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Copyright 2020 Dominique Tronc























MYSTIQUES DE L’INDE







L’Inde classique

Deux UPANISADS ~ 400 AC

BHAGAVAD-GITA ~200 AC

VASUGUPTA Stances sur la vibration et leur glose

La BHAKTI dans le Sivaïsme du Kasmir

DNYANDEV Gita commentary ~1300

KABÎR ~ 1500

RAMANA MAHARSHI ~ 1950









Série «  Mystiques  du Monde »



I. Antiquité judéo-chrétienne et grecque

Des origines au troisième siècle

II. Antiquité chrétienne

Du cinquième au dixième siècle

III. Moyen Âge chrétien

Du douzième au quatorzième siècle

IV. Chrétiens à la Renaissance

Quinzième et seizièmes siècles

V. Chrétiens à l’âge classique

Dix-septième siècle

VI. Figures européennes

Du dix-huitième au vingtième siècle



VII. Sufis en terres d’Islam

Du neuvième au treizième siècle

VIII. Sufis en terres d’Islam

Du quatorzième au vingtième siècle



IX. Figures mystiques de l’Inde traditionnelle

X. Mystiques bouddhistes de l’Inde et du Tibet

XI. Mystiques bouddhistes de la Chine et du Japon

XII. Mystiques taoïstes et confucianistes de Chine



XIII. Poèmes de Chine, Corée, Japon

XIV-XVI Poèmes d’Occident



Après des florilèges chronologiques, je propose dans cette série une dizaine de figures mystiques par tome en livrant des textes majeurs non coupés.



L’Inde classique



    Voici la partie faible d’une folle entreprise. Il est impossible par un seul tome1 de rendre compte de trois mille ans d’évolution culturelle ; en respectant la variété des peuples aux langues du nord et du sud si différentes ; en suggérant un éventail qui s’ouvre du matérialisme « à sa gauche » jusqu’à l’idéalisme védantique à sa droite ! Il faut tailler.

Première réduction : l’Inde sans la « Voie du milieu » et il en sera de même au tome chinois. L’antique « Réforme » par libération bouddhique mérite deux tomes pour respecter importance et continuité au sein de civilisations différentes. Le premier ouvre sur son origine indienne.

Deuxième réduction : oublier les contextes généraux culturel et historique. Car trois synthèses rédigées en français sont des « clefs d’accès »  recommandables : elles ont tenu sur la durée. Il s’agit d’Instant et Cause (1955, 1989) par Lilian Silburn qui trace l’évolution sur la durée indo-bouddhique ; de L’Inde Classique, manuel des études indiennes, tome I (1947) puis II (1953, 2005), œuvre collective qui traite « tout » du sous-continent en 2494 amples « paragraphes » ; d’un ouvrage méconnu, Le Modèle hindou (1978, 2004) de Guy Deleury, jésuite libéré qui résida vingt ans en Inde paysanne et peut par expérience introduire au vécu journalier de l’hindou en rectifiant nos a-priori.

Le flambeau est aujourd’hui tenu en mains anglophones (Indiens et États unis qui accueillent les diasporas orientales). Études ciblées et multiples d’un champ sans limites.

Troisième réduction : se limiter à peu de « sommets »2. Leur ascension à mener tour à tour mérite de l’attention et du temps pour s’adapter à divers paysages. Il faut engranger des vocabulaires traduisant des notions sans équivalences univoques avec les nôtres. Ici : en expliquant les deux UPANISADS et par la vaste glose de VASUGUPTA à de brèves stances (ailleurs : par recours au premier tome bouddhiste).

    Sept sommets émergent du brouillard du sous-continent : trois « massifs » successifs ! Il s’agit : (1) de deux UPANISADS présentés par L. Silburn et de la GITA commentée par DYANDEV, (2) de VASUGUPTA, de La Bhakti et du tisserand KABIR, (3) du MAHARSHI, l’homme de la Montagne retenu comme témoin de l’époque moderne3.







Deux UPANISADS

Présentation

Je choisis l’Upanisad Svetâsvatara qui fut commentée et traduite par Lilian Silburn en collaboration avec sa sœur cadette Aliette. Ce travail traduit une recherche intérieure qui fut poursuivie sur le terrain par la sœur aînée. Lilian rencontra des années plus tard son maître indien qui ne dépendait pas de sources apparentées.

Le choix de ce premier travail fut certainement approuvé par Louis Renou, rédacteur dans L’Inde classique de la notice sur l’Upanisad4 :

584. […] b) La Svetâsvatara5 (aussi Mantra-Up.), qui appartient aussi au Yajus Noir (sous-branche des Taittirîya, portant le nom de « [l’homme] aux mules blanches ») est un texte composite et éclectique. Au-delà d’un triple brahman (cosmos, individu, matière), elle postule un dieu personnel qui meut « la roue du brahman » et revêt les traits de Rudra-Çiva : sorte de Bhagavadgîtâ çivaïte, dit BARTH. D’après HAUER la tendance monothéiste est l’essentiel de l’œuvre, qu’ont imprégnée des données Sâmkhya-Yoga.

L’«Introduction» résume avec grande clarté le problème posé par le dieu face à l’imperfection de sa création. C’est « le problème du mal» posé en culture déiste. La Svetâsvatara rapprocherait-elle l’Inde multiculturelle de nos religions du Livre ? Il désespère de toute réponse cohérente6.

Dans cette Introduction, la Svetâsvatara oriente vers le Sivaïsme du Cachemire et vers le Bouddhisme. Ce travail risquait d’être totalement oublié7. C’est prémonitoire de ce qui devint par la suite l’accomplissement mystique de son auteure et peut figurer comme ouverture et programme annonçant d’autres travaux : thèse d’intérêt actuel centrée sur le temps, études et traductions concernant le Sivaïsme et le bouddhisme, contributions parues en séries Hermès, témoignages personnels édités par Jacqueline Chambron dans Lilian Silburn une vie mystique.

§

Je fais suivre par la brève Mundaka Upanisad8 :

§584, d) La Mundaka « (Upanisad des ascètes) rasés », qui se rattache à l’Atharvaveda, préconise le « haut savoir », celui du brahman, d’où émane le monde et duquel l’auteur distingue en partie l’atman individuel.





SVETASVATARA Up.

Abréviations :

A.V. Atharva Veda – Bg.Gîtâ Bhagavad Gîtâ – Mbh. Mahâbhârata – Rg V. Rg Veda – S K. Sâmkhya Kârikâ – Sv. Svetâsvatara – T A. Taitirîyâ Âranyaka – V S. Vâjasaneyi Samhitâ.

Introduction

§ 1. La Svetâsvatara Upanisad9 emprunte son nom à l’ascète au blanc mulet, auquel elle fut révélée « par la grâce de Dieu » ; bien qu’elle soit rattachée par la tradition brahmanique à la branche caraka du Yajur Veda Noir et qu’elle cite fréquemment des strophes du Veda, cette Upanisad semble pourtant avoir été composée par une communauté (samgha) de religieux, les ati Âsramin, ceux qui sont au-dessus des anachorètes et qui semble-t-il vivaient en marge de l’orthodoxie brahmanique comme le suggère la Svetâsvatara : « Par le pouvoir de son austérité et par la grâce du dieu, en vérité, le sage Svatâsvatara a ainsi révélé comme il convient le brahman à ceux qui ont franchi les âsrama, la purification suprême agréée par l’assemblée des voyants 1. »

Au sujet de Svetâsvatara, la littérature indienne ne nous fournit aucun renseignement, si bien qu’on est autorisé à se demander si c’est véritablement un personnage authentique.

La Svetâsvatara n’appartient pas au groupe des Upanisad anciennes qui spéculent sur l’identité du brahman et de l’âtman : Brhad Aranyaka, Chândogya, Aitareya, Kena et Isâ ; elle fait partie d’un groupe d’Upanisad plus tardives, de caractère éclectique, qui mettent en évidence les thèmes théistes surajoutés à l’atman-brahman et qui préconisent le renoncement. Rédigées en vers, elles contiennent des notions et des termes du Siitlikhya, ainsi que des pratiques mystiques

1. Sv. VI, 24.

– 6 --10

du Yoga : la Kâthaka et la Taittirîya qui semblent plus anciennes que la Svetâsvatara, la Mahânârâyana et la Maitrâyanîya, qui comme notre Upanisad font partie du Yajur Veda Noir et lui sont postérieures, la Mundaka, la Prasna, la Mândûkya relevant de l’Atharva Veda.

§ 2. Les différents chapitres de notre Upanisad semblent avoir été conçus et composés indépendamment les uns des autres, puis reliés à une époque ultérieure. Le troisième chapitre paraît le plus ancien, puis vient le quatrième et en partie le cinquième chapitre, qui contiennent comme le troisième de nombreuses citations de la Vâjasaneyi Samhitâ et où abondent les images mythologiques védiques ; le deuxième chapitre semble déjà plus tardif, enfin le premier et le dernier chapitre sont sans aucun doute les plus récents. Il n’est pas impossible qu’avant d’être inclus dans l’Upanisad, certains de ces chapitres aient formé des ouvrages séparés, qui furent réunis par la suite en raison de leur affinité de doctrine.

Ce n’est qu’après une étude critique des rapports entre la Svetâsvatara et les divers systèmes : Bouddhisme, Sivaïsme, matérialisme et déterminisme, que nous pourrons fixer une date très approximative à notre Upanisad : ces divers chapitres semblent s’échelonner entre le VIe siècle et le IIIe siècle avant notre ère, bien que rien ne s’oppose à ce que certaines parties remontent à un passé plus reculé. Par leur contenu, il est possible de grouper ainsi les divers chapitres : le deuxième nous donne l’aperçu d’un Yoga primitif, les chapitres III, IV et V renferment l’essence du Sivaïsme et du Sâmkhya, le premier et le dernier chapitre, qui résument et critiquent les conceptions philosophiques alors en vogue afin d’établir solidement le monothéisme, forment avec le cinquième un véritable ensemble : le maître poursuit son idée fondamentale, toute de correspondances et de résonances multiples, à travers l’entrelacement subtil de questions et de réponses.

Malgré son manque de systématisation, l’Upanisad trahit pourtant une seule attitude intellectuelle, maintenue dans ses chapitres si divers ; elle s’efforce de dégager les notions courantes à l’époque sur la nature, l’âme, le brahman et les dieux pour les transférer à une divinité suprême, douée d’une personnalité vivante et individuelle.

La Svetâsvatara Upanisad a été traduite en anglais :

The thirteen Principal Upanishads by R. E. Hume. Oxford, 1921.

The Upanishad translated by M. Muller. Oxford, 1926. SBE., XV.

Les Upanishad translated by E. Boer. Calcutta, 1907. et en allemand :

J. W. Hauer, Glaubensgeschichte der Indogermenen I (Stuttgart, 1937).

Die Svetâsvatara Upanisad Eine Kritischen Ausgabe mit einer Ubersetzung und einer Ubersicht uber ihre Lehren. V. R. Hauschild. Leipzig, 1927. Abhkm., XVII n. 3.

La Svetâsvatara Upanisad a été étudiée par Oldenberg, Die Upanishaden D. Rdsch. E. W. Hopkins, Notes on the Svetâsvatara. JAOS., XXII, 380. I The Svu, auteur et date.

Johnston, Some Sâmkhya and Yoga conceptions of the Svetâsvatara Upanisad. JRAS., 1930.

THÉISME.

§ 3. A se tenir strictement dans les limites des Upanisad, c’est dans la Svetâsvatara Upanisad que la conception d’un dieu suprême, qui commence à se développer à partir du Veda, atteint son apogée.

Cette Upanisad scelle par une synthèse accueillante les thèmes qui traitent de l’essence divine : âtman, brahman, prajâpati, purusa, thèmes épars dans les Veda, les Brâhmana et les plus anciennes Upanisad.

C’est vers une fusion de tous les dieux du panthéon védique en un seul que tend la Svetâsvatara qui, sans éliminer aucun

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des nombreux aspects de la divinité, accède à l’unité divine primordiale, non plus seulement sous l’aspect du brahman impersonnel, mais sous celui du (lieu personnel, Siva, l’objet de la dévotion des ermites.

Dans un esprit tout à fait nouveau, elle reprend les figures divines promues à tour de rôle en principes créateurs par le Veda : Prajâpati, le maître des créatures, Hiranyagarbha, l’embryon d’or, Visvakarman, l’agent universel qui fabrique le monde ; mais si l’Upanisad mentionne fréquemment le dieu qui engendre et le dieu qui façonne, elle est en quête d’un principe qui serait coextensif à l’univers entier et cette divinité suprême qui pénètre la création, jusqu’en ses moindres parcelles, elle la trouve dans l’antique conception du purusa, la victime immolée par les dieux, l’homme cosmique, dont les membres éparpillés forment les diverses parties de l’univers.

Cette présence immanente à l’univers doit encore l’actuer de l’intérieur et c’est à Savitar, l’incitateur, que la Svetâsvatara Upanisad impartit le rôle d’animateur de l’existence ; symbole du soleil et de la lumière, Savitar est le dieu d’or qui assume et manifeste toutes les formes, o'est lui qui émet le monde et le résorbe en lui-même ; il est encore le pouvoir efficient qui met en branle l’activité de l’esprit de l’homme et inspire ses pensées, c’est lui le sacrificateur céleste qui promeut le sacrifice : « De même qu’il a attelé les dieux qui s’en sont allés vers la lumière », Savitar a mis le joug au sens interne [manas] et incite le Yogin à se recueillir en lui-même et à atteindre la toute-puissance par l’union à l’absolu.

§ 4. A côté de Savitar, le Yajur Veda Noir mettait au premier plan des divinités qu’il célèbre, Rudra ; forme védique de quelque dieu non aryen, Rudra présente dans le Veda un caractère redoutable : archer divin qui a pour arme l’éclair, ses adorateurs l’implorent afin qu’il les épargne de ses flèches ; c’est à sa colère que sont attribués les phénomènes destructeurs, tels que les tempêtes, les épidémies. Le Satarudriya, « les cent êtres de Rudra », qui le désigne par les épithètes remarquables de « patron des assassins et des voleurs de grand chemin », distingue déjà sa forme à deux faces : l’une sinistre et l’autre bienveillante « Siva » et c’est cette dernière qualification de Siva « le gracieux » qui tend à devenir le nom véritable du dieu suprême de la Svetâsvatara Upanisad, en raison de tous les germes d’amour et de vénération qu’elle renferme.

C’est avec Savitar et plus encore avec Rudra qui déjà dans l’Atharva Veda et la Taittiriya Samhitâ commençait à prendre la suprématie sur les dieux, que la Svetâsvatara porte à son achèvement cette progression vers l’unité absolue, en faisant subir une double refonte aux textes qu’elle cite, ainsi à l’âtman [le Soi] de certaines strophes tirées de la Kacha Upanisad' elle substitue soit deva, la divinité, matrice de l’âtman 2, soit purusa plus nettement théiste. Elle élargit également la notion du dieu et remplace le Rudra de l’Atharva Veda 3 par deva, qu’au VIe chapitre elle désigne des noms variés de Isvâra, Bhagavant, Mahesvara, Isa dégagés de tout sectarisme.

Autour des deux thèmes du deva, dieu personnel, et de la bhakti, adoration et aussi amour, la Svetâsvatara Upanisad centre la révélation que « l’homme au blanc mulet » communique aux meilleurs des ermites, révélation qui sera le point de départ du foisonnement des sectes théistes de l’Inde.

§ 5. En Soi, principe absolu, incommensurable ; le mahatma transcende l’être et le non-être, il est infini, indivis, impérissable et immortel ; fait de pure spiritualité, il est omniscient et resplendit par l’éclat de sa propre intelligence. C’est par un mouvement d’intériorisation en trois étapes atman, brahman, deva, que l’Upanisad mène ses adeptes à l’absolu, mais avant d’accéder à son aspect le plus spirituel, à

1. II, 2, 15. Cf. à Sv VI, 16.

2. Sv VI, 16.

3. XII, 87,1. Cf. à Sv.

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la notion de grâce corrélative de celle de bhakti, il nous faut considérer les divers modes de la causalité divine.

Le brahman, qui était à l’origine le pouvoir sacré du rite, de la parole et de la méditation est dans l’Upanisad la voie de l’immanence pour atteindre l’absolu : dans les deux notions de brahman et d’âtman, manière d’être essentielle des choses et de la personne, l’être s’intériorise et s’approfondit ; c’est en s’opposant aux tendances dispersives d’extériorité des sens que le sage par la contemplation de son moi véritable, s’oriente vers l’être absolu et s’abîme en brahman [brahmalîna].

Substantiellement présent partout, devenir accompli, bhavabhûta, il embrasse à lui seul l’univers et imprègne la nature jusqu’en ses moindres parties : « Il est le visage, la tête, le cou de toutes choses, il est caché dans le tréfonds de tous les êtres 1. »

Quatre métaphores illustrent cette présence intérieure du brahman dans le monde et chacune d’elles met en évidence l’aspect ambigu du brahman identifié au cosmos, puissance qui asservit en tant que samsâra et qui délivre par sa grâce.

1. C’est l’étai au centre du monde primitif, le brahman cause éternelle et soutien de vie. « Dressé comme un arbre, il se tient seul dans le ciel. Ce monde entier est rempli par cet Esprit 2. » Des deux oiseaux qui l’étreignent, l’un est retenu captif par les fruits savoureux de l’arbre, tandis que l’autre oiseau qui contemple ce fruit sans y toucher est libéré du chagrin.

2. Le brahman est encore la roue puissante qui vivifie et met un terme à toutes choses, roue cosmique de la transmigration dans laquelle se débat le cygne, l’âme asservie et tourmentée.

3. « Il est la barque qui traverse tous les fleuves effrayants »

1. Sv. III, 11.

2. Sv. III, 9.

3. Sv. II, 8.

cette barque du brahman n’est autre que la concentration du Yoga.

4. Il est la cité impérissable où sont cachées l’ignorance qui retient captive dans le réseau de l’existence individuelle et la science qui libère des entraves ; cette cité du brahman c’est l’âtman, le microcosme sis à l’intérieur du cœur et c’est encore le monde entier sous l’aspect du macrocosme.

§ 6. Si la Svetâsvatara Upanisad développe aussi à son tour le thème central des anciennes Upanisad, l’identification à l’âtman, au brahman, elle accorde dans son premier chapitre une place considérable à une conception nouvelle, celle du triple brahman, qui forme un compromis entre le monisme et le dualisme et prépare la voie au théisme : par une distinction que reprendra Râmânuja quelques siècles plus tard, l’Upanisad scinde le brahman en une triade : incitateur, âme et nature et approfondit leurs rapports mutuels. Le triple brahman se compose de a) bhoktr, le jouisseur qui est par nature infini, inactif, sans commencement, lié par sa jouissance, tant qu’il se croit différent du brahman ; b) bhogya, l’expérience ou l’objet de cette jouissance, la nature primordiale qui elle aussi est sans commencement ; c) preritar, l’incitateur qui désigne le dieu, est un terme qui apparaît pour la première fois dans le brahmanisme

Cette triade impérissable forme la clef de voûte du premier chapitre, étant donné que le but suprême, la délivrance, ne dépend que de la connaissance de ses membres ; cette connaissance se fait en deux temps, il s’agit de discriminer l’âme de la nature, puis de la réaliser comme identique au promoteur.

Nous assistons ici à une orientation différente de la conception de l’identité du microcosme et du macrocosme : dans certaines Upanisad anciennes, l’âtman réalité du monde intérieur rejoignait le brahman réalité du monde extérieur pour s’identifier à lui, l’Upanisad dira que l’énergie qui nous est intérieure est identique à l’énergie qui met le monde en mouvement, c’est la même sakti : en s’identifiant à l’incitateur,

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l’âtman n’a plus le pouvoir d’engendrer l’émanation cosmique, c’est à la divinité que revient cette fonction.

7. Selon une perspective personnaliste entièrement nouvelle dans les Upanisad, le deva désigné sous les noms de Isa, Isâna, Rudra, Siva, Mahesvara, émerge de la notion de preritar et forme l’intermédiaire entre l’absolu et le brahman immanent. Alors que la causalité du brahman reste impersonnelle, celle du deva devient essentiellement personnelle et transcendante : le dieu est la cause efficiente et motrice de l’univers, la cause première dont tout procède et où tout retourne.

Rapport du dieu et de la nature : Du fait que la nature en tant qu’objet d’expérience, bhogya, recouvre une certaine autonomie, un problème difficile va se poser à l’Upanisd, qui ne veut pas que le dieu soit absolument identique à la nature ni uniquement transcendant ; le monde et le dieu doivent être en même temps unis et séparés. Entre le dieu et le monde elle s’efforcera de trouver un moyen terme, la sakti où la nature divine, créatrice de la matière : « Svagunadevâmassakti » le pouvoir personnel du dieu caché en ses propres modes, est une expression que l’on trouve pour la première fois employée dans une Upanisad ; par cette action omniprésente et diverse dans l’univers, le dieu est la cause motrice, l’incitateur qui met en branle la nature, pravartaka, l’animateur de l’existence qui fait tourner la roue du brahman et fait agir ses créatures selon ses ordres et à des fins délimitées : par ses forces créatrices (Îsânî) il agit sur les stades successifs du développement du monde.

Cause efficiente et suprême, il gouverne toutes les causes depuis le temps jusqu’au Soi : Il est le support de l’évolué et de l’inévolué, du périssable et de l’impérissable.

En même temps que le créateur, il est le destructeur ; Îsa est le tout primordial qui émet les créatures et les réabsorbe à la fin des temps : « Rudra est unique, sans second ; c’est lui qui domine ces mondes par sa domination. Tourné vers les créatures, lui le protecteur, qui a créé tous les êtres, il les engloutit tous ensemble à la fin des temps 1. »

§ 8. Rapport du dieu et de l’âme.

L’Upanisad est avant tout en quête d’un dieu personnel, accessible et accueillant, que l’homme puisse atteindre immédiatement sons forme d’âme universelle et dont la présence substantielle se trouve recélée en nous comme l’huile dans le sésame et le beurre dans le lait ; cette puissance spirituelle, l’âtman, étend son règne entre l’infiniment petit et l’infiniment grand 2 ; ce sont les deux pôles entre lesquels oscille notre Upanisad ; les strophes 5, 8 et 9 du V essaient par approximations successives d’atteindre l’être le plus insaisissable, le purusa plus subtil que le subtil, sis dans la cachette secrète du cœur ; pourtant ce même purusa minuscule façonné par la pensée, par le sens interne, a une force de projection incommensurable et déborde l’univers. « Si on partage en cent la pointe d’un crin et à nouveau ce centième en cent, telle est l’âme individuelle, qu’on le sache et cependant elle participe à l’infinitude 3. »

Le dieu est encore conçu comme une présence dynamique dans l’âme individuelle, l’unique promoteur sous une double forme : il est d’une part l’excitateur de la jouissance et d’autre part l’incitateur qui par l’ascèse dompte le sens interne et le conduit à la délivrance.

Mais dans le lotus secret de notre cœur, il est la présence consciente et aimante, le refuge suprême, l’ami intime qui donne la paix et exauce tous les désirs.

SOURCES VÉDIQUES. STYLE ET MÉTAPHORES.

§ 9. Pour chanter son dieu en des vers pleins d’élan que n’alourdissent ni les images rituelles, ni les jeux de mots,

1. Sv. III, 2.

2. Sv. III, 20.

3. Sv. V, 9.

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l’Upanisad s’inspire des hymnes du Veda et cite de préférence ceux qui exaltent le soleil érigé en dieu suprême et unique sous les noms de Hiranyagarbha et de Savitar. Cependant elle éclaire d’un sens entièrement nouveau ces strophes védiques, interprétant les unes selon sa dévotion théiste et les autres selon des conceptions nouvelles (Sâmkhya).

Elle se plaît à comparer la nature divine à la splendeur de la lumière suprême, dont le symbole le plus prestigieux est le soleil ; il suffit de citer quelques vers du Rg Veda pour qu’apparaisse aussitôt leur correspondance avec les métaphores solaires de notre Upanisad.

Le soleil est l’âtman, l’âme du monde mobile et du monde immobile 1. Sa course à travers le ciel suggère celle d’un aigle qui vole 2. Le soleil est une roue unique qui obéit aux dieux Mitra et Varuna 3. Il n’y a qu’un oiseau, il pénètre dans la mer céleste et il contemple tout l’univers comme soleil « Ekah suparnah sa samudram â vivesa 4 ». C’est encore lui qui est désigné vraisemblablement par la qualification de cheval blanc ou brillant Svetam... asvam 5. Le soleil chasse l’obscurité par son éclat. Il roule les ténèbres ainsi qu’une peau 6.

Les dieux que célèbre l’Upanisad sont aussi des divinités solaires. Hiranyagarbha, celui qui est sorti d’une matrice d’or, semble par ce nom être assimilé particulièrement au soleil. De même c’est dans le soleil qui étend au loin ses rayons comme des bras d’or, quand il se lève emplissant le ciel et la terre, vivifiant le monde selon le cours qui lui est assigné, que le Rg Veda 7 découvre Savitar, l’incitateur, Savitar le dieu d’or, de la lumière et de la ferveur religieuse, celui qui accorde l’immortalité aux dieux.

1. Rg V. 1, 115, 1. 2. Rg V, VII, 63, 5. 3. Rg V. V, 62, 2.

4. Rg V. X, 114, 41. 5. Rg V. VII, 77, 3. 6. Rg V. VII, 03, 1.

7. Rg V. 1V, 53, 33.

Le soleil est dans l’Upanisd au centre de nombreuses métaphores : « Mes vers répandent des soleils sur leur chemin. » L’Upanisad se plaît à célébrer « l’Esprit éminent, couleur de soleil, par delà les ténèbres » resplendissant comme le char du Soleil.

Elle compare le dieu à une luminosité purificatrice, au feu qui a consumé son combustible, la relativité entachée de douleur.

Mais c’est surtout à l’hymne 8 du dixième livre de l’Atharva Veda qui exalte le dieu unique symbolisé par le soleil que s’apparente la Svetâsvatara par ses idées fondamentales, le choix de ses images et de ses termes techniques.

L’Atharva Veda commence par rendre hommage au principe suprême « Celui qui préside à ce qui fut et à ce qui sera et à tout ce qui est : à lui seul appartient la lumière céleste. » Le pilier de la 2e stance qui étaie le ciel et la terre rappelle l’arbre cosmique dressé seul dans le ciel de l’Upanisad.

C’est spécialement l’hymne X, 7 qui célèbre l’étai où sont enfermés l’être et le non-être 2 qui pénètre l’univers et en même temps le transcende :

« La création omniforme de Prajâpati, dans quelle mesure l’étai l’a-t-il pénétrée et ce qu’il n’en a point pénétré, dans quelle mesure est-ce ? 3 »

« Ceux qui ont connu le principe saint par excellence (brahman) ceux-là ont pénétré la nature intime de l’étai 4. » Ce pilier est assimilé à plusieurs reprises au soleil.

« L’embryon d’or (hiranyagarbha) est le suprême ineffable et les hommes le savent bien et c’est l’étai qui au commencement a répandu cet or au milieu du monde 5. »

« Là où l’étai en l’engendrant a fait tourner en tous sens

1. À V. X, 8, 1. Hymnes et Prières du Veda trad. de L. Renou, p. 127.

2. À V. X, 7. 10. 3. À V. X, 7, 8. 4. À V. X, 7, 47.

5. À V. X, 7, 28.

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l’Ancien des jours, l’unique membre de l’étai, c’est l’Ancien des jours ; ainsi l’ont-ils compris à fond 1.

Cette roue cosmique de la Svetâsvatara que fait tourner la puissance du dieu n’est autre dans l’Atharva Veda que, la roue du soleil, où nous trouvons comme pour le pilier ce même balancement entre l’immanence et la transcendance, qui nous rappelle la polarité du Siva de notre Upanisad.

“Il roule avec une roue, une jante, mille syllabes, monte en avant et descend en arrière ; d’une de ses moitiés, il a engendré l’univers. L’autre moitié où est-elle ? 2”

Cette roue est celle de l’année. “12 segments, une roue, 3 moyeux, qui sait ce que c’est ? 360 clous y ont été enfoncés, immuables chevilles 3.”

Le soleil est le cygne doré (hamsa) qui vole vers le ciel, c’est ce soleil qui pénètre les eaux à son couchant : “Cygne unique au milieu de cet univers, il est le feu qui a pénétré dans l’océan. Quand on l’a reconnu on passe outre la mort, il n’y a pas d’autre voie qui y mène 5.”

“Au milieu de l’univers un gigantesque fantôme s’avance au sein de l’ardeur sur l’échine de l’océan 6.”

Ce Cygne devient dans l’Upanisad, l’âme individuelle brisée par la roue cosmique.

“Il a cheminé vers l’immortalité, plus haut encore que n’est la strophe sacrée : ceux qui n’entendent le chant que comme un chant, où peuvent-ils voir le non né 7 ?” Cette stance suggère un double rapprochement : elle rappelle d’une part la Svetasvatara “À quoi lui serviraient les vers sacrés à lui qui ne connaît pas cela 8 ?” et d’autre part le jeu de mots sur aja qui signifie à la fois bouc et non-né.

1. À V. X, 7,26. 2. À V. X, 8, 1. 3. À V. X, 8, 4.

4. À V. X, 8, 18. 5. Sv. VI, 15. 6. À V. X, 7, 38.

7. À V. X, 8, 41. 8. Sv. IV, 8.

§ 10. Le bouc ou Agni, le feu qui chasse les ténèbres est le soleil Rohita le rouge chanté dans l’hymne consacré au bouc.

“Tu es le non né, ô bouc tu es le marcheur du ciel suprême 1.”

“Qui connaîtrait ces deux bois à feu dont sort par friction la richesse serait tenu pour connaisseur du Suprême 2.” Ces aranî servent à allumer le feu du soleil dans les cérémonies du sacrifice ; dans l’Upanisad cette métaphore est appliquée au feu de la méditation, le corps est l’un des bois de friction et la syllabe Om l’autre bois ; de leur friction surgit la connaissance du dieu caché.

Enfin dernière image solaire :

“Celui qui fait rentrer et rassemble les richesses, tel est le dieu aux ordonnances réelles 3.”

Le 30 fait-il allusion au pradhâna, la nature éternelle, née de tout temps, la grande aurore ? Allusion aussi à la magie divine (Mâyâ) “Là où tous les dieux et les hommes sont fixés comme les rais au moyeu… où la magie a-t-elle placé ce lieu ? 4”

L’Upanisad cite encore textuellement au IV, 3, une strophe de ce même hymne : “Tu es la femme, tu es le mâle… tu es né avec de multiples visages 5.”

Les strophes 12 et 21 de l’Atharva Veda sont aux sources mêmes des conceptions monothéistes de la Svetâsvatara Upaniad :

“L’infini est étendu en directions multiples, l’infini et le fini ont des frontières communes, le gardien de la voûte céleste les parcourt en les séparant, lui qui sait ce qui est passé et ce qui est à venir.” (12)

Lui l’unique qui revêt toutes les formes résume tout en soi : “Il est né sans pieds à l’origine, à l’origine il a apporté la lumière, sur 4 pieds il est devenu donneur de jouissance, il a reçu toute jouissance.” (21)

1. À V. IX, 8, 16. 2. À V. X, 8, 20, 3. À V. X, 8, 42.

4. À V. X, 8, 34, 5. À V. X, 8, 27.

— 18 —

LE YOGA.

§ 11. Divers sont les moyens pour atteindre l’âtman, cette conscience du cœur, qui compose notre moi véritable ; puis, par l’intermédiaire de l’âtman, l’union au dieu.

Satya est l’exactitude rituelle des Brâhmana et prend le sens de vérité dans la Svetâsvatara Upaniad.

Vijñâna est la discrimination du relatif et de l’absolu, confondus par l’ignorance, et c’est dans la mesure où le sage appréhende le Seigneur dans les divers principes (tattva) qu’il y a vijñâna. Par le yoga, renoncement à la jouissance, l’âme se réalise comme distincte du pradhâna, se voit identique au brahman et scrute les profondeurs de son être jusqu’à ce que se révèle à elle l’identité de son moi à l’éternelle Unité :

Lorsque les hommes rouleront l’espace comme une peau, alors la douleur prendra fin, sans qu’on ait discerné Siva 1. »

Jñâna, la gnose ; Svetâsvatara, le samyagrsi, le parfait ascète, qui s’est préparé au moyen du yoga, reçoit de la grâce du dieu la révélation secrète et intégrale nommée jñâna, sagesse absolue, qui perce à jour l’illusion et mène à la délivrance.

Dhyâna et abhidhyâna sont des états extatiques procédant du yoga ; dhyâna est la méditation ou l’absorption intérieure, qui a pour but l’état de brahmalîna où l’âme s’abîme au plus profond du brahman ; dans le I, 13 et 14 est décrite une forme spéciale de dhyâna ; où le dieu invisible parce que trop immanent dans l’homme est comparé à un feu qui jaillirait de deux bois de friction, assimilés l’un au corps, au souffle vital, selon la Kâtha 2, l’autre à la syllabe mystique Om ; ce barratement spirituel engendre le feu du yoga.

§ 12. Le yoga est l’union à l’absolu par l’ascèse et le tapas, la mortification ; le 2° chapitre nous donne une description

1. Sv., VI, 20. 2. Kâtha, II, 5, 3.

déjà classique des pratiques du yoga, avant leur systémisation dans les Yoga sutra, pratiques qui seront nommées dans des œuvres plus tardives, pratyahâra, prânâyâma et samâdhi.

L’ascète choisit un lieu calme et agréable où le buste bien droit et ses souffles réglés et comprimés, il dompte et rétracte ses sens et concentre l’univers en son âtman, il médite sur les grands éléments eau, terre, feu, air, éther et un quintuple effet en résulte : son corps fait du feu du yoga est doué de propriétés extraordinaires tel que légèreté, rétablissement spontané de la santé, immortalité.

Une série de visions, de formes et de lumières surgissent de sa contemplation : « Le brouillard, la fumée, le soleil, le feu, le vent, les insectes phosphorescents, les éclairs, le cristal, la lune sont les aspects préliminaires qui produisent dans le yoga la manifestation du brahman 1. »

D’autre part le yogin fait entrer en son cœur ses sens et son sens interne, ce dernier ne voltige plus vers l’extérieur selon sa spontanéité naturelle ; il est alors yukta, attelé, unifié, centré en lui-même ; il a acquis la maîtrise qui réunit et synthétise vigoureusement sa respiration, ses sens, ses pensées ; il réalise la jonction de la nature humaine à la nature divine ; par la concentration mentale, il a découvert en son âtman « le dieu infiniment grand, répandu dans l’univers, entré dans le feu, dans les eaux, dans les plantes, ce dieu qui demeure également dans le cœur des créatures 2 ». Son soi parfaitement purifié et apaisé lui sert alors de miroir pour réfléchir la nature véritable du brahman, l’être indifférencié et sans couleur, miroir qui est identique au prakâsa, la luminosité divine qui le révèle ; quand ce miroir de l’âme est terni, le monde apparaît multiple, différencié en jouisseur et objet de jouissance ; et l’âme victime de l’ignorance n’a plus l’intuition de l’être suprême.

Le salut se fait donc en deux étapes principales : le sage doit

1. Sv., II, 11. 2. Sv., II, 14.

– 20 —

puiser dans l’univers concentré et parfaitement clos de la cavité minuscule de son cœur toute la secrète splendeur d’infinitude et d’éternité, en sorte qu’il participe à l’âme cosmique. Puis il doit remonter jusqu’à la racine de l’ascèse et de la connaissance, jusqu’au dieu but suprême et clarté sur la voie qui y mène ; c’est ce dieu qui par le don de sa grâce rend efficaces yoga et jñâna.

L’Upanisad sait ainsi harmoniser tous les moyens humains et divins de délivrance en une synthèse lumineuse et apaisante : la grâce divine.

VEDANTA ET VISNUISME.

. § 13. Quoique la Svetâsvatara mentionne le Vedanta 1, le Sâmkhya et le Yoga 2 sous leurs noms respectifs, ces 3 darsana ne devaient pas être encore dissociés complètement au temps de la Svetâvatara Upanied, tout au moins leurs conceptions fondamentales étaient étroitement entrelacées, la Mâyâ du Vedanta fusionne avec la prakrti du Sâmkhya et témoigne déjà d’une interprétation du monde à la fois Vedanta et Sâmkhya ; Sankara 3 a fait un commentaire spécial à la Svetâsvatara et d’autre part certaines sectes visnuites du moyen âge, notamment celle de Râmânuja, ont fait de la Svetâsvatara leur Bible.

Mais l’Upanisad s’écarte essentiellement de l’interprétation de Sankara qui pose l’être absolu et soutient que le contingent et le relatif, que ce soit l’âme individuelle ou Îsvara, le dieu personnel, n’existent pas en réalité substantielle ; les stances comme la 3e et la 9e du troisième chapitre établissent le réalisme de la Svetâsvatara Upanied : la création ne peut être un jeu d’ombre et de lumière, à la surface du brahman et c’est, à

1. Sv., VI, 22. 2. Sv., VI, 13.

3. Au sujet de Samkarâcharya, voir l’Absolu selon le Vedanla d’O. Lacombe, Paris, 1937.

juste titre qu’on peut se demander si la Mâyâ est déjà la puissance d’illusion qu’elle sera pour Sankara, et si le Dieu est le magicien qui déploie le filet de l’illusion et emprisonne les créatures dans les mailles de ce fallacieux réseau : « Qu’on sache que la nature est magie et que le grand Seigneur est le magicien 1 » proclame la Svetâsvatara ; au cas où cette stance ne serait pas une interpolation doit-on voir ici une conception védantique du monde analogue à celle du vivârtavâda de Sankara, théorie selon laquelle l’univers est une vaste illusion au sein de l’un immuable et la Mâyâ un indéfinissable reflet, ni être, ni non-être ? Il ne le semble pas, la Mâyâ n’a rien d’un pouvoir illusoire, elle engendre une nature réelle, vu que le brahman la pénètre de sa vie et de sa puissance ; l’illusion ne réside pas dans l’acte créateur, mais plutôt dans la puissance d’égarement qui lie l’âme à la nature et lui fait croire qu’elle est différente du brahman et jouisseuse de la nature.

§ 14. Pourtant la Svetasvatara propose un problème difficile à résoudre : quel est le rapport entre le mâyin, le divin magicien et la Mâyâsakti, le pouvoir magique qui projette le monde, matrice et déception de tous les êtres ?

Comment l’esprit immuable qui s’imagine dans le monde comme asservi et tourmenté devient-il la victime de sa propre magie ? et comment cette illusion peut-elle prendre fin ?

Il nous faut distinguer divers degrés de réalité s’étageant depuis l’être transcendant et réel jusqu’à l’égarement spécifiquement humain.

Si la sakti est l’expression du dieu en ce monde, Îsvara est au-delà de son expression ; en son essence, il est akartar, dépourvu de toute activité ; la Mâyâ puissance de magie n’exprime pas au même degré que la sakti l’essence de l’absolu ; dans Mâyâ l’accent porte sur le prestige qui s’offre à l’âme éblouie, dans sakti sur l’activité inhérente au dieu, activité réelle dans laquelle se fonde le relatif.

1. Sv. IV, 10.

—22 —

Moha, ajñâna, avidyâ, l’ignorance confuse, propre à l’âme asservie, n’a pas la même portée métaphysique que la magie divine ; elle demeure toute relative et humaine.

On peut se demander alors, puisque la sakti est un pouvoir authentique, si Îsvara n’est pas dupe de sa propre magie, s’il n’est pas pris lui aussi dans la transmigration ? La réponse à cette question dépend de la façon dont l’Upanisad entrevoit les rapports entre l’âme individuelle et l’âme divine, question que nous envisagerons dans la suite de notre exposé.

Quoi qu’il en soit pour dieu, la méprise pour l’âme individuelle semble fondée dans l’absolu même, puisque cette méprise est si inévitable que seul un pouvoir absolu tel que la grâce du dieu permet à l’âme d’échapper à la nature (pradhâna) et que d’autres moyens de délivrance considérés jusque-là comme suffisants, connaissance et ascèse n’empruntent toute efficacité qu’à la grâce divine.

§ 15. Cette conception du prasâda et de la bhakti qui ne cadre pas avec la philosophie de Sankara présente par contre des affinités avec celles de Râmânuja et d’autres penseurs également vedantin, adeptes de la religion visnuite qui rejettent la notion de Mâyâ, afin de donner un fondement solide à la bhakti, l’adoration d’un dieu personnel « qui n’est dit avoir qualité de magicien qu’en raison du pouvoir dont il jouit et non en raison d’une ignorance qui lui serait imputable, car c’est l’âme individuelle dont la révélation nous dit qu’elle est prisonnière de la magie 1 ».

Ne peut-on voir dans un monisme qualifié, imprégné de réalisme et de théisme comme celui de Râmânuja, une interprétation adéquate de la Svetâsvatara ? Pour Râmânuja en effet la nature et l’âme ne sont que des parties composantes du brahman auxquelles elles sont identiques : le docteur vedantin se fonde sur les stances « révélées » de la Svetâsvatara Upanisad pour établir sa théorie maîtresse, celle de la distinction

1. Srîbhâsyam, I, 1, 1.

essentielle entre l’esprit, la nature et la personne suprême qui sont respectivement sujet d’expérience, objet de cette même expérience et le maître universel « Périssable est la matière, impérissable et immortel est Ham, le dieu unique règne sur tous deux, le périssable et le Soi 1. » Quand on a réalisé le jouisseur, l’objet de jouissance et l’incitateur, tout cela a été dit, c’est là le triple brahman 2.

Pour Râmânuja les âmes et la matière constituent ainsi le corps ou les modes de la suprême Personne et sont en conséquence gouvernées par elle et cette suprême Personne est leur âtman, leur Soi. D’autre part Îsvara, le dieu qualifié et personnel joue aussi un rôle de premier plan envers les âmes : c’est par la bhakti que l’âme arrive à une communion immédiate avec lui et Râmânuja ne manque pas de citer abondamment les stances de l’Upanisad qui chantent la louange du Seigneur.

Il nous est difficile de trancher la question de l’interprétation de certains vers de l’Upanisad parce que d’une part les systèmes du Vedânta ont une pensée très nuancée et que d’autre part la Svetâsvatara est un champ prolifique aux éléments quelque peu hétérogènes où s’alimentent facilement les penseurs les plus variés. Mais il demeure certain que nous trouvons déjà dans la Svetâsvatara Upanisad les préludes aux grands thèmes du Vedânta et que le Sâmkhya et le Sivaïsme qui effleurent si souvent dans la Svetasvatara sont tout imprégnés de notions védantiques.

LA BHAGAVAD GiTÂ.

§ 16. Par la prééminence du lyrisme, par l’aspiration au dieu unique et par son syncrétisme, on peut rapprocher la Svetâsvatara d’un autre célèbre poème théiste, qui exalte le dieu Krsna, la Bhagavad Gîtâ.

1. Sv., I, 10.

2. Sv., I, 12, et également I, 6, IV, 5, 7, VI, 9 et 13.

– 24 —

Si, comme nous le croyons 1, il y eut influence d’un Sivaïsme archaïque sur la Svetâsvatara, nous aurions des deux côtés en réaction contre le culte rituel des Brâhmana un culte populaire, agraire, non brahmanique, religion des pasteurs des montagnes, adorant Krsna le bouvier, Rudra l’archer et Siva le grand ascète, croyant à la fécondité de la nature, partisans du yoga et de la bhakti, ayant confiance en un divin guide qui les mènerait au salut.

Bien que basées toutes deux sur une philosophie évolutive de la nature, celle qui deviendra plus tard le Sâmkhya-Yoga, elles s’écartent du Sâmkhya classique en ce qu’elles vont chercher le point de départ intégral en Dieu même, source unique du déploiement continu de la nature, de l’inévolué à l’évolué et qu’elles élargissent les notions du Sâmkhya-Yoga par la bhakti, vénération du dieu, et par le prasâda, grâce totale et prégnante.

Une différence importante est à noter entre ces deux poèmes : la révélation de la Svetâsvatara n’est pas universelle, intégrale comme celle de la Bhagavad Gîta, elle est secrète, réservée aux meilleurs des ermites ; d’autre part c’est l’absolu même qui se révèle spontanément à Arjuna, alors que dans la Svetâsvatara Upanisad c’est le sage Svetâsvatara qui soulève un coin du voile mystérieux, à moins que Svetâsvatara ne soit Siva 3, l’absolu, comme nous entreverrons la possibilité 4.

Sans aucun doute la Bhagavad Gitâ est plus tardive que la Svetâsvatara Upanisad, son style est en effet de ton moins archaïsant, ses termes et notions philosophiques appartiennent à un stade de pensée plus avancé.

1. Voir § 26.

2. P. Masson-Oursel, Esquisse d’une histoire de la Philosophie indienne (p. 101 et suivantes).

3. J. W. Hauer. Glaubengeschichte der lndogermenen I (Stuttgart, 1937), p. 208.

4. La Bhagavad Gîtâ cite des vers de la Svetâsvatara Upanisad, au XIII, 14 le III, 17 de la Svetâsvatara, au V, 13 le III, 48 ; à noter aussi les images identiques de l’esquif, de la roue, de l’arbre cosmique, du feu du yoga, de l’incorporé dans la ville aux 9 portes.

– 25 —

SÂMKHYA.

§ 17. Ce n’est qu’aux environs du IVe siècle de notre ère que des notions Sâmkhya éparses dans des textes divers tels que les épopées, Katha, Svetâsvatara, Maitrâyanîya Upanisad, Caraka Samhitâ, Buddhacaritâ furent systématisées par Îsvarakrsna en un système athée qui devait devenir classique et qu’exposent les Sâmkhyakârikâ.

Pour comparer efficacement la Svetâsvatara au Sâmkhya, il nous faut donner un bref résumé de ce dernier ; le Sâmkhya pose un dualisme caractéristique, d’un côté la nature, de l’autre d’innombrables âmes individuelles, incréées, incapables de toute action, immuables en leur essence, elles sont au-delà de tout devenir, bien qu’apparemment liées à la nature.

La prakrti, la cause des causes, est composée de trois modes (guna) sattva, luminosité ; rajas, activité ; tamas, inertie et obscurité. Quand ces modes sont en équilibre, la nature se trouve en période d’avyakta, de non-évolution, mais par sa pure présence, le purusa détruit cet équilibre et la nature évolue par diversification en 24 principes (tattva), selon un ordre strict ; puis selon l’ordre inverse, les principes, en se résorbant les uns dans les autres, retournent à la nature non évoluée. Ces alternatives d’évolution et de résorption de l’univers se produisent indéfiniment. Les tattva sont : prakrti, buddhi, fonction supérieure de l’ordre empirique, l’intelligence d’où émane ahamkâra, principe d’individuation ; puis, à partir de lui, le manas, sens commun, qui coordonne les qualités sensibles fournies par les autres sens ; cinq organes sensoriels, cinq organes d’action et parallèlement cinq tanmâtra, éléments subtils, et cinq éléments grossiers (bhûtâdi). Le purusa, âme lumineuse en son essence, n’est que spectateur impassible de l’activité spontanée de la nature qui se déploie sous ses yeux pour lui permettre d’obtenir la déli —

– 26 —

vrance ; puis dès qu’il a pris conscience de son indépendance absolue (kaivalya) à l’égard de la nature. il recouvre son unité foncière que ne contamine plus la proximité de la prakrti.

§ 18. Le 2e et le 5e chapitre de l’Upanisad sont de toute importance pour les renseignements qu’ils nous fournissent sur le Sâmkhya et le Yoga théistes, antérieurement à leur différenciation.

L’Upanisad met sur le même plan les deux tendances opposées et complémentaires, l’évolution dispersive du relatif hors de l’absolu ou de l’unique pradhâna propre au Sâmkhya de l’épopée ou du Sâmkhya classique respectivement et le retour au principe suprême, au moyen de la concentration sur l’âtman, tel que nous le trouvons dans le Yoga.

Nombreux sont les rapprochements avec le Sâmkhya classique que suggère la Svetâsvatara. Si l’Upanisad admet le dualisme Samkhya de la nature et des âmes multiples, elle les transcende tous, nous l’avons vu, par une unité supérieure et la dualité du Samkhya, âmes et nature, devient la triade : dieu, âmes et monde.

Comme le Sâmkhya classique, la Svetâsvatara emploie les termes de pradhâna et de prakrti pour désigner la matière primordiale. Pradhâna remplace toutes les sources de manifestations du monde : svabhâva (nature spontanée), kâla (temps), niyati (nécessité), yadrcchâ (concours accidentel des choses).

Comme pour le Sâmkhya, la nature est éternelle, non né (âjâ) elle est objet d’expérience, c’est la chèvre tricolore unie aux nombreux boucs, les âmes individuelles 1.

Une longue description du samsâra ou du pradhâna, la première en date que nous possédions dans le Brahman isme, nous est donnée dans l’analyse d’une roue cosmique qui gouverne l’évolution des phénomènes.

1. Sv., 1, 9, et IV, 5,

§ 19. Cette roue 1 mystérieuse que fait tourner la puissance d’un dieu, par là même créateur du temps, est le symbole du mouvement évolutif de la vie et rappelle la roue ou l’année aux douze rayons de l’ordre cosmique (le rta) que nous décrit le Rg Veda 2, mais cette roue, ou le temps cyclique qui dans l’Upanisad tournera au milieu du torrent de la transmigration, revêt un sens nouveau et tragique relatif au sort misérable de l’âme pérégrinante, qui plongée dans l’ignorance se trouve prise dans les complexités de la nature et du corps et se débat dans ce devenir tourbillonnant ; l’explication la plus plausible des termes qui désignent les parties constituantes de la roue nous semble la suivante :

Ekanemim, l’unique jante, c’est le pradhâna ou le brahman qui lui est immanent.

Trivrtam, les trois parties, sont vraisemblablement les 3 guna, modes de la nature, puisque vr couvrir est habituellement associé aux guna : V, 7, etc. l’Upanisad ne nomme pas encore les guna sous les désignations classiques de sattva, rajas, tamas ; sattva conserve encore le sens d’être et tamas celui de ténèbres ; à cette époque l’union de la notion de guna « cordes constitutives » de la nature et des notions de sattva, rajas, tamas, qu’on trouve déjà dispersées dans la Chandogya Upanisad, n’était pas encore réalisée.

On peut rapprocher de trivrtam l’expression triguna 3 et la chèvre aux trois couleurs : rouge, noire et blanche, qui sont vraisemblablement les éléments ignés, aqueux et terrestres et forment l’embryon de la théorie classique des 3 composantes de la nature selon le Sâmkhya.

Sodasântam, 16 extrémités, sont probablement, vu leur rapprochement des octaines, les 16 vikâra ou évolués du

1. Cette roue étant d’interprétation très difficile, voir l’étude remarquable de M. Johnston, «IRAS., 4930, qui a noté de nombreuses analogies avec la prakrti du Sâmkhya.

2. Rg V., I, 164.

3. Sv., V, 7.

– 28 —

Samkhya : 5 éléments, 5 organes moteurs, 5 organes sensoriels et le manas, le sens interne empirique.

Astakaih sadbhib, 6 octaines, la principale des octaines serait probablement l’ensemble des 8 yoni, dont parle la Bhagavad Gîtâ et le Mahabhârata, formés de 8 prakrti, à savoir : mûlaprkrti, buddhi, ahamkara et les 5 éléments qui avec les 16 vikâra (extrémités de notre roue) forment les 24 principes (tattva) qui deviendront, avec d’importantes retouches, les 24 principes de la prakrti, voir plus haut § 17.

Les 5 autres octaines pourraient être :

8 perfections (siddhi)

8 états psychiques

8 dieux (deva) de la Samkhyakârika 3

8 vertus

8 premiers résultats du Yoga 4.

Satardhâram, les 50 rayons de la roue sont vraisemblablement les 50 créations intellectuelles comprenant : 5 viparyaya, 28 asakti, 9 tusti et 8 siddhi 6.

Vimsatipratyarâbhih, M. Jonhston rapproche ingénieusement ces « vingt contre-raies » de 4 groupes, chacun quintuple : abhibuddhi, karmayoni, vâyu et karmâtman du Tativasamâsa.

Visvarûpaikapâsam est l’unique lien qui ligote l’âme migrante désignée ordinairement par visvarûpa : dans des textes de coloration Sâmkhya, ce pâsa (lien) est le jâlavânt 6, le filet de l’illusion (Mâyâ).

Trimârgabhedam, le triple chemin fait allusion au trivartman du V, 7 qui conduit aux trois sphères de la renaissance, celle des dieux, des hommes et des bêtes ou au triple chemin de la délivrance, connaissance (jñâna), méditation, ascèse (dhyânayoga) et dévotion (bhakti) ou grâce (prasâda).

1. Bg Gîtâ, VII, 4. 2. Mbh., XII, 7670. 3. S K., 54, 33 et 48.

4. Sv., II, 43. 5. S K., 46. 6. Sv., III, 1.

Selon M. Johnston dans cette dernière conjecture, bheda aurait le sens de « brisant » la roue du brahman.

Dvinimittaikamaham, dont « l’égarement unique émane de deux causes instrumentales » ou deux aspects caractéristiques : celui de la nature et celui de l’âme que la roue du brahman, créatrice d’illusion, en son tourbillonnement, présente comme fondus en un seul.

§ 20. La nature est encore assimilée à un torrent violent dans une seconde métaphore, dont les termes semblent également difficiles à identifier.

Avant d’essayer de donner quelques précisions sur la nature de ce torrent énigmatique, notons que dans son hymne célèbre 1 Dîrghatama admet déjà une quintuple racine des choses.

Pañcasrotombum, ces « 5 courants violents » sont les 5 organes de la perception et le manas serait le réservoir commun de ces 5 flots.

Pañcayoni, les 5 sources seraient les forces créatrices 2.

Pañcaprânormim, les 5 souffles ou selon M. Johnston les 5 organes d’action.

Pañcabuddhyâdimûlâm, les 5 organes des sens auraient la quintuple intelligence pour racine.

Pañcâvartam, les 5 tourbillons seraient le quintuple aham-kâra, organe d’individuation.

Pañcaduhkhaughavegâm, les flots rapides sont les 5 détresses occasionnées par les 5 sens ; Gaudapâda dans son commentaire dit que le quintuple contentement est obtenu par le rejet des 5 objets des sens qu’impliquent arjana, raksana, ksaya, sanga et himsâ 2.

Pañcasadbhedâm représente peut-être les 5 groupes de la Sâmkhya Kârikâ 3 buddhi, ahamkâra, 5 objets des sens, 5 éléments et le groupe des organes des sens.

Pañcaparvâm, les 5 articulations seraient, selon M. Johnston la quintuple ignorance, Pañcaparvavidyâ, attribuée à Varsaganya par Vâcaspatimisra.

1. Rg V., I, 164. 2. S K., 50 3. S K., 59.



ÉVOLUTION DE LA MATIÈRE PRIMORDIALE.

§ 21. Malgré son caractère éternel, l’unique germe que Siva multiplie, le pradhâna est périssable, ksara c.-à-d. de caractère inconsistant, changeant.

Cette évolution rendue nécessaire pour lier le pradhâna à la divinité est désignée par le terme de parinâma ; qui caractérise également l’évolution dans le Sâmkhya classique ; mais alors que, dans ce dernier, la nature est la source de sa propre manifestation, dans notre Upanisad prakrti n’est que le pouvoir du dieu et toute la multiplicité se déploie à partir d’Îsvara, Seigneur du pradhâna et des guna : « Matrice de l’univers, c’est lui le dieu qui fait mûrir sa propre nature et fait évoluer tout ce qui peut être mûri » ce n’est plus la nature qui mûrit spontanément comme un fruit, c’est le dieu immanent au monde qui le porte à maturité.

Nous avons ici, pour la première fois aux Indes, une philosophie dynamique de l’évolution à partir de la matrice divine, principe commun de tous les tattva ou hypostases et de cette source unique et absolue spontanément (svabhâva) jaillissante et lumineuse par elle-même (prakâsa) s’épanouissent des hypostases de plus en plus relatives ; cette genèse métaphysique où l’univers reste immuable, tout en engendrant de degré en degré, sans hiatus, les puissances successives jusqu’aux formes limitées de l’existence, nous semble une conception extraordinaire dans l’Inde ancienne 2.

L’Upanisad ne donne que peu de détails sur les divers prin -

1. Sv., V, 5.

2. À comparer avec le processus d’émanation ou plutôt de résorption de la Kâthaka Up., II, 3, où chaque principe selon la gradation : sens, esprit, intellect, non-évolué, purusa (manas, buddhi, âtman, avyakta, purusa), trouve son achèvement et sa fin dans celui qui lui est supérieur.

– 31 —

cipes, présentés déjà sous forme énigmatique dans la roue, elle se contente de décrire le retour au principe suprême, quand, divine en son essence, l’âme après avoir créé l’œuvre s’en détourne par le yoga et s’unit aux principes de la réalité, au moyen de un, deux, trois, huit, au moyen du temps et au moyen des subtils guna de l’âtman 1.

La gradation des principes psychiques dans leur émanation à partir de la source unique paraît suivre cet ordre : au sommet brahman, purusa ou deva, doué de sakti, la puissance qui est nommée encore prakrti, svabhâva, nature divine, si l’on met en relief le dynamisme intrinsèque au dieu : ou Mâyâ la nature dans son pouvoir d’aveuglement ;

Âtmagunasuksma, propriétés subtiles du Soi.

Kâla, le temps, antérieur à la maturation du pradhâna et qui tisse un réseau subtil autour des âmes.

2 principes, avyakta, première hypostase inévoluée de la nature et vyakta, l’évolué.

3 principes : les guna 2 de la nature.

8 principes qui sont peut-être les yoni : buddhi. ahamkâra, manas et les 5 mahabhûta 3.

Notons la place primordiale que la Svetâsvatara accorde au temps dans cette émanation, ce qui l’apparente au Sivaïsme, qui place kâla à un degré plus élevé que prakrti dans l’ordre de l’émanation, alors que le Sâmkhya classique ne mentionne pas le temps parmi les tattva supérieurs.

§ 22. Mais l’Upanisad indique de préférence le chemin inverse de purification de tattva en tattva, le processus d’absorption méditative où le yogin doit se concentrer sur chaque principe, puis s’identifier à lui en le subordonnant au principe qui le régit et ainsi remonter de principe en principe, jusqu’au tattva absolu selon un dynamisme d’intériorisation progressive.

1. Sv., VI, 3.

2. Guna n’est pas la qualité, l’attribut statique de la substance, mais une puissance dynamique, qu’on peut rapprocher de yoni, source jaillissante.

3. Voir § 17.

–32 —

Voyons en détail cette description du jîva où la gamme des tattva s’égrène depuis les formes grossières jusqu’aux formes infiniment subtiles.

D’abord maître des souffles, des organes vitaux et du manas, le jîva assume successivement les formes ou les corps divers en harmonie avec ses actes. Plus subtil déjà il est doué de samkalpa, l’imagination créatrice d’erreur, et se croit alors différent du dieu, lié à la nature, doué d’individualité (ahamkâra) ; par cette fallacieuse prise de conscience de son moi, il a le sentiment d’être créateur et jouisseur. Plus subtil encore, il est doué de buddhi, la pensée qui juge et décide, fonction suprême de l’ordre empirique, la première hypostase du Sâmkhya ; à un degré supérieur encore (ici la Svetasvatara s’éloigne du Sâmkhya) il est enveloppé des modes subtils du Soi, modes qui ne paraissent pas être sur le même plan que les modes des actes et les modes de pradhâna : les premiers ou kriya guna sont les qualités bonnes et mauvaises des actes, corrélatives aux bhâva, stades de l’être qu’elles déterminent et les seconds, les guna de la nature qui paraissent équivalents aux tattva et aux objets des sens, semblent être un dépôt matériel subtil, qui adhère à l’individu, le couvre (vrnoti) et forme le lien qui renchaîne à la transmigration jusqu’à ce que ce karman soit épuisé (ksaya).

Ces divers modes sont subordonnés aux guna de dieu, ce dieu qui eu soi est nirguna, exempt de modes, mais adapte par sa sakti les modes les uns aux autres, en ajustant les conditions diverses de la vie au karman de chacun ; ainsi la question, si épineuse pour le Sâmkhya, de l’affinité entre le purusa et le karman est résolue ici du fait que la sakti divine n’est pas absolument transcendante et peut servir d’intermédiaire.

Ceci nous amène au problème de l’union entre l’âme et la matière ; la cause de cette union est, comme pour le Sâmkhya, l’ignorance (avidyâ). Dans la Svetâsvatara la cause instrumentale ou occasionnelle est double (dvinimitta) c’est la nature dont la triple corde sert à tisser le filet qui retiendra l’âme prisonnière dans le samsâra, et c’est l’âme qui, éblouie par la matière, ne voit plus le dieu à travers le monde. Cependant pour quelle raison, se demande-t-on alors, l’âme accepte-t-elle les expériences que lui offre la nature, quel est le lien qui l’unit aux principes physiques ? La cause en est, selon la Svetâsvatara, le pouvoir de jouissance que possède l’âme et nous avons vu que l’incitateur de la jouissance est Dieu ; l’Upanisad remonte donc au-delà de l’ignorance jusqu’à nimitta hetu, la cause incitatrice de cet aspect erroné : le dieu qui met en mouvement la roue du monde et qui déploie le filet de l’illusion cosmique en se couvrant des fils de la nature.

Âme individuelle.

§ 23. La Svetâsvatara Upanisad, qui est une des premières Upanisad à discuter de la nature de l’entité qui transmigre, s’écarte aussi bien de l’âtman des anciennes Upanisad que du purusa du Sâmkhya dans la description qu’elle donne de l’âme individuelle ; elle la désigne par des expressions rarement usitées jusqu’alors, telles que Jiva, hamsa, ksetrajnâ ; le terme de purusa continue à connoter la divinité suprême et n’a pas pris encore le sens d’âme individuelle qu’il aura dans le Sâmkhya classique et c’est au jîva principe vital qui commence à se dégager lentement de l’âtman cosmique des premières Upanisad que ressortissent les fonctions psychiques ; c’est à lui encore et non plus à l’âtman universel qu’incombe la responsabilité de la jouissance des fruits de l’acte. Dans la Svetâsvatara, le jîva nous est décrit comme le cygne qui se débat dans la roue du cycle de la douleur et nous le voyons, lui le maître des souffles, aux prises avec les naissances et la mort ; c’est l’âme ignorante qui ne réalise pas sa véritable nature, et s’enveloppe des trois guna.

La Svetâsvatara, reprenant l’expression védique de « connaissant le pays », le nomme ksetrajña en tant que sujet connaissant ; elle lui octroie encore une épithète étrange à la

1. Sv. Up., 1, 6.

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résonnance spécifiquement théiste, celle d’anisâtma, de Soi impuissant 1. En effet pour compenser les misères du samsâra, la présence du mahâtman ou deva, le dieu tout-puissant, s’est avérée nécessaire et a jeté une ombre sur l’âtman, le Soi rayonnant que la Brhadâranyaka et la Chândogya Upanisad avaient découvert avec ivresse.

De même que le Sâmkhya ancien, la Svetâsvatara Upanisad désigne le Soi par le nom de « bhoktr » jouisseur de la nature et c’est par cet état de jouisseur qu’il est lié au pradhâna ; agent de l’acte qui porte fruit, il est le dehin qui s’incarne en des corps individuels et pérégrine de vies en vies ; il se voit à tort actif, contraint et le monde lui apparaît comme objet d’expérience ; c’est le mâle non né qui repose satisfait à côté de l’unique femelle, la nature, ou encore l’oiseau qui mange le fruit de l’arbre cosmique tout en s’affligeant de son impuissance.

§ 24. L’âme qui a brisé les liens qui la retenaient captive est comme le purusa du Sâmkhya, kevala, solitaire ; isolée de la matière, elle a recouvré son unité foncière ; c’est le mâle qui a quitté la femelle, après qu’il en a joui, l’oiseau qui regarde intensément le doux fruit sans y toucher.

Les âmes délivrées 2 sont désignées par une expression qui rappelle le Sâmkhya « niskriyânâm bahûnâm », les nombreuses inactives ; ces âmes sont-elles réellement « kaivalya », douées d’un isolement absolu, comme celles du Sâmkhya ? Ne perdent-elles pas leur individualité et leur multiplicité par leur fusion en l’unique brahman ? Y a-t-il identité entre l’âme et le dieu, l’âme délivrée ne jouit-elle pas d’attributs divins telles la souveraineté universelle et l’omniscience ? N’est-elle pas infinie, omniforme, toute-puissante, éternelle comme le purusa suprême ?

Certaines strophes comme la troisième et la quatrième du

1. Sv. Up., I, 2.Sv. Up., IV, 5.

VIe chapitre peuvent s’appliquer à l’âme délivrée aussi bien qu’au dieu. Il semble qu’à la différence des Upanisad monistes, l’identité ne soit pas tant au point de départ qu’au point d’aboutissement ; la Svetâsvatara Upanisad nous propose une réalisation dynamique et progressive de l’absolu dans laquelle la pure vision instantanée de l’identité au brahman n’est plus la condition ultime de la délivrance, puisque grâce et dévotion ont seules le pouvoir de rendre cette vision efficace ; ce qui tend à le prouver, c’est que cette identité ne semble pas se réaliser dès cette vie même, au moment de la connaissance illuminatrice, mais lorsque le corps se disjoint à la mort.

§ 25. La discrimination du dieu qui permet de passer des liens (pâsa) adventices à l’essence intérieure divine exige renonciation, ascèse, dévotion et grâce. Cette question de l’identité entre l’âme individuelle et le brahman est du même ordre que celle du rapport entre le dieu transcendant, nirguna et niskriya, sans mode et sans activité, et le dieu créateur doué de la Mâyâ-sakti et possesseur des attributs. Retour ainsi au problème fondamental que nous avons écarté : pourquoi l’âme essentiellement libre est-elle soumise au samsâra ? Pourquoi la divinité se laisse-t-elle prendre dans le devenir ? C’est peut-être pour répondre à ces questions que l’Upanisad a imperceptiblement, mais nettement, rejeté dans l’ombre ce brahman immanent et impersonnel qui ne peut être cause et a fait appel à un dieu muni d’un pouvoir doublement, mais inversement, efficace : sous forme d’entrave douloureuse ou de sérénité lumineuse, samsâra et prasâda ; pour résoudre toutes les difficultés, il nous suffira de prendre conscience que ces deux aspects ne sont pas sur le même plan ontologique ; tandis que le premier, l’activité créatrice, est relatif sans être illusoire pour cela, le second, le point de vue spéculatif du Seigneur, est absolu ; absolue du même coup la connaissance salvatrice qui discrimine le dieu de sa sakti et le dégage du prestige des formes.

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§ 26. Nous avons vu que la Svetâsvatara applique à ses spéculations axées sur l’ascèse et la dévotion, les notions et la terminologie du Sâmkhya ; néanmoins c’est un problème actuellement difficile que de décider si la Svetâsvatara Upanisad a subi l’influence d’un Samkhya préclassique 1 ou si au contraire elle en a préparé l’avènement ; selon la première hypothèse, on peut se demander si la Svetâsvatara Upanisad a été en contact avec un Sâmkhya moniste ou avec l’école Sâmkhya athée, celle de Varsaganya. Les thèses de Varsaganya peuvent se résumer ainsi : les 21 principes de la nature se divisent en deux groupes, l’un de huit constituants principaux, ou prakrti, l’autre de seize constituants secondaires ou vikara ; les huit premiers consistent en avyakta, l’inévolué (qui fonctionne par les 3 bhava, qui seront les 3 guna des textes les plus tardifs), buddhi, ahamkâra et les cinq grands éléments ; les 16 vikara sont manas, 10 facultés de perception et d’action, 5 objets des sens. L’analyse de la roue du brahman de la Svetâsvatara 2 en 8, 16 et 3 principes paraît correspondre à cette énumération.

D’autre part la cause de la transmigration est pour Varsaganya, avide, la quintuple ignorance à laquelle la Svetâsvatara fait peut-être allusion dans sa roue de brahman. Par contre Varsaganya ne semble pas admettre l’émanation de principe en principe à partir de la nature, émanation que nous avons retracée dans la Svetâsvatara Upanisad.

Il existe encore un ancien système Sâmkhya moniste et déiste, que Sankara mentionne dans son commentaire aux Brahma-sutra 3 sous le nom de « Samkhya yoga vyapâsrayah ». Ces successeurs du Sâmkhya-Yoga aux trois principes : Dieu, âme, nature, font songer à la triade de la Svetâsvatara Upanisad. Ce Sâmkhya survécut longtemps encore à côté du Sâmkhya classique, dualiste et athée, le plus tardif en date.

1. E. II. Johnston, Early Sâmkhya.

2. Sv., I, 6. 3. 1 et 37.

D’autre part nous connaissons par l’Ahirbudhnya Samitâ 1 un Sâmkhya à trois principes : Sâmkhya — kala-jiva-trayi-trayam formé du temps, de l’âme et de trayi, à savôir la prakrti aux trois guna.

§ 27. Deux arguments tendent à prouver que la Svetâvatara aurait puisé son inspiration à ces sources anciennes : la mention d’une part de Sâmkhya-Yoga 2 et d’autre part celle de Kapila 3, le fondateur légendaire du système Sâmkhya. Il se peut que les termes accolés de Sâmkhya-Yoga 4 n’équivalent qu’à dhyana-yoga du I, 3, entraînement à la méditation et ne désignent pas un système constitué. Il n’est pas impossible que Kapila identifié à Hiranyagarbha 5 et à Brahman le créateur ne soit que la figure mythique, le voyant de couleur fauve, à moins qu’il ne soit encore comme dans le Mahâbârata 6 une simple épithète de Siva.

Par contre bien des indices d’ordre interne suggèrent que le Sâmkhya a puisé certaines de ses inspirations dans la Svetâsvatara Upanisad 7 qui n’est peut-être elle-même qu’une vulgarisation poétique d’idées qui avaient cours antérieurement à sa rédaction : la Svetâsvatara offre en effet une solution facile au problème de la mystérieuse union des âmes et de la nature, demeuré insoluble pour le Samkhya athée en remontant à la source commune des âmes et de la nature jusqu’à l’esprit suprême ; elle fournit ainsi une explication à la cause du lien entre la nature et les âmes, l’avide, l’ignorance, fait ultime au-delà duquel le Sâmkhya ne saurait remonter, en assignant à cette cause un fondement ultime en Dieu.

C’est ainsi que le Sâmkhya primitif ne serait autre que la

1. 55, 46 2. Sv., V1, 2. 3. Sv., V, 2.

4. gv., VI, 13. 5. III, 4 et IV, 1-1 6. XIII, 42, 11.

7. Dans la Kâthakopanisad également.

38 —

doctrine de la célèbre triade de l’Upanisad et deviendrait plus tardivement la Sâmkhya Salpldiva de l’épopée et de la Bhagavad Gîtâ pour être enfin systématisé par Îsvarakrsna ; on peut même se demander si l’Upanisad n’a pas été la source unique du Maulika Sâmkhya, puisqu’elle tend vers une muniplicité de yoni, matrices originelles, qu’elle développe parallèlement à la multiplicité des âmes et c’est dans cette multiplicité dirigée par un être supérieur, selon un parinâma (évolution) où chaque mode a sa place et sa fonction assignées, que nous verrions volontiers la forme la plus archaïque du Sâmkhya.

SIVAÏSME.

§28. Un problème également épineux est celui du rapport chronologique entre la Svetâsvatara Upanisad et le Sivaïsme.

On ne peut rejeter complètement l’hypothèse selon laquelle la Svetâsvatara aurait été écrite sous la pression du sivaïsme naissant et afin d’élever Siva au rang du Dieu suprême, elle se serait inspirée des thèmes populaires d’un antique culte de Siva. Quoi qu’il en soit du problème de l’antériorité des origines, la Svetâsvatara est à la source des spéculations sivaïtes plus tardives et prépare la voie au sivaïsme du Kasmir, dont elle formera le pivot quelques siècles plus tard. C’est alors que prenant son point de départ dans le Sâmkhya, le sivaïsme cherche un intermédiaire entre le purusa et la prakrti et le trouve dans la Sakti de la Svetâsvatara ; la prakrti s’élève en dignité dans la mesure où elle est l’énergie absolue du dieu et le purusa devient l’être immanent à la nature, la force qui la féconde ; ainsi les deux conceptions antiques de la nature et du purusa s’unissent dans la puissance qui leur est immanente ; comme le sivaïsme et avant lui la Svetâsvatara met en relief la Sakti de Siva, en fait une force infinie de production et y concentre toute causalité efficace pour en destituer la nature, pradhâna du Sâmkhya ou svabhâva des matérialistes.

Remarquables sont les traits d’affinité intérieure entre le Sivaïsme et la Svetâsvatara, il nous semble que cette dernière possède déjà en germe tous les caractères qui font du Sivaïsme un système philosophique original.

L’Upanisad qui cite cieux strophes du Satarudriya, célèbre litanie de la Vâjasaneyi Samhità, conserve le caractère équivoque du Rudra bienveillant et malveillant, tour à tour archer céleste qui frappe et médecin qui guérit, destructeur des troupeaux, qui inspire l’effroi à ses suppliants et refuge pour qui l’implore 1.

§ 29. L’ambivalence de Siva est diversement célébrée dans l’Upanisad : il est la vie créatrice qui émet le monde et la puissance destructrice qui l’engloutit à la fin des temps ; au milieu du chaos, il est le créateur des contradictoires : périssable et impérissable, évolué et inévolué, ignorance et connaissance, devenir et non devenir ; l’antinomie accède à l’être même, puisque Siva est nirguna et gunin, exempt de modes et doué de modes, il est aussi le divin magicien qui déçoit par sa Mâyâ et le dieu qui délivre par sa grâce ; contraste encore entre Siva, essence immortelle de l’esprit et le monde périssable de la douleur et de la mort ; entre l’âme tourmentée dans ses liens et l’âme délivrée par son union au dieu ; opposition non moins extrême enfin entre la parfaite immanence de Siva et son superbe isolement : « Il est le visage, la tête, le cou de toutes choses, il est caché dans le tréfonds de tous les êtres, il pénètre partout, lui le bienheureux, il est omniprésent, il est Siva 2 ».

« Quand on a reconnu Siva caché dans tous les êtres, infiniment subtil comme la crème qui est répandue sur le lait, qui embrasse à lui seul l’univers, quand on l’a reconnu pour dieu, on est délivré de tous liens » 3. « Siva qui se laisse prendre

1. Rudra-Siva, de la religion sivaïte est également kâla, le temps destructeur et créateur universel.

2. Sv. III, 11.

3. Sv. IV, 16,

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dans le devenir » est également l’être transcendant « celui qui est sans nid, créateur du devenir et du non-devenir, le dieu qui a façonné la création et ses parties » 1 il se tient par delà les contradictoires. « Quand il n’y a pas de ténèbres, il n’y a ni jour, ni nuit, ni être, ni non-être, c’est alors Siva absolu, ceci est l’impérissable, ceci est la désirable (splendeur) de Savitar et de lui a jailli l’antique sagesse 2. »

Un sans second, transcendant l’être et le non-être ainsi que le triple temps, l’Upanisad lui confère de nombreux attributs négatifs : il est sans parties, sans mode, sans activité, sans souillure et sans tache, niskâla, fantas

nirguna, niskriya, nirañ-jana, niravadya 3, accumulant ainsi les préfixes nir, aptes à exprimer une transcendance spécifiquement Sivaïte.

La Svetâsvatara se sert aussi d’un terme sivaïte, pâsa, les lacets où nous voyons l’embryon de la théorie du pati-pâsa-pasu, divin pasteur, troupeau et lien, si célèbre chez les Pâsupata, la plus ancienne des sectes du Sivaïsme ; les pâsa deviendront les 36 principes ou tattva du Sivaïsme, dont 24 sont les tattva du Sâmkhya.

L’évolution sivaïte concorde dans ses grandes lignes avec les linéaments du parinâma que nous avons relevé dans la Svetâsvatara et nous noterons le rôle considérable accordé au temps dans l’Upanisad « Siva est le protecteur du monde dans le temps 4 » et ainsi que dans le Sivaïsme, où c’est le temps qui engendre prakrti et se trouve à la source de l’évolution et de la réinvolution du monde.

§ 30. Dans la Svetâsvatara Upanisad et le Sivaïsme, c’est par un même et unique mouvement que l’âme se détache du pradhâna et s’identifie au dieu ; alors que le viveka « discrimination » suffirait au Sâmkhya classique pour sortir de la roue qui retient l’âme prisonnière, l’identification à l’acte pur

1. Sv. V, 14. 2. Sv. IV, 18.

3. Sv. VI, 19. 4. Sv. IV, 15.

est indispensable dans la Svetâsvatara ; la délivrance consistera à pénétrer par concentration de tout l’être dans le moyeu immobile qui fait tourner la roue et l’arrête à volonté, ce centre minuscule et infini où convergent tous les rayons, symbole le plus approchant du dieu même ; l’âme délivrée sera infinie, omniforme, omnipénétrante et inactive comme celle du Sivaïsme.

Le Sivaïsme et la Svetâsvatara préconisent des moyens de délivrance identiques : selon le premier Siva est l’ascète suprême, le parfait yogin et nous avons vu l’importance que notre Upanisad accorde à l’incitateur Savitar et à son Yoga, l’instrument de propulsion qui met en branle l’univers entier.

Les dernières strophes de la Svetâsvatara à partir de la 18e présentent une gradation dans la voie de la délivrance qui nous semble parfaitement condenser les étapes du mârga dans le Sivaïsme philosophique : l’âme individuelle qui a acquis le détachement du désir par efficacité de son ascèse (tapas) efface sa propre relativité, elle est alors sânta, paisible, irréprochable, comme un miroir sans tache, qui serait apte à refléter l’objet en sa perfection. Cette pure lucidité n’est autre que le dieu resplendissant par sa propre intelligence et s’éclairant lui-même ; car dans le miroir purifié et ardent de l’âtman, se révèle spontanément la splendeur du prasâda, de la grâce divine, que nous nommerons ainsi faute d’un terme approprié. Mais ces deux mouvements, la bhakti (foi) qui mène le fidèle vers le dieu et le prasâda, qui mène le dieu vers le fidèle, sont fondus en un seul. Nous avons là une véritable vision en Dieu et par Dieu : les âmes ne voient que dans la mesure où elles sont illuminées par lui, vision illusoire quand il joue de sa magie, vision authentique quand il les illumine de sa grâce.

§31. Bien qu’à l’origine d’un mouvement puissant centré sur l’adoration du dieu, la bhakti ne possède pas encore toute l’ardeur dévote, qu’elle aura par la suite dans les religions sectaires ; comme son étymologie l’indique, elle n’a encore

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dans la Svetâsvatara Upanisad que le sens de participation à l’absolu, auquel s’ajoute une nuance de confiance et de vénération envers le dieu et aussi envers le guru, le maître spirituel qui commence à jouer un rôle de premier ordre, puisque c’est au guru qu’incombe la transmission de la sagesse, lui, l’intermédiaire désormais nécessaire pour parvenir à la délivrance.

Par ces notions de bhakti et de grâce, qui parachèvent la notion du deva, nous pouvons mesurer le chemin parcouru depuis les antiques notions atman-brahman ; la connaissance n’est plus suffisante pour réaliser l’identité à brahman, la grâce du dieu est jugée indispensable.

Pourquoi, nous demanderons-nous, ce renversement de valeurs qui tend à miner les fondements de la doctrine centrale des Upanisad ? C’est en raison d’un approfondissement parallèle des notions d’immanence et de transcendance : en tant que source de l’âme (âtmayoni) Siva est trop immanent à l’âme et en tant que nirguna, sans modes, il la transcende trop radicalement pour que l’âme puisse l’appréhender sans l’intermédiaire de la grâce divine : comme pour le Sivaïsme du Kasmir, Siva n’est jamais l’objet de connaissance, il n’est que le pur sujet : « Il connaît ce qui est à connaître et personne ne le connaît 1. »

Quelques analogies d’ordre extérieur nous ont également frappé : dans l’opposition purusa-yoni, dans Siva qui multiplie l’unique germe (la nature), dans Îsvara qui préside à chaque yoni, à toutes les yoni, ne peut-on voir une allusion au couple linga-yoni, si célèbre clans le Sivaïsme 2.

Notons enfin que la Svetâsvatara cite Hara, le ravisseur et Mahesvara, qui sont des appellations de Siva. Il ne serait donc pas invraisemblable comme le suggère J. W. Hauer 3 que

1. Sv. III, 19.

2. R. G. Bhandarkar, Vaisnavism, Saivism and minor religious systems, Strasbourg 1913, p. 444, n. 4.

3. J. W, Hauer. Glauben Geschichte der Indo-germanen I (Stuttg. 1937).

Svetâsvatara soit le nom du dieu Siva, puisque Svetâsva, le blanc ou brillant coursier est le surnom de Siva-Rudra et que de plus le Sivaïsme désigne Siva du nom de tara « celui qui aide à passer de l’autre côté du fleuve » ; Svetâsvatara serait ainsi l’image du Sauveur qui fait atteindre l’autre rive sur le blanc coursier.

BOUDDHISME.

§ 32. Devons-nous faire remonter la Svetâsvatara au temps du Bouddha ou à une époque légèrement postérieure ? Plusieurs indices d’ordre interne nous suggèrent la seconde hypothèse.

Le poème reflète les inquiétudes philosophiques de ce temps ; il semble engagé dans les mêmes cercles de pensées que la philosophie du Bouddha et c’est la première fois que le mot samsâra est mentionné dans le Brahmanisme ; l’âme est liée dans une migration dont le caractère favorable ou non, dépend des actes accomplis antérieurement ; le karman règle le cours des diverses conditions que l’âme assume et le sage s’efforce d’échapper aux renaissances, de passer au-delà du chagrin « vîtasoka ».

Cette note pessimiste, rare encore dans les premières Upanisad et qui commence à résonner si douloureusement dans la Svetâsvatara, paraît recéler une influence bouddhique ; en effet à partir du VIe siècle le problème de la cause du plaisir et de la douleur se pose aux philosophes et c’est celui qu’aborde la Svetâsvatara Upanisad dès sa première strophe. D’un point de vue spécifiquement individuel et moral, elle recherche la cause des diverses conditions de la destinée humaine, plutôt qu’elle ne s’efforce de résoudre les problèmes cosmologiques.

La question du salut passe au premier plan. Parallèlement le Soi commence à perdre son caractère absolu, à devenir l’anîsâtman, le Soi qui n’est pas maître ; dans le cas contraire, il ne se forgerait pas son ignorance, ses liens et sa douleur. Si l’Upanisad a ainsi le sentiment profond de l’impuissance humaine, c’est qu’entre l’époque où elle a été composée et celle où les premières Upanisad exaltèrent l’âtman, l’essence spirituelle et cosmique, s’est glissée une période d’angoisses et de doutes dont on trouve l’écho chez les jaïnas, les Bouddhistes, les matérialistes et les sceptiques. C’est pour échapper à l’anâtman, l’inexistence de la substance spirituelle que l’Upanisad a eu recours au Dieu tout-puissant, au mahatman 1.

Alors que les parties les plus anciennes de l’Upanisad aspirent à l’immortalité (amrta) les chapitres I et IV sont assombris par une certaine lassitude humaine, l’âme ballottée dans la roue de l’existence est victime d’une contradiction monstrueuse : bien qu’elle soit par nature, sânta et kevala, apaisée et absolue, elle se sent harassée par douleur, lien, passion ou souillure 2, elle se voit limitée, contrainte et le monde sa prison ne lui paraît plus que déplorable alternance le plaisir et de douleur, de naissances et de morts.

§ 33. Comme pour le Bouddhisme, la transmigration et ses tourments sont causés par la nescience (avidyâ). « À côté de la science, la nescience, est cachée mystérieusement dans les profondeurs de la cité du brahman 3. » Image du pradhâna, l’avidyâ est ksara, périssable et impermanente tout en étant éternelle et rappelle étrangement par ces attributs l’avidyâ, premier anneau de cette chaîne bouddhique des causes et des effets qui se déroule dans la destinée douloureuse du monde.

Il semble qu’en ce qui concerne le problème de l’erreur fondamentale la Svetâsvatara se rapproche plus du Bouddhisme que du Brahman isme ; pour ce dernier l’existence que produit l’erreur est pareille à un mirage et l’être immuable s’y rêve comme asservi et tourmenté ; tandis que l’avide du bouddhisme et de la Svetâsvatara suscite le samsâra non plus comme une fantasmagorie, mais comme une douloureuse réalité à laquelle il est difficile d’échapper.

1. Sv. VI, 9,3. 2. Duhkha, pâsa, klesa. 3. Sv. V, 1.



Pour le Buddha et Svetâsvatara, le cercle de l’erreur qui tournoie dans les eaux de l’existence est représenté sous forme d’une roue cosmique, symbole de l’universelle et perpétuelle impermanence 2 et ceci nous conduit à une autre métaphore bouddhique, au fleuve du devenir qui entraîne les âmes en perdition 3 et dont le flot est gouverné par un rythme déterminé, qu’il faut connaître pour prendre refuge sur l’autre rive, celle de la délivrance ; ce double rythme du flot et de la roue qui régularise dans notre Upanisad les pérégrinations des âmes ainsi que leur retour au havre suprême diffère totalement des douze conditions découvertes par le Buddha.

Les divisions explicatives de la Svetâsvatara rappellent plutôt les correspondances numérales du Sâmkhya. Pourtant contrairement à l’émanation du relatif hors de l’absolu décrit au VI, 2, la roue de la pure relativité se rattache à la chaîne duodénaire du Buddha par son symbolisme même où nous voyons le monde sous forme d’un vaste mécanisme rotatif qui entraîne les âmes en son tourbillonnement.

Des deux côtés de la tête du spectre de l’impermanence qui tient la roue de la naissance et de la mort, les bouddhistes écrivent deux stances dont voici l’une : « Si dans cette loi et

1. Promoteur de la roue du brahman, v. VI, 1, le dieu a un rôle analogue au cakravartin, le monarque ou le Buddha qui met en mouvement, la roue de la loi ; cette roue qui symbolise à la fois la relativité du cosmos et la prédication de la loi, le dharma, qui permet d’en sortir, cette roue qui fait le tour de la terre, pénétrant à tour de rôle les océans de l’Est, du Sud, etc... et qui conquiert la terre entière, rappelle la roue du soleil du Veda.

Dans la sixième strophe la Sv. célèbre le dieu à partir duquel se déploie la multiplicité fallacieuse et asservissante, le dieu qui est dharmâvah, le véhicule de la loi morale, celui qui rejette tout mal.

2. P. Masson-Oursel : La noria, prototype du samsâra et son rapport au dharma. Mélanges Limossier, II, p. 419.

3. Ces principes éternels charriés dans un devenir éternel sans que l’un exclue l’autre rappellent la cosmogonie des jaïnas.

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dans cette discipline (du Buddha) on pratique sans cesse, sans relâchement, on pourra épuiser la mer des souillures (klesa) et on abordera à la rive de cet océan qu’est la douleur 1. Mais contrairement au Bouddhisme, c’est dans la barque du brahman que le sage de l’Upanisad traverse tous les fleuves effrayants et ce n’est pas par la méditation des conditions de l’existence, en remontant de cause en cause jusqu’à leur racine la nescience, qu’il se libérera du cycle des choses ; l’Upanisad lui offre pour but l’accès en l’être immuable dont à l’aile des temps, le samsâra a surgi, lui seul peut percer à jour l’erreur asservissante et y mettre un terme : « C’est l’ancienne âme cosmique qui fait obstacle aux naissances 2. »

§ 34. On pourrait tenter d’autres rapprochements entre le Bouddhisme et la Svetâsvatara ; telle la croyance à la délivrance, au fruit de l’acte, à l’efficacité du yoga et du dhyana. Le tapas n’est pas l’essentiel de la vie religieuse, l’Upanisad nous paraît être, à l’instar du Bouddhisme qui requiert pour méditer un âsana confortable, une voie moyenne entre l’ascèse et les plaisirs ainsi que le montrent les règles du yoga qu’elle expose au II, 10.

L’Upanisad se sert aussi de mêmes tournures de phrases usitées dans les communautés jaïna et bouddhiques, telles le Samyagrsi, le tout à fait sage, qui évoque le Samyagbuddha le tout à fait éveillé, l’illuminé parvenu à la vérité.

Mais si l’Upanisad a été contaminée par le pessimisme caractéristique de l’époque du Buddha, si elle accentue l’instabilité de ce flot qu’est l’existence, elle diffère essentiellement du Bouddhisme par ses thèses principales ; le samsâra ne trouve plus son explication dernière dans l’activité humaine, mais en dieu qui le créa, par sa sakti et c’est uniquement par la grâce de dieu que le sage atteint la délivrance c’est-à-dire l’union au principe absolu.

4. J. Przyluski : la roue de la vie à Ajanta JA. 9910. lI, D. 346.

LES DOCTRINES MINEURES.

§ 35. Sans être tout à fait contemporaine du Bouddhisme, qui remonte au VIe siècle avant noire ère, l’Upanisad dut surgir à une époque qui jouissait d’une grande liberté spéculative, alors que les sectes et confréries se formaient et que s’élaboraient les systèmes les plus divers, en marge de la tradition sacerdotale. Par son esquisse des différentes spéculations, l’Upanisad reste un témoin intéressant de cette période toute vibrante encore de controverses philosophiques.

L’Upanisad qui s’adresse aux anachorètes, adeptes du renoncement, paraît se tenir à mi-chemin entre les tâpasa, ascètes et les brahmanes, partisans du Veda, ainsi que des ermites hérétiques, jaïna, bouddhistes et Âjivika.

Elle accueille généreusement dans son ardeur salvatrice tous les moyens de délivrance : méditation, ascèse, connaissance, intuition, discrimination, austérité, même dévotion et grâce. Dès ses premières strophes, la Svetâsvatara Upanisad s’oppose aux deux courants principaux de l’époque : celui de la tradition orthodoxe et celui des écoles hérétiques, les chapitres I, V, VI porteront la marque de ce conflit.

Quelle que soit la traduction de la première strophe que nous adoptions « Le brahman est-il la cause ? » ou quelle est la cause du brahman ou enfin « sous quel biais est-il cause ? », cette question, qui s’adresse à un théologien de l’orthodoxie brahmanique un brahmavâdin convaincu d’avoir découvert en un brahman impersonnel et inconscient la cause ultime et absolue, paraît quelque peu teintée, d’ironie, si ce n’est d’hérésie et la réponse est catégorique : pas plus que l’âtman, ce brahman ne peut expliquer le samsâra.

Parmi les partisans du brahman, Svetâsvatara possède une position originale, qu’il spécifie à plusieurs reprises : “Ceux qui connaissent Cela (brahman) sont ici assemblés.” ll s’élève contre le brahmavâdin ordinaire « À quoi lui serviront les vers sacrés à lui qui ne connaît pas Cela 1 ? » (le brahman) et « les sectateurs du brahman proclament éternel, celui qui disent-ils fait obstacle aux naissances 2 ».

C’est contre cette immutabilité du brahman qui nie tout devenir intrinsèque à la réalité absolue que s’élève Svetâsvatara ; subordonnant brahman à Siva, Srvetâsvatara fait de ce dernier : « Celui qui a l’origine crée, brahman et lui impartit les Veda 3. »

À l’impassibilité de l’essence éternelle qu’exaltèrent les brahmavâdin, la Svetâsvatara oppose la sakti de Siva, dont le dynamisme évolutif n’est autre que le temps lui-même, Siva devient ainsi « le protecteur du monde dans le temps ». Svetâsvatara serait donc un brahmavâdin qui apporte une révélation du brahman très particulière et nouvelle : le VI, 21 nous offre une confirmation de cette hypothèse : “le sage Svetâsvatara a révélé « comme il convient » le brahman à ceux qui ont franchi les âsrama” ; le brahman tend ainsi à s’identifier à Siva, l’héritier des attributs de kâla, le temps, créateur et destructeur universel.

§ 36. D’autre part, dès la 2e strophe, l’Upanisad attaque violemment les conceptions hérétiques qui mettent en péril la responsabilité de l’homme en niant la loi du karman ainsi que la délivrance et fait front commun avec les partisans de l’effort humain, les kriyavâdin, Jaïna et Bouddhistes ; mais elle s’en écarte aussitôt, ne pouvant accepter un monde où le dieu serait absent, puisque d’un tel monde il n’y aurait pas d’issue ; il lui fallait un dieu qui lie et sauve les hommes et rende compte des diverses conditions heureuses ou misérables où ils se meuvent.

1. Sv. IV, 8. 2. Sv. III, 21. 3. Sv. VI, 18.

L’Upanisad nous donne une liste des différents systèmes qui discutaient de l’origine du monde : kâla, svabhâva, niyati, yadrechâ, bhûtâni, yoni, purusa, âtman 1. Liste que nous pouvons comparer aux schémas analogues d’un texte jaïna ancien, le Sutra Krtânga 2 et d’un texte bouddhique, la Buddhacâritâ 3, postérieurs à notre Upanisad ; ces textes critiquent les principes qui agissent de leur propre impulsion, ce sont kâla, niyati, svabhâva, yadrechâ, atman et Îsvara, nous avons ici peut-être une allusion directe à la Svetâsvatara Upanisad dans cette thèse qui fait d’Îsvara, la cause ultime de l’univers, d’autant plus que selon la tradition chinoise, Asvaghosa, l’auteur de la Buddhacâritâ était avant sa conversion au Bouddhisme un partisan de Siva 4.

Le Saundarânanda 5 du même auteur énumère une liste semblable. Îsvara prakrti, kâla, svabhâva, vidhi (niyati) yadrcchâ.

§ 37. Ces diverses écoles non orthodoxes repoussent l’Îsvaravâda au nom de l’activité humaine, karman, activité que la Svetâsvatara ne jugeait pas entièrement incompatible avec l’efficience divine, puisque nous voyons le yoga et le karman subsister à côté de la grâce et de la Mâyâ d’Îsvara. NIYATI, destinée ou fatalité est la doctrine de Makkhali Gosâla qui refuse toute efficience à l’effort humain « il n’y a pas de pouvoir d’agir, il n’y a pas de force, l’homme n’a pas d’énergie… tout ce qui vit est impuissant… c’est sous l’action de l’inexorable nécessité, des circonstances environnantes, de leur nature spécifique que tous les êtres se diversifient ». Selon ce fondateur de la secte des Âjivika, le plaisir et la douleur ne sont que le lot assigné par une aveugle destinée et n’ont pas l’âme pour cause.

BHÛTA, les matérialistes ou les partisans d’Ajita Kesa-kambalin découvrent la cause créatrice ultime dans les combi —

1. Sv. 1, 2. 2. I, 12 et II, 2, 79. 3. IX, 63.

4. E. H. Johnston, Buddhacarita Il, p. LIV.

5. XVI, 17 Cf. Susruta Samhitâ éd. Calcutta, p. 256.

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naisons des éléments matériels, les mahâbhûta : eau, terre, feu, air et rejettent toute survie ; quand l’individu meurt, le terrestre retourne à la terre, le fluide à l’eau, la chaleur au feu, le souffle à l’air.

YADRCCHÂ ou concours accidentel des choses ; peut-être faut-il rapprocher cette doctrine dont nous ne savons rien de l’adhiccasamuppâda et de l’ahetuvâda mentionnés par les bouddhistes, elle relèverait alors du scepticisme qui assigne comme source à la douleur et au plaisir, non pas l’action humaine, mais la rencontre fortuite des causes.

SVABHÂVA, conception naturaliste qui dut avoir une envergure considérable aux premiers siècles avant notre ère ; l’Épopée, la Bhagavad Gîtâ le Buddhacâritâ y font de fréquentes allusions. Tout dans l’univers, bien et mal, existence et non-existence, combinaison des éléments se fait par développement spontané ; l’univers existe par soi, il est sans cause. Qui façonne l’acuité des épines et les couleurs bigarrées du paon ? Tout cela a lieu par svabhâva et les svabhâvavâdin concluent par ce même refrain, « tout effort est vain ».

§ 38. KÂLA, le temps, est considéré enfin comme l’origine absolue de tout ce qui est ; le kâla vâda a dû jouir d’un prestige extraordinaire dans l’Inde ancienne ; il fait aussi partie du matérialisme évolutif qui met le temps au commencement des êtres et remonte peut-être jusqu’aux antiques conceptions astronomiques de la Mésopotamie. Ce temps reste le principe fondamental des écoles les moins orthodoxes : l’Atharva Veda et le Sivaïsme.

Deux hymnes de l’Atharva 1 célèbrent le temps qui engendra tout ce qui fut, est et sera ; Kâla est le conducteur d’un cheval à sept rennes, mille yeux, dont les roues, sont tous les êtres ; le temps est le père de Prajâpati, c’est en lui que le brahman est rassemblé.

Au cours de ses divers chapitres, l’Upanisad critique sans

1. À V. XIX, 53, 54.

relâche ces théories : elle se refuse à admettre dans le temps la cause ultime, car le dieu est le créateur du temps ; ce n’est pas d’autre part la nature spontanée des choses, car le monde est de dieu et n’est pas de soi-même (svabhâva) ; ni prakrti, la matière primordiale en son évolution, puisqu’elle est menée à maturité par le dieu qui lui est immanent. Les bhûta ne peuvent être le principe premier, vu qu’il sont l’œuvre du dieu et l’âtman est trop impuissant pour créer le monde. Faut-il chercher la cause suprême dans la combinaison de ces divers principes ? L’Upanisad s’y refuse encore, car elle impute la cause ultime de leur union au dieu source et fin de la création.

Bien que l’Upanisad contienne en germe les cosmologies ainsi que les tendances philosophiques et religieuses qui se manifesteront plus tard dans les systèmes Vedânta, Sâmkhya et Yoga, bien qu’elle mentionne ces mêmes systèmes, elle doit dater néanmoins d’une époque antérieure à leur différenciation en darsana ; l’Upanisad se trouve au centre d’un conflit de tendances dont elle a reçu l’empreinte ; si elle se dresse contre le naturalisme des matérialistes, l’athéisme des hérétiques, le dualisme d’un couple primitif yoni-purusa, le panthéisme extrême de certaines Upanisad brahmaniques, elle a été profondément influencée par le Yoga, et peut-être indirectement par le Sivaïsme et le Bouddhisme.

C’est au patrimoine commun de la pensée indienne qu’elle a puisé ses thèmes, puis elle les a pénétrés d’une puissance d’expansion considérable.

CONCLUSION.

§ 39. Si l’Upanisad a une apparence quelque peu chaotique, c’est moins en raison des théories divergentes qu’elle cherche à amalgamer qu’à cause de la contradiction inhérente au problème fondamental qu’elle veut traiter dans toute son ampleur : voir le dieu en toutes choses et pourtant le discriminer de la nature ; car s’il est vrai que le monde est identique à brahman,

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brahman est autre et plus que le monde. C’est dans l’élargissement et l’approfondissement de notions sâmkhya par la religion de la bhakti que la Svetâsvatara Upanisad cherche à unir ces deux moments en apparence contradictoires.

1er moment, réalisation du brahmatattva ; par un mouvement d’intériorité, le sage atteint l’âtman, nature essentielle du Soi, puis le brahman, réalité authentique du pradhâna et nous avons vu comment la conscience individuelle, impuissante, quand elle se confie uniquement aux sens, recouvre par une intimité de plus en plus profonde, selon les étapes de manas à buddhi, sa nature essentielle et, ce faisant, réalise son identité à la conscience universelle, le brahman. C’est donc dans l’âtman, ce fond inaliénable et éternel, que réside toute la puissance spirituelle de l’être et c’est dans cette conscience d’ordre atomique (anu) que l’être se sépare du pradhâna et qu’il règne dans la calme solitude du Soi.

2e moment, celui de la discrimination de Siva et de sa création ; nous avons essayé de résoudre le problème si difficile de l’illusion cosmique en montrant que si la vision que nous avons du monde en tant que jouissance et du Soi en tant qu’agent est erronée, la nature sous son aspect de sakti divine possède une certaine réalité, elle, dont l’essence est brahman, seule vie et seule conscience dans cet univers. La réalité cachée du dieu, purifiée des principes physiques, est identique à l’âtman suprême et il n’est pas d’autre réalité. Seule est illusoire l’image que l’âme asservie se forge de la nature et de son moi.

La Svetâsvatara Upanisad nous révèle donc que s’il faut contempler le dieu dans un devenir dont il pénètre la trame, il faut encore prendre conscience que dans ce devenir, il demeure impérissable et transcende sa propre sakti.





Svetâsvatara

CHAPITRE PREMIER

Les proclamateurs 1 du brahman disent :

1. Le brahman 2 est-il cause 3? D’où sommes-nous nés? Comment vivons-nous et où sont nos appuis? Nous qui tournoyons chacun en notre condition dans le plaisir et dans la douleur, par qui sommes-nous régis, ô vous connaisseurs de brahman?

1. Intr. § 35.

2. Essence métaphysique de la réalité. Intr. § 5.

3. Ou encore « quelle est la cause du brahman ? » Ou « comment est-il cause ? »

2. Sont-ce le temps, la nature, la nécessité, le hasard (ou) les éléments qu’il faut considérer comme l’origine ou est-ce le purusa? 1, Mais la connexion de ces (forces avec le purusa) n’a pas pour cause l’existence du Soi 2. Car le Soi, lui non plus, n’est pas maître de ce qui cause plaisir et douleur.

1. Purusa : l’Esprit, Intr. § 3 et sur ces causes Intr. § 36-37

2. Âtman : substance essentielle de la réalité intérieure aux trois nuances différentes : l’anîsâtman de I, 8, le Soi impuissant lié à la transmigration, n’a aucun pouvoir sur ce qui est à la source du plaisir et de la douleur, pas plus que l’âtman au sens de principe cosmique, impersonnel, qui synthétiserait toutes ces causes. Seul le Mahâtman, le dieu personnel, produit leur connexion et rend compte des pérégrinations des âmes individuelles. Intr. § 5, 23 et 31

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3. Ceux qui ont pratiqué la méditation et le yoga 1 ont vu le pouvoir personnel du Dieu 2 caché dans ses propres modes : c’est lui l’unique qui gouverne toutes ces causes depuis le temps jusqu’au Soi.

1. Ascèse. Intr. § 12.

2. Devâtmasakti : pouvoir divin qui explique l’union de la divinité et du monde. Intr. § 7.

4-5. Roue 1 à une seule jante, en trois parties, avec seize extrémités, cinquante rayons, vingt contre-raies et six octaines, dont le lien unique est multiforme, qui a trois chemins différents, dont l’égarement unique émane de deux causes, nous l’étudions comme (un fleuve) dont l’eau a cinq courants, qui violent et tortueux sort de cinq sources, dont les vagues sont les cinq souffles vitaux, dont l’origine est la quintuple raison qui a cinq tourbillons, dont les flots rapides sont les cinq détresses 2, qui se divise en cinq articulations.

1. Symbole de la matière primordiale ou du samsâra. Voir Intr. § 19 et 33.

2. pañcaklesa : correction suggérée par Sankara. Le texte traditionnel a pañcâsdbhedam. Intr. § 20.

6. Dans cette (roue) puissante qui vivifie tout et parachève tout, le cygne 1 tournoie tant qu’il se croit distinct de celui qui l’incite 2. Puis, agréé (par le brahman), il atteint l’immortalité.

1. Symbole de l’âme individuelle transmigrante. § 9 et 23.

2. Le dieu suprême. Intr. § 7.

7. C’est cela le brahman suprême qu’on chante, en lui est la triade 1, bien assujettie, impérissable. Quand ils ont discerné ce qu’il y a à l’intérieur de lui, les connaisseurs de Brahman sont absorbés en le brahman, concentrés en lui, libérés de la matrice.

1. La triade : l’âme, le monde, la divinité ; ou jouisseur objet (le jouissance, promoteur. Intr. § 6.

8. Le Seigneur porte en lui associés 1 le périssable et l’impérissable 2, l’évolué et l’inévolué, tout. Sans le Seigneur, le Soi demeure asservi par son état de jouisseur : dès qu’il a reconnu le dieu, il est affranchi de tous ses liens.

1. Samyukta répond à samyoga (2).

2. L’Up. est le premier texte qui oppose ksara et aksara ; aksara, l’essence permanente de l’univers et de l’âme, est le dieu ; l’âtman, la triade en tant que fondée en brahman ; ksara, expression déjà plus tardive, désigne ce qui change et s’écoule, c’est la nature. Intr. § 21.

9. Deux (êtres) sont non-nés, celui qui sait et celui qui ne sait pas 1, le maître et le non-maître, non-née 2 aussi est celle qui est en contact avec le jouisseur et les objets de jouissance; le Soi est infini, ornniforme, inactif, quand on découvre la Triade, c’est Brahman.

1. Opposition de l’âme délivrée et de l’âme asservie. Intr. § 23-25.

2. Ajâ : non-née ou la chèvre primitive qui, unie aux nombreux boucs (les âmes), engendre le monde, désigne la nature.

19. Périssable est la matière. ce qui est impérissable et immortel est Hara 1. Le dieu unique gouverne le périssable et le Soi : en méditant sur lui, en s’unissant à lui, en se réalisant par lui, toute illusion enfin s’évanouit.

1. Hara « ravisseur » : le nom désigne Siva qui produit le monde pour le ravir ensuite comme dans un filet.

11. Pour qui a reconnu le dieu, (premièrement) tous les liens sont rompus; (deuxièmement) les tourments étant disparus, naissance et mort s’évanouissent, lorsque son corps se disjoint; (troisièmement) il obtient par la méditation la souveraineté universelle. En tant qu’il est absolu 1, son désir est alors assouvi.

1. Kevala : isole, unique en Soi. intr. § 24.

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12. Voilà ce qu’il faut reconnaître comme éternellement achevé dans le Soi, au-delà de «ceci» il n’y a rien à connaître. Quand on a réalisé le jouisseur 1, l’objet de jouissance 2 et l’incitateur 3, tout a été dit, c’est là le triple brahman 4.

1. Âme individuelle. Lire bhoktâram.

2. Pradhâna.

3. Le dieu suprême.

4. Intr. § 6.

13. De même que la forme matérielle du feu caché dans sa source n’est pas visible, bien qu’il n’y ait pas disparition de sa forme subtile 1 et qu’elle peut être saisie à la source 2 du combustible; ainsi en vérité tous les deux peuvent être saisis dans le corps par la syllabe Om 3.

1. Linga : marque caractéristique, indice d’un objet inaccessible à la perception.

2. Les deux arani décrits au 14 sont deux morceaux de bois employés pour allumer le feu du sacrifice rituel, l’arani est ici à la fois le combustible et le comburant. Intr. §10 et 11.

3. Om : phonème qui est l’équivalent mystique du brahman.

14. En faisant de son propre corps le bois de friction inférieur et de la syllabe Om le bois de friction supérieur, par la pratique de cette friction qu’est la méditation, on peut voir le dieu comme on verrait quelque chose de caché.

15. Comme l’huile dans le sésame, le beurre dans le lait, l’eau dans les rivières, le feu dans les bois de friction, ainsi le Soi est saisi dans le Soi 1, pour qui le cherche au moyen de la vérité et de l’ascétisme.

1. Le Soi individuel dans le Soi absolu. lntr. § 8.

16. Le Soi qui pénètre partout, qui est fixé (dans l’individu) comme le beurre dans le lait, racine de l’ascèse et de la connaissance du Soi, c’est cela le brahman, l’objet suprême de la doctrine ésotérique.

CHAPITRE II

1. Savitar 1 attelant 2 d’abord le sens interne, tendant lès pensées, discerna le feu comme lumière, l’apporta de la terre.

1. L’incitateur qui commande à la fois les rythmes de la nature sous le symbole du soleil et ceux de l’homme, du sacrificateur ou de l’ascète. Intr. § 3.

2. Yuj : atteler d’où unir, concentrer.

2. Avec la pensée attelée, nous sommes sous l’incitation du dieu Savitar pour le ciel 1, pour la puissance.

1. Lire probablement Suvarg (i) yâya.

3. Quant, à l’aide du sens interne et de la pensée, il attelle les dieux qui s’en sont allés vers la lumière, qui créeront le ciel, le haut éclat 1, puisse Savitar les inciter.

1. L’Aurore.

4. Ils attellent leur sens interne et attellent leurs pensées, eux les sages prêtres du grand prêtre; l’unique qui connaît les disciplines a assigné les fonctions de sacrifiant. Puissante est la louange du dieu Savitar 1.

1. Rg V., X, 43, 4. VS., V, 5. AV., XVIII, 3, 39.

5. J’unis à vous deux, l’antique brahman en mon hommage.

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Puisse mon vers s’élever comme sur le chemin du prince 1! Que tous les fils de l’immortel les entendent eux qui sont, installés aux résidences célestes!

1. Texte corrompu.

6. Là où le feu est produit par frottement, là où le vent est mis en activité 1, là où le soma déborde, c’est là que naît la pensée.

1. La leçon probable est abhiyujyate.

7. Avec Savitar et son incitation, qu’on se plaise dans l’antique brahman, c’est là que tu dois faire ton séjour, ce que tu as donné te préserve d’être détruit 1.

1. Vers obscur Rg. V., VI, 16,18.

8. Tenant son corps ferme aux trois parties dressées 1, faisant entrer dans le cœur les sens et la pensée, un sage avec la barque du brahman traverserait tous les fleuves effrayants.

1. Dans la Bhg. Gîta., VI, 13, le Yoga est décrit en des termes analogues. Intr. §1-2.

9. Ayant comprimé les souffles dans le corps, en réglant les mouvements, il faut que vous respiriez par les narines avec un souffle réduit comme un véhicule attelé avec de mauvais chevaux, le sage doit réprimer sa pensée sans distraction.

10. Qu’on pratique le Yoga dans un (lieu) uni et pur, privé de cailloux, de feu et de sable, agréable au sens interne par des sons, de l’eau, etc., qui ne déplaise pas à l’œil, protégé du vent par une dépression (du sol).

11. Le brouillard, la fumée, le soleil, le feu, le vent, les insectes phosphorescents, les éclairs, le cristal, la lune sont les aspects préliminaires qui produisent, dans le Yoga, la manifestation du brahman.

12. Quand la quintuple qualité du Yoga a été produite en surgissant de la terre, de l’eau, du feu, du vent et de l’espace, il n’y a plus ni maladie, ni vieillesse, ni mort pour celui qui a obtenu un corps fait du feu du Yoga.

13. Légèreté, santé, absence de désirs, clarté de teint, excellence de voix, agréable odeur, diminution des excrétions, on dit que c’est là le premier effet du Yoga.

14. De même qu’un miroir terni par l’argile brille à nouveau de tout son éclat quand il est bien nettoyé 1, de même l’être incarné lorsqu’il a contemplé la vraie nature du Soi recouvre l’unité, atteint son but, est libéré de douleur 2.

1. Correction pour sudhâtam ou sudhântam.

2. Intr. § 30.

15. Mais quand, se concentrant, au moyen de la vraie nature du Soi comme au moyen d’une lampe, on éclaire la vraie nature du brahman (le brahman) non né, inébranlable, parfaitement purifié de tous les principes 1, on est alors libéré de tous liens, on a reconnu le dieu.

1. Tattva désigne au premier hémistiche la réalité intime et dernière et au second les principes dynamiques de la nature. Intr. § 21.

16. Il est le dieu qui est entré dans toutes les directions, il est le premier né, il est dans l’embryon, il est né, il naîtra, tourné vers les hommes, il fait face de tous côtés 1.

1. VS., XXXII, 4.

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17. Le dieu qui est dans le feu, qui est dans les eaux, qui a pénétré l’univers entier, qui est dans les plantes, qui est dans les arbres. À ce dieu hommage! hommage!

CHAPITRE III

1. Celui qui muni d’un filet domine à lui seul par sa domination, qui domine tous ces mondes par sa domination, celui qui est seul à leur origine et à leur maintien : si on le connaît, on devient immortel.

2. Rudra 1 est unique, il n’y a pas de place pour un second, c’est lui qui domine ces mondes par sa domination. Tourné vers les créatures, lui le protecteur qui a créé tous les êtres, il les engloutit tous ensemble à la fin des temps.

1. Intr. § 4, 7 et 28.

3. Ses yeux sont de toutes parts, sa figure est de toutes parts, ses bras sont de toutes parts; quand il crée le ciel et la terre, l’unique Dieu les forge ensemble avec ses bras et ses ailes 1.

1. AV., X, 72, 2. Rg V., X, 84, 3 : le forgeron soude le ciel et la terre et active le feu à l’aide d’ailes d’oiseau. Intr. §3.

4. Lui qui est la cause et l’origine des dieux, le Seigneur de toutes choses, Rudra, le grand sage, lui qui, dans les temps antiques, créa l’embryon d’or 1, puisse-t-il nous pourvoir d’une intelligence heureuse.

1. Hiranyagarbha : œuf cosmique d’où le monde éclôt à l’aube des temps. À IV, 12, Rudra n’est plus le créateur de ce principe primitif, il le voit naître seulement. Intr. § 3.

5. Ta forme, ô Rudra, qui est bienfaisante, celle qui n’est pas terrible, celle qui ne rayonne pas le mal, avec ta forme apaisée considère-nous, ô habitant des montagnes 1!

1. VS., XVI, 2, 2, 2.

6. O habitant des montagnes, cette flèche que tu tiens dans ta main pour la lancer, rend-la bienfaisante! O protecteur des montagnes, ne fais pas violence à l’homme, ni à l’animal 1!

1. VS. XVI, 2, 2, 3.

7. Au-delà de ceci est le brahman suprême, le puissant caché dans tous les êtres, demeure par demeure 1, lui qui enveloppe l’univers entier. Quand on l’a reconnu pour Seigneur, on devient immortel.

1. Corps par corps.

8. Je 1 connais cet Esprit 2 éminent, couleur de soleil, par delà les ténèbres. Celui qui l’a reconnu passe outre la mort, il n’est pas d’autre voie pour y aller.

1. Le maître initie l’élève ; celle strophe semble une imitation de la kâthaka U., I, 2, 20.

2. Purusa : l’Esprit ou homme absolu, la première victime sacrificielle. Intr. § 3.

9. Rien n’est au-delà de lui, rien n’est en deçà, rien n’est plus ténu, rien n’est plus ample. Dressé comme un arbre 1, il se tient seul dans le ciel. Ce monde entier est rempli par cet Esprit.

1. Allusion à l’arbre enraciné dans le ciel de la Kâtha Upanisad, VI, 1. Intr. § 5 et 9.

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10. C’est pourquoi ce 1 qui est plus haut que ce (monde) — ci est sans forme, sans mal. Ceux qui le connaissent deviennent immortels, mais les autres ne vont qu’à la douleur.

1. Tad : principe impersonnel, brahman.

11. Il est le visage, la tête, le cou de toutes choses, il est caché dans le tréfonds de tous les êtres, il pénètre partout, lui le bienheureux, il est omniprésent, il est Siva 1.

1. lntr. § 5, 28 et 30.

12. Cet Esprit est le grand maître, l’animateur de l’existence 1, il possède cette acquisition 2 immaculée, il est le maître, il est lumière, il est impérissable.

1. Sattva, cf. Kâthaka U., VI, 7.

2. Force merveilleuse du Yoga qui permet de tout obtenir.

13. L’Esprit est de la dimension d’un pouce, il est le Soi intérieur qui siège à jamais dans le cœur des créatures, il est façonné 1 par le cœur, par la pensée, par le sens interne. Ceux qui le connaissent deviennent immortels.

1. Samkalpa met en relief le dynamisme créateur de la pensée.

14. L’Esprit a mille têtes, mille yeux, mille pieds, il entoure la terre de toutes parts, il la dépasse encore de la grandeur de dix doigts 1.

1. Rg V., X, 10, 1. À V., XIX, 6, 1.

15. L’Esprit en vérité est ce monde entier, tout ce qui a été et tout ce qui sera, il est aussi le maître de l’immortalité et de tout ce qui pousse par la nourriture 1.

1. Rg V., X, 90, 2, Hymne du Purusa. À V., XIX, 6, 4.

16. 11 a partout des mains et des pieds, partout des yeux, des têtes et des faces, partout des oreilles, il enveloppe tout dans le monde où il réside 1.

1. Bhg., XIII, 43.

17. Rayonnant par les qualités de tous les sens, il est dépourvu de tous les sens lui le maître, le Seigneur de tout, l’ami 2, le refuge de tout.

1. Bhg., XIII, 14.

2. Le texte a brhat, nous suivons la variante suhrt.

18. L’Être individué dans la ville aux neuf portes 1, le Cygne (l’âme) voltige vers l’extérieur 2. Il est le maître du monde mobile et immobile.

1. Les portes du corps ouvertes par les sens. Cf. A.V., X, 8, 43, et J. Przyluski : la ville du Cakravartin. Rooznik, Orjentalistyczny, V (1927), p. 13, n. 4.

2. Vers les objets et ne réalise pas par intériorité sa nature divine.

19. Sans pieds ni mains, il court et saisit, il voit sans yeux, il entend sans oreilles. Il connaît ce qui est à connaître et personne ne le connaît, on l’appelle l’Esprit antique, le puissant.

20. Plus subtil que le subtil, plus grand que le grand est le Soi, il est caché dans le cœur des créatures; l’homme exempt de désir 1, toute douleur évanouie, par la grâce du créateur voit le Seigneur et sa majesté 2.

1. Akratu : sans volonté (kratu), étant en deçà de la différenciation en volonté ; désir et intention.

2. T. Â., X, 10, 1.

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21. Je le connais lui qui ne vieillit pas, l’antique Soi cosmique des choses, qui pénètre partout par son immanence. Les adeptes du brahman proclament éternel celui qui, disent-ils, fait obstacle aux naissances 1.

1. À la transmigration. lntr. § 33.

CHAPITRE IV

1. L’être unique 1 qui est sans couleur, qui, en vertu de son pouvoir, crée multiplement à des fins délimitées des couleurs nombreuses, lui en qui le monde entier est dissout à la fin et (crée) au commencement; c’est lui le dieu, puisse-t-il nous combler d’une intelligence heureuse!

1. Le IVe chapitre chante Siva. Intr. § 29.

2. Ceci 1 est le feu, c’est le soleil, c’est le vent, c’est la lune, ceci est précisément le pur, ceci est le brahman, ceci est les eaux. Il est Prajapati 2.

1. Tad : principe originel neutre dont la Sv. Up. fera la Sakti infiniment diversifiée du dieu suprême.

2. Intr. § 3.

3. Tu es la femme, tu es l’homme, tu es le jeune homme et tu es la jeune fille, tu es un vieil homme qui vacille avec le bâton, sitôt né, tu fais face à toutes les directions 1.

1. Énigme posée dans AV., X, 8, 27 et dont la solution semble être le soleil.

4. Tu es l’oiseau bleu-noir, (l’oiseau) jaune aux yeux rouges, tu es (le nuage) recélant l’éclair, tu es les saisons, les océans, étant sans commencement 1, tu te déploies par ta toute-puissance, tu es celui dont tous les êtres sont nés.

1. On attend anâdimâm tvam.

5. L’unique (femelle) non-née 1, rouge, blanche et noire qui met au monde de nombreuses créatures pareilles à elle, l’unique (mâle) 2 non né se repose à côté d’elle satisfait, l’autre (mâle) 3 non-né la quitte après qu’il en a joui.

1. Ajâ : allusion au couple primitif qui engendre tous les êtres. Intr. § 18 et 24.

2. Âme liée.

3. Âme délivrée.

6. Deux oiseaux compagnons unis étreignent un même arbre 1, l’un d’eux mange le fruit savoureux, l’autre sans manger regarde intensément 2.

1. Arbre du monde. Intr. § 9, 23, 24.

2. Rg V., I, 164, 20.

7. Sur le même arbre l’Esprit plongé (dans l’illusion) s’afflige de son impuissance lorsqu’il voit l’autre, le maître satisfait et, sa majesté, il est libéré du chagrin.

8. Dans la syllabe du vers sacré, au plus haut du firmament, là où tous les dieux résident, à quoi lui serviront les vers sacrés, à lui qui ne connaît pas Cela? Ceux qui connaissent Cela sont ici assemblés

1. cf. A. V., X, 8, 41.

9. Mètres, sacrifices, cérémonies, observances, passé, futur et ce que les Veda proclament, c’est à partir de cela que le

– 66

magicien crée l’univers et en lui l’autre 1 est enfermé par l’illusion.

1. Âme individuelle.

10. Mais qu’on sache que la nature 1 est magie et que le grand Seigneur est le magicien, ce monde entier est pénétré de choses qui sont des parcelles de lui 2.

1. Prakrti est ici employée pour la première fois dans le sens que lui donneront si souvent les textes Sâmkhya. Sur la Mâyâ Intr. § 13, 44, 25, 29.

2. Cette strophe qui semble interpolée puisque c’est une anustubh, insérée parmi des tristubh, paraît être la glose de Mâyâ de la strophe précédente.

11. Celui qui régit à lui seul chaque matrice, en qui toutes choses s’unissent et se dissolvent, le maître, qui donne des faveurs, quand on l’a discerné, ce dieu adorable, on atteint à jamais l’apaisement.

12. Celui qui est la cause et l’origine des dieux, le Souverain de tout, Rudra, le grand Voyant qui a vu l’Embryon d’or à sa naissance, puisse-t-il nous combler d’une intelligence heureuse!

13. Celui qui est le Souverain des dieux, sur qui les mondes reposent qui est le maître des bipèdes, des quadrupèdes, quel est ce dieu, que nous le servions par notre oblation?

1 Rg V., X, 124, 3. Hiranyagarbha de 12 étant le maître des bipèdes suggère cette citation du Rg Veda.

14. Plus subtil que le subtil, au milieu du chaos, le créateur de toutes choses, aux multiples formes, qui embrasse à lui seul l’univers : quand on l’a reconnu lui, Siva, à jamais on atteint la paix.

15. En effet il est le protecteur du monde dans le temps, le Souverain de tout, caché dans tous les êtres, lui à qui les voyants du brahman et les divinités sont attelés : quand on l’a reconnu pour tel, on tranche les liens de la mort.

16. Quand on a reconnu Siva, qui est caché dans tous les êtres, infiniment subtil comme la crème étendue au-dessus du ghrta 1 qui embrasse à lui seul l’univers : quand on l’a reconnu pour dieu on est délivré de tous liens.

1. Ghrta : beurre fondu, clarifié.

16. Ce dieu est l’artisan universel 1, le Soi suprême, il habite perpétuellement dans le cœur des créatures, il est façonné 2 par le cœur, par la pensée, par le sens interne; ceux qui le connaissent deviennent immortels.

1. Visvakarman, Intr. § 3.

2. Abhiklpta : allusion au dynamisme de la pensée.

18. Quand il n’y a pas de ténèbres, qu’il n’y a ni jour, ni nuit, ni être, ni non-être, c’est alors Siva absolu 1, c’est l’impérissable, c’est la désirable (splendeur) de Savitar et de lui a jailli l’antique sagesse 2.

1. Kevala : unique.

2. Rg V., 3, 62, 10.

19. Nul ne l’a saisi ni au-dessus, ni au travers, ni au milieu, il n’en existe pas de réplique, son nom est Grande Gloire.

20. Il n’est pas possible de voir sa forme, nul ne peut le voir par ses yeux. Ceux qui par le cœur, par le sens interne le connaissent ainsi comme siégeant dans le cœur deviennent immortels.

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21. Maint être craintif prend refuge auprès de lui et. dit : «Il est non-né», ô Rudra, avec ton visage bienveillant protège-moi à jamais!

22. Ne nous nuis pas dans nos enfants, dans notre descendance, dans nos vies, ni dans notre bétail, ni dans nos chevaux! En ta colère, ô Rudra, ne frappe pas nos guerriers! Avec des oblations nous t’invoquons sans cesse 1.

1. Rg V., I, 114, 8.

CHAPITRE V

1. Dans la cité 1 du brahman impérissable, infini, se trouvent cachés (ces deux choses) le savoir et le non-savoir 2, le non-savoir est périssable et le savoir est immortel, mais celui qui gouverne le savoir et le non-savoir, c’est un autre 3.

1. Purusa dans le cœur humain. Le texte traditionnel a brahmapare.

2. Avidyâ. Intr. § 22.

3. Le dieu suprême.

2. Celui qui règne seul sur chaque matrice, sur toutes les formes et sur toutes les matrices 1, il a empli de son savoir 2 à l’origine et a vu naître Kapila 3 issu d’un rsi 4.

1. yoni : matrices originelles du monde, désignent les organes ou les principes. Intr. § 21 et 34.

2. Jñâna : la gnose, révélation éternellement présente. Intr. § 11.

3. Kapila, cité pour la première fois, peut être soit le fondateur du Sâmkhya, soit Hiranyagarbha, soit une épithète de Siva, Intr. § 27.

4. Le texte traditionnel porte rsim prasûtam.

3. C’est lui qui déploie multiplement chaque filet (de l’illusion) et le ramène à lui sur cette terre 1. Après avoir émis les agents de la création, alors le maître, le Soi suprême exerce sa souveraineté universelle.

1. Ksetra : champ du monde ; le maître déploie les filets ou yoni, puis les groupe et les résorbe dans le principe originel.

2. Mahâtman : le dieu suprême.

4. Resplendissant, lui, le taureau, il illumine toutes les régions au-delà, en deçà et en travers. Ainsi le dieu vénérable gouverne seul les créatures nées d’une matrice.

5. Matrice de l’univers, c’est lui qui fait mûrir sa propre nature et transforme tout ce qui peut être mûri; c’est lui qui assigne (à la matière) tous ses modes et dirige à lui seul ce monde entier.

6. Ce qui est caché dans les Upanisad qui sont la partie ésotérique du Veda, Brahman le connaît en tant que source du brahman. Les dieux antiques et les voyants qui ont connu cela, s’étant intégrés à lui, sont devenus, en vérité, immortels.

7. Doué 1 des (trois) modes, agent de l’acte 2 qui porte fruit, il jouit précisément de cet acte. Il assume toutes les formes, les trois modes et suit les trois chemins 3, lui le maître des souffles, il transmigre selon ses propres actes.

1. Âme individuelle décrite dans la strophe 7 et suivantes, selon une gamme de plus en plus subtile. Intr. § 19, 21 et 22.

2. Guna et karman, Intr. § 22.

3. Trivartman que suit l’âme transmigrante ; ce sont les trois sphères de renaissance : divine, humaine, animale.

– 70 —

8. De la dimension du pouce, d’aspect comparable au soleil, pourvu d’imagination et d’individualité, il apparaît autre encore grâce aux modes de la buddhi 1 et du Soi, il a la taille d’une pointe d’alène.

1. De la racine budh : s’éveiller, désigne à la fois l’intelligence et. la décision.

9. Si on partage en cent la pointe d’un crin et à nouveau ce centième en cent, telle est l’âme individuelle 1, qu’on le sache et cependant elle participe à l’infinitude.

1. Jîva commence à prendre le sens d’âme individuelle. Intr. § 23.

10. Elle n’est ni femme, ni homme, ni neutre non plus; quel que soit le corps qu’elle revêt, elle y est à l’abri.

11. C’est par les illusions de l’imagination, du toucher et de la vue que le Soi naît et se développe par la nourriture, la boisson et la pluie. L’âme individuelle assume successivement des formes en harmonie avec ses actes, dans les diverses conditions.

12. L’âme individuelle se couvre de formes multiples 1, grossières et subtiles, selon ses modes. Par les modes de l’acte et les modes du Soi, il apparaît une autre incitation 2 à s’unir avec ces (formes).

1. L’âme se couvre illusoirement des formes de pradhâna.

2. Hetu ; le magicien qui lance son filet est cause efficiente de l’union à ces formes. Intr. § 22.

13. Celui qui est sans commencement ni fin, au milieu du chaos, le créateur de l’univers aux formes multiples, lui qui embrasse à lui seul (la totalité des choses) : quand on l’a reconnu comme étant le dieu, on est délivré de tous liens.

14. Siva qui se laisse prendre dans le devenir 1, qui s’appelle «celui qui est sans nid», créateur du devenir et du non-devenir, le dieu qui a façonné la création et ses parties, ceux qui le réalisent ont renoncé à leur corps.

1. Ou par le sentiment (bhâva).

CHAPITRE VI

1. Certains sages disent que (la cause du monde) c’est la nature et d’autres disent : le temps 1. Ils se trompent, c’est la puissance de Dieu qui fait en ce monde tourner la roue du brahman.

1. Intr. § 35 et 36.

2. Enveloppant éternellement le monde, il est le connaisseur, le créateur du temps, il porte les modes (de la matière), il est omniscient; régie par lui se déploie l’œuvre qui est à concevoir comme terre, eau, feu, air, espace.

3. Après avoir créé cette œuvre et s’en être détourné à nouveau, il s’unit aux principes (de la matière) à raison d’un (principe) de deux, de trois ou de huit, au moyen du temps, ainsi que des modes subtils du Soi 1.

1. À l’absorption finale du monde en dieu, ou à la délivrance, selon une dialectique ascendante, l’âme s’élève jusqu’à la réalité suprême, au moyen de 1 principe, la nature ; de 2, l’évolué et l’inévolué ; de 3, les modes ; de 8, les matrices (yoni), puis au moyen du temps et des modes de l’âtman Intr. § 21.

– 72 —

4. Ayant entrepris des actes 1 associés aux modes, il répartit toutes les existences; en leur absence l’œuvre accomplie disparaît 2; dans l’anéantissement de l’œuvre, il demeure, lui qui est essentiellement autre qu’elle.

1. Karman : facteur de l’existence.

2. Délivrance atteinte par épuisement du karman. Intr. § 32.

5. Il est l’origine, la cause de l’union 1 (de l’âme au monde), il est au-delà du triple temps et conçu aussi comme indivis. Honorons ce dieu omniforme, devenir accompli, le dieu antique et adorable, qui demeure dans notre propre cœur 2.

1. Cause de l’apparence extérieure de l’union, Intr. § 22.

2. Citta : cœur et pensée.

6. Il 1 est plus haut, il est autre que l’arbre (du monde), que le temps et les formes, c’est à partir de lui que se déploie toute cette diversité. Véhicule de la Loi, il rejette le mal. Connaissons-le comme le maître de la prospérité, qui a le Soi pour assises, immortel, universelle ordonnance.

1. Le dieu chanté dans les strophes suivantes. Intr. § 29.

7. Celui qui est le souverain suprême des souverains, la divinité suprême des divinités, le maître suprême des maîtres d’au-delà. Puissions-nous connaître le dieu adorable qui régit l’univers!

8. En lui on ne connaît ni effet, ni organe, nul n’est égal à lui, ni supérieur à lui, son pouvoir suprême (nous) est révélé comme divers, innée est l’activité de son intelligence et de sa force.

9. Nul n’est son maître, nul n’est son dominateur sur terre, il est sans marques distinctives. Il est la cause, le souverain qui régit les organes; nul ne l’a engendré, nul n’a souveraineté sur lui.

10. Dieu unique qui pareil à l’araignée s’enveloppe lui-même des fils issus de la matière primordiale. Puisse-t-il nous accorder d’accéder au brahman!

11. Dieu unique caché dans tous les êtres, qui pénètre tout, le Soi intérieur de toutes les créatures, le surveillant des actions, celui qui siège dans tous les êtres, le témoin, le gardien 1, l’absolu exempt de modes.

4. Lire cettâ.

12. Seul dominateur des nombreuses (âmes) inactives 1, il rend multiple l’unique germe 2. Les sages qui le perçoivent siégeant en leur Soi ont le bonheur éternel, non les autres.

1. Analogue au dualisme du Sâmkhya qui oppose l’unité de la matière à la multiplicité des âmes qui sont par essence inactives. Intr. § 17.

2. Pradhâna qui évolue.

13. Éternel d’entre les éternels, spirituel d’entre les spirituels, qui exauce seul les désirs de maintes âmes, celui qui l’a reconnu comme la cause (du monde) accessible par le Sâmkhya et le Yoga est délivré de tous liens..

1. Intr. § 27.

14, Là où le soleil ne brille pas, ni la lune, ni les étoiles, ces éclairs ne brillent pas et moins encore ce feu; lorsqu’il brille, tout brille après lui, ce monde entier resplendit de sa splendeur.

45. Cygne unique, (le Soi) au milieu de cet univers, il est le feu qui a pénétré dans l’océan. Quand on l’a reconnu, on passe outre la mort, il n’existe pas d’autre voie qui y mène.

16. Créateur de tout, omniscient, matrice du Soi, conscient, auteur du temps, doué des modes, celui qui sait tout, il est le maître de la matière et de l’âme individuelle 1; le Seigneur des modes est l’incitation à se libérer du monde de la transmigration et la prison (qu’en est) le séjour.

1. Ksetrajña : le connaisseur du champ ; l’âme sous son aspect individuel ; terme ancien qui sera remplacé dans les Sâmkhyakârikâ par purusa. Intr. § 23.

17. Fait 1 de «cela», immortel, conscient, omniprésent, le protecteur de l’univers, ayant son achèvement en le Seigneur, c’est lui qui domine constamment ce monde. On ne connaît pas d’autre cause à la souveraineté.

1. Âme qui, ayant recouvré son identité au dieu suprême, est absolue.

18. Celui qui à l’origine créa Brahman et lui impartit les Veda, c’est à ce dieu, resplendissant par sa propre intelligence 1, que moi aspirant à la délivrance, je demande refuge.

1. ou qui se fait connaître par sa propre grâce ? Intr. § 30, 34.

19. Indivis, inactif, paisible, irréprochable, sans souillure, le pont suprême vers l’immortalité, semblable à un feu qui a consumé son combustible.

20. Lorsque les hommes rouleront l’espace comme une peau 1, alors la douleur prendra fin sans qu’on ait discerné Siva 2.

1. Quand l’impossible deviendra possible i.-e. jamais.

2. Vijñâna, la connaissance discriminatrice de Siva est donc la condition sine qua non de la délivrance. Intr. § 41.

21. Par le pouvoir de son austérité et par la grâce du dieu, en vérité le sage Svetâsvatara a ainsi révélé comme il convient le brahman à ceux qui ont franchi les âsrama, la purification suprême agréée par l’assemblée des voyants.

1. Les 4 stades de la vie indienne. Intr. § 4 et 35.

22. Le suprême mystère énoncé dans le Vedanta, qui a été déclaré dans les temps reculés, ne doit pas être conféré à qui n’est pas apaisé, à qui n’a pas de fils ou d’élève.

23. Celui qui a pour le dieu la plus haute dévotion et pour son maître pareillement au dieu : c’est pour lui que s’illuminent les doctrines ici exposées, pour lui le magnanime 1.

1. Mahâtman.



Mundaka Up.

Introduction

La Mundaka Upanisad11 appartient à l’Atharvaveda et à l’école de Saunaka. On y a relevé quelques concordances avec l’hymne de l’Atharvaveda X. 7 à Skambha. Il est probable que le texte de l’Upanisad a été l’objet de maintes additions et interpolations. Tel qu’il est actuellement, on peut le considérer comme l’une des sources de la Bhagavad Gîtà. Il a été commenté plusieurs fois, notamment par Sankara.

Le titre semble signifier qu’il s’agit de l’Upanisad des « hommes à la tête rasée » et l’on a rapproché cette donnée de la mention finale (III. 2, 10) du « vœu de la tête ». On peut supposer, de ce fait, que ce traité aurait été composé par un ancien ordre d’ascètes qui se rasaient la tête. Ou bien, si on en compare le titre avec celui de la Ksurikâ-Upanisad « l’Upansad du rasoir », on peut penser qu’il y est fait allusion à la libération de l’esprit. Par l’effet de l’Upanisad, l’erreur est rasée.

Cette Upanisad admet la valeur du ritualisme (I. 2, 1 et 2), mais enseigne qu’il ne suffit pas pour assurer un salut définitif. Le sage doit accéder à la connaissance du Brahman par la connaissance du purusa (forme cosmique du brahman), et de l’âtman (forme du brahman dans l’homme). Cette connaissance l’identifiera au brahman et le portera au-delà du cycle des renaissances (III. 2, 9).

Le traité est écrit en vers : 10 vers d’anustubh, 50 de Iristubh (avec, d’ailleurs, beaucoup d’irrégularités), et 4 paragraphes en mètre non identifiable.

On a noté des coïncidences de pensée et de forme avec des textes bouddhiques et surtout jaïna.

Cette Upanisad est relativement récente, postérieure en tout cas à la Chândogya Upanisad. La doctrine de la transmigration et du karman y apparaissent toutes constituées. Le mot vedanta y est mentionné.

[Sommaire omis]



Mundaka

I, 1

1. OM. Brahman * prit forme le premier parmi les dieux. Auteur de l’univers, gardien du monde, il exposa à Atharva** son fils aîné la science du brahman***, fondement de toutes les sciences.

*Le Démiurge (masc.).

**Désigné plus loin sous le nom d’Atharvan.

***L’Être absolu (neutre).

2. Cette science du brahman que Brahman énonça pour Atharvan*, Atharvan jadis la transmit à Angir*, qui l’exposa à Bhâradvâja Satyavâha*, et Bhâradvâja Satyavâha à Angiras* (sous ses deux aspects) supérieur et inférieur.

*Rsi védiques.

3. Saunaka, grand maître de maison, s’étant approché d’Angiras selon les règles, l’interrogea : «Qu’est-ce donc, vénérable, qui, une fois connu, fait connaître tout ce qui existe?»*

*Cf. Brhad-Aranyaka Upanisad, 11,4, 5 (fin).

4. Il lui répondit : «Deux sciences sont à connaître, voilà ce que les connaisseurs du brahman ont coutume de dire*; l’une est supérieure et l’autre inférieure.»

*Cf. Maitr. Up., VI.22.

5. L’inférieure est le Rgveda*, le Yajurveda**, le Sâmaveda***, l’Atharvaveda***, la Phonétique, le Rituel, la Grammaire, l’Étymologie, la Métrique, l’Astronomie***** ; et la science supérieure est celle par laquelle on atteint l’Impérissable.

*Recueil d’hymnes sacrés.

**Recueil de formules sacrificielles.

***Recueil de chants liturgiques.

****Recueil de charmes et d’incantations magiques.

*****L’Édition *Anandâsrama n° 62, Poona, 1832 de l’ère Sâlivâhana porte en outre : itihâsa-purâna-nyâya-mimâmsâ-dharmasâstrâni : les contes et légendes, la logique, l’herméneutique, les traités de Droit.

Cette liste constitue une des plus anciennes énumérations connues des Vedânga ou « membres du Veda ».





6. Ce qui est invisible, insaisissable, sans famille ni caste, sans yeux ni oreilles, sans mains ni pieds, permanent, omnipénétrant, omniprésent, tout subtil, inaltérable *, c’est cela que les sages considèrent comme la matrice de tout ce qui existe**.

*Cf. B. Â. Up., 111,8, 8.

**Ici l’édition Anandâsrama, n° 62 (citée ci-dessus à la note 5) ajoute un vers supplémentaire :



[sanskrit omis]



Rien ne lui est supérieur, rien n’est autre que lui.

Personne de plus subtil ni de plus ancien que lui.

Comme un arbre dressé dans le ciel il se tient, seul.

C’est par l’Être que tout est rempli.

7. De même que l’araignée émet et résorbe (son fil), de même que les plantes naissent de la terre, les poils et les cheveux de l’homme vivant, de même ici-bas tout naît de l’Impérissable.

8. Par l’ascèse, le brahman se construit, de là provient la nourriture*, de la nourriture le souffle vital, l’intellect. le réel, les mondes, et ce qu’il y a d’immortel dans les actes.

*Cf. Taitt. Up., III.1 et 2.

9. C’est de celui qui connaît tout, qui sait tout, dont l’ascèse est connaissance, que naît, ce brahman : nom, forme * et nourriture**.

*nâmarûpa : le nom et la forme constituent en philosophie indienne un couple qui désigne l’être distinct, l’individualité, susceptible de recevoir une appellation.

**La nourriture représente ce qui peut permettre à l’individualité de s’accroître.

I, 2.

1. Voici la vérité : les œuvres que les poètes voyaient dans les vers sacrés ont été tendues de bien des manières dans les trois feux*. Vous qui aimez le réel, exécutez-les constamment. Telle est la voie vers le domaine de l’œuvre bien faite**.

*Les trois feux rituels : gârhapatya ; âhavanîya et daksinâgni. Les actes rituels aux trois feux ont été exécutés fidèlement d’âge en âge et selon les prescriptions du Veda.

**Cf. Prasna Upanisad, V. 3.

2. Quand vacille la flamme, une fois allumé le feu porteur d’offrandes, on doit placer les oblations entre deux portions de beurre clarifié.

3. Celui qui fait l’Oblation au feu sans les rites de la nouvelle et de la pleine lune, des quatre mois, des prémices, ou de l’hospitalité, ou qui ne l’offre pas, ou l’offre sans l’hommage à Tous-les-Dieux, ou sans (conformité à la) règle*, pour celui-là (ce manquement rituel) détruit les mondes jusqu’au septième.

*Variante : l’édit. Ànandâsrama n° 62 (cf. ci-dessus note 1 à 1,1, 6) ajoute : asraddhayam : sans foi.

4. La Noire, la Béante, Celle qui est rapide comme la pensée; la Toute-rouge et la Toute-couleur-de-fumée, l’Etincelante et la Divine-à-tous-les-éclats, voilà les sept langues vacillantes (du feu)*,

« Cf. Rgveda, I.146, 1.

5. Celui qui procède (au rite) tandis que ces flammes étincellent, et qui reçoit les oblations en temps voulu, elles le conduisent, devenues rayons du soleil, là où est le Maître des Dieux, l’unique résidence.

6. Lui disant : «Viens, viens», les offrandes ardentes entraînent ce sacrifiant par les rayons du soleil, lui adressant une parole agréable, le louant : «Voilà pour vous ce monde du brahman, le monde pur et parfait.»

7. En vérité, ce sont de frêles esquifs que ces 18* formes

* 18 est un chiffre habituel aux énumérations de choses sacrées. Il faut entendre : toutes les formes du sacrifice.

– 10 —

du sacrifice en lesquelles est formulée l’œuvre inférieure**. Les fous qui le saluent comme étant le meilleur entrent à nouveau dans la vieillesse et dans la mort***.

** L’acte rituel.

***Allusion à la doctrine de la réincarnation.

8. Ils se meuvent en pleine ignorance, eux qui se croient sages et savants; ils se heurtent violemment eux-mêmes; ils tournent en cercle, les insensés, comme des aveugles conduits par un aveugle*.

*Cf. Kâth. Up., II.5 et Maitr. Up., VII.9.

9. Se mouvant de bien des manières dans l’ignorance, ces insensés, ils pensent : «nous avons atteint notre but». Engagés qu’ils sont dans les actes, ce qu’ils ne reconnaissent pas, par l’effet de leur passion, les accable. Les mondes s’épuisent pour eux, ils déchoient.

10. S’imaginant que les sacrifices et les donations sont ce qu’il faut préférer, ces égarés, ils ne connaissent rien de mieux. Après avoir joui* du fruit de leurs œuvres bien faites dans la voûte céleste**, ils entrent dans ce monde-ci ou dans un monde plus bas encore***.

*Cf. B. À. Up., 111,8, 10.

**Cf. note 2, page 120, Senart Chândogya Upanisad, Édit. des Belles-Lettres, Paris, 1934.

***Insuffisance des actes rituels pour assurer un salut définitif. Cf. Pr. Up., 1,9.

11. En vérité, ceux qui dans la forêt vivent dans l’ascèse et la foi, apaisés, savants, vivant d’aumônes, exempts de passions, vont par la porte du soleil* là où est, immortel, l’Etre, l’âme inaltérable**.

*Cf. Pr. Up., I.10.

**Cf. B. A. Up., VI.2, 15 et Chând. Up., V.10, 1 et 2.

12. Le brahmane qui considère les mondes construits par l’acte devrait se désespérer : du créé ne peut sortir l’incréé. Pour le* connaître, il n’a qu’à aller, une bûche à la main** vers un maître versé dans le Veda, voué au brahman* * *.

*L’incréé.

**C’est-à-dire comme fait un disciple.

***Cf. Chând. Up., VIII.13.

13. Il s’approche de lui l’esprit totalement apaisé, plein de calme, et le Maître lui expose exactement cette science du brahman, en sorte qu’il connaisse l’Etre impérissable, le Vrai.

II, 1

1. Voilà la vérité. De même que d’un feu flambant*, jaillissent par milliers des étincelles de même nature, de même, mon cher, de l’Impérissable naissent les êtres divers, et c’est en Lui aussi qu’ils retournent.

*Cf. B. A. Up., 11,3, 5 et 111,8, 8 ; Mund. Up., Ll, 6.

2. Céleste, en vérité, incorporel est l’Être. Il contient tout ce qui est extérieur et intérieur. Il est non-engendré. Il est sans souffle, sans intellect. Il est pur. Il est au-delà de l’Impérissable qui est au-delà (de tout).

3. De Lui naît le souffle vital, l’intellect, et tous les organes des sens; le vide, le vent, la lumière, l’eau et la terre support de tout.

4. Le feu est sa tête, la lune et le soleil ses yeux, les points cardinaux ses oreilles, et sa parole les Veda révélés. Le vent est son souffle, tout l’univers est son cœur. La terre provient de ses pieds, il est, de tous les êtres, l’âme intérieure*.

*Cf. Kâth. Up., V.9-12 et Rgveda, X.90, 14 (L. Renou : Hymnes et Prières du Veda, Adrien Maisonneuve, 1938).

5. De lui vient le feu, les bûches en sont le soleil*. La pluie** vient de la lune, (de la pluie) les plantes qui sont sur la terre. Le mâle émet la semence*** dans la femelle. Les multiples créatures émanent de l’Être****.

*Cf. Chând. Up., V.4, 1.

**CL Chând. Up., V.5, 2.

***Cf. Chând. Up., V.8, 2.

****Cette stance résume ce qui est exprimé plus longuement dans Chând. Up., V, sections 3 à 10.

– 12 —

6. De lui viennent* les vers du Rgveda, les mélodies du SamaVeda, les formules du Yajurveda, la consécration, les sacrifices, toutes les cérémonies et les honoraires rituels; l’année et le sacrifiant, les mondes qu’éclairent la lune** et le soleil.

*Rgveda, X.90, 9 (cf. Renou, op. cit.).

**Monde des Pères et monde des dieux. Cf. Pr. Up., 1,9 et 10 ; Chând. Up., V.10 et B. A. Up., 111,8, 9.

7. Par lui ont été engendrés de diverses manières les dieux, les génies, les hommes, le bétail, les oiseaux; le souffle de devant et le souffle d’en-bas, riz et orge, l’ascèse, la foi, l’exactitude, la discipline brahmanique* et la règle.

*Cf. Rgveda, X.90, 7-10 et la suite (Renou, op. cit.) et Ath. vela, XI.4, 13.

8. De lui proviennent les sept souffles*, les sept flammes**, les (sept) bûches, les sept oblations, ces sept mondes-ci dans lesquels circulent les souffles* siégeant dans le for intérieur, disposés sept par sept.

*Cf. Dr Jean Filliozat : Revue philosophique, nov.-déc. 1933, pp. 410-429.

**Les sept flammes des sacrifices réguliers : cf. ci-dessus, 1,2, 4 et Pr. Up., 111,5 (la fin).

9. De lui (proviennent) tous les océans et les montagnes. De lui coulent les rivières de toutes formes. De lui (proviennent) toutes les plantes et le suc. C’est lui qui se tient avec les êtres comme une âme intérieure*.

*Cf. B. A. Up., 111,8, 9.

10. L’Etre est tout cela* : acte, ascèse, brahman, immortalité suprême. Celui qui le sait localisé dans le for intérieur, celui-là tranche ici-bas le nœud de l’ignorance, mon cher.

*Cf. Rgveda, X.90, 2 (Renou, op. cit.) :

II, 2.

1. Le Grand Séjour s’est rendu manifeste, qui porte le nom de Voie Secrète. C’est sur lui qu’est fixé tout ce qui se meut, respire et cligne*. Sachez qu’il est plus délectable que le réel et l’irréel, plus haut que la connaissance. Il est ce qu’il y a de meilleur pour les créatures.

*Cf. Rgveda, X.121, 3 (Renou, op. cit.) et Svet. Up., IV. 18.

2. Ce qui est brillant et plus subtil que le subtil, ce sur quoi reposent les mondes et les habitants des mondes : voilà le brahman impérissable. Il est le souffle; il est la parole, l’esprit; il est le réel, l’immortel. Sache, mon cher, que c’est là la cible à atteindre.

3. Ayant pris pour arc la grande arme des Upanisad, qu’il y dispose la flèche aiguisée par l’hommage et qu’il le bande au moyen de son esprit qui a atteint l’Entité. Sache, mon cher, que c’est là la cible à atteindre.

4. La syllabe OM est l’arc, l’âtman est la flèche, le brahman c’est la cible, enseigne-t-on. Il faut l’atteindre sans se laisser distraire*. Il faut se rendre semblable à la flèche.

*Cf. Kât. h. Up., VI.11.

5. Celui en qui sont tissés le ciel et la terre, l’espace intermédiaire *, l’esprit avec tous les souffles, connaissez-le cet âtman unique**; laissez aller tous autres discours! C’est lui le pont vers l’immortalité***.

*B. A. Up., 111,8, 7 et la suite.

**B. A. Up., IV.4, 20.

***Svet. Up., VI.19.

6. Les vaisseaux sont assujettis sur lui comme les rayons au moyeu du char, c’est lui qui se meut à l’intérieur, se manifestant de bien des manières. Méditez l’âtman sous la forme de OM. Salut soit à vous pour passer par delà les ténèbres*!

*Chând. Up., VII.26, 2.

7. Celui qui connaît tout, qui sait tout, c’est lui dont la grandeur est sur la terre. Cet âtman siège au firmament dans la citadelle céleste de Brahman.

8. Il est fait de pensée. Il conduit les souffles* et le corps. Il siège dans la nourriture. Il se concentre au cœur**.

– 14 —

Les sages le retrouvent grâce à la connaissance, lui qui resplendit, image de la félicité, immortel.

*Cf. ci-dessus, II.1, 8, note 1.

**Chând. Up., III.12, 7-9 et VIII.1, 1.

9. Le nœud du cœur est délié*, tous les doutes sont résolus, et les (conséquences des) actes sont épuisées quand celui-ci a été vu (sous ses deux aspects) supérieur et inférieur**.

*Chând. Up., VII.26, 2 et Kâth. Up., VI, 15.

**B. A. Up., IV.4, 22.

10. Dans l’enveloppe d’or* est le brahman* *; pur, indivis, il est splendide. Il est la lumière des lumières***, lui que connaissent les connaisseurs de l’âtman.

*Variante : pure (Râmânuja).

**B. A. Up., V.15.

***B. A. Up., IV.4, 16.

11. En lui le soleil ne luit pas, ni la lune, ni les étoiles. Les éclairs n’y luisent pas. A plus forte raison ce feu. Il luit, et tout luit à sa suite. Par sa lueur, tout ce qui existe luit*.

*Cf. Kâth. Up., V.15 et Svet. Up., VI.14 et Bhag. Gîtâ, XV.6.

12. C’est le brahman immortel. Le brahman est étendu à l’Est, à l’Ouest le brahman, au Sud, au Nord, en bas et en haut. C’est le brahman qui est tout*, il est le meilleur.

*Chând. Up., VII.25, 1.

III, 1.

1. Deux oiseaux*, compagnons unis l’un à l’autre, sont agrippés à un même arbre. L’un d’eux mange une figue savoureuse; l’autre, sans manger, regarde intensément*.

*Rgveda, 1 164, 20 ; Svet. Up., IV.6 et la suite ; Kâth. Up., III,1.

2. Dans le même arbre, l’Homme s’est enfoncé. Il souffre de la perte de sa souveraineté, égaré. Lorsqu’il voit l’autre, le Souverain, satisfait, avec sa majesté, alors sa peine est abolie*.

*Svet. Up., IV.7.

3. Lorsque le voyant voit celui qui a la couleur de l’or le créateur, le Seigneur, l’Être, matrice du brahman, alors en sa sagesse, secouant le bien et le mal*, sans tache, il accède à l’identité suprême**.

*Chând. Up., VIII.13.

*Maitr. Up., VI.18.

4. C’est le souffle vital qui resplendit à travers tous les êtres vivants. Celui qui le comprend, qui le sait, cesse de disserter davantage*. Celui qui se joue en l’âtman, qui se complaît en l’âtman, et qui pratique le rite, celui-là est le meilleur parmi ceux qui connaissent le brahman.

*Cf. Chând. Up., VII.15, 4 (collect. Senart, page 101, note 1).

5. Cet âtman se laisse appréhender par la vérité, par l’austérité, par la connaissance correcte, par une constante discipline brahmanique*. Il est à l’intérieur du corps, fait de lumière**, pur. C’est lui que voient les ascètes quand leurs fautes sont épuisées.

*Chând. Up., 11,23, 1 et 2.

**B. Â. Up., IV.3, 7.

6. La vérité seule vainc, non l’erreur. Par la vérité s’étend le chemin qui mène aux dieux*, (chemin) par où les voyants aux désirs comblés vont à ce réceptacle suprême de la vérité.

*B. A. Up., VI.2, 15.

7. Cela est grand et divin, inconcevable dans sa forme, plus subtil que le subtil, cela resplendit; plus lointain que le lointain, c’est ici, tout près. Chez ceux qui le voient, il est ici même, caché dans leur for intérieur*.

*Cf. Isâ Up., 5 et Bhag. Gîtà, XI11.15 dans lesquelles on trouve les mêmes idées sous d’autres mots.

8. Ce n’est pas par l’œil qu’on le saisit, ni même par la parole, ni par les autres divinités*, ou par l’ascèse, ou par l’acte rituel. Par la grâce de la connaissance, l’être purifié, en se livrant à la contemplation, le voit, indivis.**.

*Entendez les sens et tout ce qui régit le corps, parce que ce sont des « puissances ».

**Cf. Kâth. Up., VI.12.

—16 —

9. Cet âtman subtil, il faut le connaître par l’esprit; en lui le souffle est entré sous ses cinq formes. Toute la pensée des créatures est tissée par les souffles. Une fois qu’il est purifié, cet âtman s’y manifeste.

10. Quelque monde qu’il imagine par l’esprit et quelques désirs qu’il conçoive, l’être purifié conquiert ce monde et ces désirs*. Celui qui désire le bien-être doit honorer le connaisseur de l’âtman.

*Cf. B. A. Up., 1,4, 15 et Chând. Up., VIII.2, 10.

III, 2.

1. Il connaît ce séjour suprême du brahman* en qui tout repose et brille, pur. Les sages qui, sans désirs, adorent l’Etre passent au-delà de la semence**.

*Chând. Up., VIII.1, 1 et la suite.

**Ils ne renaissent pas. Si on lit asukram : ils passent au-delà de l’impur.

2. Celui qui, dans sa pensée, désire des désirs, par ses désirs il renaît çà et là; mais pour celui dont les désirs sont comblés et l’âtman accompli, tous les désirs ici-bas se dissolvent*.

*B. A. Up., IV.4, 6.

3. Non, cet âtman ne peut être appréhendé par la doctrine, ni par le sacrifice, ni par beaucoup de leçons. L’appréhende seul celui qu’il élit : c’est ce âtman qui lui révèle sa propre nature*.

*Kâth. Up., 11.23.

4. Cet âtman ne peut être appréhendé par l’homme manquant de force, ni par la distraction, ou même par une ascèse inadéquate. Mais celui qui s’efforce par ces moyens*, s’il est sage, son âtman entre dans la demeure du brahman.

*Kâth. Up., VI.10 et 11 et Chând. Up., VIII.1, 1.

5. Les voyants l’ayant atteint pleinement, satisfaits de cette connaissance, l’âtman accompli, les passions calmées, les sens apaisés, ayant atteint partout celui qui va partout, sages, l’esprit ajusté, pénètrent le Tout*.

*Svet. Up., VII.12 et Chând. Up., VIII.13.

6. Les ascètes dont le but bien déterminé est la connaissance du Vedânta, qui, s’attelant au renoncement, sont des êtres purs, ceux-là dans les mondes de Brahman, au moment suprême, surmontant la mort, sont tous délivrés*.

*Chând. Up., VII.26, 2; Kaiv. Up., 3; Svet. Up., VI.22 et Tant. Ar., X.12, 13.

7. Les quinze parties* s’en vont à leurs bases et tous les dieux** à leurs divinités correspondantes; les actes et l’âtman fait de connaissance***, tous s’unifient dans le principe suprême, inaltérable****

*Cf. Pr. Up., V1.1.

**Cf. note ci-dessus à III.1, 8.

***Pr. Up., VI.4.

****Ct. Taitt. Up., 11.4.

8. Comme les rivières qui coulent disparaissent dans l’océan*, perdant nom et forme, de même celui qui sait, affranchi du nom et de la forme, accède à l’Etre divin, plus haut que ce qu’il y a de haut.

*Pr. Up., VI.5.

9. Qui connaît ce suprême brahman devient lui-même le brahman. Nul dans sa race n’ignore le brahman*. Il passe outre la souffrance. Il passe outre le mal. Délivré des nœuds intérieurs**, il devient immortel.

*Chând. Up., VII.1, 3.

**Chând. Up., VII.26, 2.

10. Ceci a été exprimé par un vers sacré :

Ceux qui se livrent aux pratiques, qui savent (la science sacrée), qui sont voués au brahman, qui s’immolent eux-mêmes au Voyant unique, pleins de foi, c’est à ceux d’entre eux qui observent selon la règle le Vœu de la tête qu’on doit enseigner cette science du brahman*.

*Svet. Up., VI.16.

11. Telle est la vérité qu’a proclamée le voyant Angiras*. Qui n’observe pas le vœu ne l’apprend pas. Hommage aux suprêmes voyants! Hommage aux suprêmes voyants!

*Cf. ci-dessus I.1, 3.





BHAGAVAD GÎTA

Introduction

Ce texte court le plus influent de l’Inde est repris ici intégralement12. Il répond indirectement au mal auquel on est parfois conduit à participer activement.

Je reprends une partie de sa présentation par Anne-Marie Esnoul, mais j’omet ses explications attachées à chaque chant. Elles sont remplacées par des extraits du Dnyâneshwarî, l’œuvre du fondateur de la littérature mahrate DYANDEV, commentaire de tous les versets de la GITÂ. Ce commentaire, qui prend place reconnue parmi la bonne centaine qui ont traversé les siècles, demeure lu de nos jours. DYANDEV succède ici à VASUGUPTA pour respecter l’ordre chronologique.

“[…] Mille sujets de peine et cent sujets de joie envahissent chaque jour l’ignorant, non l’homme instruit. Ainsi, tour à tour, les choses agréables et les désagréables, les joies et les peines vont tournant parmi les vivants.

Seule, en vérité, la douleur existe ; c’est pourquoi on n’obtient pas le bonheur. La douleur naît de cette affliction qu’est l’avidité et le bonheur naît de cette affliction qu’est la douleur.

Le bonheur s’achève en douleur et la douleur suit immédiatement la douleur ; on n’atteint ni bonheur durable ni douleur durable, car parfois le bonheur lui-même se termine en douleur et le bonheur vient de la douleur. C’est pourquoi celui qui désire un bonheur permanent doit abandonner le couple bonheur-douleur.

La douleur prend naissance dans la fin du bonheur, le bonheur prend naissance dans la fin de la douleur ; ce qui en est la cause excessivement cruelle, peine morale ou physique, ou bien l’effort qui en est la racine, il faut les abandonner même si c’est un membre [du corps]. Que ce soit bonheur ou malheur qu’on atteigne, que ce soit agréable ou désagréable, il faudrait accepter de l’atteindre d’un cœur impassible.

Au premier paragraphe, retenir l’expression le suprême ordonnateur qui évoque l’idée de rta, « l’organisé », « l’agencé », sous-jacente à celle du temps. Très vite s’y adjoint celle de rtu (dérivé de la même racine R, « articuler » désignant les saisons et qui marque l’insistance sur le retour obligatoire des phénomènes dans le cycle de l’année. Nul pays n’est plus sensible que l’Inde à la régularité d’un tel rythme : la mousson y conditionne l’existence au sens fort du terme. Cette périodicité par ailleurs conduit à la théorie de l’alternance des époques de création et de dissolution, assimilées au jour et à la nuit de Brahmâ.

Dans le rappel du personnage de Senajit on voit apparaître la doctrine énoncée dans la Bhagavad Gitâ : on ne tue pas, on n’est pas tué ; naissance et mort sont inscrites au livre du destin et ceux qui les infligent ou les supportent ne sont que les agents inconscients de ce destin.

Enfin la note pessimiste s’accentue à la manière des upanisad et de l’enseignement bouddhiste : en dernière analyse, seule la douleur existe ; ainsi est ouverte la porte à cette quête de la délivrance qui tient une place si importante dans la spéculation indienne.

4. Bhagavad Gitâ13

Dans l’immense ensemble du Mahâbhârata, la Bhagavad Gitâ, « Chant du bienheureux Seigneur », occupe une place à part ; elle est un de ces morceaux spéculatifs imbriqués dans le poème, mais par sa composition et son inspiration elle forme un tout autonome.

Les premiers livres de l’épopée étaient consacrés aux causes lointaines, puis plus proches du conflit ; la Gitâ se situe au moment où le combat va commencer. Poème dialogué de sept cents vers, elle comprend dix-huit chants correspondants aux chapitres XXV à XLII du livre VI du Mahâbhârata, dit Livre de Bhisma.

Comme les autres textes de l’Antiquité indienne, celui-ci n’a probablement pas été composé d’un seul jet. On conteste même qu’il ait été conçu à l’origine pour faire partie de la grande épopée. Le titre qu’on lui donne fréquemment, Bhagavadgitopanisad, et la ressemblance qu’il présente avec les formes upanisadiques a fait se demander s’il ne s’agissait pas primitivement d’un upanisad, fait à la façon des autres de fragments rapportés et qui aurait, clans la perspective des sectes qui s’établissaient alors, diffusé l’enseignement de certains cercles krsnaïte.

Les répétitions, les thèmes qui s’entrecroisent, l’entremêlement des doctrines sâmkhya et vedântines nous ramènent, en effet, en pleine atmosphère upanisadique. On a discuté pour savoir quelles parties pouvaient être considérées comme anciennes, lesquelles auraient été rajoutées par la suite. On a exagéré dans ce découpage, pas plus possible à effectuer de façon sûre que celui des upanisad elles-mêmes. On a été jusqu’à prétendre que le texte initial s’arrêterait au vers 38 du chant II. En fait, il n’existe aucun moyen de prouver quoi que ce soit de précis à ce sujet. Le texte n’est pas homogène, il trahit des influences diverses ; il a dû, à l’origine, être beaucoup moins long : on ne peut guère affirmer davantage.

Sur ses dates non plus, on ne peut rien avancer de certain : la composition de l’ensemble épique dont la Gitâ fait partie s’étend sur six à sept siècles. Il semble néanmoins qu’en ce qui la concerne on puisse refermer un peu cet éventail. Son enseignement rappelle celui de certaines upanisad, comme la Katha — qui n’est pas tellement récente — mais surtout il présente de grandes analogies avec celui de la Svetâsvatara : on peut penser que la composition de cette dernière se serait étagée vers les mêmes temps et correspondrait peut-être au développement des cultes sectaires aux IIe ou ler siècles avant notre ère.

Le terme de « culte sectaire » ne doit pas induire en erreur : il s’agit en gros de l’établissement et de l’épanouissement de sectes rendant un culte fait d’adoration (bhakti) à une divinité, souvent d’origine très localisée, mais assimilée à l’une des deux grandes figures de l’hindouisme : Visnu ou Siva.

Plus importante que son origine est la place que la Gitâ tient dans toute la pensée de l’Inde, l’extraordinaire diffusion qu’elle a connue.

Sauf dans certains milieux sivaïtes, tous les courants religieux brahmaniques l’ont acceptée comme un Livre saint à l’égal des Veda et des upanisad ; on l’a intégrée à la Révélation (sruti), alors que le reste du Mahâbhârata fait seulement partie de la Tradition (smrti).

Par suite de cette position privilégiée, elle a servi de thème à de nombreux commentaires. Les plus grands philosophes s’y sont attachés : Sankara lui-même, que ses doctrines monistes auraient pu écarter d’un texte aussi manifestement piétiste. Plus tard — et toujours dans la ligne vedântine — Râmânuja (XIe siècle) et Madhya (XlVe siècle) sont beaucoup plus évidemment dans la perspective de la Gitâ. Par ailleurs — et pour ne citer que les plus grands — Abhinavagupta (XIe siècle), brâhmane sivaïte du Kagmir en a fait un commentaire sous le nom de Bhagavadgitârthasamgraha, « Recueil des sujets traités dans la Bhagavad Gitâ ».

Quant au texte lui-même, il se présente sous forme d’un dialogue rapporté par un tiers dans le cadre d’un autre dialogue. Le procédé existe déjà dans les upanisad, il est la règle dans tous les textes épiques. Le récit-cadre présente Sañjaya, conducteur du char du roi Dhrtarâstra, rendant compte à celui-ci de la préparation du combat et rapportant fidèlement cet interlude : le dialogue tenu entre le troisième des princes Pândava, Arjuna, « l’Archer », fils légalement de Pându, mais réellement du dieu Indra, et Krsna, son conducteur de char (sûta) et son parent. Les sûta étaient très souvent non seulement des guerriers, mais des bardes ; donc, au début, les réponses avisées de Krsna à Arjuna pris de scrupules en présence d’adversaires qui sont tous ses proches ou ses amis ne dépassent pas le cadre normal des coutumes du temps. Toutefois, très vite, au chant III, Krsna abandonne son caractère humain pour revêtir celui de l’Absolu personnifié.

Qui est donc Krsna ? Il a dû être d’abord le dieu de tribus pastorales et forestières des bords de la Yamunâ. Sur le plan mythologique, sa légende est une légende de la région de Mathurâ : le tyran Kamsa, de la dynastie des Yâdava (descendants de Yadu) a détrôné son père, Ugrasena, et règne arbitrairement sur le Vrndavâna. Le frère d’Ugrasena, Devaka, a une fille, Devakî, mariée à Vasudeva, son parent, frère de Kuntî, la mère des Pândava.

Un sage, Nârada, qui apparaît à maintes reprises dans le Mahâbhârata avait prédit à Karma qu’il serait tué par un fils de sa cousine Devaki. En suite de quoi, le prince n’avait pas fait exécuter sa cousine, mais la tenait captive, ainsi que son époux, et faisait tuer dès leur naissance tous leurs enfants mâles : six avaient déjà péri. Sur les événements postérieurs, plusieurs légendes se chevauchent. En gros, il en ressort ceci : on échange les filles du pasteur Nanda et de sa femme Yasodâ contre les septième et huitième fils de Devaki et de Vasudeva : Balarâma et Krsna. Élevé par Nanda au milieu des bergers, Krsna est poursuivi par la haine meurtrière de Kamsa, averti de son existence. Mais — ceci d’après d’autres légendes — il est né d’un cheveu noir (krsna) de Visnu et du fait de cette origine divine, il est invincible. Doué d’une force et d’une habileté extraordinaires, il extermine tous les ennemis que lui dépêche Kamsa et déjoue leurs ruses.

Parvenu à l’âge adulte, il tue le tyran et replace Ugrasena sur son trône. Lui-même part fonder Dvârakâ (Dvâravatî) sur la côte occidentale de l’Inde et y établit son royaume. C’est là qu’il se retirera après le conflit et il mourra d’une blessure au talon ; transporté au ciel des dieux, il y sera divinisé. On voit que, dans cette tradition, il relève des légendes de héros et fondateurs de villes divinisés. C’est seulement dans la Gitâ, que les textes de la grande épopée le donnent comme l’Absolu et comme un avatâra de Visnu.

Mais, même dans ce texte privilégié, c’est par la tradition populaire qu’on peut comprendre sa position au moment où commence la Bhagavad Gitâ. Comme les Kaurava et les Pândava, il appartient à la race lunaire ; sa parenté lointaine a été rapprochée par le fait que son père Vâsudeva est l’oncle maternel des Pândava et, dans toute l’épopée, l’importance est très grande du lien en ligne maternelle. Vâsudeva, nom dont on le désigne, signifie, « fils de Vasudeva ». On dit qu’il a assisté au svayamvara de Draupadî et y a déclaré qu’Arjuna l’avait loyalement conquise. Il tente d’apaiser le conflit entre les Kaurava et les Pândava ; finalement il propose aux uns son aide personnelle, aux autres celle de son armée. Arjuna, bien avisé, choisit l’aide de Krsna, Duryodhana celle de l’armée ; ainsi Krsna devient-il le sûta du Pândava et c’est en tant que tel qu’il nous apparaît au premier chant du poème, chant consacré à la description des combattants et aux conséquences psychologiques du conflit dans l’âme d’Arjuna.

Sañjaya énumère les guerriers en présence, puis signale le brusque sursaut du Pândava, son arrêt entre les deux armées, ses scrupules angoissés, dont l’exposé se poursuit jusqu’à la fin du chapitre.

Le deuxième chant apporte la réponse de Krsna ; à partir de ce moment, les répliques d’Arjuna sont en général très courtes et servent seulement de relances aux développements de Krsna. Les réponses de celui-ci se trouvaient d’abord sur le plan même où avaient été posées les questions, dans un ton très voisin de celui des upanisad, et se présentaient comme une exaltation de l’action prescrite par la condition de vie. Il faut bien reconnaître — à l’appui de ceux qui pensent arrêter là le texte initial — qu’à partir du XXXIX ce ton change et devient celui d’un exposé didactique sur l’agir, le non-agir et le détachement de l’action accomplie.

Un des traits les plus frappants de tout le texte sera l’importance accordée au yoga, pris au sens de discipline unitive : unification des sens, puis de la pensée. Ici, yoga perd beaucoup de son sens technique pour devenir à peu près synonyme de bhakti, cette dévotion que les cultes sectaires prônent comme le moyen par excellence de parvenir à la libération. Le terme même de Bhagavant est issu de la même racine BHAJ, « partager », « participer à », d’où adorer : c’est celui qui laisse participer à sa plénitude. La Bhagavad Gitâ est le texte où s’exprime le mieux l’équilibre existant entre l’adoration confiante du fidèle et la bienveillance qui incline vers lui la personne divine.

Inséré dans un contexte spéculatif, cet enseignement très simple va se mêler à un certain nombre de considérations d’origines diverses. Cette adoration faite d’attention vigilante, dirigée vers un seul but, va s’exercer sur quelques thèmes : théories d’un sâmkhya qui ne revêt pas encore l’aspect systématique qu’on lui connaîtra aux siècles suivants, théories de l’action au sens de « sacrifice » et des autres « bonnes actions »… la place conservée par la tradition sacrificielle est grande encore, puisque le chant IV lui est presque entièrement consacré et qu’à travers les autres chants, nombreux sont les vers où son importance est à nouveau soulignée.

Ce respect de la tradition s’accompagne, non plus seulement d’une exaltation de la gnose en tant que moyen de salut, mais d’une attitude à la fois de renoncement à tout bénéfice né de l’acte, et de recueillement. L’introduction de cette dernière notion marque l’influence des théories du yoga ; cette fois, il s’agit moins du sens banal de discipline que du terme technique qui désigne la méthode tendant à l’union des facultés humaines. Le recueillement et les autres procédés classiques du yoga amènent à la concentration et, au-delà, à la claire vision de la réalité. Cette réalité n’est, nous dit-on, autre que le Brahman, tel que l’avaient déjà décrit les upanisad. Mais là, à nouveau, on passe à un autre plan : au-delà de ce Brahman impérissable, mais impersonnel, il y a son fondement : la personne divine, le Bhagavant, Absolu personnifié aux manifestations multiples dont lui-même égrène complaisamment la litanie, reprise ensuite par Arjuna : c’est là le sujet des chants X et XI. À cette Personne Suprême on se confie avec une complète dévotion ; la progression de ces quelques chants et leur lien sont sensibles.

À partir du chant XIII les considérations philosophiques touchant la théorie de la connaissance et le jeu des trois qualités de la nature se poursuivront jusqu’à la fin du poème. Même le chant XVIII que la tradition donne comme consacré au renoncement libérateur se fonde sur cette classification tripartite. C’est seulement tout à fait en finale que le ton se colore à nouveau de bhakti pour proclamer l’amour indéfectible que le Bhagavant porte à son fidèle.

La conclusion qui montre Arjuna éclairé par cet enseignement et prêt à la lutte réintègre le poème à l’intérieur de l’ensemble de la grande épopée des Bhârata. Arjuna décidé à combattre, c’est le déclenchement assuré de la bataille qui se termina par l’extermination, annoncée au chant XI, de presque tous les combattants et le triomphe si chèrement acquis des Pândava.

BHAGAVAD GÎTA

Chant I

Dhrtarastra dit :

1 Rassemblés au champ sacré, au Kuruksetra, enragés à combattre, qu’ont fait, ô Sañjaya, mes gens et ceux de Pându?

Sahjaya dit :

2 Voyant l’armée des Pândava en ordre de bataille, le roi Duryodhana s’approcha alors de son maître [ès-armes] et lui adressa ces paroles :

3 «O maître, considère cet ost imposant des fils de Pându, disposé par le fils de Drupada, ton disciple avisé.

4 Là se tiennent tant de héros, de grands archers, les égaux au combat de Bhîma et d’Arjuna : Yuyudhâna, Virâta, et Drupada au grand char;

5 Dhrstaketu et Cekitâna, le valeureux roi de Kâsi, Purujit et Kuntibhoja et le chef des Sibi, taureau entre les hommes,

6 Yudhâmanyu, le preux, et Uttamaujas, le valeureux, le fils de Subhadrâ et les fils de Draupadî, tous guerriers aux grands chars.

7 Écoute, ô meilleur des ârya; l’élite d’entre nous, ces chefs de mon armée, je te les nomme afin que tu en aies connaissance :

8 Ta Seigneurie et Bhîsma, Karna et Krpa, victorieux dans la bataille, Asvatthâman et Vikarna ainsi que le fils de Somadatta

9 et beaucoup d’autres héros, ils ont offert leur vie pour ma cause. Ils partent à l’offensive avec des armes diverses, mais tous ont une science consommée de la guerre.

10 Immense est notre force que voici, sous la sauvegarde de Bhîsma; par contre leur force que voilà est limitée, malgré la garde vigilante de Bhîsma.

11 «Fermes dans les positions qui vous ont été assignées, sur toutes les voies de la bataille, que vos Seigneuries veillent donc à la sécurité de Bhîsma.»

12 À ces mots, l’Aïeul à la gloire éclatante, l’Ancien des Kuru, les incitant à l’enthousiasme, faisant, à grand bruit, retentir le rugissement du lion, souffla dans sa conque.

13 Puis, soudainement, les conques résonnent; on frappe gongs, tambours et tambourins. Ce fut un vacarme assourdissant.

14 Alors, debout dans leur grand [char] rapide, attelé de coursiers blancs, le Mâdhava et le Pândava soufflèrent dans leurs conques magiques,

15 Hrstkesa souda dans Pâñcajanya, Dhanamjaya dans Devadatta, Vrkodara aux exploits redoutables dans la grande conque Paundra,

16 le roi Yuddhisthira, fils de Kuntî, dans Anantavijaya, Nakula et Sahadeva dans Sughosa et Manipuspaka,

17 le roi de Kâsî, le meilleur des archers, et Sikhandin au grand char, Dhrstadyumna et Virâta, Sâtyaki, l’invincible,

18 Drupada et ses fils, ô souverain, Saubhadra aux grands bras, soufflèrent, de toutes parts, chacun dans sa conque particulière.

19 Ce bruit assourdissant, qui faisait résonner tour à tour les nuées et la terre, déchirait le cœur des gens de Dhrtarâstra.

20-21 Voyant alors les Dhrtarâstrides en ordre de bataille — déjà partaient les jets de flèches — le Pândava à la bannière marquée d’un singe éleva son arc et, ô roi, tint ce langage à Hrsîkesa :

21-22 Arrête mon char, ô Acyuta, entre les deux armées, le temps d’examiner attentivement les rangs de ces guerriers acharnés à se battre et avec lesquels il faut lutter en cette mêlée commençante,

23 «le temps de considérer ces futurs combattants ici rassemblés, désireux qu’ils sont de satisfaire dans la guerre les desseins chéris de l’absurde fils de Dhrtarâstra.»

24-25 À ces mots que lui adressait Gudâkesa, 6 Bharatide, Hrsîkesa arrêta le meilleur des chars au milieu des deux armées et lui dit, face à Bhisma, Drona et à tous les autres régents de la terre : «Fils de Prthâ, regarde les Kuru rassemblés.»

26-27 Et le fils de Prthâ, debout, vit, dans les deux armées adverses, ses père, grand-père, maîtres, oncles maternels, frères, fils, petits-fils ou compagnons, beaux-frères et amis.

27-28 Le fils de Kuntî contemplait tous ses parents qui demeuraient dans cette situation et, envahi d’une profonde pitié, il prononça ces paroles de détresse :

28-29-30 O Krsna, quand je vois les miens désireux de combattre, préparés [à le faire], mes membres défaillent, ma bouche se dessèche, le frisson s’empare de mon corps, mes poils se hérissent, mon arc Gândhîva me tombe des mains, ma peau est toute brûlante, je ne puis tenir debout et mon esprit semble pris d’un vertige.

31 Je [ne] discerne [que] présages contraires, ô Krsna, et je ne vois pas quel bien pourrait en résulter quand j’aurai frappé les miens dans la bataille.

32 Je n’aspire ni à la victoire, ni à la royauté, ni aux plaisirs; qu’avons-nous à faire, ô Govinda, de la royauté, des jouissances, de la vie même?

33-34 Ceux pour qui nous aspirions à la royauté, aux richesses et aux jouissances, les voilà dressés aux postes de combat, ayant fait le sacrifice de leur vie et de leurs biens : maîtres, pères, fils et pareillement aïeux, oncles maternels, beaux-frères, petits-fils, beaux-frères, aussi bien que parents par alliance.

35 [Tous] ceux-là, ô destructeur de Madhu, même s’ils me frappent, je ne désire pas les frapper, fût-ce pour la royauté des trois mondes, encore bien moins pour [celle de] la [seule] terre.

36 Quand nous aurions tué les Dhrtarâstrides, quelle joie pourrait être la nôtre, ô Janârdana? C’est le mal qui s’attacherait à nous, si nous les frappions à cause de leurs intentions meurtrières.

37 C’est donc une infamie pour nous de mettre à mort les Dhrtarâtstrides, nos parents; comment, en effet, serions-nous heureux, ô Madhava, après avoir tué notre propre parentèle,

38 même si le cœur blessé de convoitise, ils ne voient pas, eux, que c’est une faute de détruire sa famille, un crime mortel de trahir ses amis?

39 Comment ne saurions-nous pas nous détourner de ce crime, nous qui discernons la faute représentée par la destruction de la famille, ô Janârdana!

40 Avec la destruction de la famille périt aussi l’ordre sacré qui doit régir à jamais la famille; l’ordre détruit, le désordre, assurément, domine la famille tout entière.

41 Quand le désordre prédomine, ô Krsna, les femmes de la famille se corrompent; quand les femmes sont corrompues, ô fils de vrtmi, le mélange des castes se produit.

42 Un tel mélange mène à l’enfer ceux qui ont frappé la famille et la famille elle-même, puisque les ancêtres y tombent, faute des offrandes rituelles : boules de riz et libations d’eau.

43 En conséquence de telles fautes imputables aux meurtriers de la famille et qui causent le mélange des castes, l’ordre sacré et éternel de la famille est subverti.

44 Pour les hommes dont la famille n’est plus régie par l’ordre, ô Janârdana, il est une demeure assurée en enfer! Nous l’avons entendu [enseigner] mainte et mainte fois.

45 Hélas! Malheur! nous étions déterminés à commettre un grand crime puisque, convoitant la royauté et le plaisir, nous nous apprêtions à tuer les nôtres.

46 «Si, refusant de faire front et d’user de mes armes, j’étais tué au combat par les Dhrtarâstrides les armes à la main, ce me serait un sort meilleur.»

Sañjaya dit :

47 Sur ces mots, Arjuna, en [pleine] bataille, laissa tomber arc et flèches et s’assit au fond de son char, l’esprit égaré par le chagrin.

Chant II

[Le voyant] ainsi pénétré de compassion; le regard noyé d’un flot de larmes, abandonné à la détresse, le destructeur de Madhu lui tint ce discours :

[Le Bienheureux dit] :

2 D’où vient s’emparer de toi, à l’instant du péril, ce trouble qu’on [ne saurait] approuver chez un être noble, et qui ne procure ni le ciel ni la gloire, ô Arjuna?

3 «Ne te laisse pas aller à la lâcheté, fils de Prthâ : en toi elle est malséante. Débarrasse ton cœur de cette faiblesse mesquine et dresse-toi, Tourment des ennemis!»

Arjuna dit :

4 Comment, ô destructeur de Madhu, pourrai-je dans le combat tourner mes flèches contre Bhîsma et Drona à qui je dois honneur et respect, ô destructeur de tes ennemis?

5 Mieux vaudrait, en effet, m’abstenir de frapper ces maîtres hautement vénérables, et mendier en ce monde ma nourriture plutôt que savourer ici-bas des mets trempés dans le sang, au prix du meurtre de ces maîtres [même dégradés] par la convoitise des richesses.

6 Et nous ne savons pas de quel côté faire pencher la balance : vaincre ou être vaincus par eux. Si nous les tuons, ces fils de Dhrtarâstra que voici, dressés face à nous, nous n’aurons plus le goût de vivre!

7 Par la faute de ma compassion, ma valeur naturelle s’altère; l’esprit perplexe en ce qui concerne mon devoir, je te le demande : dis-moi de façon sûre ce qui pour moi serait le meilleur. Je suis ton disciple; instruis-moi, moi qui m’en remets à toi.

8 «Car je ne distingue pas ce qui pourrait dissiper ce chagrin desséchant mes facultés, quand bien même j’obtiendrais la royauté sans conteste sur cette terre, voir la souveraineté parmi les dieux.»

Sañjaya dit :

9 Gudâkesa, le Tourment des ennemis, tint ce discours à Hrsîkesa et, [toujours] à l’adresse de Govinda «Je ne combattrai pas», [dit-il] puis il garda le silence.

10 O Bhârata, tandis qu’il se livrait au désespoir au milieu des deux armées, Hrsîkesa, esquissant un sourire lui dit ces mots :

[Le Bienheureux dit]

11 T’apitoyant sur ceux qui n’ont que faire de pitié, tu parles le langage de la sagesse. Mais les gens doctes ne s’apitoient ni sur ceux qui sont [déjà] partis, ni sur ceux qui ne le sont pas [encore].

12 En vérité, jamais ne fut le temps où je n’étais point ni toi ni ces chefs de peuples; et, plus tard, ne viendra pas celui où nous ne serons pas.

13 De même que, dans un corps donné, enfance, jeunesse, vieillesse échoient [en succession] à une âme incorporée, de même acquiert-elle [successivement] d’autres corps. Le sage ne s’y trompe pas.

14 Fils de Kuntî, le contact avec les sensibles élémentaires procure les sensations de froid et de chaud, de plaisir et de douleur. O Bhâratide prend-les en patience : elles vont, viennent, mais ne durent pas.

15 L’homme ferme qu’elles n’ébranlent pas, ô Taureau parmi les hommes, et qui supporte d’une âme égale douleur et plaisir, c’est un sage prêt pour l’immortalité.

16 Le non-être n’accède pas à l’existence, l’être ne cesse pas d’exister. La démarcation entre ces deux [domaines] est évidente pour ceux qui ont l’intuition de la réalité.

17 Or, reconnais pour indestructible tout ce par quoi cet univers est issu. Ce qui est immuable nul ne saurait en provoquer la destruction.

8 Ces corps ont une fin; l’esprit qui s’y incarne est éternel, indestructible, incommensurable. Voilà ce qu’on proclame. C’est pourquoi combats, fils de Bharata.

19 Celui qui le tient pour capable de tuer, celui qui le croit frappé à mort, aucun des deux ne possède la vraie connaissance : il ne tue pas; il n’est pas tué.

20 Jamais il ne naît ni ne meurt; il n’a pas été, il ne sera pas à nouveau. Lui qui est inné, nécessaire, éternel, primordial, on ne le tue pas quand on tue le corps.

21 La monade spirituelle qui le reconnaît comme indestructible, nécessaire, inné, ô fils de Prthâ, comment et qui ferait-elle tuer ou tuerait-elle?

22 À la façon d’un homme qui a rejeté des vêtements usagés et en prend d’autres, neufs, l’âme incarnée, rejetant son corps usé, voyage dans d’autres qui sont neufs.

23 Les armes tranchantes ne la coupent point, le feu ne la brûle pas, l’eau ne la mouille pas, pas plus que le vent ne la dessèche.

24 Elle ne peut être ni coupée, ni brûlée, ni mouillée, ni desséchée; nécessaire, omniprésente, stable, inébranlable, elle est éternelle.

25 On la dit au-delà des apparences, des concepts et des altérations. C’est pourquoi, toi qui sais cela, tu ne saurais t’apitoyer sur elle.

26 Et même si tu la croyais vouée à [re] naître et [re] mourir sans cesse, même alors, ô héros aux grands bras, tu ne saurais t’apitoyer sur elle.

27 En vérité, pour qui est né, la mort est certaine et certaine la renaissance pour qui est mort; donc sur un sujet inéluctable, tu ne saurais t’apitoyer.

28 O Bhâratide, les êtres en devenir en leur commencement échappent à notre expérience; accessibles au milieu de leur cours, ils lui échappent encore à la fin. En pareil cas, pourquoi se lamenter?

29 C’est miracle si quelqu’un voit l’[Esprit], miracle pareillement si quelque autre en parle, miracle si un autre entend [la Parole qui l’énonce]; même si on l’a entendue énoncer, personne ne le connaît.

30 Dans le corps de chacun, ô Bhâratide, ce maître du corps incarné reste à jamais inaccessible aux coups mortels; aussi, sur tous les êtres en devenir, tu ne saurais t’apitoyer.

31 Et considère aussi ton devoir d’État : tu ne saurais t’écarter en tremblant, car, pour l’homme de guerre, selon la loi sacrée de son État, il n’est pas de bien supérieur à la bataille.

32 Par quelque bonne chance qu’elle s’offre, c’est la porte ouverte sur le ciel. Heureux, ô fils de Prthâ, les guerriers à qui échoit une telle bataille?

33, Mais si tu ne livres pas ce juste combat, tu renonces à ton devoir d’état, à l’honneur et tu t’installes dans le péché.

34 Par ailleurs, les gens raconteront ton impérissable déshonneur et, pour un homme respectable, le déshonneur est pire que la mort.

35 «La peur l’a fait se retirer du combat», voilà ce que penseront de toi les guerriers aux grands chars. Eux qui t’avaient en haute estime, tu encourras leur mépris.

36 Pleins d’hostilité, ils tiendront sur toi maints propos injurieux et dénigreront tes capacités. Quoi de plus pénible que cela?

37 Ou bien, tué au combat, tu gagneras le ciel, ou bien, victorieux tu jouiras de la vaste terre; ainsi donc, lève-toi, résolu au combat, ô fils de Kuntî?

38 Tenant pour égaux plaisir et peine, profit et perte, victoire et défaite, rassemble tes énergies pour le combat; ainsi tu ne souffriras aucun mal.

39 Ce que je viens de t’exposer, c’est la sagesse sur le plan spéculatif; écoute à présent cette sagesse sur le plan de la pratique; si tu en uses, tu te débarrasseras des liens de l’acte.

40 Dans cette discipline, nul effort commencé ne se perd, nul empêchement ne survient; la pratique — fût-elle minime — de cette règle de vie sauve d’un grand danger.

41 O joie des Kuru, ici-bas l’intelligence unifiée est par nature propre à la décision; en effet, ceux qui manquent de décision ont une intelligence dispersée et n’ont pas de but déterminé.

42 En discours fleuris, ô fils de Prthâ, les hommes sans clairvoyance, avocats passionnés de la lettre védique, proclament et s’en vont affirmant : «Il n’est rien d’autre qui vaille?»

43 Le cœur saturé de désir, ils ne visent qu’aux jouissances des cieux; [leur discours] ne concerne qu’une vie adonnée aux jouissances, à la multitude de toutes les pratiques rituelles et qui n’offre que le fruit de ces actes : la renaissance.

44 Ceux qui s’attachent à la jouissance et à la puissance ont la pensée ravie par ce [langage]; chez eux l’intelligence, bien que par nature propre à la décision, se montre inapte à la contemplation équilibrée.

45 Les Veda ont pour domaine les trois qualités forces de la nature. Affranchis-toi, ô Arjuna, de ces trois qualités et des couples d’opposés. Demeurant sans cesse dans la seule qualité lumineuse, ne t’attache pas à la possession; sois toi-même.

46 Autant trouve-t-on de profit à un puits lorsque l’inondation s’étend de toutes parts, autant un brahmane arrivé à la sapience en trouve aux Veda.

47 Tu es commis à agir, mais non à jouir du fruit de tes actes. Ne prends jamais pour motif le fruit de ton action; n’aie pas d’attachement [non plus] pour le non-agir.

48 Établi dans cette discipline, fais ce que tu dois faire, ô Dhanamjaya, sans te permettre aucun attachement, l’[âme] égale dans le succès et l’insuccès. L’équanimité, voilà ce qu’on appelle la discipline.

49 L’acte est de loin inférieur à la méthode de vigilance spirituelle, Dhanamjaya; cherche refuge dans cette vigilance de l’esprit. Quant à [ceux] dont le motif d’agir est le fruit de l’action, ils sont bien à plaindre.

50 Qui pratique la méthode de vigilance se désintéresse ici-bas de ces deux [fins possibles de l’action] : succès ou échec. Aussi, rassemble tes énergies et applique-toi à cette haute discipline, cette discipline qui est habile maîtrise dans le domaine de l’action.

51, Car les sages adonnés à la méthode de vigilance, détachés du fruit des actes, libérés du lien des renaissances, vont au séjour sans douleur.

52 Lorsque ton jugement aura traversé le fourré de l’égarement, tu te détacheras des prescriptions du Veda déjà entendues ou que tu pourrais entendre [par la suite].

53 Lorsque ton jugement, sollicité de façon divergente par les prescriptions que font entendre les Veda, se fixera et se stabilisera, inébranlable dans la concentration équilibrée, alors tu atteindras la possession de cette haute discipline.

Arjuna dit :

54 Quand peut-on parler de sage affermi dans la concentration équilibrée, Kesava? Cet homme établi dans la Haute Pensée, quel est son langage? Sa façon d’être assis? De se mouvoir?

Le Bienheureux dit :

55 Qyand on renonce à tous les désirs qui affectent le cœur et l’esprit, fils de Prthâ, quand on est content en soi-même et par soi-même, voilà ce qu’on appelle «être confirmé en sagesse».

56 L’esprit d’un tel homme ne connaît pas d’appréhension dans les souffrances; il est libre de [tout] attachement aux plaisirs, affranchi de la convoitise, de la crainte ou de la colère : tel est l’ascète qu’on dit «affermi dans la Haute Pensée».

57 Celui qui, dépris de tout, rencontrant heur ou malheur n’éprouve ni joie ni haine, voilà celui qui est «confirmé en sagesse».

58 Et lorsque cet homme rétracte et rassemble totalement ses facultés sensorielles loin des objets sensibles, comme une tortue fait de ses membres, c’est lui qui est «confirmé en sagesse».

59 Les objets des sens s’écartent [physiquement] de l’âme incarnée qui refuse de s’en repaître, quoiqu’ils laissent derrière eux la faculté de les savourer; [mais] celle-ci cède à son tour pour qui a vu le Suprême.

60, Car l’homme inspiré par la sagesse a beau faire effort, ses sens qui le harcèlent entraînent de force son esprit.

61 Il faut donc les maîtriser, en se rassemblant et se maintenant dans la discipline [du yoga] et ne se soucier que de moi. Qui tient les sens en son pouvoir, c’est lui qui est «confirmé en sagesse».

62 L’homme accorde continûment sa pensée aux objets des sens; il s’ensuit qu’il s’attache à eux. De l’attachement naît en même temps le désir; au désir s’ajoute la colère.

63 De la colère vient l’égarement complet. De l’égarement, le bouleversement de la mémoire; du désordre de la mémoire, la ruine du jugement et de la décision; de la ruine du jugement, la perte de l’homme.

64, Mais qui [se meut] parmi les objets sensibles, ses fonctions sensorielles soustraites à l’amour comme à la haine et [tenues] sous son empire, celui-ci, âme disciplinée, accède à la sérénité suprême.

65 Dans la sérénité, toutes les douleurs s’anéantissent, car le jugement d’une pensée apaisée se stabilise promptement.

66 Ce jugement supérieur manque à qui n’est pas rassemblé par le yoga. La faculté de s’accomplir dans l’Absolu lui manque aussi. Pour qui ne s’accomplit pas, point d’apaisement; sans apaisement d’où peut venir le bonheur?

67, Car pour l’esprit, errant çà et là qui suit la loi des sens, leur fougue en emporte la sagesse, comme le vent fait d’un navire sur les eaux.

68 C’est pourquoi, guerrier aux grands bras, celui dont les sens sont retenus de toutes parts loin des objets sensibles, il est «confirmé en sagesse».

69 Quand il fait nuit pour tous les êtres, c’est alors qu’est éveillé l’ascète maître de soi. Quand les êtres sont éveillés, c’est la nuit pour le voyant silencieux.

70 Comme demeure [toujours] plein et dans d’immuables limites l’océan où pourtant les eaux ne cessent d’affluer, de même celui en qui ont reflué tous les désirs obtient la paix suprême, mais non celui qui nourrit désir sur désir.

71 L’homme qui, abandonnant tous ses désirs, va et vient, libre d’attachement, ne dit plus : «C’est à moi», ni «je»; celui-là accède à la paix.

72 Tel est, ô fils de Prthâ, l’état brâhmique; qui l’a atteint ne s’égare plus; qui sait s’y maintenir, même à l’heure ultime, atteint l’extinction en Brahman.

Chant III

Arjuna dit :

Si tu estimes le jugement supérieur à l’action, ô Jânardana, pourquoi alors m’enjoins-tu de perpétrer des actes horribles, ô Kesava?

2 À l’aide d’un discours comme emmêlé, tu sembles vouloir jeter la confusion dans mon jugement; parle-moi un langage sans équivoque, en déterminant nettement la voie par laquelle je puis atteindre le vrai Bien.

Le Bienheureux Seigneur dit :

3 En ce monde, je te l’ai déjà dit, il est loisible de s’attacher à une double vocation, ô héros sans tache : discipline des philosophes spéculatifs par la méthode de la connaissance [métaphysique], discipline des praticiens [du yoga] par la méthode de l’action.

4 Ce n’est pas seulement en s’abstenant d’agir que l’homme accède à la liberté du non-agir; ce n’est pas uniquement en renonçant qu’il s’élève à la perfection.

5 Jamais, en effet, fût-ce un seul instant, personne ne demeure sans accomplir quelque action; car, malgré soi, chacun est contraint de s’activer sous l’effet des facteurs constituants de la nature.

6 Il peut bien tenir en échec ses facultés d’action celui qui, restant immobile, évoque mentalement les objets sensibles; on dit [à bon droit] que son âme s’égare et que sa conduite est fausse.

7. Mais celui qui, maîtrisant ses sens par l’esprit, entreprend dans le détachement de pratiquer le yoga de l’action, mettant en œuvre ses facultés actives, il excelle [parmi les ascètes].

8 Quant à toi, accomplis les actions prescrites, car l’action est supérieure à l’inaction et ta vie corporelle ne saurait être maintenue sans que tu agisses.

9 À l’exception des œuvres accomplies pour un but sacrificiel, l’action est ce qui enchaîne en ce monde. O Fils de Kuntî, pour ce but, libre de tout attachement, acquitte-toi de tes œuvres.

10 Jadis Prajâpati produisit à la fois les créatures vivantes et le sacrifice en disant : «C’est par lui que vous vous multiplierez; qu’il soit pour vous [comme] la Vache d’abondance [qui exauce tous les désirs].»

11 Par lui, réalisez le bien-être des dieux et que les dieux réalisent votre bien-être; ce service réciproque vous fera obtenir le bien suprême.

12, Car les dieux, maintenus dans le bien-être par le sacrifice vous donneront [à leur tour] les jouissances que vous désirerez. Celui qui jouit des satisfactions qu’ils lui procurent sans leur apporter aucune prestation n’est qu’un voleur.

13 Les gens de bien qui se nourrissent des restes du sacrifice sont libérés de toute souillure. Mais les méchants qui font cuire leur repas pour eux seuls ne mangent qu’impureté.

14 De la nourriture procèdent les êtres, et de la pluie naît la nourriture. Du sacrifice vient la pluie; le sacrifice est engendré par l’acte [rituel].

15 Sache que les actes rituels procèdent du sacré et que le sacré émane de l’Absolu impérissable. Il s’ensuit que le sacré omniprésent est tout spécialement présent dans le sacrifice.

16 Ainsi tourne la roue [cosmique]. Celui qui, ici-bas, ne la fait pas tourner à son tour, mène une vie impie et se complaît dans les jouissances sensibles, sa vie s’écoule en vain, ô fils de Pelai!

17, Mais l’homme qui ne trouve ses délices que dans le Soi, sa satisfaction dans le Soi, son parfait contentement dans le Soi, on ne lui connaît plus rien à accomplir.

18 Pour lui, accomplir telle œuvre ou s’abstenir de telle autre ne présente plus aucun sens ni intérêt personnel. Parmi tous les êtres, aucun ne lui sert d’appui [pour parvenir] à sa Fin [ultime].

19 C’est pourquoi, sans t’y attacher, ne cesse jamais d’accomplir les actions prescrites. L’homme qui, détaché, s’en acquitte atteint le Souverain Bien.

20 C’est par l’action rituelle que Janaka et d’autres sages sont parvenus à la perfection. À toi aussi, il convient d’agir, n’ayant en vue que l’intégrité de l’univers.

21 Si l’élite se comporte de telle manière, les autres gens font de même; l’exemple qu’elle donne est imité par le reste du monde.

22 Il n’est dans les trois mondes, ô fils de Prthâ, rien que je doive ou aie besoin de faire, ni rien à obtenir que je ne possède déjà. Pourtant, je ne cesse d’agir.

23 En vérité, si — je n’étais toujours infatigablement engagé dans l’action, fils de Prthâ, les hommes, de toutes parts, s’engageraient à ma suite dans la même voie [que moi].

24 Les mondes s’effondreraient si je n’accomplissais mon œuvre. C’est moi qui serais cause de la confusion universelle et j’anéantirais ces créatures.

25 C’est par attachement à l’acte que les ignorants agissent, ô, Bhâratide; le sage doit agir tout pareillement, mais sans attachement, ne visant que l’intégrité de l’univers.

26 Le sage ne doit pas troubler l’esprit des ignorants qui obéissent à leur attachement aux actes. Il doit au contraire favoriser toutes les actions [louables], en se comportant toutefois suivant les règles du yoga.

27 C’est par l’activité des qualités constitutives de la nature qu’en toutes occasions les actes s’accomplissent. Mais si elle se laisse égarer par le moi factice, l’âme pense qu’elle en est l’agent.

28 Cependant, guerrier aux grands bras, celui qui connaît la double série des qualités constitutives et des actes se rend compte qu’il s’agit simplement d’une action des qualités sur les qualités; en conséquence, il ne s’[y] attache pas.

29 Égarés par les qualités de la nature, les hommes ordinaires s’attachent aux activités de ces qualités. Faibles, ils n’ont de la vérité qu’une connaissance parcellaire; celui qui connaît la vérité totale ne doit pas les ébranler.

30 Me dédiant toutes [tes] actions, d’un esprit parfaitement intériorisé, affranchi de tout désir comme de tout esprit de possession, ta fièvre apaisée, combats.

31 Ces hommes qui, indéfectiblement, avec foi et sans murmurer mettent en pratique cette mienne doctrine, ceux-là aussi sont délivrés des actes.

32 Ceux au contraire qui, se rebellant contre elle, ne mettent pas en pratique ma doctrine, tiens-les pour détournés de toute sagesse, perdus, inconscients.

33 Le sage lui-même agit conformément à la nature qui lui est propre; les êtres reviennent [toujours] à leur état naturel; qu’y fera la contrainte?

34 Chaque sens éprouve un attrait ou une aversion immuablement déterminée par tel ou tel objet sensible; nul ne doit se mettre en la puissance de ces deux [impulsions]; car ce sont elles qui sont les pierres d’achoppement sur le chemin de tous.

35 Mieux vaut s’acquitter — même médiocrement — de son propre devoir d’état, plutôt que d’obligations étrangères, fût-ce à la perfection. Il est préférable de mourir en exécutant son devoir d’État; les obligations étrangères sont porteuses de périls.

Arjuna dit :

36 alors, poussé par quel facteur, ô descendant de Vrsni, l’homme commet-il le mal, comme sous l’injonction d’une force contraignante?

Le Bienheureux Seigneur dit :

37 C’est la convoitise, c’est la colère, nées du facteur passionnel, le Grand Vorace, le Grand Malfaiteur. Sache qu’en ce cas l’ennemi c’est lui.

38 Comme le feu est voilé par la fumée et un miroir par la poussière, comme l’embryon est recouvert de sa membrane, ainsi le principe spirituel l’est-il par lui.

39 La connaissance est voilée par cet éternel ennemi de l’âme connaissante, feu insatiable et qui prend la forme du désir, ô fils de Kuntî.

40 Les facultés sensibles, les facultés mentale et intellectuelle constituent, dit-on, son siège. Par leur entremise, il enveloppe l’âme incarnée et cajole son jugement.

41 C’est pourquoi, en ce qui te concerne, ô, Bhâratide, maîtrisant d’abord tes facultés sensibles, il te faut détruire ce malin, destructeur de la science et de la sagesse.

42 On dit que les sens dépassent les objets sensibles, la faculté mentale dépasse les sens, la faculté intellectuelle dépasse la faculté mentale. Mais celui qui est au-delà de la faculté intellectuelle, c’est lui.

43 Connaissant avec ce qui dépasse la faculté intellectuelle, affermissant le Soi par le Soi, guerrier aux grands bras, détruis cet ennemi qui porte les traits du désir et dont l’approche est périlleuse.

Chant IV

Le Bienheureux Seigneur dit :

1 Cette discipline immuable, c’est à Vivasvant que je l’ai annoncée; Vivasvant l’a exposée à Manu, Manu l’a dite à Iksvâku.

2 La recevant par tradition continue, les Sages inspirés de race royale l’ont connue. À la longue cette discipline s’est perdue ici-bas.

3 C’est cette même antique discipline que je t’ai enseignée aujourd’hui. Tu es mon fidèle adorateur et mon ami; tel est le suprême secret.

Arjuna dit :

4 Récente est votre naissance, ancienne celle de Vivasvant. Comment puis-je comprendre que tu aies annoncé cette doctrine au commencement [des âges]?

Le Bienheureux Seigneur dit :

5 Nombreuses sont mes naissances passées et aussi les tiennes, Arjuna; je les connais toutes; toi, tu ne les connais pas, 8 Tourment de tes adversaires!

6 Bien que je ne sois pas assujetti à naître [puisque] mon essence est immuable, bien que je sois le Seigneur des êtres [venus à l’existence], en usant de la nature mienne, je viens à l’existence par mon pouvoir magique.

7 En effet, chaque fois que l’ordre défaille, O Bhâratide, et que le désordre s’élève, c’est alors que moi, je me produis moi-même.

8 Pour la protection des bons et la destruction des méchants, pour rétablir l’ordre, d’âge en âge, je viens à l’existence.

9 Ma naissance et mon action sont divines. Celui qui vraiment sait ainsi, en quittant son corps, il ne risque pas de renaître, mais il vient à moi, ô Arjuna.

10 Beaucoup, affranchis du désir passionné, de la crainte et de la colère, consubstantielles à moi, n’ayant de refuge et d’appui qu’en moi, purifiés par la connaissance et les austérités, accèdent à ma propre condition.

11 De la façon même dont ils m’abordent je leur fais part, ô fils de

Prthâ; les hommes, de quelque horizon qu’ils viennent, en définitive, suivent mon chemin.

12 Ceux qui aspirent au succès [promis] aux rites sacrifient ici-bas aux divinités [mineures]. Car, dans le monde des hommes, prompt est le succès que produisent les rites.

13 j’ai émis les quatre castes, chacune avec son dosage particulier de qualités dynamiques et d’activités. Sache que tout en étant leur auteur, je demeure au-dessus de l’action et du changement.

14 Mes actions ne me souillent pas [car] je ne convoite pas leur fruit. Celui qui me reconnaît tel n’est pas lié par ses propres actions.

15 C’est armé d’une telle connaissance que les Anciens [pourtant avides d’atteindre la délivrance] ont accompli les rites. Ainsi donc, toi aussi, acquitte-toi de tâches que les Anciens ont accomplies [au temps jadis].

16 Qu’est-ce [donc] que l’agir? Qu’est-ce que le non-agir? Les sages inspirés eux-mêmes se sont égarés sur ce point. Je vais, pour toi, exposer cette action qui, si tu la connais, te délivrera de [toute] impureté.

17 Il faut y veiller du point de vue de l’action elle-même, du point de vue de l’action qui dévie, du point de vue du non-agir. Impérissable est la marche de l’action.

18 Qui sait voir dans l’agir le non-agir et dans le non-agir l’action, celui-là entre tous les hommes possède la vigilance de l’esprit, celui-là est unifié en yoga, celui-là s’acquitte de toutes ses tâches.

19 Celui dont toutes les entreprises sont affranchies du désir et de projets [intéressés] c’est lui que les gens avisés nomment un sage, lui dont l’agir est brûlé par le feu de la connaissance.

20 Abandonnant tout attachement au fruit de l’acte, éternellement satisfait, ne cherchant nul appui [extérieur], il a beau s’engager dans l’action, il ne «fait» absolument rien.

21 Ne demandant et n’attendant rien, maître de son esprit et de toute sa personne, parce qu’il a renoncé à toute appropriation et n’accomplit d’actes que corporellement, il ne tombe en aucune faute.

22 Satisfait de ce qu’il reçoit par hasard, ayant surmonté les couples des contraires, exempts d’égoïsme, toujours le même dans le succès comme dans l’insuccès, il a beau agir, il n’est pas lié.

23 Quand tout attachement s’en est allé, qu’il est affranchi de tout lien, que son esprit est établi dans la connaissance [libératrice] et qu’il agit avec en vue le seul sacrifice, son acte tout entier se dissout.

24 Le Brahman est son acte oblatoire, le Brahman son oblation versée par le brahman dans le feu qui est Brahman. Il faut bien qu’il aille au Brahman celui qui se concentre sur l’acte sacrificiel qui est Brahman.

25 Parmi ceux qui pratiquent le yoga, les uns honorent seulement le sacrifice adressé aux dieux; d’autres, dans le feu qui est Brahman, offrent le sacrifice par le [seul] sacrifice.

26 D’autres offrent en oblation dans le feu de la maîtrise des sens les facultés sensibles, ouïes, etc. ; d’autres les objets sensibles, son, etc. dans les feux que sont les facultés sensibles.

27 D’autres offrent en libation toutes les activités sensorielles et celles des souffles vitaux dans ce feu allumé par la connaissance qu’est la maîtrise de soi.

28 D’autres offrent le sacrifice de leurs biens matériels; d’autres pareillement celui de la discipline pratique; d’autres celui de l’étude et de la connaissance : ce sont tous des ascètes fermes en leurs observances.

29 D’autres, de la même manière, offrent le souffle inspiré dans le souffle expiré et le souffle expiré dans le souffle inspiré par inhibition du processus d’inspiration et d’expiration; leur intention majeure est d’obtenir la parfaite maîtrise de leurs souffles vitaux,

30 D’autres s’imposent une régulation sévère de la nourriture et par là sacrifient [eux aussi] leurs fonctions vitales dans leurs fonctions vitales. Tous ces ascètes sont experts en sacrifice et débarrassés de [leurs] impuretés par le sacrifice.

31 Consommant l’ambroisie que sont les restes du sacrifice, ils vont à l’éternel Brahman. Qui ne sacrifie pas n’a aucun droit sur ce monde-ci. Comment en aurait-il sur l’autre, ô meilleur des Kuru?

32 Ainsi des sacrifices de multiples sortes sont-ils déployés dans la bouche du Brahman. Sache qu’ils procèdent tous de l’acte. Sachant ainsi, tu seras libéré.

33 Le sacrifice spirituel de la connaissance vaut mieux que le sacrifice matériel, ô Tourment de tes ennemis. Toute action, sans exception, est contenue dans la connaissance, fils de Prthâ.

34 Sache-le : [si] tu te prosternes devant eux, les interroges et les sers, les Sages qui connaissent intuitivement la réalité t’enseigneront [le chemin] de la connaissance.

35 Et quand tu le connaîtras, tu ne retomberas plus dans l’égarement, fils de Prthâ; par cette [connaissance] tu verras tous les êtres, tous, sans exception, dans le Soi, c’est-à-dire en moi.

36 Quand tu serais criminel entre les criminels, tu traverserais toute misère sur la nef de la connaissance.

37 Comme le feu allumé réduit en cendres le combustible, ainsi, ô Arjuna, le feu de la connaissance réduit tous les actes en cendres.

38, Car il n’existe en ce monde aucune purification égale à la connaissance. Celui qui est parfaitement accompli en yoga, avec le temps la découvre spontanément en lui-même.

39 Qui a la foi recueille la connaissance, s’il est tendu vers elle et si ses facultés sensibles sont maîtrisées. Ayant obtenu la connaissance, il accède bientôt à la paix suprême.

40 Qui ne possède ni la connaissance ni la foi [et], dont l’être est en proie au doute, celui-là se perd. Ni ce monde, ni l’autre, ni le bonheur ne sont pour l’être abandonné au doute.

4' Celui qui par [la pratique du] yoga a renoncé à l’action, qui par la connaissance a tranché ses doutes, qui est en possession de lui-même, les actes ne l’enchaînent pas, Dhanarnjaya.

42 Ainsi donc, avec le glaive de ta propre connaissance, tranche ce doute né de l’ignorance qui réside en ton cœur, prends recours dans le yoga, discipline pratique : debout, ô Bhâratide!

Chant V

Arjuna dit :

1 O Krsna, tu glorifies le renoncement aux actes puis, ensuite, la discipline de l’action. De ces deux, le parti le meilleur, et lui seul, dis-le-moi avec une parfaite certitude.

Le Bienheureux Seigneur dit :

2 Le renoncement et la discipline de l’action procurent tous les deux le souverain bien.. Mais entre les deux, la discipline de l’action l’emporte sur le renoncement aux actes.

3 Doit être reconnu pour perpétuel renonçant celui qui [actif ou non] ne hait point et ne désire pas. Qui a surmonté les couples des contraires, guerrier aux grands bras, se libère facilement, en effet, du lien [des renaissances].

4 Ce sont les gens puérils, non les savants, qui professent la séparation [absolue] de la discipline spéculative et de la discipline pratique. Même si l’on ne s’adonne qu’à une seule, on obtient en plénitude le fruit des deux.

5 L’état auquel accèdent les adeptes de la discipline spéculative est celui même où parviennent les adeptes de la discipline pratique. Celui qui regarde comme ne faisant qu’une les disciplines spéculative et pratique, celui-là voit juste.

6, Mais le renoncement est difficile à atteindre sans le yoga, discipline de l’action désintéressée. L’ascète dont les énergies sont rassemblées par cette discipline ne tarde pas à parvenir au Brahman.

7 Quand on est unifié par la discipline unitive, l’âme purifiée, les facultés sensibles maîtrisées, qu’on a identifié son âme à l’âme universelle, on peut bien agir, on n’est pas souillé.

8 «Je n’accomplis réellement aucun acte», voilà ce que pense l’ascète unifié qui connaît la réalité, cependant qu’il entend, touche, sent, mange, dort, respire.

9 «Parle, laisse échapper ou saisis, ouvre ou ferme les yeux, mais garde toujours l’esprit fixé sur cette maxime : ce sont les sens qui opèrent sur les objets sensibles.»

10 Celui qui, déposant ses actes en Brahman, abandonne tout attachement lorsqu’il agit n’est pas plus atteint par le mal que ne l’est la feuille de lotus par l’eau.

11 Que ce soit par le corps, le sens interne ou l’intelligence, les yogin — adeptes de la discipline pratique —, tout attachement abandonné, s’acquittent de leurs œuvres pour la purification de leur Soi.

12 L’ascète unifié par la discipline, abandonnant le fruit de l’acte, obtient la paix définitive; celui qui n’est pas unifié, attaché au fruit par l’effet du désir, reste lié.

13 Renonçant mentalement à toute action, l’âme incarnée, maîtresse de soi, se tient heureuse dans la forteresse aux neuf portes sans «agir» ni «faire agir».

14 Le Seigneur du monde ne produit ni l’état d’agent ni les actes, ni la liaison entre les actes et leurs fruits. Mais c’est la spontanéité [de la nature] qui opère.

15 Le [Seigneur] omniprésent n’assume ni la mauvaise ni la bonne action de personne. [Mais] l’inconnaissance qui recouvre la connaissance, c’est par elle que les gens s’égarent.

16 Et ceux pour qui la connaissance détruit l’inconnaissance, pour eux la connaissance, tel un soleil, illumine la réalité suprême.

17 Tendus vers elle d’un esprit vigilant, s’identifiant à elle, absorbés en elle, ayant en elle leur fin ultime, ils arrivent à l’état d’où il n’y a plus de retour [car] grâce à la connaissance, ils ont secoué [toutes] leurs souillures.

18 Le brahmane parfaitement doué de sagesse et de vertu, la vache, l’éléphant, le chien, le misérable qui fait cuire de la viande de chien, sur tous, les sages portent un regard égal.

19 Même ici-bas la condition de créature [destinée à renaître] est surmontée par ceux dont l’esprit est fixé dans un état d’égalité. Car le Brahman est sans défaut et [toujours] égal; aussi est-ce en Brahman qu’ils sont fixés.

20 Le [sage] ne saurait se réjouir dans une conjecture agréable, ni s’effrayer en s’agitant dans une conjecture désagréable. L’esprit affermi, exempt d’égarement, celui qui connaît le Brahman est établi en Brahman.

21 Le cœur libre d’attachement aux contacts extérieurs, ce qui est son vrai bonheur, il le trouve en soi-même. L’âme unifiée dans l’union au Brahman, il jouit d’un bonheur impérissable.

22 Les plaisirs nés de contacts externes, en vérité, engendrent la souffrance, car, ô fils de Kuntî, ils ont un commencement et une fin. L’homme averti n’y prend pas sa joie.

23 Celui qui est capable ici-bas, lors même qu’il n’est pas encore délivré de son corps, de résister au désir véhément et à la colère est un homme unifié, un homme heureux.

24 Celui dont le bonheur, la joie, la lumière aussi [résident] en lui-même, cet ascète, identifié au Brahman, accède à l’apaisement en Brahman.

25 Obtiennent l’extinction en Brahman les sages inspirés qui ont effacé leurs souillures, tranché la dualité et qui, maîtres de soi, prennent leur plaisir dans le bien de tous les êtres.

26 Aux ascètes dépris du désir et de la colère, dont l’esprit est maîtrisé et qui ont la connaissance du Soi, s’offre l’extinction en Brahman.

27-28 Rejetant au-dehors tout contact externe, fixant son énergie visuelle entre les deux sourcils, égalisant les inspirations et expirations qui cheminent à l’intérieur du nez, maître de ses facultés sensibles, de ses facultés mentale et intellectuelle, le Sage, tendu vers la délivrance, sa fin ultime, est dépris du désir, de la crainte et de la colère; il est libéré à jamais.

29 Me [re] connaissant comme le bénéficiaire du sacrifice et des austérités en tant que Souverain Seigneur de tous les mondes et ami de tous les êtres, il obtient la paix.

Chant VI

1 Celui qui, sans s’attacher au fruit de l’acte, accomplit l’action lui incombant, c’est lui le renonçant, lui l’ascète unifié, non celui qui néglige le feu sacrificiel et délaisse l’action.

2 Ce que l’on nomme «renoncement», sache, fils de Pàiyau, que c’est là [notre] méthode de concentration et de pratique, car nul n’est yogin qui n’a point renoncé aux projets intéressés.

3 Pour l’ascète qui cherche à escalader les degrés du yoga, l’action est, dit-on à juste titre, le facteur [par excellence], [mais] pour celui qui a terminé l’escalade, la quiétude est, affirme-t-on, le facteur dominant.

4 Lorsqu’on n’adhère plus aux objets des sens ni aux actes, c’est alors qu’ayant renoncé à tout «projet intéressé», on est dit avoir achevé l’escalade des degrés du yoga.

5 Qu’on s’élève soi-même par soi-même; qu’on ne se plonge pas soi-même [dans l’abîme], car on est à soi-même son allié, à soi-même son ennemi.

6 Celui-là est à soi-même son propre allié qui a triomphé de lui-même par lui-même. Mais on se comporte envers soi-même comme un ennemi quand on est aliéné de soi-même, à la façon d’un ennemi.

7 Le Soi de celui qui s’est vaincu lui-même et a obtenu l’apaisement demeure concentré en parfait équilibre entre les contraires : froid et chaud, plaisir et douleur, et aussi honneur et déshonneur.

8, Car le Soi qui trouve [sa] satisfaction dans le savoir doctrinal et l’expérience libératrice, qui se tient inébranlablement à la cime, qui a triomphé de ses sens, adepte de la discipline unitive, on le dit «unifié», lui pour qui apparaissent égaux la glèbe, la pierre et l’or.

9 Celui dont le jugement est le même à l’égard d’êtres cordiaux, d’amis, d’ennemis, d’indifférents, de neutres, de gens haïssables, d’alliés, des bons et aussi des méchants, celui-là se distingue éminemment.

10-11-12-13-14 L’ascète doit se recueillir sans cesse, retiré à l’écart, solitaire, contrôlant son esprit, n’aspirant à rien, dépossédé de tout, après s’être ménagé sur un emplacement purifié un siège stable, ni trop élevé ni trop bas, recouvert d’une étoffe, d’une peau d’antilope ou d’herbe sacrée. Là, la pensée ramassée en une seule pointe, maîtrisant ses opérations mentales et sensorielles, installé sur son siège, qu’il s’unifie dans la discipline unitive en vue de se purifier; maintenant, affermi, le corps, la tête et le cou au même aplomb et dans l’immobilité, le regard concentré sur la pointe de son nez, sans le laisser porter en différentes directions, l’âme apaisée, exempte d’angoisse, fidèle à l’observance de la chasteté, disciplinant sa pensée, le cœur et l’esprit emplis de moi, unifiés par la discipline unitive, qu’il se tienne dans cette posture, tendu vers moi.

15 Se ramenant ainsi sans cesse à l’unité, l’adepte de la discipline unitive dont les facultés mentales sont maîtrisées accède à la paix où — but suprême s’éteint toute misère, et qui réside en moi.

16 Le yoga, ô Arjuna, n’est pas pour qui mange trop ni pour qui ne mange pas du tout, ni pour qui a l’habitude de trop dormir ou qui [au contraire] demeure [toujours] éveillé.

17 Qui règle convenablement ses repas et ses délassements, ses efforts dans l’action et la part qu’il fait au sommeil et à la veille, à celui-là appartient le yoga destructeur de la souffrance.

18 Quand l’esprit discipliné demeure uniquement fixé [en lui-même] dans le Soi et que l’on est dépris de tous les désirs, c’est alors qu’on [mérite] d’être dit «discipliné et unifié».

19 «Comme un foyer lumineux placé à l’abri du vent…», telle est la

comparaison traditionnelle appliquée au yogin dont l’esprit est discipliné et qui pratique la discipline unitive du Soi.

20-21 Là où la pensée, suspendue par la pratique assidue du yoga, cesse de fonctionner, et là où, percevant le Soi dans le Soi [et] par le Soi, on trouve [sa] satisfaction, là où l’on éprouve cette béatitude infinie que perçoit l’intellect, mais non les sens, si l’on s’y établit [fermement], on ne s’écarte pas du réel.

22 Et quand on a obtenu cet avantage, on n’en estime aucun autre à plus haut prix que celui-là. Affermi en cet état, on n’est ébranlé par aucune douleur même grave.

23 Cette dissolution de l’union à la souffrance, il faut savoir que c’est là ce qu’on appelle [paradoxalement] «union yogique». C’est elle qu’il faut pratiquer avec décision et d’un esprit exempt de découragement.

24-25 Abandonnant sans exception tous les désirs qu’engendrent les projets, maîtrisant grâce à l’esprit le troupeau des sens, qu’on en suspende peu à peu le fonctionnement par [le jeu de] l’intelligence, soutenue par la détermination. Fixant l’esprit sur le Soi, qu’on ne pense à rien.

26 D’où que surgisse la fonction mentale remuante, instable, il faut la maîtriser [puis] la conduire de là à la soumission dans le Soi.

27 En effet le bonheur suprême envahit l’ascète au mental apaisé qui, ayant calmé en soi les facteurs de turbulence, est devenu Brahman et sans souillure.

28 L’ascète en qui tout mal a disparu, qui se discipline et s’unifie lui-même sans cesse, atteint aisément le bonheur infini : se confondre avec le Brahman.

29 Soi-même résidant en tous les êtres, tous les êtres résidants en lui : voilà ce que contemple celui dont tout l’être est unifié par le yoga et qui porte sur toutes choses un regard égal.

30 Celui qui me voit partout et qui voit [le] Tout en moi, je ne suis [jamais] perdu pour lui, il n’est [jamais] perdu pour moi.

31 Celui, voué à l’unité, qui m’adore en tant que résidant dans tous les êtres, de quelque manière qu’il se comporte, ce yogin est toujours présent en moi.

32 O Arjuna, celui qui considère également toutes choses, heur ou malheur, à l’instar de son propre Soi, un tel homme est tenu pour un ascète prééminent.

Arjuna dit :

33 Ce yoga d’équanimité que tu proclames, ô destructeur de Madhu, considérant l’instabilité [de la faculté mentale], je ne vois pas qu’il puisse s’établir de façon durable.

34, Car ce mental est inconstant, ô Krsna, harceleur, puissant, obstiné; à mon avis, il est comme le vent, très difficile à subjuguer.

Le Bienheureux Seigneur dit :

35 Sans nul doute, guerrier aux grands bras, l’organe mental est difficile à dominer, fluctuant; mais on s’en rend maître, ô fils de Kuntî, par la pratique assidue et le détachement.

36 Je suis d’avis que le yoga est difficilement mené à bien par qui ne se maîtrise pas soi-même. Il peut néanmoins [s’obtenir], avec les moyens spirituels appropriés, par qui se soumet à une discipline et fait l’effort convenable.

Arjuna dit :

37 Celui qui, incapable de tension ascétique, tout en ayant la foi, laisse errer sa faculté mentale loin du yoga, faute d’arriver à l’accomplissement de ce yoga, quelle destinée suit-il, ô Kresiya?

38 Déchu des deux voies, ne va-t-il pas, tel un nuage déchiré, aller à sa perte, incertain sur le chemin du Brahman, égaré, ô guerrier aux grands bras?

39 Ce doute mien, Krsna, il te sied de le trancher complètement. Car nul autre que toi n’est susceptible de le faire.

Le Bienheureux Seigneur dit :

40 Fils de Prthâ, ni dans ce monde ni dans l’autre, cet [homme] ne trouve sa perte. Car il n’est personne, ô mon cher, qui, auteur de belles et bonnes actions, encourt une mauvaise destinée.

41 Accédant au séjour des méritants et y demeurant pendant une suite ininterrompue d’années, celui qui a échoué dans le yoga renaît au foyer de gens purs et de qualité.

42 Ou bien, il vient à l’existence dans la famille même de yogin plein de sagesse; car une telle naissance est encore plus difficile à obtenir en ce monde.

43 Là il reprend contact avec ces [mêmes] qualités intellectuelles qui étaient siennes dans son corps précédent, puis, repartant de là, ô fils de Kunti, il déploie des efforts plus intenses en vue de réussir dans le yoga, ô joie des Kurus!

44 Sous l’effet justement de cette pratique antérieure, il est entraîné, fût-ce sans le vouloir. Même s’il s’en tient au simple désir de connaître le yoga, il passe au-delà du brahman-parole.

45 Or, le yogin qui fait effort de toute son énergie, purifié de toute souillure, arrivé à la perfection, au terme d’une pluralité de naissances, il accède enfin à la destinée suprême.

46 Le yogin l’emporte sur ceux qui s’adonnent aux austérités; il est même tenu pour supérieur à ceux qui s’en tiennent à la sagesse spéculative; il surpasse les héros de l’action. Donc, ô Arjuna, deviens yogin!

47 Mieux encore, celui qui, entre tous les yogin, demeure en moi et, du plus profond de son âme m’adore plein de foi, celui-là, je le considère comme ayant atteint le sommet de l’union yogique.

Chant VII

Le Bienheureux Seigneur dit :

1 Fils de Prthâ, apprend comment, la pensée attachée à moi, pratiquant la discipline unitive, prenant en moi ton refuge, tu me connaîtras sans incertitude et intégralement.

2 Je m’en vais te dire, sans rien omettre [ce qu’est] cette connaissance et l’intuition spirituelle [à laquelle elle conduit]. Quand tu la connaîtras, plus rien en ce monde ne te restera à connaître.

3 Parmi des milliers d’hommes, quelqu’un s’efforce vers la perfection et parmi les chercheurs parvenus à l’accomplissement du Soi, il [n’en] est [qu’] un à me connaître réellement.

4 Terre, eau, feu, air, éther, fonctions mentale, intellectuelle et personnalisante, ainsi, en huit modalités, se divise ma nature.

5 Ce n’est [là] que [ma nature] inférieure. Mais sache qu’il en est une autre, ma nature supérieure; elle constitue l’ordre des âmes individuelles vivantes par lesquelles ce monde est soutenu, ô guerrier aux grands bras?

6 Considère que tous les êtres ont cette double nature comme matrice. je suis l’origine, mais aussi la dissolution de l’univers tout entier.

7 Il n’est rien d’autre qui me soit supérieur, Dhanamjaya; en moi tout ce monde est enfilé comme un rang de perles sur un fil.

8-9 O fils de Kuntî, dans l’eau je suis la saveur; je suis l’éclat dans la lune et le soleil, la syllabe AUM dans tous les Veda, le son dans l’éther, la virilité chez les hommes, le parfum dans la terre, la splendeur ardente dans le feu. Vie dans tous les êtres, je la suis; et je suis l’austérité chez les ascètes.

10 Connais-moi, fils de Prthâ comme la semence éternelle de tous les êtres. Je suis le jugement chez qui est capable de juger, la vaillance des vaillants.

11 Je suis aussi la force des forts, force exempte de désir et de passion; et dans les êtres je suis le désir qui ne s’oppose pas à l’ordre, ô Taureau des Bharata?

12 Quant aux modes d’existence et aux propensions correspondantes, qu’elles soient de l’ordre de l’essence lumineuse et calme, ou forte et turbulente, ou encore inerte, sache qu’elles procèdent de moi; je ne suis pas [contenu] en elles, mais elles en moi.

13 Tout l’univers que voilà [fait] d’êtres mobiles [et immobiles] est égaré par ces modes d’existence et ces comportements qui relèvent des trois qualités de la nature. Il ne me reconnaît pas comme le Transcendant et comme l’Immuable.

14, Car cette mienne magie, divine et constituée par les «qualités naturelles», est inscrutable. Ceux qui s’abandonnent à moi, ceux-là vont au-delà de cette magie.

15 Ceux qui font le mal — ces égarés, les plus bas des hommes — ne prennent pas refuge en moi. Tout savoir leur a été arraché par ma magie et ils ont adopté pour mode d’être et d’agir celui des anti-dieux.

16 O Arjuna, de quatre espèces sont les gens de bien qui m’adorent : celui qui aspire à la connaissance, l’amateur de richesses et le sage, ô Taureau des BMrata.

17 Parmi eux, le Sage toujours unifié et m’adorant pour moi seul l’emporte sur tous les autres. Car je suis excessivement cher au Sage et le Sage m’est cher.

18 Tous ceux-là, assurément, sont gens de haut rang. Mais le Sage — et tel est mon jugement — c’est moi-même. Unifié en lui-même, il s’en remet à moi, en effet, comme au terme ultime de son chemin.

19 En conclusion à de nombreuses naissances, le Sage prend refuge en moi, dans la conviction que Vasudeva est tout. C’est [là] un être magnanime qui se rencontre rarement.

20 Dépouillés de tout jugement sain du fait de leurs désirs [certains] ont recours à d’autres divinités, pratiquant telle ou telle observance, dominée en réalité par leur nature propre.

21 Selon la manifestation du divin que tel ou tel adorateur souhaite vénérer avec foi, je rends, quant à moi, cette foi de chacun inébranlable.

22 Doué d’une telle foi, celui qui aspire à se rendre cette divinité favorable en obtient l’objet de ses désirs, car j’en ai moi-même disposé en sa faveur.

23, Mais pour les hommes de peu d’intelligence, ce fruit est limité. Ceux qui sacrifient aux dieux vont aux dieux et, de même, mes adorateurs viennent à moi.

24 Les gens sans jugement pensent que, d’abord non manifesté, je suis devenu manifeste; c’est qu’ils ignorent ma nature supérieure, immuable, insurpassable.

25 Enveloppé de la magie de mon pouvoir yogique, je ne suis pas visible à tous. Ce monde égaré ne me reconnaît pas comme le Non né, immuable.

26 Je connais les êtres passés, présents et futurs, ô Arjuna, mais moi, nul ne me connaît.

27 O Bhâratide, à cause de l’égarement concernant les couples des contraires dérivés de l’attrait et de l’aversion, tous les êtres, à leur venue au monde, entrent en confusion, ô Tourment de tes ennemis!

28, Mais les gens aux actes méritoires dont le mal [passé] est arrivé à son terme, ceux-là, délivrés de l’égarement touchant les couples des contraires, m’adorent, fermes en leur observance.

29 Ceux qui, s’appuyant sur moi travaillent à se libérer de la vieillesse et de la mort, ceux-là connaissent le Brahman, le [domaine] entier du Soi, la totalité de l’agir.

30 Ceux qui me reconnaissent dans le domaine des êtres, dans ceux des dieux et du sacrifice, au moment de la mort aussi, ceux-là, l’esprit unifié, me connaissent.

Chant VIII

Arjuna dit :

1 Que signifient ces expressions «ce brahman», «le domaine du Soi», «l’acte», ô Personne Suprême? Et ce domaine «des êtres», celui [aussi] des dieux, dont tu viens de parler?

2 Quel est, comment se présente le «domaine du sacrifice» en ce corps, ô meurtrier de Madhu? Comment [donc] au moment de la mort, es-tu connaissable par ceux qui sont maîtres d’eux-mêmes?

Le Bienheureux Seigneur dit :

3 Brahman signifie l’Impérissable suprême. Le «domaine du Soi», c’est l’essence propre de chacun. On nomme «acte» l’émission procréatrice qui fait venir les êtres à l’existence.

4 Le «domaine des êtres», c’est l’état périssable. Le «domaine du divin», c’est la personne [spirituelle]». Le «domaine du sacrifice», ô élu entre les êtres incarnés, c’est moi-même, présent en ce corps d’ici-bas.

5 Celui qui, se souvenant de moi à son heure dernière, abandonne son corps mortel et s’en va, celui-là accède à mon être; il n’est pas de doute sur ce point.

6 Et, de la même manière, quel que soit l’être dont on se souvienne, lorsqu’à la fin on quitte son corps, toujours, ô fils de Kuntî, c’est à lui qu’on va, transformé en cet être même.

7 Donc, souviens-toi de moi en tout temps et combats, l’esprit et le jugement fixés en moi. C’est à moi que tu parviendras sans aucun doute.

8 O fils de Prthâ, on accède à la Personne suprême et divine en y pensant continuellement d’un esprit unifié par la discipline d’une pratique assidue et qui [ne ne laisse pas] aller vers d’autres [objets].

9-10 Si quelqu’un se souvient de cet antique Sage et Maître, plus petit que le [plus] petit, fondateur universel à la forme inconcevable, qui, couleur du soleil, se tient au-delà des ténèbres [celui-là], au moment de la mort, plein d’un espoir inébranlable, de dévotion et de force yogique, il amène, comme il faut, le soude vital entre les deux sourcils, puis il accède à la Personne suprême et Divine.

11 Cet Impérissable que les savants en science védique énoncent, en qui les ascètes libérés du désir pénètrent, pour l’amour de qui ils suivent la voie du célibat, je vais, en bref, t’expliquer ce séjour :

12-13 Celui qui, obturant toutes les portes [des sens], bloquant le mental à l’intérieur du cœur, fixant dans la tête son souffle vital, pratiquant la méditation yogique en émettant cette prière qui est l’unique syllabe impérissable, AUM, et ne pensant qu’à moi s’en va, abandonnant son corps, celui-là parvient au but suprême.

14 Celui qui, l’esprit libre de toute distraction, me garde constamment en sa pensée, pour ce yogin toujours unifié, je suis aisément accessible, fils de Prthâ.

15 Quand on s’est approché de moi, on ne risque plus la renaissance [cette] impermanence, réserve de douleurs; magnanime, on est parvenu à la perfection suprême.

16 Les mondes, ô Arjuna, jusqu’au domaine de Brahmâ, inclusivement, sont assujettis aux retours [indéfiniment] répétés; mais quand on s’est approché de moi, fils de Kuntî, il n’y a plus de renaissance.

17 Quand ils savent que la durée complète d’un jour de Brahma est de mille éons, et de mille éons sa nuit, les gens connaissent vraiment ce qu’est un cycle cosmique.

18 Quand vient le jour, tous les êtres distincts procèdent de l’indistinct; quand vient la nuit, c’est là aussi qu’ils se résolvent, dans ce qu’on nomme l’indistinct.

19 Cette même multitude des êtres, lorsqu’elle est venue encore et encore à l’existence, fils de Prthâ, se résorbe malgré soi, quand vient la nuit; elle surgit à nouveau quand [re] vient le jour.

20, Mais au-delà de ce non-manifesté, il existe un autre non-manifesté, éternel qui, lors même que tous les êtres périssent, lui, ne périt pas.

21 On l’appelle l’Impérissable, le Non-Manifesté; c’est Lui qu’on proclame être le but suprême. Quand on l’a obtenu, on ne renaît plus. C’est mon suprême séjour.

22 C’est la Personne suprême, fils de Prthâ, qu’on obtient par la dévotion et par nul autre [moyen], à l’intérieur de qui se tient tous les êtres, par qui tout cet univers est sous-tendu.

23 Quant au temps où les yogin décédés accèdent au non-retour ou au retour, ce temps, je vais te le dire, Taureau des Bhârata.

24 Le feu, la lumière, le jour, la [quinzaine] claire, les six mois [où le soleil va] vers le nord, arrivés là, les hommes qui connaissent le Brahman vont au Brahman.

25 La fumée, la nuit, ainsi que la [quinzaine] sombre, les six mois où le soleil va vers le sud, dans ce cas, ayant atteint la lumière de la lune, le yogin [de] là revient [à l’existence].

26 Ces deux voies claire et sombre sont en effet considérées comme caractéristiques permanentes du monde des vivants; par l’une on accède au non-retour, par l’autre on revient encore.

27 O fils de Prthâ, connaissant ces voies, nul yogin ne s’égare; c’est pourquoi, Arjuna, tu dois en tout temps être unifié par le yoga.

28 Ce fruit du mérite qui est indiqué dans les Veda, les sacrifices, les austérités et les aumônes, le yogin au courant de tout [cet enseignement] le dépasse et accède au séjour suprême et qui existait au commencement.

Chant IX

Le Bienheureux Seigneur dit :

Et je vais te la dire à toi qui es sans envie, cette connaissance [très secrète] avec l’intuition [correspondante]; quand tu la posséderas, tu seras délivré du mal.

2 C’est une science royale, un royal secret, la purification suprême; on peut la saisir d’une intuition immédiate, elle est consubstantielle à l’ordre sacré, aisée à accomplir et immuable.

3 Les hommes qui n’ont pas foi en cet ordre sacré, ô Tourment de tes ennemis, incapables de me rejoindre, retournent dans le chemin des transmigrations mortelles.

4 Tout ce monde [vivant] est sous-tendu par moi dans mon état non manifesté; tous les êtres se tiennent en moi et moi je ne suis pas contenu en eux.

5, Mais, à vrai dire, les êtres ne se tiennent pas en moi. Vois la puissance souveraine de mon yoga : porteur des êtres et non inclus en eux, mon Soi amène [ces] êtres à l’existence.

6 Comme un grand vent qui va partout sans [jamais] pour autant sortir de l’espace, considère-le, de la même manière les êtres demeurent en moi.

7 O fils Kuntî, à la fin d’un éon, tous les êtres vont à cette mienne nature [cosmique], puis, au commencement d’un éon, je les émets à nouveau.

8 Maîtrisant ma propre nature cosmique, j’émets encore et encore tout cet ensemble des êtres, malgré eux et par le pouvoir de ma nature.

9 Et les actes ne me lient pas, Dhanamjaya; à la manière de quelqu’un qui, assis, se désintéresse d’une affaire, je demeure sans attachement à mes actes.

10 C’est par moi, son surveillant, que la nature enfante l’univers. Et voilà la raison, fils de Kuntî, pour laquelle l’univers existe.

11 Les égarés me méconnaissent, parce que j’ai assumé un corps humain; ils ne [re] connaissent pas mon essence suprême ni [en moi] le Souverain Seigneur des êtres.

12 Leurs espérances, leurs œuvres, leur science sont vaines; ils ont perdu le jugement, et la nature qu’ils assument est génératrice d’erreur, qu’elle soit raksasique ou asurique.

13, Mais, ô fils de Prthà, les magnanimes qui s’attachent à ma nature divine m’adorent sans distraction, reconnaissant en moi l’immuable principe des êtres.

14 [Certains], toujours unifiés me servent, me célébrant sans cesse en s’exerçant, fermes en leurs observances, et me rendant hommage avec dévotion.

15 Et d’autres me servent aussi en me rendant leur culte par le sacrifice de la connaissance, sous mon aspect unitaire ou sous mes aspects particularisés, car je tourne de tous côtés mes visages multiples.

16 C’est moi l’intention sacrificielle, moi le sacrifice, moi l’interjection d’appel du hotr, moi les herbes sacrées, moi l’oblation de beurre fondu, moi le feu rituel, moi la libation.

17 C’est moi qui suis le père de ce monde des vivants, sa mère, son fondateur, son aïeul, l’objet de la science sacrée, le purificateur, la syllabe OM, la stance, la mélodie et la formule sacrificielle.

18 Je suis le but, le soutien, le seigneur, le témoin, la demeure, le refuge, l’ami, l’origine, la dissolution, la permanence, le réceptacle, le germe, l’immuable.

19 C’est moi qui réchauffe, qui retiens, ou laisse aller la pluie; je suis l’immortalité et la mort; c’est moi, ô Arjuna, qui suis l’Être et le Non-Être.

20 Les connaisseurs du triple Veda, buveurs de soma, purifiés de leurs fautes, m’honorant par des sacres tentent d’arriver au ciel. Ayant atteint le séjour saint du chef des dieux, ils goûtent dans ce lieu céleste les divines jouissances des dieux.

21 Après avoir joui du vaste monde céleste, leurs mérites une fois épuisés, ils rentrent dans le monde des mortels. Ainsi donc ceux qui se fient à la loi [enseignée] par les trois [Veda], toujours liés aux désirs, ne gagnent que d’aller et venir [sans cesse].

22 Les gens qui, pensant à moi et à nul autre, me servent et m’honorent, je leur apporte moi-même, à eux qui me sont perpétuellement dévoués, l’acquisition et la conservation du bien-être.

23 Quant aux fidèles d’autres divinités qui, pleins de foi, les honorent par des sacrifices, c’est moi, ô fils de Kuntî, qu’eux aussi honorent par ces sacres [bien que ce ne soit] pas selon la règle.

24, Car je suis le bénéficiaire de tous les sacrifices et leur Souverain Seigneur; mais ils ne me connaissent pas dans ma réalité et, en conséquence, retombent [dans l’existence].

25 Ceux qui célèbrent le culte des divinités vont aux divinités; ceux qui célèbrent le culte des mânes vont aux mânes; ceux qui offrent des sacrifices aux êtres inférieurs vont aux êtres inférieurs; ceux qui m’honorent par leurs sacrifices viennent à moi.

26 Celui qui m’offre avec dévotion [ne fût-ce qu’] une feuille, une fleur, un fruit ou de l’eau, l’offrande dévotieuse de celui-ci dont le cœur est pur, je l’agrée.

27 Ce que tu fais, manges, offres en libation, donnes, les austérités que tu pratiques, fils de Kuntî, fais [tout] cela en me le dédiant,

28 tu seras libéré des liens de l’acte, que les fruits en soient bons ou mauvais; l’âme unifiée par la discipline du renoncement, affranchi, tu viendras à moi.

29 je suis équanime à l’égard de tous les êtres; aucun n’est pour moi haïssable ni cher; mais ceux qui m’adorent avec dévotion, ceux-là sont en moi et moi en eux.

30 S’il m’adore sans partage, même un grand criminel doit être considéré comme bon, car sa détermination est droite.

31 Bientôt, identifié à l’ordre saint, il accédera à la paix éternelle. Sache bien, fils de Kuntî, que mon adorateur ne périt point.

32 Ceux qui ont pris en moi leur refuge, fils de Prthâ, quand même ils auraient une mauvaise naissance, seraient femmes, artisans ou même serviteurs, ils arrivent au but suprême.

33 À plus forte raison les brahmanes méritants, ainsi que les sages royaux qui m’adorent. Toi qui es venu au monde impermanent et sans force, adore-moi.

34 Que ta pensée soit toute à moi ainsi que ta dévotion; à moi tes sacrifices; rends-moi hommage. Ayant ainsi unifié ton être et n’ayant d’autre souci que moi, tu viendras à moi.

Chant X

Le Bienheureux Seigneur dit :

1 O guerrier aux grands bras, écoute, une fois encore de moi, cette parole suprême que je vais te dire, à toi qui t’y complais et qui tiens le bien pour désirable.

2 Les troupes des dieux ni les grands voyants ne connaissent mon origine, car c’est moi qui suis, à tous égards, l’origine des dieux et des grands voyants.

3 Qui me connaît comme n’étant point né et n’ayant pas de commencement, comme le grand Seigneur de l’univers, celui-là, entre tous les mortels, libre de tout égarement est dégagé de toutes ses fautes.

4-5 Jugement, connaissance, savoir exempt d’engagement, patience, vérité, maîtrise de soi, plaisir et douleur, existence et non-existence, crainte et sécurité, non-nuisance, équanimité, contentement, austérité, libéralité, honneur et déshonneur, toutes ces manières d’être, dans leur diversité comme dans leur singularité, viennent de moi.

6 Les sept grands Sages antiques, aussi bien que les quatre Manu, créations spirituelles — dont, en ce monde, toutes les [autres] créatures sont issues — sont nés de moi.

7 Quand on connaît réellement cette procession et ce pouvoir yogique qui sont miens, on est unifié par un yoga inébranlable; sur ce point il n’y a pas de doute.

8 Je suis le principe de toutes choses; c’est de moi que tout procède. Ceux qui avec cette conviction m’adorent sont sages et doués d’une pensée profonde.

9 L’esprit fixé en moi, leur souffle vital fondu en moi, s’éclairant mutuellement, me racontant sans cesse, ils sont satisfaits et bienheureux.

10 C’est à ces hommes constamment unifiés, mes adorateurs affectueux, que je communique cette discipline du jugement qui les fera parvenir jusqu’à moi.

11 Pour manifester ma compassion à leur égard, moi qui réside en leur être même, avec le flambeau de la connaissance je chasse les ténèbres nées de l’ignorance.

Arjuna dit :

12-13 Vous êtes le suprême Brahman, le suprême séjour, le suprême purificateur. Esprit divin et éternel, premier des dieux, non-né, omniprésent! [Ainsi] te désignent tous les voyants (antiques) ainsi que le voyant divin Nrarada, le noir Devala et Vyasa; toi-même, tu me le dis.

14 Je crois que tout ce que tu me dis est vrai, Kesava! car ni les dieux, ni les dânava, ô Bienheureux Seigneur, ne connaissent ta manifestation.

15 Toi seul, Esprit Suprême, te connais toi-même, par toi-même; producteur des êtres, Seigneur des êtres, dieu des dieux, Maître du monde.

16 Daigne donc déclarer sans réserve tes manifestations divines, manifestations grâce auxquelles, te répandant à travers ces mondes, tu demeures [immobile].

17 Comment [même] méditant sans cesse, puis-je te connaître, ô yogin? Et quels sont chacun de ces états où tu m’es concevable, Bienheureux Seigneur?

18 Encore une fois, Janârdana, raconte — [moi] tout au long ta puissance yogique et ta manifestation. Car je ne me rassasie pas d’entendre ta parole ambroisiaque.

Le Bienheureux Seigneur dit :

19 «Allons! je vais donc t’exposer mes divines manifestations, en m’en tenant à l’essentiel, ô meilleur des Kuru car mon expansion est illimitée.

20 O Gudâkesa ! je suis le Soi résidant au cœur de tous les êtres; je suis le commencement, le milieu et la fin des êtres.

21 Parmi les âditya je suis Visnu, parmi les luminaires le Soleil rayonnant, parmi les vents Marîci, parmi les corps célestes la Lune.

22 Parmi les Veda je suis le Sâmaveda, parmi les dieux les vasu, parmi les facultés le sens interne, parmi les êtres la sensibilité.

23 Parmi les rudra je suis Satikara, parmi les yaksa et les raksasa le Seigneur des richesses, parmi les vasu le feu purificateur, parmi les sommets le mont Meru.

24 Parmi les chapelains, ô fils de Prthà, sache que je suis le principal,

Brhaspati; parmi les chefs d’armée je suis Skanda, parmi les masses d’eau l’océan.

25 Parmi les grands voyants je suis Bhrgu, parmi les mots la syllabe unique, impérissable; parmi les sacrifices je suis les paroles murmurées, parmi les êtres immobiles l’Himalaya.

26 Entre tous les arbres je suis le figuier sacré et Nârada parmi les voyants divins; chez les gandharva je suis Citraratha, chez les siddha, le sage Kapila.

27 Sache que parmi les chevaux je suis Uccaihsravas, né de l’ambroisie, parmi les éléphants Airavâta et parmi les hommes, le roi.

28-29 Parmi les armes je suis le foudre, parmi les vaches laitières la vache d’abondance; je suis le procréateur Kandarpa et chez les serpents Vâsuki, Ananta parmi les nâga, Varutia parmi les êtres aquatiques, Aryaman chez les mânes et rama, le Contraignant, parmi ceux qui contraignent.

30 Je suis Prahlâda parmi les daitya, le temps parmi les incitateurs, le lion parmi les animaux sauvages et le fils de Vinata parmi les oiseaux.

31 je suis le vent parmi les purificateurs, Râma parmi les porteurs d’armes, le crocodile entre les poissons, la Jâhnavi parmi les rivières.

32 Des créatures je suis le commencement, la fin et le milieu, ô Arjuna, la science du Soi parmi les sciences, parmi les doctrines celui qui énonce la juste doctrine.

33 Des lettres je suis l’a; du genre «mot composé», le composé copulatif; moi seul suis le temps impérissable, moi le fondateur omniface.

34 je suis la mort qui emporte tout, la source des choses à venir. Parmi les êtres féminins, je suis la renommée, la fortune, la parole, la mémoire, l’intelligence, la fermeté, la patience.

35 Je suis également le brhatsâman parmi les mélodies sacrées, la gâyatri parmi les mètres, le début de mâgha parmi les mois et parmi les saisons le printemps.

36 Parmi les trompeurs, je suis le jeu de dés, l’éclat des êtres éclatants, la victoire, la décision, la vertu des vertueux.

37 Entre les Vrsni je suis Vâsudeva et parmi les Pândava Dhanamjaya. Parmi les sages ascètes je suis aussi Vyâsa, parmi les poètes Us' anas, l’inspiré.

38 Je suis le sceptre de ceux qui maîtrisent [les peuples], l’art politique des conquérants, le silence des secrets, la connaissance des connaissants.

39 Et quelle que soit la forme de tout être, je le suis, ô Arjuna. Il n’est pas d’être, mobile ou immobile, qui existe en dehors de moi.

40 Il n’est point de limites à mes divines manifestations, ô Tourment de tes ennemis; mais c’est en manière d’exemple que je viens de t’en faire ce long exposé.

41 Tout être doué d’une manifestation, de vertu, de prospérité ou de force, reconnais-le comme jaillissant d’une parcelle de mon éclat.

42 Ou plutôt, qu’est-il besoin d’une telle abondance de savoir, Arjuna? Immuable, avec une seule parcelle de moi-même, me voici présent à cet univers entier.

Chant XI

Arjuna dit :

1 Pour me marquer ta faveur tu m’as tenu ce discours excellent et secret qui concerne le Soi; par lui l’égarement [dont j’étais saisi] s’en est allé.

2, Car, ô toi aux yeux en forme de pétale de lotus, tu m’as fait entendre tout au long [ce qui concerne] la venue à l’être et la disparition, ainsi que ta grandeur inaltérable.

3 Seigneur Suprême, Esprit Suprême, il en est de toi comme tu l’as dit toi-même. Je désire voir ta forme souveraine.

4 Si tu estimes qu’il m’est possible de la voir, Seigneur, Maître du yoga, alors montre-moi ton Soi inaltérable.

Le Bienheureux Seigneur dit :

5 Fils de Prthâ, regarde mes formes par centaines et par milliers. Elles sont variées, divines; leurs couleurs et leurs aspects sont divers.

6 Regarde les âditya, les vasu, les rudra, les Asvin ainsi que les marut; regarde, O Bhâratide, les nombreuses merveilles que l’on n’a point vues jusqu’ici.

7 Regarde à présent dans mon corps l’univers entier — êtres mobiles et immobiles — rassemblé, et [tout] ce que tu désires voir d’autre.

8, Mais moi, tu ne peux me voir par cet œil [de chair] qui est tien; je te donne l’œil divin. Regarde ma puissance yogique souveraine!

Sañjaya dit :

9-10-11 Ayant ainsi parlé, ô roi, Hari, le Grand Maître du yoga, montra alors au fils de Prthâ sa forme suprême et souveraine, pourvue d’une multitude de bouches et d’yeux, d’une multitude d’aspects merveilleux, d’une quantité d’ornements divins, et qui brandissait nombre d’armes divines; [elle était] porteuse de colliers et de vêtements divins, ointe de parfums divins, constituée de toutes les merveilles, dieu infini aux visages tournés en tous sens.

12 Si dans le ciel la lumière de mille soleils fusait à la fois, elle serait semblable à la lumière de ce grand Être.

13 Alors le fils de Pându vit ramassé en cette place — le corps du dieu des dieux — l’univers entier avec ses multiples parties.

14 Et, envahi d’étonnement, le poil hérissé, la tête inclinée en un salut, Dhanamjaya dit au dieu :

Arjuna dit :

15 O Dieu, je vois en ton corps tous les dieux aussi bien que les divers groupes d’êtres : le Seigneur Brahma, assis sur un trône de lotus, tous les voyants et les serpents divins.

16 Je te vois avec tes multiples bras, tes multiples troncs, tes visages, tes yeux, avec ta forme de toutes parts illimitée. Je ne te vois ni fin, ni milieu, ni commencement, ô Seigneur universel et omniforme!

17 Je te vois — toi, dont la contemplation est d’accès difficile — avec ton diadème, ta massue, ton disque et cet éclat ardent qui illumine tout à l’entour, inaccessible à nos moyens et à nos mesures [humaines].

18 Tu es l’Impérissable, le suprême objet à connaître, tu es le suprême réceptacle de tout le divers, tu es l’Immuable, le gardien de l’éternelle loi, tu es l’Esprit éternel : telle est ma conviction.

19 Je te vois sans commencement, ni milieu ni fin, avec ton énergie infinie, tes bras en nombre infini, le Soleil et la Lune pour tes deux yeux, ta bouche étincelante qui dévore les oblations, échauffant l’univers de ton ardeur.

20 Car, cette région intermédiaire entre le ciel et la terre, et tous les orients, tu les occupes à toi seul. Voyant cette tienne forme merveilleuse et terrible le triple monde s’effraie, ô grand Être!

21 En vérité, ces troupes de dieux que voici pénètrent en toi : certains, effrayés, saluent les mains jointes et chantent ta louange. Les grands voyants et les parfaits, rassemblés, après avoir dit : «Salut!» te glorifient de leurs hymnes sonores.

22 Les rudra, les âditya, les vasu, les sadhya, les tous-dieux, les Asvin, les marut et les buveurs d’oblation, les troupes de gandharva, de yaksa, d’asura et de parfaits, tous te considèrent et s’émerveillent.

23 Voyant ta grande forme aux multiples visages et aux yeux multiples, ô [Seigneur] aux grands bras, ta forme aux multiples bras, jambes et pieds, aux multiples ventres [rendue] effroyable par tes nombreux crocs, les mondes tremblent, et moi aussi.

24 Car, en te voyant, toi qui touches le ciel, flamboyant, aux multiples couleurs, à la bouche grande ouverte, aux immenses yeux étincelants, je suis ébranlé au plus profond de moi-même et je ne trouve ni résolution ni apaisement, ô Visnu!

25 Et certes, en voyant tes bouches, effroyables par leurs crocs semblables au feu du temps, je ne peux plus m’orienter et je ne parviens à trouver aucune protection. Fais grâce, Seigneur des dieux, toi qui fais de l’univers ta demeure!

26 Et voici tous les Dhrtarâstrides, avec les foules des protecteurs de [cette] terre, Bhisma, Drona, ainsi que ce [Kama] fils de barde, conducteur de char et, également [de l’autre côté], les principaux guerriers de notre camp.

27 Ils se hâtent, ils pénètrent en toi et dans tes bouches terrifiantes aux épouvantables crocs; certains, suspendus dans les interstices de tes dents, apparaissent, leur tête réduite en poudre.

28 De même que les multiples eaux des fleuves au courant rapide coulent tête la première dans l’océan, ainsi ces héros du inonde des hommes pénètrent dans tes bouches et s’y embrasent.

29 Comme des papillons se précipitent, pour leur perte, dans la flamme brillante, ainsi, pour leur perte, les gens se précipitent dans tes bouches.

3 o De tes bouches enflammées, tu lèches, tout en les dévorant, les mondes entiers en remplissant la totalité de l’univers de tes ardeurs, tes splendeurs terribles les consument, ô Visnu!

31 «Explique-moi qui tu es, toi dont la forme est terrifiante. Hommage à toi, le meilleur des dieux! Fais grâce! je désire te connaître parfaitement toi qui es au commencement, car je ne connais pas ta conduite.»

Le Bienheureux Seigneur dit :

32 Je suis le temps qui fait dépérir les mondes, car je suis complètement développé. Ici-bas, je m’occupe à résorber les mondes. Même sans ton intervention [un jour] ils ne seront plus, tous ces guerriers rangés dans ces armées adverses.

33 En conséquence, lève-toi; conquiers la gloire, en triomphant de tes ennemis. Jouis d’un règne prospère. C’est par moi qu’ils ont été antérieurement [promis] à la mort. Sois — [en] l’instrument et rien de plus, ô toi à l’habile main gauche!

34 Drotia, Bhîsma, Jayadratha, Karna, ainsi que les autres héroïques guerriers sont [déjà] frappés par moi. Toi, frappe-les [à ton tour]. Ne te tourmente pas : combats; tu vaincras tes rivaux dans [cette] bataille.

Sañjaya dit :

35 Après ces paroles de Kesava, le guerrier au diadème salua, les mains jointes, tremblant, [et], rendant à nouveau hommage, très effrayé, s’inclinant, il dit à Krsna d’une voix entrecoupée :

Arjuna dit :

36 O Hrstkesa, célébrant ta gloire, en ce lieu, l’univers se réjouit et se voue [à toi]; les raksas effrayés courent dans toutes les directions et toutes les troupes de parfaits t’adorent.

37 Et comment, ô grand Être, ne s’inclineraient-ils pas devant toi, plus vénérable que Brahmâ lui-même, [toi] l’ordonnateur primordial? O Seigneur infini des dieux, toi qui fais de l’univers ta demeure, tu es l’Impérissable, l’Être et le Non-Être et ce qui est par-delà.

38 Tu es le Dieu primordial, l’Esprit; tu es l’Ancien, le Réceptacle suprême de cet univers. Tu es le Sujet connaissant, l’Objet à connaître et le Séjour suprême. C’est Toi, aux formes infinies, qui déploies l’univers.

39 Tu es Vâyu, Yama, Agni, Varuna, le dieu Lune, Prajâpati et Brahmâ, l’Aïeul. Hommage à toi mille fois! Et, derechef, encore [et encore], hommage à toi!

40 Hommage à toi par-devant et par-derrière ô Hommage de tous côtés également, ô [toi qui es] tout! Ton héroïsme est infini, ta vaillance illimitée; tu t’étends à tout, donc tu es le Tout.

41 Ce que, te prenant pour un camarade, j’ai dit d’inopportun : «Hé, Krsna!» «Hé, Yâdava!» «Hé, camarade!», ce fut dans mon ignorance de ta majesté, par erreur [mais] aussi par affection.

42 Et ces traitements irrespectueux que [je t’ai infligés] par plaisanterie, dans tes délassements, lors de ton repos, couché ou assis, pendant les repas, seul ou devant témoin, je t’en demande pardon, Acyuta, ô toi, l’Incommensurable!

43 Tu es le père de cet univers mobile et immobile, ainsi que son maître spirituel adorable et très digne de vénération. Tu n’as pas d’égal; [et] d’où viendrait un autre qui te serait supérieur, toi dont la puissance est incomparable dans les trois mondes?

44 Donc, je m’incline respectueusement, je prosterne mon corps, je te demande grâce à toi qui es le Seigneur digne de louange. Comme un père à son fils, comme un compagnon à son compagnon, comme l’ami à l’aimé, il te convient de pardonner.

45 Voyant ce qu’on n’a jamais vu auparavant, je me hérisse; mon esprit frémit de peur. O dieu, montre-moi cette forme même; fais grâce, Seigneur des dieux, qui as fait de l’univers ta demeure!

46 Porteur du diadème et de la massue, disque en main, c’est ainsi que je désire te voir O [Seigneur] aux mille bras, ô Omniforme, présente-toi sous cette forme qui [n]” a [que] quatre bras!”

Le Bienheureux Seigneur dit :

47 Par ma faveur, ô Arjuna, et grâce à ma puissance, je t’ai montré cette forme suprême, de nature ardente, universelle, infinie, primordiale, qui est mienne et qui n’a, jusqu’à ce jour, jamais été vue par un autre que toi.

48 Ce ne sont ni les Veda ni les sacrifices ni les études savantes ni les aumônes ni les œuvres rituelles ou les austérités qui rendent possible à tout autre que toi de me contempler sous cette forme dans le monde des hommes, ô héros insurpassable d’entre les Kuru!

49 Ne tremble pas, ne tombe pas dans l’égarement à la vue de cette mienne forme redoutable. Libre de crainte, l’esprit joyeux, contemple derechef cette forme qui est bien la mienne.

Sañjaya dit :

50 Vâsudeva, s’étant adressé en ces termes à Arjuna, lui montra de nouveau sa forme accoutumée et le rassura dans son effroi en assumant une fois encore, lui, le grand Être, sa forme corporelle bénigne.

Arjuna dit :

51 En voyant cette bénigne forme humaine qui est tienne, Janârdana, je retrouve maintenant mes esprits et je rentre dans mon état naturel.

Le Bienheureux Seigneur dit :

52 Tu as vu cette forme si difficile à voir qui est mienne. Les dieux eux-mêmes ne cessent d’aspirer à la contemplation de cette forme.

53 Ni les Veda, ni les austérités, ni les aumônes ou les sacrifices ne donnent la possibilité de me contempler sous cette forme où tu m’as vu,

54, mais seule une dévotion [qui ne détourne son regard] vers nul autre me rend possible à connaître et à pénétrer réellement, ô Arjuna, Tourment de tes ennemis!

55 Celui qui me dédie les œuvres qu’il accomplit, celui dont je suis la fin suprême, mon dévot, libre de tout attachement et de toute hostilité à l’égard de l’ensemble des êtres, c’est celui-là qui vient à moi, ô Pândava!

Chant XII

Arjuna dit :

1 De ceux qui, perpétuellement unifiés, te servent avec dévotion ou de ceux qui honorent l’Impérissable non manifesté, quels sont les meilleurs experts en yoga?

Le Bienheureux Seigneur dit :

2 Ceux qui, unifiés, absorbant en moi leur esprit, m’adorent constamment, et qui possèdent une foi extrême, ceux-là sont, à mes yeux, les yogin les plus accomplis.

3-4 Mais ceux qui honorent l’Impérissable indéfinissable et non-manifesté, omniprésent, inconcevable, inaltérable, immobile et ferme, [tout] en réprimant de toutes parts la troupe de leurs fonctions sensibles et maintenant leur pensée égale en tous points, ceux-là, dans leur passion pour le bien de tous les êtres, c’est à moi-même qu’ils accèdent.

5, Mais ceux dont le cœur s’attache au non-manifesté, leur peine l’emporte de beaucoup, car la voie du non-manifesté est d’un accès douloureux et difficile pour les êtres liés à un corps.

6-7 Mais ceux qui déposent en moi tous leurs actes, qui n’ont pas d’autre joie que moi et m’adorent en recueillant en moi leur pensée par une discipline exclusive, pour eux, je suis celui qui les retire promptement de l’océan de la transmigration et de la mort ceux-là, fils de Prthâ, qui insèrent en moi leur cœur.

8 Place en moi ta pensée, introduis en moi ton jugement, tu demeureras en moi; sur ce point, il n’y a pas de doute.

9 Au cas où tu ne pourrais pas stabiliser fermement en moi ta pensée, Dhanamjaya, alors, cherche à m’atteindre par la discipline d’une pratique assidue.

10 Au cas où tu ne serais pas non plus apte à la pratique assidue, prends-moi pour fin ultime de tes actions. Rien qu’en me dédiant tes actes, tu obtiendras la perfection.

11 Au cas où tu ne pourrais même pas faire cela, aie recours à la discipline de l’union avec moi; te maîtrisant, pratique l’abandon total du fruit de tes actions.

12, Car la connaissance vaut mieux que la pratique assidue; le recueillement l’emporte sur la connaissance, l’abandon des fruits de l’acte sur le recueillement. La paix suit immédiatement cet abandon.

13-14 Ne portant de haine à aucun être; amical et compatissant, détaché du mien et du moi, égal dans la douleur et le plaisir, patient, toujours satisfait, ce yogin maître de soi dont la résolution est ferme, l’esprit et le jugement fixés sur moi, celui-là, mon dévot adorateur, m’est cher.

15 Celui devant qui le monde ne tremble pas de peur et qui n’a pas peur du monde, qui est affranchi de la joie, de la colère et de la crainte, celui-là m’est cher.

16 Qui est indifférent, pur, capable, non engagé, qui abandonne toute entreprise, celui-là, mon dévot adorateur, m’est cher.

17 Celui qui n’exulte pas, qui ne hait pas, ne s’afflige pas, n’aspire à rien, qui se désintéresse de la prospérité comme de l’infortune, celui-là, mon dévot adorateur, m’est cher.

18-19 Celui qui est le même à l’égard de l’ennemi et de l’ami, et ainsi qu’à l’égard de l’honneur et du déshonneur, qui demeure le même dans le froid et le chaud, le plaisir et la douleur, libre d’attachement, égal dans le blâme et dans la louange, silencieux, content de tout — quoiqu’il arrive —, sans demeure [fixe], la pensée ferme, plein de dévotion, cet homme m’est cher.

20 Quant à ceux qui servent avec honneur cette sainte vérité, telle que [je l’ai] dite, plein de foi, me prenant pour fin suprême, ceux-là, mes dévots, me sont excessivement chers.

Chant XIII

Le Bienheureux Seigneur dit :

1 Ce corps, ô fils de Kuntî, est appelé «le champ». Celui qui le connaît, les experts en la question le déclarent «connaisseur du champ».

2 Et sache-le, Bhâratide, je suis moi aussi connaisseur du champ à l’intérieur de tous les champs. La connaissance du champ et du connaisseur du champ, c’est là ce que j’estime la connaissance [par excellence].

3 Ce champ, à qui il appartient, quel il est, à quelles transformations il est sujet, d’où il est; le connaisseur du champ, qui il est, quelle est sa puissance, tout cela, en résumé, apprends-le de moi.

4 Les sages inspirés ont bien des fois séparément chanté cette science en des compositions métriques variées, et aussi par les mots des aphorismes du Brahman, composés suivant l’ordre des raisons et dont le sens est bien déterminé.

5-6 Les grands éléments, la fonction du «Je», l’intelligence déterminatrice et le non-manifesté, les onze sens et les cinq domaines sensibles, désir, aversion, plaisir et douleur, l’assemblage corporel, la sensibilité, la résistance, tel est le «champ» énoncé en résumé, avec ses transformations.

7-8-9-10-11 [Pratiquer] modestie, franchise, non-violence, patience, rectitude, service pieux du maître, pureté, constance, maîtrise de soi, détachement des objets sensibles et détachement du moi, constater les déficiences et les maux inhérents à la naissance, à la mort, à la vieillesse et à la maladie, s’abstenir de cet attachement qui rend passionnément lié à fils, épouse, maison ou toute autre possession [garder] une constante égalité d’esprit en face des événements, qu’ils soient en accord ou en désaccord avec nos désirs [s’adonner] sans infraction à la dévotion pour ma personne, à l’exclusion de tout autre lien, rechercher les lieux retirés avec dégoût de la société des hommes, s’appliquer de façon permanente à la connaissance de soi [avoir] l’intuition de ce que signifie la connaissance du réel, voilà ce qu’on proclame la connaissance et ce qui s’en écarte est l’inconnaissance.

12 Je vais maintenant énoncer ce connaissable par la connaissance duquel on obtient ce qui est immortel : le Brahman sans commencement, suprême; on le dit ni être, ni non-être.

13 Partout il a mains et pieds, partout yeux, têtes, bouches; partout, doué du pouvoir d’audition, il se dresse dans le monde, enveloppant toutes choses.

14 Les propriétés de tous les sens le manifestent, mais il est dépourvu de tout sens, sans attachement, il porte tout et, sans qualité, il expérimente les qualités.

15 Extérieur et intérieur aux êtres, immobile et mobile, à cause de sa subtilité il est incompréhensible; il est loin et il est tout proche.

16 Indivisible, il se présente comme divisé entre les êtres; conservateur des êtres est ce connaissable [et aussi] grand dévorateur et doué de souveraine puissance créatrice.

17 On le dit lumière des lumières, par-delà les ténèbres; il est la connaissance, l’objet de la connaissance et le but de la connaissance. Il demeure dans le cœur de chacun en particulier.

18 Ainsi le champ et pareillement la connaissance et le connaissable sont énoncés en résumé. Mon pieux adorateur, sachant cela, accède à mon être.

19 Sache que la nature naturante et la monade spirituelle sont l’une et l’autre sans commencement, et sache que les modifications et les qualités sont produites par la nature.

20 La nature est appelée cause en tant qu’elle assume les fonctions d’agent dans le rapport des antécédents aux effets; la monade spirituelle est appelée cause en tant qu’elle assume la fonction de sujet affectif des plaisirs et des douleurs.

21 C’est en effet dans la mesure où elle réside dans la nature que la monade spirituelle fait l’expérience affective des qualités produites par la nature. L’attachement qu’elle porte aux qualités est cause productrice relativement à ses naissances en de bonnes ou mauvaises matrices.

22 Spectateur, consentant, soutien, sujet affectif, grand seigneur, suprême Soi : ainsi appelle-t-on aussi la monade spirituelle, quand elle réside en un corps.

23 Celui qui connaît ainsi la monade et la nature avec ses qualités, de quelque manière qu’il se comporte, il ne renaît plus.

24 Certains voient le Soi par le Soi au moyen du recueillement, d’autres par la discipline de la spéculation métaphysique, et d’autres par la discipline de l’action.

25, Mais d’autres [encore], incapables de telles réussites de pensée autonome, offrent le service du culte après avoir reçu d’autres l’enseignement. Eux aussi, totalement dévoués à cette révélation, passent au-delà de la mort.

26 Chaque fois qu’il naît un être, animé ou inanimé, sache, Taureau des Bharata, que c’est par l’union du champ et du connaisseur du champ.

27 Celui-là voit vraiment qui voit le Souverain Seigneur résidant également dans tous les êtres périssables alors qu’il est, lui, impérissable.

28 Voyant le Seigneur établi partout de la même manière, il ne se fait aucun mal à lui-même; par suite, il atteint le but suprême.

29 Celui qui voit que les actes sont produits par la nature, et aussi que le Soi n’est pas agent, celui-là voit [juste].

30 Quand il vient à découvrir que la distinction des êtres se fonde sur l’unité et n’est qu’une simple expansion de celle-ci, alors il accède au Brahman.

31 Parce que sans commencement et sans qualités, le suprême Soi est immuable; même quand il réside dans le corps, ô fils de Kuntî, il n’agit pas, il n’est pas souillé.

32 De même que, du fait de sa subtilité, l’éther partout répandu n’est pas souillé, de même le Soi, établi partout dans le corps, n’ [en] est pas souillé.

33 De même que le soleil illumine à lui seul ce monde tout entier, de même le possesseur du champ éclaire tout le champ, ô Bhâratide!

34 Ceux qui perçoivent par l’œil de la connaissance que le champ et le connaisseur du champ sont ainsi différents, de même que la délivrance de la nature et des êtres, ceux-là vont au [terme] suprême.

Chant XIV

Le Bienheureux Seigneur dit :

1 Je t’enseignerai encore la connaissance qui dépasse les connaissances, [celle] qui est suprême. L’ayant connue, tous les Sages s’en sont allés de ce bas monde à la perfection suprême.

2 Prenant appui sur cette connaissance, accédant à l’identité de nature avec moi, ils ne [re] naissent pas — fût-ce à la grande création cosmique — ils ne chancellent pas fût-ce à l’universelle dissolution.

3 Le grand Brahman joue pour moi le rôle de matrice. C’est en lui que je dépose l’embryon; c’est de lui que tous les êtres tirent leur origine, ô Bhâratide!

4 Les êtres qui ont une forme, ô fils de Kuntî, en quelque matrice qu’ils se produisent, le grand Brahman est leur matrice [commune] et moi leur père, donneur de semence.

5 Sattva, rajas, tamas : telles sont les qualités issues de la nature naturante; ce sont elles qui enchaînent au corps l’immuable incorporé.

6 Parmi elles le sattva, en raison de son caractère immaculé, est lumineux et exempt de mal. C’est par l’attachement au plaisir qu’il enchaîne et par l’attachement à la connaissance, ô héros sans tache!

7 Sache que le rajas est de l’essence de la passion, qu’il est la source de la concupiscence et de l’attachement; il enchaîne l’incorporé par l’attachement à l’action, ô fils de Kuntî!

8 Quant au tamas, sache qu’il naît de l’ignorance et qu’il égare tous les êtres incarnés. Il enchaîne, ô Bhâratide, par l’erreur, la paresse et la torpeur.

9 Le sattva attache au plaisir, le rajas à l’acte, ô Bhâratide! quant au tamas, en vérité, obnubilant la connaissance, il attache à l’erreur.

10 C’est en dominant le rajas et le tamas que le sattva prévaut; c’est ce que fait le rajas en dominant sattva et tamas et, pareillement, le tamas, quand il domine sattva et rajas.

11 Lorsque, dans ce corps, la lumière-connaissance se produit à toutes les portes [des sens], on doit savoir, en vérité, que le sattva a crû.

12 L’avidité, l’agitation, les actions entreprises, le non-repos dans l’action, le désir ardent se produisent quand le rajas a crû, ô Taureau des Bharata!

13 L’éclipse [de toute lumière], l’inactivité, l’indolence, l’égarement se produisent quand le tamas a crû, ô toi qui réjouis les Kuru!

14 Or, quand le sattva a crû et que meurt le porteur du corps, il arrive alors aux mondes sans souillure de ceux qui connaissent le Suprême.

15 Quand le rajas a crû et que meurt le porteur du corps, il [re] naît

parmi ceux qui s’adonnent à l’action. De même, s’il meurt quand le tamas a crû, il [re] naît parmi les matrices des égarés.

16 On dit que le fruit sans tache de l’acte bien fait est sâttvique, que le fruit du rajas est douleur et le fruit du tamas est l’ignorance.

17 Du sattva naît la connaissance, du rajas la convoitise; la négligence et l’égarement procèdent tous deux du tamas, ainsi que l’ignorance.

18 Ceux qui résident en sattva se tiennent en haut, les rajasiques se tiennent au milieu, les tâmasiques, qui demeurent dans le mode d’existence de la qualité inférieure, vont vers le bas.

19 Quand le voyant découvre qu’il n’y a pas d’autre agent que les qualités et qu’il connaît celui qui est étranger aux qualités, il accède [lors] à mon être.

20 Ayant dépassé les trois qualités qui produisent le corps, l’incorporé, délivré de la naissance, de la mort, de la vieillesse et de la douleur accède à l’immortel.

Arjuna dit :

21 Quelles sont les marques caractéristiques de l’homme qui a dépassé les trois qualités, ô Seigneur? Comment se conduit-il? Et comment dépasse-t-il ces trois qualités?

Le Bienheureux Seigneur dit :

22 O fils de Pandu, ni la lumière, ni l’activité, ni même l’égarement ne sont pour lui objets d’aversion quand ils sont en exercice, ni objets d’attirance quand ils ne s’exercent pas.

23-24-25 Celui qui, demeurant assis, comme indifférent, n’est pas ébranlé par les qualités et qui, se disant «ce sont les qualités en exercice», demeure ferme [et] ne bronche pas, qui, égal dans le plaisir et la douleur, restant en soi-même, tient pour égaux la glèbe, une pierre ou de l’or, qui regarde comme équivalents l’agréable et le désagréable, ce sage pour qui sont pareils blâme et louange personnels, celui qu’égards et mépris laissent indifférents, qui est le même envers les partis ami ou ennemi et qui renonce à toute entreprise, c’est lui qu’on dit avoir dépassé les qualités.

26 Et celui qui me rend un culte par le moyen d’une dévotion sans défaillance, quand il a dépassé les qualités, il est apte à s’absorber en Brahman.

27, Car c’est moi le fondement du Brahman, de l’immortel, de l’immuable, de l’ordre éternel, de la béatitude absolue.

Chant XV

Le Bienheureux Seigneur dit :

On parle d’un figuier sacré impérissable dont les racines sont en haut et les branches en bas, dont les feuilles sont les mètres védiques. Celui qui le connaît connaît le Veda.

2 Ses branches s’étendent vers le bas et vers le haut; elles croissent à partir des qualités, ont les objets sensibles pour bourgeons. Vers le bas ses racines, entraînées par le lien des actes, se prolongent dans le monde des hommes.

3-4 On ne perçoit pas ici-bas sa forme ainsi décrite, non plus que sa fin, son commencement ou sa croissance. Quand, au moyen d’un instrument tranchant — le détachement — on a coupé le figuier sacré aux racines complètement poussées, il faut ensuite rechercher ce lieu d’où, quand on l’a atteint, on ne revient plus [en disant] «je me confie à la Personne primordiale, de qui est émané l’antique impulsion créatrice.»

5 Affranchis de l’orgueil et de l’illusion, victorieux du vice de l’attachement, toujours préoccupés du Soi, ceux qui se sont débarrassés des désirs, délivrés des couples des contraires — plaisir, douleur, etc. — accèdent à l’immuable.

6 Ni le soleil, ni la lune, ni le feu ne l’éclairent, ce [lieu], d’où l’on ne revient pas quand on y est parvenu : c’est mon suprême séjour.

7 Une partie de moi-même — éternelle —, devenue un vivant dans le monde des vivants attire à soi les sens dont le sens interne est le sixième, et qui sont inhérents à la nature naturante.

8 Chaque fois que lui, leur maître, entre dans un corps ou en sort, les prenant avec lui, il les emmène, comme le vent entraîne les odeurs hors de leur support.

9 Établi dans l’oreille, le toucher, le goût, l’odorat et l’esprit, le maître use des objets sensibles.

10 Qu’il sorte du corps, y séjourne ou, associé aux qualités, y jouit du sensible, les gens égarés ne le découvrent pas, mais ceux qui possèdent l’œil de la connaissance le voient.

11 Les yogin qui s’y efforcent le voient aussi, présent en eux-mêmes. Mais quelque effort qu’ils fassent, les êtres dépourvus de spiritualité, et dont la vraie personnalité demeure inaccomplie, ceux-là ne le voient pas.

12 Cette splendeur qui, incorporée dans le soleil, illumine la totalité de l’univers, et cette splendeur qui est dans la lune et dans le feu, sache qu’elle est mienne.

13 Pénétrant la terre, c’est moi qui soutiens les êtres de mon énergie et, en tant que Soma dont la sève est l’essence, c’est moi qui nourris toutes les plantes.

14 C’est moi qui, en tant que Vaisvânara, à demeure dans le corps de tous les êtres animés, associé aux souffles expiré et inspiré, digère la quadruple espèce de nourriture.

15 Entré dans le cœur de chacun, de moi [proviennent] la mémoire, la connaissance et le raisonnement négatif. C’est moi que tous les Veda révèlent; je suis l’auteur du vedanta et le connaisseur du Veda.

16 Ces deux principes spirituels sont dans le monde : le périssable et l’impérissable. Le périssable, ce sont tous les êtres. Celui qui se tient au sommet, on l’appelle l’impérissable.

17, Mais il est un autre principe spirituel, suprême, appelé le Soi souverain, qui, pénétrant les trois mondes, les soutient, lui, le Seigneur immuable.

18 Puisque je dépasse le périssable et que je suis aussi suprême par rapport à l’impérissable, pour cette raison, on me célèbre dans le monde et dans le Veda comme la Personne suprême.

19 Celui qui, libre d’égarement, me connaît ainsi comme la Personne suprême, celui-là, omniscient m’adore de tout son être, ô Bhâratide!

20 Tel est l’enseignement très secret que je viens de te donner, ô sans tache! quand on a compris cela, on accède à l’éveil et l’on a accompli sa tâche, ô Bhâratide!

Chant XVI

Le Bienheureux Seigneur dit :

1-2-3 L’intrépidité, la pureté lumineuse du sattva, la fermeté dans la connaissance et la concentration, la libéralité, la maîtrise de soi, le sacrifice, l’étude, la mortification, la droiture, la non-violence, la véracité, l’absence de colère, le renoncement, la paix, l’absence de calomnie, la pitié à l’égard des êtres, l’absence de convoitise, la douceur, la modestie, la pondération, l’énergie, la patience, l’endurance, la fermeté, la pureté, la bienveillance, l’absence de vanité sont le fait de qui est destiné de naissance à la condition divine, ô Bhâratide!

4 La fausseté, l’arrogance, l’infatuation, la colère, la dureté et l’ignorance sont le fait de celui qui est destiné de naissance à la condition âsurique, ô fils de Prthâ!

5 La condition divine est tenue pour préparer à la délivrance, l’âsurique à la servitude. Ne t’afflige pas, ô fils de Pându, tu es né pour la condition divine.

6 Il existe en ce monde deux séries de créatures : la divine et l’âsurique. Je viens de t’enseigner la divine en détail : apprends de moi ce qu’est l’âsurique, ô fils de Prthâ!

7 Les gens de condition âsurique ne connaissent ni [les normes de] l’activité ni [celles du] non-agir. On ne trouve en eux pas plus de pureté que de bonne conduite ou de véracité.

8 Ils professent que l’univers est sans réalité, sans fondement, sans un Seigneur souverain, sans cohésion réciproque de ses éléments et n’a que le désir — et quoi d’autre? — pour seule cause.

9 S’obstinant en cette vue, ces êtres de peu d’intelligence qui ont ruiné leur Soi, naissent pour la perte du monde, violents et funestes en eux-mêmes.

10 Ne comptant que sur le désir, insatiables, doués de fausseté, d’orgueil, de passion, adoptant, sous l’effet de l’égarement, une conduite mauvaise, ils vont, agissant selon des coutumes impures.

11-12 Rivés à une inquiétude incommensurable qui n’a de terme qu’à leur mort, avec pour fin ultime la jouissance des objets de leur passion, convaincus que c’est là la mesure [de toutes choses], enchaînés par des centaines d’espoirs entravants, avec pour voies [d’élection] la convoitise et la colère, ils s’évertuent à obtenir la jouissance des objets de leurs désirs [et] à accumuler injustement des richesses.

13 «j’ai acquis ceci aujourd’hui; j’obtiendrai cet objet que je souhaite.» «J’ai tant de bien : j’aurai encore tant [d’autres] biens en sus.»

14 «J’ai tué cet ennemi; j’en tuerai encore d’autres.» «je suis le maître.» «J’ai toute jouissance.» «j’ai atteint le succès complet. Je suis fort. Je suis heureux.»

15 «Je suis riche.» «Je suis de noble extraction.» «Quel autre m’est

pareil?» «J’offrirai des sacrifices. Je ferai des largesses. Je me réjouirai.» Voilà ce qu’ils disent dans l’égarement de [leur] ignorance.

16 Troublés par la multitude de leurs pensées, enveloppés dans les rêts de l’égarement, attachés à jouir des objets de leurs passions, ils tombent dans l’enfer impur.

17 Infatués d’eux-mêmes, raidis dans leur prétention, dotés de richesses, d’orgueil et de passions, ils offrent avec hypocrisie et sans conformité aux saintes règles, des sacrifices qui n’ont de tel que le nom.

18-19 Adonnés à l’égoïsme, à la force, à l’orgueil, à la libido et à la colère, me haïssant en leur corps et en celui des autres êtres, envieux, ces gens haineux, les derniers des hommes, je les rejette incessamment, ces êtres impurs, dans des matrices âsuriques.

20 Accédant de naissance en naissance à une matrice âsurique, ces égarés, fils de Kuntî, sans jamais réussir à m’atteindre, vont ensuite à une voie inférieure.

21 Voici la triple porte de l’enfer qui détruit le Soi : libido, colère et aussi convoitise; on doit renoncer à cette triade.

22 O fils de Kuntî, l’homme qui s’est échappé de ces trois portes des ténèbres approche de son bien, puis va à [son] ultime fin.

23 Quiconque, abandonnant les prescriptions des traités [traditionnels], agit sous l’empire du désir, celui-là n’obtient ni perfection, ni bonheur, ni fin ultime.

24 C’est pourquoi, en ce qui concerne ce qu’il faut faire et ne pas faire, les traités sont la mesure des choses. C’est en connaissant ce qu’énoncent les injonctions sacrées qu’il te faut agir ici-bas.

Chant XVII

Arjuna dit :

Ceux qui, ayant rejeté les ordonnances des traités, sacrifient pleins de foi, quel est leur état, ô Krsna? Est-il [de l’ordre] du sattva, du rajas ou du tamas?

Le Bienheureux Seigneur dit :

2 De trois sortes est la foi des âmes incarnées; elle provient de leur nature individuelle : sâttvique, râjasique, tamasique. Écoute, [je] l’enseigne].

3 La foi de chacun, Bhâratide, est conforme à [son] être. Cet homme que voici est plein de foi. C’est ce que l’on croit que l’on est.

4 Les êtres sâttviques sacrifient aux dieux, les êtres râjasiques aux yaksa et raksas; quant aux autres, les êtres tâmasiques, ils sacrifient aux trépassés et aux troupes de spectres.

5-6 Les gens qui pratiquent une austérité terrible en désaccord avec les prescriptions des traités, pleins de fausseté et d’égoïsme, habités par la force brute du désir et de la passion, ces insensés torturent le groupe des éléments sis en leur corps, et moi aussi, qui réside en leur corps : sache que leurs convictions sont âsuriques.

7 La nourriture préférée de chacun relève également des trois sortes ainsi que les sacrifices, les austérités, les dons; écoute cette division qui est leur.

8 Ces nourritures sont chères aux personnes vertueuses qui accroissent la durée de la vie, la vertu, la force, la santé, l’euphorie, la joie, et qui sont savoureuses, onctueuses, substantielles et agréables.

9 Les nourritures amères, acides, salées, chaudes à l’excès, piquantes, âpres, brûlantes sont celles que souhaitent les êtres passionnés; elles produisent malaise, peur et maladie.

10 Ce qui a déjà servi, dont la saveur s’en est allée, ce qui est fétide ou rassis, et même les restes impurs, tel est l’aliment cher aux êtres tâmasiques.

11 Le sacrifice offert par qui n’en attend aucune récompense et l’accomplit en considération de la règle sacrée, l’esprit concentré sur cette seule pensée. «Il faut sacrifier», sans rien de plus, voilà le sacrifice sâttvique.

12 O meilleur des Bhâratides, tiens pour passionnel le sacrifice offert avec la pensée des avantages qu’il procure ou même par [simple] ostentation.

13 On appelle tâmasique le sacrifice déréglé, sans largesses de nourriture, sans formules sacrées, sans honoraires [pour les prêtres], et dépourvu de foi.

14 Le culte rendu aux dieux, aux deux-fois-nés, aux maîtres spirituels, aux sages, la pureté, la rectitude, la chasteté et la non-nuisance : voilà ce qu’on appelle ascèse corporelle.

15 Le langage qui ne trouble ni ne blesse, qui est véridique, agréable et bénéfique, ainsi que l’étude personnelle assidue, c’est là ce qu’on appelle «ascèse de parole».

6 La claire sérénité de l’esprit, la douceur, la réserve silencieuse, la maîtrise de soi, la pureté des sentiments, c’est là ce qu’on nomme «ascèse mentale».

17 Cette triple austérité, quand elle est pratiquée avec la foi la plus haute par des gens qui n’en attendent aucune récompense et qui sont recueillis, on l’appelle sâttvique.

18 L’austérité que l’on pratique pour obtenir honneurs, égards, vénération, ou par ostentation, ici-bas, on la déclare râjasique, instable, éphémère.

19 L’austérité que l’on pratique avec une obstination aveugle, en se torturant soi-même, ou en vue d’anéantir autrui, on la déclare tâmasique.

20 Le don fait avec la seule pensée qu’il faut donner [même] à qui n’est pas [votre] bienfaiteur, don effectué aux lieu et temps convenables en faveur d’un bénéficiaire convenable, on le tient pour sâttvique.

21, Mais le don pratiqué, soit en retour d’un bienfait, ou bien à contrecœur ou en considération d’un bénéfice, ce don est tenu pour râjasique.

22 Le don qui n’est pratiqué ni au lieu, ni au temps convenable, ni en faveur d’un bénéficiaire convenable, [ou fait] sans égards, avec mépris, ce don est déclaré tamasique.

23 «OM» «Tat!» «Sat!» : telle est la triple désignation traditionnelle du Brahman. C’est par elle que furent jadis institués les brahmanes, les Veda et les sacrifices.

24 En conséquence, chez ceux qui professent le Brahman, c’est toujours après l’énonciation de OM qu’on procède aux œuvres du sacrifice, du don et de l’ascèse telles que les enjoignent les règles [concernant les rites].

25 Après l’énonciation de «tat», et sans considérer aucun avantage, ceux qui aspirent à la délivrance pratiquent les œuvres diverses du sacrifice, de l’ascèse et du don.

26 On emploie l’expression «sat» en référence au fait d’être réellement et d’être bon; on emploie pareillement le mot sat, ô fils de Prthâ, en référence à une œuvre louable.

27 La persévérance dans le sacrifice, l’ascèse et le don se dit encore «sat»; on nomme aussi sat l’action qui a un tel but.

28 Toute œuvre [accomplie] sans foi : libation, don, ascèse ou pratique est dite «asat», ô fils de Prthâ; elle n’existe ni après la mort, ni ici-bas.

Chant XVIII

Arjuna dit :

Je voudrais savoir bien distinctement [Seigneur] aux grands bras, la nature réelle du renoncement et celle de l’abandon, ô Hrsîkesa, destructeur de Kesin!

Le Bienheureux Seigneur dit :

2 Les sages inspirés connaissent le «renoncement» comme le rejet des actions intéressées. Les experts appellent «abandon» l’abandon des fruits de toute espèce d’action.

3 Certains penseurs proclament qu’il faut rejeter l’action [purement et simplement], car elle est, disent-ils, [intrinsèquement] viciée. Et d’autres assurent qu’il ne faut pas rejeter les œuvres que sont le sacrifice, le don et l’ascèse.

4 Entends ici, de ma bouche, ô meilleur des Bhâratides, ce qui est certain au sujet de l’abandon : on déclare, en effet, ô Tigre entre les hommes, que l’abandon est de trois espèces.

5 Les œuvres que sont sacrifice, don et ascèse, ne doivent pas être rejetées, mais obligatoirement accomplies. Le sacrifice, le don et l’ascèse sont des moyens de purification aux yeux des penseurs [avisés].

6, Mais ces œuvres elles-mêmes doivent être accomplies en rejetant tout attachement et en renonçant à leurs fruits : tel est, fils de Prthâ, mon jugement certain et définitif.

7 Il ne convient certes pas de renoncer à une œuvre prescrite. C’est de l’égarement que procède, en ce qui la concerne, l’attitude de rejet; elle est stigmatisée comme tamasique.

8 Si l’on abandonne l’action en disant qu’elle est douloureuse et par crainte d’une peine corporelle, on pratique un abandon râjasique et on ne recueille pas le fruit de son abandon.

9 L’action prescrite dont on s’acquitte dans la seule pensée qu’il faut l’accomplir, écartant tout attachement et sans considérer son fruit, c’est là, Arjuna, l’abandon tenu pour sâttvique.

10 L’abstinent n’a pas d’aversion pour les actions pénibles et n’éprouve pas d’attrait pour les actions plaisantes. Il est imbu de sattva, sage, et tous ses doutes sont tranchés.

11 Il est impossible, en effet, que, portant un corps, on rejette complètement les actes. Mais celui qui abandonne le fruit des actes, c’est lui qu’on appelle «abstinent».

12 Le fruit de l’acte est de trois sortes : désirable, indésirable ou mixte; il échoit après la mort à qui ne le rejette pas, mais jamais aux âmes renoncées.

13-14 Apprends donc de moi, ô guerrier aux grands bras, les cinq causes suivantes; elles sont énoncées dans les doctrines samkhya et [opèrent] pour l’accomplissement de tous les actes. Ce sont : le pouvoir, puis l’agent, l’instrument — de diverses sortes — les gestes distincts d’exécution de multiples espèces, enfin vient un autre, le cinquième, le destin.

15 Quelque action qu’un homme entreprenne, qu’elle soit corporelle, vocale ou mentale, qu’elle soit correcte ou pervertie, ce sont bien là les cinq causes.

16 Tel étant le cas, celui qui considère comme agent le seul Soi, ce faible d’esprit, en raison de l’immaturité de son jugement, ne voit pas réellement.

17 Celui dont le comportement n’est pas égocentrique et dont la pensée n’est pas souillée, quand bien même il tuerait [tous] ces mondes, il ne tue pas et n’est pas enchaîné.

18 Connaissance, connaissable et sujet connaissant constituent la triple incitation à l’action. L’organe, l’action et l’agent forment l’ensemble à trois éléments de l’action.

19 La connaissance, l’action et l’agent sont de trois sortes selon la différenciation qu’y introduit la prédominance de l’une des qualités. Cela est expliqué par l’énumération des qualités.

20 Cette connaissance par laquelle on considère dans tous les êtres une essence unique, immuable, indivise dans les êtres divisés, sache qu’elle est sâttvique.

21, Mais cette connaissance, qui identifie une à une des essences variées et différentes en toutes choses, sache qu’elle est râjasique.

22 Qyant à celle qui, sans raison, s’attache à un effet [extérieur] et à un seul, comme s’il était le tout, [celle] dont l’objet est irréel, on l’appelle tâmasique.

23 L’action prescrite, libre de tout attachement, accomplie sans passion ni haine par un agent qui se désintéresse de son fruit, on la dit sâttvique.

24, Mais, d’autre part, cette action qui est accomplie avec beaucoup d’efforts par un agent aspirant à la volupté, ou égoïste, on l’appelle râjasique.

25 L’action entreprise aveuglément, sans en considérer les conséquences, les pertes qu’elle entraîne, les dommages qu’elle fait subir, la force qu’elle requiert, on l’appelle tâmasique.

26 L’agent libre d’attachement, qui ne dit pas «Je», qui est doué de fermeté, de courage, et que ne touchent ni succès ni échec, on le dit sâttvique.

27 L’agent passionné, désireux d’obtenir le fruit de l’action, avide, enclin à la violence, impur, sujet à la joie et au chagrin est réputé râjasique.

28 L’agent relâché, vulgaire, figé d’orgueil, perfide, malhonnête, indolent, déprimé et hésitant est dit tâmasique.

29 Écoute, selon les qualités, la triple différenciation du jugement et de la fermeté, tandis que je l’énonce de façon exhaustive et point par point, ô Dhanamjaya!

30 Savoir discerner l’agir et le non-agir, ce qu’il faut faire et ce qu’il ne faut pas faire, ce qu’on doit craindre et ce qu’on ne doit pas craindre, la servitude et la délivrance, ce jugement-là est sâttvique, ô fils de Prthâ!

31 Ce par quoi l’on connaît — mais incorrectement — ce qui est licite et ce qui est illicite religieusement parlant, ce qui est à faire ou à ne pas faire, c’est là le jugement râjasique, ô fils de Prthâ!

32 [Celui de qui] le jugement est enveloppé d’obscurité, qui estime licite l’illicite et [tient] sur les objets une opinion à l’inverse [du droit sens], celui-là est dit tâmasique.

33 La ténacité qui, avec une maîtrise sans relâche, soutient les activités de l’esprit, les souffles vitaux et les sens, cette ténacité est dite sâttvique, ô fils de Prthâ!

34, Mais la ténacité par laquelle, d Arjuna, un être qui aspire avec beaucoup d’attachement aux fruits de ses œuvres soutient ses devoirs, plaisirs ou intérêts, cette [ténacité], fils de Prthâ, est râjasique.

35 Et cette obstination tenace à ne pas se débarrasser de la somnolence, de la crainte, du chagrin, de la dépression et de l’ivresse, celle-ci, stupide, est tâmasique.

36-37 Et maintenant, ô Taureau des Bhâratides, apprends de ma bouche les trois espèces de bien-être. Celui où l’on se complaît par un exercice assidu et où l’on ne parvient pas au terme de la souffrance, qui au commencement paraît un poison et, au terme de la transformation, semble de l’ambroisie, voilà ce qu’on proclame le bien-être sâttvique, qui naît de la transparence d’une intelligence [fixée] sur le Soi.

38 Le bien-être procuré par la conjonction des sens et des objets sensibles qui, au commencement, semble de l’ambroisie et, au terme de la transformation, parait un poison, on le tient pour râjasique.

39 Le bien-être qui, au commencement et par la suite, continue d’égarer l’âme et procède de la torpeur, de la mollesse et de la négligence, celui-là, on l’appelle tâmasique.

40 Il n’est pas d’être sur terre ni dans le ciel qui puisse être affranchi de ces trois qualités constitutives nées de la nature.

41 O Tourment de tes ennemis, les devoirs des brâhmanes, ksatrîya, vaisya et sûdra se répartissent en fonction des qualités primordiales dont naissent leurs caractères distinctifs.

42 Sérénité, maîtrise de soi, pureté, patience, rectitude, connaissance acquise [des textes saints], intuition spirituelle, piété, tels sont, du fait de leur nature même, les devoirs des brâhmanes.

43 Héroïsme, fougue, fermeté, adresse, [refus de] fuir dans le combat, libéralité, autorité, tels sont, du fait de leur nature, les devoirs des ksatrîya.

44 Labourage, garde du bétail, négoce, tels sont les devoirs naturels des vaisya; quant aux devoirs des sûdra, d’après leur nature [même], ils se contentent de servir.

45 L’homme qui se complaît à son devoir particulier atteint la perfection. Écoute comment, par cette complaisance à son devoir propre, il trouve cette perfection.

46 C’est en honorant par l’exécution de son devoir propre ce d’où procèdent tous les êtres et par quoi tout cet univers est sous-tendu que l’homme atteint la perfection.

47 Mieux vaut, même de façon défectueuse [s’acquitter] de son devoir propre plutôt que, correctement, d’un devoir étranger. En accomplissant l’œuvre prescrite par sa propre nature, on ne tombe en aucune faute.

48 O fils de Prthâ, on ne doit pas abandonner son devoir naturel, même si l’on s’en acquitte médiocrement, car toute entreprise s’entoure de défauts, comme le feu s’entoure de fumée.

49 L’esprit libre d’attachement à quoi que ce soit, si l’on a triomphé de soi-même, toute convoitise dissipée, on accède à la suprême perfection du non-agir.

50 Apprends de moi en résumé, fils de Kuntî, comment, lorsqu’on a obtenu la perfection, on obtient pareillement le Brahman qui est le plus haut sommet de la connaissance.

51-52-53 Celui qui, avec un jugement purifié, se maîtrise fermement, rejette les objets sensibles — sons, etc. — répudie amour comme haine, qui habite dans les lieux écartés, mange légèrement, discipline sa parole, son corps et son esprit, s’adonne à la méthode de recueillement, prend un constant appui sur le détachement, laisse de côté l’égocentrisme, le recours à la force, l’orgueil, la convoitise, la colère, l’instinct de possession, qui est désintéressé, paisible, celui-là est apte à rejoindre la nature du Brahman.

54 Identifié au Brahman, l’âme claire et sereine, il ne s’afflige plus, n’a plus rien à espérer; équanime envers tous les êtres, il obtient la suprême dévotion à mon égard.

55 Par cette dévotion, il me reconnaît aussi grand et tel que je suis en réalité; me connaissant réellement, il pénètre immédiatement en «cela».

56 Et bien qu’il ne cesse d’accomplir tous les actes [qui lui incombent], prenant en moi son refuge, par ma grâce, il obtient le séjour éternel et immuable.

57 Me dédiant mentalement tous les actes, plaçant ta fin en moi, recourant à la discipline unitive de l’esprit, garde sans cesse ta pensée [fixée] en moi.

58 La pensée fixée en moi, par ma grâce tu franchiras tous les obstacles; mais si, par infatuation, tu ne m’écoutes pas, tu périras.

59 Si, te référant à ton Ego, tu penses, «Je ne combattrai pas», cette décision est fallacieuse. Ta nature [te] subjuguera.

60 O fils de Kuntî lié par ton devoir propre qui procède de ta nature, ce que, dans ton égarement, tu ne veux pas faire, tu le feras, fût-ce malgré toi.

61 O Arjuna, le Seigneur se tient chez tous les êtres dans la région du cœur, les faisant tourner par sa magie, à la façon d’automates.

62 C’est lui seul que, de tout ton être, il faut prendre comme refuge, ô Bharatide; du fait de sa faveur, tu atteindras la paix suprême, ta demeure éternelle.

63 Ainsi t’ai-je révélé cette science plus mystérieuse que le mystère [même]. Médite-la sans en rien omettre, ensuite fais ce que tu veux.

64 [Cependant] apprends encore de mes lèvres le plus grand secret, la parole suprême : tu m’es inébranlablement cher; c’est pourquoi je vais te dire ce qui t’est salutaire.

65 Que ton esprit demeure en moi, que ta dévotion s’adresse à moi; pour moi tes sacrifices, à moi tes hommages et tu viendras à moi : en vérité, je te le promets [car] tu m’es cher.

66 Abandonnant tous tes [devoirs] ne viens qu’en moi chercher refuge; c’est moi qui te délivrerai de tous les maux; ne t’afflige pas.

67 Cet [enseignement], tu ne dois pas le communiquer à qui ne pratique pas l’ascèse, qui est sans dévotion, sans docilité [et] non plus à qui serait malveillant à mon égard.

68 Qui expliquera ce mystère suprême parmi les dévots, pratiquant envers moi la plus haute dévotion, celui-là viendra jusqu’à moi : c’est une certitude.

69 Parmi les hommes, nul ne le surpassera dans l’accomplissement d’œuvres qui me soient chères et sur terre nul autre ne me sera plus cher que lui.

70 Et qui apprendra par cœur ce saint dialogue que nous venons d’échanger, je considère qu’il m’aura adoré par le sacrifice de la connaissance.

71 Et même l’homme qui se contenterait de l’entendre avec foi et sans prévention, lui aussi sera délivré et accédera aux mondes auspicieux de ceux qui ont accompli des œuvres méritoires.

72 Fils de Prthâ, as-tu écouté [tout] cela d’un esprit concentré? Ton égarement, dû à l’ignorance, est-il dissipé, Dhanamjaya?

Arjuna dit :

73 Mon égarement est dissipé; grâce à toi, Acyuta, j’ai recouvré ma présence d’esprit. Me voici debout, libéré du doute. J’exécuterai ton commandement.

Sañjaya dit :

74 Ainsi ai-je entendu ce merveilleux dialogue, surexcitant, qu’ont échangé Vâsudeva et le magnanime fils de Prthâ.

75 Grâce à Vyâsa, j’ai appris ce mystère suprême, cette discipline unitive de Krsna, le maître du yoga, qui l’énonçait en personne, sous mes yeux.

76 O roi, chaque fois que me revient en mémoire ce merveilleux et saint dialogue entre Kesava et Arjuna je frémis d’une exaltation toujours renouvelée.

77 Et chaque fois que me revient en mémoire cette forme tout à fait prodigieuse, grand est mon émerveillement et j’exulte encore et encore.

78 Là où est Krsna, le maître du yoga, là où est l’archer, fils de Prthâ, là, j’en suis convaincu, se trouvent [réunies] la fortune, la victoire, la prospérité durable et la bonne politique.





VASUGUPTA Stances sur la vibration et leurs gloses

ÉTUDES SUR LE SIVAÏSME DU CACHEMIRE/ÉCOLE SPANDA/SPANDAKÂRIKÂ STANCES SUR LA VIBRATION DE VASUGUPTA/ET GLOSES DE BHATTA KALLATA, KSEMARÂJA, UTPALÂCÂRYA SIVADRSTI (CHAPITRE I) DE SOMANANDA/INTRODUCTION ET TRADUCTION par LILIAN SILBURN



[Je reproduit « le trésor » de l’ouvrage 14 : stances sur la Vibration de VASUGUPTA glosées par KSEMARAJA et BHATTA KALLATA, deuxième partie du volume. Texte essentiel — par exemple pour aborder les « plongées » mystiques dont celles où s’éprouve un « vide » de nature incertaine : cf. la glose en « 12-13 [le non-être…] ». Ce seul exemple justifie l’effort demandé par un texte ardu. Il permet aussi la rencontre entre un vocabulaire sanskrit incontournable et l’expérience vécue. Je respecte donc très précisément tout l’ensemble textuel nécessaire à son étude.

Les notes de Lilian Silburn alternent ici avec le plein texte (elles sont précédées d’une ligne blanche et suivies par la pagination de la page ultérieure). Le lecteur peut aisément ne lire que les stances bien visibles en gras et précédées de leur numéro mais leur concision empêche généralement la compréhension en premier parcours. En corps gras les stances (titrées avec rappel de contenu pour faciliter repérage en table des matières] ainsi que les titres des œuvres. En corps maigre les gloses et les notes.]















DEUXIÈME PARTIE — LES GLOSES DE KSEMARAJA ET DE BHATTA KALLATA



SPANDASAMDOHA DE KSEMARÂJA — GLOSE DE LA PREMIÈRE STANCE DE LA SPANDAKÂRIKÂ



[Ksemarâja, cousin et disciple d’Abhinavagupta, a vécu au début du XIe siècle. Il est l’auteur du Spandasamdoha et du Spandanirnaya, commentaires de la Spandakârikâ traduite dans le présent volume.

Dans le Spandasamdoha — titre qui signifie littéralement « la traite du spanda » — Ksemarâja commente uniquement le premier verset : extrait de l’ensemble de l’œuvre comme le lait est extrait de la vache, ce verset en exprime l’essentiel et la totalité. A travers lui Ksemarâja s’attache à révéler tous les aspects possibles du jeu divin et ce, à tous les niveaux.

Le texte, d’un abord difficile, allie complexité et simplicité, conduisant à tra­vers les miroitements d’une dialectique agile au plus profond des secrets, celui du clin d’œil divin : unmesa-nimesa, l’énergie divine se présentant soit comme éveil, soit comme assoupissement, ou encore, à son plus haut niveau, comme les deux à la fois.]



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STROPHES D’INTRODUCTION

1. Gloire à Celui dont la grandeur est indivise, à Celui qui suscite en son cœur l’uni­vers entier, de la terre à l’éternel Siva, et qui par des combinaisons variées déploie les jeux infiniment divers des émanations et résorptions, gloire à cet unique Siva, le Tout-Vibrant qui n’a d’autre support que Lui-même.

2. La trame des efforts étant mise en pièces, l’ambroisie1 flue de l’océan de la Cons­cience qui, bien qu’elle vibre à l’intérieur de toute chose, est scellée par un grand sceau ; (gloire au héros qui) après avoir totalement soulevé le sceau par des moyens appropriés, jouit de l’ouverture interne2, source de parfaite plénitude. Gloire à lui, ce héros maître de l’énergie3.

3. Nos grands maîtres ayant dévoilé la vibrante Réalité, ardent est notre désir de déve­lopper quelque peu ce sujet.

Dans ce Spandasamdoha, le premier sütra (du Spandasâstra) seul sera expliqué. Le vénérable guru Vasugupta nous enseigne comment chanter la louange de Siva, matrice du sens de tous les traités, en reconnaissant son Essence divine faite de la félicité et de la Lumière consciente de l’éminent advaya4.

NOUS OFFRONS NOS LOUANGES A CE SEIGNEUR (SAMKARA), SOURCE DU GLORIEUX DÉPLOIEMENT DE LA ROUE DES ÉNERGIES, A LUI QUI, EN OUVRANT ET EN FERMANT LES YEUX, FAIT DISPARAÎTRE ET APPARAÎTRE L’UNIVERS.

« Samkara » : Nous louons Samkara, notre propre essence du point de vue suprême, Lui qui confère (kara) la grâce (sam —), cette « reconnaissance’ 5 de la Lumière de la conscience absolue sans dualité, suprême félicité à l’abri de tous les maux.

« Nous lui offrons nos louanges » : c’est-à-dire, nous prenons intensément cons­cience (parâmrs —) de Lui comme transcendant tous les états — qu’ils soient avec ou sans vikalpa — quand sont éliminés les états de sujet limité que constitue l’ensemble du souffle, du corps et autres. Le pluriel dans « nous offrons nos louanges » montre que toute personne favorisée par la grâce ne diffère pas du Soi (du laudateur).



1. Amrta, l’ambroisie, concerne la plénitude intérieure, la félicité du « Je ».

2. Vaktra, ouverture interne : yogiriî vaktra, domaine de l’énergie relatif au cœur des yogim, allu­sion à des pratiques ésotériques.

3. Kulendra : Seigneur de l’énergie (kula), allusion à la phase ultime de la kundali. Cf. mon ouvrage : La Kundali pp. 33, 183 sqq, 219.

4. Advaya : sans second, l’Un sans second.

5. Pratyabhijnâ, reconnaissance de la lumière consciente sans dualité, elle est reconnue parce que déjà présente, déjà connue.

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« Tarn », Lui. On emploie la troisième personne pour que sa propre Essence soit reconnue comme sans pareille.

Qui est Samkara ? Celui qui en ouvrant et en fermant les yeux fait disparaître et apparaître l’univers.

Certains commentent cette stance comme suit : l’univers disparaît et apparaît par l’ouverture (unmesa) et la fermeture (nimesa) des yeux, respectivement nommées manifestation de l’Essence et dissimulation de l’Essence. Par la première l’univers disparaît, par la seconde, lorsqu’il cache son essence, l’univers apparaît.

D’autres cependant n’acceptent pas cette explication ; ils posent en effet la ques­tion suivante : l’ouverture et la fermeture des yeux étant occasionnelles et suscitant émanation et résorption de l’univers, comment existeraient-elles quant au Bienheu­reux qui est éternel ?

Le fondement éveil-assoupissement, cause de l’univers ici même, est l’énergie du Seigneur. Si l’on fait abstraction de l’ordre respectif des termes, unmesa dési­gnera l’apparition de l’univers et nimesa sa disparition. Inutile donc selon eux, de suivre l’ordre des termes.

On peut objecter également que selon l’enseignement transmis par les livres sacrés, l’univers ne diffère pas de l’essence de Samkara. Au moment de la disparition et de l’apparition de l’univers, qu’adviendra-t-il de ce qui est occasionnel ? L’objec­tion sera donc la même dans un cas comme dans l’autre. Si l’on se conforme au sens suprême de « manifestation » (âbhâsa), l’univers n’est pas distinct de la nature propre du Seigneur, alors pourquoi être favorable à « apparition et disparition de l’univers » en violant l’ordre des termes de la stance ?

Pourquoi ne pas admettre cet ordre puisque unmesa et nimesa sont identiques au Seigneur ?

Même le temps relatif à (l’émanation et à la résorption) est essentiellement une manifestation et n’est nullement séparé de Siva : comment cette piètre objection, (qui relève) du domaine différencié du doute pourrait-elle résider dans le Seigneur, source de la manifestation ?

Il est dit dans les Spandasütra : III, 9 : « Chez celui qui s’adonne à une seule pensée… ». Telle est la caractéristique de unmesa.

En résumé, nimesa correspond à l’apparition de l’univers et unmesa à sa dispa­rition, puisque l’univers ne diffère pas de Siva, que Siva soit caché, et l’univers sur­git (nimesa), que l’univers de la dualité disparaisse, et Siva apparaît (unmesa).

Selon cette doctrine qui respecte l’ordre donné dans le sütra, nimesa cache l’essence du Soi ; unmesa signifie disparition de l’univers et nimesa son émanation. Point d’inconvénient donc à garder l’ordre de la stance. Mais assez parlé à propos de cette définition des commentateurs. Venons-en à l’essentiel.

Ici (dans le système Spanda), il n’y a qu’une seule énergie, prise de conscience de Paramesvara, identique à la grande Lumière immaculée. On la nomme spanda parce qu’elle se manifeste par un léger tremblement (calattâ) ; on la dit encore vibra­tion lumineuse (sphurattâ) ou encore vague (ürmi), puissance (bala), ardeur (udyoga),

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cœur (hrdayà), moelle (sâra), mâlinî 1 (guirlande des phonèmes) et Suprême, selon les innombrables désignations que les Àgama lui décernent.

Bien qu’elle soit unique, l’énergie est éveil et assoupissement (unmesa et nimesa) et ce, simultanément. L’ensemble des niveaux du réel de l’éternel Siva à la terre cons­titue l’assoupissement quant à la précédente émanation et cet état lui-même est éveil par rapport à l’émanation de la différenciation à venir. Lorsque se résorbe la diffé­renciation propre à l’émanation précédente, unmesa n’est autre que l’état d’éveil alors que se déploie la Conscience en son indifférenciation. Le fondement de la différen­ciation, état d’éveil, est l’état même d’assoupissement (nimesa) quand se déploie la Conscience indifférenciée2. De même au stade de l’illusion, au moment où l’on a le désir de voir quelque objet, du bleu par exemple, état d’unmesa, l’aspect précé­dant n’est autre que nimesa en tant que disparition de l’aspect jaune antérieur à l’appa­rition du bleu. C’est ce dont chacun peut prendre conscience. Les deux, assoupisse­ment et éveil, existent aussi entre le désir de voir le bleu et le jaune encore perçu ; ils sont donc éprouvés tous deux simultanément au stade de l’illusion elle-même et en tout jeu frémissant (vilolatâ) de l’énergie.

Sous forme de frémissement universel de l’énergie qui est à la fois unmesa et nimesa, cette suprême prise de conscience elle-même, bien que brillant toujours et en toute chose, ne réussit pas à s’enraciner en son propre Soi au stade de l’illusion. Et ici encore elle se manifeste au milieu et au milieu3.

Quant à la reconnaissance de sa propre essence, des précisions seront données par la stance 1.22 : « Au comble de la furie… » et par les quatre stances suivantes jusqu’à la stance 1.25 qui s’achève par « … l’éveillé n’a plus aucun voile. »

Au cours d’une violente colère, il arrive qu’à la lumière d’une grâce suprême les voiles de l’illusion se dissipent complètement et que l’on accède au domaine de Siva. Bien que la grâce suprême ne vibre pas toujours en sa plénitude, (en ces cir­constances) cependant, elle aide à obtenir le domaine de Siva.

C’est ce qui est dit aux stances 9 et 10 : « Dès que s’apaise l’agitation… » (1.9) « … et il fait tout ce qu’il désire. » (1,10).

Et encore dans les stances 3 à 5 : « Bien qu’il se répande en états distincts de veille… » (1.3) « Là réside ce qui existe au sens suprême. » (1,5).

Si l’univers ne se présentait pas avec la saveur du sujet absolu, saveur du Soi de Siva, comment serait-il émis ? Lorsqu’on a le désir de voir du bleu, il y a un état au tout commencement de ce premier moment de la vision (du yogin) où rien n’est expéri­menté, c’est là tutipâta 4, très intense « tombée du premier instant » de toute sensation.



1. Mâliriî est relative à l’énergie et mâtrkâ à Siva.

2. Car c’est la conscience indifférenciée qui se déploie en différenciation. À ce sujet cf. S.D.

3. Pourrait-on dire « de jonction en jonction » ?

4. Il s’agit de l’apparition soudaine de la pure conscience indifférenciée à son premier instant (prathamatuti). En conséquence sadâsiva et Isvaratattva sont réalisés en tutipâta (cf. S.D. p. 197). Dans le passage suivant Ksemarâja envisage le rapport entre différencié et indifférencié, entre objectivité et subjecti­vité aux trois niveaux de la manifestation que sont îsvara, sadâsiva et sivatattva.

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On parle de souveraineté et d’éternel Siva quand la subjectivité cache l’objecti­vité par rapport à la simple (impression) de bleu. Par contre l’état de sivatattva est relatif à l’univers qui présente la saveur de la subjectivité absolue. S’il n’y avait pas un autre état en tant que Lumière de l’éternel Siva, comment quelque chose d’autre serait-il émis par la suite puisque rien ne peut être émis comme distinct de la Cons­cience ? C’est ce qu’élucide l’ïsvarapratyabhijnâkârikà (I. 5. 7) : « La divinité, le Soi conscient lui-même manifeste à l’extérieur l’univers qu’il contient en lui-même. Tel un yogin, il le manifeste par sa propre volonté et sans l’aide d’aucune cause matérielle1. »

Dans les Spandasütra 1.2, (on lit :) « À ce en quoi demeure tout ce créé, à ce d’où il émerge… »

Ainsi ces trois (purs) niveaux sivatattva, sadâsiva et îsvara ne font qu’un, car ils fusionnent. C’est là une simple succession qui tient aux mots et nullement à la réalité.

Cette Conscience fait émaner et résorbe simultanément. Elle est douée aussi de manifestations successives mais libre de succession, elle est pure lumière de subjecti­vité, en réalité elle n’a ni émanation ni résorption. Assez discouru à ce sujet que seuls les initiés peuvent comprendre.

La stance 11 du chapitre III déclare : « Celui qui demeure immobile, diffusant (la Conscience) en toute chose comme au moment où l’on a le désir de voir, alors… Mais à quoi bon en dire davantage, il l’éprouvera par lui-même. »

D’autres sütra ont un sens identique et on trouve la même intention dans les strophes de nos anciens maîtres. Utpaladeva chante dans sa Sivastotrâvallî : « Tou­jours absorbé dans le jeu de créer cet univers, adonné au plaisir d’en jouir et satisfait quand il le résorbe, tel est Siva qu’il faut adorer. »

Et Bhattanârâyana dans le Stavacintâmani dit : « Encore et toujours, sans se lasser, avec des centaines de pensées déterminantes, il détermine le triple monde. Gloire à Lui, le Non-Né, le Seul indéterminé. » (St. 112.)

« O Seigneur, quand Tu t’exerces d’abord, en complète liberté d’esprit dans le Soi… »

Les Àgama disent également : « Cette déesse perpétuellement lèche son veau (l’univers) et perpétuellement elle se montre pleine. C’est l’énergie de volonté du Tout — Puissant auquel elle est identique comme une vague à l’océan. »

[L’énergie créatrice est comparée à une vache qui lèche son veau, c’est-à-dire perpétuellement occupée à jouir de l’univers tout en se révélant toujours pleine car tout resplendit en sa plénitude.]

[Afin de montrer que le Soi conscient se manifeste sans aucune succession, Ksemarâja écrit deux pages dont je renonce à donner une traduction littérale tant elles sont fastidieuses en raison des nombreuses répétitions et de la subtilité de la



1. Comme un yogin fait surgir une ville sans avoir besoin d’argile (cf. S.D.).

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démonstration, car « les termes unmesa et nimesa désignent une prise de conscience indifférenciée les contenant simultanément. »]

Unmesa et nimesa impliquent quatre états simultanés : 1. Unmesa, yeux ouverts. 2. Nimesa, yeux fermés. 3. Unmesa contenant à la fois nimesa et unmesa. 4. Nimesa contenant à la fois unmesa et nimesa.

[On comprendra en ces conditions combien est difficile l’exposé de tels états et plus encore la traduction de ces relations et de leurs jeux subtils pour qui n’est pas apte au nirvikalpa-samâdhi et ne jouit pas de la prise de conscience fulgurante.

Il faut ajouter à ces difficultés que Ksemarâja explique de façon analogue et sous quatre angles différents les états d’apparition et de disparition (udaya et pralaya) : l’extériorité, en surgissant, a au même instant pour corollaire la disparition de l’intériorité. De même, lorsque l’intériorité se révèle, automatiquement l’extério­rité s’évanouit.]

La doctrine clamant la non-dualité du libre Siva pose l’unité des choses (appa­remment) distinctes tandis que les autres systèmes soutiennent qu’elles ont une forme déterminée adaptée à chaque cas particulier.

On décèle le jeu de nimesa unmesa dans la quintuple fonction divine (pañca-vidhakrtya) ; des traités comme le Svacchandatantra déclarent que Paramesvara possède une quintuple activité : émission, permanence, résorption, dissimulation et grâce.

Le processus des six cheminements1 est double : pur et impur à la fois. Pur sous forme d’unmesa, éclosion de l’essence à la disparition « en quelque sorte » (kimcit) de l’univers, et impur sous forme de nimesa qui est « en quelque sorte » apparition de l’univers et disparition de l’Essence. « En quelque sorte » signifie dans les deux cas que subsistent des samskâra, tendances ou impressions latentes de la phase pré­cédente.

Il y a donc manifestation et non-manifestation dans le jeu que constituent unmesa et nimesa.

Le vénérable Siddhapâda s’exprime dans une stance :

« L’état suprême de la conscience est toujours folâtre ([lobhüta) et se révèle simul­tanément en ces deux cycles (émanation et résorption) ».

Un tel schéma contient aussi les deux divines fonctions, dissimulation (vilaya) et grâce (anugraha), fonctions qui ne dépendent pas des actes humains. Nimesa, à son point ultime, telle l’expérience de l’enfer qui est dissimulation de notre propre essence, est en réalité manifestation de unmesa 2… Puis le plein éveil du Soi universel (surgissant) à nouveau à la disparition de toute la dualité précédente, c’est la grâce. Telle est la quintuple fonction de Paramesvara.



1. Adhvan ; « Une moitié se caractérise par le signifié (prakâsà), l’autre moitié par le signifiant (vimarsà), tel se déploie Siva sous forme de couple (Siva et saktî) ». M. M. si. 27 p. 111.

2. Cela signifie-t-il que le comble de l’obscurcissement n’apparaît que grâce à la lumière de la Cons­cience ? Sans elle point d’impression d’obscurité.

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Pralaya et udaya sont intimement unis et relèvent eux aussi de la quintuple fonc­tion concernant le manifesté, c’est-à-dire ayant pour sève la manifestation. Le lumi­neux Seigneur est donc le maître de cette quintuple activité et n’en est jamais la vic­time. Ceci sera éclairci dans la stance 1.14 : « Par les expressions agent et action, on désigne ici deux états (de ce spanda), l’action est périssable, mais l’agent est impérissable. »

Jusque dans l’état de sujet soumis à l’illusion (Mâyâpramâtr) on découvre cette quintuple fonction du lumineux Seigneur. Que l’on sache qu’en prenant contact avec les activités divines on doit jouir pleinement d’une connaissance vigilante (vijñâna) à l’égard du lien qui les unit.

Ainsi au moment où se révèle l’objectivité, le bleu par exemple, manifestation associée à un temps et à un espace déterminés, en ceci réside l’activité émettrice (srstitâ) du Bienheureux, mais c’est aussi son activité résorbatrice (samhâra) vis-à-vis de l’émis­sion antérieure quant aux autres objets associés à leur espace et à leur temps spécifi­ques (le jaune par exemple). Et quand l’émission de bleu demeure à peu près stable, elle donne généralement lieu à la permanence (sthiti). Et là même gît une cause de dissimulation (vilaya).

Qu’on découvre donc la principale activité dans les diverses autres manifesta­tions limitées. Par rapport au connaisseur et à sa connaissance du bleu qui apparaît d’abord, il y a disparition du jaune, mais par rapport au connaisseur et à la connais­sance du jaune, il y a émission. Par rapport à la manifestation limitée, il y a cause de permanence. Par rapport à la manifestation qui surgit des tendances latentes (samskâra), il y a dissimulation (de l’essence). Enfin par rapport à la manifestation objective comme celle du germe du souvenir qui est entièrement dissoute dès que surgit la pure Conscience en son unicité, il y a l’acte de grâce (anugraha) l.

Ainsi toujours et partout, en quelque état que ce soit et sous une forme unique, la quintuple fonction du Seigneur apparaît comme évidente et là-même, seuls quel­ques êtres extraordinaires doués de la richesse de l’incomparable samâdhi accèdent par intuition à leur propre lumière, Essence du Seigneur, notre propre nature, sou­veraineté de la roue de la Conscience ; mais ceux qu’affligent les modalités du moi, du corps, etc... n’y ont point accès, comme le dit la Bhargasikhâ : « Comment le dieu Bhairava, le héros (vîra) incarnation de la suprême félicité, apparaîtrait-il dans la boue de la confusion (moha) qui habite la fosse du cœur du pasu ? »

L’essentiel de cet enseignement sera par la suite éclairci au I. 3 : « Bien que ce (spanda) se répande en états distincts de veille, etc... » et aux versets I. 17, 21 ; II. 5 et III. 12.



1. Dans son Pratyabhijnâhrdaya (sûtra 14, commentaire), le même auteur explique : Si au moment de la différenciation demeurent intérieurement diverses impressions latentes, c’est là le germe du samsâra qui surgira nécessairement à nouveau, d’où l’état de vilaya qui cache la véritable essence (du Soi). Mais si par le feu dévorant de la conscience (alamgrâsa) sont consumés à la fois l’univers réduit à un germe à l’intérieur et les objets d’expérience (à l’extérieur), alors, parvenu à la plénitude, le yogin accède à l’état de grâce.

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Et il sera condensé en guise de conclusion à la fin des Spandasütra : « Quand il s’enracine en un seul lieu (le spanda), alors contrôlant apparition et dissolution de ce (corps subtil), il accède à l’état de sujet qui expérimente et il devient le Souve­rain de la Roue (des énergies). » (III. 19.)

Dans ce verset, laya et udaya (disparition et apparition) ne signifient rien d’autre que nimesa-unmesa, qui viennent d’être définis. L’expression « Souverain de la Roue » veut dire qu’on prend à jamais ses assises dans l’Essence, conscience de la quintuple activité divine. Laissons là cette dissertation qui n’anime le cœur que d’un nombre très restreint de personnes.

(Enfin) par unmesa et nimesa du Soi, masse indivise de félicité et de conscience, on désigne le déploiement et le reploiement (unmîlana et nimîlana) de notre propre Essence à l’égard « de ce qui se trouve et à l’intérieur et à l’extérieur ».

Par « univers » (jagat), on entend aussi notre propre corps. Par rapport au monde extérieur, il y a dissolution et apparition du Soi (pralaya et udaya) ou immergence et émergence (nimajjana et unmajjana) en ce sens que le yogin découvre en lui-même pralaya et udaya à la fois durant l’absorption (samâvesa) et lorsqu’il en sort (en vyutthâna).

Tel est l’exposé concernant les termes unmesa et nimesa.

« Sakticakravibhavaprabhavam » : source du glorieux déploiement de la Roue des énergies.

Dans le Svacchandatantra et dans certains chapitres des textes sacrés, appari­tion et dissolution de l’univers concernent uniquement le monde des dieux — tels Brahma et autres — et, dans les mondes inférieurs, elles revêtent l’aspect de veille et de rêve. Dès lors n’impliquent-elles pas un univers séparé du Seigneur (créateur de l’univers) ? Ne voit-on pas qu’en ce monde le pot que fabrique le potier est entiè­rement distinct de lui ? Des preuves l’établissent clairement, les acceptez-vous ou non ?

Afin d’éliminer ces objections l’auteur précise ce que l’on entend par cause incitatrice (hetu) quand il dit : « Il est la source de la gloire de la Roue des énergies (sakticakravibhavaprabhava). »

Un Âgama déclare : « cet univers entier est son énergie, le possesseur de l’éner­gie est Mahesvara. »

Tout ce qui est manifesté ici-bas est fait de la lumière consciente ; sans lumière, point d’existence possible. On constate que, dans le rêve et l’imagination, seule la lumière consciente est ce qui déploie la manifestation. Conformément à l’expérience, l’univers dont on a conscience n’est autre que l’ensemble des énergies du Bienheu­reux, lumière consciente. La Roue des énergies consiste à unir et à séparer des états variés (de l’univers). C’est là sa gloire (vibhava), ou épanouissement du Soi, dont Il (Samkara) est la source (prabhava).

Et la nature propre au sens suprême de telle ou telle manifestation, c’est Lui (encore), ce qu’exprimeront les stances II, 3-4 : « Puisque l’individu est identique à tout car il est à la source de toutes les choses et en a conscience du fait qu’il recon­naît cette identité, il n’y a donc, quant à parole, sens, pensée, point d’état qui ne soit Siva. »

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La Roue des énergies peut correspondre à l’ensemble des organes sensoriels. Sa gloire est d’agir sur leurs objets respectifs, la source étant (toujours) Samkara.

Les stances I, 6-7 mentionnent en effet : « (La Réalité) à partir de laquelle il y a déploiement, maintien et résorption de l’ensemble des organes associé à la Roue intériorisée des énergies — ensemble qui, inconscient, se comporte comme s’il était conscient par soi-même — une (telle) Réalité doit être scrutée avec zèle et respect, elle dont l’autonomie est innée et universellement répandue. »

La Roue des énergies désigne aussi la roue « souveraine », à savoir l’énergie des organes dont la gloire consiste en l’activité des émissions et des résorptions variées ; sa source est la grande lumière consciente qui (bien que sans succession) manifeste les choses successives.

(Comme on vient de le voir) il est dit au I, 6 : « il y a déploiement, maintien et résorption de l’ensemble des organes associé à la Roue intériorisée des énergies… » D’après cette stance, la « Roue intériorisée » désigne comme ici l’énergie même des organes sensoriels et non point le triple organe interne (buddhi…) (qui n’est qu’une partie des organes) ; car les organes sensoriels n’agissent que dans le domaine de leurs objets respectifs tandis que l’énergie souveraine des organes a la puissance d’émettre et de résorber. Assez à ce sujet.

Ou encore sakticakra signifie l’ensemble des formules (mantra) ou des attitudes mystiques (mudrâ) ; par sa gloire on atteint l’efficacité de la pratique du triple pou­voir spirituel1. Sa source est le lieu d’où surgissent et où prennent fin (tous les man­tra). Ceci sera clairement exprimé à la stance II. 1 : « Quand ils se sont emparés de cette puissance, les mantra… »

« Grâce à la roue des énergies » c’est-à-dire « grâce à l’efficience due au pou­voir des mantra », il y a éclat, splendeur (prabhâ) de la pensée du sâdhaka et ce qui respire (vâti) 2, marche, supporte, sent des odeurs, détruit ou se repose en son propre Soi, c’est Lui ! ceci sera éclairci à la stance II.2 : « … unis à la pensée de l’adorateur ».

La roue des énergies désigne également la mise à l’unisson (samâpatti) et les autres états mystiques que révèlent la grâce et l’initiation. Elle a pour gloire la réalisation de l’efficience et pour source l’apparition du maître (Samkara), comme le déclarent les versets II. 6 et 7 : « Ceci même est l’apparition de ce qui est contemplé… l’initia­tion au nirvâna qui confère la réelle nature de Siva. »

Les huit énergies nommées déesses, Brâhmî, etc. et les dieux Brahma, Visnu, Rudra, forment en outre la guirlande des causes ; et la roue qui leur est associée est celle du sujet asservi (pasu) qui, privé de la conscience de sa nature propre ne peut s’élever jusqu’à l’étape de la non-dualité. Sa gloire consiste à circuler habilement sur le sentier inférieur du différencié. Sa source est l’efficience causale (du Seigneur). Il est dit au III. 13 : « L’ensemble des énergies issues de la multitude des sons… » (Mais) relativement à sa propre nature, la gloire que répand cette roue réside

1. Trividhasiddhisâdhanasamarthatvam.

2. Jeu de mots sur prabhâ et vâti en écho à prabhava.

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dans l’abandon d’états de plus en plus bas et dans l’aptitude à s’élever de plus en plus haut ; posséder ce pouvoir est appelé « gloire », la source est en Samkara. C’est ce que dira le verset 16 du chapitre III : « … reconnue comme la voie donnant accès au Soi, c’est elle qui confère la perfection libératrice. »

Ou encore, la roue des énergies désigne les énergies khecarï, gocarî, dikcarî et bhûca, cette troupe des multiples yoginî qui se différencient en internes et exter­nes ; elle implique aussi l’ensemble des héros (vîra) qui y résident. Sa gloire consiste à acquérir des pouvoirs surnaturels, mineurs ou supérieurs : connaissance du passé et de l’avenir, infinie petitesse et autres pouvoirs de yoga qui s’étendent aux objets de l’expérience. C’est Lui (le Seigneur), la source, l’origine (pra) qui parachève la souveraineté en octroyant ces pouvoirs et en se manifestant sous des formes variées. Le chapitre III traitant de l’efficience du spanda donnera des éclaircissements à ce sujet : « De même que… ardemment sollicité, le dhâtr accorde la satisfaction des désirs… » (III. 1) et « Comment cette (indolence) subsisterait-elle alors quand sa cause n’est plus ? » (III. 8).

Les khecarî et autres énergies internes ou externes ont pour support vâmesvarî, la vénérable énergie qui « vomit » (vam) la sève 1 du différencié et aussi du différencié-indifférencié. Ces énergies vomissantes s’emparent de la moelle de la dualité. Elles la proclament partout à haute voix et font accéder l’état intermédiaire (celui de dualité — non-dualité) à la non-dualité. Ainsi ces énergies vomissantes s’empressent à vomir le samsâra. Leur énergie souveraine est vâmesvarî, l’Unique, la Bienheureuse. Quoiqu’il s’agisse d’énergies vomissantes (maléfiques, vâma), comme elles ont cette dernière pour support, on appelle cette roue vâmesvarîcakra.

C’est dans l’état de souveraineté (vâmesvarî) que réside le groupe des bhûcarî et autres énergies.

Khecarî. Ces énergies khecarî demeurent au niveau du Sujet connaissant (pramâtr), elles se meuvent en kha, l’éther infini de la Conscience. Elles ont essentielle­ment pour fonction de déverser un flot de conscience et de félicité sur les êtres que purifie une chute de la suprême énergie (saktipâta). Elles ne dépendent pas du temps et, au point de vue suprême de la non-dualité, elles dévoilent (unmîl —) omnipotence, omniscience, plénitude, liberté (à l’égard des lois naturelles) et éternité ; mais ceux que trompe l’illusion, elles les asservissent au moyen (des cuirasses) que sont l’acti­vité parcellaire, la science limitée, l’attachement, la nécessité et le temps. Les privant de félicité, elles les égarent et les font errer dans le domaine du sujet demeurant à l’étape du vide (sûnya).

Gocarî. Go signifie vâk, parole. Les énergies gocarî circulent dans l’organe interne (antahkarana) fait d’intelligence, du sentiment du moi, de pensée, et que carac­térise la parole intérieure (samjalpa).

Pour ceux qui bénéficient de la grâce, elles font croître en pureté quant à buddhi, ahamkâra et manas. Au niveau de la connaissance instrumentale, les énergies



1. Sâra : moelle, sève, vigueur.

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gocarî purifient la fonction de l’organe interne, (en premier lieu) la détermination (adhyavasâya) portant sur le différencié propre à buddhi, l’intelligence ; elles la trans­forment en certitude (niscaya) à l’égard de l’indifférencié. Elles purifient également abhimâna, l’identification erronée du Soi au différencié, propre à l’ahamkâra, et la transforment en une véritable identification au Soi indifférencié. Enfin elles puri­fient le samkalpa, la décision différenciatrice propre à la pensée (manas) qui perçoit les choses comme différenciées, et la transforment en une vision de choses connues comme non différentes, identiques à la sève du déploiement indifférencié.

Pour ceux que la grâce (ne flaire pas) elles opèrent un effet contraire.

Dikcarî. Dik signifie espace. Ces énergies dikcarî circulent dans les dix direc­tions propres aux cinq organes externes et aux cinq organes internes de la connais­sance. Pour ceux que favorisent la grâce, elles déploient la conscience immédiate de la non-dualité, tandis qu’elles précipitent les autres dans la perception de la dualité.

Bhûcarï. Bhû (terre) désigne le domaine objectif, forme, son, odeur, etc... Y circulent les énergies bhûcarî, terrestres, qui en se durcissant (et en se rétrécissant) s’identifient au quintuple domaine des sens et à leur extension. Pour les éveillés, elles fulgurent en tant que corps, sous forme de lumière consciente (et les choses surgis­sent comme la sève de son déploiement). Mais pour les autres, elles font apparaître de toutes parts limite et exclusion (elles multiplient ce qui exclut et délimite).

Donc, grâce à l’énergie vâmesvarî, ces quatre roues s’écoulent à l’intérieur et à l’extérieur. Intérieures, elles se révèlent dans l’état suprême de Siva ; et extérieu­res, comme la cause qui développe l’état inférieur et les états intermédiaires.

Suprême (abheda), l’énergie indifférenciée est apaisée, on la nomme non effroya­ble (aghora). Intermédiaires (bhedâbheda), ces énergies sont effroyables (ghora). Infé­rieures et différenciées (bheda) on les nomme ghoratara, extrêmement effroyables.

Le Mâlinîvijayatantra déclare à ce sujet (au III. 31-33) :

« Les énergies connues comme inférieures sont nommées très effroyables. Par leur étreinte, elles font tomber toujours plus bas les êtres individuels épris du domaine sensoriel.

« Les énergies à la fois supérieures et inférieures (ou intermédiaires), dites effroya­bles, qui suscitent l’attachement aux actes et à leurs résultats variés, sont des obsta­cles sur la voie de la libération.

« Et comme auparavant, les énergies qui dispensent aux êtres la splendeur de Siva, appelées par ceux qui savent “non effroyables”, sont les énergies suprêmes de Siva. »

A nouveau ces énergies extériorisées propres à sakticakra ont pour support les énergies vâmesvarî. Ici les khecarî errent sans avoir de corps dans l’espace éthéré. Par simple désir d’union sexuelle se produit yoginïgarbha 1 et l’apparition de la pure science de l’éveil.



1. Ceci fait allusion à un rituel secret (cf. La Kundalini III, Ch. 5. Kulayâga, sacrifice ésotérique sur lequel nous ne pouvons nous étendre ici). Yoginîgarbha désigne la matrice des yoginî en laquelle pénètrent certains yogin. Celui qui naît de ce rituel est un yoginîbhû, selon la glose de Jayaratha à ce passage. Le texte du Samdoha lit ananta, infinité de corps. Doit-on corriger en anatta, « sans corps » ?

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Il est dit dans le Tantrâloka (XXIX, 43) : « D’après le vénérable Kâlîkulasastra, il y a d’autres guru et leurs femmes qui, sans que l’on s’en doute (n’assumant pas de corps défini), se divertissent avec tel ou tel corps (une infinité de corps) à peine le désir s’éveille-t-il en ces derniers. Celui qui naît d’une telle union resplendit en énergie (divine). »

Quant aux énergies gocarî extériorisées, où go a le sens de pasu, individu asservi, elle se plaisent à dévorer dans le feu sacrificiel le cœur du pasu en tant que victime au cours de sacrifices allant de la première naissance à la septième et confèrent à l’aspirant des pouvoirs surnaturels variés.1

Les dikcarî circulent partout sous forme d’une roue tournoyante et accordent des siddhi au niveau supérieur-inférieur (à savoir intermédiaire).

Les bhûcarî circulent sur terre (bhû), (utilisées par les yogin) comme marques distinctives de leur propre condition sous forme de safran, de noix de coco et autres ingrédients de couleur jaune issus de la terre (bhûmi) 2. Elles procèdent de la portion des énergies divines de cette roue et sont différenciées en (multiples énergies) soit parfaites, soit imparfaites.

Ou encore, la « Roue des énergies » désigne l’ensemble de ces réactions, attrac­tion, aversion, colère, pensée dualisante… qui sont en réalité les énergies multiples attestées selon la tradition des livres sacrés.

La Roue des énergies désigne également l’ensemble des multiples racines verba­les qui composent lettres et mots au sens réel d’énergies (devatâ) ayant le corps pour support. Sa gloire est l’excellence de sa source qui a pour fondement divers ensei­gnements mystiques (upanisad —) et elle est la cause de ce qui lie les égarés (mûdha) soumis à l’illusion : dans ces deux (cas) elle est la source. Ceci est dit au 1.19-20 (pas­sage qui débute ainsi) : « Les émanations des vibrations particulières, à commencer par les qualités., grâce à la vibration générique qu’elles prennent pour support » (et qui s’achève par :) « précipitent dans l’effroyable tourbillon de la transmigration… » et au III.16 : « Cette énergie de Siva qui a l’activité pour forme… ».

Autre part les Âgama déclarent : « Ceux qui sans connaître la sève de la divine énergie (kula) tombent dans la non-dualité 3 sont ceux-là mêmes qui aveuglés par les notions dualisantes de leur propre conscience tombent en enfer. »

Par contre pour le héros (vîra) : « L’activité de Rudra qui lie les êtres au deve­nir, est celle-là même qui sert de moyen pour les en libérer. »

Les exposés que l’on trouve dans les divers traités rendraient indigeste la lecture



1. Selon la tradition, si la victime animale offerte en sacrifice ne va pas au ciel, elle revient à la seconde naissance sous forme d’animal d’offrande ; on la dit deux fois née. À la septième naissance, c’est un pasu supérieur, nécessairement libéré.

2. Les adeptes tracent divers signes sur leur visage, qui indiquent leur appartenance à telle ou telle secte.

3. Allusion aux Vedântin. Cf. p. 13.

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de ce livre à ceux qui purifiés par une grâce intense découvrent le sens par eux-mêmes. Quant aux autres, même si on leur accorde des entretiens par centaines, pas même un instant ils ne conserveront l’essence de la Réalité, tout comme à la canicule de la saison chaude, une goutte d’eau tombant sur une roche brûlante (s’évapore aussitôt).

Abandonnons là ce point particulier.

Et encore la Roue des énergies désigne le faisceau de ses propres rayons qui per­mettent au yogin d’accéder à la grande Lumière consciente, sans dualité, innée et autonome. En tant que gloire qui est déploiement joyeux du Soi, la faible lueur qui suscite l’assouvissement du cœur obtenu chez les yogin limités grâce à leur pratique assidue1, surgit sans effort pour le jñânin à l’occasion d’une agitation sous forme de lumières, de sons…, ce qui lui permet de s’emparer définitivement de sa propre nature.

« Tam vayati » : « il tisse cela » (racine va —), c’est-à-dire il produit la trame ininter­rompue de la Conscience sans égale et sans dualité. Ceci sera éclairci par le sütra III. 10 : « De là procèdent immédiatement et lumière, et son… causant de l’agita­tion chez l’être (lié) au corps. »

On commente le premier verset — « Samkara, source de la gloire de la Roue des énergies » — de cette manière : Lui notre propre essence que nous chantons, Lui qui apparaît dans tous les traités comme notre propre Soi, le Seigneur qui trans­cende l’univers et lui est immanent.

Le système Akula et la tradition du Trika soutiennent que toutes les allusions se trouvent au sein de ce premier verset ; mais il ne faut pas le concevoir à la façon des partisans du Vedânta selon lesquels « ce qui n’est pas l’univers, cela, c’est le brahman2 », ce que réfute le I, 13 : « Il n’en est pas de même de la Réalité (du spandâ)… » Il ne faut pas le concevoir non plus comme le système Siddhânta pour qui la suprême Réalité transcende l’univers, ce qu’exclut le verset 1,17 : « Le parfaitement éveillé a la perception ininterrompue de cette (vibrante Réalité), toujours dans les trois états… » On n’admet pas non plus comme révélés les dires de textes tels l’Akulasvarûpa et la Kulaprakriyâ selon lesquels la nature propre est la plénitude immanente à l’univers, car : « Dès que s’apaise l’agitation… l’état suprême (se révèle). » (I. 9.)

Ayant considéré que toutes les paroles des traités n’ont qu’un seul sens, qu’on réalise de façon stable sa nature propre identique au Seigneur immuable3 toujours, dans tous les états, extérieurement et intérieurement, sans jamais se montrer négli­gent, si peu que ce soit, tant que l’on n’a pas atteint l’état suprême, on doit en effet s’efforcer perpétuellement d’abolir l’absence de discernement (akhyâti).



1. Suivant la variante qui donne prâpya au lieu de api.

2. Brahman au neutre, désigne un absolu dénué de virâj —, puissance créatrice. Cf. Introduction p. 17.

3. S. D. VII. 56, mentionné par T. À. II. 48, ; Somânanda dit : « Une fois le Très-Beau reconnu, à quoi bon contemplation (bhâvanâ) et activité (karana) ? »

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Notre paramesthin guru l’a déclaré dans des traités comme le Svacchanda : « Qu’importe l’objet sur lequel la pensée s’absorbe, c’est là même qu’il faut se con­centrer ; puisque tout est fait de Siva, où la pensée pourrait-elle s’égarer ? » On trouve aussi : « … parole, sens, pensée, point d’état qui ne soit Siva. » (II. 4)

Et dans les Sivasütra: « Le Soi brille une fois pour toutes, il est plénitude uni­verselle ; nulle part il ne peut être privé de la lumière de la Conscience. »

Et encore : « Cet univers est la plénitude ayant pour essence une masse indivise de Conscience. »

Ainsi vient d’être commenté le premier sütra (de la Spandakârikâ) de haute signi­fication, plein de sérénité et de profondeur, fil qui relie le sens de tous les versets du traité dans son ensemble.

Paix à tous !

STROPHES FINALES

1. Certains (commentateurs) à la pensée bornée se contentent du seul sens littéral de l’océan des Traités, dès qu’il l’ont acquis ; d’autres, malgré des efforts prolon­gés, n’atteignent même pas l’autre rive de cet (océan). Les premiers ne font que flot­ter à sa surface comme des brins d’herbe et n’en comprennent qu’une moitié ; les autres s’épuisent à plonger et à ressortir ; et pourtant il existe des Souverains (îsa). aptes à rendre les êtres ardents capables d’émettre cet océan tout entier.

2. Nous prenons refuge en Siva, Lui qui brise soudain la succession des liens et des entraves, relâche les nœuds intimes pour qui suit la voie de la constante remémora­tion, Lui qui révèle l’aspersion à saveur d’ambroisie dont le flot s’écoule (à partir) de la félicité (inhérente) à la lune de la Conscience.

3. Sollicité par des êtres ardents, moi, Ksemarâja, j’ai brièvement commenté les véné­rables Spandasütra, aphorismes sur la vibration, les ayant, en quelque sorte, remé­morés après en avoir reçu la complète révélation de mon puissant maître Abhinavagupta, lui qui, Lumière radieuse de la Reconnaissance (de Soi) et gloire du frais océan de la Science, se montre bénéfique envers un nombre infini de solliciteurs qu’il libère en un clin d’œil des actes asservissants {karma).

1. Probablement dans une partie de ce texte qui a été perdue.

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SPANDANIRNAYA DE KSEMARÂJA ET SPANDAKÂRIKÂVRTTI DE BHATTA KALLATA



Ksemaraja qui avait, comme nous venons de le voir, d’abord glosé la première des Stances sur la Vibration, se trouvant plus tard sollicité par un disciple ardent, écrivit le Spandanirnaya où il glose l’œuvre en sa totalité. Nourri par les explications détaillées données à son disciple par Abhinavagupta, ce commentaire fidèle au texte et abondant en références tend à unifier dans une vision d’ensemble les développe­ments que connut le Sivaïsme après Vasugupta.

Il a paru intéressant de disposer la brève glose de Bhatta Kallata parallèlement à la stance commentée sur la page où celle-ci figure. Kallata était disciple de Vasu­gupta et certains voient même en lui le rédacteur des Kârikâ, mais c’est bien à Vasu­gupta que Ksemaraja et Mahesvarânanda les attribuent. Quoi qu’il en soit, Bhatta Kallata a eu l’initiative de les diviser en trois parties, division adoptée par Ksemaraja.



STROPHES D’INTRODUCTION

1. Sur la paroi de son propre Soi libre et pur, la vibrante énergie extrait éternel­lement de son propre Soi, comme un miroir reflète une ville, l’univers entier, de la terre à Siva, univers qui lui est essentiellement identique.

Déesse de la vision mystique, efficience des mantra, fulguration infinie de l’absolue intériorité, éternellement surgissante, ensemble des sons, c’est elle, l’éner­gie vibrante du Seigneur, gloire à elle dans l’univers entier.

2. Bien que l’on ait quelque peu savouré le nectar de la vibration grâce au Spandasamdoha, je m’applique maintenant (à offrir) la pleine jouissance de sa saveur.

3. Si vous désirez connaître l’enchaînement exact de ces sütra, le parfait accès à la Réalité suprême, l’expression d’un raisonnement aigu, l’emploi correct des moyens, ô vous qui avez l’esprit subtil, appliquez votre pensée à cette glose du vénérable Spandasâstra, le traité sur la vibration, et obtenez la richesse du spanda.






I SVARÛPASPANDA

Essence de la vibration

Résumé

Le vénérable maître Vasugupta eut les yeux dessillés, au cours d’un rêve, par le suprême Siva, toujours prêt à accorder sa grâce à tous les êtres, et sa grandeur spirituelle s’épanouit lorsqu’il pénétra mystiquement en Paramasiva.

Docile au désir du Seigneur, il se rendit à la montagne Mahâdeva et y découvrit, gravés sur un grand roc, les Siva sütra qui y étaient cachés1.

Afin de démontrer l’accord existant entre expérience, textes sacrés et raison, il exposa l’enseignement des sütra de façon abrégée en cinquante et un versets au sens profond et lumineux, les Spandasütra.

Les vingt-cinq premières stances sont consacrées au spanda (ou Réalité vibrante) en son essence, les sept suivantes au spanda propre à l’apparition de la Science innée, tandis que les dix-neuf dernières traitent du spanda dans la splendeur de son déploie­ment. Ce recueil s’écoule donc en trois « flux’ 2.

Le premier commence par une stance laudative qui introduit implicitement l’objet de l’œuvre. Les quatre stances suivantes prouvent l’existence du spanda à l’aide d’arguments irréfutables ; les sixième et septième décrivent ensuite les moyens de l’atteindre et de le reconnaître ; la huitième réfute des objections soulevées contre ces moyens de délivrance ; quant à la neuvième, elle montre ces moyens comme


1. Ksemarâja propose à ce sujet un exposé plus complet dans ses stances d’introduction aux Siva sütra, cf. $. S. v. tr. p. 31.

2. Nihsyanda ou nisyanda, « flot », ce qui évoque la spontanéité du commentaire. Je traduirai, non sans regret, ce terme imagé tout simplement par « chapitre ».

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parfaitement aptes à conduire au but. La dixième expose la véritable nature de ce but ; et selon la onzième la servitude prend fin lorsqu’on demeure inébranlable en ce moyen. La douzième et la treizième repoussent les thèses nihilistes et insistent sur leur oppo­sition à la thèse soutenant l’existence du spanda. Les trois suivantes affirment que le spanda est indestructible, seul peut être détruit le déploiement qui en procède et la théorie des nihilistes à ce sujet est extirpée jusqu’aux racines. La dix-septième déclare que si l’homme parfaitement éveillé peut toujours réaliser le spanda, celui qui est à peine éveillé n’en jouit qu’au début et à la fin (des divers états). Puis vient dans la dix-huitième la description de la connaissance de ce parfaitement éveillé qui per­çoit le spanda en tout état (veille, rêve ou sommeil). La dix-neuvième stance montre le procédé qui sert à supprimer les obstacles sur la voie du bien-éveillé. Selon la vingtième, la nature véritable reste voilée aux yeux d’un yogin non entièrement éveillé, d’où la nécessité de la ferveur pour atteindre le parfait Éveil, exposée dans la vingt — et-unième. La vingt-deuxième décrit les circonstances spéciales de la vie courante par­ticulièrement propices à la cessation de toute agitation ; enfin les stances vingt-trois, vingt-quatre, vingt-cinq précisent que le bien-éveillé doit toujours demeurer vigilant afin de parvenir à la parfaite illumination en déchirant, ainsi qu’il sied à un yogin, le voile ténébreux du sommeil profond.

1 [Nous offrons nos louanges…]

Nous offrons nos louanges à ce Seigneur (Samkara) 1, source du glorieux déploiement de la Roue des énergies, à Lui qui en ouvrant et en fermant les yeux fait dispa­raître et apparaître l’univers.

Par la grâce du Seigneur, nous parvenons à reconnaître l’étendue infinie de notre propre Conscience, non-dualité et suprême félicité, et tous les tourments s’apaisent (sam —) à jamais. Nous louons le Seigneur — notre propre et véritable nature — en l’exaltant comme transcendant l’univers et nous pénétrons en Lui en immergeant notre état de sujet façonné que lui-même a suscité.

Cette compénétration qu’expose le traité a pour fruit la libération en cette vie même.

Le pluriel « nous » dans « Nous louons » (stumah) signifie que nous ne sommes pas différents de ceux qui sont dignes de sa grâce et auxquels il accorde un coup d’œil favorable.

Tam, Lui, souligne l’unicité (propre au Seigneur) suggérée par la première moi­tié du vers. Lui, le Seigneur, le grand Dieu incomparable, essentiellement Lumière consciente, est aussi liberté plénière, cette très haute Énergie, bois de friction aux deux pôles émetteurs2 à jamais identiques à la vibration lumineuse (sphurattâ), masse indivise de félicité, et cela, grâce à la saveur de la prise de conscience globale propre à l’intériorité plénière qui (recèle) le sens suprême de l’ensemble des lettres.

La libre énergie, bien que non différente du Seigneur qui est par lui-même immuable3 puisqu’il a pour nature la Conscience, présente une succession ininterrompue d’émissions et de résorptions se détachant sur sa propre paroi comme une ville se reflète dans un miroir. On expliquera plus loin comment la ville semble s’ajou­ter à la paroi alors qu’en réalité elle ne s’y ajoute pas.

Cette libre énergie du Seigneur est appelée spanda au sens de léger tremblement4. En conséquence le Bienheureux est perpétuellement vibrante Réalité et n’est jamais

Bhatta Kallata (interprète ce verset différemment : Siva fait apparaître et disparaître l’univers quand il ouvre et quand il ferme les yeux).

La cause (kârana) de la naissance et de la résorption de l’univers relève de notre nature même identique à Siva, au gré de la seule imagination créa­trice ; la cause incitatrice (hetu) de la naissance de la souveraineté propre à la Roue des énergies relève, elle, (de Siva) qui a pour corps la Suprême Con­naissance (vijñâna). Hommage lui soit rendu.


1. Samkara, celui qui accorde sama, la paix ou anugraha, la grâce.

2. Les arani symbolisent subjectivité et objectivité.

3. Acala, inébranlable.

4. À savoir kimcit calattâ, faible mouvement.

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dépourvu de vibration (aspanda). Certains1 soutiennent que la Réalité est aspanda et donc inerte ; s’il en était ainsi, l’essence intime étant immobile (sânta), l’univers serait privé de souverain, autrement dit d’énergie créatrice.

Ce traité est intitulé Spanda, car nos grands maîtres l’ont composé pour mon­trer que notre propre nature est identique au Seigneur, en tant qu’énergie vibrante ayant pour saveur la vibrante irradiation2 de la Conscience, ce qui sera montré par la suite.

Cette même Réalité vibrante (spandatattva) qui est une félicité pleine du ravissement de l’intériorité indifférenciée, embrasse une infinité d’émissions et de résorp­tions ; sa vraie nature est de susciter l’expansion et la rétraction du sujet percevant et de l’objet perçu, c’est-à-dire de l’univers entier fait de pur et d’impur. Digne de l’enseignement de toutes les upanisad (connaissances mystiques), elle consiste en unmesa et nimesa simultanés, éveil et assoupissement.

À l’étape « nimesa », elle ferme les yeux lorsqu’elle résorbe l’émission antérieure de l’ensemble des niveaux de la réalité allant de Siva à la terre. Quant à ce qui va apparaître, elle se montre, à l’étape « unmesa », comme la moelle de la manifestation en revêtant un aspect émetteur et en faisant émaner l’univers. Ainsi l’étape « nimesa » a pour essence « unmesa » de la masse indivise de la Conscience ; de même que l’étape « nimesa » de cette dernière constitue l’étape « unmesa » de l’univers.

D’après un livre sacré : “La Déesse perpétuellement lèche son veau (l’univers) et perpétuellement se montre pleine. C’est l’énergie de volonté du Tout-puissant auquel elle est identique comme une vague à l’océan.” 3

Par sa libre énergie, le grand souverain assume, sur le plan subjectif, les rôles successifs de Siva, mantramahesvara, mantreévara, mantra, vijñânâkala, pralayâ — kala jusqu’au sakala4. Et parallèlement, sur le plan objectif, il se présente sous l’aspect d’expériences correspondant à chacun de ces rôles. Il se plaît à cacher, en se jouant, son intime essence pour révéler dans l’ordre descendant une série d’étapes dont cha­cune oblitère (nimesa) la précédente et sert de support aux étapes qui succèdent.

Il en va de façon analogue quant aux étapes progressives de la remontée pour l’être plein de sapience (prajñâyogin), Siva déployant ce qui précédait et éliminant ce qui suivait.

Il manifeste donc ces aspects divers ou bien dans l’ordre descendant en faisant surgir leurs limites et en supprimant leur état supérieur, ou bien dans l’ordre ascendant, en faisant tomber ces limites et en montrant les aspects successifs sous un angle déjà développé. Il enseigne ainsi que, par un simple jeu de contraction et d’épanouis­sement, toute chose possède la nature de toute chose, selon l’ordre descendant ou ascendant.


1. Ce sont les Vedântin entre autres. Aspanda, inerte, inactif, sans vibration, sans mouvement.

2. Sphurattâ, scintillement, frémissement, pulsation.

3. Cf. Spandasamdoha, p. 47.

4. Cf. pp. 14 et 104 sq.

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La perception de la différenciation est donc uniquement due à la contraction (ou à la limitation) qu’il suscite. À cette différenciation, ce traité a précisément pour but de mettre un terme. Assez à ce sujet.

La conscience est donc simultanément nimesa et unmesa, car manifestant (unmesa) les apparences de bleu, de plaisir, elle fait disparaître (nimesa) l’essence même du sujet percevant tout et résorbe aussi l’apparence du jaune précédemment perçue.

Que pour mettre fin (à un tel) devenir, les êtres de grande intelligence discernent la divine Conscience, l’illumination (pratibhâ) qui est à la fois nimesa et unmesa. Cette simultanéité ne peut être éprouvée que par soi-même.

C’est pourquoi le glorieux Kallata, dans sa glose, désigne unmesa et nimesa par un seul terme : « énergie de volonté ».

(Vasugupta) déclare aussi que la résorption de la pensée précédente qui est cause de l’apparition de la suivante est dite « unmesa », ouverture ou éveil, car sans la résorp­tion de la pensée précédente, il n’y aurait pas apparition d’une « autre » — thème que nous éluciderons au cours du commentaire du III, 9.

Selon le verset 14 du chapitre III, l’apparition des réactions constitue la dispari­tion même de l’ambroisie : « L’irruption des réactions, c’est pour lui la perte de la saveur de la suprême ambroisie… »

On montrera que nimesa sous forme d’apaisement de l’agitation implique en même temps unmesa, apparition de l’état suprême. Et au 1,9 également : “Dès que s’apaise l’agitation,… alors l’état suprême (se révèle).”

Bien que l’énergie revête une double forme selon que prédomine nimesa ou unmesa, elle est unique en réalité. La première moitié du verset 1 a donc pour signification : “D’une seule et même énergie relèvent émergence et immergence : d’une part éveil ou émergence de l’univers, avec l’apparition des niveaux s’étageant de Siva à la terre — émission infiniment variée qui engloutit (nimajjana) la véritable moelle de l’indifférencié. D’autre part, cette même énergie est nimesa, elle résorbe toute l’extériorité quand il y a émergence ou unmesa de l’essence, en effaçant toutes les différenciations”.

Nous soutenons ainsi que la résorption est apparition et que l’apparition est identique à la résorption. En réalité, rien n’apparaît ni ne disparaît, seule la vibrante et divine énergie (spandasaktî), bien que sans succession, revêt l’apparence de tel ou tel aspect et c’est métaphoriquement qu’elle fulgure ou qu’elle s’évanouit.

Stabilité, dissimulation et grâce1, ces fonctions divines ne sont que des aspects particuliers de udaya et pralaya (surgissement et engloutissement) et y sont incluses, ce que j’ai expliqué de façon détaillée dans mon Spandasamdoha2.


1. Ce sont sthiti, permanence de l’univers, vilaya, obscurcissement ou dissimulation, saktipâta, grâce ou anugraha, faveur divine.

2. Cf. ici pp. 48-50 et Hymnes aux kâlî.

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Mais on soulève une objection : du point de vue du vénérable Mahàrtha1 les activités variées de l’univers sont engendrées par les divines énergies de l’émission. Pourquoi met-on en ce cas au singulier « tam », Lui ? Le verset répond : Lui, « source du glorieux déploiement de la Roue des énergies ».

Sakticakravibhavaprabhava :

(Première interprétation :) Sakticakra désigne l’ensemble des douze divinités telles srsti, rakta, et autres énergies ; vibhava est le déploiement sous forme de udyoga1, etc., et prabhavasiva en est la « source ». Ces divines énergies embrassant le maître de l’énergie, le majestueux Bhairava-le-baratteur, s’adonnent au jeu de créer l’uni­vers, conformément à la tradition sivaïte.

D’où vient que le Seigneur est cause incitatrice (hetu) de l’émission et de la résorp­tion de l’univers ? Une deuxième interprétation répond à cette question :

L’univers n’a d’autre existence que celle d’être manifesté, la manifestation n’étant que prakâsa, la lumière consciente. Le sage bien inspiré, Utpaladeva, le dit clairement dans sa Pratyabhijnâkàrikâ : « Si les choses en leur totalité apparaissent à l’exté­rieur, c’est qu’elles reposent dans le Soi divin. Si elles n’existaient pas en Lui, il n’y aurait pas prise de conscience (âmarsa) du désir de manifestation » (I, 5, 10) 3.

Sakticakra désigne la Roue des énergies existant comme lumière et ne faisant qu’un avec la lumière intérieure du Seigneur. C’est pourquoi, selon les âgama, Para- mesvara est doué d’une infinité d’énergies.

Prabhava signifie cause substantielle (kârana). Vibhava, glorieux déploiement, désigne la variété infinie des unions et des séparations mutuelles de toutes choses, ayant pour signification ultime la manifestation de la Roue des énergies.

Ainsi le Bienheureux, unissant et séparant de façons variées toutes les apparen­ces ayant pour corps la connaissance et qui résident en Lui comme Lui étant identi­ques, est cause incitatrice (hetu) de l’apparition et de la dissolution de l’univers. Selon les termes mêmes du glorieux Bhatta Kallata : « Il est la cause (hetu) de l’apparition de la souveraine Roue des énergies qui est corps de connaissance (vijñânadeha) ». Ces deux interprétations sont conformes à sa glose.

D’après (une troisième interprétation qui prend pour support) les livres sacrés : « Ces énergies sont l’univers entier », et également suivant la stance II, 4 : « il n’y a donc… point d’état qui ne soit Siva… », la Roue des énergies désigne l’univers.

Selon (une quatrième interprétation qui s’appuie sur) l’enseignement mystique


1. Sur le système Mahàrtha ou Krama cf. ma traduction de la Mahârthamanjarî qui appartient à cette école.

2. Udyoga, élan créateur, avabhâsana, manifestation de l’univers en Siva, carvana, engloutissement ou prise de conscience de l’univers à l’intérieur de la conscience ; vilâpana, retrait de l’univers en Siva qui reprend sa forme d’indicible énergie (anâkhya). Ce sont des états mystiques correspondant à srsti, rakta, sthiti, pralaya, etc. sur le plan cosmique. Cf. Hymnes aux Kâlî, p. 111 sqq.

3. En ce qui concerne l’Isvarapratyabhijnâ, les références données pour la Kârikâ renvoient toujours à l’édition de la Vimarsinî : Î.P. v.

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concernant les énergies : « le vide éthéré (vyoman) qui se trouve dans la voie élevée de khecarï est le domaine de vâmesï ».

J’ai expliqué dans mon Spandasamdoha ce que sont les énergies vâmesvarî, khe­carï, etc.1

Et la Kârikâ (I, 20) déclare aussi à leur sujet : « toujours empressées à dissimu­ler leur propre assise à ceux dont l’intelligence est mal éveillée ».

Selon ces deux interprétations, sakticakra est considéré comme le déploiement de la Roue des énergies.

Dans deux autres interprétations, la Roue des énergies désigne l’ensemble des organes (I, 6) et le mantra éternel (II, 1).

Enfin, selon le verset 13 du chapitre III : « L’ensemble des énergies issues de la multitude des sons… », sakticakra correspond aux divinités comme Brâhml et autres.

Dans mon Spandasamdoha j’ai donné des interprétations précises concernant la Roue des énergies.

Le glorieux déploiement (vibhava) est ici la grandeur et selon l’expression pra — bhavati (« il est puissant ») la puissance autonome et non la dépendance à l’égard d’autrui qui caractérise l’être lié.

Si l’on considère comme un bahuvrîhi 2 ' sakticakravibhavaprabhava », on lira : « Samkara dont prabhava (c’est-à-dire udaya, l’apparition et abhivyakti, le dévoilement) procède de vibhava, épanouissement intériorisé de la Roue des énergies, c’est — à-dire de ce faisceau de rayons que sont les énergies sensorielles », car la reconnais­sance de la nature divine a lieu sans effort grâce à l’intuition de l’essence intériorisée.

Mais voici une autre interprétation du premier verset dans son ensemble : Nous louons Samkara, masse indivise de Conscience et de félicité qui, en ouvrant et en fermant les yeux, révèle et voile sa propre essence ; et, ce qui est à l’intérieur étant aussi à l’extérieur, Il suscite pralaya et udaya, dissolution et apparition de l’univers, du corps, etc., par immergence et émergence3. En ce qui concerne le monde externe et quant à ses adorateurs, Il illumine l’Essence de la gloire (de la Roue des énergies) qui est expansion des énergies de la Conscience suprême.

Mais on peut encore interpréter cette stance de la manière suivante sans tenir compte de l’ordre des mots :

Nous louons Samkara, masse de Conscience, le Soi, cause de la grandeur de la divine Conscience, ayant pour essence unmesa et nimesa ; émettant l’univers par unmesa, en tant que flot orienté vers l’extérieur II fait apparaître le monde et par nimesa, en l’intériorisant II le dissout.

Même quand Paramasiva pénètre dans le corps, Il effectue en fermant et en


1. Ici p. 52 sq.

2. Sur bahuvrîhi, composé possessif, voir note plus loin.

3. Nimajjana et unmajjana.

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ouvrant les yeux (nimîlana et unmîlana) l’émission et la résorption du quintuple univers1. C’est ce qu’exprime Utpaladeva doué de la connaissance de la Réalité mystique :

« Ainsi, même dans la vie ordinaire, le Tout-Puissant ayant, selon son désir, pénétré dans le corps, etc., manifeste à l’extérieur le flux des objets qui brillent en Lui. » 1 2

Pour faire entendre la signification de la stance, le maître Vasugupta a repoussé l’expression « par qui la libre énergie » au profit de : « Lui qui en ouvrant et en fermant les yeux » (unmesanimesâbhyâm).

La louange adressée à Samkara consiste ici en samâvesa, pénétration en Lui, ce qui est le but ultime.

Si l’on comprend sakticakravibhavaprabhava comme un bahuvrîhi3 au sens de l’épanouissement de la Roue des énergies, cela désigne la voie pour parvenir au but ; mais si on en fait un tatpurusa et qu’on lise : « Celui qui dévoile aux adorateurs la gloire de la divinité, de la suprême Conscience », il s’agit du fruit.

L’auteur le dira au verset III, 19 : « Alors il devient le Souverain de la Roue des énergies » ; les Spandasûtra donnent donc sous forme d’aphorismes le lien entre la voie et le but, entre upâya et upeya, moyen et fin.


1. La forme, le goût et autres sensations.

2. I.P.v. I, 6-7.

3. Bahuvrîhi, composé possessif ou attributif équivalent à une proposition relative qui indiquerait la possession ou caractériserait un objet. Tatpurusa, composé déterminatif a pour membre antérieur un nom qui dans une phrase libre serait le régime du substantif, de l’adjectif, du nom verbal figurant.ici comme membre ultérieur.

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Quelle preuve avons-nous qu’il existe une essence divine tel Siva et comment celui-ci engendre-t-il le monde sans l’aide de quelque cause substantielle ou incita — trice ? S’il était cause substantielle, il serait dissimulé par le monde comme une motte d’argile par le vase. La dissimulation et la réapparition du Seigneur entraîneraient une différenciation en sa nature ; il y aurait alors une cause à sa réapparition après sa disparition, ainsi qu’à la manifestation du monde ; la dualité s’ensuivrait.

Pour répondre à ces objections, (l’auteur) précise :

2 [… rien ne peut le voiler]

À ce en quoi demeure tout ce créé, à ce d’où il émerge1, à cela aucun obstacle nulle part puisque, en raison de son essence, rien ne peut le voiler.

Ni lieu, ni temps, ni modalité ne peuvent faire obstacle au libre flot de notre propre nature, celle du Seigneur, masse indivise de conscience et de félicité, car rien ne peut voiler ou dissimuler son essence.

Si le souffle, l’octuple forteresse2, les émotions, les impressions sensorielles susceptibles d’obnubiler la Lumière consciente ne se manifestent pas spontanément, ils n’ont pas d’existence. Mais s’ils se manifestent spontanément, ils sont identiques au Seigneur — pure luminosité. Dès lors, qui fait obstacle et à quoi, et que signifie le mot « obstacle » ? C’est pourquoi l’auteur précise : « ce en quoi demeure tout ce créé ».

Yatra, là en cette Conscience — notre propre Soi —, tout ceci, idam, le monde, subsiste sous forme de sujet connaissant, de connaissance, de moyens de connais­sance et d’objet connu. C’est là qu’il puise son existence en manifestant son éclat. Ce monde ne peut donc lui faire obstacle, comme le déclare l’Ajadapramâtrsiddhi (21) :

« Comment peut-il y avoir pour Lui quelque restriction due au souffle, lequel n’est autre que Lui ? »

(À l’objection :) si seul ce qui est produit peut posséder la lumière propre à l’exis­tence, alors à quoi est due sa production elle-même ? En réponse l’auteur précise : « Là d’où il émerge… ».

Si l’on écarte la Conscience comme cause universelle, elle dont témoignent expé —


Bhatta Kallata.

À qui s’enquiert : comment peut-on nommer Siva notre nature propre qui transmigre, on répond « ce sur quoi ce monde repose, ce dont il surgit ne peut jamais, en raison de sa propre nature, être voilé, même durant l’état de transmigration. Il ne rencontre nulle part d’obstacle. Voici ce qu’on appelle “nature Sivaïte”. »


1. Yatra sthiti, indique la résorption et yasmât l’émanation ; en ces deux états, rien ne peut le voiler.

2. Puryastaka, le corps subtil.

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rience, mémoire, rêve, construction mentale et fantasmagories du yogin1, il ne convient pas cependant de lui substituer des causes comme la nature inconsciente (prakrti du Samkhya) 1 2 et comme les atomes (thèse Vaisesika) que ni preuve ni raisonnement ne fondent.

Kârya3 signifie ce qui est un effet, ce qui est produit par l’action d’un agent et non par une cause inconsciente. Selon l’Isvarapratyabhijñàkàrikà, dans le cas de l’inconscience, la causalité ne peut être établie, c’est ce qu’éclairera le I, 14 : « Par les expressions agent et action (kârya), on désigne ici deux états (de ce spanda). » Le terme « tout » suggère que l’agent est indépendant d’une cause substantielle (upâdâna). On ne verra jamais un effet produit — le pot — obstruer l’essence de l’agent — le potier.

(Autres objections :)

Ce terme « émerger » n’implique-t-il pas qu’à l’origine le monde préexiste quelque part ? Non. C’est dans la Conscience et en elle seule qu’il réside. Si le monde, en effet, n’existait pas dans la conscience qui n’est pas distincte de la Lumière — l’intériorité absolue —, comment viendrait-il à l’existence sans l’aide d’une cause subs­tantielle ? C’est ce qu’exprime le texte sacré : « Tout comme un grand arbre banyan réside en germe dans sa propre graine, ainsi le monde mobile et immobile repose dans le germe du cœur (Sauh) ». (Paràtrimsikà, 24.)

Et on lit, nous l’avons vu, dans l’Ïsvarapratyabhijñavimarsinï (I, 5, 10) :

« Si les choses en leur totalité apparaissent à l’extérieur, c’est qu’elles reposent dans le Soi divin. »

Ainsi le Seigneur qui est Conscience fait émerger l’univers en cristallisant4 sa propre nature. On comprendrait alors « ca » au sens de « eva » et le verset signifierait : c’est seulement parce qu’il demeure en Lui que le monde émerge.

Admettons que le monde soit issu de cette lumière consciente, et qu’il se soit séparé d’elle, comment peut-il alors se manifester puisque rien ne se révèle en dehors de cette lumière ? N’y a-t-il pas contradiction ?

Même quand il émerge, il ne cesse de reposer toujours en ce dont il émerge : le monde ne surgit pas de cette lumière consciente comme des châtaignes hors d’un sac5, mais grâce à sa libre nature le Seigneur fait miroiter sur sa propre paroi, à la manière d’un miroir reflétant une ville, l’univers qui, reposant en Lui, semble séparé de Lui bien qu’il ne le soit pas en réalité.


1. Prestiges qu’il suscite à son gré.

2. Cf. Introd. Samkhya, p. 10 sqq.

3. Kârya, action, effet, jouissance, objet éprouvé, capacité d’effectuer un effet.

4. Àsyâ —, solidifier, congeler, dessécher.

5. Les châtaignes sont distinctes les unes des autres et du sac également. Toutes les choses sont insé­parables du spanda même si c’est métaphoriquement que l’on dit qu’elles y résident, en sortent ou s’y reploient.

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(On objecte encore :) Accordons que ni temps, ni lieu, ni modalité ne peuvent faire obstacle à Celui qui manifeste l’univers, et que c’est en vertu de sa lumière que l’univers se révèle et que s’il subsiste c’est qu’il n’est autre qu’elle.

Mais lors de la dissolution de l’univers semblable au sommeil profond, le Seigneur ne sera-t-il pas caché ?

Même quand il se dissout, c’est en Lui qu’il se résorbe comme identique à Lui ; il n’y a donc pas de vide, lequel est inconcevable sans le support de la lumière consciente. Selon le Svacchandatantra : « Est non-vide (asûnya) ce qu’on nomme vide (sunya) car sûnya, vide, signifie seulement abhâva, non-existence objective ; ô Déesse, doit être reconnu comme abhâva, non-existence, ce en quoi toute existence objective est dissoute. »

En conséquence, cette Réalité est omnipénétrante, éternelle, parfaite, douée de toutes les énergies, lumineuse par elle-même. Les piètres critères de la connaissance (…) sont incapables de prouver son existence puisque c’est d’elle qu’ils dépendent, comme le déclare le Tantrâloka : « Lui, le grand Dieu, est la Vie ultime des preuves elles-mêmes qui forment la Vie de toute chose. » (I, 55).

(…) Il n’y a donc jamais, nulle part, aucune obstruction au spanda. Utpaladeva s’exprime ainsi dans sa Sivastotrâvalî :

« O Seigneur de l’univers, gloire à ta Seigneurie incomparable, puisqu’il n’est rien sur quoi elle puisse régner. Mais gloire aussi à (Ton) autre (Seigneurie) par laquelle cet univers n’apparaît pas tel qu’il brille (par essence). » (XVI, 30.)

[Ksemarâja commente ce passage de la Stotrâvalî en ces termes : « Siva possède deux souverainetés : l’une suprême, propre à Paramasiva et sans précédent car il n’y a rien de distinct de Siva, l’indifférencié, sur quoi elle pourrait s’exercer ; l’autre, l’illusion (Mâyâ) digne elle aussi de gloire, du fait qu’elle procède de l’énergie d’auto­nomie. Par sa faute, le monde tel qu’il apparaît en ses modalités variées, ne se mani­feste pas en son essence indifférenciée… »]

Rien ne pouvant voiler son essence ni faire obstacle au spanda, un yogin doit être ardent à s’absorber dans sa nature propre à la fois en nimîlana et en unmïîana-samâdhi (soit avec les yeux fermés, soit avec les yeux ouverts). Comme on le dira au I, 9 : « Dès que l’agitation s’apaise… l’état suprême (se révèle) », ou encore au II, 4 : « Point d’état qui ne soit Siva. »

En aucun cas il ne peut y avoir négation ou obstruction de sa nature propre même si un sujet percevant (bhoktr) (qu’il soit bouddhiste ou autre) imagine qu’il n’y a pas de Soi ou qu’il existe quelque preuve qui le nie. En effet, si un tel négateur n’existait pas réellement, sa négation serait comme une peinture sans support ; sans l’existence du négateur, la preuve de l’inexistence du Soi n’a aucun vrai fondement. Dans ce cas, la preuve de la Réalité du spanda est (précisément) sa manifestation comme négateur.

La Réalité du sujet (pramàtr) ainsi prouvée à l’aide de paroles, montre que le Seigneur, brillant de son propre éclat et preuve fondamentale (âdisiddha), existe réel­lement. Ce point sera éclairci par la suite.

– 70 —

Ainsi la Réalité du Seigneur est immanente quand elle opère émission et résorp­tion de l’univers, tout en demeurant transcendante. L’objet ultime qu’adorent tou­tes les écoles théistes vénérant un Dieu suprême ne diffère pas de la Réalité vibrante ; la diversité de l’adoration provient uniquement de la libre activité (du spanda).

En vérité l’univers entier a pour moelle l’efficience de ce (spanda) comme le suggère la stance 1 du chapitre II : « Quand ils se sont emparés de cette puissance, les montra, pourvus de la puissance de l’Omniscient… »

Point de place donc pour les objections qu’on nous a faites. Que les êtres de cœur, sans prétention ni sens de la possession, discernent par eux-mêmes quant aux Spandasûtra, gemme qui assouvit tous les désirs, la différence entre ma glose et celle de tous les autres.

Je n’ai pas ouvertement montré cette différence à propos de chaque mot de peur d’alourdir mon ouvrage.

– 71 —

Même si cette essence n’est susceptible d’aucune obstruction comme on vient de le montrer, ne se dissimule-t-elle pas elle-même sous les divers états de veille, de sommeil et autres alors qu’on ne l’appréhende pas ? Pour répondre à cette question (l’auteur) éclaircit à nouveau sa position :

3

3 [Bien que ce (spanda) se répande…]

Bien que ce (spanda) se répande1 en états distincts de veille, de sommeil et autres, qui sont (en réalité) non distincts de lui, il ne déserte jamais sa propre nature de Sujet qui perçoit (upalabdhrtah).

Que ce soit dans les états différenciés de veille, de rêve et de sommeil profond — lot commun des mortels — ou que ce soit sous la forme de concentration, de recueillement (dhyâna) ou d’absorption (samâdhi), états mystiques d’un yogin, cet acte vibrant s’écoule en des formes variées sans jamais perdre sa propre nature de Soi universel. En d’autres termes, il ne se soustrait jamais à sa propre essence de sujet connaissant. S’il se soustrayait à sa nature innée, la veille et les autres états, privés de lumière, ne se manifesteraient pas. Et si dans le sommeil profond la nature du sujet percevant n’est pas directement connue, le souvenir qu’on garde d’avoir dormi est la preuve qu’a existé l’expérience antérieure de ce sommeil profond.

Si d’autre part on donne au terme eva le sens de api, on lira : même en l’absence des états de veille et de rêve — c’est-à-dire dans le sommeil profond — le spanda ne s’écarte pas de sa propre essence.

On peut comprendre l’expression « tadabhinna » de la façon suivante : étant donné que la veille et les autres états sont identiques à Siva et donc lumière consciente, com­ment existeraient-ils au cas où Siva (le spanda) se départirait de sa nature de sujet conscient ?

Ou encore, si « cela » (tat) est sujet de prasarpati, on comprendra que le spanda, en dépit des états différents se répand et donc revêt la diversité mais sans jamais abandonner sa propre nature de Sujet.

L’expression « tadabhinna » permet de réfuter les thèses des adeptes du Sàmkhya et du Paficarâtra. Les différents états sont-ils des « évolués » selon la théorie de l’évo —


Bhatta Kallata (comprend ainsi ce verset :)

Les états distincts de veille… ne se répandent pas comme différents de lui et donc il ne déchoit jamais de sa propre nature, celle de sujet percevant. (Et il commente :) Quelque importants que soient les états de veille, de sommeil, son essence n’a aucun voile vu que la nature du sujet percevant est commune également aux trois états, son essence n’est donc pas sujette à changement, tel le poison dans les bourgeons et les cinq autres parties d’une plante vénéneuse.

1. Prasarpati, il rampe comme un serpent, il se glisse lentement et sans bruit.

– 72 —

lution (parinâma) » soutenue par les adeptes de ces deux systèmes ou sont-ils une appa­rence fallacieuse (vivarta) comme le soutiennent grammairiens et Vedântin ?

Si ces états « évolués » de la Conscience en différaient quelque peu au cours de leur transformation, la Conscience, elle aussi, se transformerait quelque peu (et ne serait donc pas immuable).

En l’absence de la Conscience, rien ne se manifesterait comme l’a dit le vénérable Kiranatantra : « Seul l’inconscient se transforme, il n’en est pas ainsi du cons­cient (cetana). »

Et contre les partisans de l’illusion (Mâyâ), le Trika soutient que ce qui est perçu ne peut être irréel, sinon le brahman lui-même serait irréel.

De l’expression « tadabhinna » (non différent de ce spanda), on conclut que le Seigneur accomplit l’impossible en manifestant des états différents (rêve, veille…) révélant ainsi simultanément la différenciation en sa propre indifférenciation.

Selon ses énergies — non-suprême, suprême, intermédiaire — il fulgure en tant que différencié, non-différencié, ou en tant que non-différencié-différencié à la fois.

Le Bienheureux lui-même fulgure en tant qu’incomparable Réalité trika ou système de la triplicité.

Du point de vue mystique, ces vers enseignent qu’est identique à Samkara lui — même celui qui, tout en résidant dans les différents états de veille et autres, s’adonne à contempler perpétuellement sa propre nature, et la reconnaît. 1

1. Cf. Introduction, pp. Il, 16.

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L’auteur réfute maintenant la thèse des bouddhistes Sautrântika, partisans de jñânasantâna, ou « série de connaissances » 1, pour lesquels douleur, plaisir et autres impressions revêtent l’apparence d’une conscience unique aux formes variées. La série de connaissances est la seule réalité, donc point de sujet connaissant. Quant aux Mîmàmsaka, ils soutiennent que ce qui est connu par intuition du Je mais toujours recou­vert par les conditions limitantes de plaisir, etc. est le Soi. Le verset qui suit réfute les deux thèses :

4 [… les formes de conscience]

Il est évident que les formes de conscience « je suis heureux, je suis malheureux, je suis attaché » ont leur tourbillonnante existence autre part, là où est ourdie la trame qui relie les états de bonheur et autres.

Le même moi est heureux, le même est malheureux, le même éprouve attachement ou aversion… Toutes ces impressions conscientes reposent dans la Réalité per­manente et intériorisée du Soi et nulle part ailleurs.

« II est évident » c’est-à-dire avec soi-même pour témoin, sinon il ne pourrait y avoir continuité entre les connaissances instantanées et les concepts qui procèdent de leurs traces résiduelles car les connaissances disparaissent aussitôt apparues et ne laissent aucun résidu.

« Autre part » désigne la vibrante Réalité, Siva, notre propre essence dans laquelle tous ces états sont enfilés comme les perles d’un rosaire… Ici point de mémoire pos­sible issue de traces résiduelles sans un sujet immuable qui relie expériences passées et expériences actuelles.

[Ksemaràja renvoie les « amateurs de subtilités » à la Pratyabhijñâkârikâ d’Utpaladeva et au commentaire qu’en fit Abhinavagupta2. Puis il se dresse contre la thèse des Mîmàmsaka pour lesquels anyatra, « autre part », désigne le puryastaka1, « octu-


Bhatta Kallata

Il relie entre eux tous ces états car on a la perception de la continuité quand on se dit : moi-même qui suis heureux, c’est moi qui plus tard suis malheureux ou attaché. “Autre part” (anyatra) fait allusion à quelque chose de distinct de ces états. C’est Lui qui d’après un Àgama est qualifié de “suprême nature propre”.


1. Théorie des Sautrântika ou partisans bouddhistes de l’instantanéité. Cf. mon ouvrage Instant et Causes, le discontinu dans la pensée philosophique de l’Inde (Vrin, Paris, 1955 et De Boccard, Paris, 1989), chap. VIII. Le Trika admet aussi, en un certain sens, la momentanéité d’une série d’états de cons­cience mais recourt à un sujet qui, conscient de cette série, relie et unifie les maillons discontinus.

2. Voir commentaire Pradîpikâ, sl. 4, ici p. 148.

3. Cf. S. K. III, 19.

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pie forteresse », fait d’organes subtils, d’intelligence, etc. et ne désigne pas comme pour le Trika, le Seigneur masse de lumière et de félicité, notre propre nature.] Quand âamkara dissimule sa propre essence, il se montre sous forme de puryastaka et, même alors, ces impressions de plaisir, de douleur ne peuvent faire obstacle à son essence. On reconnaît sa propre nature identique à Siva en immer­geant dans le Soi inné l’octuple forteresse et avec elle les choses extérieures.

– 75 —

Ayant réfuté l’ensemble des théories par les raisonnements précédents, le meilleur des maîtres de la doctrine mystique qui, connaissant les traités, jouit et d’un juste raisonnement et d’une expérience personnelle, déclare que la Réalité vibrante (spandatattva) est parfaitement fondée par la raison.

5 [… ce qui existe au sens suprême]

Là où il n’y ni douleur, ni plaisir, ni chose perceptible, ni agent percevant, ni insensibilité (müdha ») non plus, là réside ce qui existe au sens suprême.

On peut dire à juste titre que le perceptible (qu’il soit interne comme le plaisir ou la douleur ou qu’il soit externe comme la couleur bleue) ainsi que le sujet perce­vant — corps subtil, sens et corps ordinaire — n’existent pas réellement tant que n’a pas lieu l’expérience… Mais si l’expérience a lieu, ils ne sont alors que Cons­cience (caitanya).

Le maître de mon maître, le vénéré Utpaladeva, qui connaît la Réalité mysti­que, s’exprime ainsi dans l’Isvarapratyabhijñâkàrikâ : « Tout ce qui est manifesté à la lumière a pour essence la lumière de la Conscience. Ce qui n’est pas lumière n’existe pas » 2 (I, S, 3). Dans le présent ouvrage il est dit aussi : « … car l’individu est la source de toutes les choses et en a conscience du fait qu’il reconnaît cette iden­tité. » (II, 3).

C’est pourquoi seule existe la Réalité vibrante, masse indivise de lumière consciente dans laquelle il n’y a ni impression objective (douleur, etc.) ni sujet qui les appréhende (grâhaka).

Objection : En l’absence de sujet et d’objet ne déduira-t-on pas que la réalité n’est que vide ? Non, dit l’auteur : l’insensibilité serait vide elle aussi ; cette réalité ne comporte ni vide ni insensibilité. L’insensible doit ou se manifester ou ne pas se manifester. S’il ne se manifeste pas, comment peut-on dire qu’il existe ? Et s’il se manifeste, en tant que manifestation il est pure lumière consciente, laquelle ne peut jamais être absente, car de l’absence de cette lumière on ne peut avancer la preuve.


Bhatta Kallata

Sa propre nature (le spanda) n’est pas affectée par les expériences de dou­leur, etc. Elle existe donc au sens absolu, elle est permanente, tandis que les sensations de plaisir, issues de représentations, sont momentanées, extrinsè­ques à l’essence du Soi, comparables aux domaines sensoriels, aux paroles et autres… Mais quand il n’est pas affecté par les modalités de douleur, de bon­heur, de sujet et d’objet, d’insensibilité, il n’est pas pour autant insensible comme une pierre.


1. Plusieurs termes servent à désigner ce qui est inerte, confus, non-manifesté : jada, mûdha.

2. « Prakâsâtmâ prakâsyo ’rtho nâprakâsas ca sidhyati ». L’auteur joue sur un seul terme, prakâs —, ce qui rend ce vers intraduisible.

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« Quant à la modalité intériorisée, habitacle des qualités d’omniscience, etc., elle ne peut jamais être anéantie… » (I, 16.)

De leur côté les Vedàntin soutiennent que le brahman est Connaissance suprême (vijñânà) mais pour nous un tel brahman est inerte parce que privé de l’énergie de l’acte (spandasakti) sous forme de liberté absolue.

Selon Utpaladeva, en effet : « La prise de conscience est reconnue comme la nature de ce qui illumine, sinon, la lumière même, quand elle reflète les choses, serait aussi inerte (jada) qu’un cristal de roche. » (LP.v. I, 5, 11.)

Bhattanâyaka l’exprime dans une strophe : « O Seigneur, quel fruit donnerait le suprême brahman1 dépourvu de force virile si la belle sakti, l’énergie, n’aiguillon­nait ta virilité. »

Ainsi que le démontrent les Écritures, le raisonnement et l’expérience, cette Réa­lité est la seule qui existe au sens absolu en tant que plénitude spontanée et non point sous un aspect factice et limité comme celui des impressions objectives : « Les cho­ses inertes ne sont en elles-mêmes guère mieux que si elles n’existaient pas. Elles n’ont d’existence qu’en relation avec la Lumière. Seule la Lumière consciente existe en sa propre forme (le Sujet) et sous la forme de l’autre (l’objet) », selon la citation du grand maître. (Ajada, 13.)

Le vénérable Bhartrhari dit aussi : « Ce qui apparaît au commencement, au milieu et à la fin possède seul une existence véritable alors que ce qui apparaît à un moment donné n’a pas vraiment de réalité sauf pendant la durée de son apparition. »

L’auteur proclame donc dans le présent verset que la Réalité absolue est énergie vibrante, spandasakti. Quand, en outre, le spanda fulgure pour celui qui s’adonne avec ardeur à la grande Expérience, au recueillement et à l’intuition mystique, même s’il est en contact avec la douleur, le plaisir, le sujet, l’objet ou leur absence, il ne fait aucun cas de ces états car tout lui apparaît uniquement comme la moelle de l’émer­veillement. C’est ce que chante le grand maître Utpaladeva dans sa Sivastotrâvalî (20, 12) :

« La voie du Seigneur est celle où les douleurs prennent l’aspect de joies, où le poison lui-même devient nectar et où le cycle des naissances revêt l’aspect de la libération. »

La voie du Seigneur désigne ici la suprême énergie grâce à laquelle on parvient à la nature sivaïte. 1


1. Brahman, genre neutre et non, masculin comme Brahma, Dieu créateur.

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(L’auteur) décrit maintenant cette voie et ce qui la caractérise afin qu’on reconnaisse la Réalité dont on vient de justifier l’existence à l’aide d’arguments logiques :

6-7 [(La Réalité) à partir de laquelle il y a déploiement]

(La Réalité) à partir de laquelle il y a déploiement, maintien et résorption de l’ensemble des organes associé à la Roue intériorisée des énergies — ensemble qui, inconscient, se comporte comme s’il était conscient par soi-même — une (telle) Réa­lité doit être scrutée avec zèle et respect, elle dont l’autonomie est innée et universel­lement répandue.

Cette Réalité doit être scrutée avec zèle, foi et révérence afin de mettre un terme à toute différenciation conformément à l’enseignement des Sivasütra : « L’élan est bhairava. » (I, 5.)

En ce spanda, ou élan identique à l’absolu, il faut voir la résorption de toute différenciation, le déploiement de la vitalité profonde (ojas) et l’adoration continue de sa propre nature parfaitement intériorisée.

Une telle liberté spontanée est dépourvue de tout artifice, elle vibre en tous lieux, que ce soit dans le monde animé ou dans le monde inanimé ; c’est la Réalité vibrante que tous éprouvent directement au cours des expériences immédiates de leur identité à Siva.

Ayam karanavarga, « ensemble des organes » désigne les organes ordinaires et non le groupe des divinités ou énergies sensorielles données dans les traités comme étant invisibles.

Bien que chez l’être limité, sous l’effet de l’illusion, le groupe des treize organes soit inconscient, il se déploie, se maintient et se détruit partout à la manière dont il opère chez les êtres conscients ; il se dirige vers les objets (pravrtti) sensoriels, éprouve de l’attachement à leur égard (sthiti) puis s’en sépare (samhrti).

À quelle condition, demande-t-on ? Lorsqu’il est associé à la Roue des [suite p.78]

Bhatta Kallata

Cette Réalité, c’est grâce à elle que l’ensemble des organes des sens uni à la Roue intérieure, bien qu’il soit inconscient, (manifeste) comme s’il était spontanément conscient, apparition, maintien et disparition. Comment une telle Réalité capable de fournir la Conscience à autre chose qu’elle, pourrait-elle être privée de sa nature propre ? Le yogin doit donc examiner avec effort cette Réalité pour qu’elle puisse librement transférer la conscience aux organes des sens et autres, et qu’elle puisse aussi transmettre à son gré la faculté de péné­trer dans le corps d’autrui ainsi que d’autres pouvoirs surnaturels. Partout se révèle la liberté innée sans artifice identique à notre propre nature et qui s’obtient grâce à un exercice assidu (abhyâsa).

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énergies. La Roue intériorisée désigne selon certains1 les énergies divinisées des organes (karanesvarï) et non le corps subtil, les sens internes ou leurs objets subtils (tanmàtra) ; elle se révèle par un émerveillement de la Conscience. L’auteur entend par là que Siva même — notre véritable nature — puisant dans sa propre liberté, est apte à accomplir des choses extrêmement difficiles, et qu’il manifeste de façon simulta­née la Roue des divines énergies dont la moelle est conscience et le groupe des orga­nes qui, lui, n’est pas conscient (de Soi).

Cette nature incite les énergies sensorielles et l’ensemble des organes à remplir leurs diverses fonctions. Sous son influence les organes, bien qu’inconscients, sem­blent remplir leurs fonctions tout comme les énergies sensorielles créent, maintien­nent et détruisent les multiples modalités (de ce monde).

Du point de vue mystique, il n’y a pas vraiment d’organes inconscients ; ce sont les énergies sensorielles, ayant pour substance la connaissance (vijñâna) qui se déploient de cette manière. Pourtant un disciple ici-bas est d’abord instruit selon des croyances bien fondées pour être ensuite graduellement pénétré de l’enseignement mystique.

Ainsi, attentifs à la roue des rayons innés qui président successivement à la mise en marche des organes, à leur stabilité et autres fonctions, nous devons considérer notre propre essence comme celle du Seigneur, c’est Lui qui dirige et incite fonctions et organes vers leurs objets respectifs. En conséquence, selon l’enseignement qui pré­cède, dès qu’un yogin obtient cette essence, sa propre liberté spontanée2 se révèle aussitôt à lui.

Cette essence étant le but suprême et puisque aisées en sont les voies d’accès, il faut la scruter avec respect et grand égard3, car elle mène au bonheur, à l’invinci­ble jouissance de ce que l’on désire ardemment.

Un tel examen a lieu au moment voulu comme l’a dit le maître en vie mystique :

« Que mes activités sensorielles clairement déployées tombent sur leurs objets res­pectifs ; ô Seigneur, que jamais, pas même un seul instant, la précipitation ne me fasse perdre la saveur de l’union à Toi. » 4

En soutenant que les organes inconscients tirent leur puissance de la vibrante Réalité et agissent comme un être conscient en se dirigeant vers leurs objets, ce dont l’expérience personnelle porte témoignage, l’auteur a réfuté de ce fait la théorie des Cârvâka qui attribuent la conscience aux organes des sens.


1. Thèse rejetée par Ksemaràja ; pour lui l’antahkarana désigne le puryastaka (octuple forteresse). Il s’agit donc ici du groupe de huit, à savoir cinq éléments subtils et manas, buddhi, ahamkâra qui seront décrits plus loin.

2. Akrtrima, sans l’aide d’expédients, Siva se révélant spontanément sans avoir recours aux organes.

3. Mâna, estime de Soi, honneur dû au Soi.

4. Sivastotrâvalî, œuvre d’Utpaladeva (8, S).

79 —

Pour quelle raison les sens ne fonctionnent-ils qu’en empruntant pour ainsi dire leur conscience à la Réalité vibrante (spanda) alors que, selon l’expérience ordinaire, le sujet limité (grâhaka) dirige lui-même ses organes à sa guise comme (le faucheur) sa faux ? Pourquoi, en outre, doit-on scruter cette Réalité avec zèle alors que notre désir ne flue que vers l’extérieur et jamais ne s’applique à son examen ? Pour dissi­per ce doute (l’auteur) dit :

8 [… Contact avec la puissance du Soi]

Ce n’est certes pas à l’incitation de l’aiguillon de son propre désir que l’homme agit, c’est uniquement grâce à son contact avec la puissance du Soi qu’il s’identifie à Lui.

L’homme ordinaire n’agit pas en incitant l’aiguillon de la volonté ou du désir pour diriger ses organes vers leurs objets respectifs mais il s’identifie (au spanda) « grâce à son contact », c’est-à-dire en pénétrant dans la puissance du Soi qui est pure conscience, vibrante Réalité (spandatattva).

L’inconscient lui-même peut devenir conscient s’il est aspergé d’une goutte de nectar de l’intériorité. Ainsi cette vibrante Réalité, en remplissant de conscience non seulement les organes des sens mais aussi le sujet limité, les rend aptes à accomplir leurs fonctions — eux que l’on conçoit à tort comme la puissance incitatrice (preranatva) de leur activité. C’est pourquoi on se prend erronément pour ce qui incite les organes à l’action.

On doit donc scruter ce spanda, source de conscience à la fois pour les organes et le sujet percevant en faisant pénétrer en eux le libre flux des rayons de ses énergies.

Si l’on continuait à soutenir que c’est par un organe intérieur appelé désir que les organes des sens sont incités, ce désir exigerait d’être lui-même mis en branle par un autre sens et ce à l’infini.

Il est vrai que l’homme ordinaire ne peut utiliser son désir pour examiner la Réa­lité, ni, à l’aide du désir, avoir l’expérience d’une telle Réalité, celle-ci échappant à toute pensée différenciatrice. Mais s’il apaise ce désir toujours à la poursuite des objets sensoriels, il touche alors la vibrante Réalité — puissance intériorisée — et imprégnant de conscience ses propres organes il devient semblable à ce spanda ; s’absorbant en lui, il obtient partout la liberté.

Si l’on emploie l’expression « grâce à son contact avec la puissance du Soi », c’est que le contact (sparsa) ou toucher prédomine à l’étape de l’énergie.

Bhatta Kallata

On n’incite pas les organes à l’aide d’une incitation de la volonté mais, établi en sa propre conscience, on effectue uniquement l’action externe ou interne que la volonté de cette essence suggère de faire ; cette capacité ne s’étend donc pas seulement au domaine des organes mais à tout.

– 80 —

Pourquoi l’homme doué d’organes (ksetra), étant identique par essence au Sei­gneur, ne resplendit-il pas toujours en sa plénitude, pourquoi doit-il entrer en con­tact avec la puissance du Soi ? À cette objection (l’auteur) répond :

9 [Dès que s’apaise l’agitation…]

Dès que s’apaise l’agitation de celui qui, rendu impuissant par l’impureté qui lui est propre, aspire à des tâches, alors l’état suprême (se révèle).

L’énergie de volonté (icchâsakti) qui, surgie de sa propre liberté en manière de jeu, se contracte1 et perd la conscience de sa propre essence, telle est l’impureté de fînitude (ânavamala), celle de l’être limité (anu). Elle consiste en une conviction erro­née qui tient à l’absence de plénitude (apûrna).

Quand, polluée par les cinq cuirasses issues de cette impureté, l’énergie de con­naissance (jñânasakti) se contracte graduellement dans le domaine différencié (bheda), d’omniscience qu’elle était, elle se transforme en connaissance limitée jusqu’à deve­nir finalement organe interne, intellect et facultés sensorielles. Telle est l’impureté d’illusion (mâyîyamala), qui se déploie en un monde connaissable différencié.

Quand l’énergie d’activité (kriyâsakti) d’universelle omnipotence qu’elle était se contracte graduellement dans le domaine différencié, elle devient une activité limitée jusqu’à ce qu’elle aboutisse avec les organes d’action à l’impureté d’action (karmamala) consistant à effectuer des actes méritoires et déméritoires2.

Réduit à l’impuissance, privé de son activité et de sa connaissance plénières, l’indi­vidu est attaché à ce qu’il doit accomplir, actes mondains et pratiques prescrites par les traités ; ne pouvant atteindre les objets désirés, il ne cesse d’être troublé par ses aspirations, et pas même un instant il ne trouve le repos en sa véritable essence.

Mais s’il s’appuie sur les raisonnements déjà exposés et qui seront encore men­tionnés et s’il jouit de l’expérience intime, l’agitation produite par la fausse concep­tion qu’il se fait d’être un agent esclave des désirs, disparaît en même temps que les notions erronées qui attribuent le Soi au non-soi (au corps, à la pensée…) ou celles qui surimposent le non-soi au Soi.3

Bhatta Kallata

L’homme plein de sa propre impureté, en dépit de son désir d’agir, est impuissant, ne pouvant pas jouir de la puissance du Soi. Dès que s’apaise en lui son agitation (ses réactions propres aux impressions d’être un moi) alors il prend ses assises dans le suprême état.


1. Samkucita, contracté, rétracté, cristallisé, limité.

2. Ânavamala, correspond à icchâsakti ; mâyîyamala à jñânasakti et kârmamala à kriyâsakti. Étant dissoutes, ces impuretés font respectivement place à une pure aspiration, à la pure science innée et à l’activité apaisée.

3. Ksobha, ici, à ce niveau, effervescence sous forme d’agitation, signifie prendre le Soi pour le non — soi et inversement.

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ll reconnaît la royauté suprême dont on ne peut dire qu’elle existe uniquement à ce moment-là puisqu’elle est la Réalité vibrante, éternelle.

Le Vijnânabhairava dit à juste titre : « Faculté mentale, conscience intellectuelle, énergie (du souffle) et soi (limité) aussi, quand ce quatuor a complètement disparu, ô Bien-aimée, alors la forme merveilleuse de ce Bhairava (apparaît). » (138)

Par l’expression « impureté qui lui est propre », se trouve indirectement réfuté le système de ceux qui soutiennent que l’impureté est une substance distincte.

– 82 —

Mais, quand disparaît l’agitation due à l’impression d’être un sujet limité (grâhaka), la Réalité n’est-elle pas privée de spanda à l’image d’un océan sans vague ? Pour éliminer ce doute (l’auteur) précise :

10 [(Se révèle) à lui, en effet, sa nature…]

(Se révèle) à lui, en effet, sa nature sans artifice que caractérisent l’omniscience et l’omnipotence ; par là et il connaît et il fait tout ce qu’il désire.

Tadâ, « alors », « en effet », réfère à celui qui doit être initié. Akrtrimadharma désigne la nature sans artifice1, autonome, ayant pour essence le Seigneur suprême. En elle fusionnent harmonieusement connaissance et activité, c’est-à-dire pure lumière cons­ciente et félicité.

Alors, à ce purusa se révèlent l’omniscience et l’omnipotence au moment où s’apaise son agitation. Pour quelle raison ? À l’instant précis où il pénètre dans ce suprême état, tout ce qu’il désire savoir et faire au moment du désir d’y pénétrer2, et il le connaît et il le fait3.

La particule ca, « et », répétée deux fois suggère la simultanéité et non comme certains pensent, l’identité de la connaissance et de l’activité, déjà impliquée dans l’expression « que caractérisent l’omniscience et l’omnipotence » qualifiant la nature.

Bhatta Kallata

Au moment où l’agitation s’apaise, le dharma, nature innée et sans arti­fice, se dévoile sous forme d’omniscience et d’omnipotence ; c’est à ce moment précis, celui où l’union (yoga) est obtenue, que tout ce qu’il désire connaître, et il le sait et il le fait, nullement à un autre moment, c’est-à-dire (jamais) durant la transmigration.


1. C’est-à-dire non arbitraire, innée.

2. Au moment de pénétrer en ce suprême état, le yogin confère ses bénédictions à ses disciples par son seul désir.

3. Tout ce qu’il désire en icchâ, « désir », il le connaît en jñâna, « connaissance », et il l’accomplit en kriyâ, « activité ».

– 83 —

(L’auteur) déclare maintenant que le devenir prend fin pour qui imprègne d’une seule saveur samâdhi et état de veille (yyutthâna) en étreignant la Réalité vibrante saisie de façon immédiate par unmesa1 à la suite de l’absorption vigilante, ce dont on a parlé aux versets 6-7 et 9 :


11 [… pour qui demeure comme frappé d’émer­veillement]

D’où le misérable flux proviendrait-il pour qui demeure comme frappé d’émer­veillement lorsqu’il contemple sa propre nature de sustentateur actif (adhisthàtr) 2.

Ainsi, sous l’aspect de pur sujet actif présidant à tout, il contemple, même à l’issue du samâdhi, sa propre nature qui n’est autre que la Réalité vibrante.

Il la reconnaît en examinant arguments et révélations déjà mentionnés.

Selon le Vijñànabhairava : « L’énergie sous forme de souffle ne peut ni entrer ni sortir lorsqu’elle s’épanouit au Centre en tant que libre de dualité. Par son entre­mise (on recouvre) l’essence absolue. » (26) 3

Quand, à l’aide (de la pratique) du samâdhi-yeux-fermés et du samâdhi-yeux ouverts, il s’est fermement installé au Centre qui les remplit tous deux simultané­ment, et qu’il s’empare des deux planchettes de friction4 de cette double émission, alors, les polarités étant évanouies, la roue de ses organes atteint tout-à-coup son plein épanouissement. Telle est la pénétration dans l’attitude du vénérable Bhairava que les livres sacrés décrivent ainsi : « Le visible extérieur doit être perçu à l’inté­rieur sans que clignent les yeux. C’est la bhairavïmudra5 que tous les traités gardent secrète. »

Au terme d’innombrables renaissances et quand il reconnaît sa propre nature indi­cible — masse indivise d’une félicité suprême éminente et sans précédent (apürva) — [suite p.84]

Bhatta Kallata

En conséquence la nature propre du Soi est douée de l’efficience univer­selle et forme le tissu de toutes choses. C’est pourquoi, percevant cette nature comme sustentatrice et omnipénétrante, il demeure (interdit) pour ainsi dire frappé d’émerveillement ; et le flot funeste de la transmigration, pour lui, ne s’écoule plus.


1. Il s’agit ici d’ouverture cosmique ou d’Éveil parfait.

2. Adhisthâtr, agent universel qui gouverne de l’intérieur l’univers entier dont il constitue aussi la réalité sous-jacente ou centrale. Textuellement : quand il considère sa propre nature en tant que nature de sustentateur (adhisthâtrbhâvena).

3. Suit une citation du Kaksyâstotra que le lecteur trouvera ici p. 175.

4. Les arani allument le feu sacrificiel : le spanda va et vient entre ces deux pôles qui engendrent l’éclat de la conscience illuminée.

5. Cf. Hymnes d’Abhinavagupta : Offrande de l’expérience intime, p. 38 sqq.

– 84 —

soudain, le fil de toutes ses activités (issues de l’ignorance) se brise et le roi des yogin, comme entré dans l’attitude de l’émerveillement (visMâyâ mudrâ), contemple la tota­lité des êtres qui surgit de l’éther de sa conscience et s’y résorbe à la manière d’une multitude de reflets apparaissant et disparaissant à la surface d’un miroir. Il jouit du grand épanouissement (de la conscience) et soudain, sa nature essentielle se révèle. Il semble pour ainsi dire, saisi d’émerveillement, comme plongé dans l’attitude de l’étonnement (bouche bée), lorsque l’essence de la Réalité épanouie jaillit de manière imprévisible en toute son harmonie et toute sa sublimité.

Le roi des yogin se tient ferme (dans cette conscience) sans relâcher son étreinte, et le flux méprisable de la naissance et de la mort qui frappe de terreur le monde entier n’existe plus pour lui, sa cause, l’impureté native, ayant disparu. C’est ce que dit l’Ancien Traité: « De même que la feuille de lotus n’est pas touchée par l’eau, de même celui dont la pensée demeure inébranlable dans la Réalité n’est pas effleuré par les impuretés bien qu’il jouisse des objets sensoriels. Un être pourvu du montra apte à éliminer un poison, n’en est pas affecté après l’avoir absorbé ; de même un yogin de grande intuition n’est pas égaré par le poison (des objets sensoriels). » (M. V. XVIII, 120.)

1. Le linîvijayatantra.

85 —

(L’auteur) s’adresse aux Vedântin, aux Naiyâyika et Mâdhyamika et autres phi­losophes qui soutiennent qu’à la disparition de l’agitation il n’y a plus que non-existence ou anéantissement universel. Par contraste avec la Réalité telle qu’ils l’ensei­gnent et pour les éveiller, (l’auteur) met en lumière la nature extraordinaire de la vibrante Réalité, thème central du traité :

12-13 [Le non-être n’est pas objet d’expérience mystique…]

Le non-être n’est pas objet d’expérience mystique (bhâvyam) mais en cet état il n’y a pas non plus insensibilité, étant donné qu’on y réfère par la suite avec la certitude que « ceci a existé ».

C’est pourquoi celui-ci connu comme fictif est toujours comparable à l’état de sommeil profond. Mais il n’en est pas de même de la Réalité (du spanda) qui, elle, ne peut être objet de souvenir.

« En vérité tout ceci à l’origine était non-être » a déclaré la Chândogyopanisad (III, 19, 1). Le non-être compris à la manière des Vedântin et selon les révélations védiques ne peut être conçu comme un être, comme objet d’expérience, car l’être porte sur des choses existantes et le non-être n’est strictement rien ; lui attribuer l’être c’est en faire une chose et en conséquence lui faire perdre son caractère de non-être.

[Le passage qui suit est condensé :

Et comment l’extinction universelle peut-elle être conçue si le sujet disparaît ? Mais s’il ne disparaît pas, alors il n’y a pas d’extinction universelle. Donc le non-être uni­versel n’est pas la Réalité.

Pour les Mâdhyamika, celui qui croit contempler le non-être universel s’identi­fie finalement à lui.

Bhatta Kallata

On ne doit pas se recueillir sur le non-être, contrairement à ce que sou­tiennent d’autres yogin, à savoir : « qu’on se recueille sur le non-être jusqu’à s’identifier à lui ». Une telle assertion, en effet, n’est pas fondée. Se recueillir sur le non-être n’est pas possible car ce recueillement ne serait rien d’autre qu’un état d’inconscience (mûdhâvasthâ). En outre, quand on revient à l’état de veille au sortir du recueillement et qu’on prétend se souvenir de cet état de non-être comme d’un état passé, (ceci prouve) qu’un tel état n’est pas le Soi en sa véri­table nature car se souvenir de l’essence consciente comme d’un état d’incons­cience serait une contradiction. A tout moment l’expérience a forme d’expérimentateur (anubhâvitr) car elle surgit en raison de sa nature perpétuellement présente (12). Même si on parvenait, à l’aide du recueillement sur le non-être, à un certain niveau intérieur, cet état n’en serait pas moins fictif, non-éternel, à l’image du sommeil profond. Par contre la Conscience, nature propre du Soi, étant toujours présente, qu’on s’y adonne perpétuellement en suivant l’enseignement du guru.

– 86

On répond qu’il n’y a pas là non-confusion mais plutôt simple confusion ou inconscience.]

L’universelle non-existence est telle que Nâgârjuna l’expose: « Le vide est dépourvu de tout attribut qui lui servirait de support, privé de toute catégorie et de toute inclination intime. Mais du point de vue absolu, il n’y a pas de vide ». Ceci est vrai à condition d’admettre comme substrat la Réalité libre et absolue, à défaut de l’admettre la phrase de Nâgârjuna « du point de vue de l’absolu il n’y a pas de vide » perd tout son sens. D’où la citation de l’Àlokamâlâ1 2 :

« Cet état est nommé vacuité du fait que des gens comme nous ne le perçoivent pas, mais non au sens ordinaire de vacuité que les nihilistes lui assignent ».

C’est vrai mais s’il est inconnu de (gens) comme toi, il faut dire qu’en raison de son caractère inconnaissable, on ne peut l’exprimer. Alors, pourquoi le nommer « vide » ? Même vide, tant qu’il est conçu, il est connaissable. Et si tu ne peux connaî­tre cet état, rends hommage à un véritable guru qui l’a reconnu de façon immédiate et ne prétends pas que c’est le vide, ce qui serait te jeter, toi et les autres, dans l’abîme de la grande illusion. Assez à ce sujet.

Comment sait-on qu’il y a inconscience (mûdhatâ) ?

Réponse : on le sait quand on se demande à la sortie du samâdhi dans quelle condition on était, quand s’exprime la prise de conscience qui s’oriente vers cet état et la certitude qui l’accompagne, certitude d’avoir été plongé dans un abîme d’incons­cience. D’une part, cet état inconscient ainsi remémoré n’est donc pas le véritable samâdhi, il est factice. D’autre part le fait qu’il soit éprouvé témoigne de l’existence du sujet conscient et non du non-être ou du vide. Il s’ensuit que la Conscience indi­visible demeure au cours même de l’universel non-être ; on ne peut donc parler de non-être. Tel est le sens.

(Objection :) Ne se souvient-on pas de ce qui a été vu avec certitude, du bleu par exemple ? Mais il n’y a pas de certitude à propos du vide quand fait défaut la fonction déterminative, le fonctionnement de l’intelligence. Comment peut-on dire que l’inconscient est révélé si l’on s’appuie sur la certitude ultérieure : « ceci a existé » ?

On répond : c’est l’état de l’objet connu dont le sujet percevant ne se souvient pas tant que, du fait qu’il est établi dans son propre soi, il n’est pas déterminé par l’objectivité.

Bien que limité dans des états factices de vide et autres, le sujet connaissant demeure absolue intériorité qui échappe à toute convention, il ne peut jamais être séparé de son propre Soi. L’agent sous l’aspect de vide par opposition avec l’univers est appréhendé alors en une expérience intime en tant que Je ; puis il est remémoré


1. Il s’agit ici même de l’abhâvasamâdhi qui n’est pas un véritable non-être ; Nâgârjuna nie seule­ment l’objectivité et non l’essence. Les sivaïtes n’acceptent pas non plus ce samâdhi car il est privé de liberté (svâtantrya) et sans liberté, point de sivaïsme. Cf. Utpalâcârya, ici p. 153 sq.

2. L’Âlokamâlâ n’est pas un texte de l’école Trika.

– 87 —

ensuite comme une substance limitée. Ainsi l’état de vide est factice1… Le suprême Seigneur suscite ce vide afin de masquer la connaissance, et les ignorants le prennent pour le but ultime. L’objet connu ou ce qui revêt l’aspect de l’objet à connaître est semblable au sommeil sans rêve.

Le sommeil profond qui a forme d’inconscience est constamment accessible à tous ; pourquoi alors chercher un autre vide à l’aide du samâdhi, vu que ces deux ne présentent aucune différence en ce qui concerne l’absence de choses extérieures ? La majorité des philosophes tels les Vedântin, les Naiyâyika, les adeptes du Sâmkhya, les Bouddhistes ont sombré dans ce grand océan de l’inconscience (moha) qui revêt l’aspect d’un vide difficile à traverser. Le vide apparaît, en effet, comme un obstacle pour ceux-là même qui sont sur le point de pénétrer dans la Réalité vibrante (spandatattva) dès que fléchissent leurs efforts. C’est ce qui sera décrit dans la Kârikâ I, 25 : « Alors en ce grand éther » et finissant par « (le yogin) à l’esprit confus tombe dans une sorte de sommeil sans rêve… »

On perçoit ici le grand effort de l’auteur pour récuser cette théorie. Bien qu’il ait définitivement établi que cette thèse devait être abandonnée, il l’affirmera au I, 15 : « Seul l’effort qui se dirige vers l’acte à accomplir… », je me suis efforcé d’en exposer les carences. Que ceux qui ont prêté attention à cet enseignement en vue de le mettre en pratique ne m’en fassent pas reproche. Exposer les carences des Bouddhistes, c’est exposer celles des partisans de la Révélation (les Vedântin), il ne sera donc pas question de ces dernières.

Revenons maintenant à l’essentiel : on ne se souvient pas de cette Réalité nom­mée spanda comme on se souvient du vide ; à son sujet il ne convient pas de dire qu’elle ne peut être perçue puisqu’elle est toujours identique au sujet percevant, fil même qui forme la trame de toutes les expériences.

C’est ce que déclare la Brhadâranyakopanisad : « Par quel moyen peut-on con­naître le connaisseur ? » (IV, 5, 15).

Bien qu’on se souvienne de l’absorption (samâvesa) lorsque sous l’influence de tendances latentes, du souffle, etc., on retombe à l’état ordinaire, cela seul ne cons­titue pas la Réalité vibrante car celle-ci revêt en outre la forme du suprême Sujet conscient, tissé en toute chose et indivisible, Lui dont l’essence est félicité et lumière consciente. Comme l’auteur le dira par la suite : « quant à parole, sens, pensée, point d’état qui ne soit Siva » (II, 4) ; en conséquence, cette Réalité ne peut jamais être l’objet du souvenir ni devenir inconsciente puisqu’elle a pour forme un émerveille­ment ininterrompu.

Le terme « cela » ne s’applique pas à la Réalité absolue : « au Soi non privé de liberté » (Î.P.v. I, 5, 16), mais à une chose quelconque, limitée et relative (et remé­morée après avoir été perçue).


1. Les lignes suivantes répètent ce qui a déjà été dit sur Vabhâvasamâdhi.

– 88 —

N’avez-vous pas dit que tout ce qui est saisi sous une forme créée — l’univers — réside dans la conscience même et en émane ? Si cette conscience revêt l’aspect fictif de non-être (abhâva), comment pouvez-vous alors soutenir qu’elle est un ravisse­ment ininterrompu et n’est (jamais) inconsciente1 ?

Pour parer à cette objection (l’auteur) déclare :

14-16 [… deux états de ce (spanda)]

Par les expressions agent et action 2, on désigne ici deux états de ce (spanda). L’action est périssable mais l’agent est impérissable. (14)

Seul l’effort qui se dirige vers l’acte à accomplir est ici anéanti. Cet effort étant anéanti, le non-éveillé s’imagine (qu’il est), lui aussi, anéanti. (15)

Quant à la modalité intériorisée, habitacle des qualités d’omniscience, etc., elle ne peut jamais être anéantie sous le prétexte qu’il n’y a pas de perception de i’autre’ 3.

« Ici », c’est-à-dire dans l’activité vibrante (spanda), on désigne yugala, la dyade, par les termes agent et action, leur différenciation n’étant qu’une question de con­vention (verbale) car il n’y a en fait qu’une seule et même Réalité, le libre Seigneur, masse de lumière consciente.

Cette Réalité pénétrée d’activité, sous forme de lumière consciente, ne diffère pas de l’existence de l’agent. Lorsqu’elle se révèle identique à cette (activité), elle assume catégories, monde, corps ou leur absence. On l’appelle ici action ou effet produit (kârya) parce qu’on ne peut attribuer de causalité qu’à la seule Réalité comme il a été dit dans l’Îsvarapratyabhijnâkârikâ : [suite p.89]

Bhatta Kallata

Ces deux états nommés action et agent, correspondent à l’objet dont on jouit et au sujet qui jouit. Le premier naît, et est détruit, mais celui qui jouit, identique à la Conscience, ne naît pas à nouveau et jamais n’est détruit, étant éternel. (14)

Seule est anéantie la capacité d’effectuer une action liée à l’activité des organes externes. Une fois cette capacité anéantie, les facultés sensorielles étant obstruées, le non-éclairé pense que sa propre nature est anéantie (vilupta), bien qu’elle ne le soit en rien. (15)

La nature propre intériorisée qui accède à la Roue des énergies, fondée sur les qualités d’omniscience et autres, n’est nullement détruite. C’est pourquoi, du fait qu’il n’existe aucun « autre » qui serait un second, le yogin éprouve comme conscience son essence elle-même partout (répandue), tel le firmament. (16)


1. Mûdhatâ, insensibilité ou conscience peu claire. Cf. ici p. 85 sq.

2. Je traduis ici kârya par action, car ce mot s’oppose à agent, kartr, et en tant que « effet produit » par opposition à kârana, cause, il sert à désigner le monde objectif né de l’activité divine.

3. Ou, selon une lecture différente : car rien d’autre ne peut être perçu (hors d’elle).

– 89 —

« Il n’y a pas d’énergie propre à l’inconscient qui puisse donner existence à ce qui n’existe pas, que l’effet préexiste ou non dans sa cause. En conséquence, la relation de la cause et de l’effet n’est autre que celle de l’agent et de l’action (de Siva et de son œuvre, l’univers). » (II, 4, 2.)

L’action (kâryatva) consiste à unir et à séparer progressivement les manifesta­tions variées de temps, d’espace et autres. (Le Seigneur) manifeste des choses innom­brables, corps et impressions subjectives (bleu, jaune…) qui, bien que non différen­tes de l’essence — la Conscience — apparaissent comme différentes à la manière de reflets dans un miroir. Tout ce qu’il fait (ainsi) apparaître est donc susceptible d’être détruit parce que tourné vers l’extérieur. »Ksaya », la destruction, est un état dans lequel l’objectivité s’engloutit dans la subjectivité.1

Ainsi, le Seigneur émet et résorbe uniquement la partie objective du sujet, son aspect connaissable, à savoir le corps et non point la partie subjective, l’agent ou conscience de la subjectivité identique à l’intériorité ; car, même si le sujet a pénétré dans un corps, il ne fait qu’un avec le Bienheureux.

En conséquence, l’action est périssable mais l’état d’agent ou pure liberté de la Conscience ne périt pas, que le monde apparaisse ou qu’il disparaisse, l’agent ne dévie pas de sa nature propre ; car s’il en déviait quelque peu, manifestation et dis­parition ne pourraient être perçues 2. Dès lors, jusque dans l’insensibilité cette Réa­lité (du spanda) n’est pas inconsciente 3, elle qui a pour moelle un ravissement indivi­sible et ininterrompu.

Si, au cours de l’absorption dans le vide comme dans le sommeil sans rêve et dans des états analogues, nous n’appréhendons pas le Soi sous forme d’agent, c’est que nous n’y constatons pas son activité (pravrtti). On répond : c’est vrai, mais ce qui est ici anéanti est l’effort (prayatna) tendu vers l’action, la mise en branle, l’inci­tation des organes sensoriels vers leurs activités respectives.

Quand disparaît cette action, le non-éveillé (abuddha), l’égaré (mûdha) auquel la nature véritable est cachée durant le recueillement ou le samâdhi relatif au non — être imagine qu’il est lui aussi anéanti. Mais ne peut être anéantie cette nature pro­pre intériorisée, lumière consciente de la subjectivité absolue, réceptacle des qualités d’omniscience et de toute-puissance ; en effet, il n’y a pas de sujet apte à percevoir l’anéantissement de cette essence et si l’on admettait l’existence d’un tel sujet, celui — ci ne serait autre que la conscience intériorisée. En son absence comment affirmer avec certitude qu’il y a eu anéantissement.

Et maintenant à propos du terme » anya », autre ; d’après le sens de l’énoncé « nul autre que le sujet même fait de lumière consciente ne perçoit l’anéantissement » com­ment peut-on soutenir que ce dernier est anéanti ? Dans ce verset « l’absence de per­ception de l’autre » signifie l’absence de perception d’un autre, ici d’un agent.


1. Idantâ en ahantâ.

2. II n’y aurait personne pour les percevoir.

3. Mûdha, cf. ici pp. 75, 98.

– 90 —

De même qu’on reconnaît l’absence d’un pot en voyant l’espace qui en est dépourvu, de même on peut soutenir la non-existence du Soi à partir d’un être privé de Soi. Mais en ce cas l’existence de celui qui perçoit l’absence de Soi ne peut être niée. Si l’agent était anéanti quand disparaît l’effort orienté vers une tâche à accom­plir, il n’y aurait plus par la suite aucune perception possible par qui que ce soit.

« Sous le prétexte qu’il n’y a pas perception de l’autre », c’est-à-dire de l’effort tourné vers l’action extérieure durant le sommeil profond ; il faudrait être un niais pour soutenir alors qu’est anéanti le sujet intériorisé, lui, la pure conscience. Cette modalité intériorisée, réceptacle des qualités d’omniscience et autres a conscience de la non-existence elle-même sinon celle-ci ne pourrait être admise.

Le génitif « de l’autre », anyasya, a une valeur objective ou subjective selon l’inter­prétation : l’autre n’est pas perçu ou l’autre ne perçoit pas.

Antarmukha désigne la modalité intériorisée dans laquelle la subjectivité abso­lue prédomine.

91 —

Après avoir décrit comment, à la disparition des activités externes, celui qui n’est pas éveillé (aprabuddha) conclut à tort à la non-existence du sujet percevant ou du Soi, (l’auteur) explique de quelle manière le parfaitement éveillé et celui qui ne l’est que partiellement perçoivent le Soi :

17 [Le parfaitement éveillé…]

Le parfaitement éveillé a la perception1 ininterrompue de cette (vibrante Réa­lité) toujours dans les trois états, tandis que l’autre ne l’a qu’au commencement et à la fin de ces états.

Par une ferme saisie selon le processus du moyen mentionné, le pleinement éveillé jouit d’une constante perception ou lumière consciente ininterrompue de sa propre nature — thème de ce traité — au cours des trois états de veille, de rêve et de som­meil profond, il est vide de toute objectivité, y compris des tendances résiduelles du non-éveil.

« Toujours », c’est-à-dire au commencement, au milieu et à la fin de ces états, sans interruption, sa propre nature se révèle identique au Seigneur.

« L’autre », celui qui n’est pas parfaitement éveillé, ne jouit de la vibration (uni­verselle) qu’au commencement de chacun de ces états, à savoir quand l’état va sur­gir, et à la fin quand il s’achève et que le sujet s’intériorise, mais il n’en jouit jamais à l’étape intermédiaire où chaque état garde sa spécificité1 2 : c’est ce que chante la Sivadrsti :

« (Un tel état n’existe pas seulement à l’étape suprême), il est encore sensible dans les états de contact avec le sujet connaissant, à l’extrême pointe de toutes les con­naissances, ainsi qu’à la fin, quand elles s’apaisent, dans leur fruit. » 3 (I, 5-6.)

Puisque l’imparfaitement éveillé a la perception (du spanda) au commencement et à la fin de chaque état, il est apte à devenir un parfaitement éveillé grâce à l’ensei­gnement concernant la vibrante Réalité. L’auteur en traitera dans le verset commen­çant par : « En conséquence, celui qui est toujours ardent à discerner le spanda… »

Bhatta Kallata (répète le verset sans rien y ajouter de nouveau) :

Le parfaitement éveillé (suprabuddha) perçoit toujours dans les trois états sa propre nature omnipénétrante faite de pure Conscience. Mais l’autre, le tout juste éveillé (prabuddha), ne la perçoit qu’au début et à la fin des états de rêve et de sommeil profond ; quant à l’état de veille et à turya, seuls les Àgama la lui révèlent.


1. Upalabdhi, de upalabh —, au sens de s’emparer, saisir, reconnaître.

2. C’est-à-dire connaissance commune à tous les êtres pour la veille, connaissance particulière à cha­cun pour le rêve, et résidus des expériences passées pour le sommeil profond.

3. Ksemarâja mentionne ici un commentaire de Bhatta Kallata dont le contenu est identique.

– 92 —

(I, 21), et plus loin il dit : « Le yogin à l’esprit confus (mûdha) tombe dans une sorte de sommeil sans rêve, tandis que l’éveillé (prabuddha) n’a plus aucun voile. » (I, 25.) Et il le dit aussi dans les passages commençant l’un par : « De même durant le rêve… » (III, 2), et l’autre par : « Qu’il demeure toujours bien éveillé… » (III, 12).

Afin d’éveiller parfaitement celui qui ne l’est que partiellement, il enseigne com­ment remplir de la plénitude bienheureuse du Quatrième état jusqu’à l’état intermé­diaire lui-même, consistant en une connaissance déterminée des choses, comme on le fait pour les étapes initiales et finales des trois états de veille, de rêve et de sommeil profond ; on expliquera cela par la suite.

Les Sivasûtra déclarent aussi : « Jusque dans les états différenciés de veille, de rêve et de sommeil profond se produit l’expansion du Quatrième. » (1,7) ; « Le Qua­trième doit être répandu sur les trois (états) comme de l’huile. » (III, 20) ; et enfin : « Celui qui jouit des trois états est le souverain des héros (ses énergies sensorielles). » (I, 11).

– 93 —

(L’auteur) montre distinctement ici ce qu’est l’expérience du parfaitement éveillé au cours des trois états :

18 L’Omnipénétrant, indissolublement uni à sa suprême énergie…

L’Omnipénétrant, indissolublement uni à sa suprême énergie, resplendit dans les deux états (rêve et veille) sous les aspects de connaissance et de connaissable. Autre part, il est la conscience même.

Au cours des deux états de veille et de sommeil avec rêve, l’Omniprésent, iden­tique à notre propre nature, doué de l’énergie suprême, apparaît au parfaitement éveillé sous forme de sujet connaissant et d’objet connu, au milieu de ces états, tan­dis qu’aux étapes initiale et finale de la connaissance, il demeure en son essence de Réalité vibrante. C’est là, dans l’état intermédiaire, en vérité, qu’à l’image de l’éter­nel Siva et d’Îsvara, le parfaitement éveillé perçoit l’univers comme son propre corps.

« Autre part » (dans ce qui n’est pas ces deux états) désigne le sommeil sans rêve uniquement et non pas comme le pensent certains1, le sommeil sans rêve et le Qua­trième état. Car ce quatrième est ici hors de question en raison de l’expression « tou­jours dans les trois états » (1,17) et du fait que cette réalisation est elle-même le Qua­trième état.

(Au cours du sommeil sans rêve) cette omniprésence du spanda a pour seul aspect la Conscience, quand a disparu tout le cognoscible.

Il s’agit ici du pleinement éveillé lui-même et non des hommes ordinaires pour qui le sommeil sans rêve n’est que confusion (moha) tandis que pour Siva, veille et rêve sont la Conscience même.

A partir d’ici jusqu’à la fin de ce premier chapitre, le traité concerne unique­ment l’accès de l’imparfaitement éveillé à l’Éveil parfait. Les autres commentateurs ne l’ont pas compris, les lecteurs doivent s’en rendre compte par eux-mêmes. Jusqu’où nous faut-il pousser le mot à mot pour le souligner ?

Bhatta Kallata

Dans les deux états de veille et de rêve, on perçoit connaissance et connu, mais dans les autres états — sommeil profond et turya — l’expérience est uni­quement conscience, et pourtant ces deux états ne sont pas perçus comme dif­férents des deux premiers. 2


1. C’est, entre autres, l’interprétation de Bhatta Kallata.

2. Du point de vue ultime, ces quatre états comportent une seule et même conscience, les deux der­niers échappant à l’objectivité.

– 94 —

(L’auteur) montre que l’état intermédiaire de la veille et du rêve n’est pas un obstacle pour le bien-éveillé :

19 [Les émanations des vibrations…]

Les émanations des vibrations particulières, à commencer par les qualités, qui recouvrent leur essence grâce à la vibration générique1 qu’elles prennent pour sup­port, cessent à jamais de détourner du chemin celui qui sait.

Guna désigne les trois qualités que sont sattva, rajas et tamas, issues du tattva prakrtî 1, nature originelle située au niveau de l’illusion.

… Les émanations des actes particuliers qui s’étendent de l’activité parcellaire et autres cuirasses jusqu’à la terre correspondent au flot des corps, des organes, des mondes, des impressions objectives et subjectives et, en ce qui concerne le yogin, aux émana­tions de lumières et de sons surnaturels (bindu et nâda).

Elles ne font jamais obstacle au sujet parfaitement éveillé (suprabuddha) ni ne masquent sa véritable nature à celui qui connaît et qui ne renaîtra plus car ces éma­nations ont pour support le spanda générique, lui doivent leur essence et lui sont identiques selon la stance : « À ce en quoi demeure tout ce créé… » (I, 2). Comme l’a déclaré l’Îsvarapratyabhinâkârikâ :

« Ce qui pour le Seigneur constitue connaissance, activité et illusion dans les moda­lités qui sont ses membres, c’est cela qui, pour l’être asservi, constitue les trois quali­tés de luminosité, de passion et d’inertie. » (III, 3, 4.)

L’énergie de la Conscience propre au suprême Seigneur qui, aux étapes de l’éter­nel Siva et d’Îsvara, se manifeste en tant que triple énergie — connaissance, activité et illusion — en se limitant, assume en manière de jeu l’aspect des trois qualités.

En conséquence, le parfaitement éveillé demeure toujours conscient que tous ces états sont constamment gouvernés par ce (spanda), l’univers n’étant autre que le déploiement de sa propre énergie consciente ; aussi pénètre-t-il dans la Réalité même (de l’Acte) sans s’opposer aux vibrations particulières des qualités et autres aspects.


Bhatta Kallata

Les courants que sont les émanations propres à la vibration particulière des qualités, rajas, sattva et tamas, s’écoulent en prenant pour support le spanda générique. À celui qui a reconnu (tout) ce qui est à connaître, ils ne peuvent jamais masquer sa propre nature ni le détourner du chemin.


1. Sâmânyaspanda, Réalité vibrante, indifférenciée, universelle, la même en tout. Cf. p. 142.

2. Cf. Introduction, ici p. 10 sq.

95

(L’auteur) explique maintenant comment ces émanations enchaînent ceux qui ne sont pas (vraiment) éveillés :

20 [… précipitent ceux dont l’intelligence est mal éveillée]

Mais ces (émanations particulières), toujours empressées à dissimuler leur pro­pre assise, précipitent ceux dont l’intelligence est mal éveillée dans l’effroyable tour­billon de la transmigration auquel il est si difficile d’échapper 1.

Ces émanations particulières du spanda, ardentes à masquer constamment leur propre fondement (sthiti) identique à la Réalité vibrante, font sombrer le cercle entier des mondains dans la voie terrifiante et douloureuse des cycles des renaissances dont nos guides les tirent difficilement ; les mondains, en effet, n’ont pas reconnu leur propre Réalité, identique à l’énergie du Seigneur, et prennent leur corps pour le Soi de même que les yogin aux pouvoirs limités prennent leur souffle, etc. pour le Soi.

Comme le dit le Mâlinîvijaya (III, 31) : « Les énergies qui, tenant étroitement embrassés les êtres individuels (rudrânu) attachés aux seuls objets des sens, les préci­pitent de plus en plus bas, sont connues comme effroyables (ghoratarîsakti). »

Et cette même énergie suprême, la Réalité vibrante, est nommée vâmesvarî parce qu’elle est la déesse qui vomit l’univers intérieur et extérieur tout entier et qu’elle marche à contre-courant 2 du samsara. Elle engendre les quatre cercles des divinités, khecarî, gocarî, dikcarî et bhûcarî, qui conduisent à l’étape suprême de parfait Éveil mais qui font déchoir de plus en plus bas le non-éveillé 3.

Les khecarî « se mouvant dans l’éther de la conscience », sont pour le parfaite­ment éveillé à la source du déploiement, étant alors intemporelles, indifférenciées, douées d’omniscience et d’omnipotence, de plénitude et d’omnipénétration. Mais quand elles se meuvent dans l’éther du sujet conscient du vide (sûnyapramâtr), sous forme de cuirasses, elles deviennent chez le non-éveillé source de limitation quant au temps, à la connaissance, à l’activité et au désir.

Les énergies gocarî, « qui se meuvent en go » ou sphère de l’agent du moi et de l’intelligence que caractérise le discours selon le sens de « parole » donné ici à go, engen­drent la résolution, l’estime de soi, la conviction de l’identité au Soi. Purement indé —


Bhatta Kallata

Ces qualités précipitent tous ceux qui sont à peine éveillés, en voilant la conscience de leur propre assise, dans l’infranchissable, impraticable tourbil­lon du samsâra parce qu’ils considèrent leur propre Soi éternel comme identi­que (à ce flux) et non comme une essence pure et éveillée.


1. Uttr —, à la fois traverser et sortir de.

2. Vâmacaratva.

3. Cf. ici pp. 52-3.

– 96 —

terminées chez le parfaitement éveillé, ces énergies ont pour seule essence la diffé­renciation chez le non-éveillé.

Les énergies dikcarî qui se meuvent dans les dix directions spatiales ou dix zones des organes sensoriels extériorisés, mènent le bien-éveillé à la révélation de la non-dualité, tandis qu’elles conduisent les non-éveillés à la dualité.

Les énergies bhûcarî, qui « circulent sur la terre », faites d’expérience, sont pro­pres à l’existence objective, à la pentade des formes, des odeurs, des sons, du tou­cher, etc., à laquelle elles accèdent en se cristallisant (âsyânatâ). Ces énergies se mani­festent au bien-éveillé en tant que corps (sarîra) (indivis) de la lumière consciente, mais pour les autres elles se déploient partout sous des formes particulières ou objec­tives propres à l’agent de connaissance, à l’organe interne, aux organes sensoriels et aux objets connaissables.

Ces quatre cercles se ramènent donc aux émanations du spanda spécifique qui précipitent dans le devenir — ce flux des tattva — les non-éveillés ainsi que les yogin qui se contentent de la manifestation de sons et de formes surnaturels.

97

Puisqu’il en est ainsi :

21 [celui qui est toujours ardent…]

En conséquence, celui qui est toujours ardent (udyukta) à discerner la Réalité vibrante accède sans délai à la nature innée1, même s’il se trouve à l’état de veille.

Même à l’état de veille (c’est-à-dire conscient du monde environnant et y déployant son activité), s’il est perpétuellement ardent à prendre conscience du spanda et si — tels « ceux qui, unifiés, absorbant en moi leur esprit, m’adorent constam­ment » selon la Bhagavad Gî(XII, 2) 1 2 — il se recueille constamment et se laisse aller à l’intuition de son essence (nibhâlana), il accède bientôt à sa propre nature, innée, identique au Seigneur. Alors, cette nature intime émerge d’elle-même et, grâce à son absorption perpétuellement présente, le bien-éveillé devient parfaitement éveillé ; en cette vie même, il est libéré.


Bhatta Kallata

Celui qui, à tout moment, s’adonne avec ardeur à dévoiler l’essence de la vibrante Réalité, atteint sans aucun délai, même à l’état de veille, sa propre nature innée qu’on nomme jouissance du Quatrième (état).


1. Bhâva, nature innée, nature mystique, ne doit pas être confondue avec prakrti (ici p. 10) ou nature à l’étape empirique, car elle est identique à svarûpa, l’essence du Soi et du Seigneur au niveau suprême.

2. Fin du verset : « … ceux-là sont… les yogin les plus accomplis. »

Traduction d’O. Lacombe. L’Hindouisme. Textes présentés par A.-M. Esnoul. Fayard-Denoël, Paris, 1972, p. 223.

– 98 —

Le sceau se brise révélant le trésor du spanda, au cours de ces états particuliers où cessent toutes les fluctuations mentales grâce à la puissante saisie de celui qui est ardent à le discerner. (L’auteur) enseigne que ces états relèvent en premier lieu du domaine de l’effort intense :

22 [Au comble de la furie…]

Au comble de la furie, ou transporté de joie, ou épouvanté et ne sachant plus que faire, ou encore courant à perdre haleine (pour sauver sa vie, un yogin) atteint le domaine où le spanda est bien établi.

Sur la voie de la délivrance, les yogin n’atteignent l’acuité d’esprit qu’après avoir apaisé toutes les fluctuations mentales. Si, au cours d’une colère intense et d’états semblables qui font spontanément cesser toute autre fluctuation, les yogin constam­ment ardents à discerner la Réalité vibrante, se retirent alors soudain en eux-mêmes, ils sont assurés d’obtenir sans tarder ce à quoi ils aspirent. Quant à ceux qui ne sont pas des yogin, dans ces mêmes circonstances ils restent hébétés (mûdha).

« Au comble de la furie » désigne l’homme dont l’ensemble des énergies s’intério­rise sous le coup du désir de détruire surgissant soudain à la vue de l’ennemi qui lui inflige une blessure ou au son de ses paroles.

« Transpercé de joie » concerne l’individu dont tous les sens s’épanouissent dans la pleine énergie de son désir, à la vue de la face de lotus de sa bien-aimée pour laquelle il soupire ardemment depuis si longtemps.

L’homme qui se demande « que vais-je faire ? » s’enfuit épouvanté, entouré de tous côtés par la force destructrice et puissante (de ses agresseurs), sa condition étant désespérée, sa conscience en proie à l’incertitude, tandis que le flot de ses fluctua­tions mentales perd tout support.

Celui qui « court à perdre haleine » désigne l’homme poursuivi par un éléphant en rut et qui, sans se soucier de son corps, est uniquement incité par la divine énergie de son élan tandis que les autres fluctuations se rétractent en lui-même.

Au cours de circonstances similaires, terreur à la vue d’un lion, d’un serpent, etc., le yogin ardent à discerner la vibrante Réalité parvient à apaiser toutes ses fluctua­tions ; la Réalité s’établit alors en lui à l’instant précis où cesse toute opération mentale.

Quand le yogin constate soudain l’arrêt complet de toute fluctuation, ayant immé­diatement apaisé les impressions de colère, de doute, ou bien à la manière d’une tortue qui rétracte ses membres ou encore grâce au grand épanouissement de son activité pleinement déployée dans l’exultation, la course (effrénée), son énergie vibrante se révèle sur-le-champ.


Bhatta Kallata

Quand on ressent l’effervescence de l’énergie au cours des divers états de colère, de joie mentionnés dans cette stance, c’est alors qu’en toute évidence sur­git la Réalité du spanda qu’on doit atteindre grâce à l’enseignement du maître.

99

Comme il est dit dans le Vijnânabhairava :

« Si l’on réussit à immobiliser l’intellect alors qu’on est sous l’emprise du désir, de la colère, de l’avidité, de l’égarement, de l’orgueil, de l’envie, la Réalité subsiste seule. » (101)

« Ou encore à la vue d’un parent dont on a été longtemps (séparé), on accède à une félicité très grande. Ayant médité sur la félicité qui vient de surgir, on s’y absorbe, (puis) la pensée s’identifie à elle. » (71)

« Au commencement et à la fin de l’éternuement, dans la terreur et l’anxiété, ou (quand on surplombe) un précipice, quand on fuit un champ de bataille, au moment où l’on ressent une vive curiosité, au stade initial de la faim, etc., l’état de brahman (se révèle) ». (118)

100 —

(L’auteur) enseigne maintenant que celui qui est toujours vigilant peut obtenir dès cette vie la délivrance ou l’accès définitif à cette Réalité, en prenant d’abord con­tact avec elle au cours des états mentionnés, puis en se recueillant en elle au cours de tous les états :

23-25 [Ayant fermement pris pour appui…]

Ayant fermement pris pour appui ce (spanda), on s’y établit, résolu à faire néces­sairement tout ce qu’il dictera. (23)

Y prenant repos, les souffles inspiré et expiré (soma et sûrya), ayant quitté le domaine de l’œuf de Brahma (le monde), s’absorbent dans la voie médiane selon un cheminement ascendant. (24)

Alors en ce grand éther où lune et soleil se dissolvent, (le yogin) à l’esprit confus1 tombe dans une sorte de sommeil sans rêve tandis que l’éveillé n’a plus aucun voile (25).


Le yogin prend la résolution d’abandonner radicalement ce qui l’extériorise : Je ferai, se dit-il, tout ce que me dictera ma propre nature, à savoir le Seigneur, dont je prendrai conscience et que j’ai déjà éprouvée comme une masse indivise de félicité et de conscience et qui s’est parfaitement révélée à moi, au cours des états d’extrême colère et autres.

Après s’être emparé de ce support qu’est la vibrante Réalité, il y demeure immo­bile, reconnaissant le but ultime. Il se tient inébranlable en cet état indifférencié où toute pensée à double pôle a disparu.

Ayant pour assise cet état où ils s’absorbent, le soleil et la lune (souffles expiré et inspiré), s’étant unis dans le cœur, s’immergent dans la voie du milieu — la susumnû ou « conduit du brahman » — et s’élèvent par le chemin ascendant du souffle udâna. De quelle manière ? En quittant le domaine de l’œuf de Brahma (l’objectivité, [suite p.101]


Bhatta Kallata

Ayant pris pour appui cet état qui est vibration par essence, avec la réso­lution d’accomplir nécessairement tout ce qu’il lui dictera, il se tient immobile en cette vibrante Réalité [spandatattva]. (23)

Pour l’homme reposant ainsi en cet état, lune et soleil se couchent tous deux dans le sentier médian — la susumnâ — après avoir quitté le domaine de l’œuf de Brahma, la voie corporelle du yogin. (24)

De ce grand éther où se sont couchés soleil et lune, se trouve exclu le yogin non-éveillé [aprabuddha] en qui la révélation de sa propre essence n’est pas complètement stabilisée, trompé qu’il est par le rêve et les autres états. L’éveillé, en revanche, n’a plus aucun voile. (25)


1. Mûdha, le yogin à la conscience peu claire. Cf. pp. 91-92.

– 101 —

sphère du corps), l’œuf symbolisant le monde gouverné par le dieu Brahma qui préside à l’ouverture du brahman (le brahmarandhra) 1.

On peut encore comprendre : en rejetant la limitation du corps jusqu’au som­met le plus élevé, ce yogin après avoir surmonté toute limitation corporelle parvient à l’état suprême où disparaît intégralement l’existence objective, ce grand éther en lequel soleil et lune se sont entièrement dissous2.

Mais un yogin qui, en cet éther même, se comporte comme s’il était dans le rêve ou le sommeil profond, résidant uniquement dans le vide parce que son effort intense se relâche car il est trompé par l’écoulement du spanda à partir des qualités sous l’aspect des énergies khecarî et autres, ce yogin est dit mûdha tant que sa véritable nature ne se manifeste pas à lui.

Comme l’a déclaré Bhatta Kallata dans son commentaire de cette kârikâ : « Et ce yogin non-éveillé en qui la révélation de sa propre essence n’est pas complètement stabilisée… »

Mais celui qui ne relâche pas son effort, ne fût-ce qu’un instant, en raison de la puissance de son élan mystique et de l’acuité de cet effort, on le nomme éveillé (en fait, c’est un suprabuddha). Il s’établit dans le seul éther de la Conscience et n’est plus soumis aux ténèbres de l’ignorance3.

C’est pourquoi nos maîtres recommandent au yogin de demeurer constamment vigilant.

Ainsi s’achève le premier chapitre du Spandanirnaya qui traite de la vibrante Réalité, notre essence, il a pour auteur le maître Ksemarâja, adorateur du puissant Seigneur.


1. Les souffles se couchent d’abord puis pénètrent en mahâ vyoma, le grand éther ; il n’y a plus de prâna ni d’apâna car ils ont percé et quitté le brahmarandhra. Cf. La Kundalinî, p. 46 et sqq.

2. On accède à ûrdhvakundalinî après avoir percé le voile du brahman, voile qui fait qu’un individu demeure un individu.

3. Il y a un danger de déchoir en moha tant que l’on n’a pas atteint l’étape de Siva-sans-relation. Cf. Hymnes aux Kâlî, pp. 36-39.




II SAHAJA VIDYODA YASPANDA

Apparition de la science innée

Résumé

Au cours du premier chapitre, l’auteur a exposé et établi à l’aide d’arguments la nature et les signes distinctifs de la vibrante Réalité (spandatattva) identique à notre propre essence et qui est reconnue dans le samâdhi-aux-yeux-fermés (nimîlanasamâdhi) ; il a indiqué également, comme il a été suggéré, de quelle manière le parfait éveil peut être obtenu quand on s’unit de façon ininterrompue à l’essence de ce spanda.

Il décrit maintenant comment on peut reconnaître l’universalité du même spanda dans le samâdhi-aux-yeux-ouverts (unmîlanasamâdhi). Afin de l’expliquer ici, en accord avec le raisonnement, l’auteur lui consacre le deuxième chapitre intitulé « appa­rition de sahajavidyâ », Science innée, et composé de sept stances qui révèlent la nature indifférenciée de la Conscience partout répandue.

Double est l’aspect de l’univers, pur et impur. Selon les deux premiers versets, est pur en tant que montra ce qui surgit de cette Réalité, en est constitué et y trouve finalement son repos.

Les deux strophes suivantes établissent que même ce qui est impur n’est autre que cette Réalité.

Qui est bien enraciné dans la conscience de ce spanda est un libéré vivant, tel est l’enseignement de la cinquième strophe.

Quant aux dernières stances, elles précisent que les aspirants (sâdhaka) obtien­nent ce à quoi ils aspirent quand ils accèdent définitivement à cette Réalité.

Tel est le résumé de ce chapitre. Maintenant voici la glose.

– 103 —

Selon le deuxième verset du premier chapitre, la pure manifestation relative au montra surgit ainsi de cette seule (Réalité), elle y demeure grâce à sa puissance vibrante et, là même, elle s’apaise. C’est ce que l’auteur décrit en se servant de l’exemple emprunté au premier chapitre.

1-2 [26]15 [Quand ils se sont emparés de cette puissance…]

Quand ils se sont emparés de cette puissance, les mantra, pourvus de la puis­sance de l’Omniscient, remplissent leurs fonctions comme le font les organes senso­riels des êtres doués de corps. (26) 1

Et là même, immaculés, quiescents, ils s’engloutissent, unis à la pensée de l’ado­rateur ; ils sont alors de la nature de Siva. (27)

S’emparant en tant que support de cette puissance identique à la Réalité vibrante, à la fois efficience et source de vie, les mantra — divinités comme Ananta Bhattâraka, Vyomavyâpin — doués de la puissance de l’omniscience et de l’omniprésence, rem­plissent leurs tâches particulières d’émanation, de maintien et de résorption de l’uni­vers, d’obscurcissement et de grâce à l’égard des êtres corporels comme les organes sensoriels agissent vis-à-vis de leurs objets en puisant à cette même efficience, ainsi qu’il a été dit (au I, 6). Le terme sarvajña, omniscient, du verset doit être compris comme sarvajñatva, omniscience.

Leurs fonctions particulières accomplies, les mantra ou les êtres mantriques 2 sont libérés de l’impureté tenant à ces fonctions ainsi qu’à leurs formes spécifiques de divinités. Quant aux mantra, ou formules mystiques, ils sont quiescents dès que dis­paraissent les paroles signifiantes. Ils atteignent alors la complète identité à la puis­sance de la vibration (spanda) sans jamais faire retour à l’état inférieur précédent.


Bhatta Kallata

Prenant appui sur cette puissance faite d’une conscience libérée de tout voile, les mantra sont loués pour leur puissance d’omniscience, non pour quelqu’autre puissance spécifique, et ils remplissent leurs propres fonctions (de grâce, etc.) comme les organes sensoriels des êtres corporels. Et « là même », dans l’éther de notre propre nature, ces mantra se dissolvent, quiescents, libé­rés de toute impureté d’illusion3 et associés à la pensée du sâdhaka. Si l’on dit qu’ils sont identiques à Siva c’est que leur propre nature suscite cette union à Lui.


1. Pour la commodité du lecteur on ajoute ici le numéro attribué aux stances dans la numérotation continue (sans distribution en chapitres).

2. Purs sujets conscients désignés par mantra, mantresvara, mantramahesvara, sakti et Siva. Cf. ici p. 62. L’univers impur fait d’illusion s’étend jusqu’à la terre et aux éléments ordinaires.

3. Impureté liée au niveau inférieur des activités particulières, niveau inférieur à celui du spanda universel.

104 —

Ils s’engloutissent alors intégralement dans le spanda en même temps que la pensée de l’adorateur qui, elle aussi, devient indifférenciée (nirvikalpa). Comme il est dit dans le Mâlinîvijayatantra : « Ayant accordé leur faveur à l’être limité, ils s’en sont allés vers l’état sans trouble » (I, 41).

Puisque mantra, mantresvara, émanés du spanda, se sont aussi dissous en lui, ils possèdent, grâce à sa puissance, la nature propre du Souverain, Siva ; ils sont donc faits de la moelle du spanda générique.

Si organes des sens et mantra surgissent pareillement du spanda, comment se fait-il, objecte-t-on, que les organes ne jouissent pas eux aussi d’omniscience ? Réponse : c’est que le Souverain suscite par son énergie d’illusion les corps, les orga­nes qui sont différenciés mais, par son énergie de pure Science, il suscite mantra, corps, prise de conscience globale, parole signifiante qui ont la nature de l’éther de la Conscience16.

Les formules articulées possèdent tout naturellement l’omniscience, l’omnipo­tence, etc., car elles ne sont pas soumises aux limites de la connaissance comme le sont le corps ordinaire et le corps subtil, du fait qu’elles ne déchoient jamais de l’état de sujet connaissant. C’est ce que développe longuement la stance : « (L’énergie d’illu­sion se manifeste) dans la différenciation à saveur unique… » (Ï.P.v. III. 1.8). Il en est de même en ce qui concerne Anantabhattâraka et les autres divinités, qui rési­dant à l’étape de pure Science, ont pour tâche d’émettre, de maintenir et de résorber l’univers.

Et même au stade de l’illusion, comme le déclare l’Îsvarapratyabhijnâkârikâ, « affirmer “ceci est un pot” dépend de l’énergie du Seigneur qui transcende nom et forme ; (une telle certitude) resplendit comme identique au Soi et non comme “ceci” (objet) » (1.5.20).

On peut encore comprendre le terme mantra comme désignant les moyens utili­sés par les maîtres pour initier leurs disciples : les mantra s’emparent de la puissance de cette Réalité vibrante et la prennent pour support en tant que souffle de vie1 ; quand ils sont associés à la conscience de l’adorateur, ils accomplissent leurs tâches qui procurent jouissance et délivrance. À la disparition de leur forme particulière de paroles signifiantes, devenus d’une pureté sans tache, ils se dissolvent et s’apai­sent complètement en cette Réalité.

Ici l’expression « unis à la pensée de l’adorateur » est à mettre en parallèle avec la stance précédente. Ainsi la vibrante Réalité est le substrat des formules non seule­ment au cours de l’émanation et de la résorption mais encore durant leur fonction­nement. C’est pourquoi les différentes écoles Sivaïtes au nombre de dix ou de dix-huit, etc., considèrent la Réalité vibrante comme la moelle même des mantra 2.


1. Anuprana, vitalité.

2. La prise de conscience efficiente et globale demeure non seulement en nivrtti quand on est plongé dans la suprême prise de conscience, mais aussi en pravrtti quand on les utilise dans la vie journalière17.

– 105 —

Après avoir montré que la pure émanation des formules et de leurs seigneurs1 est identique à Siva, l’auteur explique maintenant que l’émanation sous forme d’illu­sion est, elle aussi, bien que considérée comme impure, de même essence que Siva, faisant ainsi allusion à la doctrine mystique du vénérable Matasâstra.

3-4 [28-29] [… point d’état qui ne soit Siva]

Puisque l’individu est identique à tout car il est la source de toutes les choses et en a conscience du fait qu’il reconnaît cette identité (28), il n’y a donc, quant à parole, sens, pensée, point d’état qui ne soit Siva ; c’est le Sujet qui jouit et lui seul qui toujours et partout se tient sous l’aspect de ce dont il jouit. (29)

Puisque l’individu ou sujet percevant est, comme Siva, identique à l’univers entier, et a même nature que lui, il n’y a rien, que ce soit au commencement, au milieu ou à la fin de ces états, qui ne se révèle comme identique à Siva, qu’il s’agisse de mots (expression verbale), de choses (ce qui est exprimé), de réflexions (connais­sance différenciatrice, vikalpa). Ainsi le sujet qui jouit ou sujet percevant fait de cons­cience demeure ni plus ni moins sous forme de ce dont il jouit (corps, impressions sensorielles) — toujours et partout — dans les divers niveaux du réel et dans les mondes variés. Il n’y a donc pas la moindre différence entre le sujet qui jouit et l’objet de jouissance2.

Puisqu’il n’y a pas de différence réelle entre l’individu et Siva, il faut s’abstenir d’imaginer la moindre imperfection (ou absence de plénitude) en quelque état cor­porel ou autre ; mais comme l’enseigne l’auteur de façon indirecte, il faut se regar­der comme possédant la nature même de Siva, conscience indivise. Selon la Pratyabhijñâjïkâ (glose perdue d’Utpaladeva) : « Atteignent la perfection non seu­lement ceux qui considèrent et vénèrent en tant que Siva leur corps fait de trente-six niveaux mais aussi ceux qui, de cette manière, considèrent et vénèrent jusqu’à une cruche. Point de discussion à ce sujet. »

De son côté Bhatta Srî Vâmana a dit : « Tout ce qui est objet de conscience ayant la Conscience pour support et n’ayant d’autre nature qu’elle, tout existe en tant que “fait de conscience” (samviditâ). Qu’on s’identifie donc à la Conscience. »


Bhatta Kallata

Le Soi a le tout pour essence puisqu’il est à la source de toutes les expé­riences. Il considère comme son corps toutes les choses dont il a l’expérience à l’extérieur et non pas uniquement le corps que caractérisent tête, mains… (3) En conséquence, il n’y a pas d’état relatif à la parole et à la signification qui ne soit identique à Siva. Et ce qui apparaît sous forme d’objet de jouis­sance n’est toujours et partout que le sujet qui jouit. (4)


1. Les mantresvara. Cf. ici p. 14.

2. Le sujet est bhoktr et l’objet bhogya.

– 106 —

Si l’on demande comment l’individu est identique au tout, c’est, répond-on, qu’il est la cause de toutes les choses comme le déclare le Jñânagarbha :

« Ton jeu suscite ici-bas la différenciation entre connaissant, objet connu, moyen de connaissance et connaissance résultante1. Que le jeu disparaisse, et la diversité elle aussi disparaît. Rare en ce monde, celui qui Te voit ainsi. »

Comme l’exprime cet hymne, l’individu est la source de tout ce qui est, car le monde n’existe que si la Conscience se révèle. Si l’individu est identique à l’univers et jouit de toutes ses énergies c’est que, de lui, l’univers procède. Je l’ai exposé dans la glose de la deuxième stance. La seconde moitié du premier vers donne une autre raison pour soutenir l’identité de l’individu et de l’univers, à savoir : l’individu est identique à l’impression que fait sur lui toute chose, aussi bien objective que subjec­tive, cette impression n’étant autre que la lumière consciente (prakâsa) sous forme de sa propre nature.

Ces deux versets font allusion aux pratiques mystiques et aux entretiens sur l’enseignement de la connaissance traitant de ce qui peut déraciner l’arbre de l’uni­verselle différenciation. Le premier et le dernier versets du premier chapitre se rap­portent à la Réalité absolue (selon le système Mahârtha ou Krama). Le troisième sûtra commençant par « jâgrat » se rapporte à la triplicité du système Trika et le verset commençant par « tadâkramya » (II, 1) à l’essence de toute adoration. Ainsi la totalité des enseignements appartient au seul spandatattva, Réalité vibrante.


1. Miti ou pramiti désigne la connaissance assimilée et dépassée, connaissance du sujet sans objet, ce dernier étant complètement intériorisé. Cf. Hymnes aux kâlî pp. 74-7S.

– 107 —

(L’auteur) indique maintenant que la délivrance a uniquement pour moelle la réalisation de cette (identité au tout) :

5 [… l’univers entier comme un jeu]

Ou aussi celui qui possède cette Connaissance (que tout est Siva) et qui, cons­tamment vigilant1, perçoit l’univers entier comme un jeu, est un délivré vivant, aucun doute à cela. (30)

Le terme vâ, « ou aussi », suggère que si le recours au samâdhi-yeux-fermés dont traite le premier chapitre implique encore vikalpa, (alternative intérieur-extérieur), très difficile par contre est l’obtention de la samâpatti, mise à l’unisson2 avec l’uni­vers ; qui l’obtient échappe définitivement aux naissances ultérieures. Cet être for­tuné perçoit l’univers entier comme un jeu, il le fait émaner et le résorbe grâce à nimesa-unmesa, assoupissement et éveil de la Conscience innée.

En effet, il est tel

« Ceux qui », selon la Bhagavad Gitâ, « unifiés, absorbant en moi leur esprit, m’ado­rent constamment. » (XII-2.) 3

Il s’agit du grand yogin qui, bien que vivant, pourvu de souffle et d’organes, reste perpétuellement immergé et dont la totalité des liens est consumée par le feu de la Connaissance ultime (vijñâna). À la mort du corps, il est Siva même. Libéré, bien que vivant encore ici-bas, rien ne peut l’enchaîner jamais ni d’aucune manière.

L’expression « aucun doute à cela » suggère que la libération atteinte à l’aide d’ini­tiations est due à l’expérience du guide tandis que la libération procédant de la Con­naissance même et des pratiques déjà mentionnées tient à l’expérience personnelle.


Bhatta Kallata

Celui qui, jouissant de cette forme de conscience, constate « le monde est identique à moi » et qui perçoit tout comme un jeu est, en raison de sa perpé­tuelle union, un libéré vivant, égal au Seigneur, et son corps ne se présente plus à lui comme une entrave.


1. Yukta, à la fois vigilant, ardent et uni à.

2. Samâpatti, percevoir l’univers et demeurer toujours conscient de sa propre Réalité, telle est la mise en harmonie, pure spontanéité sans aucun exercice tandis que le samâdhi-yeux-fermés peut encore en comporter.

3. Cf. référence p. 97 n. 2.

108 —

Au cours des deux stances suivantes (l’auteur) précise que cette grande mise à l’unisson permet aux sâdhaka et aux guides de parvenir au but désiré :

6-7 [… l’apparition de ce qui est contemplé dans le cœur]

Ceci même est l’apparition de ce qui est contemplé dans le cœur de qui contem­ple ; pour le fidèle (sâdhaka) au désir ardent, la mise à l’unisson est identification à ce (qui est contemplé). (31)

Ceci même est l’acquisition de l’ambroisie, ceci même est la saisie du Soi suprême, ceci même est l’initiation au nirvana, qui confère la réelle nature de Siva. (32)

« Qu’on célèbre Siva en s’identifiant à lui », selon cette phrase, dans le cœur ou dans la conscience de qui contemple surgit ce qu’il contemple, à savoir la nature propre de Siva ainsi réalisée et que mentionne le sûtra : « point d’état qui ne soit Siva ». (II, 4)

Ou bien encore tasya désigne l’apparition d’un aspect particulier de la divinité mantrique, source de pouvoirs spécifiques et capable d’aider le contemplateur — qu’il soit maître ou disciple — à devenir un avec ce qu’il contemple.

« La mise à l’unisson, identification à ce (qui est contemplé) », tadâtmatâsamâpatti, signifie réalisation, absorption en l’unité divine et nullement la vision de quel­que aspect divin comme celle de Siva-aux-cinq-visages. Cette mise à l’unisson n’est pas due à une simple certitude mais à un désir intense, à une ferme prise de cons­cience globale du désir de s’identifier à Siva, intériorité universelle.

« Je suis Siva, masse indivise de félicité et de Conscience, mon corps est l’uni­vers car j’ai réalisé mon identité à Siva sous forme de Conscience. » Quelle est, en


Bhatta Kallata

C’est grâce à cette perception que la saisie de l’identité à « cela », autrement dit la projection1 du mantra, consiste en l’apparition de ce qui est contemplé — le mantra — dans le cœur du sâdhaka. (Cette) identification qui est pour lui l’acquisition de sa nature propre associée à la divinité du mantra procède du désir même d’énoncer le mantra.

Une telle perception de sa propre essence libérée de tout voile est, pour le sâdhaka, vide de connaissance erronée, acquisition d’ambroisie et non point de quelque élixir fait d’ingrédients dont on goûterait le suc ; cette ambroisie, sans rapport avec l’ordinaire saveur, a pour effet l’acquisition d’assises per­manentes dans l’essence du mantra grâce uniquement à son énonciation.

Au moment de l’initiation, le maître doit en pensée s’emparer du Soi. La saisie de (cette Réalité) immatérielle n’a rien de commun avec celle qu’accom­plit une main s’emparant d’un objet, de la terre, etc., c’est l’initiation nirvànique qui accorde l’essence du suprême Siva.


1. Nyasa, projection sur le corps de formules et de phonèmes.

– 109

vérité, la divinité mantrique contemplée qui ne se présente immédiatement à celui qui jouit d’une telle conviction s’épanouissant pour ne laisser place qu’au seul indif­férencié, (étant donné qu’il adhère) à l’expansion sans dualité de toute chose ?

Le maître de mon maître (Utpaladeva) l’a dit :

« O Seigneur, en ce monde entier, fait de ta manifestation, y a-t-il un lieu qui ne puisse servir de sanctuaire à (tes) adorateurs et où leurs formules mystiques ne puis­sent porter fruit ? » 1

Acquérir l’ambroisie de la non-dualité ultime, en ceci seulement consiste la véri­table mise à l’unisson (samâpatti). Le terme « seulement » signifie qu’avec tout autre nectar, les sâdhaka finiront inéluctablement par mourir, même si celui-ci peut, pen­dant un certain temps, affermir leur corps.

Dans son chapitre sur l’acquisition du nectar conçu de façon ordinaire, le Svacchandatantra déclare :

« On ne peut vaincre le temps ni la mort avec un tel nectar. »

Puis il montre, en termes de louange, comment découvrir en une expérience spon­tanée le vrai nectar, dans le passage commençant ainsi : « Par contre, jamais aucune modalité temporelle n’entrave (ni ne tourmente) celui qui se tient ferme dans la suprême Réalité » (VII, 223), passage disant encore au milieu : « Qu’on se remé­more toute chose comme identique à Siva et à l’énergie » et s’achevant par : « Devient un libéré, même en cette vie, celui qui s’adonne constamment à cette réalisation (bhâvanâ) car le temps ne peut agir sur qui toujours réalise Siva. Est un yogin celui qui suit la voie de l’autonomie à l’aide du yoga autonome et qui, installé dans le domaine autonome, parvient à l’identité avec (bhairava) autonome2. » (VII, 258)

Telle est la Connaissance, saisie immédiate du Soi. L’expression « Qu’on con­naisse le Soi » signifie la reconnaissance du Soi en tant qu’essence de Siva omnis­cient, omnipotent et libre. Ce n’est nullement la connaissance que mentionne la Révé­lation de l’Upanisad : « En vérité, tout ceci est le purusa. » (Svetasvatara III, 15.) Car, selon le texte sacré, « Tous ces adorateurs du Soi n’atteignent pas le suprême état. » (Sva. IV, 388.)

Cette reconnaissance est aussi, au moment de l’initiation, la grâce que le maître confère au Soi du disciple afin de l’unir (à Siva). Le maître expert en cette mise à l’unisson est réellement un âcârya quand il unit le Soi du disciple à Siva. C’est là l’initiation nirvânique (qui libère durant la vie), expérience personnelle (svapratyaya) où le maître accorde au fils spirituel3 et aux autres aspirants le sens ultime, l’Être


1. Sivastotrâvali, I, 4.

2. Jeu littéraire sur svacchanda qui signifie indépendant, libre, spontané, agissant à son gré ou selon son bon plaisir.

3. Il existe quatre initiations : sâMâyâ, putraka, sâdhaka, et âcârya. Le putraka digne d’initiation est considéré par le maître comme son fils ; moins élevé que lui, le sâmayin suit les préceptes ; plus élevé que le putraka, le sâdhaka est un yogin accompli ; enfin, au sommet, l’âcârya jouit de l’initiation suprême qui fait de lui un maître et instructeur capable d’initier à son tour des disciples.

– 110

véritable, Siva même. Comme le déclare la Parâtrimsikâ (25) : « Celui qui connaît ainsi réellement obtient, n’en doutez pas, l’initiation qui confère le nirvana sans qu’il ait à offrir sésame ou beurre clarifié. » Même l’initiation que donne le sacrificateur védique (hotr) est une initiation car le vénérable et meilleur des maîtres (Vasugupta) n’a pas dit ici « cette seule (eva) initiation » de peur de susciter des doutes à l’égard des autres initiations.

Bénédiction à tous !

Ici s’achève le deuxième chapitre intitulé « sahajavidyodayaspanda » du Spandanirnaya, ayant pour auteur le Maître Ksemarâja, adorateur du puissant Seigneur.




III VIBHÛTISPANDA

La vibrante réalité dans la splendeur de son déploiement1

Résumé

[Cette splendeur est l’efficience (siddhi) du parfaitement éveillé (suprabuddha).]

C’est afin de montrer ce qu’est l’état d’un yogin parfaitement éveillé que les deux chapitres précédents ont exposé comment s’absorber dans la Réalité vibrante. Celle-ci peut être contemplée à la fois dans le samâdhi-yeux-fermés et dans le samâdhi-yeux-ouverts, lesquels servent de bois de friction entre les deux pôles émetteurs2.

Au cours du troisième chapitre, intitulé « vibhûti spanda », « qui concerne la vibrante Réalité dans la splendeur de son déploiement », et fait de dix-neuf stances, l’auteur décrit d’abord brièvement de quelle manière surgissent les aspects inférieurs puis les aspects supérieurs de cette splendeur dès qu’on se saisit de la vibrante Réalité. Il définit ensuite la nature du lien et celle de la libération. Il examine enfin, en manière de conclusion, ce qu’il avait entrepris de montrer au commencement de ce traité.

Les deux premiers versets sont consacrés à la liberté dont on jouit dans le rêve, liberté analogue à celle qu’on acquiert durant la veille. Le verset suivant qui traite de la perte de la liberté au cours de la veille et du rêve, montre qu’il est nécessaire de demeurer perpétuellement vigilant. Le quatrième et le cinquième sont relatifs à


1. Vibhûti, glorieuse efficience universellement répandue (vibhû —), manifestée par des pouvoirs sur­naturels d’ordre cosmique.

2. Visarga, émission ; l’interne, c’est le nimîlana samadhi et l’externe, l’unmîlanasamâdhi (ici pp. 102, 176). La friction de ces deux arani, planchettes qui servent à allumer le feu (sacrificiel) permet d’accéder, au-delà du Quatrième état, à turyâtîta.

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la connaissance et à l’objet désiré. Le suivant traite de la manifestation de l’énergie en sa pleine efficience (kartrsakti) et indique comment on maîtrise la faim. Le sep­tième décrit comment on acquiert l’omniscience, et le huitième traite de la dispari­tion de l’indolence. Le neuvième définit l’essence d’unmesa, Éveil identique à la vibrante Réalité. Le dixième enseigne pourquoi il faut refuser les pouvoirs surnatu­rels qui font obstacle au samâdhi suprême.

Le onzième verset définit l’absorption qui a pour nature le Soi universel, thème déjà traité dans le second chapitre. Le douzième décrit le moyen qui mène à l’absorp­tion. Les trois suivants élucident la nature du lien et celle de la délivrance. Le sei­zième verset montre comment la vibrante Réalité envahit servitude et délivrance quand on en prend possession de façon progressive et simultanée.

Au cours des stances 17 et 18, l’auteur définit ce qu’est le lien en vue de le détruire ; quant au dernier verset, tout en définissant la manière dont on brise ce lien, il récapitule la signification de la première stance des Spandasûtra.

Tel est en résumé le contenu de ce chapitre.

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Nous avons vu que le parfaitement éveillé a la perception ininterrompue de cette vibrante Réalité (1, 17) et qu’il faut donc être toujours ardent à la discerner (I, 21). Il s’agit d’encourager un disciple éveillé (prabuddha) à s’adonner durant la veille à un fréquent contact avec le spanda afin de parvenir au parfait éveil. Par contre, les stances 23-25 précisent qu’un yogin doit s’exercer à déchirer le voile obscurcissant du profond sommeil par la pratique subtile et intense des moyens de libération.

Afin de prouver maintenant que le parfait éveil apparaît dès que s’évanouissent les états ordinaires de veille et de sommeil profond, (l’auteur) montre ce qu’est, par rapport au rêve, la glorieuse efficience du yogin.

1-2 [… de même durant le rêve]

De même que pendant l’état de veille, en faisant surgir soleil et lune1, (Siva) qui soutient l’univers (dhâtr), ardemment sollicité, accorde la satisfaction des désirs enracinés dans leur cœur aux êtres pourvus d’un corps, de même durant le rêve, en se tenant à la jonction, le Seigneur révèle sans aucun doute, toujours plus claire­ment, les choses auxquelles aspire celui dont jamais ne cesse l’attitude d’amour2. (33-34)

Dhâtr, celui qui soutient tout en lui-même est la nature propre identique au Sei­gneur (samkara).

« Jâgrata » désigne l’éveillé à qui sa propre liberté s’est révélée durant la veille, et « dehin », le yogin doué d’un corps ou à qui s’est clairement manifestée la Connais­sance jusque dans l’état de veille3. Satisfait de son effort pour prendre conscience



Bhatta Kallata

À l’état de veille, le yogin à qui sa véritable essence ne s’est pas encore révélée, perçoit au gré de son désir, parmi toutes les autres choses présentes, uniquement celle qu’il veut, comme il arrive au cours d’un spectacle de danse, de lutte, etc.

De quelle manière ? En faisant surgir soleil et lune, en portant son atten­tion, selon les cas, sur la vision et les autres organes sensoriels.

Dans le rêve également le yogin ne perçoit que les choses désirées corres­pondant à sa requête intense, et, à la jonction (où réside le dhâtr), c’est-à-dire dans le cœur (du yogin), les choses désirées se révèlent très clairement et tou­jours. C’est là ce qu’on appelle « liberté du rêve », en d’autres termes, dissipa­tion du voile des ténèbres (tamas).


1. Souffles exhalé et inhalé.

2. Pranaya, confiance, révérence, soumission, sentiment d’intimité.

3. Pindastha, il n’est pas ici question de jâgrat, état de veille de l’homme ordinaire, mais de pin­dastha, état mystique (massif), global, l’ensemble des choses étant contenu en une seule, état propre au seul yogin. Cf. S.S.v. tr. p. 128.

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de sa propre essence intériorisée, (le Seigneur) réalise par sa grâce les fins auxquelles (ce yogin) aspire du fond de son cœur, à l’aide de bindu et de nâda (lui permettant d’en­gendrer chez autrui) : effervescence (de la pensée), incitation de l’esprit (pratibhâ) 1, paralysie de la conscience (pour l’empêcher de nuire) et transmission de la connaissance2.

Comment (le Seigneur accomplit-il cela) ? En faisant surgir les énergies cogniti­ves et actives désignées par les termes sûrya et soma, les secondes actualisant ce que les premières ont révélé. Il pénètre dans le corps du yogin au cours de percées succes­sives, il irradie les rayons de lune et de soleil (soma et sûrya) 3 constituant la diffusion des énergies d’activité et de connaissance. Ces rayons se déploient à partir du sup­port radical qui s’épanouit sous forme de pratibhâ, grâce à la parfaite absorption (du yogin) 4.

On lit dans le Vijnânabhairava tantra :

« Lorsque le sommeil n’est pas encore venu et que (pourtant) le monde extérieur s’est effacé, au moment où cet état entre (veille et sommeil) devient accessible à la pensée, la Déesse suprême se révèle ». (75)

Et : « Si l’on médite sur l’énergie du (souffle) grasse puis très faible dans le domaine du dvâdasânta, et que, au moment de s’endormir, on pénètre dans son propre cœur, on obtient la maîtrise des rêves. » (55)

Ainsi, le dhâtr se tient très clairement et à découvert dans le domaine du milieu ou susumnâ de celui qui réside dans le sommeil du yoga (yoganidrâ) et se voue à la quête (du Bienheureux) grâce à une prise de conscience intense (parâmarsa) de l’énergie de conscience (citisakti), énergie associée à l’émission et aux arani, les deux planchettes qui correspondent respectivement à vomir et à dévorer (vamana et grâsa).

Au yogin dont le miroir (de la Conscience) est purifié par la saveur de la prati­que assidue de l’absorption, le dhâtr fait miroiter jusque dans le rêve ce qu’il désire connaître : la triple absorption — celle de l’individu, de l’énergie et de Siva — et d’autres choses (encore).

Ainsi, ce yogin n’est jamais inconscient (moha) même au cours du sommeil avec rêve et du sommeil profond. Le mot « rêve » inclut aussi le sommeil profond.

Ici « celui dont jamais ne cessé l’attitude d’amour » signifie que le Bienheureux ne manque pas d’accorder sa grâce à qui s’adonne à l’adoration fondée sur l’intério­rité, en faisant disparaître les imperfections propres à l’illusion.

Le terme « jâgratah » veut dire vigilant (jâgarüka) à l’égard de la suprême Réa­lité, mais encore « qui se trouve à l’état de veille ».


1. Pratibhâcalana, s’agit-il d’inciter ou d’ébranler l’intelligence d’autrui (cal —) ?

2. Jñânasamcâra : transmission de la connaissance en pénétrant, par le souffle, dans le corps du disciple. Cf. La Kundalinî p. 108 sqq.

3. Sur nâda et bindu, soma et sûrya, cf. ici pp. 94, 122, 174 ; 100, 168.

4. Samôveéa impliquant interpénétration entre le yogin et Siva.

5. S’agit-il des souffles exhalé et inhalé (prâna et apâna) ?

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A nouveau (l’auteur) explique que celui à qui fait défaut une telle vigilance n’accède pas à l’état de yogin :

3 [Sinon, la libre émanation…]

Sinon, la libre émanation, selon sa nature, continuera au cours des deux états de veille et de rêve (à se jouer) perpétuellement (du yogin) comme de l’homme ordi­naire. (35)

Si le yogin ne vit pas dans une constante adoration du dhâtr1, comme on vient de le dire, manquant d’assises fermes en sa propre essence durant le rêve ou durant la veille, il ne se différenciera à aucun moment de l’homme ordinaire et toujours jaillira spontanément durant veille et rêve l’émanation souveraine ayant pour carac­téristique de manifester les choses, en général et en particulier 2 ; elle fera tomber ce yogin dans le fossé de la transmigration comme elle y a fait tomber l’homme ordinaire.

On l’a dit : « Ce qui déploie les êtres c’est la souveraineté divine (pâramesvarî). » « Selon sa nature » insiste sur la liberté dont jouit le Bienheureux quand il mani­feste les états de veille et de rêve.


Bhatta Kallata

Autrement, si elle n’a pas pour assise sa propre nature, l’émanation de visions désordonnées est libre (sans contrôle) dans le sommeil avec rêve ; tel est, en effet, la nature de l’émanation caractérisée par le flot incessant dont fait l’expérience l’homme ordinaire, et durant les activités de la veille et durant les états de rêve, les unes et les autres comportant des représentations, qu’elles soient reliées comme dans la veille ou sans lien comme dans le rêve.


1. Arâdh —, servir perpétuellement pour se rendre favorable celui qui soutient l’univers de façon per­manente : le dhâtr.

2. Sâdhârana : commun à tous durant la veille, et asâdhârana, spécifique à chacun durant le rêve.

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Ayant ainsi apporté quelques éclaircissements sur le moyen de mettre un terme aux états de rêve et de sommeil profond en vue d’obtenir le parfait Éveil, (l’auteur) explique, à l’aide d’exemples, comment le parfaitement éveillé s’absorbe dans la Réa­lité vibrante ; il enseigne aussi que la compréhension de ce que l’on désire connaître se réalise de cette façon :

4-5 [… la chose se présente sans délai…]

En vérité, tout comme un objet qui n’est pas distinctement perçu en dépit de l’attention que la pensée lui prête, devient de plus en plus distinct quand on l’exa­mine avec l’effort exercé par sa propre puissance (36), de même, du point de vue suprême, quels que soient la forme, le lieu ou l’état, la chose se présente sans délai de cette manière au yogin qui s’empare de cette puissance (du spanda). (37)

Malgré l’attention que lui porte l’esprit, un objet peut n’être pas clairement perçu par la faute d’obstacles, tel l’éloignement… Mais, grâce à un effort visuel intense pour le mieux percevoir, il devient non seulement distinct mais encore de plus en plus distinct. Il en est de même pour la puissance propre à la Réalité vibrante qui réside dans l’indifférencié et se présente sous sa forme suprême de masse indivise de félicité et de conscience, c’est-à-dire sous la forme de notre propre nature identique à Siva.

Cette puissance se révèle aussitôt de plus en plus clairement dès que l’on s’efforce de s’identifier, avec toute l’ardeur de sa propre efficience, à sa nature intériorisée.

Comment cela se produit-il ? « En s’emparant de la puissance », quand l’adora­teur immerge en son propre Soi son état de sujet factice, associé au corps, au souf­fle, etc.

Autre interprétation : Quand l’adorateur vivifie1 de façon répétée cet état de [suite p.117]


Bhatta Kallata

Un objet éloigné qu’on ne reconnaît pas au premier abord, même quand la pensée se concentre sur lui, paraît de plus en plus précis grâce à un effort particulier et à l’endroit même où l’on se trouve (c’est-à-dire, sans que l’on ait à se déplacer). (4)

Ainsi, grâce à un effort intense (prayatna) quand on reconnaît l’éveil de la Conscience, l’objet, peu importe quand, où et comment il se présente, res­plendit bientôt pour qui prend fermement appui sur sa propre puissance, à savoir sur sa véritable essence, vu que cette essence est alors libre de tout voile. C’est pourquoi la connaissance des choses passées et à venir, concernant un domaine limité, n’a rien d’étonnant. (5)


1. Il faut noter l’importance donnée ici à bala, pouvoir, renouvellement de la puissance. Au début, quand le souffle entre dans la voie du milieu, le pouvoir est très fort mais il diminue par la suite. Il faut donc renouveler l’efficience encore et encore pour la revivifier ; une fois devenue parfaite, et seulement alors, elle ne faiblira plus.

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sujet jusqu’à sa suprême Réalité et qu’il s’empare de la puissance de la vibration, alors la chose qu’il désire ardemment connaître se révèle à lui telle qu’elle existe en sa véritable essence, quels que soient le lieu où elle se trouve ? sa manière d’être, son état et sa forme.

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Ainsi, dit l’auteur, en vertu de cette puissance même se manifestent les énergies d’activité et autres :

6 [… on apaise également sa faim]

Dès qu’on s’est emparé de cette (puissance), on accomplit ses tâches même épuisé et, bien que très affamé, on apaise également sa faim. (38)

Celui dont les éléments vitaux sont réduits à l’extrême, tel un ascète (rsi), peut néanmoins accomplir des devoirs indispensables ou déployer son activité en s’empa­rant de la puissance de la Réalité vibrante ; autrement dit, en s’absorbant dans la vibration, il intensifie ou anime sa conscience de sujet doué de souffle vital (prânapramâtr).

Par son efficience il réussit à accomplir des choses dépassant son propre pou­voir. De la même manière un être affamé ou assoiffé, lui aussi, apaise sa faim ou sa soif grâce à la puissance du spanda.

Celui qui pénètre dans le domaine indivis de la Conscience ne peut plus être soumis au couple des contraires (chaud, froid etc.) qui ne se déploient qu’à l’étape du souffle, étape qui chez un yogin se trouve désormais plongée dans le domaine de la Conscience absolue.


Bhatta Kallata

Dès qu’on est en possession de cette puissance, à savoir de la vigueur (utsâha), même si les éléments vitaux sont très affaiblis, on peut remplir ses devoirs, tout comme un individu qui, bien que privé d’énergie, acquiert par l’exercice physique une énergie vive grâce à l’intensité de son ardeur ; ainsi celui qui est très affamé peut cependant apaiser sa faim en s’attachant assidûment à sa propre nature, car le Soi, aussitôt sollicité, possède le pouvoir de régir partout cause et effet.

– 119

Certains pouvoirs surnaturels (visions et autres) étant acquis selon la méthode donnée dans le précédent sütra, il s’ensuit que :

7 [… l’omniscience et d’autres pouvoirs]

Si, dans le corps qui prend pour appui cette (vibrante Réalité), apparaissent l’omniscience et d’autres pouvoirs, de même, en prenant pour soutien son propre Soi, c’est partout que l’on deviendra tel (omniscient). (39)

Les qualités d’omniscience et d’activité universelle relatives au corps sous forme d’expériences qui lui correspondent, se révèlent à celui dont le corps a pour appui la vibrante Réalité — sa propre nature — et en est pénétré. De même celui qui prend pour support son propre Soi, immuable Conscience reconnue à l’aide des caractéris­tiques déjà mentionnées, par la pratique de rétraction et d’épanouissement 1 ou bien en rétractant ses facultés comme la tortue ses membres, ou bien en les épanouissant pleinement, et qui, toujours absorbé en elle, y fixe sa demeure permanente, celui-là jouira alors de l’omniscience et de la toute-puissance propres au Seigneur, partout, à tous les niveaux — de Siva à la terre.


Bhatta Kallata

Puisque l’on possède omniscience et autres qualités dans le corps pénétré de la nature du Soi, en ce sens qu’on connaît immédiatement tout ce qui se passe dans le corps jusqu’à la piqûre d’un minuscule insecte, ainsi celui qui demeure très attentif à son propre Soi étendra à tout une telle omniscience, etc...


1. Samkoca et vikâsa.

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(L’auteur) déclare maintenant que par la grâce de cette (vibrante Réalité) on jouira également de l’expérience que voici :

8 [L’indolence, la ravisseuse]

L’indolence, la ravisseuse, (sévit) dans le corps ; sa propagation est due à l’igno­rance. Si celle-ci est « ravie » sous l’effet de l’Éveil, comment cette (indolence) subsisterait-elle alors, quand sa cause n’est plus ? (40)

L’indolence (glâni) est le domaine de toutes les afflictions (klesa) chez l’homme qui prend erronément son corps pour le Soi. Destructrice de la joie, c’est une ravis­seuse car elle dérobe la richesse de la suprême Conscience et engendre disette et finitude. Elle se propage à cause de l’ignorance pour qui ne reconnaît plus sa propre essence, Conscience et félicité indivises. Cette ignorance se dissipe au moment où l’on s’éveille à sa propre essence et l’indolence, privée de sa cause, disparaît à son tour.

Aussitôt l’ignorance disparue, les souffrances inéluctables du corps comme la maladie et autres infirmités s’évanouissent et, dans la mesure où elles disparaissent, la nature du véritable yogin atteint sa plénitude tout comme la véritable nature de l’or resplendit dès que, au contact du feu, ses impuretés sont éliminées. Ainsi l’absence de toute indolence constitue le pouvoir glorieux (vibhûti) d’un éminent yogin même s’il demeure dans son corps.

C’est ce que déclarait à l’enfant la grande yoginî Madâlasâ : « Ne sois pas assez égaré (mûdha) pour prendre ton corps pour le Soi, ce corps qu’il faut rejeter comme une guenille périssable car il est une cuirasse qui te paralyse, cuirasse faite d’actes purs et d’actes impurs, et aussi d’orgueil. » (Ma. Pu. 25. 14.)

Cette strophe suggère que le yogin aspirant à des pouvoirs limités subjugue rides et cheveux blancs lorsque le nectar de l’absorption pénètre son corps.



Bhatta Kallata

L’indolence mène le corps à sa ruine. Elle procède de l’ignorance. Privée de cause, quand se révèle (unmis —) la nature propre du Soi, elle est à jamais abolie. C’est pourquoi les yogin jouissent d’un corps robuste sans rides ni che­veux blancs.

– 121 —

En réponse à la question concernant la nature de l’Éveil cosmique et la manière de l’obtenir, (l’auteur) précise maintenant :

9 [Chez celui qui s’adonne à une seule pensée…]

Chez celui qui s’adonne à une seule pensée (data), ce dont surgit « l’autre », voici ce qui doit être reconnu comme unmesa, Éveil cosmique. Mais qu’on l’éprouve par soi-même. (41)

(Ksemarâja propose deux interprétations :)

D’après le Vijnânabhairava : « Que l’esprit qui vient de quitter une chose soit bloqué et ne s’oriente pas vers une autre chose, grâce à la chose (bhâva) résidant à leur jonction, la réalisation (bhâvanâ) “s’épanouit en toute son intensité. » (62) (C’est l’état du milieu, le Centre entre deux expériences.)

Unmesa apparaît soudain chez un yogin absorbé à la fine pointe de son esprit et qui s’adonne à une seule pensée portant sur quelque objet particulier, et dont les modalités, étant immobilisées, perdent tout support objectif.

« Apara » : l’apparition même de « l’autre » est le jaillissement transcendant, le ravis­sement de la pure Conscience, il surgit de la vibrante Réalité en laquelle la distinc­tion de sujet et d’objet a disparu et où s’engloutissent soudain les pensées pour ne faire qu’un à la disparition de ce support, lorsque la Conscience universelle (samvit) jaillit de cette très fine pointe et s’étend à l’infini. C’est cela qu’il faut discerner comme unmesa, puissant déploiement de la Conscience cosmique, c’est cela que doit con­naître le yogin.

« Svayam », qu’on l’éprouve « soi-même » ; car en l’absence du domaine objectif on ne peut reconnaître l’Éveil qu’en soi-même, y accédant par la seule intériorité et à l’aide d’un recueillement libre d’effort. Il est alors reconnu comme un ravisse­ment hors du commun.

D’autres interprètent ce verset de la manière suivante : Chez celui qui, adonné à une seule pensée, examine quelque objet, ce dont une autre pensée surgit tout à coup et qui remplit ces deux pensées, voici, en vérité, l’Éveil cosmique (ou l’expan­sion de la Conscience).



Bhatta Kallata

Tandis qu’on est bien absorbé en une seule pensée lors de l’examen d’un objet, ce dont naît spontanément une autre pensée doit être reconnu comme unmesa et cause de cette pensée. Mais une telle réalité doit être clairement per­çue par le yogin lui-même et éprouvé comme celle qui remplit intérieurement les deux pensées. 1


1. L’auteur joue sur la racine bhû : la première fois bhâva signifie une chose quelconque, mais la seconde fois « réalité éprouvée », état profond de conscience, enfin bhâvanâ signifie actualisation de la pure Conscience.

– 122 —

(L’auteur) enseigne maintenant qu’un yogin éminent doit repousser tel ou tel pouvoir particulier, dû uniquement à un contact fréquent avec unmesa et que même des yogin encore soumis aux limites peuvent obtenir par une pratique assidue :

10 [De là procèdent immédiatement…]

De là procèdent immédiatement et lumière, et son, et forme, et goût surnatu­rels, causant de l’agitation chez l’être (lié) au corps. (42)

De cet unmesa jaillissent immédiatement lumière et son surnaturels tant que le yogin n’a pas cessé d’identifier le « Je » à son corps grossier et à son corps subtil.

Le bindu, point lumineux, lumière semblable à une étoile brillante, et qui appa­raît entre les deux sourcils, est la lumière générique du monde objectif en sa totalité1. Nâda, sonorité surnaturelle ou dhvani, résonance non issue de percussion, se pré­sente sous forme de son indifférencié contenant l’ensemble des expressions verbales. Rûpa, splendeur (tejas) qui illumine l’obscurité même. Rasa, goût et saveur extraor­dinaires sont ressentis à l’extrémité de la langue2. Mais si ces impressions procurent un certain contentement (à un tel yogin), elles font obstacle à la réalisation du spandatattva, vibrante Réalité, car elles causent de l’agitation.

Les Yogasûtra déclarent : « Considérés comme des obstacles dans le samâdhi, ce sont à l’issue du samâdhi (en vyutthâna) des pouvoirs surnaturels (siddhi). » (III, 37.)

Ainsi lumière et son surnaturels troublent un yogin qui prend erronément le Soi pour son corps, même s’il se montre ardent à percevoir l’Éveil.



Bhatta Kallata

De là, de cet unmesa, surgissent bientôt, pour qui s’y adonne, bindu et tejas, splendeur lumineuse, nâda, résonance, ou sabda, son, nommé pranava (la syllabe A UM), rûpa, forme ou vision dans les ténèbres, rasa, saveur, goût d’ambroisie dans la bouche, tous entraînant rapidement de l’agitation.

1. Asesavedya équivaut à idantâ, objectivité perçue par le Seigneur, au-delà de l’univers différencié mais dans laquelle l’univers réside latent.

2. Notons qu’il n’y a rien sur sparsa, le toucher, celui-ci ne constituant pas un obstacle. Cf. La Kundalinî, p. 165.

– 123 —

(L’auteur) explique maintenant que le yogin qui immerge la conscience qu’il a de son corps dans la véritable nature de cet éveil (unmesa) accède au stade de suprême Sujet conscient, même sous forme de « cela » :

11

Celui qui demeure immobile, diffusant (la Conscience) en toute chose comme au moment où l’on a le désir de voir, alors… Mais à quoi bon en dire davantage, il l’éprouvera par lui-même. (43)

Au moment précis où l’on a le désir de voir quelque chose, (à l’étape) de pasyantî, (simple tendance) encore dépourvue de pensée dualisante, l’objet que l’on cherche à percevoir fulgure et vibre intérieurement comme indifférencié. De même un yogin demeure ferme en remplissant de la conscience du « je » — comme le fait Sadâsiva2 — tous les objets intériorisés à partir de la terre jusqu’à Siva3 ; il com­mence par le svavikalpa, pensée centrée sur son propre soi, mettant tout en relation en se disant « je remplis tout » et il finit par embrasser et intérioriser ce tout grâce à une pure prise de conscience sans dualité.

« Yadâ avatisthate » : Quand il demeure sans vaciller dans une telle mise à l’unis­son (samâpatti), il s’éveille, éprouvant par lui-même le fruit qu’est le ravissement de l’absorption dans le grand Sujet conscient qui engloutit intégralement la connais­sance objective ; à l’issue de cette totale unification, la Conscience se révèle dans la mesure où s’épanouit unmesa (apparition glorieuse de l’énergie divine universelle­ment répandue) et ceci doit être éprouvé uniquement par soi-même, en sa propre conscience. Inutile d’utiliser de nombreuses paroles à ce sujet.


Bhatta Kallata

Quand un yogin, à la manière de qui tend à voir quelque chose, se tient immobile en remplissant de conscience toute chose, alors… à quoi servent d’autres paroles, il connaîtra par lui-même la nature de la Réalité.

1. Sur pasyantî, la parole dite « voyante », cf. ici pp. 9, 17S sq.

2. Sadâsiva, éternel Siva, niveau élevé de l’émanation, cf. ici p. 14.

3. Ksemarâja ajoute ici « selon la méthode des cheminements décrite par le Svacchandatantra et autres traités ». Cf. T. Â.

– 124 —

Pour le parfaitement éveillé (suprabuddha) l’absorption totale dans la vibrante Réalité est perpétuelle parce qu’il s’exerce à l’ensemble des moyens mentionnés à la suite de la déclaration « sa perception est ininterrompue » (I, 17).

Vu que le spanda pénètre l’infinie multiplicité des choses, le rappelant au cœur de celui qu’il instruit, (l’auteur) montre en définitive le moyen de s’y absorber.

12 [Qu’il demeure toujours bien éveillé…]

Qu’il demeure toujours bien éveillé tout en percevant le domaine sensoriel à l’aide de la connaissance (que tout est Siva), qu’il érige toute chose en un seul lieu1, et plus rien ne le tourmentera. (44)

Il doit demeurer toujours éveillé (prabuddha) que ce soit au commencement, au milieu ou à la fin des états de conscience, veille, rêve et sommeil profond ; c’est — à-dire qu’il doit jouir du parfait éveil — d’une vision divine qui se révèle immuable s’il s’établit dans la Réalité vibrante toute épanouie.

De quelle manière ? En percevant à l’aide de la connaissance tournée vers l’exté­rieur le domaine sensoriel entier fait d’expériences objectives (le bleu, etc.) ou sub­jectives (le plaisir, etc.) il érige le Tout en un seul lieu, en soi-même (saisi) comme identique à Sankara, le créateur. Selon la stance II, 4 : « … quant à parole, sens, pensée, point d’état qui ne soit Siva. »

« Ériger toute chose » signifie prendre conscience qu’on n’en diffère pas, que ce soit dans le samâdhi-yeux-fermés ou dans le samâdhi-yeux-ouverts ; tout en demeu­rant imperturbable à l’état initial et à l’état final, il faut aussi voir dans l’état inter­médiaire lui-même une cristallisation de la sève de la Conscience.

Alors rien de limité n’est apte à tourmenter le yogin puisque le Soi est partout présent, selon le dire de l’auteur de la Pratyabhijnâ, Utpaladeva, dans sa Sivastotrâvalî : « O Souverain, celui qui perçoit intuitivement et sans différenciation le cercle objectif intégral sous forme de ta merveilleuse essence, d’où lui viendrait la crainte, à lui perpétuellement heureux dans un univers que comble la plénitude de son pro­pre Soi ? » (XIII-16)

(Ce verset traite du passage de turya à turyâtîta grâce à la kramamudrâ.)


Bhatta Kallata

Qu’il demeure toujours bien éveillé sans limiter ses énergies, tout en exa­minant par sa connaissance le domaine sensoriel ou le cognoscible et qu’il offre toute chose en un seul lieu — nature même de la Réalité faite de (pure) Science ; alors il ne sera plus tourmenté par « autre » chose, à savoir par l’ensemble des énergies parcellaires et obscurcissantes (kalâ) dont nous allons parler.


1. Âropayet, qu’il situe quelque chose en un lieu élevé, à savoir, en Siva.

– 125

Puisque l’univers est identique à Siva, rien ne peut tourmenter (le yogin) ; on se demande alors qui tourmente et qui est tourmenté. Pour y répondre (l’auteur) défi­nit l’être asservi ainsi que ses liens :

13 [En dépit de sa véritable nature…]

En dépit de sa véritable nature, sa gloire lui étant ravie par son activité limitée1, et lui-même étant réduit à l’état d’objet dont jouit l’ensemble des énergies issues de la multitude des sons2, on le nomme être asservi (pasu). (45)

« Nature véritable, essentiellement lumineuse » sont les termes qui désignent le Seigneur dans le Svacchandatantra. « Ayant pour appui sa propre énergie, le Souve­rain, cause universelle, émet, maintient, résorbe, obscurcit et accorde sa grâce. »

Intimement uni à sa propre énergie, il se livre constamment en toute liberté à sa quintuple activité, Lui que tous les livres sacrés chantent sous le nom de Vibrant, de Charmeur, de Souverain3. Son éternelle énergie d’autonomie, absolue intériorité, est désignée comme suprême, comme Matsyodarî, Grande existence, vibration lumi­neuse, vague, essence, Cœur, Bhairavï, Déesse, flamme, etc... 4.

Identique à la pleine intériorité — le « Je » (du Seigneur) — l’illustre Maîtresse des phonèmes, du premier A au dernier KS assimile comme emboîtées l’une dans l’au­tre les énergies de A à HA, c’est-à-dire l’inexprimable (anuttara) A et le son non issu de percussion (anâhata) HA, les tenant embrassées et contenues dans la Roue des éner­gies, à savoir l’expansion des six cheminements en tant que significations et signifiés5.

Bhatta Kallata

L’ensemble des sons s’étend du phonème A au phonème KSA. Devenu objet dont jouit la multitude des divines énergie — Brahmî et autres qui sont identiques à l’ensemble des gutturales issues de la totalité des sons — l’homme dépouillé de sa gloire par ses activités parcellaires, déchu de sa propre nature, est appelé pasu, être asservi.


1. Kala, fonction parcellaire et obscurcissante des énergies kâlî.

2. Sabda : son, mot, parole.

3. Spanda, Lolita et Isvara.

4. Matsyodarî, pulsation ininterrompue, semblable à celle du ventre du poisson, réfère à la krama — mudrâ. Cf. T.Â. V.

Ûrmi, vague, est la manifestation prise à son origine.

Hrdaya, le Cœur, devî, la Déesse, sikhâ, la flamme, Bhairavî sont en kriyâsakti, énergie d’activité à sa racine ; le spanda, vibration, se trouve en kriyâsakti mais il a sa source dans l’énergie de félicité (ânandasakti) par l’intermédiaire de l’énergie cognitive (jñânasakti). Il y a deux sortes de sphurattâ, frémissement ou vibration lumineuse, la première en turya. Quatrième état, en kriyâsakti, la seconde en kriyâsakti non plus en sa source comme les autres mais saisie en son total déploiement.

5. Le A pénétrant intimement en Ha et celui-ci en A, est l’expression de l’énergie en son complet déploiement, car elle contient tous les phonèmes ainsi emboîtés en elle.

– 126 —

Elle consiste en une prise de conscience du Je : indestructible et sans gradation (par essence) même si elle revêt l’aspect d’une série d’émissions et de dissolutions. C’est elle le verbe suprême, la Vie universelle, le grand montra AHAM perpétuelle­ment résonnant et qu’on ne peut émettre. C’est l’énergie vibrante du Bienheureux qui manifeste en Soi cet univers d’êtres infiniment variés comme animés d’un léger tremblement appelé spanda selon le sens dérivé de frémissement, de vibration, (pul­sation de vie).

Ainsi, le Bienheureux, désirant faire apparaître d’une façon morcelée la mani­festation sur la paroi lumineuse de son propre Soi, cache par jeu sa propre essence sertie des énergies universelles.

Tant qu’il désire se manifester de cette manière, son énergie indifférenciée et unique de Conscience de soi, devient d’abord volonté (icchâ) qui assume l’énergie cognitive, laquelle, à son tour, devient énergie d’activité. Comme telle, elle se déploie alors en germes ou voyelles, et en matrices ou consonnes, et apparaît aussi comme nonuple classe de phonèmes (à partir de A) et se divise en cinquante parties selon les groupes de phonèmes et de lettres de l’alphabet.

Telle, elle se manifeste dans la différenciation de germes et de matrices (yoni) formant la totale prise de conscience1 de Siva et de l’énergie.

Et cette même énergie vibrante de (pure) liberté, après avoir engendré ces pho­nèmes, effectue la quintuple activité du Bienheureux sous le triple aspect des divini­tés Aghorâ, Ghorâ et Ghoratarî qui prennent conscience de ces phonèmes1 2. (…..)

Bien qu’il soit de même nature que le Seigneur, l’être asservi (pasu) est réduit à l’état d’objet ou à celui d’esclave de Siva et des divinités comme Brâhmî, etc., sous forme des neuf classes issues des sons.

À l’objection : « Comment le Seigneur peut-il être réduit à un tel (état) ? », l’auteur répond : « parce qu’il est privé de sa gloire par l’activité parcellaire ».

Kalâviluptavibhava : (quatre interprétations de cette expression sont ici présen­tées.) Le terme kalâ désigne l’énergie d’illusion qui en projetant à l’extérieur découpe et délimite ; le Seigneur est ainsi destitué de sa glorieuse puissance, voilé par sa pro­pre énergie d’illusion.

(Une autre interprétation propose encore :) Ses qualités de plénitude et d’uni­verselle activité sont masquées et limitées par kalâ ou par les cinq cuirasses ; activi­tés et connaissance restreintes, temps, nécessité et attachement. On explique ainsi que le pasu soit réduit à l’état d’objet dont jouit l’ensemble des énergies.

(Selon une troisième interprétation :) (S’il en est réduit à un tel état) c’est parce qu’il ne s’arrête pas, fût-ce un seul instant, à sa véritable nature, étant privé de sa


1. C’est là le parâmarsa des phonèmes. A ce sujet, cf. T.Â, ch. III.

2. Aghorâ, énergie suprême, participe à la connaissance indifférenciée et conduit à l’état divin. Ghorâ, énergie intermédiaire, comporte une nuance de différenciation, et Ghoratarî, énergie inférieure, « l’effroya­ble », fait sombrer les êtres attachés aux jouissances sensorielles. Ces énergies sont décrites dans le Mâlinîvijaya, III, 5-13 et 33. Cf. S.S.v. tr. p. 119, et le Spandasamdoha, ici p. 53.


gloire et pour ainsi dire traîné et entraîné en des réjouissances et des peines par les énergies que sont Brâhmî et les autres déesses qui gouvernent l’ensemble des phonè­mes (comme les voyelles) ou encore les phonèmes séparés comme l’expose le Mâlinîvijaya. Sous l’influence des paroles ordinaires ou subtiles qui imprègnent de trom­peuses affirmations avec ou sans vikalpa comme « je suis imparfait », « je suis limité », « je fais quelque chose », « je prends ceci », « je repousse cela »…, il est rendu captif de ces énergies et devient pour elles objet d’expérience, on le nomme donc être asservi.

(Reste la quatrième interprétation :) Il semble limité, dépouillé de sa gloire, l’acti­vité parcellaire l’empêchant de se révéler, mais en réalité sa nature propre identique à âiva n’a pas disparu car, sans elle, lui non plus ne se manifesterait pas. Il ne pour­rait prendre alors conscience de son véritable Soi que les connaissances et paroles limitées ont ainsi dépouillé de sa gloire.

– 128 —

(L’auteur) montre maintenant en détail comment le paéu soumis aux liens est tourmenté par l’énergie cognitive dès qu’elle se contracte :

14 [… la perte de la saveur…]

L’irruption des réactions, c’est pour lui la perte de la saveur de la suprême ambroisie ; en conséquence, il est réduit à l’état de dépendance et cette (irruption) a pour domaine les éléments subtils. (46)

L’apparition des réactions1 ou de vikalpa relatifs au monde, aux traités ou aux connaissances d’objets différenciés qui leur correspondent, conduit à sa perte l’être asservi : elle est le signe de la disparition de la saveur de l’ambroisie, ce flot de féli­cité propre à la masse indivise de la Conscience.

La Conscience semble pour ainsi dire absente car on ne la perçoit pas, bien qu’elle soit présente jusque dans la réaction à l’égard d’objets distincts. C’est en ce sens que la félicité disparaît ; par la faute de cette réaction à toute impression, le pasu perd son indépendance puisqu’il en est désormais tributaire. « La connaissance est le lien » comme le déclarent les Sivasutra (I, 2). Le vénérable Vyâsa dit aussi : « Dans l’enfance il dépend de père et mère ». Et Madâlasâ proclame de son côté : « Gardez-vous de parler sans cesse de (vos) associations ordinaires (bhauta), vous écriant tantôt : Opère ! O mère ! tantôt : O mon enfant ! O ma bien-aimée ! et tantôt : C’est à moi. Ce n’est pas à moi. » (Ma. Pu. 25, 15)

L’apparition des réactions est dite tanmâtragocara ou domaine des éléments sub­tils dont les fluctuations vives ou lentes caractérisent le champ du connaissable dif­férencié. Tant que se déploient les objets différenciés, on est lié, mais on se libère dès cette vie lorsque l’on a, grâce à l’enseignement donné, la compréhension iné­branlable que toute chose connue n’est autre que le Soi, comme il a été dit au II, 5 : « Celui qui détient cette Connaissance… » Il n’y a donc aucune contradiction entre le présent sütra et la stance II, 4 : « … point d’état qui ne soit Siva ».


Bhatta Kallata

L’apparition des réactions, telle l’irruption des souvenirs à la vue de quel­que objet, est due à la perte du goût de la suprême ambroisie ; celle-ci dispa­rue, (l’homme) tombe dans un état privé de liberté et d’omniprésence. Ces réac­tions, ayant pour domaine les éléments subtils, sont essentiellement des désirs de sensations, forme, goût et autres.


1. Pratyaya, réactions aux impressions. A ce sujet, cf. ici p. 179.

– 129 —

Mais si l’apparition des réactions est l’indice chez l’être asservi de la disparition de la saveur de la suprême énergie, pourquoi dites-vous que cet être est l’objet dont jouit l’ensemble des énergies ?

(L’auteur) répond :

15 [… ces énergies sont toujours empressées…]

Et pour lui ces énergies sont toujours empressées à voiler son essence car les réactions ne surgiraient pas si elles n’étaient pas intimement liées aux mots. (47)

« Et », dans ce sûtra, annonce une autre conclusion qui élimine le doute.

Les énergies précédemment mentionnées, surgissant sans arrêt, expliquent l’absence d’une parfaite prise de conscience, absence qui voile l’essence divine d’un tel esclave, bien que cette essence soit la (lumineuse) paroi (sur laquelle se reflètent les énergies).

Aussi longtemps que l’être asservi ne reconnaît pas sa propre essence identique à la saveur de l’ambroisie suprême, ces (énergies) s’empressent à la recouvrir car l’apparition de réactions sous forme d’un flot de connaissances avec ou sans vikalpa n’a lieu qu’associée à des mots ou sous l’aspect interne et subtil de connaissances variées ou encore sous l’aspect du langage conventionnel : sans ces mots, l’appari­tion des notions ne pourrait se produire.

Et même si les animaux sont privés des signes conventionnels du langage, ils ont une prise de conscience qu’un signe de tête, par exemple, communique, signe qui indique un consentement intérieur. Sinon, un enfant ne pourrait saisir une pre­mière fois la convention verbale s’il était dépourvu de toute prise de conscience intérieure1. Il est évident que chacun a l’expérience directe et personnelle des notions associées aux mots ordinaires2.



Bhatta Kallata

Les énergies mentionnées telles Brâhmî et autres déesses, sont toujours ardentes pour cacher à cet homme sa nature propre car jamais ne surgissent réactions ou connaissances sans le support des mots.


1. Antarûhâpoha, sentiment intuitif et aptitude innée à saisir le sens qui transcende la sphère du langage. L’enfant doit déjà la posséder.

2. Mais, sous-jacente au langage et bien qu’obscurcie par lui, subsiste la lumineuse paroi, sans fon­dement, l’énergie vibrante consciente qui, échappant au domaine objectif et conventionnel, lui donne un sens en reliant les mots entre eux.

– 130 —

(L’auteur) résume le sens des trois strophes précédentes et insiste sur ce qui a été dit à propos de la non-distinction entre cognoscible et spanda générique.

La servitude, dit-il maintenant, c’est la non-reconnaissance de ce (spanda), la délivrance, c’est sa reconnaissance :

16 [Cette énergie de Siva qui a l’activité pour forme engendre la servitude]

Cette énergie de Siva qui a l’activité pour forme engendre la servitude quand elle réside dans l’être asservi, mais, reconnue comme la voie donnant accès au Soi, c’est elle qui confère la perfection libératrice. (48)

« Sâ », elle, l’énergie que décrivent les trois strophes précédentes ; « iyam », celle-ci, énergie d’activité, fulgure sous son aspect de connaissable (prameya).

Inhérente à Siva, pure Conscience et nature suprême du Soi, « elle », la suprême souveraine, Réalité vibrante, spanda générique ou universel, on la nomme énergie d’activité lorsqu’elle est la source du multiple. Elle devient celle qui asservit quand Siva, sous forme d’activité limitée, revêt l’apparence d’un être captif (pâsu) qui s’iden­tifie au souffle et au corps subtil. Aspergé d’une goutte d’intériorité, cet être devient un agent. Soumis aux tourments constants de la prise et du rejet, il ne reconnaît pas sa véritable nature, voilée par cette énergie qui engendre alors le lien. Mais si cette même énergie d’activité est reconnue comme énergie suprême et comme ce qui ouvre la voie menant à Siva, elle devient alors le moyen d’atteindre le but.

Selon l’illustre Vijnânabhairava (20) : « Si celui qui pénètre dans l’état de l’éner­gie réalise qu’il ne s’en distingue point, son énergie divinisée assume l’essence de Siva et on la nomme alors “ouverture” (menant à lui). »

Si un yogin, bien que (plongé) dans le flot (du devenir, prasara) qu’il soit avec ou sans vikalpa, considère l’ensemble des choses connues comme un aspect de son propre Soi et identique à Siva, une telle énergie lui fera alors obtenir la plus grande des félicités.


Bhatta Kallata

Cette énergie du Bienheureux dont la nature est activité réside dans le pasu, comme l’a dit (Bhartrhari) : « On ne trouve, dans l’être individuel, aucune fonc­tion parcellaire (kala), faite de deux courants1 qui ne soit remplie et dirigée par la fonction de Siva ».

Cette énergie non reconnue est cause de lien mais, reconnue, elle confère aux hommes les diverses perfections (siddhi) à la fois supérieures et inférieures.


1. Langage et pensée ou, selon Râmakantha, action et connaissance.

– 131 —

Ayant examiné ici comment l’individu se lie et comment, à l’aide des moyens qui vont être définis, il se libère, (l’auteur) explique à nouveau la nature du lien pour qu’on puisse le briser :

17-18 [Entravé par l’octuple forteresse…]

Entravé par l’octuple forteresse (le corps subtil) issue des éléments subtils et pour­vue de pensée, d’agent d’individuation, d’intelligence discriminatrice, l’être dépen­dant est soumis à des expériences dues à des réactions qui procèdent (de cette forte­resse). (49.) En conséquence il transmigre. Examinons donc la cause (apte à) élimi­ner pour lui ce passage d’existence en existence. (50)

Il subit les expériences procédant du corps subtil et parce que ces réactions aux impressions comme le bonheur surgissent en raison de leur association aux mots, l’être asservi devient dépendant, ballotté ici et là par les déesses Brâhmî et autres1, il n’est nullement indépendant comme l’est le yogin parfaitement éveillé, car sous l’influence de son corps subtil, des imprégnations variées qui somnolent en lui se réveillent encore et encore, aussi transmigre-t-il de vie en vie. Il assume, conformes à l’expérience des fruits particuliers, des corps qu’il abandonne à la mort.

Nous allons décrire sur le champ le moyen aisé apte à anéantir complètement l’écoulement de naissance en naissance et à mettre fin à l’impureté relevant du corps subtil. C’est la voie même qui a été exposée en ce présent traité.

Si l’auteur emploie l’impératif « examinons », c’est que ce présent implique passé et futur selon le sûtra de Pânini : « le présent peut être employé pour exprimer un proche passé ou un futur immédiat » (3, 3, 131).


Bhatta Kallata

Déterminé par le puryastaka, constitué de la triade : pensée, agent d’indi­viduation et intelligence, ainsi que des éléments subtils, sons, etc., lepasu est soumis à plaisir et douleur. Privé de liberté, il goûte et il jouit d’expériences issues de l’octuple forteresse et transmigre de corps en corps. Nous montre­rons donc ce qui met fin à la transmigration — suite ininterrompue de nais­sances et de morts.


1. Brâhmî et autres déesses, cf. Spandasamdoha, ici p. 51.

– 132 —

Après avoir donné ces explications, (l’auteur) revient au contenu du premier sütra :

19 [Mais quand il s’enracine en un seul lieu (le spanda)…]

Mais quand il s’enracine en un seul lieu (le spanda), alors contrôlant apparition et dissolution de ce (corps subtil), il accède à l’état de sujet qui expérimente et il devient le Souverain de la Roue (des énergies). (51)

À l’aide des deux absorptions, yeux-fermés et yeux-ouverts, il maîtrise (selon le processus mentionné au premier verset) la disparition et l’apparition (du corps subtil) et, par lui, il suscite résorption et émanation1 (de l’univers) grâce à sa propre nature identique au Seigneur, après avoir englouti et assimilé toutes les expériences des niveaux du réel s’étageant de la terre à Siva. C’est grâce à ce processus de reconnais­sance qu’il s’élève alors à l’état de suprême Sujet conscient qu’il n’a d’ailleurs jamais cessé d’être.

En conséquence, il devient le Souverain de la Roue des énergies2 et de l’ensem­ble de ses propres rayons que décrit le premier sûtra et, en ce corps même, il parvient à la suprême souveraineté.

De cette manière le vénérable Vasugupta montre comment, selon le premier et le dernier sûtra (du Spandasâstra) l’enseignement de la vibration embrasse et cou­ronne la doctrine Mahârtha (de grand Sens), révélant que cet enseignement mysti­que est suprême parmi toutes les doctrines ésotériques dont il constitue la moelle.

Siva : paix et bénédiction !

Tel est le troisième chapitre du Spandanirnaya, intitulé : La Vibrante Réalité dans la splendeur de son déploiement.


Bhatta Kallata

Quand, au contraire, sa pensée étant bien absorbée (nacitta), il s’enra­cine en un seul lieu — qu’il soit subtil ou grossier — alors, contrôlant manifes­tation et dissolution en lesquelles surgit et périt la manifestation des réactions3, il obtient l’état de sujet jouissant et devient, en conséquence, le Seigneur de la Roue des énergies, l’universel Souverain.


1. D’une part, on a nimîlana et unmîlanasamâdhi, maîtrise de layodaya ; d’autre part, samhâra (résorption) et sarga (émission) sur le plan universel.

2. Comme ces versets concernent la Roue des énergies, le Spandasâstra se réfère à l’enseignement mystique de l’École Krama-Mahârtha.

3. Ksemarâja commente ici « du corps subtil », tandis que Bhatta Kallata comprend « apparition des réactions » (pratyayodbhava).


Strophes finales de Bhatta Kallata1

1. Ici s’achève la glose des Spanda (sûtra) dans leur totalité, glose écrite par le vénérable Kallata qui, sous l’effet d’un nectar enivrant, aspire à étreindre l’uni­que réalité de la Conscience brillant de son propre éclat.

Kallata a rendu clairement manifeste l’ambroisie du spanda extraite de l’océan1 2 des Sivasûtra enseignés en rêve par le Seigneur au vénérable Vasugupta sur le mont Mahâdeva.

À moi, dont la lignée des maîtres s’étend du soleil au moustique, à moi, dis­ciple de tout (et de tous), les enseignements ne font guère défaut.


[note] 1. Bhatta Kallata cite la stance 52 de la dernière partie, mais sans la commenter, c’est pourquoi nous donnons ici ses strophes finales.

[note] 2. Ambroisie que Siva a tirée de la mer pour en faire don aux dieux, ne gardant pour lui que le poison qui a noirci sa gorge.


– 134 —



IV

A la fin du livre, (l’auteur) célèbre le domaine suprême du spanda en même temps que la parole du maître, jouant sur le double sens du terme gurubhâratî.

1 [Je rends hommage…]

Je rends hommage à cette merveilleuse « parole » du maître au sens extraordinaire, barque qui fait traverser l’insondable océan du doute. (52)

L’expression « gurubhâratî » 1 désigne l’incomparable Déesse, la parole du maître dont il est dit : « l’énergie de Siva est ici appelée “ouverture” 2 » car, sous l’aspect du maître, elle ouvre l’accès au domaine de Siva.

Ou encore, elle désigne la parole suprême, parâvâk, qualifiée de grande bhâratî parce qu’elle embrasse toutes les formes de la parole3.

(Voici le sens :)

Je m’incline devant cette guru-bhâratî, incomparable parole instructive du maî­tre, merveilleuse — ravissement surnaturel —, je m’absorbe complètement en elle en raison de son éminence, je la salue avec ardeur, elle qui vibre dans tous les états de la parole, je me la rends favorable afin de pénétrer profondément en elle, toujours immergée dans la prise de conscience de son essence.

« L’océan du doute » est fait des multiples souillures inhérentes aux inquiétudes dues à l’absence de certitude relative à la parfaite intériorité. C’est un « océan » car, en raison de son immensité, le doute est difficile à traverser. La comparaison avec la barque s’applique aux deux sens de l’expression « gurubhâratî : soit qu’elle désigne, quant à la parole suprême, les paliers de repos que sont les merveilleux ravissements, soit que, dans le cas de la parole du maître, elle s’applique à ce qui ordonne mots et sens merveilleux en une composition littéraire pleine de charme.


1. Bhâratî fait allusion à Sarasvati, déesse de l’éloquence, qui descend de Bharata.

2. V.B. St. 20.

3. Allant de pasyantî, la voyante, à vaikha, la parole ordinaire. Cf. ici p. 175 sq.

– 135

(L’auteur), mentionnant le nom (de Vasugupta) dont la puissance est bien recon­nue, afin d’inciter les chercheurs ardents pleins de respect à son égard, décrit dans la strophe suivante le grand fruit que procure ce traité quand on le garde secret.

2 [Bien que très difficile à acquérir…]

Bien que très difficile à acquérir, si on l’obtient, ce trésor de la connaissance est toujours bénéfique pour ceux qui, comme Vasugupta, l’enchâssent dans la pro­fonde caverne de leur cœur.

La connaissance que révèle ce traité conduisit le maître Vasugupta (vasu, tré­sor, gupta, caché) à la béatitude (Siva) après qu’il l’eut découverte gravée sur le roc en suivant les instructions qu’il avait reçues en rêve du Seigneur1.

Le Cœur (hrd) a pour nature la lumière consciente et la prise de conscience de Soi 2. On le compare à une caverne car il donne asile au Tout qui pénètre en lui.

De même que ce trésor de la connaissance fut bénéfique au Maître vénéré, Vasu­gupta, il l’est également à tous les êtres sans aucune restriction quant à leurs qualifications.

Une telle connaissance, si difficile à acquérir, est un trésor ; grâce à elle attei­gnent le but ultime ceux qui enchâssent ce trésor au fond de leur cœur, l’y maintien­nent avec fermeté, l’assimilent et le cachent à ceux qui ne sont pas prêts à le recevoir.

Elle est toujours bénéfique (sîvâya) puisqu’elle leur permet de s’absorber en leur propre essence éternellement identique au Seigneur (Samkara) “Lui qui confère la paix’ 3.

1. S.S.v. tr. Introduction.

2. Prakâsa, indissolublement uni à vimarsa ou Siva à Sakti, d’où la Conscience absolue douée de liberté (svâtantrya).

3. Sur l’étymologie du terme Sam -kara, cf. le premier verset de ce traité qui commence et s’achève par le même nom : Samkara, « Paix » universelle.

– 136 —

STROPHES FINALES

1. Malgré une multitude de gloses à ce traité qui, elles, sont généralement superficielles même si (leurs auteurs) sont doués d’intuition, il existe cepen­dant certains êtres exceptionnels qui tels des cygnes sagaces1, experts à saisir la moelle de la Réalité, distingueront la prééminence de ma glose.

2. Mon maître (Abhinavagupta) ne put se résoudre à faire partie du trou­peau des nombreux commentateurs et n’a donc pas commenté les Spanda (sûtra).

3-4. J’ai donc montré en bref dans mon Spandasamdoha ces différences. Et aujourd’hui, étant ardemment sollicité par mon disciple nommé Sûra qui a le don de s’immerger dans l’énergie de Rudra et qui s’est identifié à Siva, moi, Ksemarâja, j’en donne une explication grâce au « poids » des instructions détail­lées de mon propre « guru » 2.

5. Ne sont pas qualifiés pour recevoir cet enseignement ceux dont l’intelli­gence n’est pas purifiée par de bons guides et dont les doutes ne sont pas dissi­pés par la doctrine mystique3 du Sivaïsme non dualiste. Leur entendement étant émoussé, ils n’ont pas encore savouré l’ambroisie de la Reconnaissance4. Par contre peuvent en jouir les êtres aux intentions parfaites.

6. Sanctuaire d’où fulgure un bonheur sans égal dont le glorieux chemine­ment s’étend de façon extensible de Siva à la terre, domaine où se déploient les états variés d’émanation, de maintien et de résorption, Victoire à cette suprême vibration de la Conscience, du flot de laquelle l’univers entier n’est qu’une goutte.

Ici prend fin le Nirnaya de Ksemarâja qui a bénéficié de l’enseignement du grand Maître Abhinavagupta, disciple au second degré d’Utpaladeva, auteur de la Pratyabhijñâkârikâ.


1. Symbole du discernement, le cygne extrait uniquement le lait d’un mélange d’eau et de lait.

2. Guru dont le sens est « lourd » d’où le jeu de l’expression « gurorguroh ».

3. Sâsanopanisad.

4. Pratyabhijñâ. Cf. ici l’introduction à la Sivadrsti.







PUBLICATIONS DE L’INSTITUT DE CIVILISATION INDIENNE

Série in-8° Fascicule 19





ÉTUDE SUR LE SIVAÏSME DU KASMIR

LA BHAKTI

Le Stavacintamani

de Bhattanarayana



Texte traduit et commenté

par

Lilian SILBURN

Publié avec le concours du Centre National

de la Recherche Scientifique

Nouveau tirage

PARIS

Éditeur : Collège de France

Institut de Civilisation Indienne

1979

Dépositaire exclusif : Diffusion E. de Boccard

11, rue de Médicis — Paris 6e



[v°]

3e éd. revue, comportant une liste de corrections et d’additions, 1979 (1re éd. 1964)

[r°]

À Anne-Marie ESNOUL.



ABRÉVIATIONS

Sauf indication contraire, les textes sanskrits cités sont édités dans les Kasmir Series of Texts and Studies, à Srinagar.

I.P.v. Isvarapratyabhijnavimarsini d'Abhinavagupta.

M.M. Maharthamanjari de Mahesvarananda avec sa glose, Parimala. Ed. Trivandrum Sanskrit Series N° 66. Traduction L. Silburn, Paris, 1968.

M.V.v. Malinivijayavarttika d’Abhinavagupta. N° 31.

P.S. Paramarthasara d'Abhinavagupta. N° 7. Traduction L. Silburn, Paris 1957.

P.T. Paratrimsika Tantra.

P.T.v. Paratrimsikavivarana, glose d’Abhinavagupta. N° 18.

S.D. Sivadrsti de Somananda avec le commentaire d’Utpaladeva. N° 54.

S.K. Spandakarika ou sûtra et

S.N. Spandanirnaya, commentaire de Kemaraja. N° 42.

S.S.v. Sivasûtravimarsini de Ksemaraja. N° 1.

Stav. Stavacintamani de Bhattanarayana avec le commentaire de Ksemaraja. N° 10. 1918.

T.A. Tantraloka d’Abhinavagupta avec le commentaire de Jayaratha.

Ut. Utpaladeva : Sivastotravali. C.S.S. Bénarès, 1902 et en 1964 même éd. The Sivastotravali of Utpaladevacharya with the sanskrit commentary of Ksemaraja, by Rajanaka Laksmana.

V.B. Vijñanabhairava. Traduction L. Silburn. Paris, 1961. Réimpr. 1976.







INTRODUCTION

LA BHAKTI DANS LE SIVAÏSME DU KASMIR

INTRODUCTION

Sa place, son rôle et ses représentants

Le terme bhakti désigne uniquement l’amour mêlé de respect et d’adoration de l’homme pour Dieu. Déjà mentionné dans les Âgama sivaïtes1, la bhakti a sa place de choix parmi les moyens les plus élevés d’atteindre Siva.

Au moment où se fonde l’école Trika avec Vasugupta, le terme bhakti ne se trouve ni dans les Sivasûtra ni dans la Spandakarika bien que celle-ci mentionne la vénération continue envers Siva (sl. 34). Quant aux sûtras, ils traitent des voies de la libération : voie inférieure de l’individu (anavopaya) qui est celle des techniques et du yoga ; voie de l’énergie (saktopaya) « qui examine par le cœur la Réalité ineffable » (II.10) et voie suprême de la pure volonté ou de Siva (sambhavopaya) dans laquelle un amour intense permet au yogin de s’élancer jusqu’à la Réalité ultime et de s’en emparer.

Bientôt les fondateurs du système Pratyabhijna, chercheurs en quête d’absolu, ne s’astreignent plus aux trois voies de réalisation et découvrent une voie nouvelle2, directe et plus simple, celle du cœur (hrdaya) ou de la Reconnaissance de soi (pratyabhijna) dans laquelle l’amour devient prépondérant, en particulier chez Utpaladeva 3.

1. Le V. B. lui consacre un verset (121), cité Stav. sl. 55 com. Inf. p. 122

2. Qui rejoint l’anupaya, voie » sans manière d’être » du Trika.

3. Le sivaïsme moniste du Kasmir, nommé Bhairavasasana ou Svatantryavada, s’étend sur trois périodes : Âgama monistes, Trika ou Spanda dont Vasugupta est le fondateur, et Pratyabhijna qu’exposent Somananda, Utpaladeva, Abhinavagupta, Ksemaraja. Il existait d’autres branches, tels Krama et Kaula, dont il ne reste pas grand’chose.

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Rares sont à date ancienne les témoignages vécus de mystiques indiens. Nous avons donc tenu à réunir les plus significatifs parmi les représentants de la bhakti au Kasmir : Bhattanarayana, Utpaladeva et Lalla, et c’est à eux que se réfèrent les pages qui suivent.

La caractéristique de leur voie d’amour est d’ignorer toute technique. Élan et spontanéité sont seuls requis de la part du mystique. En outre, cette voie ne se présente pas comme une voie parmi d’autres, mais comme la voie unique. Est-ce même une voie ? Ce serait plutôt un sentier que le mystique trace à mesure qu’il avance.

Les poèmes d’amour de Lalla et d’Utpala ne constituent pas des œuvres élaborées : les stances qu’ils improvisent ici et là selon l’inspiration, recueillies par leur admirateurs, nous ont été transmises, rassemblées au hasard. Dans ces conditions, il nous a semblé que la meilleure méthode pour pénétrer leur pensée et pour l’atteindre dans sa réalité vivante serait encore de les laisser s’exprimer à leur manière afin de mieux percevoir les profondeurs insondées de leur amour. Mais comme ces poètes ne puisent qu’à une seule source, l’amour, et ne disent et ne redisent qu’une chose, l’amour, nous n’avons pu éviter la monotonie qui accablera celui qui n’a jamais connu la bhakti.

Bhattanarayana

De lui nous ne savons rien, exception faite des noms de membres de sa famille : son grand-père se nommait Paramesvara et son père Aparajita1.

Postérieur à Vasugupta dont il était peut-être le disciple direct, il vivait probablement au début du règne de Avantivarman, roi du Kasmir (855 à 883), c’est-à-dire au temps de Kallata et de Somananda, dans la seconde moitié du IXe siècle. Il eut lui-même comme descendants Muktakana et son frère Ramakantha, ce dernier, disciple de Utpaladeva2. Abhinavagupta le cite avec grand respect3.

L’œuvre de Bhattanarayana que nous avons ici traduite, le Stavacintamani, eut comme glossateur un disciple d’Abhinavagupta, Rajanaka Ksemaraja4, dont nous suivons librement le

1. Stav. sl. 3, p. 10, 1. 6.

2. Voir à ce sujet J. C. Chatterjee, Kashmir Shaivaism. K. S., p. 40.

3. Dans son commentaire à l’I. P. d’Utpaladeva, I. II, vol. I, p. 51.

4. Nous nous étendrons sur les œuvres de ce commentateur prolifique dans notre introduction à sa glose aux Sivasûtra.

commentaire en nous inspirant du contenu, tout en supprimant les redites, et y ajoutant à l’occasion nos propres éclaircissements et interprétations.

Les versets présentent une ordonnance interne que le lecteur pourra dégager à l’aide des quelques indications que nous donnons d’après Ksemaraja.

Le thème qui revient dans ce poème et que pose déjà le premier sloka est l’union de Siva et de son énergie (sakti) ou, plus précisément, des deux pôles complémentaires prakasa et vimarsa dont on trouvera plus loin une explication.

La langue de Narayana est concise, les mots à plusieurs significations y foisonnent ; les vers aux assonances raffinées contiennent des jeux de mots subtils et par cela même intraduisibles. Le poème est intitulé Stavacintamani, joyau à la louange de Siva. On peut se demander si le poète n’a pas composé ces stances au sortir de l’extase après avoir plongé dans les mers profondes pour en rapporter la perle inestimable de l’Amour.

Utpaladeva

Utpaladeva, connu encore sous le nom de Utpalacarya, vivait à la fin du IXe siècle et au début du Xe. De lui nous savons peu de choses1 : fils spirituel de Somananda — fondateur de l’école Pratyabhijna —, il eut pour condisciple Padmananda et fut le père de Vibhramakara. Il n’était donc ni célibataire ni moine errant (sanyasin). Abhinavagupta qui commenta ses œuvres avec vénération eut pour maître un de ses disciples, Laksmanagupta.

À la fois mystique de génie, puissant métaphysicien, fin psychologue et, par surcroît, grand poète, Utpala fut à côté d’Abhinavagupta la figure la plus marquante et la plus audacieuse de l’école Pratyabhijna.

Ses œuvres philosophiques2 sont caractérisées par une analyse pénétrante basée sur l’expérience — et quelle expérience ! celle du jaillissement spontané de la liberté qui mène à l’identification avec Dieu. Rares sont les êtres qui eurent aussi intensément que lui le sentiment de la Réalité sans le moindre intermédiaire et la possédèrent, libre et nue, dans son éternelle fraîcheur.

Son poème d’amour, la Sivastotravali, se présente comme un recueil de vers épars dont Sri Rama et Adityaraja firent un

1. Cf. Introduction à l’I. P. v, vol. II. K. S., 1921, de Madhusudan Kaul Sastri.

2. Dont certaines sont perdues. Nous possédons encore l’Isvarapratyabhijnakarika ou sûtra, un commentaire sur la Sivadrsti de Somananda, les trois Siddhi et leurs vrtti (K. S.).

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volume après sa mort et que Vivanatha divisa en vingt chapitresl. À l’exception des portions XIII et XIV écrites en toute lucidité d’esprit, les autres furent composées lors d’une période d’exaltation intense et de folie mystique.

Ce poème est le plus beau des chants d’amour sivaïtes : ses accents sont profonds et vrais, ses intuitions originales s’expriment de façon personnelle. Son style simple et touchant ne manque ni de mystère ni d’humour. Pourtant, comme les mots y sont des allusions indiquant des réalités spirituelles plutôt que des images ou des concepts, la traduction en est particulièrement malaisée.

Lalla

Nommée Lallesvari par les sivaïtes et Lal Didi ou Ded par les Musulmans, cette yogini vivait au Kasmir entre 1300 et 1400 et fut contemporaine du grand sufi Sayyid « Ali Hamadani2 qui convertit le Kasmir à l’Islam en 1380.

Lalla appartenait à la religion sivaïte, mais il est possible qu’elle ait subi l’influence du sufisme et qu’elle ait connu de célèbres sufi éclectiques comme Sayyid et Amir Shamsa'ddin'Iraki, Nuru » — ddin shah que les hindous eux-mêmes vénèrent sous le nom de Nand Rishi Sahazananda. Son guru qui se nommait Sad Mol n’était pas sivaïte. Bientôt Lalla dut dépasser le stade mystique où il se trouvait lors de leur rencontre3.

Mariée dans une noble famille kasmirienne, chassée par sa belle-mère, Lalla errait en ascète, chantant et dansant entièrement nue, dit-on. Lorsqu’on lui reprochait son indécence, elle répondait que seuls sont des hommes ceux qui craignent Dieu et, vu leur nombre restreint, il ne valait guère la peine de se vêtir. Mais, un jour, apercevant au loin Sayyid « Ali, elle s’enfuit et se cacha dans le four d’un boulanger en criant « j’ai vu un homme ».

Musulmans et Hindous récitent à l’envi aujourd’hui encore ses quatrains en ancien kashmirien pleins d’un charme étrange et si musicaux. Son style est simple, direct, concis et familier ; ses images tirées de la vie journalière. Lalla ne se soucie ni d’abstraction ni de doctrines philosophiques ; elle se contente de nous

1. Sivastotravali by Utpaladevacharya with the Commentary of Ksemaraja, Chow-khamba Sanskrit Series 1902, Benares. Les informations sont fournies par Ksemaraja dans la glose du sl. 1, p. 1. Le chapitre XIII est le seul qui ait été traduit par Durgaprasad Kachru sous le titre : Utpala, the saint mystic of Kashmir. Poona, 1945. Nous publierons bientôt la traduction de ce poème que le Swami Lakshman Brahmacarin réédite avec corrections.

2. Cf. préface de Sir Richard Temple, p. 2.

3. D’après le Swami Lakshman qui nous a aidée dans nos traductions.

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faire part de ses propres expériences mystiques et, sur ce plan, ses quatrains se présentent comme une autobiographie.

Elle illustre aussi de façon pittoresque et vivante les croyances des philosophes sivaïtes de son temps et c’est pourquoi sa popularité n’a nullement faibli au cours des siècles, ni auprès des pandit ni auprès des masses musulmanes. Sa poésie, expression si spontanée de son être, reste en contact avec la vie sous toutes ses formes : vie divine, vie des yogin, vie humaine en général et en particulier la vie quotidienne du Kasmir au XIVe siècle.

Aucun manuscrit authentique de ses œuvres n’est parvenu jusqu’à nous, mais il existe plusieurs collections incomplètes et qui ne concordent pas toujours entre elles. Nombreux sont les pandit qui ont conservé en mémoire ses stances qu’ils récitent volontiers. Sir George Grierson et le Dr. L. D. Barnett les traduisirent et publièrent en 1920 sous le titre « Lallavakyani or wise sayings of Lal Ded, a mystic poetess of ancient Kashmir » 1.

Citons encore les noms de deux poètes Sivaites : Jagaddhara Bhatta et Mahesvarananda. Le premier, célèbre sous les noms de Jagadar et de Mahakavi, vivait au Kasmir il y a environ cinq cents ans. Il composa la Stutikusumanjali2, poème d’un millier de vers à la louange de Siva. Sa vie spirituelle n’a ni la profondeur ni la spontanéité de celles d’un Utpala ou d’une Lalla ; néanmoins son poème mériterait d’être étudié et traduit à cause de sa grande beauté et des qualités de sa forme : subtilité extrême, ornementations verbales, jeux brillants, délicates allusions et nombreuses allitérations qui témoignent d’une virtuosité technique et d’un talent éblouissant.

Mahesvara ou Goraksa, disciple de Mahaprakasa, est un poète du sud de l’Inde, natif du royaume de Chola et grand admirateur d’Abhinavagupta. Nous citerons quelques stances de sa Maharthamanjari3.

Lallesvari, Utpaladeva et Bhattanarayana ont un trait commun : le sentiment aigu de la présence divine. Leur poésie jaillit de leur amour et nous ramène sans cesse à la Réalité fondamentale ; parce qu’ils sont si vivants et originaux, ils nous font partager

1. Royal Asiatic Society. Vol. XVII. Cf. « The word of Lalla the prophetess being the sayings of Lal Ded or Lal Diddi of Kashmir «. Sir Richard Carnac Temple. Cambridge, 1924. Rajanaka Bhaskara a fait une libre traduction de ses « dires » en vers sanscrits. Cette traduction de 60 sloka est éditée avec la version originale en Kasmiri dans la K. S. sous le titre Lallesvari vakyani. Nous avons suivi tantôt une édition, tantôt l’autre, la version Grierson étant la meilleure. Il existe aussi une traduction anglaise de S. N. Charagi, Srinagar, contenant quelques quatrains inédits de Lalla.

2. Ed. Sivabhaktigranthamala, Bénarès.

3. Ed. T. Ganapati Sastri. Trivandrum Series. LXVI, 1919.

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leurs émotions : luttes, souffrances, ivresses, folie et quelque peu leur émerveillement. Contrairement à tant de bhakta, ils n’ont rien de solennel ; nous verrons le plaisir qu’ils prennent à s’élever contre les coutumes et les croyances respectées de tout temps dans l’Inde : ils raillent les pratiques des ascètes et des yogin ainsi que les diverses marques d’ostentation, et fuient la considération des hommes. Sens de l’humour et ironie émaillent leur profonde poésie qui, ne s’attachant qu’à l’essentiel, se rit de l’accessoire.

Pour être complète, cette étude aurait dû donner quelques précisions sur le milieu où vécurent ces poètes en insistant sur la force et la richesse du courant mystique qui déferla sur le Kasmir du IXe au XIIe siècle. Mais ceci déborde de beaucoup le cadre de cet essai1. Nous nous contenterons donc de présenter par un commentaire aussi discret que possible quelques-unes parmi les plus belles stances d’amour de l’ancien Kasmir2.

Les différents visages de Siva

« Hommage à Sambhu qui revêt des aspects merveilleux et divers : magicien, Tu es véridique ; caché, Tu es patent ; subtil, Tu assumes l’apparence de l’univers ! » Utpala. II. 12.

Bhairava, Paramasiva, sont les noms que les sivaïtes kasmiriens donnèrent à l’absolu, au Tout indivisible (nikhila). Mais à côté de cette pure Conscience indicible, ils firent place à un aspect personnel du Dieu lié à sa manifestation et qu’ils nommèrent Siva, Mahevara, Sankara, Bhagavan, Isa, Sambhu, etc., le Seigneur à la fois transcendant et immanent auquel s’adresse la vénération des fidèles.

Le Sivaïsme d’un Narayana et d’un Utpaladeva se présente

1. Notre intention est de dégager dans un travail d’ensemble sur la mystique kasmirienne la place et le rôle de la bhakti dans le système Bhairava, d’étudier ses rapports avec les pratiques religieuses et de comparer cette bhakti aux autres formes de dévotion répandues dans l’Inde : Bhagavata, Visnouisme et Sivaïsme du Sud. Sur la bhakti dans les divers systèmes de l’Inde, voir l’étude de A.-M. Esnoul : « Le courant affectif à l’intérieur du Brahmanisme ancien », Bulletin de l’École Française d’E. O., XLVIII, Fas. 1. Paris, 1956. Sur le Sivaïsme du Kasmir en général, cf. nos ouvrages : Paramarthasara d’Abhinavagupta et sa traduction, éd. de Boccard, 1957, et le Vijnanabhairava, Introduction et traduction, 1961.

2. On trouvera ici de nombreuses citations sans référence à un auteur ou à une œuvre ; elles concernent toutes la Sivastotravali d’Utpaladeva.

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d’abord comme une mystique qui ne se laisse pas enfermer sous les dénominations philosophiques : monisme, dualisme, panthéisme. S’efforçant de se tracer une route entre deux écueils, le Dieu personnel du dualisme théiste1 et l’absolu impersonnel de certains vedantin, il a découvert le Dieu d’amour, réalité vivante douée d’une libre énergie, rejoignant ainsi la religion populaire de l’antique Sivaïsme.

Comme les dualistes, mais sans être dualiste, le sivaïte adore un Dieu dont il éprouve la présence réelle et qu’il considère en quelque sorte comme une personne : ‘Tu es la grande Personne (mahapurusa), l’unique, le refuge de toutes les personnes’ (III.14), c’est-à-dire de la première, de la seconde et de la troisième, je, tu, il. Et Utpaladeva dit encore, s’adressant à Siva : ‘Tu es la Personne suprême (adhipurusa) toujours vigilante dans un monde profondément assoupi !’ (XIV.18). Siva n’a en effet d’autre témoin que lui-même ; il ne peut jamais être un objet, car il est le Sujet même « que l’on obtient à la cime de toute cime » (11,25), le Connaisseur du connaisseur, le seul Sujet conscient2.

Mais si le mystique kasmirien rejoint ainsi le partisan de la non-dualité (advaita), il ne se contente pas d’un brahman impersonnel et passif comme celui de Samkara, simple prakasa 3, Lumière consciente. L’unité dans laquelle il s’absorbe est riche d’une dimension en profondeur, celle du Centre, le Je universel ou le Cœur divin, qui se révèle en une libre prise de conscience de soi appelée vimarsa ou pratyabhijna. L’importance accordée au Cœur par l’école Pratyabhijna permettait d’accueillir le Dieu en acte synthétisant prakasa et vimarsa, le Dieu de grâce aimé des fidèles.

Le Sivaïsme du Kasmir s’apparente encore au panthéisme puisque Siva est revêtu de la splendeur de l’univers, son corps étant formé de l’ensemble des sons (sabdarasi) sous son aspect de dynamisme verbal, et de l’ensemble des choses sous son aspect de dynamisme substantiel ; mais il s’en écarte parce que ce Dieu

1. Mahesvara des Sivaites Siddhanta ou Visnu des systèmes théistes et de dualisme mitigé.

2. « Si tous les êtres réduits à l’état d’objets par le Seigneur sont couverts de honte, comment donc le Seigneur pourrait-il être réduit, lui aussi, au niveau d’objet connu ? » dit Abhinavagupta. Et pourtant la Conscience universelle se manifeste librement en devenant un objet connu (jeyikaroti) sous des formes divines omniprésentes et autonomes, tels Prabhu, Siva, Isvara etc., qui n’ont pas d’existences distinctes de la Conscience. I. P., v. I. V., 15-16 et II. III. 16.

3. Il est svaprakasa, lumineux par lui-même, mais cette conscience est privée de vimarsa selon le Trika. À ce sujet cf. p. 84 n. 4 et 128.

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ineffable n’est pas seulement immanent à l’univers, il le transcende 1.

Laissant de côté les problèmes métaphysiques de transcendance et d’immanence ou celui que pose l’existence d’un Dieu personnel dispensateur de grâce dans un système qui soutient l’identité de l’homme avec Siva, nous ne ferons qu’évoquer brièvement les différents visages de Siva2 transmis par la tradition des Puiâna et des Âgama sivaïtes et que nos poètes se plurent à célébrer. Ces visages serviront de jalons à la voie d’amour divin, seul objet de notre étude.

Mayavin, magicien.

Siva apparaît d’abord comme le magicien qui engendre par son sortilège (maya) la diversité phénoménale. Peintre prodigieux, il étend sur le mur de sa propre conscience, sans instrument ni matériel, la fresque de l’univers. Il marque de son sceau (mudra) le monde entier en distinguant mâles et femelles 3. Acteur, il joue la pantomime des trois mondes4, s’identifiant aux personnages dont il assume tous les rôles ; il se laisse souvent prendre à son jeu au point d’oublier son véritable moi. À cet oubli de soi-même répond, sur le plan mystique, et pour y porter remède, la prise de conscience ou souvenance ininterrompue de soi.

Pasupati, gardien du troupeau.

Siva est encore le Dieu compatissant. Sous cet aspect il est imploré sous le nom de Pasupati, gardien des âmes asservies (pasu) qu’il protège et aiguillonne sur le chemin de la délivrance. C’est pourquoi le fidèle prend refuge en Siva-le-Protecteur.

Umapati, amant d’Uma.

Siva est le Dieu d’amour, époux bien-aimé de l’Énergie, Uma ou Parvati, qu’il tient éternellement enlacées. À cet universel amour répondent l’ivresse et la folie des cœurs aimants et fidèles.

1. En tant qu’immanent (visvamaya), Siva est à la fois prakasa et vimarsa. De la lecture des poèmes d’Utpala et de Lalla se dégage le sentiment profond de la transcendance divine. Siva inaccessible aux pensées n’est atteint que par la voie de dépassement. En réalité, le fond de leur expérience mystique c’est Paramasiva, qui n’est ni transcendant ni immanent. Cf. Lalla sl. 2, Stav. 53 et Inf. p. 76.

2. Ces symboles et mythes nous apparaîtront tels qu’ils furent vécus et interprétés par les mystiques kasmiriens.

3. XIV, 12. yoni et linga : Jaya sarvajagannyastaspamudravyaktavaibhava

4. Stav., sl. 59.

5. Image que l’iconographie indienne nous a rendue familière.

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Virupaksa, Siva indifférencié.

En tant que Virupaksa ou Trilocana, Siva possède un troisième œil : œil de feu qui consume la dualité et détruit la mort et, en même temps, œil de compassion qui rayonne de félicité et d’amour mystiques. Cet aspect du Dieu se reflète sur le plan spirituel dans l’absorption contemplative.

Dhurjati, ascète et Sivaratri, Nuit de Siva.

Siva revêt la forme de l’ascète archétype, maître du yoga et des siddhi — Kapardin, Kapalin —. Il réduisit en cendres le dieu de l’amour charnel qui, tandis qu’Il pratiquait l’ascèse au bûcher funéraire de Parvati, essayait d’éveiller en Lui l’amour pour Uma.

Mais au-delà encore, il est Bhairava, terrifiant et nu, absorbé en lui-même dans l’indifférenciation primordiale. À cet absolu ineffable, accède le renonçant qui suit héroïquement la voie du vide et du nirvikalpa, nuit obscure et douloureuse, débouchant sur la Nuit de joie indicible et d’éblouissement silencieux.

Nataraja, Roi des danseurs.

Siva est enfin le danseur cosmique qui crée et détruit l’univers par ses mouvements tantôt impétueux, tantôt frénétiques et farouches ; ou qui l’apaise par ses rythmes harmonieux. À ce ballet prend part le libéré vivant, qui danse spontanément dans toutes les activités de ce monde, se jouant avec amour de la vie en ses multiples aspects reconnus par lui comme l’expression de l’énergie divine.

À travers les millénaires, Mahesvara a été adoré comme le danseur unique qui exprime en d’innombrables danses les aspects les plus divers et les plus opposés de la Vie par les gestes (mudra) 1 de ses mains et les objets symboliques qu’elles tiennent2. Il danse avec le tambour, les grelots aux chevilles ; — héros (vira), il brandit le trident redoutable ; — ascète, oint des cendres de l’univers, avec son chignon tressé, ses serpents brillants comme des bijoux (X IV.6), sa guirlande de crânes, il porte le rosaire, la peau de tigre, un crâne en guise de bol à aumône ; — destructeur, il est armé de l’arc et des flèches, de l’épée, de la massue… ;

1. En particulier l’abhaya mudra qui délivre de la crainte et des doutes.

2. Cette description de Siva correspond à nos poèmes, mais non aux données de l’archéologie. Pour plus de précisions, cf. T. A. Gopinatha Bas, Elements of Hindu Iconographv. Madras, 1916, vol. II. I.

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gardien des troupeaux, il serre dans ses mains le lacet, l’aiguillon et le croc ; — souverain des dieux, rayonnant de gloire, il est muni de ses insignes : l’ombrelle blanche de la pleine lune et l’éventail1 de la voie lactée ; à l’aide de la Ganga qui ruisselle de sa mèche de cheveux, il asperge l’univers2 ; — mystique, il se drape dans le halo radieux de son corps cosmique, un croissant de lune dans sa chevelure et le troisième œil sur son front3.

Tel est le cadre mythologique et symbolique dans lequel les poètes kasmiriens ont intégré leur conception de l’amour divin.

1. Éventail à queue de cheval.

2. Utp. XIV, 7 et 5, 4 et 3. Cf. 17.

3. XX, 1-2.

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I. SIVA — LE — MAGICIEN (MAYAVIN)

« Hommage à Lui… qui seul possède assez de pouvoir pour faire de l’irréel le réel même ! » 1.

Seul existe Siva, lumière de la Conscience indifférenciée (prakasa) qui se manifeste sous forme de tout ce qui est. Cette lumière repose en elle-même, d’où sa béatitude ; libre, parce qu’unique, il n’y a rien dont elle dépende. Préexistant à l’espace et au temps qu’elle engendre, elle est omniprésente et éternelle. Elle contient tout, pas un atome n’existe hors d’elle.

Résidant dans notre cœur en tant que Sujet universel, elle illumine notre vie, nos démarches psychiques et nous permet de percevoir le monde externe ; sans elle nous serions insensibles, aveugles et aucune expérience ne serait possible2.

C’est pourquoi Utpaladeva s’écrie : « Pour Te connaître, il n’est nul besoin d’aide ; il n’existe pas d’obstacle non plus. Tout est submergé par le flot surabondant de Ton existence ! » (XII.1). La Réalité infinie, en sa plénitude, mais sans jamais sortir d’elle-même, irradie le monde.

Si Paramasiva — conscience et félicité indivises — constitue notre substance, pourquoi ne le discernons-nous pas comme tel et sommes-nous soumis à l’illusion, à l’angoisse et aux douleurs, asservis au corps et à l’ego ? C’est que, répondent les philosophes kasmiriens, Siva est un magicien qui, par sa force créatrice et décevante, la maya, se cache lui-même à lui-même — comme l’araignée s’enroule dans sa toile. — afin de déployer son jeu prodigieux, servitude et délivrances. Il se perçoit alors comme fragmenté en d’innombrables êtres pétris d’oubli de soi, car suscitant une multiplicité, il se dérobe et masque l’unité :

« Il n’y a ni Toi ni moi, ni contemplé ni contemplation, dit Lalla, mais seulement le créateur de l’univers qui s’est perdu dans l’oubli de lui-même. Si les aveugles n’y découvrent aucun

1. Stav., sl. 60.

2. I. P., v. I. III, I stance d’introduction et II. III, 14 avec comm. d’Abhinavagupta, vol. II, p. 119, 1. 8.

3. Paramarthasara M. 32-33.

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sens, par contre les sages, ayant vu le Suprême, se perdent en Lui » (59).

S’adressant à son âme, elle gémit : « En ton illusion pourquoi as-tu sombré dans le fleuve des existences ? Ayant détruit la levée (qui permet de traverser les marécages), il n’y a plus pour toi que le bourbier des ténèbres spirituelles. Les aides de Yama (la Mort) au temps marqué t’entraîneront vers un horrible sort. Qui peut te délivrer de la peur de la mort ? » (74).

S’il est vrai qu’en Siva liberté, connaissance, félicité et amour ne font qu’un, pourtant, selon la nature du mystique, différentes attitudes prédominent : l’intuition chez le jñânin adonné à la connaissance, l’absorption contemplative à la fois bienheureuse et efficiente chez le yogin et l’amour chez le bhakta.

C’est sous ces trois chefs que nous aborderons le problème de la réalisation de Siva : dans l’acte de conscience, puis dans l’appréhension de la libre félicité et enfin dans l’amour ; trois modes d’approche de Siva voilé par l’illusion.

Conscience chez le jñânin.

La lumière consciente (prakasa), étant incolore, n’est perçue que si, projetée à travers le prisme des consciences individuelles, elle se décompose en lumières colorées distinctes. Dès qu’on cherche à s’emparer d’elle à l’aide des facultés intellectuelles, elle se fragmente en d’innombrables aspects : « Bien qu’universellement présent, le Soi ne se révèle dans le miroir de la pensée qu’en prenant pour assises les objets sensoriels » 1, dit Abhinavagupta. Toute expérience que l’on peut avoir de Siva est donc fallacieuse, le samadhi compris, Siva ne pouvant être un objet connu, lui le Sujet suprême. S’il est appréhendé en son essence, ce ne peut être que par lui-même.

Ce philosophe illustre d’une autre manière l’ineffabilité divine : « On ne peut distinguer, dit-il, dans un hymne2, les gouttes d’une averse drue sur un fond continu de ciel, mais on les perçoit avec netteté lorsqu’elles se détachent sur un fond précis tels les arbres d’un jardin, le toit d’un palais. De même le suprême Bhairava, en raison de son extrême subtilité, ne tombe jamais dans le domaine de l’expérience consciente. Si l’association au temps, au lieu, à la forme, au mouvement, à l’activité… engendre immédiatement une conscience qui est expérience (de Bhairava), ce n’est qu’en humiliant et en abaissant la véritable Conscience bhairavienne. » Il faut donc devenir identique à Siva pour le connaître vraiment.

1. P. S. 8.

2. Et qu’il cite dans son P. T., v. p. 23-24.

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Prakasa, la Lumière de la conscience qui éclaire toute chose, est évident par lui-même et source de toute connaissance. Nos poètes ne l’ignorent pas : « Ta pure Lumière surpasse en éclat le rayonnement de milliers de soleils, dit Utpala, Tu remplis l’univers entier et cependant (nulle part) Tu n’es visible1 ».

Et Narayana « Tu es celui que l’on serre dans son poing ; Tu es celui que l’on voit (d’évidence)… Où pourrais-Tu disparaître ? » (68). On a beau savoir que Siva remplit intégralement le temps et l’espace, on ne l’a pas pour autant réalisé. Il reste à le connaître de façon intuitive, intime et profonde par le cœur : « Ce qui n’est pas vraiment saisi dans le cœur, dit Abhinavagupta, est comme s’il n’existait pas, tels les brins d’herbe pour le char qui passe3 ».

On nomme vimarsa cette prise de possession de la Lumière indifférenciée (prakasa) dont elle est inséparable ; énergie vibrante et libre (spanda), c’est la conscience de la conscience, la mise à nu qui forme l’expérience mystique par excellence, réalisation immédiate et foudroyante de la présence divine qui ne laisse place à aucun doute.

Cette prise de conscience comporte deux aspects : quand elle est purement intérieure (antarvimarsa), la lumière du cœur repose satisfaite en elle-même et correspond à l’autorévélation de Siva ; on la nomme Cœur suprême, libre énergie, paravak, Verbe, intuition du Je transcendant. Elle devient prise de conscience extérieure (bahirvimarsa) ou révélation objective dès que l’agitation se manifeste et que le monde se déploie4.

En tant qu’énergie libre et toute-puissante (svatantryasakti), vimarsa fait surgir hors d’elle-même les énergies qu’elle contient encore indivises : conscience de soi (cit), félicité (ananda), volonté (iccha), connaissance (jnana) et activité (kriya).

C’est elle aussi qui par jeu distingue le sujet et l’objet à l’intérieur même de l’unité originelle (prakasa), faisant miroiter la fresque cosmique sur la muraille lisse et sans tache de cette der -

1. III. 19. Cf. Al-Hallaj : « Je leur dis : mes amis, Elle, c’est le soleil ; sa lumière est proche, mais pour l’atteindre, qu’il y a loin ! », p. 107. Et encore : « Ton image est dans mon œil, ton mémorial sur mes lèvres, ta demeure en mon cœur, mais où te caches-tu donc ? » op. cit., p. 106.

2. Cf. Stav. 56 et 85. Lalla 18 : « Pourquoi avancez-vous à tâtons comme des aveugles ? Siva est en vous. » S. N. Charagi.

3. Hrdayangamibhavena vina blatam apy abhatam eva rathyÂgamane trnaparnadivat. Paratrisikalaghuvrtti K. S., 1947, p. 3, 1. 3.

4. Pure, elle est indifférenciée, nirvikalpa ; impure, prenant appui sur un corps, des organes, etc., elle est vikalpa et obscurcie par l’illusion. Voir M. M., sl. 11 : «San hrdaya-prakaso bhavanasya kriyayam bhavati karta/Saiva kriya vimarsa svastha ksubhita ca visvavistarah // I Cf. comm. p. 34-35. Cf. Ajadapramatrsiddhi. M. M., p. 13.

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nière1 en y projetant son faisceau lumineux qui partage la lumière indivise en zones d’ombre et de clarté.

À l’aube de la manifestation, les énergies subjectives et objectives n’ont qu’un seul substrat, la pure Conscience, et une seule saveur, la félicité. Siva éprouve une tendance obscure à contempler2 un univers encore en germe, à l’image de l’œuf cosmique contenu au sein de Hamsi 3, l’énergie qui vogue sur les eaux primordiales et indistinctes.

Au stade de pure science (suddhavidyâ), Siva, ou le Soi, a pleine conscience de lui-même comme unique substrat du cosmos ; toutefois il prend plaisir aux jeux du moi et de l’univers, acceptant de cette manière une certaine limitation de l’énergie subjective par l’énergie objective4 dont il se sait le créateur ; c’est ainsi qu’un rêveur s’amuse à échafauder ses rêveries. Il n’est nullement dupe de l’énergie créatrice d’illusion (Inciyakti) qu’il dirige en maître et qui à ce niveau n’est qu’énergie autonome (socitantryakkli). Par contre à une étape ultérieure de la connaissance impure, à mesure qu’il se referme sur lui-même et se laisse guider par son complexe psycho-organique, vivant en marge du moi profond, il devient victime de cette illusion et se croit effectivement limité et impuissant. Dès qu’il se sépare du Tout, il se nomme individu (arju) et il perçoit ce Tout fragmenté en d’innombrables sujets et objets, tandis que ses propres modalités conscientes obnubilent à ses yeux l’être absolu qu’il est en son essence.

Notons cependant que jamais au cours de cette évolution le Seigneur n’a cessé de reposer en son cœur ; témoin de la fantasmagorie cosmique, il joue tel un acteur le drame de la transmigration5.

Cet abîme qui se creuse toujours davantage entre la Lumière indivise et la prise de conscience différenciée qu’engendre l’attitude extravertie propre à l’énergie créatrice d’illusion, c’est lui que nos poètes cherchent à combler. Quoique révélation, parole du maître, raisonnement et illumination leur aient appris qu’ils sont identiques à cette Lumière, ils ne peuvent découvrir l’intimité des consciences ; ou, s’ils l’ont entrevue en un éclair, ils ne savent pas en jouir de façon continue.

1. Visvavaieitryacitrasga samabhittitalopame... I. P. II. III, il. 15-16 et comm. d’Abhinavagupta.

2. Cf. pâyanti de Stav. M. I.

3. L’oie divine du sl. 8 de Bhatta.

4. 11 ne s’agit pas encore de sujet ni d’objet, mais seulement d’énergies en présence.

5. M. M. M. 22-24. Sur cette manifestation et ses étapes, voir notre Introduction au P. S., p. 27 sqq.

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Béatitude et liberté chez le yogin.

Siva n’est pas seulement conscience (cit), il est aussi béatitude (ânanda) et liberté, ces diverses énergies ayant leur centre dans l’énergie autonome (sveitantryaîakti) 1.

Le Soi identique à Siva, et donc éternellement indépendant comme lui, baigne sans discontinuer dans un océan de félicité2.

« Ici-bas, dit Utpaladeva à Siva, rien n’est séparé de Toi. Il n’y a rien qui ne soit béatitude puisque façonné par Toi. Et cependant ne règnent en tous lieux que différenciation et douleur ! Ô demeure d’un étonnement sans pareil, je Te salue ! » (XVIII.18). Il insiste sur ce douloureux paradoxe : « O Maître, trésor de béatitude, me voici maintenant terrifié par la naissance et par la mort ; je ne suis rien d’autre qu’un réceptacle de douleurs » (XI. 14). « C’est Toi ma propre essence d’immortelle félicité, Tu es indivisible, pourtant ne subsistent en moi que les caractéristiques de la mortalité » (X.22).

Ce même poète confesse son angoisse et sa faiblesse : « Je suis ignorant, je suis pétri de souffrances, je suis épouvanté par les maux de la vieillesse et privé de forces… » 3. S’il se tourne vers l’univers, sa plainte est non moins amère : « Bien que ce monde repose toujours paisiblement dans la demeure de Ton corps, au-dedans, il ne cesse d’être consumé par le feu de la douleur… » (XVIII.5).

Les humains plongés, à cause de l’ignorance, dans les tourments effroyables du samsâra que hantent les monstres de la douleur4 sont esclaves de leurs désirs et ne font « qu’ajouter nœud sur nœud par centaines au réseau enchevêtré des naissances successives » (Lallâ, M. 6).

Lallà pleure sur son âme :… « 0 mon âme, l’attrait mensonger du monde t’est échu en partage… Pas même l’ombre de ton ancre de fer ne survivra. Hélas ! pourquoi as-tu oublié la nature du Soi ? » (67). Tout est précaire et vain : « Intégrité morale et respectabilité ne sont que de l’eau transportée dans un panier ; ou encore, le vent qu’un homme héroïque voudrait saisir dans son poing ; un éléphant qu’il prétendrait retenir à l’aide d’un seul cheveu !... » (24). Et son ignorance est invincible : “De quelle région suis-je

1. T. A. 1.67 et comm.

2. IL dit encore : « Tu remplis constamment de la douceur d’une félicité ininterrompue tous les mondes. » II. 22.

3. XI. 8. Cf. Bhatta qui constate tristement : “Je suis impuissant, j’ai perdu confiance, que vais-je devenir ?” (52).

4. Stav. 26.

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venue, et par quelle route ? Où irai-je et comment connaîtrai-je le chemin ? À la fin il me faudra payer1 et je ne possède que souffle vide !”

La cause de ses infortunes réside dans une pensée instable qu’un désir incessant harcèle : « Considère ta pensée, dit-elle, comme l’océan de l’existence » (23) ; car ce sont nos émotions multiples, nos impressions sensorielles, nos craintes et leurs remous qui nous cachent notre liberté et notre béatitude originelles. Tout arrêt à une chose limitée signifie dépendance et souffrance. La liberté, par contre, est repos définitif dans le sujet ; l’autonomie de celui-ci se rattache directement à la conscience du Soi qui reconnaît :' je suis je ». Tel est, d’après Abhinavagupta, le lieu du repos et de la parfaite liberté2. En ce lieu privilégié, fermes assises de la réalité, en cet instant décisif qui surplombe le temps, le mystique ne s’occupe que de soi en saisissant sa propre essence par un acte de libre volonté et de conscience émerveillée ; tout entier dans son acte, il est vraiment un sujet qui prend conscience de soi, non le champ où s’abattent pensées et émotions avec lesquelles il s’identifierait à tort. Il repose dans le lac d’ambroisie qui s’étale sans ride au milieu de l’océan de la connaissance.

L’amour du Soi chez le bhakta.

En sa grâce et en sa compassion miséricordieuse, Siva qui donne tout et se gaspille sans compter4 va jusqu’à offrir son âtman5. La bhakli se rattache précisément à cette manifestation de Siva en tant que l’essence des êtres, leur Soi, car si l’amour pour Siva est possible c’est que l’amour de chaque être pour soi-même est naturel, inné et irrésistible : « L’amour que l’on a à l’égard de toute chose est seulement pour l’amour du Soi ; en conséquence, le Soi, libre ou asservi, a pour essence la félicité. » 6

Déjà, avant MaheSvarânanda qui reprend ici le thème célèbre de la Brhaarahyakopanisad (IV.V.6.), Utpaladeva louait Siva en

1. Si je reçois Le Bon Conseil., c’est bien ; lire dily1 agemay tate, 41. Elle doit témoigner de son gain, mais elle n’a rien gagné, seul peut l’aider le conseil que lui donna son maître, Inf. p. 50.

2. sk. I. P., V. I. 5. 17, vol. II, p. 222, 1. 9. Cf.

p. 219 sqq. Abhinagavupta définit paràmarja comme une libre conscience et une volonté qui est aspiration à agir. II. 4. 20, vol. Il, p. 181,

I. 1 et 3.

3. Stav. 95.

4. Stav. 60.

5. Ut. XIV, 12.

6. M. M., sl. 55.

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ces termes : “O Souverain, Tu es le Soi de tout être et tout être est attaché à son propre Soi ; ainsi Ton amour se réalise spontanément. (Cependant seul) l’homme qui l’a compris est glorifié.” 1

Ici encore se présente le même paradoxe : « Tous adorent leur Soi. Quand donc jouirai-je vraiment de cette réalisation ? » (IX.8). Mais la réponse, il la connaît « Le collier de perles de Ton amour, dit-il à Siva, est hélas ! plongé dans ma pensée impure et, bien qu’innée, la splendeur de sa gloire surnaturelle ne rayonne pas ! » (XV.15).

Ce paradoxe se ramène en définitive à constater que l’homme a la certitude d’être le centre de l’univers ; et il ne se trompe pas puisqu’il est le Soi universel. Son erreur réside en la manière dont il prétend l’être : traçant autour de soi, par amour-propre et orgueil, un cercle limité qui le coupe de la Totalité, il fait ainsi du Je cosmique (purnahanta) un ego phénoménal et fuit le Centre véritable, son propre cœur, pour vivre à la périphérie de ce cercle ; il s’étend ainsi autant qu’il le peut à l’horizontale et se laisse aller au flot d’expériences sensorielles et conceptuelles, incapable de tenir la pointe de sa pensée fixée sur le Centre.

Il n’a pourtant jamais quitté ce Centre, mais il y réside à son insu, agité et tourmenté. La bhakti se présente comme l’aspect affectif de la prise de conscience de soi (vimarsa), l’amour exclusif à l’égard du Soi étant le moyen le plus court et le plus énergique qui permette de reconnaître le Centre comme le Tout, le para pada, lieu du bonheur et de la paix. Avec la pointe ardente de son esprit (ekagra) 2, le bhakta effectuera une percée jusqu’au Centre et de là, toute droite3, jaillira la flamme d’amour ; elle brûlera le cercle artificiel et restreint qui coupait le bhakta à la fois de son moi profond et de la Totalité cosmique.

1. I. 7.

2. Voir à ce sujet Stav., sl. 15, et p. 42.

3. Vie mystique selon la pure verticale que chantent sous des formes variées les poètes du Trika : colonne, tronc, flamme (Stav.), flamme qui flambe vers le haut (M. M., É.1. 10) et que figure la montée de la kumialini. Cf. V. B., p. 35 sqq. 42, 47, 98, 193.

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II. SIVA DIEU DE GRÂCE

« Le Soi dont la merveilleuse essence est Lumière, Siva souverainement libre, par le jeu impétueux de sa liberté, masque d’abord sa propre essence puis la révèle à nouveau en sa plénitude, d’un seul coup ou par degrés. Et cette tombée de la grâce est entièrement indépendante. » Abhinavagupta (T.S.p. 7).

PASUPATI, gardien du troupeau

Siva est la providence qui pourvoit à tout ici-bas, assignant à chacun pour son bien sa place dans l’univers1 et dirigeant sa vie à son gré. L’homme n’a donc d’autre ressource que de l’invoquer par un cri : « Esprit agité, ne nourris aucune crainte en ton cœur : l’Un sans origine pense pour toi, s’occupant d’apaiser ta faim. Lance donc vers Lui l’appel du salut2. »

Dieu sauveur, Siva tire l’homme de l’océan des douleurs ; il est le cygne qui extrait des eaux impures de l’illusion le lait immaculé de la discrimination et qui, en sa bonté infinie, le distribue aux humains3.

On l’adore en tant que Pasupati, berger vigilant qui de son tejas4 incite son troupeau, égaré dans l’impasse étroite de l’égocentrisme, à prendre une orientation nouvelle : l’intériorisation qui mène au Cœur universel. L’énergie que Pasupati utilise à cette fin est l’énergie apaisée, la grâce (anugrahagakti) « qui réside éternellement dans le cœur humain » 5. Lorsque Siva se révèle en sa véritable essence, il le fait librement, quand il veut et sans dépendre des efforts ni des actes (karman), si grand est ce don généreux et gratuit : « Si au moment d’accorder Ta grâce, Seigneur, Tu prenais en considération (le mérite), ce serait juste ; mais Tu

1. Stav. 18.

2. Lallâ, M. 72.

3. Stav. 10 et 76.

4. Glaive ardent, voir Stav. 77.

5. P. T., p. 3, 1. 8. Cf. Stav. 52. La grâce nous appartient par essence, mais nous l’ignorons. Elle s’adresse à tous, cf. Stav. 45 : Siva est l’unique agent, sans Lui l’acte méritoire ne porterait pas son fruit (67).

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ne le fais jamais. En ce cas, par quelle malchance mienne retardes-Tu encore l’instant de Te révéler à moi ? » (XIII.11).

La grâce ne découle pas de qualités ou de perfections spirituelles résultant d’un travail humain ; ni la faiblesse ni l’ignorance ne mettent un terme à son action. Dans d’autres écoles1, la grâce surgit : à la disparition de l’impureté, lors du renoncement total (vairagga), quand se produit la connaissance discriminatrice de Siva, par le commerce des saints, la vénération du Seigneur ou l’étude des traités religieux2.

Mais Abhinavagupta se refuse à réduire l’action de la faveur divine à des termes de cet ordre, celle-ci ne devant rien aux circonstances ni même à la pratique des vertus3. Quant à l’instant qui convient à la grâce, c’est celui-là même où elle jaillit ; il n’en existe pas d’autre4.

Ainsi le degré d’intensité de ce don gratuit explique la voie suivie, la dévotion et le mode de connaissance, le maître spirituel rencontré et l’amoureuse absorption de l’amant, car « l’amour, dont dépend entièrement la réalisation suprême, procède lui aussi de la grâce. » 5

C’est pourquoi un Utpaladeva attend tout de la grâce : « O Adorable ! que les rayons de Ton soleil brillent jusqu’à ce que le lotus de mon cœur s’épanouisse pour T’adorer ! » (V. 8).

Siva étant unique, on ne peut aller à lui que par lui. Il est le premier à attirer son serviteur vers lui et « à le rendre digne du flot de sa propre gloire » (XIV.22). « 0 Seigneur, Ta propre volonté même m’a assigné cet éclat d’esclave. Pourquoi, en ce cas, ne me considères-Tu pas comme digne de Te contempler, ou même de masser Tes pieds bénis ? » (XIII.10).

Et cette plainte d’Utpala revient comme un leitmotiv : « 0 Maître, Ta splendeur pleine6 d’ambroisie ne luit pour moi que de temps à autre, mais qu’elle devienne plus stable7 et Tu seras adoré comme il sied. Que me restera-t-il alors à accomplir ? » (IV.8).

Ainsi on ne peut obtenir l’amour divin par un exercice quelconque, il est entièrement subordonné à la grâce ; Siva prend

1. Sivaites Pâsupata et Siddhânta qui ne relèvent pas du Trika.

2. Ajoutons encore, au moment de la convergence de deux karman alors qu’il n’y a plus ni plaisir ni douleur, l’expérience de ces actes touchant à leur fin.

3. T. A. XIII, sl. 285 ainsi que le com. du Stav. 67 qui le résume.

4. T. A. XIII, 204 sqq.

5. T. A. XIII, 285 et com. sk. Vol. VIII. Ah. XIII, p. 174.

6. Text. ointe, dighâ.

7. En effet, plus constante, la grâce pénétrerait jusqu’aux états ordinaires et pas seulement le samâdhi.

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l’initiative de la quête d’amour en accordant sa grâce : il inspire l’amour et l’amour s’éveille ; puis grâce et amour forment un cercle sans fin, l’amour appelant la grâce et la grâce l’amour : « Tu n’es satisfait, Seigneur, que par l’amour et il n’y a d’amour que si Tu es satisfait. Toi seul sais comment porter remède à ce cercle vicieux » (XVI.21).

Bhattanàràyana fait pencher la balance en faveur de la grâce : « Entres-Tu dans un cœur parce qu’il est purifié, ou est-ce Ton entrée qui le purifie ? Ainsi l’homme balance. Mais sur ce point il n’y a pas de doute : c’est Ta présence même qui purifie le cœur, ô Maître… » (117-118).

Utpala implore Siva lui aussi : « Entre ouvertement en moi, alors c’est avec fougue que j’entrerai en Toi… Ensuite je T’adorerai face à face en accédant à l’état suprême » (XVIII.20). Pourtant ce désir n’est satisfait que si grâce et amour collaborent : « Cette parcelle minime de grâce qui séjourne en Toi et cet amour qui s’est pour ainsi dire approché de moi, quand donc chercheront-ils tous deux, de concert, à s’emparer de Ton indicible essence ? » (VIII.1).

Mais n’y a-t-il pas rivalité entre grâce et bhakti ? Avec humour le poète souhaite que sa dévotion passionnément éprise de son époux, Siva, n’éveille pas la jalousie de l’épouse légitime — la liberté souveraine — et que cette dernière soit toujours satisfaite de la dévotion (XV.12).

Le mystique n’a qu’un désir, contenter Siva et l’adorer continuellement1, le premier soin de son amour étant de plaire à la Grâce : « 0 Maître, que soit toujours à ma disposition le moyen d’obtenir Ta seule faveur, ce grand banquet où l’on savoure le nectar de Ton adoration » (XVII.18).

De son côté Siva convoite (lampat ! —) la tendresse des hommes : « Gloire à Toi avide du don d’un cœur où surabonde toute la suavité de l’amour ! » (XIV.1O). Assouvi, Siva danse pour ceux qui l’aiment ardemment.

Lorsque s’unissent étroitement la satisfaction de Dieu qui exige tout de l’homme et le cœur humain, grisé d’amour et attendri par la douceur d’une intimité toujours renouvelée, amant, aimé et amour ne font plus qu’un.

1. XIX.15 et XIII, 3.

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VIRUPÂKSA et le troisième Oeil

« Afin de rendre pur l’œil de Sapience aveuglé par l’impureté du mal de l’illusion, ô Seigneur, l’amour pour Toi est le collyre suprême. » Stav. 88.

Les Sivaites célèbrent Siva sous les noms de Tryambaka et de Virupâksa, « Siva aux yeux monstrueux », en raison de son troisième œil au milieu du front. Cet œil de feu, signe de la singularité et de l’incomparabilité primordiales, s’oppose à la vision ordinaire de l’homme égaré dans la dualité : « Sans Toi, tout l’univers doué d’une vision équilibrée découvre l’objectivité. Par contre, Toi seul, — le Souverain de cet (univers) — possèdes une vision impaire1. »

Ce même chantre dit encore : « Une goutte de Ta félicité tombe sur la terre et voici la lune. Une étincelle de Ton feu destructeur jaillit, et voilà le soleil. O Omnipénétrant, nous nous offrons en victime sacrificielle à Ton troisième Oeil, marque unique d’une grandeur indicible et surnaturelle.2 »

L’œil spirituel de l’illumination3 ouvert par l’amour et qui figure le Sujet conscient au-delà de connaissance et de connu, est ainsi célébré par Utpaladeva comme l’œil de feu4 — qui consume la dualité, embrasant le cœur d’amour divin — et comme

1. Tvadrte nikhilam visvam samadrg yâtam îksyatam /

Ivarah punar etasya tvam eko visameksanah // X. 9. L’homme abandonné à lui-même considère comme distincts le sujet et l’objet, sa vision est à double pôle (Ksemarâja glosant yâtam iksyatam par prameyam, objectivité). Lorsque sa vision se confond avec la vision divine, elle devient visama, impaire, à savoir, sans second (advaya). Le flot du Gange lui-même ne peut éteindre le feu du troisième Œil qui, dirigé vers Krtânta, le consume comme un papillon de nuit. Kusumâñjali, III. 46.

2. X. 5-6. On retrouve chez Saint-Jean de la Croix ces images rapprochées dans une même strophe ; trois manifestations de Dieu dans l’âme : étincelle qui embrase le cœur, baume qui le guérit et vin qui l’enivre (Cantique, strophe 25 et commentaire du saint) :

A zaga de tu huella

las jévenes discurren al camino

al toque de centella,

al adobado vino,

emisiones de balsamo divino.

3. Chez le bhakta, l’illumination est celle de l’amour transfigurant.

4. Nous traiterons cet aspect du troisième Œil, feu secret d’un brûlant amour, au cours de notre étude sur l’ascèse et le désir ardent, p. 39 et p. 54.

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œil lumineux d’où rayonnent amour et félicité, incomparable ambroisie 1.

La véritable bhakti, puisant sa vie dans l’ambroisie (amrta), ne livrera pas son secret tant que l’on n’aura pas compris la nature spécifique de cet abîme mystique. Sa spécificité même nous permettra en outre de distinguer, d’une part, l’émotivité sentimentale de la dévotion à double pôle sujet-objet, — pâle imitation du grand amour divin — et, d’autre part, l’amour exclusif pour Virûpâksa qui s’enracine dans l’indifférencié, se nourrit d’indifférencié et vise au seul indifférencié.

Philosophes et poètes du Svâtantryavâda comparent cet abîme à une caverne, Cœur secret et mystérieux. Bien qu’elle possède sa propre luminosité, la caverne nous demeure invisible, car « Siva éclaire perpétuellement avec la torche de son énergie cognitive1 la multiplicité des choses immergées dans l’abîme profond (mahagu) qu’est son propre Cceur 2 ».

Par cette image, Abhinavagupta veut montrer que le faisceau lumineux de la lampe que Siva promène sur le fond de pure irradiation (prakâk) découpe des formes déterminées, satisfaisantes pour l’entendement, la sensibilité et la volonté, mais qui, dès que le regard s’y attache, en cachent la profondeur. Oubliant alors la caverne et la lampe divine qui l’éclaire, l’homme s’élance de forme en forme, inlassablement, afin de s’en emparer. S’il veut découvrir la beauté de la caverne, il lui faudra changer la direction du faisceau extraverti (bahirvimar) et le centrer vers les profondeurs (antarvimar) en projetant sur elles une lumière unique afin d’appréhender le Tout infini. Tel est le désir de Bhattanârâyana : explorer l’insondable3 caverne de Siva, illuminée par le rayonnement intérieur et surnaturel qui dissipe les ténèbres de l’ignorance (12).

Si rien n’est plus mystérieux et inconcevable que cet abîme pour qui ne l’a jamais entrevu — d’où son nom de guhya, rahasya — rien n’est plus évident pour qui le découvre puisque, lumineux par lui-même, il est éternellement manifeste à tous.

C’est ce paradoxe que les mystiques du Kasmir se sont plu à mettre en lumière. Dès le début d’un ancien Tantra, la Déesse

1. Au III. 5, Utpala craignant le regard de feu qui anéantit le monde (cf. XIV. 17) n’implore de Siva que son regard pur, frais et lumineux, unique et incomparable source — comme le croissant de lune — d’une céleste ambroisie : Prakâsâm.… sasika-lâm iva/drsam vitara me nâtha kâm apy amrtahinim //

2. Mahâguhântarnimagnabhâvajâtaprakâsah / jñânasaktipradîpena yah sada tam stumah sivam // I. P., v. I. V. Stance d'introduction d'Abhinavagupta. Sur hrdguhâ voir encore Spandakârikâ, dernier vers et son commentaire par Ksemarâja.

3. La caverne est vaste et profonde, car elle contient l’univers entier.

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pose à Siva le problème fondamental : « O. Tout-Puissant ! Toi, mon propre Soi, révèle-moi cet abîme caché, l’essentiel non-caché, cette énergie qui séjourne dans le cœur et par laquelle j’obtiendrai un parfait assouvissement1 ».

Beaucoup plus tard, Mahevarânanda chantera lui aussi « la Réalité plus cachée que cachée, plus évidente qu’évidente » 2. Et : « Ô conscience de ma conscience, qui Te fais si ténue, que Tu échappes à l’imagination de toute créature vivante ! Et qui, en même temps, et patente et cachée, transfigures toute chose, par devers toute chose ! 3 ».

Pour découvrir ces profondeurs abyssales une attitude d’intériorité entièrement nouvelle par rapport à la vie courante est indispensable. Mais qu’on ne la confonde pas avec l’extraversion ou l’introversion égocentrique dans laquelle on se connaît par référence au monde objectif, même si l’on s’oriente uniquement vers les phénomènes de la vie dite intérieure : analyse d’états subtils, concentration sur le vide, rêverie.

Privé de cette pure intériorisation qui s’exerce au-delà des oppositions sujets-objets, interne-externe, l’homme, qu’il soit extraverti ou introverti, ne peut en dépit de tous ses efforts franchir le seuil de la vie mystique ; il prétend entrer en contact avec la réalité en soi, qui est indétermination spontanée et vouloir pur, en l’abordant avec des facultés limitées et limitantes et en continuant à séparer, individualiser et à se couper de l’univers.

Par contre le mystique adonné à cette intériorisation mystique peut, en renonçant aux démarches discursives, explorer le fond de pure Conscience (prakâsa) d’où surgit la libre pulsation de la volonté (vimarsa). Pourtant ce renoncement ne dépend pas de son effort, car rien de limité n’est apte à y conduire. C’est pourquoi les grands mystiques de tous les temps eurent recours au don gratuit de la grâce pour expliquer cette expérience simple et indicible.

L’intériorisation mystique ne s’arrête pas à l’ego, mais s’achemine vers le foyer même de la Conscience, le Je identique au Tout (pûrnâhantâ), Centre (madhya) unique, Cœur divin où convergent le cœur de l’homme et le cœur du cosmos 4.

1. Etadguhyam mahâguhyam kathaya sua marna prabho / hrdayasthâ lu yâ saktih... tâm me kathaya devesa yena trptim labhàmy aham / ParâtrsSikâ, A. 2, p. 52.

2. Gûdhâd gûdhataro bhavati sphud api sphutatara esah /... 67. Cf. Ut. II. 12.

3. Op. cit., p. 104.

4. On la nomme hrdayagocara, paramasivabhûmi. I. P., v. IL I. 1, vol. I, p. 7, 1. 13. Au cours des trente premiers versets de son poème, Bhatta consacre de nombreuses strophes au Soi, Centre des choses, lieu où tout converge (17), efficience secrète (18), lait de la sapience mêlé à une eau impure ou joyau d’amour caché dans l’océan (10, 26), lumière au milieu des ténèbres (12), tronc d’arbre aux ramifications multiples ou liane à la floraison variée (16, 23, 34), absence de qualité au milieu des qualités (28), en un mot : indifférencié dans le différencié (6, 11).

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Nous n’examinerons pas l’intériorité dans ses aspects les plus profonds : extase, illumination, conscience cosmique ; nous nous bornerons à souligner ce qui la caractérise au premier degré d’absorption, au seuil de la vie mystique.

C’est elle que les contemplatifs chrétiens découvrent à l’instant où se creuse le fossé entre oraison ordinaire et oraison extraordinaire ou entre la méditation intellectuelle et la contemplation infuse 1.

Si la première qui relève de la pensée discursive ne pose pas de problème, il n’en va pas de même de la seconde. Elle n’offre en effet aucune commune mesure avec les phénomènes qui l’ont précédée, le mystique se trouvant soudain précipité dans une réalité entièrement nouvelle, bien que familière. Nos poètes la désignent par kimcit, « quid » spirituel indifférencié, inexprimable en raison de sa simplicité.

Examinée de l’extérieur, à travers les écrits des mystiques, pour qui n’en a pas une connaissance expérimentale, l’absorption contemplative se confondra avec les états bien connus de rêverie vague où règnent en maîtresses des tendances émotionnelles subconscientes et automatiques, ensemble d’états troubles et confus sur lesquels se détachent des intuitions assez rapprochées pour former une habitude 2.

Pour qui l’a éprouvée, l’absorption mystique n’est rien de tel, mais un mélange indéfinissable de quiétude, de douceur et d’amour.

Bien que l’agitation ait disparu, il ne faut pas voir en elle pour autant torpeur et nonchalance, car ce qui se révèle dans le cœur est une énergie libre, intense et vibrante ; plus simplement encore, c’est la Réalité substantielle et dense saisie dans son indivision primordiale en tant que conscience bienheureuse qui porte en soi une certitude absolue. Et ce fond continu sur lequel se détachent extases et intuitions, c’est lui que le mystique découvre peu à peu, et de lui encore que fuse soudain une illumination qui finit par envahir toute la vie.

En vain, l’école Sivaïte kasmirienne a-t-elle cherché à dénommer cette réalité : pour Vasugupta elle est spanda, svâtantryasakti, acte pur et vibrant, énergie libre et éternelle ; pour l’école Pratyabhijñâ,

1. Bhâvanâ désigne cette contemplation infuse, samavesa, l’absorption proprement mystique et vapus, atman, etc., l’essence ainsi découverte.

2. Voir, à ce sujet, H. Delacroix, Les grands mystiques chrétiens », Paris, Presses Univ. 1938, p. 369 et suiv.

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elle devient, nous l’avons vu, guhâ, guhya et rahasya, caverne mystérieuse, profondeurs abyssales, Cœur (hrdaya), terme qui souligne de préférence sa nature intime et insondable : « Nouveau et caché, ancien et universellement évident, ce Cœur suprême éclate de lui-même en une suprême irradiation » selon la définition qu’en donne Abhinavagupta 1.

On l’appelle aussi sâra, moelle, essence, sève de l’univers, quand on cherche à faire ressortir son aspect de libre jaillissement ; mahâsattâ 2, existence en soi sous-jacente à tout et, de ce fait, compatible avec tout.

Avec vapus, terme que l’on trouve déjà dans les Tantra anciens, on met l’accent sur sa beauté et l’émerveillement qu’elle suscite et on la qualifie de légère, onctueuse, resplendissante et diaphane (VIII.6).

Le terme qui connote la spécificité de l’expérience mystique est d’origine védique, amrta, liqueur céleste d’immortalité dont la saveur, rasa 3, délicate et subtile, est souvent évoquée dans les œuvres de nos poètes : Nârâyana s’étonne de la douceur du divin élixir qui toujours à notre disposition ne perd jamais sa fraîcheur (111) et dont nous ne saurions nous lasser. Il la compare à un océan de félicité qui dépasse l’imagination et l’entendement. Sans cet océan, dit-il, tous les bonheurs de ce monde qui, réunis, n’en forment qu’une gouttelette, ne pourraient exister (50 et 61).

Utpaladeva, de même, décrit fréquemment ce torrent d’ambroisie que la grâce déverse sur les mystiques : « Ils connaissent bien Ta réalité, Seigneur, océan d’une infinie béatitude, ceux qui sont plongés dans la félicité d’un amour intense, semblable à cet océan même » (1,6). Mais s’il suffit d’une goutte de cette béatitude pour apprécier l’extraordinaire saveur de l’océan dont elle procède, ne la savoure vraiment que le cœur plein d’amour qui s’est identifié

1. Sadâbhinavaguptam yal purânam ca prasiddhimat /

hrdayam tai parollàsaih svayam sphûrjaty anuttaram//Laghuvrtti com. à la P. T., p. 1, st. 3 d’introd.

2. On la nomme encore bhairavi, sikhâ, flamme (S. K., M. 45), bhava, nom de Siva, expérience nue, primitive et ultime que Bhatta se plalt à opposer à bhava, existence au sens banal du terme.

3. Rasa est le fait de savourer la félicité suprême, celle du Soi, au moment où, sous l’effet d’une parfaite intériorisation, la dualité du sujet et de l’objet disparaît. Il arrive, mais rarement d’après Abhinavagupta, que le rasa propre à l’expérience mystique soit éprouvé par l’homme de goût ; en général le plaisir esthétique se situe sur le plan universel, l’objet faisant résonner les tendances subconscientes profondes du sujet (samskâra et sanâ). Plus il s’exerce et plus le goût artistique se purifie et s’affine ; de même la saveur de Dieu, lors de l’expérience mystique, gagne en finesse et en délicatesse à mesure qu’elle s’intériorise et s’approfondit.

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à Siva, « seul susceptible d’en jouir et de la transmettre aux hommes » 1.

Cet océan de lait est rafraîchissant, car il met fin à la brûlure du samsara ; limpide et transparent, il apparaît comme le pur miroir dans lequel se reflète l’univers en sa véritable essence ; exquis, à cause de l’incomparable joie qu’il dispense ; apaisé, parce que les vagues de la multiplicité ne l’agitent plus. Cette ambroisie2 est en outre celle de la liberté (svatantrya), gratuite et spontanée, comme tout ce qui relève de la grâce3.

Dès ses premières expériences d’ordre strictement mystique, le contemplatif, ayant fait retour sur soi, explore ravi les profondeurs tranquilles du cœur, et cette réalité dans laquelle il repose pleinement satisfait, parce qu’il y a découvert ses fermes assises, vivifie et intensifie son amour. Par contraste, la réalité ordinaire ne lui semblera qu’un artifice dénué de signification.

1. Stav. 98. Cf. 107 : ce lac d’ambroisie apaise tous les tourments.

2. À côté d’amrta, nous trouvons encore piyûsa, sudhâ, nectar, élixir dont quelques gouttes suffisent à purifier l’homme des trois souillures (M. 76).

3. Voir I. 21 et II. 26-27 avec le comm. de Ksemarâja.

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III. SIVA, DIEU D’AMOUR, AMANT D’UMÂ — PARVATI

« Gloire à Paramesvara, le Seigneur suprême : sa grandeur faite de félicité resplendit grâce à Pasyantî à la douce voix qui, sitôt vue, captive son cœur ! » 1 (Stav. I.).

La voix mélodieuse d’Umâ-Pasyantî est seule digne de chanter la louange divine ; son regard contemplatif n’est encore que `désir indéterminé de voir' 2 son Bien-aimé avec lequel elle reste confondue, tout en se distinguant assez de lui pour qu’il prenne conscience de sa glorieuse Majesté et qu’amour et félicité jaillissent aussitôt de leur mutuel attrait.

« Les jeux gracieux de la belle épouse Kâmakalâ, l’énergie divine, attirent éternellement le cœur de son amant, le suprême Siva, qui la désire passionnément. » D’après ce vers d’un Tantra 3, les gestes voluptueux de la Sakti doivent leur charme à la présence du Bien-aimé qui l’observe avec amour et, en retour, ses mouvements pleins de séduction éveillent en lui un désir sans mesure ; l’énergie apparaissant comme le pur miroir où Siva se perçoit et s’aime infiniment lorsqu’il se reconnaît comme le Je transcendant.

Abhinavagupta trace l'esquisse de l'éternel échange d'amour entre Siva et son énergie au troisième livre de son Tantrâloka qu'il nous faut paraphraser si nous voulons le rendre intelligible 4 : à l'intérieur même de l'Absolu, Paramasiva, le Tout indicible 5, se distingue un couple (yamala) formé de akula et de kaulikisakti, c'est-à-dire Siva-prakâsa, Lumière consciente en son unicité, et l'énergie de cette lumière, Sakti-vimarsa, puissance fulgurante et douée d'expansion. Inséparablement unis et tournés l’un vers l’autre, leur mutuelle contemplation les remplit d’une félicité inépuisable qui a sa source dans la parfaite conscience de soi.

1. Stav., AI. 1. Cf. Cantique de Saint Jean de la Croix, strophe 32.

2. Pasyantî que Ksemarâja glose par avikalpakadidrksâ S. n. III, 11 p. 64, 1. 3.

3. Sl. 21 du Kâmakalâvilâsa de Punyânandanâtha, tantra tardif consacré à la louange de la Déesse. Trad. A. Avalon. Ganesh, Madras, 1953.

4. SI. 69 à 72 avec comm. de Jayaratha, p. 74 à 85. Spéculations techniques extraites d’une section traitant de l’émanation des phonèmes de l’alphabet sanskrit : A= Akula, À = Amenda, I = Icchà, U = Unmesa.

5. Nikhila et, selon l’école Kula, kula.

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L’union vivante (samghatta) de Siva et de la sakti revêt l’aspect d’une vibration (spanda) en l’unique essence, nommée Je suprême ou Cœur (hrdaya), dont le désir d’amour va surgir en une série d’étapes : au premier stade de félicité sans mélange (ânanda), Siva, prenant conscience de soi en tant qu’énergie vibrante, repose paisiblement en lui-même sans aucun désir. Ensuite, au stade de volonté (icchâsakti) à son premier ébranlement 1, commence à poindre le désir ou l’amour de soi qui n’est encore que pure approche ou simple acceptation globale (abhyupâgama) 2 — amour de cette existence de soi qui se traduit par un émerveillement (camalkâra) devant sa propre liberté. Abhinavagupta nomme « réciproque » (pratyavamarsa) cette nouvelle prise de conscience de soi parce que Siva, moins absorbé dans sa béatitude, aspire à se distinguer d’elle pour la mieux contempler. Et ce « Je » qu’il aime dans la félicité, puis qu’il désire obscurément, sera perçu par son énergie de connaissance sous l’image du cosmos, objet universel et, plus tard encore, réalisé comme tel par son activité 3.

Au stade du pur amour — désir ou volonté (icchâ) — l’aspiration à la félicité reste toute intérieure parce que pleinement assouvie. Par contre dès qu’apparaît l’attachement à la félicité, le désir s’accompagne d’une nuance d’agitation (praksobha) 4 et implique une ombre de déficience 5 puisque désir signifie manque et séparation. Mais si Siva ne s’écartait pas en quelque sorte de la félicité, le besoin de recouvrer la plénitude ne se ferait pas sentir. Cette ombre d’imperfection, première fissure dans l’unité originelle, est ce qui ouvre à l’amour la possibilité d’exister. Afin d’aimer, Paramasiva doit renoncer — pour ainsi dire et en manière de jeu — à sa pure conscience et à sa liberté absolue ; et, brisant leur essence indivise, il révèle tantôt la liberté (sakti, vimarsa ou nâda), tantôt la Conscience (Siva, prakâsa ou bindu 6) et, par leurs jeux amoureux, il engendre le cosmos et les individus (nara) ; toute l’évolution se ramène en définitive à un mouvement d’amour, Siva s’aimant dans la Déesse et aimant l’univers en elle.

Le mouvement inverse de réabsorption se fera à partir de l’univers, c’est-à-dire de l’homme individuel (nara) qui, épris de

1. Prathamâ tutî, voir T. A. XIII, p. 84,1. 3. I. P. v. p. 1,1. 4, S. D. 1, 7-8 et sur icchâspanda I. P. v. II. III, 17, vol. II, p. 128 fin.

2. Sivadrsti de Somânanda, com. d’Utpala I, Sl. 4, p. 7, 1. 4 et 16-17, p. 16.

3. Notons que ce processus est intemporel à ce stade bien que les cinq énergies se manifestent à tour de rôle : conscience, félicité, volonté, connaissance et activité, chacune dépendant de la précédente, car il n’y a pas de volonté sans conscience, etc.

4. Effervescence qui est cause de l’univers. P. T., p. 14, 1. 1.

5. Simple potentialité dans l’Un, elle ne devient déficience proprement dite (ûnatâ) qu’à une étape ultérieure.

6. Voir à ce sujet S. S. v. p. 13, 1. 7.

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l’Énergie universelle (Umâ-Sakti), s’absorbera en elle ; Umâ, se dissolvant à son tour en Siva, le portera vers l’indicible Paramasiva.

Origine divine de la bhakti

Icchâ, terme clef de cet extrait du Tantrâloka, signifie à la fois volonté, désir, aspiration sans objet défini et renferme les caractères essentiels de l’amour (bhakti) : indifférenciation et ébranlement original.

Indifférenciation et triangle du cœur :

Lorsque Siva, dont l’énergie forme la nature, se tourne vers le monde pour le désirer, le connaître et l’engendrer, on le nomme « épanouissement doux et puissant du triangle du cœur 1. » Ce célèbre triangle, profond mystère de l’école Trika, est le trident (trisûla) de Siva, symbole de l’union parfaite des trois énergies : icchâ, aspiration indéfinie2, jñana, connaissance et kriyâ, activité. L’énergie forme la nature consciente de Siva lorsqu’il sort de la plénitude de la félicité et se met à vibrer vers l’expression de soi, Siva étant identique alors au triangle du cœur (trikona) qu’adoucit le nectar d’une joie intérieure.

Ce triangle, que constituent les trois énergies à peine dégagées de la félicité et de la Conscience, et donc indéterminées, mais vibrantes, forme le fond mystique dans lequel Siva est saisi dans l’intimité de la connaissance et de l’acte. Et c’est sur ce fond précisément que la véritable bhakti se détache. Il en résulte que l’amour divin est conscience subtile, infiniment délicate, saveur (rasa) de Dieu dont la douceur ne peut être éprouvée que dans la quiétude et la vacuité propres à la volonté en repos. Cet amour est donc léger, intime, diaphane, nullement un émoi de l’affectivité ou une tendresse sentimentale. D’autre part, la connaissance qui l’imprègne n’a rien d’un savoir clair et superficiel procédant du sens interne et de l’intellect (manas et buddhi) ; c’est une connaissance d’absorption amoureuse (samàvesa) — fusion entre la volonté divine et la volonté humaine — commençant à l’examen par le coeur3 et s’achevant en une connaissance intuitive indifférenciée (nirvikalpa). La Science de l’amour, nous le

1. Hrdayatrikouamadhumâmsalollâsah, sl. 14, M. M.

2. À cette volonté encore indifférenciée répond, chez le Saint, la volonté sans contenu défini ni aucun retour sur soi-même, cet irrésistible attrait (ruci) vers le Dieu ineffable, qui l’arrache violemment à lui-même. Stav., sl. 14.

3. Sur la voie de l’énergie. Voir infra, p. 7.

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verrons, transcende la connaissance et l’ignorance parce qu’elle saisit leur substrat1.

Plus encore que saveur et connaissance, la bhakti se présente comme un élan sans réserve de la volonté (icchà) douée d’efficience. Lieu privilégié de la grâce, icchâsakti est source de la grâce la plus intense et la meilleure (tivrasaktipâta), celle dont fut favorisé Abhinavagupta 2 et que de grands yogin peuvent supporter sans en mourir sur le champ. Cette grâce, par une voie sans gradation, les conduit immédiatement à l’illumination spontanée (pralibhâ) et les libère en cette vie. Le signe d’une telle grâce est un amour inébranlable3, intense et désintéressé pour Rudra 4, qui néglige le bonheur ici-bas et, à lui seul, mène à l’état théopathique (bhairava) 5.

D’un tel yogin, les Sivasûtra déclarent : « Sa volonté est l’énergie vierge Umâ 6 ». Et Ksemarâja explique : volonté invincible qui détruit l’illusion, c’est la vierge Umâ, ardente en amour qui ne s’attache à rien, pur sujet qui ne peut jamais devenir objet de jouissance. Dès que le yogin s’identifie à cette énergie indéfinissable, et aussi inséparable de Siva que les rayons du soleil 7, il puise à son gré dans son efficience illimitée.

Umâ personnifie l’amour de Siva pour lui-même. Et ce parfait amour qui est d’aimer Siva du même amour dont il s’aime, c’est lui que désirait Utpaladeva lorsqu’il chantait, s’adressant à Siva : « La Déesse qui a la saveur d’une béatitude infinie et que Tu chéris plus que tout, ne peut être séparée de Toi ; ainsi, que mon amour ne fasse plus qu’un avec moi.8 » Utpala ne souhaite pas tant posséder l’amour que de s’identifier à lui, à la manière de Siva qui est un avec son énergie mais ne la possède pas.

1. Selon Utpaladeva, cf. stance I. 12, citée p. 87 n. 1.

2. D’après le glossateur du T. A. XIII, SI. 214, p. 137, I. 7.

3. Atra rudre bhaktih suniscalâ. Il existe d’autres grâces : l’une, plus intense encore (tivrativra), entraîne immédiatement la mort, et des grâces moyennes ou faibles relevant respectivement de la connaissance et de l’activité divines. Les bhakta qu’elles touchent désirent à la fois la libération après la mort et le bonheur durant la vie ; leur amour n’est donc pas désintéressé.

4. C’est-à-dire Siva à peine différencié d’Umâ. Sur cette grâce, cf. Mâlinivijaya tantra VIII. 13.

5. Voir à ce sujet V. B., Introd., p. 63.

6. Icchâ saktir umâ kumârî, I. 13. Voir comm., p. 30.

7. Netratantra, I. 25-26.

8. Anantânandasarasi devi priyatamâ ganga / aviyuklâsti te tadvad ekâ tvadbhaktir astu me I. 9.

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Ébranlement de la volonté :

Au stade d’icchâsakti se produit le premier ébranlement du désir ou de la volonté (prathamâ tuti), vibration initiale de l’Acte1 qui est un commencement absolu exempt de dualité (nirvikalpa) ; cette volonté gratuite et libre déclenche la manifestation cosmique.

On trouve ce premier instant au niveau de notre connaissance ordinaire, laquelle s’effectue toujours en trois temps, depuis la volonté jusqu’au plan de l’activité, en passant par le plan de la connaissance.

La conscience qu’on a au premier instant d’une sensation, d’une intuition, d’un désir, est vive, intense et indifférenciée ; ébranlement instantané, il pénètre celui qui l’éprouve d’une impression extraordinaire pour la raison que l’homme n’a pas encore perdu contact avec la réalité profonde et que Siva opère en lui, bien qu’à son insu. En cet instant, pour qui réussit à s’y maintenir un moment, jaillit l’illumination ; mais le cas est exceptionnel et, à l’instant suivant, l’homme reprend sa propre initiative, se posant comme un moi face au non-moi, sous la poussée de sa tendance dualisante (vikalpa). Ce second moment appartient à la construction mentale du domaine conceptuel et logique. Enfin, au troisième instant, ce qui fut plénitude sensorielle puis idée (vikalpa) devient objet construit qui doit remplir une fonction et tombe, de ce fait, dans le champ de l’activité2.

Tous les partisans du système Svâtantryavâda, à commencer par Somânanda, accordèrent une importance considérable au premier instant, celui de l’incitation de la grâce (prerana) dans lequel le yogin ressent en sa volonté une impulsion soudaine et aveugle vers Siva qui se manifeste par un élan d’amour, un mouvement du cceur3, une saveur (rasa) subtile et ténue ou d’autres indices extérieurs : sursaut inopiné, premier regard (prathamâlocana), un cri violent exprimant bien cette phase inarticulée qui précède la pensée ; en un mot par tous ces symptômes qui surgissent de la source de vie, icchâ, où fusionnent volonté humaine et volonté divine.

Mais si les désirs et les actes du saint sont divins en leur origine, au moment furtif de leur apparition, ils doivent le devenir aussi en leurs conséquences, lorsque l’illumination du premier instant

1. Âdispanda, parispanda, prathamaspanda.

2. Quant aux deux premiers instants, voir V. B., Introd., p. 60-61.

3. Sivadrsti, ch. I, sl. 9.

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se répand sur l’activité noétique et finit par s’étendre aux choses réelles et efficientes perçues telles qu’elles sont en leur essence — monde inconnu aux sujets ordinaires — mais qui se révèle aux regards émerveillés de l’être libéré1. Ces trois phases, Utpaladeva les dégage clairement en un verset où il implore Siva : « Comme j’aimerais toujours (Te) contempler, libre de l’universelle multiplicité, quand Tu jaillis spontanément au premier départ de la sensation, du milieu même de la connaissance (état coutumier) et de l’ensemble des choses elles-mêmes2. »

Jusqu’ici nous n’avons examiné la bhakti que d’une manière statique, en cherchant à déterminer sa source — la grâce — le fond sur lequel elle se déploie et sa nature spécifiquement mystique. Il nous reste à l’étudier en son dynamisme et à dégager les grandes étapes de son évolution. Mais cette tâche est d’autant plus difficile que cette évolution, qui varie d’un individu à l’autre, nous échappe complètement en ce qui concerne Utpala et Lallâ, dont les poèmes, bien que riches d’une expérience vécue, nous sont parvenus sans aucun ordre chronologique. Dans le cas d’Utpala, comment pourrions-nous définir une progression à l’intérieur des aspects si variés de son amour : vigilance du cœur, absorption continue, sommeil de la Nuit mystique, aspiration aveugle, impatiente et douloureuse, soumission de l’esclave, attachement intense, avidité d’une passion exclusive, exaltation d’un amour sans mesure, élan fougueux du désir, émerveillement de la béatitude cosmique, bhakti où l’adoration côtoie une familiarité pleine d’humour et où cris de joie et cris de douleur se répondent inlassablement.

Néanmoins quelques phases principales se détachent plus clairement et nous les décrirons sans préjuger de l’ordre de leur apparition.

La première consiste en un recueillement ininterrompu et la dernière en un amour divinisé et triomphant ; entre ces deux, des phases diverses se succèdent3, l’une remplaçant l’autre subitement ou insensiblement : nuit indifférenciée avec son sommeil spécifique, ivresse de la découverte du Soi, kramamudrâ qui concilie illumination et états psychiques ordinaires, amour étale et son ivresse cosmique dès que l’amour a tout envahi.

Mais, à l’intérieur même de ces phases, nous discernerons à

1. Voir la kramamudrâ, infra p. 68 et p. 90, qui a pour fin de faire pénétrer la révélation du premier instant dans les moments suivants en conciliant samâdhi et vyutthâna.

2. sk. XII. 2.

3. Elles se succèdent selon des cycles que nous avons dégagés dans notre postface au V. B., p. 173 sqq.

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nouveau deux tendances maîtresses qui se partagent constamment le champ de la bhakti ; ce sont l’amour apaisé de l’absorption contemplative et l’élan du désir, dans lesquels nous retrouvons la pulsation de la vie mystique : plénitude qui tend à l’épanouissement infini (vikâsa) et vide d’où surgit l’élan vers le Centre où l’être entier se ramasse pour bondir par-delà le relatif (samkoca) 1.

Amour apaisé

L’amour apaisé qui relève de l’absorption (samâvesa) découvre le Je (âtman ou aham) dans le samadhi et appartient à la voie de l’immanence (saktopâya), celle de l’énergie-universelle qui submerge tout comme un flot en brisant les digues de l’ego centré sur lui-même.

L’apôtre de la bhakti s’abandonne au gré des puissances mystiques qui le parcourent sans arrêt en tendant obscurément à la totalité primordiale ou à l’énergie vierge, Umâ. Grâce à son amoureuse vigilance, il accède à la stabilité (sthiti) 2 ; fixé ensuite en son amour, il parvient au stade où il s’écrie émerveillé : « je suis brahman ». Enfin, après avoir décelé la présence divine en lui puis dans l’univers, il voit bientôt à la fois lui-même et l’univers perdus dans l’Énergie sans limite.

Cet amour universel et apaisé, qui a ses attaches en une conscience homogène et sans fissure (samata) d’immanence totale, est le propre d’êtres qui obéissent spontanément au grand courant de la vie divine. Éprouvé dans la plénitude de la joie, du ravissement et de l’ivresse, un tel amour, dont la douceur pousse le mystique à se dissoudre en Dieu, se rattache à l’amrta que répand le troisième œil de Siva.

Élan fougueux d’icchâ

Par contre, l’élan ou la flamme du désir qu’allume l’œil de feu appartient à l’amour consumant de la voie transcendante Siva (sâmbhavopâya). Cette haute flamme, jaillie du cœur des victimes propitiatoires, s’élance d’emblée vers le centre unique du Je et du cosmos — le Cœur divin — réduisant en cendres la dualité pour faire place au nirvikalpa.

1. Satiété de l’ivresse et soif insatiable qui ne sont qu’une forme de unmesa-nimesa, ouverture et fermeture des yeux, trouvent leur achèvement pour le saint dans les deux mouvements de la kramamudrâ, voir ici p. 69. Quant à vikâsa et samkoca, cf. T. A. V., sl. 58 sq.

2. Sur la stabilité (sthiti) voir Stav. sl. 15 et 110. Ici p. 42.

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Le Jnânagarbha décrit la voie héroïque : « Quand les hommes ont complètement renoncé à leurs activités mentales et se sont libérés par les flammes de la dépendance à l’égard du fonctionnement de leurs organes, ces héros ainsi fortement établis par Ta grâce, ô Mère ! jouissent aussitôt de cet état suprême qui se déverse en une ambroisie de béatitude sans égale et sans défaillance1. »

« Udyamo bhairavah, l’élan, proclament les Sivasûtra2, c’est Bhairava », à savoir le feu de la Conscience absolue3, foyer où le moi se consume tandis que le cosmos devenu ardent disparaît à son tour devant le Je parfait (purnahantâ) pour ne laisser subsister que le Centre éblouissant.

Mais avant de devenir ardeur consumante, l’élan qui prend appui sur la volonté (icc) est d’abord un mouvement secret et subtil du cœur. Si dans la voie de l’énergie il revêt l’aspect d’un effort intense4, quoique spontané, dans la voie accélérée de Siva, il se manifeste comme un élan inné, sans mesure5, jaillissant imprévisible et puissant vers Siva.

Le Tantrasadbhâva compare le mystique, se précipitant vers Bhairava qu’il étreint de toutes ses forces, au rapace qui fond sur sa proie : « Dès que l’oiseau, volant en plein ciel, aperçoit sa proie, aussitôt avec son impétuosité native, il la saisit6. » Le yogindra n’est plus à ce moment qu’élan, acte pur ; son moi et ses facultés anéanties, il ne sait plus rien, ne comprend plus, ne pense plus7. Il a suffi d’un seul élan pour qu’il oublie subitement et à jamais le monde entier. Mais que cet élan faiblisse si peu que ce soit, il retombe au niveau du contingent et laisse échapper la Réalité 8.

Rare est le héros (vira) dont l’amour au dénuement spontané, libéré de la dualité, rejoint en une fraction de seconde la Cons -

1. Strophe citée par Ksemarâja dans sa glose au M. I du Stav.

2. I. 5. Toute la voie de Siva est contenue dans ces deux mots. N’est-ce pas la voie très brève d’une Sainte Catherine de Gênes ? Sur les trois voies, cf. V. B., Introd., p. 24 sqq.

3. Voir V. B., M. 149 et notre comm.

4. Nommé prayatna, S. S. v. Il. 2.

5. Udyama, udyantr désignent un élan, mais est-ce un élan d’amour ? Oui, d’après M. M., M. 13 nijahrdayodyama, élan du cœur suprêmement libre au moment où les innombrables énergies de Siva fusionnent. Cf. S. n. I. 6-7 Ksemarâja, commentant ce sûtra, précise que cet élan appartient à qui se voue au service (sevanâ) de sa propre nature identique à Siva.18

6. Strophe d’un Tantra perdu citée par S. S. v. II. 2, p. 49.

7. Élan aveugle du barattement (bhramavega) (S. S. v. II. 3, p. 53, 1. 3) qui réussit à unifier toutes les énergies du mystique. Ce passage d’un Âgama décrit l’éveil de la kundalinî.

8. C’est ce qui arrive dans la voie de l’énergie où l’adepte doit se lancer sans répit à l’assaut de la Réalité.

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cience indifférenciée — icchâ en son premier ébranlement — et parvient à s’y maintenir.

Utpaladeva ne se lasse pas de chanter ce prodige de grâce : l’élan est si fort, dit-il, que la Réalité doit infailliblement se révéler, pas une seconde ne s’écoulant entre l’élan d’amour du fidèle et le don de soi du Seigneur : « Dès qu’ils éprouvent la soif ardente de Te contempler, de Te réaliser, de T’étreindre étroitement, ô Tout-Puissant, leur apparaît au moment même le grand étang frais et délicieux de Ton adoration ! 1. » Et ils s’y jettent sans hésiter afin d’étancher leur soif.

Utpala aspire à un semblable amour : « Quand donc, Seigneur, mon attachement pour Toi aura-t-il une puissance telle que Tu ne pourras absolument pas T’évader loin de moi » (IX.7).

Si, dans la voie de l’énergie, le mystique cherche à se perdre dans l’énergie divine, il veut ici posséder Siva en s’agrippant à lui : « Hommage à cette convoitise même qui, adhérant à Toi, me permet de T’atteindre ! 2 » Plus tard, en pleine possession de l’amour et devenu maître en amour, lorsque le feu aura embrasé sa volonté, le mystique ne sera plus qu’amour à la manière dont le bois se transforme en feu.

Si Bhattanârâyana appelle de toutes ses forces la torche d’amour qui consumera le différencié et dissipera la trame des tourbillonnantes ténèbres (58), Utpala se situe au vif de cette flamme qui provoque en lui soif insatiable et folie mystique.

Parmi les grands mystiques, la plupart suivent la voie de l’absorption amoureuse et quelques-uns seulement s’aventurent dans la voie de Siva. En règle générale, absorption et élan se succèdent alternativement, formant les marches de la progression spirituelle. À mesure qu’elle s’affermit, l’absorption engendre et accroît l’amour intense, tandis que l’amour, en s’intensifiant, accroît à son tour l’absorption.

Utpaladeva explique : « Celui qui contemple Siva comme le Soi de l’univers plein de béatitude se plaît en lui seul et devient bientôt extrêmement anxieux de savourer la douceur de son étreinte » (X.15). Plus il trouve de joie et de ravissement dans l’amour et plus son désir s’aiguise ; l’amour apaisé qui s’épanouissait avec lenteur fait soudain place à une volonté brûlante : le mystique, torturé par la longueur de l’attente, se consume de

1. XVII. 28. Cf. XX. 19, XV. 13 et XX. 8. Bhatta nous montre aussi les Bienheureux enflammés du désir d’amour se précipitant vers Dhûrjati (68). Pourquoi vont-ils vers Siva-l’Ascète ? C’est que, comme lui, ils ont renoncé à tout. Cf. Utpala : <Chez Tes amants, le puissant soulèvement de Ton adoration engendre un résultat immédiat et évident, car ils éprouvent aussitôt un incomparable bonheur ! XVII. 20.

2. Stav. 47bis.

– 42 —

désir, toutes ses forces concentrées puis fondues dans la véhémence de l’amour. Dès que l’amrta l’a désaltéré, il se perd en une absorption plus profonde et plus vaste que celle qu’il avait naguère connue. Puis à nouveau, du centre même de cette nappe de lumière, s’élance la flamme dévorante.

Stabilité et agitation de l’amour se complètent ainsi nécessairement : la jouissance de l’amour stabilise la pensée1. Mais si l’agitation de la soif ou de l’ivresse ne secouait les derniers liens qui rattachent le mystique au monde, ceux-ci ne tomberaient pas2. L’excitation de l’ivresse mène donc à la stabilité de l’immuable essence2, tout comme la quiétude conduit peu à peu à l’ivresse3.

Souvenir constant et vigilance amoureuse

Le mystique, au seuil de la vie spirituelle, commence par pénétrer en son propre cœur et, tant qu’il n’y est pas parvenu, il ne peut garder dans l’esprit le souvenir permanent de Siva et moins encore épier les mouvements subtils de la grâce. Mais qu’est-ce qu’un amour inapte à se fixer sur l’être aimé, ne fût-ce que quelques minutes, et qui se disperse sans cesse loin de lui ? Aussi Bhattanârâyana implore-t-il Siva, il souhaite ne plus avoir qu’une tâche à accomplir jusqu’à sa mort : demeurer paisible, maintenant en Lui seul la fine pointe de son esprit (15).

Ces quelques mots résument les traits essentiels de la véritable attitude mystique ; celui qui se tient perpétuellement à la pointe suprême de son esprit sans se laisser entraîner par ses désirs se repose en Siva ; et de cette concentration jaillit soudain la prière intense et efficace.

Mais pour atteindre à une telle fixité, il faut reposer immobile dans l’être aimé : « Cette stabilité (sthiti) en Toi, dit Nârâyana à Siva, transcende la quintessence même du meilleur des états » (110), elle écarte en effet tous les obstacles qui séparent de Siva.

La parfaite absorption dans la quiétude du cœur et dans l’oubli de toute chose comporte déjà le silence intérieur, la paix de la conscience, le sommeil vigilant et l’expérience de la saveur divine,

1. XVII. 42.

2. XVII. 41.

3. Un mystique de l’Islam disait également : « Je n’ai pas cessé de me fixer, à cause de Ton amour, de me fixer à une place où les cœurs sont égarés. » Ces deux vers traduits et cités par E. Dermenghen, Hermès, vol. II, juin 1936, furent l’occasion de la mort du mystique Abou'l-hasan Al Nouri (Xe s.) « fou de Dieu ». Les ayant entendus au cours d’une réunion, il entra en extase et se mit à errer çà et là dans des lieux arides ; et si grande était son agitation qu’il piétina des roseaux coupés au ras du sol et mourut de ses blessures.

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le rasa exquis que décrit le verset suivant (111). Bhatta sait que toute interférence de sa part ne peut que troubler cette paix et il s’abandonne à l’œuvre de Siva en qui il reconnaît le seul et libre agent (M. 45), l’essence inconcevable, inaccessible en raison de sa subtilité et de son infinité 1. Ainsi rivé en lui par le lien de l’amour, à aucun moment, éveillé ou endormi, il ne peut l’oublier.

Lallâ s’engage résolument, elle aussi, dans la voie de l’intériorisation, après avoir longtemps poursuivi la vérité hors d’elle-même et s’être épuisée en vain efforts: « Pleine de désirs nostalgiques, moi, Lallâ, je sortis, errante (en quête de la Vérité) ; cherchant et cherchant, je passais (mes) jours et (mes) nuits. Puis je vis en ma propre demeure un Sage ; ce fut mon heureuse étoile et mon instant fortuné quand je pris possession de Lui3. »

Renonçant aux efforts exténuants, elle fait retour sur soi et descend dans la subjectivité pure, selon l’unique précepte que lui avait donné son maître (sl. 94).

La vigilance impossible à l’homme extraverti devient aisée au mystique dont l’être entier, tendu vers Siva et puissamment attiré par Lui, est dévoré du désir de s’abîmer toujours davantage en Lui : il ne voit bientôt plus que Lui, ne reconnaissant d’autre œil que celui qui Le contemple, d’autre voie que celle qui mène à Lui, d’autre fruit que celui qui a poussé sur l’arbre miraculeux de sa parole4.

Unique remède au défaut de la vision5 qui fait percevoir la dualité là où il n’y a qu’unicité, cette muette vigilance est une prière ininterrompue, un souvenir ardent qui purifie la pensée souillée par le torrent de l’illusion6. À son apogée elle se confond avec la prise de conscience (vimarsa) de notre propre nature et conduit à une félicité cosmique (jagadânanda) : « Siva ! dans ce seul nom qui demeure toujours sur la langue de Tes amants, quel indicible attrait de tous les objets sensibles ne trouve-t-on pas ! » (I.20). Murmurer le nom de Siva donne la jouissance des sons, des odeurs, des saveurs répandues dans l’univers.

1. sl. 7. 33. 35. 39. 73-74.

2. Recherche vaine si, dans sa transcendance, Siva dépasse tout ce qui est à la mesure humaine, mais profitable si elle est l’expression d’un désir persistant de. Dieu.

3. sl. 3. Cette chance inespérée qui vient avec la rapidité d’un clin d’œil est nommée pratibhâ, réalisation spontanée, sans maître, par intériorisation naturelle. Le Sage (pandit) qu’elle découvre en son âme est Paramasiva.

4. Stav. 109.

5. Stav. 24. Sur la vigilance (smrti, samsmrti), cf. Stav. 2. 30.36. 81. Nous y trouvons le zikr des sufi et la récitation ininterrompue du nom de Jésus des hésychastes.19

6. Stav. 65.

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Et Lallâ dit aussi : « Celui qui sans trêve évoque le nom de Siva et se rappelle la voie du cygne céleste, qui sans égard au fruit, purifie son esprit de la dualité, même si nuit et jour il vaque aux affaires mondaines, envers lui et lui seul le Maitre des dieux se montre toujours gracieux ! » (65).

Hamsa1, cygne, symbolise le rythme spontané et ininterrompu du souffle en tout être, tant que dure sa vie ; chant de Siva « qui pénètre jusque dans le cœur des bêtes » (IV.13), il devient chez le yogin une respiration extatique en laquelle vibre le souffle bien intériorisé2 qui le mène à l’apaisement et à la révélation de Siva, Cygne très pur, Bhattanârâyana compare son élan à la colonne qui s’élève verticalement au centre du corps, ou au tronc d’arbre où se reposent les pensées voltigeantes, ces oiseaux3.

L’amour apaisé accomplit ainsi le miracle de faire adhérer à Siva toute la personne, souffle y compris, en une communion sans parole et sans pensée. La prière n’est donc nullement une répétition mécanique du nom de Siva, c’est un jaillissement spontané du cœur sans préparation ni procédé, issu d’un désir vigilant, exclusif, qui n’a cure de rien hormis Siva et ne se souvient que de lui.

Puisque l’oubli de soi est la cause du samsâra, nous comprenons que la souvenance de notre vraie nature joue un rôle essentiel en contrecarrant les agissements de l’ennemi de Siva, Smara, dont le nom signifie souvenir du monde. Ce souvenir implique oubli de Dieu, car entre Dieu et le monde un choix s’impose : il faut oublier l’un si l’on veut se remémorer l’autre, Siva faisant disparaître Smara dès qu’il se manifeste.4

Appel intense et élan

Du profond de cette souvenance continue surgit quelquefois une évocation exceptionnelle et le nom de l’aimé ravira l’amant hors de lui-même5.

Utpaladeva s’étonne : « O Dieu ! éminent et extraordinaire est

1. Ham est l’inspiration et sa l’expiration. Sur harnsa, voir ici p. 81 et Stav. 8. 10,57.

2. Simple épanouissement de la prière silencieuse sous son aspect de kundalini qui se dresse droite et raide jusqu’au brahmarandhra, ce souffle devenu ûrdhvakundalini sur le plan cosmique se contracte et s’épanouit en accord avec le rythme de la kramamudrâ. À ce sujet cf. infra, p. 69 et 81.

3. Stav. 7 et 23.

4. Mais dès que l’amour aura envahi le monde, il n’y aura plus incompatibilité entre Siva et un monde divinisé. Cf. samatâ, p. 72 et sqq.

5. Cf. Stav. 82.

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le sentiment de gloire qui s’épanouit dans le cœur des Tiens puisqu’une simple allusion à Toi agit sur eux comme le tonnerre annonciateur de pluie sur l’oiseau câtaka et, sans délai, ils s’identifient à cette gloire » (IV.11). En raison d’une particularité anatomique cet oiseau, dit-on, ne peut boire que des gouttes de pluie, et attend l’orage avec une impatience fébrile ; il offre ainsi l’image saisissante de l’homme altéré d’absolu et qui se donne sans réserve à Siva. Le nom divin, proféré ou entendu une seule fois, possède d’après Nârâyana une si grande efficience qu’il confère à lui seul la libération1.

N’objectera-t-on pas que la délivrance est acquise à bien peu de frais ? En fait le secret de l’efficience réside dans l’élan du désir qui se montre à nu, à l’instant du nirvikalpa où l’esprit est englouti, la dualité non encore construite, et l’être immobilisé par la surprise, d’où le conseil de Saint Augustin : « Dans l’instant même où, au mot de vérité, tu es comme saisi par un éclair, demeures-y si tu peux2. »

Incapable de formuler une prière, son désir s’exhale par une parole inachevée, incohérente, un cri qui s’échappe de son cœur, expression d’un prodigieux élan d’amour, car l’absence du Bien-aimé est devenue intolérable. Ce cri qui contient tout, Utpala en apprécie la valeur : « Quand donc, Seigneur, le cri jaillissant de moi sera-t-il assez fort pour que, immédiatement, Ton essence devant moi fulgure d’évidence ? » (IX.19). À ce cri qui ne tolère plus l’attente, Siva répond nécessairement et à l’instant même puisque le seul obstacle à sa manifestation — la dualité — n’est plus.

D’après une autre stance3 de ce poète, l’exultation qu’éprouve le mystique au tout début de l’adoration, alors qu’il y tend confusément, se change en tremplin pour lui faire franchir d’un bond les limites du moi et le précipiter en Siva. L’amour a si bien embrasé son cœur qu’à peine a-t-il pensé à Siva qu’il perd sa présence d’esprit, abandonne toute mesure et découvre aux profondeurs du Soi le Soi divin.

L’élan réitéré, toujours neuf dans l’instant présent, puise sa force aux sources de l’énergie du Je en une vive prise de conscience et explique l’efficacité de la souvenance contemplative.

1. sl. 79. Affirmation fréquente dans la littérature religieuse de l’Inde, de l’Iran et d’Israël. Cf. Stav. 24, 67, 79.

2. Lallâ, elle aussi (sl. 55), conseille vivement le même arrêt : « Jour et nuit, comptant chaque souffle, telle tu es, telle il te faut demeurer. » (Yu thuy chukh ta tyuthuy âs), c’est-à-dire en toi-même, recueillie à la jonction des souffles, au Centre.

3. sk. //XVII. 32.

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Mais celle-ci n’est parfaite que si elle réussit à franchir l’abîme douloureux — la dualité — qui sépare le fidèle de Dieu, en le comblant de félicité : « Que je voudrais Te contempler sans cesse, moi qui me suis purifié de l’impureté de la pensée dualisante, en remplissant d’ambroisie le fossé de l’angoissante séparation 1 et qui ai pulvérisé l’inconciliable ennemi, le doute. »

Par-delà le limité, l’élan d’amour emporte coutumes, normes morales, idées du bien et du mal : il n’existe qu’un mal, croire à la limitation en s’identifiant au moi individuel ; il n’y a qu’un bien, s’unir à Siva, le Tout.20

Non sans paradoxe nos poètes se plaisent à glorifier la haine, l’attachement, la passion amoureuse, la convoitise des biens temporels, l’égotisme, l’orgueil présomptueux, l’illusion excessive, l’ambition et le sentiment du moi et du mien si, par leur intensité exceptionnelle, ces défauts honnis entre tous permettent de surmonter les obstacles sur le chemin vers Siva.21

Nârâyana mêle la haine à l’attraction en un vivant amour pour Siva qu’il interpelle ainsi : « Nous Te haïssons, nous Te louons… ô Époux de la Mère ! » (4).

L’intensité et l’exclusivité d’un sentiment importent plus que sa nature ; à la tiède dévotion sans élan les poètes du Trika préfèrent la haine vivace, obsédante, de Dieu parce qu’elle absorbe l’être total. Ils voudraient éprouver pour Siva un amour aussi irrésistible que la passion amoureuse ou l’avidité 3 qui, ne tenant compte de rien pour étancher sa soif immodérée, renverse les obstacles et secoue les entraves : « Que la passion4 avide de jouir de la douceur ambrosiaque de Ton adoration, ô Omniprésent, s’accroisse de jour en jour et fructifie pour moi perpétuellement ! » (XVII.13).

Parvenu à ce degré, l’amour n’est plus que soif insatiable : « O Adorable, d’un cœur uniquement adonné à une seule saveur et sans égard pour autre chose, ce puissant Seigneur facile à obtenir et qui repose en chaque être, m’en désaltérerai-je jamais à mon entière satisfaction ? » (XII.11). Cette soif peut même, sans inconvénient, s’étendre aux choses de ce monde : « Que j’aimerais, comme les mondains, avoir ardemment soif des objets senso -

1. Khara nisedha représente tout ce qui est refus de la présence divine : blessante négation, refoulement, M. XVIII. 19.

2. Stav. 47.

3. Kâma, râga ; déjà Maitry Upanisad VI. 34 : “Si la pensée d’un être humain était fixée sur le brahman comme elle est fixée sur les objets matériels, qui ne serait délivré du lien ?” Trad. A. M. Esnoul (Maisonneuve).

4. Lampatâ, convoitise ou concupiscence. Cf. V. 13 : “Je dépose (à Tes pieds) mon offrande : désir (colère et convoitise), accepte-la et transforme-la en ambroisie ; puis distribue-la impartialement parmi ceux qui T’adorent.” Cf. XVII. 47.

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riels eux-mêmes en lesquels, ô Seigneur, je ne percevrais que Ton corps, aussitôt disparue la pensée dualisante ! » (VIII.3).

À côté de la passion qui draine les forces de l’homme en les faisant converger vers l’être aimé, la possession ou le sentiment d’appartenance — considéré lui aussi comme un sérieux obstacle à la vie spirituelle — peut par son exclusivité se transformer en aide précieuse. Utpala espère jouir de la vision béatifique en tous lieux dès qu’il aura satisfait Siva par l’offrande de son propre égoïsme (abhimâna) en faveur du Mien absolu (mamatâ), la possession de Siva lui-même (XVIII.12).

Il n’y a pas jusqu’à l’illusion (mâyâ) qui ne confère la plus haute des qualifications lorsqu’elle précipite dans le Soi universel l’individu qui se croit identique à l’absolu (72). Mais quel serait l’être assez ambitieux pour en tirer profit ? se demande Nârâyana (72). De même, au moment où le mystique s’écrie : je suis identique à Siva, l’orgueil émerveillé (smaya), par le transport qu’il provoque, l’arrache à ses limites et lui permet de s’écouler dans l’abîme indifférencié (37).

Utpala reprend la même idée : « Tu es, Seigneur, le lien incomparable unissant entre eux tous les orgueils humains. Puissé-je grâce à la plénitude de la douceur de Ton amour posséder le plus grand d’eux tous ! » 1 — la croyance en l’identité avec Siva.

Mais parmi les causes diverses d’exaltation, l’amour est la plus puissante parce que l’élan y est particulièrement intense2 ; il exclut tout ce qui n’est pas Dieu et assure la réalisation de l’Un.

Nous retrouvons ici la contrepartie du paradoxe propre à l’Amour créateur qui exige la différenciation de Paramasiva, indivisible par essence, en Siva et sakti ou prakasa et vimarsa. Maintenant, sur la voie du retour vers l’Un, la dualité adorant-adoré doit faire place à l’identification : « O Souverain des dieux ! bien que Tu sois adoré constamment des grands (saints), Tu subsistes sous forme unique d’adorateur. Bien que Tu sois visible ici-bas, intérieurement et extérieurement, Tu Te révèles toujours sous l’aspect du seul Sujet connaissant ! » (IV. 25).

Et pourtant Utpala ne veut renoncer ni à l’amour ni à l’identité : « Tandis que je pénètre en Toi, insondable, indifférencié, sans-second, omnidévorant, universelle Essence, ô Seigneur d’Umâ ! je voudrais Te célébrer et T’adorer toujours. » 3 Utpaladeva se raccroche à l’amour de Siva pour Umâ afin de pouvoir continuer à

1. IX. 13. Cf. Abhinavagupta : « A l’aide de la surestimation (abhimâna) on obtient l’intuition : je suis Siva » T. A. I, M. 215.

2. Nos philosophes ajouteraient que la grâce agit directement en lui.

3. sk. //XIII. 20.

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aimer. C’est que, à l’opposé de l’amour ordinaire de Dieu qui comporte dualité, l’absorption mystique (samâvesa) 1 réalise une union parfaite, car les saints possèdent Siva en se perdant en lui et sont possédés par Siva d’une façon inconcevable et sans mode (nirvikalpa). Mais s’ils vivent dans le Sans-second, sous l’empire de l’ivresse, ils voient « double » et se distinguent en quelque sorte de lui : « Gloire à ceux qu’enivre un vin précieux lorsqu’ils savourent la liqueur d’amour, ô Tout-Puissant ! Quoique toujours sans-second, ils T’ont néanmoins comme second.2 »

L’ivresse qui brouille au même titre la vision de la dualité et celle de l’unité incite un Utpala à prendre une voie médiane entre le samsara dont la dualité exclut l’amour et le nirvana où l’identité régnant seule, l’amour n’a plus qu’à disparaître : « Comment, s’exclame-t-il, l’amour en Toi serait-il compatible avec l’état de libération (moksa) ? Il ne brille pas non plus chez le mortel. (Permets) donc, Éternel, que j’accède à l’étape de réalisation qui sied à cet amour.3 »

Tandis que l’expression « amour pour toi'4 impliquerait dualité, celle d" amour en toi », si fréquente chez nos poètes5, désigne précisément ce stade où le mystique vit en Dieu, perçoit tout en lui, est semblable (sama) à lui. Quant à l’identité parfaite, il ne l’atteindra qu’après sa mort6.

On trouve un même souci chez les mystiques chrétiens. Sainte Catherine de Gênes va plus loin encore : « Je ne veux pas, dit-elle, d’un amour qui soit pour Dieu ni en Dieu ; je ne puis souffrir ce mot de “pour” ni celui de “en”, parce qu’ils impliquent à mes yeux quelque chose qui pourrait être intermédiaire entre Dieu et moi. C’est ce que l’amour pur et net ne peut supporter, à cause de sa souveraine pureté et netteté. Cette pureté et netteté d’amour est aussi grande que Dieu même puisqu’il est son être propre7. »

Et Lalla s’écrie au sortir de l’illumination : « Je ne savais pas que Tu es moi et que je suis Toi ; que ces deux sont unis en Un. C’est un doute que de se demander “qui suis-je et qui es-Tu8 ?”

1. Au sens fort du terme, compénétration.

2. sk. //I. 5.

3. sk.//XIX 13.

4. Nos poètes ne l’emploient guère, mais ils ont habituellement tvadbhakti, Ton amour, et s’ils ne peuvent l’utiliser, “amour en toi”.

5. Utpa. XVI 24-25. Stav. 22.

6. Voir S. S. III, 42 et comm. (patisamah).

7. Sainte Catherine de Gênes, par Pierre Debongnie, Desclée 1960, p. 63.

8. On peut interpréter différemment ce quatrain, si elle fait allusion à l’époque de l’ignorance précédant l’illumination, sl. 7.

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Même position, semble-t-il, d’un adorateur islamique :

“Ah !” : est-ce moi, est-ce Toi ? Cela ferait deux dieux. Loin de moi, loin de moi la pensée d’affirmer “deux” ! Il y a une ipséité tienne, au fond de mon néant pour toujours, et mon tout, pardessus toutes choses, s’équivoque d’un double visage. Où donc est Ton essence, hors de moi, pour que j’y voie clair ? Mais déjà mon essence s’élucide, au point qu’elle n’a plus de lieu… Entre moi et Toi, il y a un “c’est moi” qui me tourmente, Ah ! enlève par Ton “c’est moi”, mon “c’est moi” d’entre nous deux ! » Ce poème fut récité par Al-Hallaj en réponse à la question : « Comment est donc la route qui mène à Dieu ? » — (Il répondit :) « Il n’est de route qu’entre deux, et ici, avec moi, il n’y a plus personne. » 1

Utpaladeva, métaphysicien de l’identité du Soi et de Siva, aspire cependant à la distinction qui fait place à l’amour ; il rejoint Al-Hallâj qui chante l’identité : « J’ai vu mon Seigneur avec l’œil du cœur, et Lui dis « Qui es-Tu ? » Il me dit « Toi ! » 2…

Si l’amour pour Siva est possible, c’est à cause de l’amour réciproque de Siva et de son énergie, qui pourtant ne sont pas distincts l’un de l’autre. Ce problème, la raison ne peut le résoudre, mais le mystique en vit simultanément les termes contradictoires, en se tenant dans la pleine subjectivité (purnahantâ), le Tout qui renferme à la fois l’unité et la dualité3. Le saint peut ainsi à son gré, durant sa vie ici-bas, se livrer au jeu inhérent à l’amour contemplatif, à l’élan vers l’Un ou à l’état ineffable qui les transcende.

Ivresse et folie mystiques

Nous n’avons guère de documents sur l’ivresse et la folie surnaturelles à l’exception de nombreuses stances d’Utpaladeva que pour ce motif nous n’hésiterons pas à citer à profusion.

Pourtant la divine folie se rattache à une ancienne tradition ; Siva lui-même, Dieu de la vie intense et Dieu de la mort, est honoré sous le nom d’Unmattabhairava. Son activité déchaînée est souverainement libre et spontanée, comme celle du fou ou de l’ivrogne, ou encore du mystique éperdu d’amour, le terme unmalla « hors du sens commun » les désignant tous trois indifféremment.

Les partisans de Bhairava l’imaginent dansant et chantant sauvagement, sans peur ni contrainte, sur les lieux de crémation,

1. Trad. Massignon, p. 91 et 89.

2. Id., p. 46.

3. D’après le Samvidullâsa, cité par M. M. fin de la p. 78, Paramasiva est l’indicible, l’Un à la saveur unique et sans aucune inertie, duquel procèdent à la fois les théories de la dualité et de l’unicité : “. ..âlasyojjhitam aikarasya mubhayor advaitam âcaksmahe..

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ou errant comme un dément, les cheveux en désordre et couvert de cendres. Le libéré vivant (jivanmukta), d’après Abhinavagupta, vagabonde à l’image de Siva, sans parole ni pensée, tel un insensé (unmalla) 1.

Bhattanârâyana et Abhinavagupta ont-ils personnellement éprouvé cette divine ébriété ? Nous ignorons de quelle manière ils vécurent leur amour. Il n’en va pas de même de Lallesvari dont le Kasmir a gardé un vivant souvenir. La légende, que nous avons rapportée, selon laquelle elle allait nue, folle d’amour divin, s’explique probablement par l’une de ses poésies qu’il faudrait interpréter de façon spirituelle ; ‘Mon guru, dit-elle, ne m’a transmis que ce précepte : “du dehors entre en ton cœur” 2. Ceci devint pour moi, Lallâ, une loi et un précepte et alors nue je me mis à danser’ (94). Elle dévoile son cœur, dansant pour l’univers par le rythme de ses chants et cette danse, nous le verrons, représente le Soi libéré du corps et des entraves limitantes de la personnalité.

Comme en témoigne son grand poème d’amour, la Sivastotrâvali, Utpaladeva a traversé la phase d’ivresse et de folie et n’en est peut-être jamais entièrement sorti.

Utpaladeva ne cesse de clamer son désir d’ivresse ; ne souhaitant devenir ni un renonçant, ni un souverain de l’univers, ni un libéré, il aspire à être uniquement l’adorateur de Siva que grise la douceur du vin d’un amour sans mesure (XV.4). “Quand, dit-il encore, prendrai-je mon repos en ne nie livrant qu’à l’agrément de savourer le nectar de Ton amour ?” (IX.18). Une telle ivresse est due à l’absorption extasiée en Siva : “Lorsque mes yeux se ferment complètement au contact de Tes pieds de lotus, comme je voudrais m’épanouir tout en titubant sous l’effet de l’ivresse du vin de Ton amour !” (V.5). Dans son désir d’ivresse son cœur tremble d’une impatience frénétique et fébrile (V.21).

Ce désir d’ivresse est-il le signe d’un détachement encore imparfait ? On ne doit pas en faire grief à Utpala et le considérer comme un poète préoccupé de cultiver l’extase, car ce vin qu’il veut boire à grands traits est celui de la grâce (XIII.13) et symbolise la boisson de l’amour divin ; ainsi l’ivresse désirée, capable de lui faire oublier tout ce qui existe ici-bas, est une ivresse d’amour et non une soif d’extase.

Il n’hésite d’ailleurs pas à renoncer à la très grande félicité spirituelle : ‘O Souverain ! ce poison mortel lui-même que Tu

1. P. S. sl. 71.

2. andaray : intime. Au quatrain 104, afin de déchirer le voile intime et ténébreux qui lui cachait le Soi, Lallâ s’enivrait du nectar de ses propres paroles (k).

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conserves au fond de Ta gorge1 deviendra pour moi une éminente ambroisie tandis que, même si elle m’est offerte (sans effort de ma part), l’ambroisie n’aura pour moi aucun attrait si elle me sépare de Toi’ (XIII.17).

Ayant une fois goûté au vin généreux de l’amour, son seul désir est d’en jouir à jamais : “Accorde-moi Ta grâce, ô Adorable ! Alors ma pensée gisant pour toujours à Tes pieds deviendra comme ivre et se dissoudra dans une délectation répétée2.”

“Te voit vraiment, dit-il autre part, celui-là seul que Ta vision fait exulter au plus haut degré” (X.7), car une semblable vision éveille un amour délirant qui lui fait perdre le sens3.

“Victorieux, ils rient ; même vaincus, ils rient encore ! Tels sont ces êtres extraordinaires qu’enivre le nectar de Ton amour, ô Omniprésent !” (XVI.3).

Fous d’amour, rassasiés de félicité jusqu’à l’ivresse, “ils tournent en rond, vacillants, aveuglés par des larmes de joie, le visage épanoui, criant des mots incohérents4” comme Utpala et Lallâ dans la vallée kasmirienne :

“L’amour dans le caché, l’amour dans le suprême… l’amour en Toi, ô Sambhu ! l’amour en Siva ; ô Dieu ! l’amour excessif… à grands cris perçants je le proclame ; que mon amour violents ne soit qu’en Toi seul ! 6” — ‘Je voudrais crier “Siva !”, crier encore, crier toujours ‘Siva !’ et, plein de fureur, plein de regret hostile à l’égard du monde, rire et pleurer (de joie) dans l’ivresse de l’amour !’ (XVI.7).

Ce cri n’est plus ici la répétition du nom de Siva ni le cri d’appel angoissé, ni ce cri irrésistible du cœur auquel Siva répond aussitôt. Il ne naît pas d’un manque, mais d’une surabondance7 et semble inexplicable. Les bhakta à ce stade n’éprouvent plus ni la souffrance ni le besoin de posséder Siva puisqu’ils l’ont reconnu comme leur propre Soi ; et pourtant, de l’extérieur, on les entend pousser le cri extraordinaire “Siva, Siva !” (XX.15).

Une telle ivresse les conduit à s’abandonner sans réserve à la

1. Pour sauver l’univers, Siva absorba ce poison, agonie des mondes terrifiés”, baratté dans l’océan de lait ; sa gorge en demeura noire (XIV. 3.)

2. Prasida bhagavan yena tvatpade patitam sadâ /

mano me tattadâsvâdya ksived iva galed iva //I V. 9.

3. Celui qui peut parler froidement et raisonnablement de son expérience mystique n’a rien vu, rien éprouvé.

4. IX. 16 et XII. 4.

5. Tivra, incisif, aigu et pénétrant comme une flamme.

6. Sur l’expression « en Toi » au lieu de « pour Toi » voir l’explication, p. 48, cf. XVI 24-25.

7. Ils n’ont plus besoin de rien, car, identifiés à Siva, ils jouissent de la plus haute félicité.

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volonté divine dans laquelle ils vont puiser l’élan qui les arrachera aux limites de l’ego : « Puisque je T’ai atteint, ô Maître, Toi dont l’éclat m’éblouit, ah ! je rugis et je danse, toutes mes ambitions satisfaites ! » (III.11).

« Transports sauvages et irréfrénés de la danse » (V.2), rires inspirés par une joie inépuisable, voilà ce qui brise les entraves, en secouant avec violence la conscience limitée du corps grossier et du corps subtil 1. Aussitôt les liens tombés, à l’ivresse engendrée par la découverte du Soi, succède une ivresse d’ordre cosmique, stupeur indescriptible qui force Utpaladeva à témoigner : « Je suis hvara même, je suis beau, je suis savant, je suis fortuné ! Qui d’autre est semblable à moi en ce monde ? Une si haute opinion de soi ne sied qu’à l’homme éperdument épris de Toi » (XIII.4).

1. Selon la glose de Ksemarâja au M. V. 18.

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IV. SIVA, ASCÈTE

« Salut à Toi, Conscience, à l’Unique qui porte la guirlande de crânes ! » II. 11.

L’ascète suprême nommé Kapardin1, aux cheveux enroulés en coquille, ou encore Kapâlin, avec un serpent comme cordon sacré et tenant le feu (agni) dans la paume de sa main, par ses bonds rythmés anime et fait tressauter la guirlande de crânes qui mime à son cou la fête de la danse cosmique (XX.2). Sous cet aspect il symbolise la Conscience universelle (bhairava) qui prête mouvement et vie aux individus privés de vie et de conscience propres. C’est elle qui hante le cimetière immense de l’univers, buvant dans un crâne la liqueur enivrante qui a la saveur du cosmos2 ; elle aussi, ce feu du sacrifice (homa-bhairava) 3 auquel on jette l’univers différencié en oblation, feu de l’ascèse spirituelle “dont la splendeur purifiante est recouverte des grandes cendres de (l’univers) qu’elle consume” (II.2).

Siva, ascète primordial couvert de cendres, errant solitaire sur les lieux arides de crémation et dans les solitudes désertiques, est l’image archétype du yogin ; porteur du feu destructeur, il piétine au cours de sa danse sauvage (tândava) les liens et les impuretés du mystique et change le cœur où s’insinue sa flamme en un véritable désert4, sans connaissances distinctes, sans plaisirs sensibles ni volonté propre.

Pourtant ces grands renonçants que sont les sivaïtes kasmiriens s’opposent aux ascètes et muni qui cherchent à imiter Siva, mais ne parviennent pas à le découvrir malgré les tourments dont ils affligent leur corps (11,24). Utpaladeva ironise à ce sujet ; c’est

1. Ou encore Dhûrjati dont les tresses forment un chignon, coiffure de l’ascète Sivaite.

2. P. S. M. 79-80.

3. Sur la Conscience identique au Feu et l’oblation sacrificielle, cf. V. B., M. 149 et P. S. 68, 76.

4. Voir à ce sujet Gopinath Rao, op. cit., vol. II. I, p. 230.

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pour s’amuser, dit-il, que Siva a trompé l’ignorant en revêtant le déguisement de l’ascète1 (XIV.9).

Le véritable renoncement qu’exige la nuit mystique doit être en effet purement intérieur ; c’est la mort totale à soi-même, la renonciation au contingent et au distinct, à la jouissance comme à la douleur, à la connaissance, à l’effort personnel, aux pouvoirs surnaturels, à l’illumination et même à la félicité et à l’amour mystiques s’ils s’accompagnent de la moindre limitation. Un tel détachement ne peut être acquis qu’en concentrant son attention sur Siva unique et permanent, car c’est de l’attachement exclusif à Siva que découle l’oubli complet de soi ; si bien que cette ascèse d’amour consiste moins à se détourner de l’univers qu’à posséder Dieu. Les ascètes renoncent spontanément à tout parce qu’ils n’ont soif que de lui seul. Le don généreux de soi va jusqu’à l’immolation : un Bhatta (11) ou un Utpala marche au sacrifice en s’offrant au feu de la Conscience indifférenciée : sa flamme purificatrice fait de lui un simple instrumente qui, se consumant, témoigne de la toute-puissance divine. Désormais Siva seul règne et opère en lui. Devenu esclave de Siva, il ne dispose plus de lui-même ; sans volonté propre, perdu dans la volonté infinie, il s’efface devant Dieu en reconnaissant son néant. Lallà dit : « L’impureté de ma pensée s’envola comme la poussière d’un miroir et ma réputation, auprès des gens, grandit. Quand je Le contemplai et (sus) qu’Il était près de moi, je vis que tout était Lui et que je n’étais rien » (31).

Utpaladeva commence son traité philosophique en faisant allusion à son identité avec Siva par ces mots : « Ayant en quelque sorte réalisé mon esclavage à l’égard du Seigneur… » 3 Dans sa Sivastotrâvali il exprime maintes fois le souhait de devenir l’esclave de Siva toujours aux aguets pour le servir (IV.3). « Si, dit-il encore, je n’avais pas savouré avec un profond respect et sans interruption la liqueur dont la saveur est l’union indifférenciée à Toi, je ne serais pas digne de subir Ton esclavage ici-bas, ne fût-ce qu’un instant » (IV.18). Dans cette humilité, que doit-on le plus

1. La mortification de ces ascètes est vaine parce qu’ils manquent d’amour. Pleins d’orgueil, ils ne comptent que sur leurs propres efforts au lieu de s’en remettre à la grâce. D’autre part leur ascèse n’a d’autre but que de maîtriser leur corps, leur pensée ou l’univers, tandis que le dénuement mystique n’est pas une fin par lui-même, mais un simple rejet, spontané d’ailleurs, de ce qui entrave l’élan vers Siva. Cf. Bhatta, sl. 19 sur Siva, ascète sans désir, qui comble les désirs, 42, 51, 63.

2. Yantra. « Au moment même où le nirvikalpa lui est dévoilé,… le saint est délivré à l’endroit même, et il demeure semblable à une machine (lire yantra). » Vers de la Ratnamâlâ, M. M. 66 : Yasmin kâle tu guruniâ nirvikalpam prabhâsitam tadaiva kila mukto'sau yantra tisthati kevalam//p. 173.

3. Kathamcid âsâdya mahesvarasya dâsya... I. P. I. I., p. 5

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admirer de la dépendance ou du dénuement, car, pour être esclave, il faut ne plus s’appartenir et c’est en un tel esclavage qu’Utpala met son honneur et sa gloire : bien qu’occupé aux affaires de ce monde, seul je suis indépendant, dit-il fièrement à Tsa, le libre souverain de l’univers, mais que toujours je dépende de mon amour pour Toi… (XVII.27).

Celui-là seul est puissant qui porte au front l’emblème de la prosternation, la poussière des pieds divins1 ; le seul vraiment libre, l’esclave de Siva : « Parmi les dieux, les sages et les hommes, dans ce triple univers privé de liberté, seuls sont libres ceux qui pour subsister dépendent de Toi, ô Être libre ! » (III.2). Ils vivent en lui et non plus en eux-mêmes. Utpala dit encore : « Ceux qui ont vaincu le monde et sont Tes esclaves, ô Omniprésent ! doivent être vénérés par l’univers. La mer orageuse de la transmigration elle-même n’est plus pour eux qu’un vaste lac où ils se jouent. » (III.15). Écho que l’on discerne chez un Mandsour : « … Et qui j’enviais, m’a envié, moi que voici maître des créatures, maintenant que Tu es mon Maître » 39).

Le Soi, libéré de ses limitations par sa fusion à la volonté absolue, a recouvré sa nature infinie et omnipotente.

Selon la loi du renoncement qui régit la vie mystique, seul peut devenir souverain celui qui, à l’image de Siva, fait don de lui-même : « Gloire à Toi, Seigneur, Maître de l’univers, qui vas jusqu’à donner Ton Soi3 ! » dit Utpala. Ce don s’entend, sur le plan cosmique, quand Siva fait de son Soi l’univers, mais il y a don de grâce lorsque, le premier, il pénètre dans le cœur et s’unit à lui par une emprise d’amour.

Quelques exemples choisis chez nos poètes éclaireront l’idée qu’ils se faisaient du renoncement : indifférence à la vie et à la mort, à l’honneur et au déshonneur, à la nourriture et aux diverses modalités de la vie.

Lallà est prolixe à ce sujet : « Si quelqu’un meurt, cela ne m’est rien et si je meurs, cela ne lui est rien. Si je meurs, c’est bien et bien encore si je vis longtemps » (8). « N’aie de vêtement que pour te protéger du froid. Ne mange que pour apaiser ta faim. O pensée, consacre-toi au discernement du Soi et du suprême. Quant à ton corps, considère-le comme nourriture des corbeaux4. »

1. X. 23. Cf. Stav. 94,1 es fronts étincelants qui ne s’inclinent pas et 103 : « L’orgueil de ne dépendre que de Toi !

2. Cf. Lallâ, M. 43. Stav. 73 et 75. Le saint, dans l’ignorance, mais par amour, se conforme d’abord à la volonté de Siva ; ensuite il la fait sienne en toute lucidité d’esprit et de cœur, enfin il s’identifie à elle.

3. Jayâtmadânaparyantavisvesvara mahesvara il XIV. 12.

4. Sl. 28. Cf. Utpala XVIII. 4.

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… « Le monde matériel s’est flétri en moi ; du feu de l’amour j’ai consumé mon cœur comme un homme grille le grain. C’est alors que j’ai trouvé Siva1. », — « Qu’on me couvre d’injures, qu’on me blâme ou qu’on m’adore en m’offrant des fleurs avec sincérité, tout cela ne me touche même pas2 ! »

Dans l’union à Siva ses activités sont suspendues et Lallâ s’adresse ainsi à elle-même : “Tu étais autrefois un cygne et maintenant tu es muette. Quelqu’un, je ne sais qui, s’est enfui, te dérobant un je ne sais quoi. Dès que le moulin a cessé de tourner, (la paille) a obstrué l’orifice et le meunier s’est enfui avec le grain” (86).

Le moulin de la connaissance ne fonctionne plus dès qu’elle a reconnu l’identité de Siva avec le Soi. Le divin meunier a emporté le grain moulu et désormais elle restera silencieuse.

Elle conseille donc : « Connaissant, sois ignorant ; voyant, sois aveugle3 ; entendant, sois muet. En toutes choses demeure tel un roc. Quoi qu’on te dise, réponds de même4. Voici la vraie pratique pour connaître la Réalité » (M. 20).

Al-Hallâj disait de même : « … Aveugle, je suis voyant ; simple d’esprit, je suis sagace, et ces expressions miennes, si j’y tiens, peuvent s’intervertir5. »

Celui qui aime s’anéantit jusqu’à la mort du moi : « Meurs même avant que de mourir ; alors quand la mort viendra, honneur à toi6 ! » Et, après avoir atteint son but (Paramasiva) : “Que m’importe maintenant (l’existence), car bien que vivante encore, j’y serai comme morte” (68).

1. 25. Cf. sl. 69.

2. sl. 21. L’homme qui a reçu l’empreinte indélébile et extraordinaire vit une vie toute intérieure, cachée au public. Utp. XII. 3.

3. Text. borgne.

4. Ou : Écoute sans écouter, sans conserver en ton esprit de traces.

5. Op. cit, p. 17.

6. D’après un dicton attribué à Lallâ.

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V. SIVARATRI, LA NUIT MYSTIQUE

(Siva indifférencié et ineffable)

« Lumière de toutes les lumières, ténèbres de toutes les ténèbres ! À ces lumières et à ces ténèbres, Clarté sans égale, hommage ! » (Abhinavagupta) 1.

Siva renferme les lumières et les ombres dans une clarté incomparable. S’il est sans manière d’être, « troisième merveille au-delà de l’existence et de la non-existence » (111,1), libre de qualification2, Dieu extraordinaire dont le signe distinctif est de n’en point avoir (11,6), on comprend que le mystique accède à « … l’ineffable Nuit, là où il n’est plus question de voyage, ni d’étape », selon la belle parole d’Al-Hallâj3. Cette nuit, Utpaladeva l’appelle de ses vœux ardents : “Que règne souveraine cette indicible Nuit de Siva dont l’essence radieuse répand son propre éclat. C’est en elle que lune et soleil ainsi que toutes les autres (dualités) pénètrent en se couchant” 4.

La nuit de l’indifférenciation — clarté sans ombre du Seigneur qui remplace le jour de l’illusion — n’est qu’un aspect du dénuement qui mène à l’indétermination finale (nirvikalpa).

De la nuit de liesse, nuit comblée de l’ineffable Paramasiva, dans laquelle le héros parvenu au terme de son ascension danse avec les Vetâla, nous ne saurions rien dire, puisqu’elle défie toute description et qu’aucune notion n’y trouve accès. Par contre nous pouvons dégager les traits majeurs de la nuit obscure de l’anéantissement qui est une attitude de l’âme enfoncée dans la vie secrète du Soi ; celle-ci progresse dans le silence et la vacuité, à la mystérieuse clarté de la seule lumière de l’amour, sans comprendre, bien que fortifiée par une nourriture cachée et subtile. Quelque chose qu’elle ignore lui fait désirer elle ne sait quoi,

1. Laghuvrtti I. I. Stance d’introduction.

2. Stav. 97.

3. Le Diwân, p. 84.

4. Yatra so'stamayam eti vivasvams candramah prabhrtibhih saha sarvaih /

'pi sâ viyajate svarâtrih svaprabhâprasarabsvararûpâ // IV. 22.

5. Voir sl. XX. 20, cité p. 66.

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sans qu’elle sache comment : « D’une manière que je n’ai pas connue, dit Utpala, j’ai acquis le nectar de Ton amour, qu’auparavant je ne connaissais pas. Puisse-t-il à présent, de la même manière, me nourrir, ô Souverain ! 1 »

Cette nuit s’étend aux diverses facultés qui perdent leur fonctionnement dualiste : nuit de la volonté où le mystique brûle du feu de l’amour avant de jouir de l’illumination ; nuit douloureuse, nous allons le voir, parce que si Siva se dévoile de temps à autre, il se cache longuement ; nuit de la pensée, car l’amour déverse une connaissance entièrement nouvelle, pleine de saveur et de délicatesse, qui remplace peu à peu la connaissance différenciée et factice des sens et de l’entendement. Les facultés sont suspendues, les occupations extérieures interrompues tandis que les prestiges de la màyû s’effacent.

Alors, dans cette nuit profonde et apaisée, l’agitation de l’esprit s’étant calmée, le saint s’abîme en Siva. Utpaladeva décrit en quelques mots cette nuit du cœur que Ksemarâja assimile à une fusion mutuelle de l’âme en Siva et de Siva dans l’âme (samâvesa) :

« L’amant T’adore perpétuellement, Seigneur, dans l’état de la nuit de Siva où il n’y a pas le moindre signe de lumière et où l’univers entier est profondément assoupi3. »

Qu’il dorme ou qu’il veille, l’amant connaît le sommeil vigilant (yoganidra) 4 de l’amour qui le mènera jusqu’au nirvikalpa. Par l’ardeur de la volonté la pensée est comme endormie, endormie au monde, l’être entier reposant dans la quiétude de l’amour. Et ce sommeil ne concerne pas seulement l’entendement, il s’étend jusqu’au cœur ; car, de même que l’esprit se dépouille de ses concepts et de ses images en s’absorbant dans l’indifférencié pour ne laisser subsister que la pure conscience sans états, le cœur doit se vider de tout ce qui n’est pas Siva : souvenir, dévotion sensible, délices spirituelles, afin que seul demeure le sentiment nu de Siva. Telle est, pour le cœur aimant, la véritable ascèse mystique.

Si Utpaladeva a surtout recours au symbolisme nocturne,

1. sk. //XVI. 5.

2. sk. //com. IV 22.

3. sk. //XV. 18. Voir comm.

4. Notons qu’Umâ est « grand sommeil mystique mahânidrâ » dans la mythologie indienne. Ksemarâja (Spandanirnaya III. 1-2) définit ce sommeil (yoganidrâ) comme le sommeil vigilant d’un yogin qui désire ardemment Siva et demeure sans discontinuer en une attitude recueillie. Afin d’illustrer ce sommeil mystique, il cite V. B., sl. 79 et 99.

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Nârâyana, comme nous l’avons vu, utilise l’image de la caverne secrète du cœur (Sl. 12), lieu de naissance de l’univers mais aussi de la prise de conscience émerveillée (camatkara) de soi 1. De là vient sa nature ambiguë, puisqu’elle est à la fois caverne de l’illusion et caverne de la Conscience absolue. Parce que mémoire, volonté, entendement et sens sont obscurcis par l’illusion et ses tendances inconscientes dont il faut les purifier, cette caverne est ténébreuse, mais c’est celle aussi de la Conscience (Bhagavatï) secrète, parce qu’elle n’est pas connue et que la triade de sujet connaissant, objet et connaissance se dissimule sous la grandeur de l’indifférenciation 2.

Dès que la Lumière resplendissante de Siva y pénètre, la caverne insondable de l’illusion qui ne peut être remplie que par l’infini, (Siva en tant que Vibhu), apparaît en sa réalité comme la caverne de l’énergie autonome.

Au symbole de la nuit, dont elle se sert quelquefois pour exprimer son exigence de total dépouillement, Lallâ préfère celui du vide où l’on ne s’appuie sur rien. Elle accède à l’ineffable Paramasiva par une trajectoire de dépassement en allant d’un vide en un vide toujours plus parfait jusqu’à l’indifférenciation totale.

« Il n’y a là ni parole ni pensée. Il n’y a là ni immanent ni transcendant. Il n’est nul accès à ce silence scellé3. Il n’y a place ni pour Siva ni pour son énergie. S’il reste quelque chose, voici ce que la doctrine enseigne » (2).

Les ténèbres accompagnent ce silence très secret et inviolable : “Quand le soleil (la connaissance) disparut, alors le clair de lune (le sujet conscient) se montra. Quand la lune disparut, seule la pensée demeura. Quand la pensée disparut, alors rien ne demeura. Où donc terre, ciel, éther, tous, s’en allèrent-ils ?” (9).

Aussitôt soleil et lune4 couchés, Lallà devient le cygne qui fait entendre son chant mélodieux et qui vogue dans la nuit, lentement, sur l’étendue sans borne des eaux5.

Procédant d’absorption en absorption toujours plus simple jusqu’à l’essence fondamentale, elle souhaite encore que les traités religieux s’évanouissent devant la formule mystique (mantra) et qu’à la disparition de cette dernière, la pensée seule demeure :

1. Voir comm. d’Abhinavagupta P. T. p. 55, L 2.

2. Idem, p. 53, 1. 4. Sur la caverne de mâyâ et de l’énergie très pure, voir le commentaire au sl. 1 « etadguhyarn mahâguhyam... », p. 53-56.

3. Ce silence intérieur est vide en tant qu’oubli parfait de soi et du monde..

4. Souffles inspiré et expiré, sujet et objet, toutes formes de dualité ou de couples antinomiques.

5. Sur le cygne (hamsa), souffle central, cf. p. 104 et sur son chant, pp. 44, 59.

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Quand, à son tour, la pensée s’évanouit, plus rien ne subsiste et le vide se perd dans le vide1.

Elle résume cette même expérience en un quatrain : “Lorsque, à l’aide de pratiques réitérées, l’épanouissement du cosmos réussit à se dissoudre dans le vide et que le qualifié s’absorbe à l’intérieur du vide atmosphérique (gagana), lorsque ce vide même se fond (comme une éclaboussure dans l’eau), seul, le Bien (anamâya) demeure. La véritable doctrine consiste précisément en cela, ô brahmin !” (1).

L’essence la plus profonde des choses n’assume aucune forme et c’est pourquoi le vide se perd dans le Vide hors de toute pensée ; Lallà n’admet pas un vide face à un autre vide, mais une vacuité totale impliquant une liberté absolue2.



Nuit douloureuse

Il n’y a pas d’aurore sans une nuit préalable. C’est probablement le sens qu’il faut donner aux paroles d’Al-Hallâj : « L’aurore du bien-aimé s’est levée, de nuit ; elle resplendit, et n’aura pas de couchant3… »

La sombre nuit qui accompagne la progression du mystique jusqu’à l’illumination diffère selon l’étape et le degré d’amour. Si elle s’achève pour celui qui a réalisé son identité avec Siva en une nuit de liesse, elle paraît tantôt douce et tantôt cruelle selon les moments du parcours. Le mystique avance à tâtons, désorienté, privé de la présence divine, après avoir longtemps connu le bonheur de sa possession : « Bien que Ton essence de grande Lumière soit permanente et de toutes parts évidente, Souverain, pourquoi donc m’y acheminé-je dans les ténèbres ? » (X.21).

Ce qui est obscurité pour l’entendement devient amertume et aridité pour le cœur « Pour nous qui nous complaisons en Toi.

1. I. 11. On trouve ce refrain à plusieurs quatrains 30, 69. D’autres stances de Lallâ célèbrent la nuit (22) : le jour s’éteindra et la Nuit viendra (nuit qui est la défaite du monde multiple et varié) ; la surface de la terre s’étendra jusqu’au ciel (ciel et terre se confondent dans la nuit de l’indifférenciation) puis, à la nouvelle lune, la lune ne fera qu’une bouchée du démon de l’éclipse ; l’illumination du Soi dans la pensée est l’adoration véritable de Siva. La nouvelle lune figure ici le Sujet conscient qui se révèle, tandis que le clair de lune représente le monde illuminé et transfiguré au sortir de la nuit totale ; la clarté lunaire est faible si on la compare au jour illusoire de la différenciation. En cette nuit silencieuse tout est apaisé et indistinct.

2. A-t-on conscience de cette vacuité ? Oui, une conscience indifférenciée (nir-vikalpa), mais en quelque sorte subtilement déterminée (pur vimarsa), bien qu’exempte de conscience à double pôle (vikalpa) qui opposerait un vide objectif à un vide subjectif.

3. Op. cit., p. 45, vers 1.

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il n’y a nulle douleur ni au commencement, ni au milieu, ni à la fin. Néanmoins, Seigneur, c’est elle qui nous fait défaillir ! explique-nous comment ! » (XX.13).

Il n’existe pas en effet de plus grande souffrance que celle de l’amour mystique ; auprès d’elle toute autre douleur s’efface. Mais cet indicible tourment est cher à l’amant : « Seigneur, la douleur que j’éprouve à cause de Toi supprime toute douleur et mon angoisse devant Toi exclut de mon âme toute angoisse », dit un docteur de la synagogue, Bahya Ibn Paqûda1.

Utpaladeva définit brièvement « d’après sa propre expérience2 » ce qu’est la souffrance : « Si même un seul instant je suis séparé de Toi, ô Souverain, aussitôt je me consume de tourments. Reste donc toujours visible ! » (VI.1).

La séparation qui s’étend dans l’infini des âges a produit pour qui n’a su discerner l’unicité divine (advaprathana) les blessures inguérissables du cœur (VIII.8) : « Quand donc Ton essence, Seigneur, qui se révèle à l’instant précis où l’on médite sur elle3, remplira-t-elle à jamais du flot de sa suprême ambroisie les très anciennes plaies4 creusées par (mon) ignorance de la vraie libération5. »

Ne connaissent vraiment la souffrance que les mystiques habitués à l’extase et dont le cœur déborde d’amour : « Eux seuls jouissent, eux seuls souffrent, eux seuls voient la beauté de l’univers. » Pour eux nuit et douleur sont fécondes et chargées de sens, par contraste avec la douleur dispersée et agitée du samsâra dont l’homme ordinaire ne tire aucun profit : « L’expérience de la souffrance, elle aussi, dit encore Utpaladeva, vaut la peine d’être tentée par ceux qui T’aiment et dont la conscience faite de Ta clarté lunaire est comme toute adoucie de nectar » (XVI.11). Ce clair de lune figure ici, d’après la glose, l’énergie qui répand sa fraîche ambroisie d’amour.


Étapes douloureuses et purificatrices de la montée

La souffrance s’approfondit à mesure que le mystique progresse. Au début il s’afflige de ses propres imperfections et de sa faiblesse naturelle. De façon imagée, Lallâ décrit les difficultés qui s’élèvent sur la voie : « Moi, Lallä, je sortis dans l’espoir de m’épanouir

1. Introduction aux devoirs des cœurs, p. 474, trad. de A. Chouraqui. Paris. L’auteur vivait au XIe siècle.

2. “La douleur est séparation d’avec Toi, et le bonheur union à Toi.” XI II. I.

3. Dhyâta au sens de contemplé mystiquement.

4. Vivarana, fissures, plaies béantes.

5. La non-séparation d’avec Siva. XIX. 7.



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comme la fleur de cotonnier. Le batteur et le cardeur me donnèrent maints coups violents et la fileuse avec son rouet fit de moi un fil de la vierge. Suspendue dans l’atelier du tisserand, je fus fort mal traitée. Puis le laveur me frappa contre une pierre et me frictionna durement avec de la terre à foulon et du savon ; enfin le tailleur me découpa en morceaux à l’aide de ses ciseaux. C’est alors que moi, Lallâ, j’obtins la voie suprême » (102-103).

Lallâ constate sa propre misère, d’elle-même elle ne fait rien, ne peut rien ou, si elle veut agir, ses efforts se révèlent inutiles : « C’est à l’aide d’une corde aux brins détordus que je hâle une barque sur l’océan. Ah ! mon Dieu m’entendra-t-Il ? Me transportera-t-Il sur l’autre rive ? Comme de l’eau dans des gobelets d’argile crue, lentement, je m’éparpille. Mon âme est un tourbillon. Comme je voudrais atteindre ma demeure ! » (106).

Dans sa Stuti Kusumañjalî, Jagadar a recours à une comparaison similaire : « O Seigneur, je suis monté dans la barque de mon corps afin de traverser l’océan du devenir (samsara). Il m’a fallu attendre si longtemps avant de découvrir le nautonier. Ce nautonier, c’est Toi, toujours miséricordieux à mon égard. Désormais j’ai pleine confiance, j’atteindrai la rive opposée. Mais si, au lieu de traverser, je sombre dans l’océan du devenir, à qui en imputer la faute, dis-le-moi, Seigneur ? » (XI.32).

De son côté Utpaladeva s’étonne : Siva s’est révélé à lui et pourtant le lien qui continue à enchaîner le Soi au corps ne desserre pas ses nœuds d’un pouce1. Il déplore l’impureté intérieure et si subtile, due à la non-révélation du Dieu, qui ne permet pas à la pure essence lumineuse de se manifester (XIII.2). Il prie encore, accablé de sa lâcheté : « Fais-moi pénétrer de force, Seigneur, dans ma propre demeure.2 »

Il sent son cœur douloureusement tiraillé entre deux attitudes incompatibles, l’une tendant vers les joies sensibles, l’autre vers l’absorption fervente en Siva (V.20).

Plus tard, bien qu’il ait refusé à ses facultés leurs satisfactions naturelles, il n’en est pas pour autant capable de demeurer fermement en lui-même et de s’anéantir en Dieu ; de nouvelles craintes le tourmentent : « Je me détourne, dit-il, des plaisirs du monde dès que je suis aspergé d’une goutte d’ambroisie de Ton union, mais cela est si rare et la goutte si infime ! Ne vais-je pas (désormais) être privé des deux à la fois ? » (VIII.9).

Lallà connaissait un semblable découragement lorsque, privée de la douceur de l’extase, elle ne vivait ni en elle-même ni en

1. Ou très brièvement IV. 24.

2. sk. V. I.

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Siva : « Le nœud qui maintient la corde de mon fardeau de sucre candi s’est desserré sur mon (épaule) ; ma tâche journalière va de travers. La parole de mon maître est tombée sur moi comme une meurtrissure. Mon troupeau 1 a perdu son berger. Comment réussirai-je ? » (108). Lallâ exhale ainsi la douleur de l’âme suspendue dans le vide entre deux mondes, celui qu’elle vient de quitter et celui dont elle n’a pas encore franchi le seuil, mais dont le vantail s’est entr’ouvert pour se refermer aussitôt. Elle porte le poids de l’illusion, apparemment douce — sucre candi — mais son entrée dans la vie mystique ayant relâché le nœud de la corde qui le retenait sur son dos, le fardeau paraît plus lourd et la corde la blesse. Les douceurs de la vie ne sont plus qu’une charge qui l’accable. Â ce poids du monde s’ajoute la perte du berger, Siva. Il lui est donc difficile de suivre la parole de son maître : « se retirer en elle-même2 », incapacité qui lui cause une intolérable anxiété3.

Utpaladeva fait entendre une plainte analogue : « Pourquoi la pensée de Ton esclave s’égare-t-elle sur le mauvais chemin, évitant l’intuition de son identité avec Toi, (tout en sachant) qu’il n’existe ici-bas nulle autre gloire, nulle autre.joie ? » (IV.17).

Angoisse de la possession et affres du désir

À un stade plus avancé de son ascension le mystique subit d’autres épreuves dévastatrices du moi au cours de sa quête ardente, mais obscure à la recherche d’une Réalité qui lui échappe : « Ce monde effroyable a pour ainsi dire pris fin et l’impureté compacte de ma pensée s’est évanouie, dit Utpala, néanmoins il n’apparaît pas le moindre interstice au panneau de la porte verrouillée de Ta forteresse » (IV.15).

Lallâ, elle aussi, en vue d’acquérir le gain suprême et après avoir tout perdu, accède à la nuit de la non-connaissance : « Moi, Lallâ, je m’épuisais, Le cherchant encore et encore. Je luttais contre mes goûts et tout ce que ma langue désirait je le lui refusais. Je commençai à Le contempler par sa grâce, mais hélas ! je vis des verrous à sa porte. » Elle demeure là simplement, tranquille, résignée à son impuissance, et la stabilité de son désir la conduit' au but : « Même alors le désir s’implanta fixement en moi et là même où j’étais je Le contemplai. » (48).

Entre la vision fugitive et la fermeté d’un désir constant, bien

1. Ce troupeau désigne les sens et les tendances diverses de sa personne qui errent sans guide.

2. Voir sl. 94, cité infra, p. 50. et sl. 15 du Stav. Cf. p. 43.

3. Voir explication du traducteur.

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des obstacles s’interposent, les uns dus aux imperfections de l’homme, les autres à l’abandon où Siva le laisse: il aspire de toutes ses forces à la radieuse Beauté entrevue, mais, au moment de s’en saisir, il relâche son étreinte et celle-ci se dérobe, d’où la plainte d’Utpala « Et si maintenant mon esprit, bien que soulevé d’ardeur (udyoga), n’approche pas même de l’Essence du Soi, alors, hélas ! je meurs ! » (XVIII.3).

Utpala connut aussi un abandon d’autant plus amer2 que l’union fut plus douce et plus prolongée : « Puisque Tu T’es approché du champ de ma vision, Seigneur, pourquoi T’éloignes-Tu de moi, Ton esclave ? Ne Te fais-Tu pas voir à tout être vivant ici-bas l’espace d’un instant ? » (XII.16). Il arrive en effet à Siva de se manifester très brièvement au moment d’émotions intenses, peur, colère, passion3. Ainsi tant qu’il ne se montrera pas de façon continue à Utpala, il n’aura vraiment rien fait en sa faveur. Le poète reproche à Siva son illogisme : « Il ne peut y avoir une chose en Ton cœur, une autre en Ta parole, une autre encore en Tes actions, ô Sambhu ! Si Tu es la vérité même, n’adopte qu’une seule manière d’agir : grâce ou disgrâce4. »

Lorsque le mystique a eu la révélation foudroyante du Soi, qu’il n’a plus aucun doute et s’attache à Siva en une union dont « l’incomparable douceur a comblé l’effroyable précipice de la séparation » 5, il s’attriste encore de ne pouvoir contempler Dieu sans interruption, car la splendeur divine ne brille que de temps à autre, comme la lueur de l’éclair6, durant l’extase et non au cours des états de veille et de sommeil :

« Hélas, combien inimaginables les jeux amoureux7 du Seigneur ! Il m’a offert son Essence pleine d’ambroisie, mais sans me permettre d’en boire ! » (XIII.19).

Et cette souffrance devient à son tour source d’un plus profond tourment d’amour : « Je pleure amèrement devant Toi, Omniprésent ! pour la seule raison que, même sachant tout, je reste dans l’erreur ! » (III.21). Ksemarâja explique : sorti de l’extase et actif dans les affaires temporelles, le poète continue à désirer l’extase ; c’est là son erreur puisque Siva se trouve aussi bien dans un état que dans un autre. L’extase et les diverses attitudes

1. Voir Stav. M. 44 et ici p. 120.

2. IV. 16 et XVIII. 3.

3. Cf. V. B. M. 101 et 118, Introd., p. 40 sqq.

4. Anugraha et nigraha, obstruction. C’est-à-dire que Siva révèle ou cache le Soi. XI. 7.

5. XVIII. 19 et VIII. 8.

6. IV. 8.

7. Ihita, commenté par vilasita, coquetterie, jeu amoureux.

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mystiques ne sont que des manifestations accessoires de la vie sivaïte aux yeux du grand saint.

Sur cette voie de grâce et de déréliction, béatitude et souffrance se mêlent de façon indiscernable : « Gloire à cette grande fête d’amour indicible où les pleurs eux-mêmes ont au plus haut degré la saveur d’ambroisie. » (XVII.1).

Et Lallesvari proclame : « À la fin du clair de lune1, j’appellai la folle (mon âme) et j’apaisai sa douleur avec l’amour de Dieu, criant “c’est (moi), Lallâ, c’est (moi), Lallâ !” j’éveillai le Bien-aimé, je me plongeai en Lui et mon esprit perdit la décuple impureté 2. »

Son expérience s’achève sur une note heureuse : « Absorbé en Toi-même, dit-elle à Siva, Tu me demeurais caché. J’ai passé tout le jour à chercher Toi et moi. Puis, dès que je T’ai contemplé en moi-même, j’accordai à Toi comme à moi l’extase sans restriction » (44).

Et encore : « L’univers tout entier se dessécha en moi. Je consumai mon cœur par le feu de l’amour. C’est ainsi que j’ai trouvé Siva 3. »

1. C’est-à-dire à l’aube du jour de l’illumination.

2. 105. On peut aussi comprendre : « folle d’amour pour le Bien-aimé (Lali) j’essayai de réveiller le Soi, nourrissant la blessure d’amour de mon cœur et c’était là ma folie ; je criais : Seigneur, Seigneur (au double sens de Lali). À cet appel le Soi s’éveille et se reconnaît comme identique au Seigneur. Cette stance joue sur le double sens des mots, jeu auquel se complaît Lallâ. Lallâ éveille donc par ses appels ardents le Bien-aimé qui dort spirituellement caché dans son cœur, là où elle s’est enfin retirée et après l’avoir trouvé en son àme elle trouve son âme en lui. Tantôt Siva s’éveille en l’âme (Stav. 117), tantôt comme ici, l’âme éveille Siva. À l’éveil (unmesa) de Dieu dans l’âme, succède l’éveil cosmique de l’univers en Dieu. Cf. Saint-Jean de la Croix, `Llama », st. IV : « … Tu Te réveilles dans mon sein où secrètement seul Tu demeures. »

3. S. N. Charagi, sl. 96.

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VI, SIVA DANSEUR AU GRAND BANQUET DE LA VIE

« Quand Toi-même Tu frémis, Tu déploies le monde entier. Quand Tu prends conscience de Ton essence, Tu prends conscience de l’univers. Quand Toi-même Tu titubes sous l’effet de Ton propre nectar, alors scintille l’anneau des existences ! » (Utpala XIII. 15).

La danse cosmique de Siva qui symbolise le parfait épanouissement de la Conscience a pour origine la vibration primordiale, le spanda 1, germe de tout mouvement. C’est ce mouvement subtil, jailli du cœur, qu’exprime Hara2, poète et acteur qui, toujours vigilant, avec l’univers pour théâtre, interprète du commencement à la fin le drame cosmique, assumant tous les rôles en même temps. Il déploie sa quintuple activité, créant, soutenant et détruisant l’univers, se cachant sous le voile de l’illusion, mais aussi se révélant en sa véritable nature.

Le but ultime de cette danse est, en effet, avec un cœur purifié pour scène, de conférer la pleine libération à celui qui a fait le vide en son cœur pour le mieux recevoir : “Aspirant au don des cœurs débordants d’amour, satisfait, Tu te mets à danser (aux cris) sauvages de Tes adorateurs ivres d’amour ! gloire (à Toi) !... » (XIV.10).

Le saint apprend alors du maître de danse, Siva, à rejeter le poids de la matière, à se libérer de ses entraves, doutes et restrictions ; puis, devenu semblable à lui, il « danse en héros, aspergé du vin de l’amour, dans la nuit de liesse, encouragé par la troupe bondissante des Vetâla3, en une ronde de mystères joyeux » 4.

D’après les Sivasûtra et leur commentateur : « Le Soi est le danseur. » Ses organes sensoriels en tant que spectateurs perçoivent, émerveillés, le Soi qui déploie le spectacle de la transmigration ; son intelligence finement exercée apprécie le jeu exquis de la Réalité perpétuellement jaillissante et vibrante. Lorsque le

1. Spanda, âdispanda ou parispanda insiste sur le dynamisme conscient. Mot clef du Trika, ce n’est qu’un autre aspect de vimarsa, prise de conscience de soi.

2. Siva-le-Ravisseur. Cf. Stav. 41. 59.

3. Démons hideux, compagnons de Siva, hantant les lieux d’incinération et animant les cadavres.

4. sk. XX. 20. Cf. V. 18.

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saint ravi, grâce au mouvement très pur et spontané1 de son propre cœur, s’est uni (samghattana) à la Conscience universelle en se reconnaissant comme le Soi, il a atteint la liberté totale, l’énergie Umâ, « le germe » (III.11 à 13). Tout son être danse harmonieusement, par jeu, à l’unisson du cosmos. Il va sans but au gré de son inspiration. Utpaladeva compare son libre et insouciant vagabondage dans la Conscience infinie avec l’égarement des êtres soumis à leurs désirs et qui vont de vie en vie sans échapper à leur propre moi limité : « Les uns errent2, Seigneur, mécontents au plus haut point, à l’intérieur même du soi. Les autres errent, Seigneur, contents au plus haut point, à l’intérieur même du Soi3. »

Ces derniers, leur tâche achevée, n’ont plus qu’à transmettre leur joie surnaturelle à l’aide des mudra4, dont la plus significative est celle de l’homme ivre : son corps entier et ses moindres gestes témoignent de façon indiscutable de son état d’ébriété : « Lorsqu’un yogin a bu avec excès le vin de Bhairava, et que son corps titube d’ivresse, voilà la véritable mudra » dit Abhinavagupta dans son Tantrâloka (IV. sl. 200)

À ce stade, comme Utpala le constate, l’ivresse a tout envahi, même le corps qui, entièrement nourri et fortifié de l’intérieur par le nectar d’un très pur amour, devient digne d’adorer Siva (XVII.26).

Par-delà le corps individuel, l’amour se manifeste jusque dans le corps cosmique qui apparaît à son tour rempli de félicité : “Ceux qui T’aiment, glorieux de T’adorer, vivent ici-bas dans l’étang du devenir (samsâra), rempli de tous côtés par les flots d’une fraîche ambroisie qui s’écoule de Ton corps” (XVIII.9).

Mais les saints ne participent pas tous au même degré à cette gloire. Utpaladeva les répartit en deux groupes : les uns étreignent Siva après avoir exclu le samsâra tandis que c’est dans le samsâra même que les autres l’étreignent en repoussant toutes les restrictions6, à savoir, non plus le monde externe, mais les moyens

1. Parispanda, ce flot du cœur est l’absorption dans la conscience cosmique au moment de l’illumination. Cf. M. M. sl. 7 et comm. p. 22, fin.

2. De pensée en pensée, lesquelles sont autant d’obstacles aveuglants.

3. sk. X. 12.

4. Attitude mystique intérieure, mais qui devient quelquefois perceptible à l’extérieur par des poses particulières.

5. Mahesvara dit aussi : O Merveille ! le samsâra même déborde de félicité pour le yogin sivaite. M. M. sl. 65.

6. sk. XVI. 28, selon le commentateur.

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spirituels préconisés pour atteindre Siva : prohibitions, concentration, méditation, prière, extase, etc. Ravis d’amour, ils gardent conscience de leur corps sans que leur activité externe soit entravée, par opposition aux premiers, purs contemplatifs (jñânin) ou ascètes qui, retirés du monde, s’adonnent au samâdhi, oublient leur corps et se protègent contre les empiétements extérieurs.

Laissant ces derniers, nous ne nous intéresserons qu’aux vrais bhakta pour lesquels samsâra et nirvâna se confondent1. Parce qu’ils ne tendent que vers Paramasiva — le Tout — (nikhila) ou Siva uni à l’Énergie (sakti), ils s’écrient avec Utpaladeva : “J’adore Siva étroitement enlacé par l’énergie (Sivà)… laquelle boit, mange, se pare, avide d’engendrer et d’engloutir (l’univers) 2.”

KRAMAMUDRÂ

Parmi ces grands mystiques, Utpala distingue à nouveau ceux qui pour parvenir aux cimes « se balancent dans l’amour divin adouci de nectar » et les êtres d’exception qui adorent Siva en esprit seulement et demeurent absorbés en lui partout, à l’extérieur ou à l’intérieur, parce qu’ils reposent toujours en lui3.

Les premiers, n’ayant pas encore atteint le but, s’efforcent d’harmoniser samâdhi et vie ordinaire en imprégnant d’extase leurs multiples activités à l’aide de l’attitude nommée kramamudrà. Utpala compare celle-ci à un jeu de foire, composé de deux cordes, avec lesquelles on se balance d’une extrémité à l’autre, la vie se trouvant transfigurée à mesure même qu’on s’élève dans l’extase et qu’on s’y raffermit :

“Gloire à la grande Fête d’Utpala (le lotus) qui s’amuse à se balancer, ivre d’amour” (XIV.23).

Sous cette allégorie se cache le problème de la conciliation entre l’absorption en l’amour divin et l’action, dont la plus éminente est le dévouement au service des hommes : plus le saint

1. Abhinavagupta trace avec précision les diverses possibilités qui s’offrent aux mystiques après l’illumination ; les uns, bien qu’ils aient pris conscience de leur identité au Soi, conservent des traces d’ignorance dont ils ne peuvent se défaire leur vie durant : sortis du samâdhi et actifs dans la vie journalière, ils n’arrivent pas à se reconnaître identiques aux choses et doivent attendre la mort pour participer à la souveraineté du Seigneur (paramesvaratâ). Les autres réalisent, par bhâvanâ l’identité du Soi, de leur corps et des choses (vases, etc.) avec Siva et acquièrent les attributs de Siva en cette vie même. Ils visent à la plénitude (pûrnatva), c’est-à-dire à jouir des objets de l’univers clairement manifestés. Pourtant ils ne l’atteignent pas intégralement, car on n’accède pas à l’identité avec l’univers avant la mort, le corps étant une insurmontable limitation. I. P. v. II. III. 17, vol. II, p. 128 fin.

2. XVI. 29. Cf. IX. 14, où il exprime le même souhait.

3. sk. //XV. 10.

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vaque, par amour et dans l’amour, aux affaires du monde, plus il acquiert de qualités spirituelles ; il lui faut en effet se réfugier profondément dans le secret de son cœur pour y puiser efficacité et savoir. Il possédera finalement une liberté totale parce qu’il aura appris à se livrer en même temps à l’amour et à l’activité, sans que l’un fasse obstacle à l’autre1.

Mahesvara indique comment la kramamudrâ extériorise l’intérieur et intériorise l’extérieur en une succession de flux et de reflux : les organes de la connaissance ondulent toujours en vagues dans l’océan du Cœur. Ils entraînent l’objet jusque dans le sujet et les adaptent l’un à l’autre2.

On nomme cette attitude mudra, sceau ou empreinte à vif de la conscience, qui grave sa forme indélébile sur ce qu’elle absorbe comme le feu transforme toute chose en feu. On l’appelle aussi krama du fait qu’elle s’établit en phases successives qui, à chaque balancement, imprègnent de conscience l’homme et l’univers en leur ajustement mutuel et toujours plus profond.

Ce jeu exige au début une certaine attention avant de devenir automatique : le saint transmet au monde la félicité et l’amour découverts au fond de soi ; puis il fait sienne à nouveau la jouissance devenue cosmique (jagadânanda). Ensuite, toute l’extériorité qu’il a reprise en son cœur à l’aide de flots d’amour (XV.6) est projetée vers l’extérieur.

Dans d’autres versets3, de la céleste citadelle — l’inaccessible Essence divine — le mystique dégage le cosmos que Siva porte4 en Soi et, tout débordant de pure Conscience, il le place dans son propre coeur5. Ainsi Siva, le Soi et le cosmos se fondent dans le Cœur absolu lorsque, leur tâche achevée, les deux mouvements de la kramamudrâ s’effacent spontanément devant la samatâ.

1. C’est à cet équilibre qu’aspirait sans y réussir tout à fait Al-Hallâj lorsqu’il chantait : a Le raccordement de la réalité à Dieu est œuvre divine, et le sens de cette expression est ténu à saisir. J’ai raccordé mon existence à la Source de l’existence, mais mon cœur ne sent pas fondre son endurcissement. » Op. cit., p. 76.

2. sk. //M. M. M. 21.

3. X. 8 et VIII. 13.

4. Text. « enfilé sur le Soi du Seigneur » : bhavadâtmani visvam umbhitam, VIII. 13.

5. Autrement dit, ce monde qu’il avait d’abord perçu en Dieu, il le découvre en lui-même, à la suite d’une introversion plus poussée.

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SAMATÂ, AMOUR GLORIEUX DE LA MAJESTÉ DIVINE

« La période de l’équinoxe, qui consiste en une égalité (du jour et de la nuit) 1, est constante chez les amants dont l’hommage s’épanouit sous l’influence de la douceur de Ta réalité. » 2

Le saint bien recueilli lors de la pratique de la kramamudrâ, tour à tour extraverti et introverti, se livrait à la danse créatrice et destructrice de l’univers ; mais, dès son accord intime à la nature réelle des choses et le règne incontesté de l’amour, affranchi de toute modalité, il se livre à la danse glorieuse du grand Natarâja en prenant part au « banquet indicible de douce adoration » 3.

L’activité de pure adoration a rejoint le Centre de toute harmonie, permanent par-delà les oppositions, et où « … il n’existe aucune succession temporelle, qui n’a ni commencement ni fin » et dont les tenants « sont exclusivement absorbés en Siva » (XVII.6).

« Pour les bhakta, ce banquet d’amour se poursuit jusque dans le rêve, jusque dans l’inconscience… non seulement, quand ils récitent des mantra, se baignent ou méditent, mais à chaque instant et en tout ce qu’ils font » (XVII.7-8).

Sur le plan de la bhakti, samatâ se présente comme un équilibre amoureux. À ce niveau, c’est d’un amour réciproque que Siva aime le saint et que le saint aime Siva : la compénétration (samâvesa) ayant atteint sa perfection, il n’existe entre eux qu’un seul et même amour4, qu’une seule et même volonté. D’autre part l’amour est étale et infini puisque le saint ne voit qu’amour en lui-même et dans le monde.

Lallâ décrit brièvement, mais avec une extraordinaire précision, ces dernières étapes de la montée spirituelle : au premier

1. Mais ici c’est l’équilibre entre extase et états ordinaires par la disparition de toutes les antinomies.

2. sk. XVII. 5.

3. Ko' pi svâdupûjâmahotsavah, expression fréquente chez Utpala XVII. I, qui désigne la fête cosmique dont jouit le saint pleinement conscient de soi dans un univers reconnu comme identique à Siva.

4. Voir infra, p. 33. l’amour réciproque de Siva et de l’énergie. Cf. Lallâ, sl. 5 : « Celui qui considère autrui (ou le Soi suprême) et soi-même comme non-différents (adugu) ; celui qui considère le jour et la nuit comme semblables et dont la pensée s’est dégagée de la dualité, lui et lui seul a réalisé le Maître des dieux. »

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stade de la kramamudrâ, c’est l’extase, yeux fermés : « J’étais, dit-elle, à la recherche de moi-même et je m’épuisais en vain, car personne n’a jamais pu par de tels efforts obtenir la sagesse cachée. Alors je m’absorbai en Lui (le Soi) et aussitôt j’atteignis le cellier du nectar — lune mystique — où il y a maintes jarres pleines, mais personne n’y boit 1. »

Après l’illumination et l’ivresse, à la seconde phase de la kramamudrâ, Lallà se tourne vers le monde et son extase devient cosmique. À ce moment ses yeux sont grands ouverts (unmila-nasamâdhi) : « En une quête ardente, je sortis 2 de mon cceur3 en plein clair de lune. En une quête ardente, j’arrivai (à réaliser) que le même s’unit au même. Ce monde entier, c’est Toi, uniquement Toi, ô Nârâyana ! Que sont toutes les choses ? Tes jeux ! » (109).

Le clair de lune symbolise, pour les mystiques, l’univers illuminé par la splendeur divine. La lune de la conscience, selon le Candrajnana4, consiste à jouir de façon spontanée des objets sensoriels dans un sentiment de pleine conscience qui délivre de tout esclavage à leur égard. Ibn Faridh y fait aussi allusion : « La pleine lune a remplacé pour mon œil réveillé l’image de Ta face ; en toute forme étrangère Ton apparition a rafraîchi mes yeux ; je n’ai vu que Toi seul5. »

Lallâ ravie, au lieu des phantasmes de l’illusion, ne perçoit qu’identité (samata) 6, le Soi uni au Soi, dedans, dehors, tout n’étant plus que le libre jeu de la divine énergie, sans qu’il y ait la moindre différence entre état ordinaire et extase7, l’extase a tout emporté.

Le premier instant de l’éveil lui apparaît comme un éternel présent : chaque chose jaillit neuve8, à chaque instant, sans lien ni avec le passé ni avec l’avenir : « La conscience, dit-elle, est

1. Sl. 60. Cf. le cellier intérieur d’amour de l’épouse du Cantique des cantiques ainsi que le Cantique de Saint-Jean de la Croix :

Au plus profond du cellier

de mon Aimé j’ai bu, et quand je sortis,

dans toute cette plaine

je ne savais plus rien,

j’ai perdu le troupeau que je suivais naguère.

C’est là qu’il me donna son, cœur.” (Cantique, str. 26).

2. Elle sortit sans pour autant briser l’union à Siva, et le cherche dans les choses.

3. Andariy, ce qu’il y a de plus intérieur, le cœur.

4. Texte cité par M. M., sl. 62, p. 166.

5. Essai sur la mystique, p. 73.

6. N’est-ce pas la “plaine” de la strophe citée du Cantique de Saint-Jean  ?

7. Vyutthâna et samâdhi.

8. Cf. Stav. 80, “le renouvellement des multiples beautés de l’univers”.

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toujours nouvelle ; la lune toujours nouvelle. Ainsi j’ai vu l’expansion des eaux toujours nouvelle. Mais depuis que moi, Lallâ, ai purifié mon corps et ma pensée, je suis toujours nouvelle et nouvelle » (93). L’éclat virginal et inaccoutumé de l’univers s’explique par la limpidité du regard.

Dans ce monde nouveau, Lallâ exerce activité et connaissance en plein oubli de ses connaissances antérieures, cependant elle ne connaît plus rien ; elle est inactive1, car elle demeure immobile, fixée au Centre — Siva ; mais elle ne cesse pas d’être efficiente puisqu’elle est le lieu de passage des forces divines. Elle dort, se reposant dans l’indifférenciation primordiale (nirvikalpa), comme en sommeil à l’égard du tumulte des désirs et des choses mondaines, mais veillant intérieurement dans le silence de son cœur apaisé.

Comparant les saints aux hommes ordinaires, Lallâ chante : « Certains, bien que profondément endormis, sont (intérieurement) vigilants. Les autres bien qu’éveillés (extérieurement) ont sombré dans le sommeil. Les uns, se baignant dans les étangs sacrés, restent néanmoins impurs ; les autres, même s’ils s’affairent aux soins familiaux, demeurent inactifs (akriya) » (32).

L’état d’union définitive de Siva et de Sakti 2 est désormais sa part : « Moi, Lallâ, j’entrai par la porte de mon âme et là, ô joie ! je vis Siva uni à l’Énergie et je m’absorbai dans le lac d’ambroisie » (68).

Elle contemple Paramasiva doué de son énergie, le danseur cosmique dont tous les mouvements de l’univers composent la danse.

Utpaladeva 3 a eu, lui aussi, l’expérience de la samata et le monde lui semble submergé d’amour : « Le déluge ambrosiaque de Ta contemplation a recouvert d’un flot uniforme joies et chagrins comme une inondation égalise sur le sol ornières et talus4. »

1. Elle n’a plus ses actions dans son corps, mais en Dieu. Cf. Sainte Catherine de Gênes, op. cit., p. 96 : « Dieu… rend l’âme si étrangère à son activité naturelle qu’il la réduit à rien, et il demeure lui seul. L’homme reste sans âme et sans corps… Il mange, il boit, il goûte, il pense, il veut, il se souvient, mais tous ces actes s’accomplissent sans activité de nature. Ils se font au-dessus de la nature, parce que c’est Dieu qui lui donne le goût, l’intelligence, la volonté…22

2. État correspondant au mariage spirituel des mystiques chrétiens.23

3. Bhatta fait aussi allusion à la samatâ lorsqu’il salue l’Essence souveraine, uniforme (sanya) en tout ce qui existe, M. 6.

4. sk. III.9

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Dans la parfaite indifférenciation de la nuit sivaïte, les choses ont même poids et une seule et même saveur : « O Souverain ! Tu es l’endroit où afflue toute magnificence : bijou ou brin d’herbe deviennent inestimables s’ils se rattachent à Toi » (XVI.26).

Lorsque le saint est parvenu à l’équilibre d’amour, devenu semblable (sama) à Siva, enivré par le nectar de l’adoration, il est inondé de gloire et il ne lui reste qu’à chanter Siva par des hymnes de louange. Les couples antinomiques qui, séparés de Siva, fondaient inopinément sur lui, desséchés, amers et avides (XIX.9), provoquant sa détresse, sont accueillis avec allégresse dès que l’amour les imprègne de façon uniforme et égale : « Pour-les êtres nobles, ivres d’amour, ô Maître, intérieurement, extérieurement, pourvu ou dépourvu de modalités et de toutes les manières, Tu n’es que nectar ! » (XVI.22).

En quelque condition qu’il soit, actif ou inactif, dans la veille, le rêve ou l’inconscience, le mystique ne perd pas contact avec la Beauté divine, dénuée d’artifice et toujours semblable à elle-même (XVI.12).

Ce qu’il tenait naguère pour un obstacle à l’union se transforme, sous le poids de l’amour, en acte d’adoration « La voie de la conscience triplement différenciée en plaisir, douleur et illusion, c’est elle toute entière qui devient pour Tes amants le moyen de s’emparer de Toi, ô Omniprésent ! » (1,10).

L’éparpillement naturel des organes et les fluctuations de la pensée, que l’on considère comme le samsâra et le germe de la douleur, ne font maintenant qu’exalter pour les bhakta la grande Fête de l’adoration (XVII.38). Ce sont les organes eux-mêmes qui, à la fin, confèrent l’indicible lorsque « devenus gouttelettes de Connaissance, ils s’écoulent de l’océan de félicité consciente embellis par les attraits de cette ambroisie » 1.

Ainsi la pensée fécondée par la sève de l’amour porte un fruit éminent, la suprême béatitude (1,24). Utpaladeva nous explique de quelle façon : “Comme les dieux se procurèrent le nectar d’immortalité en agitant l’Océan de lait, ainsi ceux qui T’aiment, agitant en tous sens leurs organes devenus (agents) de pure adoration, font surgir l’ambroisie2.” La folle ivresse d’amour asperge de cette ambroisie les objets des sens en guise d’adoration, répandant ainsi l’amour divin. (XVII.16).

Si l’agitation des organes se révèle précieuse, en raison de l’amour inaltérable dont elle procède, on ne condamne pas l’activité

1. III. 6.

2. XVII. 36. Agitation et ivresse dispersante de l’amour (bhaktiksobha, bhaktimada, bhaktisamvega) ont inspiré de belles stances à Utpala, voir entre autres XVII. 10, VII. 8. Cf. Lallâ 104.

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dualisante de la pensée (vikalpa, kalpanâ), à condition qu’elle se détache sur un fond d’amoureuse indifférenciation (nirvikalpa). C’est pour cette raison que Bhattanârâyana désire s’ébattre dans la félicité et la conscience divines pendant que sa pensée s’abandonne à son instabilité naturelle, échafaudant mille projetsl. Utpaladeva exprime un souhait analogue : « Pourquoi ma pensée n’erre-t-elle pas d’objet en objet, à savoir Ton corps même2, de sorte qu’elle n’ait pas à contrarier sa tendance innée3 et que mon suprême désir soit en même temps parfaitement satisfait ? » (XII.20).

Ce désir est de percevoir chaque chose, des profondeurs abyssales dont elle jaillit, comme le corps de Siva. Il dit encore dans le même sens : “Les yeux fermés pour savourer l’émerveillement de l’amour intérieur, m’écriant « hommage à moi, Siva ! » je voudrais adorer jusqu’aux brins d’herbe !” (V.15). Utpala salue ici la Conscience absolue dont la saveur indivise relève du banquet d’amour cosmique. À ce niveau, le saint percevant l’univers comme le corps de Siva, se préoccupe moins de la disparition de ses angoisses que de l’ivresse intense qui lui fera tout oublier : « O Seigneur, comme j’adhère intimement à Ton corps universel, lors des maux qui me frappent,. puissent mes craintes non seulement s’évanouir, mais encore que ma joie exulte ! » (VIII.12).

Au début de la voie, les épreuves servaient à détacher le mystique de son corps et à resserrer son union à l’Être absolu ; maintenant, submergé d’une même plénitude dans le malheur et dans le bonheur, bien loin que la souffrance l’atteigne, il n’éprouve que la douceur de l’amour : “Si, plein d’amour pour Toi, les douleurs m’assaillent, bienvenues soient-elles ! ô Omniprésent ! Mais que surtout je ne sois pas privé d’amour, même (si je devais éprouver) un bonheur ininterrompu !” (XVI.20).

Un sufi, Abu Firâs Hamdâni disait en sa prière : « Puisses-Tu m’être doux, et que la vie soit amère ; puissé-je Te contenter, alors que les colères gronderont.4 ! »



Le bhakta et son identification au cosmos

 l’aube de la vie mystique, le bhakta se retirait dans son cœur apaisé, conscient du caractère illusoire de la dualité où il s’était jusque-là complu. Puis parvenu à l’extase, il la reversait sur un

1. Sl.38. Cf. 102 il désire jouir des plaisirs de l’existence et posséder l’état suprême.

2. Les objets désirés sont son corps.

3. L’instabilité.

4. Op. cit., trad. P. Massignon, p. 120.

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monde dont il s’était naguère détourné. Alors, ivre d’amour, il outrepassait ses propres limites et s’apercevait que sa recherche d’extase n’échappait pas, elle non plus, à l’illusion puisque Siva séjourne au même titre dans la condition ordinaire que dans le samâdhi 1. Après ce long périple il revient donc à son point de départ, mais transfiguré par l’amour divin : si au temps de l’ignorance, il souffrait, victime du faisceau lumineux créateur de mirages, dans un monde apparemment privé de Dieu, désormais il se tient à la source du pouvoir d’illusion qu’il régit souverainement. Vivant encore ici-bas, le monde lui apparaît très différent de ce qu’il est pour l’homme ordinaire, c’est-à-dire « tout jaillissant de félicité et de lumière2 ». Il s’incline avec une admiration égale devant l’énergie autonome (svàtantryasakti) et l’énergie qui engendre l’illusion (mâyâsakti) : « Souverain de l’univers ! Gloire à Ton incomparable souveraineté… Mais gloire aussi à Ton autre souveraineté par laquelle cet univers ne se manifeste pas tel qu’il est en son essence ! » (XVI.30).

À la question : doit-on chercher à s’évader de l’existence ou faut-il s’y intégrer, Utpala donne sous une forme lapidaire « la moelle de sa conviction » à cet égard : « Séparé de Toi, dit-il à Siva, ce cosmos est à rejeter intégralement ; identique à Toi, c’est lui, en vérité, qu’il faut obtenir3. »

L’expérience globale de l’univers théophanique n’est plus celle d’un moi séparé de son objet4, mais une nouvelle connaissance par identification (pratyabhijnâ) ; c’est du centre de l’intériorité recouvrée et dans la parfaite autarcie du présent que le mystique découvre un cosmos harmonieux et « unifié, tel qu’il se reflète dans la Conscience absolue ». S’épanouissant à partir de l’Acte pur, ce monde n’exclut rien, pas même l’agitation et le multiple. Utpaladeva nomme cette plénitude (purnatva), dans laquelle on distingue les choses en toute clartés, « l’indicible banquet d’adoration 6 ».

Qu’importe alors la différenciation si elle se déploie à l’intérieur du Tout que l’on peut sans inconvénient appréhender en sa mul -

1. Sl. III. 21, cité ici p. 64.

2. Il a acquis le fruit de la lumière (prakâsa) et de la joie (harsa = vimarsa) au cours de toutes ses activités séculières, XVI. 23.

3. sk. XII. 12.

4. Sujet asservi qui engendre par son karman un objet limité, une nature soumise aux vicissitudes temporelles et dépouillée du divin.

5. I. P. v., vol. Il, p. 128. On en jouit lorsque surgit icchâspanda.

6. C’est en cette fête (utsava) qu’apparaît précisément l’agitation des trente-six catégories, XVI I. 30.

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tiplicité fragmentaire, aussi bien qu’en sa pureté transcendante1 : « Puissé-je vraiment Te contempler, Toi, mon propre Maître, en Ton Essence cosmique, percevant Ta forme infinie d’instant en instant et en chaque objet particulier ! » (XII.19). Et ce désir revient tenace : “Quand donc, Omniscient, participerai-je au banquet d’amour dont la saveur déborde de félicité, au point que nom (ou forme) 2, saisi en sa spécificité, me remplisse de joie et d’éclat3.”

Pour le mystique kasmirien, le monde en sa variété ne disparaît pas4, les choses individuelles sont captées de l’intérieur, en leur infinité, en leur plénitude sensorielle et en leur signification profonde, parce qu’elles se trouvent éminemment dans l’Être total (bhava) — leur substrat — et inséparables de lui, à la manière dont nos idées résident en nous avant que nous les exprimions en paroles. Le saint s’émerveille alors de la Beauté de chaque être ainsi que de l’ordonnance établie entre eux tous, car il en pénètre la vérité et la valeur absolue.

C’est donc avec des flots d’ambroisie, s’écoulant de la création entière, que Siva asperge ceux qui, « marqués de l’empreinte ineffables, naturelle et profonde », fuient, solitaires, le sentier de la renommée (XII.3).

L’expérience de la totalité présente deux phases successives ; soit que l’on découvre Siva à l’intérieur de tous les êtres, soit que l’on perçoive les êtres en lui : « O Souverain de l’univers ! s’écrie Utpala, ceux qui ont part à Ton amour T’atteignent d’abord dans l’univers, puis à nouveau, c’est en Toi qu’ils voient l’univers. Rien ici-bas ne leur est donc inaccessible » (XVIII.1).

Jetant sur la nature un regard lucide et plein d’amour, le saint n’y voit que le Bien-aimé, et ce monde lui est restitué, mais dans la personne de Siva. Utpaladeva célèbre de préférence la seconde phase, l’extase cosmique du banquet d’amour où « l’univers entier sertit la merveilleuse beauté de Siva » (III.3) et dans laquelle les choses apparaissent toujours comme surgissant sans interruption de l’essence divine et s’y résorbant (XVIII.7).

Lorsqu’il possède la maîtrise de ces phases, le mystique passe de l’une à l’autre, les vit simultanément ou — si l’on en croit Utpala — il prend appui, par-delà toute phase, en Paramasiva qui échappe à nos distinctions d’immanence et de transcendance :

1. Tantôt l’énergie prédomine, les reflets étant perçus dans le miroir, tantôt Siva, si ne demeure que le substrat ou miroir indifférencié.

2. À savoir le monde phénoménal (namarûpa).

3. C’est-à-dire félicité et lumière, vimarsa et prakâsa, IX. 5.

4. Comme pour le partisan du Vedânta, tel Sankara.24

5. Kenâpi prakrtimahatânkena khacitâh

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« Chez les êtres riches en amour, le banquet de Ton adoration et la vision de la nature des choses telles qu’elles sont en leur essence se déploient tous deux perpétuellement, l’un reposant sur l’autre » (XIII.7).

Comme l’intelligence, l’activité ordinaire trouve sa place en ce monde divinisé, car ce que nos mystiques condamnent n’est que l’action centrée sur le moi individuel. Par contre, les activités d’un homme qui participe au rythme universel, quelque banales soient-elles — simples tâches journalières ou occupations domestiques — « deviennent dignes de louange puisqu’elles sont identiques à Siva » (XVI.18).

En conséquence peu importe le mode de vie : mener la vie de maître de maison ou de sanyasin revient au même si les désirs ont été détruits et Siva reconnu en sa pureté et son omniprésence1. Ce qui compte aux yeux des poètes sivaïtes, c’est un amour assez fort pour stimuler constamment toutes leurs énergies au point de les transfigurer.

Dans ces conditions quel accueil réserveront-ils aux pouvoirs surnaturels (siddhi) si ce n’est le mépris ? « Arrêter un fleuve torrentiel, refroidir un feu dévorant, marcher dans le ciel, traire une vache de bois, tout cela n’est en fin de compte que fraude de magicien », constate Lallâ (38). Mahesvarânanda voit l’empreinte universelle (sarvamudrâ) de Dieu lorsque, au jaillissement de la félicité cosmique, les huit grands pouvoirs surnaturels paraissent bien insignifiants (St. 51). D’après Utpala, chez ceux qui sont entièrement voués à Siva, ces états pitoyables 2 s’enfuient pleins de honte dès que Siva se révèle, rendant ainsi témoignage de la présence divine (III.16).

Le mystique se détourne des réalisations surnaturelles, parce que, d’après les paroles mêmes d’Utpala : « l’amour en l’adorable… est la plus haute des réalisations (siddhi). » Que m’importe, ajoute-t-il, si cette réalisation reste incomplète en l’absence des pouvoirs d’extrême petitesse et autres ! (XV.16).

Selon Utpaladeva l’efficacité même de Siva se manifeste à deux niveaux différents : « Toutes les activités ordinaires accomplies en T’adorant confèrent des pouvoirs extraordinaires (siddhi) ; mais pour Tes amants, ces activités, identiques à Toi25, sont naturellement ces pouvoirs mêmes3 », à savoir des énergies divines dont l’efficience n’a pas de borne4.

1. Lallâvâkyani, 64.

2. Dainya, ce sont d’après la glose de Ksemarâja les divers siddhi. Cf. Stav. 55, les siddhi ne sont que les bourgeons de l’arbre d’amour.

3. sk. XVII. 2.

4. « L’univers est plein de sa propre énergie ». S. S. III. 30.

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Utpaladeva se moque des dieux et des puissants : « Ceux qui, absorbés en Tes pieds de lotus, composent l’univers au gré de leurs désirs1, ô libre Souverain ! se rient du dieu Brahmâ privé d’autonomie et qui porte la souillure inhérente à sa fonction cosmique » (IV.5). Si l’activité du saint ne consiste pas à déployer des pouvoirs surnaturels, se dépense-t-elle en actes de vénération tels qu’offrandes ou pèlerinages ? Lallâ condamne les pèlerinages en quête de Siva, « Soi du pèlerin » : « Un sanyasin, dit-elle, erre de sanctuaire en sanctuaire à la recherche de l’union… alors qu’il ne fait que se rendre visite à lui-même. O mon cœur, comprends que (Siva est le Soi) et cesse d’être incroyant. Plus tu regardes loin de (ton Soi) et plus l’herbe te semblera verte » (36).26

Al-Hallâj disait aussi :… « Les gens font le pèlerinage, moi je vais en pèlerinage (spirituel) vers mon Hôte bien-aimé ; s’ils offrent en sacrifice des agneaux, moi j’offre le sang de mes veines ! Il en est qui processionnent autour du Temple, sans y être corporellement, car c’est en Dieu qu’ils processionnent2… »

Pour Utpaladeva, le pèlerinage des saints s’accomplit à l’intérieur même du devenir : « Au milieu de l’étang du samsâra alimenté de tous côtés par les flots d’une fraîche ambroisie s’écoulant de Ton corps, là se promènent Tes amants, excellemment pourvus de Ton adoration » (XVIII.9). Et le poète rend hommage à ceux qui, sans aller nulle part et sans renoncer à rien, contemplent la demeure de Siva, l’univers3.

Dès que le saint se reconnaît comme l’universel Agent, ses moindres actes lui tiennent lieu de pèlerinage, puisqu’il baigne continuellement dans la présence divine : « Il se plonge sans cesse dans les bains sacrés (tirtha) quand il rit, éternue, tousse et baille… dit Lallâ ; c’est lui l’ascète nu d’un bout à l’autre de l’année. Sache en vérité qu’il t’est proche ! » (46).

En conséquence, le culte perd sa signification : « Toi seul, dit-elle à Siva, Tu es les cieux, Toi seul Tu es la terre, Toi seul le jour, la nuit et l’air ; Toi seul, Tu es l’offrande de grain et de sandal, les fleurs, l’eau d’aspersion. Tu es tout ce qui existe. Alors que pourrais-je donc T’offrir ? 4 »27

Les actes et les paroles du saint lui tiennent lieu de culte :

1. Ils créent ce qu’ils veulent par simple imagination. S. S. III. 37, comm. p. 125..

2. Op. cit., p. 86.

3. Selon la lecture idam eva, XX. 10.

4. Lallâ, 41. 42. Cf. 52. Comme nos poètes, Lallâ repousse culte et idolâtrie sous toutes leurs formes : « une idole n’est que masse de pierre… À quoi donc offres-tu adoration ? » (17).

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« Toute œuvre accomplie par moi était adoration. Toute parole proférée par moi était une formule mystique (mantra) 1. »

De même, Utpala désire, après avoir atteint la pure Conscience, adorer Siva sans répit par ses activités corporelles, ses pensées. ses paroles, et par le déploiement cosmique qui s’étend de l’esprit jusqu’à la terre (XVII.11).

Lallâ définit l’activité innée et spontanée (sahajakriya) du saint comme une amoureuse ardeur qui lui sert à contempler constamment Siva. Quant aux divers instruments du culte : fleurs. grains, sésame, eau, lampe d’adoration…, ils ne sont pas requis par celui qui veille sur la parole du Maître gravée dans son cœur (45).

Transfigurées par l’amour, les pratiques rituelles et religieuses naguère reniées par un excès d’amour, acquièrent aujourd’hui une valeur nouvelle parce que, devant l’amour triomphant, le culte aussi bien que son reniement perdent leur signification propre :

« Hommage, s’écrie Utpaladeva, à ceux qui vénèrent les instruments mêmes de Ta vénération, en les aspergeant du nectar d’amour ! » (XVII.31). Mieux encore, « ces bhakta qui T’invoquent pleurant, riant, hurlant leurs plaintes, ce sont eux qui constituent tout particulièrement le cérémonial de Ta louange ! » (XV.3).

Le culte rendu par impulsion amoureuse passe au plan cosmique : « O Merveille ! Dès qu’ils s’absorbent dans un univers devenu instrument de (leur) culte, une lourdeur et en même temps une légèreté extraordinaires (s’emparent) de ceux qui T’aiment2 », dit Utpala à Siva. Dès que Siva entre dans la substance de leur âme, ils sont si lourds que rien ne peut les arracher de leur refuge en Siva et leur esprit est si dégagé de ses lourdeurs que, devenus aériens et subtils, ils ne sentent plus le poids de l’univers.

Le mystique, parvenu à ce haut degré, se consacre au bien des hommes qu’il guide vers Paramasiva3. Comme celle de Siva, sa générosité est gratuite et miséricordieuse, son amour pour l’humanité sans limite puisqu’il vit dans le sentiment de totale égalité4, ne voyant en chaque être que Siva.28

Les poètes kasmiriens comparent le saint à l’arbre paradisiaque de l’amour qui exauce tons les désirs ; ses pousses sont les pouvoirs surnaturels et la souveraineté sur l’univers, sa fleur, l’Énergie,

1. Lallâvâk. 58.

2. XVII. 35, selon l’interprétation de Ksemarâja.

3. C’est en ce but que Utpala nous dit avoir écrit l’Isvarapratyabhijñâkârikâ. Stance I, p. 1.

4. Nous n’osons pas dire identité puisque celle-ci ne sera vraiment réalisée qu’après la mort, cf. p. 68 n. 1 et I. P. v., vol. II, p. 132, 1. 1. 29

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et son fruit, Siva en personnel. Reprenant cette image de Bhattanârâyana, Mahevara fait de l’arbre « aux branches puissantes » la prise de conscience de soi. Il a poussé, dit-il, dans le Cœur, il fleurit dans la gloire de la jouissance cosmique et ses fruits sont l’épanouissement de la félicité transcendante (52).

Selon Nârâyana, les saints connaissent leur champ, Siva, le cultivent assidûment et avec zèle, en y semant le grain de l’amour divin qui produira un fruit infini (43). De son côté, Utpaladeva nous montre le saint, épanoui comme s’il venait de gagner un royaume, faire généreusement don du vin enivrant de Siva à toutes les créatures au cours du grand banquet cosmique (XVII.38). Il voudrait aussi servir de guide aux adorateurs de Siva dès que le cercle entier de l’univers sera identifié au Soi (IX.12). Mieux encore, il attend avec impatience le moment où, tombant à l’improviste sur le plus précieux des trésors, l’amour divin, il s’en emparera, le plaçant dans la profonde cachette de son — cœur, mais bientôt, perdant toute maîtrise par excès de joie, il le montrera à tous2.

L’amour n’est pas un trésor que l’on puisse garder jalousement caché, car il se répand de soi-même et le saint ne peut s’empêcher de le distribuer autour de lui.

Utpaladeva menace ainsi Siva : « Quand donc, reconnaissant soudain mon Maître, souverain, sans peur, généreux, sans cause… dissimulant son propre Soi, le couvrirai-je de honte (en l’exposant aux yeux de tous) ? 3 »

Comment fait-il profiter les autres de son amour et leur communique-t-il sa grâce ? Est-ce en révélant dans son traité philosophique une voie brève et efficace qui permette de reconnaître le Soi comme Siva ou bien est-ce en célébrant son amour intense par des chants à la gloire de Siva ? En fait, il a transmis bien autre chose qu’un enseignement doctrinal ou une simple croyance : à savoir, la tradition mystique des Maîtres (paramparâgama) 4 à laquelle l’école kasmirienne dut son éclat. La grâce passe de maître à disciple sans aucun intermédiaire et par la simple présence silencieuse du maître.30 Cette haute initiation qui devait disparaître du système Bhairava au bout de quelques siècles se trouve déjà mentionnée par les Âgama5 ; au temps d’Abhinavagupta il

1. Stav. 55 et comm.

2. IX. 10. Sur la caverne du cœur, hrdguhântakrtanihila, cf. S. Kârikâ, sl. 51. Le trésor caché de l’amour, il faut le trouver dans le cœur puis trouver le cœur en lui. Il n’est caché qu’à ceux qui restent attachés au monde et à Smara. 31

3.]X. 6. litpala joue sur le sens des termes, giva étant sans vergogne, prodigue et akârana, fils adultérin puisque sans parents.

4. Cf. Svacchandatantra, IV. 238.

5. Spécialement la Parâtrisikâ, M. 25, mais de façon obscure et allusive.

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en existait plusieurs lignées parallèles, celles du Trika, du Krama et du Kaula1. Utpaladeva, qui eut pour guru Somânanda, dix-neuvième descendant de Tryambaka auquel sa propre tradition se rattachait, transféra l’initiation qu’il avait lui-même reçue à ses propres disciples, Laksmanagupta entre autres.

De cette transmission2 — puisqu’elle est initiation — il est difficile de donner autre chose qu’un aperçu : on ne peut enseigner l’amour32 comme on enseigne des techniques de yoga ou des connaissances religieuses, la voie de l’amour étant aussi ineffable et inconcevable que le but à atteindre.

Le Maître suprême qui connaît cette pratique efficace (prali-patti) accorde sa grâce au cours d’une initiation libératrice en unissant directement le Soi du disciple à Siva3.

Abhinavagupta mentionne à plusieurs reprises cette initiation ésotérique qu’il assimile au sacrifice svâdhyanajnâna 4. Le guru accomplit d’abord ce sacrifice en son propre Soi par l’ascension du souffle (prâna) jusqu’au centre supérieur du cerveau, le brahmarandhra, — ou plus précisément, du phonème A de la syllabe mystique AUM jusqu’à la more ultime, samanâ 5. — Offrant ainsi le souffle prâna en oblation dans le souffle inspiré (apâna), il s’absorbe dans sa félicité la plus intime. Il purifie et apaise ensuite la conscience du disciple qui se tient devant lui, en pénétrant dans son souffle ; ou si l’on préfère, le disciple reprend en son apâna le souffle expiré que le guru vient de faire monter en samanâ, l’énergie subtile et très pure. Puis le maître reprend le souffle impur du sisya et le rejette. À la suite d’incitations (prerana) réitérées du guru, le disciple réussit, lui aussi, à élever son souffle jusqu’au brahmarandhra. Dès que la conscience du maître et celle du disciple sont étales (visuvat dans lequel prâna et apâna se trouvent engloutis) alors, en un instant, le guru fait jaillir le Son (aum ou nâda) et s’identifie au disciple en une seule ascension. C’est sans doute à ce moment que tout l’amour qui remplit son cœur passe dans le cœur de ce dernier.

Quand Bhattanârâyana célèbre Siva, cygne (hamsa) éclatant de

1. C’est à la lignée Kaula qu’appartenait Sambhunâtha grâce auquel Abhinavagupta réalisa son identité à Paramasiva.

2. Nous nous réservons de traiter ce sujet dans un ouvrage en préparation sur la grâce et le maître spirituel.

3. Elle est nommée dans le Tantrasâra « sivayojanârûpâdiksâ’ et dans le Vivarana à P. T., p. 25, 1. 1 `pûrutiyojanâ, Ksemarâja la mentionne S. n. II. 6-7, fin du commentaire.

4. Voir son commentaire à la Bhagavadgitâ IV. 29-30, que nous paraphrasons ici. Il s’agit de la montée de la kundalinî avec identification de maître et de disciple. Sur la kundalinî Cf. V. B. M. 154 et 26-27, 42, p. 48 sqq.

5. Cf. Stav. gl. 7 et 8.

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gloire, qui demeure uniquement dans le cœur purifié des saints (Sl. 57), il fait probablement allusion à cette pratique qui se nomme, elle aussi, hamsa.

Ainsi comme Siva fait le don généreux de lui-même, l’homme qui a brisé ses attaches et n’est que grâce, ne s’appartient plus : il reçoit et donne en un seul geste, répandant cette grâce à l’image de la gemme cintamani qui, de toutes ses facettes, reçoit et rayonne la lumière1.

LA BHAKTI PAR RAPPORT AU YOGA ET A L’ILLUMINATION

La bhakti nous apparaît, chez les mystiques du seul amour, comme la source et la fin de toute chose. Adorer l’indicible suffit : c’est là l’éclat, c’est là l’accomplissement (siddhi), c’est là la délivrance, il n’en existe pas d’autre (XVII.25).

Certains dévots, précise Utpala, ne considèrent dans l’adoration que le moyen d’atteindre l’état suprême, ne voulant y voir que la vache qui exauce tous les souhaits ; mais les vrais amants ne désirent que son lait savoureux et, recueillis en leur amour, ils se mettent à boire sans attendre, sans réfléchir, tant ils ont soif de la seule essence divine ; l’adoration se confond pour eux avec le flot de la félicité qui jaillit au moment précis de leur identification à Siva 2.

N’ayant plus rien à acquérir ni aucun effort à tenter, ils errent grisés par le nectar d’amour3. Ils ne mendient rien : “Ah ! Combien digne de louanges est la façon extraordinaire dont ces êtres au cœur débordant de générosité T’adorent dans l’excès de leur amour pour Toi, ô Donneur de dons ! car (leur amour) n’est pas stigmatisé par la sollicitation” (XVII.24).

Et Utpala dit encore : « Révèle-Toi à nous qui n’exigeons que Toi, et nous ne T’excéderons pas par d’autres requêtes. » (VI.11). D’ailleurs que pourraient-ils demander si ce n’est Dieu même ? Siva étant le Seigneur tout-puissant et l’univers entier manifestement identique à lui, ne serait-il pas absurde et vain de lui demander quelque objet particulier ? (XI.2). Il faut donc tout

1. « Au contact des rayons brûlants du soleil de Ton amour, et par leur puissance, que la gemme de mon cœur rejette très loin les étincelles ardentes de l’attraction et de la répulsion. » (VII. 6).

2. XVII. 37 et 40.

3. XVII. 23. Bhatta ne veut lui aussi que l’amour seul et de toutes les manières possibles (99) ainsi que la douceur de servir Siva (111), la douceur de l’amour étant une jouissance sans égale (50). Il prie Siva de pénétrer dans son cœur et prend la grâce pour refuge (114 et 52). Lorsqu’on s’empare du joyau de Siva, l’amour, il ne reste rien à conquérir, dit-il encore (26).

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lui demander ; à moins encore de solliciter un accroissement infini d’amour : « Lorsque l’amour de Siva s’amplifie de jour en jour, n’est-ce pas là une réalisation incomparable ? Et quel bonheur essentiel n’en découlerait-il pas ? » (XV.14). C’est que le don d’amour contient le donateur et le don.

Nârâyana va même jusqu’à suggérer, par boutade, que l’amour est supérieur à Siva, auteur du bien et du mal, puisque l’amour n’engendre, lui, que le bien (116).

Amour et délivrance

L’amour donne tout : libération, souveraineté sur l’univers, pouvoirs surnaturels, parce qu’on possède Dieu même : « Que peuvent encore quémander les hommes richement pourvus de la Beauté de l’amour ? Quant à ceux qui en sont privés, à quoi bon solliciteraient-ils autre chose1 ? »

Le seul but du samsâra et du nirvâna est exclusivement Siva, la non-différenciation d’avec lui qu’exige l’amour et par le moyen le plus direct, l’amour : “Le fruit de tout acte religieux ou profane est l’identification à Toi, ô Dieu, ceux qui cherchent en cette (identification) une fin différente demeurent toujours dans l’ignorance 2.”33

D’après Utpaladeva, les gens se mettent en peine de la délivrance, mais, en réalité, la saveur ininterrompue appelée libération est celle de la puissante drogue de l’amour (1,22).

Ni paix ni libération n’importent aux vrais bhakta dont l’excès d’amour paralyse la pensée : dans l’ivresse surabondante de leur amour, ils ne cherchent pas le bonheur en vue de la paix et oublient même, le cœur ravi de la présence divine, de réclamer le fruit de la voie du salut (XVIII.15). Ils obéissent à un attrait irrésistible : “Pour quelle autre raison Tes amants, que la chaleur ardente d’un élan d’amour véhément a dépouillés de toute volonté propre, se plongeraient-ils dans l’ambroisie de Ton adoration (si ce n’est pour en éteindre la flamme) ?” (XVII.17). L’ardeur qui les embrase est telle qu’il ne leur reste qu’à se jeter dans le flot mystique pour y trouver immédiatement la fraîcheur.

De son côté, Bhattanârâyana désire atteindre sans délai Siva, par-delà tous les états, en échappant aux pures étapes de la vie spirituelle qui, malgré la béatitude qu’on y goûte, se dressent comme des embûches, retardant le moment de l’identification (110).

1. XX. 11. Et Abhinavagupta glosant ces vers d’Utpala (I. P. v. I, p. 24) précise : “Si l’on a réalisé le Soi, on a tout, sinon de quel profit serait tout le reste ?

2. Abhinavagupta I. P. v. I. 1,1, vol. I, p. 24. Cf. Ut. IV. 23 et XI. 13.

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L’amour et les moyens de délivrance : ascèse et yoga

Jamais l’amour ne résulte des expédients limités et artificiels que sont pour les mystiques sivaïtes rites, hommage du culte, mortifications, procédés de concentration, connaissances théologiques, méditation, yoga… Il se fait plutôt une voie de ce qui s’oppose à sa voie : « Si, pour Tes amants, tout sert à s’identifier à Toi1, pour ceux qui sont séparés2 de Toi, tout devient obstacle à cette réalisation3. »

La position des sivaïtes kasmiriens à l’égard du yoga et de jñana ne se comprend bien que par rapport aux trois énergies du triangle du cœur (trikona ou trisula), et dans la perspective des trois voies qui en découlent.

Toute la manifestation évolue à partir de ce triangle comme un flot frémissant et pur du Cœur divin et c’est aussi, par le frémissement de son propre cœur, que l’homme retrouve le Centre du trikona, en prenant conscience de soi.

S’il suit la voie la plus longue, celle de l’activité (kriyâsakti) qui comporte effort du corps et de ses organes ainsi que du sens interne (manas), il pratiquera sept des huit membres du yoga, exercices du souffle, concentration de la pensée (pratyâhara), méditation, mais sans aller au-delà, car, à partir du samâdhi — le point culminant du yoga — il aura atteint la voie plus directe, celle de l’énergie, où prédomine la connaissance (jñânasakti) ; dans cette voie qui ne relève que de l’intellect (buddhi) et ne vise qu’à l’universel, l’intuition du cœur joue un rôle primordisl. A son tour la voie de l’énergie débouche sur l’illumination (jñana, pratibhâ) faisant place à la voie suprême et brève, celle de la pure volonté (icchâsakti) qui, commençant au moment de l’illumination, va encore au-delà : non seulement le Soi mais encore le monde entier s’engouffrent spontanément dans le Je absolu. Abhinavagupta appelle cette parfaite absorption samyagâvesana, absorption intégrale dans la Réalité : le soi, la pensée, le corps

1. Même la haine, l’orgueil et l’illusion, voir p. 46.

2. Tirés vers le bas, avilis.

3. sk. //I. 15. Libre trad.

4. Pour Utpala et Nârâyana, le terme yoga désigne les huit membres du yoga de Patañjali concernant les moyens de délivrance ainsi que les quatre aspects fondamentaux du yoga : souveraineté, connaissance, renoncement et vertu. Jñâna est la connaissance libératrice se rattachant à la discrimination par l’intellect (buddhi) telle que l’entendent les systèmes Yoga et Sâmkhya selon les partisans du Trika ; c’est aussi l’illumination des Vedântin, pur prakâsa sans vimarsa. Inf. p. 13 n. 3.

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et les objets externes, abandonnant leur nature objective, s’identifient au Seigneur. C’est, dit-il, à cette compénétration que tendent tous les moyens, y compris le samâdhi ; et si, à la mort du corps, elle est achevée et parfaite, seul le Seigneur demeure1.34

Commençant par la voie inférieure avec ses pratiques yoga, le yogin peut parvenir à la voie de la connaissance et, de là, s’élever à la voie supérieure de Siva. C’est dans la seconde de ces voies que se place l’amour ; mais s’il est excessivement intense, il correspond à la voie de la volonté (icchâ) et de l’élan du cœur vers Siva.

Ainsi les pratiques du yoga se trouvent reléguées à un plan inférieur. La science qu’on y acquiert conduit tout au plus à une libération restreinte, qui est délivrance par rapport au corps et à la nature avec lesquels l’homme s’identifiait à tort.

Adepte de la voie simple et directe du cœur (pratyabhijnâ), Utpala s’écrie : ‘Seul l’amour est digne d’estime dans la voie sans illusion de Siva. Ni yoga, ni ascèse, ni pieux hommage… ne mènent (au but)’ (I.18).

Les maîtres anciens disaient de même : « En vérité, dès que la Réalité ultime est ardemment désirée, tous les moyens sont réduits à néant2. »35

Et Utpaladeva reprend : « Honneur à Lui que ni les dieux souverains ni les ascètes qui s’infligent d’insupportables pénitences ne peuvent approcher ! Honneur à Lui que contemple le bhakla au cœur débordant d’amour, alors même qu’il se trouve engagé dans les états les plus divers » (XIV.21).

Utpala se refuse aux techniques psychologiques et physiologiques soumises aux limitations spatiales et temporelles : « Soutenir que Tu deviens accessible par le yoga à un moment donné et en un lieu particulier, c’est se fourvoyer. S’il en était ainsi, ô Souverain ! comment au cours de tous les états Te révélerais-Tu à ceux qui T’aiment ? » (I.16). 36

Il dit encore : « La grande Fête de Ton union3 n’est obtenue qu’en repoussant l’effort de la méditation. Telle est, dit-on, la véritable manière dont adorent les amants. Qu’elle soit mienne à jamais ! » (XVII.4).

Al-Hallaj exprimait une idée analogue : “Quand l’amant arrive au plein élan de la générosité, et qu’il est distrait de l’union avec l’Ami par l’ivresse (de prier) 4, alors il doit constater ce dont sa

1. I. P. v., vol. II, p. 231 (III. II. Il).

2. “Saruopciyaparikepris te mahcirthârthinah kila”. M. M. citation p. 179, comm. au 68.

3. Spanla, étreinte, contact.

4. Ou selon une variante : qu’il oublie l’invoqué à force d’invocations.

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passion le prend à témoin : prier devient, pour les amoureux, de l’impiété 1.”

Bhatta, lui aussi, est étonné par la puissance de la magie divine qui tient sous sa coupe l’humanité entière, y compris les yogin : bien qu’ils se soient approprié le trésor de la méditation, ils s’enlisent pourtant, faute d’ardeur (44) ; l’élan d’amour 2 leur permettrait seul d’éviter les deux écueils que sont, d’une part, l’effort du vouloir propre et, de l’autre, le relâchement qui menace la quiétude.37

Lallâ reconnaît l’insuffisance des vertus contemplatives : “Paix et contrôle de soi (sama et dama), dit-elle, ne sont pas indispensables pour réaliser l’Essence innée. Par simple désir tu n’atteindras pas non plus la porte de la libération. Alors même qu’un homme se dissout (dans le Soi) comme le sel dans l’eau, il est rare qu’il discerne l’Essence innée2.”

D’après Utpaladeva, l’amant a un grand avantage sur le yogin : il peut se concentrer sans fournir le moindre effort : « Ceux qui T’aiment, dit-il à Siva, diffèrent au plus haut degré des yogin parce qu’ils demeurent parfaitement recueillis au cours de leurs activités journalières, sans même s’être exercés le moins du monde à la rétraction mentale ou aux autres membres du yoga » (I.17).

L’existence véritable transcende également les quatre aspects fondamentaux du yoga : souveraineté, connaissance, renoncement et vertu. La souveraineté pour le yogin doué de siddhi, la connaissance pour le pandit, le renoncement pour l’ascète et la vertu pour le partisan du dharma 4 sont les plus grands obstacles qui séparent de Siva. D’où le peu de cas que fait Utpala du yoga et de la connaissance : « Que seule s’accroisse en moi, à tout moment, l’indicible saveur vivifiante acquise par la manducation répétée de Ta souveraineté et que s’éloigne loin de moi la majesté du yoga et de la Connaissance » (VIII.2).38

Amour et illumination

L’illumination, bien qu’importante dans la voie mystique, reste secondaire par rapport à l’amour (bhakti), voie complète en

1. P. 56, op. cit. Cf. “C’est Toi, mon ravisseur, ce n’est pas l’oraison qui m’a ravi I Loin de mon cœur l’idée de tenir à mon oraison ! L’oraison… Te dérobe à mes yeux, dès que ma pensée s’en laisse ceindre par mon attention. » p. 53.

2. Sur l’ardeur du désir et le bond final, Inf. p. 40.

3. Sahaja, essence du Soi (Sk. comm. svabhâva). On peut y être immergé, en goûter la saveur sans pour autant la discerner clairement (vicar —), c’est-à-dire se reconnaître identique à Siva. Cf. sl. 29.

4. Aisvarya, jñâna, vairâgya et dharma. Voir Stav. 92.

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soi, qui se passe de toute aide et vaut infiniment plus que yoga et connaissance dont il représente « l’étape suprême » (IV.9). Ainsi Bhatta implore-t-il Siva que la torche de son illumination devienne pour lui la torche de son amour, apte à consumer son combustible propre, l’existence différenciée (58).

Utpala va plus loin encore : « Parce que j’ai goûté, dit-il, à l’ambroisie de Ton amour, ô Maître, l’illumination, même à son summum, ne me semble plus que liqueur aigrelette » (I.11).

L’amour joue un rôle essentiel avant l’illumination qu’il prépare et après, en la stabilisant. C’est de lui que découlent les deux conditions favorables à l’illumination, quiétude et intensité exceptionnelle qui activent chez les bhakta le moment de l’illumination : « Bien que Ton essence soit inconcevable — donc au-delà de la méditation — elle se montre à ceux qui T’aiment dès qu’ils commencent à méditer » (XX.19).

D’autre part, la connaissance amoureuse qui imprègne l’être entier est plus efficace et plus profonde que toute autre : “Ceux qui ont l’expérience de la Science éminente de Ton amour, dit Utpala, ce sont eux et eux seuls qui discernent la Réalité inhérente à ces deux (contraires), science et nescience l.”

Cette stance distingue deux modalités d’illumination : l’une cosmique, qui englobe aussi bien science que nescience ; elle est prise de conscience de sa propre identité à Siva et s’accompagne de la jouissance d’une toute-puissante liberté. L’autre, illumination momentanée telle que la comprennent les systèmes classiques de l’Inde, est la connaissance salvatrice qui disperse l’illusion2.

C’est qu’il faut découvrir au centre même de l’illumination — prakasa ou lumière consciente — le cœur de cette lumière, vimarsa, libre énergie dont jouit Siva uni à Umâ ; ou, selon l’image de Nârâyana, retrouver au milieu de l’océan de la Connaissance (jñâna) le lac apaisé de la pure ambroisie3, ce havre d’amour qui est aussi liberté absolue.

Utpaladeva constate encore une grande différence entre amour d’une part et d’autre part yoga et connaissance, au moment précis de l’illumination, car chez les cœurs aimants, dit-il, l’illumination (prakasa) jaillit librement et d’elle-même sans l’aide d’aucun moyen, tandis que chez les autres elle dépend, pour se révéler, du

1. sk. I. 12.

2. Ainsi jñâna correspond à turya, quatrième état ou illumination qui passe comme l’éclair et vijñâna à turyâtita qui transcende les divers états, l’illumination ayant tout envahi. Bhatta fait allusion à cette distinction au sl. 27. Cf. V. B. Introd., p. 187 sqq.

3. s1. 95.

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yoga et de la Connaissance1. « Même si Ton Soi est bondé d’attributs distincts et même s’Il est atteint par une gradation de moyens, Il se manifeste pur (sans attribut) et une fois pour toutes (sakrt) à ceux qui partagent Ton amour » (XVI.2).

Après l’illumination, les bhakta, selon Utpala, étreignent un Dieu sans mode, partout et toujours ; les yogin et les jñânin le saisissent en une intuition fulgurante lors du samâdhi mais, sortis de l’extase, ils retombent sous l’empire de l’illusion, soumis comme par le passé aux anciennes habitudes et aux antinomies2. Seul l’amour est en effet capable de dénouer les complexes et de balayer les résidus des expériences antérieures (vasana) : lorsque la pensée déborde sous les averses continues du nectar d’amour, tous les vestiges insipides et sans force, se mettant à flotter, s’écoulent loin d’elle (XIX.12).

Utpala conclut : « Que sont les jñânin comparés à ces êtres supérieurs qui, grâce à la splendeur de l’amour, ont surmonté les ténèbres de l’attraction et de la répulsion ! » (XVI.16).39

L’être déifié demeure à jamais dans la sama car il a fait retour définitif vers l’Un.40





CONCLUSION

En résumé, l’amour dans la voie rapide de haute perfection est, comme le dit Utpaladeva, « le grand trésor digne d’être protégé, accru et profondément vénéré » (XV.11).

Il n’est pas seulement la source de la vie du mystique, mais encore sa fin, car Siva est amour et la bhakti trouve son achèvement dans le désir divin (icchâsakti) lorsqu’elle rejoint le Cœur universel et vibrant et se met à l’unisson de la pulsation cosmique (spanda).

Tout commence par un regard d’amour41 de Dieu 3 ; et à l’intérieur de Siva sans limites, le mouvement d’amour qui émane de lui retourne à lui. C’est en ce sens que l’amour est un don gratuit de la grâce : Siva prend l’initiative de la quête d’amour ; il révèle d’abord sa présence vivifiante dans le cœur de l’homme et celui-ci, ainsi sollicité, répond aussitôt à la grâce, en un élan spontané de tout son être, si la grâce est intense, ou bien avec lenteur, s’absorbant amoureusement en elle, si l’appel est plus doux.

1. XX. 14.

2. Stav. 54.

3. Cf. Stav. M. 1

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Le désir de la Réalité contient tout : il suffit de la désirer, de ne désirer qu’elle pendant un instant, pour l’obtenir aussitôt ; sa possession ne dépend que de la force et de la constance du désir42.

À l’inverse des ascètes qui se dispersent en essayant d’écarter les obstacles et en s’astreignant à des moyens extérieurs, les bhakta, recueillis et unifiés dans le seul amour, ne se soucient que de la Réalité dont ils ont l’âpre désir.

Le mystique cherche à la connaître et à l’aimer s’il chemine sur la voie de l’énergie. Dès le début, son amour se présente comme une intériorisation ou une expérience abyssale obscure et apaisée. En contact1 avec Siva, il s’absorbe dans la saveur délicieuse de l’amour, mais il ne la goûte que de temps à autre et d’une manière sensible. Il garde constamment sur les lèvres et dans le cœur le nom de l’aimé ; puis l’absorption devient si douce que, par-delà les mots, surgit un désir intérieur difficilement contenu ; le mystique se tient dans l’élan, au premier instant, dans l’inachevé incapable d’exprimer en phrases ni en mots la ferveur de son amour, la pensée interdite et muette. L’attrait qu’il ressent est si vif que, dès qu’il se tourne vers Siva, il est projeté dans un abîme d’amour.

Puis, bien imprégné de cet amour, il discrimine avec le cœur, possédant à la fois lumière mystérieuse et amour dans la sérénité, la paix et la joie, passant tantôt par une phase d’ivresse, d’extase et de folie, tantôt de sommeil mystique, d’assoupissement et de quiétude dans laquelle il oublie tout ce qui est extérieur. Parvenu à ce degré, il ne goûte plus à l’amour, il y baigne sans discontinuer, entièrement plongé, en Dieu et vivant de sa vie.

L’envahissement graduel de l’amour obéit à des alternances de plénitude et de privation. La privation, non moins essentielle que l’abondance, et qui mène à l’anéantissement du moi, porte sur tous les plans : mourant à ses diverses modalités psychiques, le mystique plongé dans les ténèbres se dirige à son insu vers une connaissance nouvelle et indifférenciée (nirvikalpa) tandis que l’embrasement d’amour s’élabore dans le secret de son cœur, l’amour devenant de plus en plus simple, dépouillé et délicat à mesure que l’intelligence et la sensibilité s’affinent. Au cours de cette immersion profonde et obscure d’un vide en un vide toujours plus parfait, sa volonté elle-même se transforme : véritable esclave de Siva le mystique renonce à son désir propre ; il ne sait pas, ne sent

1. Sparsa, c’est en termes de contact que la mystique sivaite s’efforce de suggérer la présence divine à la fois puissante, mais obscure, parce que cachée dans le cœur et échappant aux visions, images et à toute appréhension distincte.

2. » Celui qui sait comment goûter le nectar d’amour et comment s’y baigner, jouit du plus grand des bonheurs.. (XVI. 17).

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pas, n’aime rien, ne veut rien et, progressant ainsi, il atteint le Centre ardent où le feu de l’amour a tout consumé, immolant à la Conscience du Bhairava sans mode toutes les modalités des sens et de la pensée.

Que la possession ait été lente ou rapide, à la fin le saint doit faire un bond dans l’infini et soudain lâcher prise, renoncer à tout le relatif s’il veut s’emparer de l’absolu. Par cette marche fulgurante, propre à la voie brève de Siva, l’être intrépide parvient à l’illumination.

Il n’y a qu’une seule illumination, il est vrai, mais elle peut être ou précaire ou permanente. Si le désir est d’une ardeur exceptionnelle, le saint, dans son âpre recherche et en un seul élan, saisit la Réalité et ne la lâche plus ; alors toutes ses habitudes passées s’évanouissent d’un coup et l’illumination aboutit à la divinisation de l’être total (voie de Siva). Si, par contre, le désir manque d’intensité, le mystique ne peut s’accrocher à la Réalité : il doit monter à l’assaut encore et encore, et veiller fidèlement à la porte, en percevant des éclairs par les fentes du panneau verrouillé (voie de l’énergie). Bien que, durant l’extase, il jouisse de sa véritable nature, les tendances de son inconscient réapparaissent lors de son retour aux conditions humaines et voilent la Réalité43 :

Sa tâche n’est donc pas achevée : l’amour illuminé qui forme désormais sa substance la plus intime, doit envahir sa propre personne et l’univers entier ; passant d’abord du cœur dans le corps qu’il nourrit de l’intérieur, il pénètre de façon égale dans tous les états psychiques : veille, rêve, sommeil profond et se manifeste dans ses œuvres. Enfin il s’insinue dans l’univers, simple prolongement de son activité1.

Avec une liberté souveraine, le mystique jouit de toutes les choses divines et humaines qu’il aime pour leur beauté essentielle et parce qu’elles sont Siva même.

Alors, totalement imprégné de Dieu, les facultés comblées, le cœur vraiment satisfait, et la volonté divinisée, il atteint l’amoureuse égalité (samatâ), tout n’étant plus pour lui qu’amour universel et divin.

S’étant dépouillé de ses diverses modalités, devenu immense et sans limites, il rejoint le Dieu indifférencié (nirvikalpa) auquel il s’identifie. Parvenu à l’amour triomphant de la Majesté divine, il répand gratuitement cet amour, car il réside au Centre efficace, dans la volonté de Siva, en pleine grâce, y puisant les dons qu’il distribue avec générosité.

Tel est le Banquet cosmique où ne siège que Paramasiva.

1. Le mystique identifié à Siva étant l’agent unique et universel.

LE STAVACINTÂMANI DE BHATTANÂRÂYANA



[sanskrit omis]



« De l’océan de son propre cœur ruisselait la louange du Seigneur. Alors Nârâyana a extrait le nectar qu’il a baratté avec fougue, se servant à cet effet de la montagne de la discrimination. » 1

Dès le début de l’hymne, Bhattanârâyaria définit le thème que développe son Stavacintâmani : l’union amoureuse et totale de Siva (Parâvâk ou Paramesvara) et de l’énergie (Pasyantî) à laquelle le poète s’identifie. C’est de cette union qu’il voudrait prendre conscience jusque dans ses occupations journalières.2

1

Gloire à Paramevara, le Seigneur suprême : Sa grandeur faite de félicité resplendit grâce à Pasyantî à la douce parole qui, sitôt vue, captive son cœur.

Pasyantî, l’énergie de la Parole, contemple pour la première fois son époux, Paramesvara ; comme celui-ci, au même instant, pose son regard sur elle, cette contemplation mutuelle ravit son cœur. Dès qu’il la regarde, il l’aime comme il s’aime lui-même. Et sa beauté à elle dépend entièrement de ce premier regard qui est amour et sur lequel toute vie mystique repose. De son côté, elle ne le contemple et ne l’aime vraiment que parce qu’elle est en Lui.

Pasyantî, d’autre part, fait resplendir la Majesté divine, car sa voix3 est si douce et mélodieuse qu’elle glorifie éternellement la grandeur du Verbe dont elle fait jaillir une félicité débordante. En effet, louant Siva par Siva même, Pasyantî qui baigne dans la gloire est seule apte à célébrer son Bien-aimé en révélant Siva à Siva même4.44

C’est ce chant de louange que Nârâyana a reçu intérieurement de la Déesse de la parole et qu’il veut à son tour nous transmettre après avoir pris part au banquet des célestes harmonies. Ne faisant plus qu’un avec Siva, sa voix sera profonde et douce comme celle de Pasyantî.

1. Stance d’introduction de Ksemarâja. De son commentaire nous donnons tantôt un extrait tantôt une paraphrase, ajoutant à l’occasion nos propres explications.45

2. Utpaladeva aspire lui aussi à la transfiguration du saint aux énergies divinisées et tend, comme Bhatta, à l’état théopathique.

3. Gir — désigne aussi bien voix que parole.

4. Ce qui vaut pour Pasyantî vaut également pour l’homme divinisé.

Les philosophes du système Svâtantrya distinguent quatre aspects de la Parole :

1. — Parâvâk, le Verbe ou Je absolu, représenté ici par Paramesvara, est l’unité parfaite de la Conscience1 ; pur et libre par essence, on le considère comme la source première encore indifférenciée (nirvikalpa) des énergies du langage. Camatkâra, prise de conscience émerveillée de soi-même, le caractérise.

2. — Pasyantî. Parâvâk se projette en Pasyantî, l’énergie du Verbe, première étape dans l’émanation de la parole. On la nomme Pasyantî, contemplatrice, parce qu’elle prend intensément conscience, bien que d’une façon intuitive et indivise, de l’univers qui va apparaître en Paramesvara.

À ce stade de premier ébranlement2 où l’accent pèse sur le sujet voyant, il n’existe en Pasyantî qu’un désir très subtil de se différencier en énergies phonématiques.

3. — Madhyamâ. Au troisième stade de vak, elle devient la parole toute intérieure « intermédiaire » entre Pasyantî et le langage articulé du plan de l’illusion (mâyâ). Sujet et objet se font équilibre et la différenciation en signifiant et signifié commence à se révéler, restreignant ainsi la liberté et la plénitude de la Conscience originelle.

4. Vaikhari. Ce qui n’avait qu’un substrat, la pensée, et se développait au seul niveau de la construction mentale et de la connaissance, devient vaikhari, parole ordinaire perceptible à l’oreille, et dans laquelle signifiant et signifié sont entièrement distincts ; le signifié représente les objets matériels de l’univers engendrés par la parole.

Tandis que Pasyantî relève de l’énergie de volonté (icchâ) et madhyamâ de l’énergie cognitive, vaikhari appartient à l’activité, c’est le langage associé au corps et à ses organes.

Bhattanârâyana, ne pouvant chanter l’indicible Parâvâk ou Paramesvara, va célébrer l’énergie Pasyantî, étroitement unie à Siva, mais non entièrement identique à Lui, sinon elle serait ineffable comme Lui. « La fusion de Siva et de l’énergie, d’après le Mâlinivijayatantra, surgit chez celui qui, éclairé par son Maître, ne pense à rien » (II. 23). C’est la voie du nirvikalpa dénommée « propre à Siva », voie suprême du héros3 : après avoir exclu les pensées dualisantes, concentré sur son identité à l’univers, il atteint la souveraineté dès que s’efface la nature limitée et asservie. Il s’élève ainsi de la parole déterminée à la parole indifférenciée, par identification à l’énergie parfaitement reconnue, la Pasyantî du Seigneur.

2

Lui dont l’épanouissement est prospérité, compassion, compréhension, félicité suprême, efficience, et dont la majesté fulgure de Connaissance, gloire à Lui, l’Invincible !

1. Il est à la fois prakâsa et vimarsa.

2. Parispanda, premier mouvement de la volonté qui se tourne vers l’objectivité bien que baignant encore dans la subjectivité absolue (purnahan).

3. Cf. Utp. L P. IV. II, vol. Il, p. 265 et le passage du Jñanagarbha cité par Ksemarâja pour illustrer la voie de Siva, traduit ici p. 40.

La strophe précédente célébrait Siva, maître de l’énergie, adoré dans la voie suprême (sâmbhavopaya) ; celle-ci traite de l’énergie même, essence du Seigneur, en ses déploiements variés, saisie dans la voie immanente de l’énergie (saktopaya) où Siva n’est plus adoré pour lui-même, mais pour ses énergies.

On reconnaît dans les énergies énumérées les cinq énergies classiques du système Trika : la prospérité (sri) désigne ici la Conscience (cit), paroi lumineuse sur laquelle s’étale le cosmos ; la compassion (dayâ) équivaut à la volonté (icchâ) ou grâce ; bodha et ânanda correspondent respectivement à la connaissance (jñâna) et à la félicité (ânanda) ; enfin l’efficience (sampad) à l’activité (kriyâ).

Siva ne peut être vaincu, car il transcende l’univers et triomphe de toute chose. Sa grandeur et sa toute-puissance cosmiques resplendissent au moment où jaillit l’intuition « je suis le Tout » pour celui qui, bien absorbé en Lui, possède la connaissance immaculée (suddhavidyâ) dans laquelle s’harmonisent les énergies subjective et objective pleinement manifestées.

3

Hommage à Sankara, lumière infinie dont l’essence est pure ambroisie, océan de lait qui s’étale en vagues de différenciation et (reflue) dans la Conscience indifférenciée.

« Hommage signifie pour nous humilité et abandon (prahvatâ) à Paramesvara lorsqu’on se voue exclusivement à Lui par l’esprit, la parole et le corps. » Ksemarâja glose namas par samâvesa, absorption en Sankara, le Seigneur qui accorde la paix. L’océan de lait est Paramasiva, l’absolu, qui contient nâda et bindu ; transparent, masse de lumière et de félicité, il déploie et reploie les multiples catégories en un flux montant et en un reflux apaisé, où alternent la prise de conscience différenciée (nâda) et la conscience indifférenciée (bindu), c’est-à-dire vimarsa et prakâsa, l’énergie et Siva2. Bindu, goutte d’une blancheur et d’une luminosité éclatantes, point sans étendue, désigne Siva tandis que nâda est l’énergie, source du mouvement océanique et retentissement vibrant, ou résonance originelle.

Ces trois premières stances contiennent, d’après Ksemarâja, une allusion à la famille de Nârâyana dont le grand-père se nommait Paramesvara, le père Aparâjita, la mère Sridayâ, et le frère aîné Sankara. Elles célèbrent encore, chacune à tour de rôle, la triade à laquelle le Trika doit son nom : Siva, l’énergie et l’individu. D’abord réalisé sur le plan de la volonté (icchâ), Siva l’est ensuite sur le plan de la connaissance et enfin sur celui de l’activité. Telle est la réalisation de Siva au cours de tous les états que le poète va maintenant chanter :

4

Nous Te haïssons, nous Te louangeons, nous nous consacrons à Toi (par une formule mystique), ô Époux de la Mère ! Dans

1. Abhinavagupta I. P. v. I. I. 1, p. 6, 1. 3.

2. Cf. Un quatrain de Lallâ (il. 15) éclaire ce sloka ; anâhatâ, le Son principe de vacuité absolue gui n’a ni nom, ni couleur, ni lignée, se transforme en nâda, énergie et en bindu, Siva, lorsqu’il devient conscient de soi.

– 102 —

l’excès de (Ta) tendresse, Tu nous supportes en nous pénétrant parfaitement.

Utpaladeva reprend un thème identique : « Tryambaka est mon Père, Bhavani est ma Mère, il n’existe pas de second… » Prabhu est le père, la pure Conscience qui accorde la grâce et Parâsakti, la toute-puissante énergie, la mère. Et pourtant l’essence suprême est l’Un-sans-second (XIX. 17).

Siva est le père universel qui porte et maintient les hommes en leur accordant sa grâce ; « visvak1, de toutes parts, en les pénétrant, au cours de leurs activités et de leurs états psychologiques variés, tels l’amour, la haine, la louange et autres. Parce que Siva leur est très cher, ils sont toujours absorbés en lui, objet exclusif de leurs sentiments et de leurs désirs. Lui, de son côté, les aime intensément comme le dit la Bhagavadgità qui, parmi les adorateurs du Seigneur, distingue le jnânin concentré, tout à son amour (bhakti) : « Je suis excessivement cher au jñânin et lui aussi m’est cher. »

La haine à l’égard de Siva témoigne d’un amour vivant et intense et n’a rien d’une imperfection2. Peut-être faut-il y voir une allusion aux deux aspects de Siva, l’effroyable (ghora) et l’aimable (santa). Si la haine pour Siva permet de l’atteindre, qu’elle soit la bienvenue, haï et haïsseur ne faisant qu’un.

5

Lui qui se dérobe au contact des objets, qui produit l’ambroisie en surabondance, et dont se dissipe la forme illusoire, hommage à (Lui) Sambhu, l’Omniprésent !

Bhatta Nârâyana traite maintenant de la haute étape mystique de pure connaissance : l’énergie d’illusion y est en voie de disparition et, à mesure que s’effacent les résidus innombrables des expériences passées, l’association avec les objets sensibles s’atténue et Siva se révèle en son essence véritable4.

Le poète saisit ici sur le vif le moment ultime de purification où la mâyâ, d’énergie asservissante qu’elle était pour l’homme dupe de ses prestiges, n’est plus qu’un instrument dont il joue librement, à l’image de Siva. Comme le soleil apparaît dès que les nuages obscurcissants tombent en lambeaux, Siva se manifeste en son omniprésence, aussitôt que l’illusion se détache de lui.

L’ambroisie que Sambhu « le Bienfaisant » fait surgir de l’océan céleste ne peut-être produite sans un contact et pourtant Siva n’est jamais soumis au moindre contact, l’amrta n’étant autre que son essence sans dualité.

Siva, qui vient d’être reconnu dans le Soi, va l’être dans le cosmos au cours des strophes suivantes :

1. Lire visvak de préférence à visva.

2. D’après Ksemarâja qui cite à l’appui le sl. 47. Faut-il voir dans ce mari de sa mère, tant haï et tant aimé à la fois, un complexe d’Œdipe ? Cf. Ut. N. 14 : 8iva nous porte et nous protège, nous qui sommes identiques à lui.

3. À noter l’opposition poétique vibhave-sambhave.

4. Suddhavid jaillit au summum de la voie de l’énergie lorsque, l’illusion étant conquise, les vâsanâ ont entièrement disparu.

– 103 —

Indifférencié même dans les objets différenciés et indivise dans les divisions mêmes, nous saluons le Seigneur suprême, cette Essence commune à tous.

Bhattanârâyana décrit la forme universelle dans laquelle il s’absorbe profondément. Forme universelle, apanage du Seigneur, pure conscience immuable ou Je plénier, elle conserve toujours sa nature indifférenciée dans les êtres individuels, les catégories, les mondes, l’ensemble des délimitations spatiales, tout comme elle perdure indestructible dans le temps, alors même qu’elle revêt l’aspect d’états passagers, veille, sommeil, naissance, mort, création et destruction de l’univers…

Ceux qui vénèrent cette essence immortelle doivent la percevoir en toute chose comme sa forme générique, à savoir divinité morte dans un cadavre, genre dans l’individu, et remplissant également tous les individus.



7

Ce pilier plus ténu même que la demi-more ultime au-dessus de la syllabe AUM, mais aussi plus grand que l’œuf (cosmique) du Brahma et dont la caractéristique est de n’en point avoir, hommage à Lui!

Dans les Âgama, Siva est fréquemment célébré sous le nom de sthânu, ferme pilier, tronc d’arbre, ou encore linga, colonne de feu, symboles divers de la Conscience immuable soutenant le cosmos dont elle forme l’axe. C’est à ce pilier lumineux, ou linga flamboyant, que fait allusion le verset 35.

Sur le plan mystique, l’axe devient la colonne intérieure et subtile qui se dresse bien droite au centre du corps, en tant que voie dynamique de la divine énergie (susumnâ nadi), et qui se manifeste en onze mores (mâtrâ) dès que l’on se concentre sur la syllabe AUM. Les trois premières étapes (a+ U+M) relèvent de la parole ordinaire (vaikharî) et contiennent chacune une more. Le point et la demi-lune sur la syllabe (bindu et ardhacandra) appartiennent au son subtil (madhyamâ) ; puis avec les six énergies très subtiles nommées nada, nadanta, nirodhini, sakti, l’omnipénétrante et enfin samanâ, l’égale, on accède au domaine de Pasyantî. C’est avec nirodhini, l’obstructrice, que commencent les demi-mores (ardhamâtrâ), tandis que la more ultime (ardhamâtrâ) désigne samanâ. Par-de là règne unmanâ 2, Essence du Seigneur identique au Verbe suprême (parâvâk). C’est là le pilier indicible et immuable, plus subtil encore que samanâ 3, l’énergie équilibrée, et plus vaste aussi que l’œuf de Brahmâ, l’univers entier. La sphère de Brahmâ4 s’étend jusqu’à la sphère de l’énergie, sa cause.

1. Premier hémistiche cité par Abhinavagupta, P. T. v., p. 202.

2. C’est suddhavid du sl. 2. Voir à son sujet S. S. v. III. 7 et la citation du Svacchanda IV. 393-397.

3. Cf. notre traduction du V. B. p. 89 et Introd., p. 48 sqq.

4. Au sujet des quatre sphères (anda), cf. Paramârthasâra d’Abhinavagupta Sl. 4 et notre Introd., p. 28 sqq.

-104 —

La strophe suivante nous montre précisément cette énergie sous l’image de Hamsi, porteuse de l’ceuf cosmique :





8

Nous chantons l’Énergie : elle porte en elle l’œuf de Brahmâ, telle Hamsi, (la compagne) du Cygne céleste, le Seigneur suprême qui, omniprésent, envahit le firmament.

Le poète s’abîme en Siva qui, uni à son énergie divine, forme ainsi avec elle le couple prakasa-vimars: d’une part, la Lumière emplissant l’éther de la conscience et de l’autre, l’énergie unmana, décrite dans la strophe précédente qui, semblable à l’épouse du Cygne, le suit fidèlement, grosse de l’univers, l’œuf de Brahmâ.

Hamsa, le cygne, symbolise par sa pureté et son vol la libre essence de Siva ; ou, comme chante Utpaladeva « Siva qui se joue dans l’esprit des saints, ce firmament », éther immaculé et sans limite sur lequel il vogue à son gré, ayant partout accès, sur les eaux du devenir comme dans l’espace subtil qui s’étend entre ciel et terre.

Le terme hamsa a dans la pratique yoga un sens précis : c’est le chant du cygne que répète inlassablement le souffle à chaque inspiration et expiration : hamsa, hamsa 2. Il désigne aussi le souffle central qui s’élève au brahmarandhra dès que les souffles inspiré et expiré sont en parfait équilibre ; il engendre alors une impression d’immensité souple et légère3. Enfin hamsa joue un rôle ésotérique au cours de la transmission de maître à disciple, lorsque le maître pénètre dans le souffle du disciple afin de le purifier4.

La femelle du cygne n’est autre que la libre énergie du Seigneur ; c’est elle, et elle seule, qui, bien apaisée et intériorisée, va projeter l’univers à l’extérieur s’acquittant ainsi d’une tâche très difficile :

9

En l’absence même d’un mur Il déploie la fresque d’un univers qui n’a ni cause ni instrument ! hommage à ce porteur du trident, dont l’art est admirable !

Le trident, arme de Siva, symbolise ses trois énergies, volonté, connaissance et activité.

Abhinavagupta cite cette strophe en glosant la kârikâ suivante d’Utpaladeva: Par leur volonté, et sans argile ni graine, des yogin fabriquent des jarres, etc. qui, douées d’une existence permanente, sont aptes à remplir leur fonction. » Et l’exégète explique : à la manière d’un yogin, le Seigneur

1. XIV. 19.

2. Sur ce souffle, voir V. B., p. 77 et p. 49 sq. S. S. v. III. 27, « avec sa, il sort, avec ham, il entre ».

3. Cf. V. B., Introd., p. 92, 169, 176.

4. Voir plus haut, p. 81.

5. I. P. II. IV. 10 sk. et comm. p. 151-3.

– 105 —

Mahadeva, cause unique de l’univers, assume lui-même des formes variées ; Lui seul resplendit lorsqu’il manifeste l’univers objectif comme un reflet dans le miroir de son Moi, ainsi que l’exprime la stance d’un ancien Maître. » 1 Dans la kârikâ 21, Utpaladeva précise que la volonté même du Seigneur, qui veut prendre l’aspect d’un pot ou d’une étoffe, est à la fois cause, agent et activité.

Si les causes matérielles et instrumentales dépendent de cet universel agent, Lui n’en dépend nullement. Par sa libre volonté, qui ne rencontre jamais d’obstacle, Il peint l’univers multicolore sans causes (telles l’illusion ou la nature) ni instruments (actes des hommes, karman). Comme un rêveur déroule ses rêves, Siva déploie le monde sur le fond lumineux de sa propre Conscience et le fait miroiter de mille manières. Il mérite donc le titre d’artisan expert en son art.

Après avoir décrit la libre création du monde, l’auteur, afin de retourner à la source indifférenciée, implore l’aide de Siva qui, sachant extraire la vérité du mensonge, peut mettre un terme à son activité créatrice d’illusion (mâyâ) :

10

Cette Sapience sivaïte immaculée que Tu as tirée tout entière des eaux de l’illusion, de Ton plein gré donne-nous ce lait ; viens à nous, ô Cygne Ravisseur !

Le cygne omniprésent qui se promenait dans l’éther lumineux de la Conscience2 vogue maintenant sur l’étendue illimitée des eaux de l’illusion, sans en être souillé ; mieux encore, selon le mythe indien, il sait extraire de ces eaux, avec son bec, le lait qui s’y trouve intimement mêlé.

Il émerge des eaux en surmontant les sphères du corps, de la pensée et des autres limitations, et discrimine là non-dualité au sein même de la dualité. Il en tire habilement le lait de la pure Science qu’il verse dans les états psychiques en vue de dissimuler le corps et l’ego limité avec lesquels il se confondait comme le lait se mélange à l’eau.

Et la Connaissance portant sur sa propre identité à Siva, il la purifie en la libérant des imprégnations inconscientes (misanâ), comme le cygne retire un lait sans eau ni poussière de l’océan de l’illusion.

Bhattanârâyana prie Siva de lui offrir ce lait sans qu’il ait à fournir le moindre effort.

La connaissance de Siva ne s’éveille que si l’on renonce à sa propre individualité, le don divin et le don humain se répondent :

11

Même uni au différencié, que délimitent les six normes de la connaissance 3, Tu demeures indifférencié ; nous apportons l’offrande à Ta Réalité, seule réalisation de l’ultime Vérité.

1. C’est-à-dire Bhattanârâyana dont il cite p. 153 le présent sloka.

2. Cl. 8.

3. Pratyaka, anurnana, upamâna, arthapatti, sabda et anupalabdhi sont les six normes de connaissance du système Mimâmsâ.

– 106 —

Bhattanârâyana s’offre en victime à Siva en se jetant dans le feu ardent de la Conscience bhairavienne qui consume les différenciations corporelles et subtiles : « Lorsqu’on verse en oblation dans le feu sacrificiel — ce réceptacle du grand vide — les éléments, les organes, les objets, y compris la pensée, voici la véritable oblation » 1. Aussitôt le contingent disparu, l’essence (bhava) seule subsiste.

Notons le rapprochement voulu entre bhava et bhâv: le premier désigne Siva, Être total par contraste avec le second, Réalité spontanée, âme immuable et unique de la connaissance suprême ou Cœur des choses. Bhava correspond à prakâsa, Lumière éclairant tout, et bhâva à vimarsa, prise de conscience de soi, en tant que Réalité de la réalité ou Conscience de la conscience. Si cette Réalité paraît circonscrite par les six critères de la connaissance : sensation, inférence, analogie, présomption, révélation et perception de la non-existence, elle n’est pas ainsi limitée puisqu’elle est la lumière de la conscience indivise qui contient toutes les formes de la connaissance et qui éclaire ces critères mêmes.

Nârâyana souhaite ardemment jouir de cette Essence au cours des états psychiques les plus variés :

12

Puissions-nous contempler Ta profonde caverne que la Lumière suprême, dissipant en tous sens les ténèbres, embellit intérieurement2, ô (universelle) Existence !

Le poète désire s’enfoncer profondément dans la caverne insondable de Siva — son énergie créatrice d’illusion — perçue à la clarté de la lumière suprême (prakasa) qui chasse les ténèbres de l’ignorance à l’extérieur comme à l’intérieur. Cette strophe insiste ainsi sur l’ambivalence de l’énergie, à la fois ténèbres stériles et asservissantes de l’illusion (mayasakti) pour l’ignorant, et liberté (svatantryasakti) pour l’être libéré.

Du point de vue de l’expérience mystique, Nârâyana cherche à pénétrer dans les profondeurs inexplorées du cœur dont l’obscurité est féconde, car c’est là que repose, en secret, le Sujet absolu, invisible à l’homme aveuglé par la dualité, mais qui, au mystique, se révèle à la lueur abyssale de la torche de l’unité. Cette torche allumée à la flamme sacrificielle consume l’ego offert en sacrifice.

Il faut intrépidité et courage à l’homme pour s’aventurer dans la caverne du cœur afin de la purifier de ses résidus inconscients (vasana) et atteindre la volonté nue et la Conscience indifférenciée, qui est l’unité profonde sous-jacente à la mémoire, à l’intelligence et à la sensibilité.

La caverne, vidée de toutes ses distinctions, apparaît en sa capacité infinie et sous la forme d’une libre énergie, dès qu’elle se trouve éclairée « à l’intérieur des splendeurs divines » ; en d’autres termes, l’être entier, ainsi que ses facultés, s’épanouit pleinement et c’est dans ses profondeurs, celles du Soi, qu’au moment d’une illumination cosmique, il peut découvrir l’univers, la caverne se manifestant à lui comme le cœur même du cosmos.

1. V. B. sl. 149.

2. Intérieurement, c’est-à-dire d’après Ksemarâja, dans la plénitude du Soi.

– 107 —

13

Hommage à ceux qui, fût-ce en rêve, voient le Seigneur au front orné du croissant de lune leur conférer la suprême béatitude !

Ceux qui en rêve perçoivent Siva portant au sommet de la tête son emblème d’ambroisie, le croissant de lune1, sont purifiés par cette apparition bénéfique.

À ce stade, Siva a pénétré la subconscience du yogin qui a le sentiment continu de sa présence, non seulement dans le samadhi, mais aussi dans son sommeil. Durant ce sommeil spécifique nommé yoganidrâ où le yogin ne perd pas conscience de la Réalité, Siva se manifeste à lui à la jonction des souffles expiré et inspiré, au centre apaisé, et lui accorde ce qu’il désire2.

14

O bienheureuse Existence ! cette aspiration à réaliser Ta Réalité si experte à déraciner la crainte des existences répétées, qui donc n’y aspire ?

Le poète se plaît à jouer sur bhava, Bhava3, bhava, opposant Siva, Existence réelle et universelle (Bhava) à bhava, existences éphémères et douloureuses. Quant à bhâva, c’est le cœur épanoui au moment où la vie est transfigurée par Siva.

L’extase qui, au verset 12, éclairait les états de veille (vyutthâna) et au 13 pénétrait la subconscience et les états de rêve (svapna), imprègne maintenant les couches inconscientes de la personnalité formées par les résidus des vies antérieures, ce terreau où s’enracine la peur des existences futures.

Seul un désir ardent peut anéantir cette peur. Ruci, dont Nârâyana se sert ici de façon significative, ne connote pas un désir ordinaire mais un penchant mystique de l’être entier. Abhinavagupta le définit comme « une libre volonté que ne restreint aucun but » 4 et, Mahesvara, comme un attrait qui permet de discriminer le bien du mal : « Ce pour quoi, dit-il, on éprouve de l’attirance, c’est là ce qu’il faut accepter et ce pour quoi on ne ressent aucun attrait (ruci), voilà ce qu’il faut repousser. » 5 Ruci désigne donc une inclination profonde et spontanée du cœur vers le Soi ou la Réalité.

Ceux qui sous l’excès d’amour sont irrésistiblement attirés par Siva méritent d’être honorés puisque tout est contenu dans ce désir éperdu. Qui alors ne serait attiré par cette amoureuse attraction ? Tous veulent posséder ce désir, mais ils n’ont en fait que le désir du désir ; rares sont les êtres qui ont le désir de la Réalité ; la grâce seule fait naître chez l’homme un pareil désir. Dès qu’elle apparaît, la Réalité anéantit les derniers vestiges de l’existence phénoménale.

1. Ka, seizième portion du cercle lunaire.

2. Voir la S. K. SI. 34 et le commentaire de Ksemarâja.

3. Que nous rendons ici par l’emploi d’une majuscule.

4. sk. I. P. v. II. III 4-5, vol. II, p. 90, 1. 2.

5. M. M. sl. 7.

– 108 —

15

O Maître de l’univers, tout au long de la vie, voilà ce qu’il nous faut obtenir par Ta grâce : cette permanence résultant de l’esprit concentré sur Toi.

Une fois fixé dans ce ferme désir que rien ne peut plus faire dévier, ses forces parfaitement stabilisées en Siva, le mystique s’absorbe en lui, immobile en son amour.

Les versets 14 et 15 décrivent les deux attitudes essentielles de la vie spirituelle : désirer aimer Dieu et demeurer tranquille en laissant agir la grâce46. Mais le bhakta ne peut obtenir cette permanence (sthiti) s’il ne se tient en Siva avec la fine pointe (ekagra) de son esprit. Cette fine pointe de conscience, en pleine inconscience et oubli général, désigne à la fois l’ardeur enflammée d’une pensée qui s’élève au-dessus de ses opérations et de ses connaissances, et le point éternel, l’Un duquel tout part et où tout aboutit.

La fixation de la pointe suprême de son être suffit à tout, les désirs du mystique se trouveront automatiquement comblés :

16

Le Soi composé des Veda et des Révélations sacrées s’étend, largement ramifié en milliers de branches ; hommage à Lui, Sambhu1, arbre miraculeux qui produit une infinité de fruits !

Paramesvara a pour corps la totalité indifférenciée des sons et se manifeste en d’innombrables Traités, simple expansion de son essence indivise, à la manière dont un arbre ne forme qu’un tout en dépit de ses branches divergeant à partir du tronc et de ses fruits variés.

Ksemarâja cite une strophe du Sârasvata ou Mahimnastotra de Puspadanta, montrant que les courants les plus opposés de la philosophie indienne se perdent dans un unique océan, Siva : « O. Seigneur, les hommes, selon leurs inclinations, suivent des chemins différents : tantôt détournés (triple Veda, Sâmkhya, Yoga, Pâsupata, Vaisnava…) tantôt directs, (le Sivaïsme). Au départ, ils diffèrent les uns des autres et discutent en disant : « ce chemin-ci est salutaire, il est supérieur ; celui-là, inférieur », mais à l’arrivée, lorsqu’ils T’atteignent, tous ne font qu’un en Toi, Océan où toutes les eaux (se perdent)47.

La stance suivante montre que tout converge vers l’Un, Siva :

17

Ô Tout-Puissant, faisant converger vers Toi paroles, pensées et actions corporelles et les fondant, en Toi, ne serons-nous donc pas aussi libérés des couples antinomiques ?

1. Siva, source de paix.

– 109 —

Les activités déviées de leur terme naturel, Siva, doivent tendre constamment vers lui et s’unifier en lui ; alors, s’identifiant à l’Un, le mystique surmontera-t-il pour toujours la dualité déchirante des couples douleur-bonheur et autres. La tâche semble lourde au poète qui, accablé, n’en perçoit pas la fin. Il implore donc au vers suivant Siva dont la volonté est suprêmement efficiente :

18

Au milieu des conditions assignées à chacun lors de la création et de la destruction des univers, salut à Toi, porteur du trident, riche d’une efficience surabondante qui ne dépend de nul autre.

C’est pour le bonheur des hommes — libération et jouissance des biens temporels — que Siva, jouant délibérément de son énergie omnipotente, fixe à chaque être sa place et sa fonction dans le concert cosmique, les y faisant naître et mourir et disposant toutes choses à son gré. Si tous sans exception ont leur rôle assigné, lui, souverainement libre, ne dépend de personne.

Comment peut-on l’atteindre ? En évoquant son nom :

19

Pour ceux qui méditent sur le nom1 même de Siva-Dhûrjati, transcendant l’union aux qualités, et objet de méditation des dieux principaux, quel fruit (y aurait-il) à des méditations prenant quelque autre pour support ?

L’ascète indifférencié, unique objet contemplé par les divinités principales, Brahmâ, Indra et Visnu, n’est pas même effleuré par les trois guna puisqu’il est pure conscience, libre de toute contingence.

Le poète célèbre les êtres dont le cœur frémit par excès d’amour :

20

Ceux qui, attachés2 à l’efficience de la formule « hommage, hommage à Siva », se disposent à jouir de la félicité sivaïte, ceux-là sont dignes de louange.

Les mystiques qui, bien absorbés dans ce mantra, rendent hommage à Siva — masse indivise de Conscience et de béatitude — ne se confondent plus avec leur souffle, leur corps subtil ou grossier, ou leur pensée. Ils méritent donc d’être loués, car, parvenus au plein élan d’amour, ils reconnaissent avec émerveillement leur identité au Soi et jouissent d’énergie, de prospérité et de félicité, aux trois sens du terme bhuti.

1. Sur la répétition du nom divin, voir inf. p. 131 et p. 42 sq. Ksemarâja cite un verset du V. B. 130 : “Par la réalisation ininterrompue du mot « Bhairava », on devient Siva.

2. Ksemarâja lit ici âsthita, même sens qu’âsrita.

— 110 —

21

Quel chemin ne pourrait T’atteindre et quelle parole ne pas Te désigner ? Quelle méditation ne Te méditerait-elle pas ? Ou encore qu’est-ce que Tu n’es pas, ô Tout-Puissant !

Parce que identique à Siva, Lumière infinie de la Conscience, le mystique ne peut quitter le Centre et quelle que soit la voie suivie, il l’atteint toujours sans effort, en ses moindres actes, pensées ou paroles.

22

En disant “L’adorer, Le contempler, Le satisfaire”, que mon attrait1 pour Toi s’enfle en un millier de flots, ô Existence (universelle) !

Bien que le mystique plein d’amour ne cesse de tendre constamment vers Siva, ce penchant irrésistible de tout son être s’exalte et se répand en des flots surabondants et variés, au cours des activités corporelles et mentales qu’il accomplit dans l’intention d’adorer Siva et de lui plaire.

23

Hommage à Toi Seigneur, Fût2 dont un serpent forme le cordon sacré et qui es, par essence, le refuge (où repose) le rosaire d’oiseaux de toutes mes pensées !

Ce tronc impérissable de l’arbre miraculeux réalisant tous les désirs qui est aussi la colonne immuable au centre d’un univers qu’elle soutient, représente la kundalini se dressant à l’intérieur du corps. La kundalini est l’énergie qui au repos demeure lovée, allusion que renforce encore le rappel de son symbole, le serpent, ornement naturel de Siva que celui-ci porte en guise de cordon sacrificiel2.

Le poète exprime le désir que tous ses états de conscience sans exception — pensées vagabondes voltigeant sans répit comme des oiseaux — se hâtent vers Siva, s’abîmant l’un après l’autre dans ce tronc vénérable, Conscience indivise et engloutissante, foyer incandescent qui consume l’univers différencié.

De nos jours on peut encore voir au Kasmir, à la tombée de la nuit, des oiseaux volant en formation serrée, l’un derrière l’autre à la manière des perles enfilées d’un rosaire et qui regagnent leur gîte, le tronc creux d’un arbre vétuste, demeure d’élection aussi des serpents de la forêt.

1. Rasa, douceur, saveur mystique qui accompagne le sentiment de la présence divine, est glosé par abhinivesa, exprimant à la fois élan vers Siva et l’attirance qu’il exerce.

2. Sur ce tronc (sthânu), voir encore Sl. 7 et 35.

3. Cf. P. 96 et p. 53.

— 111 —

24

Ton souvenir constant est le seul remède aux ténèbres de l’ignorance, ô (universelle) Existence ! Par un don toujours renouvelé, établis en moi cette disposition favorable.

Timira est une imperfection de la vision qui obscurcit la Réalité perçue en la faisant paraître double ; ce terme désigne la tare qui fait obstacle à la suprême discrimination (parapratibhâ) de l’unicité sivaïte. L’unique remède à ce mal est la réminiscence constante (samsmrti) que Ksemarâja glose par vimarga, prise de conscience de sa vraie nature, et ici, illumination de tous les instants. Si Siva n’accorde pas ce collyre, l’homme ne peut réaliser son identité au Seigneur.

25

Hommage au Souverain.” Cette salutation qui fait atteindre tous les buts de l’homme doit elle-même être saluée ici-bas par les gens avisésl.

Le salut de qui s’incline avec amour devant Siva de façon répétée, au point de s’absorber totalement en sa libre essence, suffit à combler les vœux de l’homme, à savoir bonheur et libération. L’auteur salue donc la liberté surnaturelle, Siva, mais il rend aussi hommage à ceux qui connaissent la Réalité, en s’absorbant dans leur salut lui-même. Doit-on voir ici un trait de la révérence envers le guru ?

26

Ceux qui, plongés dans l’effroyable océan des existences, repaire des monstres de la douleur, en retirent la gemme d’amour sivaïte2, que n’ont-ils pas conquis ?

L’amour divin, pierre précieuse qui exauce tous les désirs, repose dans l’océan des existences, au fond de notre inconscience où se tapissent doutes, angoisses et tourments des vies antérieures (samsâra). Si l’on y plonge sans hésiter afin de s’emparer de ce joyau, avec l’aide de Siva, destructeur de ces monstres, on échappe à la tyrannie du samsara ; il ne reste rien à surmonter puisqu’on a conquis du même coup le bonheur en cet océan et la liberté vis-à-vis de lui.

C’est seulement par l’amour que l’on connaîtra la réalité du Seigneur :

27

On dit3 que peuvent Te connaître ceux qui ont réalisé la Connaissance sans voile, libre des couples antinomiques et inébranlable ;

1. Cf. Utapala XVII. 29” Ceux qui T’adorent… Voici les êtres divins qu’il faut vénérer.

2. Text. de Sarva, Siva-le-destructeur.

3. Dans les Livres sacrés.

– 112 —

mais il y a des êtres extraordinaires qui Te connaissent, eux, (réellement), ô Ascète !

La connaissance de Siva s’accomplit à deux niveaux de réalisation : prakasa et vimarsa. La première, que mentionnent les traités métaphysiques et religieux, est la perfection de l’immuable sapience ou connaissance de la suprême Unité qui se dévoile lorsque s’effacent les antinomies erronément assumées. Sous cet aspect Siva est connu (jñeya) en tant que svaprakasa, lumineux par soi-même. La seconde, fruit de cette sapience, n’appartient qu’à des êtres exceptionnels (mahâtman) auxquels Siva se révèle comme identique au Soi par vimarsa ou pratyabhijña Cette prise de conscience est accompagnée de puissance et Siva y fulgure comme Sujet absolu. Une telle connaissance appartient donc en propre et à tout jamais à ces êtres.

28

Gloire à l’unique Non-né : même sans qualité il est connu de ceux qui connaissent les qualités, Lui qui, même sans désir, est par nature le fruit suprême des désirs !



29

Cet océan de lait1 d’où les dieux n’eurent pas de peine à retirer la Déesse des richesses, le Joyau et l’Ambroisie, Toi seul (pourtant) possèdes le pouvoir inné (de l’offrir en don), ô Omniprésent !

Les dieux Visnu, Brahmâ, etc. reçurent de Siva la permission de baratter son océan de lait, chacun pour une période de temps déterminé, afin d’en extraire tout ce qu’ils pourraient désirer2.

De cette source prodigieuse de trésors ils recouvrèrent successivement le bijou fabuleux (cintamani) et l’arbre paradisiaque qui comblent les désirs, la lune, Sri, Déesse des richesses et de la prospérité, le poison redoutable que par bonté Siva but pour en préserver les dieux et enfin la coupe d’ambroisie.

Dans sa bienveillance pour le muni Upamanyu, Siva lui fit don de l’océan de lait. Ce don par excellence est, pour ce motif, le titre de gloire possédé exclusivement par Siva.

30

Hommage à Toi, (universelle) Existence ! Ceux qui T’aiment, Tu viens à leur secours pour les délivrer, Tu protèges ceux qui gardent Ta pensée présente et à ceux qui Te louent Tu accordes la paix, ô Sambhu, dans l’existence et la non-existence.

1. Cet océan bénéfique fait contraste avec l’océan des existences (sl. 26 et 90) et parait le symbole d’un amour infini. Cf. Sl.3 où il représente Paramasiva.

2. Selon cette même légende interprétée par des Visnuites, le barattage de la mer de lait a pour baratton la montagne cosmique Mandara que soutient Visnu dans l’avatar de la tortue avec pour corde le serpent Vâsuki.

– 113 —

Il n’est pas possible de rendre les allitérations et jeux étymologiques de cette strophe subtile : bhavate bhava te'vate-Sambhave sam bhave'bhave.

Siva est d’abord salué en tant que Bhava, existence secourable qui prête son aide (bhavate) à ceux qui lui témoignent de l’amour, les éclairant par cet amour même. Il protège (avate) de toutes leurs angoisses ceux qui ne l’oublient jamais, par cette souvenance même. À ceux qui lui rendent gloire et par cette gloire, en tant que Sambhu il donne l’apaisement (saura) dans l’existence terrestre (bhava) et le bonheur dans la non-existence (abhava), c’est-à-dire l’au-delà.

31

« Omniscient, omnipotent, Tu es Tout » : pour ceux qui sont riches d’une telle sapience, que reste-t-il à connaître, que reste-t-il à faire, ô Seigneur, qu’ils n’aient (déjà) obtenu de Toi, pour atteindre l’infinitude ?

Le libéré vivant qui participe à la liberté souveraine et illimitée de Siva, omniscient et tout-puissant, et qui a conscience de son identité à Lui, n’a plus rien à faire ou à connaître, en quelque domaine que ce soit ; en effet l’infinitude lui fut pleinement accordée au moment précis où il reconnut son identité au Tout.

32

Toi qui, de Ta seule volonté, (mûris) un tel fruit, les trois mondes. qui sait, ô Seigneur, jusqu’où (peut) s’étendre le cours de Tes activités ?

Siva possède les énergies suivantes : volonté ou désir, connaissance et activité. L’univers, tel qu’il apparaît, n’est que le résultat du désir de Siva, un simple jeu de son imagination. Quel résultat produirait donc l’activité divine si elle s’exerçait à son tour ?

Sa connaissance souveraine est tout aussi insondable que l’étendue de son activité :

33

Brahma même et les autres dieux, (usant des grains) du rosaire (comme) d’une échelle d’assaut, s’élancent toujours plus haut pour s’emparer de la forteresse de ce (Siva) auquel je rends hommage.

Il n’est pas jusqu’aux dieux Brahmâ, Visnu, etc. qui ne s’efforcent de prendre d’assaut la citadelle de Siva, lequel, inconcevable, est hors d’atteinte. Ils l’assiègent sans relâche par la méditation, le rite, la récitation, les pratiques variées. L’auteur compare ces diverses activités aux grains d’un rosaire qu’ils escaladeraient. Mais ce qui concerne le Seigneur n’ayant pas de borne, les dieux ne peuvent en atteindre la fin.

Ces puissantes divinités ne sont d’ailleurs que les déguisements de l’énergie :

– 114 —

34

« Il est Brahmâ, Il est Indra-le-grand, Il est le couple du soleil et de la lune » : Lui dont l’énergie, telle une liane, a fleuri de cette manière, ô Existence (universelle), puisse-t-Il (nous) protéger !

La liane de Siva, son énergie éminemment efficace, a pour fleurs les dieux et l’univers — créé et protégé par Brahmâ, gouverné par Indra, éclairé par le soleil et fortifié par la lune — mais elle a pour fruit l’identité au Seigneur, cause d’émerveillement ineffable. Ce fruit est unique et indivis : « Les sages ne doivent pas imaginer de différenciations dans le fruit de la Conscience », dit le Mâlinivijayatantra. Et Ksemarâja : « Nous chantons ce Siva, océan de conscience sur lequel flottent comme des bulles les souverains des mondes, Brahmâ et autres dieux omniscients et tout-puissants. »

La strophe suivante décrit l’énergie de cet omnipénétrant :

35

Son orbite n’est pas découverte par ceux-mêmes dont la pensée gravite (à sa recherche) et Sa limite est inaccessible à ceux aussi qui s’aventurent (le plus) loin ; ce Compatissant, je (Lui) rends gloire !

Cette stance fait allusion à un mythe bien connu que relatent nombre de Purâna: après la destruction de l’univers par Siva, les eaux recouvraient tout ; la nuit sans étoiles régnait seule. Vispu couché sur la mer du chaos aperçut Brahmâ sous une forme humaine venant vers lui et les deux divinités se disputèrent, chacune revendiquant les fonctions de créateur de l’univers. Siva leur apparut alors sous l’aspect d’une immense colonne de feu2, un grand linga indéfinissable, ni d’or ni de pierre, et qui grandit infiniment dans l’espace, perçant le ciel et la terre. Comme les dieux ne pouvaient en mesurer ni la hauteur ni la profondeur, ils résolurent d’en découvrir les deux extrémités : Brahmâ s’envola vers le ciel sous la forme d’un jars et Visnu, en tant que sanglier, explora le fond de l’océan ; mais ils ne purent en atteindre l’extrémité, le linga grandissant toujours davantage. Après une course de mille ans, ils revinrent las et découragés, égarés par l’illusion (mâyâ) et privés de sentiment. Ils cherchèrent alors à atteindre le Seigneur par la méditation. Enfin le linga se fendit en deux et Siva apparut radieux, avec un serpent pour cordon sacré, portant le trident et proclamant qu’il était leur origine à tous deux.

Ceux dont les facultés psychiques (organe interne fait d’intellect, de pensée et du sentiment du moi) s’agitent perpétuellement afin de délimiter l’infinitude divines, sont les dieux, les hommes supérieurs ou des yogin

1. Entre autres : Mârkandeya, Kûrma, Sivapurârna, Vâyupurâna (I. 55). Voir à ce sujet « Les images de Siva dans l’Inde du Sud » de Jean Filliozat. Les Arts Asiatiques, VIII. I. 1961.

2. Selon le Lingapurâna (1. 17), ce pilier en ignition est associé à la syllabe om, cf. nos sloka 7, 23 et 35.

3. Lorsqu’ils tendent leur effort vers la clarté divine qui enveloppe toute chose dans sa lumière immense, ils retombent dans leur impuissance, car leur esprit ne peut se dilater au point d’embrasser l’illimité.

– 115 —

soumis encore à l’illusion transcendante (mahamâyâ). C’est en ce sens que le poète parle d’organes psychiques « tourbillonnants » (bhrama) malgré la puissance extraordinaire qu’ils ont pu acquérir par la contemplation et les pratiques du yoga. Cette pensée qui s’acharne en vain à faire le tour de la puissance divine s’enfonce dans l’infinité temporelle ; par contre, ceux qui accèdent au plus lointain se perdent dans l’infinité spatiale sans néanmoins réussir à atteindre Siva transcendant.

Ce même Siva inaccessible aux dieux, aux êtres intelligents et aux puissants, se donne avec miséricorde à celui qui, plein d’amour et absorbé en lui, s’établit inébranlablement dans l’identité.

36

Louange, souvenance, méditation, contemplation, contact et enfin prise de possession : (en toutes ces modalités) hommage à l’Ascète 1 bien-aimé dont la félicité surabonde !

L’ascension vers Siva s’effectue ici selon une gradation précise : ayant commencé par l’honorer d’une manière encore extérieure, le mystique pense à lui sans répit ; puis, parfaitement recueilli, il s’absorbe en lui et le contemple. Il le connaît ensuite en une illumination. Alors il le touche, l’étreint de tout son être en s’apaisant en lui. Enfin il s’en empare lorsqu’il s’identifie à lui, non seulement durant l’extase de la phase précédente, mais toujours et partout, en toutes ses activités.

La possession définitive est un repos dans l’essence absolue. Siva, reconnu comme Sujet et non plus comme objet, vibre en tant que le Soi comblé de félicité jusque dans l’orgueil :

37

Ô Paramesvara ! même après avoir pensé « à quoi bon l’orgueil ! » si, avec orgueil, je (me) dis : « Je suis identique à Toi », ne suis-je pas hors de moi sous l’effet de la joie ?

Le bhakta a renoncé complètement à l’orgueil du moi limité qui s’attache aux états divins, telle la divinité de Brahmâ, et dont il reconnaît la nature contingente et éphémère.

Mais si, dans un orgueil et un émerveillement 2 démesuré, il prend conscience de son identité à Siva, ébloui, il se sent envahir par une prodigieuse exultation échappant à toute mesure, les limites du moi éclatent et, par la plénitude intérieure, au moment où l’orgueil du moi fini s’évanouit, l’orgueil illimité et légitime du Soi infini se révèle.

1. Kapardin, Siva-ascète aux cheveux enroulés en conque. Pourquoi Nârâyana interpelle-t-il Siva sous son aspect d’ascète ? Est-ce parce qu’il s’avance vers l’ascète primordial dans un dépouillement de plus en plus grand jusque vers le Sujet absolu sans aucune qualification ni manière d’être, rejetant tout le relatif au seul profit de l’Un ?

2. Smaya, de smi —, désigne à la fois orgueil, émerveillement et surprise. Mu est la joie, la jubilation et l’intoxication. Quant à cet orgueil cosmique, cf. Utp. XIII. 4, XVII. 32 et Stav. gl. 103.

– 116 —

38

Même si dans l’instabilité de (ma) pensée j’envisage une infinité de projets, ô Existence (universelle) ! me reposant dans la béatitude de Ta pensée, je suis intensément heureux1.

Le bhakta conserve toute la douceur de l’extase (samâdhi) alors même que sa pensée, instable par nature, se préoccupe d’une infinité de tâches à faire, car le mystique est fermement enraciné en son centre — le cœur —. Ses organes physiques et mentaux bien apaisés opèrent toujours sur un fond d’infinité et de félicité, à la manière dont l’être universel crée et détruit les mondes sans perdre son essence béatifique.

Ksemarâja cite un verset d’Utpaladeva concernant l’activité incessante de l’imagination (samkalpa) : « On démontre clairement que tout être vivant possède connaissance et activité puisqu’il a le pouvoir de manifester (lui aussi) en imagination tout ce qu’il désire » 2.

Mais, se demande-t-on, le mystique peut-il baigner sans interruption dans la joie propre à la Conscience divine, tout en exerçant ses facultés dans la multiplicité ? Une autre strophe de ce texte répond à ce doute : « Celui qui réalise son identité à l’univers et en perçoit la manifestation comme sa propre gloire, est identique au Seigneur suprême, alors même que ses pensées dualisantes ne cessent de se succéder. » 3

Si l’union d’amour est ininterrompue, qu’importe l’opération des sens dit encore Utpaladeva : « Puissent les activités de mes organes se limiter à leur domaine respectif, mais puissé-je ne jamais tolérer, ô Souverain, de perdre la saveur de mon union à Toi, même un seul instant ! » (VIII. 5).

39

Si Tu es subtil, comment la triade des mondes n’est-elle qu’une portion de Toi, ô Tout-Puissant ? Mais si Tu es grossier, comment n’es-Tu pas aisément perceptible à Brahms et aux autres divinités ?

« Salut au pilier plus ténu que la demi-more de la syllabe Aum ! ». C’est ainsi qu’un verset précédent (le 7) rendait hommage à Paramasiva, l’unique et suprême Sujet conscient, si subtil qu’il échappe à toute compréhension. En tant que pur sujet, il ne peut jamais être objet de connaissance. Puisqu’il est doué d’une telle subtilité, comment engendrera-t-il les trois mondes : existence phénoménale, non-existence et ce qui est au-delà ? Et s’il est grossier, les dieux devraient le percevoir, ce qui n’est pas. Son pouvoir magique (mâyâsakti) fournit la réponse à ce problème.

1. Ram — au sens de jouir et de folâtrer ; activité spontanée et libre qui s’oppose à la dispersion de la pensée.

2. I. P. I. VI. 11.

3. I. P. IV. I. 12

– 117 —

40

« Parmi ces (divinités), Tu es le seul qu’il faille désigner. » S’il n’en était ainsi, ô Dieu, quel esprit exercé s’activerait alors péniblement dans les rets de la parole ?

Si Paramesvara échappe à la connaissance des dieux, les Traités révèlent par contre sa véritable essence cachée puisque, selon le dogme du Trika, Siva a pour corps l’ensemble des mots. Lui seul est expressément désigné par les Livres sacrés, sinon l’étude laborieuse des savants serait bien inutile.

41

« Par quelle succession d’actes ou par quelle intuition (puis-je) Te percevoir, ô Tout-Puissant ? » Que (Ton) enseignement m’accorde cette grâce !

Bien qu’en réalité Siva ait pour forme l’univers entier et soit toujours présent, on ne peut en prendre directe connaissance par quelque activité que ce soit, méditation, concentration ou discrimination ; seule la grâce de Siva confère à cet acte son efficience : seule aussi, elle a pouvoir d’illuminer sa propre essence et de la rendre immédiatement présente au mystique.

42

Hommage à l’Ascète qui se passe d’aide, mais vient en aide aux trois mondes et qui, sans désir, est de tous ardemment désiré !

Kapardin désigne Siva, ascète sans désir parce que éternellement satisfait en lui-même, et qui réalise les désirs de tous les êtres.

Le poète loue maintenant ceux qui aiment avec ferveur :

43

Oh ! cette Connaissance du champ ! C’est par elle que ces (saints) sèment en Toi, ô Tout-Puissant, pour la grande tâche à accomplir par les bons, l’Amour aux fruits infinis.

Les hommes éclairés, ces saints qui bénéficient de la grâce divine, connaissent et cultivent diligemment le « champ » (ksetra), c’est-à-dire selon l’étymologie fantaisiste du terme, Siva qui protège (tra) des maux du samsâra. Ils y sèment le grain de l’amour divin dans un but très élevé : l’identité à Siva. Le fruit récolté est illimité puisqu’il consiste en cette réalisation même.

Ceux qui ne progressent pas en amour restent victimes de l’illusion :

– 118 —

44

Combien grande, ô magicien, cette magie Tienne ! Sous son empire, même en possession du trésor qu’est Ta contemplation, le monde égaré perd son ardeur.

Siva, le magicien, cache aux yeux des humains sa glorieuse essence devenue méconnaissable sous le voile des qualifications et des concepts. Son illusion tient sous son empire même les êtres doués d’amour, mais dont la soif de Dieu n’est pas assez intense pour leur permettre de franchir le fossé de la séparation. Il suffit que leur vigilance soit en défaut une fraction de seconde pour que leur étreinte se relâche au moment si difficile où l’on découvre la véritable essence, le Soi1.

45

Tout d’abord, ô (universelle) Existence, en toute occasion, se présente l’ensemble (des activités) : œuvres, fonctions et autres. Soit ! Mais (même) là, Indépendant, le seul agent c’est Toi !

Au commencement », c’est-à-dire au moment d’entreprendre quelque activité, nos actes semblent être la cause opérante, mais, à la fin, on s’aperçoit que Siva seul agissait en nous. Il est en effet l’agent libre et unique, parfaitement indépendant et dont les autres sujets conscients, qui ne possèdent pas l’autonomie, dépendent pour se manifester.

Cette stance chante la Réalité vraiment libre par-delà toute causalité.

46

Tu arraches la triade des mondes à l’étreinte des couples antinomiques (que représente) le triple mouvement des trois qualités. Qui d’autre que Toi en aurait le pouvoir ou le vouloir compatissant ?

L’activité de chacune des trois qualités (guna) consiste en lucidité pour le principe lumineux (sattva), en agitation pour le dynamisme passionnel (rajas) et en inertie pour le principe d’obscurité (tamas). Ces qualités engendrent des couples opposés (dvandva) tels douleur et bonheur, amour et haine, froid et chaud, naissance et mort, etc., ayant pour siège le corps, le souffle, les organes subtils et qui tiennent sous leur joug le triple monde plongé dans les états de veille, de rêve et de sommeil profond.

Seul Siva, doué de sa puissante Énergie, peut arracher ce monde aux griffes des couples antinomiques et le maintenir bien haut, hors de leur atteinte, parce qu’il possède la grâce compatissante qui tire définitivement les humains de leur misère et les conduit au Quatrième état, l’extase, et à ce qui est au-delà de tout état, l’absolu (turyatita).

I. Voir à ce sujet, p. 40.

– 119 —

47

Même si c’est un défaut, ô Dieu, est-ce (vraiment) un défaut s’il permet de T’atteindre ? Et si c’est une qualité, est-ce (vraiment) une qualité celle qui ne permet pas de T’atteindre ?

Un défaut, telle la passion ou la soif des choses sensibles, s’il permet par son ardeur exclusive de s’identifier à Dieu en se fixant obstinément en lui, doit être considéré comme bienvenu. Par contre une qualité comme le détachement ou la science des choses divines, si elle ne permet pas de prendre conscience de lui, ne présente aucun des avantages d’une qualité. Un seul but importe : atteindre Siva. Le bien est ce qui y mène, le mal, ce qui en éloigne.

47bis

Même un attachement passionné, qu’il soit mien s’il se fixe en Toi seul, ô Maître du monde ! Hommage à cette convoitise même qui, adhérant à Toi, me permet de T’atteindre !

Ce verset développe un thème analogue au précédent : passion, attachement, avidité, convoitise, sont des défauts universellement condamnés par la mystique indienne ; pourtant le poète désire accéder à Siva, grâce à eux. L’explication en est facile : la passion irrésistible qu’est l’amour charnel (lobha, raga) brise tous les obstacles et ne se préoccupe que d’une chose au monde : l’objet désiré. Si une telle passion peut se fixer sur le seul Siva en renforçant son amour extrême pour lui, le saint, veillant alors sur ce bien si intensément convoité, se perd en Siva et le possède à jamais.

Si la foi en Siva s’accompagnait d’un tel mélange de passion et de convoitise, elle pourrait sauver l’univers :

48

Combien grand cet acte, ô Dieu, qui permet de Te réaliser ! Par lui, quel être, de Brahmâ au vermisseau, ne serait apte à la délivrance ?

La libération est accessible à tous puisqu’il suffit de contempler et d’adorer Siva, tant est efficace, dans ce système moniste, l’amour qui donne accès à la délivrance à tous les êtres sans distinction de caste, de sexe, de croyance ni de sectes. Ce système s’oppose ainsi au Védisme où les brahmin seuls pouvaient obtenir le ciel par l’offrande de certains sacrifices.

49

La mise en route de tout devoir, l’achèvement de toute action et les diverses activités intermédiaires n’appartiennent qu’à Toi, ô Maître, sur le chemin de la pure Conscience.

– 120 —

Entreprendre une tâche en vue de la jouissance ici-bas ou de la délivrance dans l’au-delà, l’accomplir ou jouir de son résultat, ces diverses modalités se détachent sur le fond de la conscience divine. Sans elle, tout cela sombrerait dans le néant, car selon l’axiome de la philosophie Trika, seul ce que notre conscience manifeste existe, et seul est manifeste ce que Siva éclaire de sa lumière consciente. Sans lui l’acte ne peut ni commencer ni continuer ni prendre fin1. Il est donc le chemin de la Conscience.

50

La jouissance serait-elle multipliée par mille et même davantage, ô Seigneur ! on ne la trouve nulle part (aussi excellente) que dans le nectar2 délicieux de Ton amour !

La plus grande jouissance qui soit, même multipliée à l’infini, reste encore bien loin de la douceur de l’amour divin, ce nectar enivrant de la suprême félicité. Rien n’est comparable à une telle jouissance émerveillée qui pénètre la substance même du cœur, l’amour dépassant tout ce que l’on peut imaginer de meilleur.

51

Il a renoncé au désir (mais pourtant) Il a étiré le lien3 du désir. Hommage à Lui, au Maître uni à Umà et dont le front s’orne (du croissant) de lune !

Il n’est pas possible de rendre le jeu de mot sur somâya qui signifie la première fois « uni à Umà » (sa+uma), énergie divine toute introvertie (pur vimarsa en sa source) qui contemple (Pasyantî) Paramesvara ; et la seconde fois, la lune soma4 qui orne le front de Siva et symbolise l’ensemble du connaissable (ou vimarsa impur et multiple). Siva, l’amant, est la Lumière de la Conscience (prakâsa) unie à l’énergie vierge et libre, Urnâ, identique à vimarsa.

D’après la légende, Siva, alors qu’il faisait pénitence auprès du bûcher funéraire de Parvati, de son troisième œil réduisit en cendres le Dieu d’amour charnel, Kâma, qui avait eu l’audace de lui inspirer de l’amour pour Umà. Il renonce ainsi au désir, mais il accepte totalement la vie dont il est le créateur et il « étire le lien du désir », étendant la lignée ou progéniture.

52

« Impuissant, que puis-je faire ? » Sous l’effet d’un (tel) manque de confiance en toutes choses, l’Énergie de Siva, dont la grâce est universelle, est mon (seul) refuge.

Bhattanârâyana voudrait protéger le trésor de son amour, mais il souffre de sa faiblesse lorsque, sorti de l’extase, l’énergie créatrice d’illusion inter-

1. Voir ici, p. 72 n. 1 où le saint divinisé ne sent plus ses actes en lui, mais en Dieu.

2. Piyûsa, nectar obtenu par le barattement de l’océan de lait.

3. Ayati, durée, ce qui s’étend dans l’avenir.

4. Sur somarûpa, énergie de béatitude associée à Umâ, voir P, T. v. p. 169.

– 121 —

pose l’oubli entre Siva et lui. Éperdu, hésitant — l’appui qu’il prenait sur son corps et sa pensée se dérobant — il ne lui reste qu’à recourir à la grâce puissante de Siva.

53

Tu transcendes les qualités, Ton Soi est supérieur à toutes les choses connues ; où trouver dans une parcelle de Toi un autre qui T’équivaille, ô Existence (universelle) ?

54

Libre des couples antinomiques et de (toute) contingence, Tu résides dans le Soi, ô Tout-Puissant ! nous, pourtant, sommes encore trompés par Ton illusion sans mesure.

Dans l’illumination, le saint qui s’identifie à Siva qu’il reconnaît libre de dualité, échappe lui aussi aux contingences spatiales et temporelles ainsi qu’aux diverses modalités. Mais la puissance de l’illusion n’a pas de borne, car elle continue à régner dès que le saint retourne à l’activité quotidienne (vyutthana). Il sait que Siva réside en son cœur, mais, par la faute des imprégnations subconscientes qui lui font encore prendre sa personne pour le Soi, il agit comme s’il l’ignorait.

Ksemarâja se plaint en une stance de la résistance de l’illusion : « Bien que déracinée des centaines de fois, bien que broyée et dispersée en des milliers de tronçons, cette ignorance pareille à la vipère à mufle de vache, se dresse aussitôt pour le combat. Dans ces conditions Siva est mon (seul) refuge ! »

Si l’on coupe cette vipère en morceaux elle continue à mordre, comme l’illusion devant laquelle on reste entièrement désarmé tant que Siva refuse sa grâce.

55

Acquisition des pouvoirs surnaturels — l’exiguïté et les autres — souveraineté éternelle et destruction de l’existence phénoménale, tels sont, ô Existence (universelle), les bourgeons (produits par) l’arbre miraculeux de Ton amour !

La souveraineté est celle de Sadâsiva ; la disparition de l’existence consiste en la libération des renaissances successives. Les pouvoirs surnaturels ont plusieurs significations selon le niveau du yogin ou du saint : animan peut être la faculté de devenir aussi minuscule qu’un atome ou, dans le Trika, la possibilité de tout intérioriser ; mahiman qui, chez un yogin, est le pouvoir d’agrandir son corps à volonté, devient la capacité de remplir l’univers de sa propre conscience ; gariman, pouvoir d’alourdir le corps à son gré, ou chez le saint, une impassibilité telle que rien ne puisse l’émouvoir etc. Ces trois résultantes de la vie mystique ne sont que les bourgeons de l’arbre paradisiaque, l’amour divin (bhakti) ; il a pour fleur l’énergie (sakti) et pour fruit, Siva lui-même.

L’amour apparaît comme supérieur à tout en ce monde, car lui seul peut

– 122 —

faire disparaître les samskara 1 qui rattachent l’homme à son corps et à son moi limité.

Le Vijnânabhairava le décrit de la manière suivante :

« Cette sorte d’intuition qui, grâce à l’intensité de l’Amour, naît dans l’homme parvenu au parfait détachement, c’est l’énergie même du Bienfaisant. Qu’on l’évoque perpétuellement et l’on s’identifiera à Siva » (sl. 121).

56

« Quelle que soit la région, où donc ne résides-Tu pas ? Le temps entier est fait de Toi » ; même si je T’obtiens de cette manière, quand T’atteindrai-je (vraiment), Seigneur ? Dis-le (moi) !

Le mystique a découvert Siva en tant que prakasa, unique Conscience immanente à tout et qui remplit intégralement le temps et l’espace. Il sait que le temps est engendré par l’activité divine et l’espace, par sa forme ; pourtant cette connaissance ne le satisfait pas : il veut encore s’identifier à la Conscience en une prise de possession intense (vimarga) et jouir de la libre puissance de Siva, non seulement dans l’extase, mais en toutes circonstances, en chaque parcelle du temps et de l’espace. Par la disparition totale des samskara, il acquerra une parfaite pureté semblable à celle du Cygne cosmique :







57

Hommage à Sambhu2, grand cygne dont le corps resplendit d’une excessive blancheur et dont l’unique demeure est le cœur purifié des saints ! 3

Bien qu’omniprésent, Siva doit être réalisé par le cœur, selon le souhait exprimé à la strophe précédente. C’est le grand cygne renfermant en lui-même tous les êtres purs qui partagent avec lui la faculté de créer et de détruire l’univers. Il réside aussi dans les cœurs purifiés par l’amour et y fulgure intensément, dans tout l’éclat de sa gloire. Comme un cygne encore, éblouissant de pureté, il vogue dans l’éther immaculé de leur conscience.

Dans un précédent verset (10) on pouvait penser que ce cygne se promenait sur les eaux impures.

58

Que la torche de Ta compréhension soit pour moi, ô Seigneur, la torche de Ton amour4 détruisant la trame des hostiles ténèbres et consumant le bois5 de toutes les existences !

1. Tendances et résidus dualitaires, héritages d’un lointain passé.

2. Au sens de « source de paix mystique ».

3. Cf. Utpala XIV. 19, second hémistiche identique.

4. « Sin otra luz y quia,

Sino que en el corazôn ardia

« Noche oscura » str. 3 de Jean de la Croix.

5. En guise de combustible.

– 123 —

Le flambeau de la grande Illumination se contente d’éclairer, mais il ne pénètre pas jusqu’à la racine des ténèbres de l’ignorance. Le poète souhaite donc de le voir se transformer en une vive flamme (dispasikha), d’amour, seule propre à purifier le cœur en consumant le devenir phénoménal (samsâra) sans laisser de traces et en détruisant le réseau factice de ces vaines ténèbres « qui se lèvent en tourbillons ».

59

O ravisseur 2 ! quel autre poète que Toi, après avoir préludé au ballet des trois mondes (en déployant) le germe véritable et l’embryon de choses créées innombrables, serait capable d’(y) mettre un terme ?

Les trois mondes sont existence, inexistence et ce qui est au-delà. Siva contient en lui-même, sous forme de germe (bija), la pantomime cosmique qu’il va déployer devant le public — organes sensoriels et pensée — puis rétracter en lui-même.

Le drame indien présente cinq articulations (arthaprakrti) ou situations morales. Ce sont : 1. Bija, idée germinale ou allusion à l’objet final que le poète va développer. 2. Bindu, reprise qui remet en train la marche du drame momentanément interrompue. 3. Palâkâ, passage épisodique. 4. Prakari, incident destiné à embellir l’œuvre. 5. Karya, objet ou but qui détermine le héros à agir : devoir, amour ou intérêt.

Ce à quoi Bhatta fait allusion est le premier de ces moments qui résume tous les autres. Il signale aussi garbha, embryon ou schéma, une des cinq articulations de l’action dramatique qui sort immédiatement du germe et tend au dénouement. On le nomme ainsi parce que le fruit y est déjà en formation de façon subtile3.

60

Hommage à Lui indépendant et dépendant, qui seul possède assez de pouvoir pour produire l’existence des choses inexistantes et pour faire de l’irréel le réel même !

Siva transforme la réalité objective en une irréalité pour le mystique et, pour l’ignorant, il fait de l’irréalité du monde des renaissances, la réalité véritable, produisant ainsi “le non-être de ce qui est (sad) et l’être de ce qui n’est pas” (osat). D’autre part l’expérience mystique entraîne une interversion des notions de réalité et d’irréalité : ce que l’homme ordinaire ne perçoit pas — donc ce qui n’a pas pour lui de réalité — devient pour le mystique réalité évidente, éclipsant la soi-disant réalité de l’ignorant et, inversement, ce qui est réalité pour celui-ci devient illusion pour le mystique.

Qualifié de prodigue parce qu’il se dépense tout entier4, Siva est riche de

1. D’après la glose.

2. Hara, éponyme de Siva, suprême destructeur et ravisseur de l’univers.

3. Cf. « Le théâtre indien » de Sylvain Lévi, Paris 1890.

4. Au point d’offrir son âtman. Cf. Utpala XIV. 12. Voir p. 22.

– 124 —

son inépuisable souveraineté, qui n’admet pas de partage (advittiya). C’est en ce sens qu’il est simultanément dépendant et indépendant.

61

Toute félicité, si grande soit-elle, que l’on recherche dans les trois mondes, n’est qu’une goutte de cet océan de béatitude, le Dieu que j’adore1.

Le poète chante à nouveau un aspect de l’essence divine que l’amour éclaire intensément : la félicité dans laquelle il s’absorbe et qu’il ne peut comparer à nulle autre.

Néanmoins, selon l’enseignement du Vijnânabhairava (SI. 72), bonheurs et jouissances qu’offre l’univers, en dépit de leur caractère limité, permettent d’accéder à l’océan de béatitude infinie en raison de la concentration spirituelle qu’ils favorisent : « Grâce à l’épanouissement de la félicité que comporte l’euphorie causée par la nourriture et la boisson, qu’on adhère de tout son être à cet état de surabondance et l’on s’identifiera alors à la grande félicité. »

Amour et félicité parvenus à ce paroxysme engendrent l’ivresse :

62

Combien heureux Brahmâ et les autres dieux qui, éperdus de joie, répètent (inlassablement), à l’exclusion de toute autre paroles : « hommage, hommage à Siva ! »

Les dieux chancellent de joie et d’ivresse lorsque, dans l’oubli complet du monde, ils ne savent plus rien crier d’autre que « Siva, Siva ! ». Cette stance marque une fois de plus la dépendance des dieux par rapport à Siva et l’importance de l’hommage qu’eux-mêmes sont tenus à lui rendre.





63

Libre de (tout) désir, Tu produis les désirs infinis et, bien qu’existant sans commencement, c’est Toi qui expérimentes l’univers, ô (universelle) Existence, hommage à Toi !

Ksemarâja interprète anaditva selon les deux sens de l’expression, ou bien “sans commencement “, sans être né, éternel, et le sujet « percevant de façon affective » (bhoktr —) désignera l’âme individuelle (jiva) qui ne cesse de naître et de mourir, éprouvant plaisir et douleur en ce monde. Ou bien ‘sans manger “, et il s’agit en ce cas de Siva qui, même sans se nourrir, jouit de tout cet univers.

1. Strophe citée par Abhinavagupta, P. T. v., p. 69.

2. Il faut lire probablement samkathâm, mais Ksemaraja commente samkatham.

— 125 —

64

Nous célébrons le Souverain, cause initiale de la mise en branle du triple monde. Quels sont ceux qui ne souhaiteraient obtenir l’aide de celui dont la nature est pleinement réalisée1 ?

Nârâyarya chante Siva, cause radicale de toutes les causes et qui a pour essence une efficience libre et invincible. Tous désirent son aide, même les dieux qui ne sont que des gouttelettes de sa gloire.

L’extase doit pénétrer complètement les états de ce monde y compris ses misères et ses difficultés :

65

Même dans les (plus) grandes difficultés (nos) pensées, maculées par le flot de l’inconscience, se purifient à l’évocation de ce Siva que nous louons.

Il suffit d’évoquer constamment Siva en une prise de conscience indifférenciée pour que tourments et misères perdent leur acuité et que se dissipent les sortilèges de l’illusion. La louange de Siva consiste à réaliser son identité à lui.





66

O Tout-Puissant, à Toi seul ici-bas la puissante énergie qui ne fléchit pas2 ! par Ta volonté se propagent le repos et l’éveil3 des trois mondes.

67

Ce dieu, qu’il suffit de mentionner pour que l’acte coupable devienne suprêmement méritoire et sans qui l’action méritoire elle-même ne porte pas de mérite, ce (Dieu), eh bien, c’est Toi !

Ce Dieu est Paramesvara. Il arrive qu’une simple allusion à son nom en fasse prendre conscience, sans effort et sans préméditation, lorsque sous l’action de la grâce, on découvre dans une félicité surabondante, les régions intimes du Soi. Cette grâce étant absolument libre, Siva ne la dispense pas en raison des actes méritoires. Les sacrifices solennels comme celui du cheval, qui d’après Veda et Brâhmana sont générateurs de mérite et procurent les biens désirés, restent stériles sans la grâce divine. Seules Son en Siva se montrent efficientes, livrant Siva à ceux qui l’aiment. C’est pourquoi :

1. Ou qui possède les attributs pléniers, omniscience et puissance absolue.

2. Ou sans ondoiement.

3. Layodaya, déploiement et reploiement indéfini de l’univers.

-126 —

68

Tu es celui que l’on serre dans son poing. Tu es celui que l’on voit (d’évidence). Pour nous, où (pourrais-Tu) disparaître ?’ (Avec ces paroles) les bienheureux, soufflés du désir d’amour, se précipitent vers Dhûrjati.

On le saisit dans son poing, on se l’approprie parce qu’il brille comme la conscience dans tous les états psychiques. On le voit intuitivement en tant que lumière de la conscience. Il ne peut donc échapper, incapable qu’il est de dissimuler son Essence à ceux qui sont identiques à lui.

Certains êtres attisés comme avec un soufflet de forge, ou — selon le commentateur — enflammés, aiguillonnés par le désir d’amour, s’élancent impétueusement vers Siva qu’on nous présente sous l’image de l’Ascète au chignon tressé. Leur ignorance disparaît à mesure qu’ils progressent dans les états mystiques variés. C’est pourquoi on les nomme bienheureux, riches de la plus grande des richesses, l’amour ardent.

69

Nous Te célébrons, Toi qui transcendes le suprême éclat des Rc, des Yajus et des Sâman. Combien beau et mystérieux est Ton commandement dont l’essence consiste en Veda 1

Sans Siva les mots du Veda, inconscients par nature, n’auraient pas de sens. Le Dieu est l’acte de conscience qui saisit l’unité sous-jacente aux divers textes védiques ; il les éclaire de sa Lumière. L’autorité que l’on accorde aux Veda est donc sienne de droit.

‘Hommage au Maître profondément caché… créateur des Veda et des Livres sacrés (Âgama) et Réalité des Veda et des Âgama I’ dit aussi Utpaladeva (II. 7). Siva forme la réalité des textes sacrés, mais son essence véritable est si cachée que ces textes ne peuvent la révéler (II. 19).

70

Tu es la règle de l’univers, Tu es son commencement et sa fin. O Souverain suprême, l’ensemble de lois qui (proviennent) de Toi, de quel (autre) proviendraient-elles ?

Siva est l’origine de l’univers, sa cause créatrice et il en est aussi la fin, car il en révèle le fruit. Le mouvement subtil des essences variées n’aurait pas d’existence s’il ne venait pas de lui, car, sans la conscience — muraille lumineuse sur laquelle il se détache — il resterait obscur et non-révélé !

— 127 —

71

Hommage à Toi qui, l’ayant (d’abord) suscitée, détruis l’erreur de ceux qui errent dans l’existence et qui, ô Dieu, ayant voilé la félicité de la Connaissance sans dualité, la dévoiles à (nouveau1) !

Siva, souverainement libre, commence par manifester la diversité de l’univers, égarant ainsi ceux qui errent d’existence en existence attachés aux actes, à la poursuite de leurs désirs. Croyant à la différenciation, ils ne peuvent acquérir la Connaissance pleine de félicité, apanage de l’unicité suprême. Siva, après avoir masqué cette béatitude étrangère par nature aux couples antinomiques, la dévoile au mystique en une vision sans dualité.

72

À la faveur de quels désirs peut-on obtenir de distinguer les limites de l’illusion ? Chassant celle-ci en un clin d’œil, que Siva nous protège !

La plus haute distinction que puisse conférer la mâyâ est de conduire l’homme à ce degré extrême d’illusion où, privé de son propre moi, il sombre dans le Soi cosmique en s’identifiant à la pure Conscience universelle. Déjà la stance 37 exprimait une idée analogue au sujet de l’orgueil démesuré. Mais personne, ni dieu ni être humain, ne possède un désir assez intense ou assez ambitieux pour franchir une telle limite.

Pourquoi faut-il alors que Siva protège de l’illusion ? Il semble qu’au moment même où celle-ci accorde sa qualification la plus haute, à savoir l’illusion de se croire identique à Siva, ayant accompli sa tâche — l’effondrement du moi limité — elle disparaisse automatiquement devant la fulguration de l’Essence divine48.

73

Parmi ceux qui (suivent) la voie difficile du renoncement, qui possèdent la splendeur suprême de la sapience et portent au plus haut point l’absence de désir, Toi, ô Tout-Puissant, Tu es le (plus) puissant !

Ces trois qualités appartiennent aux serviteurs de Siva : le renoncement est essentiel, car il mène au but, la compréhension parfaite de la Réalité. La gloire de la sapience est suprême du fait qu’elle surpasse la connaissance limitée des Visnuites, des Lâkula et des Pâsupata, en révélant le Soi sans-second, autonome, plein de félicité et de conscience, immanent à l’univers et le transcendant également.

La cime de l’absence du désir consiste à rejeter formule et geste mystique (mantra et mudrâ), méditation, etc. qui feraient atteindre un État que l’on retrouve aussi dans les états ordinaires ; selon un verset : ‘Ta Réalité est

1. Abhinavagupta cite cette stance au début du ch. Il de I. P. v. et l’explique Mâlinî vârttika I. M. 119-120.

— 128 —

partout présente, évidente et bien établie. Ceux qui prétendent (Te) manifester à l’aide de moyens ne Te connaissent certainement pas.’

74

Tu es le pouvoir (créateur) du dieu créateur ; de quel souverain n’es-Tu le Souverain ? Tu es le bonheur du bonheur universel. Quelle est Ta grandeur ? Qui le sait ?

Siva bénit les états bénis entre tous, tels ceux de sadasiva et d 'Isvara1, en manifestant par sa grâce le Soi comme Conscience et félicité indivises. Personne n’a mesuré sa grandeur, car elle est infinie. Siva est donc supérieur au brahman qu’adorent les Vedàntin sous forme de grande Lumière (maha -prakasa) parce qu’il est, en outre, reconnu comme une libre énergie qui façonne l’univers, ainsi qu’il est dit dans la Bhagavad Gitâ : « Le grand brahman est pour moi la matrice ; j’y dépose le germe. De là, O. Bharata, tous les êtres tirent leur origine. » 2

75

Que m’importe autrui : parents, amis, et maîtres également ! Pour moi Tu tiens lieu de tout, Toi qui (m’) arraches à l’océan des existences 3.

Le poète décrit maintenant l’ivresse qu’engendre la prise de conscience révélatrice d’un excessif amour :

76

Gloire aux gouttelettes de nectar céleste que fait sourdre la force de l’union à Siva et qui peuvent laver à jamais les souillures d’inconscience, d’illusion et (d’action) !

Le système Trika admet trois impuretés : I. L’impureté atomique (ana-vamala), désignée ici par moha, inconscience, réduit le Soi à l’état d’individu limité, en l’empêchant de discriminer sa nature infinie, libre et omnisciente. 2. L’impureté d’illusion (mâyiyamala) — ici maya ou conscience de la dualité — oppose le moi à un univers différencié. 3. L’impureté de l’acte (kârmamala), — adi du verset — explique l’attachement aux actes qui leur permet de fructifier.

Grâce à l’absorption en Mahesvara on peut faire sourdre du sein de l’illusion les gouttes de la suprême félicité qui purifieront de la triple impureté.

Pourtant cette purification ne suffit pas au poète qui souhaite encore que le Seigneur suscite en son cœur un zèle intense même dans les moments où il vaque à des occupations banales :

1. Au sujet de ces catégories très pures, voir P. S., p. 28 sqq.

2. XIV. 34. Trad. E. Senart.

3. Cf. Utpaladeva XI. I. dont le premier hémistiche est identique.

— 129

77

Lui dont l’hymne gayatri chante l’ardeur, aiguillon des pensées, ce Tout-Puissant, ne nous aiguillonnerait-il pas aussi sur le véritable sentier de la Pensée ?

Celui qui est vraiment puissant, source et origine de toutes choses, a seul le pouvoir d’attirer irrésistiblement à Lui à l’aide de son tejas1 l’ardeur des cœurs, de soulever2 le mystique par-dessus lui-même et par-dessus toute chose et de l’engager sur la véritable voie, à savoir la parfaite absorption en Lui.

La gayatri, hymne védique, représente ici l’énergie de la Parole suprême qui, selon l’étymologie traditionnelle, protège trâ —” au moment même où elle est « chantée » (“gâya »).

Le poète voudrait que la grâce divine lui soit accordée sans interruption afin de ne percevoir que l’Essence unique :

78

O Maître des huit manifestations, pourquoi ne nous assignes-Tu pas pour demeure éternelle l’une de celles-ci même ? Ou bien, satisfait (de nous) nous révéleras-Tu le Tout ?

Les huit mûrti ou aspects de Siva sont également les désignations de ses activités variées ; quatre d’entre elles sèment la terreur (ghora), les quatre autres dispensent les bénédictions : Rudra, le terrifiant, qui en tant que feu sacrificiel (Agni) consume les victimes ; Ugra, le terrible, au moment de la destruction ; Sarva, archer destructeur ; Bhima, engendrant l’effroi chez les coupables ; Bhava, le Substantiateur, créateur de l’existence ; Pasupati, protecteur des ignorants ; Mahadeva, le Dieu des dieux, aimable et lumineux ; Isa, souverain de l’univers2.

Siva fera tout pour le bhakta en révélant sans délai son Essence identique à l’univers et simultanément, en toutes ces manifestations — et non dans l’une seule d’entre elles — dès qu’il sera content de lui.

Utpaladeva définit en une stance (II. 4) la vraie mûrti par contraste avec l’aspect créateur et destructeur du Dieu, relatif à l’univers :

« Salut à Toi, Siva, Mahâdeva, Rudra, Sankara, Mahesvara dont l’aspect indicible consiste en la formule de la Conscience » à savoir purnàhanta, l’intériorité absolue.

79

La réalité des objets entraîne ordinairement leur efficacité, mais Ton nom seul, ô Souverain, procure les pouvoirs surnaturels que parachève la libération.

1. Tejas, arme légendaire des dieux, dont l’ardeur allume et embrase celle du cœur du fidèle.

2. Udyama, terme où les notions d’attirance et d’élan alternent.

3. La liste ici donnée se trouve déjà dans le Satapathabhrâmana comme les huit mûrti d’Agni-Rudra.

– 130 —

Nârâyana oppose l’efficience naturelle des choses (se rattachant à la loi de causalité) à l’efficience surnaturelle que peut déclencher la simple allusion au nom de Siva. Même si la première régit l’ensemble des mondes et donne des fruits correspondant à la nature innée de la cause, il arrive néanmoins qu’elle n’ait pas les conséquences attendues. Par contre, la récitation du nom divin1 dispense les efficiences extraordinaires et même la libération qui les couronne. Si tel est l’effet du simple énoncé de Son nom, à plus forte raison se montrera efficace l’activité divine elle-même.

À ce sujet, Ksemarâja fait allusion à l’histoire du bâton et du pain : un homme partant en voyage, confie à un ami un pain et un bâton. À son retour, cet ami lui apprend que le bâton a été dévoré par un rat. Peut-il, en ces circonstances, réclamer son pain ? De même s’il suffit de crier le nom de Siva pour être libéré, ne le sera-t-on pas plus aisément si Siva en a l’intention et agit en conséquence.

80

Cette énergie Tienne, ô Seigneur, quel sage, grâce à elle, ne s’émerveillerait en contemplant d’instant en instant la permanence toujours nouvelle de l’univers diversifié !

Bhatta insiste sur le contraste entre la continuité (sthiti) de l’existence et son renouvellement incessant, Siva créant l’univers d’instant en instant par un acte de volonté et de connaissance2.

Les gens ordinaires ne perçoivent pas la splendeur extraordinaire des choses tandis que le sage qui jouit d’illumination (manasvin) en apprécie la gloire au point d’entrer dans la mudra de l’émerveillement. Grâce à l’énergie divine, par contemplation (bhavana) de son identité à Siva, il saisit le monde en son essence comme une pure conscience émanant sans cesse de sa cause, Siva ; c’est pourquoi à ses yeux la beauté du monde n’est plus susceptible de se ternir.

81

Son souvenir — héros inégalable — est seul (capable) de rendre aisé ce qui est malaisé et de changer en bonheur le malheur ! Nous gardons le souvenir exclusif de ce (Dieu) hostile à Smara.

Le poète utilise à trois reprises la racine smr — dans le second vers : Siva, dont on se souvient (smr —) en prenant conscience de son identité à lui, est l’ennemi légendaire de Smara, Dieu d’amour charnel, dont le nom signifie mémoire (smrti). Smara, par la passion, assure la propagation d’une humanité asservie au cycle des renaissances. Au souvenir de l’amour profane peut faire échec un seul et unique souvenir, qualifié d’ekavirà parce qu’il implique un certain héroïsme. Il ne propage pas la vie phénoménale, mais il jaillit soudain hors d’elle, en un instant, sans dépendre d’aucune autre pensée, échappant ainsi à la loi de causalité. Son exceptionnelle intensité est capable de transformer la douleur, due à l’illusion, en une grande béatitude. Il se fait un jeu de l’acte difficile entre tous, l’absorption en la grâce

1. Cf. un verset précédent, 19.

2. Voir infra, p. 139.

– 131 —

éminente nommée rudrasakti. Si une pensée unique suffit à engendrer de tels effets, que dire d’une pensée ininterrompue, d’un regard toujours arrêté sur les profondeurs du cœur ?

82

Gloire aux poèmes qui célèbrent Paramevara, le Seigneur suprême. À son seul nom les très-magnanimes sont horripilés (de joie) !

Lorsque leur Soi s’épanouit sous l’influence de la grâce, les mystiques recueillis en Siva, sentent leurs poils se hérisser quand, durant leurs occupations journalières, ils entendent chanter le nom de Siva dans des hymnes de louange consacrés à la prise de conscience du Seigneur.

83

S’il existe un Être qui crée et détruise les trois mondes, répartis selon les diverses manifestations de son énergie comme (il crée et détruit) les êtres, c’est bien Toi et Toi seulement, Existence (universelle) !

Le premier hémistiche joue sur bhava qu’il répète à quatre reprises. C’est en ordonnant ses propres énergies avec prédominance tantôt de l’une et tantôt de l’autre que Siva crée, détruit et maintient les mondes en manifestant les êtres, les qualités, etc.

84

Tu es la formule mystique, Tu es celui que la formule doit exprimer, Tu es celui qui la formule. Où serait un autre que Toi ? Donne-moi cette formule pour que je sois Ta propre formule, ô Tout-Puissant !

La formule (mantra) consiste en la prise de conscience du Je plénier (purnahanta). Selon son étymologie traditionnelle, le mantra est identique à Siva, car il protège (trâ —) celui qui le contemple (man —), d’où man + tra. C’est encore Siva à qui on l’adresse, car c’est de lui qu’on prend conscience ; et le récitateur de la formule, le sujet conscient, n’est autre que Siva lui-même, car rien n’est distinct de la suprême Conscience, Siva allant à Siva par Siva même.

L’auteur implore donc de Siva cette conscience de l’unité, à la fois mantra, mantrya et mantrayitr qui, faisant évanouir la triple différenciation, l’identifie à Siva.

La Srikauthasamhitâ chante également : « Le mantra seul, ou le réci -

1. Cf., p. 36.

— 132 —

tant seul, ne peut rien réaliser. Tout ceci a la Connaissance pour racine. Sans elle on ne peut rien réaliser. » 1

85

« Tu es l’essence radieuse dont les intentions se réalisent, le Soi auquel, quoique transmigrant, je suis identique ». Est-ce un rêve, Seigneur, mais ce (rêve), d’où (vient) qu’il (subsiste) en Toi ?

Siva, masse indivise de conscience (prakasa) et dont le moindre désir devient une réalité, est le Soi pleinement conscient de sa plénitude (vimada). Le poète sait qu’il est identique à cette essence divine, mais il continue à vivre dans les ténèbres, soumis aux vicissitudes du devenir. N’y a-t-il là que rêve ?

Comment un rêve serait-il possible en Siva ? Le Soi immuable est en effet incompatible avec des états passagers tels que veille, rêve et sommeil profond.

86

Ô Souverain ! la souveraineté de ceux qui renoncent en Toi au fruit de leurs actes est l’impérissable, la transcendante, la seule efficace !

Abhangin, sans détour ni déguisement, de par sa nature indivise et impérissable.

Agrâmya, ne comportant ni plus ni moins, éminente par-delà toute chose.

Upapattimat, réelle, indubitable et se réalisant vraiment parce que indépendante.

87

Quelle adversité n’est-Il pas capable de vaincre ou quel succès d’accorder, Lui notre Bien-aimé, le Dieu des dieux qui a un taureau pour emblème 2.

88

Afin de rendre pur l’œil de Sapience, aveuglé par l’impureté du mal qu’est l’illusion, ô Seigneur, l’amour pour Toi, voilà le collyre suprême.

Chez l’ignorant le troisième œil — œil du Cœur et de la connaissance surnaturelle — est couvert d’un voile qui obscurcit la vision de la plénitude. Seul peut mettre un terme à ce mal de l’illusion le meilleur des onguents, l’amour divin.

1. Celui qui, par la faute de l’ignorance, les tient pour séparés est incapable de rien réaliser. Nous lisons anyathâ avec S. S. v. II. I, p. 48.

2. Le taureau de Siva représente les énergies de connaissance et d’activité.

—133 —

89

Cet état unique, plein de béatitude, indestructible et sans crainte, accorde-le (moi) ; viens à moi rapidement, ô Dieu, pourquoi tardes-tu (encore) ?

Le poète décrit ici l’état mystique sans dualité où l’on demeure apaisé et qui exclut l’angoisse de la transmigration. Que Siva se tourne vers lui et ne le fasse plus languir ; il pénétrera alors dans le Soi. Ksemarâja insiste sur l’excessive anxiété du poète « au cou tendu » tant est grande l’ardeur de son amour.

90

Comme est insondable par nature l’affreux océan de la transmigration ! Comme est excellent le merveilleux Seigneur qui permet de le traverser !

Dans un même souffle, Bhatta exprime sa consternation devant cet océan de tourments si profond que les dieux mêmes ne peuvent en atteindre l’autre rive, mais aussi sa joie émerveillée parce que Siva est la voie incomparable : elle permet à ceux qui l’aiment de franchir immédiatement, et sans le moindre effort, ce redoutable océan.





91

Ô Toi, destructeur du destructeur, hommage à Toi qui extermines le dieu de l’amour (charnel), qui poses le Gange sur Ton front et mènes à bien Tes desseins !

Siva est l’ennemi de Madana qu’on nomme encore Smara ou Kâma, dieu de l’amour charnsl. Siva est également celui « qui met fin » à Krtânta, autre nom de Yama, la mort personnifiée ou le destin-Temps « qui mène tout à sa fin », car le poète se plaît à jouer sur les mots.

Siva protège l’humanité lorsqu’il contient dans les boucles de sa chevelure la Gangà qui, impatiente d’être tirée du ciel pour purifier les cendres des fils du roi Sagara, menaçait la terre dans sa chute. C’est pourquoi le fleuve ruisselle des cheveux divins en plusieurs flots.

92

Par delà même souveraineté, connaissance, renoncement et, vertu, ô Seigneur, pour ceux qui aspirent à l’immuable Réalité, hormis Toi, quel autre refuge existe-t-il ?

Souveraineté ou pouvoir parfait, connaissance du bien et du mal, renoncement et vertu sont les quatre aspects du yoga accessibles aux humains et aux dieux. Mais le séjour permanent dans le Soi transcende ces aspects, car Siva est le refuge et le but ultime de ceux qui, se détournant de ces qualités, ne souhaitent qu’une chose à l’exclusion de toute autre : la vie en Siva.

– 134 —

93

Contre Ta volonté qui donc, ô Sambhu, serait capable de courber un brin d’herbe ? Mais avec l’aide de Ta volonté qui ne pourrait porter le joug de Brahmâ ?

Cette stance fait allusion au récit de la Kenopanisad (III. 4). Les Dieux Agni et Vâyu étaient incapables de brûler ou d’emporter un brin d’herbe que l’apparition prodigieuse (Yaksa) avait placé devant eux. C’est Umâ Haimavatî qui, précisément, leur révéla que ce grand Yaksa n’était autre que brahman.

Un insecte même pourrait, par la grâce de Siva, obtenir l’état de Brahmà ou de Visnu et tirer le char de l’univers à l’aide du joug de Brahmâ l’exercice de la souveraineté étant considéré comme un fardeau. Cf. Utp. IV. 5 cité ici, p. 78.

94

Le front étincelant d’un diadème de rubis, lorsqu’ils se prosternent devant Hara, quel autre ces sages salueraient-ils et de qui ne forèeraient-ils pas le salut ?

Le diadème de rubis symbolise la souveraineté. Doués de sapience et de sagesse, ces êtres nobles et fiers1 qui refusent de s’incliner devant les dieux Visau ou Brahmà, ont le front marqué de rubis par les ongles de pied de Siva qu’ils touchent en se courbant devant lui ; à leur tour ils sont dignes d’être salués.

À l’appui, Utpaladeva (XVII. 29) : « Tout comme Tu es digne d’être vénéré par l’univers entier, de même ceux qui Te vénèrent sont eux aussi dignes d’être vénérés. »

95

Au centre de l’océan de Ta sapience, le lac d’ambroisie, libéré de toute agitation, ne frémit pas ; ô Ascète, puissé-je m’y reposer !

Ce lac apaisé, que ne peuvent agiter les plus grands assauts de l’ignorance, est l’expérience suprême, celle du Cœur ou vimarga. La libre félicité repose au centre même de prakasa, océan de Lumière consciente, dont elle forme la quintessence. Utpaladêva définit cette conscience de la conscience : « J’acte de conscience, c’est la prise de conscience de Soi ; c’est la Parole suprême qui brille éternellement de son propre éclat. C’est la liberté, la souveraineté du Soi transcendant. » »

1. Utkalamastaka désigne à la fois le front étincelant, mais aussi orgueilleux unnata), ne se courbant pas facilement.

2. sk. 1 I. P. I. 5. 13, p. 203.

– 135 —

96

Ô Merveille même vu en peinture ou imaginé en rêve, Tu accordes, Seigneur, le fruit parfait de la Réalité absolue !

Paramesvara utilise des visions imaginaires, des rêves, des peintures ou des sculptures — apparences mensongères d’un Dieu inconcevable — pour susciter chez ceux qui L’aiment la félicité mystique en leur accordant ainsi le fruit suprême, l’identité à la Réalité.

Mahesvarânanda dit de même : « Pour qui s’adonne à la contemplation d’amour, en vérité, (cette) contemplation même devient (sa) divinité adorée. Ainsi, les images contemplées dans une (telle) contemplation procurent le fruit ardemment désiré. » 1

97

« Qui Te surpasse en qualités, qui Te surpasse par l’absence de qualités 2 ? » Ainsi, Seigneur, devons-nous Te louer ? Devons-nous Te railler ? Nous ne (le) savons pas.

Doit-on bénir Siva pour ses qualités d’omniscience, d’omnipotence, etc. que personne d’autre que lui ne possède ? Ou doit-on se rire de son manque total de qualités : cette unicité insaisissable aux descriptions par qualité ? Mais lui refuser foute qualité, n’est-ce pas l’insulter ? Nous ne savons donc que faire.

En réalité, il n’y a place en Siva l’illimité ni pour la louange ni pour le blâme ; il est au-delà de la notion de qualité et de non-qualité, Être sans mode, mais qui, en substance, renferme tous les modes.

98

Ce torrent d’ambroisie, fruit de Ta grâce, obtenu rien qu’en Te louant, qui d’autre (que Toi) serait apte à y goûter et plus encore à en faire don, ô Maître de l’univers !

Le torrent d’ambroisie de Siva est la suprême félicité ; il suffit de chanter le nom de Siva pour que sa grâce s’écoule en un torrent d’ambroisie — suprême félicité —. Le fruit de ce flot est un émerveillement totsl. On ne le goûte qu’en faisant retraite dans les profondeurs du Soi, mais ce recueillement est difficile et les dieux eux-mêmes n’y parviennent pas.

Si l’on ne devient Siva on ne peut user de ce nectar pour se désaltérer ; que dire alors d’en faire don à autrui ! Seul Siva en dispose donc souverainement.

1. sk. M. M. 47 avec jeu sur bhava. Comm. p. 121.

2. D’après le commentaire, Siva est libre des trois guna, sattva, rajas et tamas. Voir M. 46, Stav. et P. S., Introd., p. 32.

– 136 --

99

Trésor de toutes les réussites pleines de sens, relatives aux fins désirables1, c’est de Toi, qu’en toutes circonstances, j’implore la seule (grâce) d’obtenir Ton amour !

Le poète ne veut que l’amour de Siva, sous tous ses aspects, et non le fruit de l’amour, à savoir les pouvoirs surnaturels : seul Siva est désirable.

100

(Universelle) Existence, Seigneur des trois mondes, hommage à Toi dont l’énergie invincible confère à ceux qui se vouent à Toi la souveraineté sur ces trois mondes !

Cette énergie, qui ne rencontre aucun obstacle, révèle la souveraineté cosmique, c’est-à-dire l’identité au Soi, le Seigneur de l’univers.

101

Si au doute « Quelle est la cause qui détruit tous les tourments ? » succède la certitude : « Maître c’est Toi ! », qui ne se réfugie (rait) en Toi ?

102

« Tout en jouissant des plaisirs et en repoussant l’illusion de l’existence, j’obtiendrai l’état suprême. » Ce souhait, ici-bas, convient uniquement à l’adorateur de Sambhu.

Seul, celui qui a repoussé ignorance et illusion, peut jouir sans danger des pouvoirs du yoga, des expériences mystiques et même des biens de ce monde : parce qu’il est semblable à Siva, il ne trouve partout que Siva omniprésent1. Au contraire l’homme asservi ne réussit même pas à jouir des biens temporels.

Les Yogasûtra ne sont pas d’accord avec cette théorie : lorsque les divinités des différents centres invitent un yogin, en samadhi, à accepter les plaisirs célestes qu’elles lui offrent, femmes attrayantes, arbre miraculeux, fleuve paradisiaque, élixir de longue vie, il ne doit témoigner ni attachement ni orgueil, en s’imaginant supérieur à elles. Il craint d’être leurré à nouveau par le monde sensible ; alors, se concentrant, il rejette l’attachement à l’égard de celui-ci ; mais, d’autre part, même tout adonné à son but, il ne doit pas s’enorgueillir à l’idée que, aimé des dieux, il est au-dessus de toute faiblesse, car il pourrait retomber en un état inférieur (III. 51). Le système Yoga condamne ainsi toute jouissance, à l’inverse du Sivaïsme tantrique qui ne pose aucune restriction à la jouissance.

1. À noter le jeu sur artha.

2. Ksemarâja cite la Spandakârikâ. II. 3 pour montrer que, aux yeux d’un yogin, l’objet est identique au sujet qui le perçoit et pénétré de sa conscience.

– 137 --

103

O Seigneur ! même en rêve ou (en état de veille) quoi que je fasse, dise — bien ou mal —, partout ici-bas je demeure dans la quiétude, (apaisé) par l’orgueil de dépendre de Toi.

Toutes les activités du bhakta, pensée, parole et action — accomplies dans l’illusion ou même en rêve, conformes ou non aux prescriptions religieuses et morales — doivent être accomplies dans tous les états possibles, sans que jamais cesse l’identification à Siva, c’est-à-dire la plongée dans sa félicité et sa pure conscience illuminée par l’orgueil de ne dépendre que de lui.

Utpaladeva dit également : « Dans ce triple univers privé de liberté… seuls sont vraiment libres ceux qui dépendent de Toi, Être. libre par excellence ! » III. 2.

104

Pour la pensée qui se meut dans Ta demeure où (règne) la Lumière de (toutes) les lumières, le contact avec les ténèbres n’est, à mon sens, (rien de plus) que le frère cadet du fils de la femme stérile.

L’association des ténèbres de l’ignorance avec la pensée qui va et vient dans le domaine lumineux de Siva se présente comme une absurdité. Dès que la pensée se tient constamment au centre de toute chose — la conscience qui éclaire le connaissable aussi bien que ses critères (prameirja) — elle ne peut être effleurée par l’ignorance ; l’imaginer même serait absurde comme d’imaginer non seulement le fils d’une femme stérile, mais encore le frère de ce filsl.

Laissant la poursuite de la Lumière divine, le poète chante la fécondité de la bhakti :

105

À mon avis, il a le pied posé sur le chemin assuré de la délivrance, celui qui exprime l’intention ferme de servir Siva.

Un homme n’a au cœur que le ferme désir d’honorer Siva et ne conforme pas ses actes à ses intentions ; pourtant ce désir de prendre support en Siva et de s’identifier à lui est déjà un premier pas l’engageant vers l’identité sur la voie tranquille et bien protégée de l’énergie :

106

Dans l’aide qu’ici-bas elle apporte aux trois mondes en les créant, supportant et détruisant, ô Souverain, Ton énergie sans égale envisage une œuvre autonome2.

1. D’après des textes d’origine védique, une femme qui n’aurait qu’un enfant serait quelquefois assimilée à une femme stérile, d’où la mention du frère cadet de son fils.

2. Car elle dépend du Soi.

– 138 —

Cette stance semble opposer les trois activités divines de création, conservation et destruction de l’univers en vue du bien universel et conformément à la loi du karman d’une part, et à la libre activité de l’énergie, indépendamment de tout moyen lorsqu’elle se manifeste par la grâce ou par l’obscurcissement (anugraha ou tirodhana), d’autre part.

Bhattanârâyana joue sur la racine tan — : déjà dans les Veda le monde est tissé, il est ce qui s’étend ; sualantra, ce qui s’étire par lui-même, d’où autonome. Tantra est aussi la navette qui tisse l’univers, le moyen d’assurer la subsistance.

Il est dit dans la Mrgendrâ « Le Seigneur illumine jusque dans leur sommeil ceux qui sont prêts à l’illumination et barre la voie à ceux qu’il faut arrêter ; (Il leur retire le mérite même de leurs actes vertueux). Il assure la fructification des actes. Ceux qui sont aptes à se laisser prendre par l’illusion, Il les y fait sombrer. Son action se conforme à la nature des choses, car il est le meilleur observateur de tous les (actes)' 1



107

Ici-bas (et) dans le triple monde, qui n’est pas brûlé par la triple brûlure ? Hommage à loi, lac d’ambroisie qui l’apaise !

Siva est le Sauveur qui met un terme aux tourments ardents (tapas) du samsâra qui sont de trois espèces : personnels (corporels ou mentaux) ; venant des dieux et causés par les grands éléments, eau, feu, etc. Siva, océan de félicité sans dualité, éteint, par sa grâce les flammes de ce tourment.

108

Même artificiel, l’amour pour Toi porte des fruits sans artifice ; s’il devenait sincère, quel fruit ne (mûrirait-il) pas ? Veuille me le dire.

Culte extérieur, méditation sur un thème donné, récitation du bout des lèvres, actes accomplis sans conviction et même parfois hypocritement, caractérisent la dévotion mondaine ; ses résultats néanmoins ne sont pas artificiels. Mais si la dévotion renonce aux artifices et provient exclusivement d’un amour immense qui ne tient pas compte des contingences, les fruits accordés par elle seront conformes à cet amour, et identiques à Siva même, ils consisteront d’abord en une absorption profonde et ininterrompue en Siva et ils s’achèveront en la liberté retrouvée dès cette vie, car ils ne différeront plus de Siva.

109

L’œil, c’est celui qui Te contemple, la voie, celle qui mène à Toi, le fruit, celui qui naît, ô Non-Né, de l’arbre merveilleux de Ta révélation !

1. Citation par Ksemarâja, p. 113 de son commentaire.

2. Nirvâna, extinction et apaisement des souffrances brûlantes.

– 139 —

L’œil de la Connaissance intuitive et suprême perçoit immédiatement Siva ; toute autre connaissance n’est qu’ignorance. La voie, ou moyen, désigne n’importe quelle activité de la pensée, de la parole et du corps, méditation, adoration, etc. qui permette d’atteindre Siva. Tout ce qui ne conduit pas à ce but précipite le fidèle dans le piège du samsara. Le fruit — la révélation de l’essence divine — procède d’actes et de connaissances ; il mûrit sur l’arbre paradisiaque de l’amour et s’épanouit dans la plénitude de la félicité.

110

Cette permanence qui (n’est qu’en) Toi, transcende la quintessence même du meilleur ! Pour écarter (tout) ce qui s’interpose, Tu es, ô Souverain, mon seul refuge.

Bliatta exprime son intention d’aller droit au Centre, Siva, le repos final, dans la félicité et la Conscience et d’y établir à jamais sa demeure sans s’attarder aux étapes intermédiaires les plus excellentes où il jouirait d’une félicité ou de pouvoirs extraordinairesl.

Il a donc recours à Paramasiva, son refuge, afin d’écarter l’écran d’ignorance qui s’interpose entre Siva et lui au cours de son activité journalière (vyutthana).

Grâce à cette stabilité (sthiti) ou repos bien assuré, on peut jouir de la saveur divine.

111

Oh ! Saveur excessivement douce d’un tel nectar, ce désir ardent de servir Siva l’exterminateur, où, en quelle parcelle infime de temps n’est-elle pas (toujours) renouvelée ?

Le désir ardent d’adorer et de servir assidûment Siva est le nectar infiniment délectable dont jouissent les mystiques : leur extase s’exprime par un seul cri, incapables qu’ils sont de nommer l’indicible. Ce nectar est toujours à leur disposition et pas un instant, ils ne s’en lassent : leur émerveillement se renouvelle d’instant en instant, sans jamais perdre sa fraîcheur. A la différence des biens de ce monde qui fuient devant les désirs ou encore provoquent la satiété dès qu’on en jouit de façon continue, la saveur de l’amour ni ne s’épuise ni ne s’affadit.

112

Encore et toujours, sans se lasser, avec des centaines de pensées déterminantes, il détermine le triple monde2. Gloire à Lui, le non-Né, le seul indéterminé !

Jeu difficilement traduisible sur la racine klp — : kalpanâ, kalpayan et nirvikalpa. Cette strophe est citée à deux reprises par Abhinavagupta dans

1. Ce sont les étapes de pure Science, sadâsiva, Isvara, suddhavidyâ. Voir P. S. Introd., p. 28-29.

2. À savoir bhavâbhavâtibhava, existence, non-existence et ce qui est au-delà.

-140 —

sa glose à l’Isvarapratyabhijnanâkârikâ1 ; il y montre que Siva unique, indescriptible, lumière de la conscience libre et pure, manifeste à tout instant, et sans se lasser, l’univers composé de sujets et d’objets variés. Jamais en effet le Dieu n’est privé de ses énergies organisatrices : “… Pénétrant dans un corps auquel il s’identifie, le Tout-Puissant, de par sa libre volonté et au cours même de la vie journalière, présente à l’extérieur le flot des choses qui n’apparaît vraiment qu’en Lui-même.

Siva est doué de pure conscience (prakasa) sans détermination (nirvikalpa) et de libre prise de conscience de soi (vimarga). Cette conscience efficiente, se déterminant dans l’acte de conscience, se manifeste en cinq activités (krtya) qui déploient et reploient le cosmos et produisent illusion et délivrance. Par ces mêmes fonctions, mais limitées dans la vie de l’individu, Siva revêt un corps auquel il s’identifie à tort.

Cette stance ne concerne pas seulement Siva ou le saint, mais encore l’ignorant. Le saint, bien que plongé en nirvikalpa, reste capable de penser, de parler, de vaquer à ses occupations, car sa conscience demeure indéterminée, n’opposant pas sujet et objet. Chez l’ignorant aussi la conscience reste indéterminée en dépit de ses pensées dualisantes (vikalpa) lorsqu’elle fulgure, de façon fugitive il est vrai ; au premier instant de toute sensation ou action.

113

(Portant) la lampe de la Connaissance où, comme une mèche toute imbibée de l’huile des impuretés, se consument les résidus de la transmigration, ô Dieu, quand donc serai-je en Ta présence ?

Impatient, l’auteur voudrait honorer Siva en esprit, la lampe de la sapience. à la main, en guise d’offrande, selon la citation tirée du Vijnâna-bhairava : ‘L’adoration véritable ne consiste pas en offrande de fleurs et autres dons, mais en une intelligence intuitive bien établie dans le suprême firmament (de la Conscience), exempte de pensée dualisante. En vérité, cette adoration (se confond) avec l’absorption issue de l’ardeur mystique.’ (sl. 147).

Cette lampe symbolique a pour mèche les vàsana, imprégnations de l’ignorance, impressions subtiles déposées par les actes de nombreuses existences passées. La mèche baigne dans l’huile des trois impuretés3 qui diminue à mesure que la lampe rayonne plus d’éclat.

Mahesvarânanda reprend la même image : ‘La lumière de la Conscience — lampe auspicieuse du monde existant et inexistant — flambe haut. La coulée d’huile, (porteuse) d’une série d’impuretés, se consume à l’extrémité supérieure de la mèche, cette prise de conscience de soi.

1. I. V. 10 et I. VI. 7.

2. sk. I.V1.7. Stance d’Utpaladeva.

3. Cf. p. 128.

4. M. M. Sl. 10.

– 141 —

114

Si Tu entrais dans mon cœur, ne fût-ce que le temps d’un clin d’œil, alors, ô Sambhu, (toute) imperfection disparue, que ne (me) ferais-Tu obtenir ?

115

« Je suis comblé, j’ai accompli ma tâche, je suis excellent ! » Une telle affirmation est fondée, ô Tout-Puissant, chez celui-là (seul) qui prend son fondement en Toi.

La connaissance de son identité à Siva assure le bonheur du bhakta. Il est venu à bout de la tâche qui lui incombait, faire son salut, et son indifférenciation avec le Tout recouvrée est le garant de son caractère éminent. Une telle conviction n’a d’appui que chez celui qui prend appui en Siva, son refuge.

116

Tu es en personne l’auteur du bien et du mal ; mais, ô Souverain, l’amour (qu’on a) pour Toi n’engendre, lui, que le bien !

Siva, et lui seul, est l’agent qui fait fructifier toute action bonne ou mauvaise, mais le bien, seul fruit de la dévotion, n’est pas autre chose que l’identité à Siva. Est-ce à dire que la dévotion est en quelque sorte supérieure à Siva ? Il s’agit d’une boutade qui tend à magnifier l’amour divin.

117-118

« Entres-Tu dans un cœur parce qu’il est purifié, ou est-ce Ton entrée qui le purifie ? » Ainsi l’homme1 balance…

Mais sur ce point il n’y a pas de doute : c’est Ta présence même qui purifie le cœur, ô Maître, c’est elle l’achèvement, elle la dignité suprême !

L’auteur, à la suite des philosophes et mystiques de l’école sivaïte kasmirienne soutient le primat de la grâce sur l’effort humain. Seule la présence divine, éminemment efficace, par sa libre énergie, révèle l’essence cachée, en purifiant cœur et pensée du bhakta ; ce n’est nullement le karman qui, ayant mûri, apaise le coeur2.

119

Tout ce qui est mien, ô Puissant Seigneur, parole, esprit, action et mon corps même, que (tout) cela, par Ta grâce, soit seulement la parure de Ta réalité.

1. Il faut comprendre bhaktijana, l’adorant.

2. Ce problème que Ksemarâja développe ici longuement a fait l’objet d’un résumé, infra, p. 24 sqq.

– 142 —

Ayant ainsi chanté la gloire de Siva, le poète exprime son désir de s’identifier à lui indestructiblement au cours de ses différents états physiques, mentaux et spirituels ; il espère y parvenir à l’aide de la grâce divine, pureté qui détruit tout ce qui voile l’Essence.

120

Le Stavacintâmani, sanctuaire de la Déesse de l’amour, et dont le fruit comble les désirs, ce joyau à la louange de Siva, c’est Bhattanârâyana qui l’a composé.

Cette strophe renferme un jeu subtil sur le nom de l’auteur et sur son œuvre, le Stavacintâmani : Bhatta, maître et Seigneur, Nârâyana, fils des eaux primordiales ; est considéré comme la source de la Beauté parfaite, Laksmi, qu’on nomme à juste titre déesse du succès et de la prospérité, car elle procure l’identité à Mahesvara ; on l’assimile donc à la bhakti. L’amour divin consiste en l’absorption totale en Siva.

Le temple de la Déesse est le lieu béni où elle séjourne éternellement. On pourrait peut-être y voir le cœur. Le chant de louange représente la pierre précieuse (cintamani) de Siva qui, par sa grâce, assouvit tous les désirs à la façon de la gemme fabuleuse dans le mythe védique.

Utpaladeva a lui aussi chanté cette pierre de pure Conscience : « Que ce joyau extraordinaire que Tu es, resplendisse pour moi sans interruption au milieu du devenir et, par l’intensité de son propre éclat, disperse la masse des ténèbres aussi loin qu’elle s’étend. » 1

1. sk. //(VI. 8.)






ADDENDUM


Pour p. 33, note 1 :

cuando tù me mirabas,

su gracia en mi tus ojos imprimian :

por eso me adamabas,

y en eso merecian

los mios adorar lo que en Ti vlan.



Quand Tu me regardais,

en moi tes yeux imprimaient ta grâce.

C’est pourquoi tu me chérissais,

et c’est en quoi les miens méritaient

d’adorer ce qu’en Toi ils voyaient.

Càntico espiritual, str. 32.



Pour p. 65, note 2 :

! Cuàn manso y amoroso

recuerdas en mi seno,

donde secretamente solo moras !

Y en tu aspirar sabroso,

de bien y gloria lleno,

! cuàn delicamente me enamoras !

Llama de amor viva, cancion IV, voir comm. p. 795 sqq.

Obras de San Juan de la Cruz, editorial, Madrid 1954. Voir `Poésie et vie mystique chez saint Jean de la Croix' par Max Milner, Paris.





INDEX SANSKRIT

abhedin : indifférencié, Sl. 11.

abhimàna : surestimation, com. 47.

Abhinavagupta : grand philosophe et mystique de, l’école pratyabhijna.

advaita : non-dualité.

advaya : l’Un sans second, com. 13 ; p. 27, n. 1 ; p. 61.

advitiya : l’Un sans second, p. 124.

agni : feu sacrificiel, p. 53, 129, 134.

aham : Je suprême, p. 39.

ahantà : intériorité, voir parna°.

aisvarya : souveraineté Sl. 29, 86, 92 ; p. 86 n. 4.

akrtrima : sans artifice ; spontané, Sl. 108.

amrta : nectar d’immortalité, ambroisie, félicité mystique p. 28 n. 1. 31, 32, 39, 42, Sl. 3, 5, 29, 95, 98, 107.

anâhata : son émis spontanément, p. 101 n. 2.

antahkarana : organe interne, Sl. 35.

antarvimarsa : prise de conscience intériorisée du Soi, p. 19.

anu : âme atomique séparée du Tout, p. 20.

anugrahasakti : énergie de grâce, p. 24, 64 n. 4, 138 ; Si. 52.

anupâya : voie sans manière d’être, p. 7 n. 2.

apâna : souffle inspiré p. 81.

avikalpa : indifférencié p. 47 n. 2.

Âgama : texte révélé p. 7 n. 3, 126, SI. 16.

ânanda : félicité, béatitude, une des énergies divines p. 19, 21, 101 ; Sl. 13, 38, 61, 71, 89.

ânavamala : impureté congénitale réduisant l’âme à l’état d’anu. 128.

âtman : le Soi p. 22, 30 n. 1, 39 ; Sl. 53, 54, 85.

aum : syllabe mystique p. 51, 103, 116 ; Sl. 7.

bahirvimarsa : prise de conscience extériorisée p. 19.

bhakta : dévot plein d’amour divin, p. 12, 18, 22-24, 27, 51, 68, 70, 73 sqq, 85-88, 108, 115 sqq, 137, 141.

bhakti : dévotion ardente, Amour divin p. 22, 23, 28, 102, 121, 141 sqq ; sl. 26, 43, 50, 55, 58, 68, 88, 99, 108, 116, 120 — en son dynamisme p. 38 sqq, 70 — ses tendances p. 39 ses représentations p. 8 sqq — l’agitation d’amour p. 73 n. 2 - bhakti et yoga p. 82 sqq — 0 et illumination p. 86 — ° et délivrance p. 83 - 0 et le Cœur p. 88.

bhava : Être ou existence universelle p. 76, 106 sqq, 113, 129 ; Sl. 11, 14, 22, 24, 30, 34, 38, 45, 53, 55, 63, 83, 100. 2) existence phénoménale répétée (punar), p. 107, 115 ; 14, 26, 30, 55, 58, 71, 102.

bhâva : Réalité, Modalité suprême, p. 106 sqq, 119 et n. 1 ; sl. 11,14, 83.

bhâvanâ : réalisation mystique, contemplation infuse p. 30 n. 1, 68 n. 1, 130 ; SI. 48, conviction, Si. 115.

Bhairava : l’Effroyable, Siva qui engloutit la diversité, p. 15 ; - l’Absolu p. 12, 18, 40, 49, 53, 90 — qàsana, école du Sivaïsme kasmirien, p. 7 n. 3.

bhairava mudrâ : attitude mystique.

bhogâ : jouissance, Si. 102.

bhoktu : le Sujet jouissant p. 124 ; Sl. 63.

bhrama : orbite, tourbillonnant, errant : p. 115 ; Si. 35, —° yoga élan du barattement, p. 40 n. 7.

bhrànti : illusion, erreur ; sl. 71, 102.

bhûti : énergie, prospérité, Si. 20.

bhuvana : mondes, au nombre de trois, Si. 64.

bija : germe, Si. 59.

bindu goutte Si. 61 — point sans étendue p. 103 — Siva ou prakâsa p. 101 ; Sl. 3.

bodha : compréhension, illumination p. 101 ; Sl. 58.

brahman (neutre) : Absolu selon le vedânta p. 46 n. 3 ; 134 — pur prakâsa, dénué d’énergie (vimarsa) p. 13, 39, 128.

brahman (masculin) : dieu ordonnateur du cosmos p. 109, 113 sqq ; Sl. 33-34, 39, 48, 62, 74, 93.

brahmânda : œuf cosmique, univers, Sl. 7-8.

brahmandhra : centre supérieur du cerveau p. 44 n. 2, 81, 104.

buddhi : intellect p. 84.

camatkâra : émerveillement lors de la prise de conscience de soi p. 59.

cintâmani : gemme qui exauce les désirs p. 9, 82, 112, 142 ; SI. 29, 120 — joyau de l’Amour divin Si. 26.

cit : Conscience, l’une des énergies divines p. 19, 21.

citta : pensée divine SI. 1, 38 - 0 humaine instable sl. 38, 104 Coeur Sl. 114.

dharma : vertu, devoir p. 86 ; SI. 92 — nature essentielle SI. 64 — Loi Sl. 70.

dhûrjati : ascète divin, — Siva p. 15, 41 n. 1, 53 n. 1 ; SI. 19, 27, 68, 95.

dhyâna : méditation, recueillement SI. 19, 21, 36, 44.

dipikâ : lampe, torche Si. 58.

dvandva : couples opposés Si. 46 — niro, sans couples sl. 17, 27, 46, 54, 71.

ekâgra : pointe, concentration de la pensée p. 23, 108 ; Sl. 15.

garbha : embryon, schéma sl. 59.

guhâ, guhya : caverne, mystérieuse p. 28 n. 2, 31 ; St. 12.

guna : caractéristique qualité Si. 7, 19, 47, 53, 97 — trois qualités

constitutives de la nature Si. 28, 46, 91 ; p. 118, 135 n. 2.

hamsa : cygne ou Siva Si. 8, 57 — souffle central ascendant p. 59 n. 5, 81-82 — formule spontanée 44, 104.

hamsi : femelle du cygne ou Énergie divine p. 20, 104 ; St. 8.

Hara : le Ravisseur, nom de Siva SI. 10, 59, 94.

hrdaya : Cœur, centre mystique p. 29, n. 4, 31, 40 n. 5 — voie

du° p. 7, 19 n. 3 — caverne du 0 p. 28 n. 2.

icchâ : désir ou volonté p. 40, 85, 100 sqq ; Sl. 32, 93 — une des énergies de Siva p. 19, 37, 40, 84, 88 — ospanda, vibration de la volonté p. 75 n. 5.

Isa : libre Souverain p. 55, 129 ; SI. 25, 64, 74, 79, 85-86, 106, 110.

Isvara : Seigneur, Sl. 64.

jagat : univers Sl. 9, 18, 46, 74, 80, 99 ocinanda, félicité cosmique p. 43, 69.

jiva : individu p. 124.

jtvanmukta : libéré dès cette vie p. 50.

jààna : connaissance salvatrice, sapience p. 84, 86 ; Si. 10, 27, 31, 71, 73, 92, 96, 113 - 0.§ak1i, énergie cognitive, l’une des énergies divines p. 19, 84, 101 — œil de saience Sl. 88.

jnânin : celui qui jouit de jñana p. 18, 68, 88, 102.

kalpanâ : activité de l’imagination et klp p. 74, 139 ; Sl. 112.

kâma : 1) désir p. 46 n. 3 ; Si. 28, 51, 63. 2) dieu de l’amour charnel (Mandana ou Smara) p. 120, 133.

kapâlin : Siva porteur de la guirlande de crânes p. 15, 53.

kapardin : ascète aux cheveux enroulés en forme de conque p. 15, 53, 115 n. 1 ; St. 36, 42.

kârikâ : verset.

kârmamala : impureté d’action p. 30.

karman : acte sl. 48-49 - portant rétribution p. 24.

kinacit : inexprimable et extraordinaire p. 30.

kramamudrâ : attitude mystique conciliant extase et états ordinaires p. 38 — ses deux mouvements p. 39 n. 1, 68 sqq.

kriyâ : activité, l’une des énergies divines p. 19, 84, 101.

krtrima : factice, artificiel SI. 108.

ksetra : champ, étymologie p. 117 ; SI. 43.

kundalini : la lovée, énergie spirituelle, sa montée p. 23, 40 n. 7,44 n. 2, 81 n. 4, 110.

madhyamâvâk : parole intermédiaire, subtile, p. 100, 113.

mahâguha : profond abîme, caverne p. 28.

mahâguhya : la grande énigme p. 28.

mahâsattâ : existence en soi p. 31.

Mahesvara : Seigneur tout-puissant, passim.

mala : souillures au nombre de trois p. 128 ; Sl. 76, 88, 113.

manas : pensée empirique, naturellement instable p. 84 ; Sl. 37 cœur Sl. 117-118 ; ovin, sage SI. 80.

manoratha : imagination, rêve, sl. 72, 96, 105.

mantra : formule mystique p. 59, 70, 79, 109, 127, 131 ; SI. 20, 84.

mâyâ : illusion p. 14 ; définie p. 17, 47, 58, 59 n. 2, 102, 105, 114, 127 ; SI. 5, 10, 44, 54, 72., 76, 78.

mâyâsakti : énergie divine, source d’illusion en tant qu’autonomie de la Conscience divine p. 20, 75, 106, 116.

mâyâvin, mâyin : magicien, Siva p. 14, 17 sqq. ; Sl. 44.

mâyiyamala : impureté d’illusion p. 128.

moha : inconscience Sl. 65, 76.

moksa, mukti : libération p. 48 ; SI. 65, 76.

mudâ : jubilation p. 115 n. 2 ; Sl. 37.

mudrâ : sceau p. 14 — attitude mystique p. 15, 127, 130 — définie p. 67, 69 —° universelle p. 77 — geste du danseur cosmiquep. 14. Voir kramao, bhairavio.

mûrti : aspect de Siva p. 8, 122, 129 ; SI. 78.

nâda : son, Sl 3 ; résonance interne, symbole de l’énergie p. 81, 101, 103.

Natarâja : roi des danseurs, Siva p. 15.

nidrâ : sommeil mystique, voir yoga°.

nikhila : le Tout, l’indivisible p. 12, 33 n. 5, 68.

nirvâna : extinction, libération p. 48, 68, 83, 138 ; sl. 107.

nirvikalpa : libre de pensée dualisante p. 15 — l’indifférencié p. 19 n. 4, 37, 39, 45, 48, 57 sqq, 72, 74, 89 sqq, 100, 139 sqq ; Sl. 112.

pandit : savant, sage p. 86.

parâmarsa : prise de conscience globale de soi p. 22 n. 2.

paramasiva : Siva suprême, l’Absolu, p. 12, 43 n. 3, 49 n. 3, 79, 90, 116.

parâvâk : Parole suprême totalement indifférenciée p. 19, 99 sqq, 103, 112 n. 1.

Parvati : épouse de Siva p. 14-15, 33 sq. 120.

pasu : être asservi p. 14 —° pati, Siva, gardien du troupeau p. 14, 24 sqq, 129.

pasyantî : énergie dubtile de la parole p. 33, 99 sqq., 103, 120 ; sl. 1

prabhu : tout-puissant p. 11, 102 ; sl. 17, 21. 39, 41, 43, 66, 73 ; 77, 84.

prajñâ : intuition sl. 41.

prakâsa : lumière de la conscience indifférenciée p. 7, 13, 17-19, 28, 29, 33-34, 47, 84 n. 4, 87, 100, 101, 106, 120, 132, 134, 140 ; SI. 3.

prakrti : Nature, cause première Sl. 64.

prâna : souffle, vie, souffle expiré p. 81 — son ascension p. 81.

prasâda : grâce purifiante p. 25 n. 5 ; sl. 15, 41, 117, 119.

pratibhâ : intuition du Soi, illumination spontanée p. 43 n. 3, 83, 111.

pratipatti : réalisation mystique p. 81.

prathamâ tuti : ébranlement de la volonté p. 37.

pratyabhijñâ : reconnaissance du Soi comme identique à Siva p. 7, 13, 15, 85, 112 — système fondé par Somânanda p. 8.

prerana : incitation divine p. 37 —° du guru p. 81.

pûrnâhantâ : subjectivité absolue, Je identique au Tout p. 23, 29, 40, 49, 100, 129.

pûrnatva : plénitude p. 68 n. 1, 75.

purusa : Personne suprême, adhio, malle p. 13.

râga : désir, attachement, p. 46 n. 3 ; Sl. 47 bis.

rahasya : mystère, ésotérisme p. 28.

râhu : démon de l’éclipse p. 60 n. 1

rajas : principe actif engendrant la souffrance (voir guna).

rasa : jouissance en art. p. 31 n. 3 — saveur mystique p. 31 (voir saveur).

ruci : inclination du cœur, p. 35 n. 2, 107 ; Sl. 14.

Rudra : Siva le terrifiant p. 129 sakti, grâce éminente p. 131.

sabda : parole, orai, la totalité des sons p. 13.

sakti : Énergie divine p. 9, 68, 72, 121 ; sl. 8, 34, 46, 66, 80, 88, 100, 106.

sâktopâya : voie de l’immanence par l’intermédiaire de la pure énergie p. 7, 39, 101.

sama : apaisement p. 86.

sâmbhavopâya : voie supérieure et transcendante, ou voie de Siva, p. 7, 39-40, 101.

sambhu : Siva-le-bénéfique p. 12, 102 ; Sl. 5, 16, 30, 57, 93, 102, 114, 120.

Sânta : apaisé, aimable p. 102.

sarva : Siva-le-destructeur Sl. 26, 111.

sikhâ : flamme p. 31, 123.

sivarâtri : nuit de Siva p. 15 0 du nirvikalpa p. 15, 57 sqq. 11

sloka : stance.

sri : prospérité p. 101 ; Sl. 29, 73.

suddhavidyâ : pure science p. 20, 101, 102 n. 4, 139 n. 1.

sûnya, sûnyatâ : vide, vacuité p. 59.

sûlin : porteur du trident, Siva doué des trois énergies, Si. 9. 18.

sama : semblable p. 48, 73.

samâdhi : recueillement, extase p. 18, 25 n. 7, 39, 68, 84, 99, 107, 116, 136, — 0 yeux fermés, yeux ouverts p. 71.

samanâ : pure énergie et more ultime p. 81, 103.

sâmarthya : efficience SI. 18, 20.

samâveda : compénétration de l’âme et de Siva p. 30 n. 1, 39, 58, 70, 101.

samghatta : union vibrante de » iva0 et de l’énergie p. 34 — et du saint p. 67.

samkalpa : fonction du manas, imagination SI. 38 — satyao, dont les intentions se réalisent Sl. 85.

samkoca : contraction de l’énergie p. 39 et n. 1 (voir vikâsa).

sampat : efficience p. 101.

sarpsâra : monde de la transmigration p. 21, 32, 44, 48, 61-62, 67 sqq. 78, 83, 111, 117, 123 ; SI. 26, 90, 113 (voir nirvâna).

samsârin : transmigrant Sl. 85.

sarnskâra (ou vâsanâ) : prédispositions, énergies latentes p. 31 n. 3

saipsmrti : souvenir ininterrompu p. 43 n. 5, 111 ; Sl. 24.

sannyâsin : ascète errant p. 9, 77 sqq.

sâra : quintessence p. 131.

sattva : réalité Sl. 60 — une des trois qualités ; principe lumineux (voir guna).

siddhi : pouvoir surnaturel p. 15, 77 ; SI. 79 — accomplissement suprême p. 82, 86 ; I. 118.

smara : souvenir, dieu de l’amour charnel p. 130, 133 ; sl. 81.

smaya : orgueil émerveillé p. 47, 115 n. 2 ; Sl. 37.

smrti : mémoire, vigilance p. 43 n. 5, 130 ; Sl. 30, 36, 81.

spanda : vibration, pulsation p. 88 — âdio, prathama°, vibration initiale p. 37 n. 1, 66 — énergie vibrante spontanée p. 18, 30, 84 — parispanda si. 46.

sthânu : colonne, tronc d’arbre p. 110 ; SI. 7, 23.

sthiti : permanence, stabilité p. 39, 42, 108, 130 ; Sl. 15, 78, 80, 92 106, 110.

sudhâ : élixir p. 32 n. 2.

susumnâ nâdi : canal central p. 103.

svapna : rêve p. 107 ; Sl. 13, 85, 103.

svaprakâsa : lumineux par soi-même p. 13, 112.

svatantra : autonome p. 138 ; sl. 45, 60, 106.

svâtantrya : liberté absolue oakii libre énergie p. 19, 20 sqq.,

30, 75, 106.

tamas : principe d’inertie (voir guna), ténèbres spirituelles Sl. 58, 104.

tejas : arme légendaire des dieux, ardeur p. 24, 129 ; Sl. 77.

timira : trouble de la vision, ténèbres de l’ignorance Sl. 24.

tr — : protéger ; étymologie de mantra p. 131, ksetra sl. 43, p. 117.

trikona, trisûla ou kâmakalâ : triangle mystique du cœur p. 84.

turya : quatrième état, illumination p. 87, n. 2.

turyâtita : illumination définitive p. 87 n. 2, 118.

udyama, udyoga : élan, ferveur mystique p. 40, 64, 129 n. 2.

Umâ : énergie, épouse de Siva p. 39, 67, 87, 134 ; Sl. 51 opati,

Siva p. 14-15.

unmanâ : énergie suprême identique à parâvâk p. 103 sqq.

unmattabhairava : ivre ou fou, sans pensée p. 49-50.

unmesa : éveil suprême p. 39 n. 1, 65 n. 2.

vâk : parole SI. 40.

vapus : réalité merveilleuse p. 30-31.

vâsariâ : résidus des actes passés p. 31 n. 3, 88, 102 n. 4, 105 sqq., 140 ; SI. 113.

vaikhari : parole articulée ordinaire : p. 100, 103.

vairâgya : renoncement p. 25, 86 n. 4 ; Sl. 73, 92.

vibhu : omniprésent p. 59 ; sl. 29.

vijñâna : connaissance ultime de soi p. 87 n. 2.

vikalpa : pensée dualisante, dualité du sujet-objet p. 19 n. 4, 37, 60 n. 2. 140.

vikâsa : épanouissement de l’énergie p. 39.

vimarsa : prise de conscience de soi p. 9, 13, 23, 28 sqq., 33-34, 43, 47, 84 n. 4, 87, 100-106, 111-112, 120, 132, 134, 140 — acte libre de conscience, intériorisé, p. 19 — extériorisé, p. 19.

vira : héros p. 15, 40.

virûpaksa : Siva au troisième ceil p. 15, 27 sqq.

visrânti : apaisement p. 22.

visuvat : équinoxe, équilibre entre les souffles p. 81.

vyâpin : qui remplit l’univers Sl. 8.

vyutthâna : activité journalière opposée à samâdhi p. 71 n. 7, 107, 121, 139.

yâmala : couple de Siva et de sakti, inséparables p. 33.

yoga : union mystique, ensemble de pratiques à huit membres p. 84, 136 —° nidra sommeil mystique p. 58, 107.

yogin : celui qui s’absorbe en Siva p. 18, 21, 136.

yogindra : roi des yogin parcourant la voie suprême p. 40.



INDEX DES NOTIONS ET DES IMAGES

abîme mystique : p. 28, 47 —° d’amour p. 89.

absolu : p. 12, 15, 20, 33, 45, 101 ; voir bhairava, pararnaiva.

ambroisie, croissant de lune : p. 17, 19, 23, 61, 64, 87, 101, 107 ; Sl. 3, 5, 13, 29..

arbre, tronc, colonne : p. 30, 43-44, 79, 80, 103, 108, 110, 112, 114 ; sl. 7, 16, 28, 55, 109.

balançoire : p. 68 sqq.

ballet, pantomime, drame, danse : p. 14, 15, 20, 53, 66 sqq., 70, 123 ; Si. 59.

barque : p. 62.

béatitude, félicité : p. 17 sqq., 21, 22, 27, 31 sqq., 39 ; 40, 50, 107, 120, 124 —° cosmique p. 43, 65, 67, 69, 75, 77, 81, 83, 99 ; sl. 13, 36, 38.

caverne : p. 28 sqq., 59, 80 n. 2, 106 ; Si. 12.

cellier divin : p. 71, n. 1.

champ : p. 80, 117 ; Si. 43.

corde : p. 62, 63.

culte : p. 78-79.

cygne : p. 24, 44, 56, 59, 81, 104 sqq., 122, SI_ 8, 10, 57, voir hamsa.

désir ou volonté : SI. 28, 51, 63 —° universel p. 19, 33-37 ; voir kâma, icchâ

don : de soi, de Siva p. 22, 41, 54, 82, 105, 112 ; sl. 24, 98 — ° d’amour p. 83 — o de grâce p. 24, 88 — O de l’homme p. 26, 80 sqq. ; sl. 11.

douleur : p. 17, 21 sqq., 24, 61-65, 74, 138 ; Sl. 26, 107.

ébranlement originel : p. 34, 37, 41, 100 — ode l’adoration p. 45 ; voir prathamâtuti.

égo, égocentrisme : p. 17, 23 sqq., 29, 39, 46-47, 115.



énergie (sakti) : p. 41, 100-101, 104, 109, 114, 120 ; Si. 66, 80 — son ambivalence p. 106 —° vibrante et libre p. 19 sqq., 30, 33, 59, 71, 75, 87, 128, 138 ; SI. 106 ; voir spanda sphurattâ — – ovierge p. 36, 39, 120 — ode la parole p. 103 ; SI. 7 — Les cinq o de Siva p. 19, 100 sq.

essence absolue, indivisible : p. 26, 43, 45, 47, 59 sqq., 64, 69, 76, 82, 86, 101 sqq., le, 108, 126 sqq., 129, 132, 142 ; Sl. 6.

éveil : p. 65 et n. 2, 71 ; voir unmesa.

fleur : p. 79 sqq., 114 —° de cotonnier p. 62.

flot, torrent (d’amour, d’ambroisie) p. 17, 21, 67, 69, 72, 76, 82 — 84, 110 ; SI. 22, 98 ; voir ogha —° d’inconscience Sl. 65.

flux et reflux : p. 69 – 0 du devenir p. 18.

forteresse : p. 63 ; Sl. 33.

héros : p. 15, 40, 66.

humilité : p. 54-56, 101.

illumination : p. 27, 111 —° fugitive p. 20, 37, 48, 84, 87, 121 ; voir turya — 0 permanente p. 87, 90 ; voir large-dila — ° cosmique p. 106 — se répandant dans l’univérs p. 37 sqq. —° et amour p. 27, 30, 36, 60 n. 1, 86 sqq.

illusion : p. 14, 17 sqq, 20, 46 sqq., 59, 86, 121, 127 ; Si. 10, 44, 102 – énergie divine p. 75, 102, 105 sqq., 120, 127 ; SI. 5, 54, 72 ; voir mâyâsakti.

indifférenciation, indifférencié p. 15, 35 sq., 47, 57, 59, 72 sqq., 105 sqq., 140 sqq. —° amoureuse p. 74 ; voir nirvikalpa.

instabilité : p. 22, 74, 116 ; voir agitation.

instant : p. 75-76, 89, 116, 130, 139 sqq. — premier° p. 37 —° de révélation p. 22, 25, 45, 64, 71 sqq., 102 — clin d’œil Sl. 40, 72, 80, 111, 114.

intériorisation mystique : p. 24, 29, 43, 89.

intériorité absolue : p. 49, 75, 129 ; voir pûrnâhantâ.

intuition mystique : p. 18-19, 63, 84, 89, 132, 140.

Je absolu, cosmique : p. 18-19, 63, 84, 89, 101, 122, 140.

lac, étang d’ambroisie : p. 22, 32, 41, 55, 67, 72, 87 ; SI. 95, 107.

liane : sl. 34 —° du samsâra p. 78.

libération : p. 17, 81, 83, 105 — moyens de 0 p. 84 sqq. ; voir moksa — libéré vivant p. 50.

liberté absolue : p. 7, 17, 21 sqq., 60, 67 sqq., 87, 90, 106, 113, 137 sqq. ; voir svâtantrya.

lieu privilégié : (pada, sthâna) p. 22 sqq., 29 n. 4, 36, 73, 142 ; sl. 17.

lumière : voir prakâsa, bindu.

lune : p. 71 — clair de° p. 65, 71 — croissant de 0 p. 28 n. 1 ; Sl. 13, 51.

maître spirituel (guru) : p. 20, 22, n. 1, 43, 80 sqq. — transmission p. 104

miroir : 10 p.342. sqq., 54.

mur, paroi (bhitti) : p. 14, 19, 101, 104, 126 ; SI. 9.

mystique : expérience 0, ses caractéristiques p. 12 sqq., 19, 30 sqq., 39, 106 — attitude p. 42 — désir du° p. 26.

océan, eaux : p. 108 —° de 111, 128 ; Sl. 26, 75, 114, 134 ; sl. 95 — 0 p. 22 n. 4, 32, 73, 101 p. 101. l’existence p. 22, 24, 55, 62, 104 sqq., 90 —° de la Connaissance p. 22, 87, de félicité p. 31, 73, 102 —° de lait, 105 ; Sl. 3, 10, 29 — son flux et reflux vibration, pulsation p. 29, 43 - 0 primordiale : p. 34, 66 —° de la volonté

œil de sapience : p. 139 ; Sl. ° de feu, p. 15, 27-28, 39. 109 — troisième œil p. 16, 27, 88 39 sqq., 129 — son amrta p. 28, 31-33, 39

organes des sens et de la pensée, éparpillés p. 73, 84 — transfigurés p. 73 sqq. — apaisé p. 116.

orgueil : p. 23. 46 sqq. ; Sl. 37, 103.

oubli de soi : p. 14, 17, 21, 44, 54, 59 —° de toutes choses p. 42, 50, 72, 89, 124.

parole suprême : p, 19, 99 sqq. — ses quatre aspects p. 100, 103.

pointe (fine) de l’esprit : p. 23, 42, 108 ; Sl. 15 ; voir ekâgra.

prise de conscience de soi p. 13, 19, 23, 33, 134 ; voir vimarsa.

rapace et sa proie : p. 40.

rosaire (mâta) : Sl. 23, 33.

réalisation du Soi p. 43 n. 3, 77, 117.

Réalité fondamentale p. 11-12, 17, 63, 66 —° spirituelle p. 30-32,

37, 40 sqq., 56, 70, 84, 87-90, 107, 127 sqq. ; sl. 96, 119. résonance, son : p. 81, 103 ; Sl. 3, 7 ; voir ridda, aurh. »

sceau divin, empreinte p. 14-15, 68 sqq. ; voir rnudrà.

Siva : acteur et danseur p. 14 sqq., 20, 26, 49, 53, 72 — amant d’Umà, agent unique SI. 45, 116 — ascète cosmique p. 14 sqq., 41 n. 1, 53-57, 109, 126, 134 ; voir Dhûrjati — berger p. 14, 16, 24, 63 ; voir Pasupati - Cygne p. 22, 44, 59 ; Sl. 9 — destructeur p. 129, 139 ; Sl. 91, 115 ; voir Sarva héros (vira) p. 15 — indifférencié p. 57 sqq. — magicien p. 14, 17 ; Sl. 44 ; voir mayâvin - peintre p. 14, 104 ; SI. 9 — porteur du trident p. 104 ; voir Sûlin ; — sauveur p. 24, 51 n. 1 — refuge SI. 52, 92, 110 — ses huit aspects p. 129.

sujet conscient absolu : p. 13, 17 sqq., 22, 27, 36, 47, 106, 112, 115 sqq., 131.

Tout : p. 20, 23, 28, 33, 46, 49, 74 sq., 101, 113, 141.

univers (jugal, sarva, viva) fresque p. 104 ; Sl. 9 — œuf cosmique p. 103 ; Sl. 7 — instrument du culte p. 79 —° différencié p. 53 ; voir bhava, samsâra -° desséché p. 65 - 0 apaisé p. 58 —° unifié p. 75 —° transfiguré p. 68, 72, 130 ; Sl. 80 — 0 imprégné d’énergie p. 68-69 — d’amour p. 90 ; de félicité p. 67, 69 —° corps de Siva p. 74-77 —° en germe p. 20, 123.

vibration, pulsation primordiale : p.34, 66 —° de la volonté p.29, 43 —° du cœur p.88, 09

voie de réalisation : p. 7, 39-41, 61 sqq., 73, 84 sqq., 100 sqq. — o du vide p. 1 voix (de Pasyantî) :

voir de Pasyantî : p. 33, 99 sqq.



INDEX DE LA BHAKTI

absence, séparation, abandon : p. 45, 46, 61, 118 — privation d’amour p. 89.

absorption, fusion : p. 18, 30, 35, 39, 41 sqq., 48, 50, 58 sqq., 65, 68, 71, 84, 89, 100 sqq., 125, 128 sqq., 130, 138, 142 ; voir samâvesa.

activité de l’amant : p. 68 sqq., 72 sqq., 77-81, 140 ; Sl. 112 pouvoirs surnaturels p. 77 sqq.

agitation, excitation : p. 17, 19, 23, 44, 42, 73 sqq.

amant ; voir bhakta :° et ascète p. 82 sqq., 86, 89 —° et yogin p. 85-88 - 0 et jnânin, p. 84, 86-88.

Amour divin : ses caractéristiques p. 35 sqq. — son évolution p. 38 sqq., 83 — délirant, exultant p. 45, 51 ; voir ivresse étale p. 39, 70-71 — glorieux p. 70 sqq., 79, 90 — réciproque de Siva et d’Umà p. 33-36, 47, 49, 68 —° de Siva et de l’homme p. 25-26, 47, 49-52, 70 — pour soi — même p. 22 sqq., 36, 99 — Amour et dénuement p. 40, 54-55, 57, 89-90 — o et grâce p. 25-26, 36, 40, 44 ; voir grâce -° et haine p. 40, 102 ; Sl. 4 —° et évolution et, réabsorption p. 34-35 — 0, contraction et épanouissement p. 39 —° et troisième œil (de feu ou d’amrta) p. 28, 31, 33, 39, 41, 45 ; voir œil - o et réalité substantielle p. 30-32 —° et vide p. 39, 57, 59 sqq., 66, 89 —° et dualité p. 47 sqq.

apaisement, quiétude : p. 30, 35, 39-41, 44, 58, 87 ; Sl. 95, 103.

ardeur d’° : p. 20, 40 sqq., 45 sqq., 65, 120 ; voir attrait.

ascèse d’° : p. 53-54, 58, 89-90.

attrait irrésistible : p. 35, n. 2, 41, 43-45, 83, 89, 107, 110, 129 ; Sl. 14 ; voir ruci.

banquet, fête d’: p. 26, 65, 68, 70, 74-80, 85, 90, 99.

centre (madhya) : p. 12-13, 23, 29 et n. 1, 39-40, 45 n. 2, 72, 84,

90, 107, 110, 116, 137 —° de l’harmonie p. 70 ; voir cœur. cœur : p. 13, 17, 20-26, 29, 34, 37, 39 sqq., 44, 50, 53, 55, 58, 66-69, 72, 80-84, 87 sqq., 99, 106, 120, 122, 134 ; SI. 114, 117-118 — ses blessures p. 61 — triangle du 0 p. 35 sqq., 84 sqq. —

intuition du° p. 19, 35, 84 ; voir nirvikalpa – cachette du° p. 80 ; voir caverne.

connaissance d’° : p. 58, 75 sqq., 85, 87, 89, 112.

contemplation d’0 : p. 17, 25, 30, 33 ; 41, 64, 72, 78 sqq., 85, 99, 115 ; Sl. 22, 36, 118 - 0 pure p. 101, 118.

contemplatrice : p. 99 sqq., 120 ; voir pa.4yanti.

convoitise : p. 26, 41, 46 ; Sl. 47 bis.

cri, appel intense : p. 37-38, 44 sqq., 51, 66, 139.

danse d’° : p. 49-50.

désir ardent : p. 33-34, 41, 45, 63, 88 sqq., 107, 126 ; Sl. 66, 111 —

désir du désir p. 107 ; Sl. 14, 111.

douceur d’° : p. 26, 35, 39, 41, 46 sqq., 50, 70, 82 n. 3, 110, 116, 120, 139 ; Sl. 111.

égalité, équilibre d’ 0 : p. 69-73, 79, 81, 88, 90 ; voir samatà.

élan, fougue : p. 6, 15, 36 sqq., 39 sqq., 44-47, 64, 83 sqq., 88 sqq., 99, 109 - 0 aveugle p. 40, n. 7, 52.

émerveillement, surprise, ravissement : p. 22, 34, 38 sqq., 41, 45, 59, 68, 74, 76, 83, 100, 115, 130, 135, 139 ; voir camatkâra.

envahissement d’° : p. 89 sqq.

esclave d’: p. 25, 54, 63 sqq., 89.

étreinte d’° : p. 64, 67 sqq., 88, 90, 115 — son relâchement p. 118.

exaltation : p. 38, 47, 80, 87, 115.

extase : p. 18, 25, 39, 50, 64 sqq., 68, 71, 88, 107, 116, 118, 139 ; samâdhi, turya — 0 cosmique 74-76.

feu consumant, foyer de 1': p. 27, 49 sqq., 53 sqq., 58, 65, 69, 90, 106, 110.

flamme d’: p. 23, 31 n. 2, 39-42, 53 sqq., 83, 106 ; voir sikhâ.

folie, fou d’: p. 41, 49-51, 73, 89 ; voir unmatta.

Formule : sl. 84 ; voir mantra.

grâce divine (prasâda, anugraha, saktipâta) : p. 13-14, 22 sqq., 29, 32, 36 sqq., 41, 50 sqq., 55, 64, 88, 102, 106, 117, 121, 125, 129-132, 138, 141 ; Sl. 41, 52, 98, 118-119. — sa transmission p. 80-82, 90, 104.

grain d’° : p. 80, 117 ; sl. 43.

identification d’: p. 39, 48, 82 sqq., 90.

initiation : p. 81-82.

ivresse : p. 26, 38 sqq., 42, 48 sqq., 66 sqq., 75, 82-83, 85, 125 — 0 cosmique p. 62.

jeu d’° : p. 20, 24, 33-34, 49, 64, 66-67, 87 - 0 du balancement p. 68, 69, 71 ; voir krarnarnudrâ.

joyau, gemme d’: p. 23, 39 n. 4, 82, 111, 142 ; Sl. 26, 29, 120.

nuit mystique : p. 15, 38, 57-65 - 0 de l’anéantissement 54, 57 sqq., 106 - 0 de liesse p. 57, 66, 73 ; voir sivarâtri.

passion exclusive : p. 38, 46, 47, 119 ; Sl. 47 bis.

plénitude d’: p. 39, 47, 75, 89 ; voir pûrnatva.

possession d’: p. 47-48, 54, 90, 115 ; Sl. 36.

prière, louange : p. 43 sqq., 99 sqq., 142 ; Sl. 36, 65, 67, 82.

recueillement d’: p. 38, 42-43, 135.

regard d’: p. 88, 99.

renoncement : p. 55 sqq., 89, 127 ; Sl. 73, 86, 92.

sacrifice : p. 39, 54, 105 sqq.

saveur délicate de 1': p. 38 et n. 3, 35-37, 42, 46, 54, 58, 74, 83, 89, 110, 116, 139 ; voir rasa.

science d’: p. 35 sqq., 87.

soif d’: p. 39, 41 sqq., 45-47, 54, 82.

sommeil mystique : p. 42, 58 sqq., 65 et n. 2, 72, 89, 107 ; voir yoganidrà.

souvenir du cœur : p. 14, 39, 42-45, 111, 115, 130 ; Sl. 24, 36, 81 ; voir smrti,

stabilité, permanence, arrêt : p. 39, 42, 45 et n. 2, 63, 72, 108, 139 ; 15, 47 bis, 80, 110.

torche, lampe d’: p. 28, 41, 87, 106, 123 ; sl. 58, 113.

tourmente d’: p. 60 sqq.

trésor d’: p. 80, 88 ; Sl. 44.

union d’0 : p. 46-49, 54-56, 64, 67, 116 - 0 de Siva-Sakti (yârnala) p. 33-36, 72, 87, 99, 104 ; SI. 51 — de Siva et du Soi p. 81.

vagabondage : p. 67, 82.

vigilance : p. 42, 72, 118.

vin enivrant, élixir, nectar d’° : p. 26-29 n. 1, 31 sqq., 35, 48, 50, 54, 58, 61, 66 sqq., 71-73. 79-83, 88, 99, 120, 139 ; Sl. 50.

voie du cœur, voie d’° : p. 7, 80-82, 85, 133 ; 139 ; Sl. 109 - 0 du héros, p. 40, 42, 100.

CORRECTIONS ET ADDITIONS

P. 22 l.18 au lieu de s’abattent lire s’ébattent

P. 28 n2 » nimagna » nirmagna

P. 54 n2 » yantra tisthati » yantrarn

P. 58 n3 » 18 » 17

P. 70 n3 » svàclupf4fd » sv&11411pfttii

P. 78 1. 34 » sandal » santal

P. 83 l.14 » solliciteraient — ils » solliciter

P. 89 l. 23 » passant tantôt » passant par une phase tantôt

P. 109 Sl. 20 lire : sont ardents à jouir de la gloire sivaïte

P. 126 Sl. 70 » qui (provient) de Toi, de quel (autre) proviendrait-il ?

P. 149 au lieu de Sânta lire sinta

P. 154 1. 10 apaisé lire apaisés

P. 35 n3, p. 63 n2 et p. 141 n2 au lieu de infra lire supra



Autre traduction possible :

Stance 6 : Nous saluons cette essence du Seigneur suprême qui est commune à tous.

Stance 11 : À Toi, l’Existant, seule Existence au sens ultime.

Stance 33 : Brahmà… (usant) des marches de l’échelle que sont les actes pieux…

Stance 41 : Accorde-moi Ta grâce en m’enseignant comment, par quelle succession d’actes…

Stance 42 :… est digne d’être ardemment désiré par tous.

Stance 60 : Hommage à Lui… doué de souveraine plénitude et de gaspillage… Ksemarâja comprend : Hommage à Toi l’indépendant doué de souveraineté sur ce qui apparaît et disparaît.

Stance 67 : Ksemarâja met essentiellement l’accent sur l’identification au Bienheureux.

Stance 73 : Tu es le Seigneur de ceux qui suivent la voie difficile… Toi, ô Tout-puissant ! Stance 80 : O Seigneur, ce pouvoir Tien d’assurer la permanence toujours nouvelle d’un univers qui se diversifie d’instant en instant, quel être intelligent n’en serait émerveillé ?

Stance 109 :… l’arbre merveilleux de la Parole qui Te (loue).











DNYANDEV Gita Commentary

DYANDEV est le créateur de la langue marathe grâce à son explication des versets de la GITÂ. Rédigé au treizième siècle, le commentaire livre de belles images de la nature pour traduire lyriquement une expérience intérieure. Le Dnyâneshwarî influença Kabir et est encore activement lu49. Je n’en livre ici que quelques « bonnes feuilles »50 :

DNYÂNESHWARÎ

Volume I

CHAPTER IX [Bg. 6-11, 13-14]

Bg. 6 : — Just as, ever reposed within the Ether is the great Wind that moves everywhere ; even so are all the beings reposed within Me to this do thou hold fast. (Dny :-89-97).



The air spread in the sky is as wide as the mighty sky itself and makes its presence felt only when it is made to move. Otherwise the sky and the air are one. In that way, air created beings appear to be in Me as Phantasy pictures them. But drop that Phantasy and the beings melt away : there then rernains nothing but My pure Divine-Self, (90)51. Thus it is all the work of Fantasy that the created beings are or are not. So when Fantasy, as the root cause, ceases, what can be there that is or is not through its actions ? So now know ye, once again this Yoga of glory—union with the glory of Divine Being. Be thou only as a ripple over the surface of ocean of Divine Life, and thou shall realize thyself as the all-pervading self. Lord Krishna further said, "you are now awakened and are you not into the light of the supreme knowledge ? The dream of duality has—has it not now vanished with this awakening ? Were your reason to become drowsy again, by the action of Fantasy, this realization of unity will again give place to the dreamy state. Therefore, I now disclose to you the secret of Truth, which shall uproot the path of the sleep of Fantasy, and keep you eternally awake in the illumination of the Absolute Self. Therefore, oh courageous Dhanurdhar, attend to what I say, that it is the Mâyâ (Primal Nature) that makes and breaks all the beings.



Bg. 7 : — - All the beings, O Son of Kunti, return within my Cosmic Nature at the close of a (Yuga-) cycle. The same once more, at the beginning of the (Yuga-) cycle I send forth into being. (Dny :-98-105).



That Mâyâ is named Prakriti, and as was said before splits into two : one appears in an eight-fold variety and the other, higher one manifests itself as "individual soul". You did hear about this subject. No need then to say it again. At the passing away of the world, all these separate beings merge into My Prakriti [185] in its non-manifest form. (100). Grass with its seed, is dissolved into the earth in the extreme heat of summer "Grishma" season ; and do not the clouds surging in the monsoon melt into the autumnal sky ? Or see, how the wind becomes calrn and merges into the vault of the sky, or again see, the ripples disappear in water itself, or the scenes in the dream are dissolved in the mind itself on waking. Even so the beings created and made perceptible by the Mâyâ, merge into it (Mâyâ) at the close of the Kalpa (Cycle). Then in the beginning of the new Kalpa (cycle), sa goes the story, I create them again. Let me tell you now the truth of this story.



Bg. 8 : — Thus, holding my Cosmic Nature under my domination, I again and again send into being this entire aggregate of beings, which is rendered helpless under the control of that Cosmic Nature.

Bg. 9 : — These ( generative ) acts, however, do not, O Dhanarmjaya, occasion any bondage for Me, who remain like one unconcerned, and not attached to those acts, (Dny :-106-129).



Oh Kirîti, when I rule over the Prakriti as my own, then like a band of threads getting woven into a web by the warp and woof of small squares of the fibres, the Prakriti herself changes over into the five gross elements with name and form of the universe. Just as milk mixed with leaven, clots into curds, in the same way, the Prakriti bodies forth as the created universe. As the seed by contact with moisture in soil blossoms forth and gets spread out into a tree, with branches and sub-branches, in that way, the universe created by the Prakriti owes its being to Me. As the saying is. that king verily makes the town—do the royal hands ever toil at that work ? (110). And indeed I rule over the Prakriti not otherwise than one who is raised from a dream into wakefulness. Now pray tell me, Oh son of Pandu, if one feels footsore in going from his dream into waking. Does one feel like being tired with anything like a journey in a dream ? The truth of this is that in the creation of all beings, not the slightest touch of action ever reaches me. As a king rules over his subjects, and each toils and carries out his task, so do I rule over the Prakriti. All action is the doing of the Prakriti it cannot touch me. Just see, on the full-moon night, with the meeting of the moon, the sea bursts into full tide : Oh Kirîti, has the moon ever to drudge for this ? The iron inert as it is, when placed near a magnet, does it not move? [186]

Does the magnet ever suffer in any way, in making the iron move ? Even so, as soon as I behold the Prakriti to rule over it, the universe of created things begins to come into being. Oh Pândav, the mass of created beings is born of the Prakriti, as this Earth, becomes the breeding place to the seed to germinate and issue forth creepers, leaves, etc. or as being attached to the body, is the cause of the childhood, youth and old age, or the clouds are the cause for sending down rains from the sky, or sleep is the cause of dream—in these ways, Prakriti is the cause of the aggregate of beings. (123) Prakriti is the root cause of moveable, immoveable, big and small, in fact of the entire mass of created universe. Therefore, acts like those of creation of the beings or sustenance can never touch My Divine Essence. Although the rays of the moon appear as spread out over the water—surface like creepers, yet the moon is not the maker of this abundance ; in the same way, although these actions in one sense have their being in Me, yet they remain distinct from me. Just as a salt dam cannot resist the rising tide of the ocean, in that way, the actions having their end in Me, cannot affect My own Personal Being. Can a cage of smoke stop the blowing wind, or can darkness pierce into the Sun's rays ? Just as rain showers cannot break through the mountain valleys, in that way, the acts of the Prakriti do not touch Me. Although I am the mover of doings on the part of Prakriti, My essential being is above actions; I neither do anything Myself nor cause anything to be done. A (burning) lamp in a house neither prompts nor prevents any one from doing a thing. It is unconcerned as to who is doing, and what is being done ; it goes as a mere spectator, and yet it is the condition of that is being done : Even so, though I am the source of the being of created things, still I am severally unconcerned in their actions. Enough of this repetition, Oh husband of Subhadrà, on this one simple truth I Know it now once for all. (130).



Bg 10 : — With Me as the Overlord does the Cosmic Nature generate this moveable and immoveable world, and by reason of this it is, Oh son of Kunti, that this living world keeps on variously transforming. (Dny:-131-139).



As the sun sets going world's active life, so do I, oh Son of Pandu, start creation of the universe. Because I lord over the Prakriti and stir it up, the entire mass of living and lifeless things comes into being, and so am I held to be the motive-power of all the universe. Now behold in this light of truth, the union of all [187] things in divine glory and then their being shall be found in Me, and not Mine in them. Nor shall you miss the great secret that neither is creation in Me nor am I in creation. Thus have I opened up to you, the deepest mystery of My being. Now hold fast to it, and barring out sense-pleasures enjoy the vision. So long as this secret truth has not been in one's grip, My real being, Oh Pârth, will not be known at all, just as a grain-particle ( missed ) in ( a heap of ) husk cannot be found. Well may one from guess-work, fancy that he has come by the Knowledge of Supreme, but it is in vain, for can the soil ever soak in moisture of a mirage ? The Moon's disc seems to be caught up in a net spread over water ; and now take the net out and shake it ; the Moon's disc is not there! Even so, do men and dupes of words indulge in tall talk about experience gained, and yet the truth is that by real test they are found to be devoid of it.



Bg. 11 : — Those under delusion, not cognisant of my real Nature, misprize Me, the great Lord of ( all ) beings who have assumed a human body : (Dny :-140-171)



If out of mortal dread of mundane existence of birth and death, you shrink from it and feel the desire for uniting with My own life, you must hold on to this path-way of truth : or else you will fall into the path of gross error. (140) To persons affected with jaundice, the moonlight appears yellow : in that way the errant soul sees in My pure Essential Being impurities ( imperfections ). To one who has his palate spoilt through fever, even the milk tastes bitter : in the same way, I am mistaken for personal being though I am not one.

[...]

Bg. 13 : —The high-souled ones. O Son of Rtth-à, partaking in the Divine nature, adore Me, single-minded, knowing Me as the Immutable Source of (all) beings.

There are those, whose pure hearts are the holy places, into which I--the Supreme ascetic—retire and dwell ; on them waits the spirit of renunciation even in sleep : in the realm of their intensely devout faith true religion reigns supreme. Their minds are the fountain springs that water the field of thought. Ablutions in the holy waters of the Ganges of Knowledge have purified them and have raised them to the Brahmic state of perfection. Through them appears the new foliage on the tree of ever-lasting peace (190). Thus they flourish like blossoms protruding, as it were, from the Supreme Brahman, wherein matures the absolute end cf Divine Existence. They are like pots dipped in and filled with the water of the ocean of bliss. The ecstasy of the love of God makes them spurn the very treasure of liberation, and out of their mere sport and play is born all goodness and love. Their bodily life is a vestment adorned with the beauties of perfect peace, and their heart becomes, as it were, a wrapper that encases My all-per-vading being. Such high-souled ones realizing My divine nature are the very consummation into which My divine love blooms. They worship Me with infinitely growing devotion that is free from all touch of duality. They, Oh Son of Pandu, become one with the essence of divine-life and yet worship Me. There is however one more feature about this worship, about which you do hear.

Bg. 14 : —Ever proclaiming My glory and, steady of purpose striving for attainment, rendering bornage unto Me, with constant application, they in devotion meditate upon Me. ( Dny :-197-238 ).

Such devotees dance with the joy of devotion to God while singing My praise, and make all the talk of penance empty, since [191] not a trace of sin is left in them. Control of body and mind is bereft of all meaning. Yama ( punisher of wicked ) and places of sacred waters are unhoused and thus the door is shut upon coming from, and going to the region of Yama—God of death Yama wonders whom to judge and to restrain ! Yama wonders whom to subdue ! The sacred waters are at a loss to find out what to wash out and cleanse, for not a jot of sin remains ! In this way, the high-souled ones, merely by singing My praise heal the miseries of the world and make it resound with the purest bliss of the self. (200) They give light without a dawn, bestow everlasting life without ambrosia, and confer God's vision, without Yoga-practice. They heal the rich and the poor alike. They do not make any distinction between the high and low, and open freely the whole kingdom of pure bliss to all creatures. Hardly, if ever, a soul reaches the abode of God Vishnu ( Vaikuntha ), but these devotees have brought Vaikuntha ( absolute freedom of Bliss ) within the reach of all. Thus have they flooded with light the entire universe by virtue of the singing of Lord's Name. The Sun is brilliance itself and yet it suffers from the drawback of setting ; these Gods' favourite are perfect and ever shine. The Moon appears full on full-moon nights only ; but these devotees are perfect at all times. Merciful are the clouds indeed, but they are emptied ere long, and hence cannot match the unending treasures of mercy. The great souls are as strong as lions and as free as birds. The glory of uttering My name, even once, is the reward earned at the end of a cycle of meritorius lives : yet that name is ever dancing on their tongue to their breath's tune. For this or that once even the Vaikunth or the region of the Sun may be without Me. I may even pass by the minds of the Yogins. Yet, if ever I appear to be missing, I may unmistakably be spotted out in that abode—where my devotees are singing devoutedly My praise. They are so enrapped in (singing) My praise, that they forget the place and the time, when absorbed in the supreme bliss. There is constant and unbroken stringing together of the names—Krishna, Vishnu, Hari, Govind, accompanied by holy and open talk about My divine Self essence and they sing songs of My praise to their hearts' content. (210). But enough of this. In this way, singing My praise these Saints live and move in the world : and then, O Arjuna, they gain complete mastery over the mind and the five life-winds and keep them under control. Outside, they enclose and hedge in, with the restraint of the senses, the bodily acts, and inside, building a fort in the form of the posture named 'Vajrâsan, ( they ) fix on it guns in the form of control of [192] breath; In this state, and in the brilliance of the rushing power named Kundalini, and the mind and the life-breaths, remaining favourable, the lake, full of nectar in the form of knowledge of the Self—of the 17th ( phase of the moon—( )) gets turned on one side. The concentration, and the withdrawal, from their objects of the senses, reach their culmination, and then the talk of disorders such as passions, etc., comes to an end and the senses are dragged in and kept bound up in the heart. Then the cavalry in the form of well-developed sustenance of mind, rushes out, with the result that the five gross elements get together and get extinguished into the sky, while the four-fold army formed of diverse ideas and fancies is destroyed. Then follows the victory cry, " The victory is gained " accompanied by the beatings of big kettles in the form of meditation and rapt concentration of spiritual realisations, and the flag of union with the Supreme Brahman begins to flutter and glitter. The Goddess in the form of rapt concentration in spiritual meditation is installed on the.throne ( ) of the Empire of the full realisation of the Self. So deep and mystic is, Oh Arjuna, the song of My praise, and the devotees that sing it realise, that I am the one complete and entire being in the universe, in the way the thread pervades the fabric from end to end and that there is nothing else but Myself ( in the universe ) (220). From God Brahma down to the very fly and the aggregate of beings between these - is but My own life; and acting in this knowledge they remain fully balanced. They therefore make no distinction such as big and small or living or without life, but bow straight to every visible creation, considering as My own form. They forget their own greatness and have likewise no notion as regards the worthiness or otherwise of others ; they love to bow and show humble regard to each and every being alike. The water fall on a higher level of course flows down to the bottom ; in the same way to bow to each and every being seen, is their nature ; or just as the branch of a tree laden with fruit bends low ( with the weight of the fruit ) to the very ground-level, in that way, they bow down their heads te the entire class of Beings. They are ever without self-conceit, while their humility is their wealth, and they dedicate it to Me accompanied by the recital of the incantation 'Jaya-Jaya’ ( Hail to Thee O God ). Having got rid of the ( false sense of) honour and dishonour by bowing before beings they easily become absorbed in Me and remain satisfied there, ever worshipping Me. I told you so far about the order of high devotion ; now hear what I tell you about those that worship ( Me ) by performing sacrifices ( consisting ) in knowledge. Yet you know, Oh Kirîti, their way of worship, since, I spoke to you about it once before." To this Arjuna answered, " Yes Lord, I have once had the good nectarous dish of this divine grace, yet how can one say, ‘I have had enough of it', when fortune is being served over and over again." ( 230 ). The Lord hearing this, understood that Arjuna was eager to listen and was already besides himself ( swayings backwards and forwards ) by the ecstatic joy of internal bliss of knowledge. Lord Krishna then said, " Well done, Oh Pârtha ; You have well said ; otherwise this was net the proper occasion for this theme. Yet the deep love I bear to you in My heart makes Me talk over it." On this Arjuna said, " Is the moon-light intended only for the bird Chakor ? No, It is the moon's nature to give cooling relief to the entire universe. The bird Chakor, with great delight, turns his beak upwards towards the moon ; in that way I also make a small prayer to you. You are the very ocean of mercy. The clouds out of their munificence give relief to the afflicted. How heavy the downpour of the clouds, and how tiny is the thirst of the ( mere ) Chakor ? And yet even for the small mouthful or handful of water one has to go as far as the bank of the river Ganges ; even so whether the desire is in—significant or not, it should be satisfied by you, O Lord". At this the Lord said, " Enough of your saying ; I am fully pleased and there remains no necessity of further praise. That you do listen attentively to what I say, is (in itself ) an encouragement to Me to go on. With this interlude Shrihari said further.

[…]

CHAPTER XI [Bg. 2-4, 11-17]

Bg. 2—" The becoming and passing—away of beings have been heard in detail by me from Thee, whose eyes are like lotus—petals, as also ( Thine ) imperishable greatness » ( Dny :-69.-80 )

Oh thou Supreme Lord, with eyes like lotus—petals and splendour of millions of Suns, I heard from Thee, at length, of the very Prakriti, by which all created come into being and pass away (70). The entire domain of illusory Prakriti has been searched to reveal the innermost sanctuary of the Supreme spirit ( ), whose glory the very vedas hold up as a garment to cover up the poverty of their unclad person. And this great treasure of the sacred word springs and flourishes, and gives birth to precious religious truths, because it is suppliant at thy feet. Thou hast so far shown to me the unfathomable glory that is the one Supreme quest of all spiritual paths and to be realized in self—intuition. The eye meets the Sun as the clouds clear away : or the water is exposed to view as the moss is swept off; the sandle comes into one's grasp after serpents coil is untwined, as a treasure hidden underground falls into hands after the spirit guarding it is charmed away ; even so, Oh Lord, thou hast blotted out of existence the illusion of Prakriti that had blocked my vision : thus hast Thou made my soul rest in the absolute bliss of Brahman: This has made assurance of thy power doubly sure, but has kindled one more yearning in my soul. Shall I, out of shyness, shrink from asking thee ? Where else then, am I to seek what I want ? Except thee, I know not of another refuge to fall back upon. Were a fish to feel shy towards water, or were a child to shrink from sucking ( the mother's ) breasts, what else is there, Oh Shrihari, in the world, to support its life ? Therefore, unfalteringly I must speak out the innermost longing of my seul." " Enough of this talk," said the Lord ; " speak out your wishes. " (80) [242]

Bg. 3— " Thus it verily is as Thou hast declared Thine self (to be), O Lord Supreme. I desire to behold Thy Divine Form, O Person Transcendent." ( Dny : 81 -88)

Then Kiriti said, "O God, Thy words have indeed made my eye of inward vision satiated with contentment. My soul is eager to behold thine all pervasive Supreme Personality, whose divine pur-pose moves the entire universe by creation and destruction, and of which thou speakest as thine innermost self : that primeval Essence from which proceed all thine incarnations-two-handed or four hand-ed-for warding off the evils that threaten Gods and to which thou returnest ( after thy sport, beginning from thy rest on a watery bed, and moving out in the shape of fish and crocodile is done ) ;-that Supreme Presence whose praises are sung by the Upanishads and which the yogins behold in their heart with ( their )vision turned inside ; and whom devotees like Sanak and others embrace in a mystic union. I am eager to set my eyes on this Universal Presence of which so much is heard. Since thou hast unreservedly asked me to say my heart's wish, this then is the one object of my desire, my hopes are intent on this prospect of a direct vision of thine Omnipresence.

Bg. 4— » In case thou deemest it capable of being beholden by me, O Lord, in that case, O Master of Yoga, do Thou reveal unto me Thine Immutable Self. » (Dny :-89-122)

May be, a doubt lingers in my mind. Am I worthy of receiving such a vision of thine Omnipresent manifestation ? Hardly I know this. If, Oh God, thou asked why I do not know, I would answer thus : Can a patient himself diagnose bis own ailment ? (90) The urge of my yearning to have the vision, made me blind to my fitness for that grand vision, as to a man that is thirsty, even the sea is not enough. Urged by my ardent longing, I lost my balance and became blind to my worthiness. Only the mother knows best the tether of her child therefore it is up to thee, Oh Janârdan, to gauge my worth and fitness for the vision, before thou, reveal it to mine eyes. Bless me, Oh God, with this vision if thou holdest me worthy of it ; or else withhold thy band ! Why waste one's breath in singing sweet melodies to the deaf ? And how indeed should one think that the clouds pour down only for the bird châtak, and not for the test of the world? And yet such a downpour falling on a rock runs to waste ! The bird Chakor is indeed known to feast on the nectar of the moonlight ; and surely others ( birds ) are not made to swerve off that enjoyment But without eyes to see the dawn gleaming is of little avail. Therefore, [243] I doubt not but that thou wilt reveal thine Omnipresent vision, for thou art fresh and new ever more to the knowing and ignorant alike. Thy mercy knows no bounds ; its gifts are free, seeking not worth or demerit. The holiest of bliss that cornes of final emancipation ( Moksha ), thou hast given to thine enemies. Arduous is the path to emancipation which yet humbles itself at thy feet and so waits upon any soul at thy bidding. Intent on slaying thee, fiendish Putanâ made thee stick the baneful milk, and was forthwith exalted (like SanatKumar; to the blissful state of union with thy perfect being (100). Even Shishupâl who before a large gathering of all Gods and sages at the Rajasuya sacrifice railed and hurled hundreds of affronts at thee—a hardened sinner like him was installed in thine abode of Bliss ! And look at the son of king Uttânpâda ; did he ever so much as dream of soaring to thee and look at acme of glories of steadfast abode on the Polar star ? He went out in the woods to wrest back his rightful immobile place on his father's lap. And thou raised him to preeminence, even beyond the Sun and the Moon, crowning him on the ( polar ) seat. Thus to all souls in distress, thou art the one giver of free grace ! Fondly uttering Nârâyan as bis son's name, Ajâmila was raised to the glory of emancipation by union with thee. You still wear as a mark of proud dignity, the footprint of the sage Bhrugu who kicked you. And the conch—the relies of thine erstwhile foeman, thou does not leave off and is held ever more as a token of love. Thus even evil-doers are recipients of thy grace and thy gifts are freely given unmerited ; Bali who gave thee his all as alms, thou gladly served as his door-keeper. The harlot had never worshipped thee nor listened to thy glories sung; she only used thy name in tutoring the parrot, and was rewarded with Supreme bliss in Vaikuntha ( thy divine home ). For these merest trifles thy band bas given the highest bliss of emancipation by union with thy divine essence to many. How then should I fare otherwise at thy hands ? The Kâmdhenu, by the plenty of the milk brings relief to the whole world in distress: How then should her young calf suffer the pangs of hunger ? So it cannot be, thou withhold from me the gift I have asked for. Only you have first to make me fit to receive it. (110) […]

[...]



Bg. 11.—" Bedecked with Heavenly flowers and raiments—annointed with Divine perfumes—instinct with every marvel—the God Infinite, facing everyway. (Dny 218-236).

Then withdrawing bis vision for fear (from the hands) Kiriti glanced: over the neck and the crown where he saw wreaths of flowers—beautiful flowers—which Arjun mused with wonder, to be the source from which the Kalp-tree (desire fulfilling divine takes root, on the very original fountainhead ( ) of the great occult powers, (or) the very home to which the tired Goddess Laxmi repairs for rest. Such lotuses the supreme person wore. Bunches of flowers hung out from the crown ; on the limbs rolled flower [251] armlets and plated network, wreaths, dangled down the back (220). The sparkling yellowish silken raiment (girded the waist down to the loins) like the splendour of the sun filling the sky. Further he beheld the divine Ornnipresent Person — annointed with sandlepaste that looked like the mount Merû covered with gold plate; or Shiva bedaubed with camphor, or the milky ocean wrapped with milky white cloth, or the sky overlaid with a cloth unfolded of moon light. And what fragrance it was that beggars description—fragrance that brightens the very lustre of self illumi-nation, that cools the warmth and sweat of divine ecstasy, that embalms the sweet fragrance of earth, that enthralls even the ascetic recluse and that besmears the very person of cupid. Arjun with his astonished gaze fixed on the entrancing vision of surpassing grandeur, was at his wits end to make out if the supreme person was standing up, or sitting, or lying down. All around the image of the supreme Presence met the eye as Arjun opened it outside ; shutting it out in silent wonder, he stood face to face with the supreme Person's Presence over again. In front; the supreme person confronted him with countless faces ; and as he turned back in dismay, there too Arjun beheld the same sight of Omnipresence with innumerable faces, hands and feet. Indeed, it is no wonder that the all-pervading Deity appeared in that vision when Arjun opened his eyes ; that the Omnipresence was visible even when the eyes were shut, is a veritable miracle. How gracious was Lord Nârâyan ? For he made himself manifest as filling being-both, what fell within Arjun's seeing and what did not (230). Thu- s then did Arjun struggle through a flood of wonders to get a foothold as solid ground ; and suddenly, he found himself thrown headlong into an ocean of miracles. With such uncommonly, superb workmanship of his myriad forms did Nârâyan wrap Arjun in that Omnipresent vision. In his own being, the Lord is an all-Perviding presence, and was now besought by the Son of Pându to reveal laimself in a direct vision of universal Presence. Hence the Lord became one and all. And the sight which the Lord of Vaikunth bestowed on Arjun, is not sight that sees with the help of candle light, or day light, nor does it cease to work when shut. Therefore, Kirîti saw the Omnipresence at either end and even in the dark. "You hear this, Oh King Dhritarâshtra." So Sanjaya said to King Dhritarashtra at Hastinapur. Sanjayâ added "Oh king, do bear this in mind, that Pârth beheld the vision of the divine Omnipresence with myriad faces bedecked with ornaments of varied kinds.

[...] [253]

Bg. 15 —Arjun spake :—"I behold all the Gods, O Deity, within Thy body, as also congregations of the various (orders of) beings : Lord Brahmadeva, enthroned upon a lotus-scat, and Sages all, and Divine Serpents. (Dny :-255-265).

All glory to thee, Oh my master ! By the miracle of thy grace, the merest mortal that I am, has set bis eyes on all-pervading Divine-Presence. Thy favour has altogether worked for good and makes my heart easefully rejoice, Oh God, that I have beheld in thee, the mainstay of this created universe. Oh God, like herds of beasts browsing on the top of the mountain Mandâr, whole universes seem to be scattered on thy Person. Or like clusters of stars up and down the wide expanse of the sky, like nests of birds hanging down from the big trees, Oh Shrihari, there appear in thy cosmic Person the very heavenly abode of Paradise with its hosts of gods I sec here, Oh Lord, myriads of quintuplets of the five gross elements as also of (various orders of) beings in the universe. In thy body dwells the Heaven of Satya—loka region itself. How then could it be without the God Brahmadev ( ) Himself visible here ? (250) Looking in the other direction, I sec the very Kailas (Lord Shankar's bouse) : here I see also Lord Shankar along with Goddess Bhavani (Pârvati) in a tiny corner of thy body : so too, Oh Rhishikesha I see thyself in this Cosmic Person. I behold here whole clans and families of Sages like Kashyapa and others, and the regions under the Earth ( ) along vith the (groups of) Divine serpents. In brief Oh Lord, of the threc worlds, whole universes of fourteen worlds seem to be portrayed on the canvas of a single limb of thy Person ; so also do appear sketched thereon, die created beings dwelling in these worlds. I am thus beholding the uncommorily fathomless depths of thy being. [254]







Bg.16 — "With manifold arms, bellies, mouths and eyes, Thee possessing countless forms, I behold in all directions. Neither end, nor middle, nor again any beginning of Thee do I behold, O Lord of the universe, that dost possess every form (in the universe).( Dny :-266-293 ).



Looking around with the light of the spiritual eye, I see rnyriad of arms as if the whole space of sky was shooting forth arms on all sides. So too I behold thy hands busy, doing all actions in one and the same moment. And boundless are thy bellies, meeting my eyes like treasures of whole universes opened on the great void (the unmanifested Brahman). And a single glance meets thousand heads that turn up by crores in a moment as if the tree of the supreme Brahman, laden with fruit borne in thousands of heads has bent low. Thus, Oh Omnipresent Lord, are visible on all sides myriads of faces as also multitudes of rows of their eyes. (270). This is nothing : even all talk of heaven and earth and nether regions and the eight quarters and mid-air sky has ceased, and I behold all and the one in the image of Divine Presence, curiously wondering if there be a secluded nook, as small as an atom, wherein you are not. I find none such : so fully you have pervaded all being. By thine infinite Presence, I behold, Oh Anant, is the entire extent of being packed that was a compact mass of the fixe gross elements stored in the world. As I mused, whence thou mayst be coming, whether thou art standing or sitting, what mother's womb bore thee, how big is thy figure, of what age mayst thou be, and of what appearance, and what may be beyond this, and what indeed may be thy support. Now as I behold the light that illumines all, thyself are thine own support. Born of no other being, thou art self existent being without beginning, self-same for all time neither standing nor sitting, neither tall nor short : Oh God, tlhou art all everywhere, below and above. Oh, thou art like thyself than anything else : thou art as old as eternal being and thy parts are thy own being. In short, oh Anant, as I see again and again, thyself art everything that belongs to thee. Yet, one blemish do I see in thine all pervading Presence. Naught, it bas a beginning or a middle, or an end. (280). These have I searched in all places, and not a trace of these is visible : without doubt, there thou art without beginning; middle and without end. Thus have I seen thee all-pervading being. From thine all-filling Presence body-forth severally many incarnations, making thee as it were clothed in myriad coloured garments ; or as if the separate beings were the trees and creepers growing on thy mountain-high Presence, and the splendid ornaments are the flower and fruit there of. Oh Lord, thou art the big ocean of being, on which are tossed separate beings as waves : or, thou art a big tree laden with fruit of these separate images : or thou art like the earth, peopled with all kinds of beings, or like the sky studded with clusters of stars. So is thine all-pervading Presence revealing myriads of divine images. On thy body these spring like hair. A single part of this presence witnesses the birth and decay of whole universes. And who may this supreme Person be, that pervades all universes on all sides? Well, it is none other than the self-same person that drives - the chariot for me (Lord Krishna). And methinks, Oh Mukunda, the all-pervading spirit of the universe, thou yet reveal thyself in this limited form of bewitching beauty to make thy devottees blessed in thy grace. Oh how beauteous is thy four-armed person of brownish colour, so charming to eyes and mind alike, so easily to be clasped by two hands in an embrace (290). Oh thou, the Omnipresent Lord of the entire Universe ! Thou wear this beautiful body out of thy divine grace, and what a pity that mortal men reckon thee no better ! May that be as it is ! The blemish of my human vision is now washed off: thou hast fitted my eyes with divine transcendent sight : so here I am seeing thy divine glory in its full and grandeur. Only this day did I realise that this human figure sitting behind the crocodile-shaped front of the chariot is verily the divine spirit that fills the universe.



Bg. 17. — " Wearing a crown, with mace and discus (in the right hands) ; a mass of radiance blazing forth in all directions : I behold Thee—to be beheld with difficulty—all around me, dazzling like a blazing fire (or) the Sun, beyond all (power of) comprehension. (Dny :294-306)



Oh Shri Hari, is it not the same old crown that adorns thy head now ? How wonderful then that it shades with a lustre and glory unknown before ? And is this not thine ever whirling wheel in thy upper hand ? Oh Omnipresent Lord ! I can recognise it as thy hand does not stop steadying it in its unnecessary motion. And is this not thy well known mace to be seen in thy other hand ? Are not both these lower hands without a missile, are left free to hold the reins ( of the horses ) ? Now have I realised that thou, Oh universal spirit and the Lord of the universe, hast, all of a sudden to fulfil my prayer, revealed thine Omni-present grandeur. How surpassingly transcendent is this great miracle!! […]

[...]



Volume II

CHAPTER XIII [Bg. 7, 14-16, 27-31]

Bg. 7 — " Non-arrogance, Guilelessness, Non-violence, Forbearance Rectitude ; Devoted service to the Preceptor, Purity , Steadfastness, Self-restraint : ( Dny :-185-512 ).

( One possessed of knowledge can be identified by the following symptoms ). He does not relish in the least, the idea of identifying himself with any business, or feels it a burden, were any one to attribute respectability to him. Were any one to commend his virtues or to hold him in respect or to describe his qualities, he gets nervous like a deer blocked by a hunter or like a swimmer in a river caught in a whirlpool. Oh Pârth, he feels it a difficult position to be the object of people's applause and would not allow any importance being attached to him. He would not like to see any feeling of reverence displayed towards him or would not allow his cars to hear his own praises and would not like the people even to remember that he is any particular person. He feels it a death if any one bows to him and does not relish any honour being done to him or any regard being shown for him. ( 190 ). Although his knowledge is encyclopaedic like Brihaspati's ( the Preceptor of the Gods ) he conceals his true personality under the guise of idiocy for fear of celebrity. He does not display his skill and always bides his greatness and likes to wander about like a mad man, He feels unhappy in mind [11] at his fame, neglects discussion on Scriptures, and entertains a great liking for quietude ( ). He heartily wishes that he should be insulted by the world and his own people ( kinsmen ) should not be near him. Although all humility at heart, he outwardly shows indifference and generally behaves accordingly. He always wishes to behave in a way, that people care little to see if he is alive or not. He conducts himself in a way that people doubt if he is walking or is borne by the wind. He endeavours ( ) that his existence should be ignored and people should even forget his name and that no living being should feel any fear on his account, and he feels glad to hear about unihabited places and even to live in solitude. He forms friendship with the wind and loves to talk to the sky and loves the trees more than his own life, (200). In short, he should be known as having secured 'knowledge' who shows such symptoms. By these symptoms should be known one who possesses `Adambitva' ([] — non-arrogance). Now is described `Adambhitva' ( ). Adambhitva can be likened to the mind of a miser who would not show his treasures to any one even though threatened with the loss of his life. In that way, Oh Arjuna, even at the risk of his life, he would not himself make known his own good actions like, Oh Arjuna, a naughty cow who would resist and hold back the natural flow of her milk, or like a herlot ( ) who would not disclose her ( real ) advanced age, or like a rich person who would keep secure his riches while passing through woods or like a married girl from a respectable family who would not allow her limbs to be exposed, or like a cultivator who sows the corn and covers it up with earth, ( like that) he keeps secret his charity and good actions. He does not adorn his person, nor does he flatter ( any one) and does not make a parade of his pious acts. Similarly he does not speak about his good actions towards others, nor make an open boast of the knowledge secured, and he never sells for fame his knowledge. He behaves like a miser in regard to enjoyments for his own person, while he never shows a niggardly hand when spending on charity. (210). In domestic matters he shows scarcity of wealth, while in physique he appears lean : ( yet ) in point of doing charities, he would spend at a scale that would compete even with a Kalpataru ( Heavenly tree supposed to yield all desires ). He is serious in point of doing his own duty as prescribed by religion, and also very liberal on the right occasions. He is wellversed in holding discussions on the knowledge of Self ( ), but otherwise looks like a mad man. […]

[…]

Bg. 13 — having hands an feet on every side of us [ …] being endowed with (power of) hearins in every direction, and which abides envelopingeverything in teh wordld : (Dny : 874 — 891).



[...][48] In fact Supreme Brahman has got no bands, no eyes, and no feet : how could then the figurative language be made applicable to it ( Supreme Brahman) when even describing it as absolute zero ( void ) is not tolerated by it ( i. e. is quite inappro-priate and misleading ) ? Although it is perceived that one wave swallows another wave, yet is the ' swallower ' or ' swallowed ' any-thing different ( from the water) ? In that way, Supreme Brahman being as it is one absolute Truth, there is no scope for dualism like the field of pervasion and its pervader. We are compelled to make use of symbolic expressions ( involving the notion of dualism) for conveying the idea (of unity ). Just see, even for the purpose of reptesenting a zero, it becomes necessary to mark a ' cypher ' as a token, in that way, the language of duality is required to be used for expounding, in words, monism. Otherwise, Oh Pârth, institutions like the preceptor and the disciple will cease to exist and all talk will come to a standstill. Therefore, the Scripture Shruti started the path ( method ) of propounding monism through the ( figurative language ) of duality. ( 890) Now do hear, how the object of know-ledge ( Supreme Brahman) abides, pervading all forms perceptible to the eye ( and other sense organs ).



Bg. 14—" That which is -revealed ( as the basis ) of all sense-functionings, that which is ( itself ) beyond the ken of all senses ; detached ( and yet) supporting everything ; so likewise, devoid of the Gunas ( Constituent-aspects ) and ( yet ) the experiencer of them : ( Dny :-892-912 ).



" Oh Kiriti it ( Supreme Brahman) pervades the universe just as the sky pervades all space ; or just as the thread pervades the entire linen in the form of chequered cloth ; or just as liquidity dwells in water in the watery form ; or just as light dwells in the lamp in the lamp form ; or just as the fragrance of camphor exists in camphor in the camphor-form ; or just as actions dwell in the body in the body-from ; in short, Oh Pândava, just as gold abides in every particle of gold, in that way the Supreme Brahaman pervades all externally and internally. Yet, so long as gold is in the particle form ( ) we call it particle, but as soon as that form is changed, it becomes only gold. Even though the current might run in a zig-zag course, yet the original water ( flow) remains straight ; or even though the iron gets red hot by fire ( heat ), yet fire does not constitute iron ; or the sky appears round when enclosed in an earthen pot or appears four-cornered when seen from the interior of a ( four-cornered house ), but those round and square forms are not of the sky itself ; in that way Supreme Brahman, even though apparently undergoing [49] transmutations, yet in reality is never so affected. Supreme Brahman, Oh Dhananjaya, is felt to be formed out of the mind, the senses, and the three Gunas ( constituent aspects) ( 900) yet neither the Gunas nor the senses constitute Supreme Brahman, in the way the sweet taste of the jaggery does not exist in the form of its mould ( but exists in the jaggery itself ). Clarified butter exists in milk, in milk form, yet milk is not certainly the clarified butter. In that way, the attributes such as the Gunas and the senses, in no way affect Supreme Brahman, ( and ) bear this in mind. We give different names, such as ( Screw ) flower etc. ( ) to different forms (ornaments) of gold, yet the original gold remains as original gold in any such form. To speak in plain Marathi language, Oh Dhananjaya, Supreme Brahman is entirely distinct from Three Gunas and the senses. Name, aspect, genus, action and (all such) distinctions are all attributes of the forms and do not apply to the essence (Supreme Brahman). Supreme Brahman is neither the Gunas themselves nor it is in any way connected with Gunas: yet the Gunas (erroneously) appear to be in Supreme Brahman, [t is on account of such (erroneous) appearance, Oh Kiriti, that the deluded ones hold that the Guna attributes reside in Supreme Brahman, Supreme Brahman possesses (them) in the way the sky supports the clouds or the mirror supports the reflection, or in the way the Sun-reflections are supported by water or the Sun's rays support the mirage. In that way unmanifest (Supreme Brahman) supports the Guna attributes without in any way contacting with them. But it is unsubstantial and unreal even though perceptible to the illusive vision (910), The experiencing of the Gunas by the qualityless, is like a poverty-stricken one enjoying sovereignty in a dream. Therefore let there be no mention even of the association with, or experiencing of, Gunas by the qualityless.



Bg. 15— "(That which is) outside and inside (all) beings; not moving and yet moving; which, because of its subtility, is incomprehensible ; which, is far-situate and (yet) close at hand: (Dny:-913-915).



That which abides in every created being, (endowed with motion or stationary) Oh son of Pându, just as does the heat evenly in all diverse fires and similarly pervades all in imperishable and subtle form—should be known as the object of knowledge, It is one, (and the same in and out and far and near, and never undergoes any change in its aspects.



Bg. 16— " Undivided amongst the beings, and withal as though divided, it abides. As the Sustainer of the beings it is. to be understood : as ( their ) devourer and procreator.( Dny . 916-926 )



It is not the thing that the sweetness of the sea of milk is greater in the deep middle and less near the shore ; in that way it is equally perfect everywhere. There is never any stoppage or break in its state of pervasion in the diverse orders of beings, such as insect class engendered by sweat and others ( ). Oh you, the leading one amongst the hearers ( ) the moonshine is one without distinction even in thousands of earthen pots full of water, or the salt (taste) pervades each and every particle forming heaps of salt, and is of one and the same kind; or there is the same sweet taste in each and every (jointed) part ( ) of sugar-cane; in that way it (Supreme Brahman) pervades as one single in the same mariner beings of diverse orders and is also the root cause of the universe Oh sensible one. (920). Therefore, it is the support of the diverse beings with names and forms that get created from it, in the way the sea is (the support) of the waves (which get created from the sea). It abides as uninterruptedly the same (in the beings) throughout the three stages viz. creation, maintenance and destruction (of their lives) in the way the body is the same through its three stages such as childhood etc. Or in the way the sky does not change with the three stages of the day viz, evening, morning and noon. It (Supreme Brahman) is called Brahmadev when it creates the universe, it is named God Vishnu when it maintains it and it is named Rudra when it destroyes it: when these three Gunas or stages disappear, it abides in the zero (( )-void). That zero state (void) which remains behind after the triad of the three Gunas ceases to exist-that very zero state (void) is what is propounded in and accepted by the Shruti Scripture as the "GREAT ZERO"- (( ) Great Void) state.

[…]

[58]

Bg. 27— "Evenly abiding within beings, the Highest Lord, not liable to destruction in the midst of objects that meet their destruction: Him, who so perceives as such truly perceives. (Dny:-1057-1068).



The fabric is not the yarn itself, yet it is made perceptible through the yarn; in that way must be viewed the unity of Kshetra and Kshetradnya with a deep insight. the beings emanate from only one common Source (they are made of the same stuff) but individual organisms derive varying traits (hence arise differences ) and you should get experience of it. These beings have got different names as also different ways of conducting themselves and different forms and colours. Were you, Oh Kiriti, to give scope for distinction in view of these diversities, you would not be able to get out of this worldly life even after (passing through) crores of births (1060). Just as the Gourd creeping-plant bears fruit of different forms-some long some crooked, some round, etc. serving different purposes, or just as jujube fruit whether of normal ( spherical ) or regular shape are of one jujube tree, in that way even though beings be of different forms and moulds, yet their common origin-Supreme Self-is simple and uniform, Even though there be numerous and different particles of fire, yet the heat in them is the same: in that way at the core of the aggregate of multiformed beings abides Supreme Soul. Even though the rainshowers are spread over the sky yet the water in them all, Oh Warrior, is the same; in the same way the soul although abiding separately in different forms of beings is only one and the same. Even though the groups of beings are different in form and colour from one another, yet the (Supreme) Soul abiding in them is one and the same, in the way the sky (space) even though it appears different in different pots and hermitages is one and the same. Even though the armlet and other ornaments are of different forms and fashions (changing from time to time). [59] Yet the fineness of gold in them is never changed; in that way, the indwelling soul is imperishable even though the illusive aggregate of beings, within whom he dwells perishes. One who realises that Supreme Self is entirely aloof from the natural properties of the being, yet not distinct from the being itself such a one should be known (as a seer) to be possessed of good eyes amongst men of knowledge such a one is the very ‘eye of knowledge’ - one with best vision amongst those possessed of the power of vision, Oh head amongst the warriors, and this is not only a formai praise; such a one is really very lucky.



Bg. 28 -  « For, perceiving with an even outlook the Lord who evenly abides everywhere, he becomes incapable of injuring the Self by his own self; and accordingly, he attains the Highest Goal. (Dny:-1069-1079).



This body is a bag filled with the three Gunas and the senses; It is a trio of the humours (phlegm, wind, and bile) and an assemblage of the five elements and is bad and dangerous. It is obviously a scorpion with five stinging tails or five fires enveloping from five sicles, or the shelter in the form of deer discovered by a lion in the form of soul, (1070) Abiding in such a body who would not pierce into the bowels of the non eternal, the dagger in the form of the eternal knowledge ( of Supreme Self) ? But one possessed of knowledge, Oh Son of Pandu, while dwelling in such a body, never permits the destruction of bis own Soul, and at the end of his worldly career merges into it. After crossing over crores of births the Yogins, through their Yoga - practice take a plunge into the unfathomable from where there is no returning as they daim, - that principle which is beyond the univers? of beings having names and forms and also on the other side of the 'sound' and which is the inmost sanctuary of `Turyâvasthâ" (( )-the forth stage of meditation in which the soul becomes one with (Supreme Brahman) and which is Supreme Brahman itself, and wherein corne for rest the different goals such as emancipation etc , in the way, the Ganges and other rives finally merge into the sea. The bliss of the attain ment unto Supreme Brahman cornes of its own accord to wash the feet of him, who making no distinction between being and being conducts himself evenly as with his own self. Light (lustre) is one and die same even in crores of lamps, in that way, Supreme God abidès everywhere. One, Oh Son of Pandu, who even while alive, experi. entes such evenness, is not fettered by future births and deaths, And therefore I extol again and again the unique fortune of such a one, since his vision is ever fixed on evenness.[60]



Bg. 29 — That the (various) acts which are being accomplished, are in everywise accomplished by the ‘Prakrti; who so perceives this, and also perceives the self as really non-agent: he truly perceives. (Dny:- 1080-1083)



He truly perceives, who realises that the various actions are performed by Prakriti, through the agency of the mind, intellect and the organs of actions. (1030) (It is) the incumbents of a house, that move about in the bouse, the bouse itself doing nothing; (so also) the clouds run about in the sky, while the sky itself remains inactive. In that way Prakriti, enlightened by the soul and with the help of the Gunas, plays all these games, the soul remaining firm like a pillar, in no way knowing the games played by Prakriti. One in whom there bas arisen the light of knowledge of these decisions bas truly perceived the theory of the soul being the non-agent (know it).



Bg. 30 -- ‘When he by degrees comes to perceive the diversity of beings as rooted in unity, and (perceives) the spreading out (of it) from that same, then does he attain Brahman (Dny:- 1084-1093).



It is only then, Oh Arjuna, when the diversity of forms of the beings are viewed as components of a grand totality, that the state of their having attained Supreme Brahman is experienced. Just as there are the ripples in the water, or atoms in earth, or rays in the sun, or different organs in the body, or different sorts of feelings in the mind, different sparks in one fire, - in that way the diverse forms of the beings are of only one single soul and when this is perceived through the vision of knowledge, then only, the ship containing the wealth in the form of Supreme Brahman cornes into one's possession And then where so ever one casts his glance one sees and discovers nothing else but Supreme Brahman ; in short this brings him infinite Bliss. In this way, Oh Pârth, has been explained and brought home to you, the entire arrangement in regard to Prakriti and Purusha, through a vivid description of its working in each and every branch. You should consider it as an achievement of as much concern and importance as you would, the acquisition of a mouthful of nectar, or the discovery of a hidden treasure (1090). You will certainly not be called upon Oh husband of Subhadrâ, to construct your metaphysical theory before getting full realisation about this subject (that is yet to corne). I have however to say a couple of words of profound import to you, but before you hear them you first do deliver up to me, as a guarantee, your mind in its entirety.’ The Lord said this and then started his discourse, which (Pârth) heard with perfect concentration. [61]



Bg. 31 — ‘As having no beginning and no Gunas, the Highest Self is not liable to mutation; (and so) although situate within the body, Oh Son of Kunti, He does nothing and is affected by nothing. (Dny:-1094.1119).



What is called Supreme Soul is like the Sun, who is not coated with water (even though getting reflected in it). The Sun bas already been in existence, Oh Kiriti, both before and after (his) reflection; only he appears to others reflected in water between these two (stages). In that way, it is not true to say that the soul exists in the body. He is permanently there where he is all by himself. Just as, what appears in the mirror as a face is only its reflection there, in that way is the habitation of the soul in the body, It is a meaningless talk to affirm that the body and soul meet each other. Could the sand and wind ever meet together? How could fire and cotton be inwoven on a thread? How could the sky and earth be joined together? […]

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CHAPTER XIV [Bg.2-7, 19-20, 26-27]

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Bg. 2-"Betaking themselves to this Knowledge and attaining similarity of essence with Me, they do not become born even at the (Cosmic) Creation, and are not, at the (Cosmic) Dissolution, distressed. (Dny:-52-66).



They become eternal through my eternity Oh Son of Pându, and get perfect through my perfection. They become as really accomplished with eternal bliss, as I am, there remaining no distinction whatsoever between us. They attain the aspect, of the same magnitude and nature as my own, just as the sky visible in the earthen jar gets extinguished in the sky with the breaking of the jar or just as the light of the several other lamp-flames, is merged into that of the original lamp-flame when mingled together. In that way, Oh Arjuna, with the extinction of all duality all narres and forms are merged into one mass, occupying the same status without any distinction such as 'I' or 'you'. And for this very reason they have not got to subject themselves to the process at the advent of world-creation. Thus (they) being unfettered with the body-form at the creation of the world-how is it possible for them to meet death at the world-dissolution? Those therefore that follow this knowledge, Oh Dhananjaya, become one with me, having transcended (the cycle of) births and deaths." In this way the Lord praised with great liking the greatness of knowledge in order to create a taste (predilection) for it in the mind of Pârth. (60). At this, he (Pârtha) got into a wonderful state, as if there were created ears all over his body and lie himself got into rapt concentration, (Arjun) got so much pervaded with the God's affection for him, that its description could not be contained even in the sky. God said, "Oh you, the masser-talent, my oration has become glorified to-day, since I have secured in you a hearer equal to the discourse itself. I shall now tell you, and you do hear how, even though all single, I have got myself entangled in the body-form through the agency of the hunters in the form of the three Gunas and how, with my union with the Field (Prakriti) the entire universe - gets created. It is because the entire crop in the form of the beings is created from the seed in the form of my union with Prakriti, that the latter (5e) is called the 'Field'. [70]



Bg. -3 " My womb is the ‘Gross-Brahman' wherein I deposit the embryo. The origination of all beings proceeds therefrom, O Scion of Bharata." (Dny:-67-115).



This (Prakriti-Mâyâ) is called `Gross-Brahman' ( ), since she is the resting place of the gross elements such as ‘Mahat' and others. Oh Arjun, all (mental) functions get strengthened because of her and so she is 'the Gross-Brahman'. The non-manifestists give it the name 'unmanifested', while what Sâmkhyas call `Prakriti' is also the same. Oh, the great-talented one, the Vedântis (Upani-shadic philosophers) call it 'Mâyâ'; why waste words over it? This Mâyâ is nothing else but Nescience itself ( ). (70) Oh Dhanan-jaya, and nescience is only forgetting one's own 'self'. There is one more feature about it (Nescience) viz, it is not even discernible while the reason is at work, just as darkness is not discernible while there is light. The cream gets dissolved in milk, when it is stirred up in it, but it gathers itself if left undisturbed. This nescience is like sound sleep ( ) wherein there is neither dream nor wakefulness nor yet rapt concentration; or like the sky which remains undisturbed and quiet when there is no blowing of the wind. One cannot be definite as to whether there is standing yonder, a pillar or a human being, but only feels that something is there; in that way, not only that one cannot discern the 'self' in its real aspect, but cannot even see definitely if it is something else: just as there exists the transition period (between the day and the night) called the ‘evening' which is neither the day nor the night, in that way, there exists nescience which is neither knowledge nor its contrary. Such a state of dubiousness in regard to the real and unreal knowledge (of the self) is called nescience, and the spirit (‘self ») that is shrouded in this nescience is called the 'Field-knower'. Strengthening only nescience and not knowing his own self should be known as the special features of the 'Field-knower'. (80). This is what is called, Oh my darling, the union ( ) of the two (Prakriti and Purusha) -grasp this fact firmly- and this is the natural disposition of the highest entity - the 'self. Following nescience, the soul (proceeds to) view his own aspect, but there appear to him many such (aspects of his own) and he is at a loss to know which of them is the real one. It is just like a poverty-stricken man, getting mad and raving, "behold the king is coming" ( I am the king) or like one recovering from unconscious state and asserting that he had been to Heaven. In that way, whatever is perceived through the deluded vision viz, this whole objectified universe, is all created from myself (the Supreme). Just as a single person under delusion while he is in a dream, witnesses himself in diverse forms, so happens to the soul, forgetting his own [71] ‘self', This very problem is being clarified further to make it free from confusion, and you do have experience of it. This 'Avidyâ' (( )- ignorance as opposed to knowledge) is my house-wife-begin-ningless, and ever young, and possessed of qualities that defy description. "No form whatever" is her form; her sphere (for activity) is quite immeasurable. She abides by those that are asleep (ignorant) while keeps herself far away from the wakeful (Seers.) She keeps herself wide awake while I am asleep and she conceives by virtue of her union with the Highest reality - (the 'self’ ). She nourishes and develops the embryo in the ‘Gross-Brahman' womb, with her eight-fold constitution (90). With the union of these two (Prakriti and Purush) gets first created the element intellect and thence is born the mind, fully stuffed with the principle of intellect. Energetic consciousness ( wife ) of mind gives birth to the element egoism, from which come, into being the gross elements. It is the nature of these elements to be invariably associated with the sense-cmtres and objects; so the sense-centres as also their objects are generated along with the elements. Violent disturbance in the functioning of sense-objects is followed by the advent of the three Guna-constituents, which begin to make movements through embryonic (incipient) desires; this is the genesis of individual soul. Just as a seed (particle), as soon as it cornes in contact with water, begins to formulate the tree-structure, in that way, with her union with me Mâyâ (ignorance) herself begins to sprout out diverse shoots in the form of the universe. Now, Oh you King of the Good, do hear how the embryo develops into different forms ( foetuses ). There get developed foetuses of different orders namely ‘Manija,' (  ) ‘Swedaja,' ( ) 'Udbhija' ( ) and Jâraja ( ). ‘Manija' is formed chiefly by the combination of the elements of the sky and the wind with the embryo. The 'Swedaja' is created by the rushing of the element water and fire in combination with the 'Rajas' and 'Tamas' Gunas (100). The stationary 'Udbhija' results from the predominant elements of water and earth when combined with the 'Tamas' Guna, of inferior grade while the `Jâraja' is formed by the mutual cooperation of the five sense-organs and the five organs of action as also the mind and the intellect. These four classes form as it were the bands and feet, while Prakriti having the eight-fold constitution is the head; activism is the belly, while renunciation is the back; the eight godly orders occupy the portion of the body above the waist the heaven is the throat region, the mortal world is the waist, the region under the earth ( ) being the buttocks. A queer child constituted of such limbs and parts of the body is born (of Mâyâ). The three worlds forni the plumpness ( ) of that [72] child, the eighty-four lakhs of species (of the beginnings) form the ligaments of the small and large bones, and this child grows day by day. The different limbs of the body are adorned with ornaments in the form of diverse names, while Mâyâ feeds (the child) by making it suck her breast in the form of ever new infatuations. She has adorned the child's fingers with rings in the form of diverse worlds, the brilliance of each of these being different from one another. She (Mâyâ) feels greatly glorified having given birth to such an only child - beautiful above description - in the form of this universe formed of many movables and immovables. (110) God Brahmadev is the morning, God Vishnu the noon, while God Shiva, the evening to this child. It plays and ( after getting fatigued ) sleeps soundly on the bel of the great world-dissolution. It arises again at the dawn of the new age ( ) in infatuation ( ). In this way Oh Arjuna (grows and) walks sportively (this child) step by step in the form of recurring succession of eons, in the house of false vision. Fancy is its great friend, while egoism is its playmate and such a child meets its end only through (real) knowledge. Enough of this élaboration In this way, was born this universe to Mâyâ, and therein proved of great help to my own power.



Bg. 4— " In the (several) wombs, O Son of Kunti, the concrete manifestations that spring up : of them the "Gross-Brahman" is the (Primal) Womb, and I the seed-implanting Father. (Dny:-116-137)



For this reason, Oh Son of Pându, I am the Father, and the Gross-Brahman (Mâyâ) the mother, and the entire universe, the off-spring. Don't get confounded in your mind at seeing the diverse bodies in the world, since the mind and the intellect in the beings, are in principle one and the same. Are there not different organs in one and the same body? In that way this universe, although manifested in different forms, is in principle one and the same. Branches high and low, even and uneven, (of a tree) are created from one and the same seed : or an earthen pot is the child of clay or the ( checkered ) cloth the grand-child of cotton; ( 120 ) or in the way the diverse waves become the progeny of the sea-in similar relationship I stand to the entire universe. In the way fire and flames are but one fire, in that same relationship I stand towards the entire universe. Were my form (essence) suppressed as a result of the creation of the universe, then by whose glory (splendour) does the world expand and project itself? Can a ruby be lost in its own lustre? Does gold lose its gold-properties by its conversion [73] into ornaments? Or does a lotus lose its lotus-qualities by its getting fully opened? Do tell me, Oh Dhananjaya does the body (possessor of organs) cease to be perceptible because of its organs or does it (body) exist in the body-form ( with the organs) by itself ? When a grain of Jwâri ( a kind food grain) is sown and it germinates and sprouts, yielding an ear of corn, can we say it has exhausted itself ; is it not rather that it has multiplied ( expanded ) itself ? My form ( essence) is not such as could be viewed separately by laying aside ( the curtain of) the universe. This entire universe, in and out, is my own self. You keep this pure and definite knowledge firmly fixed in your mind. (True) I make myself felt as abiding separately in different body-forms, but it is because I have (by my own doings) got myself fettered by the Gunas. Oh, you one having a monkey banner hoisted on your chariot, just as one gets up in a dream and experiences his own death (in the dream itself), (130) or just as one suffering from jaundice, has his eyes turned yellow and everything he sees appears to him yellow, or just as the clouds could be seen with the rising of the Sun, while the screening of the Sun himself by the clouds also becomes perceptible with the same sunlight, or as one should feel afraid of the shadow cast by himself, raising the question if he himself is distinct from the shadow in these ways, I give rise to diversities by displaying myself in different body-forms. There is also one restriction in this and you hear about it. The question whether I am fettered or emancipated arises out of ignorance as regards the form of one's own self. Therefore O divine Arjuna, do hear by what Guna I get myself fettered. You do hear the secret of this viz. how many Gunas there are, what are their properties, their characteristic colour and names, and also from where they corne into being.



Bg. 5-"Sattva, 'Rajas', and 'Tamas' are the (three) constituent aspects that originate from the Primal Nature. It is they, O Long-armed, that fetter within the body the Immutable Body-owner (Dny:-138-147)



‘Sattva', 'Rajas' and 'Tamas' are the three names of the Gunas (Constituent-aspects) and their birth-place is Prakriti. Of these three, ‘Sattva' is the best, 'Rajas' of middle quality and 'Tamas' the most inferior of the three. All these three dwell together in one and the same mind, in the way one and the same body has to experience childhood, youth and old age; (140) or in the way one and the same pure gold is degraded in point of fineness and reaches point five, as alloy is mixed with it, or in the way the state of alertness, shrouded [74] by laziness ( drowsiness ) makes room for sound sleep-in that way any disposition growing intense and strong through embracing nescience, reaches the ‘Tamas' passing through the ( intermediate ) doors of Sattva and Rajas Gunas. Know ye, O Arjun, that these ( mental conditions) are named the Gunas, and now hear how they fetter (the soul). The soul as the Field-knower, as soon as it enters the bodyform, as the individual soul, begins to identify the body with himself. Then as soon as he embraces egoism in regard to bis bodily fonctions from birth to death, the individual soul is entrapped, and then the soul is caught like a deer in their meshes, in the way the fisherman gives a sudden jerk and gathers in his net, as soon as the fish his swallowed thc halt with the hook hidden inside.



Bg. — 6 ‘Of them, the Sattva, because of its taintlessness, is luminous and free from disorder ; through fondness for comfort it fetters, and through fondness for knowledge, O Sinless One ( Dny:-148-159 ).



The hunter Sattva begins to gather in the snares in the form of pleasure and knowledge, then he ( individual soul ) goes on indulging in loose and vain talk in his conceit as being one of knowledge, chafes and kicks ( struggles vainly ) as he realises bis actual state and thus banishes that autochthonous bliss of the self which was already his. He feels greatly pleased when honoured as being a learned person, is elated at every trifling gain, and begins to boast of being a really happy person. (150) He says, "Is it not a great luck of mine? Who else is as happy as myself," and while indulging in such talks the eight affections of the body (considered as) indicating thc prevalence of Sattva quality begin to surge up through his body. The matter does not stop here. Another sticky thing gets at him, viz. the ghost in the form of his erudition possesses him. He does not feel sorry in the least for ignoring the fact that he himself is the essence of knowledge, but he has lost that primal nature of his and feels he is distended infinitely like the sky with the mundane knowledge of sense-objects. It is just like a king turned into a beggar in bis dreams and then making a boast of being as lucky as God Indra on bis going around abegging in bis capital and securing a little grain. In that way one above-form, getting into form (body) thus gets (deluded) by external knowledge. He becomes expert in active worldly life, well-versed in sacrificial learning, nay he considers even heaven as too low in magnitude for himself. And then he boasts, "No one else has got as much knowledge as I have and says, "my mind is (as bound-less as) the sky which harbours the moon in the form of dexterity. In this way the Sattva Guna drags the soul with a chord of happiness [75] and knowledge tied round his ears, in the way a decorated bull is reduced to a ( helpless ) state by his trainer. Now I tell you and you do hear how this embodied soul is fettered by the Rajas Guna.



Bg.-7 Understand the Rajas to be compact of (all) passions, (and) the source of longing and attachment; it fetters-down the Body-owner, O Son of Kunti, by fondness for actions. (Dny :-160-173).



It is called Rajas as it amuses the soul and keeps ever fresh and strong in him the desires for sense-objects. (160) This Rajas makes a minute entry in him (soul) and getting on the way to sense-objects rides on the high wind of desires (for sens-objects). Just as a sacrificial fire in the receptacle when soaked with clarified butter and full of live coal in it, bursts into a mighty blaze, in that way, the desires for sense-objects get wild and then the sense objects even though mixed (tainted) with misery are felt sweet, even the glory (and wealth) of God Indra is looked upon as inadequate and rather trffling. With the greed (thirst) inflamed, (he is not satisfied) even if the mountain Meru falls into his hands, and says that he would even resort to any dreadful thing (to satisfy his greed). He gets prepared even to wave his very life, treating it like a cowrie, ([] — smallest coin) and considers the abject of (his) life to be fully accomplished were he to secure even a straw. He extends the scope of his dealings with extraordinary zeal, to provide for the morrow, not caring if he possessed today were squandered that very day. He says, " It is alright to go to Heaven, but on what to live after going there, and for this he makes haste, arranging for performance of sacrifices to be able to provide for the days of stay in Heaven. " He takes to religious observances and vows one after another, undertakes sacrifices and the construction of works of public weal, but would not touch ( perform ) a single act unless it be fruit-motived. The strong wind blowing at the close of the Grishma season, ( about the end of July) Oh Warrior, knows no rest; in that way he does not mind if it is the night or day time while rushing through business, The movements of the fish in the water, or the fickleness of the leer of a youthful woman or the flashing of the lightning would not even be as subtle and quick as the hurry and bustle of the being filled with desires. (170) With such extraordinary haste he rushes headlong into the fire of activism out of covetuous longing for the enjoyment of sense-objects, in this world as also in Heaven. In this way the embodied soul although himself entirely distinct from body, gets himself chained with the fetters of longing and desires […]

[…]

[82]

Bg. -19 ‘When the percipient comes to see that there is no agent other than the Gunas, and (when he) realises Him who is on the other side of the Gunas, then does he attain oneness of essence with Me. ( Dny:-279-299 )



Yet enough of this discussion. Only give recognition to none else but Supreme. Now I tell you and you do hear the account already narrated to you. Know this, that all these three Gunas make them-selves felt through the instrumentality ( mask ) of the body owing to the power solely of highest Reality ( 280 ). The fire assumes the shape of the fire-wood it pervades, or the fertility of the soil becomes perceptible in the form of a tree ( growing on it ), or the milk takes the form of curds, or the sweetness becomes felt in the form of sugarcane. In that way the triad of the Gunas assumes the body-form accompanied by the inner sense (mind) and therefore becomes [83] the cause of the bondage. But the wonder of it, Oh Dhananjaya, is that this entanglement of the Gunas and the body in no way affects the independence of the Self. the three Gunas while playing their part in the body according to their respective properties, in no way affect the qualityless state of the ( Supreme) Self. Complete deliverance is thus easy and this you would be made to hear, you who are the large black bee in the lotus in the form of knowledge. This is like what was preached to you before, viz. the sentience, although abiding among the Gunas, does not follow them, and this is realized, Oh Pârth, when the human being attains the Self. One realizes the unreality of a dream when he awakes from sleep; one realizes, when he stands on the bank ( of a river) looking at bis own image, that what is broken into sundry images on the surface of the water at the upsurge of ripples is unsubstantial or an actor is net deceived by his own skill in the art of dressing and make-up ; in that way the individual soul should view the Gunas without getting absorbed in them. ( 290 ). The sky experiences the three seasons ; yet it does not permit any defect in its own form or be in any way different. In that way, the self-same ( Supreme) Self, above the Gunas-even though abiding admidst them ( Gunas) continues to occupy its original scat in the form of the notion, " I am myself Supreme Brahman’. Viewing from that original seat it says, "1 am only an on-looker, myself doing absolutely nothing. It is these Gunas that set up this array of activism. The scope of the activism gets widened up through the different properties of the three Gunas-Sattva, Ratas and Tamas. The activism ( ) is the disorder of the Gunas. ( Were you to ask me) how I am in the tangle, ( the answer is) I am ( with reference to the tangle) what the spring season is to the loveliness of the woods ( or ) what the sunrise is to the get-ting dim of the brilliance of the stars, or the brightening of the Sun-stone ( ) or the blowing fully open of the lotus or the expulsion of the darkness just as for these results ( consequent on the sunrise ) the sun himself is net the direct cause, in that way, as a non-doer I abide in the body-form in my pristine state. Yet, in no way I am affected by the actions. The Gunas become perceptible, because I display them ( also ) I maintain their power, and what remains behind after their total extinction, ( subtract'on ) is myself, the qualityless, and the eternal Supreme Spirit. One, Oh Dhananjaya, who rires high through such discriminating power goes higher up, following the ascending path beyond these Gunas.



Bg. 20-" Having transcended these three Gunas that are the mot cause of the body, the embodied (self) becomes released from the miseries of birth, death, old-age and disease (and attains the Immortal. Dny.-300-319 ). [84]



Now, what exists as qualityless Brahman, becomes known to him unerringly, since the knowledge itself has impressed its own stamp on him. ( 300) Nay, Oh son of Pându, such a parson of knowledge bccomes one with me in the way a river joins the sea and becomes one with it. Just as the parrot (in the parrot and tube story) should extricate itself from the tube and sit with a free mind on a tree-branch, in that way, the one possessed of knowledge, getting rid of the Mâyâ ( illusion) takes a seat on the original site in the form of the notion " I am myself Supreme Brahman ". One who was snoring loudly in slumber in the form of nescience is completely awake, having realised the ( essence of) Supreme Self. The mirror in the form of infatuation leading to a wavering of the mind, O the Lord of warriors, having dropped down from his hand, he is deprived even of the semblance of any sort of reflection. The fury of the storm in the form of the conceit for the body-form, having abated, O warrior, the individual soul and the Supreme Soul get united like the waves and the sea with the result that the individual soul is immediately merged in Supreme Spirit (Brahman), in the way the clouds get extinguished in the sky at the end of the monsoon. And even after being merged into Supreme Brahman, the individual soul has to continue in the body ( till its fall ) still he does not go under the sway of the Gunas that spring up in the body. Just as the light of the lamp placed in a glass-house, cannot be restrained ( from penetrating outside ), or just as the submarine fire does not get extinguished by the sea-water, the coming and going ( ebb and flow) of the Gunas does not in any way defile the realization on his part of Supreme Self. The Moon in the sky continues unbesmeared even though she is reflected in water, in that way even though he seems to be continuing in the body-form, he is not affected by any boly-attributes. The three Gunas, according to their whims and bias, play their role in the body, yet he ( one of knowledge) does not waste even a moment in looking at them leaving acide bis notion of being himself Supreme Brahman. (310). The Self is so much stabilised in his heart that he is not even cognisant of what takes place in his body. A serpent discards his slough ( ) and enters into the region under the earth ( ) : who then takes care of ( what does it care for) the discarded slough ? So happens here : the fragrance of a fully blown but withered lotus spreads out and gets extinguished in the sky but never returns to the lotus itself; in that way one merged in Supreme Brahman, does not even know what the body is or what its functions are. Therefore birth, old age, death, and other states in all six, remain only in the body itself, the learned one remaining unconcerned in regard to them. When un earthen jar cracks and is broken into pieces, the sky seen [85] therein automatically merges into the wide sky ; in that way with the consciousness of the body having gone and the oneness with the Supreme established, what else but Supreme Self could remain ( behind ) ? I call such a one " Above the Gunas " since he continues in the embodied condition fully possessed of the realization of Supreme Self ". Pârth felt extremely happy at these words (of Lord Krishna ), as a peacock does on hearing a direct call from the ( thundering ) cloud.

[...]

Bg. — 26 « Further, who serves Me by the Path of unswerving Devotion : he, having fully transcended these Gunas, becomes qualified to realise his oneness of essence with the Brahman. ( Dny. :-371-403 ).

One who renders service unto me with unswerving mind and devotion is alone able to burn the Gunas. It is now necessary to make it clear to you who I am, of what is the nature of- the devotion to me and what is unswerving devotion. So hear, Oh Pârth, I am in this universe in the way the gem and its brilliance are one ; or ( I am) what is liquidity is water or what is cavity is the sky or what is sweetness is sugar or as flames mean fire or the petals mean lotus or the branches and the fruit mean the tree : or the massing together of snow means the Himâlaya or the curdled milk means curds, in all these ways what is called universe is all only myself. It is not necessary to peal off the Moon-disc ( in order to see the Moon ) ; or getting frozen on the part oF the clarified butter does [89] not make it lose its clarified butter-quality ; or a wristlet of gold, even if not melted remains all gold as it is ; or a piece of cloth even without being unravelled is all yarn ; or an earthen jar even without being dissolved into its original state) is all earth. Therefore it is not stipulated that one should set aside the phenomenal world to be able to secure me, since I am all inclusive ( of all this ). ( 380 ). To know in this way is the only "unswerving devotion to me". To make any deviation from this or allow any drawback to creep into it, is swerving devotion. Therefore dropping all distinctions, you should view me along with yourself. Were a small speck ( ) of gold soldered to another piece of gold ( both these do no more remain separate ), in that way it is not proper ( for one) to take himself to be distinct from the universe. A streak or a band of splendour emanating from and coming back to get extinguished into, the ( same ) splendour, is called a ray ; the same is the aspect of the Self and the universe. There are atoms at the core of the earth or particles of snow in the Himàlaya, in that way there is "Self" ( ) in me. A ripple, however small, is not distinct from the ( mass of the) sea in that way, the 'Self ' is not distinct from Supreme God. The enlightened and joyous state of vision, emanating from this consciousness of full identity, is what we call devotion. The essence of knowledge and the entirety of the Yoga, constitute this enlightened and joyous vision. This enlightened and joyous state ( of vision) abides, Oh Warrior, like the uninterrupted showers descending from the clouds to the sea ( leaving no gap between them ), There is no joint ( as such) connec-ting the mouth of a well with the sky, but they both are one without any such joint; of that type is the oneness between a man of know-ledge and Supreme God. ( 390) Light is stretched out straight between the Sun and his reflection ( in water ), in that way the notion, " I am myself Supreme Brahman" is stretched outside ( filling the cavity) between the individual soul and Supreme Self. With such a notion once formed reciprocally, he ( the man of know-ledge) automatically gets merged into Supreme Spirit along with that notion. When a salt crystal is once dissolved in the sea ( water ), its property ( act ) of dissolution ceases to exist, Oh Son of Pându : or the fire gets extinguished with the reducing to ashes of dry grass : in that way once all sense of distinction is destroyed through knowledge, that knowledge itself ceases to exist. The idea that I am on the yonder side, while the devotee is on this side ( of the sea in the form of mundane existence) ceases to exist and there remains behind only the original eternal union between the two. With such an embrace, in the form of this union, all talk, Oh Kiriti, of conquering the Gunas ceases to exist. In short such a state is the Brahmic state, Oh Knower of essence, and this is attained only by such a one as worships Me. [90] I further proclaim that to one who is my devotee in this universe, this Brahmic state will serve as a loyal and faithful wife. The water making the rippling noise and flowing along the bed of the Ganges bas no other ( final ) place but the sea. In that way one rendering me service, Oh Kiriti, with the vision of knowledge becomes the gem in the diadem of the Brahmic state. ( 400) Oh Pârth, this Brahmic state ( state of Supreme Brahman) is what is called "Sâyujya" (( )-the absorption of the soul into the state of Supreme Brahman) and it is ( also named emancipation ) the fourth of the four principal objects of human life ( ). But my worship is the path (stair) leading to the Brahmic state; but do not hold ( Me ) as only a " means ". The Brahman is not anything distinct from Me (I tell you ), since such, a misconception ( of my being only a means) might possibly spread in your heart.



Bg. — 27 “For, of the Immortal and Immutable Brahman, I am the embodiment, as also of the Law Eternal, and the Bliss Unvarying. ( Dny :- 404-407 ).



In short Brahman means only my own Self, Oh Pândav , and that very meaning I have made clear in this discourse. The Moon and her disc are not distinct ( from each other) ; in that way there is no distinction between myself and the Brahman. It is Eternal, unshaky and vivid, the very religion incarnate, ( giver of) unique and unbounded Bliss, the place where discrimination after completing its prescribed functions, comes to repose - that place of established truths - in fact I myself.”

[…]



CHAPTER XV. [ INTRODUCTORY, Bg. 1-2]

INTRODUCTORY (Dny :--1-71).

Now, cleansing the heart and making it a boarded frame with feet ( ), let there be installed on it the preceptor's feet ( foot-prints ) . Filling the cavity formed by putting the hands side by side hollowing the palms ( ) in the form of union, with partially blown flowers in the form of all of sense-centres, let the floral oblations be dedicated at the feet of the preceptor. Let the body of the preceptor be smeared with fragrant sandal paste in the form of single-pointed desire ( to render service ), cleansed with water in form of deep devotion, Let the tender feet of the preceptor be adorned with jingling anklets prepared of gold in the form of unalloyed love. Let the preceptor's toes be adorned with rings in the form of deep and unswerving devotion. Let there be placed on the feet of the worthy preceptor, fully blown lotus having eight petals constituted of the eight righteous feelings, laden with fragrance in the form of righteous joy. Let there be burnt before him incense in the form of conceit and let there be waved round him the lighted lamp—( ) in the form of the notion, " I am myself Supreme Brahman. " Let the preceptor's feet be closely embraced with the feelings of complete identity. Let the feet of the preceptor wear the pair of wooden sandals in the form of my body and life and let enjoyment and liberation be waved around them. I should be eligible to ( render) the service of the preceptor in such a way, that I should secure through such service all the qualifications for ( attainment of ) the ( four) objects of existence of man. The blaze of knowledge should go up straight to the abode of rest of Supreme Brahman in such a way that the faculty of speech is immediately transformed into the sea of nectar ( ). Each letter ( uttered ) should have eloquence of such a type that crores of full-moons should be waved around it. When the East is dominated by the Sun it gives an empire of light to the entire universe ; in that way the ( faculty of) speech should be able to make a gift of Diwali-festival in the form of knowledge to the entire society of hearers. By offering service to the feet of the preceptor, the ( faculty of) speech attains a unique luck luck that brings out words from the mouth that make the divine resonance ( ) look small before them, and [92] to whose level cannot come up even the dignity of the oneness of the Deity ; - luck that makes the creeping plant of oration grow in abundance, so that the entire universe enjoys a lovely scenery of the spring season under its bower in the form of hearing; - luck that brings about the miracle of the words ( oration ) securing Supreme Brahman, which the mind along with speech were unable even to trace and they had to corne back disappointed; - luck that makes it possible for the words to store in themselves Supreme Spirit which is not intelligible to knowledge and also not securable by meditation. That the speech ( of the disciple ) is invested with such infinite beauty is due to the grace of the pollen of the lotus in the form of the dust of the preceptor's foot. What more should be said; it ( preceptor's love ) is not securable anywhere else but in the " mother " declared Dnyândev. ( He said further ) " I am only an infant, while the preceptor is the mother with an only child, with the result that the flow of her affection turns solely towards me. Oh hearers, the preceptor has showered his kindness on me, in the way the cloud pours down all its water-store for the sake of the bird Châtak. ( 20 ) Therefore, even from the stray talk, the unengaged mouth might indulge in, an eloquent discourse like that on the Gità, emerges. When luck is favourable, even sand could be converted into gems, and when the longevity of life has not ended, even an assassin turns friendly. Were the master of the universe to be pleased and to give food for satisfying hunger, even small bits of stone turn into nectar ( sweetened ) rice when boiled. In that way when the good preceptor calls one his own, then even the mundane existence leads to liberation. Just see, did Lord Krishna - the incarnation of Nârâyan, the primeval man (( )-God) the one all-revered by the entire universe - did he permit the Pândavâs to be ever in want of anything ? In that way, Shri Nivrittinâth brought up and exalted my ignorance to the same level with knowledge. But enough of this; I am overcome with feelings of affection while speaking. Whoever does possess knowledge to extol adequately the greatness of the preceptor? Now, through his grace, I am dedicating at the feet of you, saints, the interpretation of the Gitâ. At the end of the Chapter XIV the Lord of the Union ( of the individual soul with the Diety ) declared, as an established truth, that the man of knowledge is as much the master of deliverance as the God Indra is of the riches of the Heavens; ( 30 ) or that one who performs religious duties enjoined to Brahmins ( weer ) throughout a hundred births, alone becomes God Brahmdev and none else ; or that the bliss of emancipation goes to the lot of the man of knowledge alone in the way the light of the Sun becomes availabale only to the one having a vision, and to none [93] else. Looking ( mentally ) round for one who becomes qualified to attain such knowledge, ( the Lord ) found only one such. The magical collyrium shows treasures hidden underground, but the seer must be one born with feet foremost. In that way there is no doubt that the mind must be very pure to enable knowledge to get deeply impressed on it. The Lord has after careful consideration laid down as an established truth, that knowledge cannot be firmly impressed, unless there is asceticism. Lord Hari has further thought out how the mind can get asceticism. Should one come to know that food has been cookel mixed with poison, he walks away pushing aside (untouched ) the plate ( in which the food has been served ). In that way, once the fact of the mundane existence being only transitory, is firmly impressed on the mind, asceticism, even though pushed away would closely follow you. The Lord is preaching in Chapter XV, how it ( mundane existence) is transitory, by giving it the form of a sham tree. ( 40 ) A ( common ) tree, if pulled out and replanted with the roots upwards and the top downwards withers away ; but this tree is not like that. With the aid of this simile ( of a tree ) the Lord has skillfully swept out clean the cycle of mundane existence. This Chapter XV is intended to prove the nullity of the mundane existence and to establish in one's self the truth of the proposition viz. " I am myself Supreme Brahman. " I am now going heartily to lay baye the secret of the Sacred Work ( Gitâ ) and you do hear about it." The King of Dwârakâ - the full moon, bringing into full tide the ocean of bliss further said, " Oh Son of Pându ( there is) the semblance of the universe that obstructs the way leading to the abode of Supreme Self ; this universe of vast expanse is not the mundane existence, this is the form of a giant tree, which is stade. But is it not like other trees, that have their roots at the base and the branches upwards, and consequently it cannot normally be brought under control. However extensive the top, were an axe to be applied at the base or a fire applied there, the tree is cut at the base and topples down with its branches. But this tree cannot be easily felled down. ( 50 ) Oh Arjuna, it is such a novel tale to narrate that all is extra-ordinary with this tree. The growth of this tree is all directed downwards. The Sun is at an immeasurable height, while his rays spread out downwards ; in that way the growth of this tree is downwards in a very curious way. The floods of water occupy the entire cavity of the sky at the time of world dissolution ; in that way every nook and corner of the universe is stuffed with this tree ; or after Sunset, the night gets fully stuffed with darkness ; in that way the sky ( space ) is packed to its fullest capacity by this tree. It (tree) bears neither any fruit that could be tasted nor any flower that could [94] be smelt. What exists is this tree by itself all alone, Oh Son of Pându. It is top-rooted ; yet is not ( first ) up-rooted and (then) placed in that ( topsy-turvy ) position ; and consequently it is ever fresh and green. Even though truly called up-rooted, still, it bas also got innumerable roots at the base. Owing to rank growth of grass ( round about) there grow its branches in the tuft of its descending shoots ( ). As in the case of Pimpal, Vata and other trees, similarly, Oh Dhananjaya, it is also not the case that it has got branches only at the base. There appeat in abundance branches on the top-side also ( 60 ). It looks as if the very sky has become its (tree's ) foliage or the wind has taken the tree-form or the three different states (namely creation, sustenancè and end) have appeared in incarnation (in the form of this tree). Such a big ( world-tree ), with its upwending roots has corne into existence. (What is its top, what are the marks of the base, how and why it is down-spreading, and how are its branches, what are the roots at the base, what and how are the branches in the upper region, and why it is called Ashvattha - all these queries have been answered by that self-knowing God. All this I would make clear in select and choice phraseology, so that you will be able fully to realize it. Hear you, Oh lucky one ; this is a befitting occasion for you ; so you hear it attentively, creating ears ( to hear) over your body ! At these words dripping wet with affection for the hero amongst Yâdavas, Arjuna became attention incarnate. His longing for hearing got as widely spread out as if all the ten directions wanted to embrace the sky-with the result that what was preached by God (Lord Krishna) was felt ( by Arjuna) as too scanty. Lord Krishna's discourse was as wide as the ocean ; but a second sage Agasti was created in the form of Arjuna, who wanted to sip it at a single draught ( ocean in the form of discourse ). ( 70 ) The Lord perceived a strong and sweeping wave of longing rising in Arjun's heart at which Lord got pleased and waved-around him (his own happiness ).



Bg. 1 — The exalted-one spake : " With up-wending roots and down-spreading branches, they speak of an Imperishable Asvathha Tree, whose leaves are the Vedic Mantras : who so knows it, ( truly ) knows the Veda. ( Dny :-72-143 ).

Bhagawân then said, " Oh Dhananjaya, ( monistic) Supreme Brahman is the topmost level of this tree and it ( Supreme Brahman) has derived this position only on account of this tree. Ordinarily, there exists no distinctions such as middle, top, or bottom in regard to a single entity monistic Supreme Spirit. It is a sound that cannot be heard ( by the ears ), the nectar ( fragrance) in a flower that cannot [95] be inhaled ( by the nostrils ), and the bliss experienced without sexual enjoyment. It is on this side as also on the other, in front as also at the back, it exists by itself ; it is invisible, yet can only be seen without a seer. It gets converted into universe with names and forms on account of its attributes. It is knowledge without a knower as also without the object of knowledge, and it is the sky stuffed with unalloyed bliss. It is neither the effect nor the cause, it is neither qualified by dualism nor monism and exists by itself all alone. Such is Supreme Brahman ; it is the topmost level of this tree. And now hear how the up-wending roots blossom forth. That what is known as Mâyâ, is unreal, nothing else but illusion, and can ( as well ) be described as the progeny of a barren woman ; and has in vain got the name Mâyâ. ( 80 ). It is neither true nor untrue and cannot bear even an iota of reason, and yet it is said to exist from times immemorial.It is the chest ( full) of diversities, it is the sky having the clouds in the form of the world-lives, or a folded piece of cloth in the shape of the totality of forms. It is a small seed of the world-tree, the canyas or the wall on which the picture of worldly existence is painted ; it is the lamp of perverse knowledge ( infatuation) in a solid, massive form. That Mâyâ abides in Supreme Brahman practically in a non-abiding condition, and therefore whatever transactions take place at her bands are all through the splendour (power) of Supreme Brahman. ( It is like ). One over-taken by sleep ( who) feels stupid and dull, or like the snuff ( of the wick ) of a lamp that dims its light, or like a lover, finding in a dream a young woman asleep by his side sharing bis bed, and then fancying her suddenly awake and embracing him, ( although there is no such actual embracing), the act satisfying his passion :— all these bear the same relation. to Supreme Brahman, and, Oh Dhananjaya, the non-cognisance of Supreme Brahman itself, is the root of this ( mudane existence) tree. This deep ignorance ( on the part of the soul) of Supreme Brahman, constitutes the bulbous root at the bottom (of this tree) and is named the seed-form ( ) in the Vedas. (This) profound slumber in the form of deep ignorance is called the seedling ( blossom-( )), and from this arise states of sleep and awakening which are called the fruit ( ) of Sushupti (( )-slumber ). These are the different terms used in discourses of the Vedas. Yet that apart nescience in short is the root (of this world-tree) ( 90 ). The upper part of it is the pure soul and below it the shooting roots that grow thickly in the cavity (( )-made aroud the foot of the tree to receive water) in the form of Mâyâ. Downwards get created innumerable and diverse bodies from which issue forth shoots all around wending downwards vigorously. In this way, roots of the world-tree derive- strength at [96] the top (from Supreme Brahman) and then there is formed downwards a tuft of sprouts. The first of these sprouts is intellect ( ) that tender leaf developed out of self-consciousness ( ). Lower down shoots up another sprout with three leaves. This sprout is egotism while the three leaves are the three Gunas-Sattva, Rajas and Tamas. This sprout (egotism) creates a twig in the form of intellect and fosters diverse feelings giving freshness to another tender twig issuing forth called the mind. In this way issue forth from this tree, through the strength of the up-wending roots, tender twigs in the form the aggregate of the four internal organs ( )(intellect), 2. ( )( Mind ), 3. ( )(egotism), 4. ( )( heart ) dripping wet with the juice in the form of mental fancies ( ). Then issue forth the long and straight branches of the five gross elements viz the sky, wind, fire, water, and the earth. On these shoots grow wondrous, tender and very soft leaves in the form of ears and other sense-organs with their objects ( 100 ). Then issues forth a shoot of (the organ of) speech ( ) and with this, increases doubly the growth of the organ of the hearing and there appear further shoots of roots ( ) in the form of desires. Then issue forth creepers and leaves in the form of the body and the skin and from these further issue forth sprouts of touch-sense and there then arise excitement and passions in profusion. There then follows the foliage in the form of diverse forms, ( to see which) stretch out long shoots of roots in the form of eyes ( vision ) which run after ( various forms) with intense infatuation. Then issue forth different branches in the form of taste from the tongue with the result that foliage in the form of desires grow in profusion on the tongue With the issue of a sprout in the form of smelling, the shoot in the form of the organ of smelling gets strong and there is created a greed in it. In short, these eight viz, intellect, egotism, mind, and the five gross elements promote a vigorous growth in the world-tree nay the tree gets greatly extended through the combination of these eight. The semblance as silver of the mother of pearls makes that silver take the shape of the shell itself ; or the expanse of the waves is proportionate to the wide sea-surface ; in that way the the sole Brahman takes the form of the world-tree born of nescience. While in dream one, although alone by himself, becomes the entire paraphernalia, and dream-stuff himself ; in that way the entire growth and expansion of this tree is nothing else but Supreme Spirit itself. Enough however of this. Such a wonderful tree is created, its sprouts in the form of intellect, etc. growing downwards. And now I tell you and you hear why the learned have named it as ‘Ashvattha’. ( 110 ) " Shva " ( ) means the ( next ) morning : yet the world- tree bas no certaitny of surviving till then. The clouds [97] change colour almost every moment, or a lightening does not exist in a complete form even for one moment, or water cannot sustain itself on a quivering lotus leaf or the mind of a man in distress cannot remain steady. Similar is the state of this tree. It gets destroyed at every moment and therefore it is named ' Ashvattha '. Some name Pipal tree as 'Ashvattha ', but the Lord Shri-Hari does not hold this view. Even if it is called Pipal, it ( the name) would also be made to fit in ; but we are not concerned with how the people name it. Therefore (you hearers you do) hear of this unique theme ( ) ; this world-tree should be called ‘Ashvattha' consequent on its momentary existence. There is, moreover, great celebrity of its being 'Imperishable’. But its esoteric meaning is like this. On one hand the sea loses its volume ( getting evaporated and formed into clouds) while on the other hand it gets replenished through the rivers ( water that runs into it ). Consequently it neither gets reduced nor increased, but remains full ; but this is subject to the clouds and the rivers continuing their correlated activity ( 120 ). In that way the coming into existence and ceasing to exist on the part of this tree take place so rapidly as could be hardly perceived ( ) and therefore the people call it Imperishable. A charitably-disposed person spends his ( wealth ) yet in a way saves ( in the form of securing merit) : in that way this tree appears imperishable through its ( perpetual ) dissipation. The wheels of a chariot moving very fast appear stationary and stuck up to the ground ; in that way, in course of time a branch of the world-tree in the form of beings gets withered and drops down, but is replaced by crores of new sprouts. Yet it is not perceived when it ( one set) disappears and crores of others take its place, like the piles of clouds ( appearing in the sky) in the month of Ashâdha ( June, July ). At the completion of the world-dissolution the entire universe is extinguished : Simultaneously however new ( branches) forests of the budding universe spring up. (Similarly ) at the time of the world-dissolution, the destructive stormy winds make the bark of the universe (tree) fall off, but clusters of new eons, begin to blossom forth simultaneously. The reign of a (New) Manu ( ) follows that of the preceding (outgoing) Manu or one rain succeeds another ; in this way go on the cycles of Manu's and races in the way new shoots ( joints : parts) issue forth from the existing shoot ( joint) of Sugar-cane. At the end of Kaliyuga (the last of four ages of the world-( )) the dry barks of the four Yugas drop down. Simultaneously however the bark of the incoming new Yuga ( ) is formed in double proportion. The current year comes to a close and the new one is ushered in. Similarly a day passes away and a new one comes in, but this is not perceived ; (130) or in the case [98] of breezes of wind where one ends and where the other begins is not understood. ( In that way ), it cannot be known when and how many branches fall off and new ones come in. A young shoot ( ) in the form of a body drops down and instantaneonsly many new ones sprout out ( in its place ), and therefore, this world-tree is considered imperishable. The flow of water of one current passes away fast and is followed and joined immediately by another ( and in this way the current appears unbroken and continuous perpetually. So it happens in the case of this world-tree and the world considers this non-perpetual thing as a perpetual one. Crores of ripples arise and disappear ( in the sea ), within the space of time taken by an eye to open and to close ; yet the ignorant think that the ripples are perpetual. The crow with one common eye-ball in both the eyes turns it from one to the other and vice-versa in a moment's time, with the result that people are erroneously led to believe that there are two eye-balls (one in each eye ). A whirling top ( ), when in a well-balanced position, is felt to be stationary and stuck up to the ground although actually fast whirling, because of its rapid motion. Why go searching far off ( to find out parallel events ) : a fire brand, ( ) waived fast round and round in darkness, looks like an unbroken circular line of fire ; in that way the creation and end of this tree are not perceived, with the result that the ignorant call it imperishable. Yet the learned see its fast motion, realize its transitory tenure and know that its creation and end take place crores of times within a space of one instant. (140) One that has realized that this world-tree has its root in nothing else but nescience and that its existence is unreal and only momentary-such a one I call, Oh Son of Pându, ‘All-knowing' : and he alone is revered in the theories and established truths propounded in the Vedas. To the credit of such a man of knowledge alone goes the fruit ( reward ) of Yogas-nay such a one alone keeps knowledge alive. Enough of this however. Who could praise in adequate ternis ( the greatness of) one who realizes the transitory tenure of this world-tree ?



Bg. 2-Downwards as well as upwards are its branches extended, waxing strong by the Gunas, with the sense-objects for their leafage. Downwards do the roots ( and rootlets) successively spread-being tethered-on to the Karmans—into (this) world of humanity. ( Dny. 144-209 )



This world-tree which has got branches extending downwards, has also got plenty of branches shooting straight upwards. The branches that have shot upwards have also got roots issuing from them and from their bottom also issue forth and spread out creepers and [99] foliage. This we have already said before in the beginning and hear it over again explained in simple words. There is created from Nescience-the admitted root of this tree - ( Mâyâ) the eight constituents such as intellect and others along with vast woods in the form of Vedic knowledge. First shoots out from the bottom ( of the tree ) a great polygon consisting of four orders ( 1 ) Swedaja (( )- born from sweat ), ( 2 ) Jaràyuja (( )- born from womb ), ( 3 ) Udbhija (( )- a plant or tree bursting forth from soil ), ( 4 ) Andaj (( ) - produced from egg ). From each of these springs forth 84 lakhs of sub-orders; each sub-order or species has infinite twigs in the form of individuals belonging to it. Some of the branches shoot up straight, and on these, there arise crosswise sub-branches and twigs of different worlds, and these constitute the grades of different classes and sub-classes of beings. (150)The individual distinctions such as female, male, or neuter are then stamped ( on these) according to their respective nature. The aggregate of beings with forms waxes strong during the stage of Nescience, in the way dark and new clouds crowd in the sky during Monsoon season. Then die overgrown branches of the tree get bent down with their own weight, and also get entangled into each other with the result that the Gunas ( Constituent-aspects ) become excited and the winds in the form of their excitement begin to blow violently. With the stormy blowing of these winds in the form of the excitement of the Gunas, the world-tree with roots up-wending gets torn in three different places in the form of different worlds. With the breeze of the Rajas Guna dashing violently, the branch repressenting human order gets fat. That branch neither ascends up nor curves down, with the result that it gets crammed in the middle, and sub-branches in the form of four castes issue forth cross-wise from it. There then spring forth and sway backwards and forwards plump and fresh-looking twigs, adding beauty to the branch, in the form of Vedic dicta full of foliage in the form of mandatory and prohibitory injuctions ( precepts ) . Riches and passion then spread out, and from these, keep on shooting out, ever new sprouts in the form of enjoyment of worldly pleasures of momentary duration. Prakriti then waxes strong and there issue fourth countless sprouts of action — good and bad. No sooner the old and worn out bodies, rendered feeble, consequent on enjoyment ( of sense-objects ) drop down, than new ones spring up and grow fast. ( 160 ) Similarly, new and beautiful foliage in the form of sense-objects such as speech, etc , glittering in their natural and attractive colours, keep on springing up. […]

KABÎR

Le tisserand de Bénarès52 Kabîr (~1440 - 1518) vécut à la croisée de l’hindouisme et de l’islam. Les « dits » du « champion de l’unité entre les hommes » furent adoptés par la secte des Kabîrpanthis53. Ils sont présents dans l’Adi-Granth, le livre sacré des sikhs. Ils furent appréciés par des hindouistes, dont sri Ramakrishna, et adaptés par le poète Tagore.

La Kabîr Granthavali (Doha) dont la traduction intégrale est restée de diffusion limitée54 m’a paru préférable aux choix ultérieurs opérés au sein des traces écrites diverses qui nous sont parvenus du mystique55.

Car la Granthavali est structurée en chapitres, reconnaît et rend hommage au maître parfait qui lui « a ouvert une perspective infinie » : « Elle a contemplé le spectacle sans les yeux du corps, sans soleil et sans lune, la lumière a brillé ».

C’est cette association du maître [« chapitre du guru divin »] à la réalité intérieure rendue possible [« chapitre de l’expérience »] qui m’a fait préférer cette réédition d’un texte devenu « introuvable » aux beaux quatrains de Lalla. Les « dits » de cette femme Cachemiri qui précéda Kabîr d’un siècle sont devenus par ailleurs accessibles56. Et il fallait se limiter à l’un des deux mystiques.

Je fais précéder la Granthavali de son Introduction par Ch. Vaudeville. Malgré sa forte densité érudite, mais brève, elle suggère la multiplicité des dialectes et d’auteurs contemporains à l’époque où vivait le saint artisan. Elle souligne des incertitudes concernant de sources attachées à différentes traditions57.

Introduction

Parmi les nombreuses collections de « Paroles » attribuées à Kabîr, trois sont réputées anciennes : le Bîjak, la collection incluse dans l’Adi-Granth et la Kabîr-Granthâvalî, cette dernière moins célèbre sans doute que les deux autres, mais non moins intéressante. Le Bîjak a connu plusieurs éditions, dont la principale est celle de Puran-Das, avec commentaire (Allahabad, 1905), réédité plusieurs fois depuis. Il existe aussi une traduction anglaise de cet ouvrage, par Ahmed Shah (Cawnpore, 1911). Une partie des poèmes de Kabîr inclus dans l’Adi-Granth des sikhs a été traduite par E. Trumpp en 1877. Un peu plus tard, Macauliffe donnait de cette collection une traduction intégrale, mais assez libre, dans le volume VI de son grand ouvrage, Sikh Religion (1909). La collection de l’Adi-Granth a été éditée avec beaucoup de soin par R. K. Varma sous le titre de Sant-Kabîr (Allahabad, 1947), avec une traduction en Hindi moderne. Quant à la Kabîr Granthâvalî, elle a été éditée pour la première fois par Shyam Sundar Das en 1928, et cette édition (sans commentaire) a été réimprimée plusieurs fois.

L’édition de Shyam Sundar Das est basée sur deux manuscrits anciens préservés dans la bibliothèque de la Nâgarî Pracârinî Sabhâ, à Bénarès, et datés respectivement S. 1561 (1504 ap. J.C.) et S. 1881 (1824 ap, J.C.) La date probable de la mort de Kabîr étant 1518, le premier manuscrit (A) aurait été compilé du vivant même de Kabîr. Mais l’authenticité de cette date est douteuse, le colophon ayant évidemment été écrit d’une autre main que le manuscrit. P. D. Barthwal 1 et H.P.Dvivedi, 2 à la suite de J.Bloch, 3 ont tous deux mis en doute la date du manuscrit, qui semble cependant le plus ancien de tous ceux que nous possédons. Le deuxième manuscrit utilisé par S.S.Das (B), bien que théoriquement séparé du premier par plus de 300 ans, en diffère assez peu, mais il contient 131 sâkhî et pad de plus, dont la plupart sont certainement interpolés. Le texte de ces additions n’est pas très sûr, et le sens n’est pas toujours clair.

De l’ancienneté du manuscrit A, toutefois, on ne peut conclure absolument à l’authenticité du texte de la Kabîr Granthâvali : rien ne prouve en effet que cette compilation, même ancienne, reproduise la forme originale des « Paroles »

1 P. D. BARTHWAL, The Nirguna School of Hindi Poetry, Benares 1936, p. 276-77.

H.P. Dvivedi, Kabîr, 5ème éd. 1955, p. 20.

3 J. Bloch, dans Furlong lectures, 1929, Some problems of Indian Philology. (B.S.O.S. Vol.VI)

de Kabîr. Il n’existe malheureusement pas de « texte authentique » de Kabîr 1 et l’établissement d’un tel texte se heurte à des difficultés presque insurmontables. Il n’est pas sûr que Kabîr ait jamais rien écrit. Son mépris fréquemment exprimé pour la parole écrite suggérerait le contraire, même à supposer qu’il ne fût pas illettré, comme on l’a prétendu. De fait, les trois compilations généralement considérées comme “authentiques, Bîjak, Adi-Granth et Kabîr-Granthâvati, présentent entre elles des divergences assez considérables, pour le fond et pour la forme. Il existe en outre une masse considérable de pad et de sâkhî attribués à Kabîr .2 La célèbre édition de Yugalanand, Kabîr sâheb ki sâkhî (Bombay, 1920), prétendant réunir “tous les sâkhî” composés par (ou attribués à) Kabîr, n’offre aucune garantie d’authenticité. De même, l’édition de Kshiti Mohan Sen, traduite en anglais par R. Tagore, (One hundred poems of Kabîr Macmillan, 1923) est largement basée sur des traditions orales de sâdhu itinérants. (Cette édition a été réimprimée par H. P. Dvivedi, en appendice à son étude, Kabîr.)

Les “Paroles” (bânî) de Kabîr, comme celles de tous les Sant qui l’ont précédé ou suivi, se trouvent exprimées sous deux formes principales : 1) des dohâ ou sorathâ 3 appelés salok (slok) dans l’Adi-Granth, et sâkhî (sâksî, “témoin”, ou “témoignage”), dans le Bîjak et la Granthâvalî ; 2) des pad, ou “strophes” destinées à être chantés à la façon des bhajan et kîrtan ; ceux-ci incluent des mètres divers, et sont appelés, selon les collections, sabda, bânî, bacan, upades ; les ramainî, surtout nombreux dans le Bîjak, sont des combinaisons de dohâ et de caupâî, destinés à être récités.

Dans toutes les collections utilisées par les Sant, comme dans l’Adi-Granth, les pad sont classés d’après le râg (ton musical) sur lequel ils devaient être chantés, sans considération du sujet. Dans la Granthâvali, cependant, on remarque un certain effort pour regrouper les pad de contenu analogue à l’intérieur d’un même râg. Quant aux dohâ, dans l’Adi-Granth et le Bîjak, ils sont simplement mis bout à bout, sans égard pour le sens. Dans la Kabîr Granthâvali, au contraire, comme dans toutes les collections de “Paroles” des Sant (sant-bânî), ils sont classés en chapitres, ang, d’après le sujet. Le manuscrit A contient 509 sâkhî (contre 243 dans le Granth et 353 dans le Bîjak), répartis en 59 chapitres, de longueur très inégale : le plus long de tous, Citâunî kau ang contient 62 dohâ, les plus courts, Hairân kau ang, et Sûkhim janam kau ang, 2 seulement. Certains de ces chapitres semblent faits de dohâ disparates (ainsi, le chapitre 4, cf. note 61). Il reste que la collection des sâkhî de la Granthâvalî est la plus importante que nous possédions ; c’est aussi la seule à donner une idée à peu près cohérente et exhaustive des doctrines enseignées par Kabîr. Elle constitue donc, à cet égard, un document de première importance pour l’histoire religieuse de l’Inde. Les 406 pad qui suivent ne diffèrent pas des sâkhî pour le contenu : ce sont simplement des variations didactiques ou lyriques, voire polémiques, sur les même thèmes, avec d’innombrables répétitions. D’autre part, si, comme nous allons le voir, toute l’œuvre de Kabîr pose un problème linguistique, la langue des sâkhî apparaît, dans l’ensemble, plus homogène que celle des pad. Le fait que, dans la Granthâvalî, les sâkhî sont classés par sujets et forment des dissertations continues ajoute beaucoup à l’intérêt du texte. Ceci a dû rendre également les interpolations et remaniements plus difficiles.

Dans son introduction, S.S. Das déclare que l’on trouve en tout 48 dohd et 4 pad communs aux deux manuscrits, A et B, de la Granthâvalî et à l’Adj-Granth : il ajoute en appendice les 192 dohâ et 222 pad de l’Adi-Granth qui “manquent” dans la Granthâvalî. En fait, le plus souvent, il s’agit de simples variantes, et il est facile de trouver dans la Granthâvalî des passages à peu près identiques ; les passages autobiographiques, cependant, assez nombreux dans l’Adi-Granth, manquent généralement dans la première collection.

Il arrive que certains sâkhî ou pad se retrouvent dans les trois collections, généralement avec des différences de forme et de dialecte. P. Chaturvedi,” en comparant trois passages similaires dans le Bîjak, (pad 73), l’Adi-Granth (sorathi 2) et la Granthâvalî (pad 169) a montré que ces trois passages ne différaient guère entre eux que par les formes verbales, celles-ci appartenant à trois dialectes différents : respectivement Avadhî (Bîjak), ancienne Kharî Bolî ou Hinduî (Adi-Granth) et Braj (Granthâvalî). Il s’agit évidemment de trois recensions différentes de la même « Parole » ou strophe, dont il est impossible, dans l’état actuel des recherches de déterminer la forme originale. Il semble que l’on puisse parler de deux recensions principales des « Paroles » de Kabîr : une recension orientale, conservée principalement dans le Bîjak, qui est resté le texte fondamental de la secte des Kabîr-Pantifi ; et une recension occidentale, dont les deux collections principales, Adi-Granth et Kabîr Granthâvalî présentent au contraire un caractère non-sectaire, et donnent probablement une image plus fidèle de la pensée du réformateur.

La question de la langue de Kabîr est difficile à élucider. Dans l’état actuel de nos connaissances, il est impossible de déterminer en quel dialecte furent originellement composées les œuvres qui sont parvenues jusqu’à nous. En tant qu’habitant de Bénarès, le tisserand Kabîr a dû parler le Bhojpurî, un dialecte de l’Hindî oriental, qui occupe l’Est et le Nord-est de la Province d’Uttar-Pradesh. La langue de Bénarès est le Bhojpurî occidental dit Bâna-râsî bolî : mais c’est à peine si l’on en trouve trace dans les textes que nous connaissons, et rien n’indique que ses poèmes aient été primitivement composés dans ce dialecte.

[…]

Il est certain que Kabîr fut un homme sans culture, sinon illettré, et qu’il ne prétendit jamais faire œuvre littéraire : il ne parlait que pour enseigner et convaincre. La plus grande partie de son œuvre est purement didactique, voire polémique, et, s’il est souvent poète, c’est en quelque sorte malgré lui, quand il est entraîné par la chaleur de ses convictions et la force de son amour pour Râm. On sait d’autre part qu’il fut, lui aussi, un prédicateur itinérant, et visita les provinces de l’ouest, en particulier le Penjab.

À l’époque de Kabîr, c’est-à-dire dans la 2ème moitié du 15ème siècle, la langue Braj, qui allait devenir le principal véhicule de la dévotion krishnaïte, n’avait pas encore conquis une place importante dans la littérature vernaculaire. Au Râjastân coïncidaient les deux langues issues du Saurasenî Apabhramsa, Dingal (ancien Râjasthânî) à l’ouest, et Pingal (Braj) à l’est, mais, à l’époque, le Dingal dominait nettement le Pingal. Les Nâth-Yogî, particulièrement nombreux au Râjastân et au Penjab, utilisaient le Dingal, mêlé de Penjabî, de Kharî Bolî et d’Apabhramsa (la langue des Siddha bouddhistes). D’autre part, avant Kabîr, beaucoup de Sûfi, particulièrement répandus dans les provinces du Sindh et du Penjab, avaient utilisé le dialecte Hinduî, mêlé de Penjabî et de vocabulaire arabe et persan. Les Sant marathes Nâmdev et Trilocan, prédécesseurs de Kabîr, ont aussi composé dans ce dialecte quelques hymnes conservés dans l’Adi-Granth. Les Sant occidentaux Sadhnâ et Benî (probablement fin du 14ème siècle) dont quelques poèmes apparaissent aussi dans le Granth, emploient un langage analogue. De même pour Râmânand, le Guru supposé de Kabîr, dont un hymne est conservé dans le Granth, et où les contemporains de Kabîr, les Sant Senâ, Pîpâ et Râî-Dâs, comme lui originaires d’une province orientale : leur langage ne diffère pas sensiblement de celui des Nâth et des Sûfi ; tous parlent une langue composite de type occidental dont le Hinduî forme la base. Cependant, les formes Râjasthânî sont particulièrement nombreuses chez les Nâth-Yogî, les termes arabes et persans chez les Sûfi. On peut donc supposer, avec quelque vraisemblance, que Kabîr leur a emprunté cette langue religieuse populaire, sorte de « lingua franca » des prédicateurs ambulants.

Outre son excellente conservation, le texte de l’Adi-Granth a donc des chances d’être le plus authentique, du moins en ce qui concerne la langue. […]

L’éclectisme qui caractérise le vocabulaire religieux de Kabîr est particulièrement frappant dans le choix des mots qui désignent Dieu, l’Absolu ineffable qui est le terme de sa sâdhanâ. On trouve d’abord toute une série d’appellations vishnouites : Râm, Hari, Gobind, Kesao, Murâri etc. Par là, Kabîr se rapproche des bhakta vaisnava, auxquels il témoigne affection et respect, sans pour cela s’identifier avec eux. En général, il préfère au terme de bhagat (dévot) celui de jan, bandî ou dâs (serviteur). S’il fait volontiers l’éloge de la Bhakti « qui n’est pas pour les lâches », dit-il, la doctrine des avatâr, chère au vishnouites, est toujours niée. La Bhakti dont il s’agit s’adresse directement à la Réalité suprême : on pourrait parler de nirguna bhakti, si la notion n’était pas contradictoire. Mais Kabîr lui-même ne s’est jamais donné pour nirgunî, et par Bhakti il entend non pas « dévotion » dans le sens ou l’entendent les vishnouites, mais simplement « amour » (prem) dans le sens ou l’entendent les Sûfî.

Cette même Réalité (ou Personne ?) qui est au centre de la sâdhanâ de Kabîr est souvent désignée par une variété de termes exprimant sa nature transcendante ou ineffable, ou encore l’un de ses attributs. Quelques-uns sont des termes islamiques, arabes ou persans : Allah, Khudâ, Karîm, Hazrat, Emîr, Pîr ; d’autres encore se rattachent à la tradition védantique. Ce sont, soit des épithètes négatifs, tels que Alakh, Nirâkâr, Nirgun, Anant, Gunâtît, soit des notions philosophiques comme Brahman, Tat (tattva), Paramatattva, Atmâ, Purus, Ap (le Soi) Keval (le Seul), Sâr (l’Essence). D’autres noms encore désignent l’Absolu par l’un des ses « attributs » positifs : Gyân (Sagesse), Pûrâ (Plénitude), Ek (Un, unité), Sâc (Vrai, vérité), Amrt (ambroisie, Éternité), Jyoti (Lumière), auxquels il faut ajouter deux termes particuliers aux Nâth et aux Sant : Niranjan (le Pur) et Satguru (le Parfait Guru). On trouve encore des termes empruntés au langage du Hatha-Yoga, employés comme équivalents de Brahman : Sabda, Anahad, Sahaj, Sûnya, Unman, Gagan, Surati etc. Le sens précis de ces termes n’est pas facile à élucider, et nous avons généralement préféré les conserver tels quels dans la traduction. On trouvera quelques précisions à ce sujet dans la NOTE PRÉLIMINAIRE qui fait suite à cette introduction. […]

(Bénarès, 12 février 1957.)

II

NOTE PRÉLIMINAIRE

SANT

Ce mot ((à l’origine, participe présent de la racine as, être) s’applique originellement à l’individu qui a dépassé sa propre individualité et qui a

fait l’expérience de l’Être divin, ou de la Réalité suprême. C’est en général un synonyme de sâdhu : « saint ». Cependant, dès avant Kabîr, le terme avait déjà servi à désigner une école, ou plutôt un groupe particulier de bhakta vaisnava, appartenant à la secte Vârakarî (adorateurs de Vitthal) au Mahârâstra. Dans cette province, Sant est devenu un terme technique pour désigner le Vitthal samprâday, c’est-à-dire la secte Vârakarf, non que les sectateurs des autres samprâday ne soient pas sant—mais ceux-ci sont les Sant par excellence. Deux d’entre eux, Gyândev et Nâmdev, sont mentionnés par Kabîr comme des ancêtres. À leur suite, le terme fut appliqué à Kabîr et à ses successeurs, qui leur ressemblaient sur plusieurs points. Dans l’ensemble, les Sant n’ont jamais constitué une secte : ils forment plutôt un groupe ou une succession de prédicateurs et mystiques non conformistes, une sorte de famille spirituelle qui étend ses ramifications, du 14ème au 18ème siècle sur toute l’Inde du Nord et une partie du Deccan. Cependant le terme de Sant, dans ce sens générique, n’est pas attesté avant le 17ème siècle. […]



KABÎR GRANTHAVALI

1. GURUDEV KAU ANG

Chapitre du Guru divin

Qui nous est plus proche parent que le Parfait Guru? Quel plus grand bienfait que la purification?

Qui nous est plus ami que Hari? Quelle communauté égale à celle des dévots de Hari? 1.



Je m’offre en sacrifice à mon Guru, semblable à la porte du Temple, D’un homme, il fait un dieu, en un seul instant. 2.



La grandeur du Satguru est infinie, infini son bienfait,

Il a ouvert une perspective infinie, il nous a montré l’Infini. 3.



Il n’y a rien qu’on puisse donner en échange du Nom de Râm,

Quelle récompense pourra-t-on donner au Guru? Le désir est resté enfermé au fond de l’âme. 4.



Je fais une offrande au Satguru, en témoignage de mon cœur, Quand il a lu mon défi, Kaliyug m’a livré la guerre. 5.



Le Satguru a pris son arc en main, et il s’est mis à décocher ses flèches,

Celle-là qu’il a décochée par amour a pénétré dans mon corps. 6.



Le Satguru est le vrai héros, lui qui a décoché le sabda comme une flèche unique,

À peine m’a-t-elle touché qu’elle m’a percé, et une blessure s’est ouverte dans mon sein. 7.



Le Satguru a placé sa flèche et il a tiré, en tenant l’arc bien droit, Elle a frappé mon corps nu [soudainement] comme l’incendie éclate dans la forêt. 8.



[Le Satguru] a tué [l’esprit] inconstant, «paralysé», il ne rit ni ne parle,

Dit Kabîr, l’arme du Satguru l’a atteint au plus profond. 9.



Il est devenu muet et insensé, ses oreilles n’entendent plus,

Il est devenu comme un paralytique, quand la flèche du Satguru l’a frappé. 10.



Il était parti sur le chemin à la suite du monde et du Ved,

Mais le Satguru est venu à sa rencontre et lui a mis une lampe dans la main. 11.



Il lui a donné une lampe pleine d’huile, dont la mèche est inépuisable,

Les transactions sont terminées, il n’ira plus au marché. 12.



Quand on a trouvé le Guru, la sagesse a brillé, gardez-vous de vous en séparer,

Quand Govind a fait grâce, le Guru a été trouvé. 13.



Kabîr, j’ai trouvé un excellent Guru : le sel a disparu dans la farine,

Caste, lignée, famille, tout est aboli :(désormais] quel nom me donnera-t-on? 14.



Si le Guru est aveugle, le disciple l’est encore plus,

Si l’aveugle conduit un aveugle ne tomberont-ils pas tous deux dans le puits? 15.



Le Guru n’a pas été trouvé, et l’instruction n’a pas été donnée, par convoitise, ils ont risqué leur vie,

Tous deux ont sombré dans le courant, ils sont montés dans un bateau de pierre! 16.



La maison où l’on a allumé les 64 lampes et où brillent les 14 lunes,

Cette maison reste sans clair-de-lune, si Govind n’y est pas. 17.



Pour dissiper l’obscurité de la nuit, il y a 84 lakhs de lunes;

Vite, vite, elles se sont levées, mais l’obscurité demeure! 18.



Si l’on trouve le Guru, c’est tant mieux, sinon on va à sa perte :

Comme la phalène attirée par la vue de la lampe, elle tombe, ayant prévu sa perte. 19.



La Mâyâ est la lampe, l’homme est la phalène, égaré, il tombe ainsi :

Dit Kabîr, grâce à la sagesse du Guru, quelques-uns à peine se sont sauvés. 20.



Le Satguru que peut-il faire, le pauvre, si la faute est au disciple?

Il peut toujours essayer de l’éveiller, comme on souffle dans une flûte de roseau! 21.



Le Doute a dévoré tous les âges, mais nul n’a dévoré le Doute,

Ceux qui ont été transpercés par les paroles du Guru, ceux-là seuls ont picoré et dévoré le Doute! 22.



Dit Kabîr, je me suis assis sur le siège de la Conscience, et le Guru m’a gratifié de la fermeté,

Je suis sans crainte et j’adore l’Unique. 23.



À quoi bon trouver le Parfait Guru, si l’erreur reste dans l’âme?

Si le métier gâte le tissu, que peut faire le malheureux vêtement? 24.



Ils avaient sombré, mais ils se sont sauvés quand la grâce du Guru a jailli,

Voyant que leur bateau se délabrait, ils ont sauté dehors. 25.



Le Guru et Gobind ne sont qu’un, c’est une forme différente,

Si le soi est aboli et qu’on meurt vivant, alors on obtient le Créateur. 26. [I]



Kabîr, ils n’ont pas trouvé le Satguru et sont restés à moitié instruits,

Ils endossent un déguisement de sannyâsî, et vont mendiant de porte en porte! 27. [2]



Le Satguru est le vrai héros [semblable] au Forgeron qui rougit le fer au feu.

En le posant sur la pierre de touche, il a révélé l’or, et il l’a extrait par le feu. 28.



Ayant trouvé la stabilité, il est établi en paix, le Satguru l’a gratifié de la fermeté,

Kabîr, le Diamant est mis en vente au bord du Mânsarovar. 29. [3]



Le Satguru, ferme et patient, a fait trouver le trésor impérissable de la Réalité suprême.

Nombreux sont ceux qui veulent en profiter, mais Kabîr ne le partage pas. 30.



On a étalé le jeu de dés au carrefour, le marché est à l’envers,

Dit Kabîr : O serviteurs de Hari? O Sant, jouez avec circonspection! 31.



Ayant pris les dés de l’Amour, ayant fait de son corps le cadran,

Le Satguru lui a enseigné le coup, et Kabîr a joué. 32.



Quand j’ai trouvé grâce aux yeux du Satguru, il m’a fait une révélation unique,

Alors le nuage d’amour a crevé en pluie, inondant tous mes membres. 33.



Kabîr, le nuage d’amour a crevé sur moi,

Le tréfonds de l’âme a été imbibé et l’Arbre a reverdi. 34.



[Quand] J’ai fait l’expérience de la Plénitude, Il m’a délivré de toutes les souffrances.

Il a purifié entièrement mon âme, et dès lors je reste sans cesse en sa présence. 35.



2. SUMIRAN KAU ANG

Chapitre de l’Invocation

Kabîr, je vais répétant, et tous m’entendent :

Si vous invoquez Râm, vous vous en trouverez bien, sinon vous vous en trouverez mal. I.

Dit Kabîr, moi, je n’ai cessé de le dire et Brahmâ et Mahes l’ont dit : Le Nom de Râm est l’essence de la Réalité : tel est l’enseignement de tous. 2.

La Réalité suprême est le tilak des trois mondes et le Nom de Râm en est l’essence

Le serviteurKabîr l’a placé sur son front et il a reçu une gloire immense. 3.

Bhakti et Bhajan sont contenus dans le Nom de Hari, tout le reste est douleur sans bornes,

L’essentiel est d’invoquer [le Seigneur] en pensées, en actes et en paroles. 4.

Kabîr, l’invocation est l’essentiel, et tout le reste est entraves, J’ai exploré le commencement, le milieu et la fin, et tout le reste m’est apparu comme la Mort! 5.

La pensée du serviteur est fixée sur le Nom de Râm, il ne se soucie de rien autre,

Toute pensée qui ne concerne pas Hari n’est qu’un piège de la Mort. 6.

Avec les cinq [sens,] il répète Piyû, Piyû, et le sixième est l’esprit qui invoque :

Quand [la pluie de Svâti] est tombée dans le coquillage de Kabîr, il a il a trouvé la Perle de Râm. 7.

Mon esprit invoque Râm, mon esprit est en Râm,

Maintenant mon esprit est devenu Râm, devant qui inclinerai-je la tête? 8.

À force de répéter : «Toi, Toi», je suis devenu Toi, en moi il n’est plus de «Moi»,

J’ai fait de tout moi-même une offrande, où que je regarde, c’est Toi que je vois. 9.

Kabîr, invoque Râm sans crainte, tant que la lampe est allumée, Quand l’huile sera épuisée, lalampe s’éteindra, et tu dormiras jour et nuit! 10.

Kabîr, que fais-tu à dormir? Pourquoi ne t’éveilles-tu pas pour invoquer Murâri?

Un jour il te faudra dormir, les pieds allongés! 11.

Kabîr, que fais-tu à dormir? Eveille-toi et ouvre les yeux,

Reviens à Celui dont tu t’es séparé. 12.

Kabîr, que fais-tu à dormir? Lève-toi et pleure ton malheur,

Celui qui a la tombe pour demeure, peut-il dormir heureux? 13.

Kabîr, que fais-tu à dormir? Chante les louanges de Gobind,

Yam se tient debout sur la tête et il dévore son emplette! 14.

Kabîr, que fais-tu à dormir? En dormant, tu vas à ta perte,

Le trône de Brahmâ lui-même a été ébranlé par le tonnerre de la Mort! 15.

Appeliez Kesao sans vous lasser, ne dormez pas sans cesse :

Si vous criez vers lui jour et nuit, il finira par vous entendre. 16.

Ceux qui sont vides de tendresse et d’amour, dont la langue ne répète pas le Nom de Râm,

Ces hommes-là sont nés en vain dans le monde. 17.

Kabîr, ils n’ont pas goûté l’amour, ou, s’ils l’ont goûté, ils n’en ont pas éprouvé la saveur

Comme l’hôte qui trouve la maison vide et s’en retourne comme il était venu! 18.

D’abord, ils ont accumulé les mauvaises actions et se sont fait un ballot de poison,

Mais s’ils trouvent le refuge de Râm un kror de mauvaises actions sont anéanties en un instant. 19.

Un kror de mauvaises actions s’anéantissent en un instant, pour peu qu’on invoque le Nom de Râm,

Mais les mérites accumulés pendant d’innombrables existences ne servent de rien, sans Râm. 20.

Chacun reçoit dans la mesure où il connaît Hari,

La soif n’est pas étanchée par les gouttes de rosée, il faut entrer dans l’eau. 21.

Celui qui abandonne son bien-aimé Râm pour en invoquer un autre,

Est comme le fils d’une prostituée, qui ne sait à qui il doit donner le nom de «père»! 22.

Kabîr, invoque Râm toi-même et fais-le invoquer par les autres.

La bouche qui n’invoque pas Râm mérite d’être appelée galeuse! 23.

La Mâyâ fait sa demeure dans l’âme; si [à sa place] on y introduit Râm,

On franchit la voûte du firmament et on retourne au lieu d’où l’on est venu. 24.

Si tu peux piller, pille, du nom de Râm fais ton butin,

Sinon tu t’en repentiras, quand ton souffle te quittera. 25.

Si tu peux piller, pille le trésor du Nom de Râm,

Quand Kâl te prendra à la gorge, les dix portes seront bloquées. 26.

Long est le chemin, lointaine est la demeure, la route est ardue et infestée de brigands,

O Sant, dites-moi, comment parvenir à l’inaccessible Vision du Seigneur? 27.

Par la seule louange des perfections [du Seigneur] la corde n’est pas rompue, sans la persévérance, on reste éloigné de Râm, 27

Nuit et jour il faut méditer sur Lui, sans quoi on ne peut atteindre à cette union difficile. 28.

Kabîr, c’est une chose très difficile que d’invoquer vraiment le Nom de Hari,

C’est comme de faire de l’acrobatie sur le pal : celui qui tombe est perdu! 29.

Kabîr, médite sur Râm, et mets son mantra sur ta langue,

Ne te détourne par de l’Océan de Hari pour une multitude de petites mares! 30.

Kabîr, efforce-toi de plaire à Râm et emplis-toi la bouche du nectar de sa louange,

Ressoude ton âme comme la gemme brisée dont on rapproche les deux bords. 31.

Kabîr, l’esprit est transpercé d’une vive douleur, en voyant l’incendie le cerner de tous côtés :

Prends en main la jarre de l’invocation à Hari, et hâte-toi de l’éteindre! 32.

3. BIRAH KAU ANG

Chapitre de la Séparation

La nuit, les sanglots de l’épouse délaissée sont comme la plainte du courlieu [qui appelle] ses enfants :

Kabîr, la brûlure est au fond de l’âme, elle souffre d’un douloureux abandon. 1.

Le courlieu lance sa plainte dans le ciel, le tonnerre gronde, les étangs se remplissent,

Mais pour celle qui est séparée de Gobind, quel sera son sort? 2.

La Cakvî souffre de la séparation pendant la nuit, mais quand vient le jour, elle est réunie [à son bien-aimé,]

Mais le serviteur qui est séparé de Râm ne le rencontre ni de jour ni de nuit. 3.

Il n’est plus pour lui de bonheur ni de jour ni de nuit, pas même en rêve, Kabîr, pour celui qui souffre d’être séparé de Râm, ni ombre ni soleil n’a de charme. 4.

L’épouse délaissée se tient debout sur le chemin, dès qu’elle aperçoit un voyageur, elle court à lui et lui demande :

Dis-moi quelque chose de mon Époux? Quand reviendra-t-il à moi? 5.

Voici bien longtemps, O Râm, que je t’attends,

Mon âme est torturée par la soif de ta rencontre, et mon esprit ne trouve pas de repos. 6.

La délaissée se lève et se recouche tour à tour, brûlant d’obtenir la vision de Râm;

Si tu me l’accordes après ma mon, à quoi bon? 7.

Que ce ne soit pas après ma mort, O Râm, dit Kâbir :

Quand le fer corrompu est devenu de la pierre, la pierre philosophale ne sert plus à rien. 8.

Un simple message ne suffira pas à dissiper mon angoisse :

Elle ne disparaîtra que si Hari vient à moi ou si je vais à Lui! 9.

Mais je ne peux aller à Toi et je ne peux Te faire venir :

C’est ainsi que tu veux me faire mourir, dans le feu du délaissement! 10.

Je brûlerai mon corps et le réduirai en cendres, et la fumée s’élèvera

jusqu’au ciel,

O Râm, garde-toi d’avoir pitié de moi et de l’éteindre d’une ondée! 11.

Je brûlerai ce corps pour en faire de l’encre et pour écrire le Nom de Râm,

De mes os, je ferai la plume pour écrire la lettre que j’enverrai à Râm 12.

Kabîr, douloureuse est la plaie, et la douleur persiste dans le corps, Cette unique souffrance d’amour a envahi mes entrailles. 13.

Quand cette plaie du délaissement torture [l’âme,] lentement le corps se détruit,

Celui qui a ouvert la plaie comprend cette souffrance et celui qui la souffre. 14.

Râm a pris arc et flèches en main et il a frappé un coup en plein :

Le coup violent a percé au plus profond, et le vivant est comme sans vie! 15.

Du jour où tu m’as décoché ce trait, j’ai trouvé la Connaissance, J’ai reçu un coup mortel et mon cœur en a été transpercé. 16.

Ce trait que tu me décochas hier est resté dans mon âme,

Frappe donc encore aujourd’hui, sans cette flèche, la Vérité m’est inaccessible. 17.

Le serpent du Délaissement a pénétré dans mon corps, et nul mantra n’est efficace.

Quiconque est séparé de Râm ne peut survivre, ou bien, s’il ne meurt pas, il reste égaré. 18.

Le serpent du Délaissement a pénétré en moi, et il m’a mordu au cœur,

Mais le saint ne fait pas un geste pour se défendre et il dit au serpent : «Dévore à ta guise! 19.

Les veines sont les cordes, le corps est le luth et le Délaissement est le musicien qui en joue sans cesse,

Mais nul ne peut entendre sa musique, que le Seigneur et l’âme. 20.

N’insulte pas à cette souffrance, elle est royale,

Le corps où elle ne vibre pas ne sera jamais qu’un cimetière. 21.

À force de regarder le chemin, ma vue s’est obscurcie,

À force d’appeler Râm, la langue me fait mal! 22.

De mon corps je fais la lampe, et de ma vie je fais la mèche,

Je l’alimente de l’huile de mon sang : quand verrai-je la face de l’Époux? 23.

Un torrent de larmes coule de mes yeux, la noria coule jour et nuit, Comme l’oiseau Papîhâ, je crie : “Piyû, Piyû” — quand rencontrerai-je Râm? 24.

Mes yeux sont rougis par les larmes d’amour, et le monde croit que c’est de tristesse,

Mais c’est pour mon Seigneur, et tout en pleurant je m’imprègne [de son amour] 25.

Ces larmes sont bienfaisantes, puisqu’elles éloignent de moi le monde,

Quand on pleure des larmes de sang, c’est la preuve du véritable amour! 26.

Kabîr, renonce à la gaieté et livre-toi aux pleurs,

Sans pleurer comment obtiendras-tu le doux Ami d’amour ? 27.

En pleurant le corps s’affaiblit, mais le rire déplaît à Râm,

Sanglote donc silencieusement au fond de l’âme comme l’insecte dévore le bois. 28.

Par les rires, on n’obtient pas l’Epoux, ceux qui l’ont trouvé l’ont trouvé en pleurant,

Si Hari pouvait être trouvé en s’amusant, nul ne resterait loin de Lui! 29.

Si l’on trouvait Hari dans les rires et les jeux, qui donc consentirait à se laisser aiguiser sur la meule?

Il faut renoncer à la sensualité, à la colère et à l’orgueil pour rencontrer l’Adorable. 30.

Le fils aimé de son père veut aller se jeter dans ses bras,

Mais le père lui met dans la main les bonbons de la convoitise pour le tromper, et il s’en va. 31.

Alors l’enfant jette les bonbons, la rage lui vient au cœur,

Et tout pleurant, il revient vers son père bien-aimé. 32. [4]

Puissé-je l’attirer et te garder au fond de mes prunelles, jouit de ta vue nuit et jour!

Quand donc Hari m’accordera-t-il la vision de Lui-même?

Puisse-je voir ce jour! 33.

Kabîr, j’ai passé tout le jour à l’attendre et la nuit aussi va passer,

La délaissée n’a pas retrouvé son Époux et son cœur est meurtri, O mon amie! 34.

Permets à la délaissée de Te voir, ou permets-lui de mourir

Je ne peux plus endurer cette interminable agonie. 35.

Séparée de mon Époux, comment donc ai-je survécu? Pourquoi n’ai-je pas brûlé avec mon Bien-aimé?

Reste, reste, O sotte orgueilleuse, ne fais pas honte à l’Amour! 16.

Je suis le tison du Délaissement : lentement, lentement, je me consume,

Quand mon corps tout entier sera consumé, alors ce sera la Délivrance. 37.

Kabîr, corps et âme, tout a brûlé ainsi dans le feu du Délaissement, Le mort ne sent pas la douleur, mais moi je sens ce feu. 38.

Je brûle dans le feu de la Séparation et, tout embrasée, je vais vers la jatte,

Mais, à ma vue, la jarre aussi s’embrase : O Sant, comment vous expliquer? 39.

En vain ai-je erré de montagne en montagne, mes yeux se sont perdus à pleurer,

Mais je n’ai pas trouvé l’herbe qui rend. la vie. 40.

Je mets en pièces mon vêtement de soie, et je m’enveloppe d’une grossière couverture :

Que m’importe de revêtir n’importe quelle livrée, pourvu que je trouve Hari! 41.

Mes yeux sont brûlés de larmes, je ne cesse pas de Te chercher,

Mais Tu ne viens pas et il n’est pas pour moi de bonheur—telle est ma plainte. 42.

Pour traverser l’Océan de l’Existence, j’ai trouvé un radeau qui est comme un serpent :

Si je le lâche, je sombre, et si je m’en saisis, je suis mordu au bras! 43. [5]

Il fait nuit et je suis loin de mon Epoux [dit la délaissée] : O Conque,

reste silencieuse :

Quand le Soleil se lèvera, alors tu résonneras de temple en temple! 44.

Le monde entier est dans l’allégresse, ils mangent et ils dorment, Mais le serviteur Kabîr est dans la douleur : il veille et il pleure! 45.

4. GYAN BIRAH KAU ANG

Chapitre de la Séparation né de la Connaissance

On a apporté la lampe et la flamme, et l’huile en même temps, Réunissant les trois, allume la lampe : alors la phalène volera et tombera. 1.

La flèche est émoussée et sans tête, mais celui qu’elle a frappé mourra,

En criant au secours, il est tombé sous l’arbre, sa mort est-elle pour aujourd’hui ou pour demain? 2.

Au fond de l’âme, la flamme dévore, mais l’on ne voit pas de fumée, Celui qui brûle de cette flamme le sait, et celui qui a mis le feu. 3.

Le feu s’est embrasé, l’enveloppe a brûlé, le vase à aumônes est tombé en pièces,

Le Yogi qui était là a disparu : seules les cendres gardent la posture! 4.

Quand l’eau a pris feu, la boue a été calcinée par la flamme,

Et les Pandit du Nord et du Sud restent éberlués! 5.

Le feu a pris dans l’Océan et l’a dévoré, les oiseaux sont venus s’y poser,

Le Satguru a mis le feu, et le corps, une fois brûlé, ne repousse pas. 6.

Le Guru a mis le feu et le disciple a brûlé, il souffre le feu du Délaissement,

Le misérable brin d’herbe s’est sauvé en embrassant l’Absolu. 7.

Le chasseur a mis le feu à la forêt, et la gazelle crie et pleure :

Cette forêt où elle prenait ses ébats, c’est celle-là qui brûle! 8.

Dans l’eau même, l’incendie a éclaté, un feu puissant fait rage,

La rivière qui coulait s’est desséchée et le poisson reste hors de l’eau. 9.

L’océan a pris feu, les rivières ont été carbonisées,

Kabîr s’est éveillé et il a vu le poisson grimpé sur l’arbre! 10 [6]

5. PARACA KAU ANG

Chapitre de l’Expérience

Kabfr, l’éclat de l’Éternel est comme le lever de toute une succession de soleils,

Auprès de l’Époux, l’épouse s’est éveillée et un merveilleux spectacle lui est apparu. 1.

Elle a contemplé le spectacle sans les yeux du corps, sans soleil et sans lune, la lumière a brillé,

Le serviteur est absorbé dans le service du Maître et n’a point souci d’autre chose. 2.

La majesté du Seigneur suprême est au-delà de l’imagination,

Sa beauté est indicible, il faut l’avoir contemplée. 3.

À l’Inaccessible, à l’Invisible, il n’est point d’accès, là brille la lumière,

Là où Kâbir a porté ses hommages, ni péché, ni mérite ne peuvent atteindre. 4.

Il a franchi les limites et il entré dans l’Illimité, il a trouvé une Demeure éternelle,

Ce Lotus qui fleurit sans fleur, seuls les intimes [de Râm] peuvent le contempler. 5.

4

Kâbir, l’esprit est devenu une abeille, et a trouvé une demeure éternelle,

Ce Lotus qui fleurit sans eau, seuls les intimes [de Râm] peuvent le contempler. 6.

Le Lotus s’est épanoui au fond de l’âme, là où le Brahman fait sa demeure, Là, l’abeille de l’âme a été attirée : seuls quelques rares dévots le comprendront 17.

Il n’est pas d’Océan sans coquillages, ni de pluie de Svâti sans gouttelettes

Kabîr, la Perle germe dans cette forteresse qui a le Vide pour sommet. 8.

Dans le corps même, l’Inaccessible est obtenu, dans l’Inaccessible, un accès,

Dit Kabîr, j’ai accédé à l’Expérience, quand le Guru m’a montré le chemin. 9.

Le soleil s’est absorbé dans la lune,» les deux ont habité ensemble, Alors le désir de l’âme a été comblé, par un coup [heureux] du Destin. 10.

J’ai franchi la limite et pénétré dans l’Illimité, je me suis baigné dans le Vide,

Je me suis reposé dans cette Demeure où les ascètes ne parviennent pas. 11.

Vois ce qu’a fait [le pauvre] Kabîr, [il faut que ce soit] par un coup de Destin :

L’Inconnaissable, à la demeure duquel les ascètes ne peuvent atteindre, m’a fait son ami! 12.

L’Amour a éclairé la cage, un Yoga éternel s’est éveillé,

Le doute s’est évanoui, le bonheur est apparu, l’Époux bien-aimé a été trouvé. 13.

L’Amour a éclairé la cage, le fond de l’âme s’est illuminé,

Le parfum de musc se répand dans la bouche et les paroles en sont

imprégnées. 14.

L’esprit s’est attaché à l’Esprit et il a atteint le firmament,

Là où le clair-de-lune brille sans lune, là demeure l’invisible Seigneur Niranjan. 15.

L’esprit s’est attaché à l’Esprit, et l’Esprit s’est dissous dans l’esprit, Comme le sel disparaît dans l’eau et l’eau dans le sel. 16.

L’eau a pris en glace, puis la glace a fondu en eau,

Tout ce qui a été est passé, maintenant que reste-t-il à dire? 17.

Tant mieux si la grêle est tombée sur la terre : elle s’est totalement

oubliée,

Elle a fondu en eau, et les gouttes ont roulé jusque dans l’étang. 18.

On a exposé au marché le Joyau des désirs, et les voleurs s’en sont

emparés :

O Seigneur, aie pitié de moi, je n’ai pas d’autre ami que toi! 19.

L’oiseau s’est envolé au ciel, et le corps est resté en terre étrangère, Là-haut il boit sans bec, et il a oublié ce pays. 20.

L’oiseau s’est envolé au ciel, et il s’est élevé jusqu’au firmament,

Ce trait qui a percé le ciel, il m’est tombé dans l’oreille. 21.

La Surati s’est absorbée dans la Nirati, et la Nirati restée sans support,

De la Surati et de la Nirati, l’Expérience est née, alors la porte s’est ouverte d’elle-même. 22.

La Surati s’est absorbée dans la Nirati, et Jap dans Ajap, Le visible dans l’Invisible, et ainsi le soi dans le Soi. 23.

J’étais venu dans le monde pour contempler beaucoup de formes diverses,

Dit Kabîr, étant devenu Sant, j’ai aperçu l’Incomparable. 24.

Même en l’étreignant [l’Absolu] de tous ses membres, l’esprit n’obtient pas la stabilité,

Dit Kabîr, comment peut-on parler de rencontre, tant que les corps restent distincts? 25.

J’ai trouvé la Vérité, j’ai connu la Joie et la rivière de mon âme a été remplie,

Toutes mes souillures se sont effacées aisément, quand j’ai obtenu la présence du Seigneur. 26.

Quand il n’y avait ni terre, ni ciel, ni air, ni eau, ni lumière,

Alors il n’y avait que Hari et les dévots de Hari; telle est la pensée de Kabîr. 27.

Quand il n’y avait pas encore de création, ni foire, ni pacotille,

Alors il n’y avait queKabîr, le serviteur de Râm, qui contemplait le monde visible et invisible. 28.

Avec l’aide du Satguru, l’esprit a obtenu la stabilité et il est devenu immobile,

Il a manifesté l’histoire de l’Unique, le Maître des trois mondes est dans le cœur. 29.

Par l’union à Hari, la paix est obtenue, et la brûlure de l’égarement disparaît,

Nuit et jour, on nage dans la béatitude quand le Soi s’est manifesté au fond de l’âme. 30.

À l’intérieur du corps, l’esprit est en repos et son bonheur est inexprimable,

La flamme s’est changée en eau et le feu dévorant s’est éteint. 31.

Il a trouvé la Réalité essentielle et s’est détaché du corps, quand son esprit est entré en méditation,

Toute souffrance s’est apaisée, quand il s’est baigné dans le Vide. 32.

Celui qui a trouvé [le Joyau] s’en est réjoui, et sa langue en a senti le goût,

Il a trouvé ce Joyau rare que le monde cherche en vain! 33.

Kabîr, le cœur a trouvé la plénitude, et il a obtenu le Bien suprême, Tandis qu’il explorait l’océan, le Diamant lui est tombé dans la main. 34.

Quand j’étais, Hari n’était pas -- maintenant Hari est, et je ne suis plus :

Toute ténèbre s’est dissipée quand la lampe a brillé au fond de l’âme. 35.

Celui que j’allais chercher est venu à ma rencontre,

L’épouse est souillée et l’Époux est resplendissant : comment donc pourrai-je toucher ses pieds? 36.

Celui que j’étais allé chercher, je l’ai trouvé dans ma maison,

Et Celui-là est devenu moi, que j’appelais autre! 37.

Kâbir n’a vu qu’une partie, et ce qu’il a vu est ineffable,

La vision du Seigneur qui est le Pâras éblouissant, est restée enfouie dans ses yeux. 38.

Dans les pleines-eaux du Mânsarovar, les cygnes se jouent,

Ils recueillent les perles du salut : désormais ils ne s’envoleront plus ailleurs. 39.

La voûte du ciel gronde, l’ambroisie est distillée, le bananier et le lotus fleurissent,

Là-haut Kabîr a son culte, et quelques rares serviteurs [avec lui]. 40.

Sans fondations, le temple, sans corps, le dieu :

C’est là que Kabîr a fait sa demeure et s’adonne au culte de l’Invisible. 41.

La porte de ce temple est aussi étroite qu’un grain de moutarde,

À l’intérieur les feuilles, à l’intérieur l’eau, à l’intérieur le Pujârî! 42.

Kabîr, le Lotus a fleuri, un Soleil très-pur s’est levé,

Les ténèbres de la nuit se sont dissipées, la trompette de l’Anahad résonne. 43.

Le son de l’Anahad retentit, la cascade coule, la connaissance du Brahman germe,

Le Non-manifesté se manifeste au fond de l’âme, et une contemplation amoureuse s’établit. 44.

Le puits du ciel a l’ouverture vers le bas et la puiseuse est dans le Pâtal,

Le Cygne boit de cette eau, mais bien peu connaissent son origine. 45.

On regarde dans la direction de Siv et de Sakti, et on voit le soleil se lever à l’Ouest,

Le lion fait sa demeure dans l’eau et le poisson grimpe au palmier! 46.

L’ambroisie pleut, le Diamant germe, le Son très-pur résonne,

Kabîr, le Julâhâ, est devenu le Voyant, et sans crainte il a traversé! 47.

Mon égoïsme, que fera-t-il? L’Amour a ouvert le portail,

J’ai obtenu la Vision du Compatissant, et le gibet m’est devenu un lit de repos 48.

6. RAS KAU ANG

Chapitre de la Liqueur

Kabîr n’a eu qu’à boire la Liqueur de Râm, et toute sa lassitude s’est envolée,

Une fois cuit, le vase du potier ne retourne pas sur la roue. 1.

La Liqueur de Râm est une liqueur d’amour, infiniment douce à boire,

Kabîr, elle est difficile à obtenir, le marchand demande la vie en échange! 2.

Kabîr, chez le marchand de liqueur, beaucoup sont venus s’asseoir, Mais pour boire, il faut donner sa tête, sans quoi, rien à faire! 3.

À ceci on reconnaît celui qui a bu de la liqueur de Râm : il est perpétuellement enivré,

égaré, il erre à l’aventure, et n’a plus conscience de son corps. 4.

L’éléphant en chaleur ne mange plus de fourrage, il ressent dans son âme la douleur de l’amour,

Une fois lié des cordes de l’amour, il jette de la poussière sur sa tête. 5.

L’éléphant ivre est épris de l’Être invisible et inconcevable, il a triomphé du désir,

Il est enivré de l’ivresse de Râm, et ne se soucie plus de la vie ni de la délivrance. 6.

Dans cet étang où la jarre n’enfonce pas, l’éléphant se baigne et se frotte,

Le temple est submergé jusqu’au faîte, mais l’oiseau ne peut étancher sa soif! 7.

J’ai goûté de toutes les liqueurs, mais nulle n’est comparable à la liqueur de Râm,

Qu’il en tombe une seule goutte dans la jarre et voici qu’elle se change tout entière en or! 8

7. LAMBI KAU ANG

Chapitre de la Profondeur

En vain a-t-on rempli le pot du corps d’une eau brillante et pure : Corps et âme ont bu à longs traits de la jeunesse, mais la soif n’a pas été étanchée. 1.

Quand l’esprit s’est «renversé», la Rivière a été trouvée, et il s’y est entièrement purifié,

En vain, on sonde, on ne trouve pas le fond : Tu es miséricorde infinie! 2.

Tu cherches, tu cherches, O Amie — mais Kabîr a disparu,

La goutte s’est absorbée dans l’Océan : comment l’y retrouver? 3.

Tu cherches, tu cherches, O Amie—mais Kabîr a disparu,

L’Océan s’est absorbé dans la goutte : comment l’y retrouver? 4.

8. JARNAN KAU ANG

Chapitre de l’Ineffable

Si je dis qu’Il est lourd, je crains beaucoup [de me tromper], si je dis qu’il est léger, c’est faux,

Comment donc connaîtrai-je Râm? Jamais je ne L’ai vu de mes yeux. 1.

Et si je L’avais vu, qu’en dirais-je? Et si je le disais, qui me croirait? Hari est tel que Lui-même, chante ses louanges avec joie. 2.

N’essaie pas de décrire cet Être mystérieux, mais cache son mystère [en toi-même],

Il est inaccessible au Ved et au Coran : si j’en parle, qui me croira? 3.

La nature du Créateur est incompréhensible, il te faut marcher au juger,

Pas à pas, avance lentement, et tu parviendras à l’évidence. 4.

Si tu y parviens, tu parleras, quand tu auras établi ta demeure en ce

Lieu,

Mais aujourd’hui ta barque est au milieu de l’Océan et toute parole est oiseuse. 5.

9. HAIRAN KAU ANG

Chapitre de l’Étonnement

Les Pandit répètent «Il est Cela», mais nul n’y fait attention,

S’ils disaient qu’Il est unique, insondable, on serait bien étonné! 1.

Le Sans-corps habite dans le corps, mais nul ne connaît ce mystère, Dit Kabîr : O Sant, je suis bien étonné! 2.

10. LAI KAU ANG

Chapitre de l’Absorption

Dans la forêt où les lions ne rôdent pas, où les oiseaux ne volent pas. Où il n’y a ni jour ni nuit, là Kabîr a fixé son esprit et il demeure. 1.

La Surati est le balancier, l’absorption est la corde, et l’esprit ne cesse de manœuvrer la poulie,

Dans le Puits du Lotus il boit perpétuellement la liqueur de l’Amour. 2.

La Gangâ et la Yamunâ sont au fond du cœur, il s’est immergé dans le Ghât du Sahaj Sûnya,

Là, Kabîr a bâti son monastère, tandis que les ascètes regardent le chemin! 3.

11. NIHKARMI PATIVRATA KAU ANG

Chapitre de l’Amour pur

Kabîr, je suis éprise de Toi, O mon parfait Époux,

Honte sur moi si je fais à un autre la faveur d’un sourire! 1.

Si ton image entre en moi par mes yeux, vite je ferme les yeux pour la capter,

Je ne vois plus rien d’autre que Toi et Te cache à tous les regards. 2.

Rien en moi ne m’appartient, tout ce que je possède est à Toi,

Ce que je Te livre T’appartient déjà : que m’importe à moi? 3.

Kabîr, j’ai tracé la raie de vermillon, mais comment appliquerai-je le collyre?

Mon Bien-aimé habite dans mes yeux et Il a pris toute la place! 4.

Kabîr, le coquillage de l’Océan répète : «J’ai soif; J’ai soif!»

Il ne fait aucun cas de l’Océan, mais il n’aspire qu’à la goutte de pluie de Svâti. 5.

Kabîr, j’étais parti à la recherche du bonheur, et la souffrance est venue à ma rencontre,

Alors j’ai dit : «Va-t-en, Bonheur, dans ta maison, je ne connais plus que la Vérité et la Souffrance.» 6.

Je suis prête à accepter l’enfer : ce n’est pas cela que je crains,

Sans Toi, mon Bien-aimé, je n’ai pas besoin du Paradis! 7.

Si vous savez Le reconnaître pour l’Unique, alors vous savez tout, Mais si vous ne savez pas le reconnaître pour l’Unique, toute votre science n’est qu’ignorance. 8.

Kabîr, si vous ne savez pas reconnaître l’Unique, à quoi bon tant savoir?

De l’Unique vient le multiple, mais non l’Unique du multiple. 9.

Tant que la Dévotion n’est pas désintéressée, le culte est vain,

Dit Kabîr, comment l’âme pourra-t-elle rencontrer son Seigneur qui

aime purement? 10.

Le seul espoir est en Râm, tout autre espoir n’est que désespoir,

On fait sa demeure dans l’eau, et on meurt de soif! 11. [7]

Si l’esprit s’attache à l’Unique, il est délivré de sa faiblesse,

Si la trompette résonnait par les deux bouts, c’est avec justice qu’on la battrait! 12.

Kabîr est venu dans ce Kaliyug et il a fait bien des amis,

Mais du jour où il s’est attaché à l’Unique, il dort en sécurité. 13.

Kabîr, je suis le chien de Râm, Mutiyâ est mon nom,

Je porte au cou la chaîne de Râm et je vais où il me tire. 14.

Quand Il me fait «Psst, Psst», je viens, quand Il me dit «Va-t-en», je m’en vais,

Comme il me place, je reste, et je mange ce qu’Il me donne. 15.

Mon âme est vide de foi et d’amour et mon corps sans raffinements : Comment saurai-je répondre au désir amoureux de mon Époux? 16.

Mais Il est tout-puissant et je suis sa petite servante, il ne peut donc y avoir d’échec!

Si l’épouse fidèle reste sans ornements, la faute n’en est-elle pas à l’Époux? 17.

Écoute, O esclave aimante, honore ton Seigneur comme un hôte, Rassasie-Le des mets délicieux de ta tendresse et ne quitte pas Sa présence. 18.

12. CITAVNI KAU ANG

Chapitre de l’Avertissement

Kabîr, ton naubat, joue-le pendant dix jours58 :

Cette ville, ce bourg, cette rue, tu ne les reverras plus! 1.

Ceux qui font jouer le naubat, à la porte desquels sont attachés des éléphants,

S’ils n’ont pas invoqué le Nom de Hari, l’Unique, s’en sont allés ayant gaspillé leur vie. 2.

Dhol, dâmâmâ, durbarî, hautbois, flûtes et tambours,

On en a joué un instant, puis l’occasion est passée et ne reviendra plus. 3.

Tant que les sept notes retentissent, le râg se prolonge,

Mais quand le temple est resté vide, les corbeaux sont venus l’habiter. 4.

Kabîr, pour un petit bout de vie, l’on fait de grandes décorations, Tous ont apparu, puis se sont mélangés ensemble, rois, gueux et sultans! 5.

Un jour, il en sera ainsi, il te faudra te détacher de tout : Hé! Râjâ, Prince et Souverain, que n’y songez-vous? 6. [8]

Kabîr, la caravane a fait halte dans un bourg où il y a cinq voleurs et dix portes59 :

Quand le Roi Yam assiégera la forteresse, alors [seulement] tu invoqueras le Créateur! 7.

Kabîr, pourquoi t’enorgueillis-tu et fais-tu confiance à cette vie?

Les fleurs Tesû ont fleuri quatre jours, puis l’arbre Plâs s’est desséché. 8.

Kabîr, pourquoi t’enorgueillir de la beauté de ton corps?

Quand tu l’auras quitté, tu ne le retrouveras plus, comme le serpent sa peau! 9.

Kabîr, pourquoi t’enorgueillir à la vue de la hauteur de ton palais? Demain tu tomberas et tu resteras couché dans la terre, et l’herbe te germera dessus!

Kabîr, pourquoi t’enorgueillir, tu n’es qu’un paquet d’os dans un sac de peau,

Quand bien même tu montes un cheval de race et fais porter un dais sur ta tête, le Destin te dévorera. 11.

Kabîr, pourquoi t’enorgueillir? La Mort t’a saisi aux cheveux,

Qui sait où elle t’abattra, chez toi ou à l’étranger? 12.

Tel est ce monde [décevant] comme les fleurs du cotonnier,

C’est une affaire de dix jours : ne te laisse pas prendre à leur fausse couleur. 13. [9]

Réfléchis sur la vie et sur la mort, et garde-toi des actes vils,

Le chemin sur lequel tu marches, marches-y droit. 14.

Comme il n’y avait pas de gardiens au-dehors, les oiseaux ont mangé la récolte, 132

On peut encore en sauver une partie : si tu le peux, prends la garde. 15.

Les os ont brûlé comme du bois, la chevelure comme de l’herbe, Kabîr a vu brûler le monde entier et s’en est détaché. 16. [10]

Kabîr, le temple s’est écroulé, les matériaux se sont changés en algues vertes,

Un Architecte l’avait bâti, mais on ne peut le retrouver, 17.

Kabîr, le temple s’est écroulé, les briques se sont changées en algues vertes,

Attache-toi à l’Architecte, sinon tu tomberas une deuxième fois! 18.

Kabîr, le temple est de cire, serti de diamants et de rubis,

C’est un spectacle de quatre jours, demain même il éclatera en morceaux! 19.

Kabîr, on a rassemblé de la poussière et on en a fait un petit paquet, C’est un spectacle de quatre jours, et à la fin poussière de poussière! 20.

Kabîr, les occupations du monde sont poussière, sans agitation, pas de poussière,

Ces gens-Là ont été ruinés de fond en comble, qui, au milieu de leurs occupations, n’ont pas médité. 21.

Kabîr, on a rêvé pendant la nuit et on ouvre les yeux :

La Jîv en rêve a souffert une grande perte, mais au réveil, il n’a rien

perdu ni reçu. 22.

Kabîr, on a rêvé pendant la nuit et on a vu une différence entre le Seigneur et l’âme :

Si je dors, je crois qu’ils sont deux, mais si je m’éveille, je ne vois plus qu’un. 23. [11]

Kabîr, en ce monde, il y a une foule d’hommes sans intelligence,

Ils ne connaissent pas le Nom de Râm, les malheureux, et ils restent

stupides. 24. [12]

Étant venus dans le monde, qu’y avons-nous fait? et que raconterons-nous quand nous repartirons?

Nous n’avons été ni de ce monde ni de l’autre, et nous avons gaspillé tout notre avoir. 25.

Ceux qui sont très attachés au monde, sont nés en vain,

Par insouciance, ils se sont égarés, et leur mauvaise disposition les a perdus. 26.

Kabîr, sans la Bhakti de Hari, maudits sont la vie et le monde,

C’est comme un palais de fumée qui s’évanouit aussitôt. 27.

Ceux qui ont été infidèles à Hari et qui ont oublié la louange de Râm,

Le Créateur les a faits comme des grues qui balancent leur tête vers le bas! 28.

La terre du potier qu’on pétrit reçoit des coups violents sur la tête, Pourtant, même ainsi, elle ne prend pas conscience [de son sort] et jusqu’à ce jour elle reçoit les coups sans comprendre! 29.

Même ainsi, ils ne prennent pas conscience, comme des bêtes, ils vont nourrissant leur corps,

Ils ne connaissent pas le Nom de Râm et à la fin le sable leur tombe dans la bouche! 30

Ils n’ont pas connu le Nom de Râm, et ils se sont rendus gravement coupables,

Ce corps est un vase de bois qui ne va pas deux fois [au feu]. 31.

Ils n’ont pas connu le Nom de Râm et ils ont perdu l’essentiel :

Les vainqueurs de ce monde ont été vaincus et ils ont la bouche pleine de poussière. 32. [13]

Ils n’ont pas connu le Nom de Râm, et ils ont nourri une armée de cousins,

Ils sont morts au milieu de leurs activités terrestres, et au-dehors, ils n’ont pas eu d’écho. 33.

Une naissance humaine est difficile à obtenir, le corps humain ne revient pas,

Le fruit tombé à terre ne se rattache pas à la branche. 34.

Kabîr, adore Hari et abandonne le goût et la saveur des sens,

Tu ne retrouveras pas plusieurs fois l’heureuse chance d’une naissance humaine. 35. [14]

Kabîr, ce corps s’en va, si tu peux, fais-le donc rester!

Adonne-toi au service des saints, ou chante des louanges de Gobind. 36.

Kabîr, ce corps s’en va, si tu peux, fais-le donc revenir :

Ceux qui étaient riches à millions sont partis les mains vides. 37.

Ce corps est un pot de terre crue, qui reçoit des coups de tous côtés, Sans le Nom de Râm, il finira par être anéanti. 38.

Ce corps est un pot d’argile crue, qu’on a emmené avec soi en promenade,

Il a reçu un coup et s’est brisé, et rien n’est resté dans la main! 39. [15]

Ne te livre pas à de vaines agitations, de jour en jour la maladie te consume,

Râm a pris la saveur de Kabîr : sers-toi de ce remède-là. 40.

Kabîr, chasse de ton âme la convoitise et l’orgueil,

À cause de ces deux choses, ne perds pas tout ce que tu as. 41.

La maison n’a qu’un seul pilier, et il y a deux éléphants : comment les attachera-t-on à la porte?

Si vous gardez l’orgueil, vous n’aurez pas le Bien-aimé, si vous gardez le Bien-aimé, alors, chassez l’orgueil. 42.

Par attachement au monde, vous avez perdu la religion, et le monde ne vous a pas suivi,

Vous avez laissé tomber vous-même la hache sur vos pieds, par négligence. 43.

Ce corps est comme la forêt, et le Karma est la hache,

Vous vous détruisez vous-mêmes -- Kabîr vous exhorte à réfléchir! 44.

En perdant l’orgueil de race, on a tout sauvé, en conservant l’orgueil de race, on a tout perdu :

En trouvant Râm sans ancêtres, on a tout trouvé, et il n’est plus question de lignée. 45.

Trompés par les apparences du monde, ceux qui s’enorgueillissaient de leur lignée sont morts :

Qui donc gardera l’orgueil de sa lignée, quand on le déposera au cimetière? 46.

Le monde est un vase de douleur, rempli d’appétits jusqu’au bord,

Si Allah et Râm font grâce, la faim est abondamment rassasiée [même] avec des grains de kulathî! 47. [16]

Kabîr, ne te laisse pas prendre aux chaînes dont le monde est lié,

Ce corps qui paraissait d’or se dissoudra comme le sel dans la farine. 48.

Tout en parlant et en écoutant, le monde passe, les hommes sensuels ne pensent pas à la mort,

Kabîr, dans la coupe de l’amour, bois à longs traits la Liqueur [de Râm]. 49.

Kabîr, ne te lie pas à ceux qui sont prisonniers des limites et ne leur parle pas,

À ceux qui se sont attachés au Sans-limites, ouvre le fond de ton âme. 50. [17]

Kabîr, ne t’éloigne pas de la protection de Râm, l’Unique,

[Sinon tu seras] comme le fer entre le marteau et l’enclume, qui reçoit de violents coups sur la tête. 51.

Kabîr, invoque le Nom de Râm, l’Unique, par la prière, mets fin à ta misère,

Ainsi ton orgueil pervers sera noyé, qui demain deviendra un lourd fardeau. 52.

À quoi bon récurer le corps et laver sans cesse le vêtement?

Blanchi, il n’est pas libéré, et il n’obtient pas même l’apparence du

bonheur! 53.

Ils endossent des vêtements éclatants et ils mâchent du bétel,

Mais, sans le Nom de Râm, l’Unique, ils s’en vont liés à la cité de la Mort. 54. [18]

Tu n’as pas de compagnon, tous tes frères sont égoïstes :

Dans leur esprit, il n’y a pas de confiance, dans leur âme, pas de foi 55.

Ma mère est une étrangère, mon père est un étranger, moi-même un étranger au milieu d’eux,

Comme les bateaux sur la rivière : c’est par hasard qu’ils se rencontrent. 56.

Ici, c’est une maison étrangère, là-bas c’est notre propre maison, nous sommes venus au marché pour faire du commerce;

Quand on a fini de cendre toute la pacotille de son karma, le marché est terminé et ne se tiendra plus. 57.

File ton fil très fin avec grand soin, et tu le vendras cher : Le Roi Râm l’achètera, et nul autre ne s’approchera. 58.

Il te faut courir en haut de la colline, ne dors pas paisiblement :

Pour tes mérites passés, tu as trouvé ce temple (du corps humain), ne le perds pas en un lieu vil. 59. [19]

Le «Moi» est un grand fléau, si tu peux, tâche de te sauver :

O Amie, combien de temps pourras-tu garder la flamme dans du coton? 60.

Cesse de dire : «Moi, Moi, le mien» -- «le mien» cause ta ruine,

«Le mien» est une chaîne à ton pied, «le mien» est un lacet à ton

cou 61. [20]

Kabîr, la nacelle est délabrée et le batelier est un vaurien, 147

Seuls, ceux qui sont légers traversent, et ceux qui portent un fardeau sur la tête se noient. 62. [21]

13. MAN KAU ANG

Chapitre de l’Esprit

Ne suivez pas les conseils de l’esprit, en vous détachant des inspirations de l’âme,

Comme lorsqu’on fait tourner le fuseau en sens contraire, le fil [est gâté.] 1.

Chassez les préoccupations de votre esprit, ne vous tracassez plus Tenez vos sens en bride, et vous trouverez aisément «Celui-là» 2.

Avec le combustible du désir, je réduis mon esprit en cendres, Comme un Yogî, je fais mes tours, et ainsi je fabrique mon fil. 3.

Kabîr, la ruelle est étroite, et l’esprit instable est comme un voleur, Absorbe-toi dans l’amour et chante les louanges [de Râm], qu’il n’y ait rien d’autre en ton esprit. 4.

Kabîr, j’abats l’esprit et je le taille en pièces,

Si on a semé le poison dans sa plate-bande, convient-il de se lamenter sur la récolte? 5.

Si je frappe l’esprit, le monde visible s’abolit,

Si je conserve mon égoïsme, j’accumule des charbons ardents sur la tête des autres. 6.

L’esprit est averti de tout, mais, tout en sachant [le bien], il agit mal : Le bel avantage si on tombe dans le puits la lampe à la main! 7.

Dans le fond du cœur se trouve le miroir—pourtant le Visage reste invisible,

Le Visage apparaît seulement lorsque la dualité de l’esprit est abolie. 8. [22]

Il faut livrer son âme pour la trouver, on ne sauve l’âme qu’au prix de l’âme,

Man se résorbe dans unman, comme l’univers se résorbe en feu et en éther. 9.

L’esprit est Gorakh, l’esprit est Gobind, l’esprit est le vrai Yogi, Celui qui parvient à dominer l’esprit, devient le Créateur Lui-même. 10.

C’est à l’Unique que je me suis attachée, c’est pour lui qui j’ai revêtu ce vêtement rouge60,

Le monde entier, comme un dhobi, s’est échiné à le laver -- mais la couleur ne part pas! 11.

Celui qui est plus liquide que l’eau, plus ténu que la fumée, plus rapide que le vent :

C’est à celui-là que Kabîr s’est attaché. 12.

Kabîr, j’ai lancé mon cheval au galop, le fouet à la main :

Au soir, il me faut rencontrer mon Seigneur : après, ce sera la nuit. 13.

L’esprit donc a pris sa demeure entre ciel et terre et il est devenu subtil,

Dans la contemplation [du Seigneur] il a trouvé la joie, et ne se séparera plus jamais de Lui. 14.

Par la force de l’esprit, il faut abattre l’esprit, sans quoi on ne peut triompher des sens,

[Sans cela] il n’est ni vertu, ni vérité, ni bonne foi; aujourd’hui même, détache-toi des sens. 15.

Kabîr, l’esprit est tombé dans le malheur, la convoitise l’a perdu,

En dépit de la défense, il a mordu à l’appât : maintenant, comment le ramener? 16.

Kabîr, l’esprit a péché par insouciance, en ne se livrant pas à la prière :

Il aura beaucoup à souffrir dans la cour de Yam! 17.

L’esprit amasse des millions de karma en un clin d’œil, à cause de son avidité pour les plaisirs des sens :

Il ne fait pas attention à la parole du Satguru, et il a gaspillé sa vie. 18.

Frappe donc cet éléphant ivre de l’esprit, cerne-le à l’intérieur du corps,

Et s’il s’échappe encore, ramène-le à coups de croc! 19. [23]

Frappe donc cet éléphant ivre de l’esprit, broie-le en fine poussière, L’épouse trouvera le bonheur, quand le Brahman apparaîtra en elle. 20.

La nacelle est en papier, et la Gangâ est pleine d’eau,

Dit Kabîr, comment traverserai-je avec mes cinq perfides compagnons? 21.

Kabîr, où donc l’esprit est-il allé, cet esprit qui était là encore hier? Comme la pluie tombée sur la colline, il s’est dissipé et a disparu. 22.

Mon esprit est devenu aussi insensible qu’un mort,

Mais que la guitare des passions se mette à jouer, et voilà le mort qui ressuscite! 23.

On a coupé en morceaux le poisson et on l’a placé dans le chîk61, Mais qu’une seule syllabe pénètre dans son âme -- et il sautera de nouveau dans la mare! 24. [24]

Kabîr, l’esprit est comme un oiseau : bien souvent il s’est élevé jusqu’au ciel,

Mais de là-haut, il est retombé, près de la Mâyâ! 25.

La porte de la Bhakti est étroite comme un grain de moutarde,

Et l’esprit est un éléphant ivre : comment pourrait-il y pénétrer? 26.

Pourquoi avez-vous agi ainsi? Et maintenant que vous l’avez fait, à quoi bon vous lamenter?

Si l’on sème un acacia, récoltera-t-on des mangues? 27.

Le corps est le temple, l’esprit est le drapeau qui flotte et claque au vent des passions,

En claquant, le drapeau ébranle le temple, et tout ce qu’il contient est anéanti. 28.

O mon esprit, renonce à tes désirs, ce que tu veux faire ne s’accomplira pas : Si l’on pouvait extraire le ghî de l’eau, qui donc mangerait sec? 29.

Je tends mon corps comme un arc et des cinq éléments je fais mes flèches,

Il faut que j’abatte la gazelle de l’esprit, sinon ma naissance est vaine! 30. [25]

14. SUKHIM MARAG KAU ANG

Chapitre de la Voie subtile

D’où venez-vous et où allez-vous? Dites-moi, comment le savoir? Le chemin de l’au-delà, vous ne l’avez pas trouvé, et vous vous êtes égarés dans celui-ci. 1.

De là-bas, nul n’est revenu à qui vous puissiez demander [des nouvelles];

Tous s’engagent dans le chemin d’ici-bas, chargés de lourds fardeaux. 2. [26]

Je m’en vais interrogeant chacun, mais nul ne peut me dire où je trouverai la demeure [de Hari];

Tant qu’on ne sera pas lié d’amour avec Râm on ne pourra trouver le chemin de sa Demeure. 3.

Tous disent : «Allons, allons», et pourtant il me reste des doutes : Ils ne connaissent pas le Seigneur : où donc aboutiront-ils? 4.

[Dans le Seigneur], il n’est pas de destination, il n’est pas de séjour,

Dit Kabîr : O Sant, différente est la nature de l’Inconnaissable. 5.

Kabîr, le chemin est difficile et nul ne peut y accéder,

Ceux qui sont partis ne sont pas revenus et nul n’en a rapporté de nouvelles. 6.

La demeure du serviteur Kabîr est sur le faîte, le chemin est glissant et escarpé,

La fourmi ne peut y passer, et les gens chargent des bœufs! 7.

Là où la fourmi ne peut passer, où le grain de moutarde ne peut se poser,

Là où le vent ni l’esprit ne peut atteindre, là il est parvenu! 8.

Kabîr, le chemin est abrupt, et les ascètes, lassés, ont renoncé,

Là-haut, Kabîr est parvenu, en s’appuyant sur le témoignage du Satguru. 9.

Dieux, hommes et ascètes sont restés en panne, nul n’est arrivé au bout du chemin :

Kabîr a bien de la chance : là-haut il a bâti son toit, et il demeure! 10.

15. SUKHIM JANAM KAU ANG

Chapitre de la Vie subtile

Kabîr, le Jîv ne connaît pas le stratagème de la Surati subtile,

Dit Kabîr, O Âtman, O Invisible, chasse la mort! 1.

Le souffle a quitté le corps, et tous disent qu’il est mort,

L’état dans lequel on meurt vivant, cet état subtil, personne ne le

comprend. 2. [27]

16. Mâyâ KAU ANG

Chapitre de la Mâyâ

La Sensualité est un charlatan sur le marché du monde, et la Mâyâ est la prostituée qui l’accompagne,

Tiens-toi ferme attaché aux pieds de Râm, ou ils te voleront ta vie! I. [28J

Kabîr, la Mâyâ est une femme perdue qui tend ses pièges sur le marché,

Le monde entier est tombé dans ses filets, mais Kabîr les a brisés et s’est échappé. 2.

Kabîr, la Mâyâ est une prostituée, les gens s’en éprennent,

Mais nul n’en jouit pleinement : dès ce monde, elle vous quitte! 3.

Kabîr, la Mâyâ est une prostituée, elle est infidèle à Hari,

Sur la bouche, elle place la chaîne des mauvaises dispositions, et ne vous laisse pas invoquer le Nom de Râm. 4.

Ce Hari que j’invoque, je le connais bien, et mon cœur est plein d’espoir,

Mais entre Hari [et l’âme] elle introduit une différence [illusoire] : la Mâyâ est une traîtresse! 5.

Kabîr, la Mâyâ est une magicienne, elle égare les plus grands sages,

Et s’ils s’enfuient, elle ne les laisse pas, mais les poursuit de ses flèches! 6.

Kabîr, la Mâyâ est une magicienne, elle paraît douce comme le sucre,

Mais, si le Satguru ne vous fait grâce, elle fera de vous aussi des pantins. 7.

Kabîr, la Mâyâ est une magicienne, elle a infligé au monde de profondes blessures,

Seuls quelques dévots lui ont échappé, qui avaient renoncé à l’orgueil de race. 8.

Kabîr, la Mâyâ est une magicienne, si on la réclame, elle ne vient pas,

Mais si, reconnaissant sa fausseté, on l’abandonne, elle s’attache à vos pas! 9.

La Mâyâ est l’esclave des Sant, elle se tient debout [devant eux] et les couvre de bénédictions,

Jouis d’elle et frappe-la du pied et du bâton, en invoquant le Seigneur. 10.

La Mâyâ ne meurt pas, l’esprit ne meurt pas, les corps meurent et passent,

Désir et ambition ne meurent pas, ainsi dit Kabîr. 11.

Le désir vit et le monde meurt, les hommes meurent et disparaissent,

Ceux qui entassaient les richesses sont morts, ceux qui les dilapidaient sont sauvés. 12.

Kabîr, amassez ces richesse-là qui vous serviront plus tard,

Nul n’a jamais quitté ce monde avec son ballot sur la tête. 13.

La convoitise est une prostituée, ne vous attachez pas à elle,

Même si vous grimpez à l’arbre, elle vous suivra, et elle vous déshonorera. 14.

Le feu de la convoitise ne s’éteint pas si on l’arrose, mais il croît de jour en jour,

Comme l’arbre javâsâ qui se dessèche sous une pluie violente. 15.

Kabîr, qui dira le sort de ce monde? Le dévot s’est noyé dans l’Océan de l’Existence,

Parce qu’il avait abandonné Dieu, son Époux, et qu’il avait convoité l’estime [des hommes]. 16.

À quoi bon renoncer à la Mâyâ si l’on n’a pas renoncé à la considération?

Le désir de l’estime a perdu les grands ascètes, le désir de l’estime les a tous dévorés! 17.

Ils font peu de cas de Râm et s’humilient devant [les grandeurs] de ce monde :

Comment donc appelles-ni «Roi» le sujet de la Mâyâ? 18.

C’est le fruit du sang maternel et de la semence virile, à cela on a donné une forme,

Sans le Nom de Râm, il se noiera dans le puits de l’or et de la femme. 19.

La Mâyâ est un Arbre formé des trois Guna, qui a pour branches douleur et tourments,

Il ne verse aucune fraîcheur, son fruit est fade et brûle le corps. 20.

Kabîr, la Mâyâ est une ogresse, elle les dévore tous,

O Scélérate, je t’arracherai les dents si tu oses t’approcher des Sant! 21.

Le lotus fait sa demeure dans l’eau, mais un incendie violent s’est déclaré :

Au sein de l’eau, il a péri carbonisé : tel était son [triste] destin! 22.

Kabîr, contre la pluie des Guna, ils ont pris refuge sous l’Arbre de la Femme :

Ceux qui sont restés en dehors se sont sauvés, ceux qui étaient dans le temple ont été mouillés. 23.

Kabîr, l’égarement de la Mâyâ a aveuglé tout le monde,

Ceux qui dormaient ont fait du butin, ceux qui étaient dans la maison ont pleuré [leur perte]. 24. [29]

Dans ce monde, la Mâyâ a lié tous les êtres de ses chaînes,

Comment se libéreraient-ils, les pauvres, si le Créateur lui-même les a liés? 25.

Comme la liane grimpe et s’accroche à la paroi, ainsi l’on est pris dans les filets du désir,

Même si on la coupe, elle ne lâche pas, car elle a donné sa parole 26.

Tous les âsana sont commandés par le désir, nul n’a le détachement pour but,

Quand on est pris dans les pièges de l’attachement, le détachement est hors de portée. 27.

Kabîr, ce monde est égaré par les mensonges de la Mâyâ,

Plus il y a de frères dans la maison, et plus on se querelle! 28.

La Mâyâ m’a dit : «! Ne te sauve pas!

Sois, toi aussi, mon époux» -- mais Kabîr est parti courroucé. 29.

La femelle du héron a bu de l’eau, et tout l’ocean est souillé,

D’autres oiseaux en ont bu, mais le Cygne n’y trempe pas le bec. 30.

Kabîr, ne t’approche pas de la Mâyâ, quand elle te tendrait cent fois les bras,

Elle a perdu les grands ascètes comme Nârad, nul ne peut se fier à elle. 31.

En s’attachant à l’or et aux femmes, le monde entier a brûlé dans le feu de la Mâyâ,

Dites-moi, comment pourrez-vous garder la flamme enveloppée dans du coton? 32.

17. JANCAK KAU ANG

Chapitre de la Mendicité

Tant que le Jîv prend appui sur le Jîv, l’Invisible n’apparaît pas, Govind n’est pas trouvé et la flamme ne s’éteint pas, bien qu’on s’efforce de l’éteindre. 1.

Pour se remplir le ventre, on a mendié jour et nuit,

Mais tant qu’on reste enivré par l’orgueil de la domination, rien ne peut être accompli. 2.

Le Guru est le patron et ses serviteurs [disciples] sont ceux qui traient [pour lui];

On amène la brebis pour tondre sa laine, on l’attache et elle mange le coton! 3.

Le Guru est un gros négociant, il a cinquante colporteurs,

Il a mis dans sa bouche le Nom de Râm, et il convoite des aumônes 4.

Kabîr, [le mendiant] se promène à sa guise avec un plein panier de désirs,

Il ne se soucie pas du Nom de Râm, ce qu’il veut, c’est du métal! 5.

Le maître de l’âge Kali est cupide, il a mis des choses acides dans un plateau de cuivre,

Et il se promène devant la porte du roi, comme une vache goulue! 6.

Le maître de l’âge Kali est avide, il ne pense qu’à amasser,

Il prête de l’argent à intérêt, et passe son temps à faire des comptes. 7.

Kabîr, cet âge Kali est pervers, on ne trouve pas de vrais ascètes,

Les cupides, les gourmands et les hypocrites, voilà ceux qu’on honore! 8.

Les Pandit ont lu les quatre Véd, mais ils ne sont pas attachés à Hari, Kabîr a emporté les épis, et les Pandit cherchent le champ! 9.

Le Brahman est le Guru de l’univers, mais il n’est pas le Guru des saints,

Il s’entortille dans les quatre Véd, et il y meurt! 10. [30]

Le Sâkta est comme une corde de chanvre qui s’est durcie dans l’eau :

Il ne se soucie pas des deux syllabes [du Nom de Râm] [répétées par le] Guru, et il s’en va lié à la cité de Yam. 11. [31]

Ils se querellent avec leurs voisins, et peu à peu ils perdent la joie,

Les Pandit sont devenus «Pain et boivent l’eau en la filtrant! 12.

Le Pandit répète : Il est cela”, mais il n’est pas blessé au cœur, Tout en exhortant les autres, lui-même est tombé dans la gueule [de Yam]. 13.

Sans sortir de leur cage, les perroquets ont appris à être malins,

Et puis ils veulent instruire les autres, et ne se comprennent pas eux-mêmes! 14.

Ils veillent sur les trésors d’autrui, mais ils ont laissé dévorer leur propre champ,

Ils enseignent les autres, mais le sable leur tombe dans la bouche! 15. [32]

Assise au milieu du cercle des étoiles, la lune jouit de son importance,

Mais, quand le soleil se lève, elle se cache, tout comme les étoiles. 16.

À l’apparence, c’est tout beau, comme un fort de givre,

Mais quand le soleil se lève, on ne voit plus rien, et on ne recueille pas même un peu d’eau! 17. [33]

À force d’aller en pèlerinage, tous sont morts, ils se sont noyés en se baignant,

Tout en répétant le nom de Râm, ils sont entraînés par la Mort. 18.

À Kali, ils se bâtissent une cabane, et ils boivent l’eau sainte,

Mais, sans le Nom de Râm, il n’est pas de délivrance, dit Kabîr-Dâs. 19.

Kabîr, je ne cesse d’admonester ce monde :

Ils attrapent la queue d’un mouton, et ils comptent traverser ainsi [l’Océan de l’Existence]! 20.

Kabîr, ils s’en vont tout contents d’eux, disant : Moi, je fais le Dharma”,

Mais ils emportent sur leur tête un kror de karma, et ils ne reconnaissent pas leur erreur]! 21.

Le monde est ficelé dans la chaîne du mien et du tien,

C’est une maison de paille, qui brûle sans fin 22.

18. KARANI BINA KATHANI KAU ANG

Chapitre du Dire-sans-Faire

Dire des paroles, à quoi bon? Si on ne pratique pas;

C’est comme une bâtisse en échafaudages, qui s’écroule tandis qu’on la regarde. 1.

Telles les paroles de votre bouche, telle doit être votre conduite,

Le Seigneur suprême est tout proche, en un clin d’œil, Il vous fait grâce. 2.

Si votre conduite n’est pas conforme à vos discours,

Vous ne vous comportez pas comme des hommes, mais comme des chiens, et vous irez liés à la cité de Yam. 3.

Chanter des pad réjouit le cœur, réciter des sâkhî donne de la joie, Mais si vous ne connaissez pas ce Nom qui est la Réalité supérieure, la corde vous prendra au cou. 4.

Il a l’air de faire le kirtân62 et il lève bien haut son bec,

Mais il n’y comprend goutte, et il est comme un tronc sans tête! 5.

19. KATHANI BINA KARANI KAU ANG

Chapitre du Faire-sans-Dire

Moi, je sais que l’étude est bonne et que le Yoga est meilleur que l’étude,

Chéris le Nom de Râm et laisse les gens te blâmer, s’ils veulent. 1.

Kabîr, laisse -là l’étude, et jette le livre à la rivière,

Cherche dans les cinquante-deux lettres et fixe dans ton esprit les

deux Ra et Ma.63 2.

Kabîr, laisse -là l’étude : le monde a trop étudié,

Si tu n’éprouves pas la brûlure de l’Amour, à quoi bon tes cris? 3.

À force de lire des livres, le monde est mort, et nul n’est devenu savant,

Mais celui qui sait déchiffrer le seul Nom de l’Epoux divin, celui-là est le grand savant. 4.

20. KAMI NAR KAU ANG

Chapitre de l’Homme sensuel

La femme est un cobra mortel au milieu de l’univers,

Ceux qui sont attachés à Râm lui échappent, mais les hommes sensuels sont dévorés par la flamme. 1.

La femme est une créature perfide, si je l’irrite, elle me mordra,

Mais elle ne s’approche pas de ceux qui sont épris des pieds de Râm. 2.

Ils vont épris de l’épouse d’un autre, et ils jouissent d’un gain mal acquis,

Leur prospérité dure quatre jours et à la fin ils sont ruinés de fond en comble! 3.

Bien peu échappent au désir pour l’épouse d’un autre,

Ils croient manger du sucre -- et à la fin, c’est un poison mortel. 4.

Le désir pour l’épouse d’autrui est vice et non vertu,

Comme des poissons, combien se sont perdus dans un océan d’amertume! 5.

Le désir pour l’épouse d’autrui est comme une provision d’ail, Même si vous la gardez dans un coin, on finira par la découvrir! 6.

Rapports d’homme à femme, c’est tout enfer, aussi longtemps que le corps est en proie au désir,

Dit Kabîr, ceux-là seuls sont vraiment à Râm qui l’invoquent avec le cœur pur. 7.

À s’attacher aux femmes, on perd l’intelligence et le discernement, La luxure ruine le corps et rien ne peut être accompli. 8.

Festins de toutes sortes, exquises nourritures, plaisir et jouissance des femmes,

Bien vite il faudra les quitter et s’en repentir, quand l’idole se brisera. 9.

Quand la femme s’approche de l’homme, elle détruit les trois sortes de bonheur,

Et nul luxurieux ne peut obtenir la Bhakti, ni la Délivrance, ni la Sagesse. 10.

L’or et la femme sont une même chose : ce sont des fruits empoisonnés :

Rien qu’à les voir, le poison monte et, si on en mange, c’est la mort. 11.

L’or et la femme sont une même chose, tous deux sont comme la flamme du feu,

Rien qu’à les voir, le corps est en feu, et, s’il les touche, il est consumé. 12.

Kabîr, par la luxure, combien sont morts dans la souffrance,

Combien aujourd’hui même mourront : tout en riant, ils tombent en

enfer! 13.

La femme est le déchet du monde, par là on distingue les bons des méchants :

Les âmes nobles se tiennent à l’écart, ceux qui s’en approchent sont vils. 14.

La femme est le puits de l’enfer, bien peu peuvent tenir les rênes :

Quelques rares saints échappent, tandis que le monde entier va à la mort. 15.

Le gibet vaut mieux d’une belle femme, bien peu lui ont échappé; J’ai vu le fer dans le feu : la force de la flamme l’a changé en charbon. 16.

Les hommes aveugles ne prennent pas garde, le gibet du doute n’est pas abattu,

Hari pardonnera les autres fautes, mais les luxurieux seront détruits branches et racines. 17.

Les luxurieux ont gâté la Bhakti par les jouissances,

Ils ont perdu le Diamant qu’ils avaient en main et ils ont gaspillé

leur vie. 18.

L’ambroisie déplaît aux luxurieux, mais ils recherchent et prennent le poison,

Ils s’obstinent dans leurs mauvais penchants—tâche-donc de leur faire entendre raison si tu peux! 19.

En prenant appui dans les sens, leur âme s’est vidée de sa substance,

La plante de la sagesse ne pousse pas dans leur âme—ils peuvent bien exhorter [les autres]! 20.

En endossant la peau de serpent des sens et du karma, l’homme est devenu serpent,

Quand on lui casserait la tête, il ne reviendrait pas à lui : qui est plus infortuné que lui? 21.

Le luxurieux n’adore pas Hari et ne répète pas le Nom de Kesao,

Si on parle de Râm, devant lui, il s’irrite -- effet de quelque faute antérieure! 22. [35]

L’homme sensuel ne connaît pas la honte quand il a le plaisir en tête :

Le sommeil n’a pas besoin de lit, la faim n’a pas besoin d’aliments savoureux! 23. [36]

En s’appropriant la femme d’un autre, on encourt l’enfer,

Tous disent : Va de l’avant!” -- mais n’y mets pas la main! 24.

Kabfr, je vais répétant, mais les insensés ne m’écoutent pas :

Que ce soit Bairâgî ou Grihasthî, les sensuels sont légion! 25.

Même le sage a perdu la crainte et il n’a pas d’hésitation,

Il est tombé au pouvoir de ses passions et il jouit hardiment des plaisirs charnels. 26.

Le sage a gaspillé tout son avoir et s’est égalé au Créateur,

Le mondain vaut mieux que lui, car la crainte demeure dans son

âme. 27. [37]

21. SAHAJ KAU ANG

Chapitre du Sahaj

Ils disent tous : Sahaj, Sahaj -- mais nul ne connaît le Sahaj64,

Ceux qui ont abandonné spontanément” les jouissances sensibles, voilà [les adeptes] du Sahaj. 1.

Ils disent tous : Sahaj, Sahaj—mais nul ne connaît le Sahaj,

Ceux qui ont soumis leurs cinq sens, voilà [les adeptes] du Sahaj. 2.

“Aisément” en vérité, aisément” tout s’en est allé : fils, fortune, femme, désirs,

Et Kabîr-Dâs est demeuré absorbé en Râm, l’Unique. 3.

Ils disent tous : Sahaj, Sahaj—mais nul ne connaît le Sahaj,

Celui qui a trouvé Râm spontanément”, appelez-le Sahaj”. 4.

22. SAC KAU ANG

Chapitre de la Vérité

Kabîr, le capital prêté par le banquier, garde-toi de le dissiper,

Tu te trouveras bien en peine quand il faudra rendre des comptes. 1.

Il te faudra rendre des comptes au Maître et [montrer] si ton cœur est loyal,

Dans la parfaite cour de justice, nul ne te viendra en aide. 2.

Kabîr, la conscience a sursauté65 et l’on est parti pour un lointain voyage,

Mais le scribe66 a sorti le livre de comptes et, dans la cour royale [on te demande] la dette entière. 3.

Le scribe a ouvert le livre, alors [on trouve que] les dettes sont sans fin,

Tant que le souffle demeure dans le corps, il faut se rappeler Râm. 4.

La soumission à cinq maîtres67 est fausse soumission,

Le Qâzî offense la vérité et il étudie des mensonges, ce qu’il fait est vain. 5.

Kabîr, pour satisfaire sa gourmandise, le Qâzî [tue un animal] y avait donc deux brahman? 68.

Puis il monte au minaret et il crie — » Un!» — dans la cour [du Seigneur], comment ne sera-t-il pas convaincu de mensonge? 6.

Le Qâzî et le Mulla sont dans l’erreur, ils sont entraînés par le monde,

La piété a quitté leur cœur quand ils ont pris le couteau en main. 7.

Ils tuent avec violence et ils appellent cela «légitime»,

Quand Dieu examinera les comptes, quel sera leur sort? 8.

Il exerce une oppression violente et il va demander à Dieu la justice, Le meurtrier se tient debout dans la cour du Seigneur et il reçoit des coups en pleine figure. 9.

Il a trahi le Seigneur et s’est associé avec des voleurs,

Tu comprendras, Hé! Jîv, quand tu recevras les coups. 10.

Le Sheikh ne connaît pas la patience : à quoi lui sert d’aller en pèlerinage à la Kaaba?

Celui qui ne possède pas la fermeté dans son âme, comment peut-il atteindre Dieu? 11.

On a bien sucré le khîcri et on y a mis un peu de sel,

Qui donc se fera couper la gorge pour manger du pain et des friandises? 12.

Les méchants s’asseyent pour faire la pûjâ et ils mangent de la viande et boivent du vin :

Jamais ils ne parviendront à la Délivrance et ils recueilleront un kror d’enfers! 13.

Ils réunissent toutes les castes, ils font la pûjâ à la Sakti et mangent tous ensemble,

Ils se donnent l’apparence de serviteurs de Hari, mais ils s’en vont à la cité de Yam! 14.

Kabîr, par respect humain, ils n’invoquent pas le Vrai,

En connaissance de cause, ils délaissent l’or pour s’emparer d’un bois vulgaire. 15.

Kabîr, comment les créatures n’ont-elles pas compris que le Créateur est la seule Réalité essentielle?

Comment s’en vont-elles toutes à la poursuite d’un monde faux? 16.

Le faux s’unit au faux et tous deux se lient d’affection,

Si le faux trouvait le Vrai, son attachement serait brisé. 17.

23. BHRAM BIDHAUSAN KAU ANG

Chapitre de l’Abolition de l’Erreur

Ils fabriquent une idole de pierre et ils l’adorent comme le Créateur : S’ils restent dans cette illusion, ils se noieront dans un flot noir. 1.

Le monde est une maison de suie, une porte en noir de fumée façonnée par le Karma,

On a semé des pierres dans la terre, et les Pandit sont tombés sur le chemin. 2.

Pourquoi donc adorez-vous des pierres, qui jamais ne vous ont répondu?

L’homme aveugle se berce d’illusions, et ainsi il perd le respect de lui-même. 3. [38]

Moi aussi, si j’adorais des pierres, je serais comme une vache-bleue69 dans la forêt,

Mais le Satguru m’a fait grâce et j’ai rejeté le fardeau que je portais sur la tête. 4.

Toutes les âmes que je vois, autant de Sâligrâm70,

Les saints sont des manifestations divines : à quoi bon les pierres? 5.

En adorant le Sâligrâm, l’esprit reste dans son erreur,

Il n’est pas de paix même en rêve, et la brûlure ne fait que croître de jour en jour. 6.

En adorant le Sâligrâm, on s’attache à la Mâyâ,

On s’enveloppe d’un vêtement noir, et on prend un nom blanc! 71 7.

Vaine est la confiance que l’on met dans les litanies et l’ascèse, dans les pèlerinages et les vœux,

Comme les perroquets qui ont rendu hommage au Cotonnier, ainsi le monde s’en est allé déçu. 8.

Les pèlerinages sont comme une liane [empoisonnée] qui a envahi le monde entier,

Kabîr en a arraché la racine, de peur qu’on ne s’empoisonne. 9.

Vois dans l’esprit Mathurâ, dans le cœur Dvârkâ, dans le corps, Kâsî,

C’est dans la dixième porte du Temple72 qu’il te faut reconnaître la Lumière. 10.

Kabîr, le monde va se prosterner dans les temples,

Mais Hari habite au milieu de ton cœur : c’est là que tu dois porter ton amour. 11.

24. BHES KAU ANG

Chapitre du Simulacre

Il prend en main le chapelet et il répète [le Nom de Hari], mais, dans son cœur, souffle la tempête,

Il a les pieds dans l’eau glacée et son bhajan lui est une torture! 1.

Il prend le chapelet en main et compte avec ses doigts, mais son esprit court de tous côtés,

Ce qu’il aurait fallu faire tourner pour trouver Hari [à savoir, l’esprit] s’est changé en bois! 2.

Porter un chapelet sur la poitrine, cela ne sert à rien;

Si on égrène le chapelet de l’esprit, alors le siècle s’éclaire. 3.

Un chapelet sur la poitrine, beaucoup se promènent égarés,

Comme des cailloux, ils ont roulé dans la Gangâ et ils ne se sont pas attachés à Hari. 4.

Kabîr, ton chapelet de bois, il t’admoneste ainsi :

«Si tu ne fais pas tourner ton esprit, pourquoi donc me fais-tu tourner, moi? 5. [39]

Kabîr, le [vrai] chapelet est celui de l’esprit, tout le reste n’est que simulacre du monde,

S’il suffisait de porter un chapelet au cou pour trouver Hari, alors regarde la roue du puits! 73 6. [40]

Porter un chapelet ne sert à rien, avec ce poids [au cou] il va errant jusqu’à la mort,

À l’extérieur, le fruit de l’assafoetida promet merveille, et à l’intérieur, il est plein d’ordures! 7.

Porter un chapelet ne sert à rien, si l’esprit porte un poignard :

Tant que Hari ne lui aura pas apparu, il continuera à frapper. 8.

Porter un chapelet ne sert à rien, si on perd le trésor du cœur [Hari], Si l’on s’attache aux pieds de Hari, alors on trouve le Paradis. 9. [41]

Porter un chapelet ne sert à rien, si l’on ne possède la Bhakti,

On se rase la tête et la moustache, et on suit les voies du monde! 10.

Sois loyal envers le Seigneur, et bienveillant envers autrui,

Et puis, garde les cheveux longs, ou rase-toi si tu préfères! 11.

Ta chevelure, qu’a-t-elle donc commis, pour que tu la rases si souvent?

Pourquoi donc ne rases-tu pas ton esprit, en qui résident passions et vices? 12.

C’est le maître du Fort, l’esprit, qu’il faut raser, à quoi bon raser la chevelure?

Tout ce qui a été commis, c’est l’esprit qui l’a commis -- la chevelure n’a rien fait! 13.

À te raser la tête, les jours ont passé, et tu n’as pas trouvé Râm,

Dis-moi, à quoi bon répéter le Nom de Râm, si l’esprit est occupé d’autre chose? 14.

En prenant un déguisement [d’ascète] il est devenu un Seigneur : il mange et boit tout son soûl,

Mais le Chemin par où passent les saints s’est trouve fermé pour lui. 15.

À quoi bon devenir Vaisnav, si l’on n’atteint pas au discernement?

Il s’est fabriqué tilak et châpâ74, et il tourmente beaucoup de gens! 16.

Faire le Yoga du corps, tous en sont capables, mais peu savent faire le Yoga de l’esprit :

Si l’esprit se fait Yogî; tous les siddhi75 sont obtenus sans peine. 17.

Kabîr, [Dieu] est unique, mais il est caché sous des déguisements [divers] :

Si tu te débarrasses de l’erreur et du Karma, tu contempleras l’Invisible dans tous les êtres. 18.

Le Jîv n’échappe pas à l’égarement, même en s’affublant d’innombrables déguisements,

Tant qu’on n’a pas obtenu la vision [donnée par] le Satguru, [Râm] ne se manifeste pas au fond de l’âme. 19.

Par un faux orgueil de race, le monde s’est attaché à l’enfer,

Quand le corps est détruit, l’orgueil de race est anéanti, mais ils ne saisissent pas la barque de Râm! 20.

La partialité a perdu le monde, ainsi que le vain attachement à la famille,

Ils n’ont pas su distinguer l’Invisible sous le déguisement, et ils se sont noyés dans un flot noir. 21.

On n’obtient pas Râm par astuce, tel est le fond de l’affaire :

Celui-là seul qui est sans autre amour et sans autre soutien, le [Seigneur] Gopinâth le prend sous sa protection. 22.

La belle s’est ornée des seize ornements et se tient parée de corps et d’âme,

Mais si elle ne plaît pas à l’Époux, à quoi bon toutes ses parures? 23.

Tant qu’elle n’a pas connu l’intimité du Bien-aimé, la jeune fille est dite vierge,

Le don de la main a été fait avec allégresse, mais la reconnaissance est difficile. 24.

Kabîr, la Bhakti de Hari donne à l’esprit une grande joie,

Le serviteur ne cherche pas à s’enfuir : même s’il est stupide, il appartient à son Seigneur. 25.

Il m’a pris pour son propre serviteur, et il a chassé bien loin les méchants,

Dans le royaume de Râm, mon Bien-aimé, la cité est établie en prospérité. 26.

25. KUSANGATI KAU ANG

Chapitre de la Mauvaise Compagnie

La goutte d’eau qui vient du ciel, immaculée, en tombant sur le sol, est souillée,

Sans la compagnie des justes, l’homme est totalement ruiné, comme les cendres du fourneau. 1.

Ne vous associez pas aux insensés, le [bateau de] fer ne peut traverser l’eau,

Tombée dans le bananier, dans le coquillage ou dans la bouche du serpent, la goutte d’eau se mue en trois choses différentes.76 2.

Ceux qui ont de l’aversion pour les dévots de Hari et de l’affection pour les hommes sensuels,

Ces gens-là ne se sauveront jamais, ils sont comme un champ aride. 3.

Je meurs de la peste de la mauvaise compagnie, comme le bananier voisin de l’arbre Ber;

Si celui-là agite ses branches, celui-ci l’écorche : ne vous associez pas avec le Sâkta et ne vous en approchez pas.77 4.

L’amitié [avec les méchants] est un gage de mort, la mauvaise compagnie est Kâl en personne,

Dit Kabîr, O créatures, invoquez Râm en paroles. 5. [44]

La mouche est prise dans le gur78 et ses ailes y restent collées,

En vain elle se débat des pattes et de la tête : elle est prisonnière des friandises, O mon amie! 6.

À quoi bon une haute naissance, si votre conduite est basse?

Si le vase d’or est rempli de vin, le saint le méprise. 7.

26. SANGATI KAU ANG

Chapitre de la Bonne Compagnie

Ils se saisissent de ce qui est apparent et laissent échapper ce qui n’est pas perçu,

Quelques-uns à peine sont restés79, qui étaient tombés au pouvoir du Seigneur, le Satguru. 1.

Leur dévotion n’est que superficielle, jamais ils n’ont été imprégnés de l’Amour80,

Quand viendra l’adversité, ils lâcheront prise, comme le serpent abandonne sa [vieille] peau. 2.

S’il le faut, associez-vous, mais sachez vous associer avec votre semblable,

La couverture a été mise en pièces : même alors, sa couleur demeure. 3.

Livrez votre âme à celui-là seul qui est vraiment un bon serviteur [de Râm] :

Quand bien même il devrait souffrir la scie sur sa tête, il ne se séparerait pas de Lui. 4.

On ne peut planter un clou dans la pierre, ni faire un trou dans le vase de terre,

Que vaut l’amour de l’homme qui est resté attaché à la Mâyâ? 5.

Kabîr, accordez votre affection à celui-là seul qui tiendra jusqu’au bout,

Ne vous attachez pas à de nombreuses maîtresses : rien que leur vue attache un blâme. 6.

Kabîr, le corps est comme l’oiseau, là où va l’esprit, il s’envole.

Selon qu’on choisit ses amis, on récolte le résultat. 7.

Ce monde est semblable à une cave à charbon,

Je rends hommage à ce dévot qui en sort après y être entré! 8.

27. ASADH KAU ANG

Chapitre des Faux Saints

Kabîr, ils portent un vêtement d’ascète, mais leur conduite est mauvaise,

Extérieurement, ils se comportent comme des saints, mais à l’intérieur, ils sont grandement corrompus. 1.

Bien qu’ils paraissent tout blancs et brillants, ne vous y fiez pas, ils font la méditation des grues81 :

Assises au bord de l’eau, elles sautent sur leur proie—ainsi ils vous feront perdre la sagesse. 2.

Ne jugez pas de la sainteté à l’onction des paroles :

On commence par vous montrer le fond82, et ensuite on en reverse! 3.

28. SADH KAU ANG

Chapitre des Saints

Kabîr, la compagnie des saints ne reste jamais infructueuse,

Même si l’arbre Santal est nain, nul ne l’appellera Nîm83. 1.

Kabîr, hâtez-vous de vous associer avec les saints,

Ils éloignent bien loin les mauvais penchants et vous donneront de bonnes dispositions par leurs conseils. 2.

Qu’on aille à Mathurâ, ou à Dvârkâ, ou à Jagannâth si l’on préfère : Sans la compagnie des saints, et sans la Bhakti de Hari tout cela ne sert de rien. 3.

Je garde avec moi deux compagnons : l’un est Râm, l’autre est le Vaisnav :

L’un me donne la Délivrance, l’autre me fait invoquer le Nom. 4.

Kabîr, j’ai erré de forêt, en forêt, en vue de rencontrer mon Râm, Quand j’ai rencontré le dévot qui est semblable à Râm, il a comblé tous mes désirs. 5.

Kabîr, heureux ce jour où j’ai rencontré un saint,

Je l’ai embrassé étroitement et mon corps a été purifié de ses souillures. 6.

Kabîr, même si l’arbre Santal se trouve à côté des arbres Ak et Plâs, Il rend semblables à lui ceux qui sont dans son voisinage. 7.

Kabîr, l’eau qui croupit dans la douve du fort, nul n’en boira,

Mais si elle se mêle à l’eau de la Gangâ, elle devient tout entière Gangâ. 8.

Kabîr, en connaissance de cause, ils délaissent la vérité et s’attachent au mensonge,

O Râm, ne permets pas que je m’associe à eux, même en rêve! 9.

Kabîr, donne-moi pour compagnons ceux dans le cœur desquels Tu demeures,

Sinon, enlève-moi vite [de ce monde] : qui peut endurer cette misère sans fin? 10.

Innombrables sont les vagues de l’Océan : combien naissent et combien meurent?

Je rends hommage à ce dévot qui est revenu pour s’absorber84 [dans l’Océan]. 11. [43]

[Ce monde] est une cave à charbon, une forteresse de suie, Je rends hommage à ce dévot qui a pris refuge en Râm. 12.

Le Bhakta est un toile de grand prix, sur qui la saleté ne prend pas, Le Sakta est une couverture noire, où qu’on l’étale [elle restera noire]. 13.

29. SADH SAKHIBHUT KAU ANG

Chapitre des Preuves de la Sainteté

Absence d’inimitié et de sensualité, tendre attachement au Seigneur,

Eloignement les passions : telles sont les caractéristiques des saints. 1.

Le Sant reste ferme dans la vertu, même s’il rencontre un kror d’impies,

Quand bien même le serpent niche dans le santal, celui-ci garde sa fraîcheur. 2.

Kabîr, celui qui plaît à Hari se reconnaît de loin :

Le corps émacié, l’esprit «sublimé» il va, opposé aux voies du monde. 3.

Kabîr, celui qui plaît à Hari est amaigri de corps :

La nuit, il ne peut dormir, et ses membres sont décharnés. 4.

Celui qui n’aime pas dort en paix, mais celui qui aime ne peut dormir,

Comme un poisson tiré de l’eau, il se débat et languit. 5.

Celui qui n’a rien compris gaspille [sa vie] dans un paisible sommeil,

Moi, quand j’ai compris l’Incompréhensible, je suis tombé dans une

grande misère. 6.

La connaissance du dévot est une mort incessante, mais l’ignorant vit comme un prince :

Il ne distingue pas le bien du mal, tout occupé qu’il est de remplir son ventre! 7.

Celui qui possède sagesse et discernement vit dans une grande inquiétude :

C’est un combat sans fin, une lutte à mort contre l’esprit qui se relève sans cesse! 8.

Le corps [du dévot] est tourmenté par l’absence de Râm, et nul ne comprend [sa souffrance],

Comme les feuilles du marchand de bétel, il jaunit de jour en jour! 9.

O Maître, la couleur jaune a envahi [le corps] et les gens disent qu’il est malade,

En secret il s’adonne à un jeûne incessant pour être uni à Râm, son bien-aimé. 10.

Garder Râm en même temps que Kâm [est impossible] : libre à qui veut d’essayer,

Kabîr, le pauvre, en est bien incapable, et Sukdev85 en est la preuve. 11.

Ceux qui sont vraiment détachés des plaisirs charnels, et attachés à Hari,

À l’instar de Gorakhnâth, deviennent immortels dans l’âge Kali! 12.

Si on reste attaché aux plaisirs des sens, Hari ne demeure pas au fond de l’âme,

Quand Hari prend sa demeure dans le cœur, alors on ne se soucie plus des plaisirs sensibles. 13.

Râm ne réside pas dans un cœur habité par le doute,

Entre Râm et son serviteur aimant, il n’y a pas place pour la cupidité. 14.

L’homme égoïste a des parents partout, il est apparenté au monde entier,

Mais on reconnaît l’amour de Hari à ce qu’il est désintéressé. 15.

Ce corps dans lequel Hari demeure, comment couvrir sa lumière? En vain l’on s’efforce de la comprimer, la flamme brille quand même. 16.

Je vais les yeux écarquillés, mais je n’aperçois rien :

Le corps dans lequel mon Seigneur habite, pourquoi couvrir sa lumière? 17.

Mon Seigneur est dans tous les corps, il n’y a pas de couche vide, Celle-là, O Amie, a obtenu la faveur de l’Epoux, dans laquelle Il se manifeste. 18.

Râm a la nature du feu, dans tous les corps, Il est contenu,

Mais dans le silex de l’esprit, il ne s’enflamme pas : rien n’en sort que de la fumée. 19.

Kabîr, le Maître veille et nul autre n’est éveillé,

Si l’homme sensuel s’éveille, c’est pour satisfaire sa passion, si le dévot s’éveille, c’est pour le service [du Maître]. 20.

Kabîr, je m’étais mis en route, et voici que Dieu est venu à ma rencontre,

Le Seigneur m’a demandé comme cela : «Et qui donc t’a ordonné de partir?» 86 21.

30. SADH MAHIMA KAU ANG

Chapitre de la Louange des Saints

Un petit morceau de santal vaut mieux qu’un morceau d’acacia87, L’humble chaumière du Vaisnav vaut mieux que le riche village du Sâkta. 1.

La cité est magnifiquement bâtie et offre partout des délices,

Mais, si elle ne contient personne qui aime Râm, ce n’est qu’un désert, O Frère. 2.

La maison où l’on n’honore pas les saints, où l’on ne rend pas de culte à Hari,

Cette maison est comme un cimetière et les mauvais esprits la hantent. 3.

Une nuée de chevaux, de vaches, et d’éléphants 2, dais et bannières flottant au vent,

Cette fortune-là ne vaut pas la mendicité, si [le mendiant] passe sa vie à prier Râm. 4.

Une nuée de chevaux, de vaches et d’éléphants, et l’épouse d’un souverain [tel est le bonheur du riche].

Mais [la princesse] n’égale pas la pauvre porteuse d’eau, femme du dévot de Hari. 5.

Et pourquoi donc rabaisser la princesse et exalter la porteuse d’eau? L’une applique le vermillon pour son royal époux et l’autre chaque jour se lève pour prier Râm. 6.

Kabîr, cette femme est vraiment riche qui a mis au monde un fils vaisnav,

Il invoque Râm et reste libre de crainte, tandis que le monde entier est comme sans-fils. 7.

Kabîr, cette famille est vraiment noble, dans laquelle est né un serviteur [de Râm],

La famille dans laquelle il n’est pas né de serviteur de Râm est comme les arbres Ak et Plâs. 8.

Ne t’associe pas avec un Sâkta, même brahmane, mais associe-toi avec un Vaisnav; même Candâl,

Et embrasse-le de tous tes membres, comme si tu avais trouvé Gopâl. 9.

Si l’on invoque le Nom de Râm, heureuse la pauvreté, même sous un toit défoncé,

Mais ce haut édifice où il n’est pas d’amour pour Hari n’est bon qu’à brûler! 10.

Kabîr est devenu comme la fleur du jasmin, et les dévots sont les abeilles :

Partout où fleurit la Bhakti de Kabîr, là Râm fait sa demeure. 11.

31. MADHI ICAU ANG

Chapitre du Milieu

Kabîr, celui qui se tient dans le Milieu88, traverse [l’Océan de l’Existence] en un instant,

Le monde s’est attaché aux deux extrêmes, et il se noie! 1.

Kabîr, renonce à la dualité et attache-toi à l’unité :

L’un apporte le réconfort, l’autre la souffrance : deux, c’est le tourment! 2.

L’oiseau Anal89 a fait son nid dans le ciel, et il demeure toujours dans l’entre-deux :

Il reste éloigné de la terre et du ciel, sa confiance ne s’appuie sur rien. 3.

Ni de nuit, ni de jour, on ne peut y atteindre, on ne peut y aborder, pas même en rêve,

C’est là queKabîr a établi sa demeure, là où il n’est plus ni soleil ni

ombre.90 4.

Par la voie où sont partis les Pandit, le monde est allé en foule,

Par ce défilé inaccessible, indiqué par le Guru, Kabîr a grimpé et il demeure. 5.

Par la grâce du Satguru, je suis devenu indifférent au ciel ou à l’enfer,

Et je resterai éternellement absorbé dans les délices de ses pieds de lotus. 6.

Les hindous sont morts en invoquant Râm et les musulmans, Khudâ. Dit Kabîr, celui-là est vivant qui ne tombe jamais dans la dualité. 7.

Les affligés sont morts de douleur et les heureux [de ce monde] ont langui dans leur bonheur,

Mais [les dévots] de Hari restent toujours dans la joie, ayant rejeté loin d’eux plaisir et douleur. 8.

Kabîr, le safran est jaune et le plâtre est blanc par nature,

Quand celui qui aime s’unit à Râm, tous deux perdent leur couleur91. 9.

Voici que la Kaaba est devenue Kâsî et que Râm est devenu Rahîm, La farine grossière est devenue maidâ, et Kabîr s’en nourrit 10.

Entre les deux gourdes du ciel et de la terre, il y a un espace vide, te Les six systèmes sont tombés dans le doute et les quatre-vingt-quatre Siddha [sont perplexes].

32. SARAGRAM KAU AUG

Chapitre de l’Appréhension de l’Essence

Le Nom de Hari est comme le khîr92, et tout le reste n’est que de l’eau,

Quelques rares saints sont comme des cygnes, capables de distinguer l’Essence. 1. [44]

Kabîr, considérez le Sâkta comme rien, et le Vaisnav comme tout,

La bouche qui ne profère pas le Nom de Râm entraîne la ruine du corps. 2.

Kabîr laisse les défauts et s’empare des seules vertus,

Comme l’abeille, il va butinant l’Âme suprême dans chaque corps. 3.

Il y a des terres et des forêts de toute espèce, des fleurs et des fruits sans nombre,

Kabîr a choisi le doux et le parfumé, pourquoi irait-il choisir le poison? 4. [45]

33. BICAR KAU ANG

Chapitre de la Pensée93

Tous répètent le Nom de Râm—mais avec des intentions différentes :

La Satî invoque Râm d’une façon et le Magicien d’une autre94. 1.

En parlant du feu, on n’est pas brûlé : il faut que le pied trébuche, Tant qu’on n’a pas connu le mystère [de Râm], à quoi bon parler de Râm? 2.

Kabîr a bien pesé et réfléchi [et dit qu’] Il est unique,

Quand il L’a reconnu en lui-même, il s’est «converti» et s’est absorbé en Lui. 3.

Kabîr, [l’homme] n’est qu’une marionnette d’eau, où l’on a insufflé de l’air,

Le Créateur y a allumé sa lumière et elle dit beaucoup de paroles. 4.

On a emmêlé neuf man de fil, dit Kabîr, dans chaque maison 95:

Ce pauvre malheureux a seul pu les débrouiller, qui avait connu la

Bhakti de Murâri. 5.

Sur la foi d’un témoignage incertain, il se coupe la tête et la pauvre femme s’en va,

La foi ne naît pas en son âme quand bien même il chante les louanges de Râm nuit et jour. 6.

Identique est la lettre, identique le mot, mais les dévots le prononcent de diverses manières,

Quelques-uns y mêlent du sel, bien que ce soit ambroisie pure. 7. [46]

Hari est comme un collier de perles enfilé d’un fil fragile,

S’il s’accroche quelque part et qu’on donne un coup brusque, il se brisera. 8.

L’esprit ne se laisse pas séparer des sens, ni les sens de l’esprit,

Telle est leur nature à tous : ils s’accrochent solidement au dévot dans le siècle. 9.

Dis-moi, comment peut-on l’expulser en arrachant les racines? Comme l’ombre se reflète dans l’eau, ainsi il faut reconnaître Râm dans tous les êtres. 10.

Il est dans l’esprit, dans le corps, dans les sens : comment décrirai-je ce Seigneur de l’univers?

Dit Kabîr, Il est dans tous les hommes, comme l’eau dans tous les liquides. 11.

34. UPADES KAU ANG

Chapitre de l’Enseignement

Telles sont les pensées de Hari, O Kabîr, rends témoignage :

Le Jîv est plongé dans l’Océan de l’Existence, [aide-le] à atteindre le rivage 1.

L’âge Kali est celui où nous vivons : que chacun s’abstienne de faire le mal,

Gardez-vous de semer le fer, on récolte ce qu’on a semé. 2. [47]

Kabîr, le Jîv est perplexe et nul ne peut répondre à sa question :

Celui-ci [l’esprit] qui faisait tant de discours, où donc s’est-il évanoui? 3.

Kabîr, laisse -là tes perplexités : naissance et mort sont fruits de l’erreur,

Les cinq éléments s’absorbent dans la Réalité suprême, et l’esprit dans la Surati96. 4.

Si l’on reste dans le monde, on est accablé de soucis, si l’on se fait ascète, il faut mendier :

Le Jîv est pris dans un étau, O Sant, par l’instruction [du Guru], on échappe à l’alternative 5.

Que le Bairâgî pratique donc le détachement et que le Grhasthî ait le cœur généreux,

Mais si tous deux manquent [à leur devoir respectif], ils tombent dans le vide : ils ne sont ni d’un bord, ni de l’autre! 6.

Comme les fruits de l’arbre poussent [et s’accumulent], ainsi il faut

tenir la direction [qu’on a prise] :

En amassant paisâ par paisâ, on finira par amasser des lakh et des kror. 7.

Kabîr, chéris sans cesse le Nom de Râm,

Alors les perles couleront de ta bouche et des diamants sans nombre. 8.

Dites les paroles qui anéantissent l’égoïsme de l’esprit :

Votre propre corps connaîtra la paix et vous donnerez la joie aux autres. 9.

Bien peu restent attentifs, la conscience en éveil,

Tant que le trésor est enfermé, il reste hors de portée du voleur 10.

35. BESAS KAU ANG

Chapitre de la Confiance

Après avoir formé l’homme dans le sein [de sa mère], Il a fait sortir son corps de l’eau,

Il lui a créé des oreilles, des mains et les pieds et lui a donné langue, bouche et vie.

Les pieds en haut et la tête en bas, Il l’a fait demeurer ainsi pendant neuf mois,

[Dans le sein maternel] nourriture et boisson sont brûlés, mais l’enfant est à l’abri du feu!

Ainsi, dans ce terrible ventre, le ventre [de l’embryon] ne reste jamais vide,

Dit Kabîr : O Compatissant Krsna, pourquoi donc as-tu pris tant de soin à le nourrir? 1.

Pourquoi [les hommes] sont-ils sans cesse à crier qu’ils ont faim? Celui qui a façonné le vase n’est-Il pas capable de le remplir? 2.

Reconnaissez votre Créateur et ne pleurez plus pour votre nourriture :

Entrez dans le temple de votre cœur, faites votre couche et dormez! 3.

Semez le Nom de Hari, car cette semence est féconde :

Même si elle vient à tomber dans une terre desséchée, elle finira par porter du fruit. 4.

Le Joyau97 qui demeure dans votre esprit, amenez-le dans votre conscience,

Lui même sans-souci, Il prend souci de vous : telle est la coutume du Seigneur. 5.

Kabîr, pourquoi te faire du souci, et à quoi bon le souci que tu te fais?

Hari réalise l’impossible, ce que tu n’a pas même rêvé! 6.

Ton destin a été fixé par le Compatissant, maintenant on n’y peut rien changer,

Ta destinée ne diminuera pas d’un mâsâ et elle ne grossira pas d’un til, quoi que tu fasses! 7.

Tout ce que [Dieu] a décidé pour un tel s’accomplira pour lui,

Sa destinée ne diminuera pas d’un ratti, ni ne grossira d’un til, quand bien même il se martèlerait la tête! 8. [48]

Ne te fais pas de souci, reste sans inquiétude, le Seigneur est tout-puissant,

Bêtes, oiseaux et animaux de toutes sortes : les voit-on amasser des réserves? 9.

Le Sant ne fait pas de réserves, il ne prend rien que ce que son estomac peut contenir,

Il reste en présence du Seigneur et demande quand il a besoin. 10.

Je me suis uni au Nom de Râm dans mon cœur, et j’ai fait échec à Yam,

J’ai confiance en mon Dieu, ses serviteurs n’iront pas en enfer. 11.

Kabîr, de quoi as-tu donc peur? La main de Hari est sur ta tête,

Monté sur l’éléphant, tu es en sécurité, quand bien même un lakh de chiens abolirait à tes trousses! 12. [49]

Douce est la nourriture de la mendicité : on reçoit des graines de toutes sortes,

On ne dépend de personne et, sans expéditions lointaines, on est un grand roi! 13.

Dignité, honneurs, amour, orgueil, qualités du corps, tendresse

Tous ces biens sont réduits à néant si l’on doit dire : «Donnez-moi»!

Avoir à demander, c’est comme la mort, pourtant bien peu y échappent,

Kabîr dit à Raghunâth : «Ne me force pas à demander!» 15.

Le corps est la rose, l’esprit est l’abeille et le désir comme le doux parfum,

Si on l’arrose de l’ambroisie du Nom de Râm, il produit le fruit de la confiance. 16. [50]

Mon attachement a disparu, j’ai été libéré et j’ai obtenu la confiance en Dieu,

Maintenant je n’appelle «mien» nul autre que Toi : Tu es mon unique espérance. 17.

Celui dans le corps duquel Hari fait sa demeure, comment serait-il en peine?

Souffrance et pauvreté, une seule vague de l’Océan [de Râm] a tout emporté à jamais! 18.

Il est tout absorbé à chanter des pad -- mais le lacet du doute n’est pas tranché,

Sans la foi en l’Unique, tout cela est vain et creux. 19.

Dans le chant même, la lamentation, et dans les pleurs même, le râg,

L’un est un ascète dans la vie laïque, et l’autre un laïque dans la vie ascétique!98 20.

Il a chanté, mais sans rien obtenir, [car] il est resté loin de Celui qu’on ne peut chanter,

Celui qui a chanté [les louanges de Râm] avec confiance, celui-là est resté totalement absorbé en Râm. 21.

36. PIU PICHANAN KAU ANG

Chapitre de la Reconnaissance de l’Époux

Ce qui se trouve contenu dans la niche99 n’est pas le Seigneur,

Celui qui est immanent à l’univers entier, appelez-le Seigneur. 1.

Il reste distinct de l’univers et tout l’univers est en Lui,

Kabîr, c’est Celui-là qu’il faut servir, et nul autre! 2.

Par erreur [l’épouse] a oublié l’Époux et elle a commis beaucoup d’adultères,

Mais le Satguru, son Guru, lui a révélé son premier Époux. 3.

Celui-là n’a ni visage, ni front, ni aucune forme,

Il est plus subtil que le parfum des fleurs : telle est la Réalité suprême, l’Incomparable. 4. [51]

37. VIRKATAI KAU ANG

Chapitre de l’Indifférence

Dans mon esprit s’est produite une fissure profonde,

Comme lorsque le marbre est fendu, on ne peut le recoller. 1.

L’esprit s’est fendu sous l’effet d’une parole néfaste, l’harmonie et l’union ont été brisées,

Comme lorsqu’on l’arrose avec du lait de trois jours, l’arbre Ak se dessèche. 2.

Brisé, le santal garde sa valeur, comme la noix et la feuille de bétel, Mais il y a deux choses qui, brisées, ne se réparent pas : la perle et l’esprit. 3. [52]

Si le métier gâte le tissu, jamais il ne prendra une belle couleur, Kabîr, quand je suis parvenu à la Sagesse, j’ai laissé là l’or et les femmes. 4.

Ayant immergé l’esprit dans la conscience, pourquoi n’écoutes-tu pas le conseil [du Guru]?

Où donc jetteras-tu le safran100? la ville toute entière est pleine d’ordures! 5. [53]

Ceux qui s’en vont, laisse-les aller, cela ne change rien pour toi : Comme dans la barque du batelier, les compagnons ne te manqueront pas! 6.

Est-ce que l’Océan va de porte en porte pour donner à boire aux gens?

Celui qui a soif, il boira, quoi qu’il lui en coûte. 7.

Si le pagne du Saint est fait d’une centaine de pièces, il n’en a pas honte :

Il est enivré du l’ivresse de Râm et regarde Indra comme un gueux! 8.

Dépendre de quelqu’un c’est un tourment, celui qui ne doit rien à personne ne craint rien,

Ceux qui ne dépendent de personne regardent Indra comme un gueux! 9.

Kabîr, le monde entier est parti à la recherche [du bonheur] en portant sa maison sur le dos,

J’ai beau y regarder de près, je ne reconnais personne pour mien, sauf Hari 10.

38. SAMRATHAI KAU ANG

Chapitre de la Toute-Puissance

Le corps n’a rien fait, ne peut rien faire, n’est capable de rien faire, Tout ce qui a été fait, c’est Hari qui l’a fait, par Lui Kabîr est Kabîr!

D’œuvre de Kabîr, il n’en existe pas, tout ce qui existe, c’est ce qu’il n’a pas fait,

Tout ce qui a été accompli et tout ce qui existe est l’œuvre d’un Autre que lui. 2.

Celui qui n’a personne Te possède, et celui qui Te possède possède tout,

Dans ta cour, O Seigneur, il ne restera pas les mains vides. 3.

L’un se tient debout et reçoit, l’autre qui est là se tord les mains, Mon Seigneur est généreux, Il éveille celui qui dort. 4.

Quand je ferais mon encre des sept océans et de tous les arbres de la forêt mes plumes,

Et de toute la terre le papier, je ne pourrais écrire les louanges de Râm 5.

Comment décrire l’Indescriptible? Je ne peux Le percevoir,

Je Le décris à ma manière, et, à force de parler, je suis lasse, O mon amie! 6.

Feu à gauche, feu à droite, au sein du feu même, je me meus,

Devant et derrière moi, c’est du feu, mais le Créateur me protège. 7.

Mon Seigneur est un marchand, «aisément» il fait son commerce, Sans la tige et les plateaux de la balance, il pèse le monde entier! 8.

Kabîr, j’ai fait [de moi-même] une offrande au Nom [de Râm] en mangeant de la moutarde et du sel,

Celui que Tu guides sur le chemin, qui pourra l’égarer? 9.

Kabfr, à quoi bon t’agiter, si Râm ne te vient en aide?

Sur quelque branche que tu poses le pied, elle cède. 10.

Depuis que ma mère m’a mis au monde, je n’ai jamais connu le bonheur,

Je vais de branche en branche, et toutes les feuilles sont douleur! 11.

Tout vient du Seigneur et rien du serviteur,

D’un grain de moutarde, il fait une montagne, et il réduit la montagne à la grosseur du grain de moutarde. 12.

39. KUSABAD KAU ANG

Chapitre de l’Injure

La pointe brillante du javelot, si elle tombe sur vous, vous arrache un soupir,

Je suis l’esclave de ce Guru qui est capable de ce supporter le choc de l’injure. 1.

La terre supporte le piétinement et l’arbre souffre la hache,

Le dévot de Hari est capable de souffrir l’injure, et nul autre ne le peut. 2.

La véritable paix ne se trouve que dans l’équanimité :

Si on renonce à prendre parti et qu’on reste impartial, on ne souffre pas des injures. 3.

Kabîr, j’ai connu la paix quand j’ai obtenu la Sagesse du Brahman,

Ce feu qui a dévoré le monde est devenu pour moi comme de l’eau! 4. [54]

40. SABAD KALI ANG

Chapitre de la Parole

Kabîr, quand la Parole est dans le corps, l’instrument joue sans cordes,

Il est plein au-dedans comme au-dehors et l’erreur est abolie. 1.

Véridique, paisible, attentif, plein de nobles pensées [tel est l’homme qui] a été percé du Sabda,

Par la grâce du Guru, il a atteint la perfection qui est l’essence de toutes les doctrines. 2.

Le Satguru doit être comme le polisseur :

En faisant tourner la meule du Sabda, il rend le corps [brillant] comme un miroir. 3.

Le Satguru est le vrai héros, qui décoche le Sabda comme une flèche unique :

À peine m’a-t-elle touché qu’elle m’a percé, et une blessure s’est ouverte au fond de l’âme. 4.

Cet Amour de Râm qui a transpercé le dévot, on ne peut dire son excellence,

Quand le coup est reçu dans le corps, une vive douleur est ressentie dans le cœur. 5.

À mesure que je me remémore les perfections de Hari, je reçois des flèches,

Leurs tiges tombent et disparaissent, mais leur pointe reste dans mon corps. 6.

À mesure que je me remémore les perfections de Hari, je reçois des flèches,

Mais en les recevant, Kabîr ne s’enfuit pas : il est capable de les supporter. 7.

La flèche a beaucoup crié, et la douleur crie encore plus :

Pourtant, en recevant le choc du Sabda, Kabîr a tenu bon! 8.

41. JIVAT MRTAK KAU ANG

Chapitre de la Mort vivante

Celui qui expérience la mort vivante abandonne tout désir de vivre, Le serviteur s’adonne au service de son Seigneur, Hari, et ne connaît pas la souffrance. 1. [55]

Kabîr, mon esprit est mort, et mon corps est affaibli,

Mors Hari s’est attaché à mes pas et il crie : «Kabîr, Kabîr !» 2.

Kabîr est mort et il est resté au cimetière, mais nul ne comprend ce mystère,

Hari avec tendresse est venu à sa rencontre pour le chercher, comme la vache poussée par l’amour de son veau! 3.

Si je brûle la maison, elle est sauvée, si je la préserve, elle est perdue, Voyez une chose étonnante : celui qui est mort triomphe de la Mort! 4.

Mort après mort, le monde meurt, mais nul ne sait bien mourir, Kabîr, nul ne sait mourir de telle façon qu’il ne meure plus! 5.

Mort le médecin, morte la maladie, mort le monde entier,

Seul Kabîr n’est pas mort, parce qu’il a pris son refuge en Râm. 6.

L’esprit a été abattu, l’attachement est mort, tout égoïsme a été aboli,

Le Yogî qui était là a disparu : seules les cendres gardent la posture! 7.

Il est meilleur de mourir que de vivre, si toutefois l’on sait mourir, Celui qui sait mourir avant sa mort devient immortel dans l’âge Kali. 8.

La Pierre-de-touche de Râm est absolument vraie : rien de faux ne peut y adhérer,

Celui-là seul adhère à la Pierre de touche de Râm, qui, vivant, est mort. 9.

Quand le Soi est aboli, on trouve Hari, mais si Hari disparaît, tout est perdu,

Indicible est l’histoire de l’Amour : si on la racontait, qui la croirait? 10.

Celui qui n’a pas de maître se perdra, car il reste sans soutien,

Mais celui qui adore humblement le Créateur est assuré de son salut. 11.

L’humilité est le propre des pauvres et l’orgueil est le propre de l’homme querelleur,

Le cœur du querelleur est plein de poison, et le cœur de l’humble est plein de Râm. 12. [56]

Kabîr est le disciple des Sant, le petit serviteur des serviteurs [de Râm] :

Kabîr, je suis devenu tel que l’herbe qu’on foule aux pieds 13.

Renoncez à l’hypocrisie et à l’orgueil et soyez comme le caillou du chemin,

Si le dévot [s’humilie] ainsi, il trouvera le Seigneur. 14. [57]

42. CIT KAPATI KAU ANG

Chapitre de la Conscience hypocrite

Kabîr, n’allez pas là où l’amour est hypocrite,

Je brûle le bouton de kanîr : son corps est rouge et son cœur est

blanc101 1. [58]

Que le Sâkta soit mondain et qu’il soit coureur de femmes, c’est bien,

Mais le Vaisnav qui se conduit mal est blâmable, que le serviteur de Hari ne l’approche pas! 2.

Prenant le Nom très-pur de Hari, offre-Lui une prière très-pure, O Frère,

Sinon tu encourras une double souillure, quand bien même tu te laverais avec cent man de savon 1 3.

43. GURUSIKH HERA KAU ANG

Chapitre de la Recherche de l’Enseignement du Guru

Je n’ai trouvé personne pour m’enseigner vraiment,

Pour me saisir par les cheveux alors que je me noyais dans l’Océan de l’Existence. 1.

Je n’ai trouvé personne qui me reconnût et m’adoptât,

Et qui me fit grâce en m’ouvrant le vaste champ [de la Connaissance]. 2.

Je n’ai trouvé personne qui fût l’ami de l’Amour de Râm,

Et à qui je pusse me confier corps et âme, comme la gazelle fascinée par le chant du chasseur. 3.

Je n’ai trouvé personne qui ait brûlé sa propre demeure,

Et en ait chassé les cinq garçons pour y installer l’Amour de Râm. 4.

Je n’ai trouvé personne à qui je pusse m’attacher,

Et regarder brûler le monde dans son propre feu. 5. [59]

Je n’ai trouvé personne à qui je pusse parler sans crainte,

Celui à qui j’ouvre mon cœur, il me frappe à mort! 6.

Je n’ai trouvé personne qui pût m’expliquer toutes les voies [du salut]

Et qui fût totalement absorbé en ce Maître unique qui demeure dans l’espace vide du ciel. 7.

Sous nos yeux, le monde passe, et sous les yeux du monde, nous passons,

Et il ne s’est trouvé personne pour nous sauver en nous saisissant par le bras. 8.

Les amateurs de biens matériels sont légion, mais nul ne se soucie du salut,

Tous ils sont aimés de Râm, mais ils restent soumis à d’autres. 9.

On en trouve beaucoup qui sont attachés à la Mâyâ, et qui profèrent des paroles insensées,

Mais on ne trouve pas de blessé, marqué du signe du Seigneur. 10.

Des braves et des héros, il n’en manque pas, mais nul n’est transpercé,

Si j’en trouve un qui soit vraiment transpercé, alors l’Amour de Râm s’affermit.

Je m’en vais à la recherche de celui qui aime, mais je ne trouve personne qui aime,

Si deux cœurs vraiment épris se rencontrent, alors le poison se change en ambroisie. 12.

Moi-même, j’ai brûlé ma propre maison, la torche à la main,

Et maintenant je vais brûler la maison de celui qui s’attache à mes pas. 13. [60]

44. HET PRITI SANEH KAU ANG

Chapitre de la Tendresse et de l’Amour

Le Lotus de nuit demeure au ras de l’eau et la lune haut dans le ciel, Mais celui qu’on chérit est toujours proche! 1.

Kabîr, si le Guru demeure à Bénarès et le disciple au bord de l’Océan, [Le disciple] ne peut l’oublier, s’il a quelque noblesse d’âme. 2.

Celui que nous aimons, de quelque façon il vient à nous,

Celui à qui on s’est confié corps et âme, on ne peut s’en séparer. 3.

Le Maître et le disciple n’ont qu’une âme, en pensée ils se rejoignent,

Ce n’est pas l’agilité d’esprit qui plaît [au Maître], mais la disposition du cœur. 4.

45. SURATAN KAU ANG

Chapitre de l’Héroïsme

Par la lâcheté, tu n’obtiendras pas la Délivrance, exerce-toi un peu à la Bravoure,

Rejette loin de toi l’armure de l’erreur et prends en main le javelot de la prière! 1.

En versant le sang, tu n’obtiendras pas la Délivrance, écoute, O être insensé,

Kabîr, il te faut mourir sur le champ de bataille en combattant tes passions. 2.

Kabîr, celui-là est le vrai brave, qui livre le combat spirituel,

Ayant terrassé les cinq fantassins, il met en fuite la dualité. 3.

Le vrai brave fait front de tous côtés, d’un seul côté, ce n’est pas encore la bravoure,

Sans cela, dit Kabîr, nul ne le reconnaîtra pour un héros! 4.

Kabîr, celui qui pénètre dans la forêt pour suivre son maître, celui-là est le vrai Brave,

Il est resté fidèle à son Seigneur, et n’a pas quitté sa présence. 5.

Le damâmâ du ciel a résonné, on a frappé le tambour de guerre,

Le Brave a balayé le champ de bataille, il est épris de la Niort. 6.

Kabîr, je suis devenu inaccessible à la crainte quand je me suis épris de Hari,

Dans un vaste champ, j’ai livré une héroïque bataille à la sensualité et à l’orgueil. 7.

Le Brave a pris l’épée en main, il a revêtu l’armure du Sahaj,

Il est monté sur l’éléphant de la Connaissance voici le moment de descendre sur le champ de bataille. 8.

À cela on reconnaît le héros, qu’il combat pour l’amour de son Maître,

Et qu’il se laisse tailler en pièces plutôt que de céder du terrain! 9.

Le héros n’abandonne pas le champ de bataille, mais il combat au cœur de la mêlée,

Mourir ou vivre lui sont devenus indifférents. 10.

Désormais il ne lui reste plus qu’à combattre, s’il tournait casaque,

sa maison est trop loin;

Il s’est confié tout entier à son Maître et ne se soucie plus de rien. 11.

Maintenant, il en est arrivé là il a obtenu le désir de son cœur,

Il a pris en main la boîte de vermillon; comment craindrait-il la

mort?102 12.

Cette mort que le monde craint tant, elle est ma joie :

Quand mourrai-je et quand contemplerai-je Celui qui est joie

suprême? 13.

Le lâche se répand en vantardises, mais le héros est sobre de paroles.

C’est à l’œuvre que l’on reconnaît celui qui mérite la gloire. 14.

Va-t’en interroger ces blessés, à qui la douleur ne donne de répit ni de jour ni de nuit,

Leur souffrance, seul l’auteur de leur blessure la connaît, et ceux qui

l’éprouvent. 15.

Le blessé va et vient en serrant sa blessure, mais c’est en vain qu’il cherche à la cacher :

Quoiqu’il fasse, il ne peut survivre, car il a reçu le coup fatal. 16.

Haut est l’arbre, céleste le fruit, les oiseaux sont morts d’épuisement,

Bien des sages se sont épuisés en vain à le trouver : le fruit immaculé est loin! 17.

Qu’importe s’il est loin? Si l’on donne sa vie, il deviendra proche, Tant qu’on ne risque pas sa vie, l’entreprise est vouée à l’échec. 18.

Kabîr, cette Demeure d’Amour, ce n’est pas la maison de ta tante! Il faut te couper la tête et la mettre sous tes pieds, si tu veux y pénétrer. 19.

Kabîr, vers ma Demeure d’Amour, la route est dure et infranchissable,

Il faut se couper la tête et la mettre sous ses pieds, alors on connaît la saveur de l’Amour. 20.

L’Amour ne pousse pas dans les champs, l’Amour ne se vend pas au marché,

Roi ou vilain, quiconque le désire doit donner sa vie en échange! 21.

En se coupant la tête, on fait la tare, on donne sa vie en échange du bon poids :

Quiconque en veut en prenne : c’est ici le marché de l’Amour! 22.

Le brave donne sa tête, et renonce au désir de la vie corporelle,

Et Hari va à sa rencontre pour le recevoir, en voyant venir son serviteur. 23.

La Bhakti est l’épouse aimée de Râm, elle n’est pas pour les lâches, Coupe-toi la tête et prends-là dans tes mains, et tu obtiendras le Nom de Râm. 24.

La Bhakti est l’épouse aimée de Râm, elle est comme le fil de l’épée, Celui qui hésite se coupe, celui qui n’hésite pas, passe. 25.

La Bhakti est l’épouse aimée de Râm, elle est comme la flamme du feu,

Ceux qui sautent bravement au travers passent, ceux qui regardent sont brûlés. 26.

Kabîr, sur le cheval de l’Amour, la Conscience est montée,

Avec l’épée de la Sagesse, elle asséné un bon coup sur la tête de Kâl. 27.

Kabîr, le Diamant se vend infiniment cher,

Périssent les os et la chair, il faut donner sa vie en échange. 28.

Je compte autant d’ennemis qu’il y a d’étoiles dans la nuit,

Mais quand on pendrait mon corps au gibet et que ma tête serait exposée sur le parapet, je ne me séparerais pas de Toi! 29.

Si je suis vaincu, je serai avec Hari, et si je suis vainqueur, c’est ma chance,

Je sers l’Être suprême : si cela me coûte la tête, tant pis! 30.

C’est au prix de sa tête qu’il faut servir Hari, en laissant là les soucis du monde,

Si on donne sa tête pour obtenir Hari, il faut considérer que c’est bon marché. 31.

Une pluie de flammes103 est tombée du ciel, nul ne peut en supporter la violence,

Seuls le peuvent le Saint, la Satî et le Héros, qui se jouent sur la pointe [du javelot]104. 32. [61]

La Satî en montant sur le bûcher s’écrie : «Écoute, O Ami cimetière, Tous s’en sont allés, à la fin tu restes seul avec moi!» 33.

La Satî a consciemment résolu son sacrifice, elle a préparé sa couche sur le bûcher,

Et elle s’est endormie avec son Époux ayant mis le feu aux quatre coins! 34.

La Satî a pratiqué l’héroïsme, elle s’est donnée corps et âme en une seule fois,

Elle a fait une demeure à son Époux, et le cimetière fait son éloge. 35.

La Satî est sortie pour aller au bûcher, se rappelant la tendresse de l’Epoux,

Et l’âme, en entendant le Sabda, est sortie, oubliant le corps. 36.

La Satî est sortie pour aller au bûcher, la pensée concentrée sur l’Unique,

Elle s’est abandonnée tout entière à l’Époux, et au fond de l’âme il n’est plus de distinction. 37.

Et moi, je te le demande, O Amie, : «Pourquoi ne meurs-tu pas vivante?

Tu fais le satya après la mort : que ne le fais-tu vivante?» 38.

Kabîr, invoquez Râm ouvertement, ne chantez pas ses louanges en secret,

Débarrassez-vous de ce mannequin de paille, de peur qu’il ne brûle une seconde fois. 39.

Kabîr, Hari vous honore tous, mais nul n’honore Hari,

Tant qu’on garde les désirs charnels, on ne peut être son serviteur. 40.

Le moi égoïste désire les biens terrestres, et le dévot désire le service [de Hari],

Kabfr, celui-là est vraiment attaché à Râm qui a renoncé au désir de la vie terrestre. 41.

46. KAL KAU ANG

Chapitre de la Mort

On appelle bonheur un faux bonheur, et on se réjouit dans son esprit!

Les créatures sont les graines de Kâl : les unes dans sa bouche, les autres sur ses genoux! 1.

Aujourd’hui ou demain, ou cette nuit même, il nous abattra en chemin,

L’homme est le moineau et Kâl est le faucon qui tombe sur lui à l’improviste. 2.

Kâl se tient à la tête du lit : éveille-toi, cher ami,

Loin de Râm ton Bien-aimé, comment peux-tu dormir en paix? 3.

Tous dorment à poings fermés, seul le Sant ne dort pas,

Kâl se tient debout sur leur tête, prêt à crever la bulle d’eau! 4.

Aujourd’hui on dit : «Demain, j’adorerai Hari», et demain, on dit encore : «Demain»

Ainsi on remet de jour en jour et on laisse passer le temps propice. 5.

Kabîr, ils n’ont pas conscience de l’instant qui passe, occupés qu’ils sont à faire des projets pour le lendemain,

Kâl à l’improviste vous sautera dessus, comme le faucon sur la perdrix. 6.

Kabîr, [Kâl] a picoré instant par instant, et les instants ont passé en vain,

La créature ne s’est pas libérée des liens du monde—et Yam est arrivé en jouant du tambour! 7. [62]

Je suis seul contre deux : entre eux, pas de différence,

Si Yam ne vient à ma rencontre, alors c’est la vieillesse qui m’atteint! 8.

Chacun à son tour, les amis chers s’en sont allés,

O vivant, ton tour à toi se rapproche chaque jour! 9. [63]

Le tronc brûlé par l’incendie de la forêt et qui se tient encore debout, s’écrie :

«Si je tombe au pouvoir du Forgeron, je brûlerai une deuxième fois!» 10. [64]

Ce qui s’est levé se couche, ce qui a fleuri se flétrit, Ce qui a été bâti s’écroule, ce qui est venu s’en va. 11.

Le vêtement qu’on a porté se déchire, le nom qu’on a porté s’en va, Kabîr, attache-toi à la seule Réalité que le Guru t’a révélée. 12.

Loin de Râm, ils restent sans crainte, mais la conscience leur crie :

Ce corps n’est qu’une bulle d’eau qui s’évanouit en moins d’un instant! 13.

Une bulle d’eau, voilà notre origine :

En un seul jour, elle s’évanouit, comme la lumière des étoiles. 14. [65]

Kabîr, ce monde n’est rien, tantôt amer et tantôt sucré,

Hier seulement celui-ci était assis en gloire -- et aujourd’hui on le voit au cimetière! 15.

Kabîr, chaque jour [la femme] se lève pour décorer la maison, [de son corps],

La seule vue du cimetière lui faisait peur -- et voici qu’on l’a fait brûler aux yeux de tous! 16.

La lampe brille dans la demeure, et quelle lumière elle répand,

Mais, quand le Cygne voyageur sera parti [on criera] : jette les ordures hors de la maison!105 17.

Haute est la demeure, haute la tour, la porte et linteau sont décorés de peintures,

Mais, sans le Nom de Râm, l’Unique, Yam t’assènera un coup de bâton sur la tête. 18. [66]

Kabîr, de quoi vous enorgueillissez-vous? Kâl vous a pris aux cheveux,

Qui sait où il vous abattra : chez vous ou à l’étranger? 19. [67]

Kabîr, l’instrument ne résonne plus, toutes les cordes sont cassées,

Le pauvre instrument, que peut-il faire, si le Musicien est parti? 20.

Le soufflet a continué à souffler, mais les cendres se sont éteintes,

L’enclume est restée oisive quand le Forgeron est parti. 21. [68]

Le voyageur est parti joyeusement sur le chemin, avec un sac de provisions sur le dos,

Mais la Mort est venue à sa rencontre, et ses provisions sont inutiles! 22. [69]

Le Jîv vient de loin et aujourd’hui même il repart au loin,

Il a fait halte pour jouir, et Kâl ne le quitte pas d’une semelle! 23.

Il n’a jamais invoqué le Nom de Râm, voici que la vieillesse arrive,

Elle se tient à la porte, et alors on ne peut plus rien tirer dehors106. 24.

Le tour est passé, la force s’en est allée, la couleur a changé,

La chose manquée ne se répare pas, quand bien même on jetterait les mains de tous côtés107! 25.

Le tour est passé, la force s’en est allée, et l’on a continué d’amasser des œuvres mauvaises,

Celui qui a laissé Hari s’échapper de sa main, s’approche du jour

fatal. 26. [70]

Kabîr, attache-toi à Hari, ne t’attache pas aux bagatelles,

... ... ... ... ... ...108 27.

La créature a fait sa demeure dans une forêt empoisonnée, où des serpents se nouent,

C’est pourquoi la crainte s’est emparée d’elle et elle passe les nuits à languir sans sommeil. 28.

Kabîr, tout bonheur est en Râm, hors de Lui, tout est amas de souffrances,

Dieux, hommes et ascètes, tous sont tombés dans les filets de Kâl! 29.

Fragile est le corps, infirme l’esprit, et il amasse des œuvres tout tranquillement!

Tandis qu’il vaque paisiblement à ses occupations, Kâl [le regarde faire] en riant. 30. [71]

Ceux qui pleuraient aussi sont morts, et aussi ceux qui mettaient le feu [au bûcher],

Ceux qui se lamentaient sont morts, qui donc appellerai-je au

secours? 31.

Ceux qui m’ont engendré sont morts, et moi aussi je devrai partir,

Ceux qui m’ont précédé, eux aussi, avaient lié un fardeau [sur leur tête]. 32.

47. SANJIVANI KAU ANG

Chapitre de la Vie

Là où vieillesse et mort ne peuvent atteindre, où nul n’entend parler de la mort,

Kabîr est parti pour ce pays, là où demeure le Créateur, le [vrai] Médecin. 1.

Kabîr s’est établi [là] comme un Yogî, il fouille la terre et se nourrit de racines,

J’ignore par quelle racine [ce corps grossier] est devenu subtil et immortel! 2.

Kabîr est allé aux pieds de Râm, et il a été délivré de l’orgueil et de l’égarement,

Il a pris son âsan dans le «ciel» et Kâl est parti en se frappant la tête! 3.

Il a récuré et lessivé son esprit, tout égoïsme a disparu,

Comme un paralytique109, il reste à crier : «Piyû, Piyû», et Kâl ne le

poursuit pas pour le dévorer! 4.

Kabîr a affiné son âme sur la Pierre-à-aiguiser du Délaissement,

Son esprit s’est absorbé dans les pieds [de Râm], là où la main de Kâl ne peut l’atteindre. 5.

Reposez-vous au pied de cet Arbre qui fructifie toute l’année110, Fraîche est son ombre, abondant son fruit, les oiseaux y prennent leurs ébats. 6.

L’Arbre est généreux et compatissant, il fructifie et donne la vie,

Les oiseaux s’y sont rassemblés de partout, ils sont venus vers l’Arbre aux doux fruits. 7.

48. APARIKH KAU ANG

Chapitre de l’Aveuglement

Il a reçu le Bien suprême et il l’a rejeté pour saisir un caillou dans sa main,

Il a laissé le Cygne, pour devenir le compagnon de la grue! 1.

J’ai vu une chose étonnante : le Diamant est vendu au marché,

Et comme l’amateur n’est pas là, il s’est vendu pour une kaurî. 2.

Kabîr, le bric-à-brac sans valeur a trouvé acheteur,

On a fait un ballot d’objets de rebut et maintenant on n’emporte rien! 3.

Les perles ont été répandues sur le chemin, l’aveugle est passé par là [et n’a rien vu],

Privé de la lumière du Seigneur, il traverse ainsi le monde entier. 4.

Kabîr, ce monde est aveugle comme une vache aveugle,

Le veau qu’elle a eu est mort, et elle se précipite pour lécher sa peau! 111 5.

49. PARIKH KAU ANG

Chapitre de la Clairvoyance

Quand l’objet de valeur trouve acquéreur, il se vend très cher, Quand il n’y a pas d’acquéreur, il se vend pour une kaurî 1.

Kabîr, la vague de l’océan a répandu les perles,

La grue112 n’y comprend rien, mais le Cygne les picore et les mange. 2. [73]

Hari est le Diamant et le dévot est le diamantier qui l’a pris et l’a placé sur le marché,

Quand viendra le vrai Connaisseur, il donnera au Diamant son [vrai] prix. [74]

50. UPAJANI KAU ANG

Chapitre de la [vraie] Naissance

Je ne sais pas le nom de ce village, mais je suis sur le chemin,

Demain les épines me mettront en fuite : pourquoi ne pas détaler tout de suite? 1.

J’ai appris une leçon du monde et je suis allé près du Seigneur, L’Éternel m’a emmené, et mon attente a été comblée. 2.

Le Paradis d’Indra s’émerveille, et Brahmâ lui-même est perplexe : Kabîr s’en est allé près de Râm -- innombrables sont ceux qui regardent! 3.

Il s’est élevé jusqu’en haut du ciel, dans son vol il a dépassé les limites,

Tandis que bêtes et oiseaux et toutes les créatures restaient enfermés dans les limites. 4.

Kabîr tire de l’eau [fraîche] du Pâtal et s’en abreuve,

Tandis que les créatures, attachées aux sens, se meurent en buvant l’eau croupie. 5. [75]

Kabîr, en songe, j’ai rencontré Hari, et il m’a éveillé de mon sommeil,

Mais je n’ose entr’ouvrir les yeux, de peur que le rêve ne se dissipe! 6.

Nombreuses sont les perfections de Gobind, elles sont écrites dans mon cœur,

Je n’ose pas boire d’eau de peur que l’écriture ne soit lavée! 7.

Kabîr en est arrivé là : son nom est maintenant sans-prix,

Lui qui auparavant n’était que verre et fer-blanc113 et qui errait de place en place! 8.

L’Océan de l’Existence est plein d’une eau empoisonnée, l’esprit ne peut se stabiliser,

Quand Kabîr a rencontré Hari aimant et tout-puissant, il a traversé. 9.

Sain et sauf j’ai traversé [l’Océan de l’Existence], parfait est mon bonheur,

J’ai saisi la barque du Nom de Râm et ni eau ni boue ne m’atteint plus. 10.

Kabîr, par la grâce de Kesao, le doute s’est dissipé,

Les jours qui se sont écoulés sans Bhakti, je les compte comme jours de douleur. 11.

Kabîr, je m’en allais pour mendier, et j’ai rencontré le Malheur,

Il m’a emmené dans sa maison, et là j’ai trouvé un grand trésor. 12.

DAYA NIRBAIRTA KAU ANG

Chapitre de la Compassion et de la Bienveillance

Kabîr, la rivière brûle : l’eau et la terre, tout est en feu,

Si l’on n’est pas puissant sur [le cœur de] Râm, la Perle inestimable est anéantie. 1.

Les nuages se sont abaissés et étalés, il a commencé à pleuvoir des charbons ardents,

Alors Kabîr s’est dressé et il a montré le chemin [du salut], mais le monde continue à brûler! 2. [76]

Le feu brûle et tous sont dans la douleur : je n’en ai pas vu d’heureux,

Là où Kabîr a posé le pied, là on trouve un peu, de soulagement. 3. [77]

52. SUNDARI KAU ANG

Chapitre de la Gracieuse Épouse

Kabîr, la gracieuse épouse s’écrie : Écoute, O mon sage Époux,

Si tu ne viens vite à moi, je m’en vais rendre l’âme! 1.

Kabîr, si l’épouse volontairement commet l’adultère,

Son Époux d’amour jamais ne la chérira. 2.

L’épouse qui honore son Époux renonce à tout autre désir.

Jamais elle ne l’abandonne et elle ne quitte pas sa présence un seul instant 3.

De mon esprit je fais la farine blanche et je la mouds très fine,

Alors l’épouse connaîtra le bonheur quand le Brahman se manifestera en elle 4.

Au-delà de la rivière est suspendue la balançoire114, et l’Époux y a

placé [l’épouse]

Cette épouse est fortunée, qui chaque jour va s’y balancer. 5.

53. KASTURIYA MRG KAU ANG

Chapitre de l’Antilope musquée

Le musc se trouve dans le nombril [de la gazelle], mais celle-ci le cherche dans la forêt.

Ainsi Râm demeure dans tous les corps, mais le monde l’ignore. 1.

Quelques rares Sant savent le reconnaître, qui ont soumis leur cinq sens,

Ceux qui n’ont pas dompté leurs sens ne peuvent jouir de la compagnie de Râm. 2.

Ce Seigneur qui demeure dans le corps, par erreur, on ne le reconnaît pas,

Comme l’antilope musquée, qui persiste à flairer le gazon. 3.

Kabîr, à la recherche de Râm, on est allé jusqu’à Singhal Dvîp115, Mais Râm vit dans le corps, si la foi L’y amène. 4.

Nulle part on ne voit de plus ou de moins, [partout] le Brahman est présent en plénitude,

Si on Le reconnaît, Il est proche, si on Le croit loin, Il est loin. 5.

J’ai cru que Hari était loin, mais Il est présent en plénitude dans tous les êtres,

Je L’ai cru extérieur à moi, et, de proche, Il est devenu lointain! 6

Râm était caché sous les brins d’herbe, et je le croyais en haut de la montagne

Mais quand j’ai trouvé le Satguru, j’ai obtenu la Vision et j’ai découvert Râm dans mon corps même! 7.

Le Nom de Râm est présent dans les trois mondes : partout Il demeure en plénitude,

Périsse cette [prétendue] habileté qui va Le chercher si loin! 8. [79]

Comme la prunelle dans les yeux, ainsi est le Seigneur [au milieu] du corps,

Les insensés ne Le reconnaissent pas, et vont Le chercher au-dehors. 9.

54. NINDYA KAU ANG

Chapitre du Blâme

Les malheureux qui n’ont pas trouvé la sagesse, jettent le blâme [sur autrui],

Mais [les saints] qui sont épris du Nom de Râm, n’ont pas souci d’autre chose. 1. [8 o]

À la vue des défauts des autres, [les méchants] s’en vont ricanant,

Ils ne songent pas à leurs propres [défauts] qui n’ont ni commencement ni fin! 2.

Gardez le calomniateur près de vous, bâtissez-lui une cabane dans votre cour,

Sans savon et sans eau, il vous nettoiera le caractère! 3.

N’éloignez pas le calomniateur, mais traitez-le avec honneur et tendresse,

Corps et âme, il récure tout, en pérorant à tout propos! 4.

Celui qui calomnie un saint s’attire le malheur,

Il naît et meurt en enfer et la Délivrance n’est pas pour lui. 5.

Kabîr, ne faites pas fi de l’herbe, sous prétexte qu’on la foule aux pieds :

Si en volant un brin vous tombe dans vous le sentirez passer 6. [81]

Ne vous louez pas vous-même et ne traitez pas autrui de «misérable»

Qui sait si sous tel arbre vous ne trouverez pas de l’or sur un tas d’ordures? 7. [82]

Kabîr, frustrez-vous vous-même et ne frustrez pas autrui,

En se frustrant soi-même, on trouve le bonheur, en faisant tort à autrui, le malheur. 8.

Si aujourd’hui je rencontre Hari, je Lui dirai toute ma souffrance en pleurant,

Je poserai ma tête sous ses pieds et je lui dirai tout ce que j’ai à Lui dire! 9.

55. NIGUNA KAU ANG

Chapitre du Sans-Guru

L’Arbre vert connaît le bienfait de cette Eau [de Ran]

Mais le bois sec ne sait pas quand le nuage crève. 1.

Doucement, doucement, la pluie tombe, le nuage a crevé sur la pierre,

La terre a fondu et s’est dissoute dans l’eau, mais la pierre reste identique.2.

Le Brahman suprême a fait pleuvoir les perles, le faîte [de la montagne] est enveloppé dans les nuages,

Ceux qui avaient un Guru ont picoré [les perles], ceux qui n’en avaient pas n’ont pas su les distinguer. 3.

Kabîr, la liqueur de Râm est tombée en pluie, elle est tombée d’en haut sur le sommet des montagnes et les collines,

L’eau est restée dans les bas-fonds, mais non sur les sommets. 4.

Kabîr, le ritualiste insensé est comme une pierre des pieds à la tête, L’archer, que peut-il faire? Ses flèches ne pénètrent pas dans la pierre. 5.

À parler et à écouter, tous les jours ont passé, l’esprit emmêlé ne s’est pas désemmêlé,

Dit Kabîr : ils n’ont rien compris, et aujourd’hui ils ne sont pas plus avancés qu’au premier jour! 6.

DitKabîr, ils sont trop durs, la flèche du Sabda ne peut pénétrer en eux,

Si la flèche de la mémoire et de l’intelligence pénètre en eux, alors ils obtiendront le discernement et la réflexion. 7. [83]

Dans l’espoir de trouver le soulagement, ils ont parcouru un long chemin,

Mais leur corps est plein de poison, il n’y a pas place pour l’ambroisie. 8.

Si l’on fait boire du lait au serpent, ce lait aussi devient poison,

Mais il n’y a personne qui puisse absorber le poison du serpent116. 9.

Je n’ai que mépris pour la hauteur du palmier qui s’élève tout droit : Les oiseaux n’y trouvent pas d’ombre, et son fruit est trop haut! 10.

À cause d’une haute famille, le bambou se donne de l’importance, Mais l’odeur du santal ne peut l’atteindre : que toute la famille aille au feu! 11.

Kabîr, dans le voisinage du santal, même l’arbre Nîm devient santal, Mais le bambou est perdu par sa hauteur même : que nul ne se perde avec lui! 12.

56. BINATI KAU ANG

Chapitre de la Prière

Kabîr, quand je rencontrerai le Seigneur, Il me demandera de mes nouvelles,

Et je lui dirai tout du commencement jusqu’à la fin, tout ce que j’ai au fond du cœur! .

Kabîr, dans mon égarement, j’ai fait des bêtises -- Toi, [O Râm], ne m’en tiens pas rigueur,

Le Maître doit garder sa sérénité, même si le serviteur est toujours en faute. 2.

Le Créateur possède toutes les perfections, et nul défaut,

Si je sonde mon propre cœur, alors [je vois] que tous les défauts sont en moi. 3. [84]

L’occasion117 est passée, l’Epoux est resté en terre étrangère,

O Kesao, efface ma souillure, délivre-moi de l’égarement et de l’angoisse. 4.

Du milieu de l’Océan de l’Existence, Kabîr Te supplie :

Ton serviteur est soumis à ta tyrannie [de Yam], repousse-le, O Gosain. 5.

Je suis allé en pèlerinage à la Kaaba, Oh! combien de fois, dit Kabîr, O Emîr, quelle faute trouves-tu donc en moi, que tu ne me dis rien, O mon Pîr? 6.

Si ton âme était attachée à la mienne, comme la mienne à la Tienne, Alors ce serait comme lorsqu’on chauffe le fer [pour le faire fondre] : on ne verrait plus la soudure. 7.

57. SAKHIRUP KAU ANG

Chapitre du Témoin

Kabîr demande à Râm, le Souverain de l’univers :

Tu as tout créé, et pourtant, Tu restes distinct [de la Création] : dis-moi donc comment cela se fait ? 1.

Ce Lieu où l’on trouve Râm, ne l’imagine pas différent [de toi-même] :

Il donne à tous la joie au moyen du Sabda, chacun là où il se trouve. 2.

Kabîr, celui dont l’esprit est obtus, sans réfléchir, erre à l’aventure,

Les yeux grands ouverts, il tombe dans le courant : qui donc faut-il blâmer? 3.

58. BELI KAU ANG

Chapitre de la Liane

Voilà où en sont les choses : on ne voit plus ni citrouille118, ni liane, Mais le bois qu’on a apporté pour le brûler au feu se met à pousser des feuilles vertes «1.

D’abord, il brûle dans le feu, et puis il redevient vert,

Je rends honneur à cet Arbre qui donne des fruits alors qu’on a coupé ses racines. 2.

Si on la coupe, elle verdoie, si on l’arrose, elle se dessèche,

De cette merveilleuse Liane, on ne peut décrire les qualités. 3.

La Liane est dans la cour, et le Fruit est au ciel, c’est comme le lait de la vache stérile,

C’est un feu de corne de lièvre, le fils de la femme stérile jouit119. 4.

Kabîr, amère est la Liane, amer son fruit,

Celui-là seul mérite le nom de «saint», qui s’est débarrassé d’elle. 5.

Si l’on obtient les siddhi, à quoi bon? L’odeur s’en répand de tous côtés120,

Aujourd’hui ce n’est encore que la semence et la pousse, mais la plante ne demande qu’à grandir. 6. [85]

59. ABIHAR KAU ANG

Chapitre de l’Inséparable

Kabîr, j’ai pris pour compagnon Celui qui est-delà de la joie et de la douleur,

Je me jouerai avec Lui dans l’intimité et jamais ne m’en séparerai. 1.

Kabfr, hormis le Créateur, je n’ai pas de bienfaiteur,

Que je mérite ou que je démérite, il ne m’abandonne pas, tandis que le monde est égoïste. 2.

Au début, au milieu et à la fin, [Râm] reste inséparable et indivisible : Kabîr, le dévot ne se sépare jamais de la compagnie de son Créateur. 3.

APPENDICE omis (Sâkhî ne se trouvant que dans B.)







RAMANA MAHARSHI

L’ÉVANGILE DE RAMANA MAHARSHI (MAHARSHI’S GOSPEL) Traduit de l’anglais par SIMONE EVIN

LE COURRIER DU LIVRE 21, rue de Seine, Paris (6°)

« Spiritualités vivantes »

&

L’ENSEIGNEMENT DE SRI RÂMANA MAHARSHI Nouvelle édition intégrale Traduction et présentation de Eleonore Braitenberg Albin Michel



CHAPITRE VI LA RÉALISATION DU SOI

D — Comment puis-je obtenir la Réalisation du Soi?

M — La Réalisation n’est pas quelque chose qu’il faille obtenir; elle est déjà là. Ce qu’il faut faire, c’est rejeter l’idée : «Je n’ai pas réalisé.»

La sérénité, ou paix, c’est la Réalisation. Il n’y a aucun moment où le Soi n’existe pas. Tant qu’il se présente des doutes, ou le sentiment qu’on n’a pas réalisé, il faut s’efforcer d’extirper ces pensées. Elles sont dues à la confusion entre le Soi et le non-Soi. Lorsque ce dernier disparaît, le Soi seul demeure. Pour faire de la place, il suffit d’enlever l’encombrement : nul besoin d’apporter l’espace nécessaire en le prenant ailleurs.

D — Puisque la Réalisation n’est pas possible sans vâsanâkshaya*, comment vais-je réaliser cet état dans lequel les vâsanâ* sont détruits d’une manière effective?

M — Vous êtes dans cet état en ce moment!

D — Cela signifie-t-il qu’en m’accrochant au Soi, les vâsanâ seront détruits à mesure qu’ils se présentent? M — Ils se détruiront d’eux-mêmes si vous demeurez tel que vous êtes.

D — Comment vais-je atteindre le Soi?

M — Il n’y a pas à obtenir le Soi. S’Il était quelque chose qu’il fallut conquérir, cela signifierait qu’il ne se trouve pas déjà ici, maintenant, et à jamais. Toute chose acquise sera un jour perdue, elle est par conséquent impermanente. Ce qui ne dure pas vaut-il la peine de tant d’efforts? C’est pourquoi, je le déclare, le Soi ne se conquiert pas. Vous êtes le Soi, vous êtes déjà Cela.

En réalité, vous êtes ignorant de votre état bienheureux. Cette ignorance vous domine et tire un voile sur le soi pur qui est béatitude. Vos efforts doivent être uniquement dirigés vers l’élimination de ce voile qui est l’identification du Soi avec le corps, le mental, etc. C’est elle qui doit disparaître, pour laisser place au Soi.

La Réalisation est donc pour tous; elle ne fait aucune différence entre les aspirants. Les seuls obstacles proviennent de vos doutes concernant vos capacités et de la conviction qui vous fait dire : «Je n’ai pas réalisé.» Il faut vous débarrasser entièrement de ces obstacles.

D — Quelle est l’utilité du samâdhi? La pensée y subsiste-t-elle?

M — Le samâdhi permet seul de découvrir la Vérité. Les pensées jettent un voile sur la Réalité, qu’il est ainsi impossible d’atteindre en son intégrité dans des états autres que le samâdhi.

Dans le samâdhi, un seul et unique sentiment surnage : «JE SUIS», à l’exclusion de toute autre pensée. — «JE SUIS» —, c’est «DEMEURER EN PAIX».

D — Comment dois-je m’y prendre pour obtenir à nouveau le samâdhi et pour retrouver la Paix que je goûte ici?

M — Votre expérience présente est due à l’influence de l’ambiance dans laquelle vous baignez ici. Retrouverez-vous le même état lorsque vous en serez loin? C’est pour le moment quelque chose de transitoire, et la pratique est indispensable pour qu’elle devienne permanente.

D — Il est des moments où jaillissent de brusques lumières sur une conscience dont le centre est à l’extérieur du moi normal, et qui paraît inclure la Totalité. Indépendamment de tout concept philosophique, comment Bhagavan me conseillerait-il de m’y prendre pour obtenir, retenir et accentuer ces trop rares illuminations? L’abhyasa* dans de telles expériences exige-t-il la retraite?

M A l’extérieur… Qui fait l’expérience d’un extérieur et d’un intérieur? Ils sont concomitants à l’existence du sujet et de l’objet. Mais qui, à nouveau, est conscient de ces derniers? Après mûr examen, vous découvrirez qu’ils n’ont jamais été qu’un seul : le sujet. Cherchez alors qui peut bien être ce sujet unique; cette analyse finira par vous conduire à la pure conscience, au-delà du sujet.

Ce que vous appelez le «moi normal», c’est le mental, ou esprit. D’étroites limites enserrent ce mental, tandis que la conscience pure est au-delà de toute limitation. On y parvient par l’investigation telle que je l’ai déjà esquissée.

Obtenir : Le Soi est toujours là. Vous n’avez qu’une seule chose à faire, c’est d’arracher le voile qui vous Le cache.

Retenir : Le Soi, dès qu’Il est réalisé, devient votre expérience directe et immédiate. On ne Le perd jamais.

Accentuer : Il n’est pas question d’accentuer le Soi, car fi est toujours semblable, sans contraction ni expansion.

Retraite : Demeurer dans le Soi, c’est la solitude. Rien n’est étranger au Soi. La retraite implique le passage d’un lieu ou d’un état à un autre. Or, ni l’un ni l’autre ne peuvent être extérieurs au Soi. Tout est le Soi; la retraite est impossible, inconcevable.

Abhydsa : c’est empêcher que rien ne vienne troubler la paix inhérente. Mais vous êtes toujours dans votre état naturel, qu’il y ait ou non pratique de l’abhyâsa. Rester tel que vous êtes, sans questions ni doutes, c’est votre état naturel.

D — Lorsqu’on a fait l’expérience du samâdhi, peut-on obtenir également les siddhi *?

M — Pour que l’on exhibe les siddhi, il faut que d’autres les reconnaissent. Toute personne qui montre ainsi ses pouvoirs ne peut donc être un jnâni. Par conséquent, les siddhi ne méritent même pas l’ombre d’une pensée. Jnâna doit être le seul but de vos recherches.

D — Ma Réalisation aide-t-elle les autres?

M — Oui; c’est le service le plus grand que vous puissiez leur rendre. Ceux qui ont découvert de grandes vérités y sont parvenus dans les profondeurs tranquilles du Soi. Mais il n’y a réellement aucun «autre» que l’on doive secourir. L’être Réalisé voit uniquement le Soi, comme l’orfèvre ne prête attention qu’à l’or des bijoux ornés de pierres précieuses qu’on lui donne à évaluer. Lorsque vous vous identifiez avec le corps, vous êtes fatalement conscient aussi du nom-et-de-la-forme*. Mais lorsque vous transcendez votre corps, les «autres» aussi disparaissent. L’être Réalisé ne voit pas que le monde diffère de lui-même.

D — Ne serait-il pas préférable que les saints vivent en compagnie d’autrui?

M -- Il n’existe pas «d’autrui» avec qui on puisse vivre.

Le Soi est la seule Réalité.

D — Ne devrais-je pas tenter de porter secours au monde qui souffre?

M — La Puissance qui vous a créé a créé le monde aussi. Si elle prend soin de vous, elle peut bien prendre soin du monde… Puisque Dieu a créé le monde, c’est Son affaire de s’en occuper, pas la vôtre.

D — Et notre devoir de patriote?

M — Votre devoir consiste à ÊTRE, et non à être ceci ou cela*. «JE SUIS CELUI QUI SUIS», voilà le résumé de la vérité toute entière. On en décrit la méthode par la phrase : «DEMEURE EN PAIX». Et que signifie la paix? Elle veut dire : «Détruis-toi», car chaque nom et chaque forme sont une cause de tourment. «JE-JE», c’est le Soi. «Je suis ceci», c’est l’ego. Lorsque le «Je» demeure seul et unique, c’est le Soi. Lorsqu’il prend la tangente et dit : «Je suis ceci ou cela, je suis comme ci ou comme cela», c’est l’ego.

D — Qui est Dieu alors?

M — Le Soi est Dieu. «JE SUIS» est Dieu. Si Dieu était extérieur au Soi, Il serait un Dieu dépourvu de Soi, ce qui est absurde.

Tout ce qui est requis pour réaliser le Soi, c’est d’ÊTRE PAISIBLE. Que peut-il y avoir de plus aisé? C’est pourquoi* âtma-vidyâ est la voie la plus facile à suivre.



CHAPITRE VII LE GURU ET SA GRÂCE

D — Qu’est-ce que la guru-kripâ*? Comment conduit-elle à la Réalisation du Soi?

M — Le guru, c’est le Soi… Il arrive parfois dans la vie d’un homme qu’il se sente insatisfait et que, non content de ce qu’il possède, il cherche la Réalisation de ses désirs, grâce à des prières à Dieu, etc. Son esprit se purifie petit à petit; il arrive à ressentir la nostalgie de connaître Dieu, davantage pour obtenir Sa grâce que pour satisfaire ses désirs matériels. Alors, la grâce de Dieu commence à se manifester. Dieu prend la forme d’un guru, apparaît à Son adorateur, lui enseigne la vérité et, qui plus est, purifie son esprit grâce à la relation qui s’établit entre Lui et l’homme. L’esprit de l’adorateur se fortifie. Bientôt il est en mesure de se tourner vers l’intérieur. La méditation le purifie de plus en plus, jusqu’à ce qu’il reste paisible, sans la moindre vague à sa surface. Cette calme étendue, c’est le Soi.

Le guru est à la fois «extérieur» et «intérieur». De l’extérieur il donne une impulsion à l’esprit pour qu’il s’introvertisse; de l’intérieur, il tire l’esprit vers le Soi et l’aide à se pacifier. C’est la guru-kripâ. Il n’y a aucune différence entre Dieu, le guru, et le Soi.

D — Dans la Société Théosophique on médite dans le but de chercher des Maîtres susceptibles de guider.

Q. : On dit que viveka est la discrimination entre le Soi et le non-Soi. Qu’est-ce que le non-Soi?

M. : En fait, il n’y a pas de non-Soi. Le non-Soi se trouve aussi dans le Soi. C’est le Soi qui parle du non-Soi, parce qu’il s’est oublié lui-même. S’étant oublié, il conçoit les objets comme étant le non-Soi, lequel n’est en fait rien d’autre que lui-même.

Ensuite, les discussions entre les partisans de différentes théories devinrent houleuses.





2 JANVIER 1937

Le «je» qui s’élève disparaît aussi. Il s’agit ici du «je» individuel ou du concept «je». Mais ce qui n’apparaît pas ne disparaîtra pas. C’est et ce sera pour toujours. C’est le «Je» universel, le «Je» parfait ou la réalisation du Soi.

L’après-midi, la femme suisse se plaignit à Shri Bhagavân d’avoir des maux de tête lorsqu’elle se livrait à une méditation un peu prolongée.

M. : Si on comprenait que le méditant et la méditation sont identiques, il n’y aurait plus de mal de tête ou de plaintes semblables.

Q. : Mais ils sont différents. Comment peut-on les considérer comme identiques?

M. : Tout dépend de votre perspective. Il ne sont qu’un et il n’y a pas de différences. À force de méditer, la conscience relative finira par disparaître. Ce n’est pas l’annihilation, car la Conscience absolue se révélera. La Bible dit : «Le Royaume des Cieux est en vous»… Si vous vous considérez comme étant le corps, vous éprouverez quelques difficultés à comprendre cette affirmation. Si, en revanche, vous savez qui vous êtes réellement, vous découvrirez que le Royaume des Cieux et tout le reste sont inclus en votre Soi véritable. Tous ces concepts prennent naissance après que l’ego s’est manifesté. Drishtim fridnamayim kritva, pashyed brah-maMâyâm jagat 1 [La vision rendue pleine de sagesse, on doit voir le monde en tant que brahman]. Dirigez donc votre regard vers l’intérieur et il deviendra absolu. Une fois cette conscience absolue réalisée, dirigez votre regard vers l’extérieur et vous découvrirez que l’Univers n’est pas séparé de l’Absolu réalisé.

C’est parce que votre vision est dirigée vers l’extérieur que vous parlez d’un extérieur. Aussi vous conseille-t-on de tourner votre regard à l’intérieur. Cet intérieur est en relation avec l’extérieur que vous avez l’habitude de chercher. En réalité, le Soi n’est ni extérieur ni intérieur.

En parlant des Cieux, on s’imagine qu’ils sont au-dessus ou au-dessous, intérieurs ou extérieurs, car on est habitué à la connaissance relative. On ne cherche que le savoir objectif, d’où ces idées. En fait, il n’y a ni haut, ni bas, ni intérieur, ni extérieur. Si ces notions étaient réelles, elles devraient aussi être présentes pendant le sommeil profond. Car ce qui est réel doit être continu et permanent. Quand vous dormez, vous sentez-vous à l’intérieur ou à l’extérieur? Bien sûr que non.

Q. : Je ne m’en souviens pas.

M. : Vous vous en souviendriez s’il y avait quelque chose dont il faille se souvenir. Vous admettez cependant que vous existiez durant votre sommeil. C’est le même Soi qui parle maintenant; le Soi qui était indifférencié dans le sommeil est différencié dans l’état présent et voit la diversité. L’existence réelle est la seule qui soit dépourvue de connaissance objective. C’est la



1. Voir aussi entretiens n » 238 et 240.

conscience absolue. C’est l’état de bonheur que tout le monde admet. C’est l’état qu’il faut susciter, même à l’état de veille. On l’appelle jagrat-sushupti. C’est la mukti.

Q. : L’ego est ce qui se réincarne?

M. : Oui. Mais qu’est-ce que la réincarnation? L’ego reste toujours le même. De nouveaux corps apparaissent et se l’approprient. L’ego ne change pas. Il ne quitte pas un corps pour en chercher et en trouver un autre. Regardez ce qui arrive à votre propre corps physique. Supposez que vous alliez à Londres. Comment faites-vous? Vous prenez une voiture qui vous emmène au port, puis un bateau qui vous transporte jusqu’à Londres en quelques jours. Que s’est-il passé? Ce sont les moyens de transport qui se sont déplacés, non pas votre corps. Cependant, vous affirmez que vous avez voyagé d’un bout à l’autre du globe. Les mouvements des véhicules ont été transposés à votre corps. Il en est de même pour votre ego. Les réincarnations sont des transpositions. Par exemple, quand vous rêvez, que se passe-t-il? Rentrez-vous dans le monde onirique ou bien est-ce ce dernier qui se déroule en vous? La dernière hypothèse, sûrement. Il en va de même pour les réincarnations. L’ego reste inchangé au cours de celles-ci.

De plus, dans votre sommeil, le temps et l’espace n’existent pas. Ce sont des concepts qui naissent une fois que la pensée «je» a surgi. Avant l’éveil de cette dernière, les concepts étaient absents. Par conséquent, vous êtes au-delà du temps et de l’espace. La pensée `je' n’est qu’un je” limité. Le vrai Je” est illimité, universel, au-delà du temps et de l’espace. Ces notions sont absentes dans le sommeil. Juste au moment du réveil et avant de voir le monde objectif, se trouve un état de conscience qui est le pur Soi. C’est lui qu’il faut connaître.

Q. : Mais je ne le réalise pas.

M. : Ce n’est pas un objet qui doit être réalisé. Vous êtes cela. Qui est là pour réaliser, et que doit-il réaliser?

312. M. V K. Cholkar de Poona : Il est dit : Connais-toi toi-même” ou Vois qui est le ‘Je’ en toi.” Quel est le moyen d’y parvenir? Suffit-il de répéter mécaniquement le mantra ou faut-il à chaque fois se rappeler pourquoi on le répète?

M : Vous répétez toujours le mantra automatiquement. Si vous n’êtes pas conscient de l’ajapa (le son inarticulé) qui vibre éternellement, il vous faut pratiquer le japa qui nécessite un effort. Cet effort est nécessaire pour écarter d’autres pensées. Le japa devient alors mental et intérieur. Finalement sa nature éternelle, l’ajapa, sera réalisée. Car vous découvrirez qu’il continue même sans effort de votre part. Cet état sans effort est l’état de réalisation.

M. Cholkar demanda encore à recevoir des instructions d’ordre pratique qui lui soient adaptées.

M. : Le japa n’est pas extérieur et par conséquent n’a pas besoin d’être recherché au-dehors. Il est intérieur, et il est éternel. Il est toujours réalisé. Mais vous dites que vous n’en avez pas conscience. Il exige qu’on y porte une attention constante. Aucun autre effort n’est nécessaire. Votre effort a pour seul but de vous empêcher d’être distrait par d’autres pensées.

La personne fut satisfaite.













Table des matières

MYSTIQUES DE L’INDE 3

L’Inde classique 5

Deux UPANISADS 7

Présentation 7

SVETASVATARA Up. 9

Abréviations : 9

Introduction 9

THÉISME. 11

SOURCES VÉDIQUES. STYLE ET MÉTAPHORES. 15

LE YOGA. 18

VEDANTA ET VISNUISME. 20

LA BHAGAVAD GiTÂ. 22

SÂMKHYA. 23

ÉVOLUTION DE LA MATIÈRE PRIMORDIALE. 27

Âme individuelle. 30

SIVAÏSME. 33

BOUDDHISME. 37

LES DOCTRINES MINEURES. 40

CONCLUSION. 43

Svetâsvatara 45

CHAPITRE PREMIER 45

CHAPITRE II 48

CHAPITRE III 50

CHAPITRE IV 52

CHAPITRE V 55

CHAPITRE VI 57

Mundaka Up. 61

Introduction 61

Mundaka 62

I, 1 62

I, 2. 63

II, 1 65

II, 2. 67

III, 1. 68

III, 2. 70

BHAGAVAD GÎTA 73

Introduction 73

BHAGAVAD GÎTA 78

Chant I 78

Chant II 81

Chant III 87

Chant IV 91

Chant V 95

Chant VI 97

Chant VII 101

Chant VIII 103

Chant IX 106

Chant X 108

Chant XI 112

Chant XII 117

Chant XIII 118

Chant XIV 121

Chant XV 123

Chant XVI 125

Chant XVII 127

Chant XVIII 129

VASUGUPTA Stances sur la vibration et leurs gloses 137

DEUXIÈME PARTIE — LES GLOSES DE KSEMARAJA ET DE BHATTA KALLATA 139

SPANDASAMDOHA DE KSEMARÂJA — GLOSE DE LA PREMIÈRE STANCE DE LA SPANDAKÂRIKÂ 139

STROPHES D’INTRODUCTION 139

STROPHES FINALES 154

SPANDANIRNAYA DE KSEMARÂJA ET SPANDAKÂRIKÂVRTTI DE BHATTA KALLATA 157

STROPHES D’INTRODUCTION 157

I SVARÛPASPANDA 159

Essence de la vibration 159

1 [Nous offrons nos louanges…] 160

2 [… rien ne peut le voiler] 167

3 [Bien que ce (spanda) se répande…] 171

4 [… les formes de conscience] 173

5 [… ce qui existe au sens suprême] 174

6-7 [(La Réalité) à partir de laquelle il y a déploiement] 176

8 [… Contact avec la puissance du Soi] 178

9 [Dès que s’apaise l’agitation…] 179

10 [(Se révèle) à lui, en effet, sa nature…] 181

11 [… pour qui demeure comme frappé d’émer­veillement] 182

12-13 [Le non-être n’est pas objet d’expérience mystique…] 184

14-16 [… deux états de ce (spanda)] 187

17 [Le parfaitement éveillé…] 190

18 L’Omnipénétrant, indissolublement uni à sa suprême énergie… 191

19 [Les émanations des vibrations…] 192

20 [… précipitent ceux dont l’intelligence est mal éveillée] 193

21 [celui qui est toujours ardent…] 195

22 [Au comble de la furie…] 196

23-25 [Ayant fermement pris pour appui…] 197

II SAHAJA VIDYODA YASPANDA 201

Apparition de la science innée 201

1-2 [26] [Quand ils se sont emparés de cette puissance…] 202

3-4 [28-29] [… point d’état qui ne soit Siva] 204

5 [… l’univers entier comme un jeu] 206

6-7 [… l’apparition de ce qui est contemplé dans le cœur] 207

III VIBHÛTISPANDA 212

La vibrante réalité dans la splendeur de son déploiement1 212

Résumé 212

1-2 [… de même durant le rêve] 213

3 [Sinon, la libre émanation…] 215

4-5 [… la chose se présente sans délai…] 216

6 [… on apaise également sa faim] 217

7 [… l’omniscience et d’autres pouvoirs] 218

8 [L’indolence, la ravisseuse] 219

9 [Chez celui qui s’adonne à une seule pensée…] 220

10 [De là procèdent immédiatement…] 221

12 [Qu’il demeure toujours bien éveillé…] 223

13 [En dépit de sa véritable nature…] 224

14 [… la perte de la saveur…] 227

15 [… ces énergies sont toujours empressées…] 228

16 [Cette énergie de Siva qui a l’activité pour forme engendre la servitude] 229

17-18 [Entravé par l’octuple forteresse…] 230

19 [Mais quand il s’enracine en un seul lieu (le spanda)…] 231

IV 233

1 [Je rends hommage…] 233

2 [Bien que très difficile à acquérir…] 234

STROPHES FINALES 234

LA BHAKTI 237

ABRÉVIATIONS 239

INTRODUCTION 241

Sa place, son rôle et ses représentants 241

Bhattanarayana 242

Utpaladeva 243

Lalla 244

Les différents visages de Siva 246

I. SIVA — LE — MAGICIEN (MAYAVIN) 252

Conscience chez le jñânin. 253

Béatitude et liberté chez le yogin. 256

L’amour du Soi chez le bhakta. 257

II. SIVA DIEU DE GRÂCE 259

PASUPATI, gardien du troupeau 259

VIRUPÂKSA et le troisième Oeil 262

III. SIVA, DIEU D’AMOUR, AMANT D’UMÂ — PARVATI 268

Origine divine de la bhakti 270

Indifférenciation et triangle du cœur : 270

IV. SIVA, ASCÈTE 290

V. SIVARATRI, LA NUIT MYSTIQUE 295

VI, SIVA DANSEUR AU GRAND BANQUET DE LA VIE 306

SAMATÂ, AMOUR GLORIEUX DE LA MAJESTÉ DIVINE 310

Le bhakta et son identification au cosmos 315

LA BHAKTI PAR RAPPORT AU YOGA ET A L’ILLUMINATION 323

Amour et délivrance 325

L’amour et les moyens de délivrance : ascèse et yoga 325

Amour et illumination 328

CONCLUSION 332

LE STAVACINTÂMANI DE BHATTANÂRÂYANA 335

ADDENDUM 387

INDEX SANSKRIT 389

INDEX DES NOTIONS ET DES IMAGES 398

INDEX DE LA BHAKTI 402

CORRECTIONS ET ADDITIONS 404

DNYANDEV Gita Commentary 407

DNYÂNESHWARÎ 407

Volume I 407

CHAPTER IX [Bg. 6-11, 13-14] 407

CHAPTER XI [Bg. 2-4, 11-17] 414

Volume II 421

CHAPTER XIII [Bg. 7, 14-16, 27-31] 421

CHAPTER XIV [Bg.2-7, 19-20, 26-27] 429

CHAPTER XV. [ INTRODUCTORY, Bg. 1-2] 441

KABÎR 451

Introduction 452

KABÎR GRANTHAVALI 457

Chapitre du Guru divin 457

Chapitre de l’Invocation 462

Chapitre de la Séparation 465

Chapitre de la Séparation né de la Connaissance 470

Chapitre de l’Expérience 471

Chapitre de la Liqueur 476

Chapitre de la Profondeur 477

Chapitre de l’Étonnement 478

Chapitre de l’Absorption 478

Chapitre de l’Amour pur 479

Chapitre de l’Avertissement 481

Chapitre de l’Esprit 487

Chapitre de la Voie subtile 491

Chapitre de la Vie subtile 492

Chapitre de la Mendicité 495

Chapitre du Dire-sans-Faire 498

Chapitre de l’Homme sensuel 499

Chapitre du Sahaj 502

Chapitre de la Vérité 502

Chapitre de l’Abolition de l’Erreur 504

Chapitre du Simulacre 506

Chapitre de la Mauvaise Compagnie 509

Chapitre de la Bonne Compagnie 510

Chapitre des Faux Saints 511

Chapitre des Saints 512

Chapitre des Preuves de la Sainteté 513

Chapitre de la Louange des Saints 515

Chapitre du Milieu 517

Chapitre de l’Appréhension de l’Essence 518

Chapitre de la Pensée 519

Chapitre de l’Enseignement 520

Chapitre de la Confiance 522

Chapitre de la Reconnaissance de l’Époux 524

Chapitre de l’Indifférence 525

Chapitre de la Toute-Puissance 526

Chapitre de l’Injure 527

Chapitre de la Parole 528

Chapitre de la Mort vivante 529

Chapitre de la Conscience hypocrite 530

Chapitre de la Recherche de l’Enseignement du Guru 531

Chapitre de la Tendresse et de l’Amour 532

Chapitre de la Mort 537

Chapitre de l’Aveuglement 542

Chapitre de la Clairvoyance 542

Chapitre de la [vraie] Naissance 543

Chapitre de la Compassion et de la Bienveillance 544

Chapitre de l’Antilope musquée 545

Chapitre du Blâme 546

Chapitre du Sans-Guru 547

Chapitre de la Prière 548

Chapitre du Témoin 549

Chapitre de la Liane 550

Chapitre de l’Inséparable 551

RAMANA MAHARSHI 553

CHAPITRE VI LA RÉALISATION DU SOI 553

CHAPITRE VII LE GURU ET SA GRÂCE 557

2 JANVIER 1937 559

Fin 569


Fin

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1. Contre six consacrés à l’Occident.

2 Originalité commune aux tomes de la série :

Se limiter à des œuvres mystiques accomplies (parfois méconnues) ; réduire le nombre de sections ou FIGURES (le nom d’auteur est souvent connu) ; se limiter par figure à un texte (parfois à quelques chapitres) livré(s) sans coupure.

Mais en y associant tout l’outillage (en maigre) nécessaire à l’appréciation du texte principal (en gras). L’outil est souvent ample car il requis pour comprendre les implications d’une formulation elliptique du texte principal apte à mémorisation en société orale (UPANISAD, stances). L’outil ? extrait de présentation, notes, parfois une entrée en dépendance (DNYANDEV à la GITA).

3 On touche ici à l’arbitraire d’une sélection drastique. Et Ramakrishna, et Ramdas ?

4 l’Inde Classique, manuel des études indiennes par Louis Renou et Jean Filliozat, tome premier, avec le concours de Pierre Meile, Anne-marie Esnoul, Liliane Silburn, Payot, Paris, 1947, § 584, b).

5 Les termes sanscrits figurent en italiques sans signes diacritiques autres que l’usage aisé d’un « ^ » posé sur des « a » et « i » et « u » (pas de « s » accentué ou de « m » pointé).

6 Depuis Job, texte approximativement contemporain (~500 AC) dont la conclusion « positive » est un ajout. Compte tenu de l’universalité du « problème » ou plutôt de l’énigme, Job est largement annoté en ouverture du premier tome de la série.

7 Compte tenu d’un « échange » de signatures opéré entre les sœurs Lilian et Aliette responsables sous la houlette de Louis Renou des fascicules VII & X au sein de la série Les Upanisad, Adrien-Maisonneuve, fasc. I à XV, 1943 à 1952. Outre la présente Svetâsvatara, il s’agit de l’Aitareya upanisad « publiée et traduite par Lilian Silburn ».

On note que l’ » Introduction » est exceptionnellement ample (cas unique au sein de la collection Renou sur une une quinzaine d’Upanisads) et de plus couvre un paysage culturel allant au-delà de justifications éditoriales.

Ce panorama d’ensemble traduit probablement un « projet » de recherche pour une réponse intérieure autant qu’érudite (peu après la guerre au problème du mal ?). Un tel « projet » de la jeune contributrice à L’Inde Classique, ouvrage couronnant les travaux de l’école française, fut encourage par Louis Renou auquel Lilian demeura attaché (.

8 Entre les deux upanisad reprise dans ce volume, une troisième : « §584, c) La Mahânârâryana, appendice récent du Taitt.-Âr. (Upanisad) du Grand Nârâyana» (l’atman cosmique divinisé) est un mélange d’hymnes, de versets extraits de divers textes védiques, de formules didactiques en prose sur le rituel ou sur les vertus religieuses. » Donc de moindre intérêt à nos yeux et supposant une connaissance préalable des rituels védiques.

9LES UPANISHAD VII, SVETÀSVATARA UPANISAD, publiée et traduite par Aliette [Lilian] SILBURN, LIBRAIRIE D’AMÉRIQUE ET D’ORIENT ADRIEN-MAISONNEUVE, 11, rue Saint-Sulpice PARIS (VIe), 1948.

10Pagination conservée car les notes signalées par indentation sont reproduites au fil du texte principal (tandis que la transcription du sanskrit est limitée à l’ajout « ^ » aux lettres a, i, u de l’alphabet latin).

11LES UPANISAD IV, MUNDAKA UPANISAD, Publié et traduit par Jacqueline MAURY, LIBRAIRIE D’AMÉRIQUE ET D’ORIENT — ADRIEN-MAISONNEUVE, 1943.

12 Les textes des chants alternent avec des explications dans L’Hindouisme, Préface de Olivier Lacombe, Textes recueillis et présentés par Anne-Marie Esnoul, librairie Arthème Fayard, 1972.

13 Présentation et annotations, A.-M. Esnoul. Traduction d’après un cours inédit de O. Lacombe et avec son accord. [NDE]

14 Il couvre les pages 43 à 136  du volume paginé I-X, 1-219 : « Publication de l’Institut de Civilisation Indienne, Série in-8°, fascicule 58 », Paris, De Boccard Edition-Diffusion, 1990. Titre clair en tranche : LILIAN SILBURN – SIVASÛTRA ET VÎMARSINÎ DE KSEMARÂJA

Voici un relevé bibliographique partiel pour situer le trésor : Page de titre [reprise en (majeure) partie comme sous-titre supra], Préliminaires I-X, Introduction 1-19 ; Première partie/[…] stances traduites puis reproduites en sanskrit 21-39, Deuxième partie/Les gloses de Ksemarâja et de Bhatta Kallata 41, Spandasamdoha […] 43-136 [la reprise infra] Troisième partie/Spandapradîpikâ […] et autres gloses [non détaillées ici] 137-204, Sigles et œuvres 205-207, Index sanskrit 209-214, Résumé en anglais 215-216, Table des matières 217-218 [la « carte » en fin de parcours].

15 [rappel de la numérotation continue adoptée dans la Première partie où figurent les stances seules, pages 27 et suivantes ; elle est reprise ici entre parenthèses mais à la fin de chaque verset, cf. la note justificative 1 (au fil du texte principal) « Pour la commodité… »].

16 Explication claire. — Il s’agit du mantra qui « nous » habite avec les yeux ouverts, continuement. Il n’y a pas alors à « regretter » le samâdhi-les-yeux-fermés ! [NDE].

17 Confirmation du sens interne associé à « mantra » — conversion mystique de la pratique extérieure indienne.

18 [+]

19 [+]

20 [+]

21 [+]

22 [+]

23 [+]

24 [+]

25 [+]

26 [+]

27 [+]

28 [+]

29 [+ ; oser ?]

30 [+]

31 [+]

32 [+. la clef]

33[+]

34 [+]

35 [+]

36 [+]

37 [+]

38 [+]

39 [+]

40 [+]

41 [+. oui]

42 [+]

43 [++]

44 [+. = Siva même.]

45 [à noter !]

46 [+]

47 [+]

48 [++]

49 Grâce à une visite organisée par Guy Deleury, j’ai admiré les femmes marathî lire lentement et avec concentration, dans un temple consacré à Vithobâ près de Poona, le livre imprimé en marathi. La traduction choisie couvre deux volumes, plus de six cent grandes pages.

50 « A complete english translation of BHÂVÂRTHA-DIPIKA otherwise known as DNYÂNESHWARÎ being an illuminating Commentary in Marathi on Bhagwad-Gitâ by the Celebrated Poet-Saint Shri Dnyândev / VOLUMES I & II ( CHAPTERS : I TO XVIII ) - Rendered into English by SHRI R. K. BHAGWAT, Revised by Prof. S. V. PANDIT, M. A. & Prof. V. V. DIXIT, M. A. - Published by SHRI B. R. BHAGWAT For Dnyâneshwari English Rendering Publishing Association, 55/2 Shivajinagar, Poona 5, India. » ; 1954. - Intégrale dont la précision et la ferveur compense l’anglais imparfait. Préface par R. D. RANADE, Allahabad University.

51 (Référence Dny) — [pagination de la traduction] — () vide signale un terme imprimé en marathi.

52 « On ne connaît rien de sûr : “On sait qu’il fut, lui aussi, un prédicateur itinérant, et visita les provinces de l’ouest, en particulier le Penjab” (Granthavali Introduction, reprise infra).

53 Yves Moatty, Kabîr Le fils de Ram et d’Allah, Les Deux Océans, Paris, 1988.

54 Kabîr Granthavali (Doha), avec introduction, traduction et notes par Charlotte Vaudeville, Publications de l’Institut français d’Indologie N° 12, Pondichéry, Imprimerie de sri Aurobindo ashram, 1957.

55 Choix ordonné par thèmes privilégiant un regard moral, pour une publication qui a pleinement accompli son rôle de diffuseur : Kabîr, Au cabaret de l’amour, trad. Ch. Vaudeville, « Connaissance de l’Orient », Gallimard, 1959. Son entreprise en anglais d’une « intégrale » est malheureusement restée inachevée : Kabîr, Volume I, Ch. Vaudeville, Oxford, 1974. Voir aussi The Bîjak of Kabîr, transl. By Linda Hess & Shukdev Singh, San Francisco, 1983.

56 Nombreuses traductions anglaises. En français : Lilian Silburn, La Bhakti, Publications de l’Institut de Civilisation indienne, fasc.19, 1964, 1979 [des quatrains au fil de l’étude]. Marinette Bruno , Les Dits de Lalla et la quête mystique, Les deux Océans, 1999 [présentation dont annexe, 147 poèmes].

57On appréciera les introductions ultérieures de Ch. Vaudeville en français ou anglais qui ne se limitent pas à la Granthavali. Et celle d’Y.Moatty, op.cit., qui s’ouvre à la diversité des démarches spirituelles.

58Musique jouée sur une sorte de plate-forme au-dessus du portail des personnages importants, en certaines occasions. « Faire jouer le naubat » signifie aussi « montrer son importance ».

59Le bourg est le corps humain. Les cinq voleurs et les dix portes sont les cinq sens et les dix ouvertures du corps.

60 Des noces.

61 Suspension en corde pour conserver la nourriture à l’abri des rongeurs ; man a la vivacité et la vitalité du poisson.

62Louange divine

63L’alphabet sanskrit actuel ne comprend que 48 lettres. Les « 52 lettres » (dont la syllabe mystique) sont dans la tradition du yoga. — Les deux syllabes du Nom de Râm.

64 Spontanéité, expérience d’unité, la Réalité.

65 On peut comprendre aussi : « une lueur a brillé dans la conscience ».

66 Il s’agit de Citragupta, le secrétaire ou comptable du dieu de la Mort, Yam.

67 Cinq sens.

68 Si le Qâzi a tué, c’est qu’il considère sa victime comme distincte de lui-même et donc qu’il rejette implicitement l’unité de l’Être.

69 Antilope

70 Ammonite qui est censée représenter le dieu Visnu, lequel est honoré sous cette forme. Kabîr veut dire qu’il contemple Dieu dans tous les êtres.

71 On se fait passer faussement pour un vaisnav.

72 Le corps

73 La roue du puits, est garnis d’une série de petits récipients qui se déversent un à un dans le canal d’irrigation, à mesure que la roue tourne : elle aussi égrène donc son chapelet, à sa manière !

74 Marque au milieu du front ; sorte de dessin rituel sur le front, incluant souvent le nom d’une divinité.

75 pouvoirs

76D’après une croyance populaire, la goutte de pluie de Svâti, en tombant dans le bananier, produit le camphre, dans les coquillages, la perle, dans la bouche du serpent, le venin.

77L’arbre Ber est un épineux. Placé dans le voisinage du bananier, il écorche ses tendres feuilles.

78Sucre brut, mélasse.

79N’ont pas été entraînés dans la mort

80Littéralement : « la couleur (= l’amour) n’a pas prise sur eux ».

81La grue, blanche par dessus, noire par dessous, est le type de l’hypocrite. Immobile au bord de l’eau, elle guette le poisson, tout en semblant plongée en méditation.

82Pour vous donner confiance

83Arbre sans odeur

84Les vagues sont les jîv qui naissent et renaissent sans fin. Le dévot est celui qui est revenu en sens inverse (ulati) pour s’immerger finalement dans l’Absolu.

85Sukdev, un grand dévot de Krsna, dans le Bhâgavata-Purâna. Il est souvent mentionné dans la littérature des Sant.

86Allusion au pèlerinage de la Mecque.

87épineux

88Milieu, dans le vocabulaire du Hatha-Yoga, est décrit comme un espace vide entre aradh et uradh, appelé madhi-suni. Kabîr prend madhi dans le sens du Hatha-Yoga, mais il lui ajoute le sens d’« unité », par opposition à la « dualité », identifiée aux deux extrêmes.

L’expression aradh-uradh appartient à la langue du Hatha-Yoga, elle est fréquente chez les Siddha et les Nâth-Panthî. Uradh et aradh, « haut » et « bas », sont les deux limites entre lesquelles se meut le souffle. Chez Kabîr, uradh-aradh-sâdhanâ apparaît associée, non plus avec le contrôle du souffle (prânâyâm), mais avec la Râm-bhakti.

89L’oiseau de feu est censé vivre entre ciel et terre et ne jamais toucher terre : l’esprit ne doit chercher aucun support dans son essor vers Dieu.

90Là où la dualité est abolie.

91Le plâtre mélangé au safran devient rouge, la couleur de l’amour ; comparaison classique, chez les Nâth et les Sant.

92Préparation à base de lait et sucre.

93Ou de l’intention.

94Le magicien, en vue d’un profit ; la satî (l’âme-épouse) de façon désintéressée, par pur amour.

95Il s’agit du karma accumulé dans le corps.

96Volupté ? état supérieur ? « l’épouse aimée de Râm » ?

97Râm

98Confusion condamnée des états et des devoirs

99L’idole

100Le safran, substance odorante, symbolise les exhortations.

101Le rouge est la couleur de l’amour. Le bouton de kanîr, qui n’est rouge qu’à l’extérieur, symbolise un amour hypocrite.

102Le sâdhak est comparé à la satî, la veuve qui s’apprête à monter sur le bûcher de son époux : comme elle, il n’attend plus rien de la vie. La boîte de vermillon est l’emblème de la fidélité conjugale.

103Le feu de la connaissance.

104Qui risquent leur vie.

105La lampe est la vie ; le hams est l’âme ; quand le corps n’est plus qu’un cadavre, on se hâte de le jeter dehors.

106On ne peut plus rien sauver.

107Quelque effort qu’on fasse.

108Sens douteux.

109Kabîr veut dire que, désormais, il n’est plus entraîné dans le tourbillon du monde. Il est « immobilisé » et cependant il est à l’abri de la poursuite de Kâl ; « piyû » est le cri d’amour de l’oiseau câtaki.

110L’amour de Râm.

111Allusion à la coutume indienne de placer devant la vache la peau de son veau mort, afin de la traire.

112L’homme sensuel

113Sans valeur

114La balançoire symbolise la félicité que l’Époux (Râm) accorde à l’âme fidèle.

115Ceylan : au bois vert.

116Et par là débarrasser le monde du poison ; allusion à la légende du poison extrait de la Mer-de-lait et absorbé par Siv.

117La vie humaine.

118er : pot d’ascète, fait d’une sorte de citrouille évidée ; ici, le corps ; la liane est Mâyâ ; la 1ère ligne du dohâ paraît exprimer la satisfaction de l’ascète qui croit avoir définitivement vaincu la Mâyâ. La 2ème ligne souligne la vanité de cette assurance.

119Langage paradoxal.

120Le bruit s’en répand.

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