

Le doute est un autre obstacle, auquel tente de remédier le recours à la loi ou aux raisonnements :

Nous parlâmes d’abord des tentations contre la foi, des doutes sur l’éternité et sur l’immortalité de l’âme […] Le plus court, le plus assuré, et le plus avantageux est de n’admettre dans l’esprit nulles raisons mais de vouloir déterminément servir Dieu, et l’aimer indépendamment de tous les événements [47].

Ces obstacles peuvent arrêter l’évolution intérieure :

Étant dans un fort recueillement, il me fut montré deux personnes : l’une qui était toujours exposée aux rayons divins et qui recevait incessamment les influences de la grâce ; et l’autre qui mettant continuellement de nouveaux obstacles, quoique subtils et légers, à la pénétration du Soleil, était cause que le Soleil ne faisait autre chose par son opération, que de dissiper les obstacles[48]

Ceux-ci seront surmontés grâce à la simplicité et l’humilité, sur lesquelles revient toujours Madame Guyon, comparant l'âme à une pierre creusée par le sculpteur divin :

En quoi consiste la simplicité ? C’est dans l’unité : si nous n’avons qu’un regard unique, un amour unique, nous sommes simples[49].

Il faut savoir qu’on creuse la pierre en proportion que ce qu’on y veut graver a de grandeur, d’épaisseur et d’étendue. Afin que Dieu s’imprime dans notre âme, il faut qu’elle soit dans un néant proportionné au dessin de l’impression que Dieu y veut faire. Ici tout s’opère en vide […] L’homme ne voit point ce merveilleux ouvrage : il n’en paraît rien au-dehors. Ce n’est point un ouvrage de relief, mais un creux profond, une concavité, que l’âme n’aperçoit que par un vide souvent très pénible[50].

Finalement ne se manifestent plus que la pure charité et le pur amour qui absorbent la foi et l’espérance dans l'unité finale :

La pure charité est si pure, si droite, si grande, si élevée, qu’elle ne peut envisager autre chose que Dieu en Lui-même et pour Lui-même. Elle ne peut se tourner ni à droite ni à gauche, ni se recourber sur nulles choses créées quelques élevées qu’elles soient. […]  [La foi et l’espérance] sont absorbées dans elle, qui les renferme et les comprend sans les détruire : comme nous voyons la lumière du soleil, lorsqu’il est dans son plein jour, absorber tellement celle des autres astres qu’on ne les peut plus discerner, quoiqu’ils subsistent réellement[51].

La volonté embrasse l’amour et se transforme en lui et la foi fait la même chose de la vérité : en sorte que, quoique cela paraisse deux actes différents, tout se réduit en unité[52].

Tout va vers un anéantissement en Dieu décrit inlassablement :

L’âme n’éprouvant plus de vicissitudes, n’a plus rien qui la trouble, elle est toujours reposée de toute action, n’en ayant plus d’autre que celle que Dieu lui donne et étant même dans une heureuse impuissance de se soustraire à son domaine, elle est toujours parfaitement tranquille et paisible[53].

Elle sait qu’elle vit et c’est tout, et elle sait que cette vie est étendue, vaste, qu’elle n’est pas comme la première : et c’est tout ainsi que cette âme sait fort bien que Dieu est devenu sa vie[54].

Chez Madame Guyon, cette vie en Dieu déboucha sur un charisme rare dont elle prit conscience à sa grande surprise à l’âge de quarante-quatre ans[55] : par elle, la grâce pouvait se communiquer directement de cœur à cœur en silence, utilisant l'être humain comme canal vers un autre être humain. La fonction de directeur mystique atteint alors son plus haut degré : elle consiste à transmettre la grâce. C'était d'une grande hardiesse de l'affirmer puisqu'il s'agit d'un équivalent des sacrements. Mais là encore, c'était pour elle un fait d'expérience. Elle appela « vie apostolique » l'état où le mystique a la possibilité de transmettre, se référant aux apôtres transmettant la Parole divine après la descente en eux de l’Esprit Saint lors de la Pentecôte. Dans cet état spécifique, l'être humain est vidé de toute volonté propre et de toute intentionnalité[56], soumis à l’action divine en toute passiveté [57] afin de laisser librement passer le courant de la grâce vers la personne concernée.

Cette « prière » au caractère surprenant et rare a fait l’objet de doutes et de sarcasmes chez les ecclésiastiques de son époque. Notre époque en fait maintenant un sujet de curiosité et d’étude[58]. En réalité, c'est oublier qu'elle a toujours été connue dans le monde entier. On la trouve dans le christianisme : les chrétiens orthodoxes ne l'ont pas oubliée (Seraphim de Sarov en est un exemple). On en trouve aussi des indices chez les Pères du désert[59], chez Monsieur Olier[60], mais à cause de la clôture des communautés, les catholiques en parlent peu, l’ignorent souvent ou s'effraient d'en parler. Le témoignage de Madame Guyon est donc particulièrement précieux.

Il ne faut pas confondre deux niveaux de transmission : la plupart du temps, les gens qui approchent un mystique avancé ressentent la paix et l'amour qu'il diffuse, mais cette expérience est éphémère et ne continue pas à distance. Au contraire, la grâce passant par l'intermédiaire de Madame Guyon mettait le dirigé dans l'état mystique dont il avait besoin pour progresser, puis poursuivait son œuvre hors de sa présence, mais par l'efficacité de sa prière. Celle-ci percevait l'état de son dirigé à distance, partageait ses souffrances et les portait avec lui. 

La transmission de la grâce divine se situe ainsi bien loin de toute intention, - qui serait un exercice subtil de la volonté propre, -, mais dans une extrême soumission à cette « main de Dieu qui donne », dans un vide de soi-même et des créatures[61]. Ainsi sont associés vide humain et plénitude du divin qui se répand en pleine liberté[62]. Plusieurs dirigés peuvent ressentir ensemble cette « communication » qui les met dans la paix :

Quand l’âme a perdu et tout pouvoir propre et toute répugnance à être mue et agie selon la volonté du Seigneur, alors Il la fait agir comme Il veut […] Quand Dieu la meut vers un cœur, à moins que ce cœur ne refusât lui-même la grâce que Dieu veut lui communiquer, ou qu’il ne fût mal disposé par trop d’activité, il reçoit immanquablement une paix profonde […] Quelquefois plusieurs personnes reçoivent dans le même temps l’écoulement de ces eaux de grâce ; et cela à proportion que leur capacité est plus ou moins étendue, leur activité moindre et leur passiveté plus grande[63]

L'initiative de cette transmission provient de Dieu seul. Elle suppose l'acquiescement et le recueillement des personnes :

Vous m’avez demandé comment se faisait l’union du cœur ? Je vous dirai que l’âme étant entièrement affranchie de tout penchant, de toute inclination et de toute amitié naturelle, Dieu remue le cœur comme il Lui plaît ; et saisissant l’âme par un plus fort recueillement, Il fait pencher le cœur vers une personne. Si cette personne est disposée, elle doit aussi éprouver au-dedans d’elle-même une espèce de recueillement et quelque chose qui incline son cœur […] Cela ne dépend point de notre volonté : mais Dieu seul l’opère dans l’âme, quand et comme il Lui plaît, et souvent lorsqu’on y pense le moins. Tous nos efforts ne pourraient nous donner cette disposition; au contraire notre activité ne servirait qu’à l’empêcher[64]

On trouve de nombreux textes parallèles décrivant les modalités de la transmission dans la Vie par elle-même[65] et dans les Explications des deux Testaments :

[…] les personnes intérieures, en quelque lieu qu'elles se rencontrent, se trouvent unies d'une liaison de cœur si forte et si intime qu'elles éprouvent que les unions de la nature et des parents  les plus proches n'égalent pas celle-là. C'est une union si pure, si simple et si nette qu'il ne s'y mêle rien de l'humain et l'on est aussi unis étant loin que près. [...]

Mais entre tous,  Dieu unit plus particulièrement ceux qui sont dans le même degré d'oraison. Leur union est si pure que c'est inconcevable. Ils se parlent plus du cœur que de la bouche, et l’éloignement des lieux n’empêche point cette conversation intérieure. Dieu unit ordinairement deux ou trois personnes de cette sorte dans une si grande unité qu’elles se trouvent perdues en Dieu jusqu'à ne pouvoir plus se distinguer, ce qu'Il fait pour Sa gloire et pour les faire travailler de concert au salut des âmes […]  Dieu fait aussi des unions de filiations, liant certaines âmes à d’autres comme à leurs parents de grâce[66] [...]

La relation de Madame Guyon avec ses dirigés ne se limitait donc pas à des conseils : c'est la transmission de la grâce qui en était le fondement. Fénelon (1651-1715) est le plus connu de ceux qui en ont bénéficié, comme Madame Guyon le lui écrit [67] : 

Je me sens depuis hier dans un renouvellement d’union avec vous très intime. Il me fallut hier rester plusieurs heures en silence si remplie que rien plus. Je ne trouvais nul obstacle qui pût empêcher mon cœur de s’écouler dans le vôtre […] Votre âme m’est toujours présente en Dieu d’une manière nue, pure et générale, sans bornes ni aucun objet.

Fénelon en était bien conscient :

Je suis de plus en plus uni à vous, madame, en Notre Seigneur, et j'aimerais mieux mille fois être anéanti que de retarder un seul instant le cours des grâces par le canal que Dieu a choisi[68].

Je ne saurais penser à vous que cette pensée ne m'enfonce davantage dans cet inconnu de Dieu, où je veux me perdre à jamais[69].

Il fut son disciple préféré, au point qu'un jour où elle se sentait gravement malade, elle souhaita qu'il hérite de sa fonction. Voici un  extrait  de cette lettre-testament :

Je n’aime que Dieu seul et je vous aime en Lui plus que personne du monde, non d’une manière distincte de Dieu, mais du même amour dont je l’aime, et dont Il s’aime en moi […] j’ai cette confiance que si vous voulez bien rester uni à mon cœur, vous me trouverez toujours en Dieu et dans votre besoin. […] Je vous laisse l’Esprit directeur que Dieu m’a donné […] Je vous fais l'héritier universel de ce que Dieu m'a confié[70]

Étant en union profonde avec elle, Fénelon assuma en effet la même fonction de transmission envers ses visiteurs. Il s'en émerveillait :

  Je sens un très grand goût à me taire et à causer avec Ma. Il me semble que son âme entre dans la mienne et que nous ne sommes tous deux qu'un avec vous en Dieu […] quoique vous soyez loin de nous [71].

C'est cette relation profonde et intense que vivaient les disciples auprès de Madame Guyon à Blois. Il en est largement parlé dans les Discours, et c'est là un des intérêts de ce grand texte.

Les textes proposés et leurs sources

Nous livrons ici des opuscules rassemblés et publiés au  XVIIIe siècle pour la première fois par le pasteur Pierre Poiret[72] sous le titre de Discours Chrétiens et Spirituels sur divers sujets qui regardent la vie intérieure en deux volumes comportant chacun soixante-dix pièces[73]. Seize autres « Discours » furent ajoutés à la fin du dernier volume des Lettres chrétiennes et spirituelles sur divers sujets qui regardent la vie intérieure ou l’esprit du vrai christianisme[74].

Figure ici un choix de pièces privilégiant l’intériorité mystique. Il est difficile de définir des critères qui soient ‘scientifiques’. Nous laissons de côté les pièces d’une rigueur datée ou d’une étroitesse que l’on ne rencontre jamais dans l’œuvre vaste de Madame Guyon ou même visiblement rédigées par d’autres. Une bibliographie de cette œuvre vaste limitée aux éditions établies depuis le début du siècle figure en fin de volume. Notre choix représente les deux tiers des 156 ‘Discours’ de tailles très variables assemblés par Poiret.

Cent quarante furent édités en 1716, peu avant la mort de madame Guyon  en juin 1717, suivis de seize probablement imprimés au début de l’an 1718. Elle n’a pas eu le temps de les revoir,  car l’éditeur Poiret habitait loin de Blois, à Rijnsburg près d’Amsterdam[75]. Contrairement au cas de la Vie par elle-même, nous ne possédons aucun manuscrit couvrant l’ensemble des Discours : ils ont disparu, probablement lors de la dispersion de la bibliothèque de Poiret en 1748. Heureusement de rares ‘Discours’ sont des lettres dont les manuscrits nous sont parvenus par une autre voie : ils nous permettent de vérifier la grande fidélité assurée par le premier éditeur. Nous indiquerons alors en notes les variantes : on constatera qu'elles ne sont que mineures et ne portent que sur des corrections de style. Nous pouvons donc faire confiance au travail de Poiret, en général la seule base disponible. 

 Pasteur protestant, cartésien reconnu et responsable compétent d’une bonne centaine d’ouvrages, Pierre Poiret était devenu l'éditeur et le premier diffuseur de textes mystiques en Europe protestante[76]. Il fut un disciple attentif, respectueux et apprécié de madame Guyon. La préface du premier volume, qu'il rédigea lui-même, nous éclaire sur le traitement qu'il a donné à ses sources[77]. Voici comment il explicite la genèse, le choix et le classement des Discours :

Le titre de ce livre ne veut pas dire que ce soient des Discours prononcés de vive voix : ils ont seulement été écrits, soit à la réquisition de quelques âmes pieuses, soit de la simple inclination où l’auteur s’est pu trouver de fois à autres à se décharger de la plénitude de son cœur sur le papier. Ils nous sont venus en main de divers endroits et par divers moyens. C’était des pièces séparées, sans titre ni sans ordre […]

Pour l’ordre des matières, on a fait précéder celles qui regardent le plus les personnes commençantes, et fait suivre le reste à mesure de ce qui se découvre et qui s’expérimente dans le progrès de la vie de l’esprit. Ceux qui aiment en toutes choses des partitions générales, en pourront aisément remarquer trois ou quatre dans le corps de l’ouvrage, s’ils veulent observer, (I.) que dans les treize premiers de ces Discours Spirituels il s’y agit principalement des vérités qui concernent le général, les principes et les commencements des voies intérieures : (II.) Que depuis le Discours XIV jusqu’au XXXVIII, on y trouve des matières convenables à ceux qui sont déjà entrés considérablement dans ces voies de l’esprit. (III.) Ces matières-là sont suivies de plusieurs autres qui regardent des âmes encore plus avancées dans la perfection Chrétienne : c’est depuis le Discours XXXIX jusqu’au LXII ; et celui-ci contient comme une espèce de récapitulation de toute cette troisième partie, ou au moins du principal. (IV.) Tout le reste, depuis le Discours LXIII jusqu’à la fin, regarde en gros la constitution soit bonne soit mauvaise, présente ou bien future, du général des Chrétiens aussi bien que de ceux ou qui les ont conduits, ou que Dieu veut leur susciter encore avant la fin du monde selon ses promesses. On ne s’est pas avisé de marquer cette Partition dans le corps de l’ouvrage, mais on la verra dans la table qui suit […] Ce n’était ici, comme on l’a déjà dit, que des pièces séparées, écrites sans relation ni vue des unes sur les autres : il y en a même plusieurs où il s’agit de diverses matières, et qui appartiennent à des états différents. Pour placer celles-ci […] on s’est réglé sur celle des matières qui y régnait le plus…[78].

    Aux cent quarante pièces ainsi présentées s'ajoutent les seize Discours qui concluent le quatrième volume des Lettres chrétiennes et spirituelles sur divers sujets qui regardent la vie intérieure… Ils constituent un supplément assemblé après la mort de madame Guyon. Au-delà d'un complément post-mortem, ce petit ensemble constitue un condensé élémentaire, mais complet de la voie mystique, à l’usage probable des disciples de Blois puis des cercles qui leur succédèrent.  

Les Discours témoignent donc de l’ensemble des opuscules divers qui circulaient dans le milieu guyonien au début du XVIIIe siècle. Certains constituent des essais assez amples tandis que d’autres sont des lettres dont on a ôté le début et/ou la fin jugés trop personnels. Nous n’avons pas jugé utile de bouleverser l’ordre adopté par Poiret : se faisant l'écho des cercles proches de Madame Guyon sinon d’elle-même[79], il respecte leur vision d'une progression mystique par « zones » traversées successivement.

Nous n’avons pas opéré de coupure au sein même des Discours. Certaines ouvertures ou conclusions trop diffuses demandent une certaine patience au lecteur : peut-être ont-elles été ajoutées par des dévots bien intentionnés.

Par contre, nous avons décidé de ne pas donner d'édition intégrale imprimée : elle aurait contenu des pièces dont l’origine nous pose un problème insoluble.  Des pièces faibles se retrouvent à côté de développements profonds : intervention d’un disciple obtus et/ou interpolation probable de pièces étrangères ?  Les indices textuels qui permettraient de les éliminer avec sûreté du corpus manquent, mais on sent bien à la lecture qu'il ne peut s'agir de « la simple inclination où l'auteur s'est pu trouver de fois à autre à se décharger de la plénitude de son cœur sur le papier » ! Certains passages au ton eschatologique sont d'évidence étrangers à l'amour universel vécu par Madame Guyon : leur intolérance, leurs invectives, leurs condamnations peu charitables inspirées du prophète Isaïe sont probablement l'écho de certaines minorités piétistes. D'autres ont été rédigés par des lecteurs de Mme Guyon : ils en reprennent les expressions, mais leur prose au style catastrophique n'aboutit qu'à un pastiche naïf et ridicule. Certaines pièces sont devenues illisibles à notre époque : que faire devant tel développement malvenu sur les juifs ? 

 Les cercles auprès desquels Poiret se procura des copies étaient très divers : « Ils nous sont venus en main de divers endroits et par divers moyens. C'était des pièces séparées, sans titre ni sans ordre », avait-il prévenu dans sa préface. Les transcriptions étaient assurées par des dévots qui n'étaient pas tous remarquables : ils ont de toute évidence ajouté leur petite contribution personnelle, leurs contre-sens et souvent des épanchements sentimentaux que nous ne supportons plus.

 Poiret, en éditeur scrupuleux et disciple très respectueux, a retenu toutes les sources qui lui étaient parvenues, quelles que soient leurs dimensions, et sans faire intervenir son jugement, donnant à toutes le titre de « Discours ». Il préféra sans doute ne fâcher personne : il était délicat d’éliminer au nom de sa seule autorité d’éditeur certaines des copies communiquées par des disciples par ailleurs généralement ami(e)s. Omettre des documents uniques pouvait être perçu comme abus de pouvoir provenant d’un disciple trans [80] ! Il a donc décidé de ‘ratisser large’.

Il faut rappeler aussi des conditions de parution. Le groupe que dirigeait Poiret durant ses dernières années était forcément surmené :  entre 1712 et 1722, ils assurèrent l'édition des 39 volumes de l’œuvre de madame Guyon ! L'énorme, mais nécessaire travail de collection de manuscrits a été plus ou moins bien contrôlé par Poiret, maître d’œuvre à la santé mauvaise qui mourut dès 1719.

Notre but n'est pas de faire une édition intégrale répondant aux exigences universitaires, mais de faire partager au lecteur les plus beaux textes mystiques[81], d'en sauvegarder les témoignages les plus profonds. Nous avons donc décidé d'éliminer de la version imprimée les textes manifestement faibles : il aurait été dommage de dégoûter le lecteur en nous obstinant à garder des textes dont l'auteur n'est pas sûr et dont la médiocrité aurait ‘plombé’ l'ensemble.

Nous conservons la numérotation d’ensemble de Poiret [82]. Ainsi le lecteur rencontrant des « trous » dans la séquence des Discours imprimés sur papier sera toujours averti de nos choix.

Le chercheur spécialisé pourra recourir à l'index très abondant établi consciencieusement par Poiret. Mais la liste de ses entrées montre le caractère peu technique d’un vocabulaire qui ne prend sa pleine signification que par des associations contextuelles de plusieurs termes autour d’un thème faisant l’objet d’un ou plusieurs paragraphes, voire d’un Discours entier[83].

Nous respectons le plan d’édition suivi par celui qui fut un disciple apprécié. Ses regroupements tiennent compte des quelques « étapes » traversées généralement par les pèlerins intérieurs suivant une progression globalement ascendante.

Un sondage des sources sur le vaste ensemble de l’œuvre n’a pas conduit à de nombreux doubles. Onze Discours sont des lettres adressées à Fénelon et deux sont des lettres à Bossuet, dont une est reprise dans la Vie : ces textes sont brefs[84]. Les lettres adressées en 1689 à Fénelon sont toutes différentes : il n’y a pas de doublon ou de lettre scindée au sein de Discours. Aucune des nombreuses lettres adressées au duc de Chevreuse ou à d’autres correspondants, tels que la « petite duchesse » de Mortemart, n’est reprise, mais certains Discours pour lesquels nous n’avons pas trouvé de source parallèle sont visiblement des lettres. Nous pensons que les disciples ont été sensibles au caractère illustre de Fénelon, « notre père »,  ou à la forme très achevée de lettres adressées à Bossuet.

Notre souci a été de rendre le texte compréhensible au lecteur moderne : l’orthographe et la ponctuation ont été modernisées. Poiret utilisait des italiques et des petites capitales : nous avons simplifié[85] en  nous limitant à un seul niveau de soulignement indiqué par des italiques (également utilisées pour les citations bibliques, mais cela n’induit guère de doutes). En réalité, madame Guyon ne soulignait rien, négligeait les majuscules et utilisait de nombreuses abréviations : si l’on en juge par les nombreux autographes de la Correspondance, elle écrivait, par exemple, ns pour Notre Seigneur[86]. Elle n’introduisait ponctuation et paragraphes que très exceptionnellement. Nous avons imité Poiret en revoyant le découpage des paragraphes de façon à rendre le texte clair tout en en gardant le rythme original et si possible la respiration poétique. Parfois nous ajoutons entre crochets un ou quelques mots nécessaires à la compréhension. Madame Guyon ne mettait pas de majuscules : nous en avons donc mis très peu. 

 Les incorrections de style sont d'origine : elles sont dues en partie au manque d’éducation des filles[87], à une grammaire non encore fixée, mais surtout au fait que l’auteure ne revenait jamais en arrière pour corriger. Son unique désir était de laisser conduire sa plume par la grâce afin de ne pas s'interposer entre Dieu et son correspondant. On a supposé une « écriture automatique ». Il ne s’agit pas chez madame Guyon de trouver une source d’inspiration poétique dans l’inconscient comme le pratiquaient nos surréalistes, mais de laisser toute la place à l’Esprit divin : des reprises afin d’améliorer l’expression écrite auraient été l’œuvre de l'intellect et un retour sur soi[88]. Madame Guyon ne pratiquait même aucun repentir : tout ce qui arrêtait la fluidité et l'élan était évité.

 Nous avons supprimé du texte principal les explications entre parenthèses : elles seraient de la main de Poiret, l’utilisation des parenthèses étant très exceptionnelle chez Mme Guyon si l’on en juge par ses autographes. En réalité, elles n'apportent pas grand-chose et affaiblissent le texte par leur prudence : nous avons préféré les mettre en notes et le lecteur pourra les oublier.

Par contre, nous reproduisons certaines notes de Poiret,  en particulier les passages de Catherine de Gênes que Mme Guyon cite souvent, car elle l'aimait beaucoup : avec Jean de la Croix et Jean de Saint-Samson, la Dame du Pur Amour fut l'un des trois auteurs les plus cités dans les Justifications rédigées au moment le plus crucial de la « querelle ». Nous complétons certaines références par des citations. Nous signalons en note[89] les abréviations utilisées. Enfin nous avons parfois opéré des rapprochements avec la béguine Hadewijch II, appréciée de Ruusbroec (qui a à son tour influencé Catherine de Gênes[90]). Donner d’autres textes en parallèle alourdirait l’édition.

On ne retrouvera pas les trop abondantes Explications bibliques de 1683-1684, mais un dialogue très dense avec l'Écriture, dont elle accumule les citations pour justifier son propos.  Grâce à sa longue expérience, elle en comprend le sens et fait de véritables explications de texte : elle éclaire les paroles de Jésus en montrant qu'elles se rapportent à la vie intérieure et ne peuvent être comprises que grâce à celle-ci.

De nos jours où le contact avec l’Écriture est devenu plus rare, il est utile, pour mieux comprendre le dialogue permanent entre madame Guyon et les textes sacrés, de « doubler » fréquemment la traduction ou l'adaptation qu’elle en propose. Nous accompagnons alors d’une citation en note la référence du verset indiqué par le pasteur Poiret (suivant l’ancienne Vulgate), parfois en faisant appel à plusieurs sources qui s’éclairent mutuellement[91]. Les manuscrits et autographes de Mme Guyon ne comportent jamais de références précises et bien rarement une indication de l’origine testamentaire : elle citait de mémoire et tout le monde connaissait la Bible par cœur...

*

Redécouverte à l'époque moderne, Madame Guyon parle beaucoup au lecteur qui cherche l'intériorité. Sa vie témoigne d’une incessante lutte pour garder cette voie personnelle inébranlable au milieu de la vie. Notre époque met en doute l’existence même d’une Réalité intime plus profonde et plus centrale que notre nature consciente et inconsciente, en amont des religions qui tentent d’en donner l’écho. Des modèles d’explications psychologiques ou empruntées aux sciences sociales revendiquent une compréhension profonde en analysant ces textes comme un travail d’écriture : voulant réduire ces textes à du connu, à savoir l'inspiration poétique, ils sont loin d'en appréhender le mystère. Inversement, Bergson ne mit pas en doute le témoignage autobiographique de madame Guyon et y vit les preuves d’une expérience du divin : existerait un invariant mystique qui ne dépend pas du temps et qui précède les religions.

Les textes de Madame Guyon ont souvent une profondeur comparable à ceux de Ruusbroec ou de Jean de la Croix[92]. Les témoignages de ces deux anciens maîtres mystiques ont été retravaillés pour le premier, et partiellement détruits pour le second ; leur éloignement par le temps et par leurs modes de vie particuliers est grand. Au contraire, ce que nous lirons ici se révèle unique et proche de nous. L'on appréciera la finesse de la contemporaine de Racine qui lui permet de démonter les pièges de l’amour propre. Certes les descriptions des effets de l’amour divin qui conduisent à la désappropriation prennent ici un caractère rigoureux, voire abrupt. Il n’est toutefois « terrible » que si l’on oublie l’aide de la grâce divine qui ne peut manquer à l’appel.

On touchera ici à une autre rive, mais à condition de perdre de vue celle d’où l’on vient. On voyagera au cœur d’un continent inconnu que nous décrit une grande exploratrice. Faisons confiance au témoignage vécu. Comme le dit Descartes :

Car on doit plus croire à un seul qui dit, sans intention de mentir, qu’il a vu ou compris quelque chose, qu’on ne doit faire à mille autres qui le nient pour cela seul qu’ils ne l’ont pu voir ou comprendre : ainsi qu’en la découverte des antipodes on a plutôt cru au rapport de quelques matelots qui ont fait le tour de la terre qu’à des milliers de philosophes qui n’ont pas cru qu’elle fût ronde[93].


 



 

 

 

DISCOURS CHRÉTIENS ET SPIRITUELS SUR DIVERS SUJETS QUI REGARDENT LA VIE INTÉRIEURE TIRÉS LA PLUPART DE LA STE ECRITURE.

 

Vincenti. A Cologne Chez Jean de la Pierre, 1716.

 

 

 

Discours, Tome premier

Sur divers sujets tirés de l’Écriture et qui regardent la vie intérieure



1.01 [94] De deux sortes d’écrivains des choses mystiques ou intérieures.

 Il me semble que les personnes qui écrivent des choses intérieures, devraient attendre pour écrire que leurs âmes fussent assez avancées pour être dans la lumière divine. Alors elles verraient la lumière dans la lumière même : [elles verraient], - comme une personne qui est sur une montagne élevée voit les divers chemins qui y conduisent, - le commencement, le progrès [2][95] et la fin où tous les chemins doivent aboutir pour arriver à cette montagne ; on voit avec plaisir que ces chemins si éloignés se rapprochent peu à peu et enfin se joignent en un seul et unique point, comme des lignes fort éloignées se rejoignent dans un point central, se rapprochent insensiblement. On voit aussi, avec douleur, une infinité d’âmes arrêtées, les unes pour ne vouloir point quitter l’entrée de leur chemin, d’autres pour ne vouloir pas franchir certaines barrières qui traversent de temps en temps leur chemin ; que la plupart retournent sur leurs pas faute de courage, et enfin que d’autres, plus courageuses, franchissant tous les obstacles, arrivent au terme tant désiré. On voit avec quelle bonté Dieu leur tend la main et les invite à passer outre, mais que l’Ennemi, les hommes pleins de leur propre esprit, l’amour-propre et le peu de courage les arrêtent presque tous en chemin. Ils aiment mieux suivre les hommes que Dieu, quoiqu’il soit écrit : malheur à l’homme qui se confie à l’homme[96].

 Ceux qui sont seulement dans le chemin, ne connaissent que le chemin où ils marchent et n’enseignent que celui-là ; comme ils sont bien loin du but, ils condamnent sans miséricorde toutes les autres voies, ne voyant rien de meilleur que la leur. Ils écrivent avec impétuosité sur une voie où ils ne sont qu’à peine, veulent porter tout le monde à y marcher ; et comme ils n’ont point franchi le premier obstacle qu’ils ont trouvé, ils se persuadent qu’on ne peut aller plus loin sans s’égarer. Ils l’écrivent de la sorte ; et comme ces personnes ont souvent de l’autorité, ils entraînent une foule de [3] monde après eux qui croiraient être perdus s’ils outrepassaient la première barrière. 

 Ils s’échauffent même dans la dispute et assurent qu’il n’y a point d’autre voie, qu’il est impossible d’aller plus loin, et brouillent et arrêtent les âmes de bonne volonté qui sont invitées à passer outre. Ceux [au contraire] qui ont franchi les barrières, les invitent de toutes leurs forces, voyant avec douleur qu’ils perdent des biens et des trésors immenses pour ne pas vouloir avancer. Quelques-uns se hasardent et s’en trouvent bien, mais combien de bêtes féroces ne rencontrent-ils pas ?  Ces bêtes ne peuvent leur nuire s’ils s’abandonnent à Dieu et s’ils ne craignent rien ; au contraire, ces bêtes les appréhendent. Plus ils avancent, plus ils voient le bonheur d’avoir suivi avec courage leur route, et enfin lorsqu’ils sont arrivés à la montagne, ils s’exhalent en louanges de Dieu et en reconnaissance. Ils entrent dans une humiliation profonde à la vue de leurs misères et des bontés de Dieu, qui leur a donné un secours si puissant. Ils avouent qu’ils se sont rendus mille fois indignes des bontés de Dieu, qu’ils ont tâché plusieurs fois de retourner en arrière, mais que les amoureuses invitations de leur Bien-aimé les en ont empêchés. Lorsqu’ils voient tant de personnes arrêtées en chemin, ils en sont affligés ; ils les invitent de toutes leurs forces de passer outre, de ne rien craindre ; ils écrivent pour les rassurer.

 Mais on tâche d’étouffer leur voix, et on entortille ces pauvres âmes de quantité de filets qui les retiennent et les empêchent d’avancer un pas, de sorte qu’elles passent toute leur vie à aller et venir dans les avenues du chemin. On [4] leur crie : « Où allez-vous ? Les autres chemins sont bordés de précipices, vous n’y trouverez point de guide, il faudra marcher la nuit et porter le poids du jour ; au lieu qu’ici vous avez des retraites sûres qui vous mettent à couvert du soleil ; et vous ne marchez point de nuit. »

Les autres répondent : « Il est vrai que notre chemin est bordé de précipices, que nous ne nous arrêtons point pour les ténèbres qui nous environnent, que le Soleil de Justice nous fait sentir quelquefois ses rayons ardents et brûlants. Mais nous ne manquons pas de guide : ceux qui sont arrivés au terme nous instruisent. Et nous avons plus que cela : notre Pasteur fidèle nous conduit avec sa houlette ; il nous mène avec une grande droiture et simplicité en sorte que nous ne détournons ni à droite ni à gauche. Et c’est pour nous un grand avantage que notre chemin soit bordé de précipices : cela nous fait toujours marcher droit et nous empêche de gauchir, au lieu que votre chemin est fait en zigzag, comme on dépeint le Méandre[97], en sorte que vous ne suivez point le sentier uni. Nous marchons la nuit sans nous reposer et nous arrêter, afin de trouver le repos immuable ; mais outre l’étoile admirable de la foi qui nous conduit sûrement, notre divin Pasteur nous montre une colonne de feu pendant la nuit[98], qui n’est autre que son pur Amour, qui fait que, sans nous intéresser pour nous-mêmes, nous courons sans regarder nos pas, nous courons sûrement sans nous méprendre en suivant notre étoile et ne regardant que la colonne.

Mais lorsque la crainte et l’amour-propre nous fait baisser[99] la vue sur nous-mêmes, perdre [5] notre étoile et ne plus envisager la colonne, nous péririons alors sans doute par notre faute, si notre divin Pasteur, toujours attentif à ses brebis et plein de compassion de leur faiblesse, ne nous donnait promptement des coups de houlette pour nous redresser. Alors voyant clairement quelle est notre misère et sa bonté, nous nous haïssons de plus en plus, et notre amour en devient plus pur et plus fort[100].

Ainsi notre plus grand avantage est de marcher la nuit, car les lumières de la nuit la plus obscure sont mille fois plus sûres que celles du jour dont vous vous vantez et sur lequel vous vous appuyez, car ce sont vos pas qui vous conduisent. Le grand jour n’empêche pas que vous ne vous égariez ; mais notre abandon, la nuit de la foi et le pur Amour ont une sûreté infaillible. Si nous nous appuyions sur nos démarches, nous nous égarerions comme vous.

- Il est vrai que vous avez une retraite contre la chaleur piquante : c’est votre vous-même ?

- Nous n’en avons ni n’en voulons point ; au contraire, nous nous exposons aux rayons divins du Soleil de Justice, afin qu’il nous pénètre, nous fonde, nous purifie, nous raréfie et nous changes en soi. Nous sommes bien éloignés de l’éviter puisque tout notre désir est d’en être consumés.  

- Mais aussi, dites-vous, vous n’avez plus cette beauté éclatante d’autrefois. 

- Ô que notre beauté a bien changé de nature ! Notre divin Soleil nous a un peu brunis, à la vérité : decoloravit me Sol[101] ; mais la beauté de la fille du Roi vient du dedans[102], et la vôtre n’est que superficielle. La nôtre est affermie, et notre divin Soleil, en nous parant de sa propre beauté, a rendu notre beauté immuable. » [6]

Ce sont là les disputes de ceux qui, n’ayant jamais passé la voie des commençants, détournent autant qu’ils peuvent les autres de suivre les routes de l’Amour pur et de la foi nue.

Comme il y a bien plus de commençants que de profitants, aussi, bien plus de gens ont écrit des commencements des voies de Dieu. Tous disent que la crainte est le commencement de la Sagesse ; on reste dans ce commencement, on n’entre pas dans la Sagesse, où, comme dit saint Jean, le parfait amour bannit la crainte[103]. Il y a donc plus d’écrits, et plus diversifiés, des commençants que des profitants ; mais il y en a plus des profitants que de ceux qui sont arrivés au terme.         

Je ne sais si les écrits de ces profitants ne sont point plus dangereux et moins utiles que ceux des commençants. Ceux des commençants seraient bons si on les donnait pour ce qu’ils sont, c’est-à-dire pour une introduction dans la voie de l’Esprit. Le danger qu’ils ont, est lorsqu’on en veut faire la conduite de toute la vie. Les profitants, ayant goûté les prémices de l’intérieur chrétien et n’étant pas encore dégagés des formes et des espèces, font un mélange de ce qu’ils nomment commencement avec ce qu’ils croient être la fin, faute d’expérience ; et se méprenant beaucoup, ils veulent retenir les âmes dans cet état mélangé, ce qui leur nuit infiniment, les arrêtant dans la sphère lumineuse, distincte, pleine de goûts et de sentiments qui flatte beaucoup l’amour-propre, et nuit infiniment aux âmes. Ce qui est de plus déplorable, c’est que ces personnes, se disant spirituelles, font la plus rude guerre aux parfaits mystiques, parlant avec [7] une assurance entière de leurs expériences, et condamnant tout ce qu’ils n’ont pas éprouvé [comme autant] de choses impossibles et forgées par la seule imagination. Comme les degrés de ces profitants sont différents, leurs écrits le sont aussi, et ce sont eux qui s’accordent le moins entre eux et avec les autres. 

 Pour les parfaits mystiques, qui sont ceux que je compare à ceux qui sont arrivés sur la montagne, ils s’accordent très bien entre eux. Étant dans la lumière de Vérité, ils y voient les mêmes choses, ils assurent tous et affirment la bonté de la voie de [la] foi et du pur Amour. Il n’y a point de contestations dans leurs pensées ni dans leurs sentiments[104], parce qu’il n’y en a point dans leurs expériences. Dans tous les temps, dans tous les siècles, dans tous les pays, les mystiques parfaits ont écrit les mêmes choses, et c’est une grande consolation de voir que l’Esprit de Dieu est simple et un dans sa multiplicité. Arrêtons-nous à ces grands Maîtres qui ont éprouvé de tout, au Docteur des Gentils, le grand S. Paul, et plus que tout cela à notre divin Maître, qui nous a enseigné la pauvreté d’esprit, le renoncement à nous-mêmes, la mort au vieil homme, l’enfance spirituelle, la régénération en renaissant de nouveau, la foi au-dessus de toute vue (Thomas : tu as cru parce que tu as vu, etc.), l’amour parfait, l’union, l’unité avec lui en son Père, qui est la consommation de tout[105].  Enfin, l’âme expérimentée qui pénètre l’esprit de l’Évangile, y découvre tout. Dieu nous donne cet esprit ! Amen, Jésus !

1.02 De la simplicité de l'intérieur, et sa conformité à l’Écriture Sainte.

§ 1.

Je crois que la difficulté d'entendre les mystiques a fait paraître leur science comme barbare, et a empêché bien des gens d'entrer dans le chemin de l'intérieur. La peine qu'on a eue de les entendre vient de deux causes : des termes dont ils se sont servis, et de l'imagination qu'on s'en est formée.

Les termes extraordinaires, et même exagérants, dont quelques-uns se sont servis, viennent de ne pas posséder assez leur matière. Cette matière étant encore au-dessus d'eux, ils ne l'ont [9] atteinte que de bas en haut : c'est ce qui fait qu'ils ont cherché des termes extraordinaires pour se faire entendre ; ils se sont comme guindés[106] en haut avec quelques instruments. Mais ceux des mystiques qui ont eu leur matière au-dessous d'eux, ou du moins de niveau, ne se sont pas servis de termes ni extraordinaires ni exagérants. Il en est comme de ceux qui voient un espace d'une étendue au-dessus d'eux ; ils ne peuvent rien discerner qu'en gros et obscurément, et ils rapportent aussi obscurément ce qu'ils ont vu, au lieu que les autres se servent de termes naturels et plus intelligibles. Peut-être Dieu l'a-t-il permis de la sorte pour cacher ses mystères aux yeux profanes, comme on couvrait autrefois d'un rideau les saints mystères lors de la consécration, soit pour les dérober aux yeux des profanes, soit pour les rendre plus respectables. C'est une science secrète et cachée.

Ce qui est déplorable, c'est qu'on blasphème les choses saintes, qu'on n'entend point faute de pureté de cœur et d'être illuminé par la foi. Ces personnes font contre les mystiques ce que faisaient autrefois les païens contre les chrétiens. Ils les accusaient de mille choses fausses pour les rendre odieux. De quoi n'accusait-on pas les premiers chrétiens, ces saints de l'Antiquité si admirables, et dont la vie était si pure ? On se servait de mille calomnies et contre leurs personnes et contre nos saints mystères, afin de les rendre abominables, et d'attirer sur eux la haine d'un peuple insensé et aveugle. Entre ces païens, les uns qui blâmaient les chrétiens, le faisaient de bonne foi ; parce qu'ignorant la vérité, ils croyaient les mensonges qu'on [10] débitait contre eux. D'autres, dont le cœur était corrompu et malin, les blâmaient par pure malice, et souvent agissaient contre la vérité connue, et s'endurcissaient même contre les témoignages de leur innocence ; plus ils paraissaient innocents incontestablement, plus leur haine se tournait en rage. Pour la multitude, qui n'est que comme l'écho des magistrats, des grands et des docteurs, ils haïssent et blâment non ce qu'ils connaissent, mais ce que les autres blâment. C'est ainsi qu'on a traité les mystiques dans ces derniers siècles : la passion, l'intérêt, la vengeance, l'ignorance et la malice ont été les bêtes féroces auxquelles ils ont été livrés. Il faudrait respecter ce qui est respectable ; et loin de mépriser ce qu'on n'entend pas, il faut du moins en laisser à Dieu le jugement.

Pour revenir à ce que j'ai avancé d'abord, je dis que l'obscurité des termes a rendu la théologie mystique de peu d'usage ; que cette obscurité ne vient que d'être surpassée par sa matière et par son objet ; ou peut-être, comme j'ai dit, parce qu'on a cru devoir tenir cette science cachée sous ces termes aux personnes qui n'en étaient pas capables, pendant que les mystiques entre eux s'entendaient fort bien. C'est comme les termes de la médecine et de la pharmacie, qui sont assurément très barbares à qui ne les entend pas. On se sert de termes fort extraordinaires et emphatiques pour nommer les choses les plus simples. Les médecins ont cru par ces noms barbares rendre leur science plus vénérable ; les mystiques, pour obéir à Jésus-Christ qui dit[107] de ne pas jeter les choses saintes aux chiens, se sont servis de termes un [11] peu extraordinaires, les uns à dessein, et les autres parce qu'ils n'en trouvaient point d'autres. Ceux dont ils se servaient leur paraissaient tout naturels selon leurs idées. Ceux qui voient leur matière au-dessous d'eux, la voient tout naturellement. Représentez-vous une personne qui voit de loin un feu sur une montagne ; s'il n'avait jamais vu de feu, il serait dans une surprise extrême. Celui qui se chauffe chaque jour n'est point étonné et dit naturellement : « C'est du feu » ; au lieu que celui qui n'en a jamais vu que de loin, emploierait beaucoup de termes pour se faire entendre sans qu'on le comprît.

Jésus-Christ a parlé de toutes les voies mystiques en des termes si naturels que ceux qui les lisent ne croient pas que ce soit de cela qu'il parle. Cependant nous voyons qu'il n’y a rien dont Jésus-Christ n’ait parlé sans se servir de termes obscurs. Il se servait des paraboles ; mais ces paraboles étaient simples, claires, des choses les plus communes, pour donner l'intelligence des plus grands mystères. Nous y voyons d'abord la pénitence prêchée ; et c'est le premier pas. Ensuite Jésus-Christ dans les huit Béatitudes nous fait voir les choses parfaites comme par degrés. Il met à la tête de toutes[108] la pauvreté d'esprit, comme la plus sublime. On sait que celui qui est pauvre, n’est réputé tel que parce qu'il ne possède rien en propre ; et que s'il possédait quelque chose, il ne serait pas pauvre. Ce pauvre attend sa subsistance d'autrui. Le pauvre d'esprit, dépouillé de tout ce qu'il a de propre, attend sa subsistance spirituelle de la bonté de Dieu, vide [qu'il est] de tout ; ce qu'on appelle désapproprié. Il est en état [12] d'être illustré de la lumière céleste, qui nous est communiquée par la foi, et qui est si pure qu'elle ne se mêle point avec les lumières de notre raisonnement. Ainsi Jésus-Christ dit tout naturellement : Bienheureux sont les pauvres d'esprit, car le Royaume des cieux est à eux. Ils le possèdent déjà par leur pauvreté, qui est une entière désappropriation. Il ne dit pas : ils le posséderont, mais : ils le possèdent ; puisque sitôt qu'on est quitte des propriétés, c'est-à-dire de ce qu'on possède, quel qu'il soit, par la pauvreté d'esprit, Dieu vient en l'âme pour la perdre en lui ; et c'est le Royaume des cieux. Le mot de perte épouvante : il est cependant tout naturel. On s'en sert également pour différentes choses : par exemple, celui qui a possédé de grands biens, qui ne possède plus rien, à qui on a tout enlevé, ne dit-on pas : il a tout perdu ? C'est donc une perte. Celui qui aime excessivement, on dit qu'il est perdu d'amour. Celui qui, en voyageant sur mer, fait naufrage, s'il n'a perdu que ses marchandises, on dit : il a tout perdu, il est réduit à la plus extrême pauvreté ; mais s'il s'est noyé lui-même, on dit : il s'est perdu dans la mer. La première perte s'étend sur toutes possessions quelles qu'elles soient ; et la dernière, c'est de nous être perdus dans la mer. Pour être pauvre d'esprit, il faut perdre toutes nos richesses spirituelles en tant que nous appartenant, et être détaché de tout.

Mais pourquoi Dieu appauvrit-il ? Pourquoi ôte-t-il les biens qu'il a donnés ? Pour se donner lui-même à nous, et pour nous posséder comme son Royaume. Il en est comme d'une pauvre villageoise qu'un grand Roi voudrait épouser : il lui ôte toute ses vieilles robes, il la [13] fait dépouiller, purifier. Si cette villageoise grossière voulait garder les habits qu'elle portait alors, sans s'en laisser dépouiller, elle se rendrait indigne des bontés du Roi. Après qu'on l'a ainsi dépouillée, il faut la nettoyer et purifier des mauvaises odeurs qu'elle avait contractées dans son premier état ; ensuite il faut ôter sa grossièreté, la polir, lui apprendre les manières d'agir avec un grand Roi, la souplesse infinie à toutes ses volontés sans qu'il en ose paraître aucune des siennes, une reconnaissance infinie des bontés du Roi ; et pour conserver la reconnaissance que sa bonté mérite, il faut qu'elle n’oublie jamais sa bassesse à quelque degré d'élévation qu'on la mette, qu'elle ne prenne rien pour elle, qu'elle confesse hardiment que toute gloire, tout honneur appartient à son Roi, qu'elle est une simple villageoise. Si le Roi lui ôte les ornements qu'il lui a donnés, elle laisse faire, sachant que, n'étant rien, elle ne doit rien prétendre. Elle l’aime si véritablement qu'elle ne songe qu'à le satisfaire ; elle ne pense pas à ce qu'elle deviendra : s'il la remet dans son état bas et ravalé, elle est contente.

Jésus-Christ nous apprend les moyens d'arriver à cette pauvreté spirituelle que les mystiques appellent désappropriation, en nous disant[109] : Renoncez-vous vous-mêmes, portez votre croix, et me suivez. C'est là toute la voie mystique : se renoncer sans cesse et sans relâche, souffrir toutes les croix extérieures et intérieures qui nous arrivent, et suivre Jésus-Christ, marcher par les chemins qu'il a passés, ne s'en détourner ni à droite ni à gauche. Mais comme l'homme s'aime soi-même, qu'il s'attache à tout ce qu'il rencontre, [14] que s'il perd une chose, il s'attache plus fortement à celle qu'il rencontrera, il s'attache aussi aux biens spirituels lorsqu'il perd les autres ; et il s'y attache même plus fortement, avec plus d'orgueil, se les appropriant davantage que les autres. Il faut donc se renoncer en tous ces biens spirituels pour entrer dans la pauvreté d'esprit. Tout ceci a une enchaînure autant naturelle que divine. Voilà donc le renoncement continuel en toutes choses sans exception, et la pauvreté spirituelle, qui est la désappropriation.

Ensuite Jésus-Christ, après le renoncement de tout ce qui est hors de nous et en nous, propose une souffrance : non une souffrance de choix, mais de porter toutes les croix et les adversités que la Providence nous envoie, et cela[110] tous les jours ; non une croix anticipée, mais la croix du moment présent, comme il dit ailleurs[111] : à chaque jour suffit son mal. Si l'on savait faire usage des croix du moment présent, on serait heureux. Il n'y a que celles-là dont nous puissions faire usage. Les autres sont passées, ou incertaines, ne sachant pas si elles viendront jusqu'à nous. Ce sont donc les présentes dont nous devons faire usage, puisque ce sont celles qui sont en notre disposition. Il y en a, comme dit saint François de Sales, qui s'imaginent qu'ils iraient combattre un monstre en Afrique, lorsqu'ils ne sauraient souffrir une mouche. Et je dis que bien des gens négligent les croix journalières qui se rencontrent dans tous les moments, sans vouloir les souffrir, et qui grossissant dans leur imagination leur force et leur courage, se persuadent qu'ils porteraient de plus grandes afflictions que celles des plus grands [15] saints, et même le martyre : ils sont amusés par là, remplis d'orgueil et de présomption ; pour un bien qui ne subsiste que dans l'imagination, et qu’ils n'auront jamais, ils laissent perdre les biens dont ils pourraient profiter chaque moment, semblables à ceux qui sur l'idée d'une succession imaginaire qu’ils n'auront jamais, laissent perdre tout leur patrimoine.

Jésus-Christ nous dit encore de le suivre, de pratiquer les maximes évangéliques, le suivre dans la pauvreté, les mépris, les ignominies, les douleurs, les peines corporelles et spirituelles, le suivant en tout pas à pas, et passant par où il a passé.

De plus, il nous apprend à quitter notre volonté propre pour faire celle de Dieu[112] : Je ne suis point venu pour faire ma volonté ; mais celle de mon Père. Il est écrit au commencement du livre : Je viens pour faire votre volonté. Il nous apprend à ne chercher que la gloire de Dieu, et non la nôtre[113] : Je ne cherche point ma gloire ; mais celle de celui qui m'a envoyé.

Il nous instruit de l'abandon intérieur et extérieur[114] : Ne soyez pas en souci du lendemain. Celui qui nourrit les oiseaux, qui habille si magnifiquement les lys des champs, ne vous manquera pas. Il reproche sans cesse le défaut de foi, si contraire à l'abandon. Il ne veut point qu'on craigne ; il veut qu'on s'appuie sur celui qui ne peut nous manquer. Ne dit-il pas à ses disciples[115] : Lorsque je vous ai envoyés sans besace, sans argent, quelque chose vous a-t-il manqué ? Rien, Seigneur. Sa bonté était si grande qu'il instruisait ses disciples grossiers en leur faisant faire [16] l'expérience des choses. Il les envoyait à l'aveugle, dépourvus de tout, sans qu'ils y fissent attention ; et dès qu'ils étaient de retour, il leur faisait remarquer comme il avait pourvu à tous leurs besoins, que rien ne leur avait manqué, parce qu'ils s'étaient abandonnés à sa conduite. Il les instruit de[116] chercher uniquement le règne de Dieu et sa justice, que tout leur serait donné comme par surcroît, c'est-à-dire de procurer le règne de Dieu en nous comme l'unique nécessaire, par la perte de tout le reste ; et la justice de Dieu, c'est-à-dire qu'il se fasse justice en nous et en toutes les créatures, nous ôtant tous les obstacles qui s'opposent à son règne, restituant les usurpations que nous avons faites : c'est encore ici la désappropriation.

Ensuite il nous apprend à nous abandonner dans les afflictions, les persécutions[117] : Lorsqu'on vous mènera devant les juges, ne songez point à ce que vous devez répondre, et ne vous en embarrassez point ; car il vous sera donné des raisons et des réponses auxquelles vos ennemis ne pourront résister ni contredire. Voilà donc encore l'abandon marqué dans les choses les plus extrêmes, car il n'y va pas moins que de la vie de se méprendre dans ses réponses devant les juges.

Voulons-nous des exemples d'abandon dans la prière de silence et de retraite[118] ? Lorsque vous voudrez prier, entrez dans votre cabinet. Ne faites pas comme les païens, qui croient que la multitude des paroles les fera exaucer ; mais vous, parlez peu, car votre Père céleste connaît vos besoins avant que vous les lui demandiez. Nous verrons dans la suite ce que saint Paul dit là-dessus. [17]

Pour l'oraison, Jésus-Christ nous exhorte[119] à toujours prier : il nous en donne l'exemple, lui qui passait les nuits sur la montagne à faire la prière de Dieu. Il nous fait demander[120] son règne, et le parfait accomplissement de sa volonté comme dans le ciel ; il veut que nous demandions ce pain qui passe toute substance, qui n'est autre que lui-même, qui, comme Verbe, est la vie de nos âmes. Quant à cette prière toute spirituelle et toute intérieure, ne l'a-t-il pas enseignée à la Samaritaine lorsqu'il lui dit[121] d'adorer le Père en esprit et en vérité. Dieu étant pur esprit, il veut que l'hommage et l'adoration soit proportionnés à ce qu'il est.

Après ces maximes d'abandon et de foi qu’il tâche de nous imprimer, il nous fait comprendre que la meilleure pénitence est celle de l'amour ; que[122] plusieurs péchés ont été pardonnés à Madeleine, parce qu'elle a beaucoup aimé. Ne nous fait-il pas voir en sainte Marthe combien l'empressement pour les meilleures choses est nuisible[123]? Marthe, Marthe, vous vous empressez de beaucoup de choses ; Marie a choisi la meilleure part qui ne lui sera point ôtée. Quelle était cette meilleure part ? L'amour et le silence aux pieds de Jésus-Christ pour écouter ses paroles. Quels étaient les empressements de Marthe ? C'était pour nourrir Jésus-Christ. N’a-t-il pas dit[124] qu'il est la résurrection et la vie même, et que qui croit en lui ne mourra point ?

Mais revenons à la suite : ne nous dit-il point[125] de haïr notre âme pour son amour ? Quelle est cette haine de notre propre âme, [18] sinon la propriété et le moi, qu'il faut haïr en nous, laissant Dieu disposer de notre âme comme il lui plaira, la gouvernant selon sa volonté, qu'il en dispose si absolument que je ne m'informe pas de ce qu'il en fait ? Après m'avoir enseigné qu'il faut[126] tout perdre, pour conserver mon âme, qui est le premier degré de la perte, il m'enseigne que je dois même perdre mon âme pour lui[127] : quiconque, dit-il, veut bien la perdre pour moi, la sauve ; et qui croit la sauver, la perdra. Y a-t-il rien de plus positif ? Si je perds tout ce que j'appelle ma propre âme, mon moi, toute propriété, je sauverai mon âme ; mais si je m'appuie sur mes œuvres, croyant me mieux sauver moi-même, je me perdrai. Notre Seigneur nous fait voir en beaucoup d'endroits, par des paraboles et autrement, le peu de fond que nous devons faire sur nos œuvres ; mais il nous apprend encore qu'il faut perdre, comme j’ai dit, ce que l'âme a de propre, le moi, etc., et la perdre ensuite en Dieu par l'amour et la foi, où l'on trouve un véritable salut. C'est pourquoi l’Écriture dit[128] : tous ceux qui sont en vous sont comme des personnes ravies de joie.

Mais pour ne pas quitter l'Évangile, voyons-y les états les plus sublimes des mystiques. C'est dans le sermon et dans la prière de Jésus-Christ après la Cène. Jésus-Christ, dans cette prière, parle d'union, d'unité, de consommation en un[129] : Mon Père, qu'ils soient un comme vous et moi sommes un, qu'ils soient tous consommés en unité. Voilà la perte en Dieu. Mon Père, je veux que ceux-ci soient où je suis. Consommé en un s'appelle [19] unité, mêmeté, transformation, comme on verra en S. Paul.

Pour les communications plus intérieures : saint Jean sur la poitrine de Jésus-Christ[130] ne participait-il pas à ces communications et à l'écoulement du Verbe en lui ? Et lorsque la Sainte Vierge approcha de sainte Élisabeth, il se fit une double communication[131] : de Jésus-Christ avec saint Jean, et de la Sainte Vierge à sainte Élisabeth, qui lui donna une pleine connaissance de ce qu'elle était. Jésus-Christ même ne comparait-il pas ce même écoulement du Verbe dans l'âme[132] à la sève qui monte en la vigne ? Et comme la sève s'insinue dans tout l'arbre, sans qu’on voie comme cela se fait, de même cette vie du Verbe se glisse en nous insensiblement par l'évacuation des humeurs impures, par le retranchement du bois superflu. Il devient la vie de notre vie, s'étendant et se répandant dans toute l'âme.

Ne nous montre-t-il pas l'état passif ? La vigne se laisse travailler et tailler comme il plaît au Père, qui est le vigneron. Jésus-Christ est cette vigne en qui nous sommes entés [enracinés] en sorte que nous ne devons plus avoir rien de propre, mais vivre de sa vie. Vivez en moi, comme je vis en mon Père. Saint Paul dit que[133] nous sommes entés en Jésus-Christ, ce qui a rapport à ce que Jésus-Christ dit de la vigne et du vigneron. Tout arbre qui ne porte point de fruit en Jésus-Christ, sera arraché : cela marque toutes les âmes et les œuvres propriétaires : elles ne portent point de fruit en Jésus-Christ. Il n'y a que celles dont Jésus-Christ est le principe, lorsque nous sommes entés en lui, c'est-à-dire tellement [20] unis à lui que nous ne le faisons qu'une totalité d'arbre car, quoiqu'un arbre ait bien des branches, elles portent toutes le nom de l'arbre. Le fruit est réputé être de l'arbre et venir de lui : on ne fait point de distinction des branches pour attribuer le fruit à l'une ou à l'autre[134] : demeurez en moi, et moi en vous ; et comme la branche de la vigne ne peut porter de fruit par elle-même, mais il faut qu'elle demeure attachée au cep, ainsi vous n'en pouvez point porter si vous ne demeurez attachés à moi. Il n'y a point une union plus étroite que celle d'une branche entée au cep, duquel elle reçoit sa vie, sa vigueur, et qui est le principe des fruits qu'elle porte.

Jésus-Christ nous recommande le pur amour lorsqu'il nous dit[135] : Vous aimerez le Seigneur de tout votre cœur, de toute votre âme, de toutes vos forces et de tout votre esprit ; [ce] qui est la perfection de l'amour. On peut aimer de [avec] tout soi-même, mais hors de soi. S. Paul appelle cet amour pur[136] charité ; et S. Jean dit aussi la même chose. Il y aurait bien à dire pour prouver le pur amour. Il suffit de dire que pour être pur, il doit être sans propriété ni rapport à soi, qu'il faut aimer Dieu de tout ce que nous sommes, et de toutes nos forces et puissances, en sorte que nous l'aimions de toute l'étendue et la perfection de l'amour.

L'amour se démontre par un accomplissement entier et sans réserve de toutes les volontés de Dieu, quelque rigoureuses qu'elles paraissent à la nature. Que produit cet amour et cet accomplissement de la volonté de Dieu ? Jésus-Christ nous le dit[137] : Si quelqu'un fait ma [21] volonté, mon Père l'aimera, nous viendrons à lui, et nous ferons notre demeure en lui ; et ailleurs, nous souperons avec lui.

L’Écriture ne dit-elle pas que[138] Jésus-Christ est notre Pâque ? Cette Pâque, ou passage, avait été dans l'ancienne loi comme une figure de ce passage ici par la manducation de l'agneau et par la manière dont on le devait manger. L'empressement que Jésus-Christ marquait[139] pour manger la Pâque avec ses disciples, était bien plus le désir de leur désappropriation pour les faire passer par lui en son Père, les y cacher et perdre ; c'est pourquoi il fit cette prière[140] : Père, je désire qu'ils soient où je suis, cachés et perdus en vous. La manducation de la Sainte Eucharistie était comme l'expression de la formation de Jésus-Christ, comme il fut dit à saint Augustin[141] : Vous ne me changerez pas sans vous ; mais je vous changerai en moi. Qui mettrait tous les passages qui expriment l'intérieur, on serait étonné de ne l'avoir pas remarqué répandu partout ; on verrait sa folie, d'avoir traité une telle réalité de chimère et de chose forgée à plaisir.

L'Ancien Testament dit[142] : Passez en moi ; vous tous qui me désirez avec ardeur. Voilà donc la perte ou le passage de l'âme en Dieu. Or comme Dieu ne souffre rien d'impur sans le rejeter nécessairement à cause de sa nature de Dieu, il faut conclure qu'il faut être purifié radicalement pour passer en Dieu.

Cette purification radicale s'appelle désappropriation entière, parce que l’[im]pureté radicale est la propriété, l'amour-propre, l'esprit propre, [22] le propre jugement, la propre volonté. C'est ce qu'il faut qu'il soit purifié, car il est certain qu'une chose fixée dans sa forme propre ne peut jamais être informée d'une autre qu'on ne la fonde, c'est-à-dire qu'on ne lui ôte sa fixation, afin qu'elle puisse prendre la nouvelle forme qu'on lui veut donner. Un corps opaque ne peut devenir transparent qu'en changeant sa forme première.

Le caillou, par exemple, à force de feu, est changé en cristal : ainsi l'amour sacré, comme un feu dévorant et véhément, purifie notre esprit par le moyen de la foi, et le fait changer de nature. Or ce caillou étant devenu, d'opaque, diaphane et transparent, reçoit les purs rayons de la lumière en soi, et est rendu tout lumineux, ce qui n'aurait pas été s'il était resté dans sa nature de pierre. Notre esprit changeant sa propriété, sa qualité dure, fixe, bornée, rétrécie, est illustré de la lumière divine, il est imprimé de la vérité, non en manière d'éclairs brillants et lumineux, ce qui ne convient point à l'esprit purgé, mais à celui qu'on veut purifier. Ces éclairs étant des lumières momentanées, ne sont point du ressort de l'esprit purgé, qui se trouve imprimé d'une lumière simple, pure, générale, nue. Tout ce qui ne termine pas la lumière, ne lui donne point de brillant, mais une clarté simple, pure, générale, indistincte en elle-même, quoiqu'elle serve à distinguer les objets tels qu'ils [23] sont, sans méprise. Une lumière éclatante fait briller les objets, même la boue ; mais la lumière simple la fait voir ce qu'elle est, c'est-à-dire boue. C'est ce qui termine la lumière qui lui donne ce brillant par une certaine réflexion. Notre Seigneur voyant la nécessité de dépouiller notre esprit de toute restriction, afin qu'il soit imprimé[143] de la vérité, recommande la pauvreté d'esprit, qui, ne retenant rien et étant nue dans la nudité même, ne bornant point la lumière, ne lui cause point de faux brillants. C'est le Saint-Esprit qui, étant lumière et chaleur, opère ces choses. C'est pourquoi il est dit : passez en moi, vous qui me désirez avec ardeur. Quand l'amour est assez ardent pour détruire toutes les propriétés, l'âme passe en Dieu.

On me demandera quelle séparation on peut faire en une chose spirituelle ? C'est la séparer du matériel ; or on ne peut nier que les fantômes, espèces, imaginations, ne soient des choses matérielles. Il faut aussi que l'esprit soit séparé de tout ce qui le multiplie et le divise[144] en plusieurs objets. Car la pureté de l'esprit consiste dans la simplicité et unité, comme dit Jésus-Christ[145] : Si votre œil, qui signifie l'Esprit, est simple, tout votre corps sera lumineux. Il faut qu'il soit séparé de tout ce qu'il y a d'opposé à Dieu, qui est l'élèvement et l'amour de la propre excellence. Il faut que le Saint Esprit sépare et purifie ces choses.

Cet Esprit Saint parut aux apôtres comme un[146] grand vent, et comme un feu, qui sont deux différentes purifications. Le vent sépare la paille du grain, et le feu dissout, consume, détruit, dévore ce sujet ; le vent augmente son ardeur. [24]

C'est par le feu de l'amour sacré que la volonté est séparée de ce qu'elle a de propre. Or il faut que la volonté devienne si souple et pliable qu'elle puisse recevoir l'impression de la volonté divine. Tant que nous restons attachés à notre volonté propre, nous avons une opposition entière à être impressionnés de la volonté de Dieu. C'est ce qu'il y a de propre en notre volonté qui doit être séparé d'elle, afin qu'elle passe en Dieu, sa dernière fin.

Il est certain que par l'entière désappropriation nous devenons le royaume de Dieu, et que nous sommes alors mus et régis par lui. Les actions d’un sujet passif ne lui sont pas attribuées, mais à son agent. Les actions que Dieu opère par l’âme purifiée ne doivent point être attribuées à l'homme, mais à Dieu. Or est-il que toutes les actions qui ne sont point de la chair ni de la propre volonté de l'homme, sont opérées par la volonté de Dieu.

Afin que cette volonté divine soit le principe de nos mouvements, il faut que tout ce qui est de la volonté propre de l'homme soit détruit, et que la volonté, purifiée par la charité, s'écoule en Dieu par la même charité. Alors la volonté de Dieu est le principe de notre vouloir, comme le Saint Esprit est le principe de l'esprit purifié. 

Que la volonté puisse passer dans sa fin dès cette vie, le Pater y est formel, puisque nous devons faire la volonté de Dieu sur terre comme au Ciel. Aucun bienheureux ne conserve rien de propre, car il cesserait d'être au Ciel où il n'entre que des êtres purifiés et parfaitement uniformes : ils sont tous plongés en ce Dieu immense comme dans une mer d'amour et de lumière. [25] On peut être de même en cette vie, quoique moins parfaitement qu'au Ciel. Il y a eu en cette vie des saints plus parfaits qu’au Ciel, comme la sacrée Vierge et d'autres encore. On peut avoir une plus grande étendue d'amour que quelques bienheureux, mais on n'est pas dans toute la perfection de l'amour, puisqu'il peut toujours augmenter et s'accroître tant que nous vivons, et qu'au Ciel il a trouvé le point fixe et invariable de sa perfection.

Que dès cette vie on puisse être uni et transformé en Dieu, c'est de quoi l’Écriture est pleine de preuves, comme j'espère de le faire voir par S. Paul. Mais de plus, il est aisé de comprendre que tout effet n'a de perfection qu'autant qu'il approche de sa cause, et que tout principe imprime dans les sujets émanés de lui une tendance à être réunis au Tout. Tout centre imprime la même tendance à ses sujets sortis de lui : la pierre tend en bas, le feu en haut, et tend par son activité vers sa sphère. Les fleuves courent avec rapidité dans l'océan, où toutes les eaux se renferment comme dans le centre dont elles partent. Notre corps, sorti de la terre, tend à la terre et deviendrait terrestre et animal si l'esprit ne le rectifiait : après sa mort ne retourne-t-il pas à la terre dont il est sorti, selon ce que dit l’Écriture[147] : Tu es poudre, et tu retourneras en poudre ? L'esprit est sorti de Dieu, il est une participation de lui-même : nous sommes créés à son image, qui est son Verbe, qui a été imprimé dans toute notre âme. Cette âme a donc tendance infinie de retourner à sa fin, de s'y plonger, et de s'y perdre ; et elle le ferait sans doute si elle n'était pas arrêtée par des obstacles. [26]

Toutes choses ayant été produites de Dieu et tirées du néant, notre premier centre est le néant, où nous devons rentrer avant que de passer dans notre centre éminent, qui est Dieu. C'est cette humilité entière, cette vacuité de ce que nous sommes appropriés, ce vide de nous-mêmes, qui nous remet dans notre place, qui est le néant : c'est où nous sommes bien et en repos, comme le ver dans la terre. Et lorsque nous sommes réduits à ce néant, dont parle le Roi prophète[148] : J'ai été réduit à néant, c'est alors qu'il arrive ce que dit la Sainte Vierge[149] : Quia respexit humilitatem ancillae suae : Il a regardé la bassesse de sa servante. Et ce regard de Dieu sur l'âme ainsi reposée dans son néant, et dégagée des obstacles qui l'empêchaient d'être unie à son Principe[150], la fait passer en lui après l'avoir entièrement purifiée comme le soleil après avoir attiré à soi une vapeur la purifie au point qu'elle se joint à son rayon et fait corps avec lui. Notre âme attirée de Dieu passe [ainsi] en lui, et devient, selon saint Paul[151], un même esprit avec Dieu.

§ 2.

[27] Vous voyez que tout ce chemin est SIMPLE : tout ce qui est dans la nature nous prêche l’INTÉRIEUR. Lorsque les yeux sont illuminés, ils le voient répandu partout, car l’intérieur n’est autre qu’une participation de cet Esprit vivant et vivifiant qui anime toute chose. Rien n’est plus simple que l’intérieur, et si l’on comprenait bien que c’est le propre état de l’âme convertie et tournée vers Dieu, ensuite attirée et purifiée par son amour, on ne s’en ferait pas des chimères. On s’en fait des monstres, pour avoir le plaisir de les combattre, au lieu de comprendre que c’est le propre état de l’âme, la fin de sa création, son lieu de repos. Elle est partout ailleurs dans un état violent ; et là elle trouve une paix parfaite, parce [28] qu’arrivant à son centre et ensuite l’ayant trouvé, elle est hors des agitations de ceux qui y tendent. Elle discerne que son néant, d’un côté, par rapport à ce qu’elle a de propre, est son centre, et que Dieu est le centre de toute l’âme et tout son bonheur.

On m’objectera que les mystiques parlent pourtant de certaines purifications si douloureuses, et de tant de moyens différents et inouïs[152] dont Dieu se sert pour purifier l’âme, ce qui est bien éloigné de ce repos heureux dont je parle. A cela je dis que les purifications ne viennent que des impuretés qui sont en nous, de nos attaches et de nos résistances, car Dieu, comme dit l’Écriture, est un feu dévorant[153] : il faut que sa Justice consume et détruise tous les obstacles qui nous empêchent d’être unis à lui. Si elle ne le fait en cette vie, elle le fera en l’autre. La Justice ne fait point souffrir par elle-même. Elle est béatifiante et non crucifiante, puisqu’il est certain que, sans changer de situation, elle béatifie le sujet auquel elle a fait souffrir d’extrêmes douleurs. C’est donc l’impureté qui est en nous qui nous fait souffrir et non pas la Justice, de même que le soleil blesse les yeux malades et réjouit ceux qui se portent bien. Il est vrai que la Justice ne saurait souffrir aucune impureté qu’elle ne l’attaque vivement pour tâcher de la détruire. Elle est surtout attachée à la propriété, qui est la source des usurpations et la mère de toute impureté. S’il y avait une âme assez simple, souple et fidèle pour la laisser agir, elle ne souffrirait rien, ou presque rien. Mais l’attachement que nous avons pour nous-mêmes est incroyable. L’amour-propre, [29] l’amour de la propre excellence[154] est si difficile à détruire que Dieu livre quelquefois à des tentations basses pour guérir cet orgueil, puisqu’il y a bien livré saint Paul qui le raconte lui-même de lui-même[155]. Plus on est attaché, plus on souffre. Plus on laisse faire la Justice sans résistance, plus tôt on est délivré de ses peines, car qui a pu résister à Dieu et vivre en paix[156] ? Les personnes qui se laissent volontiers dépouiller de tout ce qu’elles ont de propre, souffrent beaucoup moins.

Ce dépouillement est celui du vieil homme. Ce que prétend la divine Justice est de nous faire de nouvelles créatures en Jésus-Christ, afin que tout ce qui est de l’ancien soit passé, que tout soit rendu nouveau[157]. Cette purification se fait par la connaissance expérimentale de ce que nous sommes, qui nous rend si petits, si rien, que nous sommes comme réduits au néant : Si quelqu’un se croit être quelque chose, n’étant rien, il se trompe[158]. Quand on parle d’anéantissement, on n’entend jamais un anéantissement physique, car rien ne se détruit dans la nature : quand une chose a été, elle reste et ne change que de forme. Notre corps change de forme lorsque la pourriture l’a réuni à la terre.

Notre esprit est changé lorsque la simplicité l’a rendu si pur et si délié qu’il est en état de se rejoindre à son Tout, comme une petite étincelle qui se perd dans un grand feu[159]. On remarque tous les jours qu’un petit feu ne saurait subsister auprès d’un grand : il s’amortit et il ne reprend sa vigueur que lorsqu’on l’en éloigne. Si ce petit feu a de la flamme, vous la voyez se courber avec une [30] extrême activité et tout d’un coup s’élancer de ce côté pour s’y réunir. Si ce ne sont que des charbons, ils s’éteignent insensiblement, comme si ce grand feu avait une vertu secrète pour attirer ce qui reste de lumineux et d’ardent dans ce petit feu, afin de se le réunir. C’est ainsi que l’Esprit Saint en use. Il attire à soi ce qu’il y a dans notre âme de lumière et d’ardeur, amortissant en nous ce qui nous est propre et nous faisant passer en lui. C’est ce que dit Jésus-Christ à Nicodème[160] : Ce qui est de la chair, est chair ; ce qui est né de l’Esprit, est esprit. --[161] On entend sa voix, mais on ne sait d’où il vient, ni où il va : il en est de même de tout homme qui est né de l’Esprit.

 Lorsque le feu se réunit à un autre feu, il ne reste plus qu’un charbon éteint : le feu paraît mort et anéanti. Il vit cependant bien mieux dans ce plus grand feu qui l’a attiré, et si le feu était immortel et éternel, cette petite portion de feu deviendrait immortelle et éternelle par cette union à son tout. Notre âme, perdant ce qu’elle a de grossier, se réunit en manière de lumière et de feu à ce Tout lumineux et ardent, qui est le Saint-Esprit : elle est séparée de ce qu’elle a de grossier et de propre, comme le feu l’est de la matière qui le retenait lorsqu’il passe dans un feu qui lui est beaucoup supérieur. Le Saint-Esprit sépare notre esprit du grossier de ce que nous avons de propre. Il le fait d’une manière si secrète que l’on ne sait ni d’où il vient, ni où il va, mais enfin il l’attire, le perd et le mélange avec son Tout. Il reçoit cette petite étincelle dans cette mer immense de lumière et d’ardeur. L’esprit passe dans la Vérité immense, qui est la seule lumière ; et la volonté dans l’Amour, [31] qui est son lieu propre, de sorte que cet amour borné et limité, à force de se tourner comme la flamme vers ce Tout immense, se détache insensiblement de ce qui l’arrêtait et se rejoint à son principe, qui est ce Dieu tout amour[162].

On voit par là que nous ne serons jamais réunis à ce Tout lumineux et ardent que nous ne perdions ce que nous avons de propre, qui nous retient attachés à nous-mêmes. Cela est naturel et facile ; il n’y a rien là d’étrange ni de barbare. Lorsque Jésus-Christ parle de la simplicité, ne dit-il pas : Si votre œil est simple, tout votre corps sera lumineux[163] ? C’est-à-dire : si votre esprit est purifié par le Saint-Esprit, vos actions seront pures ; vos pensées et tout votre extérieur sera purifié par cette simplicité.

     Après avoir parlé de la purification et de l'entière désappropriation, il faut voir ce que Jésus-Christ dit à Nicodème sur la nouvelle vie : Si vous ne renaissez de nouveau, vous ne pouvez entrer au Royaume du Ciel, et tout ce que contient cet admirable Évangile où il dit des choses si profondes. Il fait voir que ce qui est né de l’Esprit, est esprit, et ce qui est né de la chair, est chair. Nous sortons de la circonférence de la chair et du monde par la désappropriation et le Saint-Esprit devenant principe de nos œuvres : elles sont nées de l’Esprit[164]. De plus, par la régénération ou la nouvelle vie, nous sommes faits spirituels, de charnels que nous étions, et cette opération est du Saint-Esprit qui purifie absolument l’esprit. Lorsqu’il est purifié, l’Esprit Saint nous anime, et Jésus-Christ devient notre vie[165], comme saint Jean dit que ceux qui sont [32] les enfants de Dieu sont ceux qui ne sont point nés de la volonté de la chair ni de la volonté de l’homme, mais de la volonté de Dieu[166]. Saint Pierre ne nous exhorte-t-il pas à devenir enfants et à nous nourrir du lait spirituel, comme des enfants nouvellement nés[167] par cette nouvelle naissance dont Jésus-Christ parle à Nicodème et à ses disciples : Si vous ne devenez comme des enfants, vous n’entrerez point au Royaume des Cieux : il est pour ceux qui leur ressemblent ? [168]. Jésus-Christ ne se dit-il pas voie par laquelle nous devons marcher, vérité qui doit nous éclairer et vie qui nous doit animer et vivifier[169] ? Ailleurs : Je suis le principe qui parle même à vous[170] ? C’est comme s’il disait : « Si vous écoutiez mes paroles et que vous les gardiez, je deviendrais moi-même le principe de toutes vos actions et de vos paroles, je parlerais par vous, et je me ferais entendre en vous ; et ensuite, je parlerais par vous aux autres ». Ce qui regarde la vie apostolique[171].

Nous disons que le Verbe s’incarne mystiquement en l’âme lorsqu’elle est régénérée. Cette demeure du Verbe dans l’âme et cette union d’unité[172] ne dit-elle pas toutes ces choses ? Nous viendrons en lui[173], etc. Nous verrons ci-dessous ce qu’en dit saint Paul.

L’âme devenue nouvelle créature en Jésus-Christ, passée avec lui en Dieu et transformée en son image[174], participe au-dedans au commerce ineffable de la Sainte Trinité. Et comme Dieu est un et multiplié, plus cette âme est [33] une au-dedans, plus elle est multipliée au-dehors pour le bien de ses frères[175], s’oubliant de toute elle-même pour leur avantage, et cela par rapport à la gloire de Dieu. J’entends [en] ce qui regarde les choses spirituelles, et non les besoins naturels de la vie. Elle imite la vie apostolique de Jésus-Christ après avoir pratiqué sa vie cachée ; elle est toute employée à procurer leur salut. Alors Dieu devient le principe unique des paroles de cette âme. On ne peut rien faire par soi-même, mais un autre Esprit se sert de la plume et de la langue de ces personnes. Et si cet Esprit ne les anime pas, ils restent dans une pure ignorance. Et lorsqu’on leur parle de ce qu’ils ont écrit, et qu’on veut leur en faire rendre raison, ils sont souvent étonnés qu’ils n’y entendent rien à moins que cet Esprit directeur ne le leur remette dans l’esprit. On fait des hymnes à la louange de Dieu : l’esprit et le cœur sont employés par lui sans savoir comment cela se fait. C’est ce que Jésus-Christ disait à Nicodème : L’Esprit souffle où il veut ; on ne sait ni d’où il vient ni où il va[176]. Son souffle et son impulsion mettent tout en mouvement ; s’il se retire, tout reste comme une montre démontée, qui ne peut aller que par son ressort. J’ai tant écrit sur tout cela que ceci suffit.

Quand Jésus-Christ parle de cette union à Dieu, il parle en même temps de l’unité entre tous ses membres : Père, qu’ils soient comme nous sommes un[177]. Si les esprits étaient purifiés et désappropriés en pareil degré, il y aurait entre eux une union d’unité admirable. Il est aisé de comprendre que tous les esprits, étant émanés de Dieu, auraient un égal instinct de [34] réunion à leur principe s’ils étaient entièrement dégagés des obstacles qui empêchent cette union. Mais comme les obstacles sont grands dans la plupart, plus les obstacles à la réunion sont grands, plus ils impriment la division ; et plus ces obstacles sont ôtés, plus les esprits ont de liaison. Lorsqu’ils sont dégagés selon leur degré, ils tendent ensemble selon le même degré à leur réunion, mais lorsqu’ils sont parfaitement purifiés, ils se perdent dans l’Unité et deviennent un dans cette perte, avec un rapport et une unité qu’on aurait peine à comprendre. Comme il y a, dit Jésus-Christ, plusieurs demeures dans la maison de mon Père[178], il y a différents degrés des esprits purifiés. Les uns le sont éminemment et avec une étendue admirable, car, quoiqu’au Ciel tous les esprits soient entièrement purifiés et désappropriés, la perfection et l’étendue n’en est pas pareille. L’entière désappropriation fait que tous les bienheureux sont unis, mais ceux qui sont en pareil degré sont bien plus un, ayant entre eux un rapport entier. Sur la terre, même les esprits purgés éprouvent cette liaison ; et plus Dieu les destine à une même perfection, plus il les rend uniformes. Saint Paul, parlant aux Corinthiens, leur dit : Je suis avec vous en esprit au milieu de vous par la puissance de Dieu[179].

Pour revenir à ce que Jésus-Christ dit à Nicodème, après les choses admirables qui sont rapportées dans l’Évangile, il lui fait voir que ce sont là des choses toutes communes et de la terre. Que serait-ce donc, dit Jésus-Christ, si je vous parlais des choses du Ciel[180] ? Il y a donc des choses plus élevées qu’il a tues, comme il le [35] dit à la Cène à ses disciples, après leur avoir enseigné les mystères admirables de l’union et de l’unité, qu’il aurait bien d’autres choses à leur dire, mais qu’ils n’étaient pas capables de les porter. Lors, ajoute-t-il, que l’Esprit de vérité sera venu, il vous enseignera toute vérité[181] ; vous expérimenterez alors ce que vous ne faites qu’écouter : en ce temps-là vous connaîtrez que je suis en mon Père, et vous en moi, et moi en vous[182].

Saint Paul parle aussi des états des plus consommés des mystiques. Et s’il ne se sert point de termes extraordinaires, c’est qu’il en parle en grand maître qui, possédant sa matière, la tourne comme il lui plaît. Car il ne faut pas croire que tous ces grands mots qui sont si durs à entendre, viennent d’un état plus avancé : au contraire, ils viennent ou d’un défaut d’expression, ou d’une expérience trop bornée et qui n’a pas eu toute son étendue, ou à dessein, et pour cacher les mystères de Dieu, comme il est dit ci-dessus.

Voyons comme parle saint Paul de la perte en Dieu. Nous sommes morts et notre vie est cachée avec Jésus-Christ en Dieu[183], ce qui revient aux paroles de Jésus-Christ[184] : Mon Père, qu’ils soient un comme Vous et Moi sommes un. Vous êtes morts, c’est-à-dire renoncés. Dans un autre endroit, il dit : tandis que nous vivons, nous sommes sans cesse livrés à la mort pour Jésus, afin que la vie de Jésus se manifeste dans notre chair mortelle. La mort opère en nous, et la vie en vous autres[185]. Ensuite : Si nous sommes morts avec Jésus-Christ, nous ressusciterons avec lui[186], c’est-à-dire : si nous sommes morts par le renoncement et la [36] pauvreté d’esprit, nous ressusciterons avec Jésus-Christ de la résurrection spirituelle et mystique pour n’être plus à nous-mêmes, mais à celui qui nous a rachetés d’un grand prix, qui est mort et ressuscité pour nous[187]. Nous ne sommes plus à nous-mêmes sitôt que nous sommes désappropriés, que nous avons perdu notre propre âme en Dieu. Nous sommes transformés en l’image de Dieu[188] c’est-à-dire transformés en Jésus-Christ, qui est l’image du Père, de sorte, dit-il ailleurs, que je ne vis plus, moi, mais Jésus-Christ vit seul en moi[189]. Je lui ai cédé par une entière désappropriation la place que je tenais en moi et que j’avais usurpée.

Lorsque les mystiques parlent de l’incarnation mystique, c’est la même chose dont parle saint Paul par le terme de formation de Jésus-Christ en nous[190], qu’il appelle aussi révélation de Jésus-Christ[191], non une révélation en lumière, mais une connaissance expérimentale du même Jésus-Christ. Il est dit ailleurs : A qui Jésus-Christ a-t-il été révélé ou manifesté[192] ? Ce n’est pas une révélation de quelque prérogative particulière, ou de quelque autre chose lumineuse ou sensible, mais de lui-même, suprême vérité, lorsqu’il est formé en notre âme tel qu’il est en justice et sainteté. Car saint Paul faisait une grande différence de l’apparition de Jésus-Christ lors de sa conversion et de cette formation et révélation de Jésus-Christ qu’il exprime encore par ces paroles : Lorsque Jésus-Christ, qui est notre vie, viendra à paraître[193], et encore de cette autre [parole] où Jésus-Christ lui-même dit qu’il est [37] la résurrection et la vie[194] et [celle où] saint Paul [dit] qu’il ne vit plus, c’est-à-dire en lui-même, le moi étant détruit, mais que Jésus-Christ vit en lui, comme principe vivant et vivifiant.

Pour ce qui est de l’état de mort et de sépulture, saint Paul ne dit-il pas qu’il faut que nous soyons ensevelis avec Jésus Christ[195], c’est-à-dire tellement dérobés aux yeux des autres et de nous-mêmes qu’on ne voie ni n’aperçoive plus rien de nous et que nous ne nous voyions plus nous-mêmes ?

Le même Apôtre ne parle-t-il pas de la motion du Saint-Esprit dans la prière, lorsqu’il dit : Nous ne savons pas ce qu’il faut demander, ni le demander comme il faut[196] ? Ce qui est conforme à ce que dit Jésus-Christ : Votre Père céleste sait vos besoins avant que vous les lui demandiez[197]. Saint Paul ajoute[198] : mais le Saint-Esprit le demande pour nous avec des gémissements ineffables, car l’esprit connaît ce que l’esprit désire, et demande pour les Saints ce qui est bon, ce qui est parfait. Il n’y a rien de bon et de parfait que ce que l’Esprit désire. Il dit encore que l’Esprit prie en nous, que celui qui adhère à Dieu devient un même esprit avec lui[199]. [Et encore, fort expressément, que les enfants de Dieu sont mus et agis par l’Esprit de Dieu[200].]

 Lorsqu’il parle de la foi, avec quelle énergie ne le fait-il pas ? Il fait même voir que la foi fut imputée à justice à Abraham, parce qu’il crut contre toute espérance[201] au-dessus de tous les témoignages contraires, ce que nous appelons foi nue et qui a rapport à ce que dit Jésus-Christ : [38] Thomas, tu as cru parce que tu as vu, heureux ceux qui croiront et ne verront pas[202] ! Nous appelons foi lumineuse celle qui est fondée sur les témoignages [signes extérieures], foi nue celle qui étant destituée de toute sorte de témoignages, s’élève au-dessus de tous les témoignages pour croire au-dessus de ces mêmes témoignages la Vérité en elle-même, et non dans ses effets discernés et connus.

L’oraison passive n’est-elle pas cette adhérence continuelle à Dieu qui nous fait être un même esprit avec Lui[203] ? Car il ne faut pas croire que l’oraison passive soit une oraison destituée de vie, comme ce qu’on exerce sur un mort ; mais c’est une adhérence libre, un concours vital, qui laisse faire librement à l’agent ce qu’il lui plaît sans vouloir mettre aucun obstacle à ce qu’il fait et même le regarder, demeurant mort à l’action propre, quoique plein de vie, pour adhérer à Dieu et le laisser faire ce qu’il lui plaît.

Lorsque saint Paul parle des voies secrètes et cachées par lesquelles Dieu conduit les âmes, ne dit-il pas : O altitudo[204], etc. Dans un autre endroit, il dit : Nous prêchons la sagesse entre les parfaits : la sagesse de Dieu cachée et renfermée dans un mystère que Dieu nous a révélé par son Esprit, parce que l’Esprit pénètre tout,  et même ce qu’il y a en Dieu de plus profond et caché[205] ? Et Jésus-Christ dans un transport d’esprit dit : Père, je vous rends grâces de ce que vous avez caché vos secrets aux sages et prudents et les avez révélés aux petits. Oui, mon Père, parce que vous l’avez ainsi voulu[206], que les sages et les [39] savants ne présument jamais pénétrer cette science qu’en devenant petits. Jésus-Christ a préféré les enfants et cette simplicité enfantine à tout autre état.

Quand il s’agit d’être destitué de toute force propre pour entrer dans la force du Seigneur, outre ce que dit ailleurs l’Écriture : L’homme ne sera jamais fort de sa propre force ; j’entrerai dans la puissance du Seigneur[207], saint Paul ne dit-il pas : C’est dans ma faiblesse que je trouve ma force[208] ?

Outre l’état d’épreuves que nous voyons dans l’Ancien Testament en Job, Tobie, David, les Prophètes, etc., saint Paul ne fait-il pas le dénombrement de celles qu’il a éprouvées en toute manière[209]? David ne dit-il pas que Dieu a éprouvé son cœur[210] ? N’est-il pas dit que Dieu est un feu dévorant et consumant[211] ?

S’il s’agit de gloire, saint Paul ne se glorifie que dans la croix de Jésus-Christ[212]. Mais pour la charité ou l’Amour pur, que ne dit-il pas ? Outre David, qui fait voir qu’il n’a rien à désirer au ciel ni en terre que Dieu[213], Paul, après Moïse[214], veut bien être anathème pour ses frères[215]. Quoique ce ne soit qu’une charité dérivante, que ne voudrait-il pas faire pour le souverain bien lui-même ? Mais quelle estime de la charité fait celui qui dit : Quand je livrerais mon corps aux flammes, quand je parlerais le langage des Anges, quand je donnerais tout mon bien aux pauvres etc., si je n’ai la charité, je ne suis rien[216]. Celui qui parle de la sorte, [40] reconnaissait la charité infiniment au-dessus de tout cela. Il prétend que sans la charité les plus grandes œuvres sont comme un airain résonnant[217], qui éclatent au-dehors, font du bruit, mais sont vides au-dedans, étant destituées de la charité qui donne la vie et la valeur à tout le reste. Je sais que le motif de la récompense est utile, et même nécessaire pour les commençants, que c’est souvent le plus fort motif de la conversion, mais il ne faut pas en rester là. C’est la porte : qui voudrait toujours rester à la porte parce qu’on y a passé, paraîtrait extravagant. Car le même Jésus-Christ qui nous a assuré qu’il est la porte par où il faut passer, nous apprend en même temps qu’il est la voie qu’il faut suivre après être entré par la porte. Il entrera, dit Jésus-Christ, et sortira par moi[218] : passage qui veut aussi marquer qu’on entre par Jésus-Christ en son Père et qu’on sort par lui dans la vie apostolique, et que c’est le même Jésus-Christ qui nous ayant fait passer en son Père, devient le principe de ce que fait l’homme qui est apostolique, non par choix propre, mais par état, comme dit saint Paul, par la vocation et l’appel de Dieu[219], sur quoi Jésus-Christ dit à ses Apôtres : Ce n’est pas vous qui m’avez choisi, mais c’est moi qui vous ai choisis et tirés du monde[220].

Que ne dit pas saint Paul de cette paix au-dessus de tout sentiment[221] qui est la même que Jésus-Christ donne à ses Apôtres lorsqu’il leur dit : Je vous donne ma paix, je ne vous la donne pas comme le monde la donne[222]. Jésus-Christ dit : L’Esprit consolateur demeurera en vous[223]. Si l’Esprit consolateur demeure en nous, qui [41] peut nous affliger ? Nous ne nous affligeons pour l’ordinaire que pour notre propre intérêt, mais lorsque le Saint-Esprit a détruit le notre propre, le moi, et qu’il habite en nous, notre joie est alors pleine et parfaite, parce que cette joie n’est pas en nous pour nous, mais en Dieu pour Dieu. C’est ce que disait la sainte Vierge : Et exultavit spiritus meus in Deo salutari meo[224]. Saint Paul nous dit de nous réjouir sans cesse dans le Seigneur[225], et Jésus-Christ nous assure que rien ne nous ravira notre joie[226].

Pour ce qui est de la stabilité dans la charité ou Amour pur, nous sommes assurés que les puissances, les principautés, les tourments, la mort même ne nous sépareront pas de la charité de Dieu qui est en Jésus-Christ[227]. C’est l’assurance que Jésus-Christ donna lorsqu’il dit : Nul ne vous ravira votre joie : cette joie qui vient du pur amour, qui, comme dit S. Jean, bannit toute crainte[228] : parce que nous ne craignons que par rapport à nous et que le parfait amour bannissant tout rapport à soi, en bannit toute crainte. Rien n’égale la dignité de l’amour; c’est pourquoi il est écrit : quand un homme donnerait tout ce qu’il possède pour l’amour, il compterait tout cela pour rien[229] au prix de l’amour. C’est pourquoi il ne faut pas s’étonner si l’amour nous dépouille de tout pour nous posséder pleinement. Il est encore dit dans les Cantiques que la multitude de grandes eaux ne saurait éteindre la charité[230]. Et pourquoi ne peut-elle s’éteindre ? C’est que celui qui demeure en charité demeure en Dieu : [42], car Dieu est charité[231]. Dieu, dit l’Apôtre, nous fortifie dans l’homme intérieur par son Esprit ; Jésus-Christ habite par la foi dans nos cœurs. Nous sommes enracinés et fondés dans la charité, afin que nous soyons comblés de toute la plénitude de Dieu ; celui qui par sa puissance agit en nous avec efficace, fait infiniment plus que tout ce que nous demandons et pensons[232]. Il n’est point parlé ici d’un état passager, mais d’un état affermi, manet, habitat : ce qui se rapporte aux paroles de Jésus-Christ : nous ferons notre DEMEURE en lui[233]. Ce n’est donc plus une chose momentanée, mais un état réel. Si celui qui demeure en charité demeure en Dieu, si celui qui adhère à Dieu devient un même esprit avec Lui, si on passe en Dieu, si on est transformé en Lui, qui peut condamner ou censurer ce qu’en disent les mystiques ?

Il y a tant d’autres passages dans le Nouveau Testament, et un si grand nombre dans l’Ancien que, si on voulait les citer, on en ferait un volume. Ceci suffit pour faire remarquer que LA VIE INTÉRIEURE n’est pas une chimère puisqu’elle est fondée en Jésus-Christ et par lui, soutenue par saint Paul et par une infinité de saints ; et aussi, [cela suffit] pour en faire voir la simplicité (qui est la première chose que je me suis proposée), et [pour faire voir[234]] que les termes extraordinaires ne viennent que parce que nous ne savons pas nous exprimer. Un homme intérieur doit être un Évangile vivant, mais il est caché aux sages et savants et n’est connu que des petits, ses semblables.        

Si ceux qui, comme dit saint Jude, blasphèment les choses saintes[235], voulaient travailler à en faire l’expérience, ils verraient qu’on leur [43] en dit trop peu. Nul ne demeure en même situation : il faut avancer, ou reculer. Si celui qui n’avance pas recule, celui qui, après une parfaite conversion, ne recule point et tend toujours à sa fin, y doit enfin arriver. Si l’on pensait avec David que tout notre bien est d’adhérer à Dieu[236], qu’on le cherchât sans cesse, cherchant toujours Sa face[237] et adhérant sans cesse à lui par le renoncement continuel, ils en éprouveraient plus qu’on ne peut leur en exprimer. Rien n’est plus simple que ce qu’on déduit ici : c’est pourtant là toute l’économie de l’intérieur.

Esprit Saint, répandez-Vous en nos cœurs, délivrez-nous par votre vérité des erreurs et du mensonge, et  faites éprouver à ceux qui combattent vos voies que votre joug est doux et votre fardeau léger[238] ! Qu’ils adorent ce qu’ils ont méprisé, qu’ils méprisent ce qu’ils ont adoré, et que ce soit en Vous que nous agissions, puisque c’est en Vous que nous sommes. Amen, Jésus !

1.03 Lecture, matière, usage des livres intérieurs. 

 

[44] J’avoue que je n’ai aucun talent pour élever ni aider les âmes par la voie de la méditation, quoique j’aie tâché de la faire plusieurs années, mais avec peu de succès, Dieu ensuite m’ayant attirée tout d’un coup au silence intérieur[239]. J’ai même éprouvé en autrui la méditation trop longtemps continuée, peu fructueuse. Lorsque les vérités qu’on médite ont fait l’effet que Dieu en prétend, l’âme se dessèche peu à peu et ne trouvant plus rien dans la méditation, elle a besoin de changer de route. Je crois que si les âmes accompagnaient une méditation courte d’un recueillement intérieur, regardant Dieu en elles, elles avanceraient bien plus vite et acquerraient bientôt un état plus parfait.

Si au lieu de faire de longues lectures, elles lisaient sans précipitation, laissant la lecture sitôt qu’elles se sentent touchées, et la reprenant [45] lorsque la touche est passée, la lecture leur serait un grand profit, et peut-être que cette manière leur servirait beaucoup plus qu’une méditation raisonnée[240]. Mais il semble qu’on ne lise les livres spirituels que pour étudier et en savoir discourir. Cette précipitation de lecture fait qu’ils profitent à peu, et nuisent à beaucoup. Car comme les livres intérieurs sont faits plus pour recueillir que pour instruire, quoiqu’ils fassent l’un et l’autre, et plutôt pour se faire goûter que pour se faire examiner, ceux qui les lisent ou par curiosité ou par étude, ou pour les examiner, n’en tirent aucun fruit, la précipitation faisant perdre l’onction, qui est le propre caractère de ces livres. Ou on les a à dégoût, ou on regarde ce qui y est dit comme des raisonnements outrés, comme un fanatisme[241] qu’on prend plaisir à censurer ; et souvent on se fait une loi de les combattre ouvertement, de les déconseiller comme quelque chose de dangereux. Je m’assure que toute personne qui les lira avec humilité en la manière que j’ai dit et avec un véritable dessein d’en profiter, y trouvera une vie secrète, une onction cachée, et un amour de Dieu qu’il n’avait pas éprouvé auparavant.

J’avoue donc que je n’ai aucun talent pour écrire et parler des voies de la méditation. Peut- être est-ce par la raison que j’ai dite. Peut-être est-ce aussi que, comme il y a une multitude d’auteurs qui ont écrit là-dessus et que je n’ai point écrit ni par choix ni d’une manière préméditée, - le[242] besoin de l’intérieur étant plus grand que jamais, cet intérieur étant ignoré et même combattu par des gens qui n’en ont aucune expérience - Dieu a voulu que, toute ignorante que je suis, j’écrivisse sur ces matières. [46] Je l’ai fait comme il est venu. Dieu, peut-être, a permis que je n’aie aucun autre talent, et que toute idée du reste me fût ôtée, parce qu’il ne voulait que cela de moi.

C’est à nous à faire simplement ce que Dieu nous fait faire, sans nous mêler de ce qu’il ne nous demande pas. Quiconque outrepasse le don du Seigneur ou suit des raisons politiques en écrivant, écrit certainement par son propre esprit et, sortant de l’ordre de Dieu, il ne fait aucun fruit ; et ce qu’on lit, quoique bien raisonné, étant destitué d’esprit et de vie, ne peut que contenter l’esprit et non toucher le cœur. C’est cette fidélité à suivre l’Esprit de Dieu et à ne s’y point mêler soi-même sous quelque prétexte que ce puisse être, qui est seule capable de porter l’esprit de grâce et d’amour, pourvu qu’il soit lu avec la même simplicité et fidélité qu’il a été écrit. Mais comme il y a peu de personnes assez fidèles pour écrire en lumière divine quoiqu’en ténèbres, il y a aussi peu de personnes assez fidèles pour lire en la manière que je dis. Il y a encore une raison de cette manière de lire : c’est que les livres intérieurs écrits par l’Esprit de Dieu étant la manne cachée, et cette manne ayant tous les goûts, il arrive de là que chacun les entende selon son goût et sa portée et qu’il en tire infailliblement le profit qu’il doit en tirer.

Au lieu que, les lisant ou par curiosité ou par quelque motif imparfait que ce soit, on les lit souvent à sa ruine : on s’attribue des états, on veut voir et sonder si on est comme il est écrit, on se croit dans un état avancé lorsqu’on n’est que dans le commencement, on fait pour ainsi dire un pot-pourri de tous les états ; on varie [47] autant pour les pensées que pour le désir qu’on a de voir des sentiments différents. Restant ainsi perplexe, sans savoir que s’appliquer, on va à tâtons, ne faisant que faire et défaire ; et voulant suivre non une chose générale, mais spécifique, et qui était très propre pour la personne à laquelle elle a été écrite, on n’entre jamais dans ce que Dieu veut de nous ; ou bien on a trop de défiance de sa voie ou trop de présomption. Et c’est en ce sens que la lettre tue et que l’esprit vivifie[243].

Ces sortes d’écrits ont plus de rapport qu’aucuns à l’Écriture sainte : plus on les lit simplement, plus l’âme y trouve cette nourriture foncière qui est l’esprit qui vivifie et non la lettre qui tue. Il faut remarquer qu’outre le propre caractère des livres intérieurs, à l’exclusion des autres, qui est d’entrer par le dedans, par l’intime de l’âme, touchant le même endroit dont ils parlent, en sorte qu’ils semblent passer tout droit au cœur sans l’entremise des sens, et que celui qui les lit semble tirer l’onction de son propre fond et non de la lecture - ce qu’il lit étant si propre à son âme qu’il paraît que la lecture ne fait que remuer ce qu’il avait déjà - outre, dis-je, ce caractère des livres intérieurs et écrits par la motion de l’Esprit Saint, ils ont encore celui-ci que la personne qui les lit simplement ne les entend que selon sa portée : les mêmes choses qu’il entendait d’une façon dans un temps moins avancé, il les entend d’une toute autre manière dans un état plus avancé, et toujours selon son besoin présent. Ce privilège qui semble n’être réservé que pour l’Écriture sainte, s’étend aussi sur les livres intérieurs qui sont [48] écrits par son Esprit et qui ne sont pas un fruit de l’étude ; de sorte que d’autant plus que les livres intérieurs sont écrits par le mouvement de l’Esprit de Dieu, d’autant plus ont-ils une nourriture cachée. Ce que n’ont pas les autres qui sont les fruits de l’étude : quoiqu’ils semblent dire la même chose, ils sont secs et sans vie, destitués de cet humide radical[244] qui entretient la vie de l’âme. Or ces lectures quelque avancées qu’elles soient, ne nuiront point à une âme simple et peuvent lui servir beaucoup. Ces gens qui abusent de ces lectures sont des gens pleins d’orgueil qui abusent aussi de l’Écriture, ce que l’Apôtre appelle blasphémer contre les choses saintes[245].

Il y a dans les livres intérieurs les maximes générales et les spécifiques, ou les routes et les sentiers particuliers par lesquels Dieu conduit. Il y a le renoncement, la mort à soi-même, les épreuves, les humiliations, la foi simple et nue, l’Amour pur, l’abandonnement de tout soi-même entre les mains de Dieu, la candeur, l’innocence, mourir au vieil homme pour se vêtir de nouveau, se quitter soi-même[246]. Se laisser mener à Dieu à l’aveugle, préférer son ordre divin sur nous et sa volonté à toute dévotion particulière - un amour souverain qui nous porte à vouloir Dieu pour Dieu et non pour nous, à préférer sa gloire et son bon plaisir à tout intérêt nôtre, quel qu’il soit, en temps et en éternité. Et bien d’autres maximes, voies, sentiers, conseils généraux. Il y a outre cela, dans ce général, un moyen spécifique que Dieu a choisi pour chacun de nous ; et ce moyen est tellement spécifique pour [49] nous[247] que qui voudrait s’en écarter pour suivre celui qui est spécifique pour un autre, se méprendrait assurément et prendrait le change[248].

Il faut donc suivre Dieu à chaque pas dans l’état et la condition où il nous met, et le suivre selon les conseils qui nous sont donnés ou au-dehors par quelque personne expérimentée, ou au-dedans par le mouvement de la grâce ; mais cet ordre divin se déclare assez pour chacun de nous par tous les moments et les événements de la vie.

Cependant au lieu de faire usage du moment divin et de la conduite générale pour tous avec ce qui nous est spécifique pour nous-mêmes, nous voulons suivre les avis spécifiques pour d’autres, et nous nous brouillons incessamment, voulant agir selon la vue présente puisée dans une lecture qui regardait le spécifique d’un autre. Et ainsi on n’entre jamais dans une véritable paix.

Mais, dira-t-on, je crains de me trop avancer, de quitter trop tôt la méditation. Si vous pouvez méditer, faites-le ; si la méditation vous profite, ne la quittez pas. Mais ne troublez point le repos des autres par vos inquiétudes ni votre propre repos par vos fréquents retours. Si celui qui ne peut méditer ne pouvait prier, il serait fort à plaindre et serait bien éloigné de pouvoir obéir à Jésus-Christ, qui ne dit pas : méditez toujours, - il en connaissait trop l’impossibilité, -, mais priez toujours[249].

Or on peut donc prier sans méditer, et même sans rien savoir. Et cette prière est la prière du cœur, la prière ineffable, dont la plus parfaite est un fruit de l’amour, et la moins parfaite le sentiment de nos besoins. O que l’indigence est [50] éloquente ! On n’a point besoin de maître qui enseigne à un pauvre ce qu’il faut demander et la manière de le demander. La méditation est une bonne chose, mais ce n’est point une prière. Saint Paul, qui après Jésus-Christ nous dit de prier sans cesse[250], ne nous dit point de méditer sans cesse. Mais, dira-t-on, il faut s’inculquer les vérités : cela se fait aussi par la lecture des vérités solides lues comme j’ai dit au commencement. Cependant, je voudrais prendre outre cela un temps pour prier et pour répandre mon âme en la présence de Dieu. Ainsi, on peut contenter tout le monde : lire les grandes vérités de la religion, si respectables d’elles-mêmes, avec cette application de repos et de cessation pour s’en laisser pénétrer, et prier dans le temps destiné pour prier. Or de toutes les prières, celle de foi est la plus glorieuse à Dieu et la plus utile à l’homme, selon le témoignage de Jésus-Christ même, qui assure que tout ce qu’on demandera avec foi, on l’obtiendra[251].

Pour ce qui est de certains sentiers de mort et de purification, il est sûr que tous les saints y ont passé, que tous se sont plaints de leurs peines. Les gens du monde n’éprouvent ni peines intérieures ni tentation, parce qu’ils se laissent aller avec une licence effrénée à tout ce que le démon et la nature corrompue leur inspirent ; bien loin d’en avoir de la peine, ils n’y font pas même attention. Il n’en est pas ainsi des âmes intérieures qui, toujours attentives à ce que Dieu veut d’elles, tâchent de le suivre pas à pas. Elles sentent vivement les obstacles du démon et de la nature corrompue : elles comprennent qu’il faut mourir à celle-ci et que, pour le faire [51] efficacement, il faut renoncer à tous ses désirs et à toutes ses cupidités, n’en admettant aucune et pour ce qui regarde le démon, prier et s’abandonner à Dieu afin qu’il nous en délivre.

Mais comme la nature corrompue est plus maligne que le diable, il faut remarquer que plus on travaille à la dompter par le dehors, plus elle s’enfonce au-dedans ; plus on dompte la chair, plus elle tourne sa malignité du côté de l’esprit. Ainsi ce travail purement extérieur n’étant pas suffisant, quoiqu’il soit presque le seul que nous puissions pratiquer : Dieu, voyant l’usage que nous faisons de la bonne volonté qu’il a mise en nous, vient lui-même combattre cette nature corrompue dans tous ses retranchements. On sent alors que le travail qu’on faisait avec tant de peine et de plaisir tout ensemble[252], on sent, dis-je, que ce travail tombe des mains. Et l’âme ne peut plus faire autre chose, désespérant de toutes ses œuvres de justice, que de se tourner vers son Dieu avec un acquiescement amoureux, et lui dire : Faites donc vous-même cette œuvre, puisque nul autre ne la peut faire ; je sens que je n’y puis rien. Alors le Maître met la main à l’œuvre ; mais combien de coups de marteau, combien de peines et de souffrances ! Or la nature est si maligne que plus on la met à l’étroit, plus elle augmente sa malice, en sorte qu’il semble qu’elle devienne tous les jours plus mauvaise. Le démon se joint souvent à elle, et la rend toute diabolique[253]. Dieu la détruirait en un instant si l’âme pouvait porter une opération si forte, mais elle se défend de toutes ses forces, elle regarde comme mal son plus grand bien, de sorte que ce fort et [52] puissant Dieu est comme obligé de ménager la force de l’âme jusqu’à ce qu’il chasse tout à fait [cette nature maligne].

Lorsqu’elle est plus proche de sa défaite, plus elle augmente en malignité, de sorte que très souvent on retournerait en arrière si Dieu n’assistait l’âme. Plusieurs le font cependant. C’est pourquoi Jésus-Christ dit que celui qui ayant mis la main à la charrue, regarde derrière soi, n’est pas propre pour le royaume de Dieu[254] : il veut quitter la conduite de Dieu pour entrer dans sa propre conduite. Non assurément, ô Amour, ces âmes ne sont pas propres pour votre Royaume : vous ne régnerez jamais parfaitement en elles, puisqu’elles ne vous laissent pas user de votre domaine et de votre souveraineté pour les mettre haut et bas, et en faire ce qu’il vous plaît en temps et éternité. La défense que l’Ange fit à Loth et à sa famille de ne point regarder derrière soi dans l’embrasement de Sodome[255] est bien mystérieuse. La femme, comme faible et curieuse, se retourna et fut changée en statue de sel. Que notre fausse sagesse[256] nous est préjudiciable ! Que celui qui sait obéir à Dieu et s’y abandonner est heureux !

Or touchant les moyens de mort, je dis qu’entre les généraux, il y en a de spécifiques qui ne se peuvent diversifier dans les expressions autant que Dieu les diversifie en effet selon l’état, le tempérament et la force de chacun : car la même chose qui ferait mourir l’un ferait vivre l’autre, ce qui est un antidote pour l’un serait un poison pour l’autre et ce qui paraît souvent poison est un antidote merveilleux. Il faut donc que Dieu fournisse à chacun [53] les moyens de mort que lui-même [Dieu] a choisis. Ce que nous pouvons faire de notre part, est de nous abandonner à sa conduite, de le laisser faire, d’acquiescer amoureusement à ce qu’il ordonne, quelque peine qu’on puisse souffrir, ne point vouloir choisir le moyen, ni être comme un autre, mais comme il plaît à Dieu que nous soyons. Mais, qui est-ce qui a la fidélité de se laisser en la main de Dieu sans se mêler de soi ?

Si je savais, dira-t-on, que ce fût mon bien, je m’y laisserais. - Quoi ? Est-ce à vous de juger de ce qui est votre bien ? C’est à Dieu. - Mais, je n’aperçois plus cette conduite amoureuse de Dieu comme je la voyais au commencement ! - Si vous la voyiez toujours, vous ne mourriez point. - Mais je me persuade alors que c’est moi qui me conduis, je crains de m’égarer ! - Tenez toujours Dieu, pour ainsi dire, par la main, et vous ne vous égarerez pas. Cette main est une soumission totale, un abandon entier, un renoncement à tout intérêt, un amour souverain, une sainte haine de nous-mêmes. Nous ne nous égarerons pas par cette voie. Quand nous nous égarerions, il n’y aurait de perte que pour nous : Dieu serait toujours ce qu’Il est. J’avoue qu’il faut un grand courage, un grand abandon, un entier renoncement de soi-même. C’est aussi à quoi nous sommes exhortés.

On ne veut point s’en fier à Dieu et le suivre par la voie qu’il nous a choisie. Tous les conseils généraux font du bien, mais les spécifiques ne nous en feront qu’autant qu’ils seront conformes à la conduite que Dieu tient sur nous. Il faut les lire avec simplicité de cœur, en s’abandonnant totalement à Dieu afin qu’il fasse en nous et de nous ce qu’il lui plaira, sans [54] vouloir nous en mêler et y prendre part. Si l’on en usait de la sorte, quel fruit ne tirerait-on pas des livres intérieurs ! Ils seraient esprit et vie pour nous. Je prie Dieu de nous éclairer de sa véritable lumière. Amen, Jésus !

J’ai oublié de dire que selon les desseins de Dieu sur les âmes, il leur fournit des moyens conformes, soit en les laissant aller dans des lieux où elles trouvent une conduite conforme à ce que Dieu demande d’elles, soit en faisant rencontrer ou venir exprès des personnes qui leur apprennent la voie pure et droite de l’intérieur. Malheur à ceux qui n’en profitent pas ! Car Dieu ne manque jamais de son côté. Mais l’homme est si amoureux de ses raisonnements et de ses idées qu’il ne peut point suivre Dieu un temps considérable : ce ne sont que variations. Car comme nos pensées sont comme les flots de la mer qui se battent et se choquent les uns les autres, il ne peut y avoir de solidité. Et c’est un dommage irréparable que des personnes qui d’ailleurs ont d’excellentes qualités et que Dieu a appelées par tous les soins de sa Providence, demeurent arrêtées faute de mourir à elles-mêmes et à leurs faux raisonnements, et [parce] qu’elles ne veulent point se laisser conduire à Dieu.

1.04. Que l’intérieur fait peu d’éclat.  

[55] D’où vient que saint Pierre a fait tant de miracles, et qu’il n’est point parlé de ceux de saint Jean ? C’est que le premier devait établir l’extérieur de l’Église, et qu’il était nécessaire de contrebalancer, par des prodiges, l’humiliation et la mort infâme[257] de celui qui l’était venu établir. De plus, la loi évangélique étant si opposée aux sentiments et aux inclinations de  l’homme charnel, il fallait que les miracles emportassent sur leur volonté ce que la volonté charnelle les dissuadait d’entreprendre. Il fallait que, parmi les Juifs, les merveilles extraordinaires des Apôtres les portassent à quitter une Loi établie par les grands prodiges de Moïse. La bassesse apparente du Législateur des chrétiens devait être levée par des prodiges si incontestables qu’ils en fussent assez frappés pour voir la vérité d’une religion appuyée de cette sorte, qui en détruisait néanmoins une établie de Dieu même par des prodiges inouïs. Il semblait que la mort de Jésus-Christ eût détruit les grandes merveilles qu’il avait faites, qu’elle eût ôté l’efficacité de ses paroles de vie éternelle. Mais voyant ensuite que ses paroles étaient appuyées avec une force invincible par de pauvres pêcheurs ignorants sans aucun talent, et ses miracles relevés par d’autres plus grands encore faits par ces mêmes pêcheurs, cela gagnait les uns et portait les autres à consulter les Écritures où ils trouvaient les propres caractères du Messie.

 Saint Jean, quoique disciple bien-aimé du Sauveur, ne paraît point avoir fait des œuvres extérieurement si merveilleuses. Tout son bien, tant [56] que Jésus-Christ a vécu, a été de se reposer sur son sein. Il semblait n’être appliqué qu’à l’intérieur : aussi ses écrits sont-ils tous brûlants de charité, et son Évangile a été justement nommé l’Évangile spirituel[258]. Enfin il paraît que les autres étaient appliqués à une vie plus ambulante, et lui à une vie plus retirée. Jésus-Christ lui confia sa mère, avec laquelle il continua les communications intérieures qu’il avait eues avec Jésus-Christ.

 Je conclus que, comme Pierre était la pierre fondamentale de l’Église, saint Jean était le fondement de l’intérieur. Il a rapporté ce qu’il y avait de plus divin, de plus intérieur, de plus profond dans les paroles de Jésus-Christ, que les autres avaient omis. Il est rapporté dans son Évangile qu’il précéda Pierre au sépulcre, parce qu’il avait précédé Pierre dans l’intérieur de l’Église ; mais il n’entra qu’après lui, parce qu’il fallait que l’extérieur de l’Église fût fondé  et établi pendant plusieurs siècles avant que l’intérieur fût répandu dans cette même Église. L’intérieur s’est caché dans les déserts ; quelques particuliers y ont participé, mais il n’a point été répandu partout comme il le sera ensuite. Aussi Jésus, parlant à saint Pierre de saint Jean, lui dit : Si je veux qu’il reste jusqu’à ce que je vienne, qu’en as-tu à faire ?[259] Ce qui voulait dire : « Si je veux que cet Esprit intérieur que j’ai répandu, demeure caché en lui et dans quelques particuliers jusqu’à ce que, par mon second avènement, je le répande partout, que t’importe ? ». Aussi ce renouvellement se doit faire un jour. Et pour saint Jean, Jésus-Christ faisait [57] comprendre à Pierre que [Jean] étant mort à lui-même et passé en Jésus-Christ par la transformation, il ne se devait faire en lui aucun changement, n’étant plus sujet à la variation perpétuelle des personnes [qui sont] encore en elles-mêmes.

 Je conclus que les personnes intérieures font peu de miracles, si ce n’est des intérieurs, Dieu leur faisant mener une vie cachée parce qu’il les réserve pour lui : il les cache, comme dit l’Écriture, dans le secret de sa face[260]. Depuis le temps des Apôtres, toutes ou presque toutes les personnes qui ont fait des miracles éclatants, ont été conduites par les voies extraordinaires, et tout se suit en ces âmes : elles sont pour imiter la vie éclatante de Jésus-Christ. Les autres imitent la vie cachée et souffrante. C’est ainsi que chacun porte les états de Jésus-Christ : les uns, le commencement de la vie jusqu’à trente ans et la fin de cette même vie ignominieuse et souffrante, les grandes croix extérieures et intérieures, mais des croix abjectes, au lieu que les croix des autres sont glorieuses.

 Il y en a de plus qui sont appelés, les uns à imiter la vie simple et enfantine de Jésus-Christ, les autres à la vie purement solitaire et cachée. Mais tous sont appelés à sortir d’eux-mêmes et à mourir véritablement à tout. Les uns sont appelés à de grandes épreuves intérieures, et extérieurement à une vie toute simple et commune ; d’autres ont un don singulier d’aider au prochain. Les uns et les autres excellent dans la pureté de leur amour : leur propre caractère est la charité, qui les perd en leur Être original, d’où dérive la charité pour le prochain, [58] comme on voit en Moïse et en saint Paul. Que Dieu nous consomme tous en charité ! Amen, Jésus !

1.11. Des voies secrètes de l'Esprit de Dieu sur les âmes.

Sur ces paroles : O profondeurs des richesses de la science et de la sapience de Dieu ! Que ces voies sont difficiles à connaître ! Etc. (Romains 11, 33)

O homme aveugle, qui t'imagines pénétrer les secrets de Dieu et qui veux poser des bornes à son pouvoir, qui croit qu'il doit régler sa conduite selon ton petit raisonnement, écoute ces paroles de saint Paul, toi qui blasphèmes contre les choses saintes parce que tu ne les comprends pas, qui condamnes d'erreur ce qui est au-dessus de ta portée : ne vois-tu pas que l'erreur est dans ton esprit, et non dans les voies de Dieu ? Plus les voies de Dieu sont spirituelles, plus elles sont cachées, et par conséquent au-dessus de ta pénétration. Dieu par une sagesse incomparable diversifie les voies de l'Esprit, afin que l'homme n'aille pas s'imaginer qu'il y ait des [107] règles sûres dans la conduite de Dieu, et qu'elles doivent être de telle et telle sorte. Dieu veut qu'on respecte sa conduite, et que l'ignorance de ses voies porte à nous abandonner totalement à lui.

Quoique la conduite de Dieu soit si cachée à l'esprit humain, il y a une règle invariable, qui est l'ÉVANGILE, et dans cet Évangile les maximes les plus pures de la perfection chrétienne, comme sont : le renoncement à soi-même, porter sa croix et suivre Jésus-Christ, préférer la gloire de Dieu à tout le reste, la pauvreté d'esprit, l'amour de la souffrance, se réjouir dans la persécution, préférer la pauvreté aux richesses. Tout cela sont des règles générales. Faire la volonté de Dieu sur terre comme au Ciel, abhorrer son âme, c'est-à-dire le moi, adorer le Père en esprit et en vérité, chercher le règne de Dieu et sa justice avant toutes choses, ne se point mettre en souci du lendemain, ce qui marque l'oubli de soi et l'abandon total ; devenir comme des enfants par la simplicité, la candeur, l'innocence, et la facilité à se laisser conduire ; avoir une foi véritable et qui ne change point.

Ce sont là des maximes générales, dont tous conviennent dans la théorie, mais nul dans la pratique. Comment préfère-t-on l'honneur de Dieu à tout le reste si on se préfère même à Dieu, lorsque nous voulons tout rapporter à nous ? Comment nous renoncerons-nous nous-mêmes si nous nous aimons, si nous sommes uniquement occupés de nous pour le dehors et pour le dedans ? Qui dit une chose renoncée dit une chose à laquelle on ne prend plus de part, dont on ne se mêle plus, et à laquelle on ne veut [108] pas même penser. Il est clair que par le renoncement il faut bannir le mien et le moi.

Ceci posé, je dis qu'outre ces maximes généralement reçues pour vrai, quoique non pratiquées, il y a des voies et des moyens de renoncement qui ne sont connus que de Dieu et de ceux qui les éprouvent. Ces moyens sont différents selon les personnes : ce qui afflige les uns, ne ferait pas le même effet aux autres. Ils sont aussi fort cachés, car Dieu a des conduites tout à fait inconnues pour ses élus : c'est pourquoi il défend si fort le jugement téméraire. Mais il ne se contente pas de cacher sa conduite aux autres hommes, il la cache même à celui qu'il conduit : il l'environne de ténèbres, il démonte sa raison, il la mène où elle ne croyait jamais devoir aller, comme il fut dit à Pierre[261] : Quand vous étiez jeunes, vous alliez où vous vouliez ; lorsque vous serez devenu vieux, un autre vous ceindra, et vous mènera où vous ne voudriez pas aller.

Et pourquoi fait-il cela, ce Dieu puissant et fort ? C'est pour nous faire renoncer à nous-mêmes, à tout intérêt quel qu'il soit, et rendre notre abandon plus parfait, n'étant fondé sur rien qui nous regarde, mais sur le bon plaisir de Dieu, auquel on se livre sans réserve. Plus la route est obscure, plus elle exerce l'abandon ; plus la foi est dénuée de témoignages, plus elle est pure et parfaite. Porter notre croix est de même nature. Si vous choisissions nos croix, elles ne seraient pas croix, parce que le propre choix et la propre volonté, qui est la mère du propre choix, adouciraient toutes choses. C'est donc Dieu lui-même qui nous choisit nos croix, et qui les dispense d'une manière si propre à chacun nous [109] que lorsqu'on commence, à la faveur de cette même croix, d'être éclairé de la vraie lumière, on convient que celle-là seule était capable de nous faire souffrir et mourir à nous-mêmes. Cela est si vrai que les personnes non éclairées disent dans leur peine : toute autre croix que celle que je souffre, ne me paraîtrait rien. On trouve tout ce qu'on souffre excessif et le plus difficile à porter ; de plus, Dieu envoie pour l'ordinaire celles auxquelles on s'attendait le moins : si je les avais prévues, elles me seraient moins pénibles. Ce qui fait voir que ce que nous prévoyions et choisissions, n'est pas ce qui opère le renoncement à nous-mêmes.

Lorsque Jésus-Christ nous ordonne de le suivre, ce n'est pas seulement en pratiquant certaines maximes évangéliques, mais en passant par où il a passé : par les mépris, les opprobres, les douleurs, l'obéissance la plus parfaite aux volontés de Dieu son Père, et la résignation la plus pure. Toutes ces maximes sont donc essentiellement les maximes chrétiennes, non seulement crues, mais pratiquées en marchant sous la conduite de notre capitaine, qui nous mènera où il lui plaira sans nous dire où il nous mène ; et plus ces maximes s'enfoncent dans l'intérieur, plus elles deviennent cachées.

L'âme épouvantée de l'adresse de Dieu à trouver des moyens de la faire souffrir et se renoncer, dit : « Que vos voies sont investigables[262] ! Il n'y a ni trace ni vestige de ce que vous faites éprouver à l'âme ». Elle ne trouve personne qui lui soit entièrement semblable, et qui puisse la consoler et l'instruire dans la voie qu'on lui fait tenir. Elle n'en saurait rien dire elle-même, parce qu'il n'y a aucun vestige ni trace qu'elle [110] puisse remarquer pour les exprimer. Tout est donc obscur et caché dans les voies singulières de Dieu, quoique les maximes en soient déclarées clairement

 Il y a partout des traces des voies les plus intérieures de Dieu sur les âmes : on les a découvert[es] dans tous les temps, mais comme de loin, dans tous les pays, dans presque tous les écrits des saints, des savants, des philosophes même ; mais tout cela d'une manière très enveloppée : peu en ont écrit clairement et ceux qui l’ont fait, l'ont fait en peu de paroles. L'esprit intérieur et de désintéressement est donc répandu partout, dans les choses naturelles, même dans les fables. C'est cet Esprit universel répandu partout, quoique d'une manière presque imperceptible, que les yeux illuminés découvrent très bien. La culture des plantes, leur accroissement auquel l'homme ne peut rien contribuer : tout change ; on voit des mutations continuelles : les arbres se couvrent de verdure, puis paraissent comme morts. Mais je laisse cette discussion qui n'est pas mon sujet. Je dirai seulement avec David[263] : Toute la terre est remplie du Seigneur, son Esprit est répandu sur toute la terre.

 Cet Esprit intérieur est l'Esprit universel, comme l’air ou comme le sel, qui est répandu partout, mais qu'on ne découvre néanmoins qu'en tirant la quintessence des choses. Il n'y a rien dont on ne tire du sel, il n'y a rien non plus dans toute la nature dont on ne puisse tirer cet Esprit intérieur lorsqu'il est une fois découvert à l'âme. Celui qui a trouvé le secret de tirer les sels, en tire de tout. Celui qui est possédé de [111] l'Esprit intérieur, de l'Esprit Saint, le trouve répandu en toutes choses. Ô altitudo ![264].

 Il est certain que cet Esprit intérieur et universel est un Esprit vivant et vivifiant ; c'est l'Esprit du Verbe par qui tout a été fait, et sans lequel rien n'a été fait. C'est cet Esprit, principe de tout, qui, circulant, pour ainsi parler, dans notre âme par mille opérations secrètes et cachées, tantôt purifiantes, tantôt dilatantes, anoblissantes, douloureuses et affligeantes par une certaine acrimonie que la nature, qui aime ce qui la flatte, a peine à souffrir, et qui est cependant si nécessaire que c'est elle qui fait sa pénétration, comme il est écrit[265] qu'il atteint de l'un à l'autre bout, et qu'il pénètre ce qu'il y a de plus caché. 

 Comme le sel pénètre les corps et les empêche de se corrompre, cet Esprit pénètre toute l'âme et empêche sa corruption. Lorsque cet Esprit a tout pénétré, il retourne à son principe, et ayant séparé de l'âme ce qu'il y avait de matériel et de grossier, il l'entraîne avec lui, l'ayant subtilisée, et la perd dans sa dernière fin, qui n'est autre que ce principe dont il part. Il faut que les choses terrestres et grossières soient subtilisées pour devenir sel ; il faut de même que l'homme soit entièrement séparé de soi, qui est la matière, pour devenir esprit ; et cet homme, ainsi séparé et subtilisé retourne à son principe. Le feu fait la séparation du sel d'avec les métaux et les plantes : c'est le feu de l'amour divin qui nous sépare de ce que nous avons de grossier.

 Dieu est esprit : il veut des adorateurs [112] en esprit ; il est vérité, il veut qu'on l’adore en vérité[266]. Tout ce qui est pur Esprit est aussi Vérité, de sorte qu’adorer en esprit, c'est proprement s'unir à la suprême Vérité. Il est écrit[267] que la vérité est sortie de la terre. Comment en est-elle sortie ? C'est par cette séparation mystique que l'amour sacré fait de ce qui est grossier et matériel. La vérité est sortie et est remontée à son principe, qui est esprit et  vie, ce qui rend l'homme spirituel, vivant en Dieu.

   C'est donc cet Esprit vivant et vivifiant qui est envoyé dans nos cœurs[268] ; mais il n'y peut rester qu’en séparant l'esprit des matières grossières ; et comme nous ne voulons pas souffrir cette opération, cela fait qu'il n'y séjourne pas.

 Qui pourrait comprendre comme le feu fait cette séparation, et comme tout circule avant que de se subtiliser ? L'Esprit Saint fait son opération d'une manière si secrète que les yeux n’en découvrent rien. C'est cet Esprit vivifiant qui donne le prix et la valeur à tout ; mais il n'opère que par la division et la séparation.

   C'est donc une nécessité que de souffrir cette division et séparation pour, de matériel, devenir spirituel, et c'est le moyen dont Dieu se sert pour cela, qui est infiniment caché et secret.

 Ce sont ces voies de la sagesse que l'homme ne peut jamais découvrir. Il n'y a point de trace, si ce n'est le caput mortuum[269] dont on a tiré l'esprit. C'est ce qu'il faut qu'il se passe en nous. C'est la Parole vivante et vivifiante et opérante qui fait toutes ces choses. Saint Paul dit[270] que la lettre tue quand on ne s'arrête qu'à l’écorce ; mais l'Esprit, caché sous cette lettre, donne [113] la vie. Cette séparation ou division s'appelle mort, renoncement, anéantissement, division, séparation, réunion des esprits séparés de la matière et transformés, changés, purifiés. Si ce corps matériel dont on tire le sel était vivant, que ne souffrirait-il pas dans cette opération si terrible ? On aurait beau lui dire : on va vous donner une qualité infiniment plus noble que celle que vous avez. Ce bien futur ne serait qu'en idée, et n'adoucirait guère son mal présent. Il ne peut être content de son sort que lorsque l'opération est faite, et qu'on ne trouve plus que l'œuvre morte. Ô Amour, c'est ainsi que vous usez dans notre âme ! Vous avez créé Adam avec un esprit pur et dégagé de la matière ; mais Adam ayant répandu l'Esprit pur et l'ayant incorporé avec l'œuvre morte, c'est à l'Esprit Saint à faire cette séparation. Ô Dieu, envoyez votre Esprit et nous serons créés de nouveau[271]. Amen, Jésus !

1.12. Économie de la parole intérieure, et de ses effets.

[114] Sur ces paroles : L'homme ne vit pas seulement de pain ; mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu. Mt  4, 4.

Jésus-Christ entend par le pain toutes les choses nécessaires à la vie et qui sont hors de nous et nous environnent, celles qui servent à la subsistance de notre corps. Ce n'est point de cela que l'homme doit vivre ; c'est ce qui compose l'homme charnel qui semble ne vivre non seulement que par ces choses, mais pour ces choses. L'homme spirituel, au contraire, en use comme n'en usant point[272] : il en use par pure nécessité dans l'ordre et la volonté de Dieu. Je dis dans l'ordre, car Dieu, qui a ordonné ces choses pour la subsistance de l'homme, pouvait bien le faire vivre sans tous ces assujettissements ; mais dès qu'il a voulu, pour humilier l'homme, que sa vie naturelle fût assujettie à la nourriture et au sommeil, il doit en user sobrement, en respectant l'ordre de Dieu, qui a voulu l'assujettir à ces choses.

Jésus-Christ pouvait s'en dispenser ; il s'est néanmoins assujetti à la loi commune des hommes, pour leur apprendre également et la modération en satisfaisant au besoin de la nature, et en même temps détruire l'orgueil excessif des jeûneurs immodérés, qui mettent toute la perfection [115] à détruire la nature, ne lui donnant pas ses besoins nécessaires, et qui veulent se mettre au-dessus du commun des chrétiens vertueux par cette abstinence excessive des mêmes choses que Dieu a établies, voulant (pour ainsi dire) combattre l'ordre divin, et se mettre au-dessus. Ils semblent ne connaître que cette seule perfection ; et pourvu qu'ils passent pour grands jeûneurs, le reste ne leur paraît pas nécessaire. Leur âme demeure vide de Dieu, et pleine de l'amour d'eux-mêmes et de leur propre excellence, se préférant à tous comme les pharisiens, que Jésus-Christ avait en abomination. Jésus-Christ est donc venu détruire ces renversements de l'ordre divin que l'orgueil des pharisiens avait établi. D'autres tombent dans d'autres extrémités, qui sont des débauches outrées ; et abusant de leur tempérament, ils le détruisent par l'excès du boire et du manger, plus extravagants que les bêtes brutes, qui ne mangent que ce dont elles ont besoin. Ce n'est point pour ces personnes que j'écris : ils sont bien éloignés d'entendre les paroles de la vérité.

Je dis donc que l'homme ne vit pas seulement de pain matériel, quel qu'il soit, quoiqu'il en ait besoin pour soutenir son corps ; mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu. Il n'est pas dit simplement de toute parole sortie de bouche de Dieu, ce qui s'entendrait simplement des paroles de la sainte Écriture ou en elle-même ou expliquée par les hommes ; mais de cette Parole qui sort de la bouche de Dieu, qui en sort incessamment de toute éternité. C'est le Verbe-Dieu, qui est cette Parole puissante et opérant dans le fond du cœur. C'est cette Parole qui doit être la vie de nos âmes, qui [116] s'insinue par le centre sans bruit de parole, et qui les anime et les vivifie. Ô Parole incréée, c'est vous seule qui avez le pouvoir de donner la vie, de la conserver, et de la redonner de nouveau. C'est vous qui vous êtes faite dans le temps une parole abrégée, pour vous insinuer non seulement comme Verbe, du dedans au dehors, mais même du dehors au dedans, par vos maximes et par vos exemples.

Cette vie intérieure du Verbe et cette nourriture substantielle s'insinue[nt] et se distribue[nt] dans toute l'âme aussi réellement comme la nourriture s'insinue dans toutes les parties du corps, selon la distribution qui en est faite par la Sagesse. L'Esprit du Verbe entre au commencement par le dehors, et ensuite gagne le cœur ; mais lorsque le cœur est parfaitement gagné, il s'insinue sans l'entremise des sens et des puissances. Cette Parole divine devient une parole muette, une parole tout Esprit, qui s'insinue insensiblement partout, et qui étant esprit et vie[273], devient l'Esprit de notre esprit et la vie de notre vie. C'est cette voix que les seules brebis de l'Agneau sans tache entendent, et que les autres ignorent : je dis les brebis de l'Agneau, qui de Pasteur s'est fait agneau pour sauver ses brebis, ainsi qu'il le dit lui-même : Je suis ce bon Pasteur : les brebis entendent ma voix ; mes brebis me connaissent, et je donne ma vie pour elles[274].

C'est donc ce Pasteur admirable qui s'insinue d'une voix muette par un silence profond (quoique d'ailleurs elle soit plus intelligible qu'une voix de tonnerre) : aussi l'Évangile dit-il[275] qu'on ne l'entendra point crier dans les places publiques. Cette voix admirable ne s'entend que [117] dans le calme : elle donne une paix profonde à l'âme ; et en s'insinuant ainsi dans la paix et dans le silence, elle y produit tout bien. C'est elle qui produit l'amour pur, la foi nue, et l'abandon parfait. Ceux qui sont agités de l'amour du monde et du trouble des passions ne peuvent l'entendre : il faut que tout soit calme pour cela. Elle est paix et joie au Saint-Esprit. Elle échappe à ceux qui se multiplient sans cesse dans leur voie, et qui ne demeurent point en repos, qui croyant beaucoup glorifier Dieu par cette multiplicité et par ce tumulte du dehors, prennent le change. Dieu, comme dit l’Écriture[276], habite dans l'âme tranquille. Que ceux qui ont commencé à goûter cette paix du dedans, qui est le signal que le Verbe veut parler à l'âme dans le silence, se tiennent heureux, et qu'ils soient fort fidèles à ne point mêler leur activité à cette parole ineffable, sous quelque prétexte que ce soit. Cette Parole est si délicate que l'homme accoutumé à agir par les sentiments en fait peu de cas : il estime plus un travail aperçu que cette manne cachée ; il éteint peu à peu par son activité cet Esprit simple et insinuant du Verbe. Saint Paul nous avertit de[277] ne pas éteindre l'Esprit, c'est-à-dire de le laisser s'insinuer sans obstacle.

Ce simple repos, soit à l'oraison, soit durant le jour, sans donner ni lumière ni connaissance, donne toute connaissance, car il est vérité, parole, esprit et vie. Si on disait à une personne ignorante que le pain qu'elle mange et qu'elle sent descendre dans l'estomac, porte sa substance ensemble au cerveau et à toutes les parties du corps, elle aurait peine à le croire : cela est pourtant certain. Il en est de même de cette [118] Parole muette : elle remédie à nos maux, sert de nourriture à notre âme, guérit nos langueurs, apporte tous biens et toute vertu avec elle, nous fait mourir au vieil homme et vivre au nouveau, nous rajeunit comme l'aigle, [au point] qu'on aurait de la peine à le comprendre. Cependant cela paraît réellement dans les effets. Cette Parole est le règne de Dieu en nous : elle est comme[278] le grain de moutarde, et peu de chose dans les commencements, mais devient grande dans la suite. Cultivons cette Parole par une attention continuelle, par un silence profond ; et sans autre chose, nous aurons tout. C'est elle qui nous fait remplir nos devoirs, qui nous instruit, qui fait perdre peu à peu notre vouloir propre pour ne vouloir que la volonté de Dieu, qui nous fait renoncer à nous-mêmes, porter notre croix, suivre Jésus-Christ avec joie, qui donne un mépris effectif des richesses et de tout ce qui n'est point Dieu. C'est elle qui nous fait préférer Dieu à notre propre âme. C'est elle qui donne cette juste médiocrité[279] qui fait qu'on n'excède jamais dans le manger, ni dans le trop ni dans le trop peu. C'est elle qui rend l'âme simple, petite, enfantine, qui lui fait mépriser la vaine opinion des hommes, la garantit de l'hypocrisie, du mensonge, de la vanité, de l'erreur et de l'ambition, lui donnant une vraie connaissance du tout de Dieu et du rien de tout le reste ; qui lui fait, comme à saint Paul[280], regarder toutes choses comme de la boue au prix d'appartenir à Jésus-Christ.

C'est cette Parole-Dieu qui s'est faite homme pour faire l'homme-Dieu. Car toute l'ambition de l'Ange et de l'homme était de devenir [119] semblable à Dieu ; et comme cela ne pouvait jamais être, puisque cette pensée est le comble de l'impiété, elle s'est faite homme afin que l'homme pût être semblable à Dieu sans crime. Ô Parole, Parole infiniment éloquente et diserte dans votre silence profond, quand sera-ce qu'on vous écoutera ? Donnez à nos cœurs des oreilles proportionnées à la subtilité de vos paroles.  

Quelques-uns ont cru que cette divine Parole se faisait entendre au fond de l'âme par parole articulée. Ce n'est point cela. Toute parole articulée est médiate et par le ministère des anges ; et lorsqu'on les appelle substantielles, c'est à cause de leur efficacité, parce qu'elles donnent dans le moment ce qu'elles sonnent [sic], comme soyez en paix : l'âme éprouve alors une grande paix. Mais quoique ces paroles soient efficaces, elles sont pourtant momentanées, et cette paix peut encore se perdre, puisque cette même parole a été réitérée à plusieurs saints diverses fois. Ce n'est point de celles-là dont je parle. Cette Parole vivante et vivifiante qui s'insinue par toute l'âme, qui est le Verbe, se fait entendre, comme dit le livre de l'Imitation[281], sans bruit de paroles. Les autres sont reçues dans les puissances, et celle-ci dans son centre. Lorsqu'elle communique sa vie à l'esprit, cela s'appelle foi nue, parce que, comme cette Parole est pure, nue, simple et généralement générale sans rien de distinct ni déterminé, elle donne cette qualité à la foi, qui réside dans l'esprit : c'est ce qui la fait appeler foi simple, nue, générale, parce qu'elle est pure, sans distinction, comme l'Esprit du Verbe qui s'insinue en elle de sorte que cette parole vivifiante imprime en [120] toute l’âme son propre caractère, et met la raison et l'esprit en silence de toute action propre. Elle fait le même dans la volonté, qu'elle remplit d'un amour nu, surpassant tous sentiments, interdit le langage du cœur, éteint ses désirs pour substituer les siens en la place, fait perdre en la volonté tout l'usage de son propre pour se perdre en celle de Dieu, où cette Parole pleine de silence la conduit insensiblement et sans le su de l'âme[282].

Car tant que cette divine Parole conduit l'âme, on ne s'aperçoit pas de son effet parce que sa pureté la rend insensible. On ne peut s'apercevoir de quelle manière la sève monte dans un arbre, et s'insinue dans toutes ses parties. On ne s'aperçoit point aussi de cette Parole vivante sinon par une force secrète, par un amortissement des sentiments, par une perte de son propre esprit et de sa propre volonté. Jésus-Christ n'a-t-il pas dit[283] : Je suis la vraie vigne, et mon père est le vigneron : celui qui ne porte point de fruit en moi sera retranché ? C'est cette sève divine qui s'insinue et qui fait porter du fruit, mais du fruit qui tire toute sa bonté et sa fraîcheur de cette sève admirable.

L'opération vivifiante de la Parole est simple, et s'insinue comme à l'écart et à l'insu [non seulement] de l'âme, mais aussi de l'amour-propre et du démon, parce que l'amour-propre est un larron, vole tout ce qu'il aperçoit, et le démon le peut contrefaire ; mais dans cette route cachée, cela n'arrive pas. Souvent cette opération vivifiante se retire si fort au-dedans que l'âme en paraît toute desséchée. C'est comme une espèce d'hiver pour l'âme : ses fruits et [121] ses feuilles tombent ; mais dans ce temps la racine s'étend et se fortifie, parce que la sève est comme toute ramassée en elle. C'est dans cet hiver de l'âme qu'elle s'enracine dans la parfaite humilité, qui est la haine de soi-même, le mépris d'une beauté qui dure peu et qui est si fragile.

Lorsque l'âme a fait diverses fois cette expérience, et qu'elle voit ses feuilles renaître et mourir, elle ne fait cas que du principe vivifiant qui est en elle, qui ne la quitte jamais quoique il se retire[284]  dans ses racines, qui est son centre : elle n'estime que ce qu'il est inconnuement, et non ce qui paraît en elle, car l'Amour, Parole incréée, Verbe-Dieu, se fait un jeu de l'orner et de la dépouiller, de l'embellir  et de la rendre laide. Il y a des temps qu'elle fait le plaisir de la vue, comme les arbres au printemps ; d'autres, qu'elle fait horreur, comme ces mêmes arbres l'hiver : tout est glacé au-dehors, la sève du dedans est pourtant toujours la même, et il n'y a que le péché qui la tue.

C'est donc là l'économie de la Parole centrale de s'insinuer partout et de faire dans toutes les parties de l'âme un ouvrage conforme à ce qu'elle est. Elle est pure, simple, nue, uniforme en tout ; elle donne ces mêmes qualités à l'âme, et la retire insensiblement de toute multiplicité au-dehors, pour la renfermer dans cet unique, qui ne souffre plus ni distinction ni différence, comme il ne souffre plus de partage.

Remarquez que c'est cette parole vivifiante qui fait toutes ces choses sans la participation de l'homme, lequel est tout passif et dont tout le soin est de ne mettre point d'obstacle à l'ouvrage [122] merveilleux de cette Parole, mais de la laisser s'insinuer en toutes les parties de notre âme par le don irrévocable que nous lui en faisons, nous abandonnant totalement à son opération vivifiante et crucifiante tout ensemble. Car cette Parole est vie en tout nous-mêmes et en tout le dehors, donnant vie aux croix, peines et humiliations qui nous environnent. Nous sommes taillés, incisés par son amour : nous pleurons comme la vigne, mais c'est sans perdre notre sève, car la vigne ne jette qu'une eau inutile. Qui verrait la vigne, un bois si sec, rendre tant d'eau, croirait que cela la ferait mourir. Point du tout : c'est la sève elle-même qui lui fait jeter ses humeurs superflues, pour s'insinuer plus abondamment. De même la Parole vivante rejette dehors tout ce qui n'est point d'elle et qui n'est point elle-même, comme des obstacles qui l'empêchent  de nous vivifier entièrement. Laissons-la donc faire ; laissons le divin vigneron nous labourer, tailler et faire toutes les façons qu'il juge nécessaires. Laissons-lui couper l'ancien bois, qui est le vieil homme, afin que le nouveau croisse. Les tentations, les sécheresses, amertumes du cœur, croix, contradictions, injures, mépris, pertes de biens, pertes d'honneur, sont les façons qui nous feront fructifier en Jésus-Christ. Qu'il nous en fasse la grâce ! Amen, Jésus !

1.13. Trois moyens de purification et de mort.

 Entre plusieurs moyens dont Dieu se sert pour faire mourir les âmes à elles-mêmes, il y en a trois : la faim et soif, la douleur, et l'amour. On meurt donc par la faim et la soif, on meurt par la douleur, et enfin on meurt par l'amour.

 L'âme qui a goûté des amabilités divines et qui s’en voit privée, souffre une faim de Dieu qui passe tout ce qui s'en peut dire, car, comme Dieu est infini, il donne une faim proportionnée à ce qu'il est[285]. Cette faim cause un vide presque immense dans l'âme, mais un vide qui n'est point paisible comme dans l'anéantissement : c'est un vide douloureux, qui sent son besoin et qui voudrait être rempli. Il ne l'est pas cependant, si ce n'est bien tard : l'âme se consume de langueur et d'amertume ; à mesure que sa faim croît, son vide augmente, et par conséquent le désir de la possession de son divin objet. Dans le commencement, la douleur de la [124] faim est plus vive ; ensuite, à mesure que les forces diminuent, cette faim se change en longueur et en défaillance ; et enfin elle cause la mort, comme on voit qu’arrive dans la faim naturelle, où d'abord un feu dévorant met les hommes presque au désespoir, ce feu dévorant se tourne en langueur, et ensuite en défaillance de mort.

 Il y a encore une autre faim, qui est celle de la Justice ; et celle-ci arrive plus tard, et est moins douloureuse et plus paisible, quoiqu'elle ne soit pas moins étendue et moins profonde : c'est un désir que la Justice s’exerce en nous et en toutes les créatures. C'est une justice de restitution de gloire et honneur pour Dieu. On désire infiniment que Dieu se fasse justice à lui-même de tous les larcins qu'on lui a faits. Cette âme, loin de craindre le vide [comme dans la faim précédente], le désire infiniment, afin de se voir dépouillée de toutes ses usurpations. Elle sait que tout bien appartient à Dieu : ceux dont elle se voit revêtue lui sont un supplice ; et si elle les pouvait voir en elle, pour elle et rapportant à elle, ce lui serait un enfer. Plus Dieu la dépouille de ses dons et de ses faveurs, plus elle est satisfaite. Elle aime la divine Justice d'un amour très fort et très sincère, parce qu'elle lui ôte ses larcins ; elle désire que Dieu ne cherche que son seul honneur et sa seule gloire en elle et dans toutes les créatures, sans penser à son sort. Son sort est la gloire et la volonté de Dieu, elle n’en connaît point d'autre, tout le reste lui serait un enfer.

 Il y a aussi la soif : David disait[286] qu'il avait une soif ardente du Dieu vivant. Cette soif [125] est égale à la faim et fait le même effet dans l'âme : c'est une ardeur vive et insupportable. C'est pourquoi le même David qui avait éprouvé cette soif du Dieu vivant, voulant décrire un chemin affreux qui est celui du désert de l'âme, l'appelle[287] désert sans chemin et sans eau. Et nous voyons les étranges emportements des Israélites lorsqu'ils manquaient d'eau, ce qui n'était qu'une figure de la soif dont je parle.

 Un autre moyen de mort, c'est la souffrance. Sous ce terme, qui a une extrême étendue, sont comprises des peines intérieures et extérieures, la croix, les mépris, les contradictions, les maladies et toutes les douleurs corporelles, la pauvreté et les délaissements, sécheresses, dépouillement, mort continuelle à toutes nos vies, un renoncement absolu, les absences de Dieu, l'expérience de nos faiblesses, les incertitudes cruelles, la perte de tout nous-mêmes en Dieu d'une manière inconnue, l'obscurité, les privations de tous les plaisirs, même les plus innocents et les plus permis, et l'assemblage de toutes les peines.

Les sens sont ceux qu'on amortit les premiers par une privation générale des satisfactions et en leur donnant ce qu'ils abhorrent ; et c'est là le travail de la créature dans la vie active. Dieu y aide beaucoup l'âme, surtout quand elle entre dans le passif : il lui inspire mille sortes de mortifications auxquelles on ne penserait jamais[288] ; il ne les lui laisse que jusqu'à ce que la nature n'ait plus de répugnance à les faire, et que l'Esprit ait pris le dessus. Il les change, les fait laisser et reprendre, afin qu'on ne s'attache à rien. Ensuite, il met l'âme dans un travail bien plus [126] profond, qui est la mortification des puissances, ce qui se fait par un renoncement continuel du propre esprit et de la propre volonté, laissant même tomber de la mémoire tous les ressouvenirs inutiles, toutes pensées et affections quelles qu'elles soient.

 Quand Dieu est content du travail de l'âme et qu'elle a épuisé toute son activité, pour petite qu'elle soit, Dieu y met la main lui-même et se sert aussi des créatures pour le faire. Au commencement de cette foi passive, Dieu amortit les désirs de l'âme par un goût continuel de sa présence qui, remplissant les vides avec surabondance, ne lui laisse rien à désirer. Mais comme l'amour-propre se trouve partout, et que la propriété se trouve dans tout ce que l'âme reçoit et possède en soi et dans sa propre capacité, Dieu se sert du contraire pour détruire foncièrement ce qu'il n'avait détruit que passagèrement et superficiellement. La différence de ces deux opérations est semblable à ce qu’éprouverait une personne qui premièrement n'aurait point d’appétit, parce qu'elle a mangé sa suffisance et même au-delà, et puis qu'après ce repas étant longtemps sans manger, elle éprouvât de nouveau la faim. Ou bien il en est comme d'une personne à qui on ôterait seulement l'appétit pour un temps après l'avoir rassasiée, mais à laquelle ensuite on ôte également et l'appétit et le besoin de manger, sans qu'il lui soit nécessaire de prendre nourriture pour réparer ses forces et se délivrer de la faim, parce que ses besoins lui sont ôtés.

   Dieu donc commence par détruire les puissances par les contraires, afin que leur mort soit durable : ce n'est plus par ce coup paisible de la volonté, mais par une [127] contradiction de tous ses vouloirs, soit au-dehors par les créatures, soit au-dedans par Dieu même. Il suffit qu'un désir s'élève dans le cœur pour que le contraire lui soit donné. L'esprit, loin de jouir de ce recueillement qui le réunissait à sa volonté, est dans un égarement effroyable, une divagation continuelle, une agitation de pensées, un trouble, une privation de Dieu apparente et de tous sentiers perceptibles, une facilité à se laisser émouvoir. La promptitude, la vivacité, des fautes inopinées, tout cela renverse l'âme de fond en comble, et fait, pour ainsi dire, tourner tout le vaisseau : on en voit le fond qui avait été jusqu'alors caché dans les eaux. Tout se découvre : l'âme se croit plus imparfaite que jamais, quoiqu'en vérité cela ne soit pas ; mais on voit le fond du vaisseau, et la bourbe qui s'y était attachée. Dieu fait voir à l'âme le fond immense de sa corruption, qu'il ne montre que pour le nettoyer.

 Mais l'œuvre de Dieu ne paraît point à l'âme : elle ne voit que sa misère et sa pauvreté, elle combat tant qu'elle peut contre Dieu, croyant remédier elle-même à son mal ; ce qui ne se peut : elles augmentent plutôt. C'est l'ouvrage du Seigneur : il n'appartient qu'à lui de créer de nouveau, car ceci est une purgation qui fait sortir toutes les ordures, et Dieu purifie l'âme radicalement, et lui seul le peut faire. La résistance de l'âme rend la purification et plus longue et plus forte, parce que plus on met d'obstacles à la pénétration du feu, plus il est longtemps à consumer. Car il en est du feu de la charité comme du feu matériel. Mouillez sans cesse le bois, le feu ne le pénètre pas : il s'éteint plutôt, à moins que faisant un feu bien plus [128] grand, la grandeur du feu et le long temps fassent l'effet qu’il aurait fait en fort peu de temps sans les obstacles qu'il a trouvés. Dieu en use de même à l'égard de notre âme : les purifications sont d'autant plus longues, plus dures, plus fortes, qu'il y a plus d'obstacles à vaincre en nous.

   La purification se mesure non seulement à la grandeur des obstacles, qui sont nos difformités et nos attaches, même à des choses qui nous paraissent bonnes, utiles et souvent nécessaires, faute de lumière, mais aussi selon le degré de perfection auquel Dieu nous destine ; car quoique Dieu veuille sincèrement le salut de tous et qu'il soit mort pour nous le mériter, il ne veut pas une égale perfection de tous, comme l'orfèvre qui emploie l’or à divers ouvrages, donne une purification plus forte à celui qu'il doit employer pour des ouvrages exquis, ce qu'il ne fait pas pour des ouvrages plus grossiers. Or les purifications sont longues pour l’or très fin : on le met plus de fois dans le creuset, on lui donne le feu plus ardent. Ainsi l'âme est donc purifiée non seulement selon son impureté et les obstacles qui sont en elle, mais conformément au dessein de Dieu et au degré de perfection qu'il lui destine. L'âme souffre au-dedans des tourments d'autant plus grands par les privations et obstacles, que son amour commence d'être plus épuré.

 Lorsque Dieu a des desseins sur une âme, il joint les croix extérieures aux intérieures. Il semble que toutes les créatures sans savoir pourquoi s'élèvent contre une telle personne ; on cherche toutes sortes d'inventions pour la persécuter : cette âme affligée, qui a de si bas [129] sentiments d'elle-même, croit alors que toutes les créatures prennent le parti de leur Créateur ; et loin de leur en vouloir du mal, elle les regarde comme les exécuteurs de la Justice de Dieu, qui la remplit d'une confusion qu'on ne peut exprimer. Toutes ces choses jointes ensemble causent la mort, et cette mort est d'autant plus profonde que Dieu emploie plus de moyens pour l'exécuter. Heureuse vie qui est produite par une telle mort ! Cette vie sera d'autant plus abondante que la mort aura été plus profonde. Une mort légère ne produit qu'une vie légère et c'est plutôt une ombre de vie qu'une vie véritable. Mais que les hommes sont rares qui veulent bien seulement souffrir une légère mort ! Pour conserver la vie propre, on perd une vie divine et durable, et un bonheur ineffable. Ce qui n'empêche pas qu'après la vie nouvelle, Dieu n'envoie quantité de croix extérieures pour rendre plus conforme à Jésus-Christ, car, après avoir porté les croix par conformité avec Jésus-Christ, après avoir porté la croix de Jésus-Christ, on porte le même Jésus-Christ dans son état crucifié et glorieux au milieu des opprobres extérieurs. Mais il n'est pas question de cela ici. 

 Il y a un troisième moyen de mort, c'est l'amour, qui, comme un feu caché et très dévorant, consume peu à peu la vigueur de l'âme, la dessèche et la fait mourir. C'est l'amour seul qui purifie l'âme au-dedans. Le feu de l'amour est plus intense, et fait une purification plus parfaite que toutes les autres ; et c'est la dernière. Dieu donne à cette âme un amour si pur, si net, si droit, si dégagé de tout, qu'elle ne vit que d'amour et par l'amour. Cet amour lui est [130] toute chose. Il est d'abord très gratifiant, ensuite il devient crucifiant, purifiant radicalement et détruisant absolument la créature, car il veut rester seul, il ne souffre ni obstacles ni compagnons, il ne veut rien que lui-même. C'est l'Amour qui emploie la divine Justice pour lui préparer la voie : il est impitoyablement jaloux. Une âme dans laquelle il habite, ne saurait souffrir que lui : elle se hait elle-même, elle abhorre toute autre gloire que la sienne.

 Cet amour est si pur, si net, si droit, si désintéressé, qu'il ne pense à nul intérêt soit temporel soit éternel ; et il n'a que le seul égard à son objet, sans penser à son sujet. Ce sujet demeure tellement en la main de l'Amour qu'il en dispose comme de son propre bien, sans qu'on lui en demande compte : qu'il en fasse en temps et en éternité ce qu'il lui plaît. La seule gloire du sujet est d'être employé uniquement en temps et en éternité au bon plaisir de l'Amour, c'est de ne jamais sortir de sa main, c'est d'aimer ses décrets justes éternels, soit qu’ils crucifient ou vivifient, soit qu'ils perdent ou qu'ils sauvent. Dans l'amour, tout intérêt est pour l'amour même ; la perte est salut dans l'amour. Son feu a fait une dissolution si parfaite de tout ce qui lui était contraire, et a tellement perdu en lui son sujet qu'il n'a plus d'autre mouvement que le sien : il frappe avec lui sur soi-même. C'est comme une eau écoulée dans la mer, qui a les mêmes vagues que la mer, son flux et reflux : si la mer se jouant de cette eau la jette contre un rocher, tout est de la mer et avec la mer.

   Ô divin Amour, qu'une âme est heureuse lorsqu'elle est assez disparue pour n'avoir plus que vous, ne voir que vous, n'agir que par vous et en vous, [131] sans elle ni pour elle ! Ô temps, ô éternité, tu es à l'Amour pour l'Amour ; le reste n'est rien et moins que rien. C'est à toi, Amour, qu'il appartient de consumer les âmes, tes amantes : tu rejettes dehors le superflu, et cela rend l'extérieur moins composé. Mais rejette toujours tout de la sorte sans rien épargner. Madeleine, cette parfaite amante, va les cheveux épars comme une folle chez les Pharisiens ; elle rompt, perd, dissipe un parfum de grand prix. On la reconnaît partout par son caractère, au pied de la croix, lorsqu'elle cherche Jésus, qu'elle le demande à lui-même déguisé en jardinier, qu'elle lui dit qu'elle l’emportera. Mais, Madeleine, comment votre cœur ne discerna-t-il [pas] d'abord le cœur de Jésus ? C'est qu'il l'avait changé, ce cœur, en exprimant toute sa substance en faveur des hommes. Elle le reconnut à la voix, et aussitôt elle va sans égard ni considération lui embrasser les pieds. Ce sont là les effets de l'Amour au-dehors. Qui peut décrire ceux qu'il opère au-dedans ? Ils sont gravés en caractères de feu dans le fond de l'âme, mais ils sont inexplicables. Dieu nous les fasse éprouver, si c'est pour sa gloire ! Amen, Jésus !

1.14 De trois voies imperceptibles de l’intérieur.

Sur les paroles de Salomon. Prov. 30 v. 19[289]

Il est dit dans l’Écriture trois choses qui sont excellentes au sujet de l’Intérieur. Il ne peut être mieux comparé qu’à la voie du serpent dans la pierre, à celle d’un vaisseau sur la mer, mais, comme dit Job, un vaisseau chargé de pommes[290], et à la voie de l’aigle en l’air[291].  Il ne reste aucun vestige de ces trois sortes de voies.

La première est des personnes déjà avancées, mais qui sont encore loin de la perfection. Quoique le serpent laisse peu de vestiges du lieu où il a été sous la pierre, on ne laisse pas d’apercevoir un sentier limoneux et luisant. Ce sont les premières âmes, en qui il reste quelques traces de certaines lumières, goûts, sentiments ; ces traces sont même presque imperceptibles. Ce qui se discerne le mieux, c’est la vieille peau du serpent qui reste sous la pierre. Cette peau marque que cette personne a travaillé à mortifier ses sens et ses passions d’une telle manière qu’elle en est dépouillée et revêtue de nouveaux sentiments et des vertus opposées à ses passions dominantes.

Le vaisseau laisse bien moins de traces sur les ondes que le serpent sous la pierre ; néanmoins on voit quelque temps comme un sillon sur les flots, qui est la trace qui ne dure guère. Si pourtant ce vaisseau était chargé de marchandises de garde, ces marchandises seraient une marque et une assurance des lieux où il a voyagé ; mais n’étant chargé que de pommes, que l’eau [133] de la mer corrompt, on est obligé à mesure qu’elles pourrissent de les jeter dans la mer, de sorte que le vaisseau arrivant vide, il ne reste ni trace de son passage, ni vestige de ses marchandises. C’est la figure du parfait dénuement de l’âme : il ne reste point de trace de son marcher qui puisse servir d’appui et d’assurance qu’il ait tenu la route de ces vastes mers et qu’il ait passé ce chemin ; il ne paraît rien de sa charge, qui s’est corrompue peu à peu, et c’est cette corruption qui a obligé le divin pilote de jeter la marchandise dans la mer ; enfin cette corruption devient si grande qu’on est obligé de décharger le vaisseau de tout ce qu’il portait. Il est vrai que la misère que l’âme éprouve, est quelque chose de triste pour elle. Mais elle éprouve en même temps une chose à laquelle elle ne faisait pas d’abord attention : c’est que plus elle devient misérable, plus elle devient légère, elle se trouve peu à peu dégagée du poids d’elle-même ; enfin plus sa misère augmente, plus elle devient vide. L’âme ne se trouve plus chargée ni embarrassée : au contraire, elle éprouve un certain vide qui lui a donné de l’étendue et de la largeur. Le vaisseau vide se trouve en état d’être rempli des plus exquises marchandises. Notre âme vide est propre à tout ce que Dieu veut en faire. Heureux vaisseau ! Tu te croyais méprisable et tout honteux de ta charge, tu en rougissais dans le secret ; c’est néanmoins cette charge pleine de pourriture qui t’a vidé de tout ce qui t’appartenait et de ce qu’il y avait de plus fort et plus intime dans l’amour de toi-même. Le fond de cale a été vidé, c’est-à-dire que tu es délivré de la propriété qui te corrompait profondément : ainsi tu es entièrement vide, net [134] et balayé de ta pourriture. On a cherché dans les endroits les plus reculés s’il ne restait point quelque pourriture, pour la jeter dans la mer. Te voilà parvenu à une nudité entière !

La troisième est la trace de l’aigle dans l’air. Quel est l’œil assez perçant pour en découvrir les vestiges ? Qui peut discerner les voies d’une âme qui se perd dans les airs de la divinité ? Nuls yeux, si ce n’est ceux de l’aigle même. Mais que voit cette aigle ? Ce qui est devant elle[292], et nullement ce qu’elle a laissé. Il n’y a point de sentier, point de trace dans son chemin ; cependant elle ne s’égare jamais. Où loge-t-elle, cette aigle fortunée ? Où se repose-t-elle après son vol ? Sur les rochers : elle fait son nid sur les roches rompues, comme dit un autre endroit de l’Écriture, dans les trous de la pierre[293]. Quelle est cette pierre vive et vivante, sinon Jésus-Christ ? Elle se repose en lui. Ceux qui considèrent cette aigle merveilleuse et qui ne voient que des roches rompues, une espèce de débris de cette pierre vive, croient qu’il n’y a rien de bon dans l’aigle, qu’elle n’habite point la pierre vive, puisqu’elle fait son séjour dans les roches rompues. Cependant c’est en Jésus-Christ qu’elle est à couvert, c’est dans son cœur, c’est dans ses plaies, qui sont comme les trous de la pierre : c’est lui-même qui la porte et la cache avec lui dans le sein de son Père.

Dites-nous encore, Aigle merveilleuse, d’où vient que les roches où vous habitez sont si rompues ?

- C’est qu’elles me cachent mieux à l’oiseleur. Ces ruptures sont les croix, les confusions, les calomnies, certaines misères [135] propres à ma condition : cela me met à couvert de l’oiseleur.

- Et quel est cet oiseleur qui vous tend des filets ?

- C’est le diable, et encore plus moi-même. L’amour-propre et la propriété sont les filets qui peuvent me perdre et me tirer de mon fort et de mon lieu de sûreté. C’est pourquoi loin de faire mon nid, comme les autres, dans les pierres polies, je cherche les roches rompues où je suis à couvert de la présomption, de l’appui en la beauté de ma demeure, de l’assurance dans la force d’un grand rocher escarpé et inaccessible. Je suis là sans défense, et c’est ce qui fait ma sûreté. De là je regarde ma proie, je tâche de l’attraper, non pour m’en nourrir, mais pour en faire un sacrifice à celui dont je suis l’oiseau favori.

- Quelle est cette proie que vous envisagez, aigle admirable?

- Ce sont les âmes des petits que je tâche de prendre pour les présenter à mon Souverain. Mais hélas ! que j’en trouve peu de propres à lui être offertes ! Il s’en préparera, il s’en fera.

- Mais qu’il t’en a déjà coûté, et qu’il t’en coûtera !

- N’importe pourvu qu’il règne, et que je lui fournisse une nourriture convenable. Amen, Jésus !

Il y a un autre endroit de l’Écriture qui dit[294] que l'aigle excite les aiglons à voler : elle le leur apprend elle-même, elle s'abaisse pour les instruire ; elle voltige sur eux, étendant ses ailes et se balançant en l'air afin de leur donner l'envie de voler et de la suivre, puis s'élevant peu à peu insensiblement à mesure qu'ils se fortifient. Si quelqu'un des aiglons est trop petit, elle le prend, elle s'en charge. Mais avant de leur apprendre à voler ainsi, elle les nourrit dans le repos de leur nid. Ils sont là sans soin [136] ni souci de ce qui les concerne ; ils attendent que leur mère leur apporte leur nourriture dans le temps ordonné. C'est ainsi que cette Aigle mystérieuse, qui n'est autre que la Sainte Humanité de Jésus-Christ, nous a appris de demeurer en repos et dans le sein de la Providence, qui est le nid de notre âme, attendant d'elle sans empressement ce qu'elle voudra bien nous donner, et dans le temps qu'elle veut nous le donner. Ces petits aiglons ne pensent pas à voler sans ailes ; ils ne volent point d'eux-mêmes, mais attendent que leur mère les y excite. On dit qu'elle les porte sur son dos pour éprouver s'ils peuvent regarder fixement le soleil : oui, c'est à cela que cette Aigle admirable reconnaît ses enfants, lorsqu'ils ne se détournent pas de la lumière ; leurs yeux demeurant fixés sur ce bel astre ne se détournent d'aucun côté.

O quand sera-ce, ô mon divin Maître, que mes enfants portés sur les ailes de votre Providence ne pourront plus se regarder eux-mêmes, mais vous seul ? Quand sera-ce que, ne tournant point leurs yeux vers la terre que pour y découvrir quelque proie, c'est-à-dire quelques âmes pour vous les gagner, ils ne sortiront plus des airs sacrés, qui ne sont autres que vous-même ? Que je crains bien qu'après les avoir portés par le soin de votre Providence, qu'après les avoir éprouvés sur ce regard fixe, les trouvant incapables de soutenir votre pure lumière et vos rayons pénétrants, que je crains, dis-je, que vous ne les précipitiez pour toujours sur la terre d'eux-mêmes et de leur propre conduite où, se croyant plus assurés que dans les airs, ils y demeureront contents, sans pouvoir jamais reprendre leur [137] effort ! Ainsi au lieu de devenir des aigles, à quoi ils étaient appelés, ils seront transformés en des animaux amphibies, qui nageant quelques moments dans les eaux, retournent ensuite sur la terre où ils font leur séjour. Préservez-les de cela, Seigneur, et faites entendre à ceux qui sont appelés à un si grand avantage, et que je connais fort bien, que, sans écouter leur raison, sans égard à leur sûreté, ils se laissent porter par leur mère, qui les conduira au pur Amour, qui est ce feu sacré, cette lumière unique qu'ils doivent seul envisager, qui les conduira à vous-même.

Source de lumière et d'ardeur,

Pénétrez le fond de leur âme ;

Et que votre céleste flamme

Vienne leur consumer le cœur !

Que tirerons-nous de cette métaphore pour la conclusion, sinon, qu'il faut commencer par une vive et forte mortification des sens ; combattre les passions les plus enracinées, par la pratique des vertus qui leur sont le plus contraires ; quitter la vieille peau quant à ce qui est extérieur, pour nous revêtir de la nouvelle peau, qui est l'homme nouveau en Jésus-Christ ? Le vaisseau chargé de pommes représente une purification plus foncière, que l'homme ne peut opérer par lui-même ; ce qui se fait par l'expérience de ses propres misères, par les tentations, les peines, les croix, les renversements, qui nous vidant peu à peu de nous-mêmes, nous vide en même temps de la corruption la plus foncière. Ce qui nous rend propres non seulement à être vêtus de Jésus-Christ, mais à être vivifiés par lui : étant morts à tout et vides de tout, il devient lui-même notre résurrection et notre vie. C'est [138] alors que l'âme revivifiée en Jésus-Christ devient comme cette aigle dont il a été parlé, qui n'habite plus d'autre séjour que le sein de la Divinité.

On peut voir par ce peu de mots les routes par lesquelles il faut passer. Celui qui ne remplit pas le premier degré n'aura pas de part au second ; et celui qui ne remplit pas le second, qui est d'une étendue presque immense, n'aura pas de part au troisième, qui est infini dans l'infinité même.

1.15. Des voies et degrés de la foi, jusqu'au pur Amour.

Sur ces paroles : Thomas, tu as cru parce que tu as vu. Bienheureux sont ceux qui croient et ne voient pas ! Jean 20, 29.

Jésus-Christ nous donne en ce peu de paroles une leçon bien utile, et nous fait voir les qualités que doit avoir LA FOI pour être pure, et porter véritablement le nom de foi : c'est qu'elle doit être sans aucune évidence. [139] Il y a un état de lumière et de manifestations, comme sont non seulement les extases, visions, etc., mais encore certaines vues, connaissances, certitudes, que quelques-uns ont appelées foi lumineuse. Je ne sais si cela se peut proprement appeler foi. J'appellerai plutôt cela une voie de certitude, de goût, de lumière et d'assurance. Ces personnes croient ce qu'elles voient, et non ce qui est ; car tous ces témoignages sont fautifs et sujets à méprise. Ces personnes s'appuient sur certaines vues, connaissances objectives, auxquelles elles demeurent attachées, et souvent prennent le change, le renoncement au propre esprit étant bien éloigné d'eux. Le démon les voyant si fort attachées aux manifestations, à l'apparence, se transforme en ange de lumière[295], et les trompe en cent façons : elles croient néanmoins voir la vérité, quoiqu'ils en soient infiniment éloignés ; et quand ils auraient des illustrations vraies, cela n'est pas le mérite de la foi, car Thomas voyait et touchait réellement les plaies de Jésus-Christ ; mais, parce qu'il voulait une manifestation, Jésus le reprend de son incrédulité.

On me demandera : qu'est-ce donc que la [pure] FOI ? C'est une foi au-dessus de tout témoignage, de toute manifestation, la foi étant entièrement opposée à la manifestation. Plus la foi est au-dessus de tout témoignage de manifestation, plus elle est pure. Cette foi si pure s'appelle nue, car elle est entièrement dénuée de toute certitude. La foi est d'autant plus certaine en elle-même qu'elle est plus obscure en son sujet. C'est donc cette foi nue, pure, ténébreuse dont le juste doit vivre. Justus fide vivit[296]. [140] Toute lumière distincte et particulière n'est point la foi.

Je n'entends point parler ici de la foi commune à tous les chrétiens, qui est une foi objective, quoique l'objet qu'elle embrasse soit au-dessus de la raison, et que par conséquent ce qui est au-dessus de la raison soit une espèce de ténèbre pour l'esprit, qui ne peut atteindre la totalité de son objet qu’en se surpassant lui-même et en s'aveuglant, car plus l'objet est grand, immense, infini, plus il est éloigné de le comprendre. Il faut donc même que pour la foi, vertu théologale, qui est la foi commune des chrétiens, l'esprit obscurcisse les lumières de son entendement et que cette foi impérieuse domine sa raison, sans quoi on irait d’égarement en d'égarement, d’erreur en erreur. Mais il y a une manifestation pour cette foi, qui est la Sainte Écriture, et les dogmes ou mystères qui lui sont proposés.

Ce n'est pas d'elle dont je veux parler, mais du don de la foi qui fait l'intérieur chrétien[297], de cette oraison de foi, de cet esprit de foi si peu connu, et dont Jésus-Christ a parlé à saint Thomas lorsqu'il a dit : Bienheureux ceux qui croiront, et ne verront pas. Car il est certain que pour la foi générale des chrétiens, l'incrédulité de saint Thomas a été plus utile à l’Église qu'une foi aveugle n’aurait été pour établir la croyance d'un aussi grand mystère qu’est celui de la Résurrection, puisque saint Thomas, en touchant les plaies du Sauveur, nous a donné une plus grande certitude de ce mystère que tous les autres apôtres. De plus, il a fait voir que le corps de Jésus-Christ était un corps réel, et le même qui avait souffert sur la croix ; et que comme il a ressuscité en sa propre chair, [141] nous ressusciterons dans la nôtre. Il est certain que tous les mystères, les dogmes, les Écritures, non seulement ont une certitude en eux-mêmes, qui est le fondement et l'appui de notre foi, mais ces mêmes choses ont des objets distincts et divers. Il n'en est pas de même du don de la foi qui fait toute la route de l'intérieur.

Dans le commencement, cette foi est accompagnée de lumière, parce qu'elle n'est pas encore purifiée : elle prend l'âme dans son égarement, le lui montre dans toute son horreur et dans toute son étendue, la porte à se tourner vers Dieu, à implorer son assistance, parce que cette foi lui imprime dans le fond du cœur qu’il n'y a que Dieu qui la puisse aider dans l'état déplorable où elle se trouve. Elle se sent portée à retourner vers lui de tout son cœur, et à quitter les amusements du siècle. Cette foi lui apprend en même temps qu’elle a au-dedans de soi le médecin qui la peut guérir, que c'est où elle doit le chercher, que non seulement il la guérira de ses vieilles plaies, mais qu'il la préservera des nouvelles. Mais afin de lui rendre cette recherche plus facile, elle lui fait goûter dans son fond une certaine consolation qui la dédommage des fausses douceurs du siècle[298] ; elle l’éclaire même de ses devoirs et de tout ce qu'elle doit faire, tant pour réparer des péchés passés que pour se rendre agréable à Dieu. C'est alors que les larmes de la pénitence et les austérités ont un grand goût ; c'est alors que l'âme se voudrait mettre en pièces pour satisfaire à Dieu. Elle est affamée des croix et des souffrances, supposé sa fidélité à correspondre à la lumière de la foi, car plus on lui est fidèle, plus elle est fidèle elle-même à [142] découvrir jusqu'aux moindres défauts, mais néanmoins défauts extérieurs et grossiers, car, quelque lumineux que paraît ce degré, il ne pénètre point ni les propriétés, ni les usurpations, ni les plis et replis de l'amour-propre : au contraire, l'âme se repose avec tous ses défauts dans un travail purement extérieur.

Ce travail la satisfait beaucoup, car outre le soutien intérieur que les goûts et les sentiments lui donnent, elle voit son ouvrage fort en détail, et la correction de ses défauts superficiels ; de sorte qu'elle ne peut s'imaginer qu'elle doit aller  plus outre, et elle se contente de ce degré, disant avec Job : Je mourrai dans mon petit nid[299]. La plupart meurent dans ce degré faute de fidélité et de courage ; et cependant ceux qui meurent en ce degré, passent pour saints et font l'admiration des personnes qui n'ont pas une lumière plus profonde.

Ce degré, que je n'explique qu’en gros pour raccourcir, en comprend beaucoup d'autres. Car au commencement tout se passe en douleur et amertume pour le souvenir des péchés et le désir de satisfaire à Dieu. Les austérités néanmoins sont modérées ; mais à mesure que la lumière croit et que le sentiment de l'amour augmente[300], ce sentiment d'amour excite quantité d'affections tendres et passionnées qui semblent sortir d'une fournaise ardente ; cependant ce n'est point encore l'amour réel, quoique ce soit l'amour d'espérance. Les austérités augmentent et la confiance est entière : on possède un trésor dont on se [143] croit assuré, et qu'on se persuade ne devoir jamais perdre. On croit pouvoir tout entreprendre. On fait même des choses miraculeuses, et rien ne paraît impossible.

On sent un commencement de pureté d'amour, qui fait comprendre que tous ces dons si éminents ne sont rien. On aspire à la possession de Dieu même. Ce sont ceux qui sont appelés à plus qui sentent ce premier désintéressement, et de mille un [sic] ne passe pas ce degré, faute de fidélité et de courage. Tout se passe en douceur et suavité. S'il y a des sécheresses et des tentations, elles sont courtes et rares ; cependant on regarde cela comme des peines intolérables et des souffrances extraordinaires. Vous voyez que jusqu'ici la foi est pleine de lumière : c'est une foi savoureuse ; tout dans l'âme lui rend témoignage. Qui ne la suivrait pas dans ce pays uni, semé de roses sans presque d'épines ? Mais qu'arrive-t-il ?

C’est que, lorsque la foi a conduit un temps considérable l’âme de cette sorte, et que Dieu a de grands desseins sur elle, il la fait entrer dans la foi passive. Plusieurs donnent le nom de passif au degré de foi dont je viens de parler, parce que l'opération de l’âme est si douce, si aidée et si soutenue qu'elle ne s'aperçoit pas de son opérer, quoiqu'il y en ait un très réel. Ces lampes sont de feux et de flammes, mais ce sont des lampes faciles à éteindre. Lors donc que Dieu veut faire, comme j'ai dit, avancer une âme, il lui ôte ces soutiens et ces douceurs de la foi pour la mettre dans la foi réelle. Alors l'âme perd peu à peu cet état si doux et si suave : ses roses tombent, il ne reste que les épines. Cette oraison si douce lui devient insipide, et ensuite [144] insupportable ; tout se dessèche et s'amortit peu à peu, comme l'hiver vient amortir les fleurs.

Au commencement, l'âme instruite par la foi de préférer Dieu à ses dons, lui fait un sacrifice de ces mêmes dons :

« C'est vous seul, ô mon Dieu, Amour pur et divin, que je veux, que je cherche, auquel je tends : ce n'est point vos dons que je désire. Je sens que vous avez créé l’âme d'une noblesse si grande qu'elle n'a point de repos qu'elle n’outrepasse tout pour se joindre à vous. Je commence à comprendre que l’amour a une délicatesse que je n'avais point connue jusqu'alors. Ces lumières et ces sentiments que je trouvais si admirables, et que je trouve à présent si grossiers, ne font plus le bonheur de ma vie comme autrefois : j'aspire et je tends à un je ne sais quoi que je ne comprends pas encore, et qui peut seul me satisfaire. Je comprends même, à la faveur de la foi qui me conduit, que toutes ces choses si belles en apparence, ne sont point vous. Vous m'appelez à l'écart, et à une solitude entière. 

- Mais que dites-vous, âme fortunée ? Vous vivez dans une séparation continuelle de toutes les créatures, vous avez retranché à vos sens et à vos passions tout ce qui pouvait les amuser et les faire vivre : vous êtes donc entièrement solitaire.

- Non, dit cette âme, je ne sais comme cela se fait, mais je ne me trouve plus seule : je sens que je suis appelée à cette admirable solitude que Dieu a en lui-même de toute éternité. Je comprends par un goût secret que je ne puis y arriver sans passer[301] des déserts affreux, des routes sans chemin, sans sentier, sans eau et sans aucune nourriture. [145] Lorsque j'aurai passé ces déserts affreux, ô Foi, tu me conduiras en Dieu même. 

- Tu te trompes, dit la Foi : je te conduirai bien dans ces sentiers affreux d'une manière secrète, il ne te sera pas permis de me voir ; mais je ne puis te conduire en Dieu : il faut te quitter toi-même pour y arriver, car c'est peu de quitter toutes choses si tu ne te quittes toi-même. Tu aspires à cette solitude de Dieu en lui-même : il n'y peut rien entrer que lui-même. Il faut donc que tu te quittes pour y arriver. Le premier pas est le renoncement. Dans le chemin que tu vas faire, il ne s'agit plus de confiance, mais de l'abandonnement de tout toi-même. Commençons donc ce voyage. »

L'âme se sent peut à peu abandonnée de tous ces premiers soutiens ; elle marche néanmoins avec une lumière semblable au crépuscule : plus elle avance, moins elle voit. Et ce qui est de triste, c'est qu'en perdant la lumière et les soutiens, elle perd aussi son sentier : elle veut retourner en arrière pour reprendre sa première route, mais elle trouve son chemin bouché de pierres carrées ; il faut qu'elle fasse de son mieux. Qu'est devenue cette douce fontaine, cette eau claire et jaillissante ? Tout est desséché. Ce dessèchement vient peu à peu, et à mesure que le jour se passe et que la nuit approche. Mais que ce temps est long et pénible ! [Ici on se trouve dans] l'impuissance de faire le bien qu'on faisait auparavant, les austérités deviennent presque impossibles. La nuit avance toujours, et le désespoir de l'âme avance, ne trouvant plus son premier chemin ni cette foi amoureuse qui l’avait conduite jusqu'alors.

C'est ici qu'il faut qu'elle s'abandonne [146] entièrement à Dieu sans soutien, et sans raison de s'abandonner. C'est alors qu'elle entre dans le désert aride et obscur de la foi. C'est à présent que la foi s'exerce réellement, croyant au milieu de mille raisons de douter. La foi ne fut jamais plus lumineuse qu'elle l’est alors ; mais la faiblesse de la créature est si grande qu'elle en est aveuglée et ne peut discerner sa lumière. Cette lumière est même âpre et dure à cette âme faible, comme le soleil est insupportable aux yeux malades. Elle est donc appelée alors foi obscure, parce que l'âme marche à tâtons, sans savoir où elle va : tout lui paraît abîme et précipice, elle croit se perdre. C'est alors qu'elle entre dans le parfait abandon et dans une entière obscurité à son égard : elle se perd à elle-même pour suivre cet inconnu qui la mène, et qu'elle ne croit pas qu'il la mène. Cette route est néanmoins très certaine, quoiqu'elle croit s'y perdre, parce qu'elle s'abandonne à Dieu au-dessus de tout sentiment, et même de tout intérêt. La foi, comme la vérité, est toute nue : c'est ce qui fait sa pureté ; mais c'est ce qui fait aussi qu'elle ne peut ni la connaître ni l'atteindre.

Si les tentations se mettent [de] la partie, comme c'est l'ordinaire, elle entre dans des désolations affreuses. Elle a au-dedans d'elle un instinct aussi sûr qu'il est caché, qu'il faut tout sacrifier à Dieu, qu'il mérite tout, et que n'étant rien, nous ne devons point nous embarrasser de nous-mêmes. Mais ce fond qui dit cela, parle si bas et si rarement que l’âme n'en souffre pas moins. C'est ce je ne sais quoi de caché qui l'empêche de se désespérer et de retourner en arrière.

[147] Les croix fondent de toutes parts[302] : les hommes qui l'ont estimée, la méprisent, et se joignent aux démons pour la tourmenter et pour faire retourner en arrière cette faible créature, destituée de son soutien et de sa nourriture. Ce tourment est presque intolérable ; et la nature abandonnée à elle-même semble plus mauvaise et plus ennemie de nous-mêmes que le démon. Lorsqu'on travaille à remédier d'un côté, on va encore plus de l'autre ; enfin l'âme est comme contrainte d'abandonner le travail, et de demeurer en repos dans sa douleur la plus amère,  mais ce repos est plus douloureux que la douleur même.

Elle commence à se connaître, à se haïr, à avoir horreur d'elle-même. Hélas ! Qu'elle était bien éloignée de se connaître dans le temps de son abondance ! Elle se quitte insensiblement. C'est cette foi douloureuse et obscure qui l’éclaire, et qui lui imprime si avant la vérité de son néant, de sa faiblesse et de sa misère, que quand les hommes et les démons se joindraient ensemble pour lui donner de la vanité, ils n’en pourraient venir à bout. Elle comprend si clairement le tout de Dieu et le néant de la créature, qu'elle ne voudrait parler d'autre chose. Ce n'est point une lumière illustrante, mais une expérience foncière, et qui est si fort enracinée dans l'âme que rien ne l'en peut effacer. Cette expérience a pris la place de l'orgueil en l'âme, elle l’en a chassé absolument. Ce n'est pas une humilité-vertu, qui s'abaisse au milieu des faveurs, mais une réelle expérience de ce qu'on est, qui fait désespérer absolument de tout soi-même pour s'abandonner à Dieu, qui étant tout, mérite tout. [148]

C'est cette foi sombre et nue qui produit le pur amour, car à mesure que l'âme se hait et désespère de soi, elle aime Dieu en Dieu par rapport à lui-même, sans retour sur ce néant qu'elle abhorre : elle connaît que Dieu étant tout et méritant tout, on doit non seulement lui sacrifier tout, mais soi-même. L'âme demeure donc sacrifiée, et tous ses intérêts, au pur amour et à la seule gloire de Dieu en lui-même et pour lui-même.

C'est alors que l’âme croit contre toute apparence, qu'elle croit sans voir, comme Jésus-Christ le demandait de saint Thomas, qu'il crût sans voir.

O foi vraiment digne de Dieu ! C'est toi seule qui fais naître le pur amour dans notre âme, et c'est où tu la conduis immanquablement. Mais lorsqu'elle conduit l'âme au pur amour, elle se perd avec cette âme dans le pur amour, et le pur amour la perd en Dieu, car Dieu est charité[303]. Donnez-nous, Seigneur, cet esprit de foi, et nous dites souvent au fond du cœur : heureux ceux qui croient, et ne voient pas ! Car l'esprit de l'homme préfère toujours sa raison faillible, flottante et pleine d'erreur, à cette foi admirable et parfaitement sûre en elle-même. Ne préférez pas vos sens trompeurs à la vérité, perdez-vous à votre propre conduite et à vos idées, perdez-vous vous-même et toutes vos idées dans l'abîme sans fond de la Vérité divine ; et vous marcherez sûrement au travers des hésitations et des doutes. Mais, direz-vous, si je savais que Dieu me conduisît ? Si vous le saviez, vous ne seriez plus conduite par la foi, mais par la certitude. Remarquez que la foi est toujours certaine en elle-même, quoiqu'elle ne soit pas telle en nous à cause de notre hésitation et faiblesse. Croyons sans voir, et nous aimerons Dieu comme il veut être aimé. Dieu nous en fasse la grâce ! Amen, Jésus !

J'ai déjà tant écrit de ces matières, de cette voie, de ce qui la suit, que ce petit crayon suffit pour en renouveler l'idée.

1.16. Obscurité de la lumière de la foi et de la vérité.

Sur ces paroles : La lumière luit dans les ténèbres ; et les ténèbres ne l'ont point comprise. Jean 1, 5.

Comment ceci se doit-il entendre ? C'est que plus la foi est obscure, plus la lumière est profonde et abondante ; plus la lumière est grande, plus elle est ténèbre à notre égard ; et ces ténèbres ne viennent que de notre faiblesse, parce qu'elles excèdent de beaucoup notre capacité et que la surpassant, elles semblent nous [150] aveugler. On n’a rien en cette vie que par cette foi ténébreuse, qu'on appelle aussi foi nue, parce qu'elle est dénuée de toutes formes et de toute espèce, de tout terme et de toute borne qui pourraient la faire discerner. Comme c'est son excessive lumière et son étendue qui la rend et obscure et incompréhensible aux yeux de la raison, ainsi plus on est en ténèbres, plus on est bien ; plus ce qu'on possède est éloigné des sens et la raison, plus tout va bien pour nous. Mais comme l'homme grossier n'agit que par les sentiments, et l'homme raisonnable par la raison, c'est ce qui fait que les uns et les autres sont privés de cette admirable lumière. Celui qui la possède ne la comprend pas, car loin de se laisser comprendre, elle comprend elle-même celui qui la possède, et elle l’investit de telle sorte qu'elle ne lui laisse rien voir de ce qu'elle est.

Elle est douloureuse à cause de notre impureté, non qu'elle puisse causer aucune douleur par elle-même, mais le cœur impur ni les yeux malades ne la peuvent supporter. Lorsque le cœur, c'est-à-dire la volonté, est purifié de toute attache, pour petite qu'elle soit, lorsque les yeux de l'esprit sont guéris[304], alors cette lumière ténébreuse et douloureuse devient claire, douce, sauve, insinuante, bienfaisante, perfectionnant son sujet. Non que la créature la puisse discerner en soi, mais en sortant de soi-même, on la goûte non sensiblement, on la voit non en distinction, mais en vérité.

C'est elle qui éclaire tout homme venant au monde[305], c'est-à-dire régénéré en Jésus-Christ. [151] C'est elle qui le met en vérité, étant elle-même vérité, et d'autant plus vérité[306]  qu'elle est plus simple, plus nue, plus une, plus générale, plus séparée des sentiments, des connaissances spéculatives, plus indistincte en elle-même, plus étendue et sans bornes ni limites ; et c'est ce qui fait également et son incompréhensibilité et sa pureté. Ceux qui veulent voir et comprendre tournent le dos à cette divine lumière ; ils y mettent un obstacle presque invincible : ils veulent en avoir des idées et des images, et cela lui est manifestement opposé. Pour comprendre une chose, il faut qu'elle soit renfermée dans notre compréhension, et par conséquent plus petite qu'elle ; il faut qu'elle ait une forme pour entrer dans nos idées ; il faut qu'elle ait quelque chose de palpable pour satisfaire à nos sens. La lumière de la foi n'a rien de tout cela, excédant tout raisonnement : l'homme ne peut l'atteindre ni la comprendre par là. Ce qui est matériel peut être à la portée du raisonnement de l'homme, et non ce qui est immatériel. Cette divine lumière, incompréhensible en elle-même, éclaire l'âme de telle sorte que cette âme, en ne connaissant rien, sait tout sans l'avoir jamais appris : son discernement sur la vérité est très juste, parce qu'elle voit sans voir les choses, non par la fausse lumière de la raison, mais par la vérité même.

Tous les hommes s'opposent à la vérité parce qu'ils aiment le mensonge. Ils veulent voir, sentir et connaître ; et ils n'atteindront jamais par là à la vérité. Les sciences qui leur paraissent les plus sûres, parce qu'ils les démontrent, disent-ils, ne sont que des choses matérielles, qui les enfonçant toujours plus dans la [152] matière, les éloignent davantage de cette pure et simple lumière, et les tiennent dans le faux en les tenant dans le sensible, le perceptible et le matériel. On me dira que ces choses que j'appelle matérielles, satisfont l'homme parce qu'elles sont à sa portée. Ce n'est point la satisfaction de l'homme que nous cherchons, comme satisfaction propre, mais son bonheur immense hors de lui et sa vraie et solide félicité, qu'il ne peut trouver que dans la vérité et non dans le mensonge et l'illusion.

L'homme né pour la vérité se fait des vérités du mensonge même : il se séduit agréablement par là ; mais il n'approche point de la vérité. C'est ce désir de trouver la vérité où elle n'est pas, qui a fait les schismes, les hérésies, les idolâtries même, mais tout était mensonge habillé en vérité. C'est ce qui fait encore aujourd'hui toutes les disputes et les contestations, chacun croyant avoir la vérité de son côté. Cependant elle ne se trouve que dans cette lumière ténébreuse, incompréhensible à l'esprit humain : elle ne se trouve que dans le centre de notre âme, cette vérité, lorsque la lumière ténébreuse de la foi nous a conduits en Dieu même. Ainsi on peut dire en tous sens que la lumière luit dans les ténèbres, et que les ténèbres ne l'ont point comprise[307].

À qui se manifeste donc cette admirable lumière ? Écoutez l’Écriture[308] : La lumière s'est levée sur ceux qui reposaient dans les ténèbres ; et ceux qui reposaient dans la région de l'ombre de la mort ont vu une grande lumière. Ceux qui se reposent dans les ténèbres de la foi nue, qui savent s'en contenter, qui souffrent avec plaisir [153] d'être privés de tout ce qui peut satisfaire leur sens et leur raison, qui après s'être longtemps affligés de ne point voir, sentir ni connaître, trouvent leur repos dans leurs ténèbres, ceux-là aperçoivent enfin que cette admirable lumière se lève en eux comme une belle aurore qui sort du sein de la nuit. Elle ne fait néanmoins que se lever pour cela : mais pour ceux qui sont couchés dans les ténèbres de l'ombre de la mort, ô pour ceux-là, ils voient une grande lumière. Ce sont ceux qui ayant voulu se renoncer et mourir à eux-mêmes selon toute l'étendue des desseins de Dieu sur eux, ont passé par mille morts tant selon la nature que selon la grâce ; qui sont couchés comme dans un sépulcre où ils se reposent dans la volonté de Dieu, et dans la privation de toutes choses, et dans leur néant : ce sont ceux-là, dis-je, qui ont vu une grande lumière. Quelle est cette lumière ? Sinon Jésus-Christ, engendré dans l'âme du juste, ce que saint Paul appelle[309], la révélation ou manifestation de Jésus-Christ.

Il faut remarquer que l’Évangéliste ne dit pas : à ceux qui sont entièrement morts, mais : à ceux qui sont couchés dans la région de l'ombre de la mort. L'âme se sentant privée de toute vie se croit véritablement morte ; mais elle n'est que dans les ténèbres de l'ombre de la mort. C'est une ombre de mort, qui paraît plus obscure que la mort même, car l'on pourrait toujours [l'imaginer] plus obscure que le corps qui la produit. C'est donc l'ombre de la mort. Mais comme l'ombre n'est causée que par la lumière et qu'où il n'y a pas lumière, il n'y a pas d'ombre, de même cette ombre de mort ne paraît que parce que [154] Jésus-Christ, lumière éternelle, s'est levé dans l'âme. Et de même qu'à mesure que le soleil s'avance et que son midi approche, plus l'ombre diminue, aussi plus Jésus-Christ croît dans une âme, plus l'ombre diminue et la lumière de vérité augmente jusqu'au jour parfait, qui est le midi de la gloire. Mais ainsi que nous n'avons eu la mort qu'en ombre, nous n'avons en cette vie la lumière de vérité ni la lumière Jésus-Christ qu'en ombre. Mais comme l'ombre du Roi manifeste que le Roi est là aussi, cette ombre de Jésus-Christ et de la vérité marque que Jésus-Christ est venu pour être la vie et la lumière de l'âme.

Il faut donc que l'obscurité commence, continue et achève la voie. C'est au commencement, d'épaisses ténèbres comme celle du minuit : ensuite, à mesure du dénuement et de la mort, ces ténèbres s'éclaircissent peut à peu jusqu'au jour commencé, où il n'est plus question de ténèbres, mais d'ombres, qui cachent à l'âme et aux autres ce qui est dans son centre : tout est couvert d'ombre, jusqu'au jour parfait où l'ombre cesse entièrement.

Les vérités découvertes sont certaines, mais ce n'est qu'en ombre. Jésus-Christ est réellement manifesté, et les opérations de la très Sainte Trinité, mais en ombre. C'est pourquoi lorsque le Verbe s'incarna dans le sein de la Sainte Vierge, l'Ange dit à Marie[310] : Le Saint Esprit vous couvrira de son ombre, et ce qui naîtra de vous sera saint. Quoique la Sainte Vierge ait eu Jésus-Christ en elle d'une manière bien différente de celle de toutes les autres créatures, l'ayant eu par l'incarnation réelle et mystique en même [155] temps, les autres ne l'ayant que mystiquement, elle l'a eu cependant par l'ombre du Saint Esprit, comme dit l'Ange. Ainsi en cette vie, tout se passe en ombre. Toute personne d'expérience m'entendra.

Or la foi obscure est comme les ténèbres jusqu'à ce qu'elle devienne peu à peu en ombre. Cette ombre couvre davantage au commencement, elle diminue ensuite jusqu'à ce que toute ombre soit passée, que tout voile soit levé.

Ceci veut encore dire qu'il paraît quelquefois des éclairés brillants de lumière au milieu des ténèbres, mais que Jésus-Christ, lumière éternelle, ne se lève que sur ceux qui ont été couchés dans les ténèbres de l'ombre de la mort ; il s’y lève pour être leur résurrection et leur vie, afin qu'ils ne vivent plus en eux-mêmes, et qu’ils puissent dire avec saint Paul[311] : je vis ; non plus moi, mais Jésus-Christ vit en moi.

Il y a encore un passage qui dit[312] : la nuit est mon illumination dans mes délices, ce qui confirme que toute véritable lumière est renfermée dans l'obscurité et la nudité. L'âme arrivée dans sa fin trouve que cette obscurité, qui lui était au commencement si pénible, devient à la fin ses délices parce qu'elle l'a conduit en son principe original, qui seul peut contenter l'âme. C'est ce que dit le bienheureux Jean de la Croix[313] : à l'obscur ; mais sans nul danger, car plus Dieu nous conduit par une voie obscure, plus il vous dérobe à notre propre vue qui empoisonne tout ce qu'elle regarde, ainsi qu'on le dit du basilic[314]. Ces ténèbres nous cachent du démon qui, ne voyant pas ce que Dieu opère en nous dans cette obscurité, ne peut s'y introduire. Il [156] vole tout ce qu'il aperçoit, il est comme un oiseau de proie attentif à regarder ce qu'il peut emporter. Cette sombre nuit nous tient à couvert, et l'empêche de découvrir ce qui se passe dans le fond de l’âme. Il n’y a donc nul danger par cette voie, quoique pleine de doutes et d’hésitations qui l'environnent à cause de son obscurité, comme une personne qui marche la nuit, tâtonne, hésite où elle mettra le pied, parce qu'elle n'aperçoit pas un guide sûr et fidèle qui la conduit et la soutient dans le secret. L’Écriture dit encore que[315] le Seigneur a pris les ténèbres pour sa cachette, c'est-à-dire qu'il se cache dans cette obscurité ténébreuse de la foi : quoique l'âme n'aperçoive que ces ténèbres, c’est là néanmoins qu'elle trouve son Dieu ; elle le possède dans sa cachette ténébreuse à couvert de l'insulte des démons et des hommes.

1.18. Comment on doit chercher et trouver Jésus-Christ intérieurement.     

Sur ces paroles : Les Mages ayant suivi l’étoile qui les conduisit en Bethléem, ils trouvèrent l'Enfant et Marie sa mère : et s’étant prosternés en terre, ils l'adorèrent et lui offrirent de l’or, de la myrrhe et de l’encens. Et ils furent avertis en songe de s'en retourner par un autre chemin. Mt  2, 11-12.

L’étoile qui conduit les Mages après les avoir fait sortir de leur pays nous représente parfaitement bien la foi lumineuse et savoureuse. C'est elle qui éclaire l'âme d'abord par un petit rayon de sa lumière, et qui lui fait comprendre qu'il y a autre chose que la possession de soi-même accompagnée d'une certaine sagesse naturelle, car ces Mages étaient les sages de ce temps-là. Dès qu'ils ont appris que [164] le lieu qu'ils habitent n'est rien, et qu'il y a quelque chose de plus qu'ils ne connaissent que par cette lumière qui paraît à l'esprit comme une petite étoile, frappés de la nouveauté de ce qu'ils découvrent, ils prennent la résolution de sortir de leur demeure et de suivre cette lumière, qu’ils prennent pour leur guide sûre et fidèle. Ils se mettent donc en chemin, et la suivent avec tant de fidélité qu'ils ne s'en éloignent jamais soit pour la vouloir précéder, soit pour ne la pas laisser trop avancer. C'est ainsi qu'on en doit user pour se servir efficacement de la lumière que Dieu donne. Il ne faut point précéder cette lumière par un faux zèle, car elle serait rendue inutile. C'est pourquoi il est écrit[316] : c’est en vain que vous vous levez devant le jour.

 Deux sortes de personnes s'égarent facilement : les premières sont celles qui, faute de courage, ne veulent point quitter leurs premières manières d'agir, et ainsi perdent peu à peu cette divine lumière qui s'était levée sur elles ; les autres, par un zèle indiscret voulant la précéder au lieu de la suivre, se précipitent d'eux-mêmes dans des états plus avancés que ne le porte la disposition de leur âme ; et comme ils ne sont pas appelés de Dieu à un état plus avancé pour le temps présent, parce qu'ils ont voulu passer d'un endroit à l'autre sans suivre le chemin qui y conduit, ils demeurent toute leur vie dans une obscurité infructueuse, qui ne leur fera jamais trouver le divin Enfant pour être la vie de leurs âmes.

   Mais ceux qui suivent cette admirable étoile de la foi savoureuse et lumineuse, découvrent enfin à la faveur de sa lumière le Verbe fait [165] Enfant. C'est alors que la vue et la connaissance des Mystères de Jésus-Christ sont d'un grand goût : non par le raisonnement, mais par une foi amoureuse, qui les embrasse sans distinction et les goûte sans examen. L'oraison devient très facile, et cette route est très délicieuse : on fait beaucoup de chemin sans s'en apercevoir. La solitude est nécessaire dans cet état : le trouble du monde, se charger d’affaires et d’emplois que Dieu ne demande pas, font disparaître cette étoile.

   Il y a encore un écueil terrible : c'est que l'âme éclairée de cette nouvelle lumière qui lui fait tant de plaisir, au lieu de la suivre dans le secret[317], elle va en parler à ceux qui ne la connaissent pas, qui la brouillent, lui en donnent de la défiance et la lui font perdre à la fin. Lorsqu'on a cette belle et agréable lumière, on est si charmé qu'on en parle à plusieurs sous prétexte de consulter ; et l'on ne voit pas que c'est l'amour-propre qui porte à se répandre. On se croit au sommet de la perfection, quoiqu'en vérité on ne fasse que de commencer.

 Il y a deux voies dans cette lumière savoureuse : l'une qui n'est qu'une certaine présence intime, un goût savoureux de la Divinité sans distinction ni espèce ; et c'est là proprement la foi, plus savoureuse que lumineuse : c'est le chemin le plus court et le plus sûr. Il y a une autre route plus lumineuse que savoureuse : la lumière surpasse l’ardeur ; et c'est celle des visions, révélations, extases, ravissements, etc., car c'est en ce temps que ces choses arrivent ; et ce [166] sont ces mêmes choses qui, étant données pour avancer, arrêtent certainement l'âme si elle s'y amuse, et lui font un dommage irréparable. Je dis que l'amour des belles choses, l'envie de les faire connaître aux autres sous prétexte de s'assurer dans sa voie, font perdre l’étoile. Il faut un seul guide, et garder le silence à tout le reste.

 Ceux qui sont conduits par l'extraordinaire, comme extases, etc., perdent leur trésor à force de le découvrir ; et souvent par l’attache qu'ils ont à ces choses, l’Ange des ténèbres se transforme en Ange de lumière et les ballotte toute leur vie, surtout s'ils rencontrent des directeurs qui fassent cas de ces choses. Les âmes dont la foi est plus savoureuse que lumineuse, ont quelque chose de plus intime : c'est un chemin raccourci, qui n'a point le long circuit de visions, etc. Cependant ces personnes perdent souvent leur étoile pour vouloir trop consulter et trop s'assurer, comme firent les Mages, qui la perdirent en Jérusalem.

 On se persuade presque toujours que le Roi de gloire veut des choses élevées et magnifiques. Les Mages étaient dans cet abus : c'est pourquoi ils le cherchèrent en Jérusalem, qui était la magnifique capitale de l'empire des Juifs où leur roi devait naturellement être né. Qu’on se trompe ! Il ne cherche point les lieux magnifiques, ni le tumulte du monde, ni les choses élevées, comme on s'imagine : il choisit au contraire les choses basses et petites, la pauvreté et la retraite. Que fîtes-vous, ô saints rois, d'aller en Jérusalem ? C'est que vous aviez encore le goût du grand et du magnifique. Vous suscitez une sanglante persécution [167] à celui que vous cherchez. Nous faisons tout de même : pour trop se découvrir et consulter, non seulement on perd son étoile, mais on suscite une terrible persécution contre ce divin Enfant, qui ne naît dans notre âme que pour y être roi. Si les Mages eussent suivi simplement leur étoile, sans entrer dans le tumulte de la ville, elle les aurait conduits tout droit. Les pasteurs peuvent nous enseigner en général que Jésus-Christ naît en Bethléem, ils nous instruisent des saintes Écritures, de ce qu'il faut faire pour aller à Jésus-Christ ; mais lorsque Jésus-Christ envoie lui-même son étoile, il n'y a qu'à la suivre.

 Les Mages reconnurent leur méprise : ils quittèrent promptement Jérusalem ; et ils n'en furent pas plutôt dehors qu’ils revirent leur charmante étoile, qui les conduisit droit en Bethléem. Alors elle leur devint inutile : ils entrèrent dans une pauvre étable ; ils virent ce Roi, Enfant et Dieu, couché sur du foin entre deux animaux dans cette pauvre étable ouverte de toutes parts. Ils comprirent alors ce qu'ils n'avaient jamais imaginé, que le Roi de gloire, le Dieu tout-puissant, n'avait que du mépris pour le faste, la vanité et l’éclatant ; qu'il était venu par son exemple enseigner que la richesse est dans la pauvreté, la force dans la faiblesse, la grandeur dans la bassesse ; que la pompe et l’éclat étai[en]t pour les rois de la terre, qui, n'ayant rien de recommandable par eux-mêmes, se font admirer et craindre par la pompe qui les environne. Mais ce petit Roi se fait aimer par tout ce qu'il a d'abject, parce qu'il ne s'insinue pas par le faste extérieur, mais par son humilité ; qu'il ne s'arrête pas au-dehors, mais s'insinue [168] par le dedans.

C'est alors qu'ils passèrent de la foi lumineuse dans la foi nue, car perdant tous les témoignages [signes extérieurs] en trouvant un enfant qui en était absolument dépourvu, ils adorent au-dessus de tout témoignage. Et, se prosternant, c'est-à-dire entrant dans un profond anéantissement par la perte de la certitude et des témoignages, ils adoraient ce qu'ils ne pouvaient ni ne voulaient pas comprendre. L’Écriture dit qu'ils se prosternèrent, [ce] qui est la manière la plus profonde dont on puisse adorer. Ils ne songèrent qu'à s'anéantir devant celui qui leur imprimait au-dedans d'autant plus sa grandeur qu’il en paraissait plus dépourvu. Ils l'adorent en esprit et en vérité, dans un silence profond, qui dit tout sans rien exprimer.

 C'est là le progrès de la foi, qui de lumineuse devenant obscure, met l'âme dans un profond silence. Jusqu'alors, quelques faveurs qu'on eût reçues, ce profond silence était ignoré, mais il se trouve infus dans leurs cœurs sitôt qu'ils perdent tous les témoignages. Nous voyons peu à peu dans ce mystère le progrès de la foi : ce silence mêlé d'admiration les jetait dans un profond anéantissement et dans une extinction de toute parole pour entrer dans ce silence ineffable, qui dit tout en se taisant. On [n']entend point dans l’étable le murmure confus des voix, tout y est muet ; et le Verbe, s'insinuant dans leurs cœurs, leur apprend un autre langage que celui de la parole.

 Ô divin Verbe, lorsque vous vous insinuez dans une âme, vous lui apprenez votre propre langage, qui n'a point d'articulation comme il n'a point de succession. Il est toujours le même, toujours un et unique sans multiplication, [169] toujours présent, toujours éloquent sans bruit de discours. Ô Parole toujours expressive et efficace, qui exprimez ce que vous dites, et qui ne parlez que par votre opération ! Votre qualité de Verbe vous donne d'en user de la sorte ; il faut un langage proportionné au vôtre. Vous êtes l'image vivante de votre Père, et votre génération éternelle est une Parole éternelle : ainsi votre Parole dans l'âme est l'expression de tout vous-même, ce qui la rend muette, interdite et immobile. Vous la mettez dans un saint loisir afin qu'elle ne vous empêche pas par son activité de vous exprimer en elle. Le mouvement propre vous est contraire, et vous voulez que l'âme n’en ait aucun que celui que vous lui donnez. Toute agitation empêche votre opération délicate : toute vie propre empêche votre vie de s'insinuer en nous. Vous nous dénuez de tout, afin que nous n'ayons point d'autre impression que de vous-même. Toute vue empêche votre manifestation. Que nous n'ayons donc plus de vie que la vôtre, plus de paroles que la vôtre, plus de mouvement que le vôtre, plus de vue, plus de connaissance que vous-même ; plus d'amour, de goût, d'intérêt que le vôtre ! C'était ce que le Verbe imprimait dans les cœurs des Mages, et qu'il imprime de même dans tous ceux qui entrent dans la foi nue et qui veulent bien se laisser détruire afin qu'il règne seul en eux.

 Après cette adoration profonde, l’Écriture dit qu’ils ouvrirent leurs trésors et qu’ils offrirent des présents : c'est ce que l'on doit faire lorsqu'on est arrivé ici. Quels sont nos trésors ? C'est notre liberté, notre volonté, notre nous-mêmes, que nous avons reçu de Dieu non pour en [170] abuser, mais pour les lui mettre entre les mains. C'est le don irrévocable que nous devons lui faire. Dieu ne manque point de le recevoir ; et cette acceptation est le plus grand avantage que l'âme puisse recevoir.

1). Les Mages présentèrent au saint Enfant de la myrrhe[318], ce qui fit voir qu'ils comprirent que, pour appartenir à ce divin Roi, il faut vivre dans une mortification et un renoncement continuels : si nous donnons notre moi, nous devons le renoncer si absolument que nous n'y pensions plus. Il n'est pas seulement question d'ici des mortifications extérieures : elles ont été faites auparavant dans toute l'étendue des desseins de Dieu, de la lumière présente et des forces corporelles. Mais c'est ici une mortification, ou mort intérieure, sans relâche, de toutes lumières, goûts, sentiments, de toute vie propre, de toute volonté, choix, raisonnement, de croix extérieures et intérieures, et des amertumes les plus fortes. C'est ce qu'on appelle renoncement continuel, ne se pardonnant rien. Ensuite Dieu dépouille et dénue l'âme de tout ce qui n'est point lui-même, quelque grand et relevé qu'il puisse être, de tout ce qu'elle croit posséder même dans le bien, en tant que ce bien est regardé comme à elle ou d’elle. Toute pratique de choix, en un mot tout ce qui appartient à l'esprit et qui semble l'orner, et tout ce qui appartient la volonté, comme désirs, choix, penchant et répugnance : c'est l'offrande de la myrrhe.

2). Les Mages offrirent encore de l’or, qui marque l'amour le plus épuré, et c'est par ce renoncement et cette mort qu'on parvient au pur et parfait amour. Car l'âme ayant renoncé tout [171] son propre, elle a perdu tout amour intéressé, tout propre intérêt dans son amour : alors le pur amour lui est infus, mais un amour si net et si droit qu'il ne se recourbe pas sur lui-même un instant. Jusqu'alors on avait bien connu l'amour d'espérance, la confiance, même l'abandon ; mais on n’avait compris que comme de loin la pure délicatesse de l'amour sacré. C'est alors qu'on connaît comment Dieu veut être aimé, et comment il mérite de l’être à nos dépens, sans vue ni retour sur notre intérêt, mais livrés totalement au divin Amour sans soin ni souci de ce qui nous concerne. Lorsque cet amour est parvenu ici, il ne varie plus, parce que la connaissance de ce que Dieu mérite et la volonté unie à Dieu n’ont plus d'autre amour que l'amour de Dieu en lui-même et pour lui-même. C'est cet amour qui compose les couronnes d'or de ces vieillards de l'Apocalypse qui les posent toutes aux pieds de l'Agneau[319]. Cet amour est exempt de toute crainte[320], parce qu'il est exempt de tout intérêt, et qu'on ne craint que pour ce qu'on possède en propre. Il y aurait beaucoup de choses à dire de cet amour pur, net, droit, nu, élevé au-dessus de tout et de nous-mêmes ; mais cela suffit.  

3). Il y a encore un troisième présent qui est l’encens. Cet encens est cette prière pure, simple, qui vient de l'encens fondu. C'est l'amour sacré qui le fond et dissout, et le consume. Cet encens donne une odeur admirable, qui va jusqu'au trône de l'Agneau très bien représenté par les coupes d'or pleines de parfums[321] que les vieillards tenaient devant le trône de l'Agneau où étaient les prières des saints. Ce sont alors les [172] louanges véritables : c'est ici que le seul honneur et la seule gloire de Dieu habite[nt] ès [dans] les siècles des siècles. Je dis donc que la prière de ce degré est comme une fonte de l'âme, qui l'anéantit de plus en plus, et l’enfonce davantage en Dieu.

 L’Écriture nous assure que les Mages eurent ordre de retourner par un autre chemin. Ils sont venus à Jésus-Christ par la voie de la lumière, ils sont venus pleins d’eux-mêmes avec une bonne volonté, ils sont arrivés à Jésus-Christ, où ils ont tout perdu : il faut qu'ils s’en retournent par la foi nue et obscure, non pour retourner en eux-mêmes, mais pour se perdre en Dieu de plus en plus. C'est par ce chemin qu'ils entrent dans la vie apostolique par état, où l'on n’entre véritablement qu'après s'être quitté soi-même, être perdu en Dieu, et avoir la mission du Saint-Esprit. Cette voie est bien différente de celle où on a marché pour arriver à Jésus-Christ. Il n'est plus ici question d'étoile, mais de se laisser conduire aveuglément par une motion secrète, d'autant plus pure et plus assurée qu'elle est plus imperceptible.

Je prie ce divin Roi de nous attirer à lui de telle sorte que rien ne nous empêche d’y arriver, et qu'il nous cache avec lui dans le sein de son Père, d’où, ne sortant, comme lui, que pour le salut de nos frères, nous nous y employions comme lui aux dépens de notre propre vie, et le tout pour sa seule gloire, sans autre vue ni intérêt. Amen, Jésus !

1.21. Qu'il faut souffrir le retardement des consolations divines. 

Sur ces paroles du Sage : Attendez le Seigneur, souffrez les suspensions et les retardements des consolations ; demeurez uni à lui [191] afin que votre vie croisse et se renouvelle. (Ecclésiastique 2, 3).

 Ce conseil est extrêmement nécessaire pour ceux qui veulent être à Dieu véritablement ; mais il est très difficile dans son exécution, car les hommes désirent naturellement la consolation. Ils en cherchent avec empressement dans les créatures ; mais, comme souvent ils n'en trouvent point, cela leur sert comme d'un coup de houlette pour les faire retourner à Dieu.

 Il y a des personnes qui éprouvent de grandes consolations après leur conversion[322]. Dieu, qui connaît le cœur de l'homme, voit bien qu'ils ne persévéreraient pas sans ce témoignage de sa bonté : il leur en donne beaucoup, et les retient par là dans son service. Mais ils s'attachent si fort à ces douceurs-là que, s'ils manquent d’un jour d'être consolé, ils s'affligent démesurément : ils se plaignent à notre Seigneur, ils se croient les plus malheureux du monde. Dieu, qui est plein de compassion, prend pitié de leur faiblesse : il les console dans leur douleur, et leur donne abondamment ces faveurs qu'ils désirent. Ils se croient alors au faîte de la perfection, et certains directeurs non expérimentés le croient de même : cependant il s'en faut de beaucoup qu'ils ne soient tels qu'ils s'imaginent.

 Mais lorsque Dieu voit une âme déterminée à être à lui sans réserve, il la traite bien d'une autre manière : il lui fait trouver sa consolation dans l'amertume de la croix, soit extérieure soit intérieure ; tout se tourne en croix et en désolation. Ce sont là les vrais amis de Dieu, et ceux qui sont le plus conformes à Jésus-Christ. [192] C'est à  ces personnes que l’Écriture parle lorsqu'elle leur dit de souffrir en paix les suspensions et les retardements des consolations, parce que Dieu prend plaisir de les éprouver par de longues et ennuyeuses sécheresses. Il ne retire pas ses grâces : il les suspend, comme Jésus-Christ suspendit à la croix la consolation que la Divinité devait verser sur l'humanité.

 Cette suspension leur est d'autant plus pénible que toutes leurs croix sont sans mélange de consolations et leurs sécheresses sans aucune goutte d’eau. Néanmoins Dieu, qui se cache si fort, leur donne un goût secret pour la croix : ils y trouvent une délicatesse qui n'est point dans les douceurs. Il faut donc porter avec soi et avec courage la suspension et le retardement des consolations : c'est un détroit des plus importants de la vie spirituelle.

 Il faut attendre le Seigneur[323], et ne [se] lasser jamais d'attendre. Mais, ce dira-t-on, s'il n'y avait que d'attendre Dieu, cela ne me serait pas difficile. Mon imagination fourmille de mille pensées qui ne viennent pas dans un autre temps, et m'accablent par leur multitude. - Il faut souffrir cela, et c'est une suite nécessaire de votre état sec et pénible. Attendez, souffrez en patience selon cet autre passage de l’Écriture[324] : j’ai attendu le Seigneur avec une grande patience ; il s'est enfin abaissé à moi.

   Dieu ne manque pas d'en user de la sorte après qu'il a éprouvé et épuré l'âme, car cet état est très humiliant, surtout si les croix extérieures s’y joignent, ce qui ne manque guère, non plus que les tentations, l’ennui, l'envie de tout quitter et de retourner en arrière. Mais quand on [193] a souffert cet état, qui est préférable à tout autre, Dieu s'abaisse à nous, d'où vient que David dit : Dieu s’est enfin abaissé à moi. C'est que, cet état humiliant beaucoup l'âme et la faisant entrer dans son néant, se croyant si misérable et si peu de chose, Dieu s'abaisse d'autant plus vers elle qu'elle s'anéantit davantage.

 Si on savait le bien qui revient à l'âme de cet état de pauvreté et de sécheresse, on le préférerait à tout autre. Mais Dieu ne permet pas que l'âme le connaisse qu'elle ne soit beaucoup avancée, car[325] elle ne mourrait pas à elle-même. Quelque chose qu'on lui dise sur cela, elle croit avoir perdu le temps qu'elle a employé à faire l'oraison si elle n'a rien et que l'on ne lui donne quelque chose. Le vide n’accommode personne. Mais il faut attendre le Seigneur et demeurer en paix dans sa douleur, la souffrir comme on souffre un mal de tête, faire une oraison de patience quand on ne peut la faire autrement. Cette oraison de patience est extrêmement utile pour faire comprendre à l'âme l'inutilité de ses efforts, qu'elle ne peut rien par elle-même, qu'il faut qu'elle attende le Seigneur, sans lequel elle ne peut rien, que donc elle demeure unie à lui.

 Mais comment demeurerais-je unie à lui si je ne l'aperçois pas, et s'il paraît qu'il m'a entièrement abandonnée ?

- Demeurez unie à sa volonté, qui veut que vous soyez de la sorte : préférez cette divine volonté à toutes les consolations et assurances possibles, car Dieu ne vous envoie ces afflictions spirituelles qu'afin que, demeurant [194] en paix dans votre douleur, votre vie croisse et se renouvelle.

- Mais comment, direz-vous, ma vie peut-elle croître dans une mort continuelle ?

- Vous apercevez-vous comment un enfant croît ? Point du tout. Il croît insensiblement et [de] malade en santé : ainsi votre vie croît insensiblement, comme un arbre pendant l'hiver.

 Il est ajouté : afin que votre vie se renouvelle. Hélas ! Je ne sens point que la vie se renouvelle ! Je deviens de jour en jour plus misérable, ma mort augmente chaque jour ! - C'est cette misère, cette mort, cette perte de tous les appuis, qui vous donnera une nouvelle vie. Tout ce que vous souffrez sert à faire mourir le vieil homme ; il le faut poursuivre jusqu'à la mort ; il n'y a que Dieu qui le puisse faire. Et[326] si vous mourez avec Jésus-Christ, vous ressusciterez avec lui. À mesure que le vieil homme se détruit, le nouveau prend sa place[327]. On renaît, pour ainsi dire, de nouveau. Alors toutes choses sont rendues nouvelles. Ainsi que dit saint Paul[328] : tout est rendu nouveau. C'est un pays différent de celui où l'on a marché. Pour la privation de lumière, vous avez la lumière de Vérité, non pour vous satisfaire ni en être propriétaire, mais pour vous en servir au besoin. L'âme conserve une très grande délicatesse, qui l’a dégoûtée de tout sensible, distinct et aperçu, de tout amour d'elle-même, pour la faire passer avec Jésus-Christ, sa lumière et sa vie, en Dieu. Amen, Jésus !

1.24. Des renoncements de plusieurs sortes exigés de Jésus-Christ.

Sur ces paroles : Celui qui ne renonce pas à tout ce qu'il possède, n'est pas digne d'être mon disciple, dit Jésus-Christ. (Luc 14, 33).

Presque tous les hommes ont pris cela matériellement, et ont cru qu'il suffisait de quitter les biens temporels, les honneurs, les dignités. Mais tout cela étant hors de nous et nous pouvant être ôté par les puissances et par les accidents, ne sont pas proprement des choses que nous possédons, puisque nous ne possédons point ce qui est hors de nous. Il y a encore la beauté, la réputation, etc. : tout cela peut nous être enlevé, et ne fait par conséquent que la moindre partie du renoncement, et du plus grossier. Il y a de plus les dons de Dieu, et les vertus, pris en la manière de la créature. Je mets au rang des dons de Dieu les grâces gratifiées, les visions, révélations, extases, ravissements, paroles intérieures, don de prophétie ; et au rang des vertus, toutes celles que [201] nous avons tâché d'acquérir par la force active aidée de la grâce. Ce sont proprement ces choses que nous possédons, que nous regardons comme notre bien propre et qui sont d'autant plus à nous que nous les possédons au-dedans, que nulle créature ne nous les peut ôter si nous ne voulons.

Or je dis que ce sont ces choses que nous devons renoncer en ce qu'elles ont qui nous appartient, et que nous regardons comme notre propre. Il n'y a que Dieu qui puisse nous enlever ces biens. Il le fait, et nous en ôte la propriété. C'est où gît le parfait renoncement, étant ce à quoi nous tenons le plus. Il faut nous laisser dépouiller de toutes ces choses, afin que Dieu reprenne ce qui est à lui : nous les retrouverons en lui sans rien de propre pour nous. Et nous ne pouvons être vrais disciples de Jésus-Christ sans ce renoncement, j'entends de ces disciples dont il parle lorsqu'il dit[329] : Nous viendrons à lui, nous ferons notre demeure en lui. Et ailleurs[330] : Je souperai avec lui. Le souper est la persévérance finale, qui conduit à la gloire éternelle pourvu que nous renoncions même à ce que nous avons de propre et d'intérêt particulier dans les biens de la gloire.

Il y a encore le renoncement du propre esprit et du raisonnement, pour l'assujettir à la foi. Il y a encore le renoncement de notre liberté, qu'il faut donner à Dieu comme à notre Roi, afin qu'il ne nous en laisse plus faire usage, mais qu'il en dispose en souverain. C'est ce qui nous fait demander [dans le Notre-Père] : adveniat regnum tuum [que ton Royaume vienne]. C'est là le grand renoncement dès qu'il est accompagné [202] de celui de la volonté propre, laquelle il faut quitter si absolument qu'il ne nous en reste plus d'usage. C'est pour cela que Jésus-Christ, outre la demande qu'il nous fait faire au Pater : Fiat voluntas etc. [que ta volonté soit faite, etc.], a dit ces paroles : Si quelqu'un fait ma volonté[331], mon Père l'aimera ; nous viendrons à lui, et nous ferons notre demeure en lui. Cette faveur la plus grande de toutes ne peut s'obtenir que par la perte de toute volonté. C'est ce renoncement qui est le plus parfait et qui, faisant écouler la volonté de l'homme en celle de Dieu, où Dieu la change en la sienne, fait aussi passer et perdre l'âme en Dieu, ce qui est la consommation de tous les biens dans leur fin, où l'âme perdue dans cette même fin trouve toutes les vertus dans leur principe, où elles ne sont plus sujettes au changement et à la corruption comme elles sont sujettes lorsqu'elles sont en nous-mêmes et que nous les possédons propriétairement.

En Dieu, toutes les vertus attribuées à Dieu sont Dieu, faisant en Dieu un tout indivisible ; mais lorsqu'elles sont reçues dans la créature, elles deviennent un don créé, que la malignité de la créature peut corrompre. De plus, il y a des vertus qui sont incompatibles ensemble tant qu'elles sont dans la créature ; en Dieu, elles y sont toutes sans incompatibilité et sans confusion. C'est donc par leur perte en manière créée qu'on les retrouve dans leur source et dans toute leur pureté : l'âme en jouit en Dieu non en se les appropriant, mais en les laissant où elles doivent être avec une extrême complaisance, les trouvant pour s'en servir lorsqu'elle en a besoin. [203]

Pour faire comprendre la différence des vertus prises en Dieu même ou de celles qui sont reçues dans la créature et qu'elle possède propriétairement, je me servirai de la comparaison de la pluie. Vers le ciel et dans la nuée, la pluie est pure et nette, mais elle ne tombe pas plutôt sur la poussière qu'elle en fait de la boue. Tous les dons et toutes les vertus en Dieu sont toutes pures, mais elles ne sont pas plus tôt tombées en nous que la propriété les gâte et les salit, de sorte qu'il n'y a que le feu de la divine Justice qui les puisse purifier. Ce feu agissant sur cette boue en tire, comme par un alambic, l'eau pure des dons de Dieu et des vertus, et les fait retourner au lieu dont elles sont parties ; et c'est où l'âme en jouit en manière divine.

 

1.25. Que Dieu se trouve par le délaissement et la désappropriation.

Taulère[332] demandait au mendiant où il avait trouvé Dieu ; qui lui répondit : où je me suis quitté moi-même. Ô les admirables [204] paroles ! On se plaint qu'il y a longtemps qu'on cherche Dieu sans le pouvoir trouver, quoique notre Seigneur nous ait assuré que qui cherche, trouve[333]. C’est que nous voulons trouver Dieu sans nous quitter nous-mêmes. Dieu ne se donne qu'à celui qui se renonce soi-même. Les amateurs d'eux-mêmes disent que c'est une chimère et une imagination qui nous porte à croire qu'on peut trouver Dieu et le posséder en cette vie. Ils assurent qu'on n'en jouira que dans la gloire. Ils nient tout ce qu’ils n'ont pas éprouvé. Et comment l’éprouveraient-ils, eux qui se conservent avec tant de soin, eux qui s'aiment plus que Dieu, et qui avouent qu'ils n'aiment Dieu que par rapport à eux et aux biens qu'ils en attendent ? Qu’ils se renoncent eux-mêmes, qu’ils laissent leur propre intérêt et tout ce qui a rapport au moi, qu'ils se résignent en temps et en éternité : alors ils trouveront Dieu, et ils avoueront qu'ils ont trouvé là où ils se sont quittés eux-mêmes, et non en tous leurs autres exercices, quelque sublimes qu'ils leur paraissent. 

Si on savait le bonheur de l'entière désappropriation, qui est se quitter soi-même et tous les apanages du moi, on serait dans un empressement de se défaire de soi-même ; on ne voudrait plus avoir d'autre intérêt que celui de Dieu ni d'autre gloire que la sienne ; on ne ferait non plus de cas de soi que d’un ver de terre : quand on nous écraserait, qu'on nous foulerait aux pieds, quand on nous ferait toutes sortes de mauvais traitements, on ne s'en affligerait pas, ne prenant non plus d'intérêt pour soi-même qu'on en prend pour un ver qu'un [205] jardinier écrase ou fend avec sa bêche. Mais nous prenons un intérêt infini pour nous-mêmes ; et c'est la cause des haines, des querelles, des meurtres, empoisonnements, etc., ce qui fait voir que la propriété est la source de tous les crimes, comme l'entière désappropriation en est l'extinction.

On regarde la désappropriation comme une œuvre de surérogation[334] ; et c'est ce qui est le plus nécessaire, et même le seul nécessaire. Quittez-vous, vous quittez tous les vices, et vous trouvez Dieu qui est la source de toutes les vertus. On passe sa vie, je dis les meilleurs, à combattre les vices sans en pouvoir entièrement déraciner un seul, et ainsi, sans acquérir la vertu contraire[335]. Quittez-vous, renoncez-vous, mourez à vous-même ; et par là vous trouverez tout, non en vous, mais en Dieu, où les vertus sont toutes parfaites. Si vous êtes morts, comme dit saint Paul[336], votre vie est cachée avec Jésus-Christ en Dieu.

Le mort laisse faire de lui tout ce qu'on veut : si on le met dans un trône élevé, il ne le sent pas ; si on le jette dans la boue, de même ; si on l'enterre, ou que les bêtes le dévorent, il n'y pense pas ; si on lui dit des injures ou des louanges, il ne l'écoute pas. C'est ainsi que doit être le mort et le renoncé, car se renoncer soi-même, se quitter et mourir à soi est la même chose. Pour être parfaitement renoncé, il faut mourir tous les moments de la vie, [206] souffrant à chaque instant tout ce qui se présente à souffrir, soit de la contradiction des hommes, de leurs naturels divers et opposés, soit ce que nos imprudences, nos faiblesses, nos misères nous font souffrir ; et cela continuellement et sans relâche. Il faut renoncer absolument à soi-même par une résignation parfaite entre les mains de Dieu, sans nous mettre en peine de ce qu'il fera de nous en temps et en éternité ; le laisser faire en nous sa sainte volonté et nous traiter à son plaisir, songeant que nous ne sommes plus à nous-mêmes, mais à lui[337]. Ainsi, plus Dieu nous est rigoureux, plus les hommes nous méprisent et nous maltraitent, plus nos misères nous accablent, plus la pauvreté et les maladies nous affligent, plus aussi devons-nous être contents, parce que cela nous fait plus promptement abandonner ce moi-même, que je dois haïr infiniment et à proportion de ce que je dois aimer Dieu. Si on nous disait que sitôt que nous quitterons une maison où nous sommes renfermés, nous aurons un empire, quelle joie de voir détruire cette maison ! Et ne bénirions-nous pas tous les coups de marteau qu'on donnerait pour la démolir ? Nous serions ravis qu'on la dépouille de tous ses ornements pour la voir réduite en cendres.

Dieu aime l'homme d'un amour proportionné à ce qu'il est. Il ne veut point nous faire souffrir : lorsqu'il nous afflige, qu'il paraît nous rebuter, s'éloigner toujours plus de nous, c'est pour nous porter à nous haïr et nous quitter nous-mêmes, car il est impossible que Dieu habite avec la propriété, source de tous maux. Plus nous avons de propriété, plus nous sommes mauvais. Notre malice diminue à proportion que notre propriété se détruit : c'est pourquoi il est écrit que Dieu ne demeurera jamais dans une âme maligne et assujettie au péché[338]. Celui qui est sous la propriété est assujetti au péché, puisqu’elle est la mère et la source du péché. Si Adam n'avait pas voulu être semblable à Dieu, qui est la plus forte propriété, il n'aurait point été propriétaire ni ses enfants, et le péché ne serait point venu habiter en nous. Toutes nos usurpations sont les fruits de la propriété. Quittons-nous, et nous quitterons toutes les usurpations en quittant tout intérêt pour nous-mêmes.

On nous apprend que la conversion est un détour de la créature et un retour vers Dieu. Or de toutes les créatures, la plus dangereuse c'est nous-mêmes : quittons ce nous-même, et toutes les autres créatures ne nous pourront nuire. Pour nous convertir comme il faut, il faut nous détourner absolument de nous pour nous approcher de Dieu. À mesure que nous nous renonçons, nous approchons plus de Dieu, jusqu'à ce que nous étant quittés nous-mêmes, nous le trouvions absolument. La conversion qui n'est que superficielle, est peu de chose, et de peu de durée. Il faut chercher Dieu de tout le cœur, et où le chercher ? Dans son Royaume. Où est son Royaume ? Il nous l'apprend lui-même : le royaume de Dieu est au-dedans de vous[339]. Il faut nous séparer de tout ce qui est hors de nous ; et enfin, après nous être fort enfoncés en nous par un fort recueillement, il faut nous outrepasser nous-mêmes par un renoncement parfait. Alors nous passons en lui, nous ne cherchons plus Son royaume en nous, mais nous sommes [208] transportés en lui par l'entière désappropriation et la charité parfaite, qui est l'amour pur. L'amour nous chasse insensiblement de nous-mêmes et nous perd en notre fin dernière. À mesure que la propriété diminue, la charité, ce feu dévorant et consumant, croît en nous ; et son accroissement détruit insensiblement la propriété, comme le feu croît à mesure qu'il détruit les obstacles qui l'empêchent de s'étendre. Or comme la propriété le tient resserré, il faut qu'il la détruise pour s'étendre : il faut que notre nous-même cède la place à Dieu, et alors, nous trouvons Dieu dans le même endroit où nous nous sommes quittés nous-mêmes. Heureux celui qui suit la route du renoncement, car il trouvera la vérité, et il sera éclairé de sa lumière.

Ce chemin est long. Celui qui ne veut qu’essuyer le dehors du vase, paraît parfait à ses yeux en peu de temps et à ceux d'autrui ; mais celui qui veut bien perdre sa propriété et être purifié radicalement, est bien éloigné de paraître parfait : ce n'est pas où il tend, mais à être entièrement détruit afin que Dieu règne seul en lui. Lorsqu'on abat une maison pour en bâtir une nouvelle, on fait bien de la poussière, bien du fracas ; mais lorsqu'on ne fait que reblanchir une maison, cela est bientôt fait. On a beau blanchir une vieille masure, elle est toujours vieille. On a beau orner le vieil homme, c'est toujours le vieil homme : il faut qu'il soit détruit, afin que l'homme nouveau prenne la place. Tout ceci ne se peut opérer que par un véritable intérieur qui soit passif sous la main de Dieu. Nous nous aimons trop pour nous détruire : il faut que Dieu le fasse lui-même. Il le fait et par lui-même et par les créatures qu’il emploie, qui [209] avec bien des coups de marteau détruisent l'édifice. Nos misères, nos défauts, nos faiblesses, sont la poussière qu'il faut essuyer. Ne nous amusons pas à reblanchir notre vieille maison : elle menace ruine et peut nous écraser dans sa chute ; mais laissons-nous détruire par le divin Architecte, qui en fera une nouvelle qui ne sera point construite par la main des hommes[340]. Si nous agissons autrement, nous méritons le reproche que Jésus-Christ faisait aux Juifs, les appelant des sépulcres blanchis[341]. Laissons-nous dépouiller du vieil homme pour nous revêtir du nouveau.

Il y a deux degrés de dépouillement, de mort et de renoncement. Les uns se dépouillent du vieil homme et se revêtent du nouveau, mais ce n'est que comme d’un vêtement : ils changent d'habits, quittant les manières du monde et du vieil Adam pécheur. Ce n'est pas assez que cela : il faut mourir entièrement au vieil homme, afin que Jésus-Christ soit notre résurrection et notre vie. Il faut renoncer si absolument à nous-mêmes, nous quitter si entièrement que nous puissions dire avec saint Paul : Je ne vis plus, moi ; mais Jésus-Christ vit en moi[342]. Il faut avoir dit efficacement auparavant : A Dieu ne plaise que je me glorifie en autre chose qu’en la croix de notre Seigneur Jésus-Christ[343]. Il s'est anéanti soi-même : il faut nous anéantir.

Ce mot d'anéantissement ne signifie autre chose que l'entière destruction du vieil homme par la désappropriation. Tout âme désappropriée est régénérée et est faite nouvelle créature en Jésus-Christ. Alors le même Jésus-Christ étant[344] [210]  formé en nous, comme dit saint Paul[345], il nous entraîne avec lui dans l'unité, nous faisant recouler en notre principe, où nous demeurons cachés avec Jésus-Christ en Dieu[346]. Tout ceci ne se fait que par le délaissement de nous-mêmes. Ce n'est pas assez de nous quitter, il faut nous oublier comme ce qui n'a jamais été ; il faut être si fort étranger à nous-mêmes que nous ignorions si nous avons été. Mais qui est-ce qui arrive là ? Je le vois de loin. Dieu nous fasse la grâce d'y arriver tous ! Amen, Jésus !

1.26. Le vrai et le faux dénuement

 Comme je ne doute point que Dieu ne vous appelle dans la suite à aider les âmes, je suis bien aise de vous précautionner sur deux inconvénients, ou plutôt deux écueils, qui arrivent en la vie spirituelle.   

Il y a des âmes si fort attachées à leurs pratiques qu'elles ne veulent jamais les quitter lorsque [211] Dieu veut agir en elles, ce qui fait qu'elles restent toujours en elles-mêmes, qu'elles n'avancent point dans la vie de Dieu, et qu'elles sont les mêmes au bout de trente ans qu'elles étaient au commencement, suivant toujours leur route et leur méthode particulière. D'autres au contraire, ayant ouï estimer l'état de dénuement, s'y mettent d’elles-mêmes et s'y précipitent avant que d'avoir passé par une bonne mortification et une pratique solide de toutes les vertus chrétiennes, ces personnes ignorant même les principaux mystères de notre religion, et ne s'étant jamais appliquées à les pénétrer profondément.

Les uns et les autres se méprennent beaucoup : les premiers, par trop d'arrêt à leur pratique, et les seconds, pour avoir quitté sans vocation ces mêmes pratiques.

 Il faut, pour éviter ces écueils, que les premiers se laissent dénuer lorsque Dieu le leur demande, et que les seconds comprennent qu'il ne se faut jamais dénuer par soi-même. Il faut essayer de monter de vertu en vertu, tantôt, au commencement, [en manière] active, ensuite plus simple, puis passive. Celui qui n'a jamais rien acquis, comment peut-il perdre et être dénué ?

Le dénuement n'est pas, comme j'ai dit, l'ouvrage de l'homme, mais celui de Dieu. Quand Dieu voit une âme fidèle à le chercher de tout son cœur dans les commencements[347] par des pratiques plus multipliées, ensuite par une voie plus simple, mais pleine d'affection et d'amour, éprouvant au fond de son âme une certaine tendance amoureuse, mais simple, vers son Dieu, Dieu lui envoie alors [212] des grâces qu'elle reçoit passivement. Elle ne peut plus faire les actes qu'elle faisait autrefois : l'amour lui ferme la bouche. Elle sentirait bien que si elle en voulait faire, elle se ferait violence, qu'elle se distrairait, qu'elle empêcherait l'opération de Dieu ; elle éprouverait en voulant se multiplier, qu'elle perdrait insensiblement cet amour simple, doux et tranquille. Elle se nuirait infiniment et perdrait par là peu à peu le don de la foi qui commence à lui être donné en cet état non pour agir, mais pour suivre Dieu pas à pas et se laisser conduire où il la veut mener. Ce degré s'appelle celui de foi savoureuse, qui précède la foi nue ou l'état de dénuement.

 Il est aisé de voir par le peu que je viens de dire, que l'âme ne doit point se dénuer par elle-même, mais suivre Dieu, et s’en rapporter aux personnes d'expérience lorsque l'on en a quelques-unes : on ne peut se méprendre par cette conduite.

Dieu ayant conduit l'âme quelque temps par cette foi savoureuse, il l'invite amoureusement à lui faire une remise et un abandon total de tout ce qu'elle est, à lui faire un don irrévocable de sa liberté : alors il prend possession de cette âme, il la vide, il la dénue de tout ce qui n'est point lui, de tout ce qui paraît bon et grand à ses yeux, de tous les appuis qu'elle avait dans les dons créés, etc. Il ne la vide pas cependant pour la laisser vide, mais pour la remplir de lui-même. Il ne la vide de bonnes et saintes pratiques que pour la vider en même temps de son amour-propre, de l'attache qu'elle avait à ces choses et des appropriations qu'elle s'était faites des dons de Dieu, de l'appui qu'elle avait pris dans les [213] pratiques des vertus, d'un certain mérite qu'elle croyait avoir acquis, d'une certaine enflure secrète qu'elle ne connaissait pas. Dieu sape tout jusqu'au fondement ; et afin de lui faire sentir que c'est lui qui est son Sauveur, et qu'elle n'avait rien qui ne lui appartînt, il reprend ce qui est sien. Alors l'âme, sans aucun effort ni sans qu'elle sache comment, se trouve privée de tous ces biens qu'elle possédait propriétairement, sans qu'elle puisse s'en donner aucun par tous ses efforts. Elle comprend alors qu'elle n'est que misère et pauvreté, que Dieu ne lui a fait aucun tort, qu'il n'a fait que reprendre ce qui était à lui, et qu'elle est restée dans la nudité, la faiblesse, l'impuissance et l'appauvrissement de tout bien.

 Avant que l'âme puisse comprendre cela et en faire usage, combien de peines, combien de douleurs ? Elle fait tous ses efforts pour retenir ses biens, qui lui sont enlevés comme malgré elle. Elle ne cesse de combattre et de se défendre que par l’impuissance où elle se trouve de le pouvoir faire. Que de pleurs ! Que de gémissements ! Une âme est heureuse en cet état si elle trouve quelqu'un qui la porte à se laisser entre les mains de Dieu afin qu'il se fasse justice à lui-même. Car c'est alors que Dieu fait comme le jugement que l'âme : il lui ôte tout sans miséricorde, il lui fait voir jusqu'au fond de ses propriétés et de ses larcins. Alors l'âme, toute confuse, entre contre elle-même dans le parti de Dieu, et veut bien qu'il se fasse justice à soi-même : elle comprend que tous les riches meubles dont elle était ornée, n'étaient que des rapines[348]. Alors elle se contente d’être dépouillée de tout, et demeure [214] tranquille dans son néant comme le lieu qui lui appartient. Et c'est alors qu'étant comme Dieu la veut, il vient en elle en magnificence, non pour la satisfaire elle-même, mais pour se contenter. Elle demeure comme à l'écart, honteuse d'avoir cru posséder quelque bien et pouvoir quelque chose ; elle laisse Dieu agir en Dieu, elle n'y prétend rien, son néant est tout ce qu'il lui faut. Et c'est le dessein de Dieu d'agir en maître dans une âme lorsqu'il la dépouille des biens qu’il lui avait donnés. Cet état est très long, et on lui donne divers noms : dépouillement, mort, anéantissement.

 Le dépouillement commence l'état, parce que Dieu dépouille l’âme peu à peu, et parce qu'elle ne pourrait porter d'abord un dénuement trop fort. Ce qu'on appelle dépouillement, est seulement des choses qui sont ou comme étrangères à l'âme ou comme hors d’elle dans les sens et les puissances, enfin tout ce qui n'est pas essentiel pour elle, comme les dons, grâces, faveurs, vertus, comprises et pratiquées avec facilité.

   Ensuite on la prive de quantité de vies qu'elle avait en toutes choses, et cette privation s'appelle mort, au commencement plus légère, et ensuite plus profonde, en sorte que Dieu ne laisse pas à l'âme un respir propre, ni rien qu’elle puisse faire par elle-même, et en quoi elle était vivante. Une personne qui n'a plus de biens, ne laisse pas de vivre encore, et elle peut avoir une santé fort robuste ; mais quand on la prive des aliments nécessaires à sa santé, elle s'affaiblit peu à peu, et elle tombe dans une langueur mortelle ; ensuite la privation des choses les plus nécessaires à la vie lui cause la mort. Ainsi il y a une très grande différence [215] entre le dépouillement et la mort puisque le dépouillement ne nous ôte que ce qui est au-dehors et superficiel ; mais la mort non seulement nous arrache ce qui est de plus foncier, mais elle sépare et divise tout : non seulement toutes les inclinations, toutes les attaches, mais jusqu'à la moindre tendance à avoir et à posséder ce que l'on a perdu. Ce n'est pas assez : elle divise l'âme d'elle-même, ne lui laissant rien où elle puisse s'appuyer, ni la moindre chose en quoi se repaître. Elle fait plus : elle semble diviser l’âme d'avec son Dieu, ce qui pourtant n'est point en vérité[349], mais il n'y a rien pour elle qu'elle puisse voir et connaître, puisque si elle pouvait en discerner quelque chose, elle ne mourrait pas. Comme Marthe dit au Seigneur[350] : Si vous aviez été ici, mon frère ne serait pas mort. Il faut donc qu’il ne reste à l'âme aucune vie, quelque petite qu'elle soit, afin que Jésus-Christ devienne sa résurrection et sa vie.

   Tant que l'âme vit encore, elle sent douloureusement sa mort ; mais lorsqu'elle est morte, elle ne sent plus rien. Il lui reste néanmoins des yeux pour voir l'état où elle se trouve et celui dont elle est déchue, qui était sa vie ; mais il ne lui en reste point pour pleurer son état : à force d'avoir répandu des larmes dans tout le temps de la mort, il ne lui en reste plus à répandre. Elle devient dure et insensible, il semble qu'elle ait perdu tout être et toute subsistance, et c'est ce qu'on appelle anéantissement.

 Vous voyez, par tout ce que je viens de dire, de quelle conséquence il est de ne se point [216] dénuer par soi-même. [Le faire par soi-même] n'est pas proprement un dénuement, puisque qui n'a rien possédé, n’a rien à perdre : c'est plutôt un état de stupidité et de fainéantise, où l'on se met soi-même, parce qu'il est plus facile à cause de la paresse naturelle, et parce que la nature craint toujours de se combattre, de se vaincre et de se surmonter. On n’aime point aller contre ses propres sentiments : la violence qu'il se faut faire n'accommode guère, on aime une perfection aisée, qui en porte le nom sans en avoir l'effet. D'ailleurs, l'amour de la propre excellence fait qu'on se jette volontiers dans les états que tous les auteurs mystiques relèvent si fort.

 Mais que ces personnes considèrent à quel prix on les acquiert, et ce qu'il coûte à ceux à qui Dieu les donne. Combien de croix, de douleurs et d'amertumes ? Ceux qui se mettent là par eux-mêmes, s'y trouvent bien : rien ne les combat ni les traverse. Comme ce n'est point Dieu qui les conduit, mais bien leur caprice, ils n'ont ni les douceurs de la grâce ni ses amertumes. Ces gens-là se croient fort bien, ils sont très contents d'eux-mêmes, ils sont enflés d'un état qu'ils regardent comme sublime, quoiqu'ils ne soient pas encore au premier alphabet de la vie spirituelle. Ils méprisent même ceux qui tâchent de trouver Dieu par les bonnes pratiques, et qui le cherchent de tout leur cœur. Ils s'érigent en censeurs de tout le monde : ils n’estiment qu’eux et ce qui vient d’eux. Au lieu que les personnes appelées de Dieu au dénuement n’ont d’yeux que pour se regarder de travers : ils ont un mépris infini pour toutes leurs œuvres ; quoi qu'ils fassent et quoi qu'ils souffrent, ils [217] ne sont jamais contents d'eux-mêmes ; quand ils souffriraient les plus grands tourments, il croirait encore n'avoir rien souffert ; ils ne croient mériter que des châtiments ; ils estiment les autres bien meilleurs qu’eux ; ils se voient si bas et si petits qu’ils ont honte d'eux-mêmes. Les autres au contraire, en se nourrissant d’une vaine idée d'état sublime, ne croient pas que Dieu ait assez de récompense pour eux, quoiqu'il y ait bien à craindre pour leur salut.

Cette différence, ce me semble, dans le peu que j'en ai dit, est assez pour vous guider et ne pas vous laisser méprendre. Vous avez déjà tant d'autres lumières qu'il vous sera aisé de ne vous pas tromper. Je prie Dieu qu'il vous comble de ses grâces et de son amour.

1.27. Le dénuement d'images ou d'idées renferme la réalité d'elles toutes.

On parle avec étonnement des images qui se sont trouvées représentées sur les [218] reliques du corps du bienheureux Jean de la Croix quelque temps après sa mort, ce qu'on n'a jamais ouï dire d'aucun saint[351]. Il est à remarquer que tous les écrits du bienheureux Jean de la Croix sont une doctrine mystique très profonde, qui fait voir que l'âme doit être dégagée de tout ce qui est sensible et matériel, de toutes images, même les plus sublimes, comme visions, révélations, etc., pour s'élever au-dessus de tout cela par la foi pure, nue, et dégagée d’espèces, ce qu’il appelle Nuit obscure, qu'il décrit parfaitement bien. Dieu a voulu faire voir que le détachement et l'outrepassement de toutes ces choses par la foi n’ôtait point à l'âme leur réalité, mais seulement ce qu'elles ont de grossier et de matériel, en tant qu'elles sont à l'âme un obstacle qui l'empêche d’arriver en Dieu, notre principe et notre dernière fin. Car ces choses tenant l'âme fixée en elle-même et embarrassée par leur multiplicité, elle ne peut voler à lui si elle n'en est séparée, parce que Dieu est esprit, et qu'il veut des adorateurs en esprit. Dieu donc a permis que le corps du bienheureux Jean de la Croix fut imprimé au-dehors de ces mêmes images, pour convaincre tous ceux qui en furent témoins et qui en ont ouï le récit, que l'impression des mêmes images sans images reste en réalité dans l'âme.

Par exemple, une personne ne se peut faire d'images de Jésus-Christ crucifié, ni enfant, etc., parce que le propre de la foi est de dérober [à l'âme] toutes espèces, images, distinction, multiplicité, pour la porter à agir avec Dieu purement et d'une manière proportionnée à ce qu'il est[352] : [219] cela n'empêche pas que l'âme ne porte réellement les états de Jésus-Christ, mais c'est sans images. C'est non seulement un goût et une inclination pour tout ce qui est des états de Jésus-Christ, mais une réalité si grande qu'on est incessamment crucifié dehors et dedans, portant au-dehors, comme dit saint Paul[353], les marques de Jésus-Christ et au-dedans, la participation de son calice ; et ce qui est autant surprenant qu'il est certain, c'est qu'une telle âme, sans savoir comment cela se fait, est beaucoup plus éclairée de Jésus-Christ que ceux qui passent leur vie à raisonner sur Jésus-Christ, qui ont des visions et s’en font des images.

Les inclinations de Jésus-Christ sont imprimées profondément en cette âme, comme l'amour de la pauvreté, des souffrances, une simplicité enfantine. Quand une telle âme n'aurait jamais été instruite en détail des pures maximes de l'Évangile, elle serait imprimée en son fond comme un cachet sur la cire. C'est ce que voulait dire l’Époux à son Épouse dans les Cantiques[354] : mets-moi comme un cachet sur ton cœur et sur ton bras.

Sur ton cœur : par les mêmes inclinations que j'ai eues. Je n'ai point cherché ma propre gloire, mais celle de mon Père qui m'a envoyé : aussi une telle âme abhorre sa propre gloire plus que la mort, elle ne veut que la gloire de Dieu même à ses propres dépens. Elle apprend dans ces sacrées ténèbres[355] ce que c'est que l'entière désappropriation, signifiée par la pauvreté spirituelle, et le renoncement [220] à soi-même, haïr sa propre âme. L'amour pur, produit par la haine de soi-même, est infus en l'âme. L'enfance sainte de Jésus-Christ y est de même et dehors et dedans, l'âme étant d'autant plus simple au-dehors qu'elle est davantage au-dedans. Et il ne faut pas croire que cette simplicité enfantine empêche la souffrance de Jésus-Christ : nullement ; mais cette croix est portée en enfant : on n’en fait pas un grand cas en l'exprimant, on n’en parle plus avec emphase ; mais elle est regardée comme rien de celui qui souffre, à cause de l'impression des souffrances réelles de Jésus-Christ ; non en comparant les nôtres aux siennes par réflexion, mais cela est réellement imprimé dans l'âme. Il est certain que ce qu'on appelle de grandes croix, sont pour l'âme régénérée ; mais elle n'y pense pas, elle n'y fait presque point d'attention. L'impression de Jésus-Christ en elle est telle et si profonde qu'elle ne laisse nulle place à toute autre impression. Mais remarquez que ceci est sans pensée ni images.

L’Époux dit encore à l’Épouse[356] de le mettre comme un cachet sur son bras, car les impressions de Jésus-Christ par dedans passent sur les actions du dehors.

Dieu voulant donner à connaître que la voie de la foi, dont le bienheureux Jean de la Croix a tant écrit, donnait en réalité ce que les autres ont en image, permit qu'après sa mort ces mêmes images ou espèces, dont il avait été si fort dégagé lui-même et dont il avait enseigné le détachement, fussent vues imprimées après sa mort dans toutes les parties de son corps, pour un témoignage de la bonté de la voie qu'il avait [221] enseignée lui-même, fermant par là la bouche à ceux qui s'imaginent que pour être imprimé de Jésus-Christ et pour l'exprimer au- dehors, il faille raisonner beaucoup et étudier ces matières.  Ils sont comme un peintre qui fait dans son imagination le portrait d'un grand personnage dont il a ouï parler, ce qui a très peu de rapport et de ressemblance à lui, au lieu que la voie de la foi fait le même effet que si ce grand personnage formait lui-même son effigie dans la cire : tous les traits y seraient représentés au naturel. Je sais que tant que l'opération dure, on n'y discerne rien, mais lorsque l'ouvrage est accompli, on le voit très ressemblant, et c'est un portrait achevé. Il en est de même de la sainte Vierge et des saints : perdant les images et pensées d'eux, on éprouve une union très étroite, un goût d'inclination sans espèce, et surtout pour ceux avec qui on a plus de conformité. De dire comment cela est, quoique sans images, c'est ce qui ne se peut ; mais on n'ignore pas le saint auquel on est uni de la sorte. Une simple pensée de la Vierge ou de ce saint, soit comme étant au ciel, soit comme étant sur terre, réveille cela. Mais il faut être fort avancé pour que cela soit de la sorte, car dans tout le temps de la voie on n'éprouve rien de semblable parce que l'âme serait arrêtée par ces choses ; au lieu que l'âme arrivée en Dieu trouve en lui sans multiplicité ce qu'elle a perdu pour le trouver seul et à l'écart : elle est en lui avec ceux qui sont passés en lui ; c'est où tout se trouve en unité. On éprouve en cet état que la vue d'un tableau de Jésus-Christ fait l'effet du vif, c'est-à-dire que c'est comme toucher une corde qui est dans le plus [222] intime de l'âme, et cette corde répond, mais en manière très pure et réelle.

O si on voulait bien ne pas agir selon ses idées ou selon celle des personnes sans expérience et qui ne sont jamais sortis de la sphère de leur propre raisonnement, quel progrès ne ferait-on pas ? Goûtez ; et vous verrez[357]. Si vous voulez voir avant de goûter, c'est-à-dire avant l'expérience, vous n'aurez jamais rien, et vous perdrez des biens infinis. Des gens qui n'ont jamais été en un endroit, vous assurent qu'il n'y a point de trésor en cet endroit ; une multitude d'autres qui y ont été, vous assurent qu'il y en a un inépuisable et qu'ils y ont puisé des trésors immenses ; on vous invite d'y venir et d'en faire l'expérience : vous ne voulez pas faire un pas pour cela, et vous aimez mieux mourir de faim que de vous enrichir ! On ne veut point vous tromper : Goûtez ; et vous verrez. Entrez dans la proposition qui vous est faite, suivez le chemin qu'on vous montre, et vous trouverez ce trésor caché, qui est la perte Évangélique[358]. Je prie Dieu de tout mon cœur de nous éclairer de ses lumières. Emitte Spiritum tuum, et creabuntur, et renovabis faciem terrae ![359]

Je ne pourrais encore dire comment dans cet état en Dieu on discerne les âmes et leur degré, leur fidélité ou infidélité, non par une vue objective, mais par ce goût intime où Dieu, soulage l'âme, la remue et l'incline vers cette âme, ou l'en divise et sépare. Cette inclination pour l'âme à laquelle Dieu unit est [223] plus ou moins aperçue selon que l'âme est plus ou moins avancée. Car lorsque l'âme est perdue en Dieu avec nous, ce n'est plus un penchant, mais un goût simple. Lorsque Dieu a beaucoup de desseins sur une âme, et qu'il veut l'avancer, il donne à celle dont il se sert pour l'attirer à lui, un plus fort penchant et une tendance plus marquée, avec un instinct de se répandre en cette âme, ou plutôt d’y répandre ce que Dieu donne pour elle.

Il y a des gens à qui la communication des esprits paraît quelque chose de fort extraordinaire, cependant rien n'est plus naturel à ceux qui sont devenus Esprit par la grâce de Jésus-Christ. De dire comment Dieu se fait entendre des bienheureux en manière du Verbe, et comment les pures intelligences s’entendent entre elles, c'est ce qui ne se peut. Si deux Anges étaient à cent mille lieues l'un de l'autre, ils s'entendraient bien en un clin d'œil ; et si les esprits sur terre étaient purifiés, ils se communiqueraient de même, quoique moins parfaitement. Ce n'est point la distance des lieux qui interrompt cette communication, mais  l'infidélité, l'inapplication, et surtout la propriété, qui l'empêche tout à fait. Que Dieu nous purifie par son amour, et nous en rende tellement épris en lui que nous puissions faire une expérience de ces choses plus forte que tout ce qu'on en peut dire. [224]

1.29. Touchant l'obscurité des plus grandes opérations de Dieu.

Sur ces paroles : « Je vous salue, pleine de grâce. Le Saint-Esprit vous couvrira de son ombre ; ce qui naîtra de vous sera très saint. Il possédera le trône de David son père. » - Et Marie dit : « Qu'il me soit fait selon votre parole. » (Lc Ch. I, 28, 32, 35, 38).

 Il est question ici de la plus glorieuse ambassade qui ne fût jamais pour réconcilier le ciel avec la terre. Il est question du plus grand et du plus étonnant mystère qui fut jamais. Un Dieu venir épouser la nature humaine, la prendre pauvre, misérable, toute défigurée, se charger de ses dettes et épouser sa laideur, toutes ses difformités, prendre ses pauvretés et lui communiquer ses richesses, se vêtir de sa laideur pour la rendre belle de sa propre beauté. Ce prodige de charité d'un Dieu s'exécute avec des paroles simples. L'ambassadeur céleste salue Marie pleine de grâce, et lui apprend le choix que le Père éternel a fait d’elle pour la rendre mère de ce Fils qu'il engendre de toute éternité. La Vierge [226] demande simplement comment un si grand mystère doit s'accomplir ? Est-ce parmi les tonnerres, les éclats, les brillants, les prodiges qui étonnent toute la nature et ne laissent douter à qui que ce soit de la vérité de ce mystère admirable? Nullement. Le Saint-Esprit vous couvrira de son ombre. Ce qui marque que tout ce qu'il y a de plus grand en cette vie est couvert et enveloppé d’ombres et de ténèbres. Dans l'ancienne Loi, Dieu couvrait le Tabernacle de nuées, et c'était la marque de sa présence. Il est écrit que Dieu a choisi les ténèbres pour sa cachette : il habite dans la nuée[360]. 

   Tout ce qu'il y a donc de plus grand n'est pas ce qui brille, mais il se passe dans l'obscurité. Ce ne sont point les visions, révélations, [les dons] brillants et le reste, qui nous donnent Dieu, mais les ténèbres sacrées de la foi, que Dieu opère lui-même. Cela se fait d'une manière si cachée que l’œil humain n’en découvre rien. La foi lumineuse cause les brillants ; mais elle ne donne pas Dieu. Il n'y a que la foi obscure, pure et nue, qui le communique. Ce qui brille aux yeux des hommes, est ce dont ils font cas ; mais que c'est bien peu de chose au prix des sacrées ténèbres de la foi !  

   Ceux qui ont des lumières et illustrations se croient les plus favorisés de Dieu ; et les hommes non éclairés en jugent ainsi. Ceux au contraire qui sont conduits par une voie obscure, se croient les plus misérables ; et les hommes en jugent de même. Cependant c'est tout le contraire. Convainquons-nous une bonne fois que Dieu habite dans la nuée et se communique dans les ténèbres. C'est pourquoi il a [227] voulu s'incarner, naître et ressusciter dans la nuit. Il a voulu mourir en plein jour afin que sa croix, sa honte et son ignominie fussent connues de tous ; mais le ciel ne laissa pas de se couvrir de ténèbres, le soleil éteignit tous ses brillants[361] pour ne pas éclairer un si effroyable parricide, et en même temps pour couvrir la mort de cet homme-Dieu. Ce qu'il y a de plus grand est couvert de ténèbres ; pendant que le dehors est défiguré par les croix, le dedans est plein de Dieu, mais en ténèbres. Les croix et les amertumes de toutes manières augmentent les ténèbres de l'âme et la cachent à ses yeux et à ceux des autres.  Mais quoique l'âme soit environnée de ténèbres, elle éprouve, lorsque Dieu la montre à elle-même, une grandeur, une étendue, une largeur immense quoiqu'en ténèbres. Tout ne se passe ici qu’en ombres : ce sont ombres divines qui environnent toute l'âme.

   Et que produit cette ombre ? L'incarnation mystique, comme l'ombre du Saint-Esprit produisit en Marie l'incarnation réelle du Verbe. C'est dans cette ombre que nous sommes revêtus de Jésus-Christ. C'est dans cette ombre que nous sommes faits de nouvelles créatures en Jésus-Christ. C'est dans cette ombre que Jésus-Christ s'incarne mystiquement en l'âme pour être sa vie après avoir évacué la vie d’Adam. C'est dans cette ombre que la Sainte Trinité habite en l'âme. C'est dans cette ombre que nous sommes transformés en Jésus-Christ, qui est l'image du Père, selon que l'explique saint Paul[362]. C'est en cette ombre que, la vie propre étant évacuée, nous ne vivons plus nous, mais Jésus-Christ vit en nous ; enfin la résurrection [227] mystique se fait dans cette ombre. Soyons contents de nos ténèbres et ne cherchons pas la lumière : L'Ange de ténèbres se transfigure  en Ange de lumière[363]. Mais il n'a point d'accès dans cette ombre : l'âme y est à couvert de ses ruses et de ses artifices ; la nature n’y trouve ni appui ni nourriture : c'est ce qui la fait mourir à tout et à soi-même.

 Qu'est-ce que la Sainte Vierge répondit à l’Ange ? Qu'il me soit fait selon votre parole. Dans la Création, un Fiat[364] fit toutes choses ; et dans la Rédemption, un seul Fiat a tout son effet. Le Fiat de Dieu était un Fiat d’autorité, et le Fiat de Marie marque une soumission parfaite au vouloir divin. L'âme dans ces sacrées ténèbres contracte une souplesse infinie, et est tellement dépouillée de toute volonté propre qu'elle n'a plus d'autre volonté que celle de Dieu : il se fait en cette âme un Fiat continuel, car elle est toujours soumise et prête à tout, ne refuse rien, obéit à tout ce que Dieu veut. Ce Fiat est comme dans l’essence de l'âme : il ne se prononce plus, mais il est réel. L'âme, par la démission de son franc arbitre entre les mains de Dieu, a prononcé le Fiat de tout elle-même. Elle demeure dans son acquiescement sans le rétracter, comme Marie se contenta de ce Fiat qu'elle ne rétracta jamais : elle en accepta toutes les suites, et resta dans ce profond anéantissement où elle était lorsque le Saint-Esprit la couvrit de son ombre ; son néant augmenta toujours dans son étendue, et sa plénitude [229] de Dieu [augmenta] à proportion. Car ces ombres produisent l’anéantissement et l’augmentent sans cesse, aussi bien que le vide, afin que la plénitude de Dieu devienne plus abondante. Car cette plénitude est proportionnée au vide qui se fait en nous.

 Il y a encore une chose à remarquer dans les paroles de l'Ange pour faire voir qu'il ne faut pas s'arrêter au son des paroles intérieures et articulées, ni les prendre à la lettre. Ceux qui les auraient pris[es] de cette manière, n'auraient point douté que Jésus-Christ n’eut dû rétablir le royaume d'Israël, et être longtemps assis sur le trône de David ; et n'en voyant pas l'effet, ils auraient regardé ces paroles comme une tromperie. Il faut voir de quelle manière la Sainte Vierge les reçoit : dans une mort entière et un anéantissement parfait. Elle laisse à Dieu le soin de l'interprétation. Elle croit d’une foi aveugle ce qu'on lui dit, laissant tout en la main de Dieu. C'est comme doivent faire les personnes qui ont des paroles intérieures : elles veulent voir l'effet entier de ces paroles selon la lettre, et se trompent beaucoup, au lieu de laisser tout entre les mains de Dieu. De plus, il ne faut pas travailler à leur exécution, comme font la plupart des personnes qui en ont, ce qui fait qu'elles prennent le change. Il faut laisser à Dieu l'exécution de toutes choses : il fera réussir ce qu'il a voulu exprimer, selon sa volonté, quoique dans un sens très caché. C'est là qu'il n'y a point de tromperie ni de méprises. Les paroles intérieures prises ainsi ne nuisent point : le démon ne se mêle point de les contrefaire, parce qu'il voit qu'il y perdrait ses peines, à cause que l'âme, ne s'y arrêtant point, reste dans la volonté de Dieu ; au lieu que, lorsqu'on s'y arrête, le démon se joue de ces personnes, leur fournit de quoi s'exercer, se tromper et [230] tromper les autres. Ceci est d'une extrême conséquence. Je prie Dieu d'éclairer ceux qui s'y arrêtent, et qu’ils suivent l'exemple de la Sainte Vierge. Amen, Jésus !

1.30 Avantages de la bassesse et du rien.

Sur ces paroles : quia respexit humilitatem ancillæ suæ : car il a regardé la bassesse de sa servante. (Lc 1, 48).

Dieu le Père regarde Marie, et ce regard produit le Verbe dans son sein. Ce Dieu qui regarde les choses basses, comme dit l’Écriture[365], ayant vu Marie la plus anéantie des pures créatures, il la regarde avec complaisance dans cet état bas et ravalé, et ce regard de complaisance et d’amour produit l’incarnation réelle du Verbe en elle. La disposition la plus propre à l’Incarnation mystique est donc l’anéantissement. Dieu regarde avec complaisance une âme anéantie, et ce regard produit l’incarnation mystique, ou comme dit saint Paul, la formation de Jésus-Christ en nous[366]. C’est pourquoi l’Écriture dit encore : toute colline sera abaissée, et toute vallée sera remplie[367]. Dieu prend plaisir d’abattre ce qui est élevé, de quelque élévation que ce puisse être, soit dans la nature, soit dans [231]  la grâce, mais il remplit de lui-même ce qui est humble, ravalé et vide.

Toute voie qui nous déprend de nous-mêmes, qui nous vide de notre plénitude, soit selon la nature, soit selon la grâce, est donc la meilleure et la plus agréable à Dieu. Ce qui nous anéantit devant Dieu, devant les hommes et à nos propres yeux, est la plus sûre voie, quoique non pas la plus agréable à l’homme, qui veut toujours subsister en quelque chose, soit en soi ou dans les autres, d’une manière ou d’une autre. S’il renonce à la nature, soit par la pénitence, soit d’une autre manière, c’est pour mieux subsister dans la grâce. Nul ne veut n’être rien, rien, rien, et cependant c’est sur le rien que Dieu fait les plus grandes choses, parce qu’il en a toute la gloire. Le rien ne dérobe rien, ne s’attribue rien, n’usurpe rien, ne prétend rien, il ne croit rien mériter. Le rien n’attend rien de soi, n’en espère rien. Le rien reste dans son rien, non pour être quelque chose, mais pour rester dans le rien. C’est ici où le seul honneur et la seule gloire de Dieu habitent.

1.31 Vicissitude d’élévation et d’abaissement.

Sur ces paroles : Vous m’avez élevé jusqu’aux nues ; puis vous m’avez brisé tout [232] entier. (Job 30, 22). Et ces autres : Il s’assiéra solitaire, et s’élèvera au-dessus de soi. (Lam. de Jer. 3, 28).

Dieu commence par combler l’âme de grâces : ce ne sont que lumières et ardeurs, on monte incessamment de grâce en grâce, de vertus en vertus, de faveurs en faveurs. Ce sont tous les jours de nouvelles élévations et de nouvelles lumières. Mais lorsque l’âme a monté jusqu’à une certaine période, qui est bien exprimée par les nues - car cette élévation n’est point au ciel, puisque nul n’y est monté que celui qui est premièrement descendu[368] -, lors donc qu’elle est élevée jusqu’aux nues, l’obscurité se présente, et la lumière disparaît.

Or il est à remarquer, que plus l’âme a été élevée, plus sa chute est profonde : l’une se mesure par l’autre. Lors donc qu’elle a rencontré l’obscurité de la nuée, son élévation est arrêtée : ascendit et descendit[369]. Les uns descendent insensiblement. Mais il y en a que Dieu semble précipiter du haut en bas et briser tout entier comme Job, dont les disgrâces furent si précipitées qu’il n’y avait aucun intervalle entre l’une et l’autre, de sorte que ces personnes peuvent dire avec le Prophète : Il n’y a pas une partie saine en moi, tout mon corps n’est qu’une plaie, mes os sont brisés et fracassés de ma chute, je ne puis me relever ni faire un pas[370]

Que dois-je donc faire en cet état? Demeurer dans l’état déplorable où je suis, jusqu’à ce qu’une main secourable m’en retire. Toute ma force m’a abandonnée. Au commencement de [233] ma chute, j’ai fait des efforts pour me relever ; mais voyant que cela m’était impossible et que mes efforts ne servaient qu’à m’affaiblir davantage, je suis resté en paix dans ma douleur, attendant avec grande patience ; et le Seigneur s’est enfin rabaissé jusqu’à moi[371].

Il y a cette différence entre le pécheur et le juste que Dieu exerce par des tentations, des peines, des expériences de sa misère : que le premier, quoique pécheur, retournant à Dieu de tout son cœur, est exaucé ; Dieu lui pardonne tous ses péchés et l’en délivre en même temps. Mais le juste exercé éprouve que plus il prie et se donne à Dieu du fond de son cœur, plus ses maux croissent. Saint Paul dit à cet affligé pour sa consolation : J’ai prié trois fois et il m’a été dit : ma grâce te suffit[372]. Si cet affligé entendait cette même parole, il ne serait point affligé, mais quoique Dieu l’ait dite à saint Paul et qu’il ait porté saint Paul à l’écrire pour notre consolation, il ne la dit point à l’âme. Ses maux croissent chaque jour, ses plaies semblent devenir des ulcères incurables ; ce sont des plaies qui ne sont point bandées, où la pourriture se met, parce qu’on n’y apporte point de remède ; elles ne sont point pansées : Celui qui seul le peut faire en détourne les yeux. Que faire donc en cet état ? Si je pense remonter au lieu d’où je suis descendu, une main puissante me précipite plus fortement : je tombe de précipice en précipice, d’abîme en abîme, un abîme en attire un autre.

Que fera donc ce juste affligé ? Il fera ce que dit le prophète : il s’assiéra solitaire, il s’élèvera au-dessus de soi : sedebit solitarius et elevabit [234] super se[373]. C’est-à-dire qu’il se reposera dans la douleur et s’y assiéra par un abandon de tout lui-même entre les mains de Dieu. On peut bien dire qu’il est solitaire, puisqu’il est privé au-dehors et en apparence des divines vertus, qui étaient ses fidèles compagnes : il est privé de tout bien apparent, séparé de tout. Et enfin il devient tellement solitaire qu’il se sépare de soi-même. Il s’élève aussi de soi en bien des manières, ne se laissant point aller à la réflexion, à l’agitation, au trouble.

On s’élève au-dessus de soi, abandonnant tous ses propres intérêts pour entrer dans ceux de Dieu, ne voulant plus que sa gloire et l’intérêt de sa divine Justice. On s’élève au-dessus de soi en se quittant soi-même par un désespoir absolu de trouver aucun bien en soi. On n’y en cherche plus, on trouve en Dieu tout ce qui nous manque : ainsi on s’élève au-dessus de soi par un amour de Dieu très épuré et par une sainte haine de soi-même. On s’élève au-dessus de soi en se perdant en Dieu, après s’être quitté soi-même. Ainsi on peut dire que nul n’est monté que celui qui est auparavant descendu. Au lieu de cette première montée jusqu’aux nues, on monte en Dieu même et, de même qu’on était descendu à proportion de ce qu’on était monté, on monte ici à proportion de ce qu’on était descendu.

Ne croyez pas, mes chers enfants, que vous puissiez atteindre Dieu par l’élévation, mais bien par les plus extrêmes abaissements. Le Fils de Dieu s’est anéanti soi-même, prenant la forme de serviteur[374], il a passé par les plus extrêmes souffrances, par les plus étranges opprobres et ignominies, [235] pour nous apprendre la route que nous devons tenir pour arriver à lui. Il s’est anéanti pour venir à nous. Il n’y a que le plus profond anéantissement qui puisse nous faire retourner à lui. Ne nous flattons point, ne nous flattons point : toute autre route nous égare, tout autre sentier nous abuse. Ne tendons qu’à n’être rien et par la tendance à être anéanti, nous tendrons véritablement à Dieu. Dieu résiste aux superbes[375]. Élevez-vous tant qu’il vous plaira, Dieu sera infiniment élevé au-dessus de vous. Mais si vous êtes bien petits, bien simples, bien anéantis, bien rien, il se précipitera, pour ainsi dire, en vous : plus vous serez abaissés, plus tôt vous le trouverez. Laissez-vous entraîner à la pente rapide de l’humiliation, c’est où vous trouverez Dieu. Pour vous élever au-dessus de vous-mêmes, il faut vous abaisser en dessous de tout. Vous trouverez certainement Dieu où vous vous serez quittés vous-mêmes.

Que ce langage est barbare aux amateurs d’eux-mêmes ! Qu’il est peu entendu, et peu goûté ! Mais qu’il est naturel, doux et suave à ceux qui aiment Dieu comme il veut être aimé, et comme il mérite de l’être ! Je ne dis pas autant qu’il le mérite, car il faudrait être Dieu pour l’aimer de la sorte. Mais l’aimer de son amour même, d’un amour pur, net, droit, dégagé de tout propre intérêt, de tout retour sur soi et de rapport à soi. C’est où je vous désire, mes enfants. Dieu nous en fasse la grâce ! Amen, Jésus !

 

1.33. Jésus-Christ libérateur de la mort et de l'enfer intérieurement.

Sur ces paroles : Ô mort, je serais ta mort ; ô enfer, je serais ta morsure. (Osée 13,14).

Comment l’Écriture parlant de Jésus-Christ dit-elle ces paroles, et comment doivent-elles être entendues ? Jésus-Christ a été la mort de la mort même, lorsqu'après avoir resté trois jours dans son sein, il tire une nouvelle [240] vie de la mort même. Comme la mort arrache nécessairement la vie pour être appelée mort, on peut dire très véritablement que la vie, qui est sortie de la mort, est la mort de la mort, car la mort perd sa qualité de mort par la vie nouvelle que Jésus-Christ a reprise dans son sein, comme la vie perd sa qualité de vie lorsqu'elle se trouve absorbée par la mort, et qu’elle n’est et ne peut plus être vivante que par la résurrection. Il en est de même en nous : lorsque nous sommes assez heureux pour nous livrer à une mort entière, cette mort nous ôte peu à peu notre vie prise en Adam, l'éteint, et nous en sépare.

Or comme il n'y a que Dieu qui nous puisse faire mourir à nous-mêmes, et par des moyens entièrement opposés à nos idées de mort, il vient être la mort de la mort en deux manières, et en deux temps différents.

La première est lorsque nous travaillons à nous mortifier nous-mêmes par des règles que nous nous imposons, et par certaines pratiques qui ne peuvent avoir plus de valeur que la source dont elles partent, qui est la volonté de l'homme. Or comme cette mortification est formée par notre propre esprit et qu'elle est effectuée par notre propre volonté, loin de faire mourir l'un et l'autre, elle leur sert de nourriture, augmente leur vie, et met par là un très grand obstacle à la destruction du vieil homme, quoique l'homme qui la pratique s'imagine tout le contraire. Que fait Jésus-Christ ? Il vient être la mort de cette mort ou mortification : il détruit ces mortifications de choix, pour nous faire entrer dans la volonté de Dieu, qui nous mortifie à sa mode, et nous fait mourir efficacement à [241] la vie d'Adam, que nous ne pouvons jamais détruire d'une autre sorte qu'en laissant opérer alors la destruction du vieil homme. Pour cela il faut donc nous abandonner absolument à sa conduite.

Nous appelons cet abandon perte, parce que nous nous perdons à notre propre conduite pour entrer dans la conduite de Jésus-Christ, qui est si différente de la nôtre, que nous en perdons même les traces, comme nous n’en avions jamais conçu les idées. Tout ce qui surpasse l'esprit de l'homme, le déroute et l'étourdit, il ne peut y atteindre par aucun raisonnement. Il n'y a que la foi qui en découvre quelque chose. Elle fait qu'il s'abandonne d'une manière cachée à cette conduite adorable, qu'il ne peut ni ne veut pénétrer ; et de cette sorte il meurt peu à peu par tout ce que la Providence permet lui arriver.

Lorsqu'il est dans l'entier abandon, dans la nudité totale de toutes vues et opérations propres, perdu sans réserve à toute propre conduite, Jésus-Christ vient en la seconde manière être la mort de la mort. C'est que cette âme étant arrivée à une mort entière, sans espérance de revivre jamais, couchée pour ainsi dire dans son sépulcre, Jésus-Christ vient être la mort de la mort, lui rendant une nouvelle vie en lui.

Vous remarquerez que Jésus-Christ doit être et doit faire tout cela, et que nous ne devons pas être si hardis que de mettre une main grossière à son ouvrage. C'est pourtant ce que l'on fait chaque jour. On se reprend, on croit mieux faire que Dieu, on ne s'abandonne point à lui, on veut voir où il conduit ; et il veut que [242] sa conduite soit cachée à l'esprit humain. Il fait semblant de nous égarer de toute route, de tout sentier, pour éprouver notre fidélité et [voir] si nous ne prendrons point intérêt pour nous-mêmes ; il nous mène par des précipices où nous semblons rouler, parce que nous ne voyons pas sa main cachée autant que secourable, qui empêche que nous ne nous blessions, comme il est dit dans l’Écriture[376], qu'il met sa main sous nous, afin que notre pied ne se blesse point contre la pierre.

Comment notre pied peut-il se blesser contre la pierre ? C'est lorsque nous détournant de la conduite de Dieu, nous nous attachons aux choses de la terre. Ce qui est d'autant plus facile que dans le chemin de la mort il n'y a que des douleurs sans consolation, que la révolte des passions ; on a peur et l'on se tire de la conduite de Jésus-Christ pour se conduire soi-même ; il retire sa main, et alors on tombe, on se brise : en effet, on n'arrive jamais alors à la mort de soi-même, et Jésus-Christ ne devient pas notre vie. Nous passons notre vie à faire et défaire ce que nous avons fait. L'homme est si amoureux de sa propre opération qu’il ne voit comme bon que ce qu'il fait, quoique ce ne soit que comme une toile d'araignée auprès des ouvrages admirables de la divine Sagesse.

Rien ne blesse plus le cœur de Dieu que de voir que, lorsqu'il a donné à l'âme un avant-goût de l'abandon et les prémices de cette lumière, elle veut néanmoins rentrer dans sa propre conduite. C'est alors que Jésus-Christ dit : Ô enfer, je suis ta morsure[377], µ puisque tu veux me faire servir à tes desseins. Ce terme à la lettre [243] s'entend de Jésus-Christ, lorsqu'il descendit aux limbes. Il s'entend aussi de la conduite de Jésus-Christ sur l'âme, qu'il prend plaisir à conduire comme son Créateur et Rédempteur, et que lui seul peut conduire efficacement. Lorsque cette âme se retire de la conduite de Jésus-Christ sous bon prétexte, elle entre dans une espèce d'enfer, dont Jésus-Christ la retire ; sans quoi, elle y resterait toujours.

Ce qui est étonnant, c'est que l’âme conduite par Jésus-Christ trouve une profonde paix dans les précipices, mais que dans sa conduite propre, dans ses réflexions, quand bien même elle ferait les plus grandes œuvres, elle n'a point cette paix que Jésus-Christ promit à ses apôtres, mais plutôt une certaine agitation profonde et cachée, qu'elle tâche d'étourdir par d'autres œuvres et par une plus forte activité. Je prie Dieu de faire entendre à ceux pour qui j'écris cela ce que je veux dire.

1.36 Perte de tout pour passer en Dieu et y trouver tout.

[251] Vous désirez que je vous explique quelle est cette perte dont je parle en tant d’endroits. Il y en a deux : la première conduit nécessairement à la seconde, et la seconde est une suite de la première et en dépend si absolument qu’elle ne peut arriver en cette vie sans elle. Il y a plusieurs degrés dans la première perte, où il faut nécessairement passer pour se perdre en Dieu, qui est la seconde.

L’ordre de la première commence par un détachement général de tout ce qui est hors de nous, sans rien excepter. Et c’est le premier pas qui est connu de tout le monde, et dont tous conviennent. Peu le pratiquent néanmoins, et ceux qui le pratiquent passent pour des saints et se croient souvent eux-mêmes au sommet de la perfection. Plût à Dieu qu’il y en eût bien de cette sorte ! Par les choses hors de nous, j’entends les biens, les honneurs temporels, la faveur des amis, la magnificence, le faste, la réputation même d’homme vertueux, enfin tout ce qui n’est pas nous-mêmes. Une autre perte est quand non seulement on est détaché de ces choses en les possédant, mais lorsqu’on en est dépouillé réellement : on connaît alors le détachement par le plus ou moins de peine qu’on a dans leur perte réelle, car celui qui y tient beaucoup, en souffre beaucoup. Celui qui y [252] tient peu, en souffre peu, mais celui qui en est parfaitement détaché, n’en souffre rien du tout : c’est un gant qu’on lui ôte au lieu qu’on arrache la peau aux premiers.

Comme nous sommes composés de corps et d’esprit, de partie supérieure et d’inférieure, il y a aussi des pertes conformes à ces choses. La perte de la beauté, de la santé, mille choses qui défigurent la première et qui dérangent l’autre. Il y a des femmes si attachées à leur beauté, à leurs grâces extérieures qu’elles aimeraient autant perdre la vie que la beauté. Il y a des personnes qui paraissent en être détachées, mais qui en souffrent infiniment lorsque quelque accident la leur enlève ; d’autres qui, l’ayant regardée comme un obstacle et un sujet de tentation, la perdent non seulement sans peine, lorsque Dieu la leur ôte, mais aussi avec joie. Par rapport à la beauté, on entend aussi les attaches aux parures, à l’ornement, être bien mise. On entre en chagrin lorsqu’on ne se croit pas si bien à son avantage qu’on le désire. Mais celui qui ne tient point à la beauté, ne tient point à ces choses, et s’en met fort peu en peine. Ce détachement empêche les dépenses excessives, et met en état d’assister les pauvres. Il y a des personnes qui ont une négligence affectée, qui, sous un habit de serge, couvrent une vanité bien plus raffinée que cette vanité extérieure : ce ne sont pas ces personnes qui entreront dans la voie de la perte, et je ne parle pas pour elles.

Une troisième perte est pour la santé, et même pour la vie. On remarque que les personnes dévotes ont plus d’inquiétude, de précaution, d’attention sur leur santé que les autres, et qu’ils craignent plus la mort. Il faut être détaché [253] de tout cela. Ce détachement s’appelle mort et perte, l’âme se laissant entre les mains de Dieu pour toutes ces choses. Il y a aussi, pour ce qui regarde le corps, la privation des aises, des commodités, des plaisirs que les hommes appellent permis : une mort entière sur tout cela et sans relâche. Il faut aussi mortifier tous les sens, le goût, la vue, etc.

Il y a le détachement de tout ce qui appartient à l’esprit, qui fait le quatrième ; et de celui-là il y en a de deux sortes. Le premier est le détachement des vaines sciences, vaines occupations, faux raisonnements, mille curiosités, raisonnements inutiles ; être détaché de tout ce qui orne l’esprit et le fait briller, être content que Dieu fasse perdre toutes choses, être méprisé des beaux esprits du siècle, dont toutes les conversations les plus spirituelles sont de vrais riens. La seconde chose est d’être détaché des lumières sublimes, des hautes connaissances, de tout ce qui brille et satisfait l’esprit humain, lumière, visions, illustrations, etc. pour entrer dans la pauvreté d’esprit : ce qui s’appelle perte, dépouillement, nudité ; et c’est la foi qui sape ces choses, et les fait perdre à l’âme. Elle perd jusqu’à la facilité d’appliquer son esprit à Dieu ; il faut qu’elle meure, et qu’elle laisse la foi opérer dans son esprit, ce qui produit la suprême vérité, qui étant simple, pure et générale, est sans nul brillant. Mais il faut parler à présent de la perte de ces choses, sans en venir encore à ce que cette perte opère. Au lieu de ces lumières qui consolaient l’esprit, l’âme est accablée par des distractions de fantômes importuns ; et cette perte compte plus à l’âme que les précédentes.

On perd aussi tout souvenir, même de [254] bonnes choses, ce qui afflige beaucoup l’âme et qui s’appelle perte de la mémoire. Mais celle des puissances qui coûte le plus à perdre, c’est la volonté. Dieu retire de l’âme ses goûts, ses sentiments qui faisaient ses délices ; l’oraison, qui lui était si douce et si facile qu’elle était continuelle, en sorte qu’il lui semblait qu’elle ne pouvait ne la point faire, lui est ôtée quant à l’aperçu, mais non quant à la réalité ; l’ennui, la peine, le dégoût ont pris la place de la joie, du goût et de la facilité. Il en est de même à la sainte communion, où l’âme éprouvait un goût divin, en sorte qu’elle aurait discerné une hostie consacrée d’une qui ne l’était pas. Ses désirs fervents s’amortissent peu à peu. Enfin l’âme se trouve dans une nudité étonnante.

Pourquoi Dieu en use-t-il de la sorte ? C’est afin de dérober aux ennemis de l’âme la connaissance de ce qu’il fait en elle. Ces ennemis sont l’amour-propre et le diable. Le premier vole ce qui est à Dieu, se nourrit d’usurpations, et s’approprie ce qui est à Dieu. Le diable mêle ses fausses lumières et ses goûts contrefaits, afin de tromper l’âme et c’est pourquoi Dieu en use de la sorte. Comme il veut se rendre paisible possesseur de notre âme, il l’assiège de toutes parts, afin qu’il ne lui reste aucuns faux-fuyants par où elle puisse s’échapper. Il fait les choses à petit bruit, semblable à ceux qui attachent le mineur à une place [assiégée] : ils le font le plus secrètement qu’ils peuvent, de peur que l’ennemi ne fasse une contre-mine et qu’il n’évente et ne découvre le travail du mineur ; on fait diversion par un grand bruit qui se fait dans un autre endroit, pour attirer en cet endroit toute l’attention [255] des assiégés. Dieu en use de même ; il permet les distractions, une foule d’imaginations, un tumulte au lieu de cette paix si goûtée. Alors toute l’attention de l’âme se tourne là par la peine et l’angoisse qu’elle a du tumulte de son imagination. C’est dans ce temps que Dieu ruine insensiblement tout ce qui s’oppose à sa conquête. On ne l’aperçoit que lorsqu’il est entré dans la place, comme un conquérant victorieux. Le diable et l’amour-propre ne s’apercevant de rien, ne se mêlent point en cet ouvrage : c’est pourquoi Dieu nous conduit par cette voie de la perte et de toutes nos opérations et des siennes aperçues, pour se rendre maître absolu de notre âme.

Ensuite de cela, Dieu attaque la forteresse, qui est comme le centre de la place. Cette forteresse est la propriété. Il ôte tous les retranchements. L’âme ne peut plus faire le bien qu’elle faisait ; non seulement cela, mais il lui semble qu’elle est pétrie de tout mal, tant elle est attaquée par les tentations de toute espèce. Sa désolation passe tout ce qu’on en peut dire, l’affliction la pénètre jusqu’aux os ; elle se dit à elle-même : Lucifer, d’où es-tu tombé[378] ? Tu étais d’une beauté si admirable, et tu paraissais tel à tes yeux et à ceux d’autrui ! Elle se défend tant qu’elle peut ; elle tâche de retrouver ce qu’elle a perdu ; mais tout cela inutilement, jusqu’à ce que voyant son impuissance et la force dont elle est poursuivie, elle s’abandonne totalement et sans réserve à Dieu son vainqueur. Que fera-t-elle ? Elle n’a plus d’armes ni offensives ni défensives, plus de munition de guerre et de bouche, elle tâche de composer et de [256] conserver ce qu’elle peut. Mais ce Dieu fort et puissant ne veut faire aucune composition, il ne veut rien laisser, il veut qu’on se rende à discrétion : il faut bien en venir là. Enfin on se remet à sa discrétion, faisant entendre à ce Victorieux qu’on espère tout de sa générosité : il n’écoute point, il fait dépouiller cette pauvre âme toute nue, il ne lui laisse pas un cheveu dont elle puisse disposer, il n’est pas content des blessures qu’elle a reçues en se défendant, il ne fait point bander ses plaies, il la met dans un cachot ténébreux où on lui fait entendre qu’elle doit finir ses jours. Elle s’afflige d’abord extraordinairement d’être nue, couverte de plaies qui saignent encore, auxquelles on ne met point d’appareil. « Je vois bien, dit-elle, qu’après avoir tout perdu, il faut que je me perde aussi moi-même, et je n’attends plus que la mort ».

Elle demeure enfin en paix dans sa douleur la plus amère, par impuissance de faire autrement. La source de ses larmes est tarie. Elle n’a plus de force de crier. Elle a dit comme Job : «  Je suis perdue, tout espoir m’est ôté[379] ; il faut donc que je reste comme les morts éternels. Celui en qui je mettais toute ma confiance, m’a abandonnée. Je ne m’étais point souciée de la perte de ma beauté, de mon bien, et de tout le reste que j’ai perdu. Je trouvais en lui un ami fidèle, un refuge assuré ; mais c’est cet ami fidèle, ce Dieu auquel j’ai tout sacrifié et pour lequel j’ai tout perdu, qui se déclare contre moi : ô douleur qui passe toute douleur ! Mais ma douleur est venue à tel excès que je ne la sens plus. Si on me demande ce que je veux, je ne désire plus rien. J’ai perdu celui en qui [257] tous mes désirs sont renfermés. Je ne trouve ni esprit, ni mémoire, ni volonté. Il ne me reste qu’un seul et unique désir, qui est que celui qui a commencé, achève de me briser, qu’il ne m’épargne pas, c’est l’unique consolation que je puis prétendre[380], qu’il achève de me détruire sans m’épargner. Hélas, que n’eussé-je pas fait pour lui s’il l’eût exigé de moi ! Lorsqu’il a attaqué la place où j’étais réfugiée, il s’est servi des armes de mes ennemis, il a pris leur livrée : je ne pouvais pas le reconnaître ; je lui aurais tout cédé d’abord, je me serais rendue. O qu’il me fait payer chèrement la résistance que j’ai faite ! Je croyais combattre ses ennemis et les miens, et je combattais ses soldats. »

« Mais, divin Amour, pourquoi m’avez-vous fait ces choses ? 

- C’est à cause de ta propriété : tu m’avais volé tous les biens que je t’avais prêtés, tu te les étais appropriés 

- Mais ne vous les ai-je pas rendus ? 

- Tu t’appropriais encore le don que tu m’en faisais, et tu t’en estimais davantage ; tu croyais que je te devais beaucoup, parce que tu me laissais prendre ce qui m’appartenait. Il faut que tu rendes jusqu’au dernier denier et que cette propriété soit entièrement détruite, qu’il n’en reste plus rien, car elle volera tant qu’elle subsistera ».

L’âme voit alors que l’Amour a raison, elle ne demande plus rien, elle n’espère plus rien, elle demeure muette et morte à tout, abandonnée à toutes les rigueurs que l’Amour voudra exercer sur elle : elle les trouve justes et équitables. Elle voit bien qu’elle a eu tort de se plaindre, et que l’Amour fait tout justement. Elle vient jusqu’au point de vouloir bien qu’il [258] se venge sur elle de tout ce qui lui a déplu. Elle commence à entrer dans les intérêts de Dieu contre elle-même, elle aime et bénit cette justice qui, en lui ôtant tout, a restitué à Dieu ses usurpations. Elle tourne toute son indignation contre elle-même, et c’est le dernier degré de cette perte. Alors l’Amour, comme un feu dévorant, vient dissoudre tout ce qui reste de consistant en cette âme, et qui lui est propre. Alors arrive la dernière perte, mais perte heureuse et fortunée, où l’âme dépouillée de tout, fondue[381],  s’écoule et se perd avec Jésus-Christ en Dieu[382].

C’est en Dieu qu’elle retrouve tout ce qu’elle a perdu, non pour en jouir propriétairement, mais pour le voir en Dieu et pour Dieu avec une complaisance infinie. Les biens temporels, et tout ce dont on a parlé, qui sont des biens hors de nous, ne sont point rendus ; mais il est donné une aisance à l’âme pour se passer de ce qu’elle n’a pas, et Dieu ne manque pas au nécessaire.

Pour les puissances, leur perte a fait leur gain, Dieu leur donnant ce qui leur est nécessaire dans le moment présent, et non par anticipation. Par exemple, cette personne qui se croit une bête, toute lumière de son esprit propre étant éteinte, trouve dans l’occasion que l’esprit lui fournit de tout ce qu’il lui faut ; mais s’il fallait fonder son esprit par anticipation, elle n’y trouverait rien du tout. Mille choses lui paraissent impossibles, qu’elle fait parfaitement bien dans l’occasion. La mémoire lui fournit à point nommé ce dont on a besoin, et non plus tôt, car si on voulait chercher quelque chose, on ne le trouverait pas ; mais dans le besoin, il est remis tout [259] d’un coup, ce qui fait que l’esprit est dans un grand repos, ne cherchant point ce qu’il n’a pas, et recevant de moment à autre ce qui lui est donné. Et elle est surprise qu’elle trouve mille choses divines et admirables qu’elle ne croit pas avoir. Elle ne les a point à la vérité en elle pour en jouir, mais en Dieu pour Dieu, qui lui fournit dans le besoin ce qui lui est nécessaire, même pour les choses extérieures qui regardent les conversations non recherchées, mais celles qui viennent par providence. La mémoire fournit à point nommé les choses nécessaires, les passages de l’Écriture etc. quoiqu’on s’en croie entièrement vide.

Pour la volonté, Dieu ne lui en rend jamais l’usage. Mais sa sainte Volonté supplée à tout dans l’âme. C’est pourquoi cette âme ne retrouve plus ni choix, ni désirs, ni volonté : tout cela s’est écoulé en Dieu. L’âme trouve en elle une souplesse presque infinie, ne trouvant aucun usage de sa volonté, mais Dieu lui faisant faire et souffrir tout ce qu’il Lui plaît et comme il Lui plaît, sans répugnance de sa part.

Or comme la volonté est la souveraine des puissances, c’est par elle que Dieu perd les autres en lui. Il se sert d’elle d’abord pour tout réunir dans le centre, et c’est elle qui produit le fort recueillement. C’est ce qui fait que ceux qui vont par le recueillement et par le simple goût de la volonté, prennent le plus court chemin. Les autres puissances peuvent bien attirer la volonté pour des moments et la distraire, mais non l’entraîner avec elles : c’est elle qui a ce pouvoir, et qui les perd en Dieu par une heureuse extase d’autant plus réelle qu’elle s’aperçoit moins dans[383] [260] l’extérieur, auquel il n’arrive aucun changement ni rien d’aperçu, cette extase se faisant par un écoulement simple et mystique en Dieu, d’autant plus admirable qu’il est plus simple et plus naturel.

C’est elle [la volonté] qui fait écouler tout dans le centre, et le centre même en Dieu. Or comme les choses tendent naturellement à leur centre, et qu’elles ne font d’effort pour y arriver qu’afin de détruire les obstacles qui les retiennent hors de leur centre, de là vient que la volonté ne pouvant se perdre en Dieu sans obstacles qu’après les pertes susdites, elle s’y perd alors sans effort, et comme naturellement. Or comme toutes les puissances réunies se trouvent dans ce centre où la volonté les a entraînées en s’y écoulant et où elles se sont perdues peu à peu, et que ce centre est Dieu et la vie de la volonté, c’est alors véritablement que l’âme est et vit en Dieu comme en son lieu propre, ainsi que l’exprime saint Paul : C’est en Dieu que nous agissons, que nous nous remuons, que nous vivons, et que nous sommes[384].

C’est là que l’âme est peu à peu transformée en son divin objet[385] parce que l’âme n’ayant plus d’usage de sa propre volonté, cette volonté passée en Dieu, Dieu la change en la Sienne.

C’est cette perte qui, nous ayant fait mourir au vieil homme, nous donne l’homme nouveau. On peut dire alors : Je vis, non pas moi, mais Jésus-Christ vit en moi[386]. J’ai tant écrit de ces choses, que cela suffit.

L’homme animal ne comprend point les choses de l’esprit ; l’homme spirituel juge de tout[387]. L’homme est tellement enveloppé dans les sentiments [261] qu’il ne peut ni agir ni juger que par ces mêmes sentiments. Ce qu’il ne sent pas ou extérieurement ou intérieurement, lui paraît une chimère. Il veut juger de tout par des idées bornées, il veut soumettre tout à ces mêmes idées et ne s’élevant jamais au-dessus de lui-même par le désembarrassement de tout ce qui tombe sous les sens, il ne peut point comprendre les choses de l’esprit.

Il n’en est pas ainsi de l’homme spirituel qui, dégagé de tous préjugés, de toutes idées, de tous fantômes, imaginations et de tous sentiments, s’élève au-dessus de lui-même pour contempler les beautés éternelles. Alors il juge des choses comme Dieu en juge : il commence à comprendre ce que Dieu est et ce qu’il mérite, qu’il est Tout, que tout le reste n’est rien, que le Tout mérite tout et que le rien ne mérite rien. Il entre dans les intérêts de ce Tout, il compte le rien pour rien. Ce Tout doit tout exiger de ce rien, parce qu’il lui doit toutes choses. Et la plus grande de ses dettes est qu’il l’a rendu capable de l’adorer, glorifier et aimer : il doit donc employer tout ce qu’il est à ces trois fonctions. Il faut que le rien soit prêt à rendre au Tout, tout ce qu’il a reçu de lui. Le Tout a droit de disposer du néant pour le temps et l’éternité ; le néant doit se compter pour rien, n’étant rien. Que Dieu se glorifie en lui ou par justice ou par miséricorde, tout lui doit être égal. Il n’y a qu’une justice, c’est ce que Dieu fait, et tout ce qu’il fait est juste. Il n’y a ni ne doit [y] avoir qu’une seule gloire : c’est celle de Dieu. Il ne doit par conséquent [y] avoir qu’un amour, qui est celui de Dieu en lui-même et pour lui-même. Voilà ce que connaît l’homme spirituel. [262]

Cette connaissance que l’homme spirituel a puisée dans la Vérité éternelle, fait qu’il juge de tout, et de l’aveuglement des amateurs d’eux-mêmes qui se rapportent toutes choses et Dieu même - eux qui devraient s’immoler sans cesse à ce seul et souverain Être. Les hommes spirituels ayant le goût très délicat, très purifié, très subtilisé, jugent des choses par ce même goût. J’entends des choses spirituelles et intérieures, car il ne faut pas s’imaginer que l’esprit purifié doive juger de toutes les choses temporelles : c’est de celles-là qu’il faut juger par la droite raison. Mais le discernement des esprits s’étend sur toutes choses spirituelles, et sur l’esprit même. Il est vrai que pour le conseil qu’on leur demande, même en choses temporelles, ils ont une assistance plus particulière de Dieu, qui fait qu’ils rencontrent[388] assez bien ; il ne faut pas les croire infaillibles pour cela. Ces choses matérielles ne sont guère de leur ressort, ils s’en dispensent autant qu’ils peuvent, mais leur fort est sur les choses de l’esprit : ils ont un goût très délicat pour la vérité qui leur fait discerner la fausseté du premier coup d’œil. La contrariété que fournit le faux raisonnement les blesse jusqu’au fond du cœur, mais à moins qu’ils n’aient mouvement de combattre cette fausseté, ils demeurent dans leur silence.

Ils voient avec douleur que des hommes choisis et dont Dieu ferait ses délices, demeurent arrêtés et ne répondent pas aux desseins de Dieu, par la fixation de leur pensée. Quelque pratique que l’on propose à l’homme, il y entre volontiers parce que cela est de sa compétence, qu’il y a de quoi exercer son action, et qu’il voit son travail devant soi ; tout ce qui est objectif [263] lui plaît assez parce qu’il a de quoi exercer son raisonnement, de quoi comparer, de quoi choisir. Il n’en est pas de même des vérités abstraites et purement spirituelles parce qu’il faut que l’homme s’élève au-dessus de soi, sorte de soi par une mort et un renoncement continuel général et sans exception. Il ne trouve rien là qui lui puisse servir de pâture, qu’il puisse comparer, qu’il puisse choisir. C’est une longue mort, c’est un retranchement de toutes les vies de l’esprit et du cœur desquelles l’homme fait ses délices, et qui font d’autant plus ses délices qu’étant éloignées de la région de la sensualité, il ne voit rien de plus innocent que de s’y livrer, parce qu’il n’en connaît pas le dommage, qui devient si grand que Dieu le livre quelquefois aux passions basses et honteuses pour guérir l’esprit. Celui qui ne marche pas par le renoncement et la mort de l’esprit ne deviendra jamais spirituel et ne sortira point de sa propre sphère pour passer en Dieu.

Amour pur, feu sacré, purifie, prépare, dissous cette fixation, fonds, détruis, afin que cette âme changeant de nature, d’usage, de pensée, soit propre à passer en Toi ! Fais cette fonte merveilleuse qui la perde, la change, la transforme en Toi. Ton seul divin amour le peut faire. Tu le feras sans doute, si ton sujet te laisse agir dans toute ta force et selon toute l’étendue de ta pureté. Qu’ils sont rares les sujets qui se laissent à Toi sans réserve, qu’ils sont rares ! Quand est-ce que Tu forgeras des cœurs dignes de toi ? C’est où tendent tous mes soupirs, et les gémissements de mon cœur ne te sont point cachés. Jésu infanti laus, honor et gloria ! [Louange à Jésus enfant, honneur et gloire !]

1.37 Fuite, silence et repos en Dieu.

Sur ces paroles qui furent dites à saint Arsène : fuge, tace, quiesce : fuyez, taisez-vous et soyez en repos[389].

Il faut remarquer qu’on doit fuir toutes les créatures, non tant par la séparation extérieure, qui n’est pas toujours en notre pouvoir, que par la division du cœur. Cela ne se peut faire que par un retour sincère et véritable vers Dieu. En s’approchant continuellement de lui, on s’éloigne insensiblement des créatures : c’est pourquoi la conversion est un retour à Dieu et un détour de la créature. La perfection consiste à être uni étroitement à Dieu et entièrement séparé des créatures.

L’exercice de la présence de Dieu est le [265] plus assuré moyen d’y parvenir, joint à la retraite intérieure : rentrer souvent en soi-même, où Dieu habite, lier avec lui une conversation de cœur. La conversation de cœur doit être conforme à l’opération de Dieu dans notre âme ; elle doit être simple comme Dieu est simple. L’acte de la créature vers Dieu doit être simple, comme l’action de Dieu sur la créature est très simple. Cet acte doit être un écoulement de notre âme en Dieu, comme le Verbe s’écoule[390] dans notre âme ; et cela s’opère peu à peu, par retours fréquents de la volonté vers Dieu, ensuite par une simple tendance de cette même volonté vers son divin Objet. Cette tendance se simplifie chaque jour, et enfin devient unité. Parce qu’à mesure que la créature se convertit à son Dieu, ce Dieu de bonté demeure tourné vers sa créature, laquelle tendant continuellement à lui et lui la gratifiant continuellement des infusions divines, il la dispose à recevoir passivement ces mêmes infusions. Par la réception desquelles elle est peu à peu disposée à l’union divine, ce qui n’est pas plutôt fait que Dieu s’unit à cette âme. Et en s’unissant, il s’écoule en elle par sa vertu secrète et divine, et la fait passer en lui - pourvu toutefois qu’après avoir fui et quitté toutes les créatures, elle se quitte aussi elle-même, perdant toute propriété, toute dissemblance, tout ce qui est d’elle et à elle, pour passer en Dieu - où tout ce qui est de la créature se trouve anéanti moralement en ce qu’elle a de propriétaire, et passe en Dieu très véritablement, où elle perd toute dissemblance, et par là est une même chose avec son Dieu[391], étant entrée dans son [266] être original, où l’être particulier de cette créature se perd et confond comme une goutte d’eau se perd dans la mer et se change en elle.

Ce serait peu de quitter toutes les créatures et aller dans les déserts, si on ne se quittait pas soi-même. Se porter dans la retraite, ce n’est point fuir ; être séparé de soi-même au milieu même du monde, c’est fuir. C’est pourquoi Notre Seigneur ne nous a pas dit de fuir absolument dans les déserts, mais bien de nous renoncer nous-mêmes[392], cette renonciation faisant une âme parfaitement solitaire puisque se quittant soi-même, Dieu habite seul en elle, et elle participe à la solitude éternelle de Dieu avant la création du monde. Non que cela empêche qu’elle ne s’applique aux choses et aux personnes auxquelles Dieu l’applique, mais cela se fait en Dieu même, qui la meut de ce côté-là et l’applique à qui il lui plaît - ce qui n’interrompt point sa solitude, non plus que celle de Dieu n’est point interrompue par son application continuelle sur les enfants des hommes. Cela[393] serait entièrement impossible à une âme ainsi perdue dans son Être original, où elle n’a plus de possession de soi-même, parce que Dieu n’est plus distinct d’elle, à cause du parfait mélange qu’il y a entre Dieu et cette créature[394].

Elle ne peut donc, par nul effort, ni prier ni s’appliquer pour aucune personne, quelque proche et chère qu’elle lui soit, que Dieu ne l’y applique. Mais elle ne [267] peut non plus se distraire de l’application où Dieu la met pour certaines personnes, ni ne point faire ce que Dieu veut qu’elle fasse. Parce qu’ayant fait une démission de tout elle-même entre les mains de Dieu, Dieu par l’acceptation qu’il en a faite s’est emparé de sa liberté, en sorte qu’autant qu’elle était autrefois captive, quoiqu’avec tous les droits de sa liberté, elle est à présent libre par la perte de toute liberté, tant qu’elle suit aveuglément le Maître qui la gouverne. Et elle cesse d’être libre sitôt qu’elle pense user d’elle-même en quelque chose, car alors sortant de son état naturel, elle entre dans un état violent[395].

Pour me faire mieux entendre, il faut savoir que, lorsque l’âme est passée en Dieu par la perte de toute volonté propre et de toute propriété, Dieu devient son propre bien, et la volonté de Dieu sa parfaite liberté. De manière que tant qu’elle subsiste en Dieu et qu’elle fait aveuglément et sans retour ce qu’il lui fait faire, elle est dans un état tout naturel. Rien n’est sensible, ni distinct, ni aperçu. Elle vit continuellement sans retour et fait continuellement la volonté de Dieu sans penser qu’elle la fasse, comme une personne respire continuellement l’air qui lui est propre et naturel, sans penser qu’elle respire. Ou, si vous voulez, comme un poisson qui vit dans la mer parce que c’est son élément, et qui suit le mouvement de cette mer d’une manière toute naturelle ; mais on ne le tire pas plutôt de l’eau qu’il entre dans un état violent. De même l’âme perdue en Dieu n’entre pas plutôt en possession d’elle-même pour se conduire par le sens et la raison, sous quelque prétexte que ce puisse être, qu’elle entre dans un état violent. Elle n’est pas alors dans cet état [268] d’aisance qui lui est tout naturel, si bien que ne pouvant vivre longtemps de cette sorte, il faut qu’elle retourne dans son premier état simple, qui est devenu son état naturel.

Ceci supposé, une âme fort perdue en Dieu et établie dans cet état de perte, d’impuissance de se posséder soi-même et d’user de sa liberté, est la plus sûre marque de l’anéantissement. Et l’anéantissement est vraiment fuir de soi-même après avoir fui de tout le reste puisqu’effectivement l’homme anéanti s’est véritablement quitté soi-même pour passer à sa dernière fin.

La seconde parole qui fut dite à saint Arsène, c’est : Tace : tenez-vous dans le silence. Il y a le silence extérieur de la bouche ; il y a le silence intérieur du cœur. Il faut commencer par se taire de bouche, se taisant à toutes les créatures et de toutes les créatures, afin que le cœur parle, suivant ce beau passage de saint Augustin, que contre ma coutume, je dirai en latin, pour ne le savoir d’une autre façon : silentium est oris otium, propter cordis negotium : ideo enim otiatur homo exterior, ut liberius negotietur interior ; et ideo clauditur oris ostium, ut plenius impleatur cordis officium[396]. Il faut donc se taire de la bouche pour laisser parler le cœur. Et quel est le langage du cœur ? C’est une effusion de lui-même par l’amour dans l’objet aimé : c’est ce qui s’appelle répandre son cœur en la présence de Dieu[397]. C’est le silence de la parole qui opère ce parler du cœur, qui n’est autre qu’une tendance ou saillie tranquille de ce même cœur vers son Dieu.

Mais il y a encore le silence du cœur qui retranche même au cœur ce langage expressif, cet écoulement actif, quoique tranquille, cette tendance qui est un acte simple du cœur, pour mettre ce même cœur dans un parfait silence. Et c’est là la pure passivité, où le cœur ne fait que recevoir ce qui lui est donné, sans faire d’actes, quelque simples qu’ils soient, j’entends actes d’opération, car il y a toujours un acte de vie par lequel il reçoit vitalement et avec agrément ce qui lui est donné sans rien apporter de son côté ni pour se préparer, ni pour le recevoir, ni pour le conserver. Mais de même que le poisson vit dans l’eau sans rien retenir de cet élément, qui est la source de sa vie, le laissant entrer en lui et sortir de lui comme il lui plaît, de même l’âme arrivée à la parfaite passivité, non seulement pour l’oraison, mais aussi pour l’action, laisse Dieu opérer comme il lui plaît, sans en rien retenir. Et de même que le poisson se noie, lorsqu’il ne peut rendre l’eau qu’il reçoit, de même l’âme qui retient quelque chose des opérations de Dieu, en est quelquefois noyée et submergée de telle sorte qu’on a vu des saints tomber dans des extases, et d’autres mourir de la violence de l’opération de la grâce. Mais les âmes anéanties reçoivent les communications continuelles de Dieu sans altération, parce qu’elles ne retiennent rien, et qu’étant parfaitement passives, elles[398] leur sont naturelles, comme l’air que l’on respire aisément est naturel. Mais quoique l’air soit absolument nécessaire à la vie, un air violemment poussé dans une personne la ferait aussi bien mourir qu’un air supprimé. [270]

Je dis donc que le silence de la bouche est le premier. Qu’il opère une oraison de recueillement, de foi lumineuse et savoureuse dans laquelle le cœur se répand devant Dieu. Mais le silence du cœur suppose la parfaite passivité, qui exclut du cœur la plus simple action procédant de ce même cœur, quoiqu’elle n’exclut pas l’action de Dieu dans le cœur, au contraire, qu’elle y donne un plein lieu. Elle n’ôte pas non plus l’action de ce même cœur mû et agi par Dieu, ce qui au contraire est un état très parfait et le fruit de l’anéantissement. Mais elle exclut toute action propre au cœur et dont il est le principe, quoiqu’accompagné de la grâce, quelque simple et petite que soit cette propre action. Ces paroles ont bien de la convenance avec celles de Jérémie : il s’assiéra, se taira, et s’élèvera au-dessus de soi[399]. La cessation de nos propres opérations nous porte à nous taire de bouche et de cœur. La fuite de toutes les créatures et de nous-mêmes nous élève au-dessus de nous-mêmes pour nous perdre en Dieu.

Le quiesce, qui est la dernière parole qui fut dite à saint Arsène, est un repos en Dieu, repos commencé en cette vie et qui se consomme dans l’éternité. C’est comme s’il lui avait été dit : en fuyant et vous taisant, vous parviendrez au parfait repos qui ne se trouve qu’en Dieu même, qui étant notre premier principe est aussi notre dernière fin. L’âme perdue en Dieu et établie en lui trouve partout et en tout son repos, parce qu’elle est possédée de Dieu sans interruption. C’est le sabbat éternel où l’âme n’éprouvant plus de vicissitudes, n’a plus rien qui la trouble : elle est toujours reposée de [271] toute action, n’en ayant plus d’autre que celle que Dieu lui donne ; et étant même dans une heureuse impuissance de se soustraire à son domaine, elle est toujours parfaitement tranquille et paisible. Mais cet état, surtout lorsqu’il est fort avancé, est tellement naturel à l’âme, qu’elle ne peut plus rien distinguer. Elle ne connaît point faire la volonté de Dieu en la faisant, car faire continuellement la volonté de Dieu est un état qui lui est tout naturel.

Mais elle la connaît, lorsqu’il lui paraît qu’elle ne la fait point et qu’elle suit la raison ou le train ordinaire des choses. Parce qu’alors elle est mise dans un état violent, qui lui fait comprendre qu’en suivant en cette occasion la loi de la raison, elle s’écarte de la loi de la volonté sur elle, qui est sa loi particulière, loi d’amour, qui est gravée dans le fond de son cœur - du cœur de l’homme abîmé et perdu dans son Dieu. A moins que l’homme [qui est] en Dieu, ne sorte de cet état[400]  soit par la réflexion, soit pour suivre des conseils extérieurs, soit pour faire dans l’ordre naturel ou raisonnable quelque chose que Dieu ne veut pas, ou pour ne pas faire ce que Dieu veut, à moins de cela, dis-je, il est dans un état simple, pur, qui semble tout naturel, et dans un repos parfait, étant dans l’ordre et la disposition divine, qui fait tout le repos du temps et de l’éternité. Et aussi [il est] dans sa fin.

Mais comme il arrive souvent qu’à cause de la faiblesse de la créature et des différentes choses que Dieu exige d’elle, elle sorte en quelque [272] façon[401] de cette disposition divine, où il faut qu’elle rentre tout-à-l’heure, sans quoi elle ne pourrait vivre à cause de l’extrême violence qu’elle ressent, on peut bien dire que quelque sublime que soit le repos de cette vie, ce n’est qu’un repos commencé, qui ne se consommera que dans l’éternité, où n’ayant à faire à nulles créatures qui ne soient parfaitement anéanties, il n’y a nulle raison de rien craindre, d’hésiter, et par conséquent d’altérer ce repos pour peu que ce soit.

1.38 De la prière parfaite, ou de la contemplation pure.

Sur ces paroles : Priez sans cesse, dit Jésus-Christ, et saint Paul : priez sans intermission[402].

Lorsque Notre Seigneur nous commande de prier sans cesse, il n’a pas voulu nous commander une chose impossible, non plus que saint Paul nous le conseillait. Il faut voir quelle sorte de prière peut être continuelle.

La prière vocale, quoique bonne selon la manière dont elle est faite, ne peut être continuelle : mille choses l’interrompent ; et c’est une chose connue de tout le monde qu’il est impossible que la prière vocale soit sans interruption. Quelques personnes peu éclairées sur la véritable prière ont dit que Jésus-Christ parlait à l’Église en général et non à une personne particulière, et qu’ainsi la distribution des offices fait que toute l’Église ensemble fait une prière continuelle. Qui ne voit que Jésus-Christ et saint Paul ne parlaient point de la distribution des heures canoniales, puisqu’il n’en a été question que longtemps après, et que d’ailleurs ce qui se passerait dans l’Église générale se doit passer dans l’Église particulière, c’est-à-dire dans [274] l’âme ? D’ailleurs le même Jésus-Christ, qui nous commande de prier sans cesse, nous ordonne aussi de parler peu dans nos prières, parce que notre Père céleste connaît nos besoins, et qu’il sait ce que nous devons lui demander avant que nous le lui demandions[403]. L’Écriture dit qu’il exauce la préparation du cœur du pauvre[404], de celui qui ne sait rien demander et qui ne connaît pas même ses besoins. Saint Paul ne dit-il pas : L’Esprit nous aide dans nos faiblesses ; parce que nous ne savons ce que nous devons demander, ni le demander comme il faut[405]. D’ailleurs Jésus-Christ veut que nous adorions le Père en esprit et vérité, qu’il est esprit, et qu’il lui faut des adorateurs en esprit[406]. Le chant est plutôt des cantiques de louange ou des relations de ce que Dieu a fait en faveur des Juifs, qu’une prière perpétuelle. Il y a d’excellentes prières dans les Ps[aume]s, mais ces prières ne sont pas continuelles.

La méditation ne peut être non plus une prière perpétuelle. Outre la difficulté de toujours méditer, c’est que la méditation dans toutes ses parties n’est pas une prière ; et que d’ailleurs tout ce qui se passe dans l’esprit d’une manière raisonnée ne peut pas être perpétuel, à cause de la faiblesse de l’esprit de l’homme et de sa volonté et légèreté.

Les oraisons qu’on appelle jaculatoires, quoique les plus excellentes, parce qu’elles viennent du souvenir de Dieu, et d’affection, ne peuvent pas non plus être continuelles.

Toutes ces prières, pourvu qu’on ne s’en surcharge pas, sont très bonnes pour introduire [275] dans la prière sans intermission, comme les anciens sacrifices étaient une disposition au sacrifice perpétuel.

Il reste à faire voir qu’il y a une prière qui se peut faire en tous temps et en tous lieux, que rien ne peut interrompre que le péché et l’infidélité. Cette prière est une tendance perpétuelle du cœur vers Dieu, laquelle vient de l’amour. Cet amour attire la présence de Dieu en nous, et on éprouve souvent que cette prière se fait en nous sans nous. Elle se fait dans l’esprit par la foi.

Cette prière de Foi est simple, pure, générale, indistincte ; et comme rien ne la termine à cause de sa vastitude et de son étendue, aussi rien ne l’interrompt ni ne la finit. La prière de la volonté qui se fait par tout le penchant du cœur vers son souverain objet, ne peut non plus être interrompue, parce que le cœur ne se lasse point d’aimer, comme il est écrit que l’œil ne se lasse point de voir[407], et le cœur de comprendre.

Cette vue simple, pure, générale, indistincte, ne lasse jamais. Ni l’Amour pur, simple et nu : plus l’amour est grossier, plus il se lasse, car ce qui est sensible ne peut être de durée. Parce que plus les choses sont grossières et matérielles, plus elles sont sujettes au changement. Plus au contraire elles sont simples et pures, plus elles sont invariables. Il y a dans les choses simples une continuité sans effort, qui est si naturelle que la continuité en fait toute l’aisance, au lieu que les choses matérielles tiraillent et s’affaiblissent par leur continuité. Les choses spirituelles, plus elles sont simples, plus elles sont de durée.

Toutes les créatures gémissent[408] et sont dans [276] un état violent jusqu’à ce que leur changement arrive, c’est-à-dire qu’elles soient délivrées des obstacles qui les empêchent de retourner à leur principe, ou de retourner à leur centre, suivant leur nature. Une muraille composée de pierres liées ensemble et qui font une continuité, ne peut subsister toujours de la même manière à moins qu’on n’y travaille souvent : le temps détruit les plus grands et superbes édifices. Mais lorsque les pierres sont détachées de cette continuité qui les retenait avec violence, elles retombent dans leur centre, elles y subsistent sans effort, elles y restent sans soin de personne, elles ne s’usent ni ne se fatiguent. Il en est ainsi de notre esprit : la foi le retire de la multiplicité et de l’état violent pour le réduire à l’unité ou à l’état simple, qui est son centre. Il est sorti pur et simple des mains de Dieu ; c’est où il doit retourner pour retrouver son principe, son centre, sa fin, le lieu dont il est sorti, où il tend sans cesse.

Cette tendance est la prière propre à l’esprit, qui se fait sans interruption parce que Dieu étant Esprit, et notre esprit [étant] émané du sien, il a une tendance à se rejoindre à son tout. Et lorsqu’il est arrivé à son centre, qui est Dieu, il n’a plus de tendance, parce qu’il a trouvé le lieu de son repos, où il demeure tranquille et paisible, sans se donner d’autre mouvement que celui que lui donne son centre même, où il est parvenu. Il faut penser de la volonté comme de l’esprit.

Le centre de l’esprit est la foi, qui le purge pour le faire passer en Dieu, son plus profond centre. Le centre de la volonté est l’amour, qui la purifie assez pour la faire passer en Dieu, où elle [277] perd toutes les agitations d’un feu éloigné de sa sphère et toutes les tendances de celui qui approche de son centre, pour se reposer dans ce même centre, où il est arrivé.

Or il faut raisonner de l’oraison, de son commencement, de son progrès et de sa perfection selon ce que nous avons dit de l’esprit et de la volonté, car la prière intérieure est un assemblage de ces deux puissances et un composé de foi et d’amour.

 Plus l’esprit et la volonté sont éloignés de leur centre, plus la foi est multipliée en différents objets, et plus l’amour a d’agitations et d’élans marqués. Mais à mesure que l’esprit et la volonté approchent de leur centre, ce qui est multiplié se simplifie, et enfin se réunit, et devient esprit purgé dans une entière simplicité. Les élancements de la volonté se perdent de même : elle devient peu à peu tranquille et reposée, jusqu’à ce qu’elle arrive à son centre, où toute agitation et la tendance même cessent par un entier repos. Au commencement l’agitation est plus forte ; ensuite elle devient une tendance, qui se simplifie chaque jour, et qui devient peu à peu plus imperceptible, jusqu’à ce que l’âme étant parvenue à son centre, ait atteint un parfait repos.

De sorte qu’il est aisé de remarquer que ceux qui croient que le multiplié et le distinct dans l’esprit, et le véhément dans l’amour, sont le plus parfait, se trompent beaucoup. Tout le distinct lumineux et l’amour ardent et impétueux ne viennent que de leur défaut et de l’éloignement de leur centre, dont l’un est Dieu-vérité pour l’esprit, et Dieu-charité pour la volonté. C’est pourtant ce dont on fait [278] le plus de cas aujourd’hui : on étale à nos yeux, comme quelque chose de bien grand, ces brillants, ces ardeurs, ces véhémences, cette multitude d’objets, visions etc., quoique cela soit en vérité très faible et très petit au prix de la révélation de Jésus-Christ que l’âme trouve dans son centre[409] sans images, formes, ni espèces. Cet amour agité et de tendance est bien différent de cet amour reposé dans son centre.

On commence donc par l’agitation, qui s’apaise et tombe insensiblement dans une certaine tendance, qui est bien plus parfaite. Et cette tendance nous conduit dans le centre, où elle se perd elle-même avec nous. Il n’est pas surprenant que l’homme ne fasse cas que de ce qui est de sa portée, de ce qu’il peut distinguer et nommer.

Aussi ce qu’on écrit dans les Vies des saints est la moindre partie de ce qu’ils sont. Ceux qui ont écrit les vies des saints n’ont pu écrire que les choses extérieures et qui tombent sous les sens. Ceux des saints qui ont écrit leur propre vie, quoi qu’ils aient écrit des choses plus intérieures et des dispositions qui paraissent très parfaites, n’ont pu écrire que l’aperçu et les choses nominables. Mais lorsque l’amour et la foi ont atteint à peu près la perfection qu’elles doivent avoir en cette vie, ils ne peuvent plus rien dire d’eux-mêmes, puisque la tendance, qui était la seule chose exprimable, est tombée dans le centre, où l’âme étant toute anéantie à elle-même, ne pense rien de soi, ne voit rien de soi, se perd elle-même avec son amour et sa foi dans son être original, où elle ne voit rien que Dieu sans rien discerner en Lui, comme une personne [279] tombée dans la mer ne voit plus que la même mer, sans rien discerner de cette mer, ni couleur, ni odeur etc. Il en est ainsi de l’âme perdue en Dieu : elle ne peut plus rien dire de ses dispositions présentes, elle peut parler du passé, et écrire dans le général ce qu’on lui fait écrire de la vie intérieure ; mais lorsqu’on lui demande sa disposition, elle est interdite et étonnée, n’en connaissant aucune et [ne] sachant ce qu’on lui veut dire, non plus qu’un petit enfant ignorant.

C’est en parlant de cette prière qui devient un état de prière, et par conséquent sans interruption, que saint Antoine, ce premier homme connu des déserts, a dit que la prière de celui qui prie, n’est pas parfaite, lorsqu’il connaît qu’il prie. Il ne faut pas douter que ces Pères des déserts fussent des gens très intérieurs, très éclairés, et très parfaits. On ne nous écrit que de leur abstinence, qui est la moindre partie d’eux-mêmes. De ces grands solitaires, il y en avait de plus intérieurs les uns que les autres. Je crois que ces derniers, sans rien affecter, mangeaient simplement ce que la Providence leur fournissait. Comment celui qui ne discernait plus sa prière, aurait-il été dans cette attention perpétuelle pour le boire et le manger ? Ils étaient par la nécessité de leur état dans une abstinence perpétuelle et générale de toutes choses, sans toutes ces attentions entièrement opposées à l’état d’un homme qui ne discerne ni sa prière ni lui-même. Mais chacun écrit selon sa disposition particulière, et non celle du saint, [280] relevant beaucoup ce qu’on estime, et passant légèrement ou taisant tout à fait ce qu’on n’estime pas, parce qu’on ne le connaît pas.

Qu’auraient-ils fait ces grands hommes dans les déserts sans l’oraison, les Paul ermites[410], qui n’avaient ni livres, ni ouvrage, ni amusement, et qui étaient si accoutumés à prier que saint Antoine[411] dit que son corps priait même après sa mort ? C’est l’oraison qui fit persévérer saint Antoine plusieurs années dans un sépulcre, et vingt années dans un château ruiné où il était seul. C’est l’oraison qui a dérobé tant de grands hommes à la connaissance des autres hommes, car je ne doute pas qu’il n’en soit bien mort d’inconnus à toute la terre. Dieu nous en a montré un exemple en saint Paul l’ermite, qu’il a manifesté à saint Antoine, pour marquer qu’il y en avait d’inconnus à toute la terre qui ne seraient connus que dans l’éternité. C’était donc cette prière continuelle, dont j’ai parlé, qui était leur nourriture et leur occupation perpétuelle. Comme Dieu a fait voir en Paul qu’il pouvait y avoir un grand nombre de ses serviteurs inconnus, il a fait aussi comprendre par ce peu de paroles de saint Antoine quelle était la prière de ces grands hommes. L’oraison n’est pas parfaite de celui qui connaît qu’il prie. O oraison, qui faisiez qu’Antoine[412] craignait le retour du soleil, combien étiez-vous pure, simple et facile dans votre continuité !

On sait bien que tous n’étaient pas également parfaits ; mais ceux qui aspiraient à le devenir, faisaient leur principale étude de l’oraison. [281] Qu’auraient-ils fait sans elle dans ces déserts inhabités ? Elle était toute leur ressource, leur compagne fidèle, c’est elle qui combattait leurs ennemis. Aussi les hommes bien éclairés ne voulaient pas qu’on fût solitaire, séparé de tous, qu’on ne fût avancé en l’oraison, de crainte des embûches du démon.

O mon Seigneur Jésus-Christ, vous qui me commandez de prier sans cesse, donnez-moi la grâce de le faire, accordez-moi cette même faveur pour ceux que vous m’avez donnés. C’est vous, ô divin Verbe, qui êtes en nous cette prière perpétuelle et sans interruption. C’est vous, ô divin Agneau, qui êtes la lampe qui éclaire tout le ciel de notre âme. Que nous n’ayons jamais d’autre prière que la vôtre, d’autre lumière que la vôtre, d’autre amour que le vôtre !

J’ai fait cette nuit un songe admirable. Il me semblait que m’étant cachée dans le coin d’un lit pour prier, on m’a appris comme les Anges contemplent. C’est quelque chose de si vaste et de si grand que je ne le puis exprimer. J’ai compris que les Anges ne pensent point[413], et dans tout ce temps il n’a pas été admis une pensée. L’âme élevée au-dessus de tout ce qui est possible n’admet ni vue distincte ni objet, mais elle est abîmée dans ce Dieu surressentiel. C’est quelque chose qui surpasse toute intelligence. J’ai compris la nécessité de n’admettre aucune pensée quelle qu’elle soit, ni bonne ni mauvaise, et comment il faut être dégagé de toute espèce pour une pure oraison. Il y avait longtemps que je l’avais compris, mais non pas de cette manière. [282]

Ce que nous pouvons et devons faire de notre part est de nous défaire de toutes pensées, de tout raisonnement, de toutes espèces, n’en admettant aucune volontairement, non seulement en priant, mais durant le jour, les laissant tomber dès qu’elles paraissent, sans les admettre, et nous aurons cette Contemplation suressentielle, qui ne peut être donnée qu’à l’esprit purgé.

Cette purification de l’esprit s’appelle mort. Or, comme la mort, ou la mortification de la volonté, consiste non seulement à n’admettre aucune volonté, quelle qu’elle soit, pour ne vouloir que la volonté de Dieu, mais aussi tout désir, tout penchant, toute inclination, en sorte que cette âme n’aime plus par choix, mais que Dieu la lie à qui il Lui plaît et comme il Lui plaît : aussi la purification de l’esprit consiste à n’admettre ni raisonnement, ni pensée, ni espèce - afin que l’esprit nu et dégagé soit imprimé de ce qu’il plaît à Dieu, ou plutôt qu’il demeure dans cette immense vacuité. Si l’homme pouvait être dans ce dégagement absolu de toute idée, pensée, espèce, raison, ressouvenir, et y persévérer comme il persévère dans l’extinction de tout désir, il serait parfait en Dieu, quoique Dieu le couvrît au-dehors de certains défauts apparents pour le dérober à la connaissance des hommes, comme son Sanctuaire et le tabernacle de ses complaisances. Mais on retombe à la manière de penser, et on ne reste pas fidèle, parce que l’homme veut agir en la manière de l’homme, et non en celle de Dieu.

Cette mort de l’esprit est bien plus longue, plus dure, plus difficile que toute autre mort. [283] Mais si l’homme voulait travailler de bonne heure et avec une fidélité exacte et perpétuelle à se défaire de tous ses embarras de l’esprit, cet esprit se purgerait, et il adorerait véritablement en esprit purgé le pur et sublime Esprit. Si mes enfants prenaient un nouveau courage, et qu’ils voulussent bien sans discontinuation travailler à ne laisser entrer chez eux volontairement aucune des choses que j’ai dites, ils entreraient dans un pays nouveau, ils se délivreraient des fantômes et de mille croix que l’imagination fournit. Commençons, je vous conjure, à travailler avec courage. Dieu nous aidera lui-même dans notre travail, et accomplira enfin en nous toutes nos œuvres[414]. O mon Dieu ! Est-ce par les défauts apparents que j’ai porté depuis quelques jours, par cette suite d’humiliations, et surtout dans le temps que je croyais que Vous m’aviez rejetée et que je ne me trouvais plus la même, est-ce, dis-je, par ces contraires que vous prépariez mon âme à une si haute intelligence ? Vous me faites comprendre, ô Amour, Esprit saint, que par cette voie de mort on prévient ou évite toutes hérésies, toutes disputes, toutes dissensions, tout ce qui excite les passions, tout entêtement, pour entrer dans la nue et pure Vérité ? O Dieu, faites comprendre ceci, et encore plus le pratiquer, à ceux que vous avez choisis, et pour lesquels vous m’intéressez si fort !

Il est dit que Jésus allait la nuit sur la montagne pour faire la prière de Dieu[415]. Qu’est-ce que la prière de Dieu ? Contempler et aimer. Dieu se contemplant soi-même, produit par sa [284] fécondité divine une Image vivante de tout lui-même, si conforme et si égale à lui, qu’il ne peut y avoir de différence. Il a une complaisance infinie dans cette Image vivante de tout lui-même ; et cette Image vivante, qui est son Verbe, a aussi une complaisance autant infinie qu’elle est réciproque dans le Père qui l’engendre sans cesse. Cette complaisance réciproque produit un Amour infini et égal au Père et au Fils. Une complaisance infinie ne peut produire qu’un amour infini. C’est donc la contemplation et l’amour qui est la prière de Dieu.

C’est celle qu’il faisait sur la montagne la nuit, et c’est celle que nous devons faire, comme Jésus-Christ n’a rien fait que nous ne devions tâcher d’imiter, autant que notre faiblesse et la bassesse de ce que nous sommes nous le peut permettre. Examinons les circonstances de cette prière.

Premièrement, Jésus-Christ se retire à l’écart, pour nous apprendre que nous devons nous séparer de toutes les créatures, de pensée et d’affection. L’affection produit ordinairement la pensée. Si nous nous aimons beaucoup nous-mêmes, les pensées et les retours sur nous-mêmes nous distrairont souvent, l’amour, la haine, les désirs des richesses ou honneurs, des sciences, de l’esprit etc. Il faut donc nous séparer de toutes ces choses. Il faut encore se retirer sur la montagne, nous outrepassant nous-mêmes, nous oubliant, pour ne nous laisser occuper que de cet Être simple et immuable : là, vides de tout ce qui n’est pas lui, nous serons en état de recevoir son Image, qui est son Verbe en nous. Car partout où il n’y a que Dieu par la séparation de nous-mêmes et de tout le [285] créé, Dieu y produit son Verbe, et s’y aime soi-même, de sorte que cette âme ainsi séparée, participe au commerce ineffable de la très sainte Trinité. Il faut de plus que, pour imiter Jésus-Christ, notre retraite sur la montagne se fasse de nuit, pour nous apprendre que, quelque haute que soit la contemplation en cette vie, c’est toujours une nuit à l’égard de l’éternité ; et aussi pour nous enseigner que la contemplation véritable se doit faire dans la nuit de la foi.

C’est cette admirable obscurité que saint Denis appelle brouillard caligineux[416], et qui était figuré par la nuée qui était sur le Tabernacle sitôt que la présence de Dieu remplissait le Tabernacle. O nuit, plus admirable que le plus beau jour! O obscurité, plus lumineuse que la lumière même ! Tu parais obscure à la faiblesse de notre esprit, quoique tu sois la même lumière. L’homme ne peut se contenter de toi, parce qu’il ne te connaît pas. Cependant cette foi ténébreuse est si absolument nécessaire que sans elle on ne parviendra jamais en cette vie à la parfaite contemplation.

Cette contemplation doit être nue et simple parce qu’elle doit être pure. Tout ce qui la détermine, la termine et l’empêche, parce que Dieu étant un être pur et simple, on ne peut contempler ce qu’il est que selon ce qu’il est. Or il n’y a que la foi obscure et nue qui puisse nous donner cette contemplation pure et générale, qui n’ayant aucun objet formel, ne peut avoir aucune distinction ; et c’est la source de l’Amour pur. Car comme la contemplation n’a nul objet que ce Tout immense, où n’y ayant rien de distinct, elle ne peut rien discerner, elle [286] n’a aussi qu’un amour simple, qui ne peut admettre aucun objet ni aucune distinction, ni par conséquent aucun retour sur soi. Toute lumière particulière est comme une réverbération, qui ne donne jamais la chose telle qu’elle est en soi, mais en image grossière, qui ne peut ressembler au simple et immense Tout. 

Comme donc la prière de Dieu, ou la contemplation, n’est qu’un seul acte qui est contempler et aimer, l’âme absorbée dans ces ténèbres divines ne voit rien, ne connaît rien : tout lui paraît amour, elle ne croit faire autre chose qu’aimer. Et comme son amour est nu, proportionnellement à sa foi, elle ne discerne point son amour ni sa connaissance que par une chose, qui est l’amour surpassant et toute chose et soi-même.

Dès que l’amour n’a plus de retour sur soi, il est censé pur, quoiqu’il ne soit pas tout parfait. Lorsque l’amour ne veut rien pour soi, qu’il n’a que l’honneur, la gloire et le seul intérêt de Dieu, sans aucun rapport à soi, quel qu’il puisse être, il est censé plus parfait, car la perfection de l’amour consiste dans la ressemblance qu’il a avec celui de Dieu. Dieu comme Dieu, souverain principe et dernière fin, ne peut aimer que lui[-même] ; et ce qu’il lui plaît d’aimer, il faut nécessairement qu’il l’aime par rapport à lui ; et c’est ce que lui donne la qualité de Dieu. Il n’en est pas de même des êtres créés et émanés de ce Tout : ils ne doivent aimer que ce Tout, et référer tout au Tout. S’ils aiment par rapport à eux, ils usurpent la qualité de Dieu, ils anticipent sur ses droits, ils contrarient ce qu’ils sont, qui est d’être créatures. De sorte que d’aimer Dieu par rapport à soi, loin d’être [287] un bien, est un défaut. Dieu en nous donnant cette émanation de lui-même, nous a donné cette qualité d’amour contemplant, et de pouvoir l’aimer comme il s’aime, sans retour ni rapport qu’à lui-même.

Cette contemplation, qui n’admet rien, ne fait rien perdre à Dieu de ce qu’il est ; car elle n’admet ni pensée, ni figure, ni rien de nominable, qui ne se pourrait trouver en Dieu et qui nous ferait nous forger de lui quelque chose qui n’est pas. C’est pourquoi la foi obscure et nue est la parfaite contemplation de Dieu en lui tel qu’il est, laquelle ne lui attribuant rien, ne lui ôte rien. L’amour nu suit nécessairement la contemplation nue. Or cet amour est appelé nu et pur parce qu’il n’admet que Dieu sans rapport à soi-même, et que le moindre rapport à quelque bien que ce puisse être qui n’est pas Dieu même, empêcherait sa pureté, parce qu’il l’éloignerait de sa fin, qui est Dieu seul en lui et pour lui.

C’est cette contemplation parfaite et cet Amour pur qui fait la félicité des Anges et des saints dans le Ciel, d’où tout propre intérêt, quel qu’il soit, est banni, et c’est aussi la félicité de cette vie, quoique d’une manière bien moins parfaite. Ce qui fait nos peines et nos souffrances intérieures, si nous l’examinons bien, ne vient que du rapport à nous-mêmes, de quelque beau prétexte que nous voulions nous couvrir. Prions avec Jésus-Christ sur la montagne. Prions comme lui. Contemplons, aimons : nous ferons la prière de Dieu. O divin Jésus ! Je m’unis à cette prière que vous faisiez la nuit à l’écart sur la montagne, à cette prière de Dieu : faites que nous n’en fassions jamais d’autre ! [288]

Quoique cet amour ne regarde que Dieu-même, il influe ou il coule sur le prochain de ce même amour en Dieu ce que Dieu même veut et a voulu de toute éternité. Or cela se fait ainsi. L’Amour pur ayant ôté tout amour particulier de la créature et toute inclination naturelle, Dieu lui influe, comme en Jésus-Christ, un amour si grand pour les hommes pour le rachat desquels il a donné sa vie. Dieu, dis-je, influe dans l’âme un amour si grand que c’est comme celui de Jésus-Christ, avec toute la disproportion néanmoins qu’on y doit mettre, en sorte que cette personne donnerait mille vies pour le salut de ses frères. Et comme ce cœur tout en Dieu, tout pénétré de son amour, ne se donne aucun mouvement par soi-même, Dieu incline ce même cœur pour prier ou s’intéresser pour qui il lui plaît, plus ou moins fortement, selon ses desseins éternels sur ces âmes, de sorte que cela n’est point au choix de l’homme, mais de la volonté de Dieu. Il donne particulièrement certaines âmes, dont on ne pourrait pas se décharger quand on le voudrait. La chair, le sang, les proches, les amis ne sont point considérés. Dieu fait cela comme il lui plaît, et pour qui il lui plaît. Nous voyons un exemple de cela en saint Paul[417] qui pensant aller d’un autre côté, fut envoyé dans la Macédoine. Ce qui s’est fait plus sensiblement en cet Apôtre pour nous être un témoignage, se fait plus intimement dans les âmes dont je parle. Cela se fait aussi très purement, sans images ni espèces.

Je ne puis mieux, ce me semble, expliquer cette contemplation amoureuse dont j’ai [289] parlé, que par ces paroles de saint Jean : J’ai vu la nouvelle Jérusalem descendant du ciel, etc. Il dit qu’il n’y a là ni clameurs, ni douleurs, qu’il n’y a point d’autre lumière que l’Agneau, qui en est la lampe[418]. Il est certain que dans l’amour unissant et contemplant, qui est cette Jérusalem céleste descendue dans l’âme pure, il n’y a rien de nominable. Les cris de douleurs, même des péchés, en sont bannis parce qu’ils les supposent effacés par la pénitence, et que ce séjour n’est point fait pour ceux qui les pleurent encore : comme les anciens pénitents demeuraient à la porte de l’Église, que ces personnes restent à la porte de ce Sanctuaire et ne présument pas d’y entrer. Il n’y a là nulle douleur, parce qu’aucune n’y peut être admise. Si Dieu en inflige quelques-unes, comme à Jésus-Christ, tout le Sanctuaire en est environné, mais elles n’entrent pas ; on porte pour autrui des peines, mais elles ne pénètrent pas ce saint lieu. Il n’y peut avoir là aucune lumière particulière, il n’y a point d’autre lumière que l’Agneau lui-même. Comment éclaire-t-il ce lieu ? Le dehors est éclairé par ses exemples, et par ses paroles, et le dedans est illuminé par l’impression de tout Lui-même. Il ne faut donc point prétendre là d’autre lumière que ce divin Agneau ; ceux qui en veulent d’autres n’y seront point admis.

O céleste Jérusalem, séjour de paix, quand descendrez-vous sur la terre universelle ? Vous descendez dans quelques cœurs, qui vous béniront à jamais ; mais qu’ils sont rares, ces cœurs ! Parce que nul ne veut mourir parfaitement à soi-même, et qu’on résiste à vos bontés ! Donnez-nous des cœurs nouveaux ! Amen, Jésus ! [290]

1.39. Le vrai don de Dieu. 

Sur ces paroles : Si tu savais le don de Dieu. (Jean 4, 10).

Qu'est-ce que le don de Dieu ? C'est un don digne de sa magnificence : c'est son Verbe. Il nous en a donné l'Esprit dès le moment de notre création. Il s'est incarné, rendant par là ce don visible et palpable. Il s'est donné à la Cène, pour être avec nous jusqu'à la consommation des siècles. On ne peut plus ni le voir ni le toucher comme homme, on ne peut le recevoir sans cesse corporellement. Il s'est voulu donner d'une manière permanente étant en nous Esprit et Vie[419]. C'est cette Vie du Verbe que nous pouvons toujours posséder : il ne demande qu'à se communiquer pourvu que nous le laissions entièrement être Esprit et Vie en nous.

L'Esprit et la Vie est ce qui est le principe de toute action vitale. On dit également lorsqu'une personne meurt, qu'elle a perdu la vie et qu'elle a rendu l'esprit. Jésus-Christ comme Esprit vivifiant[420] doit être la vie des hommes. [291] Or comme l'homme ne fait les actions d'un homme vivant que par ce qu'il est animé d'un esprit vivifiant, de même nous ne saurions faire des actions vivantes spirituellement qu’autant que le Verbe est le principe de tout nos mouvements. Tout ainsi que l'âme commande au corps et qu'elle lui fait faire ce qu'il lui plaît sans qu'il lui résiste en rien, il faut de même que le Verbe nous fasse agir sans résistance et qu'il exerce son domaine absolu sur nous.

C'est pour cela qu'il fait cent sortes d'opérations jusqu'à ce qu'il nous anime [aus]si parfaitement que l'âme fait le corps. Ô si nous savions le don de Dieu, et que nous puissions comprendre ce que c'est que d'être animés et vivifiés par l'Esprit du Verbe, nous nous livrerions entièrement à lui, et nous ne voudrions pas disposer de nous en la moindre chose.

Ce don est si grand, si admirable que Dieu, tout Dieu qu'il est, ne peut nous rien donner de plus. Il a épuisé, en nous le donnant, tous dons possibles, car tous ces dons sont renfermés en lui. Si l'on comprenait la beauté de la vie de l'Esprit, et ce que c'est que de profiter de ce don, de vivre par son Esprit, toutes les plus grandes actions nous paraîtraient de la boue en comparaison de se laisser animer par cet Esprit et d’en vivre. Ô que ceux qui commencent à goûter de ce don ont besoin d'un saint loisir pour le laisser prendre possession de tout eux-mêmes, surtout dans les commencements. Aussi Jésus-Christ l’explique-t-il[421] en peu de mots à la Samaritaine : si tu avais reçu ce don, dit-il, tu n'aurais plus soif parce que tu serais désaltérée et revivifiée par [292] lui ; si tu l'avais connu, tu m'aurais demandé à boire, faisant voir que, comme le breuvage se glisse et s'écoule en nous, aussi cet Esprit vivifiant se glisse en notre âme pour l'animer.

Il ne se contente pas en nous vivifiant de nous ôter toutes sortes d'altérations : il fait rejaillir de nos entrailles un fleuve d'eau vive. Qu'est-ce que cela veut dire, sinon que celui qui a donné lieu à cet Esprit et qui l'a reçu avec surabondance, ne le garde pas en soi pour en être propriétaire, mais le laisse jaillir et monter à sa source, tout comme on voit ces bassins jeter par des tuyaux l'eau à la même hauteur que leur source, et recevoir dans leur sein l'eau qu'ils ont fait remonter en haut. C'est ce que fait l'Esprit du Verbe en nous : il faut que n'étant propriétaires de rien, nous lui rendons ce qu’il nous donne, et méritons par là d’en recevoir incessamment. Ce don, qui est sorti de Dieu, veut que tout retourne à Dieu. Il est encore en nous un fleuve d'eau vive[422] pour abreuver nos frères de ces eaux divines.

Il apprend ensuite à cette femme l'usage qu'elle doit faire de ce don, qui est d'adorer le Père en esprit et en vérité[423]. Ce don est pur Esprit vivant et vivifiant : lui seul nous peut faire adorer en esprit le Père, qui étant pur Esprit, veut une adoration proportionnée à ce qu'il est. Quoique les autres manières d'adorer soient bonnes et saintes, elles ne conviennent pas si proprement à Dieu, et non pas ainsi rapport à ce qu'il est : comme Esprit, il lui faut une adoration d'Esprit ; et c'est cette adoration que le Verbe fait en nous, comme le prouve saint Paul lorsqu'il dit que l'Esprit prie en nous[424]. L'Esprit [293] ne prie en nous que selon ce qu'il est, c'est-à-dire d'une manière purement spirituelle.

Il est ajouté [dans les paroles de Jésus-Christ à la Samaritaine, que Dieu doit être adoré] en vérité. On ne peut adorer en Esprit qu'on n’adore en vérité  parce que l'Esprit du Verbe est vérité, et aussi parce que toute autre manière de l'adorer tient de la créature et est souvent guidée par le propre intérêt, et enfin, sortant de nous, ne peut avoir plus de vérité que nous, qui ne sommes que mensonges et qu’erreur : nous nous trompons dans nos idées et dans les conceptions que nous avons de Dieu ; et l'adoration conforme à nos idées ne peut jamais être proportionnée à ce qu'il est. Convenons qu'il n'y a que l'adoration en Esprit et en vérité qui soit digne de Dieu.

On peut faire extérieurement ce qui est de l'état et de la vocation d'un chacun, et toutes les actions ordonnées, sans sortir de cette adoration d'Esprit et de vérité.

Le Verbe étant le principe de toutes nos adorations et lui ayant remis tous les droits que nous avons sur nous-mêmes, tout ce qui se fait par ce principe vient de sa source, et est Esprit et Vie ; et comme la vie donne la faculté d'agir et de se mouvoir, saint Paul dit que c'est en lui que nous vivons, que nous agissons et que nous sommes[425]. L'homme, par un amour propre qui est comme identifié dans sa nature, n’aime et ne fait cas que de ce qu'il fait : une vie renoncée ne lui plaît pas, il veut voir son travail devant soi et ne se laisse point posséder, mouvoir et agir par le Verbe. Ce travail, qui est tout au plus une toile d'araignée[426], lui plaît plus que [294] tous les ouvrages de la Sagesse, quelque merveilleux qu'ils soient, parce qu'il n'en est pas le principe. Le travail de la créature, quoique pénible et de peu de valeur, lui plaît beaucoup davantage parce qu'il part du moi, et que l'on distingue l'action du moi parce qu'elle est toute au-dehors ; mais l'ouvrage de la Sagesse est tout intérieur, et n'a rien qui se produise au-dehors : c'est une œuvre secrète et cachée. Les métaux les moins précieux sont presque sur la surface de la terre : elle ne les cache point à la vue des hommes ; mais l’or, ce précieux métal, est caché dans le fond de ses entrailles. Il en est ainsi des œuvres de la Sagesse et de ce don de Dieu. Il est si profondément caché dans le centre de notre âme que les yeux n'en découvrent rien : c'est ce qui fait et son prix et sa sûreté. Il est caché à l'avarice et à l'ambition des hommes, les voleurs ne peuvent l’enlever : c'est le trésor de l'Évangile que ce don, trésor que la teigne ni la rouille ne peuvent endommager[427]. Tout ce que nous recevons en nous, tout ce que nous sentons et connaissons, est sujet à la corruption ; mais ce don est d'autant plus incorruptible qu'il est plus impalpable et plus éloigné de la matière.

Donnez-nous ce don, Seigneur, que vous avez caché aux grands et aux savants[428], et révélé aux petits. Mais apprenons que nous ne pouvons avoir ce don que par la perte de tout le reste. Celui qui l’a une fois trouvé, vend tout ce qu'il a pour s'en rendre possesseur[429] ; il ne fait cas que de ce don, tout le reste lui paraît de la boue ; et quoiqu'il ne paraisse au-dehors qu'une [295] terre aride et desséchée, il renferme ce qu'il y a de plus grand. Amen, Jésus.

1.40 La vraie simplicité et ses avantages.

Sur ces paroles : soyez simples comme des colombes, et prudents comme des serpents. Mt  10, 16.

En quoi consiste la simplicité ? C’est dans l’unité : si nous n’avons qu’un regard unique, un amour unique, nous sommes simples. Celui qui n’a que Dieu pour objet, qui ne voit que lui, qui n’aime que lui, est véritablement simple. Celui au contraire qui se regarde soi-même ou quelque chose de créé, qui s’aime soi-même, qui a beaucoup de rapport à soi, qui cherche son propre intérêt en temps et en éternité, qui suit son amour propre, sa cupidité, en est infiniment loin.

Notre Seigneur a dit : Si votre œil est [296] simple, tout votre corps sera lumineux[430], car la simplicité renferme la droite intention, nulle intention ne pouvant passer pour droite si ce n’est celle d’un homme qui, ne regardant que Dieu seul, ne se recourbe jamais ni sur soi ni sur aucune créature par amour propre et par le propre intérêt. Aussi est-il écrit : quand je serais simple, je ne le saurais pas moi-même[431]. On connaît plus facilement les autres vertus ; mais celui qui est simple, ne connaît ni la simplicité ni les autres vertus qu’il possède, parce que la simplicité ne souffrant aucun retour sur soi, ne laisse discerner aucune vertu, comme elle ne pense à aucun mal ; ainsi la simplicité est l’ignorance du bien et du mal. Dieu a dit de son fidèle serviteur Job qu’il était un homme simple et droit, éloigné de tout mal[432]. Aussi cette simplicité qui rend le corps lumineux, suppose que tout l’homme, par ce simple regard, est perfectionné et exempt de toute malice, car, comme dit Jésus-Christ, c’est du cœur que sort tout ce qu’il y a de mauvais[433].

Le cœur n’est corrompu que par la multitude des pensées qui le remuent. Lorsque le regard est unique en Dieu, l’amour est rendu pur et unique. Alors le cœur ne pense et ne conçoit aucun mal et, comme il n’est attaché à aucune créature ni à lui-même, il n’est point ému par les passions ni incliné d’aucun côté. Sa droiture l’empêche de tourner ni à droite ni à gauche. Aussi est-il dit dans le Cantique : ma sœur, mon Épouse, vous m’avez blessé par un de vos yeux et par un de vos cheveux[434]. Les cheveux représentent les pensées qui, étant réunies dans un seul [297] et même objet, sont le regard fixe en ce même objet et causent la pureté de l’amour.

Dieu avait créé l’homme dans cette pureté et dans cette ignorance du bien et du mal, quoiqu’il fût dans la consommation de tout bien, [ce] qui est l’innocence et la parfaite droiture ; il l’ignorait cependant, par l’impuissance où il était de se regarder soi-même. Il savait tout bien être en Dieu : cela lui suffisait. Il ne voyait que ce grand objet, il n’aimait que lui, il ne connaissait aucun mal, ne connaissant que Dieu, source de tout bien. Cette ignorance de tout mal l’aurait mis dans l’impuissance de le commettre, et nous aussi, si Adam n’avait pas désobéi. Son premier péché, et la source du second, fut le retour sur lui-même et de s’être retiré de ce regard simple et unique en Dieu. Le Démon prit Ève par son faible : si vous mangez de ce fruit, vous serez semblables à Dieu, discernant le bien et le mal[435]. Il n’y a que Dieu certainement qui puisse discerner le bien et le mal. Les hommes appellent le bien mal, et le mal bien, et c’est le fruit du renversement de l’homme et de sa chute. Vous serez semblables au Très-haut : c’est faire voir qu’on est ce qu’on est et ce qu’on peut devenir. Quoi ! tu es un être subsistant, et tu t’ignores toi-même ! [ce] qui est pourtant cette grande qualité de l’Épouse des Cantiques : Si vous vous ignorez, ô la plus belle des femmes[436], c’est votre ignorance qui fait [298] votre beauté. O Ève, cette même ignorance aurait conservé la vôtre ! Vous êtes : voilà la première réflexion. Mais vous êtes dissemblable au Très-Haut en ce que vous êtes créature : voilà la seconde. Mais vous pouvez lui devenir semblable : voilà la troisième, et qui est le comble de l’amour de soi-même et de sa propre excellence. Non seulement vous serez semblable au Très-Haut, mais vous discernerez le bien et le mal.

Cette simplicité tenait Adam et Ève ignorants de tout bien en eux, ne pouvant voir que Dieu en lui-même et tout bien dans son origine ; l’ignorance du mal les empêchait de le discerner et de le commettre, mais après la désobéissance d’Adam et qu’il eût mangé du fruit défendu, il se vit, et se vit nu[437]. Il vit un mal et un sujet de honte dans sa nudité. La première réflexion, sur soi, la seconde, sur son état, la troisième, de comparaison du créé à l’incréé, produisirent l’amour de la propre excellence, source de tout péché ; et de là s’ensuit la désobéissance. Car, comme par le regard direct l’amour est toujours direct, aussi la volonté, qui suit l’amour, demeure toujours soumise, obéissante et assujettie à l’amour ; elle s’écoule et passe dans ce même amour. Il n’en est pas ainsi lorsqu’elle est dépravée, et elle ne devient dépravée que par l’amour-propre, qui la rend indocile et inflexible.

C’est donc la perte de la simplicité qui est la source de tous les maux, comme cette même simplicité est la source de tout bien, puisque, comme nous l’avons vu, la simplicité de l’esprit produit le pur amour. Soyons simples et nous ignorerons tout mal. Comme Adam n’a [299] perdu son innocence qu’en perdant sa simplicité, nous ne pouvons retrouver l’innocence que par la simplicité. Ce qui fait la corruption du monde est que, s’étant éloigné de la simplicité par laquelle on rentre dans la vérité, il entre dans l’erreur et dans le mensonge. La multiplicité des idées cause l’erreur de l’esprit parce qu’adhérant à ces mêmes pensées qui se combattent et détruisent les unes les autres, on devient perplexe et incertain, et l’on tombe dans l’erreur, cette multiplicité faisant celle des vouloirs. On se porte au mensonge, séduit qu’on est par la fausseté de l’esprit : ce que l’esprit embrasse fortement, la volonté s’y attache avec fermeté et inflexibilité et par conséquent perd sa souplesse.

La démission d’esprit fait la soumission de la volonté. C’est pourquoi Jésus-Christ a dit : Renoncez-vous vous-mêmes[438], c’est-à-dire : quittez l’entêtement de votre propre esprit et la fixation de votre volonté, quittez tout et vous trouverez tout ; mais surtout, soyez pauvres d’esprit et vous posséderez le Royaume de Dieu. Devenez simples et petits comme des enfants[439], sans quoi vous n’y entrerez point.

Soyez aussi prudents comme [que] des serpents. Ce second article semble contredire le précédent, car le Démon prit la figure du serpent pour tenter l’homme. Le serpent est plein de détours, de finesses, de replis, de mensonges : ce n’est pas cela que Jésus-Christ veut que nous imitions puisque c’est ce qui est cause de notre perte. Ce que Dieu demande de nous, c’est que nous quittions, comme fait le serpent, notre vieille peau, c’est-à-dire le vieil homme pour nous [300] revêtir du nouveau, que nous exposions tout notre corps pour conserver notre tête : Jésus-Christ est le chef [la tête] de l’homme[440], comme dit saint Paul. Perdons tout pour gagner Jésus-Christ. Mais comme j’ai écrit ailleurs et de la prudence et de la simplicité, je ne le répète pas ici.

Ce que je désire, mes enfants, est que vous soyez simples à l’oraison, sans multiplicité de discours, afin que Dieu, qui verse son Esprit sur le simple, soit lui-même votre prière : simples de pensée, les laissant tomber et ne les admettant point, simples d’esprit, n’ayant qu’un seul regard en Dieu. Cette oraison de simple regard s’appelle quelquefois contemplation lorsqu’elle a un objet, oraison simple lorsqu’elle perd peu à peu cet objet distinct pour se perdre dans cet objet unique, qui renferme tous objets distincts sans les laisser voir à l’âme. Et lorsque cette oraison de simple regard est plus avancée, nous l’appelons oraison de foi, qui se perd dans ce qu’elle ne peut discerner ni comprendre, ne voulant ni le discernement ni la compréhension, sachant trop bien que ce qui se discerne et comprend, est moindre que nous et que Dieu étant un Être infini, ne peut s’atteindre que par la foi simple qui n’a ni bornes ni mesures. Plus une chose est simple, plus elle a d’étendue. Et cette simplicité se perd dans le Tout immense où elle demeure mélangée, parce que, n’ayant ni qualité, ni rien de subsistant en soi, ni terminaison, ni couleur, elle prend cette forme sans forme de l’immensité.

Mais pour en venir à bout, quittons notre forme propre, c’est-à-dire notre manière de concevoir, de voir et d’entendre. C’est ce qui dépend [301] de nous avec la grâce, comme l’explique le précepte du renoncement et comme disait saint Jean[441] : Rendez droite la voie, aplanissez les montagnes, etc., et David[442] : Ouvrez-vous, portes éternelles, et le roi de gloire y entrera. Ce sont notre esprit et notre volonté qui sont les portes éternelles, parce que Dieu nous a créés pour le connaître et l’aimer éternellement. Ouvrons la porte de notre esprit par cette simplicité qui cause une démission parfaite ; ouvrons notre volonté par cette simplicité qui, ne lui laissant rien de propre, la fait écouler dans son principe. Notre amour deviendra simple et pur, il n’aura que Dieu pour objet et pour fin.

Il nous reste la simplicité des actions qui dérive des principes établis. Celui qui ne connaît plus la duplicité, ignore la tromperie et l’hypocrisie, il paraît ce qu’il est. Or les personnes ainsi simplifiées, n’ont qu’une action simple. Elles ne sont multipliées ni dans leurs dévotions ni dans leurs pratiques. Comme la simplicité conduit à l’unité, leur action est toujours la même, quoique diversifiée par tous les emplois de la vie.

Ainsi la simplicité nous rapproche de la création et de la ressemblance de Dieu, car Dieu est simple et multiplié sans sortir de son unité : nous sommes simples et un, lorsque nous sommes arrivés à ce point unique où nous conduit la simplicité. Toutes les œuvres diverses de notre état et condition ne nous multiplient point. Nous n’avons que ce moment divin, qui est un moment éternel, toujours moment présent et toujours éternité parce que ce point est indivisible. L’œil simple ne regarde que le moment [302] présent, il ne regarde ni le passé ni l’avenir. L’amour simple n’a qu’un objet, sans rapport à soi, sans regard sur soi. Simplicité de vue, simplicité d’amour, simplicité d’action. C’est ce qui nous rend semblables à Dieu par la complaisance qu’il prend en nous. Par Jésus-Christ notre Seigneur.

1.41 Avantages de la simplicité

Sur ces paroles : Avec le simple, vous serez simple ; avec le juste, vous serez juste ; avec le méchant, vous serez méchant[443].

O avantage de la simplicité[444] ! Celui qui agit avec un cœur droit et simple, qui ne pense point à mal, Dieu ne l’examine point avec rigueur. Il agit simplement avec lui, passant par dessus les petits défauts que sa simplicité lui fait commettre. Dieu aime même ce cœur simple et enfantin qui ne se détourne pas du mal, parce qu’il ignore même tout mal. Son soin n’est pas de combattre les vices et les passions : il les ignore, les ayant surpassés de très loin, et il vit dans un état d’innocence qui l’éloigne de [303] tout le reste. Dieu prend le simple dans sa simplicité, agit simplement avec lui : c’est pourquoi il est écrit que les yeux du Seigneur sont attachés sur le simple. Ce regard de Dieu sur l’âme simple marque que c’est dans cette âme que Dieu engendre son Verbe. Il est dit ailleurs : ses yeux[445] et son cœur[446], pour faire voir que le Saint Esprit y est aussi produit et que Dieu aime singulièrement l’âme simple. Il est encore écrit : Si votre œil est simple, tout votre corps sera lumineux[447], pour montrer que c’est ce simple regard de l’âme vers son Dieu et de Dieu sur l’âme qui fait la parfaite pureté.

Le simple a une intention toujours pure et droite, il n’envisage que son divin objet, sans se recourber sur soi-même[448]. C’est pourquoi l’Époux dit à l’Épouse : Vous m’avez blessé par un de vos yeux[449], parce que ce regard simple et unique de l’Épouse attire un regard de complaisance et d’amour de l’Époux sur elle.

Quiconque est simple, qu’il vienne à moi[450] : c’est celui-là que je reçois des bras de mon amour, je ne le rejetterai point. Celui qui marche simplement, marche confidemment[451], sans crainte et sans défiance, ces deux choses étant entièrement contraires à la simplicité. On ne craint, on ne se défie que parce qu’on se regarde soi-même. L’âme simple est incapable de ce retour : son œil épuré est toujours simple et droit. Dieu ne loue ses amis dans l’Écriture [304] Sainte que de leur droiture et de leur simplicité. C’est donc le chemin qu’il faut suivre pour être agréable à Dieu et pour marcher en assurance. 

Dieu dit : avec le juste, je serai juste, c’est-à-dire : avec celui qui s’appuie sur sa Justice, Dieu se fera sentir si juste que tout ce qui nous a paru justice et vertu, paraîtra devant ses yeux divins comme des linges souillés. Celui qui se fonde sur sa pureté se trouvera si sale devant cette pureté infinie qu’il en sera rempli de frayeur et de confusion. Il dit qu’il examinera nos justices[452] : il les épluchera, les considérera de si près qu’il les fera voir pleines d’injustices, d’usurpations, de rapines. Il fera connaître que nous avons été notre objet à nous-mêmes, que dans cette justice apparente nous avons été notre fin. Il fera voir dans cette fausse justice mille détours que nous n’avons jamais connus nous-mêmes. C’est pourquoi Job dit : « Quand mes mains, qui sont mes œuvres, me paraîtraient aussi blanches que la neige, vous me les feriez voir toutes sales[453] et je ne pourrais me soutenir devant vous. »

Celui qui est juste connaît qu’il fait des œuvres de justice, mais celui qui est simple ignore toutes choses. C’est pourquoi Job dit : « quand je serais simple, je ne le saurais pas moi-même[454]» Quand je serais parvenu à cette bienheureuse simplicité, je ne le saurai pas parce que je m’ignore moi-même et que c’est le propre de la simplicité enfantine de nous tenir dans l’ignorance de ce que nous sommes. C’est la source de l’abandon et du pur amour. Celui qui ne se voit point s’abandonne à son guide, celui qui ne se regarde point, ne s’aime point. Comme  [305] il n’a d’yeux que pour son objet unique, il n’a aussi d’amour que pour lui. O homme ! qui que vous soyez, examinez le juste tant qu’il vous plaira puisque même Dieu l’examinera avec rigueur, mais n’examinez pas le simple. Dieu le garde dans le secret de sa Face : il le protège par tous les soins de sa Providence. Lorsque Jésus-Christ caresse les enfants, il ne fait voir que de l’indignation contre les faux justes.

Dieu ajoute qu’il sera méchant avec les méchants, en faisant voir par sa divine lumière leur malice beaucoup plus étendue qu’ils ne le croyaient eux-mêmes. Il fera voir en eux les profondeurs de Satan, mille tours et retours dans leur méchanceté, une noirceur affreuse souvent couverte du voile de l’hypocrisie. Il est vrai que la manière dont leur conscience sera épluchée ferait paraître Dieu méchant si la propre malice de l’homme découvert ne rendait Dieu victorieux dans ses jugements[455], faisant voir l’équité de sa Justice et comment la grâce n’a pas manqué aux plus méchants, non plus que les moyens de salut. O Dieu, soyez toujours victorieux dans vos jugements ! Ce sera alors que les hommes qui ont osé se rendre les juges de Dieu même, qui ont posé des bornes à la conduite, qui lui ont attribué une réprobation gratuite, seront confondus dans la malignité de leurs pensées et dans leurs intentions perverses ; leur orgueil sera confondu.

Le simple ne peut avoir d’orgueil, car il ne veut rien pour soi. Il ne s’attribue rien : Dieu seul est son amour, sa foi, sa justice. Il ne regarde que Lui. Le simple, à force de se renoncer, s’est enfin quitté soi-même et s’est tellement [306] éloigné de soi qu’il est comme étranger à lui-même. Il ne s’intéresse plus pour soi, le moi est absolument mis en oubli. Mais comment parvenir là ? C’est en se renonçant incessamment, n’admettant aucune pensée pour soi, aucun retour volontaire, les laissant tous tomber dès leur naissance, ce qui est très aisé ; au lieu que lorsque la réflexion est jointe à la pensée, il est difficile d’empêcher qu’elle ne gagne tout. Renoncez absolument et entièrement le moi. Qui est-ce qui fait la matière de nos réflexions ? Le moi. La crainte de perdre et ne pas acquérir ? Le moi. Dieu ne saurait rien perdre ni rien acquérir : son immobilité parfaite, son immensité, sa suprême félicité, son éternité, ses perfections infinies ne sauraient avoir d’altération. C’est donc le moi que je pleure, c’est pour lui que je m’inquiète et que je m’afflige, c’est lui qui cause tous mes mésaises, toutes mes réflexions et tous mes retours ; c’est lui qui me dérobe à la parfaite simplicité, au pur amour, enfin à Dieu même ; c’est lui qui me rend misérable, lorsque je ne travaille qu’à le rendre heureux. O Dieu, rendez-nous simples par le renoncement perpétuel de nous-mêmes ! Faites-nous porter notre croix, et marcher à votre suite ! Amen, Jésus !

1.43 Contemplations de plusieurs sortes ; et quelle est la meilleure.

Il y a deux sortes de simples regards, l’un bon et l’autre dangereux. Le dangereux est de s’abstraire de toutes sortes d’objets sans en avoir aucun, et cela activement, en sorte que, quoique l’âme ne soit point intérieure ou très peu, étant encore dans l’activité, elle s’abstrait à la manière des philosophes de tous les objets, fantômes, imaginations qui empêchent une certaine recherche naturelle de la vérité. Ceux qui se sont abstraits de la sorte ont eu à la vérité quelque connaissance d’un Souverain Être supérieur à tout autre, et cela par une tension surprenante de leur esprit et une abstraction de tout le reste. Ce n’est point là un état d’oraison.

Il y a un autre simple regard, qui envisage [311] Dieu tel qu’il est, s’abstrayant avec effort de tout le reste pour tendre plus purement à ce pur et sublime objet. Cet état est bon, mais ce n’est ni le meilleur ni le plus court pour arriver à Dieu.

Le meilleur de tous les états est de recueillir au-dedans l’esprit par le moyen de la volonté amoureuse de son Dieu, qui rassemble autour d’elle les puissances et semble se les réunir. C’est une contemplation amoureuse qui n’envisage rien de distinct en Dieu, mais qui l’aime d’autant plus que l’esprit s’abîme dans une foi implicite, non par effort ni par contention d’esprit, mais par amour. On ne fait nul effort d’esprit pour s’abstraire, mais l’âme, s’enfonçant de plus en plus dans l’amour, accoutume l’esprit à laisser tomber toutes les pensées, non par effort ou raisonnement, mais cessant de les retenir, elles tombent d’elles-mêmes. Alors l’âme prend la véritable voie qui est le recueillement intime, où elle trouve la présence de Dieu et un concours merveilleux de sa bonté qui fait tomber insensiblement toute multiplicité, tout acte, toute parole, et met l’âme dans un silence goûté.

Par cette voie, l’âme trouve en peu [de temps] son centre, ce qui n’arrive pas par la simple abstraction de l’esprit, car, quoique l’âme y ait une certaine paix qui vient de l’abstraction des objets multipliés, cette paix n’est ni savoureuse ni si profonde que par la voie de la volonté. De plus, l’homme faisant lui-même par effort cette abstraction, il en est le principe et par conséquence l’agent, en sorte que Dieu n’est ni principe de son oraison ni son moteur. Il n’en est pas ainsi de celle qui se fait par le recueillement [312] intérieur où la volonté commande et attire les autres puissances[456]. L’amour sacré s’emparant de la volonté de l’homme devient son principe, son moteur, son agent. L’âme devient passive par ce moyen et la volonté perdant peu à peu toute force active, sent qu’une autre volonté, qui est celle de Dieu, prend insensiblement la place de la sienne, de sorte qu’enfin elle n’en trouve plus. Ses désirs aussi s’amortissent insensiblement jusqu’à ce qu’ils s’écoulent avec la volonté en Dieu. Ne nous trompons point, on ne se perd en Dieu que par la volonté ; et c’est cet écoulement de la volonté en Dieu, l’esprit étant simplifié par la foi et ne retenant nul objet ni pensée volontaire, qui fait cette extase permanente qui est le passage de la volonté en Dieu.

C’est l’abstraction de la volonté qui est l’essentiel, car n’étant plus retenue par rien, elle retourne en son principe, entraînant avec elle l’esprit, dont elle est supérieure. Toute autre voie, quelque sublime qu’elle paraisse, arrête l’âme, et ne la perd jamais dans son principe originel. Adam aurait eu beau considérer le fruit défendu : si sa volonté n’avait point consenti à le manger, il serait resté innocent et nous aussi. Il faut que comme le péché d’Adam est entré en lui et en nous par sa volonté, l’homme Adam soit détruit en nous par l’écoulement de cette même volonté en Dieu : alors le nouvel Adam prend la place du vieil homme et nous communique sa vie et son esprit. Ce trépas et mort mystique ne se fait qu’en perdant peu à peu la propre volonté. Toute la propriété est renfermée en elle. Quand la volonté perd ses propriétés par la charité, l’esprit perd aussi les siennes. Si, par impossible, l’esprit était désapproprié sans que [313] la volonté le fût, la volonté lui communiquerait plutôt sa propriété qu’il ne lui communiquerait sa désappropriation.

Il faut donc aller par cette voie, c’est le chemin le plus court et le plus facile. Si la purification est si forte et si longue, c’est que nous conservons des volontés sous de bons prétextes. Marchons donc par la foi pour l’esprit, une foi générale et implicite, qui le dénue peu à peu. Le dénuement est mille fois plus excellent que l’abstraction : il est permanent et durable, c’est la pauvreté d’esprit. Au lieu qu’il faut renouveler l’abstraction toutes les fois qu’on fait oraison, se servir par conséquent de ses propres efforts, n’être jamais parfaitement passif et assujetti à Dieu, quelque suspension ou abstraction que nous puissions donner à notre esprit. Ceci est d’une extrême conséquence pour ne pas prendre le change et pour entrer dans la pure et nue lumière de la foi et dans la mort entière de la volonté. Persévérons par cette voie, et nous arriverons en Dieu même. L’Écriture ne dit pas : voyez et vous goûterez ; mais bien : goûtez, et voyez[457]. Car il est certain que les lumières qui viennent par le goût de la volonté, qui est comme la bouche de l’âme et seule capable de goûter les choses divines, sont la véritable lumière. Cela est si vrai que les âmes à qui Dieu communique les plus assurées lumières, n’ont rien dans l’esprit, et elles éprouvent qu’il ne leur passe rien ou presque rien par la tête, ce qui les étonne beaucoup dans les commencements. Mourons, perdons toute propriété, marchons par la volonté, nous en expérimenterons plus qu’on ne peut nous en dire, [314] et nous avancerons bien davantage. C’est par là qu’on a une véritable humilité : c’est par la perte de la volonté qu’on tombe dans le néant, et par conséquent en Dieu.

1.44 La pente du cœur, et l’attrait de Dieu par l’union représentée dans les créatures. Opposition de la part de l’homme.

Il y a dans la pente des rivières pour se perdre dans la mer non seulement le penchant naturel à toutes les choses fluides qui suivent nécessairement ce qui est en penchant et ne peuvent rester sur un penchant, comme les corps solides, sans s’écouler. Il y a de plus l’attrait de l’eau même où une eau plus profonde et plus considérable en attire une moindre : c’est une démonstration qui se fait chaque jour. Mettez de l’eau sur une assiette, d’un côté une quantité plus abondante, et de l’autre quelques gouttes - ces gouttes, quoiqu’il n’y ait aucune pente à l’assiette étant dans un parfait niveau - ces gouttes, dis-je, tâchent de se joindre à cette plus grande quantité d’eau, et lorsqu’elles en sont plus proches, elles semblent s’y élancer avec promptitude et sans toucher au petit espace qui reste de l’assiette.

Dieu a donné à notre cœur ces deux qualités : il a une pente naturelle vers Dieu, mais il a de plus cet attrait de Dieu qui l’attire à soi par une certaine sympathie inexprimable, si on peut se servir de ce terme. De sorte que l’attrait de Dieu d’un côté et la pente naturelle de notre [315] cœur vers lui feraient que nous nous perdrions bien vite dans notre dernière fin si nous n’en étions empêchés par les obstacles de nos impuretés. Mettez quelque poussière entre les deux eaux qui sont sur l’assiette, l’attrait de l’eau est arrêté : aussi l’imperfection de l’amour empêche et le penchant du cœur et l’attrait de Dieu pour perdre ce cœur en Lui. Quand je parle de cœur, j’entends la volonté qui est le cœur de l’âme. Il n’y a qu’un amour parfaitement épuré qui ôte cette sale poussière et tous les entre-deux qui empêchent la parfaite réunion de l’amant et de l’aimé. Le plus petit obstacle empêche cette réunion. Il faut que l’amour soit extrêmement pur et droit pour que se fasse cette réunion de la partie au tout. Un seul cheveu empêche l’aimant d’attirer le fer et le fer de se rendre à l’aimant. Nous voyons un feu qui est presque éteint se rallumer tout d’un coup à l’approche d’un autre feu, et la flamme semble se détacher d’elle-même et sauter sur la mèche demi-éteinte ; cette mèche demi-éteinte n’a aucune action de sa part qu’un reste de chaleur qui attire la flamme, la flamme semble tout faire, et il paraît en cela quelque chose de différent de l’eau : c’est pourtant le même effet de sympathie. C’est la figure de l’amour sacré, qui se précipite dans le cœur de l’homme pour l’attirer à soi.

Toutes les créatures, animées et inanimées, portent le caractère de l’amour sacré et le figurent ; il n’y a que le cœur de l’homme ingrat qui s’y oppose. Le rocher même dans sa concavité reçoit la voix et repère les paroles de la voix ; et notre cœur, qui est fait pour recevoir l’expression de la parole du Verbe incarné, ne la [316] rend point parce qu’il ne la reçoit point. Celui qui est assez heureux pour recevoir le Verbe en soi, est comme un écho qui rend cette parole pour le bien des autres, non entièrement[458] mais seulement en partie. L’écho ne rend la parole et ne la reçoit que dans les concavités du rocher : nous ne pouvons recevoir la parole ni la rendre que notre cœur ne soit entièrement vide de tout, et surtout de nous-mêmes, de notre propre vouloir.

1.45 L'amour pur et l'amour d'espérance.

Sur ces paroles : Quand je parlerais le langage des anges, si je n'ai point la charité, je ne suis rien […]. Quand je livrerais mon corps aux flammes […], je ne serais que comme un airain qui résonne. 1 Corinthiens 13, 1, etc.

Nous voyons, par ces paroles de saint Paul, que c'est la charité qui doit être le principe de toutes nos actions, et que c’est elle qui leur donne le prix. La charité ne regarde que Dieu. Il y en a qui donnent ce nom à l'aumône : ils se trompent bien lourdement, puisque l'Apôtre dit encore : quand je donnerais [317] tout mon bien aux pauvres, si je n'ai la charité je ne suis rien.

Cette charité est un amour pur et souverain qui n'a que Dieu pour objet, qui l’aime si fort pour lui-même qu'elle n'admet aucun détour de Dieu pour se recourber vers la créature par aucun propre intérêt. Celui qui aime Dieu pour la récompense, est bien éloigné de cet amour parfait, quoique son amour ne laisse pas de mériter la récompense qui est son but. L'amour pour la récompense est digne de la récompense lorsqu'il est mélangé d'un amour pour Dieu objectif, mais il est indigne de Dieu, et ne peut passer pour charité. Cette admirable vertu théologale, qui renferme toutes les autres, qui les suppose, qu'il les commande, ne peut envisager que Dieu en lui-même et pour lui-même, sans relation sur soi.

L’autre amour, quoique bon, n'est point la charité, et en est infiniment éloigné. J'appelle cet amour un amour d'espérance, puisque l'espérance, vertu théologale, pour être bonne et méritoire, doit être accompagnée de quelque amour ; mais ce n'est pas l'amour parfait, il s'en faut bien. La charité parfaite suppose toujours l'espérance, car, où cette vertu ne serait point, la charité ne serait point puisqu'elle renferme absolument l'espérance. L'espérance peut être outrepassée par la charité, et c'est le point de sa perfection, mais elle ne peut pas en être exclue. C'est comme un fleuve perdu dans la mer, qui est sa fin : il n'est point exclu de la mer, puisqu'il y est réellement renfermé ; mais bien changé de nature pour en prendre une plus parfaite, il fait partie de la mer ; il ne lui donne pas sa qualité : au contraire, [318] il contracte celle de la mer, le plus renfermant le moins sans l'exclure. Je dis donc que, lorsque l'espérance a atteint son point de perfection, elle est transformée en charité ; mais elle y est aussi renfermée. Or l'amour d'espérance est bien accompagné de charité, mais il ne peut la renfermer, comme ce fleuve peut bien se perdre dans la mer qui est sa fin, et que sa nature est d’y tendre[459]. Et comme nous voyons un fleuve tout proche de la mer recevoir dans son sein une petite partie des eaux de la mer qui semble l'inviter à se perdre en elle, de même l'espérance, dans sa consommation et proche de sa fin, reçoit bien plus d'écoulement de la charité, et cet écoulement de la charité est comme une invitation de se perdre en elle. Alors l'amour d'espérance change de nom : son être n'est point anéanti, mais il est absorbé et perdu par la pure charité ; et où il trouve sa perte, c'est où il trouve sa perfection.

Je dis donc que l'amour de Dieu pour la récompense est un amour d'espérance, une espérance amoureuse, mais ce n'est point la pure charité ; qu'elle en est encore fort éloignée, puisque le propre caractère de la charité est de n'envisager que Dieu en lui-même et pour lui-même ; si elle regarde quelque autre chose, elle perd sa nature de pure charité, et devient un amour d'espérance, qui souvent dégénère en amour-propre. Et si j'osais, je dirais que l'amour d'espérance dans son imperfection, et non dans sa fin, est un amour-propre spiritualisé, comme l'amour d'espérance dans sa consommation est un commencement [319] d'amour pur. Et de même que le commencement de l'amour d'espérance est bien près de l'amour-propre, et tient encore de sa nature, aussi l'amour d'espérance dans sa consommation tient beaucoup de l'amour pur, et s'en approche si fort qu'il passe en ce pur et chaste amour, qui ne peut rien voir que Dieu en lui-même pour lui-même, sans relation ni rapport à nous-mêmes.

Si le propre caractère de la pure charité est de n'avoir qu'un seul et unique objet, qui est Dieu et sa seule gloire, sans rapport à nous ni relation vers nous, ces rapports et relations étant absolument exclus de la pure charité, il est aisé de conclure que quelque amour qui ait rapport à nous, relation à nous, et quelque étendue que nous puissions lui donner, ce n'est pas la pure charité. Il peut avoir quelque bonté en soi, qui mérite la récompense ; mais il ne peut mériter Dieu même, qui étant charité[460], ne se donne qu'à la charité.

C'est ici la pierre de touche de la charité. Quiconque aime quelque chose avec Dieu ou même pour Dieu en tant qu'il y a du rapport à soi, quiconque l’aime pour son éternité de biens, pour la gloire du ciel et le bonheur qu'il y doit avoir, rend la charité servante du propre bonheur, et par conséquent ne la possède pas. Elle est une Reine absolue, qui ne souffre ni concurrent ni partage. Sa noblesse est si grande qu'elle outrepasse tout ; elle monte au-dessus de tout pour atteindre son objet unique. Comme elle est un feu pur, elle traverse tout avec une légèreté infinie, elle dédaigne et méprise tout ce qui n'est point Dieu. C'est une [320] maîtresse impérieuse, qui veut commander absolument, et qui ne peut souffrir aucune sujétion. Celui qui la veut assujettir à quelque intérêt sien, et la veut mettre en servitude, la perd : elle s'enfuit de lui ; elle lui laisse souvent par bonté quelques-uns de ses dons, mais pour elle, elle vole en son principe et n’en peut être détachée. Celui en qui elle subsiste est aussi dans son principe et perd absolument tout propre intérêt, et n'en admet aucun ; s’il en admettait le moins du monde, il cesserait d'être possédé d'elle.

Tout amour bon qui n'est pas la pure charité est donc un amour d'espérance. Toute espérance qui n'est pas accompagnée d'amour est un amour-propre.

L'amour pur est de si grand prix que quand je donnerais tout ce que je possède et tout ce que je suis, tout cela ne serait rien [au prix de lui] tant sa dignité est grande : elle renferme tout bien et exclut tout mal. Quand je livrerais mon corps aux flammes, si je n'ai la charité je ne suis rien. Quoi ? Le martyre même, et le martyre le plus rigoureux, n'est rien sans la charité? La charité et l'amour pur est donc au-dessus du martyre si ce martyre n’est produit par cette pure charité, et n'en est accompagné ; le martyre lui peut donner un accroissement dans sa fin, mais il ne peut rien ajouter à sa nature. Elle fait elle-même toute la perfection de son sujet, elle peut croître dans ses effets, elle se découvre dans ses fruits ; mais elle est toujours la même, elle donne à tout le prix et la valeur, et elle n'en reçoit d’aucune chose. Saint Paul fait une énumération de toutes les plus grandes œuvres que le monde estime si fort, et dit [321] qu'elles ne sont rien sans la charité ; et l'expression dont il se sert est admirable : il dit que ce ne sont que comme un airain qui résonne. L'airain résonne beaucoup, il fait un grand bruit dès qu'on le frappe. Les œuvres des personnes destituées de charité font plus de bruit que les autres ; c'est un son fort éclatant, à cause du vide qui est dans l'airain. La vraie charité fait peu de bruit : elle est vide de tout ce qui n'est pas Dieu, mais infiniment pleine de Dieu. La charité couvre ses œuvres du silence parce que celui qui possède cette divine charité, ne faisant aucun cas de tout le reste, ne le compte pas, n'y pense pas : il n'y a point de voix résonnante dans la pure charité, mais des souffrances sourdes et muettes.

Saint Paul explique ensuite tout au long les traits de cette même charité : elle est patiente, bénigne, elle ne cherche point son propre intérêt ; or celui qui cherche la récompense, cherche son propre intérêt, donc il n'a pas la pure charité. Elle souffre tout ce qu'on lui fait ; elle croit tout : foi nue, simple, implicite. Il ajoute ensuite : la charité ne déchoit jamais. O charité vraiment pure et incorruptible, comment pourriez-vous déchoir, puisque tout déchet vient de corruption ? Non, vous êtes toujours la même, toujours immuable, toujours toute-puissante. Consumez nos cœurs en vous. Amen, Jésus.

Je ne parle jusqu'ici que de la charité objective, et non de la charité dérivante de ce seul et unique objet, laquelle est l'amour du prochain. Si je dois préférer la gloire de Dieu à mon propre bonheur, je la dois préférer au bonheur de tous les hommes ; or si je préfère la gloire de Dieu au bonheur de tous les hommes, je n'aime donc [322] mon prochain que pour Dieu, et pour la gloire que Dieu en retire : c'est donc un amour dérivé et secondaire, comme l'amour que j'ai pour moi doit être un amour dérivé et secondaire ; aussi dans le second commandement de la charité, lorsque Jésus-Christ a parlé du premier commandement, il dit[461] : tu aimeras ton prochain comme toi-même. Cet amour du prochain suit l'amour que nous avons pour nous-mêmes. Si nous nous aimons par rapport à nous, nous aimons notre prochain par rapport à nous ou à lui : c'est un amour mélangé, qui est souvent un amour naturel ou de compassion. Mais lorsque nous aimons le prochain d'une charité dérivante, nous l'aimons uniquement pour Dieu, comme nous ne nous aimons nous-mêmes que par rapport à Dieu, en sorte que nous ne voulons que sa gloire sans rapport à nous. C'est cette gloire que nous aimons et en nous et en nos frères ; et plus les personnes que nous aimons en Dieu approchent de notre état, plus nous les aimons.

Or cet amour est exempt de sensibilité, et on ne sait quel nom lui donner. C'est une conformité d'amour pour Dieu, qui fait une union parfaite, que rien ne peut altérer ni détruire que nos infidélités. L'âme infidèle en se retirant de la charité, se retire de cette âme à laquelle elle était unie en charité. Si elle venait à perdre la charité, elle s'en séparerait tout à fait ;  mais si elle est fidèle, plus elle avance, plus cela devient union et unité. Il y a un amour unitif entre les prochains, qui fait que tous ces cœurs brûlant d’un même feu[462] et [323] n'ayant qu'une seule et même flamme, sont rendus un sans distinction ni partage, semblables à plusieurs gouttes d'eau qui ne font qu'une seule rivière et concourent ensemble à sa rapidité pour se perdre [en la mer où ils] deviennent un tout indivisible. C'est là l'amour d'unité, qui émane de la charité parfaite, et qui en fait partie sans division. Il serait plus difficile que ces âmes unies en charité fussent divisées entre elles, que [de faire que] l'âme fût divisée d'elle-même, car c'est un tout aussi indivisible que Dieu même.

1.48 De l’amour intéressé, et du désintéressé.

[336] Il est dit en divers endroits[463]  qu’il faut sacrifier à Dieu, Dieu même. Comment cela se doit-il entendre ? C’est qu’il faut sacrifier le goût de Dieu, et le désir de faire quelque chose pour lui, à sa volonté. Par exemple je désire de faire oraison, d’aller à l’église, de faire telle ou telle œuvre : je dois sacrifier ces choses aux devoirs de mon état et m’en priver pour suivre une volonté connue dans l’état et la condition où Dieu m’a mis. Ainsi, c’est quitter l’envie que j’ai de servir Dieu pour faire sa volonté dans l’ordre où sa Providence m’a mis. C’est préférer nos devoirs à toute dévotion particulière.

Il y a des personnes qui disent qu’il faut sacrifier même l’amour de Dieu. Cela ne peut jamais être pris en un certain sens, comme serait de sacrifier l’amour de Dieu pour le haïr ou pour quelque satisfaction propre. On doit sacrifier dans son amour tout intérêt propre, soit pour le temps ou pour l’éternité, tout goût, tout sentiment d’amour, tout ce qui nous le fait discerner en nous, à l’amour même. Il faut préférer l’amour mourant à l’amour vivant ; l’amour souffrant au jouissant en cette vie, tout ce qui a rapport à nous, quel qu’il soit, à l’amour pur et nu, dépouillé de récompense.

Ce sacrifice de l’amour, tel que je le décris, [337] est la plus forte preuve de l’amour, mais d’un amour essentiel, qui aime Dieu au-dessus de soi, comme Dieu veut qu’on l’aime, et comme il mérite d’être aimé, c’est-à-dire en Dieu, et non d’un amour mercenaire[464] ou rapportant à soi. C’est aimer l’Être souverain d’un amour souverain, qui est le seul amour digne de lui. Quiconque ne l’aime pas de la sorte, ne connaît ni Dieu ni la perfection de l’amour. Sacrifier tout intérêt dans l’amour par un amour suréminent n’est pas vouloir haïr Dieu, puisque l’amour parfait est plus éloigné de la haine de Dieu que le ciel de l’enfer. C’est la quintessence de l’amour, c’est cette charité que Dieu a pour soi-même, qui ne peut rien aimer que par rapport à soi. Il n’y a que Dieu qui se puisse aimer souverainement, et c’est le privilège de la qualité de Dieu. Cet amour est le comble de l’humilité, de l’entière désappropriation.

O homme, qui que tu sois, qui te rends toi-même la fin de ton amour en aimant Dieu par rapport à toi, tu anticipes sur les droits de la Divinité. Tu aimes Dieu pour ton intérêt ; et ton intérêt devenant la fin de ton amour, c’est un amour servile, qui n’a rien de la noblesse de la charité, laquelle fait tout céder à l’amour, tout notre intérêt[465], tout nous-mêmes, et c’est alors qu’on aime Dieu comme Dieu s’aime. C’est l’aimer par son amour même que l’aimer de la sorte en réalité et non en idée ; c’est être arrivé dans sa fin, c’est demeurer en charité. Or celui qui demeure en charité, demeure en Dieu ; car Dieu est charité[466]. C’est cet amour invariable [338] qui a trouvé son terme, quoiqu’il puisse toujours croître en sa fin même qui est infinie. Il est moralement invariable, mais non physiquement, puisque l’on peut toujours décroître en son amour, et même en déchoir, à parler en rigueur, comme on y peut croître jusqu’à ce qu’on soit arrivé au point fixe de l’éternité, où l’amour ne peut croître ni déchoir.

Quand l’amour est parfaitement désintéressé, il ne déchoit guère ; et c’est une chose si rare que je doute qu’il y en ait des exemples. L’Ange est déchu dans le moment de sa liberté : c’est que son amour cessa d’être pur. Il se préféra à Dieu, son amour devint intéressé ; l’ambition et l’orgueil s’emparèrent de son esprit, car, comme l’amour désintéressé et l’absolue préférence de Dieu à nous est le comble de l’humilité, vouloir se préférer à Dieu est le comble de l’orgueil. C’est ce qui fit la révolte de Lucifer et que saint Michel lui dit : Qui est comme Dieu ?[467] C’est le défaut de notre amour qui est cause ou de notre révolte ou de nos résistances : de notre révolte, lorsque l’amour est entièrement banni de notre cœur ; et de nos résistances, lorsque notre amour est intéressé ; et ces résistances sont plus ou moins fortes, [selon] qu’il y a plus ou moins d’intérêt dans notre amour. Le parfait amour donne une souplesse si grande à notre volonté qu’elle est mue par l’amour comme il plaît à l’Amour, en sorte que cette facilité de se laisser remuer par son agent est si grande que notre volonté ne se discerne plus. Il en est comme d’une roue fortement agitée, qui ne laisse discerner aucune de ses parties et ne laisse voir qu’un continu qui tourne avec [339] une vitesse incroyable : de même notre volonté remuée par l’Amour ne se discerne plus, et c’est la perfection de la volonté que d’être de la sorte.

Car [au reste], lorsqu’on dit que la volonté est perdue, cela ne s’entend point d’une autre manière, sinon qu’elle a perdu son mouvement propre pour être mue par un vouloir infiniment supérieur et qui l’emporte dans un tourbillon immense et infini avec une rapidité presque infinie. L’âme ainsi perdue par la volonté dans l’amour n’a plus de répugnance, de choix, de désir[468], et Dieu qui entraîne rapidement la volonté ne lui laisse rien à délibérer, rejeter ou choisir : ainsi tout désir et toute répugnance lui sont ôtées. Elle ne discerne plus rien en soi ni hors de soi ; tout ce qui lui arrive est la même chose pour elle : prospérité, adversité, peines, croix, mort, vie, désolation, abandon, calomnie, tout cela ne tombe plus sous sa répugnance, parce qu’il ne tombe plus sous son discernement.

On dira que si l’amour entraîne la volonté avec tant de rapidité, l’âme ne mérite donc rien. Ce n’est pas le mérite qu’elle cherche. Cependant elle mérite beaucoup plus, n’étant arrivée là qu’après un renoncement et une mort continuelle à toutes choses, qu’après avoir fait à Dieu un don irrévocable de cette même volonté pour en disposer comme il lui plaira. Par le renoncement continuel et la mort à toutes choses, l’âme a contracté une certaine souplesse qui l’a rendue propre à être mue de la sorte, ayant perdu toute consistance en elle-même, [340] toute raideur, fixation et rétrécissement. C’est le comble de la perfection de la volonté. 

On lit cela, on croit le comprendre.  Néanmoins les personnes qui croient le comprendre le mieux, à moins d’expérience, cherchent toujours soit en eux-mêmes soit en autrui une perfection particulière, distincte, marquée, extérieure, matérielle, et non la perfection de la volonté dans sa souplesse et son amour, parce que cette sorte de perfection ne tombe point sous les sens et ne peut être discernée par aucun des sens ni par notre jugement propre. On peut dire de ces personnes ce que dit saint Paul : qui accusera les élus de Dieu ? C’est Dieu même qui les justifie[469]. Aussi peut-on dire que ces personnes vivent inconnues sur la terre. Il n’y a que ceux qui leur ressemblent qui les connaissent, ou ceux qui du moins sont assez dociles pour croire au-dessus des sens et pour éprouver dans leur fond la vérité, après avoir détruit avec la grâce toute propre suffisance et tout propre raisonnement. Les Pharisiens ne reconnurent point Jésus-Christ lorsqu’il vivait sur la terre : leur orgueil, leur fausse sagesse, leur propre raison le dérobèrent toujours à leur connaissance. Les petits le connurent. Il en est ainsi de ces serviteurs de choix : ils sont entièrement inconnus aux grands et aux sages du monde, ou à ceux qui cherchent une perfection purement extérieure et distincte, selon leur idée de perfection.

Mourons entièrement à nous-mêmes, et nous les connaîtrons par expérience ; mais tant que nous resterons fixés dans nos propres limites, nous ne les connaîtrons pas et nous nous [341] en éloignerons de plus en plus. O Seigneur, détruisez toute hauteur, toute fixation, toute fausse sagesse, et nous rendez conformes à votre divine volonté ! Amen, Jésus !

1.49 Divers effets de l’amour.

Sur ces paroles de saint Augustin : Pondus meum amor meus. Mon poids est mon amour[470].

C’est ici toute l’économie de la voie du pur amour. L’amour est un poids qui enfonce continuellement dans le Tout immense.     

Au commencement, cet amour est plus sensible parce qu’étant plus éloigné du centre qui est Dieu, il fait, pour atteindre la pente centrale, certains efforts qui sont comme des élans  et ces élans rendent lumière et chaleur sensibles, qui est ce qu’on estime le plus lorsqu’on n’a pas une lumière plus profonde. Ces personnes paraissent toutes éclatantes de lumière, et toutes brûlantes d’ardeur ; plusieurs néanmoins meurent sans avoir atteint la pente de la montagne, ou plutôt, le commencement de la vallée. Il ne faut [342] pas croire que pour trouver Dieu il faille monter. Il est partout, il environne tout, et il se donne volontiers à celui à qui la plus profonde humilité a fait trouver la pente, car il faut être persuadé que nous ne trouvons Dieu lui-même que dans le plus profond anéantissement.

C’est ce plus profond anéantissement qui, étant notre lieu propre, nous fait trouver infailliblement notre centre éminent et invariable qui est Dieu. Car comme Dieu, par sa toute-puissance, a tiré toutes choses du néant lorsqu’il nous a créés, c’est dans ce même néant qu’il nous prend pour nous faire de nouvelles créatures. Emittes Spiritum, etc.[471] C’est cet Esprit Saint, cet Amour-Dieu qui nous fait cette nouvelle création, lorsqu’il nous a réduits  à néant et qu’il nous a fait rentrer par sa lumière de vérité dans l’état bas et ravalé d’où nous étions tirés par notre orgueil. Il faut donc savoir en cela l’économie de la Sagesse. L’âme ayant passé ces élans d’amour dont nous avons parlé, ce même amour actif et par secousse est premièrement ralenti et devient plus tempéré ; ensuite l’âme ne le sent plus que comme un poids qui l’entraîne insensiblement en bas. C’est un poids qui enfonce peu à peu l’âme en son rien, et qui est comme tout naturel, jusqu’à ce que, par cette pente insensible et ce poids d’amour, l’âme tombe dans le plus profond de la vallée, qui est son néant. Ceci se fait tout naturellement, sans effort, et d’une manière presque imperceptible, jusqu’à ce que l’âme étant éloignée de toute hauteur, retombe dans cette profonde humilité [343] qui la réduit à néant, c’est-à-dire dans son rien. Alors ce poids d’amour la faisant outrepasser elle-même, elle trouve Dieu en manière de centre plus profond ; et par cette même pente d’amour qui entraîne tout avec soi, volonté, esprit et tous leurs apanages, elle tombe en lui où elle se perd et s’abîme toujours de plus en plus par ce même poids de l’amour[472]. Or comme Dieu est immense et infini, ce poids l’enfonce toujours plus en Dieu.

Elle est alors faite une nouvelle créature : tout ce qui est de l’ancienne est passé et tout est rendu nouveau, parce que le vieil homme ne peut entrer en Dieu. Il faut mourir absolument à ce vieil homme pour être changé en l’homme nouveau, pour être fait une nouvelle créature en Jésus-Christ, et être transformé en son image. Si une pierre qu’on jette dans la mer trouvait une profondeur infinie, elle s’enfoncerait toujours plus par son propre poids, sans s’arrêter un seul instant et sans pouvoir être arrêtée : plus la pierre serait pesante, plus elle enfoncerait , au lieu qu’une chose légère nagerait sur la surface de l’eau. Il en est de même de l’amour : lorsqu’il est faible et léger, il reste pour ainsi dire sur la surface, il se voit, se discerne fort bien ; mais lorsque son poids est grand, il s’enfonce, s’abîme et se perd dans cette mer d’amour qui est Dieu même. Deus charitas est[473]. Or cette pente ou ce poids d’amour humilie toujours plus l’âme en l’enfonçant en Dieu. Ne nous trompons pas, nous ne pouvons arriver en Dieu que nous ne soyons faits une nouvelle [344] créature en Jésus-Christ,  et nous ne pouvons être faits une nouvelle créature en Jésus-Christ que tout ce qui est de l’ancienne ne soit passé. Pour peu que nous soyons encore assujettis au vieil homme, l’homme nouveau ne sera point en nous. Il ne s’établit que sur les débris d’Adam pécheur, car, comme dit saint Paul, pour être fait une nouvelle créature en Jésus-Christ, il faut que tout ce qui est de l’ancienne soit passé, que tout soit rendu nouveau[474]. Il n’y a que l’amour sacré qui puisse faire cette division du vieil homme. C’est l’amour qui, comme un admirable dissolvant, change le fer de notre nous-mêmes en or pur de la charité.

Plus il y a de charité dans une âme, plus il y a d’humilité - de cette humilité profonde qui, causée par la réelle expérience de ce que nous sommes, fait que, quand nous le voudrions, nous ne pourrions nous attribuer aucun bien. Car l’esprit d’amour est aussi un esprit de vérité. En sorte que l’amour fait ces deux fonctions, qui n’en sont qu’une, qui est de nous mettre en vérité sitôt que nous sommes en charité, car l’amour est vérité. Plus l’amour devient fort, pur, étendu, plus il nous fait approfondir notre bassesse. C’est comme une balance : plus vous la chargez, plus elle s’abaisse et plus elle s’abaisse d’un côté, plus elle s’élève de l’autre. Plus le poids de l’amour est grand, plus elle s’abaisse au-dessous de tout et plus l’autre côté de la balance s’élève vers cet amour-vérité qui fait connaître ce que Dieu est et ce qu’il mérite. Tout s’élève pour rendre gloire à Dieu et pour l’aimer au-dessus de tout, à mesure que nous sommes plus rabaissés.

O néant, tu n’es rien et cependant tu portes [345] tout le poids de l’amour ! Cet amour t’anéantit toujours plus par son poids et nous fait voir Dieu d’autant plus grand et plus élevé que nous sommes plus petits et plus rien. C’est ce poids d’amour qui, à force de nous enfoncer en Dieu, nous dérobe aux yeux de toutes les créatures et de nous-mêmes. Ah ! quand serons-nous si bien perdus que nous ne nous retrouvions jamais ! O homme, si tu savais combien ta bassesse est lumineuse ! Tu ne peux être éclairé que par elle, car c’est où la vérité habite ; et où la vérité habite, la charité y habite aussi comme compagne inséparable. O Dieu, donnez-nous cet Esprit-Amour et Vérité dont le poids, en nous anéantissant toujours plus, nous enfonce davantage en vous ! Amen, Jésus !

1.51. L’obéissance parfaite, fruit de l’amour.

Sur ces paroles de l’Ecclésiastique 3, 1 : C’est une nation qui n’est qu’obéissance et amour.

 L’obéissance suit toujours l’amour : plus l’amour est pur, plus l’obéissance est parfaite. Dès que l’amour vient dans un cœur, il apporte avec soi un désir de se soumettre à tout. À mesure que l’amour augmente, on se résigne davantage ; enfin on s’abandonne à cette divine volonté, on la suit sans résistance, et même enfin sans répugnance : au moindre signal, Dieu est obéi. On obéit même à toute créature pour l’amour de lui[475], et cela avec une facilité et une promptitude admirables. L’amour devient si pur que l’âme ne trouve plus de volonté : elle trouve que la volonté de l’Aimé a passé dans celle de l’amante, en sorte que c’est la volonté de l’Aimé qui lui sert de volonté à elle-même, ou plutôt la volonté de l’amante s’est écoulée et perdue en [353] celle de l’Aimé. Ce sont là les caractères du véritable amour.

 Je ne comprends pas certaines personnes qui se vantent d’aimer beaucoup, et qui conservent néanmoins toutes leurs volontés. Cet amour m’est inconnu. Je connais des personnes qui apportent des raisons sur tout ce qu’on leur dit, qui commencent par contrarier le commandement : si on ne leur cède pas, ils obéissent en murmurant. Saint Pierre dit que nous devons avoir une obéissance d’amour, parce que c’est l’amour qui rend obéissant. Dieu aime ceux qui lui obéissent de la sorte : il fait son plaisir de leur commander sans cesse. Ils entendent sa voix secrète, ils obéissent au moindre signal. Dieu aime ces personnes. Plus il exerce leur obéissance, plus il leur donne des preuves de son amour, et c’est de cette sorte qu’il désire des témoignages du nôtre. Au contraire, il ne commande rien à ceux qui obéissent avec chagrin, de peur d’augmenter leur infidélité et leur désobéissance en multipliant ses commandements.

 Samuel dit à Saül que c’était comme le péché d’enchantement que de répugner, et comme celui d’idolâtrie que de ne vouloir pas se soumettre[476]. Il est vrai que l’homme est comme enchanté par l’amour de lui-même et par l’attache à sa propre volonté. L’un produit nécessairement l’autre. Il idolâtre ses propres pensées, ses propres vouloirs : c’est pourquoi il dispute et ne veut pas se soumettre, il répugne à tout ce qu’il n’a pas voulu le premier. Il se sert même, comme Saül, du prétexte de la piété pour couvrir le dérèglement de sa propre volonté : C’est pour sacrifier au Seigneur que nous avons réservé ces choses[477]. [354] Il fait voir que la multitude a fait de même : Le peuple a réservé ce qu’il y avait de meilleur dans les troupeaux pour en faire des sacrifices. Dieu se soucie bien de ces sacrifices faits par la propre volonté ! Et l’obéissance, dit Samuel, ne vaut-elle pas mieux que le sacrifice ? Obéir n’est-il pas plus agréable à Dieu que de lui offrir la graisse des moutons ? C’est-à-dire ce qu’il y a de plus parfait et de plus exquis dans les sacrifices offerts par la propre volonté ? N’est-il pas dit de Jésus-Christ, notre divin modèle, en qui toute la perfection était renfermée : Il a été fait obéissant jusqu’à la mort, et la mort de la croix[478] ?

 La perfection de l’obéissance consiste en ce qu’elle soit continuelle et sans interruption, et sans bornes ni mesures, obéissant dans les choses les plus fâcheuses et qui répugnent à la nature comme dans les plus agréables : ne se lasser jamais d’obéir. Il faut de plus que l’obéissance que l’on rend à Dieu, soit sans discernement d’une chose ou d’une autre : elle doit s’étendre en toute manière et en autant de différentes choses qu’il plaît à Dieu de nous commander. Celui qui par l’amour a perdu sa volonté dans celle de son Dieu, ne se donne pas un mouvement propre, mais est mû et plié par la volonté de Dieu, qui l’absorbe, comme une goutte d’eau dans la mer ne peut plus avoir de mouvement propre, mais seulement celui que lui donnent les immenses eaux, en sorte qu’elle est comme disparue, quoiqu’elle subsiste réellement.

   L’âme qui est de la sorte, obéit dans l’amour et par l’amour. Elle obéit si naturellement qu’elle ne songe plus à obéir, comme la goutte d’eau ne songe plus à se donner du mouvement : cela serait inutile, étant [355] emportée par l’unité des eaux et leur continuité. Mais si quelqu’un pouvait la puiser et la séparer, ce ne serait plus la même chose : la désunion et la rupture de la continuité la rendrait une misérable gouttelette d’eau comme auparavant ; et si elle voulait se mouvoir, la faiblesse l’en empêcherait, et elle se dessécherait peu à peu et périrait enfin. Il en est ainsi de notre âme unie à Dieu que de la mer même, et lorsqu’elle est désunie de son Dieu, elle devient comme la petite gouttelette. Obéissons donc sans répugnance, et d’une obéissance d’amour, et nous ferons comme Dieu veut !

1.52. De la paix de Dieu.

Sur ces paroles : Je vous donne ma paix. Je ne vous la donne pas comme le monde la donne. Jean 14, 27.

 Les personnes du monde croient avoir la paix en se donnant toutes les satisfactions possibles : ils contentent tous leurs désirs ; ils tâchent d'assouvir toutes leurs passions ; ils ont des richesses immenses ; ils sont comblés d'honneurs ; on les appelle les heureux du siècle. Le dehors de ces personnes attire la jalousie des [356] autres, mais si on les examine de près, si on leur demande à eux-mêmes leurs dispositions, ils avoueront qu'ils n'ont point de paix, et que par conséquent ils ne sont pas contents. Ils désirent encore : plus ils sont comblés de biens, plus ils en souhaitent ; ils sont toujours agités, les plaisirs dont ils sont comblés les soûlent, les dégoûtent sans les satisfaire.

 D'où vient cela ? C'est qu'ils n'ont pas la paix en ces choses, et qu’ils ne la peuvent avoir. Et d'où vient qu'ils ne peuvent avoir la paix en ces choses ? C'est que leur cœur n'étant pas fait pour elles et étant incomparablement plus grand, il reste un vide dans ce cœur ; et ce vide est si grand qu'il ne s'aperçoit pas de tout ce qu'ils y mettent pour le remplir. Comme le vide est presque immense, ils ne sentent que la peine du vide sans sentir sa plénitude. C'est ce qui les rend agités et inconstants : ils cherchent toujours de nouveaux plaisirs, ils les désirent avec ardeur, ils en jouissent, sans y trouver ce qu'ils s'étaient promis, ils en restent dégoûtés ; et comme ils éprouvent toujours le même vide, ils passent toute leur vie à chercher ce qu'ils ne peuvent trouver, qui est : la paix, qui peut seule remplir leur vie ; et comme elle n'est point en ces choses, ils ne l'ont jamais.

 Voyons d'une autre côté une personne à qui tout manque, qui ignore tous les plaisirs, pauvre, persécutée des hommes, privée même de sa liberté, de tout ce qu'elle aime selon Dieu et qu'elle doit aimer : méprisée, décriée, etc., on la regarde comme la plus malheureuse du monde, son état fait horreur ; cependant on est surpris de ne remarquer au-dehors ni agitation ni impatience. Approchez-vous de cette personne, [357] demandez-lui ce qu'elle désire ; elle, qui aurait tant de choses à désirer, vous répondra qu'elle est parfaitement contente et qu'elle ne désire rien. - Quoi ! Tout vous manque au-dehors, et vous ne désirez rien ! - Non, je ne désire rien parce que je ne trouve point de vide en moi. La privation de toutes les choses qui me manquent, ne me fait point de peine, parce qu'elle ne me cause point de vide. La paix que je goûte au-dedans remplit tout le vide de mon cœur avec surabondance. Cette paix vient de ce qu'un Objet infiniment plus vaste que lui, le possède. La privation de tout ne m'ôte rien, comme la possession de toutes ces mêmes choses ne me donne rien : au contraire, si cette possession m'ôtait cette paix que je goûte dans la privation, je serai inquiète comme vous, parce que je serais vide comme vous. Tout ce que vous possédez, dont vous faites tant de cas,  serait pour moi comme un brin de paille, qui ne peut ni me nourrir ni m'appuyer. Je suis contente et satisfaite, parce que j'ai la paix.  

 Je n'ai pas simplement la paix parce que je suis privée de tous les biens que le monde estime, mais c'est l'extinction de tous les désirs qui cause ma paix. Le pauvre qui désire des richesses, n'a point de paix : sa cupidité le dévore, il est altéré et affamé de tout ce qu'il n'a pas. Je n'ai de faim ni de soif que de la Justice : plus Dieu m'appauvrit et me rend misérable, plus il satisfait ma faim et ma soif, parce qu'il se rend justice à lui-même, en m’ôtant tout ce qui ne m'appartient pas. Il me fait aussi justice en ne laissant que ce qui est à moi. Peut-être croyez-vous que j'abonde des biens intérieurs ? Vous vous trompez, et j'en suis encore plus pauvre que des extérieurs. [358] - O si cela est, comment pouvez-vous rester en paix ? - Cette privation, non plus que l'autre, n'altère point ma paix, parce que je ne puis désirer ce que je n'ai pas, et que je veux tout ce que j'ai : misère, pauvreté, etc. L'extinction de tous désirs me rend heureuse au milieu de tous les déplaisirs apparents, parce que, comme je l'ai dit, je n'ai ni faim ni soif que de la Justice, et je trouve par cet état la Justice dont je suis affamée.

 Aussi Jésus-Christ a-t-il dit : bienheureux sont les pauvres d'esprit ; car le Royaume de Dieu est à eux[479]. Jésus-Christ ne dit pas simplement : bienheureux sont les pauvres, mais : bienheureux sont les pauvres d'esprit, parce que celui qui n'a pas de biens et qui en désire, n'est pas pauvre d'esprit : il est riche en désirs ; mais celui qui ne désire point ce qu'il n'a pas, est le vrai pauvre d'esprit, en qui Dieu règne ; il a véritablement le Royaume de Dieu, puisque Dieu règne en son âme, qu'il y a placé son trône et l'a prise pour le lieu de sa demeure.

   Celui qui ne désire plus, n'a plus de volonté. Et, puisque Jésus-Christ a dit[480] : Si quelqu'un fait ma volonté, nous viendrons à lui, et nous ferons notre demeure en lui, et qu'il est constant que celui qui ne désire plus parce qu'il n'a plus de volonté propre, fait la volonté de Dieu, il s'ensuit qu'il devient sa demeure, son royaume, et ainsi que le vrai pauvre d'esprit jouit par conséquent d'une véritable paix, non en lui, mais hors de lui, en Dieu, où la paix devient invariable et inaltérable. Tant que notre paix est en nous-mêmes, quoiqu'elle soit le don de Dieu, elle peut toujours se perdre, et elle s'altère souvent ; mais lorsqu'elle est retournée à sa [359] source, et qu'elle est recoulée avec nous en Dieu, elle devient inaltérable.

 Il faut expliquer, avec la grâce de Dieu, les différentes sortes de paix. Nous avons vu que le monde ne peut donner la paix : ainsi nous ne parlerons plus de celle que le monde donne. Sitôt qu'une âme est véritablement retournée à Dieu par une conversion entière, elle commence à trouver en elle un commencement de paix, que le péché lui avait ravie, et c'est la plus grande marque de la réconciliation de l'âme avec Dieu que cette paix qu'elle goûte au-dedans. Ensuite sa conversion se perfectionnant, sa paix augmente : elle commence à goûter au-dedans d'elle-même un je ne sais quoi qu'elle ne goûtait pas auparavant, ce qui la porte à se détourner absolument du monde pour se tourner de ce côté-là. Elle rentre en elle-même, elle s'y enfonce pour jouir davantage de cette paix. Plus elle en jouit en son fond, plus sa paix augmente, bien différente de la paix que donne le monde, dont la possession lasse et fatigue et dégoûte. Par conséquent, l'âme ne voudrait faire autre chose que de goûter cette paix qui la charme. « O paix, s'écrie-t-elle, c'est en toi qu'est renfermé tout mon bien, c'est toi qui me donnes Dieu ». Vous vous trompez, ô âme, c'est Dieu qui vous donne cette paix, et non la paix qui vous donne Dieu. Dieu, étant un Dieu de paix, ne saurait venir dans une âme sans apporter la paix. Si l'âme est alors fidèle et attentive, elle remarquera qu'au travers de cette paix, qui est alors très suave, elle éprouve une certaine présence de Dieu dans elle, qui l'occupe sans cesse et qui la comble d'une joie intime. C'est là le premier don que Dieu fait de sa paix. [360]

 L'âme éprouve dans cette première paix une grande facilité à se résigner, un goût de la croix, une volonté souple et pliable, qui ne se roidit plus contre les événements. Alors Dieu lui fait un don de paix plus grand, quoiqu'il ne paraisse pas tel à l'âme : il ôte de la paix ce qu'il y a d'onctueux et de goûté, parce que cette paix, étant reçue dans la capacité de la créature, était encore bornée et limitée, elle s'altérait souvent ; d'ailleurs l'âme s'y attachait et s'arrêtait insensiblement. Ce n'est plus maintenant cette paix douce et suave, mais une paix sèche et desséchant toute l'âme, parce qu'alors Dieu la prive peu à peu des biens intérieurs afin de lui donner une paix invariable. Tant que l'opération de la perte des biens intérieurs dure, l'âme ne goûte plus la paix savoureuse, comme j'ai dit, mais une paix sèche, qu'elle ne peut exprimer que par un non-trouble. Si alors elle résiste à Dieu et qu'elle ne se laisse pas dénuer, appauvrir et perdre selon l'étendue des desseins de Dieu, elle perd cette paix sèche, et entre dans le trouble et l'agitation, car qui a pu résister à Dieu et vivre en paix[481] ? Ces troubles durent autant que sa résistance ; et si la résistance dure toute la vie, le trouble dure toute la vie.

   Les personnes qui ne sont pas en lumière divine, prennent ces troubles pour de grandes épreuves, le disent de même, et en font des états merveilleux, qu'ils nomment croix intérieures. Ce sont véritablement les plus grandes, puisqu'elles ôtent la paix ; mais ils ne la perdent que par leur résistance, car, dans quelque croix intérieure ou extérieure que l'âme soit plongée, quelques misères, pauvretés et faiblesses qu'elle [361] puisse éprouver, cette paix sèche lui demeure, ainsi qu'il est exprimé en Isaïe[482] : J'ai trouvé ma paix dans ma douleur la plus amère. La raison en est qu'elle ne reprend pour cela ni sa volonté ni la possession d'elle-même, qu'elle ne fait plus d'usage de l'une ni de l'autre, ni par conséquent de ses désirs, qui [seuls] peuvent lui ôter la paix. Elle trouve, sans savoir comment, que sa volonté se perd chaque jour et que ses désirs s'amortissent toujours plus ; car l'un suit nécessairement l'autre. Cela lui fait penser quelquefois qu'elle est dans l'endurcissement ; mais elle n'entre pas pour cela dans le trouble.

 On m'objectera que Jésus-Christ dit cependant[483] : J'ai l'âme troublée. Jésus-Christ ne souffrait pas pour lui, mais pour les autres : ainsi les peines et les troubles étaient infligés de Dieu sur son humanité, et ces troubles, qui étaient passagers, il les accepta lui-même volontairement pour porter nos langueurs et nos faiblesses. En quelque état de consommation que puisse être une âme, lorsqu'elle est pour aider aux autres et qu'elle souffre pour eux, Dieu lui inflige des peines et des troubles passagers, conformes à l'état de l'âme pour qui on souffre ; mais ce trouble est court et ne cause point d'inquiétude comme celui qui est causé par [sa propre] infidélité. Ceci est d'une extrême conséquence, et bien à remarquer. Que celui qui est troublé, au lieu de regarder son trouble comme un état purifiant et de grande souffrance, examine plutôt ce que Dieu a pu exiger de lui et qu’il lui ait refusé, ce qu'il a quelquefois éprouvé[484]que Dieu [362] demandait de lui, quel dépouillement Dieu en a voulu, auquel cependant il a résisté. Alors, qu'il se sacrifie à Dieu tout de nouveau, et il retrouvera la paix qu'il avait perdue. Ceci est une règle[485] infaillible de fidélité ou d'infidélité.

 Lorsque Dieu a éprouvé, épuré, ballotté une âme autant qu'il lui a plu, qu'il l'a rendue souple à tous ses vouloirs, il perd peu à peu sa volonté et tout elle-même en lui, comme il a été dit tant de fois. C'est alors qu'elle trouve cette paix parfaite, invariable, inaltérable, non en elle[486], mais en Dieu même, où elle est dans toute sa perfection, où elle est Dieu, car en Dieu tout ce qui est de lui est lui-même.

   Or cette paix est bien différente de la première dont nous avons parlé : elle n'a point cette douceur et ce goût sensible de la première ; elle n'a point la sécheresse de la seconde. Elle n'a pas non plus cette altération qui se trouve dans la première : quoique plus douce et plus sensible, elle ne varie pas de même. Elle n'a pas aussi une certaine langueur, pénible quoique non troublante, comme dans la seconde : cette âme a une certaine fermeté, une impuissance de trouver aucune volonté, et par conséquent de rien désirer. Quelque renversement qui arrive au-dehors, rien ne pénètre jusqu'à elle ; elle ne se repose, ni ne s'appuie, ni ne se réjouit point en cette paix comme au commencement, car elle n'en jouit pas, n'étant point en elle, mais en Dieu.

 Il faut savoir, que la paix qui est en nous, quoique très savoureuse, a quelque chose de rétréci, parce que notre nous-même borne ce [363] qu'il renferme, et c'est même son peu d'étendue qui rend cette paix si sensible. Mais en Dieu, comme rien ne la borne, elle a une étendue immense, et ne se distingue que par sa fermeté et son invariabilité. Cette paix se peut appeler la Paix-Dieu, puisqu'elle n'est point en l'âme même, mais en Dieu, en qui cette âme est perdue. Elle est immobile avec Dieu ; et comme elle ne dépend de rien de créé, quelque grand et sublime qu'il soit, rien de créé ne la peut altérer. Si l'âme était rejetée de Dieu comme un autre Lucifer, elle tomberait dans un trouble d'enfer d'autant plus pénible qu'elle aurait éprouvé en quelque sorte l'immobilité divine et cette paix imperturbable. Nous ne pouvons avoir cette paix que nous ne soyons passés en Dieu par la perte de tout le reste. Dieu nous la donne pour sa gloire. Amen, Jésus !

1.53 Du repos en Dieu.

Sur ces paroles : Le septième jour, le Seigneur se reposa de toutes ses œuvres. Gen. 2, 2.

[364] Dieu de toute éternité avait eu un repos parfait en lui-même. Ce repos, qui vient de l’assemblage de toutes perfections, et perfections infinies auxquelles rien ne manque, qui ne peuvent croître ni diminuer, n’ayant point d’autres bornes que l’infinité même, est un point fixe dans son immensité éternelle, surcomblé de tous les plaisirs invariables qu’il trouve dans la contemplation de sa beauté et dans la complaisance de cette même beauté si grande, si étendue, si fort au-dessus de toute compréhension, que l’intelligence de tous les Anges et de tous les saints n’en peuvent comprendre qu’une petite partie[487].

Ce Dieu de beauté, qui se connaît soi-même infiniment et qui ne peut être parfaitement connu que de soi, s’aime aussi infiniment, et il ne peut être aimé comme et autant qu’il le mérite que de soi-même.

Si Dieu ne peut être connu, même dans l’autre vie, qu’imparfaitement et non dans toute l’étendue de ce qu’il est parce qu’il faudrait être Dieu comme lui pour le connaître de la sorte, il ne peut non plus être aimé dans l’étendue de ce qu’il est par des créatures bornées et limitées, quelque grandes et parfaites qu’elles puissent être. Il n’y a donc que Dieu qui se connaisse et qui s’aime soi-même dans toute l’étendue de la perfection de ce qu’il est ; et cette connaissance et cet amour lui donnent un repos immense et infini que rien ne peut altérer ni diminuer. [365]

Pour ce qui est de nous, nous pouvons encore moins connaître Dieu en cette vie que dans l’autre : nous ne le connaissons ici que par la foi, qui est une lumière d’autant plus obscure qu’elle est plus étendue, parce que rien ne la borne. Elle croit Dieu, ce qu’il est dans sa totalité ; et ce que la connaissance ne peut atteindre, la foi l’embrasse sans distinction de ce qu’il est.

Représentez-vous par manière de comparaison trois différentes personnes : l’une qui, ayant ouï parler de la mer sans avoir jamais rien vu qui en approche, croit ce qu’on lui en dit sans rien examiner ; une autre qui, ayant vu un petit amas d’eaux, croit avoir vu toute la mer et l’assure de la sorte ; et une autre enfin qui, vivant dans la mer, en connaît des beautés et des richesses que les premiers ne voient ni n’imaginent pas. Mais cependant cet habitant de la mer n’en peut voir qu’une très petite partie, surtout si la mer est infinie.

Les bienheureux sont comme ce dernier. Le second marque ceux qui vont par la voie des lumières distinctes. Et ceux qui marchent par la foi croient, comme le premier, la totalité de ce qu’est la mer sans s’en former d’idée ni rien imaginer, et leur foi est d’autant plus pure et plus étendue qu’ils ne s’en forment aucune espèce. Croire Dieu dans la totalité de ce qu'il est, sans rien se figurer ou imaginer, perdre toute idée et distinction pour se perdre dans cette foi, qui est d’autant plus pure qu’elle est plus obscure et plus dégagée de témoignages et de tout ce qui est distinct et spécifique, approche plus que toute autre chose de la vérité. [366]

Les bienheureux sont si ravis de ce qu’ils voient de Dieu qu’ils sont hors d’eux-mêmes en cette mer immense de beauté, quoiqu’ils ne puissent découvrir que la moindre partie de sa totalité[488], qu’ils s’y abîment et s’y perdent sans cesse.

La meilleure manière de connaître Dieu en cette vie et la seule sûre est de croire dans sa totalité ce qu’il est et de s’abîmer dans cette foi ténébreuse et générale, car, comme elle n’attribue rien à Dieu en distinction et qu’elle le croit ce qu’il est, elle ne lui ôte rien non plus : elle est par là à couvert de toute méprise. 

Il n’en est pas de même de ces autres âmes dont j’ai parlé qui, prenant un petit amas d’eaux pour la mer elle-même, sont la figure des âmes conduites par les lumières, les visions, les révélations, etc. Ce que Dieu leur manifeste de lui-même est si peu de chose qu’on oserait quasi dire que, si elles croient de Dieu ce qu’elles voient ou s’imaginent de voir, elles sont dans l’erreur et sont comme la mère de Samson qui croyait avoir vu Dieu, quoique ce ne fût qu’un Ange. Toutes ces visions, quand elles seraient vraies, ne sont que quelques manifestations par le moyen des bons Anges, et ce n’est nullement Dieu.

Il faut expliquer quelle est la nature de l’amour que nous devons avoir pour ce Dieu si infiniment aimable et si infiniment digne d’être aimé. Pour aimer Dieu comme il mérite de l’être, il faudrait être Dieu. Mais il y a un amour qui n’est pas indigne de lui, quoiqu’il n’ait pas une étendue infinie : c’est un amour répondant à la foi, qui aime Dieu dans la totalité de ce qu’il est, et avec toute la pureté dont une créature [367] bornée et limitée est capable. C’est d’aimer Dieu du même amour dont il s’aime soi-même, quoique non pas autant qu’il s’aime, ce qui est impossible. Dieu s’aime tellement pour lui-même qu’il ne peut aimer que par rapport à lui ce qu’il aime hors de lui et qu’il n’aime en lui que lui-même. Il ne serait pas Dieu s’il pouvait s’aimer d’une autre manière.

Pour aimer Dieu comme il le mérite, et non autant qu’il le mérite[489], il faut l’aimer d’un amour pur, net, droit, qui ne regarde que lui-même : il faut que cet amour surpasse toutes choses et soi-même, sans qu’il lui soit permis d’avoir d’autre regard ni retour sur aucun objet que sur Dieu même en lui-même pour lui-même. Toute autre vue ou motif est indigne de Dieu et n’est pas le pur amour, qui est seul proportionné, sans proportion, à ce que Dieu est. Il aime Dieu dans la totalité de ce qu’il est : il aime, comme dit saint Denis [l'Aréopagite], le beau pour le beau[490]. L’âme se plonge et s’abîme dans cet amour qui la surpasse infiniment. Lorsqu’elle est plongée dans cette mer d’amour, elle ne voit qu’amour, elle est bien éloignée de se voir ni de se regarder soi-même ni quelque avantage rapportant à soi, quel qu’il soit. Elle ne voit qu’amour :  elle se promène, pour ainsi dire, dans l’amour sans voir autre chose quelle qu’elle soit, comme les enfants dans la fournaise ne voyaient que flammes, quoiqu’ils n’en sentissent pas l’ardeur. L’âme est donc abîmée dans l’amour, sans rien distinguer ni discerner dans l’amour que l’amour même, ni motif, ni raison d’aimer : l’amour tient lieu de tout cela. C’est ainsi qu’on aime Dieu dans le Ciel, sans [368] retour ni raison d’aimer. L’amour est la seule raison d’aimer, l’amour est la récompense de l’amour. Et comme la foi ne discerne rien en Dieu et croit ce qu’il est dans sa totalité, l’amour ne discerne rien, mais il aime Dieu dans sa totalité. Il aime Dieu tellement pour lui-même et si fort au-dessus et hors de soi que, dans cet amour, tout autre motif que Dieu même lui serait un enfer.

Les âmes de lumière distincte ont aussi des distinctions et des motifs en leur amour, mais comme je ne parle de cela que par accident, je n’en dirai pas davantage.

Les âmes ainsi bien ordonnées dans leur amour et dans leur foi, goûtent sans goût un repos très grand, qui est une participation de ce repos que Dieu goûte en lui-même, car, comme leur amour n’est pas en elles ni rapportant à elles, leur repos est de même invariable, parce qu’il n’est ni en elles ni rapportant à elles.

Il est dit que Dieu se reposa le septième jour de toute œuvre qu’il avait faite, c’est-à-dire qu’ayant créé tout ce qu’il voulait créer, il cessa la Création. Car la puissance de Dieu étant sans bornes, il ne peut se fatiguer ni se lasser. De plus la Création de ce grand Univers et de tout ce qu’il contient, ne lui coûta qu’un Fiat : l’homme, le plus parfait de tous ses ouvrages, fut créé d’un peu de boue, et un souffle l’anima. D’où vient donc que l’Écriture parle de ce repos du septième jour que la suite de tous les âges ont imité, soit dans l’Ancien soit dans le Nouveau Testament ? C’est pour nous faire connaître qu’il y a un repos de toute œuvre, auquel repos Dieu nous invite. Ce repos est une cessation de toute œuvre comme j’espère le faire voir, et il tend au repos du [369] Seigneur qui est invariable, dans la cessation générale et universelle de toutes choses par un état tout passif et tout anéanti. Si cela n’était pas, Dieu n’aurait pas dit : J’ai juré dans ma colère qu’ils n’entreront point dans mon repos[491] puisque, pour ce qui est du repos ou sabbat judaïque, il est certain que les Israélites observaient très rigoureusement ce sabbat.

Jésus-Christ dit, lorsqu’il justifiait ses disciples d’avoir rompu des épis au jour du sabbat[492], qu’il était lui-même le Seigneur du sabbat[493]. Car les Juifs avaient pris les paroles de garder le sabbat d’une manière toute grossière, matérielle et extérieure, au lieu que Dieu ne faisait observer si rigoureusement le sabbat que pour nous instruire de quelques autres sortes de sabbat où nous sommes invités.

Le premier sabbat est de cesser toutes les œuvres d’iniquité pour embrasser les voies de la justice, ce que les Juifs n’entendaient pas lorsqu’ils reprenaient Jésus-Christ de faire des guérisons le jour du sabbat. Il leur dit : est-il permis de faire du bien ou du mal ? Et leur fit voir que lorsqu’ils le blâment du bien qu’il faisait le jour du sabbat, ils ne faisaient point de scrupule de retirer un bœuf ou un âne de la fosse où il était tombé.

Il leur enseigne ailleurs un autre sabbat, qui est de cesser toute convoitise et avarice[494], et c’est le second sabbat. Car ce n’est pas assez de s’abstenir de commettre le péché, si on ne cesse toute convoitise, toute avarice, comme ce n’est pas assez de se priver des biens extérieurs, si on en conserve l’amour et l’affection. [370]

La cessation de l’affection de toutes choses de la terre, de tout ce qui regarde ce qui est hors de nous comme  biens, honneurs, grandeurs, dignités, renommée, etc., c’est le troisième sabbat.

Le quatrième est de cesser par la pauvreté d’esprit tout raisonnement, de faire cesser toute lumière propre, tout ce qui appartient à l’esprit, pour l’assujettir à la foi. Et ce sabbat est bien plus parfait que tous ceux qui l’ont précédé.

Il faut aussi cesser toutes sortes d’affections hors de nous, en nous et rapportant à nous, tout amour-propre, toute propre volonté, tous désirs, enfin tout ce qui appartient à la volonté, afin de la soumettre à Dieu par l’amour, et que ce même amour la perde en soi. C’est le cinquième sabbat, plus parfait que les autres. L’âme y goûte déjà un très grand repos et tel qu’on aurait peine à l’exprimer.

Le sixième repos ou sabbat, qui est le plus proche du sabbat du Seigneur et en comparaison duquel les autres peuvent passer pour des jours de travail, c’est l’entière désappropriation, qui fait tomber, pour ainsi dire, l’âme dans le repos du néant. Elle est là, non dans un repos goûté et aperçu comme auparavant, mais dans un repos de mort et de néant, qui est un repos plus grand que tous les autres quoiqu’il ne soit pas aperçu ni goûté comme les autres. Mais avant que de parler du septième repos, il faut dire comment, ainsi que dans les autres sabbats, il y a ici, et surtout vers la fin, diverses cessations d’œuvres.

 L’âme commence à sortir par la simplicité de la multiplicité de voies et d’actions pour devenir simple et reposée, car auparavant [371] l’âme était si fort multipliée en toutes choses qu’on pouvait dire d’elle ce que dit le Prophète : Ils se sont fatigués dans la multiplicité de leurs voies, sans dire jamais : demeurons en repos[495].

L’âme ainsi simplifiée se ramasse pour ainsi dire et se réunit dans tous les endroits où elle était éparse et dispersée. Elle cesse son action vive, multipliée et turbulente, pour donner lieu au repos ou sabbat qu’elle commence à goûter.

Ensuite elle devient passive, recevant les pures lumières de l’Esprit de Dieu sans y rien ajouter, faisant cesser les lumières du propre esprit. Puis la lumière de Dieu qui devient plus abondante, fait cesser nos propres limites, les mettant en obscurité, comme la lumière du soleil fait disparaître celle des étoiles. Et c’est alors que la foi pure et nue, que la lumière de vérité s’empare de l’esprit, le fait défaillir et mourir à toute lumière et action propre pour recevoir passivement la vérité telle qu’elle est en elle-même et non en image. La volonté est ensuite privée de toute action propre, d’amour, d’affections, de toute action quelle qu’elle soit, pour recevoir purement l’action de Dieu, soit qu’il la purifie ou qu’il la vivifie. Et c’est l’amour qui fait toutes ces choses, pour être lui-même l’action de la volonté.

Ainsi l’âme privée de toutes ses plus nobles fonctions, laissant la place au fort et puissant Dieu, entre dans le repos du néant où tout le propre est ôté, propre vie, propre action. L’âme étant ainsi rentrée dans ce repos du néant dont Dieu l’avait tirée, c’est alors que Dieu [372] la crée de nouveau par une nouvelle régénération, la faisant une nouvelle créature en lui. Il la tire du chaos, sépare l’humide du sec, c’est-à-dire qu’il sépare ce qui est pur, simple, fluide, de ce qui est matériel et grossier. C’est alors que l’Esprit [de Dieu] se promène sur les eaux pour les rendre fécondes en Jésus-Christ. Il crée un nouveau ciel de nouvelle lumière, non pour être propre à la créature[496], c’est-à-dire qu’il lui communique l’esprit de Vérité, dont elle est investie et remplie, cet esprit d’Amour, qui est lumière et ardeur, qui est le grand luminaire qui éclaire le nouveau ciel de l’âme.

Ensuite de quoi, l’âme entre dans le sabbat éternel, dans ce repos de Dieu en lui-même, qui n’est plus un repos goûté, ni un repos comme celui du néant, ni un repos en soi, mais le repos du Seigneur, promis dès le commencement et dont notre Seigneur parle lorsqu’il dit : bon et fidèle serviteur, entrez dans le repos ou la joie de votre Seigneur[497], car c’est la même chose.

C’est ce repos qui, n’étant plus en nous ni pour nous, mais en Dieu pour Dieu même, ne varie plus. Il n’y a point d’état permanent en cette vie tant que nous sommes à nous-mêmes, car tout ce qui est en nous est sujet au changement. Mais lorsque nous sommes vides de tout et que nous avons transporté tout en Dieu parce que nous nous y sommes perdus nous-mêmes, le repos trouve alors en Dieu cette permanence que l’on ne peut jamais trouver en soi-même ni en aucune créature.

Dieu nous fasse la grâce de bien connaître, comprendre et pratiquer les sabbats, pour être [373] introduits dans le Sabbat éternel où est le parfait repos[498]. Amen, Jésus !

1.54. Bassesse et simplicité choisie de Dieu.

Sur ces paroles : Dieu a choisi les choses basses pour détruire les choses hautes ; il a choisi les choses faibles pour confondre les fortes. 1 Corinthiens 1, 27. C'est pourquoi il est écrit : toute hauteur sera détruite ; toute colline abaissée. Luc 3, 5.

Rien n'est si opposé à la Majesté de Dieu que de voir un néant élevé : c'est pourquoi dans tous les temps Dieu prend plaisir à abaisser jusqu'au centre de la terre ce qui paraissait le plus élevé. Salomon, dont la sagesse était admirée et recherchée de toute la terre, est devenu le plus fou des hommes. Dieu permet des chutes en David son serviteur, afin que la force ne soit pas attribuée à l'homme, mais à Dieu[499]. S'il y a quelque grand serviteur de Dieu qui semble faire de grands biens, et qui soit comme l'attente des nations, il l'enlève du monde par la mort ou par quelque autre voie. Il semble, ô Dieu, que vous ne montriez les grands hommes à la terre que pour faire voir un échantillon de [374] votre toute-puissance. Dieu fait voir en cela son indépendance. Il se servira d'une petite femmelette plutôt que de ces grands hommes, afin que la force et la puissance ne soient pas attribuées à l'homme mais à Dieu.

Nous voyons dans le particulier qu'il semble que Dieu, après avoir pris plaisir à orner une âme de ses grâces et de ses faveurs, après l'avoir rendu parfaite en apparence, la dépouille de tous les biens qu'il lui avait donnés non seulement afin qu'elle ne s'élevât pas pour ses faveurs, mais aussi afin qu'elle reconnaisse que cela appartenait à Dieu, car nous n'avons en partage que la misère ; et lorsque Dieu nous abîme dans notre néant, il ne fait que reprendre ce qui était à lui. Tout le soin de Dieu dans une âme lorsqu'elle s'est donnée à lui sans réserve, est de la rabaisser, de la détruire jusqu'à la poussière par les peines, par les tentations, par l'expérience de ses faiblesses. Saint Paul ne dit-il pas[500] : afin que je ne m'élevasse pas pour mes grandes révélations, il m'a donné un ange de Satan, qui me soufflette ? Et encore : C'est dans ma faiblesse que je trouve ma force. Ne cherchons point à être forts en Dieu ; mais que Dieu soit fort en nous au milieu de nos faiblesses, misères et pauvretés.

Dieu a mis, comme dit saint Paul[501], son trésor dans des vases de terre, afin que la force ne soit pas attribuée à l'homme, mais à lui. Dieu prend plaisir à se servir d'instruments très méprisables : il les couvre même aux yeux des hommes, afin qu'on reçoive le pur lait de la parole sans s'amuser au canal par où elle passe ; et on remarque fort bien que les ouvrages des simples et idiots, même des femmes, ont beaucoup plus d'onction [375] que ceux des hommes parce qu'ils ne sont point mélangés de la science humaine, mais produit par le pur Esprit de Dieu. Ce n'est pas que les gens savants ne puissent devenir assez petits, ne pas avoir égard à leur science, et se laisser tellement à l'Esprit de Dieu qu'ils se rendent ignorants[502] afin de ne rien mélanger avec la pure lumière du Saint-Esprit, mais cela est très rare ; et je crois qu’un tel savant ferait de très grands biens, étant devenu si petit et si humble, si dénué de toutes sortes d'espèces.

Mais où sont ces hommes devenus enfants ? Jésus-Christ n'a choisi que de pauvres pêcheurs, afin de les instruire par son Esprit, et qu’ils le reçussent et le répandissent sans mélange. On ne saurait croire combien le propre esprit et le raisonnement mettent obstacle à l'Esprit de Dieu si on ne le[s] soumet sans cesse à la foi, et si on ne le[s] sacrifie sans cesse à Dieu. Il y a de tels gens qui sacrifieraient plutôt leur vie que leur opinion. Aimons notre faiblesse : que toute hauteur soit détruite, afin que celui qui règne absolument sur les petits, règne en nous et par nous ! Amen, Jésus !

1.58. Que toute sainteté est à Dieu.    

Sur ces paroles[503] : La sainteté est à celui qui est. (Exode 28, 36)

Il est certain qu'il n'y a que Dieu seul de saint, et que tout le reste n'est que mensonge, erreur, misère et péché.

Dieu nous apprend par ce passage à ne nous point attribuer ni aux autres, aucune sainteté. C'est usurper sur ses droits ; et si la sainteté appartient seulement à Celui qui est, - qui est le Nom qu’il a toujours pris, ayant dit à Moïse qui lui demandait son nom : Ego sum qui sum[504], - nous devons croire que, comme Dieu est infiniment jaloux de son être et que quiconque voudrait se l’attribuer, attirerait toute sa colère, de même est-il jaloux de sa sainteté, et qui voudrait s’attribuer quelque sainteté, ou aux autres, attirerait toute son indignation. Nous devons dire aussi que si la sainteté est à Celui qui est, celui qui n'est rien ne peut être réputé saint ; et chercher de la sainteté dans le néant, c'est une [398] tromperie manifeste. Ne cherchons donc la sainteté qu’en Dieu seul. C'est uniquement où nous la trouverons, et jamais ailleurs.

On m'objectera qu'il y a quantité de saints dans l'ancienne et dans la nouvelle Loi. Je soutiens qu'ils ne sont point saints en eux et par eux, mais que Dieu leur ayant donné quelque écoulement de sa sainteté, c'est cette sainteté de Dieu que nous honorons dans les saints. Aussi David ne dit-il pas que les saints sont admirables, mais que Dieu est admirable en ses saints[505], et d'autant plus admirable en eux qu’ils sont plus abjects et faibles en eux-mêmes. C'est pourquoi saint Paul dit[506] que nous portons ce trésor dans des vases d'argile, c'est-à-dire cet écoulement de la sainteté de Dieu, afin que la force n'en soit pas attribuée à l'homme, mais à Dieu ; c'est comme si saint Paul disait : afin que la sainteté ne soit pas attribuée à l'homme mais à Dieu. Un petit rayon qui sort du soleil, n'est point le soleil. Jésus-Christ ne dit pas en priant pour ses disciples : « Père, qu'ils soient saints comme nous », mais bien : Qu'ils soient un[507] avec nous, par cette participation du rayon divin. Il dit au contraire : Je me suis sanctifié moi-même pour eux[508]. C'est comme s'il disait : « Père saint, et seul saint, connaissant que la sainteté vous appartient, et ne peut appartenir à d'autres, je me suis sanctifié moi-même pour eux, ayant sanctifié l'homme en moi, et m’étant sanctifié pour lui, afin qu'il participe à ma sainteté ; qu’il ne cherche point la sainteté en lui, mais en moi que vous avez sanctifié comme votre Verbe saint, que vous avez, dis-je, sanctifié comme vous en vous et hors de vous. »

On me dira qu'il est écrit : soyez saints, parce que je suis saint[509]. C'est-à-dire : regardez-moi comme un Dieu si saint que vous n’approchiez de moi avec aucune impureté. Or comme avant la venue de Jésus-Christ, la pureté n'était qu'extérieure, à la réserve de quelques justes choisis, aussi toute la purification était extérieure, et c'est ce qui faisait qu'on se purifiait sans cesse, lavant jusqu'aux habits : certaines taches aux habits étaient une impureté légale ; tout consistait en cérémonie et en ablution, la purification était rapportante aux victimes qu'on offrait. Mais depuis l'Incarnation du Verbe, ces anciennes victimes ayant cessé et ces sacrifices n'ayant plus de valeur, il en est comme l'exprime David parlant en la personne de Jésus-Christ : les holocaustes ne vous sont plus agréables[510] ; c'est pourquoi je dis : Me voici, c'est moi qui viens vous offrir une victime digne de vous ; je dis : Me voici pour détruire des sacrifices qui n'avaient de valeur que celle qu'ils empruntaient de mon sacrifice futur. Me voici donc, et il est écrit à la tête du livre que je ferai votre volonté [511] : c'est ce sacrifice d’expiation que je viens enseigner après que je l'aurai sanctifié moi-même.

Jésus-Christ étant donc venu s'immoler pour nos péchés, et nous enseigner non une purification légale, mais une purification sincère du cœur. Il nous en a appris tous les moyens, qui sont de faire toujours sans cesse la volonté de Dieu par le dépouillement de la nôtre : il nous enseigne la pauvreté d'esprit, la haine de nous-mêmes, le mépris des richesses et des honneurs du monde, mais surtout de haïr notre [400] âme en tout ce qu'elle a de propre et comme nous appartenant, afin que n'ayant rien en elle pour nous, nous la sacrifiions tout entière à Dieu ; que nous ne nous voulions plus nous-mêmes pour nous sanctifier, mais que Dieu soit seul saint en nous, et Jésus-Christ, qui s'est sanctifié lui-même pour nous.

Cette haine de notre propre âme nous apprend à la renoncer et quitter, afin que Dieu saint demeure seul saint en elle, sans qu'elle s'en attribue la moindre chose. C'est à présent une purification foncière que Dieu veut, et un renoncement entier.

Lorsque le sacrifice et la purification légale a [ont] changé, la manière de prier a aussi changé, car tout cela se rapporte. Le sacrifice est purement intérieur, et de notre volonté ; la purification est tout intérieure par le renoncement à nous-mêmes ; et l'adoration est en esprit et en vérité[512].

Or comme les Juifs ne faisait cas que d'une purification légale, les Pharisiens, les plus zélés d’entre eux, ne faisaient cas que d'un extérieur affecté, comme Jésus-Christ le leur reproche lorsqu'il leur dit qu'ils se contentent d'essuyer le dehors de la coupe pendant que le dedans est plein de rapines[513]. Qui sont ces rapines, sinon ces usurpations de la sainteté de Dieu, voulant passer pour les saints et les merveilleux de la terre.

On ne fait encore cas à présent que de cette sainteté pharisaïque. Or comme cette purification extérieure enfermait l'impureté au-dedans, la purification du dedans semble négliger les dehors, quoique véritablement ce dehors [401] qui paraît défectueux aux fausses idées, soit même plus pur que cette pureté affectée. Dieu vide la sentine[514] de notre cœur ; il ne paraît au-dehors que la faiblesse. Dans le temps que Jésus-Christ rejette les Pharisiens, il fait venir des enfants, les caresse, les embrasse malgré leurs petits défauts, parce que Dieu étant infiniment jaloux de sa sainteté, il a en horreur toutes les usurpations.

Et pour marquer combien Dieu est jaloux de sa sainteté, et combien on est éloigné, même dans le Ciel, de se croire saint, l’Écriture dit[515] que les vingt-quatre vieillards se prosternent devant le trône de l'Agneau, et que les séraphins crient sans cesse : Sanctus, Sanctus, Sanctus[516].

O Dieu, soyez saint en vous-même : je ne connais point d'autre sainteté que la vôtre. Dieu saint et immortel, Dieu saint et fort, que toute gloire, toute puissance vous soit rendue ès [dans  les] siècles des siècles ! Aussi est-il écrit : Rendez gloire à la sainteté de Dieu[517]. Il n'est honoré que des humbles[518], car les humbles sont bien éloignés de lui vouloir usurper sa sainteté. C'est encore pour cela qu'il est écrit : Dieu tire une louange parfaite de la bouche des enfants, et de ceux qui sont à la mamelle[519] parce qu'ils ne s'attribuent aucun bien, et qu'un enfant vit dans son innocence sans penser s’il est innocent.

C'est donc Dieu qui est seul saint, et notre Seigneur Jésus-Christ qui s'est sanctifié pour nous. Laissons-lui la gloire de toute sainteté. Demeurons dans notre néant et notre bassesse : c'est notre place, il n'y a que [402] celle-là qui soit exempte de toute usurpation. Donnons-nous à la sainteté de Jésus-Christ, afin qu'il se sanctifie en nous et pour nous. Notre néant nous doit suffire. Si la sainteté est à Celui qui est, combien celui qui n'est rien, en est-il éloigné ? O tu solus sanctus, tu solus Dominus, tu solus altissimus Jesu Christe[520] ! Dieu saint, Dieu fort et immortel, je te consacre mon hommage.

1.59. De la désappropriation de la sainteté.

Sur ces paroles : Je me sanctifie moi-même pour eux. Jean 17, 19.

Jésus-Christ sachant la conséquence de laisser à Dieu la gloire de toutes choses, afin que les Apôtres ne prétendissent pas à une sainteté propriétaire, dit devant eux, peu de moments avant sa mort : Je me sanctifie moi-même pour eux, afin que cette parole leur restant imprimée dans l'esprit, ils ne pensent pas à s'approprier la sainteté, qui n'est due qu'à mon Dieu. Il leur enseigne par là à le laisser être toutes choses en eux, surtout à être saints pour eux et en eux, parce que Dieu est aussi jaloux de sa sainteté que son Être. C'est ce qui lui a fait dire dans les saintes Écritures[521] : la sainteté est à celui qui est, mettant et son essence et sa sainteté ensemble, comme s'il disait : « Il est aussi essentiel à ma nature d'être saint que d'exister ». Les Apôtres profitèrent si bien de cette leçon qu'ils se défendirent jusqu'à la mort de toute sorte d'attribution. Lorsque saint Pierre faisait des miracles, il les faisait au nom de Jésus[522]. Nous ne faisons pas cela de nous-mêmes, disait-il, mais au nom de Jésus que le Père a sanctifié. Il a sanctifié l'homme en Jésus-Christ par l'union hypostatique : il l’a sanctifié non seulement pour lui-même, mais encore pour nous, qui ne voulons point de sainteté qui nous soit propre, mais qu'il soit seul saint en nous. Saint Paul disait aussi : nous sommes des hommes comme vous[523] ; et en un autre endroit[524] : Avez-vous été baptisé au nom de Paul ? N'est-ce pas au nom de Jésus-Christ ? Je rends grâce à Dieu de n'avoir baptisé personne.

Dieu a la bonté de vouloir bien que nous soyons un en lui ; mais il se réserve sa sainteté, comme son existence. Dieu étant le seul et souverain Être, qui existe par soi-même, et dont tous les autres êtres dérivent ; si, par impossible, Dieu venait à être détruit, il faudrait nécessairement que tous les autres êtres fussent détruits et absolument anéantis. Or Dieu est celui qui est, tout le reste n'étant rien, et, comme dit l’Écriture[525] : retirez votre main, elles tomberont dans le néant ; et ensuite avancez votre main[526], et elles seront [404] créées de nouveau. Je dis donc que la sainteté étant à Celui qui est, Dieu est aussi jaloux de sa sainteté que de son existence. La moindre attribution que nous nous ferions de la sainteté de Dieu, détruirait en nous dans un instant toute la justice et toute la sainteté de Dieu qui serait en nous.

Le moyen le plus efficace, et j'ose dire le seul efficace, que Dieu soit saint en nous, c'est de le laisser maître absolu de toutes nos œuvres, de tous nos mouvements, de tout nous-mêmes, demeurant dans l'anéantissement et dans le vide dont nous avons parlé. Car Dieu étant un être immense et infini, qui n'occupe aucun lieu parce qu'il remplit toutes choses, tout est renfermé en lui, et tout est rempli de lui, ainsi qu'il est écrit[527] : Toute la terre est remplie de la Majesté de Dieu. Mais il ne remplit que les vides : plus nous sommes vides de nous-mêmes et de toutes les créatures, plus nous sommes pleins de Dieu. Or si l'immensité de Dieu remplit tout, lui saint doit remplir tous nos vides, car il est aussi vrai qu'il est saint comme il est vrai qu'il est. Rendons-lui donc la gloire de toute sainteté. Nous n'avons qu'une chose à faire, qui est de nous vider autant qu'il est en nous : alors la majesté, la sainteté, et la puissance de Dieu font tout le reste.

Il faut savoir par une comparaison, quoique grossière, comment Dieu nous vide de nous-mêmes. Imaginez-vous un verre plein de liqueur : mettez quelque chose dedans, la liqueur se répand ; et plus vous mettez de choses dans le verre, plus cette liqueur se répand, et diminue par conséquent. Aussi à mesure que [405] Dieu vient dans une âme, il la vide de cette liqueur empoisonnée d'elle-même, jusqu'à ce que Dieu nous ait chassés de nous et ait pris la place de notre moi. Cette opération ne se fait que peu à peu ; mais Dieu remplit la place du vide qu’il fait. Cependant comme nous sommes libres, et qu’une liqueur ne l’est pas, nous nous opposons à Dieu, et nous mettons des obstacles à son œuvre en nous. Enfin, pour vouloir conserver notre liqueur, nous empêchons Dieu de prendre une entière possession de nous-mêmes, de détruire le vieil homme Adam, qui est cette liqueur funeste, et que l'homme nouveau ne prenne sa place. Mais lorsque l'âme, par un abandon entier, laisse faire à Dieu en elle ce qu'il lui plaît, il la vide, ainsi que je l'ai dit, d'elle-même, et prend sa place. Or Dieu étant pleinement dans une âme, il exerce en elle tout ce qu'il est, sa puissance, sa justice, etc., et par conséquent sa sainteté. Alors Dieu étant tout Dieu en elle, il est aussi saint en elle ; et ceci ne s'opère que par le vide : plus le vide est profond, plus Dieu est éminemment dans une âme. Dieu proportionne le don qu'il fait de lui-même au vide et à l'anéantissement : Quia respexit humilitatem ancilae suae[528], et ce fut ce profond vide qui attira le Verbe dans le sein de Marie. Tous ceux qui pensent être à Dieu autrement que par un profond anéantissement, se trompent et se méprennent beaucoup. Ils verront un jour ce qui est dit, que toutes leurs œuvres de justice sont comme des linges souillés[529].

On dira que Dieu pourrait anéantir l'âme tout d'un coup. Dieu peut tout ce qu'il veut, [406] mais pour l'ordinaire il s'accommode à l'âme et se mesure à sa faiblesse. L'âme est comme fixée par la propriété : il faut que le feu de l'Amour sacré fonde cette place, ou ce métal, et le dispose à s'évacuer insensiblement. O divin Amour, fondez nos glaces, anéantissez-nous afin que Dieu règne !

Il me semble que les personnes vertueuses mais propriétaires sont comme une masse de métal, fort poli et ornée par dehors, mais c'est une masse pleine ; au lieu que les personnes enfoncées dans leur néant sont comme une certaine statue dont on parle dans l'histoire, fort grossière par dehors, dont le dedans était un ouvrage exquis et tout admirable. Aussi David dit que toute la beauté de la fille du Roi vient du dedans[530]. « O mon Dieu, s'écrie cette fille du Roi, vous êtes ma beauté, je n'en ai point d'autre que la vôtre, toute beauté m’est à dégoût, il n'y a que la vôtre qui fait ma gloire. En quoi avez-vous mis votre beauté, le plus beau des enfants des hommes, lorsque vous étiez sur terre ? - Je l'ai mise dans mes souffrances, les opprobres, mes ignominies. J'étais au-dehors comme un lépreux, tant parce que j'étais couvert de vos péchés que par les plaies que j'avais reçues. Il n'y avait rien de sain en moi, mais vous avez été sauvés par mes meurtrissures ; plus j'étais défiguré au-dehors, plus j'étais beau par le dedans ; toute ma Divinité était comme renfermée en moi, et cachée sous la multitude des plaies. Si tu veux que je me glorifie en toi, je te glorifie, comme mon Apôtre, qu’en ma croix et dans mes opprobres : alors plus tu seras défigurée comme moi au-dehors, plus tu seras [407] belle au-dedans, de ma beauté. Ce n'est ni ta beauté extérieure ni tes ornements qui peuvent me plaire, mais ma beauté en toi : c'est cette beauté qui me glorifie. Plus tu seras belle de la sorte, plus mes yeux et mon cœur sont attachés sur toi. »

Qui sont les yeux de Dieu ? C'est son Verbe. Quel est son cœur ? C'est son Esprit Saint. C'est donc alors que le Verbe s'incarne mystiquement en l'âme : c'est alors que cette charité parfaite, qui est Dieu (Deus charitas est[531]), est imprimée dans l'âme, ou plutôt qu'elle est transformée en charité, ce qui ne paraît au-dehors que par les croix, les opprobres et les ignominies. C'est là la belle robe variée de toutes couleurs dont parle David[532]. La confusion fait l’écarlate ; les opprobres, croix, etc., font une variété d'ornements qui plaît infiniment au Roi. Ne cherchons point une parure extérieure, mais la gloire de notre Roi : gardons-lui les fruits ou pommes vieilles et nouvelles[533], la gloire de toutes les œuvres qu’il a fait par nous et qu'il fera en nous. Amen, Jésus !  

1.60 Différence de la sainteté propriétaire et de la sainteté en Dieu.   

[408] Vous me demandez la différence de ceux qui sont saints en eux-mêmes et de ceux en qui Dieu seul est saint. Quoique j’aie expliqué diverses fois cette différence, je vous en dirai quelques mots. Les premiers sentent et connaissent leur sainteté, elle leur sert d’appui et d’assurance. Leurs œuvres leur paraissent des œuvres de justice, dont ils attendent des récompenses et des couronnes. Leur sainteté est connue parce qu’elle est en relief et qu’étant fort au-dehors, elle paraît aux yeux de tous et attire l’estime des hommes. Cette sainteté n’est pas exempte de la rouille de la propriété, il s’en faut de beaucoup. Ces saints ont une gloire et un intérêt particulier : ils sont représentés dans le Bienheureux Jean de la Croix par la figure qui est à main droite de la montagne[534] dans son livre, où il met la sûreté comme un de leurs principaux caractères, de manière qu’ils sortent de ce monde appuyés de leurs mérites. Je ne sais s’il n’y a point quelque flamme purifiante pour eux. Je le laisse au jugement de Dieu, n’osant dire ce que j’en pense.

Ceux en qui Dieu est saint, ne sont pas des pierres ou médailles de relief, mais des pierres gravées profondément, comme celles des cachets. C’est Dieu qui s’imprime profondément en eux, qui est leur véritable sainteté. Il ne paraît au dehors de ceux-là qu’une concavité. On n’en peut discerner la beauté qu’en les imprimant sur la cire, c’est-à-dire qu’on ne les connaît qu’à leur souplesse et à la perte de toute leur [409] propriété et de tous les apanages de la volonté propre, au lieu que les premiers ont des volontés fortes et puissantes et un jugement raide. Ceux en qui Dieu est saint n’ont aucun appui en eux-mêmes parce qu’ils n’ont aucune consistance propre : ils n’ont d’appui qu’en Dieu seul. Quand ils feraient toutes les œuvres de justice qu’ont fait[es] tous les saints, ils ne les regarderaient pas comme telles. Leur espérance n’est point en ces choses, mais en leur Sauveur, qu’ils portent, comme il est dit dans le Cantique des Cantiques, sur leur cœur et sur leur bras comme un cachet[535]. Parce que leur amour, leur volonté, tout eux-mêmes ne sont imprimés que de Jésus-Christ, non plus que leurs œuvres, représentées par leurs bras. Ils ne s’appuient en rien de cela. Ils ne croient pas avoir jamais rien fait pour Dieu ni qui soit digne de lui, parce qu’ils sont imprimés de lui, de ce qu’il est, de ce qu’il mérite. Leurs œuvres leur paraissent des souillures en comparaison de la pureté de Dieu. Ils n’ont point de relief comme les premiers, mais une profonde concavité, qui est leur néant.

Or il faut savoir qu’on creuse la pierre en proportion que ce qu’on y veut graver a de grandeur, d’épaisseur et d’étendue. Afin que Dieu s’imprime dans notre âme, il faut qu’elle soit dans un néant proportionné au dessin de l’impression que Dieu y veut faire. Ici tout s’opère en vide : c’est une profondeur qui ne paraît qu’aux yeux de Celui qui fait ces concavités par l’impression de tout lui-même. Car Dieu prépare l’âme par le vide pour y graver ses caractères et, y venant lui-même, il augmente ce vide presque à l’infini, proportionnellement [410] à ce qu’il veut faire. L’homme ne voit point ce merveilleux ouvrage : il n’en paraît rien au-dehors. Ce n’est point un ouvrage de relief, mais un creux profond, une concavité que l’âme n’aperçoit que par un vide souvent très pénible.

Il me semble que les premiers saints dont j’ai parlé sont comme des images de relief, mais les personnes dont je parle ici sont comme ceux en qui Dieu même s’imprime profondément. Dieu est tout leur relief. Si Dieu se retirait, il n’y aurait plus qu’un vide, mais Dieu ne se retirant pas, ce vide, qui ne paraît que comme une profonde vacuité, est imprimé de Dieu même. Dieu est tellement saint en ces âmes qu’elles n’ont plus aucune gloire qui leur soit propre, mais le seul honneur et la seule gloire de Dieu habitent sur cette montagne, ou plutôt dans cette profonde concavité qui est leur néant. Comme ils n’ont ni forme ni vertu qui leur soient propres, ils n’ont point un amour intéressé. Leur amour est pur, sans retour sur soi et sans rapport à soi. Celui qui s’imprime en eux ne peut imprimer que ce qu’il est et non une figure étrangère. Il est Vérité et Charité. La Vérité fait qu’ils ne peuvent voir aucun bien qui leur appartienne ni qui soit à eux : ils ne voient que par les yeux de Dieu, devant qui tout n’est qu’un néant. Ils ne peuvent avoir que l’Amour que Dieu leur imprime, qui est l’Amour de Dieu en lui-même pour lui-même, Amour dégagé de tout autre objet que Dieu, d’autre intérêt que celui de Dieu. Enfin Dieu vit en ces âmes vides de tout le reste, il y agit et opère comme il lui plaît. Il a là toute aisance, toutes les dimensions, comme dit saint Paul[536] : la hauteur, l’étendue [411] et la profondeur de Dieu. Ils sont particulièrement dévoués à l’honneur et à la gloire de Dieu. Les premiers combattent pour eux-mêmes contre leurs ennemis, ceux-ci ne combattent que pour Dieu, sans espérer autre récompense que le bien de le servir pour son souverain mérite.

Vous me dites : « Mais puisque tous deux seront au Ciel, qu’importe qu’ils soient saints pour eux ou que Dieu soit saint en eux ? » - « O qu’importe ! » : cela se peut-il entendre ? Il n’y a rien de nécessaire et qui puisse importer que Dieu : tout le reste n’est rien et moins que rien ! Dieu a promis des récompenses à la vertu, il les donne. Mais il y a plus de différence entre celui en qui Dieu est saint et celui qui est saint en soi, qu’entre le ciel et la terre. « O qu’importe ! », direz-vous ? Mais il importe à la gloire de Dieu le Père de trouver des âmes en qui il se glorifie pleinement et qui n’envisagent que lui dans la gloire qu’ils lui rendent ! Il importe au Fils d’exercer sa qualité de Sauveur sur des cœurs qui veulent lui devoir toutes choses ! Il importe au Saint-Esprit que sa sainteté lui soit rendue, qu’elle retourne à sa source aussi pure qu’elle en est partie !

Il me semble que je vois cette sainteté de Dieu comme un fleuve immense qui se divise en divers petits rameaux. Les uns pour n’avoir pas assez de pente, séjournent sur la terre, ils y contractent certain mélange qui représente bien la propriété. Les autres au contraire, mais en petit nombre, ayant la pente de leur anéantissement, retournent à leur Source avec une vitesse incroyable et rendent l’eau presque aussi pure qu’ils l’ont reçue, ils n’en retiennent pas une goutte, ils trouvent l’eau incomparablement mieux dans la Source qu’en eux-mêmes. O qu’ils [412] sont éloignés de l’usurpation, de l’assurance, de la vaine complaisance, de la propriété ! Cette eau recoule si rapidement qu’on ne s’aperçoit pas qu’elle ait passé par ces lieux. Cependant elle y coule sans cesse, car rien ne l’arrête, elle a rejoint cette branche à son lit. Il ne paraît pas même que le fleuve ait eu un passage par cet endroit. O gloire de Dieu, gloire de Dieu, il n’y a que vous de nécessaire, tout le reste est accessoire et par conséquent n’est rien. O seul, seul intérêt de Dieu seul ! C’est vous qui devez attirer notre attention, tout le reste n’est rien et moins que rien. Il en faudra toujours venir là pour être au Ciel. Eh, qu’on sera alors étonné de voir que ce néant, que cette caverne profonde faisait les délices de Dieu et qu’il avait choisi, comme dit l’Écriture, ces ténèbres pour sa cachette[537] ! O Amour, faites-vous des cœurs qui n’aient plus d’autre gloire que la vôtre, d’autre intérêt que le vôtre, d’autre sainteté que la vôtre, qui comprennent que la sainteté est à Celui qui est[538], qui chantent avec l’Église : Tu solus sanctus !

Mais l’homme est si enivré de l’amour de lui-même, il a une passion si forte pour sa propre excellence que tout ce qui n’est pas lui ou pour lui, lui paraît une folie. Il a en horreur la doctrine de la désappropriation enseignée par Jésus-Christ : plus il s’aime soi-même, plus il la combat avec chaleur. Cette doctrine ne sera jamais combattue que par les amateurs d’eux-mêmes qui, comme des hiboux, ne sauraient supporter la lumière de la Vérité. Ils se plaisent dans les ténèbres de leur propriété. La Vérité leur est insupportable, leurs yeux malades de l’amour-propre [413] ne sauraient la souffrir.  O divine lumière, toute douce et suave pour celui qui, selon le précepte de Jésus-Christ[539], s’est renoncé soi-même jusqu’au point de se haïr ! Celui qui est parvenu à cette sainte  haine de soi-même, vous regarde avec plaisir sans baisser la paupière sur son propre intérêt. Divin Verbe qui êtes la lumière du monde, éclairez les hommes de votre Vérité ! Qu’ils l’adorent et l’aiment puisqu’elle seule mérite tout notre amour ! Amen, Jésus !

1.61 De la mauvaise et de la bonne indifférence.

Il y a deux sortes d’indifférences, l’une bonne, l’autre mauvaise ; l’une qui vient d’amour-propre, l’autre qui vient de l’amour de Dieu.

La première est plutôt une certaine indolence naturelle qu’une indifférence. C’est une habitude de ne rien aimer ou de l’aimer par rapport à nous, quoique nous ne démêlions pas toujours en nous [414] cet amour recourbé sur nous-mêmes, parce que ou l’on réfléchit trop, ou cette habitude de n’aimer que nous est presque tournée en nature. Ces personnes sont rudes, dures, roides, ont peine à plier, ont peu de docilité, quoiqu’elles s’imaginent d’en avoir. Elles ont cependant certain manège pour faire réussir les choses qui leur plaisent, ou parce qu’elles leur paraissent leur être avantageuses ou parce qu’elles sont conformes et à leurs idées et à leurs désirs. Et quoique leur fond d’indolence leur persuade le contraire de ce qu’elles veulent, elles veulent pourtant plus fortement et avec plus d’âpreté que celles qui paraissent plus vives. Elles se cachent à elles-mêmes cette disposition. Elles la croient juste et raisonnable en se cachant à elles-mêmes et aux autres qu’elles sont ainsi. Elles sont peu éclairées de leurs défauts, surtout des essentiels, et si on leur en fait connaître quelques-uns, elles mettent tout en usage pour se justifier : leur justification est dure et âpre, comme leur tempérament. Elles voient très bien les moindres défauts des autres, surtout s’ils ne sont pas prévenus d’affection. Car elles ont des oppositions et des sympathies, et elles voient dans les autres les défauts selon qu’elles sont impressionnées de l’une ou de l’autre de ces passions, excusant les uns, diminuant leurs défauts, et se grossissant ceux des autres. Ces personnes aiment le particulier, ont peu de société avec ceux qui ne leur plaisent pas. Quoique ces personnes aient une indolence naturelle, elles sont ardentes pour ce qu’elles veulent et elles le veulent fortement, croyant avoir raison : elles sont peu ployables.

L’oraison de ces personnes, si elles en ont, est selon leur tempérament une oraison stupide qui n’a rien de vivant et d’animé : c’est plutôt [415] une continuation d’indolence qu’une prière, un amour du repos et de la fainéantise qu’une véritable oraison. Aussi ne voit-on pas qu’elles fassent grand progrès : après plusieurs années elles sont toujours les mêmes et l’amour d’elles-mêmes augmente par cette sorte d’oraison, loin de diminuer. Il est plus facile de tirer un grand pécheur de ses désordres que de changer ces personnes. La raison de cela est qu’un grand pécheur connaît bien qu’il est pécheur et lorsqu’il se convertit, il le fait de tout son cœur. Ceux-ci au contraire ont une certaine sécurité, ils ne voient rien à corriger en eux, ils se sont tellement familiarisés avec leur amour-propre et leur indolence, qu’ils vivent fort en repos ensemble. L’âme en qui Dieu opère pour corriger les défauts, a une certaine agitation foncière, parce que l’âme ne peut trouver de repos que dans la perfection de son Amour divin auquel elle tend sans cesse ; elle a des sécheresses à la vérité, mais elles sont souvent précédées et suivies d’un fort recueillement, et ce n’est pas toujours la même chose. Au lieu que les personnes indolentes seront un grand nombre d’années dans les mêmes dispositions. C’est un vide infructueux, car c’est un vide de Dieu, qui ne vient que par la plénitude d’elles-mêmes ; et c’est ce vide ou oisiveté indolente contre laquelle tous les mystiques ont écrit dans le commencement pour en précautionner[540].

Lorsqu’on trouve de ces personnes, il les faut tenir longtemps dans les bonnes activités, si contraires à leur tempérament. Elles paraissent plus propres à l’oraison simple que les personnes vives et actives, et c’est tout le contraire. Quand une personne active et vive se simplifie [416] peu à peu, on voit bien que c’est une bonne simplicité, qui va contre le naturel et qui travaille à le détruire, mais les indolents prennent pour simplicité et silence ce qui favorise leur tempérament. Leur oraison simple est précisément leur naturel qui, n’ayant rien de surnaturel, les tient enfoncés dans leur tempérament, dont ils ne sortent jamais sans méthode – ce [sortie] qui ne pourrait se faire que par une grande docilité et se mettre entre les mains d’une personne éclairée, [action] qui serait ce qui est dit dans l’Écriture : vous avez remué mon lit dans ma maladie[541], c’est-à-dire vous avez remué ce repos d’indolence dans lequel je vivais dans la maladie de mon amour-propre. Car il faut exciter ces personnes autant qu’on prend soin d’amortir les autres.

Il faut remarquer que quelque indolentes que soient ces personnes, elles sont plus excitées et plus vives que les autres dans les choses qu’elles souhaitent. Elles paraissent sages, tempérées au-dehors, et cette fausse sagesse, qui ne vient que de tempérament, les soutient encore. Cet état est d’autant plus dangereux que n’y voyant pas des péchés considérables, il tient l’âme dans l’assoupissement sur tout le reste d’où s’ensuit que, ne se corrigeant point, ils sont toute leur vie amateurs d’eux-mêmes et indifférents pour toute autre chose. C’est là l’indifférence que j’ai appelée mauvaise.

Il y a une autre indifférence qui vient de la perfection de l’amour, parce que l’âme est tenue par l’Amour dans un parfait équilibre, n’ayant plus de volonté propre, l’Amour l’ayant fait passer en Dieu. Je parle des opérations de la Volonté et non de la volonté humaine, qui ne se [417] perd point quant à son essence et qui fait partie de la qualité d’homme. Mais ici toutes les opérations de la volonté sont tellement détruites par la mort à toutes choses et passées en Dieu que c’est Dieu qui veut et qui opère et désire en cette âme, en sorte que si on l’écrasait, il ne pourrait sortir d’elle qu’Amour et Volonté de Dieu, sans le moindre désir ni vouloir pour elle-même, parce que tout cela a été anéanti en elle et pour elle et passé en Dieu. Je parle des désirs de la volonté et non des appétits animaux. Car, au reste, cette personne, comme un enfant, a des dégoûts de certaines viandes et l’estomac en appète[542] d’autres, ce qui ne vient point d’immortification, car ces personnes ont travaillé à une mortification sans relâche qui a éteint le goût et l’appétit : ce sont des choses contraires au tempérament naturel. Mais pour ce qui s’appelle choix délibéré de la volonté, il leur est impossible d’en trouver parce que l’Amour sacré a dévoré toutes ces choses.

Ces âmes sont indifférentes et d’une indifférence absolue pour tout ce qui a rapport à elles en tant que rapportant à elles, biens, honneurs, santé, beauté, persécutions, calomnies, maladies, infirmités, pour être d’une façon ou d’une autre dans un lieu ou un autre. Il n’y a point de lieux pour ces âmes, tous les lieux sont leur pays natal parce que Dieu est partout. Tous les états intérieurs leur sont égaux : sécheresse, abondance, facilité, impuissance, force ou faiblesse. Elles ne font plus même ce discernement parce que, n’ayant ni retour ni rapport à elles, tout leur est égal et tout est également bien reçu de l’Amour qui dispose de cette âme comme il lui plaît.

[418] La mort et la vie lui sont égales et si elle ne portait pas ses frères dans son sein, la vie ne lui serait jamais ennuyeuse. Mais elle dit quelquefois à Dieu : « Ai-je porté ce peuple dans mon sein[543] que vous m’affligez pour lui ? Je vois que ce peuple n’entre point parfaitement dans votre conduite, qu’il est indocile, fixé en lui-même, qu’il n’avance point selon vos desseins, et c’est ce qui me tue ». Il ne faut pas croire que cette peine vienne du propre choix de l’âme ni de quelque désir particulier, mais de Dieu même qui, l’ayant chargée du poids qu’elle n’a ni voulu ni désiré, lui inflige des peines proportionnées à ses desseins sur les âmes. Mais lorsque ces mêmes âmes, par une longue suite d’infidélités, ont mérité d’être rejetées de Dieu, il en décharge cette âme. Ce rejet des âmes n’est pas pour le salut, mais pour le don de l’oraison de Foi et de l’Amour pur. Dieu jure dans sa colère que ces âmes n’entreront point dans son repos éternel, comme il l’avait promis[544].

Il y a une figure et une réalité en Moïse de la manière dont Dieu charge l’homme apostolique du soin de ses frères. Premièrement, Moïse était sur la montagne, conduisant comme par commission et obéissance les brebis de son beau-père. Il vit un buisson ardent, qui brûlait sans se consumer[545] : ce buisson hérissé d’épines marque ce qu’il y a à souffrir dans la vie apostolique par état. Cette ardeur qui ne consume point, marque ce feu de l’Amour pur qui fait qu’on aide à ses frères sans intérêt. On n’est point consumé parce qu’on a été consumé [419] pour soi-même dans le même Amour avant que d’être employé pour aider aux autres. Dieu commande à Moïse de se déchausser, ce qui marque que le vrai Apôtre doit être dégagé de toute affection singulière pour se laisser incliner selon ce que Dieu veut. La verge que Moïse tenait en la main signifie l’extrême droiture qu’on doit avoir dans la conduite des âmes, et que Dieu donne en effet. Lorsque la verge est jetée par terre, elle se change en serpent, ce qui marque que les âmes ne sont rejetées de Dieu et de son Apôtre choisi que pour leur défaut de droiture, certaines ruses à se cacher et à se replier en soi-même, enfin l’amour-propre, qui est ce rusé serpent qui a séduit l’homme dès le commencement. Moïse le reprend ensuite, pour marquer que Jésus-Christ, dont Moïse était la figure, rendrait par sa mort la droiture à l’homme. Car Dieu avait créé l’homme dans une droiture parfaite, mais le Diable par ses ruses l’ayant rendu semblable à lui, Jésus-Christ est venu sur la terre lui rendre sa première droiture. C’est ce qu’il fait encore aujourd’hui par ses ministres qu’il choisit pour l’état apostolique. Ensuite, il les charge, comme Moïse, de ces âmes, mais après avoir assuré Moïse qu’il est celui qui est[546] pour lui faire comprendre qu’il ne le choisissait que comme un simple instrument et non comme principe d’aucun bien qu’il pût faire. C’est ainsi que Dieu choisit ceux à qui il confie son peuple.

Pour revenir à l’indifférence, je dis que Dieu, ayant consommé l’âme dans son Amour, la met dans une indifférence sans égale et dans un équilibre perpétuel sans pouvoir pencher d’aucun [420] côté. C’est cet équilibre qui fait que Dieu penche et incline l’âme comme il lui plaît, cela n’étant point du choix de l’âme, qui demeure morte à tout choix et à tout penchant propre. Mais pour que Dieu incline l’âme, il faut que le pur Amour ait détruit en elle toute inclination particulière, tout amour de soi, enfin tout son soi-même. L’âme étant de la sorte est dans une indifférence parfaite, il ne faut pas craindre qu’elle excède dans cette indifférence, qui est réglée par l’Amour même et qui est un effet de la plus pure Charité. L’âme en cet état vit contente sans contentement, elle vit comme hors d’elle et dans une grande séparation de tout et d’elle-même. Il lui semble qu’elle soit étrangère à elle-même, qu’elle soit comme une machine qu’on remue par ressorts, tant elle est séparée de ce qu’on lui fait faire, ne prenant rien à rien, ne s’attribuant rien, ne pouvant rien. Il faut que son Moteur la remue comme il lui plaît et quand il lui plaît, lui étant absolument impossible de rien faire par soi-même. A-t-elle fait ce que Dieu veut ? Elle reste dans une ignorance entière, sans se souvenir de rien, sans y prendre part ; elle agit sans agir, sans empressement, sans envie que Dieu se serve d’elle ou d’un autre pour ses frères, prête à les remettre en d’autres mains au moindre signal et à le faire avec joie. Enfin, l’âme venue ici ne se possède plus et est devenue un enfant.

Pasteur-Enfant, qui conduisez Israël[547], faites-vous des cœurs capables de vous aimer purement ! Détruisez les amateurs d’eux-mêmes, les faux sages, et faites-vous des petits enfants ! Amen, Jésus ! [421]

1.62 De la Foi pure et passive, et de ses effets.

La foi passive, autant que je le puis comprendre, est une lumière obscure par laquelle nous croyons sans aucune évidence et certitude et sans vouloir en avoir, car qui dit croire dit ignorer, j’entends : ignorer quant à la connaissance expérimentale et non quant à la certitude de la foi. Tout ce qui est aperçu, sensible et connu n’est pas la foi, mais au contraire lui est opposé, la foi n’étant que pour les choses que nous ne voyons ni ne connaissons.

La foi produit l’abandon, et l’abandon nourrit et augmente la foi, et je crois qu’il n’y a de véritable abandon que par cette voie. Car s’imaginerait-on être bien abandonné à un [422] conducteur qui nous ferait connaître à tous moments les endroits par lesquels il nous ferait passer ? Le vrai abandonné ne veut rien savoir, rien connaître, il ne veut pas même être assuré ni de sa voie ni de son salut, il s’abandonne sans vue ni raison, faisant sa voie de n’avoir point de voie. Plus il se croit perdu, plus il est content ; plus tout est désespéré, plus il est fort. Et s’il pouvait vouloir quelque chose, ce serait de n’avoir jamais d’assurance et de vivre dans une incertitude continuelle, et même dans le désespoir de soi-même pour ainsi dire, afin de mieux faire connaître à Dieu son abandon et la force de son amour dont la pureté exclut tout intérêt. Que dis-je ? Il ne se soucie pas même que Dieu regarde son abandon, il lui suffit d’être abandonné. Il ne veut que faire la Volonté de Dieu sans certitude même qu’il la fasse, content même d’être trompé et de prendre le change [changer de direction] si c’était l’ordre de Dieu, ce qui pourtant ne sera jamais,  car celui qui se confie en Dieu ne peut être trompé. La foi l’assure, sans assurance qui puisse soutenir, que Dieu ne permettra pas qu’il s’égare et que quand il le permettrait, il en tirerait sa gloire. Il ne se fait une voie ni d’une chose ni d’une autre. Mais que fait-il donc ? Il suit pas à pas la Providence qui fait toute sa conduite.

L’Écriture dit, parlant de Jésus-Christ, qu’il était hier et qu’il est aujourd’hui[548]. C’est là la vie de la Foi : prendre les temps, les heures et les moments comme ils sont marqués par la Providence, et ne faire choix ni élection de quoi que ce soit. Car les providences journalières nous sont au commencement des marques de la Volonté de [423] Dieu, à la suite elles nous donnent Dieu, et enfin elles nous sont Dieu même. Ainsi une âme abandonnée à la Providence vit en foi et de foi, ainsi qu’il est écrit : le juste vit de la foi[549]. Aussi ne veut-elle rien savoir, rien connaître, elle ne s’appuie que sur l’infaillible qui est le moment présent que la Providence de Dieu lui donne.

Il me semble, selon la lumière qui m’en est donnée, que les voies toutes fleuries de dons, de lumières, de certitudes, de paroles intérieures, etc., sont des voies saintes et des voies de saints. Mais ce n’est pas la voie des petits, parfaits imitateurs de l’anéantissement de Jésus-Christ. Car qui dit lumière ne dit pas obscurité. Qui dit certitude ne dit pas abandon. Qui dit connaissance ne dit pas foi. Qui dit paroles intérieures, visions, extases, etc. ne dit pas ne rien voir, ne rien savoir, ni être conduit par la Providence journalière. Il est aisé de s’abandonner dans l’assurance, mais la foi ne fait connaître sa force que dans le désespoir, espérant[550] comme Abraham contre l’espérance même. Et je crois que lorsque Dieu veut conduire une âme purement à lui, il la conduit par là, car pour se perdre il faut ne tenir à rien. Une personne qui serait suspendue en l’air au-dessus de la mer, quand ce ne serait qu’avec un fil, ne se noierait pas si le fil ne se rompait. Mais si une main secourable coupait le fil, elle se perdrait dans la mer, s’y enfoncerait, et si cette mer n’avait point de fond, elle s’abîmerait toujours de plus en plus. Je ne comprends pas que l’on puisse se dire perdu en Dieu tant que l’on a quelqu’un de ses dons distincts et aperçus. [424] On est bien absorbé dans ses dons et comme enivré de ses faveurs, mais nullement perdu en lui, car pour se perdre en Dieu, il faut perdre tout appui quel qu’il soit.

Aussi est-ce la conduite de Dieu que nous pouvons voir pas à pas. Dieu ôte à l’âme tout appui extérieur pour la perdre dans l’intérieur. Ensuite il lui ôte la pratique des bonnes choses extérieures pour la perdre davantage. Puis il lui ôte l’usage des vertus pour l’arracher à elle-même. Il lui fait enfin éprouver les plus extrêmes faiblesses et misères qui sont des coups de grâce, et par là il la perd en lui. Au commencement de l’expérience des misères, l’âme se perd dans l’abandon, dans la confiance et le sacrifice. Mais comme cet abandon, etc., sont encore comme des fils subtils, Dieu lui ôte tout abandon aperçu, tout espoir de salut connu, en sorte qu’elle est contrainte comme malgré elle de se perdre. Mais où se perdre ? Encore si c’était en Dieu aperçu, elle serait trop heureuse. C’est dans l’abîme où elle ne voit rien ni ne connaît rien. Et après enfin elle tombe en Dieu, non pour jouir de Dieu pour elle, mais elle pour Dieu et Dieu pour lui-même.

Après quoi elle ne doit pas regarder si elle est en Dieu : ce serait un retour propriétaire qui la retirerait, qui la salirait. Que faire donc ? Il faut demeurer dans sa perte sans rien vouloir ni connaître, sans rien désirer, ni perte, ni abandon, ni foi, ni amour, ni martyre, ni souffrance, ni sacrifice, je dis plus : ni Dieu pour soi, ni être ou n’être pas, mais vivre en enfant sans aucun souci, pas même d’accomplir la volonté de Dieu d’une manière distinguée ou aperçue - ce que nous ne devons [425] plus même rechercher -, mais nous laisser conduire par cette même Volonté qui se fera accomplir par nous sans que nous nous en mêlions. Car vouloir savoir la Volonté de Dieu pour la suivre, c’est encore faire, pouvoir et vouloir : c’est vertu, c’est opérer. Mais se laisser conduire par cette même Volonté où elle veut nous conduire avec les soins de sa Providence, c’est la porter passivement. Et je crois qu’il n’y a point de vraie passivité de conduite que celle de se laisser mouvoir au gré de la Providence ; autrement c’est action, c’est pratique de vertu, c’est faire, mais ce n’est pas pâtir. L’âme peut bien croire qu’elle fait la Volonté de Dieu, mais elle ne peut jamais dire : « Je suis faite Volonté de Dieu » que dans cet état. Car l’âme est vraiment faite Volonté de Dieu lorsqu’elle ne fait plus chose au monde par elle-même, qu’elle se laisse purement conduire par la main de l’Amour veillant à elle et pour elle, sans voir cette main qui la conduit, et qu’elle n’a nulle propriété que celle de se laisser agir et mouvoir dans cette même Volonté. Et je crois que c’est pour cette raison que Dieu ôte à l’âme la pratique de toutes les vertus, après qu’il lui a imprimé les mêmes vertus, non comme vertus pratiquées, mais comme un état propre à l’âme. Et ces mêmes vertus dans la suite sont un écoulement de Jésus-Christ, non comme autrefois, mais pour nous rendre semblables à lui dans sa vie. Ce qui fait que l’on ne peut plus pratiquer les vertus, quelles qu’elles soient, par soin ni élection, mais par Providence et à mesure que la Providence en fournit les occasions, ce qui se fait comme naturellement. [426]

Et cela paraît tant en ce qui regarde l’occasion de Providence qui fournit la pratique, qu’en la pratique même. Comme dans la vie de Jésus-Christ toute la conduite de son Père sur lui paraissait être des choses arrivées comme naturellement et il s’y laissait [mener] de même. Il nous arrive par exemple des renversements, souvent par notre imprudence, par notre faute : cela paraît naturel, on les porte aussi naturellement et sans réflexion. Vous rencontrez par hasard, ce semble, un objet digne d’exercer la charité : ce qui paraît de hasard est une providence admirable. Et l’âme qui a le goût de la Foi et de la Providence, ne peut plus pratiquer la vertu d’une autre manière, elle ne peut plus rechercher les pauvres, elle ne peut plus se crucifier elle-même, elle voit clairement qu’elle n’en pourrait venir à bout. Il n’y a que la Providence qui nous puisse ménager des croix propres à nous faire souffrir et mourir. Jésus-Christ ne se crucifia pas, il se laissa crucifier à son Père : l’âme établie dans la foi n’en peut user d’une autre manière, et la Providence lui en fournit de si divines et de si admirables qu’elle voit qu’elles lui sont appropriées selon son besoin et que toute l’industrie des créatures ne peut parvenir là. Il n’y a donc rien à faire que de se laisser conduire de moment en moment par la Providence, sans vouloir rien savoir et connaître de l’avenir. Laissons-nous conduire en enfants, et abandonnons à Dieu toutes nos entreprises sans vouloir avoir aucune assurance du succès. Car lorsque l’âme est bien abandonnée, Dieu fait des miracles de Providence, mais lorsque l’on veut des certitudes, on est souvent trompé.

Quittons donc l’assuré et l’aperçu pour être [427] très assuré par la foi. Allons sans hésiter et sans voir où nous allons. Si Dieu permet que nous nous égarions, c’est assurément parce que nous avons hésité et que nous avons voulu voir où nous allions. Il faut aller ici comme le navire sur les eaux : il n’a point de trace devant lui et il n’en laisse point après lui. Il ne faut ni rien voir avant que de marcher ni rien retenir du lieu où nous avons marché pour nous en faire une voie. La Providence nous fera tous les jours une nouvelle voie, à la vérité inconnue, mais très sûre. Nous ne saurions mieux marquer à Dieu notre foi et notre abandon qu’en ne voulant pas même nous assurer de sa Volonté, oubliant tout le passé pour nous laisser à l’avenir conduire en enfants de Providence : le salut vient d’en haut, ne songeons plus à l’assurer et il sera très assuré, non en nous, mais en Dieu. Je crois qu’une âme [qui serait] fidèle ne pourrait plus rien perdre. Car ne possédant rien et ayant déjà tout perdu, que pourrait-elle perdre ? Son salut n’est ni en elle, ni à elle, ni en aucun bien, mais en Dieu à qui elle se laisse sans soin ni souci d’elle-même.

Il faut suivre aveuglément la conduite de la foi dans les providences. Par exemple, dans les crucifiantes, les croix viennent en foule par le moyen des créatures, qui le font contre toute raison. On ne voit en leurs manières d’agir que passion, qu’aveuglement, et cependant la foi fait voir et goûter Dieu là-dedans. De sorte que ce qui paraît si peu raisonnable aux yeux charnels, paraît aux âmes de foi si divin et une conduite si sage et si admirable de la Providence qu’elles en sont charmées[551]. Elles voient non les créatures qui leur font les croix, mais Dieu [428] dans les créatures. De sorte qu’elles sont fort éloignées d’avoir de la peine contre elles ni de les taxer de mauvaise conduite, puisqu’elles ne les regardent que comme des instruments dont Dieu se sert pour les crucifier, tout cela par un goût caché et profond, sans goût à ce qu’il paraît, au milieu des plus épaisses ténèbres, sans vue et sans lumière distincte, mais par une disposition foncière où cela se passe très réellement, non en vue et connaissance, mais en réalité.

Il y a des âmes par exemple, à qui Dieu fait connaître d’une manière distincte, par paroles prévenantes, qu’il veut qu’elles souffrent telles et telles croix pour son amour ou pour la conversion de telles âmes ou bien aussi pour lui être conformes, et il leur fait même remarquer alors les endroits dans lesquels elles lui sont conformées. Elles savent encore que leurs souffrances plaisent à Dieu, qu’elles le glorifient[552]. Si elles ont quelque abjection ou anéantissement, Dieu leur fait connaître combien cet état lui est plus glorieux et leur est plus utile que tous les autres. Tout cela est grand et saint, je l’avoue, mais ce n’est point la voie de la foi. 

La foi reçoit également toutes les croix, petites et grandes, sans en être prévenue, sans vue ni motifs, sans savoir les desseins de Dieu ni comme elle souffre, sans vouloir même le savoir ni connaître si ses souffrances sont agréables à Dieu ou non, s’il en tirera sa gloire ou [429] non. Il lui suffit qu’elles lui viennent pour qu’elle les souffre avec la même égalité. L’âme ne se met pas en peine si ce sont ses imprudences et ses sottises même qui les lui causent. À tout cela elle demeure également contente, sa foi l’élevant au-dessus de toute connaissance et au- dessus de tout désir de savoir si Dieu en est glorifié et la nature de la gloire qu’il en tire. Elle le lui laisse savoir pour elle : elle souffre, et c’est assez. On lui ôte les croix, puis on les lui rend : tout cela est dans la conduite de la Providence sur laquelle elle n’a aucune vue distincte. C’est assez et c’est trop pour elle de savoir que tout se fait par la Providence, sans vouloir pénétrer les desseins de Dieu. Lorsque les choses sont passées, elle est ravie de voir, sans voir autrement qu’en soi, comment la sage Providence a conduit toutes choses. Elle s’écrie alors : Bene omnia fecit [553].

L’anéantissement ne peut point être véritable tant que l’âme voit et connaît qu’on l’anéantit, que son état est glorieux à Dieu et qu’il lui est utile à elle-même, parce que tout cela sont des soutiens qui la font être et subsister en quelque chose. On s’anéantit bien par ces voies si on prend l’anéantissement en manière active, qui est plutôt une élévation qu’un anéantissement, mais on n’est pas pour cela anéanti. Pour être anéanti, il ne faut aucun soutien ni appui, ni même voir son néant, mais bien l’expérimenter[554], et cela par une expérience si réelle et foncière de la malignité qui est en nous que de tous côtés on ne voie que néant et péché. Néant à l’égard [430] de Dieu, ne sentant qu’impuissance à tout bien et entraînement à tout mal : on croit avoir perdu son Dieu, l’avoir perdu par notre faute et pour toujours. Néant de toutes vertus, de tous dons, de la confiance et de la foi même, de toute assurance, de tout abandon, de toute paix, de toute pratique, de toute sainteté, de toutes bonnes œuvres, de toutes créatures et de soi-même. Puis après toutes ces pertes, on entre encore dans le désespoir de soi-même, sans espérance d’être jamais regardé de Dieu que comme une personne qui ne mérite que sa disgrâce et qui l’a perdu par sa faute, car si elle croyait que ce fût un éloignement, une feinte, une épreuve, elle ne serait pas anéantie.

Lorsque Dieu met beaucoup de soi dans une âme et qu’il la veut beaucoup avancer, il permet que le Directeur doute d’elle[555] : elle ne trouve auprès de lui qu’une plus forte certitude de sa perte. Et c’est une conduite de Dieu autant rare qu’elle est terrible à porter, car s’il assurait cette âme consumée d’amour sans qu’elle se connaisse ni se croie, elle se croirait en bonne voie ; et comme il ne lui importerait pas à quel prix elle pût obtenir ce qu’elle aime[556] en secret elle serait contente. Mais tout lui est ôté, il ne lui reste que le rayon ténébreux de la foi qui lui fait apercevoir que Dieu est toujours Dieu et qu’il n’est pas moins glorifié dans sa perte que dans son salut. Ainsi elle demeure en paix sans paix, résignée sans résignation, sans vouloir cependant nulle grâce pour elle qui s’en reconnaît trop indigne. Tout ce qu’elle désire est de ne plus pécher ou faire de fautes. Mais plus elle le désire, moins elle y réussit à ce qu’elle croit ; [431] encore le veut-elle si faiblement qu’elle doute souvent si elle voudrait bien ne point pécher ou faillir. Sa faiblesse lui paraît un péché tout volontaire.

Cependant la foi relève quelquefois son courage abattu. Elle espère par le désespoir même. Mais que croit-elle ? Qu’espère-t-elle ? Elle ne le sait pas. Tout ce qu’elle éprouve est qu’elle est enfoncée dans un abîme de boue et de corruption dont elle ne peut même vouloir sortir d’une volonté absolue, ne trouvant plus de volonté. Enfin, elle entre en complaisance de se voir ainsi perdue, et la haine qu’elle a pour elle-même devient si forte qu’elle ne peut se vouloir aucun bien ni aucun avantage, elle veut bien que Dieu la punisse et ne revienne jamais à elle. Cet état l’éloigne fort d’elle-même.

Cet état dure quelquefois bien des années et exerce beaucoup la foi, car l’âme n’a point d’envie de chercher aucun appui ni au ciel ni sur la terre ni dans aucune créature : elle se cache et se repose dans sa boue comme dans un lieu qui lui est propre, n’en pouvant espérer d’autre. Elle se console quelquefois dans la pensée que si elle ne peut aimer celui qu’elle croit seul aimable, du moins d’autres l’aiment. Elle demeure plongée dans sa misère et abîmée dans son néant, espérant qu’il se trouvera quelque âme moins ingrate que la sienne qui paiera son Dieu d’un amoureux retour.

O état le plus difficile de tous à porter, que tu es grand ! Que tu es ineffable ! Que tu es glorieux à mon Dieu ! C’est toi qui arraches tout à la créature et qui la dépouilles de ses usurpations pour rendre à mon Dieu la justice qu’elle [432] lui doit ! Tout autre état que celui-là est un état de mensonge et l’on ne se connaît véritablement que dans la plus extrême nudité. On se croit toujours quelque chose, on usurpe et on s’attribue au travers même de la plus grande humilité le bien que Dieu fait en nous. C’est l’état de la parfaite désappropriation qui fait passer l’âme en Dieu. Job, ce patient[557] éclairé, dit : Je suis sorti nu du ventre de ma mère, c’est-à-dire de mon néant, et j’y rentrerai nu[558].

Dans le fort de ce néant, Dieu commence à reparaître peu à peu, mais toujours en lumières confuses et peu distinctes. C’est plutôt une nuée ténébreuse qui cache Dieu qu’une vue de Dieu. Mais que dis-je ? C’est Dieu lui-même, caché et environné de ténèbres[559]. N’est-il pas dit qu’Il a choisi les ténèbres pour sa cachette[560] ? Cependant la foi est alors si certaine que c’est lui, qu’il ne lui en reste aucun doute. Il l’attire et la renouvelle. Change-t-il pour cela de conduite sur elle ? Non : il la remet dans une paix si grande, si universelle, si étendue qu’elle est incompréhensible à qui ne l’a pas éprouvée. Mais que voit-elle ? Rien, un très long temps, et elle ne veut rien voir, non par volonté et par choix, mais par état d’anéantissement. L’âme est éclairée sans distinction. Ce qu’elle connaît est cru pour ainsi dire sans être vu. Elle trouve qu’elle n’ignore rien et que rien ne lui manque pour sa conduite, et elle ne sait comme cela se fait. Elle sent bien sans sentir qu’il y a un Maître chez elle qui se fait bien obéir, qui commande en Souverain, qui lui fait faire toutes ses volontés, mais sans parole, sans distinction, [433] sans connaissance, comme naturellement et par entraînement. Elle est comme un fou et un égaré qui ne sait où il va, comme un aveugle qui sent bien qu’on le mène, mais qui ne sait pas où on le mène et qui ne veut pas même le savoir. Il n’y a pour une telle âme rien d’évident ni d’assuré, et cependant rien de douteux.

O Amour qui faites ces choses, vous savez que vous les faites et vous savez pourquoi vous les faites ! O le grand plaisir que d’être ainsi abandonné, aveuglé, perdu et noyé ! O Amour, sous votre conduite on aime mieux s’égarer et ne pas voir que de s’assurer en voyant ! O foi, que vous renfermez de pureté et de biens et que vous rendez un cœur heureux lorsque vous vous emparez de lui ! La foi est si pure et si nue que lorsque l’on entend parler de ces choses, quoiqu’on les possède, l’âme ne peut s’en faire d’application à moins que Dieu ne les lui applique par lui-même. Il lui semble qu’elle dort et que c’est un songe. Mais lorsque Dieu veut qu’elle en parle ou écrive, les choses lui paraissent très réelles dans ce moment,  je dis dans ce moment, car hors de là il ne lui reste aucune idée, non plus qu’à ceux qui n’ont jamais rien vu ni rien su. Lorsqu’elle écrit un mot, elle ne sait pas pour l’ordinaire celui qui doit suivre, et elle oublie aussitôt ce qui est écrit. Elle écrit ce que l’Amour veut, et autant qu’il veut. Hors de là, elle demeure à sec, sans pouvoir rien ajouter d’elle-même. O foi, qui vous connaît est charmé de vous et ne peut plus trouver de goût aux choses les plus admirables de la vie spirituelle. Ce qui ravit les autres d’admiration ne peut toucher une âme qui vous possède. Les communications les plus extraordinaires en lumières médiates[561] [434] paraissent des ombres et des impuretés auprès de vous. La grâce des grâces la plus grande et la plus signalée, c’est de posséder Dieu en soi, c’est le posséder lui-même pour lui-même tout entier et non en partie : c’est le posséder comme les Bienheureux, à la réserve de la vision béatifique : Dieu est vu en l’autre vie,  mais Dieu est cru en celle-ci.

Il y a deux voies passives très différentes l’une de l’autre pour les moyens, la pureté et la fin. La première voie est toute en lumières, dons, touches aperçues, connaissances, pureté possédée, et tout ce qui se peut dire, connaître, exprimer et distinguer. L’autre voix passive est en foi, où l’âme va sans connaissance, sans lumière, même souvent sans goût, abandonnée à la Providence divine, portée pour ainsi dire sur les bras sans voir le chemin par où elle va ni le sentier qu’elle suit dans l’obscurité de la foi. Cette dernière voie est la voix des enfants, qui se laissent porter sans savoir où ils vont, comme un enfant qui se laisse porter à [par] sa mère sans autre soin que de la regarder, et même très souvent sans la regarder, se reposant et dormant sur elle. Demandez à cet enfant où il a été et par quel chemin ? Il vous dira qu’il a été où sa mère l’a porté sans s’être informé du chemin, et qu’il n’a que faire de le savoir.

O abandon, que vous êtes pur : vous pouvez seul donner un repos assuré et une parfaite pureté à l’âme. Tous les dons remplissent, mais la foi nue ne tient point de place, au contraire elle vide et donne lieu à Dieu d’être tout en l’âme. Toute autre voie cause propriété, vue, distinction et appui, mais cette voie est pure, [435] simple et droite, quoique dépouillée de tout soutien et affreuse[562] à la nature.

Je crois qu’il y aurait bien des âmes qui marcheraient par cette voie si les Directeurs leur faisaient outrepasser tous les dons auxquels elles s’arrêtent sous prétexte de connaître s’ils sont de Dieu. Qu’est-il nécessaire de connaître ce qu’il faut perdre ? Et si l’âme s’efforce de les outrepasser sans les examiner, elle ne les perdrait que pour elle-même et comme lui étant appropriés, mais elle les retrouverait en Dieu d’une toute autre manière. Il est d’une extrême conséquence que les âmes soient instruites non à connaître et distinguer les dons gratuits, mais à les outrepasser. Dieu ne laissera [manquera] pas de faire par impression ce qu’il aurait fait par l’autre voie.

Je ne saurais dire ce que je conçois de la pureté de la foi nue et comment elle fait marcher non par nos pas, mais par les démarches de Dieu, appuyée sur lui-même. La voie de Jésus, Marie et Joseph était celle-là : il n’y avait rien d’extraordinaire, mais tout était en foi, ils se parlaient sans paroles en foi nue. O que cela me paraît grand ! Les âmes chargées de dons ne laissent pas d’aller en Purgatoire, quoiqu’elles paraissent posséder Dieu d’une manière éminente. Il n’y a que la foi nue en degré éminent qui est Sagesse éternelle, qui ne laisse point de tache ni de propriété. Il ne peut y avoir de pureté d’enfance que par cette voie, qui est véritablement la voie de mort et d’anéantissement. Tout ce qui se sent et distingue n’est point Dieu : il est trop pur. C’est bien quelque chose de lui, les visions les plus admirables ne sont rien moins que [nullement] lui : ce sont des figures et des images, mais non pas lui, et les [436] images s’imprimant dans nos esprits, elles empêchent de le contempler en lui-même, et la figure occupe la place de la Vérité. Dieu n’a point de figure : il faut laisser tous ces portraits pour courir à l’Original par la perte et l’oubli de tout. Et la nature ne trouvant plus de nourriture est obligée d’expirer.

Il y a divers degrés de mort et d’inaction qui paraissent les mêmes quant à leurs expressions, mais qui dans la vérité sont bien différents. Les âmes qui ont passé par les affections et par le goût de la présence de Dieu, et qui ensuite sont mises en sécheresses et en privation, et après cela qui retrouvent le calme, croient avoir tout passé, et les personnes qui les conduisent, le croient aussi. Comme elles ont passé et éprouvé des privations et des pertes semblables à celles que l’on décrit des états plus avancés, elles croient y être arrivées. Et à moins d’une lumière surnaturelle, on a de la peine de les désabuser. Cependant, il est certain qu’il y a une différence très grande. Il y a des morts à passer sans nombre.

Lorsque l’on veut mettre l’or en œuvre, il y a deux moyens : ou de le battre ou de le fondre. En le battant, on lui fait prendre une autre figure que celle qu’il avait, mais il n’est pas pour cela purifié. Au lieu qu’en le mettant au feu, il se purifie et est encore plus propre à prendre une autre figure. La première fois qu’il est mis dans le creuset, il perd et son impureté grossière et sa forme, et il est propre à faire de certains ouvrages comme monnaie, etc. qui sont fort grossiers. Il est vrai que l’or a été fondu, qu’il a été purifié, qu’il a même changé de forme. Mais pour savoir le degré de sa pureté, il n’y a que l’orfèvre qui le puisse, encore [437] souvent faut-il le mettre à l’épreuve. On peut purifier l’or jusqu’à vingt-trois carats, le mettant autant de fois dans le creuset et lui faisant perdre autant de fois sa forme pour en prendre une nouvelle. Chaque degré qui purifie l’or se fait par la même voie : il est mis au feu, ensuite fondu, puis l’or change de forme. Toute la différence de ces degrés est qu’à mesure qu’il est fondu, il est toujours purifié, et plus il est purifié, plus il a besoin d’un feu plus ardent et subtil pour le purifier davantage. Et que plus il est fondu de fois, plus il est propre à être mis en œuvre pour les ouvrages les plus délicats, et sa pureté vient après à un tel degré que le feu ne peut plus l’altérer ni le diminuer, ni même le rendre plus pur.

Je crois qu’il est ainsi des âmes. Il y en a de différents degrés de purifications. Elles ont toutes passé par le feu, au moins celles dont je parle, cependant parlez-leur des voies de purification et comment il faut qu’après que notre terre est devenue or - c’est-à-dire que notre nous-mêmes a été changé par grâce en or - qu’après cela il faut le purifier dans le creuset et le faire changer de nature : elles vous diront qu’elles ont passé ces degrés, que de terre qu’elles étaient, elles sont devenues or, qu’après cela le divin Orfèvre les a mises dans le creuset de la sécheresse, de l’affliction et de l’abjection, qu’ensuite elles ont été toutes fondues et comme anéanties par la force de son amour ; après quoi il leur a donné une autre forme telle qu’il lui a plu, et qu’elles sont renouvelées en lui. Tout cela est si vrai, quoiqu’en bas degré et que cet or soit de bas aloi et bien grossier, qui n’est pas propre à faire des ouvrages, et l’orfèvre le mettra à un prix bas. Il en est de même des âmes de [438] grâce : toutes passent par le feu, mais selon les desseins de Dieu sur une âme, et plus il la destine à son intime union, plus il la purifie en cette manière.

Ce ne sont point, autant que je le puisse comprendre, les mêmes degrés qu’on lui fait encore passer, comme on se l’imagine faute de lumière ; car il est impossible que ce qui a été une fois purifié et séparé de l’or s’en sépare encore. Mais c’est une nouvelle impureté, qui paraît tenir quelque chose de la première. Et comme Dieu, pour l’ôter à l’âme, tient la même conduite qu’Il avait tenue auparavant, et qu’il se sert des mêmes moyens de purification, on croit repasser les mêmes états. Mais c’en sont d’autres et de bien différents, non dans leurs manières, mais dans leurs effets.

Chaque degré a sa purification, et chaque changement d’état a son feu et son degré de purification, son anéantissement et la perte de sa première forme. Il est anéanti quant à sa forme, mais non quant à sa substance. Chaque fois que l’âme quitte sa forme pour en prendre une autre, elle est anéantie quant à sa forme, car elle ne le peut pas être quant à sa substance. Mais jusqu’à ce qu’elle ait été purifiée radicalement, elle est toujours impure, plus ou moins, selon son degré, et elle est toujours propriétaire.

Mais lorsqu’elle a éprouvé le dernier degré du feu, elle n’a plus d’impureté ni de propriété, et ce dernier degré ne s’éprouve pour l’ordinaire que dans l’autre vie. Mais lorsque Dieu a de grands desseins sur une âme, il la purifie à un degré conforme à ses desseins en sorte qu’elle est vraiment changée et transformée en lui, mais plus ou moins, selon le degré de pureté. Et ce degré de pureté est [439] communiqué selon le dessein de Dieu, qui comme un excellent orfèvre, fait de cet or des ouvrages admirables, mais différents, s’en sert et l’emploie, mais différemment : aussi est-il de différent prix.

Voilà à peu près les degrés de ces âmes de foi en lumières passives qui, après que le soleil de Justice les a fait devenir or de terre qu’elles étaient, sont encore lavées et purifiées par leurs larmes et activités. Mais comme la terre peut être mêlée et comme identifiée avec l’or, l’eau n’en a ôté que la superficie : on découvre cependant que c’est de bon or, et c’est assez. Mais il faut, outre le lavement de l’eau, que la main de Dieu sépare la terre grossière de l’or : c’est pourquoi il met l’âme dans le creuset de l’affliction et de l’humiliation, et c’est une opération que l’âme souffre passivement. Ensuite elle est vraiment fondue : et voilà l’anéantissement. Tout cela se fait dès le premier degré de pureté. Mais je vous prie de voir l’extrême différence de la pureté, de l’anéantissement et de la transformation du premier degré, à celle du dernier. Ceci me paraît fort clair, et cependant, à moins d’une forte épreuve et d’une longue expérience et d’une grande lumière, le Directeur aura bien de la peine à en discerner le degré. Il voit bien que cette âme est de bon or, qu’elle a été éprouvée, anéantie et changée - mais en quel degré, c’est le difficile. Il n’y a que le Seigneur par lui-même ou par des personnes animées de son Esprit qui le puisse faire.

Ce ne sont donc point les mêmes degrés que l’on repasse, ce qui serait aussi difficile que de rentrer dans le ventre de sa mère, mais de nouveaux [440] degrés, qui paraissent les mêmes, quoiqu’ils soient très différents.

Quand tous les degrés sont passés, il n’y a plus de purgation ni de Purgatoire pour cette âme : elle n’y souffrirait plus, parce qu’il n’y aurait plus rien à purifier. Lorsque l’or est remis dans le creuset après la première purgation, ce qui se purifie n’est pas de même nature ni de même qualité que ce qui a été purifié. C’est toujours quelque chose de plus subtil et de moins grossier, et plus il est remis dans le creuset, plus l’impureté qui reste à détruire est délicate, et difficile à connaître. Cela vient à un tel point que l’orfèvre ne connaît plus l’impureté : pour en juger, il faut qu’il remette l’or dans le feu, et alors il en juge par le déchet. Il en est à peu près de même de l’âme : toutes les purgations lui ôtent toujours de nouvelles impuretés, qui deviennent de jour en jour plus délicates et subtiles, en sorte que l’on ne connaît plus l’impureté que par de nouvelles épreuves, tant elles sont subtiles.

Il y a encore une autre épreuve et manière de purifier l’or, qui se fait à moins de reprises. C’est lorsqu’on le laisse plus longtemps dans le feu et qu’on augmente le feu par degrés, c’est-à-dire le rendant plus fort de temps en temps, par certains degrés presque imperceptibles. L’or est plus purifié, plus il reste dans le feu et plus le feu est ardent. Il en est ainsi de l’âme : plus elle est dans l’épreuve, et plus l’épreuve est forte et longue, plus elle est purifiée. [441]

1.63. Prédicateurs de la paix intérieure.

Sur ces paroles : Que les pas de ceux qui annoncent l'Évangile de paix, sont beaux ! Romains 10, 15.

Il y a deux sortes de prédicateurs : les uns, que Dieu a destinés pour la conversion des pécheurs ; et les autres, que Dieu a choisis pour faire entrer les âmes dans la voie de l'intérieur. Les premiers, ainsi que l'Ange[563], troublent l'eau de la piscine pour guérir de toutes sortes de maladies : ces prédicateurs, lorsqu'ils sont serviteurs de Dieu, troublent efficacement le fond des consciences ; et alors le pécheur qui s'était comme assoupi dans son péché, se réveille, ouvre les yeux, se sent troublé de remords qu'il n'avait point auparavant. Il sent et connaît la grandeur de son mal, qu'une terrible léthargie lui empêchait de sentir ; il a recours au remède : il tâche de prendre les plus spécifiques. Et ces prédicateurs font beaucoup de fruit, soit dans les missions, soit d'une autre manière.

Il y a d'autres prédicateurs[564] qu'il semble que Dieu n'ait choisis que pour mettre le baume sur les [442] plaies et que pour pacifier les âmes. Ces personnes, ainsi que les Anges qui apparurent aux pasteurs lorsque Jésus-Christ fut né, semblent n'être venues au monde que pour annoncer la paix aux âmes de bonne volonté[565], car ils apprennent à ces pécheurs convertis le chemin de la paix, qui est de leur enseigner la route de l'Intérieur. L'âme, qui commence à goûter une certaine paix au-dedans, est si charmée de ce qu'elle expérimente, qu'elle s'écrie : Ô que les pieds, ou les démarches de ceux qui annoncent la paix sont belles ! J'aurais langui toute ma vie sans avancer, mais je trouve que cette paix me fait plutôt voler que marcher. Que ce sentier est doux à mon cœur et que cette paix, que je n'avais pas goûtée auparavant, me paraît délicieuse ! Je la choisis pour mon partage.

Lorsqu'on a une fois goûté cet Évangile de paix, tout le reste devient insipide. Hélas, dit cette pauvre âme, je combattais souvent contre mes ennemis, j'étais toujours en agitation et en trouble ; si j'en blessais quelqu'un, je recevais mille blessures, sans pouvoir presque me défendre ni leur résister ; mais depuis que j'ai goûté la paix, ma paix les combat et les renverse sans que je m'en mêle. Je trouve en cette paix une force secrète, un amour pour Dieu que je n'avais jamais éprouvé, un je ne sais quoi dans mon fond qui me fait comprendre que Dieu le remplit de sa présence. Il me semble que je suis changé en un autre homme. Je trouve que le calme est dans mes passions : je n'ai plus à arrêter leur impétuosité. Je n'ai qu'à conserver cette paix qu'il me semble ne pouvoir être altérée que par le péché. [443]

Il est vrai que ces derniers prédicateurs ont un don particulier de pacifier les âmes, tant des personnes dont je viens de parler, que de celles qui étant plus avancées, sont retournées en arrière faute de guide, ou qui se sont arrêtées en chemin par des doutes, des hésitations et faute de courage. Ces personnes sont dans une grande peine et perplexité, ne pouvant reprendre leur premier chemin, qui leur est devenu insipide, leur goût étant accoutumé à la délicatesse de la paix. Ils ont tellement outrepassé leurs premiers moyens qu'ils leur sont rendus inutiles. Ils restent là, comme dit Déborah, entre deux termes, à écouter les sifflements des troupeaux[566]. Ils sont véritablement entre deux termes, ne pouvant retourner où ils ont été, ni avancer vers Dieu, ayant perdu la route de la paix. Ils ne trouvent pas plutôt un de ces prédicateurs de l'Évangile de paix que, retrouvant leur premier chemin, charmés qu'ils en sont, ils s'écrient : « Ô que vos démarches, que vos pieds sont bons ! Ils sont venus nous remettre dans ce sentier charmant de la paix. Nous entendons de nouveau dans le fond de nous-mêmes cette voix muette du Verbe, au lieu des sifflements des troupeaux, qui sont nos imaginations, le tumulte de nos pensées, qui pouvaient bien nous agiter par la réflexion, et non nous donner la paix ».

Il y a encore un autre temps où ces messagers de la paix sont d'une grande utilité et consolation à l'âme. C'est lorsque Dieu la tenant dans les épreuves et dans un dénuement entier, dans la mort et dans le sépulcre, où elle est sans espoir d'en sortir jamais, après avoir passé plusieurs années dans les douleurs et les gémissements, après [444] en avoir passé dans des étranges agonies qui ne se terminent que par la mort, après avoir été couchée dans le sépulcre, y souffrir une pourriture, une dissolution de toutes les parties, et enfin après être réduite au néant, Dieu envoie ces prédicateurs de la paix qui, comme à l'autre Jésus-Christ, crient : Lazare, sortez dehors ; et alors ils retrouvent une nouvelle vie, qui vient peu à peu. Dieu se sert d'ordinaire de ces hommes apostoliques pour tirer l'âme de son sépulcre. Elle est étonnée de la nouvelle vie qu'elle reçoit, bien différente de la première. Elle éprouve non le repos d'un mort, mais une paix pure, large, étendue, une vie sans défaillance, un jour sans ennui.

C'est bien alors qu'elle trouve des démarches dans cette nouvelle paix presque infiniment plus grandes que les premières. Que leurs pieds sont beaux : leurs affections, qui ne sont produites que par la pure charité ! Elle ne peut s'empêcher d'admirer les bontés de Dieu, qui se sont répandues sur elle lorsqu'elle s'en croyait la plus indigne. Cet amour gratuit de Dieu pour elle lui découvre qu'elle lui doit un amour pur et sans intérêt, qu'elle doit être toute consacrée à la volonté de Dieu et à sa seule gloire. Heureux ceux qui écoutent cet Évangile de paix ! Plus heureux ceux qui le gardent et le pratiquent ! Dieu nous en fasse la grâce ! Amen, Jésus !

1. 68. Qualités des vrais envoyés de Dieu.

Sur ces paroles : Ne portez ni souliers, ni bâton, ni or, ni argent, ni besace, etc. Mt  10, 9-10.

 Lorsque Jésus-Christ envoie ses disciples à la conquête de âmes, il semble établir deux choses opposées, car il leur dit[567] : Donnez gratuitement ce que vous avez reçu gratuitement, et peu après : Tout ouvrier mérite salaire.

    C’est qu’il y a deux sortes de personnes : des imparfaits et des parfaits. Il permet aux imparfaits de travailler pour la récompense : ils ont encore besoin de ces motifs pour agir, sans quoi ils auraient de la peine à faire quelque chose ; le désir de la récompense leur sert comme de véhicule pour les faire marcher et Dieu ne leur donne pas même la lumière d’une disposition plus épurée. Mais lorsqu’il parle aux parfaits, il leur dit : Donnez gratuitement comme vous avez reçu gratuitement : c’est mon amour qui vous a choisis sans aucun mérite de votre part, faites tout aussi pour mon amour et pour la seule gloire de [461] celui à qui vous devez tout, faites-le gratuitement. Que le souvenir de la récompense ne se présente pas même à vous dans tout ce que vous faites.

 Il apprend ensuite à ces parfaits l’état où ils doivent être pour faire des conversions efficaces. « Ne portez point de souliers, c’est-à-dire soyez entièrement dépouillés de toute affection, quelle qu’elle soit, de toute partialité, car l’affection jette de la poudre aux yeux, empêche de connaître la vérité et de la dire telle qu’elle est : elle fait faire des préférences naturelles, au lieu qu’étant dégagés de toute affection, j’inclinerai moi-même vos cœurs selon le besoin et selon le dessein que j’ai sur les âmes. C’est moi qui dois faire les unions, qui seront d’autant plus pures et plus fortes que vous ne vous y porterez point par vous-mêmes. Vous serez en état de discerner les esprits parce que vous les discernerez par moi et un goût secret que je vous donnerai, et non par les inclinations naturelles, car je ne m’arrête pas à l’apparence, mais je vois le fond du cœur. Lorsque je commandais à Samuel d’aller sacrer un des fils d’Isaïe, ce Prophète[568], en voyant un parfaitement bien fait, son extérieur l’inclina d’abord, et il l’aurait sacré contre ma volonté si mon Esprit, auquel il était toujours attentif, ne l’en eût dissuadé. C’est donc le dépouillement de toute affection, de tout goût, de tout choix, de tout ce qui paraît au-dehors, que je veux dans mon Apôtre, afin qu’il soit en état de suivre ma pure motion, et non simplement le dépouillement extérieur de souliers.

   Mais il est arrivé par un renversement étrange qu’on a pris toutes mes paroles à la lettre, ne [462] regardant que ce qu’elles ont d’extérieur, sans en pénétrer l’esprit : on en prend le moins, on en laisse le plus. Je n’empêche pas qu’on n’observe l’un et l’autre, mais il ne faut pas s’arrêter simplement à une chaussure extérieure si on ne dépouille absolument de toutes choses, quelles qu’elles soient ».

Les saints fondateurs des ordres déchaussés[569] ont plutôt donné cela à leurs enfants pour leur être un signe et un souvenir perpétuel du dépouillement de toutes choses : aussi ont-ils ajouté à cela les trois vœux de pauvreté, de chasteté et d’obéissance, marquant par la pauvreté une entière désappropriation intérieure et extérieure ; et par ce premier vœu, ils consacrent leur esprit. La chasteté marque un détachement de toute affection et de tous plaisirs ; et par là, ils consacrent leur corps. De même qu’ils consacrent leur volonté par l’obéissance qui ne doit leur en laisser aucun usage, les privant de choix, de désirs et de tout ce qui appartient à la volonté. C’est là marcher sans souliers.

 Lorsque  Notre Seigneur leur dit de ne porter point de bâton, il leur enseigne le dépouillement de tout appui, quel qu’il soit, hors de lui : il ne veut point qu’ils en aient en aucune de leurs œuvres ni pour quelque chose qu’il veuille faire par eux et en eux. Rien ne doit  appuyer le vrai serviteur de Dieu, mais il doit marcher dénué de tout appui. Le bâton appuie, mais il embarrasse quelquefois : il en est ainsi de l’appui qu’on prend dans les choses créées.

 Lorsqu’il leur dit  de ne porter ni or ni argent, il leur enseigne la pauvreté spirituelle. Il leur défend d’amasser aucuns trésors et de faire des réserves des vertus qu’ils pratiquent dans les grands emplois : c’est une charge dont il [463] faut se dépouiller et remettre à Dieu toutes les richesses spirituelles, ce qui est bien représenté par l’argent. Ils doivent même être dépouillés de la charité[570] en tant que la regardant en eux et à eux : ils ne [la] réfèrent pas tout entière à Dieu pour ne l’aimer que par son amour même, s’en rendant propriétaires. Ils en font aussi de même de cette charité dérivante qui leur fait exposer leur vie pour le salut de leurs frères : ils ne doivent regarder en cela que la seule gloire de Dieu, sans vouloir amasser des trésors de mérites.

   « Ô Seigneur, dit un véritable Apôtre, quand j’aurais le mérite de tous les saints, quand j’endurerais tous les martyres qu’ils ont endurés, je vous ferais présent de tous ces mérites et je n’en voudrais retenir pas un seul pour moi. Je voudrais me livrer en vos mains comme le plus grand pécheur, afin que vous disposassiez de moi en temps et en éternité selon votre sainte volonté. Je voudrais rester dans mon néant. Je ne crains point la perte de toutes les récompenses, mais je crains la moindre usurpation et la moindre appropriation plus que l’enfer ».

 Jésus-Christ leur dit de ne point porter de besace, c’est-à-dire de provision, parce que l’Apôtre doit vivre extérieurement et intérieurement abandonné à la divine Providence, sans prévoyance, sans soin ni souci de l’avenir. L’abandon au moment divin est une des qualités les plus nécessaires à un Apôtre. Dieu prend d’autant plus de soin de lui qu’il s’oublie davantage pour Dieu. Cet abandon doit être sans réserve et doit s’étendre sur tout, sans jamais se démentir ni se reprendre. Dieu nous fasse la grâce qu’il y ait bien de tels Apôtres ! [571].


Discours, Tome second [572]

2.01. Abrégé des principes et de la voie chrétienne et intérieure.[573]

Le principe fondamental est celui-ci : que Dieu est notre principe, et qu'il est aussi notre dernière fin ; qu'il nous a créés comme principe, pour nous faire entrer dans lui-même, puisqu'il est notre fin ; que le premier dessein qu'il a eu en nous créant, a été de nous unir à lui : c'est pourquoi il nous a créés à son image et ressemblance, nous formant d'une manière propre à être faits une même chose avec lui ; ce dont notre Seigneur a demandé pour nous [2] l'accomplissement lorsqu'il a dit[574]: Mon père, qu'ils soient un comme nous sommes un ; et que tout soit consommé en l'unité. Tous les saints dans le ciel seront consommés dans l'unité, et il n'y entrera aucun qui ne soit uni à Dieu par grâce et amour très épuré.

On peut être uni à Dieu dès cette vie, quoique moins parfaitement ; et cette union se fait par l'exercice continuel des trois vertus théologales, qui se trouve enfermées dans ces demandes[575] : Que votre règne arrive, et que votre volonté soit faite dans la terre comme au ciel ! Que votre règne arrive : c'est l'exercice de la foi et l'espérance ; que votre volonté soit faite : c'est l'exercice de l'amour qui rend l'âme conforme à Dieu en lui donnant une volonté souple et pliable à tous ses vouloirs, et l’âme, à force de se conformer à Dieu par amour et par union continuelle à toutes ses volontés, lui est faite peu à peu conforme et enfin est unie à lui.

Au commencement, cela se fait par la résignation à la volonté de Dieu par amour : l'amour devenant plus fort, la volonté plus assujettie se conforme à Dieu ; et l'amour devenant toujours plus excellent, elle est faite une avec Dieu par participation. Que cela puisse être dès cette vie, la demande que Jésus-Christ nous fait faire dans le Pater, et celle qu’il fait lui-même pour nous après la Cène[576], nous le marquent.

Ceci supposé, je dis qu'il y a des moyens pour arriver à cette fin qui n'est autre que l'union à notre premier principe. Ces moyens ne sont point autres que Jésus-Christ lui-même, car nul n'ira jamais à son Père que par lui[577] ; [3] mais aussi, nul ne peut aller à lui, si son Père ne l'attire[578].

Cet attrait du Père est la parfaite conversion, qui fait que l'homme qui s'était détourné de Dieu, qui est son premier principe, se tourne vers son origine qui l'attire pour le rendre de nouveau conforme à l'image de son Fils, comme il l'avait créé.

Lorsque le Père a attiré et converti l'âme de cette sorte à lui, si elle lui est fidèle et qu'elle ne se détourne plus de lui par de nouveaux péchés mortels, - car tout autant qu'elle en commet, tout autant elle a besoin de conversion, - lors, dis-je, que, par une bonté singulière de Dieu, elle ne retourne plus à ses premiers désordres, Jésus-Christ qui se l’est rendue conforme, la prend lui-même et la conduit jusqu'en sa fin, où il la cache avec lui en Dieu, comme dit saint Paul[579]. Il la prend, dis-je, et il la conduit premièrement comme voie[580], il l'instruit comme vérité, et l'anime comme vie ; et ce dernier [acte] fait l'union à sa fin, où l'âme étant arrivée, ce n'est plus elle qui vit, mais Jésus-Christ vit en elle[581]. Tout roule là-dessus et ce qui n'est point cela, est une spiritualité que je proteste d'ignorer. Il est vrai que Jésus-Christ prend ces trois termes à l'égard de l’âme qu'il conduit ; et c'est ce qui fait toute la voie intérieure, et les différentes routes par où il la conduit.

Jésus-Christ comme voie mène l'âme par la pratique de toutes les vertus, et la fait marcher par où il a passé tant intérieurement qu'extérieurement. Il conduit l'âme par le renoncement [4] continuel, la meut à tout, il la crucifie continuellement, et c'est de cette sorte qu'il se fait suivre d'elle. Mais comme il y a bien peu d'âmes assez généreuses pour vouloir aller avec lui par une voie si opposée à la vie de la nature, c'est ce qui fait que peu d'âmes passent outre, et parviennent à être instruite de lui comme vérité, et encore moins à être animée de lui comme vie. La raison de cela est que pour être instruite de Jésus-Christ comme vérité, il faut se laisser détromper de la fausse lueur des maximes du siècle, qui trouble notre raison ; et c'est ce qui s'opère par l'exercice continuel de la foi et l'espérance. On ne peut non plus se laisser animer de Jésus-Christ comme vie parce que pour cela, il faut mourir entièrement à la vie d'Adam, et détruire entièrement ce qui est du vieil homme[582], sans quoi l'homme nouveau ne viendra point être notre vie.

Lorsque Jésus-Christ nous instruit comme vérité, il est certain qu'il se fait écouter de l’âme. Il la met pour cela dans un certain silence des puissances où la raison se tait, afin de donner lieu à la foi de prendre le dessus ; la mémoire semble être comme absorbée dans l'espérance et la volonté par l'amour.

Jésus-Christ comme vérité n’instruit l'âme que de la vérité. Et quelle est cette vérité ? Car il ne s'agit point ici de brillants extraordinaires, de visions, révélations, extases et le reste, qui ne sont point de la voie dont je parle, quoique Dieu en pût gratifier quelqu'un ; mais il ne s'agit pas de cela ici. Quelle est cette vérité dont il instruit l’âme? C'est du Tout de Dieu et du rien de la créature ; ce qui fait que ne pouvant se rien attribuer que le mal, [5] et voyant Tout être de Dieu et à Dieu, elle demeure autant humiliée à son égard, - quelques grandes choses que Dieu puisse faire en elle et par elle, - qu'elle demeure souple et pliable sous ses divins vouloirs, lesquels elle trouve justes, quelque rigoureux qu'ils lui paraissent. Elle ne croit pas alors qu'on lui fasse de tort, quelque mépris que l'on ait pour elle parce que le rien ne mérite aucune estime. Ainsi, par cette vérité, elle demeure soumise, résignée à son Dieu, sans nul appui sur soi, comprenant qu'elle n’a de propre que le néant et le péché.

C'est cette vérité qui la porte à se laisser détruire en toute manière par les croix et les renversements ; c'est elle qui la fait aimer Dieu souverainement, et espérer en lui contre l'espérance même, croire et se confier en lui au-dessus de tout ; et c'est par là que peu à peu Dieu détruit cette vie d'Adam pour y substituer la vie de Jésus-Christ. Et comme l’âme lui a été conforme dans sa mort, elle lui est conforme dans sa résurrection, jouissant, même ici-bas, des fruits de la nouvelle vie en Jésus-Christ où elle demeure cachée avec lui en Dieu, perdue et abîmée dans ce souverain Être.

2.04 La Volonté de Dieu est la voie et l’essence de la perfection.

Quoiqu’il me fût très difficile de répondre aux questions de la personne qui me fait l’honneur de m’écrire, tant parce que ce sont des choses auxquelles je ne m’embarque pas volontiers que parce qu’il faudrait des volumes pour éclaircir à fond ce qu’on me demande, je ne laisserai pas de dire simplement sur quelques-uns des articles ce que je pense.

Le premier article est que tous les hommes sont appelés à la perfection dont nous avons parlé, comme ils sont appelés au salut. Mais loin que tous y arrivent, très peu même entrent dans la voie solide de la vertu et, de ceux qui y entrent, peu y persévèrent jusqu’à la fin ; et presque personne n’arrive à la perfection, faute d’en prendre la véritable voie.

La perfection, selon que je le conçois et de la manière que nous en parlâmes, n’est autre chose que l’union à la Volonté de Dieu et l’accomplissement fidèle de cette même Volonté. Plus l’âme est parfaite, plus elle y est unie et l’accomplit parfaitement. Cette divine Volonté se manifeste par [29] la fidélité à la pratique : plus on la pratique, plus on la découvre.

Le chemin de la perfection consiste donc à détruire ou à laisser détruire les obstacles qui empêchent que la Volonté de Dieu ne s’accomplisse en nous. Au commencement, nous travaillons activement à détruire les plus grossières oppositions à cette Volonté divine. Mais comme la destruction de ces empêchements grossiers nous purifie et nous éclaire, nous sommes conduits peu à peu à un état plus simple, où les obstacles étant plus subtils, quoique plus forts et plus dangereux, nous connaissons que Dieu seul les peut détruire et nous comprenons en même temps que sa divine volonté est que nous les lui laissions consumer par l’activité de son Amour. Il faut que ce même Amour consume même l’activité de la créature comme étant un empêchement à la perfection de sa volonté en nous, qui ne peut être souveraine qu’en détruisant la propre volonté de la créature et par conséquent sa propre action.

Mais comme il ne s’agit à présent que de faire voir que tous les hommes sont appelés à cette perfection comme ils sont appelés au salut, c’est à quoi je me restreins.

Il est certain que nul ne saurait entrer au Ciel qu’il ne soit entièrement conforme et uni à la Volonté de Dieu, puisqu’il est d’une incompatibilité absolue qu’une personne dont la volonté serait différente de celle de Dieu pût lui être unie. Il est aussi constamment vrai que nous ne lui sommes unis que par la volonté, et il ne l’est pas moins que nul ne peut entrer au Ciel qu’il ne lui soit uni. Il y a des degrés de gloire dans le Ciel [30] qui marquent qu’il y a des âmes plus parfaites les unes que les autres, mais généralement il est certain que, soit en cette vie soit en l’autre, il faut être uni à la Volonté de Dieu pour entrer au Ciel. J’avoue qu’il y a quantité d’âmes qui demeurent toute leur vie dans la rébellion à la Volonté de Dieu[583] et qui se convertissent à la mort. Mais il suffit qu’elles se convertissent pour de rebelles à la Volonté de Dieu y devenir conformes, sans quoi elles ne seraient jamais converties. Et afin de perfectionner en elles cette Volonté divine, selon leur capacité de jouissance divine[584], il faut que le Purgatoire consume tous les obstacles qui empêchent l’unité de notre volonté à celle de Dieu.

Que toute la perfection consiste dans l’union de notre volonté à celle de Dieu et que cette union soit le fondement de notre béatitude, il est aisé de le prouver.

Pour le premier, notre Seigneur ne dit-il pas : Si quelqu’un fait ma volonté, nous viendrons à lui, et nous ferons notre demeure en lui[585] ? Or il est certain que Dieu ne demeure (car qui dit demeurer dit permanence), Dieu, dis-je, ne demeure point dans une âme maligne et assujettie au péché[586]. Il faut donc que celui qui fait la Volonté de Dieu soit dans un état de perfection pour être le temple de Dieu. De plus, lorsque notre Seigneur parle de ceux qui lui sont le plus unis, ne dit-il pas que ceux-là seulement qui font la volonté de son Père, sont sa Mère et ses Frères[587] etc. ? Et en mille [31] autres passages de l’Écriture, il exprime que l’accomplissement de sa Volonté est ce qui lui est le plus agréable[588] : Obéir à Dieu vaut mieux que d’offrir la graisse des moutons[589]. Que nous fait-il demander de plus précis, si ce n’est l’accomplissement de sa sainte Volonté sur la terre comme elle s’accomplit dans le ciel[590] ? On peut donc l’accomplir parfaitement sur la terre en quelque sorte, quoique moins parfaitement que dans le Ciel, car Dieu ne nous aurait pas fait demander une chimère. On peut donc voir que la perfection consiste dans l’accomplissement de la Volonté de Dieu.

Que la Volonté de Dieu soit le fondement de la béatitude, il est aisé de le faire voir. Nous sommes plus ou moins heureux selon que nous sommes plus ou moins établis dans l’ordre et la disposition divine. La rébellion à la Volonté de Dieu nous fait sortir entièrement de cet ordre et disposition divine et, nous inspirant l’esprit de révolte qui est le caractère de l’Enfer et le fruit du péché mortel, elle nous conduit insensiblement dans l’Enfer. Or l’Enfer et ce qui en fait le principal tourment, c’est que l’homme créé pour être uni à Dieu comme à son principe et à sa dernière fin et qui ne peut avoir de paix ni être heureux qu’il ne soit dans cette union[591], que l’homme, dis-je, étant hors de sa place et de son centre, se trouve dans un état violent et qui lui est insupportable. De sorte que ne pouvant jamais ni cesser d’être révolté et dans cet état violent, ni cesser d’avoir la pente imprimée nécessairement en sa nature[592], il entre dans des désespoirs et des rages étranges. Sa rage et son désespoir augmentent sa [32] révolte, et sa révolte augmente son désespoir, en sorte que les tourments de ces âmes passent toute imagination et ne peuvent être conçus que de ceux qui, étant arrivés à un haut degré d’union de leur volonté à celle de Dieu, comprennent par ce que leur fait souffrir la moindre résistance, ce que c’est que le tourment de cette rébellion.

On me dira : si cela est de la sorte, d’où vient que les pécheurs ne souffrent pas ici plus qu’ils ne souffrent ? À cela je réponds que leur âme étant ici comme ensevelie dans les sens, elle a perdu les sentiments spirituels et n’est capable que de l’entraînement des sentiments corporels, qu’en cette vie les fonctions du corps emportant presque toute l’âme, font diversion, amusent sa douleur, et l’empêchent de sentir son malheur. Cependant, quoique les pécheurs étourdissent la douleur de leurs âmes par les plaisirs, il est certain qu’ils ne laissent pas d’être très malheureux parce qu’étant hors de l’ordre de Dieu et déplacés, ils sont toujours dans l’agitation et le trouble. Ce qui est un tourment très grand, parce qu’étant créés pour des plaisirs plus solides et plus étendus, ils sont toujours affamés et ne trouvent rien qui les satisfasse. C’est pourquoi ils ne peuvent jamais passer pour heureux, quoique regorgeant de tout ce que les hommes appellent bonheur.

Il est donc certain que c’est la rébellion à Dieu qui fait le plus grand de tous les malheurs. Si la rébellion à Dieu est le malheur et la peine de l’Enfer, il faut conclure que l’union à la Volonté de Dieu qui met l’homme dans l’ordre et la disposition divine, dans la fin de sa Création, le rend heureux et d’autant plus heureux qu’étant dans son Centre, il est par conséquent dans une parfaite paix. [33]

Comme le péché mortel fait le malheur et la révolte de l’homme, il est entièrement opposé à la béatitude qui le mettrait dans l’union avec Dieu, dans la conformité à sa volonté et dans une paix parfaite. Il faut donc que l’homme qui veut se convertir véritablement, sorte de la rébellion à la Volonté de Dieu, pour se tourner vers cette divine Volonté par un acte de conformité. Le premier pas de la conversion doit donc être un acte de conformité à la Volonté de Dieu, qui fait sortir de la rébellion et qui incline le cœur de l’homme vers ce que Dieu veut de ce pécheur converti.

Comme le chemin pour revenir de la révolte contre Dieu à l’union parfaite de notre volonté à celle de Dieu, est d’une très grande étendue, et d’autant plus difficile que notre volonté a été plus longtemps dans l’habitude de sa rébellion, il est certain qu’il y a des degrés de conformité à la Volonté de Dieu qui nous approchent peu à peu de l’union à cette divine Volonté.

Mais quelque éloignement qu’il y ait entre la rébellion de notre volonté contre celle de Dieu et la parfaite conformité de notre volonté à celle de Dieu, on y arriverait facilement à cause de la pente qui est gravée dans l’intime de notre âme pour être réunis à notre dernière fin, si ce n’était les obstacles qui retiennent notre âme captive dans la propre volonté, laquelle cessant d’être rebelle, ne perd pas pour cela toutes ses dissemblances, ses répugnances et ses résistances qui l’empêchent de se perdre dans sa dernière fin, qui est le dernier degré de conformité à la Volonté de Dieu.

Il faut donc nécessairement que le premier [34] travail de l’âme aidée de la grâce soit pour détruire ce qui empêche sa conformité, pour détruire la pente qu’elle a contractée par le péché à faire sa propre volonté et à le préférer par penchant et entraînement à la volonté de Dieu : (préférence d’entraînement) qui est péché véniel, mais qui conduit insensiblement dans la révolte que nous avons fait voir être péché mortel.

Comme Dieu est un Dieu d’ordre, ennemi de la confusion, si contraire à la paix que l’ordre communique nécessairement, il commence par détruire les obstacles les plus extérieurs et les plus grossiers qui empêchent notre volonté de se conformer à la sienne et il l’arrête dans son entraînement à la rébellion. La destruction de ces premiers obstacles extérieurs s’appelle mortification, mais mortification extérieure, absolument nécessaire dans ces commencements. La raison de sa nécessité est prise de ce que l’homme devenu charnel par la rébellion de sa volonté est emporté par la chair. Son esprit, issu de Dieu, créé pour dominer sur lui-même et sur ses passions, et qui en fut effectivement le maître autant de temps qu’il fut dans l’union à la Volonté de Dieu dans la soumission à son Souverain, et par conséquent dans l’ordre et la disposition divine et dans la fin de sa Création, - cet esprit, dis-je, ne sortit pas plutôt de l’obéissance due à son Dieu qui le rendait véritablement roi, [qu’] il devint esclave de sa chair : car la révolte de l’esprit contre Dieu fit la révolte de la chair de l’homme contre son esprit. Et ainsi celui qui, étant créé souverain, ne voyait au-dessus de lui que cet Être [35] souverain et indépendant, qui était son premier principe et qui le rendait heureux et libre par sa dépendance, se voit tout à coup assujetti à la chair qui use sur lui de son pouvoir tyrannique.

Il a donc fallu que, pour restituer l’homme dans son premier bonheur, Dieu l’affranchît de l’esclavage de la chair. Mais, comme il n’a été captivé par la chair qu’en retirant son esprit de la soumission à Dieu, il faut que Dieu délivre l’esprit de la captivité de la chair en s’assujettissant cet esprit. Et comment s’assujettit-il cet esprit ? En retirant notre volonté de sa rébellion, en se la rendant conforme, et enfin uniforme.

La rébellion de notre volonté contre Dieu a retiré notre esprit de l’assujettissement à Dieu et à mesure que notre propre volonté est devenue plus forte, la chair a dominé l’esprit. Il faut donc que Dieu remédie à ce désordre par son contraire, et ainsi il faut nécessairement, en assujettissant l’esprit à Dieu, réprimer la domination de la chair et retirer la volonté de la rébellion. Ceci est tout le travail de la créature aidée de la grâce et tout l’ouvrage de Dieu dans sa créature. Cherchons tant que nous voudrons : tout ce qui n’est point cela est un fantôme de conversion, une idée de perfection, et non une perfection véritable.

Tout se réduit à ce point et ce sont là les principes de la religion chrétienne. Car tous les péchés et les désordres ne viennent que du défaut de conformité de notre volonté à celle de Dieu. Il faut donc faire consister la vertu dans la destruction des obstacles qui empêchent notre volonté d’être unie à Dieu. Et comme il n’y a personne au monde qui puisse unir sa volonté à celle de Dieu, mais qu’il faut que Dieu le fasse, [36] c’est ici toute l’économie de la Sagesse de Dieu pour le salut de ses créatures, et ce qui les nécessite de se laisser conduire à Dieu et de perdre peu à peu toute leur activité pour devenir simples. Car de même que l’union à la volonté de Dieu met l’homme dans l’unité, réunissant tout ce qu’il est dans sa dernière fin, et que le péché au contraire et la révolte lui a donné une opposition étrange à l’unité et l’a mis dans une multiplicité inconcevable, aussi tout le premier travail de la grâce dans l’homme qui correspond activement à ces premières démarches, est d’assujettir la chair et de simplifier l’esprit. Voilà ce à quoi nous sommes tous appelés, et l’un n’est pas moins nécessaire que l’autre.  

La désunion de ces deux remèdes généraux et spécifiques empêche toutes les âmes d’arriver à la perfection et fait presque toutes les contestations qui arrivent sur ces matières. Les uns font tout consister dans la mortification de la chair sans travailler ni à la conformité de leur volonté ni à simplifier leur esprit, et passent toute leur vie à se donner beaucoup de peine et peu de succès. Les autres voulant simplifier l’esprit sans mortifier la chair et sans conformer en tout leur volonté à celle de Dieu, loin de se simplifier, sont multipliés et n’ont que stupidité et mollesse. De ceci dépend toute notre perfection.

Dieu commence par toucher le cœur de l’homme et lui donner un véritable désir de se convertir. D’où naît ce désir ? C’est que Dieu réveille un certain instinct caché dans le plus intime de l’âme qui la fait tendre à Dieu, et cet instinct réveille le pécheur. Tant qu’il est déplacé, ce sentiment lui donne de l’inquiétude et le porte à [37] suivre ce je ne sais quoi qu’il sent en lui qui fait comme une touche à son cœur. Si cette touche est suivie[593] d’un commencement d’amour de Dieu, la conversion est véritable.

Cette première touche porte d’abord l’homme à rentrer en lui-même, parce que Dieu porte toujours l’homme à l’unité, et toutes les touches de Dieu se font de cette sorte, pour montrer à l’homme qu’il doit rentrer en soi, que c’est en se ramassant au-dedans de lui qu’il trouvera auprès de Dieu la force de combattre son péché. Si l’homme était secondé dès les premiers moments par quelque confesseur qui l’éclairât et qui lui dît qu’il faut mettre toute l’attention de son âme à suivre cette touche de Dieu, à rentrer en soi, à s’enfermer et se recueillir au-dedans de soi, ô qu’il serait bientôt parfaitement converti ! Mais au lieu de nourrir ce commencement d’attrait et de vocation à la perfection, on commence par faire diversion et jeter l’homme tout au-dehors. Alors cet attrait qui, étant secondé insensiblement, deviendrait très fort, s’affaiblit et s’étouffe par une multiplicité de pratiques extérieures. Et il ne reste plus de cela qu’une volonté de se convertir et une recherche continuelle de l’âme qui ne trouvera jamais ce qui lui manque et qui ne trouvera jamais une solide paix dans la multiplicité de tous ces exercices jusqu’à ce que Dieu lui envoie quelqu’un qui lui apprenne à se réunir tout de nouveau et à se recueillir dans son fond, ou bien que Dieu, par un attrait très fort, ne rappelle au-dedans et ne surmonte par sa force la multiplicité de la créature. Mais supposé une âme fidèle à suivre la première touche de Dieu, je dis que la [38] conduite de Dieu la porte à mortifier sa chair, et à simplifier son esprit par le recueillement et la conformité de volonté à celle de Dieu.

Cet exercice, dès le commencement, et quoiqu’encore fort imparfait, est pourtant parfait dans son objet et infiniment au-dessus de tous les autres exercices. Il est imparfait dans son commencement, puisqu’il est certain que la conformité est encore très imparfaite, qu’elle n’a rien d’habituel, qu’elle n’est que par acte. Il est encore imparfait parce que l’âme est toute multipliée en elle-même et dans tout ce qu’elle fait, dans ses vues et motifs, et que sa chair est rebelle. Il est cependant parfait dans son objet parce qu’il est certain qu’il commence à n’avoir que Dieu en vue, à se simplifier par le recueillement, à se résigner à Dieu pour Dieu, et à se mortifier non pour la mortification, mais pour faire la volonté de Dieu. Il est à remarquer que l’homme est mis par là dans un chemin droit et uni, qui le conduira sans détour à son Dieu. Car sa mortification, son oraison, sa résignation ne lui servant que de moyens d’avancer à Dieu et lui ne les regardant point ni comme perfection ni comme fin, elles ne l’arrêtent point. De plus, l’homme s’est habitué par le recueillement intérieur à se rendre attentif à Dieu. En s’approchant de Dieu, il rend son esprit plus propre à lui être assujetti, et il affaiblit sa chair.

L’homme ainsi converti doit donc être convaincu qu’il faut suivre cette touche qui a paru dans son fond comme un astre rempli d’influence favorable, qu’il faut se rendre attentif à Dieu et se divertir de l’attention aux choses de la terre. Pour le faire avec fruit, il faut [39] qu’il réveille cet instinct qui l’a touché, car cet instinct est une grâce sortie de Dieu même, qui marque à l’âme le lieu où Dieu habite et où il veut être cherché.

L’oraison de cette âme doit être simple et multipliée. Simple dans son objet : tâchant de réunir toute la force de l’âme en elle-même par le recueillement, afin de ne s’écarter point de cette touche secrète et profonde qui est proprement un appel de Dieu dans le fond de l’âme. Car la voix de Dieu n’articule aucune parole : c’est une voix d’efficacité et d’opération. C’est pourquoi il est dit : Si vous entendez sa voix, n’endurcissez point vos cœurs[594]. C’est comme si l’Écriture disait : « Ne vous divertissez point de cette voix, au contraire suivez-la, car c’est au cœur que Dieu parle ». C’est donc là la simplicité qu’il faut dès le commencement, qui est de se recueillir pour se rendre attentif à Dieu en soi et non hors de soi, car c’est ce qui est le plus de conséquence : de ne point prendre le change.

Il faut aussi que cette oraison soit multipliée, parce que le peu d’habitude de l’esprit et du cœur à se tenir attentif à Dieu l’emporterait incessamment dans mille choses extérieures et même dans les inclinations déréglées. Il faut donc réveiller presque continuellement cet instinct, qui est tout languissant parce qu’il est encore faible et peu nourri. Et cela se fait par des actes continuels, par des lectures qui réveillent et nourrissent peu à peu cette touche intime. Alors l’homme, sans changer d’objet et se tenant attentif à Dieu, sent croître peu à peu l’instinct d’être réuni à lui et par conséquent de détruire les obstacles qui empêchent cette réunion. [40]

C’est ce qui l’anime contre soi-même pour détruire les rébellions de la chair. Plus son attrait augmente par la fidèle attention à Dieu et plus le bras s’arme contre la chair. En sorte que cette âme sans se détourner de son Dieu, en suivant seulement l’instinct que Dieu a mis en elle, trop heureuse si elle est fécondée et non détournée par le directeur, l’âme, dis-je, suivant l’instinct que Dieu a mis en elle, se trouve remplie de mille inventions pour se persécuter, se refuse toute satisfaction, se donne impitoyablement tout ce qu’elle craint le plus et qui lui fait le plus de douleur[595], et cela jusqu’à ce que Dieu se soit peu à peu assujetti l’esprit et qu’il veuille lui-même ôter les obstacles plus subtils, plus spirituels et plus dangereux.

Alors il la tire également et de la multiplicité des actes, - la simplifiant peu à peu parce que son opération devient d’autant plus abondante que cet instinct de réunion est plus vif et plus fort, quoique souvent moins sensible, - et de l’activité à se poursuivre. De sorte qu’à mesure qu’il s’empare de l’âme, qu’il en devient le maître et qu’il l’instruit de se résigner incessamment pour tout ce qu’il ordonne, il lui imprime l’amour de sa volonté, il lui ôte le pouvoir de travailler davantage à sa destruction, parce que l’amour caché de la propre excellence l’empêcherait d’être détruite. C’est lui alors qui mortifie et qui est jaloux de tout faire en l’âme. O qu’il ne faut pas croire que l’âme qui cesse ainsi de se mortifier activement, cesse d’être mortifiée ! Au contraire, comme Dieu a plus de force et d’adresse que nous, il sait bien mieux faire et nous mortifier par les endroits essentiels que nous conservons avec soin. Cette mortification [41] alors change de nom et s’appelle mort. Et elle est bien nommée de cette sorte, parce qu’elle va peu à peu divisant l’âme d’elle-même. Et en comparaison de la mortification active, elle est bien une véritable mort.

Toute la perfection est donc une continuité de cette attention à Dieu au-dedans et de cette mort et mortification continuelle qui sépare l’âme d’elle-même. 

Comme de tous les obstacles, le plus violent et le plus dangereux est la propre volonté[596],  le travail de Dieu est aussi le plus appliqué à détruire notre volonté et à se la rendre conforme. Le travail de Dieu est essentiellement attaché à sa qualité de Dieu et de premier Principe[597], car, comme il est impossible que le soleil ne communique point sa chaleur à une chose qui lui est exposée et ne l’échauffe d’autant plus que plus elle en approche, il est de même impossible que Dieu ne travaille pas à se conformer une volonté qui demeure continuellement exposée à la sienne.

La pratique de cela est de se résigner à la Volonté de Dieu pour tout ce qu’il fait et qu’il permet. Et comme les actes continués font l’habitude à force de se conformer, l’âme se trouve conforme et tellement souple aux volontés de son Dieu que, perdant par là tout ce qu’elle avait d’opposé à lui, elle s’unit en se conformant. Car il est impossible que l’homme qui est créé [42] pour être uni à Dieu, n’y soit point réuni sitôt que les obstacles de cette réunion cessent. Dieu s’unit donc cette créature qui a perdu cet obstacle et, de conforme, il la rend uniforme. Et comme il est de la nature de Dieu de rapporter tout à lui-même comme dernière fin, il est aussi de lui de changer tout en lui ; et c’est ce changement qu’on appelle transformation.

Vous voyez que rien n’est plus naturel que cela, rien de plus aisé, que c’est un chemin tout droit que celui d’être conforme, uniforme avec Dieu, et enfin transformé en lui.

Or cette conformité s’étend également sur l’intérieur comme sur l’extérieur, et elle enferme nécessairement un état simple, exempt de toute multiplicité. Car Dieu étant un être très simple, sans nul mélange, qui est à lui-même son objet et sa fin, il est impossible que nous lui soyons unis si nous ne sommes très simples, sans mélange d’activité, et [sans] qu’il ne soit notre seul objet et notre dernière fin.

Cela fait voir que cette disposition de résignation enferme nécessairement le pur Amour, car elle exclut toute multiplicité et tout autre objet et motif que Dieu même. Si cet état renferme le pur Amour, il renferme par conséquent les autres vertus quoiqu’il n’ait la propriété ou l’appropriation d’aucune vertu, et cette exclusion de la propriété dans la vertu fait qu’il ignore la possession de cette vertu quoiqu’il l’ait véritablement.

Cette pratique accoutume l’âme à être toujours tournée vers Dieu par la conformité, à ne se point recourber sur elle-même, ce qui serait un défaut de conformité, et enfin la remplit si fort de Dieu [43] peu à peu et la fait si fort se laisser soi-même qu’enfin elle s’oublie, passe en Dieu et se perd par rapport à soi pour se retrouver en Dieu pour lui-même. Et c’est alors que la volonté de Dieu lui est rendue aussi naturelle que l’air qu’elle respire.

Mais, dira-t-on, si cette voie, comme vous la dépeignez, est si aisée qu’il n’y ait rien, ce semble, de si naturel, d’où vient donc que si peu de gens y marchent et que l’on dit qu’il y a tant à souffrir ?

Peu y marchent parce qu’il ne se trouve presque point de guide qui apprenne aux âmes à suivre Dieu et qu’au contraire ils font suivre leurs propres voies : c’est eux que l’on suit et Dieu est oublié.

Il y a à souffrir, car c’est une chose inconcevable que l’amour que nous avons pour notre propre volonté et la peine que nous avons à la laisser détruire, surtout lorsqu’elle est soutenue de la raison. Il n’y a que notre résistance et notre propriété qui nous fasse souffrir, car les opérations de Dieu sont douces et suaves. Le soleil n’incommode que l’œil malade : aussi Dieu ne fait souffrir par son opération que l’âme propriétaire et qui tient à quelque chose que Dieu lui veut arracher.

 Les démarches de la volonté sont donc celles-ci : de rebelle elle devient soumise, et c’est le premier pas. Ensuite, elle se résigne et la résignation vient de reconnaissance, de sorte qu’une âme résignée est toute pleine de reconnaissance. Sa résignation se change en conformité. Alors son amour n’est plus un amour de reconnaissance, mais bien un amour de confiance, qui est plus que la simple reconnaissance. C’est plus de se confier [44] que de n’être point ingrat. Elle est suivie de l’uniformité, et l’amour qui appartient à cet état devient uniforme. Et c’est alors que l’âme s’abandonne sans retours sur soi et qu’elle commence d’aimer purement, car l’amour reconnaissant et de confiance a rapport à nous : il n’y a que l’abandon qui soit sans retours sur nous. On s’abandonne à Dieu pour lui-même, et l’abandon se perfectionne incessamment, jusqu’à ce que Dieu change enfin cette volonté en la sienne. Alors l’abandon disparaît et l’âme s’étant quittée elle-même ne trouve plus de quoi s’abandonner. Elle demeure délaissée, ou pour mieux dire oubliée, comme une chose qui ne la touche plus et à laquelle elle ne prend plus de part : cela s’appelle perte de volonté en celle de Dieu, qui fait la perfection du désintéressement et de l’Amour pur.

Pour ce que vous me demandez des visions et des extases passagères, je crois qu’il vous sera aisé de comprendre par ce que je viens de dire qu’elles ne sont de nulle nécessité pour la perfection [et] même qu’il faut qu’une âme, pour arriver à la perfection, les perde, et que, lorsqu’elle y est arrivée, ces choses lui seraient non seulement inutiles, mais de plus incompatibles. La raison de cela est que si l’on regarde une âme comme étant dans la voie de mort, de dénuement, de désappropriation et de perte de soutien, il faut nécessairement qu’elle perde ces appuis, ces vies et ces soutiens, sans quoi elle ne mourrait jamais à tout appui, ayant les plus grands appuis.

Pour l’âme arrivée dans sa fin, comme elle est unie immédiatement, elle n’a plus besoin des moyens. C’est comme une personne qui, étant proche de son époux, pouvant lui parler et le posséder, [45] voudrait qu’il lui envoyât des messagers qui lui disent de ses nouvelles : ces messagers l’empêcheraient de s’appliquer à lui. Les visions ne peuvent être des vues de Dieu même : Nul ne verra Dieu, et vivra[598]. Ce ne sont que des Anges qui se revêtent de formes : ainsi ce sont des messagers ; de plus, ils font des espèces, des objets, des distinctions, ce qui est entièrement opposé à la simplicité, pureté et netteté de cet état qui n’admet que Dieu seul tel qu’il est en lui-même, sans nulle distinction en lui ni de lui.

Les extases viennent d’un attrait de Dieu qui veut perdre l’âme en soi. Et comme cette âme n’est pas défaite de tous les obstacles qui empêchent son passage en Dieu[599], ces sortes d’extases peuvent bien arracher l’âme à tous les sentiments d’elle-même et la faire plutôt mourir que de la faire passer en Dieu. L’âme passée en Dieu par la perte, ou plutôt par l’uniformité de sa volonté, est dans sa fin, dans l’ordre et la disposition divine. Elle est dans un état qui exclut toute violence. De plus, supposé qu’elle soit passée en Dieu, elle y est en repos, elle n’est plus tirée par tendance vers lui puisque toute tendance pour le centre suppose éloignement de ce même centre.

Voilà tout ce qui m’est venu ce matin au bout de la plume. Je vous donne ce qui m’est donné : ainsi je n’ai ni précaution ni excuse à vous faire, n’ayant rien à moi que ce qui serait mauvais. [46]

2.05 Voie du cœur, préférable à celle de l’esprit.

Je ne doute point que l’action de la volonté ne vous soit plus propre que toute autre. C’est pourquoi les livres qui réveillent l’inclination de la volonté ou la pente amoureuse vers Dieu sont non seulement les meilleurs pour vous à présent, mais uniquement ceux qui vous sont propres. Vous ne devez avoir aucune hésitation là-dessus puisque l’action de la volonté est la plus noble et la plus pure action de l’âme, et celle qui est le plus selon le goût de Dieu.

L’action de l’esprit est une action morte pour Dieu, si elle n’excite pas la volonté. Il faut convenir que l’étude de la théologie et de la philosophie est sa plus forte action, cependant les théologiens et les philosophes ne sont pas plus saints. Il faut donc conclure que l’action de l’esprit ne nous est utile qu’en excitant la volonté. Or sans prendre ce circuit, qui souvent amuse l’esprit sans échauffer le cœur, vous avez la fin indépendamment de ce moyen. Servez-vous donc uniquement de tout ce qui peut émouvoir votre volonté et la tenir en acte continuel, qui n’est autre qu’une attention, ou, pour parler plus juste, une [47] tendance amoureuse vers Dieu. L’attention est pour l’esprit et la tendance pour la volonté.

Il n’y a que cette seule action de l’âme qui puisse être continuelle et sans interruption, car il est certain que l’attention de l’esprit varie incessamment parce qu’il est sujet à mille faiblesses et distractions. Mais il n’en est pas de même de la volonté, que rien ne peut distraire de son objet qu’elle-même. L’amour n’est pas pour elle un état violent, comme la pensée l’est pour l’esprit, je veux dire une pensée fixe. L’esprit se lasse de penser et le cœur ne se lasse jamais d’aimer. L’action de la volonté lui est si naturelle qu’elle ne peut ne la point avoir, bien que son objet change malheureusement quelquefois. Il n’y a que ce qui est naturel et sans violence dans l’homme qui puisse durer longtemps, parce que l’âme est créée pour le repos et pour jouir de Dieu. Et c’est ce qui fait que toute l’action de l’esprit ne lui procure point cette paix savoureuse, cette paix, don du Saint-Esprit. Elle ne lui peut non plus procurer une présence de Dieu continuelle, parce qu’il est impossible que l’action de l’esprit puisse durer continuellement. C’est de plus une action sèche, qui n’est bonne qu’autant qu’elle en procure une autre, qui est celle de la volonté.

Concluons qu’il est plus utile pour nous, plus glorieux à Dieu, et même uniquement nécessaire d’aller par la voie de la volonté. C’est le siège de l’amour, l’habitude d’aimer augmente l’amour et l’augmentation de l’amour en facilite l’habitude. Il est impossible d’aimer beaucoup sans être beaucoup occupé de ce qu’on aime. Il est impossible d’aimer beaucoup et vouloir déplaire à ce qu’on aime. Il est impossible d’aimer beaucoup et ne pas [48] faire tout ce que l’on peut pour plaire à l’objet aimé.

Le Diable fait tous ses efforts pour empêcher cette voie d’amour parce qu’il sait bien son efficacité. Il amuse même l’esprit en des choses apparemment bonnes afin d’empêcher la touche du cœur, parce que c’est le siège de la parfaite conversion. C’est cette expérience qui a fait dire à saint Augustin : Aimez et faites ce que vous voudrez. Car il est impossible d’aimer sans faire la volonté de celui qu’on aime et par conséquent sans remplir même avec perfection tous ses devoirs. Je ne serais nullement surprise que des philosophes païens, qui ont connu seulement l’action de l’esprit envers des fausses divinités, qui étaient hors d’eux-mêmes et qui n’avaient nulle action de vie à leur égard, combattissent la prière du cœur. Mais que des chrétiens, dans lesquels cette loi d’amour a été gravée, la condamnent, c’est ce qui m’effraie, car enfin, cette condamnation ne peut venir que de celui qui se confesse malgré lui privé d’amour[600]. Il ne s’oppose point à toutes les connaissances, puisqu’il n’y en a aucune qu’il n’ait véritablement, mais il s’oppose à l’amour dont il est dépourvu, et c’est cet amour qui le tourmente infiniment.

Tendons continuellement à ce divin Objet, et nous l’aimerons continuellement. Il récompense l’amour par l’Amour même. O avantageuse récompense ! Quel profit n’apportes-tu pas à un cœur et même aussi à l’esprit puisqu’il est certain que la lumière qui vient de l’expérience de l’Amour est la lumière véritablement [49] solide. C’est pour cela qu’il est écrit : Goûtez et vous verrez[601] : goûtez Dieu, et vous serez éclairé par ce goût de la plus véritable lumière. Le bonheur d’une âme qui découvre Dieu en soi, est inexplicable puisqu’à la suite les douleurs même lui deviennent des félicités. Souffrir pour ce qu’on aime est plus à l’amour parfait que jouir de ce qu’on aime. On trouve par là le secret de faire bien et avec agrément tout ce qui est de l’état parce que l’on ne regarde pas la valeur d’une action par ce qu’elle est en elle-même, mais par l’ordre de Dieu et sa volonté, qui mettent le prix à toutes nos œuvres. Il est certain que l’on tombe moins par cette voie que par toute autre parce que la présence de Dieu retient l’âme dans ses chutes. Elle donne nécessairement la confiance et l’abandon à sa Providence : on se fie aisément à ce que l’on aime et l’on y est tellement dévoué que le moindre de ses ordres est un décret inviolable.

Il y a des temps où l’oraison du cœur devient pénible parce que l’inclinaison amoureuse est plus cachée et moins sensible. Il faut alors ou exciter la volonté par quelques actes d’amour, de confiance et d’abandon, par des retours au-dedans, ou demeurer abandonné à Dieu, faisant une oraison de patience selon le degré de l’âme, souffrant, comme dit l’Écriture, les suspensions et les retardements de consolations, afin que notre vie croisse et se renouvelle[602], car il est certain que le temps de la sécheresse et de l’obscurité est le temps de la purification. Il y a un avantage d’aller dans ces temps par la voie du cœur plutôt que par celle de l’esprit, qui est que, lorsque l’esprit est sans action, [50] il est inutile. Mais il n’en est pas de même du cœur, qui ne laisse pas d’aimer réellement lorsqu’il aime insensiblement : son action est même d’autant plus pure qu’elle est plus cachée.

N’appréhendez donc point d’aller par cette voie. Souvenez-vous que le royaume de Dieu, qui est l’intérieur, est comparé à un trésor caché dans un champ[603]. Ce n’est pas toujours dans les personnes qui brillent que l’on trouve ce trésor : au contraire il y est d’autant moins qu’il serait plus exposé. Mais c’est dans les personnes cachées, qui brillent peu au-dehors parce que tout leur feu est enfermé au-dedans.

2.06. Sur les exercices et pratiques et sur l'oraison.

 Il est de la dernière conséquence, surtout dans les communautés, qu'il y ait pour le général quantité de pratiques qui soient le soutien des personnes qui ne sont pas assez intérieures pour [51] s’en passer, et qui remplissent leur journée. On ne doit pas pourtant se faire un lien indissoluble de ce qui n'est point la règle, mais une simple tolérance ou une pratique pieuse, inventée par la dévotion particulière. Ces pratiques qui ne sont point l'essentiel de la règle, se doivent prendre pour le besoin, se conserver sans attache, et se quitter sans peine.

 On les prend pour le besoin, lorsque n'étant pas encore usité à trouver Dieu en soi, on le cherche dans tous les objets. Tout ce qui réveille alors son souvenir, est utile, pourvu que l'on ne s'arrête pas à la chose même, mais que l'on passe aussitôt à Dieu par le recueillement. Elles se conservent sans attache lorsqu'on les laisse sitôt qu'elles distraient, sitôt qu'elles ne réveillent point, et lorsqu'on ne se fait pas une pratique essentielle et indispensable d’un moyen jusqu'à se faire un scrupule d’y manquer. Elles ne nous attachent point lorsque nous ne nous retirons jamais du recueillement intérieur pour les faire, lorsque l'on cesse de les continuer quand on sent dans son fond une tendance à quelque chose de plus simple que souvent on étouffe soit par la crainte de ne pas bien faire ou par l’envie de continuer ses pratiques, ce qui, à la fin, éteint ce simple Esprit intérieur que saint Paul recommande si fort de ne point  éteindre[604].

 Souvent après l'extinction de ce simple esprit, on se trouve plus porté à ces pratiques extérieures ; mais quoique le goût ait pris le change [aie changé de direction] et qu'il se nourrisse là-dedans, c'est un goût grossier, qui n'a rien de la délicatesse de celui de l'Esprit, et qui n'est de nulle utilité pour la correction [52] des défauts. Cela est si vrai que l'on voit des âmes de bonne volonté passer toute leur vie sans faire autre chose que tomber et se relever : si vous en pénétrez la cause, vous verrez qu'elles ont eu au commencement un goût simple pour le recueillement intérieur que la multitude des pratiques extérieures a étouffé, comme un petit feu s'allume par des petits bois ou de la paille et s'éteint par trop de matière.

 Pour la manière d'oraison, il y en a une où l'on ne doit jamais mettre personne, et où même je soutiens que l'on ne peut introduire : c'est la passive. Mais il y a une oraison active, où l'on doit mettre tout le monde. Il y a deux manières de pratiquer l’oraison active, l'une incomparablement plus utile que l'autre et bien plus agréable à Dieu, ce qui se connaît et par la bénédiction que Dieu lui donne et par ses effets.

 Celle qui est la plus utile et dont je veux parler est celle du cœur. Dieu ne nous a jamais demandé notre raisonnement dans aucun endroit de l’Écriture, et il nous demande sans cesse notre cœur. Il semble borner là toutes ses prétentions pour nous faire mille grâces. Une âme ne le cherche pas plutôt dans le fond de son cœur avec fidélité et persévérance qu'il se manifeste à elle. Sitôt qu'il s'y est manifesté, quel bien sa présence n'apporte-t-elle pas à l'âme ! Il la guérit en un moment de ses blessures, la fortifie contre de nouvelles ; enfin, une personne, par cette oraison, acquiert plus de vertus en un mois que par la seule méditation en toute sa vie.

 La méditation est un jeu de l'esprit, qui n'est utile qu'autant qu'elle échauffe le cœur et excite la volonté : il faut donc pour la rendre [53] utile qu'elle ne serve que comme d'un soufflet pour allumer le feu, et le laisser brûler dès qu'il est allumé. Pour que cela soit de la sorte, il faut que nous nous imprimions les vérités essentielles de notre religion dans l'esprit, ce qui nous est absolument nécessaire ; mais lorsque notre esprit est une fois convaincu des vérités, ce qui est bientôt fait et en peu de jours, il faut que ces vérités nourrissent le cœur.

Il ne faut donc alors qu'un simple envisagement de la vérité, et toujours comme dans nous ; mais le principal exercice doit être du cœur et de l'affection envers Dieu.

Lorsque notre cœur se trouve ému et tranquillisé, il faut bien se donner de garde de le tirer de là, [ceci] étant une marque que Dieu opère, et le signe même qu'il a donné à ses Apôtres de sa présence, puisqu'en entrant où ils étaient, il leur donnait sa paix[605].

 Il faut donc par nécessité se servir de l'action pour allumer le feu, mais le laisser brûler lorsqu'il est allumé.  

   Les maximes du recueillement intérieur, de la tendance de la volonté vers Dieu, sont pour tous ; mais l’union avec Dieu ne peut être une maxime ni générale ni particulière : ce n'est point une maxime, c'est un don de Dieu, que nul ne se peut donner, mais où tous doivent tendre. Or il est certain que les moyens les plus propres pour nous la procurer sont ceux qui doivent être choisis de tous : donc, tous doivent y tendre.

 La voix du recueillement intérieur, de la simple affection, du renoncement à soi-même, est pour tous, ou bien l'Évangile n'est pas pour tous. Ceci [54] est très constant : ainsi il ne peut y avoir de dangers à prendre cette voie ; il est même nécessaire d’y marcher, sans quoi l'on n'est que des philosophes chrétiens, et non des amateurs de Jésus-Christ. Il est certain que le cœur de l'homme ne peut point demeurer toujours en un même état : celui qui n'avance pas, recule. Il est donc absurde de vouloir que des exercices médités servent toute la vie aux mêmes personnes, que l'on donne vingt ans durant dans les retraites, les exercices de saint Ignace ou autres ; et il faut pour cela supposer que cette personne est encore au même point qu'elle était il y a vingt ans, ce qui est un malheur effroyable et qui marque que son esprit a été exercé, mais que son cœur n'est pas changé. Car s'il est de foi que qui cherche, trouve[606], il faut donc trouver une fois, et jouir de ce qu'on a trouvé, sans quoi l'on demeure toujours vide, quoique les journées paraissent remplies de beaucoup d'actions.

 Ô malheur digne de toutes nos larmes, que le cœur des hommes demeure vide près d'une si grande plénitude ! Il est certain ou que nous ne cherchons point Dieu comme il faut, ou que, si nous le cherchons comme il faut, nous le devons trouver un jour. Si nous ne le cherchons pas comme il faut, il faut apprendre à le chercher d'une manière efficace, car ou notre religion serait  une mômerie, ou nous devons trouver notre Dieu, puisqu'il est si proche. Hélas ! Nous le cherchons à tâtons en plein midi, c'est pourquoi nous ne le trouvons pas. Si nous l'avons trouvé, il faut le posséder et s'en laisser posséder. Celui qui, après plusieurs années de recherche, ne possède pas Dieu, doit conclure ou qu'il l’a mal [55] cherché, ou que, l'ayant trouvé, il l'a quitté : ainsi il doit reprendre le chemin qui conduit directement à lui. On veut pour médecin un homme expérimenté, et on rejette l'expérience d’une personne qui a trouvé Dieu et qui proteste qu'elle l’a trouvé dans un tel endroit. On emploie toute l’éloquence à lui persuader qu'elle ne l'a pas trouvé où [quand] elle dit dans le temps même qu'elle le possède encore en ce même lieu ; et cela, afin de ne le pas chercher là, parce que l'empire de l'esprit de ténèbres serait détruit par cette fidèle recherche. Il ne faut pas s'étonner si cet esprit s’oppose si fort à cette oraison. Il laisse faire toutes les austérités du monde sans tourmenter ni ceux qui les conseillent ni ceux qui les font ; mais pour l'oraison, bon Dieu, quel déchaînement n'a-t-il pas contre elle !

 Toutes les créatures gémissent, comme dit saint Paul[607], attendant la délivrance : cette délivrance est l'adoption des enfants, qui leur fait crier dans le fond du cœur : Abba, Pater. Ceux qui sont enfants de Dieu sont mus de son Esprit. Ô perte déplorable que celle que font les chrétiens d'aujourd'hui, faute de chercher Dieu en eux-mêmes et de l'adorer en esprit et vérité dans ce temple saint de l'intérieur ! On dit que ce saint et divin pain, qui est la nourriture de l'âme et le pain des anges, est une nourriture empoisonnée, et on laisse les hommes mourir de faim faute de le leur laisser prendre. Ceux qui en ont mangé, ont beau assurer que c'est une nourriture excellente qui engraisse et donne la vie, on ne veut point les en croire, et l'on aime mieux laisser mourir les âmes de faim que de leur en laisser prendre. Ô [56] source d'eau vive, l'on vous craint, vous qui êtes le seul préservatif [protection] contre le venin de ces eaux empoisonnées de l'amour de nous-mêmes ! Ô Vérité nue et claire, on vous couvre, et l'on ne manifeste que le mensonge ! On ne veut point de la lumière du soleil, parce qu'elle fait voir les objets tels qu'ils sont ; et l'on veut un faux brillant qui nous éclaire à faux, et qui nous laisse vivre en nous-mêmes dans de fausses maximes qui dérobent la gloire et l'empire à Jésus-Christ sur nos cœurs !  

2.07. De la prière ou de l'oraison en général, et des moyens qui y contribuent.

La prière n'est autre chose que l'amour de Dieu. Les paroles que nous prononçons sont inutiles à l'égard de Dieu, car il connaît, sans avoir besoin de nos paroles, le fond de nos sentiments. La véritable demande est donc celle du cœur. Et le cœur ne demande que par ses désirs. Prier [57] est donc désirer. Celui qui ne désire pas du fond du cœur, fait une prière trompeuse ; quand il passerait les journées entières à réciter des prières ou à méditer, ou à s'exciter à des sentiments pieux, il ne prie point véritablement s’il ne désire pas ce qu'il demande.

Ô qu'il y a peu de gens qui prient ! Car où sont ceux qui désirent véritablement les biens d’en-haut ? Ces biens sont les croix extérieures et intérieures, l'humiliation, le renoncement à sa propre volonté, la mort à soi-même, le règne de Dieu sur les ruines de l'amour-propre. Ne point désirer ces choses, c'est ne prier point. Pour prier, il faut les désirer sérieusement, effectivement, constamment, et par rapport à tout le détail de la vie ; autrement, la prière n'est qu'une illusion, semblable à un beau songe, où un malheureux se réjouit, croyant posséder une félicité qui est bien loin de lui. Hélas, combien d'âmes pleines d'elles-mêmes et d’un désir imaginaire de perfection au milieu de toutes leurs imperfections volontaires, qui n'ont jamais prié de cette véritable prière du cœur ! Voilà le principe sur lequel saint Augustin disait : Qui aime peu, prie peu ; qui aime beaucoup, prie beaucoup. 

On ne cesse point de prier quand on ne cesse jamais d'avoir le vrai amour et le vrai désir dans le cœur. L'amour caché au fond de l’âme prie sans relâche, lors même que l'esprit ne peut être dans une actuelle attention. Dieu ne cesse de regarder dans cette âme le désir qu'il y forme lui-même, et dont elle ne s'aperçoit pas toujours. Ce désir en disposition touche le cœur de Dieu : c'est une voix secrète qui attire sans cesse ses miséricordes ; c'est cet esprit[608] qui, comme dit [58] saint Paul, gémit en nous par des gémissements ineffables ; il aide notre faiblesse. Cet amour sollicite Dieu de nous donner ce qui nous manque, et d'avoir moins d'égard à notre fragilité qu'à la sincérité de nos attentions. Cet amour efface même nos fautes légères, et nous purifie comme un feu consumant : il demande en nous et pour nous ce qui est selon Dieu, car nous ne savons pas ce qu'il faut demander[609]. Nous demanderions ce qui nous serait nuisible : nous demanderions certaines faveurs, certains goûts sensibles et certaines persécutions apparentes, qui ne servirait qu'à nourrir en nous la vie naturelle et la confiance en nos propres forces ; au lieu que cet amour, en nous aveuglant, en nous livrant à toutes les opérations de la grâce, en nous mettant dans un état d'abandon pour tout ce que Dieu voudra faire en nous, nous dispose à tous les desseins secrets de Dieu.

Alors nous voulons tout, et nous ne voulons rien : ce que Dieu voudra nous donner est précisément ce que nous avons voulu, car nous voulons tout ce qu'il veut, et nous ne voulons que ce qu'il voudra ; ainsi cet état contient toute prière. C'est une opération du cœur qui embrasse tout désir. L'Esprit demande en nous ce que l'Esprit lui-même nous veut donner. Lors même qu'on est occupé au-dehors, et que les engagements de pure providence nous font sentir une distraction inévitable, nous portons toujours au-dedans de nous un feu qui ne s'éteint point, au contraire que tout nourrit, une prière secrète, qui est comme une lampe sans cesse allumée devant le trône de Dieu. Si nous dormons, notre cœur veille[610] ; et [59] Bienheureux ceux que le Seigneur trouvera veillant[611] !

Pour conserver cet esprit de prière qui doit nous unir au Seigneur, il faut faire deux choses principales : l'une est de le nourrir ; l'autre, d'éviter ce qui pourrait nous le faire perdre.

Premièrement, ce qui peut le nourrir, c'est la lecture réglée, l'oraison actuelle [effective] un certain temps, le recueillement fréquent dans la journée, les retraites mêmes quand on sent qu'on en a besoin, ou qu’elles sont conseillées par les gens expérimentés que l'on consulte ; enfin, l'usage des sacrements proportionnés à son état. Deuxièmement, ce qui peut faire perdre l'esprit de prière, doit nous remplir de crainte, et nous tenir dans une exacte précaution : ainsi il faut fuir les compagnies profanes qui dissipent trop, les plaisirs qui émeuvent les passions, tout ce qui réveille le goût du monde, et les anciennes inclinations qui  ont été funestes.

Le détail de ces deux choses est infini, et on ne peut le marquer qu'en général, parce que chaque personne a ses besoins particuliers.

Il faut choisir des lectures qui nous instruisent de nos devoirs et de nos défauts, qui, en nous montrant la grandeur de Dieu, nous enseignent ce que nous lui devons, et nous découvrent combien nous manquons à l'accomplir. Car il n'est pas question de faire des lectures stériles, où notre cœur s'épande et s'attendrisse comme à un spectacle touchant. Il faut que l'arbre porte des fruits ; et on ne peut croire que la racine soit vie autant qu'elle le montre par sa fécondité. Le premier effet du sincère amour, c'est de désirer de connaître tout ce qu'on doit faire pour contenter le [60] Bien-Aimé de notre cœur. Faire autrement, c'est s'aimer soi-même sous le prétexte de l'amour de Dieu ; c'est chercher en lui une nouvelle trompeuse consolation ; c'est vouloir faire servir Dieu à son propre plaisir, et non se sacrifier à sa gloire. À Dieu ne plaise que ses enfants l'aiment ainsi !

Quoi qu'il en coûte, il faut connaître et pratiquer sans réserve tout ce qu'il demande de nous. Pour l'oraison, elle dépend du loisir, de la disposition, et de l'attrait de chaque personne. La méditation n'est pas l'oraison, mais elle en est le fondement essentiel. On ne peut approcher de Dieu, Vérité suprême, qu'autant qu'on est rempli des vérités qu'il nous a révélées. Il faut donc connaître à fond non seulement tous les mystères de Jésus-Christ et toutes les vertus de son Évangile, mais encore tout ce que ces vérités doivent imprimer personnellement en nous pour nous régénérer. Il faut que ces vérités nous pénètrent longtemps, comme la teinture s'imbibe peu à peu dans la laine que l'on veut teindre. Il faut que ces vérités nous deviennent familières, en sorte qu'à force de les voir de près et à toute heure, nous soyons accoutumés à ne juger plus de rien que par elles : qu'elles soient notre unique lumière pour juger dans la pratique, comme les rayons du soleil sont notre unique lumière pour apercevoir la figure et la couleur de tous les corps.

Quand ces vérités se sont pour ainsi dire incorporées de la sorte en nous, c'est alors que notre oraison commence à être réelle et fructueuse. Jusque-là cela n'était que l'ombre : nous pensions voir à fond les vérités, et nous n'en touchions que l'écorce grossière. Tous nos sentiments les plus tendres et les plus vifs, toutes nos résolutions [61] les plus fermes, toutes nos vues les plus claires et les plus distinctes, n'étaient encore qu'un germe de vie et informe de ce que Dieu développe en nous. Quand cette lumière commence à nous éclairer, alors on voit dans la vraie lumière de Dieu : alors il n'y a aucune vérité à laquelle on n'acquiesce dans le moment, comme on n'a pas besoin de raisonner pour reconnaître la splendeur du soleil dès le moment qu'il s'élève et frappe nos yeux. Il faut donc que notre union à Dieu dans l'oraison soit toujours fondée sur la méditation exacte des vérités évangéliques, car c'est uniquement par la fidélité à suivre toutes ses volontés qu'on peut juger de notre amour pour lui.

Il faut même que cette méditation devienne chaque jour de plus en plus profonde et intime. Je dis profonde, parce que, quand nous méditons les vérités simplement, nous nous enfonçons de plus en plus pour les découvrir de nouveaux trésors. J'ajoute, intime, parce que, comme nous creusons de plus en plus pour entrer dans ces vérités, ces vérités aussi creusent de plus en plus pour entrer jusque dans la substance de notre âme. Alors un seul mot tout simple rentre plus avant que des discours entiers. Les mêmes choses qu'on avait cent fois entendues froidement et sans aucun fruit, nourrissent l'âme d'une manne cachée et qui a des goûts infinis, et pendant plusieurs jours ; car il ne faut cesser de se nourrir de certaines vérités, dont nous avons été touchées, tandis qu'il leur reste encore quelque suc pour nous. Tandis qu'elles ont encore quelque chose à nous donner, c'est un signe certain que nous avons encore besoin de recevoir d'elles : elles nous nourriront même souvent sans aucune instruction précise et [62] distincte, c'est un je ne sais quoi qui opère plus que tous les raisonnements. On voit une vérité, on l'aime, on s'y repose, elle fortifie le cœur, elle nous détache de nous-mêmes : il faut demeurer en paix tout aussi longtemps qu'on le peut.

Pour la manière de méditer, elle ne doit être ni subtile ni pleine de grands raisonnements. Il ne faut que des réflexions simples, naturelles, tirées immédiatement du sujet qu'on médite. Il faut méditer peu de vérités, et les méditer à loisir, sans effort, sans chercher des pensées extraordinaires. On ne doit considérer aucune vérité que par rapport à la pratique : se remplir des vérités sans prendre toutes les mesures nécessaires pour la suivre fidèlement, quoiqu'il en coûte, c'est vouloir retenir, comme dit saint Paul[612], la vérité dans l’injustice, c'est résister à cette vérité imprimée en nous, et par conséquent au Saint-Esprit même : c'est le plus terrible de tous les péchés.

Pour la méthode de méditer, on doit la faire dépendre de l'expérience qu'on a là-dessus. Ceux qui se trouvent bien d'une méthode exacte, ne doivent point s'en écarter. Ceux qui ne peuvent s'y assujettir, doivent respecter ce qui sert utilement à tant d'autres et que tant de personnes pieuses et expérimentées ont tant recommandé. Mais enfin, comme les méthodes sont faites pour aider et non pour embarrasser, quand elles n'aident point et qu'elles embarrassent, il faut les quitter. La plus naturelle, dans les commencements, est de prendre un livre, qu'on quitte quand on se sent recueilli par l'endroit qu'on vient de lire, et qu'on reprend quand cet endroit ne fournit plus rien pour se nourrir intérieurement. En [63] général, il est certain que les vérités que nous goûtons davantage, et qui nous donnent une certaine lumière pratique pour les choses que nous avons à sacrifier à Dieu, sont celles où Dieu nous marque un attrait de grâce qu'il faut suivre sans hésiter. L'esprit souffle où il veut[613] ; là où il est, là aussi la liberté[614].

Dans la suite, on diminue peu à peu en réflexions et en raisonnements ; les sentiments affectueux, les vues touchantes, les désirs augmentent. C'est qu'on est assez instruit et convaincu par l'Esprit : le cœur goûte, se nourrit, s'échauffe, sans faire ; il ne faut aucun mot pour occuper longtemps. Enfin l'oraison va toujours croissant par des vues plus simples et plus fixes, en sorte qu'on n'a plus besoin d'une si grande multitude d'objets et de considérations. On est avec Dieu comme avec un ami. D'abord on a mille choses à dire à son ami, et mille à lui demander ; mais dans la suite ce détail de conversation s'épuise, sans que le plaisir du commerce puisse s'épuiser : on a tout dit ; mais, sans se parler, on prend plaisir à être ensemble, à se voir, à sentir qu'on est l'un auprès de l'autre, à se reposer dans le goût d'une douce et suave amitié. On se tait, mais dans le silence on s'entend : on sait qu'on est d'accord en tout, et que les deux cœurs n'ont font qu'un ; l'un se verse sans cesse dans l'autre. C'est ainsi que dans l'oraison, le commerce avec Dieu parvient à une union simple et familière qui est au-delà de tout discours. Mais il faut que Dieu fasse uniquement par lui-même cette sorte d'oraison en nous ; et rien ne serait ni plus téméraire ni plus dangereux que d'oser s'y introduire [64] de soi-même ! Il faut se laisser conduire pas à pas par quelques personnes qui connaissent les voies de Dieu et qui posent longtemps le fondement inébranlable d'une exacte instruction, qui est une entière mort à soi-même dans tout ce qui regarde les mœurs.

Pour les retraites et la fréquentation des sacrements, il faut se régler par les avis de la personne en qui on prend confiance. Il faut avoir égard à ses besoins, à l'effet que la communion produit en nous, et à beaucoup d'autres circonstances propres à chaque personne. Les retraites dépendent et du loisir et du besoin où l'on se trouve. Je dis du besoin, parce qu'il faut être sur la nourriture de l'âme comme sur celle du corps : quand on ne peut supporter un travail sans une certaine nourriture, il faut la prendre ; autrement, on s'expose à tomber en défaillance. J'ajoute le loisir, parce qu'excepté ce besoin absolu de nourriture, dont nous venons de parler, il faut remplir ses devoirs plutôt que suivre son goût de ferveur. Un homme qui se doit au public, et qui passerait le temps destiné à ses fonctions, à méditer dans la retraite, manquerait à Dieu en s'imaginant s'unir à lui. La véritable union à Dieu est de faire sa volonté sans relâche et malgré tous les défauts naturels dans tous les devoirs les plus ennuyeux et plus pénibles de son état.

Pour les précautions contre les dissipations, les voici en gros. C'est de fuir tous les commerces de suite et de confiance avec des gens dans des maximes contraires à la piété, surtout quand ces maximes contagieuses nous ont autrefois séduits : elles nourrissent encore facilement nos plaies ; elles ont même une intelligence secrète au fond de notre cœur, où nous [65] avons un conseiller doux et flatteur, toujours prêt à nous aveugler et à nous trahir. Voulez-vous juger d'un homme? Observez, dit le Saint-Esprit, quels sont ses amis[615]. Comment celui qui aime Dieu, et qui ne veut plus rien aimer que pour Dieu, aurait-il pour amis intimes ceux qui n'aiment et ne connaissent point Dieu, et qui regardent son amour comme une faiblesse ? Un cœur plein de Dieu et qui sent sa propre fragilité, ne peut jamais être en repos et à son aise avec des gens qui ne pensent sur rien comme lui, et qui sont à tout moment en état de lui ravir tout son trésor ? Le goût de tels gens et le goût de la foi sont incompatibles.

Je sais bien qu'on ne peut et que même on ne doit pas rompre avec certains avis auxquels on est lié par l'estime de leur probité, par leur service, par l'engagement d'une sincère amitié, ou enfin par la bienséance d'un commerce honnête. On pique jusqu'au vif d'une manière dangereuse les amis auxquels on ôte sans mesure une certaine familiarité et une confiance dont ils sont en possession : mais sans rompre et sans déclarer son refroidissement, on peut trouver des manières douces et insensibles de modérer ce commerce. On les voit en particulier, on les distingue des demi-amis ; on leur ouvre son cœur sur certaines choses où la probité et l'amitié mondaine suffisent pour les mettre à portée de donner de sages conseils et de penser comme nous, quoique nous [ne] pensions les mêmes choses que par des motifs plus purs et plus relevés ; enfin on les sert, et on continue tous les soins d'une amitié cordiale sans livrer son cœur. Sans cette précaution, tout est en [66] péril ; et si on ne prend courageusement dès les premiers jours le dessus pour se rendre libre dans la piété et indépendant de ses amis profanes, c'est une piété qui menace une ruine prochaine. Si un homme qui est obsédé par de tels avis est d'un naturel fragile, et si ses passions sont faciles et enflammées, il est manifeste que ses amis mêmes les plus sincères le rentraîneront. Ils sont, si vous voulez, bons, honnêtes, pleins de fidélité et de tout ce qui rend l’amitié parfaite. N'importe : plus ils sont empressés, plus ils sont aimables, plus sont-ils à craindre. Pour ceux qui n'ont point ces qualités estimables, il faut les sacrifier, trop heureux qu'un tel sacrifice, qui doit coûter si peu, nous vaille une sûreté si précieuse pour notre salut éternel.

Outre qu'il faut choisir avec grand soin les personnes que nous voyons, il faut encore nous réserver les heures nécessaires pour ne voir que Dieu dans la prière. Les gens qui sont dans des emplois considérables, ont tant de devoirs indispensables à remplir qu'il ne leur reste guère de temps pour être avec Dieu, à moins qu'ils ne soient bien appliqués à ménager leur temps. Si peu qu'on ait de pente à s'amuser, on ne retrouve plus les heures destinées ni pour Dieu ni pour le prochain. Il faut donc tenir ferme pour se faire une règle. La rigidité à l'observer semble excessive, mais sans elle tout tombe en confusion : on se dissipe, on se relâche, on perd ses forces, on s'éloigne insensiblement de Dieu, on se livre à tous ses goûts, et on ne commence à s'apercevoir de l'égarement où l'on tombe, que quand on y est déjà tombé, jusqu'à n'oser plus espérer d'en pouvoir revenir. Prions, prions : la prière est notre unique salut. [67] Béni soit le seigneur, qui n'a retiré de moi ni ma prière ni sa miséricorde[616] ! Pour être fidèle à prier, il faut être fidèle à régler toutes les occupations de sa journée avec une fermeté que rien n'ébranle jamais.

 2.08 De la vraie et libre oraison et de ses avantages.

L’oraison est d’institution divine et l’on ne peut non plus abolir l’oraison que l’on ne peut abolir le sacrifice. L’oraison est une des parties du sacrifice, et si essentielle que, lorsque Dieu se fit bâtir un temple, il dit : Cette maison qui est à moi, sera nommée maison d’oraison[617]. David dit : Je vous offrirai un sacrifice de louange[618]. Tous les saints Patriarches l’ont pratiquée. Jésus-Christ en a fait durant toute sa vie sa principale occupation. [68] Il nous a dit à tous : Veillez et priez[619], et en un autre endroit : Priez en tout temps[620]. Saint Paul nous dit de prier sans cesse[621].

Il y a des prières secrètes et des publiques. Le sacrifice, le chant des Psaumes, est public. Mais l’oraison est secrète : Lorsque vous voudrez prier, entrez dans votre cabinet[622].

L’oraison est essentielle à la religion chrétienne. Elle a été, comme le sacrifice, perpétuée et perfectionnée dans la nouvelle Loi puisqu’il est dit : Il viendra un temps, et l’heure est venue, que les vrais adorateurs adoreront le Père en esprit et vérité[623].

La nécessité de l’oraison ainsi fondée, il n’est question que de voir la nature de l’oraison. Tous les saints, tant de l’ancienne Loi que de la nouvelle, ont pratiqué une oraison libre qui n’est autre que l’exercice de la volonté et de l’amour. Telle était l’oraison de David, dont les sentiments sont si clairement exprimés dans les Psaumes que l’on n’en verra point de pareils ailleurs.

Comme Dieu est au-dessus de toute connaissance et que l’on ne peut rien se former de Dieu, la méditation n’est pas ce qui peut donner une plus forte connaissance de lui, puisqu’un raisonnement humain aidé de la grâce ne peut découvrir en Dieu que ce que l’homme en conçoit, qui est toujours affirmativement et qui n’est rien moins que Dieu. Tout l’avancement de l’oraison consiste à faire découvrir à l’âme que Dieu est au-dessus de toute conception. Et alors elle va à lui en niant et non en affirmant, et cette négation est l’exercice de la foi. [69]

Il n’y a que deux voies par lesquelles on puisse avoir une connaissance certaine de Dieu, qui sont : la vision béatifique en l’autre vie, et en celle-ci la vue de la foi qui croit tout en Dieu sans vouloir rien examiner en lui. Car plus on veut s’élever en Dieu par la connaissance, plus il s’élève lui-même au-dessus et devient toujours plus incompréhensible. En sorte que la plus grande science est de connaître que l’on ne peut rien comprendre, et de s’abîmer par la foi et par l’humilité en celui que l’on ne peut concevoir, se laissant comprendre de celui qui ne peut être compris.

Par cette vue de foi qui est non dans l’oisiveté, mais dans l’exercice continuel de la charité, les deux autres vertus théologales sont exercées dans l’oraison d’une manière admirable. Car alors l’âme espère dans celui qu’elle croit et se confie à celui dont la puissance, la grandeur, la bonté et le reste de ses attributs, est [sont] au-dessus de tout ce qu’elle en peut penser. L’impuissance en elle de connaître Dieu augmente sa foi et son espérance, et anime admirablement sa charité. Car l’esprit ne se dissipant point en raisonnements et étant tout ramassé dans la foi et dans l’espérance, il met toute sa force dans l’exercice de l’amour et fait sans cesse des actes d’amour, trop heureux de voir qu’il aime et qu’il peut exercer son amour envers celui qu’il croit, qu’il espère et qu’il connaît si grand qu’il n’en peut raisonner. Or comme la fin de la méditation n’est que pour émouvoir l’affection, si dès le commencement je porte mon affection à l’exercice de l’amour, dès le commencement j’ai la fin de la méditation, et employant toute l’oraison en acte d’amour, [70] j’ai fait une oraison beaucoup meilleure. Et comme plusieurs actes réitérés font une habitude, à force d’actes d’amour, je contracte l’habitude de l’amour et de la charité, qui maintient l’âme dans la grâce de Dieu et l’y affermit. Ce que ne peut faire le raisonnement, puisque nous voyons que les philosophes ont eu de très hautes connaissances de Dieu et ne l’ont jamais aimé.

C’était la connaissance donnée à David de ces choses qui lui faisait dire dans l’habitude où il était de l’exercice des trois vertus théologales : credidi, propter quod locutus sum[624], etc. J’ai cru, et la lumière de la foi a été en moi si grande qu’elle m’a plus instruit de Dieu que tout le raisonnement, mais d’une manière si admirable qu’en m’instruisant elle m’a anéanti et humilié dans l’excès, ce que ne fait pas le raisonnement, qui élève. Cette lumière de foi m’a appris que tout homme est menteur et que toutes les connaissances qui viennent de la raison sont trompeuses. Il n’y a que la foi qui soit sûre. Toutes les hérésies sont venues par le raisonnement et par le défaut de foi. Cette foi lui redouble son espérance, il [David] l’exprime en je ne sais combien d’endroits : J’ai espéré en Dieu. In te, Domine, speravi[625], etc., et en bien d’autres lieux.

De là, entrant dans l’exercice de la pure charité, quel amour ne témoigne-t-il pas d’avoir pour son Dieu ! Cet amour est si grand que son cœur et sa chair brûlent d’ardeur pour le Dieu vivant. Il compare l’ardeur de son cœur à la soif du cerf altéré : Comme le cerf désire l’eau des fontaines[626], etc. [71] Puis entrant dans l’amour le plus épuré et le plus fort par le continuel exercice de son cœur, il témoigne partout une espérance que rien ne peut ébranler, de sorte que l’oraison de ce Patriarche n’était que l’exercice de ces trois vertus, exercice qui fait l’oraison libre, active ou passive : recevant de Dieu l’écoulement de ses grâces, et c’est la passive, et les lui renvoyant par l’exercice de l’amour actuel, et c’est l’action de l’homme.

Que l’exercice de l’amour soit plus noble, plus grand, plus utile, et plus glorieux à Dieu que le raisonnement, cela est clair dans l’Évangile où Jésus-Christ[627] nous assure que celui qui est dans l’exercice de la charité accomplit la loi. Dieu nous a commandé de l’aimer, mais il ne nous a pas commandé de le connaître[628].

De sorte que pour défendre l’oraison, il faut défendre les actes des trois vertus théologales[629] que je n’exerce jamais mieux que dans l’oraison.

Sur ce que l’on dit, que l’amour suppose la connaissance, cela n’est pas en ce qui regarde Dieu. Il suppose la foi qui est la plus sûre et la plus véritable connaissance que nous puissions avoir de Dieu, et non pas le raisonnement sur Dieu. Si je puis dans un simple envisagement regarder une créature et l’aimer sans raisonner en détail sur ce qu’elle a d’aimable, il en est encore bien autrement de Dieu, lequel nous pouvons non seulement connaître de cette sorte, mais de plus, Dieu étant en nous et se communiquant à nous par la volonté et l’amour, l’écoulement de ses grâces par lesquelles on le peut connaître, tombe plus sur [72] l’expérience que sur la connaissance.  C’est pourquoi il est écrit : Goûtez et vous verrez[630]. Or je dis que tout ce qui tombe sous l’expérience ne se peut connaître que par le goût et non par le raisonnement. Dieu étant en nous et s’y faisant sentir, il s’y fait aimer avant que de s’y faire connaître, et c’est l’amour qui en donne la connaissance par l’expérience, comme un enfant se fait sentir dans les entrailles de sa mère avant que de se faire connaître.

La créature doit donc, de son côté, exercer ces trois vertus théologales, et c’est là l’emploi des trois puissances[631] de l’âme : c’est son action qui est la plus noble et la plus forte de toutes, et la fin pour laquelle elle a été créée. Mais comme cet exercice est très doux, très facile et très simple, l’âme qui l’exerce croit n’y agir pas, parce qu’elle ne fait pas de différence entre la fonction des puissances et celle des sens intérieurs. Les puissances ne sont créées que pour croire, espérer et aimer dans cette vie , et dans l’autre pour voir ce qui a été cru. Et la vue est si fort le remplacement de la foi que l’Écriture dit et assure qu’il n’y aura plus de foi en l’autre vie : on y aimera[632]. Pour ici, comme les trois vertus théologales regardent les trois principales fonctions de l’âme, l’âme n’agit jamais plus que lorsqu’elle les exerce. Que si elle ne connaît pas son action, c’est parce qu’elle ne tombe pas alors sous le sentiment, et c’est ce que l’on appelle oraison passive où l’entendement, à force de croire Dieu, s’unit à lui. Il en est de même de la mémoire et de la volonté. Dieu envoie une grâce si abondante et un amour infus redonde si fort que [73] cela absorbe toute l’action de la créature pour laisser l’âme dans la possession de ce que Dieu lui communique. Mais lorsqu’il ne communique rien, elle reprend son exercice des trois vertus théologales.

Il est clair qu’il ne peut y avoir d’inconvénient à une telle oraison, qui peut beaucoup perfectionner l’âme. Pour les abus, il n’en vient que des personnes qui se mettent dans une fausse oisiveté, qui n’ont point cet exercice des trois vertus théologales et qui se règlent selon leurs caprices : ces gens-là abusent de tout . Et le démon, qui voit l’avantage de cette oraison, suscite de faux spirituels pour la détruire, s’il peut, en faisant voir l’abus que l’on en fait et en la décriant. Il en a fait de même dès la naissance de l’Église et dès que l’Évangile a paru au jour pour en détruire la force par ses inventions, mais comme les hérésies qui ont pris naissance de l’Écriture n’ont point empêché sa pureté, aussi les abus de l’oraison n’empêchent pas sa bonté.  Et il ne la faut non plus condamner que l’Évangile, mais en condamner seulement les abus, de même que l’on n’a pas interdit les Sacrements pour l’abus qui s’en fait chaque jour.

2.09 De l’oraison d’affection et de silence.

Comme l’oraison est un point si important qu’on le peut appeler l’unique moyen pour arriver à la perfection et pour établir le pur amour dans nos cœurs, et comme tous les chrétiens sont [74] appelés à cet état du pur amour, elle convient à toutes sortes de personnes, et même aux esprits les plus simples et les plus grossiers, qui sont capables de cette sorte d’oraison. Elle nous conduit plus promptement à l’union et à l’uniformité de volonté avec Dieu.

L’âme qui veut faire cette oraison n’a qu’à faire au commencement deux actes : premièrement celui de la présence de Dieu. Et comme c’est une vérité de foi que la majesté infinie de Dieu et toute l’adorable Trinité remplit tout, l’âme doit faire un acte intérieur de cette foi, se persuadant fortement cette vérité que Dieu - le Père, le Fils et le St Esprit, - est dans elle[633] aussi réellement présent que dans le Paradis. Après cet acte de foi, elle doit faire un acte d’abandon entre ses mains paternelles, lui protestant de tout son cœur qu’elle abandonne et son intérieur et son extérieur à cette très sainte volonté, qu’il dispose d’elle selon son bon plaisir, dans l’oraison et hors de l’oraison, pour le temps et pour l’éternité. Cela fait, elle n’a plus qu’à demeurer tout le temps de l’oraison en paix et en silence, tâchant de s’occuper de ce souvenir amoureux de Dieu, présent en elle aussi réellement qu’il l’est au Ciel. Si l’on a quelque distraction, pourvu que l’on n’y consente pas et que l’on demeure toujours dans la volonté d’être là pour aimer Dieu, on est agréable à Dieu, et on l’aime.

Il ne faut pas croire que cet état de silence intérieur soit une oisiveté ou perte de temps. Cela n’est pas. Au contraire, l’âme est mieux occupée que jamais, puisqu’elle opère les trois vertus théologales, la foi, l’espérance et la charité : la foi, puisqu’elle croit en Dieu Père, Fils et [75] Saint-Esprit aussi réellement présent qu’il est présent au Ciel ; l’espérance, puisque pour rien au monde elle ne demeurerait en cet état si elle n’espérait d’y plaire à Dieu ; mais elle exerce encore mieux la vertu de l’amour, de la charité, puisqu’elle demeure tout ce temps résignée et abandonnée à la volonté de Dieu,  ce qui est un perpétuel acte d’amour et qui nous rend parfaits en la manière que notre Père céleste est parfait. Il faut l’aimer comme il nous a aimés, c’est-à-dire purement, sans intérêt, sans retour sur soi-même. C’est là l’amour le plus épuré que nous puissions avoir pour Dieu. Il ne faut pas avoir de corps, ni d’âme, ni de vie, que pour les sacrifier à son bon plaisir et consentir aussi amoureusement à notre propre destruction, pour le faire régner à tout jamais.

La vraie manière de plaire à cette Majesté Souveraine est le silence très respectueux, confessant qu’il ne nous appartient pas de parler à un Seigneur devant lequel les colonnes du Ciel tremblent. Que ce soit donc à l’avenir notre oraison, puisque dans ce silence respectueux on pratique si noblement les grandes vertus ! Mais que ce ne soit point tant pour ces vertus qu’on l’exerce comme pour le pur amour !

2.10. De la mortification.

[76] J'ai beaucoup écrit partout de la nécessité qu'il y avait que la mortification accompagnât l'oraison ; mais j'ai tâché en même temps de faire comprendre que la seule mortification extérieure ne suffit pas, parce que, tout dépendant d'être tourné au-dedans et de devenir intérieur, il y a un travail plus solide, plus nécessaire, et qui établit véritablement l'âme en Dieu. Le premier travail est utile pour séparer les sens des plaisirs sensuels et du goût pour les créatures ; mais il serait peu efficace s'il n'était soutenu par l'amour d'un objet qui, étant infiniment parfait, dégoûte insensiblement de tout ce qui n'est point lui, donnant un goût qui, quoique insensible en apparence, est infiniment plus délicat et convient beaucoup plus alors que tout autre, parce qu'il l'approche davantage de son centre : goût paisible, savoureux, et entièrement convenable à la félicité spirituelle où l'homme est appelé.

Pour traiter ceci avec ordre, je dirai que l'homme étant pour la liberté et non pour le libertinage, il a besoin de quelque chose qui le resserrant d'un côté et le séparant des plaisirs sensuels, lui donne au-dedans une certaine largeur douce qui incline insensiblement son cœur. Le propre caractère de l'homme étant la liberté, si vous lui donnez au-dehors une gêne trop forte, [77] qui ne lui fasse pas trouver au-dedans avec surcroît cette liberté que vous lui ôtez au-dehors, il ne pourra jamais persévérer. Il pourra bien pour un temps se gêner, mais vous le verrez après quelques années de piété sévère et farouche, retourner dans ses premiers goûts du monde et du siècle, devenir chagrin, insupportable à soi-même et aux autres.

Il faut donc commencer véritablement par se séparer de tous les plaisirs qui rendent nos sens volages, sensuels, pleins de l'amour des plaisirs ; mais il faut faire son capital d'un recueillement intérieur et paisible. La recherche de la vérité éternelle doit se faire par le dedans, non en spéculation, comme quelques-uns se sont imaginés[634], mais par le penchant du cœur vers Dieu, accoutumant insensiblement notre volonté à ne goûter que lui, à se séparer de tout ce qui n'est point lui, à se soumettre sans cesse à tous les événements de sa Providence, soit intérieurement, soit extérieurement.

La véritable mortification consiste à éteindre les passions, ce que ne peuvent faire les simples austérités, qui les rendent souvent plus vives. Il est vrai qu'elles affaiblissent le corps, qu'elles donnent un certain extérieur composé, que tous les hommes peuvent avoir, quoiqu'ils n'aient ni amour de Dieu ni une véritable connaissance de ce que Dieu veut de nous et de la fin souveraine pour laquelle il nous a créés. C'est ce que Jésus-Christ reprochait aux pharisiens, lorsqu'il leur disait[635] qu'ils essuyaient le dehors du plat pendant que le dedans était plein de saleté. Il les appelait sépulcres blanchis[636], dont la [78] propreté paraissait extérieurement. Il y avait alors un certain ordre d'architecture aux tombeaux qui les faisaient paraître très beaux par dehors, quoiqu'ils ne renfermassent que des ossements de morts. Ceci est une admirable figure de la manière dont on en use à présent. On met toute la perfection dans un certain arrangement extérieur, dans une certaine composition, durant que nous laissons vivre nos passions. Par les passions, je n'entends pas seulement la colère et la sensualité grossière, mais la cupidité de l'esprit et tout ce qui nous fait vivre à nous-mêmes.

Si vous voulez qu'un mauvais arbre cesse de porter de mauvais fruits, ce n'est pas assez de couper ses branches et de le tailler d'une manière qui plaise : cela ne sert qu'à lui en faire produire davantage. Il faut le déraciner, l'arracher, le mettre au feu ; alors il ne produira plus de fruits. On le déracine en travaillant au recueillement intérieur, à la soumission de notre esprit et de notre volonté à celle de Dieu. On l'arrache en mourant continuellement à soi-même et à tout ce qui fait vivre l'esprit et la volonté propre ; on le met au feu en se laissant consumer, détruire et anéantir par l'amour divin.

Vous voyez donc que la perfection de l'homme ne consiste pas dans l'extérieur, quoique l'extérieur y soit réellement, car il n'y a rien qui rende notre extérieur plus parfait que l'amour sacré et la soumission perpétuelle de notre volonté à celle de Dieu, qui, nous faisant accepter de moment en moment tout ce que Dieu fait et permet nous arriver, soit au-dehors, soit au-dedans, fait que l'âme, ne voulant que ce qu'elle a et ne désirant rien pour elle-même, demeure dans un certain équilibre, [79] qui, la rendant parfaitement tranquille, fait qu'il ne lui échappe rien au-dehors ; non par contrainte ni gêne, mais par un état tout naturel. Les personnes qui se gênent par le dehors peuvent bien quelquefois s'empêcher de faire paraître la peine et l'agitation qu'elles ressentent au-dedans ; mais c'est comme un feu souterrain, qui à force d'être resserré, sort avec d'autant plus d'impétuosité qu'il avait eu plus de contrainte. Il n'en est pas de même de la voie dont nous parlons, puisque l'égalité et la tranquillité du dehors ne viennent que de celle du dedans, de sorte que n'ayant point une certaine gêne et contrainte, l'âme est d'autant plus libre au-dedans qu'elle s'accoutume davantage à se soumettre à Dieu et à ne vouloir que ce qu'il veut ; parce que tout ceci ne s'opère que par l'amour, et que rien ne coûte à celui qui aime.

Le moyen de parvenir là est de ne donner aucune entrée à l'amour-propre, à la propre joie, au retour sur soi-même, à tout ce qu'on appelle le moi, n'en faisant donc plus de compte que de ce qui n'est pas. Alors toute douleur, tout mépris, toutes contradictions sont bien reçues, non en se faisant violence[637], mais parce qu'il est naturel à l'amour de vouloir tout pour soi, et de ne vouloir rien souffrir à celui qui l'aime qui ne soit entièrement rapportant à soi. Il ne coûte rien à celui qui aime de tout faire et tout souffrir pour ce qu'il aime. Sa douleur devient son plaisir, parce que son cœur est passé dans celui de son bien-aimé.

Lorsque les hommes du monde parlent d'un homme qui aime éperdument un objet créé, ils disent : « Cet homme-là est perdu d'amour », quoique cet amour, étant au-dehors, ne puisse [80] être sans violence, et c'est pourquoi il fait faire des écarts affreux ou s'éteint tout à fait. Il n'en est pas de même de l'amour sacré, qui étant tout au-dedans, ne fait qu'incliner le cœur de l'homme, et subsiste d'autant plus qu’il devient toujours plus tranquille, plus naturel, et si propre à l'homme qu'il le transforme en soi avec paix et suavité, de sorte que plus il aime, plus il est tranquille. Il possède son objet sans interruption, parce que la tranquillité et le mouvement naturel de la volonté ou du cœur n’étant point affaibli, mais au contraire fortifié par la possession de ces divins objets, l'amour devient d'autant plus fort qu'il est possédé davantage, n'ayant là ni secousse, ni violence, ni changement, ni rien de gêné et d’embarrassant. C'est en cela que consiste la véritable liberté de l'homme, que d'aimer de tout lui-même un objet qui, excédant sa capacité, peut toujours le remplir et le contenter, et qui ne laissant en lui aucun vide, ne lui laisse rien à désirer. Car il faut remarquer que toute l'agitation de l’âme vient de ses désirs : dès qu'elle cesse de désirer, elle est parfaitement tranquille. Les philosophes ont tâché d'arriver là, et ils ne l'ont pu parce que, quelque violence que l'on fasse aux désirs, on peut bien les réprimer en quelque manière, mais jamais les éteindre que par la possession d'un bien qui, en les surpassant tous, les absorbe tous.

Travaillons donc sincèrement à détruire notre propre esprit et notre propre volonté, l'un par la foi et l'autre par l'amour. Celui qui croit et qui adhère à Dieu simplement et sans raisonnement, fait un sacrifice de son esprit à Dieu, et éteint par la foi tant de raisonnements faux ou incertains et inutiles qui l'occupent sans cesse, et [81] qui sont la source de toutes les erreurs et le tourment perpétuel de l'esprit et de l'imagination, dont nous ne pouvons jamais être les maîtres qu'à force de laisser tomber tout ce qui s'élève dans notre esprit et toutes les bourrasques de notre imagination : ce qui est longtemps une des plus grandes peines de la vie spirituelle, mais qui enfin s'éteint de telle sorte que l'esprit demeure vide et net. Et cela pour deux raisons : la première, qu’en n’admettant point volontairement des raisonnements, il faut nécessairement qu'ils tombent d’eux-mêmes, comme nous voyons un chien qui, ayant été longtemps à une boucherie où il avait quelque chose à manger, cette boucherie étant fermée ou changée de lieu, il y va longtemps par sa première habitude, mais enfin n'y trouvant rien, il n’y retourne plus. L'autre raison est que le démon, qui se plaît à remuer la fantaisie afin de distraire notre cœur et de nous faire quitter l'occupation du dedans pour nous amuser à combattre ou à écouter ce qui se passe dans l'imagination, voyant que nous en faisons sans cesse à Dieu un sacrifice, soit de patience en les souffrant malgré nous, soit en nous recueillant plus fortement, voyant, dis-je, qu'il ne gagne rien, nous laisse à la fin en repos.

Pour ce qui regarde la volonté, l'âme se soumettant sans cesse à Dieu pour tout ce qui lui peut arriver de fâcheux, au-dehors sans exception et au-dedans pour toutes les peines, tentations et misères de l'homme, elle attire sur soi une protection de Dieu particulière, et elle s'accoutume peu à peu à aimer Dieu plus que soi-même, plus que tous ses intérêts, même de perfection, qui font les plus forts intérêts, de sorte que si Dieu joint encore aux tentations qu'il permet au démon de [82] susciter en nous, un éloignement, une absence terrible, un rebut souvent comme s'il ne nous avait jamais connu, cette âme aimant Dieu plus que soi-même et plus que son salut et son éternité, souffre en paix ce qui met les autres au désespoir.

Il est facile de comprendre comment cela se fait. La volonté, à force de se soumettre et de se résigner, devient tellement conforme à celle de Dieu qu'elle devient uniforme [semblable], et lorsqu'elle est au point d'union que Dieu prétend, il la transforme et la change en soi. Or il faut remarquer que nous ne pouvons nous aimer nous-mêmes que par notre volonté dans laquelle le propre amour est renfermé ; et comme à mesure que notre volonté s'approche de Dieu, elle s'éloigne nécessairement de nous-mêmes et que notre amour suit toujours notre volonté, parce qu'il ne subsiste qu’en elle, ainsi donc, plus notre volonté se conforme à Dieu et devient uniforme avec lui, plus nécessairement s'éloignant aussi de nous-mêmes, qui est le terme contraire, il est évident que, quand elle est parvenue au point d'être perdue et transformée en Dieu, elle est aussi entièrement éloignée d'elle-même, et par conséquent, désappropriée et quitte de tout amour-propre.

Vous voyez que cela se fait non en combattant, car celui qui combat est souvent vaincu, mais comme un contraire détruit nécessairement son contraire à mesure qu'il prend le dessus, aussi l'amour de Dieu détruit nécessairement, quoiqu’insensiblement, l'amour-propre et la cupidité. Il y a la même différence de cette manière d'agir à la première, qu'il y en a entre un homme qui, ayant un froid excessif, croirait le pouvoir combattre et [83] s'échauffer par lui-même, et un homme qui sans autre effort ne ferait que s'approcher d'un grand feu où il perdrait non seulement le froid mortel qu'il avait, mais se trouverait très échauffé.

La voie de Dieu est douce et suave, quoique ne pardonnant rien à la créature. Nous nous aimons trop nous-mêmes pour nous combattre comme il faut : nous nous flattons, et nous nous faisons pitié à nous-mêmes ; et quoique nous maltraitions ce pauvre corps, qui ne nous ferait plus de mal si nous prenions le biais que je dis, nous ne laissons pas de le rendre plus vif par la liberté que nous donnons à notre esprit, ainsi que nous voyons des gens très austères combattre toute leur vie contre la sensualité.

Je voudrais donc user d'austérités modérées, mais sans attache, ne les faisant que selon l'Esprit de Dieu, quand et comme il lui plaît, n’en faisant point même, s'il n'y porte pas : mais je voudrais une mortification générale et sans interruption de tout ce qui nous peut faire plaisir, de tout ce que nous appétons et désirons, prenant également de la Providence ce qui nous est donné, bon et mauvais, sans chercher son goût, ayant une certaine égalité dans le manger. Il y a des personnes qui, après un jeûne excessif, mangent excessivement et sensuellement, au lieu qu'une manière modérée de manger est presque toujours la même et ne donne rien ni aux sens ni à l'orgueil ; car l'esprit de l'homme est bâti d'une manière qu'il veut toujours voir quelque chose d’extraordinaire pour s'y prendre, et il vit des mêmes choses qu'il fait (à ce qu'il dit) pour amortir ses sentiments.

Rien ne nous cache plus à nos propres yeux et à ceux des autres que la vie commune [84] extérieure. C'est pourquoi Jésus-Christ nous l'a enseignée et par ses paroles et par ses exemples. Les pharisiens étaient alors l'admiration des juifs par leurs austérités et leurs petites exactitudes ; cependant, quel cas Jésus-Christ en a-t-il fait, rien ne lui étant plus opposé que l'orgueil de l'esprit ?

L'homme naturellement ne fait cas que de son ouvrage. La moindre action qu'il fait, le frappe jusqu'au cœur, et lui donne une secrète complaisance qui, dérobant à Dieu la gloire de toutes choses, le rend abominable devant ses yeux. Il se loue lui-même lorsque les hommes ne le font pas ; et s'il est assez humble pour faire ses œuvres en secret, il se croit d'autant plus admirable qu'il en a dérobé la connaissance au public ; cependant il est ravi qu'on l’estime, et l'humilité apparente qu'il fait paraître, le relève beaucoup. Mais un recueillement simple, un amour caché, qui le fait tendre sans cesse à son divin Objet, et qui pourtant se trouve souvent mélangé de peines et de distractions involontaires, le font paraître très petit à ses yeux. Car il faut savoir que les distractions et les pensées de l'esprit, quelles qu'elles soient, n'empêchent point le penchant du cœur vers Dieu, pourvu qu'on ne s'y arrête pas volontairement : elles servent souvent à dérober à la curiosité de l'homme ce que Dieu fait en lui, et ainsi le mettent à couvert des vaines complaisances.

C'est donc la route la plus certaine, la plus glorieuse à Dieu, la moins satisfaisante pour l'homme, quoique pleine de joie pour le cœur et pour l'esprit, supposée la fidélité à ne s’éloigner jamais de cette douce tendance et à aimer Dieu au travers de toutes les amertumes et les renversements. J'avoue qu'il y a quelques peines à souffrir ; [85] mais les peines ne sont plus peines lorsqu'on aime. C'est pourquoi Jésus-Christ dit[638] : Mon joug est doux, et mon fardeau léger. C'est un joug, à la vérité, qui contraint, qui gêne en apparence, mais qui est plein de douceur à cause de l'amour et de la résignation de la volonté. C'est un fardeau pesant pour ceux qui n'aiment pas, mais très léger pour ceux qui aiment. L'amour le leur rend tel parce que lui-même en porte tout le poids ; et ce qui leur reste de la charge ne sert qu'à les enfoncer de plus en plus dans cet amour bienfaisant. Quoique les âmes qui marchent par cette voie, ne fassent pas leur capital d'une austérité farouche, il est certain que la privation de tous les plaisirs et de toutes les satisfactions, soit du corps soit l'esprit, se refusant tout usage de leur propre volonté, est une austérité secrète qui mine bien plus son sujet, qui ne laisse aucune ressource à l'esprit pour se satisfaire soi-même, ni aucun usage de la volonté pour se complaire en soi-même. C'est là le sacrifice de l'holocauste, où il ne reste rien pour l'homme, où tout est détruit par hommage à la grandeur de Dieu. Dans tous les autres sacrifices, ceux qui les offraient, retenaient la plus grande partie de la victime, et c'était de quoi ils composaient leurs jours de fêtes et leurs festins ; mais pour l'holocauste, il n’était [pas] permis d'en rien retenir.

Soyons, chères âmes, de ces holocaustes : que tout soit pour la gloire de Dieu. Ne réservons rien de la victime, qu’il n'en paraisse plus rien, que tout soit détruit et consumé ; alors nous serons des victimes pour le Seigneur, et digne de lui. Ce ne sera point un feu matériel qui nous [86] consumera, comme celui de l'ancienne Loi, mais le feu sacré du divin Amour, qui en nous détruisant nous transformera en lui. Amen, Jésus !

2.11. Des croix ; et comment les porter salutairement.

Il y a de deux sortes de croix : les unes se portent avec un soutien foncier, l'onction de la grâce les rend extrêmement légères, elle leur donne même une certaine douceur qui les fait aimer, et qui contraint d'avouer de bonne foi que la douceur de la croix a pour l'âme qui est à Dieu, un agrément qu'elle ne trouve point dans les plus grandes consolations : c'est quelque chose de délicat, qui se discerne facilement par les personnes qui en ont fait l'expérience. Ces sortes de croix n'embarrassent nullement, mais instruisent elles-mêmes de la manière de les porter.

Mais il y a des croix troublantes, qui agitent le cœur, le laissent dans l'angoisse, et loin [87] de le consoler, lui paraissent une source de défauts. L'on ne voit plus la croix comme un bien qui fasse avancer l'âme vers Dieu, comme une nourriture rassasiante, comme un moyen de se perfectionner : au contraire, on ne sent et n'aperçoit que défaut, qu'agitation d'esprit, qu’éloignement de Dieu, qu’humeur naturelle. Ceci est fort pénible, et l'on peut dire que c'est proprement ces croix qui crucifient ; les autres sont comme un lit de repos où l'âme jouit des caresses de son Dieu. Ce sont donc celles-ci qui ont besoin d'instruction, de soutien et de consolation : elles sont infiniment utiles, quoiqu'il paraisse le contraire à la personne qui les souffre.

Si nous n'éprouvions pas notre faiblesse dans la croix, nous nous attribuerions la force de Dieu, et nous nous imaginerions qu’une certaine résignation que nous trouvons dans ces temps sans qu'elle nous ait rien coûté, est un fruit de nos travaux et une vertu acquise par nos soins. Cette présomption cachée en nous-mêmes serait aux yeux de Dieu un défaut infiniment plus grand que cette échappée d'humeur qui nous fait tant de peine. L'une attribue à nos œuvres ce qui n'est que l'effet d'une protection singulière de Dieu, et l'autre nous instruit de notre faiblesse, de ce que nous sommes par nous-mêmes, et du besoin que nous avons de Dieu. Il faut être une fois convaincu que la conformité à la volonté de Dieu dans les croix ne dépend point de sentiment, mais de la situation foncière de notre volonté, qui doit être égale en tout événement. On doit se conformer à la volonté de Dieu pour porter le trouble comme pour la croix même.

Demeurer abandonné à Dieu [88] au milieu du trouble et de l'agitation des sens, est un abandon bien plus héroïque que d’être abandonné à Dieu pour souffrir une croix qui ne nous blesse point. Tout ce qu'il y a à faire dans ce temps est de ne point entretenir ce trouble par aucune réflexion volontaire et d'agir comme si on ne l'avait pas. Ce qui augmente le trouble dans la croix est la vivacité de l'esprit. On se laisse aller à une humeur remuée, et surtout, lorsque l'on est obligé d'agir dans ce temps, on trouve que l'on n'agit que par humeur, et souvent sans grâce et sans raison. Il faut, pour ne se point trop laisser aller dans ces sortes de précipitations, s'accoutumer à laisser rasseoir son esprit, laissant tomber par un retour en soi ou un instant de repos, cette humeur agitée, semblable à une eau troublée, que le mouvement trouble davantage et que le repos éclaircit. Dans l'humeur, comme dans l'eau troublée, l'on ne voit point les choses comme elles sont. Il faut donc nécessairement se calmer par un petit retour au-dedans, souvent très sec et sans correspondance, et par une cessation d'action que l'on faisait avec activité.

Pour réussir en cet exercice, il faut s'y habituer de bonne heure, sans attendre que l'on soit accablé d'affaires pressées et d'importance, auxquelles il faille donner ordre sans délai, s'accoutumant à tenir son âme calme dans tout ce que l'on fait : c'est ce que notre Seigneur appelle[639] posséder son âme en patience. Sitôt que l'on fait une action, même indifférente, avec vitesse et empressement, il faut s'arrêter tout court, afin d'accoutumer insensiblement la nature à être soumise à l'esprit, et non pas à l'entraîner dans sa [89] vivacité continuelle. Cette mortification que l'on ne compte pas pour beaucoup, est si essentiellement nécessaire que sans elle on ne peut jamais être parfaitement tranquille et détaché des choses de la terre. L'empressement et la vivacité est une marque d'intérêt que l'on prend dans ce que l'on fait : il est donc de conséquence de laisser tomber cette vie-là.

Mais il ne l'est pas moins de ne se point troubler, lorsque la force de la vie nous a comme entraînés malgré nous, car le trouble de s'être troublé, nuit plus que le premier trouble : le premier vient d'une nature vivante et précipitée à la vérité, mais surprise au dépourvu ; le second est causé par un amour-propre foncier. Il ne faut point s'occuper de son trouble ni des fautes que l'on a faites : au contraire, sitôt que l'on s'en aperçoit, il faut laisser tomber et se désoccuper de soi-même. Mais, dites-vous, comment me corrigerai-je si je ne m'occupe point des défauts que mon humeur agitée m'a fait connaître ? Si l'occupation que vous en avez vous en corrigeait, elle serait tolérable, mais loin de cela, elle entretient l'humeur même par le chagrin et l'occupation de soi. S'oublier soi-même est un remède infiniment plus efficace, car c'est couper la racine de l'amour-propre, qui peut se trouver en tout, et qui ne se trouble de s’être troublé que par un amour de sa propre excellence.

Il faut donc pratiquer ces deux choses : tâcher de se tranquilliser, laissant tomber l'empressement en cessant un moment l'action que l'on fait avec vivacité ; et s'oublier autant que l'on peut, pour ne point entretenir le trouble ; puis reprenant ce que l'on faisait, le faire d'une manière [90] reposée, qui est le signe d'une âme qui possède Dieu.

Mais je ne sens point Dieu en ce temps, me direz-vous. Il est vrai, cependant Dieu n'est pas moins en vous pour cela. Il ne faut point s'arrêter aux sentiments, car ils sont si bornés que, quand ils sentent beaucoup une chose, ils sentent moins l'autre. Il ne faut pas s'étonner si, étant tout pénétrés de trouble et de peine, ils ne peuvent plus sentir le soutien de Dieu, qui est très délicat et qui ne se sent que dans un profond calme. Comme la présence de Dieu ne dépend point des sentiments, il faut que la foi et la patience suppléent aux sentiments. Dieu est invariablement dans le cœur qui veut ce qu'il ordonne sans consulter ses sentiments. Ainsi la résignation pour porter le trouble et l'agitation, et même l'absence de Dieu, est une présence de Dieu très excellente et réelle. Si l'on ne s'accoutume pas de bonne heure à ne point marcher par les sentiments, on n’avance point, et l'on s'expose à mille illusions. Les sentiments varient incessamment et ne peuvent jamais porter un état constant. Il faut donc aller par la foi et la résignation au-dessus de tous sentiments. Rien n'est plus trompeur que ce qui vient par les sens. Les personnes affectives ont plus de goût de Dieu, quoique pleines de vie, qu’une personne qui marche dans la foi et la mort. Tout consiste donc à savoir se résigner en tout temps, et porter avec une égale fermeté la peine et le trouble comme la paix et la douceur.

Les personnes scrupuleuses se persuadent toujours que le trouble qui leur arrive dans les affaires, surtout après avoir goûté beaucoup de paix, vient de leur faute, et que ce sont des péchés [91] : elles s'en affligent, s'en occupent, et par là empêchent l'avancement de l'âme, qui ne marche et ne s'avance vers Dieu que par la résignation. Le péché n'est point dans ces sortes de sentiments, mais bien dans l’irrésignation. C'est une très bonne résignation que celle qui nous fait porter ces sentiments troublés et douloureux.

Il y a encore un autre abus, c’est que l'on se retire alors des sacrements ; et cependant c'est le temps où l'on en a le plus de besoin, et où l'on est même le mieux préparé. On en a le plus de besoin, puisque l'on est attaqué par les ennemis de notre repos, et que dans les occasions pressantes, où l'on est faible, il faut se nourrir : ce n'est pas une bonne raison d'ôter la nourriture à une personne parce qu'elle est faible. On est aussi alors mieux préparé : on aura peine à le comprendre, et cependant rien n'est plus vrai, car la meilleure préparation pour la communion est l'humilité, encore plus l'humiliation. Je dis même que c'est l’unique que nous puissions apporter de notre part : toutes les autres vertus sont des dons du Seigneur qui ne dépendent point de nous ; mais l'humiliation, causée par nos faiblesses, est ce qui nous est propre et notre partage. Le vide et l'amour de la bassesse est la préparation que le Verbe regarda en la sainte Vierge pour s'y incarner : elle le dit[640], qu'il regarda la bassesse de sa servante.

Cet état humilié est sûrement la meilleure disposition que nous puissions apporter. L'amour de Dieu est toujours dans une âme humiliée, et rapetissée par l'expérience de ses défauts. Le diable a beaucoup gagné lorsqu'après avoir mis le [92] trouble dans une âme, il l'empêche d’approcher du Dieu de paix : il troublerait moins s'il n'espérait pas de l'éloigner des sacrements.

Le chemin le plus court et le plus assuré pour la perfection est l'oubli et le vide de soi-même. Un cœur vide de soi est plein de Dieu : Dieu ne souffre point de vide sans le remplir. Une personne remplie d'elle-même, quoiqu'elle ait des sentiments vifs de Dieu, a peu de Dieu, mais une personne qui s'oublie, qui est vide de l'amour d'elle-même, quoiqu'elle ne sente point Dieu, en est toute pleine. Il faut donc marcher par la foi et par l'oubli de tout. Laissons là les sentiments : ils sont trop grossiers pour nous être un témoignage de la présence de Dieu. Dieu est au-dessus de tout sentiment et de toute compréhension, mais il est immanquablement dans le cœur qui s'oublie, car l'oubli de soi est la plus grande marque que l'on est dégagé de l'amour de soi-même.

2.14 Trois états de Foi.

Les âmes[641] parvenues à leur fin par le moyen de la foi n’ont rien d’extraordinaire, quoiqu’elles semblent en avoir beaucoup, parce que voyant les choses en Dieu, cette vue, sans vue, leur est naturelle et n’a rien qui les distraie de leur unité, voyant tout dans l’unité même. Il n’en est pas de même des âmes non arrivées. Toutes les lumières distinctes les tirent de cet état de pure foi, qui doit toujours plus les aveugler en leur ôtant tout le sensible, le distinct, l’aperçu, tout ce qui est et subsiste, et qui n’est pas Dieu. Plus ces âmes ont de lumières, plus elles s’écartent de la foi. Mais plus elles sont obscures, sèches, dénuées de tout, plus elles sont bien, pourvu qu’elles demeurent fermement et inviolablement abandonnées à Dieu, qu’elles ne s’entortillent point en elles-mêmes [97] par crainte, doute, hésitation. Il faut qu’elles perdent les assurances qu’elles ont possédées dans la foi passive. Et c’est la différence qu’il y a entre la foi passive savoureuse, et lumineuse dans sa saveur, et entre la foi nue, que la première va toujours son train d’abandon suivant un je ne sais quoi de savoureux qui est un témoignage sensible de la protection de Dieu, et un gage du salut, un témoignage intérieur de la filiation divine et de la prédestination.

Je m’explique, et pour le faire plus nettement, je distingue trois sortes d’états, sans y comprendre celui de l’âme arrivée dans sa fin.

 Le premier est celui d’une foi lumineuse. Cette lumière est accompagnée de saveur, mais c’est la lumière qui la produit. Parce que tout ce qui a du brillant pour l’âme lui cause du plaisir qui est plus ou moins sensible et grossier , [parce] que les objets lumineux sont plus sensibles et plus grossiers et [que] ces lumières ont des corps spirituels, si je puis me servir de ce terme, il est de conséquence d’en séparer l’âme et de les lui faire outrepasser, car, outre que cet état est fort sujet à l’illusion, c’est qu’il amuse l’âme et l’arrête absolument si elle n’est instruite à l’outrepasser. Ces sortes de personnes exercent leur foi en croyant que Dieu est en tout cela, qu’il peut ce qu’il leur promet, et leur amour est un amour reconnaissant qui, quoique pur en apparence à ceux qui ne sont pas plus éclairés, est cependant recourbé vers soi-même et par conséquent impur. Lorsque je parle d’impur, je ne prétends pas le regarder comme un mauvais amour : il peut être pur dans son degré sans l’être par rapport à l’Amour pur, nu et dégagé de tout. Il est impur par comparaison à l’Amour pur, comme il [98] est dit que les cieux ne sont pas purs devant Dieu[642].

Il y a un second état de foi qui n’a nulle liaison avec le premier,  car ceux qui y entrent ne passent jamais pour l’ordinaire par le premier : c’est un état de Foi Savoureuse. Elle est savoureuse et lumineuse. C’est la saveur qui éclaire, mais elle éclaire, non objectivement et par lumière formelle, mais par science du devoir des choses que Dieu veut et exige de nous. Sa lumière, quoique moins distincte, est plus sûre et plus pure que la première. C’est une lumière efficace qui fait toucher au but, mais lumière qui ne vient que de l’expérience de la foi savoureuse. L’amour de cette foi est un amour de confiance qui attend et qui espère, et qui par conséquent a un intérêt et n’est pas entièrement pur.

Ces deux sortes de foi, l’une de lumières objectives accompagnées de délectation, l’autre de saveur accompagnée de science lumineuse, s’appellent passives : elles le sont aussi, mais pourtant l’âme n’est point dans un degré passif lorsqu’elle reçoit ces lumières. Ce qu’il y a de passif, c’est qu’elles lui viennent sans nul travail immédiat de sa part pour avoir ces lumières et que l’esprit qui les forme les forme sans la participation de l’âme. Cependant ces âmes-là sont toujours actives dans leurs correspondances et leurs reconnaissances. Les secondes le sont moins, quoiqu’elles le soient encore beaucoup. Leur activité et leur correspondance sont plus simples, aussi bien que l’amour. Car il faut savoir que plus la foi est pure et simple, plus l’amour est pur, simple et nu. [99]

Il y a un troisième état de foi qu’on peut considérer comme second, puisque l’on peut passer également des deux degrés précédents dans celui-ci, quoique le premier en soit plus éloigné, et qu’il soit très rare que l’on passe du premier à celui dont je vais parler. En ce troisième état, la foi est une foi pure, qui se sépare peu à peu non seulement du sensible, du distinct et du matériel, mais même de l’aperçu pour entrer peu à peu dans la nudité totale. Comme dans l’état de la foi savoureuse l’assurance de la voie et du salut avait longtemps subsisté, dans celui-ci il y a aussi une assurance secrète et cachée qui subsiste longtemps, et qui est un fort appui, quoiqu’il paraisse imperceptible et que l’âme ne le connaisse pas. Cet état de foi nue a bien des degrés jusqu’à sa consommation, laquelle ne vient que lentement et imperceptiblement. Le degré précédent distingue mieux son avancement, parce qu’il sert à monter à Dieu et que, comme il y a bien de l’aperçu, l’avancement se distingue aussi. Il n’en est pas de même de la foi nue. Comme c’est une pente presque imperceptible, on avance sans le connaître. Plus on avance et s’approche de la fin, moins on s’en aperçoit, et plus on perd les premières assurances et les appuis.

La correspondance de cet état est vraiment passive, mais cette passiveté s’augmente selon que la foi devient plus simple et plus nue. L’amour conforme à cette foi est un amour d’abandon aveugle, qui est ici en son commencement. Car quoique l’on croie que tout le long de la foi, en tous ses degrés, l’âme soit abandonnée à Dieu et que le propre caractère de la foi soit de produire l’abandon, il est cependant très certain que tout [100] ce qui précède cette foi nue est plus confiance qu’abandon. Ce n’est qu’un abandon d’espoir, d’attente, et même fort éclairé. Mais c’est dans ce degré-ci que l’on commence à s’abandonner d’une manière plus aveugle, que l’on s’abandonne à l’inconnu sans savoir où il nous conduit, que l’on perd peu à peu toute attente et que l’on en vient à ce que dit Job : J’ai perdu tout espoir et je ne vivrai plus[643],  nous faisant connaître par là que l’espoir fait encore vivre et que l’on ne meurt véritablement que par la perte de cet espoir-là. L’amour conforme à ce degré est un amour nu, dégagé du propre intérêt, et même du retour de confiance ; c’est un abandon aveugle, un amour qui n’a plus d’yeux pour soi-même, mais qui n’envisage uniquement que celui auquel on s’est livré. Quoique les âmes de cet état ne sentent et ne goûtent plus l’amour, elles aiment infiniment plus que les autres. C’est un amour pâtissant, étant très passif aux opérations de Dieu, et dénué de toutes correspondances actives, quoique l’on y corresponde d’une manière très vivante, en se laissant dilater et exercer comme il plaît au Seigneur. Il est aussi très souffrant puisque c’est ici le temps des grandes croix, des tentations, et des épreuves étranges. Il faut bien que l’amour soit et bien fort et bien pur, quoique si nu, puisque, dépouillé de tout soutien perceptible et accablé de maux, il ne succombe pas et qu’il se fortifie même chaque jour en s’animant contre soi-même. C’est le sacrifice de justice et d’holocauste. Tous les sacrifices qui ont précédé, étaient des sacrifices de miséricorde, des sacrifices partagés, comme l’était aussi l’amour, mais celui-ci est le pur et le juste [101] sacrifice que le pur amour fait et peut faire. Sur cela, il faut compter que plus le sacrifice est pur et exercé fortement, plus la perte est extrême et plus l’amour est parfait.

Ce dernier état exclut dans sa perfection toute saveur perceptible, toute lumière, tout espoir, toute confiance, toute attente. Car tout cela est pour l’homme et est un retour sur l’homme, entièrement opposé au pur amour qui ne regarde que Dieu, tout le reste étant la matière de l’espérance et non de l’Amour pur, nu et dégagé. Dans cet état si nu, l’âme perd peu à peu les instincts et les mouvements, qui deviennent si délicats qu’ils sont presque imperceptibles. Et enfin tout devient comme naturel à l’âme, qui ne peut plus distinguer que le pur naturel, tant la nudité est extrême.

Ce sont là des détroits par lesquels il faut passer et sans lesquels il n’y a point de véritable pureté. Mais après un état si nu, sans sortir de la nudité, l’on devient fécond, éclairé et lumineux sans lumière, ardent sans ardeur, distinct sans distinction. Jusqu’alors le distinct et l’aperçu sont dangereux  parce qu’ils arrêtent l’âme en elle-même et qu’elle ne peut voir que des lumières fautives en les voyant en soi . Mais ici, c’est voir la lumière dans la lumière[644] même multipliée dans la parfaite unité. (C’est) une âme qui embrasse tout sans rien posséder, pleine de richesses sans cesser d’être très pauvre.

2.15 Différence de la foi obscure à la Foi nue.

Vous demandez la différence de la foi obscure à la foi nue. On commence par la foi savoureuse, qui est comme voguer sur mer avec le vent en poupe, guidé par un excellent pilote. Vous faites beaucoup de chemin avec joie et en plein jour. Vous vous confiez au pilote, mais tout va si bien que vous n’avez nulle occasion d’exercer votre confiance.

La nuit vient : vous craignez de vous égarer, mais vous vous confiez à votre pilote, qui vous dit de ne rien craindre. Ensuite les vents deviennent contraires, les ondes s’élèvent, la mer grossit, votre crainte augmente ; cependant vous êtes soutenu et par l’excellence du pilote et par la bonté du vaisseau. La tempête augmente, la nuit devient plus noire. Il faut jeter les marchandises dans la mer. On espère le jour et que la bonté du vaisseau résistera aux coups de mer ; mais le jour ne vient point, la tempête redouble. On espère un sort favorable, lorsque le vaisseau tout à coup se brise contre les rochers.

Quelle transe, quel effroi ! On se sert du débris du naufrage pour arriver au port. On commence tout de bon à s’abandonner sur une faible planche, on n’attend plus que la mort, tout manque, l’espérance est bien faible de se sauver sur une [103] planche. Il vient un coup de vent qui nous sépare de la planche. On fait de nécessité vertu, on s’abandonne, on tâche de nager, les forces manquent, on est englouti dans les flots. On s’abandonne à une mort qu’on ne peut éviter, on enfonce dans la mer sans ressource, sans espoir de revivre jamais.

Mais qu’on est surpris de trouver dans cette mer une vie infiniment plus heureuse qu’elle n’était dans le vaisseau, et d’autant plus heureuse qu’elle subsiste sans moyens ! O Dieu, éclairez les aveugles, et instruisez le cœur de l’homme !

2.16 De la conduite de la Foi.

Il y a[645] des lumières qui sont souvent sans vérité, soit sur l’avenir, et autrement ; et les personnes conduites par les dons extraordinaires en ont beaucoup. Mais il y a des vérités sans lumières, qui s’impriment sans caractères et qui ne laissent point de traces comme elles n’ont point de formes. Les premières lumières ont des brillants, et sont [104] pour les âmes peu avancées : elles sont toutes incertaines.

Les secondes n’ont aucun brillant et ne paraissent point lumière à l’âme qui les possède. Elles sont souvent comme de simples pensées auxquelles elle ne fait nulle attention  et elle n’en ferait jamais si on ne lui faisait dire les choses. Et comme son état nu ne lui laisse point d’espèces[646] ni de pensées sur ce qu’elle a dit, à moins qu’on ne lui en renouvelle les caractères, elle perd tout.

Il faut cependant que la même foi qui s’exerce par la nudité, s’exerce aussi par la science qui y est communiquée, car si Dieu ne déclarait rien à l’âme et ne lui faisait part de ses secrets, il est certain que la voie de la foi ne serait point une docte ignorance. Elle est docte puisque Dieu les découvre, et ignorante parce que c’est sans manifestation, par manière de science cachée, et dont on ne peut faire nul usage que lorsqu’il le veut. Il n’en reste nulle idée, cependant les secrets qui le regardent lui-même ou ceux qui regardent les créatures y sont découverts. Par exemple, une personne ignorante est instruite du mystère de la Trinité, de mille secrets ineffables, découverts en Dieu même, sans penser jamais à cela, et sans qu’elle ait nulle connaissance distincte qui ait pu l’instruire. Lorsqu’elle en écrit et en parle, cela lui vient, et la manifestation en est lumineuse, car en le disant, elle voit qu’elle sait ce qu’elle croyait ignorer et ne sait comment elle a pu apprendre cela, parce que jamais elle n’y avait pensé. La manifestation en est-elle faite, tout lui est ôté, sans qu’il lui en reste la moindre idée, à moins qu’elle ne lui soit rendue dans le moment qu’elle en parle ou écrit. Mais hors de là elle est bête, et [105] ne peut s’énoncer sur les choses. Il en est de même pour ce qui regarde les autres. Car c’est la même manière de concevoir qui nous découvre les choses générales appartenant à la foi, et les particulières qui regardent un chacun de nous.

Comme ceci est très profond, il est difficile, à moins d’expérience, de le pouvoir discerner d’avec les lumières et illustrations : il n’y a que l’expérience qui le puisse faire concevoir. Or je crois et je n’en doute pas que les âmes de foi qui sont encore en voie[647] n’aient souvent du rebut pour ce qu’on leur dit. Mais il me paraît qu’elles doivent avoir un simple acquiescement pour les choses qui ne les tirent point de leur foi, mais qui exercent cette même foi et la petitesse. Et c’est de cette sorte que l’on va de foi en foi : après quoi, toute idée en est ôtée.

Car je fais grande différence entre ce qui est général et entre une chose que l’on nous fait dire et pour laquelle, cependant, la foi est tellement nécessaire que la défiance est capable de tout arrêter. Jésus-Christ, Sagesse éternelle, dans lequel toute la foi est consommée, nous a appris, étant sur terre, ce qu’il me fait vous écrire aujourd’hui. Sa lumière et sa science étaient générales. Il nous enseigne et les plus profonds mystères et les plus pures maximes, qui sont celle du renoncement. Mais il ne dit les choses qu’en gros, et il les fait dire en détail, car le conseil du renoncement est d’une étendue infinie et il n’est jamais poussé jusqu’au bout que par l’état de foi : hors de là, c’est une possession de soi-même, c’est [106] tenir son âme entre ses mains et ce n’est pas la perdre. Lorsque Jésus-Christ nous enseigne ces maximes générales, il se contente de les déclarer ; et comme leur pratique est lumineuse, sitôt que l’on entre dans la voie du renoncement, plus on se renonce et plus on connaît les renoncements qu’il y a à faire. Celui qui se renonce peu est peu éclairé là-dessus. Celui qui se renonce beaucoup est beaucoup éclairé et sur la voie, et sur le renoncement qui dans le commencement est un travail, et sur la nudité qui est une pure souffrance, et sur la perte qui est mêlée d’action et de souffrance ou passivité, mais action dont nous ne sommes nullement le principe et que Dieu nous donne. Cette science est pratique, et la pratique est lumineuse pour aller de foi en foi, de dénuement en dénuement, de perte en perte. C’est une conduite générale qui nous enseigne ceci, mais Dieu nous donne outre cela une conduite spécifique, qui est un guide qui sache le chemin et qu’il nous choisit pour cela.

Car outre la science générale, propre à toutes les âmes de foi, il est certain que Dieu nous choisit de plus une conduite particulière, qui a tellement grâce pour nous que tous les autres guides les plus experts ne nous conduiront jamais où Dieu nous veut. Il n’y a que celui que Dieu nous choisit pour cela, à l’exclusion de tout le reste. Or la même fidélité que l’on doit avoir pour la voie en général, on la doit avoir pour le moyen. Car Dieu est maître de choisir tel moyen qu’il lui plaît et de le rendre conforme à ses desseins pour nous détruire. C’est donc à nous à entrer avec petitesse en ce que Dieu veut et ne nous en point tirer sous prétexte que la conduite générale suffit. [107]

Cela est bon pour ceux à qui Dieu ne donne point de moyens spécifiques et particuliers. Mais pour ceux à qui il en donne, je soutiens qu’ils ne doivent pas se soustraire à ces moyens, à moins que Dieu ne les leur ôte, car ils sont moyens spécifiques ; et faire autrement, ce serait sous bon prétexte se dérober aux desseins de Dieu. En effet, telle est la volonté de Dieu et ces moyens choisis de Dieu nous sont tellement nécessaires[648] que c’est nous fixer [immobiliser] que de ne les plus recevoir. Nous voyons qu’outre le général de la conduite de Dieu de pure Providence sur Jésus-Christ, il lui a donné des parents auxquels il était soumis  et que lui, qui avait la sagesse essentielle, reçoit la conduite du pauvre Joseph et s’y laisse mener : Il leur était soumis[649]. Tout ne s’opère durant toute la voie que par la petitesse et la dépendance.  Et Dieu nous ôte lui-même le moyen lorsqu’il en est temps, ôtant tout pouvoir et toute inclination d’aider, souvent dans le temps que nous en avons le plus besoin selon nos idées.

Je dis donc que comme nous recevons de ce moyen une grâce et une lumière générale pour la conduite de la foi - lumière sans lumière, propre pour nous, insinuante et onctueuse dans sa généralité, lumière qui est propre pour l’âme, quoiqu’indistincte, - aussi doit-on recevoir avec la même simplicité, les lumières distinctes et les choses particulières qui sont dites. Les lumières générales se communiquent par le goût caché de la foi, et de là passent dans la pratique. Mais les lumières distinctes ont besoin d’une foi soumise et n’ont leur effet que par l’aveugle soumission de l’esprit, [108] qui est souvent sans goût. Or pour ces choses distinctes, et annoncées en distinction, Jésus-Christ a toujours exigé la foi : Si vous pouvez croire, tout est possible à celui qui croit[650], etc.

La manière d’agir des âmes de foi est différente des autres en ce que ces âmes croient par[651] petitesse. Puis elles laissent tout tomber ensuite, persuadées qu’elles sont qu’il n’y a rien à faire pour elles en ces choses, qu’il faut croire simplement et puis c’est tout, que Dieu fera en elles et d’elles tout ce qu’il lui plaira dans le temps qu’il a ordonné, sans qu’elles préviennent jamais ce temps. Et quelque éloignées que les choses paraissent, cela ne les fait pas pourtant douter, ne s’en occupant pourtant non plus que si cela ne devait jamais être, n’y faisant nulle attention, n’y fondant nul appui. Mais il faut un simple acquiescement, un qu’il me soit fait selon votre parole[652] : sans cela, point de véritable docilité ni de petitesse. Quelquefois Dieu ne veut que cette soumission, et rien plus. Combien Jésus-Christ a-t-il dit de choses qui, selon la lettre, ne sont point arrivées, et qui cependant sont très réelles en la manière qu’il les concevait ?

Il faut donc que les âmes de foi aient une croyance de soumission, mais non pas une croyance d’occupation et d’exécution. Et c’est la différence qu’il y a des âmes de foi aux autres que lorsque les âmes de foi apprennent que Dieu les destine à quelque chose, elles y demeurent soumises sans occupation et sans soin pour avancer les choses, persuadées que Dieu ne les leur fait point annoncer, afin qu’elles ne s’en occupent ni [109] qu’elles se mettent en devoir de les exécuter, mais pour, par la petitesse à croire, exercer leur foi, leur patience et leur mort,  ne faisant jamais un pas par elles-mêmes pour rien avancer, mais aussi ne reculant jamais d’un moment et se laissant en la main de Dieu comme un chiffon. L’incrédulité est opposée à la petitesse parce qu’elle vient ou par le raisonnement ou par une fixation pour le seul général.

Les autres âmes qui ne sont pas de foi sont tout le contraire. Elles se repaissent de tout ce qui est extraordinaire, le préfèrent à tout le reste, s’en occupent, sont toutes en acte pour trouver des moyens de le faire réussir : ce qui est entièrement contraire à la foi, qui croit tout et qui n’exécute rien, mais qui laisse tout conduire à Dieu. Ce qui ne paraît qu’un simple accident dans la voie de la foi et le moindre de tout, deviendrait essentiel et empêcherait dans la suite le progrès de cette même foi.  

Je parlerai et ne me tairai point[653], jusqu’à ce que le Seigneur m’impose le silence. Je ne cèlerai point ce que fait le Tout-puissant[654] : car si je dis : je ne parlerai plus de la sorte, vous me tourmenterez merveilleusement [655].

 

2.17 De la foi et de ses effets.

[110] La foi[656] se doit envisager de deux manières. Il y a la Foi, vertu théologale, commune à tous les chrétiens, et celle-là a son évidence dans l’Écriture sainte et dans les décrets de l’Église, quoiqu’elle soit au-dessus de notre raison et qu’elle la captive [soumette]. Mais il y a l’esprit de foi qui est l’esprit intérieur, que saint Paul[657] met au rang des fruits du Saint-Esprit parce qu’elle suppose la charité dans une âme. La foi commune peut être dans la charité, mais celle-ci n’y peut être, du moins n’y pourrait subsister longtemps. Car je ne crois pas qu’un péché actuel et de surprise fît perdre à une âme le don de la foi. Il lui ferait bien perdre pour un temps l’usage de ce don, mais comme ce don ne laisserait pas un moment l’âme qu’il ne l’eût pressée par son activité à se réconcilier avec son Dieu, il faudrait nécessairement ou que le don de la foi se perdît ou que l’âme fût bientôt rétablie dans la grâce perdue.

Lorsqu’en parlant de l’intérieur on parle de la foi, on n’entend point cette première foi qui tient l’esprit soumis aveuglément aux maximes de l’Évangile et aux décisions de l’Église. On ne veut parler que de cet esprit de foi qui, s’emparant une fois de l’âme, ne la quitte jamais qu’elle ne soit réduite dans l’unité de son principe où l’âme étant entrée dans son être original par une perte fortunée, cette étoile [sic]  disparaît, et il ne paraît plus que Jésus-Christ, Sagesse éternelle, qui se forme et se lève en l’âme comme l’aurore et ne la laisse point qu’il ne [111] l’ait fait entrer dans le plein jour de la Gloire. L’âme perdue en Dieu et abîmée avec Jésus-Christ ne connaît plus que Jésus-Christ. Elle perd toutes les traces de cette aimable foi qui l’a conduite si heureusement.

Comme cette foi dont je parle est une foi toute amour, c’est une foi de confiance, qui produit un abandon entier. Elle se fait discerner avec tous ses charmes au commencement qu’elle s’empare d’un cœur, afin que ce cœur la suive, attiré par son onction et sa douceur. Mais comme cette foi pleine d’amour et de confiance n’a qu’un seul et unique désir, qui est de se perdre dans l’abandon aveugle qui est la perfection et la consommation de la foi, c’est pour cela qu’elle cache peu à peu sa lumière et son brillant aux yeux de l’âme qu’elle conduit. Elle n’en est pas moins lumineuse pour cela, au contraire, mais elle ne travaille qu’à aveugler l’âme, afin de la porter à s’abandonner sans réserve à Dieu, [ce] qui est tout le but de la foi. Elle découvre d’abord les beautés et les perfections infinies de celui auquel elle veut que l’âme se confie ; elle les découvre, dis-je, non en distinction, mais en généralité, [ce] qui est la manifestation propre à la foi. Mais après cela, comme cette connaissance qui sert de motif à la confiance lui sert aussi d’appui, elle la fait perdre insensiblement, sans quoi la confiance demeurerait toujours confiance et ne passerait point en abandon.

L’abandon étant affermi, l’âme perd tout ce qui appuyait et soutenait cet abandon, qui était des motifs où il y avait encore quelque retour sur le bien et l’avantage spirituel de la créature, quoiqu’ils parussent fort épurés. Mais l’amour jaloux d’achever son ouvrage arrache tous les [112] appuis de l’abandon et, le rendant aveugle, sans motif ni raison de s’abandonner par rapport à soi-même, elle le rend pur parce qu’il ne reste qu’une seule et unique raison qui est la volonté de Dieu et sa souveraineté.

Cet abandon aveugle est dans la perte et ne peut être sans elle. Car tant que je suis un chemin que je connais et conçois, mon abandon est avec connaissance de cause : il est clairvoyant, il n’est point aveugle. Dieu mène l’âme par des sentiers inconnus et incompréhensibles dont elle n’a jamais pu prendre nulles idées ni se les figurer, et plus les sentiers où il la conduit paraissent étranges et périlleux, plus il se cache. Il se montre en la faisant entrer dans ces ténèbres impénétrables. Elle ne peut douter que ce ne soit lui. Mais quoiqu’elle suive toujours le même sentier sans se détourner ni à droite ni à gauche, lorsqu’elle est engagée dans le chemin et qu’elle ne peut plus reculer, il se cache de telle sorte qu’elle ne l’aperçoit plus. Elle n’a de connaissance que pour regretter l’extrême perte qu’elle croit avoir faite. Et voyant que les précipices augmentent à mesure que celui qui la conduisait s’éloigne d’elle, elle reste dans une étrange désolation jusqu’à ce que la plus pure charité, dont elle est animée sans le connaître, lui apprend à s’abandonner à la perte même, lui faisant comprendre que son Dieu ne perdra rien pour cela, qu’il sera toujours content et heureux, qu’il faut qu’elle suive, quoi qu’il en puisse coûter, le chemin où il l’a conduite lui-même, quoique l’enfer lui paraisse terminer ce sentier.

Alors elle va sans nulle raison. Elle court dans les précipices, elle y roule même souvent par désespoir, se croyant entièrement égarée [113], mais ne pouvant faire autrement. C’est alors que les vues que c’est Dieu qui a introduit dans cette voie, se perdent. On ne pense plus même à ce qu’il est et qu’il sera heureux malgré notre malheur. Mais comme une personne qui roule dans un abîme perd toute autre pensée que celle de son désastre présent, aussi cette âme perd toute autre vue que celle de sa perte. Mais pleine d’une juste indignation contre elle-même, après avoir gémi sur son malheur, elle le voit et elle voudrait le rendre plus irrémédiable s’il était possible. Et entrant dans la complaisance de sa perte, elle entre dans la perfection du plus pur Amour, qui ne tarde guère à reparaître, mais d’une manière ineffable.

La foi conduit donc aveuglément, mais où ? C’est à l’unité. Car il faut savoir que la Foi et l’Espérance se réunissent dans la pure Charité. Cette réunion semble une perte à l’âme, qui dit avec Job : J’ai perdu tout espoir et je ne vivrai plus[658]. Non, elle ne doit plus vivre, mais arriver à l’unité, soit par la réunion de la Foi et de l’Espérance dans la seule Charité, soit par la réduction des puissances en unité. Elle trouve que cette Charité qui est seule subsistante, est Dieu même où l’âme est conduite par la perte de tous moyens. C’est là qu’elle trouve Jésus-Christ, qui reparaît comme sa vie : c’est la réelle manifestation de Jésus-Christ devenant la vie de l’âme[659]. C’est en Jésus-Christ et par Jésus-Christ que la vie est rendue dans cette unité, rendant l’âme et simple et multipliée, autant agissante qu’elle est mue et agie[660]. Toutes ses puissances sont agissantes sans sortir de leur unité et sans être salies [114] d’aucunes espèces. Elles ont tout sans rien avoir. On fait tout sans rien savoir. Cet état est réel, je vous assure, et vous y êtes assurément appelé. Mais quoique les expressions ne soient peut-être pas conformes à la science, l’expérience démêle tout cela, et [on est] contraint d’approuver ce que l’on condamnerait sans elle[661].

2.19 Épreuves et purifications de diverses sortes. 

[129] Je ne sais pourquoi Dieu a permis que je vous aie parlé des épreuves des âmes obsédées par le démon[662] puisque cela ne vous regarde en aucune manière, n’étant pas une épreuve qui soit pour vous. Sainte Thérèse l’a soufferte parce que toutes les âmes conduites par les lumières et les dons, qui sont toutes lumières médiates, ont une épreuve proportionnée à leurs dons. C’est par le ministère des démons[663], et cet exercice est le plus dangereux et le plus violent quoiqu’il ne soit pas le plus anéantissant. Le démon porte toujours au désespoir, et c’est où il y a le plus de danger, quoique Dieu ne permette guère qu’il en arrive d’accident, à moins que l’on ne se retirât de l’abandon ou que l’âme ne tombât dans des mains ignorantes.

Il y a trois sortes d’épreuves ou de tentations par lesquelles Dieu purifie l’âme. La première est les peines sur la pureté, la seconde sur les tentations de blasphèmes. Et la troisième[664] est une violence qui fait perdre l’esprit et qui conduirait au désespoir si on n’était pas soutenu, mais cette dernière n’arrive jamais aux personnes fidèles et qui sont secourues. Ces trois sortes d’épreuves ont rapport aux trois vertus théologales, qui doivent être purifiées de la propriété qu’elles ont contractée. L’amour-propre empêche l’étendue de la pure charité dans l’âme. C’est pourquoi Dieu le détruit par une impureté apparente, dont il se sert parce que ces sortes d’attaques [130] humilient extrêmement une âme superbe. Saint Paul assure qu’elles lui furent envoyées[665] afin qu’il ne se glorifiât pas pour les grandes révélations qu’il avait eues. Cette humiliation fait perdre un certain amour secret que l’on a pour soi-même et pour sa propre justice, cette impureté apparente servant comme d’un purgatoire à la charité. Comme l’or est éprouvé et épuré par le feu, de même le pur Amour est épuré dans la fournaise de l’humiliation. Sans quoi, quelque bonne intention que l’on ait, on est toujours propriétaire parce que l’amour n’est parfaitement pur que par la haine de nous-mêmes, et cette haine n’est entière que par l’horreur qui nous vient de nous-mêmes dans la boue de notre humiliation.

Le second purgatoire est une espèce d’impiété dont l’âme souffre étrangement. Elle n’a plus que du rebut pour les choses les plus saintes. Elle est pleine des pensées de blasphème et d’impiété. Elle a perdu la foi, à ce qu’elle croit, et c’est ici le purgatoire de la foi, qui en la dénuant terriblement, la rend extrêmement pure. On ne saurait croire combien ceci exerce une âme fidèle.

La troisième épreuve est une espèce d’aliénation d’esprit : l’âme n’a que des pensées noires et de désespoir. Toutes les personnes qui l’approchent et à qui elle se découvre ne servent qu’à augmenter son tourment si elles ne sont pas expérimentées ; et c’est le plus grand des tourments que celui de tomber entre les mains des personnes qui ne sont pas éclairées. C’est le purgatoire de l’espérance, où elle se purifie de toute propriété. Car avant ce temps, quoique l’espérance [131] ne parût fondée que sur le pouvoir divin, il y avait un appui secret et inconnu dans l’assurance de la même espérance qui la rendait propriétaire et imparfaite. Il en était de même des autres vertus. Quoique la pureté de l’amour fût pour Dieu, il y avait une assurance dans la pureté de ce même amour qui, servant de soutien, faisait par conséquent un entre-deux qui empêchait l’entière pénétration du pur Amour. Et quoique la foi ne fût, ce semble, appuyée que sur la puissance de Dieu, l’assurance de cette foi l’empêchait néanmoins de tomber dans la perte en Dieu.

Ces états sont extrêmement purifiants, mais ils sont terribles parce qu’ils ne purifient qu’en salissant en apparence : ils ne donnent qu’en arrachant toutes choses. On ne saurait croire la pureté et la sainteté de Dieu, qui renverse plutôt toute sainteté apparente que de souffrir une sainteté propriétaire.

Ces trois états doivent être portés dans le sacrifice pur de l’abandon parfait, ou plutôt du délaissement total entre les mains de Dieu, car tout ce que l’âme voudrait faire pour se retirer de l’abîme ne servirait qu’à l’y enfoncer davantage. Le Prophète-Roi se plaignait d’être enfoncé dans un abîme de boue dont il ne pouvait se retirer[666].  Il faut que Celui qui nous y a mis, nous en retire, comme l’or ne se tire pas lui-même du creuset.

Tous les efforts de la créature sont alors non seulement inutiles, mais même très dangereux, parce que par eux elle tire sa volonté de l’union à la volonté de Dieu, qu’elle doit aimer dans la permission de ses peines. Elle se retire de plus [132] du regard fixe et direct qu’elle doit avoir en Dieu seul et en l’amour de son ordre, pour s’amuser à ce qui se passe dans la partie inférieure. Elle ne le peut faire sans se détourner de Dieu quoiqu’elle croie le faire pour Dieu, et par là elle s’affaiblit. De plus elle ne sort de son regard fixe vers Dieu que pour regarder ce qui se passe en elle. Ce regard est dangereux, parce que l’âme étant dépouillée de toute force propre et ne trouvant chez elle que de la faiblesse, cette vue l’occupe de son mal et cette occupation augmente ce même mal, de sorte qu’elle est exposée au péril de pécher ou par une délectation volontaire ou par le désespoir. Si elle envisage trop ce qui se passe en elle, la volonté suit peu à peu l’application de l’esprit ; ou bien l’amour-propre, dans la douleur de se voir si sale, la jette dans le désespoir, ainsi qu’il est arrivé à des âmes bien pures.

Celles qui ne se regardent point elle-mêmes, sont à l’abri des dégâts de l’amour propre. Leur volonté demeurant unie à Dieu et leur regard, sans regard aperçu, appliqué à lui, elles méprisent tout ce qui se passe en elles et par là elles sont à couvert de ces désordres, car pour pécher il faudrait nécessairement qu’elles retirassent leur volonté de celle de Dieu, la volonté de Dieu ne pouvant souffrir une volonté criminelle sans la rejeter. Il faudrait aussi qu’en péchant, elles détournassent leur vue de Dieu, car celui qui n’a de vue que pour Dieu n’en peut avoir pour le péché.

Que les âmes qui seront dans ces épreuves soient donc instruites qu’elles ne doivent faire aucune autre chose que de se délaisser à Dieu pour souffrir ces épreuves dans toute l’étendue [133] de ses desseins sur elle, dans un sacrifice entier et total, ne se reprenant jamais quoi qu’il arrive, n’en désirant pas la fin, mais étant contentes d’y rester toute l’éternité si tel était le bon plaisir de Dieu, sans vue ni retour sur elles-mêmes pour envisager volontairement leur état ni ce qui se passe en elles, quelque terrible qu’il puisse être, restant sacrifiées pour tout ce que Dieu voudra et pour autant de temps qu’il voudra, évitant les réflexions et les reprises plus que la mort.

Toutes les peines sont causées ou par les réflexions ou parce que les âmes ne sont pas fidèles à se délaisser après s’y être abandonnées. Par les réflexions, elles entrent dans les craintes et les doutes, et par les reprises elles se retirent de l’abandon. Et par l’un et par l’autre elles se jettent dans des peines et des embarras très grands, allongeant beaucoup leurs souffrances : toute leur vie se passe à faire et à défaire, sans rien avancer. O vous qui êtes en cet état, ne soyez pas si téméraires que de mettre la main à l’ouvrage de Dieu : croyant l’accommoder, vous le gâtez. Laissez à Dieu tout le soin de l’œuvre, ne détournez ni à droite ni à gauche, et il conduira lui-même vos pas.

 Je prie les personnes entre les mains desquelles ces âmes tomberont de ne les point tourmenter, mais d’en avoir beaucoup de compassion. La main de Dieu est assez appesantie sur elles sans les surcharger encore. Elles ne sont souvent que trop convaincues qu’elles pèchent. Et comme elles ne peuvent empêcher ces états par tous leurs efforts et que ces efforts les irritent, il faut bien se donner de garde de les tourmenter et de les mettre en scrupule, car il ne faut pas raisonner de ces âmes comme de celles qui sont [134] dans des degrés inférieurs. Vous les jetteriez nécessairement dans l’un des deux extrêmes, lorsque vous leur dites par des scrupules mal fondés qu’elles pèchent. Parce que, ne pouvant empêcher ces états par nul moyen humain, on les met ou dans le désespoir, voyant qu’elles ne peuvent éviter ce qu’on leur dit être péché ; ou vous les portez à pécher. On tourmente quelquefois si fort ces pauvres affligées qu’on leur fait perdre l’esprit[667]. La plus grande marque qu’elles ne pèchent pas est la peine extrême qu’elles souffrent de ces états qui sont d’autant plus violents et plus longs que plus on les contrarie ; et d’autant moins [violents] que plus on s’abandonne à Dieu avec foi sans foi aperçue, avec courage sans courage, avec amour sans amour connu.

L’âme doit donc demeurer fort passive dans toutes ces épreuves. Ce n’est pas assez de se délaisser au commencement, mais toujours. Plus les épreuves augmentent de la part de Dieu, plus l’âme se trouve affaiblie. De sorte qu’elle ne trouve plus en elle de résistance parce qu’elle ne trouve plus de force. Et c’est sa plus grande peine et ce qui lui persuade davantage que tout chez elle est volontaire. Car lorsque les attaques sont violentes et que l’on a beaucoup de force pour résister, la violence et l’effort sont une assurance que l’on fait ce que l’on peut. Mais lorsque l’on est si faible que l’on a aucune force ni pour résister ni pour se défendre, l’âme ne distinguant pas sa faiblesse d’avec sa volonté croit que sa faiblesse est une volonté dépravée.

Cette faiblesse est l’épreuve des âmes de foi et des plus pures parce qu’il n’y a aucune violence qui puisse leur servir d’appui. Ce sera très [135] certainement la manière dont vous serez éprouvé ; et quoique la peine de cette épreuve paraisse plus douce que celles qui sont accompagnées de tant de violences, celle-ci détruit infiniment davantage, parce qu’elle ne laisse aucune ressource à l’âme ni aucun soutien. C’est alors qu’elle ne fait pas le bien qu’elle aime et qu’elle fait le mal qu’elle hait[668]. Mais je me trompe. Si elle trouvait en elle une puissance de haïr le mal, elle serait trop bien,  car cette puissance de le haïr serait un bien. Elle ne sent point cette haine, parce que tout est mort dans sa volonté, qui semble ne pouvoir plus ni haïr ce qu’elle doit haïr, ni aimer ce qu’elle doit aimer.

L’âme étant dans son fond dans une indifférence entière, il ne lui reste que les sentiments d’une volonté maligne qui sont d’autant plus vifs dans la plus extrême faiblesse qu’ils sont plus séparés du fond et de la volonté supérieure, qui, ne se trouvant plus, ne donne nulle assurance à l’âme de sa résistance. Il ne lui reste que l’assurance qu’elle a qu’elle veut tout le mal qu’elle souffre. Parce que n’ayant plus[669] d’autre volonté que l’instinct purement malin qui lui est resté, tout paraît chez elle pure malignité, sans pouvoir ni vouloir être autrement, parce qu’elle n’a plus la faculté de vouloir. Et c’est ici où le discernement de l’expérience et de la lumière divine est très nécessaire, car quelque savante et éclairée que soit une personne, elle ne peut porter aucun jugement de soi si ce n’est un jugement de condamnation. Et ce jugement de condamnation, loin de lui donner de la force pour sortir de son état, ne sert qu’à l’affaiblir toujours plus et à la convaincre davantage [136] que c’est avec une volonté libre qu’elle fait tout le mal qu’elle ne peut empêcher. Et c’est là la différence des [avec les] états actifs, que [où] la conviction du mal y cause la résistance et l’éloignement du mal donne de la force. Mais ici c’est tout le contraire : cette conviction affaiblit la résistance et donne plus de force pour le mal. Car c’est une loi[670] qui réside dans ce qu’il y a de plus extérieur, durant que l’esprit demeure assujetti à une autre loi qu’il ne connaît pas[671] et qu’il ne peut distinguer, de sorte que, n’ayant nulle satisfaction de l’assujettissement de son esprit, elle n’éprouve que la loi de la corruption.

Une des plus fortes peines de l’âme est qu’avant que d’entrer dans ces états, Dieu lui demande pour l’ordinaire son consentement sans qu’elle comprenne ce qu’on lui demande. Elle se sacrifie même avec un extrême plaisir : elle aurait plus d’horreur de refuser la moindre chose à son Dieu que de tout l’Enfer. Mais lorsque Dieu frappe, elle ne se souvient plus de son abandon et du consentement qu’elle a donné : tout lui paraît malignité ou faiblesse, et presque toujours péché. Si l’âme pouvait conserver son abandon et son esprit de sacrifice, elle verrait qu’il y aurait encore en elle quelque bonté. Mais cela n’étant point, elle se trouve, comme les personnes qui n’ont jamais connu Dieu, destituée de tout : pour le dedans, privation générale de tout bien, et pour le dehors, faiblesse à l’égard de tout mal.

[Je[672] suis si certaine que cette défaillance sans violence sera votre épreuve que je ne puis [137] m’empêcher d’écrire ceci, sans en pouvoir discerner la raison. Je ne sais ce que Dieu prétend de là : pour moi, je n’ai qu’une chose à faire qui est de lui obéir. Je suis certaine aussi que les misères et les faiblesses qui sont en moi, ne vous seront pas un petit sujet d’exercice, parce que tout vous mettra en défiance sans nulle assurance. Il n’y a pourtant rien à craindre malgré ce que je suis naturellement. Si vous voulez bien me dire tous les sentiments que vous aurez de moi, quand je les prendrais mal[673], cela servirait à vous perdre davantage. Je crois devoir tout dire, sans raisonner, et sans réfléchir pourquoi dire ce qui paraît hors de saison. Il me suffit que j’obéisse.]

Il y a donc deux sortes d’épreuves, dont les unes pénètrent l’âme jusque dans le plus intime, et lui font souffrir une extrême douleur et une peine si terrible qu’elle est comme un feu obscur et infiniment douloureux, duquel la pénétration s’étend dans toute l’âme sans en laisser la moindre partie qui n’en soit pénétrée. Ce purgatoire est douloureux et humiliant ; mais la douleur est plus forte que l’humiliation. Dieu laisse alors l’âme à elle-même. O Dieu, que fera-t-elle ? Vous l’aviez couverte jusqu’alors sous l’ombre de vos ailes. C’est la plus cuisante douleur de l’âme. Elle apercevait avant ce temps que Dieu la soutenait, mais à présent il lui semble que Dieu l’a abandonnée et qu’elle veut tout le mal qui lui arrive. Autrefois elle connaissait bien que sa volonté n’y avait point de part, qu’un je ne sais quoi la soutenait, mais à présent que Dieu l’a abandonnée, tout lui paraît volontaire. Cependant Dieu ne l’assista jamais davantage qu’il fait [138] alors. Mais comme le sentiment de cette assistance serait un soutien, il faut le perdre. La volonté ne fut jamais plus séparée qu’elle l’est ; mais on ne connaît pas cette séparation, parce que Dieu a perdu en lui la volonté supérieure, et l’âme ne pouvant avoir de volonté pour chose au monde, elle n’a garde d’en trouver pour s’opposer à ce qu’on lui fait souffrir. Cependant elle n’est ni en cela ni en une autre chose, puisqu’elle ne se trouve plus.

Ce qui fait que l’on paraît vouloir tout ce qui se passe, c’est que la volonté étant unie à celle de Dieu, on ne peut pas ne pas vouloir tout ce que Dieu permet. C’est l’état le plus avancé du sacrifice, et aussi le plus étrange, et où presque toutes les âmes se reprennent, ne pouvant se délaisser jusqu’au point qu’il le faut. Elles font par là une perte irréparable. Elles allongent ou finissent souvent leur état : elles l’allongent, parce qu’elles en empêchent la consommation ; elles le finissent lorsqu’elles se reprennent.

Jésus-Christ sur la croix, modèle de tous les sacrifices, en est bien la vérité et la figure tout ensemble : la vérité, puisque tous les états n’ont de vérité qu’autant qu’ils sont renfermés en lui ; la figure, puisqu’il les a tous passés comme notre modèle. Jésus-Christ donc reste sur l’autel de son sacrifice. Comme il était presque fini et qu’il souffrait cet abandon terrible de son Père, les Juifs lui disaient : « Descendez de la croix et nous croirons en vous[674]. » Il se trouve encore aujourd’hui des personnes qui font envers ces âmes crucifiées ce que les Juifs faisaient à Jésus-Christ, les voulant porter à se reprendre et à sortir de [139] dessus la croix, les assurant que par là ils connaîtront que leur état est de Dieu, s’ils en sortent par obéissance. Jésus-Christ méprisa cette foi que l’on voulait avoir en lui, parce qu’il savait combien le délaissement dans le sacrifice était plus glorieux à son Père. Ce n’est pas faire un sacrifice que de ne pas le laisser consommer, c’est plutôt faire injure à Dieu. C’est pourquoi l’on a toujours regardé la consommation comme une chose si essentielle aux sacrifices, que l’Église ne laisse jamais un sacrifice imparfait. Mais autant que le délaissement dans le sacrifice est essentiel au sacrifice et glorieux à Dieu, autant est-il dur à porter, particulièrement sur la fin : c’est alors que l’abandon de Dieu paraît le plus extrême.

C’est pourquoi Jésus-Christ qui ne s’était plaint ni d’aucun supplice ni d’aucun outrage extérieur, se plaint de cet état pour nous faire voir son excès. Cette plainte n’était pas un soulagement qu’il cherchât, mais une instruction de la douleur extrême de ces états. Mon Dieu, mon Dieu, dit Jésus-Christ, pourquoi m’avez-vous délaissé[675] ? Il ne l’appelle plus de ce doux nom de Père, parce que toutes les douceurs paternelles sont changées en rigueurs extrêmes. « Mon Dieu juste, dit-il, car vous faites tout avec justice, mon Dieu vengeur, car vous vengez sur moi avec une rigueur extrême toutes les injures faites à votre grandeur par les hommes ! O Dieu juste et vengeur, pourquoi m’avez-vous délaissé à tant de rigueurs extérieures et intérieures ? » O qu’il est vrai que ce délaissement rend ce sacrifice rigoureux et étrange ! Mais regardez ce qui suit : Baissant la tête, il dit : Tout est consommé[676]. À peine [140] se plaint-il de ce délaissement effroyable que son sacrifice se consomme et s’achève, et l’âme, de même, expire par les rigueurs de l’Amour dans les bras de ce même Amour.

Quelques personnes me diront que leur sacrifice ne s’est pas terminé lorsqu’elles se sont abandonnées à Dieu sans réserve. Mais que ces personnes soient persuadées qu’elles n’en sont pas encore venues là, ou que Dieu, pour quelque dessein particulier, ne les consomme pas,  ou bien qu’elles se sont peut-être reprises. Qu’il est rare de trouver des âmes délaissées sans réserve et qui ne cherchent pas ou directement ou indirectement des assurances ! Mais une âme fidèle à se délaisser en cet état si extrême, sans soin d’elle-même, sans la moindre activité, sans chercher de remède, qui se laisse en proie à la divine Justice sans chercher d’assurance en quoi que ce soit, son état se consommerait très vite, car lorsque l’anéantissement est achevé, le sacrifice se consomme. Ceci est exprimé dans le sacrifice de l’autel, qui se consomme aussitôt que les espèces[677] s’anéantissent. De même lorsqu’il n’y a plus aucun appui, quel qu’il soit, pour entretenir le sacrifice, il faut qu’il finisse par l’anéantissement des soutiens subsistants,  ce qui s’opère lorsque Dieu laisse l’âme et qu’il ôte ce soutien secret qui empêchait l’anéantissement total en conservant l’âme dans quelque subsistance. Si le sacrifice ne finit pas, c’est que l’anéantissement n’est pas parfait. La fin du sacrifice est la perte totale, qui en perdant la créature entièrement par la privation de tout soutien et assurance, par le désespoir entier de toutes choses, la fait retourner heureusement en Dieu, où elle demeure comme l’Agneau immolé pour les péchés [141] du monde dans une immolation éternelle. Ceci est un mystère caché en Dieu même, qui ne sera jamais compris que du plus pur Amour qui veut des victimes éternelles, mais victimes toutes volontaires, toujours immolées et toujours vivantes dans leur immolation. Ceci est le caractère divin et ineffable de l’Agneau occis, pur et sans mélange, où il n’y a plus de pleurs, de douleurs et de gémissements[678].  

Il y a une autre sorte de purgatoire spirituel qui s’appelle famine. C’est un état où Dieu réveille l’appétit de l’âme pour certaines choses et les lui ôte en même temps. Il y a cette différence entre la famine et la stérilité que la stérilité est bien un défaut des choses ou une disette, mais non pas une plus grande faim. Mais dans la famine, non seulement on n’a pas les choses nécessaires à la vie, mais on en a une si extrême faim que tout ce qui servait à nourrir en un autre temps plusieurs jours, ne serait pas suffisant pour un seul. Jésus-Christ en a porté quelque chose au désert.

Il faut remarquer qu’il y a quantité de purgatoires. Celui-ci est très rigoureux, et il fait même ce qu’il y a de plus rude dans le purgatoire de l’autre vie. C’est une faim étrange qui est mise de Dieu dans l’âme, et cette faim la dévore. Tous les jours sa faim augmente et tous les jours on lui fait voir et connaître de plus en plus ce Dieu dont elle a une extrême faim. Cette vue augmente encore sa faim sans qu’on la rassasie en aucune manière. Plus la faim augmente, plus on lui montre ce qui cause cette faim sans qu’il lui soit permis de s’en approcher ni de s’en rassasier. Ceci est un tourment si étrange [142] qu’il serait capable de réduire une âme en poudre, si elle n’était pas immortelle. Cette faim est un attrait qui enlève les âmes et les arrache à elle-mêmes ; et à mesure qu’elles sont tirées d’une main puissante, elles sont repoussées d’une autre qui ne l’est pas moins. C’est quelque chose de si étrangement violent que tout ce que l’on en peut dire ne la pourrait faire comprendre.

Cette âme a donc une faim étrange de son Dieu : il l’attire fortement hors d’elle et lorsqu’il semble qu’elle soit proche de lui, il la repousse avec d’autant plus de rigueur qu’il l’a tirée plus fortement. Plus il la repousse, plus il augmente cette faim, se faisant connaître infiniment aimable et désirable. Je me trompe : cette faim n’est pas une connaissance, mais un appétit de l’âme si étrange qu’il est inconcevable. Lorsque cette faim est dans une âme extrêmement avancée, elle est sans connaissance de cette faim. C’est une expérience. Je m’explique. Deux personnes ont faim : l’une a plus de désir que de faim et l’autre plus de faim que de désir. Celle qui a plus de désir que de faim a une connaissance claire de l’amabilité de Dieu, de ce qu’il est : elle se sent enlevée pour sa possession avec une connaissance claire que c’est cet état qu’elle porte. Ceci est un purgatoire fort modéré en comparaison de l’autre, quoiqu’il paraisse bien rude, et ce purgatoire est pour les âmes conduites par les lumières. L’autre est une faim extrême sans voir ni connaître distinctement la cause de cette faim. Les âmes qui l’ont, appètent [recherchent] désordonnément et nécessairement une viande dont elles sont privées. Cette viande leur paraît quelquefois toute proche, mais il ne leur est jamais permis d’en goûter. [143] Ceci n’est point une connaissance, mais un appétit extrême et qui s’accroît d’autant plus que plus l’âme approche de sa fin et de son rassasiement. Si cette faim est avec espoir de se voir un jour remplie et rassasiée, c’est le purgatoire spirituel. Mais si cette faim est avec un désespoir perceptible de se voir jamais rassasiée, et que plus la faim augmente, plus aussi ce désespoir croisse, et que plus le désespoir devenant désespéré, si l’on peut se servir de ce terme, plus la faim devienne extrême, c’est alors l’Enfer spirituel[679] qui est un état infiniment plus étrange que l’autre, et il faut un secours bien extraordinaire (quoique sans secours[680] à ce qu’il paraît) pour le porter.

Il y a encore une faim que Dieu réveille pour la Sainte Eucharistie et Dieu empêche en même temps l’âme d’en approcher. Ceci fait encore souffrir quoique d’une manière bien inférieure à ce que je viens de dire. Il y a des personnes qui quittent la Communion lorsqu’elles en ont du dégoût. C’est une chose que l’on ne doit jamais faire, parce que c’est le temps où on en a le plus besoin. Dieu mêle ordinairement ce sel d’absinthe pour les personnes qui s’y sont portées avec une avidité imparfaite. Et comme il y a en cela beaucoup d’imperfection, Dieu les purifie par ce dégoût ou bien par cette faim extrême, sans permettre en même temps d’en approcher, et alors c’est un bien d’en être privé. Mais il ne faut pas quitter la Communion pour le simple dégoût, et c’est là la différence qu’il faut faire de ce dégoût à celui qu’on a des autres exercices qu’il faut quitter parce [144] que ce sont des moyens qu’il faut perdre, mais Jésus-Christ au Saint Sacrement est moyen et fin. Il se perd quelquefois comme moyen, mais il se retrouve comme fin.

2.20 De la sécheresse spirituelle et de ses effets.         

Le temps de la sécheresse spirituelle opérera les mêmes choses que la sécheresse naturelle. Celle-ci, sans que l’on s’aperçoive comme cela se fait et peu à peu, dessèche si bien la sève des plantes que les fruits tombent, les feuilles se desséchant deviennent languissantes, perdent leur verdure et tombent ensuite. Tout paraît comme un lieu inculte et désert. Cela se fait peu à peu et insensiblement, et d’une manière qui paraît naturelle. La tige des arbres paraît morte, et s’il reste quelque sève, elle est si profonde et si cachée que l’on ne la saurait découvrir. La sécheresse spirituelle produit les mêmes effets : elle ôte insensiblement à l’âme tout ce qui l’humectait, toute l’onction savoureuse. Ensuite tout lui tombe des mains. Elle n’a plus d’inclination de pratiquer ce qu’elle pratiquait autrefois : elle en perd le goût, la pensée et même le pouvoir. Tout paraît mort et éteint, et il ne reste pas même un certain extérieur qui, comme des feuilles, servait d’ornement. Si vous touchez l’extrémité de ces arbres, [145] vous les trouvez comme mortes : les branches les plus éloignées sont sans vie et cependant un peu de pluie redonne la vie à ce qui paraissait mort.

Il y a cette différence entre l’hiver et la sécheresse  que, quoique les arbres paraissent morts l’hiver, ils sont plus humectés et, si vous les rompez, vous y trouvez plus de vert et d’humeur. De plus ils poussent dans ce temps leurs racines dans la terre parce qu’elle est humectée. Mais pour la sécheresse, ils ne profitent alors en aucune manière parce qu’ils ne sont pas seulement desséchés sur la surface, mais ils le sont dans la sève. L’hiver est suivi du printemps, qui redonne la vie, la beauté et la fécondité à ces arbres, mais la sécheresse ne doit attendre que la mort si la pluie ne vient avec une extrême abondance. Le printemps a plus de beauté que de fertilité, l’été tient de la beauté du printemps et de la fertilité de l’automne. Vous pouvez vous faire aisément l’application de ceci.

2.21 Des tentations et mortifications de l’esprit.

Vous m’ordonnâtes hier de vous écrire ce que je venais de vous dire. Je le veux de tout mon cœur autant que je m’en souviendrai. [146] Nous parlâmes d’abord des tentations contre la foi, des doutes sur l’éternité et sur l’immortalité de l’âme. Et je vous dis qu’étant éclairé comme vous l’êtes sur tous ces articles et même par des raisons naturelles qui peuvent prouver ces vérités, il ne faut plus aller chercher de raisons pour vous en convaincre. Cela ne ferait qu’augmenter le doute de votre esprit, car lorsqu’une personne qui est à Dieu au point que vous y êtes, veut guérir ses tentations par le raisonnement de l’esprit, elle se trouve environnée d’une foule d’autres raisons qui semblent combattre et détruire les premières, de sorte que ces différentes pensées semblent s’armer les unes contre les autres. Elles ne font que lasser l’esprit, sans fortifier la foi. Le plus court, le plus assuré et le plus avantageux est de n’admettre dans l’esprit nulles raisons, mais de vouloir déterminément servir Dieu et l’aimer indépendamment de tous les événements.

O mon Dieu, quand il n’y aurait point d’éternité à craindre ou à espérer, je voudrais toujours vous aimer et vous servir de la même sorte ! Si notre amour est pur, il doit être sans relation sur nous. Ainsi aimer Dieu et le servir est l’usage que les serviteurs de Dieu doivent faire de leurs tentations. C’est le plus assuré moyen de les faire cesser, car le diable, voyant que l’âme le terrasse avec les mêmes armes qu’il employait pour la combattre, ne revient plus à la charge. Et Dieu tire la gloire qu’il prétend tirer de toutes les tentations qu’il permet nous arriver, qui est d’affermir notre foi par l’abandon à tout ce qui pourrait arriver, de fortifier notre amour et l’épurer, se faisant aimer d’un amour souverain et gratuit qui n’espère rien pour soi-même et qui veut [147] tout pour Dieu. Cela empêche que nous ne nous remplissions la tête de réflexions, et nous met plus en état de demeurer en oraison dans une simple occupation et un simple amour de Dieu.

Pour les pénitences que Dieu veut le plus de vous à présent, ce sont celles de l’esprit et celles des sens que la Providence vous fournit. Car de chercher à fatiguer votre corps par le choix de certaines austérités qu’il ne pourrait porter et qui, en vous faisant malade, fortifieraient toutes les passions de votre esprit qu’il vous est d’une extrême conséquence de travailler à éteindre, c’est ce qu’il me serait impossible de vous conseiller. Si vous voulez bien embrasser dans toute l’étendue des desseins de Dieu la mortification que je vous propose, vous avouerez de bonne foi qu’elle est et plus difficile et plus efficace que toutes les austérités que nous choisissons. Il faut donc travailler avec un extrême abandon à Dieu, attendant tout de lui et peu de notre fidélité, sans que la défiance de nous-mêmes diminue notre fidélité et sans nous décourager du peu de succès. Car la destruction de nous-mêmes est un ouvrage si long qu’il faut une patience infinie avec soi-même, et c’est par là qu’il faut arrêter l’impétuosité du naturel qui veut venir à bout tout d’un coup de tout ce que l’on entreprend. Nous avons plus besoin de patience avec nous qu’avec le reste des créatures : celles-ci ne nous blessent qu’autant que nous sommes vivants en nous-mêmes et nous nous en défaisons facilement, mais nous nous portons partout. Travaillez donc à mortifier l’esprit, ne donnant nulle issue à toutes les passions qui s’élèvent et ne laissant point prendre de cours à votre humeur par vos paroles. Lorsque votre vivacité vous [148] aura entraînée, obligez [faites plaisir à] ceux qu’elle vous a fait désobliger, mais ne vous en occupez point après pour vous en chagriner. Demeurez humiliée sous le poids de vous-mêmes : il n’est que trop juste que, conservant un si mauvais domestique, nous souffrions ses tyrannies jusqu’à ce qu’il soit chassé.

 Il y a une mortification continuelle très pénible : c’est celle que la Providence nous fournit à tous les instants, non seulement par les grandes croix dont elle vous est assez libérale depuis quelque temps, mais par mille petites choses qui arrivent contre notre inclination, des travers des domestiques, des oublis, mille choses faites de travers, à contretemps ou omises, des mets apprêtés contre notre goût et mille petites choses désagréables qui arrivent incessamment et dont il faut faire usage à chaque moment, les portant en mort, et sans s’en plaindre. Comme ce sont des choses qui arrivent incessamment, cela nous tient dans une patience et une mortification continuelles. On se fait des idées de mortifications éloignées que l’on ne pourra jamais pratiquer, et l’on perd une infinité de mortifications réelles dont on ne fait point d’usage, les estimant peu : cependant ce sont celles-ci véritablement qui mortifient, et non les autres.

Il faut porter les mortifications de Dieu en patience : ses rebuts, ses sécheresses, son froid, l’impuissance où nous nous trouvons, un certain défaut de facilité et de correspondance dans les choses, surtout patienter avec nous-mêmes, ce qui est le plus difficile. L’ardeur d’être délivrés de nous-mêmes vient de l’amour que nous nous portons. Mourons donc par toutes les petites choses, et mourons continuellement et véritablement : [149] c’est assurément ce que Dieu veut de vous. Soyez patiente à l’oraison, laissez tomber les vies de votre esprit et de votre cœur et elle deviendra plus facile et plus familière.

2.24 Motions et opérations purifiantes de Dieu : fidélité qu’on leur doit.

Dieu veut tout ou rien : sa délicatesse est infinie. C’est un Dieu fort jaloux. Je voudrais pouvoir vous exprimer son extrême délicatesse. Lorsque l’on est fidèle à suivre aveuglément ses moindres mouvements, il meut sans cesse l’âme et ses mouvements deviennent d’autant plus délicats et fréquents que l’âme y est plus fidèle. Dieu se tait lorsque l’on ne l’écoute pas. Plus une âme est possédée de lui, plus ses invitations sont délicates : elles ne se laissent pourtant jamais ignorer de l’âme malgré leur extrême délicatesse. Je sais que Dieu use quelquefois de violence et vous l’avez même assez éprouvé parce que vos résistances vous ont fait souffrir. Mais il n’en use de la sorte que pour [154] un temps, afin d’introduire dans le chemin de sa volonté cachée, et aussi pour empêcher l’âme de reculer lorsqu’elle se voit accablée des cruautés de l’Amour juste et rigoureux.

L’Amour est premièrement caressant et gratifiant[681]. Puis il montre quelque échantillon de sa jalousie : c’est pourquoi il est un Amour fuyant, se cachant pour des moments. Ce sont des feintes d’amour qui ne tendent qu’à éprouver et à épurer un amour naissant. Mais cet Amour augmentant sa jalousie, à mesure qu’il augmente son Amour, plus il a de témoignage de l’amour et de la fidélité de son amante, plus devient-il un Amour nu et sans nul témoignage de ce qu’il est. Il se cache si bien qu’il ne se laisse presque point voir. Cependant il attache toujours plus ce cœur par des liens cachés, mais que l’on fortifie chaque jour. Il n’éloigne sa proie, cet aimable vainqueur, que lorsqu’il est très assuré de sa conquête, et plus il en est assuré, la serre et la tient liée, plus il fuit. Plus les blessures qu’il fait sont profondes, plus il cache sa main.

D’Amour nu, il devient Amour rigoureux et sa rigueur fait qu’il ne se contente pas de ne plus donner à sa bien-aimée nulle preuve de l’amour qu’il lui porte, de ne la plus gratifier ni caresser, il lui ôte de plus tout ce qu’il lui a donné. Si cette âme est trop faible et trop infidèle pour porter cette rigueur, alors avec un artifice d’amour dont on ne l’accuserait jamais, il la vient caresser de nouveau, il la comble de biens, il lui fait paraître en lui de nouveaux charmes, afin de rallumer un feu que sa rigueur avait ralenti. Mais il ne la voit pas plutôt déterminée à essuyer ses rigueurs que, de rigoureux, il devient cruel et impitoyable [155], et que d’Amour gratifiant et caressant, il devient ensuite un Amour juste et vengeur.

C’est alors que plus il voit que son amante est prise d’une flamme plus pure, plus il exerce sur elle les rigueurs de sa tyrannie. Il ne se contente pas de lui ôter les biens dont il l’avait gratifiée, il l’accable de maux et de douleurs, il devient tous les jours plus cruel et impitoyable. O Amour pur et nu, que tu es bien comparé à un feu dévorant ! Car de même qu’un feu s’accroît à mesure que plus il consume les sujets propres à l’entretenir, de même l’Amour augmente en détruisant toutes choses. Il ne dit jamais : « C’est assez. » Mais il a cette qualité différente du feu, qu’il s’arrête par la résistance, au lieu que le feu matériel augmente son ardeur par la contrariété. Rien n’est plus aisé que d’arrêter l’incendie de l’Amour. Mais, qui est-ce qui te connaît, ô Amour, et qui pourrait vouloir empêcher ou arrêter ton progrès ? Tu noircis, tu salis, tu défigures ce que tu brûles : c’est pourquoi l’on te craint si fort. Et lorsque rien ne te résiste et que l’on te laisse maître, tu réduis tout en cendre. La docilité, la fidélité et la pureté de ton amante accroissent ton ardeur de telle sorte que tu deviens tous les jours plus actif pour tout détruire : plus on te donne, plus tu demandes, et tu n’as pas plutôt consumé ce qui te faisait obstacle, que tu cherches les endroits les plus reculés et les plus délicats. Comme tu es insatiable et que tu dévores tout sans pitié, tu es aussi si subtil que rien n’échappe à ta vue, et ce qui est de plus étrange, c’est que plus ton embrasement est grand, moins il se connaît. Cet Amour impitoyable et cruel exige d’autant plus que plus on lui donne, [156] et il est fait de telle sorte que, quelque peine que l’on ait à lui donner, on en aurait encore plus à ne lui donner pas. Mais lorsqu’il a réduit l’amante à tel état que, loin de résister, elle n’a pas même une répugnance contre ses plus extrêmes rigueurs, peut-être croyez-vous qu’alors sa cruauté finit ? Non : c’est alors qu’elle redouble.

Samuel dit à Saül que c’est comme le péché d’enchantement que de répugner, et comme le péché d’idolâtrie que de ne pas se soumettre[682]. La répugnance marque la propriété qui est une espèce de magie, car nous n’aurions pas de répugnance à nous laisser enlever une chose si nous n’y avions pas d’attache. La force de nos répugnances à nous laisser ôter ce que nous avons, marque la force de notre attache. Cette attache fait deux effets : l’un, que nous ne pouvons nous résoudre à nous laisser enlever ce que nous aimons ; l’autre, qu’elle empêche les progrès de l’Amour. Le feu sacré demeure comme enchanté et arrêté par la répugnance. Le défaut de soumission est une espèce d’idolâtrie : on commence par répugner, et puis on croit avoir raison de ne pas se soumettre, de sorte que sous bons prétextes l’on préfère un bien que l’on estime à la volonté de Dieu. C’est comme idolâtrer, et on se retire par là peu à peu de la possession de Dieu pour entrer dans la possession de soi-même.

L’âme fidèle, au contraire, se laissant à toutes les rigueurs de l’Amour, éprouve que son feu, loin de s’adoucir par la perte de toutes choses, s’accroît.  Et sa rigueur augmente de telle sorte que, n’ayant rien en elle (l’âme) qui lui résiste ni qui répugne même, étant consommée quant à elle, [157] il devient sur elle un amour juste et vengeur. Et c’est là le dernier effet de sa cruauté. Il la traite alors comme il a traité son Fils, lui faisant payer ce qu’elle ne doit pas[683] : on lui demande ce qu’elle n’a jamais possédé. C’est alors qu’il faut répondre pour autrui, et ceux pour lesquels on paye de cette sorte ne sont guère capables de comprendre ce qu’il en coûte jusqu’à ce qu’ils l’aient éprouvé et la nature de l’amour qu’on leur porte. Jésus-Christ a payé toutes nos dettes et cependant il veut qu’on lui paye ce que l’on contracte d’obligations. Il nous donne son sang pour notre acquit et cependant il veut des victimes continuelles qui lui soient associées à sa qualité de victime immolée.

Mais il faut laisser ce qui ne vous convient pas encore pour vous dire que la délicatesse de la motion divine devient tous les jours plus subtile à mesure de la souplesse de l’âme, de sorte qu’elle devient comme imperceptible, et ensuite comme naturelle. Cette motion est conforme à la nature de la possession de Dieu. Plus Dieu nous possède d’une manière à nous distincte et aperçue, plus la motion est difficile et connue. Plus la possession est cachée, plus sa motion est cachée. Mais à mesure que cette possession devient infinie et délicate, la motion devient de même. Mais quand Jésus-Christ est devenu notre vie, que Dieu est l’âme de notre âme et que nous sommes transformés en lui, cette vie devient toute naturelle et si propre à l’âme que, de même qu’elle ne fait nulle attention à l’air qu’elle respire quoiqu’elle ne puisse douter qu’elle ne le respire, de même elle ne fait plus d’attention à la vie de [158] Dieu dont elle jouit, quoiqu’elle ne l’ignore pas. La motion devient comme naturelle. C’est comme un simple penchant qui lui est tout propre. Mais quoiqu’elle soit si naturelle, si l’âme différait ou retardait de la suivre, elle sentirait un état violent. Et c’est alors qu’elle connaît que c’est Dieu qui veut et qui lui donne ces mouvements, car en cet état elle ne peut plus résister, pour peu que ce soit, sans entrer dans une peine intolérable.

Concluons de là qu’il faut s’accoutumer par une extrême souplesse à la délicatesse de la motion. Qu’il ne faut pas attendre un commandement, mais que le moindre signe est un ordre positif. Qu’il ne faut pas détourner la vue pour ne rien voir, ni divertir l’oreille pour ne pas entendre. Saint Paul dit que celui qui sonde les cœurs connaît ce que l’Esprit désire[684]. C’est comme s’il disait : les volontés du Saint Esprit en nous sont si délicates qu’elles sont comme des désirs de cet Esprit, mais désirs qu’il n’exprime qu’à peine. Mais celui qui sonde les cœurs connaît ce désir et nous apprend à le connaître. Il faut suivre le désir de l’Esprit en nous et comme Dieu exauce le désir de l’Esprit pour nous, cet Esprit que nous suivons aveuglément de la sorte obtient pour nous incessamment ce qui nous est nécessaire ; or ce qui nous l’est extrêmement, c’est de le suivre et de ne le point éteindre.

2.25 Variété et uniformité des opérations de Dieu dans les âmes.

[J’ai[685] eu une douce invitation pour vous écrire quoique je n’aie rien de particulier à vous dire, mais il faut obéir. Je me sens depuis hier dans un renouvellement d’union avec vous très intime. Il me fallut hier rester plusieurs heures en silence si remplie que rien plus. Je ne trouvais nul obstacle qui pût empêcher mon cœur de s’écouler dans le vôtre. Les jours de souffrance et d’obscurité à votre égard m’ont été extrêmement lumineux pour me faire comprendre l’impuissance où je suis de me donner cette douce et suave correspondance qui fait que votre âme m’est toujours présente en Dieu d’une manière nue, pure et générale, sans bornes ni aucun objet. Cette âme me paraît toujours droite et je n’y vois rien qui gauchisse. Je vois en Dieu un regard fixe et arrêté sur elle, qui ne se détourne jamais. Ce regard est comme celui du soleil qui échauffe, purifie et détruit et il n’y a rien à faire de votre part qu’à rester exposé à ses yeux divins. Dieu a mis dans vous, comme dans la terre, une source de fécondité : sans que la terre fasse nulle action, elle devient féconde, exposée aux rayons modérés du soleil. Quelquefois même ce soleil la brûle et la dessèche au-dehors en sorte qu’elle ne produit rien, elle est même toute brûlée ; le soleil alors ne laisse pas de travailler dans son sein et d’y procurer par son excessive chaleur des mines d’or. Lorsque j’ai souffert, je ne voyais plus votre âme et un rideau était tiré ; je me trouvais mise, comme je vous l’ai dit, dans une prière continuelle et très liée avec vous, mais je n’éprouvais plus cette correspondance que j’éprouve toujours. Je vous dis donc que…]

Dieu[686] est incessamment appliqué sur l’âme droite et simple qui lui est continuellement exposée. Cette âme n’a qu’à demeurer simplement passive : Dieu la purifie de cette sorte et il lui communique d’autant plus sa fécondité que plus elle reçoit passivement ses opérations. Les opérations de Dieu tendent toujours à la dépouiller de toutes opérations propres, quelque nécessaires et saintes qu’elles paraissent,  afin qu’elle reçoive plus nuement et continuellement sa pure opération. Car Dieu ne lui ôte sa manière ordinaire d’agir et d’opérer, en la réduisant à une pure, nue et générale inaction sans nulle exception, que pour opérer sur elle nuement, continuellement, également, et sans interruption. Et cela est si vrai que plus l’âme se laisse vider de toute action propre, quelque nécessaire qu’elle lui ait [160][paru] jusqu’alors, plus elle se trouve libre, pleine et sans nul besoin. Elle éprouve alors qu’une autre opération intime et substantielle prend la place de la sienne, et qu’elle gagne en perdant.

Mais il n’en est pas de même des âmes qui, par indévotion ou par elles-mêmes, se privent des règles ordinaires de prier et d’agir : moins elles prient et agissent, plus elles sont vides, au lieu que celles-ci trouvent que plus elles manquent de tout, plus toute propre opération leur est enlevée, plus elles sont pleines et sans disette. C’est ce qui fait que l’on ne doit jamais regarder les choses par la perte que l’on en fait ni du côté du non-opérer, mais du côté de Dieu qui, étant le Souverain de sa créature, a droit de la posséder pleinement : cette possession lui arrête tout mouvement propre, mais elle lui donne en même temps les mouvements de son possesseur.

La conduite de Dieu sur l’âme est une conduite toujours uniforme. Et ce que nous appelons foi est proprement une certaine connaissance obscure, secrète et indistincte de Dieu, qui nous porte à le laisser opérer en nous parce qu’il a droit de le faire. Dès que nous connaissons cela et qu’il prend possession de ce qui est sien, il ne laisse jamais un moment la créature qu’il a prise de cette sorte qu’il ne l’ait conduite dans son unité.

Son opération est toujours la même. Dès le commencement, elle consiste en un regard d’amour sur l’homme, et ce regard le consume et détruit ses impuretés. Dieu est d’abord occupé à combattre notre activité et tous les obstacles qui empêchent son entière pénétration dans notre âme. C’est ce qui fait que cette opération [161] est au commencement plus sensible : elle n’est sensible qu’à cause de la contrariété. Au commencement, c’est une sensibilité de suavité  parce que l’âme étant faible, Dieu assaisonne le combat qu’il fait de la contrariété avec le sentiment de l’amour qui unit toutes choses. Car il faut concevoir que toutes les opérations de Dieu en lui-même et hors de lui-même ne sont qu’un regard et un amour éclairant et unissant. Ce regard brûle et détruit, comme je l’ai dit, les obstacles. Et comme Dieu commence toujours par les plus grossiers et superficiels, il commence aussi par faire écouler sur les sens l’huile de son onction, qui n’est autre que son amour unissant, qui accompagne toujours le regard détruisant. En sorte qu’à mesure que Dieu détruit les obstacles, il s’unit et s’approche l’âme.

Plus il purifie par ce regard, plus il atteint le dedans et le purifie de ce qui est plus subtil, plus délicat, mais aussi plus enraciné. Mais comme à mesure que le regard détruit ce qui est plus caché, l’amour s’enfonce toujours plus, il devient aussi moins sensible. Dieu, sans changer de conduite, va toujours plus approfondissant son opération savoureuse parce qu’elle s’enfonce pour unir les puissances, et enfin le centre : c’est toujours la même opération.

 D’où vient donc qu’elle est savoureuse dans le commencement, et que dans la suite elle est si douloureuse qu’elle devient à la fin insupportable par l’excès du mal qu’elle cause ? La raison en est que les sens se laissent facilement ôter leur opération et leur impureté grossière parce qu’ils sont soutenus de cet amour unissant. Mais plus les obstacles deviennent délicats et profonds, [162] plus ils sont difficiles à détruire : premièrement parce qu’il faut perdre et détruire ce qui est opposé à la sagesse humaine et raisonnable ; deuxièmement, parce que tout ce qui est spirituel est ce à quoi l’âme s’attache davantage ; troisièmement, parce que plus les opérations de Dieu s’enfoncent dans l’âme, plus l’amour unitif devient véhément afin d’attirer l’âme à lui ; et quatrièmement, comme tout se passe dans le centre de l’âme, ses sens étant destitués de leur onction, elle [l’âme, étant destituée] de toute correspondance à l’oraison, de son agir ordinaire et de sa manière de concevoir les choses, elle résiste aussi plus pour ce qui est au-dessus d’elle que pour ce qui est au-dessous. Elle se cache même sa résistance, laquelle elle qualifie du nom de Justice, et c’est ce qui cause des agonies mortelles. Cependant, c’est toujours la même opération, toujours une, toujours simple, toujours uniforme, qui ne change jamais du côté de Dieu, quoiqu’elle change si fort par rapport à la créature.

Je dis donc que ce Regard amoureux et détruisant ne tend qu’à consommer toutes choses en soi comme fin dernière et aussi premier principe. Il ne serait pas Dieu si les choses étaient d’une autre manière. Il faut donc nécessairement qu’il détruise toutes les opérations de la créature, aussi bien que ses dissemblances et difformités, qu’il détruise les opérations les plus saintes, les plus réglées, les plus rangées, afin de posséder tout à pur et à plein [sans aucune réserve], et de réduire toute chose en pure unité.

Mais, me direz-vous, d’où viennent donc toutes les tentations, les faiblesses, les misères qui arrivent, si Dieu opère toujours au-dedans ? Elles viennent de plusieurs causes. La première, [163] de ce que les sens étant incapables des choses intimes et purement spirituelles et nues, ils demeurent vagabonds et sans soutien ni secours. La seconde raison est que le Démon, voyant cette créature dénuée de tout bien apparent et ne voyant pas ce qui se passe dans le centre, l’attaque sans pitié. La troisième raison est que Dieu permet que les gens soient ainsi livrés afin de cacher à l’âme ce qui se passe en elle, afin de lui ôter les larcins qu’elle fait en tout, afin de perdre l’économie de sa propre sagesse et de sa raison, sans quoi elle resterait toujours fixée en elle-même, toujours propriétaire et pleine d’obstacles, et ainsi Dieu ne la pourrait unir à soi.

Ce Regard unissant, détruisant et consumant, exige donc de l’âme une passivité parfaite, une cessation de toute opération quelle qu’elle soit, une souplesse infinie, pour se laisser tout ôter. Elle exige de plus l’attention de l’âme, car le Regard de Dieu est son Verbe et sa Parole. Cette Parole est féconde, productrice et efficace. Elle s’insinue et se fait entendre sans bruit de paroles, et ce langage va à tout ôter malgré la raison de conserver les choses.

Toutes les opérations se font par le Verbe, Parole éternelle, et par l’Esprit, Amour divin, sans nulle distinction ni différence d’opération. Il faut l’attention à ce Verbe pour connaître son langage et se laisser dépouiller au moindre signal sans résistance et sans attendre une impuissance absolue. Il faut une souplesse à l’Amour unissant pour se laisser consommer en lui et, lorsque tout est consommé en un, le procédé de Dieu sur l’âme ne change pas, il demeure le même. Car, comme en détruisant les obstacles, il détruit tous [164] les milieux [intermédiaires], sitôt que l’opération de Dieu a ôté toute contrariété, l’âme se trouve unie sans milieu, par la même perte de tous les appuis. Un bon appui est aussi bien un appui qu’un mauvais et sert d’entre-deux, mais lorsque tout est ôté et que l’âme est réduite en unité, cet Amour clairvoyant ou ce Regard d’amour sur l’âme la consomme toujours plus en soi, et c’est ce qui s’appelle transformation.

Alors l’âme jouit d’une paix et d’une liberté infinie, étant dans sa fin. C’est là que sans cesser d’être simple et nue, elle voit tout en Dieu, non par aucune action qui lui soit propre ou qui empêche sa très pure, simple et nue opération, mais d’une manière qui lui fait tout voir en Dieu, sans rien distinguer et sans sortir de Dieu. C’est [là] où l’on voit les autres âmes en Dieu, et que ce même Regard amoureux et unissant qui consomme en soi, s’étend et pénètre les autres âmes de ce même Regard, et les unit à celles qu’il a destinées à cela et qu’il a déjà consommées en lui[687]. Et bien que ces choses que l’on dit paraissent contraires à la pure foi, elles en sont pourtant une suite et une consommation.

Comme vous voyez que le soleil, sans changer son cours sur la terre, y produit une infinité de différentes choses selon la disposition de la terre qu’il regarde, il en est de même de Dieu sur nous : c’est toujours en tout la même opération. Mais les obstacles continuels que nous apportons et la mauvaise disposition de notre terre empêchent qu’il ne nous consomme en son unité ; mais pour l’âme qui est docile, il la transforme et la consomme en soi de plus en plus[688]. [165]

2.26. Diverses conduites de Dieu et de sa lumière sur l'âme.

Lorsque l'âme commence la voix passive, et que son état s'édifie, elle a comme un maître et un directeur intérieur qui la retient et l'empêche de faire le mal, le lui faisant voir avant qu'il ne se fasse, et lui donnant la grâce de l'éviter. C'est un correcteur qui prévient ; mais sitôt que la déroute commence, ce maître change de procédé : il ne fait voir les fautes qu'après qu'elles sont faites ou presque faites, que l'on ne les peut éviter, et il ne donne nulle force pour y résister.

Premièrement, ce directeur fait voir les fautes et les prévient, parce qu'il s'agit d'édifier l'intérieur et de le remplir de toute vertu ; il le soutient, le fortifie, le retient ; et la fidélité de l'âme consiste alors à suivre sans résistance avec promptitude ses inspirations. Mais lorsqu'il est question de détruire, il fait tout le contraire : il ne fait voir le précipice que lorsqu'on y est tombé, car son dessein n'est pas d'empêcher la chute, mais de la faire voir après qu'elle est faite. C'est pourquoi Dieu ôtant toute faculté à l’âme, il lui laisse les yeux, afin qu'elle voit le lieu où elle est et [166] ce qu'elle a fait ; et c'est cette vue qui opère la mort, car si l'âme ne voyait pas ses fautes, elle n'aurait nulle peine, et elle ne pourrait jamais mourir.

Mais lorsque la mort est presque faite, l'âme ne voit plus rien, et cette vue se perd peu à peu. Elle devient d'abord moins sensible, puis insensible, puis se perd tout à fait, comme à un moribond à qui les yeux s'obscurcissent peu à peu jusqu'à ce qu'il les perde tout à fait. Après la mort, elle n'a plus que faire de ses yeux ; c'est pourquoi ils ne lui sont [pas] plutôt [plus vite] rendus parce que n'étant donnés à l’âme que pour prévenir sa chute ou opérer sa mort : ne se possédant plus, elle ne peut rien éviter, et étant morte elle ne peut plus mourir ; et alors les yeux lui sont ôtés parce que les regards ne pourraient que lui être nuisibles.

Il lui reste néanmoins un œil droit et simple, qui est la Vérité, pour ne voir que Dieu, qui est la seule Vérité, et ne rien voir hors de lui, tout le reste étant mensonge ; et c'est pourquoi cette âme ne peut juger des choses qu'en vérité, ni pour elles, ni pour les autres, à moins que par infidélité elle ne se courbât vers elle-même. Et c'est en ce sens que l'Évangile dit[689] que Jésus-Christ est venu apporter la Vérité, étant lui-même Vérité. Celui qui demeure en la Vérité, demeure en Dieu ; c'est pourquoi la Vérité est attribuée à Dieu seul, et le mensonge à l’homme[690] ; et saint Augustin prouve que le mensonge est le plus grand péché. Je n'ai pas peine à le croire, et je soutiens que tout péché est mensonge et que celui qui demeurerait toujours en vérité, ne pécherait point. Notre Seigneur a dit qu’il viendrait un [167] temps que[691] les vrais adorateurs adoreraient en vérité ; et je dis qu'il faut qu'une âme soit en Dieu pour être en vérité, et que plus elle est en Dieu, plus elle est dans la vérité. C'était de cette vérité dont Jésus-Christ parlait à Pilate[692], mais Pilate n'était pas capable de le comprendre.

Comme la vérité a la droiture et simplicité pour partage, c'est ce qui fait la grande naïveté et l'impuissance de se servir d'aucun moyen pour faire réussir quoi que ce soit ; et c'est à cause de cela que Dieu souffre des péchés apparents, et qu’il ne souffre pas la moindre disposition de foi. Que l'homme fasse d'autres fautes, elles le mettent dans la vérité et la connaissance de ce qu'il est, ou, s'il reste dans sa boue, c'est être dans la vérité à son égard. Mais de disposer de soi pour peu que ce puisse être, c'est se tirer de la vérité en se possédant, et dérober à Dieu son domaine. C'est entrer dans le mensonge parce que, pour disposer, il faut être quelque chose, il faut être en pouvoir. Or cette disposition est directement opposée à l'unique vérité du tout de Dieu et du néant de la créature ; aussi Dieu ne la peut souffrir dans une âme, lorsqu'il y souffre des défauts plus palpables, quoique moins réels. C'est pourquoi plus on approche de Dieu, plus on approche de la simplicité et de la vérité. Aussi est-il dit[693] : Si votre œil est simple, tout votre corps sera lumineux.

          2.27 Ne [pas] se reprendre dans l’abandon de Dieu.

Pour peu que les âmes qui se sont consacrées à Dieu d’une manière singulière, se retirent de l’abandon à la conduite de Dieu pour voir ce qui se passe chez elles et se mêler d’elles-mêmes, elles entrent dans un trouble étrange, parce qu’elles sortent de l’ordre de Dieu sur elles et de sa disposition qui les fait appartenir totalement à Dieu et quitter leur propre intérêt pour ne vouloir uniquement que la volonté divine.

Celui qui se veut retirer de son abandon après y être une fois entré, ressemble à un oiseau pris dans les filets : plus il se remue, plus il s’embarrasse et se captive davantage ; ou c’est comme un animal embourbé qui, en se remuant, s’embourbe toujours plus parce que ne trouvant point de fond et de subsistance, son agitation et la pesanteur de son corps le font plus enfoncer. C’est pourquoi le Roi-Prophète disait qu’il était entré dans un abîme de boue[694] dont il ne pouvait sortir. « Eh, pourquoi, grand Prophète, n’en pouvez-vous sortir ? - C’est que je n’y trouve point de fond ni de subsistance : ainsi tous mes efforts sont vains, et ils me nuisent même, puisqu’ils ne servent qu’à m’enfoncer toujours plus ; et il ne me [169] reste que la douleur d’avoir éprouvé d’autant plus ma faiblesse et mon impuissance à me tirer de là que mes efforts ont été plus violents et fréquents. »

Que ferai-je donc dans cet abîme où, semblable à un homme à qui on coupe les pieds et les mains, on ne fait toujours que de plus vains efforts ? J’aurai recours à mon Dieu et je lui dirai :  « Seigneur, si vous voulez, vous me pouvez guérir. Je reconnais que vous seul me pouvez tirer de l’état où je suis, et s’il ne vous plaît pas de m’en tirer, je ne le puis vouloir. Seigneur, si vous ne me tendez votre main puissante et secourable, je suis perdu. »

L’effet que produit cet état dans une âme est de lui faire voir l’impuissance absolue où elle est d’en sortir par elle-même, et de lui faire toucher au doigt qu’il n’y a aucune créature sur la terre qui l’en puisse délivrer. Il faut attendre le moment du bon Dieu. Dans tous les autres états, nos propres efforts nous servent , car un homme tombé dans l’eau se sauve à la nage.  Mais dans cet abîme de boue il ne trouve pas pied, ses efforts sont inutiles : c’est pourquoi le Roi-Prophète ne dit pas qu’il est dans un abîme d’eau, mais de boue.

Saint Paul pria trois fois ; il lui fut dit : Ma grâce te suffit[695]. Vous me direz : « O si j’étais assuré d’être en grâce ! » Écoutez l’Écriture : Nul ne sait s’il est digne d’amour ou de haine[696]. Cependant saint Paul dit que rien ne le pourra jamais séparer de l’amour de Jésus-Christ[697]. Aimons donc Jésus-Christ, et aimons-le véritablement, car il est notre Sauveur.

2.28 De l’Humilité.

Tous les saints sont convenus que l’humilité sincère et véritable était la base et le fondement de toutes les vertus. C’est parce que l’humilité sincère est fille de la pure charité, l’humilité n’est autre que la vérité. Il n’y a que deux vérités au monde : celles du tout de Dieu et du rien de la créature. Afin que l’humilité soit vérité, il faut rendre un hommage continuel à Dieu par notre bassesse, demeurant dans notre place qui est d’aimer de n’être rien. Jésus-Christ nous dit qu’il faut être doux et humble de cœur[698] : la douceur est fille de l’humilité, comme la colère l’est de l’orgueil.

Il n’y a que Jésus-Christ qui nous puisse donner cette véritable humilité de cœur qui vient de lui. Elle naît de l’onction de sa grâce. Elle ne consiste point, comme l’on s’imagine, à faire des actes extérieurs d’humilité, quoique cela soit bon, mais à demeurer en sa place. Celui qui s’estime quelque chose n’est point véritablement humble. Celui qui veut quelque chose pour soi ou qui pense [171] à soi-même, ne l’est pas non plus. Mais celui qui s’oublie si fort soi-même qu’il ne pense jamais à soi, qui n’a pas un retour sur lui-même, qui n’est blessé de rien au-dedans sans affecter de patience, qui parle de soi sans penser à soi comme il parlerait d’un autre, qui n’affecte point de ne pas parler de soi lorsqu’il en est tout plein, qui se livre pour la charité sans faire attention si c’est humilité ou orgueil d’en user de la sorte, qui est très content de passer pour être sans humilité, enfin celui qui est plein de charité, est véritablement humble. Celui qui ne cherche point son intérêt, mais le seul intérêt de Dieu pour le temps et pour l’éternité, est humble. Plus nous aimons purement, plus l’humilité est parfaite.

Ne mesurons donc point l’humilité sur l’extérieur composé. Ne la laissons point dépendre d’une action ou d’une autre, mais de la pure charité. La pure charité dépouille l’homme de lui-même et le revêt de Jésus-Christ[699], et c’est en quoi consiste la vraie humilité qui fait que nous ne vivons plus en nous-mêmes, mais que Jésus-Christ vit en nous[700]. Nous tendons toujours à être quelque chose, nous faisons souvent du bruit dans la dévotion après en avoir fait dans ce que l’on quitte pour elle. Et pourquoi ? C’est que l’on veut être distingué en toute sorte de temps. Mais celui qui est humble ne cherche rien, ne refuse rien. Il est également content d’être loué ou méprisé  parce qu’il ne prend rien pour soi. Celui qui veut quelque chose pour lui-même et qui préfère le mépris, par son choix, à l’élévation, n’est pas encore véritablement humble, quoiqu’il ait le goût de l’humilité. Enfin, celui qui se laisse placer où l’on veut, haut ou bas, qui ne sent pas cette différence, [172] qui n’aperçoit pas si on le loue ou si on le blâme, si ce qu’il dit est à son avantage ou s’il lui est désavantageux, est véritablement humble, quoiqu’il ne le paraisse pas aux yeux des hommes, qui ne jugent pas de la véritable vertu par ce qu’elle est en elle-même, mais bien par les idées qu’ils s’en sont faites.

Le véritable humble est parfaitement obéissant parce qu’il a renoncé à sa propre volonté. Il se laisse conduire comme l’on veut, mettre d’une façon ou d’une autre. Il plie à tout et ne résiste à rien, parce qu’il ne serait pas humble s’il avait un choix, une volonté, un raisonnement sur ce qu’on lui ordonne. Il n’a de penchant propre pour aucune chose, mais il se laisse pencher de quel côté l’on veut. Il ne veut rien, ne demande rien, non par pratique de ne rien demander, mais il est dans un si profond oubli de soi et si fort séparé de lui-même qu’il ne sait pas ce qui lui convient le mieux. Le véritable humble est un de ces enfants dont Jésus-Christ a dit que le Royaume des cieux leur appartenait[701]. Un enfant ne sait pas ce qu’il lui faut. Il ne peut rien, ne pense à rien, mais laisse faire de lui tout ce que l’on veut : en quelque lieu qu’on le mette, il s’y tient, il ne comprend pas même qu’il lui en faille un autre.

Il y a bien des personnes qui pratiquent l’humilité extérieure et qui cependant sont bien éloignées de cette humilité de cœur dont je viens de parler. Par l’humilité extérieure et qui n’a pas sa source dans la pure charité, plus on croit s’abaisser, plus on se fait quelque chose, croyant agir avec force et être rempli de vertu. Il est cependant [173] certain que pour s’abaisser il faut être élevé. Un homme qui s’abaisse, est élevé ; mais celui qui est couché à terre ne peut plus s’abaisser. Plus on croit s’abaisser, plus on est certain de son élévation. Celui qui s’aperçoit qu’il s’abaisse, n’est point encore à sa place, qui est au-dessous de tout abaissement. Les personnes qui croient s’abaisser beaucoup marquent de même beaucoup d’élévation dans le fond : aussi dans le fond cette manière d’humilité est souvent une recherche subtile de l’élévation. Ces sortes d’humilités n’entrent point dans le Ciel qu’elles ne soient réduites à la pure charité, source de la véritable humilité, seule digne de Dieu, et qu’il prend plaisir de remplir de lui-même.

Ceux qui en sont remplis ne peuvent ni s’humilier ni s’abaisser, à ce qui leur paraît, se trouvant au-dessous de tout abaissement. S’ils voulaient s’abaisser, il faudrait qu’ils s’élevassent auparavant et sortissent par là de l’état qui leur est propre. Aussi sont-ils si fort persuadés que pour s’humilier il faut premièrement se mettre au-dessus de ce que l’on est et sortir de sa place, qu’ils ne croient pas le pouvoir jamais faire, car ils ne se trouvent point humiliés par tout le mépris et la condamnation des hommes. Ils ne font alors que rester en leur place et ne prennent aucune part dans tout l’applaudissement qu’on pourrait leur donner. Ils ne méritent rien, ils ne prétendent rien, ils ne prennent part à rien. Ils comprennent qu’il n’y a que le Verbe-Dieu qui en s’incarnant, se soit abaissé au-dessous de ce qu’il était. C’est pourquoi l’Écriture dit qu’il s’est anéanti [174] lui-même[702], ce qu’elle ne dit de nulle créature, non pas même de Marie.

Lorsque l’Écriture parle de Marie par la bouche de Marie même, elle dit que Dieu a regardé la profondeur de son néant, mais elle ne dit pas qu’elle se fût anéantie, puisqu’elle n’était rien d’elle-même ; et Marie n’a été la plus parfaite de toutes les créatures que parce qu’elle a donné plus bas que nulle autre créature dans la profondeur du néant. Plus le néant a d’étendue, plus il est parfait. Sa profondeur fait la mesure de la communication de Dieu. De sorte que Marie ne pouvant comme créature donner plus bas dans la profondeur du néant, il fallut que le Verbe Divin vînt s’incarner en elle, n’y ayant que l’incarnation du Verbe qui pût être une plénitude convenable à ce profond anéantissement. Car il faut savoir qu’à mesure que le vide est plus profond, Dieu s’y répand avec plus d’étendue. Mais comme la bonté de Dieu est infinie, il donne toujours avec une plénitude surabondante, ainsi qu’il est écrit que la Rédemption a été très abondante, et infiniment abondante[703]. Or comme il aurait fallu que Marie eût été Dieu pour avoir par son anéantissement un vide proportionné en toute rigueur à la plénitude et au remplacement du Verbe, aussi il est vrai de dire que son remplissement fut très abondant, et infiniment abondant, parce que son vide fut très profond et infiniment étendu. La proportion néanmoins qu’il y avait entre le vide de Marie et l’Incarnation était que Marie, quoique bornée et limitée comme une créature, avait approfondi toute l’étendue du néant borné et non toute l’étendue du néant infini, que Dieu seul peut approfondir. [175]

Pour comprendre ceci, il faut remarquer que, quoique le vide et le néant ne soient à parler proprement ni finis ni infinis puisqu’ils ne sont rien et que la privation de tout être ne peut pas avoir les propriétés de l’être, toutefois ils se mesurent en quelque manière par rapport aux êtres dont ils font le vide et l’anéantissement. Et c’est dans un bon sens que l’on dit qu’il y a plus ou moins d’anéantissement selon qu’il y avait ou qu’il pouvait y avoir plus d’être et de rehaussement [estime de soi]. Cela posé, je dis que Marie ayant approfondi le néant le plus profond en tant que créature, et le Verbe comme Verbe-Dieu ayant épuisé toute la grandeur de son Père par son égalité parfaite sans qu’il reste rien dans le Père qui ne passe dans le Fils, qui épuise jusqu’à l’infini l’infinité du Père, il y avait entre Jésus et Marie cette proportion, sans proportion cependant, que Jésus avait épuisé toute grandeur et tout Dieu, comme Marie avait épuisé tout néant pris dans la créature. C’est ce qui fit que le Verbe, voyant cette proportion de vide avec sa plénitude, vint s’enfermer avec toutes les grandeurs en Marie, n’y ayant que lui qui pût remplir son néant ; mais il le remplit d’une manière infiniment abondante.

Je dis donc que ce n’est pas proprement une humilité parfaite dans la créature que de s’humilier, mais d’aimer son néant et se tenir dans son rien, laissant faire à son Dieu tout ce qu’il veut, et croyant qu’il peut tout ce qu’il veut. Aurait-ce été une humilité en Marie de refuser d’être la Mère de Dieu et mettre par là quelque difficulté à accepter l’Incarnation divine ? Non assurément, c’eut été au contraire un subtil et secret orgueil qui l’aurait portée à faire quelque chose par elle-même [176] ou à se défendre de ce que Dieu voulait d’elle. L’attache à l’humilité ne peut être une vraie humilité, puisqu’elle est contraire à la pure charité, qui ordonne que la créature ne se réserve chose quelconque et que, par une totale dépendance, tout soit sacrifié à la souveraineté de Dieu seul. Plusieurs se méprennent en ce point : soutenant leur humilité par leur propre volonté et manquant à la résignation et au parfait renoncement d’eux-mêmes, ils offensent la Charité divine, croyant favoriser l’humilité, qui néanmoins n’est pas humilité en ce qu’elle ne s’accorde pas avec la charité. Si on avait la lumière pour le discerner, on verrait clairement que par où l’on croit s’humilier, on s’élève, qu’en pensant s’anéantir, on cherche sa propre subsistance, et qu’enfin on goûte et on possède la gloire de l’humilité comme une vertu insigne dans les actes d’humiliation que l’on pratique.

Le vrai humble ne fait rien, ne s’oppose à rien, il se laisse conduire et mener où l’on veut ; il croit sans se regarder que Dieu peut tout faire de lui ainsi qu’il pourrait tout faire d’une paille ; et il y a plus d’humilité à croire ces choses et à s’y rendre, sans y rien prendre, que de s’en défendre. Abandonnons-nous avec courage. Si Dieu ne fait rien de nous, il nous rendra justice, puisque nous ne sommes bons à rien, et ce sera sa gloire ; s’il fait en nous de grandes choses, on dira avec Marie qu’il a fait de grandes choses en nous, parce qu’il a regardé notre bassesse[704].

2.31 Deux obstacles à l’avancement spirituel de plusieurs.    

 [182] Deux choses mettent un obstacle si grand aux desseins de Dieu sur les âmes d’un certain état qu’il est absolument impossible qu’il les accomplisse, si elles ne sont entièrement levées.

La première est une certaine conviction que l’on ne peut pas mieux faire que l’on fait. En sorte que, quoique l’on avoue qu’on est plein de misères[705], on n’en est cependant pas convaincu dans le détail, et surtout sur certains articles qui sont ceux dont on est repris. On se soumet en général par courage, et l’on n’est point convaincu en particulier et dans le détail, passant par dessus ce même détail sous prétexte d’oubli de soi-même. Rien n’est si nécessaire que de s’oublier soi-même, lorsque Dieu le veut de nous. Mais aussi, rien n’est si nécessaire que certains détails, qu’un aveu de pensées et de choses qui coûtent à dire. Sans cela, point de petitesse. Et c’est un abus de croire que ces choses nous occupent de nous-mêmes : au contraire, en nous appétissant[706], elles nous font enfin sortir de nous. La règle générale ne peut jamais faire une conduite particulière. Et plût à Dieu que je ne visse pas si clair ! Ce qui est bon pour une personne ne convient pas à l’autre. Tout ce qui nous convient est de faire ce que Dieu veut de nous dans le temps qu’il veut et en la manière qu’il le désire. Un aigle vole fort haut : un oiseau ordinaire qui veut le suivre tombe à terre pour avoir fait un vain effort et ne se peut relever qu’à peine. Outre les remèdes généraux, il y a encore les spécifiques, qui conviennent au besoin et au tempérament de chacun de nous. Et qui voudrait pour la même maladie [183] user du même remède à tout le monde, ferait voir par son peu de succès qu’il faut que les remèdes conviennent aussi bien au tempérament qu’à la nature du mal.

Le second obstacle, aussi dangereux que le premier, et qui coupe le cours de toute sorte d’efficacité dans les paroles, c’est un abandon à contre-poil. Rien n’est si bon que l’abandon, rien n’est si dangereux que ce même abandon mal pris. Par exemple, on dit à une personne qu’elle a certains défauts : au lieu d’entrer bonnement et petitement dans ce que Dieu fait dire, au lieu d’être prêt d’embrasser toutes sortes de moyens pour se corriger et de se laisser comme une cire molle en la main de Dieu et de ceux qu’il nous a donnés, on se contente de s’abandonner, dit-on, pour avoir ces défauts toute sa vie. Qui ne verra que, sous un abandon courageux en apparence, l’on conserve une hauteur effroyable et que l’on empêche Dieu de tirer le fruit qu’il a prétendu en ce qu’il fait dire ? On s’abandonnera encore de nouveau, mais pour que Dieu ne tire pas encore en nous le fruit qu’il a prétendu : par là on met toujours de nouveaux obstacles, et en s’abandonnant pour ces mêmes obstacles sans vouloir entrer en rien, on se conserve soi-même dans sa hauteur, et l’on n’entre jamais dans la vérité.

Cependant le prétexte que l’on prend pour cela paraît bon et spécieux, il sera même goûté des personnes qui tiennent une pareille conduite, parce qu’elle est de saison pour eux. Il est bon de nous abandonner à n’être jamais délivré d’aucuns (ou de quelques-uns) de nos défauts, lorsque notre réflexion, notre propre esprit, ou des gens non éclairés nous en reprennent ; et c’est couper court [184] aux réflexions qui dans la suite sont très nuisibles. Mais lorsqu’une personne que nous avons cru avoir grâce pour nous, nous avertit de quelque défaut, c’est Dieu lui-même qui le fait, et qui n’entre dans ce détail que pour nous y faire entrer nous-mêmes avec un plein acquiescement et une petitesse entière, toute enfantine, qui ne songe qu’à faire ce qu’on lui dit. Cette conduite est moins satisfaisante pour une certaine élévation que l’on se fait et une conduite que l’on se trace, mais la souveraine Vérité s’accommode-t-elle aussi de cette propre conduite et élévation ?

J’aime mieux ne me mêler de personne que de ne pas dire la vérité qui, lorsqu’elle est nue, peut blesser la vue. Je n’ai ni talent, ni esprit, ni caractère : je n’ai que la vérité. Lorsque je cesserais de la dire, je me rendrais coupable de cette même vérité. Si je la dis et qu’elle ne soit pas suivie, je dois me taire, sans quoi je la profanerais. Je n’ai plus rien à perdre que cette même vérité, qui reposera dans mon cœur, lorsque les autres cœurs ne la recevront pas, ou bien elle volera chez les étrangers[707]. La Vérité est tenue captive, même dans les cœurs qui se piquent de la recevoir. On ne lui laisse point son étendue. Et en se faisant une voie dans la voie même, on la déguise, et chacun l’habille à sa mode, croyant ne lui mettre qu’un vêtement convenable. Je prie le Seigneur de conserver cette vérité nue dans le cœur de ceux qui l’ont reçue et de la faire connaître à ceux qui la couvrent, afin qu’elle leur paraisse telle qu’elle est ! [185]

2.32 La Sagesse humaine et la divine sont incompatibles.

O sagesse humaine, que vous êtes opposée à la sacrée folie de la croix ! Cette sagesse est un si grand obstacle à l’entière possession de Dieu que, si nous le connaissions, nous en aurions plus d’horreur que de l’enfer. Elle met entre Dieu et l’âme un voile qui devient tous les jours plus épais. C’est comme une eau qui se congèle : au commencement, elle est eau claire et transparente, qui n’empêche presque point la vue des objets, mais peu à peu elle devient corps opaque. Le désir de Dieu sur l’homme est de détruire sa sagesse.  Et c’est pour cela qu’il vient sur la terre, car celui qui est venu pour mettre[708] partout le feu du plus pur amour, est aussi venu pour détruire la sagesse des sages et la prudence des prudents[709]. Son plus grand soin a été de nous enseigner à devenir enfants[710] : ce sont ces enfants qui sont ses délices[711]. Il a un extrême soin d’eux : il veille continuellement sur eux par tous les soins de sa Providence. [186]

Nous ne saurions nous laisser aller, pour peu que ce soit, à l’inclination naturelle ou à l’habitude de suivre la propre sagesse, que nous ne nous dérobions pour tout ce temps à la Sagesse de Dieu. Le moyen d’être très sage, c’est de s’abandonner à Dieu sans réserve, je dis : sans réserve. De même que l’on ne connaît la possession de soi-même qu’à mesure qu’on la perd, on ne connaît sa propre sagesse qu’à mesure qu’on la perd par une parfaite simplicité. Il y a des cœurs que Dieu s’est choisis, qu’il a rendu immenses et très propres pour lui, et souvent la propre sagesse empêche l’entière pénétration de la lumière et leur parfaite étendue. On se rit de la simplicité du juste ; cependant c’est une lampe préparée pour les derniers temps[712] : qu’est-ce que cela veut dire ? C’est que bien qu’il semble que Dieu jette le juste dans une voie toute différente de celle de la raison, cependant on voit dans la suite des temps que c’était une lampe préparée, qui ne brillait pas à la vérité tout le temps de la voie, mais qui sur la fin jette des flammes qui éclairent. Vous êtes le sel de la terre : si le sel est insipide, avec quoi salera-t-on[713] ? Jésus-Christ nous apprend par là que la sagesse de l’homme est comme un sel insipide, qui ne peut avoir de pointe et de vertu que par lui-même, Sagesse éternelle.

Il faut donc que Jésus-Christ soit notre Sagesse, sans quoi la nôtre n’est propre à rien. Plus nous nous servons de notre sagesse pour réussir en ce que nous entreprenons, moins nous réussissons. Si nous avons quelque succès, c’est parce que nous nous sommes abandonnés. Car il ne faut pas raisonner de l’homme [187] intérieur comme de l’homme charnel. L’homme animal, privé de la lumière vive et pure, marche à tâtons à la lueur d’une petite lampe, qui est sa propre sagesse. Mais l’homme intérieur, en s’abandonnant à Dieu, marche par la lumière éternelle Jésus-Christ, qui est, comme dit l’Écriture, la lumière des saints : l’Agneau est la lampe du ciel[714]. Mais il arrive souvent et presque toujours que cet homme intérieur, éclairé de Jésus-Christ même, cherche en plein midi avec une lampe et ne se tient pas assez à cette lumière toute pure, parce qu’elle est insensible.

Heureux donc celui qui sait s’abandonner sans nulle réserve ! Les réserves sont des milieux entre Dieu et l’homme. Pour être uni sans milieu, il faut être sans aucune réserve, il faut ôter à la raison tout pouvoir de juger des choses. Cela est bon pour un autre, mais cela n’est pas pour vous. Dieu détruit le jugement sans détruire l’intelligence. Goûtez et entendez ce que le Seigneur veut que vous goûtiez et entendiez, mais que le jugement n’ait nulle part à tout cela. Il y a des hommes qui vivent par l’esprit et d’autres par la faveur et le goût intérieur. Les premiers doivent mourir par l’esprit, et les derniers par la privation de tout ce qui est perceptible. Plus on a d’esprit, plus on a de peine à laisser détruire le jugement des choses et à devenir enfant. Cependant c’est le dessein de Dieu sur les hommes savants et pleins d’esprit que de les conduire par des choses qui, quoique très raisonnables en elles-mêmes, paraissent détruire la raison.

Qu’ils ne jugent donc jamais, car ils ne pourront être conduits à leur fin que par une conduite [188] qui renverse leur manière de juger et selon la science et selon leur raison très éclairée. O que Dieu aime une âme de cette sorte et que ses conduites sont cachées ! Qui croit les pénétrer, se trompe infiniment. O que la sagesse est ignorante, et que la docilité et la petitesse sont savantes ! Les âmes des justes sont en la main de Dieu. Il n’y a pas une âme qui ne soit de la sorte et que Dieu ne conduise non selon les idées que l’on s’est faites, mais selon la volonté de Dieu. Tant que nous nous possédons nous-mêmes, nous allons par une voie comprise et qui ne passe pas, selon le degré de l’âme, la raison éclairée de la justesse naturelle ou la raison illuminée par la foi. Mais sitôt que nous sommes appelés à sortir de nous-mêmes, il faut que toute voie comprise nous échappe, sans quoi nous resterions toujours dans ce qui est compris, sans passer dans l’immensité divine.

Je ne sais pourquoi je vous dis ceci. Dieu le sait et je sais qu’il vous aime infiniment.

2.33 Contre la propriété.

Il n’y a bassesse, opprobre et confusion que Dieu ne permette pour une âme qu’il veut toute [189] à lui, afin de lui arracher toute propriété. Oui, mon Dieu aimerait mieux une créature toute couverte de la boue de ses misères propres qu’une autre, propriétaire de la plus grande vertu qui serait pour elle une robe d’or et de pierreries ! O que cela est peu connu parmi les saints mêmes qui font l’admiration des hommes, mais que je ne puis appeler tels, car je leur donnerais un nom qui ne convient qu’à Dieu : Tu solus Sanctus ! [Toi seul es saint !] O soyons de pauvres anonymes à qui l’on ne puisse plus rien nommer de propre ! Que l’on ne puisse dire : « Il est saint, sage, vertueux », mais bien ce qu’il n’est pas ! Saint Jean Baptiste était bien instruit dans cette école lorsqu’il ne dit rien d’autre de lui-même, sinon : Je ne suis point Élie ni prophète. O je ne suis[715] ! C’est ce qui le nommait.

Faites en sorte que la misérable nature ne puisse voir où s’appuyer et qu’elle ne puisse point dire : « J’ai encore cela », ou : « Je puis », ou : « Je fais cela », mais que, de quelque côté qu’elle se tourne, elle ne trouve rien, et que toute avenue lui soit ôtée en sorte qu’elle ne trouve rien en elle, comme les choses qui n’ont jamais été ou qui ne sont plus. On s’étonne des chutes, des renversements, des déchets horribles que tous les saints font : ce sont des miséricordes  pour arracher toute propriété. O que ne puis-je faire connaître combien c’est une horrible[716] chose que cette propriété !

Heureux sont ceux à qui notre Seigneur prend soin de tout arracher ! O qu’ils sont rares ! O saints, soyez saints et glorifiez Dieu dans votre sainteté. Pour moi, le rien est tout : point de sainteté si ce n’est en Dieu et pour Dieu, point de part pour la créature à rien ni en rien. [190] Je crois que j’écrirais à l’agonie de ces choses si je pouvais les persuader. Je prie Notre Seigneur de vous les imprimer de plus en plus et de vous faire connaître que ce que vous éprouvez est pour vous arracher toute propriété. Sitôt que vous n’en aurez plus et que vous ne pourrez plus rien voir de vous ni rien vouloir pour vous, vous ne sentirez plus rien, car il n’y aura plus de corruption. O tôt, tôt, détruisez, Seigneur, cet être propre, et d’autant plus propre qu’il avait été plus approprié par la grâce et la sainteté ! O qui me comprendra !

2.35 Diverses opérations préparatoires pour réunir l’âme à son principe.

La[717] nuit ou mort, opérée par l’activité simple de la créature, se fait de cette sorte : c’est une privation de tout, n’admettant dans l’esprit nulle curiosité, ni dans la volonté nul goût, nulle inclination, nul désir, en sorte que la fidélité de la créature consiste à laisser tomber tout ce qui s’élève. Ceci est très important pour l’âme qui, à force de ne rien admettre, trouve que peu à peu tout désir lui est ôté et toute envie de désirer : elle n’a de tendance [193] ni de goût pour rien, et elle regarderait même comme imperfection d’en admettre quelqu’un [un quelconque]. C’est jusqu’où peut aller la fidélité active, quoique simple, de la créature. Ceci est un amortissement [affaiblissement], et non une mort. Cet amortissement fait le même effet que le dégoût de manger. Un homme dégoûté n’appète rien, mais il répugne à quantité de choses.

Il n’en est pas de même du mort qui n’a plus ni appétit ni répugnance, et c’est ce que Dieu fait en opérant la mort que lui seul peut causer. La volonté véritablement morte ou, pour mieux dire, perdue à l’égard de l’homme qui la possédait, est passée en celle de Dieu, ce qui est le véritable trépas de la volonté. Elle se trouve également impuissante à répugner comme à désirer, et lorsqu’elle est réduite à cet état, elle est dans la consommation de l’Unité puisque ce que l’on appelle union plus ou moins parfaite, est le passage plus ou moins parfait de notre volonté en celle de Dieu.

Pour comprendre ce que je veux dire, il faut savoir que Dieu attirant l’âme en Lui, le fait d’ordinaire par le moyen de la volonté. Cette volonté,  se laissant entraîner à un je ne sais quoi qu’elle goûte sans pouvoir ni l’exprimer ni même le comprendre, attire à elle les autres puissances, et réduit comme à un seul acte simple et indivisible les opérations des autres puissances. En sorte que toutes ses opérations réduites en un ne sont plus qu’un seul et même acte, qui est également lumière et chaleur, connaissance et amour. C’est ce qui s’appelle union des puissances, qui n’exige point la mort ou le trépas dont je viens de parler, puisque ce n’est qu’un acheminement à ce trépas. Il exige cependant le renoncement [194] ou négation de toutes choses en la manière que je l’ai dit, sans quoi les puissances resteraient toujours multipliées dans leurs opérations, et ne seraient jamais réunies.

Sitôt que les puissances sont toutes réunies, Dieu fait une autre opération, qui est de perdre ces puissances revenues en lui dans la même Unité, attirant toute l’âme en lui qui en est le Centre, et la réduisant peu à peu dans son Unité même en la faisant passer en lui : ce qui s’appelle trépas. Après quoi, il la transforme en lui-même. C’est une véritable extase, mais extase permanente, qui ne cause point d’altération à l’âme qui la souffre, ni dans ses sens, parce qu’avant que cette transformation se fasse, il faut que l’âme ait été purifiée de tout ce qu’il y avait en elle de répugnance naturelle ou spirituelle, cause de l’extase d’altération. Et toutes les peines de la vie spirituelle ne sont que pour détruire l’âme dans ses répugnances et contrariétés, pour la détruire, dis-je, foncièrement, et non en superficie. Car tel croit n’avoir nulle répugnance parce qu’il n’est point exercé et que Dieu ne lui demande rien, qui ensuite éprouve le contraire lorsque Dieu commence d’user de son pouvoir souverain, car alors toutes ses répugnances, qui paraissent mortes, se réveillent de telle sorte qu’elles vont jusqu’à la résistance. Il y a un passage dans le Livre des Rois qui dit que c’est comme le péché d’enchantement que de répugner,  et comme une espèce d’idolâtrie que de ne pas vouloir se soumettre[718].

Toutes les opérations de Dieu sur l’âme, les gratifiantes et les crucifiantes, ne sont que pour s’unir l’âme. Les gratifiantes unissent les [195] puissances entre elles, et c’est où il y a plus de douceur que de peine. Les crucifiantes sont pour perdre l’âme en lui et celles-là sont[719] très pénibles. C’est ici ce[720] qui s’appelle union immédiate, union essentielle. Et lorsque cette âme est beaucoup passée en Dieu, que la volonté est disparue en ce qu’elle a de désir ou de répugnance et qu’elle ne se découvre plus, c’est alors que l’union essentielle est véritable, que l’âme est passée de la mort à la nouvelle vie que l’on appelle résurrection. L’âme alors ne vivant plus en elle-même, étant morte à tout et passée à Dieu, vit de Dieu, et Dieu est sa vie. Plus cette vie nouvelle et divine s’augmente et se perfectionne, plus la volonté se trouve perdue, passée et transformée en celle de Dieu. C’est alors que toute l’âme, réduite en unité divine, est retournée à son principe dans toute la simplicité et pureté où Dieu la demande.

Toutes les peines spirituelles qu’on décrit avec[721] des termes si fort exagérants, ne sont que ce passage de l’âme en Dieu, qui est d’autant plus rude et plus long que l’âme résiste davantage. Ce n’est pas le dessein de Dieu de faire souffrir l’âme : au contraire, il ne prétend que de la rendre heureuse comme il est lui-même infiniment heureux, et comme elle l’est en effet lorsqu’elle est passée en Dieu. Mais comme sa volonté répugne naturellement même sans le connaître[722],  comme, dis-je, elle répugne à perdre tout ce qui est d’elle-même et tout ce qui la fait subsister en quelque chose que ce soit, bonne, juste ou raisonnable[723], il arrive de là que plus la résistance est forte, plus les peines deviennent violentes, jusqu’à ce que l’âme étant [196] réduite dans l’impuissance de résister, un plus fort qu’elle l’enlève. Alors elle se rend, non de son plein gré, à moins qu’elle ne soit extrêmement éclairée, mais comme une personne qui, n’ayant plus de force, se laisse entraîner au courant des eaux. Cependant elle fait souvent quelques essais de résistance, se[724] persuadant qu’elle a encore des forces ; mais ses efforts ne servent qu’à lui faire sentir sa faiblesse et son impuissance. Et cela lui arrive tant de fois qu’enfin elle fait volontairement ce qu’elle ne peut point ne pas faire[725], qui est de céder à Dieu. Et c’est alors que Dieu la reçoit en lui-même.

Cette purgation est la même que celle du Purgatoire et elle est passive. Si l’âme ne passe en cette vie dans ce purgatoire, elle y passera en l’autre. Jusqu’alors, quelques grâces, dons et faveurs que l’âme ait reçus, elle a été comme fixée en elle-même ; mais par la voie que l’on vient de marquer, elle passe en Dieu, se perd en lui et lui est unie sans milieu. Et ce sont ces âmes qui font les délices de Dieu et qui font sa volonté sur la terre comme les bienheureux dans le ciel[726].

2.37 Des plus pures Opérations de Dieu et de leurs effets.

Les plus pures opérations de Dieu se font dans le plus intime[727] de nous-mêmes et, pour ainsi dire, comme vers le siège du cœur : rien ne passe par la tête. Mais comme une source qui bouillonne, elles éclairent l’esprit sans brillant ni distinction, le mettant dans une parfaite sérénité, et ce je ne sais quoi, dont la source est infinie, dilate le cœur, le pacifie. Et bien qu’il n’y ait rien de sensible ni de distinct, le goût sans goût est au-dessus de toute expression, avec une pureté et netteté admirable. Et ce qui paraît de surprenant, c’est que, quoique l’esprit soit clair et serein, le cœur plein et étendu, il est pourtant certain que ce qui rend l’esprit de cette sorte n’est point dans l’esprit, que ce qui remplit le cœur sans sentiment, n’est point dans le cœur. Mais cependant le siège est au-dedans et on le distingue fort bien.

Au lieu que les autres opérations viennent de la tête et qu’elles se répandent sur les parties du corps, celles-là viennent du fond proche du cœur et se distribuent dans l’esprit par un vide fécond, car la mémoire ne représente rien et cependant n’est pas stérile pour cela, mais claire, sans nul terme ni objet. L’esprit de même n’a nulle [230] agitation, mais son calme est serein et lumineux. Ce n’est pas un vide d’abrutissement : au contraire, c’est une pure, simple et nue intelligence, sans espèce ni rien qui borne. La volonté est aussi nue et vide, mais sans disette, et avec une plénitude qui dilate toujours plus le cœur qui trouve tous ses désirs parfaitement contents et remplis, sans rien distinguer de ce qui contente et remplit. C’est un rassasiement qui est sans dégoût, et qui n’empêche pas l’appétit nécessaire pour se trouver toujours en état d’un plaisir nouveau, qui ne peut proprement porter le nom de plaisir[728].

2.38 De deux sortes d’anéantissements.

Il y a deux sortes d’anéantissements, tous deux réels. Le premier se fait avant que l’âme soit perdue en Dieu, et ensuite de sa mort et de sa pourriture. Dans ce premier, il y a des horreurs, répugnances, scrupules, rejets de Dieu : on éprouve sa colère et son indignation, on a peur de soi et l’on voit le péché d’une manière vive ; et ces mêmes choses opèrent l’anéantissement. Mais il y en a un en Dieu : celui-là se fait sans que l’âme sorte de Dieu, sans en être rebutée : c’est ce qui fait que ce second ne lui donne nul trouble. Au contraire, il augmente sa paix, il ne cause ni [231] scrupule ni rejet de Dieu, mais c’est un anéantissement de tout ce qui reste de propre à la créature, bon ou mauvais sans distinction.

Ce n’est point une perte apparente des vertus comme autrefois, car l’âme les avait déjà perdues et retrouvées en Dieu. Mais ces mêmes vertus retrouvées en Dieu et possédées en lui, doivent encore être une fois évacuées et péries afin que les vertus de Dieu ne soient plus possédées par la créature, mais que Dieu les possède lui-même dans sa créature et, comme il est dit souvent, que ce soit jouir de Dieu, en Dieu, pour Dieu.

C’est une désappropriation de tout cela, ou plutôt comme j’ai dit, un anéantissement. Et il m’est mis dans l’esprit que c’est cet anéantissement qui produit l’Incarnation et qui est la seule disposition immédiate pour l’Incarnation mystique. Comme il est dit : en Marie, il a regardé la bassesse de sa servante[729] etc., car cette espèce d’anéantissement est une bassesse véritable . Et quoique Marie eût été divine jusqu’alors, elle n’eut cette bassesse que dans le temps de l’Incarnation, qui fut la disposition immédiate de la production du Verbe. Mais cette disposition était en elle dans un degré si éminent que nul n’y atteindra jamais : cela ne lui causa pas les faiblesses extérieures qu’éprouvent les pauvres créatures infiniment éloignées de sa pureté, parce qu’elle était exempte de toute propriété, tant intérieure que sensible, et de tout défaut. Mais il ne laissa pas de causer en elle une expérience réelle d’une nouvelle bassesse, qui la tenait dans le plus profond néant, lorsqu’elle était élevée à la qualité de Mère de Dieu : non par une humilité de vertu ou de pensée, [232], mais par une expérience réelle de la plus profonde abjection[730].

2.39. Comment Dieu conduit la liberté qui se rend à lui.

Toutes les disputes[731] qui se font sur la liberté de l'homme viennent pour l'ordinaire de défaut de la lumière. Nous sommes tous nés libres et notre liberté funeste ne nous sert le plus souvent que pour nous égarer. Dieu dont la bonté est infinie, nous tire de cette pente au mal que nous avons puisée en Adam, et nous donne une bonne volonté qui nous fait tourner vers Lui notre liberté, et l'employer à son service : mais hélas ! Qu'il y a encore en nous de faiblesses et d’inconstances, jusqu'à ce que sa bonté nous ait appris qu'il y a un autre moyen de rendre notre liberté toute-puissante pour le bien et toute faible pour le mal ! Ce moyen si sûr est, de remettre cette même liberté entre les mains de son Auteur, par une résignation autant libre que volontaire. C'est ce sacrifice que nous faisons à Dieu de notre liberté et de notre propre volonté, qui nous rend ses enfants adoptifs, et qui Le porte à nous mouvoir Lui-même par sa volonté suressentielle. [233] c'est alors qu'il agit et opére en nous en Souverain. Oh ! Lorsqu'il a entièrement pris cette liberté qui nous entraînait dans le mal, qui n'est autre que, ou la rébellion à sa volonté suprême, ou la résistance à cette même volonté ; alors il nous rend véritablement libre puisque Jésus-Christ devenant notre voie, notre vérité est notre vie, nous met dans une parfaite liberté, nous cachant avec lui en Dieu. C'est à cette espérance qui faisait dire au Roi prophète[732] : Ce sera en vous, Seigneur, que nous ferons des actions de force et courage. Et encore[733]: Tous ceux qui sont en vous, sont comme des personnes ravies de joie.

Cela supposé, je dis qu'il ne faut pas raisonner des personnes qui sont à Dieu par un abandon spécial et un sacrifice de tout eux-mêmes, comme l'on fait du commun des chrétiens ; et c'est en quoi l'on se trompe beaucoup, de vouloir faire des lois générales pour tous. Il y a en Dieu deux volontés : la volonté essentielle et cachée à tous autres qu'à ceux auxquels il plaît à Dieu de la manifester ; et celle-ci est pour l'ordinaire infaillible, elle meut l’âme et la conduit comme il lui plaît : il y a aussi une volonté déclarée et générale pour tous. De même, il y a des lois générales pour tous les hommes conduits par la volonté déclarée ; mais il y a aussi des lois particulières, pour les âmes que Dieu conduit ; et ces lois sont gravées au fond de leur cœur.

Ce sont des lois pleines d'amour et de rigueur ; et d'autant plus amoureuses, qu’elles sont plus rigoureuses. Lorsque Moïse, dans le Deutéronome, parle du commandement d'aimer Dieu de tout son cœur, de toute son âme, et de toutes [234] ses forces ; il ajoute[734], que ce commandement est la loi du cœur, qui doit être gravé dans le cœur. Ce commandement n’est point compris dans le Décalogue, il ne fût point gravé sur la pierre, mais il est gravé dans le cœur de l’homme : et pourquoi cela ? C'est que Dieu est, comme dit Moïse[735] un Dieu fort et jaloux ; comme Dieu fort il se fait obéir en souverain de ceux qui sont à lui ; comme jaloux, il les conduit par une voix secrète, inconnu à tout autre qu'à lui. Laissons-le donc faire, et il nous conduira par des routes impénétrables à tout autre qu'à son amour pur, fort et jaloux !

Ô Amour inconnu, que tu es cruel, doux, terrible, délicieux, puissant, insatiable ! Que ne fais-tu pas éprouver à tes enfants ? Que tous les hommes les plus savants sont ignorants, si tu ne les instruis par toi-même ! Que tu es différent de ce que l'on s'imagine de toi, et de ce que l'on n'en déclare ! Tu réserves des douceurs pour ceux dont il ne fait que peu de cas, et il y a des cruautés pour tes fidèles amis ; mais des cruautés les plus étranges sont les plus aimables au cœur que tu possèdes, que toutes les douceurs ! La cruauté douce, et la douceur cruelle. Amour immense, infini, tu es autant éloigné de toute sorte de bornes, que tu es élevé au-dessus de tout moyen ! Celui qui croit acquérir par tout ce qu’il se propose, ne te connais pas. On ne t'acquiert qu'en perdant tout et en te perdant toi-même en apparence. Tu ne veux ni exception, ni excuse, ni raison ; mais tu veux que tout cède à ton pouvoir, sans que celui que tu conduis, ose te demander où tu le mènes, ni aucune raison de ta conduite. [235] Tu ne veux que des aveugles et des incensés. Tu ne veux pas qu'ils appréhendent au milieu des périls les plus évidents ; et lorsqu'ils semblent perdus, loin de leur tendre une main secourable, tu te ris de leur perte, tu te fâches de leur crainte ; tu les perds encore plus ; tu t'irrites contre leur raison, et tu n'as point de repos que tu ne les aies sacrifiés sans réserve.

2.40. De la paix de Dieu, et de ses effets.

Sur ces paroles : Que le Dieu de paix veuille vous sanctifier ; et que tout ce qui est en vous, l’esprit, l’âme et le corps soient conservés sans péché pour l’avènement de notre Seigneur Jésus-Christ. I Thessaloniciens 5, 23.

Cet endroit de l’Épître de saint Paul, a un sens admirable[736]. Le Dieu de paix nous sanctifie véritablement, mais de quelle manière ? En nous communiquant lui-même intérieurement l'onction et la paix. Cette paix est plus utile à l'homme pour la sanctification que tous les efforts qu'il pourrait faire par lui-même ; c'est pourquoi il nous est si fort recommandé dans l’Écriture[737] de posséder nos âmes dans la paix. Jésus-Christ ne [236] donne que cette paix à ses apôtres[738], et par elle il leur communique toute vertu. Pourquoi ce divin Sauveur ne leur dit-il pas qu'il leur donne son humilité, sa patience, etc. ? C'est qu'en leur donnant cette paix, dont parle saint Paul[739], mais qui passe toute expression, il ordonne la douceur, l'humilité, etc. Car les vertus viennent de cette paix et sont infuse à l’âme d'une manière ineffable. Aussi pour nous faire voir que c'est une paix toute intime, toute féconde, source de tout bien, et non pas une fausse paix, visant ainsi que c'est la paix qu'il goûte en lui-même, qui étant infiniment en repos, ne laisse [cesse] pas d'être infiniment agissant et fécond.

C'est cette même paix qu'il communique à l'âme pure : paix étendue et durable autant qu'elle est intime, au lieu que la paix que le goût du monde donne est une paix superficielle, qui se trouble et se perd pour le moindre accident, qui rétrécit le cœur et l'affaiblit, loin de le dilater et fortifier.

Le reste de l’Épître demanderait une longue explication ; mais pour vous contenter, je vous en dirai quelques mots. L'esprit, l'âme et le corps sont très bien séparés ici, car il est certain que les âmes intérieures expérimentent très bien qu'il y a une division de l'âme d'avec elle-même, qui est telle que l'on éprouve très fortement que l'âme a en elle-même un censeur et un approbateur de ses propres opérations, de manière qu'il semble quelquefois que ce soit deux âmes. Ceci est plus que ce que l'on appelle ordinairement partie [237] supérieure et inférieure. À mesure que l'âme meurt à elle-même, elle découvre en elle cette division de l’âme d'avec l'esprit. Cette division s'opère par la paix intérieure, et elle préserve véritablement du péché, nous disposant véritablement pour l'avènement de Jésus-Christ, qui n'est autre que la formation du même Jésus-Christ en nous qui, par notre mort à Adam, est rendu [devenu] notre vie.

2.42 Pureté d’acte et de connaissance des âmes pures.

Je comprends[740], sans le pouvoir exprimer, comment toutes les opérations qui se font [241] hors de la Trinité, quoique attribuées différemment aux divines Personnes selon leurs différents effets, sont pourtant toutes des trois Personnes invisiblement à cause de l’unité de leur essence. Et j’éprouve comment, dans l’homme devenu simple et divin, tout se fait par un seul acte et indivisible. Quoique l’on donne le nom d’amour et de connaissance à cet acte, selon ce qu’il opère et produit, cependant l’âme réduite en unité n’éprouve qu’un seul acte continuel et sans interruption. Et ce qui s’opère en elle est un acte si pur et dégagé qu’il [ne] laisse à l’âme nulle distinction, en sorte qu’elle ne sait si son amour est lumineux ou sa lumière amoureuse.

Elle aime sans sentir l’amour, et elle sait et connaît tout sans savoir comment elle le sait et connaît. Et sans nul moyen ni par l’entremise d’aucune chose, elle [se] trouve n’ignorer rien, sans savoir qui lui a appris ni comme cela lui est venu, car cette connaissance n’a rien qui fasse ni espèce[741] ni plénitude. Elle est d’autant plus pure qu’elle est nue et d’autant plus nue qu’elle est plus hors de l’âme et plus séparée d’elle-même, en sorte que l’on comprend par ce que l’on éprouve comment les Bienheureux voient tout en Dieu sans rien voir que Dieu[742], et non en manière objective, ainsi que quelques-uns ont voulu dire que l’on voit en Dieu tous les objets comme dans un miroir, se persuadant un détail des choses mêmes. Cela n’est point de la sorte, puisque l’application à ces objets, quoiqu’en Dieu même, serait une application distincte de Dieu dont l’âme abîmée en Dieu est incapable. Mais elle voit en manière divine et indistincte toutes choses sans voir autre chose que Dieu, par un regard fixe et d’autant plus simple et épuré [242] que rien de distinct ne le termine. C’est une vue simple et immense de l’immensité même, qui renferme tous les objets sans s’arrêter à aucun, ce qui serait une imperfection. Cette vue sans vue est amour et jouissance, et tout cela est une même chose dans l’unité même.

Lorsque l’homme est encore en lui-même, il rapporte tout à soi et attire tout en soi-même. Toutes les créatures sont pour lui-même en manière spirituelle, ou en vue de perfection ou de salut. Mais par le transport qui est fait de cette âme en Dieu par une extase d’autant plus éminente qu’elle est plus continuelle, - puisqu’elle commence dès cette vie ce qui doit durer éternellement, où l’âme ne sortira plus de Dieu pour retourner à elle-même, - alors elle transporte avec elle toutes les créatures en Dieu, de sorte que Dieu est son seul objet et sa seule vie : elle voit tout en Dieu, et tout Dieu, rien hors de Dieu ni distinct de Dieu. Cet Être infini fait disparaître tout le reste, dont l’âme cependant n’est point appauvrie. Mais elle possède tout sans rien avoir ni posséder, elle voit tout au-dessous d’elle et elle ne voit rien que Dieu, dont elle ne peut se distinguer pour se voir elle-même.

C’est alors que par un noble orgueil, elle ne trouve rien qui soit digne d’elle et qui ne soit au-dessous d’elle. Il n’y a point de Purgatoire pour une telle âme ; et celle qui écrit ceci a eu souvent certitude qu’il n’y en avait point pour elle, quoiqu’elle ne prenne ni part ni intérêt à cela. Une âme qui a été assez purifiée pour être reçue dans son principe original, est assez purifiée pour le Ciel, puisque c’est Dieu seul qui exige la pureté et non le Ciel. [243]

O si je pouvais exprimer cette vérité, et ce que c’est qu’une âme dans la pure vérité exempte des méprises ordinaires ! Cette âme juge de tout sainement, et connaît d’abord la vérité en toutes choses, elle connaît l’abus des sciences[743]. Et l’homme le plus savant, éclairé de la vérité, découvre dans la science la vérité qui y est cachée et que les autres savants ignorent, car la science a la vérité, mais une vérité cachée aux savants mêmes qui ne sont point éclairés de la lumière divine. Ils voient sans voir, mais lorsque la Vérité éternelle se manifeste à eux, ô alors ils sont agréablement surpris de voir qu’ils découvrent une profonde science qu’ils avaient ignorée.

C’est ce que vous connaîtrez un jour. Il n’est pas encore temps pour vous d’écrire : il faut être rempli de l’infusion divine auparavant ; ce sera alors que vous écrirez certainement, et comme possédant ce que vous ne voyez à présent que de loin. Croyez-moi en ce point : cessez tout et vous aurez tout. Présentement, il faut goûter et se taire. Il faut se laisser vider de tout pour être capable de la plénitude divine et pour voir, comme dit David, la lumière dans la lumière même[744]. Tout ce qui n’est point cela est peu de chose, et est plus une lueur qu’une lumière[745].

2.43 Ce que c’est que voir les choses en vérité.

Il y a un endroit qui dit : Nous verrons la lumière dans la lumière[746]. À voir une grande lumière séparée du soleil, elle paraît très grande et on la compte pour ce qu’elle paraît, on la distingue et on l’admire. Mais si on la mettait dans le soleil, elle paraîtrait ténébreuse et alors on la verrait dans la vérité. Voir les lumières des plus grandes vérités distinctes de Dieu, et non en Dieu, c’est ce qui fait l’admiration des hommes, mais de voir la lumière dans la lumière, c’est voir les choses comme elles sont.

Alors cette lumière suréminente et essentielle (Dieu) ne s’unit pas ces petites lumières ainsi que fait celle du soleil lorsqu’elle enflamme et brûle par l’entremise de quelque moyen comme par un miroir ardent : ce qui est combustible prend alors feu en s’unissant le rayon par ce moyen-là, et cela paraît toute lumière et chaleur. Mais les lumières dans la lumière ne sont pas ainsi unies [245] à la lumière essentielle : elles en sont absorbées, et elles disparaissent en sa présence. Tout ce qui était apparemment grand dans l’attouchement du divin rayon qui illumine et qui embrase, est disparu et absorbé dans l’état de perte en Dieu. Et c’est alors que l’on voit les choses dans la vérité, tout étant réduit dans le non-être ; et le seul être subsistant, toute créature et le soi-même sont anéantis, disparus et absorbés. Il ne reste plus que Dieu  seul.

On ne peut point voir les choses dans la vérité que l’on ne voit la lumière dans sa lumière, car c’est alors que toute chose est en vérité ce qu’elle est : ténèbres et ignorance.

O avantage infini de la perte totale de toute subsistance, tu fais tomber infailliblement l’homme dans la vérité ! C’est pourquoi l’Écriture dit que tout homme est menteur[747] parce que tout homme qui subsiste en lui-même ne peut être ni véritable ni en vérité. Il n’y a que deux vérités : le Tout de Dieu et le néant de la créature.

2.44 Opérations illuminatives de Dieu : ce qu’elles exigent de l’âme.

Étant[748] à la messe, il m’a été donné à connaître[749], je connus, dis-je, la pureté de Dieu être si infinie et celle qu’il exige de l’âme pour y opérer avec plaisir être telle qu’il ne veut pas la moindre action de l’âme[750] - pas, dis-je, la moindre action, pour imperceptible qu’elle puisse être, pas même des plus délicates correspondances qui semblent s’avancer quelquefois par une reconnaissance tacite.

Tout cela empêche que notre âme ne puisse être assez pénétrée de Dieu pour en pénétrer les autres. La plus délicate de ces fautes est une haleine qui ternit la glace de ce beau miroir et il faut que cela soit essuyé. Je comprends comme il faut être à ce degré de pureté pour recevoir sans mélange pour les autres, et que les connaissances qui y sont données n’ont rien d’objectif et qui forme espèces. Tout y est Dieu et en Dieu.

Il me paraît que c’est là la connaissance des Séraphins. C’est un amour lumineux et éclairant par l’amour même immédiat [sans intermédiaire], qui n’a qu’un acte continuel d’amour comme il n’a qu’un objet. Il me semble que ceux qui ne sont pas de cette sorte, connaissent premièrement et qu’en connaissant, ils aiment : c’est une connaissance qui produit l’amour. Mais les premiers ne font qu’aimer et en ignorant toutes choses[751] : ils connaissent toutes choses, mais en Dieu même, qui les leur manifeste [247] pour les dire selon ses suprêmes volontés.

Saint Grégoire dans l’Homélie XXXIV sur les Évangiles, après avoir décrit les qualités et caractères de chacune des Hiérarchies des Anges en particulier, marque qui sont ceux d’entre les hommes dont la vie et les actions répondent à chacune de ces célestes Hiérarchies, et qui peuvent ainsi avoir rang parmi elles ; et voici quels sont ceux qu’il compare aux Séraphins : Et sunt nonnulli qui supernae contemplationis facibus accensi, in solo Conditoris sui desiderio anhelant, nil jam in hoc mundo cupiunt, solo aeternitatis amore pascuntur, terrena quaeque abjiciunt, cuncta temporalia mente transcendunt : amant et ardent, atque in ipso suo ardore requiescunt : amando ardent ; loquendo seipsos aliosque accendunt ; et quos verbo tangunt, ardere protinus in Dei amore faciunt. Quid ergo istos nisi Seraphim dixerim, quorum cor in ignem conversum lucet et urit, quia et mentium oculos ad superna illuminant, et eas compugendo ; in fletibus vitiorum rubiginem purgant. C’est-à-dire : « Il y en a quelques-uns qui, embrasés des feux de la contemplation céleste, ne respirent plus que le seul Créateur, ne désirent plus rien dans ce monde, ne se repaissent que du seul amour de l’éternité, rejettent tout ce qui est de la terre, ont l’esprit élevé au-dessus de toutes les choses temporelles : ils ne font qu’aimer et brûler et leur ardeur est leur même repos. Ils brûlent en aimant. S’ils parlent, c’est en s’enflammant et eux-mêmes et autrui ; et on n’est pas plus tôt touché de leurs paroles qu’on en est soudainement embrasé dans l’amour de Dieu. Quel autre nom que celui de Séraphins donnerai-je à ces personnes de qui le cœur changé tout en feu ne fait que luire [248] et brûler, illuminant les yeux des autres âmes pour les choses d’en-haut, et leur pénétrant et enflammant le cœur d’une componction qui, par les larmes qu’elle en exprime, les purifie de l’impureté de leurs vices ? »

2.45 Deux opérations de Dieu dans la volonté : la souplesse et l’onction.

Deux choses[752] appartiennent à la volonté : la première est la souplesse qui la meut incessamment selon tous les vouloirs divins, la seconde est ce qui l’emplit et lui sert d’aliment.

Il y a des âmes qui ne se laissent jamais assez manier par le divin Vouloir. Celles-là sont pour l’ordinaire rétrécies. C’est l’article sur lequel on a plus de peine à se rendre, c’est ce qui arrête presque tous les hommes et les empêche de poursuivre la route qu’ils ont embrassée, surtout lorsque les volontés de Dieu paraissent répugner à leur raison et combattre des idées qu’ils s’étaient faites de la perfection.

Ce qui les arrête encore est que, dans les âmes bien mortes et bien nues, la volonté de Dieu est délicate. Et à moins d’expérience, si ce n’est que la résistance ne mette dans un état violent, elle paraît [être] à l’âme une volonté qui lui est propre, en sorte qu’elle se dit souvent que ce n’est point Dieu qui veut en elle ou par elle, que c’est elle-même qui veut et se donne cette volonté ; et c’est pour elle une matière de souffrance, surtout lorsque cette volonté, qui paraît lui appartenir, combat sa raison.

Ceci n’arrive qu’aux âmes très simples, et en qui la volonté de Dieu devient leur volonté propre et naturelle. Car ce n’est plus, à ce qu’il paraît, une volonté supérieure qui meut la leur, - ce qui supposerait encore une propre volonté, qui, quoique soumise et très pliable, appartiendrait cependant à l’âme, - mais ici il n’en est plus de la sorte. On éprouve que cette volonté, qui se délaissait avec tant de souplesse à tous les vouloirs divins pour vouloir ou ne vouloir pas qu’autant qu’elle était mue, se perd ; et qu’une volonté, autant divine qu’elle est profonde et délicate, est substituée en la place de la nôtre, mais volonté si propre et si naturelle à l’âme qu’elle ne voit plus que cette seule et unique volonté, qui lui paraît être la sienne, n’en trouvant plus d’autre.

Vous comprendrez aisément qu’il faut que l’âme soit réduite en unité pour être de la sorte, et que par le baiser ineffable de l’union intime, l’âme soit faite une même chose avec son Dieu, pour n’avoir plus d’autre volonté que celle de son Dieu, ou, pour me mieux expliquer, pour avoir la volonté de son Dieu en propre et libre usage. Cependant, dans le commencement que l’on est honoré d’un si grand bien, comme il paraît quelque chose de bien différent de la souplesse à une volonté [250] supérieure à laquelle l’âme s’était toujours laissée conduire très sûrement, quoique aveuglément en apparence, et que maintenant il ne paraît plus qu’une volonté seule et unique qui ne se peut distinguer et qui semble être la volonté propre de l’âme, on a peine à se laisser transformer au point qu’il le faut.

Mais pourquoi, me direz-vous, me parler de cela, puisque ce n’est pas mon état présent ? Je n’en sais rien. Dieu le sait. Tout ce que j’en comprends est que c’est ce qui arrivera chez vous, et même plus tôt qu’à bien d’autres ; et cette volonté vous étant donnée en libre et pur usage semblera déranger un peu les choses, quoiqu’elle les établisse admirablement et d’une manière inconnue.

Il y a de plus ce qui nourrit et réveille la volonté, car il y a de la différence entre la souplesse et la nourriture. On dilate une chose pour lui donner une étendue proportionnée à ce qu’on lui veut faire contenir ; mais comme une étendue trop forte romprait tout, on nourrit les endroits qui paraissent plus faibles et, en les nourrissant, on les fortifie.

Dieu fait ces deux sortes d’opérations dans la volonté de l’homme : il la rend souple et pliable pour l’élargir selon la mesure du don qu’il lui veut faire de lui-même. Mais il y a la nourriture de cette volonté, qui est une onction savoureuse, délicate et souvent insensible, qui la fixe dans son souverain Objet et la rend plus propre à être étendue selon les desseins de Dieu. C’est à cette sorte d’opération qu’il faut être fidèle autant qu’à l’autre et ne pas vouloir s’en dénuer par une mort qui, quoique très parfaite en apparence, serait nuisible à l’âme et la dessécherait à un point qu’elle ne serait pas assez propre pour les desseins de Dieu, comme on voit qu’une peau desséchée se déchire plutôt que de s’étendre. [251]

C’est l’onction toute sainte et divine qui donne à cette âme la souplesse pour être étendue, de même que l’on huile la peau que l’on veut étendre : aussi est-il écrit, parlant de Jésus-Christ, qu’il a été consacré par l’onction de la Divinité[753]. Et pourquoi ? C’est qu’il était écrit à la tête du livre de sa naissance temporelle, qu’il ferait votre volonté, ô mon Dieu[754]. Puis il dit : Me voici, ce qui marque ce fameux consentement et cette disposition à toute chose. Et pour nous faire comprendre l’unité de cette volonté, Jésus-Christ dit ailleurs : Mon Père et moi ne sommes qu’un[755].

Laissez-vous donc consacrer par l’onction de la grâce. Tout ce qui aura de l’onction vous conviendra toujours. Je n’entends jamais que vous vous donniez de la vivacité extérieure, mais aussi ne vous faites pas une vertu de réserve[756]. Que la simplicité vous conduise en toutes choses. Vous avez besoin d’être réveillé quelquefois : égayez vos sens et laissez-vous comme un enfant. Enfin ne travaillez point à vous éteindre ; ce n’est pas ce qu’il vous faut. Ne raisonnez jamais des autres comme de vous, ni de vous comme des autres, cela étant très différent.

 Il y a cette différence entre le voir et le goûter : que le premier ne doit jamais être réveillé ; mais le second doit être nourri par tout ce qui peut lui servir d’aliment. Lorsque je parle de « goûter », je n’entends pas le sensible, mais le plus spirituel et délicat. [252]

2.46 Si on peut être dispensé de faire la volonté de Dieu.

Puisque vous voulez que je vous réponde sur ce que vous me demandez de la volonté de Dieu, je vous dirai qu’il n’y a point de loi pour le juste[757], parce que toute sa justice consiste dans l’exécution de la volonté de Dieu, qui est au-dessus de toutes lois, vu que celui qui a fait la loi n’est point soumis à la loi et en peut dispenser qui il lui plaît. Dieu nous a donné la Loi comme des moyens d’arriver à lui ; mais lorsque l’âme est arrivée à Dieu, elle quitte ces moyens, comme tous [les] autres, pour suivre infailliblement la volonté de Dieu.

Lorsqu’on parle ici de loi, on n’entend point la loi morale nommée le Décalogue ou les dix Commandements de Dieu, mais les lois ou cérémonies qui sont utiles et nécessaires pour  [253] nous conduire à Jésus-Christ, mais qui sont inutiles lorsqu’on est arrivé à lui, comme le chemin est rendu inutile lorsqu’on est arrivé au lieu où l’on voulait aller.

Ceci supposé, je dis qu’il y a deux volontés en Dieu, sa volonté essentielle et non manifestée, et sa volonté déclarée. Pour sa volonté déclarée, tous la doivent suivre et nul ne s’en peut dispenser, si ce n’est pour suivre la volonté essentielle, qui n’est pas pour tous et ne peut être connue de tous, mais pour les personnes à qui elle est manifestée infailliblement : elles la suivent préférablement à la déclarée. Je dis infailliblement parce que les personnes dont je parlerai à la suite, la suivent nécessairement et infailliblement. Je dis donc que tant que l’âme peut et veut, elle doit suivre à l’aveugle la Loi écrite. Et si elle y contrevenait en la moindre chose, elle pécherait plus ou moins selon que la contravention serait notable, parce que l’âme pouvant se conduire elle-même, se possédant, elle doit se conduire selon le chemin qui lui est montré. Par exemple un père fait un commandement à son fils de suivre le chemin qu’il lui trace pour le venir trouver, mais lorsqu’il a atteint le lieu désiré, il n’est plus nécessaire de suivre ce chemin ; que si son père le portait sur ses bras pour le faire marcher par un autre chemin, ne serait-il pas ridicule de dire qu’il veut aller par son premier chemin ? Et même il ne le pourrait, son père le portant. Ainsi ces âmes, tant qu’elles sont en elles-mêmes, qu’elles se possèdent et qu’elles peuvent suivre des règles, elles suivent la règle infaillible pour tous. Mais lorsque ces âmes, à force d’avoir suivi ce sentier dans toute la perfection des conseils évangéliques, [254] sont arrivées à leur Législateur, il peut les en dispenser. Mais pour être dispensé de ces lois, il faut que l’âme soit si passive et si dépendante de l’Esprit de Dieu qu’elle ne puisse plus se gouverner soi-même.

Dieu en dispense en deux manières : l’une est lorsque Dieu veut perdre et faire mourir l’âme[758] et l’autre lorsque l’âme est morte et ressuscitée.

Lorsque Dieu veut faire mourir l’âme, il faut nécessairement qu’il la prive des lois qui entretiennent sa vie propre, comme il prive un moribond de l’usage de tout ce qui entretient la vie naturelle. Alors l’âme perd ces moyens ou lois comme malgré elle, sans pouvoir faire autrement parce qu’elle ne peut plus en faire usage ; et c’est alors une dispense et un[759]  violemment nécessaire et non volontaire. Pour perdre une personne, il faut l’égarer du chemin battu et usité, car si elle le suivait toujours, elle ne se perdrait jamais. Ainsi Dieu ôte toute voie et tout sentier à cette âme qu’il veut perdre. Mais tout cela se fait avec douleur et peine, comme si une personne qui voit bien qu’elle a perdu le vrai chemin qu’elle tenait, faisait ses efforts pour le retrouver, mais qui plus elle marcherait, plus elle s’en éloignerait.

Tout cela n’est point en la volonté de l’âme, ni du moribond ni de l’égaré, car cela se fait malgré eux ; et si leur volonté y entre, c’est une volonté de soumission et d’acquiescement ou une volonté de désespoir. Une personne qui voit qu’elle doit mourir nécessairement, ou elle y acquiesce par soumission, ou elle s’y résigne, ou elle se désespère, et voyant qu’elle ne peut l’empêcher, [255] elle ne songe plus à s’en défendre. C’est donc une nécessité de la part de cette créature et non une volonté, et s’il en paraît, c’est une volonté de nécessité et non une volonté de liberté. Si je me livre à la mort comme Jésus-Christ, dont il est dit qu’il a souffert parce qu’il l’a voulu[760], alors c’est une mort volontaire. Mais si on m’y livre, c’est une mort nécessaire de ma part et une volonté infaillible de la part de Dieu, et je ne puis douter qu’elle ne soit telle. Je voudrais de tout mon cœur pratiquer la Loi commune, tant qu’il me reste la moindre vie. Mais Dieu m’arrache malgré moi, et d’autorité, à cette Loi, m’ôtant tous les moyens de la pratiquer : je ne dois plus hésiter ni douter si c’est la volonté de Dieu, quoiqu’elle soit opposée à la volonté déclarée, parce que je ne suis plus libre de choisir.

Ceci n’est point opposé à la vérité de notre liberté puisqu’alors l’homme n’agit nécessairement que pour s’être donné librement. Lorsque l’homme est en pleine liberté et possession de soi, il se donne à Dieu sans réserve, il fait souvent son exercice de cette donation. Dieu la reçoit. Après s’être donné et que Dieu l’a reçu, il s’abandonne et se délaisse sans songer à se reprendre ; alors Dieu en use comme d’une chose sienne. Vous êtes maître de vous avant cette donation ; mais après la donation, Dieu s’empare et conduit l’âme selon sa volonté cachée et non déclarée. Il lui fait faire de son autorité ce qu’il lui plaît. Un homme possédé du démon fait malgré lui tout ce que le démon veut, quoiqu’il s’y soit donné librement et qu’il ne laisse pas d’être toujours homme quant à sa nature très libre, bien qu’il ne soit [256] plus libre quant à son engagement. Il en est de même à l’égard de Dieu, et la possession de Dieu est bien plus entière et absolue sans comparaison. Saint Paul éprouvait cet état mourant lorsqu’il dit : Je me plais dans la loi selon l’homme intérieur : je ne fais pas le bien que je veux, mais le mal que je hais[761]. Il y a un autre passage : Nous sommes conduits, dit-il, par la loi comme par un précepteur, pour arriver à Jésus-Christ ; mais lorsque nous y sommes arrivés, nous n’avons plus besoin de ce précepteur[762]. Je ne vois pas un endroit dans la vie mystique qui ne soit déclaré par saint Paul plus clair que le jour.

L’autre temps où nous ne pouvons plus observer la Loi, c’est après la résurrection. Un mort est privé de tout ce qui entretient la vie ; mais un ressuscité vit sans aucun moyen d’entretenir la vie, et c’est celui-là qui fait nécessairement la volonté de Dieu et infailliblement. L’homme ressuscité n’aura plus de liberté ni pour faire le bien ni pour faire le mal ; mais sa captivité sera mille fois plus libre que notre liberté, qui conduit à la mort. Or comme par la mort mystique l’âme est entièrement tirée hors d’elle-même, aussi par la résurrection elle est perdue en Dieu, qui la reçoit dans son sein et la transforme en lui. Tout le soin de cette âme, lorsqu’elle était libre, était de conformer sa volonté à celle de Dieu ; mais ensuite Dieu a pris lui-même sa volonté et se l’est rendue uniforme, ce qui s’est fait dans la mort, où l’âme faisait infailliblement la volonté de Dieu, parce qu’elle y était unie.

Cela est si vrai que, sitôt que l’âme est morte [257] mystiquement et même lorsqu’elle approche de la mort, elle ne trouve de volonté pour quoi que ce soit. Et lorsqu’on lui parle de volonté, elle ne sait ce que c’est. Et plus elle en cherche, moins elle en trouve, et cette volonté lui est si fort arrachée jusque dans la racine qu’elle ne trouve, après la mort, de penchants, désirs, inclinations quelles qu’elles soient, pour quoi que ce soit ; et si l’on mettait cette âme en pièces, on ne lui trouverait ni penchant ni résistance. Cela est la plus grande marque de son union à la Volonté divine. Mais lorsqu’elle est ressuscitée, sa volonté se change et se transforme en celle de Dieu, en sorte que cette perte de volonté ne s’est faite que pour mettre la volonté de Dieu en la place. Si bien qu’il est entièrement impossible que cette âme, après cette perte réelle de volonté, puisse avoir autre chose que la Volonté essentielle, qui est en elle ou plutôt qui demeure en Dieu où elle est perdue.

Cette âme ne pouvant vouloir chose aucune, quelle qu’elle soit, par sa volonté qui a été anéantie, absorbée et dévorée par la volonté de Dieu, il faut nécessairement qu’elle fasse la volonté de Dieu aussi infailliblement que tout ce qui est écrit. De plus, son état de résurrection la met au-dessus de toutes lois comme les ressuscités, et cette âme fait la volonté de Dieu comme les Bienheureux la font dans le Ciel, non selon la lettre de la Loi, mais en Dieu même où ils la découvrent très infailliblement. Ces âmes ne sont pas libres de faire ou de ne pas faire : elles sont prêtes à tout faire et à ne rien faire, parce que Celui qui les gouverne et à qui elles se sont abandonnées, leur fait faire sans résistance tout ce qu’il lui plaît, de sorte [258] qu’il est aisé de voir comme elles font nécessairement la Volonté de Dieu.

C’est ce qui fait le repos parfait de ces âmes dans tout ce qui leur arrive de plus étrange[763], parce qu’elles sont si bien ordonnées dans cette divine Volonté, comme tout ce qui fait le malheur des damnés est d’être sortis de l’ordre de cette Volonté divine. Ainsi le repos parfait de ces âmes abandonnées est la marque la plus infaillible qu’elles sont dans la Volonté de Dieu ; aussi ne vivent-elles que de la vie de Dieu : elles ne sont plus[764] et Dieu est. Le néant fait très nécessairement et infailliblement la Volonté de Dieu. Ces âmes peuvent-elles vouloir ou résister à quelque chose ? Ont-elles peine, doute ou hésitation, scrupule, repentir, désir, tendance ? Non, tout cela est l’apanage de la volonté propre qui est entièrement bannie de cet état.

 Il est donc infaillible que ces âmes font la Volonté de Dieu dans ces états puisque c’est la Volonté de Dieu qui les anime et qu’elles sont comme une feuille qui se laisse conduire sans résistance. Et comme Dieu remplit nécessairement tout vide[765], il remplit ce vide de volonté de sa Volonté. Et ces âmes iraient plus volontiers avec les démons que de faire un acte de volonté propre : ce qu’elles ne peuvent, étant si perdues en Dieu qu’elles ne peuvent le distinguer d’elles, ni le voir et se retourner vers lui, ni se voir elles-mêmes pour peu que ce soit. Et comme une goutte d’eau dans la mer devient mer, ces âmes sont devenues Volonté de Dieu. [259]

2.48 Du pur Amour, ou de la parfaite Charité. 

Il[766] me paraît à l’égard du pur amour qu’on ne démêle point assez ce que c’est que les trois vertus théologales, en sorte qu’on fait comme un mélange de l’amour, de l’espérance et de la parfaite charité. On peut avoir et la foi et l’espérance sans avoir la parfaite charité. Mais sans avoir l’une et l’autre de ces vertus, on ne peut avoir la même charité : ainsi, loin de les exclure, elle les renferme en elle-même.

 La charité ne peut envisager que Dieu, elle ne peut avoir d’autre intérêt que celui de Dieu : c’est pourquoi saint Paul dit que la charité ne cherche point son profit[767]. L’espérance, qui attend les biens, qui les désire, est bien accompagnée de charité ; et c’est ce qu’on appelle amour d’espérance, mais la charité parfaite ne peut regarder que Dieu : son œil est pur et simple, toujours direct dans son seul et unique Objet. L’espérance se recourbe sur son propre intérêt, mais la charité [287] ne peut se détourner pour peu que ce soit de son seul et unique Objet. C’est ce qui fait qu’elle est si pure, si nette, si droite, si simple, si dégagée de tout autre motif. Tous les autres motifs d’intérêt, de salut, etc. appartiennent à l’espérance accompagnée de charité, mais ce n’est nullement la pure charité, dont l’essence et la fin est Dieu. C’est pour confondre les choses qu’on en dit d’inouïes[768].

Le parfait amour chasse la crainte[769], mais il renferme l’espérance, non comme lui étant propre quant à son objet qui n’admet que Dieu, mais parce qu’elle est sa compagne inséparable et qu’elle n’en peut jamais être exclue, comme la crainte, mais bien surpassée. D’où vient que le parfait amour chasse la crainte ? C’est que la crainte ordinairement a un rapport à soi. Il n’y a que la crainte filiale qui rejette tout rapport à soi, laquelle peut subsister avec la charité ; et c’est une crainte chaste de ne pas assez plaire au Bien-Aimé, mais elle est sans trouble. Toute chaste pourtant et toute paisible que soit cette crainte, elle est encore surpassée par la charité : elle n’est pas rejetée comme la première, mais outrepassée, parce que la pure charité outrepasse toutes choses pour se perdre dans son divin Objet.

Elle n’a plus d’yeux que pour lui, elle ne se regarde de près ni de loin, elle n’admet rien de propre, mais se laissant purifier et enlever de plus en plus par celui qui l’absorbe et la perd en soi, elle laisse tout ce qu’elle a de propre et d’étranger pour se transformer sans cesse de clarté en clarté[770] c’est-à-dire d’amour en amour. Je crois [288] que c’est là le sens de saint Paul, car rien n’est plus clair, plus net et plus pur que la charité. Bien des gens ont expliqué ce passage de la connaissance et des illustrations de l’entendement. Il me paraît que le sens le plus naturel est celui de la charité, et je crois que dans le Ciel la charité, par un seul et même acte, sera connaissance et amour, le tout en Dieu, charité-sagesse. Ou plutôt, si ce sont deux actes séparés, ce sera une connaissance toute d’amour et un amour tout lumineux et tout sage, comme Dieu est toute connaissance et tout amour d’une manière très nue et pourtant très distincte puisque sa connaissance est son Verbe et son amour l’Esprit saint.

Je conclus que dès cette vie la charité surpasse toute connaissance et toute espérance, sans les exclure néanmoins qu’en ce qu’elles ont de propre et de rapportant à nous-mêmes. Tout ce qui ne doit pas subsister éternellement peut être surpassé en cette vie : la charité demeure éternellement[771], et c’est elle, comme j’ai dit, qui outrepasse tout et que rien ne peut atteindre qu’elle-même, parce que rien ne peut approcher de sa pureté et qu’il n’y a qu’elle qui soit dans une entière désappropriation et dans une séparation générale de tout ce qui est créé. Qu’on me donne une âme parfaitement désappropriée, il faut qu’elle soit dans la pure charité, comme le feu retourne à sa sphère lorsque nul sujet ne l’arrête ici-bas. Je souhaite que ce langage soit entendu.

Le pur amour est un amour surpassant toutes choses et qui monte avec une impétuosité admirable jusqu’à Dieu même. Rien ne [289] peut l’arrêter, quelque sublime et élevé qu’il soit. L’amour qui s’arrête à quelque autre bien que Dieu même n’est point le pur amour. Le pur amour est nu, dégagé de tout. Il ne prétend rien, il n’attend rien et ne désire rien, il n’a aucun retour sur soi, ni sur salut, ni sur perfection.

Le pur amour est si droit qu’il ne se recourbe jamais, il est si impétueux que rien ne retarde sa course, il est si subtil qu’il ne peut subsister que dans sa fin, il s’entretient et se nourrit de soi-même. Il n’a aucun repos qu’il n’ait dépouillé et détruit son sujet, lui ôtant tout bien, quel qu’il soit, qui pourrait le terminer ou lui servir d’empêchement. Il est tel qu’il faut : ou qu’il détruise et consume les obstacles avec impétuosité, ou qu’il quitte le sujet qui le veut arrêter afin de le perdre dans sa fin.

Ce pur amour ne peut se soucier de son sujet. Qu’il soit beau ou laid, grand ou petit, il ne se soucie que de son divin Objet si bien qu’il détruit avec une impétuosité étrange. Tout amour qui souffre dans son sujet quelque autre bien que Dieu même, n’est point le pur amour. C’est pourquoi tout amour qui se nomme tel et qui a quelque chose pour soi, quelque motif, quelque retour sur soi, quelque peine, n’est point le pur amour. Le pur amour est souverain et jaloux : sa jalousie le rend cruel, sa souveraineté ne souffre point de partage. Il exerce son empire de telle sorte qu’il s’enflamme et s’irrite par une répugnance et ne souffre point de compagnon. Il est impitoyable et cruel, et cependant impassible et indivisible. O Amour, de qui je ne puis rien dire, [290] consomme[772] les cœurs où je voudrais t’envoyer !

2.49 Du pur Amour ou de la pure Charité.

La charité ne regarde que Dieu : c’est son propre caractère. Elle ne peut envisager un autre objet sans cesser d’être ce qu’elle est. Si la charité envisageait le propre bonheur de l’âme, même le salut éternel, elle deviendrait un amour d’espérance et cesserait d’être charité parfaite. Elle ne peut donc envisager que Dieu seul tel qu’il est en lui-même, et sa gloire, qui est renfermée en lui, aussi bien que ses attributs qu’elle ne distingue point de lui. Aimer Dieu par rapport au salut, au bonheur qui nous reviendra, ou pour tous les avantages spirituels et éternels, est un amour d’espérance. L’espérance est alors animée de la charité et peut opérer en rigueur notre salut, mais ce n’est point là la pure charité. La pure charité est si pure, si droite, si grande, si élevée, qu’elle [291] ne peut envisager autre chose que Dieu en lui-même et pour lui-même. Elle ne peut se tourner ni à droite ni à gauche, ni se recourber sur nulles choses créées quelques élevées qu’elles soient. Elle tend avec une vivacité infinie à son divin Objet dont elle est sortie et où elle retourne sans cesse, entraînant tout avec elle dans sa fin. L’âme qui a le bonheur d’en être partagée, suit nécessairement ce mouvement pur et rapide de la divine charité, qui ne lui donne aucun repos qu’elle ne l’ait perdue avec elle dans son être original.  

Toutes les bonnes et saintes choses, l’espérance et la foi, même animées de la charité sans laquelle ce ne seraient que des vertus mortes, ne sont que des moyens pour nous faire arriver à cette divine charité pure et sublime. Mais ces mêmes moyens qui nous introduisent jusqu’à elle, se perdent et sont absorbés en elle avec toute l’âme. Car il faut remarquer que quoique la foi et l’espérance ne soient point la charité et qu’elles soient des moyens pour introduire dans la divine charité, elles ne sont pas néanmoins, tant que nous sommes dans cette vie, divisées d’elle, mais elles sont absorbées dans elle, qui les renferme et les comprend sans les détruire. Comme nous voyons la lumière du soleil, lorsqu’il est dans son plein jour, absorber tellement celle des autres astres qu’on ne les peut plus discerner quoiqu’ils subsistent réellement, il en est de même de la charité : elle absorbe en elle tout le reste et ne laisse rien voir à l’âme qu’elle-même. Et comme la divine charité n’a qu’un seul et unique objet, qui est Dieu - sans quoi elle ne serait plus pure charité comme je l’ai dit - ainsi ne laisse-t-elle à l’âme qu’elle possède qu’un seul et unique objet, qui est [292] Dieu. Et de même que les étoiles et les autres astres subsistent quoiqu’ils ne paraissent pas, lorsque le soleil est en son midi, de même toutes les vertus sont tellement absorbées dans la pure charité que l’âme qui les possède ne les discerne plus. Non qu’elle n’en fasse un usage réel, mais c’est qu’elle ne peut rien voir hors de son seul et unique Objet. Comme elle n’a de vue que pour cet Objet, elle n’a plus de regard pour elle-même, ce qui ne se pourrait faire sans détourner sa vue de cet Objet unique et par conséquent sans déchoir pour autant de temps qu’elle quitterait son Objet pour se regarder elle-même. Il en est ainsi de l’amour : cet amour unique et qui ne tend qu’à Dieu seul, ne peut se recourber sur la créature sans perdre sa dignité et sa qualité de charité pure. Ceux qui soutiennent qu’il faut aimer Dieu pour son propre intérêt, ne font pas attention qu’ils détruisent par là la pure charité, ou qu’ils lui donnent une qualité qui n’appartient qu’à l’amour d’espérance.

Concluons donc que tout ce qui n’est point le pur amour est un amour d’espérance que l’on n’a point bien démêlé. Ceux qui désirent leur propre bonheur et qui se sentent un désir de la gloire éternelle sont véritablement dans la voie de salut, pourvu qu’ils ne fassent pas leur unique objet de cette béatitude. Mais c’est, comme j’ai dit, un amour d’espérance, qui étant suffisant en rigueur pour le salut, n’est point la parfaite charité. Comme les hommes ont trop d’amour d’eux-mêmes pour penser qu’on puisse aimer Dieu d’une manière plus désintéressée, ils ont combattu de toutes leurs forces le pur amour, s’imaginant qu’on voulût détruire l’espérance. Ils n’ont pas [293] sans doute fait réflexion sur la différence qu’il y a de l’une à l’autre, parce que la charité ne peut jamais détruire l’espérance, comme j’ai dit. Au contraire elle lui donne une qualité plus noble et plus parfaite en l’absorbant en elle. Et je n’ai jamais pu comprendre comment on pouvait se figurer qu’on voulait détruire l’espérance en parlant de la charité parfaite, puisque la charité étant la reine des vertus et commandant à toutes les autres, elle les suppose toutes, ou elle les pose si elles n’étaient pas là. Il n’en est pas de même des autres vertus, qui peuvent subsister sans elle, quoiqu’elles ne soient rien, comme dit saint Paul[773], sans la charité. Je puis croire et n’avoir pas la charité, je puis espérer et n’avoir pas la charité, etc. Mais je ne puis avoir la charité que je n’aie toutes les autres vertus, puisque les sujets dans lesquels la vertu manque, envisagés d’un certain côté, cessent d’avoir la charité. On peut être chaste sans avoir l’amour de Dieu, témoin les vierges de l’Évangile[774], mais on ne peut avoir la charité parfaite qu’on ne soit chaste et ainsi de tout le reste.

Cet amour si pur, si chaste et si élevé, est donc la consommation de toutes les vertus, bien loin d’en être la destruction ; et c’est faute de démêler l’amour d’espérance d’avec la pure charité que l’on combat le pur amour avec tant de violence. Et je ne m’étonne pas qu’on le combatte si fortement, car nous sommes si fortement attachés à nous-mêmes, à nos propres intérêts, à tout ce qui nous concerne, soit temporel, soit spirituel, soit éternel, que renversant l’ordre des choses, nous faisons notre fin des moyens. Les moyens [294] sont bons, saints et salutaires, mais ils ont une fin qui les surpasse infiniment, et loin de les faire aboutir à cette fin, on veut que la fin serve aux moyens et ne soit que secondaire !

Dieu ayant créé l’homme l’avait créé entièrement pour lui, car Dieu comme Dieu n’a point pu avoir d’autre fin que lui-même dans tous ses ouvrages. Pour seconder le dessein de Dieu, il ne faut donc avoir que lui seul pour fin de toutes nos œuvres et de tout notre amour. Tout ce qui prend un autre détour, quelque saint qu’il paraisse, n’est point la fin de la Création. La soumission suit l’amour. Nous devons une soumission parfaite au Souverain Être. Nous ne sommes parfaitement soumis qu’autant que nous aimons parfaitement : celui qui aime moins est moins soumis, et celui qui n’a que l’amour d’espérance conserve toujours sa propre volonté, souvent sans le connaître que par les effets, qui sont la répugnance ou la douleur plus ou moins forte dans les événements contraires. Mais l’amour parfait n’admet aucune volonté propre parce qu’à mesure qu’il augmente dans le cœur de l’homme, il fait sa volonté ou soumise ou conforme ou uniforme, jusqu’à ce que l’amour sacré l’ait transformé en soi. Et c’est ici toute l’économie du dessein de la Création, de la Rédemption, de la sanctification et de la consommation dans notre fin dernière.

Si on regardait les choses d’un œil simple et désintéressé, on verrait que le plus grand de tous les biens ne peut apporter aucun mal, que ce qui fait la perfection dans le Ciel ne peut pas être un défaut sur la terre ; et qu’enfin, tout ce qui ne sera pas pure charité et entière désappropriation de la volonté doit être purifié dans l’autre [295] vie, afin de rendre l’âme capable de n’avoir qu’un seul et unique Objet, comme elle ne doit avoir qu’une seule et unique fin.

On apprend aux enfants dans leur catéchisme que la contrition est une douleur d’avoir offensé Dieu par l’amour de lui-même, sans regarder ni peine ni récompense. Cette contrition est admise de tous, et tous conviennent qu’elle peut sanctifier seule parce qu’elle ne peut venir que de la pure charité. Si la contrition est admise de tous et qu’elle ne soit telle que par la pure charité, comment peut-on combattre le pur amour en lui-même qui est la parfaite charité ? Ne voit-on pas qu’on le combat pour s’en être fait une idée chimérique ? Ou parce que l’amour de nous-mêmes nous a tellement aveuglés que nous nous faisons la fin de Dieu même, au lieu qu’il est et doit être notre fin ? Si j’aime Dieu par rapport à moi, je me fais la fin et l’amour est le moyen ; mais si j’aime Dieu pour lui-même, je me redresse et je mets ma fin où elle doit véritablement être.

J’ajouterai que tout autre amour est indigne de Dieu et serait même indigne d’une créature dont le mérite serait extraordinaire ; et tout bon cœur aurait peine à le souffrir. Si je disais à mon ami que je l’aime seulement parce que je trouve mes intérêts à l’aimer, ne l’offenserais-je pas, loin de lui faire plaisir ? Remontons plus haut et disons que Dieu mérite d’être aimé en Dieu, c’est-à-dire uniquement pour lui-même. [296]

2.51 Le pur Amour et la simple vérité font tout.

Nous remarquâmes hier toutes les peines que les Japonais souffrent pour jouir d’un bonheur qu’ils croient véritable. Sur cela nous devons remarquer que l’homme tend naturellement à être heureux et qu’il n’y a rien qu’on ne tente pour un bonheur de peu de durée, et même imaginaire. Dans les lieux où l’or est en usage et où l’on en fait cas, que ne fait-on point pour l’acquérir ? On expose tous les jours sa vie pour cela. Un voleur qui sait qu’il doit mourir d’une manière infâme, ne laisse pas de s’exposer tous les jours pour un peu d’argent. Ceux qui aiment l’honneur exposent leur vie avec une joie aussi grande que s’ils allaient à quelque chose de délicieux, et tout cela rien que pour un vain fantôme d’honneur. C’est donc l’amour de la félicité [301] qui remue le cœur de l’homme pour l’objet où il la met. Remontons aux Japonais et nous verrons que c’est l’amour de la félicité, dont ils ont eu l’impression dès leur enfance, qui les rend si indifférents pour la mort et qui, même, la leur fait désirer et les porte jusqu’à se rendre homicides d’eux-mêmes pour une félicité qu’ils croient assurée et dont ils n’ont aucun doute. En tout cela, vous voyez qu’il n’y a qu’un amour propre et naturel.

Ce n’est que dans le christianisme où Jésus-Christ nous ayant donné les véritables notices de la charité que nous appelons Amour pur, fait aimer le Bien Souverain uniquement pour l’amour de lui-même et sans rapport à soi[775]. Il n’y a que ce seul amour qui soit digne de Dieu et qui mérite une récompense,  puisque tout le reste est un amour de soi-même d’autant plus désordonné que plus on fait de choses pour se procurer de la félicité. Comme il n’y a pas la moindre charité en tout cela et que ces effets si prodigieux viennent de la cupidité, cela ne peut être d’aucune valeur devant Dieu : au contraire, cela lui est en abomination. Nous voyons de là que ce n’est pas les choses en elles- mêmes qui aient aucune bonté, mais le motif qui fait agir.

Ainsi, la moindre action faite par le Pur Amour de Dieu, par le désir de lui plaire, par ne vouloir que ce qui l’honore et le glorifie sans nous regarder nous-mêmes, est infiniment plus agréable à Dieu que les plus grandes actions qui ne sont pas faites par ce motif ; et c’est là la seule religion digne de Dieu. Or ces lumières ne sont découvertes qu’aux chrétiens qui, ayant la connaissance des maximes [302] et de la vie de Jésus-Christ, sont portés à honorer Dieu en Dieu. La moindre action de ces personnes dont l’intention est si pure et qui n’ont que Dieu pour objet et pour fin, est mille fois plus agréable à Dieu et plus glorieuse à sa souveraineté que toutes les grandes actions de tous les autres ensemble qui n’ont pour motif que l’amour d’eux-mêmes, même le désir du salut éternel parce que c’est un rapport à nous-mêmes qui n’entre point dans l’ordre de la pure Charité, laquelle ne doit avoir de rapport qu’à Dieu seul, et qui ne peut jamais se recourber sur nous-mêmes, sans perdre sa qualité de pure Charité.

Ainsi vous voyez que tout consiste à aimer Dieu, le glorifier, le servir en tant qu’il est Dieu, sans nous regarder nous-mêmes ni la récompense, supposant un Dieu Créateur et Rédempteur qui renferme en soi toutes les perfections possibles[776]. Il mérite cet amour souverain et ce n’est pas le traiter en Dieu que d’en user d’une autre manière. Sa souveraineté exige aussi une soumission parfaite et une telle dépendance de tous les vouloirs qu’il puisse nous mouvoir comme il lui plaît, nous mettre d’une façon ou d’une autre dans un lieu ou dans un autre, selon qu’il jugera plus glorieux pour lui, sans que nous ayons, je ne dis pas, aucune contrariété, mais même aucune répugnance pour tout ce qu’il fait et ordonne.

C’est là le fondement de la religion chrétienne, c’en est aussi la perfection et la fin, et [303] tous les conseils si admirables que Jésus-Christ nous donne, ne sont que pour nous faire parvenir là. Tout homme-Dieu qu’il était, il nous dit souvent : Je ne cherche point ma propre gloire[777] pour nous faire comprendre que s’il ne la recherche point lui-même, le pouvant faire si justement, combien plus des néants comme nous doivent-ils être éloignés de la rechercher ! Tendons donc à n’être rien, à ne vouloir rien pour nous, mais à vouloir tout pour Dieu qui mérite tout ; et nous serons alors véritablement chrétiens, conformes à Jésus-Christ. Toute autre manière nous éloigne du but du véritable christianisme.

Rien n’est si grand ni si beau que cet état du chrétien qui le porte à se renoncer incessamment afin que Dieu soit tout Dieu en lui. C’est de là que lui vient le mépris des diverses opinions des hommes et de ce qu’ils pensent à son désavantage parce que, ne s’attribuant rien, il se croit digne de tout mépris. La seule chose qui l’afflige est de voir que Dieu n’est point traité en Dieu ; mais pour ce qui le regarde, soit pour le temps, soit pour l’éternité, il ne s’en met pas en peine.

Allons donc par cette voie si simple, si vraie, si glorieuse à Dieu, où il ne peut y avoir de tromperie parce que Dieu sera toujours ce qu’il est. Nous le devons, et comme créatures qui doivent tout à leur Créateur, et comme esclaves rachetés sur lesquels le maître a droit de vie et de mort, et comme dépendants d’un Être Souverain infiniment parfait, et parce qu’il est la Beauté souveraine, qui mérite tous les amours. Et comme cette Beauté est unique et parfaite, elle veut un [304] cœur sans partage.

Voilà une démonstration de la religion chrétienne, simple et vraie. Tout ce qui est simple et vrai n’a point besoin de preuve. La vérité est vérité, c’est tout. Tout ce que l’on veut dire pour la prouver ne sert qu’à la brouiller dans l’esprit et souvent qu’à la détruire. La vérité comme vérité doit être simple et nue, tous nos raisonnements ne servent qu’à la couvrir, à lui ôter sa beauté et à la faire méconnaître. Remarquez l’Écriture : elle ne donne jamais aucune preuve de ce qu’elle avance, elle dit : « Cela est »,  et c’est tout. Jésus-Christ dit souvent : En vérité, en vérité je vous dis, mais il ne donne d’autre preuve que sa parole. Il explique l’Écriture par l’Écriture même : qui croit l’un, doit croire l’autre, qui doute de l’un, doute aussi de l’autre. Il se sert quelquefois de comparaisons simples et naïves pour se conformer à la multitude, mais il n’a jamais donné de preuves, si ce n’est celle de sa mort. Ne cherchons donc jamais d’arguments pour soutenir la vérité, car ils lui sont contraires, et d’autant plus qu’un argument se détruit par un autre argument.

Mais la vérité comme vérité ne saurait être détruite parce qu’elle porte en elle-même un caractère ineffaçable qui s’insinue dans le cœur de l’homme malgré lui-même. Il cherche souvent des raisons pour la combattre parce qu’il sent bien, s’il est équitable, qu’elle s’oppose dans le secret à tous ses dérèglements - ce qu’on appelle « conscience » et qui est la vérité pure. Mais comme il veut suivre ses inclinations, il tâche de la détruire par ses faux raisonnements afin de n’être pas obligé de la suivre, de sorte que lorsqu’on oppose à un libertin des raisonnements pour le convaincre et le convertir, il apporte d’autres [305] raisonnements qui ne servent qu’à le confirmer dans le mal, croyant avoir surmonté la vérité par la subtilité de ses arguments.

Mais si vous pouvez gagner sur lui qu’il rentre sérieusement en lui-même pour écouter cette voix secrète de la vérité, non seulement elle le convaincra sans raisonnements, mais elle le gagnera insensiblement. Quand Jésus-Christ parlait à Pilate, il ne lui parla que de la vérité, mais Pilate s’éloigna pour ne la pas entendre. S’il l’avait écoutée, elle aurait produit dans son cœur l’effet qu’elle produit ordinairement dans le cœur de l’homme qui veut bien l’entendre, mais la plupart des hommes demandent comme Pilate : Qu’est ce que la vérité[778] ? Ils veulent qu’on leur apprenne ce qu’elle est et ils fuient,  [par] crainte de l’écouter, après une question superficielle.  Aussi ne pourrait-on jamais la leur expliquer, parce que la vérité n’a point d’autre interprète qu’elle-même.

Ceux qui enseignent à rentrer au-dedans de soi ont trouvé le plus véritable moyen de la faire entendre, parce que cette vérité s’y imprime en caractères divins, se faisant entendre sans bruit de paroles. D’où vient que tous ceux qui se sont employés à la recherche de la Vérité ne l’ont jamais découverte? C’est parce qu’ils l’ont cherchée où elle n’était pas et jamais où elle est. Ils ont fait des livres immenses, pleins de faux raisonnements, qui n’ont servi qu’à la rendre inaccessible et à eux-mêmes et aux autres. Celui qui apprend à rechercher Dieu en soi apprend à connaître la vérité : elle ne peut s’unir qu’à la foi  et comme elle est pure, nue, simple, il faut une foi pure, nue et simple pour la découvrir, foi qui [306] exclut tout raisonnement et tout argument, qui croit les choses parce qu’elles sont et comme elles sont.

Or cette vérité est aussi amour : c’est pourquoi il faut un amour pur, net, simple, qui n’embrasse qu’un seul et même objet pur et simple, comme la foi n’en embrasse qu’un, qui est la vérité. C’est pourquoi le Saint-Esprit est appelé également Esprit d’amour et Esprit de vérité parce que ces deux choses n’en font qu’une : la volonté embrasse l’Amour et se transforme en lui, et la foi fait la même chose de la vérité en sorte que, quoique cela paraisse deux actes différents, tout se réduit en unité. Dans le Ciel, c’est par un seul acte qu’on connaît et qu’on aime, quoique cela paraisse différent et que plusieurs aient disputé pour savoir ce qui faisait la félicité, si c’est la connaissance ou bien l’amour, faute de comprendre que dans l’unité divine ce n’est qu’un seul et même acte, rapportant à un Dieu simple et unique. L’amour produit également la connaissance, comme la connaissance produit l’amour ; et plus l’amour est parfait, plus la connaissance est parfaite. Il en est de même en cette vie : plus nous aimons, plus la vérité s’imprime et se manifeste en nous. Aimons donc et croyons : c’est là le tout de l’homme.

2.52 Sur le sacrifice absolu et l’indifférence du salut.

[307] C’est parler contre une chimère que de parler contre l’indifférence du salut. Cette idée n’est jamais montée à la tête d’aucun homme, même des plus libertins. Ils voudraient bien allier un plaisir temporel avec un bonheur éternel, ce qui n’est pas possible parce que le bonheur éternel n’est que pour ceux qui se renoncent eux-mêmes, qui veulent bien suivre Jésus-Christ par l’éloignement des plaisirs et par l’amour des souffrances, pour imiter leur adorable Législateur qui, non content de faire des lois, s’y est soumis lui-même le premier et a appris, en méprisant la joie pour [308] porter la croix, que la croix est préférable à tout : Proposito sibi gaudio sustinuit crucem[779]. Les âmes qui sont parfaitement à Dieu, sont bien éloignées de cette monstrueuse indifférence dont on parle. Il est vrai qu’elles préfèrent la gloire de Dieu à tout intérêt propre, quel qu’il soit. Nul ne peut impugner [attaquer] cette doctrine que celui qui n’a jamais senti les impressions de l’amour sacré.

Le sacrifice[780] qu’on désapprouve ne se fait point et ne se peut jamais faire dans une ferveur sensible, laquelle n’est que le premier degré de l’amour sacré, et qui n’est fondée que sur le propre intérêt et sur le désir de la jouissance d’un bien dont on commence à sentir les prémices. Le sacrifice de son bonheur éternel en tant que son propre bonheur se fait dans le temps des épreuves, où une âme tentée de la plus terrible tentation, qui est celle de la persuasion qu’elle doit être éternellement malheureuse, ne trouve aucune ressource qu’en se sacrifiant au Vouloir suprême, avec des agonies mortelles, voulant cependant toujours aimer Dieu et le servir de toutes ses forces. Ce sacrifice plein de douleur, et de douleur la plus extrême, finit sa tentation. Et loin de la laisser dans l’indifférence de son salut, elle n’aima jamais Dieu davantage et n’eut jamais une espérance plus parfaite, puisqu’elle espère contre l’espérance même[781], ainsi que le dit saint Paul.

L’homme tend naturellement à être heureux : cela est dans son essence. Ainsi lorsqu’il sacrifie son propre bonheur à la gloire et à la volonté [309] de Dieu, c’est la plus grande preuve qu’il puisse lui donner de son amour. Il ne perd point pour cela l’espérance, puisque l’espérance se trouve renfermée dans la plus pure charité. On peut avoir l’espérance sans la charité et c’est une sorte d’espérance naturelle, mais il est impossible d’avoir la charité sans l’espérance, de sorte que dans le sacrifice même, quoiqu’il soit entier puisqu’il est un effet du plus pur amour, l’âme ne laisse pas d’espérer. Et qu’espère-t-elle ? Que Dieu se glorifiera en elle, que sa volonté s’accomplira sur elle et qu’elle lui donnera éternellement les preuves du plus parfait amour. L’amour est le principe et la fin du sacrifice, le sacrifice n’est que l’effet et la preuve du plus parfait amour. Où a-t-on jamais vu une personne dans une indifférence brutale pour son bonheur éternel, si ce n’est une personne en délire ou dans une entière stupidité, ou une personne dont la conscience est éteinte par un nombre innombrable d’iniquités et qui a perdu même la foi du bonheur éternel ?

Ceux qui blâment l’amour qu’on a pour la divine Justice, ne connaissent point ce que c’est que la divine Justice. Ils la prennent sans doute pour la colère de Dieu et se méprennent beaucoup en cela. La divine Justice est véritablement toute pour Dieu et ne regarde que lui. Elle nous arrache sans miséricorde toutes les usurpations que l’amour-propre nous fait faire. C’est elle qui, en précipitant l’Ange dans l’abîme par le ministère de saint Michel, a dit : Qui est comme Dieu ? C’est elle donc qui nous fait restituer à Dieu toutes nos usurpations. C’est elle qui détruit en nous par des purifications douloureuses notre amour-propre et notre propriété. Elle nous purifie en [310] cette vie et dans le Purgatoire, mais lorsque tout est purifié, elle béatifie ce qu’elle a purifié en sorte qu’une âme purifiée serait une éternité dans le Purgatoire qu’elle ne souffrirait plus. Ce sont nos impuretés qui sont la matière de son feu, mais lorsque toute l’impureté est détruite, elle rend heureux son sujet : elle n’en veut qu’à ce qui est opposé à Dieu. On a donc un grand tort de blâmer ceux qui aiment la divine Justice. On ne peut aimer Dieu sans l’aimer  puisqu’elle ne détruit en nous que ce qui est opposé à Dieu et qu’elle nous rend dignes de lui. Il est vrai que les âmes parfaites ne peuvent être entièrement purifiées si elles n’entrent dans les intérêts de la Justice de Dieu et si elles ne consentent de tout leur cœur à tout ce que Dieu fera d’elles, non seulement pour le temps, mais encore pour l’éternité. Mais il est absolument faux qu’elles poussent cet abandon jusqu’à retrancher tous les désirs du Ciel et à établir une indifférence absolue soit pour la gloire du Paradis, soit pour les peines de l’Enfer : c’est une chose même dont il n’y a jamais eu d’exemple.

Quand saint Paul et Moïse ont consenti d’être anathèmes pour leurs frères, ce n’était point l’épreuve qui les poussait à cela, mais une charité parfaite pour la multitude de leurs frères dans le salut desquels ils voyaient une plus grande gloire de Dieu. Quoiqu’ils fissent ce sacrifice de tout leur cœur et non d’une manière simulée ou feinte[782], ils n’avaient en ce temps-là aucune idée réfléchie sur eux-mêmes. Mais convaincus qu’ils ne pouvaient être séparés de Dieu quant à l’amour et à la volonté, ils consentaient à la privation de leur propre bonheur [311] pour la plus grande gloire de Dieu et le salut de leurs frères. Il faut remarquer que saint Paul prend Dieu à témoin de la sincérité de son sacrifice et que Moïse l’a dit à Dieu même. Mais faute de comprendre les choses dans un bon sens, on se fait des monstres affreux de ce qu’il y a de plus pur dans la charité.

Jésus-Christ, étant Dieu et essentiellement heureux sans qu’il pût y avoir aucune variation dans son bonheur, n’a point pu faire un sacrifice absolu de sa béatitude puisque, comme dit saint Paul, il n’a rien usurpé en se faisant égal à Dieu[783].  Mais il l’a fait[784] autant qu’il l’a pu faire pour la gloire de son Père et pour le salut des hommes en se faisant homme, [ce] qui était le plus bas étage de l’anéantissement pour un Dieu. Il s’est rendu obéissant jusqu’à la mort, et à la mort de la Croix. Qu’a-t-il fait sur la Croix, ce Dieu-homme rempli de charité ? Son âme bienheureuse a voulu éprouver l’abandon de la Divinité lorsqu’il a dit : Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’avez-vous abandonné[785] ? Il a remis son âme ensuite entre les mains de Dieu, pour nous apprendre que le plus grand sacrifice dans le sacrifice même le plus douloureux, était de remettre notre âme entre les mains de Dieu, pour en disposer selon sa volonté.

Il est certain que Dieu veut réellement notre salut et que l’âme ne risque jamais rien en sacrifiant ce même salut à la gloire de Dieu. Mais, dans le temps du sacrifice, l’âme ne saurait faire aucun retour : ainsi l’âme se sacrifie purement et nuement à tout ce que Dieu pourra vouloir faire d’elle dans le temps et dans l’éternité. Ce sacrifice est si agréable [312] à Dieu que non seulement l’âme est délivrée par là de toutes ses peines, lorsque ce sacrifice est sincère et entier, mais de plus elle se trouve renouvelée en Dieu avec un amour beaucoup plus pur et beaucoup plus fort. C’est après ce sacrifice qu’elle dit avec saint Paul : Je ne vis plus, mais Jésus-Christ vit en moi[786]. Elle n’a plus alors ni peine ni incertitude, parce qu’elle demeure absorbée dans celui qui vit en elle et qui la fait vivre en lui. Elle est donc bien éloignée de cette stupide indifférence.

Elle est alors comme un enfant qui ne songe qu’à servir, aimer, respecter son père, et qui ne s’informe pas un moment de la part qu’il veut lui faire de son héritage. Ce n’est plus le motif de l’héritage qui le fait agir, mais un amour sincère pour ce même père à qui il doit toutes choses. On n’a point encore vu d’exemple qu’un père ait déshérité un fils si plein d’amour et si fidèle, mais ce n’est point cela ce qui occupe le fils : il est uniquement occupé à plaire à son père et lui laisse la disposition de tout le reste. 

Celui qui a éprouvé un peu ce que c’est que l’amour sacré, ne fera jamais de difficulté là-dessus. La seule idée sans expérience la peut faire. Il est dit de saint François de Sales[787] qu’ayant été trois ans dans une tentation très forte qu’il était réprouvé, il dit à Dieu : « Quoique je doive être éternellement malheureux, je veux toujours vous aimer et vous servir ». Il y a des exemples de la même chose dans les vies des Pères du désert. Saint François de Sales ne dit-il pas dans ses entretiens[788] : « S’il y avait un peu plus de bon plaisir de Dieu dans ma [313] damnation que dans ma salvation[789], je devrais préférer ma damnation à ma salvation à cause de ce bon plaisir de Dieu » ? Il est remarqué dans la Vie de saint Louis, écrite par M. de Joinville, que saint Louis étant allé dans la Terre sainte, ils trouvèrent dans la ville d’Acre une femme[790] qui tenant un flambeau dans une main et une cruche d’eau dans l’autre, allait par la ville de cette sorte. Un bon ecclésiastique qui la vit, lui demanda ce qu’elle voulait faire de cette eau et de ce feu ? « C’est, dit-elle, pour brûler le Paradis et éteindre l’Enfer, afin qu’il n’y ait jamais plus ni Paradis ni Enfer ». Et le religieux lui demandant pourquoi elle disait ces paroles, elle répondit : « Parce que je ne veux plus qu’aucun fasse jamais de bien en ce monde pour en avoir le Paradis pour récompense, ni aussi qu’on ne se garde plus de pécher par la crainte de l’Enfer ; mais bien le doit-on faire pour l’entier et parfait amour que nous devons avoir à notre Dieu Créateur, qui est le bien souverain[791].

Le sacrifice absolu ne sacrifie jamais l’amour même. Il prétend qu’il aimerait Dieu au milieu des supplices éternels, comme il l’aime en cette vie au milieu des plus grandes traverses. Il faut donc comprendre qu’on ne sacrifie jamais à Dieu ni la gloire qu’il peut tirer de nous, ni l’amour que nous lui devons comme Bien souverain, mais seulement la privation de notre propre bonheur, en tant que [314] notre bonheur, et qu’on ne s’immole à la souffrance que comme souffrance et douleur.

La charité parfaite n’admet point le péché véniel volontaire, et encore moins le mortel. Celui qui par désespoir se détruit soi-même, fait véritablement le plus grand des péchés, mais celui qui se sacrifie à Dieu sans rien changer à sa destinée et qui aimerait mieux mourir mille fois que de faire le moindre choix qui lui déplût, marque en cela qu’il aime Dieu comme il mérite d’être aimé selon notre capacité. On sacrifie tous les jours sa vie pour son Roi, pour sa patrie, et l’on ne pourra sacrifier son bonheur ou son malheur pour Dieu ? Bien des gens conviennent qu’on peut se sacrifier à être anéanti physiquement pour la gloire de Dieu. Or je prétends que cet anéantissement physique est plus fort que le sacrifice du bonheur éternel, parce que Dieu n’en peut recevoir aucune gloire, et nous perdrions par là tout moyen d’aimer Dieu, ce qui n’est point dans le sacrifice du bonheur éternel, puisque l’on espère qu’on l’aimera et qu’on le glorifiera toujours.

Remarquons que nous ne sacrifions que ce qui nous regarde, et jamais ce que nous devons à Dieu : l’amour, le respect, le désir de sa gloire et de l’extension de cette même gloire, sans nous regarder nous-mêmes. Si c’est là un péché, bon Dieu, de quelle nature de péché est celui-là ! Si l’Amour renferme les Lois et les Prophètes, la parfaite charité accomplit toute la Loi et ne fait rien qui lui soit opposé. Comment cet Amour qui effaça en Madeleine la multitude de tous ses péchés[792], pourrait-il être un péché ? Quand je livrerais mon corps aux flammes, [315] dit saint Paul, quand je donnerais tout mon bien aux pauvres etc. si je n’ai la charité, je ne suis rien[793]. Donc la charité est au-dessus de toutes ces grandes œuvres et du martyre même. Mais pour être au-dessus, elle ne les exclut point : au contraire, elle les renferme, et on ne peut parvenir à elle que par l’accomplissement de la Loi et les vertus les plus héroïques.  Elles sont comme l’échelle de Jacob  par où l’on monte à Dieu qui est la pure charité, car Dieu est charité[794].  Et par les mêmes degrés qui ont servi de montée, on descend de la même charité pour les besoins du prochain.

C’est en ce sens que Jésus-Christ nous a commandé de perdre notre âme pour l’amour de lui[795] : non point de la perdre par le péché, mais de la lui remettre par un sacrifice entier afin qu’il en dispose selon sa volonté. Et par cette perte que la charité nous fait faire, nous la retrouvons en Dieu avec des avantages infinis. Le même Seigneur nous a appris qu’il fallait perdre tout ce qui n’est point lui pour sauver notre âme, mais qu’après avoir tout perdu pour la sauver, il fallait perdre cette même âme pour lui[796], c’est-à-dire lui en faire une donation entière et irrévocable. Et c’est là le plus noble effort de l’amour le plus pur et le plus véritablement libre.

Il faut distinguer entre les sacrifices qu’on fait dans les épreuves, et l’amour qui a fait faire à Moïse et à saint Paul les sacrifices dont nous parlons, qui n’étaient point de simples velléités, qui n’auraient pas été d’un grand mérite devant Dieu, mais des volontés réelles de se sacrifier à Dieu pour sa plus grande gloire et le salut de ses peuples. [316] Le sacrifice de Moïse fut si efficace que Dieu en vertu de ce sacrifice réel et volontaire pardonna à ce peuple. Si on pouvait tromper Dieu comme on trompe les hommes, on pourrait croire que ces grands saints ne pensaient pas comme ils disaient ou qu’ils n’avaient qu’une velléité amusante et séductrice ; mais cela, comme j’ai dit, ne peut jamais être à l’égard de Dieu, qui voyait le fond de leur cœur.

Il est vrai que ni Moïse ni saint Paul n’ont jamais consenti à haïr Dieu et n’ont point eu ensuite cette brutale indifférence dont je crois qu’il n’y a aucun exemple dans le monde, puisque le même saint Paul a dit après qu’il désirait d’être délivré de son corps pour être uni à Jésus-Christ[797].  

Pour les personnes qui sont dans l’épreuve, leur esprit est si offusqué et l’appréhension d’offenser Dieu est si grande qu’il y en a qui disent : « Damnez-moi et que je ne pèche pas. Je sais que l’enfer est la punition du péché, mais je le demanderai pour prévenir le péché ». Qui ne voit que c’est l’amour et le respect le plus pur qu’ils ont pour Dieu qui leur fait faire ce sacrifice, sans qu’ils en pénètrent en nulle manière les suites ? Et si par impossible une telle âme était envoyée en enfer,  elle y porterait l’amour le plus pur, et le feu ne pourrait l’atteindre  puisqu’il ne peut brûler que le péché.  Mais il ne faut pas croire qu’une âme qui fait ce sacrifice de tout son cœur pour l’amour qu’elle a pour Dieu et pour la crainte de lui déplaire, soit en état de faire aucune de ces réflexions. Et ce sacrifice est si agréable à Dieu, comme je l’ai dit, que les [317] peines et les tentations cessent dans l’âme quand elle le fait réellement et de tout le cœur. C’est alors que son amour est développé et qu’il n’est plus entouré de ces nuages que la peine et la tentation avaient mis dans son esprit. C’est alors que, restant abandonnée à Dieu sans réserve, elle ne songe plus qu’à l’aimer et à lui plaire. C’est alors qu’elle éprouve dans son fond ce témoignage de la filiation divine dont parle saint Paul[798]. C’est alors qu’elle s’écrie avec l’Épouse, que la multitude des grandes eaux ne peuvent éteindre sa charité[799] puisque tant de tentations, tant de peines, tant de persécutions et un sacrifice si réel, n’ont fait que l’augmenter, loin de la diminuer. Il faut se souvenir que l’Amour est fort comme la mort, et sa jalousie est dure comme l’enfer[800]. Mais c’est une chose que la spéculation ne peut jamais faire concevoir. Le même saint Paul qui a fait ce sacrifice entier de son propre bonheur, ne nous a-t-il pas dit que rien ne peut le séparer de l’amour de Dieu qui est en Jésus-Christ[801] ?

Il est à noter que ce sacrifice ne se peut faire qu’en trois occasions : ou dans une crainte extraordinaire d’offenser Dieu ainsi que je l’ai marqué, ou dans une persuasion intime que l’on doit être éternellement malheureux - on n’est pas alors en état de rien examiner -, ou lorsque la charité est parvenue à l’état le plus sublime, comme en Moïse et en saint Paul. Alors, c’est cette même charité qui enlève et qui ne laisse aucune réflexion. Il faut remarquer de plus que c’est Dieu même qui pousse l’âme à faire ce sacrifice. Elle le fait, et sans aucun retour. L’amour-propre [318] ne s’aviserait jamais de le faire puisqu’il n’aspire qu’à être heureux et qu’il regarde son bonheur comme la fin de toutes ses œuvres ; au lieu que la pure charité n’a que Dieu pour fin en tout ce qu’elle entreprend, qu’elle souffre et qu’elle omet.

On est donc bien éloigné de croire que tout le commun [plus grand nombre] des chrétiens fasse ce sacrifice, puisqu’ils n’en ont pas même l’idée, et que Dieu ordinairement ne donne cette lumière qu’à ceux dont il doit exiger ce même sacrifice. Ce n’est pas un acte que l’âme doive faire ni qu’elle puisse faire par elle-même : c’est un acte que Dieu lui fait faire quand il lui plaît. Il me paraît qu’on ne démêle pas assez l’amour d’espérance d’avec la charité pure. Comme j’en ai déjà écrit, je n’en parle pas davantage.

Je remarque seulement que les âmes commençantes font des actes de soumission à la volonté de Dieu pour les choses extérieures ou intérieures, selon leurs états. Elles en font ensuite de conformité à cette même volonté  jusqu’à ce qu’étant devenues uniformes, elles ne puissent plus les faire : non qu’elles ne les trouvent bons et excellents en eux-mêmes, mais parce qu’ils sont outrepassés et réunis dans l’uniformité. Il en est de même des actes de confiance, d’espérance,  qui subsistent jusqu’à ce que la charité les ait réunis en elle. Alors ces actes se changent en abandon parfait entre les mains de Dieu et cet abandon va jusqu’à se délaisser [s'abandonner] totalement à lui, sans pouvoir plus s’abandonner activement à cause de la donation irrévocable qu’on a fait de tout soi-même. On donne d’abord une chose, on l’abandonne à Celui à qui on l’a donnée sans en rien [319] retenir pour soi, et puis on la lui délaisse, de manière qu’il en peut faire tout ce qu’il lui plaît parce qu’elle n’appartient plus à celui qui l’a donnée. Il est aisé de voir qu’il y a des actes différents selon les degrés de l’âme, qui ne demeure pas toujours dans la même situation, qui avance vers Dieu par le secours de la grâce et de la fidélité à cette même grâce. Si tous les degrés étaient pareils, il n’y aurait point d’âmes plus élevées les unes que les autres, il n’y aurait pas non plus plusieurs demeures dans la maison du Père céleste[802]. Chaque état a son commencement, son progrès, et sa fin.

S’il y a cinq ou six de ces âmes en plusieurs siècles, Dieu est assez puissant pour s’en faire un grand nombre[803]. Et quand il n’y en aurait pas davantage, elles seraient toujours un argument qu’on peut parvenir à cet état.

Il est vrai que les personnes qui ont le bonheur d’être arrivées à l’union divine, n’ont plus ces désirs angoisseux et empressés qu’ils avaient autrefois dans la tendance au bonheur souverain, parce que le propre de l’union à Dieu est de tranquilliser le fond de l’âme et de le mettre dans une très grande paix. Elle le met aussi dans un oubli profond de ce qui la concerne, demeurant reposée de tout intérêt entre les mains de Celui qu’elle possède et dont elle est possédée. C’est l’effet de l’amour le plus pur. Nous pouvons nous servir d’une comparaison : le feu perd sa tendance active et pleine de vivacité lorsqu’il est arrivé à la sphère, il n’en est pas moins fort ni moins pur ; au contraire, c’est l’éloignement de toute impureté causée par la séparation de tout corps étranger qui [320] lui fait perdre son activité. Ainsi l’âme ne perd son activité amoureuse que parce qu’elle est reposée dans un amour plus pur et plus parfait, produit par l’union au Bien-Aimé.

L’oubli de soi ne cause pas « une stupide indifférence ». Mais un amour surpassant tout propre intérêt la tient attachée à son Objet, en sorte qu’elle ne veut ni ne peut s’en détourner pour envisager quelque chose moindre que lui. Peut-on nommer un amour surpassant tout et une charité absorbante « une stupide indifférence » ? Puisque l’oubli de ce qui nous concerne ne vient que d’excès d’amour et que notre salut est beaucoup plus assuré dans la main de Dieu lorsqu’on ne s’occupe qu’à le glorifier et à lui plaire, qu’il ne le serait dans nos inquiétudes empressées qui n’y peuvent rien ajouter ?

Il faut nécessairement que ceux qui accusent cet état d’une stupide indifférence n’aient aucune expérience des voies intérieures et n’aient pas même compris ce que les mystiques disent là-dessus, puisqu’il est même certain qu’une personne occupée d’une forte passion d’une créature - qui n’est rien, comparée à l’Être souverain, - s’oublie de tout ce qui le concerne pour ne songer qu’à l’objet dont il est rempli : cet objet étant hors de lui ne peut jamais lui donner une parfaite tranquillité par sa jouissance même, qui souvent le dégoûte, l’ennuie, éteint son amour. Il n’en est pas de même de Dieu :  il est en nous, il nous possède et nous le possédons dans un parfait repos. L’amour que l’on a pour lui se fortifie tous les [321] jours par le bonheur de la possession, et comme cette possession est dans un parfait repos et sans aucune agitation de la part de la créature, cela fait que l’amour s’accroît et se perfectionne chaque jour dans ce même repos. Tout acte vif et inquiet est banni de ce sacré séjour, mais l’amour n’en est que plus constant, plus continuel et plus pur en foi. Il est certain que tout ce qui se fait avec effort diminue la force active par l’effort même ; et quoique cet effort paraisse quelque chose de plus grand qu’un état reposé, il s’affaiblit, se diminue et souvent se perd par sa continuité. Il n’en est pas de même de l’union divine : comme, dans cet état, l’âme est arrivée à son Centre, son action n’a plus les secousses et les efforts des autres actions ; son repos fait sa continuité, sa perfection et sa durée.

2.53 L’âme en pure Charité n’est plus à sa propre disposition, mais à celle de Dieu.

Il[804] me semble qu’il[805] est aisé de considérer qu’une[806] personne qui met son bonheur en Dieu seul [322] ne peut plus désirer son propre bonheur. Nul ne peut mettre tout son bonheur en Dieu seul que celui qui demeure en Dieu par la charité. Lorsqu’il en est là, il ne désire plus d’autre félicité que celle de Dieu en Dieu même et pour Dieu même[807]. Ne désirant plus d’autre félicité, toute félicité propre, même la gloire du Ciel pour soi, n’est plus ce qui le peut rendre heureux, et par conséquent n’est plus l’objet[808] de son désir. Le désir suit nécessairement l’amour. Si mon amour est en Dieu seul et pour Dieu seul sans retour sur moi[809], mon désir est en Dieu seul, sans rapport à moi.

Ce désir en Dieu n’a plus la vivacité d’un désir amoureux qui ne jouit point de ce qu’il désire, mais il a le repos d’un désir rempli et satisfait. Car Dieu[810] étant infiniment parfait et heureux et le bonheur de cette âme étant dans la perfection et étant le[811] bonheur de son Dieu, son désir ne peut avoir l’activité du désir ordinaire qui attend ce qu’il désire, mais il a le repos de celui qui possède ce qu’il désire. C’est donc là le fond de l’état de l’âme, qui sait qu’elle n’aperçoit plus en soi tous[812] les bons désirs de ceux qui aiment Dieu par rapport à eux-mêmes, ni de ceux qui s’aiment et se recherchent eux-mêmes dans l’amour qu’ils ont pour Dieu.

Cela n’empêche[813] pas que Dieu ne change quelquefois les dispositions, faisant que l’âme sentira pour des moments le poids de son corps qui lui fera dire : Cupio dissolvi[814] etc. D’autres fois, ne sentant plus qu’une disposition de charité pour ses frères sans retour ni rapport à soi-même, elle désirera d’être anathème et séparée de Jésus-Christ [323] pour ses frères[815]. Ces dispositions qui paraissent se contrarier, s’accordent fort bien dans un fond qui ne varie point. De manière que, quoique la béatitude essentielle de cette âme soit la béatitude de Dieu en lui-même et pour lui-même, dans laquelle les désirs sensibles de l’âme sont comme éteints et reposés, Dieu ne laisse pas de réveiller lui-même[816] ces désirs lorsqu’il lui plaît. Ces désirs ne sont plus[817] de ces désirs d’autrefois qui sont dans la volonté propre, mais des désirs remués et excités de Dieu même, sans que l’âme réfléchisse sur soi. Parce que Dieu, qui la tient directement tournée vers lui, rend ses désirs, comme ses autres actes, sans réflexion, de sorte qu’elle ne les peut voir s’il ne les lui montre[818], ou si ses paroles ne lui en donnent quelque connaissance en la donnant aux autres. Il est certain que pour désirer pour soi, il faut vouloir pour soi. Or tout le soin de Dieu étant d’abîmer la volonté de sa créature dans la sienne, il absorbe aussi tout désir connu dans l’amour de sa divine volonté. 

Il y a encore une autre raison qui fait que Dieu ôte et met dans l’âme les désirs sensibles comme il lui plaît. C’est qu’il exauce les désirs de cette âme et la préparation de son cœur[819] de sorte que l’Esprit désirant pour elle et en elle, ses désirs sont des prières et des demandes[820]. Or il est certain que Jésus-Christ dit dans cette âme : Je sais que vous m’exaucez toujours[821]. Un désir véhément de la mort dans une telle âme serait presque une certitude de la mort. Désirer les humiliations est bien au-dessous de désirer la jouissance de Dieu - et néanmoins lorsqu’il a plu à Dieu de me [324] beaucoup humilier par la calomnie, il m’a donné une faim de l’humiliation. Je l’appelle faim, pour la distinguer du désir.

D’autres fois il met dans cette âme de prier pour des choses particulières : elle sent bien dans ce moment que sa prière n’est point formée par sa volonté, mais par la volonté de Dieu, car elle n’est pas même libre de prier pour qui il lui plaît ni quand il lui plaît, mais lorsqu’elle prie, elle est toujours exaucée. Elle ne s’attribue rien pour cela, mais elle sait que c’est Celui qui la possède qui s’exauce lui-même en elle. Il me semble que je conçois cela infiniment mieux que je ne l’explique.

Il en est de même pour la pente sensible ou même aperçue, qui est bien moins que sensible. Lorsqu’une eau est inégale à une autre qui se décharge en elle, cela se fait avec un mouvement rapide et un bruit aperçu, mais lorsque les deux eaux sont de niveau, la pente ne s’aperçoit plus. Il y en a néanmoins une ici, mais elle est insensible et imperceptible, en sorte qu’il est vrai de dire, en un sens, qu’il n’y en a plus. Tant que l’âme n’est pas unie intimement à son Dieu d’une union que j’appelle permanente pour la distinguer des unions passagères, elle sent sa pente pour Dieu. L’impétuosité de ce penchant, loin d’être une chose parfaite comme des[822] personnes peu éclairées le pensent, en[823] est le défaut et marque la distance de Dieu et de l’âme.

Mais quand Dieu s’est uni l’âme de telle sorte qu’il l’a reçue en lui où il la tient cachée avec Jésus-Christ[824], l’âme trouve un repos qui exclut toute pente sensible, et tel que la seule expérience le peut faire comprendre. Ce n’est point [325] un repos dans la paix goûtée, dans la douceur et dans la suavité d’une présence de Dieu aperçue, mais c’est un repos en Dieu même, qui participe à son immensité tant l a d’étendue, de simplicité et de netteté. La lumière du soleil qui serait bornée par des miroirs aurait quelque chose de plus éclatant que la lumière pure de l’air ; cependant ces mêmes miroirs qui rehaussent son brillant, la terminent et lui ôtent de sa pureté. Lorsque le rayon est terminé par quelque chose, il s’emplit d’atomes et il se fait mieux distinguer que dans l’air, mais il s’en faut bien qu’il n’ait sa pureté et sa simplicité. Plus les choses sont simples, plus elles sont pures et plus elles ont d’étendue. Rien de plus simple que l’eau, rien de plus pur, mais cette eau a une étendue admirable à cause de sa fluidité. Elle a aussi cette qualité que n’ayant nulle qualité propre, elle prend toutes sortes d’impressions, elle n’a nul goût et elle prend tous les goûts, elle n’a nulle couleur et elle prend toutes les couleurs.

L’esprit en cet état et la volonté sont si purs et si simples que Dieu leur donne telles couleurs et tel goût qu’il lui plaît, comme à cette eau qui est tantôt rouge et tantôt bleue, enfin imprimée de telle couleur et de tel goût que l’on veut lui donner. Il est certain que, quoique l’on donne à cette eau les diverses couleurs que l’on veut à cause de sa simplicité et pureté, il n’est pourtant pas vrai de dire que l’eau en elle-même ait du goût et de la couleur ; et c’est ce défaut de goût et de couleur qui la rend susceptible de tous goûts et de toutes couleurs. C’est ce que j’éprouve de mon âme : elle n’a rien qu’elle puisse distinguer ni connaître en elle ou comme à elle, et c’est ce qui [326] fait sa pureté ; mais elle a tout ce qu’on lui donne, et comme on le lui donne, sans en rien retenir pour elle. Si vous demandiez à cette eau quelle est sa qualité, elle vous répondrait que c’est de n’en avoir aucune. Vous lui diriez : « Mais je vous ai vue rouge ! » - « Je le crois, mais je ne suis point rouge, ce n’est pas ma nature ». Je ne pense pas même à ce qu’on fait de moi, à tous les goûts et à toutes les couleurs qu’on me donne. Il en est de la forme comme de la couleur. Comme l’eau est fluide et sans consistance, elle prend toutes les formes des lieux où on la met, d’un vase rond ou d’un carré. Si elle avait une consistance propre, elle ne pourrait prendre toutes les formes, toutes les odeurs, tous les goûts et toutes les couleurs.

Les âmes ne sont propres qu’à peu de choses tant qu’elles conservent leur consistance propre. Tout le dessein de Dieu est de le leur faire perdre par la mort d’elles-mêmes tout ce qu’elles ont de propre, afin de les mouvoir, agir, changer et imprimer comme il lui plaît. Et alors il est vrai qu’elles ont toutes les formes et il est vrai qu’elles n’en ont aucunes, ce qui fait que, ne sentant que leur nature simple, pure et sans impression singulière, lorsqu’elles parlent ou écrivent d’elles-mêmes, elles nient toutes formes être en elles parce qu’elles ne parlent pas conformément aux dispositions variables où on les met et auxquelles elles ne font nulle attention, mais au fond de ce qu’elles sont, qui est leur état toujours subsistant.

Je vous conjure au reste d’excuser[825] les expressions et si je dis mal, redressez-moi. Si on pouvait montrer l’âme comme le visage, je ne voudrais, ce me semble, cacher aucune [327] de ses taches. Je soumets le tout. J’ai encore ce défaut, que je dis les choses comme elles me viennent, sans réfléchir si je dis bien ou mal. Lorsque je les dis ou écris, elles me paraissent claires comme le jour ; après cela, elles me paraissent comme des choses que je n’ai jamais sues, loin de les avoir écrites. Il ne reste rien dans mon esprit qu’un vide qui n’est point incommode. C’est un vide simple, qui n’est incommode ni par la multitude des pensées ni par leur stérilité. Je prie Dieu, s’il le veut, de faire entendre ce que je ne puis mieux exprimer.

2.54 Opération de l’amour de Dieu sur les âmes.

Étant dans un fort recueillement, il me fut montré deux personnes : l’une qui était toujours exposée aux rayons divins et qui recevait incessamment les influences de la grâce, et l’autre qui mettant continuellement de nouveaux obstacles, quoique subtils et légers, à la pénétration du Soleil, était cause que le Soleil ne faisait autre chose par son opération que de dissiper les obstacles.

Le Soleil dardait continuellement ses rayons avec une égale force sur ces deux âmes. Cependant l’opération en était bien différente, car l’une était toujours plus pénétrée, plus purifiée, plus éclairée, [328] plus enrichie par les opérations du Soleil parce qu’elle ne faisait nulle action propre qui pût ni la salir ni empêcher cette opération - car l’agitation ou l’action propre, même sous bons prétextes, empêche que le Soleil ne darde ses rayons avec autant de force et ne pénètre de toute sa chaleur. Lorsque cette autre âme mettait de nouveaux obstacles, quoique subtils et légers, à la pénétration de la lumière, le Soleil n’était occupé qu’à les dissiper [de telle sorte] que si elle continue à en mettre, il ne pourra opérer d’une autre manière qu’en détruisant peu à peu ces empêchements. C’est ce qui fait que des âmes d’ailleurs très bonnes et qui paraissent toujours occupées à faire le bien avancent si peu, parce que  ou elles mettent des obstacles qui sont comme des nuages qu’il faut dissiper, ou par leur activité naturelle elles empêchent la pénétration du Soleil.

 Si nous étions sans action, sans retour, sans réflexion et que nous fussions toujours ainsi exposés à Dieu en pure et nue foi, nous deviendrions des Séraphins. Les hommes de cette sorte sont destinés à remplir les places des mauvais Anges et sont de l’ordre de cette première Hiérarchie, destinés non seulement à être brûlés et consumés par la Divinité dont ils sont plus proches que les autres esprits bienheureux ; mais de plus, ils en reçoivent tant de flammes qu’ils en pénètrent tous les Ordres inférieurs. Ils sont comme ces miroirs ardents qui, pénétrés des rayons du Soleil, brûlent ce qui est au-dessous d’eux. O hommes de foi et d’amour, que vous êtes rares ! C’est vous qui êtes les Séraphins de la terre, qui brûlez tout de vos ardeurs ; cependant cette ardeur est si paisible [329] que l’on ne sait si ce sont des feux rafraîchissants ou des rafraîchissements brûlants.

Je ne mets pas de ce rang les ardeurs sensibles, qui sont plutôt des vapeurs chaudes que des feux. Mais je parle de ces feux sacrés et invisibles, insensibles et tout purs, qui n’ont que la charité parfaite, laquelle n’est autre chose que la consommation de la foi pure et nue, où l’on ne travaille point à s’élever par les connaissances, mais à se laisser consumer d’amour et par l’amour. Ô s’il y avait bien des Séraphins, tout le monde serait consumé de l’Amour divin ! Et lorsque, dans un paisible repos, semblable au feu quand il est dans sa sphère, ils ne sentiraient point de chaleur, ils ne laisseraient [cesseraient] point d’en produire, mais une chaleur pleine de vie et de fécondité.

2.55 Soumission et immutabilité de l’âme unie.

Combien est-on obligé de faire de personnages dans la vie, du moins par dehors ? Car pour le dedans, c’est toujours le même, et l’Unique veut un cœur unique. Mais plus il possède le dedans, plus on est libre au-dehors d’une manière toute simple, sans retour et sans embarras, et cette volonté toujours souple et pliable à tout événement rend immuable. On aurait peine à croire qu’à mesure que la volonté devient souple, pliable, qu’elle prend toutes les formes qu’on veut lui donner, [330] elle cesse d’avoir une forme particulière : l’eau qui n’a ni goût, ni consistance, ni saveur, ni odeur, parce qu’elle est infiniment pure, prend toutes les figures, les odeurs et les couleurs. Vous m’entendez sans doute, et vous comprenez aisément que la volonté ne devient de cette sorte qu’à force de se soumettre, se résigner, se conformer et s’unir au Vouloir divin. Il ne vous en faut pas dire davantage : en perdant toute inclinaison sensible et perceptible, vous n’aurez plus d’inclination particulière et vous vous laisserez mouvoir au Vouloir divin. Ce n’est pas une petitesse active, mais passive que Dieu doit former en nous. N’arrangeons rien et ne dérangeons rien par nous-mêmes, mais laissons-nous déranger au Seigneur qui ne fait cas que d’une souplesse infinie. La moindre chose dont nous sommes le principe, quelque bonne qu’elle paraisse, ne lui peut plaire. Il n’aime que ses ouvrages et il ne regarde comme tels que ceux qui sont sans mélange. Que Dieu est pur et qu’il faut que nous soyons purs pour n’ajouter rien à la grâce et pour le suivre avec fidélité et sans nul retour en quelque endroit qu’il nous mène !

2.56 De la fermeté intérieure.

La même fermeté intérieure que l’âme a pour ne point se remuer dans les tentations et dans la [331] peine de ses défauts, elle l’a pour les dons et les grâces. En cet état,  tout est si intime qu’il ne s’aperçoit rien. Mais s’il en tombe quelque chose sur les sens, l’âme est inébranlable pour laisser aller et venir la grâce, ne faisant nul mouvement, quelque simple qu’il soit, ni pour savourer ni pour goûter, mais laisse le tout comme s’il se passait dans un autre, sans y prendre nulle part.

Au commencement et longtemps,  l’âme voit que la nature veut y prendre sa part, et alors sa fidélité consiste à la retenir sans lui permettre d’épanchements. Puis l’habitude qu’elle a prise à la retenir fait qu’elle demeure immobile, comme d’une chose qui ne la touche plus : l’âme ne regarde plus rien, elle ne s’approprie rien et elle laisse tout recouler en Dieu avec pureté, comme il en est sorti.

Jusqu’à ce que l’âme soit en cet état, elle salit toujours un peu l’opérer divin, qui ressemble alors à ces ruisseaux qui contractent la corruption des lieux où ils courent ; mais sitôt que le ruisseau coule dans un lieu pur, alors il reste dans la pureté de sa source. Ce procédé fait beaucoup mourir la nature et ne lui donne aucun moyen de se tenir à rien.

Mais à moins de l’expérience et que Dieu ne fasse connaître à l’âme cette conduite, on ne la peut comprendre ni se l’imaginer, à cause de sa grande nudité. L’esprit y est vide et n’est plus rempli de pensées et d’agitations, rien ne remplit un certain vide qui n’est plus pénible,  et l’âme voit qu’elle a une capacité immense que rien ne peut empêcher : les emplois extérieurs ne font plus de peine, et l’âme est dans un état de consistance qui ne se peut exprimer et qui même sera peu compris. [332]

2.57 Enfance et dépouillement nécessaires pour la charité. 

On ne connaît point cette véritable enfance que Jésus-Christ a tant louée et qu’il donne comme la qualité essentielle pour entrer au Royaume des Cieux qui, dans cette vie, est ce royaume intérieur. Il n’y a que les petits qui y entrent et qui le pénètrent et,  parce que la porte est étroite et basse, il n’y a que les enfants qui puissent y entrer. Cet intérieur est la vie qu’on trouve par la porte étroite. Quelque décharné que soit un homme par son austère pénitence, il est toujours homme : il n’y saurait par conséquent passer s’il ne devient enfant. De plus, ces personnes austères sont riches de leurs propres œuvres, ils n’y peuvent passer puisqu’il est si difficile qu’un riche y entre. Soyons donc pauvres, petits enfants, dénués de tout, et nous y passerons tout naturellement et sans effort, comme un fil simple passe où le câble ne saurait entrer. Heureux celui qui a des oreilles pour entendre cela ! Plus heureux le cœur qui le comprend ! Et parfaitement [333] heureux celui que l’humble et pauvre Jésus y conduit lui-même et qui se laisse porter par un abandon total, sans soin ni souci de ce qui le concerne, comme n’étant plus à lui-même, mais à Celui qui l’a racheté d’un si haut prix.

Mais est-ce assez, ô mon divin Maître, d’être dépouillé de tout, si on n’est entièrement dépouillé de soi-même ? Vous avez quitté tout ce que vous pouviez quitter des accompagnements de la Divinité pour vous faire homme[826], afin d’obliger l’homme à se dépouiller de lui-même et pour le rendre par là participant de la Divinité. C’est en perdant ce nous-même[827] que, devenant conformes à Jésus-Christ et un en lui, il nous transforme, comme dit saint Paul, de clarté en clarté en son image[828] et nous perd en Dieu.

Mais que sont ces clartés dont parle saint Paul ? Ce ne sont point des brillants qui nous fassent discerner quantité d’objets. La clarté dont on passe pour entrer dans une autre est la sombre clarté de la foi, laquelle en nous éblouissant nous met dans l’obscurité divine, qui nous empêche de rien vouloir, voir ni connaître et qui nous ôte toute vue et certitude prise en quelque objet distinct que ce soit pour ne nous laisser que ces sacrées ténèbres, dont parle saint Denis [l'Aréopagite], qui sont si certaines quant à leur objet puisqu’elles nous laissent dans la certitude que Dieu est tout en lui-même, pour lui-même et nous rien, que Dieu demeure ce qu’il est en lui et pour lui, et qu’ainsi nous restons dans notre place, qui est le néant, [334] néant qui n’étant rien, ne mérite rien, mais qui cependant a une qualité proportionnée, quoiqu’en petite capacité, pour posséder le tout qui ne remplit que les vides. Car c’est le vide, plus ou moins étendu, qui fait la disposition pour recevoir le tout selon sa capacité bornée et limitée, laquelle n’a qu’une certaine proportion sans proportion avec le tout.

Or de cette clarté sombre de la foi, nous passons dans la claire charité, qui est toute lumière et toute ardeur, mais lumière et ardeur encore plus ignorées de celui qui les possède que la foi. Parce que le rien n’a ni vue, ni goût, ni sentiment, ni connaissance, ni ardeur,  et cependant la charité possède toutes ces qualités. Et quoiqu’elle soit en l’homme de cette sorte, ce n’est pas cependant pour l’homme, c’est-à-dire pour en jouir et la posséder, car l’homme est si corrompu que s’il possédait ces choses en manière connue, il s’en ferait une propriété, qualité si opposée à la pure charité.

 Vous voyez donc combien le dénuement de l’homme est nécessaire, puisque la possession de la charité en manière connue et satisfaisante l’éloignerait d’elle à cause de l’opposition infinie qu’il y a entre la propriété et cette charité pure, nette, généreuse qui ne peut s’arrêter captive en aucun endroit et ne peut par conséquent séjourner en des endroits qui voudraient l’arrêter en se l’appropriant. Elle est légère, elle monte au-dessus de tout pour s’unir sans cesse à son principe qui est Dieu, car Dieu est charité[829]. Elle se plaît dans le néant, je veux dire dans l’âme anéantie, parce qu’elle y a toujours son même effort et que [335] rien ne l’arrête. Si les obstacles qui l’empêchent de s’étendre sont légers, elle les consume en un moment comme un brin de fil, et elle en use de même de nos défauts journaliers qu’elle consume en un moment lorsqu’ils ne sont pas volontaires ou causés par la propriété. Loin d’ici le péché ! Ce n’est pas ce dont il s’agit, mais d’une parfaite désappropriation pour laisser faire tout à la charité. Or comme la charité est Dieu et que Dieu est charité, en nous changeant en elle, elle nous transforme en Dieu.

C’est donc à elle qu’il faut se livrer et s’abandonner. Ô pure charité, les hommes propriétaires te sont aussi opposés que le Diable ! C’est pourquoi ils se joignent à cet ennemi pour te combattre,  mais ni la multitude des eaux, ni tous les fleuves ne te peuvent éteindre ; et quand l’homme donnerait toutes choses, et lui-même, pour la posséder, ce ne serait rien pour ce qu’elle vaut et mérite[830]. Cependant le Maître se contente que nous ne nous réservions rien de propre pour nous la donner. Quand il nous la donne, il donne en Dieu ; et quand nous nous donnons, nous donnons en hommes, comme celui qui donnerait une pomme à un grand monarque, qui le récompense d’une très grande quantité d’or.

Adieu mille fois! Toute à vous en notre Tout qui, si nous sommes fidèles, fera de tant de petits grains de raisins que nous sommes, un verre de vin exquis pour le présenter à l’Époux, qui l’avalera : alors il ne paraîtra plus rien de nous et Jésus-Christ sera tout en nous. Amen, Jésus ! [336]

2. 58. Simplicité enfantine, et oubli de soi en tout sous la conduite de Dieu.

 Le même principe qui simplifie, applique à ce qu'il lui plaît ; et les plus petites cérémonies de l’Église ont leur beauté et entrent dans le cœur. Il n'est pas question ici d'avoir ou de n'avoir pas, d'être d'une façon ou d'une autre, mais d’être ce que Dieu nous fait être, et en la manière qu'il le veut. Vous verrez un pays nouveau, où vous marcherez avec plaisir jusqu'à ce que vous ne voyiez plus rien. Si un enfant en naissant avait sa pleine raison, qu'il se trouverait étonné au sortir de ce cachot ténébreux de voir la beauté de ce grand univers ! Il en est de même d'une âme qui entre en nouveauté de vie.

 C'est donc de moment à l'autre ce qui se présente à faire, sans vous regarder ni en bien ni en mal, vous laissant tel que vous êtes entre les mains de Dieu, comme un vil instrument dont il se servira tant qu'il lui plaira, et qu’il jettera aux ordures lorsqu'il ne voudra plus s'en servir.

2.59 De l’état de la parfaite simplicité.

L’âme[831] arrivée à la parfaite simplicité et [337] qui a outrepassé tout moyen, ne trouve que Dieu seul : tout ce qui n’est point lui-même, quelque grand et élevé qu’il paraisse, la gêne et l’embarrasse. Tout ce qui se voit, s’entend, se pratique, n’est point ce qu’il lui faut. Il ne faudrait pour elle que le repos du Seigneur et l’entière cessation de toutes choses. Cette âme vivrait contente quand [même] tout serait détruit, et quand tout usage de la religion lui serait interdit, elle ne trouverait pas qu’il lui manquât rien. Il paraît à cette âme, réduite en unité et dans l’entière simplicité, que tout ce qui la concerne, même ses défauts, ne mérite plus son application, qui la détournerait de sa dernière fin, dans laquelle elle trouve que toutes actions sont finies et réduites dans leur Principe.

Il lui semble même que la purification commune et générale n’est plus pour elle et que Dieu seul peut consumer en elle tout défaut et toute dissemblance, ce qu’il fait assurément, car il n’en peut souffrir aucun. Ce qui paraît défaut aux hommes ne l’est pas toujours devant Dieu, au lieu que ce que l’on prend souvent pour justice et perfection est réprouvé de lui. C’est lui qui choisit le bien et rejette le mal.

Tout autre moyen de purification ne convient point à cette âme. Toutes les âmes conduites par les dons surnaturels sont ordinairement éprouvées par les démons. Il n’en est pas de même des âmes conduites en foi : leur épreuve paraît n’avoir rien d’extraordinaire et être toute naturelle, elle fait beaucoup plus mourir que la première épreuve des âmes conduites par les dons, d’autant que l’épreuve des premières leur sert de soutien. Nous ne pouvons jamais par nos soins et même par l’assiduité [338] à retrancher tous les mouvements de notre propre vie nous causer la mort intérieure. Nous pouvons bien amortir l’extérieur, mais l’esprit vivra même de cette application. Il n’y a que la sortie de nous-mêmes qui puisse véritablement porter le nom de mort. Tout ce qui nous retient en nous, quelque délicat et subtil qu’il soit, empêche notre mort. Dieu tolère plutôt de gros défauts extérieurs, qu’il corrige dans la suite par l’activité de son Amour, que la moindre résistance ou le plus petit empêchement à l’étendue de son domaine dans l’âme.

Plus Dieu est libre en nous, plus il donne son Esprit sans mesure. C’est la gloire qu’il prétend en nous que de voir tous les ennemis comme les escabeaux de ses pieds[832], c’est-à-dire de voir terrasser en nous tout ce qui s’oppose à son empire. Aussi est-il écrit :  Le Seigneur dit à mon Seigneur : Asseyez-vous à ma droite, comme pour nous apprendre que cet Esprit demeure en lui-même et ne se répand en nous avec plénitude qu’autant que tout lui est assujetti dans nous. Mais qui est-ce qui assujettit tout au Fils, sinon le Père, puisque c’est lui qui réduit ses ennemis à être l’escabeau de ses pieds ?

Je donnerais ma vie afin que la personne que j’ai l’honneur de connaître ne donna aucune borne à l’Esprit de Jésus-Christ. Pour continuer de lui parler dans ma simplicité, notre Seigneur me paraît lié dans son âme et qu’il n’est pas libre d’y opérer tout ce qu’il lui plaît. Cela me fait souffrir d’une peine intérieure très forte. Sitôt qu’il donnera tout pouvoir à Dieu en lui, mon âme sera au large et mon cœur content, et certaines répugnances lui seront ôtées.

2.61 État d’une âme passée en Dieu.

[340] Lorsqu’une âme est une fois sortie d’elle-même et passée en Dieu, elle est si fort étrangère à elle-même qu’il faut qu’elle se fasse une grande violence pour penser à elle. Lorsqu’elle y pense, c’est comme à une chose étrangère qui ne la touche plus. Elle se sent comme divisée et séparée d’elle-même. Une seule chose est et subsiste en elle, qui est Dieu. Elle ne peut plus se voir distincte de Dieu. Dieu est elle et elle est Dieu, mais pour se regarder elle-même, cela lui est étranger. Elle n’a plus nulle correspondance d’elle-même pour elle-même, mais Dieu seul subsiste sans distinction. Et plus elle est dans cette unité en Dieu, indistinguible, plus elle est étrangère et séparée d’elle-même. Rien de ce qui peut avoir rapport à elle ne la peut toucher ni intéresser. Paradis, perfection, éternité, rien de tout cela ne la regarde plus. Tout ce qui a rapport à la créature est perdu pour elle et dans une perte si étrange que la perte même est insensible et étrangère. Dieu est Dieu en lui-même et pour lui, et c’est tout ce que fait cette âme : non qu’elle y pense en distinction, mais c’est qu’elle fait qu’il n’y a que Dieu pour elle. Tout le reste lui est étranger.

Si son propre salut ne la touche pas d’une manière aperçue, celui des autres ne la touche point aussi. Cependant elle y est employée et y travaille par Providence. Dieu la pousse quelquefois [341] fortement à désirer le salut et la perfection de certaines âmes, en sorte qu’elle donnerait sa vie pour les faire correspondre à Dieu dans toute l’étendue de ses desseins sur elles - mais sans soin ni souci, sans y mettre rien du sien, servant de pur instrument en la main de Dieu, qui donne telle pente et telle activité qu’il lui plaît, mais activité dans un parfait repos, sans sortir de lui-même, sans nulle pente propre, quoique la pente soit quelquefois infinie, car l’âme parvenue à l’entière désappropriation et propre à s’écouler en Dieu, y étant abîmée, est comme une eau fluide qui ne peut être fixée, mais qui s’écoule sans cesse suivant la pente qui lui est donnée.

Elle comprend qu’elle participe à la qualité communicable de Dieu et qu’elle ne vit et ne subsiste que pour se répandre. Plus elle s’écoule, plus elle est pleine sans nulle plénitude propre, mais de la plénitude de Dieu en lui, qui se communique à tous les êtres et qui entraîne avec lui ceux qu’il a abîmés en lui. C’est lui qui leur donne toute pente. Cependant cela se fait sans s’en occuper, sans y penser, sans se soucier du succès : tout périrait et se renverserait que l’âme n’en serait point touchée, ce qui n’empêche pas qu’elle ne souffre les biens ou les maux des âmes qui lui sont unies pour recevoir ses communications. C’est comme une rivière qui s’écoule agréablement lorsqu’on lui fait passage, mais qui remonte avec effort contre elle-même lorsqu’elle n’en trouve point. Cette douleur, quoique très forte, n’est point propre à l’âme. Ce n’est point un déplaisir pour la perte des âmes, c’est une pente nécessaire. Tout lui est Dieu et toute la gloire de Dieu se trouve autant dans la destruction de toutes choses [342] que dans leur succès. On ne sait plus ce que c’est que parents, amis, biens, enfants, intérêt, honneur, santé, vie, salut, gloire, éternité : tout cela ne subsiste plus pour une telle âme, quoiqu’à l’extérieur elle paraisse toute commune, agissant et faisant comme les autres.

Dieu est toutes ces choses en elle pour lui. Ces âmes en qui il habite sont cachées à elles-mêmes. Ô si je pouvais faire comprendre l’intimité et identité de cette union ! Mais je n’en puis rien dire. Dieu est, et la créature n’est rien[833] et ne subsiste plus. Ô Dieu qui l’avez fait, vous seul le pouvez comprendre, vous qui avez fait passer en vous cette créature. Il m’en vient une raison qui est que l’âme est tellement perdue et submergée en Dieu qu’elle ne peut voir que Dieu, sans le voir néanmoins, car elle en est comprise [englobée]. Elle peut encore moins se voir par réflexion parce qu’il faudrait sortir de Dieu pour se regarder. Si elle voyait quelque chose d’elle, elle le verrait en Dieu par un regard direct et non réfléchi sur elle-même. Cet état s’éprouve même des âmes qui ne l’ont encore que par disposition. Comme elles ne sont point en Dieu par état permanent, elles éprouvent dans cette disposition, qui dure plus ou moins selon qu’il plaît à Dieu, elles éprouvent, dis-je, une impuissance de réfléchir sur elles-mêmes, mais après cela, elles fourmillent de réflexions. L’âme qui y est par état, y est bien plus parfaitement et d’une autre sorte, elle ne peut plus en nulle manière se courber vers soi et, quand elle le voudrait faire, elle ne se trouve plus. [343]

Comme elle ne se distingue plus d’avec Dieu, elle ne peut par conséquent avoir d’autre intérêt hors de Dieu, de sorte que, si cette âme a encore quelque intérêt particulier quel qu’il soit, fût-il de salut, je dis qu’elle n’est point dans l’état dont je parle, mais dans quelque autre qui lui est inférieur. On prendra peut-être pour ce que je dis un certain état où l’on ne veut le salut que pour glorifier Dieu, et l’on croira que ce n’est point avoir d’intérêt propre. Cela est très grand, mais ce n’est point ce que je veux dire. L’âme ne pense point ici à tout cela, elle ne sent plus même en elle les intérêts de la gloire de Dieu, comme une créature qui s’intéresse pour son Créateur. Tout cela n’est point ce que je veux dire. Ici Dieu s’intéresse lui-même pour lui-même, et cette créature n’a plus non seulement d’intérêt pour elle-même, mais nul intérêt pour Dieu distinct de Dieu : Dieu seul en unité est toute sa gloire ; ses intérêts, tout, se trouve renfermé en lui.  Dieu est Dieu en lui et pour lui.

Ceci a bien de la peine à être expliqué et, à moins d’expérience, l’on aura peine à le concevoir. Tout est Dieu. La gloire de Dieu est Dieu, non envisagée comme telle par cette créature, mais cela est et subsiste en unité réelle de vérité, comme Dieu subsiste en unité en lui et pour lui-même sans différence. Il en est de même dans cette âme : les volontés de Dieu et ses commandements sont découverts dans leur source non plus distincts de Dieu, mais en Dieu, où les volontés de Dieu paraissent bien d’une autre sorte que tout ce que l’on en pourrait penser et connaître hors de lui. [344]

Après que l’on a bien écrit de ces choses, il en est mis dans le cœur d’inexplicables qu’il faut laisser recouler dans leur source.

2.62 Du mariage spirituel.

Ce qui fait que tant de personnes ont parlé si différemment du mariage spirituel, c’est qu’ils en ont parlé suivant leur lumière ou expérience, donnant le nom de mariage à leur union, selon le degré et l’état où ils étaient, les uns le mettant dans les lumières sublimes qui sont données à l’âme dans la perfection de l’état passif de lumière, les autres prenant pour mariage spirituel ces touches sublimes, cet amour fort et impétueux. Et les autres l’ont mis où il est, c’est-à-dire dans l’état de transformation. L’Écriture nous instruit mieux que toutes ces expériences lorsqu’elle dit dans Osée : Je t’épouserai en foi ; je t’épouserai pour jamais[834], ce qui fait assez voir que le mariage parfait est indissoluble et qu’il ne peut être dans les unions passagères ou unions de quelque partie.

 J’appelle unions passagères celles qui ne sont pas en degré permanent, comme sont celles des puissances ou bien celles qui se font à l’oraison ou autre part et qui ne sont pas par état. Sainte Thérèse dit qu’elle avait quelquefois, même dès le commencement, cette oraison d’union. [345] C’est ce que l’Épouse demande dans le Cantique lorsqu’elle dit d’abord : Qu’il me baise d’un baiser de sa bouche[835]. Ceci se peut entendre de l’union passagère et de l’union permanente. Comme baiser, c’est l’union passagère, qui ne dure qu’autant que le baiser dure et qui laisse après soi la suavité de l’Ami. Comme baiser unique, il se peut appliquer à l’union permanente parce qu’elle (l’Épouse du Cantique) prétend que ce baiser durera toujours ; autrement elle dirait : « Qu’il me donne des baisers continuels de sa bouche. » Cependant de quelque manière qu’on le prenne, ou pour l’une ou pour l’autre, ce n’est point là le mariage, mais des gages d’amour de l’amant à l’aimée. La suite le fait voir lorsqu’elle dit : Tirez-moi et nous courrons[836] ; après quoi elle le perd,  il s’enfuit et fait toutes les démarches nécessaires pour faire entrer l’âme dans la pure foi et la rendre digne d’être son Épouse. Ce baiser qu’il lui accorde la rend si amoureuse de lui qu’elle ne sait que courir comme une folle pour le posséder entièrement : elle ne craint ni les coups ni les plaies, elle le demande partout, mais elle ne le possède pas parfaitement[837].

Ensuite ce sont les fiançailles où il semble que l’Épouse entre dans de nouvelles privautés avec l’Époux. Il la mène dans ses celliers,  puis elle le porte comme un bouquet entre ses mamelles : tout ceci marque union, caresses, privautés, mais non unité. Ils sont différents[838] et elle ne le possède pas à souhait : vous voyez, puis après son [346] repos, ses langueurs. Quoique tout cela soit divin, elle peut le perdre encore et elle le perd en effet.

Mais après cela elle dit : Mon Bien-aimé est à moi et moi je suis toute à lui. Je le tiens et ne le laisserai point aller[839]. Or c’est alors que se fait cet admirable mariage où l’âme est vraiment toute à son Époux et lui toute à elle. Elle dit « toute » pour faire voir que l’union n’est pas en quelque chose, mais en tout. Ce qui dit unité, car, quelque soin que l’on ait d’unir deux choses ensemble, on ne peut si bien les unir qu’il n’y ait quelque endroit de désuni, de sorte que l’on ne peut pas dire que l’union soit totale, quoiqu’elle soit intime. Mais pour faire qu’une chose soit toute unie avec une autre, il faut fondre et dissoudre la chose que l’on veut unir afin que des deux il ne s’en fasse qu’une, et cela fait l’unité. Alors on peut dire : Mon bien-aimé est tout à moi et moi je suis toute à lui, sans réserve ni distinction.

Or ceci ne se peut faire que par l’anéantissement, non opéré activement, mais souffert, qui a seul le pouvoir de faire perdre à l’âme toute forme propre afin qu’elle puisse être un avec son Dieu. C’est ce que signifie ce mot toute à lui et lui tout à moi, car nous sommes tellement un que l’union n’est pas bornée d’aucun côté, Dieu et l’âme étant l’un à l’autre sans réserve, et cela est unité parfaite. Après cela l’Époux dit : Ma Bien-aimée est toute belle, il n’y a nulle tache en elle[840], parce qu’il l’a rendue telle pour l’épouser, lui faisant perdre sa forme défectueuse pour lui donner la sienne. D’où il est aisé de voir que les états de déchets, de pauvretés, de misères etc. n’arrivent pas après le mariage, mais avant, qui est le temps où l’Époux [347] met l’âme dans le creuset pour l’épurer et la rendre digne de lui.

Il est dit : Je le tiens et ne le laisserai point aller, ce qui fait voir la fermeté et l’indissolubilité de ce mariage. Je crois que plusieurs ont pris les fiançailles pour le mariage, qui ne sera accompli en eux que dans le Ciel. L’Époux consomme bien ce mariage autant qu’il le peut être en cette vie, mais la véritable consommation ne s’en fera que dans le Ciel. Et cette consommation se fait par transformation où des deux il n’est fait qu’un, non seulement comme par manière d’union, mais c’est que l’Amant a changé en lui l’Aimée.

Il dit aussi : Ma colombe est unique et parfaite[841]. Elle est unique parce qu’elle n’est plus, mais : moi seul, je suis. Elle est parfaite parce qu’elle possède ma propre perfection, et c’est alors que l’amour est fort comme la mort[842], parce qu’étant devenue Dieu, la force est celle de Dieu. Ainsi elle est bien éloignée après cet heureux mariage de tomber dans les faiblesses et égarements précédents. Elle dit : Il a ordonné en moi la charité[843], ce qui fait voir que la charité lui est donnée dans toute l’étendue et l’ordre qui lui est nécessaire.

Post-scriptum. Lorsque j’ai dit : Mon Bien-aimé est à moi et je suis toute à lui, je sais que l’Épouse du Cantique ne dit pas ce mot toute,  mais je l’ai mis comme il m’est venu dans l’esprit. Saint François de Sales l’explique ainsi : et je suis toute sienne. J’ai cependant vu qu’il n’y a dans les Cantiques que le simple mot ego illi [je suis à lui], mais cette divine Amante ne se serait pas contentée d’être à lui en partie. [348]

2.64 Voies et opérations de Dieu et de sa grâce sur les âmes de choix.

[352] Que l’aveuglement des hommes est grand de ne point connaître les voies de Dieu, son pouvoir souverain, son indépendance de tous les moyens ! Il choisit ceux qu’il lui plaît et prend même plaisir de contrarier les raisons des hommes afin de paraître d’autant plus Dieu que les moyens dont il se sert sont plus faibles et moins usités.

Une âme qui a perdu tout pouvoir propre, est éloignée de se pouvoir donner quelque mouvement par elle-même puisque, sitôt que nous perdons notre propre pouvoir, nous entrons, comme dit l’Écriture[844] dans la puissance du Seigneur qui ne nous laisse plus ni choix, ni pente, ni tendance d’aucun côté. C’est ce parfait équilibre de l’âme qui fait que Dieu la penche comme et quand il lui plaît. Ô qu’il y a peu d’âmes qui soient de cette sorte dans la main de Dieu, à cause de la difficulté qu’il y a à devenir parfaitement souple et pliable !

Dieu commence par nous rendre passifs pour recevoir ses opérations dans notre âme. Cela se fait peu à peu, Dieu combattant et détruisant peu à peu toutes les contrariétés et les activités [353] humaines. Il les combat par la paix et le repos qui nous rend peu à peu passifs et sans mouvement pour recevoir les opérations profondes et secrètes. Il les combat aussi par les vicissitudes qu’il fait éprouver. Et enfin il les détruit par la mort entière de nous-mêmes.

Mais cet ouvrage qui paraît si long, n’est rien en comparaison de ce qu’il faut que l’âme passe pour devenir agissante en Dieu et ensuite mue et agie par Dieu même.

La mort totale nous fait perdre toute volonté, tout choix et tout penchant propre. Elle ôte même la répugnance à tout ce que Dieu pourra faire souffrir, mais elle ne nous donne pas cette passiveté agissante ; la nouvelle vie ne le fait pas non plus d’abord. L’âme qui croit que tout doit finir par une entière passiveté, soit pour souffrir, soit pour mourir, soit pour vivre de nouveau, est bien étonnée qu’un autre s’empare d’elle et lui fait faire ce qu’elle n’aurait jamais imaginé devoir faire. Elle a beaucoup plus de peine à perdre toute répugnance pour agir que pour mourir.

Quand l’âme a, ainsi que je l’ai dit, perdu et tout pouvoir propre et toute répugnance à être mue et agie selon la volonté du Seigneur, alors il la fait agir comme il veut sans choix des moyens : il se communique par elle sans qu’il y ait en cela le moindre penchant de son côté. Il le fait vers qui il lui plaît, quand et comme il lui plaît. Si elle voulait se communiquer ou d’un autre côté que Dieu ne le fait ou dans un temps qu’il ne la meut pas, cela serait entièrement inutile et dessécherait plutôt le cœur que de lui communiquer la vie. Mais quand Dieu la meut vers un cœur, à moins que ce cœur ne refusât lui-même [354] la grâce que Dieu veut lui communiquer ou qu’il ne fût mal disposé par trop d’activité, il reçoit immanquablement une paix profonde et même quelquefois savoureuse, qui est la plus forte marque de la communication.

Au commencement que l’âme se communique à un sujet encore rétréci en lui-même, celui-ci ne reçoit que peu à peu et l’âme dont Dieu se sert, le sent très bien, car il ne sort pas d’elle autant que Dieu lui donne pour ces personnes parce que, comme je l’ai dit, leur cœur est étroit ou qu’il y a trop d’activités. Il faut alors que la longueur du temps supplée au défaut de la largeur du cœur. Il est aisé de comprendre qu’une eau ne se communique pas abondamment dans un endroit trop étroit et qu’elle se pousse avec impétuosité dans les lieux où il y a assez d’étendue pour la contenir.

Mais, dira-t-on, comment est-ce que cette âme peut discerner quand et à qui Dieu veut qu’elle se communique ? Cela se discerne parce que l’âme sent un surcroît de plénitude qu’elle sent bien n’être pas pour elle - Dieu la tenant à l’égard d’elle-même dans un vide presque toujours égal et dans un entier équilibre, et c’est ce qui fait qu’elle est plus propre à ce que Dieu veut -, elle sent, dis-je, une plénitude très forte qui même l’accablerait si elle ne trouvait personne. Mais Dieu dont la bonté est infinie ne lui donne cette plénitude que lorsqu’il y a des sujets plus ou moins disposés pour la recevoir. L’âme ne peut non plus ignorer pour qui Dieu la remplit de la sorte, parce qu’il penche son cœur du côté qu’il veut qu’elle se communique, comme on met un tuyau dans un jardin pour faire arroser l’endroit que l’on veut [355] arroser  et cet endroit-là seulement demeure arrosé. Quelquefois plusieurs personnes reçoivent dans le même temps l’écoulement de ces eaux de grâce, et cela à proportion que leur capacité est plus ou moins étendue, leur activité moindre et leur passiveté plus grande.

L’âme que Dieu conduit de la sorte ne peut résister à ce que Dieu veut d’elle. Si elle le voulait faire, elle souffrirait une peine intolérable jusqu’à ce qu’elle eût obéi à Dieu. Dans le commencement, la honte d’un agir extraordinaire et si contraire à ce qu’elle avait pensé, lui fait commettre quelques infidélités. Et afin de ne se pas rendre à ce que Dieu veut d’elle, elle veut se persuader que c’est une imagination et que ce n’est point Dieu qui la pousse à parler ou à se taire avec certaines personnes. Mais elle en est si fort punie qu’elle apprend à ses dépens l’indépendance infinie de Dieu, le pouvoir absolu qu’il a sur sa créature, l’indifférence de choix des moyens dont il veut se servir. Une fausse humilité arrête quelquefois, mais l’âme apprend peu à peu que Dieu agit en Dieu, qu’il choisit les choses basses pour confondre les fortes[845], qu’il a fait faire autrefois à ses Prophètes des choses qui paraissaient puériles et que c’est dans ces mêmes choses qu’il a le plus fait voir qu’il est Dieu et sa souveraineté. Quand il veut qu’un grand prince comme Isaïe fasse des choses indignes d’un homme raisonnable[846], il fait voir combien il est le Dieu de ce même Isaïe, car s’il avait agi par la raison, il n’aurait rien fait de ce que Dieu lui avait commandé, il n’aurait point fait connaître le pouvoir divin et la souplesse qu’il veut des âmes, il n’aurait point servi au peuple [356] de Dieu ; et combien aurait-il mérité par là de châtiments ! Il faut remarquer qu’Isaïe n’a eu sa mission pour le peuple de Dieu qu’après qu’un Séraphin eût purifié ses lèvres avec un charbon ardent : Malheur à moi, disait ce Prophète[847], parce que j’ai les lèvres souillées ! De quoi étaient-elles souillées, les lèvres de ce grand Prophète? Ce n’était pas d’avoir prononcé le mensonge, mais c’est parce qu’il n’avait pas dit la vérité, et toute vérité, dès qu’il lui avait été inspiré de la dire, étant encore dans la faiblesse de la nature humaine. Mais sitôt que le feu de la charité l’a purifié, il n’eut plus de honte ni d’hésitation. Il faut remarquer de plus que ce fut un Séraphin qui le purifia, ce qui nous doit faire concevoir que le pur Amour tout seul peut purifier l’âme à ce point que de lui donner cette souplesse divine.

Livrons-nous donc sans bornes ni mesures au pur Amour et il rendra nos volontés merveilleuses comme celles de David. Comment et quand rend-il nos volontés merveilleuses ? C’est lorsqu’étant perdues dans la Volonté divine, cette même Volonté divine devient notre volonté et nous meut comme il lui plaît. Alors toutes nos volontés sont merveilleuses, car elles sont certainement la Volonté de Dieu.

C’est donc cette Volonté divine qui remue l’âme et la penche du côté qu’il lui plaît, sans qu’elle se puisse donner ni penchant ni mouvement. Elle doit avoir une fidélité sans bornes pour suivre Dieu sans doute ni hésitation et pour faire aveuglément tout ce qu’il veut qu’elle fasse. C’est lui qui dispose les sujets pour les lui rendre propres [357] et pour qu’elle exerce sur autrui ce pouvoir divin. Mais ce qui fait qu’on ne réussit pas toujours, c’est que l’âme à laquelle on est adressé n’est ni assez souple ni assez obéissante, qu’elle raisonne sur les choses commandées, qu’elle n’a pas une foi assez pure et simple. Mais alors rien ne retombe sur l’âme qui a fait son devoir et la perte de la grâce ne lui sera pas demandée.  C’est ce qui est déclaré dans le Prophète[848] : « Si ton frère pèche parce que tu t’es tu, je te redemanderai l’âme de ton frère ; mais si ayant parlé à ton frère, il n’écoute pas tes paroles et qu’il ne se tourne pas vers moi, il est seul coupable et je ne te redemanderai pas son âme ». Il est aisé de juger par là qu’il faut une grande souplesse de la part de l’agent dont Dieu se sert, et une grande obéissance de la part de ceux à qui Dieu veut faire des grâces par le moyen qu’il a choisi, sans quoi tout demeure sans effet et la grâce est vaine. L’âme supérieure sent alors que cette même grâce qui n’a pas été reçue retourne sur elle. C’est ce que Jésus-Christ dit à ses Apôtres, de donner la paix dans les lieux où ils vont et que si cette paix n’est pas reçue, elle retournera sur eux. Et saint Paul dit admirablement que la grâce n’a pas été vaine en lui[849] : il ne dit pas qu’elle ait exercé son pouvoir sur tous les cœurs dans lesquels il a voulu la verser, mais qu’elle n’a point été vaine en lui parce que son cœur a toujours été préparé à recevoir celle que les autres refusaient.

Et c’est une chose admirable que rien ne se perde dans l’ordre de la grâce, non plus que dans [358] celui de la nature. La grâce frappe à la porte de notre cœur : lorsqu’elle ne trouve point d’entrée, elle se répand en d’autres cœurs mieux disposés et ce que l’un perd,  l’autre le trouve. Et c’est véritablement en ce sens que la grâce est toujours efficace par elle-même et non dans le sens qu’on a voulu lui donner, puisque nous pouvons lui résister et que, lorsque nous lui résistons, elle emploie son efficacité sur d’autres sujets disposés à la recevoir. Ainsi elle n’est jamais inutile. Ô Amour, que le cœur est à plaindre lorsqu’il vous refuse et lorsqu’il ne se livre pas à vous dans toute l’étendue de ce qu’il est !

Il y en a qui ne refusent pas entièrement la grâce, mais ils lui donnent si peu d’ouverture qu’elle est comme captive en eux et ne peut y faire ses fonctions. Avec quelle plénitude cette grâce ne se répand-elle pas sur ceux qui la veulent recevoir pleinement sans se regarder eux-mêmes ? On reçoit également de la douleur, et pour la compression et pour la dilatation[850]. Ainsi cette grâce en se faisant passage fait souffrir : c’est ce qui fait que souvent on la craint et qu’on la refuse. Mais laissons-lui faire son passage à elle-même, recevons-la de tout notre cœur et elle étendra elle-même ce même cœur dans toute l’étendue qu’un sujet créé le peut porter. Que j’ai de douleur quand je vois cette grâce refusée presque partout ! Il me semble de voir ce qui arriva à la naissance de Jésus-Christ, qu’il ne trouva aucun lieu dans toutes les hôtelleries à cause de la pauvreté de ses parents : son réduit fut une pauvre étable. Parce que la grâce est pauvre, nue, dépouillée de brillant, elle est presque refusée partout. Elle est obligée de se réfugier dans quelque pauvre cœur, qui se trouvant vide de tout le reste, la reçoit avec une entière plénitude. [359]

2.65 État apostolique. Appel à enseigner.

Ordinairement[851] les personnes peu avancées veulent se mêler de conduire les autres avant que Dieu les appelle à cet emploi, elles croient même le pouvoir mieux faire que celles que Dieu appelle à cela par vocation singulière. C’est un abus dans la vie spirituelle, et qui s’y glisse même dès son commencement, que de vouloir travailler pour les autres à contretemps. Et ce n’est que par une fausse ferveur que l’on entreprend de les aider par soi-même avant d’en avoir reçu la mission. Plusieurs se croient capables de conduire dans la voie des saints qui n’y sont pas encore bien entrés eux-mêmes,  et voulant faire part aux autres des grâces qui ne leur sont données que pour eux, ils en perdent eux-mêmes le fruit et ne peuvent en aider les autres. Il ne se faut point porter à aider le prochain tant qu’on le désire et que l’on n’a pas l’expérience des choses divines et la vocation. [360] Il faut être établi auparavant dans la vie intérieure.

Jésus Christ, notre parfait modèle, a passé trente ans dans la vie cachée, s’appliquant à une oraison continuelle et demeurant anéanti devant son Père pendant un si long temps, avant que de s’employer visiblement au salut des hommes pour nous apprendre par son exemple à laisser mourir tout empressement d’aider au prochain et à demeurer dans le silence et dans le repos jusqu’à ce que le temps et les moments soient venus, auxquels Dieu nous donnera sa parole et son ordre pour travailler au salut des âmes, s’il a dessein de se servir de nous pour cela. J’ose assurer que la vie apostolique par état permanent ne peut être donnée que lorsque l’âme est arrivée en Dieu, et en degré éminent, ce qui n’empêche pas que l’obéissance n’y engage plus tôt. Mais lorsque c’est par obéissance, ou par le devoir indispensable, Dieu supplée à ce qui manque à l’état.

Quelques personnes, même fort spirituelles, m’entendant parler de la vie apostolique par état, prendraient cela pour une certaine ardeur que les âmes nouvellement entrées dans la voie passive ont d’aider aux autres. Elles jouissent au-dedans d’elles d’un si grand bien qu’elles voudraient le communiquer à toute la terre. Mais ces personnes sont infiniment loin de l’état dont je parle, qui ne peut jamais arriver que l’âme ne soit morte et ressuscitée en Dieu, et fort avancée en lui seul, où tout se trouve en unité divine. Alors elle entre dans la vie apostolique par état, par infusion substantielle et par union essentielle, où c’est Dieu qui agit et qui parle en elle sans qu’elle prévienne Dieu ni qu’elle lui résiste ni qu’elle participe à ce qui se dit ou se fait par elle en rien qui [361] lui soit propre, imitant en cela la façon de parler et d’agir de Jésus-Christ : Je ne puis rien faire de moi-même, dit-il, et je juge selon que j’entends[852]; et celle du Saint-Esprit, duquel il assure qu’il ne parlera pas de lui-même, mais qu’il dira tout ce qu’il aura entendu[853]. Ce qui se doit entendre de cette sorte : les Personnes de la Trinité, comme unies dans l’essence,  y ont tout également, et elles parlent et agissent par elles-mêmes comme parlant et agissant au-dehors par une même essence en unité parfaite ; mais comme Personnes distinctes, elles reçoivent les unes des autres : le Fils reçoit du Père, et le Saint- Esprit reçoit du Père et du Fils par son émanation éternelle d’eux.

Or je dis qu’il faut que l’âme passe par Jésus-Christ et par la Trinité en distinction avant qu’elle arrive en Dieu seul qui est la Trinité essentielle et indivisible, tout se trouvant réuni dans l’Essence unique en unité parfaite, de sorte qu’après avoir été unie à Jésus-Christ distinctement et à la Trinité personnelle selon les opérations qui sont appropriées aux Personnes divines, il faut que tout se trouve réuni dans le point de l’Unité essentielle où toute distinction personnelle se perd et où nous demeurons cachés en Dieu avec Jésus-Christ[854] qui est notre Vie[855], ainsi que Saint Paul l’avait éprouvé. La raison de cet ordre qui s’observe dans le retour de l’âme à son principe est que, l’âme étant sortie de l’unité de l’Essence divine par la Trinité des Personnes et cette Trinité s’étant communiquée à elle par les grâces et par les mérites de Jésus-Christ, il faut aussi que pour rentrer pleinement dans son origine, elle aille par [362] Jésus-Christ, son médiateur et son chef, à la Trinité des Personnes, et par elles à l’unité de l’Essence où tout se réduit en parfaite unité dans la plénitude de la Vie divine et dans le repos inaltérable.

Mais l’âme étant réunie dans ce point essentiel de Dieu seul, elle sort au-dehors par les effets, comme les divines Personnes par leurs opérations, et ainsi elle se multiplie dans ses actions, quoiqu’elle soit une et très simple et indivisible en elle-même, de sorte qu’elle est une et multipliée sans que la multiplicité empêche l’unité ni que l’unité interrompe la multiplicité. Ceci ne se doit entendre ni selon la seule pensée, vue et sentiment, conformité ni ressemblance connue comme telle par la créature, mais par état réel et permanent, quoique, pour l’ordinaire, il ne soit pas connu de l’âme qui a le bonheur d’y être arrivée, comme en elle-même et pour elle-même, mais il lui est donné de le connaître et exprimer comme dans les autres et pour les autres.

Cet état néanmoins n’est point une sortie de la créature au-dehors pour parler, agir et produire les effets de la vie apostolique. L’âme n’y a point de part : elle est morte et très anéantie à toute opération. Mais Dieu, qui est en elle essentiellement en unité très parfaite où toute la Trinité en distinction personnelle se trouve réunie, sort lui-même au-dehors par ses opérations : sans cesser d’être tout au-dedans  et sans quitter l’unité du Centre, il se répand sur les puissances, faisant par elles et avec elles tantôt l’office du Verbe instruisant, agissant et conversant, tantôt l’office du Saint-Esprit sanctifiant, embrasant d’Amour, fondant ce qu’il y a de plus caché dans les cœurs et [363] parlant par la bouche de cette créature qui demeure très passive à tout ce que Dieu-Verbe et Dieu-Saint-Esprit opère en elle et hors d’elle par son organe - durant que cette âme, vide de toute propriété et distinction non seulement des Personnes, mais d’elle-même, demeure essentiellement unie à Dieu dans le fond qui est Dieu même, où tout est dans le repos parfait de l’Unité essentielle de Dieu pendant néanmoins que le même Dieu agit par elle en distinction de Personnes. Tout cela s’opère sans le vu ni le su de cette créature, qui est entièrement incapable de faire ce discernement et qui ne connaît ses paroles et ses actions que lorsqu’elles paraissent, ainsi qu’elle ferait à l’égard de celles d’une autre personne. Mais Dieu révèle ce mystère à qui il lui plaît.

L’âme arrivée à ce degré est immuable quant au fond, Dieu lui faisant part de son immutabilité. Elle est si pure, si nette et si dégagée de toutes sortes d’espèces qu’il ne lui vient pas quelquefois en tout un jour une seule pensée. Son esprit est comme une glace pure, qui ne reçoit aucune impression que celle qu’il plaît à Dieu de lui donner. Un entendement purifié de cette sorte est toujours illuminé, mais c’est une lumière générale, immense et pure : c’est un commencement de la lumière éternelle. Cette lumière dans sa pureté et netteté ne cause point de faux brillants, comme des révélations particulières. C’est pourquoi elle n’est pas sujette à l’erreur : c’est la révélation de Jésus-Christ, Lumière et Vérité, qui, ne laissant nulle distinction à l’âme qui la possède, lui manifeste les secrets tels qu’ils sont et lui communique tout sans lui rien donner et sans l’entremise de la raison. Cette Lumière absorbe dans son sein tout ce [364] qui se peut distinguer, connaître et nommer. Et en laissant l’esprit dans sa pureté et clarté que rien ne termine, elle ne lui laisse pas ignorer ce qui se peut nommer, distinguer et connaître. Elle a d’une manière infuse, pure et séparée de toutes espèces ce que les autres ont par l’entremise des idées, de l’étude et du raisonnement, et cela sans erreur et tromperie parce que c’est la Lumière de Vérité, qui dissipe par sa clarté tous les brouillards de l’erreur et du mensonge.

La volonté est tellement purifiée qu’elle jouit sans apercevoir sa jouissance. Elle goûte sans saveur, elle a tout sans rien avoir, rien ne lui manque et elle ne possède rien. Il semble que la même pureté et netteté qui est dans l’esprit soit en elle : c’est tout la même chose. De même que le soleil échauffe et éclaire en même temps et que sa lumière est chaleur et sa chaleur lumière, de même Dieu est la Lumière et l’Amour de cette créature transformée en lui, qui fait tellement une même chose avec lui qu’elle ne peut le distinguer ni se distinguer elle-même. Dieu est elle et elle est Dieu[856], puisqu’il est sa vie et son mouvement ; tout le reste lui est étranger et elle est étrangère à elle-même. Elle ne se trouve ni être ni subsistance, quoiqu’elle ait une vie toute divine. Il lui semble qu’elle est si séparée d’elle-même que son corps est comme une machine qui se remue, qui vit et qui parle par ressort.

Dans cet état, l’on connaît ce qui est de l’intérieur des personnes pour lesquelles Dieu applique, et cela dans la même lumière. C’est là que l’on fait tout sans faire rien,  c’est là que le [365] Père engendre son Verbe dans l’âme et que le regard mutuel du Père et du Fils, qui est un regard de complaisance, produit le Saint-Esprit. C’est là que les merveilles du temps et de l’éternité sont découvertes sans nulle manifestation particulière : le moment qui fait parler ou écrire en fait tout le discernement.         

Or quand le Verbe parle par cette âme, il ne peut parler [dire] par elle que ce qu'il a parlé lui-même étant sur terre, ce qui fait que cette personne se sert des paroles de Jésus-Christ et de l’Écriture sans chercher à s’en servir et sans penser qu’elle s’en serve : c’est que Jésus-Christ étant lui-même sa parole, elle ne peut jamais parler que ce dont Jésus-Christ a parlé. Et cette parole multipliée au-dehors se trouve réunie dans le Verbe et le Verbe en Dieu sans distinction ni multiplicité personnelle, mais dans l’unité parfaite de l’Essence, ainsi que saint Jean l’explique : Le Verbe était en Dieu, et le Verbe était Dieu. Le Verbe était en Dieu : voilà la distinction personnelle ; et le Verbe était Dieu : voilà l’unité de l’Essence[857].

C’est donc là ce que j’appelle la vie apostolique, savoir l’état où l’âme étant morte à tout et parfaitement anéantie, ne retenant plus rien de propre, Dieu seul demeure avec elle et en elle ; et elle est abîmée et perdue en lui, ne vivant dans son fond que de sa vie essentielle, mais sortant sans sortir au-dehors par sa vie personnelle en distinction d’effet et non de connaissance. Ce qui nous est marqué dans les Apôtres qui ne furent confirmés dans l’état permanent de la vie et des emplois apostoliques qu’après la réception du Saint-Esprit avec plénitude, qui causa en eux un vide [366] entier d’eux-mêmes et une si grande souplesse à tout ce que Dieu voulait opérer par eux qu’il est dit que ce n’était pas eux qui parlaient, mais l’Esprit de leur Père céleste qui parlait par leur bouche[858], et que saint Paul proteste que c’était Jésus-Christ qui parlait en lui[859]. Toute personne qui aura lumière ou qui sera parvenue à ce degré m’entendra.

Je dis de plus que peu de personnes arrivent à cet état et que de très saintes âmes meurent dans la consommation en Dieu seul, sans que Dieu soit sorti personnellement et par les effets en elles. Il faut une vocation particulière pour que cela soit et, quand cela arriverait, il [l’état] ne tire en rien l’âme de son unité parfaite en Dieu seul, de même que Jésus-Christ n’en fut jamais tiré, ni le Saint-Esprit non plus, quoiqu’ils agissent différemment au-dehors, étant assuré qu’à cause de l’unité essentielle et indivisible, lorsque le Verbe agit au-dehors, le Père et le Saint-Esprit agissent aussi indivisiblement avec lui. Et lorsque le Saint-Esprit agit, le Père et le Fils le font aussi parce qu’ils sont indivisibles dans leurs opérations à l’égard de la créature, ce qui n’empêche pas pourtant que cette unité parfaite en Dieu seul ne change de nom selon les effets multipliés qui en sortent et qu’il n’y ait une distinction aussi véritable des Personnes comme il est vrai que l’Essence est une en elle-même. Selon le rapport qu’ont les opérations ou les propriétés des Personnes divines, elles sont attribuées différemment à ces mêmes Personnes : la Fécondité et la Puissance au Père, la Sagesse et la Providence au Fils, la Bonté et l’Amour au Saint-Esprit ; et tout cela se trouve réuni [367] en Dieu seul, où tout est Puissance, tout Sagesse, tout Amour.

Les âmes apostoliques en qui cela s’opère, n’ont ni mouvement ni tendance pour petite qu’elle soit, à aider et parler au prochain, mais Dieu leur fournit tout par Providence et leur met en bouche des paroles comme il lui plaît et quand il lui plaît. Ceci supposé, il est aisé de voir que très souvent il en est qui font de semblables fautes que celle qui a été remarquée lorsque, se trouvant dans la passiveté de lumière et d’amour, ils prennent souvent comme de Dieu ce qui ne vient que de leur ferveur, et il y a souvent de la tromperie. Mais dans l’état dont je parle ici, il n’y en a point et il n’y en peut avoir à moins de sortir de l’état. Ces autres personnes disent souvent comme Coré : nous sommes aussi propres que les autres à aider le prochain puisque tout ce qui est en nous est saint[860]. Mais la suite et l’expérience fera bien voir que, s’ils sont saints en eux et pour eux, ils ne le sont pas encore pour faire l’office de prêtre et de pasteur en faveur des autres, cela étant réservé à ceux que Dieu a choisis pour cet emploi.

On peut aussi connaître par cela même pourquoi tant d’ouvriers qui travaillent beaucoup dans l’Église de Dieu font très peu de fruit : c’est parce qu’ils s’ingèrent d’eux-mêmes sans être appelés, ou parce qu’ils ne sont pas assez établis en Jésus-Christ ni unis à lui, pour rapporter par lui-même un grand fruit. [368]

2.66 Vie et fonctions de Dieu dans une âme.

Vous me demandez comment je sais que c’est Dieu qui me fait agir et comment il me parle. Je sais qu’il me fait agir comme je sais que j’ai une âme qui remue mon corps et que si je n’avais pas cette âme, mon corps serait sans aucune fonction vitale. L’un est aussi certain que l’autre. Si un homme pouvait se sentir après sa mort, il saurait fort bien qu’il n’est privé de toutes les fonctions de la vie que parce que l’âme n’animerait plus son corps. Si cette âme revenait animer ce corps de nouveau et que ce corps eût perdu ce qu’il avait de terrestre et de grossier et que l’âme eût acquis des qualités qu’elle n’avait pas auparavant, la possession de cette nouvelle âme et son union à ce corps séparé de la terre, lui ferait voir un pays nouveau. Cette personne sentirait bien que toutes ses fonctions sont différentes des anciennes. Elle serait enchantée d’abord de cette nouvelle vie, elle la distinguerait et la remarquerait fort bien et, la comparant à la première vie qu’elle avait avant que la mort eût purifié son âme et son corps, elle en verrait la différence. Elle serait surprise un temps de cette nouveauté, elle ne pourrait douter de sa vie, mais dans la suite elle [369] vivrait tout naturellement, sans se dire toujours : «  Je vis, c’est mon âme qui fait agir mon corps ». Cette vérité si certaine ne serait plus son attention : elle vit, elle opère et c’est assez. Elle sait qu’elle a été privée de cette vie qu’elle possède, elle sait qu’elle vit et c’est tout. Et elle sait que cette vie est étendue, vaste, qu’elle n’est pas comme la première : et c’est tout ainsi que cette âme sait fort bien que Dieu est devenu sa vie.

Au commencement, cela est plus aperçu, dans la suite cela devient comme naturel. Saint Paul qui l’avait éprouvé, dit : Je vis, non plus moi, mais Jésus-Christ vit en moi[861]. Je ne saurais douter que je ne vive. Je ne puis douter non plus que Jésus-Christ ne vive en moi : c’est lui qui est devenu mon âme, c’est lui qui lui fait faire toutes ses fonctions. Il est l’âme de mon âme et comme mon âme anime mon corps, Jésus-Christ anime mon âme. Et de même que je me contente de vivre et de faire les fonctions d’un homme vivant, sans que je me dise toujours : « C’est mon âme qui fait agir ma main », me suffisant de savoir que cela est sans quoi elle serait paralytique,  aussi si mon Dieu qui agit en moi et par moi cessait de le faire, je deviendrais paralytique et je ne pourrais rien faire par moi-même. Et comme on sent fort bien un membre mort et qu’on voit qu’il ne fait plus les mêmes fonctions parce qu’il n’est plus animé, aussi si mon Dieu se séparait de moi, je ne pourrais rien faire de ce que je fais, je sentirais sa privation avec des douleurs intolérables quoique je ne sente sa possession que par une vie immense qu’il me communique et qui est séparée et dégagée des assujettissements de la première vie. [370]

Il en est de même pour la parole. Mon âme ne parle pas en moi, mais je parle par elle et je ne pourrais parler sans elle : elle remue ma langue, elle met les paroles en ma bouche. Mon Dieu fait tout de même : il fait parler, agir, écrire, sans quoi cela me serait impossible. On sent la privation des fonctions naturelles, mais on ne fait pas attention de même sur le principe de nos actions. Sitôt que le Verbe vit en l’âme, qu’il est l’âme de notre âme, c’est lui qui devient le principe de ce qu’elle fait et dit, et cela de telle sorte qu’elle ne peut rien faire par elle-même. Et si elle voulait faire effort, cela lui serait impossible : il ne lui viendrait rien, elle se trouverait comme une bête et comme une personne qui n’a rien su[862].

Concluez donc que la Vie et la Parole du Verbe sont la possession de ce même Verbe. C’est lui qui nous possède et non nous qui le possédons, étant notre Principe vivant et vivifiant, comme il le dit lui-même : Je suis le Principe, qui parle même à vous[863]. C’est lui qui parle à tous, mais il n’est pas le Principe en tous, ni leur parler, leur vie et leur fonction. Il dit ailleurs qu’il est la vigne, que nous sommes les branches[864]. Ces branches sont entretenues par une sève secrète qui monte et qui se distingue par les effets et non autrement. Nul ne voit comme cette sève monte et s’insinue dans toutes les parties de la vigne. Il en est de même de la vie du Verbe en nous. C’est cette sève sacrée qui est notre Principe vivant et vivifiant qu’on ne discerne que par les fruits. La branche coupée perd sa sève et sa vie [371] et ne porte plus de fruits. Nous portons en Jésus-Christ des fruits dont il est le Principe.

2.67 Des communications spirituelles et divines.

Lorsque l’âme est mise dans l’état apostolique et que le parler du Verbe lui est donné, elle communique aux autres en deux manières, et par les paroles et par le silence. La première manière est pour tous et elle est la moins parfaite, la seconde est pour les personnes attirées à une plus grande simplicité.

La communication se fait de loin aussi bien que de près, lorsque les âmes sont assez perdues pour cela ; mais cette communication de loin n’est ordinairement ni si intime ni si prompte que celle de près.

Il est aussi difficile de reprendre le distinct en Dieu, et même plus, qu’il a été difficile de le perdre en lui. Ce distinct est pour les autres, cette âme ne sortant pas par là de son anéantissement. Jésus-Christ se communiquait de la sorte à [372] ses plus familiers et comme, pressé qu’il était de répandre sa plénitude, il allait chercher des âmes disposées auxquelles il le pût faire. Cette femme hémorroïsse[865] ne reçut qu’en s’approchant de lui l’effet de la vertu qui s’écoulait de lui parce qu’elle était autant pleine de foi qu’anéantie et honteuse de son ordure et de sa maladie. Les communications ne sont de cette sorte que pour un temps, non par rapport de la personne de qui elles sortent, mais par rapport à celui qui les reçoit. Plus son cœur est étroit, plus il faut d’approche pour se communiquer, et la communication ne se fait que peu à peu.

Mais quand le cœur est devenu étendu et qu’il participe à l’immensité de celui qui lui communique, alors on se communique aussi bien à cent lieues que proche. Mais ces sortes de communications veulent une correspondance immense, car c’est l’Immensité qui se communique dans l’Immensité même. Et alors il n’y a plus de souffrance pour celui qui communique, car il est reçu autant qu’il peut communiquer, et c’est alors que se fait le commerce ineffable de la Sainte Trinité où l’Immense est reçu dans l’Immensité même, où ne trouvant rien qui retienne sa communication, il est autant large dans les autres qu’il l’est en lui-même. Ceci est relevé, je crois pourtant que vous m’entendrez.

Dieu se communique à toutes les créatures, mais il ne se communique avec autant d’abondance que de délectation sinon dans les âmes bien anéanties, parce qu’elles ne résistent plus et que, Dieu étant lui-même leur fond, il se reçoit lui-même en lui-même. De là vient que la communication [373] que nous recevons de Dieu même au-dedans est d’autant plus sensible qu’elle est plus resserrée ; et par la même raison, elle est d’autant plus insensible qu’elle est plus immense, car Dieu ne se communique point autrement par lui-même que par le néant[866], puisque c’est la même chose. Marie, pour faire entendre qu’elle comprenait que c’était le Verbe, Fils unique du Père, qui devait s’incarner en elle et qu’elle devait communiquer aux autres hommes, dit : Il a regardé la bassesse de sa servante[867], c’est-à-dire son profond anéantissement. Et comme la communication du Verbe en nous se fait par le regard de complaisance de Dieu sur l’âme bien anéantie, aussi la communication du Verbe se fait par nous à d’autres dans notre anéantissement.

La communication se fait par approche pour les âmes qui ne sont pas anéanties et par simple regard ou pensée pour celles qui le sont. Un exemple de ceci est en saint Jean-Baptiste : les premières communications se firent par voie d’approche ; et ce fut la raison pourquoi la Sainte Vierge demeura trois mois chez sainte Élisabeth, après quoi saint Jean n’eut plus besoin de s’approcher de Jésus-Christ dès qu’il fut fort. Aussi n’eut-il point d’empressement pour le voir, quoique, lorsqu’ils s’approchèrent, il y eut encore un renouvellement de grâce. 

Ces communications sont claires dans l’Écriture. Jésus-Christ sentait plus fortement ce désir[868] de communication pour les âmes imparfaites parce qu’elles mettaient plus d’obstacles. « J’ai soif », dit-il, et à la Samaritaine et aussi sur la [374] croix : la même soif qu’il déclare à la Samaritaine est la même dont il se plaint à la croix. Il a soif, et de quoi, ô divin Sauveur ? De communiquer le don de Dieu : Ô si tu savais le don de Dieu, et qui est celui qui te demande à boire, tu lui en eusses demandé, et il t’eût donné à boire une eau vive[869]. Ô c’est lui-même ! Pressé qu’il est de cette même soif, ne crie-t-il pas : Si quelqu’un a soif, qu’il vienne, et des fleuves de paix couleront dans ses entrailles[870], mais des fleuves qui montent jusqu’à la vie éternelle, c’est-à-dire qu’ils produisent l’effet de mettre l’âme en vie éternelle et qu’elle puisse recevoir les communications immenses de Dieu même.

Lorsqu’il a soif sur la croix, c’était de laisser cet Esprit sur la terre qui, se communiquant tout en tous, consommât tout le monde dans l’unité de son Principe. Mais ne trouvant presque personne en état de le recevoir, il le remet entre les mains de son Père, comme pour lui dire : « Mon Père, préparez-y les cœurs, et le communiquez vous-même, car je meurs sans pouvoir me communiquer en plénitude. » Ce fut là sa douleur extrême dans le jardin[871] où, ne pouvant communiquer l’Esprit dont il était rempli, il communique son sang par les mêmes endroits par où se fait la transpiration des esprits, c’est-à-dire par les pores ; enfin, après sa mort, il veut que l’on ouvre son cœur pour communiquer la vie. Ô mystère ineffable compris de peu ! car il y a peu de petits enfants. Jésus-Christ prenait les petits enfants pour se soulager, et les mettait sur sa poitrine[872]. [375]

Il y a deux passages admirables de ces communications dans le Cantique où l’Épouse dans sa plénitude compare ses mamelles à la tour[873], et où elle dit qu’elle est devant l’Époux comme celle qui a des peuples. Saint Jean l’Évangéliste en recevait de son Maître à la Cène et il était accoutumé à en user de la sorte. Sur la croix, Jésus-Christ lui communiqua sa propre vie : c’est pourquoi il lui dit que Marie était sa mère et qu’il était son fils.

Lorsque les personnes auxquelles on se communique sont d’un degré inférieur, cela est plus sensible : c’est comme lorsqu’une rivière se décharge dans une autre beaucoup plus bas, cela fait beaucoup de bruit et est bien plus marqué. Mais quand ces eaux sont à niveau et quand il n’y a plus du tout de pente, cela est fort tranquille : c’est alors comme une mer immense où il se fait un flux et reflux de communications. Les Bienheureux se communiqueront de cette sorte, qui s’appelle pénétration. Et ce sera dans le Ciel une Hiérarchie, lorsque les esprits du même ordre auront ensemble un flux et reflux en participant aux communications de la Trinité, où tout sera consommé.

Dieu peut[874] donner à une âme les mêmes grâces qui opèrent l’extase, quoique pour cela cette âme ne perde pas l’usage des sens extérieurs comme on les perd dans l’extase, perte qui ne vient que de faiblesse. Mais elle perd tellement toute vue de soi-même dans la jouissance de son divin Objet qu’elle s’oublie de tout ce qui la concerne ; c’est alors qu’elle ne distingue plus nulle opération de sa part. L’âme semble alors ne faire autre chose que de recevoir ce qui lui est donné avec beaucoup [376] de profusion. Elle aime, sans pouvoir rendre nulle raison de son amour et sans pouvoir dire ce qui se passe en elle dans ce moment. Il n’y a que l’expérience qui puisse faire comprendre ce que Dieu opère dans une âme qui lui est fidèle. Elle correspond en recevant de tout son cœur, autant qu’elle en est capable, les opérations de son Dieu, le regardant quelquefois faire avec complaisance et amour.  D’autres fois elle est si perdue et si cachée en Dieu avec Jésus-Christ qu’elle ne distingue plus son Objet, qui semble l’absorber en lui-même.

2.68 Communication de cœurs et d’esprits.

Vous m’avez demandé comment se faisait l’union du cœur ?

Je vous dirai que l’âme étant entièrement affranchie de tout penchant, de toute inclination et de toute amitié naturelle, Dieu remue le cœur comme il lui plaît et, saisissant l’âme par un plus fort recueillement, il fait pencher le cœur vers une personne. Si cette personne est disposée, elle doit aussi éprouver au-dedans d’elle-même une espèce de recueillement et quelque chose qui incline son cœur. On discerne alors fort bien qu’on éprouve quelque chose au-dedans de soi-même que l’on n’éprouvait pas auparavant, [377], mais pour ce temps-là seulement ; et quoique cela soit très simple, il ne laisse pas de se faire goûter du cœur, qui éprouve en soi une correspondance pour cet autre cœur.

 Mais lorsqu’il y a quelque chose qui resserre ou empêche cette communication, l’âme supérieure le sent bien. C’est comme une eau qui, voulant se faire passage et ne trouvant point d’issue, retourne sur elle-même. Cela peut venir aussi de ce que l’autre personne n’étant point accoutumée à cette manière, n’y correspond pas par un certain recueillement et un certain esprit d’attente, comme pour recevoir ce que Dieu voudrait donner par là.

Cela ne dépend point de notre volonté, mais Dieu seul l’opère dans l’âme, quand et comme il lui plaît, et souvent lorsqu’on y pense le moins. Tous nos efforts ne pourraient nous donner cette disposition : au contraire, notre activité ne servirait qu’à l’empêcher. Dieu la donne donc et l’ôte comme il lui plaît.

Il ne faut point dire à cela : « Je ne veux rien », car il faut recevoir également tout ce que Dieu donne et par le moyen qu’il lui a plu de choisir, et [moyen] qui n’y a non plus de part qu’un tuyau qu’on met auprès d’une eau pour la faire couler et qu’on ôte quand on veut. Lorsque la personne ne correspond pas autant qu’il serait nécessaire, ou qu’elle se retire, cela fait une sorte de souffrance qu’on ne saurait exprimer, parce que cela est fort spirituel. [378]

2.69 Conclusion de toutes les voies de Dieu.

Comme Dieu est le maître de se servir des voies qu’il lui plaît, qu’il les change selon son bon plaisir, qu’il remue toute la nature comme il lui plaît, qu’il fait les révolutions selon que sa toute-puissance en ordonne, que c’est un être indépendant et jaloux de son indépendance, il s’est servi des voies qu’il lui a plu dans le monde en différents temps. Il s’est servi dans les premiers temps de la voie des Prophètes, bien que cependant ces temps aient eu quelque part des autres voies qui ont suivi. Mais néanmoins leur caractère principal était la prophétie, comme nous voyons les saisons, quoique très différentes, tenir pourtant quelque chose les unes des autres. Il y a eu ensuite celle des martyrs, des anachorètes, des pénitents, dont les travaux effroyables nous étonnent. Nous avons vu les docteurs et les confesseurs etc., qui tous, quoique d’un caractère [379] particulier, tenaient en quelque chose les uns des autres.

La manière dont Dieu veut être servi présentement est une entière désappropriation et une foi simple, un Amour pur et un entier anéantissement de ce que nous sommes, faisons et pouvons.

Les premières voies ornent, embellissent la créature, sont toutes rapportantes à elle, quoique référées à Dieu et subordonnées. Tout va à perfectionner ce sujet en manière de sujet parfait, orné, travaillé, embelli, anobli ; (tout va à) l’enrichir, l’élever et enfin à en faire une chose d’autant plus admirable que tout ce qui l’environne est plus sensible, plus palpable, plus à la portée de la créature, qui estime tout ce qui est sensible, visible et plus selon sa portée et ses idées. C’est là la voie de la gloire des saints. C’est celle du serpent dans la pierre[875] dont il reste des traces et des vestiges, quoique secrets.

La voie de l’entière désappropriation, dont Dieu veut se servir à présent, est bien différente. C’est la voie de l’aigle dans l’air[876], dont il ne reste rien. C’est la voie du seul honneur et de la seule gloire de Dieu, sans relation sur l’homme et pour l’homme. La première voie a pris ce qui était à Dieu pour le donner à l’homme, ainsi qu’a dit Jésus-Christ parlant de la descente du Saint-Esprit : Il prendra de ce qui est à moi et vous le donnera[877]. La seconde voie restitue à Dieu toutes les appropriations que l’homme s’était faites. C’est la voie de la seule gloire de Dieu, qui n’envisage [380] que lui, qui ne travaille point à enrichir son sujet, mais qui est toute employée pour son Objet. Elle est nue, dépouillée de tout, parce qu’elle n’orne point la créature, mais qu’elle est toute occupée de ce qui glorifie son Dieu. Elle ôte tout à son sujet pour le restituer à son Objet. Elle paraît dénuée de toutes les grandes choses. Elle n’a ni traces ni vestiges. Tout retourne et est pour Dieu. On aperçoit le trou du serpent et sa peau dans la voie qu’il a tenue sur la terre ; mais il ne reste aucune trace de celle de l’aigle. Dieu est riche, grand, saint, heureux : tout mon bonheur est en lui et non en moi. Je ne puis rien montrer d’un trésor qui est tout à lui et dont je ne me réserve rien. Ô richesses de la Sagesse et de la Science de Dieu, que vos voies sont investigables[878] ! Il n’y a point de traces ni de vestiges parce qu’il n’y a rien de l’homme et pour l’homme[879].

L’homme est tellement composé de sentiments qu’il veut exercer en toutes choses ses sensations. Il faut quelque chose qui convienne à l’homme, qui le fasse être et subsister en soi, qui ait des marques et des vestiges de l’homme, car il faut que partout où est l’homme, il paraisse, soit sensuel, soit vertueux, soit savant, spirituel, enfin soit saint, grand, orné de vertus ; et tout cela est palpable et sensible. Ôtez l’homme de ses sensations, il semble que vous l’ôtiez de sa sphère ; et il est vrai, mais c’est afin de lui en donner une autre.

Il n’en est pas de même de la foi, de l’Amour pur et de l’entière désappropriation. Cette voie étant au-dessus des sensations, l’homme la comprend plus difficilement [381] et il la pratique plus rarement, parce qu’il n’y trouve point les traces de l’homme. Non, ses traces n’y sont point : il n’y en a plus, il n’y a que les vestiges de Dieu. « Je ne suis ni saint, ni orné, etc., dira cet homme éclairé de la lumière de Dieu, mais Dieu est tout cela pour moi. Je ne m’amuse point au sujet, qu’il soit beau ou laid, vêtu ou nu ; je ne m’arrête qu’à ce grand Objet, qui surpassant infiniment et renfermant tout ce qui est possible, à cause de son immensité, ne laisse rien pour moi. Or comme il ne laisse rien pour moi, et que je ne saurais subsister sans rien, il m’absorbe et me perd en lui, où il ne me laisse rien de propre, ni propre justice, ni propre vertu. Rien ne peut contenter mes sensations, parce que ceci les surpasse infiniment ». Cette voie est la voie de Dieu seul, d’autant plus pure qu’elle n’est point mélangée des rapports à la créature et qu’elle ne dérobe rien à Dieu, qu’elle n’est point idolâtre. C’est l’amour des sentiments qui fait toutes les idolâtries et matérielles et spirituelles. Cette passion est si forte en l’homme, même spirituel, qu’il ne peut la quitter sans une grâce bien spéciale et une lumière bien pure. Nos attaches, quelles qu’elles soient, sont des idolâtries plus ou moins matérielles. L’entière désappropriation nous fait accomplir le premier Commandement, qui est et l’Amour pur et l’adoration parfaite. Plus nous aimons purement, plus nous adorons éminemment.

L’homme comprend la pauvreté des biens temporels, leur détachement : cela est suivant sa portée ; mais il est bien éloigné de comprendre la pauvreté spirituelle et toute son étendue, parce [382] que cela surpasse ses sensations. Il ne comprend pas même la propriété, et il regarde comme vertu éminente ce qui ne sera jamais admis sans être purifié. Dieu est un Dieu jaloux : c’est pourquoi il faut l’aimer sans partage, et sans rapport à nous. C’est pour cela qu’il exige avec tant de rigueur la restitution des usurpations. L’homme saint et propriétaire ne voit rien de meilleur que ce qu’il pratique, rien de plus grand que ce qu’il conçoit. Mais lorsque ces choses font son admiration et celle des autres, l’Esprit de Dieu, infiniment supérieur, y découvre des impuretés étranges. Dieu jugera nos justices[880], qu’il regarde en Isaïe comme des souillures.

Mais Il ne jugera pas l’âme désappropriée. Il n’y a rien en elle pour y appuyer un jugement : on ne juge pas sur rien, il faut quelque chose pour juger. Ô Amour, vous jugerez les justices des hommes, mais vous ne jugerez pas les vôtres. Les hommes n’estiment que ce qu’ils font et que leurs idées. Ils ont donné des noms de vertus à ce qui leur a plu, et avec des yeux de fourmis une lentille leur paraît une maison. Il n’en est pas de même des yeux de Dieu. On voit, par exemple, une personne faire quelques pénitences volontaires, qui ne lui font pas grand mal, tant parce que ce qui est du propre choix n’en fait guère que parce que nous y posons telles bornes qu’il nous plaît, et que l’amour-propre et l’amour de notre propre excellence, si abominable devant Dieu, nous soutient. On voit, dis-je, ces pénitences volontaires, qui ne tueraient pas un moucheron, et on crie au saint, à la sainte, pendant qu’une personne qui est le jouet de la Providence, à qui Dieu [383] envoie telles douleurs qu’il lui plaît, et laquelle ne met point de bornes ni à son amour ni à sa patience, n’est presque pas regardée. Et pourquoi ? C’est qu’on ne voit point là l’ouvrage de l’homme. Son idée et sa tentation ne trouvent pas là leur compte, quoique cependant Dieu fasse ses délices de cet homme. Il est pauvre, nu, dépouillé de tout, il n’a rien du bien d’autrui, et cet autrui est Dieu. Il n’est digne que de mépris, mais Dieu ne juge pas des choses comme les hommes en jugent. Ô qu’il s’en faut bien ! Une âme éclairée par l’entière désappropriation et revenue à la parfaite simplicité, voit qu’on admire des choses qui répugnent à son cœur et que Dieu vomit.

Ô Seigneur, ouvrez les yeux de notre âme, pour voir la vérité dans votre vérité, et la lumière dans votre lumière. Les yeux immenses qui sont les yeux du cœur, voient si petites ces choses qu’on estime grandes et voient si grandes celles qu’on appelle petites, que l’âme est étonnée du renversement de jugement des hommes avec leurs yeux de fourmis qui ne peuvent voir plus que leur étendue et par rapport à leurs sensations. Emitte Spiritum tuum ; et creabuntur et renovabis faciem terrae (Envoyez votre Esprit, et tout sera créé de nouveau, et vous renouvellerez la face de la terre[881]). Donnez, Seigneur, cet Esprit de désappropriation à vos enfants puisque c’est ce que vous voulez présentement d’eux et que l’ancienne Loi doit être absorbée dans la nouvelle, comme les étoiles dans la lumière du soleil. Faites-vous honorer en Dieu. Il n’y a que le pur Amour, l’entière désappropriation, qui s’étend bien loin, et la foi nue, qui soient dignes [384] de vous.

 Ô Seigneur, donnez des oreilles pour entendre et un cœur pour comprendre ! Amen ! Venez, Seigneur Jésus !    


Lettres, tome quatrième : quelques discours chrétiens et spirituels [882]

3.01 Courte idée de la voie intérieure.

Qu’est-ce que c’est que l’intérieur ? Commencer par chercher le Royaume de Dieu au dedans de nous[883]. Or cette recherche se fait par rentrer en soi en se séquestrant[884] de tous les objets du dehors par un fort recueillement. On ne trouvera ce Royaume qu’où Dieu l’a placé, qui est où je dis. Il faut donc commencer par une recherche exacte, et Jésus-Christ a dit : Cherchez, et vous trouverez ; frappez et il vous sera ouvert ; demandez et vous recevrez[885]. Il faut comprendre que tout cela se fait par une activité intérieure et cette recherche fait également la conversion, le retour à Dieu, et le commencement de l’intérieur.

Lorsque l’âme a recherché activement le règne de Dieu en elle, elle trouve qu’il se développe peu à peu, qu’elle a plus de facilité de se recueillir, et qu’elle commence à goûter une préférence de Dieu qu’elle avait ignorée jusqu’alors, car elle s’était imaginé que la présence de Dieu n’était autre chose qu’une pensée de Dieu, de sorte qu’elle se faisait une violence et un bandement de tête pour tâcher de penser à lui. Cela est bon en une manière, mais comme l’homme ne peut pas subsister longtemps dans cette pensée, et que le Royaume de Dieu n’est point dans la tête, mais dans l’intime de l’âme, on se donne beaucoup de peine avec peu de succès et, rebuté qu’on est d’un travail si infructueux, on ne tarde guère à chercher des amusements au-dehors ; et d’ailleurs, le Démon qui ne craint rien tant que le règne de Dieu dans les âmes, fait ce qu’il peut pour tourner l’homme au-dehors.

Il s’y prend de deux manières, ou par des austérités excessives, persuadant à l’âme que c’est là le moyen de trouver Dieu, et par ce moyen il la jette au-dehors et étouffe la semence du dedans ; ou par ce bandement de tête dont j’ai parlé. Ni les uns ni les autres ne peuvent parvenir à l’intérieur, parce qu’ils prennent un chemin tout opposé. 

On me répondra : il ne s’agit donc que de se recueillir et de mener une vie sensuelle. Ce n’est nullement cela, car Dieu voyant la bonne volonté de celui qui le cherche au dedans de soi, s’approche de lui, parce qu’il connaît le désir de son cœur, et il lui enseigne une modération exacte en toutes choses. Il en retranche tout l’excès, et c’est alors que l’âme commence à s’apercevoir qu’elle a trouvé ce Royaume. Elle éprouve alors au-dedans d’elle un Directeur qui retranche tout le superflu, et non le nécessaire, qui ne donne pas la moindre chose de superflu à la nature, mais qui prend soin d’un autre côté que l’amour propre et le Démon ne tournent point l’âme du côté de la pure austérité. Quand elle s’évapore dans les créatures, il la rappelle. Les divertissements les plus innocents lui sont interdits.

Alors elle comprend qu’elle a trouvé ce Royaume, et que le Roi commence d’y paraître. Elle lui dit[886]: « Je vous ai cherché avec toute l’affection de mon cœur dans le lieu où vous m’avez dit que je devais vous chercher. Je vous ai donc trouvé, ô le Bien-aimé de mon âme. J’ai passé les jours et les nuits dans cette recherche. Tout m’était à dégoût ; je ne pouvais m’occuper que de vous. Tous les désirs de mon cœur tendaient à vous seul. Mais à présent que je vous ai trouvé, je vous prie de commander en Souverain, d’établir votre empire dans mon âme. Je ne ferai plus rien autre chose que de vous laisser faire. Je vous donne tous les droits que j’avais sur moi-même et que vous m’aviez donnés par votre bonté. »

L’âme devient alors passive, et ne fait plus rien que de regarder amoureusement l’opération de son Dieu, sans vouloir ni la féconder ni y mettre d’obstacle. Elle a travaillé dans le premier degré à détruire de toutes ses forces ce qui pouvait l’empêcher de chercher Dieu en elle, car les habitudes qu’elle avait prises de se tourner au-dehors lui rendaient le recueillement très difficile, et les forces de son âme éparses en divers objets avaient peine à se réunir en un seul et unique objet. David l’avait éprouvé lorsqu’il disait : Je ramasserai toutes les forces de mon âme dans le Seigneur[887].

L’âme ne songe plus alors à combattre les obstacles qui empêchaient son retour au-dedans, mais à laisser faire Dieu, le laisser seul combattre et agir en elle. « Il est temps, ô mon Dieu, dit-elle, que vous preniez possession de votre Royaume : faites-le donc absolument. Je ne veux plus rien faire de ma part que de regarder votre opération ». Ce commencement de règne de Dieu et de voix passive est fort délicieux à l’âme. Elle passerait les jours, les années même, éloignée de tout le créé sans s’ennuyer d’un moment. Elle avance beaucoup plus[888] par cette voie que par tous les efforts en plusieurs années.

Ce n’est pas qu’elle n’ait encore des défauts et des imperfections, mais le divin Amour vous les retranche peu à peu, ou ne permet pas qu’elle ait une occupation amoureuse. C’est ce qui s’appelle passivité d’amour. C’est un état où l’âme ne croit plus avoir rien à craindre ; elle s’imagine que tout l’ouvrage est fait, et qu’il n’y a plus rien à faire pour elle que d’aller jouir dans l’éternité de ce Bien souverain qui se donne déjà à elle avec tant de profusion.

Mais il n’est plus question dans la suite de goûter passivement les dons de Dieu et ses communications. L’âme commence à sentir un attrait à laisser Dieu non seulement être toutes choses en elle, mais y régner sans elle.

C’est alors qu’elle éprouve ce que dit l’auteur de l’Imitation, cet exil du cœur[889] dans lequel [cœur] elle avait passé ci-devant des jours et des années si fortunées. Elle entend une voix dans le fond d’elle-même ou plutôt elle a une impression que Dieu veut régner seul. Cet exil lui est d’abord très pénible, car il faut remarquer qu’entre la recherche de Dieu dans son fond et la possession du même Dieu dans ce même fond, il y a quantité d’épreuves, de peines, de tentations, car chaque état porte son purgatoire. C’est ce qui fait la méprise, et que l’on prend souvent la première purification pour la dernière. Mais lorsque Dieu veut être seul en nous sans nous, et qu’il veut détruire le moi, c’est bien autre chose ; et c’est où presque toutes les âmes se reprennent.

Elles veulent retrouver leurs premières manières d’agir et, se dérobant par là aux desseins de Dieu, elles passent toute leur vie à défaire sous bons prétextes ce que Dieu veut faire en elles. On croirait avoir un amour bien épuré dans cette première passivité, mais c’était soi-même et les dons de Dieu qu’on aimait, puisque sitôt qu’il les retire, on perd courage, on veut tenir toujours son âme en ses mains, la voir et la conduire selon l’idée qu’on s’est faite du bon et du parfait, parce qu’on ignore qu’absolument il n’y a rien de bon et de parfait que ce que Dieu fait en nous sans nous.

Lorsque l’âme est comme chassée hors d’elle-même, les défauts paraissent davantage parce que Dieu lui veut faire comprendre ce qu’elle est par elle-même et ce qu’elle serait sans lui. Elle se tourmente alors, croit avoir perdu les vertus qu’elle avait acquises avec peine et avoir des défauts qu’elle croyait ne plus avoir. C’est alors qu’elle dit avec l’Épouse des Cantiques : J’ai lavé mes pieds, comment les salirai-je[890] ? Vous ne voyez pas, ô Amante, que vous ne les salirez pas en allant ouvrir à l’Époux et que si vous contractez quelque légère poussière, il la nettoiera si parfaitement qu’il vous donnera une blancheur éblouissante. Cependant le désir de l’Époux n’est pas qu’elle devienne belle parce qu’elle s’aimerait dans sa beauté, mais que, se négligeant elle-même, elle ne voit plus que la beauté de son Époux.

Lorsqu’elle est fidèle dans ce degré et qu’elle veut bien mourir réellement à soi-même, elle commence à se contenter de la beauté de son Époux. Elle dit : « Sa beauté sera ma beauté ». Mais il en faut venir plus avant, car après s’être désappropriée de sa propre beauté, ce serait une propriété bien plus forte de s’approprier celle de son Époux. Il faut donc qu’il demeure beau pour lui-même et en lui-même sans y vouloir prendre part, qu’elle lui laisse son tout, et qu’elle demeure dans son rien, car le néant est son propre lieu. C’est alors l’amour parfait qui ne regarde plus Dieu par rapport à nous, mais par rapport à lui-même sans qu’on se regarde soi-même.

Comme vous ne m’avez demandé qu’une simple idée de l’intérieur, et que j’ai tant écrit de ces choses, je me contente de ce petit crayon [cette petite esquisse].

3.02 Économie de la vie intérieure.

Voilà toute l’économie de la vie intérieure : Dieu envoie d’abord une douce rosée qui pénètre le cœur, qui était auparavant comme une terre sèche et aride qui n’était point cultivée et qui ne rapportait ni herbe ni fruit. Cette rosée détrempe insensiblement cette terre, ce qui donne d’abord au cœur un désir de conversion. Le cœur s’amollit peu à peu, il se tourne vers Dieu et on s’ouvre pour recevoir cette rosée salutaire. Il croît de l’herbe : ce sont des vertus faibles qui commencent à paraître, mais combien sont-elles mélangées de mauvaises herbes ? Combien d’amour propre, d’appropriations, d’estime d’un petit bien qui ne peut quasi passer pour tel tant il est mélangé de défauts, de péchés même ?

Notre cœur à force de rosée, ou de goûts, ou de consolations, comprend qu’il faut travailler à arracher ces mauvaises herbes, à défricher cette terre inculte ; et c’est un long et pénible travail, où l’on détruit peu à peu l’herbe mauvaise de notre fonds terrestre. On laboure par une pénitence rude et laborieuse. Si la rosée cesse de tomber, on devient sec et aride, l’herbe se fane : il semble que toutes nos peines soient perdues.

Cependant le Maître envoie une plus abondante rosée : tout reverdit en ce moment, tout devient riant et agréable, l’âme est comblée de consolation. Le Maître plante même des arbres qui décorent cette âme et la rendent très belle : ce sont des vertus plus fortes, elle est affermie dans le bien, il y a de l’espérance qu’elle portera bientôt des fruits dignes de celui qui a planté ces beaux arbres.

Mais qu’arrive-t-il ? C’est qu’on s’approprie les arbres, les fruits et même la terre qui les produit, comme son propre bien et son héritage, ce qui fait que le Maître ne trouve plus sa complaisance dans cette terre. Il n’envoie plus sa rosée, ses pluies gracieuses se retirent, les arbres n’apportent point de fruits, l’hiver vient qui les dépouille de tout, et ils paraissent comme morts. Il faut remarquer que l’herbe se sent bien moins de la rigueur de l’hiver que les arbres. Il reste toujours un peu de verdure sur la terre, mais les arbres paraissent comme morts, dépouillés non seulement de leurs fruits, mais même de toutes leurs feuilles. Ils ne paraissent plus vivants aux yeux des hommes. Ils sont d’autant plus hideux qu’ils ont paru plus beaux. Ceux qui ne savent pas ce secret des saisons, les croient morts. Ils sont néanmoins pleins de vie et conservent au-dedans un germe qui leur fera prendre une nouvelle vie lorsque le temps sera venu. Il y a néanmoins des arbres qu’un trop long hiver fait mourir. Il y a aussi des âmes qui reprennent les plaisirs du siècle qu’elles ont quittés, et qui meurent véritablement et sans retour. Il y en a d’autres qui repoussent après être coupés, ce sont ceux que les afflictions font retourner à Dieu.

Ceux qui sont fidèles reverdissent pour ainsi dire au printemps, lorsque le Soleil de Justice les regarde favorablement. L’hiver leur a été fort utile : outre qu’il a fait mourir les insectes, qui sont un grand nombre de défauts, c’est qu’il a approfondi davantage cette sève divine. La pluie détrempe la terre pour empêcher la racine de se dessécher et la gelée concentre et ramasse la sève dans la racine, ce qui fait que la racine croît et s’approfondit : aussi l’âme par là se fonde en humilité. Elle commence à comprendre qu’elle peut bien, avec l’assistance de la grâce, labourer la terre, ôter de l’arbre le superflu, mais qu’il n’y a que le Maître qui puisse le couvrir de verdure, lui faire porter des fleurs et des fruits dans la saison[891].

On voit souvent des arbres chargés de fleurs qui n’apportent aucun fruit. Combien voit-on d’âmes qui paraissent merveilleusement agréables et qui n’apportent que très peu et même point de fruit ! Un arbre fleuri est plus agréable à la vue que celui qui a du fruit, mais l’arbre rempli de fruit est beaucoup plus estimable. D’où vient que ces arbres si fleuris n’apportent point de fruit ? C’est un mauvais vent qui fait tomber les fleurs ou qui les brûle : c’est la vaine complaisance dans les dons de Dieu, dans la pluie consolante, qui fait périr ces fleurs charmantes.

Le fruit donne moins dans la vue, surtout lorsqu’il est encore petit et qu’il est chargé de feuilles. Ces feuilles sont l’humilité, le bas sentiment de soi, un commencement de conviction que tout appartient au Maître, qui[892] en dérobant le fruit de la vue, le conservent. Ô si l’on savait combien la vue propre fait de ravage dans notre intérieur, on en aurait horreur ! Parmi ces douces rosées de consolations, l’âme se satisfait beaucoup, elle se croit déjà arrivée au terme, quoique ce ne soit que le commencement. C’est pourquoi elle a besoin d’un terrible hiver pour apprendre à se connaître.

Il y a de deux sortes d’âmes : les unes sont plus pénétrées du Soleil que de la rosée, et ce sont les âmes qui sont conduites par les Lumières de l’Esprit ; et si le divin Soleil ne se couvrait de nuages, elles périraient par le trop de lumières. Les autres ont plus d’onction que de clarté, et ce sont celles que la rosée pénètre et que la sécheresse purifie.

La voie de celles-ci serait plus solide et moins dangereuse que la première si elles étaient fidèles à ne se rien attribuer, à être également contentes tant de l’hiver que du printemps et des autres saisons. Mais on veut toujours voir en soi des matières de vaine complaisance, et personne ne sait se contenter de l’horreur de l’hiver, de ses frimas, de ses brouillards, des gelées terribles, d’une neige qui couvre tout : c’est ce qui fait qu’il y en a si peu qui arrivent au terme. On veut quelque chose qui se nomme, qui se discerne, qui amuse la vue : ou feuilles, ou fleurs, ou fruits ; mais ne rien avoir qui attire l’estime des autres et de nous-mêmes, cela est terrible. N’attirer que le mépris, être compté pour rien, être même blâmé, accusé, persécuté, voir les autres estimés, regardés avec respect et même avec admiration : nature, nature, il faut que tu crèves et que tu meures sous ce poids !

Mais qui est-ce qui te laisse mourir ? On te donne de l’air de peur que tu ne suffoques et ne meures ; on te donne le temps de respirer, mais on ne sait pas que tu es si maligne que ce temps qu’on te donne pour respirer, redouble ta vie[893]. Elle se vante même d’avoir été suffoquée et morte et d’être ressuscitée, et il n’est rien de tout cela ! Elle est plus vivante et plus maligne que jamais. Ce qu’elle a appris, c’est à se mieux cacher, à prendre la forme et l’habit des vrais amis de Dieu. Mais elle est plus contraire à Dieu que le diable, car elle lui résiste ; et c’est ce que le démon ne saurait faire.

Ô si nous savions nous laisser aux ministres de la Justice de Dieu pour nous détruire en toute manière, que nous serions heureux ! Dieu se sert des hommes, des démons et de nous-mêmes pour cela, de nos misères, pauvretés, défauts naturels. Il met tout en usage pour cela, mais lorsqu’on nous opprime d’un côté, nous nous relevons de l’autre sous mille prétextes spécieux, car la nature maligne ou partie propre n’en manque pas. Il n’y a que Dieu et son pur amour, qui le puissent faire[894]. C’est pourquoi, vu sa malignité et notre impuissance, il faut tout remettre entre les mains de Dieu par un abandon total, comme fit sainte Catherine de Gênes[895], elle qui a si bien connu les ruses de l’amour propre et le pouvoir du pur amour.

Voilà ce que produit en nous la rosée du ciel. Il faut voir à présent comme les nues pleuvent le juste[896].

Il n’a point encore été parlé de la foi pure et nue, qui est comme un brouillard ou une nue épaisse qui environne Dieu et le dérobe à toute vue, compréhension, et discernement. C’est pourquoi il est écrit que Dieu a choisi les ténèbres pour sa cachette, qu’il est assis sur les nuées, que son trône est environné de nuages épais[897], et bien d’autres passages confirmés par celui qui dit : La nuit est mon illumination dans mes délices[898]. C’est donc cet état de foi nue qui peu à peu fait pleuvoir le juste, puisque c’est elle qui, en nous aveuglant en apparence, détruit en nous tout ce qui est contraire au pur amour et à la formation de Jésus-Christ en nous.

La foi nue est absolument opposée à toute lumière distincte, à tout brillant, à toute certitude, à tout raisonnement, car quoique la foi soit très certaine en elle-même - n’ayant qu’un objet qui est Dieu pur, simple et nu, tel qu’il est en soi, - elle est très incertaine et très cachée à l’égard de celui qui la possède, ne lui laissant rien où il puisse s’appuyer. C’est pourquoi il faut une grande fidélité et un grand courage pour croire au-dessus de toute apparence[899] et toute raison de croire. Cette foi met l’âme dans une grande pauvreté et disette de toutes choses, de sorte que toute nourriture manquant à la partie propre, il faut qu’elle défaille et meurt véritablement.

C’est sur ce débris de la partie propre, que j’appelle ailleurs le « vieil homme », c’est sur ce débris, dis-je, de la partie propre que s’établit le pur Amour. C’est par la destruction du vieil homme que l’homme nouveau est produit, et ceci ne s’opérant que par la foi nue, on peut bien dire : et nubes pluant justum [les nues pleuvent le juste], puisque c’est par son moyen que Jésus-Christ s’incarne mystiquement dans l’âme. Le juste sort aussi d’elle, parce que c’est par elle qu’on apprend la véritable Justice, qui arrache tout à la créature pour restituer tout à Dieu. Par elle on apprend à aimer la Justice, cet attribut si redoutable aux hommes qui ne sont pas pénétrés du pur Amour. C’est par elle qu’on obtient la pauvreté d’esprit et qu’on parvient à cette sainte haine de nous-mêmes si fort recommandée dans l’Évangile. C’est elle qui en introduisant le pur Amour dans l’âme, nous fait pratiquer le parfait renoncement, l’abandon total, la mort entière de nous-mêmes, et la destruction du vieil homme.

C’est par elle encore qu’on obtient la vie nouvelle en Jésus-Christ. Comment cela ? C’est qu’elle nous conduit sûrement, sans lumière et sans flambeau, à celui qui est tout et qui peut tout faire en nous, pour nous, et par nous selon sa très sainte volonté, et cela d’une manière d’autant plus sûre qu’elle est plus cachée à nos ennemis et à nous-mêmes. Elle est si fidèle qu’elle n’abandonne jamais l’âme qui se confie à elle, qu’elle ne l’ait conduite devant le trône de la grâce. Mais qui est-ce qui veut bien se laisser conduire de la sorte ? Ô qu’ils sont rares ! On veut toujours voir où l’on pose le pied, et malgré notre vue nous faisons mille faux pas. Elle nous mène à l’aveugle, mais elle ne nous laisse point faire de fausses démarches.

Ô sacrées ténèbres, nuée plus lumineuse dans ton obscurité que le jour le plus brillant, quand feras-tu pleuvoir le juste sur la terre ? Hélas, l’injustice y règne, elle y est à son comble. Il n’y a que le seul Juste et seul Saint qui y puisse apporter la Justice. Il le fera lorsqu’il aura détruit l’injustice. Venez, Seigneur Jésus ! Je viens[900]. Hélas, qu’il y a longtemps qu’on vous attend et vous ne venez point ! Votre patience est outragée. Vous êtes patient parce que vous êtes éternel ; nous sommes impatients parce que notre vie est de peu de durée. Venez, ô le Désiré des nations[901] ! Venez ! Qu’il y a longtemps qu’on vous attend ! Je viens bientôt. Amen, Jésus !

3.03 De la différence qu’il y a entre la contemplation et la foi nue.

La[902] contemplation a un objet qu’elle envisage d’un simple regard, et comme elle est exempte de tout raisonnement, on peut bien l’appeler aussi une oraison de foi, mais lumineuse, mais appuyée sur l’objet distinct qu’elle contemple.   

La contemplation est ou de Jésus-Christ Dieu-homme, ou de quelques attributs divins, ou de la très sainte Trinité, ou de Dieu sans distinction des Personnes.

Il y a une contemplation de Jésus-Christ homme-Dieu qui ne fait aucune distinction de la Divinité et de l’humanité, mais qui le contemple dans tout ce qu’il est d’un regard simple et amoureux, mêlé d’admiration. Et quoiqu’on ne pense point en particulier à ce qu’il a dit et fait, ses états et ses mystères ne laissent pas d’être imprimés dans l’âme de telle sorte que, sans savoir comme cela se fait, on trouve en soi un grand désir de l’imiter, on aime les souffrances par union aux siennes, et les vertus de Jésus-Christ coulent à merveille dans cette âme et même d’une manière éclatante et qui se remarque de tous. On ne sait point comme cela est arrivé parce qu’on n’a point pensé en distinction aux états et aux préceptes de Jésus-Christ, et cependant ils se trouvent comme naturalisés dans l’âme, comme si elle y avait fait une longue attention ; elle les trouve dans le besoin d’une manière plus profonde et plus efficace que ceux qui y raisonnent chaque jour.

Il y a la contemplation des attributs divins, qu’on appelle autrement simple regard : par exemple une âme sera occupée de la sainteté de Dieu et ce passage : Soyez saints comme je suis saint[903] lui sera imprimé fortement dans l’esprit. On travaille de toutes ses forces à devenir saint et effectivement beaucoup le deviennent par là. On a de profonds abaissements devant cette sainteté redoutable qui semble écraser l’âme par son poids, et c’est ce que ces sortes de personnes appellent anéantissement. Les autres contemplent la pureté de Dieu, et cette pureté fait une telle impression en eux qu’elle devient comme une lumière qui pénètre toute l’âme et qui lui fait voir jusqu’à la moindre imperfection connue comme telle, ce qui met l’âme dans une grande pureté extérieure et intérieure selon la compréhension de l’âme. D’autres sont appliqués à la divine justice, mais c’est une justice distributive pour soi et pour les autres, qui charme et qui ravit l’âme. On ne la craint point parce qu’on ne voit pas qu’on ait rien à en appréhender, on la regarde même comme la source de toutes les grâces. Cette contemplation donne une grande équité pour le prochain et un désir de rendre justice à tout le monde. D’autres sont appliqués à la miséricorde, et c’est une contemplation fort douce et fort savoureuse qui donne beaucoup d’amour pour le prochain et rend fort libéral envers lui. Toutes ces sortes de contemplations ont leurs épreuves, de violentes tentations. Il y en a beaucoup qui portent toute leur vie le même état de contemplation ; les sécheresses qui leur viennent leur sont très pénibles, et leur paraissent une épreuve très forte.

Il y a la contemplation de la Trinité. Ce sont de grandes lumières accompagnées de beaucoup d’ardeur ; l’âme croit être dans le Ciel et qu’elle y découvre des secrets ineffables.

C’est dans la contemplation que sont les extases et les ravissements. Dans le commencement de la contemplation, il y a des visions de Jésus-Christ qui paraît comme enfant ou comme crucifié ; il y a aussi plusieurs visions représentatives d’anges et de saints, ce qui est plus grossier que l’extase. Les paroles formelles, successives et distinctes, appartiennent aussi à l’état de contemplation. Je dis : « appartiennent à l’état », car il n’est pas nécessaire d’être dans la contemplation actuelle pour les avoir ; on les entend en marchant, en travaillant, en toute occasion. C’est ce que j’ai appelé souvent foi lumineuse ou état de lumière. Toutes les personnes qui contemplent n’ont pas de ces sortes de dons, mais ils appartiennent à l’état de contemplation. Or comme cet état est fort lumineux, il est aussi fort ardent. Il s’allume comme un feu au-dedans qu’on a peine à contenir : Un feu s’est allumé[904] disait David, dans ma méditation. C’était plutôt une contemplation, comme ce qu’il dit de ses dispositions le fait assez connaître. Cet amour paraît d’une grande force, il est très savoureux et fort goûté.

Il y a une autre contemplation encore plus parfaite et qui approche de plus près de l’oraison de foi nue : c’est la contemplation de Dieu en lui-même, sans distinction d’aucun attribut. C’est quelque chose de pur, net et dégagé, absorbant en quelque manière l’âme, mais c’est toujours Dieu contemplé d’une manière objective, dont la grandeur et l’immensité enlève l’âme de manière qu’elle ne se voit elle-même que comme un point presque imperceptible. L’âme passerait le jour et la nuit dans cette contemplation sans s’ennuyer. Dieu lui est tout et tout le reste ne lui est rien. Ces personnes sont fort saintes et fort édifiantes. Elles ne voient rien de plus grand que ce qu’elles ont, ce qui leur donne une certaine sécurité. Elles meurent dans le baiser du Seigneur, ce qui leur donne de grands transports de joie qui charment et édifient tous ceux qui les voient. Elles pratiquent la vertu avec une grande force. Tous ces contemplatifs sont des personnes très sages et très mesurées.

Il y a un état que j’appelle de Foi nue. C’est d’abord une contemplation obscure qui ne discerne rien dans son objet. Elle se fait plus discerner dans la volonté que dans l’esprit : l’esprit est mis en ténèbres. C’est une espèce de négation parce que l’esprit n’affirme et ne distingue rien, il est mis en obscurité afin que la volonté soit toute occupée en amour et que l’esprit n’y cause point d’empêchement ni de partage. L’amour est ici bien plus tranquille et plus simple que dans les états de contemplation dont j’ai parlé. Si l’on demande à cette âme ce qu’elle fait, elle dira qu’elle n’en sait rien, mais qu’elle est très contente. Demandez-lui si elle voit et aperçoit quelque chose : elle dira qu’elle ne voit, ne distingue et n’aperçoit rien, et que cependant elle a au-dedans d’elle une occupation que les objets du dehors et tout ce qui est de son état n’interrompent point, qu’un seul et unique objet sans objet l’occupe et l’absorbe pour ainsi dire. Elle passerait les jours et les nuits en cet état sans s’ennuyer ni se fatiguer. Elle n’a ni motif connu ni raison distincte d’aimer, mais elle aime au-dessus de toute connaissance de toute expression, et même souvent au-dessus de toute perception.

Comme cette oraison ou contemplation infuse[905] occupe entièrement la volonté, l’âme éprouve peu à peu qu’elle ne veut que ce que Dieu veut et comme il le veut ; et ensuite elle ne trouve plus en elle de volonté pour vouloir ou ne vouloir pas.

Or à mesure que ceci se passe dans la volonté par le moyen de l’amour, l’esprit est toujours mis dans une plus grande obscurité. Il n’a que la foi toute seule, qui lui sert de tout ; et c’est un flambeau si caché que, quoiqu’on marche sûrement par elle, on n’a pas le plaisir de la voir elle-même ni le chemin où elle conduit, de sorte qu’on est obligé de s’abandonner sans savoir pourquoi on s’abandonne et à quoi l’on s’abandonne.

Plus Dieu appauvrit l’esprit, plus l’amour s’empare du cœur ou de la volonté[906], mais aussi plus l’âme avance en cet amour, plus ce même amour se dérobe à sa connaissance et à sa perception. Ce n’est pas qu’il fuit, cet amour charmant[907], mais c’est qu’il s’enfonce toujours plus dans l’intime de l’âme, afin de se dérober à la vue de la créature et à son discernement pour qu’elle ne s’appuie sur rien de créé, mais sur l’inconnu ; et c’est où se pratique véritablement l’abandon. Car tant qu’on voit, distingue et aperçoit son chemin, l’abandon n’est pas parfait ni l’amour désintéressé, quand même on ne ferait que le pressentir ou le deviner. Il faut être tellement abandonné qu’on ne s’informe pas où l’on nous mène ni comment on nous mène.

L’abandon croît à mesure que l’amour devient plus caché, plus nu, plus séparé de tout intérêt ; et conséquemment la foi devient aussi plus pure et plus nue. Quoiqu’il ne soit point donné de lumière connue à une telle âme comme à celle dont il a été parlé plus haut, elle est bien plus éclairée[908] de ce que Dieu mérite, et jusqu’où doit aller la pureté d’amour, d’abandon et d’entière désappropriation.

Toute l’opération de Dieu dans cette âme va bien moins aux défauts extérieurs qu’à ceux qui sont comme identifiés avec sa nature : l’amour propre, la propriété, l’amour de la propre excellence, le désir d’être quelque chose et tout ce qui est du vieil homme - afin que Jésus-Christ règne seul. Il lui est donné un respect infini pour l’ordre de Dieu, pour ses décrets éternels ; un dévouement absolu à la Justice, non comme distributive, mais comme destructive de tout ce qu’il y a en nous d’opposé à Dieu, étant celle qui fait restituer à Dieu toutes nos usurpations et qui nous fait voir la fausseté de nos attributions.

Ces âmes ne tendent pas à être saintes, mais que Dieu soit saint en elles et pour elles, qu’il soit tout, et elles rien. Dieu leur laisse certains défauts naturels où il n’y a nulle malice, pour les mieux cacher dans le secret de la face et les dérober à la vue du monde[909], du diable et d’elles-mêmes. Or ces vertus d’entière désappropriation et de désintéressement parfait ne sont pas même connues de (ces autres) premières âmes[910] ; et comme elles croient avoir tout ce qu’il y a de plus grand, elles n’ont que du mépris et de la condamnation pour ces dernières âmes, qui ne sont guère connues que par le goût du cœur, ou par leurs semblables.

Ces âmes sont tellement dévouées à Dieu pour toutes ses volontés, elles sont si souples et si pliables en ses mains, qu’elles ne répugnent pas même, loin de résister. Elles n’aspirent point aux dons élevés, mais à n’être rien, rien du tout. En quelque situation que Dieu les mette, elles sont contentes, parce que Dieu étant immuable rien ne peut altérer son souverain bonheur. Sa gloire est la seule chose qui les intéresse et s’il paraît qu’elles prennent intérêt à quelque autre chose, cela est purement extérieur et enfantin. On fait très peu de cas de ces âmes, quoiqu’elles soient les délices de Dieu, et on a une estime infinie des premières. C’est par le mépris que les autres en font, et par leurs propres défauts, qu’elles sont conservées pures au-dedans ; et c’est là le sel qui les empêche de se corrompre.

Les épreuves de ces dernières âmes sont bien plus fortes, plus intimes, plus pénétrantes, plus étranges, que celles des premières où le travail est plus extérieur et moins approfondi, où il s’agit des vertus comprises et non de l’entière destruction.

Ces dernières âmes connaissent beaucoup plus de choses et de plus profondes que les premières. Quoiqu’elles n’aient eu aucune connaissance distincte ni aucune lumière particulière qu’elles aient pu discerner, tout se trouve imprimé en elles sans qu’elles aient découvert cette impression ni quand elle a été faite. C’est là ce qui est écrit : Je graverai moi-même ma loi dans leurs cœur[911]. Ce qui est buriné dans le cœur y demeure bien plus sûrement que ce qui n’est que vu ou connu. Aussi est-il bien plus caché, et comme on ne voit point en nous les fonctions du cœur charnel que par ses effets, aussi ces lumières profondes et secrètes ne se connaissent que dans le besoin de parler ou d’écrire ; hors de là, on n’en discerne rien et on reste à l’égard de tout dans une extrême pauvreté. C’est ce que Jésus-Christ disait à ses Apôtres à la Cène : Je me découvrirai moi-même à eux, et : Je me sanctifie pour eux[912].

Les premières font un grand cas des dons quoiqu’elles paraissent s’en humilier beaucoup, les dernières outrepassent tous les dons, ne pouvant s’y arrêter. Rien moins que Dieu ne peut les contenter ; elles sont, comme j’ai dit, dans une très grande pauvreté de toutes les richesses spirituelles et elles n’en peuvent désirer aucune ; elles sont très simples, et d’un extérieur fort commun. Dieu est Dieu, et cela leur suffit.

Dieu s’en sert quelquefois pour aider au prochain, mais c’est sans choix de leur part et par pure providence. Elles ne désirent ni d’aider ni de n’aider pas, elles ne se donnent aucun mouvement par elles-mêmes[913] à moins que Dieu ne les remue, et le mouvement que Dieu leur donne pour certaines âmes est infiniment plus fort et plus intime que tout ce qu’elles se donneraient par elle-mêmes. Cette paternité spirituelle fait beaucoup souffrir : c’est une source de croix, soit au-dehors, soit au-dedans. Tant que la vie cachée subsiste, on ignore ces sortes de croix extérieures et intérieures. Mais lorsque Dieu emploie pour le prochain, il faut expirer avec Jésus-Christ sur la croix, sans voir un grand fruit de ses travaux.

J’ai déjà tant écrit sur cette matière que ceci suffit pour donner un léger crayon de la différence de ces deux voies. Amen.

3.06 L’intérieur rebuté et recherché.

Dans le temps que les Juifs rejetaient Jésus-Christ, les Samaritains le reçoivent de tout leur cœur[914]. Il ne se trouve parmi les Juifs personne capable d’écouter ni de comprendre l’adoration en esprit et vérité. Jésus-Christ va chercher une femme pour l’en instruire, et une femme samaritaine. Les Samaritains croyaient en Dieu comme les Juifs. Ils attendaient le même Messie, cependant ils étaient séparés des Juifs et schismatiques, parce qu’ils ne sacrifiaient pas dans le même temple. Il instruit une femme schismatique des plus grandes vérités et la rend en un moment Apôtre. De quoi sert son apostolat ? C’est pour attirer ces peuples à Jésus-Christ. Ils y viennent en foule, ils sont instruits, ils croient, ils reçoivent cette semence que les Juifs ont rejetée, ils forcent même ce Seigneur que les Juifs rebutent, à demeurer avec eux, afin de leur enseigner à eux-mêmes ce qu’il n’avait fait qu’ébaucher à la Samaritaine.

O mes chers Samaritains[915], vous avez fait la même chose aujourd’hui. Il est vrai que vous êtes divisés d’avec nous pour le lieu du sacrifice, mais vous croyez en Dieu, vous attendez tout du même Sauveur. C’est à vous que l’esprit intérieur s’adresse ; cet esprit d’adoration en esprit et vérité, cette prière digne de Dieu, ce culte intérieur, cet Amour pur, si rebuté de notre nation et de notre peuple. C’est à vous qu’il s’adresse pour être reçu, c’est en vous et par vous que Jésus-Christ le fera fructifier, Il sera en vous un fleuve d’eau vive, qui jaillira de vos entrailles jusqu’à la vie éternelle[916].

Cette adoration en esprit et vérité, cette prière parfaite, cet Amour pur, vous demande retraite chez vous. Il vous va chercher à l’exclusion de bien d’autres afin que vous le logiez dans votre cœur. Recevez-le, et que par votre moyen il soit transmis à une infinité de cœurs : c’est ce que Jésus-Christ prétend de vous, c’est ce qu’il en attend malgré la faiblesse du sujet dont il s’est servi pour vous enseigner avec Jésus-Christ.

Quand direz-vous à cette pauvre Samaritaine : « Ce n’est plus par ce que vous nous avez dit que nous croyons que Jésus-Christ est le Messie, que nous croyons le pur Amour, que nous adorons le Père en esprit et en vérité ; c’est par ce que nous connaissons nous-mêmes, que nous goûtons, que nous expérimentons, que nous connaissons réellement que c’est la vérité ». O si j’entendais ces paroles, que je dirais de bon cœur : Nunc dimittis ancillam tuam, Domine[917], etc. C’est l’objet de tous mes vœux, le sujet de toutes mes prières. Je vous porte tous dans mon cœur. Que ne puis-je vous offrir au Seigneur mon Dieu comme une hostie pure et sans tache, lavée dans le sang de l’Agneau, vivifiée par son Esprit, comme un holocauste sacré, purifié et consumé dans le feu de l’Amour pur ! Amen Jésus.

3.09 Union éternelle avec Dieu.

Sur ces paroles d’Osée : Je t’épouserai pour jamais.  Je t’épouserai en justice et en jugement et en miséricorde. Je t’épouserai en foi[918].

Je t’épouserai en foi veut dire qu’afin que notre esprit soit uni à Dieu, il faut qu’il quitte tout préjugé, toute lumière distincte, toute science, pour se laisser pénétrer de cette lumière simple et générale de la foi, sans laquelle l’esprit étant mélangé et informé de plusieurs choses ne peut être pur esprit, et par conséquent être uni à cet Esprit si simple et si pur qui est Dieu.

Je t’épouserai en justice et en jugement : lorsque tu seras mis dans la vérité de Dieu et de ton rien, tu rendras cette véritable justice à Dieu de n’aimer que lui pour lui, sans nul retour sur toi-même, sans nul intérêt temporel, spirituel, éternel, etc. Alors tu verras l’équité des jugements de Dieu sur toi et sur toute créature, ce qui te fera aimer tout ce qu’elle ordonnera de toi pour le temps et pour l’éternité.

Je t’épouserai en miséricorde : c’est l’Amour pur qui est la plus grande des miséricordes et qui ne vient qu’en aimant la Justice. Ce pur Amour fait l’union ou l’écoulement de notre volonté en celle de Dieu, qui sont les noces sacrées de l’Agneau et de l’âme, purifiée par la justice, le pur amour et la simplicité d’esprit. L’union qui a ces qualités est éternelle. C’est pourquoi il est écrit : Je t’épouserai pour jamais. Amen !

J’ai accepté de souffrir pour vous afin de vous l’obtenir, et cela dans la charité et vérité de Dieu, qui est la foi simple et le pur amour.

Or toutes les âmes devenues simples, toutes les volontés perdues dans leur dernière fin composent entre elles une seule Épouse de l’Agneau, qui est la Nouvelle Jérusalem.

Entendez et croyez, et vous aimerez, non de votre amour très petit, mais de l’Amour immense de Dieu-même.

3.11 Vie d’une âme renouvelée en Dieu et sa conduite.

Il faut que je dise que, quoique dans la fin de ma vie et dans les choses extérieures que Dieu m’a fait souffrir, il ne paraisse pas d’amères douleurs, ni des dispositions marquées comme dans le commencement et dans la suite de la vie, ni des dispositions intérieures si marquées d’abandon, de soumission, cela n’empêche pas que les douleurs intérieures n’aient été plus fortes et les dispositions d’abandon très réelles, mais c’est que rien n’arrête et ne marque dans mon âme, rien n’y fait d’impression ni d’espèces.

Il me semble que tant que l’âme reste en elle-même par quelque consistance, les choses s’impriment et laissent des traces, comme de douleur et d’impressions d’abandon, d’amour, et de toutes les vertus ou des défauts opposés ; mais lorsque l’âme est devenue sans consistance, et qu’elle s’écoule sans cesse dans son Être original comme une eau pure et fluide, rien ne s’imprime, tout passe et ne laisse aucun vestige. Ces personnes mêmes ne font presque plus de songes : si elles en font, elles les oublient, rien ne reste. C’est la raison pour laquelle on ne peut écrire de [leurs] dispositions.

Cela n’empêche pas qu’il n’y ait [en cette âme] certaines vicissitudes superficielles. Mais ce qu’elles produisent dans le moment est de l’enfoncer dans sa perte. Après cela, tout suit, tout s’écoule. D’autres fois, c’est un je ne sais quoi plus amoureux, une tranquillité plus tranquille, car le non-trouble est perpétuel. Mais de tout cela on n’en saurait rien dire.

Lorsque j’ai écrit, il me semblait que cela sortait d’un endroit caché et qu’on ouvrait pour me faire voir ce que je n’avais pas aperçu jusqu’alors. Le Maître a tout emporté, le cabinet et ce qui est dedans, de sorte qu’on écrit sans savoir ce qu’on écrit ni pourquoi on l’écrit, si c’est la vérité ou non. Si on demeure ferme dans un sentiment, c’est que Dieu ne donne pas autre chose. Hors de là, on nous fera plier comme on voudra, et pour peu que la raison s’en mêle et qu’on veuille vous persuader par raison, c’est un poids qu’on met dans la balance et qui la fait sortir de l’équilibre où elle était sans savoir si cela est bien ou mal, prête à tout, prête à rien. Si l’on dit qu’on se trompe, on n’a nulle peine à le croire[919], car on ne trouve en soi ni bien ni mal marqué, si ce n’est en superficie. Si on aide au prochain, on ne sait ni pourquoi ni comment on lui aide, prêt à lui aider toujours et prêt à ne lui aider plus. Si l’on demande des avis, on dit ce qui vient. Si ce qu’on dit sans savoir comment, se trouve vrai dans la suite, on n’y prend rien, quoiqu’au premier abord la nature se trouvât comme appuyée de cette vérité ; mais dans l’instant cela est repoussé si loin qu’il n’ose plus paraître. Si ce qu’on dit se trouve contraire, on ne s’y arrête pas davantage et l’on ne trouve en soi aucune humilité à produire. Cela est, ou n’est pas, également. Il n’y à rien à chercher pour justifier son dire. Ce qui ne vaut rien est certainement de la créature ; ce qui est bon est certainement de Dieu. Le prophétique même ne peut pas être une assurance puisque Jésus-Christ répondra à ceux qui lui auront dit : N’avons-nous pas prophétisé en votre nom ? - Je ne vous connais pas, vous qui êtes des ouvriers d’iniquité[920]. Ainsi le principe d’iniquité, qui est le démon, peut prophétiser sur des conjectures.

Les âmes de foi ne doivent s’arrêter à rien de tout cela. La foi seule doit être leur guide. Celui qui parle ne doit faire aucun fonds sur rien, et celui à qui il est parlé, en doit faire sur la parole présente et non sur l’avenir, parce que le Verbe est toujours engendré sans interruption, sans commencement et sans fin. Tout ce qui est du Verbe et par le Verbe, est présent ; ainsi les personnes en qui il vit et opère ne parlent de l’avenir que comme présent. Mais Dieu, qui rejette tout appui hors sa Parole et son Verbe, peut permettre à la créature de dire des choses à venir très douteuses, quoique ce qu’il dit soit infaillible, parce que le sens des choses, la connaissance de tout, est en lui-même.

Rien ne peut résister à sa puissance que l’homme auquel il a donné le libre arbitre, qui est la qualité propre de l’homme qui le fait être homme. Dieu l’ayant fait homme, et homme libre, ne peut point contrevenir à cette qualité qu’il lui a donnée : il la respecte en lui comme une petite émanation de sa liberté divine. Dieu ne rétracte point ce qu’il a fait. Il laisse donc l’homme libre, il l’invite amoureusement, il le presse. L’homme ne veut point écouter sa voix, il fuit, il ne l’entend plus que de loin, ensuite il ne l’entend plus. D’où vient cela ? Dieu ne parle-t-il pas toujours le même langage ? C’est que le cœur endurci devient sourd, sa surdité augmente à mesure de son éloignement et de son endurcissement, il s’amuse au-dehors, il n’a plus d’yeux ni d’oreilles pour Dieu, il s’enfonce et s’abîme dans les sentiments ; les sentiments le plongent dans les voluptés, il oublie son Dieu à tel point qu’il dit en son cœur : Non est Deus [Il n’y a point de Dieu[921]].

Il ne faut pas croire que Dieu endurcisse le cœur de l’homme autrement que le soleil endurcit la glace. C’est par son absence. Plus les pays sont éloignés du soleil, plus tout y est glacé. L’homme s’éloignant de son Dieu et ne s’en rapprochant plus, devient une glace pétrifiée qui ne peut plus se dissoudre à moins qu’il ne retourne à son Dieu. Alors il le retrouve au même lieu où il l’avait laissé, toujours prêt à lui faire sentir les influences de sa grâce ; et plus il approche de ce soleil, plus il se fond peu à peu, en sorte que, si après tant de misères il s’approchait assez près de Dieu, il se fondrait et se liquéfierait entièrement. Ce qui empêche sa liquéfaction parfaite, c’est la propriété, qui congèle toujours plusieurs endroits de notre âme, laquelle dès que sa glace est entièrement fondue et rendue toute fluide, s’écoule nécessairement dans son être original où tous les obstacles sont ôtés. C’est le feu de l’Amour pur qui le fait en cette vie, et ce sera le feu du Purgatoire qui le fera en l’autre.

Alors il ne reste plus à cette eau aucune impression, aucune qualité propre, aucun vestige. Alors l’âme dans son rien ne peut rien, n’est propre à rien. Il n’y a que l’Être Créateur qui la rende propre à tout ce qu’il lui plaît, et qui agisse sans résistance sur ce rien, qui lui a remis le caractère propre de l’homme, qui est la liberté. Alors l’homme dans son rien, ayant remis à son Dieu et à son Père cette liberté qu’il lui avait donnée, Dieu le crée de nouveau : Emitte  Spiritum tuum, et creabuntur ; et renovabis faciem terræ[922].

Mais cette re-création n’est plus au pouvoir de l’homme ni à son usage, mais au pouvoir de Dieu et à sa volonté, et c’est ce que dit saint Jean : ses œuvres ne sont point ni les œuvres de la chair ni de la volonté de l’homme, mais de la volonté de Dieu[923]. Dieu couvre ces âmes de l’extérieur le plus commun pour leur dérober, et aux autres, l’œuvre de la Sagesse et de la Bonté de Dieu. Tout est ignoré, parce que tout doit être caché dans l’éternelle Vérité. Amen !

Il est mis quelquefois dans cette âme des langueurs que Dieu soit connu et aimé, et des douleurs de voir le contraire, mais il n’en reste rien. Si l’on dit qu’on se trompe, on n’a nulle peine à le croire[924], car on ne trouve en soi ni bien ni mal marqué, si ce n’est en superficie Il lui est indifférent que Dieu se serve d’elle ou d’un autre, prête à tout et à rien ; il en est de même à l’égard de la mort et de la vie. Dieu la rend libre au-dehors et en fait paraître ce qu’il veut d’une manière proportionnée aux autres personnes ; mais pour elle, rien, et toujours rien.

3.15 Dispositions pour la maladie et la mort.

On doit se préparer à la mort et souffrir la maladie selon l’état où est l’âme[925]. Si c’est une personne qui soit encore dans l’activité, il faut qu’elle soutienne l’une et se prépare à l’autre par de bonnes activités, qu’elle fasse souvent des actes de soumission et de résignation à la volonté de Dieu. Il faut porter la maladie en conformité des souffrances de Jésus-Christ, unir notre mort à la sienne et nos souffrances aux siennes, lui faire un sacrifice de tout nous-mêmes.

Il faut renouveler ces actes le plus souvent qu’on peut, porter avec une extrême patience les douleurs qui accompagnent cet état. Il faut s’accoutumer à prendre tout ce que l’on donne de désagréable pour satisfaire à la justice de Dieu pour les péchés que l’on a commis, unir ces choses si désagréables au fiel et au vinaigre de Jésus-Christ - et mille autres pratiques que Jésus-Christ suggérera lui-même. C’est là la manière dont les personnes actives doivent porter la maladie et se préparer à la mort.

Celles qui sont dans une voie plus simple doivent faire peu d’actes. Elles en doivent pourtant toujours faire, mais elles les doivent faire plus simples, se soumettant à tout ce qu’il plaira à Dieu d’ordonner d’elles soit pour la vie, soit pour la mort ; et ensuite se recueillir beaucoup et que toute leur patience soit dans la foi et dans l’oraison.

Il faut renouveler de temps en temps cette foi et cette oraison parce que l’esprit étant alors fort accablé et souvent assoupi par la maladie, on doit le réveiller de temps à autre par un acte court et simple de soumission, d’union à Jésus-Christ souffrant et mourant. Et puis demeurer en paix auprès de lui, prenant également tout ce que l’on donne, bon et mauvais ; souffrir en paix toutes les incommodités de la maladie, la maladresse de ceux qui servent, le défaut de secours, le manque de mille choses ; laisser mourir la trop grande délicatesse sur la propreté. Enfin il faut pratiquer toutes les vertus qui se présentent à pratiquer dans ces temps-là, souffrir les violentes douleurs en union de celles que Jésus-Christ a bien voulu souffrir pour l’amour de nous, éviter les plaintes et les exagérations que l’on fait souvent de son mal afin d’attirer la compassion des autres, ce qui n’est pas un petit amour propre. N’affecter point de faire voir une trop grande patience aux autres, mais la conserver réellement au-dedans de soi, ce qui n’est pas difficile en ce temps-là où l’âme est soutenue par une paix goûtée qui lui facilite une grande douceur pour les personnes qui l’approchent.

Il y a le temps de sécheresse bien plus difficile à porter, aussi est-il plus méritoire, car il semble alors que la douleur est cent fois plus forte. On sent une peine très grande à supporter les douleurs, on ne trouve plus de force en soi-même. Il semble que le ciel soit fermé ; on ne sent plus de goût pour la croix, on est même tenté d’impatience, on n’éprouve plus cette tranquillité et ce je ne sais quoi qui rendait si paisible, on a peine à se résigner pour vivre dans la douleur ou pour mourir. La mort, qui paraissait auparavant si charmante[926] n’a rien que de terrible et on éprouve des frayeurs de la mort qu’on n’avait même jamais éprouvées. Que faire en cet état ? On a tant de peine à se supporter soi-même et à supporter les autres !

Il faut y observer un grand silence, se tenir le plus ferme qu’on peut auprès de Dieu en soi, quoiqu’il paraisse qu’on ne l’aperçoive plus ; il faut aller contre le fil de l’eau en se faisant une extrême violence. Cet état est bien différent de celui qui l’a précédé, où il n’y avait qu’à se laisser au fil de l’eau, mais c’est ici tout le contraire où il faut remonter à force de bras. Il est de grande conséquence alors de s’unir à l’état de délaissement que Jésus-Christ a bien voulu porter sur la croix. On peut dire quelquefois avec lui ces paroles[927] : Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’avez-vous abandonné ? Il semble même qu’en ce temps-là le dégoût redouble pour toutes les choses que l’on est obligé de prendre et qu’elles deviennent alors une espèce de calice d’amertume.

Il y a deux choses de grande conséquence à éviter en cet état : l’une, de se laisser aller à son humeur, qui est comme donner un passage à l’eau. Car quand une fois la bonde est levée, l’état pénible où l’on est au-dehors et au-dedans fait qu’on ne peut plus en arrêter le cours. Il est bien plus aisé de ne la point laisser évaporer : le silence rigoureux malgré la peine que l’on souffre, empêche que la bonde ne se lève. Dieu permet même en cet état que l’on fasse tout de travers : quand on veut aider, on blesse, et mille choses de cette nature.

Quoiqu’il faille une grande fidélité pour ne permettre à la nature aucune échappée ni aucune vie dans ce temps-là, il ne faut pas néanmoins se décourager lorsqu’il échappe quelque faute. Il faut qu’elle serve à nous faire connaître le fond de misère qui est en nous ; ces sortes de fautes nous humilient beaucoup et à nos propres yeux, et à ceux des autres, qui ne voyant plus cette grande patience que l’on pratiquait autrefois avec tant de facilité, croient que l’âme est déchue et en pensent mal. Dieu permet ces petites échappées, qui même sont rares, pour ôter un certain appui que l’âme conservait tant en sa patience précédente dans ses consolations qui ne lui coûtait guère alors, que dans la vertu vigoureuse qu’elle pratique en un temps si déplorable. Cette conduite de Dieu dans la maladie et dans cet état de sécheresse fait plus avancer l’âme et la rend plus conforme à Jésus-Christ que plusieurs années des états précédents, quoique elle-même et ceux qui n’ont pas une véritable lumière n’en jugent pas de la sorte.

Il y a un autre inconvénient à éviter, qui est que l’âme en cet état voudrait se mettre en toute sorte de postures pour retrouver son premier état consolant et soutenu. Elle se multiplie en actes, qui cependant ne font que la dessécher davantage. Il faut porter cet état en esprit de mort et de renoncement, porter le poids du jour tant qu’il plaira à Dieu, demeurer muet sous le couteau. Tout ce qu’elle peut faire est de s’unir de temps en temps au délaissement de Jésus-Christ ; encore faut-il qu’à mesure qu’elle avance, elle se contente d’un simple regard sec et aride, qui dit à Dieu tout ce qu’elle voudra lui dire, évitant tout ce qui nous sert de témoignage à nous-mêmes pour nous consoler et nous faire vivre.

Il ne faut pas en user de même dans les sécheresses de l’état actif, parce que l’âme n’ayant qu’autant qu’elle agit et ses sécheresses n’étant pas du même principe que celles-ci, il faut qu’elle tâche par des actes fervents de retrouver ce qu’elle a perdu.

Ceci est de conséquence, pour ne point mélanger les états et agir selon son don et la mesure de sa grâce, parce que si une personne active voulait en user dans la sécheresse comme celles qui sont avancées, elle se dessécherait réellement, n’ayant point le principe vivifiant des autres. Celles qui sont avancées ne sont desséchées que de ce qui leur est propre, afin de donner lieu à la source divine de remplir leur vide ; au lieu que les premières sont desséchées de ce qui est de Dieu, et remplies d’elles-mêmes. Elles doivent donc travailler par leur activité à recouvrer les sentiments de la grâce qu’elles ont perdus. C’est la même différence qu’il y a d’une pompe à une eau de source. La première ne donne de l’eau qu’à force de l’ébranler et, quand on cesse le travail, on n’a plus d’eau. Au contraire, dans l’autre état, c’est comme un ruisseau qu’on dessèche afin d’en ôter les immondices et les obstacles qui empêchent la source de se répandre abondamment. C’est pourquoi il faut se laisser dessécher pour seconder par là les desseins de Dieu, et notre activité ne servirait qu’à y mettre de nouveaux obstacles.

Pour le temps de la mort dans cet état sec, il ne faut pas changer de conduite, mais demeurer abandonné à Dieu malgré les frayeurs mortelles, le raisonnement, et une certaine estime que l’on a pour ses propres œuvres, qui fait qu’on voudrait chercher de nouveaux moyens pour se mieux préparer à la mort, ce qui cause un très grand dommage. Il faut mourir comme Jésus-Christ, dans le délaissement, et remettre son esprit entre ses mains comme il remit le sien entre les mains de son Père. Il faut recevoir les Sacrements dans cette même disposition d’abandon et de délaissement entre les mains de Dieu.

Il y a un autre état, qui est tout passif, où l’âme doit demeurer simplement dans son simple regard ou plutôt dans l’union de sa volonté avec celle de Dieu. La paix de cet état est bien plus profonde, quoique moins goûtée que celle du second état dont nous avons parlé. L’âme y doit rester sans aucun acte de sa part qui soit connu et comme d’elle, parce que c’est alors Dieu qui agit en elle et qui y est le seul principe de ce qui s’y opère. Les plaintes que les douleurs font faire quelquefois sont de saison alors, elles ne sont point causées par l’impatience ; au contraire, c’est une certaine simplicité comme d’un enfant qui se plaint : cela sert à couvrir la profonde patience qui est alors donnée à cette âme, que les autres admireraient, et qui pourrait lui servir d’appui à elle-même. Mais comme les réflexions sont déjà beaucoup perdues en cet état, l’âme n’en fait guère et on agit comme tout naturellement. Ces personnes sont fort paisibles dans leurs maladies et leur mort est précieuse devant Dieu. Elles ne changent point de disposition ni pour la vie, ni pour la maladie, ni pour la mort ; leur abandon étant fort affermi, il ne leur est pas difficile de se laisser entre les mains de Dieu. On peut dire que ces âmes meurent dans le baiser du Seigneur.

Il y a peu de choses à leur dire, et même les personnes qui les approchent devraient leur parler très peu, parce que ce qu’on leur dit quoique sous bon prétexte, ne sert qu’à les distraire et pourrait même les tirer de leur état si c’était des personnes auxquelles elles eussent confiance. Il serait donc bien nécessaire qu’on ne leur parlât que conformément à leur état. Mais comme ces états sont peu connus et que pour l’ordinaire les personnes qui assistent à la mort ne les entendent guère et donnent les mêmes avis qu’au commun des chrétiens, ce que les personnes de cet état doivent faire, c’est de recevoir avec humilité et en silence ce qu’on leur dit sans néanmoins changer leur disposition, demeurant simplement attentives à Dieu, lui laissant faire en elles et d’elles tout ce qu’il lui plaira, sans s’embarrasser de soi ni s’intéresser pour soi-même, étant bien persuadées que ce qu’on a une fois donné à Dieu véritablement et de tout cœur, lui doit demeurer en propre.

Cette âme reste dans une grande paix lorsqu’elle ne sort point de cette disposition, mais elle n’en sort pas plutôt qu’elle entre dans le trouble : elle est comme un navire qui ayant perdu l’équilibre, penche de côté et d’autre et se remplit d’eau jusqu’à ce qu’il ait retrouvé son équilibre, et cette âme son centre. Sitôt que l’âme de cet état s’aperçoit de quelque trouble, qu’elle soit persuadée qu’elle est sortie de son état d’abandon et de délaissement : qu’elle y rentre donc aussitôt par un nouvel abandon, que [et] si après avoir renouvelé son abandon le trouble continue quelque temps, qu’elle le supporte en paix comme une punition de sa faute.

Il y a encore un état de dénuement, qui suit celui-là, bien plus fort que celui de la sécheresse dont nous avons parlé. Il faut y procéder de même selon son état, qui doit être d’une grande mort. C’est alors que l’âme s’abandonne à Dieu pour le temps et l’éternité, qu’elle lui fait un sacrifice total de tout ce qu’elle est et de tout ce qu’elle peut devenir, sans jamais se reprendre, même dans le moment de la mort ; et c’est là le sacrifice le plus glorieux à Dieu, et même le plus avantageux à l’âme quoiqu’elle n’y pense pas. Après ce sacrifice, l’Ennemi ne peut plus nuire à l’âme à moins qu’elle ne se reprenne. Il peut rôder autour d’elle, lui causer quelque frayeur pour l’obliger à craindre et à se reprendre. Mais qu’elle demeure ferme dans son délaissement, il ne pourra lui nuire et se retirera même bien promptement. C’est un grand avantage que de mourir dans cette mort entière à toutes choses et à soi-même : c’est de ces âmes qu’on peut dire qu’ayant goûté la première mort, elles ne souffriront rien de la seconde. Il est de si grande conséquence de ne point se reprendre à la mort et ne point perdre le fruit de tant de travaux, que l’on ne peut assez se le persuader, parce que dans l’affaiblissement de l’esprit que cause l’extrémité de la maladie, et dans les discours que l’on entend si opposés à l’état que l’on porte, il est facile de prendre le change [changer de direction] et de sortir de son délaissement entre les mains de Dieu de sorte qu’on ne saurait dans le temps de la santé s’imprimer cela dans l’esprit trop fortement.

Il y a encore un autre état, qui est celui de pur amour, mais il y a peu de choses à en dire, car si la multitude de grandes eaux n’ont pu éteindre la charité[928], c’est-à-dire si toutes les traverses, toutes les douleurs, toutes les tentations ne l’ont pu faire, il y a lieu de croire, comme dit saint Paul, que la mort ne séparera point ces âmes de la charité de Dieu qui est en Jésus-Christ[929].  Amen, Jésus !


Table des abréviations :

1 Co    1ère  Épître aux Corinthiens (Paul)                         

1 P    1ère Épître de Pierre

1 R   1er livre des Rois

1 S    1er livre de Samuel                                                                                           

1 Th   1ère Ep. aux Thessaloniciens (Paul)                                                                                                                                

1 Tm   1ère Ep. à Timothée (Paul)

2 Co    2ème Épître aux Corinthiens (Paul)                         

Ac    Actes des Apôtres                                                    

Ap    Apocalypse                                                                 

Col    Épître aux Colossiens (Paul)                                      

Ct    Cantique des Cantiques                                                 

Dn   Daniel (Prophète)

Dt   Deutéronome                                                                    

Ep    Épître aux Éphésiens (Paul)                                          

Rm    Épître aux Romains (Paul)

Es    Esaïe (= Isaïe)                                                                

Ex    Exode                                                                             

Ez    Ézéchiel (Prophète)                                                        

Ga   Épître aux Galates (Paul)

Gn   Genèse

He    Épître aux Hébreux (Paul)

Jb    Job

Jn    Évangile de Jean

Jr    Jérémie

Lc    Évangile de Luc

Lm   Lamentations

Mt   Évangile de Matthieu

Mc   Évangile de Marc

Os    Osée

Ph    Épître aux Philippiens (Paul)

Pr    Proverbes (de Salomon)                                                                                           

Ps    Psaumes (de David)

Qo    Qohéleth

Sg    Sagesse


Madame Guyon, bibliographie (2000 - ) :

[2000] Madame Guyon, De la Vie intérieure, Discours Chrétiens et Spirituels sur divers sujets qui regardent la vie intérieure, présentés et annotés par  Dominique Tronc, Paris, Phénix Éditions - La Procure Librairie, Collection « La Procure », 2000, réédition 2004, 482 pages [Tirages limités épuisés ; sur ce choix de 80 Discours (156 pièces furent éditées au XVIIIe siècle) 15 ont été repris en 2005 : Madame Guyon, Écrits sur la vie intérieure, pp. 23-193 ;  puis 49 en 2008 : Madame Guyon, Oeuvres mystiques, « Discours spirituels », pp. 531-762.]

[2001] Madame Guyon, La Vie par elle-même et autres écrits biographiques, Édition critique avec introduction et notes par Dominique Tronc, Étude littéraire par Andrée Villard, Paris, Honoré Champion, coll. « Sources Classiques », 2001, 1163 pages. [Les 3 volumes de la Vie connus depuis leur publication au XVIIIe siècle et repris sous les titres « 1. Jeunesse, 2. Voyages, 3. Paris », sont suivis de : « 4. Prisons, 5. Compléments biographiques » ; l’édition rétablit l’ordre du ms. d’Oxford et inclut des additions provenant du ms. ‘de jeunesse’ de St-Brieuc.]

 [2003] Madame Guyon, Correspondance, Tome I Directions spirituelles, Édition critique établie par  Dominique Tronc, Paris, Honoré Champion, coll. « Correspondances », 2003, 928 p. [Directions reçues de Maur de l’Enfant-Jésus et de monsieur Bertot, 1671-1681 ; lettres et témoignages, 1681-1688 ; direction de Fénelon, 1688-1689, complément édité pour la première fois de l’année 1690 ; directions du marquis de Fénelon et de disciples étrangers, après 1710]

 [2004] Madame Guyon, Correspondance, Tome II Combats, Édition critique établie par Dominique Tronc, Paris, Honoré Champion, coll. « Correspondances », 2004, 952 p. [Les lettres de l’animatrice du cercle quiétiste couvrent surtout les années 1693-1698 ; elles sont augmentées de Témoignages ; l’ensemble constitue le « dossier »  utile pour étudier les aspects de la « querelle » relatifs au vécu intérieur].

[2005] Jeanne-Marie Guyon, Explications de la Bible, L’Ancien Testament et le Nouveau Testament avec des explications et réflexions qui regardent la vie intérieure, introduites et annotées par Dominique Tronc, Paris, Phénix Éditions & hors commerce 2005, 441 p.  [tirages limités épuisés ; aperçu in Madame Guyon, Oeuvres mystiques, 355-382]

[2005] Madame Guyon, Correspondance, Tome III Chemins mystiques, Édition critique établie par Dominique Tronc, Paris, Honoré Champion, coll. « Correspondances », 2005, 934 p. [Ce volume qui achève l’édition de la Correspondance reprend l’ensemble de lettres de direction publié en 5 volumes au XVIIIe siècle].

[2005] Madame Guyon, Écrits sur la vie intérieure, présentation par Dominique et Murielle Tronc, Paris, Arfuyen, « Les carnets spirituels », 2005, 195 p. [15 Discours]

[2008] Madame Guyon, Oeuvres mystiques, éd. critique avec introductions par Dominique Tronc, Étude par le P. Max Huot de Longchamp, Paris, Honoré Champion, coll. « Sources Classiques », 2008, 796 p. [Un « compagnon » sous forme d’un volume maniable. Il reprend des œuvres brèves connues – Moyen Court, Torrents, Petit Abrégé, une partie du Cantique... Sa seconde moitié ouvre à la partie encore méconnue datant de la pleine maturité mystique : notes apportées aux Justifications, choix de Lettres et de Discours].

 [2009] Les années d’épreuve de Madame Guyon, Emprisonnements et interrogatoires sous le Roi Très Chrétien, Documents biographiques rassemblés et présentés chronologiquement par Dominique Tronc. Étude par Arlette Lebigre. Paris, Honoré Champion, coll. « Pièces d’Archives », 2009, 488 p. [mise en ordre chronologique de pièces de procès incluant les interrogatoires et des témoignages issus de la Vie et de la Correspondance ; ce dossier est précédé d’une synthèse et s’achève sur des témoignages concernant la ‘décennie silencieuse’ vécue à Blois après les prisons.]

§

Le lecteur désireux d’approfondir se reportera à

www.madameguyon.fr  ou www.cheminsmystiques.fr  ou  

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Ces trois entrées ouvrent sur un site débordant largement l’œuvre de madame Guyon. La page « Lire Madame GUYON ! » du menu d’accueil livre un choix de ses textes et renvoie à la page « Téléchargements » (cette dernière est aussi accessible directement du menu d’accueil).


 

 

 

Collection « Chemins mystiques »

 

 

 

www.cheminsmystiques.com

présente cette collection ainsi que des ouvrages publiés chez Honoré Champion, au Centre Jean-de-la-Croix, chez  Arfuyen, chez Parole et Silence.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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Copyright Dominique et Murielle Tronc 2014


 



[1] Moyen court et très facile pour l’oraison que tous peuvent pratiquer très aisément…  Grenoble, 1685 ; Lyon, 1686 ;  Paris et Rouen, 1690 ; Cologne, 1699. Indépendamment de ce constat d’un succès éditorial, les récits de la Vie par elle-même sur un rayonnement apostolique sont confirmés par les enquêtes faites au moment de son procès (voir J. Orcibal, « Le Cardinal Le Camus, témoin au procès de Madame Guyon », dans Etudes d’histoire et de littérature religieuse, Klincksieck, 1997).

[2]  Ce que recouvre le terme quiétiste se révèle flottant et les positions intenables incriminées ne se retrouvent pas dans les écrits condamnés. Pour une appréciation plus précise, voir les articles - en fait des monographies profondément méditées - parus dans le Dictionnaire de Spiritualité (art. « Quiétisme » : en Italie et en Espagne par E. Pacho, et en France par J. Le Brun).

[3] Dominique Tronc, « Une filiation mystique : Chrysostome de Saint-Lô, Jean de Bernières, Jacques Bertot, Jeanne-Marie Guyon », XVIIe siècle, PUF, n°1-2003, 95-116. – Madame Guyon avait reçu auparavant les influences directes du franciscain Archange Enguerrand et de la supérieure bénédictine Geneviève Granger.

[4] Cette indifférence vis-à-vis de la théologie ne provenait pas d'un manque d'éducation : elle connaissait le latin (v. Discours 1.37) qu'elle avait sans doute appris de sa demi-sœur religieuse puis du précepteur de son fils.

[5] Il ne s’agit pas de prôner l’isolement car l’aide personnelle et directe des aînés est indispensable (cf. le rôle assuré chez les Pères du désert par ‘l’Ancien’ associé au nouveau solitaire). L’organisation propre aux structures ne peut se substituer à cette fraternité. 

[6] « La Dame Directrice est toujours renfermée dans une Communauté où on ne lui laisse avoir aucune communication avec les personnes de dehors. On ne sait point encore ce qu’elle deviendra dans la suite. Quoi qu’il y ait beaucoup d’accusations contre elle on n’en trouve aucune qui soit assez prouvée pour faire voir en justice. » Tronson au R.P. Général des Chartreux, le 9 août 1697, Arch. Saint-Sulpice, ms. 34.

[7] Ils couvrent 20 des 39 volumes des Œuvres « complètes » éditées par Poiret (devenues 40 volumes chez Dutoit par ajout de la correspondance avec Fénelon).

[8] Par ex. : « Dans la déité, nulle apparence de personne… » (Hadewijch d’Anvers, trad. par Fr. J.-B. P[orion], Seuil, 1954, p. 155). 

[9] Jean de Bernières, Le Chrétien intérieur, choix de textes, Arfuyen, 2009 ; Œuvres Mystiques I, L’Intérieur chrétien suivi du Chrétien intérieur augmenté des Pensées, coll. « Sources mystiques », Éditions du Carmel, Toulouse, 2011 ; Rencontres autour de Jean de Bernières, Parole et Silence, 2013.

[10] Jacques Bertot Directeur mystique, coll. « Sources mystiques »,  Éditions du Carmel, Toulouse, 2005.

[11] Lettre au duc de Chevreuse du 11 septembre 1694.

[12] Les années d’épreuve de Madame Guyon, Emprisonnements et interrogatoires sous le Roi Très Chrétien, Documents biographiques rassemblés et présentés chronologiquement par Dominique Tronc. Honoré Champion, coll. « Pièces d’Archives », 2009.

[13] Publiée intégralement chez Champion en trois volumes (v. en fin du présent volume Madame Guyon, Bibliographie (2000-) . Le dernier volume est d’un intérêt mystique comparable à celui des Discours.

[14] Des disciples écossais visitaient « notre mère », traversant la Hollande (rencontrant Pierre Poiret, près d’Amsterdam), passant par Cambrai (rencontrant « notre père » Fénelon).

[15] Les luttes en cours entre l’Angleterre et l’Écosse devait susciter des discussions entre eux sur ce qu’il convenait de faire.

[16]“Supplément à la vie de Madame Guyon écrite par elle-même”, ms. de Lausanne TP1155, f° 42-43, édité en section 5.2 page 1006 de notre édition de Jeanne-Marie Guyon, La vie par elle-même et autres écrits biographiques, Champion, Coll. “Sources Classiques”, 2001, 2014 : description d’une ‘plongée’ dans l’intériorité, auprès d’elle, qui s’effectue spontanément, sans nulle suggestion orale ou rappel de sa part.

[17]Nombreuses éditions par les jésuites H. Ramières (dès le milieu du XIXe siècle), M. Olphe-Galliard (1987), J. Gagey (2001), D. Salin (2005 avec une intéressante introduction) – sans compter des traductions dans le monde protestant.

[18] S’ajoutent des « itinérants » dont le marquis de Fénelon, le baron de Metternich, le chevalier Ramsay. Voir : Madame Guyon, Correspondance, I  Directions spirituelles, Honoré Champion, 2003, notices et « Jean de Bernières, sources et influences…, III. Rivières cachées »  in Rencontres autour de Jean de Bernières (1602-1659), 2013.

[19] Gerhard Tersteegen, Traités spirituels introduits, traduits et commentés par Michel Cornuz, Labor et Fides, 2005).

[20] Voir J. Chavannes, J.-Ph. Dutoit, sa vie, son caractère et ses doctrines, Lausanne, 1865, ouvrage toujours utile car proche des sources d’époque.

[21] M. Masson, Fénelon et Mme Guyon. Documents nouveaux et inédits, Paris, 1907 - Affirmer que Fénelon était son disciple fait encore scandale.

[22] Voir L. Cognet, Le Crépuscule des mystiques, Desclée, 1958.

[23] Les deux frères Homfeld, Jan-Luc Wettstein ‘marchand libraire à Amsterdam’, le couple van Ewijck, Israel Norräus (arrivé après la mort de Poiret), vivaient en association près ou dans le village de Rijnsburg (où avait résidé Spinoza en 1660). Voir : M. Chevallier, Pierre Poiret 1646-1719, Labor et Fides, 1994, 116 sq. 

[24] On connaît surtout le Moyen court et les Torrents, œuvres écrites pour être largement  diffusées. Voir : Madame Guyon, Œuvres mystiques, Honoré Champion, 2008, où l'on trouvera, outre ces deux titres, un choix effectué sur la totalité de l’œuvre.

[25]Le sort des bibliothèques privées non transmises à des fonds publics ou religieux est catastrophique : c'est ainsi que les pensées minoritaires ou condamnées tombent en oubli malgré leur valeur intrinsèque. Celle de l’éditeur Poiret a été dispersée peu après la disparition de son cercle et de précieux manuscrits furent perdus. Ses éditions sont elles-mêmes devenus très rares pour la même raison (les volumes rescapés sont répertoriés pour l’Europe par sa biographe : M. Chevallier, Pierre Poiret, Bibliotheca Dissidentium, t. V, Koerner, Baden-Baden, 1985).

[26] D.1.62 [438]. [pour le Discours  CXII de la page 438 du tome I de l’édition originale] – Dans notre édition nous reportons la pagination de l’édition originale à défaut de numéros de paragraphes.

[27] D.1.02 §2 [38].

[28] Jeanne-Marie Guyon, La vie par elle-même…, op.cit., Première partie, Chapitre 8, § 5 à 10 [Vie 1.8.5-10]. Enguerrand faisait allusion aux Confessions de St Augustin, X, 27 : « Vous étiez au-dedans de moi ; mais, hélas ! j'étais moi-même au-dehors de moi-même » (traduction Arnauld d'Andilly).

[29] Œuvres de Ruysbroeck l’admirable, Trad. de Wisques, t. I, Vromant, 1921. Le Livre des sept clôtures, ch. XIV, p. 180. - Sur le « vide » mystique, on se reportera à l’étude de L. Silburn, « Le vide, le rien, l’abîme », dans coll. Hermès, Le Vide, Expérience spirituelle en Occident et en Orient, 1969. 

[30] D.1.43, [311].

[31] D.2.05, [47]. Elle mêle aussi ces termes en D.1.44 : « Quand je parle de cœur, j’entends la volonté qui est le cœur de l’âme. »

[32] En particulier chez Jean de la Croix. Voir Guyon, Vie, 1.9.

[33] D.1.53, D.1.55, D.1.62, D.2.16, D.2.19 ; voir aussi le début des Torrents. Elle en retira le P. La Combe (Guyon Vie 2.15 et 2.22).

[34] D.1.38.

[35] Benoît de Canfield, La Règle de Perfection, Jean Orcibal, PUF, 1982, partie III, p. 344.

[36]Hadewijch, op.cit., p. 164.

[37] D.1.40, [300].

[38] D.1.01.

[39] D.1.31, [232].

[40] D.2.25, [161].

[41] D.3.11

[42]D.1.31, [234]. (v. aussi D.2.36 sur la mort, la pourriture et la comparaison avec le caillou fait miroir).

[43] D.2.66.

[44] D.1.17.

[45] D.2.69.

[46] D.2.10.

[47] D.2.21.

[48] D.2.54.

[49] D.1.40 (v. aussi D.2.59, D.1.55, D.2.28).

[50] D.1.60. Mme Guyon utilisait pour sa correspondance plusieurs cachets à cire dont certains gravés de motifs spirituels : Jésus, cœurs accolés irradiants, soleil et héliotrope.

[51] D.2.49.

[52] D.2.51.

[53] D.1.37.

[54] D.2.66.

[55] En 1682, voir Guyon Vie 2.11 et chapitres suivants.

[56] On trouve de nombreux témoignages de la prise de conscience de cette transmission et de ses modalités dans la seconde partie de la Vie.

[57] Voir D.1.19, D.2.14, D.2.64.

[58] J. Bruno, « Madame Guyon et la communication intérieure en silence », Le Maître Spirituel, Hermès 4, 1967, p. 204. Ce volume est consacré  aux multiples exemples de transmission de la grâce dans le monde entier.

[59] Barsanuphe et Jean de Gaza, Correspondance, Solesmes, 1972, p. 19, 73, 104.

[60] J. Bruno, « La Transmission spirituelle chez un mystique chrétien du XVIIe siècle : Jean-Jacques Olier », Le Maître Spirituel, op. cit., p. 190.

[61] D.2.61.

[62] On est très loin du « vide » ou du « vertige du néant » que croient y voir certains auteurs contemporains.

[63] D.2.64.

[64] D.2.68 (v. aussi D.2.67).

[65] Guyon Vie, 2.11, 2.13, 2.17 à 2.20, 2.22, 3.8, 3.10.

[66] Explications sur Mt. XVIII, 20 : Car en quelque lieu que se trouvent deux ou trois personnes assemblées en Mon nom, Je m'y trouve au milieu d'elles.

[67] Début de la lettre du 1er décembre 1689, Madame Guyon, Correspondance, tome I, H. Champion, 2003. Le Discours 2. 25 reprend la suite de cette lettre avec son bel exposé de la transmission cœur à cœur et de la passiveté de l’âme exposée au regard divin.

[68] Ibid., Lettre 188 de Fénelon. 31 août 1689.

[69] Ibid., Lettre 195 de Fénelon. 10 octobre 1689.

[70] Ibid., Lettre 248 à Fénelon, écrite entre le 1 et le 11 avril 1690. En fait, Fénelon mourra avant elle en 1715.

[71] Ibid., Lettre 266 de Fénelon. 25 mai 1690. « Ma. » demeure d’attribution inconnue.

[72] Sur la vie, les travaux, les amis et l’influence de cet éditeur disciple de Madame Guyon, on lira l’évocation très vivante offerte par M. Chevallier, Pierre Poiret 1646-1719, Du protestantisme à la mystique, Labor et Fides, 1994. Des contemporains dont Leibniz apprécièrent son intelligence sinon sa souplesse.

[73] Discours chrétiens et spirituels sur divers sujets qui regardent la vie intérieure, tirés la pluspart de la Sainte Ecriture, Vincenti, A Cologne [en fait à Amsterdam], Chez Jean de la Pierre, 1716  [Par Pierre Poiret, deux tomes édités sans le nom de madame Guyon] Tome I : « Préface », 3-23, « Table des Discours… divisés en quatre parties », 24-28, « Discours » [au nombre de 70 : = 1.01 à 1.70 dans notre édition], 1-470, « Table des matières principales » pp. 471-488, trois pages non numérotées donnant la table des passages de l’Écriture et l’errata. Tome II : six pages d’Avis et Table, « Lettre sur l’Instruction suivante », (3-(14 [sic], « Instruction chrétienne d’une Mère à sa Fille », (15-(63, « Discours » [au nombre de 70 comme précédemment : = 2.01 à 2.70 dans notre édition], 1-402, « Table des matières principales du IIe tome » [cette table demeure utile], 402-423, page d’errata.  - L’ensemble fut réédité très fidèlement au point de respecter les paginations (!) par le pasteur Jean-Philippe Dutoit, cette fois avec indication du nom d’auteur : Discours Chrétiens et Spirituels sur divers sujets qui regardent la vie intérieure, tirés la plupart de la Sainte Écriture. Par Madame J. M. B. de la Mothe-Guion. Nouvelle édition corrigée et augmentée, A Paris [en fait à Lyon], Chez les Libraires Associés, 1790.

[74] Lettres chrétiennes et spirituelles sur divers sujets qui regardent la vie intérieure ou l’esprit du vrai christianisme, Cologne [en fait Amsterdam], J. de La Pierre, 4 tomes, 1717-1718. [Le quatrième tome comporte, après trois parties reproduisant des lettres de Madame Guyon, une « Quatrième partie contenant quelques discours chrétiens et spirituels », 402-509.] - Lettres chrétiennes et spirituelles, nouvelle édition enrichie de la correspondance secrète de M. de Fénelon avec l’auteur, Londres [en fait Lyon], 5 tomes, 1767-1768. [Les discours se trouvent au début du cinquième tome, précédant la correspondance avec Fénelon absente de l’édition Poiret = 3.01 à 3.16 ].

[75] Ce fut par contre le cas pour La Vie par elle-même dont la phase finale de rédaction en 1709 laissa tout le temps nécessaire à des révisions modestes. Le manuscrit de la Vie, renvoyé en Écosse, fut préservé (ms. d’Oxford) : on y retrouve des traces de l’intervention de madame Guyon).

[76] Son rôle caché a été sous-estimé : v. Pierre Poiret, Écrits sur la Théologie mystique, 1700, introduction et notes par M. Chevallier, Grenoble, 2005.

[77] Poiret a parfois disposé de plusieurs sources selon son annotation au D.2.19 : « Il y a des copies où tout ce qui est entre ces deux crochets ne se trouve point. »

[78] (Poiret 1716) Préface, § II, pages 6 à 9 (avec la ponctuation d'époque).

[79] De même le découpage qu'il introduisit pour souligner les alternatives et cheminements décrits dans les Torrents nous a paru très justifié (ce découpage a été préservé par Orcibal dans l’édition des Opuscules spirituels comme nous l'avons fait aussi dans notre édition : Madame Guyon, Œuvres mystiques, Honoré Champion, 2008).

[80] On sait qu’il ne put éviter une grave dissension dans les cercles à l’occasion de la publication, jugée inopportune par Ramsay, de la Vie par elle-même.

[81] Ces Cent Discours Chrétiens et Spirituels complètent nos ouvrages précédents : en 2001 un choix de 80 Discours a paru en tirage limité chez Phenix / La Procure : ce premier travail devenu introuvable demande des corrections ; un choix limité à 15 Discours parut chez Arfuyen en 2005 comme brève introduction à Madame Guyon sous le titre Écrits sur la vie intérieure ; enfin 49 Discours trouvent place dans le choix établi sur l’ensemble de l’œuvre paru chez Honoré Champion : Madame Guyon, Œuvres mystiques, op.cit., section « Discours spirituels ».

[82] Les 156 pièces furent numérotés de 1 à 70 au premier tome publié par Poiret (ici 1.01 à 1.70), puis à nouveau de 1 à 70 pour son second tome (ici 2.01 à 2.70) ; s’y ajoutent les discours complémentaires au dernier volume de Lettres publié plus tardivement (ici 3.01 à 3.16). 

[83] Vingt-huit entrées particulièrement abondantes de cet index nous livrent les thèmes spirituels des Discours : Abandon, Âme, Amour, Amour pur, Amour propre, Apostolique, Charité, Cœur, Communication, Connaissance, Dieu, État, Foi, Lumière, Mort, Mortification, Opération, Oraison, Paix, Perte, Présence, Repos, Simple et simplicité, Transformation, Vérité, Vide, Voie, Volonté

[84] Liste de lettres reprises dans les Discours : D.2.14 = lettre adressé à Fénelon à la mi-novembre 1689 ; 2.16 = 23 novembre 1689 ; 2.17 = novembre ; 2.25 = 1er décembre ; 2.35 = 2 décembre ;  2.37 = 25 octobre ; 2.42 = novembre ; 2.44 = novembre ; 2.45 = mars ; 2.48 = novembre ; 2.59 = janvier 1689. - Les lettres à Bossuet existent en copies aux Archives Saint-Sulpice : 2.53 = ms. 2057 ff.16-21 & Vie 3.13.6-10, 3.14.1 = vers le 10 février 1694 ; 2.65 = ms. 2057 ff.22-31. – L’ensemble est édité dans Madame Guyon, Correspondance… I, II, III, Honoré Champion, 2003-2005.

[85] À partir de D1.15, v. note 293

[86] De même les disciples utilisaient « n.m. » pour « notre mère » - tout comme le firent et le font encore les bénédictines de l’ordre fondé par Mectilde,  la « mère du Saint-Sacrement » (1614-1698). Cette dernière est à la source d’un des trois rameaux issus du cercle mystique normand (avec le Canada et la branche ‘quiétistes’ passant par Bertot et Guyon). Elle est aussi une amie considérée comme « sainte » par madame Guyon.

[87]Exception faite de Port-Royal (ex. Jacqueline la sœur de Pascal).

[88] De même Fénelon ne reprenait pas ce qu'il avait écrit sur un même thème : il improvisait de nouveau (ce qui conduit à des difficultés pour les éditions critiques à la recherche d’une ‘première source’).

[89] Abréviations entre parenthèses utilisées dans les notes aux Discours : (Amelote) pour le Nouveau Testament de Louvain repris par le jésuite Amelote ; (Comm. au Cantique) pour cette œuvre de madame Guyon ; (Dict. Rey) pour le Dictionnaire Historique de la Langue Française ; (Grande Dame du pur amour) pour La Grande Dame du Pur Amour, Sainte Catherine de Gênes (1447-1510), traduction et notes de P. Debongnies, numéro des Études Carmélitaines réédité chez Desclée de Brouwer, 1960 ; (Guyon Vie) pour La Vie par elle-même et autres écrits biographiques, Honoré Champion, coll. « Sources Classiques », 2001 ; (Hadewijch) pour Hadewijch d’Anvers, traduite par Fr. J.-B. P[orion], Seuil, 1954 ; (Masson) pour M. Masson, Fénelon et Madame Guyon. Documents nouveaux et inédits, Paris, 1907 ; (Moyen court) ; (Poiret Explic.) pour ses traductions bibliques dans les Explications ; (P. note) pour les notes de Poiret figurant dans son édition des Discours ; (Poiret 1716) pour son édition des Discours ; (Sacy) pour La Bible, traduction de Louis-Isaac Lemaître de Sacy, établie par P. Sellier, Laffont, 1990 ; (Torrents). 

[90] Sur le problème des sources de Catherine de Gênes, voir les pages 184-185 de J.-B. P[orion] dans Hadewijch d’Anvers…, op.cit., 1954. 

[91] (1). PROBLÈME DE RÉFÉRENCES : Nous reproduisons les références bibliques de Poiret qui suivent l’ancienne Vulgate en adoptant les abréviations modernes de la Traduction Œcuménique de la Bible (TOB). Notre choix d’adopter ces abréviations dont l’audience est large et facilitent le recours à une Bible moderne, ne conduit …nulle part si l’on ne tient pas compte des différences entre les références de la Vulgate (basée sur la Septante) et celles de toutes les versions récentes (recourant à l’hébreu). Voici des « passerelles » qui permettent au lecteur novice que nous sommes tous, de recourir à une traduction ancienne à partir de références modernes dont TOB : Vulgate 1 & 2 Rois = 1 & 2 Samuel TOB ; V 3 & 4 Rois = 1 & 2 Rois T ; V 1 & 2 Paralipomènes  = 1 & 2 Chroniques T ; V Ecclésiaste Eccl. = Qohélet [Ecclésiaste Qo] T ; V Ecclésiastique Eccli.= Siracide [Ecclésiastique Si] T… Il peut exister des variantes au niveau inférieur de la numérotation des versets, que nous signalons en note en donnant alors les deux références TOB et Vulgate.

 (2). PROBLÈME DES SOURCES : Pour le Nouveau Testament, Madame Guyon et Poiret utilisent l’édition catholique de Louvain sous sa forme revue par Amelote. Ils apportent cependant des corrections, le plus souvent légères, mais il y a de notables exceptions affectant des citations jugées essentielles ! On sait que la version de Louvain eut de nombreuses variantes dans ses éditions successives. Nous n’avons pas retrouvé la version utilisée par Poiret pour l’Ancien Testament.

(3). LES TRADUCTIONS QUE NOUS AVONS UTILISÉES : Nous avons eu recours à la version adaptée par Poiret dans son édition des Explications bibliques de Madame Guyon (Le Nouveau Testament de Notre-Seigneur Jésus-Christ avec des explications et réflexions qui regardent la vie intérieure… A Cologne [Amsterdam], chez Jean de la Pierre, 8 tomes, 1713 & Les livres de l’Ancien Testament avec des explications…, 12 tomes, 1715), ainsi qu’à la belle traduction dite de Lemaître de Sacy qui se révèle assez proche de Poiret et a été lue par Madame Guyon. Elle éclaire souvent le sens adopté dans son commentaire, aussi nous la citons parfois en parallèle à la version Amelote. La forme est assez proche de l’édition dite de Mons. Nous avons parfois utilisé des versets du Commentaire au Cantique composé par madame Guyon.

(4). QUELQUES STATISTIQUES : Portant sur 409 citations bibliques issues des 80 Discours édités en 2001, elles soulignent un équilibre très remarquable entre les Épîtres (31%), principalement de Paul, les Évangiles (28%), principalement de Jean et de Matthieu, et l’Ancien Testament (38%), principalement des Psaumes, du Cantique, de Job, soit une répartition par tiers. On note que presque rien n’est cité de l’Apocalypse (1% !) ce qui contredit un  supposé millénarisme guyonien. L’éventail des citations est très large, ce qui souligne une grande culture ; toutefois 21 citations distinctes, reproduites 3 à 8 fois chacune, représentent 19% de l’ensemble.

[92] Voir D.1.60 (Poiret, 1716, tome I, Discours LX). – Baruzi est de cet avis dans son Saint Jean de la Croix et le problème de l’expérience mystique (1931, p. 440 : « Plus encore que Fénelon qui, parlant de notre adhésion à Dieu, nous demande d'outrepasser ‘tout autre objet distinct’ et ne consent pas à faire de la foi elle-même une obscurité que ne sou­tiendrait pas l'évidence de l'autorité, madame Guyon voudrait aller au delà de toute donnée distincte ; elle songe à une immersion ; elle trouve ‘partout, dans une immensité et vastitude très grande, celui’ qu'elle ne possédait plus mais qui l'avait ‘abîmée en lui’. Et telle est la seule ‘extase’ qu'elle juge ‘parfaite ‘, extase qui ne ‘s'opère que par la foi nue, la mort à toutes choses créées, même aux dons de Dieu’, lesquels ‘étant des créatures, empêchent l'âme de tomber dans le seul incréé’ ». 

[93]  Lettre à Clerselier.

[94] « DISCOURS I. / De deux sortes… » remplacé par « 1.01 » soit le premier discours du premier volume.

[95] Numérotation propre à l’édition originelle des Discours.

[96]  Jr 17, 5. Maudit est l’homme qui met sa confiance en l’homme […] et dont le cœur se retire du Seigneur.  Traduction de Lemaître de Sacy : abrév. (Sacy)

 

[97] Fleuve d’Asie Mineure célèbre pour son cours sinueux.

[98] Ex 13, 21 : Le Seigneur marchait devant eux pour leur montrer le chemin, durant le jour en une colonne de nuée, et pendant la nuit en une colonne de feu : afin de leur servir  de guide de jour et de nuit. - Traduction donnée par Poiret dans son édition des Explications bibliques de Mme Guyon [abrév.  (Poiret Explic.)]. 

[99]  Au XVIIe siècle, on n'accordait pas au pluriel.

[100]  Hadewijch, 182 : « Salut ! Source première en nous-mêmes, / qui nous donne le noble savoir céleste / et l’aliment d’amour toujours renouvelé… » 

 

[101] Ct 1, 5 : [Ne regardez pas que je suis brune, parce que] c’est le soleil qui m’a décolorée. 

[102] Ps. 44, 15.

[103] 1 Jn 4, 18 : Il n’y a point de crainte dans l’amour : le parfait amour bannit la crainte ; parce que la peine est dans la crainte, et que celui qui craint n’est pas parfait en amour (Poiret Explic.). La crainte ne se trouve point avec la charité ; mais la charité parfaite chasse la crainte (Mons & Sacy).

[104] Précision Poiret : (quoique leurs expressions soient diverses). 

[105] En italiques chez Poiret qui réserve les petites capitales aux soulignements ; le passage est un tissu de réminiscences multiples des Évangiles, tel Jean 20, 27 au sujet de Thomas.

[106] Guindé : hissé, porté en haut à l’aide de machines (Littré, 1er sens).

[107] Mt 7, 6.

[108] Mt 5, 1, etc.

[109] Mt 16, 24.

[110] Lc 9, 23.

[111] Mt 6, 34.

[112] Jn 6, 38, puis He 10,7.

[113] Jn 8, 50 et 7, 18.

[114] Mt 6, 26-34.

[115] Lc 22, 35.

[116] Mt 6, 33.

[117] Lc 21, 12-15.

[118] Mt  6, 6-8.

[119] Lc 18, 1.

[120] Mt 6, 10-11.

[121] Jn 4, 23.

[122] Lc 7, 47.

[123] Lc 10, 41-42.

[124] Jn 11, 25.

[125] Lc 14, 26.

[126] Mt 16, 26.

[127] Mt 10, 39 : Celui qui conservera sa vie la perdra ; et celui qui aura perdu sa vie pour l'amour de moi la retrouvera. (Sacy)

[128] Ps 5, 13 : Mais que tous ceux qui mettent en vous leur espérance se réjouissent, ils seront éternellement remplis  de joie, et vous habiterez dans eux. (Sacy)

[129] Jn 17, 21 et 24 : Afin qu'ils soient un tous ensemble comme vous, mon Père, vous êtes en moi, et moi en vous ; qu'ils soient de même un en nous, afin que le monde croie que  vous m'avez envoyé. […] Mon Père, je désire que là où je suis, ceux que vous m'avez donnés y soient aussi avec moi […] (Sacy)

[130]Jn 13, 23 : Mais l'un d'eux que Jésus aimait [Jean] étant couché sur le sein de Jésus (Sacy). - A noter que St Jean  utilise le même mot (dans le sein de) au début de son Évangile quand il dit que le Verbe était dans le sein de Dieu : autrement dit, Jean était dans la même union avec Jésus que Jésus avec son Père.

[131] Lc 1, 41 : Aussitôt qu’Élisabeth eut entendu la voix de Marie qui la saluait, son enfant tressaillit dans son sein, et elle fut envahie du Saint-Esprit. (Sacy)

[132] Jn 15, 1, etc.

[133] Rm 6, 5.

[134] Jn 15, 4.

[135] Mt 22, 37.

[136] 1 Co 13,1, etc.

[137] Jn 14, 23.

[138] 1 Co 5, 7.

[139]  Lc 22, 15.

[140] Rappel de Jn 17, 21 : […] comme vous, mon Père, vous êtes en moi, et moi en vous, qu'ils soient de même un en nous […] ; puis Col 3, 3 : […] votre vie est cachée en Dieu avec Jésus-Christ. (Sacy)

[141] Confessions, 7, 10.

[142] Ecclésiastique 24, 26.

[143]Imprimé : marqué de l'empreinte.

[144]Précision Poiret : (pour ainsi parler).

[145] Mt 6, 22.

[146] Ac 2, 2-3.

[147] Gn 3, 19.

[148] Ps. 72, 22.

[149] Lc 1, 48.

[150]Précision Poiret : (qui l'attire à lui).

[151] 1 Co 6, 7.

[152] Du latin inauditus, qui n’a jamais été entendu, sans exemple (Dict. Rey).

[153] He 12, 29.

[154]Précision Poiret : (péché de Lucifer).

[155] 2 Co 12, 7 : Aussi de peur que la grandeur de mes révélations ne m’élevât, il m’a été donné un aiguillon de ma chair, un Ange de Satan qui me donne des soufflets. (Poiret Explic.). Aussi, de peur que la grandeur de mes révélations ne me causât de l’élèvement, Dieu a permis que je ressentisse dans  ma chair un aiguillon, qui est l’ange et le ministre de Satan, pour me donner des soufflets. (Mons & Sacy)

[156] Jb 9, 4 : Dieu est sage, il est tout-puissant. Qui lui a résisté, et est demeuré en paix ? (Sacy)

[157] 2 Co 5, 17 : Si quelqu’un est donc en Jésus-Christ, il est une nouvelle créature ; tout ce qui était de l’ancienne [loi] est passé, tout a été rendu nouveau. (Poiret Explic.).

[158] Ga 6, 3. 

[159] Image universelle, par ex. en Inde : « De même que d’un feu flambant, jaillissent par milliers des étincelles de même nature, de même, mon cher, de l’Impérissable naissent les êtres divers, et c’est en Lui aussi qu’ils retournent. » (Mundaka Up. II.1, trad. L. Renou).

[160] Jn 3, 6 : Ce qui est né de la chair est chair ; et ce qui  est né de l’esprit est esprit ; Jean 3, 8 : L’Esprit souffle où il veut ; et vous entendez bien sa voix, mais vous ne savez d’où il vient, ni où il va : il en est de même de tout homme qui est né de l’esprit. (Sacy)

[161] -- = points de suspension de l’original.

[162] 1 Jn 4, 16 : Et nous avons connu, et nous avons cru l’amour que Dieu a pour nous. Dieu est amour. Celui qui demeure dans l’amour, demeure en Dieu, et Dieu demeure en lui. (Poiret Explic.)

[163] Mt 6, 22 : Votre œil est la lumière de votre corps : si donc votre œil est simple, tout votre corps sera lumineux. (Poiret Explic.)

[164] Jn 3, 3 et 6 : …personne ne peut voir le royaume de Dieu, s’il ne naît de nouveau … Ce qui est né de la chair est chair ; et ce qui est né de l’esprit est esprit. (Sacy)

[165] Ga 2, 20 ; Col 3, 4.

[166] Jn 1, 13 : Qui ne sont point nés du sang, ni de la volonté de la chair, ni de la volonté de l’homme ; mais qui sont nés de Dieu. (Poiret Explic.)

[167] 1 P 2, 2 : …désirez ardemment le lait spirituel et tout pur… (Sacy)

[168] Mt 18, 3 : Je vous dis en vérité, que si vous ne vous convertissez et ne devenez semblable à de petits enfants, vous n’entrerez point dans le Royaume des Cieux. (Poiret, Explic.). Mt 19, 14 : …ne les empêchez pas de venir à moi ; car le royaume du ciel est pour ceux qui leur ressemblent. (Mons & Sacy)

[169] Jn 14, 6 : Je suis la voie, la vérité et la vie : personne (nul Mons) ne vient au Père que par moi. 

[170] Jn 8, 25 : Je suis le principe de toutes choses, moi-même qui vous parle. (Sacy) - Je suis dès le commencement, et c’est ce que je vous dis. (Mons)

[171] Où Jésus-Christ donne sa grâce par l’intermédiaire du mystique.

[172] Précision Poiret : (dont Jésus-Christ parle).

[173] Jn 14, 23 : Jésus lui dit : Celui qui m’aime, gardera ma parole, et mon Père l’aimera, nous viendrons à lui, et nous ferons notre demeure en lui (Poiret Explic.).  Jean 17,  21-23 : Afin qu’ils soient un tous ensemble, comme vous, mon Père, vous (vous omis Mons) êtes en moi, et moi en vous […] Je suis en eux, et vous en moi, afin qu’ils soient consommés en l’unité… (Mons & Sacy)

[174] 2 Co 3, 18 : Pour nous, en qui le visage découvert du Seigneur imprime sa gloire comme dans un miroir, nous sommes transformés en son image, nous avançons de clarté en clarté comme par l’Esprit du Seigneur. (Poiret Explic.)

[175] Sg 7, 22 : Car il y a dans elle un Esprit d’intelligence qui est saint, unique, multiplié, subtil, disert, agissant, sans tache, clair, doux, ami du bien, pénétrant, que rien ne peut empêcher d’agir, bienfaisant.  (Poiret Explic.)

[176] Jn 3, 8 cité précédemment.

[177] Jn 17, 21.

[178] Jn 14, 2.

[179] 1 Co 5, 3-4 : Pour moi, étant absent de corps, mais présent en esprit … vous et mon esprit étant assemblés au nom de notre Seigneur Jésus-Christ… (Mons & Sacy). Absent des Explications car non commenté par Mme Guyon.

[180] Jn 3, 12 : Mais si vous ne me croyez pas lorsque je vous parle des choses de la terre, comment me croirez-vous quand je vous parlerai des choses du ciel ? (Sacy)

[181] Jn 16, 12-13.

[182] Jn 14, 20.

[183] Col 3, 3.

[184]Jn 17, 21.

[185] 2 Co 4, 11-12.

[186] 2 Tm 2, 11.

[187] 2 Co 5, 15 : Et que Jésus-Christ est mort pour tous, afin que tous ceux qui vivent ne vivent plus pour eux-mêmes, mais pour celui qui est mort et ressuscité pour eux. (Poiret Explic.)

[188] 2 Co 3, 18 : Pour nous, en qui le visage découvert du Seigneur imprime sa gloire comme dans un miroir, nous sommes transformés en son image, nous avançons de clarté en clarté comme par l’Esprit du Seigneur. (Poiret Explic.)

[189] Ga 2, 20.

[190] Ga 4, 19 : Mes petits enfants, que j’enfante de nouveau avec douleur, jusqu’à ce que Jésus-Christ soit formé en vous. (Poiret Explic.). Mes petits enfants, pour qui je sens de nouveau les douleurs de l’enfantement, jusqu’à ce que Jésus-Christ soit formé dans vous. (Mons & Sacy)

[191] Ga 1, 16.

[192] Jn 12, 38 rappelant la parabole du prophète Isaïe ; Rm 10, 16 de même.

[193] Col 3, 4.

[194] Jn 11, 25 ; puis Ga 2, 20.

[195] Rm 6, 4.

[196] Rm 8, 26-27.

[197] Mt 6, 8.

[198]Rm 8, 26-27.

[199] I Co 6, 17.

[200] Il s’agit probablement d’un ajout par Poiret. - Rm 8, 14 : Car tous ceux qui sont poussés par l’esprit de Dieu, sont enfants de Dieu.  (Poiret Explic. et Sacy)

[201] Rm 4, 18 : Aussi ayant espéré contre toute espérance, il a cru qu’il deviendrait le père de plusieurs nations, selon qu’il lui avait été prédit : Votre postérité sera sans nombre. (Sacy)

[202] Jn 20, 29.

[203] 1 Co 6, 17 : Celui qui s’attache au Seigneur, devient un même esprit avec lui (Poiret Explic.).  

[204] Rm 11, 33 : O abîme des richesses de la sagesse et de la science de Dieu ! Que ses jugements sont incompréhensibles, et ses voies impénétrables ! (Poiret Explic.)

[205] 1 Co 2, 6-7 et 10 (versets condensés).

[206] Mt 11, 25.

[207] 1 S 2, 9 : Il gardera les pieds de ses saints, les impies seront réduits au silence dans leurs ténèbres … l’homme ne sera jamais fort de sa propre force … [il faut donc qu’il perde] sa force propre. (Poiret Explic.). Il gardera les pieds de ses saints, et les impies seront réduits au silence dans leurs ténèbres, parce que l’homme, avec toute sa propre force, ne sera que faiblesse. (Sacy)

[208] 2 Co 12, 10 : C’est pourquoi je me plais dans mes faiblesses, dans mes opprobres, dans ma pauvreté, dans mes persécutions, dans les oppressions que je souffre pour Jésus-Christ : parce que c’est dans la faiblesse que je trouve ma force. (Poiret Explic.)

[209] 1 Co 4, 9 : Car il semble que Dieu nous traite, nous autres apôtres, comme les derniers des hommes… ; 2 Co 4, 8-9 : Nous sommes persécutés, mais non pas abandonnés… ; 2 Co 6, 4-10 ; 2 Co 11, 23-29 : … Je me suis souvent vu tout près de la mort … Qui est faible sans que je m’affaiblisse avec lui ? … (Sacy).

[210] Ps 18, 3.

[211] He 12, 29 : Car notre Dieu est un feu dévorant. (Poiret Explic.)

[212] Ga 6, 14.

[213] Ps 74, 25.

[214] Ex 32, 31-32 : Seigneur, ou pardonnez-leur cette faute ; Ou, si vous ne le faites pas, effacez-moi de votre livre que vous avez écrit.  (Poiret Explic.)

[215] Rm 9, 3.

[216] 1 Co 13, 1-3.

[217]1 Co 13, 1 : Si je parle toutes les langues des hommes et le langage des anges, et que je n'aie point la charité, je ne suis que comme un airain sonnant, et une cymbale retentissante. (Sacy)

[218] Jn 10, 9 : Je suis la porte. Si quelqu’un entre par moi, il sera sauvé ; il entrera, il sortira, et il trouvera des pâturages. 

[219] Rm 1, 1.

[220] Jn 15, 16.

[221] Ph 4, 7.

[222] Jn 14, 27.

[223] Jn 14, 16.

[224] Lc 1, 47 : Mon esprit est ravi de joie en Dieu mon Sauveur. (note Poiret)

[225] Ph 4, 4.

[226] Jn 16, 22.

[227] Rm 8, 38-39.

[228] 1 Jn 4, 18 : Il n’y a point de crainte dans l’amour : le parfait amour bannit la crainte ; parce que la peine est dans la crainte, et que celui qui craint n’est pas parfait en amour. (Poiret Explic.)

[229] Ct 8, 7 : Les plus grandes eaux n’ont pu éteindre la charité ; et les fleuves ne la submergeront point. Quand  un homme aurait donné tout ce qu’il a de bien, il ne l’estimerait rien au prix de l’amour. (Poiret Explic.)

[230] Ct 8, 7.

[231] Jn 4, 16.

[232] Ep 3, 16-20 (versets condensés).

[233] Jn 14, 23 : …Si quelqu’un m’aime, il gardera ma parole, et mon Père l’aimera, nous viendrons à lui, et nous ferons en lui notre demeure. (Sacy)

[234] Notre ajout comme la précédente mise entre crochets.

[235] Jude 10 : …ceux-ci condamnent avec exécration tout ce qu’ils ignorent, et ils se corrompent en tout ce qu’ils connaissent naturellement…  (Sacy).

[236] Ps 72, 27 : Mais pour moi, c’est mon avantage de demeurer attaché à Dieu… (Sacy).

[237] Ps 105, 4 : Cherchez le Seigneur, et soyez rempli de force ; cherchez sa face sans cesse. (Sacy)

[238] Mt 11, 30.

[239] Récit de la rencontre avec « le bon franciscain » (Guyon Vie 1.8.6-7) : « Je ne laissai pas de lui parler et de lui dire en peu de mots mes difficultés sur l’oraison. Il me répliqua aussitôt : « C’est, Madame, que vous cherchez au-dehors ce que vous avez au-dedans. Accoutumez-vous à chercher Dieu dans votre cœur et vous l’y trouverez. » […] Je lui dis l’effet que ses paroles avaient fait dans mon âme ; car il est vrai qu’elles furent pour moi un coup de flèche qui percèrent mon cœur de part en part. »

[240] « Lorsque je vous ai dit de lire avant l’oraison, cela a été pour vous faciliter le recueillement, et lorsque je vous ai dit d’entremêler les affections, cela a été pour la même chose, et pour ramener votre esprit lorsqu’il est trop distrait ; mais quand vous êtes recueilli, il faut bien vous donner de garde d’interrompre le recueillement pour produire des affections… » Lettre au Marquis de Fénelon, 7 août 1714.

[241] Fanatique qualifie (1580) quelqu’un qui est animé d’un zèle aveugle envers une religion, une doctrine, d’où l’emploi étendu (1764) pour « enthousiaste, passionné ». Au XVIIe siècle le mot fanatisme est opposé à philosophie. (Dict. Rey).

[242] « préméditée, que le » : nous avons supprimé que ; de même pour « jamais, que cet intérieur. »

[243] 2 Co 3, 6.

[244] Depuis le XVIIIe siècle, radical s’emploie en chimie, désignant le corps simple combiné avec un autre corps que l’on regarde comme principe. (Dict. Rey)

[245] 2 P 2, 12 ; Jude 10.

[246]Précision Poiret : (ce moi ennemi de Jésus-Christ).

[247]Précision Poiret : (quoiqu’il ait rapport aux autres dans le général).

[248] Le sens de « direction vers un autre cerf que le cerf lancé » est à l’origine d’emplois figurés dans des locutions courantes : prendre le change (1645), donner le change (1654) (Dict. Rey).

[249] Lc 21, 36 : Veillez donc, et priez en tous temps ; afin que vous soyez trouvés dignes d’éviter toutes ces choses qui doivent arriver, et que vous puissiez librement paraître devant le Fils de l’homme. (Poiret Explic.)

[250] 1 Th 5, 16-18 : Soyez toujours dans la joie. Priez sans cesse. Rendez grâces à Dieu en toutes choses… (Sacy)  (passage non commenté dans les Explications).

[251] Mt 21, 22 : Et quoi que ce soit que vous demandiez dans la prière avec foi, vous l’obtiendrez. (Sacy).

[252]Précision Poiret : (parce que cette nature maligne se plaisait dans son travail).

[253] Rarement perçu comme l’agent extérieur traditionnel, le diable apparaît chez Mme Guyon incarner plus souvent des pulsions profondes contre lesquelles un travail purement extérieur de répression s’avère impuissant ; dans sa correspondance, elle le surnomme, non sans dérision, Baraquin (le bohémien, le charlatan).

[254] Lc 9, 62.

[255] Gn 19, 17.

[256]Précision Poiret : (dont le sel est la figure).

[257] Clément de Rome affirme que son martyre serait dû à une « injuste jalousie » et à la dissension entre les membres de la communauté chrétienne : il y eut vraisemblablement dénonciation. Selon un apocryphe, les Actes de Pierre,  il aurait été crucifié la tête vers le sol. Selon la tradition, l'apôtre demande ce type de supplice par humilité, ne se jugeant pas digne de mourir comme le Christ, selon une autre version, il peut s'agir d'une cruauté supplémentaire de Néron. (Wikipedia).

[258] Par Clément d’Alexandrie : voyez Eusèbe, Liv. VI Ch. 14. (Poiret).

[259] Jn 21, 22.

[260]Ps 30, 25.

[261] Jn 21, 18.

[262]Investigables : qui ne laissent pas de traces.

[263] Ps 101 ou 108, 24. 

[264] Rm 11, 33 : O abîme des richesses de la sagesse et de la science de Dieu ! Que ses jugements sont incompréhensibles, et ses voies impénétrables ! (Poiret Explic.)

[265] Sg 7, 24.

[266] Jn 4, 24.

[267] Ps. 14, 12.

[268] Rm 5, 5 et Ga 4, 6.

[269]Littéralement « tête de mort » : en alchimie, nom donné au résidu que laisse un corps soumis à la distillation.

[270] 2 Co 3, 6. 

[271] Ps 103, 30.

[272] 1 Co 7, 31.

[273] Jn 6, 64.

[274] Jn 10, 11 ; 10, 3 ; 10, 14-15.

[275] Mt  12, 19.

[276] Ps 75, 3.

[277] 1 Th 5, 19.

[278] Mt 13, 31.

[279] Modération, juste milieu (Littré 5e sens).

[280] Ph 3, 8.

[281] Imitation, III, chap.43, 3 : « J’enseigne sans bruit de paroles, sans embarras d’opinion, sans faste, sans arguments, sans disputes. » (trad. Lamennais).

[282]Sans que l'âme le sache.

[283] Jn 15, 1-2.

[284]Précision Poiret : (pour ainsi dire).

[285] Un état mystique avancé.

[286] Ps 4, 3.

[287] Ps 62, 1.

[288] À prendre comme constatation plutôt que recommandation.

[289] Pr 30,18-19 : Trois choses me sont difficiles à comprendre et la quatrième m’est entièrement inconnue. La trace de l’aigle dans l’air, la trace du serpent sur la terre, la trace d’un navire au milieu de la mer, et la voie de l’homme dans sa jeunesse. (Poiret Explic. & Sacy).

[290] Jb 9, 25 : Les jours de ma vie ont passé plus vite que la poste : ils se sont évanouis sans que j’y aie goûté aucune douceur. (Poiret Explic.). Et 26 : Ils sont passés avec la même vitesse que des vaisseaux qui portent du fruit, et qu’un aigle qui fond sur sa proie. (Sacy).

 

[291] Pr 30, 19 (cité).

[292] Aigle est surtout féminin jusqu’au XVIIe siècle. (Dict. Rey).

[293] Jb 39, 28 : [L’aigle] Elle demeure dans des pierres, dans des montagnes escarpées et dans des rochers inaccessibles. (Sacy) – Il habite un rocher et y passe la nuit, sur une dent de rocher et une forteresse, (Dhorme).

 

[294] Dt 30, 11.

[295] 1 Co 11, 14.

[296] He 10, 38 : Cependant, mon juste vit de la foi. (Amelote).

[297] Nous confondons dorénavant majuscules et les italiques utilisées par l’éditeur Poiret. 

[298]Précision Poiret : (qu’elle a quittées).

[299] Jb 29, 18 : Je disais : je mourrai dans le petit lit que je me suis fait, et je multiplierai mes jours comme le palmier. (Sacy).

[300]Précision Poiret : (je dis le sentiment de l'amour car c'est alors ce qui conduit, et il n'est pas question ici de l'Amour pur, qui n'est que dans la foi nue).

[301] Ps 62, 3 : Dans cette terre déserte où je me trouve, et où il n’y a ni chemin ni eau, je me suis présenté devant vous comme dans votre sanctuaire, pour contempler votre puissance et votre gloire. (Sacy).

[302]Poiret ajoute : « [sur cette âme] ».

[303] 1 Jn 4, 8.

[304]Précision Poiret : (c'est-à-dire le raisonnement, la compréhension bornée et rétrécie).

[305] Jn 1, 9.

[306]Précision Poiret : (s'il m'est permis de parler ainsi).

[307]Jn 1, 5.

[308] Mt 4,16.

[309] Ga 1, 14.

[310] Lc 1, 35.

[311] Ga 3, 20.

[312] Ps 138, 11.

[313] Cantique spirituel, Premier couplet : « Dieu donc est caché en l’âme où le bon contemplatif Le doit chercher, disant : « Où T’es Tu caché, Ami… » (trad. Cyprien).

[314]Le basilic est une créature légendaire, mi-serpent mi-coq, dont le regard pétrifie.

[315] Ps 17,12.

[316] Ps 126, 2. 

[317]Précision Poiret : (se contentant d'en parler avec ceux qui la connaissent, parce qu'ils l’ont suivie et qu'elle leur a fait trouver l'objet de leurs désirs).

[318]Gomme-résine à l'odeur amère.

[319]  Ap 4, 4, puis 10.

[320] 1 Jn 4, 18.

[321] Ap 5, 8.

[322]Conversion : fait de se tourner vers l'intériorité.

[323] Ps 26, 14.

[324] Ps 39, 2. 

[325] Note Poiret : C’est-à-dire que connaissant les biens de cet état, elle s’y attacherait propriétairement, ce qui empêcherait la mort à soi-même.

[326] 2 Tim 2, 11.

[327] 2 Co 4, 16.

[328] 2 Co 5, 17.

[329] Jn 14, 23.

[330] Ap 3, 20.

[331]Petit détournement de Jn 14, 23 : Si quelqu'un m'aime, […] mon Père l'aimera... (Sacy)

[332] Le grand mystique dominicain, Jean Tauler (1300-1361) : « Il y avait un célèbre théologien qui demandait à Dieu depuis huit ans, par des prières continuelles, qu’il lui montrât un homme capable de lui enseigner la voie de la vérité. Un jour que ce désir était plus vif en lui que de coutume, il entendit une voix du ciel qui lui dit : « Sors, et va à la porte de l’église, tu y trouveras l’homme que tu cherches. » Étant sorti, il rencontra un mendiant dont les pieds étaient tout salis par la boue, et dont les habits ne valaient pas trois oboles. Il le salua en ces termes : « Bonjour, mon ami. – Le mendiant : Je ne me souviens pas d’avoir eu un seul jour mauvais dans ma vie. […] – D’où viens-tu ? demanda-t-il au mendiant. – De Dieu. – Où as-tu trouvé Dieu ? – Là où j’ai laissé toutes les créatures. […] (Cahiers de l’Ile Verte, 2010).

[333] Mt 7, 8.

[334] Surérogation : ce que l'on fait de bien au-delà de ce qui est obligatoire.

[335]Précision Poiret : (car la destruction entière d’un vice donne la vertu contraire au vice détruit : par exemple, une personne en qui l'orgueil serait parfaitement détruit, aurait une parfaite humilité).

[336] Col 3, 1.

[337] 2 Co 5, 15.

[338] Sg 1, 4.

[339] Lc 17, 27.

[340] 2 Co 5, 1.

[341] Mt  23, 27.

[342] Ga 2,20.

[343] Ga 6, 14.

[344]Précision Poiret : (pour ainsi dire).

[345] Ga 4, 19.

[346] Col 3, 3.

[347]Précision Poiret : (ainsi que j'ai dit).

[348] Note Poiret : Ste Catherine de Gênes, Dial. II, 10. – « L’âme. Mon Seigneur, je voy qu’il est nécessaire que je perde les larcins que j’ai faits de vos grâces spirituelles… » (trad. des chartreux, Lyon, 1610, 588). – rapine : volerie, larcin (Littré 2e sens).

[349]Précision Poiret : (car l'âme n'en fut jamais plus proche qu’en cet état de mort).

[350] Jn 2, 21.

[351] Note Poiret : « voyez sa Vie abrégée, chapitre 17 ». Il s’agit de la vision de Francisco de Yepes, le saint frère aîné de Juan, rapportée au Cap. 36 de la Historia de la vida y virtudes del Venrable Padre Fray Juan de la Cruz par José de Jésus Maria (Quiroga), Junta de Castilla y Leon, 1992, p. 543 : “…porque vio tambien estampada en la misma carne [pedacito que le había dado Doña Anna de Peñalosa] la Virgen nuestra Señoria con el niño Jesus en los brazos … Estaba sentada la Virgen … y el Venerable Padre hincado de rodillas con las manos juntas… (« …parce que je vis imprimé dans la chair, etc. » du petit morceau que lui avait donné l’amie du saint Anna  de Peñalosa. Il s’agit d’un échange d’une relique …contre un bras entier à restituer au tombeau à Saragosse ; en ce moyen âge superstitieux le souhait ne sera pas très facile à satisfaire).

[352]Précision Poiret : (avec toutes les différences pourtant qu'on y doit mettre).

[353] Ga 6, 17.

[354] Ct 8, 6.

[355] Note Poiret : c'est-à-dire dans l'état où l'âme n'aperçoit point d'images ou d'idées et d'espèces.

[356]Précision Poiret : (dans le passage que l'on vient d'alléguer du Cantique).

[357] Ps 33, 9.

[358] [sic] Par association avec la Perle évangélique ? (1602).

[359] Ps 103, 31. Envoyez votre Esprit, et tout sera créé de nouveau, et vous renouvellerez la face de la terre.

[360] Ps 17, 12.

[361] Mc 16, 33 : A la sixième heure du jour les ténèbres couvrirent toute la terre jusqu’à la neuvième.

[362] Col 1, 15.

[363] 2 Co 11, 14. 

[364]Subjonctif du latin facere, faire : « Que cela soit ! ».

[365] Ps 138, 6 (cité) : …il regarde les choses basses… (Ps 137, 7 Sacy).

[366] Ga 4, 19 : Mes petits enfants, que j’enfante de nouveau avec douleur, jusqu’à ce que Jésus-Christ soit formé en vous. (Poiret Explic.).

[367] Lc 3, 5 : Toute vallée sera remplie ; toute montagne et toute colline seront abaissée ; les chemins tortus [de traverse, Littré] deviendront droits, et les raboteux unis. (Poiret Explic.).

[368] Jn 3, 13 : Aussi personne n’est monté au ciel, que celui qui est descendu du ciel, savoir : le Fils de l’homme qui est dans le ciel. (Sacy).

[369] Ps 107, 26 : Ils ont monté jusqu’aux cieux, et ils sont descendus jusqu’aux abîmes : leur âme s’est fondue à la vue de tant de maux. (Poiret Explic.).

[370] Voir Ps 38, 3-5 : A la vue de votre colère, il n’est resté rien de sain dans ma chair […] Mes plaies ont été remplies de corruption et de pourriture, à cause de mon extrême folie. (Sacy).

[371] Ps 40, 2.

 

[372] 2 Co 12, 8-9 : C’est pourquoi j’ai prié trois fois le Seigneur de m’en délivrer.  Mais il m’a dit : Ma grâce vous suffit : la vertu se perfectionne dans la faiblesse. Je me glorifierai donc volontiers dans mes faiblesses ; afin que la force de Jésus-Christ habite en moi. (Poiret Explic.).

[373] Lt-Jr 3, 28 (Lettre de Jérémie).

[374] Ph 2, 7. 

[375] 1 P 5, 5.

[376] Ps. 36, 24.

[377]Os 13, 14.

[378] Es 14, 12 : Comment es-tu tombé du ciel, Lucifer, toi qui paraissais si brillant au point du jour ? (Poiret Explic.).

[379] Jb 19, 10.

[380] Jb 6, 9-10.

[381]Précision Poiret : (s’il est permis de parler ainsi).

[382] Voir Hadewijch, op.cit., p. 139 :

« Cette âme, il faut qu’elle soit arrachée par l’amour à son être propre et lancée dans l’abîme d’en haut,

agrandie, libérée de ses limites, élevée

par le sentier ténébreux à l’être de la grâce. »

 

[383] « que moins elle s’aperçoit dans » corrigé en « qu’elle s’aperçoit moins dans »

[384] Ac 17, 28.

[385] 2 Co 3, 18 : Pour nous, en qui le visage découvert du Seigneur imprime sa gloire comme dans un miroir, nous sommes transformés en son image, nous avançons de clarté en clarté comme par l’Esprit du Seigneur. (Poiret Explic.).

[386] Ga 2, 20.

[387] 1 Co 2, 14-15 : Or l’homme animal ne comprend point les choses qui viennent de l’esprit de Dieu ; car elles ne lui paraissent qu’une folie, et il n’est pas capable de les comprendre ; parce que c’est par l’esprit de Dieu qu’elles se discernent. Mais l’homme spirituel juge de toutes choses, et il ne peut être jugé de personne. (Poiret Explic.).

[388] « se trouver en présence de circonstances… » … « heurter sur son chemin » (1690) (Dict. Rey).

 

[389]  Vit. Patrum, Lib V. Libello II. Num. 3 (note Poiret). Arsène est l'un des Pères du désert d’Égypte.

[390]Précision Poiret : (pour ainsi parler).

[391] 1 Co 6, 17 : Celui qui s’attache au Seigneur, devient un même esprit avec lui. (Poiret Explic.).

[392] Mt 16, 24 : …Si quelqu’un veut venir après moi, qu’il renonce à soi-même, et qu’il porte sa croix, et me suive. (Poiret Explic.).

[393]Précision Poiret : (cette interruption de solitude avec Dieu).

[394] Cette manière de parler, du mélange de Dieu et de la créature, est familière à plusieurs saints, particulièrement au grand saint Macaire. Voyez ses Homélies I, X, XII, XVIII, XXIV, XXXII, XLIV, etc. (note Poiret). – Homélie I : « Car l’âme qui a été jugée digne de communier à l’Esprit de sa lumière … devient tout entière lumière, tout entière visage et tout entière œil…» ; Homélie X : « [l’âme] est rendue digne de la vie éternelle, étant devenue dès cette vie une demeure pure pour l’Esprit Saint. » ; etc. (Les homélies spirituelles de saint Macaire, trad. Deseille, 1984).

 [395] Violent s’applique dans ses premiers emplois … à un sentiment, à un phénomène d’une grande intensité (Dict. Rey).

[396] C’est-à-dire : le silence est une oisiveté de la bouche pour une affaire du cœur : l’homme extérieur est alors oisif, pour que l’intérieur négocie plus librement. On ferme la porte de la bouche pour remplir plus pleinement le devoir du cœur ; ou : afin que le cœur remplisse son devoir plus pleinement. (note Poiret).

[397] Ps 61, 8 : Espérez en lui […] répandez vos cœurs devant lui ; Dieu sera éternellement notre défenseur. (Sacy)

[398] Les communications.

[399] Lm 3, 28.

[400]Précision Poiret : (qui lui est tout naturel).

[401]Précision Poiret : (sans sortir cependant).

[402] Lc 21, 36 : Veillez donc, et priez en tout temps… et saint Paul, 1 Th 5, 17 : Priez sans cesse.

[403] Mt 6, 7-8.

[404] Ps 9, 20 : Le Seigneur a exaucé le désir des pauvres ; votre oreille, ô mon Dieu, a entendu la préparation de leur cœur. (Sacy)

[405] Rm 8, 26 : L’Esprit aussi nous aide dans notre faiblesse. Car nous ne savons pas ce que nous devons demander, ni le demander comme il faut ; mais l’Esprit même le demande pour nous avec des gémissements ineffables. (Poiret Explic.).

[406] Jn 4, 23-24.

[407] Qo 1, 8 : Toutes les choses du monde sont difficiles : l’homme ne peut les expliquer par ses paroles. L’œil ne se rassasie point de voir, et l’oreille ne se lasse point d’écouter. (Sacy).

[408] Rm 8, 22 : Car nous savons que jusqu’à cette heure, toutes les créatures soupirent, et sont dans le travail de l’enfantement. (Poiret Explic.).

[409]Précision Poiret : (lorsqu’elle y est arrivée).

[410] Nombreux furent les ermites appelés Paul, dont Paul de Thèbes qui aurait été le premier ermite égyptien selon saint Jérôme.

[411] L’ermite célèbre par ses tentations est né vers 250 et mort vers 355 ; il est connu par la Vita rédigée vers 357 par saint Athanase.

[412] Quid me impedis, Sol, qui ad hoc jam oriris ut me ab hujus veri luminis abstrahas claritate ? Idem, apud Cassian Coll. 9 Cap. 31.(note Poiret).

[413] D’une manière active et revêtue de formes ou d’idées. (note Poiret).

[414] Es 26, 12 : Seigneur, vous nous donnerez la paix, car c’est vous qui avez fait en nous toutes nos œuvres. (Poiret Explic.).

[415] Lc 6, 12 : En ce temps-là, Jésus, s’en étant allé sur une montagne pour prier, y passa toute la nuit à prier Dieu. (Sacy).  Non commenté dans les Explications.

[416] caligineux : de la nature du brouillard, obscur. « Dépassant le monde où l’on est vu et où l’on voit, Moïse pénètre dans la Ténèbre véritablement mystique de l’inconnaissance ; c’est là qu’il fait taire tout savoir positif, qu’il échappe entièrement à toute saisie et à toute vision, car il appartient tout entier à Celui qui est au-delà de tout… » Denys, La Théologie Mystique 1001 A, trad. M. de Gandillac (1943).

[417] Ac 16, 7-9 : …ils se disposaient à passer en Bithynie ; mais l’esprit de Jésus ne le leur permit pas […] Paul eut la nuit cette vision : Un homme de Macédoine se présenta devant lui, et lui fit cette prière : Passez en Macédoine, et venez nous secourir… (Sacy).

 

[418] Ap 21, 2, etc.

[419] Jn 6, 64.

[420] 1 Co 15, 45.

[421] Jn 4, 10 et 13, 14.

[422] Jn 7, 38-39.

[423] Jn 4, 23-24.

[424] Rm 8, 26.

[425] Ac 17, 28.

[426] Es 59, 5.

[427] Mt  6, 20.

[428] Mt  11, 25.

[429] Mt  13,44.

[430] Mt 6, 22.

[431] Jb 9, 21.

[432] Jb 1, 1.

[433] Mc 7, 21-23. 

[434] Ct 4, 9.

[435] Gn 3, 5.

[436]Ct 1, 7.

[437] Gn 3, 7.

 

[438] Mt 16, 24.

[439] Mt 18, 3.

[440] 1 Co 11, 3.

[441] En réalité Lc 3, 4-5.

[442] Ps 23, 7.

[443] Ps 18, 26-27 : ...avec l’homme parfait tu te montres parfait, avec le pur tu te montres pur, et avec le pervers tu te montres retors. (Dhorme).

[444]  « C’est cette simplicité déserte et sauvage

       qu’habitent dans l’unité les pauvres d’esprit :

       Ils n’y trouvent rien, sinon le silence libre

       qui répond toujours à l’éternité. » ( Hadewijch, op.cit., p.174)

[445] Ps 33, 18 : Mais les yeux du Seigneur sont arrêtés sur ceux qui le craignent et sur ceux qui mettent leur espérance en sa miséricorde. (Sacy).

[446] Pr 23, 15 : Mon Fils, si votre cœur est sage, mon cœur se réjouira avec vous. (Sacy).

[447] Mt 6, 22.

[448]Précision Poiret : (les retours sur soi, de quelque prétexte qu’on se serve, étant entièrement contraires à la simplicité, qui n’en peut admettre aucun).

[449] Ct 4, 9.

[450] Pr 9, 4.

[451] Pr 10, 9.

[452] Ps 75, 3 (74, 2 dans Sacy) : Nous raconterons vos merveilles. Lorsque j’aurai pris mon temps, je jugerai et rendrai justice.

[453] Jb 9, 30-31.

[454] Jb 9, 21.

[455] Ps 52, 3 et 5-6 : Vous avez plus aimé la malice que la bonté […] C’est pourquoi Dieu vous détruira pour toujours […] Les justes le verront et seront dans la crainte… (Sacy).

[456] La Reigle de perfection … réduite à ce seul poinct de la Volonté de Dieu  de Benoît de Canfield rassemble toute la vie intérieure en un abandon actif à la volonté de Dieu.

[457] Ps 34, 9 : Goûtez, et voyez combien le Seigneur est doux : heureux l’homme qui espère en lui ! (Poiret Explic.).

[458]Précision Poiret :  (ce qui ne se peut, cette parole étant infinie).

[459] [sans pourtant la renfermer, bien qu'il commence à y participer.] Ajout Poiret

[460] Jn 4, 8.

[461] Mt  22, 30.

[462]Précision Poiret : (qui est la charité).

[463]Précision Poiret : (de plusieurs livres spirituels).

[464]Mercenaire : qui espère une récompense.

[465] 1 Co 13, 5.

[466] 1 Jn 4, 16.

[467]Parole qui devint la devise de madame Guyon : « Quis ut Deus » souvent placée en tête de lettre.

[468]Précision Poiret : (car ces choses viennent d’une détermination, après avoir comparé une chose dans son esprit).

[469] Rm 8, 33.

[470] Confess. Lib. XIII. Cap. 9 (note Poiret) - « Mon poids, c’est mon amour ; c’est lui qui m’emporte où qu’il m’emporte. Le don de toi nous enflamme… » (Confessions, Bibl. August., 1962 ; la note de la p. 618  explique :  « l’amour […] est ce dynamisme inhérent à chaque être qui le porte vers son lieu naturel où il trouve repos).

[471] Ps 105, 30-31. Les créatures étant réduites dans leur cendre, vous envoierez votre esprit, et elles seront créées de nouveau. (note Poiret).

[472] « Or je dis que l'âme, [étant] par l'effort qu'elle s'est fait pour se recueillir au-dedans, tournée en pente centrale, sans autre effort que le poids de l'amour, elle tombe peu à peu dans le centre. Et plus elle demeure paisible et tranquille, sans se mouvoir elle-même, plus elle avance avec vitesse parce qu'elle donne plus de lieu à cette vertu attractive et centrale de l'attirer fortement. » (Moyen court, 11, 3).

[473]1 Jn 4, 16 : Et nous avons connu, et nous avons cru l’amour que Dieu a pour nous. Dieu est amour. Celui qui demeure dans l’amour, demeure en Dieu, et Dieu demeure en lui. (Poiret Explic.).

[474] 2 Co 5, 17 : Si quelqu’un est donc en Jésus-Christ, il est une nouvelle créature ; tout ce qui était de l’ancienne [loi] est passé, tout a été rendu nouveau. (Poiret Explic.).

[475] 1 P 2, 13.

[476] 1 R 15, 23.

[477] 1 R 15, 21-22.

[478] Ph 2, 8.

[479] Mt 5, 3.

[480] Jn 14, 23. 

[481] Jb 9, 4.

[482] Es 18, 17. 

[483] Jn 12, 27.

[484] [et senti] Poiret.

[485] [et une marque] Poiret.

[486]Précision Poiret : (où elle ne serait jamais de cette sorte).

[487] S’il est permis de parler ainsi d’un tout indivisible, dont la hauteur, la largeur, la profondeur est plus étendue et immense que l’immensité même, et qui aurait de quoi béatifier cent millions de mondes sans pouvoir être compris. (note Poiret)

 

[488]Précision Poiret : (chacun selon ce qu’ils sont).

[489]Précision Poiret : (ce qui est impossible).

[490] Des Noms Divins, chap. 4 (note Poiret) - « [704 A] C’est cette Beauté qui produit toute unité et qui est principe universel, parce qu’elle produit et qu’elle meut tous les êtres … [713 B] Par désir amoureux […] nous entendons une puissance d’unification et de connexion, qui pousse les êtres supérieurs à exercer leur providence à l’égard des inférieurs, ceux de rang égal à entretenir de mutuelles relations… » (Les Noms divins, trad. M. de Gandillac).

[491] Ps 95, 11.

[492] Mt 12, 1-8.

[493] Mt 12, 8 : Car le Fils de l’homme est maître du sabbat même. (Poiret Explic. & Sacy)

[494] Lc 12, 15 : Puis il leur dit : Comprenez ce que je vous vais dire : gardez-vous de toute avarice ; car en quelque abondance qu’un homme soit, sa vie ne dépend point des biens qu’il possède. (Poiret Explic.)

[495] Es 57, 10.

[496] Non pour être la propriété de la créature.

[497] Mt 25, 21 & 23.

[498] « L’Infini engendre son Égal dans la béatitude éternelle,

     et la gloire de l’Esprit est le mutuel amour. »

(Hadewijch)  p.160.

[499] 2 Co 4, 7.

[500] 2 Co 12, 7 et 10.

[501] 2 Co 4, 7.

[502]Précision Poiret : (pour ainsi dire).

[503] Reflète le sentiment de supériorité sur l'Ancien Testament classique jusqu'à notre époque.

[504] Ex 3, 14.

[505] Ps. 67, 36.

[506] 2 Co 4, 7.

[507] Jn 17, 21.

[508] Jn 17, 19.

[509] Lv 11, 44.

[510] Ps 39, 9 : Vous n'avez voulu ni sacrifice ni oblation... (Sacy).

[511]He 10, 7.

[512] Jn 4, 23-24.

[513] Mt 23, 25.

[514]Sentine : partie basse de l'intérieur d'un navire dans laquelle les eaux s'amassent et croupissent.

[515] Ap 4, 10.

[516] Es 6, 3.

[517] Ps 29, 3.

[518] Ecclésiastique 3, 21.

[519] Ps 8, 3.

[520] Paroles de louange dites à la messe : Toi seul es saint, Toi seul es Seigneur, Toi seul es le Très-Haut, Jésus-Christ.

[521] Ex 28, 36.

[522] Ac 3, 6 etc. et 4, 10.

[523] Ac 14, 14 : Nous ne sommes que des hommes non plus que vous, et sujets aux mêmes infirmités. (Sacy).

[524] 1 Co, 1, 13-14.

[525] Approximation de Ps. 103, 29-30 (Sacy).

[526]Précision Poiret : (qui est votre toute-puissance).

[527] Es 6, 1.

[528] Lc 1, 48 : parce qu’il a regardé la bassesse de sa servante.

[529] Es 64, 6.

[530] Ps. 44, 15.

[531] 1 Jn 4, 8.

[532] Ps 44, 11 :  La reine s'est tenue à votre droite ayant un habit enrichi d'or... (Sacy)

[533] Ct 7, 13 : Je vous ai gardé, mon bien-aimé, les nouveaux et les anciens [fruits]. (Sacy)

[534]« Dans les anciennes éditions » (note Poiret). - Les dessins de la Montée du Carmel diffèrent. L’unique témoin des autographes perdus est une copie notariale de 1759 du Monte qui indique, à droite et à gauche du sentier de perfection passant par nada six fois répété, deux chemins imparfaits passant par cinq étapes : gloria à gauche ou poseer à droite, gozo, saber, consuelo, descanso ; ces étapes diffèrent dans la gravure réalisée par un disciple du Greco, de la première édition de 1618, où à droite figurent : descanso, ciencia, honra, libertad, gusto, et à gauche : saber, consuelo, gozos, seguridad, gloria. La sûreté citée par Madame Guyon correspond à seguridad (traduit par securitas sur la figure reproduite dans Opera mystica V.P.F. Ioannis a Cruce, 1639 : en français, sécurité est le doublet savant de sûreté, selon le Robert). Voir El Monte de perfeccion, dans Vida y Obras de San Juan de la Cruz, B.A.C., 1974, pp. 435-443.

[535] Ct 8, 6 : Mettez-moi comme un cachet sur votre cœur, comme un cachet sur votre bras : car l’amour est fort comme la mort, et la jalousie est dure comme l’enfer : ses lampes sont des lampes ardentes de feu et de flammes. (Poiret Explic.).

 

[536] Ep 3, 18 : […que] vous puissiez comprendre avec tous les saints quelle est la largeur, la longueur, la hauteur et la profondeur de ce mystère. (Sacy).

[537] Ps 18, 12 : Il s’est caché dans les ténèbres : La tente qui l’environne de tous côtés est l’eau ténébreuse des nuées de l’air. (18, 12 Poiret Explic.) - Il a choisi sa retraite dans les ténèbres ; il a sa tente tout autour de lui ; et cette tente est l’eau ténébreuse des nuées de l’air. (17, 13 Sacy).

[538] Ex 28, 36 : Vous ferez aussi une lame d’un or très pur, sur laquelle vous graverez ces mots : la Sainteté est au Seigneur. (Poiret Explic.).

[539] Lc 14, 26 : Si quelqu’un vient à moi, et qu’il ne haïsse pas son père et sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères et ses sœurs, et même sa propre vie, il ne peut être mon disciple. (Poiret Explic.).

[540] Par ex. Ruysbroeck qui fait une description de la fausse quiétude à la fin du second livre des Noces Spirituelles.

 

[541] Ps 41, 4 : Que le Seigneur l’assiste lorsqu’il sera couché sur le lit de sa douleur. Vous avez remué tout son lit dans sa maladie. (40, 4 Poiret Explic.) - Que le Seigneur le soulage lorsqu’il sera sur le lit de sa douleur. Vous avez, mon Dieu, changé et remué tout son lit durant son infirmité. (40, 3 Sacy).

 

[542] Appéter : sens large de « désirer, rechercher ».

[543] Nb 11, 12 : Est-ce moi qui ai conçu toute cette grande multitude, ou qui l’ai engendrée, pour que vous me disiez : Portez-les dans votre sein, comme une nourrice… (Sacy).

[544] He 3, 18 : Et qui sont ceux à qui Dieu jura qu’ils n’entreraient jamais dans son repos, sinon ceux qui n’obéirent pas à sa parole ? (Sacy).

[545]  Ex 3, 2 etc.

[546] Ex 3, 14.

[547] Ps 80, 2 : Vous qui gouvernez Israël, et qui conduisez Joseph comme une brebis, écoutez-nous. (Ps 79,1 Sacy).

[548] He 13, 18. 

[549] He 10, 38.

[550] Rm 4, 18.

[551] Charmées : (sens fort au XVIIe siècle) attirées, séduites.

[552]Précision Poiret : (il faut comprendre que je ne parle pas ici des âmes perdues en Dieu, mortes et ressuscitées, à qui les mêmes choses ne font plus de dommage, sortant d’un principe divin et étant véritablement mortes par l’obscurité et la perte de tout : je parle des âmes vivantes et en voie).

[553] Mc 7, 37. Il a bien fait toutes choses (Poiret).

 

[554]Précision Poiret : (parce que l’on est en vérité pécheur, méchant, indigne de Dieu).

[555] Mme Guyon eut cette douloureuse expérience avec son directeur spirituel, M. Bertot .

[556]  [sciemment et sûrement,] Poiret

[557]Patient : celui qui supporte l'action (de Dieu).

[558] Jb 1, 21.

[559] Cette même foi sont ces ténèbres. (note Poiret).

[560] Ps 18, 12.

[561]Médiates : qui sont des intermédiaires entre Dieu et nous.

[562] Affreuse : « qui inspire l’effroi » (Dict. Rey). Le sens s’est affaibli.

[563] Jn 5, 4 : Car l'ange du Seigneur en un certain temps descendait dans cette piscine, et en remuait l'eau... (Sacy)

[564]Précision Poiret : (qui sont ceux dont je veux parler,).

[565] Lc 2, 14.

[566] Jg 3, 16.

[567] Mt 10, 8 et 10.

[568] 1 R 16, 6-7.

[569] Thérèse d’Avila et Jean de la Croix.

[570]Précision Poiret : (représentée par l’or).

[571] Ce tome I est suivi d’une « Table des matières principales » utile pour rechercher des thèmes, pages 471 à 488, puis d’une « Table des passages de l’Écriture qui ont servi de sujets à la plupart des Discours spirituels », pages 489-490, enfin d’un Errata, page non numérotée.

[572] Pour le tome II, nous avons eu recours à la réédition par Dutoit-Membrini, strictement identique – y compris la pagination ! - parue en 1790 : Discours chrétiens et spirituels sur divers sujets qui regardent la vie intérieure tirés la plupart de la Ste Ecriture. Par Madame J.M.B de la Mothe-Guyon. Nouvelle édition corrigée et augmentée. Tome II. A Paris, Chez les Libraires Associés, M. DCC. XC.  

[573] Ce premier ‘Discours’ d’ouverture mal écrit n’est probablement qu’un ajout introductif résumant toutefois bien le contenu du volume.

[574] Jn 17, 21 et 23.

[575]Énoncées dans la prière du Notre-Père (le Pater).

[576]Dernier repas pris avec les Apôtres.

[577] Jn 14, 16.

[578] Jn 6, 44.

[579] Col 3, 3.

[580] Jn 14, 6.

[581] Ga 2, 20.

[582]Vieil homme, homme nouveau : expressions courantes chez saint Paul (par ex. Col 3, 9-10).

[583]Précision Poiret : (qui est péché mortel).

[584]Précision Poiret : (car c’est la mesure de la perfection de la Volonté de Dieu en nous qui fait le plus ou le moins d’étendue de béatitude).

[585] Jn 14, 21et 23.

[586] Sg 1, 4.

[587] Mt 12, 50.

[588] He 10, 7 : Alors j’ai dit : Me voici ; je viens, selon ce qui est écrit de moi à la tête du livre, pour faire, mon Dieu, votre volonté. (Poiret Explic.).

[589] 1 S 15, 22.

[590] Mt 6, 10 [Jésus énonce les paroles du Notre-Père:] Que votre règne arrive : que votre volonté soit faite dans la terre comme au ciel. (Poiret Explic.).

[591]Précision Poiret : (puisque c’est la place qui lui est propre).

[592]Précision Poiret : (qui est de réunion à son Centre).

[593]Précision Poiret : (comme elle l’est d’ordinaire).

[594] He 3, 15.

 

[595] Dans la Vie (1.10), Mme Guyon décrit les austérités qu'elle pratiquait dans sa jeunesse où, imitant Marie de l’Incarnation (du Canada), elle se frappait de ronces et d’orties à n’en pouvoir dormir. Elle évitera ces excès à ses disciples !

 

[596]Précision Poiret : (puisque nous avons vu que tout le péché est dans la rébellion de notre volonté).

[597] Comme il est vrai que Dieu est Dieu, il est vrai aussi qu’il travaille toujours sur le sujet qui lui est exposé, ainsi que fait le soleil. (note Poiret).

 

[598] Ex 33, 20.

[599]Précision Poiret : (passage qui est la véritable Pâques et la sortie de soi, qui ne peut être que par l’anéantissement).

[600] Note Poiret : A savoir le Démon. Voyez cette confession dans la Vie de sainte Catherine de Gênes, chap. XIV : « Dieu a fait l’homme en vue du bonheur, avec tant d’amour qu’on ne peut l’imaginer. Il lui fournit tous les moyens utiles, il le fait avec un amour, une pureté, une rectitude infinis. De tout ce qui est nécessaire, il ne le laisse manquer si peu que ce soit, si grands soient les péchés commis. Il ne cesse jamais de lui envoyer toutes les inspirations, avertissements et châtiments utiles pour le conduire à ce degré de bonheur pour lequel son amour brûlant l’a créé. Aussi, à la mort, quand cet homme verra tout cela, quand il reconnaîtra qu’il n’a jamais voulu se laisser conduire par la divine bonté, que lui seul a manqué à lui-même, je dis qu’alors il donnera plus d’importance à l’opposition par lui faite à la bonté divine qu’à l’enfer qui l’attend. »

[601] Ps 34, 9 : Goûtez et voyez combien le Seigneur est doux… (Ps 33, 8 Sacy).

[602] Qo 2, 3 déjà cité en D1.19.

[603] Mt 13, 44.

[604] 1 Th 5, 19.

[605] Jn 20, 19 et 26.

[606] Mt  7, 8.

[607] Rm 8, 19 et 14, 15.

[608] Rm 8, 26.

[609] Rm 8, 26- 27.

[610] Ct 5, 2.

[611] Lc 12, 37.

[612] Rm 1, 18.

[613] Jn 3, 8.

[614] 2 Co 3, 27.

[615] Ecclésiaste 13, 20 et 22.

[616] Ps 65, 19.

[617] Es 56, 7 : Je les ferai venir sur ma montagne sainte, je les remplirai de joie … ma maison sera appelée la maison de prière pour tous les peuples. (Sacy).

[618] Ps 116, 17.

[619] Mt 26, 41.

[620] Lc 21, 36.

[621] 1 Th 5, 17.

[622] Mt 26, 41.

[623] Jn 4, 23.

[624] Ps 115, 10-11 (note Poiret) : J’ai cru, c’est pourquoi j’ai parlé ; mais j'ai été dans la dernière humiliation. J'ai dit dans ma fuite : Tout homme est menteur. (Ps 115, 1-2  Sacy)

[625] Ps 7, 2 ; Ps 30, 2.

[626] Ps 42, 1 : Comme le cerf soupire après les eaux, de même mon cœur soupire vers vous, ô mon Dieu. (Ps 41, 1 Sacy).

[627] Mt 22, 37-40 : …Toute la loi et les prophètes sont renfermés dans ces deux commandements  [amour de Dieu et amour du prochain] (Poiret Explic. et Sacy) cité en D1.46.

[628] A savoir par voie d’idées et de raisonnement.  (note Poiret).

[629]Foi, espérance et charité. Référence au texte de Paul 1 Co 13, 13 : Or ces trois vertus, la foi, l'espérance et la charité, demeurent, mais la charité est la plus excellente des trois. (Sacy)

[630] Ps 34, 9 (Ps 33, 8 Sacy)

[631]Jean de la Croix, Montée du Mont Carmel 6 : [les trois vertus théologales] font le même vide et la même obscurité chacune en sa puissance : la foi en l'entendement, l'espérance en la mémoire et la charité dans la volonté.

[632] 1 Co 13, 8 : La charité ne finira jamais. Les prophéties n’auront plus de lieu, les langues cesseront ; et la science sera abolie. (Sacy).

[633]Précision Poiret : (aussi bien que dans le lieu où elle est, et en tous lieux).

[634]Précision Poiret : (ce qui leur a fait prendre le change).

[635] Mt  23, 25, etc.

[636]Mt 23, 27.

[637]Précision Poiret : (si ce n'est au commencement).

[638] Mt  11, 30.

[639] Lc 21,19.

[640] Lc 1, 48.

[641] Ce Discours figure aussi dans les Lettres… éditées par Dutoit. Cette lettre adressée à Fénelon vers la mi-novembre 1689 [ ?] fut rééditée (Masson M., Fénelon et Madame Guyon. Documents nouveaux et inédits, Paris, 1907, Lettre CXXIV ; Correspondance Tome I Directions spirituelles, 2003, « 205. A Fénelon. Automne 1689 »).

 

[642] Jb 15, 15.

 

[643] Jb 7, 16.

[644] Ps 36, 10 : Car la source de la vie est en vous ; et nous verrons la lumière dans votre lumière. (Poiret Explic.).

[645] Dutoit, t. V, Lettre LXVI [à Fénelon], p. 399, reproduite par Masson, Lettre CXXXII, pp. 322-323. Elle serait du 23 novembre 1689 ; Correspondance Tome I Directions spirituelles, 2003, « 213. A Fénelon. Automne 1689 »).

[646]Espèces : images représentatives, émanations subtiles que l'on supposait sortir des corps et les représenter  dans les organes des sens, par exemple dans la vision. (Littré)

[647]Précision Poiret : (comme tout leur est général, et que n’étant pas dans la fin elles ne peuvent avoir la science dont nous parlons).

[648]Précision Poiret : (quoique nous ne le connaissions pas).

[649] Lc 2, 51.

[650] Mc 9, 22 (v. 16-26 : Jésus chasse l’esprit impur d’un enfant).

[651]Précision Poiret : (principe d’enfance et de).

[652] Lc 1, 38.

[653] Es 62, 1.

[654] Jb 27, 11.

[655] Pot-pourri de Jb 9, 27 et 10, 16 !   Le texte issu des Lettres… ajoute le dernier paragraphe suivant : « J’écris de plus mal en plus mal, je ne vois presque plus : mais vous relirez sur le livre des lettres ce que j’écris. Si vous ne pouvez lire mon écriture, je me contenterai de mettre ce que j’aurai à vous mander, à moins que vous m’en ordonniez autrement, le marquant à un point pour faire voir qu’elles sont nouvelles. » La référence au « livre des lettres » indique qu’elles étaient recopiées à leur réception, selon une habitude commune à l’époque.

[656] Dutoit, Lettres…, t. V, p. 392 ; réédité par Masson, Lettre CXXX, pp. 319-320 ; de la fin novembre 1689. Correspondance Tome I Directions spirituelles, 2003, « lettre 211. A Fénelon. Automne 1689 »).

[657] Ga 5, 23.

[658] Jb 7, 16.

[659] Ga 1, 16 : De me révéler son Fils, afin que j’annonçasse son Évangile aux nations ; aussitôt sans consulter la chair et le sang. (Poiret Explic.) …sans prendre conseil de la chair et du sang. (Sacy).

[660] Ep 2, 1 et 5 : C’est lui qui vous a rendu la vie…

[661] La Correspondance ajoute en dernière phrase : « Je ne sais pourquoi je vous écris cela. » : Madame Guyon signale ainsi qu’elle écrit sans intention propre. Elle fait de même au sein de la lettre éditée par Masson sous le numéro CIV : « je ne sais pourquoi j’écris ceci. » ; Correspondance Tome I Directions spirituelles, 2003, « 187. A Fénelon. Fin août 1689 », fin du §3, p. 400.

[662]Ce texte est intéressant car il traduit des expériences. Bien entendu, à l'époque moderne, on utiliserait non pas un vocabulaire démonologique, mais des concepts psychanalytiques (inconscient, pulsions, etc.) pour décrire comment l'envahissement du Divin nettoie l'être humain dans ses profondeurs.

[663]On notera le jugement sur Thérèse d'Avila dont Madame Guyon n'aimait guère les visions et les états affectifs. En langage moderne, nous dirions que Thérèse d'Avila a dû affronter ses pulsions et une sévère dépression !

[664]Précision Poiret : (qui ne vient que du défaut d’abandon dans ces deux premiers états).

[665] Des tentations sexuelles : 2 Co 12, 7.

[666] Ps 69, 3 : Je suis enfoncé dans une abîme de boue, où je ne trouve point de fonds. (68, 3 Poiret Explic.) - Je suis enfoncé dans une boue profonde, où il n’y a point de fermeté. (68, 2 Sacy) – J’enfonce dans le bourbier / et rien pour me raccrocher (Dhorme).

[667]Le jésuite Jean-Joseph Surin (1600-1665) a tenté de se suicider.

[668] Rm 7, 19 : Car je ne fais pas le bien que je veux ; mais je fais le mal que je ne veux pas. (Poiret Explic.).

 

[669]Précision Poiret : (perceptiblement).

[670] Rm 7, 23 : Mais je vois dans mes membres une autre loi qui résiste à la loi de mon esprit, et qui me tient dans la servitude sous la loi du péché, qui est dans mes membres. (Poiret Explic.).

[671] Rm 7, 22 & 25.

[672] Il y a des copies où tout ce qui est entre ces deux crochets ne se trouve point. (note Poiret). On gommait les notations trop personnelles dans les copies ou les éditions.

[673]Précision Poiret : (ce que je ne crois pas qui arrive).

[674] Mt 27, 42 : Il a sauvé les autres, et il ne peut se sauver lui-même. S’il est le Roi d’Israël, qu’il descende maintenant de la croix, et nous croirons en lui. (Poiret Explic.).

[675] Mt 27, 46 : Et vers la neuvième heure Jésus s’écria à haute voix ; disant : Eli, Eli, lamma sabacthani, c’est-à-dire : Mon Dieu, Mon Dieu ! Pourquoi m’avez-vous abandonné ? (Poiret Explic.). Et vers la neuvième heure, Jésus s’écria, en disant : Eli, Eli, Lamma sabacthani, c’est-à-dire : Mon Dieu, Mon Dieu ! comment m’avez-vous délaissé ? (Amelote).

[676] Jn 19, 30 : Jésus, ayant donc pris le vinaigre, dit : Tout est accompli. Et baissant la tête, il rendit l'esprit. (Sacy)

[677]Les apparences du pain et du vin après la transsubstantiation.

[678]Allusion au livre du « pauvre villageois » Jean Aumont, L’ouverture intérieure du royaume de l’Agneau occis dans nos cœurs, Paris, 1660 : « l’âme […] s’est perdue à elle-même […] a quitté et dépouillé toute attache, tant d’elle-même que hors d’elle-même et jusqu’à la participation finie des dons de Dieu dans elle pour n’avoir plus en tout et partout que Dieu » (p. 128). Aumont dirigea « le bon franciscain » Enguerrand qui à son tour révéla l’intériorité à Madame Guyon.

[679] Ou mystique. (note Poiret).

[680] Sans secours perceptible. (note Poiret).

[681]Mme Guyon s'amuse ici à utiliser la langue « précieuse » pour exprimer le « duel » amoureux entre Dieu et l'âme, à l'imitation de la « carte du Tendre », connue de tous au XVIIe siècle, où l'on retrouvait les différentes étapes de la vie amoureuse (la carte était insérée dans la Clélie (1654), roman de Madeleine de Scudéry). 

[682] 1 S 15, 23.

[683] Ps 69, 5.

[684] Rm 8, 27.

[685] Ce Discours 2.25 est repris d’une lettre à Fénelon du 1er décembre 1689. Voir Madame Guyon, Lettres…, Dutoit, t. V, Lettre LXX, pp. 403-406 ; Masson, Lettre CXXXVI, pp. 327-329 ; Madame Guyon, Correspondance I Directions spirituelles, pièce 217. Exceptionnellement nous reproduisons ici entre crochets le premier paragraphe de la lettre parce qu’il atteste de la communication cœur à cœur entre Mme Guyon et Fénelon. Son caractère confidentiel l'a fait enlever de l’édition des Discours.

[686] L’édition du Discours 2.25 commence ici : « Dieu… »

 

[687]État de celui qui, englouti dans le divin, peut transmettre la grâce. Cet état « apostolique » est  difficile à admettre par les clercs. C'est ce lien de grâce qui unissait Mme Guyon à Fénelon.

[688] La Lettre qui inclut ce discours (v. note précédente) ajoute : « C’est ce que Dieu veut faire et fait en nous ; c’est pourquoi il vous a choisi d’une manière singulière. O qu’il aime votre âme et qu’il me la fait aimer ! Quand il me faudrait tous les tourments possibles pour la rendre telle que Dieu la veut, avec quel plaisir les souffrirais-je et combien me suis-je immolée à l’Amour, ou plutôt l’Amour m’a-t-il immolé lui-même ! Il me fallut dernièrement faire dire des messes pour vous sans en comprendre la raison. Je n’en demande aucune de ce que l’on me fait faire : j’obéis aveuglément. Ce 1er décembre 1689. »

[689] Jn 1, 17.

[690]Ps 115, 2 (Sacy) : J'ai dit dans ma fuite : Tout homme est menteur.

[691] Jn 4, 23 : Mais le temps vient, et il est déjà venu, où les vrais adorateurs adoreront le Père en esprit et en vérité ; car ce sont là les adorateurs que le Père cherche. (Sacy)

[692]Jn 18, 37-38 : … je suis venu dans le monde afin de rendre témoignage à la vérité : quiconque appartient à la vérité écoute ma voix. Pilate lui dit : « Qu'est-ce que la vérité ? » (Sacy)

[693] Mt  6, 22.

[694] Ps 68, 2 (Sacy) : Je suis enfoncé dans une boue profonde, où il n'y a point de fermeté.

 

[695] 2 Co 12, 8-9 : C’est pourquoi j’ai prié trois fois le Seigneur de m’en délivrer.  Mais il m’a dit : Ma grâce vous suffit : la vertu se perfectionne dans la faiblesse… (Poiret Explic.).

[696] Qo 9, 1 : J’ai agité toutes ces choses dans mon cœur, et je me suis mis en peine d’en trouver l’intelligence. Il y a des justes et des sages, et leurs œuvres sont dans la main de Dieu, et néanmoins l’homme ne sait s’il est digne d’amour ou de haine. (Sacy).

[697] Rm 8, 35 & 39 : Qui donc nous séparera de l'amour de Jésus-Christ ?

[698] Mt 11, 29.

[699]Rm 13, 14 : Mais revêtez-vous de notre Seigneur Jésus-Christ … (Sacy)

[700]Ga 2, 20.

[701] Mt 19, 14 : Jésus leur dit : Laissez là ces enfants, et ne les empêchez pas de venir à moi ; car le royaume du ciel est pour ceux qui leur ressemblent. (Sacy).

 

[702] Ph 2, 7 : Mais il s'est anéanti lui-même en prenant la forme et la nature de serviteur, en se rendant semblable aux hommes, et étant reconnu pour homme par tout ce qui a paru de lui au-dehors. (Sacy)

 

[703]Rm 5, 15 & 20 : Mais il n’en est pas de la grâce comme du péché […] où il y a eu une abondance du péché, Dieu a répandu une surabondance de grâce. (Sacy).

 

[704] Lc 1, 48-49.

[705]Précision Poiret : (ce qui paraît petit et humble à qui n’a pas la lumière de vérité).

[706] Alléchant, engageant.

[707]En effet Madame Guyon sera lue chez les protestants allemands, chez les Quakers...

[708] Lc 12, 49 : Je suis venu pour jeter le feu dans la terre ; et que désiré-je, sinon qu'il s'allume ? (Sacy)

[709] 1 Co 1, 19 : Je détruirai la sagesse des sages, et je rejetterai la science des savants. (Sacy)

[710] Mt 18, 3 et 19, 14 ; Jn 3, 3 ; 1 P 2, 2.

[711] Pr 8, 31 : [...] mes délices sont d’être avec les enfants des hommes. (Sacy).

[712] Jb 12, 4-5 : … on se moque de la simplicité du juste. C'est une lampe que les riches regardent avec mépris, mais qui est prête à luire au temps que Dieu a marqué. (Sacy)

[713] Mt 5, 13.

[714] Ap 21, 23 : Et cette ville n’a point besoin d’être éclairée par le Soleil ou par la Lune ; parce que la gloire de Dieu l’éclaire, et que l’agneau en est la lampe. (Poiret Explic.).

[715] Jn 1, 21 : Ils lui demandèrent : Quoi donc ? Êtes-vous Élie ? Et il leur dit : Je ne le suis point. Êtes-vous prophète, ajoutèrent-ils ? Et il leur répondit : Non. (Sacy).

[716] Qui fait horreur. Cet emploi hyperbolique s’est restreint depuis le XVIIe siècle. (Dict. Rey).

[717] Madame Guyon, Lettres…, Dutoit, t. V ; Masson, Lettre VIII, pp. 31-35 [du 2 décembre 1688] ; Madame Guyon, Correspondance I Directions spirituelles, pièce 91. Le manuscrit ASS 2057 f°259r° à 260v° puis 240 r° à 241v° en donne un texte continu, peu ponctué, probablement de la main d’une « fille » compagne de Madame Guyon. Ce manuscrit est très proche de l’édition Dutoit, qui elle-même se rapproche encore plus des Discours, comme l’indiquent les variantes - minimes - que nous indiquons pour ce Discours 2.35. On peut juger ainsi de la fidélité des autres textes dont les manuscrits sont perdus.

[718] 1 R 15, 23 : Car c'est une espèce de magie de ne vouloir pas se soumettre ; et ne  pas se rendre à sa volonté, c'est le  crime d'idolâtrie. (Sacy)

[719] « et elles sont » (Lettre) ; Et celles-là sont ASS ms. 2057 f°240r° repris ici.

[720]« C’est ce » ASS ms. 2057 f°240r° omission.

[721] « peines spirituelles, qu’on décrit avec » Lettre reprise ici ; « peines que les personnes spirituelles ont décrites avec » var. ASS ms. 2057 f°240r°.

[722]Précision Poiret : (et c’est ce qui s’appelle propriété).

[723]Précision Poiret : (car elle se retranche en tout).

[724] « souvent quelques essais de résistance, se » Lettre reprise ici sauf parenthèses ; « souvent [f°241r°] des essais se » var. ASS ms. 2057

[725] « peut point ne pas faire » Lettre reprise ici ; « peut pas ne pas add. interl. faire » ASS ms. 2057 f°241r°.

[726] La lettre ajoute : « Je n’ai pu me défendre d’écrire ce qui m’est donné. C’est pour la personne que vous savez. J’aime mieux la fatiguer que de déplaire à Dieu. Si elle voulait bien garder cette lettre par petitesse, elle trouverait dans quelques années que je lui ai dit la vérité, et que c’est un abrégé de la conduite que Dieu tiendra sur son âme. Si vous voulez cependant la supprimer, vous le pouvez. Pourvu que j’obéisse à Dieu, il ne m’importe ce que les choses deviennent : ni le bon ni le mauvais succès ne me touche plus [touche pas : var. ASS ms. 2057 f°241v°]. »

[727] Il s’agit d’une lettre adressée à Fénelon, donnée brièvement par Dutoit, Lettres…, tome V, Lettre LXVII, p. 400. Dutoit renvoie au Discours 2.37 : « D’où vient que l’esprit est si clair et net, et qu’il semble que les opérations de Dieu se fassent dans le plus intime de nous-mêmes : (Disc. 37, Vol.II. p. 229) Fin. J’ai eu le mouvement de vous écrire cela. Je le fais simplement. Ce 25. Octobre 1689. »  Elle est reproduite par Masson, Lettre CXVI, pp. 300-301. - Madame Guyon, Correspondance I Directions spirituelles, Lettre 199 « À Fénelon. 25 octobre 1689 » qui commence donc ainsi : « D’où vient que l’esprit est si clair et net, et qu’il semble que les opérations de Dieu se fassent dans le plus intime de nous-mêmes… »

[728] La lettre ajoute : « J’ai eu le mouvement de vous écrire cela. Je le fais simplement. Ce 25 octobre 1689. » (v. note précédente).

[729] Lc 1, 48.

[730]Humiliation totale devant Dieu.

[731] Il s’agit d’une lettre adressée à Fénelon, selon Dutoit, Lettres…, tome V, Lettre LXIII, p. 392, qui renvoie au Discours 2.42 et à d’autres lettres : « Je comprends […] Enfin le Discours 39 du second Volume [p.232 ajout manuscrit]. » Voir ici la première note au Discours 2.42 – Madame Guyon, Correspondance I Directions spirituelles, Lettre 212 « À Fénelon. Automne 1689. »

[732] Ps. 43,6.

[733] Ps. 86,7.

[734] Deutéronome 30,14.

[735] Exode fin, 8.

[736] 1 Th 5, 23.

[737] Lc 21, 19.

[738] Jn 14, 27.

[739] Ph 4, 7.

[740] Il s’agit d’une lettre adressée à Fénelon, donnée brièvement par Dutoit, Lettres…, tome V, Lettre LXIII, p. 392, qui renvoie au Discours 2.42 et à d’autres lettres : « Je comprends sans le (Disc. 42. Vol. II. P.240) Pour ce que vous désirez de savoir de l’Evangile éternel, cet Evangile n’est autre que la volonté de Dieu. Nous en parlerons plus au long un jour, s’il plaît à Dieu. / Ici vient la lettre 190 du second volume / Ensuite le Discours 17. du second Vol. /Je ne sais pas pourquoi je vous écris cela. / Enfin le Discours 39 du second Volume. » Reproduite dans Masson, Lettre CXXVII, pp. 312-315 [de novembre 1689]. - Madame Guyon, Correspondance I Directions spirituelles, Lettre 208 « À Fénelon. Automne 1689. »

[741] Espèce : apparence (1er sens Littré).

[742] Masson cite ici Fénelon, Instructions, XXIII : « Tandis qu’elle [l’âme] n’hésite point à tout perdre et à s’oublier, elle possède tout [...] c’est une image de l’état de bienheureux, qui seront à jamais ravis en Dieu, sans avoir pendant toute l’éternité un instant pour penser à eux-mêmes. »

[743] Connaissances humaines.

[744] Ps 36, 10 : Car la source de la vie est en vous ; et nous verrons la lumière dans votre lumière. (Poiret Explic.).

[745] La Lettre ajoute : « Pour ce que vous désirez de savoir de l’Évangile éternel, cet Évangile n’est autre que la volonté de Dieu. Nous en parlerons plus au long un jour s’il plaît à Dieu. »

[746] Ps 36, 10.

[747] Ps 116, 11.

[748] Lettre à Fénelon de novembre 1689 ( ?). Madame Guyon, Correspondance I Directions spirituelles, pièce 209 « À Fénelon. Automne 1689 ». Le premier paragraphe est reproduit par Masson, Lettre CXVIII, pp. 315-316.

[749]  Ajout par Poiret de : « (je m’explique de cette sorte quoique je [246] ne puisse pas appeler proprement cela connaissance, puisque ce n’est pas une lumière qui s’élève dans l’esprit, mais une science intime et cachée dans le plus profond de moi-même, qui paraît très ancienne quoique la manifestation en soit nouvelle) »

[750] Ajout : «  (tant sa passivité doit être absolue) ».

[751]Précision Poiret : (parce qu’il n’y a nulle distinction mais un absorbement d’amour).

[752] Masson, Lettre XVIII, pp. 57-59 : lettre à Fénelon de mars 1689 ; Correspondance Tome I Directions spirituelles, 2003, « 101. A Fénelon. Février-mars 1689 ».

[753] He 1, 9 : Vous avez aimé la justice, et vous avez haï l’injustice : c’est pourquoi, ô Dieu, votre Dieu vous a sacré d’une huile de joie par dessus tous ceux qui participeront à votre gloire. (Poiret Explic.).

[754] He 10, 7 : Alors j’ai dit : Me voici ; je viens, selon ce qui est écrit de moi à la tête du livre, pour faire, mon Dieu, votre volonté. (Poiret Explic.).

[755] Jn 10, 30 : Mon Père et moi nous sommes une même chose. (Sacy)

[756]Fénelon avait un caractère très réservé : Madame Guyon lui conseille toujours d'être plus spontané.

[757] 1 Tm 1, 9 : […] la loi n'est pas pour le juste, mais pour les méchants et  les esprits rebelles, pour les impies et les pécheurs … (Sacy)

[758] « A savoir de la perte et mort mystique. » (note Poiret).

[759] Absence d’un mot dans l’original.

[760] Jn 10, 18 : Personne ne me la ravit [la vie], mais c’est de moi-même que je la quitte ; j’ai le pouvoir de la quitter ; et j’ai le pouvoir de la reprendre. C’est le commandement que j’ai reçu de mon Père. (Sacy).

[761] Rm 7, 22 puis 19.

[762] Ga 3, 24-25.

[763]Étrange : hors des conditions communes.

[764] Ga 2, 20 : Et je vis, non plus moi-même ; mais c’est Jésus-Christ qui vit en moi : et en ce que je vis maintenant dans la chair, c’est dans la foi du Fils de Dieu qui m’a aimé, et qui s’est livré lui-même pour moi à la mort, que je vis. (Poiret Explic.).

[765]Précision Poiret : (ce qu’Il fit en Marie remplissant son néant si profond d’une manière si éminente).

[766] Masson, Lettre CXIX, pp. 303-304 ; Correspondance Tome I Directions spirituelles, 2003, « lettre 202. A Fénelon. Novembre 1689 ».

[767] 1 Co 13, 4-5 : La charité est patiente, elle est douce ; la charité n’est point envieuse, ni dissimulée, ni superbe : elle n’est point ambitieuse, elle ne cherche point son intérêt, elle ne se met point en colère, elle ne soupçonne point le mal. (Poiret Explic.).

[768] « A savoir, par manière d’opposition ou d’objections contre la pure charité. »  (note Poiret). - « Inouï » a le sens concret de « qui n’a jamais été entendu. »

[769] 1 Jn 4, 18 : Il n’y a point de crainte dans l’amour : le parfait amour bannit la crainte ; parce que la peine est dans la crainte, et que celui qui craint n’est pas parfait en amour. (Poiret Explic.). - La crainte ne se trouve point avec la charité ; mais la charité parfaite chasse la crainte. (Sacy).

[770] 2 Co 3, 18 : Pour nous, en qui le visage découvert du Seigneur imprime sa gloire comme dans un miroir, nous sommes transformés en son image, nous avançons de clarté en clarté comme par l’Esprit du Seigneur.(Poiret Explic.).

[771] 1 Co 13, 8 : La charité ne finira jamais. Les prophéties s’anéantiront ; les langues cesseront ; et la science sera détruite. (Poiret Explic.).

[772] « Ou : consume. » (note Poiret).

[773] 1 Co 13 en entier sur la charité.

[774]Mt 25, 1-13 : parabole des dix vierges, cinq folles et cinq sages.

 

[775] 1 Co 13, 5 : …[la charité] ne cherche point ses propres intérêts…

[776] « A savoir, comme motif, de qui n’est que pour les faibles et les commençants : les plus forts n’y regardent que comme à un moyen d’aimer et de glorifier Dieu davantage ; ou plutôt la récompense qu’ils regardent est Dieu même, en tant qu’aimé et glorifié toujours plus amplement et plus infiniment.  (note Poiret).

[777] Jn 5, 41 : Je ne tire point ma gloire des hommes. ; Jn 8, 50 : Pour moi, je ne cherche point ma propre gloire ; un autre la cherchera, et me fera justice. (Sacy).

[778] Jn 18, 38.

[779] He 12, 2 : Jetant les yeux sur Jésus, comme sur l’auteur et le consommateur de la foi ; qui, au lieu de la vie tranquille et heureuse dont il pouvait jouir, a souffert la Croix… (Sacy).

[780] « C’est-à-dire le sacrifice valable du salut, lequel les ennemis de l’intérieur désapprouvent mal à propos. »  (note Poiret).

[781] Rm  4, 18.

[782] Précision Poiret : (ce qui ne peut jamais être à l’égard de Dieu qui voit le fond du cœur,).

[783] Ph 2, 6-8 : C’est que Jésus-Christ possédant la nature divine, n’a rien ravi à Dieu de s’estimer égal à lui. / Toutefois il s’est anéanti lui-même prenant la nature d’un esclave, en se rendant semblable aux hommes, et en se faisant tel que les autres hommes. / Il s’est humilié lui-même, se rendant obéissant jusqu’à la mort, et à la mort de la croix. (Poiret Explic.).

[784] Précision Poiret : (il s’est sacrifié soi-même).

[785] Mt 27, 46.

[786] Ga 2, 20.

[787] « Dans sa vie par l’Évêque d’Évreux. » (note Poiret). 

[788] « Voyez aussi son Traité de l’Amour de Dieu, Liv. 9, Chap. 4. » (note Poiret) ; passage cité, voir Discours 2. 36, § II : « …[le cœur] aimerait mieux l’enfer avec la volonté de Dieu que le Paradis sans la volonté de Dieu…»

[789] Du latin salvare, sauver.

[790] « Les mercenaires, qui n’ont que de sèches et vaines idées de l’Amour divin, et qui n’aiment ni Dieu, ni la Religion que pour leur intérêt, font passer cette action symbolique, aussi bien que ce qui vient de précéder, pour des traits de folie. En effet, l’homme animal ne comprend rien dans les choses de l’Esprit de Dieu, et elles lui sont folie, dit saint Paul en termes exprès. 1 Co 2, 14. » (note Poiret).

[791] Ce récit est d'origine soufie. Voir Aflâkî, Les Saints des Derviches tourneurs, trad. C. Huart, § 272 : « Un jour, une compagnie de mystiques virent Râbi’a ‘Adawiyya [célèbre ascète et mystique morte à Basra en 801] prendre dans une main un brandon allumé, et de l’autre une cruche d’eau, et courir avec rapidité. On l’interrogea : « […] Je vais mettre le feu au paradis et éteindre l’enfer, afin de faire disparaître ces deux voiles qui nous coupent la route [vers Dieu] ; afin que le but soit désigné, et que les serviteurs de Dieu le servent sans motifs d’espérance ou de crainte. »

[792] Lc 7, 47 : C’est pourquoi je vous déclare que beaucoup de péchés lui sont remis, parce qu’elle a beaucoup aimé… (Poiret Explic.).

[793] 1 Co 13, 3.

[794] 1 Jn 4, 16.

[795] Mt 16, 25.

[796] « Nous avons cru jadis posséder quelque chose, mais c’est du tout au rien que nous chasse l’amour. »  (Hadewijch), p.171.

[797] Ph 1, 23-24 : Je me trouve pressé des deux côtés ; car d’une part, je désire d’être dégagé des liens du corps, et d’être avec Jésus-Christ : ce qui est sans doute le meilleur. Et de l’autre, il est plus utile pour votre intérêt que je vive. (Poiret Explic.).

[798] Rm 8, 16 : Car l’Esprit rend lui-même témoignage à notre esprit que nous sommes enfants de Dieu. (Poiret Explic.).

[799] Ct 8, 7.

[800] Ct 8, 6.

[801] Rm 8, 38-39 : Car je suis sûr que ni la mort, ni la vie, ni les Anges, ni les Principautés, ni les vertus, ni les choses présentes, ni celles qui sont à venir, ni la force, / Ni la hauteur, ni la profondeur, ni aucune autre créature, ne nous pourra jamais séparer de la charité de Dieu qui est en JC notre Seigneur. (Poiret Explic.) …ne nous pourra jamais séparer de l’amour que  Dieu nous porte en Jésus-Christ notre Seigneur. (Amelote).

[802] Jn 14, 2 : Il y a plusieurs demeures dans la maison de mon Père […] je m’en vais vous préparer le lieu. (Sacy).

[803] Le 30 janvier 1694 eut lieu un entretien rue Cassette avec Bossuet, qui avait terminé l’examen des écrits de Mme Guyon : « Ce n’était plus le même homme. Il avait apporté [...]  un mémoire contenant plus de vingt articles, [...]  prétendait qu’il n’y a que quatre ou cinq personnes dans tout le monde qui aient ces manières d’oraison [...] Il y en a plus de cent mille dans le monde. » Vie, 3.13.5-11 ; 3.14.3-13.

[804] Lettre à Bossuet écrite vers le 10 février 1694. Elle est reproduite par Urbain et Levesque, Correspondance de Bossuet, Lettre 995, accompagnée de l’annotation suivante : « Inédite. Copie dans les Lettres au duc de Chevreuse. Archives de Saint-Sulpice, Copie Dupuy, p. 97, v° . Ce document, dégagé de la forme épistolaire, a été inséré presque textuellement dans la Vie de Mme Guyon IIIe partie, ch. XIII, nos 6-10… ».  Ce Discours 2.53 commence en fin de Vie 3.13.6 : « Il est aisé, ce semble, de concevoir qu'une personne qui met son bonheur en Dieu seul… », pour se terminer à la fin de Vie 3.14.1 (qui suit Vie 3.13.10 dans la leçon d’Oxford mais fut déplacé par Poiret) : «…C'est un vide simple, qui n'est incommodé ni par la multitude des pensées, ni par leur stérilité. C’est ce qui faisait une de mes plus grandes peines en parlant à M. de Meaux.»  Il en existe une copie manuscrite A.S.S. ms. 2057 ff. 16 à 21. Nous donnons les variantes de ces deux sources : var. lettre et var. ms. 2057.

[805] « semble, Monseigneur, qu’il » var. lettre.

[806] « de concevoir qu’une » var. ms. 2057.

[807] « en lui-même et pour lui-même » var. lettre & ms. 2057.

[808] « conséquent l’objet » (omission) var. lettre & ms. 2057.

[809] « soi » var. lettre.

[810] « satisfait parce que Dieu » var. ms. 2057.

[811] « et le » (omission) var. lettre & ms. 2057.

[812] « plus tous » (omission) var. lettre & ms. 2057.

[813] « Dieu, ce qui n’empêche » var. lettre.

[814] « Cupio etc. » (omission) var. ms. 2057 - Ph 1, 23 : « Je désire d’être dégagé du corps etc. » (note Poiret) - Ph 1, 23-24 : Je me trouve pressé des deux côtés ; car d’une part, je désire d’être dégagé des liens du corps, et d’être avec Jésus-Christ, ce qui est sans comparaison le meilleur ; et de l’autre, il est plus utile pour votre bien que je demeure encore en cette vie. (Poiret Explic.).

[815] Rm 9, 3.

[816] « de recueillir lui-même » var. ms. 2057.

[817] « Ce désir n’est plus » var. ms. 2057.

[818] « les montre » (omission) var. ms. 2057.

[819] Ps 9, 20 : Le Seigneur a exaucé le désir des pauvres ; votre oreille, ô mon Dieu, a entendu la préparation de leur cœur (Sacy).

[820] Rm 8, 26 : L’Esprit aussi nous aide dans notre faiblesse. Car nous ne savons pas ce que nous devons demander, ni le demander comme il faut ; mais l’Esprit même le demande pour nous avec des gémissements ineffables. (Poiret Explic.).

[821] Jn 11, 42 : Pour moi, je savais que vous m’exaucez toujours ; mais je dis ceci pour ce peuple qui m’environne, afin qu’ils croient que c’est vous qui m’avez envoyé. (Sacy).

[822] « comme croient des » var. ms. 2057.

[823] « peu éclairées, la pente en » var. ms. 2057.

[824] Col 3, 3 : Car vous êtes morts, et votre vie est cachée avec Jésus-Christ en Dieu. (Poiret Explic.).

[825] « conjure, Monsieur, d’excuser » var. ms. 2057 ; « conjure, Monseigneur, d’excuser » var. lettre.

[826] Précision Poiret : (sans cesser d’être Dieu en prenant réellement la nature de l’homme).

[827] Précision Poiret : (que nous tenons d’Adam et que nous avons fixé par la propriété).

[828] 2 Co 3, 18.

[829] 1 Jn 4, 8 & 16.

[830] Ct 8, 7 : Les plus grandes eaux n’ont pu éteindre la Charité ; et les fleuves ne la submergeront point. Quand un homme aurait donné tout ce qu’il a de bien, il ne l’estimerait rien au prix de l’Amour. (Poiret Explic.).

[831] Lettre à Fénelon. Dutoit Discours 2.59 pp. 336-338 ; Masson, Lettre XI, pp. 41-43 avec le commentaire : « Cette lettre est très importante pour la définition de l’idéal quiétiste... » Elle serait de janvier 1689 selon Masson (note 1, p. 43) : « La façon impersonnelle et encore cérémonieuse dont Mme Guyon parle de Fénelon dans cette lettre [au dernier paragraphe], la rattache, ce me semble, au groupe de lettres de début. » - Madame Guyon, Correspondance I Directions spirituelles, pièce 94. Précédé de « Dieu seul ».

[832] Ps 109, 1-2 cité dans Mt 22, 44 : Le Seigneur dit à mon Seigneur : Asseyez-vous à ma droite, jusqu'à ce que je réduise vos ennemis à vous servir de marchepied. ( Sacy)

[833] « Ceci s’entend mystiquement et non physiquement. Note de l’auteur. » (note Poiret).

[834] Os 2, 19-20 : Je vous épouserai pour jamais : je vous épouserai en justice, en jugement, en compassion et en miséricorde. / Je vous épouserai en foi ; et vous saurez que je suis le Seigneur. (Poiret Explic.).

[835] Ct 1, 1.

[836] Ct 1, 3.

[837] Précision Poiret : (il est aisé de juger par là en quel temps se font les noces).

[838] « C’est-à-dire l’époux et l’âme ne sont pas encore un. »  (note Poiret).

[839] Ct 2, 16 : Mon bien-aimé est à moi et moi à lui. Il se nourrit parmi les lis. - Ct 3, 4 : …j’ai trouvé celui que mon âme aime : je le tiens et je ne le laisserai plus aller jusqu’à ce que je l’aie fait entrer dans la maison de ma mère… (Poiret Explic.).

[840] Ct 4, 7.

[841] Ct 6, 8.

[842] Ct 8, 6.

[843] Ct 2, 4.

[844] Ps 70, 16.

[845] 1 Co 1, 27-29 : Il a choisi les plus vils et les plus méprisables, selon le monde, […] afin que nul homme ne se glorifie devant lui. (Sacy)

[846] Es 20, 2 : Cette année-là, […] le Seigneur parla à Isaïe, fils d'Amos, et il lui dit : Allez, ôtez le sac de dessus vos reins, et les souliers de vos pieds. Isaïe le fit, et il alla nu et sans souliers. (Sacy)

[847] Es 6, 5-7.

[848] Ezéchiel. Suit un résumé de Ez 3, 18-19.

[849] 1 Co 15, 10 : Mais ce que je suis, c’est par la grâce de Dieu que je le suis ; et sa grâce n’a point été vide en moi : car  j’ai travaillé plus qu’eux tous ; quoique ce en soit pas moi qui aie travaillé, mais la grâce de Dieu avec moi. (Poiret Explic.) …sa grâce n’a point été stérile en moi… (Sacy).

[850] « ‘Dieu te met dans la dilatation d’esprit pour ne pas t’abandonner quand tu  seras dans l’angoisse, et il te met à l’étroit pour ne pas te laisser lorsque tu seras dans la dilatation d’esprit. Il te retire des deux états pour que tu n’appartiennes à chose quelconque, sinon à Lui’. Le sens de cette sentence [d’Ibn ‘Atâ Allâh], c’est que ces deux états d’âme sont des qualités imparfaites, si on les compare aux états supérieurs. Les deux, en effet, impliquent nécessairement que le serviteur de Dieu est encore avec lui-même (et non avec Lui), qu’il se considère encore à lui-même (et non à Dieu)…» (citation d'Ibn Abbad de Ronda dans Un précurseur hispano-musulman de Saint Jean de la Croix, M. Asin Palacios, Études Carmélitaines, avril 1932, page 140).

[851] Lettre à Bossuet ; A.S.S. ms. 2057 ff. 22 à 31 (copie faite probablement par Bourbon, secrétaire de Bossuet). Madame Guyon, Correspondance II Années de Combat,  Pièce jointe à la lettre à Bossuet vers le 10 février 1694, pp. 233 sq.

[852] Jn 5, 30 : Je ne puis rien faire de moi-même. Je juge selon ce que j’entends, et mon jugement est juste, parce que je ne cherche pas ma volonté, mais la volonté de celui qui m’a envoyé. (Sacy).

[853] Jn 16, 13 : Quand cet Esprit de vérité sera venu, il vous enseignera toute vérité ; car il ne parlera pas de lui-même ; mais il dira tout ce qu'il aura entendu, et il vous annoncera les choses à venir. (Sacy).

[854] Col 3, 3 : Car vous êtes morts, et votre vie est cachée avec Jésus-Christ en Dieu. (Poiret Explic.).

[855] Ga 2, 20.

[856] Ga 2, 20 ; Col 3, 11. - « Voyez Ste Catherine de Gênes en sa vie. Chap. 14. » (note Poiret) - « Mon moi est Dieu, je n’en connais pas d’autre, hors mon Dieu lui-même […] Le vrai amour ne peut supporter de ressembler ainsi aux autres créatures mais avec un grand élan d’amour il dit : Mon être est Dieu, non par simple participation, mais par vraie transformation et annihilation de l’être propre. » (Grande Dame du pur amour).

[857] Jn 1, 1.

[858] Mt 10, 20 : Car ce n’est pas vous qui parlez ; mais c’est l’esprit de votre Père qui parle en vous. (Poiret Explic.).

[859] 2 Co 13, 3 : Voulez-vous faire l’expérience de la vérité de Jésus-Christ qui parle par ma bouche, et qui n’est point faible à votre égard, mais qui est puissant parmi vous ? (Poiret Explic.).

[860] Nb 16, 3 : S’étant donc soulevé contre Moïse et contre Aaron, ils leur dirent : Qu’il vous suffise que tout le peuple est un peuple de saints, et que le Seigneur est avec eux. Pourquoi vous élevez-vous sur le peuple du Seigneur ? (Sacy).

[861] Ga 2, 20.

[862] Ps 73, 22-23 : Et qu’étant enfin devenu comme une bête en votre présence, je ne me suis point cependant éloigné de vous ; vous avez soutenu ma main droite…

[863] Jn 8, 25 : Je suis le principe de toutes choses, moi-même qui vous parle. (Sacy)

[864] Jn 15, 5.

[865] Mc 5, 30 : Aussitôt Jésus, connaissant en lui-même la vertu qui était sortie de lui,se retourna […] (Sacy).

[866] « C’est-à-dire : comme Dieu est une immensité de plénitude, le néant est une immensité de vide. » (note Poiret).

[867] Lc 1, 48.

[868] Précision Poiret : (sans désir).

[869] Jn 4, 10.

[870] Jn 7, 37-38 : […] Si  quelqu'un a soif, qu'il vienne à moi, et qu'il boive.  Si quelqu'un croit en moi, il sortira des fleuves d'eau vive de son cœur, comme dit l’Écriture. (Sacy)

[871] Le jardin des oliviers : Lc 22, 44.

[872] Mc 9, 35-36 : Et prenant un enfant, il le mit au milieu d’eux, et leur dit en l’embrassant : / Quiconque reçoit en mon nom un petit enfant comme celui-ci, me reçoit ; et celui qui me reçoit, ne me reçoit pas, mais celui qui m’a envoyé. (Poiret Explic.).

[873] Ct 8, 10 : Je suis un mur : et mes mamelles sont comme une tour, depuis que j’ai été devant lui comme celle qui a trouvé la paix. (Poiret Explic.).

[874] Ceci était écrit ailleurs séparément (note Poiret).

[875] Pr 30, 19.

[876] « Voyez le Discours 1.14. » (note Poiret).

[877] Jn 16, 14.

[878] Sans vestiges.

[879] Rm 11, 33-34 : …car qui a connu le desseins de Dieu, ou qui est entré dans le secret de ses conseils ? (Poiret Explic. et Sacy).

[880] Ps 75, 2 : …Je jugerai les justices, lorsque le temps en sera venu. (74, 3 Poiret Explic.) - …Lorsque j’aurai pris mon temps, je jugerai et rendrai justice. (74, 2 Sacy).

[881] Ps 104, 31 : Vous envoierez ensuite votre Esprit, et elles seront créées de nouveau ; et vous renouvellerez toute la face de la terre (Poiret Explic.).

[882] Tome IV des Lettres chrétiennes et spirituelles sur divers sujets qui regardent la vie intérieure ou l’esprit du vrai christianisme, Cologne [Amsterdam], J. de La Pierre, 1718.

[883] Lc 17, 21.

[884] se séquestrer : vivre volontairement à l’écart du monde ; cet emploi est archaïque. (Dict. Rey).

[885] Mt 7, 7.

[886] Précision Poiret : (et c’est ce qui fait le second degré).

[887] Ps 59, 10.

[888] Précision Poiret : (en peu de temps).

[889] Imitation de Jésus-Christ Liv. II, Chap. IX, § I. (note Poiret) - « Il n’est pas difficile de mépriser les consolations humaines, quand on jouit des consolations divines. Mais il est grand et très grand de consentir à être privé tout à la fois des consolations des hommes et de celles de Dieu, de supporter volontairement pour sa gloire cet exil du cœur, de ne se rechercher en rien, et de ne faire aucun retour sur ses propres mérites. » (L’Imitation de Jésus-Christ,  traduction de Lamennais, Plon, 1950).

[890] Ct 5, 3.

[891] Une telle comparaison du déroulement de la vie mystique avec le cycle naturel est fréquent. Voir par exemple Ruysbroeck, Les noces spirituelles, livre 2, La vie dans le désir de Dieu, 2ème et 3ème parties : ‘L’époux vient, sortez’.

[892] Précision Poiret : (à la façon des feuilles).

[893] Précision Poiret : (c’est ce que Sainte Catherine de Gênes appelle partie propre).

[894] « Qui puisse détruire cette nature maligne. » (note Poiret).

[895] « En sa Vie, chap. 41 de l’édition de Hollande p. 39. » (note Poiret) - Extrait du chapitre 41 : « L’Amour ne détruisait pas seulement ce moi mauvais à l’extérieur, mais aussi l’intérieur, le moi spirituel qui goûtait et comprenait et qui semblait vouloir se transformer tout en Dieu et détruire cette partie extérieure. Quand ce moi spirituel avait beaucoup travaillé, qu’il semblait avoir vaincu et mis par terre ce moi extérieur en lui enlevant toutes voies et moyens de se nourrir, quand il avait pacifié pour lui son propre domaine, alors survenait cet Amour insatiable et violent et il lui disait : Que crois-tu faire ? Je veux tout pour moi. Ne pense pas que je te laisse le moindre bien au corps ni à l’âme. Je veux rendre nu, nu, tout ce qui est au-dessous de moi, et au-dessus de moi je ne veux rien. » (Grande Dame du pur amour).

[896] Es 45, 8 : Cieux, envoyez d'en haut votre rosée, et que les nuées fassent descendre le juste comme une pluie ; que la terre s'ouvre et qu'elle germe le Sauveur, et que la justice naisse en même temps. Je suis le Seigneur qui l'ai créé. (Sacy)

[897] Mélange de Jb 22, 14 et Ps 17, 10-13 (Sacy).

[898] Sacy a une autre interprétation de Ps 138, 10 : […] la nuit devient toute lumineuse pour me découvrir dans mes plaisirs.

[899] Rm 4, 18 : Aussi contre toute espérance il crut devoir espérer, afin qu’il devint le père de plusieurs nations…( Poiret Explic.) - Aussi ayant espéré contre toute espérance, il a cru qu’il deviendrait le père de plusieurs nations… (Sacy).

[900] Ap 22, 20.

[901] Ag 2, 8.

[902] Nous avons donné entre crochets le titre (qui diffère du titre courant) de la table des matières des Discours édités dans la Correspondance.

[903] Lv 19, 2.

[904] Ps 39, 4 : Mon cœur est enflammé au-dedans de moi ; et il s’y allumera un feu pendant que je méditerai. (Poiret Explic.).

[905] Précision Poiret : (si on peut appeler contemplation une chose qui se passe toute dans la volonté).

[906] Précision Poiret : (car c’est tout un).

[907] Charmer a un sens fort au XVIIe siècle : exercer une action magique par un charme.

[908] Précision Poiret : (sans nulle lumière distincte).

[909] Ps 31, 21.

[910] « Desquelles il est fait mention dans les trois ou quatre premiers paragraphes ci-dessus. » (note Poiret).

[911] Jr 31, 33.

[912] Jn 14, 21 ; puis Jn 17, 19.

[913] Précision Poiret : (tout zèle étant mort en elles,).

[914]Jn 4, 39-40 : Or il y eut beaucoup de Samaritains de cette ville-là qui crurent en lui sur le rapport de cette femme… (Sacy).

[915] Lettre sans doute adressée à des protestants.

 

[916] Jn 4, 14.

[917] Lc 2, 29 : « C’est-à-dire : C’est maintenant, Seigneur, que vous laissez aller en paix votre servante. » (note Poiret). - C’est maintenant, Seigneur, que vous laisserez mourir votre serviteur en paix selon votre parole. (Poiret Explic.).

 

 

[918] Os 2, 19-20 : Je vous épouserai pour jamais : je vous épouserai en justice, en jugement, en compassion et en miséricorde. / Je vous épouserai en foi ; et vous saurez que je suis le Seigneur. (Poiret Explic.).

 

[919] « Voyez Ste Catherine de Gênes, en sa vie, Chap. 44. (note Poiret) - « Je ne sais comment faire pour me confesser, parce que je ne trouve rien en moi, ni dans l’extérieur ni dans l’intérieur, qui ait assez de vigueur pour pouvoir dire : C’est moi qui ai fait ou dit quelque chose dont je doive sentir remords de conscience. Je ne veux [pas] omettre de me confesser et je ne sais à qui imputer la coulpe de mes péchés ; je veux m’accuser et n’y arrive pas. » (Grande Dame du pur amour)

[920] Mt 7, 22-23.

[921] Ps 14, 1.

[922] Ps 104, 30 ; « C’est-à-dire :  Envoyez votre esprit et ces choses seront créées ; et vous renouvellerez la face de la terre. » (note Poiret). - Envoyez ensuite votre esprit et votre souffle divin, et ils seront créés ; et vous renouvellerez toute la face de la terre. (Poiret Explic.).

[923] Jn 1, 13.

[924] « Voyez Ste Catherine de Gênes, en sa Vie, Chap. 44. (note Poiret) – Déjà cité plus haut dans Discours 3.11.

[925] On rapprochera ce Discours des « Manières d’agir dans les maladies et à la mort pour chaque degré », p. 189-208 de l'ouvrage paru sans nom d'auteur sous le titre Conclusion des Retraites, Paris, 1684, en réalité de Jacques Bertot, père spirituel de Madame Guyon. (Jacques Bertot Directeur mystique, Textes présentés par Dominique Tronc, coll. « Sources mystiques », Editions du Carmel, Toulouse, 2005).

 

[926] Qui séduit, plaît beaucoup (sens affaibli en français moderne).

[927] Ps 31, 1 cité par Jésus dans Mt 27, 46.

[928] Ct 8, 7.

[929] Rm 8, 38-39 : Car je suis sûr que ni la mort, ni la vie, ni les Anges, ni les Principautés, ni les vertus, ni les choses présentes, ni celles qui sont à venir, ni la force, / Ni la hauteur, ni la profondeur, ni aucune autre créature, ne nous pourra jamais séparer de la charité de Dieu qui est en Jésus-Christ notre Seigneur. (Poiret Explic.). …ne nous pourra jamais séparer de l’amour que Dieu nous porte en Jésus-Christ notre Seigneur (Amelote).